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LAUREN LANDISH
Traduction par
VIVA BONNOT
Traduction par
VALENTIN TRANSLATION
Copyright © 2018 par Lauren Landish.
Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite sous quelque forme ou par quelque moyen que ce
soit, électronique ou mécanique, y compris par les systèmes de stockage et de récupération de
données sans l’autorisation écrite de l’auteur, à l’exception de brèves citations dans le cadre d’une
critique littéraire.
Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages, les lieux et les incidents sont le fruit de
l’imagination de l’auteur ou utilisés de manière fictive, et toute ressemblance avec des personnes
réelles, existant ou ayant existé, des événements ou des lieux serait entièrement fortuite.
L’histoire qui suit contient des thèmes matures, un langage cru et des situations sexuelles. Il est
destiné à des lecteurs adultes.
Tous les personnages ont plus de 18 ans et tous les actes sexuels sont librement consentis.
TA B L E D E S M AT I È R E S
Prologue
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41
Chapitre 42
Chapitre 43
Épilogue
Du même auteur
PROLOGUE
MIA
U ne sonnerie émise par mon ordinateur retentit, comme tous les jours à
16 h 45, me rappelant qu’il est l’heure de relever la tête de mon
bureau pour passer en revue les affaires courantes de la journée.
C’est un de mes trucs. J’ai essayé d’élargir cette habitude à tous les
employés de l’entreprise, mais la plupart d’entre eux ne le font pas.
Travailler dur, travailler vite, et ce en prenant deux pauses de quinze
minutes pour s’appliquer à ne rien faire d’autre que réfléchir.
En prenant mon premier quart d’heure de la journée, je visualise
parfaitement ce que je dois faire. Je réexamine mes objectifs à long terme,
ensuite je les parcellise jusqu’à savoir quoi faire aujourd’hui. Puis je m’y
mets.
Évidemment, les journées ne suivent pas toujours les plans prévus. En fait,
très souvent, les choses partent en vrille avant même d’avoir pris un petit-
déjeuner. Mais là est toute l’utilité de ce temps pris pour réfléchir, ajuster et
mettre à jour mes priorités.
Ça n’a rien d’amusant. Je n’ai pas de tapis de méditation ni de musique
planante pour me mettre dans l’ambiance appropriée. Pas besoin. Je me
détourne de mon bureau, ferme les yeux et laisse les événements du jour
refaire surface.
Cette journée a été bonne. Les rapports que j’ai reçus, les résultats générés,
les projets que j’ai envoyés… tout était d’une qualité acceptable et m’est
revenu en temps voulu.
Il y a quand même eu un bémol. J’ai dû m’en prendre à Randall Towlee à
propos de son rapport sur le projet Yakima. Il n’était pas aussi mauvais que
j’ai pu le laisser entendre, mais je m’attendais à mieux de sa part, alors il
méritait au moins partiellement ma réaction.
En me repassant en mémoire cette confrontation matinale, je sens mon cœur
s’emballer dans ma poitrine et mon flux sanguin s’accélérer un peu.
Pourtant, ce n’est pas dû au souvenir du rapport de Randall Towlee.
Randall, malgré ses diplômes et son expérience, est quelqu’un qui ne fait
que ce qui doit être fait. Ça l’a amené loin, mais ce n’est pas ce que
j’attends.
Je veux la perfection.
Je veux qu’on outrepasse les attentes.
Mais mon esprit ne cesse de retourner vers la fille. En quelques clics, je
parcours des yeux la liste des e-mails pour trouver son nom. Mia Karakova.
C’est incroyable… elle travaille pour moi depuis des années sans que je ne
l’aie jamais vue. Apparemment, elle fait partie de l’équipe de Bill Radcliffe
et était recluse au sous-sol.
J’ai beau ne lui avoir jeté qu’un coup d’œil, je suis impatient de la revoir.
Ses cheveux blonds ondulés, dont quelques mèches faisaient des boucles
sur ses épaules, tombaient en cascade dans son dos et encadraient un visage
qui n’aurait pas dû paraître aussi charmant.
Ses yeux, bien que beaux, sont trop écartés, presque comme ceux d’une
poupée derrière des montures fantaisistes en plastique ; ses lèvres sont un
peu inégales et celle du bas est gonflée comme si elle l’avait mordue. Mais
l’ensemble, étrangement, est une douce perfection.
Tout ce qui vient d’elle est perturbant. Son corps n’est pas longiligne, il est
tout en courbes qui partent dans différentes directions, mais s’harmonisent
malgré tout dans un ballet à multiples facettes qui interrompt mes pensées.
Sa pudeur, presque une sensualité timide, enflamme mes sens et je peux à
peine me concentrer pendant ce qu’il reste de mes quinze minutes de
méditation. En réalité, quand sonnent dix-sept heures, je m’aperçois que j’ai
passé tout mon temps imparti à penser à elle.
Mais, avec cette même beauté, elle me fait peur. Je n’ai pas un passé très
glorieux avec les belles femmes et ça remonte à mon enfance.
— Tu sais, Tommy, tu es un petit garçon très chanceux, me dit madame
Franklin alors que je prends mon goûter avec mon ami Ben en mangeant de
bons cookies. Surtout avec la maman que tu as…
Je ne comprends pas bien ce qu’elle veut dire. Maman est… maman. Je
veux dire, toutes les mères ont leurs qualités. Madame Franklin, par
exemple, fait les meilleurs cookies au chocolat du monde entier.
Ils sont même meilleurs que ceux de Keebler.
Je demande : « pourquoi ? » en essayant de mettre en mots toutes mes
pensées. C’est très difficile ; je pense que c’est parce que je n’ai pas encore
le vocabulaire pour exprimer toutes les idées qui défilent dans ma tête.
Ils disent que je vais élargir mes apprentissages quand j’irai à l’école des
grands, l’année prochaine.
— Mon chou, Grace Goldstone est un canon de beauté ! répond madame
Franklin d’une voix à la fois enjouée et peut-être un peu teintée de colère.
Chaque fois que nous allons faire des courses ensemble, je dois faire face à
cette réalité. La plupart des femmes seraient capables du pire pour lui
ressembler !
Je pense à maman et hausse les épaules. La longue écharpe accrochée au-
dessus de la cheminée où est écrit Miss Ado Californie et les photos d’elle
avec ce truc brillant sur la tête témoignent de la même chose. Mais le
travail de maman avant ma naissance était d’être jolie. Du moins, c’est ce
qu’elle a dit.
« Mon chéri, avant de t’avoir, les gens me payaient des milliers de dollars
pour me prendre en photo ! » disait-elle. Je ne comprenais pas bien
pourquoi des gens auraient fait une chose pareille, mais si maman le disait,
alors c’était vrai.
Ben et moi finissons nos cookies. Ensuite, c’est l’heure du bain de Ben,
alors madame Franklin me raccompagne jusqu’à l’angle. Je suis un grand
garçon maintenant. Je peux faire l’autre moitié du chemin tout seul jusqu’à
ma maison, à l’autre bout du pâté de maisons. Je sais rester sur le trottoir
et une fois que je suis arrivé devant chez moi, je me retourne et fais signe à
madame Franklin, comme prévu.
Elle remue la main à son tour et je monte les marches vers la porte
d’entrée. Mais en entendant une dispute à l’intérieur, je me fige, la main sur
la poignée.
— Comment as-tu pu, Grace ? crie papa, très en colère. Dans notre propre
lit ?
— Ce n’est pas comme si je l’avais prémédité, Dennis ! crie maman en
retour. Et de toute façon, ce n’est pas comme si tu avais été là !
— Et alors !? Je travaille beaucoup…
— Bonjour ! dis-je en ouvrant la porte. Je suis rentré !
Le souvenir me frappe de plein fouet et je secoue la tête pour essayer de
m’en débarrasser, mais il déroule déjà son film dans ma tête.
Le bus me dépose et je me précipite vers la maison. J’ouvre la porte ; tout
est calme. C’est plutôt normal. Depuis peu, maman fait la sieste l’après-
midi et elle oublie parfois de mettre son réveil. Je vais vérifier dans sa
chambre, je la vois allongée sous les couvertures et je la laisse tranquille.
Les adultes sont bizarres, parfois.
À l’école, on nous oblige à faire la sieste et je déteste ça. Pourquoi dormir
quand on pourrait s’amuser ?
Mais les adultes, eux qui peuvent veiller tard le soir et regarder de super
films, font la sieste de leur propre gré.
Peu importe.
Je retourne dans le salon et regarde des dessins animés pendant… je ne sais
pas trop combien de temps. Mais je sais qu’il est l’heure d’éteindre quand
arrive le stupide épisode de « Princesse toute-puissante ».
Au bout d’un moment, je commence vraiment à avoir faim et je laisse mes
jouets de côté. Maman n’est toujours pas levée, mais je ne peux pas
attendre plus longtemps, alors j’entre dans la chambre où elle est toujours
allongée sur le lit. Les lumières sont éteintes et les stores sont baissés.
— Maman ?
Elle reste immobile ; ses yeux sont clos et ses cheveux sont éparpillés sur
son visage, comme d’habitude quand elle dort. Je pose une main sur son
épaule, par-dessus la couverture, mais elle ne fait que se tortiller un peu.
« J’imagine que tu dois te débrouiller tout seul, mon pote », me dis-je en
utilisant le surnom que me donne parfois ma mère.
Ce n’est pas grave, je suis un grand garçon maintenant, alors je vais dans
la cuisine. En m’aidant du tabouret, je sors la boîte de nuggets de poulet du
congélateur et regarde le micro-ondes.
Je ne suis pas censé l’utiliser, mais j’ai vu comment s’en servir de
nombreuses fois et ce n’est pas si compliqué. Quelques minutes plus tard, je
suis en train de manger mon plat de nuggets chauds quand la porte du
garage s’ouvre et qu’apparait mon père, dans sa veste de costume, le nœud
de sa cravate largement desserré.
— Salut, buddy.
Je lui souris en espérant qu’il ne me demande pas comment j’ai eu ces
nuggets.
— Où est maman ? demande-t-il en posant son attaché-case sur la table
— Heu… elle fait la sieste, dis-je, l’admettant en baissant les yeux. J’ai eu
faim, alors je me suis préparé ça.
Je montre mon assiette d’un mouvement de tête.
— Pardon, papa.
Papa semble préoccupé et je crains de l’avoir mis en colère, mais il ne dit
rien et monte vers la chambre. Je fourre mon dernier nugget dans ma
bouche et me lève pour aller mettre ma vaisselle dans l’évier, mais je suis
coupé dans mon élan à mi-parcours par le cri de papa qui m’effraye tant
que j’en laisse tomber mon assiette.
Pour une certaine raison, la vue de Batman brisé en mille morceaux sur le
sol de la cuisine est l’image qui me marquera le plus.
Au moment où je me retrouve brusquement dans le présent, je me redresse
et prends une bouffée d’air.
Endormie… elle n’était pas endormie. J’avais six ans et elle m’avait
abandonné.
La plus belle femme que j’aie jamais connue avait trompé son mari et
s’était ensuite donné la mort.
CHAPITRE 7
MIA
—O uf !
Je m’installe dans mon fauteuil le lundi matin en grommelant toute seule.
Jamais une période de vingt heures n’avait fait à mon corps autant d’effet.
La petite envie de rab du matin s’est transformée avec Thomas en une
double dose de baise intense et agressive qui m’a pris toutes mes forces et
m’a rendue incapable de bouger. Cette matinée est rapidement devenue un
samedi après-midi et je n’ai pu me traîner hors du lit qu’à seize heures, une
partie de moi-même ayant toujours du mal à partir.
Vingt heures… et je n’avais jamais été aussi heureuse à l’idée de passer un
samedi soir toute seule. Je doute que mon corps ait été capable de vivre une
deuxième nuit avec Thomas Goldstone.
Encore aujourd’hui, mon corps souffre de toutes les meilleures douleurs qui
soient. Mes tétons brûlent agréablement dans mon soutien-gorge après que
Thomas les a presque arrachés en les mordant, mon sexe bat au rythme de
mes pulsations cardiaques. Tout en m’installant dans mon fauteuil, blâmant
les huit heures à bas régime dont j’ai eu besoin uniquement pour pouvoir
retrouver un fonctionnement normal, une seule pensée m’occupe l’esprit.
À quand notre prochain rendez-vous ?
Je viens de me plonger dans le pire des amas d’e-mails à la con accumulés
pendant le week-end quand quelqu’un frappe à ma porte avant de l’ouvrir.
Je découvre Randall Towlee sur le seuil de mon bureau, tout pimpant. Il est
rasé de près, sa coupe de cheveux est récente et son costume a l’air de sortir
tout droit du pressing.
— Salut, Mia ! Tu as passé un bon week-end ?
Je réponds, prudemment :
— Pas mal (Oh mon Dieu… ! Est-il au courant ?), et toi ?
— Eh, la routine… dit Randall. Écoute, je sais que ça peut sembler un peu
bizarre, mais la semaine dernière, pendant les réunions, je n’ai cessé de
sentir cette vibration dans l’air. Toi aussi, pas vrai ?
Hein ? Est-ce que Randall parle de Thomas et moi ?
— Je ne suis pas sûre de…
— Je me demande, étant donné que le groupe a presque fini le boulot,
maintenant, et qu’il ne va plus y avoir que quelques réunions
hebdomadaires… Et si nous sortions fêter ça ? Dix-huit heures trente ? Je
connais un petit bar sympa qui porte ton nom.
J’ai du mal à me retenir d’aplatir ma tête sur mon bureau. Sérieusement, j’ai
l’impression d’avoir mis le pied dans la Zone Obscure.
Qu’est-ce qu’il y avait dans l’eau qu’ont bue les hommes de Roseboro ces
derniers jours ? Je viens de passer six mois sans qu’un seul homme me
regarde et voilà que j’en rencontre deux, à la fois beaux, intelligents et avec
une excellente situation, qui m’invitent tous les deux à sortir avec eux.
Moi.
La fille qui passe le plus clair de son temps plongée dans des chiffres pour
faire des analyses de données que la plupart des gens ne comprendraient
pas, même si je les leur expliquais.
La fille pour qui l’idée de « faire un effort » se résume à attacher ses
cheveux en queue de cheval, des cheveux qu’elle traite comme une de ces
applications de customisation sur tablette. Vert et rose ? Super !
Cette fille qui porte des lunettes, regarde des animes japonais et crie plutôt
qu’elle ne chante à tue-tête par-dessus des morceaux de transe métal… en
russe.
Mais j’ai beau être estomaquée d’intéresser à la fois Randall Towlee et
Thomas Goldstone, le choix est vite fait.
— Je suis désolée, Randall. Je suis flattée, mais je ne mélange pas…
Je me tais, je peux essayer de dire « non » plus ou moins gentiment, mais je
ne vais pas faire l’hypocrite. Mélanger le travail et le plaisir ? Hum… je les
ai mélangés trois fois entre vendredi soir et samedi après-midi et au
passage, j’ai joui sept fois.
J’ai beau ne pas trouver Randall sexy à côté du Dieu de jeu vidéo qu’est
Thomas Goldstone, je ne vais pas lui mentir pour autant.
— Ce n’est pas une bonne idée. Désolée.
Son visage s’assombrit et son regard se rétrécit, comme si le fait que je
puisse refuser ne lui avait même pas effleuré l’esprit.
— Tu en es sûre ?
— J’en suis sûre, dis-je, surprise par la force dans ma propre voix. Mais je
pense qu’on a fait du bon boulot avec ce projet d’hôpital. J’ai hâte de venir
au rendez-vous de cette semaine.
C’est une façon directe de rediriger nos rapports vers un terrain
professionnel, mais Randall ne saisit pas vraiment la perche.
— Tu travailles sur quoi, ce matin ? demande-t-il en venant se pencher au-
dessus de mon bureau.
Son regard s’attarde sur mon corps de haut en bas même si, dans la mesure
où je suis assise, il ne peut rien voir sous ma taille.
J’ai l’impression qu’il me déshabille des yeux.
— Eh bien, vu qu’il est neuf heures un lundi matin, j’épluche simplement
mes e-mails pour enclencher ma journée.
J’espère qu’il entendra par-là que je suis occupée, car bien que ça me
démange de lui dire de remonter là d’où il vient, je peux difficilement virer
de mon bureau un vice-président.
— Tu es toujours très matinale. C’est aussi pour ça que je t’ai choisie parmi
d’autres analystes pour faire partie de mon équipe. Tu n’es pas longue au
démarrage. Tu fonces tout de suite.
Dans des circonstances normales, ça aurait eu tout d’un compliment. Mais
Randall a une façon aguicheuse de le dire qui en fait autre chose. Quelques
jours plus tôt, j’aurais probablement été tout excitée qu’un beau mec me
fasse un peu de rentre-dedans, mais c’est différent maintenant, bien que je
ne puisse pas expliquer à Randall en quoi ça l’est.
Embarrassée, je me lève et contourne mon bureau par l’autre côté et me
dirige vers la porte pour mettre de la distance entre nous. Je dis, d’une voix
haute perchée et faussement enjouée :
— Ouaip, comme a dit monsieur Goldstone, faut sortir vendre ces cookies !
En réalité, ça m’a bien fait rire la première fois où j’ai entendu Thomas dire
ça. Comparer notre travail à des actions de scouts n’est sûrement pas très
politiquement correct, mais j’ai trouvé ça drôle.
Randall avance vers moi et s’immobilise dans l’encadrement de la porte.
— Tu es sûre ?
Je hoche la tête.
— Je suis sûre. Merci pour l’invitation, mais je dois la décliner.
C’est la douche froide la moins froide dont je sois capable, mais je tiens à
ce que les choses soient parfaitement claires.
— Ne laissons pas ça détériorer notre professionnalisme.
— Ne t’en fais pas, dis-je avec douceur, tellement mielleuse qu’un Tic-Tac
ne pourrait pas fondre sur ma langue à l’heure qu’il est, je n’en ferai rien.
Il sort et je vais me rasseoir, me demandant ce qui a pu alimenter tout ça. Je
veux dire… déjà : me proposer de sortir avec lui ? Je ne comprends pas,
tout simplement.
Je ne suis pas une fille hyper sexy. Si l’on était dans Scooby-Doo, je serais
Velma, pas Daphné.
Pourquoi deux hommes genre étalons pleins aux as s’intéressent-ils à moi ?
J ’ai attendu aussi longtemps que j’ai pu sachant que Damien s’était
approprié la salle de conférence depuis des heures. Je savais qu’il allait
prendre son temps et que, lorsqu’il aurait terminé, Mia verrait et toucherait
du doigt ce que je vois en elle. Mais Damien est un artiste, et les artistes…
n’ont pas le sens du temps. J’ai essayé d’être patient, imaginant ce qu’ils
faisaient là-dedans.
Je suis malgré tout sous le choc devant la vision de Mia qui se tient en
talons, le corps enveloppé d’une soie dorée qui la fait briller dans le soleil
d’après-midi filtrant par les fenêtres.
— Thomas ? demande-t-elle, mais mon instinct bestial s’est réveillé et j’ai
du mal à me contenir suffisamment longtemps pour pouvoir fermer la porte
avant de fondre sur elle pour l’attirer contre moi de façon possessive.
Mes mains tirent sur la robe pour soulever l’ourlet tandis que je pousse Mia
contre la table en cherchant ses lèvres et sa langue. Je descends le long de
sa mâchoire et dans son cou, et ma bouche se referme encore une fois sur sa
peau. J’inspire et goûte son odeur unique.
Elle ne porte pas de parfum – c’est son essence naturelle qui me rend fou et
durcit instantanément mon sexe dans mon pantalon.
Je n’ai jamais fait ça ici, comme ça. Mais à ce moment-là, je n’ai que faire
des règles et de ce qui se fait ou non. J’ai envie de la prendre et je vais le
faire.
Ça ne me ressemble pas. Même si la plupart des gens diraient que je vis en
prenant des risques, je ne parie jamais avant d’avoir mûrement réfléchi et
fait de solides recherches ; alors seulement, je mise sur le tapis. Mais avec
Mia, je m’y prends différemment – pas de freins, de réflexions, de bluff. À
fond dès le début, je suis obsédé mentalement et accro physiquement depuis
la première bouchée que j’ai eue d’elle.
Je ne voulais même pas la laisser partir samedi dernier, et notre échange de
textos hier soir fut un calvaire pour ma patience qui n’est pas mon fort, c’est
connu. J’ai dû m’empêcher de sauter dans ma voiture pour conduire jusqu’à
chez elle et aller chercher ce dont j’avais besoin. La seule chose qui m’a
retenu a été la peur de l’effrayer avec mon besoin possessif d’être avec elle,
près d’elle, en elle.
À présent, en la tenant comme ça, ses cuisses si douces appuyées contre
moi tandis que je glisse une main sous sa robe pour empoigner ses fesses
rondes et fermes, je suis dans tous mes états. J’attrape sa chair tendue en la
pinçant presque, comme pour vérifier qu’elle n’est pas le fruit de mon
imagination. En réponse, elle appuie ses seins contre mon torse en émettant
un gémissement profond que je sens vibrer en passant mes lèvres dans son
cou.
— Tu es tellement sexy, putain ! dis-je en grognant et en détachant ma
ceinture, libérant ma queue de la contrainte douloureuse que lui infligeaient
mon pantalon et mon caleçon.
Mia baisse les yeux et ouvre la bouche avec avidité en voyant la puissance
de mon érection. Je me caresse dans mon poing serré pour nous exciter tous
les deux et elle gémit de désir.
— Je veux te voir, habillée comme une putain de reine si sexy, souillée par
mon sperme. À genoux !
Je la pousse vers le sol, mais elle s’empresse d’obéir, avalant ma queue
alors même que je plonge mes doigts dans ses cheveux et m’enfonce en
elle. Sa bouche est merveilleuse et mon sexe vibre de plaisir quand j’entre
et sors rapidement en grognant de satisfaction.
— Lève les yeux vers moi, dis-je d’un ton rauque.
Mes hanches se balancent, faisant aller et venir toute la longueur de mon
sexe entre ses lèvres avides.
— C’est ça… tu la veux, ma queue, hein ?
— Humph !
Les vibrations de sa réponse me font trembler les genoux, mais il est clair
qu’elle est d’accord avec moi.
— Tu es à moi, Mia. Je vais te baiser, te prendre et ne jamais laisser
personne te toucher. Tu es à moi entièrement.
Je suis conscient de promettre des choses trop tôt, mais c’est plus fort que
moi. Les mots m’échappent avant d’être filtrés en contenant une dangereuse
vérité. Elle a beau ne rien répondre, ayant la bouche pleine de mon sexe, je
peux lire l’espoir briller dans ses yeux quand elle me regarde.
Tout à coup au bord de jouir, je me retire de sa bouche et la remets sur pieds
d’un mouvement brusque avant de la retourner et de pousser dans son dos
pour plaquer sa poitrine contre la table.
Je vais revendiquer chaque centimètre carré de son corps, mais pour
l’instant, avec la tension sexuelle qui nous entoure comme du brouillard,
j’ai besoin d’être enfoncé profondément en elle pour jouir comme j’en ai
envie.
Lever sa jupe revient à révéler le cadeau de Noël le plus sexy qui soit. Elle a
écarté les jambes automatiquement, me donnant libre accès à la rondeur
parfaite de ses fesses pales seulement départagées par son string. Elle se
tortille en quête de soulagement et je l’immobilise en plaquant une main sur
une de ses fesses, avant de tracer une ligne vers sa jambe jusqu’au bas
qu’elle porte.
Je peux sentir l’odeur de son excitation – qu’elle soit due à ma présence ou
au fait d’enfin réaliser à quel point elle est sexy m’importe peu.
Je gifle sa fesse, y imprimant la trace rouge vif de ma main. Elle crie :
— Ah !
— Tu portes du fond de teint sur mon suçon. Je l’avais fait dans ton cou
intentionnellement, dis-je en murmurant à son oreille de façon inquiétante
en restant penché au-dessus d’elle.
Je la cloue à la table sous mon poids ; mais tout en menaçant, je tire sur son
string pour l’écarter et passe le bout de mon sexe sur les lèvres du sien pour
l’enduire de son miel. Je décrète, comme si mes mots faisaient loi (ce qu’ils
font, à Roseboro) :
— Tu n’en as pas le droit.
