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Michel BERGÈS

Professeur des universités, Agrégé de science politique


Université de Bordeaux, Faculté de Droit /
Université de Toulouse 1 Capitole

(avril 2015)

“Démystifier
Maurice Duverger,
alias « Philippe Orgène » :
le devoir des historiens
du politique.”
Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,
Professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi
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Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 2

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LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
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Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, socio-


logue, bénévole, professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi, à
partir de :

Michel BERGÈS

“Démystifier Maurice Duverger, alias « Philippe Orgène » : le


devoir des historiens du politique”.

Bordeaux : Université de Bordeaux, édition entièrement révisée et


augmentée, 9 avril 2015, 44 pp.

[Autorisation formelle accordée par l’auteur le 6 janvier 2015 et reconfirmée


le 9 avril 2015 de diffuser cette version de ce texte dans Les Classiques des
sciences sociales.]

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Notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

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2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 9 février 2015 à Chicoutimi,


Ville de Saguenay, Québec.
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Michel BERGÈS
Professeur des universités, Agrégé de science politique
Université de Bordeaux IV Montesquieu

“Démystifier Maurice Duverger,


alias « Philippe Orgène » :
le devoir des historiens du politique”

Bordeaux : Université de Bordeaux, édition entièrement révisée et


augmentée, 9 avril 2015, 44 pp.
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Démystifier Maurice Duverger, alias « Philippe Orgène » :


le devoir des historiens du politique
Pr. Michel Bergès
Université de Bordeaux

avril 2015
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Table des matières

“Démystifier Maurice Duverger, alias « Philippe Orgène » :


le devoir des historiens du politique”.

Introduction
I. Duverger-Orgène, au service carriériste de la « Révolution nationale »
– Un antisémitisme duvergérien caractérisé
– L’arrogance durvergérienne décalée de servir la Révolution nationale : le
rêve d’être « secrétaire général à la Jeunesse de Vichy »
II. Dissociation cognitive, rédomption, repentance calculée
– Servir Vichy en tant que jeune agrégé de Droit public
– De la reconstruction échevélée de soi, ex post, dans une cité « au men-
songe déconcertant »

Annexe 1. L’article du 28 novembre 1942 dans Le Progrès de Bordeaux, lors


de l’obtention de l’agrégation par Maurice Duverger.
Annexe 2. Article de La Petite Gironde, du 12 janvier 1943 concernant
l’École régionale d’Administration, avec en photo, Maurice Duver-
ger et Maurice Papon.
Annexe 3. Extrait des mémoires enregistrées et révisée, Le Sel et le Refus, à
partir de 27 heures d’enregistrement à Paris d’un entretien avec le
journaliste et musicologue Claude Glayman, qui devait le publier
au départ dans la collection qu’il dirigeait, « Les Grands Journa-
listes », chez Stock.
Annexe 4. Lettres d’échanges entre Maurice Duverger et Marc Granet, au su-
jet du passage cité précédemment concernant « l’Équipe » du Pro-
grès de Bordeaux, qui devait originairement être publié dans l’ou-
vrage de Mémoires de Duverger, et qui sera caviardé dans la ver-
sion finale édité par Albin Michel.
Annexe 5. Liste des articles de Maurice Duverger-« Philippe Orgène » dans
Le Progrès de Bordeaux
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Michel BERGÈS
Professeur des universités, Agrégé de science politique
Université de Bordeaux IV Montesquieu

“Démystifier Maurice Duverger, alias « Philippe Orgène » :


le devoir des historiens du politique”.

Bordeaux : Université de Bordeaux, édition entièrement révisée et


augmentée, 9 avril 2015, 44 pp.

INTRODUCTION

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Le professeur Maurice Duverger, né en 1917, issu de la Faculté de


Droit et fondateur de l’Institut d’Études de Bordeaux, pilier de la créa-
tion d’une certaine « science politique » française, est décédé le 17 dé-
cembre dernier. Les éditorialistes ont rendu compte de sa carrière et
l’ont enseveli sous les éloges. Ceux-ci étaient-ils mérités ?
Sur le plan déontologique, non. Nous allons voir qu’il a toujours
cherché à dissimuler son passé idéologico-politique des années trente
et quarante. Et sur le plan scientifique, son apport se montre, hélas,
tout à fait dépassé. Même si – bizarrerie mnémonique – il est encensé
par le directeur actuel de l’IEP de Bordeaux, qu’il a fondé.
Cependant, les historiens ont critiqué ses analyses simplistes des
partis, de leurs origines, de leurs alliances formant des « blocs » et des
« fronts », du poids des modes de scrutin, faits que d’autres avaient
déjà découverts avant lui (l’Allemand Ferdinand A. Hermens, le Sué-
dois Herbert Tingsten…). Son comparatisme a sous-estimé les
contextes nationaux et idéologiques. Et il a ignoré des ouvrages de ré-
férence comme celui de Georges Bourgin, Jean Carrère, André Guérin
(Manuel des partis politiques en France, Paris, Éditions Rieder,
1928), ou celui de Fernand Corcos (Catéchisme des partis politiques,
1932) – qu’il ne pouvait pas « politiquement » citer, ce dernier,
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brillant avocat au barreau de Paris, membre de la Ligue des Droits de


l’Homme, étant aussi un « sioniste » conséquent –, études qui mon-
trèrent l’importance des ligues, des associations, des groupes de pres-
sion, dans la formation des coalitions partisanes, selon une vision réa-
liste plus que juridique et typologique du sujet.
Les comptes rendus de presse lors du décès en question ont aussi
évoqué, au détour, un problème qui ne relève point, selon la façon
dont ils l’ont présenté, de « la polémique », mais bien plutôt de la
science historienne du politique : l’utilisation par cet universitaire de
« pseudonymes » pour rédiger des articles idéologiques dans la presse
fascistoïde locale des années trente et sous le régime de Vichy.
Des informations concernant le démon politicien qui habita étran-
gement pendant près de soixante ans ce juriste-journaliste-acteur de
théâtre, issu dans sa prime jeunesse du monde catholique local par
rapport auquel il en franchit les frontières éthiques 1, méritent d’être
rappelées en toute brièveté. En deux temps. D’abord, par une démons-
tration brève, montrant les engagements de Duverger sous le Régime
de Vichy en faveur de la « Révolution nationale », en termes de sou-
tien sans ambages à la propagande de ce régime (I.) 2. Puis, en nous in-
terrogeant sur la façon dont ce juriste habile joua avec sa propre his-
toire, en recherchant avec une assiduité calculée, pour se « couvrir »,
l’aval de nombre d’acteurs qu’il trompa, en les sollicitant de façon su-
breptice en les utilisant pour sa « défense », mais en les laissant totale-
1 Cf. ces Mémoires édités de Maurice Duverger, L’Autre Côté des choses, Paris,
Albin Michel, 1977. En fait, ce sont là des mémoires réécrites et tirées d’un
entretien de vingt-sept heures d’enregistrement durant quatre jours, dans son
bureau parisien de la rue des Fossés Saint-Jacques, avec le journaliste et musi-
cologue Claude Glayman, dactylographié en 1975 sous le titre : Le Sel et le
refus. Nous en avons retrouvé un exemplaire original. Le texte en question est
bien plus complet que l’ouvrage publié. Il intègre notamment un passage de
trois pages très euphémique sur la participation de l’auteur au Progrès et à
« l’Équipe », sans tout révéler évidemment à Claude Glayman, lui aussi « en-
fumé », comme le seront d’autres acteurs plus tard. Initialement l’ouvrage
était prévu dans la collection « Les grands journalistes », dirigée par Claude
Glayman aux Éditions Stock.
2 Sur le totalitarisme du régime et la réalité de sa propagande variée, cf. Domi-
nique Rossignol, Histoire de la propagande en France de 1940 à 1944, Paris,
PUF, col. « Politique d’aujourd’hui », 1991. Cf. également l’ouvrage d’Yves
Chalas, Vichy et l’imaginaire totalitaire, Arles, Actes Sud, 1985, préface de
Pierre Sansot.
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ment dans l’ignorance de ses compromissions secrètes liées à un passé


idéologico-politique qui dura dix années (II.).

I. Duverger-Orgène, au service carriériste


de la « Révolution nationale »

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Nous avons déjà démontré, preuves à l’appui, que sous Vichy, le


juriste en question a été pétainiste, dans la continuité de ses engage-
ments antérieurs 3. Cela, à deux niveaux : l’un autour de la fameuse
« Révolution nationale », l’autre plus organique et intellectuel, servant
les intérêts du régime vichyssois.
Voici le début de « l’aventure » politicienne de l’intéressé. Le
maire Adrien Marquet, issu du socialisme, confia en juin 1941 la di-
rection de son hebdomadaire, Le Progrès de Bordeaux, à de jeunes in-
tellectuels issus des bancs de la Faculté de Droit de la ville et d’une
troupe de théâtre locale d’avant-garde, « La Compagnie du Bon Vou-
loir », créée et dirigée par Jean Lagénie. Ceux-ci tenaient diverses ru-
briques, coordonnées par Marc Granet, attaché, lui, au cabinet et se-
crétaire particulier du maire, rédacteur en chef du journal, qui allait
chaque semaine obtenir l’aval de la Propagandastaffel, puis se rendait
à l’imprimerie pour la lecture de la morasse avant l’impression. Le
journal tirait à 1200 exemplaires (850 pour les abonnés de la clientèle
« marquétiste » des années 30 et 40, et le reste, vendu dans des
kiosques et distribué notamment dans les cafés et les hôtels).
L’orientation collaborationniste de l’hebdomadaire (dont nous
avons pu retrouver la collection complète en 1983 grâce au rédacteur
en chef dudit journal) fut « marquétiste » : c’est-à-dire à la fois « so-
cialiste » et « nationale ». Les jeunes impliqués y poursuivirent leurs
positions épousées dans des organisations d’extrême droite des années
3 Cf. notre étude, « Engagement et distanciation : le cas Duverger. Élément
d’histoire de la science politique bordelaise », téléchargeable sur le Site Inter-
net « Les Classiques des Sciences sociales », Bibliothèque numérique de
l’Université du Québec à Chicoutimi, septembre 2011, texte présenté au
Congrès de l’AFSP (Association française de Science politique) à Strasbourg
en septembre 2011, 87 p. (plus les annexes photographiques).
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trente, très proches de « l’esprit fasciste » tel que Drieu La Rochelle


l’avait défini en 1938. Ils défendirent en la circonstance un modèle de
« révolution autoritaire » et de « rénovation nationale » spécifique-
ment « français » mais, disons-le au passage, xénophobe, antifémi-
niste, antidémocratique…, et totalement dans la ligne politique définie
par le Maire Marquet lors de sa déclaration générale du 19 septembre
1940 à la presse nationale, ce politicien bien en vue d’alors ayant créé
par ailleurs, au printemps 1941, le « Centre de Propagande française
pour la Reconstruction européenne », concocté depuis novembre 1940
afin de regrouper sa clientèle politique antérieure, soutien de sa propre
municipalité.
Maurice Duverger, le meilleur ami de la Faculté de Droit de Marc
Granet, s’imposa tout de suite comme le leader intellectuel de ce
qu’ils appelèrent officiellement « L’Équipe ». Il signa vingt-et-un ar-
ticles sous le pseudonyme personnel « Philippe Orgène », nom de sub-
stitution qu’il avait déjà utilisé avant guerre dans Le Libérateur du
Sud-Ouest du 15 au 22 avril 1937, journal du fascisant PPF de Jacques
Doriot, avec un autre pseudonyme pour des articles tout autant antisé-
mites (celui d’« Alceste » et d’« Alceste et Philinte », tiré du Misan-
thrope de Molière – fait avoué dans ses mémoires ultérieurs). Par
ailleurs, certaines expressions de ses articles avaient déjà été utilisées
telles quelles avant-guerre. Chacun de ses copains écrivit dans le
même hebdomadaire en utilisant des pseudonymes séparés, en signant
de leur propre nom, ou en restant anonymes.
Les « pseudos » en question nous sont tous révélés par un précieux
document issu des Renseignements généraux du 2 décembre 1942
(que nous avons retrouvé en 1983 aux Archives départementales de la
Gironde). Le préfet régional avait demandé en effet qu’on lui présente
ledit journal avec le nom de tous les intervenants et toutes autres in-
formations utiles. Le groupe comptait, en plus de Granet et de Duver-
ger, Jean-Michel Cadroye (alias « Paul Coudert »), Christian Cadroye
(alias « Pierre Corday », chronique musicale), Lucien Veillon (alias
« Luc Duverneuil »), Robert Ducos-Ader (alias « Henri Dangos »),
Raymond Carcaillon (alias « Clair-Aniger »), Marcel Duprat (alias
« Miguel Picaro »), Pierre Mounic (alias Pierre Noël), et, signant avec
leur nom : Bargiarelli, Yvon Le Louarn, Teyssandier, Léon Émery…
La permanence se trouvait dans les anciens locaux du Parti néoso-
cialiste français de Marquet, 2 cours de la Marne à Bordeaux. La
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 11

preuve absolue qu’est le document policier précité est confirmée par


trois témoignages incontestables (dont ceux de deux membres de
l’équipe en question, Granet et Ducos-Ader) que nous avons enregis-
trés. Il est très symptomatique, notons-le, que ces jeunes « engagés »
utilisèrent tous le subterfuge des « alias » pour s’exprimer.
Preuve d’une lâcheté intellectuelle, de prudence, d’un souhait de
ne pas « se compromettre », voire d’une mauvaise conscience intério-
risée ? On trouve également la trace que chacun signait avec un pseu-
donyme distinctif, dans le numéro du Progrès du samedi 26 décembre
1942. Tous se donnèrent pour tâche de rédiger un conte de Noël : pour
Duverger-Orgène, ce fut « Le Roi vaincu » (en première page) ; pour
« Jacques Capdeville », « Le fils du Père Noël » ; pour « Paul Cou-
dert », « Noël gaulois » ; pour « Yves Michel », « L’Exilée » ; pour
« Pierre Brun », « Noël rouge » ; pour Luc Duverneuil, « Noël Colo-
ny » ; pour « Miguel Picaro », « Baisers de Noël » (article non arrivé à
temps) ; pour « Pierre Noël », « Il est Noël » ; pour « Guy Bargiarel-
li », « Conte à ma mie ». L’éditorial de première page souligne :

« Comme l’an passé, chacun de nous a écrit, pour vous, un


conte de Noël ! Avons-nous réussi ? Vous seul pourriez le
dire…
Aussi nous vous prions de vouloir bien nous écrire, dans
l’ordre, vos préférences.
Nous publierons les résultats…
Avec l’espoir que nos lecteurs les excuseront plus facilement
encore.
Se sont abstenus Louis Rauger et Miguel Picaro !!!
L’Équipe. »

Concernant spécifiquement Duverger-Orgène, deux exemples


peuvent être retenus, qui révèlent clairement les orientations du men-
tor de « l’Équipe » en 1941-1942 : un antisémitisme idéologique ex-
plicite, le même qu’il avait déjà affiché dans ses articles d’avant-
guerre, directement, ou sous le pseudonyme précité d’« Alceste » ou
d’« Alceste et Philinte » dans La Liberté du Sud-Ouest (quotidien ca-
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tholique important dans Bordeaux duquel il fut exclu par l’Abbé


Peuch, rédacteur en chef, en raison de ses outrances, comme il le ré-
vèle lui-même ingénument dans ses Mémoires initiales). Idéologie
que partagèrent ses copains du Progrès, qui leur servit de véritable dé-
fouloir compensatoire de leurs angoisses sociales pour trouver un tra-
vail face aux « étrangers » susceptibles, dans leur tête, de le leur déro-
ber : actes intériorisés de xénophobisme…
Ensuite, l’ambition orgueilleuse de se voir nommer (en rêve puta-
tif) secrétaire général à la Jeunesse de Pétain, à la place du très catho-
lique Georges Lamirand…

