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Voyages de Solitude

par

Raoul d’Erbrun

Dépôt S.G.D.L. n° J2527- 1986


A mes parents.

« Il n’y a qu’une seule Vérité : nous sommes seuls, à jamais. »

« La Solitude demeure la Mère de toute Grandeur, et de toute Décadence. »

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Le Sens Musical

Au lever du soleil, j’ai été chercher ma place dans la nature. Dans l’aube blafarde et les
brumes matinales, qui couvraient la campagne d’un froid mystère opalescent, j’ai entamé
ma marche. Le lourd soleil tardait à revenir; je suis allé à sa rencontre.
Déserte sous les brumes, la nature savourait ce long moment de paix où la lumière
approche et les hommes dorment encore, de leur lointain sommeil. Les champs brillaient
déjà de la rosée nocturne quand je les ai foulés. La terre, froide encore, embaumait
d’odeurs calmes le promeneur solitaire. Je pourrais dire encore les verts feuillages ployant
sous les gouttes de rosée, et leur scintillements au soleil matinal, les animaux surpris et la
lumière dansante. Et pourtant ! Inlassable spectacle aux incessants reflets, la multiple
Nature narguait toute description. Elle semblait appeler des termes reculés, et souvent
étrangers. Visiblement, elle était plus harmonique, plus délicieuse que moirée, diaprée où
chamarrée ; et pourtant, ce n’était pas cela non plus, pas tout à fait.
Trop vaste paysage pour la courte fenêtre de mes yeux éblouis, la Nature se défilait à toute
observation, esquivant avec gràce tout qualificatif. Ses végétaux charnels et ses bêtes
sculpturales ondulaient doucement sous la brise vernale, et parfois j’en pouvais capter un
détail, une effluve où un mouvement. Mais si l’isolement déjà se montrait difficile, la
synthèse se révélait bien vite impossible. Elle débordait les mots par son trop plein de vie,
les faisant imploser de son espace inouï. Avec ce peu de mots, à l’usage strictement régi,
réglé et défini comme pour une science exacte, comment rendre les images délirantes de la
vie ?
Pour les idées construites, les images matérielles, il est encore possible, maladroitement de
s’arranger, et de se faire comprendre. Mais pour les images intérieures, la sensation et
l’émotion ? Celles-ci occupent pourtant plus de place en nous. Cette forêt que je voyais là-
bas était bien un ensemble d’arbres, et le dictionnaire pouvait préciser : hippocastanacées,
juglandacées où abiétacées. Mais ces mots étaient sans image ; ils n’avaient que du sens.
Plus l’on détaille, plus tout s’obscurcit, et moins l’on rend l’image convoitée. Quand on
cherche à saisir le réel, il se dissout : la force de l’évocation se perd dans une description
trop précise. Seule la poésie parvient, non pas à nous dire, mais à nous faire sentir cette
image dans toute sa plénitude sensuelle. N’oublions pas que le mot « sens » signifie avant
tout un contenu, et que ce contenu peut nous parvenir sur le mode déductif, mais aussi sur
le mode intuitif.
Ainsi, prenons BAUDELAIRE :
(...) « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme des hautbois, verts comme les prairies,
-Et d’autres corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens. »
[Extrait de “Correspondances” dans “Les Fleurs du Mal”]

Logiquement, d’une façon purement analytique et, dirais-je encyclopédique, que sont des
“parfums frais comme des chairs d’enfants” ? Pourtant, rares sont les gens qui ne

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comprendront pas intuitivement, ce que cela veut dire. Dans cette musique des mots, les
sens aident l’esprit à comprendre ce que l’auteur entend signifier par ces associations de
mots. En nous épargnant des pages de descriptions fastidieuses, BAUDELAIRE parvient,
sans sacrifier le sens, à nous transmettre, intacte, l’Emotion.
Mais la poésie s’est aussi limitée elle-même, de par ses propres règles. En imposant la
rime, et souvent le quatrain, elle a soumis le sens et créé une beauté souvent fastidieuse au
lecteur. Au niveau du sens, du contenu, et des thèmes invoqués, la poésie n’a pas pu aller
aussi loin que la littérature où la philosophie. Ponctuellement, elle est bien plus belle, mais
on pourrait presque dire qu’elle ne tient pas la distance. Quand nombre de gens lisent un
roman de deux où trois cent pages en quelques heures seulement, combien ont déjà lu cent
pages de poésie, d’une seule traite ? La poésie est trop riche de beauté, et pas assez de sens.
De la même manière que l’on a développé l’expression corporelle hors les mots, il faudrait
étudier l’expression musicale contenue dans les mots. Une partition est un ensemble de
notes qui créent une mélodie, et cette mélodie a un sens. l’exemple le plus classique en est
la mélancolie que provoque la musique de CHOPIN. De même, un texte est un ensemble
de mots, et chacun possède sa sonorité propre. L’ensemble de ces sons crée un sens global.
Ecrire, ce pourrait être fixer des images en musique; des images parlantes, chargées de
sens.
Il faut trouver le sens qui laisse une place à l’imagination, qui n’a pas la crudité stricte des
explications encyclopédiques. Comment ? En faisant appel à une imagination précise,
permettant de faire passer le non-dit par l’émotion sensée. Il faut faire parler les mots par-
delà leur sens, quasiment malgré eux. Dotés d’une forte résonance émotionnelle, quelques
mots, quelques associations de mots remplacent des milliers d’exemples. Pour cela, il faut
apprendre à utiliser la force de l’intuitif, du non défini.
Les mots ont un sens musical, qui tient à la fois de leur sonorité propre et de la résonance
émotionnelle qu’ils provoquent en nous, en un mélange de sens et de sons. La synergie du
sens et du son crée la Beauté. Il faut tenter de découvrir, puis d’utiliser ce sens musical du
terme pour transmettre l’aspect émotionnel des choses, des événements. Il est difficile de
parler d’une “Beauté Sensée”, et de tirer un sens de la beauté. Adjoindre un sens à la
Beauté, ce serait la corrompre. A l’inverse, je crois qu’il faudrait essayer de rendre le sens
beau, non seulement dans sa globalité, mais aussi à chacune de ces étapes, par le biais du
style, pour tenter de faire de la véritable littérature.
Mais la Nature est toujours là; elle m’environne et elle me guette. Elle est belle, et j’ai
besoin d’elle. Plein de reconnaissance, j’aimerais faire quelque chose pour elle, comme les
végétaux qui lui fournissent de l’oxygène. Mais que puis-je faire pour elle ? Si je lui
dévouais ma vie, que devrais-je faire alors ? Je ne peux rien construire, rien créer pour elle;
seulement la préserver, l’entretenir. Je ne créerais donc jamais que pour les hommes : je
n’ai pas le choix.
Nous avons besoin d’elle, et elle n’a pas besoin de nous Quelle est la place de l’homme
dans la Nature ? Au lever du soleil j’ai été chercher ma place dans la Nature. Là non plus,
je ne l’ai pas trouvée.

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Je suis enfermé

Enfermé dans un petit jardin, avec des tulipes et des crocus qui sortent au printemps. Une
douce pelouse s’étend à mes pieds. C’est là la Terre, ma certitude inéluctable. A ma droite,
un bouquet de troènes, artistiquement taillés. Et devant moi, à quelques mètres à peine, un
cerisier japonais dresse ses jolies fleurs. Il répand alentour ses doucereuses senteurs.
Adossé au mur, j’admire l’aube qui s’éveille.
Après un long et langoureux regard aux trèfles qui m’entourent, je relève la tête. Derrière
les troènes, à droite, un autre mur s’impose. Je ne peux y passer. Et devant moi des grilles
classifient le décor. Acérées et dressées vers le ciel, des pointes les surmontent, menaçantes
et tranquilles. Ce paysage strié est le plus beau du monde. C’est le mien, c’est le nôtre…
mais je suis enfermé.
Oh, bien sûr, il me reste les fleurs, à gauche ! Leur douceur écoeurante et leur beauté
factice. Mais, même en cet endroit, puis-je vraiment passer ? Il faudrait accomplir : des
gestes de caresses, des gestes de bonté. Mais n’y a-t-il pas plusieurs bontés ? Et ma bonté
serait-elle comprise ?
Il existe plusieurs bontés. Une bonté profonde, et une bonté légère. Evidemment, si la
bonté est une vertu, il faut la pratiquer avec ferveur Autant dire, avec profondeur. Cela
réclame du temps et de l’attention, au niveau matériel. Cela exige du calcul, de la
préparation ; et de l’Emotion, du sentiment Ces moyens étant limités, je ne peux être
profondément bon avec chacun d’entre vous, avec tous.
Il me reste deux solutions : la bonté légère, ou la bonté profonde, mais limitée. A quelques
uns. Ceci passe par la sélectivité, donc la hiérarchie. Choisir quelques uns pour leur donner
tout. Prendre pour but la bonté profonde, la générosité parfaite. Et lorsqu’on a trouvé les
êtres que l’on cherchait, tout leur offrir, progressivement. Tout leur offrir, c’est aussi leur
consacrer son temps et ses pensées. Voilà pourquoi cette démarche est inapplicable envers
l’ensemble de nos connaissances.
Et les « intermédiaires », me direz-vous ? Ceux qui ne méritent ni tout notre temps, ni
qu’on les abandonnent ? La bonté légère me semble ici vertu convenable. A chaque instant,
dès qu’une occasion s’en présente, pratiquons là. Cela nous met nous-mêmes de bonne
humeur, puisque nous sommes satisfaits d’avoir (à peu de frais , le plus souvent) accompli
une bonne action. Cela illumine la journée de ce1ui que vous aidez, d’une manière ou
d’une autre. Enfin, cela crée un climat social, un climat sociétal propice à l’éclosion du
bonheur.
Ainsi, chacun a pu vérifier qu’il séduit, et plus généralement, qu’il réussit mieux ce qu’il
entreprend, lorsqu’il est heureux. On pourrait dire qu’il rayonne, en quelque sorte. Et nous
aimons tous le soleil, et sa chaleur nouvelle !
Mais je suis enfermé, même si le soleil brille. Mon jardin est spacieux. J’y ai tout le
confort. Le jardinier passe me voir, au moins trois fois par jour. Il me demande ce que je
désire, et me l’apporte à son retour. C’est un homme fort aimable, pour ne pas dire
affectueux. Il sourit constamment, et jamais il ne crie. Il ne parle pas non p1us. C’est une
condition que j’avais posé, lorsque je l’ai engagé. Avant lui, c’était un italien, Bruno, qui
s’enquérait de mes désirs. Mais j’ai du m’en séparer : il parlait constamment, et j’avais fini
par trouver ses remarques distrayantes.

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Je peux demander ce que je veux : jamais rien ne m’a été refusé. Des gens passent dans la
rue, aussi, derrière les grilles. Il y en a des tristes, des laids et des méchants. Il y a des
sourires, des rires et des soupirs. Des gros, des grands, des jeunes et des moins jeunes.
Lèvres charnues et rouges, ou se cachent des dents blanches; lèvres ridées et sèches, qui ne
cachent plus rien. Et des lippes agressives et des dents en avant, et des mentons pointus, et
des mentons carrés ! Parfois inexistants, ou à double pendant.
Les yeux font la diversité des gens. Oh, bien sûr, cela dépend des jours, de l’humeur et du
temps ! Mais surtout de chacun, de son propre destin. Certains savent où ils vont, où les
mènent ce chemin. Ils ont le regard fier, serein et volontaire. Fixés tout droit devant, leurs
yeux observent. Ils cherchent : des marches, pour gravir le chemin. Mais je suis enfermé, et
mon chemin est plat.
Le plus souvent, les yeux renferment une solitude. Je dis le plus souvent, parce que cela
peut être inconscient. N’est-ce pas la plus grande honte que n’avoir pas d’amis ? Et ne dit-
on pas fou celui qui s’en flattera ? Mais un ami est aussi un trajet. Et je suis enfermé, et je
ne peux plus bouger.
Des gens viennent me voir, et je crois les connaître. Mais leur bonté n’est pas la mienne. Ils
ne peuvent guère que s’accrocher aux grilles, et le font volontiers. Parfois, j’aimerais leur
parler. Mais je ne sais que dire, ni comment leur parler. Et ce ne sont pas eux, et je suis
enfermé.
Que puis-je demander, lorsque tout est en moi, et la vie dans les livres ? Mon corps est un
ami. Il sait ce qu’il doit faire, je ne m’occupe pas de lui. De son coté, il m’appelle lorsqu’il
désire quelque chose, et je le lui donne aussitôt. Nos relations sont amicales.
Quant à la vie et aux amis, quant à la mort et aux amours, les livres y suffisent. Mieux : ils
ne peuvent me trahir, et ne savent pas mentir. Le monde de l’écrit apparaît comme un
immense placard, empli de petites boites soigneusement étiquetées. Sciences, Amour,
Amitié, Idées, Emotion, Connaissance : tout est là, à portée de la main. Il suffit d’ajouter
au livre un bon bol d’imagination pour faire renaître tous ces délicieux breuvages,
patiemment lyophilisés. L’homme tout entier est là : un peu d’encre, parfois bien disposée.
Il y a d’autres jardins et d’autres paysages, ailleurs. J’en ai vu les photos dans mes livres
d’histoire, et de géographie. Mais existent-ils réellement ? Ne sont-ils pas plus beaux à
travers les photos ? Une photo pour un livre d’histoire, ça ne se fait pas comme ça. C’est
tout un travail de préparation, de lumière, de cadrage. Un choix de pellicule, et puis divers
réglages. Tout ceci contribue à mettre en valeur le paysage; tout est étudié pour. Une fois
ceci figé, la beauté en demeure. On n’est plus soumis aux caprices du temps, aux horaires
d’ouverture. C’est mieux, à mon avis.
Pour pallier aux odeurs, j’ai créé des essences. Combinaisons, mélanges et croisements
divers m’ont permis de recréer la plupart des paysages odorants. Selon les régions, la
période de l’année, et l’heure de la journée, de subtils dosages permettent de retrouver très
exactement l’odeur de l’air, d’après la florescence locale. Il suffit alors de fermer les yeux,
ou de regarder la photo, pour ETRE réellement à l’endroit choisi. Ce sont alors de
merveilleux voyages, que l’on peut interrompre à volonté. On perd moins de temps, aussi.
Pensivement, je laisse à nouveau mon regard errer sur le jardin. Sur mon jardin. Il
l’effleure et il le caresse. Le soleil commence à s’enfuir, mais mon jardin reste présent,
avec toutes ses merveilles. C’est un monde à lui seul, et il existe, et il m’est personnel. Je
l’ai bàti tout seul, de par ma propre volonté.

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Les passants continuent à défiler devant moi, en bas, derrière les grilles. Ils donnent
l’impression de savoir chacun où ils se dirigent, exactement. Mais leur chemin est boucle,
et ils n’iront pas loin. Je les en plains. Le Doute qui les mine est à la base de ma propre
force. Les rares personnes que je voyais me traitaient d’orgueilleux. Mais comment s’en
remettre aux autres, à ces autres si vagues, et si incontrôlables ? Non, vraiment, je ne peux
me fier qu’à moi-même, à cet être réel que je connais, que je contrôle. Le jour où j’ai
compris cela, ils ont changé mon nom. Ils m’ont appelé Orgueil.
C’était il y a bien longtemps. M’élançant hors de la troupe, j’avais rejoint mon vrai destin :
la plus haute des solitudes… Pendant quelques temps encore, j’ai essayé de leur expliquer,
de leur faire partager mon bonheur tout neuf. Très vite, ils m’ont aidé à comprendre la
vanité et l’inanité de mes démarches. Nous étions désormais trop loin les uns de l’autre,
pour pouvoir communiquer.
Depuis ce temps, ils viennent parfois me voir, de plus en plus rarement. Ils se moquent de
moi, ils me plaignent, parfois. Et la plupart du temps, en découvrant leur dents, ils
s’exclament joyeusement : “Oh, regardez : le pauvre, il est enfermé!”. C’est vrai, oui, je
suis enfermé... C’est vrai, oui, mais je l’ai choisi.

