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Quelques heures plus tard, Helen était dans sa chambre, assise à son
secrétaire d'acajou. Alors qu'elle terminait sa lettre à Delia, on frappa à la
porte.
— Entrez, dit-elle tout en écrivant la phrase finale dans la lumière
déclinante.
Hugo, le premier valet de pied, entra et s'inclina. Après avoir placé sur
la cheminée une lampe à huile fraîchement préparée, il se dirigea vers les
fenêtres à guillotine pour fermer les volets intérieurs sur la nuit
envahissante. Quand il passa près du secrétaire, Helen fut certaine de sentir
son regard fixé sur la lettre. Elle leva les yeux, mais il était déjà devant la
fenêtre du fond, le bras tendu vers le lourd loquet en cuivre du volet.
Helen rapprocha la feuille, tapota sa plume pour ôter le surplus d'encre
et signa en atténuant quelque peu son paraphe habituel.
Cette lettre n'avait pas été facile à écrire. Comment trouver des mots
consolateurs après une faute aussi désastreuse, d'autant que les faits étaient
si peu nombreux et que l'histoire avait été enjolivée d'éléments surnaturels ?
Helen avait finalement décidé de faire à peine allusion à l'événement et
d'assurer plutôt Delia de son estime. Cet engagement n'avait rien
d'insignifiant, car la constance de son amitié pour une fille perdue de
réputation n'allait guère contribuer au bon ton* d’Helen. Elle savait que sa
tante aurait préféré qu'elle coupe les ponts, mais tant que les choses
ne seraient pas dites nettement, elle continuerait d'écrire à son amie. Étant
sous la tutelle de son oncle, le vicomte Pennworth, c'était le seul soutien
qu'elle pouvait lui offrir.
Après avoir séché l'encre humide avec un peu de poudre et secoué
légèrement la feuille, Helen entreprit de plier et de cacheter la lettre. Elle
choisit un cachet dans le petit tiroir intérieur du secrétaire, l'humecta à l'aide
d'une éponge et joignit les bords de la feuille. Puis elle retourna le papier et
écrivit l'adresse de la propriété des Cransdon, en laissant une place pour que
son oncle applique la marque de franchise qui était un de ses privilèges
de pair.
Voilà, elle avait fait son possible.
— Hugo ! appela-t-elle.
Debout devant l'applique dorée, il allumait la dernière bougie à l'aide
d'une longue mèche.
— Oui, milady ?
Elle lui tendit la lettre.
— Veillez à ce que ceci soit remis à ma tante, je vous prie. Pas à lord
Pennworth.
Il éteignit la mèche entre son pouce et son index, en la regardant de
côté pour s'assurer qu'elle observait l'opération, puis il la rejoignit. Il prit la
lettre en s'inclinant, mais il n'avait d'attention ni pour sa tâche ni pour
Helen. Ses yeux étaient rivés sur le contenu du secrétaire, le seul espace
privé de la jeune fille. Il n'était plus temps de rabattre le panneau du
meuble. L'expression impassible du domestique avait déjà cédé la place à
un intérêt avide, et elle savait ce qu'il avait découvert : deux portraits
minuscules appuyés contre le fond de l'étagère intérieure. Les miniatures
assorties de sa mère et de son père, œuvre du grand Joshua Reynolds.
Elle se leva aussitôt pour les dérober à sa vue.
— Ce sera tout, merci, dit-elle.
— Milady, murmura-t-il.
Cependant, elle sentit dans sa voix sa satisfaction joyeuse d'avoir
déniché une information aussi croustillante pour les commérages de l'office.
Quand il fut sorti, Helen prit le portrait de sa mère comme pour le
délivrer du regard sournois du valet de pied. Bien que lady Catherine lui eût
légué expressément les deux miniatures ainsi que le secrétaire, son oncle
avait failli l'empêcher d'entrer en possession des deux précieux portraits. Il
avait refusé catégoriquement d'avoir chez lui la moindre image de sa belle-
sœur et de son époux. Il avait fallu l'intervention de tante Leonore pour
qu’Helen puisse conserver les portraits dans sa chambre, à condition de ne
pas les exposer publiquement.
Elle tint délicatement sur sa paume le petit pendentif ovale. Le poids de
la miniature la surprenait toujours. Sans doute était-il dû au verre
recouvrant le devant et l'arrière du bijou, ainsi qu'au solide cadre d'or,
encore que la bordure ne fût pas compacte mais ornée d'un filigrane délicat
avec au sommet un simple anneau pour attacher une chaîne. Dix ans plus
tôt, au cours des longues nuits où elle contemplait farouchement le petit
portrait pour s'empêcher de pleurer, elle avait découvert que le réseau doré
dessinait un motif de flammes minuscules se répétant sans cesse. Si ce
motif avait une signification spéciale, sa mère l'avait emportée avec elle
depuis longtemps, mais l'effet était ravissant.
Reynolds avait peint lady Catherine sur ivoire, en mettant à profit la
substance précieuse pour rendre l'éclat du teint pâle de la comtesse. Une
opulente chevelure rousse, coiffée en hauteur à l'ancienne mode, et une
paire de grands yeux bleus frappaient dans ce visage ovale qui, avec son
menton résolu, était d'une beauté plus imposante que gracieuse. Reynolds
avait également capté un peu de l'audace proverbiale de lady Catherine en
restituant magistralement son regard clair chargé de défi.
Pourquoi avait-elle trahi l'Angleterre ?
Helen retourna le petit cadre. Elle avait entendu tant de rumeurs sur les
méfaits supposés de sa mère. On murmurait qu'elle avait joué les espionnes
pour Napoléon, volé des documents officiels, séduit des généraux pour
vendre leurs secrets, mais son oncle et sa tante s'abstenaient de confirmer ou
réfuter aucun de ces bruits. Ils refusaient tout simplement d'évoquer le sujet.
Même Andrew ignorait la vérité. En tout cas, si jamais il la connaissait, il
refusait lui aussi d'en parler.
Helen suivit du bout des doigts le dessin des cheveux entretissés sous
le verre couvrant le revers du pendentif. Deux mèches, l'une roux foncé et
l'autre d'un blond doré, alternaient leurs couleurs en un motif à damier. Les
chevelures de sa mère et de son père étaient ainsi unies pour l'éternité.
Saisissant l'une de ses propres boucles coiffées avec soin en anglaises,
elle l'examina en fronçant les sourcils. Même avec beaucoup d'imagination,
on ne pouvait la qualifier de rousse. La boucle était brune. Helen la laissa
retomber. Bien qu'elle n'eût pas hérité la chevelure flamboyante de sa mère,
elle avait le même teint pâle, le même menton décidé. D'après tous les
miroirs qu'elle avait consultés, c'était là tout ce que lui avait légué lady
Catherine. Elle se pencha pour replacer la miniature sur l'étagère.
Qu'en était-il de l'étrange énergie dont elle était remplie ?
À cette pensée, elle suspendit son geste. Fallait-il imputer sa nervosité
à l'hérédité ? Ou était-elle due à sa propre nature rebelle ? Aucune de ces
hypothèses n'était réconfortante. Chassant de son esprit l'inquiétude qui
l'agitait, elle disposa soigneusement la miniature à côté de son pendant.
Son attention fut distraite par le bruit d'une porte s'ouvrant dans le
couloir. Depuis quelque temps, son ouïe était devenue plus fine, ce qui était
déconcertant mais pratique. Elle entendit la porte se refermer, des pas
rapides se rapprocher, un tiroir s'ouvrir. Darby, sa femme de chambre,
venait d'entrer dans le cabinet de toilette voisin afin de préparer sa tenue
pour la soirée.
Rassurée, Helen prit le portrait de son père. Son cadre doré arborait lui
aussi le motif aux flammes, mais cette fois il formait l'anneau destiné à une
chaîne ou un ruban. Il n'y avait pas de mèches entretissées sous le verre du
dessous du pendentif, seulement de la soie blanche. Helen contempla le
portrait de Douglas Wrexhall, sixième comte d’Hayden. Elle avait
l'impression de regarder une image de son frère : mêmes cheveux blonds,
même front large, même bouche bien dessinée. Andrew avait hérité de la
beauté de son père, mais non de son bon sens, proclamait tante Leonore
dans ses moments d'exaspération. De fait, leur père s'était marié à vingt et
un ans, alors qu'Andrew, qui venait de devenir majeur, avait laissé
nettement entendre qu'il n'était pas pressé d'embrasser l'état matrimonial.
Un mois avait passé depuis qu'Andrew avait atteint la majorité, et une
question excitante s’imposait depuis avec une force croissante à l'esprit
d’Helen. Puisque son frère était maintenant maître de sa fortune et n'avait
pas envie de se marier dans l'immédiat, ne pourrait-elle pas le persuader de
prendre une maison à Londres avec elle ? Pour l'heure, il occupait
un appartement de célibataire à l'Albany, mais s'il s'installait dans sa propre
demeure, il serait tout naturel que sa sœur tienne la maison pour lui. Elle
serait certes une excellente hôtesse, et elle échapperait ainsi à la
désapprobation latente de son oncle et aux tracasseries de sa tante. Elle
pourrait même demander à Delia de séjourner chez eux pour la saison : se
rendre vraiment utile à son amie. Helen se mordit les lèvres. Cela résoudrait
tout, si Andrew était d'accord.
Il devait dîner avec eux ce soir-là. Elle pourrait lui faire sa proposition
avant qu'on les appelle à table. C'était un plan hardi, mais il valait la peine
d'essayer. Pour elle-même, mais aussi pour la pauvre Delia.
Satisfaite de son projet, elle rangea le portrait de son père et fit sa
prière habituelle pour les deux membres disparus de sa famille — «Veuillez
veiller sur leur âme.» En réalité, elle souffrait toujours de l'injustice de la
mort de ses parents. Pourquoi la mer déchaînée les avait-elle pris, alors
qu'elle avait épargné les quelques membres de leur équipage ? Bien
entendu, il était impossible de répondre à cette question, autant que de
savoir pourquoi lady Catherine s'était rebellée contre son souverain et son
pays. Si elle avait agi différemment, peut-être elle et son père seraient-ils
encore vivants aujourd'hui. Peut-être serait-elle assise dans cette pièce
même, en train d'assurer à sa fille qu'elle serait à son côté tout au long de
l'épreuve du lendemain au palais. Comme ç'aurait été son devoir.
Helen haussa les épaules avec lassitude, en s'efforçant de vaincre la
colère d'enfant qui resurgissait en elle. Il était vain de s'en prendre aux
morts. Ni le ressentiment ni la nostalgie ne les ramèneraient.
Elle saisit de nouveau le portrait de lady Catherine. Il était vraiment
minuscule, pas plus gros que la montre de gousset d'un gentleman. Le
cacher serait aisé. Si vraiment elle voulait sentir la présence de sa mère lors
de sa présentation à la reine, elle pourrait le porter sur elle sans que
personne s'en aperçoive. Certes, cette idée était passablement sentimentale,
voire un peu superstitieuse.
Mais n'était-il pas naturel qu'une orpheline eût envie d'avoir un
souvenir de sa mère lors d'une des circonstances les plus importantes de sa
vie ?
L'étiquette sévère de la présentation interdisait d'avoir à la main autre
chose qu'un éventail, de sorte qu'il était exclu de cacher le portrait dans un
réticule. Elle ne pourrait pas non plus le glisser dans ses gants moulants.
Dans son décolleté, peut-être ? Elle baissa les yeux sur sa poitrine peu
opulente. Contrairement à la robe d'intérieur qu'elle portait, sa tenue de cour
comportait un long corset qu'il faudrait lacer étroitement autour de sa
poitrine, et elle serait très décolletée. Il ne resterait pas assez de place.
D'ailleurs, il semblait un peu inconvenant de dissimuler à cet endroit un
portrait de sa mère.
Peut-être pourrait-elle cacher la miniature dans sa main en s'inclinant
devant la reine Charlotte ? Helen ferma ses doigts dessus. Non, cela ne
marcherait pas. Elle tiendrait déjà son éventail et aurait besoin de sa main
libre pour se tirer d'affaire avec la longue traîne et le panier si redouté. La
miniature risquerait de tomber à tout instant. À moins de l'attacher à son
éventail ? Il s'agissait d'un vernis Martin, l'un des rares cadeaux de son
oncle. Il y avait assez d'espace entre les lames d'ivoire peintes pour y passer
un fil de coton auquel elle pourrait attacher la miniature, qu'elle
garderait cachée dans sa main.
Aurait-elle cette audace ?
Helen soupira. Non, elle n'oserait pas. Sa chère tante s'était donné trop
de mal pour assurer le succès de sa présentation. Si jamais une telle
inconvenance était découverte, ce serait une curieuse façon de la remercier
pour tous ses efforts. Et si son oncle l'apprenait, il serait furieux. Elle n'avait
pas envie qu'il arbore cette expression triomphante qui signifiait : «Vous
voyez ? Elle ne vaut pas mieux que sa mère. »
Malgré tout, elle avait peine à renoncer à voir cette journée bénie par la
présence de sa mère.
Sa main se referma de nouveau sur le portrait. Elle allait l'emporter
dans son cabinet de toilette et le dissimuler au milieu des objets couvrant sa
coiffeuse. Lady Catherine pourrait au moins être présente lorsqu'elle
s'habillerait demain.
Helen rabattit le panneau du secrétaire et tourna la clé dans la serrure.
Jetant un coup d'œil par-dessus son épaule, elle constata que Darby se
trouvait toujours dans le cabinet de toilette. Elle prit la clé puis chercha des
doigts sur le côté bas du meuble une minuscule rainure dans le bois. Le petit
compartiment à ressort s'ouvrit sous une pression ferme suivie d'une légère
poussée vers la droite. Elle l'avait découvert lors d'une de ses nombreuses
explorations du secrétaire. Après avoir glissé la clé dans le
compartiment, elle le referma sans lâcher le portrait de sa mère étroitement
serré dans sa main.
On frappa doucement à la porte de la pièce voisine : Darby lui
annonçait qu'il était temps qu'elle s'habille pour le dîner. Helen s'écarta du
secrétaire.
— Entrez.
— Bonsoir, milady, dit Darby en apparaissant avec une robe orange sur
ses bras tendus. Êtes-vous prête pour votre toilette ?
La jeune servante était nimbée d'une lueur bleu pâle, comme si l'air
miroitait autour de son corps plantureux. Ce halo brillait doucement. Helen
ferma les yeux avec force. Manifestement, elle avait passé beaucoup trop de
temps à écrire sa lettre à Delia. Seigneur, pourvu qu'elle n'ait pas à porter
des lunettes ! Elle rouvrit les yeux et secoua la tête, mais le halo lumineux
était toujours là. Peut-être souffrait-elle d'une migraine* ? Sa tante était
affligée de ce mal et disait souvent qu'elle voyait d'étranges lumières
avant qu'arrive la terrible douleur.
Helen se concentra sur le visage de sa femme de chambre. Darby avait
les yeux rougis, elle serrait ses lèvres habituellement empreintes de
douceur. Elle venait de pleurer, et Jen Darby n'était pas du genre à larmoyer
pour un rien. Il devait s'être passé quelque chose à l'office.
Helen savait que depuis qu'elle avait promu la petite servante au rang
prestigieux de femme de chambre, six mois plus tôt, certaines des servantes
plus âgées avaient entrepris de l'accabler de leur méchanceté mesquine.
Pour empirer encore les choses, ni Murphett ni Mrs Grant, la gouvernante
chargée des servantes de la maison, n'avaient levé le petit doigt pour mettre
un terme à cette hostilité. Toutes deux avaient trouvé déplacé de voir Jen
Darby atteindre ainsi le sommet de la hiérarchie des domestiques. Elles la
trouvaient trop grosse — «on croirait un bœuf», avait déclaré un jour Mrs
Grant sans se douter qu’Helen l'entendait. À leurs yeux, elle n'avait pas la
finesse de bon aloi ni l'élégance londonienne indispensables à une femme
de chambre. Helen devait avouer que Darby n'était pas la plus délicate des
créatures, mais elle possédait des qualités nettement plus importantes que le
simple raffinement, notamment une vivacité s'accordant à celle de sa
jeune maîtresse, ainsi qu'une curiosité toujours en éveil. Il avait
fallu qu’Helen refuse obstinément toute autre candidate pour que Mrs Grant
se résigne à accepter cette promotion. La redoutable gouvernante avait
marmonné qu'un tel avancement sans motif suffisant allait contre l'ordre des
choses. Et aussi pas mal d'envie, apparemment.
Sans prêter attention au halo bleuâtre, Helen se leva de sa chaise.
— Vous allez bien, Darby ? demanda-t-elle tandis que la
servante posait la robe sur le lit à baldaquin.
— Très bien, milady, je vous remercie.
Toutefois Darby ne put réprimer un sanglot à la fin de ce dernier mot.
— Je suis heureuse que vous vous contentiez d'aller bien, répliqua
Helen. Si vous alliez encore mieux, vous risqueriez de fondre franchement
en larmes.
Cette réflexion fut accueillie par un petit sourire, comme elle l'avait
escompté.
— Dites-moi ce qui ne va pas, insista-t-elle.
Darby baissa un instant la tête d'un air concentré, puis leva les yeux et
la regarda avec cette franchise qui avait elle aussi incité Helen à lui
accorder une promotion si spectaculaire.
— Ce n'est pas pour moi que je m'inquiète, milady. C'est pour Berta.
Une des servantes.
Helen se souvenait de cette fille, une émigrée fraîchement arrivée de
Bavière. Une beauté brune, élancée, qui avait l'habitude de garder sa main
devant sa bouche en parlant. D'ordinaire, c'était elle qui allumait les feux du
matin dans les appartements d’Helen, mais elle n'était pas venue depuis
deux jours.
— Que se passe-t-il ? Elle est malade ?
— Non, milady. Elle a disparu.
— Disparu ?
Ce mot semblait de mauvais augure.
— Quand est-ce arrivé ? s'exclama-t-elle. Pourquoi ne m'a-t-on rien dit
?
— Cela remonte à deux jours. Lady Pennworth nous a demandé de ne
pas vous en parler. Du moins, pas avant votre présentation à la cour.
Le regard sérieux des yeux gris de Darby se teinta soudain
d'appréhension.
— Vous ne lui direz pas que je vous en ai parlé, n'est-ce pas, milady ?
— Bien sûr que non. Mais croyez-vous que Berta se soit enfuie ?
— C'est ce qu'ils disent tous, Mrs Grant et les autres domestiques. Mais
son coffre est toujours dans la pièce qu'elle partage avec les filles de
cuisine.
Helen hocha la tête. Même la dernière des servantes avait un coffre
fermant à clé où garder ses affaires. Il fallait vraiment qu'il arrive une
catastrophe pour qu'elle ne l'emporte pas. La jeune fille tourna et retourna
dans ses mains le portrait de lady Catherine, en cherchant une explication
raisonnable et surtout rassurante à l'abandon du coffre. Aucune ne lui vint à
l'esprit. Levant les yeux, elle vit que Darby observait la miniature dorée.
— C'est un portrait de ma mère, dit Helen.
— Oui, milady. J'ai remarqué la ressemblance.
— Elle n'a rien d'évident, me semble-t-il, répliqua aussitôt Helen.
Elle referma ses doigts sur le pendentif.
— Il paraît invraisemblable que Berta n'ait pas emporté ses affaires.
Darby respira profondément pour se calmer puis déclara :
— Je ne crois pas du tout que Berta se soit enfuie, milady, mais Mrs
Grant m'a ordonné de ne plus en parler. On a abandonné les recherches, et
tout est dit.
Elle redressa les épaules, comme pour affronter le péché de s'opposer à
la gouvernante. Le halo lumineux suivit son mouvement.
Helen cligna des yeux avec force, mais le phénomène persista.
— Je jurerais sur la sainte Bible qu'elle ne se serait jamais enfuie,
ajouta Darby. Sa mère compte sur ses gages.
— Vous pensez qu'il lui est arrivé malheur ?
— Je ne sais pas. Elle est sortie lundi matin faire une course pour Mrs
Grant, et personne ne l'a revue depuis. Les autres disent qu'elle est allée à
Covent Garden dans l'espoir que sa beauté lui rapporterait plus d'argent.
Mais c'est une fille sage et pieuse, milady. Je suis sûre qu'elle ne ferait pas
une chose pareille.
Helen savait qu'elle aurait dû feindre d'ignorer l'existence de ce quartier
mal famé où des centaines de courtisanes se livraient à leur commerce.
Cependant, elle n'aiderait pas Berta en jouant les délicates.
— L'a-t-on recherchée aussi à Covent Garden ? A-t-elle un père qui
puisse aller se renseigner ?
— Elle n'a que sa mère, qui vit dans le Nord, je crois. Milord a envoyé
Hugo et Philip à sa recherche quand on a constaté sa disparition.
Darby haussa légèrement les épaules, exprimant ainsi avec éloquence
ce qu'elle pensait du zèle des deux valets de pied.
— Philip a dit qu'il avait parlé à un petit valet qui avait vu quelque
chose au moment même où Berta disparaissait...
Elle hésita.
— Qu'avait-il vu ?
Darby serra ses bras autour de son corps, toujours entouré par le halo
lumineux.
— Je ne prétends pas qu'il y ait le moindre rapport, milady.
Helen sentit de la méfiance dans sa voix.
— Vous pouvez tout me dire, assura-t-elle.
— Le garçon a raconté à Philip qu'il avait vu une voiture. La voiture
d'un homme du monde.
— Vous croyez qu'elle a été enlevée par un gentleman ? s'exclama
Helen en la regardant avec stupeur.
Cela paraissait impossible. Pourtant, si les histoires qu'Andrew lui
avait racontées sur certains de ses amis étaient vraies, c'était plus que
possible. Helen ferma les yeux. Si vraiment Berta avait été enlevée, elle
n'aurait plus jamais sa place parmi les gens convenables.
— Je ne sais pas quoi faire, milady. Pensez-vous que les sergents de
ville pourraient être de quelque secours ?
Non, Helen ne le pensait pas. Son oncle disait que les sergents de ville
de Bow Street ne valaient guère mieux que les criminels qu'ils
pourchassaient. Quant aux limiers dont on pouvait louer les services, ils
étaient encore pires. Dans un tel cas, où le crime n'était pas clairement établi
et où seule une servante était en cause, Helen doutait que les sergents de
ville se donnent la peine d'enquêter. D'après toutes les règles de la
bienséance, c'était à son oncle de se charger de retrouver sa servante. Et rien
n'assurait qu'elle eût vraiment disparu. Après tout, elle avait peut-être
estimé que Covent Garden serait plus lucratif.
— Ne serait-il pas possible que Berta se soit enfuie, en fait ? demanda
Helen. Peut-être n'était-elle pas heureuse. À moins qu'elle n'ait voulu gagner
plus d'argent. Pour sa mère.
Darby recula, le visage soudain figé dans le masque impassible d'une
domestique.
— Je suis désolée, milady, je n'aurais pas dû vous ennuyer avec cette
histoire, dit-elle avec froideur. Veuillez me pardonner.
Se tournant vers la robe posée sur le lit, elle entreprit de lisser la soie.
Helen serra encore plus fort ses doigts autour de la miniature, en
sentant avec accablement qu'elle n'avait pas été à la hauteur. Était-ce elle-
même ou Darby qu'elle avait déçue ? La conscience de son échec
l'oppressait. Mais que pouvait-elle faire ? Elle n'avait même pas le droit de
rendre visite à une amie dans le besoin. Helen ouvrit sa main et regarda sa
mère. Il lui sembla que les clairs yeux bleus de lady Catherine la fixaient
avec reproche.
— Je ne refuse pas de vous croire, assura-t-elle.
— Vous êtes la seule, milady, répliqua Darby d'une petite voix.
Ils s'imaginent tous que ce n'est qu'une fille perdue de plus. Mais il faut
bien que quelqu'un continue de la chercher, n'est-ce pas ?
— Oui, bien sûr.
Cependant, que pouvait faire Darby ? Si Berta s'était enfuie à Covent
Garden, il lui serait impossible de l'aider. Et si un homme du monde était
mêlé à cette affaire, une simple femme de chambre ne pourrait l'affronter.
Sa parole ne vaudrait rien face à celle d'un tel homme, surtout s'il était
noble.
— Je vais demander à mon frère, finit par dire Helen. Si vraiment il est
question d'un gentleman, il se pourrait que le comte ait eu vent de quelque
chose dans son cercle.
Darby pressa ses mains sur ses joues baignées de larmes.
— Merci, milady, dit-elle en s'inclinant profondément. J'étais certaine
que vous sauriez quoi faire. Merci.
— Peut-être n'est-il au courant de rien, l'avertit Helen.
— Oui, milady. Mais au moins on fera quelque chose pour Berta, et
cela me soulage tellement. Je craignais qu'elle soit oubliée sans autre forme
de procès.
— Cela n'arrivera pas, déclara Helen. Je vous promets que nous la
retrouverons, même si cela prend du temps.
Elle sourit d'un air rassurant puis se dirigea vers le cabinet de toilette.
À chaque pas, elle sentit avec un regret croissant l'imprudence de ses
paroles. Pourquoi s'était-elle engagée ainsi ? Il serait presque impossible de
retrouver une fille parmi toutes celles qui finissaient oubliées dans le
gouffre avide de la capitale.
Helen connaissait les dangers du monde extérieur. Chaque mois, elle
lisait dans La Belle Assemblée* les « incidents se produisant à Londres et à
l'entour», un catalogue terrifiant de tous les meurtres et les sévices commis
dans les environs, qui occupait les pages suivant celles consacrées aux
tendances de la mode. À Noël, les journaux n'avaient parlé que des
horribles meurtres de la route de Ratcliffe, le massacre de deux familles
innocentes dont ils avaient relaté les détails sanguinaires pendant des
semaines. À présent, le Times évoquait quotidiennement les agressions
violentes des ouvriers s'appelant eux-mêmes les Luddites. Dans
leur désespoir, ils détruisaient les machines destinées à les remplacer et
attaquaient leurs employeurs avec des gourdins et des pistolets. Tous ces
récits macabres confirmaient l'existence d'une sauvagerie effrayante et
permanente dans les ombres sinistres s'étendant au-delà d’Half Moon
Street.
En trois enjambées, Helen rejoignit la coiffeuse d'acajou en passant
devant la méridienne verte. Elle se frotta les yeux, heureuse d'être délivrée
du halo perturbateur. Quelle que fût la nature de ses troubles visuels, ils
semblaient ne se produire qu’à proximité de Darby. Peut-être le phénomène
se limitait-il aux êtres vivants. Même si aucun halo n'avait environné Hugo.
Ni son propre corps, d'ailleurs. Si elle avait eu la même tournure d'esprit
que sa tante, elle aurait cru en quelque origine surnaturelle, mais elle
inclinait davantage à invoquer le magnétisme de Mr Mesmer ou
l'électricité animale de Mr Galvani. Elle écarta d'un haussement d'épaules
ces théories saugrenues. Tout cela n'était probablement que l'effet de sa
fatigue.
Examinant les pots, les brosses et les bols soigneusement rangés sur la
coiffeuse, elle ne trouva qu'une seule cachette convenable pour la miniature
: l'espace entre le bord du miroir et le bol blanc rempli de fleurs séchées
posé devant. Après avoir installé le portrait, elle recula. Seuls étaient
visibles un demi-cercle de cadre doré et le regard chargé de défi de sa mère.
En toute justice, elle devrait dire à Darby que la disparition de Berta
était du ressort du vicomte Pennworth. Qu'il n'était pas opportun que des
jeunes filles du monde ou des servantes soient, mêlées à des affaires aussi
graves.
— Darby ! appela-t-elle. J'ai quelque chose à vous dire.
Sa femme de chambre réapparut sur le seuil. Le halo bleu avait
disparu. Décidément, elle devait avoir eu un accès de fatigue.
— Oui, milady ?
— Je crois...
Helen s'interrompit. Elle avait l'impression de sentir dans son dos deux
yeux minuscules lui lançant un regard déçu.
— Je crois que je vais porter les gants blancs, pas les gants
orange. Que ce fût ou non opportun, elle avait promis de retrouver Berta et
elle tiendrait parole. Au bout du compte, Darby avait raison : personne
d'autre n'irait chercher une servante qui s'était peut-être écartée du chemin
de la vertu. Surtout pas oncle Pennworth.
Chapitre III
Ma chère amie,
Helen regarda fixement la dernière feuille. Si elle levait les yeux, elle
savait que son oncle prendrait la lettre pour la brûler. Elle avait besoin d'un
instant pour assimiler ce récit effrayant. Pauvre Delia. Sa souffrance était
sensible à chaque page, avec une évidence criante, comme si elle était
entrée dans la pièce pour faire son récit. Pas seulement sa souffrance, mais
aussi sa peur. Une nouvelle fois, Helen relut le paragraphe où elle évoquait
l'étrange lumière qui avait éclairé de l'intérieur Mr Trent.