– Un antisémitisme duvergérien caractérisé

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Pour ce qui est de l’antisémitisme, Le Progrès du 29 juin 1941 pu-


blia un article non signé qui donne le ton de l’hebdomadaire, et que
laissa passer sans état d’âme particulier le Maire Adrien Marquet,
mentor politicien de « l’Équipe ».
L’auteur (ce peut être ou Granet ou Duverger, passionnés tous
deux de cinéma, le rédacteur en chef ne signant aucun de ses articles
et n’utilisant pas de pseudonyme quant à lui) considéra le cinéma
français comme « pourri » par « l’invasion juive, cause de notre déca-
dence » (titre du papier). Comme « le gouvernement du maréchal Pé-
tain » était en train de s’occuper de la renaissance du septième art en
France, il fallait, selon lui, absolument louer l’ouvrage récent de Lu-
cien Rebatet (alias « François Vinneuil »), Les Tribus du cinéma et du
théâtre, qui dressait un bilan (ce même Rebatet qui fut aussi l’auteur
des Décombres, ouvrage intégralement antisémite et fasciste de
l’époque). Avant la défaite, continua l’article, on constatait l’élimina-
tion des « Français d’origine » au profit « d’apatrides et d’escrocs
notoires », appartenant tous à « la race juive », souvent « naturalisés
de fraîche date », « la technique juive » consistant à siphonner les
budgets, à monter des mises en faillites, l’ensemble étant sans cesse
alimenté par de « nouveaux arrivages de métèques franchissant nos
frontières, accueillis par leurs frères de race ». Cela, tant au niveau
des producteurs, que des metteurs en scène ou des acteurs qui faisaient
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 13

venir « toute la lie des ghettos d’Europe ». Et l’article, citant avec dé-
lectation l’antisémite Rebatet, de dresser des listes de noms prouvant
cette « invasion juive », et de dénoncer « les vaudevilles fabriqués à la
chaîne » semblables à « la camelote des Uniprix juifs », ce qui abou-
tissait à un « abrutissement public ». Le pamphlet critiqua enfin, avec
Rebatet, notamment les films de Marcel Carné, Hôtel du Nord, Quai
des Brumes, Le Jour se lève, au contenu « fataliste », d’un « détermi-
nisme dégradant ». Il ajouta qu’il était urgent de faire appliquer les
décrets pris contre cette « invasion », mais qui restaient pour l’instant
« sur le papier ».
Ce type d’approche sera complété par un article tout autant « éli-
tiste » de Duverger, le 3 août 1941, portant sur l’état du théâtre dans le
pays, en complément de celui sur le cinéma.
Même continuité : dans la rubrique « Au fil de la pensée » du Pro-
grès de Bordeaux du 6 juillet 1941, Duverger-Orgène se démasqua
crûment et se déchaîna avec son « pseudo » dans un article intitulé :
« La Trahison des clercs ».
Là, il prit très violemment à partie Julien Benda, ce dreyfusard de
la première heure, proche de Charles Péguy, contempteur des « reli-
gions temporelles » politiques, totalement fétichistes. Face à « L’Ac-
tion française », dont il se déclara l’adversaire irréductible, Benda cri-
tiqua aussi très durement la politisation débridée de nombre d’« intel-
lectuels », en dénonçant le repli de ces « clercs » vers des pensées et
des positions frelatées, eux qui se jetaient comme des gogos sur les
faux et flous concepts d’« État », de « patrie », de « race », de « na-
tion », de « classes sociales », de « parti », de « marxisme », de « fas-
cismes », mythes illusoires et dérisoires…. Benda conspua tous ceux
qui s’étaient pliés aux ordres d’organismes qui avaient substitué des
succédanés de « religion » à des choses terrestres, politiques, liées à
des intérêts critiquables, arrivistes, carriéristes ou sordides, sous des
couverts pseudo-intellectuels, captant et manipulant « les haines poli-
tiques » des générations montantes, trompant ainsi toute la jeunesse.
Duverger, qui se sentit directement visé dans sa propre trajectoire
henriotiste et doriotiste antérieure échevelée, outrancière, raciste, xé-
nophobe, antidémocratique, antisémite, sexiste, explicite, celle des an-
nées 1934-1940, comme dans sa soif d’engagement pétainiste sui-
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 14

vante, rétorqua sans ambages, se définissant ainsi lui-même négative-


ment :

« En définitive, dire “les clercs” est aujourd’hui la façon


distinguée et passablement apprêtée de désigner ce que le lan-
gage vulgaire nomme “les intellectuels” : écrivains, artistes,
philosophes, professeurs, ou ceux qui servent l’esprit, qui le dé-
veloppent, qui l’analysent, qui le meublent ou qui l’ornent.
Ils ont reçu le baptême des clercs de la main de ce petit Juif
de salon qui se nommait Julien Benda, spécimen curieux d’une
étrange faune, dont l’extraordinaire courage en paroles avait
pour corollaire une lâcheté sans limite en face de l’action. Il y
a quelques années, ce personnage produisit un livre d’assez
grand succès, sous le titre que nous avons donné à ces ré-
flexions : il nous a paru juste en effet de reprendre à ce Juif le
terme chrétien dont il s’était emparé… (souligné par nous) »

Rappelons que dans Le Progrès du 7 juin 1942 – le jour de la date


limite d’imposition de « l’Étoile jaune », mesure de répression poli-
cière infligée aux Juifs de la zone occupée à la demande d’Heydrich
venu à Paris le 5 mai 1942 – on peut lire cet éditorial rédigé par le
meilleur ami de Duverger, Marc Granet (selon le propre témoignage
enregistré que ce dernier nous a livré), publié en première page, intitu-
lé « En suivant l'étoile » :

« Les Juifs vont circuler désormais sous le signe de l’étoile


de David. Malgré le souci d’information déployé les semaines
passées, le Juif n’est pas encore perceptible au premier exa-
men. Ses caractères somatiques ne sont pas toujours suffisam-
ment marqués pour permettre une défense justifiée. Aussi
convient-il de signaler évidemment le danger afin de le préve-
nir.
Cette précaution a suscité une certaine émotion…
On a parlé de “mesure vexatoire”. Je voudrais bien qu’on
nous explique en quoi le port de “l’insigne” prescrit peut auto-
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 15

riser cette expression si le Juif ne jouit déjà dans l’opinion


d’une implicite suspicion.
Un chrétien, en effet, pourra se promener demain sous le
signe de la croix ; un Français sous les couleurs de son dra-
peau, sans susciter le moindre soupçon, la plus infime antipa-
thie, sans être lui-même gêné, – bien au contraire ! Si le Juif ne
bénéficie pas d’une identique situation, c’est que l’étoile le si-
gnale comme né d’une race dont la puissance a conduit ce pays
de la servitude, à la ruine, pour la satisfaction d’une soif tradi-
tionnelle de domination par la richesse.
L’influence décisive des forces de corruption du capitalisme
juif dans l’abêtissement, l’aveulissement, la démoralisation de
ce peuple, le rôle de premier plan joué par un cinéma pourri,
une presse asservie, un gouvernement vendu, dans une guerre
sans but, sans enthousiasme, sans espoir, n’est plus à démon-
trer. La prolongation de cette guerre par la collusion inexpli-
cable d’un capitalisme épouvanté avec un communisme avide,
ne peut s’expliquer que par l’important dénominateur commun
que constitue pour l’un comme pour l’autre, la juiverie interna-
tionale menacée.
Le sabotage de la politique de relèvement national entre-
prise par le Maréchal, l’insolent trafic du marché noir, la suffi-
sance repue que le “peuple élu“ étale sur la Côte d’Azur, alors
que tout le peuple souffre d’un ravitaillement précaire soutenu
par les Juifs émigrés, suffiraient – après tout le reste – à expli-
quer pourquoi Israël pourrait moralement pâtir…
Mais, nous savons. Il est encore bien des âmes sensibles
pour soulever le cas du “bon petit Juif qui a fait son devoir”.
Ce phénomène, aussi rare d’ailleurs que le Juif aux manche-
rons d’une charrue ou au soufflet de forge, subira tout simple-
ment l’effet d’une solidarité sociale que les Juifs eux-mêmes ont
particulièrement contribué à introduire dans le monde chré-
tien…
Il est, dans les premiers versets de la Genèse, une histoire de
péché originel répartie dans ses conséquences sur des êtres
bien peu responsables… Que le “bon petit juif qui a fait son
chemin” médite ces pages édifiantes, il comprendra sans doute
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 16

mieux la rigueur du lien qui l’unit à ses frères dans le malheur


comme dans la félicité ; il s’apercevra qu’il est un sort plus
douloureux que le sien : celui de nos camarades prisonniers qui
subissent le châtiment qui lui revient ; il saisira pourquoi ces
Français battus ont ce regard d’inquiétude sévère… en suivant
l’étoile.
Le Progrès. »

La semaine suivante, le 13 juin 1942, le même hebdomadaire pu-


blia en première page un dessin du caricaturiste du journal, Yvan Le
Louarn (alias plus tard Chaval, ami intime de Maurice Duverger, qui
parle beaucoup de lui dans ses Mémoires – cf. notre document de
frontispice, nous allons y revenir). L’artiste stigmatisa en image, après
l’éditorial précédent de Granet, deux israélites, l’un de face, l’autre de
dos. Le second demandait au premier, qui portait deux « étoiles
jaunes » :

« – Tiens, vous en avez deux ?…


– Oui, on m’a fait un prix. »

Signalons au passage qu’un autre ami de Duverger, du temps du


PPF local, n’était autre que Pierre Garat, ancien étudiant de la Faculté
de Droit de Bordeaux, lui aussi, devenu chef du « Service des affaires
juives » de la préfecture de la Gironde début 1942 grâce à l’interces-
sion du Doyen de cette Faculté, Roger Bonnard, consulté par le direc-
teur de cabinet de la préfecture, Georges Reige, puis confirmé, en
juillet suivant et placé sous la houlette du secrétaire général, Maurice
Papon, aux responsabilités que l’on sait…
Mais Duverger-Orgène n’en resta pas là. Il pensa, non sans arro-
gance, que sa position, ses liens directs et personnels (dans divers re-
pas assez réguliers que nous a avoués Marc Granet ex post, ce dans les
meilleurs restaurants de Bordeaux) avec Marquet, « le Maire le plus
collaborationniste de France » (dixit Lucien Rebatet dans Les Dé-
combres), étaient susceptibles de lui permettre de plus vastes ambi-
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 17

tions dans le régime en pointillé. Il franchit le pas par écrit, avec une
naïveté inversement proportionnelle à son ambition d’alors.

– L’arrogance décalée
pour servir la Révolution nationale :
le rêve duvergérien d’être « secrétaire général
à la Jeunesse de Vichy »

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Ce second exemple symptomatique mérite d’être signalé : celui


concernant le fait que Duverger s’est pris effectivement, un instant,
dans Le Progrès de Bordeaux, pour le secrétaire d’État à la Jeunesse
de Vichy, contre Georges Lamirand…
Un autre ancien « copain » de la Faculté de Droit et du PPF borde-
lais, Robert Ducos-Ader (« Henri Dangos ») avait lancé dans le jour-
nal, le même 7 juin 1942, un débat qui partageait les membres de
« l’Équipe », concernant le secrétariat à la Jeunesse. Ducos-Ader re-
procha au ministre de Pétain de ne pas avoir su choisir « une politique
révolutionnaire » à la façon des « exemples étrangers », comme ceux
de l’Espagne franquiste et du Portugal (sic). Duverger, leader de
« L’Équipe » en question, crut bon d’ajouter aussitôt son grain de sel.
Lamirand avait pourtant été très bien accueilli à Bordeaux, quelque
temps auparavant. Le témoignage que celui-ci nous a livré à Paris le
31 mai 1986, en présence de son délégué régional girondin de jan-
vier 1941 à décembre 1942, Raymond Courtot, nous l’a confirmé dans
nos entretiens enregistrés. Par exemple, les 22 et 23 avril 1941, le mi-
nistre et son état-major, firent une visite sur place, où il reçut avec ses
adjoints un chaleureux accueil. À l’occasion, le dernier soir, un dîner
officiel somptueux fut offert par Courtot au grand restaurant, Le Châ-
teau Trompette (ceci en pleine disette pour la population, exsangue et
affamée quotidiennement…). Dans le compte rendu de La France de
Bordeaux et du Sud-Ouest du 25 avril 1941, on constate que Maurice
Duverger était présent, avec son ami Marc Oraison et divers membres
de l’équipe théâtrale des « Compagnons du Bon Vouloir » de Jean La-
génie, tous proches de la délégation régionale de Courtot, la Faculté
de Droit étant elle aussi bien achalandée :
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 18

« À ce repas, nous avons notamment remarqué M. Pierre-


Alype, préfet ; M. le professeur Poplawski, adjoint au maire de
Bordeaux ; Mme Paquet ; Mlles Sauvaneix et Macé ; MM. De
Marcy ; le professeur Brèthe de la Gressaye, le colonel Duché ;
Roche, inspecteur d’Académie ; Tabart-Robert, préfet hono-
raire [directeur des Services annexes de l’Occupation], Thibaut,
inspecteur de l’Enseignement technique ; Reige, directeur de
cabinet du préfet ; les directeurs des quotidiens bordelais ;
Gaston Poulet ; Dumaine, Duverger, docteur Marc Oraison,
Teyssandier, le docteur Daron, Ducos, Lagénie, Clerc, etc.
[souligné par nous] »

Duverger précise dans ses mémoires éditées (L’Autre côté des


choses) qu’il tint une conférence à la délégation régionale de la Jeu-
nesse. Divers numéros du Progrès abordèrent les questions attenantes
concernant ce sujet. Pourtant, dans le numéro du 24 janvier 1942 de
l’hebdomadaire, le jeune juriste s’efforça de livrer un étonnant article,
révélateur de son ambition cachée : « Si j’étais secrétaire général à la
jeunesse ». Quelques extraits :

« L’ère des contradictions est close. La doctrine du Secréta-


riat général est désormais nette et invariable. Ni pluralisme, ni
mouvement unique : fédéralisme.
Je mets un terme au pluralisme, parce que le pluralisme,
c’est le désordre et que je hais le désordre comme vous devez le
haïr, car il est la source de tous nos malheurs.
Je repousse cependant la doctrine du mouvement unique.
Parce qu’elle n’aboutit pas à l’ordre, mais à sa caricature,
l’uniformité. Je ne veux pas, pour la jeunesse de France, le ni-
vellement des esprits, de la péréquation des cerveaux et du ca-
poralisme idéologique, où s’enliserait inéluctablement un mou-
vement unique. Je crois que la liberté de la pensée est aussi né-
cessaire que la discipline de l’action, pour assurer le relève-
ment du pays. Cette liberté de l’esprit est en effet une des tradi-
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 19

tions françaises les plus profondes, et nous ne saurions la re-


nier sans rester nous-mêmes.
Donc ni pluralisme, ni mouvement unique. Mais fédéra-
lisme.
Cela signifie qu’en principe les mouvements existants sub-
sisteront, et que les mouvements nouveaux pourront toujours
être créés.
Mais la liberté des uns et des autres sera limitée de deux fa-
çons : d’abord par un contrôle de l’État sur l’organisation et
l’activité des différents mouvements. Seront impitoyablement
dissous les mouvements incapables de s’organiser convenable-
ment, les mouvements dont les ressources apparaîtront sus-
pectes, les mouvements jugés dangereux pour l’unité matérielle
et morale de la patrie.
Ensuite, tous les mouvements seront obligés de s’unir pour
former une seule Fédération de la jeunesse française. Aucune
abstention ne sera tolérée ; toute résistance sera brisée.
Dans cette fédération, les différents mouvements conserve-
ront leur pleine autonomie culturelle, philosophique et reli-
gieuse. Mais ils devront tous accepter, enseigner et propager
une même doctrine politique : la doctrine politique de l’État
français. Leurs dirigeants devront donc avoir fait un stage dans
une école nationale de cadres et prêter serment de fidélité au
chef de l’État.
Ainsi seront maintenues et raffermies l’indivisible unité de
la jeunesse française, en même temps que la diversité néces-
saire au développement de l’intelligence et la concurrence in-
dispensable au progrès matériel. »

Le jeune coq bordelais, fier comme Artaban, termina ainsi :

« Pendant six mois, entouré d’une petite équipe de collabo-


rateurs dévoués et sûrs, je travaillerais d’arrache-pied, de jour
et de nuit, à réaliser le programme ainsi défini. »
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 20

