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Résumé

Londres, avril 1812… Lady Helen Wrexhall s’apprête à faire son


entrée dans le monde. Bientôt, elle sera prise dans le tourbillon des bals
avec l’espoir de faire un beau mariage.
Mais une bonne de la maison disparaît, des meurtres sanglants sont
commis et Helen fait la connaissance de lord Carlston, un homme à la
réputation sulfureuse. Il appartient au Club des mauvais jours, une police
secrète chargée de combattre des démons qui ont infiltré toutes les couches
de la société.
Lady Helen est dotée d’étranges pouvoirs, mais acceptera-t-elle de
renoncer à une vie faite de privilèges et d’insouciance pour basculer dans
un monde terrifiant ?
Pour ma mère, Charmaine Goodman,
qui me donna à lire mon premier livre de Georgette Heyer
et éveilla ainsi à jamais ma passion pour tout
ce qui concerne la Régence.
En 1810, le roi d'Angleterre Georges III sombra dans une folie
mélancolique dont il ne se remit jamais.
En 1811, son fils, le prince de Galles, un gros homme frivole de
quarante-neuf ans, fut proclamé régent et chargé de gouverner un pays en
guerre et en proie à une grave récession. Le nouveau prince régent,
qu'on appelait généralement «Prinny», donna aussitôt une fête
somptueuse pour plus de deux mille membres de la haute société,
annonçant ainsi ce que serait sa régence : neuf années de dépenses
vertigineuses et de scandales incessants sous la menace permanente des
émeutes et de la révolution.
En 1812, cela faisait un an que Prinny était régent. L'Angleterre voyait
se profiler une guerre avec les États— Unis alors qu'elle entrait dans sa
dixième année de lutte presque ininterrompue avec la France et son
empereur, Napoléon Bonaparte. Cependant, on ignorait dans tous ces pays
qu'une autre guerre était en cours : un combat secret qui avait commencé
voilà plusieurs siècles contre une horde de créatures démoniaques sévissant
au grand jour à l'insu de tous dans les villes et les villages du monde entier.
Seul un petit groupe d'initiés s'opposait à ces adversaires innombrables et
aux ravages insidieux qu'ils faisaient chez les êtres humains.
Londres, aux derniers jours d'avril 1812. L'agitation sociale était à son
comble, on se battait avec férocité sur le continent et la toute jeune nation
américaine semblait prête à passer à l'attaque. Ce fut également ce mois
d'avril que la reine Charlotte choisit, après deux ans d'interruption, pour
reprendre les cérémonies de présentation à la cour des jeunes filles de
l'aristocratie. Encore un champ de bataille, mais d'un autre genre.
Chapitre premier

Mercredi 29 avril 1812

Dans la quiétude baignée de soleil de la bibliothèque de son oncle, lady


Helen Wrexhall déploya la jupe de sa robe de chambre en mousseline et
s'inclina profondément selon l'étiquette des présentations à la souveraine, le
dos droit, la tête légèrement baissée et le genou gauche replié au point
d'effleurer le sol. Bien entendu, son visage arborait le sourire serein de mise
à la cour.
— Votre Majesté a raison, dit-elle au canapé de brocart bleu censé
représenter la reine Charlotte. Je suis la fille de lady Catherine, la comtesse
d’Hayden.
Helen lança un regard en coin à son reflet dans la bibliothèque vitrée
recouvrant le mur. Il n'y avait pas de meilleur endroit dans la demeure
londonienne pour voir dans son entier la silhouette de cette grande jeune
fille. La révérence était parfaite, comme on pouvait s'y attendre après des
semaines d'entraînement, mais elle avait parlé d'une voix nettement trop
maussade. Elle recommença :
— Oui, Votre Altesse, je suis en effet la fille de lady Catherine.
Non, cette fois c'était trop enjoué. Elle se redressa en laissant retomber
les plis de sa robe, non sans étirer ses longs doigts avec exaspération. Sa
tante lui avait demandé de trouver un ton qui lui permettrait d'admettre sa
parenté avec lady Catherine tout en prenant ses distances avec dignité. Cela
faisait beaucoup de choses à faire tenir dans quelques mots. La jeune fille
recula de quelques pas devant la masse de soie bleue tenant lieu de la
reine. Sa Majesté était flanquée de deux fauteuils de brocart assortis :
la princesse Mary et la princesse Augusta. Helen regarda les substituts de la
famille royale. Elle pressentait déjà un désastre. Demain, elle devrait
vraiment s'incliner devant Leurs Altesses, et toute maladresse et toute erreur
seraient exclues. Il fallait absolument qu'elle ait une réponse toute prête au
sujet de sa mère, au cas où la reine Charlotte évoquerait la tristement
célèbre comtesse d’Hayden.
Cela paraissait peu probable. Dix ans s'étaient écoulés depuis que le
père et la mère d’Helen s'étaient noyés en mer. Lady Catherine ne devait
guère occuper l'esprit d'une souveraine affligée d'un mari dément et d'un fils
débauché menant le pays à sa perte. Helen pressa ses paumes l'une contre
l'autre. Dans la maison de son oncle et de sa tante, on ne prononçait le nom
de lady Catherine que sur un ton de blâme. Le frère de la jeune fille ne
parlait jamais de leur mère. Pourtant ce matin-là, au petit déjeuner,
tante Leonore avait dit soudain à Helen qu'elle devrait préparer une réponse
aussi courtoise que possible à une éventuelle question de Sa Majesté. Peut-
être était-il impossible à la famille royale d'oublier une aristocrate au nom
entaché de rumeurs, surtout quand le mot « trahison » ne cessait de revenir
dans ces rumeurs.
Une fois encore, Helen releva sa robe et plongea dans une profonde
révérence.
— Oui, Votre Majesté. Ma mère était lady Catherine.
C'était mieux. Moins elle en dirait, moins elle courrait le risque de
commettre un impair.
Elle tendit son visage pour recevoir le baiser royal sur son front, se
redressa puis souleva une traîne imaginaire pour s'éloigner à reculons du
canapé, ce qui était la manœuvre la plus délicate de tout le cérémonial de la
présentation. Seigneur, pourvu qu'elle ne bute pas et ne rate pas sa
révérence ! C'était la première cérémonie officielle de présentation à la
reine depuis que la folie du roi s'était déclarée de nouveau, deux ans plus
tôt. Les mères s'étaient démenées pour que leurs filles figurent sur la liste
des heureuses élues. Tante Leonore, qui avait perdu sa propre fille
en accouchant et n'avait pas eu d'autre enfant, s'était lancée dans la mêlée
parmi les premières si bien qu’Helen avait été dûment convoquée par le
grand chambellan. Et si elle gâchait tout en trébuchant ? L'espace d'un
instant, elle se vit affalée de tout son long sur le parquet étincelant du palais,
au milieu de son énorme robe à panier à l'ancienne mode, déployant ses
voiles comme une frégate.
Helen s'assit sur le canapé et s'effondra contre les coussins durs. Il ne
servait à rien de songer aux possibles contretemps. Elle avait fait tout son
possible pour se préparer à cette journée. Son maître à danser lui avait fait
répéter interminablement le moindre mouvement exigé par la cérémonie. Il
avait même amené sa petite épouse délicate pour qu'elle lui montre
comment glisser sous le panier de sa robe de cour un bourdalou en
porcelaine, dont la forme évoquait de façon amusante une pantoufle de
femme, au cas où la jeune fille aurait besoin de se soulager pendant
la longue attente précédant la présentation. Une manœuvre des plus
délicates, songea Helen en souriant malgré elle car elle était dotée d'un
humour irrépressible. Surtout dans un coin d'une salle d'apparat du palais
dissimulé par un simple rideau ! Et si jamais le précieux vase tombait ? Elle
imagina le fracas de la porcelaine, l'odeur écœurante de l'urine.
Non, ce ne serait pas si drôle. D'ailleurs, elle n'entendait pas tenter le
sort. Demain matin, elle ne boirait rien du tout. Du moins, rien après sa
tasse de chocolat.
Après avoir pris cette décision judicieuse, Helen s'intéressa à la pile de
magazines pour dames que sa tante avait laissés sur le guéridon doré
comme pour lui rappeler une fois encore qu'elle devait se trouver une tenue
de cavalière à son goût. Après avoir pris le dernier exemplaire de La Belle
1
Assemblée , elle s'assit sur le canapé en repliant ses jambes et en arrangeant
le bas de sa robe autour des semelles souples de ses escarpins en chevreau.
Sa tante aurait une attaque si elle la voyait assise avec un tel manque
de grâce, mais elle se sentait tellement agitée, en proie à une vitalité si peu
convenable qu'elle préférait adopter une posture aussi raide qu'une ombrelle
neuve.
Ce n'était qu'un sévère accès de nervosité à l'idée de la présentation.
Rien de plus.
Elle se concentra avec acharnement sur le magazine, comme s'il
pouvait lui faire oublier que cette «nervosité» était apparue bien avant
qu'elle songeât à être présentée à la cour. Tout avait commencé six mois
plus tôt, juste après son dix-huitième anniversaire. Une énergie intense
l'avait poussée à céder à des mouvements de curiosité faisant fi des
bienséances. Elle avait fouillé la nuit le bureau de son oncle à la recherche
de ses papiers privés, visité hors d'haleine le grenier silencieux rempli à
craquer de chaises. Elle avait même dansé un quadrille solitaire et
déchaîné dans la salle de billard. Et elle devait s'avouer qu'elle n'avait obéi à
aucun motif sinon le plaisir de l'excitation, et aussi le besoin de délivrer son
corps de sa vigueur inconvenante.
Une autre explication de sa nervosité la hantait en secret comme un
fardeau oppressant : le sang de sa mère. Bien qu'ils n'en aient jamais parlé
ouvertement, la crainte qu'elle pût avoir hérité de la frénésie maternelle se
lisait sur le visage de son oncle et de sa tante dès le premier jour où ils
l'avaient recueillie. Même si elle n'avait que huit ans à l'époque, Helen avait
compris qu'elle devait se défier de sa propre nature. Après tout, c'était la
passion imprudente de sa mère pour l'intrigue et l'excitation qui
l'avait menée à la mort avec son mari, en laissant derrière eux deux petits
orphelins. Helen pensait avoir échappé à cette hérédité d'une énergie
effrénée. Elle avait lu Mr Locke, et sa philosophie radicale, d'après laquelle
les hommes se créaient eux-mêmes à partir de leurs expériences et de leurs
décisions, lui semblait nettement plus pertinente que l'idée d'une nature
prédestinée. Tout en tournant les pages du magazine, elle se répéta donc
avec fermeté que l'aggravation de sa nervosité ne signifiait pas qu'elle
était comme sa mère. C'était une réaction normale à l'idée de faire
la révérence à la reine.
Après s'être attardée un instant sur un article passionnant au sujet de la
mythologie, elle passa résolument aux pages consacrées à la mode et
contempla l'image d'une femme à la silhouette absurdement longiligne
moulée dans une tenue d'amazone d'un vert éclatant. Helen fit la moue.
Apparemment, la mode du printemps 1812 promettait d'être plus militariste
que l'armée. La vogue des galons noirs et des boutonnières à brandebourgs
ne connaissait plus de frein.
— Barnett, où est ma nièce ?
La voix de tante Leonore dans le vestibule résonna jusque dans la
bibliothèque.
Helen se redressa en un éclair. D'après la pendule dorée sur la
cheminée, il ne s'était écoulé que vingt minutes depuis que sa tante était
allée regarder les dernières caricatures à la boutique d'Ackermann.
Habituellement, cette expédition lui prenait deux heures. Il avait dû arriver
quelque chose. Elle entendit la réponse nettement moins tonitruante du
maître d'hôtel, puis la voix de sa tante se fit de plus en plus sonore à mesure
qu'elle approchait en parlant comme si elle se trouvait déjà dans la pièce.
Helen posa en hâte ses pieds sur le parquet et s'empressa d'effacer les plis
révélateurs de sa jupe de mousseline. Plaçant le magazine sur ses genoux,
elle eut encore le temps de tirer sur son corsage haut.
Les deux battants de la porte s'entrebâillèrent. Barnett se posta devant
avec majesté, assez longtemps pour permettre éventuellement à quelqu'un
de se redresser, mais pour une fois Helen était déjà prête. Elle échangea
avec lui un regard complice, puis il ouvrit en grand les battants et s'écarta.
Tante Leonore entra sans cesser de parler, encore vêtue de sa pelisse rouge
vif, en retirant un de ses gants bleus tandis que Murphett, sa suivante,
marchait sur ses talons.
— Tu ne vas pas le croire, ma chère, et pourtant je suis sûre que c'est
vrai. Je n'aurais prêté aucune attention à ce bruit s'il ne m'avait été rapporté
que par Mrs Shoreham, mais j'ai rencontré lady Beck et tu sais que j'ai toute
confiance en ses...
Tante Leonore s'interrompit en cherchant le mot juste.
— En ses espions ? suggéra Helen.
Elle remercia rapidement du regard Barnett, qui s'inclina et sortit
silencieusement de la pièce en fermant la porte.
— Tu sais très bien que ce n'est pas ce que je voulais dire, déclara tante
Leonore en refrénant un sourire. Je pensais à sa prudence.
Elle tendit son gant et Murphett s'avança aussitôt pour le draper sur son
bras.
— Que vous a donc raconté la prudente lady Beck ? demanda Helen en
sentant sa curiosité s'éveiller.
L'espace d'un instant, le sourire de tante Leonore se figea en une
étrange grimace. Cette expression passa si rapidement sur son visage
mobile qu’Helen faillit ne pas la remarquer. Elle regarda avec plus
d'attention le visage de sa tante. La grimace avait cédé la place à une
crispation imperceptible au coin de sa bouche et autour de ses yeux. Tante
Leonore avait dû faire une constatation désagréable, qu'elle avait dissimulée
en hâte. Helen savait qu'elle avait raison, car déchiffrer les expressions était
son talent le plus remarquable. Quand elle se concentrait sérieusement sur
un visage, ses observations étaient d'une justesse surprenante voire un peu
embarrassante. En tout cas, ce talent mettait son oncle et sa tante mal à
l'aise, au point qu'ils lui avaient interdit d'exprimer publiquement ses
déductions sur autrui et notamment sur eux-mêmes. Les jeunes filles étaient
censées peindre des écrans, chanter des romances avec sentiment et jouer
du piano, et non percer à jour les masques de la bonne société.
— Il fait très froid aujourd'hui, dit sa tante. J'espère que nous n'allons
pas avoir le même genre de printemps que l'an passé.
Ce changement abrupt de sujet réduisit un instant Helen au silence. Sa
tante lui cachait vraiment quelque chose. Elle fit une nouvelle tentative.
— Que vous a dit lady Beck, pour que vous rentriez si tôt ?
Sa tante entreprit d'ôter son second gant. Elle regarda l'exemplaire de
La Belle Assemblée* sur les genoux d’Helen.
— As-tu trouvé une tenue d'amazone à ton goût ? Il faut que nous
mettions au point le modèle avec Mr Duray cette semaine, si nous voulons
qu'il soit prêt avant que la saison ait vraiment commencé.
Devant les lèvres pincées de sa tante, révélant un refus manifeste,
Helen s'abstint de l'interroger une troisième fois. Elle attendrait que
Murphett ait quitté la pièce.
— Je n'ai rien trouvé qui me plaise, répondit-elle. Toutes les robes sont
tellement surchargées, cette saison.
Elle fronça le nez, se rappelant trop tard qu'elle avait décidé de
renoncer à cette habitude. Son nez n'était pas ce qu'elle avait de mieux, car
il était trop long et trop fin. Mais elle avait douloureusement conscience que
tout en elle était trop long et trop fin. Non contente d'être nettement plus
grande que la moyenne, elle était aussi maigre qu'un épouvantail, d'après
Andrew, son frère aîné. Ses amies l'assuraient qu'elle avait la sveltesse d'un
ange, mais elle avait aussi un miroir et savait qu'elle n'était qu'une grande
perche qui n'avait certes pas l'air adorable quand elle fronçait le nez.
Tante Leonore acheva d'enlever son gant.
— Tu t'habillerais comme une quaker si je te laissais faire.
Helen brandit le magazine toujours ouvert à la page où figurait
l'illustration détestable.
— Regardez donc, il y a au moins vingt-cinq brandebourgs rien que sur
le corsage. Est-ce trop demander que d'avoir une robe qui ne fasse pas peur
au cheval ?
Tante Leonore éclata de son rire sonore, qui lui valait d'être qualifiée
d'heureuse nature par ses amis et de jument hennissante par ses ennemis.
— Il faut se résigner pour cette saison, ma chère. Le colifichet militaire
est à Tordre du jour.
— Bonaparte a vraiment une lourde responsabilité. Après l'Europe,
c'est la mode qu'il dévaste.
Elle referma le magazine et le posa sur ses genoux.
— Tu as décidément le même humour sardonique que ta mère, déclara
sa tante en relevant le menton tandis que Murphett déboutonnait le corsage
de sa pelisse. Que Dieu ait son âme.
Helen baissa les yeux en feignant de s'intéresser à la couverture du
magazine. Mieux valait ne pas réagir aux rares allusions à sa mère, surtout
quand il était question de traits qu'elle partageait avec sa fille. Ces
remarques n'étaient jamais entendues comme des compliments.
— Promets-moi de ne pas faire de plaisanteries aussi déplorables à
Almack, poursuivit sa tante.
— Promis, assura docilement Helen.
Toutefois, elle ne put s'empêcher d'ajouter :
— Peut-être devrais-je cesser de parler jusqu'à mon mariage.
— Cela ferait assurément du bien à mes nerfs, rétorqua sa tante avec
un petit rire.
Elle leva les bras et Murphett retira avec adresse le manteau rouge vif.
— Non, ma chère, je ne veux pas que tu te taises. L'effet serait tout
aussi désastreux. Promets-moi de te préparer à avoir des conversations
convenables avec tes danseurs. Évite de faire de l'esprit à propos de
politique. Il n'est pas séant pour une fille de ton âge d'être aussi avertie.
Elle s'assit sur le canapé à côté d’Helen.
— Ce sera tout, milady ? demanda Murphett.
— Oui, je vous remercie.
Pendant que Murphett s'inclinait et sortait en fermant la porte derrière
elle, le visage de tante Leonore s'affaissa, révélant les traits usés d'une
femme de cinquante-quatre ans. Elle entreprit de lisser les plis de sa robe
bleue et un léger parfum de rose s'exhala du crêpe délicat. Helen comprit
qu'elle cherchait à gagner du temps. Observant de nouveau le visage de sa
tante, elle y lut une tristesse empreinte d'anxiété.
La tristesse céda la place à l'irritation.
— Arrête de me dévisager, Helen.
Helen tira sur un fil s'échappant de la reliure de La Belle Assemblée*.
— Qu'est-ce qui vous ennuie, ma tante ? Vous avez perdu soudain toute
envie de me raconter ce que vous aviez appris.
— Tu Tas lu sur mon visage, n'est-ce pas ? Tu sais que ton oncle et moi
t'avons demandé de ne pas le faire.
— Je suis désolée. Je n'ai pas pu m'empêcher de voir votre expression.
Tante Leonore poussa un soupir où l'inquiétude se mêlait à la
résignation.
— J'imagine que je ne peux pas te cacher la vérité; tu en entendras
parler tôt ou tard. En entrant ici, je me suis souvenue brusquement que
Delia Cransdon était plus qu'une vague connaissance pour toi.
Malheureusement, la nouvelle la concerne. Mais je ne veux pas que tu sois
bouleversée. La journée de demain est si importante.
Helen cessa de tirer sur le fil, paralysée par un pressentiment soudain.
Même si Delia n'était pas son amie la plus proche — ce privilège était échu
à l'honorable Millicent Gardwell —, elle faisait partie des amies qu’Helen
s'était faites durant son année dans l'institution au public choisi de Miss
Holcromb.
— J'espère que Delia n'est pas malade ?
— C'est bien pis, répliqua tante Leonore d'un air plein de pitié. Il y a
trois jours, elle s'est enfuie avec un dénommé Trent, et ils ne se sont pas
mariés.
Helen en eut le souffle coupé. Si c'était vrai, Delia était perdue.
— Non. Ce n'est pas possible.
En était-elle si sûre ? Repensant aux derniers mois écoulés, Helen dut
s'avouer qu'elle avait lu un désespoir grandissant dans les yeux de son amie.
Delia avait fait ses débuts dans le monde lors de l'avant-dernière saison,
mais elle n'avait pas été demandée en mariage. Elle ne possédait aucun des
trois atouts essentiels — la beauté, une grande naissance, la fortune. À vingt
ans, elle savait qu'elle arrivait au bout de ses opportunités. Elle avait
même confié à Helen et Millicent qu'elle n'attendait plus qu'un avenir de
vieille fille, avec toutes les humiliations que cela comportait. Ces sombres
perspectives l'avaient-elles incitée à s'enfuir avec un homme qui n'était
guère qu'un étranger pour elle ? Helen secoua la tête.
— Je n'arrive pas à croire que Delia ait fait une chose pareille. Lady
Beck doit se tromper.
— Sa gouvernante le tient de la cuisinière des Cransdon, dit tante
Leonore en établissant ainsi la vérité de ses informations. Il semble qu'on ait
retrouvé Delia et ce Mr Trent dans une auberge. Et dans le Sussex, de
surcroît. Tu sais ce que cela signifie, n'est-ce pas ? Le Sussex est à l'opposé
de l'Écosse, ils ne se dirigeaient donc pas vers la frontière pour se marier.
Elle joignit les mains avec tant de force que les jointures de ses doigts
blanchirent.
— Il vaut sans doute mieux que je te dise tout, puisqu'on ne parlera que
de cela demain. D'après lady Beck, ta malheureuse amie était couverte de
sang quand on l'a retrouvée.
— Couverte de sang ! s'exclama Helen en se levant, incapable de rester
assise en apprenant une nouvelle aussi terrible. Elle était blessée ?
— Non, à ce qu'il semble.
— Il s'agissait donc du sang de Mr Trent ?
— Ma chère, prépare-toi à un choc, dit doucement tante Leonore. Cet
homme s'est tué. Il s'est tiré un coup de pistolet en présence de Delia.
Un suicide ? Helen ferma les yeux en luttant contre le sentiment
d'horreur qui l'envahissait comme une nausée. Aucun crime, aucun péché
n'était pire. Et Delia avait assisté à la scène. Une image s'imposa malgré elle
à son esprit : le visage éclaboussé de sang, son amie ouvrait la bouche sur
un cri qui n'en finissait plus.
— Et il y a encore autre chose, continua sa tante en
l'arrachant miséricordieusement à cette image terrifiante. Un garçon
d'écurie de l'auberge jure qu'il a vu par la fenêtre Mr Trent s'illuminer
de l'intérieur, comme s'il avait sous la peau ces nouvelles chandelles à gaz.
Il dit que Mr Trent devait être un vampire !
Tante Leonore avait baissé la voix sous l'emprise d'une nouvelle aussi
palpitante.
— Les vampires n'existent pas, ma tante, trancha Helen en trouvant un
réconfort dans les certitudes de la rationalité.
Elle ne partageait pas la fascination de sa tante pour les démons et les
spectres des romans gothiques. Néanmoins, elle se sentait encore ébranlée
par cette scène affreuse baignée de sang et de peur. Se dirigeant vers la
fenêtre, elle observa l'animation quotidienne d’Half Moon Street, comme si
la vision des maisons alignées ou du vendeur d'huîtres en tablier livrant ses
bourriches pouvait effacer en elle l'évocation macabre. Pauvre Delia.
Comme elle devait souffrir.
— Elle ne t'a jamais parlé de Mr Trent ? demanda tante Leonore. Il
semble n'avoir aucune famille et personne ne le connaît. Tout cela est très
étrange. On peut même dire que ce n'est pas naturel.
Manifestement, elle n'avait pas envie de renoncer à l'idée d'une
intervention surnaturelle.
— Delia n'a jamais fait allusion à cet homme, dut avouer Helen. Et si
elle avait eu un prétendant, je suis sûre qu'elle m'en aurait parlé. Notre
dernière rencontre ne doit pas remonter à plus d'une quinzaine.
Elle compta mentalement les jours écoulés depuis le dernier bal d'avant
la saison auquel elles s'étaient rendues toutes deux.
— Non, cela fait plus d'un mois, se corrigea-t-elle.
Elle se détourna de la fenêtre.
— J'ai vu grandir son désespoir, ma tante. J'aurais dû aller la voir plus
souvent, mais j'étais trop occupée par tous ces préparatifs stupides.
À l'instant où elle prononça le mot «stupides», Helen sut qu'elle avait
commis un impair.
Tante Leonore respira profondément.
— Ce ne sont pas des préparatifs stupides. Il faut que tout soit parfait
demain. Absolument tout. Viens t'asseoir. L'idée que tu puisses t'agiter ainsi
devant la reine me donne des cauchemars.
Le moindre mouvement en présence de la reine Charlotte étant
sévèrement contrôlé par les chambellans de la cour, les craintes de tante
Leonore n'avaient aucune chance de se réaliser. Malgré tout, Helen revint
s'asseoir tout au bord du canapé. Si elle ne bougeait plus, peut-être sa tante
ne se sentirait-elle pas obligée de se lancer dans un de ses sermons sur
l'importance que revêtait pour une jeune fille sa présentation à la cour.
— Pour être élégante, il faut être prête, reprit sa tante. Et même quand
on n'est pas une beauté, on peut être louée pour son élégance. Elle est plus
durable que la beauté et...
Helen pressa ses mains sur ses genoux, en essayant de résister au
besoin de se lever d'un bond et d'arpenter la pièce pendant que sa tante
parlait. La pauvre Delia devait être dans tous ses états.
— ... en dehors de son mariage, la présentation d'une jeune fille est le
jour le plus important de sa vie. C'est une façon d'annoncer au monde
qu'elle est une femme et prête à assumer les responsabilités d'une femme.
Tu m'écoutes, Helen ?
— Oui, ma tante.
Bien entendu, Helen savait que ses débuts dans le monde étaient
importants. Cependant, son excitation à l'idée d'élargir ainsi son horizon
était assombrie depuis longtemps par le fait que toute la procédure ne visait
qu'à son mariage. Non qu'elle fût contre le mariage, bien au contraire. Il lui
donnerait une maison à diriger et la liberté plus grande propre à une femme
mariée. L'ennui, c'était que son oncle avait l'intention de la fiancer dès la fin
de l'année, comme si une alliance conclue pendant sa première saison
prouverait qu'il avait su effacer l'opprobre de sa mère grâce à son propre
bon ton*.
Peut-être se montrait-elle une fois encore bizarre, mais elle voulait
disposer de plus d'une saison pour rencontrer les hommes de son milieu.
Pour l'heure, le seul avec qui elle eût vraiment sympathisé était le duc de
Selburn, le meilleur ami de son frère. Il avait beau être très séduisant, un
seul homme approchant les trente ans ne suffisait sans doute pas pour se
faire une idée des possibles compagnons auxquels elle pourrait lier sa vie. Il
semblait évident à Helen qu'on ne pouvait connaître le caractère de
personne en quelques mois de bals et de fêtes, même avec le talent
singulier qu'elle possédait pour déchiffrer les visages. Millicent, qui
avait elle aussi obtenu de figurer parmi les jeunes filles présentées à
la reine, ne voyait aucun inconvénient à se fiancer rapidement. En revanche,
la pauvre Delia avait compris la position d’Helen. En fait, lorsqu'elles
étaient toutes trois chez Miss Holcromb, voilà déjà plus de trois ans, c'était
Delia qui tempérait toujours leurs rêveries en leur rappelant que le choix
d'un mari était définitif. Ni la loi ni la famille n'offraient ensuite le moindre
recours.
Au souvenir de la prudence de Delia, Helen se redressa. Comment son
amie avait-elle pu oublier ses convictions et se lancer tête baissée dans une
union aussi ruineuse que tragique ?
— Ma tante, je n'arrive pas à concilier ces événements avec la Delia
que je connais, lança-t-elle en revenant sur la triste situation de son amie.
Tout cela me paraît incompréhensible.
— On ne connaît jamais les secrets de l'âme d'une autre personne,
déclara tante Leonore. Peut-être a-t-elle été égarée par ses sentiments.
— Delia n'est pas le genre de fille à perdre la tête par amour, répliqua
Helen.
Elle regarda de nouveau la pendule. Seulement deux heures et quart —
il était encore temps de faire une visite.
— Je sais que vous voulez que je me repose, ma tante, mais ne
pourrions-nous pas faire une visite aux Cransdon ? Je vous en prie. Delia
doit être accablée.
— Je suis désolée du malheur qui arrive à ton amie, Helen, mais tu ne
peux plus la fréquenter. Tu dois toi-même en avoir conscience.
Helen se redressa encore davantage, cette fois pour manifester sa
réprobation.
— Je ne peux pas l'abandonner !
— Tu es gentille, mais sa famille est déjà partie pour sa propriété à la
campagne. De toute façon, je n'aurais pas pu autoriser une visite. Pas
maintenant.
Tante Leonore serra la main d’Helen, qui sentit encore sur sa peau le
froid de cette journée de printemps.
— Tu comprends certainement qu'il vaut mieux pour elle être au loin.
Sa déchéance est la fable de Londres. Il aurait été insupportable pour sa
malheureuse famille de rester ici. Delia s'attirerait les regards de tous les
moqueurs et les dégoûts de la bonne société.
— Je ne veux pas qu'elle croie que je me suis détournée d'elle, déclara
Helen.
Tante Leonore jeta un regard sur les portes fermées et baissa la voix.
— Écris-lui, dans ce cas. Je peux te permettre une lettre. Je
m'arrangerai pour que ton oncle l'affranchisse avant d'avoir entendu parler
du scandale.
— Mais, ma tante, Delia devait venir à mon bal. Et elle était censée
faire partie de mes invités à Lansdale pour la Saint— Michel.
— Je crains que tout cela ne soit devenu impossible.
— Je vous en prie, dites-moi qu'elle peut encore venir à Lansdale.
— Voyons, mon enfant. Après cette histoire, ton oncle ne voudra plus
en entendre parler.
— Notre honneur peut certainement survivre à une simple visite,
riposta Helen avec une âpreté qu'elle ne parvint pas à masquer. Surtout dans
une propriété qui appartient à mon oncle.
— C'est à toi que je pense, Helen. Je ne puis tolérer que ton nom soit
associé à une conduite aussi légère et impie.
— Mais à la campagne, la bonne société ne la...
— Je suis désolée.
Les épaules de sa tante s'affaissèrent et Helen comprit que ses regrets
étaient sincères.
— Tu ne peux pas te permettre d'être mêlée à un scandale, quel qu'il
soit. Tu sais pourquoi.
Helen baissa la tête. Elle savait pourquoi, en effet. Le beau monde*
guetterait le moindre signe d'une hérédité funeste chez la fille de lady
Catherine. Même à travers ses fréquentations.
— Tu comprends, n'est-ce pas ?
— Oui, bien sûr.
Tante Leonore lui tapota la main.
— Tu es une bonne fille. Je l'ai toujours dit.
Elles levèrent la tête en entendant un fracas de sabots dans la rue
étroite sur laquelle donnait la maison. Un élégant phaéton attelé de deux
chevaux gris passa avec témérité tout près de leur fenêtre. L'espace d'un
instant, le regard effronté du cocher juché sur son siège croisa celui
d’Helen, et la joie sauvage de l'homme pénétra d'un coup dans la pièce
impeccablement rangée. Helen se pencha en avant, comme entraînée dans
le sillage de cette exaltation. Et si elle faisait atteler sans autre forme de
procès l'une des voitures de son oncle pour rattraper Delia sur la route ?
Cette idée était folle, mais elle fit bouillir un instant le sang dans ses veines.
— Quelqu'un devrait mettre un terme à ces chevauchées scandaleuses
dans Mayfair, déclara tante Leonore en regardant avec réprobation la rue
maintenant déserte.
Elle pressa une dernière fois la main d’Helen.
— Écris ta lettre, mais ne t'appesantis pas sur le déshonneur de ton
amie. Il faut chasser cette pensée de ton esprit.
— Je vais essayer, assura Helen.
Et comme si souvent depuis quelques mois, elle étouffa l'ardeur qui
enflammait son corps. Bien qu'elle refusât de l'admettre, elle ne put
s'empêcher de songer que c'était l'influence du sang de sa mère en elle, et
que cette influence semblait de plus en plus forte.
Chapitre II

Quelques heures plus tard, Helen était dans sa chambre, assise à son
secrétaire d'acajou. Alors qu'elle terminait sa lettre à Delia, on frappa à la
porte.
— Entrez, dit-elle tout en écrivant la phrase finale dans la lumière
déclinante.
Hugo, le premier valet de pied, entra et s'inclina. Après avoir placé sur
la cheminée une lampe à huile fraîchement préparée, il se dirigea vers les
fenêtres à guillotine pour fermer les volets intérieurs sur la nuit
envahissante. Quand il passa près du secrétaire, Helen fut certaine de sentir
son regard fixé sur la lettre. Elle leva les yeux, mais il était déjà devant la
fenêtre du fond, le bras tendu vers le lourd loquet en cuivre du volet.
Helen rapprocha la feuille, tapota sa plume pour ôter le surplus d'encre
et signa en atténuant quelque peu son paraphe habituel.
Cette lettre n'avait pas été facile à écrire. Comment trouver des mots
consolateurs après une faute aussi désastreuse, d'autant que les faits étaient
si peu nombreux et que l'histoire avait été enjolivée d'éléments surnaturels ?
Helen avait finalement décidé de faire à peine allusion à l'événement et
d'assurer plutôt Delia de son estime. Cet engagement n'avait rien
d'insignifiant, car la constance de son amitié pour une fille perdue de
réputation n'allait guère contribuer au bon ton* d’Helen. Elle savait que sa
tante aurait préféré qu'elle coupe les ponts, mais tant que les choses
ne seraient pas dites nettement, elle continuerait d'écrire à son amie. Étant
sous la tutelle de son oncle, le vicomte Pennworth, c'était le seul soutien
qu'elle pouvait lui offrir.
Après avoir séché l'encre humide avec un peu de poudre et secoué
légèrement la feuille, Helen entreprit de plier et de cacheter la lettre. Elle
choisit un cachet dans le petit tiroir intérieur du secrétaire, l'humecta à l'aide
d'une éponge et joignit les bords de la feuille. Puis elle retourna le papier et
écrivit l'adresse de la propriété des Cransdon, en laissant une place pour que
son oncle applique la marque de franchise qui était un de ses privilèges
de pair.
Voilà, elle avait fait son possible.
— Hugo ! appela-t-elle.
Debout devant l'applique dorée, il allumait la dernière bougie à l'aide
d'une longue mèche.
— Oui, milady ?
Elle lui tendit la lettre.
— Veillez à ce que ceci soit remis à ma tante, je vous prie. Pas à lord
Pennworth.
Il éteignit la mèche entre son pouce et son index, en la regardant de
côté pour s'assurer qu'elle observait l'opération, puis il la rejoignit. Il prit la
lettre en s'inclinant, mais il n'avait d'attention ni pour sa tâche ni pour
Helen. Ses yeux étaient rivés sur le contenu du secrétaire, le seul espace
privé de la jeune fille. Il n'était plus temps de rabattre le panneau du
meuble. L'expression impassible du domestique avait déjà cédé la place à
un intérêt avide, et elle savait ce qu'il avait découvert : deux portraits
minuscules appuyés contre le fond de l'étagère intérieure. Les miniatures
assorties de sa mère et de son père, œuvre du grand Joshua Reynolds.
Elle se leva aussitôt pour les dérober à sa vue.
— Ce sera tout, merci, dit-elle.
— Milady, murmura-t-il.
Cependant, elle sentit dans sa voix sa satisfaction joyeuse d'avoir
déniché une information aussi croustillante pour les commérages de l'office.
Quand il fut sorti, Helen prit le portrait de sa mère comme pour le
délivrer du regard sournois du valet de pied. Bien que lady Catherine lui eût
légué expressément les deux miniatures ainsi que le secrétaire, son oncle
avait failli l'empêcher d'entrer en possession des deux précieux portraits. Il
avait refusé catégoriquement d'avoir chez lui la moindre image de sa belle-
sœur et de son époux. Il avait fallu l'intervention de tante Leonore pour
qu’Helen puisse conserver les portraits dans sa chambre, à condition de ne
pas les exposer publiquement.
Elle tint délicatement sur sa paume le petit pendentif ovale. Le poids de
la miniature la surprenait toujours. Sans doute était-il dû au verre
recouvrant le devant et l'arrière du bijou, ainsi qu'au solide cadre d'or,
encore que la bordure ne fût pas compacte mais ornée d'un filigrane délicat
avec au sommet un simple anneau pour attacher une chaîne. Dix ans plus
tôt, au cours des longues nuits où elle contemplait farouchement le petit
portrait pour s'empêcher de pleurer, elle avait découvert que le réseau doré
dessinait un motif de flammes minuscules se répétant sans cesse. Si ce
motif avait une signification spéciale, sa mère l'avait emportée avec elle
depuis longtemps, mais l'effet était ravissant.
Reynolds avait peint lady Catherine sur ivoire, en mettant à profit la
substance précieuse pour rendre l'éclat du teint pâle de la comtesse. Une
opulente chevelure rousse, coiffée en hauteur à l'ancienne mode, et une
paire de grands yeux bleus frappaient dans ce visage ovale qui, avec son
menton résolu, était d'une beauté plus imposante que gracieuse. Reynolds
avait également capté un peu de l'audace proverbiale de lady Catherine en
restituant magistralement son regard clair chargé de défi.
Pourquoi avait-elle trahi l'Angleterre ?
Helen retourna le petit cadre. Elle avait entendu tant de rumeurs sur les
méfaits supposés de sa mère. On murmurait qu'elle avait joué les espionnes
pour Napoléon, volé des documents officiels, séduit des généraux pour
vendre leurs secrets, mais son oncle et sa tante s'abstenaient de confirmer ou
réfuter aucun de ces bruits. Ils refusaient tout simplement d'évoquer le sujet.
Même Andrew ignorait la vérité. En tout cas, si jamais il la connaissait, il
refusait lui aussi d'en parler.
Helen suivit du bout des doigts le dessin des cheveux entretissés sous
le verre couvrant le revers du pendentif. Deux mèches, l'une roux foncé et
l'autre d'un blond doré, alternaient leurs couleurs en un motif à damier. Les
chevelures de sa mère et de son père étaient ainsi unies pour l'éternité.
Saisissant l'une de ses propres boucles coiffées avec soin en anglaises,
elle l'examina en fronçant les sourcils. Même avec beaucoup d'imagination,
on ne pouvait la qualifier de rousse. La boucle était brune. Helen la laissa
retomber. Bien qu'elle n'eût pas hérité la chevelure flamboyante de sa mère,
elle avait le même teint pâle, le même menton décidé. D'après tous les
miroirs qu'elle avait consultés, c'était là tout ce que lui avait légué lady
Catherine. Elle se pencha pour replacer la miniature sur l'étagère.
Qu'en était-il de l'étrange énergie dont elle était remplie ?
À cette pensée, elle suspendit son geste. Fallait-il imputer sa nervosité
à l'hérédité ? Ou était-elle due à sa propre nature rebelle ? Aucune de ces
hypothèses n'était réconfortante. Chassant de son esprit l'inquiétude qui
l'agitait, elle disposa soigneusement la miniature à côté de son pendant.
Son attention fut distraite par le bruit d'une porte s'ouvrant dans le
couloir. Depuis quelque temps, son ouïe était devenue plus fine, ce qui était
déconcertant mais pratique. Elle entendit la porte se refermer, des pas
rapides se rapprocher, un tiroir s'ouvrir. Darby, sa femme de chambre,
venait d'entrer dans le cabinet de toilette voisin afin de préparer sa tenue
pour la soirée.
Rassurée, Helen prit le portrait de son père. Son cadre doré arborait lui
aussi le motif aux flammes, mais cette fois il formait l'anneau destiné à une
chaîne ou un ruban. Il n'y avait pas de mèches entretissées sous le verre du
dessous du pendentif, seulement de la soie blanche. Helen contempla le
portrait de Douglas Wrexhall, sixième comte d’Hayden. Elle avait
l'impression de regarder une image de son frère : mêmes cheveux blonds,
même front large, même bouche bien dessinée. Andrew avait hérité de la
beauté de son père, mais non de son bon sens, proclamait tante Leonore
dans ses moments d'exaspération. De fait, leur père s'était marié à vingt et
un ans, alors qu'Andrew, qui venait de devenir majeur, avait laissé
nettement entendre qu'il n'était pas pressé d'embrasser l'état matrimonial.
Un mois avait passé depuis qu'Andrew avait atteint la majorité, et une
question excitante s’imposait depuis avec une force croissante à l'esprit
d’Helen. Puisque son frère était maintenant maître de sa fortune et n'avait
pas envie de se marier dans l'immédiat, ne pourrait-elle pas le persuader de
prendre une maison à Londres avec elle ? Pour l'heure, il occupait
un appartement de célibataire à l'Albany, mais s'il s'installait dans sa propre
demeure, il serait tout naturel que sa sœur tienne la maison pour lui. Elle
serait certes une excellente hôtesse, et elle échapperait ainsi à la
désapprobation latente de son oncle et aux tracasseries de sa tante. Elle
pourrait même demander à Delia de séjourner chez eux pour la saison : se
rendre vraiment utile à son amie. Helen se mordit les lèvres. Cela résoudrait
tout, si Andrew était d'accord.
Il devait dîner avec eux ce soir-là. Elle pourrait lui faire sa proposition
avant qu'on les appelle à table. C'était un plan hardi, mais il valait la peine
d'essayer. Pour elle-même, mais aussi pour la pauvre Delia.
Satisfaite de son projet, elle rangea le portrait de son père et fit sa
prière habituelle pour les deux membres disparus de sa famille — «Veuillez
veiller sur leur âme.» En réalité, elle souffrait toujours de l'injustice de la
mort de ses parents. Pourquoi la mer déchaînée les avait-elle pris, alors
qu'elle avait épargné les quelques membres de leur équipage ? Bien
entendu, il était impossible de répondre à cette question, autant que de
savoir pourquoi lady Catherine s'était rebellée contre son souverain et son
pays. Si elle avait agi différemment, peut-être elle et son père seraient-ils
encore vivants aujourd'hui. Peut-être serait-elle assise dans cette pièce
même, en train d'assurer à sa fille qu'elle serait à son côté tout au long de
l'épreuve du lendemain au palais. Comme ç'aurait été son devoir.
Helen haussa les épaules avec lassitude, en s'efforçant de vaincre la
colère d'enfant qui resurgissait en elle. Il était vain de s'en prendre aux
morts. Ni le ressentiment ni la nostalgie ne les ramèneraient.
Elle saisit de nouveau le portrait de lady Catherine. Il était vraiment
minuscule, pas plus gros que la montre de gousset d'un gentleman. Le
cacher serait aisé. Si vraiment elle voulait sentir la présence de sa mère lors
de sa présentation à la reine, elle pourrait le porter sur elle sans que
personne s'en aperçoive. Certes, cette idée était passablement sentimentale,
voire un peu superstitieuse.
Mais n'était-il pas naturel qu'une orpheline eût envie d'avoir un
souvenir de sa mère lors d'une des circonstances les plus importantes de sa
vie ?
L'étiquette sévère de la présentation interdisait d'avoir à la main autre
chose qu'un éventail, de sorte qu'il était exclu de cacher le portrait dans un
réticule. Elle ne pourrait pas non plus le glisser dans ses gants moulants.
Dans son décolleté, peut-être ? Elle baissa les yeux sur sa poitrine peu
opulente. Contrairement à la robe d'intérieur qu'elle portait, sa tenue de cour
comportait un long corset qu'il faudrait lacer étroitement autour de sa
poitrine, et elle serait très décolletée. Il ne resterait pas assez de place.
D'ailleurs, il semblait un peu inconvenant de dissimuler à cet endroit un
portrait de sa mère.
Peut-être pourrait-elle cacher la miniature dans sa main en s'inclinant
devant la reine Charlotte ? Helen ferma ses doigts dessus. Non, cela ne
marcherait pas. Elle tiendrait déjà son éventail et aurait besoin de sa main
libre pour se tirer d'affaire avec la longue traîne et le panier si redouté. La
miniature risquerait de tomber à tout instant. À moins de l'attacher à son
éventail ? Il s'agissait d'un vernis Martin, l'un des rares cadeaux de son
oncle. Il y avait assez d'espace entre les lames d'ivoire peintes pour y passer
un fil de coton auquel elle pourrait attacher la miniature, qu'elle
garderait cachée dans sa main.
Aurait-elle cette audace ?
Helen soupira. Non, elle n'oserait pas. Sa chère tante s'était donné trop
de mal pour assurer le succès de sa présentation. Si jamais une telle
inconvenance était découverte, ce serait une curieuse façon de la remercier
pour tous ses efforts. Et si son oncle l'apprenait, il serait furieux. Elle n'avait
pas envie qu'il arbore cette expression triomphante qui signifiait : «Vous
voyez ? Elle ne vaut pas mieux que sa mère. »
Malgré tout, elle avait peine à renoncer à voir cette journée bénie par la
présence de sa mère.
Sa main se referma de nouveau sur le portrait. Elle allait l'emporter
dans son cabinet de toilette et le dissimuler au milieu des objets couvrant sa
coiffeuse. Lady Catherine pourrait au moins être présente lorsqu'elle
s'habillerait demain.
Helen rabattit le panneau du secrétaire et tourna la clé dans la serrure.
Jetant un coup d'œil par-dessus son épaule, elle constata que Darby se
trouvait toujours dans le cabinet de toilette. Elle prit la clé puis chercha des
doigts sur le côté bas du meuble une minuscule rainure dans le bois. Le petit
compartiment à ressort s'ouvrit sous une pression ferme suivie d'une légère
poussée vers la droite. Elle l'avait découvert lors d'une de ses nombreuses
explorations du secrétaire. Après avoir glissé la clé dans le
compartiment, elle le referma sans lâcher le portrait de sa mère étroitement
serré dans sa main.
On frappa doucement à la porte de la pièce voisine : Darby lui
annonçait qu'il était temps qu'elle s'habille pour le dîner. Helen s'écarta du
secrétaire.
— Entrez.
— Bonsoir, milady, dit Darby en apparaissant avec une robe orange sur
ses bras tendus. Êtes-vous prête pour votre toilette ?
La jeune servante était nimbée d'une lueur bleu pâle, comme si l'air
miroitait autour de son corps plantureux. Ce halo brillait doucement. Helen
ferma les yeux avec force. Manifestement, elle avait passé beaucoup trop de
temps à écrire sa lettre à Delia. Seigneur, pourvu qu'elle n'ait pas à porter
des lunettes ! Elle rouvrit les yeux et secoua la tête, mais le halo lumineux
était toujours là. Peut-être souffrait-elle d'une migraine* ? Sa tante était
affligée de ce mal et disait souvent qu'elle voyait d'étranges lumières
avant qu'arrive la terrible douleur.
Helen se concentra sur le visage de sa femme de chambre. Darby avait
les yeux rougis, elle serrait ses lèvres habituellement empreintes de
douceur. Elle venait de pleurer, et Jen Darby n'était pas du genre à larmoyer
pour un rien. Il devait s'être passé quelque chose à l'office.
Helen savait que depuis qu'elle avait promu la petite servante au rang
prestigieux de femme de chambre, six mois plus tôt, certaines des servantes
plus âgées avaient entrepris de l'accabler de leur méchanceté mesquine.
Pour empirer encore les choses, ni Murphett ni Mrs Grant, la gouvernante
chargée des servantes de la maison, n'avaient levé le petit doigt pour mettre
un terme à cette hostilité. Toutes deux avaient trouvé déplacé de voir Jen
Darby atteindre ainsi le sommet de la hiérarchie des domestiques. Elles la
trouvaient trop grosse — «on croirait un bœuf», avait déclaré un jour Mrs
Grant sans se douter qu’Helen l'entendait. À leurs yeux, elle n'avait pas la
finesse de bon aloi ni l'élégance londonienne indispensables à une femme
de chambre. Helen devait avouer que Darby n'était pas la plus délicate des
créatures, mais elle possédait des qualités nettement plus importantes que le
simple raffinement, notamment une vivacité s'accordant à celle de sa
jeune maîtresse, ainsi qu'une curiosité toujours en éveil. Il avait
fallu qu’Helen refuse obstinément toute autre candidate pour que Mrs Grant
se résigne à accepter cette promotion. La redoutable gouvernante avait
marmonné qu'un tel avancement sans motif suffisant allait contre l'ordre des
choses. Et aussi pas mal d'envie, apparemment.
Sans prêter attention au halo bleuâtre, Helen se leva de sa chaise.
— Vous allez bien, Darby ? demanda-t-elle tandis que la
servante posait la robe sur le lit à baldaquin.
— Très bien, milady, je vous remercie.
Toutefois Darby ne put réprimer un sanglot à la fin de ce dernier mot.
— Je suis heureuse que vous vous contentiez d'aller bien, répliqua
Helen. Si vous alliez encore mieux, vous risqueriez de fondre franchement
en larmes.
Cette réflexion fut accueillie par un petit sourire, comme elle l'avait
escompté.
— Dites-moi ce qui ne va pas, insista-t-elle.
Darby baissa un instant la tête d'un air concentré, puis leva les yeux et
la regarda avec cette franchise qui avait elle aussi incité Helen à lui
accorder une promotion si spectaculaire.
— Ce n'est pas pour moi que je m'inquiète, milady. C'est pour Berta.
Une des servantes.
Helen se souvenait de cette fille, une émigrée fraîchement arrivée de
Bavière. Une beauté brune, élancée, qui avait l'habitude de garder sa main
devant sa bouche en parlant. D'ordinaire, c'était elle qui allumait les feux du
matin dans les appartements d’Helen, mais elle n'était pas venue depuis
deux jours.
— Que se passe-t-il ? Elle est malade ?
— Non, milady. Elle a disparu.
— Disparu ?
Ce mot semblait de mauvais augure.
— Quand est-ce arrivé ? s'exclama-t-elle. Pourquoi ne m'a-t-on rien dit
?
— Cela remonte à deux jours. Lady Pennworth nous a demandé de ne
pas vous en parler. Du moins, pas avant votre présentation à la cour.
Le regard sérieux des yeux gris de Darby se teinta soudain
d'appréhension.
— Vous ne lui direz pas que je vous en ai parlé, n'est-ce pas, milady ?
— Bien sûr que non. Mais croyez-vous que Berta se soit enfuie ?
— C'est ce qu'ils disent tous, Mrs Grant et les autres domestiques. Mais
son coffre est toujours dans la pièce qu'elle partage avec les filles de
cuisine.
Helen hocha la tête. Même la dernière des servantes avait un coffre
fermant à clé où garder ses affaires. Il fallait vraiment qu'il arrive une
catastrophe pour qu'elle ne l'emporte pas. La jeune fille tourna et retourna
dans ses mains le portrait de lady Catherine, en cherchant une explication
raisonnable et surtout rassurante à l'abandon du coffre. Aucune ne lui vint à
l'esprit. Levant les yeux, elle vit que Darby observait la miniature dorée.
— C'est un portrait de ma mère, dit Helen.
— Oui, milady. J'ai remarqué la ressemblance.
— Elle n'a rien d'évident, me semble-t-il, répliqua aussitôt Helen.
Elle referma ses doigts sur le pendentif.
— Il paraît invraisemblable que Berta n'ait pas emporté ses affaires.
Darby respira profondément pour se calmer puis déclara :
— Je ne crois pas du tout que Berta se soit enfuie, milady, mais Mrs
Grant m'a ordonné de ne plus en parler. On a abandonné les recherches, et
tout est dit.
Elle redressa les épaules, comme pour affronter le péché de s'opposer à
la gouvernante. Le halo lumineux suivit son mouvement.
Helen cligna des yeux avec force, mais le phénomène persista.
— Je jurerais sur la sainte Bible qu'elle ne se serait jamais enfuie,
ajouta Darby. Sa mère compte sur ses gages.
— Vous pensez qu'il lui est arrivé malheur ?
— Je ne sais pas. Elle est sortie lundi matin faire une course pour Mrs
Grant, et personne ne l'a revue depuis. Les autres disent qu'elle est allée à
Covent Garden dans l'espoir que sa beauté lui rapporterait plus d'argent.
Mais c'est une fille sage et pieuse, milady. Je suis sûre qu'elle ne ferait pas
une chose pareille.
Helen savait qu'elle aurait dû feindre d'ignorer l'existence de ce quartier
mal famé où des centaines de courtisanes se livraient à leur commerce.
Cependant, elle n'aiderait pas Berta en jouant les délicates.
— L'a-t-on recherchée aussi à Covent Garden ? A-t-elle un père qui
puisse aller se renseigner ?
— Elle n'a que sa mère, qui vit dans le Nord, je crois. Milord a envoyé
Hugo et Philip à sa recherche quand on a constaté sa disparition.
Darby haussa légèrement les épaules, exprimant ainsi avec éloquence
ce qu'elle pensait du zèle des deux valets de pied.
— Philip a dit qu'il avait parlé à un petit valet qui avait vu quelque
chose au moment même où Berta disparaissait...
Elle hésita.
— Qu'avait-il vu ?
Darby serra ses bras autour de son corps, toujours entouré par le halo
lumineux.
— Je ne prétends pas qu'il y ait le moindre rapport, milady.
Helen sentit de la méfiance dans sa voix.
— Vous pouvez tout me dire, assura-t-elle.
— Le garçon a raconté à Philip qu'il avait vu une voiture. La voiture
d'un homme du monde.
— Vous croyez qu'elle a été enlevée par un gentleman ? s'exclama
Helen en la regardant avec stupeur.
Cela paraissait impossible. Pourtant, si les histoires qu'Andrew lui
avait racontées sur certains de ses amis étaient vraies, c'était plus que
possible. Helen ferma les yeux. Si vraiment Berta avait été enlevée, elle
n'aurait plus jamais sa place parmi les gens convenables.
— Je ne sais pas quoi faire, milady. Pensez-vous que les sergents de
ville pourraient être de quelque secours ?
Non, Helen ne le pensait pas. Son oncle disait que les sergents de ville
de Bow Street ne valaient guère mieux que les criminels qu'ils
pourchassaient. Quant aux limiers dont on pouvait louer les services, ils
étaient encore pires. Dans un tel cas, où le crime n'était pas clairement établi
et où seule une servante était en cause, Helen doutait que les sergents de
ville se donnent la peine d'enquêter. D'après toutes les règles de la
bienséance, c'était à son oncle de se charger de retrouver sa servante. Et rien
n'assurait qu'elle eût vraiment disparu. Après tout, elle avait peut-être
estimé que Covent Garden serait plus lucratif.
— Ne serait-il pas possible que Berta se soit enfuie, en fait ? demanda
Helen. Peut-être n'était-elle pas heureuse. À moins qu'elle n'ait voulu gagner
plus d'argent. Pour sa mère.
Darby recula, le visage soudain figé dans le masque impassible d'une
domestique.
— Je suis désolée, milady, je n'aurais pas dû vous ennuyer avec cette
histoire, dit-elle avec froideur. Veuillez me pardonner.
Se tournant vers la robe posée sur le lit, elle entreprit de lisser la soie.
Helen serra encore plus fort ses doigts autour de la miniature, en
sentant avec accablement qu'elle n'avait pas été à la hauteur. Était-ce elle-
même ou Darby qu'elle avait déçue ? La conscience de son échec
l'oppressait. Mais que pouvait-elle faire ? Elle n'avait même pas le droit de
rendre visite à une amie dans le besoin. Helen ouvrit sa main et regarda sa
mère. Il lui sembla que les clairs yeux bleus de lady Catherine la fixaient
avec reproche.
— Je ne refuse pas de vous croire, assura-t-elle.
— Vous êtes la seule, milady, répliqua Darby d'une petite voix.
Ils s'imaginent tous que ce n'est qu'une fille perdue de plus. Mais il faut
bien que quelqu'un continue de la chercher, n'est-ce pas ?
— Oui, bien sûr.
Cependant, que pouvait faire Darby ? Si Berta s'était enfuie à Covent
Garden, il lui serait impossible de l'aider. Et si un homme du monde était
mêlé à cette affaire, une simple femme de chambre ne pourrait l'affronter.
Sa parole ne vaudrait rien face à celle d'un tel homme, surtout s'il était
noble.
— Je vais demander à mon frère, finit par dire Helen. Si vraiment il est
question d'un gentleman, il se pourrait que le comte ait eu vent de quelque
chose dans son cercle.
Darby pressa ses mains sur ses joues baignées de larmes.
— Merci, milady, dit-elle en s'inclinant profondément. J'étais certaine
que vous sauriez quoi faire. Merci.
— Peut-être n'est-il au courant de rien, l'avertit Helen.
— Oui, milady. Mais au moins on fera quelque chose pour Berta, et
cela me soulage tellement. Je craignais qu'elle soit oubliée sans autre forme
de procès.
— Cela n'arrivera pas, déclara Helen. Je vous promets que nous la
retrouverons, même si cela prend du temps.
Elle sourit d'un air rassurant puis se dirigea vers le cabinet de toilette.
À chaque pas, elle sentit avec un regret croissant l'imprudence de ses
paroles. Pourquoi s'était-elle engagée ainsi ? Il serait presque impossible de
retrouver une fille parmi toutes celles qui finissaient oubliées dans le
gouffre avide de la capitale.
Helen connaissait les dangers du monde extérieur. Chaque mois, elle
lisait dans La Belle Assemblée* les « incidents se produisant à Londres et à
l'entour», un catalogue terrifiant de tous les meurtres et les sévices commis
dans les environs, qui occupait les pages suivant celles consacrées aux
tendances de la mode. À Noël, les journaux n'avaient parlé que des
horribles meurtres de la route de Ratcliffe, le massacre de deux familles
innocentes dont ils avaient relaté les détails sanguinaires pendant des
semaines. À présent, le Times évoquait quotidiennement les agressions
violentes des ouvriers s'appelant eux-mêmes les Luddites. Dans
leur désespoir, ils détruisaient les machines destinées à les remplacer et
attaquaient leurs employeurs avec des gourdins et des pistolets. Tous ces
récits macabres confirmaient l'existence d'une sauvagerie effrayante et
permanente dans les ombres sinistres s'étendant au-delà d’Half Moon
Street.
En trois enjambées, Helen rejoignit la coiffeuse d'acajou en passant
devant la méridienne verte. Elle se frotta les yeux, heureuse d'être délivrée
du halo perturbateur. Quelle que fût la nature de ses troubles visuels, ils
semblaient ne se produire qu’à proximité de Darby. Peut-être le phénomène
se limitait-il aux êtres vivants. Même si aucun halo n'avait environné Hugo.
Ni son propre corps, d'ailleurs. Si elle avait eu la même tournure d'esprit
que sa tante, elle aurait cru en quelque origine surnaturelle, mais elle
inclinait davantage à invoquer le magnétisme de Mr Mesmer ou
l'électricité animale de Mr Galvani. Elle écarta d'un haussement d'épaules
ces théories saugrenues. Tout cela n'était probablement que l'effet de sa
fatigue.
Examinant les pots, les brosses et les bols soigneusement rangés sur la
coiffeuse, elle ne trouva qu'une seule cachette convenable pour la miniature
: l'espace entre le bord du miroir et le bol blanc rempli de fleurs séchées
posé devant. Après avoir installé le portrait, elle recula. Seuls étaient
visibles un demi-cercle de cadre doré et le regard chargé de défi de sa mère.
En toute justice, elle devrait dire à Darby que la disparition de Berta
était du ressort du vicomte Pennworth. Qu'il n'était pas opportun que des
jeunes filles du monde ou des servantes soient, mêlées à des affaires aussi
graves.
— Darby ! appela-t-elle. J'ai quelque chose à vous dire.
Sa femme de chambre réapparut sur le seuil. Le halo bleu avait
disparu. Décidément, elle devait avoir eu un accès de fatigue.
— Oui, milady ?
— Je crois...
Helen s'interrompit. Elle avait l'impression de sentir dans son dos deux
yeux minuscules lui lançant un regard déçu.
— Je crois que je vais porter les gants blancs, pas les gants
orange. Que ce fût ou non opportun, elle avait promis de retrouver Berta et
elle tiendrait parole. Au bout du compte, Darby avait raison : personne
d'autre n'irait chercher une servante qui s'était peut-être écartée du chemin
de la vertu. Surtout pas oncle Pennworth.
Chapitre III

Après avoir enfin achevé sa toilette du soir, Helen ouvrit la porte de sa


chambre et inspecta le couloir du deuxième étage. Personne en vue. Elle
allait devoir se dépêcher, si elle voulait avoir un tête-à-tête avec Andrew
avant le dîner. Ils n'auraient pas d'autre occasion d'échanger des
confidences. Il ne serait guère possible d'évoquer à table la disparition de
Berta ou leur installation éventuelle dans une maison à eux, et Andrew
serait contraint de s'attarder à boire du porto avec oncle Pennworth
longtemps après qu'elle se serait retirée avec leur tante. C'était sa seule
opportunité de lui parler, au moins pour une semaine ou deux. Soulevant sa
robe de dessous en satin, elle courut vers l'escalier. Les portraits des
ancêtres de son oncle furent les seuls témoins de cette inconvenance.
Arrivée en haut des marches, elle scruta les profondeurs du vestibule.
La chance était toujours avec elle, il était désert. Par habitude, elle compta
les marches tout en dévalant l'escalier. À la quarante-deuxième, elle s'arrêta
hors d'haleine sur le palier du premier étage. Une forte odeur de rosbif
s'élevait dans l'air chaud en provenance de la cuisine du sous-sol et se
mêlait à la fumée des bougies du soir. Manifestement, on allait bientôt
servir le dîner.
De l'autre côté du vestibule, la porte du salon était close. Andrew était-
il déjà enfermé avec leur oncle et leur tante, ou s'était-il réfugié comme
d'habitude dans la salle de billard ? Se penchant sur la rampe, Helen prêta
l'oreille. Elle entendit le fracas assourdi des casseroles de la cuisine, le
chant lancinant du canari de sa tante saluant l'arrivée de la nuit et, plus loin,
très faiblement, le cliquetis de boules de billard. Ahah ! Helen sourit, releva
sa robe encore plus haut et descendit quatre à quatre les vingt
dernières marches.
En contournant la rampe en bas du vestibule, elle tomba sur Philip, le
second valet de pied, qui redressait à grand— peine sa perruque poudrée. Il
baissa aussitôt les bras.
— Milady ! lança-t-il en inclinant sa tête.
Sa perruque était légèrement de travers sur sa chevelure cuivrée. Il
recula vivement contre le mur.
— Philip !
Elle regarda à travers la rampe la porte close du salon à l'étage du
dessus.
— Mon oncle et ma tante sont-ils déjà descendus ?
— Oui, milady. Ils m'ont envoyé demander à lord Hayden de bien
vouloir les rejoindre.
Seigneur, il était plus tard qu'elle ne pensait ! Ils allaient vouloir
ensuite qu'elle vienne à son tour. Elle fit un pas de côté pour s'abriter
derrière l'escalier.
— Lord Hayden est dans la salle de billard, n'est-ce pas ? chuchota-t-
elle en faisant signe à Philip de se dissimuler comme elle.
Ce n'était facile ni pour l'un ni pour l'autre, car Helen mesurait près de
cinq pouces neuf et Philip plus de six pouces deux. Il venait d'être engagé
pour faire la paire avec Hugo, qu'il égalait par sa stature et aussi, comme le
faisait souvent remarquer tante Leonore, par le galbe de ses mollets. Ce
dernier détail était important, avait déclaré narquoisement Helen à
Millicent, car la livrée rouge et or des valets de pied était très moulante.
— Oui, milady, répondit Philip en se poussant docilement le long du
mur.
Ses yeux bleus étaient larmoyants et il semblait moins à son aise que
de coutume. Peut-être avait-il lui aussi succombé au rhume saisonnier qui
sévissait dans la maisonnée.
— Philip, pourriez-vous...
Elle s'interrompit, consciente qu'elle le mettait dans l'embarras.
— Pourriez-vous faire traîner les choses ? Vous n'aurez pas à
le regretter.
— Pendant combien de temps, milady ?
Elle lut dans ses pupilles dilatées la vraie question : « Combien me
donnerez-vous ? »
Ouvrant son réticule, elle y dénicha une pièce d'un quart de penny.
— Dix minutes, dit-elle en laissant tomber la pièce dans la main gantée
du valet. Je ne voudrais pas que vous ayez des ennuis.
— Dix minutes, entendu.
Il s'inclina. La pièce était déjà dans la poche de son gilet.
— Autre chose, Philip, ajouta-t-elle. Darby m'a dit que vous aviez
parlé au petit valet qui fut le dernier à voir Berta avant sa disparition.
Il leva la main vers sa cravate.
— C'est vrai, milady, admit-il en regardant à travers les balustres de la
rampe et en baissant encore la voix. Mais on nous a dit de ne pas vous
inquiéter avec cette histoire, milady.
— Je serai encore plus inquiète si je ne connais pas les faits.
Philip s'humecta les lèvres. Helen le laissa peser le pour et le contre.
Dans sa concentration, il fronça son front parsemé de taches de rousseur. Il
se devait certes de respecter les désirs des maîtres de maison, mais la
perspective d'obtenir d'autres pièces était tentante.
— Le petit faisait une course dans Berkeley Street, dit-il enfin en
regardant à la dérobée le réticule d’Helen. Il a vu une voiture s'arrêter près
de Berta, mais ses souvenirs étaient vagues. C'est tout, milady.
— Avez-vous insisté ?
— Il est au service des Holyoakes de Berkeley Square. C'est un brave
garçon. Je suis sûr qu'il m'a dit tout ce qu'il savait.
Helen hocha la tête.
— Merci, Philip. Et n'oubliez pas, si quelqu'un vous interroge, je ne
suis pas encore descendue.
— Bien sûr que non, milady.
Elle ajusta son châle sur ses bras puis s'avança posément dans le
couloir menant à l'arrière de la maison. Dès qu'elle eut tourné au coin, elle
courut vers la salle de billard.
En approchant de la porte close, elle ralentit, en proie à un léger
malaise. Même si elle n'avait lu aucun mensonge sur le visage de Philip, son
expression avait trahi une certaine aigreur. Il sembla à Helen qu'elle
s'expliquait uniquement par le fait qu'il prenait ses distances, qu'en fait il
n'était pas intéressé par la situation de Berta. On ne pouvait honnêtement
s'en étonner. Il était souffrant, et Helen avait entendu dire que certains
domestiques se défiaient de Berta car elle était étrangère. Malgré tout, on
pouvait douter que Philip eût interrogé le petit valet avec toute la rigueur
nécessaire. Il n'était pas assez concentré ni préoccupé pour cela. Si
le garçon avait caché quelque chose ou négligé un détail important, Philip
ne l'aurait probablement pas remarqué.
Certes, personne d'autre n'aurait pu déceler avec autant d'intensité
qu’Helen de telles hésitations ou de telles dissimulations. Combien de fois
avait-elle observé les vérités secrètes que révélaient les visages de ceux qui
l'entouraient ? Ces vérités étaient souvent en contradiction avec la sagesse
conventionnelle de la société. Elle avait découvert une vive intelligence
chez le valet de pied noir de lady Trevayne, la brusque montée du désir chez
un pasteur en visite et même un amour partagé dans le regard
qu'échangeaient deux hommes. Parfois, ces découvertes la bouleversaient,
mais elle ne pouvait ignorer le témoignage de ses yeux, ni refuser de
se servir de ce talent pour aider une personne en détresse. Si sa promesse à
Darby avait la moindre valeur, elle allait devoir interroger elle-même le
petit valet et se faire sa propre opinion.
À présent, il ne lui restait plus qu'à imaginer un prétexte pour justifier
une telle intrusion chez des gens qu'elle ne connaissait pas.
Elle s'arrêta devant la porte de la salle de billard, prête à risquer une
autre intrusion dans ce sanctuaire de la virilité. Même s'il ne lui était pas
expressément interdit d'entrer, une dame n'était pas censée s'aventurer dans
cette pièce. Helen jeta un coup d'œil sur le couloir désert, frappa
discrètement à la porte et franchit le seuil défendu.
À l'intérieur, l'air sentait la fumée de cigare, la cire de bougie et le vin
de Bordeaux, et ce mélange pénétrant stagnait dans la pièce du fait des
lourds lambris de bois, de l'épais tapis rouge et de l'absence de fenêtres. La
longue silhouette de son frère était courbée sur l'extrémité du billard, avec
sa queue suspendue devant une boule. Levant les yeux du tapis vert, il lui
adressa un sourire de bienvenue puis se concentra de nouveau sur le jeu.
— Bonsoir, lutin, dit-il en faisant glisser la queue entre ses doigts pour
ajuster l'angle. Tu viens faire une partie avec moi ?
Tout en riant de sa propre plaisanterie, il heurta avec sa queue la boule
d'ivoire, laquelle poussa violemment une boule rouge, et l'envoya dans une
poche d'un des coins.
— Tu as vu ça ? Selburn n'aurait pas fait mieux. Qu'en dis-tu ?
Comme Helen n'avait jamais vu le duc de Selburn jouer au billard, elle
s'abstint de commenter le coup et déclara :
— Il faut que je te parle.
Elle ferma la porte.
— En particulier.
Andrew s'écarta de la table en calculant de l'œil son prochain coup.
— Notre oncle sera furieux contre toi s'il te trouve ici, observa-t-il.
— Il ne me trouvera pas, assura Helen d'un air désinvolte.
Elle détailla la tenue de son frère avec une approbation prudente. Pour
l'essentiel, il obéissait quand il s'habillait aux préceptes de Mr Brummell, le
maître incontesté de la mode, lequel prônait une coupe impeccable et des
couleurs sombres afin d'obtenir une élégance discrète et une silhouette de
héros. La veste d'Andrew était bleu foncé et coupée de façon à mettre en
valeur sa stature athlétique. Sa culotte de satin était parfaitement ajustée et
sa cravate d'un blanc immaculé retombait en une série de plis
élaborés. Toutefois, il avait fait un faux pas avec son gilet, qui était d'un vert
éclatant et brodé d'une profusion de fleurs roses et bleues. Apparemment,
Andrew partageait le goût du prince régent pour les satins brillants et les
broderies, deux éléments qui n'étaient certes pas en accord avec la
philosophie de Beau Brummell.
— Ta veste me plaît beaucoup, hasarda Helen en oubliant le gilet.
Son frère n'aimait rien tant qu'être complimenté sur ses vêtements.
Le visage d'Andrew s'éclaira.
— C'est l'œuvre de Weston. Elle est belle, n'est-ce pas ?
Il caressa une des manches bien ajustées.
— Toi aussi, tu es en beauté, petite sœur. Tout est prêt pour demain ?
Il regarda autour de lui, comme s'il avait perdu quelque chose.
— Tiens, dit-il en pointant la queue de billard vers une petite boîte sur
la cheminée. C'est pour toi.
— Vraiment ? s'exclama-t-elle un instant distraite de son projet.
— Rien qu'une babiole pour le grand jour.
Il sourit de toutes ses dents, manifestement ravi de l'avoir surprise.
Helen n'avait jamais eu de mal à déchiffrer les expressions de son frère.
Contrairement à elle, il laissait paraître sur son visage la moindre de ses
émotions. Cette franchise avait permis à Helen de le battre sans peine
lorsqu'elle jouait aux cartes avec lui dans leur enfance, mais aussi de savoir
quand il avait besoin d'être seul ou au contraire d'être écouté avec
sympathie. Elle fit le tour du billard pour prendre le cadeau. Si elle ne se
trompait pas, le coffret de maroquin venait de chez Rundell, Bridge &
Rundell — ce qu'il y avait de mieux. Elle jeta un coup d'œil sur son frère,
qui souriait de plus belle dans son impatience.
— Allez, ouvre-le, la pressa-t-il.
Elle défit les deux minuscules crochets en cuivre et souleva le
couvercle. À l'intérieur, quatre épingles à cheveux en or et diamants
arboraient chacune la forme d'une couronne de laurier. Les grappes de
diamants étincelèrent à la lumière des bougies quand Helen effleura du
doigt les épingles finement ciselées. Elles feraient un effet splendide à
l'arrière de sa coiffure, en maintenant les volants de dentelle et les énormes
plumes d'autruche que la reine tenait à voir portées par toutes les femmes
lors de ses réceptions.
— Oh, Andrew, ces épingles sont ravissantes. Merci.
— Tante Leonore m'a dit ce dont tu avais besoin. Mais attention, je les
ai choisies moi-même.
Il se pencha de nouveau sur la table pour préparer son coup.
— Alors, où veux-tu en venir avec tes cachotteries ?
Helen s'attarda un instant à incliner le coffret pour regarder les
diamants chatoyer, puis elle ferma le couvercle avec résolution.
— Drew, commença-t-elle d'une voix lente, penses-tu avoir bientôt ta
propre maison à Londres ?
Andrew se redressa, en appuyant l'extrémité de sa queue sur le tapis.
— Voilà ce que j'appelle une question insidieuse. Tante Leonore aurait-
elle recommencé à te parler de mon mariage ?
— Non, pas du tout.
Elle hésita, soudain consciente de l'inconvenance de ce qu'elle allait
demander.
— En fait, il s'agit de mon mariage. Ou plutôt de remettre mon mariage
à plus tard.
— Qu'est-ce que tu racontes ? Remettre ton mariage à plus tard ? Je
croyais que toutes les filles ne rêvaient que de se marier. Tu n'as pas envie
de devenir une maîtresse de maison ?
— Justement, j'en ai très envie. Je voudrais être la maîtresse de ta
maison.
Elle le regarda passer de la perplexité à la réflexion puis à la
compréhension. Son visage s'éclaira quand il comprit où elle voulait en
venir.
— Tu es vraiment retorse. Tu désires avoir toute la liberté d'une femme
mariée sans t'encombrer d'un mari, hein ?
— Cela s'est déjà fait, répliqua-t-elle en sentant une réticence dans sa
voix. Beaucoup de jeunes filles tiennent la maison de leur père veuf ou d'un
oncle.
Il hocha la tête.
— Oui, mais rarement celle de leur frère. Du moins, pas à notre âge.
Habituellement, ce sont des vieilles filles sur le retour qui s'en chargent. En
fait de tenir ma maison, tu sais très bien que c'est moi qui devrais te
chaperonner.
Il haussa les sourcils en quêtant son approbation, mais elle refusa de se
rendre. Avec un sourire amusé, il ajouta :
— Tu es une héritière, petite sœur, et pas vraiment laide. Tu vas avoir
des prétendants. En fait, je vais devoir les écarter à coups de bâton.
Il brandit la queue de billard pour frapper un amoureux imaginaire.
— Inutile de faire la moue.
— Je ne fais pas la moue, déclara-t-elle.
Elle fit tourner le coffret dans ses mains, en mettant en balance
l'humeur enjouée d'Andrew et sa propre inquiétude. Son frère n'était pas du
genre à affronter ouvertement les sujets difficiles. Si elle évoquait leur
mère, il allait sans doute se dérober, mais il fallait qu'il comprenne.
— Notre tante craint que le scandale diminue mes chances de faire un
beau mariage.
— Vraiment ? répliqua-t-il avec un grand sourire. Je ne peux pas dire
que je Taie remarqué dans mon cas.
— C'est parce que tu n'es pas la fille de lady Catherine, dit-
elle froidement.
Leurs parents n'avaient jamais été une gêne pour Andrew. Après tout, il
était le septième comte d’Hayden, doté de vastes domaines et d'une beauté
qui excusaient tout. Non, apparemment la corruption ne se transmettait que
de femme en femme.
— Tante Leonore m'a demandé ce matin de prendre mes distances vis-
à-vis de notre mère, si jamais la reine m'en parle demain.
Andrew fit rouler une des boules rouges sous sa main.
— Cela m'étonnerait que la reine t'en parle, déclara-t-il.
Toutefois, il ne semblait plus avoir le cœur à plaisanter.
— C'est vrai, mais je n'aime pas l'idée de renier notre mère. Tu n'es pas
d'accord ?
Il garda un silence de mauvais augure.
— Tu devrais faire ce que dit notre tante, dit-il enfin. Notre mère a
trahi notre tradition de loyauté. Moins on nous associera à elle, mieux cela
vaudra.
Elle affronta son regard dur.
— Tu le penses vraiment ?
— Oui.
Il détourna les yeux et se consacra ostensiblement à mettre en place la
boule rouge.
— Il faut que tu penses à toi, maintenant.
Ses larges épaules s'étaient voûtées — il commençait déjà à se refermer
sur lui-même.
— Eh bien, je vais suivre ton avis et ne penser qu'à moi, lança-t-elle
joyeusement pour retenir son attention. Permets-moi de tenir ta maison. Ce
serait tellement amusant. Nous pourrions donner des dîners et des bals, et
j'aurais l'occasion de parler sérieusement avec les gens et de trouver
quelqu'un à mon goût. Notre tante est un amour, mais elle est toujours après
moi. Et notre oncle voudrait que je prenne le premier venu.
Réfléchis, Drew. Tu n'aurais plus à habiter dans cet endroit affreux.
Tu aurais toujours un lit propre, de bons repas. Nous nous amuserions
tellement, nous n'arrêterions pas de dîner dehors, de danser. Et tante
Leonore a fait de moi une excellente maîtresse de maison.
Helen songea, en observant les yeux cernés de son frère, qu'elle
pourrait aussi l'empêcher de brûler la chandelle par les deux bouts. Elle-
même avait entendu dire qu'il fréquentait les pires tavernes et maisons de
jeu.
Andrew secoua la tête.
— Notre oncle et notre tante ne voudront jamais en entendre parler.
C'était certes un sérieux obstacle.
— Ils accepteront si tu le leur demandes, déclara-t-elle fermement.
— J'en doute. Du reste, les repas de mon club sont excellents. Je suis
désolé, lutin, mais je ne suis pas pressé de m'établir.
Helen joua son va-tout.
— Tante Leonore cesserait d'insister pour que tu te maries. Au moins
pour un temps.
Il la regarda avec un certain respect.
— Ça se pourrait bien.
— Je t'en prie, Drew.
Elle vit au petit pli entre ses yeux qu'il hésitait.
— Je t'en prie !
Il regarda le plafond en fronçant les sourcils, comme si la rosace de
plâtre surchargée et le lustre pouvaient détenir la réponse à la requête de sa
sœur.
— Je ne pense pas que nous en arrivions là, dit-il enfin. Notre tante
s'inquiète sans raison. Tu feras ta saison et tu rencontreras quelqu'un qui te
conviendra ainsi qu'à la famille, et tout sera dit.
Helen se prépara à protester, mais il continua en hâte :
— Si par un hasard peu vraisemblable tu n'étais pas casée à la fin de
Tannée, nous pourrons en reparler.
Il leva la main.
— Je ne te promets rien. Je dis juste que je te connais, et que tu te
mettras dans tous tes états si tu n'as pas de porte de sortie. Nous en
reparlerons à Noël. Cette solution te convient ?
Elle ne lui convenait pas du tout. La Saint— Michel avait lieu bien
avant Noël. La pauvre Delia serait coincée dans le Sussex pendant toute la
saison londonienne.
— Mais, Drew...
Il pinça les lèvres.
— Nous en parlerons à Noël.
— Mais il me faudra des mois pour trouver un...
— Je te propose d'en parler à Noël. D'accord ?
Andrew se montrait rarement inflexible, mais Helen comprit que ce
serait le cas cette fois-ci. Elle devrait attendre.
— D'accord, dit-elle en se forçant à sourire.
Il lui tendit la main et elle la serra trois fois, comme lorsqu'ils étaient
enfants.
— Il y a autre chose, Drew, reprit-elle. J'ai appris une nouvelle plutôt
inquiétante. Darby, ma femme de chambre, m'a dit qu'une des servantes
avait disparu.
Il haussa les épaules.
— Cela regarde notre oncle, pas toi.
Plongeant la main dans une des poches latérales du billard, il en tira
une autre boule rouge et la plaça sur le tapis.
— Ne me dis pas que tu as un nouvel accès de noblesse oblige* ?
Elle croisa les bras en ignorant cette allusion ironique à ses efforts
malheureux pour sauver la place du valet de pied Jonathan, accusé d'avoir
volé du vin dans la cave. Il avait été innocenté, mais leur oncle l'avait
néanmoins renvoyé sans lui fournir la moindre référence.
— Darby m'a soumis un problème et je désire l'aider, dit-
elle sèchement.
— Eh bien, ce n'est pas à toi qu'elle aurait dû le soumettre. Elle a
manqué de discernement.
Andrew la regarda avec sévérité.
— Tu ne peux aider personne. Comme je viens de le dire, cette affaire
regarde notre oncle.
— Oui, mais ils croient tous que cette servante est allée...
Elle fit un geste vague du côté de Covent Garden.
— Ils pensent qu'elle est devenue une putain ?
Helen hocha la tête, sans se laisser démonter par ce terme vulgaire.
— Darby dit que c'est impossible. Et un témoin prétend que la servante
pourrait avoir été enlevée par un homme du monde. Dans sa voiture.
Elle lut sur le visage de son frère qu'il enregistrait cette information.
— As-tu entendu parler de quelque chose, Drew ? Un bruit quelconque
?
— Cette affaire ne me dit rien.
Il fit glisser la queue entre ses doigts, mais sa mâchoire crispée
trahissait son trouble.
— Tu sais quelque chose, lança Helen. Dis-moi quoi.
— C'est juste que j'ai vu Carlston au théâtre hier soir.
— Carlston ?
— William Standfield, le comte de Carlston, expliqua Andrew d'une
voix dure. Tu n'as sans doute pas entendu parler de cette histoire. Elle
remonte à il y a trois ans au moins, quand tu étais dans ton école.
Ce nom n'était pas inconnu à Helen. Elle l'avait entendu dans l'un de
ces récits édifiants que ses amies faisaient à voix basse.
— N'a-t-il pas tué quelqu'un ?
— Son épouse. La comtesse de Carlston, née Élise de Vraine.
Andrew s'interrompit et son visage s'adoucit.
— Elle était ravissante. Une Française qui avait échappé à la Terreur
dans son enfance mais avait eu la malchance de tomber sur Carlston. Tout le
monde sait qu'il l’a assassinée, mais on n'a pas retrouvé le corps de sorte
qu'il n'y a pas eu de procès. Malgré tout, le roi lui a tourné le dos et plus
personne n'a voulu le recevoir ensuite. Le bruit courait qu'il était parti sur le
continent.
— Et le voilà de retour, souffla Helen en imaginant une silhouette en
manteau noir s'approchant de jeunes filles innocentes.
— Il essaie de s'immiscer de nouveau dans la bonne société, dit
Andrew d'un ton mordant. Et il réussira. Il était avec Prinny, au théâtre, et
Brummell a toujours eu de la sympathie pour lui.
L'image de l'ignoble ravisseur céda la place en Helen à la logique des
faits.
— Il est peu probable qu'il s'enfuie avec des servantes, s'il tente de se
refaire une situation.
— C'est vrai, encore qu'on racontait qu'il avait agressé une servante, en
plus de lady Élise.
D'une brusque torsion de son poignet, Andrew envoya tournoyer la
boule à travers le tapis. Elle heurta bruyamment une autre, et les deux
boules ricochèrent contre les bandes.
— Il n'aurait pas dû revenir.
Helen s'efforça d'identifier la dureté nouvelle imprégnant la voix de
son frère. Était-ce de la colère ? Non, de l'amertume, plutôt.
Ils se retournèrent tous deux en entendant frapper à la porte.
— Entrez, lança Andrew.
Philip entra et s'inclina.
— Milord, dit-il sans quitter Andrew des yeux. Lord et lady Pennworth
vous prient de les rejoindre au salon.
— Merci. Lady Pennworth a-t-elle demandé également lady Helen ?
— Je n'ai pas vu lady Helen, répliqua Philip d'un air impassible.
Il se retira en fermant la porte dans son dos.
— Tu t'es remise à corrompre les domestiques ? demanda Andrew.
Il rangea sa queue dans le râtelier en acajou accroché au mur.
— Peut-être est-ce lord Carlston le coupable, finalement, dit Helen en
ignorant sa question. Crois-tu qu'il soit capable d'enlever des jeunes filles de
manière aussi peu discrète ?
Andrew la rejoignit et lui tendit le bras en s'inclinant légèrement.
— Allons-y avant que tante Leonore s'aperçoive de ton absence.
Helen posa la main sur l'épaule de son frère.
— Alors, Drew ? Crois-tu qu'il en serait capable ?
— Je crois Carlston capable de tout, déclara-t-il en la conduisant vers
la porte. Pour l'amour du ciel, ne te mets pas à répandre inconsidérément le
bruit qu'il enlève des jeunes filles.
— Dans ce cas, promets-moi de le tenir à l'œil.
— Je m'en garderai bien. Je ne veux rien avoir à faire avec cet homme.
Helen leva les yeux vers lui pour insister, mais elle se tut en voyant son
visage. Jamais elle ne l'avait vu exprimer une telle aversion. Il fallait
vraiment que lord Carlston soit infâme pour éveiller des sentiments aussi
violents chez son frère si bienveillant.
— Je veux que tu évites comme moi tout contact avec lui, continua
Andrew. Je sais comment tu es quand tu t'emballes, mais Carlston est
dangereux.
Il s'immobilisa pour la regarder droit dans les yeux.
— Je ne plaisante pas, Helen. Rappelle-toi ce qu'il a fait à son épouse.
— Je ne m'approcherai pas de cet homme, promit-elle.
Bien entendu, ajouta-t-elle pour elle-même, cela n'excluait pas qu'elle
pût surveiller prudemment de loin lord Carlston.
Chapitre IV