— Mais les gens vont le voir !
— Laisse-les voir, dis-je en rugissant quand je m’enfonce tout au fond
d’elle.
Elle est tellement chaude et étroite qu’on crie tous les deux quand je
ponctue mes mots en pénétrant avec force son corps si parfait. Les talons
qu’elle porte ont hissé son sexe et ses fesses à la bonne hauteur ; je n’ai
besoin de faire aucun ajustement pour aller et venir incessamment en elle.
— Montre-leur à tous que tu es à moi.
Je l’attrape par les cheveux pour lui faire décoller sa poitrine de la table tout
en la frappant de mes hanches pour m’enfoncer avec force au fond d’elle.
J’abaisse le corsage de sa robe pour prendre son sein gauche dans ma main
et je tire sur son téton.
En réaction, un flot d’humidité coule sur ma queue, et je répète le
mouvement, tordant le téton jusqu’à ce qu’elle pousse un cri mêlé de
douleur et de plaisir. Je regarde la scène dans les miroirs de Damiens et me
retrouve submergé par la vue de Mia, dont le reflet sous tous les angles
accentue la douce agonie de ses chairs veloutées qui m’enserrent.
Mon sexe martèle le sien et mon esprit est lessivé par des vagues
successives de plaisir intense. Je sais que c’est dangereux, mais en cet
instant, je suis plus animal qu’humain, plus primitif que civilisé, et je la
culbute comme un sauvage. Miraculeusement, elle vient à ma rencontre
coup après coup, ne reculant pas devant ma brutalité, et face à son aptitude
à me gérer, de petites fissures lézardent ma carapace.
Je ne suis pas Thomas Goldstone, entrepreneur milliardaire. Mon titre le
plus important est… « le sien ».
Et elle n’est pas Mia Karakova. Elle est tout simplement… mienne.
Ma poitrine se soulève, mon cœur cogne fort et chaque fois que mes
hanches giflent les fesses cambrées de Mia, je me sens plus étroitement lié à
elle.
Je veux me graver dans sa peau. J’ai envie de la proclamer mienne pour
toujours, de la garder captive pour faire d’elle ce que je veux. J’ai envie
qu’elle soit mon ange, mon jouet sexuel, mon… tout.
C’est fou, mais en cet instant où mon sexe palpite au plus profond d’elle et
où j’entends la symphonie de ses exclamations de plaisir, j’ai le droit
d’avoir des pensées folles.
Relâchant son téton, je m’accroche à sa taille. J’écarte un peu les jambes
pour avoir plus de forces et je me mets à cogner contre elle du plus fort que
je peux. Je baisse les yeux et la vision érotique de ma queue épaisse et
brillante entrant et sortant de son sexe étroit me fait saliver. Ses lèvres
s’accrochent à moi alors même que je vais et viens plus vite et plus fort et
lui donne tout ce que j’ai.
— Oh putain ! Tommy… Tommy…
— Dis-le encore ! dis-je en rugissant, me fichant que des gens puissent nous
entendre.
— Tommy ! crie-t-elle en jouissant, son sexe se contractant autour du mien.
Je pousse un cri de victoire au moment où mes couilles se tendent et où
mon sperme se répand, laissant sa marque en elle et sur elle en écho à mon
cri insensé. Je m’effondre dans un abandon total, submergé par nos
orgasmes simultanés, enveloppé par sa chaleur, son réconfort et sa beauté.
On reste là, unis l’un à l’autre, jusqu’à ce que le rythme de nos cœurs
ralentisse. Puis je ressors centimètre par centimètre et réajuste mes
vêtements à regret, remontant mon caleçon et mon pantalon. Quand je
pense au fait d’être enrobé de ses liquides, une pulsion primitive retentit en
moi et, jetant un coup d’œil à son sexe malmené pour m’apercevoir qu’il est
lui aussi couvert de sperme, je sens un sourire satisfait se dessiner sur mon
visage. Mia replace son string. Elle essaye de réajuster sa tenue, mais elle
est si faible après ce qui vient de se passer que je dois la soutenir et l’aider à
arranger sa robe.
— Donc… dit-elle après un moment, sa poitrine se soulevant toujours par
vagues alors qu’elle reprend sa respiration ; j’imagine que ça veut dire que
tu aimes la robe ?
— Je l’adore, putain ! dis-je en ajustant ma cravate. Par contre, on va peut-
être devoir la faire nettoyer à sec avant le gala de vendredi.
Elle sourit à mon allusion obscène en passant ses mains sur la jupe pour
aplanir les endroits que j’ai froissés.
Elle lève vers moi des yeux pétillants de joie et de questions sous-jacentes.
— Je ne saurais dire si tu me fais marcher ou pas…
Je sais qu’elle ne fait pas allusion à mon goût pour la robe, mais au fait qu’il
y ait autre chose entre nous. Elle me laisserait tourner les talons, si tel était
mon souhait, je le sais.
Elle mettrait les choses possessives que j’ai dites en baisant sur le dos d’un
abus de langage sexuel, et l’on pourrait revenir à un semblant de relation
professionnelle. C’est vraiment trop dommage que ce ne soit pas du tout ce
dont j’ai envie, putain ! Je pensais chacun des mots que j’ai dits, et même
tous ceux que je me suis retenu de dire.
— Je ne raconte jamais de conneries, dis-je d’une voix monocorde. Il
m’arrive peut-être de contourner la vérité en affaires, de temps en temps…
mais je ne raconte jamais de conneries.
Une tension s’installe entre nous et bien qu’on ne se le dise pas à voix
haute, on sait en cet instant que quelque chose de puissant est en train de
changer la donne entre nous : une reconnaissance mutuelle, un
consentement de sa part, une acquisition de la mienne.
Finalement, elle se détourne et va derrière ce qui ressemble à une cabine
d’essayage improvisée. Je l’entends baisser la fermeture de la robe dont elle
se débarrasse pour se changer.
— Je n’ai pas honte de ce qu’on a fait, dit-elle en sortant de derrière la
cloison, portant toujours aux pieds les talons qu’elle avait mis pour
l’essayage, mais habillée comme elle l’est d’habitude au travail.
Elle est tout aussi belle, mais je m’aperçois qu’elle s’était blindée contre
moi en enfilant ce matin un tee-shirt et un pantalon.
— On a probablement mis le feu au livre de la bonne conduite en
entreprise… mais je n’ai pas honte.
— Tant mieux, parce que…
— Attends, me dit-elle, brandissant un doigt pour me faire taire. Je n’ai pas
honte, Thomas, mais il faut que je te dise une chose. Je ne vais pas être ta «
poupée du bureau ». On n’est pas dans Mad Men, et je ne vais pas profiter
de la quelconque attirance que tu éprouves à mon égard. Dieu m’a donné
l’intelligence, la Russie m’a donné la beauté… du moins d’après ce que dit
mon père. Mais c’est moi qui construis mon futur, avec mon cerveau et
aucune autre partie de mon corps.
J’acquiesce, soulagé que ce soit sa seule préoccupation. L’espace d’un
instant, j’avais pu voir le poids sur ses épaules et j’avais cru qu’elle allait
me jeter.
Comme tu le mérites. Quelle perte de temps de te croire digne d’une déesse
comme elle. Elle s’en rendra compte bien assez tôt…
— Tu es bien plus qu’une poupée de bureau, Mia. Je crois qu’on le sent
bien tous les deux.
Je l’attire vers moi, l’embrasse doucement et reçois le doux soupir qui
parcourt ses lèvres. Je croise les doigts pour qu’elle ne me trouve pas
défaillant et ne me quitte pas trop tôt.
En la gardant dans mes bras, je tapote sa tempe.
— En fait, miss futée en pantalon, tu avais raison, et je ne dis pas ça
souvent ou à la légère. J’ai parcouru ton ordinateur quand tu as rendu le
micro. Le dossier que tu m’as montré et le rapport qui a atterri sur mon
bureau sont deux choses différentes. Il faut que je trouve ce qui s’est passé
entre les deux et que j’actualise les nombres pour voir si ça nous fait
changer de direction, mais en attendant, je ne vais pas être tendre avec toi
juste à cause de ce qui se passe entre nous.
Mia sourit, mais grogne ensuite de façon comique en prenant un fort
accent :
— Bon. Parce qu’attention : chez Mère Russie, l’analyste qui travaille peut
te baiser.
Je pousse un grondement et laisse tomber une de mes mains pour
empoigner ses fesses en me frottant un peu contre elle.
— J’ai vu ça…
Son rire est contagieux et je souris largement.
— Hé, pourquoi les talons… ?
— Damien dit que je dois m’entraîner, répond-elle simplement en regardant
ses pieds. Mais je vais devoir trouver un moyen de les assortir avec les
articles de ma garde-robe habituelle. Peut-être que ma copine Izzy pourra
me prêter quelque chose… Elle est une sorte de reine de la mode discount.
De l’autre côté de la porte, l’agitation de fin de journée de travail se fait
entendre et la réalité nous rattrape.
— Je ferais mieux de retourner travailler. Mon patron est un vrai salaud
quand on se laisse aller, me dit-elle en m’adressant un clin d’œil
provocateur. Bon… à plus tard ?
— Oh que oui ! dis-je, mais alors qu’elle ouvre la porte, je l’appelle : et…
Mia ?
Elle se retourne, affichant un sourire chaleureux, mais dans une version plus
professionnelle.
— Oui, monsieur Goldstone ?
— J’attends de grandes choses de toi.
CHAPITRE 12
BLACKWELL
L e parc est petit, mais l’étang en son centre est tout à fait pittoresque et
les ombres qui bordent son rivage sud sont épaisses. Je regarde le
match de basket, assis sur un banc.
J’entends des pas approcher sur le chemin de gravier et je vois mon indic
apparaitre pile à l’heure. Il s’assied en essayant de paraître décontracté,
mais en vain.
Moi ? Peu m’importe si quelqu’un me voit. Je contrôle ce jeu. Je suis au-
dessus de la plupart des règles.
— Monsieur.
Il y a de l’excitation dans sa voix ; il a des nouvelles qu’il est impatient de
m’annoncer et rien que pour ça, je le fais attendre, prolongeant ce moment
d’anticipation à la fois pour mon propre plaisir et pour frustrer cet homme.
— Regardez-les, dis-je pour faire la conversation en parlant à voix basse.
Je lui montre le jeu de l’autre côté de l’étang, où de jeunes hommes
transpirants en groupe ne cessent de faire rebondir leur balle en caoutchouc
sur le bitume, perdant leur temps avec leur jeu débile.
— Et ils se demandent pourquoi ils n’auront jamais aucun pouvoir ni
aucune influence… Certains de ces garçons sont là depuis plus d’une heure.
— C’est un sport amusant, dit mon homme en regardant au-delà de l’étang.
Quand j’étais au lycée, je faisais partie de l’équipe de l’école. Petit allier.
J’ai même joué en Division centrale, pendant ma dernière année.
— Humph, dis-je, loin d’être impressionné.
Je suis arrivé au terme de ma tentative de bavardage dont je me suis servi
pour que cet homme attende avant d’accoucher. S’il n’apprend pas en se
servant des miettes qui tombent de ma table, il finira par comprendre à la
manière forte.
— Vous m’avez dit avoir du nouveau ?
— Oui, monsieur. On dirait que notre… connaissance commune trempe son
pinceau dans un encrier de l’entreprise.
— Vraiment ? dis-je, amusé.
L’Enfant Prodige, monsieur Parfait, ferait enfin quelque chose qui pourrait
être tourné à mon avantage ? Ça ne saurait arriver à un meilleur moment.
— Et comment le savez-vous ?
— Tous ceux qui se trouvaient dans les environs du vingt-cinquième étage
mardi dernier vers l’heure du déjeuner le savent, dit-il en prenant un air
légèrement écœuré. C’était… répugnant d’entendre son nom crié si fort.
Oh, et elle l’a appelé « Tommy », ajoute-t-il en levant les yeux au ciel
comme un adolescent.
— Hum, j’aurais cru que la tour Goldstone était mieux insonorisée que ça.
Mon homme a un rire amer en acquiesçant.
— Elle l’est. C’est pour dire à quel point elle criait fort !
Curieux.
Je classe l’information dans mon fichier mental, au cas où elle s’avérerait
utile. Franchement, ce sont ces petits détails que les gens balayent toujours
d’un revers de main qui me facilitent la vie. Je demande :
— Et Goldstone… il est amoureux de cette femme ?
L’homme hoche la tête.
— Intéressant.
— Il l’a emmenée dîner une fois, ils vont se rendre ensemble à la levée de
fonds vendredi et il l’a baisée dans la salle de conférence, me confie mon
indic. Je ne saurais dire à quel point c’est sérieux, mais ça représente une
vulnérabilité certaine, même du simple fait qu’elle soit une employée.
— Alors nous n’avons plus qu’à mettre la pression aux bons moments, de la
bonne manière, dis-je en réfléchissant à voix haute, alors que les prémices
d’un plan sinueux se mettent à ramifier dans ma tête. Je veux que vous
m’apportiez toutes les informations que vous pourrez recueillir à propos de
cette femme. On va le pousser à bout, même si c’est risqué ; mais il faut
qu’on fasse relativement vite. Cette affaire représente plus que des millions,
ça représente un héritage. Mon héritage.
— Je comprends.
Mon indic se lève et s’en va. Je cale mon dos contre le dossier du banc et
regarde les jeunes hommes de l’autre côté de l’étang continuer à perdre leur
temps avec leur jeu débile.
Je n’ai jamais participé à des jeux si niais. Le pouvoir ne dépend pas de
l’habileté à mettre une balle en caoutchouc dans un anneau en métal comme
un singe domestiqué. Même dans mon enfance, j’ai fui les sports collectifs
auxquels jouaient mes camarades de classe pour des activités plus
appropriées à quelqu’un de mon rang : les échecs, le polo… même un peu
de squash pour entretenir le cardio.
Malgré tout, je dois bien admettre que ce genre de sport donne aux jeunes
hommes une force admirable. Ils n’en sont pas conscients, mais ça construit
la musculature en nivelant l’esprit par le bas de sorte qu’ils peuvent ensuite
devenir les bons petits larbins de la vraie puissance.
Telle que moi.
Et ça, tout bien réfléchi, donne aux joueurs de basket une sorte de futilité
noble et à leur inutilité une certaine poésie. Alors qu’ils continuent à jouer.
— Après tout, me dis-je dans un murmure, me levant tout en restant
entièrement dans les ombres de cette chaude soirée d’été ; on a tous nos
petits jeux préférés.
CHAPITRE 13
THOMAS
D ès qu’on referme ma porte d’entrée, Thomas pose ses deux mains sur
moi, mais je fais un pas en arrière en plaçant une main sur son torse.
Je lui demande, en bonne maîtresse de maison :
— Tu veux un verre ?
Je ne fais que légèrement retarder les choses mais, bien que je ressente les
battements de mon cœur jusque dans mon sexe, je crois vraiment qu’on
devrait parler de ce qui s’est passé ce soir.
Thomas acquiesce et se débarrasse de sa veste de smoking. Il regarde autour
de lui en cherchant où l’accrocher. Je la lui prends des mains et la suspends
moi-même avant de le guider vers mon salon.
Rougissant un peu, je lui dis :
— Mets-toi à l’aise. Donne-moi juste le temps de me changer.
Je quitte mes chaussures à talons et les porte à la main en traversant le
couloir vers ma chambre.
J’enfile vite fait une tenue qui me ressemble plus. Ma robe a beau être
somptueuse, en revenant dans le salon vêtue d’un short en coton et d’un tee-
shirt Sailor Moon, je me sens plus à l’aise et sûre de moi face à la situation.
C’est peut-être la première fois que j’ai plus l’impression de voir Thomas
dans mon univers que de me voir dans le sien. Je m’arrête un instant pour
savourer la conjoncture des choses en l’observant.
Il est assis sur mon canapé, dos à moi, et regarde les manettes de jeux et les
télécommandes disposées sur ma table basse. Il s’empare de ma nouvelle
acquisition : une manette sans fil en aluminium de type PS incassable. Il la
tourne et la retourne dans ses mains en pinçant les lèvres.
Je trouve adorable de le voir légèrement confus face à quelque chose de
tellement banal à mes yeux… et mon cœur fond un peu en l’entendant
murmurer tout bas « piw piw », tourné vers ma télévision. Comment résister
à ça ?
— J’ai toujours été un peu tarée de jeux vidéo, dis-je en interrompant son
examen.
Thomas repose ma manette sur la table et tourne la tête pour me regarder
avec admiration tandis que je contourne le canapé pour venir m’asseoir à
ses côtés. C’est un peu bizarre de se retrouver comme ça, moi dans ce qui
pourrait passer pour un pyjama et lui toujours en smoking, la veste en
moins. Ça ne fait que souligner la différence qui existe entre nous.
Mais il a au moins défait sa cravate et retiré ses chaussures, comme si je
l’amenais à se détendre étape par étape. Quelle victoire de voir la pression
qu’il se met à lui-même lâcher du lest !
— La plupart de ce qu’il y a dans mon appartement tourne autour des jeux
vidéo, même si le PC que tu vois là est aussi relié à ma télé. Est-ce qu’il
t’arrive de jouer ?
J’étais quasiment sûre de connaître la réponse avant même de poser la
question, mais le demander me semblait couler de source. Ce à quoi je ne
m’attendais pas, c’était de voir cette ombre passer sur son visage.
— Non, pas depuis l’enfance. Dans le dernier jeu auquel j’ai joué, des
masses informes attaquaient mon château. Après ça, je n’ai plus jamais…
Il se tait et je vois bien qu’il est ailleurs. Je suis sur le point de lui demander
ce qu’il se passe dans le brillant esprit qui est le sien, mais il secoue la tête
et dit :
— J’aime l’agencement de ton appartement. C’est efficace.
À sa façon de le dire, je sais qu’il est sincère et vu qu’être efficace est l’une
des qualités les plus importantes à ses yeux, je prends ça comme un
compliment. Je me demande bien ce qui pousse un homme qui a l’air de
tout avoir à vouloir encore plus avec autant d’acharnement… mais ça
ressemble plus à une vérité qui doit se dévoiler petit à petit qu’à une
question attendant une réponse, alors je mets de côté ma curiosité et
poursuis sur le même thème de conversation.
— Merci. Cet environnement doit te sembler un peu trop geek, mais… il est
à mon image. Quand j’étais petite, papa essayait de me convaincre de sortir
pour faire des choses, dis-je, avant d’imiter sa voix : pourquoi pas du ballet,
dochenka ? Ou du softball ? Allons faire une promenade !
Je reprends ma propre voix pour conclure :
— Mais il a vite compris que ce n’était pas la peine.
— Papa ? Doche… ? répète-t-il en hésitant sur le mot doux.
— Dochenka. C’est « ma fille » en russe.
— Ah oui, je me souviens de ce détail dans ton dossier. Ton père est donc
Russe ? demande-t-il et j’acquiesce en pouffant de rire.
— Aussi russe que la vodka ! Il était tout jeune, quand il est arrivé à New
York la première fois, il avait à peine dix-neuf ans. Les problèmes liés à
l’effondrement de l’Union soviétique l’ont poussé à partir. Il a galéré
pendant un temps.
— Hum, fait Thomas en hochant la tête. J’imagine… Ça a dû lui faire un
sacré choc. Qu’a-t-il fait ?
— Il s’est mis au travail. Il avait suffisamment d’économies pour payer
quelques mois de loyer et il a loué un appartement au-dessus de la boutique
d’un tailleur qui l’a engagé comme assistant. Il a débuté en faisant des
courses et des trucs dans le genre, puis il a gravi les échelons. Finalement, il
s’est retrouvé à faire ses propres pièces. Il riait au souvenir de ma grand-
mère qui avait insisté pour lui apprendre à coudre quand il était encore en
Union soviétique. Il détestait ça en ce temps-là, parce que ça ne faisait
vraiment pas viril… pourtant c’est ce qui lui a permis d’avoir un toit au-
dessus de la tête.
— Donc, ton père est devenu couturier… Mais ça, c’était un moment avant
ta naissance, pointe du doigt Thomas. Qu’est-il arrivé ?
— Ne l’appelle jamais comme ça devant lui ! dis-je en riant. Il dit qu’il
raccommode et ajuste des vêtements selon la technique de son pays
d’origine et que, par conséquent, il est tailleur.
Je souris ; j’ai entendu cette phrase tant de fois dans ma vie… Puis je
continue le récit de mon histoire :
— Le fait est que papa a beaucoup de talent. Il confectionne principalement
des vêtements pour hommes, des costumes et autres, mais il aime s’essayer
à des choses différentes, de temps en temps, et il a fait des robes pour moi et
mes amies qui étaient plus belles que tout ce qu’on peut trouver dans le
commerce. Bref, papa a rencontré Jennifer Appleman. Elle habitait dans
l’Upper East Side, un quartier résidentiel chic du nord de Manhattan, et
lui… à l’opposé. Il a cru trouver le grand amour et j’imagine qu’au début,
ils étaient heureux. Papa était inférieur à elle, c’est comme ça qu’il le dit, un
simple tailleur comparé à sa famille fortunée. Je la suspecte de s’être
amusée à s’encanailler avec l’immigré des bas quartiers.
Thomas hausse un sourcil d’un air interrogateur et je m’éclaircis la gorge.
— Toujours est-il qu’elle l’a quitté. Je pense que, si je n’étais pas arrivée,
ils se seraient même séparés plus tôt, mais quand Jennifer est tombée
enceinte, elle a subi beaucoup de pression pour l’amener à se marier. Elle
avait beau être d’une vieille famille fortunée de New York, il y a ceux qui
font l’étalage de leur argent et en profitent, et ceux qui ont le cul plus serré
que celui d’un banquier un jour de remboursement d’impôt. La famille de
Jennifer faisait partie du deuxième groupe.
Thomas ricane en haussant un sourcil quand il entend mon analogie, mais
en voyant mes traits se tendre, il rectifie sa posture et affiche un visage plus
sobre.
— Donc, elle est partie ?
— Deux semaines après l’anniversaire de mes deux ans, dis-je faiblement.
Je ne me souviens même pas d’eux vivant ensemble, seulement dans des
endroits différents. J’allais chez l’un, puis chez l’autre et quand j’étais avec
Jennifer, c’était… Je me sentais comme une pièce rapportée, j’avais
l’impression de gêner. Ils faisaient tous en sorte que je ne fasse pas de bruit
et que je ne sois pas dans leurs pattes, mais Jennifer m’achetait des trucs
pour essayer de me monter contre mon père. Même en étant dans leur
maison, je passais plus de temps avec une nounou qu’avec elle et ses
parents.
Thomas émet un léger grognement. Il tend un bras et me caresse l’épaule.
— Avec ton père, ça se passait comment ?
— Certaines semaines, il n’avait presque plus rien. Il travaillait dur, mais la
vie à New York est chère et parfois, il lui était difficile de choisir quelles
factures payer ou non. Je me souviens d’une fois où l’on a « campé »
pendant une semaine autour de la cage d’escalier pour profiter d’un peu de
chaleur qui montait depuis la boutique du rez-de-chaussée. Papa ne voulait
pas que son patron sache à quel point notre budget était serré. Pour être
honnête, j’ai adoré cette semaine-là parce que papa en a fait quelque chose
d’amusant, comme une aventure. Paradoxalement, c’est au terme de cette
même semaine qu’il a obtenu ma garde complète.
— Comment ?
Je me renverse un peu en arrière en soupirant légèrement.
— Comme j’avais toujours froid, papa a enlevé sa veste et l’a posée sur
moi. Il n’avait plus qu’un tee-shirt à manches courtes, mais il voulait que
j’aie chaud. J’ai remarqué un pansement dans le pli de son coude et quand
je l’ai interrogé, il l’a enlevé pour me montrer la marque fraîche d’une
piqûre dans son bras. Il avait commencé à se rendre dans différents centres
de récolte du sang, mentant sur la fréquence à laquelle il donnait le sien afin
de gagner suffisamment d’argent pour subvenir à nos besoins. La veille du
jour où il m’avait récupérée, il l’avait donné deux fois. Il m’a montré le
petit trou dans le pli de son autre coude et je lui ai dit que c’était comme les
trous dans le bras de Jennifer. Elle en avait toute une ligne parcourant
l’intérieur de son bras gauche. J’étais trop jeune et naïve pour comprendre
ce que ça voulait dire.
