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« Chère Elise,

La dernière fois que tu m’as écrit une lettre, c’était il y a quatre ans, lors de ta première hospitalisation. J’ai essayé tant bien
que mal de comprendre ce qui t’est arrivé. Et pourquoi, même si je n’y étais pour rien, j’ai enlacé cette culpabilité.
Ni petit garçon, ni petite fille, 16 ans tout juste, et tu entrais en deuil de quelque chose. Ton corps frêle. Tes genoux bleus. Le
masque de cire de ton visage émacié. Ils m’ont dit ce quelque chose et je n’ai su qu’en faire. J’ai vu cette identité sexuelle en forme
de point d’interrogation. Je me suis questionnée quant à la nécessité d’être fragile. La force de montrer que l’on n’est pas
incassable. Je me suis demandé ce que c’était que d’être une femme.
Le visage malade de l’Ophélie de John Everett Millais, qui flotte, diaphane, pour embrasser la mort, pourquoi le trouve-t-on si
beau ? Moi aussi d’ailleurs. Je savais que le mal que tu connais a rongé la muse qui l’a inspiré. Elizabeth Siddal, la rousse
préraphaélite, morte d’une overdose de laudanum. Et aussi d’autre chose. Sissi l’impératrice, 1m72 et la contrainte qu’elle s’était
infligée de ne jamais dépasser les 50 kilos. En 1793, Charles Lasègue a écrit De l’anorexie nerveuse, et trois siècles plus tard on n’y
connaît toujours rien. Tes épisodes dépressifs, tes crises de boulimie, tes chutes, tes guérisons, tes joies saillantes, tes rechutes.
Rien. »
J’avais 16 ans et Elise est partie dans un hôpital psychiatrique. Quand elle en est sortie, huits mois plus tard, tout allait mieux.
Puis cela s’est brisé. Ces épisodes d’anorexies successifs, ces injustices, se succèdent avec fracas. J’attends la guérison en me
demandant si le feuilleton aura jamais une fin.
Dans Esthel, Marie, Chloé, Nina, Océane, Nancy, je cherche un fragment d’Elise qui puisse m’aider à comprendre. Comprendre
l’épisode que moi aussi j’ai vécu par procuration. Jamais je n’ai souffert de troubles du comportement alimentaire, pourtant ces
maladies m’intriguent. Ces mutations de corps questionnent le mien à une période charnière entre deux âges. Comme si l’absence
questionnait la silhouette marquée de cet espace vide. Délibérément j’omettrai de parler des jeunes hommes également malades.
Car ce qui m’intéresse ici ce sont les femmes ; les jeunes, les futures, les mères. Le mal-être. Le mal d’être femme ou de le devenir.
La jalousie. Pourquoi l’anorexique est-elle tellement scandaleuse pour les autres femmes ? Doit-on nécessairement avoir l’air perdu
pour que l’on s’occupe de nous ? Comment expliquer le poids des enjeux qui résident dans l’image de soi ?
Elise a perdu ses cheveux en cessant de manger et alors qu’ils tombaient par poignées elle a aussi égaré un morceau sa féminité.

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L a C hut e
« C et t e maladie a pris t ellement de place que j’ai t rès peu de souvenirs d’avant . »

Je rencontre Esthel un dimanche matin. Elle est en week-end chez son amie Marie à Paris. Esthel sort tout juste de trois mois
d’hospitalisation, elle a beaucoup hésité avant d’accepter de me rencontrer. C’est une jeune fille à la peau diaphane et au regard
transperçant. Elle est normalement mince pour une jeune fille de 15 ans, peut-être moins quand on sait qu’elle en a 19. Marie me
laisse avec son amie dans sa chambre au bout d’un couloir recouvert de photographies. Esthel m’invite à prendre place avec elle sur
le lit : « Ça a débuté il y a quatre ans. C’était suite à un échec scolaire. » Comme Esthel a toujours été une élève modèle, elle s’est
sentie méprisée par sa famille à cause de cet échec. « J’ai débuté un régime et j’y ai pris goût. » Elle rit un peu nerveusement à
cette formulation puis reprend, avec un peu de difficulté : « Et puis c’est parti comme ça. Au début je faisais de l’anorexie pure : en
deux mois j’ai perdu 15 kilos. Après je suis entrée dans une phase d’anorexie-boulimie où je faisais de grosses crises de boulimie avec
vomissement. J’avais une alimentation chaotique. Vraiment chaotique. Personne n’y voyait rien. Et ça pendant deux ans.» Regard
humide, Esthel parle sans interruption, comme dans un élan nécessaire. Les expressions « se faire vomir » « anorexie » « boulimie »
jaillissent de sa bouche sans difficulté apparente. Elle ne s’interrompt pas. Et je la laisse faire, ne souhaitant pas brutaliser ses mots
qui se forment à peine. Un malaise en classe, elle entre à l’hôpital en cardiologie car elle fait de la bradycardie. Son cœur bat trop
faiblement. Dans cet établissement non spécialisé, elle manipule toute l’équipe médicale. Elle en sort trois mois plus tard en forme
physiquement mais absolument pas guérie psychologiquement. On lui donne trois barquettes et six desserts à chaque repas, pour la
gaver. Elle perd la notion des quantités : « Quand je suis sortie, je ne me restreignais plus, j’étais boulimique. J’ai replongé. » Elle
entre en terminale et devient première de la classe. « Je bossais cinq heures tous les soirs. Moins je mangeais plus je bossais. Le
week-end chez moi, je me faisais vomir quinze fois par jour. » Ne parvenant plus à trouver d’échappatoire, elle décide, seule, de
retourner à l’hôpital. Cette fois est instauré un contrat de poids, technique souvent utilisée qui détermine le poids que le malade doit
atteindre avant d’être autorisé à quitter l’hôpital. En général, ce contrat spécifie également que la patiente doit rester séparée de
sa famille, jusqu’à ce qu’elle ait atteint un poids intermédiaire. On appelle cela la « séparation » ou « l’isolement » : « J’y suis