Jeudi 30 avril 1812

Le lendemain matin à neuf heures et demie, Helen se retrouva au


milieu de son cabinet de toilette, les bras tendus de chaque côté au-dessus
du calicot lustré et du panier attaché à sa taille. Les vastes cercles de
baleines tiraillèrent un instant ses hanches quand Darby déploya sur eux le
jupon de soie blanche aux lourdes broderies. Ce n'était que la première des
quatre épaisseurs constituant la robe de cour, mais Helen se sentait déjà
accablée par le poids de cette profusion de tissu et de ce panier démodé.
Comment sa mère et sa tante avaient-elles pu porter chaque jour un
attirail aussi encombrant ? Et comment avaient-elles enduré le supplice de
la coiffure à l'ancienne mode exigée par la cour ?
Helen enfonça son index sous le rembourrage rigide de postiches
supportant le lourd panache de plumes d'autruche et trouva un espace entre
la couche de graisse de coiffage et la masse dure des épingles. Avec
précaution, elle en écarta une partie de son crâne afin de soulager ses
propres cheveux. C'était mieux, mais sous son geste une bouffée de
pommade au jasmin s'échappa dans l'air chaud. Elle se mit à tousser et le
panier oscilla doucement.
— S'il vous plaît, milady, implora Darby en s'arrêtant un
instant d'arranger sa robe.
Helen immobilisa des deux mains le panier recouvert de soie, tandis
que Darby ajustait un dernier pli. La femme de chambre fronçait les sourcils
d'un air concentré et tirait la langue comme une petite fille de six ans traçant
des lettres. La veille au soir, Helen lui avait appris que le comte ne savait
rien de certain sur la disparition de Berta et Darby avait reçu la nouvelle
avec courage. Malgré tout, on sentait sa tristesse à travers sa
concentration acharnée pendant la toilette. Surtout depuis qu'elle avait
convenu avec Helen que la seule suggestion du comte, à savoir que
lord Carlston pourrait être le coupable, reflétait davantage son antipathie
pour cet homme que des faits tangibles. Sans compter, bien entendu, que si
jamais lord Carlston était mêlé à cette affaire, il n'y aurait guère de chance
de retrouver Berta. Helen frémit à cette pensée. «Que Dieu la protège d'un
tel homme.»
Darby se releva.
— Apportez la robe de satin, je vous prie.
Elle fit signe d'approcher aux deux servantes tenant la robe blanche à
taille haute, aux panneaux richement brodés d'argent et au décolleté bordé
d'un rang serré de perles.
Grâce à l'autorité tout en douceur de Darby, leurs efforts furent
couronnés de succès et la robe de satin, la jupe de tulle transparent et celle
de tulle brodé et parsemé de perles et de paillettes de verre s'abattirent
successivement par-dessus les plumes et le panier. Helen passa les bras dans
le corsage ouvert en velours blanc qui portait la traîne, et Darby ferma les
minuscules boutons en forme de perle et la grosse agrafe de diamants sous
sa poitrine.
— Terminé, milady.
Darby recula. Elles se regardèrent en souriant.
Les servantes déployèrent derrière Helen la traîne de quatre pieds de
long, comme un blanc sillage de velours et de soie semé de perles, de
paillettes et de fleurs brodées en argent.
— C'est si beau, milady, chuchota Tilly, la plus jeune des
deux servantes. On croirait regarder une rivière gelée, tellement ça miroite
de partout.
L'autre servante, Beth, hocha sa tête brune avec enthousiasme.
— Tilly, on ne vous a pas demandé votre avis, lança Darby.
Elle prit la main droite d’Helen et enfila avec précaution le long gant
blanc en chevreau sur ses doigts.
— Ce n'est rien, dit Helen en souriant à la jeune servante.
La remarque de Tilly n'était pas de pure forme. Elle lisait une
admiration sincère dans ses yeux.
— Moi aussi, je trouve qu'elle ressemble à une rivière gelée, ajouta-t-
elle.
Une fois enfilés les deux gants étroits, Helen s'approcha du miroir.
Bien sûr, elle s'était entraînée à porter le panier et avait répété toute la
procédure de l'habillage, mais ni elle ni les servantes n'avaient encore pu
juger de l'effet final. Elle fut surtout frappée par la vaste étendue de chair
au-dessus de l'encolure incrustée de perles. La robe dégageait les épaules et
arborait un profond décolleté, ainsi que l'exigeait la cour, et le rang serré
de perles attirait l'attention sur les deux hémisphères pâles et lisses de ses
seins. Elle ne pouvait détacher les yeux de ces deux courbes qui n'avaient
jamais été ainsi exposées aux regards. Il y avait quelque chose de très
perturbant à s'exhiber de cette manière, mais c'était aussi plutôt comblant.
— Il est un peu ridicule de porter une robe à taille haute avec un
panier, vous ne trouvez pas ? murmura-t-elle.
Cependant, la splendeur de sa coiffure et de son costume enlevait de
son mordant à sa remarque. Elle devait convenir qu'elle se trouvait elle-
même assez magnifique.
— Helen !
C'était la voix de son oncle derrière la porte du couloir. Elle se
détourna aussitôt du miroir, non sans faire tanguer le panier. Trois paires
d'yeux effarouchés se fixèrent sur elle.
— Allez-y, chuchota-t-elle à Darby.
La femme de chambre se hâta d'aller entrouvrir la porte avant de
s'incliner profondément.
— Ma nièce peut-elle me recevoir ? demanda son oncle.
Darby regarda dans son dos. Helen hocha la tête à contrecœur.
— Oui, milord, dit Darby en ouvrant complètement la porte.
Lord Pennworth apparut sur le seuil. Sa silhouette robuste était vêtue
d'une sobre jaquette verte, et une perruque grise et poudrée à l'ancienne
mode faisait ressortir les poches bleuâtres sous ses yeux. Les deux petites
servantes firent à leur tour une révérence.
— Eh bien, mon enfant, te voilà parée de tes plus beaux atours, dit-il
d'une voix enrhumée en l'observant longuement. Je vois que ta toilette est
aussi surchargée que l'exige la reine. Elle offense autant le bon goût que la
pudeur.
Helen se sentit rougir, bien qu'elle eût dû s'attendre à cette ironie. Son
oncle ne se privait pas de déclarer que la cour de la reine n'était qu'une
somptueuse place du marché, où des femmes ridiculement attifées faisaient
commerce de commérages impies.
Lord Pennworth exprimait souvent ses opinions sur les femmes et
l'impiété en général, aussi bien chez lui qu'en public. Il était un admirateur
de l'évangélique Hannah Moore, mais contrairement à cette dame modérée
il cultivait une religion bilieuse et agressive. Sa violente campagne contre
les maisons de tolérance avait attiré sur lui l'attention des caricaturistes,
lesquels l'avaient rebaptisé lord Anti— Coquin dans leurs dessins féroces.
Lors d'une de ses incursions nocturnes dans les papiers de son oncle, Helen
avait découvert une gravure publiée de Cruikshank le représentant.
Elle avait dû se mordre les lèvres pour ne pas éclater de rire devant cet
étrange portrait de lui en jeune coq bombant son poitrail imposant, avec ses
yeux ronds exorbités et son visage rubicond arborant le même rouge
arrogant que la crête dont sa tête était coiffée.
— Mon oncle, je ne vous attendais pas, dit-elle en faisant à son tour la
révérence.
En se redressant, elle scruta rapidement son visage : sa petite bouche
desséchée était pincée en une moue sévère, présage infaillible d'un sermon.
— Laissez-nous, lança-t-il aux servantes.
Les deux petites servantes se hâtèrent de sortir après une dernière
courbette respectueuse, mais Darby jeta un regard affolé à Helen avant de
se tourner vers la miniature encore à moitié visible derrière le pot de fleurs
séchées. Aucune d'elles n'était assez près pour la dérober à la vue.
— Vous aussi, Darby, ordonna oncle Pennworth.
Darby s'inclina de nouveau et suivit les deux servantes.
Helen évalua mentalement la distance la séparant de la coiffeuse.
Quelques pas suffiraient pour que le panier la cache entièrement. Du moins,
si elle était plus rapide que le regard perçant de son oncle. Elle esquissa un
mouvement, mais lord Pennworth s'était déjà avancé au milieu de la pièce.
— Ta tante m'a dit qu'elle t'avait demandé de préparer une réponse à Sa
Majesté au cas où elle t'interrogerait à propos de ta mère.
— Oui, mon oncle.
— Montre-moi ce que tu comptes faire.
Elle plongea dans la profonde révérence de la cour, en détournant
fermement les yeux de la miniature.
— Oui, Votre Majesté, ma mère était lady Catherine.
Les sourcils de son oncle tressaillirent. Peut-être aurait-elle dû parler
avec plus de douceur.
— J'ose espérer que tu ne regarderas pas aussi hardiment Sa Majesté,
dit-il en lui faisant signe avec impatience de se relever.
— Bien sûr que non, mon oncle.
Il fit un pas vers la coiffeuse en frottant ses mains desséchées. Cette
fois, il allait voir la miniature !
— Mon oncle, les recherches pour trouver Berta ont-elles progressé ?
demanda-t-elle avec un sourire destiné à atténuer la brusquerie de sa
question.
Il la regarda sans comprendre, mais au moins elle avait détourné son
attention de la coiffeuse.
— La servante qui a disparu, précisa-t-elle.
Il poussa un grognement.
— J'ai fait tout ce qu'exigeait mon devoir. Cette fille est partie, voilà
tout.
— Mais, mon oncle, elle a laissé son coffre...
Il leva la main.
— Cela ne te regarde pas. Tu as aujourd'hui le devoir de te présenter à
la cour avec la dignité convenable.
Les bras croisés, il se planta devant elle.
— J'ai longuement réfléchi à cette éventualité d'une allusion à ta mère.
Il me paraît peu vraisemblable que Sa Majesté parle d'elle. Toutefois, je suis
certain que tu vas devoir affronter des remarques impertinentes d'autres
femmes au palais, et plus tard, tout au long des réjouissances de la saison. Il
faut que tu les ignores autant que possible. Si ce n'est pas possible, voici ce
que tu devras dire.
Il racla sa gorge encombrée de flegme.
— «Ma mère s'est noyée en mer, ce qui était la meilleure solution pour
toutes les personnes concernées. »
Helen se figea.
— Je vous demande pardon, mon oncle ?
Il répéta cette phrase dont chaque mot accroissait la stupeur d’Helen.
«La meilleure solution» ?
— On devrait toujours s'en tenir à la vérité, dans ce genre
de circonstances, ajouta-t-il. Dis-le, mon enfant. Et ne tourne pas autour du
pot. Si tu montres ta faiblesse, ces femmes se jetteront sur toi comme des
harpies.
Helen s'humecta les lèvres. Elle ne pouvait pas prononcer ces mots.
Non, elle ne voulait pas les prononcer. En constatant son propre refus, elle
se raidit.
— Dépêche-toi. Je veux t'entendre le dire.
— Je vous en prie, mon oncle. Je ne peux pas dire une chose pareille.
Il ne bougea pas. Helen scruta de nouveau son visage : sa moue
exprimait maintenant un franc mécontentement. Elle ferma les yeux. Son
cœur battant la chamade scandait le passage menaçant du temps. Il finit par
pousser un soupir exaspéré.
— C'est ton ignorance et ta jeunesse qui te font parler ainsi, et sans
doute aussi l'excitation de cette journée. À présent, répète cette phrase.
Helen déglutit, la gorge si sèche qu'elle avait peine à parler.
— Pardonnez-moi, mon oncle, mais je ne puis croire que la mort de ma
mère ait été la meilleure solution.
Il la regarda un instant fixement. Sa peau s'était empourprée et une
veine bleuâtre saillait sur son front.
— Vraiment ?
Il approcha son visage si près du sien qu'elle sentit son haleine
empestant le bœuf et vit les bords jaunis de ses paupières.
— Préférerais-tu que ta mère ait été jugée et décapitée ? Qu'on ait
tranché la tête de l'illustre lady Catherine et que la populace ait arraché ses
cheveux en souvenir ?
Il recula.
— Tu n'es pas sotte, mon enfant. Même toi, tu dois convenir que c'était
la meilleure solution pour la famille.
Helen garda les yeux baissés sur le tapis, en tentant de chasser l'image
immonde du corps sans tête effondré sur le billot, du sang ruisselant sur le
dos pâle. Telle était l'exécution réservée aux nobles coupables de trahison.
Il prit un air écœuré.
— Et je dois dire que c'est une étrange façon de remercier ta tante pour
tout ce qu'elle a fait pour toi. Elle t'aime comme sa propre fille, et tu
affirmes maintenant que le tendre dévouement qu'elle a pour toi n'était pas
une bonne solution ?
— Ce n'est pas du tout ce que j'ai voulu dire, mon oncle.
— Tu ne sais pas toi-même ce que tu dis. Tu parles sans
réfléchir, comme toutes les femmes.
Il s'écarta avec colère.
— Je ne puis t'empêcher de te rendre à cette présentation, mais Dieu
m'est témoin que si tu n'es pas capable de faire ce qu'on te demande en
public, je t'interdirai bel et bien de paraître dans tout bal ou raout à l'avenir.
De nouveau, il se précipita vers elle.
— Et je mettrai fin aux préparatifs en vue de ton bal. Je ne tolérerai pas
que le déshonneur, grand ou petit, soit de nouveau associé à cette famille.
Elle savait qu'il parlait sérieusement, car il plissait ses yeux d'un air
mauvais. Tante Leonore ne pourrait pas arranger les choses comme elle
l'avait fait si souvent dans le passé. Non, si Helen voulait être un peu libre,
avoir une vie en dehors de la maison, elle allait devoir obtempérer. Quelle
que fût sa répugnance.
— Je suis désolée, mon oncle, dit-elle en se forçant à parler avec
calme. Pardonnez-moi, je vous prie.
Il soupira avec une indulgence appuyée.
— Je ne dois pas oublier que malgré ta taille et tes beaux atours, tu n'es
qu'une enfant. Il faut que tu me laisses te guider dans ces questions, en
attendant qu'un mari s'occupe de toi. Maintenant, répète la phrase que je t'ai
dite et pense à adopter un ton conforme à la dignité de ta position.
D'une voix entrecoupée, Helen répéta :
— Ma mère s'est noyée en mer, ce qui était la meilleure solution pour
toutes les personnes concernées.
Ces mots lui brûlaient la gorge.
— Il faudra que tu t'entraînes, observa-t-il.
Après un silence, il ajouta :
— Je vois que cela te semble dur, mais c'est pour ton bien. Ta tante et
moi-même ne voulons pas que tu pâtisses des méfaits de ta mère. Il faut que
tu montres au monde que tu gardes ton sang-froid et ta modestie en toute
occasion.
— Oui, mon oncle.
— Ta tante t'attend en bas dans quelques minutes.
Il jeta un dernier coup d'œil à la toilette de sa nièce.
— Tu es trop grande et osseuse pour prétendre à la beauté, Helen, mais
tu as vraiment une certaine allure. Si tu fais attention à ta démarche et à tes
propos, je suis sûr que tu feras honneur à la famille.
Il sortit à grands pas et ses raclements de gorge s'éloignèrent peu à peu
dans le vestibule. Helen fixa le plafond en luttant contre les larmes qui lui
brûlaient les yeux. Elle refusait de pleurer.
— Tout va bien, milady ?
Darby apparut sur le seuil de la chambre. Manifestement, elle avait fait
le tour pour écouter, mais peu importait à Helen.
— Il faut nous dépêcher, Darby, ou nous serons en retard.
Helen saisit une brosse à cheveux en argent afin de se concentrer sur
quelque chose — n'importe quoi, du moment que ce ne soit pas les mots
qu'on l'avait contrainte à prononcer.
Ses mains tremblaient trop pour tenir la brosse. Elle la laissa tomber
sur la coiffeuse, en regardant le portrait de sa mère. Lady Catherine avait
peut-être commis des actes honteux durant sa vie, mais dire que sa mort
était «la meilleure solution» était contraire à toute décence. À tout
sentiment humain. Helen joignit les mains avec force. Elle ne prononcerait
plus ces mots. Plus jamais. En outre, elle honorerait la mère aimante qu'elle
avait connue pendant huit ans — la mère qui lui avait appris à monter à
cheval, qui lui avait lancé des pommes dans le verger, qui lui avait
enseigné avec patience les pas d'un quadrille.
D'une main enfin affermie, elle prit la miniature. Oui, sa mère viendrait
à sa présentation à la cour, après tout.
— Darby, où est mon éventail ? Le vernis Martin.
Elle se sentait exaltée. Pourrait-elle vraiment faire entrer le portrait de
sa mère en contrebande dans le palais ? Fixé à cet éventail que son oncle lui
avait offert pour la circonstance ?
— Le voici, milady.
Darby lui tendit le coffret incrusté de nacre.
En était-elle capable ? Le visage bouffi de son oncle surgit de nouveau
dans son esprit, menaçant. Elle sentit son haleine aux relents de viande et
l'entendit éructer ces mots terribles : « la meilleure solution».
Oui, elle en était capable.
Sans lâcher la miniature, elle souleva le couvercle du coffret et en sortit
l'éventail. Elle l'ouvrit d'une chiquenaude. Les lamelles peintes en ivoire
présentaient une scène agreste où un berger dormait à l'ombre d'un chêne
près de ses moutons. Il était recouvert du vernis d'un vert de bronze
évoquant les œuvres des célèbres Martin. La décoration s'arrêtait à quelques
pouces de la pointe de l'éventail, où les lamelles tenaient ensemble grâce à
un rivet serti de diamants. Elle effleura de son doigt ganté le demi-
cercle blanc de la partie non peinte de l'ivoire. Il n'y avait presque
aucun espace entre les lamelles, mais elle pourrait introduire un fil
entre deux d'entre elles. Elle soupesa sur sa paume la miniature, qui était
vraiment lourde. Il lui faudrait quelque chose de plus solide qu'un fil.
— Darby, trouvez-moi un ruban, ordonna-t-elle.
— De quelle couleur ?
Darby se baissa pour fouiller dans la boîte à ouvrage placée près de la
méridienne.
— C'est sans importance, répondit Helen.
Elle écarta légèrement le pouce et l'index.
— Mais il faut qu'il ait au moins cette largeur.
— Ceci conviendra-t-il, milady ? demanda Darby en sortant un ruban
bleu.
Helen approuva de la tête avec décision. Puis elle ouvrit sa main pour
montrer la miniature.
— Aidez-moi à l'attacher à mon éventail.
Chapitre V

Dissimuler la miniature se révéla plus ardu qu’Helen ne l'avait


imaginé.
Vu la foule affairée se bousculant dans le couloir du palais, il lui était
presque impossible d'avancer sans se servir de ses deux mains pour diriger
son panier à travers la cohue. Il n'était guère facile de maintenir en place à
la fois sa robe, sa traîne, son carton de présentation, son éventail et la
miniature attachée aux lames.
— Au nom du ciel, n'agrippe pas ta robe comme ça ! s'exclama sa tante
en voyant ses doigts crispés sur le tulle pailleté. Laisse-moi donc porter
quelque chose pour toi.
Avant qu'elle ait pu tendre la main vers l'éventail et la miniature
cachée, Helen lui remit son carton de présentation. Heureusement, leur
arrivée dans le salon d'apparat bondé détourna sa tante de lui offrir de
nouveau son aide.
— L'attente risque d'être ennuyeuse, dit tante Leonore. Les dignitaires
en visite officielle seront reçus les premiers. Malgré tout, nous ferions bien
de nous approcher dès maintenant du salon des présentations. Je ne veux
pas que nous ayons à nous frayer un chemin à travers tous les invités quand
on t'appellera.
Bien qu'il fût à peine midi passé et que la journée fût radieuse, un
énorme lustre de cristal flamboyait au-dessus de leur tête et cette multitude
de bougies ajoutait encore à la chaleur accablante régnant dans la salle. Au
fond, des officiers du palais se pressaient à l'entrée de la chambre du Grand
Conseil, en se préparant pour la cérémonie. Helen observa rapidement les
tableaux couvrant les murs : des portraits de rois et de reines, et une
pastorale particulièrement ravissante. Un Ricci, si elle ne se trompait pas.
Elle regretta de ne pouvoir le contempler comme il convenait.
— Il me semble apercevoir un espace libre près de la porte, lui dit tante
Leonore à l'oreille tout en souriant aimablement à un gentleman s'excusant
d'avoir fait osciller sa robe couleur lilas. Ne me quitte pas d'une semelle, ma
chère.
Helen hocha la tête. Elle tenait maintenant assez fermement la
miniature pour entreprendre de chercher des yeux Millicent. Dans cette
profusion de robes mouvantes et de plumes ondulantes, offrant une variété
vertigineuse de roses pâles, de mauves clairs, de blancs et de crèmes, de
bleus majestueux et de jaunes inattendus, il était presque impossible de
distinguer une personne en particulier. Surtout s'il s'agissait d'une petite
blonde au milieu de tant d'autres petites blondes vêtues d'une robe de cour
aux couleurs discrètes. Le nom de Delia émergea soudain du tumulte des
conversations, suivi d'un rire narquois. Helen se retourna pour foudroyer du
regard la coupable inconnue, mais elle était déjà loin.
— Apercevez-vous Millicent ? demanda-t-elle à sa tante.
— Voyons, mon enfant, j'ai déjà peine à voir qui est devant nous.
Elles avancèrent encore de quelques pas. Du haut de sa grande taille,
Helen constata qu'un vide s'était fait autour d'un homme brun debout devant
l'énorme cheminée de marbre. Elle entrevit un instant son visage : il était
jeune, mais une sorte de souffrance le durcissait et ses yeux inspectaient la
pièce avec une intensité féroce. Il y avait en lui quelque chose de crispé,
malgré sa stature imposante.
— Arrêtons-nous ici, dit tante Leonore en détournant
l'attention d’Helen du gentleman élancé pour lui désigner un espace libre à
côté d'une urne en porcelaine bleue au centre de la salle. Il y a trop de
monde près de la porte, maintenant.
Sa tante se dirigea vers ce nouveau refuge et regarda une dame de rang
inférieur qui s'y était également abritée avec sa protégée*. Les deux dames
s'inclinèrent et la plus jeune s'écarta avec tant de hâte qu'elle heurta un
gentleman, lequel fit un petit bond. Helen réprima un sourire. Le pauvre
homme était aussi rouge que sa jarretière.
— Peut-être lady Gardwell et Millicent ne sont-elles pas
encore arrivées, dit tante Leonore.
Helen regarda de nouveau par-dessus son épaule l'homme près de la
cheminée. Un nouvel arrivant l'avait rejoint. Il lui fallut un instant pour le
reconnaître. Un peu moins grand que son compagnon, et blond, il portait
une veste bleue dont la simplicité élégante frappait au milieu de toutes ces
dentelles et ces soies brodées de couleurs vives. Seigneur, c'était Mr
Brummell, l'idole d'Andrew ! Helen observa la coupe parfaite de sa veste,
l'harmonie de son gilet blanc et de sa cravate impeccable. Tout le
monde paraissait trop habillé à côté de lui. Il méritait assurément son
titre officieux de Beau.
— Ma tante, regardez qui est là. Près de la cheminée.
En découvrant la scène, sa tante pinça les lèvres.
— Voilà un spectacle mémorable. Il n'est pas dans les habitudes de Mr
Brummell d'assister à ces cérémonies. Je suppose que sa présence signifie
que le prince régent doit venir.
— Qui est l'homme à côté de lui ?
— Le comte de Carlston, ma chère, dit sa tante en baissant la voix.
J'avais entendu dire qu'il était revenu du continent. Quel toupet de se
montrer ici.
C'était donc l'homme envers qui Andrew nourrissait une telle aversion.
— C'est lui qui a tué son épouse, n'est-ce pas ? chuchota Helen.
Et qui peut-être avait enlevé Berta. Il souriait à une remarque de
Brummell, mais son sourire était sans joie et ses yeux parcouraient toujours
la foule avec détermination. Helen n'avait aucune peine à croire qu'il pût
enlever une innocente jeune fille.
Sa tante poussa un cri étouffé.
— Oh, non, il regarde dans notre direction.
Elle fit volte-face.
— Ma chère, ne lui donne pas la satisfaction de voir que tu l'observes.
Helen détourna les yeux à contrecœur, mais elle avait la nette
impression que sa tante s'était attendue à ce que le comte les remarque. Elle
hasarda encore un coup d'œil. Lord Carlston conversait de nouveau avec Mr
Brummell. Tandis qu'il parlait, il changea de position et elle aperçut
fugitivement une expression de souffrance sur son visage énergique. Pour le
reste, il était curieusement indéchiffrable.
— Au nom du ciel, arrête de le fixer ainsi, dit sa tante. Allons, il faut
que nous cherchions Millicent.
Elle inspecta la salle en gardant sa main sur le bras d’Helen, comme
pour l'empêcher de se retourner de nouveau.
— Ha ha, s'exclama-t-elle. La voici, à côté de monseigneur Meath.
Elle pointa son éventail vers une longue fenêtre tendue d'un riche
velours rouge et donnant sur les jardins royaux. Quand le petit groupe se
tenant devant s'écarta, une tête bien connue d'un blond doré apparut. Elle
était penchée sur le côté, dans une attitude qu'on aurait pu qualifier de
délicieusement interrogative, mais où Helen reconnut le prélude à une
rebuffade sans réplique de Millicent à l'adresse de quelqu'un qu'elle
avait trouvé stupide — manifestement, il s'agissait du jeune fat en jaune
canari qui se tenait devant elle et sa mère. Malgré son apparence aussi
douce que gracieuse, Millicent ne supportait pas les imbéciles.
Par ce phénomène mystérieux qui fait qu'un regard peut être entendu
comme un appel silencieux, Millicent tourna la tête et vit Helen. Son
impatience mal dissimulée céda aussitôt la place à une expression ravie. Sa
robe, objet de discussions approfondies avec Helen depuis des mois, était
une masse splendide et vaporeuse de tulle d'un blanc crémeux entrelacé de
fils d'or et brodé de feuillages verts et dorés. Helen savait que sa confection
à elle seule avait coûté cinquante guinées. Comme Millicent avait
observé d'un ton acide lors d'un après-midi passé à étudier les gravures de
mode de la cour, « plus on est pauvre, plus on doit faire bonne impression».
Millicent effleura le bras de sa mère, salua sèchement le jeune fat et
guida lady Gardwell vers elles. Helen sourit. Même la présentation à la
reine ne pouvait refréner la nature énergique de son amie ni animer la
douceur désemparée de sa mère. Lady Gardwell était extrêmement myope,
de sorte que son regard restait toujours vague. Cette caractéristique lui
donnait un air constamment anxieux, et semblait avoir également pour
conséquence une vision de la vie non moins brumeuse.
Helen fléchit son poignet pour maintenir plus fermement la miniature
au creux de sa paume. Son gant de chevreau très fin était trempé de sueur et
collait à sa peau. Il y avait trop de corps dans cette salle, qu’ils emplissaient
d'une odeur envahissante de parfum éventé et de transpiration, à quoi
s'ajoutait l'oppression de l'attente accablant tous les assistants comme les
nuages noirs d'un jour d'orage. Elle observa le visage de Millicent. La jeune
fille paraissait calme, mais Helen décela les indices imperceptibles de la
peur sur ses traits. Cela n'avait rien d'étonnant — tant de
choses dépendaient du bref instant qu'elles passeraient devant la reine. Elle-
même devait avoir le regard tendu et la mâchoire crispée, comme son amie.
Tante Leonore ouvrit son éventail et l'agita en brassant l'air chaud entre
elle et sa nièce.
— Seigneur ! Ce bleu ne va pas du tout à lady Gardwell, chuchota-t-
elle tandis que Millicent et sa mère approchaient.
Elle accueillit leurs révérences avec un gracieux sourire.
— Lady Gardwell, Miss Gardwell, quel plaisir de vous revoir.
La mère de Millicent esquissa un sourire timide.
— Lady Pennworth, quelle cohue, n'est-ce pas ?
Sa voix douce peinait à couvrir la rumeur des conversations autour
d'elles.
— Lady Helen, continua-t-elle, vous êtes vraiment en
beauté aujourd'hui.
— Restez donc près de moi, dit aimablement tante Leonore. Cette
bousculade est si fatigante. Et maintenant, dites-moi comment se porte sir
Giles.
Pendant que les deux dames s'entretenaient tant bien que mal, Helen
prit Millicent à part.
— Tu as appris la nouvelle ? dit-elle en se penchant légèrement pour
s'adapter à la taille moins imposante et au large panier de son amie.
— Tu veux parler de Delia ?
Helen hocha la tête. Millicent fit une moue désolée.
— Bien sûr que je suis au courant, toute la ville ne parle que de ça. Elle
doit être dans un tel désarroi. Quand je pense qu'elle a assisté à cette horreur
!
— Je lui ai écrit, mais c'est tout ce que me permettent mon oncle et ma
tante.
— C'est pareil pour moi.
Millicent fronça les sourcils et demanda :
— T'avait-elle parlé de cet homme ? Elle n'y a jamais fait
allusion devant moi.
— Ni devant moi.
Helen toucha le bras de son amie.
— Millicent, il me semble que j'aurais dû faire quelque chose. J'ai vu
son désespoir, mais je n'ai pas réagi.
— Quelle absurdité ! Delia a toujours eu tendance à la mélancolie.
Même toi, tu ne peux pas lire toutes les pensées qui se cachent dans l'esprit
d'autrui.
Millicent jeta un coup d'œil à tante Leonore.
— Qu'en est-il de la Saint— Michel ?
Helen secoua la tête.
— J'ai essayé, mais ils refusent que je l'invite. Mais tu viendras quand
même, n'est-ce pas ?
— Bien sûr, répondit son amie avec un sourire rassurant qui s'effaça
presque aussitôt. Mais je ne crois pas que nous revoyions Delia avant
longtemps, toi et moi.
Elles restèrent un instant silencieuses. Helen pressa ses doigts sur le
portrait de sa mère. Sa tante continuait de converser avec lady Gardwell.
Pouvait-elle se risquer à montrer la miniature ?
— Millicent, chuchota-t-elle, le cœur battant. Regarde.
Elle ouvrit la main en révélant fugitivement la miniature avant de
refermer ses doigts dessus.
Son amie poussa un cri étouffé.
— Je n'arrive pas à croire que tu aies emporté ce portrait ici.
Elle observa Helen d'un air préoccupé.
— Même si je n'ai pas ton don pour lire sur les visages, j'ai
l'impression qu'il s'est passé quelque chose.
Helen haussa imperceptiblement les épaules.
— Il s'agit de ton oncle ?
Elle serra les lèvres. Millicent hocha la tête avec sympathie.
— En tout cas, il ne faut pas qu'il te surprenne avec cette miniature sur
toi. Je veux que ma meilleure amie soit présente à mon bal.
— Il n'en saura rien. Simplement...
Elle regarda fixement sa main fermée.
— Ma mère n'est pas ici.
— Oui, dit Millicent. Je comprends.
Elle ouvrit son éventail et l'agita vivement, comme si elle pouvait
dissiper ainsi l'abattement de son amie.
— J'ai l'impression que je vais perdre la tête d'un instant à l'autre. Je
voudrais que tout soit terminé. Raconte-moi quelque chose qui
m'empêchera de m'imaginer en train de marcher sur ma traîne ou de rater
ma révérence.
— J'ai ce qu'il te faut, déclara Helen en se déridant pour lui
faire plaisir. Regarde derrière moi. Vois-tu cet homme brun à côté de la
cheminée ?
Millicent observa la salle.
— Tu veux parler de celui qui se dirige vers nous avec Mr Brummell ?
À l'instant où Helen allait se retourner, elle sentit la main de sa tante
agripper son bras.
— Ma chère Helen, je crois que Mr Brummell vient vers
nous. N'oublie pas de sourire.
— N'est-ce pas lord Carlston qui l'accompagne ? demanda la mère de
Millicent en plissant les yeux.
Sa voix était d'une âpreté insolite.
— Il est apparenté à votre famille, n'est-ce pas ?
Helen sentit que l'atmosphère se refroidissait nettement entre les deux
femmes. Elles arboraient toutes deux un sourire figé. Lady Gardwell rompit
enfin le silence pesant :
— Je ne voudrais pas que ma fille et moi-même puissions gêner une
réunion de famille, dit-elle. Veuillez nous excuser. Bonne chance*, lady
Helen.
Elle fit une révérence hâtive puis lança :
— Viens, Millicent. J'aperçois une de nos connaissances devant nous.
Saisissant la main de sa fille, elle l'entraîna dans la foule. Helen les
regarda avec stupeur. Millicent se retourna et lui lança un regard non moins
ébahi.
— Nous sommes apparentées à cet homme ? s'exclama Helen dès
qu'elle eut perdu de vue son amie.
Tante Leonore effleura les diamants couvrant sa gorge. Ses joues
étaient rouges sous la poudre.
— Enfin, pas directement. C'est un cousin issu de germain de ton
oncle. J'avais espéré qu'il aurait la décence de ne pas se targuer de cette
parenté.
Lord Carlston était donc un parent de son oncle. Elle le croyait
volontiers, car les deux hommes paraissaient pleins de dédain pour le
monde.
— Pourquoi personne ne me l'a dit ? demanda-t-elle. Andrew est-il au
courant ?
— Oui, mais nous n'avons certes aucune envie de faire état d'une telle
parenté. Et qui aurait cru que cet homme reviendrait ? Nous espérions tous
qu'il était parti pour toujours.
Sa tante s'empara de nouveau de son bras, avec tant de force qu’Helen
faillit lâcher la miniature.
— Ne perds pas ton temps à penser à Carlston, ma chère. L'important,
c'est Mr Brummell. C'est lui qui peut te mettre à la mode. Rappelle-toi, il
s'agit d'être charmante et modeste. Et souris !
Helen eut à peine le temps de se conformer à ces instructions avant que
les deux hommes arrivent à leur hauteur. Mr Brummell s'inclina. Son visage
séduisant exprimait une approbation détachée. Il avait eu le nez cassé, et le
léger écrasement qui en résultait nuisait à la régularité de ses traits, mais
Helen trouva que cela lui donnait un air plus viril empêchant sa beauté de
paraître fade. Tante Leonore le salua d'une inclinaison de la tête qui fit
trembler son panache.
— Mr Brummell, quel plaisir de vous revoir.
Helen sentit un mouvement autour d'eux. Les gens s'écartaient en leur
lançant des regards obliques. Manifestaient-ils ainsi leur déférence pour Mr
Brummell ou leur dégoût envers Carlston ? Un examen rapide des visages
alentour donna la réponse à Helen. Apparemment, la fameuse influence de
Mr Brummell ne suffisait pas à rendre lord Carlston acceptable. Pas encore,
en tout cas.
— Je suis toujours charmé de vous voir, milady, dit Mr Brummell en
s'inclinant derechef.
Helen sentit de nouveau le regard scrutateur du Beau, dont les sourcils
légèrement haussés trahissaient la curiosité. Puis il désigna d'un geste
élégant lord Carlston.
— Lady Pennworth, puis-je vous présenter le comte de Carlston.
Tante Leonore inclina la tête en un salut glacé.
— Lord Carlston.
— Milady, dit le comte en inclinant la tête à son tour.
Helen devait avouer que lord Carlston était beau, d'une beauté dure et
anguleuse qui faisait paraître les hommes autour de lui presque efféminés.
Toutefois, le dessin de sa bouche trahissait une brutalité franchement
repoussante. Sa peau arborait un hâle contraire à la mode — Andrew et
tante Leonore avaient indiqué tous deux qu'il avait séjourné sur le continent
—, et le marron de ses yeux était si foncé qu'il se confondait avec la pupille
noire, ce qui leur donnait une expression impénétrable. L'effet
était déconcertant. Son regard semblait sans âme, comme celui du requin
naturalisé qu'elle avait vu à l'Egyptian Hall nouvellement ouvert. Un froid
soudain fit frémir les épaules nues d’Helen. Un tel homme ne pouvait avoir
une âme — c'était un meurtrier. Et peut-être un ravisseur. Elle serra plus fort
dans ses doigts la pointe de l'éventail et la miniature. Il était temps, car sa
tante se tournait vers elle pour lui présenter les deux hommes.
— Ma chère, permets-moi de te présenter le comte de Carlston et Mr
Brummell. Messieurs, voici ma nièce, lady Helen Wrexhall.
Helen fit une révérence mais s'abstint de baisser les yeux, comme la
modestie l'exigeait, afin d'examiner lord Carlston tandis qu'il s'inclinait. Il la
scruta avec non moins d'attention, de son regard nettement trop pénétrant
pour être poli. Ils s'observèrent ainsi un long instant. Il pouvait bien la
regarder avec ses yeux noirs de requin ! Le visage d’Helen était à peu près
aussi indéchiffrable que le sien.
— Lord Carlston, Mr Brummell, dit-elle en se redressant.
Elle leur lança un regard distant. Même si Andrew l'avait exhortée à ne
pas s'approcher du comte, elle ne pouvait quand même pas mettre sa tante
dans l'embarras en refusant de lui être présentée. Et c'était une excellente
occasion pour tenter de le percer à jour.
— Je suis ravie de faire votre connaissance.
Carlston continuait de l'examiner avec attention.
— Je suis moi-même enchanté, lady Helen, déclara-t-il. D'autant que
nous sommes parents.
— Ce n'est qu'une parenté lointaine, observa tante Leonore en serrant
les lèvres.
Il eut un sourire où éclatait toute la supériorité de son rang.
— Mais irréfutable, répliqua-t-il.
Les lèvres de tante Leonore se serrèrent encore plus. Mr Brummell se
racla la gorge. Ce devait être un signal pour Carlston, car celui-ci lança
aussitôt un regard calculateur vers le fond de la salle. Helen mourait d'envie
de regarder dans la même direction, toutefois il lui aurait fallu se retourner
trop ostensiblement. Elle ne savait ce que le comte voyait, mais son visage
resta impassible. Lord Carlston ne révélait aucune émotion.
Se tournant de nouveau vers Helen, il lui sourit. Elle eut l'impression
qu'il la regardait comme un loup s'apprêtant à bondir.
— Lady Helen, j'ai remarqué que votre éventail était un vernis Martin.
Elle serra sa main sur la miniature. Son propre sourire s'était figé en un
rictus. Quelle idée de lui parler de son éventail ! Elle porta à son cou sa
main libre, comme si elle pouvait cacher ainsi la brusque rougeur
envahissant son visage.
— Je m'y connais très bien en éventails, ajouta-t-il.
— Vraiment, milord ? En éventails ? lança-t-elle, la main crispée sur le
sien. Et avez-vous souvent l'occasion de vous en servir ?
Mr Brummell parut réprimer un accès d'hilarité.
— Oui, Carlston, vous servez-vous souvent d'un éventail ? demanda-t-
il.
Tante Leonore la regarda d'un air sévère.
— Voyons, ma chère Helen, je suis sûre qu'il s'agit d'un simple intérêt
chez lord Carlston.
— C'est exact, milady, approuva-t-il.
Il mentait. Helen en était certaine, même si son visage n'arborait aucun
des signes révélant habituellement le mensonge.
Il n'avait pas dégluti avec force ni battu imperceptiblement des
paupières.
— Me permettrez-vous d'examiner votre éventail, lady Helen ?
— Il n'a rien que de très ordinaire, lord Carlston, dit-elle en arborant un
sourire aussi faux que le sien.
Pourquoi insistait-il ainsi ? Elle ne pouvait pas lui confier son éventail.
Sa tante avait l'œil vif. Et si elle découvrait la miniature ?
— Un vernis Martin n'est jamais ordinaire, lady Helen, répliqua-t-il en
tendant la main.
Helen lui lança un regard de défi. «Non, je ne veux pas», se dit-elle
avec fureur. L'espace d'un instant, elle lut quelque chose de surprenant dans
ces yeux de requin. De la compassion. À quel jeu jouait-il ?
— Helen, montre ton éventail à lord Carlston, ordonna sa tante.
— Je ne puis croire que vous soyez sérieux, lança Helen en s'efforçant
d'imiter le ton badin qu'employait Millicent avec ses nombreux admirateurs.
Je suis sûre que c'est une plaisanterie.
— Vous saurez que je suis toujours sérieux, lady Helen.
— Montre-le-lui, ma chère, souffla sa tante avec un signe de tête
éloquent.
Le message était clair : « Montre-lui cet éventail, que nous soyons
débarrassées de cet homme. »
Il tendit la main vers Helen avec un regard impassible et une
indifférence exaspérante. Elle ne pouvait refuser. Une telle impolitesse
serait impardonnable, et de toute façon sa tante lui arracherait probablement
l'éventail pour le donner au comte. Tant pis. Le défiant plus que jamais du
regard, elle glissa la pointe de l'éventail dans sa main tendue en pressant la
miniature contre sa paume. Puis elle se raidit, prête à voir son secret
découvert. Tante Leonore allait être furieuse.
Il déploya l'éventail en tenant la pointe dans sa grande main, qui la
dérobait aux regards. Elle respira à fond pour se calmer. La catastrophe était
imminente. Il pencha la tête pour observer le paysage peint. Pourquoi
attendait-il ? Il devait forcément voir la miniature puisqu'elle était dans sa
main, mais il ne réagissait pas. En fait, il la gardait cachée.
— Quel éventail magnifique, déclara-t-il.
Cependant, elle vit comme une ride imperceptible se creuser entre ses
sourcils noirs. Si elle avait dû hasarder une interprétation, elle aurait dit que
lord Carlston, en dépit de son calme implacable, était atterré.
Il leva les yeux, en gardant un silence dont on ne savait ce qu'il
annonçait. Helen se figea. Si elle ne faisait aucun geste, peut-être se
contenterait-il de lui rendre l'éventail.
— Vous l'a-t-on présenté comme un authentique vernis Martin
? demanda-t-il.
Helen respira. Un sursis. Mais pourquoi ?
Sa tante se redressa avec indignation.
— Sachez que cet éventail lui a été offert par son oncle, le vicomte
Pennworth.
— C'est un beau cadeau, répliqua Carlston d'un ton affable.
Fermant l'éventail d'un coup sec, il le tendit à Helen. À l'instant où elle
saisit la pointe, elle se rendit compte qu'il était d'une légèreté insolite. La
miniature avait disparu. Était-elle tombée ? Elle baissa les yeux, mais le
portrait n'était pas sur le sol. Un morceau de ruban bleu restait emprisonné
entre deux lames. Il avait été proprement découpé. Lord Carlston devait
avoir un couteau, mais elle ne l'avait pas vu. Ses doigts se crispèrent sur le
rivet. Espérait-il la voir s'évanouir ? Il en serait pour ses frais. Elle se
força à prendre un air indifférent et aperçut une lueur nouvelle dans ses
yeux noirs. Il s'amusait. Une vague de fureur monta en elle. Pourquoi
agissait-il ainsi ? C'était absurde.
— Je crois que nous devons laisser la place aux autres personnes
désireuses de faire votre connaissance, lady Helen, dit-il en s'inclinant. Ç'a
été un plaisir.
Il allait partir. Avec le portrait de sa mère. Non !
— Lord Carlston, j'espère que nous aurons l'honneur de votre visite,
lança-t-elle pour le retenir.
À côté de lui, Mr Brummell interrompit son propre salut en levant les
sourcils devant une telle inconvenance.
— Pouvons-nous compter sur vous demain ? s'obstina Helen. Puisque
vous êtes de la famille...
Elle réussit à esquisser un sourire tendu.
— Helen ! s'exclama sa tante.
L'amusement pétilla de plus belle dans les yeux de lord Carlston,
donnant à son regard froidement scrutateur une chaleur soudaine.
— Puisque je suis de la famille, lady Helen, je serais ravi de vous voir
demain. Mr Brummell aussi.
Mr Brummell sourit, mais Helen vit qu'il était irrité.
— Oui, ce sera un plaisir, milady. À demain, donc.
Apparemment, même le puissant Mr Brummell s'inclinait devant la
volonté de lord Carlston.
— À demain, répéta faiblement tante Leonore.
Les deux hommes s'éloignèrent dans la foule qui s'écartait à leur
approche.
Les doigts crispés sur son éventail, Helen suivit du regard le dos très
droit de Carlston au milieu de la cohue mouvante et des plumes ondulantes.
Elle n'avait jamais eu autant envie de gifler quelqu'un. Ou, pire encore, de
pousser un cri de rage.
— Quelle mouche t'a piquée ? demanda tante Leonore. Nous n'avons
vraiment pas besoin d'une visite de cet homme. Ton oncle va être très
contrarié.
Andrew serait mécontent, lui aussi, car elle n'avait pas gardé ses
distances. Mais elle trouvait trop injuste de laisser Carlston s'en aller avec
son air suffisant et victorieux.
— Il amènera Mr Brummell, dit-elle brièvement en regardant le dandy
blond se pencher pour observer quelque chose dans la main du comte de
Carlston.
Sa miniature.
— C'est un argument, admit tante Leonore, dont le visage s'éclaira. En
fait, tu as retenu Mr Brummell à ton côté pendant dix bonnes minutes. On
ne peut douter de ton succès, maintenant.
Helen hocha la tête, mais elle avait de nouveau fixé son attention sur
lord Carlston. Son instinct lui disait qu'il allait se retourner. Il ne pourrait
s'empêcher de lui lancer un regard triomphant. Voilà, il se retournait. Et
pour une fois, son expression était aisée à déchiffrer.
Il était impatient.
Étant fille d'un comte, Helen faisait partie des privilégiées bénéficiant
d'une entrée* leur permettant d'être appelées les premières à paraître devant
la souveraine, de même que les autres membres de la haute noblesse ou du
corps diplomatique. Alors qu'elle se frayait un chemin dans la foule avec sa
tante pour rejoindre la chambre du Grand Conseil, elle aperçut de nouveau
Mr Brummell, lequel conversait avec lady Conyngham, la célèbre beauté
brune dont tante Leonore prédisait qu'elle serait la prochaine favorite
de Prinny. En revanche, lord Carlston était invisible. Elle se
dressa subrepticement sur la pointe des pieds pour voir le vestibule au fond
de l'enfilade des salles. Peut-être était-il parti. Elle espérait qu'il mettrait un
terme à son petit jeu le lendemain et lui rendrait la miniature lors de sa
visite matinale. Un jeu lui semblait la seule explication possible à son
comportement. Autrement, pourquoi aurait-il pris la miniature sans révéler
le secret d’Helen ? À moins qu'il ne fût déséquilibré. Mais même alors, elle
ne pouvait s'expliquer la complicité de Mr Brummell. Elle secoua la tête,
aussi troublée par ces questions sans réponse que par la perspective de faire
enfin sa révérence à la reine.
— Helen, arrête de te grandir, lança tante Leonore en la tirant par le
bras.
Puis elle guida avec fermeté sa nièce vers la porte ouverte de la
chambre du Grand Conseil.
Helen jeta un dernier coup d'œil sur la salle et découvrit Millicent, qui
attendait près de la fenêtre d'être appelée avec le reste de l'assemblée. Elle
la cherchait du regard, elle aussi. «À gauche, l'exhorta Helen en silence.
Regarde à gauche. » Millicent obéit enfin et Helen la vit sourire en levant
une main comme pour la bénir, après quoi elle disparut derrière les
panaches des autres titulaires d'une entrée* et leurs accompagnatrices.
Un pas suffisait pour franchir le seuil de la chambre du Grand Conseil,
mais Helen eut l'impression qu'un abîme séparait les deux salles. La tension
soudaine était presque tangible, comme si l'air était plus dense en ces lieux.
Un grand feu brûlant dans la cheminée — une concession à l'âge avancé de
la souveraine — rendait l'atmosphère encore plus étouffante. Les
bavardages du salon d'apparat avaient cédé la place à des chuchotements
étouffés et au bruissement de la soie, à mesure que les jeunes arrivantes
faisaient cercle autour du trône.
— N'oublie pas de lever le menton, chuchota tante Leonore en lui
passant son carton de présentation. Et ne vacille pas. Il t'arrive de vaciller,
quand tu fais la révérence. Et soulève ta traîne d'un seul geste. N'agite pas
ton bras comme un poisson qui a mordu à l'hameçon.
— Je vacille ?
Comment sa tante pouvait-elle lui dire maintenant une chose pareille ?
— Tu vas t'en tirer haut la main, ajouta tante Leonore. J'en suis sûre.
La voix claire du grand chambellan interrompit les conversations
assourdies et annonça que les présentations allaient commencer. Helen
regarda passer une jeune fille brune, la traîne drapée sur le bras, le visage
maigre crispé par la concentration. Le trône, surmonté d'un dais de velours
rouge, était entouré d'un large demi-cercle de courtisans et d'invités
empêchant de voir la reine ou les princesses Mary et Augusta. Un autre
immense lustre en cristal pendait au plafond. Son éclat s'ajoutant à la
faible lumière du soleil entrant par les fenêtres faisait miroiter les diamants
autour des cous et des poignets, et le lion d'or et la licorne d'argent
surmontant noblement le trône ressortaient avec une extrême netteté. Ce
spectacle était passablement éblouissant.
Un huissier s'approcha et s'inclina.
— Lady Pennworth, si vous voulez bien vous joindre aux
autres accompagnatrices, dit-il en indiquant un groupe de dames très pâles à
l'extrémité du demi-cercle.
Il se tourna vers Helen.
— Veuillez me suivre, milady.
Après une nouvelle courbette impeccable, il la conduisit vers une
vingtaine de jeunes filles arborant toutes des robes de satin clair, des perles
et des paillettes de verre. Tante Leonore se trouvait déjà au milieu des
accompagnatrices. Du fait de son rang, quelques dames moins bien nées
durent s'écarter, la bouche pincée.
Helen réprima un sourire et prit place à côté d'une jeune créature dodue
couverte de flots de tulle blanc bordés de gros boutons de rose en soie rose.
Son visage rond était rouge et légèrement emperlé par la sueur dégoulinant
de ses cheveux frisés avec soin.
Avec cette chaleur, la pauvre était au bord de la combustion. Un nom
surgit dans la mémoire d’Helen. Elizabeth. Elles avaient été présentées lors
d'un bal d'avant la saison. Les yeux bleus globuleux de sa voisine
s'illuminèrent en la reconnaissant à son tour. Oui, lady Elizabeth Brompton.
On l'appelait le Carlin dans son dos, à cause de ses yeux mais aussi de sa
bienveillance immuable.
— Lady Helen, dit lady Elizabeth en faisant une révérence.
Helen inclina la tête et murmura une réponse, consciente de la
désapprobation de l'huissier pinçant ses lèvres blêmes devant cet échange.
— Sapristi, je vous promets que je vais m'évanouir, continua lady
Elizabeth en chuchotant bruyamment.
Pour rafraîchir son vaste décolleté, elle entreprit de s'éventer
vigoureusement avec son carton de présentation.
— Il fait tellement chaud, ici, mais je n'ose pas ouvrir mon éventail.
Isabelle Rainsford a ouvert le sien un instant...
Son panache s'inclina en direction d'une jeune fille aux yeux rougis.
— Une foule de chambellans a aussitôt fondu sur elle comme des
corbeaux apercevant une carcasse. C'était très drôle.
Elle s'approcha d’Helen et baissa enfin la voix :
— Apparemment, Sa Majesté n'aime pas qu'on s'évente.
— Je suis heureuse que vous m'ayez prévenue, dit Helen.
Elle se demanda si elle ne devrait pas observer qu'un carton blanc agité
avec énergie risquait de déplaire tout autant à Sa Majesté, mais elle préféra
s'abstenir. Lady Elizabeth était tellement rouge qu'elle avait sans doute
grand besoin d'un peu d'air.
Helen baissa les yeux sur son éventail, où le minuscule morceau de
ruban bleu était toujours coincé entre les lames. Elle avait beau s'indigner
que Carlston ait volé sa miniature, au moins elle n'avait plus à se soucier de
la cacher à sa tante. Ni de la maintenir en place en même temps que son
panier et sa traîne lorsqu'elle ferait sa révérence à la reine.
La reine.
Elle se sentit soudain glacée en se rendant compte du risque qu'elle
avait pris. Seigneur, si la miniature était restée attachée à l'éventail, elle
serait actuellement en train de tenir le portrait d'une femme soupçonnée de
trahison en présence de Sa Majesté. Comment avait-elle pu être aussi
stupide ? Elle n'avait pensé qu'à suivre son chemin, comme un cheval
aveuglé par ses œillères. Il lui sembla soudain sentir sur elle des centaines
de regards accusateurs, mais en levant les yeux elle constata que rien n'avait
changé dans la salle. Le trône était toujours l'objet de l'attention
générale, tandis que les huissiers sillonnaient le tapis conformément à
une étiquette séculaire. Et si c'était la raison du geste de Carlston ? Helen
fronça les sourcils en s'efforçant de concilier un motif aussi généreux avec
cet homme. Non. Il avait ses propres raisons pour prendre la miniature, et
elle était prête à parier que ces raisons n'avaient rien de chevaleresque.
Malgré tout, il l'avait sauvée de son absurde aveuglement.
Lady Elizabeth se pencha vers elle. Helen sentit son souffle chaud
quand elle chuchota :
— Je crois que vous êtes une amie de Miss Cransdon, n'est-ce pas ?
Miss Delia Cransdon ?
La curiosité exorbitait ses yeux encore plus que de coutume.
— En effet, répondit Helen en enfonçant fermement ses pieds dans
l'épais tapis.
— Ce qu'on raconte est-il vrai ? Elle s'est vraiment enfuie avec un
homme qui a assassiné une servante d'auberge avant de se tuer lui-même ?
Une servante d'auberge ? L'histoire tournait au massacre.
— Je n'ai rien entendu de tel, déclara-t-elle fermement en englobant les
deux crimes dans sa dénégation. Qui vous a raconté une histoire pareille ?
Lady Elizabeth agita vaguement ses mains potelées.
— On ne parle que de ça dans les parages. Mais donc, ce n'est pas vrai
?
Helen fut sauvée d'un mensonge éhonté par l'arrivée d'un jeune huissier
qui s'approcha de lady Elizabeth.
— Milady, si vous voulez bien me suivre.
— Enfin, chuchota-t-elle en ajustant sa traîne sur son bras. En route !
Helen la regarda suivre l'huissier en se dépêchant, non sans faire
osciller son panier de façon fort disgracieuse. Malgré sa tendance à
l'indiscrétion, le Carlin n'avait rien d'une commère. Néanmoins, elle avait
jugé bon de répéter l'histoire de la taverne. C'était de mauvais augure pour
Delia, de même que cette servante assassinée venant maintenant enjoliver
l'histoire. Bien sûr, c'était peut-être vrai. Il se pouvait que tante Leonore
n'eût pas entendu tous les détails. Helen jeta un coup d'œil sur le groupe des
accompagnatrices. Sa tante était en pleine conversation avec une autre
dame, mais Helen remarqua surtout l'expression d'un visage derrière elle.
Une dame brune d'aspect délicat observait tante Leonore avec une attention
intense, en fronçant les sourcils d'un air incrédule. Elle dut sentir le regard
d’Helen, car elle leva les yeux, mais ne parut pas la voir.
Helen se concentra de nouveau sur les présentations. C'était le tour de
lady Elizabeth, qui triturait le rivet de son éventail tandis que deux officiers
du palais s'affairaient autour de sa personne replète. Le plus jeune souleva
la lourde traîne qu'elle gardait sur son bras et la déploya derrière elle sur le
sol, en un flot de damas blanc et de boutons de rose en soie. Le plus âgé, les
yeux fixés sur ce qui se passait devant le trône, l'invitait à ne pas bouger
en inclinant sa tête poudrée de gris. Le teint rouge de la malheureuse avait
pâli, et des taches roses et blanches marbraient maintenant sa poitrine et son
visage. «Au moins, elle est assortie à sa robe», se dit Helen avant de s'en
vouloir aussitôt de son manque de charité. Le Carlin n'était pas responsable
de l'ardeur des commères. Obéissant à un signe invisible, l'officier âgé
recula et s'inclina, lui laissant ainsi la voie libre pour rejoindre le trône. Le
Carlin brandit avec raideur le carton portant son nom, respira
profondément, jeta un dernier regard sur sa traîne puis s'avança.
La scène se reproduisit avec toutes les jeunes filles précédant Helen.
Au début, elle les regarda se préparer en respirant à fond puis en vérifiant
nerveusement l'état de leur traîne, mais après avoir vu six d'entre elles
disparaître au loin avant de revenir radieuses et soulagées, elle se laissa aller
à ses propres pensées. Et si la reine l'interrogeait bel et bien sur sa mère ?
Elle sentit son cœur battre à tout rompre. Il lui semblait aussi qu'elle
allait avoir mal au ventre. Se concentrant sur l'une des fleurs de lys bordant
le tapis, elle parvint à respirer plus profondément malgré l'oppression de
son corset humide. En expirant longuement, elle sentit sa sensation de
vertige se dissiper. Elle avait encore le temps de répéter une ultime fois sa
réponse à la reine, mais la phrase qu'elle avait préparée lui échappait. Elle
ne se souvenait même plus du début. Tout ce qui lui revenait à l'esprit,
c'était le visage congestionné de son oncle en train de glapir : « La
meilleure solution ! »
— Milady, si vous voulez bien me suivre.
Non. Elle n'était pas prête. Et si elle vacillait ?
— Milady ?
Helen regarda fixement le visage blême et courtois de l'huissier, qui se
teignit fugitivement d'impatience.
— Oui, bien sûr, murmura-t-elle en se forçant à avancer.
Devant elle, les deux officiers du palais interrompirent une
conversation à voix basse.
— Lady Helen, puis-je vous présenter sir Desmond Morwell, chuchota
l'huissier en lui désignant le plus âgé des officiers. Et sir Ian Lester.
Les deux hommes s'inclinèrent. Malgré sa peur, elle remarqua la
lassitude du visage du plus vieux et la façon dont le plus jeune tapotait
nerveusement son pouce contre son index. Ils avaient une longue journée
devant eux.
— Permettez-moi de prendre votre traîne, lady Helen, dit sir Ian en
soulevant la lourde masse de satin drapée sur son bras gauche.
Délivrée de ce fardeau, elle eut l'espace d'un instant une sensation de
fraîcheur revigorante. Elle ne put s'empêcher de regarder derrière elle tandis
qu'il déployait le flot d'étoffe sur le tapis.
— Veuillez tenir votre carton prêt pour le grand chambellan, dit sir
Desmond.
Malgré sa fatigue, son visage était empreint de douceur sous la
perruque grise démodée de ses fonctions. Et ses yeux marron, beaucoup
trop grands pour un homme, donnaient l'impression d'une grande
gentillesse.
— Une fois qu'il vous aura annoncée, vous pourrez vous avancer vers
le trône.
Elle croisa son regard tranquille et trouva quelque chose d'apaisant
dans son ton neutre. Des milliers de jeunes filles étaient passées par là sans
subir de désastre. Elle était capable d'en faire autant.
Sir Desmond s'inclina et s'écarta, lui laissant la voie libre pour
s'approcher de la reine.
Les uns après les autres, des visages curieux se tournèrent vers elle en
chuchotant. À présent, elle comprenait ce besoin de respirer à fond, de jeter
un dernier coup d'œil sur la traîne. Elle s'avança en levant le menton,
malgré son envie féroce de baisser les yeux pour regarder sa robe onduler à
ses pieds. Et si elle trébuchait ? Alors qu'elle traversait la foule, un sourire
familier émergea soudain de la masse indistincte des visages : le duc de
Selburn, l'ami de son frère, dont le visage allongé, empreint de franchise, lui
offrait un soutien aussi chaleureux que rassurant. Avec sa gentillesse
habituelle, il lui fit un clin d'œil pour l'encourager. À côté de lui, l'imposante
lady Cholmondeley souriait aussi. Et bien sûr, il y avait tante Leonore, la
chère tante Leonore, qui se mordait les lèvres et semblait prier pour elle.
Helen tendit son carton au grand chambellan.
— Lady Helen Wrexhall, annonça-t-il.
Le trône paraissait si loin. Les deux princesses se tenaient debout
derrière leur mère comme deux ombres pâles, et leur beauté célèbre était
entièrement éclipsée par la présence de la souveraine. Helen entrevit une
chevelure grise coiffée en hauteur, une profusion de plumes d'autruche
bleues, des bajoues poudrées. Puis toute son attention fut absorbée par le
devoir de traverser le tapis sous les yeux de l'assemblée. Quinze pas; elle les
compta. Elle atteignit le trône et s'arrêta sur la tache sombre marquant
la laine épaisse aplatie par tant d'autres pieds chaussés d'escarpins. Elle
n'avait encore jamais vu d'aussi près un membre de la famille royale.
Sa Majesté était devenue corpulente, comme son fils, et la tragédie de
la longue maladie de son époux avait creusé son visage de rides profondes,
qui attristaient sa bouche et donnaient à son front une expression
d'endurance sévère. Sa manie bien connue de priser avait laissé autour de
ses narines des traces jaunâtres, visibles sous l'épaisse couche de poudre.
Cependant, ses yeux très écartés brillaient de curiosité et elle se pencha d'un
air interrogateur.
Helen ploya son genou gauche et fit sa révérence, la tête baissée. Ses
gestes étaient aisés, sans rien de vacillant. Elle respira — tante Leonore
serait contente. Sous ses yeux, la main gantée de la souveraine était crispée
sur l'accoudoir sculpté. Dans un bruissement de soie bleue, elle vit
s'approcher le corsage cousu d'étoiles d'or et parsemé de diamants de Sa
Majesté qui se penchait pour lui donner le baiser royal. Helen leva son
visage vers un suave parfum de girofle et l'éclat de diamants brillant sur une
peau tachée par la vieillesse. Puis elle sentit des lèvres desséchées se poser
doucement sur son front.
— Vous êtes la fille de la comtesse d’Hayden ? demanda Sa Majesté
d'une voix si basse qu’Helen ne sentit guère qu'une haleine tiède sur sa
peau.
Elle avait donc posé la question fatale. Helen sentit sa gorge se serrer et
n'eut que la force de hocher la tête.
— Mon enfant, ne croyez pas tout ce qu'on dit de votre mère.
En entendant ces mots chuchotés, Helen ne put s'empêcher de lever les
yeux. Pendant un long instant, elle fixa le regard pâle et attentif de la
souveraine. Que voulait-elle dire ? Mais le visage fatigué au-dessus d'elle
ne lui livra aucun indice. Il portait le masque impénétrable forgé par une vie
entière à la cour. Sa Majesté se redressa et la congédia en hochant la tête
avec amabilité. Ou avec satisfaction ?
Un officier du palais se pencha derrière Helen et souleva adroitement
sa traîne pour la draper sur son bras en un flot de satin. Elle dut se
concentrer de toutes ses forces pour incliner la tête devant la reine et les
princesses, se relever de sa révérence et s'éloigner à reculons du trône.
Chapitre VI

Vendredi 1er mai 1812

Tante Leonore fit craquer nerveusement les pages fines du Times et


posa le journal ouvert sur la table.
— Comme c'est contrariant, marmonna-t-elle.
Helen prit une brioche moelleuse dans la corbeille en argent tendue par
Barnett et ne fit aucun commentaire. Sa tante avait déjà marmonné ainsi à
deux reprises. Elle rompit le petit pain et respira l'odeur de levure chaude et
douce. Sentir le pain frais était si réconfortant, et elle avait besoin de
réconfort après une nuit passée à reconstituer sa rencontre avec la reine et
avec lord Carlston. Elle ne savait toujours pas pourquoi le comte
s'était emparé de la miniature. Ni ce que la souveraine avait voulu dire par
sa déclaration extraordinaire. On aurait cm qu'elle niait à mots couverts la
trahison de lady Catherine. Toutefois, Helen n'avait aucune certitude, et elle
ne pouvait guère demander des éclaircissements à Sa Majesté.
Malgré tout, si jamais il se pouvait que sa mère ait été accusée
injustement, elle avait le devoir de découvrir la vérité. Peut-être même
pourrait-elle réhabiliter le nom de sa mère.
Pour mettre à distance ces espoirs absurdes, elle se coupa un morceau
de beurre. Elle ne saurait même pas par où commencer ses recherches. Et si
jamais elle découvrait finalement que la réalité était pire que les rumeurs ?
Quelques années plus tôt, Andrew lui avait donné une idée de la cruelle
vérité en lui disant que les arrivées subites de leur mère, lorsqu'elle venait
les rejoindre à Deanswood Hall, n'étaient en fait que des retraites forcées
dans le domaine familial afin d'éviter la tourmente d'un nouveau scandale.
Tante Leonore plongea avec force un morceau de toast dans sa tasse de
thé. Cependant, au lieu de porter à sa bouche la masse molle ainsi obtenue,
elle retourna à la page détestable décrivant la réception royale de la veille.
— Comme c'est contrariant, répéta-t-elle, de penser que nous n'avons
pas figuré à la fête que le prince régent donnait le soir !
Elle laissa tomber le toast détrempé sur son assiette.
— C'est à cause de ton oncle, tu sais. S'il ne se répandait pas sans cesse
en diatribes contre le milieu dégénéré de Carlton House, nous aurions été
invités.
Helen cessa de beurrer sa brioche pour la regarder. Il était rare que sa
tante osât critiquer son oncle, même dans la relative intimité du salon du
petit déjeuner.
— Cela fait des semaines que vous saviez que nous n'étions
pas invités, observa-t-elle.
— Ce n'en est pas moins humiliant, déclara tante Leonore en refermant
le journal. Maintenant que tu as été présentée à la reine, nous aurions dû
avoir droit à une invitation. Au moins, on n'a pas publié la liste des gens
ayant assisté à la fête. Il aurait été insupportable de ne pas y trouver notre
nom.
Elle repoussa son assiette. Barnett quitta son poste derrière la desserte
pour l'enlever.
— Et maintenant, nous allons devoir affronter une visite de lord
Carlston qui ne va certes pas contribuer à notre bon ton*. Même si la
présence de Mr Brummell améliore les choses.
Helen n'eut aucun mal à interpréter le regard de sa tante : « C'est ta
faute. »
La veille, après le dîner, la maisonnée entière avait entendu retentir
dans le salon l'opinion passionnée de lord Pennworth sur la visite prévue de
lord Carlston. Il avait fallu à tante Leonore une bonne demi-heure pour le
calmer, et seul le patronage de Beau Brummell l'avait finalement convaincu
d'accepter cette visite. Même lui devait reconnaître l'importance de
l'approbation du Beau pour le succès mondain d'une jeune fille. Toutefois, il
avait déclaré qu'il serait à son club lorsque lord Carlston ferait son
apparition.
Helen mordit dans sa brioche afin que sa bouche pleine la dispense de
répondre. Elle était certes responsable de la visite de lord Carlston, mais
elle n'en éprouvait aucun remords. Au contraire. Elle allait récupérer sa
miniature et obtenir une explication, même si elle ne savait pas encore très
bien comment elle y parviendrait. Étant un gentleman, il se contenterait
certainement de la lui restituer. Elle prit une autre bouchée de brioche et se
mit à mâcher pensivement. Ce n'était pas si sûr — jusqu'à présent, il ne
s'était pas vraiment comporté en gentleman.
Tante Leonore saisit le carton d'invitation au sommet de la pile arrivée
avec le courrier du matin.
— Au moins, nous sommes invités au bal pour l'anniversaire du roi.
Elle ploya légèrement la feuille épaisse entre le pouce et l'index.
— Tu ne m'as pas raconté ce que la reine t'avait dit.
— J'étais si nerveuse que j'ai à peine entendu, répondit Helen avec un
haussement d'épaules évasif. Il me semble que ce n'était qu'une plaisanterie.
Elle n'avait pas décidé consciemment de garder secrets les mots de la
souveraine. Pourtant, la première fois que sa tante lui avait demandé ce que
Sa Majesté avait dit, Helen s'était dérobée. Et voilà qu'elle avait
recommencé. C'était peut-être puéril de sa part, mais elle ne pouvait
supporter l'idée de voir sa tante mettre en pièces cette défense inattendue de
sa mère. La révélation était destinée à Helen, et elle n'entendait pas la
partager.
Tante Leonore la regarda nerveusement.
— Sa Majesté a-t-elle eu des mots durs ?
Cette fois, du moins, Helen pouvait dire la vérité.
— Non, pas du tout.
Se penchant sur la table, elle lut l'inscription gravée sur le carton
suivant.
— Les Howard, le 3. Nous y allons ?
— Comme il n'y a pas beaucoup de choix ce jour-là, je pense que oui.
J'ai entendu dire que lord Byron y serait.
— Vraiment ? Je meurs d'impatience de le voir. Il paraît que c'est un
Adonis.
Millicent avait déjà vu le célèbre poète et s'était extasiée, peut-être un
peu trop longuement, sur son charme physique et sa maussaderie
séduisante. Helen se demandait ce que son amie penserait de l'étrange
comportement de lord Carlston. Du reste, elle n'attendrait pas longtemps
pour le savoir, car les Gardwell devaient les accompagner dimanche au parc
pour une promenade.
Tante Leonore poussa un grognement.
— Lord Byron est beau garçon, je te l'accorde, mais toute cette histoire
avec Caro Lamb me déplaît. Cela devient franchement indiscret.
Helen écarta le carton pour lire le suivant.
— Regardez, ma tante. Lady Jersey nous convie à une partie de plaisir
aux jardins de Vauxhall le jeudi. Nous y allons ? J'adore les jardins.
— Bien sûr que nous acceptons. Il n'est guère possible de dire non à
une protectrice d'Almack. Encore qu'elle n'ait pensé à nous qu'après coup, je
le crains, car son carton arrive bien tard.
Elle but une gorgée de thé d'un air irrité.
— Enfin, quoi qu'il en soit, nous irons. Nous avons beau nous être
procuré une carte d'entrée à Almack pour tout le mois de mai, nous aurons
encore besoin du soutien du Silence si tu veux être sûre d'avoir une carte
également pour juin.
Helen leva les yeux en entendant sa tante employer le surnom peu
aimable que son bavardage incessant avait valu à la protectrice de ce club
très fermé.
— Je croyais que vous aimiez bien lady Jersey.
— Mais oui, simplement je me méfie de l'intérêt soudain qu'elle te
porte. Elle est pour le moins versatile, et je ne voudrais surtout pas qu'elle
prenne la mouche pour quelque motif ridicule et nous ferme la porte
d'Almack.
Helen sourit. En dépit du caractère imprévisible de lady Jersey, une
soirée dans les célèbres jardins d'agrément avait un charme particulier. Elle
passa au carton suivant.
— Voici l'invitation au bal de Millicent, le 19.
— Nous irons, cela va sans dire. Je me demande si nous ne devrions
pas convier Carlston à ton bal, maintenant, puisque tu as jugé bon de
l'introduire parmi nous.
Helen prit en hâte une autre bouchée de brioche. Son bal devait avoir
lieu le 26, afin de profiter de la pleine lune, mais c'était aussi l'anniversaire
du jour où Andrew et elle avaient appris la mort de leurs parents.
Habituellement, elle passait cette journée dans l'intimité, à se remémorer les
quelques souvenirs qu'elle avait réussi à préserver. Il en irait différemment
cette année. Apparemment, un tel recueillement était par trop sentimental,
et sa tante avait proclamé qu'il était temps de le remplacer par des souvenirs
plus heureux. Peut-être avait-elle raison. Malgré tout, Helen avait encore
l'impression de commettre une trahison, de sorte qu'elle ne manifestait pas
l'enthousiasme que sa tante aurait souhaité pour les préparatifs du bal.
Toutefois, la présence de Carlston ajouterait assurément un frisson* à la
soirée. Elle tenta de se représenter son oncle en train d'accueillir le comte,
mais même avec sa vive imagination elle n'y parvint pas.
Elle avala sa bouchée.
— Cela ne plairait pas à mon oncle.
— C'est vrai, admit sa tante. Mais il est très possible que Brummell
vienne si Carlston vient. Il semble que le Beau soit résolu à rendre à cet
homme sa place dans la bonne société.
Tante Leonore reposa l'invitation royale sur la pile.
— Dans ce cas, il se pourrait très bien que Brummell choisisse notre
bal pour terminer sa soirée.
Elle tapota la nappe blanche d'un air méditatif.
— Nous devons tâcher de faire en sorte qu'un événement aussi heureux
se produise. As-tu fini ta part des invitations ?
— Pas tout à fait, répondit Helen.
— Dans ce cas, ce sera ta tâche de la matinée.
Tante Leonore essuya les miettes de ses mains et jeta un coup d'œil
furtif sur le devant de sa robe de chambre jaune citron.
— Ton oncle désire que j'engage une autre bonne, de sorte qu'il faut
que j'écrive au bureau de placement. Nous pourrons vérifier ta liste ensuite.
Elle élimina d'une chiquenaude une miette égarée sur son corsage.
— Vous voulez déjà remplacer Berta ? Cela ne fait que quatre jours
qu'elle a disparu.
— Comment le sais-tu ? demanda sa tante avant de répondre elle-
même à sa question. Bien sûr, les domestiques t'ont tout raconté.
Après avoir lancé un regard de reproche à Barnett, elle s'en prit à
Helen.
— Peu importe depuis combien de jours elle a disparu. Nous
ne pouvons pas nous permettre de manquer de personnel pour ton bal. Du
reste, tu sais aussi bien que moi que ton oncle refuserait de la reprendre si
elle revenait. Elle a fait la preuve qu'on ne pouvait compter sur elle.
Elle s'interrompit, prise d'une inspiration subite.
— Je vais écrire aux Heathcote et aux Leonard. Peut-être auront-ils
quelqu'un à me proposer. Il est nettement préférable d'engager un
domestique sur une recommandation, tu sais, Helen. Souviens-t'en lorsque
ce sera ton tour d'en engager.
— Mais nous ne pouvons quand même pas en rester là, lança Helen.
Darby dit que Berta a raconté que sa mère vivait dans le Nord. Aucune
mère ne devrait rester dans le doute sur ce qu'est devenue sa fille.
Tante Leonore soupira.
— Ce n'est pas faux, mais je ne vois pas ce que nous pourrions faire.
Ton oncle a ordonné qu'on range ses affaires et qu'on engage une autre
bonne.
On avait rangé ses affaires ? Helen entrevit soudain un moyen pour
tenir la promesse qu'elle avait faite à Darby. Un moyen pas particulièrement
honorable, mais qui pourrait fournir un indice sur la disparition de Berta.
— Barnett, où est le coffre de Berta ?
Le maître d'hôtel s'avança.
— Mrs Grant l'a installé dans le salon de la gouvernante, milady. Pour
que personne n'y touche.
Ces derniers mots étaient un blâme discret : il savait où elle voulait en
venir.
— Que veux-tu faire ? demanda tante Leonore. L'ouvrir ?
— Oui, répondit Helen en lançant un regard contrit à Barnett. Peut-être
contient-il un papier portant l'adresse de sa mère.
— Ma chère, on n'ouvre pas le coffre personnel d'un domestique.
Du coin de l'œil, Helen vit Barnett baisser son nez busqué d'un air
approbateur.
— Si Berta ne revient pas, il faudra renvoyer son coffre à sa
mère, objecta-t-elle. Vous ne croyez pas ?
Sa tante lui tapota le bras.
— Je sais que tu veux bien faire, et ton argument n'est pas sans valeur,
mais nous n'en sommes pas là. Nous allons attendre et voir si Berta revient.
Dans le cas contraire, Mrs Grant pourra ouvrir son coffre.
— Mais si elle a des ennuis ? Nous pourrions l'aider.
— Il ne convient pas que tu fouilles dans les affaires de la pauvre fille.
Du reste, je ne vois pas en quoi cela l'aiderait.
Tante Leonore fit un signe à Barnett. Il se dirigea aussitôt vers sa
chaise et la tira pendant qu'elle se levait.
— Cela pourrait nous donner une idée de l'endroit où elle est allée,
insista Helen.
— Quelle est la règle la plus importante que je t'ai apprise sur une
domesticité bien tenue ?
— Une domesticité bien tenue exige que la maîtresse de maison se
montre vigilante mais n'intervienne jamais directement, récita Helen
consciencieusement. Mais...
— Exactement, trancha tante Leonore en se dirigeant vers la porte. Mrs
Grant est responsable du personnel féminin. Elle saura ce qu'il faut faire.
Elle se retourna pour la regarder.
— Tu ne dois pas empiéter sur les prérogatives de Mrs Grant. Tu sais
comme tout devient difficile quand elle se vexe. Je te verrai au salon avec ta
liste d'invités.
Helen repoussa son assiette.
— Oui, ma tante.
Tandis que Barnett ouvrait la porte, elle se rappela une autre
information encore plus utile à propos de la domesticité bien tenue. La nuit,
l'office du maître d'hôtel était toujours fermé à clé afin de protéger la
vaisselle précieuse. En revanche, le salon de la gouvernante, comme les
autres pièces des domestiques, n'était jamais fermé à clé.
Helen passa le reste de la matinée à terminer sa liste puis à discuter au
salon avec sa tante le cas de chaque invité potentiel. Tous ne survécurent
pas à cette dissection, même si Helen plaida avec succès la cause de la peu
prestigieuse Miss Taylor, une autre de ses anciennes camarades de pension.
Vers midi, Barnett servit un déjeuner léger de viande et de fruits. Helen
se contenta d'un abricot et d'une tranche de jambon. Comment aurait-elle pu
manger alors qu'elle s'apprêtait à jouer au plus fin avec lord Carlston ? Elle
se retira bientôt dans son cabinet de toilette afin de se préparer à la bataille
en changeant de robe.
Après avoir longuement hésité devant son armoire, elle décida de
porter sa nouvelle tenue favorite : un corsage de velours vert pomme sur
une robe de dessous en satin blanc. Des mitaines de dentelle du même ton
que le velours complétaient l'ensemble. Après une ultime retouche à ses
cheveux, que Darby avait frisés et tressés autour d'un haut chignon à la
grecque, elle fut prête à accueillir lord Carlston et le regard amusé de ses
yeux de requin.
— Et s'il ne vous rend pas la miniature, milady ? demanda Darby en
anéantissant d'un coup son calme conquis de haute lutte. Et s'il n'en parle
pas ? S'il ne reconnaît même pas l'avoir prise ?
Helen s'était déjà posé ces questions, sans pouvoir y répondre.
Elle avait raconté toute l'histoire à Darby durant sa toilette matinale —
avant les prières en famille et le petit déjeuner —, mais sa femme de
chambre semblait n'avoir compris que maintenant combien la situation était
délicate. Helen, elle, s'en était rendu pleinement compte à deux heures du
matin.
— Il doit avoir une bonne raison pour avoir pris ce portrait et je suis
sûre qu'il voudra me la dire, déclara Helen.
Elle observa dans le miroir son air assuré. Il faisait presque illusion.
— Autrement, il n'aurait jamais consenti à faire cette visite.
— Peut-être n'a-t-il accepté que par politesse, milady, répliqua Darby
en rangeant les épingles à cheveux inutilisées dans leur coffret en argent. À
moins qu'il veuille vous tourmenter.
Oui, c'était aussi une possibilité.
Se détournant de cette pensée embarrassante, Helen aborda un autre
sujet difficile.
— J'ai eu une idée pour essayer de retrouver Berta.
Darby leva les yeux avec espoir.
— Attendez. Mon idée ne va pas vous plaire. Je compte fouiller son
coffre personnel.
Devant la stupeur de Darby, elle leva la main d'un air contrit.
— Je sais, cela ne se fait pas, et ma tante ne m'a pas autorisée à l'ouvrir.
Mais ce coffre contient peut-être un indice. Il me semble qu'il faut que j'y
jette un coup d'œil.
Le large visage de Darby parut soudain se contracter. Même si Helen
n'avait pas eu cette intention, son idée mettait maintenant à l'épreuve la
loyauté de la jeune servante. D’Helen ou de sa tante, qui servait-elle d'abord
? Helen ne lui avait encore jamais demandé de désobéir franchement à tante
Leonore. Bien sûr, la femme de chambre avait pris sur elle d'apprendre à
Helen la disparition de Berta et l'avait même aidée à attacher la miniature à
l'éventail, mais ce n'était rien comparé à enfreindre les ordres exprès de la
maîtresse de maison pour complaire à Helen. Si on l'apprenait, elle perdrait
sa place et serait renvoyée sans aucune référence, ce qui lui rendrait à peu
près impossible de retrouver un emploi. Cependant, elle était maintenant
acculée à faire un choix, tout cela pour une autre servante. Se sentirait-elle
tenue d'informer tante Leonore de cette histoire de coffre, ou garderait-elle
le secret d’Helen ?
Darby ferma le coffret en argent d'un coup sec et se mit à le tourner et
le retourner dans ses grosses mains habiles. Les épingles heurtèrent les
parois — on aurait cru entendre un roulement de tambour.
— Il se trouve maintenant dans le salon de la gouvernante, dit-elle
enfin. Comment comptez-vous y accéder ?
Helen poussa un soupir, étonnée elle-même d'être si soulagée.
— Je descendrai après que tout le monde sera allé se coucher.
— Dans ce cas, je vous accompagnerai. Vous aurez besoin
de quelqu'un pour monter la garde.
Helen secoua la tête. La loyauté était une belle chose, mais elle ne
voulait pas que Darby prenne le risque de participer personnellement à
l'entreprise.
— Je ne peux pas vous le permettre.
Darby serra ses lèvres douces d'un air obstiné.
— C'est moi qui vous ai mêlée à cette histoire, milady, alors que je
savais que ce n'était pas bien. Je viendrai avec vous.
Son expression butée s'éclaira d'un sourire malin.
— J'ai toute confiance en votre aptitude à circuler à travers la maison
sans être entendue.
Elle était donc au courant des expéditions nocturnes d’Helen.
— Manifestement, quelqu'un m'entendait, observa celle-ci d'un ton
pince-sans-rire.
— Seulement moi, milady. Ma chambre se trouve près de l'escalier et
la première marche craque.
Darby la regarda avec gravité.
— Personne n'a à se mêler de vos affaires.
— Merci, dit Helen d'une voix lente.
Elle se sentait émue. Pour Darby, sa décision d'errer dans la maison la
nuit n'était pas le fait d'un garnement mais d'une dame vaquant à ses propres
affaires. Bien sûr, les affaires en question étaient sans conséquence, mais
cette fois elle avait vraiment un but. Un but important. Et elle devait
admettre que l'idée d'être en compagnie de Darby lui plaisait.
— Nous devrons trouver un moyen d'ouvrir le coffre de façon que Mrs
Grant ne se doute pas qu'il ait été forcé. Croyez-vous que nous puissions
crocheter la serrure ?
Darby prit un air pensif.
— Il n'est pas certain qu'il s'ouvre ainsi, milady. Mais le coffre de Berta
est en bois blanc, comme le mien. En faisant attention, nous devrions
arriver à l'ouvrir avec un levier sans abîmer le bois. Je l'ai déjà fait avec le
mien après avoir égaré ma clé. Si le mécanisme n'est pas endommagé, on
peut le remettre ensuite en place. Un simple morceau de métal plat peut
faire l'affaire.
— Pouvez-vous trouver un tel outil ?
— Oui, sans difficulté.
— Dans ce cas, faites-le.
Bien qu'elles fussent seules, Helen baissa la voix pour ajouter :
— Nous irons cette nuit.
Après avoir préparé cette offensive, Helen dévala l'escalier pour livrer
l'autre bataille qui l'attendait.
Sa tante était déjà à son poste au salon. Elle aussi s'était changée, pour
revêtir une élégante robe à rayures noires et violettes.
Elle était assise d'un air guindé près de son tambour à broder, le crochet
à la main. Sally, une des doyennes des servantes, était au garde-à-vous près
de la table où trônaient une énorme fontaine à thé en argent et une boîte à
thé assortie décorée d'une profusion baroque de raisins et de coquillages.
Tante Leonore s'était armée du service Paul de Lamerie.
Helen s'approcha de la fenêtre de droite et observa une voiture à quatre
chevaux s'avançant lentement dans la rue étroite. Plusieurs piétons se
hâtèrent de se mettre en sûreté sur les bords surélevés de la chaussée. À cet
instant, elle vit les hautes silhouettes reconnaissables au premier coup d'œil
de lord Carlston et de Beau Brummell s'engager dans la rue d'un pas
nonchalant. Un homme encore plus grand, vêtu d'un manteau de bonne
qualité et arborant le bronzage doré de climats plus cléments, les suivait de
loin. Le bord de son chapeau était rabattu sur ses yeux. Lord Carlston se
retourna pour parler au géant et lui ordonner d'un geste de se poster de
l'autre côté de la rue. Manifestement, c'était son serviteur.
— Ils arrivent, ma tante.
— Éloigne-toi donc tout de suite de cette fenêtre, au nom du ciel, et
prends ton ouvrage. Il ne faut pas que nous ayons l'air de les attendre.
Helen s'assit sur le canapé de soie jaune placé à un endroit stratégique
en face de la porte et sortit sa broderie du panier à ouvrage à côté d'elle.
Cela faisait un an que ce carré de tissu de la taille d'un coussin, à moitié
recouvert d'une abondante floraison de pensées, passait pour son chef-
d'œuvre, et il était peu probable qu'elle le finisse bientôt car Andrew ne
cessait d'exiger des cravates roulottées et des chemises de toile. Malgré tout,
c'était une jolie pièce, qui s'était souvent révélée utile en fournissant un
sujet de conversation lors de visites particulièrement ennuyeuses.
Elle retira du tissu l'aiguille et le fil rouge vif.
Elle eut le temps de faire trois points avant qu'on frappe à la porte.
Barnett s'avança avec un plateau d'argent, s'inclina et le présenta à tante
Leonore. Elle prit les deux cartons posés dessus, examina leurs inscriptions
en relief, les reposa et hocha la tête.
— Nous sommes là.
Barnett se retira en fermant la porte dans son dos.
— Espérons qu'ils garderont leur manteau, dit tante Leonore. Encore
que je croie Carlston capable de se targuer de nos liens de parenté pour
rester plus longtemps.
Helen hocha la tête d'un air approbateur, mais une visite en manteau lui
donnerait environ un quart d'heure pour récupérer sa miniature. Du moins,
si lord Carlston l'avait apportée avec lui. Et ce ne serait que la première
difficulté à surmonter.
On frappa de nouveau. Helen baissa résolument les yeux sur son
ouvrage et enfonça son aiguille pour un nouveau point. Elle entendit la
porte s'ouvrir et vit s'avancer les souliers à boucle de Barnett et deux paires
de bottes noires à revers impeccablement cirées.
— Lord Carlston et Mr Brummell, milady, annonça le maître d'hôtel.
Sans lever les yeux, Helen rangea avec soin son ouvrage sur la petite
table ronde près du canapé, ramassa sa jupe et se leva. Quand elle redressa
enfin la tête, son expression était partagée entre l'ennui et une indifférence
polie. Il ne découvrirait pas trace d'anxiété sur son visage.
Elle croisa un instant ces yeux noirs, dont le regard était toujours
amusé. Puis lord Carlston et Mr Brummell s'inclinèrent. Bien qu'ils eussent
tendu à Barnett leur chapeau, leurs gants et leur canne dans l'entrée, ils
n'avaient pas quitté leur manteau. Elle avait donc un quart d'heure.
Helen plongea dans une révérence en même temps que sa tante. Sa
première tâche consistait à trouver le moyen de parler en particulier avec
lord Carlston.
— Mr Brummell, lord Carlston, quel plaisir de vous revoir, dit tante
Leonore.
Helen tressaillit intérieurement devant cette entorse mesquine à
l'étiquette. Lord Carlston l'accueillit avec une légère grimace, qui s'effaça
aussitôt.
— Lady Pennworth, dit Mr Brummell en s'avançant. Et lady Helen.
J'espère que vous allez bien. Mais je vois que vous semblez toutes deux
fraîches et disposes.
— Oui, je vous remercie, répliqua tante Leonore en les invitant d'un
geste aimable à prendre place sur les deux chaises en face d'elle.
Tandis qu'elle s'asseyait, Helen retourna au canapé et reprit son
ouvrage. Un bref coup d'œil lui permit de découvrir le profil de Carlston
encadré par le col haut de sa chemise et par sa cravate blanche, puis elle
baissa les yeux de nouveau pour faire un point. Son impression de la veille
était plus que renforcée : il était beau mais repoussant. Il y avait toujours de
la férocité dans les plis entre son nez et sa bouche, et chaque surface de son
visage était d'une rigueur anguleuse, comme si le sculpteur avait
entièrement renoncé aux courbes en dehors de la lèvre inférieure et de la
mèche brune retombant sur son front.
— N'êtes-vous pas de mon avis, Carlston ? demanda Mr Brummell
dans le désir évident de faire participer le comte à la conversation.
— En effet, dit Carlston d'un ton affable. Votre absence hier soir lors
de la réception du prince vous a certainement aidées à garder toute votre
fraîcheur.
Helen vit sa tante se raidir en comprenant l'allusion. Elle-même était
partagée entre un amusement horrifié et un étrange sentiment de triomphe à
l'idée qu'il ait remarqué leur absence.
— Ç'a été une soirée très ennuyeuse, lança en hâte Mr Brummell en
foudroyant Carlston du regard.
— Prendrez-vous du thé ? demanda tante Leonore.
— Non, nous ne resterons pas longtemps, répondit lord Carlston.
Brummell ferma un instant les yeux, sans doute désespéré par les
manières de son ami.
— Ce sera tout, Sally, dit tante Leonore.
La servante sortit. Brummell rompit le silence :
— Lady Pennworth, j'aperçois une magnifique collection de sèvres
dans ce coin. Comme vous le savez, je suis moi-même un collectionneur
passionné. Auriez-vous l'obligeance de me montrer vos porcelaines ?
— Avec plaisir, Mr Brummell, assura tante Leonore.
Pour une oreille peu exercée, sa voix était sereine, mais il n'échappa
pas à Helen qu'elle tremblait de rage. Tante Leonore se leva, tourna le dos
avec ostentation et conduisit Mr Brummell aux porcelaines exposées sur
une table au fond de la pièce.
Helen le regarda prendre une tasse à thé bleu ciel pour observer le
motif. Si elle ne se trompait pas, il avait délibérément entraîné sa tante à
l'autre bout du salon. Était-ce le moyen que lord Carlston avait trouvé pour
lui parler en particulier ?
C'était le cas, apparemment, car Sa Seigneurie se leva et s'approcha
d'elle. Il resta debout devant elle, un peu plus près que ne l'exigeait la
politesse. Elle sentit une fraîche odeur de savon. Il devait être un disciple de
Mr Brummell, lequel estimait qu'un homme ne devait sentir que l'air frais et
le corps bien lavé. Helen se rendit compte qu'elle s'était légèrement penchée
vers lui. Elle se redressa. Il fallait convenir que l'odeur du savon était
nettement plus agréable que le parfum excessivement épicé et beaucoup
trop populaire de l'eau impériale.
— Vos points sont très fins, dit-il.
Elle l'observa fugitivement, mais ne lut sur son visage qu'une attention
polie. Comme d'habitude, il gardait tout pour lui. Y compris sa miniature,
pensa-t-elle avec irritation. Il n'était pas question qu'il lui restitue son bien
comme le devait un gentleman.
— Merci, milord.
Elle jeta un regard sur sa tante et Mr Brummell. Ils avaient toujours le
dos tourné. Il était temps de passer à l'offensive.
— Cela dit, je préférerais être douée pour la peinture plutôt que pour la
broderie.
Il haussa les sourcils d'un air interrogateur. Elle trouva qu'ils lui
donnaient une expression satanique.
— Et si vous aviez ce don, que peindriez-vous ? demanda-t-il.
— Des miniatures, répondit-elle avec un sourire pincé.
Il sourit à son tour.
— C'est un peu lourd, lady Helen. Si nous faisions une autre tentative ?
Plus subtile, cette fois.
Elle baissa la tête et enfonça violemment son aiguille dans le tissu. Il
trouvait qu'elle manquait de subtilité, n'est-ce pas ? L'aiguille transperça la
broderie. Eh bien, elle n'entrerait pas dans son jeu.
Avec un calme délibéré, elle posa son ouvrage, regarda Carlston droit
dans les yeux et déclara :
— Le portrait m'appartient et je veux le récupérer. Ayez l'obligeance de
me le rendre, lord Carlston.
— Ah, une attaque frontale.
Il plongea la main dans la poche de son manteau et en sortit la
miniature. Le filigrane doré brilla fugitivement puis il referma ses doigts
dessus.
— Qu'est-ce qui vous a pris de l'emporter au palais ?
Sa voix n'avait plus rien d'affable.
Helen se révolta. Il n'avait pas à lui parler sur ce ton.
— Je ne suis pas tenue de vous répondre, lord Carlston.
— Il le faudra bien, si vous voulez récupérer la miniature.
Ce constat objectif la réduisit au silence. Elle eut envie d'inventer un
mensonge rien que pour le vexer, mais elle ne trouva rien. Elle allait devoir
dire la vérité.
— Je voulais avoir un souvenir de ma mère lors de ma présentation à la
cour.
— Votre mère s'est rendue coupable de trahison. N'avez-vous pas pensé
aux conséquences ?
Elle rougit.
— Si, mais trop tard, admit-elle en serrant ses mains si fort que le
motif de ses mitaines en dentelle s'imprima sur sa peau. C'était stupide, je
sais. L'avez-vous prise pour... m'aider ?
— Non.
— Pourquoi, dans ce cas ?
— J'ai été jadis en relation avec votre mère.
Helen le regarda avec stupeur. Il ne devait pas avoir plus de vingt-cinq
ans. Il n'était certainement qu'un tout jeune homme, quand sa mère était
morte.
— Comment avez-vous fait sa connaissance ?
Il jeta un regard pensif sur tante Leonore.
— J'imagine qu'on ne parle pas souvent de lady Catherine dans votre
famille.
— En effet, il est rarement question de ma mère dans
nos conversations, dit-elle avec raideur.
— Je vois.
Il recula légèrement.
— On doit très bien voir la rue de vos fenêtres, lança-t-il.
Décontenancée par ce changement soudain de sujet, Helen hocha la
tête, mais elle pensait toujours à la relation qu'il prétendait avoir entretenue
avec sa mère. Cet homme pourrait-il la mener à la vérité ?
À cette idée, elle se leva abruptement, mais il se dirigeait déjà vers les
fenêtres, sans quitter du regard sa tante et Mr Brummell. Ce dernier, comme
s'il sentait le regard de Sa Seigneurie, se tourna légèrement d'un air
interrogateur. Helen vit Carlston secouer fugitivement la tête en lui faisant
signe de ne pas bouger. C'était donc vrai. Lord Carlston avait bel et bien sur
le puissant Beau un ascendant que son rang supérieur ne suffisait pas à
expliquer. Mr Brummell se retourna docilement vers tante Leonore, en lui
désignant une autre porcelaine afin d'entretenir la conversation.
Carlston s'immobilisa devant la fenêtre du fond. Helen observa presque
malgré elle qu'il était ainsi invisible aux autres. Elle resta songeuse devant
la netteté étrange de sa propre observation, puis elle se retrouva au milieu
de la pièce avant de s'être rendu compte qu'elle le suivait.
Il leva la main et elle vit la miniature au creux de sa paume. Attendait-
il d'elle qu'elle s'élance pour la saisir ? Ne sachant que faire, elle
s'immobilisa entre le canapé et la fenêtre. Après un dernier regard sur Mr
Brummell et tante Leonore, il recula la main en refermant les doigts sur le
portrait. À l'instant où elle pensa : «Il va le lancer !», il le jeta dans sa
direction avec une force brutale. Le projectile doré vola en un éclair vers sa
tête.
Elle l'attrapa au vol juste avant qu'il ne heurte son front. Seule la
dentelle de sa mitaine atténua la violence du choc.
Seigneur, comment avait-elle fait une chose pareille ? Son geste avait
été si aisé et naturel. La paroi de verre était intacte, le portrait de sa mère
n'avait subi aucun dommage.
Elle leva la tête en entendant le comte soupirer avec satisfaction.
Ses yeux éclairés d'une lueur féroce exprimaient un unique sentiment :
l'exaltation.
Serrant la miniature dans son poing, elle s'approcha de lui avec fureur.
— Comment osez-vous... ?
— Avez-vous déjà ouvert la miniature ? l'interrompit-il.
Il avait de nouveau son masque impassible.
— Pardon ? s'exclama-t-elle en baissant de nouveau les yeux sur sa
main. Elle ne s'ouvre pas.
— Prenez le temps de vérifier, dit-il. Si vous ne le faites pas, ce sera
une offense à toutes les vertus cardinales.
— Que fais-tu, ma chère ? lança soudain tante Leonore.
Helen se retourna d'un bond.
— Je montrais à votre nièce une scène amusante dans la rue, expliqua
avec aplomb lord Carlston.
Il passa devant Helen, en détournant l'attention de sa tante du fait qu'ils
avaient été trop proches l'un de l'autre.
— J'ai vu également arriver l'équipage de lady Chawith. Nous allons
prendre congé, milady.
Il s'inclina devant elle, puis se tourna vers Helen.
— J'ai été ravi de cette visite.
Mr Brummell s'inclina en murmurant à son tour des amabilités. Les
deux hommes s'en allèrent, en laissant derrière eux un silence perplexe.
— Eh bien, dit tante Leonore. Quel départ précipité.
Précipité et exaspérant. Helen serra avec force la miniature. Elle brûlait
d'envie de regarder s'il était possible de l'ouvrir, même si elle n'y croyait
pas. Elle s'en serait sûrement rendu compte, depuis le temps.
Un coup à la porte les fit sursauter toutes deux. Était-il revenu ? Non,
ce n'était que Barnett apportant le plateau d'argent. Il s'avança vers tante
Leonore et s'inclina, en lui présentant la carte de lady Chawith, aisément
reconnaissable à son bleu éclatant.
— A-t-elle vu s'en aller Mr Brummell, Barnett ? lui demanda tante
Leonore.
— Oui, milady.
Elle sourit.
— Dans ce cas, oui, nous sommes là.
Chapitre VII