— La drogue ? demande Thomas, et j’acquiesce. Alors il l’a dit à son
avocat ?
— Son avocat connaissait un stup à Manhattan qui lui devait une faveur.
Une filature de Jennifer Appleman pendant que j’étais chez papa, un saut
dans la bonne boîte de nuit et boum… Le tribunal des affaires familiales ne
voit pas d’un bon œil ceux qui sont impliqués dans la plus grande affaire de
drogue de l’année. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé précisément. Je sais
seulement que papa a obtenu ma garde totale de façon temporaire, puis
permanente. On a déménagé à Roseboro peu après pour que papa puisse
ouvrir sa propre boutique et je n’ai pas revu Jennifer depuis. J’ai essayé de
les joindre, elle et ses parents ; papa m’a aidée à écrire des lettres. Les deux
dernières me sont revenues seulement avec « retour à l’expéditeur » inscrit
sur l’enveloppe. Je n’avais pas besoin d’en savoir plus. Depuis, il n’y a plus
eu que papa et moi.
Thomas hoche la tête en m’adressant un sourire compatissant.
— Je me demandais pourquoi tu ne l’appelais pas maman. J’ai… j’ai perdu
ma mère quand j’étais très jeune, moi aussi. Elle est morte quand j’avais six
ans.
Il semble perdu dans ses pensées et je me demande combien de personnes
sont au courant de ça. Je n’en avais pas la moindre idée avant, et j’ai
pourtant épluché son profil d’entreprise et ce qui le concerne sur le Web
comme une acharnée. J’ai trouvé beaucoup de choses sur ses études, sur sa
montée en flèche dans le monde des affaires et sur tout ce qu’il a accompli à
la tête de sa propre société, mais rien sur sa vie de famille. C’est comme si
sa vie avait commencé à l’âge adulte, à l’université, sans qu’il n’ait jamais
existé avant ses dix-huit ans.
— Que s’est-il passé ?
— Elle… commence-t-il avant de déglutir péniblement. Je ne peux pas en
parler, avoue-t-il.
Même si son aveu ne ressemble pas au flot d’informations que je viens de
lui révéler, c’est comme s’il me confiait une vulnérabilité et avait en moi
une confiance suffisante pour me montrer ce point faible en espérant que je
ne remuerai pas le couteau dans la plaie. Il tapote ses mains l’une contre
l’autre entre ses genoux, la tête basse, et j’ai envie de le réconforter.
Il s’éclaircit la gorge en clignant des yeux précipitamment.
— Je dirai simplement que, alors que nos deux mères nous ont laissés avec
nos pères et le lourd bagage de leur perte, la relation que j’ai eue par la suite
avec mon père a été loin d’être une suite d’aventures amusantes.
Je sens combien il lui est pénible de prononcer ces mots et je doute qu’ils
n’aient jamais passé la frontière de ses lèvres auparavant.
Il soupire et se laisse tomber en arrière dans le canapé, le dos rond et les
épaules voûtées. Je pense que je ne l’ai jamais vu être aussi authentique,
comme s’il était trop exténué pour être capable de sauver les apparences. Le
fait qu’il veuille se relâcher comme ça avec moi me plait, c’est comme s’il
me laissait l’approcher petit à petit, parfois en faisant un bond en avant et
parfois en ne faisant qu’un petit pas, mais malgré tout de plus en plus près
de qui il est vraiment.
— Pardon, dit-il. Je pense qu’on a fait remonter assez de mauvais souvenirs
pour ce soir.
Je dépose un baiser doucement sur ses lèvres en récompense du cadeau
qu’il m’a fait ce soir. Je ne parle pas de la sortie de luxe avec la limousine et
les vêtements hors de prix, mais de sa vérité.
— Pas de problème. Alors… tu veux jouer à un jeu vidéo ?
Je pose la question avec légèreté pour lui donner une chance de se recentrer
et de passer à autre chose. Je précise :
— Rien de compliqué, juste un petit passage à tabac ?
Thomas s’esclaffe légèrement et nous nous éloignons progressivement des
abysses de son enfance. On échange quelques informations tout en jouant,
mais c’est plutôt moi qui lui parle de ma vie tout en le battant à chaque
partie. Quand je m’aperçois qu’il est minuit en entendant sonner mon
horloge, je pense avoir vu Thomas dans des conditions d’intimité que
personne d’autre n’a connues avant moi.
— Alors, dis-moi… dis-je en reposant la manette de jeu pour lui prendre
ensuite la main ; tu as fait d’assez sérieuses revendications ce soir. Es-tu
certain de pouvoir gérer une femme assez geek sur les bords qui aime jouer
aux jeux vidéo en écoutant de la techno et du death metal, qui a une logique
particulière que tu peux trouver dure à suivre et un père qui lui a appris
comment jurer couramment en russe ?
— Je suppose, répond-il avec un sourire en coin. Tant que tu voudras gérer
un homme avec une profonde tendance à être un salaud pour la raison qu’il
manque parfois de confiance en lui…
Il semble ne pas vraiment s’attendre à ce que je l’accepte tel qu’il est.
Je pouffe de rire en lui frottant les épaules.
— Est-ce ce qui va avec le bon côté de toi ?
— Quel bon côté ? demande-t-il. Ah, j’oubliais… tu aimes ma voiture !
Je ris et me penche en avant pour l’embrasser sur la joue avant de grimper
sur ses genoux.
— Je peux voir deux douzaines de choses que j’aime plus chez toi que ta
voiture. Elle est sympa, mais ce n’est pas ça, ton bon côté.
— Alors c’est quoi ? demande-t-il.
Ses mains glissent naturellement autour de ma taille pour venir se poser sur
mes hanches. Son corps est réactif, même s’il fouille mon regard comme
s’il essayait d’y lire lui-même la réponse.
— Il y a quelque chose en toi, Thomas Goldstone. C’est parfois difficile à
voir sous toutes ces couches de barbelé et de verre pilé dont tu t’entoures
pour empêcher les gens de s’approcher trop près.
Je suis du doigt la ligne de sa mâchoire lisse, puis celle de sa lèvre
inférieure. Il avale sa salive.
— Je sais. Je veux être… un homme meilleur.
— Tu es déjà un homme bien. Il se trouve que j’ai la chance d’être celle qui
arrive à le voir.
Il frémit. Il est possible que quelque chose dans ce que j’ai dit ait refermé
une petite blessure au fond de lui. Puis ses yeux s’illuminent de malice.
— Il y a autre chose que tu peux voir de moi. Si tu veux…
Je lui rends son sourire aguicheur.
— Montre-moi tout !
CHAPITRE 16
THOMAS
J USQU ’ À AUJOURD ’ HUI , j’étais vraiment une tarée du PC et des jeux vidéo,
mais c’était avant de vraiment me plonger dans le travail à Goldstone. Je
suppose que c’est une des conséquences du passage à la vie d’adulte.
Finis les jeux qui ont besoin d’une assiduité quotidienne et de beaucoup
d’application. Alors au revoir Eve Online, au revoir WoW et Final Fantasy
Online.
Je refuse encore de perdre le niveau atteint avec Fortnite, alors j’ai préféré
me lancer dans TERA. C’est un concentré d’action, très amusant et peu
complexe, et je peux laisser mon personnage pendant deux semaines sans
avoir de problème majeur.
Mais ce soir, c’est ma soirée de reprise de jeu. Je suis sur le point d’allumer
mon PC et de m’identifier quand mon téléphone sonne. Voyant que c’est
Thomas, je décroche et me cale dans le canapé.
— Salut, Tommy ! Quoi de neuf ? S’il te plait, ne me dis pas que tu es
encore au bureau. Je sais qu’on est mercredi, mais tu n’es pas obligé de
grimper en haut de ta montagne de dossiers pour glisser jusqu’au jeudi.
— Non. Je m’en tiens à ma politique de quitter le bureau à six heures au
plus tard, dit-il. Même si parfois j’emporte du travail avec moi là-haut, mais
ça ne compte pas, ajoute-t-il en riant à sa propre blague, ce qui me fait
sourire. En fait, je voulais te parler de quelque chose, mais je voulais le
faire après le boulot parce que je ne voulais pas te donner l’impression de te
faire du pied au bureau.
Mon sourire s’évanouit et je me redresse, basculant dans un état d’esprit
plus sérieux.
— J’apprécie, merci. De quoi s’agit-il ?
— On me propose une nouvelle opportunité pour Goldstone et je dois
monter une nouvelle équipe de projet. C’est une grosse affaire et je prendrai
moi-même la tête des opérations, en plus de choisir mon équipe. J’aimerais
que tu en fasses partie, mais je comprendrais que tu aies peur de ne pas te
sentir à l’aise. Tu représentes le meilleur choix possible ; pourtant, si tu
préfères décliner l’offre, je ne m’offusquerai pas.
Il est très sérieux, ce qui montre à quel point il a pris en compte mes coups
de gueule à propos des bruits qui circulent sur nous et sur le fait que je
trouve injuste que tout le monde me regarde de travers soi-disant parce que
je joue dans la cour supérieure sans pour autant que lui soit accusé de jouer
dans la cour inférieure. Alors qu’au point où nous en sommes, ni l’un ni
l’autre ne jouent.
— Je peux rester professionnelle. Je veux dire, on ne sera pas tout le temps
ensemble, pas vrai ? Vingt-cinq étages nous séparent… ça ne peut pas être
bien terrible !
— Sauf que voilà, dit Thomas, l’affaire ne peut pas se faire depuis le
bureau. Tu as un passeport ?
— Heu, ouais… Je m’en suis fait faire un, l’année dernière, pour aller à
Vancouver. Pourquoi ?
— Le boulot est au Japon. Je réunis une équipe pour partir une semaine à
l’étranger. Il s’agit de visiter un lieu de villégiature et le siège de son
entreprise pour voir si ça vaut le coup d’y investir du capital. On part
vendredi pour une semaine. D’ici là, on sera la tête dans le guidon avec le
travail de préparation. Qu’en dis-tu ?
Mon sourire est si grand que j’en ai mal à la mâchoire.
— Tu te rends compte… ? Tu me demandes si j’ai envie de faire un voyage
d’affaires dans le pays des animes, des jeux vidéo et de toutes sortes de
choses particulièrement paradisiaques qui font palpiter mon cœur de geek !
Thomas rit en silence, mais je l’entends quand même à sa façon de respirer.
Sa poitrine doit presque se soulever à l’autre bout du fil.
— C’est un oui ?
— Évidemment ! dis-je en criant à moitié, essayant de me retenir de danser
le boogie sur le canapé.
— Mais franchement, c’est seulement parce que tu vas travailler avec moi,
pas vrai ?
Il me taquine, sachant qu’en gros, il me fait une offre de rêve : le Japon, une
opportunité professionnelle, et lui.
Pensant à lui, je dis :
— Maintenant, tu as le choix : soit tu me laisses raccrocher tout de suite
pour que je puisse me mettre au jeu que j’étais sur le point de commencer,
soit tu ramènes tes fesses ici et tu m’aides à évacuer mon trop plein
d’énergie d’une autre façon.
À l’autre bout du fil, il y a deux secondes de silence, puis Thomas grogne :
— Prépare un sac pour la journée de travail de demain. Je passe te chercher
dans dix minutes.
CHAPITRE 18
THOMAS
L ES COULEURS ! Chaque jour me rappelle à quel point cet hôtel est dans un
monde en Technicolor. Cinq jours à me réveiller dans un paradis tropical
avec le son des vagues, le chant des oiseaux et une douce brise qui fait
bouger mes rideaux par ma fenêtre… tout cela devrait suffire à n’importe
qui pour se détendre. Je me redresse dans mon lit le matin et regarde par la
fenêtre ce collage tapageur unissant des bleus, des verts, du blanc et des
ocres brunes dans lequel passent des oiseaux trempés dans des tons rouges
et jaunes et des poissons qui dansent comme des étincelles dorées faisant
les stars dans les baies bleu clair.
Je devrais paresser en traînant au lit. C’est vrai, je n’ai même pas besoin de
mettre un pantalon. Dans le coin, tout le monde se balade en short la plupart
du temps.
Je devrais être détendue… mais je suis loin de l’être. En partie, bien sûr,
parce que je n’ai pas pu passer beaucoup de temps avec Thomas. Il a beau
être le bosseur le plus efficace que j’aie jamais rencontré, les locaux ont leur
propre vision de ce qu’est du bon travail.
Malheureusement, ça implique beaucoup de « travailler plus, pas mieux » et
de gros créneaux de son temps ont disparu dans des réunions, des thés et
autres, où il y a beaucoup de hochements de tête, beaucoup de sourires
professionnels et pas grand-chose d’autre. Je pense que le pauvre Kenny va
se faire mal à la gorge à force de traduire dans tous les sens.
Quand Thomas revient tous les soirs, il a à peine le temps de faire un point
avec le reste de l’équipe, de passer un tout petit peu de temps avec moi et de
prendre une douche avant de devoir fermer les yeux, histoire d’être prêt
pour le lendemain.
Pareil pour moi… j’ai mes propres défis.
Après un petit-déjeuner à base de riz avec du furikake, un mélange
d’algues, de sel, d’herbes et de poisson séché qui est utilisé comme
assaisonnement sur de nombreux plats dans tout le Japon, j’essaye de me
remettre au travail.
Ce qui m’amène à mon principal problème : les conditions de travail.
La proposition faite à Thomas est d’acquérir cet hôtel, avec ses vingt-huit
chambres et ses deux salles de conférence pour le transformer en un lieu
d’évasion haut de gamme pour les personnes du genre Fortune 500 1 qui
veulent allier les affaires et le plaisir, mais les capacités professionnelles
font sévèrement défaut.
La salle de travail dédiée à notre équipe n’est pas beaucoup plus grande que
mon bureau de Roseboro et bien qu’on ne soit ici que trois, on doit partager
quatre prises électriques pour trois tablettes et six ordinateurs portables. Il
n’y a pas moyen de nous faire tenir tous là-dedans en même temps, à moins
de vouloir partager nos haleines douteuses.
Par-dessus le marché, le débit d’Internet est affreusement lent… au point
qu’un pigeon voyageur arriverait plus vite à Roseboro qu’un e-mail.
— Et… je vais m’occuper de mes cheveux, dit Randy Ewing en secouant
ses boucles qui sont bien plus frisées qu’à notre arrivée, tout en repoussant
la table devant elle.
Elle est chargée d’avoir des idées de rénovations et elle a travaillé plus dur
que chacun d’entre nous.
— Toute cette chaleur et cette humidité… c’est horrible ! Je prévois déjà
d’aller dans un salon de coiffure en rentrant, mais pour l’instant, j’ai juste
besoin de dégager cette tignasse torsadée de mon visage. Le temps que j’en
vienne à bout, j’imagine que mon e-mail aura peut-être fini de se
télécharger.
Elle tapote l’ordinateur portable sur lequel elle travaille comme si ses
paroles sarcastiques pouvaient l’amener à se connecter plus rapidement.
— Et toi, Mia ?
Je marmonne quelques jurons salés en russe en jetant à l’un de mes deux
ordinateurs un regard noir. Puis, levant les yeux vers Randy, je hausse les
épaules.
— Au moins, tu as quelque chose. Tu savais que l’actuel propriétaire garde
tous ses documents commerciaux en version papier ? Pas même sur un
document Excel… Il inscrit toutes ses écritures à la main sur un cahier relié
comme si l’on était en mille-neuf-cent-quatre-vingt-cinq. Sérieusement,
comment suis-je censée voir la moindre tendance dans tout ça ?
— Bonne chance ! dit-elle. La troisième fois où j’ai dû aller jusqu’en ville à
vélo simplement pour pouvoir lire mes textos, j’ai été fixée : il faudrait trop
s’investir dans ce lieu pour en faire quelque chose d’approchant ce que
Thomas imagine. Dieu sait ce qu’il faudrait pour obtenir une équipe de
rénovation appropriée ici, et sans même parler du coût réel des matériaux !
Randy s’en va et j’avance tant bien que mal à travers les informations du
mieux que je peux. Enfin, juste avant midi, Thomas me rejoint, les yeux
encore rouges des activités de la veille.
Argh ! Je ne sais pas ce qu’ils mettent dans leur version locale du saké, mais
ça sentait le pétrole et ça dévisse la tête !
— Bonjour à toi aussi, mon cœur. Ou bonne après-midi, dis-je en
grommelant tout en refermant mon ordinateur. S’il te plait, dis-moi que tu
avances de ton côté…
— Je pense que oui, me confie-t-il. Je me sens idiot de ne pas avoir appris
le japonais et de dépendre de Kenny pour tout me traduire, mais j’ai
compris leur façon de faire ici. Au bar, pendant le karaoké, quelque part
entre Dancing Queen et Gimme Shelter, il y a eu un hochement de tête, un
léger grognement échangé entre deux hommes qui faisaient semblant d’être
saouls (mais ils n’étaient absolument pas aussi beurrés que leur chant le
laissait croire) et j’ai eu l’approbation du big boss du village. Si l’on veut
faire affaire pour cet hôtel, on peut. J’espère que ça en vaut la migraine et
aussi que Kenny me pardonnera mon affreuse interprétation d’Elvis.
Apparemment, le bar karaoké en ville n’a pas la base de données la plus
récente qui soit.
— Base de données… argh ! Mon Dieu, ce que je donnerais pour une putain
de base de données, là ! Je lancerais des algorithmes et ferais peut-être
même un diagramme. Des bases de données… dis-je, d’une voix envieuse.
Je me renverse en arrière en grognant et en me tirant les cheveux. J’ai
atteint mes limites. Jamais je n’aurais cru pouvoir en avoir assez d’être au
Japon… mais le Japon que j’ai envie de visiter n’a rien à voir avec ça.
— Quel est le problème ? me demande-t-il en se massant les tempes.
Internet est sur la liste de ce qu’il faut améliorer, avec le système
d’alimentation à revoir.
— Il ne s’agit pas que de ça. Tu as besoin d’une analyse de données, mais je
ne peux pas mettre la main sur les données. Tu me demandes de repérer les
tendances du marché, mais sans avoir une vue d’ensemble, c’est tout
simplement impossible. Je suis face à une technologie qui a vingt ans, un
système de recueil des données qui en a cinquante et un réseau électrique
quasiment inutilisable. Je travaille dans le noir avec une main attachée dans
le dos… et je ne veux pas te décevoir.
— Mia, trouve une solution. On est ici pour ça, dit-il, avec dédain, en
s’asseyant sur la chaise libre. Tu es intelligente. Réfléchis au-delà des
barrières.
Bouillonnante de frustration, je lui demande :
— Pardon ? Thomas, j’ai été coincée ici parce que les outils dont j’ai
besoin…
— Sers-toi de ton cerveau, pas de la technologie ! aboie-t-il.
Je me tais, choquée de la pression qu’il me met. Non pas que je me croie à
l’abri de ses « blâmes », et j’ai même demandé à être traitée comme les
autres, mais c’est en fait la première fois qu’il le fait. La tension est
palpable entre nous, électrique et bourdonnante.
Il se tait un moment, puis il inspire avant de reprendre d’une voix plus
calme.
— Les ordinateurs sont des outils, oui. Mais ils ne sont que ça : des outils.
Ils ne remplaceront jamais ce qu’il y a dans ta tête, parce que ce cerveau est
meilleur que ne pourra jamais l’être le moindre ordinateur. J’ai besoin de tes
compétences pour disséquer le bordel que représente cet hôtel, à en croire
les plaintes de tout le monde ; mais ça peut être fait à Roseboro, si la
technologie ne le permet pas pour le moment. Il y a plus de choses à évaluer
ici que de simples chiffres.
Quelque part, j’ai l’impression qu’il ne me connaît pas. Je vis pour de
simples chiffres, pour des colonnes de nombres qui finissent par
s’additionner comme par magie chaque fois et pour les choses que ces rangs
de données m’apprennent. Mais il dit qu’il y a plus que ça ?
— Que veux-tu dire par « plus de choses » ? Tu m’as amenée ici pour ça,
dis-je en désignant mon ordinateur devant moi.
Étonnamment, Thomas pouffe de rire.
— On ne va pas prendre une décision et faire un chèque aujourd’hui. Si l’on
veut vraiment faire affaire, on va se lancer dans une année au bas mot où
toutes les personnes appropriées vont apposer leur signature sur toute la
paperasse appropriée. Je crois honnêtement que la paperasse fait tenir cette
île à sa place dans l’océan. Mais pendant qu’on est là, j’ai besoin d’avoir la
vision de l’équipe – non, j’ai besoin de ta vision de l’affaire.
Je reste silencieuse un instant, surprise par la portée de ses mots. Puis je me
risque à demander :
— Est-ce que tu réalises qu’on est sur cette île paradisiaque depuis quatre
jours et que j’ai à peine passé un moment avec toi en tant que couple et non
dans un cadre professionnel ? Je sais qu’on est en voyage d’affaires, mais
on pourrait peut-être faire une petite pause ?
Il pince ses lèvres l’une contre l’autre et je l’entends déjà me répondre qu’il
ne peut pas modifier son emploi du temps.
— Que dirais-tu de passer ta journée à emmagasiner toutes les informations
possibles sur lesquelles tu arrives à mettre la main, à récolter tous les
chiffres à rapporter à la maison, et qu’on prenne ensuite vingt-quatre heures
rien que pour nous, demain ? Je donnerai la journée à tous ceux de l’équipe
pour qu’ils puissent se faire aussi leur propre impression, comme ça on aura
une vision claire de tout le potentiel de cette affaire.
Je lui adresse un sourire insolent.
— C’était la proposition de rencard la moins sexy qu’on ne m’ait jamais
faite !
Son rictus est plein d’arrogance ; il hausse un sourcil.
— Ce n’est pas un rencard, mademoiselle Karakova. Je rappelle que nous
restons professionnels.
Je mordille ostensiblement le bout de mon stylo, me rappelant très bien ce
qu’il m’a dit à propos de nos premières réunions : il croyait que je
l’allumais volontairement. Ses yeux se focalisent sur ma bouche comme je
l’espérais et je pousse plus loin la provocation :
— Tout ce que vous voudrez, monsieur Goldstone, dis-je d’une voix d’un
érotisme pur et pleine de sous-entendus.
— Ça commencera demain à ton réveil, tu seras totalement déconnectée. Et
totalement à moi, Mia !
1 Fortune 500 est le classement des 500 premières entreprises américaines, classées selon
l'importance de leur chiffre d'affaires.
CHAPITRE 20
MIA
—B onjour !
La façon dont Thomas me regarde en détaillant mon corps en dit bien plus
long que ce simple mot. Je ne suis pas nue. J’ai enfilé un débardeur par-
dessus mon haut de maillot de bain et j’ai étalé tellement de crème solaire
sur mon visage et mes bras que je dois vraiment ressembler à un fantôme,
mais je vois au regard de Thomas que ça ne le gêne pas le moins du monde.
Chargeant mon sac sur mon épaule, je lui réponds :
— Bonjour ! Tu as bien dormi ?
— Pour être honnête, augmenter la qualité de la literie fait partie de mes
prévisions, répond Thomas en s’étirant. Sérieusement, les futons, ce n’est
pas mon truc. Viens, allons prendre un petit-déjeuner. Tu es ravissante, au
passage.
— Mes racines russes vont me jouer un sale tour. D’ici ce soir, je serai rose
fluo de coups de soleil, dis-je en riant quand on quitte l’hôtel. Qu’y a-t-il au
petit-déjeuner, au passage ?
— C’est juste en bas de la rue, tu verras, me répond Thomas d’une voix
rassurante. Et quelles sont tes autres racines, si je peux me permettre de
demander ?
— Bien sûr. Si je m’en tiens à ce qu’on m’a dit dans mes rares souvenirs, la
branche Appleman vient principalement d’Angleterre. D’où un teint pâle,
voire blême. Et toi ?