Peut-être Delia était-elle bel et bien folle.
Non. Elle avait toujours dit la vérité, et Helen ne voyait pas pourquoi
elle se mettrait soudain à raconter des mensonges si extravagants qu'ils
risquaient de la faire enfermer. Tante Leonore aussi avait parlé du valet
d'écurie témoin de l'étrange phénomène, mais les quatre hommes l'avaient
nié. Quelle raison auraient-ils eue de mentir ? Et l'interprétation de Delia,
d'après qui l'âme de Mr Trent avait été entraînée en enfer, paraissait sortie
d'un roman gothique tant elle était dramatique à l'excès.
Elle fronça les sourcils. Qui étaient ces quatre gentlemen ? Et pourquoi
étaient-ils aux trousses de Mr Trent, si ce n'était pas pour tirer Delia de ses
griffes ?
La lettre ne fournissait aucune réponse à ces questions.
Helen leva enfin les yeux.
— Mon oncle, je vous en prie, permettez-moi de répondre à mon amie.
Rien que cette fois. S'il vous plaît.
— Ne viens-tu pas de jurer que tu n'aurais plus aucune relation avec
cette fille ?
— Mais elle souffre, mon oncle.
— Elle n'a que ce qu'elle mérite.
Lui arrachant la lettre, il se dirigea à grands pas vers l'âtre et la jeta
dans le feu, où une flamme l'entraîna d'un coup au cœur orangé du brasier.
La feuille flamboya avec rage avant de se recroqueviller au milieu de
cendres noircies.
— Tu m'as donné ta parole, Helen, et si tu ne la tiens pas, je mettrai un
point final à tes mondanités de la saison et négocierai ton mariage avec sir
Reginald. Il ne convient peut-être pas aux ambitions de ta tante pour toi,
mais je refuse d'héberger une fille capable de se dédire après avoir juré sur
l'Écriture sainte ou de ne pas se conformer aux lois de la bienséance. Tu
m'as bien compris, cette fois ?
— Oui, mon oncle.
— Le testament de ton père t'a confiée à ma garde jusqu'à tes vingt-
cinq ans, à moins qu'un homme accepte avant cette date de se charger
d'assurer ton bien-être. Si jamais tu veux te marier, tu dois apprendre que
l'obéissance est la pierre angulaire de la féminité.
Il indiqua la porte d'un signe de la tête.
— Tu peux sortir.
Helen fit une révérence et s'en alla. Elle avait encore mal au poignet
qu'il avait serré avec une force impitoyable.
Chapitre XI
Helen observa ses compagnons, qui tous les trois s'étaient préparés à
l'arrivée de Benchley comme s'il était un lion hors de sa cage. Bien qu'elle
n'eût jamais rencontré le mentor de lord Carlston, elle-même sentit son
corps se tendre dans une défiance instinctive. Quelque chose dans sa
démarche arrogante et le martèlement de sa canne révélait une nature
implacable.
— Ce n'est pas Parker qui l'accompagne, observa le comte.
— Non, Parker est mort. Celui-ci est un nouveau du nom de Lowry.
— Parker était un brave homme, déclara Carlston d'une voix empreinte
de regret. Il a bien servi Benchley. Quinn sera attristé par cette nouvelle.
— D'après ce que je sais, ce Lowry est un personnage peu
recommandable.
— Lady Helen, mettez-vous derrière moi, s'il vous plaît, dit Carlston
avec calme. Vous aussi, lady Margaret. Mr Hammond, venez à mon côté.
Helen réagit autant à la tension soudaine du corps de Sa Seigneurie
qu'à ses propos. Elle se plaça en hâte derrière lui. Lady Margaret la rejoignit
un instant plus tard, enveloppée d'un parfum capiteux de rose paraissant
déplacé dans l'air froid de la nuit.
Elle agrippa le bras d’Helen.
— Tout ira bien, chuchota-t-elle.
Ces mots rassurants étaient quelque peu démentis par la crispation de
sa main.
Carlston les regarda par-dessus son épaule. Le message était clair :
«Taisez-vous et restez derrière moi.»
Benchley s'arrêta à quelques pas devant eux, les jambes écartées, les
bras ballants. Il les observa. L'espace d'un instant, Helen croisa ses yeux
clairs. Une peur instinctive s'empara d'elle et elle recula intérieurement
devant ce regard inquiétant.
L'autre homme, Lowry, s'était placé en retrait. Repoussant en arrière
son chapeau cabossé, il examina lord Carlston et Mr Hammond d'un air
belliqueux. « Cet homme se complaît dans la violence», songea Helen. Son
visage bouffi révélait un penchant excessif pour l'alcool. Et il portait un
couteau glissé dans la ceinture de son pantalon.
— William, mon garçon, dit Benchley.
Il esquissa un sourire qui creusa ses joues maigres. Après avoir ôté son
chapeau, dévoilant ainsi les boucles d'une perruque brune, il s'inclina
sommairement.
— Vous voilà enfin de retour, à ce que je vois.
Benchley était manifestement d'une origine médiocre, comme
l'attestaient ses vêtements simples et son chapeau à fond plat, cependant il
appelait un comte par son prénom. Les deux hommes devaient être très
proches. Ou plutôt, ils l'avaient été, se corrigea Helen en voyant Sa
Seigneurie serrer le poing.
— Que faites-vous ici, Samuel ? demanda Carlston. Je croyais que
vous étiez à Manchester pour vous occuper des émeutes. On m'a dit à Bow
Street que vous aviez reçu l'ordre de quitter Londres.
— C'est ce qu'a dit Read, pas vrai ? lança Benchley en
fermant brièvement les yeux.
Helen se rappela ce nom. Mr Read était un magistrat de Bow Street qui
dirigeait le corps des sergents de ville.
— Eh bien, qu'il aille au diable. Je ne pouvais me dispenser de venir
souhaiter la bienvenue à mon cher ami, mon meilleur élève, mon héroïque
compatriote.
— Je suis très honoré, dit Carlston en inclinant la tête. Mais vous ne
devriez pas être à Londres. Du moins, tant que vous serez persona non
grata à Bow Street.
Benchley poussa un grognement exaspéré.
— Seigneur, cette histoire de Ratcliffe est finie depuis cinq
mois, maintenant ! Il n'y avait aucune preuve contre moi et j'ai été blanchi
dès que Williams s'est pendu dans sa cellule.
Il lança à Carlston un regard joyeux.
— Un coup de chance !
Helen se raidit. John Williams. L'homme qui avait massacré deux
familles chez elles sur la route de Ratcliffe. Le ministère de l'Intérieur avait
classé le dossier, et le suicide du meurtrier emprisonné avait confirmé sa
culpabilité. Les hommes de Bow Street avaient été jusqu'à exhiber son
cadavre dans les rues pour prouver qu'on avait découvert l'assassin.
Cependant, ce Benchley parlait comme s'il était le vrai coupable.
— Voulez-vous dire que c'est vous qui avez tué la famille Marr et ces
malheureux aubergistes ? s'exclama Carlston comme en écho aux pensées
d’Helen.
Elle ne voyait que le profil du comte, mais cela suffisait pour montrer
son dégoût.
— Au nom du ciel, mon vieux, ils étaient innocents !
Benchley leva la main d’un air indigné.
— Vous n'étiez pas au courant ? Je croyais que Read vous l'avait dit.
— Read m'a dit uniquement qu'il vous avait envoyé à Manchester pour
les émeutes. Pour le reste, ce n'étaient que des bruits.
La voix de Carlston se fit grave.
— Mais vous venez de m'en donner la confirmation.
— Bien joué, mon garçon !
Benchley regarda le comte avec un sourire d'approbation qui cachait
mal sa méfiance.
— Vous avez tué des innocents, Samuel. Qu'est-ce qui vous a pris ?
— Inutile de monter sur vos grands chevaux, William. Ils n'étaient pas
tous innocents. Il y avait au moins deux créatures parmi eux. Je n'ai pas
perdu la tête à ce point.
Pendant un instant, il y eut un terrible silence. Helen vit Mr Hammond
échanger avec sa sœur un regard consterné.
Carlston restait immobile, mais il serrait la mâchoire.
— Non, au contraire, je dirais que vous l'avez complètement perdue,
déclara-t-il enfin d'une voix sourde. Vous m'aviez donné votre parole,
Samuel. Votre parole ! Vous aviez dit qu'il était temps d'arrêter.
«Arrêter quoi ? se demanda Helen. De tuer des innocents ?» Derrière
elle, lady Margaret tendit la main vers le dos raidi de Sa Seigneurie. Helen
attrapa son poignet et regarda son visage affligé en secouant la tête. C'était
un geste audacieux avec une femme qu'elle connaissait à peine, mais il lui
semblait évident que ce n'était pas le moment de réconforter le comte. Ni de
le distraire.
Benchley haussa les épaules.
— C'était une erreur d'appréciation. Un excès de zèle. Vous savez
vous-même que cela arrive.
Il sourit de ses dents jaunes en prenant un air complice.
— Mieux vaut ne pas s'attarder sur de telles erreurs, William.
Vous devriez l'avoir compris, maintenant. Faire son mea culpa est du
temps perdu.
— Bon Dieu, Samuel, vous avez égorgé un bébé !
Helen tressaillit en entendant ce blasphème brutal mais aussi au
souvenir de la scène dont elle avait lu des évocations atroces dans les
journaux. Quel monstre pouvait commettre un tel acte ?
— Un bébé, Samuel ! répéta le comte. Vous auriez pu sauver l'enfant.
— Le sauver ? s'écria Benchley avec fureur. Vous n'allez pas vous y
mettre aussi, William ? Si quelqu'un devait me comprendre, j'aurais cru que
c'était vous. Vous n'allez pas tarder à vous retrouver dans la même situation
que moi. Je vous assure qu'à ce moment-là, vous commencerez à réfléchir
sérieusement avant de prétendre réveiller l'âme du mioche geignard d'un
marchand de nouveautés.
Il frappa violemment le sol avec sa canne. Les coups sourds
résonnèrent comme ceux d'un maillet sur un crâne minuscule.
— J'ai agi pour le mieux. Ils étaient tous infectés.
— Infectés ? répéta Helen, horrifiée.
Le comte se retourna en l'invitant du regard à se taire, mais c'était plus
fort qu'elle.
— Comment un bébé pourrait-il être infecté ?
Benchley leva aussitôt la tête.
— Ah, voici la raison de votre retour parmi nous.
Il la fixa de nouveau de ses yeux clairs, et cette fois elle recula
vraiment. Elle ne put s'en empêcher. L'espace d'un instant de terreur, elle
crut qu'il allait se précipiter sur elle. Elle vit dans son esprit la canne se
lever, fendre l'air, s'abattre...
Carlston s'avança.
— Samuel !
Benchley vacilla en arrière, et un éclair de folie brilla dans son regard.
Il cligna des yeux, s'humecta les lèvres de sa langue blanchâtre et sourit.
Seigneur, cet homme avait le cerveau dérangé !
— Vous ne voulez pas me présenter, William ? demanda-t-il d'une voix
suave. Je suis impatient de faire connaissance avec celle qui va nous sauver.
Il menaça Carlston du doigt.
— Oui, oui, je suis au courant des grandes théories qui courent sur le
continent. Une héritière directe annonce un Abuseur Suprême. Tout ça est
de mauvais augure.
— Vous n'avez rien à faire avec lady Helen, dit sèchement Carlston. Le
ministère de l'Intérieur l’a placée sous ma responsabilité. C'est officiel.
Vous comprenez ?
Helen jeta un coup d'œil effaré au comte. Elle était donc connue aussi
du ministère de l'Intérieur ?
— Je ne suis pas ici pour empiéter sur vos plates-bandes, William,
déclara Benchley en levant ses mains pâles. Je viens en simple observateur.
Il pencha la tête en souriant à Helen.
— Permettez-moi de me présenter, milady, puisque lord Carlston
oublie toutes ses bonnes manières. Samuel Benchley.
Il s'inclina sans la quitter des yeux.
— Vous ressemblez à votre mère, ma chère. Êtes-vous aussi perfide
qu'elle ?
Helen tressaillit. Elle sentit la main de lady Margaret se crisper sur son
bras. Pas étonnant que Sa Seigneurie eût dit qu'elle n'obtiendrait aucun
renseignement de cet homme.
— Samuel, allez-vous-en tout de suite, lança Carlston d'une voix dure.
Il se peut que Bow Street soit au courant de vos actes, mais je vais en
informer le ministre en personne. Mr Ryder ne tolérera pas une telle
infamie. Vous êtes un homme fini.
Il pointa le doigt vers l'allée.
— Partez !
Benchley s'appuya des deux mains sur sa canne et lança au comte un
long regard apitoyé.
— Mon cher enfant, croyez-vous vraiment que Ryder et Pike
au ministère ignorent ce qui s'est passé ? Ils savent tout,
évidemment. Autrement, comment un homme menotté et bien gardé
comme Williams aurait-il pu se pendre dans sa cellule ?
Carlston le regarda en blêmissant.
— Ryder et Pike vous ont couvert ?
Benchley hocha la tête avec lenteur.
— Bien entendu.
Le silence tendu fut rompu par des pas pressés faisant crisser le gravier.
Un homme imposant approcha depuis l'autre extrémité de l'allée. Son grand
manteau battait dans son dos et il gardait le chapeau à la main. Quand il
passa sous une lampe, la lumière éclaira fugitivement les lignes noires
striant ses pommettes. Mr Quinn. Malgré sa corpulence, il était très rapide.
— Ah, je vois que Quinn est toujours en vie, observa Benchley. Et plus
protecteur que jamais. Quant à moi, j'ai Lowry, maintenant.
Il montra d'un geste l'homme derrière lui.
— Parker est mort. Le malheureux était devenu trop vieux et trop lent.
— Voilà un piètre éloge funèbre pour un Terrène qui vous a si bien
servi, dit Sa Seigneurie.
Un Terrène ? Helen savait que le mot était une variante de «terrestre».
Étrange façon d'appeler un homme.
— Cet idiot s'est fait tuer, répliqua Benchley. Lowry n'est pas Parker,
bien sûr, mais il a d'autres talents, et aussi certains goûts qui ne manquent
pas d'intérêt.
Derrière lui, Lowry grimaça un sourire.
— Partez, Samuel ! gronda Carlston. Ou je vais oublier que vous êtes
protégé par le ministère.
— Entendu, mon garçon. Mais avant que je vous quitte, convenons de
dîner ensemble mardi. À l'endroit habituel.
Helen vit les poings de Carlston se crisper.
— Je ne dînerai pas avec vous, Samuel.
— Allons, ne faites pas d'histoires. Nous avons à discuter d'un sujet
important.
Benchley s'approcha et ajouta d'un ton pressant :
— Pour vous comme pour moi.
— Je n'ai aucun besoin de discuter avec vous.
— Que si ! lança Benchley en jetant un coup d'œil à Helen. Il s'agit de
votre jeune messagère du mal et de ce qu'elle nous amène.
Helen fronça les sourcils. Messagère du mal ? En regardant de biais
lady Margaret, elle fut saisie à la vue de son visage terrifié.
Carlston poussa un soupir.
— C'est bien ce que je pensais, dit Benchley d'un ton satisfait. Mardi ?
Le comte acquiesça avec raideur.
Benchley s'inclina.
— À sept heures, alors. Nous aurons un pâté de pigeon, j'imagine. Et
peut-être du cochon de lait.
Il se détourna en plantant de nouveau sa canne dans le gravier.
— Le tout accompagné d'un bon bordeaux, jeta-t-il en s'éloignant.
Venez, Lowry.
Après un dernier regard agressif, son domestique le suivit.
Quinn s'immobilisa près de Carlston, le souffle court.
— Dites à Dunne et Reynolds de s'assurer que ces deux
hommes quittent bien les jardins, ordonna le comte à voix basse. Puis
revenez. Il nous reste encore à achever notre tâche de la soirée.
Quinn baissa la tête.
— Oui, milord.
Il s'en alla, et Helen entendit un instant plus tard Benchley le saluer
avec affabilité.
Hammond sortit sa montre et la regarda à la lumière d'une lampe.
— Il me semble que le feu d'artifice devrait commencer dans moins de
deux minutes, milord.
— Oui, dit Carlston sans quitter des yeux les silhouettes s'éloignant sur
l'allée.
Il se secoua légèrement, comme pour se débarrasser de la présence de
Benchley. Ou peut-être de sa propre fureur.
— Cet homme n'a pas toute sa tête, n'est-ce pas ? lança Helen.
Carlston pressa ses mains sur ses yeux.
— Il est Vigilant depuis trop longtemps. Il en subit maintenant les
conséquences.
Lady Margaret sembla sur le point de le contredire, mais il baissa les
mains et la fixa d'un air sévère.
— Il devrait être jugé pour les meurtres de Ratcliffe, s'obstina Helen.
Elle regarda lord Carlston et Mr Hammond, mais ni l'un ni l'autre ne
semblait d'accord.
— Il a reconnu qu'il était coupable.
— Vous avez entendu pourquoi il n'a pas été inquiété, dit Hammond. Il
est protégé par le ministère de l'Intérieur. Il leur est trop utile.
Il tapota sa tempe.
— C'est une mine d'informations.
— Mais ce n'est pas juste ! s'exclama Helen.
— Assez parlé de Benchley, dit Carlston abruptement. Nous avons une
tâche à accomplir. Lady Helen, je voudrais que vous mettiez mon manteau.
Il l'enleva, en révélant un frac noir moulant.
— Votre robe blanche n'est peut-être pas idéale pour passer inaperçue
dans les sous-bois.
Il drapa le lourd vêtement sur les épaules d’Helen, qui l'agrippa des
deux mains pour l'empêcher de glisser. Elle sentit dans l'étoffe de laine
l'odeur du comte : un mélange de fumée de bois et de savon, avec une
pointe de sueur virile. Cependant, pour sa part, elle n'en avait pas fini avec
Mr Benchley.
— Qu'a-t-il voulu dire en affirmant que j'étais une messagère du mal ?
Carlston hésita. Elle crut un instant qu'il ne répondrait pas.
— Certains textes anciens semblent indiquer qu'un héritier direct,
comme vous-même, annonce l'arrivée d'un désastre dans notre monde.
— Mais c'est ridicule. Vous ne pouvez pas croire une chose pareille.
— Je suis obligé d'en tenir compte, dit-il d'un air contrit.
Il lui fit signe de s'avancer sur l'allée.
— Vous vouliez savoir ce que vous êtes, lady Helen. Vous êtes une
Vigilante. À présent, je vais vous montrer quelle est votre vocation. Ne
lâchez pas votre miniature et efforcez-vous de regarder en surmontant
l'horreur que vous allez éprouver. Vous avez compris ?
Helen se demandait ce qui pourrait encore l'horrifier, mais elle hocha la
tête et prit le portrait dans sa main nue. Le halo bleu sombre environna le
corps de lord Carlston.
Après lui avoir lancé un dernier regard scrutateur, il se retourna et la
précéda sur l'allée.
Chapitre XIV
Enveloppée dans son manteau, Helen suivit lord Carlston dans les
ténèbres. Une foule de questions se pressaient dans son esprit, mais une
seule s’imposa à elle dans le tumulte des émotions la ballottant entre la
confusion et la peur. Pouvait-elle vraiment être une messagère du mal ?
Cette idée était absurde. Il fallait qu'elle soit absurde, autrement cela
signifiait... Elle déglutit. Elle ne savait pas très bien ce que cela signifiait,
mais elle avait le souffle coupé rien que d'y penser.
Carlston s'arrêta bientôt dans un espace entre deux lampes. Il désigna
de son bras brillant d'un éclat bleu une brèche dans les buissons. Sortant la
montre à tact de sa poche, il assembla avec adresse la lentille triple. Une
cloche se mit à sonner. Helen savait qu'elle annonçait le début du feu
d'artifice à l'autre bout des jardins. Tout le monde allait se précipiter pour
admirer le spectacle, de sorte que l'allée Obscure et ses environs seraient
déserts.
— Restez derrière moi, chuchota Carlston.
Ils pénétrèrent dans l'antre ténébreux du sous-bois, en se baissant tous
deux sous les branches pendantes des arbres. L'étroit sentier exhalait l'odeur
de sève des feuilles écrasées et des branches brisées. Le passage était tout
récent, songea Helen. Elle se sentit absurdement contente de cette déduction
logique : la logique était réconfortante, elle apportait de l'ordre et du bon
sens, au contraire de ce monde brutal des Vigilants où sévissaient des
hommes comme Benchley.
Regardant par-dessus son épaule, elle aperçut sur l'allée les silhouettes
immobiles d'un bleu plus pâle de lady Margaret et de Mr Hammond. Elle
allait donc rester seule avec Sa Seigneurie. Cette perspective aurait dû
l'inquiéter, mais elle ne se faisait plus vraiment la même idée du danger
depuis une demi-heure. Elle serra sa main sur la miniature.
Une explosion retentit soudain dans son dos. Helen baissa encore plus
la tête, les épaules raidies. Au-dessus d'eux, une série de sifflements
saccadés accompagna le passage en un éclair de roues rouges et vertes à la
cime des arbres. Le feu d'artifice avait commencé.
Carlston écarta du sentier une grosse branche.
— Les parages seront déserts pendant le spectacle, mais nous devons
nous dépêcher. Il ne dure pas longtemps.
Elle passa devant la branche tendue, sans faire attention aux brindilles
égratignant au passage le manteau de laine. Ils pénétrèrent dans une petite
clairière au-dessus de laquelle le ciel nocturne, de nouveau visible,
s'illuminait d'une pluie d'étoiles roses. Des détonations déchirèrent l'air
tandis qu'une comète orange décrivait un cercle à travers la lente retombée
des étoiles. Devant ce spectacle, Helen s'immobilisa un instant en se tordant
le cou. Mais elle n'était pas ici pour s'abandonner à un
émerveillement enfantin. Se détournant du feu d'artifice, elle découvrit le
comte de l'autre côté de la clairière, près d'un bouquet d'arbres pâles comme
des fantômes. À l'aide de sa lentille, il observait un autre genre de lumière :
une lueur bleue menaçante à une trentaine de mètres de là, à côté du mur
d'enceinte. Même à cette distance,
Helen constata qu'elle était plus éclatante que le halo bleu environnant
Carlston. Un bleu outremer agressif.
Il lui fit signe d'approcher.
— Venez. Je vous présente l'un de nos adversaires.
Un adversaire. Le mot résonna sinistrement en elle. Rejoignant le
comte, elle scruta la lumière bleu vif, les doigts crispés sur la miniature. Ce
qu'elle voyait n'avait aucun sens. Une mêlée de bras et de jambes où
palpitait ce qui ressemblait à de longues coulées d'énergie. Puis elle
comprit, soudain glacée. Deux personnes se pressaient contre un mur,
enveloppées dans ce halo vibrant d'outremer. Une femme aux jupes d'un
rose criard relevées jusqu'à la taille, dévoilant une cuisse pâle et des bas
déchirés, et un homme vêtu d'un pardessus, qui la plaquait contre les
briques de toute la force de son corps. Mais cet homme n'était pas normal.
Deux longs tentacules d'énergie sortaient de son dos, aussi fins que
des fouets et chargés d'une électricité d'un bleu éclatant. Un autre tentacule,
aussi gros qu'un bras et de la couleur bleu-noir d'une contusion, se déploya
dans l'air au-dessus de la femme comme une sangsue géante, d'aspect
obscène, puis s'enfonça dans sa poitrine. La femme se convulsa et sa tête
heurta le mur tandis que le tentacule la transperçait, frémissant d'un afflux
d'énergie pâle. L'homme s'écrasait violemment contre elle avec des
grognements rythmiques qui accompagnaient le vacarme du feu d'artifice.
Helen recula.
— Au nom du ciel, que fait-il à cette femme ?
— Il est en train de forniquer avec elle et en profite pour aspirer sa
force vitale, déclara Carlston avec calme en abaissant sa lentille. C'est un
Abuseur. Vos dons sont destinés à lutter contre lui et ses pareils.
Elle sentit ses oreilles bourdonner et le souffle lui manquer, comme si
elle avait couru pendant des lieues. Forniquer. Elle avait vu l'acte charnel
illustré sur la carte de Berta, et cette vision était déjà choquante. Mais le
voir réalisé devant elle par une créature aussi étrange qu'atroce était
vraiment terrifiant.
— Est-ce un démon ? parvint-elle enfin à articuler.
Non, les démons n'étaient qu'une métaphore du mal présent dans
l'homme, et non des monstres de chair et d'énergie bleue parcourant les
jardins de Vauxhall. Ils ne pouvaient pas être réels. Pourtant, la preuve était
là, sous ses yeux.
— On leur a donné bien des noms, dit Carlston. Esprits
mauvais, incubes, lamies. Quel que soit leur nom, ils sont parmi nous
depuis des siècles. Ces créatures prospèrent grâce à la lubricité humaine.
Malgré l'horreur de ce qu'elle voyait, Helen ne put s'empêcher de
sursauter devant un tel langage. Fornication. Lubricité.
— Pardonnez-moi, dit en hâte lord Carlston. J'utilise ce mot dans un
sens général. Il s'agit d'une avidité irrésistible. Ces créatures se nourrissent
des appétits et des désirs humains. Ils cherchent à les susciter en nous afin
d'assouvir leurs besoins. Celui-ci est un Pavor : un être particulièrement
immonde qui se nourrit des souffrances mentales et physiques, en faisant sa
pâture de notre instinct primitif de survie.
— Il va la tuer ?
Elle était tout juste capable de poser la question.
— Oui, mais pas encore, répondit-il d'un air sombre. Il a besoin de sa
peur pour se nourrir. Ce genre d'Abuseur est parmi les pires, mais il en
existe d'autres. Les Cruors se nourrissent des pulsions sanguinaires et du
désir de domination. Les Luxurs recherchent l'énergie exacerbée du s...
Il se corrigea aussitôt :
— ... de l'expression physique de l'amour. Et les Hédons tirent leur
subsistance de l'énergie liée à l'art et à la créativité.
— Mais il a l'air humain, dit Helen en montrant l'homme.
— En effet. Vous commencez à entrevoir notre problème. Ces êtres
colonisent des corps humains et vivent à tous les niveaux de la société,
partout où ils peuvent satisfaire leur goût particulier. Les Pavors se trouvent
le plus souvent dans les classes inférieures. On rencontre toujours des
Luxurs dans le demi-monde*, tandis que les Cruors sont souvent attirés par
l'armée et que les Hédons sévissent habituellement dans notre propre
milieu.
Le tentacule bleu-noir du Pavor se tordait dans le corps de la femme,
dont le dos heurtait violemment les briques. Les lueurs du feu d'artifice
éclairaient par intermittence son visage blême, épuisé. Helen eut un recul.
Au-delà de son dégoût, elle sentit monter en elle une indignation révoltée.
— Il faut arrêter ce monstre ! s'exclama-t-elle.
— Oui, et c'est ce que je vais faire. Mais il faut que j'attende Quinn.
Vous voyez ces deux fouets chargés d'énergie sortant de son dos, de chaque
côté du tentacule lui servant à se nourrir ?
Helen hocha la tête, pétrifiée par le spectacle des appendices se
contorsionnant hideusement.
— Ce sont des armes très efficaces. Cette femme n'est pas sa première
victime de la soirée. Il est sur le point d'être rassasié et de former un
troisième fouet à partir de l'énergie qu'il a accumulée. Vous voyez comme le
tentacule transperce la poitrine de la malheureuse ?
Helen hocha de nouveau la tête.
— Il est en train d'aspirer sa force vitale à travers son cœur.
Règle numéro un : protégez toujours votre cœur.
Il tapota sa propre poitrine.
— C'est ici qu'ils frappent. Il est difficile de lutter contre deux fouets
tout en échappant au tentacule, mais résister à trois fouets est presque
impossible pour un Vigilant combattant seul.
Il jeta un regard à Helen.
— Et je parle d'un Vigilant ayant reçu la formation nécessaire.
— C'est là votre tâche ? Combattre ces créatures ?
— C'est notre tâche.
Helen le regarda avec stupeur. Elle était incapable de combattre,
surtout l'un de ces monstres. Une explosion d'étincelles vertes illumina le
ciel. Le Pavor leva les yeux, et son visage fut un instant visible sous cette
clarté malsaine. Il avait les traits d'un homme normal mais ses lèvres
s'étiraient en un immonde sourire de plaisir, qui semblait s'étendre
hideusement à tout son visage.
— D'où viennent-ils ? lança-t-elle.
Elle se retourna, incapable de soutenir cette vue.
