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LA BELLE ET LE BOSS

LAUREN LANDISH
Traduction par
VIVA BONNOT
Traduction par
VALENTIN TRANSLATION
Copyright © 2018 par Lauren Landish.

Tous droits réservés.

Couverture © 2019 par Mayhem Cover Creations.

Photo par Michelle Lancaster.


Modèle : Chad Hurst.
Correction de la version originale par Valorie Clifton & Staci Etheridge.
Traduit de l’anglais par Viva Bonnot & Valentin Translation

Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite sous quelque forme ou par quelque moyen que ce
soit, électronique ou mécanique, y compris par les systèmes de stockage et de récupération de
données sans l’autorisation écrite de l’auteur, à l’exception de brèves citations dans le cadre d’une
critique littéraire.

Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages, les lieux et les incidents sont le fruit de
l’imagination de l’auteur ou utilisés de manière fictive, et toute ressemblance avec des personnes
réelles, existant ou ayant existé, des événements ou des lieux serait entièrement fortuite.

L’histoire qui suit contient des thèmes matures, un langage cru et des situations sexuelles. Il est
destiné à des lecteurs adultes.

Tous les personnages ont plus de 18 ans et tous les actes sexuels sont librement consentis.
TA B L E D E S M AT I È R E S

Prologue
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41
Chapitre 42
Chapitre 43
Épilogue

Du même auteur
PROLOGUE
MIA

L ’obscurité totale m’enveloppe comme une couverture de velours


couleur ébène, dont je sens la texture fraîche sur ma peau nue. J’avais
déjà la chair de poule et le contact de l’air amplifie mes frissons.
J’essaye de trouver la force de mouvoir mon corps qui, épuisé d’avoir été
mis à rude épreuve, tremble encore. C’est tellement difficile… les abîmes
du sommeil m’attirent vers elles, même si mon instinct me prévient qu’il y
a quelque chose, là, dans l’obscurité.
J’entends le bruit d’un pas traînant sur la moquette et je sens sa présence. Il
est là, il me regarde, invisible, mais l’aura qui se dégage de lui réveille mon
corps en effleurant comme une plume les centres du plaisir de mon cerveau.
Une vague d’excitation se propage le long de mes cuisses, accompagnée
d’une nouvelle sensation de chaleur qui fait écho au souvenir de la dernière
fois. Je n’avais jamais ressenti ça avant lui, mon corps utilisé, possédé,
malmené, rendu fou… et minutieusement guidé vers un plaisir total d’une
manière insoupçonnée.
C’était tellement intense que je ne me souviens même pas m’être ensuite
apaisée ; je me rappelle seulement d’avoir perdu connaissance après une
explosion d’extase… mais à présent, je suis revenue à moi et je sais qu’il
est toujours là, me jaugeant comme une proie, me désirant.
Comment peut-il encore avoir de la force ? Comment est-ce possible, alors
que tous mes muscles, depuis mon cou jusqu’à mes orteils, ont déjà été
sollicités au-delà de leur limite ?
Comment peut-il en vouloir plus ?
Mes narines se dilatent et je sens son odeur. Puissante, masculine…
sauvage. Un tel homme pourrait m’anéantir sans le moindre effort. De son
souffle léger, mais frémissant, il respire comme s’il goûtait l’air, savourant
sa conquête à venir.
Un autre bruissement dans l’obscurité et la peur se dissipe, faisant place à
une perception aiguisée.
Le clair de lune est faible, maintenant qu’il est minuit passé et que la nuit
est plus profonde qu’elle ne le sera jamais.
La sueur couvre ma peau et une nouvelle moiteur s’accumule à la jointure
entre mes cuisses.
Toujours caché dans l’ombre, il s’approche et sa silhouette sort des
profondeurs de la nuit, s’apprêtant à une nouvelle sorte d’étreinte.
Il tend la main vers mon mollet et à son contact, je me mets à trembler. Je
devrais résister, dire que je n’en peux plus. Il s’est déjà rassasié. Que peut-il
vouloir de plus ?
Il inspire pour se repaître de mon odeur et je prends conscience d’un fait
que je n’avais pas mesuré jusqu’ici.
Il veut que je lui appartienne ; pas seulement pour coucher avec lui, pas
comme une simple conquête dont il se débarrasserait ensuite. Il veut me
posséder entièrement et que je m’abandonne à lui corps et âme.
Mais en suis-je capable ?
Puis-je me donner à un tel homme, un être dont la seule présence inspire la
crainte, la peur ?
Puis-je courir le risque que cette fureur que je l’ai vu diriger vers les autres
se retourne contre moi ?
Il ouvre la bouche et sa langue vient toucher cet endroit derrière mon genou
droit dont il m’a fait découvrir l’existence. Ma jambe gauche tombe
automatiquement sur le côté et mon désir me trahit.
J’ai l’esprit embrouillé, mon cœur s’emballe… mais mon corps sait ce qu’il
veut.
Il a un léger rire, comme un grognement qui chatouille l’intérieur de ma
cuisse, puis il s’immobilise, son souffle chaud juste au-dessus de mon sexe.
Il fait glisser ses mains sous mes fesses et je le sens qui ajuste sa position
sur le matelas, se préparant pour son festin.
— Un délice… grogne-t-il.
Puis sa langue me touche… et je ne réponds plus de rien.
CHAPITRE 1
MIA

L es pulsations de la batterie électronique résonnent dans l’air avec une


telle force que je sens ma poitrine vibrer. Je regarde mon écran tout en
bougeant la tête en rythme, m’imprégnant de la structure du morceau.
Beaucoup de gens m’ont demandé comment je pouvais travailler dans ces
conditions, mais l’inspiration me vient ainsi. Je suis face à trois écrans
d’ordinateur, dont chacun est divisé en deux parties où défilent des données.
Je termine de faire mes analyses ; j’ai fait la partie la plus rébarbative du
boulot et maintenant je vais tout assembler.
Cependant, pour ce faire, il me faut du son ; et il n’y a rien de tel pour
amener mon cerveau à travailler sur la bonne fréquence qu’un bon morceau
de techno.
J’entends la porte vibrer dans son chambranle et je suis ravie d’avoir mon
petit paradis privé ici, au sous-sol de la tour Goldstone.
Il est vrai que mes méthodes sont bizarres et que je me retrouve assez
isolée, vu que mon bureau est dans un angle entre deux salles d’archives,
mais c’est ce dont j’ai besoin pour que la magie opère.
Franchement, je n’étais pas sûre de pouvoir garder ce boulot, vu le nombre
de plaintes que j’ai reçues les six premiers mois qui ont suivi mon
embauche.
En partie à cause de mes accès de colère (envers moi-même, cela dit ; et le
plus souvent avec des éclats de voix en argot et en russe que j’étais seule à
comprendre).
Ça, ajouté au fait de chanter bizarrement par-dessus ma musique, m’a valu
d’être cataloguée « perturbante » et d’entendre qu’il était difficile de
travailler à mes côtés.
Mais le pouvoir en place a remarqué la valeur de mon travail d’analyse des
données.
Donc, au titre d’une dernière tentative expérimentale, j’ai été envoyée ici,
au sous-sol, où les murs sont épais, où je n’ai pas d’autres voisins que des
rames de papier et où tout le monde se fiche que je chante comme une
casserole.
Ça les arrange, mais (et c’est le plus important) ça me convient très bien.
Je travaille ici depuis maintenant presque six ans, analysant des
métadonnées et les tendances du marché pour rendre les riches encore plus
riches.
Je ne dis pas que l’entreprise m’a mal traitée. J’ai reçu un bonus pendant
sept trimestres d’affilée, en plus d’avoir toujours géré mes propres
investissements.
Pour une fille qui a encore quelques années devant elle avant d’atteindre la
trentaine, je me suis déjà constitué un bon petit pécule.
Mais je suis cataloguée ; et en dehors des quelques fois où je croise des gens
pour déposer des dossiers, je passe mes journées de travail quasiment
toujours seule, ce qui me va bien, je présume. Je n’ai jamais été de ceux qui
aiment la comédie sociale qui se joue dans les bureaux.
D’un autre côté, je peux me teindre les cheveux et me faire des mèches
roses et bleues sans avoir à supporter les coups d’œil réprobateurs de mes
collègues, et je n’ai pas besoin d’expliquer mon charabia quand l’envie me
prend de chanter.
Quand je tombe sur ce que je cherchais, je m’exclame :
— Et un autre pour la patrie !
Il ne s’agit pas d’une mission difficile… simplement d’une analyse pour
optimiser certaines filiales de transport de Goldstone, mais je préfère
célébrer chaque victoire, qu’elle soit petite ou grande, avec jubilation.
Je fais glisser toutes les données sur mes écrans latéraux, ouvre un nouveau
document sur l’écran central et commence à pianoter sur le clavier. J’ai déjà
glissé dans le rapport la plupart des formules passe-partout que veulent lire
les PDG et les vice-présidents, le genre de b.a.-ba que mon père
comprendrait très bien, étant donné son expérience.
Après tout, il est Russe. Il s’y connaît, en bureaucratie.
Finalement, au moment où mon horloge en forme de lutin accrochée au-
dessus de ma porte sonne midi, j’enregistre mon dossier et l’envoie à mon
supérieur.
« En Russie… c’est le compte-rendu qui a le dernier mot ! »
D’accord, ce n’est pas ma meilleure réplique, mais ça fait aussi partie de
mes excentricités. J’ai beau être Américaine jusqu’au bout des ongles, je
rends hommage à mes racines, surtout quand je suis au travail, allez savoir
pourquoi… Ça a l’air de me porter chance, alors je continue.
Je me dirige vers l’ascenseur, monte au rez-de-chaussée et quitte mon
boulot pour ma pause déjeuner. Je saute dans ma petite Chevrolet pour me
rendre à mon QG, ma cantine, qui s’appelle « The Gravy Train »… un
authentique café-restaurant à l’ancienne qui prépare une cuisine parmi les
meilleures de la ville, dont un sandwich au poulet frit qui est à tomber par
terre.
En conduisant, je contemple ma ville natale, toujours aussi surprise de la
voir devenue si imposante. Elle doit principalement son essor à la tour
sombre érigée au nord, bien sûr : Blackwell Industries.
Il y a trente ans, monsieur Blackwell a installé ses quartiers généraux ici,
dans la petite ville paisible de Roseboro qu’il décréta être le pont entre
Portland et Seattle. Beaucoup de gens se sont moqués de lui, mais il avait
raison et Roseboro bénéficia de sa clairvoyance.
J’ai eu la chance de voir une ville littéralement grandir en même temps que
moi. Aujourd’hui, Roseboro est tellement importante que certains parlent
même d’une aire métropolitaine, une Tri-Cities, nous regroupant avec
Portland et Seattle.
Au moment où j’arrive devant le Gravy Train, l’autre raison qui me fait
venir manger ici tellement souvent me fait coucou par la fenêtre. Isabella
Turner, « Izzy », est ma meilleure amie depuis l’école primaire et je l’aime
comme si l’on était du même sang.
Lorsque j’entre, elle est en train de détacher le tablier qu’elle porte sur son
uniforme ; puis elle s’affale sur une banquette. Sa chevelure brune
d’habitude si épaisse est aujourd’hui terne et sans volume et les valises
qu’elle a sous les yeux sont tellement grandes qu’elle pourrait y ranger sa
tenue de rechange.
— Salut ma chérie ! Tu as l’air épuisée, lui dis-je en guise de salutation.
Je me glisse sur la banquette à côté d’elle et ajoute en la prenant dans mes
bras :
— Ne me dis pas que tu doubles toujours tes heures de travail ?
— Bien obligée ! répond Izzy en se penchant contre moi pour me faire un
câlin. Je dois payer mes factures et en doublant mes heures, j’ai une chance
de mettre quelques économies de côté. J’en aurai besoin quand les cours
reprendront.
— Tu sais que ce n’est pas une obligation, lui dis-je pour la millionième
fois. Tu peux faire un prêt étudiant, comme on a tous fait.
— Je ne préfère pas, si possible. Je dois déjà assez d’argent comme ça.
Elle marque un point. Elle a eu la vie dure et une succession de drames l’a
endettée toujours plus. Un prêt étudiant ne viendrait qu’alourdir la liste de
tous les remboursements qui lui incombent.
Même si elle refuse toujours, j’essaye de lui offrir mon aide une fois de
plus, au cas où cette fois-ci, elle dirait oui.
— Je me répète mais, si tu as besoin de quoi que ce soit… c’est vrai, tu
peux toujours venir habiter chez moi. Il y a la place.
Izzy pouffe de rire, lâchant enfin un sourire.
— Dis plutôt que tu voudrais que quelqu’un te tienne compagnie jusqu’à
deux heures du matin et joue avec toi le week-end aux jeux vidéo.
Avant que je puisse lui donner un coup de coude dans les côtes, la clochette
au-dessus de la porte se met à tinter au passage de notre troisième acolyte,
Charlotte Dunn. Cette fille est ravissante, avec ses longs cheveux
naturellement roux et brillants ; elle fait tourner les têtes partout où elle va.
Elle se glisse sur la banquette face à Izzy et moi. Elle aussi a l’air épuisée.
Elle s’installe et pousse un lourd soupir. Izzy la regarde et demande :
— Dure matinée pour toi aussi ?
— Je pense qu’aller là derrière et plonger ma tête dans un bac d’huile
bouillante serait peut-être préférable à mon travail comme réceptionniste au
rez-de-chaussée du gratte-ciel de Satan, plaisante-t-elle. Pourtant, il ne s’est
rien passé de grave.
— Alors, qu’est-ce qui ne va pas ?
Charlotte se contente de secouer la tête. J’insiste :
— Quoi ?
— C’est juste que chaque personne qui entre semble avoir tout le poids du
monde sur les épaules, répond-elle. Pas de sourire, pas de bonjour… même
quand j’essaye d’être accueillante. C’est déprimant ! Tu as de la chance
d’avoir atterri dans le palais doré.
— Hé, miss, je t’en prie ! dis-je avant de lui faire remarquer : je travaille
toute seule dans les sombres profondeurs d’un cachot au sous-sol.
Charlotte pouffe de rire.
— Mais c’est comme ça que tu aimes travailler !
Comme elle n’a pas tort, je ne prends pas la peine de la contredire. Au lieu
de ça, je lui adresse un sourire à la fois satisfait et provocateur.
— Et en échange, je m’habille comme je veux et travaille de la façon qui
me chante.
Une serveuse, une des collègues d’Izzy, vient nous apporter le menu.
— Alors, les filles, vous prendrez quoi ?
— Quelque chose sans oignons et pas épicé, répond Izzy en ronchonnant.
Peut-être qu’Henry peut me préparer vite fait un croque au fromage… ?
— Ça roule. Et vous, les filles ?
On passe commande, puis on se met à l’aise contre les dossiers des
banquettes. Charlotte me lance un autre regard envieux et secoue la tête.
— Sérieusement, Mia, regarde un peu ta tenue aujourd’hui… Tu veux te la
péter, avec toutes tes formes, c’est ça ?
— Quelles formes ?
Je le lui demande en baissant les yeux sur mon tee-shirt imprimé. Il
comporte seulement le logo du groupe BTS, deux colonnes jumelles sur
fond noir. Charlotte pouffe.
— Hé, tu es géniale ! dit-elle. Ça te va très bien.
Je lève les yeux au ciel. Charlotte semble toujours remarquer chez moi des
atouts que je ne vois pas. Pourtant, les hommes n’ont pas l’air de me
trouver à leur goût. Ou disons que je n’attire pas ceux que je trouve à mon
goût.
Détournant la conversation, je lui demande :
— Comment ça se passe pour toi ? Ce type de la comptabilité… il est
redescendu pour te demander ton numéro ?
Charlotte pouffe.
— Heu non ! Je l’ai vu, l’autre jour… mais ça ne fait rien. Tant pis pour lui.
Elle rejette une mèche de cheveux en arrière et je ne peux m’empêcher de
sourire. Elle n’a pas toujours eu de la chance avec les mecs, mais elle ne
baisse jamais les bras et garde une attitude positive dans ces jeux de
séduction. Sa devise, c’est : « pas de tête de pioche, que des bonnes pioches
et des pioches instantanées ». Elle aurait pu trouver plus classe, mais toute
fille a des besoins et il est parfois agréable de soutirer un orgasme d’un type
en passant.
On déjeune, on bavarde, on jase et l’on raconte des conneries ; comme
toujours. Pas de quoi en faire toute une histoire, dans la mesure où l’on
déjeune ensemble au moins une fois par semaine, quand ce n’est pas plus,
mais c’est quand même sympa de se tenir au courant. Izzy et moi sommes
amies depuis si longtemps… et j’ai rencontré Charlotte à la fac. Je tiens
beaucoup à elles.
— Bon, quand reprennent les cours, déjà, Izz ? demande Charlotte. Histoire
que tu puisses, je ne sais pas… dormir un peu et éviter d’avoir un
affaissement de la voûte plantaire.
Izzy pouffe.
— Ça ne saurait tarder, je pense. Mais, si j’arrive à enchaîner encore deux
semestres…
Je la coupe en demandant, choquée :
— Attends… Deux ? Ma chérie, tu es déjà la super-méga sénior du lot.
Sérieusement, certains de tes profs doivent être plus jeunes que toi,
maintenant.
— Hé, on a le même âge ! proteste Izzy, avant de hausser les épaules. Tu
savais que l’autre jour, un première année m’a demandé si j’étais une
assistante pédagogique ?
— Ouille, ça fait mal ! dit Charlotte. Qu’as-tu répondu ?
— Je lui ai indiqué le bureau des étudiants ; ensuite, il m’a demandé mon
zéro six et je l’ai envoyé balader. Sérieux… je ne sais pas s’il avait sur le
menton ne serait-ce que trois poils à se raser. Je n’ai pas le temps
d’apprendre à un jeunot de dix-huit ans ce qu’est un clitoris et où ça se
trouve !
On se met à rire, Charlotte et moi, et je lui donne un coup dans l’épaule.
— Tu y arriveras en temps voulu. Mais je ne comprends toujours pas ton
attente.
— C’est surtout pour le stage, admet Izzy. Je peux jongler entre les cours et
le boulot, ou entre le stage et le boulot, mais je ne peux pas cumuler le
stage, les cours et le boulot. Les journées ne sont pas assez longues pour ça.
J’acquiesce, comprenant bien qu’Izzy a des plans et des rêves. Mais,
contrairement à la plupart des gens, elle est prête à se sacrifier et à travailler
dur pour atteindre les siens.
On saute du coq à l’âne, comme toujours, jusqu’à avoir passé en revue tous
les sujets habituels, et je finis le ventre bien plein sans pour autant risquer
de faire une crise d’indigestion.
On s’essuie la bouche avec nos serviettes et je jette un coup d’œil à mon
téléphone.
— Alors, Char… Pierre-papier-ciseaux ?
— Non, cette fois c’est pour moi ! répond Charlotte avec un gloussement
quand elle me voit penchée vers Izzy pour l’empêcher de bouger.
Charlotte attrape la note et file au comptoir.
— Hé ! Et mince ! s’exclame Izzy, en guise de protestation. Je…
— … devrais rester tranquille et laisser mes amies payer le déjeuner pour
une fois, dis-je à voix basse. Sinon je vais utiliser contre toi mes armes
secrètes pour te mettre un coup de pression à la Russe !
— Oh, très bien, si tu le prends comme ça !
Charlotte revient et adresse un sourire à Izzy.
— Relax, Izz. Tu te défonces au boulot et plus d’une fois, tu nous as rajouté
en douce un supplément de cornichons. Tu peux bien me laisser te payer un
repas de temps en temps.
— On n’a jamais trop de cornichons ! répond Izzy, avec un petit rire.
Sérieusement, au point où j’en suis, je ne cracherais pas sur un opportuniste
avec qui je n’aurais aucun engagement, aucun problème… un simple bon
vieux coup d’un soir. Mais avec un mec qui aurait dépassé la vingtaine !
ajoute-t-elle en levant les yeux au ciel.
— Un monsieur « bonne pioche instantanée » ? demande Charlotte et Izzy
acquiesce. Hum… si tu le trouves, envoie-le-moi ! Je n’arrête pas de
dénicher des mecs super deux mois après qu’ils ont rencontré la femme de
leurs rêves. Tous les célibataires que je trouve sont des chiens.
— Assure-toi juste de leur donner un mauvais numéro, de leur faire prendre
un bain d’insecticide et profite de ton week-end, dis-je pour la taquiner,
même si elle sait que je ne ferais personnellement jamais un truc pareil.
— Je me sens seule, mais… j’ai des piles rechargeables !
Nous rions toutes, puis mon téléphone sonne. Je le sors de mon sac et
regarde l’écran.
— Merde, les filles, c’est mon chef ! Il dit qu’il a un travail urgent à me
confier.
— Comment il s’y prend, celui-là… ! commente Charlotte alors que je
termine mon verre en vitesse. Et alors… tu as déjà commencé à travailler
pour l’Enfant Prodige ?
— Non, je ne l’ai jamais vu ailleurs qu’en publicité, dis-je en toute
honnêteté. Il occupe le haut de la tour et moi le sous-sol. Vingt-quatre
étages nous séparent. Bon, il faut que je file ; on se tient au jus, OK ?
— Ouaip… Je prends encore dix minutes de pause et j’y retourne, dit Izzy
en s’étirant. Tu m’appelles plus tard ?
Je hoche la tête, leur envoie un baiser avec la main et repars au travail.
CHAPITRE 2
THOMAS

E n regardant Roseboro, j’ai l’impression de contempler mon propre


empire.
Je plaisante, évidemment… mais peut-être pas tant que ça.
Il y a vingt-cinq ans, cette ville n’était que la banlieue d’une banlieue de
Portland. Bien qu’elle connût alors un essor déjà prometteur, j’aime à croire
qu’au cours de ces six dernières années, j’ai contribué à son développement.
Après avoir terminé ma maîtrise en gestion des entreprises à Stanford, je
suis venu m’installer dans cette ville en pleine croissance ; j’ai regardé le
paysage évoluer tout en cultivant les intérêts commerciaux qui m’étaient les
plus bénéfiques. Parce que je n’observais pas en me tournant les pouces.
J’ai sué sang et eau pour faire de Goldstone ce que c’est aujourd’hui.
Mais j’ai veillé à ne pas perdre de vue la concurrence, au sens propre.
Mon bureau fait face à la tour Blackwell, un écart d’un kilomètre et demi
séparant les deux plus hauts gratte-ciels de la ville. Ça m’aide à garder les
choses en perspective. Je suis venu dans cette ville parce que j’y ai vu du
potentiel, même si Blackwell y avait déjà créé quelque chose d’important.
Cet endroit est toutefois trop fertile pour qu’il puisse en tirer seul tous les
avantages. C’est une rose qui, si elle est bien entretenue, peut donner plus
de fleurs qu’un seul homme peut en cueillir.
Je regarde les rayons du soleil matinal atteindre la tour noire. Je tire mon
chapeau à Blackwell, bien qu’à contrecœur. Le style de son édifice a beau
être morbide, il n’en est pas moins à la pointe de la technologie. Tout ce
noir absorbe l’énergie solaire pour alimenter les réseaux d’électricité et de
chauffage. Cet homme faisait de l’écologie avant que l’écologie ne soit à la
mode.
Quel dommage… tu n’arriveras jamais à ce niveau-là. Tu n’es qu’un
ambitieux, un arriviste qui ne résistera jamais à l’épreuve du temps.
Je grogne et chasse cette voix de mon esprit, même si je sais bien qu’elle
reviendra. Elle ne disparaît jamais longtemps. Quelles que soient mes
réussites, cette voix insécurisante me suit partout, prête à jeter des doutes et
des ombres sur chacun de mes succès.
La légère sonnerie de mon ordinateur m’indique que mes dix minutes de
méditation matinale sont terminées. Je me retourne et regarde mon bureau,
puis la pièce entière. Ce n’est pas un étalage de luxe. J’ai conçu cet endroit
en visant le maximum d’efficacité et de productivité.
Donc, mon fauteuil Herman Miller ne se trouve pas ici en signe d’opulence
ni pour l’élégance de ses lignes noires et chromées, mais parce qu’il a été
élu meilleur fauteuil pour la productivité. Il en va de même pour mon
bureau, mon ordinateur et toutes mes affaires.
Tout est conçu pour optimiser mon temps et mes efforts.
Je me mets au travail, accomplis mes tâches matinales, réponds aux e-mails
auxquels Kerry, ma secrétaire, ne peut répondre à ma place et prends de
multiples décisions concernant les projets en cours à Goldstone.
Enfin, à l’instant où l’horloge de mon troisième écran d’ordinateur annonce
treize heures, j’envoie mon dernier message et me lève. Je verrouille mon
ordinateur et transfère le tout sur mon serveur à l’étage, au cas où j’en
aurais besoin.
En ouvrant la porte, je trouve Kerry toujours assise à son bureau. Elle est
élégamment habillée, comme d’habitude ; sa peau bronzée et ses cheveux
noirs brillent délicatement sous la lumière du plafond. Elle est l’incarnation
de la parfaite assistante de direction. En travaillant pour moi, elle fait
preuve d’un instinct protecteur de sœur aînée dont je n’ai pas souvent
besoin ; j’apprécie néanmoins qu’elle se montre prévenante à mon égard.
— Il vous faut quelque chose, monsieur Goldstone ? me demande-t-elle.
— J’allais juste monter à l’étage.
— Bien entendu, répond-elle en parcourant des yeux l’écran de son
ordinateur. Je me permets de vous rappeler que le gala de charité du
gouverneur commencera ce soir à dix-neuf heures. J’ai fait nettoyer votre
smoking et j’ai appelé le service d’entretien automobile. Votre voiture sera
prête et garée en bas cet après-midi dès quinze heures.
Je lui adresse un hochement de tête. Ça me laisse du temps devant moi.
— Au fait, je viens de vous envoyer une liste des autres projets à étudier.
— Bien sûr, monsieur Goldstone. J’étais en train de la lire, et j’ai aussi reçu
un e-mail de Hank, le chef d’équipe à qui vous avez confié le contrat de
transport maritime à Taïwan. Il dit qu’il va devoir prendre sa journée de
vendredi, monsieur. Sa fille part à la fac cette année et il lui a promis de
l’accompagner pour son installation dans la résidence universitaire.
Je m’arrête et pince mes lèvres l’une contre l’autre.
— Comment s’appelle-t-elle ?
Kerry tapote son bureau du bout des doigts en fouillant dans sa mémoire.
— Erica, monsieur.
— Dites à Hank que je comprends et souhaite à Erica tout le meilleur, mais
que s’il n’est pas au bureau vendredi, inutile qu’il y revienne lundi.
Mon intonation est devenue grave et Kerry plisse les paupières, mais elle
sait que Hank dépasse les limites. Il aurait dû prévenir, surtout en travaillant
sur un contrat aussi important.
D’habitude, c’est un bon employé. Mais il savait que sa fille rentrait à la
fac. Il n’a pas d’excuse.
Pas d’excuse à tes yeux, tu veux dire. L’échec coule du bureau du patron
jusqu’à Hank, c’est tout.
Je quitte le vingt-cinquième étage de la tour Goldstone en prenant les
escaliers pour me dégourdir les jambes. Peu de gens connaissent l’existence
de cet étage supplémentaire, en dehors des cadres. Pour les autres, le
Goldstone a vingt-cinq étages.
Le vingt-sixième est à moi. C’est mon appartement-terrasse, et s’il
n’occupe pas la même surface que les autres étages, il m’offre quand même
un espace exclusif de plus de cinq cents mètres carrés.
J’enlève ma chemise, ma cravate et mon pantalon, dépose le tout dans la
trappe à linge sale et enfile mes vêtements de sport.
Aujourd’hui, c’est le jour du haut du corps. Je me rends dans ma salle de
gym en balançant mes bras pour détendre mes épaules qui ne vont pas
tarder à souffrir. Commençant par des développés-couchés, je violente mon
corps. Je m’oblige à pousser sur la barre une fois de plus pour soulever ces
putains d’haltères malgré la douleur et la gravité qui me contrarie.
Comme le reste… tout te contrarie.
La dernière partie de la séance d’aujourd’hui est brutale, même pour moi. Il
s’agit du 300 (100 pompes, 100 tractions sur barre simple et 100 sur double
barre) par séries de dix, sans pause. À la fin, la sueur fait des flaques à mes
pieds sur le sol caoutchouté.
Je m’oblige à me relever tout de suite parce que je refuse d’être brisé par
quoi que ce soit, même par quelque chose d’aussi insignifiant qu’un
exercice physique qui est précisément censé faire cet effet-là.
Au contraire, je file prendre une rapide douche avant de faire mes vingt
minutes de méditation. Je dois me concentrer, parce que diriger Goldstone
est un exercice mental.
Je ferme les yeux et me force à prendre du recul, à repousser à l’arrière-plan
toutes mes responsabilités.
J’écarte les images qui m’assaillent, la voix dans ma tête, les souvenirs qui
me menacent de temps en temps, et je visualise mon monde parfait… mon
empire. Mon Roseboro parfait, avec ses pétales rouge carmin doux comme
du velours et fleurissant éternellement, prêt à être transmit de ma génération
à la suivante pour qu’elle en prenne soin et le chérisse à son tour.
Je sais que je peux le faire.
Je dois le faire.
J’enfile mon smoking et descends rejoindre la limousine fraîchement
nettoyée qui va me conduire à l’événement de ce soir. La bibliothèque
municipale de Roseboro fait partie des tout nouveaux bâtiments publics de
la ville ; elle occupe une belle surface de dix mille mètres carrés avec trois
ailes et deux étages. L’aile centrale porte le nom d’Horacio Roseboro,
l’homme qui a fondé cette ville à la mémoire de sa fille, morte sur la piste
de l’Oregon. Les deux autres ailes portent les noms de ses principaux
bienfaiteurs… Goldstone et Blackwell. Ma seule requête fut que l’aile
Goldstone contienne la partie dédiée aux enfants et l’on s’empressa de me
l’accorder.
Ce soir s’y tiendra une levée de fonds pour l’association caritative préférée
du gouverneur. Le gouverneur Gary Langlee a tendance à ignorer Roseboro
la majorité du temps (nous ne faisons pas partie de sa base électorale), mais
quand il s’agit de récolter de l’argent, il irait n’importe où pour qu’on lui
remplisse les poches.
Mon timing est parfait, j’arrive dix minutes avant dix-neuf heures pour
bénéficier du meilleur de la presse. Je tolère ces sangsues plus que je ne les
apprécie, mais je comprends bien que le quatrième pouvoir a une raison
d’être et un travail à faire.
Il y a des journalistes réglos que je respecte ; ce sont seulement les
paparazzis et ceux qui parlent pour ne rien dire que je méprise.
Alors je souris pour les photos, fais quelques signes de la main, échange
une poignée de main avec le représentant local de notre État avant de me
diriger vers le hall où la fête a déjà commencé.
— Ah, Thomas ! dit le maire, m’accueillant de cette façon chaleureuse qui
lui a valu de gagner le cœur des gens. Je suis si heureux que tu aies pu
venir.
— Tu me connais, je ne rate jamais une occasion de serrer des mains…
Ça le fait rire. Il a beau savoir que je mens, il croit tout de même que je ne
suis ici que pour la presse et les bons retours que Goldstone récoltera au
terme de cette soirée.
La réalité est tout autre. Bien que le gouverneur Langlee et moi ne voyons
pas du même œil la plupart des thèmes de politique publique, il se trouve
que j’approuve les objectifs de l’événement de ce soir.
— Je suis sûr que tu vas passer un bon moment, me dit le maire après un
petit laps de temps, voyant que je n’en dis pas plus.
Il s’éclaircit la gorge en regardant autour de lui.
— Sans vouloir être indiscret, Thomas, il y a une rumeur qui court en ville
disant que Goldstone a pour projet de construire une plateforme de transport
maritime à Roseboro. Je ne dis pas que je n’apprécierais pas, mais si c’est
bien vrai, il se trouve que je connais un homme qui possède environ trois
cents hectares juste à la sortie de la ville ! Il s’agit de terres du comté, mais
je suis sûr qu’on pourrait trouver un arrangement.
C’est bien le maire, ça… un bon vieux brave type pour ses électeurs et un
négociant sournois avec ceux qui ont de l’argent. Cet homme vendrait la
tombe de sa grand-mère, si ça pouvait lui rapporter un dollar.
Oh, parce que toi, tu es un enfant modèle…
— Si nous nous lançons dans un tel projet, je ne manquerai pas de tenir la
mairie informée, lui dis-je avec un sourire qui se transforme légèrement en
un rictus de prédateur, sur la fin. Mais, bien sûr, je ferais dans ce cas mon
audit préalable quant à la propriété. Inutile de gaspiller mon argent quand il
pourrait être investi dans la construction d’un port maritime décent plutôt
que le long du Columbia…
Le maire pâlit, ce qui était mon but. Petite piqûre de rappel soulignant que,
malgré son statut, c’est moi qui détiens les fonds qui permettent à cette ville
de prospérer au lieu de sombrer – du moins une grande partie des finances
en jeu.
Je le quitte et fais de mon mieux pour aller parler aux gens. Je connais tous
les visages. Tout n’est que répétition.
Une petite tape dans le dos d’un ami…
Un compliment ambigu à un ennemi avec qui il est impossible de jouer les
gros bras en lui tombant dessus en public. Un regard glacé adressé à travers
la salle à ceux dont les familles parviennent à trouver le temps de s’engager
dans des conflits sans avoir celui d’apporter au monde quoi que ce soit.
Tout a déjà été tellement vu et revu… et, si certaines personnes trouvent ce
manège intéressant, pour ma part, je ne fais que le tolérer histoire d’arriver
à mes fins ici ce soir.
Finalement, à vingt et une heures, j’arrive au terme de ma patience. Je bats
en retraite et rejoins le secteur des enfants qui, en comparaison, est
relativement calme. Je parcours des yeux les nouveaux livres exposés dans
la vitrine.
— Vous savez, je doute que Long Way Down soit à sa place dans le rayon
des livres pour enfants, dit une voix rauque dans mon dos.
Je me retourne et découvre Meghan Langlee, la fille du gouverneur
Langlee. Sa robe de cocktail Chanel lui va comme un gant et met en valeur
son corps svelte et son visage photogénique. Anciennement élue reine de
beauté comme sa mère avant elle, Meghan mit ensuite son élégance au
service de sa toute nouvelle carrière de critique politique.
— En fait, j’ai personnellement insisté pour qu’il y soit, dis-je en me
détournant pour reporter mon attention vers les livres. Bien que le sujet soit
un peu sombre et violent, l’époque où les jeunes gens grandissaient en
regardant The Andy Griffith Show et en lisant Judy Blume est bel et bien
révolue.
— Hum, eh bien, je pense que mon père désapprouverait, mais je vois ce
que vous voulez dire, commente-t-elle en se rapprochant de moi. Vous
savez, monsieur Goldstone… je peux vous appeler Tom ?
Je réponds en la mesurant du regard :
— Si vous voulez.
Elle doit manigancer quelque chose… Elle attaque trop fort, avec trop
d’audace. Je ne serais pas étonné qu’elle ait été missionnée pour venir me
voir. Son père est une vraie fouine et il n’aurait aucun scrupule à utiliser son
unique fille de la sorte.
Elle prend mon bras comme si elle s’attendait tout à coup à ce que je
l’escorte (et avec le sourire) et m’adresse un petit gloussement de
coquetterie.
— Oh, j’ai entendu parler de votre réputation, Tom ! De votre grande
rigidité dans vos routines sportives… Mais, waouh, ce smoking cache une
bête sous toute cette laine peignée.
Déjà lassé d’elle et de ses allusions aguicheuses, je réponds :
— Une nourriture saine et de bonnes habitudes.
Elle entreprend de me guider pour retourner vers l’aile centrale et je la suis
dans la seule intention d’éviter tout problème, mais quand elle voit un
journaliste et tente de nous orienter dans sa direction, je dégage mon bras.
— Excusez-moi, mademoiselle Langlee.
Elle a l’air surprise, mais je vois dans ses yeux la colère qu’elle refoule. Je
doute qu’elle ait l’habitude d’être repoussée. Elle tend le bras pour attraper
le mien à nouveau et se colle à moi.
— Allez, Tom ! Je suis sûre qu’on peut trouver une façon de s’amuser.
Je ne peux pas tolérer ça plus longtemps et je m’écarte.
— Désolé. Je n’ai pas eu mon rappel antirabique cette année, dis-je, d’une
voix tendue.
Je m’éloigne, me maudissant pour cette dernière réplique. La rejeter
froidement est une chose, mais la traiter en quelque sorte de pute infestée
par le virus de la rage était probablement exagéré.
— Un de ces jours, tu vas faire chier quelqu’un de vraiment important ! dit-
elle, dans mon dos, d’un ton menaçant.
Comme je ne réponds pas, elle tape du pied comme une enfant gâtée,
suffisamment fort pour que le bruit couvre le brouhaha de la fête, et me
lance en criant : « Salaud ! »
Tout se fige autour de nous et je hoche la tête avant de lui lancer un coup
d’œil par-dessus mon épaule, accompagné d’un sourire charmant.
— C’est un des noms qu’on me donne.
Je continue mon chemin et quand je passe à côté du gouverneur, il me
fusille du regard. Puis il pose une main sur mon bras.
— Vous savez, ma fille… commence-t-il en se montrant déjà conciliant, ce
qui me laisse croire qu’il était parfaitement au courant du petit jeu de
Meghan ce soir.
Je ne le laisse pas finir. Je me contente de dégager mon bras sans tenir
compte de l’avalanche instantanée des flashs des photographes. Je ne
m’arrête qu’une fois devant la porte pour fouiller dans ma veste et en retirer
une enveloppe que je glisse dans la boîte à dons.
Elle n’est pas signée… mais telle est mon intention.
CHAPITRE 3
BLACKWELL

L ’ombre de l’aile inemployée me dissimule, comme prévu. Il n’y a pas


de lumière, ici, seulement une lueur venue d’en bas et c’est parfait
comme ça.
Pourquoi irais-je perdre mon temps en me mêlant aux acteurs sur la scène
quand je peux être le metteur en scène, là-haut, dans l’ombre, attendant le
bon moment pour faire sa brève apparition de vedette ?
La corde en velours en travers des escaliers qui mènent à l’étage supérieur
délivre un message sobre, mais clair aux gens d’en bas et garantit mon
intimité.
Sirotant mon verre de Seleccion Suprema pour déguster les tons subtils de
cette excellente téquila, je regarde Thomas Goldstone sortir furieux de la
bibliothèque en laissant derrière lui le gouverneur outragé et sa petite salope
de fille qui suivent son départ avec, dans le regard, des envies de meurtre.
C’est exactement ce que je voulais.
— Rentre vite chez toi, l’Enfant Prodige, dis-je dans un murmure, avant de
boire une autre gorgée. Pars en claquant la porte et en montrant ta faiblesse
au monde entier.
Ça fait des années que j’observe mon adversaire de loin. Au début, cet
Enfant Prodige a commencé à jouer sur le marché en enregistrant des gains
aux pourcentages spectaculaires dans des spéculations de second plan.
Aujourd’hui, il pèse son poids dans la vie de Roseboro.
Je l’avais sous-estimé, dans un premier temps, je dois bien l’admettre.
Quand Goldstone a implanté ses premiers « quartiers généraux », ça m’a fait
rire, et je lui ai même loué le premier immeuble. Le vieux bâtiment de trois
étages est resté vide un certain temps, impossible à fragmenter, coincé dans
le fossé qui existe entre les petites affaires et les grandes. J’ai pensé qu’en
restant en l’état, il pourrait avoir une certaine utilité, mais j’étais persuadé
que Goldstone se planterait et se consumerait en quelques années.
Je ne m’attendais pas à voir par ma fenêtre chaque matin la propre tour de
Thomas Goldstone, presque aussi haute que la mienne.
Je secoue la tête en me demandant quelle erreur j’ai pu commettre. Ça
aurait dû lui prendre au moins une autre décennie pour en arriver là où il est
maintenant. C’est surréaliste que l’Enfant Prodige, à la moitié de mon âge,
ait déjà tellement vite comblé le fossé entre lui et moi.
J’ai bien étudié les cartes, j’ai pris le temps de vérifier la donne
personnellement… et le jour où Goldstone a coupé le ruban de cette
monstruosité étincelante à moins de deux kilomètres de ma propre tour, j’ai
su que, si je ne faisais rien pour détruire Thomas Goldstone, il finirait par
voler ma place sur le trône de l’homme le plus riche de Roseborro.
Goldstone est prêt à me reléguer à la liste des tocards, ces hommes qui ont
eu du poids sans peser le plus lourd.
L’Histoire se souvient de Secretariat, pas des chevaux qui sont arrivés
seconds derrière lui.
Je n’ai pas l’intention de finir ma vie autrement qu’en étant le maître
incontesté dans mon domaine. Certains me traiteront de dictateur… mais au
moins, ils se souviendront de moi.
Donc, je complote ; et ce soir, j’ai vu se confirmer une suspicion que j’avais
depuis longtemps : Thomas Goldstone a vraiment mauvais caractère et il se
conduit plutôt comme une brute envers les jolies femmes.
Il n’en a pas fait l’étalage, j’en conviens. Il n’y a pas eu de cri, de ces
hurlements que les rumeurs dépeignent. Mais… retirer son bras de façon
impétueuse de la main du gouverneur Langlee comme ça ? Peu judicieux,
au bas mot.
Je pouffe de rire en regardant le gouverneur consoler sa stupide fille en
quête de reconnaissance tout en essayant de se concentrer à nouveau sur la
cause charitable de la soirée.
Les chaussures chics des hommes cliquètent sur le carrelage au sol. Il est
hors de question que mon aile de la librairie soit souillée par un revêtement
aussi vulgaire que la moquette pelucheuse que Goldstone a fait poser dans
la zone dédiée aux enfants. Ce n’est pas pour rien qu’on appelle les gosses
des rase-moquettes, en fin de compte.
Quoi qu’il en soit, la pénombre est tellement épaisse que, malgré la
proximité, l’homme à mes côtés ne peut voir clairement mon visage, même
si les boutons de manchette en obsidienne de mon smoking rendent mon
identité évidente.
Rares sont les gens qui portent aussi bien les boutons de manchettes en
obsidienne et platine sans aller se mêler à la foule.
— J’imagine que vous avez vu ça, monsieur ?
Le type que j’emploie est habillé comme la plupart des hommes en bas ; il
porte un costume qui convient à la soirée, mais pas un smoking. Non, seule
la crème de la crème s’habille en smoking et j’ai besoin que mon indic reste
anonyme.
Ce qui, à bien des égards, est très difficile dans cette foule cancanière de la
haute qui scrute minutieusement tout nouveau venu en analysant clairement
l’état de ses finances ; et malheureusement, mon indic a tout aussi soif
d’importance que la fille du gouverneur, à sa manière.
Il ne se pavane pas vraiment comme un paon… mais ne s’apparente pas à
un caméléon non plus. Il n’a pas trop soif de reconnaissance pour autant, ce
qui m’est bien utile. J’ai besoin d’un serpent, au fond, pas d’un caméléon.
— Bien sûr, dis-je après avoir pris le temps de savourer ma téquila.
Oubliez les assaisonnements, les mélanges ; laissez-moi me délecter
simplement des tonalités boisées et vanillées de la téquila extra anejo
pendant que les essences d’agave pétillent un peu dans mon nez.
— Ça s’est bien passé.
— Je suis désolé qu’il ne soit pas parti avec la fille. Quand je l’ai braquée
dans sa direction, j’ai supposé que…
— Ne supposez jamais rien, dis-je en le fixant.
Il est intelligent et il a un regard impressionnant que la plupart des gens
prennent pour la marque de son niveau d’éducation. Je le vois différemment
et je sais lire dans ses yeux sa haine brûlante envers Thomas Goldstone.
Non, il n’est décidément pas un caméléon.
Mais il n’est pas non plus la moitié du chasseur qu’il croit être.
Il pense qu’en jouant au traître envers Goldstone, il obtiendra mes faveurs.
Je ne peux pas lui en vouloir de nourrir de tels espoirs, dans la mesure où
j’en ai moi-même semé les graines avant de les arroser ces derniers mois
avec des promesses tacites.
Cet homme a de l’avenir, tant qu’il garde les yeux bien ouverts. Ce même
couteau avec lequel il m’aide à poignarder Thomas Goldstone peut très vite
se retourner contre lui s’il a l’ambition de voir plus loin que ce qui lui est
demandé de faire.
— Ça n’a pas d’importance. L’Enfant Prodige a montré sa faiblesse. Toutes
ces paillettes ne sont pas en or.
— Pardon, monsieur ?
Je soupire et vide mon verre de téquila. Mon indic n’est peut-être pas aussi
malin qu’il en a l’air. En même temps, ça me rassure. Cet homme n’est pas
assez intelligent pour comprendre qu’il est manipulé.
Pour un homme qui trahit son employeur, il a un grand angle mort dans sa
vision des choses, c’est ironique. Ce n’est pas un bon joueur, il exécute
simplement les plans des autres.
— Petit conseil… Il y a un temps pour préparer, organiser, projeter et
comploter. Puis vient le temps où il suffit de pousser le premier domino et
regarder ce qui se passe. Savoir quand faire chaque chose… s’appelle le
pouvoir.
Mon indic ne répond rien ; il regarde le gouverneur s’éclaircir la gorge et la
fête reprendre son cours, la tension retombant peu à peu… mais il est clair
que peu de gens oublieront la scène qu’a déclenché Goldstone.
Comme le gouverneur, en premier lieu.
— Monsieur… que devons-nous en faire ? me demande mon indic. Un
homme sûr de lui au point de tourner le dos au gouverneur de la sorte…
Je ne peux pas m’empêcher de sourire en ruminant mes plans. Goldstone est
en train de devenir un problème de taille qui nécessitera d’employer des
méthodes drastiques. Non pas que je sois contre ces pratiques, et il se trouve
que j’ai cultivé de très bonnes relations avec des hors-la-loi…
Mais je préfère m’en tenir à la méthode plus discrète de mon complot,
histoire de ne pas attirer l’attention plus que ça sur le célèbre Enfant
Prodige.
Je veux l’anéantir… sans en faire un martyr.
Il y a tellement de façons différentes de couper l’herbe sous le pied d’un
ennemi : discrètement ou ouvertement, gentiment ou sans pitié, en allant à
la confrontation ou en restant dans l’ombre…
— J’ai mon idée… mais pour le moment, profitez de la fête. Vous avez
vous-même des liens à tisser, n’est-ce pas ?
CHAPITRE 4
MIA

J e me prépare mentalement et frappe à la porte de mon supérieur. Bill


Radcliffe est mon responsable depuis deux ans. Alors que je me sentais
plutôt nerveuse de monter voir les autres patrons, Bill est vraiment un super
chef.
De tous ceux que j’ai connus depuis mes boulots à mi-temps à l’époque de
la fac, il est le meilleur que j’ai eu. Je devrais frapper fort dans cette réunion
de mise au point, vu que j’ai terminé en avance le travail urgent qu’il m’a
confié.
Mais je me sens malgré tout décalée et mal à l’aise, ici, sur le territoire de
ces zombies d’automates bureaucratiques. J’ai l’impression que tout le
monde me regarde de travers.
— Bonjour, Bill ! dis-je pour le saluer, tout en ajustant mon jean.
On est vendredi, ce qui veut dire que les jeans sont les bienvenus et j’aime
porter des tenues aussi décontractées que possible. Je pousse peut-être le
concept un peu loin en portant un tee-shirt représentant Ahsoka Tano.
— Hum, vous vouliez me parler ?
— Oui. Entre et ferme la porte, répond Bill en se renversant dans son
fauteuil.
Je viens m’asseoir, un peu nerveuse. C’est bizarre. D’habitude, Bill va droit
au but, mais là, il semble essayer de mettre de l’ordre dans ses pensées.
— Heu… C’est à propos du tee-shirt BTS que je portais la semaine
dernière ? Ou du mix que j’ai écouté en début de semaine ? Je vous promets
que je n’avais pas fait attention aux paroles avant d’avoir entendu la moitié
du morceau.
— Les qu… ? Non, peu importe, il n’y a pas de problème, dit Bill en riant
doucement. Si ta musique me posait problème, Mia, je t’en aurais parlé
deux ans plus tôt, quand je suis entré dans ton bureau pour la première fois
et que tu as hurlé vers moi Nine Inch Nails.
J’acquiesce en rougissant. C’était une « période de brute », comme dit Izzy,
et la musique que j’écoutais était un peu violente. Malgré tout, être en train
de hurler : je veux te baiser comme une bête au moment où votre patron
entre dans votre bureau ne donne pas la meilleure impression possible.
— Oui… Alors, de quoi s’agit-il ?
Bill prend une grande inspiration et tourne son ordinateur portable vers moi.
— Tu es demandée là-haut. On dirait que quelqu’un a remarqué ce que je
vois depuis deux ans, et tes talents de Sherlock Holmes vont être mis à
l’épreuve.
Je lis le document ouvert sur l’écran, un simple e-mail d’entreprise, et
déglutis.
— Je vais être sous la responsabilité de monsieur Goldstone ? À partir de
lundi ?
— Pas vraiment, répond Bill. Tu fais toujours partie de mon équipe, mais il
s’agit d’une mission donnée à un groupe pour un projet à court terme, le
genre de truc qui plait beaucoup à l’Impitoyable Salaud. Équipes ad hoc.
L’Impitoyable Salaud. Ce n’est pas la première fois que j’entends quelqu’un
appeler Thomas Goldstone comme ça, sans que personne ne m’ait jamais
dit pourquoi. Monsieur Goldstone doit aimer ce surnom, en fait, sinon je
doute que Bill l’emploierait devant moi.
— Donc, à quoi dois-je m’attendre ?
— L’équipe sera composée des certains des employés les plus talentueux de
Goldstone, dit Bill, et la récompense à la clé en cas de belle performance
peut être considérable. Tu pourrais même gagner ton ticket pour quitter le
sous-sol, si tu le souhaites, même si je pense qu’en réalité, tu préfères être
toute seule.
— Je ne cracherais pas sur une fenêtre… dis-je pour plaisanter. Je deviens
très pâle, quand vient l’été. Mais oui, c’est vrai que je m’y sens bien.
Bill se frotte la joue.
— Écoute, Mia, s’il s’agissait de n’importe quelle autre personne de
l’équipe, je l’enverrais là-haut en me contentant d’un « fais gaffe à toi »,
mais toi… eh bien, il se trouve que je t’aime bien. Tu fais un sacrément bon
travail, et malgré tes excentricités, tu me facilites vraiment la vie. Avec toi
dans l’équipe, je ne vis pas si mal la rétrogradation que j’ai demandée il y a
quelques années. Ces bonus que tu nous aides à toucher s’avèrent bien
utiles.
— Pourquoi avez-vous demandé une rétrogradation, Bill ?
Je suis curieuse de le savoir et ravie de pouvoir mettre les pieds dans le plat.
J’avais entendu des rumeurs à ce propos, mais sans jamais avoir eu
l’opportunité de lui poser la question.
— Il y a six ans de ça, j’étais un de ces types qui gravissaient les échelons
de l’entreprise. J’avais quitté la Silicon Valley pour venir à Goldstone parce
que je voulais recommencer en bas de l’échelle d’une jeune compagnie et
que j’avais remarqué le potentiel de Thomas Goldstone dès le lancement de
son entreprise.
Je demande surprise :
— Vous êtes de la vieille école ? Je ne savais pas…
Bill a un petit rire.
— Oui, bon… Pendant mes trois premières années ici, j’ai travaillé
d’arrache-pied. Quand cette tour a vu le jour, j’ai eu un espace de neuf
bureaux au vingtième étage. Mais comme de nombreuses autres personnes,
j’ai appris une chose. Travailler pour cette entreprise est super ; la paye est
bonne, les amphets sont géniales… mais plus tu t’approches de Thomas
Goldstone, plus tu as besoin d’en avaler pour faire pencher la balance en ta
faveur. Goldstone exige vraiment la perfection, alors les attentes et le
niveau de stress augmentent de façon exponentielle avec chaque étage que
tu gravis.
Je cite :
— « Plus grandes sont les attentes, plus grands sont les exploits », dixit
Charles Kettering.
Mais Bill secoue la tête.
— Mia, avant de rejoindre le monde de l’entreprise, j’ai travaillé quatre ans
dans l’Armée ; j’ai même été envoyé en Afghanistan. J’ai suivi
l’entraînement des Rangers, même si l’on ne le croirait pas en me voyant
aujourd’hui. Un an à me faire tirer dessus dans les montagnes du Kandahar,
un an d’école de Rangers… et Thomas Goldstone m’a cassé le cul avec un
simple projet d’équipe. Non… je suis mieux au troisième étage.
Je hoche la tête, songeuse. Je ne savais pas tout ça de Bill, mais je ne suis
pas vraiment surprise. Il m’a toujours donné l’impression d’être ce genre de
chef décontracté qui mène son équipe de façon performante en se
débrouillant avec ce qu’il a sous la main.
— OK… et si je décline l’offre ?
— Elle sera proposée à quelqu’un d’autre, mais l’information remontera
selon laquelle tu as refusé cette opportunité, ce qui n’est pas un bon point
pour toi, dit Bill. Cette compagnie a plein d’analystes de données. Mais tu
es la meilleure… à mon avis.
Son compliment a beaucoup d’importance à mes yeux. Je me renverse en
arrière et réfléchis.
— Je vais le faire. C’est vrai qu’une fenêtre dans mon sous-sol serait cool,
dis-je en faisant un clin d’œil, parce qu’on sait tous les deux que ça
n’arrivera jamais. Et puis… je veux faire la preuve de ce que vous avancez.
Que je suis la meilleure. Je relève le défi !
Bill acquiesce.
— Ma femme va me tuer ! Ma fille a besoin d’un traitement orthodontique
qui coûte la peau des fesses et avec ta réaffectation, mon bonus trimestriel
vient de s’évaporer ; mais tu as raison… tout le monde a droit à sa chance.
À plusieurs, même, pour ceux qui sont prêts à tenter le coup. Alors, laisse-
moi te donner quelques tuyaux. Premièrement, attends-toi à travailler plus
durement que tu ne l’as jamais fait dans ta vie. Je veux dire… tu dois être
sur le qui-vive chaque minute de chaque jour. Ce qui veut dire que quand tu
assistes à une réunion, tu dois tout écouter pour être capable de commenter
n’importe quel point soulevé. Une des spécialités de Goldstone est de
demander aux gens des retours sur des sujets qui ne semblent pas relever de
leur domaine. C’est à la fois pour les tester et pour avoir des visions neuves
offrant des perspectives différentes. Deuxièmement… Ça m’embête d’en
parler, mais Goldstone est un peu vieux jeu et, au moins pour les réunions et
les trucs du genre, il va falloir que tu sois plus… traditionnelle.
Il désigne ma tenue et mes cheveux teintés. Je triture mes cheveux qui sont
aujourd’hui absolument au top, avec leur marge rouge sang sur les
longueurs à qui j’adresse des adieux silencieux. Bonjour à la vieille blonde
ennuyeuse de Mia.
— Compris.
Je me lève, mais avant que je puisse partir, Bill lève une main et me sourit.
— Oh, autre chose… Tu as des idées, concernant la nouvelle ?
Je lui demande :
— Laquelle ?
— Celle du Chevalier Blanc, dit Bill. Il a encore frappé !
Il affiche une curiosité enjouée et semble très content d’être celui à
m’annoncer les derniers ragots.
Ah, le Chevalier Blanc. C’est presque devenu un mythe local et tous les
actes anonymes de charité dans les environs de Portland et de Roseboro lui
sont attribués. On dit qu’il est aussi intervenu à Seattle.
— Il s’agit de combien, cette fois ?
— Un demi-million ! répond Bill avec un sourire. De quoi aider de
nombreux anciens combattants à la rue.
Des anciens combattants, cette fois-ci.
La dernière fois, il s’agissait d’un refuge pour animaux, et avant, d’un
orphelinat, d’un centre de désintoxication et tout au début, d’un centre pour
les « enfants à risques ».
Chaque fois, une enveloppe blanche avec un chèque de banque, ou un
paquet de cash enveloppé dans du papier blanc sont remis de façon
totalement anonyme.
D’après la rumeur, les journalistes locaux ne trouvent rien parce que les
chèques ne permettent de remonter qu’à une société-écran quelque part aux
Bahamas. Ça relève juste d’une… légende urbaine.
— Vraiment ? dis-je en haussant les épaules. Je pense que celui qui est à
l’origine de ça veut protéger sa vie privée, et je pense qu’on devrait
respecter ça. Qui que ce soit, c’est quelqu’un qui fait du bien. Pourquoi s’en
mêler ?
Bill hoche la tête.
— Oui, j’imagine… Mais quand même, si je pouvais travailler pour le
Chevalier Blanc plutôt que pour l’Impitoyable Salaud, je prendrais l’offre
en considération.

— M A PETITE CHÉRIE , tu es magnifique, me dit mon père en m’accueillant


avec un baiser bruyant sur chaque joue (il fait toujours ça). Comment va ma
petite Anastasia ?
— Papa, combien de fois faudra-t-il que je te supplie d’arrêter avec ça ? Je
ne suis pas une princesse. En plus, celle-là a eu une fin tragique.
— Bah, c’est seulement ce que le Parti a voulu faire croire à tout le monde !
répond papa en remuant la main. Elle est toujours vivante dans le cœur de
tous les vrais Russes. Même aujourd’hui, sa fille est quelque part, attendant
que son pays ait besoin d’elle.
Je secoue la tête. Papa portera toujours la patrie dans son cœur. Même
quand on se retrouve pour dîner dans un restaurant thaï.
— Si tu le dis… Allez, profitons de notre repas ! J’ai de bonnes nouvelles.
Il écoute, captivé, le récit de ma journée et son sourire s’agrandit à mesure
que je lui parle du projet de groupe.
— Tu vois ? Je te l’ai toujours dit, Mia. Tu as le cerveau d’un génie et la
beauté qui va avec. Maintenant, tu as l’opportunité de le prouver à tous
ceux de l’entreprise.
— Papa, c’est mon cerveau qui les intéresse, pas mon physique.
Papa mange goulument en sirotant sa bière.
— N’importe quoi, ma chérie. Tu es aussi belle que ces filles dans les
magazines et à la télévision. Toutes des ploucs, comparées à ma Mia ! dit-il
en élevant la voix comme s’il chantait mes louanges pour la salle entière.
Je rougis en piquant du nez dans mes amuse-bouche, tandis que papa
termine sa déclaration. Si seulement il pouvait me témoigner un peu moins
de soutien…
— Papa, j’ai une tête qui marche bien. Dieu m’a donné l’intelligence, pas…
ça !
Papa me dit en baissant la voix, presque dans un murmure :
— Oh, mais tu es une beauté ! Et un jour viendra où tu sortiras le nez de tes
chiffres pour te regarder dans un miroir… et tu réaliseras alors ce que j’ai
toujours su.
Je lui souris. Papa m’a toujours pourrie gâtée de compliments, même quand
on était pauvres. Je m’étonne parfois de ne pas être devenue encore plus
bizarre que je le suis.
— Bon, revenons-en au boulot. J’ai entendu dire que le stress qui
accompagne ces projets était très élevé. Il y a un gros risque d’échouer et de
me casser la figure devant le patron et toute l’équipe.
Papa secoue la tête et son sourire faiblit.
— Ça n’arrivera pas. Tu es intelligente et tu peux obtenir tout ce que tu
veux. Tu as maintenant l’opportunité de montrer à tes supérieurs ce dont tu
es capable, de tenir ton avenir à pleines mains.
Il attrape deux poignées d’air en refermant les mains pour illustrer son
propos.
— Et en cela, je serai toujours fier de toi.
— Ne demande pas la permission, dis-je dans un murmure.
Papa hausse un sourcil. Je secoue la tête en souriant.
— Rien, papa. Tu as dit quelque chose qui m’a fait penser à Eureka Seven,
un de mes animes, c’est tout. Un personnage dit : « Ne demande pas la
permission. Sors et va chercher toi-même ce que tu veux ». Tu m’as fait
penser à ça.
— Tsss… toi et tes dessins animés japonais ! dit mon père. J’imagine que ce
serait trop te demander d’apprendre à aimer les programmes de télé
normaux que je connais ? Regarde Le Bachelor comme une bonne
Américaine, ou les infos pour qu’on puisse parler politique !
Je ris. Papa n’a jamais compris la fascination qui accompagne la culture des
fanas d’informatique… mais il me prend comme je suis ; et pour ça, je
l’aime plus que je ne saurai jamais l’expliquer.
— Oui, bon… pour l’instant, tout ce que je veux c’est me remplir le ventre,
dis-je en voyant le serveur approcher. Qu’est-ce que tu prends, papa ? Je
t’invite.
Papa soupire et jette un rapide coup d’œil à son menu.
— Qu’est-ce qui pourrait ne pas me donner de brûlures d’estomac ?
CHAPITRE 5
MIA

L a salle de conférence du vingt-quatrième étage paraît gigantesque,


mais c’est peut-être seulement dû aux personnes présentes. Je veux
dire… il n’y a que six personnes ici et la table n’est pas plus grande que
celle des réunions de l’équipe de Bill.
Mais le pouvoir est palpable, dans cette salle, et cette vue par les fenêtres…
Je sais que je divague, mais je pourrais jurer qu’à tout moment un nuage va
dériver jusqu’à nous et qu’un oiseau va se percher sur la petite antenne qui
dépasse sous la fenêtre. Je pense que c’est une antenne téléphonique, mais
mes connaissances technologiques servent à utiliser le système, pas à le
dessiner.
— Puis-je avoir votre attention à tous ? demande l’homme qui se tient en
bout de table.
Il est beau, avec de larges épaules, des cheveux sombres légèrement
ondulés et un menton qui ferait la fierté d’un cow-boy. Il a les yeux bleus et
un regard saisissant, et des dents si blanches que je me demande qui
fabrique son blanchisseur dentaire. Toujours est-il que d’après le costume à
mille dollars qu’il porte et le fait qu’il ait posé sa tablette en tête de table,
j’en déduis qu’il est quelqu’un d’important.
— Commençons la réunion, si vous le voulez bien. Pour ceux qui ne me
connaissent pas, je suis Randall Towlee, le vice-président du département
Fusion & Acquisitions de Goldstone. Comme certains d’entre vous sont
peut-être étrangers à ce genre de format, faisons un tour de table de
présentation. Seulement votre nom, votre département et votre spécialité.
Les cinq autres personnes viennent toutes de différents départements de
Goldstone. L’une est du service comptable, l’autre de l’immobilier, il y a un
avocat et en dernier, un spécialiste des contrats. Ils ont tous l’air normaux.
Personne ne crache du feu, du moins.
Mon tour vient en dernier et je fais de mon mieux pour ne pas gigoter, alors
que je lutte contre l’envie de me gratter la nuque et de bouger mes cuisses
qui sont coincées dans la jupe crayon « professionnelle » que je porte.
— Salut tout le monde ! Je m’appelle Mia Karakova. Euh… je travaille
depuis quelques années dans l’équipe de Bill Radcliffe, au troisième étage,
bien que je sois basée au sous-sol.
Merde ! Pourquoi ai-je dit ça ? Ils ont probablement entendu parler de la
fille bizarre au fond du donjon. Laisse tomber.
— Je suis analyste de données. La plupart du temps, je fais du trendspotting
sur des métadonnées, mais Bill préfère m’appeler Sherlock, dis-je en
souriant comme si c’était une bonne blague, mais personne ne rigole.
Concis, mais pas trop court. Pas trop embarrassant. D’accord, premier
obstacle franchi.
— Sois la bienvenue, dit Randall en m’adressant un rapide sourire. Les
autres, sachez que j’ai personnellement demandé à ce que Mia rejoigne
l’équipe. J’ai eu la chance de lire ses rapports et ses analyses des derniers
trimestres ; elle est vraiment un Sherlock de la tendance. Et l’on nous a mis
sur les bras un problème de fou.
Janice, la comptable qui regarde Randall comme si elle voulait le manger
tout cru en commençant par sa queue, me jauge du regard. Il y a du gaz
dans l’air et peut-être un peu d’agressivité.
OK, bon… elle peut l’avoir. Je ne veux pas de problème et Randall ne me
fait ni chaud ni froid.
— De quoi s’agit-il, Randall ? demande Janice. Ce doit être un problème de
fusion et d’acquisition, si tu es responsable de la mission ; bien que
personne n’égale ta présence d’esprit, alors ça pourrait concerner n’importe
quel domaine !
Oh la vache ! Elle n’y va pas de main morte !
Randall accueille avec joie son compliment.
— Voilà : monsieur Goldstone projette de s’étendre au domaine de la santé ;
vous avez tous été sélectionnés pour nous aider à relever toute
problématique concernant cette nouvelle direction avant qu’il ne concrétise
le projet.
— Si je peux me permettre, intervient Danny, l’avocat ; où est monsieur
Goldstone ?
— Il est occupé, mais il m’a dit ce matin qu’il passerait, répond Randall
sans se départir de son sourire parfait.
Il se lance dans les détails en nous faisant passer un petit document
contenant les grandes lignes de l’affaire.
C’est bête et secondaire, mais c’est un détail qui me gêne : il a une tablette,
cette salle est équipée d’un putain d’écran géant et l’on a tous des boîtes
aux lettres informatiques. Avait-il vraiment besoin de gaspiller des arbres
pour nous donner en main propre un document qu’il aurait très bien pu nous
montrer en format numérique ? On est au vingt-et-unième siècle, bon sang !
— Donc, pour faire court, dit Randall au terme de son discours de dix
minutes ; monsieur Goldstone veut acheter un hôpital. Je vous envoie tout
de suite un e-mail à tous.
Il tapote sur sa tablette et je refoule un sourire narquois, songeant qu’il
aurait pu faire ça dès le début. Le redoublement, pour Randall !
— J’y ai joint la liste des hôpitaux des environs qui sont les cibles
potentielles. Il n’est pas question de lancer tout un projet à partir de rien ; on
ne travaille pas comme ça, ici. Tous les hôpitaux se trouvent dans la région
Nord-Ouest Pacifique et il vous revient de faire les recherches nécessaires.
À vous de déterminer pour chacun d’entre eux quels sont nos moyens d’en
prendre le contrôle, quelles sont les dépenses financières, les prévisions de
croissance, ce genre de choses. Envoyez tous vos résultats à Mia. Elle sera
la méta ; mais, Mia, tu dois partager ton analyse. On vérifie tout par deux
fois, ici. Pigé ?
J’acquiesce. Je m’y attendais.
— Pigé !
— Bien, dit Randall en braquant clairement son attention sur moi.
D’accord, tout le monde… vous pouvez y aller ; et vous connaissez la
chanson : on travaille d’arrache-pied, et tout ce qui va avec.
On se lève tous les cinq et l’on se dirige vers la porte, quand j’entends
Randall demander :
— Mia, tu pourrais rester une minute ?
Janice me regarde de travers, mais je ne peux pas lui dire tout haut que je ne
compte pas faire de « sexonférence » ni jouer au petit jeu auquel elle
s’adonne avec Randall, quel qu’il soit ; et elle n’a pas l’air de comprendre le
message que mon regard lui envoie.
Randall rassemble ses papiers et je reste debout, devant la fenêtre, pour
admirer la vue un instant, espérant qu’il ne s’apprête pas déjà à me dégager
de l’équipe.
C’est seulement au moment où je me retourne que je réalise que cette jupe
est un peu trop étroite au niveau de mes hanches et lui permet de se rincer
l’œil. Je lui fais face et croise les bras sur ma poitrine en regardant par terre.
— En quoi puis-je vous aider, monsieur Towlee ?
— Deux choses. D’abord, je sais ce que ça fait de se lancer dans sa
première mission d’équipe ici, à Goldstone, dit Randall, en apparence par
gentillesse, mais son regard qui s’est redressé d’un coup quand je me suis
retournée ne m’a pas échappé. Tu vas avoir les nerfs mis à rude épreuve et
je sais que tu n’as probablement pas l’habitude que des gens vérifient ton
travail.
Je hausse les épaules.
— C’est vrai que je travaille seule, mais je suis sûre que quelqu’un vérifie
toujours ce que j’envoie. Bill, déjà, mais d’autres personnes aussi. C’est
juste que je ne suis sûrement pas très douée avec les explications verbales,
parce que la plupart des gens qui entendent « analyse de données »
s’ennuient immédiatement.
— D’accord. Tu opères ta magie avec les données et je m’occupe de la
partie verbale, me rassure Randall en se levant. Je suis plutôt bon à l’oral, et
je te promets que ton nom sera sur le rapport.
Pour toute réponse, je hoche la tête. Je m’attendais à ce que mon nom
apparaisse, puisque je fais partie de l’équipe et que je vais faire le boulot,
alors ce n’est pas comme s’il m’offrait une chose à laquelle je ne pouvais
pas déjà prétendre.
— Et puis, dit Randall en baissant la voix et en s’approchant plus près de
moi, si tu veux…
— Towlee !
Le nom éclate puissamment et je mettrais ma main à couper que la personne
l’ayant prononcé est dans la salle ; pourtant ce n’est que deux secondes plus
tard que la porte s’ouvre, et j’ai le souffle coupé.
C’est la première fois que je vois Thomas Goldstone en chair et en os ; et il
est beaucoup plus beau en vrai qu’en photo.
Des cheveux bruns épais, des pommettes saillantes, des yeux qui brûlent
d’un feu émeraude nourri d’intelligence et d’une intensité qui me laissent
sans voix ; et je ne parle que de ce qu’il y a au-dessus de son col ! Sa
chemise a l’air d’avoir été faite sur mesure et le haut de son corps, d’avoir
été taillé dans du granit presque au point de ressembler à un super héros
déguisé en civil… Bruce Wayne dans la salle de conférence !
Même son costume a l’air d’épouser son corps à la perfection, à moins qu’il
n’ait tout simplement le corps parfait pour porter des costumes. Je ne
saurais dire… et je m’y connais, en costumes.
Mais Thomas lui-même… dégage une telle puissance ! Cet homme au
magnétisme fou, avec son propre pouvoir d’attraction et son charisme,
pourrait soumettre les forces de la gravité, si tel était son désir. Alors qu’un
seul homme a pénétré dans la pièce, l’espace semble infiniment plus petit et
je sens la pression de son aura contre la mienne.
— Thomas, dit Randall.
Il s’éclaircit la gorge et fait un pas en arrière comme s’il venait d’être pris la
main dans le sac.
— Que puis-je pour vous ?
— Qu’est-ce que c’est que cette saleté que vous m’avez envoyée à propos
du projet Yakima ? Je vous avais dit de me fournir une analyse détaillée de
l’utilisation de leur budget publicitaire au cours de cette dernière décennie.
Pendant les trois minutes qui suivent, je me tiens de côté en essayant de me
faire toute petite et assiste avec angoisse et fascination à l’absolue castration
verbale de Randall Towlee par Thomas Goldstone. C’est un exercice de
maîtrise totale de la langue anglaise.
Il ne dit jamais de gros mots.
Il n’en fait jamais une affaire personnelle.
Mis à part son éclat de voix initial pour interpeler Randall, il ne hausse
jamais le ton.
Il taillade le document d’une langue acérée comme un scalpel, pointant une
demi-douzaine d’endroits où le rapport ne satisfait pas ses exigences.
C’est totalement professionnel… et totalement castrateur. À la fin, quand
Thomas jette avec dédain le rapport sur la table, Randall, qui était John
Wayne dans la réunion d’équipe, ressemble à un petit garçon qui porte une
couche au-dessus de ses bottes de cow-boy.
— Donnez-moi une analyse digne de ce nom ! conclut Thomas.
Pour la première fois, il jette un coup d’œil vers moi. Il me scanne de la tête
aux pieds sans dire un mot, puis s’en va.
Pendant le temps de silence qui suit, je regarde Randall essayer de
rassembler ce qui reste des lambeaux de sa virilité que Thomas vient de
pourfendre, de découper en petits morceaux et dont il s’est ensuite repu par
poignées.
— Voilà donc ce qu’on appelle recevoir un blâme, dit Randall, avec un rire
faible et affligé.
— Et tout le monde doit pouvoir gérer des… trucs pareils ?
Je me demande comment j’aurais réagi, si j’avais reçu ce genre de blâme de
monsieur Goldstone. Me serais-je flétrie comme une fleur dans une tempête
estivale, ou aurais-je trouvé la force de tenir bon ?
Randall trouve le courage de rire à nouveau, se remettant déjà de l’assaut de
monsieur Goldstone.
— Ça ? Ce n’était même pas si terrible. Tu t’en rendras compte bien assez
tôt. Tu as du pain sur la planche et peu de temps devant toi. Bienvenue dans
l’équipe.
— Merci, dis-je alors que Randall s’en va, me laissant seule dans la salle de
conférence.
Dans cette pièce tout à coup vide, je ne peux pas m’empêcher de penser à
ce que je viens de voir, à Thomas Goldstone. Je perçois une légère bouffée
de son eau de Cologne et mes genoux tremblent un peu. Elle a une odeur
puissante et impressionnante, à l’image de l’homme qui la porte ; et je
ressens de la peur… et du désir ? Oui, cette crispation inconfortable n’est
pas dans mon ventre, mais bel et bien plus bas.
De la peur… et du désir.
CHAPITRE 6
THOMAS

U ne sonnerie émise par mon ordinateur retentit, comme tous les jours à
16 h 45, me rappelant qu’il est l’heure de relever la tête de mon
bureau pour passer en revue les affaires courantes de la journée.
C’est un de mes trucs. J’ai essayé d’élargir cette habitude à tous les
employés de l’entreprise, mais la plupart d’entre eux ne le font pas.
Travailler dur, travailler vite, et ce en prenant deux pauses de quinze
minutes pour s’appliquer à ne rien faire d’autre que réfléchir.
En prenant mon premier quart d’heure de la journée, je visualise
parfaitement ce que je dois faire. Je réexamine mes objectifs à long terme,
ensuite je les parcellise jusqu’à savoir quoi faire aujourd’hui. Puis je m’y
mets.
Évidemment, les journées ne suivent pas toujours les plans prévus. En fait,
très souvent, les choses partent en vrille avant même d’avoir pris un petit-
déjeuner. Mais là est toute l’utilité de ce temps pris pour réfléchir, ajuster et
mettre à jour mes priorités.
Ça n’a rien d’amusant. Je n’ai pas de tapis de méditation ni de musique
planante pour me mettre dans l’ambiance appropriée. Pas besoin. Je me
détourne de mon bureau, ferme les yeux et laisse les événements du jour
refaire surface.
Cette journée a été bonne. Les rapports que j’ai reçus, les résultats générés,
les projets que j’ai envoyés… tout était d’une qualité acceptable et m’est
revenu en temps voulu.
Il y a quand même eu un bémol. J’ai dû m’en prendre à Randall Towlee à
propos de son rapport sur le projet Yakima. Il n’était pas aussi mauvais que
j’ai pu le laisser entendre, mais je m’attendais à mieux de sa part, alors il
méritait au moins partiellement ma réaction.
En me repassant en mémoire cette confrontation matinale, je sens mon cœur
s’emballer dans ma poitrine et mon flux sanguin s’accélérer un peu.
Pourtant, ce n’est pas dû au souvenir du rapport de Randall Towlee.
Randall, malgré ses diplômes et son expérience, est quelqu’un qui ne fait
que ce qui doit être fait. Ça l’a amené loin, mais ce n’est pas ce que
j’attends.
Je veux la perfection.
Je veux qu’on outrepasse les attentes.
Mais mon esprit ne cesse de retourner vers la fille. En quelques clics, je
parcours des yeux la liste des e-mails pour trouver son nom. Mia Karakova.
C’est incroyable… elle travaille pour moi depuis des années sans que je ne
l’aie jamais vue. Apparemment, elle fait partie de l’équipe de Bill Radcliffe
et était recluse au sous-sol.
J’ai beau ne lui avoir jeté qu’un coup d’œil, je suis impatient de la revoir.
Ses cheveux blonds ondulés, dont quelques mèches faisaient des boucles
sur ses épaules, tombaient en cascade dans son dos et encadraient un visage
qui n’aurait pas dû paraître aussi charmant.
Ses yeux, bien que beaux, sont trop écartés, presque comme ceux d’une
poupée derrière des montures fantaisistes en plastique ; ses lèvres sont un
peu inégales et celle du bas est gonflée comme si elle l’avait mordue. Mais
l’ensemble, étrangement, est une douce perfection.
Tout ce qui vient d’elle est perturbant. Son corps n’est pas longiligne, il est
tout en courbes qui partent dans différentes directions, mais s’harmonisent
malgré tout dans un ballet à multiples facettes qui interrompt mes pensées.
Sa pudeur, presque une sensualité timide, enflamme mes sens et je peux à
peine me concentrer pendant ce qu’il reste de mes quinze minutes de
méditation. En réalité, quand sonnent dix-sept heures, je m’aperçois que j’ai
passé tout mon temps imparti à penser à elle.
Mais, avec cette même beauté, elle me fait peur. Je n’ai pas un passé très
glorieux avec les belles femmes et ça remonte à mon enfance.
— Tu sais, Tommy, tu es un petit garçon très chanceux, me dit madame
Franklin alors que je prends mon goûter avec mon ami Ben en mangeant de
bons cookies. Surtout avec la maman que tu as…
Je ne comprends pas bien ce qu’elle veut dire. Maman est… maman. Je
veux dire, toutes les mères ont leurs qualités. Madame Franklin, par
exemple, fait les meilleurs cookies au chocolat du monde entier.
Ils sont même meilleurs que ceux de Keebler.
Je demande : « pourquoi ? » en essayant de mettre en mots toutes mes
pensées. C’est très difficile ; je pense que c’est parce que je n’ai pas encore
le vocabulaire pour exprimer toutes les idées qui défilent dans ma tête.
Ils disent que je vais élargir mes apprentissages quand j’irai à l’école des
grands, l’année prochaine.
— Mon chou, Grace Goldstone est un canon de beauté ! répond madame
Franklin d’une voix à la fois enjouée et peut-être un peu teintée de colère.
Chaque fois que nous allons faire des courses ensemble, je dois faire face à
cette réalité. La plupart des femmes seraient capables du pire pour lui
ressembler !
Je pense à maman et hausse les épaules. La longue écharpe accrochée au-
dessus de la cheminée où est écrit Miss Ado Californie et les photos d’elle
avec ce truc brillant sur la tête témoignent de la même chose. Mais le
travail de maman avant ma naissance était d’être jolie. Du moins, c’est ce
qu’elle a dit.
« Mon chéri, avant de t’avoir, les gens me payaient des milliers de dollars
pour me prendre en photo ! » disait-elle. Je ne comprenais pas bien
pourquoi des gens auraient fait une chose pareille, mais si maman le disait,
alors c’était vrai.
Ben et moi finissons nos cookies. Ensuite, c’est l’heure du bain de Ben,
alors madame Franklin me raccompagne jusqu’à l’angle. Je suis un grand
garçon maintenant. Je peux faire l’autre moitié du chemin tout seul jusqu’à
ma maison, à l’autre bout du pâté de maisons. Je sais rester sur le trottoir
et une fois que je suis arrivé devant chez moi, je me retourne et fais signe à
madame Franklin, comme prévu.
Elle remue la main à son tour et je monte les marches vers la porte
d’entrée. Mais en entendant une dispute à l’intérieur, je me fige, la main sur
la poignée.
— Comment as-tu pu, Grace ? crie papa, très en colère. Dans notre propre
lit ?
— Ce n’est pas comme si je l’avais prémédité, Dennis ! crie maman en
retour. Et de toute façon, ce n’est pas comme si tu avais été là !
— Et alors !? Je travaille beaucoup…
— Bonjour ! dis-je en ouvrant la porte. Je suis rentré !
Le souvenir me frappe de plein fouet et je secoue la tête pour essayer de
m’en débarrasser, mais il déroule déjà son film dans ma tête.
Le bus me dépose et je me précipite vers la maison. J’ouvre la porte ; tout
est calme. C’est plutôt normal. Depuis peu, maman fait la sieste l’après-
midi et elle oublie parfois de mettre son réveil. Je vais vérifier dans sa
chambre, je la vois allongée sous les couvertures et je la laisse tranquille.
Les adultes sont bizarres, parfois.
À l’école, on nous oblige à faire la sieste et je déteste ça. Pourquoi dormir
quand on pourrait s’amuser ?
Mais les adultes, eux qui peuvent veiller tard le soir et regarder de super
films, font la sieste de leur propre gré.
Peu importe.
Je retourne dans le salon et regarde des dessins animés pendant… je ne sais
pas trop combien de temps. Mais je sais qu’il est l’heure d’éteindre quand
arrive le stupide épisode de « Princesse toute-puissante ».
Au bout d’un moment, je commence vraiment à avoir faim et je laisse mes
jouets de côté. Maman n’est toujours pas levée, mais je ne peux pas
attendre plus longtemps, alors j’entre dans la chambre où elle est toujours
allongée sur le lit. Les lumières sont éteintes et les stores sont baissés.
— Maman ?
Elle reste immobile ; ses yeux sont clos et ses cheveux sont éparpillés sur
son visage, comme d’habitude quand elle dort. Je pose une main sur son
épaule, par-dessus la couverture, mais elle ne fait que se tortiller un peu.
« J’imagine que tu dois te débrouiller tout seul, mon pote », me dis-je en
utilisant le surnom que me donne parfois ma mère.
Ce n’est pas grave, je suis un grand garçon maintenant, alors je vais dans
la cuisine. En m’aidant du tabouret, je sors la boîte de nuggets de poulet du
congélateur et regarde le micro-ondes.
Je ne suis pas censé l’utiliser, mais j’ai vu comment s’en servir de
nombreuses fois et ce n’est pas si compliqué. Quelques minutes plus tard, je
suis en train de manger mon plat de nuggets chauds quand la porte du
garage s’ouvre et qu’apparait mon père, dans sa veste de costume, le nœud
de sa cravate largement desserré.
— Salut, buddy.
Je lui souris en espérant qu’il ne me demande pas comment j’ai eu ces
nuggets.
— Où est maman ? demande-t-il en posant son attaché-case sur la table
— Heu… elle fait la sieste, dis-je, l’admettant en baissant les yeux. J’ai eu
faim, alors je me suis préparé ça.
Je montre mon assiette d’un mouvement de tête.
— Pardon, papa.
Papa semble préoccupé et je crains de l’avoir mis en colère, mais il ne dit
rien et monte vers la chambre. Je fourre mon dernier nugget dans ma
bouche et me lève pour aller mettre ma vaisselle dans l’évier, mais je suis
coupé dans mon élan à mi-parcours par le cri de papa qui m’effraye tant
que j’en laisse tomber mon assiette.
Pour une certaine raison, la vue de Batman brisé en mille morceaux sur le
sol de la cuisine est l’image qui me marquera le plus.
Au moment où je me retrouve brusquement dans le présent, je me redresse
et prends une bouffée d’air.
Endormie… elle n’était pas endormie. J’avais six ans et elle m’avait
abandonné.
La plus belle femme que j’aie jamais connue avait trompé son mari et
s’était ensuite donné la mort.
CHAPITRE 7
MIA