— Mélange de souches américaines, répond Thomas avec désinvolture.
Honnêtement, les origines n’ont pas plus de valeur à mes yeux que les
signes du zodiaque. C’est un fait intéressant, mais ça ne nous définit pas en
tant que personne. Ça peut servir de sujet de conversation, mais ça ne nous
définit pas. Même si tu es originaire de la Mère Patrie.
— Hé, j’avais dit ça pour rigoler…
Mais je me tais quand Thomas prend ma main pour emmêler nos doigts.
— Il s’agit de culture, pas d’ADN. Tu peux en être fière, par rapport à ce
que ton père t’a appris. Tu as pris le meilleur et par chance, laissé tomber le
reste. Du moins, j’espère que tu ne prévois pas de porter une chapka ni de
me gaver de borscht… ?
— J’avoue détester le borscht et mon chapeau s’apparente plus à une toque
qu’à une chapka.
Thomas me sourit en serrant un peu ma main dans la sienne.
— Tant mieux ! On est arrivés.
C’est un stand de fruits dont l’assortiment est impressionnant. Le vendeur
me propose quelque chose que je ne connais pas et quand je mords dans le
fruit doré de la taille d’une petite balle, une saveur aigre-douce absolument
délicieuse m’explose en bouche. Thomas me tend une autre bouchée et je
me retrouve à me gaver de ce je ne sais quoi.
— Mmm… on dirait la nourriture des Dieux !
— N’est-ce pas ? demande Thomas en croquant dans un fruit vert avec
toute une gamme chromatique de rouges à l’intérieur.
Il grogne de plaisir et ses yeux brillent quand il me propose d’y goûter. Je
mange dans sa main et lèche, avec un regard aguicheur, le jus qui coule sur
son pouce.
Il frotte le fruit sur mes lèvres et je le suce avec sensualité pendant un
moment avant de croquer dedans brusquement.
— Délicieux, dis-je en souriant devant son expression qui est passée du
désir à l’appréhension. Ne t’inquiète pas, je ne te mordrai pas comme ça, du
moins pas à un endroit crucial.
En riant, on part à la découverte de l’île à pied. Il y a beaucoup à voir, en
commençant par la petite ville et ses scènes de vie japonaise en version
tropicale, avec pléthore de supérettes qui semblent se succéder
indéfiniment, des distributeurs automatiques, des affiches représentant des
personnages de dessins animés et d’autres choses qui paraissent sorties de
nulle part.
— Je vais avoir l’air du parfait touriste, mais c’est bizarre… dit Thomas
alors qu’on passe devant un chantier de construction. Au lieu des
signalétiques habituelles pour mettre en garde les gens, les poteaux en
plastique qui maintiennent les barrières provisoires ont la forme de
bonhommes coiffés d’un casque qui lèvent la main en guise
d’avertissement, avec une bulle au-dessus de la tête où est écrit quelque
chose en japonais. Je peux seulement supposer que ça veut dire «
prudence », ou « attention », ou peut-être « ne foutez pas vos pieds ici ».
— Ça fait passer le message, en tous cas, fais-je remarquer quand on fait
une embardée pour contourner des poteaux métalliques. Qu’est-ce qui t’a
amené à étudier un potentiel investissement ici, au fait ? C’est un peu en
dehors de ton périmètre habituel, même si je sais que tu as investi au-delà
de Roseboro, bien sûr.
— C’est le potentiel non découvert, admet Thomas. Bon, certaines
personnes l’avaient déjà remarqué, d’où l’hôtel qu’on envisage d’acquérir,
mais elles n’ont pas été capables de concrétiser le projet jusqu’au bout. J’ai
entendu dire que le propriétaire est pressé de vendre.
— Quel est son point faible ? Les finances ? La santé ?
— Pas vraiment. Sa fille et ses petits-enfants vivent à Londres et il veut
prendre sa retraite pour se rapprocher d’eux, répond Thomas.
Je hoche la tête, mettant de côté les affaires tout en continuant à marcher.
On ne se presse pas. On flâne simplement et après un repas léger dans une
échoppe de nouilles en ville, on retourne en direction de l’hôtel, découvrant
les vingt hectares de terre qui l’entourent. Ce faisant, je m’imprègne de la
chaleur de l’après-midi et lorsqu’on atteint l’intimité ombragée des sentiers
qui entourent la propriété, j’enlève mon débardeur.
Thomas sourit, retire son propre tee-shirt et se retrouve uniquement en short
de bain, exposant son torse aux muscles ciselés.
— Tu veux plus de crème solaire ?
— Bien essayé, bien que pas très subtil, dis-je pour le taquiner tout en
m’enduisant les cuisses, les mollets, la poitrine et le ventre d’une nouvelle
couche de crème.
— Et tu te crois maligne en te baladant en haut de maillot de bain qui ne
cache presque rien ? C’est toi qui as commencé !
Sa façon de me regarder me donne encore plus chaud que le climat tropical.
Je lui tends la bouteille de crème solaire, consciente que mes tétons
commencent à pointer sous mon maillot. Je demande, pour le défier :
— Tu penses pouvoir bien te tenir ?
Ses mains vibrent dans mon dos alors qu’il fait pénétrer la crème dans ma
peau avant de malaxer mes épaules, ce qui met tout mon corps en
effervescence et m’amène à jeter des coups d’œil autour de nous pour voir
si l’on est seuls.
Ses mains dérivent plus bas dans la courbe de ma colonne vertébrale et j’ai
presque envie qu’il les glisse sous la ceinture de mon short en jean pour
m’empoigner les fesses.
— Je peux bien me tenir… quand j’en ai envie, ronronne Thomas à mon
oreille en faisant glisser son pouce sur un de mes flancs, ce qui déclenche
un délicieux chatouillement au fond de ma poitrine. Mais est-ce que toi, tu
as envie que je me tienne bien ?
Je me retourne et, posant mes mains sur son torse, j’avoue :
— Pour… pour l’instant. Tu sais que c’est difficile, pas vrai ?
— D’y arriver ? plaisante-t-il. Mais, voyant que je ne le dis pas d’un ton
grivois, il demande : comment ça ?
— Hum… dis-je en passant mes doigts dans la légère toison sur son torse.
Parce que j’en ai envie, mais une partie de moi est encore inquiète.
Personne ne dit rien, du moins plus maintenant, mais je peux le lire dans
leurs yeux. Et je ne veux pas avoir la réputation de la fille qui est montée en
grade en couchant avec le patron. Je veux gagner mon poste par mérite.
Parce que je le mérite vraiment.
— Je suis d’accord, dit Thomas en posant ses mains sur les miennes. Mia,
bien sûr que le travail va jouer un rôle dans cette histoire, parce qu’il fait
partie de qui nous sommes : une brillante analyste et un élégant PDG…
Il sourit et pose son front contre le mien.
— Mais je veux vraiment qu’on soit… nous, aussi.
C’est une réponse honorable, que je respecte.
— Moi aussi, je le veux.
On dirait qu’on vient de se faire une confession majeure, une sorte de
promesse, peut-être. Notre version personnelle d’une promesse. Un vœu de
ne pas essayer de nous changer l’un l’autre, de nous accepter tels que nous
sommes, avec nos côtés geek ou flippants, autoritaires ou critiques…
Je lève les yeux vers Thomas en battant des cils et prends une profonde
inspiration.
— Alors, comment est-ce qu’on appelle ça ? Izzy a dit que tu étais mon
petit ami, mais ça me semble tellement… insuffisant.
Je suis encore en train d’analyser, de classer, et ça le fait sourire.
— Le terme n’a pas d’importance. Seuls les sentiments en ont, déclare-t-il
en m’entourant de ses bras.
Dans l’intimité ombragée de l’épaisse forêt, je me colle à son corps chaud.
Son aura m’enveloppe et je pousse un grognement de bonheur.
En caressant ses avant-bras, je murmure :
— Comment fais-tu pour toujours savoir exactement quoi dire ?
Je sens les muscles de ses bras frémir sous mes mains et je me mords la
lèvre.
— Je me dis que tout dans l’univers est une question d’équilibre. Pour
chaque recoin d’obscurité, il y a une lumière ; pour chaque luxe, il y a un
sacrifice ; et pour chaque bête… il y a une princesse. Alors je dis
simplement ce que je crois que ma princesse aimerait entendre.
Ses mots m’atteignent en plein cœur. Je le regarde. Quelque part, j’adore
qu’il m’appelle sa princesse même si, d’un autre côté, le fait d’aimer ça
m’énerve, parce que je ne suis pas ce genre de fille. Mais je vais écouter
une des leçons de vie de mon père et laisser-faire en me contentant
d’apprécier les mots doux sans me censurer. Je m’apprête à me coller à
nouveau contre son short quand on entend des voix. On s’écarte l’un de
l’autre et l’on se remet en route en se tenant par la main. Nous suivons des
chemins sans que je sache où ils mènent, mais je m’en fiche. Je fais
confiance à Thomas, tout simplement.
Tout à coup, alors qu’on descend une pente, la jungle s’ouvre pour dévoiler
une autre de ces scènes paradisiaques inattendues qui semblent parsemer
cette île de joyaux à découvrir les uns après les autres.
Je pousse un petit cri en découvrant le lagon abrité en contrebas. On se
trouve sur la côte est de l’île et la colline descend en pente douce vers une
plage immaculée.
Par quelque miracle de l’érosion, l’entrée du lagon est couverte d’une arche
naturelle en pierres qui mène à une piscine pas beaucoup plus grande qu’un
petit bassin profond… mais sa taille est compensée par son extrême beauté.
Thomas me guide pour descendre le sentier et au son de sa respiration
hâtive, je sais qu’il sourit. Il y a un rebondissement dans son allure, avec
une joie et une légèreté qui se dégagent de lui que je n’avais jamais vu.
C’est une nouvelle vision de ce qu’il peut être… de cet homme qu’il est…
de cet homme dont je réalise tomber amoureuse.
Tomber ? Ou être déjà tombée ? C’est une question dont je m’occuperai
plus tard parce que, pour le moment, je vis dans l’instant présent et profite
de ce jour merveilleux avec lui.
On s’approche de l’eau cristalline avant de se figer tous les deux en voyant
des poissons nager devant nous. Les bancs de créatures tropicales sont si
colorés qu’on se croirait dans une animalerie ou devant un de ces
documentaires sur la faune marine.
Lentement, on s’assied sur le sable pour contempler ce spectacle jusqu’à ce
que Thomas se tourne vers moi en souriant.
— Merci. De me donner une chance.
Je me penche vers lui pour prendre son visage dans mes mains. Je ressens
tout ce qu’il y a derrière ces mots qu’il n’a pas pu prononcer à la légère. Il
n’a pas besoin de poser de question et c’est peut-être ce qui rend les choses
étranges. Il a passé tellement de temps enfermé dans son rôle de nouveau
dominant perfectionniste acharné que peu de gens veulent l’approcher, si
tant est qu’il les laisse faire.
— Tommy… dis-je avant qu’un grondement n’éclate au-dessus de nos
têtes.
On lève tous les deux les yeux vers le ciel pour voir des nuages d’orage
dévaler vers nous depuis les montagnes. Je pousse un juron vers le ciel en
recevant les premières gouttes de pluie.
— Mère Patrie ne trouve pas ça drôle !
Thomas pouffe de rire. On se relève et je jette un dernier regard au lagon
pour me souvenir de cette forêt et de cette plage qui ont été les témoins du
bond en avant que Thomas et moi avons fait aujourd’hui. C’est un moment
spécial, comme un secret que nous sommes seuls à partager et je me dis
qu’un jour, j’aimerais revenir ici.
On s’engage à nouveau sur le sentier, cette fois en se dépêchant, et le
dénivelé à gravir rend le retour bien plus difficile que l’aller. Quand on
atteint la crête, la pluie tombe dru. Les arbres nous protègent un peu, mais
malgré tout, en moins de cinq minutes, on est trempés jusqu’aux os.
— Eh bien, voilà pourquoi j’avais dit de se mettre en maillot de bain ! dit
Thomas tandis qu’on s’abrite temporairement sous un arbre. Tu vas bien ?
— J’y vois que dalle ! dis-je, plaintive, en retirant mes lunettes. Voilà,
myope est toujours mieux qu’aveugle comme une taupe ! Tu veux bien
mettre ça dans mon sac à dos ?
Je lui tends mes lunettes et me retourne pour qu’il puisse ouvrir mon sac et
les glisser dedans.
— Attends, donne-le-moi, dit-il en prenant mon sac. Les bretelles t’ont déjà
fait de sacrées marques.
Je baisse les yeux et regarde les légères stries rouges sur mes épaules, puis
je l’aide à ajuster les bretelles à la carrure de son dos. À vrai dire, c’est à la
fois drôle et mignon de voir la silhouette musclée de Thomas accoutrée
d’un minuscule sac à dos rose.
— Alors là… je prends une photo dès qu’on rentre ! dis-je pour le taquiner
en essuyant mes yeux, avant de ramener mes cheveux devant mon épaule.
Tu es mignon, en rose.
— Et tu es sexy en blanc, répond Thomas, la voix gorgée de désir.
Il regarde mon haut de maillot de bain qui, au point où l’on en est, pourrait
aussi bien être transparent. Il m’attire contre lui et m’embrasse, mais avant
qu’on puisse aller plus loin, le tonnerre éclate et des éclairs percent les
nuages juste au-dessus de nos têtes. La foudre tombe si près de nous qu’on
fait tous les deux un bond et je sens mes poils se hérisser dans ma nuque
malgré le déluge.
Je demande :
— Est-ce qu’on rentre en courant ?
— Je pense qu’on est plus en sécurité en restant à l’abri, répond Thomas.
Le sentier se transforme en coulée de boue sous nos yeux. On se retranche
encore plus près du tronc, sous la lourde ramure du palmier qui nous
protège à moitié de la pluie torrentielle.
Là, tout à coup, on commence à s’embrasser, affamés l’un de l’autre. Je me
fiche qu’on soit dehors. Je me fiche de la pluie et de mes pieds trempés. Je
me fiche des gouttes qui, passant au travers du plafond de feuilles
perméable, déclenchent des frissons le long de ma colonne vertébrale, parce
que les mains de Thomas sont aussi chaudes que la pluie est froide. Ainsi,
le froid et la chaleur se mélangent à l’intérieur de moi, faisant palpiter mon
cœur.
Thomas lève une main et passe son pouce sur mon téton à travers le haut de
mon maillot de bain et je gémis en baissant une main pour saisir son sexe
dans toute son épaisseur et sa chaleur. Je tire ensuite sur les cordons de son
short.
Je lui murmure à l’oreille en gémissant :
— Baise-moi ! Ici, tout de suite !
— J’ai tellement hâte d’être en toi ! chuchote-t-il en pinçant mon téton,
avant de faire glisser ses mains autour de moi pour empoigner mes fesses
par-dessus mon short et les pétrir, ce qui me fait gémir plus fort. Tu es à
moi !
— Je suis à toi, dis-je tout bas.
Je détache la fermeture Velcro de son short et enroule mes doigts autour de
son sexe gonflé et chaud. Il est énorme, viril, épais, avec le renflement de sa
tête en forme de champignon qui grossit dans mon poing, ce à quoi je
réponds en le caressant. Thomas se met à haleter. Je lui dis :
— Entièrement. Et là, maintenant, tu es à moi !
J’appuie mes paroles avec un mouvement du pouce sur le bout de son sexe,
recueillant les premières gouttes de liquide annonciateur pour les étaler le
long de sa queue.
— Tout le temps, grogne-t-il. Pas maintenant, tout le temps.
Il m’attire contre lui ; ma main et son sexe se retrouvent compressés entre
nous. Il saisit mes fesses avec une violence punitive et je bascule mes
hanches contre lui. Ses doigts glissent à la dérive dans la fente de mes
fesses et je hoche la tête. Je pousse un gémissement en sentant un unique
doigt descendre vers mon anus en une caresse excitante et obscène.
— Là ? demande-t-il ?
En branlant son sexe dans ma main, je lui promets :
— Même là. Tu le veux maintenant ?
Son doigt se fait plus insistant, mais Thomas le retire en secouant la tête.
— Pas encore. Tourne-toi !
Je hoche la tête, lâche son sexe et appuie mes épaules au tronc de l’arbre. Je
sens ses mains s’affairer sur la ceinture de mon short, mais, sorti de nulle
part, un coup de klaxon retentit.
Thomas s’écarte et remet précipitamment son sexe dans son short.
— C’est quoi, ce bordel ?
— On était inquiets ! On est parti à votre recherche ! crie une voix, et à
travers le rideau de pluie, un homme apparait.
C’est le même employé de l’hôtel qui était venu nous accueillir sur le quai.
Je pense qu’en dehors du propriétaire, c’est probablement le seul qui parle
quelques mots d’anglais. Il affiche un large sourire tandis que je tente à la
hâte de me cacher derrière Thomas pour ouvrir mon sac à dos à la recherche
de mon débardeur. C’est un beau foutoir, là-dedans, et la première chose sur
laquelle je mets la main est le tee-shirt de Thomas, mais ça m’est égal. Je
passe ma tête dedans pendant que Thomas me couvre.
— Comment nous avez-vous trouvés ? demande Thomas.
L’homme sourit de plus belle.
— J’ai vu le sac rose de loin ! répond-il.
Je suis éberluée de la coïncidence : j’étais sur le point de m’envoyer en l’air,
dehors, en plein milieu d’une tempête de pluie, et me voilà interrompue
parce que, d’une façon ou d’une autre, le type parti en voiture à notre
recherche a vu mon sac en nylon rose fluo accroché dans le dos de Thomas
quand il était sur le point de baisser mon short.
Putain, quelle chance !
Alors que nous suivons le type, Thomas m’adresse un sourire en coin.
Quelle n’est pas notre surprise en réalisant à quel point nous étions près de
la route principale… ! Au moins, le chauffage dans la voiture fait une onde
de choc qui vient apaiser les frissons dont mon corps était parcouru.
— Il nous reste encore la fin de l’après-midi, me murmure Thomas à
l’oreille. Ma chambre est plus discrète que la tienne.
Je sens une bouffée de chaleur me traverser qui n’a rien à voir avec le
chauffage du pick-up.
Malheureusement pour nous, dès qu’on pose un pied en dehors du véhicule,
on tombe sur Randy et Kenny qui ont l’air soulagés par notre retour.
— Ça commençait à craindre, dehors, Thomas ! Je suis ravi que tu sois sain
et sauf, dit Randy, une main sur sa poitrine. Hum, je suis désolé d’en
rajouter avec de mauvaises nouvelles, mais Randall Towlee n’a pas arrêté
d’appeler.
— Qu’est-ce qu’il veut, bordel ? demande Thomas, son visage brouillé par
la confusion.
— Ça concerne le projet d’hôpital ; il demande que tu le rappelles de toute
urgence.
Thomas se tourne vers moi avec une moue désolée sur les lèvres.
— On dirait que le travail m’appelle.
CHAPITRE 21
BLAKWELL
—T ommy ?
Je lève les yeux et réalise ne pas avoir entendu ce que disait Mia à cause de
cette voix intérieure qui me chuchotait encore à l’oreille. Ce même mantra
répétant sans fin que je ne vaux rien, je le connais par cœur, mais il est
toujours à même de me distraire.
Merde ! Je grogne légèrement et le front de Mia se fronce quand elle voit
mon visage.
— Désolé, je pensais au boulot, dis-je et, même si c’est un mensonge, ça a
le mérite de la rassurer. Que disais-tu ?
— Je te demandais comment s’était passé ton rendez-vous de ce matin, dit-
elle en se détendant. Je voulais te parler de certains des projets que tu m’as
envoyés, mais tu t’es échappé assez vite, m’a dit Kerry. Tout ce que je sais,
c’est que je suis partie chercher un café et qu’à mon retour, pouf ! tu avais
quitté la Mère Patrie.
— Ça s’est bien passé, dis-je en repensant à mon passage éclair au foyer
pour enfants.
La plupart d’entre eux étaient à l’école, bien sûr, mais Frankie était cloué au
lit avec la varicelle, alors je lui ai acheté un pot de glace au beurre de
cacahuète avant de l’aider à faire ses devoirs de maths. Ce gamin est dingue
du beurre de cacahuète !
Ensuite, je suis rentré chez moi faire une séance de sport avant de faire le
point avec Kerry et maintenant, je dîne avec Mia dans mon appartement. La
journée a été bien remplie.
Je me masse les tempes. J’aimerais bien que la voix me laisse tranquille
pour avoir au moins une soirée de paix, quitte à ce qu’elle me persécute
ensuite quand j’irai me coucher. Espérant changer de sujet, je demande :
— Au fait, où en es-tu des recherches à propos de l’éventualité dont je t’ai
parlé du fait que quelqu’un essaye de me tirer dans le dos ?
— Hum… fait Mia en posant sa fourchette. Je vais être honnête. Il y a
beaucoup de choses qui ne tournent pas rond et il faudrait que je me plonge
dans des tonnes de données en plus de mes projets en cours qui, eux,
rapportent de l’argent à l’entreprise.
— Mais je suis sûr que tu peux y arriver… pas vrai ?
Je le lui demande en m’efforçant de garder une voix douce alors même que
la voix dans ma tête me gueule :
Alors, fais-le ! Ça ne serait pas aussi difficile à faire si tu te donnais la
peine d’essayer, fainéant de merde !
Je prends une profonde inspiration. La voix sonnait presque comme si elle
criait après Mia, mais je sais qu’il ne s’agit que d’une redite de ce que mon
père m’avait dit, une fois, quand j’avais eu du mal à construire une voiture
souricière pour le cours de sciences au collège. Non pas qu’il ait été capable
de la faire lui-même, comme j’ai pu finalement m’en rendre compte. J’ai eu
un A et je t’emmerde, dis-je à la voix.
Mia hoche la tête en me souriant.
— J’ai dit que ça sous-entendait de me plonger dans des tonnes de données,
mais je le fais. Je commence par identifier les anomalies qui apparaissent
entre les prévisions et le résultat, ce qui n’est pas aussi simple que ça en a
l’air.
D’accord, ça s’entend. Beaucoup de facteurs peuvent bousiller une
prévision et certains d’entre eux ne dépendent pas de nous.
— Qu’en penses-tu ?
— Je pense qu’il est trop tôt pour se prononcer, même si certains signes
montrent que je vais mettre la main sur quelque chose, dit-elle.
Sa voix s’est faite plus chaude et en jetant un coup d’œil vers elle, je
comprends qu’elle ne parle pas du tout du projet. Du moins pas seulement.
Me prêtant au jeu, je lui souffle :
— Oh, tu penses mettre la main sur quelque chose d’appétissant ?
Elle se mord la lèvre.
— Oui, absolument ! Tu n’es pas parfait et je ne voudrais pas que tu le sois ;
mais je suis vraiment contente, Tommy. Je suis sûre que ce projet aboutira à
des résultats très instructifs et augmentera peut-être également notre marge
ultime de profit.
Le fait qu’elle ne veuille pas que je sois parfait a sur mon esprit l’effet d’un
baume apaisant au pouvoir plus cicatrisant qu’elle ne le réalise
probablement. Quant à son petit jeu de mélanger le langage intime avec du
jargon professionnel, ça m’échauffe les sangs. C’est peut-être bizarre, mais
je suis un homme d’affaires dans l’âme et apparemment, à en juger par le
gonflement dans mon pantalon, mon sexe sait apprécier un peu de verbiage
d’entreprise.
— Alors, que vas-tu faire exactement pour faire fructifier ces chiffres ?
Je laisse mon regard glisser sur sa silhouette et s’attarder sur le léger
décolleté de son tee-shirt à col bateau portant le nom d’un groupe de
musique dont je n’ai bien sûr jamais entendu parler, mais j’ai l’habitude, la
plupart de ses fringues étant comme ça. J’ai plaisir à la voir rougir, sa peau
se colorant sous mes yeux et sa respiration s’accélérant un peu.
— Eh bien, il ne suffit pas d’observer les profits et les pertes, parce qu’il y a
des projets à court terme, quand d’autres sont plus longs… dit-elle en
traînant sur le dernier mot avec érotisme.