— Certains ont dit qu'ils venaient de l'enfer, d'autres prétendent qu'ils
sont nés de nos haines et de nos bassesses.
Lord Carlston haussa les épaules avec l'indifférence d'un homme
pragmatique.
— Quelle que soit la vérité, le Club des mauvais jours a le devoir de
les tenir en échec.
Helen scruta les ténèbres. Il lui semblait voir dans chaque ombre un
visage au regard avide.
— Y en a-t-il d'autres dans les jardins en cet instant ?
— Si c'est le cas, ils resteront à distance. Les Abuseurs ont chacun leur
territoire et ne se rassemblent pas. Ils n'ont pas l'habitude de collaborer.
C'est une grande chance, de notre point de vue. Il serait désastreux qu'ils
s’entraident.
Du coin de l'œil, Helen vit quelque chose bouger dans la clairière. Elle
se retourna d’un bond.
Lord Carlston posa brièvement la main sur son épaule.
— N'ayez crainte. Ce n'est que Mr Hammond.
— La voie est libre, annonça Hammond.
Helen devait avoir l'air horrifiée, car il la rejoignit en hâte et demanda :
— Avez-vous besoin de vous asseoir ?
— Lady Helen réagit bien, déclara Carlston en regardant de nouveau à
travers sa lentille.
Il trouvait qu'elle réagissait bien ? Elle avait l'impression que son
monde venait de s'écrouler.
— Mais il y a une mauvaise nouvelle, ajouta-t-il. La créature a deux
fouets.
— Deux ? lança Hammond en accordant toute son attention à son chef.
Déjà ?
— Et même presque trois, dit Carlston en refermant sa montre d'un
coup sec. Il est en train de se rassasier. Les gens de Bow Street ont déjà
trouvé six cadavres à Cheapside. Pas étonnant qu'ils veuillent en finir avec
lui. Si ces morts sont attribuées à un seul criminel, nous aurons encore droit
à une panique collective.
Il observa de nouveau le Pavor. Il sembla à Helen discerner dans son
profil, pourtant si dur, une lassitude fugitive.
— Et comme nous le savons à présent, continua-t-il doucement comme
pour lui-même, le ministère ne reculera devant rien pour empêcher une
panique comme celle provoquée par les événements de Ratcliffe.
Hammond fronça les sourcils en regardant la scène brutale se déroulant
au loin.
— Et s'il forme son troisième fouet ? Vous ne pourrez pas résister à une
telle dose.
— Je sais, je sais, mais nous ne pouvons pas le laisser commettre des
crimes à sa guise dans les jardins de Vauxhall.
Il fit signe à Hammond de retourner sur l'allée.
— Allez chercher Quinn. Il devrait être de retour, maintenant.
— Je ne puis vous approuver, milord. Vous ne pouvez pas affronter
trois fouets.
— Il ne les a pas encore, non ? observa sèchement Sa Seigneurie. Mais
si vous restez ici au lieu d'aller chercher Quinn, il aura le troisième quand je
m'attaquerai à lui.
— Vous avez raison, milord.
Hammond disparut dans le sous-bois.
Helen scruta les buissons et entendit des propos rapides échangés à
voix basse, après quoi lady Margaret fit irruption dans la clairière en
soulevant sa jupe à une hauteur scandaleuse au-dessus de ses chevilles.
— Il ne faut pas que vous affrontiez trois fouets, dit-elle en
s'immobilisant devant Carlston. Pas pour une putain.
Helen recula devant tant de véhémence.
— Calmez-vous, il n'en a encore que deux, répéta-t-il.
Il ôta son frac, qui était si moulant qu'il eut quelque peine à le détacher
de ses larges épaules.
— Nous n'avons pas le choix. Cette malheureuse n'est que la dernière
en date de ses victimes. Bow Street veut qu'il soit mis hors d'état de nuire.
Il jeta le frac par terre.
— Et je ne vois pas de meilleur moyen de montrer à lady Helen quel
est le rôle d'un Vigilant.
Lady Margaret se redressa, petite mais furibonde.
— Que Bow Street aille au diable !
Malgré le regard qu'elle lança à Helen, elle s'abstint de l'y envoyer à
son tour. Elle pointa le doigt vers le ciel.
— La lune est à son dernier quartier. Tout est contre vous, milord. Je
vous en prie, nous venons juste de vous retrouver parmi nous.
Helen leva les yeux vers le mince croissant dont un amas de nuages
voilait la pâle clarté. Qu'est-ce que la lune avait à voir avec tout cela ?
— Lady Margaret, ce genre d'agression ignoble est l'une des raisons
pour lesquelles je suis revenu, déclara Carlston d'un ton de reproche.
Son regard se posa sur Helen, et elle comprit qu'elle était l'autre raison
de son retour.
— Voilà trop longtemps que je n'ai pas fait mon devoir.
Il tira sur sa cravate aux plis compliqués pour la dénouer. Ce fut
ensuite le tour de son gilet, qu'il jeta par terre sans égard pour la soie
couleur d'ivoire. Il ne garda que ses bottes, sa culotte en peau de daim et sa
chemise blanche, dont les manches étaient couvertes par un épais brassard
noir lacé du poignet au coude. Helen se sentit rougir. Elle pouvait presque
distinguer la peau de sa poitrine à travers la toile fine. Il enfila un gant de
cuir en le remontant soigneusement sur le brassard. Entendant un bruit
de pas, il se retourna. Hammond émergea du sous-bois au côté de l'énorme
silhouette de Quinn.
— Deux fouets, lança Carlston à son domestique en guise de salut. Le
troisième est en formation, mais il est sans doute encore temps de
l'empêcher. Nous ne pouvons pas le tuer pour le moment, car il lui reste une
progéniture. Je vais donc me contenter de mettre ses fouets hors d'état de
nuire.
Quinn hocha la tête, en lançant un coup d'œil furtif à Helen. Il sortit de
son manteau un long couteau au manche clair et lisse, fait peut-être d'os ou
d'ivoire, mais dont la lame n'était pas en acier. Une lame transparente.
Helen regarda de plus près. Elle était en verre, et large comme la main.
Carlston fit jouer les muscles de ses épaules.
— Prêt ?
— Oui, milord.
Quinn se redressa et son manteau retomba autour d'un fourreau attaché
à sa jambe.
Carlston tendit sa montre à Helen.
— Gardez-la-moi.
En sentant la montre à tact dans sa main, tout sembla soudain
irrévocable à Helen. Une image s'imposa à elle : le corps sans vie du comte
gisant sur le sol.
— Mais vous n'en aurez pas besoin ?
— Voici la deuxième règle à apprendre, répliqua-t-il. Pour vaincre un
Abuseur, nous devons absorber une certaine quantité de l'énergie de ses
fouets, mais le métal agit comme un conducteur et concentre cette énergie
en une décharge mortelle. N'ayez jamais de métal sur vous quand vous
affrontez une créature qui s'est suffisamment rassasiée pour former des
fouets. Autrement, vous succomberez en un clin d'œil. Les couteaux
ordinaires, les épées et les pistolets sont donc exclus.
Quinn donna le couteau de verre au comte. Helen ne pouvait détacher
ses yeux de la lame. Elle était gravée d'arabesques entourant une devise :
Deus in vitro est. «Dieu est dans le verre. »
Carlston soupesa l'arme.
— Servez-vous de votre miniature, lady Helen. Observez bien ce qui
va se passer. C'est ce que vous êtes, une Vigilante faite pour combattre les
Abuseurs.
Il se tut un instant avant d'ajouter :
— Et peut-être pour combattre un ennemi encore pire.
Elle recula. Non, elle n'était pas faite pour livrer bataille. Et elle n'était
pas une messagère du mal. Elle n'était qu'une jeune fille comme les autres.
Lady Margaret ramassa le frac de lord Carlston et le serra contre elle.
— N'essayez pas d'affronter trois fouets, dit-elle. Je vous en prie.
Il lui fit signe de la tête puis s'éloigna de la clairière à grands pas.
Quinn le suivit comme une ombre gigantesque.
— Que veut-il dire avec cette miniature ? demanda Hammond.
Helen lui montra le portrait dans sa main sans gant.
— Quand je tiens ce portrait, je vois l'énergie environnant les gens. Et
aussi celle de cette créature.
— Sans l'aide d'une lentille ? demanda lady Margaret manifestement
stupéfaite.
Elle rejoignit Helen et lança d'un ton pressant :
— Nous ne sommes pas des Vigilants, nous sommes incapables de
percevoir l'énergie. Tout ce que nous voyons, c'est deux hommes en train de
se battre. Il faut que vous me disiez ce qui se passe avec les fouets. Je vous
en prie !
Gagnée par la terreur de lady Margaret, Helen s'avança à l'orée de la
clairière. Mr Hammond se posta sur sa gauche, et sa sœur sur sa droite.
Peut-être pour l'empêcher de s'enfuir ? Non, c'était une idée absurde, née de
sa propre peur.
Carlston marcha droit vers le Pavor. La créature s'activait toujours sur
la femme, avec son tentacule plongé dans le corps affaissé et ses deux
fouets d'un bleu éclatant s'incurvant sur son dos. Cependant, Quinn ne
suivait plus Sa Seigneurie. Helen scruta les arbres et le découvrit enfin qui
prenait position furtivement près du mur.
— Quinn ne combat-il pas le Pavor, lui aussi ? chuchota-t-elle.
— Non, dit Hammond. Ce n'est pas un Vigilant, mais le Terrène de
lord Carlston.
— Comme Parker l'était pour Mr Benchley ? demanda Helen en se
rappelant ce qu'elle avait entendu sur le défunt.
Hammond la regarda d'un air surpris. La croyait-il incapable de faire
un rapprochement aussi simple ?
— Quelle est la fonction d'un Terrène ?
— Quand lord Carlston absorbe l'énergie de ces fouets, elle reste dans
son corps. Il n'a ensuite que vingt secondes au plus pour se presser de tout
son corps contre la terre pour se décharger, autrement l'énergie le rendrait
fou ou même...
— Elle peut le tuer, quand il s'agit de trois fouets, l'interrompit lady
Margaret. Si c'était la pleine lune ou la nouvelle lune, il aurait ses chances,
mais nous sommes au dernier quartier.
Elle se mordit les lèvres sans quitter des yeux la silhouette de Sa
Seigneurie avançant avec précaution à travers le sous-bois.
— Les dons d'un Vigilant sont liés aux énergies de la terre, et
ces énergies sont à leur apogée lorsque la lune est pleine ou
nouvelle, expliqua son frère.
— Mais si la créature se trouve dans une maison ou que Sa Seigneurie
est trop loin de la terre ? demanda Helen. Comment fait-il pour se
décharger, dans ce cas ?
Mr Hammond esquissa un sourire sinistre.
— Comme dit le Barde : « La prudence est le meilleur de la vaillance.»
Sa Seigneurie ne combattrait jamais une créature sans avoir un accès aisé à
la terre. Le risque serait trop grand. Quinn se tient à l'écart, car il doit être
prêt à entraîner lord Carlston sur le sol dès que le combat est fini. Il lui faut
maintenir couché son maître afin qu'il décharge dans la terre l'énergie de
l'Abuseur.
— Le maintenir couché ?
— Oui, car Sa Seigneurie se débattra pour garder l'énergie en lui.
— Pourquoi ?
Hammond secoua la tête.
— Il ne nous a jamais expliqué pourquoi.
— Mais si Quinn ne peut pas l'aider, pourquoi ne le faites-vous pas, Mr
Hammond ? Pourquoi affronte-t-il seul cette créature ?
Elle sentit une tension soudaine entre eux. Hammond lui lança d'une
voix furieuse :
— Bon Dieu, croyez-vous que cela me plaise de rester ici à regarder
sans rien faire comme un lâche ?
— Michael ! s'écria lady Margaret en se tournant vers lui.
Il baissa un instant la tête, les poings serrés, puis respira profondément.
— Pardonnez-moi, lady Helen. Sa Seigneurie a interdit à quiconque
d'approcher. Vous comprendrez pourquoi quand le combat commencera. Le
Pavor et lui vont bouger à une vitesse dont vous n'avez pas idée. Trop vite
pour qu'un homme normal puisse suivre le rythme, même un Terrène
comme Quinn. Sa Seigneurie dit que si quelqu'un essayait de l'aider, il ne
ferait que le distraire et le mettre encore plus en danger.
Il regarda de nouveau du côté du mur.
— Je serais un poids mort.
Lady Margaret posa sa main avec douceur sur le poing serré de son
frère.
— Tu l'aiderais si tu le pouvais.
Il hocha la tête, mais sa frustration était évidente.
Lord Carlston s'arrêta à deux mètres de la créature et de sa victime. Le
feu d'artifice fit briller fugitivement la lame de verre. Il devait avoir lancé
un défi à son adversaire, car le Pavor retira soudain son tentacule de la
prostituée et se retourna d'un bond, tandis que l'obscène appendice bleu-noir
rentrait en partie dans son dos. Le corps de la femme glissa contre le mur de
brique et s'effondra par terre. Vivait-elle encore ? Helen n'aurait pu le dire.
— A-t-il formé un troisième fouet ? demanda lady Margaret.
Helen serra plus fort la miniature dans sa main, comme si elle pouvait
ainsi voir plus nettement à travers le halo changeant.
— Non, je n'en vois que deux. À quoi servent ces fouets ?
— Ce sont des armes tirées de la véritable forme énergétique de ces
créatures, expliqua Mr Hammond. Si ces fouets pénètrent dans un corps
humain, ils peuvent provoquer des convulsions ou infliger des blessures
comme une épée. Ils peuvent aussi brûler la chair. C'est pourquoi Sa
Seigneurie porte des gants et des brassards.
— Pour ce qu'ils sont utiles, marmonna lady Margaret.
Le Pavor se précipita sur Carlston en dardant ses deux fouets au-dessus
de ses épaules, comme un scorpion dressant son aiguillon. Cette vision
primitive fit frissonner Helen. L'homme était plus petit et trapu que
Carlston, mais cela ne semblait pas le rendre moins rapide. Il visa la
poitrine du comte avec l'un des fouets, tandis que l'autre s'abattait avec
violence vers sa nuque. Helen retint son souffle en entendant crépiter
l'énergie à l'instant où Carlston bondit sur la gauche, esquiva le premier
coup en se baissant et tendit la main vers le second fouet rasant sa tête.
Sa main gantée l'effleura, mais sans réussir à l'attraper. Hammond avait
raison : la rapidité des deux adversaires dépassait l'entendement. Helen
vibrait de tout son corps devant la grâce et l'agilité de Carlston, comme si
elle aussi bondissait, s'inclinait et cherchait à saisir le fouet du Pavor. Elle
baissa les yeux sur la montre à tact dans son autre main.
— Comment fait-il pour voir les fouets sans sa lentille ?
— Il ne les voit pas, répondit lady Margaret d'une voix tendue. Il
recourt à ses autres sens pour les localiser. Il dit qu'il peut les entendre
bouger dans l'air, percevoir leurs mouvements et même sentir leur odeur.
— Comment ? s'exclama Helen avec incrédulité. Il essaie d'attraper ces
fouets sans les voir ?
— Oui, dit Hammond sans quitter le combat des yeux. Il doit enrouler
les deux fouets autour de son avant-bras et les maintenir, de façon à pouvoir
trancher net les armes de la créature avec la lame de verre. Ce n'est qu'alors
qu'il peut absorber cette énergie et la décharger dans la terre.
Le Pavor s'élança vers Carlston. L'espace d'un instant, le comte resta
immobile. Pourquoi ne bougeait-il pas ? s'étonna Helen. Puis elle comprit
qu'il écoutait la créature pour devancer son attaque. Soudain, il roula à terre
sur la gauche tandis que l'extrémité d'un fouet s'enfonçait dans le sol à
quelques pouces de sa tête. Il s'en était fallu d'un cheveu ! Il tenta d'agripper
l'énergie, mais elle s'était déjà rétractée à toute allure. Le Pavor s'élança de
nouveau, en dressant les deux fouets au-dessus de sa tête. Celui de
gauche jaillit vers la poitrine de Carlston, tandis que celui de droite
se balançait dans l'air en se ramassant en une boule compacte d'énergie. Sa
Seigneurie plongea sur la droite puis se jeta sur l'extrémité frémissante de
l'appendice gauche. Helen l'entendit gémir de douleur quand sa main gantée
se referma sur l'énergie bleue palpitante. Elle sentit la peur l'envahir, mais il
enroula sans hésiter le fouet autour de son poignet protégé par le brassard.
— Il a attrapé un fouet ! s'exclama-t-elle.
Son sang bouillonnait à l'idée du danger d'un tel acte.
— Dieu merci, souffla lady Margaret.
Le Pavor se débattit si violemment qu'il déséquilibra Carlston, lequel
heurta le sol à l'instant où l'autre fouet s'abattait. Il roula sur lui-même et le
dard d'énergie bleue s'enfonça dans la terre à côté de sa tête en provoquant
une explosion d'herbe et de poussière qui se fondit dans le crépitement
incessant du feu d'artifice. Carlston se releva en chancelant. Il secoua la
tête, aveuglé par le déluge de poussière, mais il n'avait pas lâché le premier
fouet. Le second jaillit du sol si vite qu'il ne put l'éviter. Comme il se
retournait, l'énergie déchira sa chemise et un flot de sang s'échappa de la
chair tailladée. Helen tressaillit.
— Non ! gémit lady Margaret.
— Il tient toujours le premier fouet, dit Helen.
Carlston vacilla puis se remit d'aplomb en tirant sur la lanière d'énergie
s'agitant frénétiquement. Voyant qu'il avait l'avantage, le Pavor donna un
coup de pied à l'épaule du comte pour tenter de se libérer. Le second fouet
s'incurva en arrière, prêt à attaquer, tandis que le tentacule se dressait
soudain derrière lui. Carlston laissa tomber son couteau et attrapa le pied de
son adversaire, qu'il tordit brutalement. Le Pavor s'effondra à plat ventre,
non sans assener un coup à la tête du comte avec le second fouet. Mais
cette fois, Carlston fut trop rapide pour lui. Il saisit le fouet et
l'inclina inexorablement, en serrant les dents dans son effort.
— Il a le second fouet ! cria Helen.
Carlston enroula la lanière frémissante autour de son poignet, à côté du
premier fouet. Puis il ramassa son couteau et trancha l'énergie vibrante des
fouets au niveau des épaules du monstre, en manquant de peu le tentacule
déjà à moitié rétracté dans son dos. Helen entendit un hurlement, mais elle
ne pouvait dire s'il provenait du Pavor blessé ou de Carlston soulevant les
fouets coupés pour enfoncer leur énergie bleu vif dans sa propre poitrine,
avec une telle vigueur qu'il en tomba à genoux. Le Pavor lui lança un coup
de pied, mais si faiblement qu'il ne put ébranler le corps tendu à se rompre
de Carlston. La créature se leva alors péniblement, haletante. Son halo avait
pâli au point de prendre la teinte bleuâtre de la lueur environnant lady
Margaret et Mr Hammond. Helen plissa les yeux tant le halo autour du
comte brillait d'un éclat intense, d'un bleu outremer brûlant d'une énergie
vibrante. À travers ce voile lumineux, elle le vit renverser la tête en
arrière et sourire au Pavor, sans lâcher son couteau de verre. Elle
n'avait jamais vu un tel sourire, qui exprimait plus que de la joie —
l'extase d'un abandon de tout l'être. L'extase de la folie. Toute limite
s'était abolie en lui, et c'était terrifiant. Le Pavor se détourna en chancelant
et s'enfuit.
— Lord Carlston a-t-il absorbé l'énergie du Pavor ? demanda
lady Margaret.
— Il... il est entouré d'une lumière bleue éclatante, balbutia Helen en
suivant des yeux la fuite du Pavor au milieu des arbres. Mais la créature
semble maintenant n'avoir qu'une énergie humaine.
— Tant qu'ils ne sont pas rassasiés, leur force vitale est pareille à la
nôtre, dit Hammond. C'est pourquoi il est si difficile de les découvrir parmi
nous.
Il scruta l'obscurité du bois.
— Quinn devrait venir. Qu'est-ce qui le retient ?
Lady Margaret fouilla les buissons du regard.
— Pourquoi n'arrive-t-il pas ? s'exclama-t-elle en enfonçant ses doigts
dans le bras d’Helen. Il faut que vous rejoigniez lord Carlston, lady Helen.
En cas d'urgence, un Vigilant peut absorber une partie de l'énergie dont un
autre s'est chargé. Vous pouvez partager la charge avec lui. Cela lui sauvera
la vie.
Helen tenta de dégager son bras. Elle n'avait aucune envie d'absorber
cette énergie déchaînée.
— Non, Margaret ! lança Hammond. Elle ne peut pas faire ça. Elle n'a
pas encore sa force de Vigilante.
— Mais Quinn est invisible. Que fait-il donc ?
Comme en réponse au cri de désespoir de lady Margaret, Quinn sortit à
toutes jambes de sa cachette, en contournant les arbres et en sautant par-
dessus les buissons avec une rapidité et une agilité stupéfiantes. Il saisit
Carlston à bras-le-corps à l'instant où le comte allait se lever, avec une telle
violence qu'ils s'affalèrent tous deux par terre. Quinn se remit le premier,
s'élança sur le corps étendu de Carlston et s'assit à califourchon sur sa
poitrine. Saisissant son poignet, il le renversa en arrière jusqu'à ce que le
couteau de verre tombe dans l'herbe, puis il pressa son genou sur le bras
du comte afin de le maintenir au sol. Alors qu'il cherchait à tâtons
le fourreau fixé à sa jambe, il relâcha sa pression. Carlston en profita pour
dégager son autre poing et frapper la mâchoire du géant, si brutalement que
Quinn bascula en arrière. Carlston tenta de se libérer complètement, mais
Quinn pressa son coude sur le visage du comte et le força à baisser son bras
s'agitant désespérément. Se jetant derechef sur le corps de Carlston, il le
plaqua sur le sol. Carlston se débattit de toutes ses forces sous le poids
impitoyable de son Terrène.
— Déchargez, milord ! lança Quinn d'une voix éperdue qu'entendit
Helen. Déchargez, ou je vais devoir utiliser la dague !
Lady Margaret pressa sa main sur sa bouche, comme si elle ne pouvait
supporter ce qu'elle-même allait demander :
— Se libère-t-il de l'énergie ?
— Non.
— Les vingt secondes seront bientôt passées, dit Hammond. Il ne lui
reste plus beaucoup de temps.
Quinn était parvenu à la même conclusion. Il sortit avec souplesse une
dague du fourreau et la brandit. Helen poussa un cri étouffé quand il l'abattit
sur la main gauche de Carlston, la clouant au sol. Le comte poussa un
hurlement et se débattit tandis que l'énergie bleue se déchaînait autour
d'eux, dans un fracas se mêlant aux détonations du bouquet final du feu
d'artifice. Quinn renversa la tête en arrière, en serrant les dents de douleur,
dans sa détermination à ne pas lâcher la dague. L'énergie vibrante finit
par exploser. Cette fois, le hurlement du comte semblait exprimer
son désespoir de voir l'énergie refluer à travers son corps et s'enfoncer dans
la terre sous les deux hommes au supplice. Au-dessus d'eux, une dernière
gerbe d'étoiles vertes, rouges et blanches se déploya sur les jardins. Des
applaudissements enthousiastes s'élevèrent dans le lointain.
— Il l'a poignardé ! s'écria Helen.
— Mais l'énergie est partie ? lança lady Margaret en agrippant son
bras. Il s'en est débarrassé ?
— Oui.
Horrifiée, Helen regarda Quinn arracher la dague de la main de
Carlston et se détacher de lui en haletant.
Le comte se cramponna à sa main blessée, tandis que les dernières
parcelles de l'énergie du Pavor disparaissaient dans la terre. Sans lâcher sa
main, il se coucha sur le côté.
Hammond poussa un soupir.
— Dieu soit loué !
— Il l'a poignardé, répéta Helen.
— Ce n'est pas toujours nécessaire, déclara Hammond en hâte. Il arrive
que lord Carlston reste suffisamment maître de lui-même pour décharger
spontanément l'énergie.
— Il me semble que son état a empiré depuis notre dernière rencontre,
dit doucement lady Margaret en jetant un regard interrogateur à son frère.
Il hocha brièvement la tête.
— Sa Seigneurie subit les conséquences de ses trois années de combat
sur le continent.
Helen en eut le souffle coupé. Se rendait-il compte que Carlston s'était
servi des mêmes mots à propos de Benchley ?
Hammond effleura l'épaule de sa sœur.
— Nous devons l'aider à se lever et à sortir d'ici. Ensuite, il
faudra retourner dans la cabane pour le dîner.
Il les guida d'un pas rapide à travers les buissons.
— Le comte va se remettre ? demanda Helen en tâchant de suivre le
rythme de lady Margaret.
— Oui, maintenant qu'il s'est débarrassé de l'énergie.
Helen hocha la tête. Elle s'efforçait de garder son calme, mais l'horreur
de ce qu'elle avait vu finit par l'emporter.
— Lord Carlston semble croire que je suis destinée à faire comme lui.
Mais comment pourrais-je combattre de telles créatures ? Je ne peux pas le
suivre sur cette voie. Son propre domestique l'a poignardé !
Elle s'arrêta abruptement, contraignant lady Margaret à l'imiter. Les
ombres du jardin semblaient entraînées dans un tourbillon vertigineux.
— C'est impossible.
Elle leva les mains, comme pour repousser ces perspectives
menaçantes.
Lady Margaret attrapa son bras.
— Vous n'avez pas le choix, lady Helen. Sa Seigneurie vous a révélé ce
monde secret parce que vous êtes une Vigilante, et que nous avons un
besoin pressant de vos talents.
Carlston s'était levé, en tenant toujours sa main blessée. Il se retourna
pour donner un ordre à Quinn, et Helen aperçut un instant son dos à travers
sa chemise en lambeaux. Une longue entaille sanglante s'étendait des
muscles de son épaule au bas de son dos, en s'entrecroisant à une autre
blessure à moitié cicatrisée. Elle détourna les yeux devant sa peau nue et sa
chair ravagée.
Quinn se dirigea vers la femme effondrée contre le mur. S'agenouillant
devant elle, il plaça un instant sa main au-dessus de la bouche de la
malheureuse.
— Elle respire encore, milord, dit-il. Il se pourrait qu'elle survive.
Il la prit dans ses bras et la souleva avec aisance.
Carlston plia sa main blessée, en retenant un cri quand la plaie s'élargit.
Le sang d'une coupure zébrant son front suintait à travers ses sourcils.
— Voilà ce que vous deviez voir, lady Helen, dit-il en essuyant le sang
de ses yeux. Bienvenue au Club des mauvais jours.
Chapitre XV
Tante Leonore leva les yeux de son tambour à broder, et le fin crochet
dont elle se servait resta un instant suspendu en l'air.
— Tu es bien silencieuse, Helen, dit-elle pour la troisième fois de la
matinée. Aurais-tu bu de cet épouvantable punch à l’arac, hier soir ?
Helen cessa de coudre l'ourlet d'une cravate de toile. Ou plutôt, elle
cessa d'essayer de coudre. Il lui était impossible de se concentrer sur ses
points alors qu'elle voyait en elle-même onduler des fouets bleus, s'abattre
des dagues acérées, et la folie se peindre sur le visage de lord Carlston
l'espace d'un instant terrifiant. Tout le reste semblait futile et sans
importance. Il était ridicule d'étudier des invitations ou d'ourler une cravate
pendant que des créatures immondes arpentaient les rues, déguisées en
humains. Mais que pouvait-elle faire d'autre ? Elle avait du moins pris la
précaution, lors des prières du matin, de tenir la miniature de sa mère
afin d'observer la force vitale des habitants de la maison. Leurs halos bleus
étaient tous d'une pâleur rassurante. Encore que Mr Hammond ait dit que
l'énergie des Abuseurs avait le même aspect que celle des humains tant
qu'ils n'étaient pas rassasiés, se rappela Helen. Ce n'était donc peut-être pas
vraiment rassurant, après tout.
— Non, je n'ai pas bu de punch, déclara-t-elle. Je suis juste un peu
fatiguée.
Sa tante enfonça le crochet dans la toile qu'elle brodait et tira sur le fil
de soie.
— Oui, la soirée a été longue. Mais ce Mr Hammond est un jeune
homme des plus agréables, non ? Il s'est montré si plein d'attention envers
toi.
Mr Hammond s'était certes montré plein d'attention quand ils étaient
retournés à la cabane du dîner. Sous prétexte de lui apporter un verre
d'orgeat, il lui avait servi une bonne dose de brandy, après quoi il lui avait
longuement décrit son nouveau cheval de chasse bai tandis qu'elle reprenait
son calme. Elle brûlait de l'interroger sur le Club des mauvais jours, mais il
l'en avait dissuadée en la regardant gravement de ses yeux bleus
empreints de compassion qu'accompagnait un sourire immuable.