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Comme une flamme sur un bàton de cire

La tête me brûle, et le corps demeure froid. Par les rues désertées de l’été, qui comme moi
brûle et les fait fuir, je marche en vacillant à la brise du soir. Les rares passants qui n’ont
pu fuir regardent avec émoi mon cràne étincelant, de fièvre, et le corps froid, tout droit
dessous. Un regard lumineux surplombe la froideur longue et faussement dure...comme
une flamme sur un bàton de cire.
La tête me brûle, et le corps demeure froid. Une bougie … Oui, ce pourrait bien être cela.
Comme un beau masque, se tenir droit. Et ce corps, qui jamais ne ploie ! Un souffle, un
sourire, une brise suffirait à me faire vaciller. Le corps reste bien droit, ne trahit rien. A
peine se penche-t-il peut-être. Mais la tête soudain ruisselle de flammèches, le vent harcèle
un feu de joie, le tirant, le poussant et le retirant, le prenant, le jetant pour mieux le
reprendre ! Sur ce corps fier et élancé, marmoréen de vacuité, la longue chevelure de feu
s’agite, désordonnée, en millions de cheveux follets. Et puis encore, parce qu’il faut bien
que tout s’arrête, le souffle se retire aussi, petit à petit, comme sur la pointe des pieds, et
semblant revenir à tout moment, pour harceler, pour me faire mal.
Le calme revenu, la haute flamme claire brûle de plus d’éclat mon àme évanescente. Que
faire d’une bougie, dans un monde d’ampoules ? La prude flamme éclaire, mais sans tout
dévoiler ; les ombres au corps à corps dansent avec la lumière sous son rythme impromptu,
improbable. Ses mouvements graciles charment l’espace d’un mystère chamarré, toujours
inopiné. Mais la flamme illumine aussi ! Haute et claire, belle et fière, son feu par ses
limites gagne l’intensité. S’il ne prétend pas embrasser tout l’espace, il n’est pas
qu’apparence, et brûle cruellement.
Ils le savent d’ailleurs; où au moins doivent-ils le sentir, malgré eux. Blafard et translucide,
le haut bàton de cire noire se dresse devant eux, droit et solitaire, hautain et inaccessible.
Devant eux. Malgré eux. Sa flamme à la volition trouble les attire, comme une implacable
irradiante de beauté. Son mystère les excite, et ils veulent le détruire. Grossièrement
vengeresses, les phalènes se pressent à l’intriguant foyer. Elles bruissent et elles se
moquent, fébriles en leurs vaines ardeurs. Les ailes, et puis le ventre brûlent
langoureusement à la flamme inflexible. Tout est déjà fini, et personne n’a compris.
L’insecte n’a que senti, et il gît sur le sol, détritus anonyme et bientôt putréfié. La flamme
hautaine, ainsi qu’un centre ou une pierre qui roulerait sur elle-même, n’a rien vu, n’a rien
fait. Placide, elle suit sa route, tout au long du fier bàton noir, inexpugnable citadelle.
Des êtres plus sensés, affamés de mystère, s’approchent à croupetons. Déjà émerveillées, et
encore peureuses, les souris blanches hésitent, fouillées de sentiments; ce sont des jeunes
filles pures, soudain enamourées sans le savoir encore. La flamme attire toujours les
créatures sensibles; son éclat est trop beau pour ne pas être grand. Ainsi pensent les souris
blanches, et elles s’approchent à croupetons, toutes empêtrées dans leur timidité. Et
pourquoi une bougie ne tomberait-elle pas amoureuse d’une souris blanche ? La bougie se
fait tendre, et elle fond de bonheur. La souris blanche se càline, extasiée, à la douce
rugosité de l’être aimé, enfin trouvé.
Mais la bougie est noire, quand la souris est blanche. L’animal stupidement s’en inquiète,
au fond de son bonheur. Certes la flamme est belle, mais, sans savoir pourquoi, la souris
blanche comprend que comme le feu de la Passion, ce feu-là qui l’attire la brûlera aussi. Et
elle fuit, sans savoir.

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La tête me brûle, et le corps demeure froid. Mon cràne éclaté se disloque, en milliers de
morceaux qui jaillissent sans fin. C’est bien là le centre du noeud, cette flamme qui brûle,
et puis qui les attire. Le corps reste étranger à ces fébriles passades, inutile comme un beau
masque. C’est bien la flamme qui les échauffe, mais ils ont peur de s’y brûler. Comme un
immense pied bot, ce corps rigide et froid, qui se traîne sous moi... Assez !
Je n’aime pas les phalènes, et j’aime trop les souris blanches. Non, ce qu’il me faudrait,
puisqu’il faut désirer, ce serait une bougie, blanche. Mon corps rond tournerait, tournerait
tout autour du sien, sans fin. Je pourrais l’embrasser et, d’un peu de cire chaude, coller
mon corps au sien, pour toute l’éternité. Mais non, ce n’est pas cela que je ferais. Non, plus
haut que ces corps froids, nous mêlerions nos flammes en un ardent brasier, qui s’élèverait
plus haut et plus fort. Ô Toi ! Penché sur le rebord de ton charmant brasier, je veux que
s’approchent nos flammes, plus près, encore. Plus près, toujours plus près, jusqu’à ce que
enfin mêlés, nous puissions à la fois jeter, et le “plus”, et le “près”. Jusqu’à ce qu’enfin
s’élève au ciel une flamme unique, Majesté retrouvée ! Elle serait haute, plus haute encore
! Et nous Un seul, plus seul encore. Elle serait.
Les jours s’écouleraient gravement, lentement, semblables aux gouttelettes de cire que je
laisse glisser le long de ton corps. Immobiles et unis, nous nous reposerions, l’un sur
l’autre, l’un dans l’autre, jusqu’à l’heure de l’éternité. Son souffle bienfaisant nous
surprendrait aimés, et amoureux. Son soupir affolant éteindrait le feu de nos tourments,
calmement. Nos corps encore penchés se souderaient peu à peu, durcissant notre hymen
d’une promesse éternelle. Et nous échapperions tous deux à la putréfaction.
La tête me brûle, et le corps demeure froid. Une larme à nouveau vient mourir sur ma joue,
livide. Car mes larmes à moi ne s’évaporent pas; le froid ambiant les fige, dans la pose
innocente de leur première enfance. Les stigmates m’en sillonnent le corps de ces enfants
brûlants, à peine vus et déjà perdus. Si seulement tout d’un coup, je pouvais tout changer !
Que la tête soit froide et que le corps me brûle !
Mais non, ce n’est pas possible Sans doute la fièvre, qui m’égare. Eh, quoi ! Que la tête
soit froide, et que le corps me brûle ? Je suis au moins une bougie, et je préfère ceci. Car
que serais-je alors, avec cette tête froide, vide, et ce corps brûlant, tyrannique ? Une
vulgaire ampoule.

9
Au bout de la nuit

Le jour vient juste de céder, et pour la troisième fois je lui survis. L’heure fatidique est
dépassée : maintenant, je peux parler. Un seul choix dicte ma conduite : refuser le
sommeil, et ses langueurs stériles.
Jusqu’à ce jour, je n’avais jamais réussi à demeurer aussi longtemps en état de veille.
J’interroge mon corps, et tout semble aller bien. Il répond à mes ordres, quels qu’ils
soient ; à peine plus lentement que d’habitude. Il faut dire que j’ai fait ce qu’il fallait pour
cela. Café, alcool, cigarettes, vitamines et excitants divers m’ont aidé à persévérer.
Néanmoins, je crois que la force qui me soutient est bien plus profonde.
Je ne suis pas fort physiquement, et même de moins en moins Non, ma puissance actuelle
est toute entière crissements de nerfs à vifs, et ordres impératifs. Les chants barbares
émanant de mon àme tiennent le corps éveillé, par leur puissance vocale. Ils le rappellent à
l’ordre, et à l’obéissance. Les impulsions qui me font tressaillir, de plus en plus souvent,
proviennent essentiellement des turgescences vénéneuses qui habitent mon cerveau. Par le
canal des nerfs, échauffés et perpétuellement agités, elles se propagent à travers le corps
tout entier. Cette transmission n’a rien de mécanique. Elle ressemble plutôt au domptage
de chevaux fougueux, ombrageux et furieux, lorsque tonne l’orage. Domptage progressif et
toujours précaire, fait de violences impératives et d’abandons factices.
Tenir...Refuser l’abandon facile et la remise au lendemain, à l’incertain. Concentré sur
cette nécessité, attentif à la moindre faiblesse, au moindre début de faiblesse, je m’observe
en silence et je surveille mon corps.
Plusieurs caps ont déjà été doublés. La phase première de toute lutte de ce type, bien sûr, à
présent loin derrière : la fatigue simple d’un corps dont on brise les habitudes. Le corps
alors appelle, rappelle à son docile locataire que l’heure est arrivée, qu’elle est même
dépassée : l’heure du sommeil, l’heure de l’oubli et du repos. Il utilise tout un arsenal de
mesures préventives, pour le garder d’aller plus loin dans cette voie dangereuse, incertaine
: troubles oculaires, tremblements de toutes sortes et affaissements subits. Menaces de
grève, pourrait-on dire. Mais je n’ai pas cédé ; progressivement je l’ai fait taire, et la force
de ma résolution l’a suffisamment effrayé pour qu’il m’accorde quelques heures de répit.
Le second cap fût plus subtil et plus difficile, tout à la fois. Le corps alors s’était fait
doucereux, et faillit contaminer l’esprit. Petit à petit, il avait repris son assurance, et son
insistance maladive. Il me rappelait à l’ordre, sous couvert de conseils. Se prétendant ami,
il m’avisait de ses faiblesses, avec autant de douceur que d’entêtement. Il prétendait me
demander conseil, quand il avait déjà choisi. Progressivement, subrepticement, il a
commencé par faire trembler le décor, les objets et les gens qui se trouvaient autour de
moi. Il voulait me fermer les yeux, et, les laissant ouverts, je ne pouvais plus voir qu’une
vague sarabande. Les tables gigotaient, et les verres avec elles se mouvaient à tout rompre,
sans direction précise. Toute perception se défilait, comme refusant de se laisser saisir par
mes sens pantelants.
Cette fois encore, je suis resté très ferme, et je n’ai pas capitulé. Mobilisant tout mon
psychisme pour cet àpre combat, j’ai lutté pied à pied contre cet entêté. Reprenant le
contrôle des nerfs, je les ai envoyés sur le champ de bataille. Par le knout et le feu, ils se
sont déchaînés contre les muscles en ruine, défaitistes et lascifs. Notre combat fût long et
difficile, c’est vrai. Ce petit corps fragile, inexpérimenté, préférait la mangeaille à un bol

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de café. Mais les nerfs veillaient : l’adrénaline coulait à flots, noyant les fugitifs dans ses
fulgurances lumineuses. Et nous sommes parvenus à l’y habituer.
Parallèlement, un autre combat se déroulait en mon àme. Plus cruel, en vérité. Car si les
nerfs n’exigeaient que l’obéissance des muscles, et leur docilité, dans cet autre combat,
quelqu’un devait mourir. Injectant subtilement de sournois arguments en mon esprit, le
corps menait la lutte en cet endroit aussi. A mon psychisme intègre, débordant de santé,
tout entier concentré vers le but trop noble que je m’étais fixé, le corps a opposé sa
rhétorique funeste, sa persuasion louche. Derrière mon dos, tout doucement pour ne pas
m’alerter, il s’est mis à lui susurrer ses raisonnements factices et ses questions triviales,
sachant qu’une question est le meilleur des piéges. « A quoi bon tout cela, quand demain
est si proche ? Ton maître te surmène, et sans raison aucune ! Pourquoi devrais-tu le suivre
dans ses rêves absurdes ? ». De pseudo arguments en sinistres flatteries, il a tout essayé
pour corrompre mon àme.
Il m’a fallu faire appel à chacune des parcelles d’énergie qui m’étaient restées fidèles pour
parvenir, après des heures de sang et de froides violences, pour parvenir enfin à reprendre
l’avantage. Contre la gangrène de la mort lente que m’insufflait le corps, de tout son poids
inerte, contre la stupide limite de l’entropie qu’il voulait m’imposer, j’ai lutté et j’ai
triomphé.
Je l’ai tué, et maintenant tout est fini : il gît à mes pieds, dans toute sa répugnante langueur.
Mais combien de forces m’a coûté ce combat ! Combien faible et abandonné, sa mort m’a
laissé ! Durant la lutte encore, je n’y pensais pas. Je ne me rendais pas compte, tout attentif
à parer ses coups bas, pour décocher les miens. Mais il est là gisant, inerte à mes pieds, et
l’heure du bilan est un cruel instant.
Exhortant l’énergie à revenir en moi, je me concentre encore, et je commande à boire. Un
reconstituant. Lentement, une à une, et comme réticentes, mes fonctions disparates et mes
forces éparses regagnent leur logis. Peu à peu, le paysage s’éclaire et les sens se réveillent.
Dans le silence morne de l’après combat, le décor me revient, dans sa nudité crue. Des
gens sont attablés à mes cotés. Inconscient du combat qui vient de s’achever, à quelques
mètres à peine de leur altérité, ils se gavent d’alcool et de clichés phrasés. Il n’y a rien à
faire, rien à dire en ce lieu. Alors ? Partir ? Où ? Et pour y faire quoi ? Non, il n’y a rien à
faire, et rien à dire non plus. Juste marcher dans les rues, à l’aveuglette, dans le noir et
l’absence. Sans autre but qu’UNE CERTAINE LUMIERE, sans même jamais savoir si
vraiment elle existe…
La rue est semblable aux autres lieux publics : toujours des gens, inexistants. Une seule
différence, mais de taille, à mes yeux : la faculté qu’elle offre de marcher, d’avancer.
Marcher sans plus penser, sans but et sans angoisse. Vers le lointain. Vers son destin.
Mon esprit s’affaiblit, mais cela importe peu. Tant qu’il restera de la vie en moi,
l’important est de ne pas dormir, de rester éveillé : un minimum de lucidité. Ne jamais se
laisser prendre en charge, par qui que ce soit : les autres, mais aussi le sommeil. Car le
sommeil est capitulation, devant la limite et devant l’inconscient.
De rues en avenues, d’avenues en boulevards, et de boulevards en routes, j’ai traversé la
ville, la banlieue et la nuit. J’ai croisé des maisons, des immeubles et des arbres, de plus en
plus souvent. J’ai aperçu des hommes aussi, de loin et vaguement. Des bêtes hétéroclites
ont suivi mon chemin, et tous ces promeneurs, attardés solitaires, ne pesaient pas grand-
chose en face de la nuit. Lorsque je m’arrêtais, c’était pour, brièvement, m’assurer que
mon corps ne marchait pas tout seul, par pur automatisme. Mais je veillais encore, et je
marchais toujours.

11
Soudain, un paysage m’a frappé, par-delà le mur de mon indifférence à l’égard de tout ce
qui ne concernait pas directement la lutte que j’avais entreprise. C’était un paysage
inconnu, qui n’éveillait en moi aucune réminiscence. Si j’ai dit « inconnu », je précise
aussitôt qu’il l’était pour moi : d’autres devaient le connaître. Et si je m’attarde sur ce
point, c’est pour bien montrer que ce voyage n’avait rien à mes yeux de l’exploration d’une
terre vierge. C’était pour moi même que je l’accomp1issais, et jamais je n’avais espéré
découvrir quelque chose, au-delà du sommeil.
Je me suis arrêté, et je me suis assis, sur la souche d’un vieil arbre. C’était une clairière, et
la lune était pleine. Le ciel dégagé resplendissait d’étoiles, et l’on apercevait au loin
quelques sombres bàtisses. La Nature vivait, elle, tout autour de moi ! Mais les humains
dormaient, dans leurs cages dorées. Les étoiles, tout là-haut, rayonnaient de clarté ! Mais
nulle trace de clarté chez les humains ronflants. Bien au contraire, les volets clos qui les
cernaient avaient pour seul office de les en préserver !
J’ai frissonné, pensant à tous ces corps abandonnés. Que de langueurs, et de stérilité. Ah, si
l’homme pouvait ne jamais dormir ! Combien l’Histoire en serait plus rapide ! A la limite,
je veux bien croire, avec nos biologistes, que ce désir est impossible, inhumain dans son
acception stricte. Mais est-ce une raison pour ne pas essayer de limiter ces heures
d’abandon, ces milliers d’heures perdues, irrémédiablement ?
Satisfaits, ils dorment ; en toute bonne conscience. Mais cela ne m’est pas possible. Le
sommeil n’est qu’un abandon. Et je ne peux me reposer avant d’avoir trouvé ce que je
cherche. Le repos n’a de valeur que dans un certain cadre, dans certaines conditions. Ces
conditions, dans mon cas tout au moins, ne sont pas réunies.
Profitant de ma halte, la fatigue m’a de nouveau agressée, et j’ai dû me lever. Droit devant
moi, j’ai repris mon chemin, mon long chemin d’attente. Cette marche m’a conduit aux
portes de la ville. Mais les noctambules sont rares, j’entends : les vrais noctambules. Tous
les cafés étaient fermés, et les lampadaires seuls restaient fidèles au poste, au coeur de la
nuit. Il a bien fallu que je me décide à rentrer.
De retour à la maison, j’ai longtemps cherché ce qui me retenait de dormir, moi aussi. En
même temps, je marchais de long en large à travers ma pièce exiguë, pour chasser ce
sommeil qui me poursuivait toujours, sans répit, sans fatigue.
Après bien des questions et des hésitations, j’ai finalement trouvé une situation dans
laquelle j’accepterais de céder au sommeil. Peut-être en existe-t-il d’autres : je n’en sais
rien. Ce que je sais, ce que j’ai découvert, c’est que je pourrai dormir contre le sein de la
femme que j’aime, que j’aimerai. Pas avant. Et je ne la connais pas encore…

12
Perdu d’Amour

« J’ai allumé l’ampoule, j’ai refermé la porte,


Et jeté mon vêtement dans un coin de la cave.
Sur un trépied bancal mon corps a fait naufrage ;
Et tout en moi criait qu’Anaïs était morte.

Je ne voulais pas y croire, ce n’était pas possible,


Quand ce matin encore elle pleurait dans mes bras !
L’évidence pourtant m’en était bien visible :
J’étais rentré chez nous, et elle n’était plus là.