Un défilé ininterrompu de visiteurs retint Helen au salon tout l'après-


midi. La miniature cachée dans son panier à ouvrage, à ses pieds, attirait
son attention comme un aimant. Quand leur ultime visiteuse, lady Beck, fit
enfin mine de se lever avant de se rappeler un dernier potin sur lord Byron,
Helen eut envie de pousser un cri d'exaspération. Cependant, la commère
finit par descendre majestueusement l'escalier. Helen quitta sa tante en hâte
sur un prétexte quelconque et s'élança dans la direction opposée, en montant
les marches à une allure honteusement rapide, le panier à ouvrage serré
contre sa poitrine.
Fermant la porte de sa chambre dans son dos, elle guetta dans la pièce
sombre et fraîche les échos de la présence de Darby. Le silence régnait, en
dehors de l'éternelle rumeur des équipages roulant sur la chaussée argileuse
de Piccadilly et de Curzon Street tout proches. On n'avait pas encore allumé
pour la soirée les bougies ni le feu dans l'âtre, et la lumière déclinante de cet
après-midi austère transformait en ombres grises son lit, sa chaise et son
secrétaire.
— Darby ?
Pas de réponse. Sa femme de chambre était ailleurs.
Parfait.
Elle se dirigea vers la fenêtre en cherchant à tâtons la miniature dans
son panier à ouvrage. Ses doigts agrippèrent le cadre lisse et froid, qu'elle
arracha d'un enchevêtrement de fils de coton pour le poser à plat sur sa
paume, dans la pâle lumière du jour.
« Prenez le temps de vérifier. »
Helen fronça les sourcils devant le filigrane doré en se rappelant le ton
autoritaire de lord Carlston. Quel homme détestable ! Avait-il déjà ouvert la
miniature ? À cette idée, son visage s'assombrit encore. Elle n'était même
pas sûre de le croire.
Elle tourna le cadre de côté. Une jointure presque imperceptible dans
l'or laissait penser que les deux moitiés — celle du portrait et celle des
mèches de cheveux — étaient fixées l'une sur l'autre et non coulées d'un
seul bloc. Il semblait possible d'ouvrir l'ensemble. Elle effleura la jointure
mais ne trouva aucun fermoir, pas même une entaille. Levant le portrait
devant ses yeux, elle l'inclina dans la lumière affaiblie. Peut-être fallait-il
soulever la paroi de verre d'une des deux faces pour ouvrir la miniature ?
Mais elles semblaient toutes deux maintenues en place par une bordure
dorée en saillie. Lord Carlston aurait-il pensé simplement à casser le verre ?
Elle secoua la tête, ne pouvant envisager cette hypothèse et encore moins la
mettre en pratique. Elle suivit du doigt le bord filigrané. Peut-être un
fermoir était-il caché quelque part dans la fine dentelle d'or ? Cela paraissait
peu probable. Elle l'avait contemplée pendant des heures, dans les mois
suivant la mort de ses parents. Malgré son chagrin, un tel détail ne lui aurait
pas échappé. Elle scruta néanmoins le dessous du filigrane, mais en vain.
Il lui avait dit de prendre le temps de vérifier. Puis il avait parlé des
vertus cardinales.
À la réflexion, cette remarque était étrange car il n'était certainement
pas catholique. Tante Leonore n'aurait pas manqué de mentionner cette
honte pour la famille lorsqu'elle avait évoqué le meurtre. Helen poussa un
soupir étouffé. Lord Carlston continuait son petit jeu. Les mots «temps» et
«vertus cardinales» devaient être des indices.
Elle observa de nouveau le cadre doré. Il ne comportait aucune
référence directe au temps. Pas de cadran ni d'aiguilles. Et rien qui fît
penser aux vertus cardinales. Peut-être l'indice était-il seulement dans le
«cardinal». La mitre du cardinal ? Ou l'oiseau du même nom ? Peut-être
faisait-il allusion aux points cardinaux : le nord, le sud, l'est, l'ouest. Était-ce
trop simple ?
En inspectant les motifs du bord, elle constata que les petites flammes
d'or à l'emplacement des points cardinaux ne paraissaient pas différentes
des autres. Malgré tout, il valait la peine d'essayer. Elle appuya sur la
flamme correspondant au nord. Rien ne se passa. Il fallait procéder dans le
sens des aiguilles d'une montre, puisqu'il avait parlé du temps. Du bout du
doigt, elle poussa du côté est. Quelque chose bougea sous le filigrane.
Seigneur, il disait vrai !
Elle pressa les deux flammes restantes. Il y eut un petit déclic sous
chacune d'elles, puis le portrait glissa légèrement sur le côté, comme s'il
pivotait sur un axe fixé au sommet.
Helen respira, en se rendant soudain compte qu'elle avait retenu son
souffle. Pendant tout ce temps, elle n'avait jamais soupçonné l'existence de
ce compartiment secret, qui devait avoir été fait exprès pour sa mère.
Elle écarta le portrait, regarda la partie inférieure et vit son propre œil
répondre à son regard. Un miroir. En l'inspectant de plus près, elle constata
qu'il était recouvert d'une sorte de verre. Elle le tapota. Non, le son était trop
sourd pour que ce soit du verre. Elle glissa son ongle sous le rebord, mais il
ne se souleva pas. Il n'y avait pas d'autre compartiment secret. Ce
mécanisme semblait bien compliqué pour cacher un simple miroir. Lady
Catherine n'était pas vaniteuse, pour autant qu’Helen s'en souvînt. Il
semblait peu probable qu'elle ait voulu emporter son propre portrait avec
elle, et encore moins un portrait agrémenté d'un miroir. À quoi devait-il
servir, dans ce cas ? À espionner ? C'était la rumeur qu'elle avait entendue
le plus fréquemment : lady Catherine aurait été une espionne de Bonaparte.
« La catin de Napoléon. » Cette éventualité glaça Helen. Un jour, elle avait
enfin exprimé tout haut sa crainte affreuse et demandé à Andrew si cette
rumeur pouvait être vraie, mais il s'était contenté de la quitter sans un
mot. Même si elle n'avait plus jamais abordé ce sujet, le doute
s'était enraciné en elle. Cependant, ce miroir n'était pas une preuve. Et la
reine en personne l'avait mise en garde contre les bruits qui couraient sur sa
mère.
Avec précaution, elle remit en place le portrait. En pressant la bordure
d'or, elle réunit de nouveau les deux parties. Bien sûr, elle supposait que
c'était sa mère qui avait fait fabriquer ce mécanisme insolite. Mais peut-être
était-ce quelqu'un d'autre. Son père ? Elle regarda son secrétaire. Il se
pouvait que le portrait de son père refermât lui aussi un secret.
Il ne lui fallut qu'un instant pour prendre la clé et ouvrir le panneau.
Comme toujours, le beau visage de son père la regarda du fond de l'étagère
intérieure. Elle rangea la miniature de sa mère et saisit celle de lord Hayden.
Elle n'était pas aussi lourde, et ne révéla aucune jointure sur le bord. Il n'y
avait pas non plus de flammes dorées, en dehors de celles composant le
crochet, au sommet. Helen le tira en tous sens, sans résultat. Pour faire
bonne mesure, elle pressa également les quatre points cardinaux, mais
le portrait ne bougea pas. Soit il existait un autre moyen d'ouvrir le cadre
plus simple de ce portrait, soit seule la miniature de sa mère abritait un
miroir. Mais qu'est-ce que cela signifiait ? Et pourquoi lord Carlston
voulait-il qu'elle découvre ce secret ?
On frappa à la porte. Aussitôt, elle baissa la main en serrant la
miniature de son père dans son poing.
— Un instant, lança-t-elle. Qui est-ce ?
— Hugo, milady, répondit une voix assourdie. Je viens allumer les
bougies du soir. Et Tilly doit s'occuper du feu.
— Attendez.
Elle replaça le portrait de son père sur l’étagère et ferma le secrétaire,
avant de ranger promptement la clé dans sa cachette. Tout était en ordre.
Cette fois, le regard perçant d’Hugo ne trouverait rien.
— Entrez, dit Helen en s'écartant du secrétaire.
Alors que Tilly finissait d'attiser le feu dans la cheminée de la chambre,
Darby vint habiller sa maîtresse pour la soirée. Le nouveau feu réchauffait
un peu la pièce glacée par le crépuscule. Hugo avait déjà allumé les
bougies, fermé les volets et quitté les lieux après avoir regardé le secrétaire
à la dérobée.
Dès que Tilly eut fermé la porte, Darby demanda :
— Lord Carlston vous a-t-il rendu la miniature, milady ?
Son visage était rose d'excitation.
— Oui, chuchota Helen. Mais d'une façon plus qu'insolite.
Elle fit signe à la femme de chambre d'aller vérifier à la porte du
cabinet de toilette si quelqu'un écoutait. Darby entrebâilla la porte puis la
referma en hochant la tête. Personne en vue.
— Il me l'a lancée, dit Helen. De toutes ses forces.
— Lancée ?
Helen hocha la tête.
— Mais ce n'est pas tout. Je l'ai attrapée au vol. On aurait cru que ce
n'était pas ma main qui agissait.
— Je ne parviens pas à croire qu'il ait pu lancer quelque chose à une
dame, déclara Darby. Comment savait-il que vous pourriez l'attraper ?
Cette question troubla Helen.
— Il ne pouvait pas le savoir. J'en ai été moi-même surprise.
— A-t-il dit pourquoi il avait pris la miniature ?
— Non, même s'il m'a fait comprendre que son geste n'avait rien de
chevaleresque.
Helen prit le coffret en argent abritant ses épingles à cheveux et le
renversa sur la table. Les épingles se répandirent en cliquetant sur le bois
impeccablement ciré. Bien qu'il fût un peu plus gros que la miniature, le
coffret avait à peu près le même poids.
— Allez, jetez-moi ce coffret. Je veux voir si je peux l'attraper comme
l'autre fois.
Darby regarda fixement le projectile improvisé puis recula.
— Non, milady. Je ne peux pas faire ça !
— Bien sûr que si. N'ayez crainte, c'est moi qui vous le demande. Vous
n'aurez aucun ennui.
— Mais s'il vous heurte ?
— Eh bien, tant pis. Mais espérons que je pourrai l'attraper.
Elle ajouta avec un sourire :
— Ou me baisser, du moins.
— Cela ne me plaît pas, milady, dit la femme de chambre en prenant le
coffret.
— Dites-vous que nous faisons une expérience en appliquant
les méthodes de la philosophie naturelle.
Darby fronça les sourcils.
— N'est-ce pas impie ?
— Pas du tout, assura Helen. Tout ce que je dis, c'est que nous allons
vérifier si je suis capable ou non de faire la même chose avec le coffret
qu'avec la miniature.
— Mais il est très lourd et très dur, objecta Darby en le soupesant.
Peut-être pourrions-nous commencer avec un objet moins dangereux.
Son regard se posa sur la commode.
— Je pourrais enrouler une paire de gants.
Helen secoua la tête.
— Le poids et la vitesse ne seraient pas les mêmes qu'avec
la miniature. Nous allons utiliser le coffret.
Avec une résignation lugubre, Darby serra plus fort le coffret.
— Comme vous voudrez, milady. Êtes-vous prête ?
— Non, ne me dites rien. Lancez-le sans prévenir, comme lui.
Darby recula le bras et lança le coffret, qui décrivit une courbe vers le
plafond avant de redescendre mollement vers Helen et de tomber dans sa
main. L'expérience n'avait rien de concluant.
— Bravo, milady ! s'exclama Darby en battant des mains.
— Non, pas comme ça.
Helen rendit le coffret à la femme de chambre.
— Lancez-le-moi avec toute la force et la rapidité que vous pouvez. À
un moment où je ne m'y attendrai pas.
— Mais vous vous y attendez déjà, observa Darby.
C'était vrai. Helen retourna à l'autre bout de la pièce.
— Très bien. Je vais commencer à m'habiller pour le dîner. Vous me
lancerez le coffret à l'improviste. Sérieusement.
S'habiller devenait soudain très excitant. Le premier projectile jaillit à
l'instant où Darby se retournait après avoir pris une nouvelle paire de bas de
soie dans la commode. Même si le lancer manquait encore de vigueur, il
surprit Helen alors qu'elle émergeait de son jupon. Ce qui n'empêcha pas sa
main d'attraper le coffret au vol. Après avoir été patiemment exhortée à
faire preuve d'énergie, Darby se montra nettement plus convaincante lors
du deuxième lancer. Le jet partit de derrière la porte de l'armoire et Helen
bondit sans réfléchir de la chaise de sa coiffeuse, vêtue en tout et pour tout
de sa chemise et de son corset. Sa main levée cueillit le coffret et le dévia
légèrement, de façon qu'il atterrisse devant Darby. Elle avait agi par réflexe,
par un accord instinctif de ses muscles et de sa pensée, qui à la fois la
prenait de court et lui semblait présent en elle depuis toujours.
— Vous avez vu ?
— Oui, milady. Vous êtes comme un chat.
Elles rirent de concert.
— Essayez de corser la difficulté ! la pressa Helen.
Darby hocha la tête. Le défi faisait briller ses yeux gris.
— Attention, milady. Je vais y aller franchement.
Elle tint parole. Ses lancers suivants furent aussi vigoureux que
rapides. Certains visèrent la tête d’Helen, d'autres ses pieds ou même son
dos. À chaque fois, Helen bondit, se baissa et se retourna comme un éclair,
en attrapant le coffret avec une aisance infaillible.
Darby finit par viser sa nuque avec une énergie déchaînée en voyant
dans le miroir qu'elle avait fini de s'habiller. Helen vit le projectile arriver si
vite qu'on le distinguait à peine. Elle ne se retourna même pas. Le vague
reflet lui suffit pour lever la main au moment voulu et attraper le coffret
avant qu'il ne heurte sa tête.
— Oh, milady, c'est...
Darby hésita.
— Étrange, chuchota Helen.
— Oui, approuva Darby en hochant la tête avec vigueur.
Helen baissa sa main dont les doigts emprisonnaient le coffret.
Elle regarda le reflet de ses propres yeux écarquillés. Comment
pouvait-elle faire une chose pareille ? Manifestement, cela n'avait rien à
voir avec le hasard, puisqu'elle était capable de recommencer sans cesse.
Pourtant elle ne s'était jamais montrée particulièrement douée lors des
parties de volant ou de cricket de son enfance. À Noël encore, alors qu'ils
s'amusaient comme des fous, elle avait été incapable d'attraper un bonbon
qu'Andrew lui jetait. Il en irait autrement maintenant. Non sans malaise, elle
se dit qu'il existait peut-être un rapport entre cette aptitude nouvelle et
l'énergie singulière et inapaisable qui l'habitait depuis quelque temps.
Il fallait qu'elle parle à lord Carlston. Quelle que fût la nature de ce
phénomène, il semblait lui être familier. Elle agrippa le coffret en argent
pour essayer de calmer le tremblement soudain de ses mains. Darby
approcha en silence et ajusta une boucle qui s'était détachée. Elle posa
fugitivement sa main sur l'épaule d’Helen, comme pour la rassurer. Helen
croisa son regard dans le miroir. Le visage de Darby exprimait comme le
sien un mélange d'émerveillement et de désarroi. Mais elle y lut aussi autre
chose : de la méfiance.
— N'en parlez à personne, Darby.
— Non, milady.
Helen vit dans le miroir la jeune femme se signer.
Helen, sa tante et son oncle devaient dîner ce soir-là chez lord et lady
Heathcote — il s'agissait de fêter le 1er mai. Le dîner commença à huit
heures, suivant l'habitude de la société élégante de Londres. Comme
toujours, il traîna en longueur. Helen s'ennuya d'autant plus qu'elle avait eu
la malchance d'être placée entre un certain Mr Pruit, qui tenait à lui faire un
sermon sur les méfaits de la danse, et le vieux sir Reginald Danely, qui
réservait au repas l'attention de ses yeux pochés et le travail de ses
mâchoires. Aucun de ces deux gentlemen n'offrait la moindre distraction au
tourbillon de ses pensées. Elle était hantée par la miniature de sa mère et par
cette sensation de... justesse qu'elle avait éprouvée en s'élançant pour
attraper le coffret. Et chaque question qu'elle se posait — «Comment puis-
je faire une chose pareille ? Pourquoi ai-je ce don ? Cela a-t-il un lien avec
ma mère ?» — semblait la ramener à lord Carlston. Elle était certaine qu'il
avait des réponses. Toutefois, à sa grande exaspération, elle ne pouvait
savoir quand elle aurait l'occasion de les lui demander.
Oserait-elle lui écrire pour arranger une rencontre ? Même s'il n'était
qu'une connaissance de fraîche date, ils étaient des parents éloignés, de
sorte qu'elle pourrait prétendre que son initiative entrait dans le cadre de la
bienséance. Mais la bienséance aurait bon dos, étant donné la réputation de
cet homme. À l'idée d'une telle hardiesse, elle reposa sa fourchette chargée
de saumon. Sa tante et son oncle n'accepteraient pas cet argument et ne
toléreraient jamais que sa lettre sorte de la maison. Si elle l'écrivait,
elle devrait l'envoyer en secret, par Darby ou par un commissionnaire. Elle
reprit sa fourchette et avala une bouchée du poisson délicatement parfumé
aux herbes. Le risque serait énorme, car il était presque impossible de
garder un secret avec les domestiques. Elle avait confiance en Darby, mais
son oncle avait ses propres espions et aurait certainement vent de son projet
avant même qu'elle ait fini d'écrire l'adresse. Une telle faute lui vaudrait
d'être exilée sur l'heure à Lansdale, sa maison de campagne, où elle
devrait attendre dans la solitude que son oncle lui ait déniché un mari. À
cette pensée, il lui sembla soudain que le saumon avait un goût de cendre.
Elle allait devoir trouver un autre moyen.
Les valets de pied servirent enfin le dessert — un assortiment
impressionnant de gâteaux et autres douceurs de chez Gunter. À l'autre bout
de la table, où son oncle et sa tante étaient assis, les convives discutaient
avec animation des terribles exactions des Luddites. Apparemment, ils
avaient encore détruit des métiers à tisser dans le Lancashire, et le
propriétaire d'une fabrique avait été tué. De son côté, en revanche, la
conversation se réduisait à des commentaires sur les plats et à des
commérages perfides, lesquels n'avaient aucun intérêt à ses yeux. Du moins,
jusqu'au moment où lady Fellowes évoqua les meurtres de la route de
Ratcliffe.
— Avez-vous entendu la rumeur ? dit-elle à son voisin, Mr Beardsley,
et à la voisine de ce dernier, lady Dale. On raconte qu'un autre meurtrier
était mêlé à cet odieux massacre et qu'il court toujours.
Même si la politesse exigeait d’Helen qu'elle se contente de la
conversation de ses propres voisins de table, elle prit une pêche et, sous
prétexte de la peler, écouta avec attention ce qu'on disait en face d'elle.
— Non ? haleta Mr Beardsley d'une voix singulièrement peu virile.
Quelle horreur !
Il frissonna avec ostentation, en pressant des deux mains son visage
maigre et poudré.
— Les descriptions des journaux me donnent encore des cauchemars.
Helen ne trouvait aucun charme aux manières théâtrales de Mr
Beardsley, mais elle partageait son émotion. Elle n'avait pu oublier les
comptes rendus de ces meurtres.
Deux familles innocentes — sept personnes en tout — avaient été
sauvagement assassinées en décembre. L'une des victimes était un bébé de
trois mois, le petit Timothy Marr, auquel on avait tranché la gorge avec tant
de violence qu'il avait été presque décapité. Ce détail avait fait comprendre
à Helen avec une évidence glaçante qu'il existait des monstres en ce monde,
car seul un monstre pouvait tuer un bébé avec une telle cruauté. Les Marr
étaient des marchands de nouveautés. Ils avaient été assassinés avec leur
apprenti et le petit Timothy juste après avoir fermé leur magasin le soir. Les
journaux avaient rapporté que ç'avait été un tel carnage qu'il était
impossible de s'avancer dans leur boutique exiguë sans glisser sur du sang.
Douze jours plus tard, les voisins des Marr, Mr et Mrs Williamson, et leur
bonne avaient connu le même destin épouvantable dans leur auberge. On
leur avait tranché la gorge, et la main de Mr Williamson avait été à moitié
coupée. Même si les journaux évoquaient fréquemment des meurtres
sanglants, on n'avait encore jamais vu une chose pareille — l'assassinat
féroce et sans raison de gens respectables n'ayant aucun lien avec la pègre.
On avait l'impression que la bienséance elle-même était attaquée. Cette
seconde série de meurtres prouvait qu'il y avait dans les environs un fou en
liberté. Le ministère de l'Intérieur, responsable de la protection des citoyens,
ordonna une enquête et confia l'affaire aux sergents de ville. Dieu merci, on
arrêta bientôt le coupable : Mr John Williams, un marin. Helen, comme tous
les habitants de Londres, avait poussé un soupir de soulagement
en apprenant que l'immonde criminel avait été démasqué. Toutefois, il
n'avait jamais été jugé. Il s'était pendu dans sa prison, privant ainsi la
capitale de sa juste condamnation.
Lady Dale secoua la tête.
— N'écoutez pas ces histoires, mon cher Mr Beardsley. Ce ne sont que
des inventions de la presse à scandale pour entretenir la peur. John Williams
a été inculpé pour ces meurtres, et son suicide a confirmé qu'il était
coupable.
Elle regarda ses deux commensaux en haussant les sourcils.
— Mais avez-vous entendu la dernière nouvelle ? Notre
propre meurtrier est de retour parmi nous. Lord Carlston est revenu.
En entendant le nom de Sa Seigneurie, Helen redoubla d'attention.
— Oh, oui, dit Mr Beardsley en s'animant. Il est si beau. Si séduisant*.
Il frissonna de nouveau, mais cette fois avec ravissement.
— Mrs Delacomb poussait sa fille dans ses bras, l'autre soir. Je vous
assure qu'elle était prête à la lui offrir sur un plateau. Ne sait-elle pas ce
qu'il a fait à sa dernière épouse ?
— Honoria Delacomb pousserait sa rouquine dans les bras du diable en
personne, s'il était susceptible de l'épouser, déclara lady Dale. Elle doit
trouver que Carlston serait une belle prise, malgré le petit inconvénient du
meurtre.
Lady Fellowes fit la grimace.
— Je ne confierais pas à cet homme un chien qui me serait cher, dit-
elle en tendant sa main grasse vers une pêche. Cela dit, il faut reconnaître
que Miss Delacomb ressemble beaucoup à un bouledogue.
Elle se décida finalement pour un chou à la crème.
Mr Beardsley se mit à pouffer.
— De toute façon, c'est une cause perdue. On n'a jamais retrouvé lady
Carlston et, d'après la loi, une personne disparue n'est considérée comme
morte qu'au bout de sept ans. Mrs Delacomb va devoir constater que Sa
Seigneurie est encore marié officiellement pour au moins trois ans.
— Oh, je vous en prie, s'exclama en riant lady Fellowes, laissez-moi le
plaisir d'annoncer cette nouvelle à Honoria.
Lady Dale se laissa aller à sourire brièvement.
— Je doute que Miss Delacomb ait de quoi charmer un homme comme
Carlston, légalement ou non.
Elle but pensivement une gorgée de vin rouge.
— Malgré tout, beaucoup d'autres jeunes filles en seraient capables, et
je dois dire que je n'aime pas l'idée qu'il rôde dans leurs parages. Peut-être
est-il inattaquable selon la loi tant qu'on n'aura pas retrouvé le corps de sa
femme, mais je pense que vous conviendrez comme moi que son cœur est
chargé de péchés. Je les connaissais avant toute cette horreur, lui et la chère
Élise, et à ce que je vois, son séjour sur le continent ne l'a nullement
changé. Il me semble même plus froid et méchant que jamais.
Lady Dale hocha la tête en faisant sautiller d'un air désapprobateur les
boucles postiches encadrant son visage étroit.
— Je n'ai jamais compris pourquoi Élise l'avait choisi. Elle était si
délicieuse. Notre cher duc de Selburn la courtisait, lui aussi. Vous vous
souvenez ? C'était avant la mort du vieux duc, son père. Selburn était encore
le vicomte Chenwith, à l'époque.
Helen, qui avait depuis longtemps fini de peler sa pêche, leva les yeux
à ces mots. Elle ignorait que Selburn eût souhaité épouser la femme de
Carlston. Était-ce pour cette raison qu'Andrew, toujours si loyal envers son
ami, détestait tellement Carlston et refusait de mentionner leur parenté,
même devant sa sœur ?
— Je me rappelle que le duc avait donné un coup de cravache à
Carlston, dit lady Fellowes. Quel scandale !
— Oui, mais dans mon souvenir, Carlston lui a arraché la cravache et
l'a si bien fouetté que le duc a failli s'évanouir, dit Mr Beardsley en
frissonnant de nouveau avec délice. Cet homme est une brute !
Helen poussa un cri étouffé. Pas étonnant qu'Andrew ne voulût rien
avoir à faire avec lord Carlston. Lady Fellowes l'entendit et la fixa un
instant de ses petits yeux vitreux. Helen la vit s'humecter nerveusement les
lèvres en se rappelant son lien de parenté avec Carlston. Après s'être raclé
bruyamment la gorge en agitant ses doigts boudinés, elle lança à la
cantonade :
— Quel merveilleux plateau de fruits, vous ne trouvez pas ?
Le dîner se termina vers une heure du matin, mais le retour en voiture
fut beaucoup plus long que de coutume car New Bond Street était envahie
par les fêtards déchaînés du 1er mai. L'oncle d’Helen envoya Philip et Hugo
dégager la voie pour leur équipage, mais même avec leur taille imposante et
leur livrée d'un rouge éclatant les valets de pied mirent vingt minutes à
remplir leur mission.
Il était près de deux heures quand Helen rentra dans sa chambre.
Comme toujours, Darby se trouvait dans le cabinet de toilette. Elle
raccommodait un jupon de toile à la lueur d'une bougie, mais elle se leva
dès l'arrivée d’Helen et posa le jupon pour faire la révérence. Quelques fils
blancs étaient restés accrochés à sa robe à carreaux marron. Elle les ôta
distraitement tout en prenant à Helen son bougeoir, qu'elle plaça sur la
coiffeuse.
— La soirée a-t-elle été agréable, milady ? demanda-t-elle en retirant le
châle blanc crème des épaules de sa maîtresse.
Après l'avoir prestement plié, elle l'étendit sur la commode.
— Un peu trop tranquille, répondit Helen en lui donnant son réticule.
Mon bout de table était ennuyeux.
Elle tendit les mains pour que Darby lui enlève ses gants de chevreau
jaune citron. Tandis que la femme de chambre dénouait le ruban de droite,
Helen observa son visage pour voir s'il gardait une trace de méfiance. Il lui
sembla que non, mais la jeune servante semblait néanmoins préoccupée.
Peut-être avait-elle changé d'avis sur leur projet d'expédition nocturne.
Darby leva les yeux.
— Le repas a-t-il été délicieux, milady ?
Helen hocha la tête. Darby aimait qu'elle lui parle des plats qu'on avait
servis.
— Il y avait d'excellentes asperges de la saison au beurre d'amande, et
une échine d'agneau rôtie.
Elle tendit les doigts tandis que Darby retirait le second gant.
— Et les desserts venaient de chez Gunter. J'ai pris de la glace et une
tartelette aux fraises assez merveilleuse.
— De la glace ! s'exclama Darby avec enthousiasme. À quel parfum ?
— À la framboise.
— Ce n'est même pas la saison, s'émerveilla la femme de
chambre. Avait-elle à peu près le goût du fruit ?
— Exactement le même goût.
Helen la regarda ranger les gants dans le tiroir du haut.
— Dites-moi, Darby, êtes-vous toujours d'accord pour ouvrir le coffre
de Berta avec moi ?
La surprise effaça d'un coup la fatigue de la soirée sur le visage de la
jeune fille.
— Bien sûr, milady. Qu'est-ce qui vous fait supposer le contraire ?
— Il me semble que mon aptitude à attraper des objets au vol vous a
troublée.
Helen fit une grimace pour montrer qu'elle partageait son trouble.
Darby prit le châle plié pour le lisser.
— Je dois avouer que j'ai repensé toute la soirée à cette scène.
Pardonnez-moi de vous le dire, mais ce que vous avez fait n'était pas
naturel. J'en suis venue à me demander ce qui pouvait se cacher derrière ce
don étrange. Mais comme je sais que vous êtes une bonne personne, j'espère
bien que s'il a un sens ou un but, il vous a été donné par Dieu et non par le
Malin.
Helen la regarda avec stupeur. Donné par Dieu ? Quelle idée
stupéfiante.
— Voilà une sentence sans appel.
— Oui, milady, répliqua Darby en la regardant droit dans les yeux.
Elle se pencha pour ouvrir un autre tiroir.
Helen fut prise d'une peur soudaine. Et si la confiance de Darby était
mal placée ? Si son énergie nouvelle et sa dextérité inattendue étaient en fait
l'œuvre du démon ? Peut-être son oncle avait-il raison, et était-elle vouée à
suivre la voie impie de sa mère.
Non, elle n'était pas comme sa mère. Certes, elle ne correspondait pas
plus qu'elle à l'idéal de vertu féminine de son oncle. Il était si difficile
d'incarner ce mélange irréprochable d'innocence, de pudeur et d'aveugle
docilité ! Mais cette faiblesse ne faisait pas d'elle pour autant un instrument
de l'enfer. Après tout, elle allait à l'église et communiait chaque semaine. Si
elle était une créature diabolique, elle ne pourrait certainement pas recevoir
l'hostie. Au premier contact avec le vin ou le pain sanctifiés, elle se
serait enflammée et aurait disparu en hurlant au milieu d'étincelles
de soufre. Helen se sentit d'abord soulagée par une telle logique,
puis amusée à la pensée de leur pasteur en train d'éteindre ses
flammes infernales. Le révérend Haley était un homme méticuleux. Il
serait extrêmement irrité par une manifestation démoniaque
aussi désordonnée.
Toutefois, même cette vision divertissante ne parvint pas vraiment à
dissiper l'inquiétude nouvelle qui s'était insinuée en elle comme une guêpe
entrant par effraction dans une ruche. Si jamais quelqu'un avait perdu la
grâce et était devenu un instrument de l'enfer, c'était bien lord Carlston : le
seul homme semblant avoir les réponses qu'elle brûlait de connaître. Qu'est-
ce que cela signifiait pour son étrange aptitude ?
Darby l'arracha à ces pensées fâcheuses en sortant du dernier tiroir de
la commode un objet de métal fin et allongé, qu'elle brandit sous ses yeux.
— Pour ouvrir le coffre, milady.
Une râpe à sabot — quelle idée astucieuse.
— Bravo, Darby. Cela devrait faire l'affaire.
— Je suis allée aux écuries dès que vous êtes partie et j'ai pris cette
râpe sans que le palefrenier s'en aperçoive. Vous voyez, j'ai toujours eu
l'intention de vous accompagner.
Helen prit la râpe pour la regarder. Malgré son extrémité effilée, elle
semblait plutôt épaisse.
— Vous êtes sûre de pouvoir la glisser sous le couvercle ?
Darby soupira profondément, la main sur le cœur.
— Oh, milady, quel soulagement. Vous n'êtes pas possédée.
— Pardon ?
— La râpe est en fer, et les habitants du monde des démons ou de celui
des fées ne peuvent pas supporter le fer. Il les brûle s'ils le touchent.
Elle adressa à Helen un sourire radieux.
— Je suis bien contente qu'il ne vous ait pas brûlée.
Helen regarda le métal froid dans sa main. Une ordalie par le fer... Elle
éclata d'un rire peu convaincu.
— Qu'auriez-vous fait, si j'avais été brûlée ?
Darby haussa les épaules.
— Je n'y ai même pas pensé. J'étais certaine que vous en sortiriez
indemne, milady.
Helen lui rendit la râpe.
— Je vous remercie de votre confiance.
Ce n'était qu'une superstition absurde de la campagne, mais elle ne
pouvait s'empêcher d'y puiser un certain réconfort. Néanmoins, cela ne
dissipait pas tous ses doutes. Elle traversa la pièce, afin de calmer en
marchant l'agitation de son corps et de son esprit.
— Nous attendrons que tout le monde soit couché pour nous rendre au
salon de la gouvernante.
Elles attendirent donc. Darby reprit son raccommodage. Helen
s'allongea sur la méridienne. L'idée d'être un instrument de l'enfer, ou même
du paradis, lui semblait si affreuse qu'elle préféra s'efforcer de l'oublier en
échafaudant un plan pour rencontrer lord Carlston. Peut-être faisait-il du
cheval dans Rotten Row, de sorte qu'elle pourrait le rencontrer aux heures
de la promenade ? Tout en réfléchissant ainsi, elle guettait les signes
indiquant que la maisonnée s'était enfin couchée. Elle entendit le pas
léger d'une des bonnes montant l'escalier pour regagner sa mansarde. Un
peu plus tard, Barnett vérifia que les portes et les volets du rez-de-chaussée
étaient bien fermés. Après quoi, le calme parut régner dans la maison. Puis
même la rumeur de la rue s'apaisa, en dehors du passage bruyant de
quelques voitures attardées.
Quand elle entendit enfin l'horloge du rez-de-chaussée sonner trois
heures, elle se leva et chuchota :
— Allez voir si le couloir est désert.
Darby entrebâilla la porte, regarda dehors et hocha la tête d'un air
rassurant. Puis elle prit la râpe sur la cheminée.
Helen ramassa sa robe et s'avança doucement dans le couloir obscur.
Elle observa à travers la rampe la porte de Mrs Grant sur le palier supérieur.
Cette proximité était tout sauf réconfortante. Même si la porte était close,
Helen réprima un frisson à l'idée d'être surprise par la gouvernante. Ç'avait
toujours été sa principale inquiétude lors de ses expéditions nocturnes. Mrs
Grant s'empresserait de rapporter à tante Leonore le moindre écart
de conduite. Et cette fois, le risque était encore plus grand, car Helen avait
impliqué Darby. Mrs Grant mettrait tout son zèle à dénoncer une petite
servante arriviste qui avait trop bien réussi.
Helen serra plus étroitement sa robe. Peut-être devrait-elle dire à Darby
de s'en aller.
À cet instant, la jeune servante sortit du cabinet de toilette et ferma la
porte. Seul un rai de lumière sous le battant permettait de distinguer le
couloir obscur et le visage excité de sa femme de chambre. Helen
s'immobilisa dans l'ombre, ne sachant que décider. Il n'était pas juste de
faire courir un tel risque à Darby. Pourtant, elle préférait l'avoir à son côté,
si étrange que cela lui parût.
— Rentrez chez vous, chuchota Helen.
Le visage excité de Darby prit une expression sérieuse.
— Non, milady. Il s'agit d'aider Berta.
Elle avait raison. Il n'était pas question de rôder sottement dans la nuit,
elles avaient un objectif important. Helen hocha la tête et la précéda en
direction de l'escalier.
Arrivées en haut des marches, elles s'immobilisèrent pour scruter les
ténèbres. La seule lumière venait du vestibule du rez-de-chaussée. La
lanterne surmontant dehors la porte d'entrée de la maison brillait à travers
l'imposte en dessinant sur le sol de marbre une fine dentelle lumineuse.
Helen retint son souffle en tendant l'oreille. Pas un bruit. La maison
semblait dormir. Il était temps de descendre.
Pour ne pas faire craquer la première marche, elle s'élança sans bruit
sur la deuxième. Elle regarda derrière elle. Darby la suivit en souriant. Elles
descendirent lentement les trois étages afin de rejoindre le vestibule. L'épais
tapis de l'escalier assourdissait leurs pas. Une fois en bas, Helen se dirigea
furtivement vers le couloir du fond, afin de rejoindre l'escalier de la cuisine
à l'arrière de la maison — elle avait toujours emprunté cet itinéraire pour
aller soutirer un gâteau à la cuisinière à force de cajoleries. Darby siffla tout
bas. Helen se retourna.
— Nous pouvons prendre l'escalier de Mr Barnett, milady, dit la
femme de chambre en désignant les marches étroites et nues prolongeant
l'escalier principal.
Helen n'avait qu'une vague idée de la disposition des quartiers des
domestiques. Malgré tout, elle savait que les marches aboutissaient juste
derrière l'office du maître d'hôtel et que le salon de la gouvernante, but de
l'expédition, se trouvait nettement plus loin, vers l'avant de la maison. Elle
savait aussi que Barnett dormait dans une petite chambre jouxtant l'office,
afin de protéger la vaisselle précieuse. Il fallait espérer qu'il ait le sommeil
lourd.
Elle s'arrêta en haut des marches pour observer la cage d'escalier
obscure. Le sous-sol ne disposait que de rares fenêtres, et il n'y en avait
aucune le long du couloir. Sans bougie, il serait plus logique que Darby
passe devant, puisqu'elle se rendait chaque jour en ces lieux pour son
service. Helen se reprit aussitôt. Ce n'était pas à Darby qu'incombait la
direction des opérations.
— Ne me quittez pas d'une semelle, chuchota-t-elle avant de descendre
dans l'ombre en affectant plus d'assurance qu'elle n'en ressentait.
Ses mains glissaient sur le bois usé de la rampe. Le petit escalier en
colimaçon était raide et ses marches craquaient sous leurs pas prudents.
Darby la prit au mot et marcha sur ses talons tout au long de la descente. En
approchant des dernières marches, Helen ralentit encore leur progression
furtive. L'obscurité semblait dense, comme un épais voile noir. Elle
distinguait à peine les marches en avançant vers le sol de pierre glacé.
L'air humide du couloir sentait la laine bouillie et la graisse de viande.
Helen lui trouva même un goût de graisse, qui s'attardait au fond de sa
gorge comme une cuillerée d'huile. Elle avança à tâtons le long du mur de
plâtre, jusqu'au moment où ses doigts rencontrèrent un tournant. Un courant
d'air glaça ses chevilles en apportant avec lui les relents des toilettes des
domestiques et la puanteur des écuries. Ah, le passage menant à la cour.
Elle le traversa à l'aveuglette avant de toucher enfin le mur du fond.
Encore quelques pas dans le couloir, et ses doigts effleurèrent
l'embrasure d'une porte : l'office du maître d'hôtel. La porte était ouverte. Si
Barnett les entendait passer, tout était perdu. Darby respira un grand coup
— manifestement, elle était parvenue à la même conclusion. Même s'il n'y
avait pas de bougie allumée dans la pièce, cela ne signifiait pas que Barnett
fût endormi. Helen aperçut par la porte une fenêtre étroite percée en haut
du mur, comme un rectangle gris se détachant dans le noir, mais la lumière
était trop faible pour atteindre le couloir. Elle s'efforça d'écouter si quelque
chose bougeait à l'intérieur. Oui, elle entendait un bruit assourdi. Un
ronflement ? Le bruit recommença — un grognement rauque et régulier.
Helen retint son souffle. Le grognement retentit de nouveau. C'était bien un
ronflement. Agrippant la manche de Darby, elle l'entraîna devant la porte.
Le raclement des bottines de la jeune servante sur la pierre la fit tressaillir.
Barnett l'avait-il entendu, lui aussi ? Elle continua de tirer Darby, en priant
pour que le ronflement reprenne. Il résonna enfin dans le silence.
Helen distinguait à peine, au bout du couloir, le vague contour de la
porte du sous-sol, dont le sommet et la base s'argentaient de la lueur pâle du
bec de gaz de la rue. C'était suffisant pour lui indiquer leur destination : la
porte plongée dans l'ombre du salon de la gouvernante.
Darby la vit aussi, ou peut-être savait-elle simplement qu'elles
approchaient; car elle pressa le pas.
Contrairement à celle de Barnett, cette porte était close. Attrapant la
poignée métallique glacée, Helen la tourna lentement. Et si Mrs Grant était
encore à l'intérieur ? Cette pensée terrifiante lui vint trop tard, la porte
s'entrouvrait déjà. Helen s'immobilisa sur le seuil pour reconnaître le
terrain, tandis que Darby regardait par-dessus son épaule. La lumière de la
rue filtrait suffisamment par les deux fenêtres pour faire surgir de l'ombre
quelques détails — l'éclat de lettres dorées sur le dos de livres empilés sur
le bureau, l'arc d'une cheminée de brique au-dessus des dernières braises
du feu allumé pour la soirée, la forme fantomatique d'une chemise étendue
sur un séchoir. Et les murs étaient tous couverts d'étagères chargées de
porcelaines brillant d'un éclat blanc et froid.
Dieu merci, Mrs Grant n'était pas là.
— Le voici, chuchota Darby en montrant un coffre sous le bureau. Je
l'ai repéré en prenant le thé ce soir.
— Trouvez une bougie, dit Helen. Je vais chercher le coffre.
Après un ultime coup d'œil sur le couloir, elle ferma la porte.
Le coffre de Berta n'était pas gros. Ni lourd, se dit Helen avec surprise
en le tirant de dessous le bureau. Il ne devait pas contenir grand-chose.
Darby alluma au feu de la cheminée une chandelle qui éclaira faiblement la
pièce. Même dans cette clarté assourdie, il était évident qu'il s'agissait d'un
coffre bon marché, dont le bois blanc travaillé à la va-vite n'avait même pas
été verni et dont la serrure de cuivre était mal fixée au couvercle. Helen
tapota celui-ci. Il était branlant. Peut-être s'ouvrirait-il de lui-même ? Elle
glissa ses ongles dessous, mais il tint bon.
Darby s'agenouilla à côté d'elle, un bougeoir en étain à la main.
— Prenez garde à vos ongles, milady, murmura-t-elle. Voyons, laissez-
moi l'ouvrir. J'ai une certaine expérience en la matière.
— Non, je m'en charge.
Si jamais l'heure des reproches venait à sonner, Helen pourrait au
moins affirmer en toute vérité que c'était elle qui avait forcé le coffre.
Elle glissa le bout de la râpe dans la fente près de la serrure.
— Il faut aller vers la droite puis lever, milady, dit Darby en mimant
ses instructions avec le bougeoir.
Serrant fermement la râpe, Helen la poussa vers la droite avant de la
lever avec énergie. Un peu trop d'énergie — il y eut un craquement. Elle se
figea.
— Oh, non, chuchota Darby. Le bois s'est fendu.
Helen retira la râpe et souleva avec précaution le couvercle.
— Au moins, le coffre est ouvert.
Darby avait raison : la serrure s'était détachée en fendant le bois. Helen
remit en place les éclats coupants, mais la serrure était manifestement hors
d'usage.
— Qu'allons-nous faire, milady ?
— Chercher des indices, répliqua Helen.
Elle sentait que cette serrure cassée allait provoquer des désastres, mais
il ne servirait à rien de renoncer à leur tâche du moment.
— Levez la bougie.
Darby s'exécuta.
Le coffre contenait d'abord une chemisette* blanche en coton pourvue
d'un modeste jabot et maladroitement plissée à l'aide d'épingles.
— C'est sa tenue du dimanche, dit doucement Darby.
Helen souleva le corsage avec soin et le posa sur le tapis, soudain
oppressée par la nécessité de manier les affaires de la petite servante.
Qu'éprouverait-elle si quelqu'un forçait son secrétaire et fouillait dans ses
secrets ?
Elle trouva ensuite une pièce de basin bleu, pour une robe jamais
confectionnée. L'étoffe était rêche mais l'imprimé au motif de campanules
était joli. Dessous, quelques trésors étaient soigneusement rangés : un
exemplaire bon marché de La Dame du lac de Mr Scott, trois vieux tickets
d'entrée pour les jardins de Vauxhall glissés dans un papier plié, un ruban
vert, quatre pièces d'un quart de penny dans une boîte de fer-blanc en forme
de cœur, et une bible.
— Il n'y a pas de lettres, observa Helen en inspectant cet ensemble
pitoyable. Vous disiez que sa mère vivait dans le Nord ? Elle doit sûrement
écrire à sa fille ?
Darby haussa les épaules.
— Elle n'est sans doute pas assez instruite pour cela.
C'était plus que probable, mais Helen était déçue de ne pas trouver
d'adresse. Elle retira du papier plié les tickets de Vauxhall. Ils remontaient à
des années et étaient passablement sales — sans doute ramassés dans la rue
et conservés à cause de leurs jolis dessins. Elle les rangea en soupirant.
Après tant d'efforts, elles n'avaient rien découvert qui puisse les aider à
retrouver Berta.
Elle prit la bible, laquelle était reliée en cuir noir : une belle édition,
pour une servante. Peut-être s'agissait-il d'un cadeau ou d'un prix, ce qui
signifiait que le lieu d'origine du livre pourrait figurer à l'intérieur. Elle
l'ouvrit rapidement à la page du frontispice. Aucune inscription, en dehors
du nom de Berta. Elle feuilleta le volume en suivant du pouce la tranche
dorée. Les pages s'ouvrirent d'elles-mêmes vers le milieu du texte, où
quelque chose était glissé entre elles. Deux cartes fines, qu'elle
retira aussitôt.
Il lui fallut un instant pour comprendre ce que représentait la première
carte.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda Darby en se penchant avec
le bougeoir, qui éclaira l'image abominable. Mon Dieu !
Le dessin représentait une femme nue allongée sur un lit, les jambes
écartées, sous les yeux d'un groupe d'hommes l'examinant à travers leur
lorgnon. Une signature familière était griffonnée dans un coin.
— C'est de Rowlandson, s'exclama Helen d'un ton incrédule, aussi
choquée par cette découverte que par l'image elle-même. Comment a-t-il pu
dessiner une chose pareille ? Il a exposé à l'Académie royale !
Elle regarda la carte suivante. Le dessin n'était pas de Rowlandson, et
était encore plus obscène. Une femme nue à genoux sur laquelle un homme
dans un état d'excitation extrême se penchait, tel un étalon couvrant une
jument.
— Comment Berta pouvait-elle posséder ça ? dit Darby en s'asseyant
sur les talons. Oh, milady. Peut-être me suis-je trompée. Peut-être est-elle
vraiment allée à Covent Garden.
Malgré son horreur et son écœurement, Helen ne pouvait s'empêcher
de regarder. Bien sûr, elle avait déjà vu des représentations du sexe
masculin sur les statues grecques du British Muséum, mais aucun n'avait été
aussi gros ni ne s'était dressé de cette façon. Était-ce vraiment ce à quoi
ressemblait un accouplement humain ?
— Milady, vous allez vous rendre malade à regarder ces
ordures. Cachez-les.
Helen fourra les cartes entre les pages de la bible, qu'elle rangea
précipitamment dans le coffre. Sa main hésita au-dessus de la couverture de
cuir. Non, de telles infamies ne devaient pas rester dans le Livre saint. Elle
retira les cartes et les glissa en hâte entre les pages de La Dame du lac.
— Nous devons y aller, Darby.
La femme de chambre acquiesça avec empressement. Elles rangèrent
fébrilement le reste des affaires de Berta dans le coffre, qu'elles refermèrent
et poussèrent sous le bureau.
— Qu'allons-nous faire, à propos de la serrure ? demanda Darby.
— Je ne sais pas, dit Helen en se relevant.
Elle n'avait qu'une envie : s'éloigner au plus vite de cette pièce — et de
ces dessins.
Après avoir replacé le bougeoir sur la cheminée et éteint la chandelle,
Helen ouvrit la marche dans le couloir. Elles revinrent sur leurs pas, suivies
jusqu'à l'escalier par la rumeur rassurante des ronflements de Barnett.
Tandis qu'elle remontait vers la pénombre grisâtre du vestibule, Helen
regarda derrière elle. L'espace d'un instant, elle crut apercevoir une
silhouette, comme une ombre en forme d'homme, debout dans le
renfoncement menant à la cour. Elle cligna des yeux, et la silhouette avait
disparu.
Chapitre VIII

Samedi 2 mai 1812

Le lendemain matin, maîtresse et servante furent également


silencieuses tandis qu’Helen s'habillait pour les prières en famille. Darby
tenta d’aborder le sujet des cartes, mais Helen leva la main pour mettre fin à
toute discussion. Elle n'avait fait que penser à ces cartes, pendant les trois
heures agitées qui s'étaient écoulées avant qu'elle s'endorme enfin. Elle
avait besoin de les oublier, au moins tant qu'elle n'aurait pas assigné une
place dans son esprit au choc et à l'étrange malaise qu'elles avaient fait
naître.
Heureusement, la journée concoctée par sa tante ne lui donna guère
l'occasion de réfléchir tranquillement. Elles commencèrent par les
marchands de tissu, chez qui elles achetèrent des coupons pour la
couturière, Madame* Hortense, et un lainage pour Mr Duray, le tailleur
chargé de la tenue d'amazone. Suivit une épuisante tournée de visites, qui
culmina par un dîner dansant chez les Lindsay. Pendant cette soirée plutôt
longue, les dessins revinrent l'importuner, mais elle les écarta avec fermeté
pour se concentrer sur la conversation et la danse.
Ce ne fut que le dimanche matin, à l’église, que les dessins
s'imposèrent de nouveau à elle avec une force inquiétante.
Le sermon du révérend Haley était une dénonciation vigoureuse des
divertissements impies, notamment des dangers des pièces indécentes et des
bals masqués, mais les mots de « nudité » et de «chair» qui revenaient sans
cesse réveillèrent en elle avec vivacité le souvenir de ces corps d'encre
noire. Helen les revoyait, tandis qu'elle s'agenouillait sur le petit prie—
Dieu à côté de son oncle et de sa tante. Elle les revoyait en chantant Quand
je regarde la croix merveilleuse. Et elle les revoyait, assise sur le banc
familial, tandis qu'elle examinait les plaques commémoratives
encastrées dans le mur de l'église. C'était comme si ces images
immondes lui révélaient maintenant pleinement leur signification, telle
la marque sombre d'une meurtrissure dans son esprit. Darby avait posé la
question qui s'imposait, dans le salon de la gouvernante : pourquoi une
jeune servante comme Berta serait en possession de dessins aussi obscènes.
Peut-être était-ce une méprise. Elle avait prêté sa bible à une compagne, qui
y avait caché les cartes pour lui jouer un tour. À moins qu'on ne les lui ait
données, même si ce genre d'hommage ne pouvait guère venir d'un homme
honorable. Quant à l'autre possibilité, à savoir que Berta fût vraiment une
dépravée ayant fini tout naturellement à Covent Garden, elle hanta Helen
tout le long du trajet dans la voiture les ramenant à Half Moon Street.
Comme d'habitude, son oncle se joignit à Helen et à tante Leonore
pour le déjeuner avant de se rendre à son club. Il avait depuis longtemps
admis la nécessité de permettre à son épouse, et maintenant à sa nièce, de
prendre part à des réceptions mondaines le dimanche — la saison ne
s'interrompait pas pour le repos dominical. Cependant, il tenait à ce que la
famille se réunisse pour déjeuner après l'office, afin de préserver la sainteté
de ce jour. Ce repas n'était jamais facile pour Helen, et cet après-midi-là il
lui sembla encore plus tendu qu'à l'ordinaire. Peut-être était-ce l'effet de ces
cartes horribles se superposant au choc de voir son oncle de si joyeuse
humeur.
— Je suis heureux d'apprendre par ta tante que ta présentation s'est
bien passée, Helen, dit-il en souriant par-dessus sa fourchette chargée de
bœuf froid.
Helen porta précipitamment sa serviette à ses lèvres, pour cacher
qu'elle venait d'avaler de travers sa bouchée de mousse de truite.
— C'est vrai que tout s'est bien passé, mon oncle. Merci.
— Et la reine lui a parlé, Pennworth, intervint tante Leonore. Sans la
moindre allusion à Cath...
Elle s'interrompit, consciente de son erreur, et se rattrapa avec vivacité
:
— À des parentés embarrassantes.
Il poussa un grognement en mâchant d'un air pensif.
— Je m'en réjouis. Espérons que les harpies de la cour suivront
l'exemple de Sa Majesté et tireront un trait sur cet épisode.
Il agita sa fourchette vide en direction d’Helen.
— Tu vois, ma chère, notre bonne réputation et ton attitude conciliante
ont rétabli ta position. Tu as même l'approbation de la reine.
Il lui sourit avec enjouement. Helen fut un instant déconcertée, puis
elle se rendit compte qu'il badinait. Elle se hâta de sourire à son tour.
— Oui, mon oncle.
Il lança à son épouse d'un ton satisfait :
— Nous avons bien joué, Leonore.
Tante Leonore se redressa en entendant cet éloge insolite.
— C'est vrai, Pennworth.
Helen contempla les haricots alignés sur son assiette.
— Et as-tu apprécié la compagnie de sir Reginald chez les Heathcote,
l'autre soir ? poursuivit son oncle.
Elle se rappela le vieil homme muet qui avait dévoré
consciencieusement les plats d'agneau et de venaison.
— Il avait l'air très intéressé par la viande, répondit-elle.
En voyant sa tante écarquiller les yeux, elle s'abstint de toute autre
observation.
Son oncle cessa un instant de se servir lui-même une nouvelle tranche
de bœuf.
— Il en est à son deuxième veuvage, vous savez, dit-il en jetant un
regard à tante Leonore. Il a déclaré qu'il envisageait de se remarier.
La truite délicate parut soudain affreusement indigeste à Helen. Sir
Reginald allait sur ses soixante ans.
Tante Leonore croisa fugitivement son regard, pour l'exhorter une
nouvelle fois en silence à ne rien dire.
— Je suis un peu dubitative, Pennworth. Il n'est que baronnet.
— Mais de bonne souche.
Il retira un morceau de viande coincé entre ses dents.
— Et il ne se laisserait pas décourager par les noirceurs du passé. Ce ne
sera peut-être pas le cas de tout le monde, vous savez, même avec la
bienveillance de la reine.
— C'est possible, mais vous n'ignorez pas que sir Reginald a été
contraint de vendre une bonne partie de ses terres. Et elles se trouvent dans
la région de Nottingham, où ces horribles Luddites multiplient les crimes.
Helen baissa de nouveau les yeux sur son assiette. Tante Leonore était
maligne. Elle avait abordé le seul sujet qui ne pouvait laisser son oncle
indifférent.
— En effet, dit-il. Les canailles se déchaînent dans tout le pays. J'ai lu
hier dans le Times qu'ils sont en train de placarder dans les rues de
Nottingham des affiches où ils offrent une récompense pour qui leur
amènera le maire mort ou vif. Mort ou vif, au nom du ciel ! Il faudrait tous
les pendre sur-le-champ, ou cela se terminera comme pendant la Terreur en
France, il y a vingt ans.
— Je suis sûre qu'on ne les laissera pas faire, mon cher, dit tante
Leonore d'un ton conciliant.
La conversation passa ensuite au dégoût qu'inspirait à l'oncle
Pennworth la position peu claire du révérend Haley en ce domaine — «Je
suis presque certain que ce maudit hypocrite soutient en secret les ouvriers !
» Cependant, Helen entendit à peine cette diatribe. Elle croyait voir en elle-
même le vieux sir Reginald s'incliner vers elle pour l'embrasser, de sa
grosse bouche sentant le jus de viande. Puis une image encore pire s'imposa
à elle avant qu'elle ait pu l'en empêcher, celle de sir Reginald penché sur
elle comme l'homme de la deuxième carte. Elle pressa sa main sur sa
bouche pour cacher l'écœurement qui la gagnait. Son oncle cherchait déjà à
la fiancer au plus vite, et il ne se montrait guère exigeant. Tante Leonore
l'avait détourné de ce premier projet matrimonial, mais un jour viendrait où
elle ne verrait pas d'un si mauvais œil le candidat proposé. Que se passerait-
il alors ?
Helen prit son verre et but une longue gorgée de vin glacé. Mais, même
ainsi, elle ne put purger entièrement son esprit du baiser imaginaire et de la
vision répugnante du vieux sir Reginald.
Après le déjeuner, elle suivit lentement sa tante dans le salon du
premier étage, peu enthousiaste à l'idée de passer encore trois heures à lire,
coudre ou écrire des lettres en attendant la promenade de l'après-midi à
Hyde Park.
Habituellement, Helen montait sa jument Circé ou conduisait elle-
même le tilbury qu'elle occupait avec sa tante le long de Rotten Row. Ce
jour-là, toutefois, Millicent et lady Gardwell avaient prévu de passer les
chercher en se rendant au parc. Et comme les Gardwell ne pouvaient plus se
permettre d'avoir un équipage à Londres, elles se promèneraient à pied dans
les allées verdoyantes. Ce n'était pas aussi amusant que de monter à
cheval, mais cela donnerait à Helen une excellente occasion pour parler en
confidence avec son amie des étranges événements survenus depuis
quelques jours.
Mais avant cela, il fallait remplir l'après-midi. Non sans soupirer,
Helen prit le Miroir des Grâces, un manuel fraîchement paru sur l'art de
bien s'habiller, et s'installa sur le canapé. Elle venait d'arriver au passage où
l'auteur déclarait qu'une femme avait le devoir d'être décorative, mais
uniquement afin de rehausser la beauté d'une âme vertueuse, quand l'heure
tant désirée sonna enfin à la pendule. Tante Leonore abandonna son courrier
et annonça qu'il était temps d'aller se changer.
— Mets donc ta nouvelle jupe de batiste à pois avec ta tunique orange,
dit-elle en la quittant sur le palier. Il fait assez beau pour cela, et ce sera
parfait avec ton manteau cosaque vert de mer.
Helen se conforma docilement à ces instructions et retrouva sa tante au
rez-de-chaussée. Il lui sembla qu'il s'écoula une éternité avant que Philip
ouvrît enfin la porte du salon pour annoncer que lady Gardwell et sa fille
étaient arrivées. Le visage pâle du jeune valet de pied était rouge
d'impatience. Helen réprima un sourire. Comme il devait les accompagner
au parc, son excitation était compréhensible. Après tout, marcher au grand
air au milieu de toutes ces beautés de la nature, dont la beauté féminine
n'était pas la moindre, était une des attractions quotidiennes de
Londres pour de nombreux hommes. De toutes conditions.
Après avoir boutonné les manteaux jusqu'au cou et serré les brides des
chapeaux pour lutter contre le vent se déchaînant comme toujours dans les
parages animés de Piccadilly, la petite troupe se dirigea vers Hyde Park
Corner. Helen s'empara du bras de Millicent et tenta de prendre de l'avance
pour avoir un instant d'intimité avec son amie, mais leurs deux chaperons ne
se laissèrent pas distancer, sans doute aiguillonnées par ce vent qui sentait
encore l'hiver.
— Mes enfants, dit tante Leonore dans leur dos, ne marchez pas si vite,
s'il vous plaît. Une telle allure manque de dignité.
Helen ralentit en serrant les dents, non sans échanger un regard avec
Millicent. Auraient-elles jamais l'occasion de parler enfin en tête à tête ?
Cette occasion se fit encore un peu attendre. Quand elles arrivèrent à
l'entrée du parc, l'heure de la promenade était déjà bien avancée et il y avait
foule. Apparemment, ce premier dimanche de beau temps depuis des
semaines avait incité tout Londres à s'aventurer dehors. Les allées étaient le
théâtre d'un défilé changeant de couleurs audacieusement printanières et
d'étoffes légères claquant au vent. Attrapant Millicent par le bras, Helen la
tira en arrière à l'instant où une dame en costume d'amazone violet
agrémenté de volants traversa l'allée sur une jument baie impétueuse
pour rejoindre Rotten Row. Des cavaliers et voitures en grand nombre se
trouvaient déjà sur l'allée sablée qui leur était réservée, et la jument regimba
lorsque la femme tenta de la mêler au cortège paisible. Helen fit claquer sa
langue avec désapprobation. La femme avait une mauvaise assiette et la
main lourde. On aurait dû lui donner une monture plus docile. Un valet la
suivait à cheval, mais il semblait plus occupé à lorgner les servantes en
congé pour l'après-midi qu'à veiller sur la sécurité de sa maîtresse.
Le dimanche était le jour le plus démocratique pour les «poumons de
Londres», où les gens des basses classes, telles ces servantes riant bêtement,
venaient se promener dans les mêmes lieux de plein air que le beau
monde*. Helen avait toujours trouvé ce mélange fascinant : les gens de
qualité inspectant mutuellement leurs toilettes, les scandaleuses créatures du
demi-monde*, avec leurs yeux hardis et leurs robes provocantes, les
familles bourgeoises endimanchées et les domestiques se contant
fleurette sur les gazons. Mais c'était aussi l'occasion de certaines
inconvenances, comme ces deux jeunes Londoniens regardant bouche bée
Millicent alors qu'elle soulevait sa jupe pour passer par-dessus un tas de
crottin. Helen jeta un regard hautain au plus grand des deux insolents, avant
d'entraîner son amie vers l'allée menant à la Serpentine. Du coin de l'œil,
elle vit un homme bien habillé, d'un certain âge, en pardessus bleu marine et
chapeau haut de forme en feutre de castor noir, les observer du haut d'une
petite éminence près de la rivière. Il lui parut vaguement familier.
— Mes chères enfants, appela tante Leonore. Pas par là. Nous allons
longer le Row.
Helen prit le bras de Millicent et suivit docilement la direction voulue,
en balançant à son poignet son réticule de velours.
Il y avait une telle cohue sur l'allée jouxtant Rotten Row que c'en était
presque désagréable. Surtout, il était impossible d'y parler tranquillement.
Helen et Millicent contournèrent un groupe d'hommes qui s'étaient
agglutinés devant la barrière pour regarder parader un étalon noir. Leurs
jugements sur son allure retentissaient dans l'air vif. Elles parvinrent à
distancer un instant les promeneurs derrière elles, mais la jeune famille qui
les précédait ralentit et elles se retrouvèrent au milieu de trois enfants
en larmes. Helen hocha la tête en souriant et entraîna Millicent, avec qui
elle fut bientôt coincée entre un vieux monsieur fredonnant tout seul et deux
dames marchant bras dessus bras dessous. Elle entendit le rire bruyant de sa
tante, mais il semblait singulièrement éloigné. Elle regarda par-dessus son
épaule. Tante Leonore et lady Gardwell étaient toujours à l'entrée de l'allée,
en train d'échanger des plaisanteries avec les Cholmondeley.
— Oh, non ! s'exclama Helen. Je pensais qu'elles étaient juste derrière
nous.
— Nous allons devoir attendre, dit Millicent. Il faut qu'elles puissent
nous voir.
Helen chercha une solution, qu'elle trouva près de la barrière. Un
endroit boueux près des barreaux avait tenu à l'écart les spectateurs.
— Attendons là-bas, déclara-t-elle en conduisant son amie vers ce
havre de paix. Nous serons toujours visibles et nous pourrons parler
sérieusement sans risquer d'être entendues. Nous ferons d'une pierre deux
coups.
— Si la boue ne nous engloutit pas avant, observa Millicent en
soulevant sa robe pour s'avancer sur l'herbe avec précaution. Regarde, mes
bottines sont déjà salies.
— Nous pouvons retourner sur l'allée si tu veux. Simplement, cela fait
une éternité que je ne t'ai pas parlé sans que quelqu'un rôde autour de nous.
— Je sais.
Millicent laissa retomber sa robe avec un haussement d'épaules.
— Dis-moi franchement comment s'est passée ta présentation. J'ai
réussi ma révérence, Dieu merci, mais je me suis emmêlée avec ma traîne
en me retirant. J'ai eu une de ces peurs ! Comment était ta révérence ?
— Très bien, répondit Helen en regardant de nouveau par-dessus son
épaule.
Tante Leonore et lady Gardwell n'avaient toujours pas bougé. Elle
baissa la voix.
— Millicent, tu ne vas pas me croire, mais avant que nous allions dans
la chambre du Grand Conseil, lord Carlston a volé la miniature de ma mère.
Son amie fronça les sourcils.
— Qu'entends-tu par là ?
— Il l’a détachée de mon éventail avec un couteau.
— Par exemple !
Un sourire ravi éclaira le visage horrifié de Millicent. Elle adorait être
bouleversée.
— Pourquoi aurait-il fait une chose pareille ? s'étonna-t-elle.
— Je ne sais pas. Mais ce n'est pas tout. Il nous a rendu visite le
lendemain et m'a restitué la miniature, mais pas comme tu pourrais t'y
attendre.
Elle fit une pause théâtrale.
— Il me l'a lancée.
Millicent poussa un cri étouffé.
— Lancée ? Il est donc fou, comme on le prétend ?
Elle saisit le bras d’Helen pour la rapprocher encore davantage.
— A-t-il expliqué ses actes ?
Helen regarda le visage brillant de curiosité de son amie et se sentit
étrangement hésitante, comme si elle était soudain arrivée à un carrefour
inattendu sur un chemin bien connu. Un instant plus tôt, elle était bien
décidée à tout dire à Millicent de lord Carlston et de son comportement
singulier. Elle avait toujours partagé ses secrets, grands ou petits, avec son
amie. Mais à présent, cela ne paraissait plus aussi simple. Avait-elle
vraiment envie de raconter que lord Carlston avait connu sa mère ? Ou de
parler du mystérieux miroir dans la miniature ? Et si jamais elle évoquait sa
propre adresse insolite et découvrait soudain chez Millicent la même
méfiance qu'elle avait vue chez Darby ? Plus troublant encore, pouvait-elle
vraiment imposer à son amie la description de ce qu'elle avait trouvé dans le
coffre de Berta ?
Non, ce serait impardonnable. De toute façon, comment pourrait-elle
décrire de telles choses à voix haute ?
— Il n'a donné aucune raison à son geste, dit-elle enfin.
C'était la vérité, mais pas entièrement. Cette trahison insignifiante
éveilla en Helen, avec une intensité excessive, un pressentiment funeste. En
moins de dix mots, elle semblait s'être engagée sur une voie nouvelle, où
Millicent ne la suivrait pas. Et quelque chose lui disait qu'elle ne pourrait
jamais revenir en arrière.
Millicent serra son bras encore plus fort.
— Seigneur, tu ne crois quand même pas qu'il essaierait ainsi à sa
façon bizarre de s'intéresser à toi ? Non, ce serait impossible, il est toujours
considéré comme marié. Dis-moi exactement ce qu'il t'a raconté.
— Rien de particulier, je t'assure, répliqua Helen. Je crois qu'il doit être
fou, comme tu le dis toi-même.
Elle regarda l'allée des cavaliers, dans son désir éperdu d'échapper au
regret qui la déchirait. Elle aperçut le Carlin Brompton, qui montait une
robuste jument grise.
— Regarde, voilà lady Elizabeth.
Elle leva la main, et le Carlin répondit en agitant sa cravache.
— J'ai parlé avec elle pendant que nous attendions d'être présentées.
Elle était au courant, pour Delia et Mr Trent. Mais elle m'a raconté de
surcroît qu'on lui avait assuré que Mr Trent avait également tué une
servante.
— Je connais moi aussi cette histoire, par Emily Cartwright ! s'exclama
Millicent avec indignation. Les gens adorent enjoliver les scandales.
— Delia t'a-t-elle écrit ?
— Non. Je pense que ses parents ne le lui permettront pas.
Sur cette sombre prédiction, elles se turent un moment, n'ayant pas
envie de poursuivre leur conversation après l'arrivée d'une dame et d'un
monsieur à côté d'elles. Millicent fixa un point plus éloigné sur l'allée.
— Regarde ! Ne serait-ce pas ton frère avec le duc de Selburn ?
Helen suivit son regard. Deux hautes silhouettes familières se
dressaient à l'orée d'une allée secondaire bifurquant vers le lac.
— Oui, je crois que c'est eux.
Elle sourit à ce plaisir inattendu. Andrew ne fréquentait pas souvent la
promenade.
Les deux hommes s'étaient habillés avec élégance pour l'occasion.
Selburn arborait un magnifique manteau vert olive et un chapeau marron.
Helen trouva cette alliance très seyante pour un homme blond au teint clair
comme le duc.
Il fut le premier à voir les deux jeunes filles et inclina sa canne en
parlant à Andrew, afin de détourner son attention d'une élégante conduisant
un phaéton sur le Row. Son frère agita la main. Helen répondit à son signe,
et les deux hommes se dirigèrent vers elles d'un pas nonchalant. Millicent et
Helen firent la révérence à leur approche.
— Bonjour, Votre Grâce, dit Helen. Je crois que vous connaissez Miss
Gardwell. Hello, Drew.
Les deux hommes s'inclinèrent.
— Quel plaisir de vous revoir, lady Helen, Miss Gardwell, dit Selburn.
— Tante Leonore vous accompagne-t-elle, sœurette ?
demanda Andrew. Ou êtes-vous allées seules toutes les deux faire
les coquettes ?
— Personne ne m'a jamais accusée de faire la coquette, lord Hayden,
déclara Millicent en riant.
— C'est pourtant fort à la mode de nos jours, Miss Gardwell, vous ne
le saviez pas ? répliqua Andrew.
Helen regarda derrière elle et eut tôt fait de repérer la livrée rouge de
Philip près de la barrière du Row, et donc sa tante. Elle et lady Gardwell
n'avaient guère avancé depuis tout à l'heure.
— Elle est là-bas, à côté de ce coupé rouge, en train de parler avec lord
et lady Heathcote.
Tante Leonore les cherchait manifestement de son côté, car elle s'était
retournée pour observer la foule. Quand elle les vit, elle leur fit signe de la
main d'avancer.
— Votre tante semble souhaiter que nous continuions notre promenade,
dit Selburn. Qu'en pensez-vous ?
Il offrit son bras à Helen. Son frère offrit aussitôt le sien à Millicent, en
murmurant une remarque qu’Helen ne saisit pas. Elle entendit son amie rire
de nouveau. Voilà une possibilité qui ne manquait pas d'intérêt : Drew et
Millicent. Non, elle ne voulait pas y penser, car rien n'était plus fatal à un
sentiment naissant qu'un frère ou une sœur trop enthousiaste.
Elle donna son bras à Selburn et ils s'avancèrent de concert sur l'allée,
en accordant leur pas à celui des autres couples ou familles marchant sans
se presser. Cette promenade promettait d'être divertissante. Les rares fois où
elle avait eu avec le duc des conversations plus nourries que le bavardage
poli des salles de bal, il s'était révélé plein de bon sens et d'un humour
tranquille. Et elle n'avait pas oublié la gentillesse de son clin d'œil illicite
le jour de la présentation.
— Comment vous sentez-vous, maintenant que vous avez été présentée
à Sa Majesté et au monde ? demanda-t-il comme s'il avait lu dans ses
pensées. Différente ?
Helen leva la tête et sourit au regard chaleureux de ses yeux noisette. Il
était en soi agréable de marcher avec un homme qui la dépassait d'une
bonne tête.
— Bien entendu, répondit-elle. Je suis devenue d'emblée dix fois plus
sage et plus cultivée.
— C'est bien ce que je pensais, déclara-t-il gravement.
Une dame s'avançant dans l'autre sens, vêtue d'une pelisse orange et
d'un chapeau passablement surchargé, salua le duc en s'inclinant. Il la salua
à son tour.
— Il est étonnant comme une minute devant un membre de la famille
royale peut vous changer du tout au tout, vous ne trouvez pas ? ajouta-t-il.
— Imaginez l'effet que peuvent faire deux minutes, répliqua Helen.
Selburn sourit. Elle regarda ses lèvres. Elle aimait la façon dont elles se
relevaient aux extrémités. Sa bouche était trop mince pour être qualifiée de
belle, mais la fermeté de son dessin était agréable.
— Je peux vous assurer, dit-il, que deux minutes voire deux heures en
compagnie du prince régent ne font guère d'effet sur vous, ni sur personne
d'autre, d'ailleurs. Ce n'est pas un homme d'un caractère très décidé.
Helen eut aussitôt une réplique sur le bout de la langue, mais elle
hésita. Sa tante lui conseillerait certainement d'éviter de se montrer satirique
et de s'en tenir à une douceur plus convenable à la conversation d'une jeune
fille bien née. Cependant, elle ne put résister au plaisir d'une remarque
piquante.
— Mais ce n'est pas vrai, milord. J'ai entendu dire que Sa Majesté était
capable de commander six gilets à son tailleur en moins d'une minute.
Selburn éclata de rire.
— Je reconnais mon erreur, dit-il avec approbation. Si vous n'y prenez
garde, lady Helen, les demoiselles Berry vont entendre parler de vous et
vous presser de fréquenter leur salon. Elles se plaisent à faire collection
d'esprit et d'intelligence, et que deviendrez-vous alors ? Vous serez
cataloguée comme bas-bleu dès votre première saison !
Il la considérait comme assez spirituelle pour être invitée dans ce salon
célèbre ? Helen baissa les yeux, de peur que sa satisfaction ne fût trop
évidente.
— Elles n'auraient pas à me presser, Votre Grâce. Ce serait un honneur
pour moi que d'aller chez elles.
— Dans ce cas, si vous me le permettez, je citerai votre nom.
Helen acquiesça de la tête, en proie à une excitation soudaine.
Elle se voyait déjà avec ivresse en pleine conversation avec des
sommités telles que sir Thomas Lawrence, Mr Scott ou même
Mrs Radcliffe.
— Fréquentez-vous souvent leur salon ? demanda-t-elle.
— Oui. C'est une société d'une extrême liberté et qui...
Elle sentit le bras de Selburn se raidir brusquement. Il s'immobilisa en
regardant le Row, la mâchoire serrée. Elle tourna la tête et découvrit la
raison de ce changement d'attitude. Lord Carlston s'avançait dans leur
direction le long de la barrière, monté sur un énorme alezan d'au moins dix-
huit paumes qui folâtrait avec une vigueur allègre. L'assiette du comte était
aussi élégante que son manteau bleu marine bien coupé et sa culotte claire
en peau de daim, et sa main légère ne l'empêchait pas de maîtriser sa
monture.
En approchant, Carlston ralentit le trot de son cheval et salua Helen de
la tête. Elle regarda le visage figé du duc, en se remémorant l'histoire
entendue chez lady Heathcote à propos de ce coup de cravache qu'il avait
donné à Carlston, lequel le lui avait rendu avec usure. Elle se sentit soudain
tendue. Que devait-elle faire ? Répondre au salut de Carlston, et imposer
ainsi sa compagnie au duc ? Ou l'ignorer, au risque de perdre la source
d'informations qu'il représentait ? Elle resta immobile, incapable de sortir
de son indécision. Lord Carlston prit un air sarcastique et se tourna
vers Selburn. Helen vit le poing du duc se crisper sur le pommeau d'argent
de sa canne. Pendant un long moment, les deux hommes se regardèrent
avec une aversion si évidente qu’Andrew s'immobilisa avec irritation au
côté d’Helen en assistant à ce duel silencieux, qui incita même quelques
inconnus à s'arrêter sur l'allée.
Un fracas de sabots et des cris stridents s'élevant plus loin sur le Row
vinrent interrompre les hostilités. Carlston se retourna sur sa selle, mettant
fin à son face-à-face avec Selburn. Derrière lui, Helen vit ce qui causait
cette panique : un petit cheval bai se cabrait de l'autre côté de la large allée.
L'animal se baissa puis décocha une ruade, et elle comprit avant même
d'apercevoir son costume violet que la femme à la main lourde avait perdu
le contrôle de sa monture. Le cheval bai se cabra de nouveau avant de se
lancer dans un galop déchaîné, qui désarçonna brutalement sa cavalière.
Elle atterrit sur l'allée au milieu d'un flot de soie violette, et faillit avoir
une jambe écrasée par les roues d'un coupé. Son valet bondit de son propre
cheval pour la tirer en lieu sûr. N'étant plus tenu, le cheval se précipita vers
la barrière.
Seigneur, il venait droit sur eux ! réalisa Helen. S'il renversait la
barrière et rejoignait la foule, il piétinerait tout sur son passage.
Dans son esprit, elle vit chaque action nécessaire pour le contenir se
succéder comme les scènes d'une lanterne magique. Atteindre la barrière en
trois pas, la franchir d'un bond, intercepter le cheval, saisir la bride pour lui
faire baisser la tête. Elle sentit cette succession d'actions se graver dans ses
muscles, comme si une connaissance certaine de l'avenir lui dictait la
nécessité d'agir. Cette impulsion échauffait son sang et réduisait au silence
la voix dans sa tête qui lui criait qu'une dame ne courait pas, ne sautait pas,
n'attrapait pas au vol la bride d'un cheval. C'était impossible. Impossible.
Laissant tomber son réticule, elle releva sa jupe. À côté d'elle, Selburn
jeta sa canne par terre.
Elle parvint à la barrière en trois pas rapides, suivie de près par
Selburn. Elle vit son regard stupéfait quand ils cherchèrent tous deux un
point d'appui sur la palissade. Elle s'apprêta à sauter, obéissant à un élan de
tout son être, mais une main agrippant brutalement son épaule la tira en
arrière.
— Helen !
Andrew la serra encore plus fort pour l'entraîner loin de la palissade.
Elle vit confusément Selburn sauter par-dessus la barrière et courir vers
le cheval, en passant devant Carlston qui observait la scène du haut de sa
monture.
— Bon Dieu, tu es folle ? lui demanda Andrew à l'oreille en l'éloignant
encore en quelques pas trébuchants.
Elle tenta de se dégager, mais il la retint de tout son poids. Se
retournant à grand-peine, elle aperçut Selburn qui attrapait la bride et
arrêtait le cheval frémissant.
— Qu'est-ce qui te prend ? lança Andrew en la forçant à se tourner vers
lui.
Son visage tout proche était rougi par l'effort et la colère.
— Tout le monde te regarde, ajouta-t-il.
Helen cligna des yeux. L'énergie inemployée de son corps fit soudain
monter en elle une violente nausée. Elle chancela. Andrew cessa de la
retenir pour la soutenir.
— Je ne sais pas, dit-elle d'une voix entrecoupée. Je suis désolée.
C'était le cheval... je voulais l'aider.
— L'aider ? Et comment, au nom du ciel ?
Il jeta un coup d'œil au petit attroupement qui s'était formé autour
d'eux.
— Viens, je vais te ramener auprès de tante Leonore. Il faut que tu
rentres à la maison. Calme-toi.
Pressant sa main avec fermeté contre le dos de sa sœur, il la conduisit
sur l'allée non sans foudroyer du regard une grosse femme qui poussait une
exclamation désapprobatrice derrière ses gants bleus. Helen était en proie à
une violente humiliation.
— Tu n'as pas l'air bien du tout, dit Millicent en approchant en hâte.
Elle fronça les sourcils à la vue de son visage.
— Allons, appuie-toi sur moi.
Elle sourit gentiment à Andrew, en ajoutant d'une voix assez forte pour
que les spectateurs l'entendent :
— Lord Hayden, votre sœur est souffrante. Peut-être pourriez-vous
aller chercher son réticule ? Elle l'a laissé tomber dans toute cette agitation.
Andrew s'inclina tandis que Millicent entraînait Helen en avant.
— Tout va bien, chuchota Millicent en tapotant son bras. Presque
personne ne t'a vue. La plupart des gens regardaient le cheval.
Helen se retourna pour voir ce que faisait Selburn. Il ramenait le cheval
bai à sa cavalière, laquelle semblait indemne. Après s'être incliné, il donna
les rênes au valet tandis que la dame le remerciait en agitant les mains et en
se répandant en exclamations dont l'écho roucoulant parvint jusqu'à Helen.
Le duc s'était certes montré héroïque. Même s'il n'était pas en danger. En
fait, personne n'avait couru le moindre danger. Elle s'en rendit compte d'un
coup en confrontant avec une clarté vertigineuse ce qui s'était passé avec ce
qui se serait passé. Elle agrippa le bras de Millicent pour ne pas tomber.
D'une manière ou d'une autre, elle savait maintenant avec une certitude
absolue que le cheval avait déjà perdu son élan quand le duc l'avait rejoint,
et qu'il aurait de toute façon reculé devant la barrière. Et avant cela, elle
avait vu en elle-même exactement comme il convenait d'arrêter l'animal.
Comment avait-elle pu savoir ces choses ? Et pourtant, elles étaient
aussi certaines que la présence de sa main au bout de son bras.
Regardant avec égarement autour d'elle, elle se força à se concentrer
sur un groupe d'enfants. Là-bas, ce petit garçon jouant avec un cerceau,
dans moins de cinq secondes il allait rentrer dans ce monsieur contemplant
une fleur, en envoyant voler son chapeau dans les buissons. Le sang battit
avec violence à ses tempes lorsqu'elle vit sa prédiction se réaliser et le
monsieur se cramponner vainement à son couvre-chef. Elle se concentra de
nouveau. Derrière les enfants, une jeune dame marchant d'un bon pas
avec sa mère allait trébucher et tomber dans moins de trois secondes. Helen
poussa un petit gémissement en voyant la jeune fille s'affaler par terre.
Comment avait-elle su que cela allait se produire ? Seigneur, aurait-elle le
don de seconde vue, à présent ?
Elle sentit sur sa nuque un regard qui n'était pas de simple curiosité. Se
retournant, elle aperçut lord Carlston à cheval plus loin sur l'allée. Il
l'observait. Son expression était indéchiffrable : un examen impartial, dénué
de toute émotion. Elle le toisa. Pourquoi se contentait-il ainsi de jouer les
spectateurs ? Il n'avait même pas essayé d'arrêter le cheval emballé.
Il eut un sourire — elle se rendit compte qu'il ne lui était pas adressé,
mais exprimait quelque satisfaction intime. Puis il tira sur les rênes et fit
faire demi-tour à son cheval pour rejoindre le cortège des cavaliers. Helen
regarda son dos s'éloigner, sans parvenir à se défaire de l'impression
effrayante qu'il en savait long sur elle, qu'il la connaissait même beaucoup
mieux qu'elle ne se connaissait elle-même.
Chapitre IX