— Vous verrez Sa Seigneurie à Almack, lui avait-il chuchoté lorsqu'ils
avaient quitté la cabane à la fin de la soirée.
Helen avait failli éclater de rire. Apparemment, lord Carlston passait
d'une lutte sans merci avec un Abuseur dans l'allée Obscure aux quadrilles
d'un bal à Almack, le tout en moins de vingt-quatre heures. Cet exploit
semblait aussi incongru que l'idée qu'elle-même puisse combattre des
démons.
Il avait dit qu'elle était une Vigilante. Elle répéta le mot en elle-même.
«Vigilante». Non, c'était trop absurde. Elle cousit un point passablement de
travers sur la cravate, en s'efforçant de ne pas penser à l'autre dénomination
qui lui avait été attribuée : «messagère du mal». Elle frissonna à cette idée,
et aussi en songeant à celui qui l'en avait informée, Mr Benchley. En fait,
elle avait rencontré deux monstres à Vauxhall.
— Oui, j'ai beaucoup apprécié Mr Hammond, reprit tante Leonore en
brodant d'un air rêveur. Il vient d'une excellente famille et possède des
terres dans le Gloucestershire.
Elle regarda Helen par-dessus le tambour, manifestement désireuse de
voir si son approbation rencontrait quelque écho. Helen continua de coudre
distraitement. Sa tante insista.
— Ne l'as-tu pas trouvé agréable ?
— Mais si, répondit Helen laconiquement.
Comprenant que le débat était clos, tante Leonore mit un autre sujet sur
le tapis :
— Lady Jersey s'est montrée si généreuse, hier soir. Je crois vraiment
qu'elle a décidé que tu serais sa favorite pour cette saison. C’est très flatteur.
Quand je lui ai parlé de la disparition de notre servante, elle a compati de
tout cœur. Elle nous a même proposé une de ses propres servantes.
L'attention d’Helen s'éveilla.
— Une de ses propres servantes ?
Lady Jersey avait été de connivence avec lord Carlston pour la faire
venir aux jardins de Vauxhall. Sa proposition était certainement encore une
idée du comte. Mais pourquoi voulait-il faire entrer une servante dans sa
maison ? Elle ne voyait que deux raisons possibles : pour la protéger ou
pour l'espionner. Cette dernière hypothèse menait à des réflexions peu
agréables. Se pourrait-il qu'il ait enlevé Berta afin de la remplacer par
une espionne à sa solde ? Un tel plan paraissait bien compliqué, mais elle
connaissait si mal ce monde clandestin qu'elle ne pouvait même pas
entrevoir les vrais motifs du comte. Il semblait passablement impitoyable.
En fait, tous les membres du Club des mauvais jours semblaient
impitoyables, à commencer par ses chefs du ministère de l'Intérieur. Helen
regarda sans la voir la toile dans ses mains, atterrée à l'idée d'une telle
corruption à un si haut niveau. Le gouvernement avait fait le silence sur
l'implication de Benchley dans les crimes de la route de Ratcliffe, et on ne
pouvait nier que le comte fût complice par son propre silence et aussi par
son indulgence envers ce fou. Le frère d’Helen disait toujours qu'on pouvait
juger un homme d'après ses fréquentations. Si c'était vrai, il était impossible
de faire confiance à lord Carlston. Pourtant, il avait paru lui-même horrifié
par les aveux de Benchley. Et malgré l'horreur de cette scène, Helen
devait convenir qu'il avait été grisant de le voir combattre le Pavor avec une
telle bravoure.
L'espace d'un instant, Helen fut obsédée par la vision des deux fouets
bleu vif se ployant dans l'air et du tentacule immonde s'enfonçant dans la
poitrine de cette malheureuse. Elle pressa sa main sur sa bouche pour
étouffer un cri d'horreur. Son monde avait perdu toute stabilité. La terre
ferme avait cédé la place à un abîme de questions et de terreurs sans fin.
— J'espère vraiment que la servante de lady Jersey conviendra, dit
tante Leonore. De toute façon, je vais devoir l'engager. Nous ne pouvons
nous permettre d'offenser une protectrice d'Almack. Mais quel ennui que
Berta se soit enfuie ainsi avant ton bal. Elle nous a mis dans une situation si
difficile.
— Et si elle ne s'était pas enfuie, ma tante ? hasarda Helen. Si elle avait
été enlevée ?
— Quelle imagination débridée ! Si elle avait été enlevée, je suis sûre
que quelqu'un aurait vu quelque chose. Nous sommes au cœur de Mayfair,
voyons !
Helen posa la cravate. Quelqu'un avait bel et bien vu quelque chose : le
petit valet des Holyoakes. Il avait parlé à Philip de l'équipage d'un homme
du monde. Peut-être se souviendrait-il d'autres détails. Elle pourrait
l'interroger, au lieu de se torturer avec des questions sans réponse.
— Je pense que j'ai besoin de prendre l'air, ma tante. Pourrais-je aller
marcher un peu avec Darby ?
— Je croyais que tu étais fatiguée, répliqua sa tante d'un air
désapprobateur. Tu ferais mieux d'aller te reposer dans ta chambre. Il ne
faudrait pas que tu manques tes dernières danses ce soir.
Helen secoua la tête.
— Non, je n'ai pas besoin de me reposer mais de prendre l'air. Je vous
en prie, ma tante.
— Pas pour longtemps, alors. J'ai demandé à Mr Templeton de venir
avant midi te faire répéter tes pas.
Helen hocha la tête, bien qu'elle ne fût guère d'humeur à prendre un
cours de danse.
— Et mets ta pelisse chaude, ajouta sa tante en regardant par la fenêtre
la rue ensoleillée. La journée paraît agréable, mais je crois qu'il fait glacial.
Elle se pencha de nouveau sur sa broderie.
— Il ne manquerait plus que tu prennes froid juste avant de faire tes
débuts à Almack.
Vingt minutes plus tard, Helen et Darby pouvaient confirmer qu'il
faisait vraiment glacial. Un vent mordant s'insinuait sous la pelisse de laine
rouge d’Helen et bousculait le chapeau de paille de Darby tandis qu'elles
longeaient Curzon Street pour gagner Berkeley Square, où habitaient les
Holyoakes.
— Voyez-vous une de ces créatures, milady ? chuchota Darby.
Elle rajusta son chapeau et rattacha prestement les rubans jaunes sous
son menton, en observant une imposante matrone en manteau rose saumon
marchant sur le trottoir.
— Cette femme en est-elle une ?
Helen secoua la tête. Elle avait un peu le vertige. Avant de partir, elle
avait glissé la miniature sous le poignet boutonné de son gant gauche, tout
contre sa peau. Du coup, tous les passants de cette rue animée lui
apparaissaient environnés d'un halo bleu pâle. Cette vision était rassurante
mais s'accompagnait d'une douleur lancinante derrière ses yeux, comme si
l'on arrachait quelque chose sous son crâne.
Darby fit la moue.
— Je trouve injuste que les gens vaquent à leurs affaires sans se douter
que ces créatures sont parmi eux.
Elle redressa les épaules, comme si cette idée lui donnait la chair de
poule sur la nuque.
Helen attendit qu'un officier en uniforme rouge soit passé pour
répliquer :
— Pensez à ce qui arriverait si tout le monde connaissait
leur existence. On reviendrait au temps de la chasse aux sorcières.
Elle regarda un jeune gentleman corpulent sortant de chez un
marchand de chaussures, baigné d'une clarté bleu pâle.
— Ces créatures sont semblables à nous en apparence, Darby. Ce qui
signifie que n'importe qui pourrait être un Abuseur — votre mari, votre
femme, votre frère, votre ami. La discorde régnerait, la populace attaquerait
la moindre personne suspecte. Nous pourrions même avoir une Terreur,
comme en France.
Helen s'humecta les lèvres. Elle était arrivée à la triste conclusion
qu'elle ne pouvait parler des Abuseurs à personne, ce qui ajoutait à son
accablement. À personne, sauf Darby.
— Nous devons garder le silence à leur sujet. Vous
comprenez pourquoi, n'est-ce pas ?
— Bien sûr, milady, assura Darby en se frottant le front. Mais je ne
comprends pas pourquoi vous devriez les combattre. Pardonnez-moi, mais
qui peut s'attendre à ce qu'une jeune dame combatte des démons ?
— Des gens aux abois, je pense. D'après lord Carlston, il n'y a que huit
Vigilants dans tout le pays.
— Ce n'est pas une raison. Les démons sont du ressort de l'Église, pas
d'une jeune fille de dix-huit ans.
Helen agrippa le bras de la femme de chambre.
— Vous êtes bien bonne de me croire si aisément.
Darby posa fugitivement sa main sur celle d’Helen.
— Ma mère disait que nos yeux ne voyaient qu'une petite partie de la
réalité. Vous ne m'avez jamais menti, milady, et j'ai vu ce dont vous étiez
capable quand vous attrapiez ce coffret au vol ou quand vous lisez sur les
visages.
Elle secoua la tête.
— Malgré tout, c'est de la folie de penser que vous puissiez vous battre
comme un homme. Si j'étais vous, milady, je me tiendrais à distance de lord
Carlston et de ses pareils.
— Ce n'est pas si facile, dit Helen. Même si je le regrette.
Elle ne pouvait oublier ce qu'elle avait vu, ni l'espoir que ses dons
avaient éveillé.
Tandis qu'elles continuaient leur marche, Helen glissa un doigt sous
son gant pour écarter un peu la peau de chevreau rouge. Peut-être son mal
de tête venait-il de la pression excessive de la miniature sur sa peau. À
moins que son usage ne fût limité dans le temps. Au bout de quinze
minutes, elle provoquait une migraine lancinante.
Elle aperçut du coin de l'œil une forme sombre et sinueuse. Sentant
soudain comme des poignards minuscules cribler son crâne, elle se
retourna.
De l'autre côté de la rue, un homme entre deux âges aux joues très
rouges était sorti d'une maison en compagnie de deux amis. Sa force vitale
était nettement plus brillante que leurs halos bleuâtres. Vibrant d'énergie, un
tentacule violet foncé émergeait de son dos à travers son habit vert à la
mode et ondulait autour de l'épaule d'un de ses compagnons. Il était en train
de se nourrir. Helen s'immobilisa, pétrifiée d'angoisse, tandis que
l'immonde appendice aspirait la force vitale du jeune homme se déversant
en un filet d'énergie pâle, comme si une bouche la suçait
avidement. Pourtant le jeune homme ne donnait aucun signe de souffrance
ou d'affaiblissement. Au contraire, il fronçait les sourcils en développant
avec vigueur un argument. Manifestement, la créature à son côté n'avait pas
entrepris de se rassasier comme celle de Vauxhall, ce qui ne l'empêchait pas
d'aspirer l'énergie de victimes inconscientes, comme une mouche soupant
d'un peu de miel répandu. Les trois hommes descendirent les marches du
perron, tandis que le tentacule continuait son mouvement obscène de
succion.
L'Abuseur se tenait entre ses deux amis. Une jeune servante approcha,
son panier à la main. Sans même paraître la remarquer, il tendit son
tentacule et le fit glisser sur son corsage en caressant la courbe de ses seins
au passage. Il souriait. Helen fut prise d'un haut-le-cœur. Un sentiment
nouveau se mêlait à son horreur. Une voix chuchota en elle : «Fais quelque
chose, fais quelque chose.» Elle recula. Elle ne pouvait rien faire.
— Seigneur, vous en avez vu un, pas vrai, milady ? murmura Darby.
— Cet homme, là-bas, au milieu.
— Mais c'est un gentleman !
— Je vous avais dit que cela pouvait être n'importe qui.
L'Abuseur regarda soudain dans la direction d’Helen et les sourcils de
son visage rouge se froncèrent, comme s'il sentait qu'elle voyait sa forme
véritable. Poussant un cri étouffé, Helen agrippa le bras de Darby et
l'entraîna d'un bon pas. Elle chercha à tâtons la miniature sous son gant et
réussit enfin à la sortir. Aussitôt, les halos bleus se dissipèrent, de même que
la migraine lancinant son crâne. Elle ferma un instant les yeux, soulagée
d'être délivrée d'un coup de la douleur oppressante.
Elles parvinrent au coin où Curzon Street bifurquait vers Berkeley
Square. Helen se risqua à regarder par-dessus son épaule. L'Abuseur s'était
de nouveau tourné vers ses amis inconscients. Ils s'avancèrent
nonchalamment dans l'autre direction, en s'arrêtant pour laisser passer un
vieux monsieur. Oserait-elle entrevoir une autre scène terrifiante ? Le cœur
battant, elle pressa le portrait sur sa peau puis le relâcha, en gardant dans
son esprit la vision répugnante d'un tentacule violacé se tendant vers le halo
bleuâtre du vieillard.
Helen et Darby ne tardèrent pas à arriver en face de la maison des
Holyoakes sur Berkeley Square.
— Vous êtes certaine de ne pas vouloir rentrer, milady ? s'inquiéta
Darby. Vous n'avez vraiment pas bonne mine.
Helen secoua la tête, quoiqu'elle fût encore sous le choc de cette
rencontre avec un Abuseur. Assister au combat de Carlston contre un Pavor
à Vauxhall n'avait vraiment rien à voir avec ce genre de rencontre avec une
créature marchant dans les rues comme un homme normal, en se
nourrissant des passants alentour.
— Puisque nous sommes ici, autant essayer de parler avec ce petit
valet, déclara-t-elle en s'efforçant de se montrer pragmatique.
Derrière elles, le grand jardin clos occupant le centre de la place était
rempli de gens qui avaient bravé le froid pour pouvoir se promener sous le
faible soleil. Helen regarda par-dessus son épaule. Des bonnes d'enfant
criaient des avertissements à des bambins bien emmitouflés, des dames
flânaient bras dessus bras dessous en conversant, une jeune fille à la robe
peu seyante chantait une ballade sentimentale en proposant des feuillets de
chansons à quelques spectateurs. Derrière la chanteuse, Helen aperçut
de l'autre côté de la place le salon de thé chez Gunter. Deux
hommes, nonchalamment appuyés à la grille, dégustaient la célèbre
glace de la maison.
Chacun d'entre eux pouvait être un Abuseur.
Elle se retourna, en refusant d'écouter la petite voix en elle lui disant de
sortir la miniature de son réticule afin de contrôler la force vitale de tous ces
gens. Une rencontre lui suffisait. D'ailleurs que pourrait-elle faire, si elle
découvrait un autre Abuseur ?
Elle frotta ses mains gantées et fronça les sourcils en voyant la porte
close de la demeure des Holyoakes.
— Peut-être ferais-je mieux de demander carrément à parler au petit
valet. Nous allons mourir de froid si nous attendons qu'il sorte.
— Non, milady. De quoi aurez-vous l'air, si vous faites une
telle demande aux maîtres de maison ?
Darby avait raison. Elle ne connaissait pas les Holyoakes et un
comportement aussi singulier n'avait aucune chance de réussir.
Évidemment, elle pourrait présenter sa carte et expliquer ses motifs. Une
semblable démarche serait encore très insolite, mais peut-être l'inviterait-on
à entrer pour parler au jeune garçon. Toutefois, elle n'avait pas envie de
l'interroger devant son employeur ou un domestique de rang supérieur, car
ce serait le plus sûr moyen pour ne rien apprendre de neuf. Malgré tout,
attendre ici l'apparition du petit valet était aléatoire.
Darby rajusta son bonnet.
— Laissez-moi demander à la cuisine.
— Mais vous non plus, vous ne connaissez personne ici.
— Il vaut la peine d'essayer, vous ne croyez pas, milady ?
Malgré ses doutes, Helen hocha la tête et elles traversèrent la rue.
L'escalier de pierre descendant vers la cour du sous-sol était gardé par
une grille de fer et un petit terrier blanc et brun assis sur la deuxième
marche. Le chien se leva à leur approche en dressant sa queue brune, encore
incertain d'avoir affaire à des amis ou des ennemis.
— Bonjour, petit chien ! lança Helen.
Le terrier remua la queue sans conviction. Il était trop gros et trop vif
pour être l'un de ces malheureux chiens assez petits pour entrer dans la roue
actionnant la broche au-dessus du feu, qu'ils devaient faire tourner jusqu'à
épuisement. C'était plutôt un animal de compagnie, à moins qu'il ne fût
chargé de chasser les rats.
— Il a l'air gentil, dit Helen. Je pense qu'il vous laissera passer.
Darby s'approcha de la grille.
— Je ne sais pas, milady. Ces petits terriers peuvent vous mordre
cruellement.
— Ne lui montrez pas votre peur, conseilla Helen mais trop tard.
Le chien s'était fait son opinion. Poussant des aboiements stridents qui
faisaient tressauter son petit corps, il se dressa contre la grille d'un air
indigné en voyant la main de Darby sur le loquet.
Elle la retira en hâte.
— Peut-être préférez-vous passer la première devant lui,
milady, déclara-t-elle d'un ton lourd de sous-entendus.
— Tais-toi, Rufus ! cria une femme sans parvenir à arrêter
les aboiements. Rufus, espèce de sale cabot ! Ferme-la !
Rufus se calma et trotta en bas de l'escalier, non sans lancer un dernier
regard furibond à Darby, son travail effectué. Une femme replète, au visage
rougi par la chaleur, leva les yeux du fond de la cour du sous-sol. Son
épaisse chevelure grise était maintenue en arrière par le foulard typique des
cuisinières.
— Oh, je savais pas qu'y avait quelqu'un. Je croyais que ce petit coquin
faisait encore du tapage.
En voyant Helen, elle esquissa en hâte une révérence.
— Vous êtes perdue, madame ?
— Non, je voudrais parler au petit valet des Holyoakes.
— Thomas, madame ? Ce garnement a-t-y fait une bêtise ?
— Non, pas du tout.
La femme tordit un linge dans sa main.
— Vous voulez aller à la porte d'entrée, madame ?
— Non, je préfère l'attendre ici.
Après une nouvelle révérence, la femme disparut dans le sous-sol.
— Vous frissonnez, milady, dit Darby.
Elle s'avança pour protéger Helen contre le vent puis demanda à voix
basse :
— Croyez-vous vraiment que ce Club des mauvais jours ait fait enlever
Berta ?
— Je l'ignore, mais après ce que j'ai vu hier soir, je pense qu'ils
n'auraient aucun scrupule à faire disparaître une servante.
Elles se turent en entendant du bruit à leurs pieds. Baissant les yeux,
elles constatèrent qu'un garçon blond d'une dizaine d'années, vêtu d'une
élégante livrée bleue, était entré dans la cour en compagnie de Rufus.
— Reste ici, dit-il au chien avant de monter l'escalier quatre à quatre.
Elles reculèrent tandis qu'il ouvrait la grille puis s'avançait vers Helen
et s'inclinait devant elle avec une dignité exemplaire.
— Vous avez demandé à me voir, milady ?
— Vous savez qui je suis ?
— Lady Helen Wrexhall, d’Half Moon Street, dit-il en
tentant vainement de réprimer un sourire. Je vous ai vue chez
Hatchards, milady. Vous lisiez les livres de physique pendant que
j'attendais lady Holyoakes.
Helen se mordit la lèvre. Il lui arrivait souvent de lire un ouvrage
scientifique dissimulé dans un volume de poésie à la librairie.
— Vous ne le direz à personne, n'est-ce pas, Thomas ?
— Non, milady, assura-t-il en souriant de plus belle.
— Thomas, vous savez probablement ce qui m'amène.
Il hocha la tête d'un air grave.
— Votre servante.
— C'est exact. Je sais que mon valet de pied, Philip, vous a déjà parlé,
mais j'espérais que vous pourriez vous souvenir d'autres détails.
Thomas regarda fixement le sol.
— Je ne sais pas, milady. Peut-être.
Darby fit claquer sa langue.
— Je sais reconnaître un vaurien qui a une faute à se reprocher, milady.
Tu sais quelque chose depuis le début, pas vrai, mon garçon ?
Thomas leva les yeux. Sa peau claire avait rougi. Il avait vraiment une
faute à se reprocher. Helen sentit monter son excitation.
— Tu aurais dû dire à Philip tout ce que tu as vu, déclara Darby en
croisant les bras. Cela fait maintenant une semaine que la pauvre Berta a
disparu.
— C'est bien, Darby.
Helen s'accroupit devant Thomas.
— Philip est un vrai géant, n'est-ce pas ? Et pas très patient.
— Il n'arrêtait pas de me secouer, milady, il me faisait peur, marmotta
Thomas en frissonnant avec ostentation.
Darby ricana.
— Si, c'est vrai, ajouta-t-il d'un ton de défi.
— Tu as dû essayer de te ficher de lui, dit-elle. Philip ne supporte pas
les petits morveux insolents.
Elle se pencha vers lui.
— Et ma maîtresse non plus.
— Darby, je vous en prie, dit Helen.
Elle sourit d'un air rassurant au jeune page.
— Donc, vous lui avez parlé de cette voiture ?
— Oui, milady, mais il a dit qu'il me donnerait une raclée si j'essayais
de le mener en bateau. Comme son regard ne me disait rien qui vaille, j'ai
filé.
— Mais vous avez vu autre chose, n'est-ce pas ?
— C'est le moment de vider ton sac, intervint Darby. Ne raconte pas de
blagues.
Helen leva les yeux sur sa femme de chambre. Où avait-elle appris un
tel langage ?
Thomas lança à Darby un regard aussi furieux que dédaigneux.
— Je ne suis pas un menteur.
— Dans ce cas, qu'est-ce que tu attends pour dire la vérité à madame ?
Il plissa les yeux puis se tourna de nouveau vers Helen.
— Je n'ai pas grand-chose à dire, milady. La voiture s'est arrêtée dans
Berkeley Street à l'instant où passait votre servante...
— Elle faisait une course pour Mrs Grant, milady, murmura Darby.
— Oui, je sais.
Helen fit signe à Thomas de continuer.
— Le dessous de la voiture était couvert de boue, comme si elle venait
de loin. Je n'ai pas vu qui était dedans et elle n'avait pas de signes
distinctifs, mais j'ai vu des malles attachées à l'arrière. Il y avait des
armoiries sur Tune d'elles.
— Les as-tu reconnues ?
Il secoua la tête.
— Non, désolé, milady.
— Peux-tu les décrire ?
— L'écu avait des chevrons bleus et jaunes, dit-il en dessinant des
triangles dans l'air. Et deux licornes de chaque côté.
Il leva les mains pour imiter des sabots dressés.
Helen ne reconnut pas plus que lui ces armoiries, mais les deux
supports indiquaient qu'elles appartenaient à un pair. Elles devaient figurer
dans l'armorial de son oncle. Enfin un fait au milieu de tant de suppositions.
— Et que s'est-il passé ensuite ?
— Que voulez-vous dire, milady ?
— Avez-vous vu Berta, ou quelqu'un est-il sorti de la voiture ? Berta se
serait-elle approchée ?
— J'allais chercher un paquet chez le papetier de la rue et je suis entré
dans sa boutique. Quand je suis sorti, la voiture était partie. Et je n'ai pas vu
non plus votre servante.
— Et elle n'est jamais rentrée à la maison, milady, ajouta Darby. J'ai
interrogé tous les autres domestiques, et personne ne se souvient de l'avoir
vue après lundi matin.
Rufus se mit à aboyer dans la cour. Ils baissèrent tous les yeux.
— Va-t'en, idiot de chien, lança la cuisinière en écartant du pied le
terrier qui tournait autour d'elle.
Elle regarda en haut de l'escalier.
— Thomas, Sa Seigneurie a besoin de toi.
— Je vous prie de m'excuser, milady, mais je dois y aller, dit Thomas
en s'inclinant, la main sur le loquet.
— Attendez.
Helen ouvrit son réticule pour chercher une pièce. Quand ses doigts
touchèrent la miniature, des halos bleuâtres brillèrent aussitôt autour du
corps fluet du garçon et des formes généreuses de Darby. Elle cligna les
yeux pour échapper à la migraine et se hâta de prendre une pièce.
— Merci, Thomas, dit-elle en lui glissant la pièce dans la main. Votre
aide m'a été précieuse.
Il regarda un instant la pièce puis la lui rendit.
— Non, merci, milady. Je ne veux pas tirer profit de la disparition
d'une malheureuse. Ce ne serait pas bien.
S'inclinant de nouveau, il descendit l'escalier du sous-sol, où Rufus
salua son arrivée par des aboiements stridents et des pirouettes joyeuses.
Elles retournèrent en hâte et en silence à Half Moon Street. Darby
semblait perdue dans ses pensées, et Helen brûlait d'aller consulter
l'exemplaire de l'armorial de Debrett que possédait son oncle. L'ouvrage
contenait des planches en couleurs présentant toutes les armoiries du pays.
Elle saurait bientôt qui était le propriétaire de la malle.
Était-ce Carlston ? À cette idée, Helen pressait le pas, dans son désir
non seulement de connaître la vérité mais de mettre le comte hors de cause.
Elle n'avait encore rencontré que deux Vigilants — Sa Seigneurie et Mr
Benchley —, et ni l'un ni l'autre n'avait semblé être un modèle de moralité.
Toutefois, elle se rendait compte maintenant qu'elle avait voulu croire que
lord Carlston, contrairement à son ancien instructeur, avait encore une
conscience. Si elle découvrait qu'il avait en fait enlevé Berta afin d'avoir le
champ libre pour sa propre créature, cela signifierait qu'un Vigilant ne
possédait vraiment aucun sens moral. Et elle n'avait pas envie de devenir
ainsi.
De retour chez elle, Helen dut affronter une série de contretemps. Son
oncle avait décidé de passer l'après-midi dans sa bibliothèque pour
s'occuper de paperasseries en retard, et Mr Templeton l'attendait déjà dans
le salon pour rafraîchir ses souvenirs du répertoire des danses d'Almack. Au
bout d'une heure de cette séance, elle vit son oncle partir pour son club.
Cependant, il lui fallut patienter encore une heure avant que Mr Templeton
la déclare prête pour la soirée et s'en aille après l'avoir exhortée
une dernière fois à ne pas devancer l'appel du meneur du quadrille. Elle fut
enfin libre de se rendre discrètement dans la bibliothèque.
Elle trouva l'armorial de Debrett sur l'étagère du bas de la vitrine
couvrant tout un mur. Se mettant à genoux, elle ouvrit la couverture de cuir.
L'édition datait de 1802 et était donc périmée, mais Helen était presque sûre
que le propriétaire de la malle n'était pas un nouveau pair. Elle feuilleta les
planches en couleurs illustrant les armoiries des ducs. Aucune ne
correspondait à la description de Thomas. Il en allait de même des marquis.
Prise d'un pressentiment funeste, elle passa à la première planche
consacrée aux comtes. Son doigt glissa sur les noms de Shrewsbury,
Derby, Suffolk, Pembroke. Elle tourna la page. Cholmondeley,
Ferrers, Tankerville. Son doigt se figea. Carlston. Des chevrons bleus
et jaunes avec deux licornes en supports.
Elle tourna encore une page, comme s'il pouvait y avoir un autre écu
bleu et jaune supporté par des licornes. Elle parcourut le reste des comtes,
en passant par le blason rouge et or de sa propre famille, puis continua avec
les vicomtes et les barons. Mais il n'existait évidemment qu'un seul blason
présentant cette configuration bleu et jaune particulière. Elle revint en
arrière. La devise des Carlston ornait une banderole sous l'écu : En suivant
la vérité*.
Helen poussa un long soupir. La vérité, en effet. C'était la voiture du
comte qui se trouvait dans Berkeley Street, et il était difficile de croire en
une coïncidence. Bien sûr, elle l'avait toujours soupçonné d'être mêlé à cette
affaire. Ses soupçons avaient d'abord paru sans motif, mais maintenant
qu'ils s'étaient transformés en certitude elle avait l'impression d'avoir fait
une perte. Elle referma le livre avec lenteur et le rangea dans la vitrine.
Chapitre XVI
Lady Helen,
À samedi.
Croyez en mes, etc.
Carlston.
Helen fut réveillée par le bruit des volets qu'on ouvrait, révélant un
morceau de ciel d'un gris oppressant. Elle cligna des yeux dans la pénombre
de sa chambre, tandis que les contours vagues de la journée à venir se
précisaient dans son esprit : elle allait voir lord Carlston.
— Bonjour, milady, dit Darby.
Elle posa un plateau sur la table de nuit non sans faire tinter la tasse de
porcelaine contre sa soucoupe.