Alors, à moitié nu, j’ai versé sur le lit


De ces larmes amères qui brûlent comme l’acide ;
J’ai hurlé ma douleur en appelant l’oubli,
Recouvrant le silence de mes pleurs avides.

Mais l’écho dans la nuit a rejeté mes cris.


Toute la nuit durant, j’ai gémi sur la vie,
Sans cesser un instant de repousser l’ennui.
Et au petit. matin, je me suis endormi.

Dans mes draps de chagrin, dans ce lit déjà gris


Où autrefois, ensemble, nous avions resplendi,
J’ai pensé te revoir, où le soleil luit
D’une clarté théàtrale. Il n’y aurait plus de gris,

Il n’y aurait plus d’ennui ; il n’y aurait plus de vie.


Choisissant mon destin, j’étais enfin serein ;
J’ai pensé à demain, il n’y avait pas de matin ;
J’ai pensé que cette fois, il n’y avait plus demain. »

Assis à la table, je rêvasse. Je prend l’air négligent du chasseur à l’affût, et j’attends. Mon
esprit vagabonde de ci delà sans but ni raison : seulement des sensations. Je guette. Ainsi
qu’un chien dont je tiendrais la laisse, mon esprit trotte et glisse, il jappe de l’avant. A bout
de bras, je suis la laisse qui me tire Avec joie. Car, de mon autre main, je serre fermement
le filet à papillons. A la recherche d’une idée, à saisir, vite, au vol...Parce que les idées
fusent et fuient, elles aussi. Elles vont et viennent dans la tête, et puis soudain elles
disparaissent. Et moi, indomptable abruti, j’ai choisi de consacrer ma vie à les attraper, à
les retenir ! Désespoir, aveu d’échec et inhibition.
Ils sont bien noirs, les papillons de nuit qui, aujourd’hui encore, butinent mon esprit ! Les
seules lames de clarté qui me restent encore sont celles qui blanchissent la plupart de mes

13
nuits. Car alors que je meurs de ton absence et de ton insouciance, sous l’obscurité pàle du
glabre astre d’argent, les souvenirs tressai1lent.
Je succombe accablé de ta chaude et troublante sensualité, comme un froid immense et
soudain. C’est que ton corps ferme et laiteux virevolte encore au fond de mes prunelles…
Ma rétine brûle encore de l’éclat de tes paumes. Tes genoux et ton cou, si doux ; et tes
pieds, et tes jambes, ton dos et puis tes reins, duveteux et. Soyeux. Et ma peau se souvient,
de la tienne et des formes, de leurs touches joyeuses, crissantes et délicieuses, qui ne
s’arrêtent plus. Joyeusement irisées, délicatement dorées, tes chairs évanescentes hantent
encore mon àme, comme magnifiées par leur dernière absence. Je lis, je travaille, je
réfléchis, je mange, je dors même parfois, et soudain je me dresse sur mon séant, et avec
un grand rire je crie : « Je t’aime ! Pourquoi n’es-tu pas là ? ». Ta pensée souvent
m’assaille…
Il n’y a rien de pire au monde qu’un amour qui se cherche, sans parvenir à se retrouver.
C’est comme si deux matrices, sans cesse attirées l’une vers l’autre, se heurtaient à chaque
rencontre violemment, éperdument, pour mieux s’élancer loin de l’autre, le plus loin
possible. Ainsi peut-on utiliser la force qui étreint deux êtres pour les séparer.
De nouveau seul après un piètre espoir, j’embrasse ma solitude comme un amour lépreux,
que l’on a oublié et qui soudain revient, atrocement redondant. Après tant d’heures
passées, loin d’elle sans y penser, j’ai peur de son accueil. Sans doute aurait-il mieux valu
que j’ignore tout du paradis ; mais je l’ai entrevu, et la vie est fichue. Au fur et à mesure
que le temps s’épuise à ramper, les bond soudains de mon moral s’accentuent en amplitude
et en intensité. Comme la vie toute entière, succession de mouvements stériles entre
bonheur et désespoir, je revois mon passé. Mais je constate avec effroi que ces
mouvements chez moi constamment s’amplifient et se rapprochent. Les passages du plus
au moins s’échelonnent à des intervalles de temps de plus en plus courts et
proportionnellement augmentent d’intensité. Que se passera-t-il lorsque tout se fondra en
un seul point, d’amplitude infinie ? J’ai la sensation que je vais mourir, et cependant c’est
impossible : mourir dans ton sillage te ferai trop d’honneur ! Comme un bouquetin fragile,
je continuerai donc à sauter d’un bord à l’autre du précipice qui s’écarte, de plus en plus
rapidement. Seul votre corps si fou peut calmer la douleur qui dévaste mon àme.
Espoir vain mais tenace, furieux. Je suis comme empêtré dans le fouillis de mes
motivations, tissées qu’elles sont en votre seul désir. Ne rien se dire, éperdument. Il y a une
chose que je n’ai jamais pu tolérer chez toi : ton absence. Le corps lui-même devient objet :
mou, inerte, affaissé comme de l’intérieur. Mais tout cela n’est rien, et l’horreur est
ailleurs, dans le dégoût putride qui naît de la conscience de cette situation, de cette
liquidation.
Que faire de ton absence, de ce fardeau trop lourd qui bouche l’avenir ? Il faut tuer Janus,
et oublier Iseult, il faut désespérer pour pouvoir vivre encore. Le mieux serait d’agir, de
noyer dans l’action la pensée vengeresse qui me poursuit sans cesse. Mais le néant actif
n’est qu’une survie bestiale, sans justification.
Accablé de souffrance…comme j’aimerais l’être encore ! Car tu n’as pas de nom, et je ne
sais qui tu seras. Si je t’écris aujourd’hui, sans même savoir ton nom, et comme si notre
histoire avait déjà eut lieu, c’est que j’espère seulement te rencontrer bientôt. Enfin pouvoir
y croire, et souffrir à nouveau ! J’ai tant besoin de cette pensée, de ces désirs et de
l’espoir ! Mais je ne peux en avoir, si je ne sais pas le nommer. Alors je t’en supplie,
reviens vite me voir ! Reviens me torturer, encore et à jamais. Car je préfère encore, la
souffrance au néant.

14
L’Arène

Minuit sur une horloge, c’est déjà quelque chose. Mais lorsque cette horloge est placée sur
un quai, lui-même quai d’une gare. elle-même gare de banlieue, la fin du monde est
proche. En même temps que la nuit, pénétrante elle aussi, une impression, l’air songeuse et
sombre, se pose lentement sur mes épaules. Elle s’y développe, et puis s’impose. C’est un
signal, inanimé ; comme un présage, déjà manqué.
Loin des ruines romaines, des décombres d’Athènes et des vestiges de Sparte, un autre
monde est né, et doit donc mourir. C’est sans doute le monde le plus prétentieux qui soit :
il se croit rationnel, et dans son langage cela veut dire Dieu. Hérissé de néons clignotants,
de pots d’échappement, de légumes sous cellophane et de papier-monnaie, il s’est choisi
pour cadre une Arène, où s’entassent ses membres. Là, chacun est tenu de courir le plus
vite possible, sur la piste cendrée qui encercle l’Arène et ce, sans jamais pouvoir regarder
alentour.
Il n’y a pas d’infirmerie pour les sentiments ; les faiblesses du coeur ici sont interdites. Il
est possible de courir à deux, mais jamais plus de quelques tours de piste avec la même
personne. Après cela, une main gigantesque jaillit du sol pour vous séparer, et ils
l’appellent : Destin. Même lorsque l’on court seul, le nombre de tours autorisé est limité ;
un seuil a été fixé par les autorités compétentes, que nul n’a dépassé. Certains courent
selon les règles de ce défi : leur seul désir est de surpasser la Machine et de franchir ce
seuil que nul pied n’a jamais foulé. Mais à la plupart suffit cette maxime, qui est gravée en
lettres d’or au frontispice de l’autel mortuaire, ornant le centre de l’Arène :
“COURIR EST BIEN”
Et le pouvoir et la gloire vont effectivement à ceux qui courent sans regarder alentour, et à
ceux-là seulement. La Machine y veille scrupuleusement.
Ainsi sont renversés ceux qui veulent prétendre que le jeu est truqué : il n’y a ici tricherie
d’aucune sorte. Chaque acte donne lieu automatiquement à la récompense où à la punition
qu’il mérite, et chacun connaît à l’avance ce que ses actes impliquent. N’est-ce pas là ce
qu’en des temps anciens on nommait Loi, et base de toute justice ?
A l’aide de ces règles, justement définies pour le bonheur de tous, notre monde peut
tourner, immuable et glacé. Il charrie sans relàche des liasses entières de corps abandonnés,
vers l’entrée comme vers la sortie.
Parfois seulement - bien rarement, à dire vrai - parfois un coureur stoppe soudain sa
course, hagard. Il titube et trébuche, recherchant l’air en vain entre les pierres brûlantes ;
ses mains décharnées enveloppent sa tête, douloureuse. Le regard tourné vers lui-même,
vers ses pensées, vers ses tréfonds, il a l’oeil ondulant de celui qui frémit devant sa propre
image, devant son corps tremblant, de délire et de honte.
Le stade ici s’émeut, les gradins se déchaînent ; l’opprobre mugissante du peuple solitaire
jaillit devant son ombre et y dresse sa puissance. Une clameur monte, assidue vers le ciel,
et elle emplit l’Arène. Tous les regards se braquent sur 1’Egaré, effaré, et les projecteurs
soudain le transpercent de mille dards délateurs. Durant quelques secondes, il parvient à lui
seul à rejeter la course, et l’Arène toute entière, dans l’ombre maléfique de sa gloire
éphémère. Pourtant, que lui importe !
Il n’a pas vu tous ces mouvements. Il n’a même senti aucun changement. Simplement, en
lui-même est né un monstre grandiose qui pointe le doigt sur son passé et lui demande, en

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l’obligeant à le regarder dans les yeux : « POURQUOI ? ». Alors, oubliant pour cette fois
tout ce qu’il avait appris, il ne sait plus répondre, et tout lui semble vain, en face de cette
question. Tout s’est soudain écroulé autour de lui, en lui, et il implore le monstre en lui
faisant écho.
Maintenant, il aperçoit l’Arène, les gradins, et la piste où tournent encore ceux qui étaient
ses concurrents. Il entend les clameurs et regarde la foule qui enjambe les grillages, pour se
ruer vers lui. Il distingue les visages, qui grimacent de haine, de cette haine bestiale qui
semble inextinguible. Il voit des mains levées qui soudain se referment, et des poings, et
puis encore des mains, des mains arrachant les barrières, se disputant des barres de fer, des
mains qui heurtent des visages et les tirent en tous sens. Tandis que sous le choc, il
s’écroule à terre, ses yeux hagards fixent une dernière image : celle de pieds qui courent,
des milliers de pieds frappant le sol à coups redoublés, et qui rapidement se rapprochent
jusqu’à atteindre son visage, jusqu’à résonner sur son front, sur ses yeux, et bientôt sur sa
bouche qui s’emplit d’un goût de sang frais, le sien, jusqu’à entrer enfin à l’intérieur de son
cràne pour y piétiner sa cervelle en charpie. . .
Après un strident sifflement émis par la Machine centrale, les spectateurs disciplinés se
détournent en grognant de ce qui fut un Egaré. Traînant la jambe et marmonnant quelques
exclamations frustrées, ils retournent mollement dans les gradins, retrouver la place qui a
été assignée.
Les coureurs ne se sont même pas arrêtés. Les yeux vides, concentrés sur l’effort, ils
regardent la piste qui dirige leurs pieds. Le souffle rauque, la poitrine haletante, ils courent
droit devant eux, sans penser un instant à chercher autre chose que la piste cendrée. Ils
n’ont pas à penser ; tout est automatique. S’ils viennent à manquer d’énergie, des vitamines
leur sont fournies. S’ils tombent malades, on les répare aussitôt. Sur un seul signe de leur
part, des boissons et de la nourriture peuvent leur être amenés : ce sont vraiment les rois de
l’Arène, et donc de notre monde.
Ainsi, leur vie est belle et pleine. Ils n’ont besoin de rien et ils peuvent être heureux, fiers
même, le plus souvent, d’avoir l’honneur de faire partie des coureurs, et non des
spectateurs. Ils ont de quoi manger, de quoi boire et de quoi s’occuper : que demander de
plus ? Surtout, ils sont assurés de l’approbation de tous, sinon de leur envie ; car c’est une
gloire d’être un coureur. Tant qu’ils pourront courir, un bel avenir leur sera réservé. Et cela
peut durer bien longtemps encore…après tout, ce n’est qu’une habitude à prendre, rien de
plus ! Ceux qui n’arrivent pas à courir ne sont que des idiots, à ignorer. Comme tous les
envieux, ils tentent de répandre le bruit que tout est faux, que la vraie Vie n’est pas cela, et
ainsi de suite. Mais s’ils ne courent pas, ce n’est pas qu’ils ne le veulent pas, oh non, qui
refuserait la gloire ? Simplement, ils ne le peuvent pas. Et c’est pour cette raison qu’ils
veulent à toute force renverser notre système, si harmonieux. Il est facile de critiquer, mais
construire est une autre affaire. Il est facile de parler, d’agiter de grands mots et de grandes
théories. Mais venez donc courir avec nous, vous qui êtes si forts ! Venez donc, vous qui
êtes si doués, que nous voyions enfin ce que vous valez vraiment !
Mais non, devant l’épreuve vous reculez, et vous vous abstenez au nom de fallacieux
prétextes. Vous voulez dominer, au nom de votre soi-disant supériorité, mais vous vous
refusez à nous la démontrer. Et s’il est bien vrai que cette supériorité peut trouver à
s’exprimer en divers domaines, il nous faut bien 1’Epreuve pour la déceler !
Voici le train qui entre en gare, et mes angoisses sont sans réponses. L’esprit s’est envolé à
la recherche d’une Vérité, d’une Vérité solitaire ; il revient las et triste. Et pourtant j’ose
croire, sincèrement, qu’avec une Vérité vraie, solide et indomptable, même solitaire et
épuisée, il me serait possible de briser le mur, de forcer un passage, de déchirer le voile, de

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rompre le miroir, enfin d’ouvrir une brèche qui, laissant l’air entrer, m’apporterait le temps
d’un souffle cette subtile et divine fragrance, qui a nom Inconnu.

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PARANO
1/ Raisonnement

Chut ! Soyez discret, venez avec moi et voyez : je vais vous présenter à l’Egaré Masqué.
Surtout, ne faites pas de bruit : nous allons le surprendre en son intimité. C’est cela, entrez
ici et regardez…
Voici que nous le surprenons à composer son masque. Observez bien ceci, et sa dextérité.
Debout face au miroir, les yeux rivés sur lui. il s’habille en prenant des mines. Il enfile tour
à tour plusieurs pantalons, mais aucun ne parvient à le satisfaire. Quelques chemises, aussi.
Il change de ceinture, noue un foulard autour de son cou, de diverses manières, se regarde
à nouveau dans la glace, puis l’enlève. S’emparant d’un chapeau, il le pose sur sa tête, et
l’amène juste au dessus de ses sourcils en le tirant par les bords. De profil, il s’assure
ensuite que celui-ci est bien droit puis, enfin satisfait, s’admire une dernière fois et sourit.
Il s’est caché, ça y est ; et cela le réjouit, d’être si bien dissimulé sous ces vêtements
voyants. Tel qu’à présent il apparaît, personne jamais ne pourra deviner ce que recèle son
àme ténébreuse, vénéneuse. L’Egaré Masqué va sortir, parler aux gens et jouer pour eux le
RÔLE que lui dictera alors son humeur. Peut-être sera-t-il celui qu’il aimerait être, le héros
impassible, mais il se peut aussi que, changeant de registre, il lui plaise cette fois d’imiter
le timide, l’innocent jouvenceau, l’homme solitaire, taciturne et viril, où n’importe laquelle
de ces mille apparences qu’il maîtrise si bien. Il va s’amuser à répandre ainsi à travers la
ville des milliers de personnages, tous facettes, morceaux, fragments de sa propre
personnalité, et chacun croira le connaître. C’est là sa vie, son oeuvre, son calvaire et son
exutoire. C’est même la seule manière pour lui d’oublier son mal-être, et de détruire les
doutes qui le rongent sans répit quant à sa propre valeur. Il doit manier à son gré le
jugement d’autrui, et ce, simplement pour survivre…
Regardons-le jouer encore un moment, et je vous exp1iquerai comment il en est arrivé là,
comment nous pourrions tous un jour en arriver là, nous aussi. Car l’être humain est si
fragile, qu’un simple raisonnement, une seule idée, peuvent le déséquilibrer, en dedans et à
jamais. Mais regardez notre Egaré : l’élégant vient de passer dessous le porche de
l’immeuble. Il se redresse, tapote son chapeau d’un air négligent en passant devant une
vitrine, puis enfile tant bien que mal ses mains gantées dans les poches de son pantalon A
peine est-il dans la rue, que déjà il hésite entre le « sombre génie » et « l’existentialiste »,
deux grands classiques de son répertoire. Le premier consiste à marcher rapidement, les
yeux baissés droit devant soi, semblants ne voir personne, où bien la tête haute, perdue
dans les nuages (précisément nulle part). Le regard noir, sombre et perçant en est, avec
l’air hautement préoccupé, une des composantes majeures. Voyez : il semble avoir choisi
ce masque. Pourtant, observez bien ce qui se passe maintenant.
Petit à petit, son attitude se modifie. Il semble que ce rôle ne le satisfait plus, et il
s’empresse de composer la seconde de ses attitudes préférées : « l’existentialiste ». En
même temps, et comme chaque fois qu’il abandonne un masque, il se demande si ce n’était
pas celui-ci le « faux » rôle, celui qu’il cherche à retrouver, et qui serait sa vraie nature.
L’air dégagé, les yeux mi-clos et le sourire aux lèvres, il déambule lentement à travers les
rues. Son regard glisse silencieusement au faîte des constructions, cherchant à pénétrer les
vitres et les rideaux de ce mystérieux autrui auquel il aimerait tant ressembler, ne fut-ce