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retournée le 14 décembre 2010 et je suis sortie il y a un mois. Durant le premier mois, je suis restée alitée à ne rien faire. Le corps
capitule : une deuxième fois, une deuxième chute. Ils ne voulaient pas me guérir artificiellement cette fois. C’est bien beau de
mettre une perfusion, on prend 5 ou 6 kilos mais après on ressort et on perd tout. C’est pour ça que j’y suis restée trois mois. Au
début je ne marchais pas. En fait je n’arrivais pas à marcher. Depuis le 14 décembre je ne me fais plus du tout vomir. Mon médecin
me l’a dit : “ Vous allez avoir des épisodes de déprime“. »
Elle retrousse ses manches. Gratte ses avant-bras. Baisse ses manches. Remonte ses manches. Au détour d’une phrase elle
m’apprend que sa mère aussi a été anorexique. Elle en garde certaines traces, elle ne mange pas le soir, ne parvient pas à digérer
certains aliments. Esthel a très peur qu’on accuse sa mère. Cela est tellement plus complexe.
Pour Nancy, 44 ans, anorexique à l’âge de 14 ans, il y a forcément une corrélation. Aujourd’hui elle a deux filles, et son aînée
Océane, 19 ans, a également fait une anorexie : « Je me demande si elle n’était pas un peu dans le mimétisme. Océane, elle, a
perdu son père. Elle est toujours, même maintenant, en recherche identitaire».
J’interroge Esthel sur sa relation avec sa mère. Elles entretiennent une relation fusionnelle et malsaine, aux dires mêmes
d’Esthel. Les tentatives d’émancipation de la jeune fille, comme déménager ou bien choisir de se faire hospitaliser, sont perçues par
sa mère comme des preuves de désamour. Sa mère exerce un contrôle abusif, auquel, peut-être, celle-ci tente de se substituer par le
choix de la restriction alimentaire. Esthel me raconte le plaisir qu’elle tire de l’impression de se contrôler. Quand on a 16 ans et la
sensation que rien ne va dans sa vie, que l’on cherche du plaisir face à une montagne d’obligations dont les besoins physiologiques
font partie, il y a une grande fierté à ne plus dépendre de rien.
Marie, l’amie d’Esthel entre dans la chambre : « Excusez-moi, Romain m’a renversé du café dessus ». Elle cherche des
vêtements secs dans l’armoire, hésite et finit par dire qu’elle va « s’habiller en mec ». « Non ! » dit Esthel. Marie sort de la chambre.
Marie est tombée dans l’anorexie il y a cinq ans. Elle ne parvient pas à se sortir du contrôle excessif. Dans sa tête, tout n’est que
chiffre, qu’elle semble énumérer pour éliminer l’angoisse de perdre pied : « Je voulais m’arrêter quand j’ai atteint 39 kilos. Mais il y
a des moments où tu ne calcules pas et tu perds 3 kilos en trois jours. C’est vraiment possible. Et donc tu descends à 36. Là t’as beau
manger autant de légumes que tu veux, ça ne remonte pas. Et tu peux rien manger d’autre car tu ne peux rien digérer. Alors
t’attends. T’attends. Tu retournes à 39. Mais tu ne peux pas te stabiliser. Et c’est ça qui fait peur ! Si tu perds, tu retournes à la case