Helen se sentit subitement affamée en humant l'odeur de son chocolat
du matin, dont la douce amertume imprégnait les volutes s'échappant de la
tasse brûlante. Elle se redressa tandis que Darby arrangeait les coussins
dans son dos. Quand elle se carra contre eux, elle aperçut une silhouette
accroupie : une servante balayait l'âtre. Ce n'était pas Beth, qui n'était pas
aussi ronde. Et Tilly n'avait certes pas cet aspect robuste.
— Darby, qui est-ce ?
La nouvelle servante leva les yeux. Plus âgée que Darby, elle avait un
visage carré respirant la compétence, qui lui aurait donné un air hommasse
sans son nez fin. Elle se releva aussitôt, la brosse toujours à la main, et fit
une révérence.
Darby tendit avec précaution à Helen la tasse sur sa soucoupe.
— C'est Lily, milady. Elle est entrée chez nous hier. Sur la
recommandation de lady Jersey.
— Bonjour, Lily, dit Helen en examinant ce nouveau visage.
— Bonjour, milady.
Deux yeux sagaces examinèrent à leur tour Helen avec une curiosité
respectueuse.
C'était donc là cette servante affiliée à lord Carlston. Était-elle censée
protéger ou espionner Helen ? Les deux à la fois, peut-être. Helen but une
gorgée de son chocolat. Devait-elle montrer qu'elle était dans le secret ?
— Je crois que vous avez aussi servi chez lord Carlston ? hasarda-t-
elle.
Il lui sembla que cette formule indirecte convenait à la situation.
— Plus ou moins, milady. Sa Seigneurie m'a dit de vous dire que je lui
ferais évidemment mon rapport.
Elle jeta un regard déférent à Darby.
— Je dois aider Miss Darby à veiller sur vous.
— Oh, dit Helen en reposant la tasse sur la soucoupe.
Manifestement, Lily était plutôt directe.
— Et tout va bien ? ajouta-t-elle.
— Il n'y a rien d'inhabituel à signaler, milady, déclara Lily
en s'inclinant de nouveau avant de retourner à la cheminée. Je vous ferai
savoir s'il arrive quelque chose.
— Bien, dit vivement Helen. C'est parfait.
Elle se tourna vers Darby.
— Mon eau chaude est-elle prête ?
— Oui, milady.
Elle préféra ne pas remarquer le visage amusé de sa femme de
chambre.
En milieu de matinée, lorsqu’Helen partit en direction d’Hatchards
avec Darby, les nuages semblaient annoncer une pluie imminente. Le
brouillard enfumé de Londres était plus bas que d'ordinaire, si bien
qu’Helen avait les yeux larmoyants et un goût de cendre dans la bouche.
Tandis qu'elle descendait Half Moon Street, elle distinguait à peine Green
Park en face d'elle.
Arrivée au coin de la rue, elle leva les yeux vers le ciel en supputant les
chances qu'il pleuve. Elle portait sa deuxième tenue la plus simple, une robe
rouge corail, mais avait osé une jaquette de soie crème qu'elle aimait
particulièrement et qui ne résisterait pas à une averse. À côté d'elle, Darby
arborait la robe honnie de tante Leonore. Elle avait reçu ce rebut avec délice
et s'était empressée de le mettre à sa taille. La couleur marron pâle seyait à
son teint plus vif que celui de sa maîtresse. Quand elle était apparue, prête à
se rendre à la librairie — si du moins c'était bien leur destination —, Helen
avait souri devant le pas leste de la jeune servante, sachant qu'il reflétait sa
joie d'avoir une nouvelle robe. Cet instant d'allégresse avait allégé un peu
son humeur inquiète à l'idée de la journée qui l'attendait.
Elle observa Piccadilly. Hatchards était au moins à vingt minutes de
marche, et la pluie menaçait vraiment.
— Je crois que nous allons nous faire mouiller, Darby.
— Peut-être devrions-nous aller chercher un parapluie, milady. Cela ne
nous prendra que quelques minutes.
Avec un soupir, Helen abandonna la jaquette de soie à la garde-robe de
Darby ou au chiffonnier si jamais il pleuvait.
— Non, si nous rentrons, ma tante pourrait me trouver une occupation
beaucoup plus importante. Je ne veux pas risquer de manquer lady
Margaret.
Elle fit signe à Darby d'avancer, en esquivant un petit vendeur de
pommes qui avait profité de ce coin de rue stratégique pour poser son
panier.
— Une pomme, milady ? lança-t-il. Bien verte et bien dure. Elle ne
coûte qu'un demi-penny.
— Tu vas me faire le plaisir de filer, dit Darby. Ma maîtresse ne mange
pas des pommes dans la rue comme une mal élevée.
— Et vous alors ?
Avec un sourire tout en fossettes et en dents éclatantes, le jeune garçon
se mit à jongler adroitement avec deux de ses fruits d'un vert brillant.
— Tu me traites de mal élevée ? s'écria Darby.
Cependant elle lui sourit par-dessus son épaule en s'éloignant avec
Helen.
— Petit effronté !
Helen regarda derrière elle à son tour. Et si ce garçon était un Abuseur
? Elle secoua la tête. Rien dans son comportement ne semblait l'indiquer. Si
elle paniquait chaque fois que quelqu'un la saluait, elle allait devenir folle.
Elle se demandait comment lord Carlston faisait pour affronter le monde
avec tant de calme.
Elle observa la rue large et déjà remplie de fiacres, d'attelages et de
charrettes. Par contraste, les trottoirs étaient relativement peu animés.
Devant elle, une dame marchait au bras d'un officier en uniforme rouge,
quelques gentlemen s'avançaient du pas décidé d'hommes ayant une affaire
importante en vue, et un colporteur portant en bandoulière sa boîte de
marchandises se hâtait vers l'entrée de service de la maison la plus proche.
— Savez-vous quand doit passer la voiture de lady Margaret
? demanda Darby.
Helen secoua la tête.
— Il se pourrait qu'elle attende que nous soyons allées chez Hatchards.
Elles marchèrent dans Piccadilly en silence. Lorsqu'elles approchèrent
du coin de Stratton Street, Darby lança un coup d'œil à la masse indistincte
de Green Park, de l'autre côté de l'avenue.
— Milady, je ne voudrais pas vous inquiéter, mais je pense que cet
homme sur le trottoir d'en face nous suit.
Helen regarda dans la même direction. Ce gentleman habillé avec
élégance d'un manteau bleu marine et d'un haut-de-forme en feutre de
castor noir semblait bel et bien marcher à leur hauteur. Elle regarda à
travers le brouillard mais ne put distinguer son visage, même s'il lui
paraissait familier. Seigneur, c'était Mr Benchley ? Elle n'avait aucune envie
de rencontrer ce fou. Pendant un instant, le gentleman fut caché derrière
deux voitures et une charrette de foin passant avec fracas, puis elle le vit de
nouveau qui marchait toujours au même pas qu'elles, en tournant dans leur
direction son visage indistinct. En tout cas, non. Ce n'était pas Mr Benchley.
Il n'était pas assez grand.
— Croyez-vous que ce soit l'un des hommes de lord Carlston qui veille
sur vous ? hasarda Darby.
— Peut-être.
Helen risqua un regard plus insistant. Il lui sembla que cet homme les
fixait d'un air décidé, qui n'avait rien de protecteur.
— Non, je ne crois pas.
— Pensez-vous qu'il s'agisse d'une de ces créatures ?
Elle enleva vivement son gant de cuir.
— Tenez-moi ça pendant que je prends la miniature, Darby. S'il s'est
nourri, je pourrai voir ce qu'il en est.
Darby prit le gant sans quitter des yeux le gentleman.
— Il est toujours là. Il me semble, milady, qu'il n'est pas très juste que
vous deviez recourir à des instruments pour repérer ces monstres alors qu'ils
n'en ont pas besoin pour vous trouver.
— Non, ce n'est vraiment pas juste.
Helen sortit le portrait de son réticule de soie. Un halo bleu pâle
environna aussitôt Darby et tous les passants de la rue, y compris le
gentleman.
— Sa force vitale est normale.
— Ce qui n'empêche pas qu'il puisse être l'une de ces
créatures, répliqua Darby d'un air sombre tandis qu'elles passaient devant la
magnifique façade palladienne de Devonshire House.
Elle rendit le gant à Helen.
— C'est vrai, admit celle-ci.
Elle s'amusa un instant de voir combien sa femme de chambre avait
fait vite pour assimiler les règles du monde des Abuseurs, comme si tout
cela allait de soi.
— Je pense que nous ferions mieux d'être prudentes, ajouta-t-elle.
— Bonne idée, milady.
Elles s'arrêtèrent au coin de Berkeley Street pour laisser passer une
calèche émergeant lentement de Piccadilly.
— Il s'est arrêté aussi, annonça Darby.
Helen enfila son gant.
— Venez, marchons plus vite.
— Besoin d'un coup de balai, milady ? psalmodia une jeune voix. Ça
coûte un quart de penny.
Un garçon vêtu d'une blouse de coton crasseuse se précipita devant
elles en balayant le crottin de la rue à l'aide d'un vieux balai, avec tant de
vigueur que la poussière voltigeait autour de lui. Helen fouilla de nouveau
dans son réticule, attrapa une pièce du bout des doigts et suivit le garçon sur
la chaussée ainsi nettoyée, avec Darby sur ses talons. Elle jeta la pièce au
petit balayeur, en en profitant pour examiner l'autre côté de Piccadilly. Leur
ombre bien vêtue ne les avait pas quittées. Elle regarda derrière lui si
un homme du Club des mauvais jours ne le suivait pas également, mais
n'aperçut personne susceptible d'être un garde du corps. S'il y avait un
émissaire de lord Carlston dans la foule grandissante des passants, il était
bien caché.
— Allons-y, Darby.
Elle pressa le pas, heureuse d'avoir choisi de porter ses bottines
robustes plutôt que des escarpins en chevreau.
— Que ferons-nous s'il se rapproche ? demanda sa femme de chambre
tandis qu'elles traversaient Dover Street.
— Je n'en sais rien.
Une vieille dame suivie d'un valet de pied secoua la tête d'un air
désapprobateur quand elles la dépassèrent d'un bon pas. Elles marchaient
certes plus vite qu'il n'était convenable, mais Helen ne voulait pas ralentir et
permettre à un possible Abuseur de les rattraper. Même si elle ne voyait pas
ce qu'il pourrait faire dans une rue aussi animée que Piccadilly, elle n'avait
aucune envie de l'apprendre.
— Peut-être aurions-nous dû emmener Hugo ou Philip, dit Darby qui
commençait à s'essouffler.
— Et que leur raconterions-nous, si quelque chose se passait ?
— De toute façon, il se passe quelque chose, milady.
Darby avait raison. Helen se mordit les lèvres, incertaine. Hatchards
était encore assez loin, mais elle ne pouvait prendre le risque de manquer
lady Margaret en rebroussant chemin.
— Oh, non, je crois qu'il se dirige vers nous, souffla Darby.
L'homme s'était effectivement avancé sur la chaussée, mais il dut
regagner en hâte le trottoir car un cabriolet tournait à toute allure au coin de
Saint James's Street. Helen attrapa Darby par le coude. Si elles arrivaient à
la librairie, elles y trouveraient peut-être quelqu'un de connaissance dont la
présence les protégerait. Elle sentait son cœur battre la chamade dans sa
poitrine oppressée par son corset. À côté d'elle, Darby haletait, très rouge.
— Vous vous en tirez bien, Darby, dit Helen. Nous y sommes presque.
— Il essaie de nouveau de traverser ! s'écria la femme de chambre.
L'homme s'éloigna du trottoir. Helen vit en un éclair le déroulement
des cinq secondes suivantes : il allait les intercepter au coin d'Albemarle
Street, même si elles ralentissaient. Regardant autour d'elle, elle aperçut un
jeune gandin s'avançant vers elle en lorgnant la moindre passante avec un
air de virilité satisfaite. Si elle criait, il accourrait, ce qui écarterait l'homme,
au moins provisoirement.
Helen se prépara. Encore trois secondes.
— Lady Helen ! lança une voix de femme.
Elle se retourna d'un bond. Une petite voiture de ville passablement
défraîchie, tirée par deux chevaux bais, s'arrêta à leur hauteur. Lady
Margaret se pencha à la fenêtre, le visage brillant de vivacité sous son
chapeau tout simple.
— Quelle heureuse surprise, lady Helen. Vous descendez Piccadilly ?
Elle leva les yeux vers le ciel menaçant.
— Je crois qu'il risque de pleuvoir. Mon frère et moi-même pouvons-
nous vous offrir une place dans notre voiture ?
— Dieu soit loué, murmura Darby.
Mr Hammond, assis à côté de sa sœur, se pencha pour la saluer.
— Bonjour, lady Helen, dit-il.
Helen inclina la tête en réponse, mais elle fixait la rue à travers la
fenêtre, de l'autre côté de la cabine obscure. L'homme bien habillé avait
regagné le trottoir. Il regarda un instant la voiture puis se retourna et
disparut à sa vue.
— La place ne manque pas, ajouta Mr Hammond.
Helen reprit son souffle.
— Je serais ravie de pouvoir m'asseoir, merci.
Lady Margaret fit signe au valet de pied juché sur le siège à l'arrière du
véhicule.
— Geoffrey, ouvrez la porte pour lady Helen, puis aidez sa femme de
chambre à s'installer à côté de vous.
Le frère et la sœur se reculèrent dans la cabine, tandis que leur
domestique descendait lestement pour ouvrir la porte de la voiture après
avoir abaissé les marches.
— Milady, dit-il en tendant la main à Helen.
Il était grand, comme tous les valets de pied, mais il avait aussi une
carrure imposante et un regard direct. Helen se dit que ce n'était
certainement pas un simple valet.
Prenant sa main, elle monta dans la voiture. Mr Hammond avait eu
l'obligeance de s'asseoir sur le strapontin, en tournant le dos au cocher.
Helen se courba pour pouvoir entrer dans la cabine et prit place non sans
peine à côté de lady Margaret. Elle jeta un coup d'œil par la fenêtre.
— Je dois vous dire qu'un homme m'a suivie jusqu'ici, déclara-t-elle.
— Comment ?
Mr Hammond regarda par l'autre fenêtre, le visage tendu.
— Est-il encore ici ? Lequel est-ce ?
Helen observa les silhouettes sur le trottoir.
— Je ne le vois plus. C'était un gentleman d'un certain âge, en manteau
bleu marine et chapeau haut de forme.
Elle se tourna vers ses deux compagnons.
— Il était là, je vous assure.
— Nous n'en doutons pas, lady Helen, dit lady Margaret. L'un de nos
hommes vous suivait pour vous protéger, mais il ne correspond pas à ce
signalement. Je suis sûre qu'il a vu ce gentleman et doit le suivre à la trace
en cet instant même.
Hammond hocha à son tour la tête d'un air rassurant.
— Nous saurons bientôt si cet homme est une menace.
Il tapa avec sa canne contre la paroi en bois à l'avant de la cabine.
— En route, cocher.
Helen se carra sur son siège avec soulagement, tandis que la voiture
s'ébranlait.
— Où allons-nous ? demanda-t-elle.
— À l'arpent du Diable, répondit Mr Hammond. Derrière l'abbaye de
Westminster.
Elle ajusta cette information à sa connaissance rudimentaire de la ville
au-delà de Mayfair. L'arpent du Diable était un quartier à la réputation
épouvantable. Mr Hammond devait plaisanter.
— Mais c'est un ramassis de taudis, non ?
— L'un des pires bouges de Londres, confirma-t-il.
Helen regarda lady Margaret. Elle ne paraissait pas inquiète à l'idée de
pénétrer dans un quartier aussi sordide que mal famé. En fait, elle avait
peine à contenir son excitation. Ses mains gantées étaient serrées sur ses
genoux et le regard de ses yeux bleu foncé semblait presque noir tant elle
était impatiente.
— Pourquoi allons-nous dans un endroit aussi dangereux ? s'étonna
Helen.
— Lord Carlston veut que nous y allions, répliqua lady Margaret. Ne
vous inquiétez pas, il sera là. Avec Sa Seigneurie, nous ne courons aucun
danger.
Aucun danger ? Un endroit où se rendait Sa Seigneurie ne pouvait
qu'être rempli de dangers. Helen sourit néanmoins d'un air approbateur, en
profitant de ce bref échange pour explorer plus profondément l'exaltation
excessive de lady Margaret. Bonté divine, c'était tout simplement la ferveur
de la foi ! Cette femme ne se contentait pas d'aimer lord Carlston, elle
croyait en lui avec une intensité presque religieuse. Helen se tourna
précipitamment vers la fenêtre. L'esprit absorbé par cette découverte, elle
remarqua à peine les boutiques et les maisons à colombage de
Shaftesbury Avenue. Une foi aussi fanatique était source d'illusions,
notamment quant aux qualités de l'être aimé. Aux yeux de lady Margaret,
lord Carlston était assurément un parangon de vertu. Même sa conviction
qu'il n'avait commis aucun meurtre ne se fondait sans doute que sur sa
propre dévotion. Pour être honnête, Helen ne pouvait guère la critiquer.
Après tout, elle-même s'était raconté la même histoire. Quelle était la part
du prestige physique de cet homme dans l'«instinct» qui la poussait à croire
en son innocence ?
Cependant, une simple réponse suffirait à mettre fin à toutes ces
chimères. Helen décida qu'il était temps de surmonter sa propre réticence
pour poser la question qui l'obsédait.
— Dites-moi, l'épouse de lord Carlston était-elle en fait un Abuseur ?
Est-ce pour cela qu'on l'a fait disparaître ?
Pendant un instant, elle eut l'impression que personne ne l'avait
entendue. Mr Hammond contemplait le pommeau d'argent de sa canne
tandis que lady Margaret continuait de regarder dehors par la fenêtre.
Mr Hammond leva enfin les yeux sur Helen.
— La comtesse de Carlston n'était pas un Abuseur, déclara-t-il. Elle
était humaine. Nous ignorons ce qui lui est arrivé, et Sa Seigneurie et Mr
Benchley nous ont fait comprendre qu'il n'était pas question de parler d'elle.
Helen s'humecta les lèvres. Après sa mère, voilà que lady Élise était
elle aussi un sujet tabou. Apparemment, le Club des mauvais jours avait
autant de secrets pour ses propres membres que pour le monde extérieur.
— Croyez-vous que Sa Seigneurie l'ait tuée, Mr Hammond ?
Il s'apprêtait à répondre, mais sa sœur lui lança sur un ton
d'avertissement :
— Michael !
Elle se tourna vers Helen.
— Peu importe ce que nous pensons. Le jeu que nous jouons n'a pas de
règles écrites, lady Helen. Les incertitudes et les ambiguïtés sont partout
autour de nous et dans tout ce que nous faisons. Vous allez devoir l'accepter.
— C'est la vérité, dit Mr Hammond d'un ton plus conciliant. En nous
consacrant à notre mission, nous nous rendons tous coupables de certains
écarts envers la morale. C'est le prix à payer pour affronter ces créatures.
Il la regarda un instant, avec une compassion derrière laquelle elle
devina une immense tristesse.
Leur réponse n'avait pas dissipé son malaise, au contraire. Devait-elle
se contenter d'un acte de foi quant à l'innocence du comte ? Elle n'avait
aucune envie d'imiter l'attitude d'une amoureuse languissante. L'espace d'un
instant, elle fut tentée follement de demander sans ambages la vérité à lord
Carlston, comme elle l'avait fait à propos de Berta. «Avez-vous tué votre
épouse ?» Elle frémit à cette idée. Non, c'était impossible, évidemment.
D'ailleurs, même s'il répondait, ce qui était peu probable, elle serait sans
doute hors d'état de lire en lui avec exactitude. À présent qu'il connaissait
l'étendue de ses dons, elle était certaine qu'il ferait en sorte de lui cacher
tout ce qu'il préférait garder pour lui.
Lady Margaret fit signe à son frère de lui passer un ballot de vêtements
posé à côté de lui. Elle en tira une pelisse d'un gris fané.
— Pour aller à l'arpent du Diable, vous devrez porter ceci sur votre
robe et troquer votre chapeau contre un bonnet. Je vais faire de même.
— Nous devons également nous abstenir de donner des titres, ajouta
Mr Hammond. Contentez-vous d'employer «frère» et « sœur » suivis de nos
prénoms, comme font les quakers.
— Nos prénoms ? répéta Helen.
Les prénoms étaient réservés à la famille, et à la rigueur à quelques
intimes.
— Même avec lord Carlston ?
— Surtout avec lord Carlston, dit fermement Mr Hammond. Il se
prénomme William. Et appelez-moi frère Michael, je vous prie.
Lady Margaret tendit à Helen la pelisse et le bonnet. Helen pinça les
narines en sentant leur odeur de corps mal lavé et de taches nauséabondes.
— Ceci n'est rien comparé à la puanteur des taudis, déclara
lady Margaret. Nous la sentirons bien avant d'être arrivés là-bas.
Helen dénoua le nœud de soie crème sous son menton.
— Qu'est-ce que Sa Seigneurie peut vouloir me montrer dans
un endroit pareil ? D'autres Abuseurs ?
— Non, quelque chose de bien différent, dit Mr Hammond.
La progéniture d'un Abuseur.
— Ils ont des enfants ?
Helen n'avait pas envisagé qu'ils puissent se reproduire.
— Pas à la façon dont nous l'entendons, lança lady Margaret. D'après
ce que nous savons, leur forme naturelle est faite de pure énergie. Mais ici,
sur la terre, ils ne peuvent exister sans une enveloppe corporelle. Ils ne
semblent pas avoir comme nous une durée de vie limitée, de sorte qu'ils
n'engendrent pas d'enfants pour perpétuer leur lignée. Le même Abuseur
survit à travers les générations en s'emparant d'un nouveau corps humain
quand l'ancien meurt.
— Pas n'importe quel corps humain, ajouta Mr Hammond. Les seuls
corps qu'ils peuvent prendre sont ceux de leur propre progéniture, à savoir
les enfants qu'ils ont eus avec un être humain. Chaque fois qu'un Abuseur
engendre ou donne naissance, il enfouit dans l'âme de cet enfant une trace
de sa propre énergie.
Quand son corps meurt, l'Abuseur passe dans le corps d'un des enfants
de sa progéniture, grâce à cette trace d'énergie qui le tire de la chair
mourante pour l'entraîner dans celle de sa prochaine vie. Il n'a même pas
besoin de se trouver dans le même pays pour se transporter dans son
nouveau corps.
Helen lissa les rubans de son bonnet, en s'efforçant de comprendre le
fonctionnement des Abuseurs. De telles créatures s'opposaient à la loi
fondamentale de la nature voulant que tout soit en mouvement et progresse
pour s'améliorer.
— Qu'arrive-t-il à l'enfant de l'Abuseur ? Celui qui habite déjà le corps
? demanda-t-elle.
— Son âme humaine est détruite par la venue de l'Abuseur qui l'a
engendré. Ne demeure qu'une enveloppe humaine, prête à accueillir
l'Abuseur.
— Il tue l'âme de son propre enfant ? Mais c'est abominable.
— En effet.
Horrifiée, Helen se figea à l'instant d'ôter son bonnet.
— Cela signifie-t-il que les âmes de dix mille enfants anglais
sont détruites à chaque génération ?
— Oui, encore qu'il arrive que sa progéniture soit devenue
adulte lorsque l'Abuseur quitte son ancien corps, observa Mr
Hammond d'un air sombre. Chaque Abuseur est vieux de plusieurs
siècles. Et ils sont rusés et jouent leur rôle d'humains en acteurs
consommés. Bien entendu, le fait qu'ils ne se reproduisent pas
réellement limite leur nombre. Nous avons de la chance, en un sens.
Il jeta un regard à sa sœur.
— Margaret, vous trouvez peut-être peu convenable que j'expose ainsi
leurs habitudes, mais je pense qu'il faut que lady Helen les connaisse.
Lady Margaret acquiesça d'un hochement de tête, mais elle pinçait les
lèvres avec dégoût.
Mr Hammond se pencha en avant, afin de se faire entendre malgré le
brusque crissement des roues sur la chaussée devenue plus sableuse.
— À notre époque, la plupart des Abuseurs se sont installés dans des
corps d'homme afin d'engendrer autant d'enfants qu'ils le peuvent avec le
plus de femmes possible. Ils essaient évidemment d'avoir une descendance
légitime, mais ils multiplient aussi les bâtards au cas où leurs enfants
officiels mourraient.
Il se racla la gorge.
— C'est pourquoi leur progéniture est si souvent issue du demi-
monde*, des basses classes et des femmes des taudis.
— Puisque tu veux tout lui expliquer, essaie au moins d'être clair,
intervint lady Margaret. Il entend par là que les mères sont des cocottes, des
servantes et des bohémiennes, mais il est trop bien élevé pour le dire.
La main de Mr Hammond se crispa sur le pommeau de sa canne, mais
il ne répondit pas à la raillerie de sa sœur.
— Une fois que nous avons identifié à coup sûr un Abuseur, sir
Jonathan Beech localise sa progéniture, légitime ou non. Sir Jonathan est
notre principal pisteur. Il cherche leur piste à partir de documents, de
rumeurs et ainsi de suite. Vous allez faire sa connaissance aujourd'hui.
— Comme vous pouvez l'imaginer, dit lady Margaret, trouver toute la
progéniture d'un Abuseur n'est pas une tâche aisée.
— Parfois, cela paraît presque impossible, renchérit son frère. Mais
quand nous découvrons un rejeton contaminé, un Vigilant élimine la trace
de l'Abuseur et les rend pleinement humains. Même si nous ne pouvons
éradiquer les Abuseurs, nous pouvons nous targuer de sauver des âmes
humaines.
— Est-ce ce que Sa Seigneurie voulait dire en déclarant que
nous libérions l'âme de ses ténèbres ?
Mr Hammond sourit.
— Oui. Et quand nous avons découvert toute la progéniture et libéré
toutes les âmes qui la composent, un Vigilant peut infliger à leur géniteur
ou leur génitrice la Mors Ultima.
La mort ultime...
— Je suppose qu'il faut le prendre au sens littéral, dit Helen.
— Absolument. C'est très spectaculaire. Une lumière jaillit, comme si
la créature s'illuminait de l'intérieur.
Une lumière, comme si la créature s'illuminait de l'intérieur ? Le même
phénomène que Delia avait décrit dans sa lettre. Mr Trent était bel et bien
un Abuseur. Delia se sentait humiliée, mais en fait elle avait eu de la
chance.
— C'est un moment très gratifiant, ajouta Mr Hammond.
Lady Margaret hocha la tête avec approbation.
— Oui, très gratifiant. Mais ce que nous allons voir aujourd'hui est
mille fois plus magnifique.
Ses yeux brillaient de nouveau d'une foi ardente.
— Vous allez assister au réveil d'une âme. Vous comprendrez alors
pourquoi les risques que nous prenons en valent la peine.
Chapitre XIX
Non sans malaise, Helen s'aperçut que mentir à son entourage devenait
une habitude pour elle. Ou peut-être pas une habitude, se corrigea-t-elle,
mais une terrible nécessité. Tante Leonore s'était étonnée qu'elle revienne
sans aucun livre d'une visite aussi longue à Hatchards. Helen avait répondu
d'un ton allègre qu'elle n'en avait trouvé aucun à son goût et avait
finalement préféré faire une grande promenade dans Piccadilly avec Darby.
À présent, dans le salon de lord et lady Farrington, le duc de Selburn était
devant elle et lui demandait si lord Carlston l'avait importunée récemment.
— Non, pas du tout, répondit-elle en souriant au visage préoccupé du
duc.
Pour échapper à son regard inquisiteur, elle but une gorgée de café dont
elle sentit à peine le goût. Elle n'avait pas eu le duc pour voisin de table,
plaisir qui avait échu à Annabella Milbanke, mais il s'était dirigé vers elle
dès que les messieurs avaient enfin rejoint les dames au salon. Une situation
qu'elle avait trouvée aussi flatteuse qu'agréable, jusqu'au moment où elle
avait été forcée une nouvelle fois de mentir.
— Carlston ? s'écria sa tante assise à côté d'elle sur le canapé. Helen ne
l'a pas revu depuis Almack. N'est-ce pas, ma chère ?
— C'est justement ce que je disais.
— Vous avez été si gentil de soustraire ma nièce à ses attentions lors de
cette soirée, ajouta tante Leonore.
— J'en ai été ravi, milady, déclara Selburn en s'inclinant. Je suis au
service de lady Helen.
— Je suis désolée qu'il cherche à se servir de ma famille pour se refaire
une place dans la société. Même si, bien sûr, jusqu'à ce sixième comte, les
Standfield ont été irréprochables.
— C'est vrai, dit Selburn. Je ne suis pas de ceux qui estiment que les
fautes d'un unique individu doivent ternir à jamais la réputation des autres
membres de sa famille.