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qu’un petit peu. Un seul rôle, une seule attitude, convenue d’avance et figée pour toujours :
quel repos et quelle chance ! Se fondre dans le rôle, s’identifier à lui, accepter l’étiquette
avec ses conséquences !
Malheureusement, cela comporterait des interdits, et c’est ce qu’il rejette avant tout, en
homme libre. En homme libre ? Mais est-il vraiment libre ? Et d’abord, peut-il exister
quelqu’un de véritablement, d’entièrement libre ? Non, bien sûr, cela aussi doit être
interdit. Quant à lui, la diversité de ses apparences lui laisse sans doute plus de marge qu’à
d’autres ; mais il reste malgré tout l’esclave de ses créatures, de ses désirs successifs. Est-il
même plus libre que les « monorôles », ces fantômes qu’il transperce au premier coup
d’oeil ? Il croit maîtriser le jeu à son profit, mais qu’en est-il vraiment ? N’est-ce pas lui
qui est pris au piége, lui qui a tout perdu en croyant triompher ?
Oh oui, que cela serait doux, de s’abandonner quelquefois à l’opinion que les autres ont de
nous ! Les laisser dire, les laisser faire, les satisfaire en jouant ce qu’ils attendent ! Mais
peut-être est-ce trop tard en son cas, parce qu’il a perdu son naturel, et donc la possibilité
de s’abandonner un moment, parce qu’il ne saurait quel rôle choisir, quel rôle lui convient;
parce qu’à chacun de ses gestes enfin, à chacun de ses mots il lui semble reconnaître le
fragment d’un rôle qu’il a déjà joué. Alors vite, il change de rôle, encore et encore, fuyant
l’un pour avoir aussitôt le sentiment de tomber dans un autre, encore rôle, encore faux,
sans jamais parvenir à retrouver ce terrain neutre qu’ils nomment « naturel », où tout irait
de soi, où rien ne serait joué, et où les attitudes n’auraient plus chacune leur nom, où elles
ne seraient plus classifiées et clairement définies par son âme perverse... Ah, être bien au
chaud dans un rôle unique !
Veuillez m’excuser cet enchevêtrement de mots et cet emportement subit. La détresse de
cet homme m’égare, et je manque à tous mes devoirs. Accordez-moi votre pardon, et
revenons là où nous en étions. Je vous expliquais que la Raison était à la base de tout. Une
Raison tronquée, bien sûr, discutable et interprétée ; mais enfin, c’était une raison, c’était
sa raison. La voici.
On retrouve toujours et partout cette même idée, qui est que de toute façon autrui nous
jugera, quoi que nous fassions, et souvent même, malgré lui. Dès lors, prévenons
l’inévitable, utilisons-le, en présentant d’avance à chacun une image de nous-mêmes qu’il
peut accepter, à laquelle il peut croire : ainsi pourrons-nous échapper à son jugement.
Montrons-nous, mettons en avant l’image de nous-mêmes que nous voulons voir dans ses
yeux ; faisons ceci comme malgré nous, humblement. Son orgueil l’aidera à croire qu’il
nous a découvert malgré nous, et il tiendra à son jugement.
Ainsi notre Egaré Masqué, à travers les différents rôles qu’il épouse, de par sa propre
volonté, parvient à ce que les gens le jugent, croyant l’avoir compris. Il obtient de chacun
une opinion de lui, à laquelle, bien évidemment, se rattache un jugement de valeur. Mais
étant donné que ses rôles sont des plus variés, les jugements qui s’y référent sont,
forcément, eux aussi variés et multiples. Bien souvent même, les qualificatifs qu’on lui
attribue se contrebalancent, s’opposent, et finalement s’annulent. Par exemple, on lui dira
un jour qu’il est vulgaire ; mais le lendemain, lorsqu’il jouera un autre de ses rôles, on le
dira sans doute atrocement pédant.
En toute simplicité, il peut ainsi aisément se convaincre que le jugement d’autrui à son
égard ne peut avoir aucune valeur objective. Il peut assez logiquement aller jusqu’à
conclure que le jugement des autres, quant à sa vraie valeur, ne mérite jamais d’être pris en
considération, de quelque manière que ce soit. Ainsi est-il amené à se juger seul,
indépendamment de toute morale collective ; en dehors de toute règle, en fait. Seul ce

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douteux manège peut lui faire oublier les doutes et les angoisses qu’avaient fait naître en
lui certaines remarques, plutôt acerbes, il faut bien l’avouer, de son entourage.
Car il n’a pas toujours été aussi faux. Moi qui le connais depuis longtemps, je sais qu’il a
été lui-même, tout entier, à une certaine époque. Mais justement, c’est alors qu’il se voulait
vrai, alors qu’il voulait, plein de générosité, montrer à tous son vrai visage, c’est
précisément à cette époque que naquirent ses doutes et ses angoisses.
Il se croyait intelligent et bon ; mais on lui dit qu’il n’était bon à rien, et ingrat. Il se voulait
altruiste ; on le dit égoïste. Il pensait être sympathique, simple sinon modeste ; on lui
répondit qu’il manquait d’ambition. A chaque bonne opinion qu’il avait de lui, on lui
opposa une autre image, mesquine, basse et vile. Il commença à douter de lui-même.
Angoissé, insatisfait, il n’eût dès ce moment plus qu’une idée en tête : connaître la Vérité
sur lui-même.
On peut dire qu’il était véritablement altruiste. Accordant beaucoup d’importance au
jugement des autres à son égard, il commença à se demander s’ils n’avaient pas raison,
après tout. Suffisamment intelligent pour se rendre compte qu’il était trop impliqué dans
cette affaire pour y posséder un jugement serein, il se dit qu’à l’inverse, les autres en
étaient sans doute trop éloignés pour exprimer la vérité. Afin d’en être absolument certain,
il se mit à se déguiser, à se contrôler : à jouer des rôles, en fait. Il surveilla ses paroles, tout
d’abord, en essayant dans la mesure du possible d’adapter son langage à celui de ses
interlocuteurs, d’user des mêmes mots qu’eux et des mêmes expressions, pour ne pas les
choquer. Y étant parvenu, il se rendit compte que malgré tout, il avait du mal à se faire
admettre dans certains cercles. Il comprit peu à peu que cela provenait plus de son attitude
que de ses mots eux-mêmes. Un simple geste pouvait suffire à le trahir. Il voyait une
impression fugitive parcourir le visage de ses interlocuteurs, et il comprenait qu’il s’était
trompé, que quelque part, il venait de faire une erreur. Petit à petit, il lui fallut donc
apprendre à maîtriser également son attitude, ses gestes les plus insignifiants, et surtout ses
regards, qui à eux seuls pouvaient le compromettre. Après plusieurs années de dur
apprentissage, il y parvint enfin. Pour tenir à la perfection le rôle d’un personnage
quelconque, a fortiori lorsqu’il s’agit d’un personnage qui ne nous ressemble pas, où
seulement en partie, il faut réellement absorber son âme. Un acteur s’appliquera à
reproduire les mots et les gestes de son personnage ; mais, sorti de son texte, il éprouvera
d’énormes difficultés à improviser, et ses gestes le trahiront. Seul le véritable acteur, celui
qui sera arrivé non seulement à paraître, mais surtout à ETRE son personnage, c’est à dire
celui qui sera parvenu à assimiler véritablement son âme, avec son passé, son caractère, sa
personnalité et son système cognitif tout entier, celui-là seul sera capable de réagir
exactement comme il le faudra, quand il le faudra, et donc de tromper les spectateurs les
plus avertis. Mais celui-là n’en sortira pas indemne.
Lorsqu’on a voulu, lorsqu’on a accepté, durant un certain temps, d’être totalement possédé
par un personnage, possédé au sens le plus fort, au sens dostoïevskien du terme, c’est à dire
lorsqu’on a accepté de penser comme lui et de se comporter de même à chaque instant, ce
personnage reste en nous bien longtemps encore. Pour peu que nous ayons creusé ce rôle,
et l’Egaré Masqué était suffisamment perfectionniste pour s’y attacher, c’est comme si
nous avions créé un homme véritable, dans sa richesse et sa complexité. Si l’on a bien
souvent du mal à oublier les gens que nous avons connu de près, qu’en peut-il être de ceux
que nous aurions créé ? Et parmi tous les personnages, qu’au fil du temps il a créé, n’est-il
pas en droit de se demander : lequel est le vrai ?
Ce que je veux dire c’est que, peu à peu déchiré par les appels de toutes ces créatures,
toujours plus nombreuses, toujours plus tyranniques, il en est arrivé à oublier sa véritable

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identité, où plutôt à la perdre. Depuis quelques années, j’ai pu le voir progressivement se
transformer ; il est devenu de plus en plus instable, de plus en plus nerveux. J’ai toutes les
raisons de croire qu’il ne joue plus ses rôles volontairement, consciemment.
Plusieurs fois, lors d’une rencontre, je l’ai vu hésitant entre ses différents rôles, comme s’il
se demandait ce qu’il faisait là, et qui il allait être. Je l’ai même vu changer de masque au
cours d’un même dialogue, d’une même phrase, parfois… Je l’ai vu se troubler, comme le
reflet dans l’eau se tord et se déforme avant de disparaître, lorsqu’on y jette une pierre,
lorsqu’un doute, soudain, le prenait à la gorge. Chacune de ces brusques métamorphoses
était précédée par quelques secondes d’intense agitation sur son visage. Sa bouche se
tordait alors en sourires et en grimaces qui se succédaient les uns aux autres à une vitesse
effrayante. Ses yeux, hagards, révulsés, semblaient emplis de crainte. On aurait dit qu’il
venait de découvrir quelque chose d’absolument horrible, et son regard incrédule paraissait
retourné, comme vers l’intérieur de lui-même.
L’impression qui se dégageait de toute la scène était répugnante, quasiment insoutenable.
La seule interprétation que j’en puisse donner, encore aujourd’hui, m’apparaît
particulièrement difficile à imaginer. C’est pourtant la seule que, après maintes
interrogations, je juge digne de ressembler à la vérité, et donc de retenir mon attention.
L’un de ses personnages, une facette de lui-même, venait, à mon avis, d’en croiser un autre
inopinément, à l’intérieur de son âme. Tout surpris de le trouver là, alors qu’il le croyait
ailleurs, il le dévisageait en ne sachant que faire. Et puis l’un des deux s’enfuyait
précipitamment, comme s’ il devinait qu’un seul personnage pouvait agir à la fois, et
commander ce corps unique.
Ces rencontres à l’intérieur de son cerveau malade l’épouvantaient, c’est certain. Elles ne
l’ont pourtant pas conduit à mettre fin à ses représentations. Mais c’est qu’il s’était perdu
dans les méandres et les labyrinthes de ses souvenirs : indécis et encore incrédule, il
cherchait désespérément à travers ses créatures celle qui avait été son propre naturel, le
point de départ de toutes les autres. Ne sachant plus qui il était, il voulait retrouver sa
propre personnalité, enfouie et dissimulée parmi ses innombrables interprétations passées.
Regardez-le : il cherche encore. Et personne ne peut plus l’aider.

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2/ Méfiance

Ultime vérification de mon petit dispositif de défense portatif : le couteau dans la botte,
dissimulé et tout près à servir ; dans la poche droite du blouson, le revolver, chargé ; dans
la poche gauche, la bombe lacrymogène. Un gros tricot de laine pour amortir les coups, et
les gants, à présent : tout semble en ordre. Encore quelques exercices d’assouplissement, et
je peux enfin sortir.
La rue, à présent, et c’est déjà la nuit. J’aspire une grande goulée d’air frais, et j’essaie de
rester serein. Paisible, certes, mais attentif. Je marche au milieu de la route, là où la
visibilité est maximale. Mon pas résonne lugubrement sur le pavé humide. L’air de rien, je
déchiffre l’espace et surveille ses occupants. Pas un bruit : il semblerait que je soie seul. Ce
n’est pas normal, et je m’inquiète un peu. J’essaie d’écouter les oiseaux, mais ils se sont
tus. Cela semble indiquer qu’il y a quelqu’un dans les parages, qui se cache. Je commence
à avoir peur, et puis je me rappelle qu’il n’y a pas d’oiseaux à Paris, ou si peu. Demeurons
tout de même sur nos gardes : on ne sait jamais.
Arrivé au coin de la rue, je ralentis et je m’écarte du mur autant qu’il m’est possible de le
faire. Après un rapide coup d’oeil à droite, puis à gauche, je repasse sur le mode désinvolte
pour continuer ma piste à travers la ville noire, prêt à parer tous les dangers. Je ne suis pas
de ceux qu’on aura par surprise, parce qu’ils n’osent pas y croire.
Un bruit de pas, un sursaut : un suspect s’approche à grands pas, face à moi, droit vers moi.
Il semble aussi désinvolte que possible, mais je sais trop bien moi-même combien cela peut
être faux, pour ne pas rester vigilant. Prenant prétexte d’une irritation nasale totalement
imaginaire, je sors calmement les mains de mes poches, me préparant ainsi à toute attaque.
Il s’approche toujours, implacable, et me regarde. Pour lui cacher ma peur, je ralentis
l’allure, tout en soutenant son regard, froid et cruel. Je charge mes prunelles de toute
l’ironie glaciale que je puisse imaginer, et d’un air de défi savamment dosé. Encore trois
mètres, non, deux ; plus qu’un mètre, à présent : mon être est suspendu au moindre de ses
mouvements. Ca y est, il est passé. Sans oser faire le moindre geste. Prudemment, je jette
néanmoins un oeil de côté afin de voir disparaître son ombre : simple vérification, bien sûr,
mais qui peut parfois vous sauver la vie. Il ne faut jamais rien négliger.
Retour au trottoir, devant moi. Il se fait tard à présent, et les passants font plus rares. Leurs
pas pressés résonnent dans le noir. Le froid devient plus vif ; des taches de lumière floues
dansent sur le pavé. Je remonte mon col. Nouveau coin de rue, et nouvelle parade.
Heureusement que j’étais sur mes gardes ! Chaque nouvelle découverte vient renforcer la
valeur de ma susceptibilité, que certains prétendent exagérée : j’ai bien raison, même si je
suis le seul à avoir tout compris. Ici, caché derrière l’ombre du mur, je découvre un type
louche, l’un de ces nombreux mercenaires patibulaires qui sont à mes trousses. Mais j’étais
prêt à tout, et il n’a pu me surprendre. Dès que je l’ai vu, je me suis mis en garde, bien
campé sur mes jambes. Alors, parce qu’il savait que j’étais le plus fort, il a fait semblant de
ne pas savoir, il a fait semblant de lire le journal. Mais je ne suis pas dupe.
Le métro, enfin. Ici tout change, et le dispositif de protection, pour être efficace, doit
s’adapter à de nouvelles règles. En effet, le métro est un espace clos, limité et
compartimenté. La connaissance de la topographie des lieux y est primordiale Pas question
de courir, de s’échapper : ici il faut combattre, quelque soit la force et le nombre de nos
adversaires. Une fois ceci posé, on comprend mieux l’importance décisive que revêt l’effet
de surprise. Donc, rester toujours sur ses gardes, et ne pas se fier aux apparences : le