Avec son côté intello mordue d’informatique, elle m’excite encore plus à
chaque mot qui sort de son esprit sexy.
Je me penche pour lui resservir du vin.
— Il n’y a pas de mal à faire un rapide investissement. On se plonge dans
l’affaire, on prend ce qu’il y a à prendre, puis on ressort, dis-je d’une voix
rauque.
Son sourire est démoniaque sous ses grands yeux innocents et le mélange
des deux me rend fou.
— Mais parfois, pour remporter le match décisif, tu dois prendre ton temps,
être patient et vraiment explorer toutes les pistes pour obtenir le meilleur
résultat et en tirer les meilleurs bénéfices afin d’être pleinement satisfait.
Elle boit une gorgée de vin rouge et je la regarde, captivé, lécher une
gouttelette sur sa lèvre inférieure. Je porte à mon tour mon verre à ma
bouche ; c’est elle que je voudrais goûter, mais j’ai envie de poursuivre
encore un peu notre petit jeu.
— Vraiment, dit-elle, classer tout ça m’a demandé un travail éreintant,
difficile et intense ! Mais je m’applique à faire du bon boulot sur cette
affaire pour ma propre fierté professionnelle, mais aussi pour éviter que tu
me donnes une fessée !
Elle joue toujours, me provoquant avec l’idée d’une fessée érotique, mais
ces mots…
Viens ici ! Je travaille dur pour subvenir à tes besoins et tout ce que je te
demande, c’est de travailler dur toi aussi et de ne pas être dans mes pattes.
Peut-être que, si je te donne une fessée, tu finiras par comprendre ! Tu l’as
cherchée. Tu savais que je te foutrais une raclée !
Des souvenirs de l’avalanche de coups me traversent soudain l’esprit et je
serre la mâchoire, mouvement que je regrette aussitôt, car Mia le prend
pour de la désapprobation envers ses paroles grivoises.
— Tommy ?
J’ai cassé l’ambiance et à la place de la fièvre éveillée dans mon corps, il y
a une pellicule de sueur glacée dans mon dos. Mia a l’air inquiète et vu sa
façon de me regarder avec des yeux grands comme des soucoupes, je dois
être pâle.
Je laisse tomber ma tête en avant, incapable de soutenir son regard.
— Pardon… c’est juste un petit flashback.
Elle passe une main dans mon dos qu’elle frotte doucement.
— Pas de problème. Ça arrive à tout le monde ; à propos de bons et de
mauvais souvenirs.
Le fait qu’elle accueille ma crise de panique en plein milieu de notre jeu de
séduction devrait m’apaiser, mais au contraire, je ne me suis jamais senti
aussi petit, moins qu’un homme. Je reviens en terrain connu et replonge
dans le langage fade des affaires pour mettre à distance le carnage dans ma
tête.
— C’est juste que je soupçonne un certain niveau d’espionnage et de
sabotage d’entreprise. Quelque chose qui dure peut-être depuis
longtemps… et je suis furieux de ne pas m’en être aperçu plus tôt, je me
déçois.
Mia secoue la tête.
— Ça a été fait très finement, si tant est qu’il y ait quelque chose de cet
ordre-là, ce dont je ne suis pas encore sûre.
— Je sais, dis-je en soupirant avant d’admettre : c’est que… avec toi,
j’apprends à faire confiance. Pour la première fois, en gros. Et maintenant,
avec ça au-dessus de ma tête, c’est encore plus dur. Je suis désolé si je te
parais être cruel ou si je me comporte comme un salaud. Il paraît que je suis
connu pour ça.
Dans ma tête, je me revois crier sur Nathan Billington. Mais ensuite, le
visage de mon père se substitue au mien, écarlate, les veines gonflées, le
regard plein de haine. Suis-je vraiment aussi terrible ? Comment en suis-je
arrivé là ?
Tel père, tel fils. Il a détruit ta mère au point qu’elle préfère se suicider
plutôt que de vivre avec lui et avec son propre fils. Combien de temps crois-
tu que Mia arrivera à te supporter ?
Mia prend ma main en secouant la tête. Son contact réconfortant repousse
un peu mes démons et je sens mon pouls ralentir légèrement tandis qu’elle
caresse le dos de ma main avec son pouce.
— Tommy, je sais que ça va être difficile. Et pour être honnête, d’un côté,
j’aimerais que tu trouves de l’aide pour gérer tes problèmes, au-delà de ce
que je peux faire pour toi. Ton père t’a fait des saloperies, mais tu ne dois
pas le laisser réquisitionner ton esprit. Fais-lui foutre le camp de ta tête,
putain !
Elle marmonne quelque chose en russe et fait mine de cracher sur le tapis
de ma salle à manger, alors j’en déduis qu’elle insulte mon père. C’est peut-
être bête, mais ça m’aide. Ça fait du bien de la sentir de mon côté.
— Mais je ne te pousserai pas à consulter un psy. Tu le feras si tu veux,
quand tu seras prêt. D’ici là, je ferai de mon mieux pour gagner ta
confiance, parce que… eh bien, c’est ce que je veux. Ça et plus encore.
— Je sais.
Je déglutis, presque apeuré par tout ce qu’elle demande.
— Et ça peut paraître fou, parce que ça ne devrait pas être le cas, mais ce «
plus encore » arrive encore plus vite que la confiance.
On n’a jamais été aussi près de prononcer les mots et elle m’adresse un petit
sourire pour me faire comprendre qu’elle ressent la même chose.
— Pas de soucis, on fera les choses à notre façon, me rassure-t-elle.
Je n’arrive pas à répondre autrement que par un hochement de tête, tout en
clignant des yeux pour apaiser la brûlure que je ressens.
Elle se penche en arrière pour me laisser de l’espace, puis frappe dans ses
mains comme si elle pouvait chasser toute lourdeur dans l’air entre nous.
— Comme on le disait, il y a beaucoup de données à exploiter et, si tu avais
certains soupçons, ça m’aiderait à savoir par où commencer. Ce n’est pas
toujours la meilleure idée, mais vu le volume des informations à croiser, je
ne crache pas sur un balisage du terrain… à moins que tu prévoies que je
consacre les deux prochains mois uniquement aux analyses de cette affaire.
— Je ne sais pas, dis-je entre mes dents. De mon côté, j’ai essayé de fouiller
dans mes e-mails, même si je ne suis pas un spécialiste de la cybersécurité.
Je me suis creusé les méninges et j’ai épluché l’annuaire d’entreprise pour
comprendre qui pourrait vouloir me nuire ou trouver un intérêt à la défaite
de Goldstone. Et je ne vois pas. La prestation que tu as faite avant de lâcher
le micro m’a mis la puce à l’oreille pour la première fois. Tu m’as aidé.
— Qu’ai-je fait pour t’aider ? demande Mia. C’est vrai, je t’ai seulement dit
que tu avais tort. Et arrête de parler de micro, ça n’avait rien de théâtral,
renchérit-elle une fois de plus, comme elle l’avait fait ce jour-là.
Ça paraît déjà si loin et en même temps, j’ai l’impression qu’il s’est passé
tellement de choses depuis. L’insolence passionnée de Mia m’aide. Ça me
rappelle qu’elle est de mon côté, qu’elle est intelligente en plus d’être
belle… et à moi.
Alors je lui laisse avec plaisir tous les lauriers.
— Tu avais des preuves pour corroborer tes dires. La plupart des gens se
contentent de sauvegarder leurs données sur le serveur de la compagnie.
Mais toi, tu as fait une sauvegarde supplémentaire des tiennes sur ton
ordinateur portable. Ça m’a permis d’avoir un point de départ où
commencer la comparaison, une trace à suivre menant à un plus petit
groupe à étudier.
— Le groupe du projet hospitalier, murmure Mia et j’acquiesce. Mais
Randall est la seule personne à qui j’ai envoyé ce dossier, ajoute-t-elle.
J’ignore pourquoi, rien que d’entendre Mia prononcer son nom m’énerve.
— Je sais, mais Randall affirme ne pas avoir fait la moindre modification et
comme je l’ai dit, son ordinateur n’a rien révélé. En plus, j’ai ressorti mes
propres dossiers des projets dont j’ai su ne pas aboutir aux résultats
escomptés et Randall n’avait parfois rien à voir avec l’équipe ayant travaillé
dessus. C’est une piste, mais je ne crois pas qu’elle soit solide.
— Mais tu n’aimes pas Randall, souligne Mia.
— Je sais qu’il fait le boulot, mais non, je ne l’aime pas, dis-je en secouant
la tête. Il y a quelque chose sur son visage, dans sa façon d’agir parfois…
comme quand j’ai dû intervenir à la soirée. De temps en temps, c’est
comme si son masque glissait et que l’homme que je voyais en dessous était
mon ennemi. Et s’il y a bien quelqu’un qui s’y connaît en masques, c’est
moi.
Mia pouffe de rire.
— Oui, cette soirée… c’est drôle, Tommy. Je connais pas mal de gens qui
auraient vu d’un mauvais œil ce comportement d’homme des cavernes ; qui
m’auraient même conseillé de vous planter là tous les deux et de vous
laisser mesurer vos bites. Mais je me sentais en sécurité avec toi. Je voyais
bien que ta colère n’était pas dirigée contre moi.
— Tu ne peux pas savoir à quel point c’est important pour moi.
En y repensant, j’avoue :
— À vrai dire, j’ai moi aussi été surpris de ma réaction ce soir-là. J’étais
fâché que Randall ne respecte pas ton refus poli, mais au fond de moi,
j’avais envie de lui casser la gueule pour avoir osé poser les yeux sur ce qui
m’appartenait de façon évidente.
— Et j’avoue que ça me fait peur, mais le fait est que tu n’en as rien fait. Tu
t’es retenu, dit Mia. Donc tu es capable de faire mieux, d’être meilleur.
Mais Tommy… c’est aussi ce qui m’inquiète. Tu veux à tout prix te
construire un monde à toi et, même si je vois qu’il peut y avoir une place
pour moi dedans, c’est un monde construit sur des fondations fragiles qui ne
sont pas infaillibles parce que tu as toute cette colère en toi, cette rage.
Qu’arrivera-t-il la première fois où un tremblement de terre viendra le
secouer ?
Je hoche la tête et me lève. Je contourne la table et l’invite à se mettre
debout.
— Je me suis posé la même question tous les jours. Mais là aussi, tu m’as
aidé.
— Comment ça ? demande Mia, le souffle coupé quand je l’attire contre
moi.
— Quand je suis avec toi… j’ai l’impression, pour la première fois de ma
vie, de me sentir… en paix. J’ai l’impression que lorsque le tremblement de
terre arrivera, je pourrai peut-être y survivre.
Mia sourit, ôte ses lunettes et les pose sur la table avant de passer les bras
autour de mon cou.
— Peut-être qu’on pourra y survivre ensemble. L’affronter ensemble, à bras
le corps.
Ses paroles ont à nouveau un double sens. D’un côté, ils parlent
d’acceptation, comme si elle souhaitait que je progresse tout en me prenant
tel que je suis, avec mon esprit tourmenté et tout, mais en parallèle, de
façon plus superficielle, la tension sexuelle réapparait entre nous et
enflamme le moindre de mes nerfs en réduisant à néant mes soucis
professionnels, familiaux, mes défauts, pour ne laisser que… du désir.
Je la soulève et la porte jusqu’au canapé où je la dépose. Je me régale de la
regarder. Elle est toujours la femme excentrique que j’ai rencontrée au
début, elle a toujours des mèches colorées dans les cheveux (elles sont
violettes et bleues, aujourd’hui), mais elle porte plus souvent des jupes. Je
soupçonne que ce soit à la fois pour me rendre fou en me laissant voir ses
jambes sexy et pour me faciliter l’accès lors de nos rencontres en fin de
journées de travail.
Aujourd’hui, sa jupe est noire, en jean, à la bordure découpée de façon
érotique… et déjà remontée à mi-cuisses. Je m’agenouille et lui écarte les
genoux, même si elle ouvre les jambes d’elle-même pour me montrer ce
qu’elle porte en dessous. Je m’émerveille :
— Tu portais un string sous cette jupe ?
Je suis du doigt la silhouette du triangle en dentelle qui couvre son sexe
charmant.
— Tu as peut-être de la chance que je sois resté loin du bureau aujourd’hui.
— Hum… mais tu aurais beaucoup apprécié la pause goûter que j’avais en
tête, dit-elle, provocatrice. J’avais faim et je m’étais dit que je tiendrais
facilement sous ton bureau.
Même si l’on s’est beaucoup appliqués à ne baiser qu’en dehors des heures
de travail, l’idée de Mia à genoux sous mon bureau me suçant tandis que
j’essayerais de faire preuve d’un semblant d’impassibilité a sur moi un effet
érotique et tonifiant.
— Demain, peut-être. J’enverrai Kerry faire une course quelconque… dis-je
d’un ton joueur avant de me lever pour l’embrasser.
J’ai envie de la bouffer, mais après une journée si pénible, ma queue a
besoin de plus d’attention que ma bouche, alors je m’écarte.
— Attends…
— Quoi ? demande Mia.
Son visage empourpré est tellement sexy que j’ai du mal à me maîtriser.
Mais je veux plus que des habits déchirés, des jupes retroussées, plus que se
peloter frénétiquement l’un l’autre.
Je veux me contrôler. La contrôler.
— Lève-toi… et déshabille-toi devant moi, dis-je en me levant pour qu’elle
puisse en faire autant.
Dès qu’elle est debout, je prends sa place sur le canapé pour la regarder.
Elle se trémousse en enlevant sa jupe et commence à soulever le bord de
son tee-shirt pour ensuite le rabaisser, et ainsi de suite, me dévoilant son
corps par intermittence. Ensuite, avec un sourire qui dit clairement à quel
point elle est consciente de me rendre fou, elle fait passer son tee-shirt par-
dessus sa tête.
Elle m’apparait, toute vêtue de dentelle fine rose vif qui tranche avec sa
peau claire. Ses seins sont remontés d’une façon qui me donne envie de les
libérer pour les voir rebondir avec lourdeur. Au niveau de sa taille, la
dentelle n’est plus qu’un lacet fin qui se partage en cordes fines qui
remontent sur ses hanches.
Je commence à me branler distraitement, cherchant à me soulager de
l’effervescence qu’elle provoque en moi. Mais elle le remarque et se
mordant la lèvre, elle demande :
— Fais-moi voir…
Je pousse un grondement en accédant à sa demande seulement parce que
c’est aussi ce dont j’ai envie. Je tire sur ma chemise, des boutons volent,
mais je m’en fiche complètement. Tout en portant ma main à ma ceinture, je
dis d’une voix rauque :
— Mets-toi à genoux pour voir ça de plus près.
Elle me lance un coup d’œil et l’espace d’un instant, j’ai peur d’avoir été
trop loin. Pas dans les mots, je sais que Mia ne s’en offusquera pas, mais
dans le ton : autoritaire, exigeant, péremptoire et arrogant. Comme si j’avais
tous les droits d’exiger qu’elle me suce. Mais alors, je vois ses yeux bleus
s’assombrir et elle se laisse tomber d’un coup, s’affaissant comme si l’on
venait de la frapper. Ou comme si quelqu’un avait pris le contrôle de son
corps.
Je réalise alors que c’est effectivement le cas et que ce quelqu’un, c’est moi.
Elle me l’autorise.
J’ouvre ma braguette avant de baisser mon pantalon et mon caleçon sous
mes fesses. Mon sexe se dresse lourdement entre nous deux et Mia attend
ma permission, mon ordre. Elle attend que je parle.
— Suce-moi, Mia ! Comme tu l’aurais fait sous mon bureau. Enroule ces
lèvres autour de moi et avale ma putain de queue tout entière.
Elle se penche et me prend dans la chaleur humide de sa bouche, non pas
minutieusement, centimètre par centimètre, mais tout d’un coup jusqu’au
bout. Je me retrouve brusquement dans sa gorge et attrape sa tête en serrant
les poings pour me tenir à ses cheveux. Elle fait un son guttural et ça signe
ma perte. Je m’enfonce dans sa bouche encore et encore, au comble de mon
plaisir à mesure qu’elle m’engloutit à chaque va-et-vient. Ses
gargouillements de plaisir vibrent dans ma queue et, bien trop vite à mon
goût, je me retrouve au bord de l’orgasme.
Je la retiens en arrière par les cheveux et elle fait la moue comme si je lui
avais enlevé une friandise. Je peux déjà contempler dans quel état je l’ai
mise, un mélange de salive et de fluides coulant de son menton vers sa
poitrine.
Je l’aide à se relever et elle grimpe sur mes genoux. On se caresse partout.
Je me penche pour embrasser son sein avant de sucer son téton pointu à
travers la dentelle, parcourant son sommet avec ma langue pendant que Mia
se frotte contre mon sexe, son string tout fin étant loin de représenter un
obstacle à la pénétration.
— Oh mon Dieu, Tommy… ! J’ai envie de toi tous les jours, gémit-elle en
repoussant ma tête pour m’embrasser tendrement. Je ferai tout ce que je
pourrai pour te rendre heureux, je te le promets.
— Et moi je te promets… de ne jamais te faire de mal. Je te protègerai, des
autres et de moi-même.
C’est une promesse que j’espère pouvoir tenir.
Elle secoue la tête et ses cheveux caressent le dos de mes mains qui tiennent
ses hanches. Elle a les yeux clos de plaisir pendant qu’elle se frotte contre
moi, mais ses mots sont parfaitement clairs.
— Je n’ai pas besoin que tu me protèges. C’est toi qui as besoin d’être
protégé. Ce démon dans ta tête n’a d’autre but que de te blesser. Mais je ne
le laisserai pas faire. Je ne le laisserai pas avoir le dessus. Tu es à moi…
mon homme bon.
Le démon se moque dans ma tête. Tu es à peine un homme, encore moins
un homme bon.
Mais lorsque Mia pousse son string de côté et plonge la main pour saisir
mon sexe et le remuer entre les lèvres humides du sien, ses mots sont ceux
qui résonnent dans ma tête, faisant taire la voix.
Je ne bouge plus. Au lieu de la forcer à descendre sur mon membre dur
comme l’acier, je la laisse en prendre le contrôle. Elle en caresse juste la
couronne, laissant son miel couler sur le bout, puis le long de mon sexe
jusqu’à ce qu’il reluise. Je suis parcouru de frissons électriques et Mia
gémit. Je répète :
— Ton homme bon…
J’ai besoin d’entendre le pouvoir de ces mots résonner entre nous. Je pousse
un râle quand elle s’abaisse sur moi. Son sexe m’enserre dans un étau étroit
et glissant qui me guide en elle, puis je pousse ses fesses vers le bas pour
que mon sexe atteigne le fond du sien.
— Et j’ai eu envie de toi toute la journée. Maintenant, on se prend
mutuellement.
Mia se penche pour m’embrasser avant de se mettre à me chevaucher,
soulevant son corps pour amener ses tétons à ma bouche. J’en suce un à
pleine bouche ; son autre sein frotte contre ma joue pendant qu’elle
rebondit, les mains accrochées au dossier du canapé.
Je… j’aime ça. Comme quand on était à Tokyo, je la laisse obtenir ce
qu’elle veut. Je suis fasciné de la voir onduler des hanches. Ses cuisses se
contractent quand mon sexe plonge profondément dans le sien. Je la
regarde, les yeux mi-clos, et je me sens dévoué corps et âme à son bonheur
et à son plaisir. Une vague d’exaltation me submerge quand elle renverse sa
tête en arrière en criant parce que le bout de ma queue frotte son point G.
— Si bon… siii bon !
— Tellement belle ! dis-je d’une voix rauque.
Elle baisse les yeux vers moi en souriant. D’une main, elle m’attrape par les
cheveux et renverse ma tête en arrière pour m’embrasser avec une fougue
torride qui enflamme mon côté sauvage comme de l’huile sur le feu.
Je saisis ses fesses en les empoignant fermement et plante mes doigts
dedans pour l’immobiliser pendant que je m’enfonce profondément en elle.
Je donne des coups vers le haut et son sexe est secoué de spasmes, je
soulève mes hanches vigoureusement à chaque coup brutal que je donne au
fond d’elle. Je referme mes lèvres autour de son téton droit et le suce
violemment jusqu’à la faire crier de douleur et de plaisir.
— C’est ça… dis-je en grondant, relâchant son sein.
Je plie les bras pour donner plus de force à mes coups et la baise de tout
mon corps. Elle doit avoir mal aux hanches. Elle rebondit sur mes cuisses
avec une telle violence que le bruit couvre celui de nos souffles haletants et
des pulsations de mon cœur qui rugit dans ma poitrine.
— Prends tout !
Pourquoi te fourrer le doigt dans l’œil ? Tu n’es pas assez bien pour elle.
Le chuchotement que je croyais disparu me rend complètement fou ; je
repousse Mia et la plaque sur l’accoudoir du canapé avant de replonger en
elle en la tenant par les cheveux.
Elle pousse des cris, mais il ne s’agit ni de peur ni de douleur ; elle vient
même à ma rencontre quand je la percute. De ma main libre, pendant que
ma queue va et vient en elle, je gifle ses fesses.
De la sueur coule sur mon visage. J’entends Mia gémir comme si j’étais
trop brutal, mais je ne peux pas m’arrêter. J’ai besoin de lui donner tout ce
qu’il y a à l’intérieur de moi. Je veux qu’elle ressente ce que je ressens,
toute la peur, le désir, l’espoir et la colère.
Je lui donne tout.
Et elle le prend, venant étonnamment à la rencontre de mes mouvements. Je
sens son sexe étrangler le mien, puis elle se met à trembler et son orgasme
la traverse comme une avalanche tandis qu’elle lutte contre moi.
Mon nom sort de ses lèvres en un hurlement guttural de dévotion et je rugis.
Son cri a déclenché ma libération et mon sperme jaillit tout au fond d’elle.
Je sens mes couilles se vider dans un mélange blanc et chaud de plaisir et de
douleur, me flagellant avec ma propre agonie et trouvant le moyen de me
faire comprendre que j’ai trouvé en elle ma seule et unique.
J’ai les mots au bord des lèvres, mais je les refoule. Non pas à cause de
Mia. Elle mérite ma franchise et je le réalise de plus en plus. Mais parce que
j’ai besoin d’être plus fort et meilleur avant de lui donner ce dernier
morceau de moi. Les mots sont une promesse et je veux être l’homme
qu’elle me croit capable d’être avant de faire ce vœu. Toujours est-il qu’elle
marque de son empreinte mon cœur et mon âme autant que je le fais en elle.
Ça me fait peur, mais en même temps, j’en veux encore plus.
Plus d’elle. Plus de moi. Plus de nous.
Mes mains se détendent. J’attire Mia en arrière pour prendre tendrement sur
mes genoux son corps qui tremble. Je fais passer ses bras autour de ma
nuque pour qu’elle se blottisse dans mon cou.
— Merci, murmure-t-elle, de m’avoir tout donné. De ne pas t’être retenu.
— Merci… de me laisser être moi-même.
CHAPITRE 28
MIA
J e remue sur ma chaise. Mes fesses et mon cou sont douloureux suite
aux coups d’hier soir. Parfois, surtout pendant et juste après, Thomas
fait preuve d’une incroyable intensité.
J’adore sa façon protectrice de me prendre dans ses bras après l’amour.
C’est la meilleure couverture humaine au monde.
J’avoue que je retire aussi une certaine fierté à marcher avec les jambes très
légèrement arquées quand je rejoins Izzy ou Char au déjeuner. Leur
expression de jalousie amusée vaut vraiment le détour.
Cependant, quand je suis assise à mon bureau à essayer de travailler, la
douleur dans ma nuque m’obligeant à gigoter constamment pour trouver
une position plus confortable n’est pas des plus agréables.
Pour autant, je n’échangerais pour rien au monde les sensations que me
procure Thomas. Le sentiment de sécurité et de réconfort que j’ai ressenti
en me réveillant dans ses bras ce matin est incomparable et il se trouve que
je l’ai autant éprouvé lorsqu’il me baisait brutalement à m’en faire craquer
la colonne vertébrale que lorsqu’il m’a embrassé tendrement ce matin avant
qu’on descende travailler.