Tante Leonore lança fugitivement un regard triomphant à Helen, puis
sourit au duc.
— Je vois que vous partagez mon point de vue, milord.
Elle regarda à la ronde.
— Ah, lady Farrington souhaite me parler. Vous voudrez
bien m'excuser, n'est-ce pas ?
Elle se leva et se dirigea vers lady Farrington, laquelle était en pleine
conversation, remarqua Helen, et parut plutôt surprise de voir surgir lady
Pennworth à côté d'elle.
— Puis-je m'asseoir avec vous ? demanda Selburn.
Helen hocha la tête.
— Je vous en prie.
Il écarta les basques de son frac et s'assit avec une certaine grâce,
compte tenu de l'étroitesse du canapé qui n'était guère confortable pour des
gens dotés de longues jambes, comme lui et Helen. Elle se poussa pour lui
faire de la place, en répondant à son sourire plein de compréhension.
— J'espérais vous voir hier à la promenade, dit-il. Habituellement,
vous êtes là le dimanche, n'est-ce pas ?
— Oui, mais j'ai été souffrante.
Encore un mensonge. Après avoir prétendu avoir mal à la tête durant le
déjeuner du dimanche, elle avait passé tout l'après-midi dans sa chambre à
tenter de comprendre ce qui s'était passé à l'arpent du Diable et à examiner
les cheveux entrelacés à l'arrière de la miniature. Il semblait plus que
probable qu'ils aient provoqué la réaction violente de Jeremiah. Rien d'autre
dans le portrait ne pouvait expliquer une telle crise. Il devait y avoir un
dispositif alchimique — elle ne pouvait se résoudre à le qualifier de
magique -dans le motif formé par les cheveux, comme l'avait suggéré
Sa Seigneurie. Toutefois, lui-même ignorait en quoi il consistait, ce qui était
troublant. Presque aussi troublant que ce qu'elle avait vu par la fente de la
porte. Maintenant encore, dans ce salon où elle était assise avec Selburn,
elle ne parvenait pas à chasser de son esprit l'image obsédante de lord
Carlston se tordant de douleur.
Il lui avait dit qu'il la protégerait lors du réveil de l'âme de Jeremiah.
Cependant, d'après les mots entrecoupés qu'il avait échangés avec Quinn, sa
souffrance semblait avoir une origine plus profonde, contre laquelle il
l'avait également protégée. Il avait agi noblement, mais quelle était la cause
d'un tel supplice ? Et quels étaient ces propos de Mr Benchley auxquels
Quinn demandait à son maître de réfléchir ? Peut-être était-ce irrationnel,
mais Helen ne pouvait s'empêcher de penser que tout ce qui
concernait Benchley était chargé de menace pour elle. Quelque chose
dans cet homme éveillait en elle une peur invincible. Quelle qu'ait été la
teneur de sa conversation avec Carlston, tout roulait apparemment sur le
moment où elle acquerrait sa force de Vigilante. Un événement dont les
suites semblaient nettement plus importantes que la simple possibilité de
soulever un homme d'une seule main. Ils paraissaient certains qu'elle allait
en passer par là et, pourtant, elle trouvait si invraisemblable qu'une femme
puisse posséder une telle force. Cette pensée l'emplissait d'un mélange
étrange de soulagement et de regret. Qu'aurait-elle éprouvé, en devenant si
forte ?
— J'espère que vous vous êtes remise, dit Selburn en la ramenant d'un
coup dans le salon.
— Oh oui, ce n'était rien.
N'ayant pas envie de recommencer à mentir, elle chercha un autre
sujet.
— Avez-vous l'intention d'aller voir les œuvres exposées par la Société
des aquarellistes ce mois-ci, Votre Grâce ?
— Oui, même si j'avoue préférer la peinture à l'huile. J'espère que Mr
Turner exposera des tableaux le mois prochain à l'Académie royale.
— Vous êtes donc vous aussi un admirateur de Mr Turner ?
Helen se pencha vers lui en l'entendant évoquer cet artiste, pour qui
elle-même avait une passion.
— Je sais qu'il n'est pas au goût de tout le monde, dit-elle, mais je le
trouve très doué. La violence de ses coups de pinceau est tellement
excitante, d'autant qu'elle va de pair avec une telle maîtrise technique.
Selburn se pencha à son tour vers elle.
— Il est vrai que son usage de la lumière est remarquable...
La porte du salon s'ouvrit brusquement. Les deux valets de pied postés
devant reculèrent, stupéfaits. Un gentleman vêtu non d'un habit de soirée
mais d'une culotte et d'une veste froissées s'avança à grands pas au milieu
de la pièce, avec un tel air d'importance que toutes les conversations se
turent.
— Eh bien, Mr Collison, nous ne vous attendions plus, dit
lady Farrington.
— Pardonnez-moi, milady, pour mon arrivée tardive et le désordre de
ma tenue, mais j'apporte une triste, une terrible nouvelle.
Les hommes assis dans le salon se levèrent aussitôt. Apparemment, il
convenait d'apprendre debout les mauvaises nouvelles. Il n'y en avait eu que
trop de la guerre contre Bonaparte, le mois précédent, avec la victoire
sanglante de Badajoz et le honteux massacre des habitants de la ville par les
soldats anglais. Allait-on annoncer d'autres atrocités ? Helen regarda le duc.
Il était figé, comme s'il se raidissait dans l'attente de ce qu'allait dire Mr
Collison. Il dut sentir son regard, car il baissa les yeux sur elle et lui adressa
un petit sourire rassurant.
— Je reviens du Parlement, déclara Mr Collison avec solennité. Lord
Perceval a été assassiné. On lui a tiré dessus dans le hall de la Chambre des
communes.
Helen en eut le souffle coupé. Le Premier Ministre, assassiné ? Elle
regarda les visages stupéfaits dans le salon. Comme elle, les invités
s'attendaient à une nouvelle de la guerre, pas à un événement aussi proche
et aussi terrible que cette atteinte directe au caractère sacré du
gouvernement. L'une des jeunes Cecil poussa un gémissement plaintif et
s'effondra sur sa chaise, secouée de sanglots, en agitant frénétiquement ses
mains pâles. Un accès de vapeurs aussi spectaculaire tira l'assistance de sa
stupeur. Les dames se précipitèrent vers elle, en agitant leurs éventails et
en criant qu'on apporte des sels. Les hommes, y compris Selburn, se
pressèrent autour de Mr Collison en demandant des détails. Helen aurait dû
normalement accourir auprès de Miss Cecil avec les autres dames, mais elle
resta sur le canapé pour écouter le récit de Mr Collison.
Même s'il ne donna que peu de détails, son évocation était saisissante.
Un homme s'était approché de lord Perceval dans le hall de la Chambre des
communes et lui avait tiré dessus à bout portant. La balle l'avait atteint en
plein cœur. Le Premier Ministre avait crié : « Au meurtre, au meurtre ! »,
avait chancelé puis s'était effondré. On avait trouvé le meurtrier assis non
loin de là, le pistolet encore à la main. De l'avis général, il ne s'agissait pas
d'un ennemi de l'État mais d'un respectable commerçant du nom
de Bellingham — un Anglais, en plus ! — qui avait à se plaindre
du gouvernement. Il avait été mis en prison.
Au milieu des exclamations d'horreur et d'indignation, Helen entendit
quelques commentaires à voix basse. Qui allait remplacer Perceval comme
Premier Ministre : lord Liverpool ou lord Melbourne ? À moins que les
whigs ne saisissent cette occasion pour s'emparer du pouvoir ?
Apparemment, le deuil n'était pas un obstacle pour la politique.
Bien entendu, la soirée se termina peu après. Le duc s'en alla en même
temps qu’Helen et sa tante, et resta avec elles jusqu'au moment où leur
voiture s'arrêta devant la porte de la maison. Il leur donna la main pour les
aider à monter.
Tante Leonore se renversa sur les coussins de soie tandis que la voiture
s'ébranlait.
— Eh bien, dit-elle, le duc s'est montré vraiment plein d'attention, non
?
Helen regarda derrière elle Selburn debout sur l'allée de gravier. Il leva
la main pour lui dire au revoir. Son visage était emprunt d'une gravité en
accord avec les événements récents. Elle leva la main à son tour. Elle ne
pouvait s'empêcher de l'admirer, car il était manifestement capable de
sentiments profonds mais ne les exprimait qu'à bon escient. Lord Carlston
aurait certainement accueilli la nouvelle avec froideur, en faisant une
remarque caustique. Helen se gourmanda. Elle se montrait injuste. Elle
n'avait que trop vu son côté humain, dans la chambre de l'arpent du Diable.
Comme le duc, il ressentait les choses profondément. Elle s'écarta de
la fenêtre, en chassant de son esprit cette comparaison étrange. Ils seraient
aussi peu flattés l'un que l'autre d'être ainsi associés.
— Il est dommage que la soirée se soit terminée si tôt, tu ne trouves
pas ? dit tante Leonore en remontant sur leurs genoux la couverture de
fourrure.
— Elle ne pouvait guère se prolonger, ma tante.
— Oui, je sais. Cette histoire avec le pauvre Perceval est
terrible. Enfin, je dois dire que je suis heureuse que nous ayons envoyé
les invitations pour ton bal ce matin. Il aurait été vraiment
déplacé d'envoyer des invitations le lendemain du jour où le
Premier Ministre a été assassiné.
Pour tante Leonore non plus, apparemment, le deuil n'était pas un
obstacle.
Les jours suivants, l'horreur de ce meurtre et l'agitation politique qui
s'ensuivit constituèrent l'unique sujet de conversation dans les réunions et
les soirées où Helen se rendit avec sa tante. Même quand elles firent des
emplettes pour son bal, en commandant des bouquets et des verreries, elle
surprit des échanges à ce sujet chez les commerçants et les gens du peuple.
Toutefois, les sentiments qu'ils exprimaient n'étaient pas toujours
empreints de chagrin ou de désarroi. Il leur arrivait de manifester une
satisfaction embarrassante.
— Croyez-moi, cette affaire pourrait causer la chute des tories, déclara
oncle Pennworth au petit déjeuner du jeudi, la veille du procès de
Bellingham. Comme le roi est encore souffrant, le prince régent va pousser
en avant ses amis whigs avant qu'on ait eu le temps de prier pour l'âme de
Perceval.
Il regarda tante Leonore par-dessus son assiette de jambon fumé.
— Vous n'imaginez pas ce que j'ai entendu hier devant une de ces
tavernes de bas étage. Des hommes buvaient à la santé de Bellingham. Ils
portaient des toasts à cette canaille comme si c'était une sorte de héros du
peuple ! Et la haine qu'ils avaient pour Perceval et son gouvernement...
c'était terrifiant. Je crains que l'émeute ne menace.
Au mot d'«émeute», Helen s'arrêta de couper une tranche du gâteau au
carvi du petit déjeuner. Se pouvait-il que les Abuseurs aient orchestré le
meurtre du Premier Ministre afin de provoquer un soulèvement populaire ?
Lord Carlston avait dit que certains d'entre eux se nourrissaient de la
violence et des émotions exacerbées des foules, mais il avait ajouté que ces
créatures ne collaboraient pas entre elles. À moins que les Abuseurs
n'eussent un autre motif ? Seul lord Carlston aurait pu répondre à
cette question, mais elle n'avait plus eu aucune nouvelle de lui depuis qu'ils
avaient réveillé ensemble l'âme de Jeremiah. Elle se remit à trancher la
croûte sucrée. Quels que fussent ses doutes quant à Sa Seigneurie et au
Club des mauvais jours, elle trouvait ce silence soudain encore plus
alarmant. Peut-être ne s'était-il pas remis des souffrances dues au réveil ?
Mais il se pouvait aussi qu'il fût occupé à désamorcer les émotions
dangereuses qu'on avait fait naître au sein du peuple. Si c'était le cas,
demanderait-il son aide à Helen ? Elle espérait ardemment que non, mais
elle devait s'avouer qu'elle n'aspirait pas moins à entrer en action. Un tel
aveu était plus que troublant. Elle reposa le couteau et considéra d'un air
sombre la tranche de gâteau. L'introspection ne favorisait pas l'appétit.
Comme chaque jeudi, elle se mit en route pour Hatchards avec Darby,
après le petit déjeuner. Elles guettèrent toutes deux l'éventuelle apparition
de l'homme qui les avait suivies ou de la voiture de Mr Hammond, mais ni
l'un ni l'autre ne se montrèrent. La visite à la librairie puis le retour à Half
Moon Street se passèrent sans la moindre mésaventure ni le moindre
message du Club des mauvais jours. Helen ne parvenait pas à surmonter son
malaise. Elle songea à envoyer un billet à lord Carlston par l'entremise de
Darby, au point d'ouvrir son secrétaire et de tailler une plume, mais finit par
y renoncer. En écrivant, elle donnerait l'impression d'avoir envie d'être mise
à contribution.
Le procès de Bellingham eut lieu le vendredi. Son issue fit l'objet
d’une discussion lors du dîner auquel Helen se rendit ce soir-là avec son
oncle et sa tante, mais les informations données par les hommes attablés
étaient en grande partie de seconde main et obscurcies par des
considérations pompeuses. Beaucoup plus intéressante fut la conversation
qui suivit au salon, entre les dames attendant que les hommes les rejoignent
après le porto. L'une d'elles, Mrs Forbes, avait assisté au procès. Son
excitation était encore tangible tandis qu'elle agitait frénétiquement son
éventail de soie rouge en rapportant les détails de l'affaire.
— Mr Bellingham a plaidé non coupable, dit-elle aux dames
agglutinées autour de sa chaise. Il avait pourtant déjà avoué son crime sur
les lieux du drame. Son avocat essaya d'invoquer la folie, mais lui-même ne
voulait pas en entendre parler. Il déclara que le gouvernement l'avait trahi
lorsqu'il avait été emprisonné à tort en Russie puis s'était vu refuser tout
dédommagement. D'après lui, c'était assez pour qu'un homme décide de se
faire lui-même justice. Bien entendu, le jury ne fut pas d'accord. Ses
membres n'ont mis qu'une heure pour le déclarer coupable.
— Je suis surprise que cela leur ait pris tant de temps, déclara lady
Beck.
Bien que tout le monde fût déjà au courant de la sentence — Mr
Bellingham avait été condamné à être pendu puis livré à la dissection —,
Mrs Forbes la répéta d'un ton lugubre. Les assistantes frissonnèrent avec
une joie horrifiée. L'exécution publique devait avoir lieu le lundi suivant à
huit heures du matin, devant la prison de Newgate. La justice avait fait vite,
songea Helen. Mr Bellingham avait été jugé et serait pendu en moins d'une
semaine.
— Mon mari et moi avons décidé d'assister à l'exécution, dit
Mrs Forbes. J'aime bien les pendaisons, et celle-ci sera
particulièrement mémorable.
Un murmure s'éleva dans la pièce. Certaines dames étaient
scandalisées par ce projet, d'autres manifestaient le même enthousiasme
pour un tel spectacle.
— Mais vous devez sûrement vous rappeler ce qui s'est passé voilà
cinq ans, intervint tante Leonore. Haggerty et Holloway.
Quelques-unes des dames plus âgées hochèrent gravement la tête en
entendant ces deux noms. Mr Haggerty et Mr Holloway avaient été déclarés
coupables du meurtre d'un homme qu'ils voulaient dévaliser dans la lande
d’Hounslow. Après leur procès retentissant, quarante mille personnes
étaient allées assister à l'exécution. Cette foule immense avait provoqué un
mouvement soudain de panique, où trente malheureux avaient trouvé la
mort, dont plusieurs femmes et enfants.
— Eh bien, je n'ai pas l'intention de rester sur le terrain avec la plèbe,
répliqua Mrs Forbes. Nous allons louer une pièce donnant sur la potence et
nous y prendrons notre petit déjeuner en toute sécurité.
— Voilà une sage décision, approuva lady Beck en hochant la tête avec
tant de vigueur que la plume violette de son turban s'agita en tous sens.
Mais vous feriez mieux de vous dépêcher de trouver une pièce. Je suis sûre
que les mieux placées seront toutes prises avant demain.
Le samedi matin à huit heures, le très honorable Spencer Perceval fut
inhumé. À genoux dans la bibliothèque pour prier, Helen entendit les
cloches de l'abbaye de Westminster et de l'église Sainte— Marguerite
sonner le glas tandis que le cortège funèbre s'éloignait de Downing Street.
Sous la directive de son oncle, tout le foyer s'était réuni pour une bonne
heure de recueillement pour l'âme du Premier Ministre. Lord Pennworth
aurait voulu suivre le cortège en tant qu'ami déclaré du défunt et fervent
tory, mais la famille affligée lui avait écrit que l'enterrement se déroulerait
dans l'intimité. Il sembla à Helen que les prières de son oncle n'allaient pas
sans une certaine maussaderie.
Après le petit déjeuner, Helen et sa tante venaient à peine de prendre
place sur leur canapé et leur chaise habituels qu'on sonna à la porte de la
maison.
— Attendons-nous quelqu'un, Helen ?
— Non.
Elles regardèrent la porte qui finit par s'ouvrir sur Barnett. Il apportait
une lettre sur son plateau d'argent.
— Un valet de pied vient de remettre ceci pour vous, milady, dit-il en
s'inclinant. De la part de lady Margaret Ridgewell.
— Lady Margaret ? s'étonna tante Leonore après que Barnett se fut
retiré.
Elle tourna et retourna la missive.
— Pourquoi m'écrit-elle ?
— Je ne sais pas, dit Helen en serrant ses mains l'une contre l'autre
pour réprimer son impatience.
Lord Carlston reprenait enfin contact avec elle.
Tante Leonore glissa son doigt sous le cachet et déplia la feuille.
— Ah, elle me demande si elle pourrait te voir cet après-midi. Elle
propose une promenade en voiture à Richmond Park avec son frère et elle,
afin de distraire ta pensée de cette triste journée.
Elle leva les yeux.
— C'est un peu insolite. Nous venons à peine de faire
leur connaissance.
— Oui, mais ils sont très agréables, non ? dit Helen en s'efforçant de
parler d'une voix égale.
Il ne s'agissait pas de se promener à Richmond Park. Si elle avait dû
parier sur le motif d'une invitation aussi soudaine, elle aurait dit que c'était
l'exécution de Bellingham le lundi. Peut-être lord Carlston voulait-il son
concours, finalement.
— Et ils ont l'amitié et le soutien de lady Jersey, ajouta-t-elle, espérant
que la caution de la protectrice d'Almack suffirait à faire oublier le caractère
un peu singulier de l'invitation.
— Ils sont agréables, c'est vrai. Surtout Mr Hammond.
Tante Leonore se consacra encore un instant à la lettre puis releva les
yeux d'un air étrangement hésitant. Helen déchiffra l'expression de sa tante :
la gêne.
— Ma chère, ce que je vais dire peut sembler manquer un
peu d'élégance, mais je pense que tu as assez de maturité pour comprendre
les réalités du monde.
Elle se racla la gorge.
— Selburn semble s'intéresser à toi, et je sais que nous formons toutes
deux de grands espoirs à ce sujet. Cependant, Mr Hammond est un jeune
homme très distingué, issu d'une excellente famille et nanti d'une solide
fortune. Il serait très opportun de te lier d'amitié avec lui et sa sœur. Au cas
où.
Helen hocha la tête gravement, bien qu'elle trouvât plutôt ridicule l'idée
d'épouser Mr Hammond. Il était certes agréable et plein de qualités, mais il
souffrait de la comparaison avec des hommes plus... elle chercha le mot
adéquat. Plus éminents. Il n'était qu'un suiveur, et elle devait s'avouer qu'elle
admirait ceux qui dirigeaient.
Sa tante sourit.
— Oui, je pense que tu peux aller te promener avec Mr Hammond et sa
sœur aujourd'hui. Et nous leur enverrons des invitations pour ton bal.
— Merci, ma tante.
Helen hésita, en se demandant comment tourner sa question.
Elle voulait que Darby l'accompagne, mais ce n'était pas absolument
nécessaire puisque lady Margaret ferait office de chaperon. Elle décida de
jouer la contradiction.
— Je n'aurai pas besoin d'emmener Darby, n'est-ce pas ?
Sa tante réfléchit.
— Je crois qu'il vaudrait mieux que tu l'emmènes, ma chère. Après
tout, nous ne les connaissons pas très bien.
— Bien sûr, dit Helen avec docilité.
— Comment vas-tu t'habiller ? reprit sa tante d'un air songeur. La robe
de soie bordeaux conviendrait peut-être. Sombre, comme l'exigent les
circonstances, mais pas trop. Les deuils publics posent tellement de
problèmes, au printemps.
Helen ne put s'empêcher de demander :
— C'est encore pire en été, vous ne trouvez pas ?
— Tout à fait, approuva tante Leonore. On n'a pas envie d'avoir du
chagrin en été.
— Croyez-vous que nous allons affronter des Abuseurs cet après-midi
? demanda Darby en boutonnant le dos de sa robe. J'espère que non. Ni
vous ni moi ne sommes vraiment prêtes, n'est-ce pas ? Mr Quinn dit qu'il va
falloir me former avant que je puisse remplir les fonctions de Terrène pour
vous. Mais je vais le faire, milady. Et de grand cœur.
Devant son enthousiasme, Helen se tourna vers elle.
— N'allons pas trop vite en besogne. Il se peut que lord
Carlston veuille que vous soyez ma Terrène, mais je n'ai même pas
encore donné mon accord pour devenir une Vigilante.
Darby interrompit sa tâche.
— Vraiment, milady ? Pardonnez-moi de vous le dire, mais vous vous
comportez comme si vous faisiez déjà partie du Club des mauvais jours.
— Que voulez-vous dire ?
Darby fit tourner Helen avec douceur pour reprendre son boutonnage.
— Eh bien, je ne vous ai jamais vue reculer devant ce que
lord Carlston vous demandait. Vous l'avez même aidé à sauver Jeremiah, et
c'était un vrai travail de Vigilant, non ?
Helen voulut protester puis se ravisa. Darby n'avait pas tort.
— Ce que vous et lord Carlston avez fait pour ce garçon
était merveilleux, milady.
Helen se tourna de nouveau vers elle.
— Dites-moi, qu'avez-vous vu et entendu, en fait ? Sa Seigneurie a-t-il
chanté ?
— Chanté ?
Darby secoua la tête.
— Non, milady, mais il psalmodiait des mots semblant provenir d'une
langue étrangère. Vous en faisiez autant.
Elle tira sur le haut des manches pour rajuster les fronces.
— Vous ne le saviez pas ?
— Non, dit Helen.
Elle avait l'impression que son cœur s'était arrêté un instant de battre.
Elle ne se rappelait pas avoir prononcé un mot.
— Avez-vous vu quelque chose ?
— Et comment, milady. À un moment, Sa Seigneurie a dit quelque
chose qui paraissait définitif, comme la fin d'une prière, et j'ai vu le garçon
s'illuminer.
Elle haussa les épaules.
— Je ne sais pas comment le dire autrement. Puis il est devenu très
calme et j'ai compris qu'il avait retrouvé la raison. C'était l'œuvre de Dieu,
tout simplement.
— Est-ce pour cela que vous voulez devenir ma Terrène ? demanda
Helen. Parce que c'est l'œuvre de Dieu ?
Elle aurait aimé avoir la même foi inébranlable que Darby en la
sainteté de ses dons.
Après avoir donné un coup de brosse au dos du corsage, Darby fit face
à Helen.
— Mr Quinn m'a dit que c'était votre sang de Vigilante qui m'avait
choisie comme Terrène. Ce n'est pas rien, d'être choisie.
— Certes, mais j'ignorais que mon choix vous mettrait en danger
quand j'ai fait de vous ma femme de chambre.
Darby prit sur la coiffeuse deux petites boucles d'oreilles de grenat.
Elle en montra une à Helen, qui approuva de la tête, et entreprit de la mettre
à l'oreille de sa maîtresse.
— Je suis domestique depuis l'âge de quatorze ans, milady. Il y a
encore un mois, je savais ce que j'avais devant moi. J'avais pour mission
d'entretenir votre garde-robe et de veiller à votre bien-être.
Elle leva la main pour réfuter toute idée de mécontentement.
— Je suis plus qu'heureuse de mon sort. Mais à présent, j'ai été choisie
pour une mission plus haute. Cette fois, il s'agit de servir l'humanité entière.
Moi, Jen Darby !
Elle inséra la seconde boucle d'oreille dans le lobe.
— J'ignore pourquoi j'ai été choisie, mais si le Seigneur veut que je
vous aide, je ne peux pas me dérober.
Elle sourit soudain d'un air espiègle, qui la fit paraître beaucoup plus
jeune que ses vingt ans.
— D'ailleurs, le rôle de Terrène ne diffère guère de celui de femme de
chambre. Je devrai continuer de veiller sur vous, en vous transperçant
éventuellement la main de temps à autre.
— Darby ! s'écria Helen en éclatant de rire.
Elle secoua la tête.
— Vraiment, il n'y a pas de quoi plaisanter. Les Abuseurs sont un
danger mortel. Savez-vous en fait ce que vous devrez faire pour être ma
Terrène ? Mr Quinn vous a-t-il dit que je devrai vous lier à moi par un
procédé alchimique ?
Darby redevint sérieuse.
— Je suis au courant. Mr Quinn m'a tout dit sur ce lien, et sur les
devoirs et les dangers de ma charge. Il ne m'a rien caché.
— C'est possible, mais vous n'avez pas vu ces créatures. Elles sont si
puissantes et malfaisantes. Et vous n'avez pas vu l'effet qu'elles produisent
sur un Vigilant. Cette folie qui s'est emparée de lord Carlston...
Elle frissonna en se rappelant comment il s'était jeté avec violence sur
son propre serviteur. On aurait cru qu'il s'était perdu dans la splendeur bleue
de l'énergie.
— Il était terrifiant de le voir dans cet état, Darby. Dépouillé de sa
raison et de son intelligence... non, je ne peux pas affronter une telle
horreur.
— Mais je serai là pour y mettre un terme, milady. C'est pour cela que
vous m'avez choisie. Je vous aiderai à vous débarrasser de l'énergie, et tout
ira bien.
Helen sentit la main de Darby se poser sur la sienne. Mais la chaleur de
ce contact paraissait bien peu face au froid qui semblait soudain glacer tout
son corps.
— Je ne suis pas sûre d'en avoir la force, chuchota-t-elle. Je n'ai pas
envie d'être blessée ni de devenir folle.
Elle baissa la tête, honteuse d'un tel aveu. Sa mère avait affronté ces
périls. Son père aussi. Peut-être n'était-elle pas aussi courageuse que ses
parents, tout simplement. Il aurait certainement mieux valu pour tout le
monde que l'héritier direct ait été Andrew.
Darby tapota sa main.
— Je vous connais, milady. Comment pourriez-vous supporter de ne
pas faire votre devoir ou de ne pas agir selon votre conscience ?
Helen releva la tête.
— Mais est-ce mon devoir ? demanda-t-elle. Le hasard de ma
naissance m'oblige-t-il à nous faire courir un tel danger, à vous comme à
moi ?
— Je ne crois pas que ce soit un hasard si vous avez reçu ces dons, dit
doucement Darby.
— Je pense que vous attendez trop de moi, déclara Helen.
Se regardant dans le miroir, elle vit son visage crispé par la peur.
— Comme Sa Seigneurie, ajouta-t-elle en se détournant de son reflet.
Chapitre XXI
Helen s'arrêta. Relut la phrase. «Ne leur fais pas confiance.» Elle
regarda sans le voir le toit de la maison d'en face. Si cet avertissement était
un tel choc pour elle, cela prouvait qu'elle s'était menti à elle-même. Elle
avait beau affirmer le contraire à Darby, en fait elle faisait confiance à lord
Carlston. Et voilà que sa mère surgissait de sa tombe pour lui dire que
c'était un monstre. Helen secoua la tête. Dix ans avaient passé, et il n'était
plus l'acolyte de Benchley, d'après ce qu'elle avait vu.
Helen leva les yeux de la feuille. C'était ce qu’elle avait vu dans l'âme
de lord Carlston : les ténèbres accumulées lors des réveils. Et cela
expliquait peut-être la folie de Mr Benchley.
Tu sais certainement aussi que la charge des réveils repose en grande
partie sur nous, en tant que femmes, puisque nous ne pouvons évidemment
pas nous battre comme les Vigilants hommes. J'étais disposée à faire mon
devoir, car l'invasion des ténèbres prend des années — et de toute façon, ne
devais-je pas cesser les réveils avant qu'ils m'aient contaminée ?