—V oyez-vous ça… ne serait-ce pas la belle arlésienne ? me taquine


Charlotte quand je me glisse sur la banquette du Gravy Train.
Le café-restaurant est bourré à craquer, mais c’est un vendredi midi de jour
de paye, alors il fallait s’y attendre.
— Tu as été un vrai fantôme cette semaine, je te jure ! Pas de textos, pas
d’appels… si tu n’étais pas venue, j’aurais dû me déplacer jusqu’à ton
bureau pour avoir un signe de vie.
— Désolée, les filles, dis-je avant de m’étirer en soupirant de soulagement ;
mais j’ai le nez dans le guidon avec ce projet.
— Ah oui ? demande Izzy en essayant de paraître encourageante. C’est
quoi, comme projet ?
— Eh bien, je ne suis pas censée donner de détails… mais j’ai travaillé
d’arrache-pied toute la semaine. On a eu quatre réunions d’équipe et en
dehors de ça, j’ai vraiment dû mettre la gomme et me bouger le cul pour
arriver à rentrer chez moi à dix heures, le soir, et encore…
Je glousse, même si mon rire est plus nerveux que joyeux.
— Je n’ai pas vu le soleil se coucher de toute la semaine !
— Eh ben, ma chérie ! commente Charlotte, alors qu’on nous sert le repas.
Et ça en vaut la peine ?
Je hausse les épaules, essayant de me faire un avis sur la présence de
Thomas Goldstone. Il est venu à chaque réunion, ne serait-ce qu’en coup de
vent pour vérifier l’avancée du dossier.
Chaque fois, je suis ressortie de la pièce avec l’impression de m’être coincé
les doigts dans une prise de courant.
— Je ne sais pas. Mais je me fais remarquer par monsieur Goldstone… le
patron.
— Oui, eh bien, il me paraît trop exigeant ! me dit Izzy en prenant part à la
conversation. Il a intérêt à mériter tous tes efforts.
Oh mon Dieu, si seulement elle savait ! Cet homme est tellement sexy… Il
a beau passer pour un salaud, je lui donnerais avec plaisir tout ce qu’il
pourrait bien me demander.
Mais je ne le leur dis pas.
— J’ai entendu dire qu’il pouvait se montrer très con, dis-je, mélangeant ma
soupe avant d’en boire une gorgée ; et j’ai compris : il nous maintient sous
pression pour qu’on soit performants, mais… on a déjà fait le plus gros
maintenant, je pense, alors j’imagine que sa méthode est efficace.
— Alors, plus de pression ? Plus d’heures infernales ? demande Charlotte,
et j’acquiesce.
— J’ai envoyé mon rapport à Randall, notre chef d’équipe, tout de suite
après notre réunion de ce matin. Alors, comme le projet n’est pas encore
bouclé, je pense qu’il me reste principalement à convaincre les autres de la
pertinence de mon analyse.
Défendre mes idées… c’est vraiment mon point faible. Même si, pour
l’instant, il n’a pas été question de politique d’entreprise ni de combats de
territoires, la seule idée de me tenir devant Thomas Goldstone et d’essayer
de dire quoi que ce soit de cohérent crée un nœud dans ma gorge et me
donne mal à la tête.
Cet homme est vraiment trop beau, qu’il soit en pantalon et veste de
costume ou en jean et tee-shirt. Oh oui, il se trouve que je l’ai aperçu en
tenue décontractée, un soir, quand j’étais montée dans les étages en
travaillant tard. J’aurais cru trouver bizarre de voir cet homme de pouvoir
dans un accoutrement banal, mais le tissu légèrement usé du jean a
provoqué chez moi toutes sortes de pensées coquines, comme de remonter
doucement mes mains le long de ses cuisses.
Maintenant, je ne sais pas quelle image me fait fantasmer le plus : lui,
rustique et décontracté, ou élégant et tiré à quatre épingles.
Son regard brûlant, sa puissante mâchoire contractée quand il réfléchit à ce
que les autres disent, le mouvement de ses muscles tirant de toutes leurs
forces sur sa chemise dont le tissu peine à contenir son corps parfait… Je
rentre peut-être chez moi après vingt-deux heures, mais je reste éveillée
jusqu’à minuit rien que pour essayer de calmer mes esprits.
Non pas qu’un tel homme puisse remarquer une fille comme moi. J’ai à
peine ouvert la bouche, pendant les réunions ; je passais la majorité de mon
temps le nez plongé dans ma tablette, prétendant être obnubilée par les
PowerPoint dont les autres se servent comme des pros.
D’accord, j’ai répondu aux questions qu’on m’a posées directement, mais la
plupart du temps, j’ai concentré tous mes efforts sur mes analyses de
données et ce n’est pas quelque chose qui peut être décomposé et présenté
dans des PowerPoint quotidiens.
— La Terre appelle Mia ! Il y a quelqu’un, là-haut, cosmonaute ? me
taquine Charlotte en agitant la main. Tu étais dans la lune, là…
— Désolée ! C’est juste de la fatigue mentale, je suppose. Tu disais ?
— Je demandais : est-ce qu’il est aussi sexy que dans les journaux ou c’est
du Photoshopage ? répète Charlotte. Moi, je trouve qu’il ressemble au
prince charmant !
Je répète en pouffant :
— Au prince charmant ? Bien sûr, il est beau…
Je m’applique à minimiser. « Beau » ne permet pas de décrire le dixième de
Thomas Goldstone.
— Mais il n’a rien de charmant, Char. Il a moins l’air d’un prince que d’un
dieu.
Avant qu’elles ne s’excitent trop, je poursuis :
— Très bel emballage autour d’un centre plein de contrôle et d’arrogance.
Regardez-moi faire la pluie et le beau temps !
Je claque des doigts en l’air comme si je dirigeais les éléments et renverse
la tête en arrière avec un rire diabolique.
Les filles sourient de mes singeries.
— Oui, ouais, ouais… Ma belle, je ne demandais pas s’il était réellement
charmant, dit Charlotte en riant. Tu m’as très bien comprise ; et j’ai eu ma
réponse. « Très bel emballage, » dit-elle en reprenant mes propres mots tout
en remuant les sourcils avec un sourire.
— D’accord, ouais, j’imagine que je t’ai donné la réponse. Bon. C’est un
vrai régal pour les yeux, dis-je, parce qu’il faut bien l’admettre. Mais c’est
tout ce qu’il est.
— Ouh… un taré du contrôle, sexy, mais arrogant ? résume Izzy. Je ne sais
pas… ça pourrait me plaire. Pour une nuit, au moins !
Je hoche la tête en lui rendant son sourire, mais intérieurement, je doute.
C’est étrange, parce que oui, monsieur Goldstone s’est montré dur et
dominant, la plupart du temps à la limite de basculer et de se conduire en
salopard, mais il y a quelque chose dans sa façon d’adresser ses moindres
reproches, et quand il dit à l’équipe de travailler dur, chaque fois… de faire
plus.
On dirait que ça vient d’un endroit… je ne sais pas.
Je suis peut-être simplement plus encline à comprendre les chiffres que les
gens.
Après le déjeuner, je retourne à mon bureau où je trouve un e-mail de
Kerry. Au rapport dans le bureau de monsieur Goldstone à seize heures
trente, merci. Mon estomac se noue et mon rythme cardiaque s’accélère.
Pourquoi voudrait-il me voir ? J’ai fourni les rapports préliminaires ce
matin.
J’attrape rapidement mon ordinateur portable et monte au bureau de Bill.
— Salut, Bill, dis-je en toquant au chambranle de sa porte (vive sa règle des
portes ouvertes !) ; tu n’as pas été mis en copie de cet e-mail. Qu’en penses-
tu ?
Bill lit les quelques mots de l’e-mail. Il marmonne la bouche fermée, puis
répond :
— Je ne sais pas trop, mais sois prudente. Je ne veux pas te faire peur, mais
ça a toujours été « l’heure du crime » de Goldstone. Il fait monter les gens à
seize heures trente pour les virer personnellement. J’imagine que ça leur
épargne l’humiliation de partir en pleine journée de travail, mais en même
temps, il y a un long chemin à faire ensuite pour arriver à se ressaisir. Je me
souviens bien de ce que j’ai ressenti quand lui et moi avons eu notre tête-à-
tête à propos de mon transfert au troisième.
— Mais je me suis défoncée pour ce projet ! dis-je pour protester, et Bill
acquiesce en m’encourageant d’un sourire.
— Tant mieux ! Alors, fais en sorte qu’il le sache, s’il ne le sait pas déjà.
C’est un des trucs à savoir, en ce qui le concerne : il respecte la force, Mia.
Ne l’oublie pas.
Je retourne à mon bureau et pendant les deux heures et demie qui suivent, je
fais tout ce que je peux pour passer en revue ce que j’ai fait cette semaine.
Je revisite mentalement les réunions et relis encore une fois les chiffres des
feuilles de calcul.
Je ne trouve aucune faille dans mon analyse. J’ai étudié chacun des biens et
j’ai fait un classement des quatre meilleurs investissements par ordre
décroissant en soulignant les méthodes nécessaires pour gagner en
importance, les obstacles à franchir, les dépenses à faire, les coûts
irrécupérables, les potentiels retours sur investissement… tout.
Quatre biens, cinquante-huit pages de compte-rendu illustré de diagrammes.
J’ai même ajouté un résumé de cinq pages supplémentaires, au cas où
quelqu’un voudrait avoir un rapide aperçu du sujet.
Enfin, à seize heures quinze, j’attrape mon ordinateur portable et monte au
vingt-cinquième étage. L’étage de Goldstone. Je n’y avais jamais mis les
pieds auparavant et je suis surprise de voir… l’apparente efficacité des
lieux.
Le couloir est simple, au bas mot, avec seulement quatre portes en dehors
de celle de la salle d’eau commune… du moins, je présume qu’il s’agit
d’une salle d’eau commune. Un seul petit signe l’indique.
Je trouve le bureau de monsieur Goldstone en deux minutes ou, plus
précisément, celui de sa secrétaire. On s’est échangé des e-mails, mais c’est
la première fois qu’on se rencontre. C’est une femme bien mise qui doit
avoir dans les trente-cinq ans, à moins qu’elle soit dans le début de la
quarantaine ; ses cheveux noirs sont élégamment remontés et son
maquillage est irréprochable.
— Bonjour, Kerry ? Je suis Mia Karakova.
Kerry se tourne vers moi et m’observe en hochant la tête.
— Bien sûr ! Vous êtes à l’heure. Il vous attend.
Nerveuse, je me dirige vers la porte de monsieur Goldstone ; le cœur serré,
je lève un bras et toque doucement. J’ai l’impression qu’on me demande
d’entrer dans ma propre salle d’exécution.
— Monsieur Goldstone ?
— Entrez, grogne-t-il, de l’autre côté de la porte.
Par-dessus mon épaule, je jette un coup d’œil à Kerry en tremblant, avant
de me souvenir de ce que m’a dit Bill. La force.
Il respecte la force.
Tirant d’une main sur le bord de mon tee-shirt dans une manœuvre de la
dernière chance, je peste de ne pas m’être mieux habillée aujourd’hui. Il y a
eu réunion, mais une fois passée la première, celle des présentations pour
laquelle je m’étais bien habillée, je suis revenue à des tenues plutôt semi-
décontractées. Dieu merci, à côté de chaussures plates et d’un tee-shirt, je
porte au moins une jupe en jean, puisqu’on est vendredi.
J’ouvre la porte et entre. Déjà que j’avais trouvé les abords du bureau
conçus pour être efficaces, alors l’intérieur, en comparaison, est l’efficacité
spartiate incarnée.
— Monsieur Goldstone, vous vouliez me voir ?
Il lève les yeux de son bureau sur lequel il a repoussé son clavier pour
étudier à la place un dossier relié.
— Asseyez-vous, Mia.
Il me désigne la chaise devant son bureau, une chaise noire en métal et
nylon qui n’a pas l’air confortable et offre un tout petit rembourrage à mes
fesses qui ont à peine le temps de toucher le coussin avant que les yeux de
Goldstone ne s’embrasent.
— Qu’avez-vous fait toute la semaine ?
— Monsieur, je ne suis pas sûre de…
— Quand Randall a suggéré de vous donner votre chance dans l’équipe de
force, j’ai d’abord hésité. Vous avez obtenu de bons résultats, mais vous
avez la réputation d’être plutôt excentrique. Je me demandais comment
vous travailleriez avec une équipe différente, surtout quand on considère
mon niveau d’exigence. Et aujourd’hui, après une semaine, vous rendez
ça ?
Il jette le classeur de côté comme si ce n’était rien d’autre que du PQ dans
un porte-document.
— Je…
Non, je ne pourrai pas en placer une. À la place, pendant cinq longues
minutes, je comprends ce que veut dire « recevoir un blâme » de Thomas
Goldstone. Chaque mot est un coup de bélier dans mon assurance, une
entaille dans ma fierté.
Comme avec Randall, il ne s’énerve jamais, mais démolit mon rapport une
ligne après l’autre en crachant dessus.
— Et ça… lâche-t-il d’une voix pleine d’un dédain amer pour mon travail.
Quinze millions de dollars au service de la dette et pour couvrir de
nouvelles actions concernant l’hôpital municipal de Columbia River. Ce qui
vous amène à…
— Stop !
J’ignore comment m’est venue cette force dans la voix, mais ça interrompt
le monologue de monsieur Goldstone qui abat les paumes de ses mains sur
son bureau. L’écran de son ordinateur tremble, mais rien ne se renverse.
— Qu’avez-vous dit ? demande-t-il.
À l’évidence, il est choqué ; et je le vois pour la première fois au bord d’une
vraie colère.
— J’ai dit stop, dis-je tout en ouvrant mon ordinateur et mes dossiers.
Depuis que j’ai franchi la porte, vous avez descendu mon rapport. Mais ce
que vous venez de dire… est faux.
— Faux ?
Il répète ce mot avec une légère pointe de noirceur.
Je dois continuer dans mon élan.
— Donnez-moi une minute pour vous expliquer, monsieur.
Il me regarde et je me demande s’il va m’attraper de ses mains massives
pour me balancer par la fenêtre.
Bêtement, mon cerveau tente de calculer le temps que je mettrais à chuter
de vingt-cinq étages avant de m’écraser au sol, dans la rue. Mais au lieu de
ça, il s’assied et croise les bras sur son torse en fronçant les sourcils.
Il hoche la tête.
— Faites.
C’est plus un défi qu’une permission, mais je saute dessus.
— Monsieur Goldstone, j’ai travaillé comme une dingue toute la semaine à
faire des analyses pour ce projet. J’ai pris les chiffres et le travail fournis
par les autres membres de l’équipe, j’en ai refait la moitié moi-même et
vous ai ensuite transmis une étude qui tape en plein dans le mille. Voilà ce
que j’ai fait cette semaine.
Je me lève et contourne audacieusement son bureau pour venir poser mon
ordinateur devant lui.
— Alors, l’hôpital CR… tout d’abord, je ne l’ai même pas retenu dans ma
liste des quatre meilleurs, pour les mêmes raisons que vous avez citées. Il
croule littéralement sous les dettes. De plus, il est dans une zone qui compte
déjà trois hôpitaux, dont deux font partie d’un centre universitaire d’État.
Ce n’est pas le genre de coup que fait Goldstone. Comment est-ce qu’il a
même pu se retrouver dans les acquisitions potentielles que vous lisez, je ne
le saurai jamais !
Il grogne et je sais que je suis en train de gagner une marge de manœuvre.
J’ai retourné la situation et je suis remplie d’une énergie frénétique qui
m’incite à mettre le plus d’avantages possible de mon côté.
Je me donne à fond et passe les vingt minutes qui suivent à parcourir tout
mon travail. Je lui montre tout, les analyses, les données… Je lui présente
même mon barbouillage sur le tableur Excel que j’ai créé pour me
permettre de regrouper et d’extrapoler les tendances utilisées.
Il n’en perd pas une miette, d’un nombre à l’autre, d’une ligne à l’autre. Je
sais bien que peu de gens me comprennent quand je me plonge à ce point
dans les chiffres, mais je réalise que lui, il comprend tout. Pas seulement les
données, mais également les extrapolations et les analyses. Il comprend le
sens de toutes ces informations brutes aussi bien que moi.
Quand je termine ma démonstration, une pellicule de sueur couvre mon
front et j’ai bien peur qu’une goutte ou deux aient glissé dans mon cou pour
disparaître sous mon tee-shirt. Je suis essoufflée, toute rouge… mais ma
nervosité a laissé place à de la fierté envers ce que je viens de faire.
— Je sais que mes résultats sont fiables, monsieur Goldstone ; et je suis sûre
de ma conclusion quand je vous conseille d’investir dans l’hôpital pour
enfants Pacific Cascade. Ça tient la route sur le plan financier et, bien que
ce ne soit pas mon domaine de prédilection, les récompenses moins
matérielles au niveau de l’image, en investissant dans un hôpital pour
enfants, font de ce choix le meilleur pari sur tous les fronts. Donc, si vous
voulez me virer, allez-y. Faites n’importe quel autre choix que vous croirez
meilleur. Mais souvenez-vous de mes paroles qui vous auront prouvé en
quoi j’avais raison.
Je tourne les talons en laissant mon ordinateur sur son bureau, certaine de
m’être fait virer avec ma grande gueule. Je ne crois pas que quiconque dise
grand-chose d’autre que Oui, monsieur, à Thomas Goldstone.
En réalité, je m’attends même à ce que des agents de la sécurité m’attendent
derrière la porte, prêts à me traîner tout en bas des marches pour me
flanquer à la porte, si je n’y vais pas sagement de moi-même.
Mais je ne leur donnerai pas ce plaisir. Je traverse la pièce la tête haute et
tends la main vers la poignée de la porte, lorsque la voix de monsieur
Goldstone résonne dans le bureau une fois de plus.
— Stop !
Ma main se fige à un centimètre de la poignée et je me retourne.
Il tapote ses doigts les uns contre les autres, ses yeux lançant toujours des
éclairs… mais je suis sûre, derrière la colère, de voir autre chose.
— Vous pensez avoir tout compris, n’est-ce pas ? Vous m’avez remis votre
parfaite petite analyse, vous reposez le micro et vous marchez fièrement
jusqu’à la porte comme si la discussion était terminée. Je crois, pour ma
part, que c’est à mon tour de contre-argumenter.
— Je… dis-je, maudissant le tremblement de ma voix. Je ne voulais pas
avoir l’air de reposer le micro ; j’ai seulement pensé que je venais de me
faire virer.
Goldstone fronce les sourcils.
— Qu’est-ce qui vous fait penser ça ? N’avez-vous pas fait des recherches,
me concernant ? Ça me surprend.
— Je… je vous ai un peu analysé.
En l’admettant, je réalise le potentiel sous-entendu dans mon aveu et le
rouge me monte aux joues. Aussi coupable qu’accusée, en même temps. Si
je l’ai analysé, c’était en grande partie physiquement, même si j’ai googlé
tout ce que j’ai pu à son propos après la première réunion.
— J’aimerais que vous me parliez de cette analyse, et peut-être qu’on
pourrait discuter de mon point de vue sur vos recommandations. Ce soir,
vingt heures ? dit-il, sa question se rapprochant plus d’un ordre que d’une
proposition, bien que formulé avec juste assez de politesse pour éviter d’en
avoir l’air. Je viendrai vous chercher chez vous.
Je n’arrive pas à savoir si ça ressemble à un rencard ou à la continuité d’une
réunion de travail, mais le fait que mon cœur se mette à battre à toute allure
m’indique de quelle façon j’aimerais l’interpréter.
— Mais comment…
Il ignore ma prise de parole.
— Vous pouvez disposer ! dit-il, et cette fois-ci, c’est clairement un ordre.
Rappelez-vous : vingt heures. Une robe. De soirée. Dites à Kerry de vous
aider, si ça vous pose un problème.
Il me regarde de la tête aux pieds et je lutte pour ne pas tortiller mes orteils
sur la moquette. Je me demande bien comment il me trouve quand il me
regarde.
Ringarde ? Mignonne, mais à l’apparence négligée ? Les deux seraient
justifiés, mais la lueur dans ses yeux me dit qu’il y a peut-être aussi un petit
quelque chose en plus.
— Et, Mia ?
— Oui, monsieur Goldstone ?
— Appelez-moi Thomas… jamais Tom.
CHAPITRE 8
THOMAS

J ’ajuste mon nœud de cravate en me regardant dans le miroir. Il n’est


que dix-neuf heures trente, mais j’ai dit à Mia que je passerai la
prendre à vingt heures et je ne veux pas la faire attendre.
J’ai eu envie d’elle toute la semaine. Dès le premier regard, des images de
Mia Karakova ont enflammé mon esprit. Je ne la vois jamais assez à mon
goût et j’ai dû me faire violence pour quitter les réunions, cesser de la
manger des yeux et d’en faire une obsession. Elle a mille et une petites
façons de m’allumer sans même le savoir.
Sa façon de mordiller le bout de son stylo, avec ses lèvres qui grignotent le
plastique, me donne envie de sentir sa bouche et ses dents sur ma peau.
Sa façon de battre des cils derrière ses lunettes quand elle écoute le
bavardage de quelqu’un d’autre… Je veux la faire battre des cils comme ça
en lui déclenchant des frissons dans le dos avec ma langue.
Le désir n’est pas le bon mot pour décrire la soif exacerbée qu’elle fait
couler dans mes veines. Je n’ai jamais rien ressenti de tel pour une femme
auparavant, mais j’ai par miracle réussi à rester professionnel.
Jusqu’à cet après-midi.
La première fois où je me retrouve seul avec elle, je flanche.
J’avais besoin de lui montrer (à elle, mais aussi à moi) qui tenait les rênes.
Alors j’ai fait exploser deux barils d’essence pour prendre le contrôle de la
conversation. Au début, ça a fonctionné, elle s’est recroquevillée sous mes
critiques.
Mais ensuite…
Ses yeux brillants derrière ses lunettes, l’intensité dans sa voix, son souffle
qui s’est accéléré… il m’a semblé voir grandir son corps sous mes yeux.
Elle était irrésistible ; et je me suis félicité d’avoir instauré cette pratique
des tenues décontractées les vendredis au bureau en la voyant repartir,
furieuse, ses fesses remuant dans sa jupe en jean.
Mais rien ne m’a plu autant que ces quelques instants où je l’ai aguichée.
Elle a essayé de garder sa contenance – et elle aurait pu, surtout après
qu’elle a avoué m’avoir analysé. Heureusement que j’étais derrière mon
bureau, parce qu’à ce moment-là, en la voyant rougir et se mordre la lèvre
involontairement, j’ai eu une érection.
La route n’est pas longue jusqu’à l’appartement de Mia, un endroit
convenable dans un quartier décent de Roseboro. Je sais pourtant qu’elle
pourrait s’offrir mieux que ça. Elle doit avoir de sacrées dettes ou bien, plus
vraisemblablement, d’après ce que je sais d’elle, elle doit mettre de l’argent
de côté. Cet endroit est assez bien, mais elle a les moyens de viser plus
haut.
Je prends les escaliers jusqu’à son appartement au deuxième étage et alors
que ma montre indique dix-neuf heures cinquante-huit, je frappe à sa porte.
— Un instant !
Peu après, la porte s’ouvre… et je tombe à la renverse.
Une déesse ! Elle porte une robe de cocktail noire au col en V plongeant
qui, avec sa fente sur la cuisse et quelques touches florales, donne à sa peau
d’albâtre absolument parfaite un aspect succulent.
Je suis presque tenté de la repousser à l’intérieur et de la prendre là, de la
goûter pour voir si sa peau est aussi douce et crémeuse qu’elle en a l’air.
Elle a même changé de lunettes pour en porter une paire à la monture noire
qui donne à sa perfection un petit côté excentrique et intello ne faisant que
souligner à quel point elle est unique en son genre.
— Monsieur… Thomas, dit Mia, se mordant la lèvre sans cesser de sourire.
Hum, j’espère que ma tenue convient, je ne m’habille pas souvent comme
ça.
— C’est parfait, dis-je pour la rassurer.
Je la regarde de la tête aux pieds. Elle porte des chaussures à talons ouvertes
qui laissent voir des orteils si délicats que j’ai envie de les sucer jusqu’à ce
qu’elle glousse ou ait un orgasme, au choix.
— Vous êtes très belle.
C’est une telle vérité que mon estomac se noue d’un coup et menace de
précipiter ce rendez-vous en dehors des rails avant même qu’on soit arrivés
au restaurant.
J’ai grandi avec Grace Goldstone comme archétype de la beauté féminine.
Elle avait beau être ma mère, j’ai pu en grandissant me rendre compte de
son exceptionnelle beauté.
Et elle m’a abandonné.
Mais Mia n’est pas Grace Goldstone ; je me le répète en boucle et ça
m’aide à me calmer un peu. Elle est trop… peu orthodoxe.
Quand nous sortons sur le parking, je suis plus qu’étonné de la voir
s’éloigner pour aller passer la main sur l’aile de ma voiture.
— Waouh ! Une Acura NSX avec un moteur hybride double turbo ! Hyper
rare, dans le pays.
— Vous aimez les voitures, dis-je, mais elle se retourne et rougit
légèrement. Non ?
— Pas vraiment. Je suis juste une geek, m’explique-t-elle timidement. Dans
un de mes animes préférés, il y a un personnage qui conduit une NSX.
Je hoche la tête comme si j’avais l’habitude de parler de dessins animés
japonais avec les filles que j’emmène au restaurant, mais je mets
l’information de côté pour guider Mia du côté passager et lui ouvrir la
porte. Quand elle entre dans la voiture, le mouvement qu’elle fait dénude en
partie sa cuisse subtilement musclée et mon sexe se dresse à nouveau dans
mon pantalon. Je prends un moment pour ajuster mes vêtements tout en
faisant le tour de la voiture pour venir m’asseoir à la place du conducteur. Je
tourne la tête vers elle et la vois regarder l’intérieur de la voiture avec des
yeux écarquillés.
— Je n’avais jamais vu l’intérieur d’une NSX.
— Je l’ai un peu personnalisé, j’avoue. Je prends plus de plaisir à conduire
dans ces conditions.
À ce moment-là, je m’attends à ce que Mia fasse des mines à propos de
mon compte en banque qui éclipse le sien, soit en faisant une blague pas
drôle, soit en se montrant clairement intéressée par l’argent. Par expérience,
c’est ce que les femmes ont tendance à faire quand ma fortune leur saute
aux yeux. Mais au lieu de ça, Mia sourit et se cale confortablement dans
mon siège en cuir.
Le trajet n’est pas long. Roseboro n’est pas assez vaste pour qu’on n’ait
jamais à se soucier d’avoir une longue route à faire pour se rendre d’un
endroit à un autre, mais la ville compense sa petite taille par sa grande
qualité. Une qualité à laquelle j’ai contribué à coups de prêts sélectifs,
d’aides et de dons.
Moreau-Laurent en est un parfait exemple… Un partenariat entre deux
époux qui n’ont peut-être pas un grand nom pour rivaliser avec des
restaurants de villes plus grandes, mais qui ont quand même reçu un prix de
la fondation James Beard et, chose plus importante encore, qui sont
passionnés de cuisine. Ils ont fait de telles merveilles à Roseboro qu’ils ont
pu rembourser dans un temps record le prêt que je leur avais accordé.
— Je suis déjà passée devant ce restaurant, mais je n’y ai jamais mangé,
avoue Mia quand on s’assied à une table couverte d’une nappe en damas
qui tombe juste au-dessus de nos genoux. Que me recommandez-vous ?
Je souris en voyant qu’elle préfère se fier à mon avis plutôt qu’à celui du
serveur.
— J’ai tendance à toujours choisir le saumon fumé, mais… dis-je en
baissant le ton pour ajouter d’une voix plus profonde, sur le ton du secret :
je connais mes goûts.
Je la regarde droit dans les yeux et, vu sa façon de se tortiller sur sa chaise,
je pense qu’elle comprend que je ne parle pas de nourriture.
— Ah ? demande-t-elle en haussant un sourcil. Je croyais qu’on était là pour
parler chiffres et hôpitaux…
Elle me défie d’une façon sensuelle, me fixant tout en suivant d’un doigt la
courbe du bord de son verre d’eau.
Elle prend la température et souhaite que mes intentions soient claires
comme de l’eau de roche avant de mettre un pied en dehors du droit chemin
de l’entreprise, ce qui ne me surprend pas de la part d’une mordue des
chiffres comme elle, même si elle est loin d’être habituée à suivre les règles.
Mais je suis déjà sorti de ce chemin il y a une semaine, dès que je l’ai vue,
et je suis le salaud qui va la faire sauter dans le grand bain avec moi, qu’elle
sache nager avec les requins ou non. Je la prendrai dans mes bras, la
protègerai, lui servirai de bouée s’il le faut.
— Mia, bien qu’il n’y ait absolument aucune pression d’aucune façon, je
pense que nous savons très bien l’un et l’autre que ce dîner n’a rien à voir
avec le projet.
Je la regarde droit dans les yeux, la mettant au défi de me contredire.
— Est-ce que nous, et par « nous » je veux dire « vous », ne précipitons pas
un peu les choses ? dit-elle en faisant marche arrière, mais je vois bien le
feu qui brûle dans son regard.
Devant son désir si évident, je réalise que malgré son grand érotisme, elle
est peut-être timide ou inexpérimentée. Je me surprends à trouver la
première possibilité adorable, un adjectif que je ne pense pas avoir déjà
employé, pas même dans ma tête ; et s’il s’agit de la seconde éventualité, je
me ferais un plaisir d’y remédier.
— Peut-être… mais quand je veux quelque chose, je vais le chercher. La
question est, mademoiselle Mia Karakova : qu’en est-il de vous ?
Elle repousse une mèche de cheveux derrière son oreille et me défie du
regard en levant le menton. Les dés sont lancés.
Le repas est délicieux, mais Mia est plus exceptionnelle encore. Elle
converse de choses et d’autres et reste légère même quand elle aborde des
sujets tels que Roseboro et la société Goldstone. Ces thèmes ne me
dérangent pas, parce qu’au milieu de cette conversation de premier rendez-
vous, on se lance des insinuations à tour de rôle comme dans un match de
tennis.
Quand vient le moment de l’addition, la tension sexuelle est telle qu’on
semble être poussés l’un vers l’autre par un bulldozer, au point que ma main
se retrouve naturellement sur sa taille quand je la guide vers la sortie.
— Alors, qu’en avez-vous pensé ?
— Je pense que je n’ai pas remarqué une seule saveur après qu’ils ont
desservi le poulet, avoue-t-elle. La compagnie était trop magnétique.
— Dommage. Vous avez raté un dessert fameux.
Mia fait une torsion avec sa bouche et je demande :
— Quoi ?
— Oh, c’est juste que je m’attendais à entendre une suite à cette phrase,
disant que vous me réservez un autre dessert ! répond Mia, et je ne peux
m’empêcher d’avoir un sourire en coin.
— Vous l’avez dit, pas moi.
Je conduis d’une main jusqu’à la tour Goldstone, laissant ma main droite
sur la cuisse musclée de Mia que je serre entre mes doigts et caresse de plus
en plus haut par-dessus sa robe. Elle se mord la lèvre à nouveau et je
remarque ses tétons se durcir à travers le tissu. Je souris. Si le soutien-gorge
qu’elle porte est aussi fin… elle était sur la même longueur d’onde que moi.
— Pourquoi sommes-nous revenus ici ? demande-t-elle un peu confuse,
tandis que je gare la voiture dans le garage du sous-sol.
— Faites-moi confiance. Vous allez adorer, dis-je en la guidant vers mon
ascenseur.
Il y a un étage qui n’est pas répertorié sur l’écran tactile et n’est accessible
qu’en insérant ma carte magnétique pour enclencher le moteur.
Quand on commence notre ascension, je plaque Mia contre une des parois.
Je retire ses lunettes et les glisse dans la poche de ma veste.
— Thomas…
Je l’embrasse avec fougue, réclamant sa bouche. Elle se fige un instant,
comme choquée, avant de s’abandonner à moi en s’accrochant à mon cou et
en m’attirant plus près d’elle.
Ses baisers sont de douces caresses sur mes lèvres associées à des
mouvements de langue puissants et gourmands pour me goûter, nos
bouches s’ouvrant l’une à l’autre.
J’inspire son haleine, son odeur incomparable traçant un chemin brûlant à
l’intérieur de moi, avant d’expirer à mon tour contre sa bouche. Elle gémit
de plaisir.
Je fais glisser ma main sur sa cuisse et fais remonter le bord de sa robe en
suivant le contour de sa jambe, m’apercevant qu’elle ne porte pas de bas.
L’éclat sensuel que j’ai reluqué toute la soirée était celui de sa peau nue.
Mon sexe se gonfle dans mon pantalon et s’appuie contre sa hanche.
— Est-ce que c’est… pour moi ? demande-t-elle, gémissant, pendant que je
me frotte contre elle.
Je souris, le regard plein de promesses. L’ascenseur émet une brève
sonnerie ; je prends Mia par la main et l’attire dans mon hall d’entrée.
— Bienvenue chez moi.
Je ne lui laisse pas le temps de répondre. Je l’attire contre moi et la serre
dans mes bras pour l’embrasser à nouveau avec passion. Je vois à peine où
je mets les pieds en la guidant vers ma chambre, prêt à la conquérir.
Quelque part en chemin, sa robe se retrouve détachée, je perds ma veste et
ma cravate, un bouton saute et rebondit bruyamment sur le sol avant qu’on
atteigne ma chambre. La chemise à demi ouverte dévoilant mon torse, je
regarde Mia sur mon lit. Ses seins sont enveloppés dans de la dentelle bleu
nuit et elle porte une culotte ajourée assortie.
— Magnifique et coquine…
Mia laisse échapper un sourire séducteur et tend la main vers ma ceinture.
Je fais un pas en arrière. Je finis d’enlever ma chemise et défais mon
pantalon. Je me déshabille devant elle pendant qu’elle regarde. Ses doigts
caressent ses seins, puis dérivent entre ses cuisses. Quand elle me voit nu,
tendu et prêt, elle en a le souffle coupé.
Je m’installe à côté d’elle sur le lit, l’attire contre moi et l’embrasse encore
avant de lécher son cou et de titiller son oreille.
Elle gémit et je grogne de satisfaction en empoignant ses fesses avec
fermeté tout en explorant son corps. Chaque centimètre carré de sa peau
appuyé contre moi est une révélation d’érotisme, une symphonie de
sensations crépitant dans mon système nerveux jusqu’à ce que perlent des
gouttes sur mon sexe dressé… et je ne lui ai même pas encore enlevé sa
culotte !
Mon désir prenant le dessus, je la pousse sur le dos. Sans lui laisser le temps
de dire ouf, je tire d’un coup sec sur sa culotte pour l’écarter et plonge deux
doigts profondément à l’intérieur de son sexe, la faisant crier.
— Oh, puuuut….
J’adore la façon qu’elle a de manifester son plaisir, en renversant ses yeux
en arrière quand je mordille et suce la peau de son cou suffisamment fort
pour lui laisser la marque d’un suçon. Mon pouce effleure son clitoris en
envoyant dans son corps une décharge électrique qui lui fait lever les
hanches en criant pour venir à la rencontre de ma main.
Elle est étroite, si étroite que mes doigts sont presque engourdis à force
d’entrer et sortir de son sexe. Une pensée vague me vient à l’esprit, dans la
partie de ma tête qui n’est pas complètement assujettie par mes pulsions
animales : heureusement que je fais ces préliminaires pour préparer le
terrain au lieu de la pénétrer directement avec mon sexe.
Je ne veux pas lui faire mal.
Mais une autre partie de moi a envie d’être brutale. J’ai envie de l’entendre
crier en la baisant fort et cette partie finit par prendre le dessus ; j’espère
qu’elle est prête. Je retire mes doigts et les lèche à moitié avant de les
fourrer dans la bouche de Mia qui sursaute d’avoir à sucer ses propres
liquides.
— Tu aimes ça, pas vrai ? C’est tellement bon, putain !
Mia ferme les yeux et gémit, la bouche fermée autour de mes doigts, mais
je les retire.
— Ça suffit. Ce n’est qu’un début.
Elle pousse un gémissement, mais écarte un peu plus les jambes en guise
d’invitation. Je baisse les yeux pour la première fois sur son sexe et la bête
intérieure en moi se sent légèrement apprivoisée par la beauté qui s’offre à
mon regard. Ses lèvres pâles sont gonflées et humides de désir et le cœur de
son sexe est d’un rose profond, m’invitant à venir plus près.
— Encore, murmure-t-elle et j’entends à la fois dans sa sobre demande la
damnation et le salut.
J’attrape ses poignets pour la clouer au lit, m’écarte un peu d’elle, attends
un instant et m’enfonce profondément en elle.
Son sexe offre l’étreinte la plus étroite, la plus formidable qui soit. À
chacun de mes coups de reins, elle m’attire et m’enserre encore plus,
gourmande, et dès que je me retire son corps se cramponne au mien,
refusant de le lâcher avant qu’elle ait pu lui soutirer tout le plaisir possible.
Je détache mes mains de ses poignets pour l’enlacer, avide de sentir sa peau
contre la mienne, ses lèvres contre les miennes et sa langue enroulée autour
de la mienne.
Elle doit être mienne.
Ma chambre se remplit des bruits bestiaux de nos ébats. Mes hanches
claquent contre les siennes qu’elle incline vers le haut, me suppliant de
venir en elle plus fort et plus profondément. Ma bête intérieure est libérée et
se déchaîne contre son corps en grognant.
Je remue contre elle ; je sens son corps se contracter et se resserrer autour
de moi, un orgasme le traversant comme un éclair.
— Thomas ! crie-t-elle en plantant ses ongles dans mon dos.
Mais je ne m’arrête pas, je pousse encore plus fort, plus vite, remplissant de
ma queue épaisse son sexe pris de convulsions jusqu’à ce que mes couilles
durcissent. Elle pousse un râle profond en me sentant gonfler, ses yeux
ouverts plongés dans les miens.
— S’il te plait… Je suis encore au bord…
Les dix secondes suivantes semblent une éternité ; je retiens mon orgasme
jusqu’à ce que Mia en ait un second, cette fois si profond et violent qu’elle
se met à jurer à voix haute.
Je pousse un cri en explosant et je la remplis de mon sperme. Mon corps
tremblant et parcouru de spasmes s’appuie sur celui de Mia qui est plaqué
au lit. Mon dos et ma nuque s’arc-boutent au point de déclencher des
crépitements qui me parcourent la colonne vertébrale tandis que les
dernières gouttes quittent mon corps, mais je reste en elle un moment pour
me nourrir de la profondeur de cette connexion.
Puis je m’effondre sur Mia qui me serre contre elle en soupirant d’aise.
CHAPITRE 9
MIA

—O uf !
Je m’installe dans mon fauteuil le lundi matin en grommelant toute seule.
Jamais une période de vingt heures n’avait fait à mon corps autant d’effet.
La petite envie de rab du matin s’est transformée avec Thomas en une
double dose de baise intense et agressive qui m’a pris toutes mes forces et
m’a rendue incapable de bouger. Cette matinée est rapidement devenue un
samedi après-midi et je n’ai pu me traîner hors du lit qu’à seize heures, une
partie de moi-même ayant toujours du mal à partir.
Vingt heures… et je n’avais jamais été aussi heureuse à l’idée de passer un
samedi soir toute seule. Je doute que mon corps ait été capable de vivre une
deuxième nuit avec Thomas Goldstone.
Encore aujourd’hui, mon corps souffre de toutes les meilleures douleurs qui
soient. Mes tétons brûlent agréablement dans mon soutien-gorge après que
Thomas les a presque arrachés en les mordant, mon sexe bat au rythme de
mes pulsations cardiaques. Tout en m’installant dans mon fauteuil, blâmant
les huit heures à bas régime dont j’ai eu besoin uniquement pour pouvoir
retrouver un fonctionnement normal, une seule pensée m’occupe l’esprit.
À quand notre prochain rendez-vous ?
Je viens de me plonger dans le pire des amas d’e-mails à la con accumulés
pendant le week-end quand quelqu’un frappe à ma porte avant de l’ouvrir.
Je découvre Randall Towlee sur le seuil de mon bureau, tout pimpant. Il est
rasé de près, sa coupe de cheveux est récente et son costume a l’air de sortir
tout droit du pressing.
— Salut, Mia ! Tu as passé un bon week-end ?
Je réponds, prudemment :
— Pas mal (Oh mon Dieu… ! Est-il au courant ?), et toi ?
— Eh, la routine… dit Randall. Écoute, je sais que ça peut sembler un peu
bizarre, mais la semaine dernière, pendant les réunions, je n’ai cessé de
sentir cette vibration dans l’air. Toi aussi, pas vrai ?
Hein ? Est-ce que Randall parle de Thomas et moi ?
— Je ne suis pas sûre de…
— Je me demande, étant donné que le groupe a presque fini le boulot,
maintenant, et qu’il ne va plus y avoir que quelques réunions
hebdomadaires… Et si nous sortions fêter ça ? Dix-huit heures trente ? Je
connais un petit bar sympa qui porte ton nom.
J’ai du mal à me retenir d’aplatir ma tête sur mon bureau. Sérieusement, j’ai
l’impression d’avoir mis le pied dans la Zone Obscure.
Qu’est-ce qu’il y avait dans l’eau qu’ont bue les hommes de Roseboro ces
derniers jours ? Je viens de passer six mois sans qu’un seul homme me
regarde et voilà que j’en rencontre deux, à la fois beaux, intelligents et avec
une excellente situation, qui m’invitent tous les deux à sortir avec eux.
Moi.
La fille qui passe le plus clair de son temps plongée dans des chiffres pour
faire des analyses de données que la plupart des gens ne comprendraient
pas, même si je les leur expliquais.
La fille pour qui l’idée de « faire un effort » se résume à attacher ses
cheveux en queue de cheval, des cheveux qu’elle traite comme une de ces
applications de customisation sur tablette. Vert et rose ? Super !
Cette fille qui porte des lunettes, regarde des animes japonais et crie plutôt
qu’elle ne chante à tue-tête par-dessus des morceaux de transe métal… en
russe.
Mais j’ai beau être estomaquée d’intéresser à la fois Randall Towlee et
Thomas Goldstone, le choix est vite fait.
— Je suis désolée, Randall. Je suis flattée, mais je ne mélange pas…
Je me tais, je peux essayer de dire « non » plus ou moins gentiment, mais je
ne vais pas faire l’hypocrite. Mélanger le travail et le plaisir ? Hum… je les
ai mélangés trois fois entre vendredi soir et samedi après-midi et au
passage, j’ai joui sept fois.
J’ai beau ne pas trouver Randall sexy à côté du Dieu de jeu vidéo qu’est
Thomas Goldstone, je ne vais pas lui mentir pour autant.
— Ce n’est pas une bonne idée. Désolée.
Son visage s’assombrit et son regard se rétrécit, comme si le fait que je
puisse refuser ne lui avait même pas effleuré l’esprit.
— Tu en es sûre ?
— J’en suis sûre, dis-je, surprise par la force dans ma propre voix. Mais je
pense qu’on a fait du bon boulot avec ce projet d’hôpital. J’ai hâte de venir
au rendez-vous de cette semaine.
C’est une façon directe de rediriger nos rapports vers un terrain
professionnel, mais Randall ne saisit pas vraiment la perche.
— Tu travailles sur quoi, ce matin ? demande-t-il en venant se pencher au-
dessus de mon bureau.
Son regard s’attarde sur mon corps de haut en bas même si, dans la mesure
où je suis assise, il ne peut rien voir sous ma taille.
J’ai l’impression qu’il me déshabille des yeux.
— Eh bien, vu qu’il est neuf heures un lundi matin, j’épluche simplement
mes e-mails pour enclencher ma journée.
J’espère qu’il entendra par-là que je suis occupée, car bien que ça me
démange de lui dire de remonter là d’où il vient, je peux difficilement virer
de mon bureau un vice-président.
— Tu es toujours très matinale. C’est aussi pour ça que je t’ai choisie parmi
d’autres analystes pour faire partie de mon équipe. Tu n’es pas longue au
démarrage. Tu fonces tout de suite.
Dans des circonstances normales, ça aurait eu tout d’un compliment. Mais
Randall a une façon aguicheuse de le dire qui en fait autre chose. Quelques
jours plus tôt, j’aurais probablement été tout excitée qu’un beau mec me
fasse un peu de rentre-dedans, mais c’est différent maintenant, bien que je
ne puisse pas expliquer à Randall en quoi ça l’est.
Embarrassée, je me lève et contourne mon bureau par l’autre côté et me
dirige vers la porte pour mettre de la distance entre nous. Je dis, d’une voix
haute perchée et faussement enjouée :
— Ouaip, comme a dit monsieur Goldstone, faut sortir vendre ces cookies !
En réalité, ça m’a bien fait rire la première fois où j’ai entendu Thomas dire
ça. Comparer notre travail à des actions de scouts n’est sûrement pas très
politiquement correct, mais j’ai trouvé ça drôle.
Randall avance vers moi et s’immobilise dans l’encadrement de la porte.
— Tu es sûre ?
Je hoche la tête.
— Je suis sûre. Merci pour l’invitation, mais je dois la décliner.
C’est la douche froide la moins froide dont je sois capable, mais je tiens à
ce que les choses soient parfaitement claires.
— Ne laissons pas ça détériorer notre professionnalisme.
— Ne t’en fais pas, dis-je avec douceur, tellement mielleuse qu’un Tic-Tac
ne pourrait pas fondre sur ma langue à l’heure qu’il est, je n’en ferai rien.
Il sort et je vais me rasseoir, me demandant ce qui a pu alimenter tout ça. Je
veux dire… déjà : me proposer de sortir avec lui ? Je ne comprends pas,
tout simplement.
Je ne suis pas une fille hyper sexy. Si l’on était dans Scooby-Doo, je serais
Velma, pas Daphné.
Pourquoi deux hommes genre étalons pleins aux as s’intéressent-ils à moi ?

A LORS , comment s’est passée ta journée ?


Je jette un coup d’œil au texto et souris. Entre toutes les bêtises à faire, je
suis chez moi à dix-huit heures à échanger des SMS avec Thomas.
Bien. Tu sais combien j’aime ma petite cave. Un nouveau mix de musique a
fait trembler les murs de mon bureau.
Ah oui ? Lequel ?
Je ris en secouant la tête.
Tu ne préfères pas savoir. Un truc de geek totale.
En fait, ça me plait que tu sois une geek assumée.
Vraiment ? Pourquoi ?
Parce que tu es intelligente. L’intelligence, c’est sexy.
Je sens une étincelle entre mes jambes et je souris en laissant ma main libre
glisser sur ma jupe. Ouaip, je suis déjà bien excitée.
Même si je me teins les cheveux ?
Que veux-tu dire ?
J’aime me faire des mèches. J’en change de couleur presque chaque
semaine. J’ai coupé cinq centimètres d’Orange Sanguine Brillante pour me
présenter aux réunions de projet avec un look professionnel. Il se peut que
je ressente encore un peu d’amertume à ce sujet ;-)
Les cheveux ne font pas le professionnalisme. Et je t’attraperai que tu sois
amère ou sucrée.
Il ajoute un émoji langue et j’hésite un instant entre trouver ça mignon ou
ringard. Je décide que c’est un peu des deux et que ça me plait, parce que ça
me rappelle sa langue me léchant partout.
Je sais. Donc… tu t’en fiches ?
Complètement.
Waouh ! Je souris de toutes mes dents. Je n’en reviens pas vraiment, parce
que je m’attendais à ce qu’il se montre un peu plus conventionnel et
pudibond envers mes excentricités capillaires, mais j’aurais peut-être dû lui
faire plus confiance après qu’il a accueilli avec une aisance peu ordinaire
l’étendue de mes goûts musicaux et mes bavardages à propos des animes
japonais. Je me remets à écrire parce qu’il me vient des idées.
Alors… quelle est ta couleur préférée ?
Ça dépend. Que dit le code couleur des bracelets en silicone ?
Oh, ça remonte à loin, ça… et selon la couleur que tu choisis, tu obtiens
l’acte correspondant ?
Non, renvoie Thomas. J’obtiendrai ce que je voudrai de toute façon.
Ça devrait me refroidir… mais non ; au contraire, son assurance arrogante
m’excite encore plus.
Quelque part, ça ne m’étonne pas.
En parlant de ce que je veux, dit-il en reprenant une écriture plus littéraire
qu’il utilise parfois, comme pour revenir à plus de professionnalisme,
demain matin, viens dans mon bureau.
Hum, ça n’a pas l’air d’être la meilleure idée qui soit…
Ça s’appelle le dire tout en douceur. Je ne peux pas débarquer dans son
bureau comme si de rien n’était ! Kerry pourrait tout lire sur mon visage dès
que j’aurais fait un pas en dehors de l’ascenseur, et Thomas n’a sûrement
pas envie que ça jase à propos de la fille du sous-sol qui vient dans son
bureau (et peut-être même qui vient jouir dans son bureau).
C’est un ordre, mademoiselle Karakova.
Pourquoi ?
Notre prochain rendez-vous : c’est un gala de bienfaisance d’intérêt
politique à Portland, et j’ai besoin que tu sois habillée à la hauteur de
l’événement.
Attends… prochain rendez-vous ? Ce n’est même pas une proposition,
c’est…
Ma robe de cocktail ne suffit pas ?
Pas pour ça. Il te faut une robe longue. Je fais venir un styliste. Il fera les
essayages demain, le gala aura lieu vendredi soir. On parlera des détails
demain après la séance d’essayage.
Je peux encore refuser. Bon, il n’a pas demandé, il a simplement exigé…
mais je pourrais quand même lui dire non, surtout concernant un événement
aussi important et public que celui-là. Il part du principe que je veux y aller
avec lui et que je…
OK. Quelle heure ?
9 h 15
OK. Alors, laisse-moi profiter d’un sommeil réparateur cette nuit. À demain
matin ?
Tu es déjà fraîche comme une rose, mais dors bien. Bonne nuit, Mia.
Bonne nuit… Tommy.
Il ne répond pas, ce que je prends pour assentiment. Je n’avais pas
prémédité de l’appeler Tommy le matin où il m’a fait jouir. Mais après
l’avoir fait, j’ai trouvé que ça sonnait bien… comme quelque chose
d’intime, rien qu’entre nous.
CHAPITRE 10
MIA

L a salle de réunion du conseil au vingt-cinquième étage est peut-être la


pièce la plus luxueuse que j’ai vue de la tour Goldstone.
C’est un lieu qui vise l’efficacité à tous points de vue et qui déborde de
luxe. La moquette est tellement épaisse qu’elle pourrait amortir un éléphant
faisant des claquettes et, si les chaises en cuir émettent un léger craquement
velouté, ce n’est que pour rappeler à ceux qui s’asseyent dessus à quel point
leur garniture est haut de gamme – la pièce maîtresse étant un écran HD sur
le mur du fond d’une telle taille qu’il couvre presque entièrement le mur.
La salle est somptueuse de part en part.
On pourrait organiser ici la meilleure des fêtes du Super Bowl.
Mais pour le moment, ce qui est prévu dans cette pièce n’a rien à voir avec
des réunions d’entreprise. Il y a trois miroirs, un portant croulant sous les
robes et un tas d’autres trucs dont, pour être honnête, je ne soupçonne pas
l’utilité.
Toutefois, la chose la plus imposante dans la pièce est vraiment… énorme.
Se tient là un homme chauve qui semble mesurer plus de deux mètres et a
un buste en forme de tonneau enveloppé dans du… velours lilas ?
— Salut, heu, je suis… dis-je, avant que le géant ne se retourne en arborant
un sourire immense.
— Ma prochaine toile pour montrer au monde à quel point la vie peut être
fabuleuse ! dit-il, de façon mélodramatique.
Sa voix est bien différente de ce à quoi je m’attendais en voyant sa tenue.
Elle est aussi grave que celle de James Earl Jones.
— Entre, entre ! Je suis Damien Rayie, l’artiste qui va te transformer en la
princesse que tu devrais être.
Quelle introduction ! Je me sens toute gauche en entrant dans la pièce et en
refermant la porte derrière moi.
— Salut, je m’appelle Mia Karakova.
— Enchanté, Mia. Viens, commençons par tes cheveux. Qu’as-tu fait avec ?
— Heu… des mèches noires et vertes ?
Damien secoue la tête.
— Pas ça, je parle du style, du style ! Oh, nous avons du pain sur la planche
aujourd’hui…
Il me fait asseoir et un assistant surgit de derrière le portant de robes.
Pendant l’heure qui suit, ma tête est le centre de l’attention. Damien parle
sans arrêt.
— Donc, cet événement est un gala de bienfaisance politique, ce qui veut
dire que je dois me restreindre. C’est vraiment dommage, parce que j’ai
rarement eu à ma disposition un tel ensemble brut de matière première.
C’est la vie, mais il y aura peut-être une autre opportunité, ajoute-t-il en
m’adressant un clin d’œil avec un air conspirateur.
— Attendez… dis-je, tout en sirotant le thé qu’un autre assistant m’a
apporté. Qu’entendez-vous par « ensemble brut de matière première » ?
— Qu’est-ce que j’entends par là ? demande Damiens, comme si j’avais
perdu la tête. Qu’est-ce que j’entends par là ? Est-ce que tu l’ignores
vraiment, ou bien tu te moques de Damien et de sa vision ?
Il me sonde d’un regard aiguisé et j’ai l’impression qu’il peut lire dans mon
âme.
— Je ne me moque pas… aïe ! dis-je quand la personne qui me coiffe
démêle un nœud dans mes cheveux. J’ai mis de l’après-shampoing trois fois
cette semaine, ça ne peut pas être si terrible, voyons !
— Chut, ma jolie ! Stella sait ce qu’elle fait. Je pense que ces mèches sont
vraiment toi et, oui, quand je dis « matière première », je veux dire matière
première.
Il me relève le visage d’un doigt sous le menton et plonge ses yeux dans les
miens.
— Je ne pense pas que tu réalises à quel point tu es belle, mais ne t’en fais
pas. Si tu ne le mesurais pas jusqu’ici, tu le comprendras quand on aura
terminé.
Après s’être occupée de mes cheveux, Stella vient face à moi pour se
focaliser sur mon maquillage.
— Pourquoi est-ce qu’on fait tout ça maintenant ? Le gala n’a lieu que
vendredi.
— Hum, fait Damien. Galop d’essai. Et pour choisir la robe qui convient, il
faut avoir une vision complète. Je ne peux pas te faire essayer des robes
avec un chignon mal fait et un visage tout nu.
Il tremble comme si cette seule pensée était rebutante, ce qui me fait rire.
Stella souffle d’agacement et je me raidis. Je reste immobile, assise, le dos
bien droit pour lui faciliter le travail. Je ferme les yeux et laisse les caresses
de la brosse calmer mes nerfs.
C’est dingue, on dirait un truc de marâtre de contes de fées ; mais, même si
je ne veux pas nourrir d’espoir démesuré, une partie de moi aspire à ce que
Damien fasse en sorte que je ne me sente pas mal quand j’entrerai dans la
salle du gala au bras de Thomas. Sinon j’ai bien peur de faire tache et d’être
une honte, non pas aux yeux de Thomas, mais aux miens.
— Ouvre, psalmodie Stella.
J’ouvre les yeux et elle me dévisage d’un œil critique.
— Ça ira.
Je me dis que c’est exactement ce que j’avais envie d’entendre, mais je
lance, me retenant malgré tout de faire rouler mes yeux sous mes
paupières :
— Génial ! Mère Russie ne trouve pas ça drôle…
Damien ne tilt même pas en entendant mon étrange petite blague privée.
— Maintenant, la lingerie ! dit-il. Que portes-tu sur toi ?
Je ne me suis jamais sentie autant décomposée et à la fois soutenue dans ma
reconstruction. Damien n’oublie rien, il programme une séance de
manucure-pédicure et une épilation complète pour jeudi soir, puis choisit
pour moi un lot de lingerie si…
— Mon Dieu ! Où avez-vous trouvé ça ?
La question me vient quand je me regarde dans le miroir. Ça ne fait pas
dévergondé, mais sexy et avantageux à la fois. Mes seins semblent
rehaussés comme par magie et d’après moi, ils sont carrément beaux.
Damien se montre prévenant ; il me laisse tout essayer dans une petite
cabine improvisée derrière un rideau que j’ai presque envie d’ouvrir pour
lui montrer combien le résultat est réussi.
— C’est incroyable !
— Damien a ses propres fournisseurs, ma chérie, répond-il en gloussant
derrière le rideau. Comme je l’ai dit, un véritable artiste ne dépend pas des
étiquettes, mais des matières. Ces tissus viennent d’une petite boutique à
Seattle. La robe, maintenant !
On fait l’essayage d’une douzaine de robes, plus merveilleuses les unes que
les autres. Mais Damien ne me laisse pas voir le résultat qu’il étudie avec
ses assistants.
— Non, dit-il, devant la première. Avec des cheveux comme les siens, cette
teinte ne convient pas.
Suivante.
— Celle-là délave sa peau et je ne prendrai pas le risque d’une poudre
bronzante avec cette soie.
Suivante.
À la cinquième, il rit en secouant la tête.
— Seulement si l’on veut que quelqu’un t’appelle Elsa… non, essaye la
dorée. Elle fait un peu théâtrale, mais c’est peut-être ce dont on a besoin.
Finalement, il trouve la robe et un large sourire s’épanouit sur son visage.
— Oui ! C’est celle-là !
— Je peux voir ?
Damien acquiesce. Il fait un geste à l’attention de ses assistants et ces
derniers découvrent les miroirs. Je me retourne.
Ce que je vois me coupe le souffle. La jupe est longue et élégante, ajustée à
ma taille avant de plonger en une cascade de vagues dorées d’un ton au-
dessus de ma couleur de cheveux, quand le haut brille de cristaux incrustés
et moule mon buste et mes seins dans des lignes qui mettent en valeur ma
silhouette.
Je cligne des yeux et de mes doigts tremblants, j’ajuste mes lunettes qui
donnent étrangement une petite touche qui parfait l’ensemble, même si ce
ne sont que mes lunettes de travail.
— Je… je suis belle, dis-je dans un murmure.
Mais c’est plus que ça. Pour la première fois de ma vie, je vois en moi autre
chose qu’un cerveau, et ce corps que je trouvais sans intérêt dépasse la
notion de beauté. Je suis carrément sublime ! Avec mes cheveux ainsi
remontés sur le haut de ma tête, ma nuque a une cambrure aussi gracieuse
que celle d’un cygne, et les boucles qui ont été autorisées à s’échapper du
chignon encadrent mon visage et me donnent une sensation de…
— Damien, merci !
— Ce n’est rien, ma chérie, répond-il en grognant et quand je me retourne
pour le serrer dans mes bras, il demande : Mia, ma chère, est-ce la première
fois que tu réalises ?
Des larmes menacent de quitter mes paupières et je hoche la tête en levant
les yeux vers lui.
— Papa m’appelle sa princesse, plaisante en disant que je suis Anastasia,
mais… mais…
— Mais c’est ton père, et il pourrait manquer d’objectivité, dit Damien en
tapotant doucement mon épaule de sa main massive. Crois-moi, je
comprends. Bon, on n’a pas terminé. Quelques accessoires, maintenant –
pas trop. Comme tu l’as dit, tu es belle comme ça. On va trouver de quoi
accentuer le tout sans détourner l’attention. D’abord… un collier accordé à
tes lunettes. À moins que tu veuilles porter des lentilles ?
— Non, je n’en porte jamais. Elles m’irritent.
— Viens, j’ai un ensemble en cristal noir qui ira parfaitement avec tes
lunettes et ta couleur de cheveux.
On vient de m’attacher autour du cou le collier en perles et obsidiennes
avec au centre un diamant fumé gris sombre, quand Thomas frappe une fois
à la porte et entre.
— Je viens voir…
Me découvrant à l’instant, il ne termine pas sa phrase. Je déglutis et fais
pour lui la meilleure petite révérence dont je sois capable, tout en affichant
un grand sourire.
— Qu’en penses-tu ?
Damien semble tout aussi avide d’entendre des louanges, mais Thomas ne
me quitte pas des yeux une seule seconde.
En silence, il traverse la salle, observant mes cheveux, ma peau, mes
courbes, avec un regard brûlant qui m’excite et me fait peur à la fois. Il
paraît sur le point d’exploser…
— Tout le monde dehors, dit-il, me fixant toujours. Maintenant !
Damien ouvre la bouche, mais la referme après un court instant. Il fait signe
à ses assistants de sortir et me lance, avec un clin d’œil et un grand sourire :
— Ravi d’avoir fait votre connaissance, mademoiselle Karakova.
Thomas les raccompagne à la porte qu’il referme et verrouille derrière eux.
Je reste debout à côté de la table de conférence en essayant de déterminer
s’il est fâché ou excité.
— Thomas ?
Il traverse la pièce, m’attrape par la taille et m’attire contre lui avant de
fondre sur ma bouche pour m’embrasser passionnément.
J’ai la réponse à ma question.
C H A P I T R E 11
THOMAS

J ’ai attendu aussi longtemps que j’ai pu sachant que Damien s’était
approprié la salle de conférence depuis des heures. Je savais qu’il allait
prendre son temps et que, lorsqu’il aurait terminé, Mia verrait et toucherait
du doigt ce que je vois en elle. Mais Damien est un artiste, et les artistes…
n’ont pas le sens du temps. J’ai essayé d’être patient, imaginant ce qu’ils
faisaient là-dedans.
Je suis malgré tout sous le choc devant la vision de Mia qui se tient en
talons, le corps enveloppé d’une soie dorée qui la fait briller dans le soleil
d’après-midi filtrant par les fenêtres.
— Thomas ? demande-t-elle, mais mon instinct bestial s’est réveillé et j’ai
du mal à me contenir suffisamment longtemps pour pouvoir fermer la porte
avant de fondre sur elle pour l’attirer contre moi de façon possessive.
Mes mains tirent sur la robe pour soulever l’ourlet tandis que je pousse Mia
contre la table en cherchant ses lèvres et sa langue. Je descends le long de
sa mâchoire et dans son cou, et ma bouche se referme encore une fois sur sa
peau. J’inspire et goûte son odeur unique.
Elle ne porte pas de parfum – c’est son essence naturelle qui me rend fou et
durcit instantanément mon sexe dans mon pantalon.
Je n’ai jamais fait ça ici, comme ça. Mais à ce moment-là, je n’ai que faire
des règles et de ce qui se fait ou non. J’ai envie de la prendre et je vais le
faire.
Ça ne me ressemble pas. Même si la plupart des gens diraient que je vis en
prenant des risques, je ne parie jamais avant d’avoir mûrement réfléchi et
fait de solides recherches ; alors seulement, je mise sur le tapis. Mais avec
Mia, je m’y prends différemment – pas de freins, de réflexions, de bluff. À
fond dès le début, je suis obsédé mentalement et accro physiquement depuis
la première bouchée que j’ai eue d’elle.
Je ne voulais même pas la laisser partir samedi dernier, et notre échange de
textos hier soir fut un calvaire pour ma patience qui n’est pas mon fort, c’est
connu. J’ai dû m’empêcher de sauter dans ma voiture pour conduire jusqu’à
chez elle et aller chercher ce dont j’avais besoin. La seule chose qui m’a
retenu a été la peur de l’effrayer avec mon besoin possessif d’être avec elle,
près d’elle, en elle.
À présent, en la tenant comme ça, ses cuisses si douces appuyées contre
moi tandis que je glisse une main sous sa robe pour empoigner ses fesses
rondes et fermes, je suis dans tous mes états. J’attrape sa chair tendue en la
pinçant presque, comme pour vérifier qu’elle n’est pas le fruit de mon
imagination. En réponse, elle appuie ses seins contre mon torse en émettant
un gémissement profond que je sens vibrer en passant mes lèvres dans son
cou.
— Tu es tellement sexy, putain ! dis-je en grognant et en détachant ma
ceinture, libérant ma queue de la contrainte douloureuse que lui infligeaient
mon pantalon et mon caleçon.
Mia baisse les yeux et ouvre la bouche avec avidité en voyant la puissance
de mon érection. Je me caresse dans mon poing serré pour nous exciter tous
les deux et elle gémit de désir.
— Je veux te voir, habillée comme une putain de reine si sexy, souillée par
mon sperme. À genoux !
Je la pousse vers le sol, mais elle s’empresse d’obéir, avalant ma queue
alors même que je plonge mes doigts dans ses cheveux et m’enfonce en
elle. Sa bouche est merveilleuse et mon sexe vibre de plaisir quand j’entre
et sors rapidement en grognant de satisfaction.
— Lève les yeux vers moi, dis-je d’un ton rauque.
Mes hanches se balancent, faisant aller et venir toute la longueur de mon
sexe entre ses lèvres avides.
— C’est ça… tu la veux, ma queue, hein ?
— Humph !
Les vibrations de sa réponse me font trembler les genoux, mais il est clair
qu’elle est d’accord avec moi.
— Tu es à moi, Mia. Je vais te baiser, te prendre et ne jamais laisser
personne te toucher. Tu es à moi entièrement.
Je suis conscient de promettre des choses trop tôt, mais c’est plus fort que
moi. Les mots m’échappent avant d’être filtrés en contenant une dangereuse
vérité. Elle a beau ne rien répondre, ayant la bouche pleine de mon sexe, je
peux lire l’espoir briller dans ses yeux quand elle me regarde.
Tout à coup au bord de jouir, je me retire de sa bouche et la remets sur pieds
d’un mouvement brusque avant de la retourner et de pousser dans son dos
pour plaquer sa poitrine contre la table.
Je vais revendiquer chaque centimètre carré de son corps, mais pour
l’instant, avec la tension sexuelle qui nous entoure comme du brouillard,
j’ai besoin d’être enfoncé profondément en elle pour jouir comme j’en ai
envie.
Lever sa jupe revient à révéler le cadeau de Noël le plus sexy qui soit. Elle a
écarté les jambes automatiquement, me donnant libre accès à la rondeur
parfaite de ses fesses pales seulement départagées par son string. Elle se
tortille en quête de soulagement et je l’immobilise en plaquant une main sur
une de ses fesses, avant de tracer une ligne vers sa jambe jusqu’au bas
qu’elle porte.
Je peux sentir l’odeur de son excitation – qu’elle soit due à ma présence ou
au fait d’enfin réaliser à quel point elle est sexy m’importe peu.
Je gifle sa fesse, y imprimant la trace rouge vif de ma main. Elle crie :
— Ah !
— Tu portes du fond de teint sur mon suçon. Je l’avais fait dans ton cou
intentionnellement, dis-je en murmurant à son oreille de façon inquiétante
en restant penché au-dessus d’elle.
Je la cloue à la table sous mon poids ; mais tout en menaçant, je tire sur son
string pour l’écarter et passe le bout de mon sexe sur les lèvres du sien pour
l’enduire de son miel. Je décrète, comme si mes mots faisaient loi (ce qu’ils
font, à Roseboro) :
— Tu n’en as pas le droit.
— Mais les gens vont le voir !
— Laisse-les voir, dis-je en rugissant quand je m’enfonce tout au fond
d’elle.
Elle est tellement chaude et étroite qu’on crie tous les deux quand je
ponctue mes mots en pénétrant avec force son corps si parfait. Les talons
qu’elle porte ont hissé son sexe et ses fesses à la bonne hauteur ; je n’ai
besoin de faire aucun ajustement pour aller et venir incessamment en elle.
— Montre-leur à tous que tu es à moi.
Je l’attrape par les cheveux pour lui faire décoller sa poitrine de la table tout
en la frappant de mes hanches pour m’enfoncer avec force au fond d’elle.
J’abaisse le corsage de sa robe pour prendre son sein gauche dans ma main
et je tire sur son téton.
En réaction, un flot d’humidité coule sur ma queue, et je répète le
mouvement, tordant le téton jusqu’à ce qu’elle pousse un cri mêlé de
douleur et de plaisir. Je regarde la scène dans les miroirs de Damiens et me
retrouve submergé par la vue de Mia, dont le reflet sous tous les angles
accentue la douce agonie de ses chairs veloutées qui m’enserrent.
Mon sexe martèle le sien et mon esprit est lessivé par des vagues
successives de plaisir intense. Je sais que c’est dangereux, mais en cet
instant, je suis plus animal qu’humain, plus primitif que civilisé, et je la
culbute comme un sauvage. Miraculeusement, elle vient à ma rencontre
coup après coup, ne reculant pas devant ma brutalité, et face à son aptitude
à me gérer, de petites fissures lézardent ma carapace.
Je ne suis pas Thomas Goldstone, entrepreneur milliardaire. Mon titre le
plus important est… « le sien ».
Et elle n’est pas Mia Karakova. Elle est tout simplement… mienne.
Ma poitrine se soulève, mon cœur cogne fort et chaque fois que mes
hanches giflent les fesses cambrées de Mia, je me sens plus étroitement lié à
elle.
Je veux me graver dans sa peau. J’ai envie de la proclamer mienne pour
toujours, de la garder captive pour faire d’elle ce que je veux. J’ai envie
qu’elle soit mon ange, mon jouet sexuel, mon… tout.
C’est fou, mais en cet instant où mon sexe palpite au plus profond d’elle et
où j’entends la symphonie de ses exclamations de plaisir, j’ai le droit
d’avoir des pensées folles.
Relâchant son téton, je m’accroche à sa taille. J’écarte un peu les jambes
pour avoir plus de forces et je me mets à cogner contre elle du plus fort que
je peux. Je baisse les yeux et la vision érotique de ma queue épaisse et
brillante entrant et sortant de son sexe étroit me fait saliver. Ses lèvres
s’accrochent à moi alors même que je vais et viens plus vite et plus fort et
lui donne tout ce que j’ai.
— Oh putain ! Tommy… Tommy…
— Dis-le encore ! dis-je en rugissant, me fichant que des gens puissent nous
entendre.
— Tommy ! crie-t-elle en jouissant, son sexe se contractant autour du mien.
Je pousse un cri de victoire au moment où mes couilles se tendent et où
mon sperme se répand, laissant sa marque en elle et sur elle en écho à mon
cri insensé. Je m’effondre dans un abandon total, submergé par nos
orgasmes simultanés, enveloppé par sa chaleur, son réconfort et sa beauté.
On reste là, unis l’un à l’autre, jusqu’à ce que le rythme de nos cœurs
ralentisse. Puis je ressors centimètre par centimètre et réajuste mes
vêtements à regret, remontant mon caleçon et mon pantalon. Quand je
pense au fait d’être enrobé de ses liquides, une pulsion primitive retentit en
moi et, jetant un coup d’œil à son sexe malmené pour m’apercevoir qu’il est
lui aussi couvert de sperme, je sens un sourire satisfait se dessiner sur mon
visage. Mia replace son string. Elle essaye de réajuster sa tenue, mais elle
est si faible après ce qui vient de se passer que je dois la soutenir et l’aider à
arranger sa robe.
— Donc… dit-elle après un moment, sa poitrine se soulevant toujours par
vagues alors qu’elle reprend sa respiration ; j’imagine que ça veut dire que
tu aimes la robe ?
— Je l’adore, putain ! dis-je en ajustant ma cravate. Par contre, on va peut-
être devoir la faire nettoyer à sec avant le gala de vendredi.
Elle sourit à mon allusion obscène en passant ses mains sur la jupe pour
aplanir les endroits que j’ai froissés.
Elle lève vers moi des yeux pétillants de joie et de questions sous-jacentes.
— Je ne saurais dire si tu me fais marcher ou pas…
Je sais qu’elle ne fait pas allusion à mon goût pour la robe, mais au fait qu’il
y ait autre chose entre nous. Elle me laisserait tourner les talons, si tel était
mon souhait, je le sais.
Elle mettrait les choses possessives que j’ai dites en baisant sur le dos d’un
abus de langage sexuel, et l’on pourrait revenir à un semblant de relation
professionnelle. C’est vraiment trop dommage que ce ne soit pas du tout ce
dont j’ai envie, putain ! Je pensais chacun des mots que j’ai dits, et même
tous ceux que je me suis retenu de dire.
— Je ne raconte jamais de conneries, dis-je d’une voix monocorde. Il
m’arrive peut-être de contourner la vérité en affaires, de temps en temps…
mais je ne raconte jamais de conneries.
Une tension s’installe entre nous et bien qu’on ne se le dise pas à voix
haute, on sait en cet instant que quelque chose de puissant est en train de
changer la donne entre nous : une reconnaissance mutuelle, un
consentement de sa part, une acquisition de la mienne.
Finalement, elle se détourne et va derrière ce qui ressemble à une cabine
d’essayage improvisée. Je l’entends baisser la fermeture de la robe dont elle
se débarrasse pour se changer.
— Je n’ai pas honte de ce qu’on a fait, dit-elle en sortant de derrière la
cloison, portant toujours aux pieds les talons qu’elle avait mis pour
l’essayage, mais habillée comme elle l’est d’habitude au travail.
Elle est tout aussi belle, mais je m’aperçois qu’elle s’était blindée contre
moi en enfilant ce matin un tee-shirt et un pantalon.
— On a probablement mis le feu au livre de la bonne conduite en
entreprise… mais je n’ai pas honte.
— Tant mieux, parce que…
— Attends, me dit-elle, brandissant un doigt pour me faire taire. Je n’ai pas
honte, Thomas, mais il faut que je te dise une chose. Je ne vais pas être ta «
poupée du bureau ». On n’est pas dans Mad Men, et je ne vais pas profiter
de la quelconque attirance que tu éprouves à mon égard. Dieu m’a donné
l’intelligence, la Russie m’a donné la beauté… du moins d’après ce que dit
mon père. Mais c’est moi qui construis mon futur, avec mon cerveau et
aucune autre partie de mon corps.
J’acquiesce, soulagé que ce soit sa seule préoccupation. L’espace d’un
instant, j’avais pu voir le poids sur ses épaules et j’avais cru qu’elle allait
me jeter.
Comme tu le mérites. Quelle perte de temps de te croire digne d’une déesse
comme elle. Elle s’en rendra compte bien assez tôt…
— Tu es bien plus qu’une poupée de bureau, Mia. Je crois qu’on le sent
bien tous les deux.
Je l’attire vers moi, l’embrasse doucement et reçois le doux soupir qui
parcourt ses lèvres. Je croise les doigts pour qu’elle ne me trouve pas
défaillant et ne me quitte pas trop tôt.
En la gardant dans mes bras, je tapote sa tempe.
— En fait, miss futée en pantalon, tu avais raison, et je ne dis pas ça
souvent ou à la légère. J’ai parcouru ton ordinateur quand tu as rendu le
micro. Le dossier que tu m’as montré et le rapport qui a atterri sur mon
bureau sont deux choses différentes. Il faut que je trouve ce qui s’est passé
entre les deux et que j’actualise les nombres pour voir si ça nous fait
changer de direction, mais en attendant, je ne vais pas être tendre avec toi
juste à cause de ce qui se passe entre nous.
Mia sourit, mais grogne ensuite de façon comique en prenant un fort
accent :
— Bon. Parce qu’attention : chez Mère Russie, l’analyste qui travaille peut
te baiser.
Je pousse un grondement et laisse tomber une de mes mains pour
empoigner ses fesses en me frottant un peu contre elle.
— J’ai vu ça…
Son rire est contagieux et je souris largement.
— Hé, pourquoi les talons… ?
— Damien dit que je dois m’entraîner, répond-elle simplement en regardant
ses pieds. Mais je vais devoir trouver un moyen de les assortir avec les
articles de ma garde-robe habituelle. Peut-être que ma copine Izzy pourra
me prêter quelque chose… Elle est une sorte de reine de la mode discount.
De l’autre côté de la porte, l’agitation de fin de journée de travail se fait
entendre et la réalité nous rattrape.
— Je ferais mieux de retourner travailler. Mon patron est un vrai salaud
quand on se laisse aller, me dit-elle en m’adressant un clin d’œil
provocateur. Bon… à plus tard ?
— Oh que oui ! dis-je, mais alors qu’elle ouvre la porte, je l’appelle : et…
Mia ?
Elle se retourne, affichant un sourire chaleureux, mais dans une version plus
professionnelle.
— Oui, monsieur Goldstone ?
— J’attends de grandes choses de toi.
CHAPITRE 12
BLACKWELL

L e parc est petit, mais l’étang en son centre est tout à fait pittoresque et
les ombres qui bordent son rivage sud sont épaisses. Je regarde le
match de basket, assis sur un banc.
J’entends des pas approcher sur le chemin de gravier et je vois mon indic
apparaitre pile à l’heure. Il s’assied en essayant de paraître décontracté,
mais en vain.
Moi ? Peu m’importe si quelqu’un me voit. Je contrôle ce jeu. Je suis au-
dessus de la plupart des règles.
— Monsieur.
Il y a de l’excitation dans sa voix ; il a des nouvelles qu’il est impatient de
m’annoncer et rien que pour ça, je le fais attendre, prolongeant ce moment
d’anticipation à la fois pour mon propre plaisir et pour frustrer cet homme.
— Regardez-les, dis-je pour faire la conversation en parlant à voix basse.
Je lui montre le jeu de l’autre côté de l’étang, où de jeunes hommes
transpirants en groupe ne cessent de faire rebondir leur balle en caoutchouc
sur le bitume, perdant leur temps avec leur jeu débile.
— Et ils se demandent pourquoi ils n’auront jamais aucun pouvoir ni
aucune influence… Certains de ces garçons sont là depuis plus d’une heure.
— C’est un sport amusant, dit mon homme en regardant au-delà de l’étang.
Quand j’étais au lycée, je faisais partie de l’équipe de l’école. Petit allier.
J’ai même joué en Division centrale, pendant ma dernière année.
— Humph, dis-je, loin d’être impressionné.
Je suis arrivé au terme de ma tentative de bavardage dont je me suis servi
pour que cet homme attende avant d’accoucher. S’il n’apprend pas en se
servant des miettes qui tombent de ma table, il finira par comprendre à la
manière forte.
— Vous m’avez dit avoir du nouveau ?
— Oui, monsieur. On dirait que notre… connaissance commune trempe son
pinceau dans un encrier de l’entreprise.
— Vraiment ? dis-je, amusé.
L’Enfant Prodige, monsieur Parfait, ferait enfin quelque chose qui pourrait
être tourné à mon avantage ? Ça ne saurait arriver à un meilleur moment.
— Et comment le savez-vous ?
— Tous ceux qui se trouvaient dans les environs du vingt-cinquième étage
mardi dernier vers l’heure du déjeuner le savent, dit-il en prenant un air
légèrement écœuré. C’était… répugnant d’entendre son nom crié si fort.
Oh, et elle l’a appelé « Tommy », ajoute-t-il en levant les yeux au ciel
comme un adolescent.
— Hum, j’aurais cru que la tour Goldstone était mieux insonorisée que ça.
Mon homme a un rire amer en acquiesçant.
— Elle l’est. C’est pour dire à quel point elle criait fort !
Curieux.
Je classe l’information dans mon fichier mental, au cas où elle s’avérerait
utile. Franchement, ce sont ces petits détails que les gens balayent toujours
d’un revers de main qui me facilitent la vie. Je demande :
— Et Goldstone… il est amoureux de cette femme ?
L’homme hoche la tête.
— Intéressant.
— Il l’a emmenée dîner une fois, ils vont se rendre ensemble à la levée de
fonds vendredi et il l’a baisée dans la salle de conférence, me confie mon
indic. Je ne saurais dire à quel point c’est sérieux, mais ça représente une
vulnérabilité certaine, même du simple fait qu’elle soit une employée.
— Alors nous n’avons plus qu’à mettre la pression aux bons moments, de la
bonne manière, dis-je en réfléchissant à voix haute, alors que les prémices
d’un plan sinueux se mettent à ramifier dans ma tête. Je veux que vous
m’apportiez toutes les informations que vous pourrez recueillir à propos de
cette femme. On va le pousser à bout, même si c’est risqué ; mais il faut
qu’on fasse relativement vite. Cette affaire représente plus que des millions,
ça représente un héritage. Mon héritage.
— Je comprends.
Mon indic se lève et s’en va. Je cale mon dos contre le dossier du banc et
regarde les jeunes hommes de l’autre côté de l’étang continuer à perdre leur
temps avec leur jeu débile.
Je n’ai jamais participé à des jeux si niais. Le pouvoir ne dépend pas de
l’habileté à mettre une balle en caoutchouc dans un anneau en métal comme
un singe domestiqué. Même dans mon enfance, j’ai fui les sports collectifs
auxquels jouaient mes camarades de classe pour des activités plus
appropriées à quelqu’un de mon rang : les échecs, le polo… même un peu
de squash pour entretenir le cardio.
Malgré tout, je dois bien admettre que ce genre de sport donne aux jeunes
hommes une force admirable. Ils n’en sont pas conscients, mais ça construit
la musculature en nivelant l’esprit par le bas de sorte qu’ils peuvent ensuite
devenir les bons petits larbins de la vraie puissance.
Telle que moi.
Et ça, tout bien réfléchi, donne aux joueurs de basket une sorte de futilité
noble et à leur inutilité une certaine poésie. Alors qu’ils continuent à jouer.
— Après tout, me dis-je dans un murmure, me levant tout en restant
entièrement dans les ombres de cette chaude soirée d’été ; on a tous nos
petits jeux préférés.
CHAPITRE 13
THOMAS