En parlant de boulot, il est temps de s’y mettre ! J’ai un jour entier devant
moi à pianoter sur mon ordinateur pour faire des analyses et des
regroupements.
Mais tout d’abord, il me faut des données. Heureusement, découlent de ma
nouvelle position et de la nouvelle mission que m’a donné Thomas des
privilèges d’administrateur sur tout le contenu de la base de données de
Goldstone, me donnant presque carte blanche, juste un cran en dessous de
l’accès personnel de Thomas ou de celui du vice-président du service
informatique.
Je travaille même en mode fantôme, ce qui veut dire qu’à moins d’être
simultanément en train de vérifier la base de données, personne ne saura
que quelqu’un examine les documents. Sournois… mais efficace.
Ça ne couvre pas tout ; je ne peux pas voir les mots de passe des comptes en
banque ou des transactions financières, par exemple, mais ce que ça
comprend est suffisant.
— OK, me dis-je à moi-même en allumant ma chaîne de techno préférée
sur Spotify pour me mettre dans l’ambiance ; mettons ces systèmes
multiples au travail !
Heureusement, mon ordinateur est en mesure de gérer simultanément de
nombreuses recherches sur des bases de données multiples et variées. Je
passe en mode geek totale et je pourrais facilement me croire en train de
contrôler « la matrice 1 ». En réalité, ce qui mettra le plus de temps, c’est le
transfert des données vers les serveurs de Goldstone, mais ce n’est pas
grave.
Je commence par déplacer les chiffres du projet hôtelier sur mon écran le
plus éloigné, puis je balance ma recherche principale sur les deux autres
écrans. Sur celui de droite, je lance le premier des deux algorithmes que j’ai
créé. Le premier recherche des accès au serveur qui ne correspondraient pas
aux paramètres que j’ai établis pour chaque intitulé de poste, comme un
assistant aux ressources humaines ouvrant un dossier du secteur
informatique, ce qui pourrait être louche. Le deuxième attribue à tous les
employés un emplacement particulier en fonction du service auquel ils
appartiennent, puis analyse les points d’accès aux données à travers
l’utilisation de leur carte à la recherche d’anomalies.
Ainsi, je pourrai découvrir si Susan se rend étrangement dans les toilettes
pour cadres à dix heures tous les matins et ça permettra d’attraper toute
personne filant en douce au parking en dehors des heures de sortie ou de
pause déjeuner.
Les deux regroupent les résultats dans une énorme masse de données, mais
j’espère que ça pourra servir à coincer quelqu’un qui se trouverait là où il
ne devrait pas, que ce soit physiquement ou électroniquement, et à trouver
une corrélation avec les chiffres suspects d’un projet. C’est une tentative de
taille… mais il peut s’agir d’une menace venant de l’intérieur ou de
l’extérieur et statistiquement parlant, le sabotage interne est plus courant,
alors je veux avoir une vision sous tous les angles possibles.
Sur l’écran du milieu, je travaille sur les chiffres de mon projet parmi ceux
que Thomas m’a demandé d’étudier.
La musique et les heures passent de façon synchronisée. Le rythme qui
groove m’aide à faire ressortir les dossiers des mauvaises affaires que
l’entreprise a faites.
Toutes n’ont pas entraîné une perte d’argent, ce qui complique l’histoire.
Celui qui est à l’origine de ça s’est montré extrêmement subtil. Certaines
affaires ont tout juste atteint le seuil de rentabilité quand d’autres ont permis
de faire un profit, mais seulement un faible. La seule constante est qu’elles
n’ont pas atteint les objectifs escomptés.
Par exemple, cette transaction immobilière concernant un grand terrain dans
une banlieue de Seattle en pleine extension… Toute l’affaire avait l’air
formidable, le quartier était très prometteur et Goldstone avait un
entrepreneur prêt à transformer toute la zone en quartier résidentiel…
jusqu’à ce que les contrats soient signés et qu’au dernier moment
l’entrepreneur fasse faillite.
Alors que le projet immobilier se concrétisait, les coûts dus aux délais, les
taxes, etc., ont amené l’entreprise à faire une opération tout juste blanche au
lieu de récolter les dizaines de millions de dollars attendus.
Ou encore cette société de pièces détachées d’aéronautique qui était prête à
faire affaire avec Goldstone jusqu’à se rétracter à la dernière minute pour
vendre finalement à un consortium soutenu par le gouvernement chinois. Ça
ne tient pas debout, parce que la société fabriquait des pièces d’avions
militaires et en vendant à un groupe étranger, elle perdait au bas mot vingt
ans de contrats qui lui auraient rapporté des milliards.
Le plus curieux, c’est que Goldstone a surenchéri, mais que le fournisseur a
été obscurément contraint de vendre aux Chinois malgré tout.
Ce ne sont là que deux des anomalies. Je continue à en trouver, mais je sais
qu’au moins la moitié d’entre elles finiront par être écartées de mes
recherches comme relevant d’une simple malchance. Malgré la volonté
surhumaine de Thomas d’être le meilleur, il s’agit de « business ».
Même à l’époque où le marché boursier peut gagner ou perdre un millier de
points en une semaine, il y a toujours trente à quarante pour cent des
investissements qui vont à l’opposé du reste du marché.
Je dois néanmoins étudier chaque affaire et en extraire les données pour les
faire basculer dans ma matrice. À partir de là… des tendances émergeront
et j’essayerai de trouver le fil conducteur commun à l’ensemble.
J’ai un peu l’impression d’être un détective sur la piste d’un crime… et je le
suis peut-être. Comme une experte judiciaire en analyse, me dis-je,
m’imaginant entourée d’ordinateurs, avec le couvre-chef typique du
détective et une pipe… comme Sherlock Holmes. J’ai toujours été douée
pour trouver des indices et des constantes, mais cette fois, ça me semble
différent. Le défi est plus stimulant, plus important.
— Regarde les choses en face, Mia… il te faut juste un chien et des
friandises comme celles de Scooby-Doo pour trouver le fin mot de cette
histoire, dis-je à voix basse en refermant le dossier d’une affaire de
recherche chimique qui n’a pas perdu de valeur, mais n’en a pas gagné non
plus.
Je le déplace dans ma liste à examiner plus tard et poursuis mes recherches.
— Eh bien, ça et un super pull orange. Oh, et des chaussettes hautes ! En
fait, elles sont plutôt sexy… dis-je tout bas, contente que personne ne puisse
entendre mes monologues bizarres.
À l’heure du déjeuner, je fais une pause. Je me frotte les yeux et vais voir
où en est Thomas. Il est devant son ordinateur et travaille comme un
forcené en marmonnant tout seul, mais l’expression de son visage est calme
et quand je toque à la porte, il me sourit spontanément. C’est toujours ça de
pris !
— Hé, je pensais que les gros bonnets au sommet de l’échelle de
l’entreprise étaient supposés rester assis à leur bureau à ne rien faire en
écoutant, je ne sais pas… Huey Lewis & the News, ou un truc dans le
genre.
Je me mets à chanter de façon théâtrale :
— « It’s hip to be square ! »
Thomas applaudit en souriant, pas loin d’éclater de rire.
— Tu es aussi à fond sur les vieux tubes ? demande-t-il en se renversant
dans son fauteuil. Qu’est-ce que tu fais ?
— Je pensais aller manger un petit bout en bas de la rue. Ça te dit ?
Thomas secoue la tête tristement en pinçant les lèvres.
— J’aurais adoré, mais je ne peux pas. Il semblerait que quelqu’un essaye
de me mettre des bâtons dans les roues concernant l’affaire de l’hôpital. J’ai
reçu une requête de leur part, disons même une suggestion très appuyée de
consulter un médecin.
Surprise, je demande :
— Quoi ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Il ne peut pas s’agir d’un problème de
comportement…
— Non, ce n’est pas ça, répond-il.
Il se cale contre son dossier en se massant les tempes. Le fait qu’il ne rigole
pas à ma blague m’inquiète.
— Tu aurais dû les entendre déballer leurs salades avec leur verbiage
d’entreprise… Afin de maintenir une bonne image de l’entreprise et de nos
engagements dans le domaine de la santé publique, nous vous encourageons
à profiter des mêmes avantages dont bénéficient nos directeurs généraux en
effectuant un bilan physique et psychologique complet qui vous
familiariserait avec nos offres… bla-bla-bla. Ils veulent que j’expérimente
personnellement ce que j’achète, j’imagine. En gros, si je veux faire affaire
avec eux, je dois en passer par là.
— Bon, un petit « aah » pendant qu’un médecin regarde tes amygdales n’est
pas bien méchant, mais… un bilan psychologique ? Ça paraît bizarre, non ?
dis-je d’une voix hésitante.
Je ne suis pas contre le fait que Thomas reçoive un peu d’aide et je l’ai moi-
même encouragé à le faire, mais de là à ce que ce soit une condition de
vente, je trouve que ça dépasse les bornes.
— Je trouve aussi, dit Thomas en jetant un coup d’œil par la fenêtre. Soit
c’est légal et ils veulent juste se la péter un peu, soit quelqu’un les a
encouragés à réclamer cette condition.
— Ouille. À quand le premier rendez-vous ?
Thomas lève les yeux vers moi en haussant un sourcil.
— Qui a dit que j’y allais ?
Je ne peux pas m’empêcher de pouffer de rire. Peut-être que je commence à
le connaître, parce que sous son air terriblement sérieux, je peux voir une
étincelle au fond de ses yeux.
— Thomas, je te connais, tu sais… Tu pourrais parcourir vingt-cinq bornes
en rampant dans du fumier de l’armée infesté de fourmis pour arriver à tes
fins, et tu veux cet hôpital.
— Du fumier de l’armée infesté de fourmis ? répète Thomas. D’où est-ce
que tu sors ça… ? Ça fait partie de tes « russeries » ?
— Eh non, uniquement de mes « Miaries ». Alors ?
— Cet après-midi… dans deux heures environ, répond-il, de l’appréhension
dans la voix. C’est pourquoi je m’y prépare tant bien que mal.
Je lui demande :
— À quel point comptes-tu, heu… être honnête avec eux ?
— Aussi peu que je pourrais l’être. Je n’ai pas besoin qu’un psy remue le
couteau dans mes plaies émotionnelles en me demandant ce que ça me fait.
Il s’agit d’une opération commerciale. Pour dire la vérité, si le retour sur
investissement n’était pas aussi prometteur, je leur dirais d’aller se faire
voir. Mais comme tu l’as dit, je peux faire « aah », les laisser écouter mon
cœur et dire à un thérapeute que la vie est grandiose avant de quitter la
pièce avec leur promesse de vente.
— C’est une idée. Tu devrais peut-être refuser la prise de sang… Je me
méfie, je ne voudrais pas qu’ils te clonent avec ton ADN.
Je le dis en plaisantant, même si mes antennes Velma fourmillent toujours.
— Alors, on dîne ensemble plus tard ?
— Tu voudrais bien qu’on prenne plutôt le petit-déjeuner ensemble
demain ? Je pense qu’après tout ça, j’aurai besoin d’évacuer un peu ma
frustration et je risque de ne pas être de bonne compagnie.
Je suis déçue par sa réponse, mais je comprends. J’ai remarqué l’usure de
son matériel de sport dans sa salle de gym.
— Bien sûr. Tu sais, si tu veux, je peux t’initier à certains de mes jeux
vidéo. Ça ne fait pas autant transpirer, mais on sous-estime les effets d’une
attaque où l’on coupe un troll en deux avec une épée géante… c’est
excellent pour les nerfs !
Thomas sourit légèrement et ça me rassure. Il a encore des ressources et
peut-être qu’il s’en sortira bien tout à l’heure.
— Je peux essayer. Disons, si les choses ne tournent pas trop mal… ?
— Il se pourrait que je ne crache pas sur de la visite ce soir. Je te garderai
un quart de litre de glace, ça marche ? C’est un autre antistress infaillible.
— Marché conclu !
Je me dirige vers l’ascenseur, ruminant toujours ce qui se trame. Quelqu’un
essaye de briser Thomas, j’en suis sûre. Ce que j’ai appris des données me
suffit pour savoir que Thomas ne fait pas de paranoïa à ce propos.
Et maintenant ça ? Thomas ne manque pas de travail, mais tout le monde
sait à quel point ce projet d’hôpital est important pour lui. Financièrement et
personnellement. Avec tous les enjeux en cours, il n’a pas besoin qu’un psy,
un thérapeute ou je ne sais qui lui apporte du stress supplémentaire en
fourrant son nez dans ses casseroles émotionnelles.
Quelqu’un le sait très bien et s’en sert pour lui mettre la pression. Tandis
que les portes de l’ascenseur se referment, je me fais la promesse de faire de
mon mieux pour l’aider. Malgré tout, quand je mange mes wraps de poulet,
je m’oblige à penser à tout, sauf à Thomas et à ces mystères que je dois
élucider.
Ça fait partie de mes secrets : laisser mon cerveau travailler tout seul, libéré
des manœuvres de ma conscience. Parfois, c’est plus efficace de cette
façon-là.
Non pas que je compte sur une révélation qui m’apparaitrait tout à coup en
plein repas, mais il m’est déjà arrivé des choses encore plus étranges.
Quand je retourne à mon bureau, mes scans sont toujours en train de se
télécharger, mais un des algorithmes au moins est terminé. Les analyses des
cartes d’accès sur les trente derniers jours qui sortent du cadre que j’ai
paramétré sont regroupées dans un rapport. Ce n’est pas grand-chose, juste
un point de départ rudimentaire, mais j’ai pensé que des chiffres récents
auraient plus de chance de m’apprendre si, oui ou non, cette approche
pourrait conduire à des informations utiles.
C’est plus fort que moi, mes yeux épluchent d’abord ce qui concerne
Thomas. Loin de moi le désir de fouiner ou de l’espionner, c’est de la
simple curiosité. D’accord, je me montre un peu possessive. J’aime bien
savoir ce qu’il fait toute la journée ; ça me donne l’impression d’être plus
proche de lui, malgré les vingt-six étages qui nous séparent.
Rien de très spécial. Différents points de données montrent les va-et-vient
qu’il fait à son appartement à l’heure du déjeuner, ses visites dans les autres
étages qui sont normales pour un PDG et plusieurs sorties par le parking. Je
réalise en souriant que la dernière ligne concerne son accès au garage il y a
à peine quelques instants.
Il se rend au rendez-vous avec le médecin de l’hôpital. Bizarrement,
j’éprouve un sentiment de fierté. Même si c’est uniquement parce qu’il veut
à tout prix concrétiser cette affaire hospitalière, le simple fait qu’il aille
s’asseoir en face d’un thérapeute est de bon augure.
Je croise les doigts et récite une petite prière russe que m’a apprise mon
père en espérant protéger Thomas… de quiconque lui veut du mal, et de lui-
même.
Puis je me retourne vers mes ordinateurs en grognant et augmente le
volume de la musique.
— J’ai encore beaucoup de données à examiner.
L ’amour.
La terreur.
C’est fou comme ces émotions peuvent se ressembler, accaparant toutes les
deux mon cœur et ma tête, se battant en duel.
D’un côté, je suis amoureux. La déclaration de Mia, à elle seule, a scellé
cette certitude et la confiance dont elle a fait preuve envers moi pendant la
suite de la soirée a fait fondre tous les doutes que j’avais pu avoir dans le
cœur.
Je me battrai pour elle.
Je surmonterai tout pour elle.
Je vaincrai pour elle.
Si elle le demandait, je mourrais même pour elle.
Mais puis-je être un homme meilleur, pour elle ?
J’en ai envie et je sais qu’il le faut, mais en suis-je capable ?
Cette pensée désespérée est ce qui me renvoie à la source de l’Enfer.
Me voilà de retour dans le bureau du docteur Perry. Je suis assis dans un
fauteuil et elle me toise d’un regard qui me juge avant même que j’aie
ouvert la bouche. C’est peut-être de bonne guerre, vu que j’en ai fait autant
quand je l’ai rencontrée pour la première fois, mais c’est elle, normalement,
la professionnelle.
— Alors, Tom…
— Excusez-moi, docteur Perry mais, si ça ne vous dérange pas, je
préfèrerais que vous m’appeliez Thomas. Tom est…
Je me mets à chercher le terme adéquat et à la mode à utiliser avec elle. Ça
me prend un moment, puis il m’apparait avec ironie.
— Opprimant. M’appeler Tom m’opprime.
Docteur Perry hausse un sourcil et gribouille quelque chose sur son
document.
— Pourquoi ça ?
— Mon père m’appelle Tom.
Je m’éclaircis la gorge et bois une gorgée de l’infusion glacée qui est posée
à mes côtés. Elle est très bonne, en tous cas. C’est déjà ça.
— Et depuis que ma mère s’est suicidée, c’est plus un juron dans sa bouche
qu’un surnom.
— Je ne savais pas que votre mère s’était suicidée, répond le docteur Perry.
Racontez-moi ça.
Je ne suis pas sûr d’y arriver ; pas sûr que ça mène quelque part, en dehors
de lui permettre de cocher une autre case de sa liste. Mais c’est pour Mia, et
peut-être un peu pour moi aussi. Même si le docteur Perry ne peut pas
m’aider, verbaliser les faits serait une réussite… et peut-être qu’elle pourra
me donner un éclairage sur la situation. Ou peut-être qu’elle me dira de
renoncer aux céréales de mon petit-déjeuner pour quelque chose de moins
stimulant, comme du son de blé.
C’est difficile ; les mots sortent péniblement, au compte-goutte, jusqu’à ce
que mon élan prenne le dessus. Déterrer ces souvenirs est affreux et la voix
dans ma tête me blâme continuellement, mais je raconte au docteur le jour
de la mort de ma mère, essayant de me purger des mauvais souvenirs
pendant qu’elle dit « hum » et « oui » et « dites-m’en plus » à intervalles
réguliers.
— Quand je l’ai entendu crier, je suis allé dans la chambre. Mon père tentait
de lui faire un massage cardiaque. Je ne savais pas en quoi ça consistait, à
l’époque, et il ne cessait de hurler : « respire, salope ! ». Je ne savais pas
quoi faire. Tout à coup, il a levé les yeux et m’a balancé son téléphone en
criant : « Appelle le 911 ! ». Je l’ai fait, mais ils n’ont pas pu la sauver. À
partir de là… les choses se sont mal passées.
Parce que tu avais tout foutu en l’air.
Je mets longtemps à raconter tout ce que mon père m’a fait subir pendant
mon enfance, la maltraitance psychologique et parfois physique. Pour la
première fois, le docteur Perry me regarde avec compassion ; puis elle
s’éclaircit la gorge.
— Thomas, vous avez beaucoup de colère en vous, mais quelque chose me
dit que vous n’êtes pas parfaitement clair concernant la personne contre qui
vous êtes en colère.
— Mon père.
Elle me regarde sans ciller. Sans cocher de case.
Mauvaise réponse, connard !
— Vous sous-entendez que je suis en colère contre ma mère ?
Je serre le poing et hausse le ton.
— Un peu, que je le suis ! Je n’étais qu’un petit garçon et elle m’a
abandonné, et depuis lors, mon monde a été sens dessus dessous !
Un sentiment de honte éclate en moi.
— Je ne devrais pas lui en vouloir. Elle ne pouvait pas savoir comment
réagirait mon père ni ce qu’il me ferait. Elle n’était qu’une femme seule et
déprimée, du moins c’est ce que j’ai entendu dire les dames à la veillée
funèbre, pendant qu’elles mangeaient des mini sandwichs comme à
n’importe quelle collation.
Je me lève du fauteuil et me mets à arpenter la pièce. Docteur Perry me
regarde d’un air détaché qui me rend fou de colère. Comme si je ne l’étais
pas déjà assez…
— Vous savez que ce n’est pas de votre faute, dit-elle. Intellectuellement,
vous le savez. Le suicide n’est pas l’affaire des survivants. Votre mère ne
pouvait sûrement pas envisager les conséquences qu’aurait son choix sur
vous parce que tout ce qu’elle voyait était celles qu’il aurait sur elle. Le
suicide n’est pas choisi pour mettre fin à la vie d’une personne ; il l’est pour
mettre fin à sa souffrance.
Ça fait un peu citation de magazine de psychologie, mais c’est
étonnamment perspicace.
Mais elle n’en est pas moins morte. Et toi, tu regardais des dessins animés
et mangeais un casse-croûte.
Je ne m’en sors pas, je tourne en rond autour du même thème, comme
toujours, et j’en ai marre. C’en est assez pour aujourd’hui, en tous cas, ou
avec le docteur Perry, ou peut-être définitivement. Il faut que je parte.
— Ça suffit. Je m’en vais, dis-je d’une voix grave, en attrapant ma veste.
Je sors en trombe, ne faisant cas de rien ni de personne, saute dans ma
voiture et démarre. Le grondement agressif du moteur puissant fait écho à
mon agitation interne, mais il trouve le moyen de fixer suffisamment mon
attention pour que j’arrive entier jusqu’à la tour où je prends l’ascenseur
vers mon bureau.
La journée de travail n’est pas encore terminée et je suis surpris en voyant
que Kerry est déjà partie, mais à ce moment-là, ça m’est égal. Je devrais
faire mes quinze minutes de méditation habituelles ; cependant, avec ce qui
tourne dans ma tête, ça me semble trop risqué. Je projette plutôt de regarder
mes e-mails et de monter ensuite pour…
— Dennis ?
Il se tient dans mon bureau, vêtu de son éternel costume, mais Mia est à
côté de lui et lève les yeux en souriant. Ils étaient visiblement en train de
discuter ; je cligne des yeux, ébahi. Comment a-t-elle pu… comment a-t-
elle pu faire entrer cet homme dans mon bureau ?
— Thomas, je suis ravie que tu sois de retour. Je suis désolée. Je pensais
que tu avais un moment de libre dans ton emploi du temps et…
— Il était sûrement en train de perdre son temps, dit Dennis avec son ton
habituel. Ça fait une demi-heure que j’ai le cul posé là à t’attendre, Tom.
— Ne m’appelle pas… dis-je d’une voix grinçante, ma colère flambant au
nom que j’exècre. Tu vois ce que je veux dire, peu importe. Dis-moi juste
ce que tu fous ici !
Je contourne mon bureau pour m’asseoir dans mon fauteuil, histoire de
mettre un obstacle entre nous. Je ne sais pas vraiment si c’est pour assurer
sa protection ou la mienne.
Devant le ton que j’emploie, il renifle, offensé.
— Eh bien, si tu le prends comme ça… Je suis venu parce que
mademoiselle Karakova m’a convaincu que je passais à côté de quelque
chose en n’ayant pas une relation amicale avec toi. Alors j’ai apporté un
cadeau pour enterrer la hache de guerre.
Il lance un paquet devant moi, sur le bureau.
Je jette un coup d’œil à la boîte avant de regarder mon père à nouveau.
— Et tu crois que ça va se passer comme ça ? Tu penses pouvoir effacer des
années de maltraitance avec un cadeau ?
Levant les yeux au ciel, il répond d’un ton moqueur :
— Oh, allez… « maltraitance » ? Ne sors pas les grands mots ! Grâce à moi,
tu as eu un toit au-dessus de la tête, tu as pu faire des études et j’ai même
contribué à l’élaboration de cette tour d’ivoire dans laquelle tu aimes trôner.
Je me lève, un mélange de rage et d’indignation coulant dans mes veines.
— « Les grands mots » ? T’es sérieux, putain ? Ce toit au-dessus de ma tête
n’a servi qu’à couvrir les coups que tu me donnais. Et l’école que tu dis
avoir « payée » ? Tu n’as pas versé un centime. J’ai gagné tout seul mon
droit d’entrée et j’ai obtenu une bourse malgré ton acharnement à me
répéter tous les jours combien j’étais stupide. Et, si tu as contribué au
lancement de mon entreprise, c’est uniquement parce que je suis meilleur
que toi et que tu le savais. J’ai fait tout ça, dis-je en désignant d’un geste
l’espace dans mon bureau, quand tout ce que tu as réussi dans ta vie, c’est
d’avoir une femme qui s’est suicidée pour ne plus vivre avec toi et un fils
qui aimerait que tu sois mort !