Texte dans le sens pétainiste, pétri d’orgueil, qui confirme aussi les
relations privilégiées avec Raymond Courtot – en complément donné
à l’équipe de « ses » jeunes par Adrien Marquet, contre Pucheu,
contre Pélorson, puis contre les dérives de Laval.
Courtot, d’abord délégué régional à la Jeunesse en Gironde (avant
d’être nommé plus tard pour un temps délégué au ministère de l’Infor-
mation), nous a répété de vivo, lors de nos entretiens à Paris, ses
propres critiques à l’égard de Lamirand, qu’il exposa à l’époque de fa-
çon plus ou moins voilée dans ses rapports à Vichy (qu’il nous a aussi
confiés dans leur intégralité). Duverger fit en quelque sorte « du Cour-
tot » dans son article du 24 janvier, reprenant les mêmes thèmes,
comme si le délégué régional avait insufflé au jeune juriste bordelais
l’idée de se positionner politiquement, couvert qu’il était par le maire
collaborationniste Adrien Marquet (l’obtention de l’agrégation de
Droit public en septembre 1942 le sauvera de cette « carrière » poli-
tique putative). Cela, d’autant que, nous l’avons déjà dit, l’équipe du
Progrès fut souvent invitée par Marquet dans des restaurants bordelais
bien fournis en nourritures en ces temps de disette forcée, répétons-
nous, pour échanger des vues générales sur la situation et résoudre
certains problèmes passagers… Une précision : Raymond Courtot
prononça également le 27 avril 1942 une conférence explicitement an-
tisémite et publia dans Le Progrès de Bordeaux le texte d’une allocu-
tion devant l’AGE (l’Association générale des Étudiants), « Les étu-
diants et la Révolution nationale », dont le contenu est très proche des
articles de Duverger précités.
Le grand maître de l’impétrant à la Faculté de Droit, Roger Bon-
nard, ayant informé les étudiants que l’Agrégation du Supérieur,
jusque-là arrêtée en raison de la guerre, allait être réintroduite, le
jeune vacataire, brillant docteur bonnardien depuis le 4 août 1940,
profitant de cette information, se mit à préparer avec acharnement ce
concours, tout en continuant de transmettre quelques articles au Pro-
grès… Avec des facilités, en raison du fait que pour appuyer son pou-
lain, Bonnard le fit entrer à la Fondation Thiers à Paris – institution
analysée par l’historien Pascal Ory 4 –, avec une bourse importante. Le
4 Cf. le texte de Pascal Ory sur l’histoire cette fondation, d’intérêt général, exis-
tant depuis mai 1893, « Le premier siècle de la Fondation », publié dans l’an-
nuaire de celle-ci en 1893. Cf. le site http://www.fondation-thiers.org/his-
toire.php
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 21

mentor du protégé fut lui-même nommé… président dudit concours


d’Agrégation par le fameux ministre de l’Éducation, le collaboration-
niste Abel Bonnard (défenseur outrancier du STO pour les étudiants…,
dénommé « Abetz Bonnard » et même « Gestapette », par de mau-
vaises langues spirituelles d’alors…, avant la triste fin de la trajectoire
de ce dernier à Sigmaringen…).
Miracle !
Duverger sortit… major de « l’épreuve ». Donc, sur du velours
(voilà comment on passait l’Agrégation de Droit public sous le Vichy
du temps de Pierre Laval…).
Aussitôt, Le Progrès du 28 novembre 1942, qui publia sa photo
avec son nom enfin étalé à la lumière, mit le reçu et son leader intel-
lectuel en vedette, lui déployant ce tapis rouge :

« Maurice est agrégé ! Ce cri, nous l’avons jeté sans sur-


prise dès que nous parvint la fameuse nouvelle. Nous, qui – de
très loin d’ailleurs ! – avions suivi les brillantes étapes de son
ascension, nous n’avions jamais douté. Sous l’autorité d’un
maître, M. le doyen Bonnard, une intelligence si vive, une forte
méthode de travail devaient normalement l’emporter.
Nous ne voulons pas attirer les regards égarés sur un être
fabuleux. Tous ceux qui le connaissent savent déjà et se sont ré-
jouis avec nous au premier écho de son succès.
Nous n’avons pas à souligner l’ampleur de son mérite. Une
première place à l’agrégation de droit public – à son âge – lui
confère tout son éclat.
Ici, nous ne le féliciterons pas. Il est des formules si banales
qu’elles n’ont plus de sens entre nous.
Nous dirons simplement notre fierté parce qu’il est des
nôtres et que son succès retombe un peu sur le groupe, sur cette
équipe qu’il avait avec nous rassemblée, fortifiée.
Il en avait dirigé les premiers travaux… Lorsque nous fut
confiée la rédaction du “Progrès”, Maurice, dans un article
qui reste “un texte”, avait défini l’Équipe, en avait indiqué la
tendance et formulé les disciplines consenties.
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 22

“Nous ne sommes point des individus isolés agissant de fa-


çon indépendante, chacun pour son propre compte et sous sa
seule responsabilité. Nous avons mis en commun nos idées et
nos volontés, notre foi et notre espoir, nous sommes une
Équipe.
Il faut abandonner l’individualisme et agir désormais en
communauté. Il faut retrouver le sens de l’Équipe.
Chacun y apporte sa contribution personnelle mais en ac-
ceptant les modifications et corrections qui permettront à cet
apport de s’intégrer à l’œuvre commune. Ainsi l’Équipe dépend
de personnes et chacun dépend de l’Équipe”.
Maurice restera “le grand collaborateur” jusqu’au jour où
ses travaux personnels ne lui laissèrent aucun loisir, mais il
n’en suivit pas moins l’expression de nos efforts afin de les in-
former et de les guider. Et ce vieil ami nous revient aujourd’hui
fidèle… et triomphant.
Alors que s’éloignent les derniers lampions et que se fanent
les fleurs des officielles félicitations, nous allumons un gigan-
tesque feu de joie afin qu’une flamme chaude et claire, comme
notre amitié, l’accueille de nouveau parmi nous.
L’Équipe. »

Ainsi adoubé, après ces preuves d’allégeances idéologiques et poli-


tiques diverses dans le sens du pétainisme dominant à la Faculté de
Droit de Bordeaux – comme d’ailleurs –, le nouveau professeur allait
donner toute sa mesure… au service intellectuel de Vichy, comme il
le fera après avec les régimes ultérieurs. Sans jamais abandonner, ceci
dit encore une fois, les fameux démons de la politique qui l’avaient
habité dans sa tête, depuis sa jeunesse…
Le jeune publiciste consacré avait revêtu ainsi, simultanément,
trois masques : journaliste idéologue impénitent et politicien local
d’extrême droite en herbe ; acteur de théâtre (il joua dans maintes
pièces au sein de la troupe officielle de la Révolution nationale préci-
tée, « Les Compagnons du Bon Vouloir », dont « La Nuit est un
songe » de Calderon, et même en écrivit certaines… qui n’eurent pas
un grand succès après 1945) ; professeur d’Université, dont l’œuvre
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 23

typologique ultérieure « de juriste », aujourd’hui critiquée sur toute la


ligne donc 5, est en grande partie tombée dans l’oubli en France 6.
Que penser, finalement, de ce « cas Duverger », en reflet avec un
tel passé, qui ne fut pas sans répercussion sur l’image que ce fonda-
teur publiciste de la « Science politique » en France tenta de donner
lui-même, effaçant de façon subreptice ses engagements de jeunesse
un peu lourdauds ?

II. Dissociation cognitive,


rédemption, repentance calculée

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Après l’obtention à l’automne 1942 de l’Agrégation de Droit pu-


blic par Duverger dans les conditions précitées, deux choses impor-
tantes peuvent être mises en évidence : d’abord la confirmation des
engagements culturels, idéologiques et politiques de ce dernier dans le
Progrès de Bordeaux – hebdomadaire sabordé par le maire Marquet et
« refilé » à la branche déatiste du néosocialisme local en janvier 1943,
complétée par la poursuite d’une participation intellectuelle pétainiste
dans des instances « scientifiques » de la Révolution nationale. Enfin,
après l’étape d’une épuration qui n’eut vraiment pas lieu à la Faculté
de Droit de Bordeaux 7, on peut recomposer les diverses contorsions
que l’intéressé tenta pour faire oublier son passé et se relégitimer à
bon compte, ce qui est très compréhensible, humainement parlant.
5 L’histoire politique a en effet adressé de sévères critiques aux analyses des
partis proposées par Duverger, que nous avons suggérées en introduction. Cf.
à ce sujet, Serge Bernstein, « Les partis », in René Rémond (dir.), Pour une
histoire politique, Paris, le Seuil, 1988, p. 56-58, et, dans le même ouvrage, la
contribution de Jean-Pierre Rioux, « L’association en politique », p. 102,
note 28. Cf. également Pierre Avril, Essais sur les partis politiques, Paris,
Payot, 1990, p. 8, 10, 15, 18, 72, 83, 91, 170.
6 Cf. à ce propos, l’article du politologue Bastien François, « Maurice Duver-
ger. La gloire avant l’oubli », publié dans le numéro spécial aseptisé de la Re-
vue internationale de politique comparée consacré au juriste bordelais,
2010/1, vol. 17, p. 23-38.
7 Cf. À ce propos notre étude sur Le Pouvoir à Bordeaux. Le pétainisme (1940-
1944), à paraître, notamment concernant ici « le cas Jacques Ellul ».
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 24

– Servir Vichy
en tant que jeune agrégé de Droit public

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Fort de son poste de professeur, acquis via la rampe de lancement


idéologico-politique que nous venons d’esquisser, Duverger valorisa
ses compétences techniques par des enseignements bien « intégrés »
aux visées du nouveau régime, en dehors de l’Université elle-même,
toujours dans le sillage de son mentor Roger Bonnard. N’abordons
pas ici la question, que nous avons étudiée plus à fond, de l’engage-
ment intellectuel que le doyen bordelais avait demandé à son poulain,
concernant la légitimation des mesures prises par Vichy contre les
fonctionnaires « juifs », publié dans la Revue du Droit public et de la
Science politique en juin-décembre 1941 8. Ce texte, inqualifiable, lié
à l’ensemble des interventions pétainistes de Bonnard, a fait à juste
titre couler beaucoup de critiques de la part des historiens du droit pu-
blic qui l’ont analysé la plume à la main (hélas, sans connaître le des-
sous bordelais des cartes ni les engagements effectifs du maître,
comme du disciple…) 9. Bornons-nous, en complément ici, à préciser
les débordements pédagogiques extra-universitaires de Duverger.
D’abord, sur ordre de Bonnard qui en fut l’instigateur avec le pré-
fet régional ultra-pétainiste Alype, le jeune promu accepta de donner
des cours intensifs de Droit public à l’École régionale d’administra-

8 Ibidem.
9 Cf. notamment, Danièle Lochak, « La doctrine sous Vichy ou les mésaven-
tures du positivisme », in Les Usages sociaux du droit, CURAPP, Paris, PUF,
1989, p. 252 et sq. ; Danièle Lochak, « Écrire, se taire… Réflexion sur l’atti-
tude de la doctrine française », in Dominique Gros et alii, Le Droit antisémite
de Vichy, Revue Le Genre humain, n° 30-31, Paris, Le Seuil, 1996 ; Domi-
nique Gros, « Le “statut des Juifs” et les manuels en usage dans les Facultés
de Droit (1940-1944) : de la description à la légitimation », Cultures et
conflits, 9-10, 1993, p. 139-171 ; « La légitimation par le droit », in Serviteurs
de l’État, op. dirigé par Marc-Olivier Baruch et Vincent Duclert, Paris, La Dé-
couverte, col. « L’espace de l’histoire », 2000 ; Grégoire Bigot, « Vichy dans
l’œil de la Revue de Droit public », in Le Droit sous Vichy, Das Europa der
Diktatur, Frankfurt am Main, 2006, p. 415-435 (nous tenons à remercier ce
dernier auteur de nous avoir transmis cette contribution).
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 25

tion, créée à Bordeaux le 14 janvier 1942 10. Celle-ci fut placée dès


l’automne suivant sous la direction de Maurice Papon, qui la dirigea
en tant que secrétaire général de la préfecture de la Gironde, et, à ce
titre, chef du personnel départemental et de la formation des agents de
son ressort. Lors de l’organisation des sessions de l’École, Roger Bon-
nard eut un rôle décisif, choisissant les enseignants dans les divers
secteurs (cours théoriques, cours pratiques, séances de méthodologie),
conseillant la marche à suivre en pédagogie, à tous les niveaux. S’il
n’assuma que huit heures lors de la première session qui ne compta
que 90 heures de cours, l’assesseur du Doyen, Henry Vizioz, et Mau-
rice Duverger, le remplacèrent lors de la seconde. Ce dernier assuma
un maximum d’heures lors de la troisième promotion qui regroupa en-
viron plus de 100 élèves, y compris l’enseignement à distance par cor-
respondance, avec près de 200 heures de cours. Lors de la troisième
session, après le discours d’ouverture prononcé par Maurice Papon (le
préfet régional Maurice Sabatier étant en déplacement), Duverger as-
suma la leçon inaugurale en présence de ce dernier (comme le
montrent le compte rendu et les photos de l’époque dans La Petite Gi-
ronde indiqués en annexe). Les Archives départementales de la Gi-
ronde ont même conservé des échanges de lettres entre Maurice Du-
verger et Maurice Papon, concernant les sommes conséquentes de dé-
fraiement du professeur, qui arrondissaient ainsi ses fins de mois.
Ensuite, il est avéré que Duverger obtint un enseignement impor-
tant de Droit public à l’Institut d’Études corporatives et sociales à Pa-
ris, installé boulevard Saint Germain (avec une annexe dans un hôtel
particulier de la rue de Lille). Cela, grâce à Bonnard, mais aussi à
Brèthe de la Gressaye (juriste de la Faculté de Droit de Bordeaux, qui
y donna lui-même des cours) et à Maurice Bouvier-Ajam (chargé de
cours à Bordeaux en 1942), qui en devint le directeur-fondateur dans
la capitale.
Il s’agit là d’une véritable instance de regroupement des « corpora-
tistes » du pays autour d’un thème hypertrophié par le pétainisme, au-
quel adhéra Duverger dans nombre de ses articles politiques des an-
nées trente et que Bonnard avait traité dans un ouvrage paru en 1937
(Syndicalisme, corporatisme et État corporatif), sujet prisé aussi par
les économistes bordelais (dont Garrigou-Lagrange). Bref, un centre
10 Informations tirées des liasses 185 à 192 de la « Série continue » des Archives
départementales de la Gironde.
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 26

de propagande placé sous le patronage de Pétain et financé par son ca-


binet (entre 3 et 6 millions de francs furent débloqués).
Nous disposons sur ce point de deux études de référence. Celle de
Steven L. Kaplan d’abord 11, qui précise :

« Le 21 janvier 1942, anniversaire de l’exécution de Louis


XVI, un auditoire de plus de 2000 personnes écouta Georges
Lamirand, secrétaire général à la Jeunesse – intendant de
l’avenir –, célébrer l’inauguration du nouvel IECS. Bouvier-
Ajam s’entoura d’une pléiade d’éminents personnages (où les
femmes brillaient par leur absence). Olivier-Martin, juriste et
historien de l’organisation corporative, présidait le conseil su-
périeur, assisté par deux vice-présidents, Georges Blondel, pro-
fesseur au Collège de France, où Bouvier-Ajam avait briève-
ment travaillé pour lui, et Alfred Rolland, architecte de profes-
sion et collaborateur de la première heure de l’IECS. Parmi les
membres du comité de patronage figuraient plusieurs hommes
d’affaires corporatistes, deux rejetons de la famille La Tour du
Pin, porte-drapeau de la bannière doctrinale, le duc de Lévis-
Mirepoix, historien et futur académicien, et Sacha Guitry, le
spirituel écrivain, membre de l’Académie Goncourt et surtout
du Comité d’organisation des entreprises de spectacle fondé en
1941 par Vichy. Parmi les enseignants et les collaborateurs aux
périodiques et autres publications de l’IECS, entre autres, on
trouvait des professeurs aussi distingués que l’économiste
François Perroux, le juriste Maurice Duverger, scrupuleux exé-
gète des mesures autoritaires et antisémites de Vichy, mieux
connu par la suite en tant que journaliste du centre gauche qui
collabora au Monde après la guerre, et un jeune espoir des mi-
lieux politiques et administratifs, qui devait détenir un porte-
feuille ministériel de second plan sous la IVe République, avant
d’être plusieurs fois ministre, notamment de l’Intérieur en
1968, sous le général de Gaulle, Raymond Marcellin. Ce nou-

11 Cf. Steven L. Kaplan, « Un laboratoire de la doctrine corporatiste sous le ré-


gime de Vichy : l’Institut d’études corporatives et sociales », Le Mouvement
social, 2001-2, p. 35-77.
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 27

veau baptême de l’Institut consacrait l’apothéose de son direc-


teur, Bouvier-Ajam. »

Ensuite, celle, plus large et complémentaire, d’Antonin Cohen 12.