L e soleil de ce vendredi matin est agréable et Kerry ne répond rien


quand je lui dis sortir faire une course personnelle. Elle sait que je
quitte rarement mon poste de travail et doit penser que je veux me préparer
pour le gala de ce soir.
En plus, elle est sûrement ravie que je sorte un peu. Même si je doute
qu’elle soit prête à déboucher de la téquila et à danser sur son bureau, elle
est probablement contente de pouvoir lever le pied quelques heures.
Au moins, je ne pourrai pas la surcharger avec du travail supplémentaire.
Depuis hier, sans raison apparente, je suis incapable de me débarrasser de
cette voix dans ma tête.
Qui me harcèle.
Faible.
Stupide.
Un échec.
Alors soit je sors, soit j’explose.
Je monte à mon appartement et vais chercher dans mon placard de quoi me
changer rapidement pour enfiler mon déguisement du jour : un vieux
maillot de l’équipe de Clyde Drexler, une perruque blonde faite sur mesure
et une casquette de baseball. Équipé d’un sac en toile, j’utilise ma carte
magnétique pour que l’ascenseur descende jusqu’au garage du sous-sol sans
s’arrêter au moindre étage. Là, je monte dans la Ford F150 vieille de dix
ans que j’utilise quand je veux passer inaperçu.
J’aimerais pouvoir aller parler à Mia. Ça pourrait m’aider. Mais je ne peux
pas. Depuis deux jours, la perspective de devoir assister à l’événement de
ce soir a fait monter d’un cran le feu sous la cocotte-minute qu’est mon
tempérament et mon esprit, et je ne peux pas me montrer à elle comme ça.
J’aurai besoin d’avoir la tête sur les épaules quand on débarquera dans la
salle ce soir. Je ne la laisserai pas tomber ; faire une telle apparition
publique n’est pas rien, et on le sait tous les deux.
Il faut que j’évacue de la colère, de la rage et de la peine – et ça… ça
m’aide. En fait, jusqu’à vendredi dernier, c’était la seule chose qui pouvait
m’aider pendant plus de quelques heures.
Je démarre. Roseboro est magnifique, sous un ciel parfait d’un bleu profond
où quelques nuages appellent les enfants à courir dans leur ombre en se
prenant pour leurs héros sportifs.
Tout en conduisant, je me dis pour la millionième fois que j’aimerais
apprendre à profiter de telles journées comme les gens normaux, en faisant
une balade ou peut-être un pique-nique et en appréciant le soleil comme un
cadeau, mais je suis tout sauf normal. Je ne peux pas être normal… on ne
m’a pas élevé pour le devenir, mais pour être dur, méfiant et cacher dans
une coquille solide la sombre douleur dont il n’était pas question de parler.
Les quartiers est de Roseboro sont ma destination du jour. Cette partie de la
ville est loin d’être la mieux fréquentée ; elle n’a rien à voir avec l’activité
grouillante du centre-ville et la banlieue pavillonnaire. Même si Roseboro
n’a pas de ghetto à proprement parler, il a ses quartiers défavorisés.
Les enfants que je viens voir aujourd’hui viennent de ces terrains vagues
couverts de taudis en préfabriqué. Il s’agit d’orphelins abandonnés par leur
famille ou juste retirés de chez eux après que leurs parents ont décrété que
consommer de l’alcool ou de la drogue était plus important que de
s’occuper de leurs progénitures.
Je sors de ma voiture devant la « maison des garçons de Roseboro » et
observe ce bâtiment certes vieux, mais bien entretenu. Ce fut un de mes
projets personnels ; pas de publicité, aucun nom donné aux immeubles… un
lieu où je peux simplement être libre. Je mets mes lunettes de soleil et
m’étire, impatient de voir comment ça va se passer.
— Salut, Tom !
D’habitude, je déteste ce surnom, mais quand il sort de la bouche
enthousiaste d’un garçon de huit ans qui sourit de toutes ses dents en me
voyant arriver devant la barrière de l’orphelinat, ça vaut largement de
refouler le tressaillement intérieur que je ressens.
— Salut, Frankie ! dis-je pour saluer mon jeune protégé, l’un des douze
enfants avec qui je travaille ici.
Je contourne mon pick-up pour attraper à l’arrière une glacière que je traîne
derrière moi.
— Alors, la rentrée approche ?
— Vous savez ce que c’est, répond Frankie. Je veux dire… je me débrouille
à l’école, mais à quoi bon ?
Il hausse les épaules avec dédain, le regard plus tourmenté que devrait l’être
un regard d’enfant.
— Tu sais à quoi bon, dis-je en ouvrant mon sac pour en sortir un ballon de
foot. Comment pourras-tu jouer un jour avec les Seahawks, si tu ne vas pas
à la fac ?
Frankie sourit. Le vieux fantasme qu’on a nourri a encore assez de pouvoir
pour le laisser espérer un instant. Il est à peine une ombre d’un mètre vingt
et doit peser vingt kilos tout mouillé avec des briques dans les poches. Mais
c’est un brave garçon et il attrape fermement la balle quand je la lui lance.
Après m’être présenté à l’accueil de l’orphelinat avec ma fausse pièce
d’identité, j’emboîte le pas de Frankie qui se dirige vers la meilleure partie
de l’établissement : une grande aire de jeu engazonnée. Ce n’est pas assez
vaste pour que les quarante gamins jouent tous en même temps, mais pour
la douzaine d’enfants qui traînent dans les parages et s’approchent pour
jouer au football américain avec moi, c’est largement suffisant.
— OK les gars, qui va jouer quarterback ?
Quand ils me désignent tous du doigt, je secoue la main.
— Ah non, je vous ai dit la dernière fois que vous devriez vous entraîner à
lancer ! Moi aussi, je veux réceptionner, des fois, vous savez…
Au bout du compte, je finis par ne pas jouer du tout, comme je le souhaitais
en réalité. Je sers plutôt d’arbitre, de coach et de meneur tandis que les
enfants se lancent dans un match de football américain parfois brutal, mais
toujours dans les règles.
Des rires, des bavardages et de la joie remplissent l’air autour du ballon qui
vole d’un côté à l’autre du terrain. Frankie réussit même un essai à six
points, ce qu’il fête en faisant un spike à moitié convenable avant la fin du
match.
Après la dernière passe, j’ouvre ma glacière et distribue des boissons
énergétiques aux enfants qui se rassemblent autour de moi.
— OK les gars, bon match aujourd’hui, leur dis-je en refermant la glacière
avant de m’asseoir sur le couvercle. Bon alors, j’ai entendu les messes
basses que vous avez échangées pendant le jeu… on dirait que vous êtes
tous excités à propos de lundi, non ?
J’essaye de reformuler leurs émotions de façon positive, même si leurs
échanges étaient pleins de stress et d’angoisse.
Ils se mettent à grogner à l’unanimité autour de moi. Frankie est loin d’être
le seul à ne pas avoir hâte de retourner à l’école lundi prochain.
— Hé, Tom, dit l’un des gamins, pourquoi serions-nous tout excités ? Il n’y
a que l’année qui change, mais ça va être la même merde. Les autres vont se
moquer de nos vêtements, nous traiter de ratés et tout le bordel.
— C’est possible, dis-je, et les gamins hochent la tête.
C’est peut-être ce qui me permet de créer un lien plus solide avec ces
enfants que de nombreux prétendus bénévoles qui viennent ici. Je joue
franc jeu avec eux, mais tout en les encourageant.
Alors je vais être totalement honnête, parce que c’est ce qu’ils respectent.
— Je sais que beaucoup d’entre vous vont penser que je dis des conneries,
mais laissez-moi vous mettre les points sur les i. Vous savez ce que font de
nombreux gamins ? À votre âge, ils se projettent mentalement dans une
situation vers laquelle ils cheminent ensuite tranquillement. Vous les voyez
dès aujourd’hui, les gosses qui sont en quelque sorte intimement convaincus
qu’ils iront à la fac, ceux qui finiront ouvriers, et puis… eh bien, vous, les
gars.
— Vous voulez dire les ratés ? dit l’un des garçons en reprenant le nom
qu’avait choisi son pote et même s’ils se mettent tous à rire, je parie qu’ils
ont déjà entendu ça et bien pire encore.
Mais je ne ris pas.
— Beaucoup de gens vous voient probablement déjà comme ça. Certains
profs ne vous donneront pas la chance de rattraper vos erreurs comme ils le
permettent à Timmy Gros-compte-en-banque, fils de « bonne famille ».
Certains gamins qui n’ont pas la moindre idée de ce que c’est de ne pas
savoir d’où viendra son prochain déjeuner vous prendront votre boîte repas.
En grandissant, vous vous verrez classés dans quelques catégories. Ceux
d’entre vous qui feront la preuve de certains talents trouveront parfois des
camarades pour les encourager, surtout si vous êtes doués avec un ballon.
Certains poussent des cris d’encouragement à l’attention de Jimmy qui est
un meneur extra au basket et il lève un pouce.
— Bien… fonce, mon gars ! Pour les autres, il n’est pas trop tard ; et le
sport n’est pas le seul moyen de s’en sortir.
Quelques garçons baissent les yeux et je m’éclaircis la voix.
— Ne les laissez pas écrire votre avenir à votre place, leur dis-je. Je viens
ici parce qu’en regardant autour de moi, je vois du potentiel. Je vois un
basketteur, un avocat, un écrivain, un commerçant…
— Mec, j’vais pas avoir d’commerce, dit l’un d’entre eux et je secoue la
tête en grognant.
— La seule chose qui vous arrête, c’est vous. Ça sera difficile et injuste.
Vous autres, plus que n’importe qui, savez que la vie n’est pas juste. Mais
c’est bien ; parce qu’en ayant besoin de vous battre tellement plus que les
autres, vous deviendrez d’autant plus forts. Alors quand je vous regarde, les
gars, je vois des gens qui seront un jour des hommes, peut-être mariés, avec
quelques enfants et une jolie maison ; et quand ils repenseront à cet endroit,
ils verront tout ce qu’ils auront accompli.
Je regarde le bâtiment derrière nous, cette fade institution.
— Tournez-vous et regardez. Ce bâtiment que vous voyez là, il définit où
vous êtes, pas qui vous êtes. Choisir où vous êtes pour l’instant n’est pas en
votre pouvoir ; mais qui vous êtes ? Ça relève de votre choix, dès
aujourd’hui et pour tous les jours à venir. Faites les bons choix et à terme,
vous serez aussi là où vous voudrez être.
Je les laisse peser mes mots avant d’ajouter :
— Bon, je passerai à un moment ou un autre la semaine prochaine pour voir
comment se passe l’école. J’espère vous voir la tête haute. Ça marche ?
Bien sûr que ça marche. Beaucoup de ces enfants cherchent désespérément
n’importe quelle forme d’affection et quand je me prépare à partir, plusieurs
d’entre eux restent collés à moi pour m’aider à rassembler mes affaires.
Pour la plupart d’entre eux, il est rarissime que les adultes leur donnent de
l’attention comme ça et il m’est douloureux de penser que certains me
voient un peu comme un grand frère ou un père.
Ils méritent mieux que moi.
La porte du bureau d’accueil me sépare finalement d’eux et Reba,
l’employée de service en poste à cette heure-ci, me fait signer ma sortie.
— Pardon, Reba, ça vous dérangerait de me donner un verre d’eau ou
quelque chose ? C’est un peu poussiéreux, dehors.
Pendant que Reba a le dos tourné, je glisse mon enveloppe dans la boîte des
courriers entrants, attends qu’elle revienne et sirote le verre d’eau.
— Merci.
— Pas de problème. Ça fait vraiment plaisir aux enfants que vous passiez
les voir.
— Je leur ai dit que je reviendrai courant semaine prochaine. Je vous
appellerai pour vous prévenir.
Je pense qu’elle souhaite que je continue à venir les voir sans oser me le
demander directement. Elle n’a pas besoin de le faire. Je le fais avec plaisir.
Quelque part, j’en ai besoin autant que ces garçons.
— Merci encore, Reba.
— Bonne journée, Tom ! me lance Reba, tandis que « Tom Nicholson »
quitte la maison des garçons de Roseboro.
Je remonte dans mon pick-up et j’arrive à quitter l’emplacement où j’étais
garé et à conduire jusqu’au parking du supermarché le plus proche avant de
devoir m’arrêter, les souvenirs qui m’assaillent étant trop forts pour que je
puisse les refouler.
La Cadillac m’attend comme convenu, même si ça ne me ravit pas, quand je
sors de l’école primaire Briarwood, mon sac sur l’épaule et mon nouveau
jean encore raide et peu confortable.
Je n’ai pas réussi à les « mettre dans ma poche », comme ils disent.
Personne n’a voulu jouer avec moi… une fois de plus. Depuis que Kenny
Tyson est revenu à l’école en parlant de maman et de ce que son père, qui
est flic, lui a dit, plus personne n’a l’air de vouloir jouer avec moi.
Pour autant, je ne me réjouis pas de ce trajet en voiture dans la grosse
Cadillac noire.
Mais comme je n’ai pas envie que papa klaxonne comme il le fait quand je
ne le rejoins pas assez vite, je me dépêche de traverser le parking pour
monter dans la voiture et attacher ma ceinture.
— Salut papa.
— Tom, répond froidement papa.
Il ne me dit rien d’autre pendant tout le trajet jusqu’à son bureau, où mon
« coin périscolaire » est installé dans la salle des pauses café. Je sais que je
dois m’y rendre directement et m’y asseoir. Je regarde la feuille d’exercices
de maths que madame Higgins nous a donnés à faire.
Mais faire mes devoirs ne me prend pas longtemps et à dix-sept heures, j’ai
terminé. J’ai même relu mon livre de la bibliothèque pour la troisième fois,
même si cette histoire de grenouille et de cochon finit par m’ennuyer.
Je me lève et me rends dans le couloir pour me diriger prudemment vers le
bureau de papa. Les autres avocats de l’étude ont l’air gentils, mais je ne
veux pas les contrarier. Papa dit que je ne dois pas les déranger.
Cependant, la secrétaire de papa, une jolie fille qui s’appelle Christina, est
gentille.
— Salut Thomas ! me dit-elle en souriant en me voyant entrer. Qu’est-ce
que je peux faire pour toi ?
— Hum… J’ai terminé mes devoirs, dis-je, mais avant que je puisse en dire
plus, une porte s’ouvre et papa sort du bureau ; me voyant, il s’arrête net.
— Retourne à tes devoirs, dit-il en me regardant à peine. Tu n’es pas…
— Pardon, monsieur Goldstone. J’ai demandé à Thomas de m’aider à
agrafer des papiers, se précipite de dire Christina en me souriant. Il a déjà
fini ses devoirs et je me suis dit que bon…
— Comme vous voudrez, dit papa en quittant la pièce.
Je soupire. J’aimerais tant que papa soit tel qu’il était avant la mort de
maman…
— Viens, Thomas, dit Christina d’une voix que prennent les adultes quand
ils ne sont pas ravis, mais qu’ils ne veulent pas le montrer.
Elle tapote la chaise à côté d’elle.
— Tu peux m’aider à faire… quelque chose.
En fait, ce « quelque chose » s’avère amusant : Christina me met devant un
site de jeux sur son ordinateur. Je m’amuse à protéger mon château des
assauts de monstres informes et je commence à sourire lorsqu’une bulle
apparait à l’écran disant : nouveau courrier : Re : Autopsie Grace
Goldstone.
Je ne crois pas savoir ce que veut dire « au-to-psie » ; je prononce le mot à
voix haute en détachant les syllabes comme madame Higgins m’a appris à
le faire… mais le nom de maman suffit à me faire cliquer sur la bulle et une
nouvelle fenêtre s’ouvre. C’est la photo d’une sorte de document dont je ne
comprends pas la plupart des informations, mais je reconnais le nom de
maman, notre ancienne adresse et quelques autres choses.
La première chose que j’y vois est : Cause du décès. Les autres mots sont du
charabia, mais j’ai appris plus tard ce que voulait dire… suicide.
Quelque chose est surligné et me fait monter les larmes aux yeux. Heure du
décès… quinze heures trente.
Je connais cette heure-là… c’est quand Animaniacs passe à la télé.
Je murmure : « non… » et tout à coup, Christina qui s’approche de moi se
demande pourquoi je me mets à pleurer comme ça. Je veux être un grand
garçon ; je ne suis pas censé pleurer, mais je ne peux pas m’arrêter.
— Thomas, qu’est-ce qu… oh mon Dieu ! dit Christina en voyant l’écran.
Elle me prend dans ses bras et me caresse les cheveux.
— Mon chou, tu n’étais pas censé voir ça !
— Est-ce que c’est vrai ? Est-ce que… maman était vivante quand je suis
rentré à la maison ?
Christina s’écarte de moi pour me regarder dans les yeux.
— Thomas… Tom, ne culpabilise jamais, jamais pour ça. Ce qu’a fait ta
mère, c’est de sa faute, pas de la tienne.
— Mais si je n’avais pas regardé les dessins animés, si j’étais allé voir
comment elle allait plus tôt…
— Non ! dit Christina en me serrant à nouveau contre elle. Ne culpabilise
jamais, jamais, Tom.
Mais c’était déjà fait. J’essuie mes yeux en refoulant ma peine. Je
redémarre mon pick-up et retourne à la tour Goldstone, me gare et monte à
mon appartement. Je sens la sueur, je suis tout collant ; je dois prendre une
douche avant de me préparer pour la soirée.
En laissant l’eau couler sur mes épaules et le shampoing imprégner mes
cheveux, je réfléchis. Vingt ans après, jour pour jour, les mots de Christina
résonnent encore dans ma tête.
Parce que je culpabilise.
Si je m’étais concentré, si je n’avais pas été faible… si j’avais été un bon
fils, j’aurais pu faire venir une ambulance à temps.
J’aurais pu avoir ma mère à mes côtés… et j’aurais pu avoir mon père, à la
place de cet homme froid et distant qui ne m’a plus jamais témoigné
d’amour après ce jour-là.
Tu le mérites. Tu l’as abandonnée.
C’est peut-être pour ça que je vais donner un coup de main à l’orphelinat de
temps en temps. Je m’y rends en particulier avant le genre de numéro de
cirque de ce soir.
Ces gamins, de Frankie à Jeremy en passant par le petit Shawn tout timide,
qui ont des problèmes encore plus profonds que moi, comprennent. Ils
comprennent vraiment, et que mon père soit encore vivant ou non, ils voient
que je suis aussi orphelin qu’eux.
CHAPITRE 14
MIA

L ’hôtel Sentinel est un de ces endroits devant lequel je suis passée un


nombre incalculable de fois, la plupart du temps en allant à la célèbre
librairie Powell’s qui est dans le même quartier, mais je n’aurais jamais
imaginé traverser un jour le hall de cet hôtel d’anthologie rénové.
— Il y a un tapis rouge, dis-je tout bas à Thomas quand on arrive devant
dans la limousine qu’il a prévue pour la soirée. Tu ne m’avais pas dit qu’il y
aurait un tapis rouge.
— Eh bien, il va y avoir des VIP des quatre coins de la Tri-City, m’informe-
t-il. On pèse assez lourd dans l’État pour que le gouverneur veuille nous
garder sur le devant de la scène.
Il ne le dit pas, mais je comprends au son de sa voix qu’il n’aime pas
beaucoup ce genre d’événement. J’ajuste mes lunettes et prends sa main.
— Si tu peux le faire, je peux le faire, dis-je en sortant de la voiture avant
de jeter un coup d’œil par terre. Malgré tout, je ne m’attendais pas à un
tapis rouge.
Les flashs des appareils photo sont presque aveuglants et je suis choquée
que tant de gens veuillent prendre Thomas en photo. Non pas qu’il ne soit
pas le mec le plus sexy de, genre « tout l’univers », mais il n’est pas une star
du sport, un acteur, ou un truc comme ça. C’est un homme d’affaires, et
plutôt discret en son genre, en plus.
— Pourquoi autant de photos ?
— Le gouverneur cherche à obtenir une présence nationale aux prochaines
élections, me chuchote Thomas.
Je prends son bras et il nous arrête pour poser quelques secondes avant de
nous conduire plus en avant.
— C’est pour ça qu’il voulait que cette soirée ait lieu un vendredi. Ce sera
trop tard pour une couverture locale de l’événement, mais il imagine
pouvoir profiter du cycle d’infos du week-end et être invité à Meet The
Press, News Sunday ou quelque chose comme ça.
Je hoche la tête, je suis assez abasourdie de reconnaître les célébrités
présentes : des sportifs, des stars de cinéma… mais Thomas n’a pas du tout
l’air d’être gêné. Lorsqu’un des sportifs lui adresse un hochement de tête, je
m’étonne :
— Tu le connais ?
Thomas a un léger sourire en retournant le hochement de tête.
— Oui, il s’occupe d’une association caritative à Portland. Je les ai aidés
l’été dernier. C’est un gars bien… mais un horrible cuistot. Il a fait plus de
ravages lors de son barbecue que sur le terrain en une saison entière.
Je ne sais pas vraiment quoi dire, ce que je mets sur le compte du
merveilleux mystère grandissant qu’incarne Thomas Goldstone.
Cramponnée à son bras, je monte avec lui au quatrième étage où je suis
époustouflée de voir combien la pièce où nous entrons est luxueuse.
Le fait que je sois bouche bée n’échappe pas à Thomas.
— La salle de bal du gouverneur, dit-il en observant lui aussi le décor.
C’est très beau. Des colonnes cannelées en marbre blanc encadrent chacune
des immenses fenêtres le long des murs, tandis que certains éléments de
décors incrustés et la moquette épaisse principalement bleue donnent au
lieu un air de palais européen. Il y a même un quintette de musiciens
classiques et un quatuor à corde avec un cor français qui ajoutent leurs
tonalités à l’ensemble de cette expérience surréaliste.
— Que c’est beau… dis-je, dans un murmure.
Je me moque de savoir si les gens me voient tourner mon visage dans tous
les sens – je ne sais plus où donner de la tête. Il y a du monde, de la
musique et même des serveurs qui sillonnent l’assemblée en portant des
verres et des petits fours. J’attrape une flûte de champagne et Thomas en
fait autant.
— Je savais que Damien était comme une « marraine la bonne fée », mais
là, j’ai vraiment l’impression d’être dans un conte de fées.
— Trop de monde pour un conte de fées, murmure Thomas en m’adressant
un sourire sensuel qui me fait monter le rouge aux joues. Et, bien que
Damien soit un magicien, la beauté était là dès le début. Il t’a simplement
permis de te voir comme je te vois.
Je rougis en piquant du nez, secouant ma tête machinalement. Je suis
consciente d’être jolie ce soir, je suis même restée devant le miroir à me
dévisager, incrédule, pendant quelques minutes, après que Damien et son
équipe aient quitté mon appartement, mais les paroles hardies de Thomas
mettent à nu mon manque de confiance en moi.
— Tu es la plus belle des femmes présentes ici ce soir. Prends le temps de
regarder à nouveau autour de toi… tu verras que je dis vrai.
Je fais ce qu’il me dit, mais ce faisant, je me sens encore plus comme un
poisson hors de l’eau. Les femmes sont toutes magnifiques, mais ça va au-
delà de ça. Elles ont toutes une aisance et une assurance dans cet
environnement que je suis loin d’avoir, même si je suis ce soir habillée
comme elles.
Pourtant, Thomas ne les regarde même pas, excepté lorsqu’elles le saluent,
et il prend soin de m’inclure à chaque conversation.
— Mia, je te présente Willa, dit-il en me désignant une célèbre présentatrice
d’une télévision locale. Nous nous sommes rencontrés il y a des années
quand elle m’a interviewé pour un article sur Goldstone. Willa, voici Mia,
la meilleure analyste de données que j’ai jamais rencontrée. Si elle le
souhaitait, elle mettrait les trois-quarts de vos investisseurs en bourse au
chômage. Toutefois, elle a un défaut notable, dit-il en marquant une pause
théâtrale tout en m’adressant un sourire espiègle ; elle a très mauvais goût
en matière d’hommes, ce qui explique ma chance de pouvoir l’accompagner
ce soir.
— Je vois, dit Willa en haussant un sourcil.
Elle me sourit de façon chaleureuse, mais je vois bien qu’en même temps,
elle est en train de réfléchir ; je reconnais cet air pour l’avoir moi-même
souvent sur le visage.
— J’adore les cheveux et les lunettes… La parfaite petite touche
d’originalité pour une telle audition ouverte. Je vous en prie, dites-moi
qu’elles ne sont pas sans correction…
— Oh non, sans elles, je n’y vois rien ! dis-je, soulagée qu’elle ne critique
pas mes choix bizarres. Si je ne les avais pas sur le nez, je pourrais vous
confondre avec Beyoncé.
Elle se met à rire.
— Eh bien, rassurez-vous, je ne vais pas me mettre à chanter et à danser
frénétiquement ! Alors, si vous voyez Beyoncé, faites-moi signe et je
viendrai crier avec vous.
Elle sourit et malgré son visage parfait, son sourire télégénique et cette
apparence qu’elle a dû parfaire depuis tellement longtemps qu’elle est
sûrement devenue comme une seconde nature, elle n’a pas l’air si terrible
que ça. Elle désigne ma tête d’un geste large.
— Les mèches vous vont très bien. Alors, depuis quand connaissez-vous
Thomas ? Personnellement, je l’ai rencontré pour un portrait que je faisais
pour la chaîne.
— Je, heu… Je travaille pour l’entreprise, mais on s’est rencontrés
récemment.
Je ne sais pas vraiment ce que Thomas veut que les gens sachent de notre
situation, mais quand je jette un coup d’œil vers lui, je le vois sourire
tranquillement.
Un homme s’approche et pose une main sur le bras de Thomas avant de
chuchoter à son oreille pendant un instant. Thomas acquiesce.
— Bien sûr… Mia, si tu veux bien m’excuser, le gouverneur voudrait
s’entretenir avec moi. Je reviens dans cinq minutes, dix tout au plus.
Je réponds « OK » et Thomas disparaît dans la foule. Quand il s’en va,
Willa me regarde avec un rictus. Je me tourne face à elle en haussant un
sourcil.
— Quoi ?
— Il est mordu, dit-elle avec un grand sourire. Vraiment mordu.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
Je refuse de me dérober. Thomas ne le voudrait pas, et après tout le travail
de préparation que j’ai fait en amont de cette soirée, j’ai bien l’intention de
faire taire les pensées qui se sont mises à tourner dans ma tête de façon
autonome depuis mardi en répétant : il avait juste besoin d’avoir une
cavalière pour l’événement de ce soir, c’est tout.
— Hum… Ça fait un moment qu’il se montre seul lors de ces festivités
assommantes. Je ne vois pas en quoi la soirée d’aujourd’hui serait
différente, répond-elle, hochant la tête en ayant l’air d’assembler
mentalement les pièces d’un puzzle.
Elle doit remarquer l’air de panique qui apparait sur mon visage malgré la
joie profonde que me procure son commentaire.
— Ne vous inquiétez pas, je ne travaille pas ce soir, tout va bien. Mais la
principale raison qui me fait penser ça, c’est sa façon de vous parler. Il le
fait… gentiment. Il semblerait que vous ayez apprivoisé le monstre. Vous
êtes celle qui murmure à l’oreille de la Bête !
Je cligne des yeux en essayant de réfléchir à notre façon de se parler,
Thomas et moi. J’imagine que j’ai vu cette autre part de lui quand il s’en
prend à l’équipe, et il avait commencé comme ça avec moi lorsqu’il m’avait
convoquée dans son bureau la première fois, mais depuis, il a toujours été…
Thomas.
Willa se rend compte que je n’ai pas l’air de la suivre et elle lève les yeux
au ciel.
— Oh, arrêtez, dit-elle en pouffant. S’il vous a laissée avec moi, c’est parce
qu’il va s’occuper du gouverneur et qu’il peut se montrer assez… lunatique,
face à des gens comme lui. Quand je l’ai accompagné à un événement tel
que celui-ci, il y a trois ans, de façon tout à fait professionnelle, dans le
cadre du portrait que je faisais, il n’a eu aucun scrupule à me montrer qu’il
était trois quarts salaud, trois quarts génie.
— Non, je sais de quoi vous parlez et j’ai déjà vu cette part de lui. Pour tout
vous dire, il m’a mise plus bas que terre lors de notre première réunion.
— Et vous êtes encore là ce soir ? Waouh !
Quelqu’un l’appelle de loin, elle se retourne et lève son verre.
— Excusez-moi. Ce fut un plaisir, Mia. Bonne chance !
Elle s’éloigne et je reste là, confuse. Bonne chance ? Bonne chance pour
quoi ? Thomas ? J’aurais pu attribuer ces paroles à de la sournoiserie, mais
elle paraissait tout à fait honnête et sincère.
« Ça vient peut-être seulement d’une déformation professionnelle, me dis-je
en réfléchissant à voix haute, sirotant mon champagne et retroussant le nez
à cause des bulles. Ou bien a-t-elle voulu dire autre chose… »
Légèrement perturbée, j’essaye de mettre mes inquiétudes de côté et de
profiter simplement de la soirée sans trop faire des yeux de merlans frits
devant tout le luxe et la splendeur qui m’entourent. Je me suis toujours
gaussée d’avoir la tête sur les épaules et de ne pas être assez superficielle
pour me préoccuper des beaux vêtements, des bijoux de luxe et des décors
sophistiqués, mais devant un tel étalage, c’est plus fort que moi.
— Papa serait tellement étonné de me voir ici… dis-je à voix basse.
Je commence à m’amuser en faisant mentalement un classement
hiérarchique des participants. C’est peut-être un jeu d’un goût douteux,
mais c’est ainsi que fonctionne mon esprit : il trouve des schémas dans des
choses aléatoires. En fait, il est intéressant de voir la tendance
générationnelle des couples à se former selon l’âge, la race ethnique et
même le niveau de prétention de leurs bijoux.
— Mia !
Je me retourne. Surprise, je regarde Randall Towlee venir vers moi. Comme
de nombreux hommes ici, il porte un smoking ; et bien qu’il soit beau,
comparé à Thomas, il n’est qu’un imposteur.
— Randall, quelle surprise…
— Mon beau-père est un des députés de l’État, me dit-il en me désignant
d’un signe de tête un homme plutôt rondouillet qui est dans un groupe près
du gouverneur et de Thomas. Alors je reçois une invitation incontournable
pour tous ces genres d’événements. Je crois qu’il veut me voir marcher dans
ses pas.
Je hoche la tête sans bien savoir quoi répondre à ça. Depuis sa tentative
infructueuse à m’inviter à sortir avec lui, il a eu l’air de m’éviter, sauf lors
d’une réunion avec l’équipe de travail sur l’hôpital qui était strictement
professionnelle. Ça m’a bien arrangé de croire qu’il avait lâché l’affaire,
mais il y a quelque chose dans sa façon de me regarder qui m’indique que
se faire refouler ne l’a pas découragé.
— Tu es très en beauté ce soir.
— Merci.
C’est le genre de compliment qui ne porte pas à conséquence dans ce genre
de soirée, qui semble même platonique et banal, alors qu’au bureau, je
l’aurais giflé d’avoir commenté mon apparence.
— Alors, qu’est-ce que tu fais là ? me demande-t-il avec audace en haussant
un sourcil. En fait, j’ai entendu des rumeurs, mais…
Il traîne sur la dernière syllabe, comme s’il voulait que je lui demande ce
qu’il a entendu exactement.
— Thomas m’a demandé de l’accompagner, dis-je en essayant de paraître à
la fois sûre de moi et détendue. Je ne voulais pas en faire toute une histoire
au boulot.
— Oh, je peux comprendre ! répond Randall.
Bien qu’il le dise sans méchanceté, j’ai l’impression d’être dans un mauvais
rêve qui se réaliserait ; je vois venir le moment où il perdra le respect qu’il
avait pour moi et je dois me rappeler que sa façon de me voir est son
problème. Je n’ai pas changé, pas plus que la qualité et le contenu de mon
travail.
À ce moment-là, Thomas revient. Il a comme un voile sur le visage, mais
qui se lève en me voyant. Je lui souris.
— Bonjour, Thomas.
Et voilà, le voile est de nouveau là.
— Randall, je ne pensais pas que votre père vous inviterait à quelque chose
d’aussi… barbant.
— Oh, c’est parfaitement le genre d’événements auquel il souhaite que
j’assiste ! répond Randall en attrapant une flûte de champagne. Il dit que
c’est dans ce genre de soirées que j’apprendrai comment fonctionne
vraiment la politique. Je ne cesse de lui dire que ça ne m’intéresse pas,
mais… eh bien, vous savez comment ça marche, avec la famille.
Thomas plisse les yeux, mais il fait un mouvement de la tête.
— Bien sûr. Si vous voulez bien nous excuser… Mia, je voudrais te
présenter quelqu’un.
Quand nous le quittons, Randall nous salue légèrement en levant sa flûte de
champagne. Je m’empresse de m’expliquer :
— Thomas, je suis désolée. Je ne m’attendais pas à le voir ici et quand il
m’a demandé…
— Tu as dit que tu étais avec moi, dit Thomas en terminant la phrase à ma
place. C’est bien.
Son sourire me rassure, j’ai donc fait ce qu’il fallait. C’est drôle… Quand
on est seuls tous les deux, tout semble juste et facile, mais dans le stress de
cette assemblée, ces attentes inhabituelles me tapent sur les nerfs.
Thomas veut effectivement me présenter quelqu’un : le président d’une
petite entreprise locale qui fabrique des ordinateurs. On se lance dans une
conversation intéressante à propos de systèmes informatiques et de sujets de
geek comme les processeurs, les puces RAM, les cartes vidéo et autres. À la
fin, j’ai l’impression d’avoir signé un contrat d’achat ! Thomas me guide
alors qu’on s’éloigne et je le regarde du coin de l’œil.
— Que vient-il de se passer ?
— Tu viens de rencontrer quelqu’un qui, selon moi, avait un point commun
avec toi, répond-il avec un sourire en coin. Tu es loin de ressembler à ses
clients habituels, mais je suis sûr que ton enthousiasme a égayé sa soirée.
— Quels sont ses clients habituels ?
— La soupe aux pâtes alphabet, dit Thomas, pouffant de rire quand il me
voit le regarder avec confusion. DEA, CIA, FBI, IRS, FDA, toutes ces
agences du gouvernement qui prennent de grands noms et les réduisent en
trois petites lettres. Il leur fournit des ordinateurs hyper rapides et sécurisés.
Et s’il commence à te soudoyer pour que tu travailles pour lui plutôt que
pour moi, je devrais faire intervenir les lettres de l’alphabet.
C’est un peu extravagant et possessif, mais ça me fait rire.
Le gouverneur monte sur scène pour faire son discours et même s’il ne
s’éternise pas, je comprends tout de suite ce qu’a voulu dire Thomas en
parlant des ambitions nationales qu’il nourrissait.
Vers la moitié du discours, du coin de l’œil, je remarque Randall qui me
regarde attentivement en portant à ses lèvres une autre flûte de champagne
sans écouter un seul mot du gouverneur.
— Quelle est cette histoire, à propos de Randall ? J’ignorais que son beau-
père était un politicien.
— C’est aussi pour ça que je l’ai engagé, répond Thomas, mystérieusement,
en applaudissant une phrase du gouverneur que je n’ai pas entendue. Il veut
se faire une place et son ambition est… utile. Je dois juste lui rappeler de
temps en temps que je me fiche de savoir qui est sa famille, qu’il ait été
président de sa communauté d’étudiants ou que son père sache ce qu’il sait.
J’ai seulement besoin qu’il me fournisse les meilleurs efforts possibles.
Le gouverneur termine son discours et la soirée se transforme en ce genre
de cocktails que tout le monde a vus et revus dans les films, mais auquel,
avant aujourd’hui, je n’aurais jamais imaginé participer.
— Ça ressemble assez à mon bal de fin d’études, dis-je à Thomas, à un
moment donné. Même si l’orchestre est bien meilleur.
Il rit doucement et prend ma main.
— Alors que dirais-tu d’une danse ?
Il me guide au centre de la pièce où a émergé une sorte de piste de danse
non matérialisée. L’éclairage est tamisé. Je prends la main de Thomas et
pose mon autre main sur son épaule. Heureusement que je me suis entraînée
à marcher avec ces talons hauts toute la semaine, sans quoi me déplacer
n’aurait pas été si facile.
— Heu… Thomas ? Je ne sais pas du tout danser, dis-je à voix basse. Je ne
suis même pas capable de faire la macarena.
Ma franchise lui inspire un rire léger qui sort de sa poitrine et résonne
autour de nous.
— Suis-moi simplement et détends-toi.
Sa main est posée avec douceur, mais fermeté sur ma hanche et tandis
qu’on slalome parmi la douzaine de couples dansant sur un morceau de jazz
plutôt classique, je le laisse me guider.
Le mouvement de nos corps ensemble me donne une impression de
justesse ; mon cœur commence à s’emballer et quand je lève les yeux vers
Thomas, mes joues s’empourprent. Ses yeux brillent d’un désir profond et
je vois dans leur flamboiement que s’il n’y avait pas une centaine de
personnes autour de nous à l’instant, il n’aurait aucun scrupule à me prendre
ici, en plein milieu de la piste de danse. J’ai presque envie que ça arrive.
— Tu as des pensées coquines, dit-il en m’attirant tout contre lui. Tu veux
les partager ?
— Pas si tu tiens à rester jusqu’à la fin de la fête, dis-je, provocante.
Profitons de la soirée et l’on verra bien ce qui se passera ensuite…
Dès que notre danse prend fin, quelqu’un s’approche de nous pour solliciter
la présence de Thomas.
Il m’interroge du regard et je lui dis d’y aller. Je suis une grande fille, je
peux me débrouiller dans une soirée.
Je décide de me diriger vers la table des hors-d’œuvre, soit pour faire un
brin de conversation avec le groupe de gens qui circulent autour, soit au
moins pour manger quelque chose de délicieux. J’ai le ventre qui
gargouille. C’est à peine si j’ai avalé une crevette depuis le début de la
soirée. J’attrape un petit four non identifié, mais qui semble appétissant et
l’ai presque mis dans ma bouche quand Randall surgit à nouveau devant
moi.
— Tu étais très belle, sur la piste de danse. Ne pas t’inviter à mon tour
serait pure négligence…
— Désolée, Randal ; mais non, merci. Je suis ici avec Thomas.
— Et c’est la deuxième fois qu’il te délaisse pour aller, quoi… faire de la
lèche ? demande-t-il en m’approchant de trop près. Tu mérites mieux qu’un
connard fortuné qui se servira de toi avant de te jeter.
Je suis surprise par son culot à la fois crédible et déplacé, mais on peut dire
qu’il a des couilles, sachant que Thomas est son patron ! Un patron qui,
comme l’a dit Willa, est connu pour ses talents de salaud.
— Randall, écoute-moi bien : j’apprécie notre relation professionnelle, mais
c’est tout ce qui m’intéresse chez toi.
Je me détourne, cherchant du regard un visage familier… de préférence,
celui de Thomas, mais Willa ou Gene, le gourou de l’informatique, feraient
l’affaire. Je m’éloigne en maîtrisant mon envie qui oscille entre rembarrer
Randall dans une apothéose qui ne manquerait pas d’attirer l’attention dans
une soirée comme celle-ci et lui coller ma main en pleine figure.
Mais je sens alors sa main sur mon épaule et je me retourne avec colère. Ma
main me démange.
— Elle vous a dit de la laisser tranquille.
La voix de Thomas arrive comme par enchantement avant que j’aie pu
riposter, grondant juste un ton en dessous du rugissement.
Randall se retourne, ses yeux lançant des éclairs, et il se plante devant
Thomas, nez à nez avec lui. Ils font presque la même taille et sont tous deux
bâtis comme des athlètes, mais la fureur flambant dans les yeux de Thomas
est comme une force de la nature, même si Randall, poussé par son égo, lui
rend son regard.
Je pense qu’ils sont au bord d’en venir aux mains quand finalement,
heureusement, Randall se reprend et cède.
— Je tenais juste compagnie à Mia. Vous savez à quel point il peut être
embarrassant d’assister à ce genre d’événement quand vous ne connaissez
personne et que votre partenaire vous abandonne.
La pique est censée être blessante, mais Thomas ne bronche pas. Sa voix est
une version plus douce de ses célèbres blâmes quand il répond :
— Randall, elle vous a dit qu’elle ne voulait pas de votre courtoisie. Deux
choses m’inquiètent : votre capacité personnelle à supporter un refus et, ce
qui fait partie de vos responsabilités professionnelles, à reconnaître du
harcèlement. Là où elle a été gentille, laissez-moi être clair : Mia est à moi.
La menace dans la voix de Thomas est parfaitement claire et Randall recule
d’un coup comme s’il venait de recevoir une gifle. Mais ensuite, il plisse les
yeux avec perspicacité et quand il répond, ça sonne faux et lèche-cul.
— Mes excuses, monsieur. Je n’avais pas compris que c’était si sérieux.
Quelque chose dans sa façon de dire ça me fait penser que tout ce cirque
n’était destiné qu’à obtenir cet aveu de Thomas, et je me demande bien ce
que Randall compte faire de cette information.
Je m’attends tout à coup à ce qu’une multitude de regards pleins de
jugement m’épinglent lundi, après que Randall a répandu la nouvelle, disant
comment j’ai écarté les jambes devant le patron. Ce n’est pas la vérité, du
moins je ne le vois pas comme ça, mais je ne doute pas que Randall en fera
une histoire aussi sordide que possible.
Randall recule et se tourne pour s’en aller. Thomas le regarde un moment
avant de se retourner vers moi.
— Allons-nous-en !
Le trajet du retour à Roseboro est déroutant. Il dure moins d’une heure,
mais aucun de nous ne parle. Je regarde par la fenêtre les phares des
voitures qui passent en essayant de mettre de l’ordre dans mes pensées.
Que Randall cherchait-il à obtenir en me faisant des avances répétées ? Je
l’avais repoussé clairement au bureau et il aurait dû comprendre que je
n’étais pas intéressée dès notre premier échange ce soir.
Ensuite, Thomas disant que j’étais à lui… Il n’a pas dit que j’étais sa
partenaire, seulement que j’étais à lui. Comme si je lui appartenais, qu’il me
possédait. Ça devrait me refroidir, mais au lieu de ça, quand je le regarde
assis à l’autre bout de la banquette à l’arrière de la limousine, je suis tentée
de grimper sur ses genoux et de voir si, dans le laps de temps qui nous reste,
on peut vivre une nouvelle scène de ces fantasmes inspirés du cinéma.
Quand on quitte l’autoroute pour retourner à Roseboro, je secoue la tête en
essayant de comprendre ce que je ressens au-delà du désir. Thomas se
tourne vers moi ; son regard est apaisé, mais il y a toujours à l’intérieur
cette flamme qui brûle quand il me regarde.
— On arrive bientôt à ton appartement.
Je m’éclaircis la voix et prends soudain une décision. Même si cette soirée a
été étrange, avec toute la partie cachée d’un iceberg auquel je ne
m’attendais pas, j’ai maintenant désespérément envie de Thomas. J’aurai
bien le temps plus tard d’analyser et d’évaluer la situation, mais pour
l’heure, je vais suivre mon instinct, comme dit l’expression consacrée.
Tendant la main pour prendre la sienne, je lui demande :
— Tu veux monter ?
Il ne prend même pas le temps de la réflexion et sans me répondre, il se
penche pour appuyer sur un bouton de commande. La vitre nous séparant
du chauffeur s’abaisse et Thomas gronde :
— Changement de plan. Vous nous déposerez tous les deux à la première
destination.
CHAPITRE 15
MIA

D ès qu’on referme ma porte d’entrée, Thomas pose ses deux mains sur
moi, mais je fais un pas en arrière en plaçant une main sur son torse.
Je lui demande, en bonne maîtresse de maison :
— Tu veux un verre ?
Je ne fais que légèrement retarder les choses mais, bien que je ressente les
battements de mon cœur jusque dans mon sexe, je crois vraiment qu’on
devrait parler de ce qui s’est passé ce soir.
Thomas acquiesce et se débarrasse de sa veste de smoking. Il regarde autour
de lui en cherchant où l’accrocher. Je la lui prends des mains et la suspends
moi-même avant de le guider vers mon salon.
Rougissant un peu, je lui dis :
— Mets-toi à l’aise. Donne-moi juste le temps de me changer.
Je quitte mes chaussures à talons et les porte à la main en traversant le
couloir vers ma chambre.
J’enfile vite fait une tenue qui me ressemble plus. Ma robe a beau être
somptueuse, en revenant dans le salon vêtue d’un short en coton et d’un tee-
shirt Sailor Moon, je me sens plus à l’aise et sûre de moi face à la situation.
C’est peut-être la première fois que j’ai plus l’impression de voir Thomas
dans mon univers que de me voir dans le sien. Je m’arrête un instant pour
savourer la conjoncture des choses en l’observant.
Il est assis sur mon canapé, dos à moi, et regarde les manettes de jeux et les
télécommandes disposées sur ma table basse. Il s’empare de ma nouvelle
acquisition : une manette sans fil en aluminium de type PS incassable. Il la
tourne et la retourne dans ses mains en pinçant les lèvres.
Je trouve adorable de le voir légèrement confus face à quelque chose de
tellement banal à mes yeux… et mon cœur fond un peu en l’entendant
murmurer tout bas « piw piw », tourné vers ma télévision. Comment résister
à ça ?
— J’ai toujours été un peu tarée de jeux vidéo, dis-je en interrompant son
examen.
Thomas repose ma manette sur la table et tourne la tête pour me regarder
avec admiration tandis que je contourne le canapé pour venir m’asseoir à
ses côtés. C’est un peu bizarre de se retrouver comme ça, moi dans ce qui
pourrait passer pour un pyjama et lui toujours en smoking, la veste en
moins. Ça ne fait que souligner la différence qui existe entre nous.
Mais il a au moins défait sa cravate et retiré ses chaussures, comme si je
l’amenais à se détendre étape par étape. Quelle victoire de voir la pression
qu’il se met à lui-même lâcher du lest !
— La plupart de ce qu’il y a dans mon appartement tourne autour des jeux
vidéo, même si le PC que tu vois là est aussi relié à ma télé. Est-ce qu’il
t’arrive de jouer ?
J’étais quasiment sûre de connaître la réponse avant même de poser la
question, mais le demander me semblait couler de source. Ce à quoi je ne
m’attendais pas, c’était de voir cette ombre passer sur son visage.
— Non, pas depuis l’enfance. Dans le dernier jeu auquel j’ai joué, des
masses informes attaquaient mon château. Après ça, je n’ai plus jamais…
Il se tait et je vois bien qu’il est ailleurs. Je suis sur le point de lui demander
ce qu’il se passe dans le brillant esprit qui est le sien, mais il secoue la tête
et dit :
— J’aime l’agencement de ton appartement. C’est efficace.
À sa façon de le dire, je sais qu’il est sincère et vu qu’être efficace est l’une
des qualités les plus importantes à ses yeux, je prends ça comme un
compliment. Je me demande bien ce qui pousse un homme qui a l’air de
tout avoir à vouloir encore plus avec autant d’acharnement… mais ça
ressemble plus à une vérité qui doit se dévoiler petit à petit qu’à une
question attendant une réponse, alors je mets de côté ma curiosité et
poursuis sur le même thème de conversation.
— Merci. Cet environnement doit te sembler un peu trop geek, mais… il est
à mon image. Quand j’étais petite, papa essayait de me convaincre de sortir
pour faire des choses, dis-je, avant d’imiter sa voix : pourquoi pas du ballet,
dochenka ? Ou du softball ? Allons faire une promenade !
Je reprends ma propre voix pour conclure :
— Mais il a vite compris que ce n’était pas la peine.
— Papa ? Doche… ? répète-t-il en hésitant sur le mot doux.
— Dochenka. C’est « ma fille » en russe.
— Ah oui, je me souviens de ce détail dans ton dossier. Ton père est donc
Russe ? demande-t-il et j’acquiesce en pouffant de rire.
— Aussi russe que la vodka ! Il était tout jeune, quand il est arrivé à New
York la première fois, il avait à peine dix-neuf ans. Les problèmes liés à
l’effondrement de l’Union soviétique l’ont poussé à partir. Il a galéré
pendant un temps.
— Hum, fait Thomas en hochant la tête. J’imagine… Ça a dû lui faire un
sacré choc. Qu’a-t-il fait ?
— Il s’est mis au travail. Il avait suffisamment d’économies pour payer
quelques mois de loyer et il a loué un appartement au-dessus de la boutique
d’un tailleur qui l’a engagé comme assistant. Il a débuté en faisant des
courses et des trucs dans le genre, puis il a gravi les échelons. Finalement, il
s’est retrouvé à faire ses propres pièces. Il riait au souvenir de ma grand-
mère qui avait insisté pour lui apprendre à coudre quand il était encore en
Union soviétique. Il détestait ça en ce temps-là, parce que ça ne faisait
vraiment pas viril… pourtant c’est ce qui lui a permis d’avoir un toit au-
dessus de la tête.
— Donc, ton père est devenu couturier… Mais ça, c’était un moment avant
ta naissance, pointe du doigt Thomas. Qu’est-il arrivé ?
— Ne l’appelle jamais comme ça devant lui ! dis-je en riant. Il dit qu’il
raccommode et ajuste des vêtements selon la technique de son pays
d’origine et que, par conséquent, il est tailleur.
Je souris ; j’ai entendu cette phrase tant de fois dans ma vie… Puis je
continue le récit de mon histoire :
— Le fait est que papa a beaucoup de talent. Il confectionne principalement
des vêtements pour hommes, des costumes et autres, mais il aime s’essayer
à des choses différentes, de temps en temps, et il a fait des robes pour moi et
mes amies qui étaient plus belles que tout ce qu’on peut trouver dans le
commerce. Bref, papa a rencontré Jennifer Appleman. Elle habitait dans
l’Upper East Side, un quartier résidentiel chic du nord de Manhattan, et
lui… à l’opposé. Il a cru trouver le grand amour et j’imagine qu’au début,
ils étaient heureux. Papa était inférieur à elle, c’est comme ça qu’il le dit, un
simple tailleur comparé à sa famille fortunée. Je la suspecte de s’être
amusée à s’encanailler avec l’immigré des bas quartiers.
Thomas hausse un sourcil d’un air interrogateur et je m’éclaircis la gorge.
— Toujours est-il qu’elle l’a quitté. Je pense que, si je n’étais pas arrivée,
ils se seraient même séparés plus tôt, mais quand Jennifer est tombée
enceinte, elle a subi beaucoup de pression pour l’amener à se marier. Elle
avait beau être d’une vieille famille fortunée de New York, il y a ceux qui
font l’étalage de leur argent et en profitent, et ceux qui ont le cul plus serré
que celui d’un banquier un jour de remboursement d’impôt. La famille de
Jennifer faisait partie du deuxième groupe.
Thomas ricane en haussant un sourcil quand il entend mon analogie, mais
en voyant mes traits se tendre, il rectifie sa posture et affiche un visage plus
sobre.
— Donc, elle est partie ?
— Deux semaines après l’anniversaire de mes deux ans, dis-je faiblement.
Je ne me souviens même pas d’eux vivant ensemble, seulement dans des
endroits différents. J’allais chez l’un, puis chez l’autre et quand j’étais avec
Jennifer, c’était… Je me sentais comme une pièce rapportée, j’avais
l’impression de gêner. Ils faisaient tous en sorte que je ne fasse pas de bruit
et que je ne sois pas dans leurs pattes, mais Jennifer m’achetait des trucs
pour essayer de me monter contre mon père. Même en étant dans leur
maison, je passais plus de temps avec une nounou qu’avec elle et ses
parents.
Thomas émet un léger grognement. Il tend un bras et me caresse l’épaule.
— Avec ton père, ça se passait comment ?
— Certaines semaines, il n’avait presque plus rien. Il travaillait dur, mais la
vie à New York est chère et parfois, il lui était difficile de choisir quelles
factures payer ou non. Je me souviens d’une fois où l’on a « campé »
pendant une semaine autour de la cage d’escalier pour profiter d’un peu de
chaleur qui montait depuis la boutique du rez-de-chaussée. Papa ne voulait
pas que son patron sache à quel point notre budget était serré. Pour être
honnête, j’ai adoré cette semaine-là parce que papa en a fait quelque chose
d’amusant, comme une aventure. Paradoxalement, c’est au terme de cette
même semaine qu’il a obtenu ma garde complète.
— Comment ?
Je me renverse un peu en arrière en soupirant légèrement.
— Comme j’avais toujours froid, papa a enlevé sa veste et l’a posée sur
moi. Il n’avait plus qu’un tee-shirt à manches courtes, mais il voulait que
j’aie chaud. J’ai remarqué un pansement dans le pli de son coude et quand
je l’ai interrogé, il l’a enlevé pour me montrer la marque fraîche d’une
piqûre dans son bras. Il avait commencé à se rendre dans différents centres
de récolte du sang, mentant sur la fréquence à laquelle il donnait le sien afin
de gagner suffisamment d’argent pour subvenir à nos besoins. La veille du
jour où il m’avait récupérée, il l’avait donné deux fois. Il m’a montré le
petit trou dans le pli de son autre coude et je lui ai dit que c’était comme les
trous dans le bras de Jennifer. Elle en avait toute une ligne parcourant
l’intérieur de son bras gauche. J’étais trop jeune et naïve pour comprendre
ce que ça voulait dire.
— La drogue ? demande Thomas, et j’acquiesce. Alors il l’a dit à son
avocat ?
— Son avocat connaissait un stup à Manhattan qui lui devait une faveur.
Une filature de Jennifer Appleman pendant que j’étais chez papa, un saut
dans la bonne boîte de nuit et boum… Le tribunal des affaires familiales ne
voit pas d’un bon œil ceux qui sont impliqués dans la plus grande affaire de
drogue de l’année. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé précisément. Je sais
seulement que papa a obtenu ma garde totale de façon temporaire, puis
permanente. On a déménagé à Roseboro peu après pour que papa puisse
ouvrir sa propre boutique et je n’ai pas revu Jennifer depuis. J’ai essayé de
les joindre, elle et ses parents ; papa m’a aidée à écrire des lettres. Les deux
dernières me sont revenues seulement avec « retour à l’expéditeur » inscrit
sur l’enveloppe. Je n’avais pas besoin d’en savoir plus. Depuis, il n’y a plus
eu que papa et moi.
Thomas hoche la tête en m’adressant un sourire compatissant.
— Je me demandais pourquoi tu ne l’appelais pas maman. J’ai… j’ai perdu
ma mère quand j’étais très jeune, moi aussi. Elle est morte quand j’avais six
ans.
Il semble perdu dans ses pensées et je me demande combien de personnes
sont au courant de ça. Je n’en avais pas la moindre idée avant, et j’ai
pourtant épluché son profil d’entreprise et ce qui le concerne sur le Web
comme une acharnée. J’ai trouvé beaucoup de choses sur ses études, sur sa
montée en flèche dans le monde des affaires et sur tout ce qu’il a accompli à
la tête de sa propre société, mais rien sur sa vie de famille. C’est comme si
sa vie avait commencé à l’âge adulte, à l’université, sans qu’il n’ait jamais
existé avant ses dix-huit ans.
— Que s’est-il passé ?
— Elle… commence-t-il avant de déglutir péniblement. Je ne peux pas en
parler, avoue-t-il.
Même si son aveu ne ressemble pas au flot d’informations que je viens de
lui révéler, c’est comme s’il me confiait une vulnérabilité et avait en moi
une confiance suffisante pour me montrer ce point faible en espérant que je
ne remuerai pas le couteau dans la plaie. Il tapote ses mains l’une contre
l’autre entre ses genoux, la tête basse, et j’ai envie de le réconforter.
Il s’éclaircit la gorge en clignant des yeux précipitamment.
— Je dirai simplement que, alors que nos deux mères nous ont laissés avec
nos pères et le lourd bagage de leur perte, la relation que j’ai eue par la suite
avec mon père a été loin d’être une suite d’aventures amusantes.
Je sens combien il lui est pénible de prononcer ces mots et je doute qu’ils
n’aient jamais passé la frontière de ses lèvres auparavant.
Il soupire et se laisse tomber en arrière dans le canapé, le dos rond et les
épaules voûtées. Je pense que je ne l’ai jamais vu être aussi authentique,
comme s’il était trop exténué pour être capable de sauver les apparences. Le
fait qu’il veuille se relâcher comme ça avec moi me plait, c’est comme s’il
me laissait l’approcher petit à petit, parfois en faisant un bond en avant et
parfois en ne faisant qu’un petit pas, mais malgré tout de plus en plus près
de qui il est vraiment.
— Pardon, dit-il. Je pense qu’on a fait remonter assez de mauvais souvenirs
pour ce soir.
Je dépose un baiser doucement sur ses lèvres en récompense du cadeau
qu’il m’a fait ce soir. Je ne parle pas de la sortie de luxe avec la limousine et
les vêtements hors de prix, mais de sa vérité.
— Pas de problème. Alors… tu veux jouer à un jeu vidéo ?
Je pose la question avec légèreté pour lui donner une chance de se recentrer
et de passer à autre chose. Je précise :
— Rien de compliqué, juste un petit passage à tabac ?
Thomas s’esclaffe légèrement et nous nous éloignons progressivement des
abysses de son enfance. On échange quelques informations tout en jouant,
mais c’est plutôt moi qui lui parle de ma vie tout en le battant à chaque
partie. Quand je m’aperçois qu’il est minuit en entendant sonner mon
horloge, je pense avoir vu Thomas dans des conditions d’intimité que
personne d’autre n’a connues avant moi.
— Alors, dis-moi… dis-je en reposant la manette de jeu pour lui prendre
ensuite la main ; tu as fait d’assez sérieuses revendications ce soir. Es-tu
certain de pouvoir gérer une femme assez geek sur les bords qui aime jouer
aux jeux vidéo en écoutant de la techno et du death metal, qui a une logique
particulière que tu peux trouver dure à suivre et un père qui lui a appris
comment jurer couramment en russe ?
— Je suppose, répond-il avec un sourire en coin. Tant que tu voudras gérer
un homme avec une profonde tendance à être un salaud pour la raison qu’il
manque parfois de confiance en lui…
Il semble ne pas vraiment s’attendre à ce que je l’accepte tel qu’il est.
Je pouffe de rire en lui frottant les épaules.
— Est-ce ce qui va avec le bon côté de toi ?
— Quel bon côté ? demande-t-il. Ah, j’oubliais… tu aimes ma voiture !
Je ris et me penche en avant pour l’embrasser sur la joue avant de grimper
sur ses genoux.
— Je peux voir deux douzaines de choses que j’aime plus chez toi que ta
voiture. Elle est sympa, mais ce n’est pas ça, ton bon côté.
— Alors c’est quoi ? demande-t-il.
Ses mains glissent naturellement autour de ma taille pour venir se poser sur
mes hanches. Son corps est réactif, même s’il fouille mon regard comme
s’il essayait d’y lire lui-même la réponse.
— Il y a quelque chose en toi, Thomas Goldstone. C’est parfois difficile à
voir sous toutes ces couches de barbelé et de verre pilé dont tu t’entoures
pour empêcher les gens de s’approcher trop près.
Je suis du doigt la ligne de sa mâchoire lisse, puis celle de sa lèvre
inférieure. Il avale sa salive.
— Je sais. Je veux être… un homme meilleur.
— Tu es déjà un homme bien. Il se trouve que j’ai la chance d’être celle qui
arrive à le voir.
Il frémit. Il est possible que quelque chose dans ce que j’ai dit ait refermé
une petite blessure au fond de lui. Puis ses yeux s’illuminent de malice.
— Il y a autre chose que tu peux voir de moi. Si tu veux…
Je lui rends son sourire aguicheur.
— Montre-moi tout !
CHAPITRE 16
THOMAS

J e porte Mia le long du petit couloir qui mène à sa chambre en la


laissant m’indiquer oralement le chemin.
Je respire son odeur à chaque pas. Je suis émerveillé de voir à quel point
certains mots peuvent changer les choses. C’est la même femme, avec la
même peau soyeuse et les mêmes cheveux doux qui me chatouillent le
nez… mais c’est différent. Car maintenant on sait tous les deux qu’elle est à
moi.
Sa chambre lui ressemble bien : elle est à la fois sexy et inspirée d’un
univers qui tourne autour de l’informatique et le résultat est un mélange
original que je prends le temps d’observer tout en posant Mia sur le
matelas. Je me redresse pour ôter ma chemise de smoking. Je veux
mémoriser tout ce qui la concerne, ne jamais rien oublier, parce qu’elle est
tellement… elle.
Son lit est juste assez grand pour nous deux ; il est fait avec des draps
colorés et il y a une petite couverture rose posée à son pied. Un de ces
chapeaux russes en fourrure est posé sur sa commode à côté d’une boule à
neige, entre autres choses.
Mais toutes les babioles et boules de Noël du monde ne sauraient me
distraire longtemps quand s’offre à moi une si belle vision. Mon pantalon
glisse au sol au moment où Mia finit d’enlever son short pour se retrouver
dans la lingerie sexy assortie à la robe qu’elle portait ce soir. Le fait qu’elle
l’ait gardée quand elle s’est changée indique qu’elle la porte rien que pour
moi.
La dentelle or clair est quelques tons au-dessus de la couleur de sa peau
crémeuse et attire encore plus mon attention sur ses courbes généreuses. Ses
tétons sont comme deux joyaux roses au sommet de monts enneigés et
ressortent à travers le voile doré. Entre mes jambes, mon sexe se dresse
entièrement et se durcit presque douloureusement.
— Hum… et je t’ai à peine touché ! plaisante Mia en faisant remonter un
orteil peint de vernis rose le long de ma cuisse pour lui faire ensuite suivre
la ligne de mon sexe à travers mes sous-vêtements. Devrais-je porter cet
ensemble plus souvent ?
— Si tu me le permets, je vais t’acheter toute une garde-robe d’ensembles
comme celui-là.
Lui faisant cette promesse, je saisis son pied dans ma main. Je lutte contre
l’envie de lui sauter dessus tout de suite, mon désir d’entretenir la qualité
émotionnelle de notre relation dépassant mon désir bestial de la baiser de
façon insensée.
— Mais ce n’est pas l’emballage qui compte. C’est le contenu lui-même.
C’est toi qui me fais cet effet, Mia. Toi et toi seule.
Je monte à genoux sur le lit et embrasse la cambrure de son pied avant de
remonter le long de sa jambe. Elle gémit plus fort quand je lèche l’arrière de
son genou et je mémorise chacune de ses réactions, apprenant comment
l’amener à ressentir le plus de plaisir possible avec de simples caresses.
Remontant plus haut, je remarque à quel point elle est mouillée : la dentelle
est trempée. Je pousse un grognement. Vais-je pouvoir me contenir plus
longtemps ? Elle a vraiment l’art de réveiller la bête qui sommeille en moi.
Je me penche en avant et viens la lécher de bas en haut avec une langue
large et plate en savourant son bouquet de saveurs et d’odeurs. Elle gémit.
— Oh mon Dieu ! Comment fais-tu ça si bien ?
C’est simple, vraiment.
J’adore le goût qu’elle a.
Je veux la dévorer, l’absorber par tous les pores de ma peau afin de
l’emporter partout avec moi, à tout moment de la journée. Donc je lèche et
suce, me délectant d’elle à travers la dentelle jusqu’à ce qu’on ne puisse
plus se retenir, ni l’un ni l’autre.
Elle lève les hanches pour faire rouler sa culotte vers ses pieds et j’écarte
ma bouche seulement le temps de pouvoir s’en débarrasser avant de revenir
sur elle en repoussant ses genoux vers le haut et en arrière pour qu’elle me
regarde enfoncer ma langue profondément en elle.
Mia se mord la lèvre et pousse un petit cri quand je titille les plis de son
sexe en faufilant ma langue entre eux.
— Tiens tes jambes ouvertes pour moi, Mia.
Elle s’exécute en crochetant ses jambes avec ses mains et les ouvre
largement en amenant ses genoux près de ses épaules.
Mes mains libérées remontent vers ses seins qu’elles saisissent et mes
pouces frottent ses tétons à travers la dentelle pendant que je donne de petits
coups de langue à son clitoris. Elle se tortille, clouée au lit sous moi.
Tout en me redressant et en ramenant ses jambes sur le matelas, je lui
demande, aguicheur :
— C’est bon ?
Elle tremble, au bord d’un orgasme.
— Encore ! supplie-t-elle.
J’embrasse son corps en prenant le temps de goûter toutes les zones dont
j’ai envie jusqu’à atteindre ses lèvres. Je me maintiens au-dessus d’elle et
nos corps se frottent simplement l’un à l’autre, alors que nos bouches et nos
langues s’unissent dans des baisers gourmands qui nous enflamment.
C’est un jeu pour moi, un défi : celui de me retenir tout en amenant Mia à
frôler l’orgasme encore et encore. En nous refusant la jouissance et en
prolongeant cette agonie, cette torture, je nous guide vers de nouveaux
sommets pour que la récompense soit à la hauteur de l’attente.
J’utilise mes doigts, mes lèvres, même le poids de mon corps contre elle
pour l’explorer. Je plonge mes doigts dans son sexe étroit avant de les faire
tourner sur son clitoris, la caressant jusqu’à ce qu’elle soit à bout de souffle
et balance violemment sa tête de chaque côté. Puis je fais enfin la caresse de
plus dont elle a besoin pour imploser. C’est un merveilleux spectacle de
soulagement que celui de Mia, là, sous mes mains.
Je demande : « prête ? » et elle hoche la tête, des larmes d’extase roulant sur
ses joues empourprées.
— Oui ! Bon sang, Tommy, s’il te plait, baise-moi ! supplie-t-elle en tendant
les bras vers moi pour m’attirer contre elle.
Mon corps est plus que prêt et j’enfonce mon sexe dans le sien en une
poussée bestiale. Ses jambes s’accrochent autour de ma taille et elle crie.
Elle jouit instantanément de la pénétration, prise de convulsions presque
incessantes alors qu’elle se remet à peine de son dernier orgasme.
Ses bras sont verrouillés autour de mon cou et, tout en regardant son visage
euphorique, je sens ses chairs de velours se contracter autour de moi et
m’inciter à m’abandonner à chaque spasme puissant.
Je n’attends pas qu’elle aille au bout de son orgasme avant de me retirer
pour m’enfoncer à nouveau, ma bête intérieure se débattant au bout de la
laisse que tient mon mental. Je me suis restreint tout ce temps, me torturant
tout en la guidant vers son plaisir ultime, et à présent mon contrôle ne tient
plus qu’à un fil.
Aucune femme n’avait jamais à ce point fissuré ma carapace et je ne
m’étais jamais autant confié qu’à Mia. J’ai été faible face à elle et mon
horrible dégoût de moi veut se retourner contre elle pour la punir de
m’avoir fait penser à des choses qu’il valait mieux laisser enfouies. Mais en
réalité, je sais qu’il n’est question que de me punir moi-même pour retarder
l’inévitable.
Alors je ne me retiens pas.
Je la punis, je me punis. Je lui donne du plaisir, comme je m’en donne.
À chaque coup, je m’enfonce plus fort, plus profondément, broyant avec
acharnement mon corps contre le sien, malgré le fait que son sexe gonfle
autour du mien. Je l’embrasse sauvagement et la baise avec brutalité sans
lui permettre de reprendre son souffle.
Il y a au fond de moi l’homme gentil qui veut continuer à lui faire vivre le
doux rêve dont elle fantasme probablement. L’homme gentil veut rester
dans un univers tendre et non pas tester les limites de ce que son corps peut
encaisser ni assener tous les coups que je peux donner.
J’ai envie de la vénérer, de lui prouver qu’elle est un ange à mes yeux,
qu’elle me fascine et que je veux me donner entièrement à elle de la même
façon qu’elle m’a confié sa peine. Elle est si forte ; j’aimerais lui montrer
que je peux être aussi fort moi aussi.
Mais cette part de moi n’est plus aux commandes.
Ma bête intérieure a pris la place et va punir cette déesse blonde d’avoir osé
voir à travers sa carapace. Mes hanches giflent les siennes et ses seins
sautent en dehors de son soutien-gorge à chaque poussée violente.
Elle ne devrait pas être capable d’encaisser tout ça ; et puis elle risque fort,
par la suite, de me voir comme le monstre que je suis. Mais je suis poussé
par le désir et… la peur, alors que la sueur dégouline de nos corps sous
l’effort et me pique les yeux.
Je ne me calme pas pour autant. Mon sexe grossit à chaque plongeon, mon
esprit enragé d’entendre Mia crier non pas de douleur, mais de plaisir. Elle
attrape mes avant-bras et se cramponne à eux en jouissant à nouveau. Sa
voix est un cri angélique de libération qui anéantit ma perversité. Je me
mets à crier à mon tour en éjaculant tout au fond d’elle, non pas dans la
fureur et la douleur, mais dans un bonheur absolu parce que, dans ce
moment de délivrance, elle m’a en quelque sorte purifié.
Mon dos se cambre alors que je me vide en elle et qu’elle m’accueille par
miracle. Je l’enlace dans mes bras et m’effondre en la tenant tendrement
contre moi, des larmes se mélangeant à ma sueur… mais curieusement, ça
ne dérange pas Mia. Au contraire, elle me tient jusqu’à ce que les ténèbres
m’enveloppent ; je me laisse alors sombrer dans le sommeil.
T U N ’ AS RIEN à faire ici.
Va-t’en !
Ça fait vingt ans que j’entends cette voix haineuse pleine d’un profond
mépris si familier. Elle est là chaque jour, chaque nuit, quoi que je fasse.
Ne pourrait-elle pas au moins me laisser tranquille dans un moment pareil ?
Comment oses-tu penser à abîmer cette fille avec ta faiblesse pathétique ?
Tu crois pouvoir faire mieux cette fois ?
Ce n’était pas de ma faute. Elle avait trente-et-un ans. J’en avais six !
Et ? Tu l’as abandonnée… ta propre mère. Tu l’as laissée mourir.
C’est faux ! Je ne lui ai pas fait avaler ces pilules !
Tu as échoué… et tu décevras Mia aussi.
Je me redresse d’un coup, ma poitrine se soulève par vagues et mon visage
est couvert d’une sueur de terreur nocturne. Le soleil dépasse à peine
l’horizon et à mes côtés, Mia dort, un doux sourire sur les lèvres. Je
l’entends murmurer des sons dans ses rêves.
Je ne veux pas la réveiller avec mon angoisse.
En tremblant, je me lève et trouve la salle de bain. Je fais pipi, me lave les
mains, le visage et regarde les yeux hagards qui me dévisagent dans le
miroir.
Qu’est-ce que je fais ici ?
Je fais le morfal, voilà ce que je fais.
Mia est belle à l’intérieur et à l’extérieur. Au lieu de laisser sa tragédie
personnelle la mettre à terre, elle s’en est sortie plus forte, plus intelligente
et elle est aujourd’hui tout simplement plus que ce qu’un homme comme
moi mérite.
Je secoue la tête. Je sais qu’il faut que je parte.
Je retourne dans la chambre, trouve mes vêtements et enfile mon pantalon
avant de m’asseoir à côté de Mia. Je repousse une mèche de cheveux de son
visage.
— Hum, fait Mia en remuant les lèvres. Tommy…
— Chut, Beauté, dis-je à voix basse avant de l’embrasser sur le front.
Rendors-toi. Je… Je t’appellerai plus tard.
Putain de lâche ! Trop faible pour la quitter comme tu devrais. Y a-t-il une
seule chose que tu sois capable de faire correctement ? Tu sais bien que tu
vas la décevoir, tout simplement. De la même façon dont tu déçois tout le
monde.
— Tommy ? murmure Mia, ouvrant les yeux en battant des cils. Qu’est-ce
que tu veux dire ? Reste !
Je secoue la tête et pose doucement un baiser sur ses lèvres.
— Plus que tout, j’aimerais rester. Mais je dois partir.
C’est la vérité. J’aimerais pouvoir me pelotonner contre elle dans le lit et
utiliser son corps et ses cris d’extase pour noyer cette voix qui tourne sans
cesse dans ma tête. Mais ce ne serait pas bien. Je ne veux pas abuser d’elle
comme ça.
— Je dois m’occuper de certaines choses et je ne veux pas plomber ta
matinée en étant obsédé par elles au lieu de l’être par toi.
Ce n’est pas un mensonge, mais ce n’est pas non plus l’entière vérité et ça
me laisse un goût amer dans la bouche.
— Alors, n’en fais rien, dit-elle. On est samedi. Tu ne peux pas prendre ta
journée ? C’est toi le patron, tu sais.
Elle se redresse sur les coudes et affiche un sourire tranquille.
Je lui souris à mon tour en secouant la tête. Je suis vraiment tenté de me
rallonger avec elle, de regarder les rayons du soleil illuminer les murs de sa
chambre et de prendre un café avec elle ou autre chose, peut-être même de
sortir manger un petit-déjeuner quelque part, pendant qu’elle porterait… eh
bien, ce qu’elle voudrait. Je l’imagine bien mettre un tee-shirt avec un
personnage d’un dessin animé – d’un anime, en fait. C’est comme ça
qu’elle a appelé ce qu’elle a regardé hier soir.
Mais je ne pourrai pas nier la voix détestable dans ma tête encore longtemps
et je sais que, si je reste, je vais détruire ce que mon bon côté désire
désespérément. C’est un équilibre très fragile et je n’ai jamais vraiment
tenté l’expérience de le mettre à l’épreuve. Je ne prendrai pas le risque de le
faire en sa présence et d’éventuellement perdre tout ça en poussant trop loin
mes limites. Les horribles chuchotements deviennent déjà plus forts.
— Je suis désolé, beauté, mais ça ne peut pas attendre. Je t’appellerai cet
après-midi. Peut-être qu’on pourrait se retrouver ce soir ?
La promesse est faible, mais j’espère pouvoir la tenir.
— Peut-être, répond Mia, avant de fredonner les lèvres closes comme si elle
allait s’assoupir à nouveau, mais sa voix se réveille d’un coup : oh, attends !
J’ai promis à ma copine Izzy d’aller au Gravy Train ce soir. Elle enchaîne
les deux services et a vraiment besoin de pourboires.
— Alors le rendez-vous est pris, dis-je en souriant, plein d’espoir. Dix-neuf
heures ?
Mia sourit à son tour en se rallongeant et le drap qui tombe de son buste
dévoile ses seins si attirants.
— Tu n’es pas obligé. C’est un simple café-restaurant.
— J’en ai envie, dis-je en me relevant. Je t’appelle cet après-midi,
d’accord ?
J’attrape un taxi qui me ramène chez moi où l’ascenseur met bien trop de
temps à mon goût pour arriver à mon appartement. Je cours jusqu’à ma
chambre, change de vêtements et me rends dans ma salle de sport où
m’attend mon vélo d’intérieur. En deux temps, trois mouvements, tout est
prêt et alors que le son criard des guitares retentit, accompagné d’une basse
nerveuse et de paroles qui assaillent mes oreilles, j’enfourche le vélo.
Deux minutes d’effort, trente secondes de repos. Ce rythme fractionné est
très intense et éprouvant, mais c’est ce dont j’ai besoin. Je me fiche des
effets physiques de l’entraînement. Ce qui m’intéresse… c’est l’absolution.
Dans la douleur.
En brutalisant mon corps jusqu’à l’épuisement pour que la voix se taise et
me laisse tranquille quelques heures.
Alors, tandis que l’acide lactique s’accumule dans mes quadriceps et que
mes poumons brûlent, je chante à tue-tête par-dessus la musique. Les veines
de mes avant-bras sont protubérantes. Je fais la course pour semer mes
démons. De l’électricité bouillante parcourt mes nerfs, donnant des crampes
à mes muscles avant que mes veines ne transportent la douleur dans mon
cœur et mes poumons pour qu’elle soit ensuite recyclée dans mon cerveau.
Mais le passé me flagelle toujours, chaque souvenir est un coup de fouet qui
m’amène à faire une autre série, encore et encore. Je ne devrais pas être
capable de faire ça. La courroie du vélo est tellement chaude que je peux la
sentir cuire atrocement entre mes jambes pendant que mes démons
caquètent en arrière-plan.
Au bout du compte, la machine ne tient plus. Dans un gros clang ! la
tension extrême fait céder la courroie et le vélo se retrouve en roue libre. Au
même moment, ma vision s’éclaircit et je m’effondre contre le guidon, mon
estomac se soulevant et la sueur dégoulinant de mon corps jusqu’au sol.
Affaibli, je descends du vélo en chancelant, la stéréo continuant à me hurler
dessus. Je fais une pause, les mains plaquées sur le miroir, avant d’éteindre
les interrupteurs et la musique au moment où le riff de basse commençait à
diminuer pour laisser la colère monter en puissance.
Adossé au mur, j’attends que ma vue s’éclaircisse avant d’aller dans la salle
de bain. Je me douche à l’eau brûlante et frotte mon corps pour le
débarrasser de la sueur. J’aimerais pouvoir laver aussi facilement mon esprit
pour le débarrasser de mon passé douloureux. On a beau être samedi, je me
rase avant d’enfiler un tee-shirt et un jean. J’ai encore la nausée au point de
sauter le petit-déjeuner pour me mettre directement à mon ordinateur.
Je n’ai pas vraiment menti à Mia. Du travail à rattraper m’attend. Des e-
mails, des courriers et un tas de rapports se sont accumulés hier pendant que
je jouais avec les enfants avant de me préparer pour l’événement du soir.
Même si Kerry a géré tout ce qu’elle a pu, il me reste encore une ribambelle
non négligeable de messages non ouverts, de décisions à prendre et de
choses auxquelles répondre.
L’opportunité de m’immerger dans le travail plutôt que dans mes doutes et
ma haine intimes m’offre une échappatoire encore plus efficace que
l’entraînement sportif que je viens de faire, et je suis tellement absorbé dans
l’abrutissante régularité du travail que je n’entends même pas le bip de
l’ascenseur ni le son des chaussures sur le carrelage de l’entrée.
Ce n’est qu’en entendant ces détestables deux coups frappés sur l’îlot de
granit de la cuisine que je m’arrête et me retourne dans mon fauteuil de
bureau pour découvrir mon père planté là. Bien qu’on soit samedi, pour une
raison ou une autre, il est encore en costume.
— Dennis.
Je ne l’ai plus appelé « papa » depuis des années et je pense même être
passé au stade de l’indifférence. Mais je lui ai quand même donné une carte
d’accès à mon bureau du vingt-cinquième et à mon appartement, alors peut-
être que… Je ne sais pas.
— Tom, dit-il, de la même façon qu’il le fait depuis plus de vingt ans.
Connard, fils de pute, enculé, salaud… de ces mots, aucun n’arrive à la
cheville de mon prénom quand il sort de la bouche de mon père et aucun ne
peut me blesser autant.
— Tu n’as pas répondu au téléphone hier.
— J’étais occupé.
Je me lève et passe intentionnellement près de lui sans m’arrêter pour me
rendre à la cuisine. Je lui tourne le dos, ce que je n’aurais pas fait dans mes
jeunes années, mais les choses ont changé. Pourtant, je trouve toujours plus
sécurisant de mettre une barrière physique entre nous, même si ce n’est plus
pour la même raison. Il a arrêté de lever la main sur moi quand j’ai eu
quinze ans et qu’il a réalisé que son « garçon » ne tolèrerait plus ses
conneries.
Il n’a toutefois plus besoin du châtiment corporel. Il a d’autres armes à sa
disposition.
— J’avais compris, répond-il en se tenant debout de l’autre côté de l’îlot.
J’attrape des œufs au réfrigérateur, avec du beurre et un reste de
vermicelles.
— Je vois que tu aimes toujours les recettes de Rita.
— Oui. Pour une femme de ménage, elle était bonne cuisinière.
Elle était aussi à l’époque la seule personne de la maison pour qui je
comptais.
— Dommage que tu l’aies fait fuir, mais bon… c’est ce que tu fais toujours
avec la plupart des gens dans ta vie, dit-il, enfonçant toujours le même clou.
Je serre tellement fort l’œuf que j’ai dans la main que la coquille se brise,
mais heureusement, je suis au-dessus de la poêle et la plupart des morceaux
de coquille restent ensemble. Il pouffe de rire.
— Tu es toujours aussi empoté, dans une cuisine, à ce que je vois…
Il essaye de me faire craquer, mais je ne lui ferai pas ce plaisir.
— Qu’est-ce qui t’amène un samedi ?
— Où étais-tu hier soir ? demande-t-il, les mains dans les poches. Je suis
venu à ton bureau pour discuter des dividendes trimestriels et ta secrétaire
m’a dit que tu étais parti tôt. Elle a refusé de me dire où.
— Je me préparais pour la levée de fonds du gouverneur, dis-je en fixant ma
poêle.
J’ajoute les vermicelles déjà cuits et commence à mélanger le tout comme
un riz cantonnais.
— Donc, tu te la coulais douce, rétorque-t-il en soupirant. Que tu
parviennes à faire des bénéfices avec tout le merdier de cette entreprise que
tu diriges me dépasse. J’imagine que ça donne raison à P. T. Barnum… il y
a un pigeon qui naît chaque minute qui passe.
— Cette compagnie est au-dessus de tout reproche et a été rentable au terme
de chaque année d’exploitation, dis-je, le lui rappelant pour la millième
fois.
Je pose de côté le bol de nourriture en soupirant et me tourne vers mon
père ; je ne suis pas encore prêt à manger.
— Tout ce que tu as besoin de savoir à propos du dividende est dans le
rapport trimestriel.
C’est une tactique que j’ai apprise il y a bien longtemps : ne pas lui poser de
questions, ne pas lui tendre de perche. Parce que, si je lui donne la main, il
me bouffe le bras.
— Je veux savoir pourquoi tu as déclaré un dividende trimestriel de
seulement cinquante centimes par action quand l’état des finances montre
clairement que tu aurais pu en déclarer un de cinquante-cinq ! hurle-t-il. Ton
incompétence m’a coûté des milliers de dollars !
— Comme décrit dans le rapport, et tu le sais très bien, je l’ai fait pour le
réinvestir dans l’entreprise, dis-je en essayant de maîtriser mes émotions.
Ces cinq centimes par action représentent un gros capital qui permet à la
société de s’agrandir et d’acquérir…
— Je m’en fous ! Ce n’est pas comme si tu n’avais pas d’autres leviers pour
gagner plus ! Putain, tu n’as même pas besoin d’appeler la banque, la foutue
banque est à toi ! Trouve les fonds toi-même, ne prends pas les miens !
Les arguments fusent de part et d’autre même si, comme pendant la plupart
de nos discussions, c’est une affaire à sens unique. Quoi que je fasse,
quelles que soient les explications que je lui donne, il y a toujours un défaut
dans mes réflexions, dans mon organisation, dans mon raisonnement. Il en a
toujours été ainsi et j’aimerais pouvoir remonter le temps pour déconseiller
à mon moi plus jeune de prendre la part dérisoire d’investissement de mon
père dans ma société débutante. À l’époque, ça m’avait paru être un
tournant dans notre relation ; j’avais voulu croire qu’il avait enfin vu en moi
quelque valeur. Le petit pourcentage d’actions dans une société que je
n’avais même pas encore fondée ne m’avait pas semblé représenter un
risque. Maintenant, je vois bien que ce n’était qu’une façon de plus de me
tenir, de me contrôler, alors même que je m’en suis finalement bien sorti
malgré son influence.
— Tu sais quoi, Tom ? Lundi, tu vas déclarer un autre dividende et faire ce
qu’il faut ! explose mon père, après quinze bonnes minutes de vociférations.
C’est un ordre.
— Si tu n’es pas capable de diriger cette entreprise correctement du premier
coup, tu peux au moins te rattraper.
Il lève les yeux et murmure en s’assurant que je l’entende :
— Qu’il est bête, ce gosse, quel bon à rien !
J’abats mes mains sur le comptoir. Je viens de perdre patience.
— Tais-toi, Dennis ! Je t’ai fait gagner beaucoup d’argent. Je t’ai mille fois
remboursé le minuscule investissement que tu as fait. Si tu penses pouvoir
mieux faire, liquide tes actions et réinvestis-les toi-même. Ou rapproche-toi
du comité et regarde ce que te permet ton droit de vote.
Mon père pouffe avec dérision.
— Tu peux être mis en minorité, tu sais. Je pourrais te faucher ta propre
société. Tu possèdes cinquante pour cent des parts, mais tu ne peux rien
faire sans la majorité. Je pourrais te mettre à terre.
La menace me fait hausser un sourcil. Un jour, il m’a littéralement fait
décoller du sol en me poussant violemment. Comme j’étais petit, j’ai répété
sa définition d’une « chute » au médecin des urgences quand il m’a
demandé comment j’avais fait pour me cogner la tête par terre
suffisamment fort pour me faire une commotion cérébrale. Mais il n’avait
encore jamais osé me faire une telle menace à propos de ma société.
— Je n’ai toujours compté que sur moi-même et sur mon travail acharné.
Depuis le début et jusqu’à aujourd’hui. Tu peux toujours essayer de mettre
de ton côté tous les autres actionnaires… mais tu échouerais.
La lèvre de mon père se rétracte ; il est furieux. Tant mieux.
— Espèce de… c’est toi qui aurais dû avaler ces pilules, pas…
— Fous le camp ! dis-je en hurlant, finalement poussé à bout.
Je m’approche de lui et le préviens :
— Sors de chez moi et ne remets plus jamais les pieds ici !
L’espace d’une seconde, il se tasse un peu. Il sait que, si l’on en venait aux
mains comme il avait l’habitude de le faire, il n’aurait aucune chance. Mais
j’ai beau être un monstre, je ne suis pas lui.
Quand il voit bien que je ne vais pas le frapper, il semble sur le point
d’argumenter ; mais il fait ensuite le plus petit pas en arrière possible et
sourit faiblement en ajustant sa cravate.
— Je remplirai un formulaire de plainte, conformément au protocole
d’entreprise de Goldstone.
Il s’en va et je ferme les poings, me retenant d’exploser jusqu’à ce qu’il ait
quitté la pièce. Puis je prends mon bol et le jette dans la direction qu’il a
prise pour sortir. Il éclate contre le mur en faisant un carnage. Le fait de
devoir à présent tout nettoyer en plus d’être privé de déjeuner me rend
encore plus furieux.
Plus jamais. Je ne peux pas… Je ne peux pas le revoir.
Une pensée folle me traverse l’esprit et ça m’aide à me calmer
suffisamment pour pouvoir prendre le balai et commencer à nettoyer.
Le Gravy Train.
Elle a dit que la cuisine était bonne, là-bas.
CHAPITRE 17
MIA

—T u es avec un garçon ! dit Izzy d’une voix chantante, comme si


l’on avait onze ans.
Je ris en hochant la tête. Izzy s’installe en face de moi pour notre rendez-
vous rituel du vendredi midi. Il n’y a que nous deux aujourd’hui. Charlotte
est retenue à son boulot où elle doit faire des heures supplémentaires, alors
elle a annulé à regret notre rencontre en envoyant par texto la photo d’un
panier-repas dans un emballage marron déprimant.
Ce n’est pas pareil sans elle, mais Izzy et moi sommes copines depuis
l’époque où l’on partageait nos Oréos dans la cour de récréation, alors on
est habituées à notre duo de choc.
— Il faut croire… même si entendre parler de cet homme comme étant un
garçon me fait un peu bizarre, dis-je en pouffant de rire.
Je me mets à penser à Thomas. Non, même avec le peu que je sais de son
enfance, je n’arrive pas à l’imaginer petit garçon courant partout en baskets
sales et débardeur.
Izzy sourit et je lui demande, impatiente :
— Alors, qu’en as-tu pensé ?
Elle est l’une de mes meilleures amies et j’ai confiance en son opinion.
J’aimerais que Thomas lui plaise autant qu’à moi.
Elle appuie son dos au dossier de la banquette.
— Hum… Disons que d’un côté, cet homme m’a donné cent-cinquante
dollars de pourboire pour une addition de vingt dollars… Rien que pour ça,
je lui donne une chance. Mais Mia, c’est juste que…
Izzy cherche ses mots et la serveuse nous interrompt pour prendre notre
commande. En attendant la boisson que j’ai demandée, je sirote un peu
d’eau en dévisageant ma copine.
— Allez, Izzy, accouche ! On est amies depuis assez longtemps, rien de ce
que tu diras n’abîmera notre amitié.
Elle soupire en se passant une main dans les cheveux.
— Il y a juste un truc… d’accord, c’est peut-être moi. Je veux dire, je suis
la première à reconnaître que j’ai une vision des hommes assez sombre.
— Oh, sans blague ?
Je dis ça d’un ton sarcastique, mais ensuite mon sourire s’évanouit.
— Donc tu ne l’aimes pas ?
Je revois mentalement notre dîner. Il est passé me chercher samedi dernier
juste avant dix-neuf heures. Il a eu l’air très à l’aise dans ce café-restaurant
populaire où il s’est montré aussi charmant que d’habitude. Que lui
reprocher ? Bon, peut-être pas tout à fait aussi charmant… Il y avait dans
ses manières un peu plus du Thomas « professionnel », pas indélicat pour
autant et sans être l’Impitoyable Salaud, mais il était un peu plus froid qu’il
ne l’est avec moi d’habitude. Je l’ai mis sur le compte d’une certaine
nervosité à rencontrer ma copine, comme j’avais pu être moi-même
impressionnée devant les célébrités présentes au gala.
Elle secoue la tête en posant une main sur la mienne.
— Ce n’est pas que je ne l’aime pas. Mais toute cette histoire semble un
peu…
Elle se tait en cherchant le bon mot, puis conclut :
— Rapide. Je ne veux pas que tes hormones te fassent perdre la tête. OK, tu
es sortie avec lui quelques fois… mais cet homme pense que tu es à lui, il
croit que tu lui appartiens. J’ai juste l’impression que ça mérite de ralentir
un peu.
Je ne lui dis pas qu’il m’a revendiquée comme étant à lui à la collecte de
fonds et qu’au lieu de me freiner, ça m’a fait foncer à toute allure, pédale au
plancher. Même si ses mots ravivent ce souvenir, je lui réponds
spontanément :
— Tu sais ce qu’il a fait lundi ?
Je poursuis sans attendre sa réponse :
— Il a essayé de me convaincre de déménager à son étage. C’était une «
invitation », mais je ne pense pas qu’il s’attendait à ce que ça me pose un
problème. Mère Russie ne trouve pas ça drôle !
Izzy grimace.
— Qu’as-tu répondu ? Que s’est-il passé ?
— Je lui ai rappelé que je ne voulais pas de traitement de faveur au boulot
et qu’à moins qu’il ne fasse déménager toute l’équipe des analystes de
données là-haut, je resterai où je suis. En plus, je lui ai rappelé qu’il a beau
trouver mes bizarreries plutôt mignonnes et excentriques, la plupart des
gens, moi inclus, préfèrent que je travaille à l’écart, au sous-sol, où je peux
me déchaîner et suivre mes manies d’informaticienne en privé. Alors il s’est
rendu compte de son erreur et s’est excusé… à genoux.
Izzy pousse un petit cri, les yeux écarquillés.
— Au bureau ?
J’acquiesce en souriant.
— Dans son bureau qui surplombe tout Roseboro.
Izzy se renverse en arrière contre le dossier de la banquette et s’évente le
visage.
— Ça alors ! Où dois-je signer pour bénéficier de ces avantages ? demande-
t-elle avant de reprendre son sérieux en pinçant les lèvres. Écoute, ma
chérie, tout le monde a un bon côté, même si Thomas Goldstone est plus
célèbre pour son côté salaud.
Je l’interromps en levant un doigt.
— Aussi fou que ça puisse paraître, je crois qu’il n’est pas à l’aise avec le
fait de montrer son bon côté. En gros, il fait le contraire de la plupart des
types qui cachent derrière une façade pleine de gentillesse la saloperie qu’il
y a dessous. Tommy porte le masque d’un salaud pour cacher son bon fond.
Elle pince la bouche en réfléchissant à ça.
— S’il est bon avec toi, bon pour toi, alors profite ! Amuse-toi, va faire ce
un pour cent des trucs qu’on pensait ne jamais avoir la moindre chance de
faire et fais-toi royalement baiser. Mais anticipe l’accident !
— L’accident ?
Tandis que je répète ce mot, je pense au côté plus sombre de Thomas. Déjà,
on m’a rabâché les oreilles avec son surnom d’Impitoyable Salaud et, même
si Bill Radcliffe a pris les choses de façon cool (surtout en considérant le
nombre de vautours qui veulent mater l’analyste de données assez folle
pour fréquenter vingt-cinq étages au-dessus de sa condition), il n’est pas la
seule personne à avoir jeté l’éponge en refusant de supporter la nature
oppressante de Thomas et ses explosions de colère. De nombreuses
personnes ayant partagé des histoires qui inspirent la méfiance parlent
d’abus, et bien qu’il ne soit pas question de harcèlement… j’ai eu droit à
quelques haussements de sourcils venant d’hommes et de femmes ici et là
dans la tour Goldstone.
— L’accident, confirme Izzy. Allez, je ne vais quand même pas te l’épeler !
Tu es dans la phase conte de fées de la relation et c’est chouette. Tout est
frais, scintillant, tu as plus de peps dans ta démarche que je n’en ai eu
depuis… merde, je ne me souviens même pas de la dernière fois où je me
suis sentie aussi heureuse que tu as l’air de l’être aujourd’hui ! Mais il y a
trop d’exemples où le conte de fées tourne au cauchemar, ma chérie. Tout
ce que je dis… c’est que les contes de fées ne se réalisent pas toujours. Ta
propre histoire te l’a appris ; ou bien ton père serait-il un Cendrillon aux
grands pieds soviétique qui ne t’aurait pas enseigné cette leçon ?
Je soupire en hochant la tête, puis fouille dans ma poche et en sors le
cadeau d’aujourd’hui pour le poser sur la table entre nous.
— Je sais, Izzy. Mais il y a ça, aussi.
Izzy prend la carte et l’examine. Elle est noire, sans inscription ; il y a
seulement une puce incrustée dessus.
— Il t’a donné une carte de crédit ?
— Non… quelque chose de plus important, lui dis-je. C’est une carte
d’accès à son appartement. Il me l’a donnée ce matin en disant qu’il
comprenait que je ne veuille pas déménager mon bureau… mais que, si
jamais j’en éprouvais le besoin, j’avais accès à son appartement et à son
propre bureau. D’après lui : n’importe quand, en permanence. Il a dit que
suite à ce week-end, je suis l’une des trois personnes en possession de cette
carte. Sa secrétaire en a une et lui une autre. Tous les autres doivent être
annoncés. Il m’ouvre vraiment la porte de son intimité.
— Waouh, commente Izzy avant d’avancer les lèvres, puis de soupirer. OK.
Comme je l’ai dit, n’importe quel mec qui veut me filer cent cinquante
dollars en douce mérite d’avoir une chance. Mais sois prudente et, si les
choses dégénèrent, je serais là pour toi.
— Je sais, dis-je en reprenant la carte quand nos repas arrivent. Je suis sûre
de pouvoir compter sur Char et toi. Et, au cas où, papa m’a dit qu’il pouvait
passer un coup de fil à certaines personnes de sa connaissance.
— Ton père connaît des gens de la mafia russe ? demande Izzy, surprise, et
je ris en secouant la tête.
— Non. La personne qu’il connaît qui s’approche le plus d’un mafieux
russe est le père Vasiliev de l’Église orthodoxe. Si tu l’entendais prêcher
pour son appel aux dons… alors en voilà un, de gangster !