Helen fronça les sourcils. Lord Carlston s'était montré désireux qu'elle
combatte. Était-ce un mensonge, ou s'était-il produit un changement
fondamental ? Néanmoins, sa mère avait raison sur un point. Il avait omis
de lui parler de l'effet dévastateur des ténèbres dues aux traces énergétiques.
Helen pressa sa main sous sa poitrine, accablée par une sourde douleur lui
rendant difficile de respirer.
Les trois mèches sont liées par une alchimie antique et par l'amour de
Dieu. Elles sont entrelacées de façon à permettre à ton âme d'échapper à la
destruction. Dénoue les trois mèches, purifie-les dans le feu pour les
restituer à leurs éléments de base, puis absorbe-les. Tu annuleras ainsi tes
dons de Vigilante. Ils ne feront plus partie de ton être, et tu ne courras plus
aucun danger de la part des Abuseurs ni du Club des mauvais jours. Tu
seras une femme normale, libre de mener une vie pleine d'amour et de
compassion, en conservant intacte ta grâce éternelle.
Nos dons sont liés aux énergies de la terre. Nous sommes au sommet
de notre puissance lors de la pleine lune et de la nouvelle lune, quand ces
énergies nocturnes affectent la structure même du globe. Tu
devras accomplir cette opération une nuit de pleine lune, quand l'astre sera
à son apogée, à minuit, de façon qu'elle fasse pleinement son effet. Brûle les
trois mèches, mélange-les avec de l’eau consacrée et bois ce breuvage au
douzième coup de minuit. Ce sera très rapide, à ce qu'on m'a dit.
Je dois encore t'avertir d'un autre élément que tu devras prendre en
compte en plus du danger qui te menace. J'ignore dans quelle mesure notre
caractère est lié à nos dons de Vigilante. Il est probable que
s'ils disparaissent, tu perdras également certains aspects de toi-même qui
te sont chers. Un peu de ta vivacité, peut-être, et une partie de ton
intelligence ou même de ta curiosité naturelle. Je ne puis en être certaine,
mais ton être profond changera. C'est un sacrifice, j'en ai conscience, mais
tu y gagneras la sécurité, une vie normale, une âme affranchie des
ténèbres des Abuseurs. Tu pourras connaître la joie d'aimer.
Helen s'interrompit, puis lut une seconde fois cette mise en garde.
Perdre sa vivacité et son intelligence — qui ferait un tel choix ? Elle
regarda fixement par la fenêtre le ciel plombé, en proie à un terrible
pressentiment.
Une nouvelle trêve vient d'être conclue avec la France, et ton père et
moi projetons de fuir l'Angleterre et le Club des mauvais jours avec toi et
ton frère. Nous trouverons sur le continent un endroit où vivre dans une
relative sécurité. Où je puisse chercher un moyen de me débarrasser des
ténèbres de Benchley, ou du moins de sauver ce qui reste de ma
grâce éternelle. Je refuse de devenir incapable de vous aimer, toi, Andrew
et ton cher père, pour quelque devoir que ce soit. Pas même pour mon
pays. Mais si tu lis ces lignes, cela signifie presque à coup sûr que notre
plan a échoué. Je sais que je te laisse de nouveau exposée au danger, et
cela me déchire le cœur. Toutefois, je trouve un réconfort dans la pensée
que tu as peut-être la miniature, qui peut te permettre d’échapper au
sort qui fut le mien.
Sauve ton âme, Helen.
Avec mon amour éternel,
Ta mère,
Catherine Wrexhall.
Helen ouvrit les yeux. Une douleur lancina sa tête à ce simple effort,
encore aggravée par la lueur assourdie d'une bougie non loin d'elle. Elle les
referma, en cherchant la douce obscurité s'étendant aux confins de sa
conscience. Non, c'était trop tard : son esprit organisait déjà en un tout
cohérent ce qu'elle avait entrevu.
Elle était dans sa chambre. Sur son lit.
Cette fois, ses yeux s'ouvrirent d'un coup. L'exécution ! Levant la main
du drap, elle palpa maladroitement sa gorge. L'Abuseur aux cheveux noirs...
— Milady ?
Une silhouette indistincte se pencha sur le lit.
— Darby ? croassa Helen.
Elle avait la bouche tellement sèche.
— Oh, milady. Vous êtes réveillée !
Helen battit des paupières et distingua enfin le visage de sa femme de
chambre. Une ecchymose violaçait une de ses pommettes et des cernes
sombres entouraient ses yeux inquiets.
— Je vais chercher votre tante, dit Darby.
— Attendez.
Helen leva la main, mais dut aussitôt la laisser retomber. À chaque
geste, elle avait l'impression d'avancer péniblement dans de l'eau.
— Nous sommes seules ?
— Oui, milady.
— La miniature ?
Darby effleura le col haut de sa robe.
— Je veille sur elle, milady, chuchota-t-elle.
— Que s'est-il passé ? Comment suis-je arrivée ici ?
— Votre frère et le duc de Selburn vous ont ramenée à la maison. Je
vous attendais. Votre tête saignait tellement, milady. Nous avons cru...
La voix de Darby se brisa.
— Nous avons cru que vous alliez mourir.
Helen porta la main à son front et sentit un bandage.
— Le duc ? parvint-elle à articuler.
— Oui, dit Darby en hochant la tête avec vigueur. Il s'est montré plein
d'autorité, milady. Il a déclaré à votre oncle qu'il empêcherait toute fuite
dans les journaux et lui a conseillé de raconter que vous aviez fait une chute
de cheval. C'est la version qu'on a donnée à vos relations. Sa Grâce est
passée ici à six reprises pour demander de vos nouvelles.
Elle s'écarta en montrant deux somptueux bouquets dans des vases à
côté du lit.
— C'est lui qui les a offerts, dit-elle.
Elle pointa ensuite le doigt vers le sommet du secrétaire.
— Et ces quatre petits bouquets aussi. Les violettes sont un présent de
Miss Gardwell. Vous avez manqué son bal, mais elle était si délicieuse
quand elle a apporté son bouquet. Les iris sont de la part de Mr Brummell,
et les roses de lady Margaret et Mr Hammond.
Darby se pencha plus près.
— Lord Carlston est passé aussi, mais sans fleurs.
En entendant le nom de Sa Seigneurie, Helen sentit son cœur bondir
traîtreusement. Des souvenirs amers corrigèrent presque aussitôt ce premier
mouvement — Mr Benchley, la lettre de sa mère. Une douleur sans cause
l'étreignit soudain et elle tendit la main pour caresser les pétales soyeux d'un
des bouquets. Se pouvait-il que le duc en eût offert six ?
— Combien de temps suis-je restée inconsciente ?
— Près de quatre jours. Nous sommes jeudi soir, milady. Le docteur
Roberts était tellement inquiet. Nous l'étions tous.
Darby se redressa.
— Vous devez avoir soif, milady.
Se tournant vers une cruche, elle remplit un verre d'un breuvage
laiteux.
— Le docteur a dit que si vous vous réveilliez, vous pourriez
boire quelques gorgées de tisane d'orge.
Helen s'accouda sur le lit. Darby l'aida à s'asseoir, en la soutenant de
son bras robuste. Helen but dans le verre qu'elle portait à ses lèvres. Le
liquide tiède et réconfortant fit du bien à son gosier desséché.
— Il ne faut pas que vous en buviez trop, milady, dit Darby d'un ton
contrit en retirant le verre et en l'aidant à se recoucher. Je dois appeler votre
tante, maintenant.
Prise d'une inquiétude soudaine, Helen se redressa.
— Darby, qu'en est-il de vous ?
— Tout va bien, milady. Votre tante a supposé que vous
m'aviez envoyée à la maison pour continuer seule votre chemin. Je ne
l'ai pas détrompée. Ai-je eu tort ?
— Non, c'était bien joué.
Elle fronça les sourcils.
— Votre pauvre visage... Qu'avez-vous raconté à ce sujet ?
Darby prit un air entendu.
— Milady, vous savez aussi bien que moi que personne ne s'immiscera
dans les rapports entre une dame et sa servante.
— Ils croient que c'est moi qui ai fait ça ?
Helen était horrifiée. Elle n'avait jamais battu un domestique.
— Je vais chercher votre tante, à présent. Et votre frère.
Andrew allait être tellement fâché. Helen s'effondra de nouveau sur
l'oreiller en fermant les yeux. La souffrance lancinant sa tête tenait à
distance la douce obscurité si tentante et protectrice.
Le bruit de la porte la réveilla. Elle ouvrit les yeux avec lenteur.
— Helen ?
Tante Leonore se pencha sur elle. La fatigue se lisait sur son visage
ridé et poudré.
— Comment te sens-tu ?
Derrière elle, Andrew sourit, pâle et tendu.
— Bonjour, lutin.
— J'ai mal à la tête, dit Helen.
— Oui.
Tante Leonore s'assit sur la chaise au chevet du lit, en lissant sa robe de
chambre.
— Le médecin sera bientôt ici. Il t'a déjà saignée deux fois. Quel brave
homme.
Se penchant vers Helen, elle serra brièvement son bras.
— C'est un tel soulagement de te voir réveillée, ma chère petite.
Helen sourit faiblement.
— Je suis désolée, chuchota-t-elle en jetant un coup d'œil à son frère.
— Je ne sais pas ce qui t'arrive depuis quelque temps, lança-t-il. Te
rends-tu compte de ce que... ?
— Andrew ! l'interrompit tante Leonore. Tu ferais peut-être mieux de
t'en aller.
Il se frotta la nuque.
— Je suis content que tu sois guérie, dit-il d'un ton bourru.
Helen le regarda en silence sortir de la pièce.
— Il a passé tout son temps à attendre dans cette chambre, dit tante
Leonore quand la porte fut fermée.
— Mon oncle est-il très fâché, lui aussi ? demanda Helen.
— Il est même furieux, ma chère. Je crois qu'il aurait été capable de te
chasser, bien que tu fusses inconsciente. Heureusement, l'intervention si
aimable du duc et ses attentions continuelles ont contribué à améliorer son
humeur.
Elle se leva et resta debout devant le secrétaire, en tournant le dos à
Helen.
— Les fleurs de Sa Grâce sont vraiment magnifiques, tu ne trouves pas
? Six bouquets, et rien que des fleurs de serre. J'imagine qu'il y en aura
encore deux demain.
— Oui, c'est vraiment gentil, murmura Helen.
Tante Leonore se retourna brusquement.
— Comment as-tu pu faire une chose pareille, Helen ? Assister à une
exécution ! Toute seule !
Elle joignit avec force ses mains tremblantes.
— Non, je me suis juré de ne pas t'accabler de reproches tant que ta
santé ne sera pas rétablie.
Elle respira à fond pour se calmer.
— Je te dirai simplement que j'étais certaine que ton comportement
scandaleux t'avait mise hors jeu, mais il semble que le duc n'en soit
nullement affecté. Tu as vraiment de la chance, ma chère. Moi-même, je n'y
comprends rien. Peut-être se sent-il pour ainsi dire responsable de toi, à
présent. Mais peu importe, n'est-ce pas ? Du moment qu'il ait ce sentiment
pour toi.
Elle esquissa un sourire passablement forcé.
Un coup à la porte rompit le silence tendu.
— Entrez, dit tante Leonore.
La porte s'ouvrit sur le docteur Roberts et son apprenti, un jeune
homme trapu qui serrait sur sa poitrine d'un air protecteur la mallette de cuir
noir du médecin.
— Je suis heureux de vous voir ainsi, déclara le docteur Roberts avec
son calme habituel.
Cependant, Helen sentit son soulagement derrière sa bonhomie
professionnelle. Après s'être incliné avec élégance devant sa tante et elle, il
se dirigea vers le lit, avec son apprenti sur les talons. Son visage maigre, à
la moustache grise, arborait un sourire sincère.
— Comment vous sentez-vous, lady Helen ? Je suppose que
vous devez avoir affreusement mal à la tête.
— J’ai l'impression que quelqu'un danse la gigue sous mon crâne,
docteur, dit-elle tandis qu'il approchait la chaise. Mais la douleur a déjà
diminué depuis mon réveil.
Il poussa un grognement satisfait.
— Permettez-moi donc de vous examiner.
L'examen fut bref. Il prit son pouls en pressant ses doigts froids sur son
poignet, puis vérifia l'état de ses yeux et de sa langue. Sortant un tuyau en
roseau de sa mallette, il en plaça une extrémité sur la poitrine d’Helen et
l'autre contre sa propre oreille afin d'écouter les battements de son cœur.
— Tout est en ordre. Je ne crois pas nécessaire de procéder à une autre
saignée.
Après avoir rendu le tuyau à son apprenti, il tapota la main d’Helen.
— Tant mieux, d'ailleurs. Vous êtes particulièrement difficile à saigner.
— Vous croyez vraiment ? s'inquiéta tante Leonore.
Elle était une fervente adepte de la saignée, surtout quand on la
pratiquait en mai.
— Tout à fait, assura le médecin. Maintenant, jetons un coup d'œil à la
blessure.
D'une main aussi prudente qu'experte, il souleva le bandage pour
examiner la plaie juste au-dessus de la naissance des cheveux.
— Ah, voilà qui est vraiment magnifique. Me permettez-vous
de montrer ceci à mon apprenti, lady Helen ?
Elle hocha la tête.
Le jeune homme s'approcha discrètement.
— Vous voyez, Mr Ewell ? L'entaille est pratiquement cicatrisée. C'est
remarquable.
Le docteur Roberts sourit à Helen.
— La guérison a été étonnamment rapide, non ? hasarda Mr Ewell.
Helen retint son souffle. Mr Ewell était beaucoup trop perspicace.
— Lady Helen est une jeune femme très robuste, répliqua le docteur
Roberts. Ne sous-estimez jamais la capacité du corps à guérir de lui-même.
«Surtout quand il s'agit du corps d'un Vigilant», songea Helen.
Le médecin se tourna vers tante Leonore.
— Elle s'est remise de façon spectaculaire, lady
Pennworth. Manifestement, sa blessure était beaucoup moins grave que
nous ne l'avions redouté. Je vais préparer une potion qu'elle prendra pendant
quelques jours. Mr Ewell l'apportera. Et je reviendrai vous voir demain
matin. Si son état continue de s'améliorer, elle pourra même se lever dès
demain.
— Déjà ? demanda tante Leonore d'un air à la fois surpris
et calculateur.
— Oui, mais en douceur. Qu'elle se contente de s’asseoir dans un
fauteuil.
Il adressa un regard faussement réprobateur à Helen.
— Pas question de courir les bals ni de jouer les écervelées
avant quelques jours !
— J'avais presque décidé d'annuler son bal de présentation, dit tante
Leonore. Pensez-vous qu'elle pourrait être assez bien pour qu'il ait lieu ?
— Quand est-il prévu ?
— Mardi prochain.
Le médecin tapota de nouveau la main d’Helen d'un air rassurant.
— Si elle se tient tranquille et que l'amélioration se confirme, cela
n'aurait rien d'impossible.
Tante Leonore sourit et lança un regard ravi à Helen.
— Eh bien, c'est un grand soulagement. Il est heureux que je n'aie pas
dit à la cuisinière d'arrêter ses préparatifs pour le potage à la reine.
Ce fut au tour d’Helen d'esquisser un sourire forcé.
Le lendemain, au petit matin, Helen comprit que ses pouvoirs de
Vigilante avait complètement rétabli sa santé. Sa tête ne lui faisait plus mal,
son esprit était clair. En se regardant dans le miroir du cabinet de toilette,
elle constata que sa plaie était à peine visible. Elle recula et observa son
visage sombre. Si elle se servait de la miniature conformément aux
instructions de sa mère, elle perdrait cette capacité stupéfiante. Elle effleura
la cicatrice presque effacée. Que perdrait-elle d'autre ?
Un autre visage, gravé dans sa mémoire, surgit soudain devant elle : un
regard noisette plein de dureté, des dents parfaites, des cheveux noirs.
L'Abuseur du demi-monde*. «Il va venir vous chercher», avait-il déclaré.
Helen pressa la main sur sa gorge comme pour la protéger. Parlait-il d'un
Abuseur Suprême, capable de susciter une nouvelle Terreur, comme le
redoutait lord Carlston ? Si un tel monstre en avait après elle, elle était
certainement en droit de se servir de la miniature.
Darby entra avec le chocolat du matin et un cadeau qu'elle avait
confectionné dans la nuit : un petit sac de soie couleur crème avec un
cordon assez long pour le porter au cou ou à la taille.
— C'est pour que vous puissiez avoir sur vous la miniature
sans attraper mal à la tête, chuchota-t-elle. Je me suis dit que vous
ne voudriez plus la quitter des yeux, maintenant.
Elle regarda la porte fermée puis sortit de son corsage le portrait, en
passant le ruban par-dessus sa tête. Avec un sourire anxieux, elle le tendit à
sa maîtresse.
Helen saisit sa main.
— Merci, dit-elle, en proie à une absurde envie de pleurer.
Peu après, tante Leonore entra d'un air affairé avec un nouveau
bouquet.
— Regarde, ne sont-elles pas ravissantes ? demanda-t-elle en montrant
l'arrangement de pivoines à Helen, qui s'était recouchée et était assise d'un
air modeste contre une pyramide de coussins. Il faut convenir que c'est le
valet de pied de Selburn qui les a apportées, mais il n'est que huit heures et
on ne peut guère s'attendre à ce qu'un duc soit levé avant dix heures.
Elle tendit les fleurs à Darby, puis s'approcha de la fenêtre, revint à
côté du lit et s'immobilisa en souriant à Helen d'un air incertain.
— Je sais que ton oncle n'est pas encore venu te voir, ma chère, mais
ne crois pas qu'il ne soit pas inquiet.
Soulevant le gland pendant au coin du baldaquin, elle se mit à lisser
l'épais écheveau doré.
— Il ne trouverait pas convenable de te rendre visite dans ta chambre,
mais il me demande des nouvelles de ta santé chaque fois que je le vois. Je
suis sûre que dès que tu seras en état de descendre l'escalier pour te rendre
au salon, il saisira la première occasion pour t'y rejoindre.
Elle mentait, évidemment. Helen ne doutait pas que son oncle fût
encore trop furieux pour accepter d'être dans la même pièce que sa nièce
aussi légère que désobéissante. Elle savait qu'elle finirait par avoir un
entretien avec lui, et cette simple pensée la glaçait.
Lorsqu'il vint la voir comme promis, le docteur Roberts déclara qu'elle
était suffisamment rétablie pour s'habiller et s'asseoir sur la méridienne. On
avait installé celle-ci près de la fenêtre de la chambre, afin de profiter de la
lumière et de la vue, tandis que le secrétaire était relégué de l'autre côté de
la pièce. Le docteur Roberts avait même proposé d'ouvrir la fenêtre, mais
tante Leonore avait trouvé qu'il allait un peu loin. Désolée d'avoir
manqué le bal de Millicent, Helen avait demandé au médecin si elle
ne pourrait pas inviter son amie à lui rendre visite. Il avait
acquiescé, estimant que la compagnie d'une camarade serait une
distraction propice à la convalescence, du moment que la jeune dame
en question ne reste pas trop longtemps.
Millicent, escortée de son valet de chambre, arriva en même temps que
Sa Grâce, qui apportait en personne un nouveau bouquet de fleurs de serre.
Bien entendu, le duc ne pouvait monter dans la chambre d’Helen, mais il
pria Millicent, stupéfaite, de lui transmettre ses meilleures pensées, tandis
qu'il confiait les boutons de rose aux soins attentifs de Darby.
— Le duc de Selburn ? dit Millicent en s'asseyant au bout de
la méridienne et en dénouant les rubans de son chapeau. Quelle maligne tu
fais ! Coraline Pritchard va en faire une maladie.
Elle retira son ravissant chapeau de soie brune, orné de dentelle
couleur café et de plumes roses, et le donna à Darby.
— Coraline Pritchard ? s'enquit Helen en aplatissant la couverture de
laine sur ses jambes. Elle en est à sa deuxième saison, n'est-ce pas ?
— Oui, et aucun prétendant en vue. Elle avait jeté son dévolu sur le
duc. C'était sans espoir, évidemment. Elle louche, la pauvre.
Millicent lui tendit un paquet enveloppé dans le papier caractéristique
de chez Gunter.
— Voici des pâtes de fruits. Je sais que tu les adores.
En les donnant à Helen, elle pressa sa main un instant avec ferveur.
— Je suis si heureuse que tu ailles mieux. Quand j'ai appris la
nouvelle, j'ai été bouleversée. Je ne pouvais pas croire que Circé ait pu te
désarçonner. Que s'est-il passé ? A-t-elle trébuché dans un trou ?
Helen s'humecta les lèvres. Elle n'avait pas prévu de tels détails.
— Je la faisais galoper un matin et elle a dû broncher devant quelque
chose, je ne me souviens plus quoi.
Elle se hâta de passer à un autre sujet.
— Je regrette tellement d'avoir manqué ton bal.
— Tu n'avais guère le choix, non ? observa Millicent.
Elle se pencha vers son amie.
— Mais je t'ai regrettée. J'étais si nerveuse. Et bien sûr, il y a eu cet
orage effroyable. Personne ne t'en a parlé ? Vers huit heures et demie, alors
que les premiers invités arrivaient, le ciel est devenu tout noir et le tonnerre
et les éclairs se sont déchaînés de façon absolument terrifiante. C'était très
spectaculaire. Je te jure que ma mère y a vu un châtiment divin pour avoir
choisi un champagne à bon marché.
Helen éclata de rire. Quand elle se redressa après quelques ultimes
hoquets, elle songea soudain que c'était la première fois qu'elle riait
vraiment depuis des semaines.
— Mais parle-moi donc du duc, dit Millicent en ôtant ses gants. Il
semble qu'il se soit passé une foule de choses depuis notre dernière
promenade. Ta tante m'a raconté qu'il t'avait demandé de chevaucher avec
lui dans Rotten Row et qu'il t'avait envoyé au moins huit bouquets depuis
ton accident. Crois-tu que...
Elle laissa la question en suspens et haussa les sourcils d'un air
interrogateur.
— Je ne sais pas. Peut-être.
Millicent battit des mains.
— Et il te plaît ?
Elle écarta d'un geste cette question.
— Comment pourrait-il ne pas te plaire ? Il est tellement charmant*. Et
c'est le plus beau parti de la saison, bien sûr.
— Je l'aime vraiment beaucoup, dit Helen.
Toutefois elle ne pouvait s'empêcher de penser à la tête brune de lord
Carlston s'inclinant vers son visage. Que penserait Millicent d'une telle
situation ? Helen ne pouvait évidemment pas partager cet instant aussi
troublant qu'exaltant avec son amie. Ni avec personne d'autre, d'ailleurs. Pas
même Darby. Du reste, lord Carlston l'avait trahie et il était possible — non,
probable — qu'il considérât cet instant comme une erreur. Avec un sourire
joyeux, elle brandit la boîte de pâtes de fruits.
— Si nous en goûtions une ?
Millicent ayant approuvé avec enthousiasme, Helen déchira le papier
enveloppant la boîte.
— J'ai moi-même quelques nouvelles, déclara Millicent en examinant
l'assortiment.
Elle hésita un instant puis se décida pour une pâte en forme d'ananas.
— Lord Holbridge s'est montré plein d'attention pour moi. Nous avons
dansé deux fois ensemble lors de mon bal, nous avons conversé sans
interruption et il m'a conduite au dîner.
Helen se remémora le jeune vicomte. Joli garçon, dans le genre
douceâtre, et doté d'un solide sens de l'humour. Elle choisit une pâte à la
fraise.
— Raconte-moi tout ce qui s'est passé, dit-elle en se renversant sur ses
coussins dans sa joie de retrouver les émois paisibles et inoffensifs de son
ancienne vie. Je veux connaître le moindre détail.
Une demi-heure plus tard, Millicent se leva en déclarant que si elle
restait plus longtemps, elle succomberait à une indigestion de pâtes de
fruits. Quand la porte se referma sur son amie, accompagnée de Darby,
Helen se leva de la méridienne et se mit à arpenter la pièce pour dissiper un
peu le malaise de son propre corps. Elle aussi avait dépassé ses limites en
mangeant cinq pâtes de fruits. En fait, elle avait besoin d'un remède
nettement plus énergique qu'un peu de marche.
Elle se lança dans une série de jetés*, en bondissant avec une vitesse
croissante d'un pied sur l'autre. Ses muscles se tendaient, son sang martelait
ses tempes, la chambre devenait floue tant ses gestes étaient rapides.
Chaque partie de son corps travaillait en une harmonie parfaite. Il était si
merveilleux de se mouvoir avec une telle assurance, à cette vitesse
surnaturelle. Encore une chose qui disparaîtrait si elle mettait en œuvre la
miniature. Un coup à la porte la surprit au beau milieu d'une pirouette
déchaînée. Elle s'arrêta net, hors d'haleine.
— Qui est là ?
— C'est ton oncle, Helen. Je désire te parler.
Elle plaqua sa main sur sa bouche pour essayer de calmer son souffle.
Courant à la méridienne, elle se laissa tomber dessus et tira en hâte la
couverture sur ses jambes.
Après avoir pris une profonde inspiration, elle lança :
— Bien sûr, mon oncle.
La porte s'ouvrit. Il s'immobilisa sur le seuil en gonflant ses narines
tachées de tabac à priser, comme s'il sentait l'odeur du dévergondage dans la
chambre.
— Je crois que tu es assez rétablie pour me recevoir, dit-il.
Sans attendre de confirmation, il entra d'un pas décidé. Comme elle
s'apprêtait à se lever pour faire une révérence, il lui fit signe de rester sur la
méridienne. Sa bouche était pincée en une moue désapprobatrice et la
colère rougissant son visage faisait ressortir les veines de ses joues
couperosées en une ciselure violacée.
Helen ramena la couverture sur sa poitrine comme un bouclier de
douce laine et attendit que son oncle prenne la parole. S'approchant
lourdement du secrétaire, il contempla les bouquets disposés dessus.
— Je n'arrive même pas à imaginer ce qui a pu te pousser à agir de
façon aussi peu féminine, aussi répugnante, en te rendant seule à une
exécution ! lança-t-il.
Il se retourna et continua d'une voix de stentor :
— En te montrant aux gens sans aucune escorte, offerte à tous, comme
une vulgaire prostituée !
Il poussa un soupir sifflant.
— Te rends-tu compte que des inconnus auraient pu toucher ton corps,
lorsqu'on t'a portée loin de cette foule ?
Helen se surprit à se presser contre le dossier pour échapper à cette
diatribe. Elle se raidit, décidée à ne pas s'humilier devant lui.
— Ton frère est hors de lui, reprit son oncle. Se trouver dans une
situation aussi embarrassante devant son ami, le duc ! Sans l'intervention de
Sa Grâce, tu aurais apporté un déshonneur supplémentaire au nom de notre
famille. Je regrette de devoir le dire, mais tu es bien la fille de ta mère.
Helen serra les dents pour ne pas lui jeter la vérité à la figure. Elle était
encore davantage la fille de sa mère qu'il ne le croyait.
— Le duc vient de partir. Il m'a demandé ta main. Tu peux t'attendre à
ce qu'il te propose de l'épouser. J'ignore pourquoi, mais il considère que ton
tempérament est vif mais non pernicieux, et qu'il convient simplement de
l'orienter vers des activités plus féminines.
— Le duc veut m'épouser ?
Helen se recula, déconcertée. Comment pouvait-il encore vouloir d'elle
après qu'elle se fut ainsi déshonorée ?
— Oui, il y a de quoi être surprise, glapit son oncle. Tu as de la chance
d'avoir quarante mille livres, ma fille. J'ai l'impression qu'autrement ton
tempérament vif serait nettement moins séduisant.
Helen regarda fixement la couverture, les poings serrés sur la laine.
Son oncle se trompait : le duc n'était pas vénal. Il était beaucoup trop noble
pour cela. Elle sentit ses yeux se remplir de larmes. Serait-il possible qu'il
l'aime ? Certes, il l'avait distinguée, mais son attitude n'avait rien eu
d'ardent jusqu'à présent. Peut-être s'agissait-il simplement de la
convergence d'une situation favorable et d'une nature chevaleresque.
Qu'importait ? Cette union apporterait à Helen tout ce que sa famille
espérait : le rang, la protection, l'honneur. Et c'était un homme si gentil. Une
union avec lui promettait une vie heureuse et sûre.
— Tu as vraiment de la chance, ajouta son oncle. Si notre entourage
venait à apprendre ta conduite honteuse, tu ne serais plus mariable. Le
déshonneur de ta mère et ton propre comportement scandaleux
dissuaderaient tous les prétendants convenables.
Il croisa les bras sur son buste énorme. Les pointes de son col
encadraient ses bajoues.