Non seulement le politologue confirme la présence de Duverger, en
indiquant que lui fut attribuée, en tant que titulaire et pas simplement
conférencier, la chaire de « Droit public » au dit Institut, mais il révèle
encore la présence, en tant que nouveau venu, du disciple de Bonnard
à la seconde session des « Journées du Mont Dore », tenue en sep-
tembre 1943. Dans la Commission consacrée aux mesures à adopter
pour « les étrangers », on lit ceci, concernant les dispositions contre
les Juifs :

« 1. L’expérience montre que les juifs constituent dans


chaque nation, un bloc de sang et d’esprit réfractaire à l’assi-
milation ; 2. Les juifs résidant en France doivent être considé-
rés comme des étrangers non assimilables ; 3. Des exceptions
devront être prévues : a) pour les juifs établis en France depuis
plusieurs générations ; b) à titre individuel, pour les juifs an-
ciens combattants ; c) à titre individuel, pour les juifs ayant
rendu de grands services à la nation. 4. Les enfants des ma-
riages entre juifs et français seront considérés comme juifs ; 5.
Chaque communauté professionnelle fixera son “numerus clau-
sus” 13 ».

La lecture du travail d’Antonin Cohen éclaire les orientations mul-


tiformes des « Journées du Mont Dore », qui se voulurent une des cen-
trales de construction de « la Révolution nationale ». Y participer,
c’était adhérer à celle-ci. Une preuve convergente de plus…
Mais, comment, après avoir traversé sans faille la période de
« l’épuration » de 1944-1945, si ductile, à Bordeaux, concernant la
Faculté de Droit, gérer la mémoire des faits et assumer une image « de
12 Cf. Antonin Cohen, « “Vers la révolution communautaire”. Rencontres de la
troisième voie au temps de l’ordre nouveau », in Revue d’histoire moderne et
contemporain, 2004/2, n° 51-2, p. 141-161.
13 Antonin Cohen, ibid., p. 154.
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 28

soi » en termes de dissonance cognitive, mais aussi de repentance


compréhensible de la part de Duverger-Orgène ?

– De la reconstruction échevelée de soi, ex post,


dans une cité « au mensonge déconcertant »

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Un second point surgit là, sous-jacent, car extensible à d’autres cas


aussi symptomatiques que cette « Affaire Duverger » : le syndrome
bordelais concernant le rapport entre histoire scientifique, militan-
tisme, reconstruction mais aussi instrumentalisation de la mémoire.
Bordeaux s’est haussé de temps en temps sur la crête de l’Histoire
de France, lorsque le pays a traversé des difficultés (en 1870, en 1914,
en 1940), devenant la capitale temporaire du pays. D’ailleurs, son
maire actuel pourrait être éventuellement le prochain président de la
République (en 2017 ?). Ça se sait…
Il est donc paradoxal que pour la période de l’Occupation, le tra-
vail d’histoire politique dans cette Cité, qui fut aussi de 1943 à 1945
celle surtout du Commissaire de la République Gaston Cusin, ami de
Jean Moulin, nommé par le Général de Gaulle, puis, incidemment et
ultérieurement celle de Jacques Chaban-Delmas – qui récupéra beau-
coup de choses dans le mythe politique qu’il forgea sur lui-même à
partir de 1944 et après 1947 –, ait été tant dévalorisé et humilié. Et
que beaucoup de collègues de nos amis, qui ont fait œuvre d’historien,
aient dû subir, en dehors de la très frileuse Université locale, déconsi-
dérée sur le sujet, des « mises en justice », des intimidations, des dis-
crédits passagers, pendant que disparaissaient archives et témoins de
l’époque, irremplaçables pour la mémoire des générations futures…
Mais la vérité chemine lentement. Et plus de soixante-dix ans après
les événements, il y a encore beaucoup à faire. Bordeaux serait-elle la
ville « du mensonge déconcertant » 14, une sorte d’édredon de la mé-
moire ? C’est bien cette ville qui a attendu notre travail archivistique
encouragé par notre ami Jean Cavignac des Archives départementales

14 Nous pensons là au titre de l’ouvrage d’Ante Ciliga, Le Pays du mensonge dé-


concertant…
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 29

de la Gironde, pour découvrir en 1981, alors qu’elle s’était située en


zone occupée depuis juin 1940, le phénomène historique de la Shoah
– dont André Malraux a écrit : « c’est la première fois que l’Homme a
donné des leçons à l’Enfer »…
Toute enquête y est d’autant plus difficile qu’elle se heurte à
l’omerta de nombreuses institutions concurrentes, qui s’autoglorifient,
s’autolégitiment et reproduisent une langue de bois officielle qui filtre
ou étouffe les informations. Dans beaucoup de lieux, la politisation a
déformé, voire informé anachroniquement la vérité. Mais le passé
dans sa globalité revient toujours, comme un boomerang, et les morts,
« visages de l’Autre » (Michel de Certeau), nous parlent encore.
Exemple frappant de ce syndrome dans un scénario mnémonique
récent, totalement inversé, que fait surgir le cas Duverger : la Faculté
de Droit de la ville est en train de connaître l’affaire symbolique de la
« débaptisation » de l’amphithéâtre du doyen pétainiste Roger Bon-
nard, « le juriste de Vichy », question dont s’est emparée depuis le
procès Papon en 1997, l’Organisation socioculturelle de Bordeaux IV
(OSB IV) en son « objection de conscience » – demande refusée par
les autorités concernées, dont deux anciens présidents juristes. La ten-
dance serait donc plutôt, côté étudiants surtout, à construire « un de-
voir de mémoire » bien informé, concernant l’ensemble du problème,
rejeté au nom de la fermeture des écoutilles qui règne dans la Faculté
concernée, noyée dans ses propres mythes de façon sclérosée et ir-
réelle – alors que de surcroît, est éventuellement à l’ordre du jour dans
le futur la question de la débaptisation de deux autres amphithéâtres
(ceux portant les noms d’Henry Vizioz, assesseur pétainiste du Doyen
Roger Bonnard et de Joseph Lajugie, chef adjoint du Cabinet de la
préfecture de la Gironde, superviseur à ce titre de l’« aryanisation »
des biens juifs mais aussi des questions de propagande pétainiste, de
1941 à 1942 – dont, de surcroît, le nom a été donné à la rue montante
qui mène à la Faculté de Droit à Périgueux). Une précision : c’est Ro-
ger Bonnard, répétons-le, qui, à la demande du directeur de Cabinet de
la préfecture de l’époque, Georges Reige (condamné à mort à la Libé-
ration par la Justice), a livré des noms de jeunes licenciés ou docteurs
en droit qui lui furent demandés pour être employés supplétifs à la
préfecture dans les nouveaux postes exigés par le régime (dont le fa-
meux « Service des Affaires juives »).
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 30

À l’inverse, à l’Institut d’Études politiques de Bordeaux, à cin-


quante mètres de là, les propos à la presse du directeur actuel, lors du
décès de Duverger-Orgène – termes unilatéraux par rapport à l’un de
ses propres articles antérieurs sur le sujet 15 –, laissent à penser que le
mot d’ordre convenu, partagé par une majorité d’étudiants et d’ensei-
gnants de cet établissement, est plutôt « un devoir d’oubli ». Ne faut-il
pas sauver là encore, « l’image » de l’Institution en sacralisant son
fondateur, présenté à l’occasion de sa mort comme « le pape », « le
père de la Science politique en France » ou « le principal politologue
français de la deuxième moitié du XXe siècle » (sic) – alors qu’il en est
déontologiquement le fossoyeur, à l’image des deux fossoyeurs de la
pièce de Shakespeare, Hamlet, ce prince du Danemark qui prononce le
fameux : « To be or not to be » (dans la Scène 1 de l’acte III) 16 ?
Ce rituel discursif de fin 2014 renouvelle et rappelle l’arrogance et
l’insouciance scientifiques déjà apparues lors du quarantième anniver-
saire de l’IEP en 1988 (en plein procès de Duverger contre le mensuel
Actuel !), qui réunit à l’occasion trois anciens directeurs autour de son
fondateur, cérémonie « optimiste », qui caviarda les engagements de
ce dernier dans les années trente et sous l’Occupation 17.
Résumons-nous. Donc, d’un côté, la Faculté de Droit veut punir le
Maître Roger Bonnard, de l’autre, l’IEP disculpe son Disciple, Mau-
rice Duverger, pourtant plus engagé que lui encore avec Vichy…
Deux institutions différentes, deux discours mémoriels inversés !
Pour y voir clair, il est bon de rappeler cette remarque précieuse
d’Antoine Prost :

« L’impartialité (plutôt que l’objectivité) de l’historien ré-


sulte d’une double attitude, morale et intellectuelle. Morale
d’abord : de Seignobos à Marrou, tous les auteurs qui ont écrit
sur l’histoire ont tenu un discours éthique. Ils ont insisté sur la

15 Cf. Vincent Hoffmann-Martineau, A Short Biography of Maurice Duverger,


French Politics, 2005, 3, p. 304-309, Pacgrave Macmillan Ltd, 2005. Hélas,
l’auteur, enclin à la connivence dans ses citations, passe vite sur la réalité des
faits et ne cite pas les sources qu’il utilise…
16 Cf. l’article de Bernard Lasserre dans Sud-Ouest du 22 décembre 2014,
« Maurice Duverger, Père de la Science politique ».
17 Cf. le compte-rendu de Sud-Ouest du 21 octobre 1988.
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 31

nécessité pour l’historien de prendre en compte la position de


tous les acteurs, de faire preuve d’honnêteté intellectuelle, de
mettre entre parenthèses leurs propres opinions, de faire taire
leurs passions, et pour cela de s’efforcer d’abord d’élucider et
de dépasser leurs implications personnelles. Bien que moralisa-
teurs, ces conseils ne sont pas inutiles. On voit encore trop
d’historiens qui, emportés par leurs passions, commettent des
erreurs de faits qui les discréditent [*].
[* En note] On en prendra pour exemple la controverse sur Vi-
chy qui a conduit un historien comme Zeev Sternhell à invoquer
des faits qui sont faux à l’appui de sa thèse : “L’équipe d’Esprit se
joint jusqu’aux derniers jours de 1942 à l’œuvre de la Révolution
nationale” (Le Monde, 21 septembre 1994), alors que la revue a
été interdite par l’amiral Darlan en août 1941 et son directeur ar-
rêté en janvier 1942), ainsi que le lui objecte Michel Winock (ibid.,
5 octobre 1994). Les historiens qui prennent de telles libertés avec
la vérité signent leur propre condamnation.
Mais l’appel à l’honnêteté et à la rigueur est aussi d’ordre
intellectuel. C’est d’abord le choix d’une posture intellectuelle,
et non morale ou politique. S’il vise l’impartialité, l’historien
doit résister à la tentation de faire servir l’histoire à autre
chose qu’elle-même. Quand on critique la prétention de l’his-
toire à être une science, on oublie souvent que cette revendica-
tion a servi historiquement à rompre le lien qui faisait d’elle
une maîtresse de vie, un recueil de bons exemples. Il est
d’usage d’ironiser sur les illusions de Ranke qui prétendait dire
“comment les choses se sont réellement passées” ; mais le pro-
pos reste d’actualité si on le prend dans son contexte :
“On a attribué à l’histoire la mission de juger le passé,
d’enseigner le monde contemporain pour servir aux années fu-
tures : notre tentative ne s’inscrit pas dans des missions aussi
hautes ; elle cherche seulement à montrer comment les choses
ont vraiment été.”
La question du régime de vérité de l’histoire déborde cepen-
dant très largement celle de l’impartialité du chercheur et du
désintéressement de la recherche. C’est aussi une question de
méthode : la vérité, en histoire, c’est ce qui est prouvé  . » 18

18 Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Le Seuil, 1996, p. 288-289.
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 32

Il faut bien tenir compte des preuves dans les choses humaines, en
histoire politique ! Quelques mots à ce propos, sur tous ces points.
Maurice Duverger, jouant habilement des couvertures institution-
nelles et symboliques les plus multiples qu’il pouvait actionner, de par
sa renommée justifiée, n’a-t-il pas toujours tenté de dissimuler les
faits que nous avons évoqués le concernant, en se jouant de la Justice,
mais aussi, à l’inverse, en tentant de s’abriter derrière elle ? À voir…
Quant à cela, la science historique positiviste, telle que rappelée ici
par le témoignage d’Antoine Prost, a été très clairement définie, par
exemple, au XIXe siècle, par Charles Seignobos, comme aujourd’hui,
par l’historien italien Carlo Ginzburg. Serait-elle totalement coupée de
cette même Justice en termes de science forensique (de criminalis-
tique), c’est-à-dire de production de la preuve en matière de police
scientifique et de droit pénal, ici appliquée au monde de la politique
par les historiens 19 ? Notre réponse est simple : non, évidemment –
ceci, dit pour tous les étudiants qui parviendraient un jour à nous
lire…
Anomalie donc, concernant là Duverger, depuis le procès qu’il in-
tenta au journal Minute en 1967, jusque dans ses mémoires publiées et
épurées, L’Autre Côté des choses, parues chez Albin Michel en 1977,
nous l’avons vu, en passant par le procès final de 1988.
Plusieurs choses peuvent être rappelées brièvement.
Par rapport à notre modeste témoignage produit devant la XVII e
Chambre correctionnelle du Tribunal de Paris lors du procès contre
Actuel lancé en 1987 en termes de plainte par Duverger-Orgène, ainsi
que devant les caméras du journal télévisé de FR 3 Aquitaine le mer-

19 Cf. à ce propos, les deux ouvrages de Charles Seignobos, Introduction aux


Études historiques (corédigé avec Charles-Victor Langlois), et La Méthode
historique appliquée aux sciences sociales (seconde édition, 1909), tous deux
accessibles en libre accès sur le site Internet « Classiques des Sciences so-
ciales », fondé et dirigé par le Professeur Jean-Marie Tremblay, sociologue,
site de la bibliothèque numérique de l’Université Chicoutimi auQuébec. Et,
ceux, extraits et traduits en français, de l’œuvre mondialement connue du Pro-
fesseur Carlo Ginzburg, le grand historien de l’Inquisition italienne, dont
Mythes, emblèmes et traces (Paris, Verdier, 2010) et Le Juge et l’historien,
Paris, Verdier, 1998.
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 33

credi 19 octobre 1988 20, l’intéressé fut obligé de reconnaître, par un


processus de distillation dans son alambic mnémonique, la réalité que
nous avions ravivée de façon historienne et qu’il avait jusque-là dissi-
mulée.
Relevons, à chaque étape de cette révélation livrée de façon sélec-
tive et tardive, l’utilisation habile de la brèche ouverte par l’article 29
de la loi du 29 juillet 1881 sur la diffamation publique par voie de
presse, qui rend difficile, pour des faits de plus de dix ans, leur évoca-
tion et la discussion de leur véracité, alors que la loi (avec raison) de-
mande de façon jurisprudentielle à tout journaliste de se montrer
« prudent », « objectif » et « circonspect » lorsqu’il commente des
faits avérés.
Autre élément : jouant sur les erreurs d’écriture et les déformations
éventuelles de la réalité de ceux qu’il avait attaqués en justice en écri-
vant sur lui et son œuvre, pensant, comme lors de son premier procès
de 1967, qu’un jugement favorable le « laverait » définitivement de
tout soupçon, Duverger-Orgène instrumentalisa ainsi des hauts res-
ponsables. Cette tactique alimenta la dissociation cognitive durvergé-
rienne : l’ouverture du parapluie des titres et de l’autorité de personna-
lités pouvant servir impunément de caution morale, mais ignorant les
faits dissimulés, tout cela devant « enfumer » la Justice, fille de l’ins-
tant, extrêmement fragile, car toujours livrée à des rapports de force…
Cela passa, au niveau symbolique, par la recherche de témoignages
de « Juifs d’honneur » (l’horrible et l’inadmissible terme !), devant
prémunir Duverger-Orgène, dans sa tête, de tout antisémitisme : ce fut
d’abord le cas de Charles Eisenmann, à la demande d’Hervé Beuve-
Méry en 1957, directeur du Monde… Même tactique lors du procès
contre Actuel en octobre 1988 (mensuel qui l’avait accusé à la fois de
commentaires complaisants du texte vichyssois précité contre les
« fonctionnaires juifs » dans la Revue du Droit public et de la Science
politique de 1941, mais aussi – à tort – d’avoir arraché les pages
concernées dans maintes bibliothèques du pays, pour que l’on ne
puisse y avoir accès…).