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départ, 49 kilos. C’est le seul truc où tu peux garder un minimum de contrôle. Et c’est une fierté d’avoir le contrôle sur quelque
chose. » Au moins une chose. Comme dit Esthel : « La restriction c’est presque jouissif ». La jouissance de ne pas manger pallie un
autre manque, une autre ascèse. L’absence d’envie de volupté. Je demande à Esthel si elle a eu un petit ami durant ses cinq ans de
maladie. Savait-il qu’elle était malade ? Elle me raconte avec tristesse qu’il l’a involontairement encouragée : « “J’aime bien tes
petites cuisses“. C’est la phrase qui m’est restée ».
La maigreur est un curieux objet de fascination. La famine dans une société d’abondance. Une fragilité affichée superposée à
une force d’obstination. Est-ce ce qui la rend aussi attrayante ? Nina, brune, 18 ans, m’a aussi raconté ses jambes dignes de Mia
Farrow dans Rosemary’s baby : « On me faisait des réflexions comme “ Ah t’as des belles jambes“ et je me disais “Mais j’ai pas des
jambes normales, arrête de dire que tu m’envies, tu veux envier ce que j’ai vécu pendant deux ans honnêtement ?“ ». Elle m’a parlé
de ce film, il l’a terrifiée. D’abord parce que la vue de la maigreur suscite chez elle l’inconfort, l’envie. Mais aussi parce que les
démons intérieurs sont, dans le film, concrets, et l’affaiblissement physique de Rosemary rappelle une attitude anorexique.
Moi-même je suis attirée par la fragilité. Une étoffe de tissu presque transparente. La légèreté d’un poignet osseux. La peau
fine à travers laquelle poignent des vaisseaux. Il faut dire que si l’anorexie a toujours existé, ce qu’elle véhicule constitue
aujourd’hui certaines des valeurs de la société. L’acharnement, la ténacité, la maîtrise de soi. Et surtout la minceur. Ainsi, beaucoup
de femmes entretiennent un rapport quasi jaloux aux anorexiques. Je me demande Elise, si j’ai déjà été jalouse de toi. Si j’ai pu
envier ta douceur. L’amour et la haine. Le dégoût que j’avais de toi et l’envie que j’avais de te sauver. « C’est qu’une espèce
d’anorexique » voilà ce que l’on t’avait dit.
Quand je questionne Esthel sur sa famille, elle omet systématiquement son père. Intriguée, je décide de l’interroger
concrètement au sujet de ce dernier : « Avec mon père c’est pas de relation du tout. Je suis très bizarre avec lui. Je ne peux pas
l’embrasser, je ne peux pas le toucher. Je pense que ma mère a pris tellement de place dans ma vie que j’en exclus mon père. Je ne
le connais pas mais je n’en souffre pas. » Un temps. « Peut-être quand même. » Esthel tente de clore le sujet : « Voilà pour mon
père ». Mais c’était déjà ainsi avant ta maladie ? « Ça a toujours été comme ça. Je ne supporte pas de lui faire la bise. » Mais
pourquoi ? « J’essaie de savoir. Petite il ne s’est pas trop occupé de moi, pour me donner le biberon ou des choses de ce genre. C’est
comme ça. » Tu sais ce que ça lui a fait ta maladie ? Esthel s’assombrit. Elle bredouille un peu, presque honteuse.

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« Je suis désolée, les psychologues me posent les mêmes questions et je suis très gênée. Je déteste parler de mon père. Je
déteste le fait qu’il puisse avoir des sentiments pour moi. Sentiments paternels. Je ne sais pas comment il a pris l’hospitalisation. Je
pense qu’il a eu très peur. Il montre rien. C’est mon père. Il est exactement pareil maintenant que quand il venait me voir à
l’hôpital.»
Joséphine, 47 ans, infirmière, a choisi une option d’étude sur l’anorexie. Spécialisation qui, aujourd’hui, n’existe plus. Elle a donc
effectué un stage en pédopsychiatrie. Elle m’a expliqué que durant la période précédant l’anorexie, la jeune fille fantasme souvent
une attirance malsaine qu’aurait son père envers elle. Une histoire de complexe d’Œdipe mal assumé et de peur de la sexualité. On
pourrait dire un complexe de Peau d’âne. De même, dans les familles des malades, on retrouve souvent le cas d’une mère très
envahissante et d’un père absent, car effacé, en déplacement, occupé. Il est déstabilisant de voir à quel point ces schémas se
retrouvent de façon exacte et stéréotypée chez les jeunes filles que je rencontre. Et même chez toi. Je te distingue de mieux en
mieux.
Les anorexiques réduisent toutes leurs activités à ce qui leur semble nécessaire. Elles semblent rejeter l’indispensable pour
accuser le manque de plaisir, de désir. Ne plus dépendre de rien puisque l’on se sent obligée de n’agir que par nécessité. Je demande
à Esthel, si elle parvient à avoir des rapports sexuels ? « Non. J’ai eu beaucoup de blocages sexuels. J’en ai encore. C’est à nouveau
l’idée du contrôle, le fait d’être seule. C’est vrai, c’est une maladie qui est égoïste ». Je suis sceptique face à cette explication. Cela
ressemble plutôt à un châtiment. On dirait qu’Esthel s’interdit toute forme de plaisir.
Chloé a 17 ans, elle est mannequin depuis peu. Lors de notre entretien, elle me dit : « On n’a pas envie qu’on nous touche ». Les
jeunes filles anorexiques mettent en lumière la force de la volonté. La restriction devient nécessaire, comme une prescription
médicale. Arrêter de manger, c’est se soigner, pensent-elles. De même, à force de se dire qu’elles ne souhaitent pas s’alimenter, elles
parviennent à ne même plus en avoir envie. La volupté va de pair. Mais pourquoi chercher à retirer de la vie tous ses plaisirs ? Un
autre scandale.

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L a Rec hut e
« M ais c’est pas vraiment des f éculent s t u sais. C ’est surt out de l’amour ! »