Tante Leonore se pencha dans la voiture pour observer le visage


d’Helen. Les deux lampes extérieures du véhicule n'éclairaient guère les
ténèbres de cette nuit sans lune.
— Tu te sens vraiment la force d'y aller ? demanda-t-elle en haussant la
voix pour couvrir le fracas des roues. Tu es pâle. Si tu ne te sens pas bien,
nous pouvons toujours faire demi-tour. Après tout, ce n'est qu'une réception
chez les Howard.
— Comment ? Manquer cette chance de voir lord Byron ? s'exclama
Helen avec un entrain forcé.
Elle sourit d'un air rassurant à sa tante.
— Je me sens parfaitement bien, ma tante. J'ai juste été bouleversée en
voyant ce cheval courir vers nous, et Sa Grâce se précipiter pour le
maîtriser. Mais je suis remise, à présent.
Telle était l'histoire presque vraie qu'Andrew avait racontée à tante
Leonore et lady Gardwell, avec l'appui vigoureux de Millicent, lorsqu'il
avait confié sa sœur aux tendres soins de sa tutrice. Dieu merci, aucune des
deux vénérables dames n'avait vu ce qui s'était vraiment passé, mais tante
Leonore avait aussitôt décidé de ramener Helen à la maison. On ne pouvait
prendre assez de précautions après un choc nerveux. Réprimant ses
protestations,
Helen avait tenté de remercier son frère d'un sourire, mais il avait fui
son regard tandis qu'il s'inclinait pour prendre congé. Il n'avait même pas
proposé de les accompagner. Jamais elle ne l'avait vu aussi furieux, et elle
en était presque aussi accablée que de sa propre stupidité. Qu'est-ce qui lui
avait pris, en effet ? Une dame ne courait pas après un cheval. Le duc devait
la considérer comme un épouvantable garçon manqué.
Tante Leonore pinça les lèvres.
— Oui, le duc a fait preuve d'une grande bravoure.
— C'est certain, dit Helen en ignorant le ton interrogateur de sa tante.
Assurément, si jamais Selburn lui accordait de nouveau un regard,
tante Leonore projetterait aussitôt de les marier, en prévoyant une
ribambelle d'enfants pour faire bonne mesure. Cependant, il semblait
évident à Helen qu'il se montrait simplement gentil avec elle parce qu'elle
était la sœur de son meilleur ami. C'était un peu mortifiant, mais elle n'en
appréciait pas moins sa gentillesse — une qualité qui se faisait rare, ces
temps-ci.
Ses pensées se tournèrent alors inévitablement vers lord Carlston,
l'exemple même d'un homme ne sachant ce qu'était la gentillesse. Elle
frissonna en se rappelant le regard froidement scrutateur qu'il lui avait lancé
avant de s'éloigner dans le parc. Que savait-il ? Il fallait qu'elle le découvre.
— Tu as froid, ma chère ? demanda sa tante.
— Un peu, répondit Helen.
Le souvenir du comte disparut bientôt sous un amas de couvertures et
de briques chaudes faisant office de bouillottes.
La voiture s'arrêta devant le portique de la demeure des Howard. Philip
aida Helen à sortir, puis se précipita pour ramasser son écharpe de soie que
le vent avait fait voltiger sur l'allée de gravier.
— Seigneur, nous allons nous envoler, dit tante Leonore tandis qu'elles
montaient en hâte les marches de marbre. Helen, ma plume d'autruche est-
elle encore droite ?
Elles parvinrent sans autre incident à gagner le havre du vaste
vestibule. Helen trouva rapidement le vestiaire et demanda à une servante
de planter plus solidement la grande plume bleue dans le turban de sa tante.
Une fois l'opération terminée, elles gravirent l'escalier pour aller saluer leur
hôte et leur hôtesse, puis se frayèrent un chemin à travers les salles bondées
en saluant au passage leurs connaissances. Bien qu'il s'agît prétendument
d'une petite soirée* informelle, presque tout Londres semblait présent.
Dans le salon rempli à craquer, le brouhaha des conversations était
étrangement assourdi. Helen comprit vite pourquoi. On avait disposé en un
vague demi-cercle une série de chaises et de sofas roses autour d'un
gentleman brun parlant avec une véhémence tapageuse. Chaque siège était
occupé par une jeune femme, et chaque jeune femme se penchait vers lui
dans une extase silencieuse. De nombreux jeunes hommes debout derrière
les dames semblaient tout aussi captivés par l'orateur. Helen ne
pouvait entendre ce qu'il disait, car, même assourdie, la rumeur des causeurs
dans le salon couvrait sa voix, mais son public était subjugué.
— Lord Byron tient sa cour, chuchota tante Leonore. Va donc voir ce
qui provoque toute cette agitation. Ah, lord Alvanley, voilà bien huit jours
que je ne vous ai vu.
Pendant que sa tante se mêlait à un cercle de causeurs, Helen se faufila
entre les groupes murmurants afin d'observer de plus près le gentleman
brun.
C'était donc là le célèbre lord Byron. Elle avait lu son chef-d'œuvre
poétique, Le Pèlerinage de Childe Harold, et savouré la grandeur aussi
admirable que touchante de cette tragédie. Comme tout le monde, elle s'était
demandé si l'auteur du livre ressemblait à son héros torturé et insatisfait.
Le visage de lord Byron était vraiment beau, avec son large front
encombré de boucles brunes, son teint éclatant, ses lèvres sensuelles, son
menton décidé creusé d'une fossette, ses grands yeux expressifs aussi noirs
que du café. Toutefois, même le modelé si séduisant de sa chair ne suffisait
pas à expliquer la fascination qu'exerçait cet homme. Chaque femme autour
de lui avait les doigts pressés sur son cou, ses cheveux ou sa bouche. Helen
en reconnut plusieurs, mais aucune ne paraissait aussi ensorcelée que lady
Caroline Lamb. Vêtue de blanc, elle était assise près de Byron sur le
canapé, comme une reine trônant au côté de son roi, et sa main touchait
presque celle de l'orateur sur la soie rose. Autant Byron exhalait une
sensualité d'un calme insolent, autant lady Caroline brûlait d'une violente
ardeur. Helen fronça les sourcils. Caro Lamb avait toujours été frêle
et délicate, mais depuis le dernier bal où Helen l'avait vue, un mois plus tôt,
elle semblait s'être littéralement consumée. Sous sa chevelure courte
caractéristique, attachée avec des perles, son étroit visage était pâle et
anguleux. Tout était pâle en elle, sauf ses yeux trop brillants d'un vert
changeant et les cernes bleu foncé qui les marquaient.
Lord Byron et elle étaient amants. Helen répéta dans sa tête ce mot à la
saveur brûlante et scandaleuse. Amants. Tout le monde le savait, et il était
aisé de voir pourquoi. Lady Caroline ne faisait aucun effort pour cacher ses
sentiments — elle caressait maintenant la main de Byron, suivait du bout
des doigts le dessin des jointures. Helen avait entendu dire que même la
belle-mère de Caroline, lady Melbourne, une femme elle-même fameuse
pour avoir collectionné discrètement les amants, en était venue à
lui reprocher ses démonstrations publiques. Tout était dans la discrétion,
mais lady Caroline ne faisait rien pour dissimuler son aventure, notamment
à son pauvre mari. Sir William assistait-il à cette scène ? Helen espérait que
non. En tout cas, elle ne l'avait pas aperçu dans le salon surpeuplé.
Elle retourna à son examen de lord Byron. Il était beau, sans aucun
doute, et peut-être génial, mais qu'avait-il d'autre en lui qui mettait à ses
pieds tant de femmes et même, semblait-il, certains hommes ? Elle ne mit
pas longtemps à le découvrir. Il s'interrompit au milieu d'une phrase, en
posant un instant son index fuselé sur sa lèvre inférieure charnue, et observa
son public par en dessous. Son regard sombre était si vicieux qu’Helen se
sentit rougir et chancela légèrement. Chaque geste de cet homme semblait
donner la sensation de doigts caressant la peau, de lèvres effleurant les
cheveux, d'un souffle léger et brûlant sur la nuque. Il lui faisait penser à
cette carte obscène représentant un homme penché sur une femme, et elle
dut détourner les yeux pour se reprendre.
— Vous êtes toute rouge, ma cousine, lança une voix grave.
Lord Carlston. Il se tenait juste derrière elle. Elle ne s'attendait pas à le
voir, mais il était bien là et le son de sa voix la fit frémir.
— Est-ce la poésie de lord Byron qui vous enflamme ainsi le teint, ou y
a-t-il autre chose ? demanda-t-il.
Elle se tourna vers lui. Sa bouche, aussi charnue que celle de Byron,
esquissait un sourire entendu. Elle se surprit à la fixer et se contraignit à
regarder plus haut. En découvrant ses yeux pétillant d'un amusement
abominable, elle sentit plus que jamais le feu lui monter aux joues.
— C'est sans doute qu'il fait si chaud dans cette pièce, déclara-t-elle en
faisant la révérence.
L'habit du comte était impeccable et sa coupe mettait en valeur sa
haute taille et son corps robuste. Ses cheveux avaient été coupés depuis la
veille, plus court que ne l'exigeait la vogue actuelle des boucles et des
mèches ébouriffées. Malgré tout, Helen dut admettre que cette coiffure
seyait nettement mieux aux traits énergiques de son visage bronzé que le
style savamment échevelé ou les frisettes à la Brutus si répandues parmi les
hommes de l'assemblée. Elle révélait aussi la dentelure pâle d'une vieille
cicatrice s'étendant de sa tempe droite à son favori. Quelle qu'ait été l'arme à
l'origine de cette blessure, le coup porté avait été brutal. Le comte n'était
pas soldat, mais on aurait cru qu'il avait participé à une bataille.
— Êtes-vous entièrement remise de vos émotions de cet après-midi ?
demanda-t-il. Sa Grâce, le duc de Selburn, s'est conduit en héros, n'est-ce
pas ?
Son ton était neutre, mais il semblait guetter sa réponse. Cela dit, il
avait toujours l'air aux aguets.
— En effet, dit-elle en imitant son impassibilité. J'ai eu peur pour lui.
— Vraiment ? Moi, j'espérais plutôt qu'il se ferait piétiner par le
cheval.
Helen réprima un rire étonné, mais elle ne pouvait le laisser se moquer
ainsi du duc.
— Il s'est comporté noblement en n'hésitant pas à prendre des risques,
répliqua-t-elle sèchement, alors que d'autres témoins de la scène sont restés
sur leur monture sans rien faire.
Carlston inclina la tête d'un air dubitatif, comme s'il avait évalué son
ironie et trouvait qu'elle laissait à désirer.
— Nous savons tous deux qu'il n'a jamais couru le moindre danger.
Nous avons vu la scène se dérouler en nous bien avant que tout soit fini,
non ?
Abasourdie par ces mots, elle oublia d'un coup les voix, les lumières et
les parfums qui emplissaient la salle. Il ne resta plus que lord Carlston,
debout devant elle, qui lui confirmait tranquillement que l'étrange certitude
qu'elle avait ressentie était fondée.
Bien plus : il reconnaissait avoir les réponses dont elle avait si
éperdument besoin.
— Qu'entendez-vous par là ?
— Rien d'autre que ce que j'ai dit. Comme moi, vous avez vu que le
cheval avait perdu son élan dix pieds avant la barrière et n'aurait jamais
sauté par-dessus.
Un gentleman s'inclina au passage avec un murmure aimable, en
ramenant d'un coup Helen dans le salon bourdonnant d'activité. Carlston
inclina la tête, en un salut qui était aussi un congé, puis se retourna vers
Helen.
— Peut-être ne vous en êtes-vous pas rendu compte aussi vite que moi,
mais vous saviez qu'il n'y avait pas de danger. Encore que votre tentative
pour sauter par-dessus la barrière m'ait beaucoup plu.
Helen sentit qu'elle s'empourprait de plus belle.
— Vous le saviez aussi ? Dans ce cas, dites-moi pourquoi j'en
étais aussi certaine, chuchota-t-elle. Comment pouvais-je le savoir ?
Elle crispa sa main sur son éventail, en essayant de résister aux
questions terrifiantes déferlant en elle. Des questions folles. Pouvait-elle
voir l'avenir ? Ou provoquer des événements par la seule force de sa pensée
? Elle avait envie de crier tant elle avait besoin de réponses.
Carlston dut lire son désarroi dans ses yeux, car il secoua
imperceptiblement la tête, comme pour dire : «Pas maintenant, pas ici. »
— Permettez-moi de vous trouver un siège, ma cousine, déclara-t-il.
Saisissant de ses doigts gantés le coude d’Helen, il la guida au milieu
des groupes de causeurs jusqu'à deux élégantes chaises dorées près d'une
fenêtre. Elles étaient disposées l'une en face de l'autre, prêtes pour un tête-à-
tête*, mais il les rapprocha d'une façon presque intime. Helen hésita. Sa
tante aurait une attaque si elle la découvrait assise ainsi avec Carlston. Cela
paraîtrait si singulier.
— Votre tante ne peut pas nous voir en ce moment, ma cousine.
Il baissa les yeux sur la chaise d'un air éloquent.
Helen s'assit. Elle n'avait pas le choix. Il fallait qu'elle sache la vérité,
même si son attitude faisait jaser. Il s'installa sur l'autre chaise, en étendant
ses longues jambes.
Elle se pencha vers lui, bien qu'elle eût conscience de se rapprocher
ainsi un peu plus qu'il ne convenait. Mais tous les yeux devaient être fixés
sur Byron.
— Dites-moi ce qui se passe, s'il vous plaît.
— Pas encore.
— Pardon ?
La voyant prête à s'indigner, il leva la main.
— Vous avez besoin de cultiver la patience.
Il regarda à la ronde, mais ce n'était pas simplement pour observer la
pièce. Helen sentit l'intensité cachée de son regard. Il fixa un instant un
gentleman d'un certain âge, vêtu d'un gilet jaune canari et d'une veste
moulante rouge vif, qui se dirigeait vers le cercle autour de lord Byron. Elle
le reconnut : c'était sir Matthew Ballantyne, un dandy particulièrement
excentrique. Elle avait dansé avec lui chez les Hertford. Un homme très
agréable, en dépit de son goût douteux en matière de mode. Toutefois,
le comte ne semblait guère ravi de le voir.
Abandonnant enfin son examen, il se tourna de nouveau vers Helen.
— Je crois qu'un membre du personnel de votre maison a disparu
récemment de façon inopinée. Est-ce exact ?
Elle le regarda avec stupeur, déconcertée par ce brusque changement
de sujet.
— Comment le savez-vous ? demanda-t-elle.
— Je me trompe ?
Elle hésita, en essayant de rassembler ses idées. Poserait-il une telle
question s'il avait lui-même enlevé Berta ? Cela paraissait peu
vraisemblable, à moins que ce ne fût un moyen de brouiller les pistes.
— L'une de nos servantes a disparu voilà six jours, dit-elle
en l'observant avec attention. Pourquoi cela vous intéresse-t-il ?
Il semblait vraiment découvrir ces détails. Mais évidemment, il
excellait à se composer un masque.
— Et votre tante compte-t-elle la remplacer ?
— Oui, elle a déjà cherché des recommandations et écrit au bureau de
placement.
— Lequel ?
— Celui de Mrs Barnaby, dans King Street.
Elle joignit les mains avec force en tentant de maîtriser son
exaspération.
— Lord Carlston, vous me harcelez de questions, mais vous
ne répondez pas aux miennes. Dites-moi comment j'ai pu savoir ce que
ferait le cheval.
Sans répondre, il observa de nouveau sir Matthew. Celui-ci avait
rejoint le cercle autour de lord Byron et se frayait un chemin pour être plus
près du poète. Carlston le regarda avancer un instant puis déclara :
— Bien entendu, vous savez que lord Byron et lady Caroline sont
amants.
Helen fronça les sourcils. Abordait-il ce sujet fâcheux pour la
détourner de ses propres questions ?
— Je ne vois vraiment pas ce que vous voulez dire, répliqua-t-elle d'un
air guindé.
Il esquissa de nouveau un sourire.
— Vous le voyez très bien, lady Helen. Je veux que vous me disiez ce
qu'il y a dans le cœur de notre nouveau génie littéraire et de sa maîtresse. Je
veux que vous lisiez en eux.
Il était donc également au courant de son don pour lire sur les visages.
Le souffle coupé, elle comprit soudain ce qu'il avait en tête.
— Vous me mettez à l'épreuve, n'est-ce pas ? Dans quel but ? Dites-le-
moi tout de suite.
La lumière d'un candélabre à côté d'eux éclairait les yeux du comte et
faisait briller dans leur obscurité impénétrable des paillettes dorées. Il baissa
la voix, la forçant à s'approcher plus près encore.
— Vous voulez des réponses ?
Elle hocha la tête.
— Dans ce cas, faites ce que je vous demande.
Piquée au vif par son ton froidement autoritaire, elle recula.
— Pourquoi le ferais-je ?
Il jeta de nouveau un coup d'œil sur sir Matthew, puis sur un autre
homme — trapu et doté d'une mâchoire imposante qui lui donnait un air
combatif. Appuyé au mur, l'homme semblait aussi intéressé que lui par le
dandy.
— Je ne puis rester à votre côté toute la soirée, lady Helen, dit
Carlston. Acceptez-vous, oui ou non ?
Elle sentit la fureur monter en elle. Cependant, si elle voulait une
explication, elle allait devoir accepter. Elle hocha la tête avec raideur.
— J'en étais sûr, dit-il.
Quel homme détestable ! Elle se détourna de lui avec ostentation afin
d'observer le couple sur le canapé. Lady Caroline s'était renversée sur les
coussins pour regarder lord Byron de côté, avec une telle expression
qu’Helen s'empourpra de nouveau. Elle avait l'impression d'espionner cette
femme dans son boudoir.
— Elle est amoureuse.
— Ce n'est un secret pour personne, ironisa Carlston. Qu'y a-t-il dans
son cœur ?
Helen plissa les yeux en entendant son ton sarcastique, mais elle se
remit à observer lady Caroline. Elle se concentra sur ce visage étroit et
expressif, en plongeant plus profond dans les flots d’émotions
imperceptibles sous la surface.
— Seigneur, chuchota-t-elle.
— Eh bien ?
— Lady Caroline est...
Helen s'interrompit, en essayant de trouver les mots pour expliquer ce
qu'elle voyait.
— Je crois que lady Caroline s'est livrée à lui. Cela a-t-il un sens pour
vous ?
— Continuez.
— Lord Byron est tout pour elle. Quand elle n'est pas avec lui, je crois
qu'elle ne parvient plus à être elle-même. Il y a tant d'énergie en elle, tant de
force créatrice, mais tout converge vers cette ardeur dévorante.
Tournant ses yeux vers le comte, elle fut pétrifiée par l'intensité de son
attention.
— Vous ne vous trompez pas, dit-il, mais vous pouvez creuser encore
plus profond.
En était-elle capable ? Ou plutôt voulait-elle vraiment explorer un tel
gouffre de souffrance et d'amour ? Elle cherchait rarement à pénétrer, au-
delà de leurs émotions immédiates, la vérité secrète des gens. C'était
tellement plus difficile, cela exigeait une telle concentration, un tel calme
intérieur. Et il lui semblait déloyal de mettre au jour à l'insu de quelqu'un
ses désirs les moins avouables. Se concentrant de nouveau sur ce visage en
forme de cœur, elle atteignit la dureté se cachant derrière l'adoration, le
besoin éperdu au fond du regard langoureux. Helen détourna de nouveau
les yeux. Certaines choses étaient trop intimes.
— Je crains qu'elle ne soit menacée par une sorte de folie.
— Oui, plus que menacée. Caroline est une triste illustration
des dangers d'un sentiment incontrôlé. Et lui ?
Helen regarda le poète sourire à sa bien-aimée. Elle n'avait pas
remarqué auparavant le mépris cynique imprégnant imperceptiblement son
sourire, infléchissant ses lèvres en une moue dédaigneuse et voilant son
regard. Mais cette fois, la vérité lui apparaissait clairement.
— Il n'a pas peur du vice, ni qu'on se livre à lui, mais l'amour l'effraie.
Il commence déjà à se lasser d'elle. Pauvre femme, elle n'en a pas
conscience.
Elle se pencha en avant.
— Ah, lui-même n'en a pas encore conscience. Cependant, l'ardeur de
lady Caroline le fait reculer. Il fait partie de ces hommes qui ont besoin de
poursuivre l'objet de leur flamme pour se sentir amoureux, or elle se donne
à lui comme une offrande. C'est ainsi qu'elle l'éloigne d'elle.
Helen s'écarta, en se rendant soudain compte de l'inconvenance de tels
propos adressés à un homme qui n'était guère qu'un inconnu pour elle.
— Peut-être vois-je des choses qui n'existent pas.
— Non, vous avez raison, déclara Carlston. Maintenant, regardez sir
Matthew Ballantyne. Que voyez-vous dans son cœur ?
Son ton était étrange, pas vraiment pressant mais d'une brusquerie qui
fit comprendre à Helen que c'était sir Matthew qui l'intéressait, en fait. En
quoi ce vieux dandy pouvait-il être si important ?
Se concentrant sur son visage ridé, elle observa ses expressions
fugitives. Leur sens était évident.
— Il est transporté par les propos de lord Byron, comme tous les
autres.
— Ne me faites pas perdre mon temps, lady Helen. Nous avons déjà
vérifié que vous pouviez creuser plus profond.
Réprimant une envie peu élégante de l'envoyer au diable, elle se
concentra de nouveau sur sir Matthew. Malgré la rumeur des conversations
dans le salon, elle réussit peu à peu à trouver le silence intérieur dont elle
avait besoin. Toutefois, elle ne voyait rien d'autre sur le visage du vieux
gentleman.
— Je ne découvre aucun...
Les traits de sir Matthew s'altérèrent fugitivement.
— Attendez ! Il y a... oh !
Helen s'interrompit, perplexe.
— Du désir, chuchota-t-elle.
— Quoi d'autre ? insista Carlston.
Elle dut scruter le vieux visage encore une minute avec intensité, mais
elle entrevit enfin ce qui se cachait au fond de cet homme. Elle dut prendre
sur elle pour décrire ce bref instant de vérité.
— C'est comme une avidité glacée, dévorante, dont Tunique objet est
lord Byron.
— Oui, approuva Carlston.
Il arborait de nouveau le sourire satisfait qu'elle lui avait vu dans Hyde
Park.
— Mais que signifie ce désir ? demanda Helen encore bouleversée par
ce qu'elle avait vu. Il semble tellement... vorace. Je crois que sir Matthew
est un danger pour lord Byron.
Carlston se pencha vers elle, plus attentif que jamais.
— Quelle sorte de danger ?
— Je l'ignore, avoua Helen. Je n'ai fait que l'entrevoir, et c'était si
étrange.
Elle vit une ombre de déception sur le visage du comte.
— Mais ce n'est pas une illusion, insista-t-elle. Lord Byron est en butte
à une intention malveillante. Il faut le mettre en garde !
— Et que comptez-vous lui dire ? «Excusez-moi de vous déranger, lord
Byron, mais j'ai lu dans le cœur de sir Matthew et constaté que vous
éveillez en lui un désir violent et dangereux» ?
Carlston secoua la tête.
— Il vous prendrait pour une folle ou une dépravée. Vous et moi, nous
sommes peut-être capables de voir ces choses, mais quant à agir en
conséquence, c'est une autre affaire.
— Je ne peux pas faire comme si je n'avais rien vu, lança Helen.
Puis elle se rendit soudain compte de ce qu'il venait de dire.
— Vous pouvez lire les expressions comme moi ?
Il inclina la tête.
— Oui.
— Et vous saviez que le cheval allait s'arrêter. Je vous en prie, vous
devez me dire comment nous faisons pour savoir ces choses. Et pourquoi
nous les savons. J'ai fait ce que vous m'avez demandé. J'ai droit à une
réponse.
— Ce n'est pas ici que je peux vous répondre. Il vaut mieux que je
vous montre la vérité.
Après ce qui venait de se passer, il voulait encore garder le silence ?
Du coin de l'œil, elle vit sir Matthew remarquer l'attention de l'homme trapu
et se raidir d'un air inquiet. Saluant en hâte les invités autour de lui, il sortit
du cercle et rejoignit l'autre salon. L'homme trapu se redressa et lança un
regard à lord Carlston. Helen vit le comte hocher légèrement la tête. Ce
devait être un signal, car l'homme se dirigea sur-le-champ vers l'autre salon.
— Que voulez-vous me montrer ? demanda-t-elle vivement.
Cela concerne-t-il sir Matthew ? Lord Byron est-il en sécurité ? Il faut que
vous...
— Pour l'instant, lady Helen, vous n'avez pas à vous soucier de sir
Matthew et de lord Byron. Je crois que vous devez vous rendre aux jardins
de Vauxhall mardi, n'est-ce pas ?
— Oui, mais vous avez promis de me dire...
— Je n'ai rien promis. Je vous montrerai ce que vous êtes aux jardins.
Vous devrez attendre jusque-là. Avez-vous réussi à ouvrir la miniature de
votre mère ?
Elle le regarda avec stupeur. Qu'entendait-il par « ce que vous êtes » ?
Il ne pouvait pas dire une chose pareille puis passer à un autre sujet comme
si de rien n'était.
— Avez-vous ouvert la miniature de votre mère ? répéta-t-il.
— Oui, lança-t-elle avec l'impression de plus en plus nette qu'il agissait
mal envers elle. Mais que voulez-vous dire en... ?
— Parfait. Apportez-la mardi.
Il se leva pour prendre congé.
— Non ! s'exclama-t-elle.
Elle attrapa son bras puis se figea, terrifiée par sa propre inconvenance
et par la violence soudaine qu'elle lisait dans le regard du comte. Il avait
serré aussitôt le poing et ses muscles s'étaient contractés sous la main
d’Helen, comme s'il allait la frapper. Elle le lâcha aussitôt.
— Je vous demande pardon, lord Carlston.
Il avait pâli sous son hâle. Il respira à fond, desserra son poing et
s'inclina.
— C'est moi qui dois vous demander pardon, lady Helen. J'ai vécu trop
longtemps loin de la bonne compagnie.
Il se détourna et se dirigea vers la porte. Sa main était plaquée sur son
côté et il écartait les doigts, comme pour conjurer la violence tapie en eux.
Chapitre X

Lundi 4 mai 1812

Le lendemain matin, Helen se regarda dans le miroir, assise à sa


coiffeuse, en pressant les doigts sur ses tempes comme si elle pouvait
toucher la vérité à travers sa chair.
«Je vous montrerai ce que vous êtes. »
Elle s'était réveillée avec cette simple phrase de sept mots tapie en elle
comme un crapaud. Tandis que Darby la coiffait en vue des prières et du
petit déjeuner, la phrase se glissait parmi ses pensées en laissant derrière
elle un sillage empoisonné de peur.
Qu'était-elle ?
Et qu'avait-elle vu en sir Matthew ?
Le mélange écœurant de lavande et de gras dans sa pommade pour les
cheveux lui donnait la nausée. Elle sentait sur sa tête les doigts légers de
Darby passant un ruban bleu marine à travers l'édifice de son chignon et de
ses boucles.
— Vous semblez terriblement préoccupée, milady, hasarda Darby.
— J'ai vu lord Carlston hier soir chez les Howard.
Helen fit glisser ses doigts jusqu'au centre de ses pommettes, et cette
pression sembla soulager son malaise. Elle croisa dans le miroir le regard
inquiet de Darby.
— Il a admis qu'il avait une certaine connaissance de mes aptitudes.
La femme de chambre jeta en hâte un coup d'œil sur la porte du
couloir. Elle était close — Helen avait déjà vérifié.
— Qu'a-t-il dit ? demanda Darby en se penchant vers elle.
— Presque rien. Il doit me montrer quelque chose aux jardins de
Vauxhall. Quelque chose qui me concerne.
— Oh, milady, comptez-vous vraiment accepter ses exigences bizarres
? Avez-vous confiance en lui, maintenant ?
— Bien sûr que non.
Darby s'arrêta un instant de fixer une épingle à cheveux en forme de
perle.
— Mais vous devez avoir une certaine confiance en lui, pour parler de
tout cela aussi franchement avec lui.
Elle enfonça l'épingle dans le chignon, comme pour souligner son
propos, puis fouilla dans le coffret pour en trouver une autre.
Helen songea non sans effroi que Darby avait raison. Elle avait fait
confiance à lord Carlston. Bien plus, en voyant qu'il connaissait ses
aptitudes et en l'entendant avouer qu'il possédait les mêmes, elle en était
venue à le considérer comme un allié. Bonté divine, elle devrait se montrer
plus méfiante !
Elle se détourna du miroir.
— Darby, il semblait être au courant de la disparition d'une de nos
servantes.
Darby cessa aussitôt de fouiller dans le coffret.
— Il a parlé de Berta ?
— Pas précisément. Il m'a simplement demandé s'il n'y avait pas eu un
changement soudain dans notre maisonnée.
— Il est vraiment étrange qu'il ait évoqué justement ce sujet, vous ne
trouvez pas ?
Helen ne put qu'acquiescer.
— Cela dit, je n'ai pas eu l'impression qu'il avait des informations
particulières à propos de Berta. En fait, c'était plutôt l'inverse.
Darby lui lança un regard scrutateur.
— Milady, cet homme a bravé la société en niant avoir tué son épouse,
après quoi il a fui le pays. Manifestement, c'est un maître en dissimulation.
Je pense qu'il est très dangereux.
Helen se rappela la violence qu'elle avait vue dans le regard du comte.
— Cependant, il possède des aptitudes semblables aux miennes. Que
faut-il en déduire à mon sujet ?
La femme de chambre serra les lèvres. Helen hocha la tête. Darby avait
raison, une fois encore : il était impossible de répondre à cette question.
— Ton oncle souhaite te voir, ma chère, dit tante Leonore quand Helen
entra dans le salon du petit déjeuner. Il est dans la bibliothèque.
Helen s'arrêta net, la main encore sur la poignée de la porte. Le visage
de sa tante était tendu et elle semblait voûtée sous son châle de soie verte.
Oncle Pennworth n'avait pas paru particulièrement mécontent, lors des
prières du matin. Il avait dû se passer quelque chose depuis. Elle frémit
soudain. Se pouvait-il qu'il eût entendu dire qu'elle était restée assise seule
avec lord Carlston la veille au soir ? Elle avait cru que cet écart était passé
inaperçu, à la faveur du comportement scandaleux de lord Byron et de
lady Caroline. Elle chercha quel autre impair elle pouvait avoir commis.
Peut-être avait-on découvert que la serrure du coffre était cassée...
— Vas-y tout de suite, Helen, insista tante Leonore. Et ne le contredis
pas, ma chère. Ses articulations le tourmentent de nouveau et il est de
mauvaise humeur.
Elle avait envie d'ajouter autre chose, mais Helen vit qu'elle n'osait pas.
Avec un sourire pincé, tante Leonore se replongea dans le Times, plus
voûtée que jamais.
Le malaise d’Helen grandit à chaque marche la rapprochant du rez-de-
chaussée. La bibliothèque était fermée. S'immobilisant devant la porte,
Helen lissa le corsage blanc de sa robe de chambre. Au moins, son encolure
haute était des plus pudiques. Après avoir respiré à fond pour se calmer, elle
frappa.
— Entrez, lança-t-il d'une voix aigrie par la douleur.
Elle prit une expression de curiosité aimable et referma la porte dans
son dos.
— Bonjour, mon oncle, dit-elle en faisant la révérence. Vous avez
demandé à me voir ?
Assis à son bureau dans un coin, il écrivait une lettre. La plume d'oie
continua de gratter le papier, auquel il accordait toute son attention. Elle
resta debout à attendre. Son habit de Casimir gris foncé avait un col si haut
qu'il cachait son cou, ce qui lui donnait encore plus que d'habitude l'air d'un
taureau. Il remit enfin la plume sur son repose-plume doré, répandit un peu
de poudre sur la feuille et la tapota à trois reprises sur la table d'acajou
pour enlever la poudre.
— Tu as reçu une lettre.
Bien qu'elle ait attendu qu'il parle, ces mots lancés d'une voix sèche la
firent sursauter. Il prit une liasse de feuilles pliées, dont le cachet était déjà
rompu.
— Je l'ai lue.
— Vous avez lu ma lettre ?
— Inutile de me défier du regard, ma petite. Je peux lire toutes les
lettres qui entrent dans ma maison, si j'en ai envie.
Il déplia les feuilles.
— Elle est de cette catin de Cransdon. D'après ce qu'elle dit, je crois
comprendre que tu lui as écrit après que son comportement scandaleux a
éclaté au grand jour.
Helen se raidit.
— C'est vrai.
— Et ta tante a fermé les yeux.
Helen serra les lèvres. Elle ne trahirait pas tante Leonore.
— Je ne tolérerai pas qu'on me fasse affranchir à mon insu des lettres à
des dégénérés, continua-t-il. Ta tante l'a compris, à présent. Et toi ?
— Moi aussi, mon oncle.
— À partir de maintenant, tu n'auras plus aucune relation avec cette
fille. Il n'est plus question de lettres ni de visites. Est-ce clair ?
Helen n'hésita qu'un instant, mais c'était assez.
— Est-ce clair ? rugit-il en se levant brutalement de sa chaise.
Elle recula.
— Oui, mon oncle.
Saisissant sa bible reliée en rouge, il s'avança vers elle à grandes
enjambées.
— Jure-le sur l'Écriture sainte.
Il attrapa le poignet d’Helen et plaqua sa paume sur la couverture de
cuir tachetée.
— Regarde-moi en prêtant serment. Je veux voir à ton regard si tu es
sincère.
Elle fixa ses yeux jaunis. Il la serrait si fort de ses doigts desséchés
qu'elle avait mal au bras.
— Je jure sur l'Écriture sainte que je n'écrirai plus à Delia et ne la
reverrai jamais.
— Parfait.
Il baissa la bible et lâcha sa main. Elle frotta son poignet endolori.
— Je le fais pour ton bien, Helen. Cette petite Cransdon a
manifestement perdu la tête.
Il prit la lettre et l'agita d'un air sévère.
— Ma première pensée fut de brûler sur-le-champ ce texte infâme. Il
me semblait hors de question de te laisser le lire. Mais j'ai changé d'avis. Il
est bon que tu constates par toi-même la triste déchéance de ton amie. Elle
divague. Et ce sera pour toi une précieuse leçon que de voir comment un
comportement licencieux et rebelle finit par rendre malade l'esprit d'une
jeune fille.
Helen prit la lettre qu'il lui tendait, en serrant son poignet d'une main
pour l'empêcher de trembler. Elle allait avoir au moins une fois l’occasion
de découvrir les propres mots de Delia. Il lui fallut un instant pour réussir à
lire malgré ses yeux embués.

Ma chère amie,

Je ne puis te dire combien ta lettre m'a réconfortée quand je l'ai reçue.


Je n'ai que trop conscience que tu as dû passer outre aux désirs de ton
oncle pour l'écrire, ce qui la rend doublement précieuse à mes yeux, de
même que l'assurance de ton amitié et de ton soutien. Bien que ta
délicatesse t'ait empêchée de me poser la moindre question sur
cette journée fatale, il me semble que je dois t'expliquer comment et
pourquoi ces terribles événements se sont produits.
Je suis tombée amoureuse, ma chère Helen. C'est aussi simple et aussi
compliqué que cela. Mr Trent fut une révélation pour moi — un homme qui
trouvait tout en moi excellent et admirable. Pour lui, ma timidité était un
signe de modestie, et une beauté se cachait derrière mon aspect
disgracieux. Tu sais que je n'ai guère tendance à me bercer d'illusions, mais
cette fois je crois que j'ai laissé le voile de la flatterie, et peut-être du
désespoir, troubler mon regard. Je voulais tellement être la femme que
voyait Mr Trent, et je voulais tellement qu'il soit l'homme respectable,
honorable, que ses actions semblaient annoncer. Toutefois, mon père n'eut
pas les mêmes illusions. Mr Trent n'avait pas de famille, pas d'argent et,
apparemment, aucune perspective d'avenir. Il essuya donc un refus quand il
demanda ma main.
C'est ainsi que, lorsqu'il me proposa de fuir de l'autre côté de la
frontière pour nous marier, j'acceptai. Ne me méprise pas trop, je t'en prie.
Cette décision me causa bien des tourments et j'avais le cœur lourd quand
nous montâmes dans la chaise de poste. Cependant j'étais une idiote
amoureuse, et je pensais que tout serait bien une fois que nous serions unis
sous l'œil de Dieu. Il est évident que je n'étais qu'une idiote — quand j'ai
compris quelle direction nous avions prise, il était trop tard. Notre
destination n'était pas l'Écosse et le mariage, mais une auberge misérable
en pleine campagne.
Ici, mon récit devient un peu étrange. Peut-être mon souvenir de ce qui
s'est passé a-t-il été affecté par l'horreur des événements, mais je jure sur
mon âme que c'est vraiment ce dont je me souviens.
Mr Trent me conduisit dans l'auberge — je préfère ne même pas penser
dans quelle intention. À l'instant d'entrer, il regarda derrière lui et poussa
un juron à la vue de quatre hommes approchant à cheval. Au début, je crus
que mon père venait me chercher, mais je ne reconnus aucun de ces
hommes quand je distinguai leurs visages, même s'il était clair d'après
leurs vêtements et leurs montures qu'il s'agissait d'hommes du monde. Mr
Trent monta en hâte un escalier étroit menant à une chambre sordide, dont
il ferma la porte à clé. Tu peux imaginer la stupeur et l'horreur qui
grandissaient en moi. En moins de temps qu'il n'en fallut à Mr Trent pour
me pousser sur le lit, des coups violents ébranlèrent la porte. «Laisse-la,
démon ! » hurla un homme. C'est alors que Mr Trent sortit un pistolet de
son sac de voyage. Pendant une seconde d'épouvante, je crus qu'il allait me
tuer. A l'instant où les hommes enfoncèrent la porte, il porta l'arme à sa
tempe et appuya sur la détente.
Je ne m'étendrai pas sur les conséquences physiques d'un tel acte toi
dont l'imagination a toujours été si vive, tu n'as pas besoin que j'insiste.
Mais même ton imagination ne peut pas te représenter la lumière soudaine
que j'ai vue à cet instant. On aurait cru que Mr Trent avait pris feu, que son
corps tout entier s'était embrasé de l'intérieur. Cette lumière s'éteignit
aussitôt, mais je jure que je l'ai vue. Et je jure que les quatre hommes l'ont
vue, eux aussi. Il s'effondra sur le sol après s’être donné la mort, et la peau
de ses paumes était couverte de cloques, l’ai longtemps réfléchi à cette
vision, n'ayant rien d'autre à quoi penser pendant mes rares heures de
solitude, et je suis convaincue que c'était la porte de l'enfer qui s'ouvrait
pour emmener son âme. Une lueur des flammes infernales à l'instant où son
être immortel était entraîné dans l'abîme. Les hommes ont nié avoir assisté
à ce phénomène. D'après eux, les cloques étaient dues au pistolet. Je reste
donc seule à m'accrocher à ma vérité, abandonnée par tous les autres
témoins en dehors d'un valet d'écurie prétendant avoir vu cette lumière par
la fenêtre du deuxième étage. C'est sa parole et la mienne — celle d'une
femme déshonorée — contre la parole de quatre gentlemen. Inutile de dire
qui l'on croira.
Malgré le coup affreux que Mr Trent m'a porté, je le plains d'avoir
gagné ainsi le sombre séjour de la damnation éternelle, et je prie pour lui.
Me crois-tu folle, ma chère Helen ? Peut-être t'imagines-tu que j'ai fui
dans un délire mon horreur et mon chagrin ? C'est ce que pensent
mes parents. Ils ont fait venir le médecin pour qu'il me saigne et ils
parlent de maisons de santé, d'une voix basse que je ne suis pas censée
entendre. Il se peut que je sois folle, car mon chagrin est comme un mur
que je ne puis franchir, et je me demande parfois s'il ne vaut pas mieux
que je n'essaie pas. Que trouverais-je, de l'autre côté ?
Je ne reparlerai plus jamais des événements de cette journée, de peur
que le monde ne me juge bonne pour l'asile. Je te confie mon histoire.
Cela me soulage un peu de savoir que quelqu'un d'autre sur cette terre
a entendu ma vérité, et je sais que tu l'affronteras avec la raison et le bon
sens qui te caractérisent.
Je n'ai que trop conscience que nous ne pourrons nous revoir dans un
avenir prévisible. J'espère pourtant qu'une telle joie n'est pas inimaginable,
et même qu'elle pourra peut-être un jour devenir réalité.
Ton amie,
Delia.

Helen regarda fixement la dernière feuille. Si elle levait les yeux, elle
savait que son oncle prendrait la lettre pour la brûler. Elle avait besoin d'un
instant pour assimiler ce récit effrayant. Pauvre Delia. Sa souffrance était
sensible à chaque page, avec une évidence criante, comme si elle était
entrée dans la pièce pour faire son récit. Pas seulement sa souffrance, mais
aussi sa peur. Une nouvelle fois, Helen relut le paragraphe où elle évoquait
l'étrange lumière qui avait éclairé de l'intérieur Mr Trent.
Peut-être Delia était-elle bel et bien folle.
Non. Elle avait toujours dit la vérité, et Helen ne voyait pas pourquoi
elle se mettrait soudain à raconter des mensonges si extravagants qu'ils
risquaient de la faire enfermer. Tante Leonore aussi avait parlé du valet
d'écurie témoin de l'étrange phénomène, mais les quatre hommes l'avaient
nié. Quelle raison auraient-ils eue de mentir ? Et l'interprétation de Delia,
d'après qui l'âme de Mr Trent avait été entraînée en enfer, paraissait sortie
d'un roman gothique tant elle était dramatique à l'excès.
Elle fronça les sourcils. Qui étaient ces quatre gentlemen ? Et pourquoi
étaient-ils aux trousses de Mr Trent, si ce n'était pas pour tirer Delia de ses
griffes ?
La lettre ne fournissait aucune réponse à ces questions.
Helen leva enfin les yeux.
— Mon oncle, je vous en prie, permettez-moi de répondre à mon amie.
Rien que cette fois. S'il vous plaît.
— Ne viens-tu pas de jurer que tu n'aurais plus aucune relation avec
cette fille ?
— Mais elle souffre, mon oncle.
— Elle n'a que ce qu'elle mérite.
Lui arrachant la lettre, il se dirigea à grands pas vers l'âtre et la jeta
dans le feu, où une flamme l'entraîna d'un coup au cœur orangé du brasier.
La feuille flamboya avec rage avant de se recroqueviller au milieu de
cendres noircies.
— Tu m'as donné ta parole, Helen, et si tu ne la tiens pas, je mettrai un
point final à tes mondanités de la saison et négocierai ton mariage avec sir
Reginald. Il ne convient peut-être pas aux ambitions de ta tante pour toi,
mais je refuse d'héberger une fille capable de se dédire après avoir juré sur
l'Écriture sainte ou de ne pas se conformer aux lois de la bienséance. Tu
m'as bien compris, cette fois ?
— Oui, mon oncle.
— Le testament de ton père t'a confiée à ma garde jusqu'à tes vingt-
cinq ans, à moins qu'un homme accepte avant cette date de se charger
d'assurer ton bien-être. Si jamais tu veux te marier, tu dois apprendre que
l'obéissance est la pierre angulaire de la féminité.
Il indiqua la porte d'un signe de la tête.
— Tu peux sortir.
Helen fit une révérence et s'en alla. Elle avait encore mal au poignet
qu'il avait serré avec une force impitoyable.
Chapitre XI

Mardi 5 mai 1812

Tante Leonore serra plus étroitement son châle sur le corsage de sa


robe rayée rouge cerise et le maintint de ses doigts glacés par le vent du
soir.
— Je te jure qu'il fallait vraiment que ce soit lady Jersey qui m'invite
pour que je vienne ici, chuchota-t-elle à Helen. J'espère que nous n’allons
pas errer encore longtemps au milieu des arbres avant d'arriver à la cabane
prévue pour notre dîner.
À quelques pas devant elles, la silhouette élégante de leur hôtesse
flanquée de son compagnon replet, Mr Saltwell, les guidait sur la Grande
Allée des jardins d'agrément de Vauxhall. Helen regarda par-dessus son
épaule les deux autres membres de leur groupe, lady Margaret Ridgewell et
son frère, Mr Hammond. Tous deux étaient vêtus de couleurs sombres —
elle dans un bleu marine très chic et lui en gris. Ils cheminaient bras dessus
bras dessous, avec toutes les apparences de la détente et du plaisir. Toutefois
Helen sentait une tension en eux, surtout chez lady Margaret.
Lors des présentations à l'entrée des jardins, Helen avait reconnu en
elle la petite femme à l'ossature délicate qui avait regardé sa tante avec tant
d'attention au palais de Saint— James. Pourtant, lady Margaret n'avait fait
aucune allusion à cette rencontre, se contentant de s'incliner avec grâce en
murmurant combien elle était ravie de faire leur connaissance. En la voyant
de près, Helen avait été frappée par le contraste entre ses cheveux noirs, sa
peau extrêmement pâle et ses yeux qui étaient presque du même bleu
marine que sa robe. D'après ce que leur avait chuchoté lady Jersey en se
dirigeant vers les jardins, c'était une veuve fortunée, un très beau parti, que
son frère célibataire escortait dans Londres — lui-même était nanti d'un
revenu respectable de deux mille livres par an. Mr Hammond rappelait sa
sœur par son ossature délicate mais possédait une vivacité nerveuse
paraissant liée à la pratique d'un sport — l'escrime, peut-être, à en juger
par la précision de ses gestes. Il avait salué Helen avec une
affabilité charmante que démentait le regard intéressé de ses yeux bleu pâle.
— Ne vous désespérez pas, dit-elle en se tournant de nouveau vers sa
tante. Je suis sûre que nous allons bientôt rejoindre notre cabane, où nous
pourrons dîner et nous réchauffer.
Elle frotta ses propres mains gantées, en espérant qu'elle ne se trompait
pas. Elle y mit tant de vigueur que son réticule s'agita au bout de son cordon
de soie. Le serrant contre elle, elle s'assura qu'il était bien fixé à son
poignet. Le petit sac contenait un trésor : la miniature de sa mère, qu'elle
avait apportée conformément aux ordres si mal élevés de lord Carlston. À
présent, elle n'avait plus qu'à attendre que le comte apparaisse et lui donne
enfin les réponses dont elle avait si grand besoin. À l'idée de ce qui
allait venir, elle éprouva une appréhension soudaine. Comme la
pauvre Delia, elle n'était pas certaine de pouvoir affronter ce qu'elle
trouverait de l'autre côté du mur de son ignorance.
Qu'était-elle ?
Un sifflement aigu déchira l'air. Ainsi avertie du début imminent de la
célèbre illumination de Vauxhall, la foule des visiteurs interrompit ses
activités. Même l'orchestre cessa de jouer. Des pas se hâtèrent et des
silhouettes sombres surgirent de tous côtés. C'étaient les allumeurs des
lampes qui, par dizaines, rejoignaient leur poste d'un bout à l'autre des
jardins. Helen retint son souffle. Elle avait déjà assisté une fois à ce
spectacle, mais son impatience n'était pas moins grande. Partout autour
d'elle les hommes vêtus de noir attendaient chacun au début d'une rangée de
lampes à huile reliées entre elles, en protégeant du vent dans leur main une
bougie allumée. Un nouveau sifflement retentit, et les hommes avancèrent
et enflammèrent les mèches. Aussitôt, des centaines de lumières se mirent à
flamboyer en même temps tout au long de la Grande Allée, des galeries, des
jardins, en aveuglant un instant les spectateurs. Helen poussa un cri étouffé.
L'illumination était si soudaine et magnifique, on aurait cru qu'une
main divine avait chassé la nuit menaçante par l'éclat d'une sainte lumière.
Transportée, elle applaudit avec sa tante et le reste des visiteurs. La
Grande Allée était maintenant si brillante qu'on aurait presque pu se croire
en plein jour. L'obscurité avait été vaincue par l'ingéniosité et l'imagination
de l'homme. Tante Leonore fit la grimace.
— Ces lampes sont peut-être jolies, mais elles sentent vraiment
mauvais.
Helen acquiesça de la tête, car elle venait de sentir les relents âcres de
l'huile de baleine mélangée à du vin. Dans cette clarté toute neuve, elle
observa les groupes de visiteurs passant d'un pas nonchalant ou s'arrêtant
pour contempler les œuvres d'art, mais lord Carlston restait invisible. Le
temps était si froid que les jardins n'étaient guère fréquentés, de sorte qu'il
n'aurait pas été très difficile de le repérer. Du moins, s'il était vraiment là.
Helen regarda un petit attroupement d'hommes du monde
admirant l'ornementation compliquée de la façade du temple chinois,
mais le comte n'était pas parmi eux. Et s'il ne venait pas, finalement ?
— Tu cherches quelqu'un ? demanda tante Leonore.
— Non, répondit vivement Helen en se tournant vers elle. Je suis
simplement enchantée de voir tant de nouveautés depuis la saison dernière.
Tante Leonore poussa un grognement.
— Je serais encore plus enchantée d'apercevoir la cabane où nous
devons dîner.
Mais ce n'était pas pour tout de suite. Lady Jersey et Mr Saltwell les
menèrent sur les allées couvertes longeant les étendues herbeuses du
Bosquet, lequel abritait la salle d'orchestre à trois étages dans le style
gothique. Sa tour était maintenant éclairée par des centaines de lampes, et
les musiciens de la galerie jouaient une pastorale dont les harmonies
s'élevaient au-dessus du vent agitant les feuillages et des conversations
alentour.
Elles s'arrêtèrent un instant pour écouter, puis lady Jersey s'éloigna du
Bosquet et leur fit traverser une large avenue afin de rejoindre une rangée
de cabanes prévues pour le dîner. En passant devant ces baraques
chichement aménagées, tante Leonore scruta avec espoir les intérieurs
plongés dans une faible lumière.
— Crois-tu qu'une de ces cabanes nous soit destinée ?
Comme la soirée commençait à peine, elles étaient vides pour la
plupart. Chacune était décorée d'une fresque sur le mur du fond et pourvue
d'une table rustique où le couvert était déjà mis sur la nappe. À l'entrée des
jardins, lady Jersey avait commandé un menu complet qu'on devait leur
servir dans leur cabane : du jambon très fin, du poulet froid, des salades, des
gâteaux à la crème. Le tout arrosé « d'un bol de cet épouvantable punch à
l'arac », comme elle le dit en éclatant d'un rire contrit. Apparemment, leur
hôtesse estimait qu'il fallait vivre jusqu'au bout l'aventure de
Vauxhall, laquelle incluait une solide migraine le lendemain.
— Je crois que nous approchons, dit Helen. Regarde, lady Jersey s'est
arrêtée pour nous attendre.
Elles pressèrent le pas pour la rejoindre devant une cabane, une minute
ou deux avant qu'arrivent lady Margaret et Mr Hammond. Le frère et la
sœur avaient un air décidé dont le sérieux contrastait avec la frivolité
ambiante. Helen le sentit d'autant plus vivement que lady Margaret la
regarda avec une attention soudaine.
— Pardonnez-moi, lady Jersey, dit Mr Hammond, mais ma sœur aurait
envie de faire le tour de la Handel Piazza avant le dîner. Nous ne voudrions
certes pas déranger l'ordonnance des plaisirs que vous avez si gentiment
prévus pour nous, cependant serait-il possible...
— Mais comment donc ! s'écria lady Jersey. Cette cabane nous est
réservée, mais notre dîner n'arrivera pas avant une heure. Vous aurez tout le
temps de profiter à votre aise des œuvres d'art et de la musique.
Lady Margaret échangea un regard avec son frère.
— Peut-être lady Helen aimerait-elle nous accompagner ?
Helen observa son visage sérieux. Derrière son expression poliment
interrogative, elle vit que la jeune femme était anxieuse de l'avertir d'une
conspiration et la pressait en silence d'accepter. Helen avait peine à croire
en sa propre sottise : lady Margaret et son frère étaient évidemment des
émissaires de lord Carlston. Il se trouvait déjà dans les jardins et cette
promenade n'était qu'un prétexte pour le rencontrer.
— Je serais ravie de me promener avec vous, déclara Helen.
Agacée du léger tremblement de sa voix, elle ajouta avec calme :
— Merci pour cette proposition.
— Oui, c'est une excellente idée, renchérit lady Jersey.
Helen se rendit compte avec saisissement que puisque leur hôtesse était
lady Jersey, elle devait elle aussi être au service de lord Carlston. Il
disposait apparemment d'une autorité sans limites.
— Allez donc profiter des jardins entre jeunes gens, continua lady
Jersey. Nous autres, de la vieille génération, nous allons nous Installer
confortablement dans notre cabane. Après tout, n'est-ce pas l'intérêt de cette
expérience ? Chacun doit trouver son plaisir suivant son inclination.
Elle se tourna vers tante Leonore.
— À moins que vous n'y voyiez un inconvénient, ma chère ? Mais je
peux vous assurer que lady Margaret prendra le plus grand soin de votre
nièce.
— Je n'y vois aucun inconvénient, dit tante Leonore, manifestement
soulagée d'entrer enfin dans sa cabane. Mais essaie autant que possible de
rester dans les allées couvertes, Helen. La nuit s'annonce glaciale.
— Nous y veillerons, déclara lady Margaret. Allons, prenez mon bras,
lady Helen.
Avant d'avoir pu répondre, Helen se retrouva au bras de lady Margaret.
Mr Hammond se posta comme il convenait, du côté de sa sœur. Ils
passèrent d'un pas indolent devant l'orchestre. Il accompagnait maintenant
une chanteuse plutôt courtaude mais à la jolie voix de soprano, qui
interprétait une ballade émouvante. N'importe quel spectateur les aurait pris
pour trois promeneurs ravis et détendus, mais Helen sentait maintenant sous
sa main la tension du bras de lady Margaret et voyait les doigts de Mr
Hammond se crisper sur le pommeau de sa canne.
Quand l'écho mélancolique de la chanson s'éloigna, Helen ne put rester
plus longtemps silencieuse.
— Nous allons retrouver lord Carlston, n'est-ce pas ?
Lady Margaret attendit que deux dames fussent passées pour répliquer
:
— Sa Seigneurie nous avait dit que vous aviez l'esprit vif.
Elle regarda Helen de côté, en revenant manifestement sur sa propre
opinion à ce sujet.
— Nous sommes chargés de vous conduire auprès de lui. Il nous attend
dans l'allée Obscure.
Helen s'étonna. L'allée Obscure avait mauvaise réputation. Lors de sa
visite précédente, elle avait insisté pour y aller avec Andrew et tous deux
avaient été choqués par l'atmosphère licencieuse régnant dans ces parages
mal éclairés — des hommes et des femmes urinaient dans les buissons, des
ivrognes s'accrochaient à des filles, quelques couples étaient même en train
de s'embrasser.
— Pourquoi avoir choisi cette allée comme lieu de rendez-vous
? demanda-t-elle.
— Parce que c'est là que les prostituées de bas étage se livrent à leurs
activités, répondit lady Margaret d'un ton empreint de dégoût.
Des prostituées ? Ce mot cru et choquant réduisit Helen au silence.
Ils se dirigèrent vers les colonnes blanches d'aspect fantomatique du
temple d'Apollon. Un groupe de visiteurs bien habillés, luttant contre le
vent glacé, écoutaient un des orchestres ambulants jouer une chanson de
marins en vogue. Helen et ses compagnons les contournèrent, et lady
Margaret fit la grimace en entendant cet air entraînant. Devant eux, un
gardien faisait sa ronde — les jardins de Vauxhall avaient leur propre corps
de gardiens —, emmitouflé dans son chaud manteau bleu clair aisément
reconnaissable.
Mr Hammond tira de son gousset une montre en or.
— Nous devons nous dépêcher, Margaret.
Sa sœur hocha la tête et se mit à marcher si vite qu’Helen dut presque
courir pour suivre son rythme. Ils tournèrent de nouveau pour se diriger
vers l'allée du Sud, où les jardins étaient bordés des deux côtés de treillis
bas. Les promeneurs étaient rares, car le vent s'engouffrait de façon
désagréable dans l'avenue. Helen sentit son chapeau se soulever sous le
souffle glacé et le plaqua sur sa tête en haletant légèrement.
— Prenez garde, dit Mr Hammond. Nous attirons l'attention.
Quelques visiteurs admirant une grotte s'étaient retournés pour regarder
ces promeneurs singulièrement pressés.
— Il faudrait savoir ce que tu veux, Michael, rétorqua lady Margaret.
Elle adopta néanmoins une allure plus conforme aux bienséances.
— Où allons-nous ? demanda Helen.
Elle s'arrêta malgré les efforts de lady Margaret pour l'entraîner en
avant.
— Que suis-je censée voir là-bas ? Je n'irai pas plus loin si vous ne me
le dites pas.
Lady Margaret pinça les lèvres devant ce contretemps.
— Lady Helen, vous savez très bien où vous allez, chuchota-t-elle avec
âpreté en se rapprochant d'elle. Lord Carlston va vous donner les réponses
dont vous avez tant besoin, ce qui implique que nous nous rendions dans
l'allée Obscure. Vous voulez des réponses, n'est-ce pas ?
— Je ne pensais pas qu'il fallait pour cela...
Helen désigna d'un geste le bout de l'avenue, où l'on apercevait dans
l'ombre le début de l'allée Obscure.
— Je ne suis pas stupide, lady Margaret. Il n'est pas question que j'aille
dans un endroit mal famé avec des gens que je puis à peine qualifier de
connaissances, et encore moins d'alliés. Et je ne dis rien de la réputation de
lord Carlston.
Lady Margaret regarda de nouveau son frère, cette fois apparemment
pour l'appeler à son aide.
— Lady Helen, je vous donne ma parole d'honneur que nous sommes
vos alliés et que lord Carlston mérite toute votre estime, déclara Mr
Hammond.
Il joignit ses mains gantées de gris en un geste presque suppliant.
— Je comprends votre méfiance, mais je vous prie de la faire taire
encore un moment. Vous allez bientôt découvrir pourquoi nous tenons au
secret.
— Lord Carlston est l'homme le plus brave que j'aie jamais connu,
ajouta lady Margaret. Je n'hésiterais pas à lui confier ma vie, et j'en ai déjà
eu une fois l'occasion.
La lumière d'une lampe voisine illumina l'ovale de son pâle visage.
Helen découvrit le secret qu'elle cachait derrière son regard tranquille : elle
aimait lord Carlston avec autant d'ardeur que lady Caroline aimait Byron.
Pas étonnant qu'elle le jugeât si digne de confiance.
— On l'accuse pourtant d'avoir tué son épouse, dit Helen.
Cette accusation est-elle fausse ?
Elle n'avait pas voulu se montrer aussi directe. Lady Margaret jeta un
coup d'œil à son frère. Helen vit qu'il l'avertissait du regard de ne pas
aborder ce sujet.
Mais lady Margaret n'était pas de cet avis. Elle leva le menton et lança
:
— Oui, je crois qu'elle est fausse.
Mr Hammond s'avança.
— Lady Helen, si nous voulons retrouver lord Carlston, nous devons
continuer. Que décidez-vous ? Nous y allons ou nous retournons sur nos pas
?
Le frère et la sœur la regardèrent avec calme, mais elle vit que tous
deux retenaient leur souffle.
Lady Margaret lui tenait toujours fermement le bras et Helen fut prise
d'un étrange sentiment de fatalité, comme si tous les événements de sa vie
avaient convergé vers cette marche la menant aux confins les plus obscurs
des jardins. Elle se dit que cette idée était ridicule, digne d'un roman
gothique, mais elle ne parvint pas à la chasser.
— Allons-y, dit-elle malgré l'anxiété qui faisait battre son cœur à tout
rompre.
Ils reprirent leur marche, en laissant derrière eux les rares promeneurs,
jusqu'au moment où seule une étendue déserte de gravier les sépara de
l'allée mal éclairée. Lady Margaret ralentit en scrutant les bois obscurs
alentour. Helen tressaillit en voyant une silhouette imposante se détacher
des ténèbres à côté d'un arbre noueux. Un homme gigantesque, encore plus
large d'épaules que lord Carlston. Il avait baissé le bord de son haut-de-
forme, mais son visage large parut familier à Helen, de même que sa
peau sombre aux reflets dorés. Elle l'avait déjà vu rôder dans Half
Moon Street : c'était le domestique de lord Carlston. Ôtant son chapeau, il
inclina sa tête rasée de près, et la lueur d'un lampadaire illumina d’épaisses
lignes noires horizontales sur ses pommettes saillantes et son front large.
Helen frémit devant l'aspect soudain féroce de son visage, puis elle se rendit
compte qu'il s'agissait d'un tatouage tribal, comme elle en avait déjà vu dans
les magazines de son oncle. Cet homme devait être originaire des Indes ou
d'Afrique. Pourtant, il n'avait pas l'air de venir d'une de ces deux contrées.
— Quinn, dit Mr Hammond en le saluant de la tête.
Il paraissait encore plus frêle à côté du géant.
— Baies est-il ici ?
— Oui, monsieur, répondit Quinn.
Un autre homme sortit des buissons de l'autre côté de l'avenue. Il était
trapu et avait relevé son col pour se protéger du froid. Helen entrevit de
grosses lèvres, un nez aplati de boxeur.
— Tout le monde est à son poste ? demanda Mr Hammond.
— Oui, monsieur.
La voix grave de Quinn avait une intonation chantante qui n'était pas
familière à Helen. Il remit son chapeau, dont il lissa le bord entre le pouce
et l'index avant de l'enfoncer sur son front. Son geste était d'une élégance
singulière, pour un homme aussi énorme.
— Et lord Carlston ? s'enquit Mr Hammond.
— Il est près de l'obélisque, monsieur.
— Pourquoi n'êtes-vous pas avec lui ? lança lady Margaret.
— Sa Seigneurie souhaite que je surveille d'abord les parages, milady.
Helen remarqua une certaine impatience dans sa voix.
— Il vous attend, milady, reprit-il.
Manifestement, Quinn savait comment esquiver les questions
insistantes de lady Margaret. Helen sentit la jeune femme l'entraîner de
nouveau, d'un pas plus pressé que jamais. Son frère était resté en arrière
pour donner des instructions à voix basse à Mr Baies. Helen regarda par-
dessus son épaule l'allée du Sud. Aucun des autres visiteurs ne les avait
suivis. On aurait cru qu'ils sentaient que quelque chose n'allait pas.
— Pourquoi ces hommes montent-ils la garde ? demanda Helen.
— Sa Seigneurie ne veut pas être dérangée, répondit lady Margaret. Et
il vaut mieux que personne ne vous voie seule en sa compagnie dans l'allée
Obscure.
Seule ? Cette perspective glaça Helen. En dehors d'Andrew, elle n'avait
jamais été seule avec un jeune homme. Elle serra plus étroitement son
châle.
Elles s'arrêtèrent à l'entrée de l'allée, car lady Margaret voulait attendre
que son frère les ait rejointes.
— Nous devons prendre sur la gauche, dit Mr Hammond.
Et ils s'enfoncèrent dans l'ombre épaisse de l'allée Obscure.
Chapitre XII