J USQU ’ À AUJOURD ’ HUI , j’étais vraiment une tarée du PC et des jeux vidéo,
mais c’était avant de vraiment me plonger dans le travail à Goldstone. Je
suppose que c’est une des conséquences du passage à la vie d’adulte.
Finis les jeux qui ont besoin d’une assiduité quotidienne et de beaucoup
d’application. Alors au revoir Eve Online, au revoir WoW et Final Fantasy
Online.
Je refuse encore de perdre le niveau atteint avec Fortnite, alors j’ai préféré
me lancer dans TERA. C’est un concentré d’action, très amusant et peu
complexe, et je peux laisser mon personnage pendant deux semaines sans
avoir de problème majeur.
Mais ce soir, c’est ma soirée de reprise de jeu. Je suis sur le point d’allumer
mon PC et de m’identifier quand mon téléphone sonne. Voyant que c’est
Thomas, je décroche et me cale dans le canapé.
— Salut, Tommy ! Quoi de neuf ? S’il te plait, ne me dis pas que tu es
encore au bureau. Je sais qu’on est mercredi, mais tu n’es pas obligé de
grimper en haut de ta montagne de dossiers pour glisser jusqu’au jeudi.
— Non. Je m’en tiens à ma politique de quitter le bureau à six heures au
plus tard, dit-il. Même si parfois j’emporte du travail avec moi là-haut, mais
ça ne compte pas, ajoute-t-il en riant à sa propre blague, ce qui me fait
sourire. En fait, je voulais te parler de quelque chose, mais je voulais le
faire après le boulot parce que je ne voulais pas te donner l’impression de te
faire du pied au bureau.
Mon sourire s’évanouit et je me redresse, basculant dans un état d’esprit
plus sérieux.
— J’apprécie, merci. De quoi s’agit-il ?
— On me propose une nouvelle opportunité pour Goldstone et je dois
monter une nouvelle équipe de projet. C’est une grosse affaire et je prendrai
moi-même la tête des opérations, en plus de choisir mon équipe. J’aimerais
que tu en fasses partie, mais je comprendrais que tu aies peur de ne pas te
sentir à l’aise. Tu représentes le meilleur choix possible ; pourtant, si tu
préfères décliner l’offre, je ne m’offusquerai pas.
Il est très sérieux, ce qui montre à quel point il a pris en compte mes coups
de gueule à propos des bruits qui circulent sur nous et sur le fait que je
trouve injuste que tout le monde me regarde de travers soi-disant parce que
je joue dans la cour supérieure sans pour autant que lui soit accusé de jouer
dans la cour inférieure. Alors qu’au point où nous en sommes, ni l’un ni
l’autre ne jouent.
— Je peux rester professionnelle. Je veux dire, on ne sera pas tout le temps
ensemble, pas vrai ? Vingt-cinq étages nous séparent… ça ne peut pas être
bien terrible !
— Sauf que voilà, dit Thomas, l’affaire ne peut pas se faire depuis le
bureau. Tu as un passeport ?
— Heu, ouais… Je m’en suis fait faire un, l’année dernière, pour aller à
Vancouver. Pourquoi ?
— Le boulot est au Japon. Je réunis une équipe pour partir une semaine à
l’étranger. Il s’agit de visiter un lieu de villégiature et le siège de son
entreprise pour voir si ça vaut le coup d’y investir du capital. On part
vendredi pour une semaine. D’ici là, on sera la tête dans le guidon avec le
travail de préparation. Qu’en dis-tu ?
Mon sourire est si grand que j’en ai mal à la mâchoire.
— Tu te rends compte… ? Tu me demandes si j’ai envie de faire un voyage
d’affaires dans le pays des animes, des jeux vidéo et de toutes sortes de
choses particulièrement paradisiaques qui font palpiter mon cœur de geek !
Thomas rit en silence, mais je l’entends quand même à sa façon de respirer.
Sa poitrine doit presque se soulever à l’autre bout du fil.
— C’est un oui ?
— Évidemment ! dis-je en criant à moitié, essayant de me retenir de danser
le boogie sur le canapé.
— Mais franchement, c’est seulement parce que tu vas travailler avec moi,
pas vrai ?
Il me taquine, sachant qu’en gros, il me fait une offre de rêve : le Japon, une
opportunité professionnelle, et lui.
Pensant à lui, je dis :
— Maintenant, tu as le choix : soit tu me laisses raccrocher tout de suite
pour que je puisse me mettre au jeu que j’étais sur le point de commencer,
soit tu ramènes tes fesses ici et tu m’aides à évacuer mon trop plein
d’énergie d’une autre façon.
À l’autre bout du fil, il y a deux secondes de silence, puis Thomas grogne :
— Prépare un sac pour la journée de travail de demain. Je passe te chercher
dans dix minutes.
CHAPITRE 18
THOMAS

Q uand j’ai constitué Goldstone, je ne l’ai pas organisé comme la


plupart des sociétés. Pour parler franchement, l’idée d’un bureau élu
où les manœuvres politiciennes et les combines sont la raison première de
certaines prises de décisions me dégoûte. En plus d’être problématique
quand on a le souci de couvrir ses arrières, ça nuit à la gestion d’une
entreprise ; j’ai donc évité de choisir cette option.
Chose assez facile, puisque je suis le plus gros actionnaire.
Malgré tout, comme pour tendre la main à ceux de mes actionnaires qui
m’ont mis le pied à l’étrier en étant mes premiers investisseurs (dont mon
père fait malheureusement partie), je les retrouve lors de réunions qui
rassemblent généralement mes anciens cadres vice-présidents de façon
assez régulière pour faire un récapitulatif dans leurs domaines respectifs. La
plupart du temps, il s’agit de réunions plutôt familières qui se déroulent
comme prévu, tant que mon père ne fait pas ses rares apparitions pour
décréter que Goldstone est un échec et demander plus de bénéfices.
Cependant, pour ce genre de projets, nous nous réunissons de façon plus
officielle pour échanger nos préoccupations avant de nous lancer.
Je viens d’énoncer les bases du projet et la croissance potentielle que nous
pourrions connaître si cet investissement se concrétisait et fort
heureusement, tout le monde semble partant.
— D’accord, on prendra donc un avion pour l’aéroport de Narita, à Tokyo,
et une fois là-bas on…
J’ai commencé à parler de l’organisation du voyage comme pour leur
mettre un peu l’eau à la bouche, quand l’un de mes cadres vice-président,
Standford Truscott, s’éclaircit la gorge.
— Oui, Stan ?
— Thomas, je n’ai pas de soucis avec ce projet, mais avec quelque chose
qui lui est lié, dit-il en tapotant la table comme il le fait quand quelque
chose le tracasse.
C’est un formidable avocat et il se trouve qu’il est à la tête de mon service
juridique… mais cet homme raconte tellement d’histoires que je suis
choqué qu’il ait pu gagner le moindre procès. Ça explique peut-être qu’il
fasse ses meilleures négociations autour d’une table de conférence plutôt
que devant un tribunal.
— C’est à propos de Mia Karakova.
Entendre son nom dans sa bouche me glace et je plisse les yeux.
— Et qu’y a-t-il à propos de Mia Karakova ? Elle a fait un travail
remarquable sur le dernier projet.
Stan jette un coup d’œil à certains des autres vice-présidents autour de la
table qui lui adressent leur soutien par un hochement de tête. J’ai
l’impression d’avoir mis les pieds dans une embuscade, mais il semble que
Stan ait été désigné pour affronter le bourreau. Le fait qu’il ait accepté de
me défier m’inspire presque encore plus de respect à son égard et atténue
l’impression que me donnent les autres femmes et hommes assis autour de
la table d’être des moutons de Panurge.
— Je pense que tout le monde est d’accord avec ça, dit-il. Et ce n’est pas
que nous vous refusions toute vie sociale ; mais elle travaille dans
l’entreprise…
— Venez-en au fait.
Arrêter de te faire sucer la queue par ton analyste ?
Pas cette satanée voix. Pas ici.
— D’après tous les rapports, elle a l’air d’être un drôle de jeune prodige
avec les chiffres. En un mois, elle est passée d’une personne à qui l’on a
donné une chance en l’intégrant à une équipe de Roseboro, à une femme
vous accompagnant à un événement public de grande importance, et
maintenant vous lui faites gravir tous les échelons d’un coup pour faire
partie d’une équipe hors site. Dire qu’il y a des rumeurs de… décision
influencée est une lapalissade. Étant votre avocat, cela m’inquiète.
Je parcours la salle du regard pour observer les gens qui me regardent. Ils
ont de l’expérience. Il y a là des conseillers et des cadres vice-présidents qui
font partie de Goldstone depuis le début. Pour autant, je connais leur façon
de penser et je sais que leur préoccupation première concerne les rapports
trimestriels et le cours des actions. Il n’y en a pas un seul pour qui je
compte en dehors de ma capacité à engraisser leur portefeuille.
— Je n’aborderai ce sujet qu’une seule fois, dis-je en repoussant la table
pour m’adresser aux personnes rassemblées en les regardant toutes. La
présence de Mia Karakova dans l’une ou l’autre des équipes de recherche
n’a rien à voir avec ma relation avec elle, mais avec ses résultats
professionnels qui parlent pour eux-mêmes. Elle a eu droit à un coup
d’essai suite au travail qu’elle avait fait pour Bill Radcliffe et son analyse a
tapé en plein dans le mille. En fait, vous avez tous voté pour que Goldstone
suive le plan d’action qu’elle avait recommandé, celui qui annonce des
retours sur investissement records en moins de deux ans. C’était son plan.
À présent, certains d’entre eux hochent la tête, se rangeant de mon côté, et
le fait qu’ils soient si facilement influencés par l’appât du gain me donne la
preuve que l’argent est tout ce qui leur importe. Ils voulaient seulement me
l’entendre dire.
— Encore une chose, Thomas, j’ai passé en revue l’historique de
mademoiselle Karakova en tant qu’employée, dit Stan, essayant de
continuer sur sa lancée. Une rumeur dit que vous lui auriez proposé
d’aménager son bureau à votre étage…
— Ce n’est pas une rumeur. C’est un fait.
Je commence à en avoir assez et ma patience ne tient plus qu’à un fil. Je me
penche en avant et plaque mes mains sur la table de conférence, là où j’ai
baisé Mia il y a seulement quelques semaines. Merde… ça fait si peu de
temps !? C’est comme si je ne pouvais déjà plus me souvenir d’une époque
avant elle, comme si la joie qu’elle me procurait avait pris toute la place,
même en aussi peu de temps.
— Je vais être transparent : Mia Karakova fait partie de ma vie, et ça ne
changera pas. Mais elle n’affecte pas mes décisions au travail, et mon
professionnalisme reste le même envers ses analyses qu’envers vous. Vous
avez tous gagné des millions de dollars en faisant confiance à mes choix.
Celui qui est à faire maintenant ne diffère en rien des précédents. Quoi qu’il
en soit, au terme de la journée, le nom sur la tour, là dehors, sera toujours le
mien, et je maintiendrai mon cap. Si vous ne pouvez pas en faire autant,
sentez-vous libres de le faire savoir à Stan et nous entamerons les formalités
administratives de dissolution de votre relation avec la compagnie
Goldstone. Des questions ?
Je croise les bras en fixant les personnes dans la salle chacune à leur tour
avec des yeux noirs. Personne ne pipe mot ; la plupart évitent même mon
regard. Je sais que mes blâmes ont une sacrée réputation, mais je ne
m’attendais pas du tout à ce que la réunion d’aujourd’hui prenne cette
tournure-là.
Avec un soupire de déception, à la fois envers mon équipe et envers moi-
même, je leur dis :
— La séance est ajournée.
Ils sortent tous les uns après les autres et je reste seul à bouillir. Qui sont-ils
pour remettre en question ma décision d’inclure Mia au projet ? Sans les
choix que j’ai faits, nous ne serions pas aujourd’hui, après moins de dix ans,
à la tête d’une société milliardaire.
Ce n’est qu’une question de chance, tes compétences n’y sont pour rien,
garçon stupide !
Je rumine et, bien que ce ne soit pas de sa faute, je regarde à peine Kerry
quand je passe devant elle pour me rendre à mon bureau. Je ferme la porte
derrière moi et vais m’asseoir. Je ferme les yeux en espérant me détendre.
Je ne vais pas les laisser me freiner ni me forcer à douter de moi-même.
Si je dois prouver ma valeur, il faut que je sois le meilleur, ce que je ne
peux pas être en me montrant contrarié dès que quelqu’un remet en cause
mes décisions. Je suis au-dessus de ça. Je dois l’être.
Tu n’auras aucune valeur de toute façon. Quoi que tu fasses.
On toque doucement à ma porte et j’ouvre les yeux. Je réponds en grondant
à voix basse :
— Oui ?
Kerry ouvre la porte et passe uniquement sa tête dans l’embrasure. Elle a
sûrement remarqué l’expression sur mon visage et le ton de ma voix ; elle
doit vouloir s’assurer que je ne suis pas au bord d’arracher des têtes.
— Excusez-moi, monsieur. Monsieur Truscott est ici. Il espérait pouvoir
vous toucher deux mots en privé.
Je prends une profonde inspiration avant d’acquiescer. Quand Stan entre, je
m’adosse dans mon fauteuil. Kerry lui propose du café et se dépêche d’aller
lui en chercher une tasse pendant qu’il s’assied sur la chaise en face de moi
en soutenant mon regard.
J’ai voulu qu’il soit le vice-président de mon service juridique pour
plusieurs raisons, l’une d’elles (et non la moindre) étant sa faculté à
s’accommoder de mon caractère explosif au travail et à ne pas avoir peur de
me poser des questions difficiles.
Je l’ai engagé précisément pour ça. Je fais donc l’effort de me rappeler la
raison première de sa présence dans l’entreprise.
— Autre chose, Stan ?
— Thomas, croyez-le ou non, je suis venu voir comment vous alliez,
répond-il en déboutonnant sa veste pour se mettre à l’aise.
Je le défie en haussant un sourcil et il ajoute :
— Et peut-être pour vous suggérer un petit conseil. Enfin… si vous
acceptez de m’écouter.
— J’ai quelques minutes, dis-je en me penchant en arrière.
Je ne veux pas lui répondre banalement que je vais bien, parce que nous
savons tous les deux que ce n’est pas le cas.
Stan n’avait pas besoin d’intégrer Goldstone. Il avait déjà fait une belle
carrière et vivait bien ; il était associé dans sa propre entreprise. Il avait
gagné mon respect avant même d’avoir mis un pied dans la tour en tant
qu’employé et il n’a fait qu’en gagner davantage depuis qu’il est dans
l’équipe, même si je trouve, la plupart du temps, qu’il a des idées trop
conservatrices en ce qui concerne le monde des affaires.
— Saviez-vous… dit-il, avant de marquer une pause quand Kerry revient
avec son café ; il la remercie d’un signe de tête poli et poursuit : qu’avant
d’accepter ce poste dans l’entreprise, j’ai fait des recherches sur vous ?
— Je ne m’attendais pas à moins de votre part. Qu’avez-vous découvert ?
— J’ai découvert un homme dont l’intelligence dépasse la moyenne, ça
c’est sûr, répond-il, mais qui n’est pas un génie. Néanmoins, ne le prenez
pas mal, parce qu’il y a dans ce monde trop de génies qui encaissent des
chèques d’allocations pour que je trouve la moindre relation entre les
cerveaux et le succès.
Curieux de connaître sa vision des choses, je lui demande :
— Alors, qu’est-ce qui justifie ma réussite, selon vous ?
— Les raisons de votre succès sont les mêmes que celles de Jerry Rice, de
Michael Jordan ou de tout autre élève brillant, du moins si vous regardez ce
que les gens pensaient d’eux dans leurs débuts. Vous voulez prouver que
ces gens ont eu tort. Vous voulez vous dépasser et dépasser les attentes que
ces gens avaient pour vous. Cette volonté d’être le meilleur est sans égal ;
vous êtes prêt à travailler dur pour être le numéro un. Je sais aussi ce qui
motive ça.
Son analyse n’est pas fausse, c’est pourquoi je me demande ce qu’il pense
être mon moteur.
— Et c’est ?
Stan secoue la tête en sirotant son café.
— Vous savez, vous pourriez être à la tête de la plus grosse entreprise sur
Terre ; vous pourriez devenir président, ou obtenir la paix dans le monde…
ça ne compterait pas. Pas pour lui.
Le fait qu’il balance ça avec nonchalance me rend furieux, mais je
discipline mes traits pour afficher un visage impassible, refusant de lui
donner l’indice qui me trahirait.
— Votre père, déclare Stan, crachant le morceau puisque je me tais. Mes
recherches et ma discrétion sont plus rigoureuses que celles de la plupart
des gens. C’est pour ça que vous me payez, après tout. Et après avoir
rencontré Dennis lors de ma première réunion, j’ai cru prudent de faire
quelques recherches. Sans vouloir être condescendant, vous méritiez
d’avoir une enfance très différente de celle que vous avez eue. Vous avez
reçu certaines choses financièrement parlant, mais l’argent ne fait pas tout,
comme vous le savez bien. La façon dont il vous traite…
Il se penche en avant et me regarde dans les yeux.
— La façon dont il vous a traité après la mort de votre mère est criminelle.
Et c’est un avocat qui vous parle.
Il a vraiment touché en plein dans le mille, mais ça va un peu trop loin pour
la relation qu’on partage, lui et moi, c’est pourquoi je préfère qu’on en
finisse.
— Vous disiez avoir un conseil à me donner ?
— Oui, répond Stan. Mia Karakova est la première personne que j’ai vue en
cinq ans de service ici à paraître plus importante à vos yeux que votre
volonté d’être le meilleur.
— Ça semble pouvoir être une bonne chose… pour une direction plus
équilibrée…
Stan sourit tristement.
— Vous pourriez le croire, mais vous êtes un moteur à combustion avec des
chambres de postcombustion poussées jusqu’au stade cinq, à deux doigts
d’exploser, si vous continuez sur votre lancée de ces dernières années. Il n’y
a plus qu’à vous mettre dans la bonne situation, dans les bonnes
circonstances, et tout vous tombera dessus comme une tonne de briques.
Dans un tel cas… vous pourriez vous faire mal, lui faire mal à elle et faire
mal au business. Je préfèrerais que vous n’atteigniez pas ce stade.
— Donc, que proposez-vous ? Que j’arrête de la voir ?
— Non, dit Stan en riant. Loin de moi l’idée de vous demander une chose
pareille. Ce que je vous recommande, vous conseille de façon à la fois
professionnelle et personnelle, c’est la prudence et la conscience. Ouvrez
bien les yeux et méfiez-vous… d’elle, de vous… et même des opinions des
autres, non pas parce qu’elles sont vraies, mais parce qu’elles peuvent
affecter votre place de premier sur tous vos tableaux. Dennis ne va pas
disparaître, mais vous pouvez être content. Pas malgré lui, mais parce qu’il
n’a plus d’emprise sur vous. C’est ce que je vous souhaite.
C’est probablement le discours le plus attentionné, le plus paternel, si j’ose
dire, qu’on m’ait jamais adressé. Le fait que Stan me voit au-delà de la
façade que j’affiche, que ce soit parce qu’en connaissant mon passé il
cherche des indices me concernant ou parce qu’il se soucie vraiment de
moi, est étrangement rassurant. Sa volonté d’aborder ce sujet de
conversation, à la fois en réunion et là encore en privé, en dit long sur son
caractère et m’inspire le respect. Par conséquent, je respecte aussi son
conseil.
— C’est aussi ce que je souhaite, dis-je.
Il se lève et me tend une main que je serre. Mais avant de partir, il dit :
— S’investir envers une femme n’est pas comme investir dans une société.
Vous ne pouvez pas vous contenter de limiter la casse en suivant les
directives d’un contrat et vous en aller quand c’est fini.
Il a raison… et tort.
Je sais ce que je fais. Mia n’est pas un simple « investissement ». C’est une
personne spéciale et je n’ai aucune intention de la quitter.
Les vieux idiots de l’entreprise peuvent douter de moi. Ils peuvent douter de
mes décisions et de mes compétences… mais je ne les laisserai pas me
couper dans mon élan.
Même Stan doute que je puisse m’en sortir indemne ; il n’imagine pas que
je puisse avoir les deux : ma société et Mia.
C’est ce qu’on verra.
CHAPITRE 19
MIA

R egarder Tokyo se dérouler en dessous de moi est comme un rêve qui


se réalise. Évidemment, à presque mille mètres d’altitude, la ville
ressemble assez à toutes celles au-dessus desquelles je suis passée en avion
dans ma vie, mais en même temps… c’est différent.
— On dirait que tu vas avoir un orgasme cérébral, me chuchote Thomas
depuis son siège de classe affaires, à côté du mien.
— C’est exact… mais je gère.
J’ai été surprise qu’il rejoigne le reste de l’équipe ici… Il est venu s’asseoir
près de moi côté couloir pour me laisser la place côté hublot dans la
première rangée de la classe affaires ; j’étais tellement excitée que je n’ai
presque pas dormi pendant les onze heures de vol.
À la place, j’ai fait une orgie de films et j’ai discuté avec Thomas en
essayant de baisser au maximum le volume de ma voix quand il me faisait
rire alors que les gens autour de nous dormaient.
Ce n’était pas facile, surtout quand je regardais par le hublot les aurores
boréales en survolant une zone du Pacifique et qu’il s’évertuait à me
murmurer les choses qu’il souhaitait faire au Japon… dont la majorité
n’était pas répétable à voix haute. Les idées qui lui passaient par la tête me
donnaient des bouffées de chaleur et plus d’une fois, j’ai dû étouffer un
gémissement alors qu’il m’allumait avec l’énumération cochonne de tout ce
qu’on allait faire.
Tout ça sans même me toucher, conformément à ma demande de
professionnalisme qu’il prit soin de me rappeler. J’ai été au bord d’y
renoncer et de remonter l’allée en sautillant pour aller dans la minuscule
salle d’eau pour une partie de sexe en altitude… et il le savait très bien. Il
n’attendait que ça, en fait.
Toujours travailler sans s’amuser ? Thomas prétend fonctionner comme ça,
mais c’est tout le contraire. Cette même force qu’il met pour être efficace au
travail s’exprime quand il s’agit de plaisir et pendant des heures, au-dessus
du Pacifique, il m’a décrit exactement comment il comptait s’amuser.
Mon excitation s’atténue quand on se met à tourner en rond dans l’aéroport
de Narita pour se plier à toute la comédie des usages. Même l’influence et
l’argent de Thomas comptent pour du beurre face à ces types. Quand on
arrive enfin dans la gare souterraine, dont les trains en partance relient
l’aéroport au reste de Tokyo, je suis déjà épuisée.
— Je t’en prie, dis-moi que ça nous emmène directement à un hôtel !
— Désolé, répond Thomas qui porte un sac en bandoulière et fait rouler sa
valise derrière lui comme n’importe quel voyageur, notre limousine nous
attend à la station de Tokyo. Mais le train est rapide, c’est déjà ça.
Rapide, c’est une chose, mais le plus remarquable, c’est le calme du Narita
Express. Thomas n’a pas l’air d’être gêné quand, tout en fermant les yeux,
je me sers de son épaule comme d’un oreiller. C’est réconfortant de le voir
se comporter de façon si naturelle, même s’il se montre aussi très
protecteur. Ça me permet de somnoler à moitié et je rêve agréablement
pendant tout le voyage, sa chaleur contre ma joue.
— Allez, on est arrivés, dit-il en me remuant doucement.
Notre équipe n’est pas bien grande, nous ne sommes que cinq, mais les trois
autres n’ont pas l’air d’accorder la moindre importance à la proximité
possessive dont Thomas fait preuve à mon égard. En fait, ces dernières
semaines, personne ne m’a dit quoi que ce soit à propos de notre relation
affichée, sûrement pour trois raisons.
D’abord, de toute façon, presque personne ne descend dans mon bureau
depuis que les colporteurs de rumeurs ont eu leur dose.
Ensuite, je travaille encore d’arrache-pied pour Bill et c’est vraiment le plus
cool des responsables dont j’aurais pu rêver dans pareille situation.
Enfin, je suis presque sûre que la réputation de Thomas, entre ses célèbres
« blâmes » et la colère qu’il couve, a dissuadé tous ceux qui avaient envie
de dire quelque chose.
Je m’en moque. Je prouverai aux sceptiques ma légitimité de la même façon
que j’ai gagné le respect de Thomas : avec mes résultats. Je suis forte,
puissante, super sexy… mais je suis surtout, et c’est le plus important,
intelligente.
Sortir de terre dans les rues de Tokyo est comme vivre un rêve. La foule, les
sons, la musique, la signalétique… J’ai l’impression d’être entrée dans un
de mes animes.
— Que c’est beau !
— Dommage qu’on ne puisse pas voir tout ça de nuit, me rappelle Thomas
en regardant autour de lui, avant de se tourner vers Kenny qui cumule les
rôles d’interprète et d’expert juridique japonais.
Il nous indique le véhicule qui nous attend et nous nous mettons en route.
La limousine n’est pas vraiment une limousine, mais plutôt un grand
minivan de luxe qui nous emmène vers notre destination. Je veux regarder
la vie de Tokyo s’épanouir autour de moi, regarder le tohu-bohu, les enfants
qui vont à l’école en groupe, habillés en uniformes, avec leurs chapeaux et
leurs sacs à dos, les jeunes gens portant des vêtements des plus colorés et
les femmes au foyer sur leurs vélos. Je veux regarder la masse des «
salariés » en route pour leur travail… mais ça passe trop vite, même si l’on
est parfois pris dans les embouteillages de la ville.
Le spectacle tourne en diaporama flou qui défile par la fenêtre et avant que
je puisse m’en rendre compte, nous sommes arrivés à Odaiba Bay. Là, nous
descendons devant… je n’en crois pas mes yeux !
— Un hydravion ?
— Je me suis dit que ce serait plus amusant que le ferry, et puis je veux
étudier l’éventualité d’intégrer ce service aux prestations de l’hôtel, répond
Thomas au moment où nous montons à bord de cet avion élégant et
moderne.
Le vol dure environ une heure et demie. Bien qu’on soit loin du calme que
nous a offert jusqu’à Tokyo la classe affaires de l’avion de ligne, la vue en
vaut la peine, et la descente vers la terre me rappelle les vieilles rediffusions
de Fantasy Island.
L’île est très belle, un vrai paradis tropical au milieu d’un petit ensemble de
collines volcaniques, dont les forêts vert sombre émergent du bleu profond
des eaux du Pacifique. Le long d’un rivage s’étendent une petite ville, des
plages et un quai.
C’est l’image la plus éloignée de tous les clichés du Japon que j’aie vus et,
même si la vue à cette altitude est merveilleuse, j’ai hâte de toucher la terre
ferme pour voir ça de plus près.
— Mon Dieu, c’est si beau ! dis-je à voix basse quand on amerrit dans une
énorme gerbe d’eau sans la moindre difficulté, ce qui est incroyable,
considérant la manœuvre.
Thomas hoche la tête.
— Quand on quittera l’avion, prenez des notes, nous dit-il à tous, plein de
professionnalisme, alors qu’on approche du quai. Je veux avoir vos
impressions, vos idées de marché, tout. Nous connaissons le résultat de nos
recherches préliminaires, mais j’ai besoin d’avoir confirmation.

L ES COULEURS ! Chaque jour me rappelle à quel point cet hôtel est dans un
monde en Technicolor. Cinq jours à me réveiller dans un paradis tropical
avec le son des vagues, le chant des oiseaux et une douce brise qui fait
bouger mes rideaux par ma fenêtre… tout cela devrait suffire à n’importe
qui pour se détendre. Je me redresse dans mon lit le matin et regarde par la
fenêtre ce collage tapageur unissant des bleus, des verts, du blanc et des
ocres brunes dans lequel passent des oiseaux trempés dans des tons rouges
et jaunes et des poissons qui dansent comme des étincelles dorées faisant
les stars dans les baies bleu clair.
Je devrais paresser en traînant au lit. C’est vrai, je n’ai même pas besoin de
mettre un pantalon. Dans le coin, tout le monde se balade en short la plupart
du temps.
Je devrais être détendue… mais je suis loin de l’être. En partie, bien sûr,
parce que je n’ai pas pu passer beaucoup de temps avec Thomas. Il a beau
être le bosseur le plus efficace que j’aie jamais rencontré, les locaux ont leur
propre vision de ce qu’est du bon travail.
Malheureusement, ça implique beaucoup de « travailler plus, pas mieux » et
de gros créneaux de son temps ont disparu dans des réunions, des thés et
autres, où il y a beaucoup de hochements de tête, beaucoup de sourires
professionnels et pas grand-chose d’autre. Je pense que le pauvre Kenny va
se faire mal à la gorge à force de traduire dans tous les sens.
Quand Thomas revient tous les soirs, il a à peine le temps de faire un point
avec le reste de l’équipe, de passer un tout petit peu de temps avec moi et de
prendre une douche avant de devoir fermer les yeux, histoire d’être prêt
pour le lendemain.
Pareil pour moi… j’ai mes propres défis.
Après un petit-déjeuner à base de riz avec du furikake, un mélange
d’algues, de sel, d’herbes et de poisson séché qui est utilisé comme
assaisonnement sur de nombreux plats dans tout le Japon, j’essaye de me
remettre au travail.
Ce qui m’amène à mon principal problème : les conditions de travail.
La proposition faite à Thomas est d’acquérir cet hôtel, avec ses vingt-huit
chambres et ses deux salles de conférence pour le transformer en un lieu
d’évasion haut de gamme pour les personnes du genre Fortune 500 1 qui
veulent allier les affaires et le plaisir, mais les capacités professionnelles
font sévèrement défaut.
La salle de travail dédiée à notre équipe n’est pas beaucoup plus grande que
mon bureau de Roseboro et bien qu’on ne soit ici que trois, on doit partager
quatre prises électriques pour trois tablettes et six ordinateurs portables. Il
n’y a pas moyen de nous faire tenir tous là-dedans en même temps, à moins
de vouloir partager nos haleines douteuses.
Par-dessus le marché, le débit d’Internet est affreusement lent… au point
qu’un pigeon voyageur arriverait plus vite à Roseboro qu’un e-mail.
— Et… je vais m’occuper de mes cheveux, dit Randy Ewing en secouant
ses boucles qui sont bien plus frisées qu’à notre arrivée, tout en repoussant
la table devant elle.
Elle est chargée d’avoir des idées de rénovations et elle a travaillé plus dur
que chacun d’entre nous.
— Toute cette chaleur et cette humidité… c’est horrible ! Je prévois déjà
d’aller dans un salon de coiffure en rentrant, mais pour l’instant, j’ai juste
besoin de dégager cette tignasse torsadée de mon visage. Le temps que j’en
vienne à bout, j’imagine que mon e-mail aura peut-être fini de se
télécharger.
Elle tapote l’ordinateur portable sur lequel elle travaille comme si ses
paroles sarcastiques pouvaient l’amener à se connecter plus rapidement.
— Et toi, Mia ?
Je marmonne quelques jurons salés en russe en jetant à l’un de mes deux
ordinateurs un regard noir. Puis, levant les yeux vers Randy, je hausse les
épaules.
— Au moins, tu as quelque chose. Tu savais que l’actuel propriétaire garde
tous ses documents commerciaux en version papier ? Pas même sur un
document Excel… Il inscrit toutes ses écritures à la main sur un cahier relié
comme si l’on était en mille-neuf-cent-quatre-vingt-cinq. Sérieusement,
comment suis-je censée voir la moindre tendance dans tout ça ?
— Bonne chance ! dit-elle. La troisième fois où j’ai dû aller jusqu’en ville à
vélo simplement pour pouvoir lire mes textos, j’ai été fixée : il faudrait trop
s’investir dans ce lieu pour en faire quelque chose d’approchant ce que
Thomas imagine. Dieu sait ce qu’il faudrait pour obtenir une équipe de
rénovation appropriée ici, et sans même parler du coût réel des matériaux !
Randy s’en va et j’avance tant bien que mal à travers les informations du
mieux que je peux. Enfin, juste avant midi, Thomas me rejoint, les yeux
encore rouges des activités de la veille.
Argh ! Je ne sais pas ce qu’ils mettent dans leur version locale du saké, mais
ça sentait le pétrole et ça dévisse la tête !
— Bonjour à toi aussi, mon cœur. Ou bonne après-midi, dis-je en
grommelant tout en refermant mon ordinateur. S’il te plait, dis-moi que tu
avances de ton côté…
— Je pense que oui, me confie-t-il. Je me sens idiot de ne pas avoir appris
le japonais et de dépendre de Kenny pour tout me traduire, mais j’ai
compris leur façon de faire ici. Au bar, pendant le karaoké, quelque part
entre Dancing Queen et Gimme Shelter, il y a eu un hochement de tête, un
léger grognement échangé entre deux hommes qui faisaient semblant d’être
saouls (mais ils n’étaient absolument pas aussi beurrés que leur chant le
laissait croire) et j’ai eu l’approbation du big boss du village. Si l’on veut
faire affaire pour cet hôtel, on peut. J’espère que ça en vaut la migraine et
aussi que Kenny me pardonnera mon affreuse interprétation d’Elvis.
Apparemment, le bar karaoké en ville n’a pas la base de données la plus
récente qui soit.
— Base de données… argh ! Mon Dieu, ce que je donnerais pour une putain
de base de données, là ! Je lancerais des algorithmes et ferais peut-être
même un diagramme. Des bases de données… dis-je, d’une voix envieuse.
Je me renverse en arrière en grognant et en me tirant les cheveux. J’ai
atteint mes limites. Jamais je n’aurais cru pouvoir en avoir assez d’être au
Japon… mais le Japon que j’ai envie de visiter n’a rien à voir avec ça.
— Quel est le problème ? me demande-t-il en se massant les tempes.
Internet est sur la liste de ce qu’il faut améliorer, avec le système
d’alimentation à revoir.
— Il ne s’agit pas que de ça. Tu as besoin d’une analyse de données, mais je
ne peux pas mettre la main sur les données. Tu me demandes de repérer les
tendances du marché, mais sans avoir une vue d’ensemble, c’est tout
simplement impossible. Je suis face à une technologie qui a vingt ans, un
système de recueil des données qui en a cinquante et un réseau électrique
quasiment inutilisable. Je travaille dans le noir avec une main attachée dans
le dos… et je ne veux pas te décevoir.
— Mia, trouve une solution. On est ici pour ça, dit-il, avec dédain, en
s’asseyant sur la chaise libre. Tu es intelligente. Réfléchis au-delà des
barrières.
Bouillonnante de frustration, je lui demande :
— Pardon ? Thomas, j’ai été coincée ici parce que les outils dont j’ai
besoin…
— Sers-toi de ton cerveau, pas de la technologie ! aboie-t-il.
Je me tais, choquée de la pression qu’il me met. Non pas que je me croie à
l’abri de ses « blâmes », et j’ai même demandé à être traitée comme les
autres, mais c’est en fait la première fois qu’il le fait. La tension est
palpable entre nous, électrique et bourdonnante.
Il se tait un moment, puis il inspire avant de reprendre d’une voix plus
calme.
— Les ordinateurs sont des outils, oui. Mais ils ne sont que ça : des outils.
Ils ne remplaceront jamais ce qu’il y a dans ta tête, parce que ce cerveau est
meilleur que ne pourra jamais l’être le moindre ordinateur. J’ai besoin de tes
compétences pour disséquer le bordel que représente cet hôtel, à en croire
les plaintes de tout le monde ; mais ça peut être fait à Roseboro, si la
technologie ne le permet pas pour le moment. Il y a plus de choses à évaluer
ici que de simples chiffres.
Quelque part, j’ai l’impression qu’il ne me connaît pas. Je vis pour de
simples chiffres, pour des colonnes de nombres qui finissent par
s’additionner comme par magie chaque fois et pour les choses que ces rangs
de données m’apprennent. Mais il dit qu’il y a plus que ça ?
— Que veux-tu dire par « plus de choses » ? Tu m’as amenée ici pour ça,
dis-je en désignant mon ordinateur devant moi.
Étonnamment, Thomas pouffe de rire.
— On ne va pas prendre une décision et faire un chèque aujourd’hui. Si l’on
veut vraiment faire affaire, on va se lancer dans une année au bas mot où
toutes les personnes appropriées vont apposer leur signature sur toute la
paperasse appropriée. Je crois honnêtement que la paperasse fait tenir cette
île à sa place dans l’océan. Mais pendant qu’on est là, j’ai besoin d’avoir la
vision de l’équipe – non, j’ai besoin de ta vision de l’affaire.
Je reste silencieuse un instant, surprise par la portée de ses mots. Puis je me
risque à demander :
— Est-ce que tu réalises qu’on est sur cette île paradisiaque depuis quatre
jours et que j’ai à peine passé un moment avec toi en tant que couple et non
dans un cadre professionnel ? Je sais qu’on est en voyage d’affaires, mais
on pourrait peut-être faire une petite pause ?
Il pince ses lèvres l’une contre l’autre et je l’entends déjà me répondre qu’il
ne peut pas modifier son emploi du temps.
— Que dirais-tu de passer ta journée à emmagasiner toutes les informations
possibles sur lesquelles tu arrives à mettre la main, à récolter tous les
chiffres à rapporter à la maison, et qu’on prenne ensuite vingt-quatre heures
rien que pour nous, demain ? Je donnerai la journée à tous ceux de l’équipe
pour qu’ils puissent se faire aussi leur propre impression, comme ça on aura
une vision claire de tout le potentiel de cette affaire.
Je lui adresse un sourire insolent.
— C’était la proposition de rencard la moins sexy qu’on ne m’ait jamais
faite !
Son rictus est plein d’arrogance ; il hausse un sourcil.
— Ce n’est pas un rencard, mademoiselle Karakova. Je rappelle que nous
restons professionnels.
Je mordille ostensiblement le bout de mon stylo, me rappelant très bien ce
qu’il m’a dit à propos de nos premières réunions : il croyait que je
l’allumais volontairement. Ses yeux se focalisent sur ma bouche comme je
l’espérais et je pousse plus loin la provocation :
— Tout ce que vous voudrez, monsieur Goldstone, dis-je d’une voix d’un
érotisme pur et pleine de sous-entendus.
— Ça commencera demain à ton réveil, tu seras totalement déconnectée. Et
totalement à moi, Mia !
1 Fortune 500 est le classement des 500 premières entreprises américaines, classées selon
l'importance de leur chiffre d'affaires.
CHAPITRE 20
MIA

—B onjour !
La façon dont Thomas me regarde en détaillant mon corps en dit bien plus
long que ce simple mot. Je ne suis pas nue. J’ai enfilé un débardeur par-
dessus mon haut de maillot de bain et j’ai étalé tellement de crème solaire
sur mon visage et mes bras que je dois vraiment ressembler à un fantôme,
mais je vois au regard de Thomas que ça ne le gêne pas le moins du monde.
Chargeant mon sac sur mon épaule, je lui réponds :
— Bonjour ! Tu as bien dormi ?
— Pour être honnête, augmenter la qualité de la literie fait partie de mes
prévisions, répond Thomas en s’étirant. Sérieusement, les futons, ce n’est
pas mon truc. Viens, allons prendre un petit-déjeuner. Tu es ravissante, au
passage.
— Mes racines russes vont me jouer un sale tour. D’ici ce soir, je serai rose
fluo de coups de soleil, dis-je en riant quand on quitte l’hôtel. Qu’y a-t-il au
petit-déjeuner, au passage ?
— C’est juste en bas de la rue, tu verras, me répond Thomas d’une voix
rassurante. Et quelles sont tes autres racines, si je peux me permettre de
demander ?
— Bien sûr. Si je m’en tiens à ce qu’on m’a dit dans mes rares souvenirs, la
branche Appleman vient principalement d’Angleterre. D’où un teint pâle,
voire blême. Et toi ?
— Mélange de souches américaines, répond Thomas avec désinvolture.
Honnêtement, les origines n’ont pas plus de valeur à mes yeux que les
signes du zodiaque. C’est un fait intéressant, mais ça ne nous définit pas en
tant que personne. Ça peut servir de sujet de conversation, mais ça ne nous
définit pas. Même si tu es originaire de la Mère Patrie.
— Hé, j’avais dit ça pour rigoler…
Mais je me tais quand Thomas prend ma main pour emmêler nos doigts.
— Il s’agit de culture, pas d’ADN. Tu peux en être fière, par rapport à ce
que ton père t’a appris. Tu as pris le meilleur et par chance, laissé tomber le
reste. Du moins, j’espère que tu ne prévois pas de porter une chapka ni de
me gaver de borscht… ?
— J’avoue détester le borscht et mon chapeau s’apparente plus à une toque
qu’à une chapka.
Thomas me sourit en serrant un peu ma main dans la sienne.
— Tant mieux ! On est arrivés.
C’est un stand de fruits dont l’assortiment est impressionnant. Le vendeur
me propose quelque chose que je ne connais pas et quand je mords dans le
fruit doré de la taille d’une petite balle, une saveur aigre-douce absolument
délicieuse m’explose en bouche. Thomas me tend une autre bouchée et je
me retrouve à me gaver de ce je ne sais quoi.
— Mmm… on dirait la nourriture des Dieux !
— N’est-ce pas ? demande Thomas en croquant dans un fruit vert avec
toute une gamme chromatique de rouges à l’intérieur.
Il grogne de plaisir et ses yeux brillent quand il me propose d’y goûter. Je
mange dans sa main et lèche, avec un regard aguicheur, le jus qui coule sur
son pouce.
Il frotte le fruit sur mes lèvres et je le suce avec sensualité pendant un
moment avant de croquer dedans brusquement.
— Délicieux, dis-je en souriant devant son expression qui est passée du
désir à l’appréhension. Ne t’inquiète pas, je ne te mordrai pas comme ça, du
moins pas à un endroit crucial.
En riant, on part à la découverte de l’île à pied. Il y a beaucoup à voir, en
commençant par la petite ville et ses scènes de vie japonaise en version
tropicale, avec pléthore de supérettes qui semblent se succéder
indéfiniment, des distributeurs automatiques, des affiches représentant des
personnages de dessins animés et d’autres choses qui paraissent sorties de
nulle part.
— Je vais avoir l’air du parfait touriste, mais c’est bizarre… dit Thomas
alors qu’on passe devant un chantier de construction. Au lieu des
signalétiques habituelles pour mettre en garde les gens, les poteaux en
plastique qui maintiennent les barrières provisoires ont la forme de
bonhommes coiffés d’un casque qui lèvent la main en guise
d’avertissement, avec une bulle au-dessus de la tête où est écrit quelque
chose en japonais. Je peux seulement supposer que ça veut dire «
prudence », ou « attention », ou peut-être « ne foutez pas vos pieds ici ».
— Ça fait passer le message, en tous cas, fais-je remarquer quand on fait
une embardée pour contourner des poteaux métalliques. Qu’est-ce qui t’a
amené à étudier un potentiel investissement ici, au fait ? C’est un peu en
dehors de ton périmètre habituel, même si je sais que tu as investi au-delà
de Roseboro, bien sûr.
— C’est le potentiel non découvert, admet Thomas. Bon, certaines
personnes l’avaient déjà remarqué, d’où l’hôtel qu’on envisage d’acquérir,
mais elles n’ont pas été capables de concrétiser le projet jusqu’au bout. J’ai
entendu dire que le propriétaire est pressé de vendre.
— Quel est son point faible ? Les finances ? La santé ?
— Pas vraiment. Sa fille et ses petits-enfants vivent à Londres et il veut
prendre sa retraite pour se rapprocher d’eux, répond Thomas.
Je hoche la tête, mettant de côté les affaires tout en continuant à marcher.
On ne se presse pas. On flâne simplement et après un repas léger dans une
échoppe de nouilles en ville, on retourne en direction de l’hôtel, découvrant
les vingt hectares de terre qui l’entourent. Ce faisant, je m’imprègne de la
chaleur de l’après-midi et lorsqu’on atteint l’intimité ombragée des sentiers
qui entourent la propriété, j’enlève mon débardeur.
Thomas sourit, retire son propre tee-shirt et se retrouve uniquement en short
de bain, exposant son torse aux muscles ciselés.
— Tu veux plus de crème solaire ?
— Bien essayé, bien que pas très subtil, dis-je pour le taquiner tout en
m’enduisant les cuisses, les mollets, la poitrine et le ventre d’une nouvelle
couche de crème.
— Et tu te crois maligne en te baladant en haut de maillot de bain qui ne
cache presque rien ? C’est toi qui as commencé !
Sa façon de me regarder me donne encore plus chaud que le climat tropical.
Je lui tends la bouteille de crème solaire, consciente que mes tétons
commencent à pointer sous mon maillot. Je demande, pour le défier :
— Tu penses pouvoir bien te tenir ?
Ses mains vibrent dans mon dos alors qu’il fait pénétrer la crème dans ma
peau avant de malaxer mes épaules, ce qui met tout mon corps en
effervescence et m’amène à jeter des coups d’œil autour de nous pour voir
si l’on est seuls.
Ses mains dérivent plus bas dans la courbe de ma colonne vertébrale et j’ai
presque envie qu’il les glisse sous la ceinture de mon short en jean pour
m’empoigner les fesses.
— Je peux bien me tenir… quand j’en ai envie, ronronne Thomas à mon
oreille en faisant glisser son pouce sur un de mes flancs, ce qui déclenche
un délicieux chatouillement au fond de ma poitrine. Mais est-ce que toi, tu
as envie que je me tienne bien ?
Je me retourne et, posant mes mains sur son torse, j’avoue :
— Pour… pour l’instant. Tu sais que c’est difficile, pas vrai ?
— D’y arriver ? plaisante-t-il. Mais, voyant que je ne le dis pas d’un ton
grivois, il demande : comment ça ?
— Hum… dis-je en passant mes doigts dans la légère toison sur son torse.
Parce que j’en ai envie, mais une partie de moi est encore inquiète.
Personne ne dit rien, du moins plus maintenant, mais je peux le lire dans
leurs yeux. Et je ne veux pas avoir la réputation de la fille qui est montée en
grade en couchant avec le patron. Je veux gagner mon poste par mérite.
Parce que je le mérite vraiment.
— Je suis d’accord, dit Thomas en posant ses mains sur les miennes. Mia,
bien sûr que le travail va jouer un rôle dans cette histoire, parce qu’il fait
partie de qui nous sommes : une brillante analyste et un élégant PDG…
Il sourit et pose son front contre le mien.
— Mais je veux vraiment qu’on soit… nous, aussi.
C’est une réponse honorable, que je respecte.
— Moi aussi, je le veux.
On dirait qu’on vient de se faire une confession majeure, une sorte de
promesse, peut-être. Notre version personnelle d’une promesse. Un vœu de
ne pas essayer de nous changer l’un l’autre, de nous accepter tels que nous
sommes, avec nos côtés geek ou flippants, autoritaires ou critiques…
Je lève les yeux vers Thomas en battant des cils et prends une profonde
inspiration.
— Alors, comment est-ce qu’on appelle ça ? Izzy a dit que tu étais mon
petit ami, mais ça me semble tellement… insuffisant.
Je suis encore en train d’analyser, de classer, et ça le fait sourire.
— Le terme n’a pas d’importance. Seuls les sentiments en ont, déclare-t-il
en m’entourant de ses bras.
Dans l’intimité ombragée de l’épaisse forêt, je me colle à son corps chaud.
Son aura m’enveloppe et je pousse un grognement de bonheur.
En caressant ses avant-bras, je murmure :
— Comment fais-tu pour toujours savoir exactement quoi dire ?
Je sens les muscles de ses bras frémir sous mes mains et je me mords la
lèvre.
— Je me dis que tout dans l’univers est une question d’équilibre. Pour
chaque recoin d’obscurité, il y a une lumière ; pour chaque luxe, il y a un
sacrifice ; et pour chaque bête… il y a une princesse. Alors je dis
simplement ce que je crois que ma princesse aimerait entendre.
Ses mots m’atteignent en plein cœur. Je le regarde. Quelque part, j’adore
qu’il m’appelle sa princesse même si, d’un autre côté, le fait d’aimer ça
m’énerve, parce que je ne suis pas ce genre de fille. Mais je vais écouter
une des leçons de vie de mon père et laisser-faire en me contentant
d’apprécier les mots doux sans me censurer. Je m’apprête à me coller à
nouveau contre son short quand on entend des voix. On s’écarte l’un de
l’autre et l’on se remet en route en se tenant par la main. Nous suivons des
chemins sans que je sache où ils mènent, mais je m’en fiche. Je fais
confiance à Thomas, tout simplement.
Tout à coup, alors qu’on descend une pente, la jungle s’ouvre pour dévoiler
une autre de ces scènes paradisiaques inattendues qui semblent parsemer
cette île de joyaux à découvrir les uns après les autres.
Je pousse un petit cri en découvrant le lagon abrité en contrebas. On se
trouve sur la côte est de l’île et la colline descend en pente douce vers une
plage immaculée.
Par quelque miracle de l’érosion, l’entrée du lagon est couverte d’une arche
naturelle en pierres qui mène à une piscine pas beaucoup plus grande qu’un
petit bassin profond… mais sa taille est compensée par son extrême beauté.
Thomas me guide pour descendre le sentier et au son de sa respiration
hâtive, je sais qu’il sourit. Il y a un rebondissement dans son allure, avec
une joie et une légèreté qui se dégagent de lui que je n’avais jamais vu.
C’est une nouvelle vision de ce qu’il peut être… de cet homme qu’il est…
de cet homme dont je réalise tomber amoureuse.
Tomber ? Ou être déjà tombée ? C’est une question dont je m’occuperai
plus tard parce que, pour le moment, je vis dans l’instant présent et profite
de ce jour merveilleux avec lui.
On s’approche de l’eau cristalline avant de se figer tous les deux en voyant
des poissons nager devant nous. Les bancs de créatures tropicales sont si
colorés qu’on se croirait dans une animalerie ou devant un de ces
documentaires sur la faune marine.
Lentement, on s’assied sur le sable pour contempler ce spectacle jusqu’à ce
que Thomas se tourne vers moi en souriant.
— Merci. De me donner une chance.
Je me penche vers lui pour prendre son visage dans mes mains. Je ressens
tout ce qu’il y a derrière ces mots qu’il n’a pas pu prononcer à la légère. Il
n’a pas besoin de poser de question et c’est peut-être ce qui rend les choses
étranges. Il a passé tellement de temps enfermé dans son rôle de nouveau
dominant perfectionniste acharné que peu de gens veulent l’approcher, si
tant est qu’il les laisse faire.
— Tommy… dis-je avant qu’un grondement n’éclate au-dessus de nos
têtes.
On lève tous les deux les yeux vers le ciel pour voir des nuages d’orage
dévaler vers nous depuis les montagnes. Je pousse un juron vers le ciel en
recevant les premières gouttes de pluie.
— Mère Patrie ne trouve pas ça drôle !
Thomas pouffe de rire. On se relève et je jette un dernier regard au lagon
pour me souvenir de cette forêt et de cette plage qui ont été les témoins du
bond en avant que Thomas et moi avons fait aujourd’hui. C’est un moment
spécial, comme un secret que nous sommes seuls à partager et je me dis
qu’un jour, j’aimerais revenir ici.
On s’engage à nouveau sur le sentier, cette fois en se dépêchant, et le
dénivelé à gravir rend le retour bien plus difficile que l’aller. Quand on
atteint la crête, la pluie tombe dru. Les arbres nous protègent un peu, mais
malgré tout, en moins de cinq minutes, on est trempés jusqu’aux os.
— Eh bien, voilà pourquoi j’avais dit de se mettre en maillot de bain ! dit
Thomas tandis qu’on s’abrite temporairement sous un arbre. Tu vas bien ?
— J’y vois que dalle ! dis-je, plaintive, en retirant mes lunettes. Voilà,
myope est toujours mieux qu’aveugle comme une taupe ! Tu veux bien
mettre ça dans mon sac à dos ?
Je lui tends mes lunettes et me retourne pour qu’il puisse ouvrir mon sac et
les glisser dedans.
— Attends, donne-le-moi, dit-il en prenant mon sac. Les bretelles t’ont déjà
fait de sacrées marques.
Je baisse les yeux et regarde les légères stries rouges sur mes épaules, puis
je l’aide à ajuster les bretelles à la carrure de son dos. À vrai dire, c’est à la
fois drôle et mignon de voir la silhouette musclée de Thomas accoutrée
d’un minuscule sac à dos rose.
— Alors là… je prends une photo dès qu’on rentre ! dis-je pour le taquiner
en essuyant mes yeux, avant de ramener mes cheveux devant mon épaule.
Tu es mignon, en rose.
— Et tu es sexy en blanc, répond Thomas, la voix gorgée de désir.
Il regarde mon haut de maillot de bain qui, au point où l’on en est, pourrait
aussi bien être transparent. Il m’attire contre lui et m’embrasse, mais avant
qu’on puisse aller plus loin, le tonnerre éclate et des éclairs percent les
nuages juste au-dessus de nos têtes. La foudre tombe si près de nous qu’on
fait tous les deux un bond et je sens mes poils se hérisser dans ma nuque
malgré le déluge.
Je demande :
— Est-ce qu’on rentre en courant ?
— Je pense qu’on est plus en sécurité en restant à l’abri, répond Thomas.
Le sentier se transforme en coulée de boue sous nos yeux. On se retranche
encore plus près du tronc, sous la lourde ramure du palmier qui nous
protège à moitié de la pluie torrentielle.
Là, tout à coup, on commence à s’embrasser, affamés l’un de l’autre. Je me
fiche qu’on soit dehors. Je me fiche de la pluie et de mes pieds trempés. Je
me fiche des gouttes qui, passant au travers du plafond de feuilles
perméable, déclenchent des frissons le long de ma colonne vertébrale, parce
que les mains de Thomas sont aussi chaudes que la pluie est froide. Ainsi,
le froid et la chaleur se mélangent à l’intérieur de moi, faisant palpiter mon
cœur.
Thomas lève une main et passe son pouce sur mon téton à travers le haut de
mon maillot de bain et je gémis en baissant une main pour saisir son sexe
dans toute son épaisseur et sa chaleur. Je tire ensuite sur les cordons de son
short.
Je lui murmure à l’oreille en gémissant :
— Baise-moi ! Ici, tout de suite !
— J’ai tellement hâte d’être en toi ! chuchote-t-il en pinçant mon téton,
avant de faire glisser ses mains autour de moi pour empoigner mes fesses
par-dessus mon short et les pétrir, ce qui me fait gémir plus fort. Tu es à
moi !
— Je suis à toi, dis-je tout bas.
Je détache la fermeture Velcro de son short et enroule mes doigts autour de
son sexe gonflé et chaud. Il est énorme, viril, épais, avec le renflement de sa
tête en forme de champignon qui grossit dans mon poing, ce à quoi je
réponds en le caressant. Thomas se met à haleter. Je lui dis :
— Entièrement. Et là, maintenant, tu es à moi !
J’appuie mes paroles avec un mouvement du pouce sur le bout de son sexe,
recueillant les premières gouttes de liquide annonciateur pour les étaler le
long de sa queue.
— Tout le temps, grogne-t-il. Pas maintenant, tout le temps.
Il m’attire contre lui ; ma main et son sexe se retrouvent compressés entre
nous. Il saisit mes fesses avec une violence punitive et je bascule mes
hanches contre lui. Ses doigts glissent à la dérive dans la fente de mes
fesses et je hoche la tête. Je pousse un gémissement en sentant un unique
doigt descendre vers mon anus en une caresse excitante et obscène.
— Là ? demande-t-il ?
En branlant son sexe dans ma main, je lui promets :
— Même là. Tu le veux maintenant ?
Son doigt se fait plus insistant, mais Thomas le retire en secouant la tête.
— Pas encore. Tourne-toi !
Je hoche la tête, lâche son sexe et appuie mes épaules au tronc de l’arbre. Je
sens ses mains s’affairer sur la ceinture de mon short, mais, sorti de nulle
part, un coup de klaxon retentit.
Thomas s’écarte et remet précipitamment son sexe dans son short.
— C’est quoi, ce bordel ?
— On était inquiets ! On est parti à votre recherche ! crie une voix, et à
travers le rideau de pluie, un homme apparait.
C’est le même employé de l’hôtel qui était venu nous accueillir sur le quai.
Je pense qu’en dehors du propriétaire, c’est probablement le seul qui parle
quelques mots d’anglais. Il affiche un large sourire tandis que je tente à la
hâte de me cacher derrière Thomas pour ouvrir mon sac à dos à la recherche
de mon débardeur. C’est un beau foutoir, là-dedans, et la première chose sur
laquelle je mets la main est le tee-shirt de Thomas, mais ça m’est égal. Je
passe ma tête dedans pendant que Thomas me couvre.
— Comment nous avez-vous trouvés ? demande Thomas.
L’homme sourit de plus belle.
— J’ai vu le sac rose de loin ! répond-il.
Je suis éberluée de la coïncidence : j’étais sur le point de m’envoyer en l’air,
dehors, en plein milieu d’une tempête de pluie, et me voilà interrompue
parce que, d’une façon ou d’une autre, le type parti en voiture à notre
recherche a vu mon sac en nylon rose fluo accroché dans le dos de Thomas
quand il était sur le point de baisser mon short.
Putain, quelle chance !
Alors que nous suivons le type, Thomas m’adresse un sourire en coin.
Quelle n’est pas notre surprise en réalisant à quel point nous étions près de
la route principale… ! Au moins, le chauffage dans la voiture fait une onde
de choc qui vient apaiser les frissons dont mon corps était parcouru.
— Il nous reste encore la fin de l’après-midi, me murmure Thomas à
l’oreille. Ma chambre est plus discrète que la tienne.
Je sens une bouffée de chaleur me traverser qui n’a rien à voir avec le
chauffage du pick-up.
Malheureusement pour nous, dès qu’on pose un pied en dehors du véhicule,
on tombe sur Randy et Kenny qui ont l’air soulagés par notre retour.
— Ça commençait à craindre, dehors, Thomas ! Je suis ravi que tu sois sain
et sauf, dit Randy, une main sur sa poitrine. Hum, je suis désolé d’en
rajouter avec de mauvaises nouvelles, mais Randall Towlee n’a pas arrêté
d’appeler.
— Qu’est-ce qu’il veut, bordel ? demande Thomas, son visage brouillé par
la confusion.
— Ça concerne le projet d’hôpital ; il demande que tu le rappelles de toute
urgence.
Thomas se tourne vers moi avec une moue désolée sur les lèvres.
— On dirait que le travail m’appelle.
CHAPITRE 21
BLAKWELL

—J ’écoute votre rapport.


Je n’aime pas en discuter au téléphone. Ça me semble être un risque inutile,
mais il faut parfois y avoir recours. Dans ces cas-là, il me suffit de surveiller
mes paroles.
J’ai grandi à une époque où mettre le téléphone de quelqu’un sur écoute
était chose facile. N’importe qui pouvait le faire avec deux pinces
crocodiles et un casque audio. Depuis, les téléphones portables sont passés
de briques de la taille de ma cuisse à des trucs à peine plus grands qu’un
étui de cigarettes à l’ancienne et c’est pourquoi j’éprouve à l’égard de ces
gadgets électroniques une méfiance systématique et primordiale.
L’évolution de la technologie va avec celle des moyens d’espionnage.
Mais mon indic l’utilise avec désinvolture, sans faire attention. Je ne sais
pas si ça le condamne, lui, ou l’époque dans laquelle nous vivons.
Probablement les deux.
— Mon ami dit qu’il est très certainement distrait, répond-il joyeusement.
Les rapports provenant du Japon montrent qu’il passe du temps avec elle
tous les jours, parfois seulement quelques minutes, parfois beaucoup plus,
dit-il, avec un dédain évident pour ce que fait Goldstone. Il est censé rentrer
dans deux jours.
— Voilà ce que vous allez faire… dis-je d’un ton autoritaire, en me
renversant dans mon fauteuil club en cuir noir pour donner à mon agent les
informations nécessaires.
Rien de très compliqué, du courage, du minutage et un peu de boulot… rien
de nouveau pour lui.
Évidemment, ce que mon indic fera des résultats… ah, voilà où se situe le
nœud de l’histoire ! De quoi provoquer la magnifique explosion du règne de
Goldstone sur Roseboro, tout simplement.
S’il est découvert, ça lui vaudra à minima un licenciement pour délit, si ce
n’est pour crime… et mon agent n’a pas exactement reçu un entraînement
digne des méthodes de la CIA. Donc, le risque est réel, mais calculé.
Mon indic déteste l’Enfant Prodige presque autant que moi… et la haine
amène facilement à ne pas tenir compte des risques. Malgré tout, un homme
plus prudent se demanderait si je ne l’utilise pas. Un agent vraiment vigilant
étudierait sous tous les angles les répercussions possibles, mais cet homme
est aveugle, malléable.
Exactement le genre d’indic qu’il me faut.
— Monsieur, avec tout le respect que je vous dois, ce pourrait être
dangereux. Il n’y a aucune chance que j’arrive à dissimuler ma présence
aux caméras de surveillance, au cas où quelqu’un aurait des suspicions et
vérifierait.
Pas stupide… juste malléable.
— Mais vous êtes capable de falsifier la date et l’heure de votre travail,
n’est-ce pas ?
— Bien sûr, monsieur. Si jamais quelqu’un vérifie.
Je le sens hésiter malgré la mauvaise qualité de la communication.
— Souvenez-vous que, souvent, le prix n’est décerné à personne parce que
la victoire est uniquement pour ceux qui sont prêts à prendre des risques
pour la décrocher.
Je me tais un instant, laissant mes mots être assimilés jusqu’à devenir lourds
de sens et tourbillonner dans le cerveau de cet homme en suppurant au point
de finir par être une pustule prête à éclater. Alors seulement, j’applique une
pression :
— Donc… quel genre d’homme êtes-vous ?
La décharge est immédiate, venimeuse et telle que je l’attendais :
— Je vous appelle une fois le boulot fini.
CHAPITRE 22
MIA