20 Nous en avons conservé l’enregistrement officiel d’un homme aux pieds du


mur, triturant les faits, document communiqué par Alain Cholon, de FR3
Aquitaine, preuve vidéo de son demi-aveu et de son demi-mensonge en même
temps.
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 34

Duverger-Orgène, dans cette logique, déploya donc en 1987-1988,


une ultime fois, de sérieux efforts pour faire citer une kyrielle de per-
sonnages « légitimes » censés le « couvrir » définitivement : Bernard
Tricot, Étienne Burin des Roziers (anciens secrétaires généraux gaul-
listes de l’Élysée), Maître Bernard Chenot, Pierre Chatenay, l’ambas-
sadeur Dabezies, Jean-Paul Enthoven… Ainsi que maintes lettres de
soutien (du professeur Jean Rivero, des conseillers d’État Chavanon
– son copain du temps de Roger Bonnard à Bordeaux –, de Combar-
nous, celui aussi des doyens juristes si honorables, Vedel et
Grapin…), comme des écrits de Bordelais respectables devant l’adou-
ber et lui remettre inopinément leurs missives de créance (Jacques
Chaban-Delmas, Jacques Ellul, Jean Lacouture 21). Tout ce déploie-
ment, pour « impressionner » à contresens… Défense oblige. En défi-
nitive, par le truchement de ces moyens, la tactique que Duverger
avait calculée l’emporta relativement un temps, jusqu’aux lézardes ul-
térieures.
Face à tous ces « témoins » de « pure autorité », cités avec force
par le défenseur du plaignant, Maître Charrière-Bournazel, devant la
XVIIe Chambre correctionnelle du Tribunal de Paris (présidée à
l’époque par Alain Lacabarats, avec, pour substitut le contradictoriel
Philippe Bilger), émergea la défense d’Actuel, menée par Maître
Charles Libman (assisté de Maître Maguy Bizot) 22.
Maître Charles Libman, immense défenseur des Droits de
l’Homme, fête aujourd’hui ses soixante-dix ans de Barreau, entrant
ainsi dans l’honorariat, au 1er avril 2015. Lui qui a plaidé pour les vic-
times dans les procès contre Touvier et Barbie accusés pour « Crime
contre l’Humanité, » a reçu un hommage émouvant, sur le fond, de la
part du Barreau de Paris, le 19 juin 2012. Rappelons, à l’écoute de la
cérémonie concernée, qu’il fut forcé de s’inscrire à la Faculté de Droit
21 Dans sa lettre du 18 octobre 1988, Jacques Chaban-Delmas, alors Maire de
Bordeaux, écrivit au Président de la Cour, en substance : « Je me dois de té-
moigner de ce que M. Maurice Duverger, à Bordeaux, jouit d’une grande re-
nommée et de l’estime générale ». Sans être prolixe (d’autant que c’est lui qui
fut responsable de l’épuration pour la Faculté de Droit en 1944…, et non sans
humour, quand on sait que Duverger finit comme député européen sur les
listes du Parti Communiste italien), Jacques Ellul rappela simplement dans sa
propre lettre que les communistes, pourtant « très sévères » lors de l’épura-
tion, n’avaient rien eu à reprocher à Maurice Duverger…
22 Cf. à ce propos le site Internet : dailymotion.
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 35

de Toulouse, devant quitter Paris à cause des mesures de Vichy


concernant les étudiants juifs. Il connut dans cette province, en tant
qu’étudiant, le professeur de Droit constitutionnel, André Hauriou, qui
entra ultérieurement dans la résistance et dirigea le mouvement
« Combat » de Haute-Garonne puis gagna Alger, lui qui était le fils du
célèbre publiciste catholique, Maurice Hauriou. Et, sur convocation
respectueuse du Doyen de Toulouse d’alors, le Professeur Chagnol, en
novembre 1942, il fut averti par ce dernier que les Allemands entre-
raient dans la Cité… le lendemain. Charles Libman put ainsi s’enfuir
aussitôt, gagner clandestinement le Tarn-et-Garonne, protégé qu’il fut
de façon extraordinaire par une chaîne de refuges de la part de divers
amis. Il entra alors dans des conditions de vie difficiles, mais aussi
dans la Résistance. Rappelons que Mgr Salliège de Toulouse (qui fut
nommé dans l’ordre des Compagnons de la Libération par le Général
Charles de Gaulle), s’était engagé en juillet précédent dans un prêche
mémorable lu dans toutes les paroisses autour de Toulouse en faveur
des victimes juives de Vichy, au moment précisément des rafles et des
activités inhumaines de ce régime aux ordres des Allemands, juste
après la rafle du « Vel-d’Hiv », si tristement célèbre concernant Paris.
Et redisons-le, n’oublions pas, concernant Bordeaux, l’attitude soli-
daire de Mgr Feltin envers les Juifs persécutés et son ami le Grand
Rabbin Joseph Cohen, dont nous avons déjà évoqué les actes de soli-
darité réciproque concernés, qui fut à l’origine de ladite protestation
menée par le conseil des Archevêques et Évêques de France en la cir-
constance 23.
Nous nous sommes ainsi trouvés en 1988, à la demande de Maître
Serge Klarsfeld et par la bienveillance de Maître Libman, être un mo-
deste témoin pour Actuel, à côté d’abord de Madeleine Barrot : cette
Grande Dame de la solidarité protestante, créatrice dévouée de la
CIMADE sous l’Occupation. De concert avec le Pasteur Marc Bœ-
gner 24, face à Vichy, contre vents et marées, avec l’appui de l’Église
23 Cf. notre étude, Approche qualitative de la tentative d’anéantissement de la
communauté juive de Bordeaux (1940-1944). L’engagement du Grand Rabbin
Joseph Cohen (1876-1976), édité dans le Site Internet, Classiques des
Sciences sociales, de l’Université Chicoutimi au Québec, téléchargeable.
24 Cf. l’ouvrage incontournable pour la compréhension des actes criminels de
Vichy, les Carnets du Pasteur Bœgner, publiés par son fils Philippe, Paris,
Fayard, 1992. Ce Pasteur extraordinaire se concerta sans cesse avec Made-
leine Barrot dans son combat, et se dévoua aussi totalement aux victimes du
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 36

catholique – dont Mgr. Gerlier, Archevêque de Lyon et Primat des


Gaules –, celle-ci se battit avec tous les réseaux du Refuge protestant,
tant dans les zones de la France coupée en deux, qu’en Suisse ou en
Allemagne, organisant des filières d’évasion par la Suisse en faveur
des Juifs de France persécutés. Et, visitant activement les camps de
malheur de la zone sud, elle se dévoua corps et âme pour sauver qui
elle pouvait, jour et nuit, sans qu’aucun journaliste du temps du procès
de 1988 – tous imbus des « arguments d’autorité » – n’ait eu un mot
pour elle, ni fait mention de son témoignage. Madame Barrot est heu-
reusement aujourd’hui, pour tous les temps, honorée du titre de
« Juste parmi les Nations ». Cependant, face à la réalité des citations
contradictoires des divers témoins lors du procès contre Actuel, elle se
positionna contre Jacques Ellul, cité par Duverger comme un de ses
alibis principaux – pourtant lui aussi nommé ultérieurement avec rai-
son « Juste », mais ficelé en 1988 par les pouvoirs locaux d’alors, fai-
sant ainsi perdurer « le mythe de Bordeaux » – qu’il avait pourtant
« démystifié » dans son ouvrage si problématique et détaché, L’Illu-
sion politique 25.
Autre témoignage percutant face à Duverger-Orgène lors du procès
contre Actuel : celui du philosophe André Glucksmann. Ce dernier, ar-
rêté avec sa mère sous l’Occupation, mais ayant échappé miraculeuse-
ment aux textes honteux qu’avait commentées Duverger en 1941 à la
demande de son maître bordelais, le publiciste Roger Bonnard, il ne

régime en question, tout en tentant de demander – ce qui était son rôle en tant
que chef de la communauté protestante de France – des explications aux ac-
teurs de l’époque, Pétain en tête, en passant par Laval, Pucheu, Bousquet et
consort – ce que lui permettaient ses fonctions historiques. Boegner agit aussi
en la matière, en toute confiance avec Mgr. Gerlier, Archevêque de Lyon, aus-
si impuissant que lui, concernant la mort de milliers de personnes dont ils
étaient tous deux conscients. Il témoigne dans ses Carnets d’époque (témoi-
gnage d’autant plus précieux) de ses efforts, vains, mais qui révèlent sa haute
dignité morale, à la place où il fut destiné un temps, lui qui savait tout, très tôt,
par les pasteurs protestants allemands et la Croix Rouge, via la Suisse, sur la
« Shoah ».
25 Cf. Michel Bergès, Le Pétainisme à Bordeaux, à paraître. Cf. également
Jacques Ellul, L’Illusion politique, Paris, La Table ronde, 2012 (réédition), ou-
vrage qui montre l’incompréhension totale de la politique et de ses enjeux à
Bordeaux de 1944 à 1947, de la part de cet auteur encensé aujourd’hui par
certains, mais très estimable, dans les valeurs qu’il défendit alors, évidem-
ment.
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 37

mâcha pas ses mots, en la circonstance, situé, comme pour tous les té-
moins, à deux ou trois mètres du juriste vichyssois dans une salle peu
spacieuse (celle de la XVIIème Chambre correctionnelle du Tribunal de
Paris, « réservée » aux questions concernant la Presse…). Écoutons-
le :

« Heureusement que le gendarme qui nous a humainement


libérés, ma mère et moi, au lieu de nous arrêter, n’a pas lu
votre article. Dans ce cas, il aurait compris que je n’étais pas
de “race française”, mais de “race juive”. On ne peut pas ou-
blier certains événements du XXe siècle, et d’abord l’existence
des camps d’extermination. Là, il y a deux attitudes. Celle qui
consiste à minimiser les faits et à rejeter la faute sur les autres ;
celle qui consiste à reconnaître les faits et sa propre responsa-
bilité. Heidegger, qui fut membre du parti nazi, je le mettrais
dans la première catégorie. Soljenitsyne, qui fut stalinien mais
se servit de cette expérience pour écrire la plus formidable cri-
tique du stalinisme, je le mettrais bien sûr dans la seconde. Et
Duverger, je le vois plutôt du côté d’Heidegger… Rien n’oblige
un juriste à commenter une loi ignominieuse. Vous saviez que
c’était une loi cruelle, assassine. Vous avez pris le ton du fonc-
tionnaire qui fait fonctionner l’inhumain. Dans vos arguments
de défense, vous ne faites que reprendre les arguments des col-
laborateurs de dictatures ! Monsieur Duverger se rendait-il
compte qu’il s’agissait d’une loi assassine ? Vous étiez comme
le chef de gare de la Shoah – l’homme qui s’arrangeait pour
faire rouler les trains à destination d’Auschwitz. Il veillait à ce
qu’il n’y ait point de retard  – ce n’était pas facile. Il ne voulait
pas connaître les conséquences de ses actes. Vous étiez un fonc-
tionnaire de l’horreur. »

Il nous faut encore rapporter, lors dudit procès, le témoignage im-


portant du professeur Pascal Ory, spécialiste internationalement re-
connu de l’histoire des idées politiques 26, cité par le défenseur d’Ac-

26 Citons, parmi l’incontournable œuvre de Pascal Ory, concernant la France :


Les Collaborateurs, Paris, Le Seuil, col. « Points Histoire », 1980 ; en tant
que directeur, Nouvelles Histoire des idées politiques, Paris, Hachette, 1987 ;
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 38

tuel. Ory nous a révélé ex post qu’il fut aussi le témoin (au sens phy-
sique du terme) d'une âpre discussion entre Jean Paul Enthoven et An-
dré Glucksmann, d’où il ressortit que le premier se mordait les doigts
d’avoir accepté de témoigner, en tant qu’ancien assistant de Maurice
Duverger, et d’avoir soutenu la parfaite moralité « humaniste et philo-
sémite » dudit professeur, alors que le second, lui, manifesta ostensi-
blement au premier son plus complet mépris… Instants d’un procès,
humainement parlant.
Nous avons nous-même été contactés, juste après l’évenement de
1988, par un ancien étudiant de Duverger à la Sorbonne, stupéfait par
nos « révélations », malgré le fait que celles-ci furent caviardées par
les comptes rendus de la presse officielle, Le Monde en tête, par la
plume orientée de Jean-Marc Théolleyre, qui défendit loyalement son
journal, mais aussi hélas, par le journal Sud-Ouest de l’époque, qui,
lui, prétendit, de bonne guerre, que nous n’étions pas certain que Du-
verger était Philippe Orgène… 27 – attitude d’étouffement de la vérité
qui s’est perpétuée lors du décès de Maurice Duverger en dé-
cembre 2014, « mythe de Bordeaux » et « journal local » obligent, via
le directeur de l’IEP de Bordeaux !
En novembre 2003, dans un article important de la revue l’His-
toire, Pascal Ory, qui se trouva également aux côtés de Maître Charles
Libman lors des procès Touvier et Barbie pour crime contre l’humani-
té, se montra sensible dans la suite de cette affaire, au cas du dessina-
teur-caricaturiste « Chaval » (en fait Yvan Lelouarn – cité plus haut
–), qui avait publié les « dessins » antisémites indignes précités au
Progrès de Bordeaux. Insistant sur le secret qui avait relié Yvan Le
Louarn-Chaval et Duverger-Orgène, Pascal Ory alla à l’essentiel, écri-
vant notamment, en préambule de sa réflexion sur les deux compères :

« Quand donc les Français – au même titre, il est vrai, que
la plupart des autres peuples d’Europe et d’Asie naguère plon-
puis, Du fascisme, Paris, Perrin, 2003 ; La France allemande, Paris, Galli-
mard, col. « Archives », 1977 ; L’Art de la bande dessinée, Paris, Éditions
Mazenod, 2012 ; et aussi, sa très grande thèse, La Belle Illusion, Culture et
politique sous le signe du Front Populaire, Paris, Plon, 1994, que nous avons
compulsée de long et en large…
27 Cf. le compte-rendu rédigé par Jacques Belin (« Maurice Duverger contre Ac-
tuel »), dans Sud-Ouest du vendredi 21 octobre 1988.
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 39

gés dans le même drame – s’arrêteront-ils d’ouvrir les placards


dans lesquels sont restés cachés certains des secrets de l’Occu-
pation, pour les étaler au grand jour ? La réponse est simple :
ils s’arrêteront quand il n’y aura plus de placard à ouvrir
[…] »

Donnant la parole à Chaval, dans un entretien peu connu qu’il cite,


l’historien précisa :

« “Quant aux Bordelais, ils avaient la réputation d’être as-


sez collabos, et en fait je crois que c’était justifié”, affirmera
Chaval, dans ses entretiens avec Pierre Ajame […] . Puisqu’il
n’ajoute rien sur sa trajectoire personnelle, il y a quelque chose
de vertigineux à lire, quelques lignes plus loin : “J’avais donc,
mentalement, un côté collabo moi aussi. – Et, pas une fois dans
votre vie, vous n’avez fait un acte politique ?” , lui demande
Ajame – “Non, répond Chaval, je n’ai même jamais mis les
pieds dans un bureau de vote. […] La chose publique ne m’in-
téresse pas, je n’ai jamais milité. Je suis toujours resté seul.”
Le trouble n’est pas moindre à la lecture de L’Autre Côté
des choses. Maurice Duverger y avoue son appartenance, avant
guerre, au Parti populaire français de Jacques Doriot. Pour la
période de la guerre, en revanche, il se contente de donner de
lui l’image d’un juriste sans doute trop préoccupé de sa car-
rière mais, quoi qu’il en soit, très hostile à la collaboration, et
ce dès 1940.
Aucune mention du Progrès, rien de très précis, non plus,
sur l’étude, mieux connue, publiée à l’époque sous son vrai
nom, où il commente, avec l’impassibilité qui sied à un strict
technicien du droit, le nouveau statut imposé aux fonctionnaires
depuis – terminologie intéressante par son ambiguïté – la “Ré-
volution” de 1940.
André Malraux a eu des mots sévères pour le fouaillage des
origines, qui ne ferait remonter à la surface qu’“un misérable
petit tas de secrets” ; mieux connaître son enfance s’est pour-
tant révélé indispensable à l’analyse du personnage qu’il en-
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 40

tendit jouer par la suite. Fournir au public le chaînon man-


quant dans des biographies de l’importance de celles de nos
deux héros est, tout simplement, une obligation morale. L’être
humain n’a pas de secrets ; il n’a que des trous de mémoire.
Un dernier point : c’est à Bordeaux que Chaval est revenu
passer les derniers mois de sa vie, et c’est là qu’il s’est suicidé,
aux premiers jours de l’année 1968 28. »

Poursuivons les choses, brièvement, concernant Yvan Le Louarn.