Avec un malaise grandissant, Helen scruta l'avenue sombre et déserte


s'étendant devant eux. Les lampes à huile y étaient plus espacées que dans
les autres artères des jardins et n'éclairaient que çà et là de leur lumière
dorée la large allée de gravier et les bois touffus qui la bordaient. Le
feuillage des arbres, qu'on laissait croître librement, ne livrait presque aucun
passage à la faible clarté de la lune. Bien que le vent ne fût pas aussi fort
que sur l'allée du Sud, il paraissait plus froid dans l'obscurité. Helen
entendit se mêler au crissement de leurs pas sur le gravier l'écho de la
chanson de marins, dont la mélodie insouciante contrastait avec ce paysage
menaçant.
Un autre homme surgit du sous-bois. Cette fois, Helen reconnut la
silhouette élancée de lord Carlston. Les bras croisés sur son manteau, il les
attendit. Il n'avait pas de chapeau et la lumière de la lampe au-dessus de lui
sculptait hardiment les traits durs de son visage anguleux, en argentant la
cicatrice sur sa tempe. Tandis qu'elle approchait, Helen songea que si un
mot devait définir le comte ce serait «impérieux». Ou «énigmatique».
Ou «inquiétant». Bien sûr, cela faisait trois mots. Lord Carlston
était irréductible — il résistait même aux adjectifs. Lady Margaret hâta le
pas, en entraînant Helen devant lui.
Il les salua toutes deux en s'inclinant, mais il n'avait d'yeux que pour
Helen. Sous son regard scrutateur, elle comprit qu'il cherchait à lire plus
profondément en elle. Eh bien, il allait découvrir sa défiance, qui n'avait
rien de surprenant. Mais elle espérait qu'il ne verrait pas sa peur.
Elle fit une révérence.
— Je suis venue chercher mes réponses, lord Carlston.
Avec toute la bravade dont elle était capable, elle regarda d'un air
éloquent l'environnement sinistre.
— Encore que ce lieu de rendez-vous me semble inutilement théâtral.
— Je vous assure que nous sommes ici dans un but bien précis,
répliqua-t-il.
Elle s'apprêta à le questionner encore, mais il s'était déjà tourné vers
Mr Hammond et lady Margaret.
— Benchley est en route. Un de mes informateurs me l'a confirmé.
— Comment ? s'exclama lady Margaret en regardant avec affolement
l'allée déserte comme si le dénommé Benchley allait jaillir des buissons.
Non, c'est impossible. Il est à Manchester pour s'occuper des émeutes.
Mr Hammond posa une main rassurante sur l'épaule de sa sœur, malgré
l'anxiété qu'exprimait son propre visage.
— Que désire-t-il, milord ?
Carlston observa pensivement la voûte de feuillage.
— Il veut mon soutien, j'imagine.
— Il ne peut espérer l'obtenir, lança lady Margaret avec vivacité. Cette
fois, je crois que les bruits à son propos sont fondés.
Elle s'humecta les lèvres en regardant de nouveau les broussailles.
Helen se surprit à scruter les ombres à son tour; le malaise de lady
Margaret était contagieux. Qui que fût ce Mr Benchley, il était
manifestement un grand sujet d'inquiétude.
Carlston se frotta la nuque.
— Je n'ai rien appris qui puisse me convaincre qu'il se soit rendu
coupable de tels actes. De toute façon, il m'a donné sa parole après...
Il s'interrompit. Helen sentit que son silence était lourd d'un secret
embarrassant qu'il partageait avec ses deux compagnons.
Lady Margaret pressa sa main gantée contre sa gorge.
— C'est possible, mais cela fait des années que vous ne l'avez vu. Il ne
s'est certes pas amélioré.
— Je le connais, déclara le comte d'un ton ferme. Même lui ne ferait
pas une chose pareille.
D'après le regard dubitatif qu'échangèrent le frère et la sœur, ils en
étaient moins sûrs que Sa Seigneurie.
— Venez, ou nous allons manquer l'occasion de mener à bien notre
mission, dit Carlston.
Il fit signe à Mr Hammond.
— Accompagnez votre sœur plus loin dans l'allée, je vous prie, et
attendez que je vous rappelle.
Mr Hammond s'inclina, offrit son bras à lady Margaret et l'emmena.
Helen la vit regarder lord Carlston par-dessus son épaule, mais il était déjà
occupé à tirer une montre de gousset de la poche de sa ceinture. Seule
Helen lut sur le visage de la jeune femme un désir nostalgique mêlé d'un
reste de peur.
— Qui est Mr Benchley ? demanda Helen.
Carlston s'arrêta un instant de détacher le ruban noir de la montre.
— C'était mon instructeur. De même que je suis le vôtre.
Il reprit sa tâche.
Lord Carlston se considérait comme son instructeur ? Helen réfléchit à
cette idée surprenante, qui n'éveillait en elle que de nouvelles questions et
aussi une étrange excitation, qu'elle se hâta de réprimer.
— J'ai beaucoup de choses à vous expliquer, dit-il, mais nous allons
commencer par l'origine même de toute cette histoire.
Il tendit sa main sur laquelle reposait la montre. Le boîtier rond était
d'une taille un peu supérieure à la normale, et recouvert d'un émail bleu
d'une splendeur insolite. À la lueur du réverbère, Helen vit briller de gros
diamants sertis chacun à l'emplacement des heures. Le centre du cadran
était occupé par une flèche incrustée de diamants. Il s'agissait d'une montre
à tact, comme elle en avait vu une à la devanture de chez Rundell. Elle
permettait de savoir l'heure de nuit comme de jour, rien qu'au toucher. Il
suffisait d'établir la position de la flèche, reliée au mécanisme intérieur, par
rapport au cercle de diamants.
— Cette montre est très belle, déclara Helen.
C'était un objet magnifique, en effet, mais elle supposait qu'on ne
l'avait pas fait venir ici pour l'admirer.
— Oui, très belle, approuva Carlston. Mais comme tant de choses en ce
monde, sa valeur véritable est cachée aux regards.
Enfin ! Helen se rapprocha tandis qu'il pressait un bouton au sommet et
que le couvercle bleu s'ouvrait. Il actionna ensuite du bout des doigts
quelque levier invisible au fond de la face interne, et elle pivota sur son axe.
Comme il la lui tendait pour qu'elle voie mieux, Helen scruta l'intérieur de
la montre. Un petit mécanisme en métal se nichait dans l'espace creux.
Chacun de ses éléments était gravé de volutes compliquées. Du beau travail.
Il appuya sur le bord, et trois petits cercles de verre à la monture d'or se
dressèrent sur une armature à charnières.
— Ces cercles fonctionnent sur le principe des prismes de Newton,
expliqua-t-il.
D'une simple pression, il les aligna de façon à former une unique
lentille. Il pointa le doigt sur le premier cercle.
— Celui-ci est en verre.
Son doigt glissa vers le deuxième cercle.
— Celui du centre est en spath d'Islande. Le troisième est lui aussi en
verre.
— À quoi sert cette lentille ? demanda Helen.
— Tenez, dit-il en lui donnant la montre. Mettez-la sous vos yeux et
regardez à travers elle lady Margaret et Mr Hammond.
Helen prit la montre non sans hésitation, car elle était si fine qu'il était
difficile de la tenir fermement en portant des gants de chevreau. Le frère et
la sœur se tenaient à une quinzaine de mètres de là. Elle porta à ses yeux la
lentille triple. Une clarté bleue, se détachant vivement sur le fond noir de
l'allée, environnait leurs corps. Elle poussa un cri étouffé. C'était le même
halo bleu pâle qu'elle avait vu autour de Darby. Ce n'était donc pas l'effet de
la fatigue, finalement. Elle regarda Carlston. Lui aussi était entouré d'un
halo lumineux, d'un bleu légèrement plus foncé.
— Vous voyez la lumière ? demanda-t-il.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Les Orientaux l'appellent le chi, et les Indiens le prana. Il s'agit de
la force vitale : l'énergie existant en tout être vivant.
— En tout être vivant ?
Elle observa les bois à travers la lentille. Tout était sombre.
— Mais les buissons et les arbres en sont dépourvus.
— Les prismes sont adaptés à certaines énergies. Ce que vous voyez
est la force vitale bleu pâle de l'humanité.
Seigneur ! Elle abaissa la lentille, et les halos se dissipèrent.
— J'ai déjà vu cette lueur. Autour de ma femme de chambre.
— Comment ? s'exclama-t-il.
Mais la surprise s'effaça presque aussitôt de son visage.
— Vous avez donc découvert l'usage du miroir de la miniature de votre
mère ?
— Non, répliqua Helen. J'ai vu la lueur sans le moindre instrument.
Il se frotta le front.
— Ce n'est pas possible. Il faut nécessairement se servir
d'un instrument. Vous devez vous tromper.
— Je pense que je m'en souviendrais, si je m'étais servie d'un
instrument, observa-t-elle d'un ton acerbe.
Elle leva de nouveau la montre. Les petits cercles de verre emboîtés ne
ressemblaient en rien au miroir de la miniature de sa mère. Pourtant, il avait
laissé entendre qu'il s'agissait là aussi d'une lentille.
— Que faisiez-vous, quand vous avez vu la force vitale ? demanda-t-il.
Helen réfléchit. Si sa mémoire était bonne, elle se trouvait devant son
bureau et venait juste de décider de cacher la miniature dans son cabinet de
toilette.
— Je tenais le portrait de ma mère. Cela expliquerait-il le phénomène ?
— Je ne vois pas comment, dit Carlston. Tenir le prisme n'est pas
suffisant. Avez-vous apporté la miniature, comme je vous l'ai demandé ?
Elle leva son réticule en hochant la tête. Le poids du portrait fit osciller
le sac de soie.
— Dans ce cas, mettons-la à l'épreuve. Tenez-la dans votre main et
voyez si la force vitale réapparaît.
Une expérience — voilà au moins quelque chose qu'elle pouvait
comprendre. Elle lui rendit la montre à tact pour chercher dans son réticule.
À force de se balancer, les cordons s'étaient serrés si fort qu'elle mit un
moment à les dénouer, de ses doigts rendus maladroits par l'impatience. En
retenant son souffle, elle sortit la miniature.
— Alors ? lança-t-il.
— Non, je ne vois aucune lueur.
Elle se sentait étrangement déçue. Il pencha la tête d'un air pensif.
— Enlevez votre gant.
Une telle requête était vraiment déplacée, surtout présentée sur ce ton
autoritaire. Mais Helen ne pouvait résister à ce mystère. Sans s'attarder sur
le feu qui lui montait aux joues, elle entreprit de tirer sur son gant. Elle
sentit bientôt la morsure du froid au bout de ses doigts. En relevant la tête,
elle vit que lord Carlston avait les yeux fixés sur sa main nue. Une sensation
curieusement intime. Son cœur s'emballa et elle pressa la miniature sur
sa paume. Dès que l'or glacé toucha sa peau, un halo bleuté entoura le
comte.
— Ça y est !
Carlston enleva son propre gant et tendit la main.
— Donnez-la-moi. S'il vous plaît.
Elle laissa tomber la miniature sur sa paume. La lueur bleue disparut.
Éblouie par le brusque changement de couleur et de lumière, elle cligna des
yeux.
Il secoua la tête.
— Je ne vois rien.
— Est-ce mauvais signe ? demanda-t-elle. Ai-je commis une erreur en
faisant ça ?
Comment pouvait-elle savoir ce qui était bien ou mal, dans ce monde
nouveau et irréel ?
— Je n'ai encore jamais rencontré ce cas.
Il plissa les yeux d'un air calculateur, absorbé dans ses réflexions.
Helen jugea plus sûr de ranger son gant dans son réticule. Elle brûlait
d'envie de refaire une expérience avec la miniature sur sa peau nue, mais
Carlston n'était manifestement pas prêt à la lui rendre. Il retourna le portrait.
— Savez-vous à qui appartiennent ces cheveux entre-tissés, derrière la
miniature ?
— À ma mère et à mon père, répondit-elle en baissant les yeux sur le
petit damier rouge et or. M'aideraient-ils à voir la force vitale ?
— Ce serait étonnant.
Il lui rendit le portrait. Elle referma ses doigts dessus, et le halo bleuté
enveloppa de nouveau la haute silhouette du comte.
— Pourquoi est-il si important de voir cette énergie ? demanda Helen.
La lueur bleue commençait à fatiguer ses yeux. Elle posa la miniature
sur sa main gantée et se sentit merveilleusement soulagée de voir le halo se
dissiper.
— Pourquoi ai-je ces dons, lord Carlston ? lança-t-elle en rassemblant
son courage. Vous m'avez dit que vous alliez me montrer ce que j'étais.
Prononcer ces mots suffit à l'emplir d'une appréhension si profonde
qu'elle lui infligeait presque une souffrance physique.
Il l'observa longuement, comme pour évaluer sa force de résistance.
Elle leva le menton. N'avait-elle pas déjà fait ses preuves ?
Il le pensait aussi, apparemment, car il déclara :
— Vous savez déjà que je possède les mêmes dons, lady Helen.
Il eut un sourire empreint d'ironie en reconnaissant ainsi qu'ils
partageaient un lourd fardeau.
— Nous sommes des oiseaux rares, vous et moi. Des gens comme
nous, il n'y en a que huit dans ce pays, et environ deux cents répandus à
travers le monde. D'ordinaire, il est impossible de prévoir quand naîtra un
de nos semblables. Nous apparaissons à l'improviste, parfois dans les pires
bas-fonds, parfois dans les demeures les plus illustres. Nous sommes un
lusus naturae, ce qui signifie...
— Je sais ce que cela signifie, dit-elle d'un ton un rien trop brusque. Un
caprice de la nature.
— Vous savez le latin ?
— Un peu, répondit-elle en se gardant d'évoquer les heures passées à
étudier en secret les livres de son frère.
La plupart des hommes jugeaient le savoir ridicule chez une femme.
Pour une raison ou pour une autre, elle ne voulait pas voir de la dérision
dans le regard de Sa Seigneurie. Elle se rendit compte qu'il la fixait encore,
mais il avait de nouveau cet air calculateur. Au moins, ce n'était pas du
dégoût.
— Voulez-vous dire que ces dons sont le fruit du hasard ? demanda-t-
elle.
— Habituellement, oui. Mais pas dans votre cas.
Il s'interrompit. Sa dernière phrase semblait lourde de sous-entendus.
— Vous les tenez directement de votre mère.
L'espace d'un instant, Helen cessa de voir distinctement son visage. La
poitrine soudain oppressée, elle se sentait tiraillée entre l'acceptation et le
refus. Tel était donc le secret de sa mère. Du moins, en partie. Elle réussit
enfin à respirer et secoua la tête, comme pour tenter de libérer un souvenir,
de retrouver dans sa mémoire une vague image de sa mère faisant usage de
ces dons. Mais rien ne vint. Pourtant, tout s'enchaînait, n'est-ce pas ?
Levant les yeux vers le ciel nocturne, elle contempla la lune pâle en
se débattant au milieu du tumulte de ses émotions. Le lien qu'elle avait
soupçonné, ou plutôt redouté, entre sa propre agitation et la nature
calomniée de sa mère existait bel et bien. Que fallait-il en déduire sur sa
propre nature ?
— Ces dons... ils ont un rapport avec le déshonneur de ma mère, n'est-
ce pas ?
Elle se rapprocha de lui.
— Savez-vous pourquoi on l'a accusée de trahison ? Savez-vous ce qui
s'est vraiment passé ?
— Non, affirma-t-il en secouant la tête.
Il sembla sur le point d'ajouter quelque chose, puis se ravisa.
— Je sais que vous avez des informations. Je le vois sur votre visage,
insista-t-elle.
— Vous excellez dans cet exercice, non ?
D'après son ton, ce n'était pas un compliment.
— Oui, répondit-elle hardiment. Que savez-vous de ma mère ?
— À ce que je sais, seules deux personnes connaissent la vérité.
— Qui donc ?
— Leurs noms ne vous avanceront à rien.
Elle serra sa main gantée sur la miniature.
— Lord Carlston, lança-t-elle en prenant soin de cacher son irritation,
je vous prie de me dire leurs noms.
— Comme vous voudrez. La première de ces personnes est la reine
Charlotte.
Il haussa ses sourcils noirs, comme pour dire : «Je vous avais
prévenue. »
Le fait qu'il eût raison — elle ne pouvait rien espérer apprendre de ce
côté-là — était presque aussi exaspérant que son attitude envers elle.
Malgré tout, elle comprenait maintenant pourquoi la reine lui avait parlé
lors de sa présentation à la cour.
— Et l'autre ?
— Mr Benchley.
— Votre instructeur ? Il connaissait ma mère ?
— Il était également son instructeur. Mais je vous préviens, il ne garde
pas un bon souvenir d’elle. Je doute qu'il veuille aider sa fille.
Helen baissa la tête, non par résignation mais pour cacher son air de
défi. Une dame n'était pas censée lancer un regard mauvais à un homme. Du
moins, pas en face. Si ce Mr Benchley se montrait, comme Sa Seigneurie
semblait s'y attendre, elle comptait bien l'interroger. Avec insistance, même.
Elle se força à revenir au motif initial de sa présence en ces lieux.
— S'il n'est pas habituel que ces dons soient héréditaires, comment
pouviez-vous savoir que je les avais ?
Elle croisa les bras en se serrant plus étroitement dans son châle.
— Comment l'avez-vous su ? Cela fait plusieurs jours que vous me
mettez à l'épreuve.
— Votre mère avait constaté que vous pouviez lire la vérité sur les
visages alors que vous n'étiez qu'une enfant. Personne ne la croyait, bien
sûr. C'était une chose impossible. Cependant, nous ne pouvions nous
permettre de l'exclure entièrement. C'était du moins mon opinion.
Helen observa les silhouettes obscures des arbres derrière lui. Si sa
mère s'en était rendu compte si tôt, pourquoi n'avait-elle rien dit ? Pourquoi
n'avait-elle rien fait pour la préparer ? Même un enfant pouvait comprendre
qu'il était différent, et qu'il fallait garder le secret.
— Je devais vous mettre à l'épreuve pour m'assurer que vous avez
vraiment ces dons.
Il énuméra en comptant sur ses longs doigts :
— Des sens affinés, des réflexes plus rapides, la faculté de guérir plus
vite, une force physique insolite...
— Non, l'interrompit Helen. Je ne guéris pas plus vite et n'ai pas plus
de force que la normale.
— Cela ne saurait tarder. La force survient souvent en dernier. Mais
j'en ai assez vu pour n'avoir aucun doute. Vous avez attrapé ce portrait avec
une adresse hors du commun. Vous avez aussi été capable d'anticiper les
actions du cheval emballé et de réagir avec rapidité.
— Je n'ai fait que les anticiper ? s'exclama Helen avec un immense
soulagement. Moi qui pensais voir l'avenir.
— Non, nous ne sommes pas des voyants, dit-il avec un rire bref.
Il réfléchit un instant.
— C'est dommage, à vrai dire. Cela pourrait nous être utile. Avez-vous
senti une brusque énergie vous envahir quand vous avez compris que le
cheval était un danger ?
Elle hocha la tête en se rappelant l'ivresse de ce moment.
— Cet afflux d'énergie nous permet de voir mentalement
les possibilités d'action. C'est comme un calcul des probabilités exécuté
avec une rapidité exceptionnelle.
Il hésita.
— Il existe un autre don, qui peut paraître plus difficile à croire.
— Encore plus incroyable que tout ceci ?
Le visage du comte s'ouvrit soudain à elle, en abandonnant son masque
avec une sincérité troublante.
— Nous sommes capables de pénétrer dans les tréfonds d'une âme
pour la libérer de ses ténèbres.
— Comment ?
Elle secoua la tête avec un petit rire incrédule face à cette absurdité.
— C'est impossible.
Il semblait pourtant dire la vérité.
— Pas plus que de lire dans le cœur des gens, d'anticiper l'avenir ou
d'attraper au vol des projectiles arrivant à toute allure, observa-t-il avec
douceur. Vous n'avez qu'à penser à vos propres dons pour comprendre que
c'est parfaitement possible.
Helen déglutit. Le monde perdait encore un peu plus de son équilibre.
— À quoi servent ces dons ? demanda-t-elle. Vous ne me
l'avez toujours pas dit.
En cet instant, elle trouvait qu'ils ressemblaient moins à des dons
qu'aux signes distinctifs d'un monstre. Elle se rappela que Darby croyait en
la bonté de sa nature. La jeune servante avait même suggéré qu'elle n'était
pas un monstre mais un instrument de la divinité. Une idée terrifiante, mais
cela valait toujours mieux que d'être un monstre.
— Nous effaçons les péchés ? Serions-nous une sorte de...
Elle chercha quel être providentiel correspondait le mieux à sa pensée.
— Des sortes d'anges ?
Rien qu'en prononçant ce mot, elle frémit devant sa propre arrogance.
— Des anges ? dit-il en riant d'un rire sans joie. Je vous assure que je
n'ai jamais aperçu de créatures de ce genre sur cette terre, et surtout pas à
Londres. Non, vous n'êtes pas un ange, lady Helen. Vous êtes une Vigilante.
Une Vigilante ? Helen se figea en sentant enfin resurgir des souvenirs
de son enfance. Des conversations à voix basse entre ses parents, où
revenait un mot ressemblant à «Vigilante». Elle se rappela d'autres mots
chuchotés, faisant écho aux propos de lord Carlston : «âmes» et «ténèbres».
Et un autre qu'elle entendait sans cesse : «perdition». Même si ce que Sa
Seigneurie disait était vrai, elle n'était pas prête à admettre complètement
des allégations aussi extravagantes; ses parents leur avaient caché tant de
choses, à Andrew et à elle. Tant de secrets. Mais pourquoi ?
— Qu'est-ce qu'une Vigilante ?
Il respira profondément.
— Vous avez certainement entendu parler des sergents de ville de Bow
Street ?
Elle fronça les sourcils. Elle ne s'attendait certes pas à ce qu'il évoque
la police encore embryonnaire de Londres.
— Bien sûr, répondit-elle. Ils sont célèbres.
— Savez-vous qu'ils ont été créés par Mr Fielding, le romancier, voilà
plus de soixante ans ?
— L'auteur de Tom Jones ?
C'était un de ses livres préférés.
Il hocha la tête devant sa surprise.
— Il était également le premier président du tribunal de Westminster.
Cet homme voyait loin. Devant les foules affluant chaque année à Londres
dans l'espoir rapidement déçu d'une vie meilleure, il avait compris que la
conjonction de ce désespoir et du surpeuplement chronique de notre cité
provoquerait un accroissement constant de la criminalité. Il conçut donc le
corps des sergents de ville afin de mettre un peu d'ordre dans le chaos.
Plus impressionnant encore, il réussit à obtenir l'appui du ministère de
l'Intérieur.
Sa voix s'était faite sarcastique.
— Ce n'était pas un mince exploit, étant donné que tout Anglais un peu
sensé abhorre l'idée même d'une force de police, car elle vient de France.
Du coup, les sergents de ville sont loin d'être assez nombreux pour changer
grand-chose à l'anarchie régnant dans nos rues, mais c'est déjà un début.
— Une Vigilante est donc une sorte de sergent de ville ?
Une vision aussi soudaine que ridicule la fit rire.
— Suis-je censée arrêter les voleurs, lord Carlston ? Vais-je
traîner quelques bandits sur le gibet ?
Il sourit.
— Non, lady Helen. Vous n'allez pas exactement arrêter les voleurs.
Elle l'avait dit pour plaisanter, car une telle occupation était
évidemment exclue pour une femme.
— Qu'entendez-vous par « exactement » ?
— Mr Fielding a créé une organisation parallèle à celle des sergents de
ville. Un groupe clandestin qu'il a baptisé le Club des mauvais jours.
— Quel nom bizarre !
— C'est un nom ironique, inventé par un homme très inquiet. Mr
Fielding avait conscience que le mal sévissant dans sa ville n'était pas
uniquement l'œuvre des humains.
Helen recula, certaine de ne pas avoir bien entendu.
— Pardon ?
— Je sais que c'est difficile à admettre, mais des êtres non humains
sont à l'œuvre dans nos cités, et certains talents sont nécessaires pour les
contenir. Ceux-là mêmes que vous et moi possédons. Pendant des siècles,
les Vigilants ont agi seuls, mais Mr Fielding nous a tous réunis au sein du
Club des mauvais jours. Nous dépendons également du ministère de
l'Intérieur, mais notre statut est différent de celui des sergents de ville. Nous
n'avons pas d'existence officielle.
Helen regarda fixement le gravier, en tentant d'assimiler ce qu'elle
venait d'entendre. Elle releva la tête.
— Qui sont ces êtres ?
— C'est ce que je veux vous montrer maintenant, dit-il en désignant
d'un geste le sous-bois. Il y a dans ces jardins une créature qui s'attaque aux
humains, et nous sommes ici pour la mettre hors d'état de nuire. Dès que le
feu d'artifice commencera et attirera l'attention générale, nous
interviendrons et vous verrez de vos propres yeux que je dis vrai.
Helen scruta les buissons. La lumière tremblante des lampes faisait
danser dans les feuillages des ombres paraissant soudain menaçantes.
Qu'allait-il donc lui montrer ? Une sorte de spectre ou de vampire ? Cinq
minutes plus tôt, elle aurait ri d'une telle pensée, mais elle avait perdu de
son assurance. Il avait enfin tenu sa promesse de lui apporter des réponses,
mais elles la plongeaient dans un monde plus que fantastique. Après les
halos lumineux et les dons étranges, voilà qu'il était question de « créatures
» non humaines. Helen ferma les yeux. Il lui semblait que tout ce
qu'elle avait connu cédait la place à un ordre nouveau et effrayant.
Rouvrant les yeux, elle vit lord Carlston faire signe d'approcher à lady
Margaret et Mr Hammond, qui se dirigèrent aussitôt vers eux.
— Sont-ils eux aussi des Vigilants ? demanda-t-elle.
— Ils sont membres du Club des mauvais jours, de même que lady
Jersey et Mr Brummell, mais ce ne sont pas des Vigilants, déclara Carlston
en remettant son gant. Ils ont pour rôle d'obtenir des informations et de nous
aider. Comme je vous l'ai dit, il n'existe que huit Vigilants dans ce pays, y
compris vous, la seule femme parmi nous. Notre nombre est évidemment
insuffisant pour accomplir notre tâche, de sorte que des gens comme Mr
Hammond et lady Margaret nous sont indispensables.
Il se détourna pour saluer le frère et la sœur, mais ceux-ci s'étaient figés
en voyant deux hommes approcher rapidement. Ils se suivaient, et le second
se comportait comme un garde du corps. Son chef était de grande taille et
avançait à grands pas, en enfonçant sa canne dans le gravier dont le
crissement rythmait leur progression. Comme il passait sous une lampe,
Helen entrevit une bouche inflexible et un nez fin à l'ombre d'un chapeau
à large bord.
— Benchley, dit Hammond.
Il lança un regard à Carlston.
— Vous aviez raison, milord. Que faisons-nous ?
Helen entendit lord Carlston jurer tout bas dans une langue ressemblant
à l'italien. L'espagnol, peut-être.
— Combien de temps avons-nous avant le début du feu d'artifice,
Hammond ? demanda-t-il.
— Moins de dix minutes.
— Il tombe vraiment à pic. Je lui accorde cinq minutes. J'imagine que
je lui dois bien ça.
Helen fit passer discrètement la miniature de sa main gantée à sa
paume nue. Le halo bleuté surgit aussitôt autour des deux hommes. Celui du
chef, Mr Benchley, était d'un bleu sombre, comme celui de lord Carlston,
tandis que celui de son domestique brillait d'un éclat plus pâle. La force
vitale des Vigilants était manifestement plus sombre que celle des gens
normaux, pour une raison ou pour une autre. Au moins, Helen était arrivée
sans aide à cette conclusion. Elle replaça la miniature dans sa main gantée,
en clignant des yeux lorsque la lueur se dissipa autour des
silhouettes obscures s'avançant sur l'allée.
Chapitre XIII

Helen observa ses compagnons, qui tous les trois s'étaient préparés à
l'arrivée de Benchley comme s'il était un lion hors de sa cage. Bien qu'elle
n'eût jamais rencontré le mentor de lord Carlston, elle-même sentit son
corps se tendre dans une défiance instinctive. Quelque chose dans sa
démarche arrogante et le martèlement de sa canne révélait une nature
implacable.
— Ce n'est pas Parker qui l'accompagne, observa le comte.
— Non, Parker est mort. Celui-ci est un nouveau du nom de Lowry.
— Parker était un brave homme, déclara Carlston d'une voix empreinte
de regret. Il a bien servi Benchley. Quinn sera attristé par cette nouvelle.
— D'après ce que je sais, ce Lowry est un personnage peu
recommandable.
— Lady Helen, mettez-vous derrière moi, s'il vous plaît, dit Carlston
avec calme. Vous aussi, lady Margaret. Mr Hammond, venez à mon côté.
Helen réagit autant à la tension soudaine du corps de Sa Seigneurie
qu'à ses propos. Elle se plaça en hâte derrière lui. Lady Margaret la rejoignit
un instant plus tard, enveloppée d'un parfum capiteux de rose paraissant
déplacé dans l'air froid de la nuit.
Elle agrippa le bras d’Helen.
— Tout ira bien, chuchota-t-elle.
Ces mots rassurants étaient quelque peu démentis par la crispation de
sa main.
Carlston les regarda par-dessus son épaule. Le message était clair :
«Taisez-vous et restez derrière moi.»
Benchley s'arrêta à quelques pas devant eux, les jambes écartées, les
bras ballants. Il les observa. L'espace d'un instant, Helen croisa ses yeux
clairs. Une peur instinctive s'empara d'elle et elle recula intérieurement
devant ce regard inquiétant.
L'autre homme, Lowry, s'était placé en retrait. Repoussant en arrière
son chapeau cabossé, il examina lord Carlston et Mr Hammond d'un air
belliqueux. « Cet homme se complaît dans la violence», songea Helen. Son
visage bouffi révélait un penchant excessif pour l'alcool. Et il portait un
couteau glissé dans la ceinture de son pantalon.
— William, mon garçon, dit Benchley.
Il esquissa un sourire qui creusa ses joues maigres. Après avoir ôté son
chapeau, dévoilant ainsi les boucles d'une perruque brune, il s'inclina
sommairement.
— Vous voilà enfin de retour, à ce que je vois.
Benchley était manifestement d'une origine médiocre, comme
l'attestaient ses vêtements simples et son chapeau à fond plat, cependant il
appelait un comte par son prénom. Les deux hommes devaient être très
proches. Ou plutôt, ils l'avaient été, se corrigea Helen en voyant Sa
Seigneurie serrer le poing.
— Que faites-vous ici, Samuel ? demanda Carlston. Je croyais que
vous étiez à Manchester pour vous occuper des émeutes. On m'a dit à Bow
Street que vous aviez reçu l'ordre de quitter Londres.
— C'est ce qu'a dit Read, pas vrai ? lança Benchley en
fermant brièvement les yeux.
Helen se rappela ce nom. Mr Read était un magistrat de Bow Street qui
dirigeait le corps des sergents de ville.
— Eh bien, qu'il aille au diable. Je ne pouvais me dispenser de venir
souhaiter la bienvenue à mon cher ami, mon meilleur élève, mon héroïque
compatriote.
— Je suis très honoré, dit Carlston en inclinant la tête. Mais vous ne
devriez pas être à Londres. Du moins, tant que vous serez persona non
grata à Bow Street.
Benchley poussa un grognement exaspéré.
— Seigneur, cette histoire de Ratcliffe est finie depuis cinq
mois, maintenant ! Il n'y avait aucune preuve contre moi et j'ai été blanchi
dès que Williams s'est pendu dans sa cellule.
Il lança à Carlston un regard joyeux.
— Un coup de chance !
Helen se raidit. John Williams. L'homme qui avait massacré deux
familles chez elles sur la route de Ratcliffe. Le ministère de l'Intérieur avait
classé le dossier, et le suicide du meurtrier emprisonné avait confirmé sa
culpabilité. Les hommes de Bow Street avaient été jusqu'à exhiber son
cadavre dans les rues pour prouver qu'on avait découvert l'assassin.
Cependant, ce Benchley parlait comme s'il était le vrai coupable.
— Voulez-vous dire que c'est vous qui avez tué la famille Marr et ces
malheureux aubergistes ? s'exclama Carlston comme en écho aux pensées
d’Helen.
Elle ne voyait que le profil du comte, mais cela suffisait pour montrer
son dégoût.
— Au nom du ciel, mon vieux, ils étaient innocents !
Benchley leva la main d’un air indigné.
— Vous n'étiez pas au courant ? Je croyais que Read vous l'avait dit.
— Read m'a dit uniquement qu'il vous avait envoyé à Manchester pour
les émeutes. Pour le reste, ce n'étaient que des bruits.
La voix de Carlston se fit grave.
— Mais vous venez de m'en donner la confirmation.
— Bien joué, mon garçon !
Benchley regarda le comte avec un sourire d'approbation qui cachait
mal sa méfiance.
— Vous avez tué des innocents, Samuel. Qu'est-ce qui vous a pris ?
— Inutile de monter sur vos grands chevaux, William. Ils n'étaient pas
tous innocents. Il y avait au moins deux créatures parmi eux. Je n'ai pas
perdu la tête à ce point.
Pendant un instant, il y eut un terrible silence. Helen vit Mr Hammond
échanger avec sa sœur un regard consterné.
Carlston restait immobile, mais il serrait la mâchoire.
— Non, au contraire, je dirais que vous l'avez complètement perdue,
déclara-t-il enfin d'une voix sourde. Vous m'aviez donné votre parole,
Samuel. Votre parole ! Vous aviez dit qu'il était temps d'arrêter.
«Arrêter quoi ? se demanda Helen. De tuer des innocents ?» Derrière
elle, lady Margaret tendit la main vers le dos raidi de Sa Seigneurie. Helen
attrapa son poignet et regarda son visage affligé en secouant la tête. C'était
un geste audacieux avec une femme qu'elle connaissait à peine, mais il lui
semblait évident que ce n'était pas le moment de réconforter le comte. Ni de
le distraire.
Benchley haussa les épaules.
— C'était une erreur d'appréciation. Un excès de zèle. Vous savez
vous-même que cela arrive.
Il sourit de ses dents jaunes en prenant un air complice.
— Mieux vaut ne pas s'attarder sur de telles erreurs, William.
Vous devriez l'avoir compris, maintenant. Faire son mea culpa est du
temps perdu.
— Bon Dieu, Samuel, vous avez égorgé un bébé !
Helen tressaillit en entendant ce blasphème brutal mais aussi au
souvenir de la scène dont elle avait lu des évocations atroces dans les
journaux. Quel monstre pouvait commettre un tel acte ?
— Un bébé, Samuel ! répéta le comte. Vous auriez pu sauver l'enfant.
— Le sauver ? s'écria Benchley avec fureur. Vous n'allez pas vous y
mettre aussi, William ? Si quelqu'un devait me comprendre, j'aurais cru que
c'était vous. Vous n'allez pas tarder à vous retrouver dans la même situation
que moi. Je vous assure qu'à ce moment-là, vous commencerez à réfléchir
sérieusement avant de prétendre réveiller l'âme du mioche geignard d'un
marchand de nouveautés.
Il frappa violemment le sol avec sa canne. Les coups sourds
résonnèrent comme ceux d'un maillet sur un crâne minuscule.
— J'ai agi pour le mieux. Ils étaient tous infectés.
— Infectés ? répéta Helen, horrifiée.
Le comte se retourna en l'invitant du regard à se taire, mais c'était plus
fort qu'elle.
— Comment un bébé pourrait-il être infecté ?
Benchley leva aussitôt la tête.
— Ah, voici la raison de votre retour parmi nous.
Il la fixa de nouveau de ses yeux clairs, et cette fois elle recula
vraiment. Elle ne put s'en empêcher. L'espace d'un instant de terreur, elle
crut qu'il allait se précipiter sur elle. Elle vit dans son esprit la canne se
lever, fendre l'air, s'abattre...
Carlston s'avança.
— Samuel !
Benchley vacilla en arrière, et un éclair de folie brilla dans son regard.
Il cligna des yeux, s'humecta les lèvres de sa langue blanchâtre et sourit.
Seigneur, cet homme avait le cerveau dérangé !
— Vous ne voulez pas me présenter, William ? demanda-t-il d'une voix
suave. Je suis impatient de faire connaissance avec celle qui va nous sauver.
Il menaça Carlston du doigt.
— Oui, oui, je suis au courant des grandes théories qui courent sur le
continent. Une héritière directe annonce un Abuseur Suprême. Tout ça est
de mauvais augure.
— Vous n'avez rien à faire avec lady Helen, dit sèchement Carlston. Le
ministère de l'Intérieur l’a placée sous ma responsabilité. C'est officiel.
Vous comprenez ?
Helen jeta un coup d'œil effaré au comte. Elle était donc connue aussi
du ministère de l'Intérieur ?
— Je ne suis pas ici pour empiéter sur vos plates-bandes, William,
déclara Benchley en levant ses mains pâles. Je viens en simple observateur.
Il pencha la tête en souriant à Helen.
— Permettez-moi de me présenter, milady, puisque lord Carlston
oublie toutes ses bonnes manières. Samuel Benchley.
Il s'inclina sans la quitter des yeux.
— Vous ressemblez à votre mère, ma chère. Êtes-vous aussi perfide
qu'elle ?
Helen tressaillit. Elle sentit la main de lady Margaret se crisper sur son
bras. Pas étonnant que Sa Seigneurie eût dit qu'elle n'obtiendrait aucun
renseignement de cet homme.
— Samuel, allez-vous-en tout de suite, lança Carlston d'une voix dure.
Il se peut que Bow Street soit au courant de vos actes, mais je vais en
informer le ministre en personne. Mr Ryder ne tolérera pas une telle
infamie. Vous êtes un homme fini.
Il pointa le doigt vers l'allée.
— Partez !
Benchley s'appuya des deux mains sur sa canne et lança au comte un
long regard apitoyé.
— Mon cher enfant, croyez-vous vraiment que Ryder et Pike
au ministère ignorent ce qui s'est passé ? Ils savent tout,
évidemment. Autrement, comment un homme menotté et bien gardé
comme Williams aurait-il pu se pendre dans sa cellule ?
Carlston le regarda en blêmissant.
— Ryder et Pike vous ont couvert ?
Benchley hocha la tête avec lenteur.
— Bien entendu.
Le silence tendu fut rompu par des pas pressés faisant crisser le gravier.
Un homme imposant approcha depuis l'autre extrémité de l'allée. Son grand
manteau battait dans son dos et il gardait le chapeau à la main. Quand il
passa sous une lampe, la lumière éclaira fugitivement les lignes noires
striant ses pommettes. Mr Quinn. Malgré sa corpulence, il était très rapide.
— Ah, je vois que Quinn est toujours en vie, observa Benchley. Et plus
protecteur que jamais. Quant à moi, j'ai Lowry, maintenant.
Il montra d'un geste l'homme derrière lui.
— Parker est mort. Le malheureux était devenu trop vieux et trop lent.
— Voilà un piètre éloge funèbre pour un Terrène qui vous a si bien
servi, dit Sa Seigneurie.
Un Terrène ? Helen savait que le mot était une variante de «terrestre».
Étrange façon d'appeler un homme.
— Cet idiot s'est fait tuer, répliqua Benchley. Lowry n'est pas Parker,
bien sûr, mais il a d'autres talents, et aussi certains goûts qui ne manquent
pas d'intérêt.
Derrière lui, Lowry grimaça un sourire.
— Partez, Samuel ! gronda Carlston. Ou je vais oublier que vous êtes
protégé par le ministère.
— Entendu, mon garçon. Mais avant que je vous quitte, convenons de
dîner ensemble mardi. À l'endroit habituel.
Helen vit les poings de Carlston se crisper.
— Je ne dînerai pas avec vous, Samuel.
— Allons, ne faites pas d'histoires. Nous avons à discuter d'un sujet
important.
Benchley s'approcha et ajouta d'un ton pressant :
— Pour vous comme pour moi.
— Je n'ai aucun besoin de discuter avec vous.
— Que si ! lança Benchley en jetant un coup d'œil à Helen. Il s'agit de
votre jeune messagère du mal et de ce qu'elle nous amène.
Helen fronça les sourcils. Messagère du mal ? En regardant de biais
lady Margaret, elle fut saisie à la vue de son visage terrifié.
Carlston poussa un soupir.
— C'est bien ce que je pensais, dit Benchley d'un ton satisfait. Mardi ?
Le comte acquiesça avec raideur.
Benchley s'inclina.
— À sept heures, alors. Nous aurons un pâté de pigeon, j'imagine. Et
peut-être du cochon de lait.
Il se détourna en plantant de nouveau sa canne dans le gravier.
— Le tout accompagné d'un bon bordeaux, jeta-t-il en s'éloignant.
Venez, Lowry.
Après un dernier regard agressif, son domestique le suivit.
Quinn s'immobilisa près de Carlston, le souffle court.
— Dites à Dunne et Reynolds de s'assurer que ces deux
hommes quittent bien les jardins, ordonna le comte à voix basse. Puis
revenez. Il nous reste encore à achever notre tâche de la soirée.
Quinn baissa la tête.
— Oui, milord.
Il s'en alla, et Helen entendit un instant plus tard Benchley le saluer
avec affabilité.
Hammond sortit sa montre et la regarda à la lumière d'une lampe.
— Il me semble que le feu d'artifice devrait commencer dans moins de
deux minutes, milord.
— Oui, dit Carlston sans quitter des yeux les silhouettes s'éloignant sur
l'allée.
Il se secoua légèrement, comme pour se débarrasser de la présence de
Benchley. Ou peut-être de sa propre fureur.
— Cet homme n'a pas toute sa tête, n'est-ce pas ? lança Helen.
Carlston pressa ses mains sur ses yeux.
— Il est Vigilant depuis trop longtemps. Il en subit maintenant les
conséquences.
Lady Margaret sembla sur le point de le contredire, mais il baissa les
mains et la fixa d'un air sévère.
— Il devrait être jugé pour les meurtres de Ratcliffe, s'obstina Helen.
Elle regarda lord Carlston et Mr Hammond, mais ni l'un ni l'autre ne
semblait d'accord.
— Il a reconnu qu'il était coupable.
— Vous avez entendu pourquoi il n'a pas été inquiété, dit Hammond. Il
est protégé par le ministère de l'Intérieur. Il leur est trop utile.
Il tapota sa tempe.
— C'est une mine d'informations.
— Mais ce n'est pas juste ! s'exclama Helen.
— Assez parlé de Benchley, dit Carlston abruptement. Nous avons une
tâche à accomplir. Lady Helen, je voudrais que vous mettiez mon manteau.
Il l'enleva, en révélant un frac noir moulant.
— Votre robe blanche n'est peut-être pas idéale pour passer inaperçue
dans les sous-bois.
Il drapa le lourd vêtement sur les épaules d’Helen, qui l'agrippa des
deux mains pour l'empêcher de glisser. Elle sentit dans l'étoffe de laine
l'odeur du comte : un mélange de fumée de bois et de savon, avec une
pointe de sueur virile. Cependant, pour sa part, elle n'en avait pas fini avec
Mr Benchley.
— Qu'a-t-il voulu dire en affirmant que j'étais une messagère du mal ?
Carlston hésita. Elle crut un instant qu'il ne répondrait pas.
— Certains textes anciens semblent indiquer qu'un héritier direct,
comme vous-même, annonce l'arrivée d'un désastre dans notre monde.
— Mais c'est ridicule. Vous ne pouvez pas croire une chose pareille.
— Je suis obligé d'en tenir compte, dit-il d'un air contrit.
Il lui fit signe de s'avancer sur l'allée.
— Vous vouliez savoir ce que vous êtes, lady Helen. Vous êtes une
Vigilante. À présent, je vais vous montrer quelle est votre vocation. Ne
lâchez pas votre miniature et efforcez-vous de regarder en surmontant
l'horreur que vous allez éprouver. Vous avez compris ?
Helen se demandait ce qui pourrait encore l'horrifier, mais elle hocha la
tête et prit le portrait dans sa main nue. Le halo bleu sombre environna le
corps de lord Carlston.
Après lui avoir lancé un dernier regard scrutateur, il se retourna et la
précéda sur l'allée.
Chapitre XIV

Enveloppée dans son manteau, Helen suivit lord Carlston dans les
ténèbres. Une foule de questions se pressaient dans son esprit, mais une
seule s’imposa à elle dans le tumulte des émotions la ballottant entre la
confusion et la peur. Pouvait-elle vraiment être une messagère du mal ?
Cette idée était absurde. Il fallait qu'elle soit absurde, autrement cela
signifiait... Elle déglutit. Elle ne savait pas très bien ce que cela signifiait,
mais elle avait le souffle coupé rien que d'y penser.
Carlston s'arrêta bientôt dans un espace entre deux lampes. Il désigna
de son bras brillant d'un éclat bleu une brèche dans les buissons. Sortant la
montre à tact de sa poche, il assembla avec adresse la lentille triple. Une
cloche se mit à sonner. Helen savait qu'elle annonçait le début du feu
d'artifice à l'autre bout des jardins. Tout le monde allait se précipiter pour
admirer le spectacle, de sorte que l'allée Obscure et ses environs seraient
déserts.
— Restez derrière moi, chuchota Carlston.
Ils pénétrèrent dans l'antre ténébreux du sous-bois, en se baissant tous
deux sous les branches pendantes des arbres. L'étroit sentier exhalait l'odeur
de sève des feuilles écrasées et des branches brisées. Le passage était tout
récent, songea Helen. Elle se sentit absurdement contente de cette déduction
logique : la logique était réconfortante, elle apportait de l'ordre et du bon
sens, au contraire de ce monde brutal des Vigilants où sévissaient des
hommes comme Benchley.
Regardant par-dessus son épaule, elle aperçut sur l'allée les silhouettes
immobiles d'un bleu plus pâle de lady Margaret et de Mr Hammond. Elle
allait donc rester seule avec Sa Seigneurie. Cette perspective aurait dû
l'inquiéter, mais elle ne se faisait plus vraiment la même idée du danger
depuis une demi-heure. Elle serra sa main sur la miniature.
Une explosion retentit soudain dans son dos. Helen baissa encore plus
la tête, les épaules raidies. Au-dessus d'eux, une série de sifflements
saccadés accompagna le passage en un éclair de roues rouges et vertes à la
cime des arbres. Le feu d'artifice avait commencé.
Carlston écarta du sentier une grosse branche.
— Les parages seront déserts pendant le spectacle, mais nous devons
nous dépêcher. Il ne dure pas longtemps.
Elle passa devant la branche tendue, sans faire attention aux brindilles
égratignant au passage le manteau de laine. Ils pénétrèrent dans une petite
clairière au-dessus de laquelle le ciel nocturne, de nouveau visible,
s'illuminait d'une pluie d'étoiles roses. Des détonations déchirèrent l'air
tandis qu'une comète orange décrivait un cercle à travers la lente retombée
des étoiles. Devant ce spectacle, Helen s'immobilisa un instant en se tordant
le cou. Mais elle n'était pas ici pour s'abandonner à un
émerveillement enfantin. Se détournant du feu d'artifice, elle découvrit le
comte de l'autre côté de la clairière, près d'un bouquet d'arbres pâles comme
des fantômes. À l'aide de sa lentille, il observait un autre genre de lumière :
une lueur bleue menaçante à une trentaine de mètres de là, à côté du mur
d'enceinte. Même à cette distance,
Helen constata qu'elle était plus éclatante que le halo bleu environnant
Carlston. Un bleu outremer agressif.
Il lui fit signe d'approcher.
— Venez. Je vous présente l'un de nos adversaires.
Un adversaire. Le mot résonna sinistrement en elle. Rejoignant le
comte, elle scruta la lumière bleu vif, les doigts crispés sur la miniature. Ce
qu'elle voyait n'avait aucun sens. Une mêlée de bras et de jambes où
palpitait ce qui ressemblait à de longues coulées d'énergie. Puis elle
comprit, soudain glacée. Deux personnes se pressaient contre un mur,
enveloppées dans ce halo vibrant d'outremer. Une femme aux jupes d'un
rose criard relevées jusqu'à la taille, dévoilant une cuisse pâle et des bas
déchirés, et un homme vêtu d'un pardessus, qui la plaquait contre les
briques de toute la force de son corps. Mais cet homme n'était pas normal.
Deux longs tentacules d'énergie sortaient de son dos, aussi fins que
des fouets et chargés d'une électricité d'un bleu éclatant. Un autre tentacule,
aussi gros qu'un bras et de la couleur bleu-noir d'une contusion, se déploya
dans l'air au-dessus de la femme comme une sangsue géante, d'aspect
obscène, puis s'enfonça dans sa poitrine. La femme se convulsa et sa tête
heurta le mur tandis que le tentacule la transperçait, frémissant d'un afflux
d'énergie pâle. L'homme s'écrasait violemment contre elle avec des
grognements rythmiques qui accompagnaient le vacarme du feu d'artifice.
Helen recula.
— Au nom du ciel, que fait-il à cette femme ?
— Il est en train de forniquer avec elle et en profite pour aspirer sa
force vitale, déclara Carlston avec calme en abaissant sa lentille. C'est un
Abuseur. Vos dons sont destinés à lutter contre lui et ses pareils.
Elle sentit ses oreilles bourdonner et le souffle lui manquer, comme si
elle avait couru pendant des lieues. Forniquer. Elle avait vu l'acte charnel
illustré sur la carte de Berta, et cette vision était déjà choquante. Mais le
voir réalisé devant elle par une créature aussi étrange qu'atroce était
vraiment terrifiant.
— Est-ce un démon ? parvint-elle enfin à articuler.
Non, les démons n'étaient qu'une métaphore du mal présent dans
l'homme, et non des monstres de chair et d'énergie bleue parcourant les
jardins de Vauxhall. Ils ne pouvaient pas être réels. Pourtant, la preuve était
là, sous ses yeux.
— On leur a donné bien des noms, dit Carlston. Esprits
mauvais, incubes, lamies. Quel que soit leur nom, ils sont parmi nous
depuis des siècles. Ces créatures prospèrent grâce à la lubricité humaine.
Malgré l'horreur de ce qu'elle voyait, Helen ne put s'empêcher de
sursauter devant un tel langage. Fornication. Lubricité.
— Pardonnez-moi, dit en hâte lord Carlston. J'utilise ce mot dans un
sens général. Il s'agit d'une avidité irrésistible. Ces créatures se nourrissent
des appétits et des désirs humains. Ils cherchent à les susciter en nous afin
d'assouvir leurs besoins. Celui-ci est un Pavor : un être particulièrement
immonde qui se nourrit des souffrances mentales et physiques, en faisant sa
pâture de notre instinct primitif de survie.
— Il va la tuer ?
Elle était tout juste capable de poser la question.
— Oui, mais pas encore, répondit-il d'un air sombre. Il a besoin de sa
peur pour se nourrir. Ce genre d'Abuseur est parmi les pires, mais il en
existe d'autres. Les Cruors se nourrissent des pulsions sanguinaires et du
désir de domination. Les Luxurs recherchent l'énergie exacerbée du s...
Il se corrigea aussitôt :
— ... de l'expression physique de l'amour. Et les Hédons tirent leur
subsistance de l'énergie liée à l'art et à la créativité.
— Mais il a l'air humain, dit Helen en montrant l'homme.
— En effet. Vous commencez à entrevoir notre problème. Ces êtres
colonisent des corps humains et vivent à tous les niveaux de la société,
partout où ils peuvent satisfaire leur goût particulier. Les Pavors se trouvent
le plus souvent dans les classes inférieures. On rencontre toujours des
Luxurs dans le demi-monde*, tandis que les Cruors sont souvent attirés par
l'armée et que les Hédons sévissent habituellement dans notre propre
milieu.
Le tentacule bleu-noir du Pavor se tordait dans le corps de la femme,
dont le dos heurtait violemment les briques. Les lueurs du feu d'artifice
éclairaient par intermittence son visage blême, épuisé. Helen eut un recul.
Au-delà de son dégoût, elle sentit monter en elle une indignation révoltée.
— Il faut arrêter ce monstre ! s'exclama-t-elle.
— Oui, et c'est ce que je vais faire. Mais il faut que j'attende Quinn.
Vous voyez ces deux fouets chargés d'énergie sortant de son dos, de chaque
côté du tentacule lui servant à se nourrir ?
Helen hocha la tête, pétrifiée par le spectacle des appendices se
contorsionnant hideusement.
— Ce sont des armes très efficaces. Cette femme n'est pas sa première
victime de la soirée. Il est sur le point d'être rassasié et de former un
troisième fouet à partir de l'énergie qu'il a accumulée. Vous voyez comme le
tentacule transperce la poitrine de la malheureuse ?
Helen hocha de nouveau la tête.
— Il est en train d'aspirer sa force vitale à travers son cœur.
Règle numéro un : protégez toujours votre cœur.
Il tapota sa propre poitrine.
— C'est ici qu'ils frappent. Il est difficile de lutter contre deux fouets
tout en échappant au tentacule, mais résister à trois fouets est presque
impossible pour un Vigilant combattant seul.
Il jeta un regard à Helen.
— Et je parle d'un Vigilant ayant reçu la formation nécessaire.
— C'est là votre tâche ? Combattre ces créatures ?
— C'est notre tâche.
Helen le regarda avec stupeur. Elle était incapable de combattre,
surtout l'un de ces monstres. Une explosion d'étincelles vertes illumina le
ciel. Le Pavor leva les yeux, et son visage fut un instant visible sous cette
clarté malsaine. Il avait les traits d'un homme normal mais ses lèvres
s'étiraient en un immonde sourire de plaisir, qui semblait s'étendre
hideusement à tout son visage.
— D'où viennent-ils ? lança-t-elle.
Elle se retourna, incapable de soutenir cette vue.
— Certains ont dit qu'ils venaient de l'enfer, d'autres prétendent qu'ils
sont nés de nos haines et de nos bassesses.
Lord Carlston haussa les épaules avec l'indifférence d'un homme
pragmatique.
— Quelle que soit la vérité, le Club des mauvais jours a le devoir de
les tenir en échec.
Helen scruta les ténèbres. Il lui semblait voir dans chaque ombre un
visage au regard avide.
— Y en a-t-il d'autres dans les jardins en cet instant ?
— Si c'est le cas, ils resteront à distance. Les Abuseurs ont chacun leur
territoire et ne se rassemblent pas. Ils n'ont pas l'habitude de collaborer.
C'est une grande chance, de notre point de vue. Il serait désastreux qu'ils
s’entraident.
Du coin de l'œil, Helen vit quelque chose bouger dans la clairière. Elle
se retourna d’un bond.
Lord Carlston posa brièvement la main sur son épaule.
— N'ayez crainte. Ce n'est que Mr Hammond.
— La voie est libre, annonça Hammond.
Helen devait avoir l'air horrifiée, car il la rejoignit en hâte et demanda :
— Avez-vous besoin de vous asseoir ?
— Lady Helen réagit bien, déclara Carlston en regardant de nouveau à
travers sa lentille.
Il trouvait qu'elle réagissait bien ? Elle avait l'impression que son
monde venait de s'écrouler.
— Mais il y a une mauvaise nouvelle, ajouta-t-il. La créature a deux
fouets.
— Deux ? lança Hammond en accordant toute son attention à son chef.
Déjà ?
— Et même presque trois, dit Carlston en refermant sa montre d'un
coup sec. Il est en train de se rassasier. Les gens de Bow Street ont déjà
trouvé six cadavres à Cheapside. Pas étonnant qu'ils veuillent en finir avec
lui. Si ces morts sont attribuées à un seul criminel, nous aurons encore droit
à une panique collective.
Il observa de nouveau le Pavor. Il sembla à Helen discerner dans son
profil, pourtant si dur, une lassitude fugitive.
— Et comme nous le savons à présent, continua-t-il doucement comme
pour lui-même, le ministère ne reculera devant rien pour empêcher une
panique comme celle provoquée par les événements de Ratcliffe.
Hammond fronça les sourcils en regardant la scène brutale se déroulant
au loin.
— Et s'il forme son troisième fouet ? Vous ne pourrez pas résister à une
telle dose.
— Je sais, je sais, mais nous ne pouvons pas le laisser commettre des
crimes à sa guise dans les jardins de Vauxhall.
Il fit signe à Hammond de retourner sur l'allée.
— Allez chercher Quinn. Il devrait être de retour, maintenant.
— Je ne puis vous approuver, milord. Vous ne pouvez pas affronter
trois fouets.
— Il ne les a pas encore, non ? observa sèchement Sa Seigneurie. Mais
si vous restez ici au lieu d'aller chercher Quinn, il aura le troisième quand je
m'attaquerai à lui.
— Vous avez raison, milord.
Hammond disparut dans le sous-bois.
Helen scruta les buissons et entendit des propos rapides échangés à
voix basse, après quoi lady Margaret fit irruption dans la clairière en
soulevant sa jupe à une hauteur scandaleuse au-dessus de ses chevilles.
— Il ne faut pas que vous affrontiez trois fouets, dit-elle en
s'immobilisant devant Carlston. Pas pour une putain.
Helen recula devant tant de véhémence.
— Calmez-vous, il n'en a encore que deux, répéta-t-il.
Il ôta son frac, qui était si moulant qu'il eut quelque peine à le détacher
de ses larges épaules.
— Nous n'avons pas le choix. Cette malheureuse n'est que la dernière
en date de ses victimes. Bow Street veut qu'il soit mis hors d'état de nuire.
Il jeta le frac par terre.
— Et je ne vois pas de meilleur moyen de montrer à lady Helen quel
est le rôle d'un Vigilant.
Lady Margaret se redressa, petite mais furibonde.
— Que Bow Street aille au diable !
Malgré le regard qu'elle lança à Helen, elle s'abstint de l'y envoyer à
son tour. Elle pointa le doigt vers le ciel.
— La lune est à son dernier quartier. Tout est contre vous, milord. Je
vous en prie, nous venons juste de vous retrouver parmi nous.
Helen leva les yeux vers le mince croissant dont un amas de nuages
voilait la pâle clarté. Qu'est-ce que la lune avait à voir avec tout cela ?
— Lady Margaret, ce genre d'agression ignoble est l'une des raisons
pour lesquelles je suis revenu, déclara Carlston d'un ton de reproche.
Son regard se posa sur Helen, et elle comprit qu'elle était l'autre raison
de son retour.
— Voilà trop longtemps que je n'ai pas fait mon devoir.
Il tira sur sa cravate aux plis compliqués pour la dénouer. Ce fut
ensuite le tour de son gilet, qu'il jeta par terre sans égard pour la soie
couleur d'ivoire. Il ne garda que ses bottes, sa culotte en peau de daim et sa
chemise blanche, dont les manches étaient couvertes par un épais brassard
noir lacé du poignet au coude. Helen se sentit rougir. Elle pouvait presque
distinguer la peau de sa poitrine à travers la toile fine. Il enfila un gant de
cuir en le remontant soigneusement sur le brassard. Entendant un bruit
de pas, il se retourna. Hammond émergea du sous-bois au côté de l'énorme
silhouette de Quinn.
— Deux fouets, lança Carlston à son domestique en guise de salut. Le
troisième est en formation, mais il est sans doute encore temps de
l'empêcher. Nous ne pouvons pas le tuer pour le moment, car il lui reste une
progéniture. Je vais donc me contenter de mettre ses fouets hors d'état de
nuire.
Quinn hocha la tête, en lançant un coup d'œil furtif à Helen. Il sortit de
son manteau un long couteau au manche clair et lisse, fait peut-être d'os ou
d'ivoire, mais dont la lame n'était pas en acier. Une lame transparente.
Helen regarda de plus près. Elle était en verre, et large comme la main.
Carlston fit jouer les muscles de ses épaules.
— Prêt ?
— Oui, milord.
Quinn se redressa et son manteau retomba autour d'un fourreau attaché
à sa jambe.
Carlston tendit sa montre à Helen.
— Gardez-la-moi.
En sentant la montre à tact dans sa main, tout sembla soudain
irrévocable à Helen. Une image s'imposa à elle : le corps sans vie du comte
gisant sur le sol.
— Mais vous n'en aurez pas besoin ?
— Voici la deuxième règle à apprendre, répliqua-t-il. Pour vaincre un
Abuseur, nous devons absorber une certaine quantité de l'énergie de ses
fouets, mais le métal agit comme un conducteur et concentre cette énergie
en une décharge mortelle. N'ayez jamais de métal sur vous quand vous
affrontez une créature qui s'est suffisamment rassasiée pour former des
fouets. Autrement, vous succomberez en un clin d'œil. Les couteaux
ordinaires, les épées et les pistolets sont donc exclus.
Quinn donna le couteau de verre au comte. Helen ne pouvait détacher
ses yeux de la lame. Elle était gravée d'arabesques entourant une devise :
Deus in vitro est. «Dieu est dans le verre. »
Carlston soupesa l'arme.
— Servez-vous de votre miniature, lady Helen. Observez bien ce qui
va se passer. C'est ce que vous êtes, une Vigilante faite pour combattre les
Abuseurs.
Il se tut un instant avant d'ajouter :
— Et peut-être pour combattre un ennemi encore pire.
Elle recula. Non, elle n'était pas faite pour livrer bataille. Et elle n'était
pas une messagère du mal. Elle n'était qu'une jeune fille comme les autres.
Lady Margaret ramassa le frac de lord Carlston et le serra contre elle.
— N'essayez pas d'affronter trois fouets, dit-elle. Je vous en prie.
Il lui fit signe de la tête puis s'éloigna de la clairière à grands pas.
Quinn le suivit comme une ombre gigantesque.
— Que veut-il dire avec cette miniature ? demanda Hammond.
Helen lui montra le portrait dans sa main sans gant.
— Quand je tiens ce portrait, je vois l'énergie environnant les gens. Et
aussi celle de cette créature.
— Sans l'aide d'une lentille ? demanda lady Margaret manifestement
stupéfaite.
Elle rejoignit Helen et lança d'un ton pressant :
— Nous ne sommes pas des Vigilants, nous sommes incapables de
percevoir l'énergie. Tout ce que nous voyons, c'est deux hommes en train de
se battre. Il faut que vous me disiez ce qui se passe avec les fouets. Je vous
en prie !
Gagnée par la terreur de lady Margaret, Helen s'avança à l'orée de la
clairière. Mr Hammond se posta sur sa gauche, et sa sœur sur sa droite.
Peut-être pour l'empêcher de s'enfuir ? Non, c'était une idée absurde, née de
sa propre peur.
Carlston marcha droit vers le Pavor. La créature s'activait toujours sur
la femme, avec son tentacule plongé dans le corps affaissé et ses deux
fouets d'un bleu éclatant s'incurvant sur son dos. Cependant, Quinn ne
suivait plus Sa Seigneurie. Helen scruta les arbres et le découvrit enfin qui
prenait position furtivement près du mur.
— Quinn ne combat-il pas le Pavor, lui aussi ? chuchota-t-elle.
— Non, dit Hammond. Ce n'est pas un Vigilant, mais le Terrène de
lord Carlston.
— Comme Parker l'était pour Mr Benchley ? demanda Helen en se
rappelant ce qu'elle avait entendu sur le défunt.
Hammond la regarda d'un air surpris. La croyait-il incapable de faire
un rapprochement aussi simple ?
— Quelle est la fonction d'un Terrène ?
— Quand lord Carlston absorbe l'énergie de ces fouets, elle reste dans
son corps. Il n'a ensuite que vingt secondes au plus pour se presser de tout
son corps contre la terre pour se décharger, autrement l'énergie le rendrait
fou ou même...
— Elle peut le tuer, quand il s'agit de trois fouets, l'interrompit lady
Margaret. Si c'était la pleine lune ou la nouvelle lune, il aurait ses chances,
mais nous sommes au dernier quartier.
Elle se mordit les lèvres sans quitter des yeux la silhouette de Sa
Seigneurie avançant avec précaution à travers le sous-bois.
— Les dons d'un Vigilant sont liés aux énergies de la terre, et
ces énergies sont à leur apogée lorsque la lune est pleine ou
nouvelle, expliqua son frère.
— Mais si la créature se trouve dans une maison ou que Sa Seigneurie
est trop loin de la terre ? demanda Helen. Comment fait-il pour se
décharger, dans ce cas ?
Mr Hammond esquissa un sourire sinistre.
— Comme dit le Barde : « La prudence est le meilleur de la vaillance.»
Sa Seigneurie ne combattrait jamais une créature sans avoir un accès aisé à
la terre. Le risque serait trop grand. Quinn se tient à l'écart, car il doit être
prêt à entraîner lord Carlston sur le sol dès que le combat est fini. Il lui faut
maintenir couché son maître afin qu'il décharge dans la terre l'énergie de
l'Abuseur.
— Le maintenir couché ?
— Oui, car Sa Seigneurie se débattra pour garder l'énergie en lui.
— Pourquoi ?
Hammond secoua la tête.
— Il ne nous a jamais expliqué pourquoi.
— Mais si Quinn ne peut pas l'aider, pourquoi ne le faites-vous pas, Mr
Hammond ? Pourquoi affronte-t-il seul cette créature ?
Elle sentit une tension soudaine entre eux. Hammond lui lança d'une
voix furieuse :
— Bon Dieu, croyez-vous que cela me plaise de rester ici à regarder
sans rien faire comme un lâche ?
— Michael ! s'écria lady Margaret en se tournant vers lui.
Il baissa un instant la tête, les poings serrés, puis respira profondément.
— Pardonnez-moi, lady Helen. Sa Seigneurie a interdit à quiconque
d'approcher. Vous comprendrez pourquoi quand le combat commencera. Le
Pavor et lui vont bouger à une vitesse dont vous n'avez pas idée. Trop vite
pour qu'un homme normal puisse suivre le rythme, même un Terrène
comme Quinn. Sa Seigneurie dit que si quelqu'un essayait de l'aider, il ne
ferait que le distraire et le mettre encore plus en danger.
Il regarda de nouveau du côté du mur.
— Je serais un poids mort.
Lady Margaret posa sa main avec douceur sur le poing serré de son
frère.
— Tu l'aiderais si tu le pouvais.
Il hocha la tête, mais sa frustration était évidente.
Lord Carlston s'arrêta à deux mètres de la créature et de sa victime. Le
feu d'artifice fit briller fugitivement la lame de verre. Il devait avoir lancé
un défi à son adversaire, car le Pavor retira soudain son tentacule de la
prostituée et se retourna d'un bond, tandis que l'obscène appendice bleu-noir
rentrait en partie dans son dos. Le corps de la femme glissa contre le mur de
brique et s'effondra par terre. Vivait-elle encore ? Helen n'aurait pu le dire.
— A-t-il formé un troisième fouet ? demanda lady Margaret.
Helen serra plus fort la miniature dans sa main, comme si elle pouvait
ainsi voir plus nettement à travers le halo changeant.
— Non, je n'en vois que deux. À quoi servent ces fouets ?
— Ce sont des armes tirées de la véritable forme énergétique de ces
créatures, expliqua Mr Hammond. Si ces fouets pénètrent dans un corps
humain, ils peuvent provoquer des convulsions ou infliger des blessures
comme une épée. Ils peuvent aussi brûler la chair. C'est pourquoi Sa
Seigneurie porte des gants et des brassards.
— Pour ce qu'ils sont utiles, marmonna lady Margaret.
Le Pavor se précipita sur Carlston en dardant ses deux fouets au-dessus
de ses épaules, comme un scorpion dressant son aiguillon. Cette vision
primitive fit frissonner Helen. L'homme était plus petit et trapu que
Carlston, mais cela ne semblait pas le rendre moins rapide. Il visa la
poitrine du comte avec l'un des fouets, tandis que l'autre s'abattait avec
violence vers sa nuque. Helen retint son souffle en entendant crépiter
l'énergie à l'instant où Carlston bondit sur la gauche, esquiva le premier
coup en se baissant et tendit la main vers le second fouet rasant sa tête.
Sa main gantée l'effleura, mais sans réussir à l'attraper. Hammond avait
raison : la rapidité des deux adversaires dépassait l'entendement. Helen
vibrait de tout son corps devant la grâce et l'agilité de Carlston, comme si
elle aussi bondissait, s'inclinait et cherchait à saisir le fouet du Pavor. Elle
baissa les yeux sur la montre à tact dans son autre main.
— Comment fait-il pour voir les fouets sans sa lentille ?
— Il ne les voit pas, répondit lady Margaret d'une voix tendue. Il
recourt à ses autres sens pour les localiser. Il dit qu'il peut les entendre
bouger dans l'air, percevoir leurs mouvements et même sentir leur odeur.
— Comment ? s'exclama Helen avec incrédulité. Il essaie d'attraper ces
fouets sans les voir ?
— Oui, dit Hammond sans quitter le combat des yeux. Il doit enrouler
les deux fouets autour de son avant-bras et les maintenir, de façon à pouvoir
trancher net les armes de la créature avec la lame de verre. Ce n'est qu'alors
qu'il peut absorber cette énergie et la décharger dans la terre.
Le Pavor s'élança vers Carlston. L'espace d'un instant, le comte resta
immobile. Pourquoi ne bougeait-il pas ? s'étonna Helen. Puis elle comprit
qu'il écoutait la créature pour devancer son attaque. Soudain, il roula à terre
sur la gauche tandis que l'extrémité d'un fouet s'enfonçait dans le sol à
quelques pouces de sa tête. Il s'en était fallu d'un cheveu ! Il tenta d'agripper
l'énergie, mais elle s'était déjà rétractée à toute allure. Le Pavor s'élança de
nouveau, en dressant les deux fouets au-dessus de sa tête. Celui de
gauche jaillit vers la poitrine de Carlston, tandis que celui de droite
se balançait dans l'air en se ramassant en une boule compacte d'énergie. Sa
Seigneurie plongea sur la droite puis se jeta sur l'extrémité frémissante de
l'appendice gauche. Helen l'entendit gémir de douleur quand sa main gantée
se referma sur l'énergie bleue palpitante. Elle sentit la peur l'envahir, mais il
enroula sans hésiter le fouet autour de son poignet protégé par le brassard.
— Il a attrapé un fouet ! s'exclama-t-elle.
Son sang bouillonnait à l'idée du danger d'un tel acte.
— Dieu merci, souffla lady Margaret.
Le Pavor se débattit si violemment qu'il déséquilibra Carlston, lequel
heurta le sol à l'instant où l'autre fouet s'abattait. Il roula sur lui-même et le
dard d'énergie bleue s'enfonça dans la terre à côté de sa tête en provoquant
une explosion d'herbe et de poussière qui se fondit dans le crépitement
incessant du feu d'artifice. Carlston se releva en chancelant. Il secoua la
tête, aveuglé par le déluge de poussière, mais il n'avait pas lâché le premier
fouet. Le second jaillit du sol si vite qu'il ne put l'éviter. Comme il se
retournait, l'énergie déchira sa chemise et un flot de sang s'échappa de la
chair tailladée. Helen tressaillit.
— Non ! gémit lady Margaret.
— Il tient toujours le premier fouet, dit Helen.
Carlston vacilla puis se remit d'aplomb en tirant sur la lanière d'énergie
s'agitant frénétiquement. Voyant qu'il avait l'avantage, le Pavor donna un
coup de pied à l'épaule du comte pour tenter de se libérer. Le second fouet
s'incurva en arrière, prêt à attaquer, tandis que le tentacule se dressait
soudain derrière lui. Carlston laissa tomber son couteau et attrapa le pied de
son adversaire, qu'il tordit brutalement. Le Pavor s'effondra à plat ventre,
non sans assener un coup à la tête du comte avec le second fouet. Mais
cette fois, Carlston fut trop rapide pour lui. Il saisit le fouet et
l'inclina inexorablement, en serrant les dents dans son effort.
— Il a le second fouet ! cria Helen.
Carlston enroula la lanière frémissante autour de son poignet, à côté du
premier fouet. Puis il ramassa son couteau et trancha l'énergie vibrante des
fouets au niveau des épaules du monstre, en manquant de peu le tentacule
déjà à moitié rétracté dans son dos. Helen entendit un hurlement, mais elle
ne pouvait dire s'il provenait du Pavor blessé ou de Carlston soulevant les
fouets coupés pour enfoncer leur énergie bleu vif dans sa propre poitrine,
avec une telle vigueur qu'il en tomba à genoux. Le Pavor lui lança un coup
de pied, mais si faiblement qu'il ne put ébranler le corps tendu à se rompre
de Carlston. La créature se leva alors péniblement, haletante. Son halo avait
pâli au point de prendre la teinte bleuâtre de la lueur environnant lady
Margaret et Mr Hammond. Helen plissa les yeux tant le halo autour du
comte brillait d'un éclat intense, d'un bleu outremer brûlant d'une énergie
vibrante. À travers ce voile lumineux, elle le vit renverser la tête en
arrière et sourire au Pavor, sans lâcher son couteau de verre. Elle
n'avait jamais vu un tel sourire, qui exprimait plus que de la joie —
l'extase d'un abandon de tout l'être. L'extase de la folie. Toute limite
s'était abolie en lui, et c'était terrifiant. Le Pavor se détourna en chancelant
et s'enfuit.
— Lord Carlston a-t-il absorbé l'énergie du Pavor ? demanda
lady Margaret.
— Il... il est entouré d'une lumière bleue éclatante, balbutia Helen en
suivant des yeux la fuite du Pavor au milieu des arbres. Mais la créature
semble maintenant n'avoir qu'une énergie humaine.
— Tant qu'ils ne sont pas rassasiés, leur force vitale est pareille à la
nôtre, dit Hammond. C'est pourquoi il est si difficile de les découvrir parmi
nous.
Il scruta l'obscurité du bois.
— Quinn devrait venir. Qu'est-ce qui le retient ?
Lady Margaret fouilla les buissons du regard.
— Pourquoi n'arrive-t-il pas ? s'exclama-t-elle en enfonçant ses doigts
dans le bras d’Helen. Il faut que vous rejoigniez lord Carlston, lady Helen.
En cas d'urgence, un Vigilant peut absorber une partie de l'énergie dont un
autre s'est chargé. Vous pouvez partager la charge avec lui. Cela lui sauvera
la vie.
Helen tenta de dégager son bras. Elle n'avait aucune envie d'absorber
cette énergie déchaînée.
— Non, Margaret ! lança Hammond. Elle ne peut pas faire ça. Elle n'a
pas encore sa force de Vigilante.
— Mais Quinn est invisible. Que fait-il donc ?
Comme en réponse au cri de désespoir de lady Margaret, Quinn sortit à
toutes jambes de sa cachette, en contournant les arbres et en sautant par-
dessus les buissons avec une rapidité et une agilité stupéfiantes. Il saisit
Carlston à bras-le-corps à l'instant où le comte allait se lever, avec une telle
violence qu'ils s'affalèrent tous deux par terre. Quinn se remit le premier,
s'élança sur le corps étendu de Carlston et s'assit à califourchon sur sa
poitrine. Saisissant son poignet, il le renversa en arrière jusqu'à ce que le
couteau de verre tombe dans l'herbe, puis il pressa son genou sur le bras
du comte afin de le maintenir au sol. Alors qu'il cherchait à tâtons
le fourreau fixé à sa jambe, il relâcha sa pression. Carlston en profita pour
dégager son autre poing et frapper la mâchoire du géant, si brutalement que
Quinn bascula en arrière. Carlston tenta de se libérer complètement, mais
Quinn pressa son coude sur le visage du comte et le força à baisser son bras
s'agitant désespérément. Se jetant derechef sur le corps de Carlston, il le
plaqua sur le sol. Carlston se débattit de toutes ses forces sous le poids
impitoyable de son Terrène.
— Déchargez, milord ! lança Quinn d'une voix éperdue qu'entendit
Helen. Déchargez, ou je vais devoir utiliser la dague !
Lady Margaret pressa sa main sur sa bouche, comme si elle ne pouvait
supporter ce qu'elle-même allait demander :
— Se libère-t-il de l'énergie ?
— Non.
— Les vingt secondes seront bientôt passées, dit Hammond. Il ne lui
reste plus beaucoup de temps.
Quinn était parvenu à la même conclusion. Il sortit avec souplesse une
dague du fourreau et la brandit. Helen poussa un cri étouffé quand il l'abattit
sur la main gauche de Carlston, la clouant au sol. Le comte poussa un
hurlement et se débattit tandis que l'énergie bleue se déchaînait autour
d'eux, dans un fracas se mêlant aux détonations du bouquet final du feu
d'artifice. Quinn renversa la tête en arrière, en serrant les dents de douleur,
dans sa détermination à ne pas lâcher la dague. L'énergie vibrante finit
par exploser. Cette fois, le hurlement du comte semblait exprimer
son désespoir de voir l'énergie refluer à travers son corps et s'enfoncer dans
la terre sous les deux hommes au supplice. Au-dessus d'eux, une dernière
gerbe d'étoiles vertes, rouges et blanches se déploya sur les jardins. Des
applaudissements enthousiastes s'élevèrent dans le lointain.
— Il l'a poignardé ! s'écria Helen.
— Mais l'énergie est partie ? lança lady Margaret en agrippant son
bras. Il s'en est débarrassé ?
— Oui.
Horrifiée, Helen regarda Quinn arracher la dague de la main de
Carlston et se détacher de lui en haletant.
Le comte se cramponna à sa main blessée, tandis que les dernières
parcelles de l'énergie du Pavor disparaissaient dans la terre. Sans lâcher sa
main, il se coucha sur le côté.
Hammond poussa un soupir.
— Dieu soit loué !
— Il l'a poignardé, répéta Helen.
— Ce n'est pas toujours nécessaire, déclara Hammond en hâte. Il arrive
que lord Carlston reste suffisamment maître de lui-même pour décharger
spontanément l'énergie.
— Il me semble que son état a empiré depuis notre dernière rencontre,
dit doucement lady Margaret en jetant un regard interrogateur à son frère.
Il hocha brièvement la tête.
— Sa Seigneurie subit les conséquences de ses trois années de combat
sur le continent.
Helen en eut le souffle coupé. Se rendait-il compte que Carlston s'était
servi des mêmes mots à propos de Benchley ?
Hammond effleura l'épaule de sa sœur.
— Nous devons l'aider à se lever et à sortir d'ici. Ensuite, il
faudra retourner dans la cabane pour le dîner.
Il les guida d'un pas rapide à travers les buissons.
— Le comte va se remettre ? demanda Helen en tâchant de suivre le
rythme de lady Margaret.
— Oui, maintenant qu'il s'est débarrassé de l'énergie.
Helen hocha la tête. Elle s'efforçait de garder son calme, mais l'horreur
de ce qu'elle avait vu finit par l'emporter.
— Lord Carlston semble croire que je suis destinée à faire comme lui.
Mais comment pourrais-je combattre de telles créatures ? Je ne peux pas le
suivre sur cette voie. Son propre domestique l'a poignardé !
Elle s'arrêta abruptement, contraignant lady Margaret à l'imiter. Les
ombres du jardin semblaient entraînées dans un tourbillon vertigineux.
— C'est impossible.
Elle leva les mains, comme pour repousser ces perspectives
menaçantes.
Lady Margaret attrapa son bras.
— Vous n'avez pas le choix, lady Helen. Sa Seigneurie vous a révélé ce
monde secret parce que vous êtes une Vigilante, et que nous avons un
besoin pressant de vos talents.
Carlston s'était levé, en tenant toujours sa main blessée. Il se retourna
pour donner un ordre à Quinn, et Helen aperçut un instant son dos à travers
sa chemise en lambeaux. Une longue entaille sanglante s'étendait des
muscles de son épaule au bas de son dos, en s'entrecroisant à une autre
blessure à moitié cicatrisée. Elle détourna les yeux devant sa peau nue et sa
chair ravagée.
Quinn se dirigea vers la femme effondrée contre le mur. S'agenouillant
devant elle, il plaça un instant sa main au-dessus de la bouche de la
malheureuse.
— Elle respire encore, milord, dit-il. Il se pourrait qu'elle survive.
Il la prit dans ses bras et la souleva avec aisance.
Carlston plia sa main blessée, en retenant un cri quand la plaie s'élargit.
Le sang d'une coupure zébrant son front suintait à travers ses sourcils.
— Voilà ce que vous deviez voir, lady Helen, dit-il en essuyant le sang
de ses yeux. Bienvenue au Club des mauvais jours.
Chapitre XV