—B on travail, tout le monde ! dit Thomas quand l’équipe descend du


minivan à Tokyo.
Une chose est flagrante dans leur façon de se comporter : ils ne savent pas
comment réagir face à un Thomas souriant. Ils n’ont pas l’air de s’y fier et
semblent attendre le revers de la médaille.
Sur l’île, on était tous plutôt détendus. Maintenant, ils adoptent un air plus
professionnel, mais Thomas se montre sûrement plus jovial qu’ils ne l’ont
jamais vu l’être.
Kenny me jette un coup d’œil et Randy me jauge du regard avant de sourire
et j’ai à peine le temps de me demander comment l’interpréter qu’elle lève
rapidement un pouce vers moi, toujours souriante. Puis elle se reprend et
affiche à nouveau un visage neutre.
— Je vous souhaite un bon vol, dit Thomas. Étant donné que vous aurez des
sièges vides à côté de vous, vous devriez être tout à fait détendus pour notre
réunion de mardi.
Kenny pâlit un peu et il échange un regard avec Randy. Thomas a beau se
détendre, il n’est pas cool à ce point-là.
— Bien sûr, monsieur Goldstone.
Quand ils sont tous installés à bord, je regarde Thomas, à la fois étonnée et
perplexe. Il se tourne vers moi en haussant un sourcil.
— Quoi ?
— Quoi… ? dis-je avec un sourire en coin. Tommy, tu es conscient d’avoir
un comportement… bizarre ?
Lorsqu’il a suggéré qu’on prenne deux jours supplémentaires de vacances
totales rien que pour nous, j’ai été stupéfaite, c’est peu de le dire. En fait, je
lui ai demandé en riant s’il avait déjà pris des vacances auparavant et après
y avoir réfléchi, il a répondu que non. Qu’il ait envie d’en prendre avec moi
signifiait… tant de choses ; ça dépassait toutes mes espérances.
Thomas hausse les épaules en me prenant la main.
— J’ai peut-être appris une chose ou deux à ton contact. Ou peut-être que tu
me rends heureux, tout simplement. Et devine quoi… À partir de
maintenant et jusqu’à ce qu’on reprenne l’avion pour SeaTac après-demain,
je suis à toi. Il va falloir que tu me montres comment être en « vâ-cances »
parce que je ne suis pas sûr de savoir comment m’y prendre.
Sa façon enfantine de prononcer ce mot me fait rire.
— Tu vas peut-être le regretter, dis-je en plaisantant alors qu’on se dirige
vers la gare.
Je l’ai déjà prévenu que s’il était question de visiter Tokyo, j’entendais le
faire dans les règles de l’art. Pas question de se faire balader partout en taxi.
Je veux avoir une expérience réelle en prenant le métro, le train et tout…
J’ai envie de faire tant de choses que ça complique l’histoire, mais mon côté
profondément geek sait où j’ai envie d’aller en premier.
Tandis qu’on achète nos billets à un distributeur automatique, je lui
demande :
— Alors… que connais-tu de la culture populaire japonaise ? Tu as déjà
regardé des animes ou écouté de la musique ?
— J’ai trouvé des morceaux de certains groupes dont tu m’avais parlé, dit-
il, et sa réponse me fait chaud au cœur. En fait, il y en a même un que j’ai
ajouté à ma playlist pour le sport… ne me demande pas lequel, mais il m’a
plu.
Je joins mes mains, les doigts contre mon menton, et roucoule en battant
des cils de façon mélodramatique derrière les verres de mes lunettes.
— Tu sais exactement quoi dire pour faire battre mon petit cœur. Je vais
faire de toi un vrai geek, tu verras.
Son visage s’illumine et pendant les quarante-cinq minutes qui nous
séparent de notre destination je m’applique à le faire sourire encore et
encore. Je le fais pour voir le Thomas que personne d’autre au monde n’a la
chance de voir. Celui qui n’est rien que pour moi. Le mien.
Il n’est pas question de son sourire professionnel au charme espiègle ou aux
dents blanches menaçantes selon les besoins, ni de son rictus ironique ni de
son demi-sourire amusé. J’ai droit à ce sourire plein, aveuglant, aux belles
dents et aux fossettes secrètes que j’adore.
C’est ce sourire que je veux, celui dont il me gratifie toujours plus en me
faisant, chaque fois, tomber de plus en plus profondément amoureuse de lui.
Ouaip… tomber.
Mais tandis qu’on était au beau milieu de cette tempête sur l’île, avançant
péniblement malgré d’impénétrables rideaux de pluie, trempée jusqu’aux os
comme je l’étais, je savais que pour rien au monde je n’aurais échangé ma
place. Je voulais être avec lui. Je savais déjà que j’étais tombée amoureuse.
Pourtant, je n’arrête pas de tomber encore et encore, de plus en plus
profondément.
Je ne vais pas seulement sortir avec lui. Je ne vais pas seulement
expérimenter ce que veut dire être « à lui » ou le laisser me baiser de trois
façons différentes d’ici dimanche et voir si je peux me traîner hors du lit le
lendemain ou si mes os ne seront plus assez solides pour me permettre de
tenir debout.
Il y a encore beaucoup de choses qu’on ignore l’un de l’autre et ces facteurs
inconnus pourraient nous faire couler comme le Titanic rencontrant un
iceberg (Céline Dion en moins), mais je monte à bord de son navire de mon
plein gré, avec enthousiasme, prête à m’embarquer pour ce voyage avec lui,
où qu’il nous mène, même si l’on devait couler au fond de l’océan
Atlantique… tant que c’est avec lui.
— À quoi penses-tu ? me demande Thomas, me voyant sourire toute seule.
On dirait un chat à qui l’on vient de donner un bol de petit lait.
Je pouffe de rire et dépose un baiser sur sa joue.
— J’ai l’impression d’être la fille à qui l’on vient d’offrir un conte de fées.
Il en faut beaucoup pour traverser toutes les couches que les personnes
comme moi mettent autour de leurs émotions.
— Mais ce que j’ai trouvé en dessous en vaut la peine, me répond Thomas
en repoussant une mèche de cheveux derrière mon oreille avant de prendre
mon visage au creux de ses mains.
Mon cœur bondit de joie. Alors que nous sortons du train, j’annonce :
— Bienvenue à la Mecque de tous les geeks, lui dis-je. Akihabara !
— Attends… Akihabara… tu veux dire, comme ce groupe dont tu parlais en
me taquinant ? demande Thomas, et me voyant acquiescer, il ajoute : tu es
sérieuse !
— AKB 48… Akihabara 48, dis-je quand on se met en route à pied.
Il y a de la musique, des lumières, du bruit et des néons partout, même là en
plein jour. Je lui explique :
— Ce quartier s’appelle la « Ville Électrique » et c’est le cœur battant, geek
et légèrement vicelard de tout ce qui touche au monde des animes, des jeux
vidéo et des mangas au Japon. Si tu as vu un jeu japonais, un mème Internet
sur un truc bizarre au Japon ou entendu une chanson japonaise, il y a neuf
chances sur dix que ça vienne d’ici.
On n’en perd pas une miette. Je suis éberluée : à peine après avoir franchi la
grille, Thomas me demande d’entrer dans le premier magasin qu’on voit.
Heureusement, c’était aussi sur ma liste des choses à faire et l’on pénètre
dans le célèbre magasin discount Don Quijote. On se fraye difficilement un
chemin à travers la foule, riant de la démesure folle qui règne ici, alors
qu’un groupe d’ados chante et danse devant une vidéo projetée sur un écran
géant.
Voyant Thomas brandir son téléphone pour me prendre en photo devant des
figurines en peluche de Naruto, je lui demande :
— Qu’est-ce que tu fais ? J’ai une sale tête !
— Tu es la plus belle femme que j’aie jamais vue, me rappelle-t-il en
prenant un autre cliché.
Puis il retourne son appareil et nous prend en photo ensemble.
Quelques minutes plus tard, on s’accorde pour dire que la foule est un peu
trop dense et que le jingle diffusé en continu par les haut-parleurs dépasse
ce que nos oreilles américaines peuvent encaisser.
À chaque croisement, il y a une nouvelle publicité, un autre attroupement
de gens, un autre avertissement craché par une enceinte et des lumières qui
clignotent…
— Faire du shopping ici est dingue, je te jure, on se croirait à Vegas !
Thomas renchérit en riant :
— À Vegas au réveillon du jour de l’an !
On poursuit notre chemin à l’extérieur dans les rues légèrement plus
calmes. Thomas est formidable ; dans une librairie d’occasion, il m’écoute
exprimer mon amour des animes et des mangas en me regardant dénicher
un trésor après l’autre sur les étagères.
Il insiste pour me les offrir, mais je refuse. Je lui explique que ce ne sont
pas les livres qui m’importent, mais les histoires en elles-mêmes.
— Mais pourquoi ne pas les garder en pièces de collection ?
Je lui prends des mains le DVD d’Eureka Seven pour le reposer sur
l’étagère et lui demande :
— Monsieur Efficacité me suggère d’emporter des articles de collection ?
Tommy, premièrement, j’ai cette série en entier téléchargée en très haute
définition sur une clé USB flash drive. Deuxièmement, je ne parle pas
japonais et ceux-là ne sont pas sous-titrés. Même si les puristes te diront
qu’il n’y a rien de mieux que de les regarder en version originale, en
trouvant les sous-titres au besoin, je n’ai pas besoin de les avoir sous cette
forme-là. J’ai juste envie de les voir, de les tenir un moment dans mes
mains.
Je me tais un instant pour voir s’il comprend ma logique étrange et quand il
hausse les épaules, je lui dis :
— En plus… tu offres déjà le déjeuner.
— Le déjeuner ? Où ça ?
Je lui adresse un large sourire. Je sais parfaitement le genre d’endroit où je
veux l’emmener… encore faut-il que je le trouve.
— Viens, tu vas halluciner, sur ce coup-là !
Vingt minutes plus tard, on est assis dans un bar où une fille en uniforme de
serveuse française prend notre commande. Sa jupe raccourcie de façon
obscène lui couvre à peine les fesses. Elle glousse en nous jetant des
regards en coin sans cesser de faire du charme à Thomas. Dès qu’elle
s’éloigne, il fait rouler ses yeux sous ses paupières.
— Je répète ce que j’ai déjà dit une douzaine de fois aujourd’hui : cet
endroit est dingue !
Je parcours des yeux l’intérieur du bar qui essaye de son mieux de
ressembler à un vieux chalet français rustique malgré son architecture
moderne. Je hoche la tête.
— Oui… ça fait partie de ma liste des choses à faire avant de mourir. N’as-
tu pas quelques trucs sur ta propre liste ?
— Bien sûr que si, admet Thomas en buvant un peu d’eau. J’aimerais
apprendre à piloter un hélicoptère, aller me balader dans les Rocheuses, un
de ces quatre, et puis… peu importe.
Je pourrais jurer l’avoir vu rougir un peu en refoulant le rêve qui lui a
traversé l’esprit. Je tends le bras au-dessus de la petite table et prends sa
main.
— Pas de problème. Tu peux me le dire, tu sais.
— J’aimerais fonder une école… ou créer une bourse d’études, dit-il à mi-
voix. Pour les enfants… pour leur donner quelque chose.
De prime abord, ses mots me frappent. Ça ne ressemble tellement pas à un
rêve d’homme d’affaires convaincu qui court après le profit et les rapports
annuels… mais tandis que j’apprivoise l’idée, je me rends compte que ce
rêve lui correspond plus que tout ce qui se trouve dans le grand palais doré
de Roseboro. Je suis touchée qu’il me l’ait confié, me laissant approcher de
plus en plus près la source de son âme.
— Alors, fais-le, lui dis-je en souriant. Si tu veux, on peut même le faire
ensemble. Enfin, pas ce qui concerne la bourse… j’ai bien peur que tout ce
que je pourrais rassembler comme bourses d’études ne suffise même pas à
acheter les manuels scolaires. Mais je peux aider d’autres façons, en faisant
des recherches, des trucs comme ça…
— Tu ferais ça ? demande-t-il, les yeux écarquillés.
— Ben ouais, carrément ! Je suis prête aussi à randonner dans les
Rocheuses avec toi et à t’accompagner dans l’hélicoptère. J’ai bien peur
que tu sois légèrement coincé avec moi, Tommy.
Thomas déglutit et affiche un sourire vaillant.
— Même si je m’écrase et prends feu ?
Il me semble qu’il ne parle pas d’un atterrissage raté aux commandes d’un
hélicoptère qu’il ne saurait pas piloter, mais de quelque chose de plus
abstrait. Malgré tout, je continue avec la métaphore.
— Je n’ai jamais, de toute ma vie, connu quelqu’un qui ait une plus petite
chance que toi de s’écraser et de prendre feu. Je pense… je pense que s’il le
fallait, même si les pales s’étaient détachées du rotor et que l’engin était en
train de tomber vers le sol, tu maintiendrais cet hélicoptère dans les airs par
la force incroyable de ta volonté. Voilà à quel point j’ai confiance en toi.
Thomas rougit en acquiesçant, mais son visage se froisse un peu. Je me
demande ce que ses démons lui murmurent à l’oreille, mais je ne le pousse
pas à en parler. Il me laisse l’approcher petit à petit alors même que, de son
côté, il s’applique à me soutenir. Je veux lui donner le temps d’apprendre à
me faire suffisamment confiance pour me raconter son passé. Il me révèlera
son histoire quand il se sentira prêt et je serai patiente, tant qu’il souhaitera
se projeter dans l’avenir avec moi et qu’on vive ensemble dans le présent.
Après le déjeuner, on continue notre visite en arpentant aussi bien les
ruelles reculées de la « Ville Électrique » que la rue principale.
On visite un petit sanctuaire avec une fontaine encadrée de bois niché entre
deux grands magasins qui semblent en quelque sorte appartenir à un univers
qui leur est propre.
On fouine dans des boutiques de recyclage qui débordent de pièces
d’ordinateurs d’occasion, marchandant les prix auprès des vendeurs pour
des articles dont je n’ai ni vraiment envie ni besoin.
Principalement, on observe les gens.
On en voit descendre les rues à toute allure dans des karts en costume de
Super Mario pendant que des ninjas d’animes patrouillent sur les trottoirs.
Des magiciens font des tours et des guitaristes essayent apparemment de se
faire entendre par-dessus tout le vacarme ambiant.
— Oh… mon… Dieu ! dis-je en criant, à un moment donné, à la vue d’une
affiche sur un mur, en fan totale que je suis. Ils ont fait un nouveau film ?
— Un nouveau film de quoi ? me demande Thomas alors que je le prends
par la main pour l’entraîner à ma suite.
Ça dépasse mon imagination !
— Mia…
— Sailor Moon ! dis-je en criant à nouveau par-dessus une foule de gens
réunie autour d’un écran en plein air. C’est le nouveau film !
Visiblement, Thomas ne saisit pas, mais il n’est pas bête ; me voyant
rejoindre la foule dansante en poussant des cris d’excitation, il me suit.
J’aurais aimé pouvoir filmer la scène parce que le spectacle d’un homme
bâti comme Thomas au milieu de cette faune sautillant partout avec moi
vaut le détour.
Après un moment, le brouhaha se calme un peu et Thomas m’attire contre
lui.
— Sailor quoi ? demande-t-il.
Je répète :
— Sailor Moon ! C’était… je pense que c’est toujours mon anime préféré.
Adolescente, j’avais vraiment des problèmes avec mon image corporelle,
entre autres choses. Pour la première fois, c’était comme si ma mère me
manquait. Enfin, pas ma mère, mais le fait d’avoir une mère, tu vois ce que
je veux dire… J’étais en pleine puberté et papa, malgré tout son amour, ne
savait pas comment s’y prendre avec cette petite fille qui devenait une jeune
femme.
— Et quel rapport avec ce film ? demande Thomas en me guidant vers un
café.
C’est un café où le personnel est déguisé et comme par hasard, notre
serveuse est habillée en nulle autre que Sailor Moon elle-même. Tout en
sirotant ma boisson gazeuse à la vanille, je lui raconte l’histoire dans ses
détails les plus sombres et les plus sales et il écoute attentivement.
— Donc au final, dit-il en se frottant le menton, les filles normales se
transforment en ces… Sailors, vont se battre et dézinguent des gens tout en
étant sexy ?
— C’est plus que ça. Il y a beaucoup de trucs interpersonnels, sur les
relations entre les gens, tout ça… Je veux dire, j’aurais du mal à te
décomposer quatre-vingt-dix épisodes en cinq minutes… mais c’était
tellement cool à l’époque et puis ça me donnait l’impression que je pouvais
prendre ma vie en main, moi aussi.
Thomas sourit en riant sous cape.
— Je veux bien le croire, vu ta façon d’en parler. Et qu’est-ce que c’est, le
cosplay ?
— C’est le fait de s’habiller comme les personnages, dis-je en sortant mon
téléphone pour lui montrer des images. Je sais que ça paraît stupide, mais
on pourrait…
— On ? répète Thomas en haussant un sourcil. J’espère que tu penses à
l’homme en smoking.
— Bien sûr, même si je suis certaine qu’on pourrait trouver un costume à ta
taille dans ce quartier de la ville, dis-je en plaisantant. Tu ferais un super
Sailor Pluto.
— Ha ha.
Thomas regarde l’image que je lui montre avant de lever vers moi des yeux
brillants. Il me dit à voix basse :
— Ce n’est pas quelque chose que tu peux porter au bureau.
— Non, dis-je d’une voix sensuelle, mais peut-être dans notre chambre
d’hôtel ? Tu as bien fait une réservation pour ce soir, pas vrai ?
— Tu verras. D’accord… mais tu me revaudras ça, dit-il.
Il pointe ensuite du doigt la photo d’un costume de Sailor Moon dans une
version assez dévergondée.
On fait quelques boutiques et je finis par trouver ce que je veux, même si je
n’ai jamais mis autant d’argent dans un déguisement. Mais quand je
l’essaye sous les yeux de Thomas, je m’illumine.
— Thomas, c’est…
— Très joli sur toi, dit-il d’une voix rauque de désir. Et au moins, tu n’as
pas besoin de la perruque !
C’est curieux de se balader les deux heures qui suivent pendant qu’à la
boutique des ajustements sont faits à mon costume qui sera ensuite livré à
notre hôtel. Thomas ne me dit pas de quel hôtel il s’agit ; il se contente de
fredonner. Il a les yeux qui brillent, au point que je me demande lequel de
nous deux guide notre visite de Tokyo, bien qu’on suive plus ma liste de
choses à faire que la sienne.
Ça m’est égal. Je m’amuse bien et je profite du temps passé avec Thomas.
On regarde le soleil se coucher et les lumières de la Ville Électrique prendre
le dessus pour de bon.
— Cet endroit, dit Thomas en regardant le tohu-bohu qui ne s’arrête jamais,
il est spécial… bizarre, unique… mais il me plait.
— C’était marrant, hein, dis-je en lui tenant le bras. Merci. C’était dans le
haut de ma liste des choses à faire avant de mourir et j’ai passé la meilleure
journée dont j’aurais pu rêver.
— Elle n’est pas encore terminée, me promet Thomas.
On hèle un taxi pour nous conduire à l’hôtel. Quand il se gare devant le
Ritz-Carlton, Thomas me prend la main.
— Ma dame…
Ma dame. J’ai vraiment l’impression d’être sa dame et alors qu’on remplit
les formalités d’arrivée, j’ai hâte d’être encore plus à lui.
Notre suite est très luxueuse et offre une vue qui surplombe les lumières de
la ville. Dès que le garçon d’hôtel quitte la chambre, je me tourne vers
Thomas, les larmes aux yeux.
— Tommy, tout ça, je…
Il me prend dans ses bras et me serre contre lui. Il caresse mes cheveux en
les poussant dans mon dos et secoue doucement la tête.
— Je le fais parce que j’en ai envie, murmure-t-il, posant son front contre le
mien. Je ne suis pas un homme bon, Mia. Donc je suis motivé par des
raisons égoïstes. Parce que te voir heureuse me rend heureux. Parce que je
savoure ton bonheur.
Je le serre dans mes bras et demande à voix basse :
— Alors… comment puis-je te rendre heureux ? Parce que je veux voir ton
bonheur, moi aussi. Je pense l’avoir vu ici ces derniers temps, mais je ne
veux pas qu’il disparaisse quand on repartira.
Thomas m’étreint de plus belle et je referme mes bras autour de lui. Il n’est
pas question de passion, on garde ça pour plus tard ; pour l’instant, on
profite du réconfort et de l’intimité de notre relation fleurissante.
Oublions les appellations ! Oublions les « petit ami », « petite copine », «
Mia », « Tommy ». Oublions tout ça !
À la place je m’abandonne à lui, à ses bras, à cette proximité de nos corps et
il se donne à moi tout autant – deux âmes distinctes qui se mettent
doucement à grandir ensemble.
Quand on s’écarte l’un de l’autre, je peux voir la même chose dans ses
yeux… c’était peut-être déjà là et ce n’est visible que maintenant, pour la
première fois. Je crois Thomas sur le point de dire ces fameux trois petits
mots, mais il déglutit et dit :
— Je vais appeler le service de chambre. Si tu veux t’installer…
Je ne suis pas déçue qu’il ne les ait pas dits. Je peux les sentir et je sais que
le moment de les entendre viendra ; on fait tous les deux des progrès. Cette
pensée me fait chaud au cœur.
— Je vais me doucher. Après avoir passé commande, pourquoi ne mettrais-
tu pas ce masque que tu as acheté en croyant que je ne te voyais pas ?
Se sachant pris, Thomas acquiesce en souriant. Je m’éloigne d’une
démarche décontractée pour me rendre dans l’immense salle de bain où je
me déshabille et me lave vite fait. Je ne veux pas me mouiller les cheveux,
seulement prendre une douche pour enlever l’odeur de la ville que j’ai sur
moi.
Je veux me transformer pour lui.
Mon costume est suspendu derrière la porte de la salle de bain. Quand je le
sors de son emballage, mon corps frémit. Je n’arrive pas à croire ce que je
fais, mais je le fais.
Je laisse le bloomer de côté pour enfiler la jupe courte bleue ; le satin
brillant glisse sur mes cuisses et mes fesses, me faisant ronronner de désir.
En me regardant dans le miroir, je vois mes tétons pointer et si Thomas
entrait dans la pièce maintenant, je le laisserais me prendre… mais pour
l’instant, avec des mains tremblantes, je remonte mes cheveux pour faire la
coiffure aux emblématiques couettes à bosses qui tiennent le diadème. Ma
chevelure n’est pas vraiment assez longue pour imiter celle du personnage,
mais je m’en fiche. J’adore le résultat et je retouche rapidement mon
maquillage avant d’enfiler le haut de la tenue.
Grâce au travail des couturiers, je n’ai rien besoin de porter en dessous et la
doublure en soie déclenche des frissons sur ma peau nue. Quand je pousse
la fermeture éclair sous le nœud rouge au milieu de ma poitrine, mon sexe
se contracte légèrement.
En dernier, j’enfile les bottes rouges qui montent jusqu’aux genoux et
moulent mes mollets, puis les gants blancs longs jusqu’aux coudes, avec
leurs revers rouges. Je me regarde dans le miroir. Mes lunettes sont la seule
chose qui me différencie de mon personnage d’anime, alors je les retire,
émerveillée devant mon reflet.
J’ai du mal à me retenir de sortir de là, mais je m’oblige à patienter
jusqu’au moment où j’entends Thomas signer pour le service de chambres
et le garçon d’hôtel quitter la chambre. Thomas me donne quelques instants
supplémentaires, puis s’éclaircit la gorge.
— Mia ?
— Tu es prêt ?
J’ai posé la question à voix basse, j’ai l’impression que mon cœur bat dans
ma gorge. En cet instant, je me sens sexy, puissante, mais aussi vulnérable.
Ce personnage, l’aide qu’il m’a apportée quand j’étais une ado un peu
gauche… ce n’est pas un jeu pour moi.
Thomas m’a quand même entendue. Il remue de l’autre côté de la porte et
appuie sur un interrupteur.
— Je suis prêt.
Ravalant mes craintes, j’ouvre la porte. Quand je vois ce qu’il a fait, j’en ai
le souffle coupé. La chambre est remplie de bougies, il y a au moins une
trentaine de lumières dorées dans la pièce qui plongent la suite dans une
ambiance romantique.
Thomas est encore plus impressionnant. Son smoking n’est pas la tenue
parfaite ; son style moderne remplace la cape et la queue-de-pie que porte le
personnage masculin de l’anime, mais vu qu’il s’est débrouillé pour le
revêtir en cachette pendant que je finissais de me préparer, c’est déjà
formidable. En plus, son masque est une pure perfection et il porte à son
revers l’œillet rouge emblématique. Il porte même un chapeau haut de
forme dans ses mains. Il me regarde de la tête aux pieds et dit en
s’inclinant :
— Quelle beauté !
Je me croyais déjà excitée, mais de le voir ajuster son masque et me tendre
une main attise le feu en moi. Je traverse la chambre à sa rencontre, passe
mes bras autour de son cou et l’embrasse. Je glousse parce que, pour la
première fois, c’est à moi d’ajuster ma position à cause de ce que l’autre
porte sur le visage. Je murmure :
— Ça représente tellement pour moi.
— Tu représentes tellement pour moi, répond Thomas.
Il sursaute quand je baisse ma main et saisit la fermeture de son pantalon de
smoking.
— Et le dîner ? demande-t-il.
Je lui promets :
— Plus tard.
Je m’agenouille lentement et ouvre son pantalon.
Comme moi, il ne porte pas de sous-vêtements et son sexe émerge dans
l’échancrure du tissu noir, déjà dur quand j’enroule mes lèvres autour et
commence à sucer.
Je ne suis pas une pro de la pipe… en fait, je me considère plutôt comme
relativement néophyte. Mais la sensation du sexe de Thomas glissant sur
ma langue et mes lèvres tandis que je lève les yeux pour les plonger dans
les siens déclenche une vague de chaleur comparable à de la fusion pure. Il
a un goût viril, sauvage et puissant, avec une peau de satin sur une armature
en acier qui pulse quand je me retire.
Je le suce encore et encore, gémissant quand il sécrète une délicieuse perle
annonciatrice que j’avale avec avidité. Je grogne de plaisir autour du bout
de son sexe. Thomas pousse à son tour un grognement et je réalise être aux
commandes.
Je monte et descends le long de sa queue et mon sexe tremble ; du liquide
coule à l’intérieur de ma cuisse. J’ai envie de me caresser, mais je garde le
contrôle et me dévoue entièrement à Thomas.
— Oh putain ! gémit-il en s’accrochant à une de mes couettes tout en me
laissant gérer la cadence. C’est tellement bon ! Suce-moi cette putain de
queue !
Je lève les yeux vers lui en l’aspirant, mes lèvres refermées autour de sa
queue, ma main et ma bouche travaillant de concert en accélérant le rythme.
Il gémit et ne peut plus retenir ses hanches : elles se mettent à bouger
d’avant en arrière, le faisant entrer et sortir de ma bouche avide. On se
donne l’un à l’autre, moi en vénérant sa masculinité et lui en s’abandonnant
à moi.
Je me laisse guider par ses soupirs, par les grondements profonds et
rocailleux qui résonnent dans sa poitrine quand le plaisir le fait monter vers
le septième ciel. Je vois bien qu’il essaye de se retenir pour profiter de ce
moment quand bien même je le pousse à me donner tout ce qu’il a. Je le
sens gonfler, son souffle se coince dans sa gorge, puis il pousse un profond
grognement au moment où le premier jet de son sperme salé et acidulé
frappe ma langue.
J’adore !
C’est à son image : unique et viril, épais et crémeux, et ça sort de lui par
impulsions qui remplissent ma bouche jusqu’à ce qu’il me soit difficile de
tout contenir.
Pourtant, je n’en perds pas une goutte. Je m’écarte même pour lui offrir le
spectacle érotique et sexy de ma bouche remplie de sperme avant d’avaler.
Je me lèche les lèvres en gémissant, mon sexe se contractant sous ma jupe.
— Putain ! dit Thomas en m’aidant à me relever.
Il me prend dans ses bras et me porte jusqu’au lit. Il m’y dépose et je me
mets à quatre pattes en creusant les reins pour lui offrir le spectacle de mon
sexe mouillé pendant qu’il enlève son pantalon et ses chaussures pour se
retrouver seulement avec sa chemise ouverte, sa veste… et son masque. Il
grimpe sur le lit derrière moi et sa voix est remplie d’un vif désir.
— Tu es magnifique, Mia. Regarde-moi ce beau sexe ruisselant d’avoir
sucé ma queue. Un délice !
Je ne peux pas le voir. Ma jupe qui pend me bouche la vue, mais je peux
sentir son souffle sur mon sexe et ses mains sur mes fesses qui les caressent
doucement pendant qu’elles se tortillent au rythme d’une musique
silencieuse qu’il a dans la tête.
— Je ne le dirai qu’une fois, dit Thomas, et je suis peut-être un lâche de ne
pas être capable de te le dire en face, mais quand tout ça a commencé,
j’étais comme submergé. Je voulais seulement te baiser, je l’avoue. Mais ça
a changé. Ma vie ne sera plus jamais comme avant. Tout a changé depuis
que je t’ai rencontrée.
Avant que j’aie la moindre chance de répondre, sa langue m’envahit,
trouvant savamment chaque endroit sensible qui m’amène à enfouir mon
visage dans le dessus de lit, à serrer mes poings et à gémir.
— Tommy… oh, Tommy, oui !
Il ne s’arrête pas, ses mains me pelotent les fesses pendant que sa bouche
dévore mon sexe par-derrière avec voracité, le suçant, bavant dessus et le
léchant jusqu’à ce que je pousse mes fesses contre son visage de façon
obscène, cherchant désespérément la libération. Il tire la langue encore plus
et quand il vient caresser mon clitoris avec, une fois seulement, j’explose en
jouissant sauvagement. Sa bouche récolte les sucs qui s’écoulent de mon
sexe en s’ouvrant de façon obscène et embrasse mes lèvres. Je crie en
tremblant.
Je m’effondre sur le couvre-lit, mais un sursaut électrifie ma colonne
vertébrale quand je sens sa langue remonter en délaissant mon sexe pour
venir titiller l’espace au-dessus. Puis il recule et de ses pouces, il écarte mes
fesses en expirant une bouffée de souffle chaud dessus.
— Tu as dit que c’était à moi, dit-il, la voix basse, son souffle chaud sur
mon anus. C’est vrai ?
— Oui, dis-je d’une voix rauque post-orgasmique. C’est… rien qu’à toi.
— Un soir, le moment venu, je le revendiquerai, me promet-il.
Une vague de dévotion totale me submerge quand je réalise qu’il a pris en
compte ce que je voulais dire, mais n’a rien fait.
Je n’avais jamais imaginé que quelqu’un puisse me lécher l’anus, mais
quand Thomas le fait, mes yeux se révulsent dans mon crâne. C’est
incroyable, c’est merveilleux… c’est un condensé de toutes les sensations
réunies en une seule qui est envoyé depuis ma zone corporelle la plus
intime jusqu’à mon cerveau où elle explose.
Je lui offre l’endroit le plus tendre, le plus intime de mon corps et il s’en
régale. Il le prend et chaque passage du plat de sa langue, chaque pression
inquisitrice de la pointe de sa langue tendue contre mon anneau de muscles,
chaque douce succion me dit qu’il va prendre soin de moi. Ça m’amène à
m’abandonner à lui et je pousse un cri mêlé de joie, de soulagement, de
dévotion et de désir.
La tension monte en moi, mon désir s’enflamme et quand il plonge plus
profondément en moi, c’est comme si la sensation atteignait mon sexe avant
d’exploser dans ma poitrine… dans mon cœur.
— Tommy… viens ! dis-je, suppliante.
Il recule, son sexe prêt, à nouveau dur. Un instant, je crois qu’il va me
prendre par les fesses malgré ce qu’il a dit, mais au lieu de ça, il plonge au
fond de mon sexe, me remplit et me comble de joie.
Comblée.
Je suis comblée quand on est comme ça, un homme et une femme unis,
leurs corps emmêlés dans une étreinte pleine de passion et de désir. Ses
mains me tiennent les hanches en empoignant ma jupe et il va et vient en
moi, violemment et profondément. Je viens à sa rencontre en me poussant
vers lui et l’on se dirige ensemble vers un nouveau sommet, plus haut que
jamais.
On fait l’amour… on ne baise pas. Non. Il y a un temps pour baiser, mais ce
qu’on fait là est différent. C’est fort et doux à la fois, un mélange de sueur,
de souffles, de sang et d’âmes que permet son sexe en m’étirant, et le mien
autour du sien, nous parcourant d’électricité.
C’est pur.
C’est franc.
C’est beau.
Mon orgasme prend sa source à un endroit de l’intérieur de mon corps dont
je ne connaissais même pas l’existence et se répand en cascades en balayant
les moindres de mes pensées.
Thomas jouit aussi, je le sais. Je l’entends crier d’une façon différente de
toutes les dernières fois. Avant, quand je jouissais, tout s’évanouissait à part
le plaisir.
Là, c’est différent. L’espace d’un instant, j’ai vraiment l’impression d’avoir
de super pouvoirs. Je vois tout, j’entends tout, je sens… tout. Au-delà de ça,
je peux ressentir les pensées de Thomas, son cœur et son âme, je sens son
plaisir tandis qu’il s’offre à moi.
Ce moment-là, je le chérirai à jamais.
CHAPITRE 23
THOMAS

Q uand on descend de la navette, je demande à Mia :


— Tu es sûre de vouloir faire ça ?
On a fait envoyer toutes nos affaires à l’aéroport pour ne garder que nos
passeports, nos téléphones et nos porte-monnaie. On n’aura besoin de rien
d’autre avant de prendre le dernier avion qui part de Tokyo.
— Absolument ! répond Mia.
Elle a l’air tout à fait fraîche et disposée après la longue journée de
shopping d’hier et nos ébats costumés qui nous ont amenés à manger le
repas du service de chambre au lit.
Mon masque était foutu après que j’aie dévoré Mia et qu’elle ait couvert
mon visage de ses fluides… mais je n’imagine pas de meilleur souvenir que
ce tissu un peu taché que j’ai fourré dans ma valise ce matin.
Quand on s’approche de la billetterie, je plonge une main dans ma poche et
en ressors mon portefeuille. À l’intérieur se trouve une simple carte noire et
sans y regarder d’assez près, les oreilles de Mickey en légère surimpression
sur le plastique ne se remarquent pas.
— Que puis-je pour vous ? demande l’employée du parc, puis elle
écarquille les yeux en voyant ma carte. Oui, monsieur !
Je laisse Mia bafouiller de surprise tandis qu’on nous fait passer la porte
d’entrée. Une simple signature de ma part nous donne libre accès à tout ce
qu’il y a dans le parc et l’instant d’après nous voilà à l’intérieur, bien que ce
soit dans une zone que peu de monde connaisse. Finalement, elle n’y tient
plus et demande :
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Tu es membre de la CIA ou quoi ?
— Pas loin… du Club 33, dis-je en lui montrant ma carte de membre. C’est
une sorte de club VIP de Disney.
— Je ne savais pas que tu aimais Disney à ce point.
Il y a tant de questions dans ses yeux que je suis sur le point de lui dire
pourquoi j’ai une telle carte, mais ce n’est pas le moment.
Je m’éclaircis la gorge, des souvenirs me font sourire.
— Je… c’est une longue histoire. Alors, on commence par quoi ?
Au bout du compte, on décide de commencer par Splash Mountain. On
passe devant la file qui promet déjà plus d’une heure d’attente et seulement
cinq minutes plus tard, on monte à bord d’un rondin qui nous conduit vers
les chutes d’eau. Le ton de la journée est donné.
Une fois de plus, on passe beaucoup de temps à observer les gens et ce
faisant, je relève les différences entre Anaheim Disneyland et Tokyo
Disneyland.
Alors qu’on passe devant It’s A Small World en mâchouillant du popcorn à
la fraise, je demande à Mia :
— Ça fait la dixième ou la onzième Blanche Neige qu’on croise ?
— J’ai arrêté de compter après les quinze Elsa, répond Mia en gloussant de
rire tandis qu’un trio de princesses nous dépasse en courant. Quand je pense
qu’on a aimé se déguiser hier soir…
— Je doute qu’on puisse porter nos costumes ici, dis-je en pouffant ; pas
vraiment le même genre…
On fait un carton plein : The Mountain Trio, Splash, Space et Big Thunder ;
Star Tours, Pooh’s Hunny Hunt… Pour chaque attraction, on a un coupe-file
qui nous permet de passer devant tout le monde, même devant ceux qui ont
un Pass Rapide, pour accéder directement à l’animation. On a juste besoin
de montrer rapidement le petit bracelet caoutchouté qu’on porte au poignet
et qui nous permet de visiter le parc entier à notre propre rythme.
On apprécie encore plus des « extras » inclus.
— C’est vraiment génial ! dit Mia quand on passe l’entrée VIP de la Maison
Hantée. C’est comme une toute nouvelle attraction !
Je suis du même avis. Dans la partie VIP, les images bougent, les peintures
sont légèrement plus effrayantes, mais dans un style rigolo, et même la
musique est différente. Ça ne dénature pas l’attraction, ça la met en valeur
et l’on a l’impression de mieux en profiter.
— Chaque parc est un peu différent dans les zones VIP, lui dis-je à voix
basse quand nous quittons la Maison Hantée. Je me souviens…
Mais je m’arrête dans mon élan avant de trop en dire.
Mia entend dans ma voix la crainte de m’exposer et son sourire faiblit.
— Tu te souviens de quoi ?
Elle pose la question de façon décontractée, sans indiscrétion, m’invitant
simplement à partager mon souvenir avec elle.
Je secoue la tête en me forçant à sourire, même si je vois un autre groupe
d’enfants et d’adolescents joyeux passer près de nous. À la vue d’un père et
de son fils riant, main dans la main, un couteau me transperce tout à coup le
cœur. Une pointe de douleur me submerge. Un instant, le petit garçon à
l’intérieur de moi regrette de ne pas avoir vécu ça. Mais on n’a pas toujours
ce qu’on veut… même dans le lieu le plus joyeux de la planète.
— Rien. C’est une longue histoire. Une autre fois.
Je ne mens pas vraiment. C’est une longue histoire. Je redirige la
conversation tant que j’en suis capable.
— Viens… j’ai faim. Allons manger quelque chose !
Le restaurant Blue Bayou situé juste de l’autre côté du plan d’eau où débute
le parcours de Pirates of the Caribbean est calme et frais comparé à l’air
étouffant de cet après-midi. Mia s’assied et attend que la serveuse soit
venue prendre notre commande pour tendre un bras au-dessus de la table et
prendre ma main.
— Hé… fait-elle, et je sais à quoi m’attendre.
Elle ne lâche pas l’affaire si facilement, mais elle ne me met pas de
pression, elle demande simplement :
— Tu vas bien ?
— Désolé, dis-je dans un murmure, alors que mon regard glisse vers une
autre famille heureuse au milieu du restaurant. Je n’aurais pas dû venir ici.
— Pourquoi pas ? demande-t-elle en serrant mes doigts dans les siens. Bon,
d’accord, c’est vrai qu’écouter Davy Jones parler japonais était bizarre,
mais ça n’empêchait pas de profiter de l’attraction !
Il est clair que Mia sent qu’il se passe quelque chose de plus grave et elle
essaye d’alléger l’ambiance pour me donner le temps de rassembler mes
esprits. Prenant une profonde inspiration, j’avoue :
— Ce n’est pas ça.
Hier, je pouvais lire la nervosité dans son regard pendant qu’elle partageait
avec moi ses trucs de gosse, mais ça ne l’a pas empêchée de le faire ; et là,
j’en suis presque à trembler comme une feuille, mort de trouille.
— J’imagine que c’est l’endroit le plus joyeux de la planète, mais quand
j’étais enfant, je n’y ai jamais mis les pieds, même si j’en avais très envie.
— Papa ?
La maison est plongée dans le silence, mais je m’y suis habitué. Depuis la
mort de maman, papa n’allume quasiment jamais la télé… quand il lui
arrive de rentrer.
— Je suis là.
J’entre dans la salle à manger, ou plutôt ce qui était avant la salle à
manger. Papa a fait enlever tout le mobilier. Maintenant, c’est son bureau.
Maman partie, il ne peut plus partir en voyage d’affaires autant qu’avant. Il
fait toujours partie de son « cabinet » où il est avocat, mais sa carrière est
gelée. Du moins, c’est ce qu’il dit quand il me parle.
Pas quand il parle avec moi.
Quand il me parle.
— Papa, j’ai reçu mon bulletin.
Il se tourne sur sa chaise. Le visage pincé et le regard déjà dur comme du
silex, il tend la main pour avoir le document. J’aimerais lui mentir, mais il
connaît très bien le calendrier scolaire… et je dois rapporter le bulletin
signé vendredi.
Je tangue d’un pied sur l’autre et mes chaussures couinent sur le parquet.
Tandis qu’il lit les notes, je rêve de pouvoir disparaître.
— Maths… A moins. Anglais… A. Sciences sociales… A. Éducation
physique… A plus. Sciences… B plus.
Voyant son regard, j’essaye de ne pas paniquer. Il replie le bulletin et le
range dans l’enveloppe.
— Je…
— Lamentable, dit-il en me fixant. Je subviens à tes besoins et le mieux que
tu arrives à obtenir est un putain de B plus en sciences et un A moins en
maths.
— J’ai raté un contrôle, c’est tout. J’ai seulement…
— Trop stupide, voilà ce que tu es, dit-il en ricanant avant de se lever de sa
chaise.
Le simple terme est plus blessant que ce qui arrive ensuite. Il se met à
parler de plus en plus fort.
— Je devrais battre à sang ton petit cul pourri gâté ! Peut-être qu’après, tu
apprendrais tes leçons ! Quelle déception !
Il lève la main, mais avant qu’il ait pu me frapper, je file dans ma chambre
comme d’habitude, et vais dans ma cachette secrète où j’arrive à me sentir
un peu en sécurité. Mais en détalant, j’ai entendu ses mots et même quand
je plaque mes mains sur mes oreilles pour essayer d’y échapper, ils
résonnent dans ma tête.
— Enfuis-toi, exactement comme tu as fait quand elle est morte !
Je soupire, revenant dans le présent devant le visage abasourdi de Mia. Une
part de moi veut sceller ma bouche, tout refouler comme je l’ai toujours
fait, mais c’est comme si l’on m’avait fait ouvrir les vannes et je poursuis à
voix haute :
— Et Thomas Goldstone pour le touchdown !
Je suis à bout de souffle, mais après avoir couru quatre-vingt-dix mètres
dans le quatrième quart de ce qui a été un match à haut score, je trouve
normal d’être un peu crevé. Mes coéquipiers sont surexcités. Avec ce
touchdown, on a pris une avance dans le match que ceux de Westwood ne
pourront pas rattraper et ces enfoirés sont nos plus gros adversaires. Ils
nous ont battu au match décisif l’année dernière et ce coup-ci, c’est nous
qui allons danser en ligne sur cinquante mètres pendant qu’ils rentreront
chez eux écouter la radio commenter le championnat d’État.
Pourtant, tout en trottinant vers la ligne de touche, je scrute les gradins
pour ce qui doit être la centième fois ce soir et peut-être la millième fois
cette année, même si je sais que c’est inutile parce que parmi les huit mille
visages criant des encouragements, je sais que la seule personne que je
voudrais voir n’est pas là.
— Il n’est jamais venu voir un seul match ? demande Mia, et me voyant
secouer la tête, elle ajoute : pourquoi ?
— Il pensait que je n’étais jamais assez bon. Je l’avais assimilé et à force,
j’avais fini par m’y habituer. Honnêtement, s’il était venu, il n’aurait
probablement relevé que ce que j’aurais mal fait et ça aurait été encore pire.
Mais il y avait toujours en moi ce petit garçon qui rêvait de relever les yeux
et de le voir dans les gradins, me souriant, fier de moi, tu vois… ? Je le
ressens encore aujourd’hui, ce désir d’arriver enfin à l’impressionner ; mais
la part réaliste en moi ne veut plus jamais le revoir. Est-ce que ça fait de
moi quelqu’un d’horrible ?
— Bien sûr que non ! Pourquoi ? demande Mia, horrifiée. Pourquoi est-ce
qu’il t’a fait ça ? C’est tellement affreux, Thomas ! Je suis désolée.
Elle a dit tout ça de façon précipitée, mais avant que je puisse répondre, elle
m’attire contre elle pour me faire un câlin et ses bras, en s’enroulant autour
de moi, émoussent les angles des atrocités que je viens de lui dire.
S’écartant de moi, elle me regarde les yeux, une main sur ma joue.
— Pourquoi est-ce que tu t’infliges encore ça ? Il ne le mérite pas !
— À cause de ma mère, dis-je avant de pouvoir m’en empêcher, lui révélant
ainsi ma honte la plus sombre et la plus profonde.
Elle m’écoute attentivement lui déballer l’histoire. À la fin, je dois lâcher
les derniers mots, la gorge serrée :
— Donc, voilà ce qui s’est passé : j’ai regardé des dessins animés pendant
que ma mère mourait d’une overdose. Je l’ai laissée mourir et il m’en tient
pour responsable.
C’est la toute première fois que je prononce ces mots à voix haute.
Je m’attends à ce que tombe son jugement, à entendre ses reproches et à
voir son horreur face à ce que j’ai fait. J’attends qu’elle me quitte en
apprenant la vérité sur le monstre que je suis. J’essaye de m’y préparer,
mais il n’y a aucun moyen de se préparer à voir son cœur être arraché à son
corps et c’est l’effet qu’elle me fera, si elle me rejette maintenant. Elle tient
mon cœur, mon âme et mon avenir entre ses mains pendant que je retiens
mon souffle.
— Tu as intériorisé ça et tu essayes toujours de compenser… dit Mia,
comme si elle venait de comprendre quelque chose me concernant, et
j’acquiesce.
Elle me regarde, mais il n’y a dans ses yeux ni dégoût ni pitié. Il y a
seulement… quelque chose que je n’arrive pas encore à définir.
— J’essaye de briser le cercle, mais je me retrouve toujours pris dedans.
J’ai finalement décidé que, si je ne pouvais pas être suffisamment parfait
pour mériter son amour, je pouvais très certainement l’être assez pour
l’empêcher de pouvoir continuer à m’ignorer, dis-je, me remémorant
maintenant d’autres époques. Le jour où je suis parti pour Standford, il ne
m’a même pas dit au revoir. Je m’en fichais ; c’était du moins ce que je me
disais. Je suis allé à l’université, j’ai eu mon diplôme tout en utilisant ce qui
restait de ma bourse d’études pour investir, faire fructifier l’argent. Quand
j’ai été diplômé en avance, je suis allé le voir avec mon projet de société.
— Pourquoi es-tu allé le voir ? demande Mia. Je veux dire… croyais-tu
qu’il serait content pour toi ?
Je secoue la tête en soupirant.
— Non. Je savais que je lui donnais une corde pour me pendre, mais j’étais
encore trop jeune pour qu’une banque me suive et j’étais désemparé. Alors
j’ai conclu un marché avec lui. Il m’a accordé un prêt et en échange, je lui
ai donné des parts dans ma société et j’ai renoncé à mon héritage. J’ai pris
l’argent, je l’ai ajouté aux économies que je m’étais faites grâce à mes
investissements fructueux… et trois ans après, cette somme s’était
transformée en douze millions. Après ça… eh bien maintenant, tu travailles
dans ma tour.
— Ce qui me plait, soit dit en passant.
Je hoche la tête et regarde passer un bateau rempli d’une famille qui rit aux
éclats, triste d’avoir raté ça.
— À un moment donné, dans ma vie, j’ai réalisé qu’il ne me pardonnerait
jamais.
Elle tente de m’interrompre, mais je secoue la tête.
— Je sais qu’il n’y a rien à pardonner. Je n’étais qu’un enfant. Mais son
discours est resté gravé dans ma mémoire et ressurgit encore et toujours.
Alors quand j’ai compris qu’il ne me pardonnerait jamais, qu’il allait
toujours essayer de me rabaisser, j’ai décidé d’arrêter de chercher le succès
pour lui. Si je travaille comme un forcené, me mets même plus de pression
qu’il ne l’aurait fait lui-même pour faire de mon mieux et fais du très bon
travail en gérant mon entreprise, ce n’est plus à cause de lui, mais malgré
lui. Et ça le rend dingue.
Le sourire que j’affiche est teinté de malveillance, mais je n’y peux rien. Il
y a trop de passifs, trop de laideur pour en faire autre chose qu’une victoire
vindicative.
Mia prend ma main et la serre dans la sienne.
— Tu es quelqu’un de bien, Thomas. Malgré ce qu’en pense ton père, tu
n’étais pas responsable pour ta mère. Et bien qu’il t’ait écrasé pendant toute
ton enfance, tu t’es élevé, parce que tout au fond de toi, intrinsèquement, tu
es quelqu’un de bien. Ça, je le vois.
Ses mots guérissent quelque chose à l’intérieur de moi qui me semblait être
une blessure à jamais béante. Je mémorise ses paroles, espérant qu’elles
pourront contrer la voix dans ma tête quand elle ne manquerait pas de
revenir siffler ses insultes méprisantes. Avec son approbation, sa
reconnaissance de cette part de moi qu’elle est seule à voir, je me sens plus
fort et mieux que… jamais. C’est à la fois confortable et gênant d’être à ce
point exposé, à nu.
— Je pense que tu es la seule personne à penser que je suis quelqu’un de
bien. La plupart des gens me décrivent comme un monstre, un connard…
un Impitoyable Salaud, dis-je, sur le ton de la plaisanterie.
Je sais que c’est le nom qu’on me donne en douce au boulot. Je laisse faire,
d’autant plus que cette réputation contribue à inciter les gens à travailler de
leur mieux.
Mia m’adresse un clin d’œil et un sourire lumineux.
— Mais c’est parce que tu aimes porter ce masque. Il se trouve qu’à mes
yeux, tu es mieux sans.
Je me laisse gagner par son humeur plus légère, me réjouissant du fait
qu’elle ne se soit pas enfuie en criant comme je m’y attendais suite à mes
aveux. En fait, quand elle se blottit contre moi, elle semble presque
soulagée que j’aie enfin craché le morceau. Plus incroyable encore, j’ai la
même impression. J’ai beau déplorer qu’elle ait eu à entendre ces choses me
concernant, les avoir partagées avec elle allège le poids sur mes épaules.
Je me penche pour lui susurrer à l’oreille :
— Le masque ne t’a pas dérangée hier soir.
Elle glousse et sa gaîté éclaircit mon âme. Puis elle lève les yeux vers moi.
— Je peux te poser une question ?
Sans hésitation, je réponds :
— Oui, tout ce que tu veux (et je ne suis pas loin d’être totalement sincère).
Elle se mord la lèvre.
— Avec une telle enfance de merde, comment en es-tu arrivé à connaître
aussi bien Disneyland ? Pourquoi as-tu pris cette carte de luxe VIP ? Est-ce
que venir ici ne remue pas le couteau dans la plaie de ton enfance ?
C’est une bonne question, j’avoue.
— Je garderai cette histoire pour un autre jour, mais ce que je peux déjà te
dire, c’est que je suis allé pas mal de fois à Anaheim Disney et une fois à
Orlando. Le Club 33 est seulement un des avantages à être moi.
Ce qui n’est pas loin d’être la vérité. Après tout, Tom Nicholson n’a pas de
carte, même si c’est lui qui emmène les enfants passer des journées de rêve ;
c’est Thomas Goldstone qui a la carte noire dans son porte-monnaie. Ce qui
est drôle, c’est qu’ils semblent plus être une seule et même personne à
chaque moment de réconfort passé auprès de Mia.
Elle hoche la tête, me laissant garder mon histoire sous le coude et l’on
reste silencieux un moment. J’ai l’impression d’avoir fait en courant le
touchdown le plus important de ma vie, d’avoir fêté ça sur le terrain avec
l’équipe et de savourer maintenant un moment de solitude dans les
vestiaires pour me repasser la scène et me laisser gagner par la joie. Sauf
que ce n’est pas un jeu et que je ne suis pas seul. Ce qui se passe avec Mia
est réel et ça représente tout pour moi.
Sa voix est étouffée par le contact avec ma poitrine, mais je l’entends quand
même.
— Est-ce que tu te soucies d’être parfait, de prouver quelque chose à ton
père, de ton passé… quand tu es avec moi ?
Je soupire. Je ne prends pas sa question à la légère, parce qu’il est clair
qu’elle ne l’a pas posée négligemment.
— Avec toi ? Non, quand je suis avec toi, je… suis, tout simplement. Je me
sens… libre.
Je sens le mouvement de sa joue sur mon torse et son sourire contre moi me
réchauffe le cœur.
— Tant mieux, parce que je veux qu’avec moi tu souries, tu te détendes et
t’amuses. Je veux le vrai toi, celui que tu caches, celui que tu n’autorises
personne d’autre à voir ; rien que moi. Le mien.
Je lui fais relever le menton du bout des doigts et plonge mon regard dans
ses magnifiques yeux bleus.
— Et tu es à moi.
Nos regards s’aimantent l’un à l’autre et, bien qu’on en ait beaucoup dit, il
y a encore plus dans l’océan de ses yeux qui n’a pas été exprimé. Je
l’embrasse doucement avant de murmurer :
— Si je suis à toi, que vas-tu faire de moi ?
Je m’attends à ce qu’elle réponde quelque chose de coquin. La plupart des
femmes en profiteraient pour enfoncer la porte ouverte. Mais Mia n’est pas
comme la plupart des femmes, bien sûr, et je ne suis pas si surpris de la voir
se lever d’un coup en me prenant par la main. Ses yeux s’illuminent d’une
joie enfantine.
— On va faire de Disney notre esclave ! Allons chevaucher ces attractions,
Tommy !
Bien qu’une partie de moi aimerait plus que tout être l’attraction que
chevaucherait Mia, je sais, quelque part dans mes cellules, que c’est ce dont
j’ai besoin : une journée dans le parc à s’émerveiller innocemment à chaque
tournant, à vivre cette expérience que j’aurais dû connaître il y a bien
longtemps, mais que Mia peut me donner aujourd’hui.
CHAPITRE 24
MIA

J e lève les yeux de mon ordinateur et me fige, la bouche grande ouverte


parce que je chantais Du Hast, le gros succès de Rammstein. C’est
allemand, pas russe, mais grâce à la nature répétitive du refrain, n’importe
qui peut le chanter. Quoiqu’à en juger par le visage de Thomas qui se retient
difficilement de rire, il n’a pas l’air prêt à m’accompagner vocalement.
Je lâche un juron en russe et mélange toutes les langues que je parle en lui
lançant :
— Merde ! Tu m’as fait peur !
Il ricane.
— Tu sais, je croyais qu’il s’agissait seulement d’une folle rumeur, comme
celles dont souffrent souvent les nouveaux employés. « Prenez garde à la
tarée du sous-sol ! » baragouine-t-il d’une voix feignant l’angoisse liée aux
superstitions. Mais en fait c’est vrai, c’est vraiment toi !
Je lève les yeux au ciel en riant.
— Eh bien, ouais ! Obligée de faire preuve de crédibilité pour qu’on me
laisse faire mes calculs, peinard.
C’est toujours un peu bizarre de voir le grand patron descendre tous les
étages pour venir dans mon bureau du sous-sol, mais j’aime le voir ici, dans
mon espace, et je le soupçonne d’aimer ça autant que moi. Il jette un regard
circulaire à l’endroit spartiate où mon bureau et mes différents écrans
prennent quasiment toute la place. Il y a quand même plusieurs touches de
couleur grâce aux posters accrochés au mur.
Le sourire aux lèvres, je désigne d’un mouvement du menton ma nouvelle
acquisition.
— Tu aimes ?
Thomas passe doucement son doigt sur le cadre, un sourire attendri fendant
son visage.
— Sailor Moon ? Une raison particulière… ? demande-t-il, nous
replongeant dans nos souvenirs.
— Il se trouve que j’ai vu le dernier film au Japon. J’ai fait un peu de
cosplays… Le poster me rappelle de bons moments, dis-je.
Les souvenirs sont encore tous frais dans ma mémoire. Thomas me regarde.
— Je suis descendu t’inviter à déjeuner, mais là je pense à autre chose à
faire avant, dit-il en jetant un coup d’œil dans le couloir par la porte
ouverte. Ton bureau ferme à clé ?
Je rougis, tellement excitée par ses mots que je peux à peine réfléchir.
— Bien sûr que oui… mais je dois terminer ces calculs, le patron est très à
cheval sur les dates butoirs et il s’agit d’un gros dossier.
Je ne badine pas, même si c’est soumis à interprétation. Je suis vraiment en
plein milieu de l’analyse des chiffres concernant le groupe hôtelier. Thomas
avait raison, faire ce travail une fois rentrés était la bonne solution. Comme
les données se trouvaient sur différents supports, j’ai d’abord dû les
compiler et je commence seulement à pouvoir faire des comparaisons et des
projections.
— Et je doute qu’un petit coup vite fait en milieu de matinée soit le
message qu’on ait envie de faire passer.
Il soupire, bien obligé de me donner raison, mais je vois dans ses yeux qu’il
a quand même envie de moi.
— D’accord. Va pour un simple déjeuner ! Vous êtes dure en affaires,
mademoiselle Karakova.
Je lui réponds, un sourire en coin :
— Vous n’avez pas idée, monsieur Goldstone !
Il s’approche plus près, me fait lever le menton, se penche vers moi et me
cloue du regard. Nos bouches se touchent presque et j’attends son baiser,
mes lèvres mouillées entrouvertes de désir. C’est le moment qu’il choisit
pour répondre :
— Je peux me montrer très persuasif également.
Il le dit de façon sensuelle et je sais qu’il n’aurait pas besoin de me
persuader pour arriver à ses fins, quels que soient ses désirs. Je suis de la
pâte à modeler dans ses mains et je m’affale sur ma chaise quand il se dirige
vers la porte en me laissant dans l’air froid de son absence.
Il réajuste son pantalon, m’informant par ce petit geste être dans le même
état que moi. Mais ensuite, il se redresse et se raidit, sa personnalité
professionnelle reprenant sa place comme une armure.
— Oui, je vais avoir besoin de ces chiffres le plus tôt possible. Au travail,
Mia !
Si quelqu’un, passant dans le couloir, venait à l’entendre me parler comme
ça, il me croirait sous la menace imminente de recevoir un blâme, mais je
vois l’étincelle dans ses yeux, alors je joue le jeu (du moins à ma façon).
Sachant qu’il est le seul à pouvoir me voir, je lui fais un double doigt
d’honneur en lui tirant la langue comme une gamine. Je vois sa mâchoire se
crisper quand il se retient de rire.
— Je te ferai tenir cette promesse. Déjeuner à midi.
Il s’en va et je reste dans un état d’excitation qui me fait tourner la tête.
Qu’un homme comme Thomas se montre joueur avec moi tout en étant
tellement brillant et puissant crée une alchimie qui me touche en plein cœur.
Et plus bas.
Je me remets au travail, avançant le plus possible dans mes analyses tout en
sachant que le processus prendra des semaines avant d’aboutir à une vision
précise des finances de l’hôtel. Avant que j’aie pu m’en rendre compte, la
matinée est déjà passée.
Je me dépêche de prendre l’ascenseur pour rejoindre Thomas au vingt-
cinquième étage. Quand j’arrive, je trouve Kerry écoutant carrément à la
porte du bureau une réunion qui se déroule de l’autre côté. Je chuchote :
— Que se passe-t-il ?
Elle fait un bond sur place, les yeux écarquillés, puis elle me reproche de lui
avoir fait peur en me fusillant du regard et je ris sous cape en tressautant.
On ne peut pas dire qu’on soit de grandes copines, mais notre relation est
plus amicale depuis le repas qu’on a partagé au Gravy Train hier. Je l’y ai
invité pour apprendre à mieux la connaître.
Je lui avais annoncé avec audace :
— Tu sais, je t’ai proposé ce déjeuner en ayant des idées derrière la tête.
— Je m’y attendais. Écoute, je suis vraiment uniquement l’assistante de
Thomas. Il n’y a jamais rien eu entre nous, rien d’autre que des regards
rétifs de son côté comme du mien. Et il en sera toujours ainsi, dit-elle en
hochant la tête pour appuyer son affirmation.
En souriant, je la rassure :
— Honnêtement, ça ne m’a même pas traversé l’esprit, mais je te remercie
quand même. Ce que j’ai plutôt en tête, c’est qu’on fait partie de la même
équipe, à la fois pour Goldstone et auprès de Thomas. J’ai envie de
connaître la femme qui contrôle la vie professionnelle de Thomas… et je
l’avoue, de t’amener à être de notre côté pour éviter qu’un acharné des
ragots quelconques puisse t’utiliser comme source.
Je ne suis pas du genre à tourner autour du pot et je ne saurais être plus
claire.
La méfiance se lit sur son visage quand elle répond avec précaution :
— Oh, j’aime bien mon boulot. Il me permet de payer les appareils
orthodontiques de mes enfants sans avoir recours à un autre emprunt. Alors
je ne suis pas tentée de faire quoi que ce soit qui puisse mettre mon salaire
en péril, ce qui implique les commérages, autant ceux qui vous
concerneraient que ceux à vous rapporter.
— Oh, non, je n’utilise pas un moyen détourné de te soutirer des infos ! Je
m’y prends mal, je crois. Je voudrais seulement qu’on soit amies ou qu’on
ait des rapports amicaux. C’est juste que… Thomas est quelqu’un
d’important pour moi.
Je m’avachis. Je me sens dépassée et j’ai l’impression que mes bonnes
intentions n’ont pas eu l’effet escompté.
Elle tapote ma main pour me tranquilliser.
— Je comprends. Est-ce que je peux te dire quelque chose ? Ce n’est pas un
ragot, c’est juste une remarque.
J’acquiesce et elle poursuit :
— Je travaille pour Thomas depuis des années, depuis l’époque où il
n’avait qu’un bureau minuscule dans un complexe immobilier. Avant qu’il
ne devienne monsieur Goldstone de la société Goldstone, propriétaire de la
deuxième plus haute tour de tout Roseboro. Ce que je veux dire par là, c’est
que j’ai vu beaucoup de choses. Et je ne l’ai jamais vu être aussi heureux.
C’est grâce à toi. Il n’a jamais eu personne auprès de lui, ni famille, ni
amis, ni femme. Mais avec toi, quelque chose a changé.
Quelque chose dans sa façon d’énumérer ce qu’il n’a pas eu me laisse
songeuse.
— Que sais-tu de sa famille ?
Kerry secoue la tête.
— On se rapproche du commérage et je n’irai pas sur ce terrain-là, mais je
sais que son père est sur la liste des quelques personnes que les gars de la
sécurité doivent garder à l’œil si elles viennent sans rendez-vous. Et je sais
que tu as libre accès à son bureau et à son appartement.
Elle sourit, donnant clairement beaucoup d’importance à ces faits.
De retour dans son bureau, elle me dit, d’une voix si basse que je dois me
pencher près d’elle pour entendre :
— Thomas passe un blâme à Nathan Billington.
J’articule en silence :
— Aïe ! Dur dur ?
Elle pince les lèvres, puis répond :
— Stade trois sur une échelle de cinq.
Je hausse les épaules avec un rictus.
— Pas si terrible que ça, si ?
Le haussement de ses sourcils parfaitement dessinés dit le contraire.
On entend toutes les deux Thomas élever la voix de l’autre côté de la porte.
— Fous le camp d’ici, Nathan !
Ouille ! Je dirais plutôt quatre sur cinq.
On se précipite vers le bureau de Kerry. Elle se laisse tomber sur sa chaise
et je me perche maladroitement sur le bord de son bureau. Je suis sûre
qu’on semble aussi coupables qu’on l’est, mais Nathan, le visage tout
rouge, s’en va d’un pas lourd sans même nous jeter un coup d’œil.
Kerry me regarde avec le plus mielleux des sourires.
— Monsieur Goldstone va vous recevoir, à présent.
Même si on ne rigole pas, il y a de la malice dans le regard complice qu’on
échange. Elle pourrait bien être la Thelma de ma Louise ; du moins au
bureau.
Je frappe doucement à la porte et passe ma tête discrètement dans la pièce.
— Hé… mauvais timing ?
Thomas se tient devant la fenêtre ; il regarde Roseboro, les mains dans les
poches. Il m’invite à entrer sans se retourner et sa voix s’apaise en me
parlant.
— Non, ce déjeuner est exactement ce qu’il me faut.
Mais ses mots sont lourds, comme si les prononcer lui était pénible.
Je le rejoins et passe une main dans son dos, cherchant à détendre les
tensions dans ses muscles.
— Que s’est-il passé ? Je veux dire, si tu veux en parler…
Il se retourne. Des nuages orageux passent dans son regard quand il répond
en grondant :
— Il y a eu une plainte déposée contre Billington pour harcèlement sexuel.
Rien de très lourd. Il a raconté une blague de mauvais goût, mais quelqu’un
l’a entendu. Il est vice-président, bon sang de merde ! Ce n’est pas un
débutant !
Thomas serre les dents et sa mâchoire se crispe, puis il dit d’une voix
mesurée :
— Et quand je lui ai demandé des comptes, il a eu l’audace de me dire que
lui, au moins, ne sortait pas avec quelqu’un de l’équipe. Il ne l’a pas
exprimé dans ces termes-là, mais ça revenait à dire que je me tapais la
bonne comme si l’on était en mille-neuf-cent-cinquante-quatre ou une
connerie dans le genre !
Je pousse un petit cri de surprise. Je suis à la fois choquée et gênée que
Nathan ait osé jeter au visage de Thomas ses commentaires sur notre
relation, surtout d’une façon si odieuse. Premièrement, ce n’était sûrement
pas très malin. Deuxièmement, notre relation n’est pas du tout comme ça.
Nos rapports sont consentis et l’on fait très attention à ne rien faire qui
puisse passer pour du favoritisme.
— Mudak ! Quel connard ! Écoute, on sait qu’il n’en est rien. S’il a lâché ça,
c’est parce qu’il était désespéré et qu’il savait avoir merdé. Ne le laisse pas
te pousser à faire quelque chose que tu ne veux pas. Blâmer les gens ou non
te regarde toi, pas eux. Je veux seulement ce qui est le mieux pour toi, parce
que je sais combien ça t’atteint.
Ses épaules retombent et il me regarde de biais comme s’il ne pouvait pas
vraiment soutenir mon regard.
— Je l’entends parfois, tu sais ? J’entends les mots sortir de ma bouche et
j’entends mon père qui me crie dessus. Mais je ne sais pas comment m’y
prendre autrement pour les remuer… ou me pousser moi-même.
Je hausse les épaules en souriant.
— Il faut seulement faire des choix différents. Tout le monde ne peut pas
être motivé de la même façon, alors tu dois adapter ton approche à la
personne que tu engueules, être parfois doux, parfois sévère, parfois direct
ou prendre des chemins détournés.
— Est-ce que tu fais comme ça avec moi ? demande-t-il, sérieux. Tu
évalues si c’est le genre de jour où « Thomas peut craquer », ou si je peux
encaisser la brutale vérité ?
Je secoue la tête. Je me sens plus détendue.
— Non, malheureusement, je suis un peu comme toi, moi aussi, coincée
dans mes habitudes, genre un peu « c’est à prendre ou à laisser », mais peut-
être qu’on peut tous les deux apprendre à s’assouplir. Ensemble… ?
Avant qu’il ne puisse répondre, on frappe à la porte et Kerry débarque dans
la pièce.
— Le repas est servi ! dit-elle, deux sacs en papier brun venus d’un bar du
quartier à la main.
— Je pensais qu’on sortait déjeuner ! dis-je en regardant Thomas.
Kerry répond en posant les sacs.
— Ouaip, c’était le plan. Mais dans tous les étages et jusqu’à la porte
d’entrée, tout le monde ne parle que de la contrariété de Nathan. Alors je
me suis dit que, si vous sortez tous les deux, main dans la main, pour aller
déjeuner en amoureux, ça fera passer un mauvais message. J’ai donc pris la
liberté de vous commander à manger.
Thomas rit en voyant Kerry me faire un clin d’œil en articulant en silence :
— Et toc !
— De quel côté êtes-vous, Kerry ?
Elle sourit en se tapotant la tête.
— Du mien, ce qui implique d’œuvrer pour que mon patron soit content, ce
qui implique d’œuvrer pour que sa femme soit contente, dit-elle en nous
montrant du doigt. J’ai également pris la liberté de me commander à
manger, par la même occasion. À vos frais.
En refermant la porte, elle lance :
— N’oubliez pas que vous avez une conférence téléphonique à treize
heures !
Son passage en coup de vent a brisé la tension, apaisé la colère de Thomas
et dissipé mon état de choc, alors on s’assied pour manger en profitant des
quelques moments qu’il nous reste.
— Oh, je vais envoyer une demande de réunion au groupe de travail du
projet hospitalier pour demain ! J’annoncerai ma décision. Je vais suivre ta
recommandation.
Je fais rouler mes yeux sous mes paupières et demande :
— Laquelle ? La première ou la deuxième ?
— La véritable recommandation, répond Thomas (son sourire réapparait,
même s’il est faible). Je n’ai toujours pas découvert comment le dossier a
pu être modifié. J’ai lancé des recherches informatiques suite aux
divergences et il se trouve que l’ordre d’impression vient de l’ordinateur de
Randall, mais ses dossiers et son réseau ont été vérifiés et les deux montrent
que le document n’a pas été modifié. La transformation s’est produite entre
ta boîte mail et la sienne, ce qui est impossible, mais c’est la seule
conclusion plausible… et ça m’inquiète.
— Ça vient peut-être d’une microcoupure. Une simple erreur ID10T
aléatoire, dis-je, perplexe, mais quand même contente qu’on ait identifié
l’erreur.
— Je ne suis pas idiot et je ne crois pas plus à une erreur aléatoire. En fait,
je me demandais si tu m’aiderais en acceptant une tâche particulière.
Je passe ma langue sur mes lèvres en remuant les sourcils.
— Qu’as-tu en tête ?
— Eh bien, ça aussi, répond-il en riant. Mais vu qu’une telle erreur est
arrivée une fois, je suis curieux de savoir si ça ne s’est pas déjà produit plus
tôt. Je voudrais que tu ressortes les projets des quelques années passées, les
investissements et tout ça. Concentre-toi sur ceux où les résultats n’ont pas
été à la hauteur des prévisions. Je veux voir s’il en ressort une certaine
tendance.
— Eh bien, je peux relever une tendance d’emblée, dis-je d’un ton
provocateur.
— Laquelle ?
— Une même personne a pris la décision finale chaque fois. PEECEF, dis-
je avec le plus grand sérieux.
— PEECEF ? répète Thomas, et j’acquiesce. Raconte… qu’est-ce que
PEECEF ?
— Problème Existant Entre Clavier Et Fauteuil. Dans ce cas-là, tu aurais
tout simplement pris de mauvaises décisions, Thomas. Aucun
investissement ne se fait sans risques.
Il hoche la tête et je le vois frissonner en pesant mon point de vue. Je dis
clairement qu’il a pu faire des erreurs. Il n’est pas parfait… il a pu se
tromper.
— C’est juste, admet-il finalement. Mais, si c’est le cas, j’ai besoin de le
savoir également. Consacre-toi d’abord à l’analyse du projet hôtelier, mais
quand tu auras fini, si tu peux commencer ce travail important, j’aimerais
que tu m’en tiennes informé.
— Bien sûr.
— Sinon… tu viens dîner chez moi là-haut, demain soir ? demande-t-il en
montrant le plafond. Je sais que ce n’est pas la porte à côté, mais…
— Mais tu veux me laisser le temps de choisir quelques tenues de travail de
rechange, dis-je en me levant. Je pourrais me laisser convaincre… si tu me
fais une petite place dans ton placard pour suspendre des affaires. Je
réclame au moins deux cintres !
— Tu es dure en affaires, mais je pense pouvoir faire ça, répond Thomas.
CHAPITRE 25
THOMAS

L e supermarché est énorme, c’est un hangar de dix mille mètres carrés


qui contient de tout pour les achats en grosses quantités dans des
boîtes grand format, des sacs grand format et des cageots grand format. Je
pense qu’il y a suffisamment d’aliments ici pour nourrir tout Roseboro…
mais ça n’a pas d’importance.
Évidemment que ça n’a pas d’importance. Tu ne fais que pisser sur un feu
de forêt en croyant que ça fera une différence. Comme si tu pouvais faire la
moindre différence !
Je me concentre plutôt sur ce que je viens faire ici. Le gros caddie devant
moi est déjà bien chargé quand j’y dépose un deuxième sac de vingt kilos
de riz. Heureusement, les caddies de ce magasin n’ont pas une taille
normale, ce sont des charriots de taille industrielle qui peuvent contenir des
centaines de kilos.
Puis j’arrive devant les légumes. J’en prends différentes sortes, du maïs, des
carottes et des haricots verts. C’est dommage qu’il n’y ait pas beaucoup de
choix. J’aimerais les acheter frais chez les producteurs, mais ça impliquerait
de laisser une trace et je ne peux pas me le permettre.
J’abaisse un peu la visière de ma casquette en contournant un angle et
j’arrive devant les sauces. Il y a des tonnes de sauces pour les pâtes, puis
des pâtes, principalement des spaghettis, bien sûr, avec des boîtes de ce
fromage en poudre qui est de la cochonnerie, mais dont les enfants
raffolent.
Des saucisses, des blancs de poulet, des flocons d’avoine, du lait… tout ça
va être rangé dans des emballages isothermes. À la fin des courses, j’ai du
mal à pousser le charriot. Le caissier met presque un quart d’heure à
scanner tous les articles. Heureusement, un garçon chargé des stocks m’aide
à ranger le tout à l’arrière du pick-up. Il tapote le hayon d’un air
approbateur.
— Mec, quoique tu prévoies, je veux en être ! Tu as de quoi nourrir une
foule entière ! Dis-moi qu’après tu vas acheter de la bière…
— Pas pour cette fête-là, dis-je en lui donnant un pourboire et une poignée
de main. Merci pour le coup de main.
Le trajet est plus long que d’habitude, surtout parce que je roule vers le sud
jusqu’à la frontière de l’État. Je quitte les routes principales et conduis
pendant dix minutes dans ce qui ressemble à des bois. Quand j’ai entendu
parler de cet endroit, à l’époque, je ne pouvais rien faire. Alors que j’essaye
d’aller me garer à l’arrière en roue libre pour ne pas faire de bruit, les
larmes me montent aux yeux.
Le chalet a l’air presque normal, vu de l’extérieur. Il est grand, plutôt
traditionnel, un peu délabré, mais restauré ici et là d’une façon inégale qui
raconte une histoire où l’argent n’arrivait que par intermittence. Ses huit
chambres logent seize enfants, tous sauvés de foyers maltraitants.
Ici, il y a pour eux des programmes spécialisés, thérapeutiques et des
formations professionnelles, de quoi leur permettre de reconstruire leurs
vies en leur donnant l’opportunité d’un nouveau départ loin des souffrances
de leur passé.
Quand je me suis rapproché de ce chalet en tant que Tom Nicholson, j’ai
appris ce que certains de ces enfants avaient subi. Je n’ai pas pu fermer
l’œil de la nuit qui a suivi, la douleur liée à mon propre passé refaisant
surface en écho aux ravages de leur enfance. J’ai dû me faire suer sang et
eau dans ma salle de sport pour me purger de mes émotions qui m’ont
malgré tout quasiment paralysé pendant deux jours. Mais je m’en suis remis
et j’ai entrepris de leur venir en aide.
Parce qu’ils ne s’en sortent pas.
Le chalet a beau avoir été donné par un type de l’Oregon qui en était
propriétaire et qui avait eu la présence d’esprit de penser que sortir ces
enfants de leur environnement les aiderait plus que de les mettre dans une «
usine de réinsertion » en ville, l’entreprise n’a malgré tout pas de quoi
subvenir entièrement à leurs besoins. Quand les politiciens voient le budget
et le nombre d’enfants aidés, leur fibre comptable prend le dessus.
Ce qui explique ma présence ici à presque onze heures du soir. Je fais de
mon mieux pour décharger le pick-up et amasser les courses sous le porche
couvert sans faire de bruit.
En fait, le succès de mon initiative me fait décider d’inclure à mon
chargement, la prochaine fois, une caméra de surveillance et des détecteurs
de présence. Il me sera plus difficile de m’introduire ici comme le père
Noël, mais ce sera plus rassurant pour ces enfants qui méritent de se sentir
en sécurité pour la première fois de leur vie.
Je sais qu’il est idiot de garder secrètes ces œuvres de charité. Mais, si les
gens de l’équipe des relations publiques de l’entreprise venaient à le savoir,
ils deviendraient gagas et voudraient faire apparaitre mon nom sur tous les
journaux de la côte ouest. Ils feraient probablement, de façon préventive, de
la place au mur du rez-de-chaussée pour toutes les futures récompenses que
j’obtiendrais.
Voilà exactement pourquoi je n’en ai parlé à personne. Je ne cherche pas de
reconnaissance. Je ne veux même pas qu’on puisse me reconnaître, en fait ;
ce qui explique mes démarches, la fausse société, les chèques de banque de
ce compte particulier, les déguisements, tout.
J’ai pourtant pensé à en parler à Mia… Elle comprendrait peut-être, mais je
ne me suis pas encore décidé. Non pas que je doute d’elle, mais parce que je
ne suis pas sûr de moi.
Toute ma vie, quand mon père me tapait dessus et se fichait complètement
de mon sort… personne ne s’en souciait. Les gens me prenaient pour argent
comptant, un joli garçon, charmant, qui obtenait facilement de bonnes notes
sans effort particulier des professeurs et qui pouvait jouer au ballon et faire
gagner l’équipe. Il y avait forcément des signes qui montraient que quelque
chose se tramait, mais personne n’y a accordé suffisamment d’importance
pour le découvrir. Ils ont choisi la solution de facilité et j’ai payé les frais.
Je ne veux pas que les enfants croient que je fais tout ça à leurs dépens, me
servant de leur douleur pour recevoir des accolades et des récompenses. Ça
n’a rien à voir, mais si quelqu’un me démasquait, ça finirait comme ça. Je
ne les utiliserai pas de la sorte. Alors me voilà, me faufilant dans l’ombre.
J’empile les cartons et pose au-dessus les ballons, deux de basket et un de
foot, avant de fouiller dans ma poche pour en sortir une enveloppe blanche.
Je la coince sous une boîte de sauce tomate de deux kilos.
Je remonte dans mon pick-up. Le bruit de la portière que je referme résonne
dans le silence de la nuit. Je grimace et laisse le véhicule avancer un peu en
roue libre en regardant derrière moi.
Je vois un rayon de lumière filtrer à travers une porte qui s’ouvre. Un
homme à large carrure et une silhouette plus petite à ses côtés se détachent
sur le fond lumineux. Par ma fenêtre ouverte, j’entends ces mots dans l’air
du soir :
— Bon Dieu, regarde-moi tout ça !
Vu que je me suis déjà fait remarquer, j’enclenche les vitesses et fonce vers
la route principale. Mais par-dessus le bruit du moteur, j’entends l’homme
crier :
— Merci ! Merci mille fois !
Les sanglots dans sa voix me touchent et mes yeux brûlent.
Ce n’est pas suffisant. Juste une goutte dans la mer. Tu ne feras jamais
assez.
CHAPITRE 26
MIA

J e ne prends pas souvent mon petit-déjeuner au Gravy Train. C’est


vraiment trop loin de mon appartement.
Mais… je n’étais pas chez moi hier soir. En fait, sur les cinq dernières nuits,
je n’en ai pas passé trois dans mon appartement et profiter de la
merveilleuse douche de Thomas est devenu une habitude.
Sérieusement, deux pommeaux de douche qui pulsent font au corps un effet
de rêve, surtout quand on ne se lave pas seule.
La douche n’est pas la seule chose dont j’aie profité, mais j’ai promis aux
filles qu’on se retrouverait ce matin, alors je me suis forcée à me lever du lit
pendant que Tommy se préparait pour commencer plus tôt sa journée de
travail.
Izzy arrive. Je ne l’avais pas vue aussi pimpante depuis longtemps.
— Salut, Mia, ma chérie ! Tu as l’air… de t’être envoyée en l’air il n’y a
pas longtemps.
— Quoi ? Je sors de la douche ! dis-je pour plaisanter, même si c’est vrai.
Tu es toute pimpante, je ne t’avais pas vu une aussi bonne mine depuis
longtemps. Quoi de neuf ?
— Attends deux secondes, répond Izzy en voyant Charlotte passer la porte,
comme ça je ne le raconterai qu’une fois.
— Ouh, quelqu’un d’autre s’est acoquiné ? taquine Charlotte en souriant.
En fait, je m’étais dit qu’après avoir obtenu ton diplôme, tu essayerais le
couvent, mais tu nous as peut-être fait un coup de Von Trapp…
Izzy lève les yeux au ciel en secouant la tête.
— Je n’en suis pas là, mais il est vrai que j’ai de bonnes nouvelles.
— Raconte ! dit Char en se glissant à côté de moi.
Izzy se tait une seconde, puis sourit de toutes ses dents, l’excitation qu’elle
retenait débordant finalement.
— J’ai obtenu une bourse d’études !
On pousse en chœur un cri de joie en l’applaudissant.
— Bravo, Izzy ! dis-je pour la féliciter.
— Ce n’est que cinq mille dollars, mais hé, c’est cinq mille dollars ! dit-
elle. Ça me donnera une marge de manœuvre pour les frais de scolarité et la
vie quotidienne.
Je lui demande :
— Est-ce que ça signifie que tu vas arrêter de cumuler des horaires insensés
ici ?
Elle secoue la tête et je lui dis :
— Izzy, enfin !
— Non, je ne peux pas, répond-elle. Ça me donnera une marge, mais pas
plus que ça. Mon ordinateur portable va bientôt me lâcher et avant que tu le
proposes, Mia, je ne prendrai pas le tien pour te donner une bonne excuse
d’en acheter un neuf.
— Trop d’animes hantent sur ce truc, de toute façon, lance Charlotte,
moqueuse. J’ai une limite stricte de trois baises tentaculaires par disque dur.
— Hé, je ne me suis pas aventurée dans ces trucs-là ! pas encore, dis-je en
riant et elles rient avec moi.
— Eh, au fait, comment va la vie de couple ? Je n’en reviens toujours pas
que tu passes du temps avec nous au lieu d’être avec ton Plein-aux-as bien
gaulé, dit Izzy.
Je lui lance un regard aiguisé, à l’affût de tout signe de jalousie. On sait
toutes qu’Izzy est de nous celle qui a le moins d’aisance financière, mais
elle est fière et veut se débrouiller toute seule. Ça n’empêche qu’avoir une
amie qui fréquente tout à coup quelqu’un comme Thomas Goldstone aurait
de quoi la rendre un peu amère. Pourtant, elle a seulement l’air contente
pour moi et il n’y a dans ses yeux aucune trace d’envie, de malveillance, ni
de laideur superficielle. C’est pourquoi elle fait partie de mes meilleures
amies : elle est gentille intrinsèquement.
— Je parie que ce n’est pas la taille de son compte en banque qui excite
Mia, dit Char, taquine. Dis-moi, ma belle, sérieusement… combien de
temps avant que tu nous dégages au profit de femmes du monde qui font
des folies au déjeuner en mettant une tranche de concombre dans leur verre
d’eau ?
— Oh, je t’en prie, on est loin de tout ça ! Thomas lui-même est loin d’être
comme ça. En plus, qu’est-ce que je ferais sans vous, les filles ?
Charlotte glousse.
— Tu serais très occupée, ça, c’est sûr ! dit-elle. À genoux, penchée sur le
bureau, au lit, sous la douche… C’est vrai, face à Thomas Goldstone, on ne
fait pas le poids !
— Eh bien, c’est vrai. Tout ça est tellement vrai, dis-je en remuant les
épaules avec suffisance. Mais il ne fait pas le poids à côté de vous non plus,
les filles. C’est vrai, sérieusement, qui va m’écouter me plaindre quand je
vais avoir mes règles, que je suis toute bouffie et pleine de crampes ?
— Je ne t’écoute pas à l’heure qu’il est, plaisante Charlotte. Et toi, Izzy ?
— Non, moi non plus, renchérit Izzy. Si l’on était copines, je le ferais peut-
être, mais tu n’es qu’une dingo si souvent fourrée à mon boulot que je suis
en quelque sorte obligée de traîner avec !
— Yep ! fait Charlotte avant de se mettre à chanter à tue-tête : « F-R-I-E-N-
D-S, that’s how you fu… »
— Chut ! dit Izzy en plaquant une main sur la bouche de Charlotte.
Premièrement, je déteste cette foutue chanson ! Deuxièmement, je travaille
ici. Je n’ai pas envie que tu t’époumones en gueulant de gros mots ni que tu
pètes des verres avec ces notes stridentes.
Elle se frotte l’oreille comme si Charlotte avait braillé au point de
l’assourdir.
Charlotte tire la langue et la remue.
— OK, mais je chante bien, tu sais ! Quand j’étais petite, le prêtre à l’église
disait toujours que je n’avais pas ma pareille pour remplir les hymnes de
bruits joyeux.
— En insistant sur le mot « bruits », dis-je pour me moquer. Charlotte, tu ne
chantes pas aussi mal que moi, ce qui n’est pas difficile, mais il faut que je
te dise avec l’honnêteté brutale dont seule une amie peut faire preuve…
abandonne l’idée de te présenter à American Idol. Tu ne veux pas finir dans
le fossé des perdants.
Elle feint d’être choquée en portant une main à sa poitrine puis, après un
instant, reconnaît :
— Je sais, je sais mais, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, je suis
quand même formidable, dit-elle avant de se redresser pour siroter sa
boisson. Blague à part… sérieusement, comment ça se passe avec Thomas ?
— Super bien, vraiment ! dis-je en l’avouant timidement.
Non pas que je doute de notre relation, mais leur déclarer mes sentiments
pour Thomas avant de les lui avoir dits à lui semble déplacé.
Parce que j’ai des sentiments, j’éprouve un truc en cinq lettres terrifiantes
que je n’avais jamais ressenti avant ; pas comme ça. Pas cette vive
effervescence au-dessus de cette richesse profonde et concrète, pas ce feu
tellement brûlant que j’ignore si je pourrais le supporter tout en étant sûre,
plus que tout, de vouloir essayer.
Alors que tout ça, je le ressens pour Thomas et ça me ravit autant que ça me
terrifie. Et si je ne lui suffisais pas ? Et s’il n’arrivait pas à se libérer de ce
qu’il y a dans sa tête ? Et si ce n’était que physique, un truc tout nouveau
tout beau que je crois être plus que ça parce que je suis tombée amoureuse
de lui ?
Cependant, je sens dans mon cœur que ce n’est pas une relation sans
engagement ou à sens unique. Je peux le lire dans ses yeux chaque fois qu’il
me regarde. C’est tout nouveau pour lui, peut-être même plus que pour
moi ; mais ça me va, on peut prendre notre temps pour s’y habituer
ensemble.
Je réalise que, pendant que mes pensées tourbillonnaient, Charlotte et Izzy
attendaient d’avoir une réponse plus développée.
— Le Japon était à la hauteur de mes attentes, au bas mot, dis-je de façon
énigmatique en ouvrant largement les mains comme si tout ce que j’avais
vu, ressenti et fait ne pouvait pas s’exprimer en quelques mots.
— Merci à l’entreprise ! ajoute Charlotte de manière avisée et Izzy
acquiesce.
Je bois une gorgée de café en hochant la tête.
— Oui, grâce à Tommy. Il est… différent de ce que je croyais quand je l’ai
rencontré. Il est tellement plus ! C’est compliqué. Il joue ce personnage de
dur à cuire, mais quand il est avec moi, il est doux et gentil. Le Japon
était… éblouissant !
Charlotte se penche vers Izzy pour lui dire en aparté :
— On dirait qu’elle a littéralement apprivoisé la bête. Il mange dans sa jolie
petite main.
Je souris avec insolence en remuant ma main devant elles.
Puis Izzy répond à Charlotte, toujours en aparté :
— Ou peut-être que c’est lui qui la mène par le bout de sa grosse queue. Tu
as vu ses cheveux, quand elle est arrivée tout à l’heure ? Pipe du matin, à
tous les coups.
Machinalement, tout en les regardant, béate, je touche mes cheveux à
l’arrière de ma tête pour les aplatir. Quand elles éclatent toutes les deux
d’un rire tapageur, je leur dis sur un ton de reproche :
— Les filles ! Ce n’est pas drôle !
Mais finalement, je me mets à rire avec elles et entre deux respirations, je
leur demande :
— Je ne suis pas aussi décoiffée que ça, si ? Je dois aller au boulot, moi !
Mais pour toute réponse, elles rient de plus belle.
CHAPITRE 27
THOMAS