Trois jours plus tard, même lit, même heure, je me trouve en face de Marie. Elle semble connaître tous les mécanismes des troubles
du comportement alimentaire. Cela fait cinq ans qu’elle est malade : « En fait la boulimie c’est qu’une question d’habitude, c’est
une routine. Tu commences à vomir puis tu te rends compte que c’est vachement facile. Alors tu vomis, tu vomis, tu vomis. ».
L’anorexie, la boulimie, sont devenus pour elle un mode de vie. Je suis complètement perturbée face à son discours. Comme elle, je
cherche une norme. La sienne semble distordue, malaxée par un flux de conscience étrange. La mienne s’éclaire un peu plus. « J’ai
été hospitalisée alors que j’étais pas du tout à un poids critique ! 43 kilos ! Ça allait quoi. » Ah bon ? « Tu trouves pas ? C’est mince,
mais comme je suis déjà tombée à 36 kilos… ». Jospéhine, l’infirmière, me disait qu’une jeune fille en bonne santé à partir de 18 ans
fait une taille 38 en moyenne. Sauf que là on ne parle même plus de taille de pantalon.
« Mon père a fait une dépression. C’est ce qui me fait le plus culpabiliser dans la maladie. Je m’en fous de moi. Je ne me vois
pas dans cinq ans donc je m’en fous. » Tu ne te vois pas dans cinq ans ? « C’est-à-dire qu’au début de la maladie on m’a
diagnostiquée dépressive. Je suis sous médocs, anxiolytiques. Mais je ne sais pas. Je ne vois pas de futur. Je ne sais pas ce que fais là.
Là je suis en fac d’anglais mais je ne sais pas pourquoi. Et je ne sais pas ce que je fais là. » Elle tapote le lit pour désigner un ancrage
au réel qui lui fait défaut. « Après c’est un des gros flips de l’humanité je pense. Mais je me dis que tout ce que je peux me faire
maintenant, je m’en fous. » L’anorexie de Marie est un deuil de son enfance. Sa première crise a eu lieu juste après un
déménagement. Elle a quitté la maison où elle avait grandi. La première désillusion.
Chloé est tombée malade à 16 ans, l’âge fatidique de la Belle au bois dormant. Son père avait un projet immobilier en
construction depuis sa naissance, et un jour il s’en est séparé : « J’avais le projet dans la tête depuis que j’étais petite. J’ai toujours
été là. Mon père m’expliquait les plans. Quand on allait sur le terrain il me montrait où serait la maison. Ma mère m’a toujours dit
que c’était un rêve que mon père m’avait transmis ». Chloé pense que c’est le point de départ de son anorexie. Je trouve cette
maison très symbolique. Abandonner cette maison à une autre famille, pour Chloé c’est laisser son enfance derrière elle. C’est sans
doute pour ça qu’elle ne peut s’empêcher de pleurer lorsqu’elle l’évoque. Son but, plus tard, c’est de travailler dur et de la racheter.

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Marie, elle, semble ne jamais avoir eu de rêves. Du moins elle ne s’en souvient pas : « À 2 ans j’étais déjà anorexique. Je ne
voulais pas manger. Pour que j’oublie que je mangeais, mes parents devaient me raconter des histoires, me faire faire des activités
pour détourner mon attention et me faire avaler un minimum de trucs »
Rien ne lui fait peur, elle semble se voir condamnée d’avance : « Une fois j’ai fait un malaise en cours, je faisais 36 kilos, j’ai eu
un problème au cœur. Mais ça ne me faisait pas peur la mort. » Mais tu n’as pas envie de vivre ? « Bah justement c’est ça la
question » Elle rit. Elle rit beaucoup de sa maladie : « Aux dernières vacances, j’ai oublié mes anxiolytiques ici. J’étais chez mes
parents, à la veille de Noël et j’ai fait des crises d’anxiété terribles. J’en ai fait une qui a duré près de dix heures. Je ne savais pas
quoi faire, j’étais recroquevillée dans mon lit et je ne faisais que pleurer. Ma sœur est arrivée, celle de 26 ans qui n’a pas vécu ça, et
elle m’a dit : “t’as envie de vivre ?“ Je lui ai dit non. »
Il y a un sapin de Noël en plastique dans la chambre de Marie, il m’intrigue depuis le début de notre entretien. Nous sommes en
mars. Elle m’explique que Noël est sa seule échappatoire. Le seul soir de l’année où elle parvient à lâcher prise : « on sent la
famille ». Ses médecins plaisantent souvent : « il faudrait que ce soit tous les jours Noël ».
Actuellement, Marie reprend du poids, grâce à la vie en colocation. Bien sûr, être guérie physiquement n’est pas tout : « Là, tu
vois je m’habille comme un sac. Parce que j’aime pas du tout comme je suis actuellement. L’année dernière j’étais fière de mon
corps et j’étais la première à me mettre en robe. Là je m’aimais. » Marie est vierge. Elle m’explique qu’elle a quitté son petit ami
parce qu’elle ne voulait pas lui faire subir son état psychologique. Toi, Elise tu t’es éloignée de tes amies en sortant de l’hôpital, tu
ne voulais pas que l’on souffre de ton état. C’est donc de ton absence dont on a souffert.
« J’ai à nouveau mes règles. C’est bon signe, mais… » Visiblement, Marie, ça ne lui plaît pas. « C’est atroce parce que c’est
comme si on voulait régresser à un état d’enfant. Quand on est mal physiquement, on va bien moralement. Faut qu’on accepte de
grandir. Je fais que dire ça, mais ça fait cinq ans. » Marie se repose sur l’idée qu’un déclic viendra la sauver. Elle l’attend depuis
cinq ans. C’est sa grande sœur Sophie, anorexique également, qui lui a mis en tête que c’est ainsi qu’elle guérirait : « Je lui ai
demandé ce que c’était à ma sœur son déclic. Et elle, elle était au boulot, son patron est arrivé et lui a dit : “ Vous travaillez très
bien, vous faites des chiffres incroyables, mais physiquement ça va ne pas. On ne peut pas vous garder, vous montrer aux clients
comme ça. Si dans deux mois vous n’avez pas repris du poids, c’est fini, plus de contrat. » Ici le contrat de travail se substitue au