Mercredi 6 mai 1812

Tante Leonore leva les yeux de son tambour à broder, et le fin crochet
dont elle se servait resta un instant suspendu en l'air.
— Tu es bien silencieuse, Helen, dit-elle pour la troisième fois de la
matinée. Aurais-tu bu de cet épouvantable punch à l’arac, hier soir ?
Helen cessa de coudre l'ourlet d'une cravate de toile. Ou plutôt, elle
cessa d'essayer de coudre. Il lui était impossible de se concentrer sur ses
points alors qu'elle voyait en elle-même onduler des fouets bleus, s'abattre
des dagues acérées, et la folie se peindre sur le visage de lord Carlston
l'espace d'un instant terrifiant. Tout le reste semblait futile et sans
importance. Il était ridicule d'étudier des invitations ou d'ourler une cravate
pendant que des créatures immondes arpentaient les rues, déguisées en
humains. Mais que pouvait-elle faire d'autre ? Elle avait du moins pris la
précaution, lors des prières du matin, de tenir la miniature de sa mère
afin d'observer la force vitale des habitants de la maison. Leurs halos bleus
étaient tous d'une pâleur rassurante. Encore que Mr Hammond ait dit que
l'énergie des Abuseurs avait le même aspect que celle des humains tant
qu'ils n'étaient pas rassasiés, se rappela Helen. Ce n'était donc peut-être pas
vraiment rassurant, après tout.
— Non, je n'ai pas bu de punch, déclara-t-elle. Je suis juste un peu
fatiguée.
Sa tante enfonça le crochet dans la toile qu'elle brodait et tira sur le fil
de soie.
— Oui, la soirée a été longue. Mais ce Mr Hammond est un jeune
homme des plus agréables, non ? Il s'est montré si plein d'attention envers
toi.
Mr Hammond s'était certes montré plein d'attention quand ils étaient
retournés à la cabane du dîner. Sous prétexte de lui apporter un verre
d'orgeat, il lui avait servi une bonne dose de brandy, après quoi il lui avait
longuement décrit son nouveau cheval de chasse bai tandis qu'elle reprenait
son calme. Elle brûlait de l'interroger sur le Club des mauvais jours, mais il
l'en avait dissuadée en la regardant gravement de ses yeux bleus
empreints de compassion qu'accompagnait un sourire immuable.
— Vous verrez Sa Seigneurie à Almack, lui avait-il chuchoté lorsqu'ils
avaient quitté la cabane à la fin de la soirée.
Helen avait failli éclater de rire. Apparemment, lord Carlston passait
d'une lutte sans merci avec un Abuseur dans l'allée Obscure aux quadrilles
d'un bal à Almack, le tout en moins de vingt-quatre heures. Cet exploit
semblait aussi incongru que l'idée qu'elle-même puisse combattre des
démons.
Il avait dit qu'elle était une Vigilante. Elle répéta le mot en elle-même.
«Vigilante». Non, c'était trop absurde. Elle cousit un point passablement de
travers sur la cravate, en s'efforçant de ne pas penser à l'autre dénomination
qui lui avait été attribuée : «messagère du mal». Elle frissonna à cette idée,
et aussi en songeant à celui qui l'en avait informée, Mr Benchley. En fait,
elle avait rencontré deux monstres à Vauxhall.
— Oui, j'ai beaucoup apprécié Mr Hammond, reprit tante Leonore en
brodant d'un air rêveur. Il vient d'une excellente famille et possède des
terres dans le Gloucestershire.
Elle regarda Helen par-dessus le tambour, manifestement désireuse de
voir si son approbation rencontrait quelque écho. Helen continua de coudre
distraitement. Sa tante insista.
— Ne l'as-tu pas trouvé agréable ?
— Mais si, répondit Helen laconiquement.
Comprenant que le débat était clos, tante Leonore mit un autre sujet sur
le tapis :
— Lady Jersey s'est montrée si généreuse, hier soir. Je crois vraiment
qu'elle a décidé que tu serais sa favorite pour cette saison. C’est très flatteur.
Quand je lui ai parlé de la disparition de notre servante, elle a compati de
tout cœur. Elle nous a même proposé une de ses propres servantes.
L'attention d’Helen s'éveilla.
— Une de ses propres servantes ?
Lady Jersey avait été de connivence avec lord Carlston pour la faire
venir aux jardins de Vauxhall. Sa proposition était certainement encore une
idée du comte. Mais pourquoi voulait-il faire entrer une servante dans sa
maison ? Elle ne voyait que deux raisons possibles : pour la protéger ou
pour l'espionner. Cette dernière hypothèse menait à des réflexions peu
agréables. Se pourrait-il qu'il ait enlevé Berta afin de la remplacer par
une espionne à sa solde ? Un tel plan paraissait bien compliqué, mais elle
connaissait si mal ce monde clandestin qu'elle ne pouvait même pas
entrevoir les vrais motifs du comte. Il semblait passablement impitoyable.
En fait, tous les membres du Club des mauvais jours semblaient
impitoyables, à commencer par ses chefs du ministère de l'Intérieur. Helen
regarda sans la voir la toile dans ses mains, atterrée à l'idée d'une telle
corruption à un si haut niveau. Le gouvernement avait fait le silence sur
l'implication de Benchley dans les crimes de la route de Ratcliffe, et on ne
pouvait nier que le comte fût complice par son propre silence et aussi par
son indulgence envers ce fou. Le frère d’Helen disait toujours qu'on pouvait
juger un homme d'après ses fréquentations. Si c'était vrai, il était impossible
de faire confiance à lord Carlston. Pourtant, il avait paru lui-même horrifié
par les aveux de Benchley. Et malgré l'horreur de cette scène, Helen
devait convenir qu'il avait été grisant de le voir combattre le Pavor avec une
telle bravoure.
L'espace d'un instant, Helen fut obsédée par la vision des deux fouets
bleu vif se ployant dans l'air et du tentacule immonde s'enfonçant dans la
poitrine de cette malheureuse. Elle pressa sa main sur sa bouche pour
étouffer un cri d'horreur. Son monde avait perdu toute stabilité. La terre
ferme avait cédé la place à un abîme de questions et de terreurs sans fin.
— J'espère vraiment que la servante de lady Jersey conviendra, dit
tante Leonore. De toute façon, je vais devoir l'engager. Nous ne pouvons
nous permettre d'offenser une protectrice d'Almack. Mais quel ennui que
Berta se soit enfuie ainsi avant ton bal. Elle nous a mis dans une situation si
difficile.
— Et si elle ne s'était pas enfuie, ma tante ? hasarda Helen. Si elle avait
été enlevée ?
— Quelle imagination débridée ! Si elle avait été enlevée, je suis sûre
que quelqu'un aurait vu quelque chose. Nous sommes au cœur de Mayfair,
voyons !
Helen posa la cravate. Quelqu'un avait bel et bien vu quelque chose : le
petit valet des Holyoakes. Il avait parlé à Philip de l'équipage d'un homme
du monde. Peut-être se souviendrait-il d'autres détails. Elle pourrait
l'interroger, au lieu de se torturer avec des questions sans réponse.
— Je pense que j'ai besoin de prendre l'air, ma tante. Pourrais-je aller
marcher un peu avec Darby ?
— Je croyais que tu étais fatiguée, répliqua sa tante d'un air
désapprobateur. Tu ferais mieux d'aller te reposer dans ta chambre. Il ne
faudrait pas que tu manques tes dernières danses ce soir.
Helen secoua la tête.
— Non, je n'ai pas besoin de me reposer mais de prendre l'air. Je vous
en prie, ma tante.
— Pas pour longtemps, alors. J'ai demandé à Mr Templeton de venir
avant midi te faire répéter tes pas.
Helen hocha la tête, bien qu'elle ne fût guère d'humeur à prendre un
cours de danse.
— Et mets ta pelisse chaude, ajouta sa tante en regardant par la fenêtre
la rue ensoleillée. La journée paraît agréable, mais je crois qu'il fait glacial.
Elle se pencha de nouveau sur sa broderie.
— Il ne manquerait plus que tu prennes froid juste avant de faire tes
débuts à Almack.
Vingt minutes plus tard, Helen et Darby pouvaient confirmer qu'il
faisait vraiment glacial. Un vent mordant s'insinuait sous la pelisse de laine
rouge d’Helen et bousculait le chapeau de paille de Darby tandis qu'elles
longeaient Curzon Street pour gagner Berkeley Square, où habitaient les
Holyoakes.
— Voyez-vous une de ces créatures, milady ? chuchota Darby.
Elle rajusta son chapeau et rattacha prestement les rubans jaunes sous
son menton, en observant une imposante matrone en manteau rose saumon
marchant sur le trottoir.
— Cette femme en est-elle une ?
Helen secoua la tête. Elle avait un peu le vertige. Avant de partir, elle
avait glissé la miniature sous le poignet boutonné de son gant gauche, tout
contre sa peau. Du coup, tous les passants de cette rue animée lui
apparaissaient environnés d'un halo bleu pâle. Cette vision était rassurante
mais s'accompagnait d'une douleur lancinante derrière ses yeux, comme si
l'on arrachait quelque chose sous son crâne.
Darby fit la moue.
— Je trouve injuste que les gens vaquent à leurs affaires sans se douter
que ces créatures sont parmi eux.
Elle redressa les épaules, comme si cette idée lui donnait la chair de
poule sur la nuque.
Helen attendit qu'un officier en uniforme rouge soit passé pour
répliquer :
— Pensez à ce qui arriverait si tout le monde connaissait
leur existence. On reviendrait au temps de la chasse aux sorcières.
Elle regarda un jeune gentleman corpulent sortant de chez un
marchand de chaussures, baigné d'une clarté bleu pâle.
— Ces créatures sont semblables à nous en apparence, Darby. Ce qui
signifie que n'importe qui pourrait être un Abuseur — votre mari, votre
femme, votre frère, votre ami. La discorde régnerait, la populace attaquerait
la moindre personne suspecte. Nous pourrions même avoir une Terreur,
comme en France.
Helen s'humecta les lèvres. Elle était arrivée à la triste conclusion
qu'elle ne pouvait parler des Abuseurs à personne, ce qui ajoutait à son
accablement. À personne, sauf Darby.
— Nous devons garder le silence à leur sujet. Vous
comprenez pourquoi, n'est-ce pas ?
— Bien sûr, milady, assura Darby en se frottant le front. Mais je ne
comprends pas pourquoi vous devriez les combattre. Pardonnez-moi, mais
qui peut s'attendre à ce qu'une jeune dame combatte des démons ?
— Des gens aux abois, je pense. D'après lord Carlston, il n'y a que huit
Vigilants dans tout le pays.
— Ce n'est pas une raison. Les démons sont du ressort de l'Église, pas
d'une jeune fille de dix-huit ans.
Helen agrippa le bras de la femme de chambre.
— Vous êtes bien bonne de me croire si aisément.
Darby posa fugitivement sa main sur celle d’Helen.
— Ma mère disait que nos yeux ne voyaient qu'une petite partie de la
réalité. Vous ne m'avez jamais menti, milady, et j'ai vu ce dont vous étiez
capable quand vous attrapiez ce coffret au vol ou quand vous lisez sur les
visages.
Elle secoua la tête.
— Malgré tout, c'est de la folie de penser que vous puissiez vous battre
comme un homme. Si j'étais vous, milady, je me tiendrais à distance de lord
Carlston et de ses pareils.
— Ce n'est pas si facile, dit Helen. Même si je le regrette.
Elle ne pouvait oublier ce qu'elle avait vu, ni l'espoir que ses dons
avaient éveillé.
Tandis qu'elles continuaient leur marche, Helen glissa un doigt sous
son gant pour écarter un peu la peau de chevreau rouge. Peut-être son mal
de tête venait-il de la pression excessive de la miniature sur sa peau. À
moins que son usage ne fût limité dans le temps. Au bout de quinze
minutes, elle provoquait une migraine lancinante.
Elle aperçut du coin de l'œil une forme sombre et sinueuse. Sentant
soudain comme des poignards minuscules cribler son crâne, elle se
retourna.
De l'autre côté de la rue, un homme entre deux âges aux joues très
rouges était sorti d'une maison en compagnie de deux amis. Sa force vitale
était nettement plus brillante que leurs halos bleuâtres. Vibrant d'énergie, un
tentacule violet foncé émergeait de son dos à travers son habit vert à la
mode et ondulait autour de l'épaule d'un de ses compagnons. Il était en train
de se nourrir. Helen s'immobilisa, pétrifiée d'angoisse, tandis que
l'immonde appendice aspirait la force vitale du jeune homme se déversant
en un filet d'énergie pâle, comme si une bouche la suçait
avidement. Pourtant le jeune homme ne donnait aucun signe de souffrance
ou d'affaiblissement. Au contraire, il fronçait les sourcils en développant
avec vigueur un argument. Manifestement, la créature à son côté n'avait pas
entrepris de se rassasier comme celle de Vauxhall, ce qui ne l'empêchait pas
d'aspirer l'énergie de victimes inconscientes, comme une mouche soupant
d'un peu de miel répandu. Les trois hommes descendirent les marches du
perron, tandis que le tentacule continuait son mouvement obscène de
succion.
L'Abuseur se tenait entre ses deux amis. Une jeune servante approcha,
son panier à la main. Sans même paraître la remarquer, il tendit son
tentacule et le fit glisser sur son corsage en caressant la courbe de ses seins
au passage. Il souriait. Helen fut prise d'un haut-le-cœur. Un sentiment
nouveau se mêlait à son horreur. Une voix chuchota en elle : «Fais quelque
chose, fais quelque chose.» Elle recula. Elle ne pouvait rien faire.
— Seigneur, vous en avez vu un, pas vrai, milady ? murmura Darby.
— Cet homme, là-bas, au milieu.
— Mais c'est un gentleman !
— Je vous avais dit que cela pouvait être n'importe qui.
L'Abuseur regarda soudain dans la direction d’Helen et les sourcils de
son visage rouge se froncèrent, comme s'il sentait qu'elle voyait sa forme
véritable. Poussant un cri étouffé, Helen agrippa le bras de Darby et
l'entraîna d'un bon pas. Elle chercha à tâtons la miniature sous son gant et
réussit enfin à la sortir. Aussitôt, les halos bleus se dissipèrent, de même que
la migraine lancinant son crâne. Elle ferma un instant les yeux, soulagée
d'être délivrée d'un coup de la douleur oppressante.
Elles parvinrent au coin où Curzon Street bifurquait vers Berkeley
Square. Helen se risqua à regarder par-dessus son épaule. L'Abuseur s'était
de nouveau tourné vers ses amis inconscients. Ils s'avancèrent
nonchalamment dans l'autre direction, en s'arrêtant pour laisser passer un
vieux monsieur. Oserait-elle entrevoir une autre scène terrifiante ? Le cœur
battant, elle pressa le portrait sur sa peau puis le relâcha, en gardant dans
son esprit la vision répugnante d'un tentacule violacé se tendant vers le halo
bleuâtre du vieillard.
Helen et Darby ne tardèrent pas à arriver en face de la maison des
Holyoakes sur Berkeley Square.
— Vous êtes certaine de ne pas vouloir rentrer, milady ? s'inquiéta
Darby. Vous n'avez vraiment pas bonne mine.
Helen secoua la tête, quoiqu'elle fût encore sous le choc de cette
rencontre avec un Abuseur. Assister au combat de Carlston contre un Pavor
à Vauxhall n'avait vraiment rien à voir avec ce genre de rencontre avec une
créature marchant dans les rues comme un homme normal, en se
nourrissant des passants alentour.
— Puisque nous sommes ici, autant essayer de parler avec ce petit
valet, déclara-t-elle en s'efforçant de se montrer pragmatique.
Derrière elles, le grand jardin clos occupant le centre de la place était
rempli de gens qui avaient bravé le froid pour pouvoir se promener sous le
faible soleil. Helen regarda par-dessus son épaule. Des bonnes d'enfant
criaient des avertissements à des bambins bien emmitouflés, des dames
flânaient bras dessus bras dessous en conversant, une jeune fille à la robe
peu seyante chantait une ballade sentimentale en proposant des feuillets de
chansons à quelques spectateurs. Derrière la chanteuse, Helen aperçut
de l'autre côté de la place le salon de thé chez Gunter. Deux
hommes, nonchalamment appuyés à la grille, dégustaient la célèbre
glace de la maison.
Chacun d'entre eux pouvait être un Abuseur.
Elle se retourna, en refusant d'écouter la petite voix en elle lui disant de
sortir la miniature de son réticule afin de contrôler la force vitale de tous ces
gens. Une rencontre lui suffisait. D'ailleurs que pourrait-elle faire, si elle
découvrait un autre Abuseur ?
Elle frotta ses mains gantées et fronça les sourcils en voyant la porte
close de la demeure des Holyoakes.
— Peut-être ferais-je mieux de demander carrément à parler au petit
valet. Nous allons mourir de froid si nous attendons qu'il sorte.
— Non, milady. De quoi aurez-vous l'air, si vous faites une
telle demande aux maîtres de maison ?
Darby avait raison. Elle ne connaissait pas les Holyoakes et un
comportement aussi singulier n'avait aucune chance de réussir.
Évidemment, elle pourrait présenter sa carte et expliquer ses motifs. Une
semblable démarche serait encore très insolite, mais peut-être l'inviterait-on
à entrer pour parler au jeune garçon. Toutefois, elle n'avait pas envie de
l'interroger devant son employeur ou un domestique de rang supérieur, car
ce serait le plus sûr moyen pour ne rien apprendre de neuf. Malgré tout,
attendre ici l'apparition du petit valet était aléatoire.
Darby rajusta son bonnet.
— Laissez-moi demander à la cuisine.
— Mais vous non plus, vous ne connaissez personne ici.
— Il vaut la peine d'essayer, vous ne croyez pas, milady ?
Malgré ses doutes, Helen hocha la tête et elles traversèrent la rue.
L'escalier de pierre descendant vers la cour du sous-sol était gardé par
une grille de fer et un petit terrier blanc et brun assis sur la deuxième
marche. Le chien se leva à leur approche en dressant sa queue brune, encore
incertain d'avoir affaire à des amis ou des ennemis.
— Bonjour, petit chien ! lança Helen.
Le terrier remua la queue sans conviction. Il était trop gros et trop vif
pour être l'un de ces malheureux chiens assez petits pour entrer dans la roue
actionnant la broche au-dessus du feu, qu'ils devaient faire tourner jusqu'à
épuisement. C'était plutôt un animal de compagnie, à moins qu'il ne fût
chargé de chasser les rats.
— Il a l'air gentil, dit Helen. Je pense qu'il vous laissera passer.
Darby s'approcha de la grille.
— Je ne sais pas, milady. Ces petits terriers peuvent vous mordre
cruellement.
— Ne lui montrez pas votre peur, conseilla Helen mais trop tard.
Le chien s'était fait son opinion. Poussant des aboiements stridents qui
faisaient tressauter son petit corps, il se dressa contre la grille d'un air
indigné en voyant la main de Darby sur le loquet.
Elle la retira en hâte.
— Peut-être préférez-vous passer la première devant lui,
milady, déclara-t-elle d'un ton lourd de sous-entendus.
— Tais-toi, Rufus ! cria une femme sans parvenir à arrêter
les aboiements. Rufus, espèce de sale cabot ! Ferme-la !
Rufus se calma et trotta en bas de l'escalier, non sans lancer un dernier
regard furibond à Darby, son travail effectué. Une femme replète, au visage
rougi par la chaleur, leva les yeux du fond de la cour du sous-sol. Son
épaisse chevelure grise était maintenue en arrière par le foulard typique des
cuisinières.
— Oh, je savais pas qu'y avait quelqu'un. Je croyais que ce petit coquin
faisait encore du tapage.
En voyant Helen, elle esquissa en hâte une révérence.
— Vous êtes perdue, madame ?
— Non, je voudrais parler au petit valet des Holyoakes.
— Thomas, madame ? Ce garnement a-t-y fait une bêtise ?
— Non, pas du tout.
La femme tordit un linge dans sa main.
— Vous voulez aller à la porte d'entrée, madame ?
— Non, je préfère l'attendre ici.
Après une nouvelle révérence, la femme disparut dans le sous-sol.
— Vous frissonnez, milady, dit Darby.
Elle s'avança pour protéger Helen contre le vent puis demanda à voix
basse :
— Croyez-vous vraiment que ce Club des mauvais jours ait fait enlever
Berta ?
— Je l'ignore, mais après ce que j'ai vu hier soir, je pense qu'ils
n'auraient aucun scrupule à faire disparaître une servante.
Elles se turent en entendant du bruit à leurs pieds. Baissant les yeux,
elles constatèrent qu'un garçon blond d'une dizaine d'années, vêtu d'une
élégante livrée bleue, était entré dans la cour en compagnie de Rufus.
— Reste ici, dit-il au chien avant de monter l'escalier quatre à quatre.
Elles reculèrent tandis qu'il ouvrait la grille puis s'avançait vers Helen
et s'inclinait devant elle avec une dignité exemplaire.
— Vous avez demandé à me voir, milady ?
— Vous savez qui je suis ?
— Lady Helen Wrexhall, d’Half Moon Street, dit-il en
tentant vainement de réprimer un sourire. Je vous ai vue chez
Hatchards, milady. Vous lisiez les livres de physique pendant que
j'attendais lady Holyoakes.
Helen se mordit la lèvre. Il lui arrivait souvent de lire un ouvrage
scientifique dissimulé dans un volume de poésie à la librairie.
— Vous ne le direz à personne, n'est-ce pas, Thomas ?
— Non, milady, assura-t-il en souriant de plus belle.
— Thomas, vous savez probablement ce qui m'amène.
Il hocha la tête d'un air grave.
— Votre servante.
— C'est exact. Je sais que mon valet de pied, Philip, vous a déjà parlé,
mais j'espérais que vous pourriez vous souvenir d'autres détails.
Thomas regarda fixement le sol.
— Je ne sais pas, milady. Peut-être.
Darby fit claquer sa langue.
— Je sais reconnaître un vaurien qui a une faute à se reprocher, milady.
Tu sais quelque chose depuis le début, pas vrai, mon garçon ?
Thomas leva les yeux. Sa peau claire avait rougi. Il avait vraiment une
faute à se reprocher. Helen sentit monter son excitation.
— Tu aurais dû dire à Philip tout ce que tu as vu, déclara Darby en
croisant les bras. Cela fait maintenant une semaine que la pauvre Berta a
disparu.
— C'est bien, Darby.
Helen s'accroupit devant Thomas.
— Philip est un vrai géant, n'est-ce pas ? Et pas très patient.
— Il n'arrêtait pas de me secouer, milady, il me faisait peur, marmotta
Thomas en frissonnant avec ostentation.
Darby ricana.
— Si, c'est vrai, ajouta-t-il d'un ton de défi.
— Tu as dû essayer de te ficher de lui, dit-elle. Philip ne supporte pas
les petits morveux insolents.
Elle se pencha vers lui.
— Et ma maîtresse non plus.
— Darby, je vous en prie, dit Helen.
Elle sourit d'un air rassurant au jeune page.
— Donc, vous lui avez parlé de cette voiture ?
— Oui, milady, mais il a dit qu'il me donnerait une raclée si j'essayais
de le mener en bateau. Comme son regard ne me disait rien qui vaille, j'ai
filé.
— Mais vous avez vu autre chose, n'est-ce pas ?
— C'est le moment de vider ton sac, intervint Darby. Ne raconte pas de
blagues.
Helen leva les yeux sur sa femme de chambre. Où avait-elle appris un
tel langage ?
Thomas lança à Darby un regard aussi furieux que dédaigneux.
— Je ne suis pas un menteur.
— Dans ce cas, qu'est-ce que tu attends pour dire la vérité à madame ?
Il plissa les yeux puis se tourna de nouveau vers Helen.
— Je n'ai pas grand-chose à dire, milady. La voiture s'est arrêtée dans
Berkeley Street à l'instant où passait votre servante...
— Elle faisait une course pour Mrs Grant, milady, murmura Darby.
— Oui, je sais.
Helen fit signe à Thomas de continuer.
— Le dessous de la voiture était couvert de boue, comme si elle venait
de loin. Je n'ai pas vu qui était dedans et elle n'avait pas de signes
distinctifs, mais j'ai vu des malles attachées à l'arrière. Il y avait des
armoiries sur Tune d'elles.
— Les as-tu reconnues ?
Il secoua la tête.
— Non, désolé, milady.
— Peux-tu les décrire ?
— L'écu avait des chevrons bleus et jaunes, dit-il en dessinant des
triangles dans l'air. Et deux licornes de chaque côté.
Il leva les mains pour imiter des sabots dressés.
Helen ne reconnut pas plus que lui ces armoiries, mais les deux
supports indiquaient qu'elles appartenaient à un pair. Elles devaient figurer
dans l'armorial de son oncle. Enfin un fait au milieu de tant de suppositions.
— Et que s'est-il passé ensuite ?
— Que voulez-vous dire, milady ?
— Avez-vous vu Berta, ou quelqu'un est-il sorti de la voiture ? Berta se
serait-elle approchée ?
— J'allais chercher un paquet chez le papetier de la rue et je suis entré
dans sa boutique. Quand je suis sorti, la voiture était partie. Et je n'ai pas vu
non plus votre servante.
— Et elle n'est jamais rentrée à la maison, milady, ajouta Darby. J'ai
interrogé tous les autres domestiques, et personne ne se souvient de l'avoir
vue après lundi matin.
Rufus se mit à aboyer dans la cour. Ils baissèrent tous les yeux.
— Va-t'en, idiot de chien, lança la cuisinière en écartant du pied le
terrier qui tournait autour d'elle.
Elle regarda en haut de l'escalier.
— Thomas, Sa Seigneurie a besoin de toi.
— Je vous prie de m'excuser, milady, mais je dois y aller, dit Thomas
en s'inclinant, la main sur le loquet.
— Attendez.
Helen ouvrit son réticule pour chercher une pièce. Quand ses doigts
touchèrent la miniature, des halos bleuâtres brillèrent aussitôt autour du
corps fluet du garçon et des formes généreuses de Darby. Elle cligna les
yeux pour échapper à la migraine et se hâta de prendre une pièce.
— Merci, Thomas, dit-elle en lui glissant la pièce dans la main. Votre
aide m'a été précieuse.
Il regarda un instant la pièce puis la lui rendit.
— Non, merci, milady. Je ne veux pas tirer profit de la disparition
d'une malheureuse. Ce ne serait pas bien.
S'inclinant de nouveau, il descendit l'escalier du sous-sol, où Rufus
salua son arrivée par des aboiements stridents et des pirouettes joyeuses.
Elles retournèrent en hâte et en silence à Half Moon Street. Darby
semblait perdue dans ses pensées, et Helen brûlait d'aller consulter
l'exemplaire de l'armorial de Debrett que possédait son oncle. L'ouvrage
contenait des planches en couleurs présentant toutes les armoiries du pays.
Elle saurait bientôt qui était le propriétaire de la malle.
Était-ce Carlston ? À cette idée, Helen pressait le pas, dans son désir
non seulement de connaître la vérité mais de mettre le comte hors de cause.
Elle n'avait encore rencontré que deux Vigilants — Sa Seigneurie et Mr
Benchley —, et ni l'un ni l'autre n'avait semblé être un modèle de moralité.
Toutefois, elle se rendait compte maintenant qu'elle avait voulu croire que
lord Carlston, contrairement à son ancien instructeur, avait encore une
conscience. Si elle découvrait qu'il avait en fait enlevé Berta afin d'avoir le
champ libre pour sa propre créature, cela signifierait qu'un Vigilant ne
possédait vraiment aucun sens moral. Et elle n'avait pas envie de devenir
ainsi.
De retour chez elle, Helen dut affronter une série de contretemps. Son
oncle avait décidé de passer l'après-midi dans sa bibliothèque pour
s'occuper de paperasseries en retard, et Mr Templeton l'attendait déjà dans
le salon pour rafraîchir ses souvenirs du répertoire des danses d'Almack. Au
bout d'une heure de cette séance, elle vit son oncle partir pour son club.
Cependant, il lui fallut patienter encore une heure avant que Mr Templeton
la déclare prête pour la soirée et s'en aille après l'avoir exhortée
une dernière fois à ne pas devancer l'appel du meneur du quadrille. Elle fut
enfin libre de se rendre discrètement dans la bibliothèque.
Elle trouva l'armorial de Debrett sur l'étagère du bas de la vitrine
couvrant tout un mur. Se mettant à genoux, elle ouvrit la couverture de cuir.
L'édition datait de 1802 et était donc périmée, mais Helen était presque sûre
que le propriétaire de la malle n'était pas un nouveau pair. Elle feuilleta les
planches en couleurs illustrant les armoiries des ducs. Aucune ne
correspondait à la description de Thomas. Il en allait de même des marquis.
Prise d'un pressentiment funeste, elle passa à la première planche
consacrée aux comtes. Son doigt glissa sur les noms de Shrewsbury,
Derby, Suffolk, Pembroke. Elle tourna la page. Cholmondeley,
Ferrers, Tankerville. Son doigt se figea. Carlston. Des chevrons bleus
et jaunes avec deux licornes en supports.
Elle tourna encore une page, comme s'il pouvait y avoir un autre écu
bleu et jaune supporté par des licornes. Elle parcourut le reste des comtes,
en passant par le blason rouge et or de sa propre famille, puis continua avec
les vicomtes et les barons. Mais il n'existait évidemment qu'un seul blason
présentant cette configuration bleu et jaune particulière. Elle revint en
arrière. La devise des Carlston ornait une banderole sous l'écu : En suivant
la vérité*.
Helen poussa un long soupir. La vérité, en effet. C'était la voiture du
comte qui se trouvait dans Berkeley Street, et il était difficile de croire en
une coïncidence. Bien sûr, elle l'avait toujours soupçonné d'être mêlé à cette
affaire. Ses soupçons avaient d'abord paru sans motif, mais maintenant
qu'ils s'étaient transformés en certitude elle avait l'impression d'avoir fait
une perte. Elle referma le livre avec lenteur et le rangea dans la vitrine.
Chapitre XVI

— Ce n'est pas vraiment somptueux, n'est-ce pas ? souffla Millicent à


l'oreille d’Helen lorsqu'elles pénétrèrent dans la vénérable salle de bal
d'Almack.
Helen observa la vaste salle bondée. Son décor était en effet des plus
sobres : deux énormes miroirs, trois lustres, des médaillons classiques le
long des murs, un simple parquet. À travers la foule mouvante, elle entrevit
la salle à manger et la salle de jeu, qui paraissaient tout aussi Spartiates.
L'orchestre du moins était imposant. Installé dans une galerie soutenue par
des colonnes dorées, il jouait avec entrain l'air de Juliana.
— La salle aurait besoin d'un coup de peinture, répondit Helen en
chuchotant. Et d'un supplément de beautés masculines.
Millicent eut un rire étouffé, qui exprimait autant son excitation
nerveuse que son amusement.
Helen comprenait son excitation. La salle était pleine d'une énergie
vibrante qui faisait battre plus fort son cœur et lui donnait envie de bouger.
Peut-être était-ce le rythme de la musique, ou l'abandon des danseurs
pivotant en se tenant les mains. Elle examina les spectateurs de la scène. À
deux reprises, son regard fut attiré par un grand homme brun, mais aucun
n'était lord Carlston.
Elle n'avait pas encore décidé ce qu'elle allait dire à Sa Seigneurie,
mais elle avait résolu en tout cas de lui parler de Berta à la première
occasion. Il le fallait. Néanmoins, elle ne pouvait réprimer une envie secrète
d'oublier qu'elle avait vu son blason dans l'armorial.
— Nous ne pouvons pas rester sur le seuil, mes enfants, dit
tante Leonore dans leur dos. Entrez, entrez !
Elle battit des mains et les conduisit dans un petit espace libre le long
du mur.
— Voilà qui fera l'affaire, en attendant que nous ayons trouvé une
meilleure place.
Helen en profita pour observer de nouveau la foule. Cette fois, elle
aperçut la silhouette dégingandée du duc de Selburn. Andrew n'était pas
avec lui, bien sûr. Son frère avait décrété qu'il trouvait Almack très peu
amusant. Elle n'avait revu aucun des deux hommes, depuis Hyde Park, et il
était très possible que le duc s'abstienne de la saluer après l'inconvenance
dont elle avait fait preuve. Cette pensée la déprimait beaucoup. Il conversait
avec une jeune femme tranquille en jaune pâle. Annabella Milbanke, une
cousine de Caro Lamb. Plutôt jolie, dans le genre réservé et silencieux.
Helen reprit résolument ses investigations. Carlston était invisible. Soit
il n'était pas encore arrivé, soit il se trouvait dans la salle de jeu. Elle avait
conçu un plan très simple. Elle lui demanderait s'il avait enlevé Berta, et
quand il répondrait que non — car ce serait certainement sa réponse, qu'il
fût innocent ou coupable —, elle tenterait de percer son masque
impénétrable. Évidemment, la suite était un peu moins claire, surtout si elle
découvrait qu'il était coupable. Au moins, le nombreux public du bal devrait
assurer sa sécurité.
Retirant subrepticement la miniature de son réticule de soie, elle la
pressa sur sa peau nue, en haut de son gant. Un halo bleu pâle environna
d'un coup tous les assistants. L'effet était surprenant, mais pour le reste tout
était normal. Elle ne put retenir un petit rire. Depuis quand était-il normal
de voir la force vitale des gens ? Elle rangea la miniature dans son
minuscule sac du soir, qu'elle laissa pendre à son poignet au bout de son
ruban de soie verte.
— Mes enfants, j'aperçois lady Jersey. Il faut aller la saluer, déclara
tante Leonore en les entraînant derechef.
Elles passèrent devant les danseurs. Un long cortège de couples
attendait que la dame en première ligne, une petite brune aux joues rouges
et au sourire entendu, rejoigne le second danseur et s'empare de ses mains
pour décrire avec lui un cercle tourbillonnant. La danse était une «juliana» à
figure unique, nota Helen, ravie de l'avoir identifiée si vite. Mr Templeton
aurait été fier d'elle.
— Une «juliana» à figure unique, chuchota Millicent un instant plus
tard. Dommage que nous l'ayons manquée.
Helen hocha la tête d'un air déçu et suivit tante Leonore et lady
Gardwell à travers la foule. Tous les hommes portaient les vestes sombres et
les culottes noires ou en satin pâle exigées par le club, de sorte que seules
les dames apportaient une note de couleur. Du moins les plus âgées, avec
leurs soies éclatantes. La plupart des jeunes femmes préféraient des blancs
ou des crèmes diaphanes, en dehors d'une minorité, à laquelle appartenait
Helen, osant une couleur plus vive. Elle baissa les yeux sur sa robe vert
clair, toujours ravie de son choix. Tante Leonore avait jugé son décolleté
insuffisant et avait été jusqu'à suggérer de rembourrer avec de la cire
l'élégant corsage plissé. Helen avait refusé. Lors d'un bal où régnait une
chaleur excessive, un mois plus tôt, elle avait vu le résultat d'un tel
subterfuge. Une contredanse pleine d'entrain avait fait glisser le
rembourrage d'une jeune fille, tandis qu'une autre avait taché horriblement
son corsage en s'approchant du feu. Helen aimait encore mieux passer pour
maigre que de voir fondre sa poitrine.
Lorsqu'elles traversèrent la salle, une odeur écœurante de lavande fit
larmoyer Helen. Elle avait délibérément ignoré la cacophonie des parfums
— jasmin fade, rose artificielle, santal capiteux —, mais la lavande était
particulièrement agressive. Elle n'avait encore jamais remarqué ainsi la
puissance des fragrances. Était-ce un autre don des Vigilants ? Dans ce cas,
il était vraiment pénible. Elle repéra la source de l'affreuse odeur : une
matrone trônant non loin de là sur une des banquettes disposées autour de la
salle. Ces places très recherchées étaient occupées pour la plupart par des
mères pleines d'espoir regardant avec attention le bal en échangeant force
commentaires. Helen sentit sur elle leurs yeux perçants. Un chuchotement
s'éleva sur son passage — « quarante mille livres » — et son ouïe nouvelle
de Vigilante lui permit d'entendre la réplique acerbe : « de quoi faire oublier
les ombres du passé».
Elle respira un grand coup. Après les récents événements, le passé
honteux de sa mère avait été effacé par la découverte que lady Catherine
était une Vigilante. Même si cette révélation n'avait pas expliqué son
infamie, elle suggérait du moins une autre hypothèse que l'espionnage. Une
hypothèse qui peut-être n'avait rien d'ignominieux. Cette pensée avait
réconforté Helen, pendant les longues heures sans sommeil de la nuit
précédente. De même qu'une autre pensée, qui lui donnait un peu
d'espoir pour la nature de Sa Seigneurie : peut-être la comtesse, sa
femme, était-elle en fait un Abuseur, qu'il avait donc fallu supprimer. Ce qui
expliquerait le silence entourant cette disparition et la conviction de lady
Margaret qu'il était innocent. Toutefois, seul lord Carlston était en mesure
de confirmer ces deux hypothèses, alors qu'elle-même s'apprêtait à l'accuser
de rapt.
Lady Jersey les vit approcher et interrompit aimablement sa
conversation pour recevoir leurs révérences.
— Je suis ravie de vous revoir, dit-elle à tante Leonore et Helen.
Vauxhall était tellement revigorant, n'est-ce pas ?
Ses yeux s'attardèrent un instant sur Helen, qui aperçut comme un
sourire complice dans leurs profondeurs agitées. Puis elle se tourna vers
Millicent et sa mère.
— Lady Gardwell et Miss Gardwell. Quel plaisir de vous accueillir ici.
Elle observa un instant l'assemblée.
— Eh bien, je connais deux charmants jeunes gentlemen
qui adoreraient faire la connaissance de lady Helen Wrexhall et de Miss
Gardwell. Permettez-moi de les appeler et de vous les présenter.
C'est ainsi que commencèrent deux heures de danse ininterrompues.
Helen et Millicent eurent toutes deux un grand nombre de jeunes cavaliers
empressés et dansant à merveille, ce qui était fort agréable. Helen oublia
lord Carlston et son monde brutal tandis qu'elle serrait de fermes mains
d'homme, éclatait d'un rire essoufflé et poursuivait un gentleman autour
d'un cercle de danseurs battant des mains, avant d'être poursuivie à son tour.
Elle croisa Millicent lors d'une chaîne des dames et répondit à son sourire
enchanté. Tout se passait si naturellement. Elle connaissait les règles de ce
monde, elle savait ce qu'elle était censée faire et qui elle était censée être. Il
n'y avait pas de mystères sinistres ni de violences déchaînées. Elle avait
l'impression d'être de nouveau en pleine lumière.
Bien entendu, une telle perfection ne pouvait durer. Lors du troisième
quadrille, Helen eut pour cavalier Mr Carrigan, un homme courtaud au
visage insignifiant, qui avait manifestement rembourré ses épaules et
semblait incapable de se tirer même des pas les plus simples. À la fin, elle
fut contrainte d'attraper ses mains s'agitant en tous sens et de le mettre elle-
même en position pour la promenade. Elle était tellement mortifiée qu'elle
en avait des démangeaisons, ce qui était très gênant car elle ne
pouvait guère se gratter en dansant. Tandis qu'elle l'entraînait au milieu des
autres couples, elle aperçut Selburn, dont le sourire compatissant la
réconforta. Malgré son comportement au parc, il semblait toujours la
considérer comme une amie. Elle répondit à son sourire, mais dut corriger
aussitôt la pirouette de son partenaire affolé. Quand elle releva les yeux,
Selburn s'était éloigné.
Elle fut soulagée quand le quadrille s'acheva et que Mr Carrigan la
rendit à sa tante en s'inclinant nerveusement.
— Comment de tels personnages peuvent-ils être admis ici ? lança
tante Leonore tandis qu'il se retirait en hâte.
Elle ajouta en pinçant encore davantage les lèvres :
— Oh, non, regarde qui est arrivé. Comment diable a-t-il obtenu son
entrée ?
Lord Carlston se dirigeait vers elles. La culotte de satin et la veste
noire de rigueur lui seyaient : il n'avait aucun besoin de renforcer ses
épaules ou ses mollets. Helen se détourna, de peur de révéler l'intensité de
son attention, et aperçut de nouveau le duc. Il observait Carlston sans faire
mystère de son hostilité, au point que sa voisine, lady Melbourne, fixa à son
tour le comte. Comme elle interrogeait le duc, celui-ci secoua la tête et se
détourna, mais manifestement à contrecœur.
— Lady Pennworth, dit Carlston à tante Leonore en s'inclinant. Vous
êtes très en beauté ce soir.
Helen baissa les yeux sur la main du comte. Le gant de soie blanc était
lisse, sans rien qui indiquât la présence d'un bandage.
— Lord Carlston, je ne m'attendais pas à vous voir ici, déclara tante
Leonore.
— Il semble qu'on laisse entrer n'importe qui, de nos jours, répliqua-t-il
avec affabilité.
Il se tourna vers Helen qui faisait une révérence.
— Et ma jeune cousine. C'est la première fois que vous venez
à Almack, je crois. Peut-être me ferez-vous l'honneur de m'accorder la
dernière danse ?
Helen comprit où il voulait en venir. Étant son cavalier lors du dernier
quadrille avant le souper, il serait censé l'accompagner dans la salle à
manger et converser avec elle pendant la pause. Cette stratégie habile leur
permettrait de ne pas attirer l'attention tout en ayant le temps de parler des
événements de la veille — et de ce qui était arrivé à Berta. Helen réprima
son appréhension.
— Je crois que je suis libre, répondit-elle. Je vous remercie.
Il plissa les yeux : il avait remarqué son inquiétude.
— Je me fais déjà un plaisir de cette danse, assura-t-il en s'inclinant
pour laisser aimablement la place au gentleman auquel elle avait accordé la
prochaine danse.
— Maintenant, tu vas devoir souper avec lui, lui dit aigrement tante
Leonore à l'oreille. Quel gâchis. J'espérais que Selburn se proposerait.
Helen répondit quelques mots évasifs puis s'échappa en prenant la
main de son nouveau cavalier. Néanmoins, le plaisir qu'elle prit aux deux
danses suivantes fut assombri par la perspective de la dernière.
L'instant fatal finit par arriver. Elle regarda Carlston prendre congé de
lady Jersey et traverser la salle, où sa grande taille et sa mauvaise réputation
lui permirent de fendre la foule assez aisément.
— Rejoins-moi dès qu'on annoncera le souper, déclara tante Leonore
tandis qu'il approchait. Peut-être pourrons-nous faire en sorte que ton autre
voisin de table soit plus sympathique.
Helen hocha la tête, mais elle ne pensait qu'à lord Carlston. Devrait-
elle exiger d'emblée une explication à sa présence dans Berkeley Street ?
Non, une danse n'était pas l'occasion rêvée pour accuser un homme de rapt
et tenter de déchiffrer sa vérité intérieure. Elle devrait attendre le souper, en
espérant qu'elle pourrait l'entretenir un moment en particulier.
Il s'inclina et prit sa main. L'odeur de savon qu'exhalait son corps, à
laquelle se mêlait cette fois une fragrance agreste et boisée, était un répit
bienvenu après le jasmin écœurant de sa tante.
— Vous paraissez mal à l'aise, ma cousine, murmura-t-il en
la conduisant au centre de la salle. Le souvenir des événements de Vauxhall
vous tourmente-t-il ?
— Je serais en pierre si ce n'était pas le cas.
Elle se rapprocha de lui.
— La femme. A-t-elle survécu ?
Il secoua imperceptiblement la tête.
— Je suis désolé. Elle n'a pas passé la nuit.
L'espace d'un instant, l'image de la femme se mourant, secouée de
convulsions, sembla éteindre toutes les lumières de la salle de bal. Helen se
força à chasser cette horreur de son esprit. Quelle mort affreuse.
— La créature lui avait pris trop d'énergie, dit le comte en faisant jouer
sa main blessée. J'ai une aversion particulière pour les Pavors.
— J'espère que votre main se remet, dit Helen. Je suis surprise que
vous puissiez la remuer.
— Mr Quinn a beaucoup d'expérience. Il sait exactement comment
faire pour obtenir le maximum d'effet et le minimum de souffrance. Ce n'est
pas un petit talent.
— Certes.
Il avait beau prendre maintenant un ton prosaïque, il avait souffert le
martyre.
— J'ai retrouvé l'usage de ma main, reprit-il. C'est l'un des avantages
de nos dons.
— Ce qui m'inquiète, c'est d'avoir besoin d'un tel avantage, répliqua-t-
elle sèchement.
Ils prirent place l'un en face de l'autre pour le «triomphe». Du fait de
leur rang, tous les autres venaient après eux, ce qui signifiait que lord
Carlston allait commencer la danse avec la deuxième dame. Helen sourit
poliment à la jeune fille du deuxième couple à côté d'elle, une blonde
opulente en soie crème. C'était une Talleyrand, si Helen se souvenait bien.
La jeune fille répondit par un sourire hésitant, puis regarda lord Carlston.
Manifestement, il lui fallut un moment pour comprendre avec qui elle allait
danser. Elle poussa un cri étouffé, mais Helen ne fut pas dupe : elle était
aussi enchantée qu'inquiète. Pas étonnant, songea Helen en observant le
cavalier de la jeune danseuse, un petit homme roux aux favoris clairsemés,
qui regardait Sa Seigneurie avec fureur. Cette réaction était naturelle, là
encore : aucun homme de petite taille ne serait ravi d'être comparé à un
rival aussi imposant et élégant que Sa Seigneurie.
L'orchestre attaqua les premières mesures. Après avoir lancé à Helen
un regard interrogateur, Carlston alla prendre la main de Miss Talleyrand,
laquelle rougit et sourit fadement en se laissant guider entre les deux
rangées de danseurs. Le cavalier de la jeune blonde se hâta d'aller les
retrouver au bout de la rangée des dames, d'un pas raidi par l'hostilité. La
danse prévoyait ensuite que les deux hommes forment un arc de triomphe
au-dessus de la tête de la dame, mais le rouquin eut peine à se résoudre à
prendre la main de Carlston. Il ne se montra d'ailleurs pas plus à son
avantage lorsqu'ils retournèrent en tête des deux rangées, tant ses pas lourds
et son équilibre défaillant contrastaient avec la grâce athlétique du comte.
Helen regarda les autres femmes lorgner Carlston au passage. Il
émanait vraiment de ses gestes une autorité extraordinaire. Pendant un
instant vertigineux, elle se crut de retour dans les jardins, elle le revit
attaquer l'Abuseur, l'esquiver en se baissant, attraper ses fouets mortels,
recevoir en plein dos ce coup brutal.
— Milady ?
Helen observa avec stupeur la main tendue du rouquin qui l'attendait.
— Oui, bien sûr.
Elle posa sa main sur les doigts potelés moulés dans un gant. Il la
regarda un instant fixement, puis il secoua la tête et la fit passer avec entrain
devant les autres couples.
— Quelle brillante assemblée, dit-il poliment à travers la musique.
Cependant il ne quittait pas des yeux le comte qui longeait la rangée
des dames.
— En effet, répondit-elle.
Du coin de l'œil, elle voyait quelques audacieuses se retourner pour
observer le comte. Il ne leur prêtait aucune attention, les yeux fixés sur elle
et son cavalier. Ils se retrouvèrent au bout de la rangée. Le rouquin
paraissait un nain à côté de Carlston. Ce dernier prit la main d’Helen, qu'il
serra d'un air étrangement protecteur.
— Notre partenaire est un Abuseur, lui chuchota-t-il à l'oreille. Un
Hédon.
Elle se raidit et regarda aussitôt le petit homme à son côté. Que faire ?
Elle ne voulait plus le toucher.
— N'ayez l'air de rien, ajouta Carlston dans un souffle. Ne lui laissez
pas voir votre trouble.
Le rouquin prit sa main droite. Elle sourit, les dents serrées, en résistant
à son envie instinctive de se dégager. De s'enfuir.
Il foudroya le comte du regard.
— Vous êtes donc de retour, dit-il.
— Apparemment, répliqua Carlston. Je vous préviens honnêtement, Mr
Jessup. Quittez le bal après cette danse.
Il connaissait le nom de cette créature ? Les deux hommes tendirent les
bras pour former au-dessus d'elle un arc de triomphe passablement bancal,
du fait de la petite taille de Mr Jessup. Elle leva les yeux vers leurs mains
qui se crispaient avec tant de force qu'on voyait les muscles jouer sous la
soie blanche de leurs gants. Son attention fut soudain attirée par l'autre main
de Sa Seigneurie. Il avait sorti la montre à tact de la poche de sa culotte et
appuyait sur la flèche de diamant. Vu son regard féroce, ce n'était pas
pour connaître l'heure. Le bras de Mr Jessup tressaillit et il poussa
un gémissement de douleur.
— C'est ce que vous appelez me prévenir honnêtement ? lança-t-il.
Helen regarda la montre avec stupeur. Comment pouvait-elle produire
un tel effet ?
— Absolument, déclara Carlston. Mr Benchley n'aurait pas pris cette
peine.
— Benchley !
D'après son ton, Mr Jessup aurait craché par terre s'il n'avait pas été à
Almack.
— Vous suivez toujours aveuglément votre vieux maître ?
— Je ne suis personne, dit froidement Carlston.
Ce n'était pas tout à fait vrai, songea Helen. Peut-être agissait-il seul,
mais il se soumettait à l'autorité du ministère.
La musique donna le signal du cortège et ils remontèrent vers le haut
de la rangée. La tension entre eux était si palpable qu'elle éveilla l'intérêt
des autres danseurs.
Jessup regarda pensivement Carlston.
— Dans ce cas, vous devez savoir qu'il ne respecte pas le
Pacte, milord.
Helen vit Carlston hausser les sourcils devant la déférence soudaine de
son interlocuteur.
— Il chasse sans motif, ajouta la créature. Vous connaissez
les conséquences d'un tel comportement.
— Parlez-vous ici au nom de vos pareils, Jessup ?
— Vous savez que non.
Il jeta un coup d'œil à Helen.
— Peut-être devrions-nous poursuivre cette conversation plus tard.
— Me suis-je fait mal comprendre ? dit Sa Seigneurie. Vous ne resterez
pas ici après cette danse. Dites-moi ce que vous avez dans la tête.
— Je parle au nom d'un instinct de survie, souffla Jessup. Si jamais
ceux d'entre nous se nourrissant de la souffrance et de la mort risquent de
s'unir, ce sera à cause de Benchley.
Helen sentit son sang s'échauffer. Comme si elle entendait l'appel du
combat.
Mr Jessup plissa les yeux et la regarda non sans surprise.
— J'ai senti quelque chose. Vous en êtes aussi.
Se tournant de nouveau vers Carlston, il sembla saisi d'une inspiration
soudaine.
— Seigneur, c'est la fille de lady Catherine ! Une héritière directe !
En l'entendant, Helen sentit l'air lui manquer. Comment savait-il qu'elle
était une Vigilante ? La main du comte se serra sur la sienne tandis qu'ils
continuaient d'avancer vers le centre des deux rangées. Il ne fallait pas
qu'elle montre sa peur à cette créature, ni à Sa Seigneurie.
Elle se contraignit à affronter Mr Jessup qui l'examinait avec un intérêt
inquiétant.
— C'est exact, dit-elle.
Elle avait pris malgré elle un ton de défi. Le comte la regarda avec un
sourire étrange.
— Vous brûlez déjà d'en découdre, madame ?
Elle avait déjà entendu Andrew employer cette phrase convenue, et
chercha une réponse adéquate.
— C'est un drôle de numéro, hasarda-t-elle.
— Pardon ? lança Mr Jessup avec un air de dignité offensée.
Carlston rit doucement.
— Et vous, milady, vous êtes drôlement à la hauteur.
Helen réussit à sourire.
À cet instant, ils arrivèrent tous trois en tête du cortège, et les deux
hommes s'inclinèrent en la laissant à sa position initiale. La main de
Carlston serra de nouveau brièvement la sienne avant de la lâcher : Bravo.
Mr Jessup retourna à sa propre place en les observant avec irritation.
À partir de cet instant, Helen eut peine à se concentrer. Elle était au
troisième sommet d'un triangle d'animosité souriante. Ils n'échangèrent plus
un mot, mais l'atmosphère était si tendue qu'elle affectait tous les autres
danseurs, entraînant une cascade de faux pas et de distractions. Helen fut
soulagée quand la danse se termina et qu'elle fit une dernière révérence en
réponse au salut de Carlston. Il la rejoignit et prit sa main dès qu'on annonça
le souper.
— Attendons un instant avant de nous rendre dans la salle à manger,
dit-il. Je voudrais être certain que notre ami suit mon conseil et quitte le bal.
Helen se sentit partagée entre les exigences de la bienséance, car Sa
Seigneurie aurait dû la mener sans tarder auprès de tante Leonore, et le
désir de s'assurer que Mr Jessup avait bel et bien quitté les lieux. Scrutant la
foule, elle vit sa tante et lady Gardwell se diriger vers la salle à manger,
entraînées par cette force irrésistible qu'était lady Jersey. Elle avait donc un
répit, en attendant qu'on s'aperçoive de son absence. De l'autre côté de la
salle, Mr Jessup ramenait la jeune Talleyrand à sa mère.
— Je n'arrive pas à croire que j'aie dansé avec un de ces monstres, dit-
elle. Il a l'air tellement normal.
— En fait, vous avez dansé avec deux d'entre eux ce soir, répliqua-t-il
avec un grand sourire. Mr Carrigan, le gentleman qui ne cessait de vous
marcher sur les pieds, est lui aussi un Hédon. Ils recherchent l'énergie du
plaisir et de la créativité. Peut-être avez-vous déjà deviné que c'est aussi le
cas de sir Matthew Ballantyne. Il tournait autour de lord Byron, l'autre soir,
en essayant de se nourrir de son énergie artistique, jusqu'au moment où le
Club des mauvais jours est intervenu.
— C'est donc cela que j'ai vu en lui ?
— Oui. Même s'ils ne constituent pas un danger aussi immédiat que
certains de leurs pareils, comme le Pavor que vous avez vu hier soir, ils
peuvent faire des dégâts chez les humains. Avez-vous senti votre peau vous
démanger, pendant que vous dansiez avec Mr Carrigan ?
— Oh, oui ! s'exclama-t-elle en se frottant le bras à ce souvenir. Qu'est-
ce que cela signifiait ?
— Qu'il s'était nourri récemment. Nous sentons sur notre peau l'énergie
qu'ils ont consommée. Même des gens normaux en sont parfois capables.
Nourri. Helen frissonna, sans parvenir à chasser l'image de la femme
empalée sur cet énorme tentacule frémissant, ou celle de l'homme rubicond
caressant au passage les seins d'une servante. Mr Jessup était en train de
s'incliner devant Miss Talleyrand et sa mère. Vu leurs visages courroucés, il
s'était décidé à prendre congé plutôt que de les accompagner au souper.
Elles ne savaient pas combien elles avaient de la chance.
— Vous sembliez bien vous connaître, Mr Jessup et vous, dit Helen. Je
ne m'y attendais pas.
— En apparence, ces êtres sont humains et mènent une existence
humaine. J'en connais même quelques-uns qui évoluent dans la bonne
société.
Il lui jeta un regard de côté, comme pour marquer l'ironie de la
situation.
— Le Club des mauvais jours et le ministère de l'Intérieur ont un
accord étrange avec ces êtres. Nous ne voulons pas que le monde apprenne
leur existence — imaginez la panique ! — et eux ne veulent pas être
découverts. Ils sont trop nombreux pour que nous puissions tous les tuer et,
même si nous le pouvions, les conséquences seraient graves, car certains
d'entre eux occupent de hautes situations. Ainsi, tant qu'ils restent cachés et
qu'ils...
Il chercha manifestement l'expression la plus adéquate.
— ... qu'ils réduisent au minimum leurs activités surnaturelles, nous les
laissons en paix. Mais dès que certains d'entre eux ont un comportement
susceptible d'attirer l'attention du public, nous sommes chargés de les mettre
hors d'état de nuire.
— Les mettre hors d'état de nuire ? Les tuer, vous voulez dire ?
Il inclina la tête.
— Il nous arrive de les tuer. Cela dépend d'un certain nombre de
facteurs.
— Combien y a-t-il d'Abuseurs ?
— Environ dix mille pour la seule Angleterre.
Il haussa les sourcils.
— Vous comprenez, maintenant.
— Tant que ça ?
Ce nombre énorme paraissait non seulement effrayant mais
insurmontable.
Carlston hocha la tête.
— Et nous, nous ne sommes que huit dans ce pays, répandus dans les
diverses couches de la société. Comme vous le voyez, nous ne pouvons
envisager de les éradiquer. C'est pourquoi nous avons le Pacte, qui consiste
à tolérer un moindre mal pour en éviter un plus grand.
— Quel mal serait plus grand ? demanda Helen.
— Une alliance des Abuseurs contre nous. Le Pacte manque peut-être
de noblesse, mais il est pragmatique.
— Cependant, Mr Benchley leur donne la chasse.
— Et sans motif, s'il faut en croire Mr Jessup.
— Comme lors des meurtres de Ratcliffe.
Lord Carlston ne répondit pas. Toute son attention se concentrait sur
Mr Jessup, qui se dirigeait à grands pas vers le vestibule. L'Abuseur se
retourna et regarda Helen pendant un long moment, avec une intensité
déplaisante, avant de sortir.
Elle se secoua en s'efforçant de se libérer du poids de cette
malveillance.
— Comment a-t-il pu savoir ce que j'étais ?
— Vous avez vu que notre force vitale forme un halo autour de notre
corps. S'ils entrent en contact avec lui, ils reconnaissent notre énergie.
Helen regarda le profil sévère du comte. Il y avait indéniablement un
côté menaçant en lui, mais cela ne pouvait suffire à expliquer que l'Abuseur
ait accepté si docilement de partir comme il le lui ordonnait.
— Vous lui avez fait quelque chose, n'est-ce pas ? Pour le faire partir.
Carlston leva son autre main. La montre à tact gisait encore sur sa
paume. Son émail bleu brillait d’un éclat plus intense que dans le souvenir
d’Helen.
— Ceci n'est pas seulement une lentille, expliqua-t-il. C'est aussi une
arme capable d'affaiblir temporairement un Abuseur.
— Comment fonctionne-t-elle ?
— Je ne pense pas que vous puissiez comprendre.
— Je vous en prie, je voudrais savoir.
Elle hésita puis se décida à avouer :
— Je lis beaucoup.
Il haussa les épaules avec dédain, comme pour dire qu'elle ne devrait
pas s'en prendre à lui si elle se retrouvait dans un instant en pleine
confusion féminine.
— Si j'appuie sur la flèche de diamant, elle déforme le spath d'Islande
et provoque une étincelle d'énergie, par un simple effet mécanique. Cette
charge énergétique passe à travers mon corps et se trouve amplifiée par ma
biologie de Vigilant et par la soie de mon gant. Quand j'ai serré la main de
Mr Jessup, elle a créé un circuit.
Helen hocha la tête. Ce n'était pas si difficile à comprendre.
— Disons que cette charge n'est pas au goût de l'Abuseur, continua-t-il.
Elle lui fait l'effet d'une petite dose de poison. Pas mortelle, mais suffisante
pour le rendre malade et l'empêcher pour un moment de se nourrir.
Il referma sa main sur la montre.
— Vous allez découvrir que le cristal de la miniature de votre mère
produit le même effet quand on appuie sur le côté du cadre. C'est une
invention de Mr Brewster, un Écossais plein de talent.
Helen connaissait ce nom par ses lectures : Mr David Brewster, un
spécialiste de l'optique et des propriétés du cristal.
Elle palpa à travers son réticule la miniature, dont elle savait
maintenant que c'était aussi une arme. Soudain, elle comprit le rapport.
— Je vois, dit-elle. Vous vous servez de la physique pour lutter contre
eux. La science de l'univers contre des créatures venant des mondes
infernaux.
Il la regarda avec surprise.
— Oui, vous avez compris. Je crois que la physique peut nous donner
l'avantage.
Elle remarqua son ton véhément. Manifestement, il avait dû déjà
défendre cette opinion.
— Si nous comprenons les lois de l'univers, elles nous permettront de
contrôler ces créatures, lança-t-il.
Il secoua imperceptiblement la tête, d'un air qui n'avait rien de
désapprobateur mais marquait sa perplexité devant la nécessité de réviser
son opinion sur Helen.
— Je n'aurais pas cru découvrir en vous une collègue en rationalisme,
lady Helen.
Était-ce l'effet de son sang encore échauffé, ou celui de la cordialité
inattendue de Sa Seigneurie ? En tout cas, elle se surprit à répliquer :
— Il me semble plutôt, lord Carlston, que vous n'auriez pas cru que
j'étais capable de penser.
Il la regarda un instant avec stupeur puis éclata d'un rire qui résonna à
travers la salle. Regardant autour d'elle, Helen prit soudain conscience qu'ils
étaient à peu près seuls. Il ne restait qu'une poignée de vieilles dames dans
un coin, occupées à ramasser leurs châles et à se lever péniblement. Elle
sentit le frisson* d'un autre genre de malveillance — celle du regard des
matrones affairées.
— Lord Carlston, nous ne pouvons rester seuls ici. Ma tante
va s'inquiéter.
— Rendons-nous donc au souper, déclara-t-il.
Il s'inclina et lui offrit son bras d'un air toujours rieur.
— Je serais évidemment désolé d'affliger votre tante.
Elle réprima un sourire devant ce mensonge éhonté.
Quand ils entrèrent, le petit orchestre du souper jouait un morceau
délicieux d’Haydn. Le haut plafond à moulures et les rideaux de velours
semblaient absorber en partie les sons, en réduisant à un bourdonnement
assourdi les conversations et la musique aérienne. Ce qui n'empêcha pas
Helen de tressaillir devant cette vague rendue pénible par l'acuité de son
ouïe de Vigilante.
La plupart des convives avaient déjà pris place autour des longues
tables aux nappes blanches et aux plats portant la collation de gâteaux secs
et de tartines beurrées célèbre pour sa frugalité. Helen trouva sa tante et
lady Gardwell assises à la table de lady Jersey — consciente de cet honneur,
lady Gardwell se tenait droite comme un i. Toutefois, aucune chaise n'était
libre. Tante Leonore guettait leur arrivée en se tordant le cou pour scruter la
foule. En repérant Helen, elle agita frénétiquement la main. Helen se
dirigea vers elles en découvrant au passage Millicent, assise un peu
plus loin à la même table, les yeux tournés vers la porte, manifestement
prête à lui témoigner en silence sa compassion pour avoir l'infortune d'être
escortée par lord Carlston.
Helen se sentit un instant criblée de remords. Millicent pensait que rien
n'avait changé. Elle en était restée aux soirées, aux bals, aux derniers on-
dit* chuchotés furtivement. Elle disait encore tous ses secrets à son amie, et
Helen regrettait de ne pouvoir en faire autant. Il lui était impossible de
raconter les événements récents. Elle avait même dû garder pour elle la
plupart des informations de la lettre de Delia, en se contentant d'évoquer les
grandes lignes de son triste contenu. Il était inutile que Millicent apprenne
l'histoire de Mr Trent et de son étrange lumière intérieure. D'autant que,
depuis l'épisode de Vauxhall, Helen se demandait si cet homme n'était pas
un Abuseur, et ses quatre poursuivants des membres du Club des mauvais
jours. Encore des questions pour lord Carlston.
— Ma chère, s'exclama lady Jersey en lui faisant signe d'avancer, il n'y
a pas de place ici. J'ai dit mille fois à Mr Macall que ces tables n'étaient pas
assez grandes. Mais vous et lord Carlston pouvez vous asseoir à cette table
derrière nous, avec deux de mes jeunes amis. Elle est affreusement petite, je
sais, mais je suis sûre que vous allez beaucoup vous amuser tous les quatre.
Elle montra la table, qui était légèrement en retrait dans une alcôve.
— Permettez-moi de vous présenter Miss Tarkwell et Mr MacDonald.
Les deux jeunes convives s'inclinèrent poliment, et Helen et le comte
firent de même. Ce manque d'espace n'était pas un hasard.
— Combien de membres compte votre club, lord Carlston ? demanda
Helen à voix basse. Vous paraissez avoir des amis très influents.
— Nous ne sommes pas nombreux, répondit-il en s'asseyant à côté
d'elle. Mais comme vous l'avez remarqué, certains d'entre nous sont très
bien placés.
Helen sourit par-dessus les deux tables à Millicent, en essayant
d'apaiser l'inquiétude de son amie. Tante Leonore la regarda, manifestement
contrariée par l'arrangement des places. Helen répondit par un petit
haussement d'épaules : «Qu'y puis-je ?» Et tante Leonore soupira avec
agacement : « Rien, je suppose. »
Carlston enleva ses gants sous la table, en tendant sa main pour qu'elle
voie l'emplacement de sa blessure.
— Regardez, dit-il avec un léger sourire, c'est presque guéri.
Seule une marque rouge entre le pouce et l'index révélait que Quinn
avait transpercé sa chair avec une dague. Sa Seigneurie trouvait-elle cette
idée rassurante ?
Il posa ses gants sur sa cuisse revêtue de satin.
— Je crains qu'il n'y ait pas grand-chose de bon à manger et à boire
dans ces parages, dit-il. Puis-je pourtant vous servir un rafraîchissement ?
— De la limonade, je vous prie.
Helen entreprit d'ôter son propre gant droit, heureuse de pouvoir ainsi
éviter de regarder des parties du corps de son voisin.
— J'imagine que vous avez des questions à propos d'hier soir.
Prenant une carafe de limonade au milieu de la table, il attrapa deux
verres décorés d'un motif compliqué de volutes et de losanges.
— Ne craignez pas qu'on nous entende, ajouta-t-il d'une voix qui n'était
guère qu'un chuchotement. En parlant ainsi, nous sommes inaudibles pour
toute personne n'ayant pas notre ouïe hors du commun. Et nous sommes
suffisamment à l'écart, grâce à lady Jersey, pour courir le minimum de
risque. Quant à nos nouveaux amis à cette table, ils ne vous dérangeront
pas. Ils sont ici pour couvrir notre conversation en devisant joyeusement.
Elle jeta un coup d'œil à Miss Tarkwell et Mr MacDonald, qui se
mirent aussitôt à parler avec animation de chasse au renard. Tous deux
étaient d'un physique imposant, de sorte qu'ils rendaient en grande partie
invisibles au reste de la salle Sa Seigneurie et elle-même. Le comte s'était
donné beaucoup de mal pour assurer leur tranquillité. Il devait s'attendre à
un déluge de questions.
Cependant, une seule importait à Helen. Avant de pouvoir lui en poser
d'autres, il fallait qu'elle sache la vérité sur Berta et Berkeley Street. Mais
comment aborder ce sujet, surtout maintenant ? Elle posa son gant droit sur
ses genoux et entreprit d'enlever l'autre. Elle n'aurait pas dû danser avec lui.
On ne pouvait qu'admirer sa grâce naturelle, et leur affrontement avec Mr
Jessup avait éveillé en elle un sentiment peu judicieux de camaraderie. En
imaginant le moment de l'interroger, elle se l'était toujours représenté
comme froid et arrogant, non comme amusant et séduisant. Il était
nettement plus aisé de l'accuser dans le premier cas.
Devant son silence, Carlston se détourna des verres.
— Vous pouvez me poser toutes les questions que vous voulez, mais il
faudra faire vite.
Il commença à verser la limonade opaque, dont l'âcre odeur citronnée
s'interposa agréablement entre eux et les relents d'humanité parfumée et
surchauffée s'élevant de la salle.
— Je suis sûr que votre tante enverra bientôt un suppléant pour vous
arracher à ma présence embarrassante.
Il se montrait de nouveau séduisant. Helen posa son gant gauche à côté
du gant droit sur ses genoux, en gagnant du temps pour rassembler son
courage. Ce n'était plus la question qu'elle redoutait, maintenant, mais la
réponse.
— Il faut que je sache une chose, dit-elle en adoptant le même ton
assourdi. Vous trouviez-vous dans Berkeley Street le lundi matin de la
semaine dernière ? Dans votre voiture ?
Il cessa de verser la limonade et la regarda droit dans les yeux.
— Dans Berkeley Street ?
Pendant un instant, elle fut certaine de voir de la méfiance sur son
visage. Peut-être allait-elle vraiment avoir une chance de savoir la vérité.
— Étiez-vous là-bas ? répéta-t-elle.
Il reposa la carafe sur la table et plaça le verre plein devant elle avec
des gestes mesurés.
— Où voulez-vous en venir ?
Elle se pencha vers lui.
— Il s'agit de ma servante. J'ai parlé à un témoin qui affirme que votre
voiture était dans cette rue au moment où elle a disparu.
— Je vois.
Le visage de nouveau impénétrable, il croisa les bras.
— Votre témoin dit vrai. Je me trouvais dans Berkeley Street ce jour-là.
— Avez-vous enlevé Berta, lord Carlston ?
— Pour quelle raison aurais-je voulu m'emparer de votre servante, lady
Helen ?
Il fronça les sourcils, ce qui lui donna l'air plus diabolique que jamais.
— Pour mon plaisir ? Est-ce ce que vous pensez ? À moins que je ne
sois descendu de mon yacht, ce matin-là, avec l'envie soudaine d'assassiner
une jeune femme ?
Elle recula. Au moins, elle avait ce qu'elle voulait : lord Carlston était
de nouveau froid et arrogant.
— Je dois donc croire que votre présence si près de chez moi au
moment même de la disparition de ma servante n'était qu'une pure
coïncidence ?
Il l'examina d'un air calculateur, avec une attention qui la mit mal à
l'aise. Une bribe de la conversation de Miss Tarkwell se détacha du
brouhaha de la salle :
— Quelle histoire passionnante, Mr MacDonald.
— Ce n'était pas une coïncidence, dit-il enfin. J'avais ordonné à un
homme de surveiller votre maison. Il était en train de me faire son rapport.
Il la faisait surveiller ?
— Mais qu'en est-il de Berta ?
Il secoua la tête.
— Je n'ai pas vu votre servante ce matin-là.
Le croyait-elle ? Il était difficile de se faire une opinion tant il excellait
à porter un masque.
— Déchiffrez-moi, dit-il, manifestement conscient de sa défiance. Je
ne vous en empêcherai pas.
Il se renfonça, les bras toujours croisés. C'était autant un défi qu'une
proposition.
Elle respira profondément, en tentant de dépasser la présence physique
écrasante du comte pour voir les signes imperceptibles qui lui diraient la
vérité. Sentir ses yeux sur elle rendait presque impossible d'atteindre le
calme dont elle avait besoin pour déchiffrer aussi profondément. Une
expression tirée d'un texte d'un poète peu connu appelé Blake lui revint à
l'esprit : « effrayante symétrie». Elle s'appliquait parfaitement au visage de
Sa Seigneurie. Elle avait devant elle l'alliance classique d'un menton
volontaire, de pommettes anguleuses et d'une bouche sensuelle qu'elle avait
vue si souvent dans la sculpture romaine. Mais quelque chose au cœur de
cette grâce virile lui glaçait le sang. Peut-être n'était-ce pas si surprenant
que cela, car cet homme avait affaire à la destruction. Elle s'imprégna
lentement de la forme et de la texture de ce visage, qui lui apparaissait
comme la carte d'émotions se modifiant sans cesse.
— Avez-vous enlevé Berta ? demanda-t-elle à nouveau.
Elle distingua les indices fugitifs de la méfiance, de l'appréhension, de
l'inquiétude, mais aucune trace de culpabilité. En tout cas, pas à propos de
Berta. Elle éprouva une joie étrange à penser qu'il était plus que probable
qu'il n'avait fait aucun mal à la jeune servante. « Cependant, quelque chose
lui faisait mal, à lui. » Cette intuition se mua en certitude. Prenant une
nouvelle inspiration pour se calmer, elle explora cette connaissance
inconsciente. Oui, en cherchant la vérité elle avait aussi découvert en lui
comme un puzzle intérieur, plongé dans des ténèbres souterraines. En
réunissant les pièces du puzzle, on obtenait l'image indistincte
d'une souffrance. Ancienne, incessante et presque toujours dissimulée avec
maîtrise. Helen hésita — elle avait sa réponse pour Berta — mais la
tentation était trop forte. Creusant plus profond, elle suivit le chemin secret
de la souffrance à travers les traits durs de ce visage impitoyable, la
dérobade perfide de la mâchoire et de la bouche, la tension autour des yeux
sombres et attentifs. Elle n'avait jamais rien vu de pareil. Quelque chose
d'essentiel en lui luttait pour survivre. Des années de combat étaient gravées
dans chacune de ses respirations, chacun de ses battements de paupières,
chaque frémissement imperceptible de ses muscles. Et il était en passe
de perdre cette bataille.
Elle vit qu'il se tendait et prenait une profonde inspiration, l'air
stupéfait.
— Ça suffit, dit-il.
Pour mettre fin à l'enquête d’Helen, il se contenta de détourner son
visage.
Perdant d’un coup sa concentration, elle cligna ses yeux endoloris.
Malgré tout, elle avait encore vu comme il gonflait ses narines délicates —
signe de ressentiment —, comme il écarquillait les yeux dans sa surprise. Il
n'avait pas imaginé qu'elle pourrait creuser aussi profond. Elle non plus.
Après un instant d'exultation, elle sentit la honte l'envahir.
— Comment avez-vous fait ça ? On aurait cru que vous lisiez dans
mon...
Il s'interrompit.
«Âme», acheva Helen en silence. Elle ferma les yeux et pressa
légèrement les paupières, comme pour échapper à cette salle, à cet homme,
à son propre comportement déplorable. Toutefois, elle le voyait toujours en
elle-même, si nettement. Était-ce cela qu'elle avait perçu : son âme en train
de se battre pour survivre ? Contre quoi ? Peut-être la mort de son épouse,
après tout. Le poids du meurtre. Mais elle n'avait pas envie d'y croire.
Avait-elle succombé à la beauté d'un visage, comme lady Margaret ?
Elle rouvrit les yeux. Ce visage s'était détourné d'elle avec ostentation,
peut-être lui aussi pour s'échapper. Elle s'éclaircit la voix.
— Pourquoi sommes-nous capables de voir à de telles profondeurs ? À
quoi cela sert-il ?
Ce sujet lui paraissait plus sûr que l'âme de Sa Seigneurie.
— Voilà des siècles que les Abuseurs vivent dans des corps humains,
mais ce ne sont pas des êtres de chair. Ils n'éprouvent pas comme nous des
sentiments. Néanmoins, la plupart d'entre eux excellent maintenant à
simuler les réactions qu'on attend d'eux.
Il la regarda enfin de nouveau en face, mais son visage avait repris son
masque.
— Parfois, lors d'instants d'émotion soudaine ou violente, il nous est
possible de déceler une fausse note, une erreur si imperceptible qu'elle
resterait invisible à un regard normal. Cela peut nous permettre de
déterminer qui est un Abuseur et qui ne l'est pas.
— Et aussi de voir si les humains disent la vérité, compléta Helen.
Il l'observa longuement, glacial.
— En effet. Et donc, avez-vous déterminé si je dis la vérité à propos de
votre servante ?
Helen lui jeta à son tour un regard froid.
— Oui, vous dites la vérité.
Il inclina la tête avec une gratitude ironique.
— Mais si vous ne l'avez pas enlevée, qui l'a fait ?
— Comment pouvez-vous être sûre qu'on l'ait enlevée ? Il se peut
qu'elle ait eu un accident ou se soit enfuie.
— Elle faisait une commission dans le quartier, dit-elle. Si elle avait eu
un accident, on l'aurait ramenée chez nous. Et nous avons toujours son
coffre.
— Ce pourrait être un détail suspect, en effet. À moins qu'il n'indique
la précipitation.
Il tambourina des doigts sur la table.
— Il existe une autre explication, évidemment. Cette fille est
un Abuseur.
— Comment ?
Elle avait oublié de surveiller sa voix.
— Au nom du ciel, baissez le ton, souffla-t-il en regardant à la ronde.
Malgré tout, elle n'avait pas crié. Même sa tante n'avait rien remarqué,
absorbée qu'elle était par sa conversation avec le duc de Selburn.
— Il est possible qu'elle soit un Abuseur, rectifia Carlston. N'avez-vous
rien remarqué de singulier chez elle ?
Helen revit en un éclair l'homme et la femme du dessin abominable,
qu'elle s'efforça aussitôt de chasser de son esprit. C'était assurément quelque
chose de singulier, mais comment en parler à Sa Seigneurie ? Le simple fait
d'admettre avoir vu ces images obscènes serait un aveu de perversité. Elle
ne voulait pas qu'il la prenne pour une dégénérée. Elle but une gorgée de
limonade, dont l'acidité la fit tressaillir. Voyons, se gourmanda-t-elle,
l'opinion du comte était-elle si importante ? Il lui suffit d'un coup d'œil sur
cette tête brune légèrement inclinée, sur ces yeux dont l'attention
l'enflammait, pour renoncer à se mentir à elle-même. Oui, son opinion était
importante. En avouant qu'elle avait vu et compris ces scènes ignobles, elle
ne pourrait qu'éveiller son dégoût. Cependant, il y avait peut-être là une
indication sur la disparition de Berta. Et elle avait donné sa parole à Darby.
— J'ai ouvert le coffre de Berta, dit-elle en choisissant ses mots avec
soin. Des cartes d'une nature douteuse étaient cachées à l'intérieur.
— Des cartes de jeu ?
Helen fit non de la tête.
— Des images obscènes, chuchota-t-elle non sans peine. L'une d'elles
était de Rowlandson.
— Ah.
Il se carra sur sa chaise. Apparemment, il connaissait cet aspect de
l'œuvre de Rowlandson. Elle risqua un coup d'œil : il fronçait les sourcils,
mais ne paraissait pas dégoûté.
— Ce n'est pas un élément décisif, mais il conforte quand
même l'hypothèse qu'elle soit un Abuseur. Un Luxur, pour être précis.
Helen secoua la tête d'un air incrédule.
— Que voulez-vous dire ?
— Comme vous l'avez vu, les Abuseurs habitent un corps humain et
mènent une existence humaine. Pour y parvenir, ils ont besoin d'une
quantité d'énergie supérieure à la nôtre afin de maintenir le corps en vie.
Hier soir, vous avez vu l'un des moyens qu'ils emploient à cette fin : ils se
rassasient. Ce faisant, comme vous l'avez également constaté, ils ne se
contentent pas de se nourrir, mais peuvent accumuler suffisamment
d'énergie pour former des fouets. Toutefois la plupart d'entre eux ne se
nourrissent pas de cette manière, qui est le plus souvent fatale aux humains
et contraire au Pacte. Ils disposent d'un autre moyen, moins destructeur,
pour survivre.
— Oui, je crois que je l'ai vu aujourd'hui, dans la rue.
Elle décrivit l'homme tendant son tentacule immonde et caressant ceux
qui étaient autour de lui.
Carlston hocha la tête.
— C'est ce que nous appelons écumer. Ils puisent la force vitale d'un
groupe de gens, en en prenant un peu à chacun. Mr Carrigan écumait la
salle de jeu, avant que je n'y mette bon ordre.
Helen fronça son nez.
— C'est méprisable. Quel effet cela fait-il sur les gens auxquels ils
dérobent de l'énergie ?
— Leur agressivité augmente. En écumant une personne, ils mettent en
avant ses tendances violentes. C'est très dangereux, si plus d'un Abuseur à
la fois écume une foule. Comme nous l'avons souvent constaté récemment,
un rassemblement se mue aisément en émeute. Même si ces créatures ne
collaborent pas entre elles, il leur arrive de venir au même endroit pour se
nourrir, et l'effet peut être catastrophique. C'est alors qu'il nous faut
désamorcer la situation.
— Je vois.
Seigneur, était-elle aussi censée calmer les foules ?
— Trois des nôtres se trouvent à Nottingham, pour contrôler les
soulèvements des Luddites. Comme vous pouvez l'imaginer, avec toute
cette agitation dans le pays, nous sommes mis à rude épreuve. En cet instant
même, je devrais être à Liverpool.
Helen vit sa mâchoire frémir.
— Mais vous avez dû rester ici à cause de moi ?
Il hocha la tête.
— Pour le moment, notre priorité est de vous préparer à votre mission.
Nous avons désespérément besoin de renfort.
— Je vois, répéta Helen.
— Vraiment ?
Il n'avait guère l'air convaincu.
— J'essaie, assura-t-elle d'une voix tendue.
— Je suppose que oui.
Saisissant son verre de limonade, il passa l'ongle de son pouce sur le
motif gravé. Helen bougea sur sa chaise, mais il ne leva pas les yeux. Il
semblait étrangement agité.
— Certains Abuseurs recourent à un troisième moyen pour se nourrir.
Cela pourrait expliquer les illustrations que possédait votre servante et
suggérer qu'elle est un Luxur.
Il se tut un long moment, embarrassé.
— Quand les Luxurs n'ont pas la possibilité d'écumer ou de
se rassasier, ils peuvent se servir du corps qu'ils habitent pour produire
l'énergie nécessaire à leur survie. Ils tirent parti des désirs du corps.
Il observa le visage d’Helen.
— Vous comprenez ?
Elle fronça les sourcils.
— Non, pas du tout. De quelle façon en tirent-ils parti ?
— En se donnant eux-mêmes du plaisir, dit-il.
Cette fois, c'était lui qui semblait choisir ses mots avec soin.
Elle le regarda d'un air ébahi. Faisait-il allusion à ce qu'elle pensait ?
— Mon Dieu*, marmonna-t-il.
Il se rapprocha en baissant encore la voix.
— Peut-être connaissez-vous le mot latin : masturbari.
Helen se figea. Oui, c'était bien ce qu'elle pensait.
Il se recula sur sa chaise.
— Cette activité n'étant pas réservée aux Abuseurs, ce n'est pas un
élément décisif.
— Mais une femme pourrait-elle... ?
— Ce n'est pas non plus réservé aux hommes, lady Helen.
— Oh.
Elle s'humecta les lèvres. D'un coup, elle avait la bouche sèche.
— Et les cartes ? demanda-t-elle.
— Elles pouvaient lui servir à s'exciter.
Elle resta un instant immobile, tant cette hypothèse scabreuse la
déstabilisait. Se concentrant enfin sur le fait essentiel, elle réussit à lancer :
— Il se pourrait donc que Berta soit bel et bien un Abuseur.
— C'est possible, encore qu'il soit étrange qu'un Luxur joue le rôle
d'une servante.
Il leva les yeux. Lui aussi était un peu rouge.
— Un Luxur ne limiterait pas ainsi de lui-même ses ressources en
énergie sexuelle, pas sur une aussi longue période.
Helen contempla la nappe blanche, le souffle coupé, jusqu'au moment
où elle eut surmonté le choc d'un langage aussi direct.
— Mais si la créature l'a fait, quel était son but ?
Un pressentiment funeste s'empara d'elle.
— Voulait-il me tuer ?
— Si c'était le cas, vous seriez morte depuis longtemps.
— Voilà qui est rassurant, dit-elle sèchement.
— Peut-être était-ce un espion, continua Sa Seigneurie comme s'il
pensait tout haut. Mais pourquoi serait-il parti brusquement dans des
circonstances aussi étranges ? Non, il paraît plus probable que Berta soit un
être humain et ait été éliminée pour laisser la place à un Abuseur, à moins
qu'elle ne soit qu'une servante ayant décidé de s'en aller pour des raisons
personnelles.
Il but une gorgée de limonade d'un air pensif.
— Croyez-vous qu'il puisse y avoir un autre Abuseur chez moi ?
— J'en doute. Malgré tout, pour plus de sûreté, j'ai veillé à ce que votre
nouvelle servante soit des nôtres.
Helen hocha la tête. Encore un soupçon dissipé.
— Et nous allons nous efforcer de retrouver la trace de la disparue.
— C'est ce que j'ai tenté moi-même de faire.
— Et votre tentative vous a menée jusqu'à moi, dit-il en haussant les
sourcils.
Elle ne savait s'il la félicitait ou se moquait d'elle, puisqu'elle s'était
trompée.
— Je vais m'en occuper, reprit-il. J'ai les ressources nécessaires dans
les quartiers de Londres où elle a pu se rendre.
Malgré son agacement, elle se sentit soulagée de n'être plus la seule à
chercher.
— Je continuerai mes recherches de mon côté, dit-elle d'un ton ferme.
J'ai donné ma parole.
— À votre guise.
Il reposa son verre avec décision.
— Nous allons commencer demain votre formation. Plus tôt vous vous
y mettrez, mieux cela vaudra pour nous tous.
Il semblait penser qu'elle le suivrait sans hésiter dans ce monde
dangereux, mais elle n'avait même pas accepté de faire partie du Club des
mauvais jours, et encore moins de commencer elle ne savait quelle
formation.
— Vous devrez apprendre à combattre, mais pas pour le
moment, continua-t-il. Il faudra d'abord que vous ayez acquis toute
votre force. En attendant, vous étudierez les aspects plus ésotériques de
notre mission, à commencer par certaines notions d'alchimie indispensables
à notre travail. Je vous montrerai demain de quoi il s'agit.
— De l'alchimie ? se récria Helen.
Transformer le plomb en or ou fabriquer de prétendus élixirs de
jouvence lui paraissait du ressort de charlatans.
Il fit la grimace devant son ton ironique.
— Moi aussi, cela ne m'a pas plu au début. Je pense que
nous préférerions tous deux faire confiance aux lois de la
physique. Toutefois, certaines des voies qu'un Vigilant doit emprunter
sont très anciennes et remontent à une tradition se fondant sur un savoir
antique. Vous serez surprise de voir combien les domaines de l'alchimie et
de la physique se recoupent souvent.
Il regarda à la ronde et baissa encore plus la voix.
— Je pense que les cheveux entremêlés dans la miniature de votre
mère ont des propriétés alchimiques. Je ne suis pas encore certain de la
fonction d'un tel dispositif, mais je crois qu'il pourrait être très puissant.
Veillez bien sur cette miniature.
Helen baissa les yeux sur le réticule attaché à son poignet. Le petit
poids qu'elle sentait à l'intérieur n'était plus un réconfort. Après les
Abuseurs et les combats, voilà que l'alchimie s'en mêlait !
— Je n'ai pas envie d'étudier l'alchimie, lord Carlston, souffla-t-elle.
C'est un tissu d'absurdités hérétiques. Et je ne veux pas non plus me battre.
Vous ne m'avez montré qu'un monde de danger et de menace, et vous
prétendez me faire entrer dans ce monde sans même me demander mon
avis.
Il fit mine d'objecter quelque chose, mais elle leva la main pour qu'il la
laisse parler.
— Je ne suis pas une guerrière, milord, et je ne désire pas en devenir
une. On m'a enseigné la couture, le chant et la danse, et ma mission est de
me marier, pas de combattre des démons. Regardez-moi. Je suis la fille d'un
comte, pas un homme versé dans l'escrime et la boxe.
Il approcha d'elle son visage, dont la sincérité brutale était plus
effrayante que n'importe quel masque glacé.
— Lady Helen, je vous assure que je préférerais nettement avoir un
homme à mes côtés pour combattre. Mais vous êtes une Vigilante, ce qui
signifie que vous appartenez au Club des mauvais jours, que vous le vouliez
ou non. Je vous conjure d'assumer la responsabilité de vos dons, comme l'a
fait votre mère. Nous avons besoin actuellement de tous les Vigilants dont
nous pouvons disposer. Et pour être franc, vous ne pouvez vous permettre
d'être une femme sans défense dans ce monde.
— Vous semblez considérer que je n'ai pas d'autre choix que d'être une
Vigilante, dit Helen en se redressant. Je ne vois pas pourquoi il en irait
ainsi. Même si je possède ces dons, je ne suis pas forcée de m'en servir. Je
peux certainement me contenter de mener une vie normale.
— Et comment comptez-vous informer les Abuseurs que vous ne vous
servirez jamais de vos dons contre eux ? En publiant une annonce dans le
Times ? demanda Carlston d'un ton acide. Non. Une fois qu'ils connaîtront
votre existence, ils vous prendront pour cible. Même si vous n'utilisez
jamais votre pouvoir, vous resterez une menace pour eux. Il s'en trouvera
toujours quelques-uns qui ne respectent pas le Pacte et ne songeront qu'à
l'avantage d'avoir un Vigilant de moins. Vous devrez apprendre à
vous défendre dès que vous aurez acquis votre force. En attendant, vous
serez sous notre protection. Vous avez vu l'intérêt que vous avez éveillé
chez Mr Jessup. Je ne suis pas le seul à penser que vous pourriez annoncer
un événement prochain. Un événement qui changera la donne aussi bien
pour les Vigilants que pour les Abuseurs.
Helen baissa la tête et se mit à tripoter son réticule, peu désireuse de le
laisser voir combien ses paroles l'avaient frappée.
— Et que suis-je censée annoncer exactement, lord Carlston
? demanda-t-elle d'une voix tendue.
— L'avènement d'un Abuseur Suprême en Angleterre.
Helen leva la tête, horrifiée.
— Vous voulez dire le diable ?
— Non, pas l'Abuseur Suprême, dit-il en hâte. Un Abuseur Suprême,
faisant partie de ces êtres mais plus habile et plus impitoyable, doué d'un
grand charme personnel et encore plus difficile à repérer que ses pareils.
Habituellement, ce genre de créatures commencent en bas de la société puis
s'élèvent au point d'acquérir en une seule vie humaine un pouvoir immense,
souvent d'ordre militaire. Ils apportent la guerre et la destruction, et
prospèrent dans le chaos.
Il haussa les sourcils.
— Cela ne vous rappelle rien ?
Elle le regarda avec stupeur.
— Voulez-vous dire que Bonaparte est l'un d'entre eux ?
— Il correspond à cette description. Nous craignons qu'une de ces
créatures ne soit sur le point de prendre son essor également en Angleterre.
On pense qu'un héritier direct n'est pas seulement le présage de l'avènement
d'un Abuseur Suprême, mais constitue aussi l'antithèse d'une telle créature,
comme si l'univers cherchait à rétablir l'équilibre.
— Un héritier direct français est-il arrivé en même temps
que Bonaparte ? demanda-t-elle non sans âpreté.
Carlston releva le défi.
— Il y en avait un, mais il n'a pas survécu jusqu'à l'âge adulte. Il a été
guillotiné avec toute sa famille pendant la Terreur.
Malgré tout, s'obstina intérieurement Helen, cela ne prouvait pas
qu'elle-même annonçât une de ces créatures, ni qu'elle en fût l'antithèse.
— D'où provient ce prétendu savoir ? demanda-t-elle.
— De textes anciens remontant aux Babyloniens. Ils ont été
les premiers à évoquer l'existence des Abuseurs.
— Ce ne sont que des superstitions absurdes, à mon avis, déclara-t-
elle.
— Peut-être. Mais les héritiers directs tels que vous sont rares, et il me
semble préférable de nous préparer à la venue possible d'un Abuseur
Suprême plutôt que de nous exposer à une Terreur.
Helen secoua la tête. Elle savait que nombreux étaient ceux qui,
comme son oncle, redoutaient encore le spectre d'une Terreur, mais elle ne
pouvait croire qu'une chose pareille puisse se passer en Angleterre.
— Ma contribution à l'équilibre de l'univers est des plus modestes, lord
Carlston. Et même si j'acceptais de suivre votre formation, je ne vois pas
comment ce serait possible. Ma tante ne me permettra jamais d'être seule en
votre compagnie. Je doute même qu'elle tolère que je fasse du cheval avec
vous en présence d'un de nos propres valets.
Il sourit d'un air sombre.
— J'en ai parfaitement conscience. Vous rendrez-vous demain à la
librairie Hatchards, comme toujours ?
Il connaissait ses habitudes ? Rien d'étonnant, puisqu'il la faisait
surveiller.
— Oui.
Il leva les yeux et pinça soudain les lèvres.
— Ah, vous allez bientôt être sauvée.
Helen vit approcher la haute silhouette du duc de Selburn. Son visage
allongé arborait une expression affable.
— Lady Margaret passera demain en voiture à Piccadilly, dit
précipitamment Carlston. Elle vous proposera de monter. Acceptez. Et
habillez-vous aussi simplement que possible.
Il lui lança un regard pressant.
— Vous voulez bien ?
Helen hocha la tête à contrecœur, à l'instant où le duc les rejoignait.
Manifestement, il avait été envoyé par sa tante. Elle avait beau être toujours
heureuse de sa compagnie, elle éprouva comme un frisson* de frustration.
Son «sauveur» était arrivé beaucoup trop tôt. Elle commençait tout juste à
obtenir les réponses dont elle avait tant besoin.
Sa Seigneurie se leva et fit face à Selburn. Les deux hommes avaient
presque la même taille. Ils se regardèrent comme deux chiens prêts à se
battre.
Carlston s'inclina brièvement.
— Votre Grâce.
Son ton sarcastique était presque insultant. Helen retint son souffle,
mais le visage du duc resta calme.
— Lord Carlston. Voilà trois ans que nous ne vous avions vu, n'est-ce
pas ? Je suis surpris que vous soyez revenu si vite.
Il fit une pause.
— Très surpris.
— Trois ans, oui, répliqua Carlston. Beaucoup de choses ont changé.
— Beaucoup de choses sont restées les mêmes.
Le duc sourit, mais Helen vit qu'il serrait les dents.
— N'en doutez pas, ajouta-t-il.
Il se tourna vers Helen.
— Votre tante voudrait que vous alliez la retrouver dans la salle de bal,
lady Helen. Puis-je vous accompagner auprès d'elle ?
— Je peux très bien ramener moi-même lady Helen à sa tante, duc, dit
Carlston. Il me semble que votre intervention est inutile.
Selburn le dévisagea.
— Lady Pennworth m'a demandé expressément d'accompagner sa
nièce.
Helen prit ses gants sur ses genoux et s'interposa entre les deux
adversaires.
— Si ma tante a besoin de moi, je vais évidemment la rejoindre.
Elle prit le bras que lui offrait Selburn et fit une révérence au comte.
— Merci de m'avoir accompagnée au souper, lord Carlston.
Comme elle l'espérait, la tension retomba tandis qu'elle entraînait avec
décision Selburn loin de la table. Elle s'abstint de regarder par-dessus son
épaule, bien qu'elle en mourût d'envie. Toutefois, il lui sembla que le regard
de Carlston restait posé sur elle, comme une main dont elle sentait la
chaleur.
— J'espère qu'il ne vous a pas indisposée, dit Selburn.
— Non, pas du tout. Sa conversation s'est limitée à des banalités.
Elle sourit de son propre mensonge.
— Je n'aime pas vous voir en sa compagnie. C'est un corrupteur de la
pire espèce. Un esprit insidieux, qui détruit tout ce qu'il approche.
Helen leva les yeux, saisie par la véhémence du duc.
— Vous faites allusion à son épouse, lady Élise ?
— Oui. C'est étrange, mais vous me la rappelez. Pas dans
votre apparence, car vous ne lui ressemblez pas du tout, mais dans
votre façon de penser. Vous avez la même intelligence et la même vivacité
qu'elle, et la même curiosité pour le monde qui vous entoure. Je crois que
vous auriez aimé son ironie, et je sais qu'elle aurait apprécié votre esprit.
Helen se sentit rougir. Ce compliment indirect ne la laissait pas
indifférente. Le visage du duc s'adoucit.
— Vous auriez été deux amies. Il y avait une telle grâce chez Élise.
— Vous faites d'elle un portrait délicieux, dit Helen.
Elle évita de s'appesantir sur l'intimité que révélait sa voix, sa façon de
la nommer sans employer son titre, et avec une telle tendresse.
— Si vous me rappelez Élise, je suis certain qu'il en va de même pour
Carlston, dit Selburn. Je crains qu'il n'ait envie de revivre le passé. Ne vous
laissez pas duper par lui, lady Helen. Son apparence n'est pas dénuée de
noblesse, mais il n'en va certes pas de même de son cœur.
— Je ne suis pas dupe, assura-t-elle.
Elle n'avait que trop conscience qu'elle s'était elle-même adressé cette
même mise en garde quelques minutes plus tôt.
— Parfait. Dans ce cas, oublions Sa Seigneurie et pensons à des sujets
plus agréables. À danser, par exemple. Me feriez-vous l'honneur de
m'accorder la prochaine danse ?
— J'en serais ravie, répondit Helen en toute sincérité.
Le duc était un excellent danseur, et elle avait besoin de retourner dans
la lumière, d'échapper au monde ténébreux de lord Carlston.
Néanmoins, tandis que le duc la ramenait à sa tante et qu'ils rentraient
ensemble dans la salle de bal, une pensée plutôt déprimante s'imposa à elle.
Peut-être était-ce Selburn, et non lord Carlston, qui désirait revivre le passé.
Chapitre XVII