—T ommy ?
Je lève les yeux et réalise ne pas avoir entendu ce que disait Mia à cause de
cette voix intérieure qui me chuchotait encore à l’oreille. Ce même mantra
répétant sans fin que je ne vaux rien, je le connais par cœur, mais il est
toujours à même de me distraire.
Merde ! Je grogne légèrement et le front de Mia se fronce quand elle voit
mon visage.
— Désolé, je pensais au boulot, dis-je et, même si c’est un mensonge, ça a
le mérite de la rassurer. Que disais-tu ?
— Je te demandais comment s’était passé ton rendez-vous de ce matin, dit-
elle en se détendant. Je voulais te parler de certains des projets que tu m’as
envoyés, mais tu t’es échappé assez vite, m’a dit Kerry. Tout ce que je sais,
c’est que je suis partie chercher un café et qu’à mon retour, pouf ! tu avais
quitté la Mère Patrie.
— Ça s’est bien passé, dis-je en repensant à mon passage éclair au foyer
pour enfants.
La plupart d’entre eux étaient à l’école, bien sûr, mais Frankie était cloué au
lit avec la varicelle, alors je lui ai acheté un pot de glace au beurre de
cacahuète avant de l’aider à faire ses devoirs de maths. Ce gamin est dingue
du beurre de cacahuète !
Ensuite, je suis rentré chez moi faire une séance de sport avant de faire le
point avec Kerry et maintenant, je dîne avec Mia dans mon appartement. La
journée a été bien remplie.
Je me masse les tempes. J’aimerais bien que la voix me laisse tranquille
pour avoir au moins une soirée de paix, quitte à ce qu’elle me persécute
ensuite quand j’irai me coucher. Espérant changer de sujet, je demande :
— Au fait, où en es-tu des recherches à propos de l’éventualité dont je t’ai
parlé du fait que quelqu’un essaye de me tirer dans le dos ?
— Hum… fait Mia en posant sa fourchette. Je vais être honnête. Il y a
beaucoup de choses qui ne tournent pas rond et il faudrait que je me plonge
dans des tonnes de données en plus de mes projets en cours qui, eux,
rapportent de l’argent à l’entreprise.
— Mais je suis sûr que tu peux y arriver… pas vrai ?
Je le lui demande en m’efforçant de garder une voix douce alors même que
la voix dans ma tête me gueule :
Alors, fais-le ! Ça ne serait pas aussi difficile à faire si tu te donnais la
peine d’essayer, fainéant de merde !
Je prends une profonde inspiration. La voix sonnait presque comme si elle
criait après Mia, mais je sais qu’il ne s’agit que d’une redite de ce que mon
père m’avait dit, une fois, quand j’avais eu du mal à construire une voiture
souricière pour le cours de sciences au collège. Non pas qu’il ait été capable
de la faire lui-même, comme j’ai pu finalement m’en rendre compte. J’ai eu
un A et je t’emmerde, dis-je à la voix.
Mia hoche la tête en me souriant.
— J’ai dit que ça sous-entendait de me plonger dans des tonnes de données,
mais je le fais. Je commence par identifier les anomalies qui apparaissent
entre les prévisions et le résultat, ce qui n’est pas aussi simple que ça en a
l’air.
D’accord, ça s’entend. Beaucoup de facteurs peuvent bousiller une
prévision et certains d’entre eux ne dépendent pas de nous.
— Qu’en penses-tu ?
— Je pense qu’il est trop tôt pour se prononcer, même si certains signes
montrent que je vais mettre la main sur quelque chose, dit-elle.
Sa voix s’est faite plus chaude et en jetant un coup d’œil vers elle, je
comprends qu’elle ne parle pas du tout du projet. Du moins pas seulement.
Me prêtant au jeu, je lui souffle :
— Oh, tu penses mettre la main sur quelque chose d’appétissant ?
Elle se mord la lèvre.
— Oui, absolument ! Tu n’es pas parfait et je ne voudrais pas que tu le sois ;
mais je suis vraiment contente, Tommy. Je suis sûre que ce projet aboutira à
des résultats très instructifs et augmentera peut-être également notre marge
ultime de profit.
Le fait qu’elle ne veuille pas que je sois parfait a sur mon esprit l’effet d’un
baume apaisant au pouvoir plus cicatrisant qu’elle ne le réalise
probablement. Quant à son petit jeu de mélanger le langage intime avec du
jargon professionnel, ça m’échauffe les sangs. C’est peut-être bizarre, mais
je suis un homme d’affaires dans l’âme et apparemment, à en juger par le
gonflement dans mon pantalon, mon sexe sait apprécier un peu de verbiage
d’entreprise.
— Alors, que vas-tu faire exactement pour faire fructifier ces chiffres ?
Je laisse mon regard glisser sur sa silhouette et s’attarder sur le léger
décolleté de son tee-shirt à col bateau portant le nom d’un groupe de
musique dont je n’ai bien sûr jamais entendu parler, mais j’ai l’habitude, la
plupart de ses fringues étant comme ça. J’ai plaisir à la voir rougir, sa peau
se colorant sous mes yeux et sa respiration s’accélérant un peu.
— Eh bien, il ne suffit pas d’observer les profits et les pertes, parce qu’il y a
des projets à court terme, quand d’autres sont plus longs… dit-elle en
traînant sur le dernier mot avec érotisme.
Avec son côté intello mordue d’informatique, elle m’excite encore plus à
chaque mot qui sort de son esprit sexy.
Je me penche pour lui resservir du vin.
— Il n’y a pas de mal à faire un rapide investissement. On se plonge dans
l’affaire, on prend ce qu’il y a à prendre, puis on ressort, dis-je d’une voix
rauque.
Son sourire est démoniaque sous ses grands yeux innocents et le mélange
des deux me rend fou.
— Mais parfois, pour remporter le match décisif, tu dois prendre ton temps,
être patient et vraiment explorer toutes les pistes pour obtenir le meilleur
résultat et en tirer les meilleurs bénéfices afin d’être pleinement satisfait.
Elle boit une gorgée de vin rouge et je la regarde, captivé, lécher une
gouttelette sur sa lèvre inférieure. Je porte à mon tour mon verre à ma
bouche ; c’est elle que je voudrais goûter, mais j’ai envie de poursuivre
encore un peu notre petit jeu.
— Vraiment, dit-elle, classer tout ça m’a demandé un travail éreintant,
difficile et intense ! Mais je m’applique à faire du bon boulot sur cette
affaire pour ma propre fierté professionnelle, mais aussi pour éviter que tu
me donnes une fessée !
Elle joue toujours, me provoquant avec l’idée d’une fessée érotique, mais
ces mots…
Viens ici ! Je travaille dur pour subvenir à tes besoins et tout ce que je te
demande, c’est de travailler dur toi aussi et de ne pas être dans mes pattes.
Peut-être que, si je te donne une fessée, tu finiras par comprendre ! Tu l’as
cherchée. Tu savais que je te foutrais une raclée !
Des souvenirs de l’avalanche de coups me traversent soudain l’esprit et je
serre la mâchoire, mouvement que je regrette aussitôt, car Mia le prend
pour de la désapprobation envers ses paroles grivoises.
— Tommy ?
J’ai cassé l’ambiance et à la place de la fièvre éveillée dans mon corps, il y
a une pellicule de sueur glacée dans mon dos. Mia a l’air inquiète et vu sa
façon de me regarder avec des yeux grands comme des soucoupes, je dois
être pâle.
Je laisse tomber ma tête en avant, incapable de soutenir son regard.
— Pardon… c’est juste un petit flashback.
Elle passe une main dans mon dos qu’elle frotte doucement.
— Pas de problème. Ça arrive à tout le monde ; à propos de bons et de
mauvais souvenirs.
Le fait qu’elle accueille ma crise de panique en plein milieu de notre jeu de
séduction devrait m’apaiser, mais au contraire, je ne me suis jamais senti
aussi petit, moins qu’un homme. Je reviens en terrain connu et replonge
dans le langage fade des affaires pour mettre à distance le carnage dans ma
tête.
— C’est juste que je soupçonne un certain niveau d’espionnage et de
sabotage d’entreprise. Quelque chose qui dure peut-être depuis
longtemps… et je suis furieux de ne pas m’en être aperçu plus tôt, je me
déçois.
Mia secoue la tête.
— Ça a été fait très finement, si tant est qu’il y ait quelque chose de cet
ordre-là, ce dont je ne suis pas encore sûre.
— Je sais, dis-je en soupirant avant d’admettre : c’est que… avec toi,
j’apprends à faire confiance. Pour la première fois, en gros. Et maintenant,
avec ça au-dessus de ma tête, c’est encore plus dur. Je suis désolé si je te
parais être cruel ou si je me comporte comme un salaud. Il paraît que je suis
connu pour ça.
Dans ma tête, je me revois crier sur Nathan Billington. Mais ensuite, le
visage de mon père se substitue au mien, écarlate, les veines gonflées, le
regard plein de haine. Suis-je vraiment aussi terrible ? Comment en suis-je
arrivé là ?
Tel père, tel fils. Il a détruit ta mère au point qu’elle préfère se suicider
plutôt que de vivre avec lui et avec son propre fils. Combien de temps crois-
tu que Mia arrivera à te supporter ?
Mia prend ma main en secouant la tête. Son contact réconfortant repousse
un peu mes démons et je sens mon pouls ralentir légèrement tandis qu’elle
caresse le dos de ma main avec son pouce.
— Tommy, je sais que ça va être difficile. Et pour être honnête, d’un côté,
j’aimerais que tu trouves de l’aide pour gérer tes problèmes, au-delà de ce
que je peux faire pour toi. Ton père t’a fait des saloperies, mais tu ne dois
pas le laisser réquisitionner ton esprit. Fais-lui foutre le camp de ta tête,
putain !
Elle marmonne quelque chose en russe et fait mine de cracher sur le tapis
de ma salle à manger, alors j’en déduis qu’elle insulte mon père. C’est peut-
être bête, mais ça m’aide. Ça fait du bien de la sentir de mon côté.
— Mais je ne te pousserai pas à consulter un psy. Tu le feras si tu veux,
quand tu seras prêt. D’ici là, je ferai de mon mieux pour gagner ta
confiance, parce que… eh bien, c’est ce que je veux. Ça et plus encore.
— Je sais.
Je déglutis, presque apeuré par tout ce qu’elle demande.
— Et ça peut paraître fou, parce que ça ne devrait pas être le cas, mais ce «
plus encore » arrive encore plus vite que la confiance.
On n’a jamais été aussi près de prononcer les mots et elle m’adresse un petit
sourire pour me faire comprendre qu’elle ressent la même chose.
— Pas de soucis, on fera les choses à notre façon, me rassure-t-elle.
Je n’arrive pas à répondre autrement que par un hochement de tête, tout en
clignant des yeux pour apaiser la brûlure que je ressens.
Elle se penche en arrière pour me laisser de l’espace, puis frappe dans ses
mains comme si elle pouvait chasser toute lourdeur dans l’air entre nous.
— Comme on le disait, il y a beaucoup de données à exploiter et, si tu avais
certains soupçons, ça m’aiderait à savoir par où commencer. Ce n’est pas
toujours la meilleure idée, mais vu le volume des informations à croiser, je
ne crache pas sur un balisage du terrain… à moins que tu prévoies que je
consacre les deux prochains mois uniquement aux analyses de cette affaire.
— Je ne sais pas, dis-je entre mes dents. De mon côté, j’ai essayé de fouiller
dans mes e-mails, même si je ne suis pas un spécialiste de la cybersécurité.
Je me suis creusé les méninges et j’ai épluché l’annuaire d’entreprise pour
comprendre qui pourrait vouloir me nuire ou trouver un intérêt à la défaite
de Goldstone. Et je ne vois pas. La prestation que tu as faite avant de lâcher
le micro m’a mis la puce à l’oreille pour la première fois. Tu m’as aidé.
— Qu’ai-je fait pour t’aider ? demande Mia. C’est vrai, je t’ai seulement dit
que tu avais tort. Et arrête de parler de micro, ça n’avait rien de théâtral,
renchérit-elle une fois de plus, comme elle l’avait fait ce jour-là.
Ça paraît déjà si loin et en même temps, j’ai l’impression qu’il s’est passé
tellement de choses depuis. L’insolence passionnée de Mia m’aide. Ça me
rappelle qu’elle est de mon côté, qu’elle est intelligente en plus d’être
belle… et à moi.
Alors je lui laisse avec plaisir tous les lauriers.
— Tu avais des preuves pour corroborer tes dires. La plupart des gens se
contentent de sauvegarder leurs données sur le serveur de la compagnie.
Mais toi, tu as fait une sauvegarde supplémentaire des tiennes sur ton
ordinateur portable. Ça m’a permis d’avoir un point de départ où
commencer la comparaison, une trace à suivre menant à un plus petit
groupe à étudier.
— Le groupe du projet hospitalier, murmure Mia et j’acquiesce. Mais
Randall est la seule personne à qui j’ai envoyé ce dossier, ajoute-t-elle.
J’ignore pourquoi, rien que d’entendre Mia prononcer son nom m’énerve.
— Je sais, mais Randall affirme ne pas avoir fait la moindre modification et
comme je l’ai dit, son ordinateur n’a rien révélé. En plus, j’ai ressorti mes
propres dossiers des projets dont j’ai su ne pas aboutir aux résultats
escomptés et Randall n’avait parfois rien à voir avec l’équipe ayant travaillé
dessus. C’est une piste, mais je ne crois pas qu’elle soit solide.
— Mais tu n’aimes pas Randall, souligne Mia.
— Je sais qu’il fait le boulot, mais non, je ne l’aime pas, dis-je en secouant
la tête. Il y a quelque chose sur son visage, dans sa façon d’agir parfois…
comme quand j’ai dû intervenir à la soirée. De temps en temps, c’est
comme si son masque glissait et que l’homme que je voyais en dessous était
mon ennemi. Et s’il y a bien quelqu’un qui s’y connaît en masques, c’est
moi.
Mia pouffe de rire.
— Oui, cette soirée… c’est drôle, Tommy. Je connais pas mal de gens qui
auraient vu d’un mauvais œil ce comportement d’homme des cavernes ; qui
m’auraient même conseillé de vous planter là tous les deux et de vous
laisser mesurer vos bites. Mais je me sentais en sécurité avec toi. Je voyais
bien que ta colère n’était pas dirigée contre moi.
— Tu ne peux pas savoir à quel point c’est important pour moi.
En y repensant, j’avoue :
— À vrai dire, j’ai moi aussi été surpris de ma réaction ce soir-là. J’étais
fâché que Randall ne respecte pas ton refus poli, mais au fond de moi,
j’avais envie de lui casser la gueule pour avoir osé poser les yeux sur ce qui
m’appartenait de façon évidente.
— Et j’avoue que ça me fait peur, mais le fait est que tu n’en as rien fait. Tu
t’es retenu, dit Mia. Donc tu es capable de faire mieux, d’être meilleur.
Mais Tommy… c’est aussi ce qui m’inquiète. Tu veux à tout prix te
construire un monde à toi et, même si je vois qu’il peut y avoir une place
pour moi dedans, c’est un monde construit sur des fondations fragiles qui ne
sont pas infaillibles parce que tu as toute cette colère en toi, cette rage.
Qu’arrivera-t-il la première fois où un tremblement de terre viendra le
secouer ?
Je hoche la tête et me lève. Je contourne la table et l’invite à se mettre
debout.
— Je me suis posé la même question tous les jours. Mais là aussi, tu m’as
aidé.
— Comment ça ? demande Mia, le souffle coupé quand je l’attire contre
moi.
— Quand je suis avec toi… j’ai l’impression, pour la première fois de ma
vie, de me sentir… en paix. J’ai l’impression que lorsque le tremblement de
terre arrivera, je pourrai peut-être y survivre.
Mia sourit, ôte ses lunettes et les pose sur la table avant de passer les bras
autour de mon cou.
— Peut-être qu’on pourra y survivre ensemble. L’affronter ensemble, à bras
le corps.
Ses paroles ont à nouveau un double sens. D’un côté, ils parlent
d’acceptation, comme si elle souhaitait que je progresse tout en me prenant
tel que je suis, avec mon esprit tourmenté et tout, mais en parallèle, de
façon plus superficielle, la tension sexuelle réapparait entre nous et
enflamme le moindre de mes nerfs en réduisant à néant mes soucis
professionnels, familiaux, mes défauts, pour ne laisser que… du désir.
Je la soulève et la porte jusqu’au canapé où je la dépose. Je me régale de la
regarder. Elle est toujours la femme excentrique que j’ai rencontrée au
début, elle a toujours des mèches colorées dans les cheveux (elles sont
violettes et bleues, aujourd’hui), mais elle porte plus souvent des jupes. Je
soupçonne que ce soit à la fois pour me rendre fou en me laissant voir ses
jambes sexy et pour me faciliter l’accès lors de nos rencontres en fin de
journées de travail.
Aujourd’hui, sa jupe est noire, en jean, à la bordure découpée de façon
érotique… et déjà remontée à mi-cuisses. Je m’agenouille et lui écarte les
genoux, même si elle ouvre les jambes d’elle-même pour me montrer ce
qu’elle porte en dessous. Je m’émerveille :
— Tu portais un string sous cette jupe ?
Je suis du doigt la silhouette du triangle en dentelle qui couvre son sexe
charmant.
— Tu as peut-être de la chance que je sois resté loin du bureau aujourd’hui.
— Hum… mais tu aurais beaucoup apprécié la pause goûter que j’avais en
tête, dit-elle, provocatrice. J’avais faim et je m’étais dit que je tiendrais
facilement sous ton bureau.
Même si l’on s’est beaucoup appliqués à ne baiser qu’en dehors des heures
de travail, l’idée de Mia à genoux sous mon bureau me suçant tandis que
j’essayerais de faire preuve d’un semblant d’impassibilité a sur moi un effet
érotique et tonifiant.
— Demain, peut-être. J’enverrai Kerry faire une course quelconque… dis-je
d’un ton joueur avant de me lever pour l’embrasser.
J’ai envie de la bouffer, mais après une journée si pénible, ma queue a
besoin de plus d’attention que ma bouche, alors je m’écarte.
— Attends…
— Quoi ? demande Mia.
Son visage empourpré est tellement sexy que j’ai du mal à me maîtriser.
Mais je veux plus que des habits déchirés, des jupes retroussées, plus que se
peloter frénétiquement l’un l’autre.
Je veux me contrôler. La contrôler.
— Lève-toi… et déshabille-toi devant moi, dis-je en me levant pour qu’elle
puisse en faire autant.
Dès qu’elle est debout, je prends sa place sur le canapé pour la regarder.
Elle se trémousse en enlevant sa jupe et commence à soulever le bord de
son tee-shirt pour ensuite le rabaisser, et ainsi de suite, me dévoilant son
corps par intermittence. Ensuite, avec un sourire qui dit clairement à quel
point elle est consciente de me rendre fou, elle fait passer son tee-shirt par-
dessus sa tête.
Elle m’apparait, toute vêtue de dentelle fine rose vif qui tranche avec sa
peau claire. Ses seins sont remontés d’une façon qui me donne envie de les
libérer pour les voir rebondir avec lourdeur. Au niveau de sa taille, la
dentelle n’est plus qu’un lacet fin qui se partage en cordes fines qui
remontent sur ses hanches.
Je commence à me branler distraitement, cherchant à me soulager de
l’effervescence qu’elle provoque en moi. Mais elle le remarque et se
mordant la lèvre, elle demande :
— Fais-moi voir…
Je pousse un grondement en accédant à sa demande seulement parce que
c’est aussi ce dont j’ai envie. Je tire sur ma chemise, des boutons volent,
mais je m’en fiche complètement. Tout en portant ma main à ma ceinture, je
dis d’une voix rauque :
— Mets-toi à genoux pour voir ça de plus près.
Elle me lance un coup d’œil et l’espace d’un instant, j’ai peur d’avoir été
trop loin. Pas dans les mots, je sais que Mia ne s’en offusquera pas, mais
dans le ton : autoritaire, exigeant, péremptoire et arrogant. Comme si j’avais
tous les droits d’exiger qu’elle me suce. Mais alors, je vois ses yeux bleus
s’assombrir et elle se laisse tomber d’un coup, s’affaissant comme si l’on
venait de la frapper. Ou comme si quelqu’un avait pris le contrôle de son
corps.
Je réalise alors que c’est effectivement le cas et que ce quelqu’un, c’est moi.
Elle me l’autorise.
J’ouvre ma braguette avant de baisser mon pantalon et mon caleçon sous
mes fesses. Mon sexe se dresse lourdement entre nous deux et Mia attend
ma permission, mon ordre. Elle attend que je parle.
— Suce-moi, Mia ! Comme tu l’aurais fait sous mon bureau. Enroule ces
lèvres autour de moi et avale ma putain de queue tout entière.
Elle se penche et me prend dans la chaleur humide de sa bouche, non pas
minutieusement, centimètre par centimètre, mais tout d’un coup jusqu’au
bout. Je me retrouve brusquement dans sa gorge et attrape sa tête en serrant
les poings pour me tenir à ses cheveux. Elle fait un son guttural et ça signe
ma perte. Je m’enfonce dans sa bouche encore et encore, au comble de mon
plaisir à mesure qu’elle m’engloutit à chaque va-et-vient. Ses
gargouillements de plaisir vibrent dans ma queue et, bien trop vite à mon
goût, je me retrouve au bord de l’orgasme.
Je la retiens en arrière par les cheveux et elle fait la moue comme si je lui
avais enlevé une friandise. Je peux déjà contempler dans quel état je l’ai
mise, un mélange de salive et de fluides coulant de son menton vers sa
poitrine.
Je l’aide à se relever et elle grimpe sur mes genoux. On se caresse partout.
Je me penche pour embrasser son sein avant de sucer son téton pointu à
travers la dentelle, parcourant son sommet avec ma langue pendant que Mia
se frotte contre mon sexe, son string tout fin étant loin de représenter un
obstacle à la pénétration.
— Oh mon Dieu, Tommy… ! J’ai envie de toi tous les jours, gémit-elle en
repoussant ma tête pour m’embrasser tendrement. Je ferai tout ce que je
pourrai pour te rendre heureux, je te le promets.
— Et moi je te promets… de ne jamais te faire de mal. Je te protègerai, des
autres et de moi-même.
C’est une promesse que j’espère pouvoir tenir.
Elle secoue la tête et ses cheveux caressent le dos de mes mains qui tiennent
ses hanches. Elle a les yeux clos de plaisir pendant qu’elle se frotte contre
moi, mais ses mots sont parfaitement clairs.
— Je n’ai pas besoin que tu me protèges. C’est toi qui as besoin d’être
protégé. Ce démon dans ta tête n’a d’autre but que de te blesser. Mais je ne
le laisserai pas faire. Je ne le laisserai pas avoir le dessus. Tu es à moi…
mon homme bon.
Le démon se moque dans ma tête. Tu es à peine un homme, encore moins
un homme bon.
Mais lorsque Mia pousse son string de côté et plonge la main pour saisir
mon sexe et le remuer entre les lèvres humides du sien, ses mots sont ceux
qui résonnent dans ma tête, faisant taire la voix.
Je ne bouge plus. Au lieu de la forcer à descendre sur mon membre dur
comme l’acier, je la laisse en prendre le contrôle. Elle en caresse juste la
couronne, laissant son miel couler sur le bout, puis le long de mon sexe
jusqu’à ce qu’il reluise. Je suis parcouru de frissons électriques et Mia
gémit. Je répète :
— Ton homme bon…
J’ai besoin d’entendre le pouvoir de ces mots résonner entre nous. Je pousse
un râle quand elle s’abaisse sur moi. Son sexe m’enserre dans un étau étroit
et glissant qui me guide en elle, puis je pousse ses fesses vers le bas pour
que mon sexe atteigne le fond du sien.
— Et j’ai eu envie de toi toute la journée. Maintenant, on se prend
mutuellement.
Mia se penche pour m’embrasser avant de se mettre à me chevaucher,
soulevant son corps pour amener ses tétons à ma bouche. J’en suce un à
pleine bouche ; son autre sein frotte contre ma joue pendant qu’elle
rebondit, les mains accrochées au dossier du canapé.
Je… j’aime ça. Comme quand on était à Tokyo, je la laisse obtenir ce
qu’elle veut. Je suis fasciné de la voir onduler des hanches. Ses cuisses se
contractent quand mon sexe plonge profondément dans le sien. Je la
regarde, les yeux mi-clos, et je me sens dévoué corps et âme à son bonheur
et à son plaisir. Une vague d’exaltation me submerge quand elle renverse sa
tête en arrière en criant parce que le bout de ma queue frotte son point G.
— Si bon… siii bon !
— Tellement belle ! dis-je d’une voix rauque.
Elle baisse les yeux vers moi en souriant. D’une main, elle m’attrape par les
cheveux et renverse ma tête en arrière pour m’embrasser avec une fougue
torride qui enflamme mon côté sauvage comme de l’huile sur le feu.
Je saisis ses fesses en les empoignant fermement et plante mes doigts
dedans pour l’immobiliser pendant que je m’enfonce profondément en elle.
Je donne des coups vers le haut et son sexe est secoué de spasmes, je
soulève mes hanches vigoureusement à chaque coup brutal que je donne au
fond d’elle. Je referme mes lèvres autour de son téton droit et le suce
violemment jusqu’à la faire crier de douleur et de plaisir.
— C’est ça… dis-je en grondant, relâchant son sein.
Je plie les bras pour donner plus de force à mes coups et la baise de tout
mon corps. Elle doit avoir mal aux hanches. Elle rebondit sur mes cuisses
avec une telle violence que le bruit couvre celui de nos souffles haletants et
des pulsations de mon cœur qui rugit dans ma poitrine.
— Prends tout !
Pourquoi te fourrer le doigt dans l’œil ? Tu n’es pas assez bien pour elle.
Le chuchotement que je croyais disparu me rend complètement fou ; je
repousse Mia et la plaque sur l’accoudoir du canapé avant de replonger en
elle en la tenant par les cheveux.
Elle pousse des cris, mais il ne s’agit ni de peur ni de douleur ; elle vient
même à ma rencontre quand je la percute. De ma main libre, pendant que
ma queue va et vient en elle, je gifle ses fesses.
De la sueur coule sur mon visage. J’entends Mia gémir comme si j’étais
trop brutal, mais je ne peux pas m’arrêter. J’ai besoin de lui donner tout ce
qu’il y a à l’intérieur de moi. Je veux qu’elle ressente ce que je ressens,
toute la peur, le désir, l’espoir et la colère.
Je lui donne tout.
Et elle le prend, venant étonnamment à la rencontre de mes mouvements. Je
sens son sexe étrangler le mien, puis elle se met à trembler et son orgasme
la traverse comme une avalanche tandis qu’elle lutte contre moi.
Mon nom sort de ses lèvres en un hurlement guttural de dévotion et je rugis.
Son cri a déclenché ma libération et mon sperme jaillit tout au fond d’elle.
Je sens mes couilles se vider dans un mélange blanc et chaud de plaisir et de
douleur, me flagellant avec ma propre agonie et trouvant le moyen de me
faire comprendre que j’ai trouvé en elle ma seule et unique.
J’ai les mots au bord des lèvres, mais je les refoule. Non pas à cause de
Mia. Elle mérite ma franchise et je le réalise de plus en plus. Mais parce que
j’ai besoin d’être plus fort et meilleur avant de lui donner ce dernier
morceau de moi. Les mots sont une promesse et je veux être l’homme
qu’elle me croit capable d’être avant de faire ce vœu. Toujours est-il qu’elle
marque de son empreinte mon cœur et mon âme autant que je le fais en elle.
Ça me fait peur, mais en même temps, j’en veux encore plus.
Plus d’elle. Plus de moi. Plus de nous.
Mes mains se détendent. J’attire Mia en arrière pour prendre tendrement sur
mes genoux son corps qui tremble. Je fais passer ses bras autour de ma
nuque pour qu’elle se blottisse dans mon cou.
— Merci, murmure-t-elle, de m’avoir tout donné. De ne pas t’être retenu.
— Merci… de me laisser être moi-même.
CHAPITRE 28
MIA

J e remue sur ma chaise. Mes fesses et mon cou sont douloureux suite
aux coups d’hier soir. Parfois, surtout pendant et juste après, Thomas
fait preuve d’une incroyable intensité.
J’adore sa façon protectrice de me prendre dans ses bras après l’amour.
C’est la meilleure couverture humaine au monde.
J’avoue que je retire aussi une certaine fierté à marcher avec les jambes très
légèrement arquées quand je rejoins Izzy ou Char au déjeuner. Leur
expression de jalousie amusée vaut vraiment le détour.
Cependant, quand je suis assise à mon bureau à essayer de travailler, la
douleur dans ma nuque m’obligeant à gigoter constamment pour trouver
une position plus confortable n’est pas des plus agréables.
Pour autant, je n’échangerais pour rien au monde les sensations que me
procure Thomas. Le sentiment de sécurité et de réconfort que j’ai ressenti
en me réveillant dans ses bras ce matin est incomparable et il se trouve que
je l’ai autant éprouvé lorsqu’il me baisait brutalement à m’en faire craquer
la colonne vertébrale que lorsqu’il m’a embrassé tendrement ce matin avant
qu’on descende travailler.
En parlant de boulot, il est temps de s’y mettre ! J’ai un jour entier devant
moi à pianoter sur mon ordinateur pour faire des analyses et des
regroupements.
Mais tout d’abord, il me faut des données. Heureusement, découlent de ma
nouvelle position et de la nouvelle mission que m’a donné Thomas des
privilèges d’administrateur sur tout le contenu de la base de données de
Goldstone, me donnant presque carte blanche, juste un cran en dessous de
l’accès personnel de Thomas ou de celui du vice-président du service
informatique.
Je travaille même en mode fantôme, ce qui veut dire qu’à moins d’être
simultanément en train de vérifier la base de données, personne ne saura
que quelqu’un examine les documents. Sournois… mais efficace.
Ça ne couvre pas tout ; je ne peux pas voir les mots de passe des comptes en
banque ou des transactions financières, par exemple, mais ce que ça
comprend est suffisant.
— OK, me dis-je à moi-même en allumant ma chaîne de techno préférée
sur Spotify pour me mettre dans l’ambiance ; mettons ces systèmes
multiples au travail !
Heureusement, mon ordinateur est en mesure de gérer simultanément de
nombreuses recherches sur des bases de données multiples et variées. Je
passe en mode geek totale et je pourrais facilement me croire en train de
contrôler « la matrice 1 ». En réalité, ce qui mettra le plus de temps, c’est le
transfert des données vers les serveurs de Goldstone, mais ce n’est pas
grave.
Je commence par déplacer les chiffres du projet hôtelier sur mon écran le
plus éloigné, puis je balance ma recherche principale sur les deux autres
écrans. Sur celui de droite, je lance le premier des deux algorithmes que j’ai
créé. Le premier recherche des accès au serveur qui ne correspondraient pas
aux paramètres que j’ai établis pour chaque intitulé de poste, comme un
assistant aux ressources humaines ouvrant un dossier du secteur
informatique, ce qui pourrait être louche. Le deuxième attribue à tous les
employés un emplacement particulier en fonction du service auquel ils
appartiennent, puis analyse les points d’accès aux données à travers
l’utilisation de leur carte à la recherche d’anomalies.
Ainsi, je pourrai découvrir si Susan se rend étrangement dans les toilettes
pour cadres à dix heures tous les matins et ça permettra d’attraper toute
personne filant en douce au parking en dehors des heures de sortie ou de
pause déjeuner.
Les deux regroupent les résultats dans une énorme masse de données, mais
j’espère que ça pourra servir à coincer quelqu’un qui se trouverait là où il
ne devrait pas, que ce soit physiquement ou électroniquement, et à trouver
une corrélation avec les chiffres suspects d’un projet. C’est une tentative de
taille… mais il peut s’agir d’une menace venant de l’intérieur ou de
l’extérieur et statistiquement parlant, le sabotage interne est plus courant,
alors je veux avoir une vision sous tous les angles possibles.
Sur l’écran du milieu, je travaille sur les chiffres de mon projet parmi ceux
que Thomas m’a demandé d’étudier.
La musique et les heures passent de façon synchronisée. Le rythme qui
groove m’aide à faire ressortir les dossiers des mauvaises affaires que
l’entreprise a faites.
Toutes n’ont pas entraîné une perte d’argent, ce qui complique l’histoire.
Celui qui est à l’origine de ça s’est montré extrêmement subtil. Certaines
affaires ont tout juste atteint le seuil de rentabilité quand d’autres ont permis
de faire un profit, mais seulement un faible. La seule constante est qu’elles
n’ont pas atteint les objectifs escomptés.
Par exemple, cette transaction immobilière concernant un grand terrain dans
une banlieue de Seattle en pleine extension… Toute l’affaire avait l’air
formidable, le quartier était très prometteur et Goldstone avait un
entrepreneur prêt à transformer toute la zone en quartier résidentiel…
jusqu’à ce que les contrats soient signés et qu’au dernier moment
l’entrepreneur fasse faillite.
Alors que le projet immobilier se concrétisait, les coûts dus aux délais, les
taxes, etc., ont amené l’entreprise à faire une opération tout juste blanche au
lieu de récolter les dizaines de millions de dollars attendus.
Ou encore cette société de pièces détachées d’aéronautique qui était prête à
faire affaire avec Goldstone jusqu’à se rétracter à la dernière minute pour
vendre finalement à un consortium soutenu par le gouvernement chinois. Ça
ne tient pas debout, parce que la société fabriquait des pièces d’avions
militaires et en vendant à un groupe étranger, elle perdait au bas mot vingt
ans de contrats qui lui auraient rapporté des milliards.
Le plus curieux, c’est que Goldstone a surenchéri, mais que le fournisseur a
été obscurément contraint de vendre aux Chinois malgré tout.
Ce ne sont là que deux des anomalies. Je continue à en trouver, mais je sais
qu’au moins la moitié d’entre elles finiront par être écartées de mes
recherches comme relevant d’une simple malchance. Malgré la volonté
surhumaine de Thomas d’être le meilleur, il s’agit de « business ».
Même à l’époque où le marché boursier peut gagner ou perdre un millier de
points en une semaine, il y a toujours trente à quarante pour cent des
investissements qui vont à l’opposé du reste du marché.
Je dois néanmoins étudier chaque affaire et en extraire les données pour les
faire basculer dans ma matrice. À partir de là… des tendances émergeront
et j’essayerai de trouver le fil conducteur commun à l’ensemble.
J’ai un peu l’impression d’être un détective sur la piste d’un crime… et je le
suis peut-être. Comme une experte judiciaire en analyse, me dis-je,
m’imaginant entourée d’ordinateurs, avec le couvre-chef typique du
détective et une pipe… comme Sherlock Holmes. J’ai toujours été douée
pour trouver des indices et des constantes, mais cette fois, ça me semble
différent. Le défi est plus stimulant, plus important.
— Regarde les choses en face, Mia… il te faut juste un chien et des
friandises comme celles de Scooby-Doo pour trouver le fin mot de cette
histoire, dis-je à voix basse en refermant le dossier d’une affaire de
recherche chimique qui n’a pas perdu de valeur, mais n’en a pas gagné non
plus.
Je le déplace dans ma liste à examiner plus tard et poursuis mes recherches.
— Eh bien, ça et un super pull orange. Oh, et des chaussettes hautes ! En
fait, elles sont plutôt sexy… dis-je tout bas, contente que personne ne puisse
entendre mes monologues bizarres.
À l’heure du déjeuner, je fais une pause. Je me frotte les yeux et vais voir
où en est Thomas. Il est devant son ordinateur et travaille comme un
forcené en marmonnant tout seul, mais l’expression de son visage est calme
et quand je toque à la porte, il me sourit spontanément. C’est toujours ça de
pris !
— Hé, je pensais que les gros bonnets au sommet de l’échelle de
l’entreprise étaient supposés rester assis à leur bureau à ne rien faire en
écoutant, je ne sais pas… Huey Lewis & the News, ou un truc dans le
genre.
Je me mets à chanter de façon théâtrale :
— « It’s hip to be square ! »
Thomas applaudit en souriant, pas loin d’éclater de rire.
— Tu es aussi à fond sur les vieux tubes ? demande-t-il en se renversant
dans son fauteuil. Qu’est-ce que tu fais ?
— Je pensais aller manger un petit bout en bas de la rue. Ça te dit ?
Thomas secoue la tête tristement en pinçant les lèvres.
— J’aurais adoré, mais je ne peux pas. Il semblerait que quelqu’un essaye
de me mettre des bâtons dans les roues concernant l’affaire de l’hôpital. J’ai
reçu une requête de leur part, disons même une suggestion très appuyée de
consulter un médecin.
Surprise, je demande :
— Quoi ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Il ne peut pas s’agir d’un problème de
comportement…
— Non, ce n’est pas ça, répond-il.
Il se cale contre son dossier en se massant les tempes. Le fait qu’il ne rigole
pas à ma blague m’inquiète.
— Tu aurais dû les entendre déballer leurs salades avec leur verbiage
d’entreprise… Afin de maintenir une bonne image de l’entreprise et de nos
engagements dans le domaine de la santé publique, nous vous encourageons
à profiter des mêmes avantages dont bénéficient nos directeurs généraux en
effectuant un bilan physique et psychologique complet qui vous
familiariserait avec nos offres… bla-bla-bla. Ils veulent que j’expérimente
personnellement ce que j’achète, j’imagine. En gros, si je veux faire affaire
avec eux, je dois en passer par là.
— Bon, un petit « aah » pendant qu’un médecin regarde tes amygdales n’est
pas bien méchant, mais… un bilan psychologique ? Ça paraît bizarre, non ?
dis-je d’une voix hésitante.
Je ne suis pas contre le fait que Thomas reçoive un peu d’aide et je l’ai moi-
même encouragé à le faire, mais de là à ce que ce soit une condition de
vente, je trouve que ça dépasse les bornes.
— Je trouve aussi, dit Thomas en jetant un coup d’œil par la fenêtre. Soit
c’est légal et ils veulent juste se la péter un peu, soit quelqu’un les a
encouragés à réclamer cette condition.
— Ouille. À quand le premier rendez-vous ?
Thomas lève les yeux vers moi en haussant un sourcil.
— Qui a dit que j’y allais ?
Je ne peux pas m’empêcher de pouffer de rire. Peut-être que je commence à
le connaître, parce que sous son air terriblement sérieux, je peux voir une
étincelle au fond de ses yeux.
— Thomas, je te connais, tu sais… Tu pourrais parcourir vingt-cinq bornes
en rampant dans du fumier de l’armée infesté de fourmis pour arriver à tes
fins, et tu veux cet hôpital.
— Du fumier de l’armée infesté de fourmis ? répète Thomas. D’où est-ce
que tu sors ça… ? Ça fait partie de tes « russeries » ?
— Eh non, uniquement de mes « Miaries ». Alors ?
— Cet après-midi… dans deux heures environ, répond-il, de l’appréhension
dans la voix. C’est pourquoi je m’y prépare tant bien que mal.
Je lui demande :
— À quel point comptes-tu, heu… être honnête avec eux ?
— Aussi peu que je pourrais l’être. Je n’ai pas besoin qu’un psy remue le
couteau dans mes plaies émotionnelles en me demandant ce que ça me fait.
Il s’agit d’une opération commerciale. Pour dire la vérité, si le retour sur
investissement n’était pas aussi prometteur, je leur dirais d’aller se faire
voir. Mais comme tu l’as dit, je peux faire « aah », les laisser écouter mon
cœur et dire à un thérapeute que la vie est grandiose avant de quitter la
pièce avec leur promesse de vente.
— C’est une idée. Tu devrais peut-être refuser la prise de sang… Je me
méfie, je ne voudrais pas qu’ils te clonent avec ton ADN.
Je le dis en plaisantant, même si mes antennes Velma fourmillent toujours.
— Alors, on dîne ensemble plus tard ?
— Tu voudrais bien qu’on prenne plutôt le petit-déjeuner ensemble
demain ? Je pense qu’après tout ça, j’aurai besoin d’évacuer un peu ma
frustration et je risque de ne pas être de bonne compagnie.
Je suis déçue par sa réponse, mais je comprends. J’ai remarqué l’usure de
son matériel de sport dans sa salle de gym.
— Bien sûr. Tu sais, si tu veux, je peux t’initier à certains de mes jeux
vidéo. Ça ne fait pas autant transpirer, mais on sous-estime les effets d’une
attaque où l’on coupe un troll en deux avec une épée géante… c’est
excellent pour les nerfs !
Thomas sourit légèrement et ça me rassure. Il a encore des ressources et
peut-être qu’il s’en sortira bien tout à l’heure.
— Je peux essayer. Disons, si les choses ne tournent pas trop mal… ?
— Il se pourrait que je ne crache pas sur de la visite ce soir. Je te garderai
un quart de litre de glace, ça marche ? C’est un autre antistress infaillible.
— Marché conclu !
Je me dirige vers l’ascenseur, ruminant toujours ce qui se trame. Quelqu’un
essaye de briser Thomas, j’en suis sûre. Ce que j’ai appris des données me
suffit pour savoir que Thomas ne fait pas de paranoïa à ce propos.
Et maintenant ça ? Thomas ne manque pas de travail, mais tout le monde
sait à quel point ce projet d’hôpital est important pour lui. Financièrement et
personnellement. Avec tous les enjeux en cours, il n’a pas besoin qu’un psy,
un thérapeute ou je ne sais qui lui apporte du stress supplémentaire en
fourrant son nez dans ses casseroles émotionnelles.
Quelqu’un le sait très bien et s’en sert pour lui mettre la pression. Tandis
que les portes de l’ascenseur se referment, je me fais la promesse de faire de
mon mieux pour l’aider. Malgré tout, quand je mange mes wraps de poulet,
je m’oblige à penser à tout, sauf à Thomas et à ces mystères que je dois
élucider.
Ça fait partie de mes secrets : laisser mon cerveau travailler tout seul, libéré
des manœuvres de ma conscience. Parfois, c’est plus efficace de cette
façon-là.
Non pas que je compte sur une révélation qui m’apparaitrait tout à coup en
plein repas, mais il m’est déjà arrivé des choses encore plus étranges.
Quand je retourne à mon bureau, mes scans sont toujours en train de se
télécharger, mais un des algorithmes au moins est terminé. Les analyses des
cartes d’accès sur les trente derniers jours qui sortent du cadre que j’ai
paramétré sont regroupées dans un rapport. Ce n’est pas grand-chose, juste
un point de départ rudimentaire, mais j’ai pensé que des chiffres récents
auraient plus de chance de m’apprendre si, oui ou non, cette approche
pourrait conduire à des informations utiles.
C’est plus fort que moi, mes yeux épluchent d’abord ce qui concerne
Thomas. Loin de moi le désir de fouiner ou de l’espionner, c’est de la
simple curiosité. D’accord, je me montre un peu possessive. J’aime bien
savoir ce qu’il fait toute la journée ; ça me donne l’impression d’être plus
proche de lui, malgré les vingt-six étages qui nous séparent.
Rien de très spécial. Différents points de données montrent les va-et-vient
qu’il fait à son appartement à l’heure du déjeuner, ses visites dans les autres
étages qui sont normales pour un PDG et plusieurs sorties par le parking. Je
réalise en souriant que la dernière ligne concerne son accès au garage il y a
à peine quelques instants.
Il se rend au rendez-vous avec le médecin de l’hôpital. Bizarrement,
j’éprouve un sentiment de fierté. Même si c’est uniquement parce qu’il veut
à tout prix concrétiser cette affaire hospitalière, le simple fait qu’il aille
s’asseoir en face d’un thérapeute est de bon augure.
Je croise les doigts et récite une petite prière russe que m’a apprise mon
père en espérant protéger Thomas… de quiconque lui veut du mal, et de lui-
même.
Puis je me retourne vers mes ordinateurs en grognant et augmente le
volume de la musique.
— J’ai encore beaucoup de données à examiner.

1 Référence au film Matrix.


CHAPITRE 29
THOMAS

L e bureau affiche le genre d’ensemble de teintes pastel que j’ai déjà vu


dans des magazines de décoration intérieure. C’est supposé réduire le
stress, encourager la positivité et ne pas représenter la moindre menace.
Personnellement, j’ai plutôt l’impression que quelqu’un s’est pris pour
Jackson Pollock, mais en n’utilisant que des pastels et des tons terre… une
sorte de rencontre entre un camouflage de l’armée et Lululemon auquel on
aurait ajouté une bonne dose ennuyeuse de Lena Dunham pour obtenir ce
décor.
— Bonjour, je m’appelle Thomas Goldstone, dis-je à la réceptionniste. J’ai
rendez-vous avec le docteur Perry.
Pas de réponse. À la place, l’hôtesse d’accueil qui colle tout à fait au
professionnalisme des années quatre-vingt, avec ses cheveux bouffants et sa
cravate sur son chemisier, continue à pianoter sur son clavier pendant un
moment… mais vu qu’elle utilise seulement les touches directionnelles, je
doute qu’elle saisisse des données.
— Elle va vous recevoir dans une minute, dit-elle, sans lever les yeux de
son écran.
Je ravale ma frustration et vais m’asseoir sur une chaise couleur prune en
prenant mentalement des notes de tout ce que j’ai vu jusqu’ici.
Depuis que j’ai passé la porte d’entrée, j’ai trouvé les lieux plutôt bien
entretenus : propres et lumineux, peut-être un peu démodés. Le personnel
du premier étage s’est montré aidant et souriant. Ensuite, j’ai rencontré un
interne, le docteur Maeson, qui a passé la majorité de l’entrevue à essayer
de me vendre des injections de Botox et de Juvéderm et très peu de temps à
me faire un vrai bilan médical. Heureusement que j’ai mon propre
généraliste ! Maintenant, j’en suis là : plus bas que terre.
Alors… voilà à quoi tu en es réduit. Moi qui croyais que tu avais de la
fierté !
J’ai de la fierté, mais c’est toi qui me répétais que la fierté précède toujours
la chute, et je ne vais pas tomber.
C’est ce que tu crois, mais tu tomberas quand même. Tu te crois capable de
te sortir de cet interrogatoire sans que le médecin se rende compte que tu es
à moitié déglingué ? Bonne chance !
Je crispe mes mains sur les accoudoirs de la chaise jusqu’à faire blanchir
mes jointures tandis que le rire du démon résonne dans ma tête, couvrant
tout ce qui m’entoure.
Je prends vaguement conscience qu’on appelle mon nom et je lève les yeux
vers la réceptionniste. À en juger par sa façon de soupirer, elle a dû répéter
son appel plusieurs fois avant que je ne l’entende.
Je me lève et traverse à sa suite un petit couloir qui mène à ce qui ressemble
assez à un bureau de psy standard, bien qu’à la place du divan, il semble
que le docteur Perry ait préféré un agencement de fauteuils club super
confortables.
Je m’assieds et la réceptionniste quitte la pièce en fermant la porte derrière
elle, me laissant seul… ou presque, car la voix continue dans ma tête.
Que vas-tu lui dire ? Tu devrais peut-être commencer par lui raconter
comment tu as laissé mourir ta mère pendant que tu mangeais tes nuggets
de poulet… ?
La porte s’ouvre. Docteur Perry entre et déjà, je ne sais plus où me mettre.
Elle est plus jeune que ce à quoi je m’attendais ; elle a peut-être vingt-cinq
ans, mais elle habillée d’une façon tellement guindée et prude que ça la fait
paraître encore plus jeune. Une pensée sarcastique me traverse la tête et je
me demande si la réceptionniste n’est pas sa mère. Quelque chose dans ce
que dégage le docteur Perry révèle un manque total d’expérience et porte à
croire qu’elle s’offusquerait du plus petit détail de mon histoire personnelle.
Je n’ai pas l’habitude de juger les gens d’après leurs apparences. Je suis
bien placé pour savoir ce qu’un costume chic peut cacher, après tout. Mais
comment suis-je censé « créer un lien » suffisant pour aborder des sujets
intimes avec une personne dont le principal souci doit être de choisir entre
un muffin ou des céréales au petit-déjeuner ?
Comment pourrais-je parler de moi et bénéficier de l’éclairage de quelqu’un
qui me semble incapable d’avoir été confronté aux mêmes choses que moi ?
Non pas que j’aie la moindre véritable intention de recevoir de l’aide du
docteur Perry ou de quiconque. Ce rendez-vous n’est qu’une étape visant à
finaliser mon plan commercial avec cet hôpital.
Oh, mais tu ne pourras pas te débarrasser de moi, de toute façon, tu le sais
bien… et cette affaire d’hôpital va être un échec, à ton image.
— Thomas, ravie de vous rencontrer, dit le docteur Perry et son approche
me rend encore plus nerveux.
Au sein des services de Goldstone, j’encourage l’utilisation des prénoms,
mais en dehors, je reste toujours professionnel. On ne m’appelle pas par
mon prénom sans mon autorisation préalable.
— Comment allez-vous aujourd’hui ?
— Je suis là, c’est ce qui compte, dis-je, restant prudemment sur la réserve.
Et vous ?
— La journée a été bonne, répond-elle.
Je prends note qu’elle ne me propose pas de l’appeler par son prénom. Au
lieu de ça, elle me jauge du regard et vient s’asseoir en prenant un feuillet à
côté d’elle.
— Bon, commençons par les règles de base.
Haussant un sourcil, je demande :
— Les règles de base ?
Pense à l’affaire, pense à l’affaire…
— Oui. D’abord, je vais avoir besoin que vous me parliez à cœur ouvert.
C’est la seule façon de pouvoir se pencher sur toute zone ayant besoin
d’être clarifiée. Peut-être devrions-nous commencer par le commencement.
Parlez-moi de votre enfance.
Ce que je ne ferais pas pour être le meilleur !

L ES PORTES de l’ascenseur ne s’ouvrent pas assez vite à mon goût quand je


rentre chez moi, refoulant difficilement ma colère.
J’ai passé le plus clair de l’heure à essayer de réorienter la séance afin
d’éloigner le docteur Perry de tous mes points sensibles et de la rediriger
vers des informations pertinentes dans le cadre de la vente de l’hôpital.
Mais elle ne démordait pas, au point que ça finissait par ressembler à un
interrogatoire dans lequel elle enchaînait calmement des questions
concernant mes parents, mon parcours scolaire, mon travail et ma vie
personnelle, tout en cochant des cases sur sa feuille comme si tout ça n’était
pour elle qu’une procédure automatique.
Cocher un « oui » ici, puis poser la question suivante… et quand j’ai montré
des signes d’impatience face à ses questions incessantes, elle a eu le culot
de me dire que je devais accepter ma colère, en tirer un enseignement qui
me permettrait d’évoluer vers un avenir plus sain ! Tout l’éclairage qu’elle a
pu m’offrir sortait peut-être tout droit d’une citation inspirante classée dans
son tableau Pinterest.
Tout ce qu’elle a réussi à faire, c’est de me dégoûter de la thérapie, et entre
elle et le docteur Maeson, ce qui m’inquiète le plus dans l’acquisition de cet
hôpital est le gabarit de ses employés. Bon, et aussi que quelqu’un ait
prémédité tout ce cirque en amont.
J’enlève rapidement mon costard et fouille dans mon placard, choisissant
finalement le vêtement qui s’accorde à ma colère, à ma rage intérieure. Le
débardeur usé, tâché de sang et rapiécé un peu partout, qui ressemble plus
au tee-shirt de Frankenstein qu’à un habit tiré du placard d’un homme qui a
de l’argent à ne plus savoir qu’en faire.
Pendant deux ans, je l’ai porté sous mes épaulières à chaque match de foot,
à chaque porté de victoire, si bien qu’à présent, il est presque en lambeaux.
Mais il est à l’état brut, usé et déchiré… comme moi qui suis plein de rage,
la bouche presque écumante alors que j’enfile mon short de compression et
me rends dans ma salle de sport.
J’attrape ma ceinture accrochée au mur et lance la musique. O Fortuna de
Carl Orff sera parfait pour donner le ton. J’installe le rack à squat.
Il est temps d’engager les hostilités, que la douleur se répande dans mon
corps.
Quand Venom retentit dans les haut-parleurs, mon tee-shirt est gorgé de
sueur et mes veines explosent dans mes cuisses. Ma poitrine se soulève et je
regarde fixement l’altère des cent-soixante-dix kilos.
Tu penses que ça te donnera l’impression d’avoir accompli quelque chose ?
Moi pas. Tu vas échouer, tout simplement.
— C’est ce qu’on va voir, putain ! dis-je en grondant, avant de me gifler.
Ce n’est pas sans danger. Je ne devrais pas me pousser à bout pour soulever
autant de poids sans personne pour m’assurer.
Mais j’ai fait construire cette salle de sport dans cette optique, avec
l’équipement nécessaire pour assurer ma protection. Les sangles de sécurité
en nylon enroulées autour des supports supérieurs de la structure sont
capables de retenir la barre de poids quand je n’arrive plus à la porter.
Je me gifle à nouveau. J’éprouve de la rage, de la colère et de la haine
envers moi-même, envers ma vie, envers tout ce que j’ai enduré et qui coule
dans mes veines. Je me cloue au sol sous la barre et savoure le châtiment de
l’acier qui pèse sur mon dos, de cette barre d’un pouce d’épaisseur qui
s’enfonce juste en dessous de mes deltoïdes et en travers des épaules avant
de plier les jambes.
Un !
Tu n’y arriveras jamais. Douze est ton meilleur score… tu es faible.
La fac. Je me tiens sur la scène. Dans la foule, il n’y a personne qui soit
venu me voir. J’étais le jeune prodige de vingt-et-un ans qui venait
d’obtenir sa maîtrise en gestion d’entreprises à l’âge où la plupart des
jeunes en étaient à s’essayer à la bière. Dennis Goldstone ? N’avait pas pris
la peine de se déplacer, d’envoyer un cadeau, des félicitations.
— Enfoiré ! Deux ! dis-je en hurlant par-dessus la musique.
Le lycée. Les championnats d’État. Je fais mon discours en tant que major
de ma promotion. Il n’y a pas assisté une seule fois.
Trois… mon dos est douloureux. Ce dernier mois, j’ai passé tellement de
temps à faire autre chose que de me faire suer sous cette barre que mon dos
est déjà fatigué. Luttant contre cet état de fait, je pousse les muscles de mon
ventre contre ma ceinture pour avoir plus de forces et me laisse descendre
une fois de plus.
Quatre… cinq… Mes cuisses sont gorgées de sang et leurs muscles
tremblent à chaque respiration. La sueur dégouline sur mon visage et tombe
au sol à mes pieds, mais je continue à m’abaisser.
Je parie que tu n’arriveras même pas jusqu’à dix.
Six… Mon Dieu, la douleur m’aveugle ! … Sept…
Tu crois vraiment être le meilleur parce que tu arrives à pousser des poids
de femmelette ? Les meilleurs se surpassent à chaque entraînement,
repoussant toujours leurs limites pour aller plus loin, être plus fort. Et tu
n’es pas comme eux, c’est tout.
Le collège. Je réussis mon examen de passage haut la main. Aucun signe de
reconnaissance de mon père, il s’est contenté de me faire remarquer que
plus de 400 élèves avaient eu de très bonnes notes.
Neuf… Je prends une profonde inspiration, ma vue se rétrécit, je ne vois
plus qu’un tunnel rouge et noir qui me permet à peine d’évaluer mes
facultés, mais je descends une fois de plus. Je sens du liquide sur ma lèvre
supérieure et réalise saigner du nez, mais je ne m’arrête pas et continue à
descendre.
Reste à terre ! Tu es un putain de faible. Reste à terre !
Des souvenirs m’assaillent, je me rappelle des « discussions » avec mon
père, de la fois où je lui avais dit que s’il assistait au championnat de
baseball junior, je ferais un coup de circuit…
Je grogne en poussant malgré ma tête qui tourne, jusqu’à me tenir debout
envahi de douleur jusque dans la moindre de mes cellules. Mon dos est en
feu, mes jambes sont paralysées, je ne sens plus mes orteils et mon cœur bat
si fort que je n’entends même plus la musique.
Mais je me baisse à nouveau.
J’ai presque les genoux dans la poitrine et mon corps est entièrement
soumis à une tension physique qu’aucun homme n’est censé subir. Dans
cette onzième répétition, le sol à atteindre me semble être un puits sans fond
et j’ai l’impression d’avoir le poids du monde sur les épaules. Je suis en
Enfer et je ne peux compter pour en sortir que sur ma rage et ma volonté
propre.
Mes cuisses tremblent, des crampes menacent mes mollets et tout n’est plus
qu’une explosion de douleur quand je force pour relever le poids.
Je suis au quart du chemin lorsqu’une crampe paralyse ma cuisse gauche. Je
pars en avant, incapable de me retenir. Les sangles de sécurité retiennent
l’haltère comme prévu, m’épargnant tandis que je tombe la tête la première
sans même pouvoir amortir ma chute avec mes bras.
Je reste étendu là, le sang formant une flaque sous mon visage, essayant
d’amener ma cuisse à se détendre. La douleur est atroce et même après le
relâchement de ma jambe, je peux à peine bouger. Je dois ramper comme un
bébé pour sortir de ma salle de sport et atteindre la salle de bain. Je
nettoierai le bazar plus tard.
Ma baignoire est encastrée au sol. Mon seul obstacle est son rebord de
quinze centimètres sur lequel je me penche pour allumer l’eau. J’enlève
mon tee-shirt et retire mes chaussures avec les pieds. J’essaye à deux
reprises d’ôter mon short, mais mon dos et mes jambes refusent de se plier,
alors je le garde sur moi et roule par-dessus le rebord de la baignoire pour
me plonger dans l’eau chaude.
Heureusement, j’ai toujours l’usage de mes bras. Je me repousse en position
assise avant de crier : « Alexa… joue Enya ». Le death metal se coupe dans
ma salle de sport et une musique douce remplit ma salle de bain. C’est peut-
être cliché mais si tout le monde plaisante sur le fait qu’Enya est une
musique de relaxation… c’est à juste titre. J’appuie sur un bouton et des jets
s’activent doucement dans la baignoire.
Je penche la tête en arrière. Je suis rempli de honte et la voix dans ma tête
me nargue avec délectation.
Je t’avais dit que tu échouerais. Tu as réussi à devenir encore plus faible, si
c’est possible. Voilà ce qu’elle a fait de toi.
Secouant la tête, je murmure :
— Non…
Mia m’a rendu plus fort et je ne peux plus envisager ma vie sans elle. Elle
doit être à moi et je dois la garder près de moi.
CHAPITRE 30
BLACKWELL

—V ous l’avez dirigé vers qui ?


— Vers la pire thérapeute possible pour lui, rien que ça ; elle est jeune,
complètement bornée, antipathique et dénuée de tout intérêt.
Je pouffe de rire en sirotant mon petit verre de brandy. Ma silhouette
sombre se détache sur la lumière du feu qui danse derrière mon fauteuil.
Mon indic s’assied en face de moi dans le bureau, son sourire vengeur
légèrement tordu et rougi par les lueurs des flammes.
Bien que, normalement, je ne prendrais pas si tôt le risque d’une réunion
face à face avec un tel sous-fifre, ce dernier m’amuse. Il a un sens de la
vengeance assez tortueux que la plupart des gens ne soupçonnent pas, le
sous-estimant en ne se fiant qu’à son apparence.
— Goldstone ne l’aurait pas tout simplement menée par le bout du nez ?
Mon indic secoue la tête, arborant un sourire machiavélique.
— Perry est trop stupide pour s’en être aperçu, si c’est le cas. Elle se
contente de passer de la question un à la question deux, puis à la troisième
et ainsi de suite. Invariablement. Alors il aura eu beau toujours essayer
d’esquiver ses questions, elle y sera revenue encore et encore jusqu’à
pouvoir cocher sa case. C’est une femme exaspérante. Je l’ai rencontrée à
une fête de réveillon, une fois. De quoi vous faire abuser du lait de poule.
— Vous avez fait preuve d’une belle touche personnelle de sournoiserie.
C’est un beau compliment. Je rencontre rarement des gens qui en sont
dignes.
— Merci, monsieur. Je tire mon enseignement d’un des meilleurs.
— Hum…
Je me demande si cet homme me fait un compliment déloyal. J’en doute. Il
a beau ne pas être sous ma tutelle depuis longtemps, il en a retiré
suffisamment d’expérience pour savoir que se moquer de moi est un choix
potentiellement mortel.
— Et est-ce qu’à l’hôpital, ils te suspectent de semer une graine
empoisonnée dans leur vente potentielle ?
Mon indic affiche un large sourire.
— Non, ils ont trouvé que mon idée de donner un véritable aperçu à
Goldstone de tout ce que l’hôpital avait à offrir était géniale. J’ai pu la faire
passer pour une simple suggestion fortuite par l’intermédiaire d’un copain à
moi. Leur comité l’a entendu comme une bonne recommandation servie sur
un plateau. Mais personne ne se doute de… ça.
— Donc, vous êtes certain d’avoir pu envenimer la transaction ?
— Rien n’est parfait, admet mon indic. Vous savez qu’il est déterminé et,
plus d’une fois, à force de volonté ou d’entêtement, il a transformé une
situation de merde en réussite totale.
Je pince les lèvres et pose mon brandy de côté. Je suis conscient que
l’environnement dans lequel mon indic a grandi lui a appris qu’entre
hommes, un tel langage était acceptable, mais mes attentes sont différentes.
— Vous feriez bien d’apprendre que la grossièreté ne saurait convenir à
n’importe quelle situation. Utilisée à mauvais escient, au mauvais moment,
elle vous fera passer pour un rustre mal élevé. De plus, l’Enfant Prodige
mérite un niveau de langage supérieur à celui que vous utilisez d’habitude.
— C’est vrai, monsieur. Je peux vous assurer que l’Impitoyable Salaud va
tomber. La seule question que je me pose est la suivante : devrai-je lui
révéler, au moment de sa chute, qui a glissé la lame du couteau entre ses
côtes, ou devrai-je simplement me délecter du fruit de mon travail ?
Je hausse les épaules, indifférent. Mais je sais reconnaître lorsqu’on sollicite
mon conseil.
— Vous savez ce qui a coûté la vie à Marcus Junius Brutus ?
— D’avoir tué César ?
Je reprends mon verre à cognac et le vide d’un trait.
— Non, son erreur fut de faire savoir qu’il l’avait fait.
La vérité est évidemment bien plus complexe. Des livres entiers et des
carrières entières ont été consacrés à l’étude des intrigues politiques de la
période transitoire entre la République romaine et l’Empire romain. C’est
en fait un sujet passionnant que j’ai étudié minutieusement, au point d’en
avoir une vision plus précise que ne le permettent les émissions télévisées
ou les films traitant ce sujet de telle façon que House of Cards 1 finisse par
ressembler à Sesame Street 2.
Une réponse plus nuancée n’aurait pas été que Brutus l’avait fait savoir,
mais qu’il n’avait pas ensuite écrasé ses adversaires pendant qu’il en avait
la possibilité.
Non pas que mon sous-fifre saisisse les nuances du pouvoir, celui-ci est à
ses yeux un outil peu tranchant.
— Bien sûr, monsieur. Puis-je vous demander ce que vous ferez pendant
que cette affaire… mûrit ?
J’ai un petit rire à glacer le sang qui fait même trembler mon indic. Mûrir…
c’est un bon choix de verbe.
— Ce que je fais toujours : renforcer mon pouvoir.

1 Série télévisée de thriller politique.


2 Série télévisée pour enfants d’âge préscolaire.
CHAPITRE 31
MIA

D eux jours plus tard, ma recherche s’est scindée en deux.


J’en suis réduite à une déduction qui oppose deux possibilités plutôt
gênantes, dont chacune d’elles représente un danger pour Thomas.
La première est la suivante : un marionnettiste extérieur est impliqué dans
toute l’histoire, quelqu’un qui tire les ficelles au sein de Goldstone. Si tel
est le cas, je n’ai tout simplement pas assez de données. Ce marionnettiste
pourrait avoir de multiples agents infiltrés dans l’entreprise et je me
retrouverais à poursuivre des fantômes pendant des années sans savoir où
donner de la tête.
Goldstone a tant de rivaux dans le monde des affaires, tant d’ennemis, que
je devrais faire toute une enquête ; et je ne suis pas détective privée.
Je suis juste une fouineuse de données.
Je peux toujours me surnommer Velma en bossant sur cette affaire et peu
importe que je sois sexy ou non avec mes lunettes ; je ne suis pas une vraie
détective privée.
La possibilité la plus dangereuse reste qu’il y ait un traître haut placé
impliqué dans l’histoire. J’étudie sous tous les angles la façon dont les
décisions sont prises, depuis les extractions de données jusqu’aux réunions
en passant par les présentations PowerPoint.
Même si ça me coûte, je vais jusqu’à suspecter Kerry. C’est vrai, dans la
plupart des mystères, le majordome est coupable et, bien que Kerry ne soit
absolument pas majordome, c’est elle qui filtre toutes les informations à
transmettre à Thomas. Heureusement, après une journée entière de travail,
je ne trouve pas la moindre donnée qui puisse aller dans ce sens et je fais
avec joie une croix sur son nom dans ma liste de suspects.
À côté de ça, je me penche sur ceux qui ont du pouvoir dans l’entreprise.
Considérant le nombre des investissements et leur façon d’avoir été faits à
tout va, il s’agirait d’un gros actionnaire ou d’un des cadres vice-président.
Eux seuls ont une visibilité globale de tous les projets que l’entreprise
entreprend de faire et seule une personne avec autant de pouvoir serait
capable de mettre la pression au bon endroit.
Mais pourquoi un des principaux actionnaires ou un vice-président voudrait
voir la compagnie couler ? Leur fortune personnelle repose sur les bénéfices
qu’elle génère. Même un vice-président qui souhaiterait quitter le navire
voudrait avoir fait ses preuves dans la compagnie. Pourquoi est-ce qu’il
entreprendrait un exercice aussi compliqué qu’un sabotage d’entreprise ?
Pareil pour les actionnaires dont la prospérité est littéralement attachée aux
performances de la société… Thomas ne s’y risquerait jamais, et il est le
plus gros actionnaire de Goldstone.
Quand je regarde la liste des principaux actionnaires qui auraient accès à
suffisamment d’informations pour être capables de faire avorter les projets
que j’ai étudiés, un seul nom ressort, celui d’une personne ayant une
éventuelle raison de vouloir porter atteinte à Goldstone… et après tout,
c’est un Goldstone aussi.
Pas Thomas. Dennis.
Mais est-ce que Dennis Goldstone a vraiment envie de blesser son fils à ce
point ?
Est-il suffisamment plein de haine pour vouloir à tout prix démontrer
l’échec de Thomas en faisant couler son entreprise pour prouver qu’il avait
raison ? Thomas m’a parlé de leur dispute mais, même si Dennis est un
enfoiré cupide, ça semble invraisemblable.
Ensuite, je repense à toutes les choses inimaginables que m’a racontées
Thomas.
Je ne suis peut-être pas détective privée, mais je peux quand même faire ma
petite enquête.
Je sors mon téléphone et appelle Kerry, tout en récitant une autre prière
pour ne pas me tromper à son égard.
— Salut, Kerry ! Il était peut-être question que je déjeune avec Thomas ce
midi… Tu as des nouvelles de sa réunion de ce matin ?
Elle s’esclaffe et je l’imagine à son bureau, secouant la tête.
— C’est cuit, aucun doute ! Sa réunion traîne en longueur. Il m’a envoyé un
message il y a quelques minutes me demandant de te présenter ses excuses
et de commander un repas pour tout le groupe de travail en bas. Toute une
bande de chacals est sûrement en train de jacasser dans l’espoir de manger
gratis. Mais il est désolé et moi, je dois me dépêcher. À moins qu’il y ait
autre chose ?
Soulagée, je souris.
— Tu es la meilleure, tu sais ? Mais c’est tout ce que je voulais savoir.
Merci !
— Assure-toi juste que ton mec le sache et l’on sera vernies ! répond-elle
avant de raccrocher sans un mot de plus.
Je vois là un signe, un parfait tourbillon où se mêlent l’opportunité,
l’information et la curiosité, et je vais jouer à Sherlock Holmes un max
pendant que j’en ai l’occasion.
Je me sers des enregistrements que j’ai téléchargés pour dénicher l’adresse
de Dennis Goldstone dans la base de données de l’entreprise. Malgré son
soi-disant dédain envers Thomas, il habite à Roseboro où il a emménagé à
peu près un an après l’inauguration de la tour Goldstone. Il a même une
adresse professionnelle, un cabinet d’avocats dans une banlieue jouxtant
Roseboro.
J’attrape mes clés. Il est temps de faire une virée en voiture ! De bonne
humeur, j’allume la musique en conduisant et me mets à chanter de mon
affreuse voix. Je me dirige vers la sortie de la ville, en direction de la jolie
petite banlieue.
Quand j’arrive à destination, je suis un peu surprise. Au courant du passé de
Dennis Goldstone comme partenaire d’un cabinet d’avocats, je m’attendais
à mieux que ça ; mais son bureau est modeste, dans une maison de taille
moyenne tout au plus agréable à regarder et s’il n’y avait pas la pancarte en
bois devant, je ne pourrais pas la différencier des autres douzaines de
maisons aux petits pas de porte alignées dans cette rue bordée d’arbres.
Je sors de ma voiture et remarque qu’il n’y a qu’un seul véhicule garé dans
l’allée. Je me dirige vers la porte d’entrée, toque trois fois et attends. Je me
demande s’il travaille tout seul…
Ou si je tombe pile sur le jour de congé de son équipe…
À l’instant où je m’apprête à sonner, la porte s’ouvre et je découvre Dennis
Goldstone pour la première fois.
C’est alors seulement que je réalise m’être attendue à tomber sur un
monstre, après tout ce que Thomas m’a raconté, pas sur un simple humain.
Mais devant moi se tient juste un homme. Il y a une certaine ressemblance,
assez vague, si l’on enlève quinze kilos des muscles de Thomas et qu’on les
remplace par environ cinq kilos de bide dus à l’âge.
Malgré tout, ils ont les mêmes yeux mais, même si Thomas a hérité du
menton de son père, il est évident qu’il tient sa beauté de sa mère.
— Puis-je vous aider ? demande-t-il.
— Monsieur Goldstone ? Je m’appelle Mia Karakova. J’aimerais parler de
Thomas avec vous, si vous le voulez bien.
En entendant le nom de son fils, Dennis ricane, bien qu’il n’y ait
absolument rien de drôle. Mais il recule d’un pas et me fait signe d’entrer.
— Alors c’est vous, hein ? Venue voir le croque-mitaine, j’imagine ?
Son ton est sarcastique, mordant, et j’imagine que c’est la voix qui hante
l’esprit de Thomas.
J’entre dans le bureau de Dennis et deux choses me frappent tout de suite.
La première, c’est qu’alors que le style prisé par Thomas privilégie
l’efficacité au détriment de l’esthétique… l’environnement de Dennis est
tout simplement bas de gamme. Cet homme a encaissé un virgule
huit million de dollars de dividendes grâce à ses actions chez Goldstone
l’année dernière selon les dividendes déclarés, mais son bureau semble
avoir été meublé avec ce qu’on trouve à la page 62 du catalogue Ikea.
Malgré tout, sur son bureau, tout est rangé de façon militaire et l’aspirateur
semble avoir été récemment passé sur la moquette. OK, des gens doivent
travailler pour lui. C’est juste qu’ils ne sont pas là à cette heure-ci, mais rien
dans ce que dégage cet homme n’indique qu’il puisse faire lui-même ses
corvées ménagères.
La seconde chose qui me saute aux yeux dans cet environnement est
l’absence totale de photo aux murs. Il y a son diplôme universitaire et celui
de fin d’études de droit encadrés et accrochés derrière son bureau ; il y en a
même quelques autres, bravo, et des récompenses de plusieurs missions
civiques à Roseboro et ailleurs.
Mais aucune photo, ni de Thomas ni de sa femme disparue… aucune photo
de famille. Je trouve ça étrange, étant donné que c’est son bureau.
— Alors, que voulez-vous savoir ? demande Dennis en s’asseyant sur sa
chaise.
Je m’installe sur l’autre chaise, regrettant instantanément la chaise que j’ai à
mon bureau. La mousse de celle-ci est ruinée et je sens carrément
l’armature contre mes fesses.
Faisant de mon mieux pour me montrer polie, je demande :
— Que voulez-vous dire, monsieur ?
Thomas a beau avoir de bonnes raisons de ne pas aimer son père, je n’ai pas
à me montrer hostile pour autant. Surtout quand je viens pour essayer de
découvrir si c’est Dennis qui tente de poignarder Thomas. Dans ma tête, je
me répète : plus il y a de miel, plus ça attire les mouches.
— Je vous ai vue en photo aux côtés de Thomas et il n’y a aucune raison
que quelqu’un de l’entreprise vienne me voir. Les seules personnes à qui je
parle sont mon fils et cette salope à qui il demande de filtrer ses appels. À
moins que… est-ce qu’il vous a envoyée ?
Bravo, Kerry ! Je te dois un cupcake ou une friandise dans le genre.
— Non, Thomas ne m’a pas envoyée. Il, heu… il ne sait pas que je suis ici,
en fait.
La prise de conscience de ce que je suis en train de faire m’arrive en pleine
poire. Je suis vraiment une de ces « gosses qui fourrent leur nez partout »,
pensant que j’ai tous les droits de faire ma Velma dans les affaires
professionnelles de Thomas, mais également dans ses affaires privées, avec
son père.
Je gigote sur ma chaise, cette pensée me bousculant tout à coup au point de
me donner envie de m’enfuir par la porte en courant.
Soupçonneux, Dennis plisse les yeux et fronce le visage.
— Mais vous fréquentez mon fils ? Est-ce que vous essayez d’obtenir un
pot-de-vin ?
Je sursaute, si surprise que ma mâchoire en tombe ouverte.
— Oui… je veux dire, non !
Je soupire, prends le temps de me calmer pour parler avec plus d’assurance.
— Oui, je fréquente Thomas. Et non, je ne veux pas de pot-de-vin. Quelle
idée !
— Mmh mmh, fait Dennis en se penchant en arrière contre le dossier de sa
chaise. Dans ce cas, vous voulez probablement comprendre pourquoi mon
fils me déteste autant. Comme je l’ai dit, vous êtes venue voir le croque-
mitaine.
— Non, monsieur Goldstone, je ne me permettrais pas…
— Non, laissez. C’est ainsi qu’il me voit, inutile de le nier. Je le sais bien.
Donc, je réitère ma question : que voulez-vous savoir ?
Son regard est acéré et me provoque. Non, me défie. C’est un examen. Je le
sens dans mes tripes.
Cet homme a rabaissé Thomas, le mettant à rude épreuve et faisant tout
pour le mettre en échec depuis qu’il est petit. Je ne ressens plus le besoin de
faire preuve de politesse ni d’engager la conversation de façon faussement
mondaine. Dennis Goldstone s’attaque à son fils à chaque occasion qui se
présente et il est grand temps que quelqu’un s’en prenne à lui.
— Je veux savoir pourquoi vous tenez Thomas pour responsable de la mort
de votre femme. Je veux savoir pourquoi vous l’avez puni, lui, un petit
garçon de six ans, pour quelque chose qui n’était pas de sa faute. Et je veux
savoir de quelle profondeur est votre puits de haine et ce que vous seriez
capable de faire pour lui nuire maintenant qu’un revers de main n’est plus
possible.
C’est cru. Je sais que j’y vais fort, mais je sais aussi, pour avoir passé du
temps avec Thomas, que faire preuve de force est important. Dans le cas
présent, c’est tel père, tel fils. Dennis me fixe un moment avant de se
pencher en avant en grognant pour venir plaquer ses avant-bras sur son
bureau.
Je retiens mon souffle. Je refuse de plier sous la fureur qui tourbillonne dans
son regard et qui ressemble beaucoup à la colère que je vois parfois dans
celui de Thomas. Je m’attends déjà à l’explosion, verbale ou physique, je ne
sais pas, mais que ce soit l’une ou l’autre, je suis prête.
Cependant, je ne m’attendais pas à ce que Dennis se dégonfle comme il le
fait sous mes yeux.
— Tu es une petite garce insolente, pas vrai ?
Dans sa bouche, on dirait un compliment.
— On m’a déjà accusée de l’être.
— Très bien, tu veux connaître toute l’histoire sordide ? Alors, écoute.
Il a l’air sur le point de révéler à une pièce remplie d’enfants qu’il n’y a pas
de père Noël, de cloches de Pâques ni de petite souris et l’appréhension me
tort le ventre. Je suis au bord de l’arrêter, sachant ne pas être à ma place,
mais j’éprouve un besoin trop fort de savoir. Je pense que c’est peut-être la
seule façon qui soit à ma portée de vraiment aider Thomas. Alors je ne
retiens pas Dennis, je le laisse au contraire plonger dans son passé.
— Quand j’ai rencontré Grace, j’étais un jeune employé dans un de ces gros
cabinets d’avocat. Elle était très belle et nous étions heureux, au début.
Jusqu’à ce qu’elle me brise le cœur sans vergogne. Cette salope sans pitié !
Sa voix est grave, gorgée de souffrance. Je cligne des yeux, réfléchissant au
sens de ses mots.
— « Vous brise le cœur », vous parlez du suicide ?
Il retrousse la lèvre à ce mot, comme si je lui avais proposé de mordre dans
du papier aluminium.
— Non, elle m’a tué bien avant ça. Vous voyez, ce que vous devez savoir à
propos de mademoiselle Grace Lewis, c’est qu’elle était une vraie beauté et
qu’elle avait toujours cru qu’elle ferait un beau mariage et vivrait dans le
luxe. En mangeant des bonbons, ou une connerie dans le genre, j’imagine.
Mais il en a été autrement. Elle est tombée sur moi. À l’époque, je vivais
dans un monde où l’homme était un loup pour l’homme ; je travaillais du
lever du jour jusqu’à minuit simplement pour avoir une chance de devenir
un jour associé. Elle s’ennuyait. Elle m’a dit vouloir un bébé pour s’amuser
avec ; alors on a eu Tom, et j’ai cru qu’elle serait enfin contente et me
laisserait travailler tranquillement. Je n’étais pas loin du but, à ce moment-
là, voyez-vous ? Je commençais à m’éloigner du sale boulot pour vivre le
rêve américain, tout avait l’air d’aller bien.
Il se tait un instant, perdu dans ses souvenirs, et je le pousse à continuer.
— Mais ?
Il abat la paume de sa main sur son bureau, les yeux brûlant de décennies de
douleur et de colère.
— Mais elle baisait avec tout le monde dans mon dos, depuis le facteur
jusqu’à la commerciale de chez Avon. Bonjour le rêve !
Mon état de choc se lit sur mon visage. Thomas ne m’avait rien dit à propos
des tromperies de sa mère ; non pas que ça excuse quoi que ce soit, mais
c’est une autre pièce du puzzle qui s’emboîte.
— Oui, grogne Dennis. Imaginez… je rentre plus tôt après une dure journée
de travail et je découvre ma femme en train de baiser avec un type dans
notre propre lit. La première fois où je l’ai surprise, Tom était chez un
copain à lui. Grace a même essayé de se défendre en disant qu’elle avait
toujours pris la peine d’envoyer notre fils jouer ailleurs, m’amenant à me
demander combien de gens étaient impliqués dans son petit jeu. Tout ce
temps, elle s’était foutue de ma gueule !
Je secoue la tête.
— Mais pourquoi s’en prendre à Thomas ?
— Parce qu’il ne m’a jamais dit qu’il allait jouer chez ce gamin ! J’aurais
compris qu’il se passait quelque chose ! Pendant que le chat avait le dos
tourné, j’imagine que la souris s’envoyait en l’air.
Une souffrance amère dégouline de sa bouche comme du venin.
Je suis remplie d’effroi en mesurant la profondeur de la colère de Dennis.
Encore aujourd’hui, il trouve le moyen de rejeter la faute sur son fils. Ou
une partie de la faute, en tous cas. Il n’en savait rien, n’avait pas conscience
de ce qu’elle faisait et ne s’en souvient peut-être même pas, mais ça ne
change rien. À ce moment précis, j’en veux autant à Grace qu’à Dennis.
— J’aurais dû la quitter, mais je ne l’ai pas fait.
Sa voix s’étrangle et il déglutit avant de poursuivre.
— Je lui ai donné une autre chance. Je n’avais pas besoin d’ajouter de
l’huile sur le feu ni de lui rendre la monnaie de sa pièce. J’essayais de
sauver notre couple, si c’était possible, j’ai même proposé une
psychothérapie… et puis elle a recommencé. En rentrant, je l’ai trouvée
avec mon patron. Elle m’a sorti qu’elle essayait de m’aider pour mon
travail ! Puis elle m’a lancé que, si lui arrivait à rentrer à l’heure pour le
dîner, alors pourquoi pas moi ? Je crois qu’elle avait monté le coup
délibérément. Je lui ai dit que j’allais en parler à un avocat. Deux jours plus
tard, elle s’est suicidée pendant que Thomas était assis à table à dévorer des
nuggets de poulet en regardant ThunderCats ou un putain de truc dans le
genre !
Et voilà, on y est.
— Dennis, il avait six ans !
— Et alors !? explose-t-il, les yeux noirs de rage et de colère. C’était un
garçon intelligent, il aurait pu faire quelque chose !
Je ravale ma propre colère. Je n’ai pas envie de jouer à celui qui criera le
plus fort.
Il tient Thomas pour responsable ? Mais où était-il, lui ?
Je ne dis pas que Grace avait raison de tromper son mari, mais c’était lui
qui l’abandonnait pour essayer de grimper les échelons en partant du
principe qu’elle s’accommoderait d’une vie de femme au foyer.
Je n’excuse pas Grace Goldstone pour ce qu’elle a fait.
Mais je ne la tiens pas non plus responsable pour ce qui est arrivé à
Thomas.
Plus de vingt ans à torturer son fils psychologiquement, le maltraitant
émotionnellement et même physiquement… et tout ça à cause d’un après-
midi.
— Est-ce qu’il vous a dit qu’après ça, ils m’ont viré ? Je portais le deuil de
ma femme en essayant de savoir quoi faire avec un enfant et j’ai été
renvoyé parce qu’ils ont eu peur que je bute le dernier mec à avoir fourré sa
queue dans ma femme. Parce que ce mec était celui qui signait les chèques
de mon salaire.
Un autre coup fatal que Dennis Goldstone estime avoir reçu. Je ne peux pas
imaginer la peine que ça lui a faite, mais cette histoire ne s’arrête pas là ; ni
pour lui ni pour Thomas.
— Dennis, je comprends que vous soyez en colère contre Grace. Elle s’est
montrée égoïste et elle a trahi votre confiance, à la fois en tant que femme
et que mère. Mais votre fils a souffert pendant plus de vingt ans, non pas à
cause de ce qu’elle a fait… mais à cause de ce que vous avez fait.
— Et qu’ai-je fait ? demande-t-il, calmement.
— Je pense que vous le savez très bien, vous n’êtes pas stupide, et je le vois
dans vos yeux.
En le regardant, je prends conscience de quelque chose.
Dennis est un monstre blessé qui s’en prend au monde entier comme peut le
faire Thomas, parfois, mais quand Thomas m’a, moi, Dennis n’a personne.
Si sa rage envers sa femme est mal dirigée et blesse Thomas, je ne pense
pas pour autant que Dennis soit le malfaiteur dans le complot de sabotage.
Il est effectivement le croque-mitaine de Thomas, mais il n’est pas l’espion.
Je suis prête à parier là-dessus et je ne mise jamais sans avoir conscience
des probabilités.
J’en ai terminé. Je me lève.
— Je suis venue ici parce que quelqu’un tente de faire couler la société de
votre fils. Je me demandais si c’était vous, mais à la lumière de ce que vous
m’avez raconté, je suis sûre que ce n’est pas le cas. Reste que Thomas a
beaucoup d’ennemis et pas assez d’amis. Un autre allier ne serait pas de
trop. Plus que ça, un père ne serait pas de trop. Mais ne vous méprenez
pas… si vous lui faites du mal d’une façon ou d’une autre, physiquement,
psychologiquement ou émotionnellement, vous prierez pour que la mort
vienne abréger les souffrances que je vous infligerai.
Je marmonne une menace en russe en guise de point final. Je doute qu’il
parle la langue, mais je suis sûre qu’il comprend le message.
Dennis reste assis à réfléchir pendant quelques instants, avant de hocher la
tête sans dire quoi que ce soit.
Après deux décennies, les mots ne doivent pas être faciles à trouver.
Je lui laisse mon numéro de téléphone professionnel et mon adresse
informatique que j’écris sur un bout de papier. Dennis y jette un œil avant
de se lever et de me tendre la main. Je suis tellement surprise que je la serre,
histoire d’entendre ce qu’il a à dire.
— Vous êtes une femme forte. Intelligente, aussi, d’après ce que j’ai
entendu. Bonne chance.
On se serre la main et je m’en vais pour retourner au bureau.
J’étais venue dans l’espoir d’avoir un petit aperçu de l’homme caché
derrière le monstre et voir s’il était celui qui tirait les ficelles pour faire
couler Goldstone, mais j’ai finalement obtenu bien plus que ce à quoi je
m’attendais. Le problème, c’est que j’ignore si c’est une bonne ou une très
mauvaise chose.
CHAPITRE 32
MIA

T homas arrive chez moi à l’heure, habillé de façon décontractée, en


pantalon de jogging et tee-shirt. Avec ses cheveux ébouriffés
comme s’il sortait tout juste de la douche et qu’il avait passé les doigts
dedans pour les coiffer et avec sa barbe mal rasée, il est plus sexy que
jamais.
— Salut ! dis-je en l’invitant à entrer avant de l’embrasser tendrement.
Cette soirée se terminera au lit, à moins que quelqu’un ne dégoupille une
grenade… mais on n’en est pas encore là et je veux lui apprendre à
connaître encore un peu mieux une partie de mon univers.
— Comment s’est passée ta séance de sport après le travail ?
— Tranquillement, me rassure-t-il.
Après l’avoir vu boiter pendant un jour ou deux, je suis contente d’entendre
qu’il sait comment lever le pied un peu. Je ne lui ai pas demandé ce qui
l’avait conduit à se punir à ce point, mais j’avais quelques hypothèses en
tête et pour le reste, je lui faisais confiance.
— Alors, quel est le programme ?
— TERA, dis-je en le guidant vers le canapé. Je t’ai déjà créé un compte.
Tu n’as plus qu’à choisir un nom pour ton personnage, ensuite c’est parti !
J’allume la télé et lui présente les bases du monde en question, en quoi
consiste le jeu et tous les autres trucs qu’il doit savoir. Des heures passeront
avant qu’il puisse en faire vraiment le tour, mais alors qu’il écoute en
parcourant les différentes options, je le vois hocher la tête en signe
d’approbation.
— Heu, quel genre de personnage utilises-tu ? me demande-t-il.
J’ouvre une autre fenêtre en souriant et lui montre mon personnage préféré
du moment.
— Tu es un elfe hyper sexy, commente-t-il avant de se mordre la lèvre de
façon exagérée.
— Merci. Souviens-toi seulement que je peux scalper les poils de tes
oreilles à un kilomètre. Il va te falloir passer beaucoup de niveaux pour
arriver à la cheville de mes compétences.
— Bon alors, puisqu’il s’agit de s’amuser, que dirais-tu d’un… Castanic ?
Je souris et l’on choisit un Brawler Castanic avec des « gants de pouvoir »
autour de ses poings énormes. C’est un personnage avec une mission qui lui
permettra de s’amuser tout en évacuant des tensions, c’est certain.
J’apprécie particulièrement la façon dont Thomas choisit les traits de son
visage sans les faire ressembler aux siens, mais tout en suggérant à travers
eux le bel homme qui est assis à côté de moi.
Thomas prend la manette et je le guide à travers le jeu. Malheureusement,
TERA ne peut pas se jouer à deux en même temps, mais ce n’est pas grave.
Lui enseigner les bases me fait plaisir.
On décide de se passer la manette à tour de rôle et Thomas me regarde faire
quelques combinaisons avec les boutons pour lui montrer comment utiliser
les compétences avec lesquelles il débute. Pourtant, même alors qu’il joue,
je vois qu’il est tendu.
— À quoi penses-tu ? Ce jeu n’est pas censé te faire grincer des dents. C’est
vrai, tu te bats seulement contre un champignon, là… Mario lui-même n’est
pas aussi tendu.
— Désolé, répond-il en frottant ses mains l’une contre l’autre. J’essaye
seulement de bien jouer, mais il y a dans ma tête quelqu’un qui me souffle
que je vais m’écraser et brûler vif. Est-ce que ça peut arriver, dans ce jeu, au
moins ?
Je hoche doucement la tête.
— Oui, mais dans cette zone, tu es en sécurité. C’est un lieu
d’apprentissage et d’entraînement. Détends-toi. C’est supposé être
amusant !
Thomas acquiesce et quand le livreur de pizza sonne, il reprend la manette.
Je vais chercher la grande pizza au supplément de poivrons et la rapporte. À
ma grande surprise, je surprends Thomas qui appuie à fond sur tous les
boutons, le visage rouge et les lèvres retroussées en un rictus.
— Tommy, qu’est-ce que…
Un autre joueur le transforme alors en un tas de matière gluante. Il s’était
carrément attaqué à un joueur de haut niveau !
Thomas pousse un grognement et jette la manette dans les coussins de mon
canapé. Heureusement, j’ai moi-même piqué quelques crises et ma manette
sans fil est assez solide pour les encaisser, je le sais d’expérience.
— Bon sang ! gronde Thomas.
Je viens déposer la pizza sur la table.
— Tu t’es battu contre un type qui est vingt-six niveaux au-dessus de toi !
Tu n’avais aucune chance de le vaincre.
— Je devrais en être capable, répond-il en boudant.
Je grimpe sur ses genoux et il se tait. Ses yeux brillent encore de colère.
— Il y a une certaine méthode dans toute cette folie, des étapes et des
progrès à faire à chaque niveau. Tu ne peux pas y couper. Comme dans la
vie, tu dois tout explorer…
Je le dis d’un ton sensuel qui se mélange à sa colère et la transforme sous
mes yeux en désir ardent.
— Tout… explorer… répète-t-il d’une voix rauque.
— Mmmhmmm. Chaque émotion, tous les moindres recoins,
minutieusement, afin d’être prêt pour le niveau suivant.
Je regarde son visage s’empourprer. Alors, il murmure à mon oreille :
— Et toi, Mia, es-tu prête pour le niveau suivant ?
Je pourrais prendre ça pour un jeu de séduction, parce que ça l’est. Mais il y
a autre chose cachée dans le ton sensuel qu’il prend, une envie, une
demande de cette bête d’homme et je le regarde dans les yeux, cherchant à
savoir ce qui pourrait bien l’amener à mendier. Et je comprends.
Il ne peut pas le dire en premier. Il n’est tout simplement pas capable de
faire ce pas en avant tout seul et a besoin de moi pour le guider. Je peux le
faire. C’est ce que font les partenaires parfois : ils se guident à tour de rôle,
marchent côte à côte et l’un peut même porter l’autre pour l’aider.
Alors je prends sa main et plaque sa paume contre mon cœur.
— Thomas Goldstone, tu m’as fait une place dans ton cœur et dans ta vie,
me faisant confiance malgré toutes tes expériences qui t’ont appris à ne rien
faire de tel. Les autres te voient peut-être comme un impitoyable salaud,
mais à mes yeux, tu es un homme courageux, une belle âme avec ses
cicatrices et tout… Je t’aime.
Une vague de soulagement le traverse et il s’illumine. Je crois même voir
un éclat vitreux dans ses yeux, mais je n’ai pas le temps de m’en assurer
parce qu’il m’attire à lui et m’embrasse passionnément, me coupant le
souffle. Je n’en avais pas besoin, mais malgré tout, mon cœur bondit dans
ma poitrine quand il se détache de mes lèvres pour me chuchoter à
l’oreille :
— Moi aussi, je t’aime.
Le dernier mur qu’il y avait entre nous s’effondre, nous exposant encore
plus l’un à l’autre.
Je souris, aux anges, comme un chat qui a eu son bol de petit lait, si
heureuse que je pourrais exploser. Puis je ris aux éclats, les soubresauts de
mon corps me faisant remuer contre le sexe de Thomas.
— Qu’y a-t-il de si drôle ? demande-t-il, mais je vois bien qu’il n’est pas
inquiet, seulement curieux.
J’essaye de me calmer, mais j’arrive à peine à articuler :
— C’est comme dans Grand Theft… l’infarctus. Tu as volé mon cœur.
Il cligne des yeux et je pense qu’il n’a pas la référence de ce célèbre jeu
vidéo, ce qui est carrément un crime, mais ensuite il éclate de rire à son
tour.
— Mon Dieu, que c’est ringard ! Une chance que tu sois mignonne !
Je feins d’être outrée et le frappe avec un coussin décoratif. Il sourit. On se
sent bien, parce qu’on a beau venir de dire cette chose si importante, on est
toujours nous-mêmes.
Et fidèles à nous-mêmes, on se retrouve en un instant subjugués de désir à
nouveau. Thomas se met à malaxer mes fesses en se frottant contre mon
sexe.
— Je suis toute à toi, Tommy.
Je lui en fais la promesse en faisant onduler mes hanches. Je le sens durcir
dans son pantalon de survêt.
— Prends-moi… tout entière.
— Tu sais ce que ça veut dire, n’est-ce pas ? demande-t-il.
J’acquiesce en souriant.
Thomas passe ses bras sous mes jambes et il me soulève en se mettant
debout avec tant de facilité et de forces que ça me fait l’effet d’un tour de
manège à sensations fortes. Il me porte jusqu’à la chambre en traversant le
petit couloir et me dépose sur le lit avant de reculer pour ôter sa chemise.
Mon cœur tambourine dans ma poitrine quand je regarde son corps
parfaitement sculpté se mouvoir avec une force et une puissance qui, tout en
restant discrètes, remplissent la pièce. Ses muscles ondulent et se
contractent avec une grâce naturelle tandis qu’il défait son pantalon et le
fait glisser sous ses hanches, s’arrêtant juste avant que son sexe en sorte.
— Il n’y a pas que moi, dit-il en désignant mon corps toujours habillé d’un
mouvement du menton.
Je souris en mordant ma lèvre avec érotisme tout en me redressant pour
enlever mon haut. Sous son regard gourmand, mes tétons pointent et ma
poitrine rougit.
— Tu es tellement belle, Mia. Et tellement… à moi. Je t’aime.
Cette fois-ci, les mots viennent naturellement, mais je m’applique à lui
répondre pour le récompenser du cadeau qu’il me fait :
— Je t’aime aussi !
Je soulève mes hanches et me tortille pour enlever mon pantalon en même
temps que lui jusqu’à ce qu’il se retrouve planté devant moi, véritable Dieu
d’amour et d’érotisme, massif et puissant, sa queue épaisse et dure tendue
devant son corps.
— Écarte les jambes ! commande-t-il.
Je m’exécute, m’étirant au maximum pour m’offrir en spectacle, les jambes
aussi droites que possible, puis je fais remonter mes doigts le long de mes
cuisses pour venir caresser doucement mon sexe sous ses yeux.
— Tu es si sexy, putain ! grogne Thomas en baissant une main pour
empoigner sa queue.
Je continue à me masturber jusqu’à ce que la chaleur étende ses tentacules
sensuels à l’intérieur de mes cuisses. Je m’ouvre pour lui et il se met à se
branler doucement. On s’allume l’un l’autre, nos yeux fixés mutuellement
sur nos corps.
Son sexe est une vraie perfection. Il n’a même pas l’air petit dans son poing
pourtant massif. Il le presse, puis remonte sa main, d’avant en arrière. Une
goutte claire coule et reste un instant suspendue au bout de son sexe comme
une perle de rosée du matin avant de glisser et de tomber, faisant un
délicieux fil de lumière brillant, éclairé par la lampe de chevet.
— J’ai soif, dit Thomas en s’agenouillant, fixant des yeux le mouvement de
mes doigts. Je vais te sucer jusqu’à la dernière goutte et tu jouiras sur mon
visage, mais je veux que tu fasses quelque chose pour moi. Sors ton sex-toy
préféré…
Je hoche la tête et tends ma main libre vers ma table de nuit. J’en sors mon
vibromasseur et la petite bouteille de lubrifiant, au cas où, que je pose sur le
lit à côté de ma hanche. Thomas prend le vibromasseur et l’examine ; il
trouve l’interrupteur et l’allume.
Je rougis et il sourit d’un air entendu en saisissant la bouteille de lubrifiant.
— Ça… on l’utilisera tout à l’heure.
Il s’abaisse lentement pour m’aguicher, me titiller, et reste en suspension
au-dessus de mon sexe jusqu’à ce que, incapable d’attendre plus longtemps,
je soulève mon bassin pour m’offrir à lui. Au premier contact de sa langue
sur mon sexe, c’est un barrage qui cède et le son qu’il fait en suçant mes
lèvres tendres est celui d’un affamé, d’une voracité et d’une intensité
bestiale.
Il me dévore amoureusement. Il contracte sa langue pour la plonger
profondément en moi et recueillir mon liquide, me suçant et m’avalant
comme si j’étais une fontaine pour lui.
— Mmm, c’est ça, Beauté… dit-il, tandis que je remue ma tête de droite à
gauche, étrangement submergée alors même que je m’attendais à ce qui
allait se passer (à mon orgasme, pour le nommer). Donne-moi tout… et je te
donnerai plus encore. Fais-moi couler ce joli sexe.
Sa langue caresse mon clitoris et, dans un coin reculé de mon esprit
embrouillé par le plaisir, j’entends le son de mon lubrifiant qu’on ouvre.
Thomas passe une main sous mes fesses pour les soulever avant de glisser
un oreiller sous mes lombaires. Je baisse vers lui mon regard fiévreux et le
vois sourire entre mes jambes, tel un conquérant prêt à me montrer ce dont
il est capable.
Quand son doigt lubrifié trouve mon anus, je pousse un petit cri au milieu
de ma respiration essoufflée qui est remplacé par un gémissement profond
quand Thomas se met à sucer mon clitoris. J’éprouve un mélange de plaisir
et d’appréhension tandis qu’il commence à masser mon anneau de muscles
au rythme de ses coups de langue.
Je sais qu’on en a parlé au Japon et j’avais beaucoup aimé ce qu’il m’avait
fait avec sa langue, mais suis-je vraiment capable d’être pénétrée par-là ?
J’ouvre la bouche pour dire quelque chose, mais au même moment, il
enfonce son doigt en moi tout en léchant violemment mon clitoris et je
pousse un cri, jouissant instantanément pendant que sa bouche suce mon
sexe, buvant littéralement tous mes sucs qui s’écoulent.
Je ne sais pas pendant combien de temps je me tortille, mais Thomas me
maintient de sa main libre et son doigt pris dans mes fesses commence à
plonger plus profondément, glissant dedans jusqu’au fond avant de revenir
en arrière. C’est ainsi qu’il se retrouve à baiser lentement mon cul avec son
doigt.
— Mmm… je peux lire dans tes pensées, beauté, grogne Thomas.
Il soulève mon bassin afin de passer son autre main entre mes jambes et de
pouvoir continuer à masser mon clitoris avec un doigt en même temps qu’il
glisse l’autre dans mes fesses en allant et venant.
— Tu penses que ma grosse queue ne pourra pas rentrer dans ton petit cul
serré en forme de cœur…
Je hoche la tête, gémissant quand il baisse son visage vers mon sein gauche
et en suce le téton. Il le mord légèrement et j’emmêle mes doigts dans ses
cheveux, tremblante, à la limite entre le plaisir et la douleur. Mes fesses
commencent à se détendre et un sentiment profond d’accomplissement et de
désir dévergondé me submerge tandis que Thomas glisse un deuxième doigt
en moi pour m’étirer encore plus.
— Oh, putain… tu vas m’ouvrir en deux ! dis-je en gémissant alors qu’il
accélère le mouvement.
C’est tellement bon, maintenant, avec mon corps pris de cette nouvelle
façon et mon clitoris qui glisse dans sa main.
— Mais je te fais confiance.
— Alors tu vas adorer ça, dit-il en retirant ses doigts de mes fesses.
Je me tortille. La sensation soudaine de vide m’amène à trembler de désir et
il le sait.
Il attrape mon vibromasseur et le tient en l’air pour le couvrir de l’épais
lubrifiant avant de titiller mon anus avec tout en m’embrassant
passionnément. Je le sens sourire contre ma bouche et j’y lis une mise en
garde ; c’est ma dernière chance de l’arrêter, mais je n’ai pas envie de le
faire. Je désire tout ce qui va suivre. Il avale mon cri en même temps qu’il
pousse le vibromasseur qui glisse entre mes fesses, m’envoyant presque au
septième ciel.
Je crie en ruant contre lui ; mon clitoris palpite ; le vibromasseur est logé
tout au fond de moi et me fait jouir. Thomas me tient tout contre lui, sa
bouche envahissant la mienne.
— Mmmhmm, encore un… pour l’instant, dit-il alors que j’abaisse mon
corps, toute molle, presque incapable de bouger. Fais-moi confiance, Mia.
Je t’aime.
La déclaration répétée de son amour est tout ce dont j’ai besoin, et je hoche
la tête.
Il se place entre mes jambes et je lève les genoux. Je crois qu’il va retirer le
vibromasseur pour le remplacer par son sexe. Pourtant, au lieu de ça, il
baisse une main qu’il tortille un peu en cherchant l’interrupteur, et quand il
le trouve…
— Oh, putain… c’est trop, tu vas me rendre folle !
Je n’avais jamais essayé ça auparavant… une seconde après l’autre, mon
corps est comme roué de coups de l’intérieur à mesure que le vibromasseur
transforme mes fesses en un centre de plaisir insoupçonné. C’est comme si
Thomas repoussait mes limites, me prenant tout en me chérissant. Quand
les fourmillements se dispersent à nouveau, une nouvelle sorte de chaleur
remplit mon corps.
Thomas sourit, son sexe long et fier dressé tandis qu’il reprend le lubrifiant
pour s’enduire lui-même… et je réalise ce qu’il va faire.
— Tu me rends fou chaque fois que tu me regardes. Chaque fois que tu
m’embrasses, tu enflammes mes sens. Je ne fais que te donner un aperçu de
ce que je ressens.
Son sexe reluit ; il me saisit par les hanches et m’attire à lui. Je sens son
membre épais s’appuyer à mon entrée, mais il n’aura pas la place de le
rentrer dedans, aucune chance ! Le vibromasseur reprend déjà le contrôle de
mon corps et…
— Maintenant ! gronde Thomas en me pénétrant entièrement d’un coup
violent et puissant.
Je pousse un cri, les larmes me montent aux yeux alors même que je jouis à
nouveau, mon sexe convulsant autour du sien. Thomas me paralyse de
plaisir et de douleur avec cette double pénétration.
Remplie à un point… ! Je n’avais jamais été prise comme ça.
Mon cœur se fige, l’air est comme de l’acier dans ma poitrine ; Thomas ne
s’arrête pas. Il se retire avant de me pénétrer, doucement cette fois, et de
ressortir. Ma tête explose et à force de la balancer de droite à gauche, j’ai
mal au cou, mais je ne sais pas à quoi je dis non.
Est-ce que je n’en peux plus ? Que j’en veux plus ? Que je suis submergée
par ce que je ressens ? Que je n’arrive pas à croire ce qu’il me fait ?
Oui. Oui et oui, tout ça et plus encore. Il s’enfonce en moi, mon sexe
enserrant étroitement son énorme queue. Thomas me plaque au lit ; lâchant
mes hanches, il vient planter ses bras de part et d’autre de ma tête et faisant
appel à toute sa force puissante, il pénètre brutalement et profondément
mon corps épuisé et tremblant.
J’ai entendu parler de ce type d’orgasme sans fin. C’est vrai, quoi… quelle
geek n’en a pas entendu parler ? Des vagues de plaisir successives me
submergent, mon corps tremble et je perds totalement le contrôle de mes
muscles. Je suis impuissante, épinglée sous lui, presque incapable de sentir
encore quoi que ce soit, si ce n’est le déluge incessant d’explosions
incandescentes qui accompagne chaque pénétration de son sexe. C’est un
conte de fées, un mythe, sauf que c’est réel et que ça m’arrive à moi.
— C’est ça, ma belle… prends ma queue, recouvre-la de crème et je te
baiserai encore et encore. Je te pilonnerai, te martèlerai, mais je ne te
briserai pas, dit Thomas d’une voix rauque, entre chaque poussée. Je t’aime.
— Je t’aime aussi ! dis-je dans un cri accompagnant la dernière pensée
consciente dont je suis capable.
Il pousse un hurlement quand son sexe gonfle et s’enfonce en moi aussi
profondément que possible une dernière fois. Un flux de chaleur liquide
s’échappe de moi, mais aucun son ne sort de mes lèvres. Je ne peux même
plus respirer. Je laisse plutôt l’obscurité m’envelopper, parce que je sais que
dans l’obscurité, il y aura mon Thomas… et que dans ses bras, je serai en
sécurité.
CHAPITRE 33
THOMAS