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troisième âge n’est pas toujours inoffensif. Les gens sont plus nombreux que dans la rue,
même à cette heure, et il devient plus difficile de deviner d’où va venir l’attaque. Il faut par
conséquent demeurer bien au centre des couloirs, et surtout tendre l’oreille jusqu’à
recueillir le moindre bruit de pas, le moindre éclat de voix. Seule une oreille attentive peut
nous sauver ici, en nous évitant toute surprise. Garder les mains libres de tous
mouvements, en sus des ruses habituelles pour les croisements sans visibilité. Attention
également à bien repérer tous les couloirs : outre le fait que n’importe qui, n’importe quoi
peut à tout moment déboucher en hurlant de n’importe laquelle de ces issues, une
connaissance précise de la topographie des lieux s’avère également nécessaire pour mener
à bien un repli forcé, en cas d’attaque brusque et frontale, notamment. Enfin, lorsqu’un
détail retient l’attention, peut-être même une simple et fugitive sensation de doute, il ne
faut pas hésiter à brusquer les choses pour en avoir le coeur net : encore une fois, la
surprise demeure notre pire ennemi. A cet effet, plusieurs subterfuges peuvent être mis en
oeuvre : laçage des chaussures, papier qui tombe, où bien encore, en cas d’urgence ou de
manque d’ imagination chronique, le très caractéristique coup de paume sur le front. Mais
vous devez sûrement avoir vos propres astuces, je pense, comme chacun des moins
inconscients d’entre nous…
Parvenu sur le quai, il faut essayer de ne pas provoquer les éventuels agresseurs par de
longs regards insistants, non plus que par une inquiétude trop visible. Devant malgré tout
me tenir informé de tous les mouvements environnants, j’ai opté ici depuis bien longtemps
pour de brefs coups d’oeil, perçants et volontaires.
Le métro entre en gare ; je me détourne, comme toujours, et je regarde derrière moi ; mais
non, personne n’a l’air de vouloir me pousser sur le quai, cette fois. La porte s’ouvre sous
la pression des gaz ; je monte, placide, et vais m’asseoir sur le strapontin externe, contre le
mur et la porte opposée, celle qui ne s’ouvre pas. C’est la place la plus sûre. Les portes se
referment, et le wagon démarre. J’examine les lieux.
Pas trop mal choisi, ce wagon : rien qui y ressemble à l’un de mes mercenaires, et des
moutons domptés, calmes et inconscients du danger qui les guette. Mais soudain, à la
station suivante et alors que les portes déjà se refermaient, un groupe de jeunes marginaux,
brutes hirsutes et déguenillées, est parvenu à s’introduire dans notre trop calme wagon. Ils
sentent la sueur et l’alcool ; bestiaux et insensés, ils hurlent plus qu’ils ne parlent. Ce
dernier point est important : selon le vieux dicton, les chiens qui aboient ne sont pas ceux
qui mordent. Et pourtant…pourtant ceux-ci me semblent particulièrement échauffés,
agressifs, et puis il y a l’alcool, qui fait luire leurs yeux sombres. Qui sait s’ils ne sont
drogués ? Je rectifie ma position, campant mes jambes à terre le plus solidement possible,
prêt à les recevoir. Dans le même temps, un bref coup d’oeil à ma montre-bracelet me
renseigne sur la proximité de ma destination, et la distance qui m’en sépare encore. Sept
stations. Un rapide calcul mental me permet de convertir ce trajet en temps réel : cinq
minutes et trente secondes environ. J’espère pouvoir tenir durant tout ce temps…
Mon attitude et mon apparence désinvoltes, pleines de sûreté et d’assurance, ont fait frémir
l’ennemi. Il se rabat sur une jeune employée de banque, à en juger par sa monture de
lunettes haute séduction. J’observe calmement le reflet de la scène et son développement,
encore certes rampant mais facile à prévoir, dans la vitre extérieure. La meute elle aussi me
regarde subrepticement, mais mon stratagème lui donne à croire que je veux m’absorber
dans la morne contemplation du paysage souterrain.
Au fur et à mesure que leurs instincts s’affermissent sur les refus de la jeune femme, et que
leurs désirs à son égard se localisent plus précisément sur son corps fragile, ils reviennent
plus souvent à moi. Sentant s’avancer à grands pas un dénouement inéluctable, je me tiens

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prêt à intervenir au moindre cri, au moindre geste brusque de leur part. Et puis soudain ils
se décident, et le plus grand d’entre eux s’avance vers moi en éclaireur, l’air goguenard. Le
coeur battant à tout rompre, mais le sourire serein, je me lève à mon tour, et lui jette mon
plus noir regard. Alors il pousse un cri à l’adresse de ses complices, et ils sortent dans le
désordre, glapissant à tout va. Je n’ai même pas tressailli.
Soulagé malgré tout, je les regarde fuir, bondissant à travers la foule vers leur
correspondance. En revenant scruter l’intérieur du wagon, mon regard croise celui de la
jeune fille que je viens de sauver. Elle a suivi leur course folle, elle aussi, mais ses yeux
vaporeux plongent maintenant au plus profond des miens. Vite, détourner la tête !
Regarder le plan de la ligne qui est accroché au dessus de la porte, et puis revenir au reflet
de la vitre extérieure, qui me permettra de savoir si elle m’en veut encore. Elle insiste…
Bon Dieu, mais qu’est-ce qu’elle a encore ? On ne peut donc pas être tranquille deux
minutes, rien que deux minutes, deux toutes petites minutes ?
Il faut se méfier des femmes Avec celles-ci, il est encore plus difficile de savoir où et
quand aura lieu l’attaque, car leur démarche est fausse et insidieuse. En effet, elles ont bien
souvent la patience d’attendre nos faiblesses, et la séduction assoupit le guerrier mieux
qu’un quelconque poison . Comment dire non à une femme, sans la froisser ? Elles sont si
vaniteuses…
Saisissant mon courage à deux mains, je me fais désinvolte pour sonder son regard. Sexe,
argent, affection, reconnaissance ? Que me veut-elle ? Mais nulle trace de reconnaissance
ne vient altérer son regard brillant de concupiscence : une chatte en rut, une de plus. C’est
normal, cela aussi fait partie de l’évolution. A-t-elle seulement deviné que je l’avais sauvée
du pire outrage ? Je ne le crois pas vraiment.
D’abord surpris, puis horrifié, j’ai bien souvent pu vérifier combien les gens sont
insouciants, inconscients même, dans bien des cas. La plupart du temps, ils ne se rendent
pas compte du danger qui les guette. Ils traversent la rue avec la même aisance que leur
salle de bains, et se montrent étonnés de la moindre algarade. Ils font confiance aux autres,
et s’ébaudissent encore de toute trahison. Ils trouvent normal de prendre le métro sans plus
de précaution qu’ils n’en prennent pour se rendre aux toilettes ! Ceci a un nom : et s’ils
m’appellent « parano », j’ai pour moi de ne pas croire à ce vernis fragile qu’ils nomment
« civilisation ». Le retour à la Barbarie Originelle ne sera certainement ni prévu par les
criminologues, ni salué par les médias ; on le cachera, on l’étouffera le plus longtemps
possible pour ne pas effrayer les bourgeois. Pourtant, il aura lieu, subrepticement pour
commencer, puis lentement mais inéluctablement s’installant devant nos portes et nos
immeubles. Quelques actes isolés déjà se font l’écho de cette renaissance …
Quant à moi, je suis seul au monde mais qu’importe : je suis prêt, prêt à tout.

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3/ Orgueil

Cette fois, ça y est. Après tant d’années de doutes et de recherches, j’ai enfin percé le
secret, le complot dont ils m’entouraient.
Je le savais, bien sûr ; intuitivement, je le savais depuis longtemps. Mais la preuve me
manquait, et je ne pouvais conclure. Pour tout dire sans détours, cette intuition est mienne
depuis la prime enfance. J’ai tout de suite remarqué l’intérêt qu’ils me portaient tous, à moi
seul, et qu’il se refusaient entre eux. Cette façon qu’ils avaient de me parler, de me
regarder constamment, de me discuter en aparté et de me regarder, encore. Me pensant
innocent, ils étaient moins prudents, et n’hésitaient pas à discuter de mon cas devant moi.
Déjà mentalement, je notais tous ces étrangers qui connaissaient mon nom, et un peu de ma
vie. La surprise de cette célébrité inespérée me causa une certaine fierté, il faut bien
l’avouer. Sans être vaniteux, cette soumission sociale, j’aimais voir triompher cette justice
immanente qui reconnaissait mon talent à vivre.
Cette célébrité n’était pas partagée ; elle ne tenait pas à mon âge, puisque mes parents
ignoraient l’existence de ces autres enfants, que je rencontrais à l’école. C’est sans doute ce
qui me causa le plus de fierté, et me poussa à découvrir la vérité. En effet, une fois
dépassée la fierté, je m’interrogeais en toute impartialité sur la raison de cette célébrité : j’y
découvrais enfin la réalité abouchée que l’on me présentait. Les gens qui m’entouraient, et
tous me connaissaient, me reconnaissaient, ces gens n’avaient aucune idée de mon talent.
Non que je le cachais, mais ils ne le cherchaient pas, et même l’ignoraient quand ils
pouvaient le voir. Ma célébrité était sans raison, injustifiée et injustifiable dans le monde
raisonnable des adultes. A moins que…
Sans pouvoir quitter cette sensation d’être guetté, épié constamment et par tous, le
boulanger, le pompiste, le facteur, et même ces gens à la télévision, qui ne parlaient que
pour moi, et à l’écoute desquels mes parents se devaient d’observer ma réaction, pour être
à même de la rapporter, ensuite, à « qui de droit », je cherchais, tout en grandissant, à
consolider mes découvertes, à les étayer de preuves irréfutables, avant de me décider à tout
révéler.
Cette célébrité était méritée, je le savais bien, et je sentais à chaque instant combien je
différais des autres ; je ne leur en voulais pas. Mais ce qui me gênais, c’était la façon qu’ils
avaient de me rabrouer, parfois, comme s’ils oubliaient tout soudain qui j’étais. J’avais
envie de crier que c’était bien moi, François, et que personne n’avait le droit de me traiter
ainsi ; de les rappeler à leur devoir, et au respect qu’ils me devaient. Mais il aurait fallu que
je leur explique que j’avais tout découvert, et malgré tous les indices déjà accumulés, je
doutais encore trop pour révéler cela. Ils auraient pu nier encore, et me rabrouer de plus
belle. Non, j’avais décidé de ne parler que lorsque j’aurais toutes les preuves en main, que
lorsqu’ils ne pourraient plus nier.
Et c’est ainsi qu’à commencée la longue quête, qui m’amène à écrire ici, aujourd’hui que
tout est fini. N’allez pas croire surtout que ma route fut calme. Non, ce petit jeu m’a
épuisé, et j’y du déployer beaucoup de mes talents. Que peut faire un homme seul, quand
tous se liguent contre lui ? Chaque fois que je sentais venir la preuve, l’occasion de la
preuve, je m’y préparais fébrilement, et inlassablement je guettais le moment, le mot, la
faute qui allait enfin tout me révéler. Mais à l’instant où je croyais la saisir, une explication
fallacieuse, insoutenable d’improbabilité mais néanmoins possible, une quelconque
réflexion sur l’imperfection de l’oreille et de l’oeil humain, enfin n’importe lequel de vos

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si nombreux procédés surgissait à point pour vous justifier, enfonçant triomphalement un
coin de doute en mon âme, entre la réalité que je venais juste de percevoir et celle que vous
me présentiez, abouchée et trompeuse.
Je repartais alors, aigri de mon échec et de vos faux-semblants, ulcéré de cette chance qui
venait de passer à ma portée, et que j’avais raté, acharné de regrets pour cette révolution
manquée, comme un amour croisé. La continuelle représentation qui m’environnait ne
m’amusait plus. Je savais que vous jouiez pour moi, mais vous jouiez toujours, comme si
de rien était : que cela souvent me fut dur à supporter ! Des heures entières perdues pour
me dissimuler ce que je pressentais, ce que je savais déjà en moi-même ! Ainsi, après les
longues heures d’un voyage éreintant et froissant, lorsque enfin parvenu à ma destination
lointaine j’entrais dans un hôtel, exténué, il me fallait encore redire à l’hôtelier mon état-
civil au complet, comme s’il ne me connaissait pas déjà, comme si je n’étais personne.
Et toujours ces gens qui m’épiaient sans cesse, préparaient des rencontres et des
événements à moi seul destinés, pour me former… Dans quel but ? Quelle fonction me
destinaient-ils ? Etais-je donc fils de Roi ? Je les sentais guettant, je les devinais parlant :
me guettant, parlant de moi, encore et toujours de moi ! Je savais aussi que mes gestes les
plus secrets pouvaient leur être révélés, malgré toutes les précautions dont je m’entourais :
les télescopes et les micros paraboliques, tous les engins de cette sorte, s’ils n’avaient pas
été inventés seulement pour moi, devaient sans nul doute être utilisés à mon encontre, pour
renforcer ma surveillance.
Mais voilà, finalement la chance m’a sourit, et j’ai trouvé la preuve que je désirais tant.
Mon calvaire se termine et le but est atteint, quand bien même vous refuseriez de
l’admettre. C’est fait : je sais.
A peine un grain de sable, une petite malchance dans votre grand système, et soudain tout
s’écroule dans une absolue irrémédiabilité : je sais. C’était au coin d’une rue, et je
vagabondais. C’était au coin d’une rue, j’avais envie de fumer. J’ai pris une cigarette, et il
y avait du vent. Je me suis arrêté pour pouvoir l’allumer. Au creux de mes mains, au creux
de la vie, la flamme a dansé. Et puis arrêté, au coin d’une rue, derrière une vitrine, j’ai tout
entendu. La Preuve. Ils étaient deux hommes, à moi inconnus, et ils parlaient fort, me
croyant ailleurs. Il y avait du vent ; j’ai tout entendu. L’un a dit à l’autre : « Que devient
François ? Cela fait longtemps que nous ne l’avons vu ». L’autre a répondu, bien
distinctement : « François va très bien. Nous continuons son éducation, et il ne sait
toujours rien sur ses origines. Il a toujours un doute, mais je l’ai bien vu : il n’est pas sûr
encore ». Mais quand fou de joie, je me suis élancé, pour leur dire cette fois combien je
savais et comme j’étais sûr d’avoir tout percé, ils ont encore joué. Pourtant je savais,
j’avais eu la preuve, ils ne fallait plus jouer ! Mais vous avez continué. Vous avez encore
fait semblant de ne pas me connaître, vous m’avez rejeté, quand je pardonnais. Peu
importe, je sais.
Vous faites semblant de ne pas m’entendre, persuadés que je n’ai qu’un doute ; mais c’est
une certitude. Vous refusez d’admettre que j’ai gagné, que vous avez perdu, quand toutes
les preuves sont miennes. Peu importe. Le combat est terminé, et j’ai un moyen de vous le
prouver, à mon tour. Je vous forcerais à comprendre que je ne suis pas dupe, que je ne l’ai
jamais été. Je refuse de jouer.
Maintenant, je vais terminer ce carnet, à vous tous destiné ; encore quelques lignes. Je
jetterai ce carnet près de la porte : vous serez obligés de l’y trouver, en entrant. Je jetterai
mon stylo d’un autre côté, pour ne pas risquer d’abîmer le carnet. Et puis je donnerai un
grand coup de pied de victoire dans la chaise qui me soutient.

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Je vais me tuer, et vous m’écouterez.
Je laisse ce carnet, et vous comprendrez

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4/ Inadaptation sociale

A peine sorti de chez lui, le reclus meure lentement sous les coups du social. Toutes ses
résolutions, ses prévarications, ses fausses condamnations, toute sa haine n’y pourra rien. Il
est si difficile d’ignorer la matière humaine, quand elle emplit l’espace de ses cris et de sa
présence, de son contact et de son odeur, qu’il y faut à coup sûr une certaine habitude. En
ce domaine, le reclus est un nouveau-né.
Un beau matin vernal, quand l’air odorant réchauffe l’humain caché et l’appelle à la rue, il
se décide après bien des tortures à proférer l’apostasie : il va sortir faire quelques pas. En
plein jour, dans la vie, dans cette autre réalité qu’il a trop bien connu avant, bien avant sa
propre mémoire. La chaleur inutile d’un corps abandonné va chercher sa raison au contact
de ses semblables : la biologie contre la beauté. Mais l’humain n’est plus lui, tout seul,
immédiatement compréhensible. Il s’est donné des règles et il a oublié qu’il les avait choisi
; il les croit immanentes lorsqu’il est religieux, où normales s’il est raisonnable. Tout cela
ne facilite pas les contacts, pour le pauvre reclus qui n’a depuis longtemps ni religion et ni
raison.
Alors il marche dans les rues et se demande que faire. Il aimerait bien parler, et puis qu’on
lui explique ; mais il ne sait plus bien comment cela se fait. Il croise des gens dans la rue,
et il a tant de choses à leur dire. Mais il ne sait comment s’y prendre, comment les aborder,
ni quelle attitude adopter. En désespoir de cause, il les imite pour se noyer dans la foule,
pour l’approcher subrepticement et sans l’effaroucher. Il prend l’air désinvolte du
promeneur allègre.
Lorsqu’une jeune fille s’apprête à le croiser, il tente de lui sourire, et sifflote gaiement. Sûr
de lui et très dégagé, il se montre à présent tout à fait à l’aise : c’est vrai, et il le sait. Mais
je souris pour le faire enrager : car moi je sais qu’à l’intérieur, il continue à avoir peur. Plus
elle s’approche de lui, et plus il accentue son rôle. Mais à l’instant où elle se penche sur lui
pour lui demander l’heure, la surprise l’emporte sur l’apparence, et c’est avec la
maladresse et les bégaiements d’un grand timide qu’il parvient dans un souffle à la lui
bafouiller. La fille l’a bien vu, elle qui le remercie d’un grand coup de sourire, ambigu et
gouailleur, avant de s’en aller. Cruellement il s’injurie, seul face à lui-même, de s’être ainsi
laissé surprendre ; mais qu’y faire, à présent que tout est fini ? Comment diable font-ils
pour paraître si naturels dans cette grande arène ?
Pensif et parlant seul, il a marché encore au milieu de tous les regards, braqués sur lui
comme des projecteurs. Il a réussi à se retenir, à ne pas réagir, à ne pas pleurer, comme s’il
n’avait rien vu, comme s’il était vraiment seul. Et maintenant le voici : devant chez elle,
chez celle qu’il aimerait retenir à ses cotés, beaucoup plus qu’une soirée, celle qu’il connaît
si peu et que pourtant ce soir il lui faut à tout prix séduire. Il a besoin d’elle, un besoin
farouche et urgent comme celui de vivre encore.
Il sait qu’elle constitue une de ces rares opportunités encore à même de le sauver. Une
dernière chance de revenir parmi les vivants, parmi les gens qui s’accordent eux-mêmes à
se dire normaux. Une raison de le faire, enfin. Sans savoir ce qu’il fera quelques secondes
plus tard, il décide de sonner, et puis d’improviser : celui qui a perdu sa propre estime est
prêt à tout tenter, il n’a plus rien à perdre.
La voici qui ouvre la porte et l’invite à entrer, croyant le mettre à l’aise quand elle ne fait
que le mettre en demeure d’agir à son tour : car pour lui cela signifie « Je t’écoute, je te
regarde, et tout à l’heure, je te jugerai. Eh bien, qu’as-tu donc à me dire, et comment