Nous avons sous les yeux le n° 2 de la revue Carton. Les Cahiers du
Dessin d’humour (premier trimestre de 1975), consacré à Chaval.
L’ensemble a été réalisé de façon exceptionnelle en collaboration avec
madame Le Louarn-mère, Maurice Duverger, Alain Mignien, Marc
Granet, Jean-Claude Simoën, Les Frères Jacques, Pierre Ajame, et
Henri Brusley, de Bordeaux, apparenté avec Duverger, qui fut, lui,
l’exécuteur testamentaire de Chaval. Voici l’avant-propos de ce der-
nier, à l’occasion, concernant cet « admirateur de Céline » :

« Qui était Chaval ?


Cela n’importe pas. Seul, ce qu’il a fait importe. Il a écrit
lui-même, notamment dans son Petit Bilan – ce qu’il voulait
qu’on connaisse de sa vie. Le reste est son domaine privé, fer-
mé, qu’il défendait contre les intrus. Il vivait dans un monde
clos – un “œuf” disait-il – avec Annie, sa femme, un petit
groupe d’amis généralement très anciens, son chien, ses
crayons, son stylo, sa caméra et ses personnages. Les autres ?
– “Tous des cons, disait-il, sauf nous”. Il le pensait. Mais à tra-
vers ses dessins, on croit voir transparaître parfois une indul-
gence, une pitié pour ces “cons”. Comme Céline, qu’il admi-
rait.
Chaval est-il un misanthrope tendre ?
“Si mes dessins sont meilleurs que les autres, c’est qu’ils
vont jusqu’au bout : ils détruisent tout. Mais ils vont jusqu’au

28 Pascal Ory, « Petits tas de secrets sous l’Occupation », L’Histoire, 2003, n°


281, nov. 1983, p. 18 et sq.
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 41

bout parce que j’y vais moi-même, et que je me détruis aussi” :


je rapporte ce mot de lui (en 1965) parce qu’il peut éclairer son
œuvre. Encore qu’il me semble trop dur.
Chaval s’est détruit lui-même, mais son œuvre ne détruit pas
tout. Si ridicules, si lamentables, si absurdes que soient les fan-
toches qu’il a créés, ils restent souvent impitoyables. Oiseaux à
l’œil rond, ahuris, perdus, solidaires, paumés ; pharmaciens
fuyant d’incompréhensibles orages ; petits bonshommes étri-
qués et méticuleux, figés dans une gigantesque médiocrité :
l’implacable précision du trait les délimite avec cruauté. Pour-
quoi faut-il qu’ils nous paraissent fraternels, cependant ?
Tous des cons, oui. Mais pas des cons méchants semble-t-il.
Est-ce une illusion ? ».

« Cruauté », « implacable », « paumés », « fantoches », « cons »,


comparaison des hommes à des « oiseaux » 29… Bestiaire étrange…
Qui parle ici, en de tels termes, avec une distance arrogante mais fac-
tice, de désenchantement, d’amertume explicite, de dénigrement sys-
tématique, de mots pessimistes (« moi n’amuse pas moi »), nihilistes
par rapport à la vie et au bonheur des femmes et des hommes ? Se-
rions-nous en présence de « moines du rien » nihilistes (Emmanuel
Mounier) avec le couple Duverger-Chaval ?
Pourtant, à la lecture des entretiens avec Pierre Ajame que nous
avons effectuée dans son ensemble, on a l’impression de se trouver
face à un être « ordinaire », simple, limité humainement parlant,

29 Cette réduction des hommes à des oiseaux n’est pas originale, malgré son as-
pect symptomatique. Comme nous l’a fait judicieusement remarquer notre
collègue et ami Pierre Cabrol, Yvan Le Louarn a pu s’inspirer de l’ouvrage
d’Anatole France, célèbre en son temps, L’île des Pingouins, publié en 1908.
Aucune référence explicite n’est avancée en la question dans l’ouvrage de
Pierre Ajame, Entretiens avec Chaval. Portrait de l’artiste sans légende (Pa-
ris, Alice Éditions Chêne, 1976), enregistré à Paris pendant trois semaines en
1966, agrémentés de 41 photos, dessins et reproduction d’eaux fortes, dont
certains confiées à l’éditeur par Maurice Duverger – exécuteur testamentaire
de « Chaval » –, publié après le suicide du dessinateur, en raison des scrupules
de l’interviewer. Mais cela n’est pas une preuve négative en soi. La question
concernant le modèle d’Anatole France n’a pas été posée à « Chaval » par le
journaliste indiqué, mais elle reste sur le fond, très plausible…
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 42

égoïste, caractériel, recroquevillé sur sa petite personne dans son ap-


partement perdu dans Paris et dans un Bordeaux imaginaire. Un indi-
vidu donc peu communicatif, qui refuse de sortir « dehors », qui
crache son humeur et on venin inutile contre tout le monde, selon les
jours. Bref, nous sommes en face d’un dessinateur talentueux peut-
être, mais pessimiste, dépressif, cyclothymique, un roi du mépris de
l’humanité, qui humilie l’homme. Mais qui, soudain et subreptice-
ment, par intérêt (pour faire « passer » et financer ses dessins) s’af-
fiche explicitement dans ses propos enregistrés, comme un confor-
miste « béni-oui-oui » opportuniste (cf. ses aveux de soumission à
l’ordre social représenté par Le Figaro qui lui finançait ses produc-
tions au cas par cas !). Il s’agit d’un humoriste sans humour, décalé,
sans distanciation, peu généreux, qui, au-delà des calembours-alibis
sur lesquels il appuie souvent ses dessins, facilement, au jour le jour,
comme pour fuir, refuse soi-disant de politiser son œuvre et s’abrite
derrière des « jeux de mots » hors du dessin, faits de calembours fa-
ciles. Il avoue à son confident admiratif et naïf, Pierre Ajame, ému par
lui-même, n’avoir jamais voté de sa vie (lui qui fit partie cependant de
la suite du Maire Marquet avec « l’Équipe » du Progrès de Bordeaux
sous l’Occupation et qui, devant son interviewer, a caviardé ces faits
de politisation effective – nourrissante en son temps !).
Le Louarn oublie ses critiques choquantes contre les autorités – par
souci alimentaire. Comme en une certaine lâcheté et complaisance af-
fichée, il déclare ne s’attaquer, avec facilité débonnaire et convenue,
qu’au « peuple », qu’au « Français moyen », qu’il vomit ainsi, contre
lequel il se défoule de l’extérieur et anonymement, comme par com-
pensation de ses propres limites personnelles, et aussi de celles collec-
tives de ses amis bordelais du temps de l’Occupation, les couards si-
gnant avec des pseudonymes leurs articles de l’époque, si orientés et
explicites, pourtant.
Un héros du dessin social ? Peut-être, mais à l’envers, lui qui res-
pecta les pouvoirs existants, le catholicisme et les prêtres compris tels
qu’il se les imaginait… Ce qu’il avoue sans fard à Pierre Ajame, alors
qu’il dit être devenu lui-même « incroyant », pour des raisons gro-
tesques qu’il explique, alors qu’il fut antérieurement ému par le catho-
licisme, réglant des comptes avec sa propre famille et sa propre socia-
lisation. Une girouette prête à dénigrer « des oiseaux » ? En tout cas,
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 43

nous restons en présence d’un scripteur de la trajectoire de l’ensemble


de ses amis, engagés dans le Progrès de Bordeaux…
Les deux complices, Le Louarn et Duverger, s’exprimèrent certai-
nement au nom de cette petite bourgeoisie bordelaise en mal d’ascen-
sion sociale et d’identité dans leur ville d’origine, se construisant de
façon compensatoire et frustrée, en rabaissant systématiquement les
étrangers, les femmes (rejetées par une misogynie chronique), les
hommes de toutes classes confondues, les étrangers vaguement dési-
gnés. Pourquoi ce rejet intériorisé, incarné, si symptomatique ?
En plus des entretiens avec Pierre Ajame, ultérieurs, le document
constitué par Carton. Les Cahiers du Dessin d’humour, nous livrent
divers avis autorisés sur le dessinateur en question : ceux de Patrick
Rogiers, de François Rivière, d’Yves di Manno, d’Yves Frémion…
Au-delà de ces billets admiratifs pour l’artiste solitaire séparé de son
contexte, ne s’agit-il pas, résumant l’état d’esprit échevelé de
L’Équipe, d’un dessinateur du « mépris », qui exprima surtout la peur
vécue à Bordeaux pendant l’Occupation, et les angoisses liées à la
précarité du statut d’artiste dans ses engagements avec son épouse
(qui se suicida la première !), mais aussi, tout ce que ressentirent les
copains du Progrès, complices de comportements de stigmatisations
faciles et non avouables, mais compensatoires de leurs propres erre-
ments, voire de leur détresse, à l’ombre du pouvoir municipal d’alors
qui les instrumentalisa, naïfs qu’ils étaient, stigmate de leur fragilité
personnelle, en fait, au-delà des calembours et des pitreries condensés
dans les dessins d’Yvan Le Louarn, futur Chaval ?
Dernière précision concernant ce dessinateur sombre et maudit aux
yeux de certains : dans la logique de l’analyse de Pascal Ory et des té-
moignages que nous avions recueillis concernant Le Progrès de Bor-
deaux et le marquétisme local, grâce à un collègue et ami de droit pri-
vé à l’Université locale (Montesquieu Bordeaux IV et Michel de Mon-
taigne Bordeaux 3), Pierre Cabrol, nous avons communiqué librement
l’ensemble des quarante-sept dessins d’Yvan Le Louarn, parus dans
Le Progrès sous l’Occupation, à l’organisatrice de l’exposition d’An-
goulême concernant « Chaval », Madame Béatrice Rolin 30.
30 Cf. la lettre que nous a aimablement transmise le 15 octobre 2008 Madame
Béatrice Rollin, organisatrice de l’exposition « Chaval » à Angoulème. Celle-
ci nous a là précisé, dans un témoignage très compréhensif concernant « Cha-
val » : « Je ne veux pas refaire un procès qui a eu lieu. Je ne suis pas pour la
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 44

L’événement culturel en question fut programmé avec l’accord du


maire de ladite Cité, Philippe Lavaud, et de son Conseil municipal,
l’ensemble ayant été exposé au Musée de la ville du 25 octobre 2008
au 31 janvier 2009. Mérite d’être indiquée ici la présentation en
termes d’hommage historique mené par Madame Rolin, dans la pla-
quette officielle du Musée concernant l’exposition en question nous
sommes effectivement en présence d’un artiste émouvant, qui alla jus-
qu’au bout de sa trajectoire unique et tragique – shakespearienne en
un mot, dans l’amour désespéré qu’il eut de son épouse, qui, répétons-
le, se suicida la première :

« Chaval au Musée d’Angoulême.


Le grand public, aujourd’hui, ne connaît guère de Chaval
que des dessins d’un humour décalé au charme intemporel. Il
ignore le plus souvent ses textes ciselés au vitriol ou encore son
œuvre très créative de publicitaire.
Si les débuts d’Yvan Le Louarn sont entachés par la produc-
tion entre 1941 et 1943 de dessins pour le très douteux organe
collaborationniste Le Progrès de Bordeaux, la suite de son
œuvre, signée après une dizaine d’années noires, sous le pseu-
donyme de “Chaval”, est celle d’un grand humoriste au talent
aujourd’hui unanimement reconnu.
À côté des dessins d’humour, l’Exposition du Musée d’An-
goulême fait aussi place aux illustrations terribles qu’il fit pour
“La mort est mon métier” de Robert Merle (France Dimanche,
1952-53) jamais exposées dans leur ensemble jusqu’à ce jour.
Elle montre un grand nombre d’esquisses et de documents qui
permettent de comprendre la lente élaboration d’un dessin ou
d’un texte.
Du 25 octobre jusqu’au festival de la bande dessinée, cette
exposition, dans une scénographie de J. M. Debaud et Pascal
Sablot, vous offre l’essentiel des dessins d’humour du Musée
double peine. Mais je pense qu’en ce moment de crise où l’on sent monter
toutes sortes d’idéologies malsaines, il est important d’avoir un langage pé-
dagogique et de montrer que dans certaines circonstances, certains et non les
moins doués, ont pu très dangereusement déraper. Vous parliez de pédagogie,
je crois qu’elle se situe bien là. ».
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 45

des Beaux-Arts de Bordeaux, complétés d’œuvres et de docu-


ments empruntés à la bibliothèque municipale de Bordeaux ain-
si qu’à des collectionneurs passionnés. »

Après la parenthèse sur ces événements ex-post, concernant l’atti-


tude de Maurice Duverger-Orgène et de ses relations avec l’artiste-ca-
ricaturiste Yvan Le Louar-Chaval (« le meilleur d’entre eux », dont
l’œuvre constitua pour son exécuteur testamentaire un « pactole » ex
post ?), nous avons l’impératif de revenir à l’essentiel.
Apparaissent évidemment de peu de poids et dérisoires les tenta-
tives, humainement compréhensibles de Duverger-Orgène de se « dé-
douaner » lui-même en imagination, pour sauver la face aux yeux de
soi, en simulant des postures « résistantes » ou « critiques de Vichy »
de la dernière heure, via des appels du pied pathétiques et reconstruits
en s’abritant derrière des hommes de la Résistance authentique…
Tout d’abord, caution suprême mise en avant par l’intéressé, le
Père Maydieu.
À ce propos, Hubert Beuve-Méry, fondateur et directeur du
Monde, qui avait été l’ami de Maydieu à Uriage, écrivit à l’intéressé le
18 octobre 1988, pour « étayer » sa défense (alors qu’en fait, il aggra-
vait son cas sans le deviner…) :

« Cher Ami,
Sachant que vous avez engagé un procès en diffamation por-
tant sur des thèmes essentiellement juridiques, et touchant la
question juive, je me permets de rappeler que c’est un domini-
cain, le Révérend Père Maydieu, qui vous a recommandé au-
près de moi pour vous faire entrer dans l’équipe du Monde. Le
père Maydieu m’avait assuré d’autre part que vous aviez mis
fin dès 1938 à une participation de jeunesse au PPF. Vous avez
pu ainsi entrer en 1945 au Journal, où vous avez assuré une ex-
cellente collaboration.
Lorsque diverses protestations se sont élevées plus tard, no-
tamment en 1957, j’avais demandé l’avis de Charles Eisen-
mann, lui aussi professeur de droit public à la Faculté de Droit
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 46

de Paris. L’avis de celui-ci était catégorique 31. Je n’en ai pas


moins posé aussi la question à Vladimir Jankélévitch, qui avait
été mon jeune collègue à l’Institut français de Prague. Sans en-
trer dans le détail des discussions techniques qui n’étaient pas
de son ressort de philosophe, il s’était rallié sans réserve aux
conclusions d’Eisenmann. Il va de soi que vous pouvez faire
état de cette lettre si vous le jugez à propos.
Cordialement à vous. »