L ’amour.
La terreur.
C’est fou comme ces émotions peuvent se ressembler, accaparant toutes les
deux mon cœur et ma tête, se battant en duel.
D’un côté, je suis amoureux. La déclaration de Mia, à elle seule, a scellé
cette certitude et la confiance dont elle a fait preuve envers moi pendant la
suite de la soirée a fait fondre tous les doutes que j’avais pu avoir dans le
cœur.
Je me battrai pour elle.
Je surmonterai tout pour elle.
Je vaincrai pour elle.
Si elle le demandait, je mourrais même pour elle.
Mais puis-je être un homme meilleur, pour elle ?
J’en ai envie et je sais qu’il le faut, mais en suis-je capable ?
Cette pensée désespérée est ce qui me renvoie à la source de l’Enfer.
Me voilà de retour dans le bureau du docteur Perry. Je suis assis dans un
fauteuil et elle me toise d’un regard qui me juge avant même que j’aie
ouvert la bouche. C’est peut-être de bonne guerre, vu que j’en ai fait autant
quand je l’ai rencontrée pour la première fois, mais c’est elle, normalement,
la professionnelle.
— Alors, Tom…
— Excusez-moi, docteur Perry mais, si ça ne vous dérange pas, je
préfèrerais que vous m’appeliez Thomas. Tom est…
Je me mets à chercher le terme adéquat et à la mode à utiliser avec elle. Ça
me prend un moment, puis il m’apparait avec ironie.
— Opprimant. M’appeler Tom m’opprime.
Docteur Perry hausse un sourcil et gribouille quelque chose sur son
document.
— Pourquoi ça ?
— Mon père m’appelle Tom.
Je m’éclaircis la gorge et bois une gorgée de l’infusion glacée qui est posée
à mes côtés. Elle est très bonne, en tous cas. C’est déjà ça.
— Et depuis que ma mère s’est suicidée, c’est plus un juron dans sa bouche
qu’un surnom.
— Je ne savais pas que votre mère s’était suicidée, répond le docteur Perry.
Racontez-moi ça.
Je ne suis pas sûr d’y arriver ; pas sûr que ça mène quelque part, en dehors
de lui permettre de cocher une autre case de sa liste. Mais c’est pour Mia, et
peut-être un peu pour moi aussi. Même si le docteur Perry ne peut pas
m’aider, verbaliser les faits serait une réussite… et peut-être qu’elle pourra
me donner un éclairage sur la situation. Ou peut-être qu’elle me dira de
renoncer aux céréales de mon petit-déjeuner pour quelque chose de moins
stimulant, comme du son de blé.
C’est difficile ; les mots sortent péniblement, au compte-goutte, jusqu’à ce
que mon élan prenne le dessus. Déterrer ces souvenirs est affreux et la voix
dans ma tête me blâme continuellement, mais je raconte au docteur le jour
de la mort de ma mère, essayant de me purger des mauvais souvenirs
pendant qu’elle dit « hum » et « oui » et « dites-m’en plus » à intervalles
réguliers.
— Quand je l’ai entendu crier, je suis allé dans la chambre. Mon père tentait
de lui faire un massage cardiaque. Je ne savais pas en quoi ça consistait, à
l’époque, et il ne cessait de hurler : « respire, salope ! ». Je ne savais pas
quoi faire. Tout à coup, il a levé les yeux et m’a balancé son téléphone en
criant : « Appelle le 911 ! ». Je l’ai fait, mais ils n’ont pas pu la sauver. À
partir de là… les choses se sont mal passées.
Parce que tu avais tout foutu en l’air.
Je mets longtemps à raconter tout ce que mon père m’a fait subir pendant
mon enfance, la maltraitance psychologique et parfois physique. Pour la
première fois, le docteur Perry me regarde avec compassion ; puis elle
s’éclaircit la gorge.
— Thomas, vous avez beaucoup de colère en vous, mais quelque chose me
dit que vous n’êtes pas parfaitement clair concernant la personne contre qui
vous êtes en colère.
— Mon père.
Elle me regarde sans ciller. Sans cocher de case.
Mauvaise réponse, connard !
— Vous sous-entendez que je suis en colère contre ma mère ?
Je serre le poing et hausse le ton.
— Un peu, que je le suis ! Je n’étais qu’un petit garçon et elle m’a
abandonné, et depuis lors, mon monde a été sens dessus dessous !
Un sentiment de honte éclate en moi.
— Je ne devrais pas lui en vouloir. Elle ne pouvait pas savoir comment
réagirait mon père ni ce qu’il me ferait. Elle n’était qu’une femme seule et
déprimée, du moins c’est ce que j’ai entendu dire les dames à la veillée
funèbre, pendant qu’elles mangeaient des mini sandwichs comme à
n’importe quelle collation.
Je me lève du fauteuil et me mets à arpenter la pièce. Docteur Perry me
regarde d’un air détaché qui me rend fou de colère. Comme si je ne l’étais
pas déjà assez…
— Vous savez que ce n’est pas de votre faute, dit-elle. Intellectuellement,
vous le savez. Le suicide n’est pas l’affaire des survivants. Votre mère ne
pouvait sûrement pas envisager les conséquences qu’aurait son choix sur
vous parce que tout ce qu’elle voyait était celles qu’il aurait sur elle. Le
suicide n’est pas choisi pour mettre fin à la vie d’une personne ; il l’est pour
mettre fin à sa souffrance.
Ça fait un peu citation de magazine de psychologie, mais c’est
étonnamment perspicace.
Mais elle n’en est pas moins morte. Et toi, tu regardais des dessins animés
et mangeais un casse-croûte.
Je ne m’en sors pas, je tourne en rond autour du même thème, comme
toujours, et j’en ai marre. C’en est assez pour aujourd’hui, en tous cas, ou
avec le docteur Perry, ou peut-être définitivement. Il faut que je parte.
— Ça suffit. Je m’en vais, dis-je d’une voix grave, en attrapant ma veste.
Je sors en trombe, ne faisant cas de rien ni de personne, saute dans ma
voiture et démarre. Le grondement agressif du moteur puissant fait écho à
mon agitation interne, mais il trouve le moyen de fixer suffisamment mon
attention pour que j’arrive entier jusqu’à la tour où je prends l’ascenseur
vers mon bureau.
La journée de travail n’est pas encore terminée et je suis surpris en voyant
que Kerry est déjà partie, mais à ce moment-là, ça m’est égal. Je devrais
faire mes quinze minutes de méditation habituelles ; cependant, avec ce qui
tourne dans ma tête, ça me semble trop risqué. Je projette plutôt de regarder
mes e-mails et de monter ensuite pour…
— Dennis ?
Il se tient dans mon bureau, vêtu de son éternel costume, mais Mia est à
côté de lui et lève les yeux en souriant. Ils étaient visiblement en train de
discuter ; je cligne des yeux, ébahi. Comment a-t-elle pu… comment a-t-
elle pu faire entrer cet homme dans mon bureau ?
— Thomas, je suis ravie que tu sois de retour. Je suis désolée. Je pensais
que tu avais un moment de libre dans ton emploi du temps et…
— Il était sûrement en train de perdre son temps, dit Dennis avec son ton
habituel. Ça fait une demi-heure que j’ai le cul posé là à t’attendre, Tom.
— Ne m’appelle pas… dis-je d’une voix grinçante, ma colère flambant au
nom que j’exècre. Tu vois ce que je veux dire, peu importe. Dis-moi juste
ce que tu fous ici !
Je contourne mon bureau pour m’asseoir dans mon fauteuil, histoire de
mettre un obstacle entre nous. Je ne sais pas vraiment si c’est pour assurer
sa protection ou la mienne.
Devant le ton que j’emploie, il renifle, offensé.
— Eh bien, si tu le prends comme ça… Je suis venu parce que
mademoiselle Karakova m’a convaincu que je passais à côté de quelque
chose en n’ayant pas une relation amicale avec toi. Alors j’ai apporté un
cadeau pour enterrer la hache de guerre.
Il lance un paquet devant moi, sur le bureau.
Je jette un coup d’œil à la boîte avant de regarder mon père à nouveau.
— Et tu crois que ça va se passer comme ça ? Tu penses pouvoir effacer des
années de maltraitance avec un cadeau ?
Levant les yeux au ciel, il répond d’un ton moqueur :
— Oh, allez… « maltraitance » ? Ne sors pas les grands mots ! Grâce à moi,
tu as eu un toit au-dessus de la tête, tu as pu faire des études et j’ai même
contribué à l’élaboration de cette tour d’ivoire dans laquelle tu aimes trôner.
Je me lève, un mélange de rage et d’indignation coulant dans mes veines.
— « Les grands mots » ? T’es sérieux, putain ? Ce toit au-dessus de ma tête
n’a servi qu’à couvrir les coups que tu me donnais. Et l’école que tu dis
avoir « payée » ? Tu n’as pas versé un centime. J’ai gagné tout seul mon
droit d’entrée et j’ai obtenu une bourse malgré ton acharnement à me
répéter tous les jours combien j’étais stupide. Et, si tu as contribué au
lancement de mon entreprise, c’est uniquement parce que je suis meilleur
que toi et que tu le savais. J’ai fait tout ça, dis-je en désignant d’un geste
l’espace dans mon bureau, quand tout ce que tu as réussi dans ta vie, c’est
d’avoir une femme qui s’est suicidée pour ne plus vivre avec toi et un fils
qui aimerait que tu sois mort !
Je n’avais jusqu’ici jamais réussi à effacer du visage de Dennis cet air de
suffisance, mais ces mots-là y parvinrent bel et bien… peut-être en m’y
prenant de façon un peu trop diabolique, mais ça a le mérite de le
surprendre.
Il me dévisage, totalement choqué, avant de lancer :
— Tu aurais dû crever avec elle !
— Fous le camp ! dis-je dans un mugissement en traversant mon bureau
pour venir l’empoigner par la veste et le pousser vers la porte.
Dennis trébuche et tout de suite après avoir fermé la porte, je me retourne
vers Mia qui a l’air horrifiée.
— Pourquoi ? Tout ce que je t’ai raconté, c’étaient des confidences !
D’une voix implorante, je lui demande :
— Pourquoi as-tu fourré ton nez au seul endroit où je ne voulais pas que tu
t’immisces ?
Mais la fureur reprend le dessus et vise l’endroit qui la blessera le plus.
— Je t’ai fait confiance !
— Tommy, je suis désolée, gémit-elle.
Elle a un mouvement de recul en me voyant traverser la pièce pour saisir le
paquet. C’est une boîte emballée dans du papier cadeau plastifié et brillant,
le genre qui étincelle comme une feuille d’aluminium quand on le tourne
dans tous les sens à la lumière.
— Je suis allée le voir à propos de l’affaire de sabotage et…
— Et quoi ? Tu as fini par boire un thé et manger des pancakes avec
l’homme qui a essayé de me détruire chaque jour de ma vie ? Et tu t’es dit :
« hé, j’ai une super idée ! Si je prenais Thomas par surprise en ramenant son
trou du cul de père et ensuite, ta dam ! Tout serait bien qui finirait bien ! »
Qu’est-ce que tu croyais ?
Mes paroles sont caustiques, cinglantes et tranchantes, je la poignarde avec
chacune de mes syllabes sarcastiques. Mais aveuglé par la douleur, je ne
peux plus arrêter les coups de fouet que je donne.
Je l’accuse en criant :
— Tu t’es mêlée de mes affaires familiales ! Tu as ramené cet homme dans
mon bureau, sachant ce qu’il m’avait fait ! Tu sais mieux que quiconque,
que quiconque, pourquoi je ne peux pas supporter sa présence. Mais tu as
quand même estimé savoir mieux que tout le monde.
— Je… je sais, dit-elle en sanglotant.
Au fond, j’ai conscience d’aller trop loin, mais la bête est lâchée, la rage me
submerge et je ne peux plus contenir ces émotions débordantes.
— Il m’a parlé de ta mère et quand il m’a téléphoné, il avait l’air de vouloir
se réconcilier. J’ai vraiment pensé…
— Non, tu n’as pas pensé ! dis-je, hurlant et abattant le cadeau sur mon
bureau.
Je répète le mouvement et j’entends quelque chose se casser net à l’intérieur
du paquet ; c’est peut-être le cadeau, ou alors c’est en moi, je ne sais pas. Le
bruit déclenche l’impulsion primitive d’une colère noire tout au fond de
mon âme et je saisis la boîte déformée, utilise ce qu’il me reste de contrôle
pour me détourner de Mia avant de la lancer violemment contre la fenêtre
de mon bureau. Le verre épais de sécurité se fissure de haut en bas en forme
d’Y 1 qui illustre mes interrogations.
Pourquoi ? Pourquoi a-t-elle fait ça ?
Pourquoi a-t-il fallu qu’il vienne ici ?
Pourquoi fallait-il qu’elle meure ?
Pourquoi est-ce que je déteste tout ce qui me concerne ?
Mia pousse un petit cri. Ensuite, j’entends un gros bruit sourd et la porte qui
s’ouvre. Je reste seul et plonge dans mes souvenirs.
Papa hurle. Je tiens ma main plaquée sur mon front qui saigne en priant
pour ne pas mettre de sang sur la moquette.
— Je venais d’acheter ce vélo !
— Papa, je suis désolé, je n’ai pas… dis-je pour tenter d’expliquer la
situation.
Je me fiche des préconisations à propos des casques de vélo. Prendre une
branche en pleine tête quand un serpent sort de nulle part et vous envoie
dégringoler à flanc de coteau est vraiment un manque de cul.
Mais ça sera bien pire, si je saigne sur la moquette.
— Tu t’es montré négligent et maladroit ! N’imagine même pas avoir un
autre vélo. Maintenant que tu as bousillé celui-là, tu n’as plus qu’à aller à
l’école à pied, je m’en fous ! hurle papa.
Il saisit la télécommande de la télé et la jette. Elle atterrit contre un
aquarium qui se fend. L’eau se déverse et je vois Goldie et Monsieur
Couleurs, les deux poissons qu’Andy, mon meilleur ami habitant de l’autre
côté de la rue, m’a offerts pour mon anniversaire se mettre à paniquer en
voyant leur habitat se vider sur la moquette.
— Bordel !
— Non ! dis-je en criant, m’élançant vers la cuisine sans faire cas de mon
père.
Je sais où est rangée la grosse marmite. Peut-être que, si je la remplis à
temps, je pourrai les sauver.
Je me retourne et me précipite vers le salon, mais l’eau fait encore des
siennes, ou bien c’est parce que je suis encore étourdi par ma chute de
vélo… je glisse sur la moquette mouillée ; ma tête tourne et se cogne contre
le bord de l’aquarium. Par miracle, il y a encore de l’eau dans la marmite
dont je me sers pour attraper Goldie et Monsieur Couleurs. Je les regarde
en sanglotant nager dans leur nouvelle maison grise et métallique… ils ont
l’air d’être en prison, mais sont sains et saufs.
— Quand tu auras fini de faire le bébé, tu nettoieras ce merdier, dit papa, sa
voix encore rauque et rageuse de m’avoir crié dessus.
Il s’en va. Je reste là à sangloter en regardant Goldie tourner en rond
autour de Monsieur Couleurs, ouvrant et fermant la bouche. La surface de
l’eau ondule et je réalise que c’est à cause de mes larmes qui tombent
dessus.
Je me retrouve haletant, projeté à nouveau dans le présent, les yeux rivés
sur la fêlure de la vitre… comme celle de l’aquarium.
Mon Dieu ! Je suis devenu exactement comme lui.
Non. Je suis devenu lui.

1 En anglais, la lettre Y se prononce comme le mot « why » qui signifie « pourquoi ».


CHAPITRE 34
MIA

V oir le cadeau contenant je ne sais quoi tournoyer en l’air et s’écraser


contre la vitre en fendant le verre de sécurité, y imprimant la forme
d’un éclair en Y, est l’une des choses les plus effrayantes que j’aie vues de
toute ma vie.
Ça paraît peut-être idiot, mais voir Thomas perdre le contrôle me terrorise
totalement. Dans une panique aveugle, je me précipite vers la porte.
J’ignore comment, mais ma main glisse et je tombe littéralement la tête la
première contre la porte avant de réussir à l’ouvrir. Prise de vertiges, je
m’enfuis.
J’ai dû me cogner la tête plus fort que je ne le pensais, car je n’ai aucun
souvenir de ce que j’ai fait ensuite avant de me retrouver devant la boutique
de papa, des larmes ruisselant sur mes joues.
J’ouvre la porte et j’entends la machine à coudre s’arrêter immédiatement
au moment où papa me voit, avant même que j’aie pu dire un mot.
Il fait le tour du comptoir pour venir me prendre dans les bras. Il me
murmure à l’oreille ces douces paroles qu’il me chuchotait quand j’étais
petite, des petits mots doux en russe qui me réconfortaient jadis comme ils
le font encore aujourd’hui.
Je fais un bond dans le temps. Je suis transportée dans le passé quand le
monde était grand et effrayant, mais que mon papa était encore plus grand
et effrayant au point de pouvoir me protéger envers et contre tout. La seule
différence avec aujourd’hui, c’est qu’il s’est tassé et qu’au lieu de me
prendre sur ses genoux, il me tient dans ses bras en restant debout pendant
que je pleure toutes les larmes de mon corps.
— Mia… Mia, ma chérie, que s’est-il passé ? me demande-t-il après
quelques minutes passées à me consoler.
— Il était tellement furieux… Je pensais bien faire, dis-je entre deux
hoquets avant d’éclater en sanglots à nouveau.
Je me sens horriblement mal, comme si j’avais tout détruit en voulant
seulement apporter mon aide.
— Qui est furieux, Anastasia ? demande papa en me guidant vers une
chaise avant de m’aider à m’asseoir.
Il s’éloigne et revient avec une bouteille d’eau qu’il me tend.
— Bois doucement, à petites gorgées, et raconte-moi ce qui s’est passé.
C’est décousu ; entre ma peur et le choc de ma tête contre la porte, je n’ai
pas encore les esprits très clairs, mais je déballe tout.
— Je… Thomas m’a demandé de faire des recherches pour trouver qui fait
de l’espionnage d’entreprise pour paralyser la société, dis-je en tenant la
bouteille contre mon front, là où ça palpite le plus. Dans ce but, je suis allée
rencontrer son père, Dennis. C’était un peu bizarre, mais quand il m’a
téléphoné, je me suis dit que ça serait une bonne chose d’essayer d’apaiser
les tensions. Oh, papa, c’est si compliqué entre eux… j’ai eu tellement
peur !
— Chut… ça va, dit doucement papa, en recommençant à me caresser les
cheveux. Mia, quoiqu’il se soit passé, tu es à l’abri, maintenant. Je te
protègerai.
Je hoche la tête et m’efforce de lui expliquer le reste de l’histoire. Je reviens
plus en détail sur l’entrevue avec Dennis Goldstone, lui raconte la
déclaration d’amour qu’on s’est faite, Thomas et moi, et ma volonté
d’atténuer la pression qui pèse sur lui.
— Papa, il s’inflige lui-même une torture terrible ! Je ne pouvais pas le
laisser continuer à se punir et à devenir fou à cause de tout ce que lui a fait
subir Dennis.
— Je comprends mais, Mia, comment t’es-tu blessée ? demande papa en
repoussant mes cheveux en arrière. Tu as une bosse de la taille d’une balle
de golf sur le front. Est-ce que cet homme t’a fait ça ? Je tuerai ce fils de
pute, si tu réponds oui.
Il le dit calmement, mais avec une violence sous-jacente.
Oh, mon Dieu, je n’y avais même pas pensé !
— Papa, non ! dis-je dans un cri en attrapant ses poignets.
Je lui raconte la réunion catastrophique et disculpe Thomas en expliquant
que la seule vue de son emportement m’a terrifiée au point que je me suis
précipitée hors du bureau et cogné la tête.
Papa s’immobilise et je vois bien qu’il fait un effort pour ne pas se moquer
de moi.
— Mia… dis-moi la vérité. C’est gros comme une maison, on se croirait à
la télé ! Je me suis cognée dans une porte. Je suis tombée dans les escaliers.
J’ai glissé. Tu…
— Papa, je suis sérieuse. J’ai foncé dans la porte en voulant m’enfuir en
courant. Je suis venue ici directement.
Il cherche à percer mon regard à l’affût du plus petit signe de mensonge,
mais n’en décelant aucun, il soupire et me serre dans les bras.
— D’accord. Donc, voyons si j’ai bien compris… Tu sais que ton Thomas a
de la rancune envers son père et pourtant tu organises une réunion sans lui
en parler, sans préparation ni décision de sa part, sans savoir s’il a envie ou
non de recoller les morceaux, comme dit l’expression… c’est ça ?
Ses paroles ont une sinistre ressemblance avec celles de Thomas. La colère
et les accusations en moins, évidemment, mais le sens général est le même
et j’éclate en sanglots.
— Chut, ne pleure pas, Mia. Même si ça me fait de la peine de te le dire, je
crois que tu as commis une erreur. Peut-être même que ce Dennis s’est servi
de toi comme d’un pion supplémentaire dans leur jeu cruel lui permettant
de blesser ton Thomas.
Papa fait mine de cracher au sol à nos pieds et je me demande s’il maudit
Dennis, Thomas ou moi. Je n’ose pas demander, parce qu’il a raison : j’ai
commis une terrible erreur.
— Oh, mon Dieu… il faut que j’y retourne pour m’excuser ! dis-je en
essayant de me dégager de son étreinte, mais il ne me lâche pas.
— Non. Tu as beau avoir commis une erreur de jugement, ça partait d’une
bonne intention, de l’espoir d’une meilleure issue possible. Ton Thomas a
réagi violemment, se contrôlant aussi peu qu’un enfant de deux ans. Je ne
peux pas te laisser retourner là-bas. Pas maintenant. Il se peut qu’il remette
en cause son comportement et revienne en rampant vers ma princesse, mais
vous avez tous les deux besoin de temps pour vous calmer. Attends qu’il
t’appelle, Mia. Laisse la tension redescendre.
Sa voix est apaisante et m’hypnotise en me ralliant à sa cause.
J’acquiesce en silence.
— Bien, maintenant… tu vas rester avec moi ce soir. Je n’aime pas l’état de
cette bosse sur ta tête et je veux garder un œil sur toi, dit-il en appuyant
doucement ses doigts sur mon front avant de grimacer. Je te réveillerai
toutes les deux heures pour m’assurer que tu y voies clair et que tu saches
toujours qui tu es.
— Papa, je travaille demain. Je dois rentrer chez moi.
J’ai beau le contredire, rester enfouie sous une pile de couvertures dans le
canapé de papa pendant qu’il me ferait de la soupe a l’air d’être exactement
ce qu’il me faut.
— Alors, rentre chez toi et prends tes affaires. Mais demain, tu devrais
appeler le boulot pour dire que tu es malade. Tu as une excuse parfaite.
Il a beau regarder ma tête, ma plus grande douleur provient d’une zone plus
basse… dans mon cœur.
— Tu ne devrais pas travailler pour un homme qui ne peut pas se maîtriser.
En observant le visage de mon père, j’y lis une solide obstination qui ne
peut pas être facilement brisée.
— Papa, je ne vais pas démissionner comme ça ; mais je dirai que je suis
malade et prendrai peut-être un peu de vacances, le temps de décider quoi
faire, d’accord ? Et j’aime assez l’idée de passer quelques jours avec toi.
Laisse-moi le temps d’aller chercher quelques affaires et de revenir.
Il s’apprête à faire une objection quand la porte de la boutique s’ouvre et
qu’entre un client. Papa prend une profonde inspiration et se retourne vers
moi en hochant la tête.
— D’accord. J’ai promis à monsieur Smith que son costume serait prêt
demain et je dois me remettre au travail, mais tu y vas et après tu reviens.
Compris ? Comment va ta tête ?
— Ça va, dis-je, d’un ton convaincant. Ça fait mal, mais ça va.
— Oh, Mia… cette fois, tu t’es vraiment embarquée dans quelque chose !
Mais, si c’est juste, ça ira. La confiance et la vérité sont des ingrédients
nécessaires à l’amour. Mais le pardon l’est aussi. Espérons que vous ayez
tous les deux assez de ressources dans vos cœurs.
Nous fermons tous les deux les yeux avant d’expirer pour envoyer la prière
vers le ciel.
Je retourne à ma voiture et vois mon téléphone clignoter. Il y a deux appels
en absence… les deux viennent de Thomas.
Je décide de suivre le conseil de mon père et de mettre un peu d’espace
entre nous. Je prends la route en essayant de ne pas penser à ce que m’a dit
papa, mais j’échoue misérablement et ne parviens pas vraiment à faire
attention à ce qui se passe devant moi.
Un coup de klaxon retentit et je m’arrête in extremis à un stop, à deux
doigts du côté d’un camion de livraison. Le chauffeur me fusille du regard.
— Putain, m’dame ! Les yeux sur la route !
Je lui adresse un petit signe d’excuse. J’aimerais tellement pouvoir en faire
autant avec Thomas et que ce soit si simple ! J’arrive jusqu’à mon
appartement sans autre incident et commence à réunir dans un sac les
affaires nécessaires pour passer quelques jours chez mon père.
Je ne sais même pas pourquoi je fais ça, si ce n’est pour éviter de
m’opposer à papa. Non pas que je craigne la venue de Thomas ni quoi que
ce soit, mais peut-être que mon père pourra m’aider à y voir plus clair… à
savoir quoi faire à partir de maintenant.
Une voix dans ma tête me chuchote que je cherche seulement à me cacher, à
m’enfuir devant l’épreuve, la gêne et la peur. Je me demande si c’est ainsi
que se manifeste le démon intérieur de Thomas, en lui mettant le nez dans
la merde, ne le laissant échapper à rien. J’imagine que ma voix intérieure
est plutôt gentille et polie, comparée à la sienne.
Mon téléphone sonne à nouveau et je suis presque décidée à ne pas
décrocher quand je vois que l’appel vient d’Izzy et non de Thomas. Elle est
censée être au Gravy Train et m’inquiétant qu’il lui soit arrivé quelque
chose, je réponds :
— Izzy ? Quoi de neuf ?
— Quoi de neuf ? demande Izzy, éperdue d’inquiétude. Mia, est-ce que ça
va ? Es-tu à l’hôpital ?
Je demande confuse :
— Quoi ? Comment ça, à l’hôpital ? Pourquoi est-ce que j’y serais ?
— Ma chérie, la question c’est : pourquoi est-ce que tu n’y es pas ? répond-
elle. Après ce qui s’est passé, je me ferais examiner tout en appelant la
police pour la lancer à ses trousses !
— Izzy, je ne comprends rien. De quoi est-ce que tu parles ?
Elle me répond d’une voix ferme :
— Allume la télé, sur la cinq. Tu fais la une du journal !
Après avoir trouvé ma télécommande, j’allume ma télévision. Une photo de
Thomas apparait à l’écran.
CHAPITRE 35
THOMAS

«A lors qu’un tollé d’indignation a immédiatement fait rage sur


Internet, il n’y a pour l’instant toujours pas eu de réponse officielle
de la part de Goldstone, ni de la société ni de Thomas Goldstone lui-
même. »
Je secoue la tête tandis que les images défilent à nouveau derrière la voix
hors champ. C’est la cinquième fois que je les regarde ce matin et elles me
font grimacer chaque fois.
C’est une vidéo prise depuis le couloir qui mène à mon bureau.
Au début, les images ne sont pas trop accablantes, mais on entend les
hurlements, les insultes, et l’on reconnaît bien ma voix. On nous entend
distinctement laver notre linge sale en famille, puis on m’entend parler du
suicide de ma mère et souhaiter en criant la mort de mon père.
Ensuite, la porte s’ouvre et l’on me voit mettre physiquement mon père à la
porte. J’ai l’air d’un fou, le visage rouge et le regard enragé. Dans le fond
de l’image, on distingue Mia, toute pâle, une expression horrifiée sur le
visage. Puis la porte se referme et il y a encore des cris avant qu’on entende
le choc du cadeau que j’ai jeté contre la vitre. Mais sans connaître
l’existence du paquet, le bruit du bris de verre est de mauvais augure,
surtout quand, l’instant d’après, on entend un gros boum ! contre la porte et
qu’on voit Mia traverser le champ de la caméra en se tenant la tête, les
épaules recroquevillées et les joues striées par des coulures de mascara.
— Ça suffit !
Irene Castellanos, qui est à la tête de mon service des relations publiques,
appuie sur le bouton pause de la télécommande pour arrêter la vidéo.
— Quelqu’un a déjà monté une histoire de toutes pièces concernant Mia,
l’appelant votre « poupée du sous-sol » et émettant des suppositions sur
votre relation. Je serai franche, Thomas. C’est ficelé d’une telle façon qu’on
dirait que vous avez perdu les pédales et l’avez frappée.
— Mais je ne l’ai pas frappée ! dis-je pour la millionième fois, me frottant
les yeux.
Je n’ai pas dormi de la nuit et j’ai l’impression d’avoir du sable sous les
paupières.
Respire profondément… Respire profondément, c’est tout.
C’est ce que je me suis moi-même conseillé de faire quand Mia est partie en
courant. Du calme respire… Je me le suis répété en boucle, comme un
mantra. Docteur Perry aurait été fière. Bon, pas de mon accès de colère
déchaînée… Mais je suis calmé ; ou plus exactement, lorsque j’ai vu à quoi
j’en étais arrivé, je me suis effondré comme un ballon dégonflé.
La nouvelle est tombée à dix-huit heures, comme si les réseaux avaient
attendu cette opportunité de me jeter sous un bus. Ils l’ont d’abord diffusée
avec de nombreuses supputations avant de poser un peu plus tard les
principales questions. Ces dernières ont été nombreuses, parce que depuis,
les appels sollicitant des interviews n’ont pas arrêté.
Maintenant, ils savent tous quelle merde tu es. Tu ne peux plus te cacher !
La voix dans ma tête jubile et danse frénétiquement comme si elle avait
gagné le gros lot de ma mise à mort. Au point où j’en suis, je suppose
qu’elle a raison. Tout est dévasté… Mia et moi, mon entreprise, ma tête.
Irene s’éclaircit la gorge, m’arrachant à la spirale infernale qui engloutit
mon esprit.
— Pardon, Irene. Vous avez raison, mais ce n’est pas ce qui s’est passé. Je
criais après mon père… principalement. On a un contentieux.
— Oui, je sais. J’en ai entendu parler. Tout le monde est au courant,
maintenant, si ce n’était pas déjà le cas. Dommage que ton père refuse
jusqu’ici de faire une déclaration corroborant les faits, répond Irene en
tapotant son bloc-notes posé sur ses genoux. Depuis que j’ai été mise au
courant de l’histoire, je l’ai appelé deux fois et il s’en tient au même « sans
commentaire » comme si je n’étais qu’une autre foutue journaliste !
Le fait qu’Irene jure en dit long sur la gravité de la situation. C’est une
professionnelle accomplie, expérimentée, qui a pratiquement tout vu. Si elle
pète les plombs, ça ne présage rien de bon pour moi.
Une pensée soudaine me traverse l’esprit. Le fait que je n’y ai pas pensé
plus tôt en dit long sur l’ampleur de ma fatigue.
— A-t-on découvert qui a envoyé la vidéo à la presse ? Il doit bien y avoir
une trace.
Irene ouvre la bouche, puis secoue la tête.
— Je suis désolée, Thomas. Je n’y ai pas pensé. Je me suis occupée du volet
relations publiques pour essayer d’étouffer l’affaire ; dans la mesure où les
faits étaient visiblement réels, je n’ai pas cherché à en remonter la piste.
— Restez focalisée là-dessus, dis-je en me levant avant de quitter mon
bureau.
Kerry est assise au sien, dans tous ses états. Elle parle à quelqu’un au
téléphone tout en tapant frénétiquement sur son clavier. Elle n’a pas daigné
me regarder de toute la matinée. Je ne lui en veux pas. Je n’ai pas été
capable de me regarder en face non plus.
Mais là, je dois découvrir quelque chose.
— Kerry, j’ai besoin que vous appeliez Smithson Security. Demandez-leur
de nous envoyer leur meilleur enquêteur aujourd’hui même. S’ils ne
peuvent détacher personne, voyez s’ils sont en mesure de nous
recommander quelqu’un qui puisse venir. Et Kerry, soyez discrète, s’il vous
plait.
Si un regard pouvait tuer, je serais mort sur le champ.
— Oui, monsieur Goldstone.
Je n’ai pas de temps à perdre, mais je viens me planter devant elle et lui
adresse un regard sévère.
— Kerry, je ne le dirai qu’une seule fois, alors écoutez bien.
Je la vois se tendre, prête à recevoir un blâme, ou pire.
— Je n’ai pas frappé Mia. Oui, j’ai pété les plombs, mais je n’ai pas levé la
main sur elle.
Son visage s’adoucit d’un ou deux crans, mais elle est encore fâchée.
— Merde, Thomas ! Qu’est-ce qui se passe ici, bon sang ?
Irene nous interrompt en s’éclaircissant la gorge.
— À propos, Kerry… vous n’étiez pas présente, lors des faits, n’est-ce pas ?
Kerry lance un regard glacial à Irene et j’interviens en levant une main.
— Personne ne vous accuse de quoi que ce soit. Mais vous étiez partie,
quand je suis arrivé au bureau. Saviez-vous que Dennis et Mia étaient là ?
Elle acquiesce d’un air affligé.
— Je le savais. J’ai demandé à Mia si elle savait ce qu’elle faisait et elle a
répondu qu’elle l’espérait.
Je déglutis péniblement.
— OK, donc, quand vous êtes partie, avez-vous remarqué quoi que ce soit
de suspect ? Peut-être quelqu’un dans les parages qui n’était pas censé y
être ?
Bien qu’elle se creuse manifestement les méninges, elle secoue déjà la tête.
— Je suis désolée, je n’ai vu personne. Je suis partie rejoindre ma fille pour
son récital. J’ai pris l’ascenseur jusqu’en bas avec quelques personnes et je
suis sortie par la porte principale. J’ai fait un signe à Michael, l’agent de
sécurité, et j’ai ensuite pris un taxi. Je n’ai appris cette histoire que tard hier
soir parce mon portable était en mode silencieux pendant la représentation
de Cami. J’ai bien peur de n’être d’aucune aide.
Je tapote sa main et elle saisit la mienne pour la serrer.
— Je suis désolée, Thomas.
Je grimace. J’ai effrayé Kerry, l’ai mise en colère, j’ai abîmé la confiance
qu’elle avait en moi et je n’aurais jamais dû. Elle était la seule personne en
qui j’avais confiance, avant de rencontrer Mia… Je me rattraperai.
— Ça ira. Pouvez-vous appeler Smithson maintenant ? Il me faut vraiment
quelqu’un ici illico presto.
— Je m’en charge ! dit-elle, saisissant son téléphone tout en cherchant le
numéro dans les fichiers de son ordinateur.
Irene me fait signe de revenir dans mon bureau et quand je me rassieds, elle
ferme la porte. Je demande :
— Bon, quelles sont les retombées ?
— Jusqu’ici ? demande-t-elle en reprenant son bloc-notes qu’elle avait
laissé sur mon bureau. Eh bien, Goldstone – vous et la compagnie avez été
condamnés par tous les groupes de défense des droits des femmes, depuis
NOW jusqu’à LOLA.
Je grommèle :
— C’est quoi, LOLA ?
— Ladies Of Liberty Alliance 1… ouais, j’ai dû rechercher qui elles étaient,
moi aussi, admet Irene. Si vous pouviez apercevoir la rue d’ici, vous y
verriez un groupe de manifestantes protestant sur le trottoir en ce moment
même. J’ignore de quel organisme elles sont. Tout ce que je sais, c’est
qu’en gros, elles vous recommandent de finir de briser cette fenêtre, de
préférence avec votre tête, avant de tomber pour vous écraser dans la rue en
dessous.
La fenêtre. Je me retourne pour regarder la fêlure en forme d’Y, hanté par
ma rage. Au final, le cadeau s’est révélé être un cube pour photos, avec sur
chaque côté des clichés de mes parents et moi à l’époque où tout allait bien.
Je ne connaissais même pas l’existence de ces photos et je n’aurais
certainement jamais imaginé Dennis les conservant toutes ces années. Hier
soir, quand j’ai fini par ouvrir le paquet, seul dans mon bureau, dans les
ruines de ma vie lacérée, ces images me sont apparues comme ayant plutôt
un pouvoir sarcastique qu’un effet cicatrisant.
Tu vois ce que tu as fait ? Si seulement tu étais venu à son secours, voilà la
vie que tu aurais pu avoir. Mais regarde-toi maintenant… seul et brisé.
Voilà ce que le démon a répété en boucle hier soir. Je secoue la tête,
refusant de subir un autre assaut de méchanceté.
— Quoi d’autre ?
— Eh bien, votre valeur nette est étroitement liée aux actions de
Goldstone… et elle a déjà baissé de dix points au moment où l’on parle.
Donc, vous avez perdu une importante somme d’argent. Probablement
plutôt millionnaire que milliardaire, aujourd’hui…
C’est une vaine tentative de plaisanterie ; nous savons l’un et l’autre que
l’argent est pour l’instant le dernier de mes soucis.
Indifférent, je hausse les épaules. Pour une fois, les affaires ne sont pas
prioritaires à mes yeux.
— Oubliez Wall Street ! Comment cette histoire affecte-t-elle l’entreprise ?
Irene soupire.
— Pas dramatiquement, pour l’instant. Il y a une légère hausse dans les
protestations des employés. Certains s’indignent, d’autres refusent de
traverser la foule en bas. Ils ont pour la plupart préféré faire du télétravail
aujourd’hui depuis leur domicile, alors ce n’est pas comme si tout le monde
était là à s’arracher les cheveux. J’ai dit aux RH de ne rien dire ni faire
concernant l’affaire tant que vous n’auriez pas donné de directives. Je serais
d’avis de laisser couler… surtout en ce qui concerne Mia Karakova.
Entendre prononcer son nom m’est douloureux. Je regarde par la fenêtre les
toits de la ville en direction de son appartement. Je l’ai chassée, ni plus ni
moins. Elle n’a pas répondu à mes appels et a ignoré mes textos. Ce matin,
j’ai appelé son responsable, Bill, pour savoir si elle était là. Il a prudemment
répondu qu’elle avait appelé pour dire qu’elle était « malade » et il y avait
beaucoup d’interrogations dans sa voix. Je ne sais pas si je pourrai un jour
la reconquérir.
— Je suis d’accord, dis-je à voix basse. Personne ne sera puni à cause de
mes conneries, compris ?
Ma porte s’ouvre et Randall Towlee passe sa tête dans l’encadrement.
Comme si je n’avais déjà pas assez de problèmes comme ça !
— Thomas, vous avez un moment ?
Je lui fais signe d’entrer en soupirant. Encore des bonnes nouvelles…
— Bien sûr, invitez tout le monde à se joindre à nous, pendant que vous y
êtes ! On passera plus vite à l’exécution, comme ça. Pardon… Qu’est-ce qui
vous amène ?
— Je ne voudrais pas en rajouter, mais je vous ai transféré un e-mail de
notre intermédiaire dans le projet de l’hôpital. En gros, ils coupent les ponts
avec Goldstone jusqu’à ce que l’affaire soit résolue. Ils parlent de mauvaise
image publique, mais en réalité, ils ont la trouille.
Je soupire. Évidemment.
— Ce n’est pas grave. Je les appellerai.
— Encore une chose… dit-il, faisant la tête de celui qui préfèrerait être
n’importe où ailleurs plutôt que d’annoncer la nouvelle qui va suivre. Le
conseil d’administration demande à se réunir pour discuter de votre
comportement et de la couverture médiatique des événements. Selon la
rumeur, ils craignent que vous ayez enfreint votre propre règlement
d’entreprise.
J’acquiesce, tout à coup exténué.
— Dites-leur… demain.
— Ils risquent de ne pas vouloir attendre aussi longtemps, Thomas, répond-
il. Les dommages subis par notre image de marque…
— Pourront attendre au moins vingt-quatre heures, dis-je. Dites-leur :
demain, midi, en salle de conférence. Merci.
Il sort et je regarde Irene.
— Je vous charge de ça. Montez un plan pour devancer les actions de la
presse. J’ai provoqué notre chute libre, mais je vais avoir besoin de vous
pour nous sortir de là.
— Ça dépendra de vous, Thomas, me dit-elle. Je peux monter un plan et je
peux représenter l’entreprise auprès de la presse, mais pour réellement
inverser le cours des choses, le public voudra vous entendre.
Personnellement et probablement publiquement, pour pouvoir se servir sur
la bête.
Je hoche la tête, mais je suis trop fatigué. Je suis ébranlé. Pour la première
fois depuis longtemps, je me sens bel et bien faible.
— Je sais, dis-je à voix basse en me levant péniblement. Mais pas pour
l’instant. Vous êtes en charge de ça. Je sais ce dont vous êtes capable. Si
vous avez besoin de moi, appelez Kerry.
Je quitte mon bureau. Quand je passe devant Kerry, je lui désigne l’étage
supérieur du doigt et elle acquiesce. Elle va s’occuper du dépistage pour
moi ; pour le moment, je ne peux pas m’en occuper. Je monte à mon
appartement, gravissant chaque marche comme si j’avais pris cinquante ans
en un seul jour.
En entrant dans mon salon, quelque chose d’inhabituel attire mon regard.
C’est rose et blanc et ça dépasse du bord de mon canapé. Je tire dessus,
c’est un tee-shirt.
Je m’en souviens… Mia le portait, le dernier week-end qu’elle a passé ici.
Je le lui avais enlevé avant qu’on fasse l’amour sur le canapé ; plus tard, on
avait barboté dans la baignoire avant de faire l’amour dans la chambre.
J’imagine qu’emportés par nos élans passionnels, on a tout simplement
oublié où nos vêtements ont fini.
Mes yeux brûlent. Je porte le tee-shirt à mon nez et respire cette douce
odeur caractéristique de Mia. Elle n’est pas du genre à se parfumer et son
odeur n’est pas agressive, c’est celle d’une femme naturelle, honnête,
pure… que j’ai blessée.
Je sens mes joues se mouiller. Ce n’est pas de la sueur, mais des larmes qui
n’ont rien à voir avec celles qui coulent quand on épluche des oignons, avec
la colère ou la honte. Je ne cesse de revoir dans ma tête l’expression
terrifiée de Mia sur la vidéo.
J’ai blessé la femme que j’aime.
Comment suis-je censé m’en remettre ? Comment suis-je censé continuer à
aller de l’avant ?
De tout ce que j’ai perdu aujourd’hui, elle est ce qui compte le plus à mes
yeux et ce que je chéris le plus.
Pour la première fois depuis des années, je ne sais pas quoi faire ; alors je
m’allonge sur le canapé, le tee-shirt de Mia serré contre ma poitrine, et je
pleure jusqu’à m’endormir.

1 « Alliance des Dames de la Liberté »


CHAPITRE 36
MIA

«L a liberté est une chose pour laquelle tu devras te battre et non pas
quelque chose qui te sera donné. Pour être libre, il faut être prêt à
porter ce fardeau » dit le plutôt bel homme à la poitrine velue sur mon
écran d’ordinateur, levant un pouce à l’attention du jeune garçon qui le
regarde. Je n’avais pas vu Eureka Seven depuis des années, mais après
Sailor Moon, c’est l’un de mes animes préférés.
Affalée, en jogging, les cheveux en bataille et un bol de céréales au
chocolat sur les genoux, je dois mettre la vidéo en pause et repousser mon
ordinateur de côté pour m’essuyer les yeux. Trois jours ont passé et je ne
peux toujours pas m’empêcher de pleurer pour un rien. C’est en partie pour
ça que je ne suis pas encore arrivée au bout des cinquante-deux épisodes…
ils m’émotionnent trop.
Je continue à regarder et j’ai beau savoir ce qui va se passer, je suis
captivée. Quand l’épisode touche à sa fin, je m’aperçois qu’il est déjà
presque onze heures et je me lève du canapé pour aller prendre une douche.
L’appartement de papa est un peu plus grand que le mien, mais dans la
mesure où le sien a été en grande partie converti en succursale de la
boutique, il paraît plus petit.
Revenir ici me fait du bien. J’aime être entourée des mannequins de
couture, des rouleaux de tissu et des trois machines à coudre cassées que
papa avait récupérées dans une vente sur licitation à l’époque où j’étais à la
fac. Il comptait alors les réparer et le fait qu’il n’ait jamais ne serait-ce que
sorti un tournevis pour entreprendre de le faire est devenu une blague
récurrente. Cependant, leur présence inutile a fini par faire partie du décor
autant que le ronronnement des machines de papa.
J’ai tout juste le temps de me laver et de me passer un coup de brosse dans
les cheveux histoire de ne pas avoir une unique et dégoûtante dreadlock
blonde emmêlée qui pendrait dans mon dos, avant d’enfiler un jean et un
tee-shirt, puis de sortir. Je m’arrête à la boutique pour déposer un baiser sur
la joue de mon père.
— Je vais manger un bout avec les filles.
— Tu es sûre que c’est prudent de sortir ? demande-t-il en jetant un coup
d’œil par la fenêtre.
La presse a mis moins de douze heures à remonter ma trace pour trouver
mon appartement, puis celui de mon père. Finalement, une fois ma
messagerie saturée, j’ai coupé mon téléphone. Izzy et Charlotte sont restées
en contact avec moi par l’intermédiaire du téléphone fixe de papa.
Mais par chance, la voie est libre aujourd’hui et je peux sortir un peu. J’en
ai vraiment besoin pour me changer les idées, ne serait-ce qu’un petit
moment.
— Il n’y a personne devant pour l’instant, alors je me dépêche ! Je
t’appellerai avant de rentrer pour m’assurer que personne n’ait dressé un
campement pendant mon absence. À tout à l’heure ! Je pourrai peut-être te
filer un coup de main ? Je tourne comme un lion en cage, là-haut.
— Je serais ravi que tu tiennes compagnie à un vieil homme… et je pense
bien avoir quelques boutons à recoudre, me taquine papa. Tu me connais, je
te ferai bosser pour payer le gîte et le couvert ! Oh, et dis à Isabella que j’ai
quelque chose à lui faire essayer ! Une jupe que j’ai faite !
Je le quitte en souriant. Il se montre toujours généreux envers Izzy. C’est le
premier sourire qui se dessine sur mes lèvres depuis des jours. Je conduis
jusqu’au Gravy Train où Izzy m’attend déjà, remuant nerveusement une
paille dans son Coca.
— Tu es en retard. Je commençais à m’inquiéter.
— Papa… dis-je pour la rassurer.
— Eureka, corrige-t-elle avec un sourire.
Je ris doucement en hochant la tête.
— Oui, tu me connais trop bien.
Elle tend les bras et m’enlace avant que j’aie eu le temps de m’asseoir. Elle
connaît mes routines, à force d’avoir été tenue de rester assise avec moi
pour regarder un épisode qui finissait toujours par se multiplier.
— Ça a été pénible à ce point ?
Je hausse les épaules en regardant par la fenêtre.
— Je ne sais pas. Je ne me sens pas prête à retourner là-bas. Si je me
retrouve face à lui, je devrai prendre une décision, à moins qu’il n’en ait
déjà pris une lui-même, et je ne me sens pas encore capable d’affronter ça.
Alors je me suis contentée d’éviter tout le bordel en me cachant chez papa.
— Tu sais, si tu es fâchée à ce point-là, tu peux toujours demander à ton
père d’en toucher deux mots à la Mafia russe, plaisante Izzy, essayant
d’égayer un peu ma mauvaise humeur croissante. Je parie qu’il y a une
poignée de types capables d’enseigner à Thomas quelques manières.
— Papa ne connaît personne de la Mafia, dis-je en guise de protestation,
mais Izzy pouffe de rire.
— Gitan, tailleur, soldat, espion ! scande Izzy. Quand j’ai vu le bouquin à la
bibliothèque, ça m’a tout de suite fait penser à ce bon vieux papa
Karakov ». Et je ne l’ai même pas lu !
C’est à mon tour de pouffer. Mon père est le dernier homme capable d’être
un espion.
— Izz, il faut que tu sortes plus souvent.
Elle sourit et boit une gorgée de soda.
— Bon, sérieusement, tu pourrais tourner la page. Renoncer à Thomas et à
tes compétences. Tu pourrais trouver un emploi n’importe où, même avec ta
nouvelle célébrité. Peut-être même surtout avec elle. Je parie que tu
pourrais même lui mettre un avocat au cul et le faire cracher un très gros
paquet de fric.
— Non ! dis-je, protestant alors même que je sais qu’elle plaisante.
Mais elle me pousse à réfléchir, à savoir ce que je veux, maintenant que je
suis sortie de ma cachette.
— Non, je ne ferai jamais ça. Je…
Les mots me font défaut. Izzy pousse son Coca de côté, signe qu’elle
s’inquiète vraiment pour moi. Cette fille ne tourne jamais le dos aux
calories, elle en a trop besoin avec le peu qu’elle a.
— Parle-moi, ma belle. Que ressens-tu ?
Je referme le menu et me mords la lèvre en essayant de mettre des mots sur
mes pensées. Elles tournent dans ma tête depuis ces trois derniers jours et
honnêtement, c’était plus facile de ne rien faire en restant plongée dans des
jeux vidéo et des animes. Mais les pensées ne s’arrêtent jamais.
— Je l’aime, dis-je simplement, et les yeux brillants d’Izzy sont le miroir
des miens. Mais je ne sais pas s’il est dans un état d’esprit propice à une
relation amoureuse ni s’il le sera un jour. On s’en sortait si bien et j’ai… j’ai
vraiment déconné, Izzy. Je n’aurais pas dû interférer.
J’évite ses reproches grâce à l’arrivée de la serveuse. Je commande un
cheeseburger et des frites et Izzy un fromage rôti avec du bacon.
Dès que la serveuse repart, je reprends la parole pour empêcher Izzy de me
dire avec condescendance que rien de tout ça n’est de ma faute. Parce que
si, justement, et ce n’est pas comme si Thomas avait intériorisé quelque
chose qu’il ne maîtrisait pas. C’est moi qui ai semé la zizanie. Je ne parle
pas du bazar des médias, mais de ce qui nous concerne, Thomas et moi.
— Izzy, il faut que je te dise, à propos de Thomas… Oui, il a des
problèmes. Oui, il est colérique et il a de sévères casseroles. Mais je ne
pense pas qu’il soit capable de me faire mal. Je sais que personne ne me
croit, mais j’ai vraiment foncé dans cette porte. Et je n’arrête pas de
repenser à toutes les petites choses qu’il a faites. Je crois qu’il ne sait même
pas que je les ai remarquées.
— Comme quoi ? Le gros pourboire qu’il m’a laissé ? Ma belle, je me fous
de ça ! Je veux te voir heureuse, dit Izzy. Je rendrais l’argent tout de suite, si
ça pouvait t’aider à te sentir mieux. Si je ne l’avais pas déjà dépensé.
— Ce n’est pas ça, dis-je, songeuse. C’est autre chose. C’est difficile à
expliquer, mais malgré sa réputation, il a un côté très gentil. La façon dont il
m’a fait l’amour n’en est qu’une preuve et, non, ce n’est pas seulement mes
hormones qui parlent. Mais m’emmener faire un voyage de rêve au Japon,
se souvenir de la marque de jus de fruits que je préfère et en remplir son
frigo, me confier des choses intimes alors même que ça lui était si difficile à
faire et que se montrer faible de cette façon-là devant moi lui coûtait
tellement… Je ne pense pas une seule seconde que ce qu’il a traversé enfant
a fait de lui quelqu’un de faible, mais c’est ce qu’il pense, lui. Il a ce
profond besoin d’être fort, d’être le meilleur et il s’est effondré devant moi,
Izzy. Il s’est effondré pour moi, me faisant confiance pour l’aider à
ramasser les morceaux. Et j’ai essayé. Mais j’ai assemblé le puzzle
complètement de travers.
Izzy couvre sa bouche avec ses mains avant de soupirer profondément.
— Ma chérie, je suis désolée. Dis-moi comment je peux t’aider. Est-ce que
tu veux l’appeler ? On dirait que vous avez tous les deux des excuses à vous
faire.
— Je sais, mais…
Le téléphone d’Izzy sonne, c’est Charlotte. Izzy décroche et actionne le
haut-parleur.
— Salut, Char, quoi de neuf ?
— Regardez la sept ! répond Charlotte. Il faut que vous voyiez ça.
— Hé, Elaine ! hurle Izzy.
La voix qui jaillit de son tout petit corps est celle de quelqu’un qui a
travaillé longtemps dans un café-restaurant. La serveuse relève la tête et
Izzy pointe un doigt vers la télé.
— Mets la sept, fissa ! Et monte le son !
— C’est comme si c’était fait, Izz ! dit Elaine, avant d’enfoncer des touches
sur le côté de la télé jusqu’à trouver la sept, puis de mettre le volume à
fond. Et voilà !
C’est le journal de treize heures. Dans la barre en bas de l’écran, un texte
précise que la caméra est installée devant la tour Goldstone. Il y a toute une
foule mêlant des journalistes et de nombreuses femmes en colère qui
manifestent.
Sur une estrade montée à la hâte, Irene Castellanos, que j’ai rencontrée une
seule fois depuis que je travaille pour Goldstone, prend la parole devant les
micros.
— Merci d’être venus aujourd’hui, dit-elle simplement.
Elle fait tout à fait professionnelle, dans son ensemble jupe et veste de
tailleur bien coupé, sombre, mais pas funèbre. Dans un coin de ma tête qui
n’est pas abasourdie par ce que j’entends, je remarque qu’elle utilise une
intonation parfaitement appropriée à une conférence de presse.
— Monsieur Goldstone voudrait vous dire quelques mots.
Thomas s’avance ; la réaction bruyante de la foule n’est pas belle à voir. Je
suis presque surprise que personne ne lui jette une tomate à la figure, mais
la première chose que je remarque, c’est qu’il a une mine affreuse. Il est
rasé, bien sûr, mais il a des cernes profonds sous les yeux et l’air hagard,
épuisé, quand il déplie la feuille qu’il tient et la lisse sur la surface du
podium.
— Mesdames et messieurs, merci d’être présents aujourd’hui. Je m’appelle
Thomas Goldstone. Je viens vous parler du récent incident et de la vidéo sur
laquelle j’apparais.
— Tortionnaire ! lui crie quelqu’un et Thomas grimace comme si l’on
venait de le gifler.
Je grimace en même temps ; je sais qu’entre tous, ce terme est celui qui peut
l’atteindre le plus profondément.
Thomas attend que la foule se calme, levant une main jusqu’à pouvoir être à
nouveau entendu.
— On me fait de nombreux reproches dans cette affaire, et j’en mérite
beaucoup d’entre eux. Mon comportement sur la vidéo est inexcusable, bien
que ce que vous avez vu ne permette pas d’avoir une vision précise de toute
l’histoire. La vérité, c’est que je me suis laissé emporter ; j’ai agi de façon
inexcusable, haussant le ton et lançant une boîte sur le mur de mon bureau.
Mais permettez-moi d’être clair : je n’ai pas levé la main sur la femme
qu’on voit dans la vidéo et n’ai à aucun moment représenté le moindre
danger pour elle. Je suis au courant du surnom qu’on me donne, et la vidéo
m’a fait voir un homme… dit-il, marquant une pause avant de poursuivre :
m’a fait voir un homme que je ne veux pas être. Donc, avant tout, je
voudrais présenter mes excuses aux employés de Goldstone. Je leur ai fait
subir ma pression et mes exigences… Je me suis montré dur et impitoyable.
Ses mots soulignent ceux que tout le monde a à l’esprit… l’Impitoyable
Salaud.
— Pour ça, je n’ai aucune excuse et j’aurais beau avoir tous les regrets du
monde, ça ne compenserait pas les sentiments blessés, les esprits blessés
par ma faute. Cependant, plus que tout, je dois des excuses à la femme
qu’on voit sur la vidéo. Puisque certains d’entre vous ont trouvé son nom,
je me permets de m’exprimer ainsi : Mia, je suis vraiment désolé. Je suis
désolé de t’avoir fait peur. J’ai plus de choses à te dire, mais tu mérites de
les entendre en personne.
Il plonge son regard dans la caméra et dans mes yeux à travers l’écran de
télévision. C’est comme si je pouvais le sentir depuis là où je me trouve et
jusqu’au fond de mon âme.
— Aux actionnaires, aux habitants de Roseboro et aux gens qui, de par le
monde, ont entendu parler de Goldstone, je jure que je travaillerai sans
relâche pour vous redonner confiance en cette entreprise. Elle compte des
milliers de braves gens. Ne laissez pas mon erreur gâcher tous leurs efforts
et leur travail. Par conséquent…
— Le reste concerne principalement des trucs qu’Irene m’a demandé de
dire, dit une voix grave en provenance de l’entrée.
Izzy et moi levons les yeux, surprises. Thomas se tient debout à côté des
banquettes, portant toujours le même costume que sur la vidéo, mais avec
l’air encore plus hagard. Je cligne des yeux, incapable de formuler le
moindre mot, pendant qu’Izzy le regarde, bouche bée.
Enfin, je dis du bout des lèvres :
— Comment…
— C’est un enregistrement diffusé avec une heure de décalage, dit-il d’une
voix basse, presque inaudible avec le son de la télé.
Izzy fait signe à la serveuse qui coupe la conférence de presse et tout à
coup, j’ai l’impression que tout le monde nous regarde dans le café-
restaurant.
Ce qui est probablement le cas.
— Écoute, dit Izzy, mais Thomas l’interrompt avant qu’elle puisse le
congédier.
— Attends, dit-il, les yeux brillants de larmes et d’épuisement. Mia, je sais
que tu es toujours fâchée contre moi ; tu as peut-être même peur de moi.
J’ai prié pendant trois jours que ce ne soit pas le cas, mais je dois bien
admettre que tu pourrais. Je te demande seulement quelques minutes.
Je lève les yeux vers lui. Tout le monde nous regarde en retenant son
souffle, attendant ma réponse. Finalement, Izzy brise l’interminable
silence :
— Mia, tu dois le faire, mais tu n’es pas obligée de le faire maintenant, si tu
ne t’en sens pas prête.
Elle jette un coup d’œil méfiant vers Thomas. Je lui demande :
— Tu peux nous laisser une minute, Izz ?
Elle acquiesce, glisse hors de sa banquette et va s’asseoir sur le tabouret de
bar le plus proche de nous.
— Je vais m’asseoir juste là et si j’entends ne serait-ce qu’un haussement de
ton… mec, je me fiche de tous tes muscles ; je te bousillerai les couilles !
dit-elle en s’adressant à Thomas d’une voix faussement douce. Et dépêche-
toi ! J’ai faim.
Il se glisse sur la banquette, l’air reconnaissant, et la serveuse se présente à
notre table. Thomas lui fait signe qu’il ne veut rien commander et s’éclaircit
la gorge.
— Mia, je suis venu te demander pardon. J’ai eu tort, je t’ai blessée et je t’ai
probablement fait prendre tes jambes à ton cou. Je suis vraiment désolé.
— Tu ne m’as pas blessée, dis-je pour rétablir les faits. Tu m’as un peu
surprise, mais j’ai foncé dans la porte toute seule. On sait tous les deux que
cette vidéo montre des conneries.
— C’est vrai, mais c’est mon emportement qui l’a provoqué, alors je me
sens quand même responsable, répond-il. Putain, me voir sur cette vidéo…
— Je comprends, Thomas. Je t’aime, mais…
— Je sais, dit-il d’une voix éraillée et gorgée d’émotions. Et je sais que
certaines personnes doivent te dire que je n’en vaux pas la peine. Depuis
trois jours, j’ai pris conscience d’être devenu cet homme que j’essayais de
ne pas être.
— Comme ton père ?
Thomas acquiesce encore.
— C’est pour ça que je te pardonne : parce que tu en es conscient et que tu
veux devenir meilleur. Tu ne t’es plus maîtrisé, c’est vrai, mais c’est moi
qui t’ai poussé à bout, sachant que ton équilibre était pour le moins précaire.
Je ne me suis pas rendu compte… je veux dire, tu m’avais dit à quel point la
situation était difficile. Mais Dennis a eu l’air de vouloir se réconcilier avec
toi et j’ai bêtement cru pouvoir t’offrir une fin heureuse de conte de fées.
Je me mords la lèvre, ravalant un sanglot.
— Je suis désolée, Thomas. Je n’aurais pas dû forcer les choses. Ce n’était
pas mon rôle.
Il prend mes mains dans les siennes au-dessus de la table.
— Tu ne le vois pas ? Tu m’as offert un conte de fées, mais pas avec mon
père, avec toi. C’est ce qui compte.
Nos excuses réciproques créent une émulsion dans l’air entre nous qui nous
submerge, consume la douleur de ces trois derniers jours et nous réinitialise.
On ne se retrouve pas là où l’on en était, mais à un endroit de notre chemin
différent qui se rapproche plus d’une zone saine parce qu’ayant tous les
deux mis la main dans le feu pour voir qu’il brûle, on sait maintenant
jusqu’où on peut s’en approcher sans danger.
Des larmes ruissellent sur mes joues. J’entends renifler pas loin de moi ;
c’est Izzy qui sanglote aussi.
— Le cœur a ses raisons que la raison n’a pas, et je ne suis pas prête à
renoncer à nous si facilement. Je t’aime, Thomas Goldstone.
Thomas me regarde attentivement et l’espoir dans ses yeux me bouleverse.
C’est le Thomas qui m’a manqué, celui qu’il a caché à tout le monde, sauf à
moi.
— Je t’aime aussi, mais Mia… tu en es sûre ?
— Tu m’as dit ce qu’il t’a fait subir, et depuis très longtemps… ce n’est pas
quelque chose que tu peux effacer d’un revers de manche, mais je sais que
tu n’es pas comme ça et ne veux pas l’être. On s’en sortira. Et je suis peut-
être stupide, mais j’espère malgré tout qu’un jour, vous deux pourrez… je
ne sais pas, réparer quelque chose ? Selon vos conditions et non pas celles
de quelqu’un d’autre. La mort de ta mère n’a pas seulement mis un terme à
sa vie ; elle a mis un terme à ton enfance et à quelque chose chez ton père
aussi.
Je ravale la tristesse de mesurer combien la perte d’une femme a eu de
répercussions sur des décennies, changeant toute la donne pour Dennis et
Thomas, et je me demande si Grace avait la moindre idée de la chute des
dominos que son geste a entraînée.
— Mais je voudrais que tu saches que je ne suis pas allée le trouver dans
cette intention. J’y suis allée pour lui poser quelques questions concernant
cette histoire de sabotage.
— Je m’en souviens, dit Thomas. Je me souviens de ce que tu m’as dit.
— D’accord. Ça n’était pas dans le but d’organiser tout ça. Mais malgré
toute la maltraitance dont Dennis a fait preuve à ton égard, je ne crois pas
qu’il soit à l’origine du sabordage. Il est en colère contre toi, mais ça
s’arrête là. Il est trop dispersé, trop dans l’émotion, trop occupé à t’atteindre
directement pour faire quelque chose d’aussi calculé. Il n’en est pas
capable, tout simplement. Donc, je ne sais pas qui fait ça et j’y ai pensé
pendant trois jours pour essayer de me distraire de notre problématique
personnelle…
— Tu as sûrement raison, répond Thomas ; mais l’entreprise est secondaire.
Le plus important, c’est toi.
Je prends une profonde inspiration.
— Alors, tentons notre chance encore une fois… mais il y a une chose.
Le sourire de soulagement de Thomas s’évanouit.
— Quoi ?
— Eh bien, tu as tes problèmes familiaux. Et j’ai, heu, les miens.
On entend Izzy pouffer derrière nous.
— Oh, bonne chance avec ça, mec ! Tu as un tailleur russe très énervé prêt à
te découper en petits morceaux et à te faire disparaître pour qu’on n’entende
plus jamais parler de toi.
Le regard de Thomas va et vient entre Izzy et moi.
— Ton père ?
— Si j’étais toi, je me trouverais plutôt une autre petite-amie, répond Izzy,
haussant un sourcil quand elle croise mon regard.
Elle se tourne tout à fait vers nous et nous regarde, amusée.
— Quoi ? Je ne fais que dire la vérité. Ton papa est encore plus coriace que
moi.
— Est-ce que je devrais lui rapporter ce que tu viens de dire ? Avec le
nouveau projet qu’il a et qui porte presque ton nom ?
Izzy écarquille les yeux et elle secoue la tête.
— Bon sang, non ! Papa est le nounours le plus doux et le plus gentil du
monde entier !
— Ça ne peut pas être aussi dur que ça, si ? demande Thomas.
Je hoche la tête en pressant ses mains dans les miennes.
— Un petit conseil qu’on m’a récemment rappelé et qui pourrait s’avérer
utile, lui dis-je : « ne mendie pas ce que tu veux… va le chercher. Fais ça et
tu seras récompensé ».
CHAPITRE 37
THOMAS

J e me rappelle la fois où je me tenais devant le bureau du doyen à


Standford. J’avais tout juste dix-sept ans. J’étais là, un gosse dont le
permis de conduire sentait encore le papier fraîchement plastifié dans la
mesure où mon père refusait de signer le formulaire d’autorisation
parentale, jusqu’à ce qu’il réalise que si je pouvais aller à la fac, il serait
débarrassé de moi.
J’avais mis ma plus belle chemise et une cravate. Je me sentais idiot et je
me demandais comment j’allais expliquer à un homme ayant trois fois mon
âge que je méritais d’obtenir une bourse d’étude complète alors même que
mon père n’avait pas de problème d’argent. J’étais tellement stressé que j’ai
dû aller aux toilettes pour me mettre de l’eau froide sur le visage avant
d’entrer dans le bureau. Mais ensuite, je l’ai fait, et j’ai obtenu la bourse.
Plus tard, il y a la fois où j’ai dû présenter mon argumentaire de vente à ma
première réunion capitale avec des investisseurs. C’était après avoir
dépensé jusqu’au dernier centime de ce que j’avais gagné en quatre ans
d’investissements en ligne pour monter la société Goldstone - j’avais même
taxé dix mille dollars à Dennis en échange de ses actions - j’étais prêt à
affronter les investisseurs. C’était ma première « grosse » réunion et encore
une fois, j’avais les nerfs en pelote. Mais j’avais surmonté ça aussi et avais
obtenu l’argent.
Pourtant, debout sur le trottoir devant la boutique et l’appartement de
Vladimir Karakov (en russe, il s’appelle Karakov et elle : Karakova), je suis
plus nerveux que je ne l’ai jamais été de toute ma vie d’adulte. Mes paumes
sont moites, j’ai la gorge serrée et, bien que je n’aie rien bu depuis des
heures, j’ai vraiment envie de pisser. Parce que de la même façon que la
bourse et les financements ont changé ma vie, mon futur dépend de cet
entretien et de la bénédiction de Vladimir.
Le soleil se couche. Mia m’a fait promettre de la laisser y aller en premier
pour préparer le terrain et de retourner m’occuper un peu de l’entreprise.
Voilà comment j’en suis arrivé là. Ces trois derniers jours, j’ai pensé
presque exclusivement à Mia. Ce que j’ai dit pendant la conférence de
presse à propos de mes responsabilités professionnelles et de la confiance
du public ? C’était le discours écrit par Irene. Les excuses que j’ai
présentées aux employés travaillant dans la tour Goldstone ? D’accord, je
tenais à le faire, mais le reste de mes pensées étaient tournées vers Mia.
Ceci dit, elle a voulu que j’aille prendre soin de moi-même et de
l’entreprise.
Quand on est sorti du café-restaurant, elle m’a même fait promettre d’aller
travailler dur et d’essayer de remettre un peu d’ordre dans tout ce bazar
avant de revenir la voir.
C’est donc ce que j’ai fait, et maintenant… me voilà.
Je tourne et vire, l’estomac noué (c’est peut-être aussi parce que je n’ai rien
avalé depuis le « smoothie vitalité » que Kerry m’a apporté avant la
conférence de presse).
J’entends la porte de la boutique s’ouvrir dans mon dos et je me retourne
pour découvrir un homme au visage austère, vêtu d’un cardigan et d’une
chemise blanche qui semblent être une tenue étrangement démodée pour un
tailleur.
— Monsieur Karakov ?
Il fait un signe de tête vers l’intérieur en grognant et je le suis dans la
boutique. Derrière la porte se trouve Mia ; elle m’adresse un pouce levé en
signe d’encouragement.
— Papa, je m’occupe de la boutique. Tu as dit que monsieur Smith devait
passer récupérer ses chemises ?
L’homme se retourne vers sa fille et son attitude glaciale fond
immédiatement ; il l’embrasse sur la joue.
— Merci, ma chérie.
Il se tourne vers moi et le vent d’hiver sibérien saisit de nouveau son regard.
— En haut.
Je le suis et, tandis que nous commençons à monter l’escalier étroit qui se
trouve au fond de la boutique, je pourrais jurer entendre Mia étouffer un
petit rire. Le passage est encore plus rétréci par la présence de cartons
pleins de ce qui ressemble à des articles de couture, empilés sur la droite
des marches, et mon épaule gauche frotte contre le mur pendant toute
l’ascension.
Il pénètre dans son appartement et je le suis pour m’arrêter dans l’entrée. Il
se tourne et me dévisage, me jaugeant de la tête aux pieds. En soupirant de
contrariété et en marmonnant quelques mots russes, il s’approche de moi et
lève la main vers mon visage.
À ma grande honte, je recule. Avec un regard adouci, il époussette ma
veste. J’ai dû me salir en touchant le mur de la cage d’escalier. Rassuré
qu’il ne soit pas au bord de me tuer sur place, je le laisse faire.
Il touche la couture sur mon épaule.
— Fait sur mesure. Laine peignée, boutonnière faite main.
Il soulève le revers et examine la doublure.
— Hum… fait-il avant de murmurer comme pour lui-même : je peux en
savoir beaucoup sur un homme en observant sa veste ; ce qu’il vaut, ce qu’il
aime, le genre d’économies il fera et le genre de folies.
J’ai l’impression d’être un chien dans un concours canin. Je me tiens droit,
la tête haute. Je me hasarde à demander :
— Et qu’est-ce que mon costume vous révèle sur moi ?
Il grogne et s’éloigne de moi d’un pas lourd. Il va dans la cuisine et je le
suis d’une démarche mal assurée, sans trop savoir si je suis invité à pénétrer
plus avant dans l’appartement. Il sort deux verres d’une armoire vitrée et
verse une bonne dose d’un liquide transparent dans chacun d’entre eux. La
bouteille ne porte pas la moindre étiquette.
Ce pourrait être de l’eau, de la vodka, du poison, je n’en sais rien… me dis-
je, tandis que les paroles d’Izzy résonnent dans ma tête. Il me tend un verre.
— Buvez !
Ce n’est pas une question et quand je porte le verre à mes lèvres, l’odeur me
saute au nez. Quoi que ce soit, je suis certain que ça pourrait servir de
carburant pour envoyer une fusée dans l’espace. Mais il n’est pas question
de le siroter doucement et au contraire, je le vide d’un trait, priant pour
avoir encore assez de « smoothie vitalité » dans l’estomac et dans les veines
pour ne pas me retrouver complètement cuit dans deux minutes. Ça me
brûle la trachée, mais je me force à avaler sans broncher.
Avec un sourire en coin, Karakov descend son verre de vodka facilement,
puis pose la bouteille à côté.
— Vous avez blessé ma Mia.
Je hoche la tête et dois m’éclaircir la gorge avant de pouvoir répondre.
— Oui, monsieur.
— Ma fille unique, qui est plus précieuse à mes yeux que le monde entier,
poursuit Karakov. Une jeune femme pour qui je réduirais le monde en
cendres.
— Oui. Et j’en suis désolé, monsieur, dis-je en toute honnêteté. Mais je
précise n’avoir jamais levé la main sur elle et en être incapable.
— Hum.
Karakov me fixe depuis l’autre côté du comptoir de la cuisine.
— Ma fille… elle dit que la vidéo ne montre pas vraiment la vérité.
— Non, monsieur. Je me suis réellement laissé emporter mais, même face à
ma colère, Mia n’était pas en danger. Cependant, de peur, elle s’est
précipitée vers la porte et s’est cognée. Je me sens terriblement mal que ce
soit arrivé, même si ce n’était pas de mon initiative directe. C’était de ma
faute malgré tout, parce que je lui ai fait peur.
— Je vois. Et elle dit que vous l’aimez… ?
J’acquiesce ; l’alcool commence à me monter à la tête et je cligne des yeux.
Mon Dieu, c’était quoi, un truc à cent cinquante degrés !?
— C’est vrai, monsieur. Je sais que je suis un homme affreux, mais je
travaille à être meilleur pour elle. Je ne mérite pas encore l’amour de Mia.
Elle a un cœur pur et magnifique. Et peut-être que… peut-être que c’est
pour ça que je l’aime tellement.
— Pourquoi ?
— Parce que s’il y a le moindre espoir pour moi, dis-je, les mots
commençant à venir plus facilement, probablement grâce à la vodka ; le
moindre espoir d’être un homme bien au lieu de la bête que je suis devenue,
il repose en elle. Quand je suis avec elle, j’entrevois un terme à la
souffrance. Je vois un avenir. Du bonheur.
— Et si vous vous trompez ? Si vous ne pouvez pas changer ?
— Je sais que je le peux ! Je n’échouerai pas. Parce qu’un seul de ses
sourires est toute la force qu’il me faut pour surmonter quoi que ce soit.
Monsieur Karakov hoche la tête, le regard toujours de glace.
— Quand la mère de Mia nous a quittés, je me suis fait la promesse de
donner à Mia l’amour de deux parents. D’après ce que m’a dit ma fille,
quand votre mère vous a quitté, il semblerait que vous ayez vécu
complètement le contraire. On ne vous a pas montré comment aimer
correctement.
— Vous avez peut-être raison, monsieur, mais avec Mia, ça me vient
naturellement. Je ne pense pas avoir besoin qu’on m’apprenne et, si c’était
le cas, soyez sûr que la femme que vous avez élevée saurait me corriger.
Il sourit et nous sert deux autres doigts de vodka avant de lever son verre
devant moi.
— Ça ne sera pas facile. Vous ferez des erreurs. Tous les hommes en font
parce qu’une femme est un mystère que les hommes, malgré le temps, le
bon sens et les efforts déployés, ont toujours échoué à déchiffrer. Mais je
crois que vous ne cesserez pas d’essayer, parce que c’est propre à l’amour.
Et vous aimerez ma fille de tout votre cœur ou bien vous passerez votre
chemin sur le champ.
C’est une menace déguisée en expectative. J’ai l’habitude de ce genre de
manœuvre, mais quelque chose me dit que la façon dont Vladimir mettrait
ses menaces à exécution serait différente de celle de mon père.
Je suis d’accord et hoche la tête avec gravité.
— Oui, monsieur.
Karakov sourit.
— Alors vous avez ma bénédiction. Vous êtes un homme chanceux,
Thomas Goldstone. Mère Russie est peut-être sévère, mais les papas… nous
le sommes encore plus quand il s’agit de nos filles. Maintenant, buvez !
Je prends mon verre, en respire l’odeur et le repose.
— Pardonnez-moi. Sauf votre respect, je suis à peu près sûr que c’est du
fuel pour fusées et je n’ai pas beaucoup mangé ces trois derniers jours.
Alors ce n’est probablement pas la meilleure idée, et j’essaye de faire de
meilleurs choix.
— Oh, mais c’est là que la vodka est la plus appropriée ! dit Karakov avec
un léger rire. Mais je comprends. Et si vous restiez dîner, alors ?
Je hoche la tête avec reconnaissance. Karakov (je ferais peut-être bien de
commencer à le voir comme étant Vladimir) me guide vers le canapé.
— Je serai content d’avoir un invité à dîner, me dit-il à voix basse, sur le
ton de la confidence.
Je m’assieds. Il arrive avec un paquet de biscuits apéritifs. C’est basique,
mais en cet instant, leur goût ravit ma bouche tout à coup affamée.
Vladimir sourit.
— Depuis trois jours, Mia n’a pas pu parler d’autre chose que de ses
animations et de ses deux copines. Ça et ses données… il s’agit toujours de
données, avec elle. Même si je n’y comprends rien. Mais installez-vous,
mangez des crackers et restez pour le dîner.