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espères-tu me séduire ? ». Cinquante projets l’assaillent, et il ne peut choisir. L’important
est de séduire. Vais-je la prendre dans mes bras afin de mieux lui déclarer mon romantique
amour ? Trop direct. Vais-je entrer sans rien dire, de l’air dégagé de celui qui se sait
désiré ? Trop méprisant. Vais-je simplement entrer en délirant tout haut, à n’importe quel
propos ? Trop bizarre, trop inquiétant : cela pourrait la choquer. Et sans doute en serait-il
de même si je me plantais face à elle pour lui demander d’un air fort intéressé ce qu’elle a
mangé ce matin. Si je ne disais rien, lui jetant simplement mon regard le plus langoureux
au plus profond des yeux ? Elle pourrait mal l’interpréter, et une fois encore j’ai trop peur
de la refroidir, de l’éloigner de moi. L’important est de ne pas choquer. Alors il entre,
bêtement et gentiment, en baissant les yeux et en bredouillant quelque chose, quelque
chose que lui même n’a pas compris. Derrière lui je l’appelle, et puis j’éclate de rire, juste
pour bien lui faire sentir la profondeur de sa propre déchéance.
Après quelques phrases anodines, superficielles et plates mais qu’il a réussi à supporter
sans broncher et sans se démarquer par l’un de ces excès dont il est coutumier, le silence
peu à peu commence à envahir la conversation. Il la regarde, il sent qu’il faut agir, se
démarquer, justement, faire où dire quelque chose qu’elle n’a jamais vu, jamais entendu.
Ah, ce mot, cette phrase, ce geste qui la séduira, qui l’amènera à lui sans rémission et la
forcera à l’aimer ! Il le connaît, il a su le dire autrefois, en d’autres circonstances. Mais
aujourd’hui il ne le retrouve plus, et il a beau chercher, il sait déjà qu’il ne parviendra pas à
le retrouver. Il est trop tard. Trop tard pour tout. Il hésite, il cherche à comprendre, à
deviner ce qu’elle veut, ce qu’elle cherche vraiment. Quel genre d’homme peut-elle
aimer ? Il ne peut tout de même pas lui poser cette question, lui demander quel rôle elle
aimerait le voir jouer, sans pourtant qu’elle comprenne que ce serait un rôle, car à coup sûr
elle n’aimerait pas cela. Et quel dommage ! Il lui suffirait d’être sûr que c’est ce qu’elle
désire pour adopter aussitôt, et sans difficulté aucune, l’apparence qu’elle aimerait de lui.
Pour elle, il se sent même capable de tenir ce rôle jusqu’au bout, de s’en tenir une fois pour
toutes à une seule facette de sa personnalité si multiple ; et ce dans l’unique but de la
satisfaire. Ne sachant par lui-même laquelle il doit choisir cela, l’arrangerait bien,
d’ailleurs. Mais c’est impossible, bien sûr. Il devra encore choisir seul, se décider pour un
seul rôle sans pouvoir en changer plus tard, sans qu’elle l’aide en quoi que ce soit. Au
risque de se tromper. Au risque de tout rater. Tout le monde s’en fout, d’ailleurs. Et déjà il
ne sait plus s’exprimer : il attend vainement un signe, un regard, un geste qui le mettra sur
la voie ; mais elle aussi attend, et elle ne l’aide pas. Comme au spectacle ou au marché, elle
veut voir ce qu’il a à lui proposer. Elle est là, assise bien droite en face de lui, et elle le
juge, calmement. Elle s’arroge le droit de juger souverainement de la qualité du spectacle
sans vouloir participer à son élaboration, sans comprendre que le spectacle est différent
pour chaque spectateur. Parfois, il dit un mot, il articule avec effort un embryon de phrase,
en espérant que ce sera la bonne, celle qui brisera la glace, celle qui conviendra exactement
et définira les règles selon lesquelles ils pourront jouer ensemble, après. Mais chaque appel
reste sans réponse, chaque perche tendue retombe dans le vide. Bon Dieu, mais qu’est-ce
que tu veux ? Dis-le, connasse, dis-le donc ! Je peux jouer tous les rôles et tu n’as qu’à
choisir : que puis-je t’offrir de plus ? D’accord, je n’ai pas ce naturel simple et clair que tu
connais à la plupart des gens, mais justement, justement, est-ce cela que tu veux ? Car je
peux aussi jouer ce rôle ! Je peux jouer tous les rôles, ne comprends-tu donc pas ? En
perdant la simplicité je te fais gagner la diversité, l’immensité… Ce n’est pas un homme
unique et monolithique que je t’offre, mais des milliers de personnages, un harem tout
entier à ton unique disposition ! N’est-ce pas là le rêve de toute femme ? Comprends-tu qui
je suis, au moins ? Et quelle chance tu as de me connaître moi ? Je ne demande qu’une
chose : des ordres. Mes moyens sont vastes, tu sais, et je suivrai la voie que tu m’auras
choisi. Qui n’aurait pas besoin d’un être tel que moi ?

29
Le silence a maintenant rempli l’espace tout entier. Le temps s’est arrêté, suspendu à un fil.
Toutes les paroles et tous les gestes qui auraient dû naître de cette rencontre pour les élever
tous deux, ensemble et à jamais, se sont accumulés dans un coin du néant. L’heure a
passée, l’espoir s’en est allé ; ils ne reviendront plus.
Mais l’énergie ne peut se perdre ; tous ces incréés ont tissé un réseau de tensions au-dessus
de leurs têtes et lui aussi, il recouvre l’espace à présent, par-dessous le silence. La haine de
l’échec est partout présente, et elle trempe leur coeur d’un chaos destructeur. L’amour s’est
enfui, on ne le rattrapera pas. Alors il faut en finir, c’est la seule chose qui lui reste à faire :
au moins se doit-il d’abréger le supplice de cette pauvre fille, elle n’y est pour rien, et ce
n’est certainement pas de sa faute à elle s’il a pu croire un instant qu’il pourrait ne plus être
seul… Il ne peut même pas lui en vouloir : comment pourrait-elle le comprendre ?
Définitivement loin des hommes, loin de tout, il s’est depuis longtemps résolu à la solitude
; et s’il espère encore, de loin en loin, fraterniser avec quelqu’un, il doit savoir au fond de
lui que cela lui est interdit, désormais.
Alors il s’en va, rapidement, le plus discrètement possible ; il bredouille quelques mots
d’excuses pour son manque de conversation et puis il repart dans la nuit. A travers les rues
sombres, lentement il retourne vers sa tanière, de la mélancolie plein le coeur, et jusqu’au
bord des lèvres… Il sait qu’une fois de plus il sera seul ce soir, enfermé dans son réduit
gris. Seul face à moi son implacable ami et son douteux miroir, seul face à sa conscience.

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Objets de culte
Tendrement envahissante, elle commença à préciser ses efforts pour me dévêtir, tout en
continuant avec une grande désinvolture à me parler de ses parents. J’eus successivement
droit au récit de sa mère tyrannique, douairière stricte et revêche qui la brimait
régulièrement, de son père impavide, haut fonctionnaire pénétré de son importance et
l’ignorant avec un brio peu commun, puis à celui, inévitable, de la soeur cadette,
l’insupportable garce dont les ruses équivoques et la vie dissolue semblaient expressément
conçues pour jeter le trouble dans une vie familiale déjà fort agitée. Quand nous en
arrivâmes au puîné, ma conteuse n’était déjà plus en état de parler.
Trop rapide…Beaucoup trop rapide ! Rejetant sans appel ces fugaces et futiles pratiques, je
m’acharnais du mieux que je pus à contenir ses impatients élans. Esquivant ses attaques
frontales par une savante cambrure latérale, j’entrepris de me hisser à califourchon sur sa
face dorsale, en espérant par cette manoeuvre parvenir à la maintenir couchée sur le ventre,
son ventre plat, si délicat. Lorsque enfin mes reptations motivées eurent atteint leur objet,
je poussais l’impudence jusqu’à m’emparer de ses fluets poignets, pour mieux les enserrer
en mes poignes sévères. Une fois ceci effectué, je tentais de la retourner, avec le minimum
de tendresse nécessaire à la conservation de ma décence et au rejet de toute bestialité, la
prudence sereine me permettant seulement de conserver ses mains trop audacieuses entre
les miennes, plus calmes.
Après un long regard dominateur et courroucé, de ces diamants puissants qui imposent leur
éclat sans affectation, et que les femmes adorent tout particulièrement, je me préparais
calmement à entamer la partie sérieuse de ces libations pulsionnelles. Ayant senti, plus que
compris, mes intentions, elle accepta pour un moment de mettre en veilleuse ses initiatives,
chaleureuses, certes, mais à mon goût par trop désordonnées. Une fois pensées les étapes
extatiques, et fixés les hauts lieux de mon savant itinéraire, une fois mûris les divers
chemins d’approche, de garde et de repli de ces sombres bastions, et les moyens de les
atteindre, j’entamais ma leçon par un doigt sur ses lèvres, si douces.
Si les moyens permettant de soutenir et de magnifier ma démonstration étaient
particulièrement complexes, délicats et nombreux, son but en demeurait fort simple,
malgré tout : par une chanson de gestes savamment étudiée, planifiée et cent fois nuancée,
je tentais de lui faire entendre que ce qui n’avait été, pour elle et jusqu’alors qu’exercices
gymniques tant et si mal répétés pouvait devenir, par la grâce de quelque expérience et de
beaucoup de bonne volonté, un Art véritable, avec ses règles et ses inspirations soudaines.
Outre ma pudeur maladive, c’est également mon constant souci de la vérité qui m’empêche
de coucher ici dans son intégralité la délicate partition que je viens à l’instant de
mentionner, et que nous jouâmes alors, inénarrablement unis par la volupté de nos
dextérités mêlées. En effet, de même qu’un tableau ne peut se définir comme une simple
succession de gestes, une quelconque carte, ou liste des mouvements que nous avons
effectué durant ces languides lambeaux de plaisir ne saurait rendre la beauté de ces diaprés
attouchements, non plus que les graves, bien qu’épidermiques, les graves sensations qu’ils
savaient engendrer. Un geste possède aussi son esprit, souvent plus important que lui.
Pour me résumer sans trahir ma pensée, je ne peux donc m’attacher qu’à exposer le plus
clairement possible les résultats obtenus de nos sens par nos gestes coupables, de
conscience.
Elle sembla apprécier mes démarches, allant même jusqu’à réclamer à grands cris une
exposition immédiate de mes oeuvres complètes. Fort satisfait moi-même de cet ample

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prélude, qui semblait prometteur, mais désirant aussi conserver à ses yeux quelque attrait,
je remis à plus tard cette lubrique visite, malgré ses ardeurs déployées. Je savais que le prix
de mes bienfaits ne ferait qu’augmenter avec le Désir qu’elle en aurait. Comme souvent, ce
n’était qu’en lui donnant moins, tout de suite, que je pourrais, plus tard, lui offrir plus
encore.
Tandis qu’elle reprenait son souffle, je me pris à penser. Une fois de plus, en cette sombre
alcôve qui m’avait vu souffrir, je tentais désespérément de noyer le vide, dans le plaisir.
Vide d’espoir, vide d’amour, absence de sens et absurdité légère, où deux petits mots seuls,
ridicules, un « pourquoi » et un « pas », armés de leur unique foi l’un dans l’autre,
cherchaient à s’opposer à l’incessante antienne de la vie, circulaire : « A quoi bon ? ». Bien
sûr, le plaisir permettait d’oublier un moment la triste et sainte réalité ; mais il n’était pas
encore parvenu à lui conférer un sens, tout au moins à mes yeux. C’était un adjuvant, une
fragrance aux infinis reflets, et la seule sensation capable de relever la vie, de lui donner un
goût et des couleurs, un parfum contre la monotonie. Car du grand Chaudron où bouillait
l’infernale mixture, les remugles étaient rares et peu variés ; très vite, le tour pouvait en
être fait, et l’on se retrouvait à son point de départ, tout aussi affamé , sans avoir pu humer
quelque relent d’espoir. Une senteur, une couleur, même intentionnellement jetées dans cet
ardent brasier de notre Destinée, eussent suffi à nous combler. Mais non ! Un brouillard
vague, incertain, y tenait lieu de coloration naturelle, et, malgré toute la bonne volonté du
monde, l’air qu’happaient nos poumons, à grand renfort de spasmes, n’avait d’autre
fragrance que celle des gaz brûlés, sans que l’on soit à même de distinguer ni l’été, ni
l’hiver, dans ces trop redondantes exhalaisons.
Cette couleur chatoyante que la vie devait revêtir pour être supportable, ce décor de l’esprit
chamarré et labile, ils devenaient plus nécessaires encore dans le cadre cénobitique qu’on
nous avait choisi. Ah, grégarité valétudinaire de l’être humain en partance ! La volition des
hommes pour créer l’artifice, ce paravent inconscient de la pauvre conscience ! Ah, ce
besoin absolu de croire en une existence motivée, utile, voulue ! Pour légitimer l’existence,
il suffisait de lui donner un but. Ce que les hommes ont fait, chacun à leur manière, avec
les succès, les échecs et les notoriétés que l’on connaît, qui en résultent. Si jamais l’un de
ceux-ci détient la vérité, quelle preuve en a-t-il ? Et comment le savoir ?
Mais les questions s’enchaînent, et ne mènent à rien. On peut penser des heures, et puis
n’en rien tirer. Alors, au bout des connaissances, des théories et de leurs justifications,
toutes partielles, toutes vulnérables, il faut réaliser qu’ici la route commence à tourner, que,
ligne droite, elle se transforme et tombe, abandonnée, dans le chemin boueux qui longe la
route saine. Il faut s’en désengager, puis s’en dégager pour remonter vers la surface légère
du mouvement, la vie superficielle.
Virevolter à la surface de l’existence, retrouver l’innocence, la gaieté juvénile, la
jouissance d’un rien et la gloire de chacun, l’amour de toutes choses, y compris les plus
laides, la joie d’une déception ; parce qu’on y peut rien faire et qu’il vaut mieux en rire,
tous ces bonheurs futiles et toutes ces joies simples, de l’ami qui appelle et de la femme qui
dort, de la lettre à la porte et du soleil qui brille, soudain de mille éclats ! Oui, nous devons
comprendre ces grandes âmes antiques, qui déifiaient le soleil pour montrer sa Beauté, et
les mers aussi, et la chasse et l’amour, frais symboles humainement incarnés des joies
simples et fugaces, de la surface, enfin ! Ne plus chercher ailleurs, mais trouver où l’on est.
Cesser de scruter anxieusement le peu de ciel qui nous reste, cesser de tourmenter les
profondeurs par nos âpres et muettes interrogations. Non, regarder droit devant soi, tête
haute, âme ouverte, épanouie par sa propre disponibilité, à tous, à tous les temps non
révolus. Une fois franchi le Styx et l’Achéron des questions, des duels et des « pourquoi