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contrat de poids. Comme si les anorexiques ne répondaient qu’à des stratégies de manipulation. Un esprit calculateur répond-il qu’à
une machination plus forte que lui ?
« Ma sœur, Sophie, elle n’avait rien à part son boulot. Ça a été un de ses déclics. C’est aussi le fait d’avoir Thomas, son bébé
qui l’a fait avancer. » Après la rupture qui l’a fait tomber dans l’anorexie, Sophie a tout de même de nouveau fréquenté son petit
ami. Elle est tombée enceinte comme on tombe malade et a tenu à garder son enfant comme un bébé-médicament. Et cela malgré
sa condition physique déplorable et la désapprobation de sa famille. Marie refuse de voir sa sœur pendant huit mois. Après
l’accouchement, Sophie fait une dépression post-partum, elle rechute, et c’est Marie qui s’occupe de l’enfant : « Thomas c’est un
peu mon bébé en fait ».
Elle raconte qu’elle aussi aurait aimé étudier le cinéma, elle y va une fois par jour mais elle a abandonné parce qu’elle s’est dit
que ce serait trop dur : « Je prends toujours la porte de secours la plus facile : la boulimie, la fac d’anglais… ».
Elle parle de ses colocataires foufous. Deux têtes se glissent à travers la porte, comme deux théâtre de marionnettes :

L a f ille – Oh mais vous êtes deux !


L a garç on – Mais oui c’est elle, la fille qui apparaît le dimanche sur le lit de Marie !
M arie – Ça sent les patates !
L e garç on (tendant une poêlée de pommes de terres) – Mais non Marie, c’est pas vraiment des féculents tu sais. C’est
surtout de l’amour !
L a f ille – Marie, t’as mangé ce midi ?
M arie – Oui oui
L a f ille – C’est vrai ? Quoi ?
M arie – Des carottes râpées.
L e garç on (approchant sa poêle) – Prends un peu d’amour !

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L ’Elan v it al
« C ’est une maladie. Q uand t ’as une angine c’est pas t a f aut e. S auf si t ’es sort ie à poil alors qu’il neigeait ! »

Sur un canapé vert, dans un bow-window couvert de glycines, sous une lumière diffuse d’après-midi, seules dans une maison de
cinq personnes, à l’ouest de Paris, Nina et moi sommes assises. En parlant, elle agite son poignet où s’enroulent de nombreux
bracelets, dont un ruban fleuri orné d’une plaque d’argent où s’inscrit le mot « amour ». Elle l’a eu pour ses 18 ans. Il lui signale la
présence rassurante de ses amies dont les initiales sont gravées au dos :
« Avant je ne pouvais pas m’identifier à ce mot-là. Je ne voulais pas reconnaître que je l’étais, j’avais honte. » Nina travaille
beaucoup en ce moment. Elle essaie de « remonter aux sources ». Elle en tire une certaine clairvoyance. Comme Esthel ou Marie,
elle a une grande connaissance de la maladie, et porte sur elle-même un regard frontal : « Je sais que dans mon cas ça remonte à
plein de choses que je n’ai pas encore réussies à comprendre, mais aussi que c’est lié à une volonté de perfection. Et le problème
c’est que la perfection, ça n’existe pas, la perfection c’est la mort en fait. Et cette perfection, on ne l’atteint que quand on est allé
au bout de cette maladie. Et qu’on en crève. » Avant la naissance de Nina, qui est l’aînée de trois filles, sa mère a eu des jumeaux
qu’elle a perdus dans une fausse couche. D’après Nina, sa mère idéaliserait ces jumeaux qu’elle n’a pas connus, parce que eux « elle
ne les a pas subis, contrairement à moi ».
Darren Aronofsky a su, dans Black Swan, décrire cette obsession. L’héroïne meurt de perfectionnisme. Qu’est-ce qui, mieux
que la danse classique, pouvait faire montre d’une volonté de total contrôle de soi-même ? L’image tantôt naturaliste en caméra
portée, on pourrait dire qu’elle est vomitive. Le désir jamais épanché qu’a Nathalie Portman pour Vincent Cassel, est un refus céder
à l’abandon. Ce que ce dernier ne cesse de lui scander. Le blocage sexuel et la mère envahissante ne sont pas non plus en reste. Le
film traite aussi du caractère schizophrénique ; peu de gens ressentent cela. Mais Nina l’éprouve et m’en parle : « Je suis persuadée
d’être deux personnes. Hier j’avais tous mes amis avec moi, j’avais l’impression d’être la plus normale des filles. Mais il y a d’autres
moments où ça ne va pas du tout, où c’est la maladie qui parle, qui fait tout. C’est dur après de savoir qui tu es. Quelle part a le
dessus. Ça me fait peur. Mais ma psy m’a dit que c’était pas de la schizophrénie, elle m’a dit que j’étais “ ambivalente“ ».

