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« Avec votre accent, ça ne va pas être possible » : la glottophobie bientôt

punie par la loi ?


Ouest-France    Jennifer CHAINAY.   
Modifié le 18/11/2020 à 17h18 Publié le 18/11/2020 à 16h58

En France, 30 millions de personnes parlent avec un accent régional. Cette particularité linguistique, qui
peut sembler anodine, peut faire l’objet de moqueries et freine certaines personnes dans leur accès à
l’emploi. Christophe Euzet, député de l’Hérault, présente une proposition de loi devant l’Assemblée
nationale ce mercredi 18 novembre pour lutter contre cette discrimination, qui porte un nom : la
glottophobie. Explications.
« Avoir un accent chantant », « qui fleure bon le sud », ou « qui rappelle le froid des corons du Nord »…
Ces petites expressions, on les a toutes et tous entendues un jour. Voire prononcées en fonction d’où on
vient.
Mais avoir un accent, entendre prononcer les mots de façon différente que la prononciation standard, peut
parfois poser problème, notamment dans la vie professionnelle.
Dans une étude Ifop parue en janvier 2020, 16 % des Français et des Françaises disent avoir été victimes
de discrimination à l’embauche à cause de leur accent. Cette discrimination a un nom : la glottophobie. «
Il s’agit de stigmatiser ou de traiter différemment une personne, notamment dans son accès à un droit ou à
une ressource, tel qu’un emploi, en utilisant un prétexte linguistique » détaille Philippe Blanchet, linguiste
et enseignant à l’université Rennes-2.
Le Marseillais d’origine a été associé à la proposition de loi, présentée et adoptée mercredi 18 novembre
par la commission des lois à l’Assemblée nationale par le député de l’Hérault Christophe Euzet, pour que
cette discrimination soit reconnue comme telle et punie par la loi. Au même titre que la xénophobie ou
l’homophobie, par exemple.

Que pourrait changer cette loi ?


Cette proposition de loi de Christophe Euzet est jugée « indispensable » par Philippe Blanchet. Cette loi
va permettre de rendre illégale la glottophobie et donc de déposer plainte si une personne se voit refuser
un poste en raison de son accent. « J’ai recueilli des témoignages où des employeurs disent « nous, on
refuse d’embaucher quelqu’un à cause de son accent », ou bien pendant l’entretien, on va dire au candidat
« avec votre accent, ça ne va pas être possible » C’est absurde. Leur accent n’a rien à voir avec leurs
compétences professionnelles », s’agace Philippe Blanchet.
Autant d’éléments en forme de preuves pour dénoncer la discrimination à l’embauche nombreuse dans ce
cas-là. « Cela représente des millions de gens qui ne peuvent pas accéder à un poste, voire même
s’autocensurent pour certaines promotions sociales car ils se disent qu’ils ne parlent pas comme il faut
pour y prétendre », poursuit-il. Ils peuvent même aller jusqu’à prendre des cours pour transformer leur
prononciation. Autrement dit, « ils sont amenés à se renier eux-mêmes », confirme Philippe Blanchet.
Le deuxième objectif est de faire prendre conscience à la société cette problématique. « Ce qui est illégal
est en général illégitime, précise Philippe Blanchet. S’il y a un interdit c’est parce que la société a décidé,
à un moment donné, que ce n’était pas acceptable sur le plan éthique, moral et social de traiter les gens
comme ça. » Ce que défend également Michel Feltin-Palas, journaliste à L’Express et co-auteur avec
Jean-Michel Apathie J’ai un accent, et alors ?, paru aux éditions Michel Lafon. « Le but de Christophe
Euzet n’est pas de condamner les gens mais de provoquer une réflexion collective sur cette question pour
que les esprits évoluent. »

L’accent standard, c’est quoi ?