L A LUNE a déjà passé le zénith quand je sors de la maison de Vladimir par


la porte de derrière en ajustant ma cravate. Heureusement, il n’a pas insisté
pour me resservir de son carburant pour fusée et je n’ai plus la tête qui
tourne.
Plus important encore, Mia est avec moi, et sentir son odeur quand je
l’enlace à côté de ma voiture me réconforte et me fait espérer que ça puisse
un jour se passer à nouveau bien entre nous.
— Merci, dit Mia en enroulant ses bras autour de ma taille, pour tout ce que
tu fais.
— Et merci pour tout ce que tu fais.
C’est poignant. On a tous les deux commis des erreurs, des grosses, des
affreuses, mais on arrive à se sortir des ténèbres en se donnant la main et en
faisant un pas après l’autre. Ensemble.
— J’aimerais beaucoup te charmer, là, tout de suite, t’emmener chez moi et
te faire l’amour, lui dis-je en la serrant contre moi ; mais j’ai l’impression
qu’on doit prendre à nouveau du temps pour en arriver là. Comme si je
devais mériter que tu reviennes.
Mia sourit et dépose un baiser sur ma joue.
— Tu as déjà mon amour. Pour ce qui est de mon corps… tu as raison. On
doit tous les deux refaire un chemin, se mériter. Et l’on sera tous les deux
récompensés. Je te verrai au travail demain.
— Le rendez-vous est pris ! lui dis-je avec un clin d’œil, me sentant bien
mieux que ces derniers jours.
CHAPITRE 38
MIA

R evenir travailler dans mon bureau après quelques jours d’interruption


me fait du bien, surtout le fait de me replonger dans les chiffres, les
nombres et les données. C’est mon rêve devenu réalité, sauf qu’étant donné
l’avancement des calculs qui se sont faits en mon absence, j’ai maintenant
une montagne de résultats à analyser.
C’est aujourd’hui le premier jour de mon retour et ce matin, en entrant dans
le bureau de Bill, je m’attends à ce qu’il me gronde, m’accusant de me faire
avoir par les charmes de Thomas. Mais il se contente de lever les yeux et de
sourire pour m’accueillir et ne mentionne quasiment pas le bazar ambiant ni
le fait que je l’ai laissé en plan.
— Salut ! La horde t’a laissée passer, dehors ? Moi, je me suis fait crier
dessus ! Je n’avais pas reçu autant d’affreuses insultes depuis la fête des
anciens élèves du lycée.
— La fête des anciens élèves ?
— Tu veux la version courte ? Jeux de rivalité, quart-arrière vedette,
règlement de compte, dit Bill. Mais sérieusement, tu vas bien ?
— Quand ils ont réalisé qui j’étais, ça leur a fait un choc fou. Certaines
personnes m’ont hurlé que j’étais faible et d’autres ont eu l’air de remballer
pour rentrer chez elles, dis-je en haussant les épaules. Peu importe. Je
demande juste qu’on me laisse tranquille, tu vois ?
Bill glousse et se lève pour me tendre la main.
— Bienvenue, alors. Pour être franc, ça a été super ennuyeux ici, sans toi.
Même ta musique à fond m’a manquée… bien que je nierais, si les RH
reçoivent une autre plainte concernant le volume ! Une seule chose, à
propos de toute cette affaire : si jamais quelqu’un te fait la moindre critique,
dis-le-moi. Je m’occuperai personnellement de botter les culs et de relever
les noms.
Il baisse le ton en regardant vers la porte.
— Et ça inclut le patron, Mia. Je ne tolèrerai pas qu’une seule personne de
mon équipe se fasse maltraiter. Il a beaucoup de casseroles et il est plutôt
bousillé de la tête, d’après ce que j’ai vu. Tu mérites mieux.
Je secoue la tête.
— Non, ce n’est pas ce que tu crois.
Il hausse un sourcil, puis les épaules.
— Si tu le dis.
Je vois bien qu’il n’est pas convaincu.
— Bon, revenons à ce qu’on fait le mieux : l’analyse des données. Va faire
tes calculs ! Ta machine n’a pas arrêté de biper comme une folle.
Il a raison et il me faut plusieurs jours pour arriver à rattraper presque tout
mon retard, surtout en ce qui concerne le projet hôtelier, parce que j’ai raté
une réunion d’équipe pendant mon absence. Je commence enfin à pouvoir
disperser mon attention et me repenche sur le puzzle du sabotage, encore et
encore.
Le travail a été un bon moyen de rester focalisée, ces jours-ci, et après
presque deux semaines, j’ai l’impression que tout est revenu à la normale.
Disons que, même si je ne suis pas encore remontée avec Thomas dans son
appartement, je ne vois pas ça comme un pas en arrière. On a tous les deux
reconnu que nos sentiments n’avaient pas changé.
Pour le dire simplement, je l’aime toujours.
Et il m’aime toujours.
On en est arrivés à ce constat le premier week-end où j’ai décidé d’accepter
de sortir avec lui. On est restés assis pendant des heures dans un de ces
restaurants brésiliens où personne ne nous embête quand on ne libère pas la
table (surtout après que Thomas a glissé un billet de cent dollars sous le
badge rouge du type aux brochettes de bœuf quand il a vu en passant près
de nous qu’on parlait plus qu’on ne mangeait).
Mais vu notre conversation, je suis surprise d’avoir pu ne serait-ce
qu’avaler une bouchée.
— Après la mort de ma mère… bon, je t’ai dit comment s’est comporté mon
père, dit Thomas, avec une mine mille fois meilleure que la veille (c’est
incroyable ce qu’une nuit de sommeil convenable peut faire à un homme).
Mais je ne t’ai pas parlé de la voix. J’ai commencé à l’entendre au collège,
mais elle a vraiment augmenté quand j’ai quitté la maison pour la fac, dit
Thomas en grignotant son aloyau. C’est la voix de Dennis… et elle est aussi
vicieuse dans ma tête que dans la réalité. Peut-être même plus. C’est un peu
ironique que ce soit au moment où je partais enfin de mon côté que
l’emprise de Dennis se resserrât le plus, sans même qu’il le sache. Il
m’avait fait un lavage de cerveau pendant des années, au point que je
n’avais même plus besoin de la réalité pour l’entretenir.
— C’est un poids très lourd à porter, dis-je. Je veux dire, on a tous un
dialogue intérieur, d’une façon ou d’une autre, mais… j’imagine que le tien
n’était pas rare, n’est-ce pas ?
Thomas secoue la tête.
— C’est comme une présence constante sur mon épaule ; seulement, au lieu
de me protéger et de m’encourager comme un ange, c’est le Diable qui me
dit que je vais échouer, que je vais tout bousiller. Très souvent, quand les
gens croient que je suis fâché contre eux, il ne s’agit pas tellement d’eux,
mais plutôt de moi qui me mets en colère à force d’entendre la voix de mon
père dans ma tête, et ma cruauté retombe malheureusement sur eux.
Je hoche la tête et bois une gorgée de thé.
— C’est ce qui t’a amené à essayer avec… comment s’appelle-t-elle déjà ?
Docteur Perry, répond Thomas en acquiesçant ; qui, d’ailleurs, a déjà tenté
de me joindre pour essayer de me convaincre de retourner la voir.
— Et tu vas le faire ?
Je ne le pousserai pas. J’ai appris ma leçon douloureusement ; mais je
pense quand même qu’un accompagnement ne lui ferait pas de mal, avec ce
livre des torts qu’il traîne partout avec lui.
— Non, mais je vais consulter un autre thérapeute. Un qui m’inspire
confiance et soit à même de me comprendre. Je trouverai la personne qui
pourra m’aider. En dehors de toi.
— Soit. Je profiterai de ces moments pour sortir avec les filles ou je ne sais
quoi, dis-je pour plaisanter. Je m’inscrirai peut-être à un cours de Zumba
ou de yoga Bikram 1, histoire d’évacuer un peu de stress moi aussi.
— Tu peux toujours utiliser ma salle, propose Thomas. Que quelqu’un se
serve de ces équipements de sports comme quelque chose d’agréable et non
pas comme un fardeau serait sympa.
Il me raconte la fois où il a failli y passer sous la barre de squat et pour
moi, c’en est fini du dîner.
— Tommy… la voix te pousse jusque-là ?
Il hoche la tête en se frottant les joues.
— Il n’y avait qu’une seule chose qui me permettait de me sentir mieux,
avant de te rencontrer. C’était…
Il ne finit pas sa phrase et soupire. Je pose mon verre et tends le bras au-
dessus de la table pour attraper ses doigts légèrement collants, tachés de
sauce barbecue.
— Tu peux me le dire. Je ne jugerai rien de ce que tu me diras. Je suis là
pour toi, et je t’aime.
Thomas acquiesce et déglutit, et je m’attends à ce qu’il lâche une horrible
bombe devant moi : la drogue, les prostituées, les combats illégaux
souterrains. D’accord, ce serait peu probable, mais…
Il remue sur sa chaise, ce qui me rend encore plus nerveuse. On a déjà fait
tellement de chemin… il m’a confié des choses si intimes… Qu’est-ce qui
peut bien le rendre aussi agité ?
— OK. Bon, je suis… lui.
Bien que ces mots semblent être parfaitement clairs pour lui, je suis
totalement confuse. Je répète :
— Lui ?
Que veut-il dire ? L’homme pour moi ? Sans blague ! Je m’en étais un peu
rendu compte. Mais quel mécanisme de défense cache-t-il ?
Il hoche la tête et lève les yeux.
— J’essayais de trouver une façon de faire taire la voix qui continuait de
me dire toutes ces choses horribles. Un soir, alors que j’étais perdu dans
mes pensées, assis dans le noir, elle a recommencé comme d’habitude. Mais
ce soir-là, je me suis rendu à un de ces galas qu’organisent les entreprises
et qui ne sont qu’une occasion pour les gens riches de revêtir leurs beaux
habits et d’avoir l’impression de faire quelque chose de bien tout en se
gavant de petits fours et de champagne. Et j’ai donné un chèque, comme
tous les autres connards dans la salle. Alors, quand la voix a recommencé,
je lui ai répondu – comme si le chèque avait eu autant d’importance. Mais
ça m’a aidé. Même si je me doutais que l’association caritative rémunérait
trop largement ses directeurs et que seulement une partie des fonds
reviendraient à ceux qui en avaient besoin, ça m’a aidé. Alors, j’ai
recommencé.
Je hoche la tête, ne voyant pas vraiment où il veut en venir.
— OK… la charité est une bonne chose. À moins que tu aies donné tout ce
que tu avais ? Est-ce que tu essayes de me dire que tu as donné tellement
que maintenant tu es pauvre ? Parce que je t’aimerais quand même si tu
n’avais pas un sou en poche.
— Non, ce n’est pas ce que je dis. Je dis que je suis lui. Le Chevalier Blanc.
Je le fais peut-être pour des raisons égoïstes, mais je me répète qu’au
moins, ça fait du bien aux autres, pas vrai ?
Tout commence à faire sens. Évidemment que c’est lui… On lui a volé son
enfance, le privant d’amour et d’attention, donc il donne de lui-même à
ceux qui n’ont rien.
Je le prends dans mes bras de toutes mes forces, là, au milieu du restaurant.
— Je savais que tu étais un homme bon. C’est vrai, je le savais déjà, mais
ça le confirme. Mon Impitoyable Salaud. Mon Chevalier Blanc. Mais
pourquoi en faire un si gros secret ? Je veux dire, c’est une bonne chose !
Il sourit timidement.
— Je sais, mais c’est pourquoi personne n’est au courant. Je veux que les
enfants pensent que je le fais parce que je me soucie d’eux, pas pour
obtenir une récompense. Il y a les gens que j’aide, ceux que je soutiens,
mais aucune personne des Relations publiques venue prendre des photos
pour exploiter ceux qui sont dans le besoin. Il s’agit d’une aide discrète,
directe.
Je souris à ce souvenir ; j’ai des papillons dans le ventre et, si j’étais un des
personnages de mes animes, j’aurais sûrement à l’heure qu’il est de gros
cœurs roses dans les yeux. Mon ordinateur émet une sonnerie me tirant de
ma rêverie joyeuse.
Je fais un tour sur ma chaise en remuant les jambes de façon exagérée et me
concentre sur le rapport final. Il m’est apparu hier que je devais utiliser un
filtre spécifique concernant les cartes d’accès pour savoir qui s’était rendu
au vingt-cinquième étage l’après-midi où tout est parti en sucette.
Quelqu’un a récupéré cette vidéo et la liste des suspects ne doit pas être
bien longue. Pour être honnête, j’étais très fâchée contre moi-même de ne
pas y avoir pensé plus tôt, mais je ne me suis pas flagellée, sachant que
j’avais pataugé dans les méandres du désespoir avant d’être noyée dans des
données verrouillées, ce qui n’a nullement permis l’expression de mes
meilleurs talents d’analyste.
J’examine le rapport, une ligne après l’autre ; je déplace quelques personnes
dans ma liste à étudier et en congédie d’autres. Après plus d’une heure, mes
soupçons se resserrent.
Avec une certaine inquiétude. Il s’agit de gens avec qui je travaille, bavarde
en déjeunant et vois tous les jours.
Je me tourne vers mon second écran pour regarder la liste des projets qui
avaient retenu mon attention avant mon congé improvisé, à la recherche de
références se recoupant et de connexions. Ma liste se rétrécit de plus en
plus.
Nathan Billington s’est rendu au vingt-cinquième étage, une bizarrerie de sa
part, vu que son bureau est au sixième. Mais les données issues des projets
ne permettent aucun rapprochement.
Kym Jenkins fait un travail administratif qui l’amène souvent au vingt-
cinquième étage, ce qui justifie sa présence, mais elle a aussi servi
d’assistante sur trois des cinq projets les plus suspects.
Randall Towlee ne s’est pas rendu au vingt-cinquième, mais il a travaillé
sur tous les projets d’équipe concernés, sauf un. Techniquement, je devrais
le retirer de la liste des suspects et le côté rationnel de mon cerveau
m’amène presque à le faire, mais une sensation dans mon ventre m’en
empêche. Son profil ne correspond pas aux paramètres, mais quelque chose
chez lui met mon instinct Scooby en alerte, alors je l’ajoute à la courte liste
avec un astérisque précisant qu’il est un cas particulier et un improbable
suspect.
J’examine plusieurs autres cas et, bien que ma conclusion me déplaise, je
suis presque certaine de savoir qui fait du sabotage. Je vérifie par deux fois,
puis par trois fois, replongeant même dans les dossiers du serveur. Je dois
être sûre de moi parce que je suis au bord d’accuser quelqu’un de fautes
plutôt lourdes. Comme la félonie. Je ne veux pas faire une erreur ; je dois
procéder avec précaution.
Pourtant, tout ce que je trouve pointe dans la même direction. Je sauvegarde
mon travail sur mon disque dur personnel, évitant le réseau général, et fais
une autre copie sur clé USB par sécurité. Je me sens un peu comme
Sherlock, à vrai dire, mais quand lui était ce personnage de fiction super
brillant, je ne suis que moi… et le trajet en ascenseur vers le haut de la tour
me semble plus dangereux que jamais.
Mon cœur bat à toute allure et je bous de l’intérieur en mettant un pied sur
le palier du vingt-cinquième étage. J’observe même le hall de haut en bas
avec l’impression d’être observée. En réalité, je dois l’être, étant donné que
je ne suis pas revenue depuis bien longtemps et que le moulin à ragots
tourne toujours dans les locaux, même si les médias ont trouvé d’autres
chats à fouetter.
Mais le vingt-cinquième étage est désert, comme d’habitude. Je me décide
enfin à rejoindre le bureau de Thomas et Kerry lève les yeux vers moi.
— Mia, est-ce que tu vas bien ? Tu es aussi pâle qu’un fantôme !
Je secoue la tête et réponds à voix basse :
— Non, il faut que je voie Thomas, dis-je en traversant rapidement la pièce
en direction de la porte de son bureau.
Kerry me lance :
— Il est avec quelqu’un en ce moment !
Merde ! Trop tard. J’ai déjà ouvert la porte, interrompant le rendez-vous.
Thomas se lève en me voyant, l’inquiétude masquant instantanément son
visage.
— Mia ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

1 Forme de Yoga basée sur l’effort dans une pièce chauffée entre 30 et 40°C.
CHAPITRE 39
THOMAS

L a porte qui s’ouvre interrompt ma réunion, mais quand je vois le


visage de Mia, je sais que c’est pour une bonne raison. Ou une
mauvaise nouvelle, à en juger par l’absence totale de couleur sur ses joues.
— Mia ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
Je pose la question, mais je ne suis pas sûr de vouloir entendre la réponse,
parce que j’ai déjà eu mon compte aujourd’hui. D’habitude, je me sentirais
terriblement faible de l’admettre, ne serait-ce qu’en mon for intérieur. Bon
sang, surtout en mon for intérieur, face à mes démons ! Mais c’est
remarquablement calme en moi ; il faut dire que je suis un peu épuisé
émotionnellement. Logique, je suppose, après la séance que j’ai faite ce
matin avec mon nouveau psychologue qui m’a fait déballer tellement de
choses.
Docteur Culvington m’a déjà fait faire de grands pas en avant en seulement
quelques rendez-vous. C’est un ancien militaire qui souffre de syndrome de
stress post-traumatique ; l’aide qu’il a reçue l’a poussé à devenir lui-même
thérapeute. Son entrée en matière aujourd’hui a été assez percutante, ce qui
m’a convenu.
— OK, Thomas. Expliquez-moi ce qui est détraqué, essentiellement, et l’on
partira de là.
— Heu, d’habitude, je ne…
Il m’a fixé de son œil de faucon. J’ai eu l’impression d’être dans un camp
d’entraînement et d’avoir le choix entre vider mon sac ou faire des pompes.
Les pompes paraissaient plus faciles, mais c’était justement là tout le
propos ; alors j’ai pris une grande inspiration avant de choisir la voie la
plus dure.
— Ma mère a trompé mon père et s’est suicidée pendant que je regardais
des dessins animés à l’étage en dessous. Mon père a pété les plombs et m’a
maltraité toute ma vie. Malgré ce qu’il me faisait, j’ai travaillé comme un
acharné pour ne pas le contrarier. J’ai obtenu mon diplôme et monté une
entreprise qui a du succès, mais sa voix est dans ma tête et me rabaisse à
chaque opportunité. J’ai besoin de la faire taire. Je veux devenir meilleur. Il
y a une femme. Je l’aime.
Je n’avais jamais tout résumé de façon aussi concise et quand le docteur
Culvington m’a souri, il m’a semblé avoir déjà accompli quelque chose.
Depuis, on a encore avancé. Il s’y connaît en voix intérieures ; il m’a dit en
avoir lui-même entendu certaines après une mission difficile, alors il m’a
enseigné quelques tours utiles pour les faire taire. Principalement, il s’agit
de les ignorer autant que possible pour réduire leur influence, les contester
à coup de messages positifs et, bien que ça me donne l’impression d’être
débile, en me couvrant d’éloges dans ma tête. Les louanges sont
terriblement bizarres qu’elles m’embarrassent, mais Culvington dit que je
dois créer une nouvelle méthodologie pour mon monologue intérieur en lui
donnant de nouveaux messages à répéter.
Ce souvenir m’aide à me préparer à l’action, pour le dire comme ça, et
quand ma voix intérieure surgit, réveillée par ce que m’inspire l’expression
de Mia, je suis prêt à l’affronter.
Lui, je ne l’aime pas.
Un instant, je me retrouve presque intimidé à nouveau, mais je peux les
entendre à présent, ces notes d’irascibilité et de peur dans cette voix… cette
voix d’un père qui me tient responsable pour ses échecs.
Je t’emmerde. Moi j’aime bien le docteur Culvington, dis-je à la voix.
Quoi que Mia soit venue dire, ça va te dépasser. Elle va tourner le dos à la
merde que tu es et tu vas encore péter les plombs, encore la blesser.
Je m’applique à remplir mes poumons lentement, minutieusement, tout en
réfutant ces dires et en laissant couler. Mia et moi avons déjà supporté des
épreuves et nous gérerons les nouveaux problèmes, quels qu’ils soient, j’en
suis convaincu.
Elle se précipite vers moi et me surprend en me serrant dans les bras. Je ne
suis pas étonné qu’elle le fasse dans l’absolu, seulement là, devant un
parfait inconnu présent dans mon bureau. On s’était jusqu’ici montrés
résolument prudents avec les marques d’affection dont les gens pouvaient
être témoins. Mais je connais cet homme, alors je la serre dans mes bras à
mon tour et frotte les muscles noués qui longent sa colonne vertébrale. Mon
cœur s’emballe dans ma poitrine quand elle me chuchote à l’oreille :
— Je sais qui fait ça. Fais sortir ce monsieur. Il faut qu’on parle.
Maintenant.
Je baisse vers elle des yeux alarmés, mon cœur cognant pour une toute
nouvelle raison.
— Tu sais ?
Elle acquiesce et je lis dans son regard non seulement de la certitude, mais
aussi de la tristesse.
— Mia Karakova, laisse-moi te présenter John Smithson de Smithson
Security. Il était sur le point de me dire ce qu’il a découvert à propos de la
vidéo, mais peut-être que tu veux nous révéler quelque chose avant ?
Elle serre la main de Smithson, puis me lance un regard aiguisé qui me
demande si je tiens à laver le linge sale de la compagnie en public. Mais j’ai
demandé à John de s’occuper de cette affaire personnellement et il a fait
examiner l’empreinte numérique de la vidéo par son équipe aussi
minutieusement que l’aurait fait le FBI.
Mia lit ma réponse dans mes yeux et se dirige vers mon ordinateur portable.
Elle pianote sur le clavier et je m’assieds en lui laissant de la place pour
travailler.
— Je dois d’abord bloquer tous les accès au serveur.
— Tout est protégé dans le but que personne n’ait accès à mon travail. Ça
devrait suffire, non ?
Elle secoue la tête, concentrée, et répond en parlant à l’écran :
— Mieux vaut prévenir que guérir. C’était plus simple à l’époque où il me
suffisait de débrancher un câble. Donc, voilà ce que j’ai trouvé…
Elle a ouvert deux dossiers qui séparent l’écran en deux colonnes de
données qui n’ont aucun sens à mes yeux, mais John se penche devant et
son regard décrypte tout de droite à gauche et de haut en bas. Il a de
l’expérience en cybersécurité et peut probablement comprendre plus
rapidement que moi ce qu’explique Mia.
Elle fait les cent pas pendant qu’elle parle, comme si le mouvement de son
corps aidait son cerveau à mieux fonctionner.
— Comme tu me l’avais demandé, j’ai épluché les données concernant les
projets dont la faible performance paraissait étrange. J’en ai isolé plusieurs
dignes d’intérêt, dit-elle en montrant du doigt la gauche de l’écran. Il y en a
d’autres, mais ceux-ci présentent les anomalies les plus flagrantes, avec des
marges de profit ou une issue des moins logiques. Comme celui des Chinois
achetant la société de pièces d’aéronautique. Donc, j’avais ces informations,
mais le recoupement entre les différents acteurs, les membres des projets
d’équipe, les départements impliqués, etc. était trop vaste à effectuer…
ensuite, j’ai eu une idée.
— Laquelle ?
Je sens qu’elle arrive au point culminant de sa démonstration, mais je suis
impatient d’entendre sa conclusion.
— Qu’est-ce que tu as dû faire pour réduire le volume à étudier ?
— Hum… ce n’est pas vraiment légal et tu ne m’avais pas demandé d’aller
si loin ni d’être aussi intrusive, mais j’espère que tu trouveras que le résultat
en valait la peine.
Je la regarde en rétrécissant mon regard, mais John a un sourire satisfait,
comme s’il approuvait les méthodes de Mia avant même qu’elle ne les
expose.
— Voilà : j’ai donc pensé, il y a quelques semaines en arrière, qu’il pourrait
être utile de suivre les mouvements des gens au sein de l’entreprise, à la fois
au niveau électronique et physiquement. J’espérais trouver certaines
tendances révélées par la présence d’une personne sur des fichiers du
serveur qu’elle n’aurait pas dû ouvrir ou à un étage où elle n’aurait pas dû
se trouver, ou encore de simples allées et venues bizarres.
Elle me regarde, les joues légèrement rosies.
— Je te jure, Tommy, je ne suis pas une fouineuse tarée ! Je n’essayais pas
seulement de te suivre. Je suivais… tout le monde.
Je feins d’être fâché, puis lui fais un clin d’œil et lui dis :
— Espionne ! En plus, je suis peut-être un de ces types avec un
dédoublement de personnalité !
Le clin d’œil échappe à John et, n’entendant que ma voix sévère, il vient au
secours de Mia en me reprenant :
— Sécurité oblige !
Il lève les yeux et comprend qu’il a raté un passage, une blague privée entre
nous.
— Peut-on revenir là où nous en étions ?
Se rappelant la raison de sa présence ici, Mia recommence à arpenter la
pièce.
— Oui, bien sûr ! Donc, j’ai lancé un algorithme qui a accumulé des
données pendant des semaines… on en est à des téraoctets ! Mais j’ai
ensuite réalisé que je n’avais pas besoin de connaître les accès bizarres à
différents étages de ces six derniers mois. Je devais seulement savoir qui…
John l’interrompt :
— Qui est venu au vingt-cinquième étage ce jour-là pour enregistrer la
vidéo.
Mia acquiesce. Elle semble apprécier que John voie où elle veut en venir.
— Alors, avez-vous trouvé ? demande-t-il. Qui y était ?
Mia déglutit.
— Oui, j’ai trouvé. J’ai la liste de ceux qui sont venus à cet étage ce jour-là,
avec la trace qui montre s’ils sont partis sans revenir, comme Kerry, ce qui a
rétréci la taille de ma liste. Ensuite, j’ai croisé ces données avec celles de la
liste des projets suspects afin de voir si certaines personnes se trouvaient sur
les deux. Il y en avait plusieurs et j’ai affiné la recherche dans le but de
trouver le coupable.
Elle se mord la lèvre et des larmes lui montent aux yeux.
— C’est Bill Radcliffe, mon responsable.
Je passe en revue mentalement tout ce que je sais de cet homme. C’est un
ancien militaire ; il travaille pour moi depuis des années, il a changé de
secteur dans l’entreprise il y a quelques années, disant qu’il avait besoin de
subir moins de stress et de passer plus de soirées en famille, mais je n’en
sais pas plus. Pas de quoi mettre mon radar en alerte.
Pour être franc, le déménagement dans les étages inférieurs est la seule
chose dont je me souvienne, parce que c’était inhabituel. La plupart des
gens à qui le travail ne convient pas changent d’entreprise, tout simplement,
et partent ailleurs souvent avec une lettre de recommandation de ma part.
— Quoi ? Pourquoi ? Tu en es sûre ?
Je divague, en fait je ne remets pas réellement le travail de Mia en cause, je
sais bien qu’il est au-dessus de tout soupçon, mais je n’arrive pas à
comprendre les faits.
Elle acquiesce en soupirant.
— J’en suis sûre. J’ai compris que je m’y prenais mal dans mes recherches
concernant les projets. Les membres des équipes n’étaient pas les
principaux suspects, il fallait examiner qui avait accès aux données. Bill
filtre absolument toutes les données lui-même, par mesure de contrôle
envers ceux qu’il dirige. Il n’avait pas besoin de faire partie des équipes de
projets. Il pouvait modifier les données à son gré. J’ai trouvé des accès au
serveur qui ne sont pas logiques, mais je le soupçonne d’utiliser un procédé
plus sournois pour changer les informations. Par contre, ça dépasse mes
compétences. Je suis analyste, pas spécialiste de la sécurité.
Je me laisse tomber sur ma chaise et Mia se précipite vers moi pour
s’asseoir sur mes genoux. On se serre l’un contre l’autre un moment.
— Je pensais que je me sentirais mieux après avoir reconstitué le puzzle,
mais c’est vraiment la merde, dit-elle doucement et je réalise combien les
actes de Bill l’ont blessée.
J’admets :
— Je pensais que j’allais être fou de rage, sortir comme une furie pour
assassiner quelqu’un ou au moins lui passer un savon, et j’ai effectivement
envie de le faire, mais je me sens surtout confus.
John s’éclaircit la gorge pour attirer notre attention.
— Sans vouloir interrompre votre petite scène d’apitoiement ou autre, j’ai
aussi quelques informations.
Il regarde Mia avec admiration.
— D’abord, tiens à vous dire : beau travail ! Les algorithmes que vous avez
songé à mettre en route, les données sur lesquelles vous avez bûché… c’est
vraiment remarquable. Et, si jamais vous aviez un jour envie de quitter
Goldstone, de tourner le dos au train-train de l’entreprise pour changer de
moulin, j’aurai une place pour vous chez Smithson.
Je lui adresse un grondement menaçant en resserrant mes bras autour de
Mia.
— Il faudra me passer sur le corps.
Mia tapote mon torse en pouffant de rire.
— On se calme. Merci, monsieur Smithson, mais je suis bien là où je me
trouve.
Il acquiesce, comme si je n’étais pas au bord de lui dévisser la tête.
D’accord, je ne le suis sûrement pas, parce que pour le faire il faudrait que
je repousse Mia et je préfère la garder sur mes genoux pendant qu’elle me
tapote la poitrine. J’adresse quand même à John un regard noir. On a de
bonnes relations professionnelles depuis des années, mais je peux toujours
trouver une autre entreprise de sécurité, au besoin.
— Je m’en doutais, répond-il, mais je me devais de vous faire cette offre.
Les affaires sont les affaires, n’est-ce pas ?
Il me lance un regard qui, loin de s’excuser, dit plutôt vous en auriez fait
autant.
— Bref, en ce qui concerne votre problème, j’ai eu une approche différente.
Je me suis concentré sur la vidéo en elle-même, parce que la plupart des
gens ne sont pas assez calés en technologie pour effacer tous les marqueurs.
En fait, souvent, ils ne savent même pas qu’il y a des marqueurs de données
sur chaque photo et vidéo prise avec un téléphone. Il a fallu d’abord que je
trouve la vidéo, ce qui n’était pas une mince affaire, parce que les médias ne
voulaient pas partager leur source, ce qui n’est pas surprenant, et que les
versions copiées trouvées sur Internet ne m’ont servi à rien. Disons
seulement que ça m’a demandé du travail, mais j’ai trouvé l’originale et l’e-
mail qui l’a initialement envoyée.
J’ignore ce qu’a dû faire John pour accéder à ces données et je doute qu’il
me le dise, même si je le lui demandais, mais je suis sûr qu’il l’a fait sans
hésiter et en toute intelligence… ce qui justifie les honoraires exorbitants
qu’il facture, parce qu’il est bon dans son métier et remue ciel et terre pour
ses clients.
— Une fois que j’ai eu l’info, j’ai mis mes gars sur le coup pour qu’ils se
renseignent. Dans l’intérêt de votre sécurité et de la mienne, je ne
divulguerai pas comment on s’y prend, mais j’ai remonté la trace jusqu’à un
téléphone qui appartient à la société Goldstone elle-même. C’est dans mon
rapport. Je présume que vous pourrez faire correspondre le résultat avec les
éléments de votre dossier. L’e-mail venait d’un compte vierge, ce qui est à
peu près l’équivalent en ligne d’un téléphone prépayé, mais grâce aux
métadonnées, j’ai aussi obtenu l’adresse IP. Je pense qu’entre ce que j’ai
trouvé et ce qu’a découvert mademoiselle Karakova, l’évidence saute aux
yeux. De là à engager des poursuites judiciaires… disons qu’expliquer ça à
la plupart des jurés serait un coup de poker, mais vous avez largement de
quoi rompre un contrat et probablement intenter une poursuite civile.
John dépose un dossier plastifié sur mon bureau et le fait glisser vers moi.
— Tout ce que j’ai trouvé est là-dedans. Je reste à votre disposition, si vous
souhaitez aller plus loin ou pour toute autre affaire.
Après une poignée de main, il s’en va, et nous restons seuls, Mia et moi.
— Que va-t-on faire ? demande Mia. Ça me dépasse, là. J’ai fait le travail
qui concernait les données et d’habitude, je ne m’intéresse pas autant aux
résultats et à ce que tu en fais ; mais cette fois, si. Je n’arrive tout
simplement pas à comprendre ce qui aurait pu le motiver à faire ça…
Je la serre contre moi, me servant de son corps pour m’ancrer au sol et
m’empêcher de foncer vers les étages inférieurs comme un taureau
déchaîné.
— Tu sais, une partie de moi voulait que ce soit Randall Towlee, dis-je en
grondant légèrement. Depuis ce qui s’est passé à Portland…
— Je sais, murmure Mia. C’est un con… mais il y a une différence entre
être un con et être un traître.
Étonnamment, le besoin de descendre à toute vitesse trouver Bill, bien
qu’indéniablement présent, est maîtrisable. Tant que Mia est avec moi, j’ai
ce léger contrôle dont j’ai besoin. Il est sûrement préférable de garder un
peu de recul tant que je n’aurai pas décidé quoi faire de toutes ces
informations.
— Sortons un peu. Allons déjeuner, par exemple.
— Là-haut ? demande Mia d’une voix douce et sensuelle.
Je l’embrasse sagement sur le front tout en frottant vulgairement mon sexe
contre ses fesses en grognant.
— Putain, Mia… J’ai envie plus que tout de t’emmener là-haut et de me
servir de toi pour échapper à tout ça, pour m’oublier dans ton sexe et faire
comme si tout ça n’existait pas ; mais je ne peux pas. Je ne t’utiliserai pas
de cette façon. Pas pour la première fois où l’on va se retrouver dans cette
intimité-là. Quand ça arrivera, je voudrais qu’il ne soit question que de nous
deux ; sans drame, sans voix, juste toi et moi.
Elle prend mon visage au creux de ses mains et plonge ses yeux dans les
miens.
— Tu es un quelqu’un de bien, Thomas Goldstone.
Un autre morceau déchiré de mon âme prend feu et fait ensuite comme le
verre chauffé qui se reforme pour être à nouveau solide et entier. Elle va me
réduire en cendres, mais c’est ce que je veux, car après elle me reconstituera
morceau par morceau avec son amour.
Elle saute de mes genoux et m’attire à sa suite.
— Viens ! Je sais exactement ce qu’il te faut. On va aller au Gravy Train et
tu vas commander le plus gros et le plus gras de leurs burgers, un plat entier
de frites et un milkshake. Ça s’appelle « nourrir les méninges » et l’on va
réfléchir à toute cette merde, la décortiquer pour tout comprendre et tout
analyser. Parce que Bill pensait peut-être s’en prendre à Goldstone, mais il
s’en est pris à mon homme… et nous, les femmes russes, on ne tolère pas
ça !
Elle fait mine de cracher par terre et marmonne quelque chose. En cet
instant, elle est plus belle que jamais, à sa façon bien à elle, avec ses
mèches de cheveux bizarres, ses crachats à la Russe, sa passion pour les
animes et les jeux vidéo, sa musique métal qui braille, ses côtés ange
guérisseur et démon vengeur. J’aime cette femme et je suis prêt à tout pour
être à la hauteur de l’amour qu’elle me renvoie si ouvertement.
CHAPITRE 40
IZZY

J e redresse la table six, inspire profondément et m’applique à détendre


les muscles de mon visage. Comment me suis-je laissée embarquer
dans cette histoire, bon sang !? Ah oui, Mia… Bien sûr. Cette fille pourrait
me faire faire à peu près n’importe quoi et elle ne s’en est pas privée, au fil
des ans.
On plaisantait en se définissant comme des amies « à cacher des cadavres ».
Vous savez, ce genre d’ami que vous appelez quand vous avez
accidentellement fait exprès de tuer votre fils de pute de petit ami infidèle et
qui rapplique avec une pelle et de l’essence… Oui, ce genre d’ami ; alors ça
devrait bien se passer.
En théorie. D’après Mia et Thomas.
— Ça va, vous deux ? On dirait que quelqu’un a pissé sur vos Corn Flakes !
Que les choses soient claires, je ne ferais jamais une chose pareille dans la
nourriture d’un client ! dis-je en souriant.
J’espère ainsi obtenir un sourire au moins de la part de Mia. Je ne sais pas
ce qu’il faudrait pour en amorcer un sur le visage de marbre de Thomas,
mais Mia est bon public.
— Ça ne va pas trop, Izz. Quelques problèmes au boulot qui sont pénibles,
tristes et rageants, et qui rassemblent toutes les émotions en une grosse
boule, en gros.
Elle soupire et quand Thomas en fait autant, elle lui prend la main pour le
réconforter.
Ok, mon humour tombe à l’eau.
Je leur sers du café.
— Je peux faire quelque chose pour vous aider ? Je veux dire… je ne suis
pas un génie d’entreprise, mais le gâteau au chocolat a déjà résolu de très
graves problèmes par le passé, surtout avec une boule de glace vanille à
côté. Sans supplément, bien entendu ; un avantage de l’amitié, dis-je en
encadrant mon visage de ma main libre pour souligner les merveilleux
avantages dont profite Mia en étant mon amie.
— En fait, oui… répond Mia. Du gâteau au déjeuner est exactement ce qu’il
nous faut ! Ça ne résoudra rien, mais je me laisserais bien tenter par un
bourrage d’estomac, au point où j’en suis.
Je dépose une grosse tranche à partager sur une grande assiette (pas de
petite soucoupe pour ma copine) et ajoute deux boules de glace avec un
filet de chocolat liquide. Bourrage d’estomac, c’est parti ! Et voilà !
Je viens poser l’assiette entre eux, les interrompant au moment où Mia
disait : « … comprendre pourquoi Bill ferait une chose pareille ? »
Je n’y peux rien, j’entends tout ce qui se passe dans ce restau. C’est comme
si, dès que vous portez un tablier, les gens oubliaient que vous êtes un être
humain. Tant qu’ils n’ont besoin de rien, ils vous ignorent totalement. Mia
n’est pas comme ça, mais je ne peux pas m’empêcher de rebondir sur ce
que je viens d’entendre par hasard.
— Bill ? Comme Bill, ton patron ? Il vient souvent ici. Mange vite fait et
s’en va, ne parle pas des masses. Sandwich BLT double bacon, rondelles
d’oignons frits et Coca zéro – comme si ça pouvait faire la moindre
différence, avec un menu pareil ! Sympa, quand même ; il me laisse toujours
un billet de cinq en pourboire. Pourquoi est-ce qu’il ferait quoi… ?
Deux paires d’yeux se tournent vers moi et Thomas demande :
— Tu connais Bill Radcliffe de Goldstone ?
— Connaître, c’est un grand mot, mais je vois beaucoup de gens de
Goldstone. On est le meilleur café-restaurant du coin, c’est connu… dis-je
avec fierté, sans la moindre pointe d’ironie parce que c’est la pure vérité.
Thomas regarde Mia avec une expression que je n’arrive pas à déchiffrer
(déjà que je ne peux rien lire sur son visage depuis le début… !), mais
apparemment, Mia y parvient, parce qu’ils commencent à échanger toute
une conversation silencieuse, seulement en se regardant. Je m’excuse
auprès d’eux, les laissant à leurs bizarreries pour aller m’occuper de mes
autres tables.
Quand je reviens quelques minutes plus tard, Mia me demande si je peux lui
rendre un « petit service ».
Ce n’est pas juste un petit service, c’est un truc de fou ! Je me répète à moi-
même : mais je ferais n’importe quoi pour Mia. Je fais un clin d’œil à
Elaine pour lui faire comprendre que je m’apprête à faire mes clowneries.
Afin qu’elle n’aille pas croire que je perds la boule quand toute cette farce
commencera, j’ai dû lui confier rendre un service à Mia. La porte s’ouvre et
Bill entre ; il se dirige tout droit vers sa table habituelle, la dix, à côté de la
fenêtre.
Je me pince la cuisse jusqu’à me faire monter les larmes aux yeux et je
pense à ces publicités montrant des chiots aux tristes regards qui, sous la
pluie, vous supplient de donner cinquante centimes par jour. Ça fonctionne
et je pleure un bon coup avant de me rendre à la table de Bill.
— Salut, Bill. Comment ça va aujourd’hui ? Ce sera la même chose que
d’habitude ?
Je le demande d’une voix plus plate que les pancakes d’Henry. En fait,
Henry, le cuisinier et copropriétaire des lieux, fait de très bons pancakes,
alors ce n’est peut-être pas la meilleure analogie. Disons plus plate que ceux
de ma mamie Sue. On pourrait faire des frisbees avec ceux que cuisine cette
femme !
— Oui, ce serait parfait, répond-il avant de lever les yeux vers moi. Merde !
Tu vas bien, Izzy ?
J’essuie une larme sur ma joue et lance un regard noir vers la fenêtre qui
donne sur la cuisine.
— Oui, ça va. C’est juste Henry qui se conduit comme un con… ça
commence à être difficile à supporter. Je vais lui passer ta commande ; peut-
être que monseigneur daignera la préparer sans s’en prendre à moi, pour
une fois !
Le mensonge qui coule de ma bouche est aussi fluide que de l’essence de
térébenthine. Henry est un mec super et un patron formidable, mais cette
vérité ne sert pas les intérêts de Mia.
Je fais suivre la commande de Bill et reviens avec son Coca zéro pendant sa
préparation en cuisine. Comme si les astres s’alignaient à la perfection pour
soutenir ce plan ridicule, Henry regarde dans la salle du restau et lance :
— Izzy, les frites ! Bouge-toi les fesses !
Il n’est même pas dans la confidence. Il parle comme ça pour rigoler, ça fait
partie de nos jeux amicaux, mais ça tombe à pic dans le plan machiavélique
de Mia et c’est bien ma veine !
Je viens chercher les frites et les apporte à la table neuf, dont je m’éloigne
en passant près de celle de Bill. Je lui montre un peu plus d’attention ce
soir, mais rien de trop flagrant pour ne pas éveiller ses soupçons.
Il me dit :
— La tête haute, Izzy ! Tu t’en sors bien !
Je renifle en lui adressant un sourire pleurnichard.
Je vais récupérer le menu de Bill et viens le déposer sur sa table en faisant
rouler mes yeux sous mes paupières, une mimique dont une adolescente
serait fière.
— Oh, purée ! Il est tellement chiant, ce soir ! Évidemment, j’y suis peut-
être un peu pour quelque chose, dis-je en lui montrant un écart d’un
centimètre entre mon pouce et mon index.
Comme je l’espérais, Bill hausse les sourcils.
— Comment ça ?
Je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule en direction d’Henry et me
tasse un peu pour répondre à voix basse :
— Juste entre nous : Henry est genre le plus grand et le pire des accros à la
caféine du monde entier. Il achète ce café moulu haut de gamme,
torréfaction spéciale bla-bla-bla. Donc, quand il s’est montré
particulièrement dur avec moi, je lui ai proposé de lui préparer un
thermos… de bonté de cœur, tu vois ?
J’ajoute un peu d’espièglerie dans ma voix et poursuis avec un sourire en
coin :
— Et donc il en boit toute la soirée. Ce qu’il ignore, c’est que je n’ai pas
préparé son extraordinaire café de luxe. Eh non, j’ai utilisé un truc de
supermarché, le moins cher possible. Et c’est du déca ! dis-je, comme s’il
s’agissait d’un poison.
Puis je plaque ma main sur ma bouche, l’air horrifié, comme si je venais de
dévoiler un secret d’État à la mafia.
— Oh, mon Dieu, ne lui en parle pas ! S’il te plait, Bill… Il me virerait en
un claquement de doigts ! Je ne sais pas pourquoi je t’ai raconté ça.
Je regarde par-dessus mon épaule vers Henri qui ne se doute pas de son
implication dans cette histoire.
Bill pouffe de rire.
— T’inquiète, Izzy. Je ne dirai rien. Mais fais quand même attention à ce
que mon café soit le bon !
J’écarquille les yeux.
— Vraiment ? Tu ne diras rien ? Tu me sauves la vie. Merci. Il me
flanquerait à la porte en plein milieu du service, s’il le découvrait.
Je ne veux pas trop en rajouter, mais c’est ma grande scène dans toute cette
comédie, avec ce moment où je retiens mon souffle.
Bill rit encore.
— Vraiment. On fait tous la même chose envers des connards de patrons
qui le méritent. Un petit déca par-ci, un petit nombre trafiqué par-là… pas
de problème.
Je soupire de soulagement en entendant cette légère confession, mais je
tiens à enfoncer le clou.
— C’est vrai, tu es un mec de chiffres… Tu serais capable de faire ça,
vraiment ? Me venger un peu ne fait pas de moi un monstre ?
Je baisse la tête honteusement. Il secoue la sienne.
— On le fait tous, d’une façon ou d’une autre. Un doigt qui glisse un peu
sur mon clavier et oups ! ce quatre devient un cinq.
Je lève vers lui des yeux pleins d’espoir comme si sa confession me faisait
l’effet d’un baume au cœur. Je m’ébroue ensuite pour chasser toute
inquiétude et souris avec gentillesse.
— Merci, Bill. Ça m’aide. Tu sais à quoi tu vas avoir droit aujourd’hui ?
Je désigne le comptoir du pouce.
— À une part de notre gâteau au chocolat, offerte par la maison ! Disons
que j’achète ton silence. Bon sang, je ferais mieux d’aller faire couler le
café ! Tu en veux ? Du caféiné, promis. Et du bon !
— Avec plaisir, ce sera donc un café et du gâteau, s’il te plait !
Quelques minutes après le départ de Bill, un type prénommé John se pointe
et décroche avec nonchalance le micro fixé sous la table de Bill. Si je ne
l’avais pas vu l’y placer plus tôt, je n’aurais rien remarqué. Il m’adresse un
hochement de tête discret et disparaît.
Opération Izzy l’espionne : réussie.
Je pense que j’ai mérité une part de gâteau moi aussi.
CHAPITRE 41
THOMAS

T ous les étages de la tour Goldstone ne sont pas dédiés aux affaires.
En fait, la plus grande partie du rez-de-chaussée est ouverte au
public, y compris l’espace où l’on reçoit ce soir, le grand « atrium » qui peut
être loué (et l’a été) pour d’importants rassemblements.
Mais aujourd’hui, il est réservé à des fins strictement personnelles à
Goldstone, à l’occasion d’un parfait coup monté qui aura de quoi divertir
presque tout le monde.
Excepté Bill Radcliffe.
— Thomas ?
Je me retourne pour être une fois de plus ébloui à la vue de Mia. Depuis
qu’on s’est dit à nouveau qu’on s’aimait, nous n’avons paradoxalement pas
passé une seule nuit tous les deux. On a passé du temps ensemble dans la
journée et discuté pendant des heures, mais c’est tout. Un pas après l’autre,
doucement, c’est mieux pour elle et c’est mieux avec elle.
La partie physique de notre relation reviendra bientôt en jeu et l’on pourra
avec un peu de chance mettre un terme à nos soirées de torture au téléphone
qui nous laissent invariablement, après avoir raccroché, avec des fantasmes
plein la tête et personnellement, avec le sexe dur pendant les deux heures
qui suivent.
Patienter n’est pas facile, mais ça nous donne du temps et j’ai une longue
liste d’idées plutôt créatives à mettre en œuvre quand Mia me donnera le
feu vert. J’espère que ce sera pour ce soir mais, si ce n’est pas le cas,
j’attendrai aussi longtemps qu’elle le voudra. Parce qu’elle a déjà trouvé le
moyen de regagner mes faveurs, mon cœur en pleine guérison et mon âme
apaisée.
Je doute qu’elle ne les ait jamais perdus, même quand j’étais si furieux et
blessé, mais quoi qu’il en soit, je lui appartiens à présent totalement. Je
souhaite seulement reconquérir son cœur à mon tour.
Je marche vers elle et la fais tourner sur elle-même en la tenant par la main
pour mieux l’admirer. Sa robe noire est en satin et souligne délicieusement
ses courbes. C’est apparemment une pièce originale de Vladimir Karakov.
Pas mal, pour un homme qui se dit n’être qu’un tailleur spécialisé dans les
vêtements pour hommes !
Mais la pièce maîtresse est le jupon qui découvre subrepticement à chaque
pas son éclat rose Barbie assorti aux cinq centimètres de teinture dont Mia a
paré le bas de sa chevelure.
— Tu es magnifique ! Je vais être le plus chanceux des hommes réunis dans
cette salle ici ce soir.
Elle passe sa main libre sur sa robe, lissant quelques plis invisibles, le
sourire aux lèvres.
— Pfff, tu vas être le plus chanceux des hommes de tout Roseboro, ce soir !
Non pas parce que ma robe me va bien, même si Damien et Papa se sont
vraiment surpassés, mais parce que tout ce bordel sera bientôt terminé.
Je n’ai pas envie d’en parler maintenant. Je suis un peu nerveux à l’idée que
tout ne se déroule pas comme prévu, surtout avec John qui règle encore des
détails de dernière minute. Je voulais rester avec lui jusqu’au bout, mais
Stan a dit qu’il s’en occupait et John a approuvé.
Tu ferais tout foirer. Comme toujours.
— Ça va bien se passer, dis-je autant à moi-même qu’à Mia, mais ne nous
portons pas la poisse, d’accord ?
Je lui offre mon bras et l’on prend l’ascenseur pour descendre.
La fête bat déjà son plein et notre arrivée avec un retard savamment calculé
se fait remarquer à la hauteur de mes prévisions. Les gens applaudissent
doucement ; je fais signe de la main. Quant à Mia, elle a beau être entourée
d’amis et de collègues, elle se cramponne à mon bras de toutes ses forces.
Ou justement à cause de ça. Il est plus facile de jouer la comédie en étant
entouré d’étrangers. Ce n’est pas la même chose que pendant la soirée de
bienfaisance à Portland et en plus, une impression d’importance pèse dans
l’air de la salle ce soir.
On se fraye un chemin dans la foule, déclenchant quelques remarques par-
ci, quelques photos par-là. Il semblerait qu’en fait, certains employés
m’aiment bien… ou c’est plutôt parce qu’ils se rendent compte de la grande
beauté de Mia.
Kerry me fait signe et je me dirige vers la scène pour saisir le micro que me
tend le DJ.
— Excusez-moi, pourrais-je avoir votre attention s’il vous plait ?
Les conversations cessent progressivement et tous les regards se tournent
vers moi. Je croise celui de Mia dans lequel je puise la force dont j’ai
besoin pour dire ce que je m’apprête à dire.
Elle m’envoie un baiser de la main et lève le pouce en m’adressant un grand
sourire.
— Tout d’abord, je voudrais vous remercier d’être venus ce soir. Je sais que
ces dernières semaines ont été éprouvantes, autant pour l’entreprise
Goldstone que pour l’homme qui en porte le nom, dis-je en montrant la
foule du doigt, puis en me désignant moi-même. Mais j’apprécie que vous
ayez pris le temps de venir ce soir.
Il y a des applaudissements polis, engendrés par certaines attentes plus que
par un réel enthousiasme, ce qui se comprend. Personne n’aime ça, quand
un directeur prend le micro pour tout ramener à lui. Surtout si c’est pour
s’apitoyer sur son sort.
— Je suis à l’origine de beaucoup de soucis et d’une certaine couverture
médiatique, et vous en avez payé le prix avec moi. J’en suis désolé. Je l’ai
dit à la conférence de presse, mais je le répète. Les bénéfices ne valent pas
grand-chose quand ils ne prennent pas en considération les personnes qui
les produisent. Le fait est que j’ai passé bien trop de temps ces six dernières
années à croire que je devais tous vous porter sur mon dos pour hisser cette
compagnie en haut de la montagne. Mais la vérité, c’est que vous êtes la
montagne et que je me tiens sur les épaules de géants. Les géants qui
travaillent à chaque étage, tous les jours, sans récolter d’autres
reconnaissances qu’un bonus trimestriel de temps en temps.
Je vois des hochements de têtes et la surprise de me voir juger si
sévèrement ma façon de diriger cette entreprise ; mais ce n’est que la vérité,
je m’en rends compte maintenant.
— Mais ça va changer. C’est déjà en train de changer et j’espère que ça se
ressent, dans l’immeuble, dans vos départements et dans vos interactions
avec moi. Il y a encore des changements à faire, mais c’est une nouvelle ère
pour Goldstone qui commence précisément ce soir. Je vous demanderai
toujours à tous de faire de votre mieux, mais je vais aussi vous donner le
meilleur de moi-même. Et, si je manque à ma parole, je suis sûre qu’une
femme russe très futée me remettra sur les rails.
Je fais un clin d’œil à Mia et ça fait rire tout le monde.
— J’ai regardé un film d’animation, cette semaine…
Mia lance d’une voix forte :
— Ce n’est pas un film d’animation ! C’est un anime !
Je souris et confie à l’audience avec un air de conspirateur :
— J’aime bien la provoquer, mais je connais la différence. Mon Dieu, je
sais faire la différence entre un film d’animation et un anime !
La foule rit encore, me voyant lever les yeux au ciel.
— Donc, j’ai regardé un anime cette semaine et quelque chose a fait écho
en moi. Ça disait : « ne mendie pas ce que tu veux… va le chercher. Fais ça
et tu seras récompensé ». Voilà ce que je veux faire et ce que je vous
demande de faire. Faisons de Goldstone la meilleure entreprise possible
grâce à nous tous et nous pourrons décrocher ensemble la récompense.
Merci.
Les applaudissements commencent timidement puis, à ma grande surprise,
s’accroissent naturellement. Je descends du podium et traverse la foule
jusqu’à Mia. Je la prends dans mes bras.
— Je m’en suis bien sorti ?
Elle me sourit et m’embrasse sur la joue.
— Magnifiquement !
On déambule ensuite dans la salle et, bien que les gens aient plutôt l’air
d’avoir accepté notre relation (surtout après ces longues semaines qui ont
permis au choc de s’estomper), il y a encore certains regards déplacés. Il y a
même quelques visages qui affichent délibérément leur désapprobation.
Auparavant, j’aurais pris ce genre d’opposition de façon frontale et je leur
serais tombé dessus pour s’être simplement permis d’avoir une opinion sur
mes fréquentations. En réalité, le souvenir d’une certaine réunion du conseil
d’administration me fait grincer des dents ; mais ensuite, reconnaissant être
allé trop loin, je décide que le progrès mérite d’être célébré.
Ironiquement, c’est Stan qui me rejoint au moment où je repense à cette
réunion et à notre entrevue qui a suivi dans mon bureau. Il ne s’était pas
trompé en matière de conseils et je pense les avoir suivis, même de façon
détournée et désordonnée.
— Thomas, si tu veux bien me suivre. Ils veulent tout vérifier avec toi une
dernière fois.
Je hoche la tête et commence à lui emboîter le pas, entraînant Mia avec
moi. J’ai besoin de l’avoir à mes côtés à chaque étape ce soir parce que je
sais à quel point ça lui est difficile. Bill a été pour elle un patron formidable
et elle m’a confié combien elle se sentait blessée qu’il ait pu faire une chose
pareille. Elle aime que les choses soient carrées et cohérentes et elle a beau
retourner l’histoire dans tous les sens, elle ne comprend tout simplement
pas les actes de Bill ; et ça la ronge, lentement mais sûrement.
On doit mettre un terme à tout ça, autant pour elle que pour moi.
Mais elle m’attire en arrière. Je me retourne, étonné.
— Mia ?
Elle déglutit péniblement et répond à voix basse.
— Je sais que le moment est venu et c’est ce que je souhaite. On doit faire
les choses comme il faut. Mais pendant que tu vas faire les dernières
vérifications, je pense que je vais inviter Bill à danser. Une dernière fois.
Je prends son visage dans mes mains et la regarde dans les yeux.
— Tu es sûre ? Tu n’as qu’à dire un mot et je laisse tomber. Je dois le
renvoyer, mais pas obligatoirement de cette façon, dis-je en désignant d’un
geste la salle pleine autour de nous.
Elle secoue la tête et redresse les épaules.
— Non, ça ne peut pas se traiter dans l’ombre, là où il se cachait. Il doit être
démasqué au grand jour, sans recevoir de blâme ; et tu dois montrer que tu
as le contrôle absolu sur la société et sur toi-même. Le nouveau départ
commence là, en montrant que tu as progressé.
Je pince les lèvres en hochant la tête.
— Je reviens tout de suite.
Je sors à la suite de Stan. En jetant un coup d’œil par-dessus mon épaule,
j’aperçois Mia sourire tristement pendant que Bill la fait tanguer d’avant en
arrière.
Dans le couloir, John m’attend avec le procureur et la police.
— Thomas, ils pensent qu’il y a de quoi aller au pénal, si tu veux porter
plainte.
Je soupire, la réalité soudain palpable. J’ai peur de péter les plombs au
moment où je retournerai dans cette salle et verrai le visage que fera Bill
sous la pluie d’accusations. Surtout s’il cherche la confrontation.
Tu vas te comporter comme un parfait crétin, comme toujours. Tu mérites
qu’il ait trahi l’entreprise. Elle se cassera la gueule par ta faute de toute
façon. Autant qu’il ait une longueur d’avance !
Je secoue la tête, refusant de laisser la voix avoir le dernier mot. Je dirige
une entreprise exemplaire avec l’aide d’une équipe formidable. Un membre
de cette équipe doit en être écarté en raison de ses actes injustifiés qui lui
incombent personnellement. C’est ainsi que j’assure la bonne santé de la
société. Je garderai mon sang-froid.
Le démon se tait et je regarde John et Stan avant d’acquiescer.
— Allons-y !
Mon entrée dans l’atrium est encore plus spectaculaire cette fois-ci, avec
des policiers en uniforme sur mes talons. Je me dirige vers Mia ; tous les
regards sont tournés vers moi et quand celui de Mia croise le mien, je ne lis
aucun doute en eux. Elle vient se placer à mes côtés.
— Bill, ces policiers sont ici pour t’arrêter, dis-je d’une voix ferme, calme,
qui ne laisse paraître aucun signe de ma colère ni de ma tristesse.
Un des agents s’avance et prend Bill par le bras.
— Quoi ? hurle-t-il. C’est quoi, ce bordel, Thomas ? On m’accuse de quoi ?
Le silence de la foule est entrecoupé par des chuchotements qui
commencent à se faire entendre. Des murmures tels que « qu’est-ce qui se
passe ? » et « l’Impitoyable Salaud a encore frappé » arrivent à mes oreilles.
Mais je ne laisse pas leurs mots m’atteindre, pas maintenant.
— Nous savons que tu as modifié des données, ce qui a coûté des millions
de dollars à l’entreprise, considérant tous les projets que tu as sabotés, dis-
je, faisant en sorte que ma voix résonne dans tout l’atrium. Et nous savons
que tu as filmé cette vidéo pour m’accuser à tort d’avoir physiquement
blessé Mia.
— C’est faux, je n’aurais pas fait ça ! se défend-il en essayant de dégager
son bras de l’emprise du policier qui la resserre de plus belle.
— Ne montrez pas de résistance ou je devrai vous passer les menottes,
monsieur Radcliffe, dit-il calmement. Ne m’obligez pas à mettre à terre un
ancien combattant.
Mia s’écrie, submergée par ses émotions :
— Je sais que c’est toi ! C’est moi qui ai trouvé les preuves, Bill. Au début,
je ne voulais pas y croire. Tous ces fichiers auxquels tu as eu accès… tu as
pris beaucoup de précautions, mais pas suffisamment. Et le journaliste t’a
dénoncé. Est-ce que les dix mille que tu as touchés en valaient la peine ?
Comment as-tu pu me faire ça ?
Bill a le visage tout rouge, il respire de façon irrégulière.
— Je ne t’ai rien fait ! C’est ce connard qui est responsable ! C’est lui qui
t’a foutu la peur de ta vie et qui t’a frappée !
— Arrête ça. Il ne m’a pas frappée et tu le sais ! répond Mia d’une voix
forte.
Bill lève les yeux au ciel en soufflant.
— Très bien, j’ai vendu la vidéo, mais tu n’as aucune preuve concernant la
modification des données.
Quand il admet avoir vendu la vidéo avec tant d’arrogance, une onde de
choc parcourt la salle. Tout le monde sait quel enfer on a traversé à cause de
ça : les manifestants et la présence des médias, la profusion des appels
téléphoniques et les marges perdues. De nombreuses personnes présentes
dans la salle ont des actions chez Goldstone et les actes de Bill ont impacté
tout le monde.
À présent, après avoir continuellement répété que, aussi fou que ça pouvait
paraître, elle s’était vraiment cogné la tête contre une porte, tout le monde
croit enfin la vérité. Qu’une personne de l’équipe ait pu faire quelque chose
d’aussi odieux et utiliser Mia de la sorte ne trouve pas plus de crédit auprès
d’eux qu’auprès de moi.
John brandit son téléphone et Kerry accourt avec un micro. Elle est forte. Je
n’avais même pas pensé au fait qu’il en aurait besoin, mais elle est au-
dessus du lot, comme toujours, anticipant les besoins de chacun mieux qu’il
est humainement possible de le faire. John tient le micro à côté du haut-
parleur de son téléphone et la voix de Bill retentit dans la salle.
« Vraiment. On fait tous la même chose envers des connards de patrons qui
le méritent. Un petit déca par-ci, un petit nombre trafiqué par-là… pas de
problème. On le fait tous, d’une façon ou d’une autre. Un doigt qui glisse
un peu sur mon clavier et oups ! ce quatre devient un cinq. »
— Comment avez-vous… cette salope ! s’emporte Bill.
— Pourquoi ? demande Mia en criant.
— Pourquoi pas ? J’ai servi ce pays pendant des années ! J’ai vu des
horreurs que de sales petits morveux pourris gâtés comme lui ne pourraient
jamais imaginer ! Tout ce dont j’avais besoin, c’était d’un peu d’espace
pour respirer, d’une pause, putain ! Qu’il me lâche un peu la grappe, tu
vois ? Il se foutait complètement de savoir si je tenais le coup.
Il m’adresse un rictus méprisant.
— Je sais que tu t’en fous, mais j’ai tenu le coup. J’étais même prêt à
remonter dans les étages ; et quand j’ai demandé à revenir, tu sais ce que tu
m’as répondu ? Rien, absolument rien. Je t’ai envoyé des e-mails, laissé des
messages et tu n’as même pas daigné me répondre. Tu m’as tendu un piège
et tu m’as laissé crever dedans. Va te faire foutre, l’Enfant Prodige !
Le policier tire Bill par le haut du bras et commence à le guider de force
vers la sortie. Au début, Bill cherche désespérément du soutien dans la
salle.
— Les gars, ce n’est pas ce que vous croyez ! C’est lui, l’Impitoyable
Salaud, pas moi !
Mais voyant que personne ne bouge le petit doigt pour venir à son secours,
il panique un peu. Arrivant à la porte, juste avant que le policier le traîne
dehors, il explose :
— Tout ça n’est pas terminé !
Sa menace reste en suspens dans les airs où elle se mêle à l’atmosphère
figée par le choc.
C’est le moment pour moi de guider les gens de mon équipe, de mieux me
comporter envers eux. Je prends le micro que tient John.
— Je suis vraiment désolé que vous ayez été témoins de ça ce soir. Je
reconnais avoir probablement blessé plus d’un d’entre vous ces six
dernières années. Je ne peux que vous répéter que les choses vont changer.
J’espère qu’avec une équipe dévouée qui souhaite réellement le succès de
Goldstone, nous pourrons aller de l’avant en prenant ce nouveau départ
dont j’ai parlé tout à l’heure. Indépendamment de ce que j’ai fait, Bill a
miné notre équipe pendant bien trop longtemps et j’ose espérer mieux que
ça. Pas pour moi, mais pour vous, qui êtes le cœur et la colonne vertébrale
de Goldstone. Je vous en prie, profitez de la soirée, fêtez les belles choses
que nous avons accomplies sachant que le meilleur reste à venir. Bonne
soirée à tous.
Je prends Mia par la main et nous nous dirigeons vers l’entrée. John et Stan
résument rapidement la situation avec le procureur, me promettent de me
tenir informé dès qu’ils auront du nouveau, puis s’en vont également.
L’instant d’après, on se retrouve seuls tous les deux.
— Comment tenez-vous le coup, monsieur Goldstone ? me demande Mia
d’une voix douce, sa main posée sur ma poitrine.
— Mieux que prévu, mademoiselle Karakova. Même si je vous soupçonne
de ne pas y être pour rien.
Je la serre contre moi et pose une joue sur le dessus de sa tête.
— Allons là-haut, murmure-t-elle.
Je pense que c’était ce que je souhaitais, mais quand elle se recule pour me
regarder, je le vois dans ses yeux : ils n’expriment pas seulement du désir,
mais de la fierté et de l’amour.
Je demande, avec une touche d’impertinence dans la voix :
— Je l’ai mérité ?
Elle rit en tirant sur ma cravate.
— Oh que oui, tu l’as mérité !
Je l’embrasse tendrement, mais la passion s’enflamme déjà sous la surface.
— Tant mieux, parce que tu m’as reconquis depuis bien longtemps, mais tu
n’es pas facile à convaincre ! dis-je pour la taquiner.
Elle prend son fort accent et répond d’une voix ronflante :
— Mère Russie ne se laisse pas facilement distraire, mais je peux me laisser
rallier à ta cause.
Je la soulève dans mes bras et me précipite vers l’ascenseur, ne pouvant pas
attendre plus longtemps d’être en elle.
CHAPITRE 42
MIA

L e temps que l’ascenseur atteigne le vingt-sixième étage, ma robe est


déjà détachée et baissée en une flaque autour de ma taille. Je suis
prise en sandwich entre Thomas et la paroi et tous les endroits de nos corps
qui se touchent sont en feu. Sa langue envahit ma bouche, vive et
aguicheuse.
Thomas me guide à reculons jusqu’à sa chambre et quand l’arrière de mes
genoux touche le bord du lit, je me laisse tomber sur le matelas moelleux. Il
finit d’enlever ma robe et retire ensuite rapidement mon ensemble de sous-
vêtements noirs. Je me retrouve nue, juste avec mes talons, quand lui est
encore tout habillé. Ça a un côté décadent et immoral, comme s’il allait
profiter de moi, procurant du plaisir à mon corps en s’oubliant lui-même.
Mais je veux qu’il éprouve du plaisir lui aussi. Il s’agit de notre
reconnexion ; nous franchissons une nouvelle étape, après avoir relevé des
défis très difficiles.
— Déshabille-toi ! Je veux te voir moi aussi.
Thomas déboutonne sa chemise de ses doigts agiles et la retire à la hâte,
sans précautions, mais après avoir enlevé la ceinture de son pantalon, il
s’immobilise et me regarde.
Je l’entends d’ici me faire une proposition indécente, comme d’utiliser la
ceinture pour m’attacher, mais je suis surprise de l’entendre me dire :
— Mia, je t’ai blessée et je suis vraiment désolé. J’ai l’impression de
n’avoir aucun moyen de te prouver que je ne perdrai plus jamais mon sang-
froid de la sorte. Mais je pense que te laisser le contrôle pourrait être un
début.
Il me tend la ceinture.
— Je ne suis pas… comme ça, mais je peux le faire pour te prouver ma
volonté de tout te donner, d’être l’homme que tu mérites.
Je me redresse pour m’asseoir sur le lit, réfléchis et lui demande :
— Est-ce que c’est quelque chose dont tu as envie, ou bien est-ce que tu
penses que j’en ai envie ?
Il hausse les épaules et je vois en lui le petit garçon triste, celui qui ferait
n’importe quoi pour faire plaisir à son père. Mais je n’ai pas envie d’avoir
ce genre de contrôle sur lui. Je ne veux pas qu’il s’abandonne à moi au
détriment de lui-même. Je veux le reconstruire, accepter ses défauts et fêter
chacun des changements qu’on obtiendra, ensemble et individuellement. Je
veux un partenariat.
— Non, dis-je et Thomas grimace ostensiblement.
Il fait un pas en arrière en baissant les yeux.
— Je comprends. Je suis désolé, tellement désolé.
— Non, je ne t’attacherai pas parce que tu penses avoir quelque chose à
prouver. Je ne te laisserai pas te punir toi-même, ni physiquement ni
psychologiquement, pour quelque chose qu’on a déjà réglé. Je n’ai pas
envie de modifier notre façon de faire l’amour, sauf s’il s’agit d’explorer un
domaine qui nous attire tous les deux. Il se trouve que j’aime ta manière de
me baiser violemment, de me prendre, de posséder jusqu’à chaque
millimètre carré de ma peau, chacune de mes cellules et chaque recoin de
mon cœur. Alors, si c’est ça que tu veux, retire tes satanés vêtements.
Il se fige un instant et a l’air d’y réfléchir, comme si j’allais peut-être le
laisser sortir de cette chambre et me quitter. Il se croit possessif, mais c’est
de la rigolade comparé à une femme russe ; je le ramènerais ici en le
traînant par la queue, s’il essayait de partir.
Mais ensuite, son visage se fend du plus beau des sourires, large et joyeux,
faisant remonter ses joues si haut que de petites rides se forment autour de
ses yeux.
— Putain, ce que je t’aime ! dit-il.
— Toujours pas nu, dis-je d’un ton menaçant.
Mais alors qu’il abaisse son pantalon et son caleçon sur ses jambes, j’ajoute
avec un grand sérieux :
— Je t’aime aussi.
En un clin d’œil, il est sur moi, ou plus exactement sur le lit où il s’allonge
sur le dos pour m’attirer à califourchon au-dessus de son visage.
— Donne-moi tout ! Baise ma bouche.
— Le simple fait d’écarter les jambes au-dessus de son visage me semble
obscène, mais quand je m’abaisse plus près et que sa langue passe sur mon
intimité, je suis éperdue d’un désir exacerbé par des jours d’attente. Il me
laisse déterminer le rythme et je me frotte sur lui, mais quand mes
gémissements se font plus fort et mes mouvements plus saccadés, il
m’immobilise pour me dévorer. Sa langue fouille mon sexe et me pénètre
en se durcissant comme pour annoncer ce qu’il me fera avec sa queue.
Quand il la fait glisser pour faire de larges cercles sur mon clitoris, un
mélange d’amour et d’électricité galvanise mon corps qui tremble sous
l’effet de la libération.
J’attrape sa tête et la maintiens, pourchassant l’orgasme dans ses moindres
détails et il boit à ma source, aspirant bruyamment et déglutissant pour ne
pas en perdre une seule goutte.
Je me détends et me rassieds sur le lit, m’assurant que je ne l’ai pas étouffé
jusqu’à ce que mort s’ensuive, mais il sourit toujours joyeusement.
— C’était hallucinant, putain !
Tout à coup, me voilà soulevée en l’air et Thomas nous fait intervertir nos
positions ; je me retrouve sur le dos et lui se dresse au-dessus de moi.
— Tu m’as demandé de te baiser violemment, si je me souviens bien.
Je remue les sourcils pour le provoquer.
— Donne-moi tout ce que tu as !
Il titille les plis de mon sexe mouillé avec le bout du sien.
— C’est déjà fait. Tu me possèdes entièrement. Je t’aime.
Je commence à lui en dire autant, mais il me pénètre d’une poussée
puissante me coupant le souffle. Il arrive tout au fond de moi et j’ai
l’impression de me fendre en deux et…
— Je t’aiiiiiime !
Je commence à hurler avant de pouvoir finir de prononcer le mot, mais je
pense qu’il a compris le message, si j’en juge par le sourire prétentieux
qu’il arbore.
Il me percute avec férocité, de notre façon bestiale et brutale de faire
l’amour, et nos hanches claquent l’une contre l’autre en une symphonie
sensuelle. Mais malgré notre baise animale, on ne se quitte pas des yeux.
C’est nous, c’est notre façon de faire l’amour ; parfois bourrue, parfois
joueuse, mais c’est toujours l’expression de l’amour profond qu’on ressent
l’un pour l’autre et de l’acceptation de qui nous sommes au fond de nous. Il
y a quelque chose d’encore plus spécial cette fois-ci, comme si l’on mettait
la dernière pièce du puzzle scellant la renaissance de notre relation. On a
traversé des épreuves comme la folie au travail, des querelles familiales, des
prises de conscience difficiles, mais tout ça nous a menés à ce moment
précis. Thomas pense qu’il ne me mérite pas, pas encore, mais il se trompe
complètement. Je l’aime dans sa totalité, l’Impitoyable Salaud d’avec qui il
prend ses distances, le Cavalier Blanc qu’il dissimule, mon patron, mon
amour. Mon Tommy.
Tandis qu’il grogne en martelant mon sexe bouffi, la sueur de ses efforts
tachant ma peau, je prends conscience qu’il est encore autre chose… ma
bête.
CHAPITRE 43
BLACKWELL

«E t maintenant, passons à des nouvelles plus joyeuses : Thomas


Goldstone, patron de la société Goldstone, semble avoir une fois de
plus trouvé la formule magique. Cette fois-ci, ça ne concerne pas les
affaires, mais sa vie personnelle. Il vient d’annoncer ses fiançailles avec
Mia Karakova. Le couple avait fait la une des journaux il y a seulement
quelques semaines… »
D’un petit coup du pouce sur la télécommande, j’éteins la télévision,
plongeant mon bureau dans une pénombre presque totale. À part la lumière
sanglante du coucher de soleil qui filtre derrière mon bureau, il fait
quasiment noir dans la pièce. Ça m’aide à réfléchir.
Comment mon plan a-t-il pu mal tourner ? J’avais tout orchestré si
minutieusement, des années de travail pour faire lentement monter la
pression sur l’Enfant Prodige, à cultiver des liens avec Bill Radcliffe,
l’employé vengeur de Goldstone… et maintenant mon plan est dévasté.
L’hôpital a annoncé hier qu’il acceptait l’offre de Thomas Goldstone et «
Goldstone Santé » est à présent une réalité. L’étoile de Thomas Goldstone
brille encore plus qu’avant et je peux déjà sentir le soleil se coucher sur
mon empire comme il se couche en ce moment même sur la tour.
Le téléphone posé sur mon bureau sonne. Sachant que très peu de gens ont
ce numéro, je décroche.
— Oui ?
— Monsieur, s’il vous plait, vous devez m’aider, siffle à mon oreille la voix
pathétique de Bill Radcliffe.
D’accord, il a servi son pays ; mais il faut croire que les hommes changent.
— Je ne sais pas quoi faire d’autre. Je suis resté loyal. Je n’ai pas mentionné
votre nom. Pas encore. Mais ils disent qu’ils peuvent me mettre l’affaire des
Chinois sur le dos… ce qui impliquerait carrément de la prison. Ils parlent
d’années sous les verrous, si je ne leur donne pas quelque chose.
J’émets un grondement, sachant très bien où il veut en venir.
— Ne me menacez pas. Un avocat – un bon, soit dit en passant – vous a
déjà été attribué ; mais à deux conditions. Premièrement, vous garderez le
silence. Vous ne prononcerez jamais mon nom : ni devant un membre de la
police, un avocat, le vôtre ou n’importe quel autre, ni même pendant votre
sommeil. Et deuxièmement, vous ne me contacterez plus jamais. Respectez
ces deux choses et l’avocat fera ce qu’il pourra pour vous. Choisissez toute
autre option et vous ne profiterez pas longtemps de la protection des
fédéraux.
Je raccroche avant qu’il ait pu répondre et me renverse dans mon fauteuil en
tapotant mon bureau des doigts. L’horloge à pendule contre le mur
commence à sonner et au sixième coup qui se retrouve étrangement happé
par l’atmosphère caverneuse de la pièce, la porte s’ouvre. Ma secrétaire
entre.
Elle s’approche timidement du bureau.
— Monsieur, votre rendez-vous est là.
J’ordonne en la regardant attentivement :
— Faites-le entrer.
— Bien sûr, monsieur, répond-elle avant de détaler.
Elle est habillée de façon aussi aguicheuse que d’habitude faisant étalage de
ses courbes alors qu’elle invite mon rendez-vous à entrer dans mon bureau.
L’homme en question ne fait même pas attention à elle, ce qui force mon
respect ; c’est bon signe, vu le boulot pour lequel je l’emploie.
Ma secrétaire a beau ne pas passer inaperçue, cet homme doit être capable
de résister à des… besoins si primaires.
— Monsieur Blackwell, dit-il.
Cet homme est grand et ni son beau visage ni son sourire hollywoodien
n’essayent de dissimuler l’expression glacée de son regard. J’ai bâti un
empire à la fois sur les ombres et la lumière et cet homme connaît sans nul
doute le royaume des ombres.
— C’est un honneur. Je me suis laissé dire que peu de gens étaient invités à
vous rencontrer ici même.
— Peu de gens le méritent, dis-je en me levant pour me diriger vers mon
Minibar en réfléchissant à ce que je pourrais bien servir. Mais pour
l’homme qu’on appelle l’Ange Déchu, eh bien, on peut faire des
exceptions. Vous buvez ?
— De l’absinthe, si vous en avez, répond l’homme.
Un choix raffiné… original, mais très certainement de bon goût.
— Quelle est la nature du travail en question, monsieur Blackwell ?
— Certains de mes plans ont récemment échoué, dis-je prudemment.
Avant de confier toute information supplémentaire, je veux savoir si cet
homme sera de la partie ou non.
— Malheureusement, les principales parties concernées, sans m’être
inaccessibles, jouissent d’une notoriété suffisante pour que je ne veuille pas
courir le risque de jeter trop d’huile sur le feu. Il y a cependant une
personne que je veux faire éliminer. Sa mort enverra le bon message aux
bonnes personnes.
Mon invité acquiesce, loin d’être perturbé par cette conversation macabre.
J’ai fait des recherches minutieuses pour comprendre comment cet homme
au charme si évident qui est aussi beau que n’importe quelle star de la
télévision et dont les antécédents auraient dû faire un héros s’est tourné vers
de telles activités.
Il a beau ne pas être le meilleur dans son milieu et n’avoir pas fait le plus
grand nombre de victimes, son expérience et sa façon de faire son unique.
Ça m’a donné un levier, parce qu’il se trouve que je sais certaines choses
qui pourraient l’intéresser… s’il fait ce que je lui demande.
— Je vois. Affaire de cœur et d’esprit ? demande-t-il en haussant un sourcil.
Pour leur montrer qu’il ne faut pas vous chercher ?
— Quelque chose comme ça. La mort de cet individu secouerait mon
ennemi, montrerait à certaines personnes qu’il vaut mieux se taire et aussi,
franchement, me ravirait au plus haut point. L’individu en question n’était
qu’un instrument, mais même les instruments partagent la responsabilité
des dégâts qu’ils causent.
— Dois-je savoir quelque chose en particulier ? Et avant d’aller plus loin, je
présume que le cas correspond aux critères que je vous ai fournis
précédemment… ?
— En effet. Et la personne ne bénéficie d’aucune protection ; elle ne se
doute même pas pouvoir être une cible. Il devrait être facile de faire croire à
un accident tragique. De l’argent facilement gagné pour vous.
L’Ange Déchu hoche la tête. Il se déplace pour saisir le verre que je lui
tends et il le remue un moment avant de le porter à ses lèvres. C’est une
absinthe de qualité et il en savoure le goût avant de parler à nouveau.
— Compris. Mais vous avez bien conscience que, si j’accepte le contrat, la
mission se fera selon mon emploi du temps, n’est-ce pas ?
— Je sais qu’il s’agit de votre façon de faire, mais je préfèrerais que vous
régliez ce problème le plus rapidement possible. Plus on attend et moins
l’impact sera important, dis-je de façon détachée.
— Et la cible ?
Je rebouche la bouteille d’absinthe et me sers une téquila avant de retourner
à mon bureau. Ouvrant un tiroir, j’en retire une photo que je fais glisser vers
l’Ange Déchu. Le cliché est bon et suffisamment bien cadré pour lui donner
un bon point de départ.
— Elle s’appelle Isabella Turner.
ÉPILOGUE
THOMAS

—S alut, Frankie ! Je te présente mon amie Mia. Je me suis dit qu’elle


pourrait nous accompagner aujourd’hui. Ça te va ?
Il hausse les épaules. Il est encore trop jeune pour se préoccuper des filles.
— Madame Reba est d’accord ? Si c’est le cas, ça me va. Elle peut faire la
pom-pom girl du match, dit-il en riant.
Mais Mia ne l’entend pas de la même oreille.
— Excusez-moi, petit monsieur, mais le simple fait que je sois une fille ne
fait pas automatiquement de moi une pom-pom girl. Il se trouve que je suis
une analyste de données brillante, une virtuose des jeux vidéo et que j’en
connais bien plus que vous tous en matière d’anime. Tu ne devrais pas
partir du principe que je ne joue pas au foot simplement parce que je suis
une femme !
Elle souffle et il me semble même la voir faire, après avoir remis Frankie à
sa place, le genre de mouvement du cou qu’on fait pour s’échauffer. Elle
jure, aussi, mais en Russe, pour que Frankie ne comprenne pas. Elle m’a
promis de ne pas dire de gros mots devant les garçons.
— Oh, heu… désolé, dit-il avec une certaine appréhension dans le regard.
Alors, heu, vous voulez être QB ?
Mia sourit gentiment et repousse ses cheveux derrière son épaule.
— Je te taquine. Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’est un QB. Je ne joue
pas du tout au foot, mais tu ne devrais pas partir du principe que j’en suis
incapable.
Elle fait un clin d’œil et rit en voyant Frankie me regarder pour articuler en
silence :
— Ta copine est folle.
— Tu n’en as pas idée, dis-je de la même façon.
Nous rions tous ensemble.
Finalement, Mia se décide à jouer au foot avec nous et tous les garçons
courent autour d’elle, faisant de leur mieux pour compenser son manque de
compétences et, si elle ne peut pas intercepter la balle, elle peut au moins
participer, d’autant qu’elle court assez vite pour jouer les défenseurs.
Elle contre-balance cependant son manque d’expérience par une grande
application et de la motivation. Elle est une pom-pom girl née, vu sa façon
d’encourager les garçons et de les aider pendant qu’on joue, mais je ne le
lui dirais jamais en face.
Pas maintenant, en tous cas ; un jour peut-être, si elle enfile la tenue.
Hum… il faudra peut-être que je lui en trouve une.
Après le match, on se distribue des boissons énergétiques en se tapant dans
les mains et en se promettant de se retrouver bientôt pour disputer la
revanche. Je dis rapidement au revoir à Reba et glisse une enveloppe dans
la pile de courrier sur son bureau pendant qu’elle fait une accolade à Mia.
Puis on retourne à ma vieille bagnole poussiéreuse.
— Merci de m’avoir permis de venir avec toi aujourd’hui. Je sais que c’est
plutôt ton truc à toi, dit-elle doucement. Par contre, je ne sais pas quoi
penser de la perruque. Je préfère tes cheveux.
Je secoue la tête et gratte mon cuir chevelu là où ça me picote encore.
— Maintenant, ça pourrait être notre truc à nous, si tu veux. Écoute, je sais
que tu espérais que je me réconcilie un jour avec mon père, mais ça
n’arrivera pas et je pense que c’est pour le mieux. Il ne fait plus partie du
conseil d’administration, de ma société, ni de ma vie. Et j’ai enfin
l’impression de pouvoir respirer normalement pour la première fois
depuis… toujours. Je ne serai peut-être jamais le fils de ses rêves, mais je
peux servir de modèle pour ces garçons de la maison d’enfants. Et peut-être
qu’un jour, je serai le père que j’aurais voulu avoir, mais pour mon propre
fils.
Ce n’est pas rien, pour moi, d’avouer une chose pareille. Vouloir des
enfants est carrément terrifiant étant donné que je ne sais pas comment être
un parent ; et il va de soi que quelques heures par-ci par-là à jouer au foot
ne représentent pas un entraînement suffisant.
Je tourne la tête vers Mia. Elle porte son jean délavé préféré, un tee-shirt
affichant un groupe de rock dont je n’ai jamais entendu parler et des
Converses. Après de nombreuses déclinaisons de violet, ses cheveux sont
teints en rose tendre de la racine aux pointes et elle ne porte absolument
aucun maquillage. Je ne l’ai jamais trouvée aussi belle. Ni aussi heureuse.
— Tu ferais un père merveilleux, Tommy.
Je suis un salaud, un milliardaire et une bête. Un homme que personne
n’avait envie d’apprendre à connaître à cause du masque monstrueux que je
portais ; mais elle a tout de suite vu ce qu’il y avait dessous. Son père la
prend peut-être pour une princesse, mais je sais qui elle est ; elle est ma
sauveuse, mon ange.
Nous allons être une grande et heureuse famille… Mia, moi et tous les
enfants qu’elle aura envie d’avoir.
J’attends que le démon me contredise, mais il reste silencieux. Seuls mes
espoirs optimistes envers l’avenir résonnent dans ma tête comme une
promesse.

M ERCI DE M ’ AVOIR LUE ! Si vous avez aimé ce livre, découvrez Gabriel,


l’ange déchu de Blackwell. Sera-t-il à la hauteur de la mission que lui
confie Blackwell ? Un prince pas si charmant est enfin disponible !
Découvrez ici l’histoire d’Isabella !
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