Jeudi 7 mai 1812

Le lendemain matin, Helen descendit pour les prières en famille vêtue


de sa robe la plus simple, en mousseline brune, avec la miniature glissée
dans son corset. Elle voulait rappeler à sa tante qu'elle projetait de passer
toute la matinée dans la librairie Hatchards. Cependant, tante Leonore était
encore au lit avec une migraine et ne descendit pas pour les dévotions. Elle
ne rejoignit pas non plus Helen au salon pour attendre l'heure du petit
déjeuner, de sorte que celle-ci se dirigea vers le petit salon avec un
soulagement mêlé de remords. Son oncle prenait son petit déjeuner au club,
le jeudi. Sa tante étant restée dans sa chambre, Helen allait avoir le luxe
d'un repas en solitaire, sans compter qu'il lui serait aisé ensuite de se rendre
au rendez-vous de lord Carlston.
En ouvrant la porte, toutefois, elle trouva son oncle déjà attablé devant
un pâté en croûte et une imposante portion de bœuf remplissant la pièce
d'une odeur pénétrante de chair carbonisée. Il était trop tard pour reculer.
Son oncle avait levé les yeux du Times et la regardait.
Cachant sa consternation derrière un sourire, elle fit une révérence.
— Bonjour, mon oncle. Vous n'êtes pas à votre club, ce matin.
Il avala sa bouchée.
— Essaie de ne pas dire des évidences, Helen.
Elle ferma la porte en retenant sa respiration le plus possible. Il devait
certainement exister un moyen de maîtriser les perceptions exacerbées de
ses sens de Vigilante. Encore une chose à demander à lord Carlston. Dans
son impatience, elle se dépêcha de s'asseoir.
Son oncle poussa un grognement en lisant le journal. Helen se raidit,
mais il se contenta de secouer les pages en scrutant le texte de plus près.
Apparemment, il n'avait pas envie d'une conversation. Tant mieux.
Elle déplia sa serviette en songeant à la matinée qui l'attendait.
Alchimie — ce mot suffisait à la mettre mal à l'aise. Elle s'était réveillée
avec un vif regret d'avoir accepté d'être mêlée à une telle impiété, mais elle
devait s'avouer que sa curiosité n'était pas moins vive. La tête lui tournait
encore après le déluge d'informations de la veille qui l'avait remplie de
stupeur et d'inquiétude.
— Rien qu'un petit pain, s'il vous plaît, Barnett, dit Helen au maître
d'hôtel s'inclinant d'un air interrogateur. Et du café.
Elle fut bientôt servie. Seuls le bruit du liquide remplissant la tasse, le
tic-tac de la pendule de la cheminée et les pas assourdis de Barnett sur le
tapis rompaient le silence. Du coin de l'œil, Helen le regarda rejoindre son
poste à côté de la desserte. Se pouvait-il que le cher vieux Barnett fût un
Abuseur ? Lord Carlston avait jugé peu vraisemblable qu'il y en eût un dans
la maison, mais ce n'était pas une garantie. Peut-être Mrs Grant en était-elle
un. Ou Tilly, la bonne — non, sûrement pas la gentille petite Tilly.
Impossible de le savoir. Cependant, si l'un d'eux s'était introduit chez elle,
que faisait-il en cet instant ? Helen frémit, comme si elle sentait sur elle les
yeux de la créature. Elle regarda de nouveau Barnett. Peut-être la créature
était-elle là.
Helen aurait pu contrôler la force vitale de Barnett à l'aide de la
miniature. Baissant les yeux sur son corsage, elle se rendit soudain compte
que sa cachette n'était pas vraiment pratique. Il était difficile de fouiller
dans son corset devant une assemblée élégante. Encore qu'il serait amusant
de voir la tête de son oncle si elle essayait de le faire à la table du petit
déjeuner, songea Helen avec un sourire. Elle mordit dans le petit pain. La
dernière fois qu'elle l'avait contrôlée, la force vitale de Barnett était bleu
pâle. Elle l'était certainement toujours.
— Ils ont envoyé mille quatre cents soldats à Manchester, annonça
soudain son oncle en agitant le Times d'un air approbateur. Voilà qui devrait
calmer ces démons de Luddites.
Helen leva les yeux. Des démons... Se pourrait-il que les Luddites, ces
désespérés attaquant leurs propres employeurs, aient été infiltrés par des
Abuseurs ? Elle se figea à cette pensée. Non, Carlston avait dit que ces
créatures ne collaboraient pas entre elles. Elle finissait par voir partout des
monstres. Malgré tout, les rassemblements de Luddites attiraient les
créatures avides d'absorber toute cette énergie brutale : c'est pourquoi les
autres Vigilants avaient été postés dans les villes en proie à des
troubles, prêts à tenter d'empêcher une explosion de violence. Pourrait-elle
remplir une telle mission ? Cela lui semblait tout simplement inimaginable.
Elle déglutit et s'éclaircit la voix.
— S'attend-on à de nouvelles émeutes, mon oncle ?
— C'est plus que probable, répondit-il notant son intérêt
avec étonnement. On a trouvé un serment dans la poche d'un de ces maudits
Luddites. Apparemment, ils sont des milliers à avoir juré en ces termes.
Écoute-moi cette abomination.
Il lut dans le journal :
— «Moi, A. B., dans le plein exercice de ma volonté, déclare et jure
que je ne révélerai jamais le nom des membres du Comité secret, ni ne
décrirai sous quelque forme que ce soit leur personne, leurs traits, leurs
vêtements, leurs relations, etc., ni ne causerai leur découverte, sous peine
d'être éliminé de ce monde par le premier frère me trouvant sur son chemin
et de voir mon nom et ma réputation devenir un objet d'horreur. »
Il leva les yeux.
— Le texte va ensuite jusqu'à l'engagement de commettre un meurtre
plutôt que de trahir ce pacte immonde. C'est vraiment scandaleux !
Helen hocha la tête, bien qu'elle songeât à un autre pacte secret, entre
le Club des mauvais jours et les Abuseurs. Il était étrange de savoir une
chose aussi importante et dangereuse alors que son oncle l'ignorait.
La porte s'ouvrit sur tante Leonore. Elle eut un instant d'hésitation puis
entra.
— Bonjour, Pennworth. Vous n'êtes pas à votre club. Quelle surprise
agréable !
Elle adressa à Helen un faible sourire.
— Perceval sait ce qu'il fait avec ces Luddites, déclara
oncle Pennworth tandis qu'elle s'asseyait. Il se montre un vrai chef
dans cette situation périlleuse. Un vrai chef.
— Absolument, dit tante Leonore avec un calme prudent.
Elle se tut pendant que Barnett lui versait son thé, puis ajouta :
— Encore que le cabinet tory paraisse désorienté face à la question
américaine, non ? Vous l'avez dit vous-même.
Oncle Pennworth poussa un grognement approbateur.
— Maudits gredins !
Helen n'aurait su dire si c'était le cabinet du Premier Ministre
Perceval ou les Américains qui étaient des gredins. Probablement les
deux.
— Nous ne tarderons pas à être en guerre avec eux, croyez-moi !
Il secoua de nouveau le journal pour souligner cette prophétie.
— Vous sentez-vous mieux, ma tante ? demanda Helen.
— Oui, j'ai pris l'une des poudres du docteur Roberts et je suis tout à
fait revigorée.
Tante Leonore saisit l'invitation en haut de la pile sur le plateau
d'argent, la regarda avec dédain et la mit de côté. Elle jeta un coup d'œil à
Helen.
— Pourquoi as-tu mis cette robe, ma chère ? Je croyais que tu devais la
donner à Darby. Cette couleur était une erreur dès le départ.
Elle secoua la tête.
— Il faut absolument que tu te changes avant que nous sortions.
Helen se redressa.
— Nous devons sortir ?
— Nous avons un rendez-vous avec Madame Hortense ce matin. Elle
nous a envoyé un mot hier pour dire que ta robe de bal est prête pour un
dernier essayage. J'ai pensé que nous pourrions également rendre visite à
Mr Duray, pour commander ta tenue d'amazone. Hier soir, le duc s'est
montré très intéressé par tes talents de cavalière. Je crois qu'il va bientôt
t'inviter à l'accompagner sur le Row. Tu as besoin d'une nouvelle tenue.
Elle félicita Helen d'un sourire.
— Je vois, dit Helen, partagée entre la satisfaction d'avoir attiré
l'intérêt de Selburn et l'ennui de voir son projet pour la matinée ainsi
dérangé. Êtes-vous certaine d'aller assez bien ?
— Bien sûr.
Oncle Pennworth prit un air pensif.
— Un duc ? Quel duc ?
— Selburn, lança tante Leonore d'un ton triomphant. Il a également
dansé avec elle à Almack. Et il s'est montré très obligeant envers moi.
— Mais, ma tante, je voulais me rendre chez Hatchards ce matin.
— Pas aujourd'hui. Tes livres peuvent attendre. Et pour l'amour du ciel,
arrange-toi pour que Selburn ignore que tu lis tellement.
— Mais si vous ne vous sentez pas bien...
— Helen, je t'assure que ma santé est florissante. D'ailleurs, tu n'as pas
envie que ta robe de bal soit terminée ? Moi, si.
Helen enfonça son doigt dans le centre mou de son petit pain. Elle
connaissait ce regard. Rien ne pourrait dissuader tante Leonore de se rendre
chez la couturière et le tailleur. Il n'y aurait pas d'alchimie aujourd'hui.
Il fallait qu'elle fasse parvenir un message à lord Carlston au plus vite.
Darby devrait le lui remettre et attendre qu'il réponde. Helen écrasa un
morceau de pain sur la porcelaine blanche de son assiette. Maintenant que
le rendez-vous était hors de sa portée, elle se rendait compte combien elle y
tenait. Malgré tous ses doutes, l'idée de recevoir les instructions du comte
l'excitait terriblement. Il savait s'orienter dans ce monde secret et
effrayant, et paraissait affronter ses dangers avec un courage tranquille.
Si jamais elle pouvait être en sûreté désormais, c'était probablement à son
côté. Ou plutôt, se dit-elle avec ironie, à quelques pas derrière lui.
— Selburn est un whig, grogna son oncle.
— C'est possible, Pennworth, mais il est avant tout un duc. Et un grand
ami d'Andrew. Ce serait un parti idéal.
— Être l'ami d'Andrew n'est certes pas une recommandation, dit oncle
Pennworth derrière son journal.
— Vous allez trop vite en besogne, ma tante, dit Helen.
— Tu n'as rien contre lui, n'est-ce pas ? demanda tante Leonore.
— Non, je l'aime beaucoup.
Une pensée soudaine fit frémir Helen. Comment pourrait-elle se marier
si elle menait la vie d'une Vigilante ? Aucun homme ne tolérerait que son
épouse, la future mère de ses héritiers, combatte des démons. En fait, l'idée
même qu'une femme puisse agir ainsi était absurde. Pourtant, son père avait
permis à sa mère d'affronter de tels dangers. Pourquoi ? La réponse était si
évidente qu’Helen faillit pousser un gémissement. Non seulement il
devait connaître l'existence du Club des mauvais jours, mais il en était sans
doute membre avant son mariage avec lady Catherine. Il se pouvait même
qu'il fût devenu le Terrène de son épouse. Une telle union était certes
exceptionnelle.
— C'est juste que le duc et moi nous connaissons à peine, termina-t-
elle sans conviction.
Tante Leonore balaya d'un geste cette considération ridicule.
— Cela viendra. Vous savez, il n'a manifesté aucun intérêt particulier
pour une jeune fille depuis le mariage d'Élise de Vraine avec Carlston.
Pauvre femme. Il me semble que le duc pourrait bien se remettre enfin de ce
triste épisode et être prêt à se marier.
— Quelle histoire regrettable, dit oncle Pennworth à tante Leonore.
Enfin, s'il demande Helen en mariage, il faut qu'elle accepte. Personne
n'oserait diffamer la duchesse de Selburn. Elle serait tirée d'affaire et en de
bonnes mains.
Sur ces mots, il plia le journal et se leva péniblement de sa chaise.
Tandis que Barnett lui ouvrait la porte, il jeta un dernier regard à Helen.
— Le duc de Selburn, hein ? Je n'aurais pas cru que tu ferais une aussi
bonne prise.
Il éclata d'un rire rauque, qui se transforma en une toux sifflante tandis
qu'il s'éloignait.
Helen sortit du petit salon peu après, sous prétexte de changer de robe.
En fait, elle voulait écrire un billet à lord Carlston dans l'intimité de sa
chambre.
La rédaction de ce billet se révéla d'une difficulté surprenante. Helen
s'y reprit à deux fois, en brûlant son premier essai parce qu'il était beaucoup
trop guindé et le deuxième parce qu'il partait dans toutes les directions.
Dans sa troisième version, elle ne trouva pas non plus le ton qu'elle désirait,
quelque part entre le regret et la politesse insouciante, mais Philip vint lui
dire de la part de sa tante de se préparer à monter en voiture, de sorte qu'elle
s'en tint là.

Half Moon Street, le 7 mai 1812.

Cher lord Carlston,

J'espère que vous me pardonnerez la brièveté de ce billet. Des


circonstances imprévues m'empêchent de me rendre à la librairie Hatchards
aujourd'hui. Toutes mes excuses pour le dérangement que cela
pourrait vous causer ainsi qu'à lady Margaret.
Je n'aurai pas l'occasion de me rendre à Piccadilly avant samedi
matin.
Croyez en mes, etc.
Helen Wrexhall.

Elle ferma la lettre avec un cachet et la confia à Darby.


— Il habite à Saint James's Square, mais je ne sais pas à quel numéro.
— Au 18, milady, dit Darby avec un sourire satisfait.
Helen lui sourit à son tour. Peu de choses échappaient à sa femme de
chambre.
— Vous attendrez sa réponse.
— Oui, milady.
— Et s'il vous interroge...
Elle s'interrompit. Elle ne voyait pas quel genre de questions il pourrait
poser à une servante.
— Oui, milady ?
Elle serra un instant la main de Darby.
— Faites pour le mieux.
Peu après, tante Leonore fit avancer la voiture et Helen se retrouva
assise à côté d'elle tandis qu'elles longeaient New Bond Street, en écoutant
la liste des tâches restant à accomplir en vue de son bal. Les trois cents
bougies de six heures avaient été commandées, observa sa tante, de même
que le champagne et les desserts de chez Gunter. Elle tenait également à
avoir un potage à la reine, ce qui nécessitait au moins cinq oies. À moins
que ce ne fût cinq canards ? Elle ne s'en souvenait plus très bien.
Après leurs rendez-vous avec Madame Hortense et Mr Duray, tante
Leonore décréta qu'elles feraient aussi bien d'aller chez sa modiste afin de
commander un chapeau pour la nouvelle tenue d'amazone d’Helen. Au
terme de cette consultation interminable, elle eut envie de déjeuner, si bien
qu'elles s'arrêtèrent chez Far-rance pour prendre un potage et une des
célèbres tartes. Elles visitèrent ensuite diverses boutiques afin de faire une
série d'acquisitions indispensables : des bas de soie, du savon asiatique et de
la poudre dentifrice de Ceylan. Helen supporta chacune de ces expéditions
avec le sourire, bien qu'elle brûlât de retourner à Half Moon Street et de lire
la réponse de lord Carlston. Tante Leonore ordonna enfin au cocher de les
ramener à la maison, avec un soupir satisfait à l'idée d'une journée si bien
remplie. Helen soupira aussi, mais de soulagement.
Darby avait dissimulé avec soin le message de Sa Seigneurie dans la
longue manche de sa robe. Elle le remit à Helen à l'abri des regards
indiscrets, dans son cabinet de toilette.
— Il m'a remis également ceci, dit-elle en fouillant dans la boîte à
ouvrage. Je l'ai caché, au cas où.
Sortant un paquet enveloppé dans du papier d'emballage, qui ne
pouvait être qu'un livre de chez Hatchards, elle le tendit à Helen.
— Il a dit que vous deviez commencer ce livre, que vous
n'y comprendriez sans doute pas grand-chose mais qu'il fallait quand même
le lire.
Helen se hérissa.
— Me croit-il simple d'esprit ?
Elle fit signe à Darby de prendre les ciseaux. Après avoir coupé la
ficelle, elle découvrit un volume de cuir rouge orné d'un titre en lettres
dorées : Le Mage ou l'Informateur céleste, un système complet de
philosophie occulte par Francis Barrett, F.R.C.
— De l'occultisme, milady ? s'exclama Darby avec stupeur.
— Il semble que la condition de Vigilant présente un
aspect alchimique, expliqua laconiquement Helen.
Elle posa le livre sur sa coiffeuse, comme s'il risquait d'exploser, et
brisa le cachet de cire bleue du message.

Saint James's Square, le 7 mai 1812.

Lady Helen,
À samedi.
Croyez en mes, etc.
Carlston.

Helen regarda fixement l'épais parchemin. C'était tout ? Le style écrit


du comte était d'une sécheresse encore plus mordante que sa conversation.
— Il ne vous a rien dit d'autre, Darby ?
— Si, milady. Il m'a posé une foule de questions.
— À mon sujet ?
— Non, au mien, répondit Darby dont les joues roses
devinrent écarlates. Il est plutôt déconcertant, non ? Cette façon qu'il a
de vous regarder ! Et il savait que j'étais au courant de vous savez quoi.
— Que vous a-t-il demandé ?
— Toutes sortes de choses. Par exemple, si je pensais être une femme
forte, mentalement et physiquement. Mais en fait, je crois qu'il voulait
s'assurer que je ne révélerais jamais rien sur vous. Il me l'a fait jurer sur
mon âme. Une bible à la main.
— Sur votre âme, une bible à la main ? répéta Helen stupéfaite.
Le caractère officiel d'un tel serment l'inquiétait. Et pourquoi posait-il
des questions aussi étranges à une servante ?
Darby sourit avec anxiété.
— J'ai juré bien volontiers, milady. De toute façon, qui me croirait ?
« Forte mentalement et physiquement ? » L'image de Mr Quinn
s'imposa à Helen. Sa Seigneurie pensait-il que Darby pourrait devenir sa
Terrène ? Certes, la jeune fille était robuste et pleine de bon sens. Helen
secoua la tête. Non, elle ne pouvait permettre à Darby d'assumer un tel rôle,
c'était beaucoup trop dangereux. Qui d'autre ferait l'affaire ? Helen fronça
soudain les sourcils, non pas en réfléchissant à ce problème mais en se
rendant compte qu'elle était en train de songer à de possibles Terrènes,
comme si elle faisait déjà partie du Club des mauvais jours. Elle
interrogea son propre cœur. Non, elle n'avait pas encore décidé de se
joindre à ces gens. Il y avait toujours trop d'inconnus dans cette affaire. Elle
aurait été stupide de croire tout ce qu'on lui racontait, surtout quand il
s'agissait d'une personnalité aussi suspecte que lord Carlston. Et tant de
questions restaient encore sans réponse. Néanmoins, maintenant qu'elle
connaissait l'existence des Abuseurs et la menace qu'ils constituaient pour
elle-même et pour l'humanité, pouvait-elle prétendre avoir le choix ? Elle
avait certainement le devoir d'apporter son aide, même au prix de sa propre
sécurité.
— Vous êtes très gentille d'avoir prêté serment, dit Helen en effleurant
le bras de la jeune servante avec gratitude.
Elle baissa de nouveau les yeux sur le message et le livre, pour
dissimuler son malaise.
«À samedi.»
— Donc, il ne vous a rien demandé à mon sujet ?
— Non, milady.
Helen hocha la tête puis jeta le message au feu qu'on venait de ranimer
afin de réchauffer la pièce pour sa toilette de l'après-midi. Elle regarda en
silence la feuille flamboyer, se recroqueviller et noircir.
Cette nuit-là, Helen commença à lire Le Mage dans son lit, à la lueur
d'une unique bougie. Elle fut heureuse de découvrir que l'auteur n'était pas
un païen ni un barbare, mais moins enchantée de lire des pages consacrées à
la « magie » plus que douteuse d'amulettes contre la peste faites de crapauds
infestés de vers ou à l'application d'un canard vivant sur le ventre afin de
guérir la colique. Conformément à la prédiction irritante de Sa Seigneurie,
certains chapitres lui parurent peu compréhensibles, truffés qu'ils étaient
d'allusions obscures à des dieux antiques et ainsi de suite. Malgré tout,
Helen fut intéressée par l'idée que les mots possédaient des propriétés
magiques quand ils étaient associés à une ferme intention. Et elle relut trois
fois un passage passionnant sur les talismans, où il était question de l'usage
de cheveux. Lord Carlston y avait-il pensé, quand il avait parlé des
pouvoirs alchimiques de la miniature de sa mère ? Elle saisit le
portrait minuscule, qu'elle portait désormais la nuit attaché à un ruban à son
cou par mesure de précaution, et l'observa avec attention. Constituait-il une
sorte de talisman ? Il lui semblait probable que c'était le damier rouge et or
qui lui permettait de voir la force vitale des humains et des Abuseurs. Peut-
être la miniature la protégeait-elle aussi ? C'était le rôle d'un talisman, après
tout. Elle laissa retomber le portrait sur le corsage de toile de sa chemise
de nuit. De quoi la protégeait-il ? se demanda-t-elle. Des Abuseurs, ou d'un
danger encore plus terrible ?
Chapitre XVIII

Samedi 9 mai 1812

Helen fut réveillée par le bruit des volets qu'on ouvrait, révélant un
morceau de ciel d'un gris oppressant. Elle cligna des yeux dans la pénombre
de sa chambre, tandis que les contours vagues de la journée à venir se
précisaient dans son esprit : elle allait voir lord Carlston.
— Bonjour, milady, dit Darby.
Elle posa un plateau sur la table de nuit non sans faire tinter la tasse de
porcelaine contre sa soucoupe.
Helen se sentit subitement affamée en humant l'odeur de son chocolat
du matin, dont la douce amertume imprégnait les volutes s'échappant de la
tasse brûlante. Elle se redressa tandis que Darby arrangeait les coussins
dans son dos. Quand elle se carra contre eux, elle aperçut une silhouette
accroupie : une servante balayait l'âtre. Ce n'était pas Beth, qui n'était pas
aussi ronde. Et Tilly n'avait certes pas cet aspect robuste.
— Darby, qui est-ce ?
La nouvelle servante leva les yeux. Plus âgée que Darby, elle avait un
visage carré respirant la compétence, qui lui aurait donné un air hommasse
sans son nez fin. Elle se releva aussitôt, la brosse toujours à la main, et fit
une révérence.
Darby tendit avec précaution à Helen la tasse sur sa soucoupe.
— C'est Lily, milady. Elle est entrée chez nous hier. Sur la
recommandation de lady Jersey.
— Bonjour, Lily, dit Helen en examinant ce nouveau visage.
— Bonjour, milady.
Deux yeux sagaces examinèrent à leur tour Helen avec une curiosité
respectueuse.
C'était donc là cette servante affiliée à lord Carlston. Était-elle censée
protéger ou espionner Helen ? Les deux à la fois, peut-être. Helen but une
gorgée de son chocolat. Devait-elle montrer qu'elle était dans le secret ?
— Je crois que vous avez aussi servi chez lord Carlston ? hasarda-t-
elle.
Il lui sembla que cette formule indirecte convenait à la situation.
— Plus ou moins, milady. Sa Seigneurie m'a dit de vous dire que je lui
ferais évidemment mon rapport.
Elle jeta un regard déférent à Darby.
— Je dois aider Miss Darby à veiller sur vous.
— Oh, dit Helen en reposant la tasse sur la soucoupe.
Manifestement, Lily était plutôt directe.
— Et tout va bien ? ajouta-t-elle.
— Il n'y a rien d'inhabituel à signaler, milady, déclara Lily
en s'inclinant de nouveau avant de retourner à la cheminée. Je vous ferai
savoir s'il arrive quelque chose.
— Bien, dit vivement Helen. C'est parfait.
Elle se tourna vers Darby.
— Mon eau chaude est-elle prête ?
— Oui, milady.
Elle préféra ne pas remarquer le visage amusé de sa femme de
chambre.
En milieu de matinée, lorsqu’Helen partit en direction d’Hatchards
avec Darby, les nuages semblaient annoncer une pluie imminente. Le
brouillard enfumé de Londres était plus bas que d'ordinaire, si bien
qu’Helen avait les yeux larmoyants et un goût de cendre dans la bouche.
Tandis qu'elle descendait Half Moon Street, elle distinguait à peine Green
Park en face d'elle.
Arrivée au coin de la rue, elle leva les yeux vers le ciel en supputant les
chances qu'il pleuve. Elle portait sa deuxième tenue la plus simple, une robe
rouge corail, mais avait osé une jaquette de soie crème qu'elle aimait
particulièrement et qui ne résisterait pas à une averse. À côté d'elle, Darby
arborait la robe honnie de tante Leonore. Elle avait reçu ce rebut avec délice
et s'était empressée de le mettre à sa taille. La couleur marron pâle seyait à
son teint plus vif que celui de sa maîtresse. Quand elle était apparue, prête à
se rendre à la librairie — si du moins c'était bien leur destination —, Helen
avait souri devant le pas leste de la jeune servante, sachant qu'il reflétait sa
joie d'avoir une nouvelle robe. Cet instant d'allégresse avait allégé un peu
son humeur inquiète à l'idée de la journée qui l'attendait.
Elle observa Piccadilly. Hatchards était au moins à vingt minutes de
marche, et la pluie menaçait vraiment.
— Je crois que nous allons nous faire mouiller, Darby.
— Peut-être devrions-nous aller chercher un parapluie, milady. Cela ne
nous prendra que quelques minutes.
Avec un soupir, Helen abandonna la jaquette de soie à la garde-robe de
Darby ou au chiffonnier si jamais il pleuvait.
— Non, si nous rentrons, ma tante pourrait me trouver une occupation
beaucoup plus importante. Je ne veux pas risquer de manquer lady
Margaret.
Elle fit signe à Darby d'avancer, en esquivant un petit vendeur de
pommes qui avait profité de ce coin de rue stratégique pour poser son
panier.
— Une pomme, milady ? lança-t-il. Bien verte et bien dure. Elle ne
coûte qu'un demi-penny.
— Tu vas me faire le plaisir de filer, dit Darby. Ma maîtresse ne mange
pas des pommes dans la rue comme une mal élevée.
— Et vous alors ?
Avec un sourire tout en fossettes et en dents éclatantes, le jeune garçon
se mit à jongler adroitement avec deux de ses fruits d'un vert brillant.
— Tu me traites de mal élevée ? s'écria Darby.
Cependant elle lui sourit par-dessus son épaule en s'éloignant avec
Helen.
— Petit effronté !
Helen regarda derrière elle à son tour. Et si ce garçon était un Abuseur
? Elle secoua la tête. Rien dans son comportement ne semblait l'indiquer. Si
elle paniquait chaque fois que quelqu'un la saluait, elle allait devenir folle.
Elle se demandait comment lord Carlston faisait pour affronter le monde
avec tant de calme.
Elle observa la rue large et déjà remplie de fiacres, d'attelages et de
charrettes. Par contraste, les trottoirs étaient relativement peu animés.
Devant elle, une dame marchait au bras d'un officier en uniforme rouge,
quelques gentlemen s'avançaient du pas décidé d'hommes ayant une affaire
importante en vue, et un colporteur portant en bandoulière sa boîte de
marchandises se hâtait vers l'entrée de service de la maison la plus proche.
— Savez-vous quand doit passer la voiture de lady Margaret
? demanda Darby.
Helen secoua la tête.
— Il se pourrait qu'elle attende que nous soyons allées chez Hatchards.
Elles marchèrent dans Piccadilly en silence. Lorsqu'elles approchèrent
du coin de Stratton Street, Darby lança un coup d'œil à la masse indistincte
de Green Park, de l'autre côté de l'avenue.
— Milady, je ne voudrais pas vous inquiéter, mais je pense que cet
homme sur le trottoir d'en face nous suit.
Helen regarda dans la même direction. Ce gentleman habillé avec
élégance d'un manteau bleu marine et d'un haut-de-forme en feutre de
castor noir semblait bel et bien marcher à leur hauteur. Elle regarda à
travers le brouillard mais ne put distinguer son visage, même s'il lui
paraissait familier. Seigneur, c'était Mr Benchley ? Elle n'avait aucune envie
de rencontrer ce fou. Pendant un instant, le gentleman fut caché derrière
deux voitures et une charrette de foin passant avec fracas, puis elle le vit de
nouveau qui marchait toujours au même pas qu'elles, en tournant dans leur
direction son visage indistinct. En tout cas, non. Ce n'était pas Mr Benchley.
Il n'était pas assez grand.
— Croyez-vous que ce soit l'un des hommes de lord Carlston qui veille
sur vous ? hasarda Darby.
— Peut-être.
Helen risqua un regard plus insistant. Il lui sembla que cet homme les
fixait d'un air décidé, qui n'avait rien de protecteur.
— Non, je ne crois pas.
— Pensez-vous qu'il s'agisse d'une de ces créatures ?
Elle enleva vivement son gant de cuir.
— Tenez-moi ça pendant que je prends la miniature, Darby. S'il s'est
nourri, je pourrai voir ce qu'il en est.
Darby prit le gant sans quitter des yeux le gentleman.
— Il est toujours là. Il me semble, milady, qu'il n'est pas très juste que
vous deviez recourir à des instruments pour repérer ces monstres alors qu'ils
n'en ont pas besoin pour vous trouver.
— Non, ce n'est vraiment pas juste.
Helen sortit le portrait de son réticule de soie. Un halo bleu pâle
environna aussitôt Darby et tous les passants de la rue, y compris le
gentleman.
— Sa force vitale est normale.
— Ce qui n'empêche pas qu'il puisse être l'une de ces
créatures, répliqua Darby d'un air sombre tandis qu'elles passaient devant la
magnifique façade palladienne de Devonshire House.
Elle rendit le gant à Helen.
— C'est vrai, admit celle-ci.
Elle s'amusa un instant de voir combien sa femme de chambre avait
fait vite pour assimiler les règles du monde des Abuseurs, comme si tout
cela allait de soi.
— Je pense que nous ferions mieux d'être prudentes, ajouta-t-elle.
— Bonne idée, milady.
Elles s'arrêtèrent au coin de Berkeley Street pour laisser passer une
calèche émergeant lentement de Piccadilly.
— Il s'est arrêté aussi, annonça Darby.
Helen enfila son gant.
— Venez, marchons plus vite.
— Besoin d'un coup de balai, milady ? psalmodia une jeune voix. Ça
coûte un quart de penny.
Un garçon vêtu d'une blouse de coton crasseuse se précipita devant
elles en balayant le crottin de la rue à l'aide d'un vieux balai, avec tant de
vigueur que la poussière voltigeait autour de lui. Helen fouilla de nouveau
dans son réticule, attrapa une pièce du bout des doigts et suivit le garçon sur
la chaussée ainsi nettoyée, avec Darby sur ses talons. Elle jeta la pièce au
petit balayeur, en en profitant pour examiner l'autre côté de Piccadilly. Leur
ombre bien vêtue ne les avait pas quittées. Elle regarda derrière lui si
un homme du Club des mauvais jours ne le suivait pas également, mais
n'aperçut personne susceptible d'être un garde du corps. S'il y avait un
émissaire de lord Carlston dans la foule grandissante des passants, il était
bien caché.
— Allons-y, Darby.
Elle pressa le pas, heureuse d'avoir choisi de porter ses bottines
robustes plutôt que des escarpins en chevreau.
— Que ferons-nous s'il se rapproche ? demanda sa femme de chambre
tandis qu'elles traversaient Dover Street.
— Je n'en sais rien.
Une vieille dame suivie d'un valet de pied secoua la tête d'un air
désapprobateur quand elles la dépassèrent d'un bon pas. Elles marchaient
certes plus vite qu'il n'était convenable, mais Helen ne voulait pas ralentir et
permettre à un possible Abuseur de les rattraper. Même si elle ne voyait pas
ce qu'il pourrait faire dans une rue aussi animée que Piccadilly, elle n'avait
aucune envie de l'apprendre.
— Peut-être aurions-nous dû emmener Hugo ou Philip, dit Darby qui
commençait à s'essouffler.
— Et que leur raconterions-nous, si quelque chose se passait ?
— De toute façon, il se passe quelque chose, milady.
Darby avait raison. Helen se mordit les lèvres, incertaine. Hatchards
était encore assez loin, mais elle ne pouvait prendre le risque de manquer
lady Margaret en rebroussant chemin.
— Oh, non, je crois qu'il se dirige vers nous, souffla Darby.
L'homme s'était effectivement avancé sur la chaussée, mais il dut
regagner en hâte le trottoir car un cabriolet tournait à toute allure au coin de
Saint James's Street. Helen attrapa Darby par le coude. Si elles arrivaient à
la librairie, elles y trouveraient peut-être quelqu'un de connaissance dont la
présence les protégerait. Elle sentait son cœur battre la chamade dans sa
poitrine oppressée par son corset. À côté d'elle, Darby haletait, très rouge.
— Vous vous en tirez bien, Darby, dit Helen. Nous y sommes presque.
— Il essaie de nouveau de traverser ! s'écria la femme de chambre.
L'homme s'éloigna du trottoir. Helen vit en un éclair le déroulement
des cinq secondes suivantes : il allait les intercepter au coin d'Albemarle
Street, même si elles ralentissaient. Regardant autour d'elle, elle aperçut un
jeune gandin s'avançant vers elle en lorgnant la moindre passante avec un
air de virilité satisfaite. Si elle criait, il accourrait, ce qui écarterait l'homme,
au moins provisoirement.
Helen se prépara. Encore trois secondes.
— Lady Helen ! lança une voix de femme.
Elle se retourna d'un bond. Une petite voiture de ville passablement
défraîchie, tirée par deux chevaux bais, s'arrêta à leur hauteur. Lady
Margaret se pencha à la fenêtre, le visage brillant de vivacité sous son
chapeau tout simple.
— Quelle heureuse surprise, lady Helen. Vous descendez Piccadilly ?
Elle leva les yeux vers le ciel menaçant.
— Je crois qu'il risque de pleuvoir. Mon frère et moi-même pouvons-
nous vous offrir une place dans notre voiture ?
— Dieu soit loué, murmura Darby.
Mr Hammond, assis à côté de sa sœur, se pencha pour la saluer.
— Bonjour, lady Helen, dit-il.
Helen inclina la tête en réponse, mais elle fixait la rue à travers la
fenêtre, de l'autre côté de la cabine obscure. L'homme bien habillé avait
regagné le trottoir. Il regarda un instant la voiture puis se retourna et
disparut à sa vue.
— La place ne manque pas, ajouta Mr Hammond.
Helen reprit son souffle.
— Je serais ravie de pouvoir m'asseoir, merci.
Lady Margaret fit signe au valet de pied juché sur le siège à l'arrière du
véhicule.
— Geoffrey, ouvrez la porte pour lady Helen, puis aidez sa femme de
chambre à s'installer à côté de vous.
Le frère et la sœur se reculèrent dans la cabine, tandis que leur
domestique descendait lestement pour ouvrir la porte de la voiture après
avoir abaissé les marches.
— Milady, dit-il en tendant la main à Helen.
Il était grand, comme tous les valets de pied, mais il avait aussi une
carrure imposante et un regard direct. Helen se dit que ce n'était
certainement pas un simple valet.
Prenant sa main, elle monta dans la voiture. Mr Hammond avait eu
l'obligeance de s'asseoir sur le strapontin, en tournant le dos au cocher.
Helen se courba pour pouvoir entrer dans la cabine et prit place non sans
peine à côté de lady Margaret. Elle jeta un coup d'œil par la fenêtre.
— Je dois vous dire qu'un homme m'a suivie jusqu'ici, déclara-t-elle.
— Comment ?
Mr Hammond regarda par l'autre fenêtre, le visage tendu.
— Est-il encore ici ? Lequel est-ce ?
Helen observa les silhouettes sur le trottoir.
— Je ne le vois plus. C'était un gentleman d'un certain âge, en manteau
bleu marine et chapeau haut de forme.
Elle se tourna vers ses deux compagnons.
— Il était là, je vous assure.
— Nous n'en doutons pas, lady Helen, dit lady Margaret. L'un de nos
hommes vous suivait pour vous protéger, mais il ne correspond pas à ce
signalement. Je suis sûre qu'il a vu ce gentleman et doit le suivre à la trace
en cet instant même.
Hammond hocha à son tour la tête d'un air rassurant.
— Nous saurons bientôt si cet homme est une menace.
Il tapa avec sa canne contre la paroi en bois à l'avant de la cabine.
— En route, cocher.
Helen se carra sur son siège avec soulagement, tandis que la voiture
s'ébranlait.
— Où allons-nous ? demanda-t-elle.
— À l'arpent du Diable, répondit Mr Hammond. Derrière l'abbaye de
Westminster.
Elle ajusta cette information à sa connaissance rudimentaire de la ville
au-delà de Mayfair. L'arpent du Diable était un quartier à la réputation
épouvantable. Mr Hammond devait plaisanter.
— Mais c'est un ramassis de taudis, non ?
— L'un des pires bouges de Londres, confirma-t-il.
Helen regarda lady Margaret. Elle ne paraissait pas inquiète à l'idée de
pénétrer dans un quartier aussi sordide que mal famé. En fait, elle avait
peine à contenir son excitation. Ses mains gantées étaient serrées sur ses
genoux et le regard de ses yeux bleu foncé semblait presque noir tant elle
était impatiente.
— Pourquoi allons-nous dans un endroit aussi dangereux ? s'étonna
Helen.
— Lord Carlston veut que nous y allions, répliqua lady Margaret. Ne
vous inquiétez pas, il sera là. Avec Sa Seigneurie, nous ne courons aucun
danger.
Aucun danger ? Un endroit où se rendait Sa Seigneurie ne pouvait
qu'être rempli de dangers. Helen sourit néanmoins d'un air approbateur, en
profitant de ce bref échange pour explorer plus profondément l'exaltation
excessive de lady Margaret. Bonté divine, c'était tout simplement la ferveur
de la foi ! Cette femme ne se contentait pas d'aimer lord Carlston, elle
croyait en lui avec une intensité presque religieuse. Helen se tourna
précipitamment vers la fenêtre. L'esprit absorbé par cette découverte, elle
remarqua à peine les boutiques et les maisons à colombage de
Shaftesbury Avenue. Une foi aussi fanatique était source d'illusions,
notamment quant aux qualités de l'être aimé. Aux yeux de lady Margaret,
lord Carlston était assurément un parangon de vertu. Même sa conviction
qu'il n'avait commis aucun meurtre ne se fondait sans doute que sur sa
propre dévotion. Pour être honnête, Helen ne pouvait guère la critiquer.
Après tout, elle-même s'était raconté la même histoire. Quelle était la part
du prestige physique de cet homme dans l'«instinct» qui la poussait à croire
en son innocence ?
Cependant, une simple réponse suffirait à mettre fin à toutes ces
chimères. Helen décida qu'il était temps de surmonter sa propre réticence
pour poser la question qui l'obsédait.
— Dites-moi, l'épouse de lord Carlston était-elle en fait un Abuseur ?
Est-ce pour cela qu'on l'a fait disparaître ?
Pendant un instant, elle eut l'impression que personne ne l'avait
entendue. Mr Hammond contemplait le pommeau d'argent de sa canne
tandis que lady Margaret continuait de regarder dehors par la fenêtre.
Mr Hammond leva enfin les yeux sur Helen.
— La comtesse de Carlston n'était pas un Abuseur, déclara-t-il. Elle
était humaine. Nous ignorons ce qui lui est arrivé, et Sa Seigneurie et Mr
Benchley nous ont fait comprendre qu'il n'était pas question de parler d'elle.
Helen s'humecta les lèvres. Après sa mère, voilà que lady Élise était
elle aussi un sujet tabou. Apparemment, le Club des mauvais jours avait
autant de secrets pour ses propres membres que pour le monde extérieur.
— Croyez-vous que Sa Seigneurie l'ait tuée, Mr Hammond ?
Il s'apprêtait à répondre, mais sa sœur lui lança sur un ton
d'avertissement :
— Michael !
Elle se tourna vers Helen.
— Peu importe ce que nous pensons. Le jeu que nous jouons n'a pas de
règles écrites, lady Helen. Les incertitudes et les ambiguïtés sont partout
autour de nous et dans tout ce que nous faisons. Vous allez devoir l'accepter.
— C'est la vérité, dit Mr Hammond d'un ton plus conciliant. En nous
consacrant à notre mission, nous nous rendons tous coupables de certains
écarts envers la morale. C'est le prix à payer pour affronter ces créatures.
Il la regarda un instant, avec une compassion derrière laquelle elle
devina une immense tristesse.
Leur réponse n'avait pas dissipé son malaise, au contraire. Devait-elle
se contenter d'un acte de foi quant à l'innocence du comte ? Elle n'avait
aucune envie d'imiter l'attitude d'une amoureuse languissante. L'espace d'un
instant, elle fut tentée follement de demander sans ambages la vérité à lord
Carlston, comme elle l'avait fait à propos de Berta. «Avez-vous tué votre
épouse ?» Elle frémit à cette idée. Non, c'était impossible, évidemment.
D'ailleurs, même s'il répondait, ce qui était peu probable, elle serait sans
doute hors d'état de lire en lui avec exactitude. À présent qu'il connaissait
l'étendue de ses dons, elle était certaine qu'il ferait en sorte de lui cacher
tout ce qu'il préférait garder pour lui.
Lady Margaret fit signe à son frère de lui passer un ballot de vêtements
posé à côté de lui. Elle en tira une pelisse d'un gris fané.
— Pour aller à l'arpent du Diable, vous devrez porter ceci sur votre
robe et troquer votre chapeau contre un bonnet. Je vais faire de même.
— Nous devons également nous abstenir de donner des titres, ajouta
Mr Hammond. Contentez-vous d'employer «frère» et « sœur » suivis de nos
prénoms, comme font les quakers.
— Nos prénoms ? répéta Helen.
Les prénoms étaient réservés à la famille, et à la rigueur à quelques
intimes.
— Même avec lord Carlston ?
— Surtout avec lord Carlston, dit fermement Mr Hammond. Il se
prénomme William. Et appelez-moi frère Michael, je vous prie.
Lady Margaret tendit à Helen la pelisse et le bonnet. Helen pinça les
narines en sentant leur odeur de corps mal lavé et de taches nauséabondes.
— Ceci n'est rien comparé à la puanteur des taudis, déclara
lady Margaret. Nous la sentirons bien avant d'être arrivés là-bas.
Helen dénoua le nœud de soie crème sous son menton.
— Qu'est-ce que Sa Seigneurie peut vouloir me montrer dans
un endroit pareil ? D'autres Abuseurs ?
— Non, quelque chose de bien différent, dit Mr Hammond.
La progéniture d'un Abuseur.
— Ils ont des enfants ?
Helen n'avait pas envisagé qu'ils puissent se reproduire.
— Pas à la façon dont nous l'entendons, lança lady Margaret. D'après
ce que nous savons, leur forme naturelle est faite de pure énergie. Mais ici,
sur la terre, ils ne peuvent exister sans une enveloppe corporelle. Ils ne
semblent pas avoir comme nous une durée de vie limitée, de sorte qu'ils
n'engendrent pas d'enfants pour perpétuer leur lignée. Le même Abuseur
survit à travers les générations en s'emparant d'un nouveau corps humain
quand l'ancien meurt.
— Pas n'importe quel corps humain, ajouta Mr Hammond. Les seuls
corps qu'ils peuvent prendre sont ceux de leur propre progéniture, à savoir
les enfants qu'ils ont eus avec un être humain. Chaque fois qu'un Abuseur
engendre ou donne naissance, il enfouit dans l'âme de cet enfant une trace
de sa propre énergie.
Quand son corps meurt, l'Abuseur passe dans le corps d'un des enfants
de sa progéniture, grâce à cette trace d'énergie qui le tire de la chair
mourante pour l'entraîner dans celle de sa prochaine vie. Il n'a même pas
besoin de se trouver dans le même pays pour se transporter dans son
nouveau corps.
Helen lissa les rubans de son bonnet, en s'efforçant de comprendre le
fonctionnement des Abuseurs. De telles créatures s'opposaient à la loi
fondamentale de la nature voulant que tout soit en mouvement et progresse
pour s'améliorer.
— Qu'arrive-t-il à l'enfant de l'Abuseur ? Celui qui habite déjà le corps
? demanda-t-elle.
— Son âme humaine est détruite par la venue de l'Abuseur qui l'a
engendré. Ne demeure qu'une enveloppe humaine, prête à accueillir
l'Abuseur.
— Il tue l'âme de son propre enfant ? Mais c'est abominable.
— En effet.
Horrifiée, Helen se figea à l'instant d'ôter son bonnet.
— Cela signifie-t-il que les âmes de dix mille enfants anglais
sont détruites à chaque génération ?
— Oui, encore qu'il arrive que sa progéniture soit devenue
adulte lorsque l'Abuseur quitte son ancien corps, observa Mr
Hammond d'un air sombre. Chaque Abuseur est vieux de plusieurs
siècles. Et ils sont rusés et jouent leur rôle d'humains en acteurs
consommés. Bien entendu, le fait qu'ils ne se reproduisent pas
réellement limite leur nombre. Nous avons de la chance, en un sens.
Il jeta un regard à sa sœur.
— Margaret, vous trouvez peut-être peu convenable que j'expose ainsi
leurs habitudes, mais je pense qu'il faut que lady Helen les connaisse.
Lady Margaret acquiesça d'un hochement de tête, mais elle pinçait les
lèvres avec dégoût.
Mr Hammond se pencha en avant, afin de se faire entendre malgré le
brusque crissement des roues sur la chaussée devenue plus sableuse.
— À notre époque, la plupart des Abuseurs se sont installés dans des
corps d'homme afin d'engendrer autant d'enfants qu'ils le peuvent avec le
plus de femmes possible. Ils essaient évidemment d'avoir une descendance
légitime, mais ils multiplient aussi les bâtards au cas où leurs enfants
officiels mourraient.
Il se racla la gorge.
— C'est pourquoi leur progéniture est si souvent issue du demi-
monde*, des basses classes et des femmes des taudis.
— Puisque tu veux tout lui expliquer, essaie au moins d'être clair,
intervint lady Margaret. Il entend par là que les mères sont des cocottes, des
servantes et des bohémiennes, mais il est trop bien élevé pour le dire.
La main de Mr Hammond se crispa sur le pommeau de sa canne, mais
il ne répondit pas à la raillerie de sa sœur.
— Une fois que nous avons identifié à coup sûr un Abuseur, sir
Jonathan Beech localise sa progéniture, légitime ou non. Sir Jonathan est
notre principal pisteur. Il cherche leur piste à partir de documents, de
rumeurs et ainsi de suite. Vous allez faire sa connaissance aujourd'hui.
— Comme vous pouvez l'imaginer, dit lady Margaret, trouver toute la
progéniture d'un Abuseur n'est pas une tâche aisée.
— Parfois, cela paraît presque impossible, renchérit son frère. Mais
quand nous découvrons un rejeton contaminé, un Vigilant élimine la trace
de l'Abuseur et les rend pleinement humains. Même si nous ne pouvons
éradiquer les Abuseurs, nous pouvons nous targuer de sauver des âmes
humaines.
— Est-ce ce que Sa Seigneurie voulait dire en déclarant que
nous libérions l'âme de ses ténèbres ?
Mr Hammond sourit.
— Oui. Et quand nous avons découvert toute la progéniture et libéré
toutes les âmes qui la composent, un Vigilant peut infliger à leur géniteur
ou leur génitrice la Mors Ultima.
La mort ultime...
— Je suppose qu'il faut le prendre au sens littéral, dit Helen.
— Absolument. C'est très spectaculaire. Une lumière jaillit, comme si
la créature s'illuminait de l'intérieur.
Une lumière, comme si la créature s'illuminait de l'intérieur ? Le même
phénomène que Delia avait décrit dans sa lettre. Mr Trent était bel et bien
un Abuseur. Delia se sentait humiliée, mais en fait elle avait eu de la
chance.
— C'est un moment très gratifiant, ajouta Mr Hammond.
Lady Margaret hocha la tête avec approbation.
— Oui, très gratifiant. Mais ce que nous allons voir aujourd'hui est
mille fois plus magnifique.
Ses yeux brillaient de nouveau d'une foi ardente.
— Vous allez assister au réveil d'une âme. Vous comprendrez alors
pourquoi les risques que nous prenons en valent la peine.
Chapitre XIX

Lady Margaret avait dit vrai : la puanteur fut la première à les


accueillir à l'arpent du Diable. Malgré les fenêtres fermées, Helen dut lutter
contre la nausée tandis que la voiture longeait Duck Lane puis tournait dans
Old Pye Street, au cœur de ce quartier déshérité. Elle tenta de respirer par la
bouche, mais les relents d'excréments humains et animaux, de nourriture
pourrie, de corps malodorants et de fumée grasse accablèrent son odorat
tout nouveau de Vigilante. Même Mr Hammond et lady Margaret
souffraient. Ils pressaient tous deux leurs mains sur leur nez et leur bouche.
— Cela empire à chaque fois, dit lady Margaret.
Elle portait un bonnet de toile, qu'elle avait pris également dans le
ballot. Sous l'étoffe jaunie, son visage semblait avoir perdu toute couleur. À
moins que sa pâleur ne fût l'effet de la puanteur épouvantable.
— Nous sommes presque arrivés, dit Mr Hammond.
Il avait troqué son chapeau élégant et son luxueux manteau contre un
tricorne poussiéreux et une veste de drap couverte de taches.
— Ce sera un peu plus supportable à l'intérieur, assura-t-il.
Il frappa de nouveau la paroi de bois avec sa canne en ordonnant au
cocher :
— À la maison près du Lion Rouge.
Helen doutait que le cocher ait pu entendre au milieu de cette
cacophonie de cris d’enfants, d'appels de vendeurs
ambulants, d'aboiements, de hurlements, à travers laquelle résonnaient les
cloches de Westminster. Chaque son atteignant ses oreilles semblait
ébranler tout son être. Pour se distraire, elle tenta de se concentrer sur la
tâche qui l'attendait.
L'apparence d'un Abuseur ne différant en rien de celle des humains,
leur progéniture devait ressembler à des enfants normaux. La différence
était dans leur âme, évidemment, et il serait fascinant de voir Sa Seigneurie
la libérer de l'étincelle d'énergie qu'y avait laissée l'Abuseur. Il était difficile
d'imaginer qu'il puisse ainsi pénétrer dans une âme. Pourtant, Helen était
censée en être capable. Peut-être lui demanderait-il de l'aider. Seigneur, en
serait-elle capable ? Et était-ce souhaitable ?
Elle regarda les enfants courant à côté de la voiture. Cette fois, elle
essayait de se distraire de sa propre peur.
Le véhicule s'immobilisa. Mr Hammond ouvrit la porte et sortit.
— Filez ! gronda-t-il pour disperser le petit attroupement d'enfants le
regardant bouche bée. Si vous voulez bien descendre, sœur Margaret.
S'enveloppant dans sa pelisse bleue élimée, lady Margaret prit la main
que son frère lui tendait pour l'aider. Ils se tournèrent tous deux vers Helen.
Celle-ci glissa sur le siège de cuir usé et accepta la main vigoureuse de Mr
Hammond pour poser le pied sur une planche de bois posée à même le sol
humide. La planche se creusa légèrement sous son poids, en laissant suinter
sur ses rebords un peu de boue puante.
Helen murmura quelques remerciements puis leva les yeux vers Darby,
juchée sur son siège à l'arrière de la voiture. Avec une moue dégoûtée sur
son visage sali, la jeune servante tentait vainement d'enlever la boue et la
poussière maculant sa nouvelle robe.
— Frère William nous a demandé d'emmener votre femme de chambre
avec nous, dit doucement Mr Hammond.
— Vraiment ? répondit Helen, irritée par les manières autoritaires de
Sa Seigneurie.
Mais elle-même tenait à avoir Darby avec elle, de sorte qu'elle autorisa
Mr Hammond à lui demander de descendre.
Il mena le petit groupe à une maison de trois étages, dont le dernier
s'inclinait dangereusement au-dessus de ses fondations de pierre. Le trajet
fut aussi glissant que malodorant. Helen s'agrippa au bras de Darby tandis
qu'elles avançaient avec précaution sur les planches rendues visqueuses par
les piétons les ayant précédés. Deux petites filles crasseuses et décharnées
traversèrent la rue en courant vers eux, les pieds nus enfoncés dans la boue
et la main tendue dans l'espoir d'une aumône. Mr Hammond les
chassa avant qu’Helen ait pu tirer une pièce de son réticule caché sous les
replis moisis de sa pelisse d'emprunt.
— Milady, que faisons-nous ici ? demanda Darby au milieu de leur
progression hasardeuse.
Helen reprit son équilibre puis se rapprocha d'elle.
— Sa Seigneurie doit me montrer comment réveiller une
âme, chuchota-t-elle.
— Seulement une ? marmonna Darby en observant les
hommes désœuvrés les regardant passer d'un air narquois et les
femmes débraillées devant un cabaret. Il me semble qu'il y en a mille ici qui
auraient besoin d'être sauvées.
— Il ne faut pas m'appeler milady dans cet endroit, ordonna Helen.
Appelez-moi sœur Helen.
Darby secoua la tête avec énergie.
— Je ne peux pas faire ça, milady. Ce n'est pas convenable.
— Je vous en prie, c'est ce que veut Sa Seigneurie. Je suppose qu'il va
falloir vous appeler sœur Jen.
— Sœur Jen ? dit la jeune servante avec un rire bref. Que Dieu nous
protège.
La porte écaillée de la maison était grande ouverte. Helen suivit Mr
Hammond et lady Margaret à l'intérieur, dans une entrée dont le parquet nu
craqua sous leurs pas. L'odeur pénétrante de moisi, de suif et d'urine fut
presque un soulagement après la puanteur de l'extérieur. Scrutant les
ténèbres, Helen distingua un escalier au bout du couloir et une silhouette
obscure descendant les marches. Un homme, mais trop petit et trop rond
pour être lord Carlston.
— Frère Jonathan ? lança lady Margaret. C'est vous ?
— Oui, c'est moi, répondit l'ombre en s'inclinant. Attendez un instant,
je vais vous chercher une chandelle pour monter l'escalier.
On entendit les marches craquer tandis qu'il s'éloignait. Une minute
plus tard, de nouveaux craquements et une faible lueur annoncèrent son
retour. L'homme se hâta de les rejoindre dans l'entrée — c'était certainement
sir Jonathan Beech, le pisteur. La chandelle éclairait vivement son visage et
son corps replet. Il sourit à Helen. Son regard était perspicace au-dessus de
ses joues rebondies. Des favoris gris et duveteux poussaient avec
luxuriance entre la tempe et la mâchoire, peut-être pour compenser la
couronne clairsemée de cheveux faisant le tour de son crâne.
— Ah, vous devez être lad... sœur Helen, dit-il avec un sourire qui se
fit contrit quand il se corrigea. Quel honneur de faire votre connaissance.
Quel grand honneur. Je suis frère Jonathan.
Il s'inclina de nouveau, et la chandelle révéla sur le mur une couche de
moisi formant des cercles noirs ressemblant à des araignées.
— Pardonnez-moi de ne pouvoir me présenter dans les règles.
Helen répondit à son sourire. Les bonnes manières de sir Jonathan
étaient aussi bienvenues que la lumière de sa chandelle.
— Je comprends, vu les circonstances, assura-t-elle.
— Oui, en effet.
Il inclina de nouveau la tête pour saluer le reste de la petite troupe
massée dans l'entrée.
— Eh bien, nous y allons ? Ils nous attendent à l'étage.
Levant la chandelle, il les guida vers l'escalier. Quand Helen agrippa la
rampe, elle sentit quelque chose d'humide à travers son gant. Elle écarta
précipitamment sa main. Au premier étage, ils passèrent devant des portes
ouvertes qu'éclairaient faiblement des fenêtres à moitié obstruées par des
planches. L'une des petites pièces abritait une famille d'au moins douze
personnes : une mère allaitant un bébé sur un tabouret, des enfants courbés
sur leur ouvrage, un homme décharné gisant sur un matelas et crachant dans
un bol d'étain. Dans une autre pièce, des hommes accroupis jouaient aux
dés, en saluant leurs gains et leurs pertes de cris rauques ponctués par des
rires et le cliquetis des bouteilles. Un chien marron qui n'avait que la peau
sur les os les dépassa furtivement sur le palier du deuxième étage, en
s'arrêtant pour faire ses besoins dans un coin où un homme était prostré à
côté d'un pot de chambre souillé. Helen lança un regard à Darby, qui
semblait aussi atterrée qu'elle. Comment des gens pouvaient-ils vivre
dans de telles conditions ?
Ils montèrent les dernières marches. L'accès au palier du troisième
étage était défendu par un mur percé d'une porte. Il s'agissait manifestement
d'un ajout tardif. Le mur improvisé était en simple bois blanc et la porte,
taillée dans un bois plus solide, était munie d'une serrure sous la poignée.
— Nous y sommes, annonça sir Jonathan.
Il ouvrit la porte, entra puis s'écarta tandis qu'ils pénétraient dans
l'étroit palier blanchi à la chaux, lequel donnait sur deux portes, l'une
ouverte, l'autre fermée. Helen regarda dans la pièce ouverte et aperçut
quatre chaises en bois courbé et une table bien récurée, sur laquelle se
trouvaient une miche de pain dans un linge bleu, une cruche en faïence
emperlée de buée et deux tasses assorties. On apercevait le coin d'une grille
de cheminée, dont la tablette peinte portait un bout de chandelle dans un
bougeoir en étain. Tout était d'une propreté scrupuleuse. Quelqu'un
s'était installé ici un petit appartement. Quelqu'un qui avait les moyens.
Sir Jonathan frappa à l'autre porte. À travers la fente s'étirant entre ses
gonds mal ajustés, Helen entrevit une colonne de lit et le corsage à rayures
rouges de la robe d'une femme.
— Entrez, lança une voix d'homme qu'elle ne reconnut pas.
Sir Jonathan tourna la poignée de la porte, dont le loquet résista un
instant avant qu'elle s'ouvre. Il recula et s'inclina pour inviter Helen à entrer.
Les occupants de la pièce étaient rassemblés autour d'un lit bas. Ils se
tournèrent tous vers elle : lord Carlston, Mr Quinn, un jeune prêtre et la
femme à la robe d'un rouge criard.
— Je suis heureux que vous soyez venue, sœur Helen, dit lord
Carlston.
Il portait lui aussi de vieux vêtements, et le col de sa chemise grossière
était attaché négligemment par un mouchoir bleu. Même ainsi, son autorité
naturelle s'imposait. Il était absurde de croire qu'on pourrait le prendre pour
autre chose qu'un homme de haut rang. Il dut s'apercevoir qu'elle était
sceptique, car il lui adressa un regard éloquent : « Pas de titres. »
Helen s'humecta les lèvres. Une petite cheminée diffusait une chaleur
étouffante, que la fenêtre close retenait dans la pièce. Mr Quinn inclina la
tête et recula contre le mur, en dégageant ainsi l'accès au lit. Cependant,
Helen était pétrifiée à la vue du garçon d'une douzaine d'années allongé
dessus. D'aspect fragile, il était attaché au châlit par les poignets et les
chevilles. Ses mains froissaient convulsivement le drap gris et sa tête
blonde s'agitait sans répit sur un oreiller défraîchi. Pourquoi le pauvre
enfant était-il ainsi entravé ?
Elle regarda par-dessus son épaule. Sir Jonathan se tenait sur le seuil,
mais Darby, lady Margaret et Mr Hammond s'étaient retirés dans la pièce,
de l'autre côté du palier. Lady Margaret n'assisterait sans doute pas au réveil
d'une âme ce jour-là, finalement.
— Permettez-moi de vous présenter le révérend Pellham, dit Carlston.
Le prêtre était jeune, avec cet air d'ascète aux joues creuses qui
semblait l'apanage du bas clergé. Il s'inclina en murmurant :
— Enchanté.
Puis il indiqua d'un geste la femme et le garçon.
— Voici Mrs Coates et son fils, Jeremiah, qui a besoin de votre aide.
La femme fit une révérence. Elle avait dû être jolie, mais la fatigue et
la peur avaient creusé des rides profondes dans son visage et infléchi ses
lèvres en une expression de souffrance.
— Merci, ma sœur, merci d'être venue aujourd'hui. Vous et
frère William êtes mon dernier espoir. Personne ne sait ce qui ne va
pas chez mon garçon. Ils disent qu'il est fou, mais moi, je crois qu'il est
possédé.
— Le jeune Jeremiah est en proie à un mal inconnu, dit le prêtre avec
tact. Quand j'ai vu son état, j'ai compris aussitôt que c'était un cas pour frère
William.
Helen lança un regard à Carlston. Le révérend est-il membre du Club
des mauvais jours, lui aussi ?
Sa Seigneurie inclina la tête. Oui.
Elle résolut de lui demander très vite combien de membres comptait en
fait le club.
— Il est temps de commencer, déclara Carlston. Nous
allons débarrasser votre fils de l'esprit qui le tourmente, madame, mais la
procédure est trop dangereuse pour que vous restiez ici. Je dois vous
demander de quitter la pièce avec le révérend.
Il s'inclina courtoisement, ce qui lui valut un déluge de remerciements
à voix basse de la mère éplorée.
Helen ne l'aurait pas cru capable de parler avec tant de douceur, ni de
s'incliner devant une femme d'une condition si inférieure à la sienne. Peut-
être y avait-il une gentillesse en lui, après tout. Enfouie très profond et
cachée la plupart du temps, mais néanmoins présente.
Le révérend conduisit doucement Mrs Coates vers la porte.
— Venez, nous allons les laisser s'occuper de Jeremiah. Vous pouvez
vous fier à eux.
En passant devant Helen, la femme saisit sa main et la serra très fort
pendant un instant. Devant la gratitude fervente de son regard, Helen se
força à sourire d'un air rassurant. Cette femme avait une telle confiance en
eux. Il fallait espérer qu'elle soit méritée.
— Ne restez pas là, frère Jonathan, dit Carlston tandis que le révérend
entraînait la malheureuse de l'autre côté du palier. Entrez.
Sir Jonathan s'avança d'un pas hésitant. Il ne restait plus rien de la
bonhomie qui avait marqué son accueil. Helen le regarda s'adosser au mur à
l'autre bout de la pièce, en évitant de poser les yeux sur lord Carlston.
Avait-il peur de Sa Seigneurie ? La peur était peut-être présente, mais il y
avait autre chose — de la culpabilité, peut-être, ou de la honte. Que s'était-il
passé entre les deux hommes pour provoquer un tel malaise ?
— Darby est-elle venue avec vous ? demanda Carlston en interrompant
Helen dans ses observations.
Elle hocha la tête, et il fit un signe à Quinn.
— Amenez-la.
— Vous voulez que Darby soit ma Terrène, n'est-ce pas ? demanda
Helen après que Quinn eut fermé la porte dans son dos.
Carlston fit le tour du lit en regardant le garçon s'efforcer de défaire ses
liens de tissu.
— C'est vrai, dit-il sans lever les yeux. Nous avions prévu quelqu'un
pour devenir votre femme de chambre et votre Terrène, mais vous avez tout
fait manquer en insistant pour prendre Darby. Cela dit, je pense que votre
choix était judicieux.
Il leva enfin les yeux.
— Peut-être est-ce votre sang qui a choisi pour vous.
Son sang avait choisi ? Helen écarta en hâte cette pensée troublante.
— Vous aviez prévu une Terrène pour moi ?
— Oui. Mais Quinn pourra aussi bien former votre femme de chambre,
une fois qu'elle sera liée à vous.
— Liée à moi ?
Sa Seigneurie l'observa pensivement.
— Vous avez vu Quinn me plaquer au sol, à Vauxhall ?
Comme elle hochait la tête, il se dirigea vers sir Jonathan.
— Cela vous ennuierait-il que je me serve de votre personne pour une
démonstration, frère Jonathan ?
— Bien sûr que non, balbutia le pisteur. Je serais heureux de vous être
utile.
Avec une rapidité stupéfiante, Carlston empoigna l'avant du manteau
de son compagnon replet et le souleva d'une main vers le plafond, sans
effort apparent.
Sir Jonathan baissa sur lui des yeux exorbités par la surprise, à laquelle
se mêlait comme un respect craintif.
— Il est évident qu'un homme normal serait incapable d'immobiliser
un Vigilant, dit Sa Seigneurie à Helen. J'ai lié Quinn à ma personne, de
façon à lui donner un peu de ma force et de ma rapidité, et aussi cette
curieuse aptitude à calculer les probabilités. Quand vous aurez acquis votre
force, vous lierez de même votre Terrène à votre pouvoir, afin qu'elle puisse
assurer votre survie.
Il reposa sir Jonathan sur le sol et le lâcha en s'inclinant légèrement.
— Merci, frère Jonathan.
— Je vous en prie.
Le gros homme tira sur son manteau et rajusta sa cravate d'une main
tremblante.
Helen resta un instant silencieuse. Se pouvait-il qu'elle-même soit
bientôt capable de soulever un homme avec une telle aisance ? Cette idée
était étrangement excitante. Et un peu effrayante.
— Vous voulez parler d'une sorte de lien magique ? demanda-t-elle.
Comme celui qu'on décrit dans Le Mage ?
Même si une telle chose était possible, il lui semblait exclu que Darby
donne son accord.
— Vous avez donc commencé à lire le livre ?
— Oui, merci de me l'avoir envoyé, dit-elle en se rappelant ses bonnes
manières. Il est...
Elle hésita.
— Intéressant.
— Très intéressant, approuva-t-il avec un sourire. Je sais qu'il contient
bon nombre d'absurdités, mais certains passages révèlent une vérité toujours
valable.
Il lui fit signe d'approcher.
— Venez regarder ce garçon.
Helen rejoignit le lit.
— Je ne veux pas mettre Darby en danger.
— Chacun a sa vocation, sœur Helen, dit-il en lui lançant un regard
sévère.
— J'en conviens, répliqua-t-elle sèchement, sauf que vous semblez
croire que c'est à vous de décider de ladite vocation, frère William.
Sa voix se troubla devant l'intimité de ce prénom, ce qui enleva de son
mordant à sa réplique.
Elle le vit esquisser son sourire irritant.
— J'ai mes raisons, déclara-t-il. Frère Michael vous a-t-il expliqué le
principe de la progéniture des Abuseurs et de la trace d'énergie qu'ils
laissent dans chaque enfant ?
On frappa discrètement et la porte s'ouvrit sur Darby et Quinn.
Carlston regarda son Terrène — ce bref échange de regards était comme un
dialogue silencieux. Helen ne surprit que la réponse de Quinn : il annonçait
avec résignation un événement prévu. Le géant ferma la porte derrière eux
et conduisit Darby près du mur, à côté du pisteur replet.
— Frère Jonathan, combien de gens vivent actuellement en Angleterre
? demanda Carlston.
Sir Jonathan se racla la gorge.
— D'après le recensement de l'an dernier, notre population s'élevait à
plus de douze millions cinq cent mille habitants.
— Sœur Helen, vous rappelez-vous combien je vous ai dit qu'il y avait
d'Abuseurs rien qu'en Angleterre ?
Comment aurait-elle pu oublier ce chiffre terrifiant ?
— Plus de dix mille.
Il se tourna vers Darby.
— Cela signifie qu'il y a un Abuseur pour mille deux cents personnes
environ. Et nous ne sommes que huit à pouvoir les mettre hors d'état de
nuire, en comptant votre maîtresse. Comprenez-vous maintenant combien
elle est importante ?
Darby hocha la tête.
— Je l'ai toujours su, milord.
Helen fronça les sourcils. Où voulait-il en venir ?
— Bien. Puisque vous êtes consciente de son importance, je
suis certain que vous accepterez de l'aider dans ses fonctions.
Darby hocha de nouveau la tête, comme hypnotisée.
— Lord Carlston ! lança Helen.
— Pas de titres, sœur Helen, dit-il doucement.
Elle le foudroya du regard. Comment osait-il forcer la main de sa
femme de chambre ?
Le comte paraissait n'avoir aucun remords. Il se remit à observer le
garçon.
— Cet enfant est la progéniture du Pavor des jardins de Vauxhall.
Dans sa stupeur, Helen oublia sa colère.
Il se pencha et pressa sa main sur le front pâle et moite, manifestement
pour voir s'il avait la fièvre. Le garçon se débattit violemment.
— Frère Jonathan est certain que ce garçon est la seule progéniture
vivante du Pavor.
Il lança un regard au pisteur.
— Vous en êtes bien certain, frère Jonathan ?
La voix de Carlston était légèrement sarcastique.
— Oui. Enfin, autant que je puisse l'être, répondit le pisteur
en rajustant sa cravate. Vous savez que ce n'est pas facile à déterminer.
— Certes, dit Sa Seigneurie. J'ai conscience de la difficulté de votre
tâche.
— Mais je n'ai aucun doute dans ce cas.
Le gros homme se redressa.
— Je suis catégorique.
Carlston reprit son examen.
— Le corps de cet enfant est donc la dernière possibilité de survie pour
le Pavor. Si cette possibilité disparaît, et si le corps du Pavor meurt...
Il leva les yeux vers Helen.
— Ou s'il est tué, son énergie n'aura aucun endroit où aller. La créature
mourra à son tour.
— Mors Ultima ? intervint Helen.
— Vous avez écouté frère Michael avec attention. Oui, ce sera la mort
ultime.
Darby s'avança soudain.
— Qu'allez-vous faire à ce garçon ? lança-t-elle en pâlissant devant sa
propre audace. Je ne vous permettrai pas de lui faire du mal.
Quinn l'attrapa par les épaules.
— Voyons, miss, il n'est pas question de faire du mal au petit, assura-t-
il. Ils vont libérer son âme de l'énergie du démon et ainsi la réveiller. C'est
son père que nous pourchassons, car il fait partie de ces créatures
immondes.
Darby le regarda d'un air soupçonneux.
— C’est vrai ?
Le colosse hocha la tête.
— Je ne me rendrais pas complice du meurtre d'un enfant, miss. Vous
pouvez en être sûre. Ils vont porter secours à ce garçon.
— Quinn dit la vérité, déclara Carlston.
Il regarda Helen.
— Vous vous êtes peut-être demandé pourquoi je n'ai pas tué le Pavor à
Vauxhall. Si je l'avais fait, il serait passé dans le corps de Jeremiah et l'âme
du garçon serait perdue. Nous devons d'abord réveiller son âme, et ensuite
tuer son géniteur.
— Dans ce cas, c'est d'accord, dit Darby.
Elle reprit sa place contre le mur, les bras croisés.
— Je suis heureux que nous ayons votre approbation, murmura
Carlston.
Darby rougit.
— Je suis désolée, milord.
Il lui lança un coup d'œil, d'un air calculateur qui n'échappa pas à
Helen.
— Si vous voulez contribuer à sauver ce garçon, Darby, vous pouvez
faire quelque chose de très important.
— Je suis prête à tout, dit-elle en baissant la tête sous son regard
attentif.
Helen se tourna vers Carlston avec colère.
— Frère William ! lança-t-elle d'un ton comminatoire.
Il continua comme si de rien n'était :
— Si je vous demande de faire sortir votre maîtresse, le ferez-vous ?
Par n'importe quel moyen ? De cette façon, elle ne courra aucun danger.
«Quel danger ?» se demanda Helen. Il faisait encore pression sur
Darby pour qu'elle le serve.
— Vous n'avez pas à faire ce qu'il dit, déclara-t-elle. En fait, vous n'êtes
même pas obligée de rester.
Darby se mordit les lèvres.
— Mais je veux vous aider, milady. Vous voulez bien ?
— Oui, bien sûr.
Helen soupira. Elle était décidément en train de perdre cette bataille.
— Frère Jonathan, vous pouvez sortir, dit Carlston. Vous avez fait ce
que vous aviez à faire. Merci.
Le gros homme prit un air déconfit en entendant ce congé.
Manifestement, il aurait aimé rester. Il s'inclina.
— Je vous en prie.
Dès que la porte se fut refermée dans son dos, Carlston s'assit près de
Jeremiah en faisant signe à Helen de prendre place de l'autre côté du
garçon. Elle hésita : être assise sur un lit avec un homme était rien moins
que convenable.
— Je vous assure que vous ne courez aucun risque, dit Carlston non
sans impatience. Après tout, nous avons deux chaperons.
Légèrement mortifiée, Helen s'assit sur le dur matelas de paille.
Jeremiah sentait la sueur. Les draps étaient humides sous les mains d’Helen.
La chemise du garçon s'était ouverte, révélant les os saillants de sa poitrine
étroite sous sa peau fine et pâle.
Carlston prit Jeremiah par le menton, en mettant ainsi fin à l'agitation
incessante de la tête blonde sur l'oreiller.
— La plupart du temps, la trace énergétique d'un Abuseur n'a que peu
d'effet sur sa progéniture. Elle exacerbe la soif de plaisirs et de sensations,
mais pas assez d'ordinaire pour qu'on le remarque.
Il plongea son regard dans les grands yeux du garçon qui ne voyaient
rien.
— Cependant, il arrive que cet effet soit dévastateur. Il peut prendre la
forme d'une violence ou d'une débauche extrêmes, mais il peut aussi
affecter l'esprit.
Il tint un instant entre ses mains le menton du garçon, avec une
tendresse dont Helen ne l'aurait pas cru capable.
— Il est fou ? demanda-t-elle.
— Il le sera bientôt.
— Si son âme est libérée de la trace énergétique, son esprit sera-t-il
sauvé ?
Il lui semblait soudain infiniment important d'arracher cet enfant à la
folie à laquelle son géniteur l'avait voué.
— Peut-être, dit Carlston d'un ton peu convaincu. Nous pouvons
essayer, c'est tout.
— Dois-je vous aider à le réveiller ?
— Pour cette fois, vous pourrez m'aider à appeler l'âme, mais je me
chargerai du réveil proprement dit. Votre mission consiste à observer et à
apprendre.
Helen eut soudain la certitude déplaisante qu'elle aussi était en train de
se faire manipuler de main de maître. En aidant Carlston à sauver l'enfant,
elle s'engagerait de façon irréversible, en acceptant implicitement cette vie
violente et dangereuse. Cependant, pouvait-elle vraiment vivre ainsi ?
Même marcher dans Piccadilly s'était révélé hérissé de dangers. D'un autre
côté, elle ne pouvait refuser d'apporter son aide à ce garçon dont la détresse
était si évidente. Pour l'instant, elle devait se laisser guider par le devoir de
sauver l'âme et l'esprit d'un enfant. Elle penserait plus tard à ce que cela
impliquait.
Carlston prit sur la table de nuit un petit bol en argent, du genre qu'on
utilisait souvent pour filtrer des liquides.
— J'aurais besoin d'une mèche de vos cheveux, sœur Helen, dit-il en
saisissant un couteau.
— Pour quoi faire ? demanda-t-elle en portant la main à sa tête.
À l'instant même où elle parlait, elle comprit.
— Oh, c'est pour l'alchimie.
— Oui, c'est de cette façon que les Vigilants accèdent à l'âme depuis
des siècles. Nous mélangeons des cheveux de l'Abuseur, de sa progéniture
et du Vigilant, nous purifions le tout et nous l'ingérons.
Il fit une moue dégoûtée.
— C'est assez répugnant. Mais de cette manière, nous sommes liés à
l'essence de l'enfant et à la trace de l'Abuseur en lui.
Helen fronça le nez.
— Pourquoi des cheveux ?
— Ils se composent des substances du corps et constituent l’une de ses
parties les plus indestructibles.
Plongeant la main dans le bol, il brandit une mèche blond pâle qui
devait appartenir au garçon.
— Ils sont aussi les plus faciles à obtenir.
— Vraiment ? grogna Quinn dans leur dos.
Carlston lui adressa un sourire compatissant.
— Disons que c'est plus simple que pour d'autres parties du corps,
rectifia-t-il en laissant tomber la mèche dans le bol.
Il leva le couteau.
— Puis-je ?
Après un instant d'hésitation, elle se pencha en présentant les boucles
sur le côté de sa nuque. Elle sentit sur sa peau la chaleur des doigts nus du
comte, tandis qu'il soulevait sa chevelure — elle frémit de tout son corps.
Puis il tira légèrement pour couper net une mèche avec le couteau.
— Voilà, dit-il.
Elle recula, le visage brûlant, en palpant l'endroit qu'il avait touché.
Elle n'aurait jamais cru qu'une partie aussi exposée de son corps pourrait lui
sembler soudain si intime.
Après avoir placé la boucle dans le bol, il s'attaqua à sa propre
chevelure. En trois coups rapides, il trancha une courte mèche brune. Il
avança le bol de façon qu'elle voie le mélange formé par les cheveux bruns
du comte, sa propre boucle châtain foncé, la mèche blonde du garçon et une
poignée de poils d'un brun terne appartenant manifestement au Pavor.
— Quinn, une chandelle, ordonna Sa Seigneurie.
Le colosse alluma en hâte une longue bougie dans la cheminée et la
tendit à son maître. Carlston jeta un coup d'œil à Helen.
— Je m'excuse d'avance pour la puanteur.
Il enflamma avec la chandelle les cheveux dans le bol. Il y eut un petit
sifflement, une flamme soudaine, puis une forte odeur de soufre assaillit
Helen. Derrière elle, Darby se mit à tousser.
— Vous comprenez pourquoi cette partie de l'opération s'appelle
l'Expulsion du diable, dit Carlston en agitant la main pour chasser l'âcre
fumée.
Il regarda dans le bol et le présenta de nouveau à Helen.
— Comme vous voyez, c'est de la cendre. À présent, nous allons la
mélanger avec une solution d'eau de mer et de lait censée symboliser
l'océan de lait d'où est tiré le nectar de l'immortalité.
Prenant une cruche sur la table de nuit, il versa dans le bol une petite
quantité de lait dilué puis remua la mixture.
— Voici l'Élixir de l'Âme.
Après lui avoir lancé un regard éloquent, il avala un grand coup en
secouant la tête, comme pour faire descendre de force le breuvage dans sa
gorge.
— Immonde, dit-il en tendant le bol à Helen. Une grosse
gorgée suffira. Je vous conseille de vous pincer le nez.
Elle prit le bol en considérant d'un air hésitant le liquide pâle.
Manifestement, Sa Seigneurie avait bu le premier pour lui montrer que le
breuvage était inoffensif, mais l'idée de boire les cheveux brûlés d'étrangers
lui donnait quand même la nausée. De plus, elle n'avait guère envie d'avaler
une sorte de potion prétendument magique.
Un gémissement assourdi de Jeremiah la décida : si leur intervention
avait une chance de le sauver, elle devait le faire. Suivant le conseil de Sa
Seigneurie, elle pinça son nez entre ses doigts gantés et inclina le bol.
Le liquide était salé, avec un fort goût d'œuf pourri et de lait tourné.
Elle eut un haut-le-cœur. Stoïque, elle avala encore une gorgée, puis rendit
le bol à Sa Seigneurie. Après avoir de nouveau remué l'élixir, il saisit le
menton de Jeremiah et en versa adroitement une gorgée dans la bouche
grande ouverte du garçon. Il serra ensuite dans sa main la mâchoire étroite
de l'enfant pendant qu'il avalait en toussant.
— Bien, dit Carlston en replaçant le bol sur la table de nuit. Nous
avons fait le plus facile.
Il tendit la main.
— À présent, nous allons devoir établir une connexion.
Il baissa les yeux sur les mains qu'elle serrait sur ses genoux.
— Sans gants.
Elle ôta ses gants puis tendit sa main vers celle de Carlston par-dessus
la poitrine du garçon. Le poids de son réticule à son poignet la gênait.
— Attendez, dit-elle, je vais aussi enlever ceci.
Elle dénoua le cordon puis le fit glisser sur sa main. Le réticule se
balança devant le visage de Jeremiah, comme un pendule de soie rose. Il
fixa ses yeux dessus et se mit à hurler en tentant de reculer. Son crâne
heurta violemment le barreau métallique de la tête du lit.
— Mort ! sanglota-t-il. Mort, mort, mort, mort.
Helen retira précipitamment sa main en pressant le réticule contre sa
poitrine. Aussitôt, le garçon se calma et s'effondra de nouveau sur l'oreiller.
Sa poitrine malingre haletait sous sa chemise élimée.
— Qu'ai-je fait, souffla-t-elle.
Ils entendirent Mr Hammond dire de l'autre côté de la porte :
— Non, madame. Il ne faut pas que vous entriez.
Carlston se retourna d'un bond et fit signe à Quinn d'aller à la porte. Le
géant se posta devant, interdisant tout accès.
— Mais mon petit garçon..., implora Mrs Coates.
Pauvre femme.
— Vous devez faire confiance à frère William. Revenez vous asseoir,
s'il vous plaît.
Les voix s'éloignèrent. Quinn écouta avec attention, hocha la tête et
lança à son maître :
— Ils sont rentrés dans l'autre pièce.
Sa Seigneurie prit le réticule d’Helen et le fit osciller de nouveau
devant le visage de Jeremiah. Le garçon le suivit des yeux. Carlston fronça
les sourcils.
— Essayez encore, dit-il en rendant le réticule à Helen.
Elle se sentit transpercée par le cri du garçon. Carlston tressaillit, lui
aussi. Dès qu'elle écarta le réticule, les hurlements cessèrent.
— Il ne semble guère vous apprécier, vous ou votre sac,
observa Carlston avec flegme. Que contient-il ?
Une seule chose pouvait produire un tel effet sur l'enfant d'un Abuseur.
— La miniature de ma mère, chuchota Helen.
— Ah, je vois. Il faut vérifier. Montrez-la-lui.
— Mais elle le terrifie.
— Oui, et je voudrais savoir pourquoi.
Helen sortit la miniature et la serra dans sa main tandis que la force
vitale des occupants de la pièce s'épanouissait en des halos bleuâtres.
— Voyez-vous de l'énergie d'Abuseur chez Jeremiah ? demanda Sa
Seigneurie.
— Il est bleu pâle, comme un humain normal.
— Dans ses yeux, peut-être ?
Elle observa le visage du garçon. Sa tête recommença à s'agiter en tous
sens, sur un rythme frénétique qui la fit frissonner. Ses yeux gris regardaient
dans le vide, mais ils n'avaient rien d'anormal.
— Non, je ne vois rien.
— Appuyez la miniature sur sa peau.
— Mais cela va...
— J'y compte bien.
Avec appréhension, Helen pressa doucement le côté aux cheveux
entrelacés contre le bras nu de Jeremiah.
— Mort, mort, mort ! hurla-t-il.
Ses yeux au regard fixe plongèrent dans ceux d’Helen, l'entraînant dans
leur abîme de folie.
— Disparu ! Ils ont tous disparu !
Carlston s'empara du poignet d’Helen pour maintenir la miniature sur
la peau nue du garçon.
Le visage de Sa Seigneurie touchait presque le sien et elle sentit sur sa
joue le souffle brûlant du comte fixant avec intensité Jeremiah.
— Que veux-tu dire, mon garçon ? demanda-t-il. Qui a disparu ? Les
Abuseurs ?
— Mort, mort, mort ! hurla Jeremiah en se débattant.
— Lâchez-moi ! lança Helen, mais Sa Seigneurie ne parut
pas l'entendre.
Il n'avait d'attention que pour la réaction du garçon. Helen haussa la
voix pour couvrir les cris.
— Vous lui faites mal ! Et vous me faites mal !
Carlston cligna des yeux et sembla enfin revenir à lui. Il lâcha son
poignet.
— Je vous demande pardon.
Helen serra son poignet contre sa poitrine. Le garçon avait cessé de
hurler.
— Tout va bien, milady ? demanda Darby en s'avançant malgré Quinn.
— Je n'ai rien.
Elle ouvrit sa main sur le portrait à plat dans sa paume.
— Ce sont sans doute les cheveux de mes parents qui le font crier
ainsi. Vous ne croyez pas ?
— Cela me paraît l'explication la plus vraisemblable,
approuva Carlston. L'arrangement des cheveux a certainement une propriété
alchimique. Mais j'ignore son but.
Helen baissa les yeux sur le garçon, qui se démenait de nouveau sur le
lit.
— Qu'entendait-il par «disparu» ? Voulait-il parler de nous,
des Abuseurs ou de lui-même ?
— J'aimerais le savoir, dit Carlston. Mais je pense qu'il est hors d'état
de tenir un discours logique.
Carlston tendit de nouveau sa main.
— Lâchez cette miniature et réveillons-le tout de suite, avant qu'il ne
soit trop tard pour le ramener.
— Darby, gardez-moi ça, dit Helen en tendant la miniature et
le réticule à sa femme de chambre.
Les halos lumineux se dissipèrent. Elle donna sa main à lord Carlston.
— Posez votre main sur sa poitrine, à côté du cœur, lui dit-il. C'est la
voie d'accès à l'âme. Dans les pratiques orientales, c'est là que l'énergie se
concentre.
Il pressa la paume d’Helen sur la poitrine du garçon, puis posa sa
propre main forte et chaude sur la sienne. Elle sentit les battements
accélérés du cœur de Jeremiah retentir dans sa chair.
Carlston emprisonna dans son autre main un côté de la tête du garçon,
en l'empêchant de bouger.
— Prenez l'autre côté, ordonna-t-il.
Elle obéit et referma ses doigts sur les cheveux emmêlés de Jeremiah.
Il gonfla ses narines en roulant les yeux comme un animal. S'efforçant de se
dégager, il poussa un gémissement sourd qui s'éleva en un sanglot.
— Allons, allons, dit Helen du ton qu'elle employait pour calmer sa
jument Circé, en caressant la tête du garçon avec son pouce. Tout ira bien.
Il leva les yeux vers elle, apaisé par sa caresse.
Du coin de l'œil, elle vit Carlston hocher la tête avec approbation.
— Nous devons trouver l'âme, détruire l'emprise de la trace
de l'Abuseur et l'extirper de l'énergie de l'enfant.
— Comment fait-on pour trouver une âme ? demanda Helen sans
cesser de caresser la chevelure moite. Par la prière ?
— Par la compassion, répondit-il. Et nous accédons à la compassion
par la méditation. Ce terme vous est-il familier ?
— Lectio, meditatio, oratio et contemplatio, récita Helen. C'est
la lectio divina, mais il s'agit d'une pratique catholique. Je ne suis
pas papiste, frère William.
— Je faisais plutôt allusion à la tradition orientale. Un état de
conscience profonde obtenu par la maîtrise du souffle. Nous devons partir à
la recherche de notre propre compassion pour trouver l'âme du garçon. Sa
lumière.
— Sa lumière ?
Il hocha la tête.
— Ce n'est pas un hasard si tous les grands peintres ont représenté
l'âme comme une pure lumière. Une trace énergétique est comme une petite
masse obscure au cœur de cette splendeur. Une fois que nous l'aurons
trouvée, nous pourrons l'arracher et rendre à cet enfant la plénitude de son
humanité.
— Comment ?
— Vous verrez. Maintenant, respirez avec moi. Je vais vous aider.
Il prit une inspiration, en hochant la tête quand Helen l'imita.
Elle sentait son pouls dans sa main posée sur sa propre main. Il exhala
avec lenteur, et elle le suivit en un long souffle libérateur. Ils continuèrent
ainsi d'inspirer et d'expirer, jusqu'au moment où la respiration haletante du
garçon ralentit à son tour en suivant leur rythme régulier, tandis que ses
yeux se voilaient.
— Fermez vos yeux, dit Carlston. Ne les rouvrez que quand
vous sentirez votre cœur s'ouvrir.
Bien qu’Helen ne comprît pas ce qu'il voulait dire, elle ferma les yeux.
Les battements de son cœur se confondirent avec ceux de Sa Seigneurie et
de Jeremiah, et cette pulsation unique ne cessa de s'approfondir à chaque
respiration. Elle sentait la poitrine du garçon se soulevant et retombant sous
ses mains nues, la chaleur de la peau de lord Carlston contre la sienne, la
douceur du flux et du reflux de son rythme intérieur au-delà des limites de
la chair...
Il lui sembla vaguement que le temps passait à mesure que l'air entrait
en elle et que son pouls palpitait. Elle entendit une rumeur sourde s'élever
dans son esprit, encore et encore. Grandir en une pression délectable.
Puis elle sentit quelque chose s'ouvrir d'un coup, en épanouissant un
souffle si profond, si harmonieux, qu'il devait venir de son âme. Ou de son
cœur.
À présent, elle savait ce que Sa Seigneurie voulait dire.
Elle ouvrit les yeux. Le corps de Jeremiah gisait sur le lit. Une lueur
d'un jaune pâle et maladif l'environnait. Penché sur lui, Carlston levait sa
main au-dessus de la tête du garçon. Il avait également une lueur autour de
lui, mais elle était plus brillante et possédait une sorte de densité. Toutefois,
elle n'était pas aussi brillante et dense que celle environnant Helen.
Seigneur, était-elle en train de regarder sa propre âme ? Elle observa de
nouveau Sa Seigneurie. Quelque chose n'allait pas. Elle posa les yeux sur
une veine profonde d'obscurité s'étirant à travers le halo lumineux de son
bras et pénétrant dans son corps. Était-ce déjà la trace qui quittait Jeremiah
? Non, elle serait sortie de l'âme du garçon. Cette obscurité se trouvait dans
Carlston lui-même. Et elle était ancienne. Helen tendit la main vers elle,
prise d'un besoin instinctif de l'arracher de son corps.
— Non ! lança Carlston.
Le choc de sa voix rompit d'un coup l'union de leurs respirations et fit
frissonner Helen.
— Restez où vous êtes. Concentrez-vous sur le garçon.
Elle prit une inspiration, retrouva le rythme et se concentra de nouveau
sur Jeremiah. Au sommet de la tête du garçon, elle aperçut dans le halo
lumineux un bloc obscur, pas plus gros qu'une noix, avec des tentacules
s'enfonçant profondément. La trace énergétique. Dieu, comme elle avait
envie de tendre la main pour l'extirper !
Carlston plongea ses doigts dans la lumière, en se frayant un chemin
entre les tentacules qui semblaient se soulever à leur contact. Helen sentit
une résistance, comme un afflux d'amertume, lorsqu'il resserra sa prise. Lin
silence, le temps d'un battement de cœur, un éclair de compassion, du plus
profond d'une respiration, et il arracha la noirceur malfaisante de l'âme de
Jeremiah. Il y eut un hurlement. Était-ce Jeremiah, ou la trace brusquement
arrachée ?
Helen regarda la douce clarté de l'âme du garçon s'embraser d'un éclat
incandescent. Cette vision l'emplit d'une telle joie qu'elle éclata de rire.
— Aidez-moi à le détacher, dit Carlston en tirant sur un lien entravant
le poignet du garçon.
Elle cligna des yeux en se retrouvant soudain dans la pièce, comme si
quelque chose s'était déchiré au plus profond d'elle-même. Elle regarda
Carlston. Sa main tremblait si fort qu'il avait lâché le tissu.
— Qu'avez-vous ? s'inquiéta-t-elle.
— Ce n'est rien.
Il serra son poing puis le rouvrit. Le tremblement avait cessé.
— Quinn, détachez ses chevilles.
Mal à l'aise, Helen se pencha pour dénouer le lien emprisonnant l'autre
poignet de Jeremiah. Manifestement, il y avait un problème. Les cheveux
du comte étaient trempés de sueur et il serrait les lèvres tant il avait mal.
Grâce à l'aide de Quinn et de Darby, Jeremiah fut bientôt libre. Il s'assit
en se frottant les poignets, et regarda à la ronde d'un air hébété.
— Où est maman ? gémit-il. Je vous en prie, monsieur, où est ma
maman ?
Carlston glissa la main moite du garçon dans celle d’Helen.
— Emmenez-le dans l'autre chambre. Auprès de sa mère.
— Ne ferions-nous pas mieux d'aller la chercher, en laissant le pauvre
enfant se reposer ?
— Non, faites-le sortir. Tout de suite.
Carlston déglutit péniblement. Il faisait un effort manifeste pour parler
et bouger normalement, mais quelque chose n'allait pas derrière ce masque
inflexible.
— Vous êtes souffrant, lord Carlston, dit Helen.
Elle regarda Quinn. Le Terrène pouvait certainement intervenir pour
soulager la détresse de son maître, comme il l'avait fait à Vauxhall.
Cependant, Quinn avait déjà rejoint la porte.
— Qu'est-ce qu'il a ? demanda-t-elle vivement.
— J'ai simplement besoin de repos, déclara Sa Seigneurie avant que
son domestique ait pu répondre.
Il fit signe à Darby.
— Il est temps que vous emmeniez votre maîtresse. Et le garçon.
— Milady, il faut que nous sortions, comme le dit Sa Seigneurie.
— Darby ! s'exclama Helen, décontenancée par le ton ferme de sa
femme de chambre.
— Viens, mon petit.
Darby tira les jambes de Jeremiah sur le drap froissé et l'aida à se lever.
Il vacilla. Helen renonça à protester davantage en le voyant si faible. Elle le
prit à son tour par le bras. Il sortit de la pièce, encadré par les deux femmes.
— Sa Seigneurie va se remettre ? chuchota Helen à Quinn quand il
ouvrit la porte.
Carlston était assis sur le lit, la tête baissée, les poings serrés. Un
frisson parcourut son corps.
— Il lui faut du repos, c'est tout, assura Quinn, impassible.
Il les fit sortir sur le palier avec une hâte inquiète.
Mrs Coates les attendait d'un air anxieux. À la vue de Jeremiah que
soutenaient Darby et Helen, elle s'élança vers lui en poussant un cri d'une
voix brisée de sanglots.
— Grand et admirable est l'amour de Dieu, dit le révérend. Derrière lui,
lady Margaret regardait fixement la chambre. Helen regarda dans son dos.
La porte était fermée. Et Quinn ne l'avait pas suivie, il était resté dans la
pièce.
Mrs Coates tint son fils à bout de bras en contemplant son visage.
— Tu vas bien, mon amour ?
Il hocha la tête et elle le serra contre elle.
— Oh, Dieu soit loué.
Elle sourit à Helen par-dessus l'épaule maigre de son fils.
— Merci, merci, ma sœur.
Puis elle regarda la porte close.
— Où est frère William ? Je veux le remercier aussi. Vous avez fait un
miracle.
— Il a besoin de repos, dit Helen.
Elle fit signe à Darby d'avancer.
— Aidez Mrs Coates à emmener Jeremiah dans l'autre pièce, ma sœur,
ordonna-t-elle.
Puis elle lança un regard résolu à lady Margaret.
— Je pense que ce garçon aurait grand besoin de boire et de manger
quelque chose.
— Bien sûr, dit lady Margaret en conduisant dans l'autre pièce la mère
joyeuse et son fils hébété.
Darby regarda derrière elle d'un air inquiet puis les suivit.
Une fois seule, Helen observa la porte fermée de la chambre. Si le
comte se reposait, elle ferait mieux de ne pas le déranger. Cependant, elle
avait été très alarmée par son regard, qui donnait l'impression qu'il avait été
gravement blessé. Elle se dirigea vers la porte à pas de loup, leva la main
pour frapper.
Un gémissement s'éleva. Si bas qu'il aurait été inaudible pour tout autre
qu'elle. Elle se sentait partagée entre la politesse et la curiosité. Et
l'inquiétude. Non sans honte, elle s'approcha et regarda par la fente de la
porte.
Elle retint son souffle. Carlston n'était plus sur le lit mais recroquevillé
par terre, la tête et les épaules sur les genoux de Quinn. Il frissonnait,
comme s'il avait la fièvre. Sa chevelure et son front étaient trempés de
sueur. Quinn serrait dans ses bras la poitrine de son maître pour atténuer les
convulsions qui secouaient son corps. Elle distingua la forme d'une chaise
coincée sous la poignée de la porte : Quinn avait veillé à ce que personne ne
puisse entrer dans la pièce.
— Bon Dieu ! jura Carlston quand un spasme plus violent le plia en
deux.
Helen tressaillit. Elle l'avait déjà vu souffrir, mais jamais ainsi. La
douleur semblait naître du plus profond de son être.
Quinn agrippa le front de son maître pour l'immobiliser.
— Vous l'avez protégée, accusa-t-il.
Il parlait à voix basse, mais pas assez pour une Vigilante comme
Helen.
— Bien entendu, répondit Carlston en haletant.
Helen appuya sa joue contre le bois grossier pour mieux voir. Sa
Seigneurie l’avait évidemment protégée contre la trace énergétique, comme
prévu. Il devait réveiller l'âme, et elle devait le regarder faire. Quinn
voulait-il dire qu'il l'avait protégée contre autre chose ?
Le colosse poussa un soupir.
— Ça m'ennuie de vous le dire, milord, mais il se pourrait que Mr
Benchley ait raison.
Carlston se mit à suffoquer quand un nouveau spasme secoua son
corps.
— Que Benchley aille au diable.
— C'est trop tard, il y est déjà, répliqua Quinn avec un sourire sans
joie.
Il resserra son étreinte pour lutter contre une autre convulsion violente.
— Benchley a raison sur un point, milord, reprit-il quand le spasme fut
passé. C'est une folie d'imaginer qu'elle puisse combattre. Vous n'avez
jamais réfléchi à ce qu'il a dit ?
Carlston eut un rire rauque.
— En cet instant même, je ne peux penser à rien d'autre !
Il leva les yeux vers son Terrène, le visage crispé dans son effort pour
parler malgré la douleur.
— Elle n'a même pas encore acquis sa force. En attendant, il
est impossible de ne rien faire.
— Sœur Helen ? Vous venez ?
Helen se retourna d'un bond. En se retrouvant face à lady Margaret,
elle sentit la chaleur lui monter aux joues.
— Oui.
— Mrs Coates voudrait vous offrir une collation.
Lady Margaret regarda la fente de la porte, puis Helen. Elle s'humecta
les lèvres — elle allait poser une question.
— Bien sûr, je viens tout de suite, lança Helen en se dirigeant vers la
réunion joyeuse dans l'autre pièce.
Si elle était assez rapide, peut-être pourrait-elle éviter cette question.
Mais lady Margaret s'obstina.
— Il va bien ? chuchota-t-elle.
— Oui, répondit Helen. Il se repose, c'est tout.
Lady Margaret hocha la tête en souriant, soulagée. Helen lui sourit à
son tour. Elle ne savait pas vraiment pourquoi elle avait menti.
Chapitre XX