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Sur le frigo de la maison il y a un petit carnet avec un stylo pour s’adresser des petits mots. Tentative, peut-être la énième, de
communication. L’anorexie accuse l’harmonie factice de familles qui répondent aux modèles types de la famille unie occidentale.
C’est aussi une des raisons qui en font une maladie tellement scandaleuse. Le père de Nina dessine des bouteilles de parfum chez
Dior et sa mère travaille dans le caritatif. Quelles répercussions a eu ton épisode anorexique dans ta famille ? « Ça a détruit. »
Comment ? « J’ai bouffé l’oxygène de tout le monde et la place de trois enfants au lieu d’un pendant tout ce temps-là. Mon père en
a beaucoup souffert. Surtout que c’est un garçon… Pour quelqu’un qui n’a pas connu l’anorexie c’est très difficile de comprendre
ça.» Cette dernière phrase sort de sa bouche de façon plus nette et précise que les autres. Sans appel. Je sais que c’est une adresse
à ma personne. Nina me dit que j’aurais beau faire tous les efforts du monde pour comprendre cette maladie, cela restera un club
privé. Mais au fond, qu’est-ce que je cherche vraiment à comprendre ? C’est toi ? C’est moi, que je veux comprendre ? Et sentir
alors ? Voir ? Exorciser ? Cela tient plus de ça, de nous, de l’intime, cette enquête.
Apparement la famille de Nina a retrouvé une certaine harmonie depuis. Quand elle décrit sa famille d’avant, je pense à The
Virgin Suicide : trois sœurs, une mère qui en impose et un père désemparé. Si les anorexiques sont souvent hospitalisées en HDT
(hospitalisation à la demande d’un tiers), pour le tiers en question, il s’agit d’un échec. Echec pour un parent de la capacité de
prendre soin de son enfant. « Ma mère n’avait pas envie de le dire d’elle-même. Pour un parent c’est trop dur de se dire que tu ne
peux pas soigner ton enfant. Et en même temps il sent que ça lui fait du mal. Moi ma mère je voyais dans ses yeux : “Pars ! Va te
faire soigner, je peux plus rien faire“. »
Nina me raconte aussi les dépenses excessives qu’elle faisait en vêtements. Des chaussures qu’elle rendait immédiatement
après. Acheter. Rendre. Manger. Rendre. « Oui au début je me disais “ Ouah, je rentre dans du XXS“. Puis au final, même du XXS
c’était trop grand pour moi. Refaire ma garde-robe, c’était refaire mon image. J’avais besoin de montrer que : Nina c’est pas celle
qui s’habille en S ou en M. C’est celle s’habille en XXS. Je voulais montrer que c’était moi et que ça ne changerait pas.» Elle-même
ne saurait dire d’où provient cette importance accordée à l’image. Image qu’elle substitue à la notion même de désir. Nancy, mère
d’Océane, décrit également cette quête identitaire : « Quand j’étais dedans en fait j’étais très très contente d’être libellée “la
maigre“ Je ne supportais pas l’idée d’être vue comme “ la fille aux grosses fesses“. » Comme si en changeant d’étiquette de
pantalon, on changeait d’identité. Les anorexiques sont celles, qui avec l’Eglise chrétienne, ont le mieux compris le poids des

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images. Si la propagande religieuse use des icônes pour répandre ses idées, les jeunes filles anorexiques, elles, cherchent dans
nouvelles icônes, des modèles dont elles manquent terriblement.
Nina, être femme, grandir, ça te fait peur ? « C’est ce que ma psy me renvoie toujours à la figure, que je veux pas devenir une
femme. Bien sûr que j’ai envie de devenir une femme. Enfin j’ai envie… J’ai envie d’avoir des enfants. Et j’espère que je n’ai pas
trop niqué mon organisme. » Elle continue en riant et se tapant les cuisses « J’espère avoir des bonnes fesses un jour ! Et des gros
seins aussi ! » Puis elle reprend son sérieux : «Souvent, dans l’anorexie, les filles qui arrêtent de manger, ça peut être lié au fait de
vouloir stopper leur croissance. C’est aussi lié au fait qu’elles n’ont pas eu de modèle féminin dans leur enfance. Moi c’est vrai que
ma mère n’a jamais été un modèle pour moi. Alors je me suis tout de suite identifiée à des modèles de perfection. Quand j’étais
petite c’était peut-être mes Barbies je ne sais pas, après c’est devenu Kate Moss.»
Esthel, aussi a cherché des modèles : « J’idéalisais une personne au lycée, qui était tombée dans l’anorexie très gravement. Tous les
jours je la voyais maigrir un peu plus et je l’adorais. Je ne la connaissais pas mais je la trouvais magnifique. Je me suis vue parfois
acheter les mêmes fringues qu’elle. Et on s’est jamais parlées ». Esthel passait des soirées entières sur le blog de cette fille qui
postait des photos d’elle et d’autres jeunes filles, tout aussi minces. Sissi l’impératrice n’avait pas de blog à consulter, alors elle avait
constitué une collection de photographies des femmes « les plus belles d’Europe ».
« Les listes d’attente pour les hôpitaux sont énormes. » me dit Nina « C’est horrible à dire, mais les places sont chères. Il faut
vraiment être dans un état très critique pour y entrer. Je regrette qu’on ne m’ait pas forcé la main à un moment.» Je lui demande
de donner plus de précision : « Une fois je devais partir en vacances avec des amies et mon médecin ne voulait pas. Il a proposé à
mes parents que je me fasse hospitaliser et ils ont préféré m’écouter. J’ai eu le choix. Je trouve ça aberrant. »
Marie aussi est à fleur de peau quand il s’agit du regard de la société, et du système de santé. Elle me parle d’une émission
télé où une jeune fille anorexique est filmée, interrogée, la sonde dans le nez, de façon impudique : « C’était atroce de la voir. Elle
jouait un rôle. Ça m’a énervée. C’est ce genre de documentaire qui font que les gens ont un a priori énorme sur cette maladie. Ça
m’énerve qu’on n’en parle pas assez. À Paris, il n’y a que deux hôpitaux et c’est interdit aux plus de 19 ans quoi ! Là ils me vont me
jarreter bientôt. La Maison de Solenn c’est chelou quoi. Les psys là-bas, t’as l’impression de les faire chier. Solenn c’est une fille qui
est morte de ça quand même ! »