Je n’avais jusqu’ici jamais réussi à effacer du visage de Dennis cet air de
suffisance, mais ces mots-là y parvinrent bel et bien… peut-être en m’y
prenant de façon un peu trop diabolique, mais ça a le mérite de le
surprendre.
Il me dévisage, totalement choqué, avant de lancer :
— Tu aurais dû crever avec elle !
— Fous le camp ! dis-je dans un mugissement en traversant mon bureau
pour venir l’empoigner par la veste et le pousser vers la porte.
Dennis trébuche et tout de suite après avoir fermé la porte, je me retourne
vers Mia qui a l’air horrifiée.
— Pourquoi ? Tout ce que je t’ai raconté, c’étaient des confidences !
D’une voix implorante, je lui demande :
— Pourquoi as-tu fourré ton nez au seul endroit où je ne voulais pas que tu
t’immisces ?
Mais la fureur reprend le dessus et vise l’endroit qui la blessera le plus.
— Je t’ai fait confiance !
— Tommy, je suis désolée, gémit-elle.
Elle a un mouvement de recul en me voyant traverser la pièce pour saisir le
paquet. C’est une boîte emballée dans du papier cadeau plastifié et brillant,
le genre qui étincelle comme une feuille d’aluminium quand on le tourne
dans tous les sens à la lumière.
— Je suis allée le voir à propos de l’affaire de sabotage et…
— Et quoi ? Tu as fini par boire un thé et manger des pancakes avec
l’homme qui a essayé de me détruire chaque jour de ma vie ? Et tu t’es dit :
« hé, j’ai une super idée ! Si je prenais Thomas par surprise en ramenant son
trou du cul de père et ensuite, ta dam ! Tout serait bien qui finirait bien ! »
Qu’est-ce que tu croyais ?
Mes paroles sont caustiques, cinglantes et tranchantes, je la poignarde avec
chacune de mes syllabes sarcastiques. Mais aveuglé par la douleur, je ne
peux plus arrêter les coups de fouet que je donne.
Je l’accuse en criant :
— Tu t’es mêlée de mes affaires familiales ! Tu as ramené cet homme dans
mon bureau, sachant ce qu’il m’avait fait ! Tu sais mieux que quiconque,
que quiconque, pourquoi je ne peux pas supporter sa présence. Mais tu as
quand même estimé savoir mieux que tout le monde.
— Je… je sais, dit-elle en sanglotant.
Au fond, j’ai conscience d’aller trop loin, mais la bête est lâchée, la rage me
submerge et je ne peux plus contenir ces émotions débordantes.
— Il m’a parlé de ta mère et quand il m’a téléphoné, il avait l’air de vouloir
se réconcilier. J’ai vraiment pensé…
— Non, tu n’as pas pensé ! dis-je, hurlant et abattant le cadeau sur mon
bureau.
Je répète le mouvement et j’entends quelque chose se casser net à l’intérieur
du paquet ; c’est peut-être le cadeau, ou alors c’est en moi, je ne sais pas. Le
bruit déclenche l’impulsion primitive d’une colère noire tout au fond de
mon âme et je saisis la boîte déformée, utilise ce qu’il me reste de contrôle
pour me détourner de Mia avant de la lancer violemment contre la fenêtre
de mon bureau. Le verre épais de sécurité se fissure de haut en bas en forme
d’Y 1 qui illustre mes interrogations.
Pourquoi ? Pourquoi a-t-elle fait ça ?
Pourquoi a-t-il fallu qu’il vienne ici ?
Pourquoi fallait-il qu’elle meure ?
Pourquoi est-ce que je déteste tout ce qui me concerne ?
Mia pousse un petit cri. Ensuite, j’entends un gros bruit sourd et la porte qui
s’ouvre. Je reste seul et plonge dans mes souvenirs.
Papa hurle. Je tiens ma main plaquée sur mon front qui saigne en priant
pour ne pas mettre de sang sur la moquette.
— Je venais d’acheter ce vélo !
— Papa, je suis désolé, je n’ai pas… dis-je pour tenter d’expliquer la
situation.
Je me fiche des préconisations à propos des casques de vélo. Prendre une
branche en pleine tête quand un serpent sort de nulle part et vous envoie
dégringoler à flanc de coteau est vraiment un manque de cul.
Mais ça sera bien pire, si je saigne sur la moquette.
— Tu t’es montré négligent et maladroit ! N’imagine même pas avoir un
autre vélo. Maintenant que tu as bousillé celui-là, tu n’as plus qu’à aller à
l’école à pied, je m’en fous ! hurle papa.
Il saisit la télécommande de la télé et la jette. Elle atterrit contre un
aquarium qui se fend. L’eau se déverse et je vois Goldie et Monsieur
Couleurs, les deux poissons qu’Andy, mon meilleur ami habitant de l’autre
côté de la rue, m’a offerts pour mon anniversaire se mettre à paniquer en
voyant leur habitat se vider sur la moquette.
— Bordel !
— Non ! dis-je en criant, m’élançant vers la cuisine sans faire cas de mon
père.
Je sais où est rangée la grosse marmite. Peut-être que, si je la remplis à
temps, je pourrai les sauver.
Je me retourne et me précipite vers le salon, mais l’eau fait encore des
siennes, ou bien c’est parce que je suis encore étourdi par ma chute de
vélo… je glisse sur la moquette mouillée ; ma tête tourne et se cogne contre
le bord de l’aquarium. Par miracle, il y a encore de l’eau dans la marmite
dont je me sers pour attraper Goldie et Monsieur Couleurs. Je les regarde
en sanglotant nager dans leur nouvelle maison grise et métallique… ils ont
l’air d’être en prison, mais sont sains et saufs.
— Quand tu auras fini de faire le bébé, tu nettoieras ce merdier, dit papa, sa
voix encore rauque et rageuse de m’avoir crié dessus.
Il s’en va. Je reste là à sangloter en regardant Goldie tourner en rond
autour de Monsieur Couleurs, ouvrant et fermant la bouche. La surface de
l’eau ondule et je réalise que c’est à cause de mes larmes qui tombent
dessus.
Je me retrouve haletant, projeté à nouveau dans le présent, les yeux rivés
sur la fêlure de la vitre… comme celle de l’aquarium.
Mon Dieu ! Je suis devenu exactement comme lui.
Non. Je suis devenu lui.
«L a liberté est une chose pour laquelle tu devras te battre et non pas
quelque chose qui te sera donné. Pour être libre, il faut être prêt à
porter ce fardeau » dit le plutôt bel homme à la poitrine velue sur mon
écran d’ordinateur, levant un pouce à l’attention du jeune garçon qui le
regarde. Je n’avais pas vu Eureka Seven depuis des années, mais après
Sailor Moon, c’est l’un de mes animes préférés.
Affalée, en jogging, les cheveux en bataille et un bol de céréales au
chocolat sur les genoux, je dois mettre la vidéo en pause et repousser mon
ordinateur de côté pour m’essuyer les yeux. Trois jours ont passé et je ne
peux toujours pas m’empêcher de pleurer pour un rien. C’est en partie pour
ça que je ne suis pas encore arrivée au bout des cinquante-deux épisodes…
ils m’émotionnent trop.
Je continue à regarder et j’ai beau savoir ce qui va se passer, je suis
captivée. Quand l’épisode touche à sa fin, je m’aperçois qu’il est déjà
presque onze heures et je me lève du canapé pour aller prendre une douche.
L’appartement de papa est un peu plus grand que le mien, mais dans la
mesure où le sien a été en grande partie converti en succursale de la
boutique, il paraît plus petit.
Revenir ici me fait du bien. J’aime être entourée des mannequins de
couture, des rouleaux de tissu et des trois machines à coudre cassées que
papa avait récupérées dans une vente sur licitation à l’époque où j’étais à la
fac. Il comptait alors les réparer et le fait qu’il n’ait jamais ne serait-ce que
sorti un tournevis pour entreprendre de le faire est devenu une blague
récurrente. Cependant, leur présence inutile a fini par faire partie du décor
autant que le ronronnement des machines de papa.
J’ai tout juste le temps de me laver et de me passer un coup de brosse dans
les cheveux histoire de ne pas avoir une unique et dégoûtante dreadlock
blonde emmêlée qui pendrait dans mon dos, avant d’enfiler un jean et un
tee-shirt, puis de sortir. Je m’arrête à la boutique pour déposer un baiser sur
la joue de mon père.
— Je vais manger un bout avec les filles.
— Tu es sûre que c’est prudent de sortir ? demande-t-il en jetant un coup
d’œil par la fenêtre.
La presse a mis moins de douze heures à remonter ma trace pour trouver
mon appartement, puis celui de mon père. Finalement, une fois ma
messagerie saturée, j’ai coupé mon téléphone. Izzy et Charlotte sont restées
en contact avec moi par l’intermédiaire du téléphone fixe de papa.
Mais par chance, la voie est libre aujourd’hui et je peux sortir un peu. J’en
ai vraiment besoin pour me changer les idées, ne serait-ce qu’un petit
moment.
— Il n’y a personne devant pour l’instant, alors je me dépêche ! Je
t’appellerai avant de rentrer pour m’assurer que personne n’ait dressé un
campement pendant mon absence. À tout à l’heure ! Je pourrai peut-être te
filer un coup de main ? Je tourne comme un lion en cage, là-haut.
— Je serais ravi que tu tiennes compagnie à un vieil homme… et je pense
bien avoir quelques boutons à recoudre, me taquine papa. Tu me connais, je
te ferai bosser pour payer le gîte et le couvert ! Oh, et dis à Isabella que j’ai
quelque chose à lui faire essayer ! Une jupe que j’ai faite !
Je le quitte en souriant. Il se montre toujours généreux envers Izzy. C’est le
premier sourire qui se dessine sur mes lèvres depuis des jours. Je conduis
jusqu’au Gravy Train où Izzy m’attend déjà, remuant nerveusement une
paille dans son Coca.
— Tu es en retard. Je commençais à m’inquiéter.
— Papa… dis-je pour la rassurer.
— Eureka, corrige-t-elle avec un sourire.
Je ris doucement en hochant la tête.
— Oui, tu me connais trop bien.
Elle tend les bras et m’enlace avant que j’aie eu le temps de m’asseoir. Elle
connaît mes routines, à force d’avoir été tenue de rester assise avec moi
pour regarder un épisode qui finissait toujours par se multiplier.
— Ça a été pénible à ce point ?
Je hausse les épaules en regardant par la fenêtre.
— Je ne sais pas. Je ne me sens pas prête à retourner là-bas. Si je me
retrouve face à lui, je devrai prendre une décision, à moins qu’il n’en ait
déjà pris une lui-même, et je ne me sens pas encore capable d’affronter ça.
Alors je me suis contentée d’éviter tout le bordel en me cachant chez papa.
— Tu sais, si tu es fâchée à ce point-là, tu peux toujours demander à ton
père d’en toucher deux mots à la Mafia russe, plaisante Izzy, essayant
d’égayer un peu ma mauvaise humeur croissante. Je parie qu’il y a une
poignée de types capables d’enseigner à Thomas quelques manières.
— Papa ne connaît personne de la Mafia, dis-je en guise de protestation,
mais Izzy pouffe de rire.
— Gitan, tailleur, soldat, espion ! scande Izzy. Quand j’ai vu le bouquin à la
bibliothèque, ça m’a tout de suite fait penser à ce bon vieux papa
Karakov ». Et je ne l’ai même pas lu !
C’est à mon tour de pouffer. Mon père est le dernier homme capable d’être
un espion.
— Izz, il faut que tu sortes plus souvent.
Elle sourit et boit une gorgée de soda.
— Bon, sérieusement, tu pourrais tourner la page. Renoncer à Thomas et à
tes compétences. Tu pourrais trouver un emploi n’importe où, même avec ta
nouvelle célébrité. Peut-être même surtout avec elle. Je parie que tu
pourrais même lui mettre un avocat au cul et le faire cracher un très gros
paquet de fric.
— Non ! dis-je, protestant alors même que je sais qu’elle plaisante.
Mais elle me pousse à réfléchir, à savoir ce que je veux, maintenant que je
suis sortie de ma cachette.
— Non, je ne ferai jamais ça. Je…
Les mots me font défaut. Izzy pousse son Coca de côté, signe qu’elle
s’inquiète vraiment pour moi. Cette fille ne tourne jamais le dos aux
calories, elle en a trop besoin avec le peu qu’elle a.
— Parle-moi, ma belle. Que ressens-tu ?
Je referme le menu et me mords la lèvre en essayant de mettre des mots sur
mes pensées. Elles tournent dans ma tête depuis ces trois derniers jours et
honnêtement, c’était plus facile de ne rien faire en restant plongée dans des
jeux vidéo et des animes. Mais les pensées ne s’arrêtent jamais.
— Je l’aime, dis-je simplement, et les yeux brillants d’Izzy sont le miroir
des miens. Mais je ne sais pas s’il est dans un état d’esprit propice à une
relation amoureuse ni s’il le sera un jour. On s’en sortait si bien et j’ai… j’ai
vraiment déconné, Izzy. Je n’aurais pas dû interférer.
J’évite ses reproches grâce à l’arrivée de la serveuse. Je commande un
cheeseburger et des frites et Izzy un fromage rôti avec du bacon.
Dès que la serveuse repart, je reprends la parole pour empêcher Izzy de me
dire avec condescendance que rien de tout ça n’est de ma faute. Parce que
si, justement, et ce n’est pas comme si Thomas avait intériorisé quelque
chose qu’il ne maîtrisait pas. C’est moi qui ai semé la zizanie. Je ne parle
pas du bazar des médias, mais de ce qui nous concerne, Thomas et moi.
— Izzy, il faut que je te dise, à propos de Thomas… Oui, il a des
problèmes. Oui, il est colérique et il a de sévères casseroles. Mais je ne
pense pas qu’il soit capable de me faire mal. Je sais que personne ne me
croit, mais j’ai vraiment foncé dans cette porte. Et je n’arrête pas de
repenser à toutes les petites choses qu’il a faites. Je crois qu’il ne sait même
pas que je les ai remarquées.
— Comme quoi ? Le gros pourboire qu’il m’a laissé ? Ma belle, je me fous
de ça ! Je veux te voir heureuse, dit Izzy. Je rendrais l’argent tout de suite, si
ça pouvait t’aider à te sentir mieux. Si je ne l’avais pas déjà dépensé.
— Ce n’est pas ça, dis-je, songeuse. C’est autre chose. C’est difficile à
expliquer, mais malgré sa réputation, il a un côté très gentil. La façon dont il
m’a fait l’amour n’en est qu’une preuve et, non, ce n’est pas seulement mes
hormones qui parlent. Mais m’emmener faire un voyage de rêve au Japon,
se souvenir de la marque de jus de fruits que je préfère et en remplir son
frigo, me confier des choses intimes alors même que ça lui était si difficile à
faire et que se montrer faible de cette façon-là devant moi lui coûtait
tellement… Je ne pense pas une seule seconde que ce qu’il a traversé enfant
a fait de lui quelqu’un de faible, mais c’est ce qu’il pense, lui. Il a ce
profond besoin d’être fort, d’être le meilleur et il s’est effondré devant moi,
Izzy. Il s’est effondré pour moi, me faisant confiance pour l’aider à
ramasser les morceaux. Et j’ai essayé. Mais j’ai assemblé le puzzle
complètement de travers.
Izzy couvre sa bouche avec ses mains avant de soupirer profondément.
— Ma chérie, je suis désolée. Dis-moi comment je peux t’aider. Est-ce que
tu veux l’appeler ? On dirait que vous avez tous les deux des excuses à vous
faire.
— Je sais, mais…
Le téléphone d’Izzy sonne, c’est Charlotte. Izzy décroche et actionne le
haut-parleur.
— Salut, Char, quoi de neuf ?
— Regardez la sept ! répond Charlotte. Il faut que vous voyiez ça.
— Hé, Elaine ! hurle Izzy.
La voix qui jaillit de son tout petit corps est celle de quelqu’un qui a
travaillé longtemps dans un café-restaurant. La serveuse relève la tête et
Izzy pointe un doigt vers la télé.
— Mets la sept, fissa ! Et monte le son !
— C’est comme si c’était fait, Izz ! dit Elaine, avant d’enfoncer des touches
sur le côté de la télé jusqu’à trouver la sept, puis de mettre le volume à
fond. Et voilà !
C’est le journal de treize heures. Dans la barre en bas de l’écran, un texte
précise que la caméra est installée devant la tour Goldstone. Il y a toute une
foule mêlant des journalistes et de nombreuses femmes en colère qui
manifestent.
Sur une estrade montée à la hâte, Irene Castellanos, que j’ai rencontrée une
seule fois depuis que je travaille pour Goldstone, prend la parole devant les
micros.
— Merci d’être venus aujourd’hui, dit-elle simplement.
Elle fait tout à fait professionnelle, dans son ensemble jupe et veste de
tailleur bien coupé, sombre, mais pas funèbre. Dans un coin de ma tête qui
n’est pas abasourdie par ce que j’entends, je remarque qu’elle utilise une
intonation parfaitement appropriée à une conférence de presse.
— Monsieur Goldstone voudrait vous dire quelques mots.
Thomas s’avance ; la réaction bruyante de la foule n’est pas belle à voir. Je
suis presque surprise que personne ne lui jette une tomate à la figure, mais
la première chose que je remarque, c’est qu’il a une mine affreuse. Il est
rasé, bien sûr, mais il a des cernes profonds sous les yeux et l’air hagard,
épuisé, quand il déplie la feuille qu’il tient et la lisse sur la surface du
podium.
— Mesdames et messieurs, merci d’être présents aujourd’hui. Je m’appelle
Thomas Goldstone. Je viens vous parler du récent incident et de la vidéo sur
laquelle j’apparais.
— Tortionnaire ! lui crie quelqu’un et Thomas grimace comme si l’on
venait de le gifler.
Je grimace en même temps ; je sais qu’entre tous, ce terme est celui qui peut
l’atteindre le plus profondément.
Thomas attend que la foule se calme, levant une main jusqu’à pouvoir être à
nouveau entendu.
— On me fait de nombreux reproches dans cette affaire, et j’en mérite
beaucoup d’entre eux. Mon comportement sur la vidéo est inexcusable, bien
que ce que vous avez vu ne permette pas d’avoir une vision précise de toute
l’histoire. La vérité, c’est que je me suis laissé emporter ; j’ai agi de façon
inexcusable, haussant le ton et lançant une boîte sur le mur de mon bureau.
Mais permettez-moi d’être clair : je n’ai pas levé la main sur la femme
qu’on voit dans la vidéo et n’ai à aucun moment représenté le moindre
danger pour elle. Je suis au courant du surnom qu’on me donne, et la vidéo
m’a fait voir un homme… dit-il, marquant une pause avant de poursuivre :
m’a fait voir un homme que je ne veux pas être. Donc, avant tout, je
voudrais présenter mes excuses aux employés de Goldstone. Je leur ai fait
subir ma pression et mes exigences… Je me suis montré dur et impitoyable.
Ses mots soulignent ceux que tout le monde a à l’esprit… l’Impitoyable
Salaud.
— Pour ça, je n’ai aucune excuse et j’aurais beau avoir tous les regrets du
monde, ça ne compenserait pas les sentiments blessés, les esprits blessés
par ma faute. Cependant, plus que tout, je dois des excuses à la femme
qu’on voit sur la vidéo. Puisque certains d’entre vous ont trouvé son nom,
je me permets de m’exprimer ainsi : Mia, je suis vraiment désolé. Je suis
désolé de t’avoir fait peur. J’ai plus de choses à te dire, mais tu mérites de
les entendre en personne.
Il plonge son regard dans la caméra et dans mes yeux à travers l’écran de
télévision. C’est comme si je pouvais le sentir depuis là où je me trouve et
jusqu’au fond de mon âme.
— Aux actionnaires, aux habitants de Roseboro et aux gens qui, de par le
monde, ont entendu parler de Goldstone, je jure que je travaillerai sans
relâche pour vous redonner confiance en cette entreprise. Elle compte des
milliers de braves gens. Ne laissez pas mon erreur gâcher tous leurs efforts
et leur travail. Par conséquent…
— Le reste concerne principalement des trucs qu’Irene m’a demandé de
dire, dit une voix grave en provenance de l’entrée.
Izzy et moi levons les yeux, surprises. Thomas se tient debout à côté des
banquettes, portant toujours le même costume que sur la vidéo, mais avec
l’air encore plus hagard. Je cligne des yeux, incapable de formuler le
moindre mot, pendant qu’Izzy le regarde, bouche bée.
Enfin, je dis du bout des lèvres :
— Comment…
— C’est un enregistrement diffusé avec une heure de décalage, dit-il d’une
voix basse, presque inaudible avec le son de la télé.
Izzy fait signe à la serveuse qui coupe la conférence de presse et tout à
coup, j’ai l’impression que tout le monde nous regarde dans le café-
restaurant.
Ce qui est probablement le cas.
— Écoute, dit Izzy, mais Thomas l’interrompt avant qu’elle puisse le
congédier.
— Attends, dit-il, les yeux brillants de larmes et d’épuisement. Mia, je sais
que tu es toujours fâchée contre moi ; tu as peut-être même peur de moi.
J’ai prié pendant trois jours que ce ne soit pas le cas, mais je dois bien
admettre que tu pourrais. Je te demande seulement quelques minutes.
Je lève les yeux vers lui. Tout le monde nous regarde en retenant son
souffle, attendant ma réponse. Finalement, Izzy brise l’interminable
silence :
— Mia, tu dois le faire, mais tu n’es pas obligée de le faire maintenant, si tu
ne t’en sens pas prête.
Elle jette un coup d’œil méfiant vers Thomas. Je lui demande :
— Tu peux nous laisser une minute, Izz ?
Elle acquiesce, glisse hors de sa banquette et va s’asseoir sur le tabouret de
bar le plus proche de nous.
— Je vais m’asseoir juste là et si j’entends ne serait-ce qu’un haussement de
ton… mec, je me fiche de tous tes muscles ; je te bousillerai les couilles !
dit-elle en s’adressant à Thomas d’une voix faussement douce. Et dépêche-
toi ! J’ai faim.
Il se glisse sur la banquette, l’air reconnaissant, et la serveuse se présente à
notre table. Thomas lui fait signe qu’il ne veut rien commander et s’éclaircit
la gorge.
— Mia, je suis venu te demander pardon. J’ai eu tort, je t’ai blessée et je t’ai
probablement fait prendre tes jambes à ton cou. Je suis vraiment désolé.
— Tu ne m’as pas blessée, dis-je pour rétablir les faits. Tu m’as un peu
surprise, mais j’ai foncé dans la porte toute seule. On sait tous les deux que
cette vidéo montre des conneries.
— C’est vrai, mais c’est mon emportement qui l’a provoqué, alors je me
sens quand même responsable, répond-il. Putain, me voir sur cette vidéo…
— Je comprends, Thomas. Je t’aime, mais…
— Je sais, dit-il d’une voix éraillée et gorgée d’émotions. Et je sais que
certaines personnes doivent te dire que je n’en vaux pas la peine. Depuis
trois jours, j’ai pris conscience d’être devenu cet homme que j’essayais de
ne pas être.
— Comme ton père ?
Thomas acquiesce encore.
— C’est pour ça que je te pardonne : parce que tu en es conscient et que tu
veux devenir meilleur. Tu ne t’es plus maîtrisé, c’est vrai, mais c’est moi
qui t’ai poussé à bout, sachant que ton équilibre était pour le moins précaire.
Je ne me suis pas rendu compte… je veux dire, tu m’avais dit à quel point la
situation était difficile. Mais Dennis a eu l’air de vouloir se réconcilier avec
toi et j’ai bêtement cru pouvoir t’offrir une fin heureuse de conte de fées.
Je me mords la lèvre, ravalant un sanglot.
— Je suis désolée, Thomas. Je n’aurais pas dû forcer les choses. Ce n’était
pas mon rôle.
Il prend mes mains dans les siennes au-dessus de la table.
— Tu ne le vois pas ? Tu m’as offert un conte de fées, mais pas avec mon
père, avec toi. C’est ce qui compte.