Mais là, rien, une fois de plus, concernant « Philippe Orgène »…


Que penser encore de la prétendue « saisie par la Milice » en 1944,
d’un « Que sais-je » sur les Constitutions de la France… qui n’a ja-
mais été suivie, étrangement, ni d’arrestation, ni de menaces, et qui

31 Face aux interprétations critiques de publications comme Le Journal du Parle-


ment, La Tribune sioniste et Le Populaire parues en 1957, quant à l’article de
Duverger concernant les mesures de Vichy contre les fonctionnaires juifs dans
la Revue de Droit public de 1941, Le Monde fit constituer un dossier ouvert
aux lecteurs qui le demandaient, et qui comprenait une analyse dudit article
par Charles Eisenmann. Ce dernier, professeur de Droit public à la Faculté de
Paris, écrivit notamment : “Aucune phrase de l’article incriminé n’exprime ou
n’implique approbation des lois raciales par son auteur.” Il est évident que
Charles Eisenmann ne fut jamais mis au courant de la participation de Duver-
ger-Orgène au Progrès de Bordeaux…
Même scénario lors du procès de l’impétrant évoqué plus haut contre le
journal d’extrême droite Minute, le Tribunal de Paris ayant considéré là que
l’article de 1941 constituait « une étude purement juridique, technique et cri-
tique de la législation raciale alors en vigueur et ne révél[ait] pas, contraire-
ment à l’analyse faite par le prévenu, une quelconque prise de position favo-
rable à ces mesures. »
Dans l’ouvrage collectif, Religion, société, politique. Mélanges en hom-
mage à Jacques Ellul, Paris, PUF, 1983, Maurice Duverger consacra tout son
article, « La perversion du droit », p. 707-718, à réfuter les arguments de ses
contradicteurs antérieurs. En vain… mais en ajoutant des arguments politiques
de circonstances, ce qui montre qu’il était tout de même torturé par la ques-
tion. Pour se dédouanner, il précisa qu’il fut même… invité à donner quelques
cours à l’Université de Jérusalem… en 1978. Exemple de démonstration ex-
post, indirecte, « par l’absurde » ou par ricochet, une fois encore. Si « le droit
de Vichy » ne fut pas du droit mais bien de l’idéologie, on peut se demander si
la perversion se trouve vraiment du côté du « droit », ou de celui des juristes
qui cautionnèrent le Régime en question…
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 47

n’a laissé aucune trace archivistique relevable, alors que Duverger


dans le chemin de croix de sa repentance, le met indûment en avant ?
Et aussi, quid de la course à cette même repentance intéressée dans
la foulée et sous la robe du Père Augustin Maydieu à Bordeaux…,
« confesseur politique » déclaré de Duverger par lui-même. Mais ren-
contré surtout après… la Libération, personnage si honorable, surdi-
mensionné dans l’article duvergérien de 1998, « Un révélateur
d’hommes », texte empreint de la même dissociation cognitive (mais
tout de même avec des aveux filtrés concernant l’article de « Philippe
Orgène » contre Julien Benda, de juillet 1941, enfin reconnu !), dans
l’ouvrage d’hommage à ce résistant dominicain, si touchant au regard
de sa vie et de son engagement, dont le culpabilisé parle comme de
son « directeur de conscience » 32 ?
En voici un extrait publié dix ans après le procès contre Actuel, en
1998, qui avoue enfin par la bouche de Duverger, ce que ce dernier
avait dissimulé jusque-là concernant sa participation personnelle et
non pas uniquement « collective » au Progrès de Bordeaux – ses
« omissions » calculées et son mensonge se révélant ainsi par étapes
progressives, inverses à la logique judiciaire malhonnêtement enclen-
chée par Duverger-Orgène pour se dédouaner – :

« Plus vague était l’information du Père sur mon apparte-


nance à l’équipe issue de la Compagnie du Bon-Vouloir, troupe
de comédiens amateurs d’un niveau quasi professionnel animée
par un disciple de Jacques Copeau. J’y étais entré juste avant
la guerre en jouant le sir Andrew Aguecheek de La Nuit des
rois avant d’incarner dans l’été 1941 le Clarin de La Vie est un
songe, bouffon ironique et détaché auquel le destin donne une
grandeur finale en le frappant à mort au moment où il prétend
fuir le combat entre les partisans du roi et ceux de la liberté.
Quelques semaines auparavant, les compagnons avaient accep-
té de transformer leur propos d’avant et après répétition en ar-
ticles d’un petit hebdomadaire local publié par la municipalité,

32 Cf. dans l’ouvrage collectif, Jean Augustin Maydieu. Actes des colloques, nu-
méro spécial de Mémoire dominicaine. Histoire. Documents. Vie dominicaine,
réunis par David Gaillardon, Paris, CERF, 1998, p. 303-313, l’article à nou-
veau justificateur de Duverger, « Un révélateur d’hommes », p. 303-313.
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 48

l’un d’entre eux étant devenu son rédacteur en chef comme at-
taché au cabinet du maire.
L’expérience valait d’être tentée, puisqu’ils étaient les
maîtres d’une double page centrale, à en-tête de « l’Équipe »
définie par un manifeste inaugural proclamant : “Nous qui,
chaque semaine, tenterons ici de faire comprendre et aimer
l’art de France, en toutes les apparences variées qu’il revêt
théâtre, littérature, musique, cinéma, peinture, sculpture, etc.,
nous avons tenté de former une équipe. Chacun y apporte sa
contribution, mais en acceptant les modifications et les correc-
tions qui permettront à cet accord de s’intégrer dans l’œuvre
commune”. Jusqu’alors, il y avait eu peu de divergences entre
les équipiers, qui ne parlaient guère de politique sauf dans le
style de l’humour définissant la révolution nationale par la tri-
logie “bibliothèque rose, terreur blanche et marché noir”. J’es-
pérais pour ma part faire passer sous un pseudonyme collectif
des idées alors proscrites en usant d’un double langage dans le
genre de celui que Maydieu développera dans les cahiers de
“Rencontres”.
L’invasion de l’Union soviétique par l’Allemagne, le 22 juin
1941, révéla brusquement la faiblesse de notre petit groupe. Il
refléta la fracture d’une nation qui risquait de se dévoyer dans
une guerre civile. Téléphonant ma joie ce matin-là au rédacteur
en chef en lui expliquant qu’Hitler, comme Napoléon, allait
s’épuiser en coups de poing dans l’édredon russe, je fus interlo-
qué par la réponse : “Tu préfères le NKVD à la Gestapo ? ”. En
répliquant : “Oui, parce que le NKVD est à Moscou et la Gesta-
po à Paris”, je pressentais que l’équipe était condamnée. Je
m’en aperçus quand je tentais le plus audacieux des articles co-
dés, sous le titre La Trahison des clercs, appliquée à deux caté-
gories de déserteurs : ceux “qui ont pris le bateau ou l’avion
pour l’Amérique, aux heures lourdes où le malheur étreignait
la patrie”, ceux “qui sont restés mais n’espèrent pas autre
chose que la résurrection pure et simple du passé”. Le silence
sur ceux partis rejoindre de Gaulle était éloquent à l’époque,
où nul ne parlait de fuir aux États-Unis, mais où la radio de
Londres était généralement écoutée tous les soirs. On compre-
nait par lui que ces derniers incarnaient “l’effort opiniâtre
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 49

pour faire jaillir la clarté hors des brumes de l’avenir” magni-


fié sans le situer. Pour que ces phrases passent, je dus les dissi-
muler derrière des premières lignes fustigeant l’auteur du livre
dont j’avais emprunté le titre : ce Benda que je détestais
d’ailleurs parce qu’il était l’ennemi hargneux de Bergson, mon
maître à penser depuis la philo.
Maydieu blâma cet excès. Il apprécia au contraire que, libé-
ré du contrôle de l’équipe par mon départ à Paris, j’aie masqué
derrière la critique du terme “pluralisme”, accusé de couvrir
une “pagaïe sympathique”, la défense de la réalité qu’il im-
plique, en écrivant : “Je repousse cependant la doctrine du
mouvement unique parce qu’elle n’aboutirait pas à l’ordre,
mais à sa caricature : l’uniformité. Je ne veux pas pour la jeu-
nesse de France du nivellement des esprits, de la péréquation
des cerveaux et du caporalisme idéologique où s’enliserait iné-
luctablement un mouvement unique. Je crois que la liberté de la
pensée est aussi nécessaire que la discipline de l’action pour
assurer le relèvement du pays. Cette liberté de l’esprit est en ef-
fet une des traditions françaises les plus profondes, et nous ne
saurions la renier sans nous renier nous-mêmes” (17 et 24 jan-
vier 1942). À mon retour à Bordeaux, je fus sollicité par ses
membres résistants de reprendre contact avec l’équipe pour
l’empêcher de s’enfoncer dans la Collaboration. Encouragé
par Maydieu à le faire, j’obtins ainsi le sabordage du journal
en mars suivant [souligné par nous]. »

Beaucoup de déformations et de triturations, encore une fois,


énormes par rapport aux faits, mais une reconnaissance de l’engage-
ment frelaté de l’Occupation, si difficile à digérer et à légitimer ex
post, qui avança légèrement. Répétons-nous : c’est le Maire Marquet
qui arrêta la publication de « son » hebdomadaire… après la bataille
de Stalingrad, en précisant à « l’Équipe » des jeunes que tout était ter-
miné et qu’il fallait plier les valises… (nous en avons personnellement
la preuve de la part de Marquet lui-même, à travers les notes retrans-
crites qu’il réunit dans un carnet concernant ses impressions sous
l’Occupation, jusqu’à son arrestation en 1944 à Bordeaux, indications
de l’instant livrées à Marc Granet). Mensonge, encore donc, sur la fin
du Progrès…
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 50

Voilà cependant l’aveu partiel – tardif tout de même ! – que Du-


verger fut bien « Philippe Orgène », et aussi le rédacteur « non collec-
tif » des articles du Progrès, dont le fameux texte contre Julien Benda
précité, « La Trahison des clercs ».
Enfin ! Dans le même document justificatif, nous avons de la part
de l’auteur, en prime, ce bouquet final, incroyable, oubliant là encore,
en récidive, les errements politiciens de 1934 à 1944 :

« Dans ma mémoire, ont aujourd’hui une même place essen-


tielle la promenade de 1944 sur les allées de Tourny avec le
Père et la conversation de 1980 dans une forêt provençale
proche de la Sainte Victoire avec Hubert Beuve-Méry me di-
sant : “On devrait se tutoyer désormais”. Cela ne fut point fa-
cile. Mais de tels honneurs sont plus grands pour moi que la
haute dignité conférée dans notre Ordre national.
Équivalent à mes yeux est celui fait par Jacques Ellul me de-
mandant d’évoquer sa carrière et son œuvre dans la cérémonie
organisée en 1983 en Sorbonne pour lui remettre les Mélanges
publiés en son hommage sous le titre Religion, société et poli-
tique. Je constatais alors que sa discrétion sur son courage
pendant l’Occupation faisait pendant à celle du P. Maydieu. À
Bordeaux, la plupart de ceux qui ont fait de la résistance “ci-
vile” – si l’on peut dire – par opposition politique aux dicta-
tures de Vichy et de l’occupant, n’ont pas réclamé des mé-
dailles et des titres à la Libération, estimant qu’ils devaient être
réservés aux résistants militaires des maquis, de l’armée se-
crète ou des commandos gaullistes. Cette résistance civile a été
plus répandue dans la bourgeoisie chrétienne qu’on a coutume
de le dire. La ville en a conservé le souvenir en donnant à des
rues les noms des PP. de Jabrun et Dieuzayde. Sur ma de-
mande, le Premier ministre et nouveau maire Alain Juppé a en-
visagé avec sympathie que le cinquantième anniversaire de la
mort du P. Maydieu soit l’occasion de témoigner une mémoire
analogue à celui qui fut un des animateurs essentiels de la Ré-
sistance catholique en France. Il me semble que la Résistance
protestante pourrait être honorée simultanément par une rue
Jacques Ellul. »
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 51

Une « résistance civile » ? Un appel « par ricochet » au maire de


Bordeaux alors premier ministre, pour faire honorer d’un nom de rue
un résistant honorable qui servit de truchement et de couverture impli-
cite personnelle à l’anamnèse macaronique de Duverger, qui ne le
connut en fait qu’en 1944 ? Qui pourrait bien « croire » ce professeur-
là, après ses articles personnels dans Le Progrès ?
Sur le fond, ces arguments dérivés, d’Autorité et de Croyance,
peuvent-ils supplanter, à un tel niveau de recomposition des rôles, la
Vérité ? Ne nous trouvons-nous point là face au stratagème troublant
et multiforme d’un acteur de théâtre (hypocritos, en grec) et d’un au-
teur de « pièces » ?
Et que dire concernant les courbettes obséquieuses à l’égard de
Jacques Ellul, qui servit d’alibi à Duverger (qui, lui, publia, en retour,
ses ouvrages sur l’Histoire des Institutions aux PUF, en tant que direc-
teur de la collection « Thémis » après la guerre) ? Ellul qui fut, répé-
tons-le, l’épurateur désigné par une résistance locale introuvable au
« Comité académique d’enquête » et se montra particulièrement indul-
gent en 1944 concernant l’épuration de l’Enseignement supérieur, et
surtout celle de la Faculté de Droit de Bordeaux en particulier. Cela en
raison de services rendus par le doyen Roger Bonnard et Henri Vizioz,
son assesseur, sous l’Occupation, qui lui permirent d’assumer des va-
cations de cours d’histoire du Droit romain, mais aussi l’encoura-
gèrent avec Chavanon, l’ami de Duverger, à passer l’Agrégation cor-
respondante sous Pierre Laval, alors qu’il était « fils d’étranger » ré-
voqué par Vichy en 1940 de son poste de Maître de Conférences 33…
Soixante-quinze ans après les faits, il serait donc temps que l’his-
toire scientifique ait enfin « droit de cité » à Bordeaux même, face à
tous les Corybantes et les Curètes politico-institutionnels qui ont cou-
vert ou oublié par « amnésie charitable » le passé du cas Duverger…
et continueront à ouvrir les parapluies, comme le montre le travail
journalistique – si peu heuristique – qui a suivi le décès de « Philippe
Orgène ».

33 Cf. le dossier correspondant dudit Comité d’épuration aux Archives départe-


mentales de la Gironde, Série continue, liasses 1854-1856 et 1867-1868. Cf.
notre étude précitée, Le Pétainisme à Bordeaux, à paraître, qui reproduit le té-
moignage de Jacques Ellul à ce propos.
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 52

On pourrait rétorquer : un grand intellectuel n’a-t-il pas « le droit à


l’erreur » ? En politique, tout le monde peut se tromper. Mais Duver-
ger a été journaliste, comédien, essayiste… et aussi professeur d’Uni-
versité.
Et là, depuis 2500 ans, cette très ancienne institution, qui a traversé
toutes les formes de pouvoir tentant de la circonvenir, repose sur des
valeurs incompatibles avec des idéologies indignes. Elle doit valoriser
les preuves objectives, former des jeunes à l’esprit critique, à l’art du
raisonnement, non chercher à courir derrière l’actualité et à lécher le
pouvoir en cours, ce qu’a tenté l’auteur, incorrigible, possédé par des
démons, redisons-le…
Un collègue politologue consacré de notre pays, nous a suggéré
d’aller plus loin à ce propos, sans illusion – ce que nous faisons en le
citant avec un grand respect :

« Je ne vois pas ce que vous espérez côté sciences-po : por-


ter atteinte au mythe est trop coûteux, et maintenant que
l’homme est mort, ce ne serait même pas convenable de la part
de ceux qui se sont tus quand il était vivant. Ce que je vois
d’utile, c’est votre réflexion sur la nécessité éthique pour cha-
cun de maintenir son unité morale, et sur la tentation mondaine
qui saisit de temps à autre les savants au point de les transfor-
mer en courtisans. Votre argument serait beaucoup plus fort et
surtout entendu si vous disiez : “Vous voyez, même quelqu’un
d’aussi éminent que Duverger a pu céder à cette tentation et se
comporter comme un salaud, soyez deux fois plus vigilants,
vous qui n’avez pas fait autant de choses que lui pour la
science politique, personne n’est à l’abri”. »

C’est vrai. Personne n’est à l’abri. Mais le cas Duverger relève


plus des romans d’Alexandre Dumas que d’une approche scientifique
du politique, qui, elle, « n’est pas un bal costumé »…
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 53

DOCUMENTS ANNEXES

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– 1. L’article du 28 novembre 1942 dans Le Progrès de Bordeaux,


lors de l’agrégation de Maurice Duverger.
– 2. Article de La Petite Gironde, du 12 janvier 1943 concernant
l’École régionale d’Administration, avec en photo, Maurice Duverger
et Maurice Papon (qui nous a été indiqué initialement par l’historien
Philippe Souleau, dont les recherches portent sur Bordeaux, une ville
en guerre).
– 3. Extraits de l’ouvrage initial des Mémoires publiés par Maurice
Duverger en 1977, Le Sel et le Refus de 1975, concernant la participa-
tion au Progrès.
– 4. Lettres d’échanges entre Maurice Duverger et Marc Granet, au
sujet du passage cité précédemment concernant « l’Équipe » du Pro-
grès de Bordeaux
– 5. Liste des articles de Maurice Duverger-Philippe Orgène dans
Le Progrès de Bordeaux
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 54

– Annexe 1.