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? », traverser en riant le Léthé de l’innocence retrouvée, avec aux lèvres et dans le coeur,
ces mots inexplicablement puissants et ravageurs : « Pourquoi pas ? ». Et eux seuls.
Au bout du plaisir, à peine au-delà, un peu moins charnel, il y avait l’Amour : une autre
innocence, sinon la plus belle. Pour croire plus loin, et pour croire au Mieux (satisfaire
l’espoir en fait), il restait l’Amour. C’était une analyse répétée, galvaudée, et fort
commune, bien entendu ; mais l’émotion demeurait là, pure, dure, inexpugnable. Sans trop
y croire, malgré mes efforts constants et violents en ce sens, je cherchais cette merveilleuse
image du bonheur parfait et lascif, celle où l’on voit deux êtres, mes frères humains,
auréolés de toute la lumière et rayonnant d’une pureté bienfaisante, s’attoucher galamment
les lèvres, le front et puis les mains, de cette ardeur mélancolique et sobre qui nous trahit le
vrai bonheur. De toutes mes forces, je voulais revoir cette photo, la caresser seul chez moi,
les yeux baissés de sainte pudeur, et, implosant de joie, pouvoir m’y reconnaître enfin, moi
aussi. Oh, comme je l’embrasserais passionnément alors cette effigie de carton-pâte,
comme je la chérirais en lui donnant la vie, la tête pleine de l’image de l’Autre, de son
parfum, de son corsage…
Mais si cela était beau, et grand, et fort, n’était-ce pas aussi, immédiatement après, le mot
« Rêve », que l’on devait y accoler ? Se pouvait-il qu’il fût un jour béni, dans ce calendrier
si terre à terre, où il me serait donné qu’un autre être, un autre moi-même, pourfendant les
mille masques découvre les tréfonds, et reconnaisse l’homme nu, dans sa simplicité ?
Afin de ne pas me tromper, et de me préserver, j’avais eu soin de m’entourer de pièges de
toutes sortes, d’apparences et de faux-semblants : des rôles disséminés et classifiés, fort
aisés à réactiver, en cas d’utilité. De cette façon, si l’Amour existait vraiment, en tant que
palpable danger, s’il n’était point seulement le dernier mythe, le plus tenace, et la dernière
idole des âmes faibles, en mal d’espoir contre la solitude, dans ce cas, alors oui, je serais
prêt. La seule chose qui importait était de rester conscient et serein, de ne pas s’enflammer
sur une belle image. Car si j’admire Rodin, et même de tout mon coeur, me sens-je pour
autant capable de recréer la moins noble de ses statues ?
J’étais donc prêt, simplement cuirassé afin de me garder des excès de mon sang, que je
sentais bouillir à la moindre alerte, au moindre début d’alerte. Je pensais pouvoir
reconnaître l’Amour, sous quelque forme qu’il apparaisse ; si, de lui-même, il ne parvenait
pas à transpercer mes masques, je l’y aiderai alors, et me découvrirai. Les masques ne sont
jamais destinés qu’à éviter de se montrer nu au premier venu, car si la nudité n’est pas
plaisante, elle demeure une faiblesse qui doit se mériter.
Cette nudité morale m’a rappelé nos nudités physiques. Je l’ai contemplée longuement,
sans qu’elle s’en aperçoive. Tournée contre le mur, collant sa tempe fine au papier peint
vermeil, elle semblait flotter en des volutes de pensées, des brumes de réflexion, des
exhalaisons douces de plaisir épuisé, ondulant langoureusement vers d’autres lieux, vers
d’autres corps. Béate et alanguie, elle accomplissait avec sa bouche un petit bruit languide,
une sorte de murmure irrégulier, comme un souffle de vent qui bruisserait dans les blés, de
ces subtiles sonorités que l’on ne remarque que rarement, après l’orage, lorsque celui-ci
cesse tout à coup de gronder, et que la vie reprend alentour, tout doucement dans sa
complexité.
J’attrapais ses cheveux, qui luisaient au soleil et, après les avoir longuement laissé glisser
entre mes doigts, je posais délicatement mes lèvres sur sa nuque duveteuse, tandis qu’ils
retombaient voluptueusement contre le coussinet moelleux de mes oreilles. J’étais plein de
tendresse, et elle se retourna. La moiteur du lit encore défait m’inspirait une vague
langueur, enroulée de torpeur : elle y vit de l’ardeur. Maladive enfant ! Quand donc
comprendrez vous qu’un combat n’a de prix que par l’abandon qu’il procure, qu’il inspire

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? Ah, quand pourrais-je trouver cette enfant déchaînée et sensible, qui saura à la fois me
surprendre par ses caresses, et ignorer complaisamment les miennes, lorsque là sera mon
plaisir pervers ! Car en réagissant, tu m’empêches d’agir, et si je fais de même, il n’y a plus
de plaisir, plus rien que des gestes de fous, maladroits, malhabiles autant qu’inutiles !
N’est-ce pas l’immobilité des statues qui en fait tout le charme ? Et si tu veux ton corps
semblable au poisson qui frétille, et sans cesse s’agite, comment pourrais-je l’apprécier à
loisir, le contempler et apprendre à l’aimer ? Tes mouvements sont beaux, certes, et pleins
de bonté, mais ne puis-je les imaginer encore plus beaux tu ne les fais ? D’une Beauté
impossible, inhumaine et troublante ? Laisses-moi cette liberté, je t’en conjure, et cesse de
bouger. Bien, très bien… Ne me regardes pas, maintenant. A-t-on déjà vu une statue couler
un seul regard à ses admirateurs ? Non, tu le sais, et cela fait son charme.
Mon regard glisse le long de tes formes obscures ; il te couve et je te chéris. Telles les
ombres mobiles qui sillonnent ton corps, j’aimerais à te cacher, ici, au bas du dos, à
dissimuler ces ultimes petites vertèbres d’une ombre salvatrice, fidèle puis propice, et qui
serait la mienne. J’aimerais tant pouvoir te tenir toute entière sur ma peau trop petite, trop
rigide. Dans le même et fabuleux instant, faire crisser mon épiderme contre chaque
parcelle de ta peau, si douce. Dormir avec ce doux manteau, délicieusement blotti, mieux
qu’en le sein d’une mère. Mais je n’ose te toucher par crainte de rupture du charme, de
l’illusion. Si tu le veux bien, restons-en là. Cela est mieux de se quitter ainsi, sur une belle
image. Non ! Surtout, pas un mot, pas un geste ! Laisses-moi partir sans détruire cette
harmonie que je grave déjà en mon esprit. Oh, Merci, Merci, vraiment Merci. ..

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Corps contrastés

Un jour que je marchais le long de la grande eau, noyant en ses mystères un regard résigné,
à l’émerveillement autant qu’à l’incompréhension, j’ai découvert le lieu de tous les
voyeurismes : la Plage. C’est un endroit rêvé pour qui veut à loisir contempler ses
semblables, en toute impunité. En effet, si chacun n’y va pas dans cet unique but, c’est, une
fois installé, tout ce qu’il reste à y faire.
Les lieux privilégiés où peuvent se rencontrer les espèces d’humains les plus dissonantes
se sont constamment raréfiés. Mais ils sont là, les humains chamarrés, tous regroupés enfin
sur quelques mètres carrés de rochers émiettés. Face à la mer immense, à l’incessant
spectacle, les yeux écarquillés, ils se sont rassemblés. Femmes, hommes, jeunes, vieux, les
humains de tous poils et de toutes provenances s’unissent contre la mer, comme pour
mieux la comprendre. Voyeur et fasciné, je n’ai pu me détacher de ce trop rare spectacle.
Me mêlant à leur jeux, je suis descendu parmi eux et, prétextant comme eux de regarder la
mer, je les ai observé, comme un voleur intime.
Une première approche est celle du télescope : de loin, au milieu de la nature sauvage et
déserte qui borde la grande eau, j’ai découvert soudain les humains réfugiés sur leur banc
de sable. Ils semblaient comme perdus, coincés entre la mer et les rochers. En
m’approchant un peu, j’ai découvert les femmes qui regardaient la mer, et cela m’a frappé.
Comme la femme s’oppose à la mer ! Aux masses abyssales, à leurs profonds desseins, la
femme n’a que son rire, sa surface à montrer. Quand la mer est si fière, la femme explose
inconsciemment de toute sa vanité. De la femme sans effort, la mer effacera les traces.
Mais le mystère jamais n’attire longtemps les hommes ; ils savent que des années, et sans y
rien comprendre, ils pourraient rester là, à contempler la mer. La mer serait comme une
météorite dans leur jardin, défiant toute réponse et même toute recherche ; tandis que la
femme y est une belle fleur, que l’on peut faire pousser, où mourir, au gré de nos caprices.
La femme a deux grands avantages sur la mer : le mouvement et l’odeur. Le mouvement
repousse notre ennui, et l’odeur nous séduit.
Et c’est vrai qu’il est fou, inexplicablement charnel, ce mouvement odorant qui émane des
corps ! Quand, rejetant au loin le rageur télescope de la grégarité, on se mêle au troupeau
pour mieux le ressentir, microscope à la main, des bouffées de chaleur empoignent nos
cerveaux. Pour un minimum d’optimisme, on découvre l’orgasmique contemplation du
Beau en mouvement, comme une musique magique. Focalisant mon instrument sur une
naïade étincelante, je ressens les merveilles de ses formes parlantes, et mes regards y
glissent, comme autant de caresses. Alors que, subjugué, visuellement je palpe ses trésors
nacrés, une opportune cambrure décuple mon plaisir. Quand le divin objet trace dans l’air
un mouvement, c’est une joie ineffable que de sentir combien ce geste épouse l’espace, s’y
inscrit gracieusement comme à sa place exacte, conçue à cet effet, destinée. Inconscientes
et délicieuses, inlassablement enchanteresses, ces postures charmeuses me laissent sans
répit, et sans satiété.
Mais la plage est l’écrin d’un tout autre joyau, et glorifie aussi une autre magicienne : la
nymphette. La Lolita mythique de Vladimir NABOKOV prend ici toute sa diabolique
ampleur. Mutine et malicieuse, cette créature ambivalente est avant tout consciente de son
rôle de réceptacle des passions et de détonateur des sens ; c’est cela qui la différencie des
autres petites filles. Vaniteuse et gracile, la nymphette sait ce qu’elle déclenche, et elle joue
le jeu jusqu’au bout, prenant plaisir à nos désirs. Telle une montagne en formation, elle

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respire la croissance, et ses chairs en témoignent. Délicate et vigoureuse tout à la fois, elle
irradie cette force qui la fera croître et s’en sert pour séduire, par jeu, innocemment.
N’allez surtout pas croire que cette attraction de la nymphette sur l’homme mûr a quelque
chose de malsain. Bien au contraire, le propre de la nymphette par rapport à la femme est
justement d’être une bombe sensuelle, ne pouvant être sexuelle, même si elle le souhaitait.
Ô contemplation extatique de la nymphette s’ébattant au soleil !
Mais très vite, une fois disparues les naïades et les nymphettes, qui éclipsaient le monde en
leurs gestes obsédants, le décor change et le soleil décline. J’ai beau chercher de toute mon
anxiété, la forêt de corps s’est bien vite fanée ; et où qu’il se dirige, mon regard implorant
bien vite doit reculer. Abandonné par mes beautés lointaines, je suis soudain perdu sur
cette plage, habillé et tragique. Habillé au milieu d’eux nus, et donc perdu,
irrémédiablement perdu ! Le silence m’envahit, et j’examine ces gens qui grillent au soleil
avec application. J’imagine l’enfant qui arrive sur la plage, et demande à sa mère : « Mais
qu’est-ce qu’ils attendent, maman, tous les gens ? ». Silence. Les gens ne parlent pas, leurs
pensées vagabondent, sans raison et sans but, hébétées de soleil. Mais le silence est aussi
fascination de chacun devant le grand spectacle captivant, sans cesse renouvelé, des
humains abandonnés. Sans doute le plus grand spectacle, celui dont jamais on ne se lasse,
qui nous touche directement et le plus profondément : par instinct, et par comparaison.
La plage est soulignante et extrêmisatrice, énervante car accentuatrice : en poussant tout à
bout, elle fait du moindre bourrelet un répugnant spectacle, et d’une simple naïade un
spectacle insatiable. Tous ces corps flasques et mous, qui s’exhibent au soleil ! La graisse
triomphe, et le poil se moque, a raison, a raison du regard ! Perdu au coin du corps, le
regard noyé ne signifie plus rien. Sur la mer ensablée des corps en partance, flasquosités
fripées dont les chairs innommables tombent, en dedans et flageolent, un vent fétide
souffle, sans les faire tressaillir. Nombreux, grégaires, avachis, affalés, exhibés sans
pudeur, ces corps toujours cachés, et soudain dénudés rendent fou. Fou de tout. Fripés, l’un
contre l’autre, je les imagine pantelants au milieu de l’amour, par le magique frottement
jouissant de leurs cellules !
La langueur est devenue chaleur, et l’immobilité, en mouvement s’est muée. Des corps
enchevêtrés jonchent le sol à mes cotés. Surmontés de têtes échevelées, tout luisants de
sueur et de bave coulée, les mêmes corps maintenant s’agitent en tous sens, en
bruissements de silence. Reptations, contorsions, convulsions et abandons se disputent le
règne de ces radiateurs moites L’odorante répulsion ondule à travers les chairs mouvantes.
Dans l’obscurité impudique, des bouffées de chaleur sillonnent l’espace, semblables à des
brûlures : vaines et soudaines exaltations des corps en mouvement. Ici où là, un
mouvement imprévu fait miroiter la lune sur une dent à nu, où le carré blafard d’un bout de
peau qui danse. Semblables à des reptiles affamés, ils vont et viennent sournoisement au
travers de toute fissure, du corps humain. Le silence mouvementé, bousculé de ruptures et
d’ardeurs répétées, le silence est tendu, comme un arc électrique au-dessus de la nuit.
Endiablés, déchaînés, ils se contorsionnent sans cadence, tout occupés à leur plaisir secret.
Mais la musique ne joue que pour l’archet. L’archet qui va et vient sur l’arc tendu des
tensions, lourdes et crépitantes comme un ciel d’orage.
Ici, le temps ne passe plus : il a perdu toute réalité, toute valeur, tout sens. C’est l’espace
qui change. L’intensité a tué le temps, en abolissant la conscience que les hommes en
avaient. Par le biais des corps, hyper sensibilisés à l’excès, l’événement est devenu
sensation ; il ne s’inscrit plus sur le temps, mais dans l’espace. Sa puissance sensuelle l’a
rendu intemporel. L’espace, électrifié, a changé de qualité ; car les marques du temps n’y

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peuvent plus passer. Si, avec Hermann HESSE, on admet que tout le génie de l’homme
revient à transformer le temps en espace, alors le sexe est art quand on s’y livre à fond.
Mais ce n’est pas le but de tous ces mouvements. L’impulsion initiale réside dans la
volonté, plus où moins consciente, d’échapper à la solitude. Le fameux mythe de la
Fusion… Alors on se rapproche, comme on peut, le plus possible. On se rapproche de
l’autre et, en nous recherchant, il se dérobe à nous. Les corps se collent les uns contre les
autres, plus près, toujours plus près. Et plus on se rapproche du but, plus on se rend compte
de son éloignement. Même ici, au plus près, l’alchimie résultante, le prix de tant d’efforts
est encore en nous-mêmes : comment le partager ? On ne sait jamais exactement ce que
ressent l’autre, ni quand il ressent cela. Alors on veut savoir, on cherche et on s’inquiète,
tout en sachant déjà que rien jamais ne pourra nous rassurer, nous faire comprendre en
nous faisant sentir. Et on se retrouve seul, encore, toujours plus seul, cruellement seul ;
seul à jamais.