Nos excuses réciproques créent une émulsion dans l’air entre nous qui nous
submerge, consume la douleur de ces trois derniers jours et nous réinitialise.
On ne se retrouve pas là où l’on en était, mais à un endroit de notre chemin
différent qui se rapproche plus d’une zone saine parce qu’ayant tous les
deux mis la main dans le feu pour voir qu’il brûle, on sait maintenant
jusqu’où on peut s’en approcher sans danger.
Des larmes ruissellent sur mes joues. J’entends renifler pas loin de moi ;
c’est Izzy qui sanglote aussi.
— Le cœur a ses raisons que la raison n’a pas, et je ne suis pas prête à
renoncer à nous si facilement. Je t’aime, Thomas Goldstone.
Thomas me regarde attentivement et l’espoir dans ses yeux me bouleverse.
C’est le Thomas qui m’a manqué, celui qu’il a caché à tout le monde, sauf à
moi.
— Je t’aime aussi, mais Mia… tu en es sûre ?
— Tu m’as dit ce qu’il t’a fait subir, et depuis très longtemps… ce n’est pas
quelque chose que tu peux effacer d’un revers de manche, mais je sais que
tu n’es pas comme ça et ne veux pas l’être. On s’en sortira. Et je suis peut-
être stupide, mais j’espère malgré tout qu’un jour, vous deux pourrez… je
ne sais pas, réparer quelque chose ? Selon vos conditions et non pas celles
de quelqu’un d’autre. La mort de ta mère n’a pas seulement mis un terme à
sa vie ; elle a mis un terme à ton enfance et à quelque chose chez ton père
aussi.
Je ravale la tristesse de mesurer combien la perte d’une femme a eu de
répercussions sur des décennies, changeant toute la donne pour Dennis et
Thomas, et je me demande si Grace avait la moindre idée de la chute des
dominos que son geste a entraînée.
— Mais je voudrais que tu saches que je ne suis pas allée le trouver dans
cette intention. J’y suis allée pour lui poser quelques questions concernant
cette histoire de sabotage.
— Je m’en souviens, dit Thomas. Je me souviens de ce que tu m’as dit.
— D’accord. Ça n’était pas dans le but d’organiser tout ça. Mais malgré
toute la maltraitance dont Dennis a fait preuve à ton égard, je ne crois pas
qu’il soit à l’origine du sabordage. Il est en colère contre toi, mais ça
s’arrête là. Il est trop dispersé, trop dans l’émotion, trop occupé à t’atteindre
directement pour faire quelque chose d’aussi calculé. Il n’en est pas
capable, tout simplement. Donc, je ne sais pas qui fait ça et j’y ai pensé
pendant trois jours pour essayer de me distraire de notre problématique
personnelle…
— Tu as sûrement raison, répond Thomas ; mais l’entreprise est secondaire.
Le plus important, c’est toi.
Je prends une profonde inspiration.
— Alors, tentons notre chance encore une fois… mais il y a une chose.
Le sourire de soulagement de Thomas s’évanouit.
— Quoi ?
— Eh bien, tu as tes problèmes familiaux. Et j’ai, heu, les miens.
On entend Izzy pouffer derrière nous.
— Oh, bonne chance avec ça, mec ! Tu as un tailleur russe très énervé prêt à
te découper en petits morceaux et à te faire disparaître pour qu’on n’entende
plus jamais parler de toi.
Le regard de Thomas va et vient entre Izzy et moi.
— Ton père ?
— Si j’étais toi, je me trouverais plutôt une autre petite-amie, répond Izzy,
haussant un sourcil quand elle croise mon regard.
Elle se tourne tout à fait vers nous et nous regarde, amusée.
— Quoi ? Je ne fais que dire la vérité. Ton papa est encore plus coriace que
moi.
— Est-ce que je devrais lui rapporter ce que tu viens de dire ? Avec le
nouveau projet qu’il a et qui porte presque ton nom ?
Izzy écarquille les yeux et elle secoue la tête.
— Bon sang, non ! Papa est le nounours le plus doux et le plus gentil du
monde entier !
— Ça ne peut pas être aussi dur que ça, si ? demande Thomas.
Je hoche la tête en pressant ses mains dans les miennes.
— Un petit conseil qu’on m’a récemment rappelé et qui pourrait s’avérer
utile, lui dis-je : « ne mendie pas ce que tu veux… va le chercher. Fais ça et
tu seras récompensé ».
CHAPITRE 37
THOMAS
1 Forme de Yoga basée sur l’effort dans une pièce chauffée entre 30 et 40°C.
CHAPITRE 39
THOMAS
T ous les étages de la tour Goldstone ne sont pas dédiés aux affaires.
En fait, la plus grande partie du rez-de-chaussée est ouverte au
public, y compris l’espace où l’on reçoit ce soir, le grand « atrium » qui peut
être loué (et l’a été) pour d’importants rassemblements.
Mais aujourd’hui, il est réservé à des fins strictement personnelles à
Goldstone, à l’occasion d’un parfait coup monté qui aura de quoi divertir
presque tout le monde.
Excepté Bill Radcliffe.
— Thomas ?
Je me retourne pour être une fois de plus ébloui à la vue de Mia. Depuis
qu’on s’est dit à nouveau qu’on s’aimait, nous n’avons paradoxalement pas
passé une seule nuit tous les deux. On a passé du temps ensemble dans la
journée et discuté pendant des heures, mais c’est tout. Un pas après l’autre,
doucement, c’est mieux pour elle et c’est mieux avec elle.
La partie physique de notre relation reviendra bientôt en jeu et l’on pourra
avec un peu de chance mettre un terme à nos soirées de torture au téléphone
qui nous laissent invariablement, après avoir raccroché, avec des fantasmes
plein la tête et personnellement, avec le sexe dur pendant les deux heures
qui suivent.
Patienter n’est pas facile, mais ça nous donne du temps et j’ai une longue
liste d’idées plutôt créatives à mettre en œuvre quand Mia me donnera le
feu vert. J’espère que ce sera pour ce soir mais, si ce n’est pas le cas,
j’attendrai aussi longtemps qu’elle le voudra. Parce qu’elle a déjà trouvé le
moyen de regagner mes faveurs, mon cœur en pleine guérison et mon âme
apaisée.
Je doute qu’elle ne les ait jamais perdus, même quand j’étais si furieux et
blessé, mais quoi qu’il en soit, je lui appartiens à présent totalement. Je
souhaite seulement reconquérir son cœur à mon tour.
Je marche vers elle et la fais tourner sur elle-même en la tenant par la main
pour mieux l’admirer. Sa robe noire est en satin et souligne délicieusement
ses courbes. C’est apparemment une pièce originale de Vladimir Karakov.
Pas mal, pour un homme qui se dit n’être qu’un tailleur spécialisé dans les
vêtements pour hommes !
Mais la pièce maîtresse est le jupon qui découvre subrepticement à chaque
pas son éclat rose Barbie assorti aux cinq centimètres de teinture dont Mia a
paré le bas de sa chevelure.
— Tu es magnifique ! Je vais être le plus chanceux des hommes réunis dans
cette salle ici ce soir.
Elle passe sa main libre sur sa robe, lissant quelques plis invisibles, le
sourire aux lèvres.
— Pfff, tu vas être le plus chanceux des hommes de tout Roseboro, ce soir !
Non pas parce que ma robe me va bien, même si Damien et Papa se sont
vraiment surpassés, mais parce que tout ce bordel sera bientôt terminé.
Je n’ai pas envie d’en parler maintenant. Je suis un peu nerveux à l’idée que
tout ne se déroule pas comme prévu, surtout avec John qui règle encore des
détails de dernière minute. Je voulais rester avec lui jusqu’au bout, mais
Stan a dit qu’il s’en occupait et John a approuvé.
Tu ferais tout foirer. Comme toujours.
— Ça va bien se passer, dis-je autant à moi-même qu’à Mia, mais ne nous
portons pas la poisse, d’accord ?
Je lui offre mon bras et l’on prend l’ascenseur pour descendre.
La fête bat déjà son plein et notre arrivée avec un retard savamment calculé
se fait remarquer à la hauteur de mes prévisions. Les gens applaudissent
doucement ; je fais signe de la main. Quant à Mia, elle a beau être entourée
d’amis et de collègues, elle se cramponne à mon bras de toutes ses forces.
Ou justement à cause de ça. Il est plus facile de jouer la comédie en étant
entouré d’étrangers. Ce n’est pas la même chose que pendant la soirée de
bienfaisance à Portland et en plus, une impression d’importance pèse dans
l’air de la salle ce soir.
On se fraye un chemin dans la foule, déclenchant quelques remarques par-
ci, quelques photos par-là. Il semblerait qu’en fait, certains employés
m’aiment bien… ou c’est plutôt parce qu’ils se rendent compte de la grande
beauté de Mia.
Kerry me fait signe et je me dirige vers la scène pour saisir le micro que me
tend le DJ.
— Excusez-moi, pourrais-je avoir votre attention s’il vous plait ?
Les conversations cessent progressivement et tous les regards se tournent
vers moi. Je croise celui de Mia dans lequel je puise la force dont j’ai
besoin pour dire ce que je m’apprête à dire.
Elle m’envoie un baiser de la main et lève le pouce en m’adressant un grand
sourire.
— Tout d’abord, je voudrais vous remercier d’être venus ce soir. Je sais que
ces dernières semaines ont été éprouvantes, autant pour l’entreprise
Goldstone que pour l’homme qui en porte le nom, dis-je en montrant la
foule du doigt, puis en me désignant moi-même. Mais j’apprécie que vous
ayez pris le temps de venir ce soir.
Il y a des applaudissements polis, engendrés par certaines attentes plus que
par un réel enthousiasme, ce qui se comprend. Personne n’aime ça, quand
un directeur prend le micro pour tout ramener à lui. Surtout si c’est pour
s’apitoyer sur son sort.
— Je suis à l’origine de beaucoup de soucis et d’une certaine couverture
médiatique, et vous en avez payé le prix avec moi. J’en suis désolé. Je l’ai
dit à la conférence de presse, mais je le répète. Les bénéfices ne valent pas
grand-chose quand ils ne prennent pas en considération les personnes qui
les produisent. Le fait est que j’ai passé bien trop de temps ces six dernières
années à croire que je devais tous vous porter sur mon dos pour hisser cette
compagnie en haut de la montagne. Mais la vérité, c’est que vous êtes la
montagne et que je me tiens sur les épaules de géants. Les géants qui
travaillent à chaque étage, tous les jours, sans récolter d’autres
reconnaissances qu’un bonus trimestriel de temps en temps.
Je vois des hochements de têtes et la surprise de me voir juger si
sévèrement ma façon de diriger cette entreprise ; mais ce n’est que la vérité,
je m’en rends compte maintenant.
— Mais ça va changer. C’est déjà en train de changer et j’espère que ça se
ressent, dans l’immeuble, dans vos départements et dans vos interactions
avec moi. Il y a encore des changements à faire, mais c’est une nouvelle ère
pour Goldstone qui commence précisément ce soir. Je vous demanderai
toujours à tous de faire de votre mieux, mais je vais aussi vous donner le
meilleur de moi-même. Et, si je manque à ma parole, je suis sûre qu’une
femme russe très futée me remettra sur les rails.
Je fais un clin d’œil à Mia et ça fait rire tout le monde.
— J’ai regardé un film d’animation, cette semaine…
Mia lance d’une voix forte :
— Ce n’est pas un film d’animation ! C’est un anime !
Je souris et confie à l’audience avec un air de conspirateur :
— J’aime bien la provoquer, mais je connais la différence. Mon Dieu, je
sais faire la différence entre un film d’animation et un anime !
La foule rit encore, me voyant lever les yeux au ciel.
— Donc, j’ai regardé un anime cette semaine et quelque chose a fait écho
en moi. Ça disait : « ne mendie pas ce que tu veux… va le chercher. Fais ça
et tu seras récompensé ». Voilà ce que je veux faire et ce que je vous
demande de faire. Faisons de Goldstone la meilleure entreprise possible
grâce à nous tous et nous pourrons décrocher ensemble la récompense.
Merci.
Les applaudissements commencent timidement puis, à ma grande surprise,
s’accroissent naturellement. Je descends du podium et traverse la foule
jusqu’à Mia. Je la prends dans mes bras.
— Je m’en suis bien sorti ?
Elle me sourit et m’embrasse sur la joue.
— Magnifiquement !
On déambule ensuite dans la salle et, bien que les gens aient plutôt l’air
d’avoir accepté notre relation (surtout après ces longues semaines qui ont
permis au choc de s’estomper), il y a encore certains regards déplacés. Il y a
même quelques visages qui affichent délibérément leur désapprobation.
Auparavant, j’aurais pris ce genre d’opposition de façon frontale et je leur
serais tombé dessus pour s’être simplement permis d’avoir une opinion sur
mes fréquentations. En réalité, le souvenir d’une certaine réunion du conseil
d’administration me fait grincer des dents ; mais ensuite, reconnaissant être
allé trop loin, je décide que le progrès mérite d’être célébré.
Ironiquement, c’est Stan qui me rejoint au moment où je repense à cette
réunion et à notre entrevue qui a suivi dans mon bureau. Il ne s’était pas
trompé en matière de conseils et je pense les avoir suivis, même de façon
détournée et désordonnée.
— Thomas, si tu veux bien me suivre. Ils veulent tout vérifier avec toi une
dernière fois.
Je hoche la tête et commence à lui emboîter le pas, entraînant Mia avec
moi. J’ai besoin de l’avoir à mes côtés à chaque étape ce soir parce que je
sais à quel point ça lui est difficile. Bill a été pour elle un patron formidable
et elle m’a confié combien elle se sentait blessée qu’il ait pu faire une chose
pareille. Elle aime que les choses soient carrées et cohérentes et elle a beau
retourner l’histoire dans tous les sens, elle ne comprend tout simplement
pas les actes de Bill ; et ça la ronge, lentement mais sûrement.
On doit mettre un terme à tout ça, autant pour elle que pour moi.
Mais elle m’attire en arrière. Je me retourne, étonné.
— Mia ?
Elle déglutit péniblement et répond à voix basse.
— Je sais que le moment est venu et c’est ce que je souhaite. On doit faire
les choses comme il faut. Mais pendant que tu vas faire les dernières
vérifications, je pense que je vais inviter Bill à danser. Une dernière fois.
Je prends son visage dans mes mains et la regarde dans les yeux.
— Tu es sûre ? Tu n’as qu’à dire un mot et je laisse tomber. Je dois le
renvoyer, mais pas obligatoirement de cette façon, dis-je en désignant d’un
geste la salle pleine autour de nous.
Elle secoue la tête et redresse les épaules.
— Non, ça ne peut pas se traiter dans l’ombre, là où il se cachait. Il doit être
démasqué au grand jour, sans recevoir de blâme ; et tu dois montrer que tu
as le contrôle absolu sur la société et sur toi-même. Le nouveau départ
commence là, en montrant que tu as progressé.
Je pince les lèvres en hochant la tête.
— Je reviens tout de suite.
Je sors à la suite de Stan. En jetant un coup d’œil par-dessus mon épaule,
j’aperçois Mia sourire tristement pendant que Bill la fait tanguer d’avant en
arrière.
Dans le couloir, John m’attend avec le procureur et la police.
— Thomas, ils pensent qu’il y a de quoi aller au pénal, si tu veux porter
plainte.
Je soupire, la réalité soudain palpable. J’ai peur de péter les plombs au
moment où je retournerai dans cette salle et verrai le visage que fera Bill
sous la pluie d’accusations. Surtout s’il cherche la confrontation.
Tu vas te comporter comme un parfait crétin, comme toujours. Tu mérites
qu’il ait trahi l’entreprise. Elle se cassera la gueule par ta faute de toute
façon. Autant qu’il ait une longueur d’avance !
Je secoue la tête, refusant de laisser la voix avoir le dernier mot. Je dirige
une entreprise exemplaire avec l’aide d’une équipe formidable. Un membre
de cette équipe doit en être écarté en raison de ses actes injustifiés qui lui
incombent personnellement. C’est ainsi que j’assure la bonne santé de la
société. Je garderai mon sang-froid.
Le démon se tait et je regarde John et Stan avant d’acquiescer.
— Allons-y !
Mon entrée dans l’atrium est encore plus spectaculaire cette fois-ci, avec
des policiers en uniforme sur mes talons. Je me dirige vers Mia ; tous les
regards sont tournés vers moi et quand celui de Mia croise le mien, je ne lis
aucun doute en eux. Elle vient se placer à mes côtés.
— Bill, ces policiers sont ici pour t’arrêter, dis-je d’une voix ferme, calme,
qui ne laisse paraître aucun signe de ma colère ni de ma tristesse.
Un des agents s’avance et prend Bill par le bras.
— Quoi ? hurle-t-il. C’est quoi, ce bordel, Thomas ? On m’accuse de quoi ?
Le silence de la foule est entrecoupé par des chuchotements qui
commencent à se faire entendre. Des murmures tels que « qu’est-ce qui se
passe ? » et « l’Impitoyable Salaud a encore frappé » arrivent à mes oreilles.
Mais je ne laisse pas leurs mots m’atteindre, pas maintenant.
— Nous savons que tu as modifié des données, ce qui a coûté des millions
de dollars à l’entreprise, considérant tous les projets que tu as sabotés, dis-
je, faisant en sorte que ma voix résonne dans tout l’atrium. Et nous savons
que tu as filmé cette vidéo pour m’accuser à tort d’avoir physiquement
blessé Mia.
— C’est faux, je n’aurais pas fait ça ! se défend-il en essayant de dégager
son bras de l’emprise du policier qui la resserre de plus belle.
— Ne montrez pas de résistance ou je devrai vous passer les menottes,
monsieur Radcliffe, dit-il calmement. Ne m’obligez pas à mettre à terre un
ancien combattant.
Mia s’écrie, submergée par ses émotions :
— Je sais que c’est toi ! C’est moi qui ai trouvé les preuves, Bill. Au début,
je ne voulais pas y croire. Tous ces fichiers auxquels tu as eu accès… tu as
pris beaucoup de précautions, mais pas suffisamment. Et le journaliste t’a
dénoncé. Est-ce que les dix mille que tu as touchés en valaient la peine ?
Comment as-tu pu me faire ça ?
Bill a le visage tout rouge, il respire de façon irrégulière.
— Je ne t’ai rien fait ! C’est ce connard qui est responsable ! C’est lui qui
t’a foutu la peur de ta vie et qui t’a frappée !
— Arrête ça. Il ne m’a pas frappée et tu le sais ! répond Mia d’une voix
forte.
Bill lève les yeux au ciel en soufflant.
— Très bien, j’ai vendu la vidéo, mais tu n’as aucune preuve concernant la
modification des données.
Quand il admet avoir vendu la vidéo avec tant d’arrogance, une onde de
choc parcourt la salle. Tout le monde sait quel enfer on a traversé à cause de
ça : les manifestants et la présence des médias, la profusion des appels
téléphoniques et les marges perdues. De nombreuses personnes présentes
dans la salle ont des actions chez Goldstone et les actes de Bill ont impacté
tout le monde.
À présent, après avoir continuellement répété que, aussi fou que ça pouvait
paraître, elle s’était vraiment cogné la tête contre une porte, tout le monde
croit enfin la vérité. Qu’une personne de l’équipe ait pu faire quelque chose
d’aussi odieux et utiliser Mia de la sorte ne trouve pas plus de crédit auprès
d’eux qu’auprès de moi.
John brandit son téléphone et Kerry accourt avec un micro. Elle est forte. Je
n’avais même pas pensé au fait qu’il en aurait besoin, mais elle est au-
dessus du lot, comme toujours, anticipant les besoins de chacun mieux qu’il
est humainement possible de le faire. John tient le micro à côté du haut-
parleur de son téléphone et la voix de Bill retentit dans la salle.
« Vraiment. On fait tous la même chose envers des connards de patrons qui
le méritent. Un petit déca par-ci, un petit nombre trafiqué par-là… pas de
problème. On le fait tous, d’une façon ou d’une autre. Un doigt qui glisse
un peu sur mon clavier et oups ! ce quatre devient un cinq. »
— Comment avez-vous… cette salope ! s’emporte Bill.
— Pourquoi ? demande Mia en criant.
— Pourquoi pas ? J’ai servi ce pays pendant des années ! J’ai vu des
horreurs que de sales petits morveux pourris gâtés comme lui ne pourraient
jamais imaginer ! Tout ce dont j’avais besoin, c’était d’un peu d’espace
pour respirer, d’une pause, putain ! Qu’il me lâche un peu la grappe, tu
vois ? Il se foutait complètement de savoir si je tenais le coup.
Il m’adresse un rictus méprisant.
— Je sais que tu t’en fous, mais j’ai tenu le coup. J’étais même prêt à
remonter dans les étages ; et quand j’ai demandé à revenir, tu sais ce que tu
m’as répondu ? Rien, absolument rien. Je t’ai envoyé des e-mails, laissé des
messages et tu n’as même pas daigné me répondre. Tu m’as tendu un piège
et tu m’as laissé crever dedans. Va te faire foutre, l’Enfant Prodige !
Le policier tire Bill par le haut du bras et commence à le guider de force
vers la sortie. Au début, Bill cherche désespérément du soutien dans la
salle.
— Les gars, ce n’est pas ce que vous croyez ! C’est lui, l’Impitoyable
Salaud, pas moi !
Mais voyant que personne ne bouge le petit doigt pour venir à son secours,
il panique un peu. Arrivant à la porte, juste avant que le policier le traîne
dehors, il explose :
— Tout ça n’est pas terminé !
Sa menace reste en suspens dans les airs où elle se mêle à l’atmosphère
figée par le choc.
C’est le moment pour moi de guider les gens de mon équipe, de mieux me
comporter envers eux. Je prends le micro que tient John.
— Je suis vraiment désolé que vous ayez été témoins de ça ce soir. Je
reconnais avoir probablement blessé plus d’un d’entre vous ces six
dernières années. Je ne peux que vous répéter que les choses vont changer.
J’espère qu’avec une équipe dévouée qui souhaite réellement le succès de
Goldstone, nous pourrons aller de l’avant en prenant ce nouveau départ
dont j’ai parlé tout à l’heure. Indépendamment de ce que j’ai fait, Bill a
miné notre équipe pendant bien trop longtemps et j’ose espérer mieux que
ça. Pas pour moi, mais pour vous, qui êtes le cœur et la colonne vertébrale
de Goldstone. Je vous en prie, profitez de la soirée, fêtez les belles choses
que nous avons accomplies sachant que le meilleur reste à venir. Bonne
soirée à tous.
Je prends Mia par la main et nous nous dirigeons vers l’entrée. John et Stan
résument rapidement la situation avec le procureur, me promettent de me
tenir informé dès qu’ils auront du nouveau, puis s’en vont également.
L’instant d’après, on se retrouve seuls tous les deux.
— Comment tenez-vous le coup, monsieur Goldstone ? me demande Mia
d’une voix douce, sa main posée sur ma poitrine.
— Mieux que prévu, mademoiselle Karakova. Même si je vous soupçonne
de ne pas y être pour rien.
Je la serre contre moi et pose une joue sur le dessus de sa tête.
— Allons là-haut, murmure-t-elle.
Je pense que c’était ce que je souhaitais, mais quand elle se recule pour me
regarder, je le vois dans ses yeux : ils n’expriment pas seulement du désir,
mais de la fierté et de l’amour.
Je demande, avec une touche d’impertinence dans la voix :
— Je l’ai mérité ?
Elle rit en tirant sur ma cravate.
— Oh que oui, tu l’as mérité !
Je l’embrasse tendrement, mais la passion s’enflamme déjà sous la surface.
— Tant mieux, parce que tu m’as reconquis depuis bien longtemps, mais tu
n’es pas facile à convaincre ! dis-je pour la taquiner.
Elle prend son fort accent et répond d’une voix ronflante :
— Mère Russie ne se laisse pas facilement distraire, mais je peux me laisser
rallier à ta cause.
Je la soulève dans mes bras et me précipite vers l’ascenseur, ne pouvant pas
attendre plus longtemps d’être en elle.
CHAPITRE 42
MIA