L’article du 28 novembre 1942 dans Le Progrès


de Bordeaux, lors de l’obtention de l’agrégation par
Maurice Duverger.

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Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 55

– Annexe 2.

Article de La Petite Gironde,


du 12 janvier 1943 concernant
l’École régionale d’Administration,
avec en photo, Maurice Duverger
et Maurice Papon.
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Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 56

– Annexe 3.

Extrait des mémoires enregistrées et révisées, Le Sel et le Refus, à


partir de 27 heures d’enregistrement à Paris d’un entretien avec le
journaliste et musicologue Claude Glayman, qui devait le publier au
départ dans la collection qu’il dirigeait, « Les Grands Journalistes »,
chez Stock.

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La pagination des entretiens a été interrompue pour cet ajout, né-


gocié avec Marc Granet (cf. les lettres suivantes de Maurice Duverger
à son ami). Tous deux avaient convenu ensemble que l’ouvrage de
Mémoire, L’Autre Côté des choses, intégrerait le passage en question,
discuté entre eux et avec Henri Brusley, beau-frère de Duverger. Mais
l’ouvrage parut sans le passage en question, ce qui rompit les relations
personnelles entre les deux amis des années trente, rupture confirmée
lors du procès contre Actuel en 1988.

T. 1, p. 126/2-127/3

p. 126/ 2
« Une idée s’ancre alors dans mon esprit. Dans la situation ter-
rible où la nation est enfermée, il faut maintenir l’unité des Français,
à travers les diverses formes de résistance. Les partisans des Alle-
mands, les fascistes, les collabos sont peu nombreux. Ils le resteront
toujours, même quand Vichy penchera de leur côté. Les autres ne
doivent pas se déchirer entre eux, qu’ils soient gaullistes, pétainistes,
attentistes, etc. Pas se considérer comme des ennemis irréconci-
liables, qui poursuivent des objectifs opposés. Mais comme des rivaux
qui cherchent à parvenir par des voies différentes au même but : libé-
rer le territoire national. Certes, tout le monde n’est pas d’accord sur
le futur système politique de la France. Mais la question ne se posera
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 57

qu’après la libération. Tant que les Allemands seront là, tout le


monde doit s’occuper seulement de déblayer le terrain. Par n’importe
quel moyen. On pourra se diviser sur le modèle d’édifice à construire.
Dans cet esprit, le groupe d’amis constitué autour du théâtre et de
l’amour de l’art décide de se réunir assez régulièrement, en s’adjoi-
gnant deux ou trois éléments extérieurs. À peu près tous les quinze
jours. Les divergences politiques y sont grandes, en ce début d’année
41. Les uns penchent plutôt vers Pétain, d’autres vers de Gaulle,
quelques-uns se tournent vers Laval. Sur le seul plan des préférences
privées. Aucun n’est engagé dans un mouvement. Il s’agit de confron-
ter loyalement les points de vue. D’essayer d’aller au fond des choses.
Sans masquer l’ampleur des divergences. Mais en essayant de les ré-
duire. Nous avons à peu près le même âge et une façon commune
d’aborder les problèmes. Cela permet de se comprendre. Notre ac-
cord dans le domaine de l’art, notre sympathie mutuelle aide chacun
à tolérer les préférences des autres. L’atmosphère était agréable dans
ce petit club (moins de dix personnes). On prend l’habitude de le
nommer “l’Équipe" pour sacrifier aux modes communautaires du
temps. L’expérience fut enrichissante pour la formation personnelle.
Elle développa quelques amitiés.
127/2
Elle fut un échec sur le plan du syncrétisme. Les réunions régu-
lières, les discussions franches, la sincérité réciproque laissèrent in-
tactes les divergences quant aux moyens politiques. L’accord sur les
buts parut plus facile. On parvenait à s’entendre sur quelques prin-
cipes généraux de la France future : démocratie efficace, pluralisme
libéral, organisation économique, égalité sociale. Mais les arrière-
pensées restaient différentes. On arrivait à préciser des schémas
constitutionnels, petit jeu auquel j’excellais. Mais chacun ne mettait
pas le même liquide dans les flacons soigneusement étiquetés. Malgré
tout, l’effort pour se comprendre mutuellement n’était pas un résultat
négligeable en ces temps où l’on songeait surtout à s’excommunier.
En octobre 1941, mon départ à Paris met fin à ma participation à
l’entreprise. Il ouvre un nouveau chapitre dans ma vie. Quelque temps
auparavant, “l’Équipe” avait commencé à dévier. Elle avait toujours
eu deux faces. Divisée sur le plan politique, elle était fortement unie
sur le plan de l’art, où les idées, les volontés, les espoirs de ses
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 58

membres restaient très proches. Ils voulaient faire “comprendre et ai-


mer l’art de France”, comme disait un texte commun. Dans ce do-
maine, les compétences étaient rares à Bordeaux. Il était donc naturel
qu’on offrît au groupe de s’exprimer librement sur deux pages litté-
raires et artistiques d’un petit hebdomadaire édité par le Maire, nette-
ment séparées du reste. L’erreur fut d’accepter la proposition. Je la
commis avec les autres, avant de les quitter. Notre excuse tenait à la
fringale de moyens d’expression. Un peu d’air, c’était bon à respirer.
L’expérience échoua, naturellement. D’abord le journal en ques-
tion s’avéra plus engagé que municipal. Il prit des positions qu’on ne
pouvait plus cautionner, fut-ce derrière un cordon sanitaire. Ensuite -
et surtout -il était naïf de croire qu’on peut mettre la politique
128 / 2
au frigidaire quand on parle d’art, surtout dans les temps troublés.
Elle affleura vite à la surface. Cela n’eût pas été grave si les ten-
dances de chacun avaient pu s’exprimer. Mais la chose n’était pas
possible dans la France occupée. L’Équipe était totalement dévoyée.
Le même pavillon couvrait une marchandise différente. Marc parvint
heureusement à torpiller l’entreprise, malgré ceux qui se réjouissaient
de son nouvel aspect. Il y mit plusieurs mois, une extrême habileté et
un grand courage.
Naturellement, cela ne fit que renforcer ma répugnance aux ac-
tions collectives. La recherche de moyens d’expression m’avait en-
traîné dans une erreur analogue à celle de l’Équipe. Mais seul cette
fois, ce qui limitait les dégâts. En zone occupée, certains organismes
vichyssois prenaient une figure patriotique, en face des attaques de la
presse collabo après le renvoi de Laval. J’estimais possible d’y cher-
cher des auditoires, auxquels on pouvait dire quelques bonnes vérités,
moyennant certaines précautions de forme. À Bordeaux, je donnais
une conférence à la délégation Lamirand. À Paris, l’année suivante,
je fis quelques leçons à l’Institut d’études corporatives.
J’y démontrais qu’on ne pouvait pas transposer des institutions
médiévales au XXe siècle et que la théorie d’un droit professionnel au-
tonome était insoutenable.
Le dernier exposé servit de base à un article publié dans « Droit
social » à la Libération. Je mesurais bien vite les limites du procédé.
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 59

Les précautions de forme empêchaient qu’on soit pleinement compris


par les auditeurs. Ceux-ci étaient moins nombreux que les gens im-
pressionnés par le patronage qu’on accordait à l’institution en accep-
tant d’en parler. Le bilan risquait d’être négatif. Je renonçais aux en-
treprises de ce genre.
p. 128/3
Elle fut un échec sur le plan du syncrétisme. Les réunions régu-
lières, les discussions franches, la sincérité réciproque laissèrent in-
tactes les divergences quant aux moyens politiques. L’accord sur les
buts parut plus facile. On parvenait à s’entendre sur quelques prin-
cipes généraux de la France future démocratie efficace, pluralisme li-
béral, organisation économique, égalité sociale. Mais les arrière-pen-
sées restaient différentes. On arrivait à préciser des schémas constitu-
tionnels, petit jeu auquel j’excellais. Mais chacun ne mettait pas le
même liquide dans les flacons soigneusement étiquetés. Malgré tout,
l’effort pour se comprendre mutuellement n’était pas un résultat né-
gligeable, en ces temps où l’on songeait surtout à s’excommunier.
L’unanimité subsistait d’ailleurs dans un domaine : celui de l’art.
L’Équipe avait deux faces : divisée sur le plan politique, elle était for-
tement unie sur le plan culturel, où les idées, les volontés, les espoirs
de ses membres restaient très proches. Ils voulaient faire “com-
prendre et aimer l’art de France”, comme disait un texte de
juin 1941. Ils tentèrent donc de s’exprimer dans ce domaine, où la li-
berté de mouvement était plus grande. Mais on ne peut mettre la poli-
tique au frigidaire quand on parle d’art, surtout dans les temps trou-
blés. Elle affleura vite à la surface. Cela n’eût pas été grave si les ten-
dances de chacun avaient pu s’exprimer aussi. La chose n’était pas
possible dans la France occupée. L’Équipe se trouve ainsi dévoyée,
juste au moment où je la quitte pour m’installer à Paris. Marc parvint
heureusement à saborder le navire, non sans difficultés ni remous. Il y
mit plusieurs mois, une extrême habileté et un grand courage.
128 / 4
La fringale de moyens d’expression m’avait entraîné dans une
autre erreur, seul cette fois, ce qui limitait les dégâts. En zone occu-
pée, certains organismes vichyssois prenaient une figure patriotique,
en face des attaques de la presse collabo après le renvoi de Laval.
J’estimais possible d’y chercher des auditoires, auxquels on pouvait
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 60

dire quelques bonnes vérités moyennant certaines précautions de


forme. À Bordeaux, je donnais une conférence à la délégation Lami-
rand. À Paris, l’année suivante, je fis quelques leçons à l’Institut
d’études corporatives. J’y démontrais qu’on ne pouvait pas transpo-
ser des institutions médiévales au XXe siècle et que la théorie d’un
droit professionnel autonome était insoutenable. Le dernier exposé
servit de base à un article publié dans “Droit social” à la Libération.
Je mesurais bien vite les limites du procédé. L’influence qu’on pou-
vait avoir sur quelques auditeurs ne compensait pas le patronage mo-
ral qu’on accordait à l’institution. D’autant que les précautions de
forme ne permettaient pas toujours d’être compris. Je renonçais aux
entreprises de ce genre. »
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 61

– Annexe 4.

Lettres d’échanges entre Maurice Duverger et Marc Granet, au sujet du pas-


sage cité précédemment concernant « l’Équipe » du Progrès de Bordeaux, qui de-
vait originairement être publié dans l’ouvrage de Mémoires de Duverger, et qui
sera caviardé dans la version finale édité par Albin Michel.

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DÉPARTEMENT DE SCIENCE POLITIQUE DE LA SOR-


BONNE

UFR DE L’UNIVERSITÉ DE PARIS I

LE DIRECTEUR

Paris, le 10 juin 1975


Monsieur Marc Granet
Résidence de la Cité
51, rue Barbès
92120 Montrouge

Mon Cher Marc,


Après une première discussion avec Henri, j’ai relu les passages
sur l’Équipe, qui me sont apparus très insuffisants et surtout pas
exacts, ce qui est mauvais. J’ai donc entièrement réécrit les pages 124
à 130 (actuellement 130 ter) du manuscrit. J’ai ajouté également, mais
à propos de l’Institut une page 171 bis.
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 62

Avant de les insérer dans le manuscrit que je t’ai envoyé, il


convient d’en discuter tous les trois. Je t’attends donc au 24, rue des
Fossés Saint-Jacques le mercredi 9 juillet à 20 heures.
Bien amicalement,
Maurice Duverger 24 rue des Fossés St. Jacques
75 005 Paris
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 63

DÉPARTEMENT DE SCIENCE POLITIQUE DE LA SOR-


BONNE

U.E.R. DE L’UNIVERSITÉ DE PARIS I

LE DIRECTEUR

Paris, le 11 juin 1975

Monsieur Marc Granet


Résidence de la Cité
51, rue Barbès
92120 Montrouge

Mon Cher Marc,


Il y a eu une erreur de date dans la lettre d’hier. Le dîner est le
mercredi 18 juin.
Ci-joint par ailleurs une nouvelle rectification de texte concernant
les pages 127 et 128, qui se substituent à celles envoyées hier.
À la réflexion, il me semble inutile de donner des détails qui n’in-
téressent pas 99 % des lecteurs. L’essentiel étant qu’on ne puisse pas
me reprocher d’avoir dissimulé quelque chose. On discutera de cela
mercredi prochain.
Maurice Duverger
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 64

DÉPARTEMENT DE SCIENCE POLITIQUE DE LA SOR-


BONNE
U.E.R. DE L’UNIVERSITÉ DE PARIS I

LE DIRECTEUR

Paris, le 29 avril 1975


Monsieur Marc Granet Fédération nationale du négoce de l’Ameu-
blement 221, fg St Honoré 75001 Paris

Mon Cher Marc,


Je t’envoie ci-inclus un tiers environ de mon bouquin dans la ré-
daction quasi-définitive, sous réserve des corrections que j’y porterai
après tes remarques, celles d’Henri, etc.
Je pense t’envoyer une suite dans une dizaine de jours. Quand tu
auras ut lu, il faudra que nous ayons à déjeuner à tous les deux et un
long entretien.
Passe-moi de toute façon un coup de téléphone pour me donner ta
première impression.
Bien amicalement,

Maurice Duverger
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 65

– Annexe 5.

Liste des articles de Maurice Duverger-« Philippe Orgène » dans Le Progrès


de Bordeaux

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1) « L’Équipe » (n° du 15 juin 1941)


2) « Mesure de la France » (n° du 22 juin 1914)
3) « Derrière la façade » (n° du 29 juin 1941)
4) « La Trahison des Clercs » (n° du 6 juillet 1941)
5) « La Révolution Intérieure » (n° 20 Juillet 1941)
6) « Liberté, liberté chérie » (n° du 27 juillet 1941)
7) « Jeunesse du théâtre » (n° du 30 août 1941)
8) « Une génération à la dérive » (n° du 20 décembre 1941)
9) « Pluralisme et pagaïe sympathique » (n° du 10 janvier 1942)
10) “Si j’étais Secrétaire Général à la Jeunesse » (n° du 24 janvier
1942)
11) « Attente ou Action » (n° du 4 avril 1942)
12) « Maurice Duverger agrégé des Facultés de Droit », Samedi 28
nov. 1942
13) « Du fond de l’abîme » (n° du 5 décembre 1942)
14) « Des Français de qualité » (n° du 19 décembre 1942)
15) « Le Roi vaincu » (n° du 26 décembre 1942)
16) « D’hier à demain” (n° du 9 Janvier 1943)
17) « Et le public » (n° du 9 janvier 1943)
18) « Pour le meilleur et pour le pire » (n° du 16 janvier 1943)
Michel Bergès, “Démystifier Maurice Duverger, alias «Philippe Orgène»...” (2015) 66

19) « Condition d’une révolution française » (n° du 6 février 1943)


20) « La République autoritaire » (n° du 13 février 1943)
21) « L’illusion démocratique » (n° du 20 février 1943)
22) « Orientations » (article non publié d’un journal qui est resté en
état de projet, dont la morasse du numéro 1 est datée du 12 juin
1943).

Fin du texte

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