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Solenn, la fille de Patrick Poivre d’Arvor, s’est suicidée alors qu’elle était anorexique. C’est un peu à elle que l’on doit
l’acception du terme « anorexie » dans le domaine public. Cette maison pour les adolescents en détresse a ouvert en 2004, et
fonctionne avec des dons. « Mon médecin n’est là que le jeudi. Si tu veux prendre un rendez-vous avec lui, il faut le prendre pour les
cinq prochains mois sinon tu n’en as pas. Si tu en loupes un, il faut que t’attendes trois semaines. »
Qu’est-ce c’est que cette maladie qui remplit les hôpitaux et déserte l’inconscient collectif ? Même la formation de Joséphine
n’existe plus. Aucune spécialisation concernant l’anorexie n’est donnée aux infirmiers. C’est, à mon avis, une des raisons de la
rechute d’Esthel. Plus je travaille dessus, plus je le remarque. Elles passent dans le métro comme des morts vivants cherchant à
disparaître au point qu’on ne les voit même plus. Est-ce pour cela qu’aucun film, aucun documentaire ne traite explicitement de
l’anorexie ? Pourtant il y a un tel drame chez ces victimes consentantes. Ces individus-fils-de-fer qui parviennent à se maintenir à un
état proche de la mort. Comme dit Nina :
« J’ai eu des moments de lucidité. Des flashes. J’étais LA fille anorexique, malade, au fond du trou. C’était quand je rentrais
de vacances avec mes parents. À mon retour j’ai vu que le regard de mon copain sur moi avait changé. J’ai vu mes amies, et à ce
moment-là j’ai vu dans leurs yeux. De la part de certaines de la haine presque, d’autres de la pitié, d’autres tentaient d’ignorer. Je
pense que le regard des gens qui sont proches, ça faisait presque deux mois qu’on ne s’était pas vus, dit beaucoup de choses. Tu
enlèves les œillères. Et je me souviens que ce soir-là j’avais mangé avec plaisir et je n’avais pas pensé que j’allais… » Elle
s’interrompt et sourit « Ça m’avait donné envie de vivre. Parce que je sentais que j’allais vers la mort. Voilà. »

L ’Après
« T ’as t oujours des pet it s démons qui t e poursuivent plus ou moins »

La maison est en suspens. Haute et étroite. Une chambre est vide au premier étage. Le soleil filtre à travers les branches d’un
rez-de-jardin. Personne ici, sauf Nancy et moi. Et la présence tacite de ses deux filles qui embaument le lieu de féminité. Nancy,
femme franche et bavarde, a la présence concrète des gens qui sont là. Ancrée dans le réel.

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Elle a grandi dans un milieu strict avec une grande exigence intellectuelle, trop grande peut-être pour une jeune fille de 13
ans. La froideur des rapports humains lui a mis en tête qu’elle n’était pas aimée : « Mon grand-père était président de l’Académie
des sciences et tous les dimanches on avait du beau monde. Il fallait être à la hauteur. Parfois on te mettait sur le grill, on te posait
des questions pour voir si tu avais un peu de répondant en sciences. Je me sentais toujours jugée et méprisée. Et je me sentais
toujours nulle ».
Une fois malade, Nancy est parvenue à attirer l’attention sur elle. C’est, à son sens, ce qu’elle recherchait par-dessus tout.
Toutes les jeunes filles ne cherchent-elles pas à être aimées ? « Et mon grand-père, lui ! Etonnamment, me voyant maigre il a
commencé à me filer des chocolats. Et quand ça venait de lui je les prenais. Ça, je m’en souviens. Je me souviens qu’un dimanche il a
dit “ Tiens pour toi et seulement pour toi il y a un chocolat“. Si ça résonne encore dans mon esprit c’est que c’était important qu’on
m’aime.» Après les patates, voilà que le chocolat se transforme en amour !
Nancy est une femme maintenant. Elle a deux enfants, elle est veuve, mais elle ne s’apitoie pas. Elle avance, portée par une
certaine force qu’elle a tirée de cette maladie d’adulescents. « Je pense qu’on devient une femme au contact de sa mère et des
modèles de féminité. Ça joue énormément. Si ta mère est quelqu’un de trop bien, trop écrasant je pense que c’est difficile. » Ta
mère était un modèle pour toi ? « C’est une femme classe, une femme calme, une femme douce, aimante. Mais par contre c’était
une femme qui ne supportait pas le laisser-aller ».
Posture droite, intérieur rangé, langage pesé. Même si trente ans se sont écoulés, le contrôle est une chose dont il est difficile
de se débarrasser. D’autant que chez Nancy, c’est aussi une question d’éducation. Elle me raconte qu’il y a encore deux ans elle a
décoloré ses cheveux en blond et feignait le naturel. Pour avoir l’air parfaite. Le mécanisme chiffré du contrôle ne l’a pas quittée,
depuis cet épisode, d’un an seulement, qu’elle a connu lors de son adolescence. « Tu te rends compte ? J’ai 44 ans et ça c’est
produit à l’âge de 14 ans ! Combien de temps ça va me poursuivre ? Je commence à peine à me faire des petits plaisirs, je suis un
peu dans le lâcher-prise ».
Marie ne croit pas en la guérison. Elle voit la vie d’une anorexique comme une succession de chutes et rechutes intercalés avec
de courts moments de bonheur : « Quand je suis rentrée à l’hôpital, il y a un infirmier qui m’a dit, d’un air péteux, je m’en