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Les Armes de la vieille

Aujourd’hui, j’ai aidé une vieille dame flétrie à trouver on chemin. Comme un paquet de
linge, on me l’a jetée à la face, avec toute l’urgence souriante de celle qui voulait s’en
défaire. D’une détente fugace d’aménité factice, on m’a chargé de monter ce cadavre latent
jusque en son repaire, parce que le temps courait et qu’on ne pouvait le perdre. Mais moi,
je le pouvais.
Sur mon bras fin et lisse s’est appuyé l’amas des chairs tremblotantes ; sous l’adipeuse
aisselle, pleine de passions perdues et de toiles d’araignée, une main douce et ferme, de
nouveau s’est glissée. Tendrement enlacés, et chaudement mêlés, narguant la pesanteur
sans trop de sûreté, nous avons gravement combattu, corps à corps, côte à côte, les mille
dangers de l’escalier. Une à une, nous avons découvert les marches comme autant de
paliers, de soupirs et d’étapes. Sans cesse attentif aux ruptures d’équilibre, et au dangereux
tangage de ce corps en partance, j’ai prévenu ses désirs, et vécu ses douleurs. Jamais sans
doute un coeur si proche du mien n’avait battu si fort.
Mais l’ascension fut vaine, et la porte était close. Il fallut redescendre, et essayer ailleurs,
refaire le long chemin, ensemble, en d’autres points. Car la vieille était déjà loin, trop loin
déjà pour savoir où elle habitait. Et son long monologue, à chaque marche recommencé,
rythmait nos ascensions comme une antienne sans fin, nostalgique et blafarde. Au travers
de sa surdité, l’hideuse se racontait ; j’aurais pu être sourd, cela n’aurait rien changé. Car si
elle se parlait, nos corps se comprenaient.
A force d’escaliers, nous nous sommes arrêtés. Avec d’infinies précautions, j’ai assis mon
gros crapaud fragile sur le bord d’une marche, et entamé la longue attente, improbable.
Elle m’a raconté ses malheurs. Son gendre tyrannique, l’homme viril et gras, la méprisait
avec ardeur, et ne l’aidait jamais. Evidemment, on se sent mal à l’aise, sous le regard des
autres, avec une vieille au bras ! J’imaginais déjà ce gros verrat poilu, jouant l’indifférence
pour masquer son dégoût. Et puis la longue suite des échecs corporels, les faiblesses et les
peurs, les cassures et la folie, des organes détraqués, du corps qui ne veut plus jouer, qui
s’en va, peu à peu.
Oh, comme elle aimait à me raconter ses malheurs ! Comme elle se raccrochait à la pitié
avec désespérance, pour se justifier et justifier notre aide, acquérir sur nous un droit par
notre devoir ! Et comme elle nous ignore, en même temps, parlant pour elle seule et d’elle
seule, refusant la réponse et toute discussion. Un compliment, de temps en temps, qui nous
attribue de la valeur et de la gloire, qui nous rappelle à nous-mêmes que l’on est là, en
bonne santé, à côté d’elle. Une valeur comparative, aussi, pour le cas où la valeur absolue
ne suffirait pas : les autres ne feraient pas cela, il y en a peu qui feraient cela. Car en se
disant faible elle exige notre pitié, et en nous remerciant, nous empêche de douter que l’on
a fait cela « pour la bonne cause », d’une manière désintéressée. Mais l’altruisme n’existe
pas : si je suis là, c’est pour mon propre plaisir, parce que cela me fait plaisir de lui faire
plaisir, à elle. Mais elle se sait faible, et elle veut ma pitié, comme son dernier pouvoir.
Inconsciemment, bien sûr, le plus souvent ; il n’empêche.
Alors elle insiste sur sa faiblesse, au lieu de la celer, elle détaille avec une emphase
résignée la longue liste de ses malheurs, elle insulte les autres et nous prend à témoin, de
son infortune, de sa déveine. Elle remercie, mais elle voit à peine ce que l’on fait pour elle,
au moment où on le fait. Trop occupée par le récit de ses propres chagrins, elle trouve
notre aide normale, et cela ne l’intéresse pas : il faut avant tout lui permettre de se raconter,

38
de se prouver à elle-même qu’elle existe, parce qu’elle parle à quelqu’un. Et la récurrence
autorisée pour ses litanies lui paraît bien faible.
J’analyse froidement tout cet inconscient, qu’elle déverse sur moi. Elle était perdue, et je
l’aide. J’y perds un rendez-vous important, tout en sachant son coupable manège. Si même
j’y gagne son estime, elle est bien facile et insignifiante. Mais je cherche pour elle son lieu
de résidence, collectant ses souvenirs épars et tâchant de l’interroger, au-delà de la surdité
et de l’infaillible myopie. Je sens tout mon pouvoir par sa perte, sa solitude et son
incapacité maladive à se débrouiller seule. Elle me tend sa clé, et je pourrais la prendre,
m’enfuir, la bousculer. J’y pense, et cela me fait rire. Parce que je le pourrais, parce qu’un
jour peut-être, je l’ai fait ou je le ferais. Je cours les immeubles, en quête de son logis, et
elle ne peut m’aider. Je reviens, et puis je repars, je questionne et je frappe aux portes.
Mais personne ne sait rien, on ne la connaît plus. Les gens veulent bien agir, l’aider, se
ménager un petit coin de ciel, au cas où. Mais vite ils abandonnent, parce qu’ils ne veulent
pas attendre. Agir, bien sûr, c’est si facile ! On peut l’ignorer, tout en agissant ! Mais
attendre, c’est autre chose : car dans ce cas, il nous faut bien la voir, et l’on se sent vite mal
à l’aise. On n’a que faire de ses malheurs. C’est notre paradis qui nous intéresse, pas son
enfer !
Alors j’attends encore, des heures durant je m’émerveille. A force de chercher, et de
l’entendre parler, un indice me permet de la ramener chez elle. Tandis qu’elle se répand en
remerciements, ébahis et un peu honteux, je la regarde et ne peut m’empêcher de lui
sourire, tendrement. Si elle savait ce que j’en pense, ce que je sais, et comment je l’observe
! Sans doute ne comprendrait-elle pas. Et je l’aide pourtant, de mon mieux, jusqu’au bout
et malgré tout : justement, parce que je suis conscient. Ce n’est pas seulement pour
l’observation que je l’aide ainsi. Mais elle est seule, et je le sais.
Il m’arrive de préférer la compagnie des vieux à celle des gens de mon âge. Pourquoi ?
Parce que les vieux sont comme les jeunes, innocents et naïfs. Ce n’est pas qu’ils soient
faibles ; cela je le hais avant tout. Je n’ai pas de pitié ; ce serait pour moi les insulter. Mais
s’ils ne sont pas bornés, ils deviennent innocents, jusque dans leurs mensonges, dans leurs
futiles manières. Comme les enfants ; et c’est pour cela qu’ils s’aiment. Comme les
enfants, sur qui pourtant on s’émerveille. Mais les enfants sont beaux, quand les vieux sont
hideux.

39
Le Livre Erotogène

J’ai pris ma tolérance et mon humilité : je les ai affichées sur mon visage, et dans ma tête.
Et puis je suis parti de par le monde, volontaire et joyeux, en quête de mes amis. J’ai
parcouru les rues avec avidité. J’ai marché dans les villes, et puis dans les campagnes, j’ai
guetté dans les bars, les restaurants, les bibliothèques et les discothèques sournoises. A la
piscine, dans le bus, dans le train et puis dans l’avion, j’ai épié. J’ai fait la sortie des
bureaux, quand déjà l’espoir s’éteignait, la sortie des théâtres et celle des écoles. J’ai
changé de quartier, j’ai changé de pays, d’horaires et de sorties ; mais je n’ai rien trouvé
pour rassasier ma faim, dévorante et urgente.
Par rapport au Tout, le compromis n’a même pas la vertu résignée du Rien : il n’est que
transitoire, jamais définitif. Pourtant, une fois effectué Le Choix, il faut bien vivre. Nous
avons besoin d’illusions pour tenter d’échapper à l’inévitable, où plutôt, pour ne pas y
penser. C’est le besoin de divertissement de PASCAL, dont DAGERMAN a récusé
l’implacable logique : « Je tiens à refuser de choisir entre l’orgie et l’ascèse, même si je
dois pour cela subir le supplice du gril de mes désirs ». Pour éviter de penser à soi, ce que
l’homme a du mal à supporter, il faut jouer et se noyer, dans l’action. Pour cela, il y a les
autres, seuls capables de nous arracher à nous-mêmes. Le besoin affectif devient vite
essentiel.
Pour celui qui possède un minimum de pulsions, de force vitale, il est difficile de rester en
repos pour attendre la mort. La force est là pour être utilisée, et il faut bâtir des empires. Si
l’autodestruction peut être induite par une constitution valétudinaire et morbide, une
aberrante attirance pour la finitude, elle peut aussi résulter d’un débordement de forces,
auxquelles il manque un point d’application. Car la force engendre souvent l’orgueil, et
celui-ci refuse les combats sans périls. Si je ne trouve pas de défis à ma mesure, c’est moi-
même que je combattrais. Cet ennemi est le plus redoutable, à la fois le plus difficile à
atteindre et celui que l’on estime le plus : son combat n’est pas sans péril. Si personne ne
vient assez près, pour nous séparer, nous lutterons, ensemble jusqu’à la mort. Ce combat
n’est pas vain : il apprend beaucoup de l’autre à chacun.
Mais chacun accuse l’autre, et personne n’est coupable ; ou tous les deux le sont. L’Infini
grillagé tente en vain d’aspirer des êtres trop grossiers. Alors il nous faut l’Amitié, un seul
être mais autre, pour servir de pont et de séparation, entre nous et nous-mêmes. Mais il
nous le faut infini, ici aussi, infaillible et unique ; autant dire inhumain. Et puis encore
sensible, fragile et innocent : humain. L’illusion vient rendre cela possible, elle vient
idéaliser l’humain pour le rendre inhumain. Il suffit de franchir le premier cap : notre
besoin d’affection se chargera de la suite. Mais la réalité s’oppose à l’illusion. Elle pointe
du doigt, elle montre trop. Peu à peu, elle rogne l’illusion et pose des questions. Le seul
remède à ses attaques consiste à l’aimer elle, à élargir l’Amitié à l’humain tout entier. Il y
faut un poids que j’abhorre, et je préfère admettre que je me suis trompé. Que je suis
humain, moi aussi.
Pour résoudre l’hypothèque affective, il me faut l’Ami immatériel et certain. C’est à dire
l’Ami lointain, que l’on sait et qu’on a perdu ; à travers l’espace ou à travers le temps.
L’aspiration de l’Infini, à l’instar de toute vérité, se présente comme un paradoxe : savoir
que l’on sera toujours seul et, en même temps, sentir qu’on pourrait ne pas l’être. La
conclusion en est la quête sans conviction, ou l’abandon fatal à Janus bicéphale. L’Espoir :
quand le sentiment s’oppose à la réalité.

40
Ne pouvant capturer cet Ami certain, et néanmoins immatériel, il m’a fallu choisir entre les
deux termes. La crûe réalité m’a interdit l’accès d’un certain trop informe. Seul,
l’immatériel supporte sans broncher le doute, et la méfiance. Mais ce ne sont pas des rêves,
des chimères que je parle, car ceux-là sont trop impalpables pour nous séparer. Non, il
fallait que mes Amis me parlent, qu’ils agissent au moins dans leurs mots, puisque l’acte
en lui-même leur était interdit.
L’Ami est toujours homme et femme, quand il est infini. Il faut qu’on le domine, et puis
qu’il nous domine. Ainsi l’on peut aimer dans le même temps le maître et le subalterne,
celui qui nous conduit et celui qu’on protège. L’Ami doit être à la fois une Force et une
Innocence : LA Force Innocente.
***
Je regarde ma bibliothèque. Tous mes amis sont là, sous ces tranches mordorées, ou bien
de couleurs vives, en cuir ou en papier. Il y a en a des gros, des grands et des épais, des
pourpres, des noirs et des violets, chamarrés, bigarrés et mêlés. Une réunion de solitudes
parait toujours tronquée, abouchée, mystérieuse. Il y a là des hommes qui se sont détestés,
haïs ou bien aimés. Des gens qui ont vécu, des gens qui ont souffert ; beaucoup de morts,
aussi. Toutes ces pages ont été pensées, écrites et imprimées. Elles ont été données, comme
le bien le plus précieux, et sans savoir à qui. Maintenant elles s’empilent, comme des
cercueils pleins d’encre, de traces, d’appels. Chacun est volition d’une solitude de créer et
de combattre l’Ami.
Mais je sais sans les voir les titres et les contenus de ces cris immobiles. Ils sont miens, et
je suis le creuset tyrannique où tous se rencontrent. Maître des jeux, exigeant comme tout
véritable Ami, je les fais combattre ensemble et arbitre la lutte devant les spectateurs. Je
connais chacun d’eux, et je les aime avec respect. Sans jamais qu’intervienne la chair,
troublante et capricieuse, j’ai avec eux quotidiennement des rapports érotiques extrêmes.
Cet érotisme n’est pas spirituel, mais réellement sensuel : tout mon corps vibre à leurs
caresses. J’aime à saisir un livre pour le feuilleter, le caresser, le découvrir et m’affoler à
son contact, avec les mains, avec les yeux, et tout le reste de mes sens.
J’aime à parler de quelques auteurs avec l’exaltation de mon fougueux respect, et les gens
parfois s’en étonnent. Mais quoi ? Ces hommes sont de ceux qui ont conduit ma vie, que
j’ai aimé et combattu, mêlant mon corps au leur dans la terrible lutte. J’ai connu leur
vigueur, leur ardeur et leurs peurs, j’ai aimé leurs mouvements et leurs sautes d’humeur. Je
fus leur complice, unique et attitré. Je les ai écouté ; ils ont parlé pour moi et m’ont aidé à
vivre. Ils m’ont aimé, aussi.
Cette fraternité intersidérale que je sentais, que je savais intuitivement, ils me l’ont révélée.
Parmi tous les maîtres perdus où inconnus, à travers l’espace et à travers le temps,
quelques uns sont venus, et sans difficulté ils se sont imposés dans mon royaume. Ils ont
créé des femmes et les ont immolées, sur l’autel de mon affection. Ces camarades célestes
ont créé des femmes chimériques pour satisfaire mes passions en agissant à leur place,
pour gravir les marches d’une nouvelle réalité. Celles-là sont mes femelles ; je les ai
observé et je les ai vu vivre, mourir et enfanter. J’aime ces femmes qu’ils m’ont offert au
prix de leur souffrance, à moi seul destinées. Dans une boîte magique, sévère et difficile,
exigeante et rétive avant de se donner, sensuelle et troublante une fois cela fait, mes frères
m’ont donné leur foyer tout entier. Ces pères m’ont donné leurs femmes et leurs filles pour
mieux me rassasier. Quel ami certain aurait fait cela ? Et comment ne pas les aimer ? Car il
ne m’ont pas imposé leur don, comme tant d’autres le font : ils me l’ont proposé, du fond
de leur silence, et je l’ai entendu; et je l’ai embrassé.

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N’allez pas croire que mes Amis sont comme des filles faciles ; ils ne se donnent pas à
n’importe qui, et même lorsqu’une fois, ceci est arrivé, il faut de nouveau les séduire pour
espérer recommencer. Ils se cachent et se refusent bien souvent, même à moi qui les aime.
Mais l’Amour ne donne aucun droit.
L’esprit de mes amis se trouve dans ma tête : je les sais. Mais leur corps est ailleurs,
nécessairement ; il se cache dans le livre. Si je caresse mes livres, si je les prend parfois,
comme cela, sans raison, sans les lire, juste pour les toucher, c’est que je les aime aussi,
indirectement. Comme dans le cas d’un corps, bien fermé, il est difficile d’aimer le
contenu sans s’énamourer pour le contenant. Oui, j’aime charnellement mes livres, d’une
manière profondément érotique, et cela ne prouve qu’une chose : qu’un trop grand amour
ne peut se passer de corps, de support. Il n’y a pas de pur esprit.

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Postlude

Dernières notes à la machine à écrire. Comme une musique qui s’éteint. Un rêve qui s’en
va, soudain, sans que l’on s’y attende… Sans que l’on s’en rende vraiment compte, le
temps passe et emporte tout. Tout à coup, on s’aperçoit qu’il est trop tard. On prend
conscience de la fin d’un temps, d’une période, d’une boucle de notre vie. Et la roue
continue à tourner, lentement autour de nous. Un peu comme les anneaux d’un boa qui
s’enroulerait doucement. Une boucle se termine, donc une autre va commencer…Quelle
sera la prochaine ?
La Solitude n’existe pas par rapport aux autres, mais seulement en nous-mêmes. C’est une
conscience, et non un fait. On peut être seul au milieu de la foule ; ce n’est pas autrui qui
nous gêne. Autrui, ce sont les autres donc de l’humain, une partie de nous-mêmes ; une
partie qui peut être morte où latente, selon les cas, mais toujours quelqu’un que nous
aurions pu devenir, ailleurs, autrement, en d’autres circonstances. Ce n’est pas par rapport
à eux qu’existe la Solitude.
Il arrive aussi que l’on souhaite être seul, et que l’on n’y parvienne pas, même calfeutré
chez soi. C’est que les objets nous sont familiers. Etre seul, ce n’est pas seulement ne
connaître personne ; c’est aussi ne rien reconnaître. Se retrouver seul et perdu, perdu dans
son propre univers ; seul face à soi-même, et perdu. Ô combien l’homme est vaste, quand
on le creuse un peu ! J’ai bien souvent la sensation que toutes les réponses se trouvent déjà
en lui, au fond de lui ; au fond de nous.
Où est le rêve ? Où est la vérité ? Que faut-il faire pour avancer, vite, le plus vite
possible…Comment doit-on agir pour ne rien regretter, plus tard ? Certains prétendent
qu’il faut se battre, agir, à tout prix. Tout essayer pour ne rien regretter, pour choisir en
connaissance de cause. En a-t-on seulement le temps ? D’autres nous disent que
l’expérience des anciens est là pour nous aider à comprendre, à savoir par eux pour mieux
choisir nous-mêmes. Mais les problèmes que nous rencontrons aujourd’hui sont-ils
identiques à ceux de la génération précédente ? Et surtout, ces problèmes ne sont-ils pas
personnels, propres à chacun de nous et donc solvables uniquement par nous-mêmes, à ce
jour, individuellement ? Alors laisser venir, attendre, regarder ce qui se passe en s’y
impliquant le moins possible pour attendre, blotti et transi au fond de l’événement, l’heure
où soudain tout va changer de nouveau ? Attendre l’improbable sans impatience,
seulement avec confiance ? Je ne possède certainement pas les qualités, où les défauts,
nécessaires à ce genre d’existence.

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INDEX

Le Sens Musical....................................................................... 3

Je suis enfermé ......................................................................... 5

Comme une flamme sur un bàton de cire ................................ 8

Au bout de la nuit................................................................... 10

Perdu d’Amour....................................................................... 13

L’Arène .................................................................................. 15

PARANO

1/ Raisonnement............................................................. 18

2/ Méfiance..................................................................... 22

3/ Orgueil........................................................................ 25

4/ Inadaptation sociale.................................................... 28

Objets de culte........................................................................ 31

Corps contrastés ..................................................................... 35

Les Armes de la vieille .......................................................... 38

Le Livre Erotogène ................................................................ 40

Postlude.................................................................................. 43

44

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