L’un des constats à mettre en avant selon le linguiste est que la discrimination touche toutes les catégories
socioprofessionnelles : « 36 % de cadres et 19 % d’ouvriers sont concernés (chiffres de l’étude Ifop). La
glottophobie à l’embauche s’exerce notamment dans les métiers où l’exercice de la parole publique est
indispensable, avance-t-il. Cela peut être des métiers tel que comédien ou journaliste, mais aussi des hôtes
ou hôtesses d’accueil, des standardistes, des commerciaux. »
Michel Feltin-Palas partage ce point de vue : « Si vous voulez présenter le JT de 20 h alors que vous avez
un accent marseillais ou vosgien ou autre, vous serez systématiquement retoqué. Personne n’a jamais
présenté un journal télévisé avec un accent différent de celui qu’on qualifie de standard. »
Standard, c’est-à-dire ? Certains linguistes parlent aussi d’un accent neutre. Autrement dit considéré
comme la norme. « C’est le cas notamment de la prononciation du français des cadres supérieurs des
grandes villes de la moitié nord de la France », estime le Rennais d’adoption Philippe Blanchet. Le terme
d’accent parisien est aussi souvent usité. Sur ce point, Michel Feltin-Palas estime que « c’est à la fois vrai
et faux. C’est l’un des accents de Paris, mais ce n’est pas le seul. Quand on pense au film « Hôtel du Nord
» avec Arletty et sa célèbre réplique « Atmosphère, atmosphère », elle le prononce avec un accent de Titi
parisien et pas un accent standard. »

Un mépris de classe
Cette dominante de l’accent standard date d’après la Révolution française et de la centralisation. « À
l’image du pays, le modèle linguistique s’est centralisé avec l’idée qu’il n’y avait qu’une seule langue
légitime en France, précise Philippe Blanchet. Cette langue c’est le français avec une seule façon de
l’écrire et, petit à petit, une seule façon de le parler qui est celle des classes supérieures aux commandes
du pouvoir central. » Pour Michel Feltin-Palas, « la discrimination de l’accent est le point ultime de la
centralisation linguistique : non seulement tout le monde doit parler français, mais tout le monde doit
parler français de la même manière ».
Au-delà de la distinction géographique, il faut aussi y voir une distinction sociale : « Il y a un double
mépris, celui de ne pas être né dans la bonne région, et celui d’être né dans le mauvais milieu social »,
avance Michel Feltin-Palas.
Pour lui, cela pose un réel problème d’égalité démocratique. « Ces distinctions relèvent d’un système
aristocratique. Or, depuis la Révolution, nous sommes dans un régime républicain et discriminer les gens
en fonction de leur manière de parler est fondamentalement contraire à l’égalité républicaine. Ça consiste
également à donner un avantage à la classe sociale qui est au pouvoir. Pour simplifier, depuis la
Révolution on est passé de l’aristocratie à la bourgeoisie parisienne. »
Le journaliste tient à citer Alain Rey, célèbre linguiste français décédé fin octobre. Il disait : « la
République a prétendu donner la parole au peuple, linguistiquement elle l’a donnée à la bourgeoisie ».

Du nord ou du sud, quel est le « pire » accent ?


Il faut être honnête, la question revient souvent. Et la réponse est toujours la même. S’il y a un accent qui
donne accès à tout, l’accent standard donc, il existe une « hiérarchie dans la dévalorisation » des autres,
selon Michel Feltin-Palas.
Un accent méridional, s’il est souvent perçu comme « sympathique », reste peu sérieux. Pourquoi ? «
Parce que vous associez des images à cet accent. Ce sont des représentations arbitraires et absurdes, mais
elles sont là, appuie le journaliste de L’Express. Donc l’accent du sud, ça fait penser aux vacances, au
soleil, à des moments agréables. Faire une pétanque avec un gars du sud, c’est sympa. Mais en revanche
lui confier la sécurité informatique d’une entreprise, non. »
Les accents du Nord eux, en plus de ne pas être sérieux, ont d’autres tares aux yeux des gens : « Je
caricature, mais ils sonnent comme moches, ils renvoient à une image d’ouvrier, de personnes non
instruites », expose Michel Feltin-Palas. « Si votre accent est celui d’un Franc-Comtois, de mineur picard
ou de paysan gallo, aucune connotation positive n’y est associée », ajoute Philippe Blanchet. Mais pour
Michel Feltin-Palas, le « pire » reste l’accent du jeune de banlieue : « il ne fait pas sérieux, on le trouve
moche et en plus il est associé à quelque chose de dangereux ».
Quoi qu’il en soit, pour le linguiste Philippe Blanchet, qu’importe votre accent s’il n’est pas standard. Le
résultat est le même : « Vous n’avez pas le boulot à la fin de l’entretien. » Et l’enjeu de cette proposition
de loi de Christophe Euzet est bien de changer cela.

(https://www.ouest-france.fr/societe/dans-la-glottophobie-il-y-a-a-la-fois-un-mepris-geographique-et-un-
mepris-social-7055986)

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