— En tout état de cause, le duc s'est servi de sa grande influence et de
son haut rang pour empêcher les journaux de publier le moindre écho sur ta
conduite. Il n'a mis qu'une seule condition à tant de générosité. Il lui semble
que lord Carlston possède sur toi un certain ascendant. Étant un gentleman,
il s'est refusé à en dire plus, mais je frémis à la pensée de ce qu'il entendait
par là. Il a demandé que nous cessions de recevoir Carlston dans
notre famille. Vu ce qu'il a vécu lui-même avec cet homme et ce qu'il fait
pour te sauver de ta propre nature, sans compter le service qu'il rend à notre
famille en t'épousant, je n'ai aucun scrupule à rompre cette relation.
Il se dirigea soudain vers le lit, puis se retourna pour faire face à Helen,
avec une moue de dégoût.
— Y a-t-il quelque chose de vrai dans ce qu'il dit ? Éprouves-tu un
attachement indigne pour Carlston ?
Helen le brava du regard, mais elle se sentit rougir.
— Non.
Il pressa sa main sur ses yeux.
— Tu es non seulement dévergondée mais menteuse. Ta capacité à
tromper est révoltante.
Rejoignant la méridienne, il regarda Helen dans les yeux.
— Tu vas accepter la proposition du duc. Tu comprends ?
Détournant le visage devant sa véhémence, elle vit du coin de l'œil
qu'il serrait les poings. Elle n'avait pas besoin de ses dons de Vigilante pour
prévoir qu'il allait la frapper si elle hésitait trop longtemps. L'espace d'un
instant, elle songea avec férocité qu'elle pourrait le projeter à l'autre bout de
la chambre si elle le voulait. Et elle en mourait d'envie — que Dieu lui
pardonne. Elle ferma les yeux pour laisser passer cet accès effrayant de
sauvagerie.
Finalement, elle n'avait aucune raison d’hésiter ou de refuser.
— Oui, dit-elle. Je comprends.
— En attendant le jour de ton bal, tu vas rester à la maison. Tu ne
sortiras que pour les rendez-vous que je jugerai nécessaires à la préparation
de cet événement. Est-ce entendu ?
— Oui.
Il recula.
— Je vais retirer l'invitation de lord Carlston à ton bal et faire
comprendre à cet homme qu'il n'est plus question de nous considérer
comme des relations de famille.
Helen resta impassible. Elle aurait certainement dû être soulagée que
Sa Seigneurie n'assiste pas à son bal et n'entretienne plus aucune relation
avec elle à l'avenir. Pourquoi se sentait-elle donc si vide ?
— Tu devrais passer tes journées à prier dans l'espoir que tu puisses au
moins offrir au duc une âme pure, libre de tout attachement à un autre
homme et de ces vils désirs qu'aucune femme convenable ne saurait
éprouver.
— Oui, mon oncle.
— Commence tout de suite !
L'attrapant par l'épaule, il la tira de la méridienne et la força à
s'agenouiller.
— Remercie le ciel que Selburn veuille bien de toi.
Il lâcha son épaule, en laissant dans sa chair l'empreinte de doigts
brutaux.
— Quant à moi, je remercie certes le ciel à la pensée que tu
seras bientôt le problème d'un autre homme.
Il se détourna et sortit à grands pas de la chambre, où flottait désormais
une odeur de tabac froid et de mauvaise haleine.
Helen resta à genoux jusqu'au moment où elle entendit ses pas dans
l'escalier. Avec lenteur, elle s'installa de nouveau sur la méridienne et
enveloppa ses épaules dans la couverture.
Et si elle disait non au duc ? Son oncle tenterait presque à coup sûr de
la contraindre à l'épouser. Si jamais le duc n'acceptait pas un mariage forcé,
elle ne tarderait pas à être unie au premier prétendant venu — sir Reginald,
par exemple, ce grand amateur de viande. Elle frissonna. Son oncle pourrait
aussi la garder prisonnière dans sa propriété de Lansdale, en attendant
qu'elle «revienne à la raison» ou qu'il ne soit plus son tuteur — ni celui de
son argent — dans sept ans. Sept ans ! Il se pouvait même qu'il la chasse,
dans sa fureur, et refuse de lui donner accès à sa propre fortune. Elle en
serait réduite à compter sur la charité d'Andrew.
Helen secoua la tête. Elle se tourmentait sans aucune raison. À présent
qu'elle s'était calmée et avait les idées claires, elle comprenait que la
brutalité de son oncle avait éveillé en elle une résistance fallacieuse. Pour
l'amour du ciel, le duc lui plaisait ! C'était juste qu'elle n'avait pas envie
d'obéir aux ordres de son oncle : une réaction tellement infantile que c'en
était humiliant. Elle ne pouvait pas laisser l'esprit de contradiction influer
ainsi sur la décision la plus importante de sa vie.
Le duc était un homme de bien. Un esprit éclairé. Le détenteur d'une
richesse et d'une influence immenses. Mais surtout, il était digne
d'admiration et de respect. Si elle l'épousait, elle serait la duchesse de
Selburn, ne le cédant pour le rang qu'à la reine et aux princesses. Sa vie
serait remplie de salons prestigieux, de fêtes et de voyages, tout au sommet
de l'échelle sociale : la vie pour laquelle elle avait été élevée, et qu'elle avait
crue désormais impossible. C'était cette vie que sa mère avait voulu qu'elle
mène. Elle n'avait aucune raison d'hésiter. Après tout, elle avait déjà résolu
de fermer l'autre voie s'ouvrant à elle. Une fois qu'elle l'aurait fait, les
Abuseurs ne représenteraient plus un danger pour elle ni pour
ceux partageant son existence.
Sa décision était prise : elle dirait oui au duc.
Elle s'enveloppa plus étroitement dans la couverture. Pourquoi, dans ce
cas, sentait-elle le doute s'agiter encore en elle comme un oiseau pris au
piège ?
Peu avant l'heure du dîner, tandis que Darby installait une petite table
pour le repas d’Helen, on frappa doucement à la porte.
— Qui est-ce ? demanda Helen, allongée sur la méridienne.
— Lily, milady.
Helen et Darby se regardèrent. L'espionne de lord Carlston.
Helen s'attendait à recevoir un message de Sa Seigneurie, et Lily
semblait l'intermédiaire idéal. Toutefois, maintenant que ce message était
arrivé, elle ne savait plus très bien ce qu'elle espérait. Une explication ? Des
excuses ? Ou peut-être à une sorte d'absolution pour le péché d'avoir envie
d'une vie normale. Sauf qu'elle n'était pas papiste, et qu'aspirer à être
protégée et rassurée n'était certainement pas un péché.
— Entrez, dit Helen.
Elle se redressa pour affronter Lily. Darby se posta près de la
méridienne. Sa présence était réconfortante.
— Fermez la porte, ordonna Helen tandis que Lily faisait
une révérence.
Après s'être assurée qu'elles ne seraient pas dérangées, la servante
s'avança dans la chambre en observant Helen et Darby de ses yeux attentifs.
— J'apporte un message de Sa Seigneurie, milady.
Sortant une lettre de la poche de son tablier, elle la tendit à Helen.
— Il m'a demandé de revenir avec une réponse.
Le paquet était mince. Deux feuilles au plus.
— Je vous ferai venir si j'ai besoin de vous.
Lily fit une nouvelle révérence et se dirigea vers la porte. Helen pressa
du bout des doigts le cachet de cire.
— Milady ?
Helen leva les yeux. Lily s'était arrêtée devant la porte.
— Je voulais vous dire que je n'ai encore repéré aucun Abuseur dans la
maisonnée.
— Merci, Lily.
Helen lui sourit.
La servante hocha la tête et sortit après un coup d'œil rapide à gauche
et à droite du couloir.
— Allez vérifier, dit Helen.
Darby entrebâilla la porte puis la referma en faisant signe que tout
allait bien.
— Nous ne lui faisons donc pas confiance ?
— Je ne sais pas, répondit Helen. Je me demande en qui nous pouvons
avoir confiance, désormais.
Darby regarda la lettre.
— Préférez-vous la lire seule ?
Helen hocha la tête.
— Dans ce cas, je serai dans le cabinet de toilette, milady.
Enfin seule, Helen glissa un doigt sous le cachet pour le défaire.
Elle prit une profonde inspiration, déplia les feuilles, les lissa et se mit
à lire.
Saint James's Square, le 21 mai 1812.
Lady Helen,
J'ai été grandement soulagé d'apprendre par Lily que vous vous étiez
tout à fait remise après les événements du 18 mai. Ce sont ces événements
que je souhaiterais maintenant éclaircir, en espérant du même coup rendre
plus compréhensible à vos yeux mon propre comportement.
Vous aviez raison de supposer que Mr Benchley avait suggéré que lui
et moi puissions transférer les ténèbres de nos âmes dans la vôtre. Je vous
jure que j'ignorais qu'il se fût servi de votre mère à cette fin voilà tant
d'années. Bien entendu, j'ai refusé sa proposition. C'était un projet odieux,
mais je savais qu'il n'y renoncerait pas aisément. J'ai donc invité Mr
Benchley à la maison de Newgate Street afin de lui démontrer vos aptitudes
extraordinaires, notamment avec la miniature de votre mère, et votre
importance pour notre cause. Cela me paraissait le seul moyen de le
dissuader de transférer ses ténèbres en vous, et ainsi de l'empêcher d'être
une menace pour votre bien-être à l'avenir.
Helen secoua la tête. Elle ne croyait pas qu'il fût possible de dissuader
Mr Benchley. Mais, au moins, Sa Seigneurie avait refusé sa proposition.
Bien sûr, nous savons tous deux ce qui s'est passé après que vous êtes
entrée dans le salon de Newgate Street. Au cours de mes études, je n'ai vu
qu'une fois le Colligat mentionné dans un texte, si bien que j'ai été
incapable de reconnaître cette création antique et terrifiante dans le
portrait de votre mère, même lorsque son effet se manifesta avec évidence
sur Jeremiah. Je m'en veux d'une telle ignorance.
Votre Colligat est un des composants d'une abomination alchimique
qui en comprend trois. Appelée Trinitas, elle peut semer la mort chez tous
les Vigilants. Le danger d'une telle création est évident, mais nous pouvons
du moins être certains que le vis — la source d'énergie du Trinitas — est
actuellement en possession des Vigilants et ne peut être reproduit,
contrairement à votre Colligat et au troisième composant, un
autre dispositif alchimique appelé Ligatus. La menace que représente votre
Colligat est donc terrible, mais pour le moment elle n'est pas mortelle
pour nos pareils. J'avoue que Mr Benchley et moi-même, en découvrant la
nature de votre miniature, avons réagi d'une façon peut-être excessive et
peu appropriée. J'espère pourtant que cette réaction vous paraît maintenant
compréhensible.
Troublée, Helen regarda dans son dos. Elle était seule, bien sûr.
Pourtant, Sa Seigneurie avait raison : les Abuseurs allaient essayer de voler
le Colligat. Elle sentait encore sur sa gorge la main brutale de l'Abuseur du
demi-monde*, elle l'entendait murmurer : « Il va venir vous chercher. » Elle
serra les doigts sur le cordon à son cou et tira légèrement dessus, afin de
sentir le poids du portrait dans son sac. Le porter sur elle était le seul moyen
d'être sûre qu'il serait en sécurité jusqu'au soir de son bal. À ce moment-là,
elle s'en servirait pour échapper à toute cette horreur.
J'espère que votre mère vous a informée des dangers que vous courrez
si vous vous servez du Colligat pour changer votre destinée. Qu'elle vous a
dit ce que vous risquiez de perdre en même temps que vos dons de Vigilante.
C'est une entreprise périlleuse, même lorsque la pleine lune renforce les
énergies de la terre. Je suis certain que votre mère ne pensait qu'à votre
bien, mais vous n'êtes plus une enfant. Et vous n'avez aucune obligation
envers quelque souvenir que ce soit. Je l'ai moi-même compris au prix
d'une dure expérience.
Je vous demande de vous joindre à nous et de me confier le Colligat,
afin que je puisse le détruire comme il convient. Vous m'avez dit un jour que
je n'avais à vous offrir qu'un monde de danger et de menace. C'est vrai.
Cependant, je vous offre aussi un but et une importance extraordinaires.
Vous et moi, nous sommes appelés à servir l'humanité, et je ne puis
imaginer plus grand honneur. J'espère que vous répondrez à cet appel, lady
Helen. Soyez assurée que je serai à votre côté en tant qu'instructeur, et que
nous aurons le soutien de tous les hommes et les femmes intrépides du Club
des mauvais jours. Je crois que nous pouvons constituer une force
redoutable pour lutter contre un Abuseur Suprême, la folie de Mr Benchley
ou tout autre danger menaçant les âmes et les vies du peuple anglais.
Je ne crois pas facilement, lady Helen. Nous avons tous deux en
commun une tendance philosophique, qui nous pousse notamment
à respecter le témoignage de nos yeux. Je vous ai observée, tandis que
vous découvriez vos aptitudes et avec elles notre monde caché. Et je
crois maintenant fermement encore autre chose. Vous avez beaucoup
plus de courage que vous ne le pensez.
William Standfield.
Les deux jours suivants furent remplis par les préparatifs du bal.
Le dimanche matin, sur le chemin du temple, tante Leonore avait
déclaré à son époux avec son obstination coutumière qu'elle avait besoin
d’Helen pour régler les derniers détails.
— Vous ne pouvez pas la confiner dans sa chambre à la seule
exception des repas et de l'office du dimanche. Voyons, nous n'avons même
pas décidé quelle danse choisir pour conclure le bal, sans parler des
dispositions à prendre au cas où le régent ferait une apparition. Et il y a la
question du dîner. Devons-nous faire comme lady Drayton, qui a retardé le
sien d'une demi-heure le mois dernier ? Cette heure tardive semble avoir
produit le meilleur effet, même si le bal s'est prolongé jusqu'à quatre heures
du matin, ce qui était probablement une heure de trop, vous ne croyez
pas, Pennworth ?
Helen fut autorisée à sortir de sa chambre.
Bien qu'il lui ait accordé ce privilège, son oncle ne transigea pas sur le
chapitre des visites. Le dimanche après-midi, Helen regarda donc de la
fenêtre du salon Millicent, lady Margaret et son frère, et d'autres encore
venus lui témoigner leur sympathie, se voir refuser l'entrée au nom de sa
«santé délicate».
Tante Leonore n'avait pas exagéré quant à l'importance des préparatifs
encore nécessaires. Helen avait beau avoir le cœur lourd, elle trouva un
certain soulagement à se concentrer sur la disposition des bougies et des
miroirs permettant le meilleur éclairage, sur le nombre de servantes à
prévoir dans le vestiaire des dames ou sur l'opportunité de servir un
rafraîchissement à la mode juste avant la danse finale — peut-être cette
nouvelle glace au parmesan, à moins que le punch à la romaine* ne fût plus
excitant ? Après tout, ce genre d'arrangements et de décisions domestiques
seraient sa principale responsabilité quand elle mènerait sa vie de
duchesse de Selburn.
Mais pour que cette vie soit possible, elle devait procéder d'abord à
d'autres préparatifs.
Le soir du lundi, avant que Darby n'ait rejoint son poste sur la
méridienne, Helen prit le bougeoir d'argent à côté de son lit et s'approcha du
secrétaire. Tante Leonore avait posé le bouquet de Mr Brummell à la place
d'honneur, au sommet du meuble. Helen écarta le vase, non sans noter que
les bords des pétales bleus des iris commençaient à se flétrir. Elle plaça le
bougeoir près de lui, de même qu'un petit couteau à fruits subtilisé lors de
son dîner. Puis elle ouvrit le secrétaire, le temps d'un battement de cœur.
La lueur tremblante de la bougie éclaira les lettres dorées au dos du
Mage et fit briller le verre de la miniature de son père. Tirant le livre de
l'étagère, elle le feuilleta rapidement et les pages s'ouvrirent sur la lettre de
lord Carlston. Elle effleura le bord roussi du parchemin, en résistant à un
besoin invincible de lire de nouveau les mots qu'il avait écrits. Les mots de
William.
Non, elle avait autre chose à faire.
Elle chercha la lettre de sa mère cachée dans le volume. Tout en lissant
le papier épais, elle observa l'écriture élégante. Une nouvelle fois, elle lut
les instructions de sa mère pour se servir du Colligat.
Elle avait déjà rassemblé la plupart des objets nécessaires au rituel,
qu'elle avait dissimulés à l'arrière de l'étagère du haut du secrétaire. Le plus
difficile à obtenir avait été la fiole d'eau consacrée au temple. Elle sourit
sans joie en se remémorant l'étrange regard que lui avait lancé le bedeau. À
côté de la fiole, elle avait placé le petit bol en argent abritant habituellement
l'éponge de son bain — il servirait bientôt à brûler les cheveux et à
préparer le breuvage —, ainsi qu'une boîte à amadou en argent ciselé,
qui contenait tout le nécessaire pour allumer une flamme. Elle saisit
le couteau à fruits, dont la lame serait assez fine pour ouvrir le
verre derrière la miniature, puis le reposa sur l'étagère. Tout était prêt pour
demain soir. Pour le dernier coup de minuit.
En parcourant la dernière page, elle retomba sur le paragraphe suivant
les instructions.
Deux jours plus tard, Helen était assise seule dans le petit salon de la
demeure londonienne de lady Margaret, dans Caroline Street. Elle regardait
fixement par la fenêtre, une plume à la main, avec devant elle les premières
lignes d'une lettre abandonnée. À côté de l'encrier, une petite pile de lettres
terminées étaient proprement cachetées, prêtes à être envoyées.
Elle regarda passer une voiture boueuse tirée par deux chevaux bais
trempés de pluie. Depuis deux jours, la moindre roue grinçant sur la
chaussée la remplissait d'espoir. Mais aucune n'avait amené lord Carlston, et
elle n'éprouvait plus que la douleur sourde de l'incertitude et du remords.
Son oncle ne l'avait pas menacée en vain de la chasser, et il avait fait
vite. La nuit même du bal, il avait exigé qu'elle quitte la maison. Dès le
lendemain, il avait envoyé ses affaires à son adresse de Caroline Street,
ainsi qu'un mot laconique où il donnait son congé à Darby. Helen savait
qu'elle n'en avait pas fini avec lui. Il avait encore la haute main sur sa
fortune, et le silence d'Andrew n'augurait rien de bon quant à une éventuelle
médiation. Elle frotta sa poitrine où il lui semblait sentir la souffrance de
cette séparation comme un triste contrepoint aux battements de son cœur.
Elle ne savait toujours pas quelle explication on avait donnée à sa
chambre dévastée, au cadavre de Mr Benchley ou à la disparition de Philip.
Lady Margaret et Mr Hammond lui avaient fait quitter précipitamment Half
Moon Street avant le départ des invités. Apparemment, on avait raconté que
l'excitation de son propre bal avait provoqué une tragique rechute de son
mal. Elle n'avait même pas pu parler à sa tante.
Elle effleura la lettre en haut de la pile, adressée à lady Pennworth.
Bien sûr, elle ne pouvait dire la vérité, mais elle espérait que sa tante
sentirait à travers ces lignes son amour et sa gratitude. Darby était en train
de faire leurs malles, mais dès qu'elle aurait terminé, Helen l'enverrait à
Half Moon Street afin qu'elle remette la lettre directement à tante Leonore.
Autrement, elle finirait dans la cheminée de son oncle.
Darby avait découvert que la troisième victime de la concupiscence de
Philip n'avait pas été la petite Tilly mais une malheureuse fille de cuisine,
âgée d'à peine seize ans. Il était plus qu'étonnant que les journaux n'aient
fait aucune allusion à cette affaire, d'autant que le régent était présent.
Helen se demandait comment c'était possible, car cette fois une intervention
du duc était exclue. Peut-être lord Carlston avait-il fait appel aux gens du
ministère de l'Intérieur, puisqu'ils excellaient à dissimuler les faits et à
faire disparaître les cadavres.
Cependant, Carlston ne s'était pas manifesté. Était-ce parce qu'elle
avait perdu le Colligat ?
Il ne lui avait rien dit sur le moment. Après qu'oncle Pennworth eut
quitté la chambre, il s'était levé et avait pris les choses en main, en
demandant à Darby d'aller chercher lady Margaret puis en chargeant Quinn
de diverses commissions, non sans lui avoir chuchoté des instructions et
donné quelques pièces. Il semblait peu probable qu'il fût fâché contre
Helen. Malgré tout, elle redoutait de n'avoir pas été à la hauteur.
Retournant à la lettre inachevée sur le bureau, elle relut ce qu'elle avait
écrit :
Ma chère Delia,
C'est avec une grande joie que je t'écris de nouveau. Bien que je ne
puisse encore te donner aucun détail, ma situation a tellement changé que
je crois que nous allons pouvoir renouer impunément aussi bien notre
correspondance que notre amitié, je dois me rendre à Brighton dans
quelques jours avec mes amis, lady Margaret Ridgewell et son frère, et
passerai l'été là-bas dans leur maison. Je ne sais pas où j’irai ensuite, mais
j'espère que nous pourrons bientôt nous revoir. Peut-être à Brighton ou, si
cela n'est pas possible, pendant les fêtes de Noël, une fois que je serai
établie quelque part.
J'ai un autre motif pour t'écrire, ma chère amie. Je veux que tu saches
que les événements auxquels tu as assisté dans cette chambre sordide, lors
de cette journée funeste, n'étaient pas une invention de ton imagination ni
un signe de folie. J'ai de bonnes raisons de croire qu'ils étaient réels, et
j'espère pouvoir t'expliquer un jour ce que tu as vu. En attendant, sois
assurée que tu es saine d'esprit et que je…
J'ai pris un plaisir indécent à faire mes recherches sur le monde de lady
Helen et l'époque de la Régence. Il existe des divergences quant à la
datation exacte de cette période historique, mais je soutiens fermement le
camp des partisans de la «vraie Régence», c'est-à-dire les années où Prinny
exerça la régence au nom de son père, de 1811 à 1820.
J'ai travaillé dur pour reconstituer aussi précisément que possible le
Londres de 1812 et sa société, et pour respecter la réalité des événements se
déroulant à l'arrière-plan de l'action du roman. J'ai compulsé les bulletins
météorologiques de l'époque, lu des comptes rendus de batailles et de
crimes dans le Times, pris des notes sur les phases de la lune, examiné les
gravures de mode de La Belle Assemblée*, étudié de nombreux objets du
XVIIIe et du XIXe siècle exposés dans des musées, consulté des spécialistes
de la Régence, arpenté Rotten Row et les rues de Mayfair,
regardé d'innombrables documentaires sans compter des films et des
séries inspirés de Jane Austen, rassemblé et porté une collection de robes et
de corsets, appris à danser dans le style, essayé des recettes de plats et de
boissons de la Régence, et lu sans relâche tout ce que je pouvais dénicher
sur cette époque. Je suis maintenant officiellement une obsédée de la
Régence à fuir à tout prix.
Cependant, même après toutes ces recherches et mes serments de
respecter la vérité historique, j'ai pris quelques libertés envers les faits que
je désire indiquer ici.
Du fait de travaux de rénovation, les jardins de Vauxhall restèrent
fermés jusqu'au 1er juin 1812. Je les ai pourtant ouverts sans vergogne au
début du mois de mai, car je tenais à placer des scènes importantes dans ces
jardins, et notamment dans l'allée Obscure au nom si charmant.
Lord Byron a vraiment assisté à la soirée donnée par les Howard le
dimanche 3 mai, mais elle était nettement plus intime que celle que je
décris. De plus, aucun document n'atteste la présence de lady Caroline
Lamb ce soir-là — pour ma défense, elle le suivait quand même presque
partout.
À ma connaissance, il n'existe aucune preuve que Napoléon Bonaparte
ait été un Abuseur Suprême... mais on ne sait jamais.
Un certain nombre de personnages secondaires sont des personnages
historiques que j'ai interprétés à ma façon : le régent lui-même, bien sûr,
ainsi que la reine Charlotte et les princesses Mary et Augusta, Beau
Brummell, lady Jersey, lord Byron, lady Caroline Lamb, lord Perceval et
John Bellingham. Les événements autour de lord Perceval et de Bellingham
sont authentiques, eux aussi : Bellingham a vraiment assassiné le Premier
Ministre, et mon évocation des faits se fonde entièrement sur des articles de
journaux et de magazines de l'époque, de même que ma description des
meurtres atroces de la route de Ratcliffe. L'histoire d'amour scandaleuse
entre Byron et Caro Lamb est elle aussi bien attestée, même si j'ai donné
mon propre point de vue. D'autres personnages réels sont mentionnés dans
le livre : les peintres Joshua Reynolds, William Turner et Sebastiano Ricci,
les sœurs Berry, David Brewster, le susdit Napoléon Bonaparte, l'évêque
Meath, Annabella Milbanke (qui épousa plus tard lord Byron), Mr Haggerty
et Mr Holloway, lord et lady Cholmondeley. En revanche, Elizabeth
Brompton, dite le Carlin, n'est pas un personnage réel. Elle m'a été inspirée
par certaines des jeunes aristocrates déchaînées que Nancy Mitford évoque
dans L'Amour dans un climat froid, et aussi par mes recherches sur le mode
de vie des classes fortunées et passionnées de chevaux dans l'entre-deux-
guerres.
Quelques détails encore qui pourraient vous intéresser.
La montre à tact a un modèle bien réel : une montre splendide offerte
par Napoléon à son beau-frère. Vous pouvez la voir, de même que d'autres
bijoux, vêtements et babioles magnifiques de la Régence sur ma page
Pinterest : www.pinterest.com/alison-goodman/
Les cartes obscènes qu’Helen et Darby découvrent dans le coffre de
Berta sont d'authentiques œuvres de Rowlandson et d'un artiste inconnu.
Toutefois, elles ne figurent pas sur ma page Pinterest !
L'illumination de toutes les lampes à la fois était l'un des « spectacles»
annoncés par les organisateurs des jardins de Vauxhall. Dans un monde où
l'éclairage artificiel se limitait à des bougies et des lampes à huile, il devait
être magique de voir l'obscurité dissipée d'un coup par une telle explosion
de lumière.
Mr Hammond est censé disposer d'un revenu respectable de deux mille
livres par an. Dans le Londres de la Régence, on considérait qu'un mode de
vie distingué exigeait au moins mille livres par an. Aujourd'hui, ces deux
mille livres correspondraient à peu près à soixante-sept mille neuf cents
livres ou à cent dix mille sept cents dollars — une somme fort respectable !
Helen, avec son héritage de quarante mille livres, aurait eu une fortune de
plus d'un million trois cent mille dollars.
Tous les livres, journaux et magazines cités sont authentiques, y
compris Le Mage, l'armorial de Debrett (Debrett's Peerage) et l'almanach
de Moore (Old Moore's Almanack). Certains d'entre eux (tels le Debrett et
le Times) paraissent encore de nos jours.
Du fait des débuts de l'industrialisation et de l'essor de la bourgeoisie,
faire des courses devint un loisir reconnu à l'époque de la Régence. (Le
régent, en particulier, aimait tellement ce passe-temps qu'il lui valait
environ soixante-quinze mille livres de dettes par an.) Les premiers grands
magasins et galeries marchandes virent le jour à cette époque. Parmi les
boutiques et commerces bien réels que j'ai cités, on trouve la confiserie
Gunter, la pâtisserie Farrance et la Taverne de l'Agneau (Lamb Tavern),
laquelle existe toujours.
Pour m'assurer que mon Londres de 1812 était aussi exact que
possible, j'ai recouru au A-Z of Regency London publié par la London
Topographical Society. Il s'agit d'une série de cartes se fondant sur un relevé
fait par Richard Horwood de 1792 à 1799, qui fut ensuite actualisé en 1813
par William Faden. Une trouvaille vraiment fabuleuse !
Lady Helen
dans une nouvelle saison
Été 1812...
Après les événements scandaleux du bal marquant son entrée dans le
monde, lady Helen s’est réfugiée à Brighton, station balnéaire à la mode, où
elle suit l'entraînement indispensable pour devenir une Vigilante du Club
des mauvais jours.
Tandis qu'elle se débat pour oublier son éducation de jeune fille du
monde et se consacrer à nouvelle vocation guerrière, Helen se rend compte
que son mentor, lord Carlston, mène son propre combat intérieur. L'énergie
pernicieuse des Abuseurs a-t-elle empoisonnée son âme ou une autre force
le conduit-t-elle à ces violents accès de folie ? Quelle que soit la réponse,
Helen est déterminée à aider cet homme auquel elle se sent attachée par un
lien profond mais interdit...
Mais lady Helen doit aussi obéir aux ordres de l'organisation secrète.
La mission qui lui est confiée l'amènera-t-elle à le trahir ?
Notes
[←1]
Les mots en italique suivis d'un astérisque sont en français dans le texte.