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souviendrai toute ma vie : “ Ecoute jeune fille, je connais cette maladie : il y a un tiers qui en crève, un tiers qui s’en sort jamais, et
un tiers qui guérit“ Ça m’a marquée à vie. Je me suis dit : “Le tiers qui guérit c’est pas possible“. »
Une image. Le regard des enfants de Mabel dans Une femme sous influence . Ils trahissent, à son retour de l’hôpital, l’échec de sa
guérison. Le mal être est-il curable ? C’est ce qu’interroge le regard de Gena Rowlands qui se perd successivement dans une balance
de flou/net. Un jeu de matière désorganisé. Est-ce que l’anorexie est une série avec un nombre infini d’épisodes ? « Je sais le
nombre de calories qu’il y a dans mon plat. C’est une obsession. Tu peux pas l’enlever. C’est la culpabilité constante : de manger, de
faire ça à ses parents, de se faire ça à soi-même.»
Le premier époux de Nancy, père d’Océane et Ariane, est mort dans un accident de la route il y a onze ans. Après ce décès
Nancy a perdu beaucoup de poids. Elle a maigri « sans s’en rendre compte » dit-elle. Cependant elle dit que le contrôle a pu être
d’un grand refuge à ce moment. Elle en a tiré une grande force de caractère, qui est palpable alors quand je lui parle.
Pour Esthel, Marie, Nina, Chloé, être une femme c’est être une mère. Elles sont toutes terrorisées à l’idée d’être stériles.
Marie, toujours elle, m’a dit : «J’ai revu une photo de moi quand j’étais à 36 kilos (un état plus qu’un poids, le verbe « être » est
significatif). Ça me fait peur parce que j’étais juste atroce. Il n’ y avait rien, que des os. Dans un sens je trouvais ça beau et dans un
sens je me disais que ça c’était pas une femme. Pas une personne qui peut trouver quelque chose de stable. » La séduction, la
féminité, la sexualité ne semblent pas entrer en ligne de compte. Danser le mambo comme une Brigitte Bardot dans Et Dieu créa la
femme. C’est la suprême image que j’ai de la féminité. Pour moi être une femme c’est être libre et fougueuse, c’est être désirée par
des hommes aussi. Plein de choses. Là où certaines pensent que l’on arrête d’être femme pour être mère lorsque l’on donne
naissance à un enfant, l’anorexique a une vision renversée.
Marie, en contradiction perpétuelle, projette déjà d’adopter. «Le changement physique… Tu te dis toujours que sur toi ça n’ira
pas. Comme les robes ! Être enceinte ça va aux autres, pas à moi ». Peut-être est-ce ce que Nancy avait en tête : « En sortant de la
maternité j’étais tombée à 49 kilos. Pour 1m69. Tu dénombrais les côtes. Qu’est-ce que j’ai pleuré en me voyant, j’étais comme
dépecée. C’était affreux. Là, c’était différent. J’ai eu une péridurale, on m’a fait manger juste après et j’ai vomi. Ce qui fait
qu’après j’ai refusé de manger. Parce que nourriture égale vomis ». Les yeux de Nancy qui ne me quittent pas depuis le début de
notre conversation semblent flancher et chercher un refuge vers le sol : « Je me suis encore limitée en fait. Je ne sais pas pourquoi

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j’ai fait ça. » Nous continuons à discuter ; je la regarde en souriant elle lève les yeux avec le regard d’une enfant pas sage et observe
son « gynécée », comme elle le dit. « Je ne me sens pas coupable, parce que je trouve qu’on s’en est sorties. »

T es c hev eux

C’est toi, Elise que je vais voir en dernier. Tu me donnes rendez-vous chez toi. Rue des Monts Clairs. Dans ta chambre au papier
peint vert et fleurs rouges.
Dans ta chambre ta fenêtre est ouverte maintenant. Même si tu es mince. Même si tu as perdu la moitié de tes cheveux, je sais que
tu entrevois un après. Au cours Simon ils ont vu ton hypersensibilité. La différence c’est que maintenant tu as un but. J’ai envie de
me dire que c’est le dernier épisode.
Dans ta chambre il y a plein de clichés. Tu me montres ton tatouage en forme d’oiseau. Tu l’as fait en sortant de l’hôpital, c’est le
symbole de ta liberté. Tu me dis qu’avant tu fermais toujours les volets. Pour que l’on pense que tu n’étais pas là. Mais les volets
fermés en pleine journée, tu sais, ça attire au moins autant l’attention qu’un corps de 33 kilos.
Dans ta chambre il y a un portrait de Marilyn Monroe. Elle n’est pas très célèbre cette photo. Tu avoues pour les cocards. Un sur
chaque œil. C’est toi-même qui te les étais faits. Encore Gena Rowlands, dans Opening night cette fois, les verres de lunettes brisés
dans les orbites, à force de se cogner la tête contre un mur.
Contre le mur, dans ta chambre il y a un ensemble de lingerie suspendu. Dans la poubelle il y a tes notes pour un exposé sur les
Préraphaélites. Tu parles de garçons. Tu sais que tu plais. Tu joues. Tu t’amuses.
Dans ta chambre, deux femmes prennent le thé. Tu as les cheveux blonds maintenant, et il paraît que c’est naturel. Comme Nancy.
Tu me racontes exactement ce que les autres m’ont raconté, sans détour, sans douleur. Mais toi tu n’es pas Marie. Tu n’es pas Nina.
Tu n’es pas encore Nancy. J’ai eu envie de te mettre à la fin pour clore ton feuilleton. Ici au moins, je peux le faire.

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