Lundi 11 mai 1812

Non sans malaise, Helen s'aperçut que mentir à son entourage devenait
une habitude pour elle. Ou peut-être pas une habitude, se corrigea-t-elle,
mais une terrible nécessité. Tante Leonore s'était étonnée qu'elle revienne
sans aucun livre d'une visite aussi longue à Hatchards. Helen avait répondu
d'un ton allègre qu'elle n'en avait trouvé aucun à son goût et avait
finalement préféré faire une grande promenade dans Piccadilly avec Darby.
À présent, dans le salon de lord et lady Farrington, le duc de Selburn était
devant elle et lui demandait si lord Carlston l'avait importunée récemment.
— Non, pas du tout, répondit-elle en souriant au visage préoccupé du
duc.
Pour échapper à son regard inquisiteur, elle but une gorgée de café dont
elle sentit à peine le goût. Elle n'avait pas eu le duc pour voisin de table,
plaisir qui avait échu à Annabella Milbanke, mais il s'était dirigé vers elle
dès que les messieurs avaient enfin rejoint les dames au salon. Une situation
qu'elle avait trouvée aussi flatteuse qu'agréable, jusqu'au moment où elle
avait été forcée une nouvelle fois de mentir.
— Carlston ? s'écria sa tante assise à côté d'elle sur le canapé. Helen ne
l'a pas revu depuis Almack. N'est-ce pas, ma chère ?
— C'est justement ce que je disais.
— Vous avez été si gentil de soustraire ma nièce à ses attentions lors de
cette soirée, ajouta tante Leonore.
— J'en ai été ravi, milady, déclara Selburn en s'inclinant. Je suis au
service de lady Helen.
— Je suis désolée qu'il cherche à se servir de ma famille pour se refaire
une place dans la société. Même si, bien sûr, jusqu'à ce sixième comte, les
Standfield ont été irréprochables.
— C'est vrai, dit Selburn. Je ne suis pas de ceux qui estiment que les
fautes d'un unique individu doivent ternir à jamais la réputation des autres
membres de sa famille.
Tante Leonore lança fugitivement un regard triomphant à Helen, puis
sourit au duc.
— Je vois que vous partagez mon point de vue, milord.
Elle regarda à la ronde.
— Ah, lady Farrington souhaite me parler. Vous voudrez
bien m'excuser, n'est-ce pas ?
Elle se leva et se dirigea vers lady Farrington, laquelle était en pleine
conversation, remarqua Helen, et parut plutôt surprise de voir surgir lady
Pennworth à côté d'elle.
— Puis-je m'asseoir avec vous ? demanda Selburn.
Helen hocha la tête.
— Je vous en prie.
Il écarta les basques de son frac et s'assit avec une certaine grâce,
compte tenu de l'étroitesse du canapé qui n'était guère confortable pour des
gens dotés de longues jambes, comme lui et Helen. Elle se poussa pour lui
faire de la place, en répondant à son sourire plein de compréhension.
— J'espérais vous voir hier à la promenade, dit-il. Habituellement,
vous êtes là le dimanche, n'est-ce pas ?
— Oui, mais j'ai été souffrante.
Encore un mensonge. Après avoir prétendu avoir mal à la tête durant le
déjeuner du dimanche, elle avait passé tout l'après-midi dans sa chambre à
tenter de comprendre ce qui s'était passé à l'arpent du Diable et à examiner
les cheveux entrelacés à l'arrière de la miniature. Il semblait plus que
probable qu'ils aient provoqué la réaction violente de Jeremiah. Rien d'autre
dans le portrait ne pouvait expliquer une telle crise. Il devait y avoir un
dispositif alchimique — elle ne pouvait se résoudre à le qualifier de
magique -dans le motif formé par les cheveux, comme l'avait suggéré
Sa Seigneurie. Toutefois, lui-même ignorait en quoi il consistait, ce qui était
troublant. Presque aussi troublant que ce qu'elle avait vu par la fente de la
porte. Maintenant encore, dans ce salon où elle était assise avec Selburn,
elle ne parvenait pas à chasser de son esprit l'image obsédante de lord
Carlston se tordant de douleur.
Il lui avait dit qu'il la protégerait lors du réveil de l'âme de Jeremiah.
Cependant, d'après les mots entrecoupés qu'il avait échangés avec Quinn, sa
souffrance semblait avoir une origine plus profonde, contre laquelle il
l'avait également protégée. Il avait agi noblement, mais quelle était la cause
d'un tel supplice ? Et quels étaient ces propos de Mr Benchley auxquels
Quinn demandait à son maître de réfléchir ? Peut-être était-ce irrationnel,
mais Helen ne pouvait s'empêcher de penser que tout ce qui
concernait Benchley était chargé de menace pour elle. Quelque chose
dans cet homme éveillait en elle une peur invincible. Quelle qu'ait été la
teneur de sa conversation avec Carlston, tout roulait apparemment sur le
moment où elle acquerrait sa force de Vigilante. Un événement dont les
suites semblaient nettement plus importantes que la simple possibilité de
soulever un homme d'une seule main. Ils paraissaient certains qu'elle allait
en passer par là et, pourtant, elle trouvait si invraisemblable qu'une femme
puisse posséder une telle force. Cette pensée l'emplissait d'un mélange
étrange de soulagement et de regret. Qu'aurait-elle éprouvé, en devenant si
forte ?
— J'espère que vous vous êtes remise, dit Selburn en la ramenant d'un
coup dans le salon.
— Oh oui, ce n'était rien.
N'ayant pas envie de recommencer à mentir, elle chercha un autre
sujet.
— Avez-vous l'intention d'aller voir les œuvres exposées par la Société
des aquarellistes ce mois-ci, Votre Grâce ?
— Oui, même si j'avoue préférer la peinture à l'huile. J'espère que Mr
Turner exposera des tableaux le mois prochain à l'Académie royale.
— Vous êtes donc vous aussi un admirateur de Mr Turner ?
Helen se pencha vers lui en l'entendant évoquer cet artiste, pour qui
elle-même avait une passion.
— Je sais qu'il n'est pas au goût de tout le monde, dit-elle, mais je le
trouve très doué. La violence de ses coups de pinceau est tellement
excitante, d'autant qu'elle va de pair avec une telle maîtrise technique.
Selburn se pencha à son tour vers elle.
— Il est vrai que son usage de la lumière est remarquable...
La porte du salon s'ouvrit brusquement. Les deux valets de pied postés
devant reculèrent, stupéfaits. Un gentleman vêtu non d'un habit de soirée
mais d'une culotte et d'une veste froissées s'avança à grands pas au milieu
de la pièce, avec un tel air d'importance que toutes les conversations se
turent.
— Eh bien, Mr Collison, nous ne vous attendions plus, dit
lady Farrington.
— Pardonnez-moi, milady, pour mon arrivée tardive et le désordre de
ma tenue, mais j'apporte une triste, une terrible nouvelle.
Les hommes assis dans le salon se levèrent aussitôt. Apparemment, il
convenait d'apprendre debout les mauvaises nouvelles. Il n'y en avait eu que
trop de la guerre contre Bonaparte, le mois précédent, avec la victoire
sanglante de Badajoz et le honteux massacre des habitants de la ville par les
soldats anglais. Allait-on annoncer d'autres atrocités ? Helen regarda le duc.
Il était figé, comme s'il se raidissait dans l'attente de ce qu'allait dire Mr
Collison. Il dut sentir son regard, car il baissa les yeux sur elle et lui adressa
un petit sourire rassurant.
— Je reviens du Parlement, déclara Mr Collison avec solennité. Lord
Perceval a été assassiné. On lui a tiré dessus dans le hall de la Chambre des
communes.
Helen en eut le souffle coupé. Le Premier Ministre, assassiné ? Elle
regarda les visages stupéfaits dans le salon. Comme elle, les invités
s'attendaient à une nouvelle de la guerre, pas à un événement aussi proche
et aussi terrible que cette atteinte directe au caractère sacré du
gouvernement. L'une des jeunes Cecil poussa un gémissement plaintif et
s'effondra sur sa chaise, secouée de sanglots, en agitant frénétiquement ses
mains pâles. Un accès de vapeurs aussi spectaculaire tira l'assistance de sa
stupeur. Les dames se précipitèrent vers elle, en agitant leurs éventails et
en criant qu'on apporte des sels. Les hommes, y compris Selburn, se
pressèrent autour de Mr Collison en demandant des détails. Helen aurait dû
normalement accourir auprès de Miss Cecil avec les autres dames, mais elle
resta sur le canapé pour écouter le récit de Mr Collison.
Même s'il ne donna que peu de détails, son évocation était saisissante.
Un homme s'était approché de lord Perceval dans le hall de la Chambre des
communes et lui avait tiré dessus à bout portant. La balle l'avait atteint en
plein cœur. Le Premier Ministre avait crié : « Au meurtre, au meurtre ! »,
avait chancelé puis s'était effondré. On avait trouvé le meurtrier assis non
loin de là, le pistolet encore à la main. De l'avis général, il ne s'agissait pas
d'un ennemi de l'État mais d'un respectable commerçant du nom
de Bellingham — un Anglais, en plus ! — qui avait à se plaindre
du gouvernement. Il avait été mis en prison.
Au milieu des exclamations d'horreur et d'indignation, Helen entendit
quelques commentaires à voix basse. Qui allait remplacer Perceval comme
Premier Ministre : lord Liverpool ou lord Melbourne ? À moins que les
whigs ne saisissent cette occasion pour s'emparer du pouvoir ?
Apparemment, le deuil n'était pas un obstacle pour la politique.
Bien entendu, la soirée se termina peu après. Le duc s'en alla en même
temps qu’Helen et sa tante, et resta avec elles jusqu'au moment où leur
voiture s'arrêta devant la porte de la maison. Il leur donna la main pour les
aider à monter.
Tante Leonore se renversa sur les coussins de soie tandis que la voiture
s'ébranlait.
— Eh bien, dit-elle, le duc s'est montré vraiment plein d'attention, non
?
Helen regarda derrière elle Selburn debout sur l'allée de gravier. Il leva
la main pour lui dire au revoir. Son visage était emprunt d'une gravité en
accord avec les événements récents. Elle leva la main à son tour. Elle ne
pouvait s'empêcher de l'admirer, car il était manifestement capable de
sentiments profonds mais ne les exprimait qu'à bon escient. Lord Carlston
aurait certainement accueilli la nouvelle avec froideur, en faisant une
remarque caustique. Helen se gourmanda. Elle se montrait injuste. Elle
n'avait que trop vu son côté humain, dans la chambre de l'arpent du Diable.
Comme le duc, il ressentait les choses profondément. Elle s'écarta de
la fenêtre, en chassant de son esprit cette comparaison étrange. Ils seraient
aussi peu flattés l'un que l'autre d'être ainsi associés.
— Il est dommage que la soirée se soit terminée si tôt, tu ne trouves
pas ? dit tante Leonore en remontant sur leurs genoux la couverture de
fourrure.
— Elle ne pouvait guère se prolonger, ma tante.
— Oui, je sais. Cette histoire avec le pauvre Perceval est
terrible. Enfin, je dois dire que je suis heureuse que nous ayons envoyé
les invitations pour ton bal ce matin. Il aurait été vraiment
déplacé d'envoyer des invitations le lendemain du jour où le
Premier Ministre a été assassiné.
Pour tante Leonore non plus, apparemment, le deuil n'était pas un
obstacle.
Les jours suivants, l'horreur de ce meurtre et l'agitation politique qui
s'ensuivit constituèrent l'unique sujet de conversation dans les réunions et
les soirées où Helen se rendit avec sa tante. Même quand elles firent des
emplettes pour son bal, en commandant des bouquets et des verreries, elle
surprit des échanges à ce sujet chez les commerçants et les gens du peuple.
Toutefois, les sentiments qu'ils exprimaient n'étaient pas toujours
empreints de chagrin ou de désarroi. Il leur arrivait de manifester une
satisfaction embarrassante.
— Croyez-moi, cette affaire pourrait causer la chute des tories, déclara
oncle Pennworth au petit déjeuner du jeudi, la veille du procès de
Bellingham. Comme le roi est encore souffrant, le prince régent va pousser
en avant ses amis whigs avant qu'on ait eu le temps de prier pour l'âme de
Perceval.
Il regarda tante Leonore par-dessus son assiette de jambon fumé.
— Vous n'imaginez pas ce que j'ai entendu hier devant une de ces
tavernes de bas étage. Des hommes buvaient à la santé de Bellingham. Ils
portaient des toasts à cette canaille comme si c'était une sorte de héros du
peuple ! Et la haine qu'ils avaient pour Perceval et son gouvernement...
c'était terrifiant. Je crains que l'émeute ne menace.
Au mot d'«émeute», Helen s'arrêta de couper une tranche du gâteau au
carvi du petit déjeuner. Se pouvait-il que les Abuseurs aient orchestré le
meurtre du Premier Ministre afin de provoquer un soulèvement populaire ?
Lord Carlston avait dit que certains d'entre eux se nourrissaient de la
violence et des émotions exacerbées des foules, mais il avait ajouté que ces
créatures ne collaboraient pas entre elles. À moins que les Abuseurs
n'eussent un autre motif ? Seul lord Carlston aurait pu répondre à
cette question, mais elle n'avait plus eu aucune nouvelle de lui depuis qu'ils
avaient réveillé ensemble l'âme de Jeremiah. Elle se remit à trancher la
croûte sucrée. Quels que fussent ses doutes quant à Sa Seigneurie et au
Club des mauvais jours, elle trouvait ce silence soudain encore plus
alarmant. Peut-être ne s'était-il pas remis des souffrances dues au réveil ?
Mais il se pouvait aussi qu'il fût occupé à désamorcer les émotions
dangereuses qu'on avait fait naître au sein du peuple. Si c'était le cas,
demanderait-il son aide à Helen ? Elle espérait ardemment que non, mais
elle devait s'avouer qu'elle n'aspirait pas moins à entrer en action. Un tel
aveu était plus que troublant. Elle reposa le couteau et considéra d'un air
sombre la tranche de gâteau. L'introspection ne favorisait pas l'appétit.
Comme chaque jeudi, elle se mit en route pour Hatchards avec Darby,
après le petit déjeuner. Elles guettèrent toutes deux l'éventuelle apparition
de l'homme qui les avait suivies ou de la voiture de Mr Hammond, mais ni
l'un ni l'autre ne se montrèrent. La visite à la librairie puis le retour à Half
Moon Street se passèrent sans la moindre mésaventure ni le moindre
message du Club des mauvais jours. Helen ne parvenait pas à surmonter son
malaise. Elle songea à envoyer un billet à lord Carlston par l'entremise de
Darby, au point d'ouvrir son secrétaire et de tailler une plume, mais finit par
y renoncer. En écrivant, elle donnerait l'impression d'avoir envie d'être mise
à contribution.
Le procès de Bellingham eut lieu le vendredi. Son issue fit l'objet
d’une discussion lors du dîner auquel Helen se rendit ce soir-là avec son
oncle et sa tante, mais les informations données par les hommes attablés
étaient en grande partie de seconde main et obscurcies par des
considérations pompeuses. Beaucoup plus intéressante fut la conversation
qui suivit au salon, entre les dames attendant que les hommes les rejoignent
après le porto. L'une d'elles, Mrs Forbes, avait assisté au procès. Son
excitation était encore tangible tandis qu'elle agitait frénétiquement son
éventail de soie rouge en rapportant les détails de l'affaire.
— Mr Bellingham a plaidé non coupable, dit-elle aux dames
agglutinées autour de sa chaise. Il avait pourtant déjà avoué son crime sur
les lieux du drame. Son avocat essaya d'invoquer la folie, mais lui-même ne
voulait pas en entendre parler. Il déclara que le gouvernement l'avait trahi
lorsqu'il avait été emprisonné à tort en Russie puis s'était vu refuser tout
dédommagement. D'après lui, c'était assez pour qu'un homme décide de se
faire lui-même justice. Bien entendu, le jury ne fut pas d'accord. Ses
membres n'ont mis qu'une heure pour le déclarer coupable.
— Je suis surprise que cela leur ait pris tant de temps, déclara lady
Beck.
Bien que tout le monde fût déjà au courant de la sentence — Mr
Bellingham avait été condamné à être pendu puis livré à la dissection —,
Mrs Forbes la répéta d'un ton lugubre. Les assistantes frissonnèrent avec
une joie horrifiée. L'exécution publique devait avoir lieu le lundi suivant à
huit heures du matin, devant la prison de Newgate. La justice avait fait vite,
songea Helen. Mr Bellingham avait été jugé et serait pendu en moins d'une
semaine.
— Mon mari et moi avons décidé d'assister à l'exécution, dit
Mrs Forbes. J'aime bien les pendaisons, et celle-ci sera
particulièrement mémorable.
Un murmure s'éleva dans la pièce. Certaines dames étaient
scandalisées par ce projet, d'autres manifestaient le même enthousiasme
pour un tel spectacle.
— Mais vous devez sûrement vous rappeler ce qui s'est passé voilà
cinq ans, intervint tante Leonore. Haggerty et Holloway.
Quelques-unes des dames plus âgées hochèrent gravement la tête en
entendant ces deux noms. Mr Haggerty et Mr Holloway avaient été déclarés
coupables du meurtre d'un homme qu'ils voulaient dévaliser dans la lande
d’Hounslow. Après leur procès retentissant, quarante mille personnes
étaient allées assister à l'exécution. Cette foule immense avait provoqué un
mouvement soudain de panique, où trente malheureux avaient trouvé la
mort, dont plusieurs femmes et enfants.
— Eh bien, je n'ai pas l'intention de rester sur le terrain avec la plèbe,
répliqua Mrs Forbes. Nous allons louer une pièce donnant sur la potence et
nous y prendrons notre petit déjeuner en toute sécurité.
— Voilà une sage décision, approuva lady Beck en hochant la tête avec
tant de vigueur que la plume violette de son turban s'agita en tous sens.
Mais vous feriez mieux de vous dépêcher de trouver une pièce. Je suis sûre
que les mieux placées seront toutes prises avant demain.
Le samedi matin à huit heures, le très honorable Spencer Perceval fut
inhumé. À genoux dans la bibliothèque pour prier, Helen entendit les
cloches de l'abbaye de Westminster et de l'église Sainte— Marguerite
sonner le glas tandis que le cortège funèbre s'éloignait de Downing Street.
Sous la directive de son oncle, tout le foyer s'était réuni pour une bonne
heure de recueillement pour l'âme du Premier Ministre. Lord Pennworth
aurait voulu suivre le cortège en tant qu'ami déclaré du défunt et fervent
tory, mais la famille affligée lui avait écrit que l'enterrement se déroulerait
dans l'intimité. Il sembla à Helen que les prières de son oncle n'allaient pas
sans une certaine maussaderie.
Après le petit déjeuner, Helen et sa tante venaient à peine de prendre
place sur leur canapé et leur chaise habituels qu'on sonna à la porte de la
maison.
— Attendons-nous quelqu'un, Helen ?
— Non.
Elles regardèrent la porte qui finit par s'ouvrir sur Barnett. Il apportait
une lettre sur son plateau d'argent.
— Un valet de pied vient de remettre ceci pour vous, milady, dit-il en
s'inclinant. De la part de lady Margaret Ridgewell.
— Lady Margaret ? s'étonna tante Leonore après que Barnett se fut
retiré.
Elle tourna et retourna la missive.
— Pourquoi m'écrit-elle ?
— Je ne sais pas, dit Helen en serrant ses mains l'une contre l'autre
pour réprimer son impatience.
Lord Carlston reprenait enfin contact avec elle.
Tante Leonore glissa son doigt sous le cachet et déplia la feuille.
— Ah, elle me demande si elle pourrait te voir cet après-midi. Elle
propose une promenade en voiture à Richmond Park avec son frère et elle,
afin de distraire ta pensée de cette triste journée.
Elle leva les yeux.
— C'est un peu insolite. Nous venons à peine de faire
leur connaissance.
— Oui, mais ils sont très agréables, non ? dit Helen en s'efforçant de
parler d'une voix égale.
Il ne s'agissait pas de se promener à Richmond Park. Si elle avait dû
parier sur le motif d'une invitation aussi soudaine, elle aurait dit que c'était
l'exécution de Bellingham le lundi. Peut-être lord Carlston voulait-il son
concours, finalement.
— Et ils ont l'amitié et le soutien de lady Jersey, ajouta-t-elle, espérant
que la caution de la protectrice d'Almack suffirait à faire oublier le caractère
un peu singulier de l'invitation.
— Ils sont agréables, c'est vrai. Surtout Mr Hammond.
Tante Leonore se consacra encore un instant à la lettre puis releva les
yeux d'un air étrangement hésitant. Helen déchiffra l'expression de sa tante :
la gêne.
— Ma chère, ce que je vais dire peut sembler manquer un
peu d'élégance, mais je pense que tu as assez de maturité pour comprendre
les réalités du monde.
Elle se racla la gorge.
— Selburn semble s'intéresser à toi, et je sais que nous formons toutes
deux de grands espoirs à ce sujet. Cependant, Mr Hammond est un jeune
homme très distingué, issu d'une excellente famille et nanti d'une solide
fortune. Il serait très opportun de te lier d'amitié avec lui et sa sœur. Au cas
où.
Helen hocha la tête gravement, bien qu'elle trouvât plutôt ridicule l'idée
d'épouser Mr Hammond. Il était certes agréable et plein de qualités, mais il
souffrait de la comparaison avec des hommes plus... elle chercha le mot
adéquat. Plus éminents. Il n'était qu'un suiveur, et elle devait s'avouer qu'elle
admirait ceux qui dirigeaient.
Sa tante sourit.
— Oui, je pense que tu peux aller te promener avec Mr Hammond et sa
sœur aujourd'hui. Et nous leur enverrons des invitations pour ton bal.
— Merci, ma tante.
Helen hésita, en se demandant comment tourner sa question.
Elle voulait que Darby l'accompagne, mais ce n'était pas absolument
nécessaire puisque lady Margaret ferait office de chaperon. Elle décida de
jouer la contradiction.
— Je n'aurai pas besoin d'emmener Darby, n'est-ce pas ?
Sa tante réfléchit.
— Je crois qu'il vaudrait mieux que tu l'emmènes, ma chère. Après
tout, nous ne les connaissons pas très bien.
— Bien sûr, dit Helen avec docilité.
— Comment vas-tu t'habiller ? reprit sa tante d'un air songeur. La robe
de soie bordeaux conviendrait peut-être. Sombre, comme l'exigent les
circonstances, mais pas trop. Les deuils publics posent tellement de
problèmes, au printemps.
Helen ne put s'empêcher de demander :
— C'est encore pire en été, vous ne trouvez pas ?
— Tout à fait, approuva tante Leonore. On n'a pas envie d'avoir du
chagrin en été.
— Croyez-vous que nous allons affronter des Abuseurs cet après-midi
? demanda Darby en boutonnant le dos de sa robe. J'espère que non. Ni
vous ni moi ne sommes vraiment prêtes, n'est-ce pas ? Mr Quinn dit qu'il va
falloir me former avant que je puisse remplir les fonctions de Terrène pour
vous. Mais je vais le faire, milady. Et de grand cœur.
Devant son enthousiasme, Helen se tourna vers elle.
— N'allons pas trop vite en besogne. Il se peut que lord
Carlston veuille que vous soyez ma Terrène, mais je n'ai même pas
encore donné mon accord pour devenir une Vigilante.
Darby interrompit sa tâche.
— Vraiment, milady ? Pardonnez-moi de vous le dire, mais vous vous
comportez comme si vous faisiez déjà partie du Club des mauvais jours.
— Que voulez-vous dire ?
Darby fit tourner Helen avec douceur pour reprendre son boutonnage.
— Eh bien, je ne vous ai jamais vue reculer devant ce que
lord Carlston vous demandait. Vous l'avez même aidé à sauver Jeremiah, et
c'était un vrai travail de Vigilant, non ?
Helen voulut protester puis se ravisa. Darby n'avait pas tort.
— Ce que vous et lord Carlston avez fait pour ce garçon
était merveilleux, milady.
Helen se tourna de nouveau vers elle.
— Dites-moi, qu'avez-vous vu et entendu, en fait ? Sa Seigneurie a-t-il
chanté ?
— Chanté ?
Darby secoua la tête.
— Non, milady, mais il psalmodiait des mots semblant provenir d'une
langue étrangère. Vous en faisiez autant.
Elle tira sur le haut des manches pour rajuster les fronces.
— Vous ne le saviez pas ?
— Non, dit Helen.
Elle avait l'impression que son cœur s'était arrêté un instant de battre.
Elle ne se rappelait pas avoir prononcé un mot.
— Avez-vous vu quelque chose ?
— Et comment, milady. À un moment, Sa Seigneurie a dit quelque
chose qui paraissait définitif, comme la fin d'une prière, et j'ai vu le garçon
s'illuminer.
Elle haussa les épaules.
— Je ne sais pas comment le dire autrement. Puis il est devenu très
calme et j'ai compris qu'il avait retrouvé la raison. C'était l'œuvre de Dieu,
tout simplement.
— Est-ce pour cela que vous voulez devenir ma Terrène ? demanda
Helen. Parce que c'est l'œuvre de Dieu ?
Elle aurait aimé avoir la même foi inébranlable que Darby en la
sainteté de ses dons.
Après avoir donné un coup de brosse au dos du corsage, Darby fit face
à Helen.
— Mr Quinn m'a dit que c'était votre sang de Vigilante qui m'avait
choisie comme Terrène. Ce n'est pas rien, d'être choisie.
— Certes, mais j'ignorais que mon choix vous mettrait en danger
quand j'ai fait de vous ma femme de chambre.
Darby prit sur la coiffeuse deux petites boucles d'oreilles de grenat.
Elle en montra une à Helen, qui approuva de la tête, et entreprit de la mettre
à l'oreille de sa maîtresse.
— Je suis domestique depuis l'âge de quatorze ans, milady. Il y a
encore un mois, je savais ce que j'avais devant moi. J'avais pour mission
d'entretenir votre garde-robe et de veiller à votre bien-être.
Elle leva la main pour réfuter toute idée de mécontentement.
— Je suis plus qu'heureuse de mon sort. Mais à présent, j'ai été choisie
pour une mission plus haute. Cette fois, il s'agit de servir l'humanité entière.
Moi, Jen Darby !
Elle inséra la seconde boucle d'oreille dans le lobe.
— J'ignore pourquoi j'ai été choisie, mais si le Seigneur veut que je
vous aide, je ne peux pas me dérober.
Elle sourit soudain d'un air espiègle, qui la fit paraître beaucoup plus
jeune que ses vingt ans.
— D'ailleurs, le rôle de Terrène ne diffère guère de celui de femme de
chambre. Je devrai continuer de veiller sur vous, en vous transperçant
éventuellement la main de temps à autre.
— Darby ! s'écria Helen en éclatant de rire.
Elle secoua la tête.
— Vraiment, il n'y a pas de quoi plaisanter. Les Abuseurs sont un
danger mortel. Savez-vous en fait ce que vous devrez faire pour être ma
Terrène ? Mr Quinn vous a-t-il dit que je devrai vous lier à moi par un
procédé alchimique ?
Darby redevint sérieuse.
— Je suis au courant. Mr Quinn m'a tout dit sur ce lien, et sur les
devoirs et les dangers de ma charge. Il ne m'a rien caché.
— C'est possible, mais vous n'avez pas vu ces créatures. Elles sont si
puissantes et malfaisantes. Et vous n'avez pas vu l'effet qu'elles produisent
sur un Vigilant. Cette folie qui s'est emparée de lord Carlston...
Elle frissonna en se rappelant comment il s'était jeté avec violence sur
son propre serviteur. On aurait cru qu'il s'était perdu dans la splendeur bleue
de l'énergie.
— Il était terrifiant de le voir dans cet état, Darby. Dépouillé de sa
raison et de son intelligence... non, je ne peux pas affronter une telle
horreur.
— Mais je serai là pour y mettre un terme, milady. C'est pour cela que
vous m'avez choisie. Je vous aiderai à vous débarrasser de l'énergie, et tout
ira bien.
Helen sentit la main de Darby se poser sur la sienne. Mais la chaleur de
ce contact paraissait bien peu face au froid qui semblait soudain glacer tout
son corps.
— Je ne suis pas sûre d'en avoir la force, chuchota-t-elle. Je n'ai pas
envie d'être blessée ni de devenir folle.
Elle baissa la tête, honteuse d'un tel aveu. Sa mère avait affronté ces
périls. Son père aussi. Peut-être n'était-elle pas aussi courageuse que ses
parents, tout simplement. Il aurait certainement mieux valu pour tout le
monde que l'héritier direct ait été Andrew.
Darby tapota sa main.
— Je vous connais, milady. Comment pourriez-vous supporter de ne
pas faire votre devoir ou de ne pas agir selon votre conscience ?
Helen releva la tête.
— Mais est-ce mon devoir ? demanda-t-elle. Le hasard de ma
naissance m'oblige-t-il à nous faire courir un tel danger, à vous comme à
moi ?
— Je ne crois pas que ce soit un hasard si vous avez reçu ces dons, dit
doucement Darby.
— Je pense que vous attendez trop de moi, déclara Helen.
Se regardant dans le miroir, elle vit son visage crispé par la peur.
— Comme Sa Seigneurie, ajouta-t-elle en se détournant de son reflet.
Chapitre XXI

À deux heures, lady Margaret et Mr Hammond arrivèrent dans une


élégante calèche bleue tirée par quatre chevaux bais. La capote de la voiture
était relevée pour parer à la menace des nuages noirs encombrant le ciel.
Philip aida Helen à monter dans la voiture, où elle prit place à côté de lady
Margaret, puis il brandit une couverture en mohair et l'installa sur les
genoux de sa maîtresse afin de la garantir du froid qu'elle pourrait ressentir
dans un véhicule découvert. Assis en face d'elle, Mr Hammond s'inquiétait
de son confort avec force sourires, mais elle sentait une tension derrière sa
galanterie allègre. En fait, le frère et la sœur étaient aussi tendus l'un que
l'autre. Lady Margaret plissait nerveusement sa robe entre ses doigts, ce qui
froissait de façon disgracieuse la soie couleur de bronze. Elle vit qu’Helen
remarquait son geste, s'arrêta aussitôt et serra ses mains sur ses genoux.
Une fois Darby assise à côté du cocher, et après un dernier assaut de
politesses avec tante Leonore qui regardait la scène du haut du perron, la
voiture s'ébranla. Helen écouta Mr Hammond évoquer le temps, l'état de la
route et les foules qu'avaient attirées les obsèques de lord Perceval. Elle
attendait d'apprendre enfin leur véritable destination.
Quand ils tournèrent au coin de la rue pour s'engager dans le tumulte
de Piccadilly, Mr Hammond se pencha vers Helen. Il ne restait rien sur son
visage de sa fausse insouciance.
— Nous pensons avoir découvert votre servante.
Helen se raidit soudain : c'était la dernière chose à quoi elle se soit
attendue.
— Où est-elle ? Elle va bien ?
Lady Margaret secoua la tête.
— Elle est morte.
— Morte ? répéta Helen.
Elle leva les yeux vers la silhouette robuste de Darby. Tant d'espoirs et
de prières pour retrouver Berta saine et sauve n'avaient servi à rien.
— A-t-elle été assassinée ?
— Nous ne savons pas, dit Mr Hammond. Peut-être.
La pauvre Berta était-elle innocente, après tout, une victime et non un
Abuseur ? Mr Hammond se pencha encore davantage.
— Sa Seigneurie a été informée ce matin qu'on avait découvert un
corps correspondant à la description de votre servante dans un immeuble
abandonné, non loin du marché des tanneurs de Leadenhall. Il a ordonné
qu'on le transporte dans une taverne voisine. C'est là que nous nous
rendons, pour y retrouver Sa Seigneurie et voir le cadavre.
— Voir le cadavre ? s'exclama Helen avec un recul. Je ne suis pas sûre
d'en être capable.
— Il le faut, dit lady Margaret en faisant une grimace compatissante.
Vous seule pouvez établir qu'il s'agit de votre servante.
Helen se frotta les mains nerveusement pour essayer de se calmer. Bien
sûr, elle avait vu des animaux morts — des renards lors de chasses, des
chiens dans les caniveaux, des moutons dans la ferme de la propriété de son
oncle. Certains étaient morts depuis des semaines et dans un état de
décomposition avancée. Mais elle n'avait jamais vu le cadavre d'un être
humain, et il s'agissait ici d'une jeune fille qui, de son vivant, entrait chaque
jour dans sa chambre en lui faisant une révérence. Elle frissonna
d'appréhension, d'autant qu'elle allait maintenant devoir informer Darby que
leur voyage avait pour but l'examen d'un cadavre qui était probablement
celui de son amie. Environ trois semaines plus tôt, elle lui avait promis
qu'elle retrouverait Berta. Eh bien, elle avait tenu parole, mais l'issue
n'aurait pu être pire. Elle leva les yeux vers sa femme de chambre qui riait
avec le cocher. Mieux valait attendre qu'ils soient arrivés pour lui apprendre
la triste nouvelle. Que Darby profite de la promenade.
Mr Hammond se pencha à nouveau :
— Je n'ai rien appris de définitif sur l'homme qui vous suivait dans
Piccadilly. Notre agent l'a filé pendant un moment, mais a perdu sa trace
près des jardins privés de Whitehall. Cela vous dit-il quelque chose ?
— Les jardins privés ? répéta Helen en écho. Non, rien du tout.
— Dans ce cas, tout ce que nous pouvons faire, c'est d'attendre qu'il se
montre de nouveau.
Le marché des tanneurs de Leadenhall se trouvait à Cheapside, encore
un quartier peu fréquentable de Londres. La puanteur des tanneries et des
abattoirs du voisinage était encore pire qu'à l'arpent du Diable. Helen
déglutit en luttant contre la nausée. Ils passèrent devant l'étroit bâtiment de
trois étages formant l'angle du marché. Ses étals extérieurs grouillaient de
l'activité de bouchers en tablier, de volaillers maniant des oiseaux morts ou
vivants, et de marchands de légumes faisant de la réclame à grands cris.
La progression de leur calèche provoqua une certaine agitation,
notamment quand ils durent ralentir devant une longue charrette s'engageant
lourdement dans la cour du marché. Helen ignora les passants bouche bée
pour observer les piles de peaux de bêtes dont on voyait encore les cornes.
Des acheteurs se trayaient un chemin tandis que des ouvriers
chargeaient d'énormes palettes dans des camions, en hurlant des
instructions qu'on distinguait à peine des clameurs d'oies se chamaillant
dans un étal voisin.
Ils réussirent enfin à traverser ce tourbillon jusqu'à la Taverne de
l'Agneau, un établissement aux larges fenêtres et à l'enseigne représentant
en toute logique la créature laineuse au doux museau noir et aux genoux
noueux à laquelle il devait son nom. Mr Hammond descendit le premier,
puis tendit la main à Helen. Au moins, le sol était pavé et il n'y avait pas de
planches cernées par la boue et les eaux usées. En revanche, l'odeur des
déchets dans le caniveau était si pénétrante qu'elle rejoignit précipitamment
la porte de la taverne, où elle attendit les autres.
— Lord Carlston a dit qu'il serait à l'intérieur, déclara Mr Hammond
tandis que le cocher aidait Darby à descendre. Permettez-moi de vous
précéder. Cette taverne est fréquentée par les ouvriers des tanneries.
Il entra le premier. Helen suivit lady Margaret dans l'entrée obscure,
Darby derrière elle. L'étroit vestibule s'ornait de natures mortes de gibier
noircies par la fumée. Il flottait dans l'air moite une odeur de viande grillée
— du bœuf, sembla-t-il à Helen. La rumeur assourdie de conversations
entre hommes et le cliquetis de couverts s'entrechoquant sur des assiettes
s'élevait de l'intérieur.
À contrecœur, Helen se tourna pour arrêter Darby.
— J'ai une très mauvaise nouvelle, dit-elle à voix basse. Sa Seigneurie
pense avoir retrouvé Berta. Morte. Nous sommes ici pour voir si c'est bien
elle ou une autre malheureuse.
— Oh, milady.
— Je sais.
Darby se mordit les lèvres de toutes ses forces pour réprimer son
émotion. Elle était si brave, comme toujours. Helen toucha son bras et
l'entraîna à sa suite. Mr Hammond et lady Margaret étaient déjà au bout du
couloir.
Ils furent rejoints dans la cage d'escalier par un petit homme replet vêtu
d'une veste impeccable et d'un gilet rouge vif.
— Ne seriez-vous pas Mr Hammond et les dames qui l'accompagnent ?
demanda-t-il en inclinant la tête.
Une perruque poudrée plutôt grise recouvrait ses cheveux bruns.
— Oui.
— Je suis le propriétaire de cette taverne, Mr Pardy, à votre service,
monsieur.
Son regard inquiet se posa sur Helen et lady Margaret. Il s'inclina de
nouveau et leur fit signe de s'avancer dans la cage d'escalier qu'éclairaient
des lampes à huile encastrées dans le mur.
— Lord Carlston vous attend en bas. Par ici, s'il vous plaît.
Il les précéda dans un escalier tortueux aux marches usées par
d'innombrables trajets entre la salle et la cave. Helen sentit une odeur
écœurante de décomposition s'intensifier à mesure qu'ils descendaient.
C'était certainement le cadavre. La puanteur n'augurait rien de bon de l'état
du corps. Elle pressa sur son nez sa main gantée, en respirant à travers le
cuir doux et parfumé. En arrivant en bas des marches, ses compagnons
perçurent à leur tour l'odeur épouvantable.
— Seigneur, murmura Mr Hammond.
— Oui, approuva Mr Pardy. J'ai supplié Sa Seigneurie de
me débarrasser du corps avant que cette puanteur ne monte dans ma salle.
Elle va chasser tous mes clients.
Il se signa.
— Que Dieu veille sur l'âme de cette malheureuse !
— Certes, dit lady Margaret en portant à son nez un mouchoir de
dentelle.
— Sa Seigneurie est dans la chambre froide.
Il désigna du doigt un rectangle de lumière dorée sur les dalles d'un
couloir en pierre.
— Si cela ne vous ennuie pas, je préfère ne pas retourner là-bas. Je
tiens à mon dîner.
Il commença à monter les marches, puis se ravisa.
— Êtes-vous certain de vouloir que ces dames voient ça, monsieur ?
Ce n'est pas vraiment adapté à la délicatesse féminine. J'ai des salons privés
à l'étage, où elles pourraient attendre.
Il sourit à lady Margaret d'un air encourageant.
— Vous pourriez boire une petite goutte de ratafia, milady. À la pêche.
Ou à la cerise, si vous aimez mieux.
— Nous n'aurons pas besoin de votre salon privé ni de votre liqueur,
mon brave.
— Tu es sûre, Margaret ? demanda Mr Hammond. Il n'est pas
nécessaire que tu voies ce spectacle. Laisse-moi t'accompagner en haut.
— Merci, mon frère, mais je ne suis pas inquiète.
Après lui avoir lancé un regard de défi, elle s'avança à grands pas dans
le couloir et entra dans la chambre froide. Il y eut un silence, puis on
entendit des bruits de vomissements.
— Mr Hammond ?
C'était la voix de lord Carlston.
— Votre sœur ne se sent pas bien.
Mr Pardy se racla la gorge.
— Eh bien, le salon privé est à votre disposition, si vous en
avez besoin.
Il s'inclina puis s'éloigna dans l'escalier.
Après une esquisse de salut à l'adresse d’Helen, Mr Hammond se
précipita à la suite de sa sœur.
— Margaret, puis-je... Dieu tout-puissant !
Helen respira profondément l'air putride, en essayant de se calmer sans
avoir de haut-le-cœur.
— Êtes-vous prête, Darby ?
La jeune servante recula d'un pas.
— Je ne suis pas sûre d'en être capable, milady.
— Moi non plus, mais nous devons le faire. Pour Berta.
Elle tendit la main.
— Venez.
— Oui, milady, dit Darby en se redressant.
Helen sentit la main de Darby serrer la sienne. Elle la pressa
légèrement pour l'encourager, puis la conduisit le long du couloir glacé.
— Où est lady Helen ? entendit-elle lord Carlston demander.
— Je suis là.
La puanteur du vomi se mêlant à l'odeur infecte de décomposition lui
donna la nausée. Elle porta précipitamment la main à sa bouche, pétrifiée à
la vue d'un œil exorbité la fixant depuis la table. La courbure pâle de l'orbite
était visible sous la chair déchirée et noircie aux tissus suintants. Seigneur,
cette chose était-elle Berta ? Elle vacilla et s'appuya à tâtons au mur. Au
fond de la pièce, Mr Hammond soutenait lady Margaret, dont le visage se
pressait contre son épaule. Mr Quinn était à leur côté — sa peau dorée avait
blêmi. Derrière Helen, Darby poussa un petit gémissement et s'agrippa au
chambranle de la porte.
— Que lui est-il arrivé ? chuchota Helen.
— Environ trois semaines de décomposition, répondit lord Carlston à
côté d'elle.
Il la prit doucement par le bras, la sortant ainsi de son hébétude. Elle
leva les yeux vers son visage, qui était comme un havre de paix bienvenu
dans cette pièce en proie au tangage. Elle remarqua qu'il esquissait un
sourire compatissant et que des taches dorées brillaient dans ses yeux
sombres. Il disait quelque chose, mais tout cela était si lointain. Loin, très
loin, et de plus en plus indistinct. Allait-elle s'évanouir ?
— Baissez la tête, lady Helen.
Elle sentit la main de Sa Seigneurie presser le bas de sa nuque pour la
forcer à se pencher, dans une posture des plus disgracieuses. Elle crut un
instant qu'elle allait s'effondrer, mais il la tenait solidement. Elle regarda
vaguement les dalles indistinctes du sol, les bottes boueuses de Sa
Seigneurie, le bas de sa propre robe bordeaux, puis le monde retrouva d'un
coup sa netteté, ses bruits et sa puanteur.
— Milord, que faites-vous ? demanda Darby. Ma maîtresse a besoin de
sels !
— Doucement, dit-il. Ne vous redressez pas trop vite.
Il relâcha la pression sur sa nuque et l'aida à se relever. Puis il la
regarda dans les yeux avec attention, beaucoup plus près qu'il n'aurait
convenu. Elle recula.
— Je vais très bien, assura-t-elle.
Cependant sa voix lui sembla aussi peu assurée que sa tête. Darby était
entrée bravement dans la pièce et se tenait à son côté en évitant de regarder
la table.
— Vous sentez-vous assez bien pour voir si cette fille est votre servante
disparue ? demanda Sa Seigneurie. Plus vite nous l'aurons établi, plus vite
nous pourrons tous monter respirer un air plus frais.
Helen n'avait certes aucune envie de s'approcher de l'horreur sur la
table, mais il fallait en passer par là.
— Je suis prête, déclara-t-elle.
Elle effleura le bras de Darby.
— Je suis tellement désolée. Je sais qu'elle était votre amie. Mais c'est
vous qui la connaissiez le mieux. Voulez-vous bien nous aider ?
Darby fit une grimace horrifiée, mais acquiesça de la tête.
Il sembla à Helen qu'une série de coups d'œil était la façon la moins
pénible de regarder le cadavre. Une main aux doigts violacés, dont les
ongles se détachaient. Un bras gonflé. Un fichu de coton maculé d'une
substance brune. Des tendons pâles visibles à travers une gorge béante. Et le
visage : une langue boursouflée surgissant entre les dents, des joues
crispées, des yeux exorbités. Et, couronnant le tout, des cheveux noirs
emmêlés. Pourtant, même atrocement défigurée, cette jeune morte lui était
tristement familière.
— Je crois que c'est Berta, dit Helen. Je reconnais son visage. Et la
chevelure est la même.
— Oui, c'est elle, confirma Darby d'une voix accablée par la certitude.
Elle pointa le doigt sur une épingle dans la masse de cheveux noirs.
Une petite fleur de métal, peinte en bleu.
— Elle la portait toujours, dit-elle en battant rapidement des paupières.
Pourrais-je l'emporter, milady ? Cela ferait un souvenir pour sa mère.
— Je vais la prendre, miss, dit Quinn. Il ne faut pas que vous touchiez
cette dépouille.
Il se pencha, saisit l'épingle et l'essuya sur sa manche. Inclinant
brièvement la tête, il la tendit à Darby, qui la reçut avec un faible sourire.
— Comment Berta est-elle morte ? demanda Helen.
Carlston se pencha pour examiner le cadavre.
— Elle s'est tranché la gorge. Ces marques ici indiquent qu'elle a
hésité. Et elle avait un couteau près de sa main, quand on l'a découverte.
— Un suicide, dit Mr Hammond. Que Dieu ait pitié de son âme.
Darby se signa.
— Non, ce n'était pas un suicide, dit Carlston. Il s'agit d'un Abuseur qui
a quitté ce corps pour un autre.
Helen regarda fixement la forme bouffie, grotesque, sur la table.
— Comment pouvez-vous l'affirmer ?
— Cette fille, ou devrais-je dire le Luxur habitant son corps, a croisé
mon chemin en Prusse, voilà quelques années.
Lord Carlston se détourna.
— Venez, éloignons-nous de ce spectacle et de cette puanteur.
Il les conduisit tous au pied de la cage d'escalier.
— Maintenant que nous sommes certains qu'il s'agit de votre servante,
lady Helen, reprit-il, je crois que je sais ce qui s'est passé. Elle a dû me voir
ce jour-là dans Berkeley Street. Il se pourrait même qu'elle ait remarqué
mon agent faisant le guet devant votre maison, l'ait vu me parler et ait fait le
rapprochement. Quoi qu'il en soit, elle a compris que j'étais là pour vous et
que j'allais découvrir qu'elle était un Abuseur. Je pense qu'elle s'est affolée
après m'avoir vu et qu'elle est partie pour éviter d'être démasquée,
avec l'intention de tuer ce corps pour passer dans le suivant.
Helen pressa la main sur son front, horrifiée par ce récit.
— Il y avait donc un Abuseur dans ma maison, finalement. Depuis plus
d'un an.
Elle leva les yeux vers Sa Seigneurie.
— Mais pourquoi ?
Il secoua la tête.
— Je ne comprends pas vraiment pourquoi.
Ils finirent par profiter du salon privé de Mr Pardy, mais lord Carlston
refusa le ratafia à la pêche et commanda à la place du brandy pour tout le
monde.
— Merci, Mr Pardy, dit-il à l'aubergiste qui posait sur la petite table un
plateau portant la carafe et les verres. Vous pouvez disposer.
Mr Pardy s'inclina et sortit de la pièce à reculons, en fermant la porte
de chêne après une nouvelle révérence sautillante. Helen se dit qu'il
ressemblait à un rouge-gorge.
Elle secoua la tête. Elle sentait comme un bourdonnement obstiné à la
base de son crâne. Ce n'était sans doute que l'effet du choc de découvrir
qu'un Abuseur avait vécu dans sa maison. Elle avait même donné à cette
créature un vieux fichu de mousseline, qui très probablement se trouvait en
cet instant même sur le cadavre. En frissonnant, elle tenta de chasser
l'image affreuse du tissu souillé. Elle avait encore l'odeur dans les narines
— peut-être ne disparaîtrait-elle jamais. Elle avait choisi de s'asseoir au
petit bureau près de la fenêtre ouverte, car elle avait besoin d'espace autour
d'elle et d'air frais, mais elle éprouvait néanmoins une impression
d'enfermement.
Le comte prit la carafe de brandy et remplit généreusement les verres.
Il en tendit deux à lady Margaret et à Mr Hammond, qui s'étaient assis à la
table. Puis il en donna un à Darby, prostrée sur un canapé bas. Elle le prit en
faisant un petit signe de tête embarrassé. Saisissant les deux derniers verres,
il se dirigea vers Helen.
— Buvez ceci, dit-il en lui tendant un verre.
— Je n'aime pas les alcools forts.
— Aujourd'hui, c'est différent. J'ai constaté que vider d'une traite un
verre de brandy permettait de dissiper les relents des cadavres.
Elle prit le verre à pied et sentit son nez piquer sous l'effet des effluves
alcoolisés.
Il leva le sien.
— Allons, buvez-le d'une traite. Avec moi.
Avec docilité, elle vida son verre en même temps que Sa Seigneurie.
L'espace d'un instant, elle ne sentit que le bouquet puissant du breuvage,
puis un véritable incendie se propagea dans sa bouche, sa gorge, sa poitrine
et même son nez. Elle se mit à tousser, à moitié aveuglée par les larmes.
Lord Carlston avait raison : le brandy avait pour ainsi dire cautérisé
l'atroce puanteur.
— Tout va bien, milady ? lança Darby, prête à se lever.
— Ne bougez pas, dit Helen. Buvez votre brandy, il vous fera du bien.
Darby but une gorgée hésitante, puis se racla la gorge.
— Puis-je vous poser une question, milord ?
— Bien sûr.
— Se pourrait-il que Berta, je veux dire, l'Abuseur qui était Berta, soit
passé dans le corps d'un autre membre de notre maisonnée ?
— Non, c'est impossible, répondit-il avec un sourire rassurant. Elle ne
peut passer que dans le corps de sa propre progéniture. Il est évident, même
dans son état épouvantable, que la jeune fille reposant en bas n'était pas en
âge d'avoir un enfant adulte qui aurait pu infiltrer votre maisonnée avec elle
et lui servir maintenant de réceptacle.
— C'est vrai, milord, Berta n'avait que...
Darby déglutit et se corrigea :
— Ce corps n'avait que dix-huit ans.
— Où est donc la créature, à présent ? demanda Helen.
— Sans doute dans l'un des États allemands, déclara Carlston. Très
probablement dans un corps d'enfant. C'est là une de leurs terreurs : se
retrouver dans le corps d'un tout petit et devoir survivre une nouvelle fois à
l'enfance.
— Eh bien, espérons que tel ait été son sort, dit Mr Hammond.
Il leva son verre en regardant lady Margaret, qui trinqua avec lui dans
un tintement de cristal.
Helen les observa avec irritation.
— Vous dites que Berta n'a pas pu passer dans le corps d'un autre
membre de la maisonnée. Mais pourrait-il y avoir un autre Abuseur chez
moi ? demanda-t-elle à Sa Seigneurie.
— Cela me paraît peu vraisemblable. De toute façon, Lily est là, donc
vous n'avez pas à vous inquiéter. Elle est très observatrice et sera à l'affût du
moindre indice pouvant révéler un Abuseur.
Elle acquiesça de la tête, un peu réconfortée. Mais seulement un peu.
Le cadavre dans la cave était trop réel pour qu'elle puisse vraiment se sentir
à l'aise. Ce corps avait abrité jadis une jeune fille de son âge, qui avait été
détruite pour céder la place à un Abuseur. La pensée de cette injustice la
remplit de rage.
Carlston retourna à la carafe, remplit un autre verre et le tendit à Helen
d'un air interrogateur. Elle secoua la tête. Le bourdonnement irritant dans
son crâne lui suffisait, elle n'avait pas besoin de boire en plus de l'alcool.
Chaque articulation de son corps semblait en proie à un besoin douloureux
de remuer. Elle ploya ses doigts et dressa ses pieds dans ses bottines.
On frappa à la porte. Mr Quinn apparut dans l'embrasure, qu'il remplit
un instant de son corps énorme, puis entra et s'inclina devant son maître.
— Tout est arrangé, milord.
Il ferma la porte.
— Qu'est-ce qui est arrangé ? demanda Helen.
Mr Quinn interrogea du regard Sa Seigneurie, qui hocha la tête. Le
colosse déclara alors :
— La dépouille humaine de la créature a été brûlée, milady.
— N'aurait-elle pas dû être enterrée à un carrefour avec un pieu dans
son cœur, milord ? demanda Darby. Elle s'est suicidée.
— Je peux vous assurer que ce corps n'abrite aucune âme susceptible
de renaître, répliqua Carlston. L'Abuseur a détruit l'âme de cette fille en
prenant possession de son corps.
— Oh.
Darby avala nerveusement une nouvelle gorgée de brandy.
Sa Seigneurie invita Quinn à prendre le dernier verre sur le plateau
puis s'avança vers la cheminée de marbre, où un feu flambait dans l'âtre. Il
observa un instant les flammes. «Cette pose théâtrale est absurde », songea
Helen avec mauvaise humeur. Puis elle se rendit compte qu'il mettait déjà
de côté la découverte et la destruction de Berta pour penser à autre chose.
Le monde de cet homme suivait un rythme effréné — ce n'était pas
raisonnable. Elle posa bruyamment son verre sur le bureau. L'espace d'un
instant, elle fut saisie d'une envie folle de le briser. Elle retira
précipitamment sa main.
— Nous risquons d'avoir un problème lundi, dit Carlston. L'exécution
de Bellingham.
Helen se redressa sur son fauteuil. Allait-il lui demander d'assister à
une pendaison publique ? Il devait savoir qu'elle ne pouvait faire une chose
pareille. Elle étira son cou pour tenter de se débarrasser du bourdonnement.
— J'ai reçu un message du ministère de l'Intérieur, continua Sa
Seigneurie. Les Luddites se déchaînent plus que jamais depuis le procès de
Bellingham. Il est impossible que les autres Vigilants s'absentent du Nord
pour nous aider à contrôler la foule à Newgate.
— C'est ennuyeux, déclara Mr Hammond. On prévoit une foule aussi
importante que celle qui assistait à l'exécution d’Haggerty et Holloway.
Sa sœur secoua la tête.
— Je pense qu'elle ne sera pas aussi nombreuse. Le Times exhorte déjà
les gens à ne pas venir.
Helen s'essuya la bouche du bout des doigts. Elle avait la langue
tellement sèche. Et à travers la saveur boisée du brandy, elle sentait comme
un goût métallique.
— De toute façon, elle sera assez nombreuse pour attirer les Abuseurs,
dit Carlston.
Il regarda Helen, et elle sut ce qu'il allait dire. C'était aussi évident que
sa posture d'une arrogance stupide. Elle sentit la colère monter en elle.
— Je suppose que vous voulez que je vienne vous aider à calmer la
foule, lança-t-elle. Et comment voulez-vous que je fasse ? Il
m’est absolument impossible d'assister à une pendaison publique. Surtout
en votre compagnie. Je pourrais aussi bien me rendre tout droit à Covent
Garden pour me lancer dans les affaires.
Elle s'interrompit, horrifiée. Qu'avait-elle dit ? Elle regarda autour
d'elle. Lady Margaret la regardait avec horreur. Darby était bouche bée. Mr
Hammond, qui buvait une gorgée de brandy, manqua s'étouffer en réprimant
son rire.
Sa Seigneurie croisa les bras.
— Avez-vous terminé ?
— Je vous demande pardon, dit Helen en sentant une brusque chaleur
enflammer son corps.
Le bourdonnement résonnait maintenant dans son dos, dans chacun de
ses membres. Elle bougea ses jambes, dont l'une se mit à s'agiter
frénétiquement. Il lui sembla libérer ainsi un peu de l'énergie insupportable
qui s'accumulait derrière ce bourdonnement infernal.
— Je ne vous demande pas de m'accompagner dans la foule, déclara
Carlston. J'ai déniché une pièce donnant sur la place. Je veux que vous
observiez la foule avec votre miniature à la main afin de me signaler les
Abuseurs que vous verrez se nourrir. De cette façon, je pourrai réduire leurs
activités et...
Bien qu'il ne se soit pas éloigné du foyer, sa voix paraissait lointaine.
Helen grinça des dents en sentant une vague d'énergie secouer son corps.
Que lui arrivait-il ?
Lord Carlston s'interrompit abruptement. Levant les yeux, elle le
découvrit accroupi près d'elle.
— Vous vous sentez bien, lady Helen ?
Elle enfonça ses ongles dans les accotoirs de son fauteuil et les sentit
entailler profondément le bois.
— Non, je ne suis pas bien du tout.
— Regardez-moi.
Elle se força à lever de nouveau les yeux.
— Sentez-vous un excès d'énergie dans votre corps ?
Elle hocha la tête en serrant les poings.
— J'entends un bourdonnement et j'ai un goût métallique sur ma
langue.
Elle éprouvait une envie presque irrésistible de le frapper du poing en
plein visage. Dans son effort pour se retenir, elle poussa un gémissement.
Elle avait l'impression qu'une sauvagerie déchaînée en elle était en train de
prendre le dessus.
Carlston se releva.
— Quinn, faites sortir tout le monde. Tout de suite !
Le colosse entreprit aussitôt d'entraîner Darby. Lady Margaret et Mr
Hammond se figèrent, perplexes, leur verre encore à la main. Quinn les
conduisit vers la porte.
— Que se passe-t-il ? lança-t-elle en haletant.
Des vagues d'énergie incontrôlables déferlaient en agitant tout son
corps.
— Je ne peux pas laisser ainsi ma maîtresse, cria Darby.
Puis elle se retrouva sur le palier avec les autres. Quinn ferma la porte
sur eux et se retourna d'un bond en regardant fixement Helen.
— Qu'est-ce qui ne va pas, milord ?
— Sa force arrive.
— Mais elle est censée venir lentement, au cours de la formation.
— Je sais.
Sa Seigneurie tendit en hâte le plateau au colosse.
— Apparemment elle va l'acquérir d'un seul coup. Enlevez-moi cette
carafe et ces verres, et tout ce qui pourrait servir d'arme.
Observant rapidement la pièce à l'ameublement rudimentaire, il pointa
le doigt vers deux lourds chandeliers sur la cheminée.
— Prenez ces chandeliers. Et cette cruche. Ensuite, sortez !
Quinn empila sur le plateau les verres et les chandeliers, saisit par son
anse la cruche aux couleurs criardes.
— Permettez-moi de rester, milord.
— Vous savez que vous ne pourrez pas lui tenir tête. Vous serez blessé,
c'est tout. Quoi que vous entendiez, ne laissez entrer personne.
— Oui, milord, dit Quinn en ouvrant la porte.
Il franchit le seuil avec le plateau et referma en hâte la porte.
Helen agrippa les accotoirs de son fauteuil, comme s'ils pouvaient
l'ancrer dans le monde de la raison.
— Suis-je en train de devenir folle ?
Dans sa terreur, elle se mit à hurler.
— Suis-je en train de devenir folle ?
Elle ferma les yeux, en respirant avec peine.
— Regardez-moi.
Elle rouvrit les yeux, hors d'haleine. Carlston se pencha sur elle en
empoignant les deux accotoirs.
— Regardez mon visage. Vous n'êtes pas en train de devenir folle.
C'est votre force de Vigilante qui arrive. Il faut lui laisser la voie libre.
Elle ne voulait pas s'enfoncer dans les profondeurs vertigineuses de la
violence, où l'obscurité l'attendait comme la gueule d'un monstre
gigantesque.
— Je ne peux pas ! Je ne peux pas !
— La force va venir, il vous est impossible de l'arrêter. Je ne
vous laisserai pas perdre la raison.
Il saisit ses deux avant-bras, comme si sa promesse devenait une réalité
physique. Elle se débattit par réflexe, les dents serrées, en sentant le sang
marteler ses tempes dans son effort. Non, c'était plus qu'un effort. Son sang
lançait un cri de guerre qui retentissait à travers ses veines, ses muscles, ses
tendons, en une brusque explosion d'énergie. L'espace d'un instant, elle
résista, puis la vague l'emporta en entraînant avec elle toute pensée
cohérente. Elle n'était plus que l'instinct de combattre. Une
puissance sauvage qu'un ennemi essayait de contenir.
Avec un hurlement de rage, elle leva brutalement ses deux mains pour
essayer de se libérer, en engageant avec lui un duel de force brute qui
secoua leurs bras.
— Ça y est, ça y est, souffla-t-il entre ses dents, le souffle coupé par
cette lutte soudaine.
Rassemblant la force de ses jambes, elle décocha une ruade tout en lui
assenant un coup de tête en pleine mâchoire. «Tue-le, tue-le ! » La violence
du choc fut telle qu'un voile coloré dansa un instant devant ses yeux. Elle se
sentit arrachée du fauteuil tandis qu'il reculait en chancelant, sans lâcher ses
avant-bras. Entraînée dans sa chute, elle tituba en avant. Elle secoua la tête
et les couleurs aveuglantes se dissipèrent, lui révélant en un éclair
une occasion à saisir. Elle se jeta de toutes ses forces sur son adversaire. Ils
s'effondrèrent sur le sol, en envoyant une petite table s'écraser contre le mur.
Elle heurta de la tête son épaule et tout devint gris pendant un instant de
nausée soudaine. Il haletait sous elle. « Une occasion.» Dégageant
brutalement son bras, elle assena un coup à la mâchoire déjà blessée. Le
coup était féroce, mais c'était son bras le plus faible. «Trop lent.» Il le para
en levant le bras. Elle eut l'impression de rentrer dans un mur de pierre et la
douleur irradia sa main, mais elle y prêta à peine attention. Elle frappa de
nouveau, en visant l'œil, et cette fois elle sentit la chair se déchirer, le sang
chaud ruisseler sous ses doigts. Il l'attrapa par les épaules et la repoussa de
toutes ses forces. Elle s'envola littéralement avant de s'effondrer sur le sol,
le souffle coupé, et de rouler sur le mince tapis. Sa tête se cogna contre la
cheminée, et le bas de sa robe s'entortilla autour de ses chevilles. Une
douleur lointaine lancina son dos. En haletant, elle leva les jambes pour
arracher le tissu récalcitrant. D'un coup, ses yeux furent attirés par un
éclat métallique dans l'âtre. Un tisonnier en fer. «Une arme. » Elle
s'en empara tandis que l'homme attrapait à tâtons le bord d'une chaise et
s'accroupissait.
— Ah, dit-il en essuyant le sang coulant d'une entaille à son front. Je
n'avais pas vu ce tisonnier.
Elle sourit, comme un animal montrant les dents, dans sa joie féroce.
Elle avait l'arme bien en main. L'énergie déferlait dans son sang, ses
muscles se raidissaient pour la prochaine attaque. Elle se sentait souple,
rapide, implacable. Elle se sentait bien. L'homme se leva en l'observant d'un
air méfiant. Elle resserra sa prise, prête à faire tournoyer son arme. « Pas
encore, pas encore. » Elle le lirait dans ses yeux : l'instant favorable. Il
bougea. En un éclair, elle le rejoignit en abattant le tisonnier sur sa tête. Elle
avait bien visé, mais ce fut du bois qui éclata sous le choc. Il avait brandi
une chaise comme un bouclier. Elle frappa de nouveau, en défonçant le
siège.
— Arrêtez ! hurla-t-il.
Elle leva le tisonnier. Il s'abattit en tournoyant et démolit la chaise. Des
éclats de bois s'envolèrent. Une douleur cuisante irradia son épaule.
— Lady Helen !
Cette fois, le tisonnier atteignit sa cible, en plein dans le flanc droit de
l'adversaire. Il poussa un cri étouffé sous la violence du coup, puis tendit
brusquement la main vers l'arme. Elle voulut la reculer, mais trop tard, il
l'avait attrapée.
— Helen ! lui cria-t-il en plein visage.
L’espace d'un instant, elle se figea au son brutal de son prénom
dépouillé de toute parure. Puis, avec un gémissement, elle
redevint brusquement elle-même, et la sauvagerie et la raison se
confondirent avec violence en une unité déchaînée, en un long cri
qu'elle poussa de tout son souffle comme pour célébrer sa force
nouvelle. Sa puissance. C'était terrifiant, et c'était magnifique.
L'air finit par lui manquer et elle se mit à haleter, au bord des larmes.
Debout devant elle, lord Carlston semblait à bout de souffle, le visage
ensanglanté, la main crispée sur l'extrémité d'un tisonnier. Elle serrait avec
une vigueur impitoyable l'autre extrémité. Elle lâcha le tisonnier en sentant
soudain une douleur lanciner sa poitrine. Elle baissa encore les yeux. Un
éclat de bois s'était fiché sous sa clavicule et du sang ruisselait sur son
corsage de soie bordeaux. Elle effleura le bout déchiqueté du bois
puis retira aussitôt sa main, car cette simple pression avait mis son corps au
supplice.
— Qu'est-ce que fait ce morceau de bois ici ?
— Il vient de la chaise que vous avez démolie, dit lord
Carlston. Allons, faites-moi voir si c'est profond.
Il jeta le tisonnier sur le tapis, ce mouvement suffisant à lui arracher un
gémissement étouffé. Se penchant sur elle, il examina l'éclat de bois
enfoncé dans sa chair. Il respirait avec peine.
Par-dessus l'épaule de Sa Seigneurie, elle vit les débris de la chaise
jonchant le tapis. Une petite table était cassée en deux et du plâtre s'était
détaché du mur au-dessus d'elle. Et le visage de Sa Seigneurie était en sang.
Ce spectacle lui rendit d'un coup la mémoire de la scène horrible qui venait
de se dérouler. Elle l'avait attaqué. Elle ferma les yeux. Elle lui avait assené
un coup de tisonnier, avec une force qu'elle sentait encore dans ses mains.
— Je vous ai frappé. Avec le tisonnier.
Il poussa un grognement.
— Vous m'avez cassé les côtes, à mon avis. Je ne m'attendais pas à une
telle puissance. Habituellement, la force des Vigilants ne vient pas ainsi
d'un seul coup.
— Pourquoi n'en a-t-il pas été de même chez moi ?
Il cessa d'examiner sa blessure.
— Je ne sais pas.
Avec un léger tressaillement de douleur, il ajouta en souriant :
— Mais c'était très impressionnant.
— Non !
Elle secoua la tête, consternée. Attaquer ainsi quelqu'un, avec une
violence aussi féroce, était contraire au principe même de la féminité.
— J'avais perdu la tête. J'étais comme un animal.
— Ce ne sera pas toujours le cas. En vous entraînant, vous deviendrez
maîtresse de votre puissance, et non l'inverse.
Il regarda de nouveau la blessure.
— La plaie n'est pas profonde. Attention, je vais vous faire mal.
Elle sentit le bois remuer dans sa chair, et la souffrance irradia son
épaule. Comme elle chancelait, il la retint de ses mains robustes.
— L'éclat de bois est sorti, déclara-t-il. Vous ne sentirez plus rien d'ici
une minute ou deux. C'est un de nos dons les plus utiles.
— Vous ne m'avez pas donné beaucoup de temps pour me préparer, dit-
elle en serrant les dents.
Cependant, il avait raison; la souffrance s'apaisait déjà. Suffisamment
pour qu'elle prenne conscience de la proximité scandaleuse du corps de Sa
Seigneurie. Il la tenait par les coudes et sa poitrine touchait presque celle
d’Helen. La chaleur émanant de lui se confondit avec l'appel assourdi
qu'elle sentait encore dans son sang. Elle sentit bondir quelque chose en
elle, comme un reste de la violence qui s'était emparée d'elle. Elle esquissa
un mouvement, qui aurait dû l'éloigner de lui — en fait, elle se retrouva
face à ses yeux. Il se figea, méfiant, comme un loup surpris en
terrain découvert. En respirant son odeur mêlant le savon, la sueur et
le brandy, elle se rapprocha encore. Avec lenteur, elle leva la main, effrayée
de son audace, et effleura d'un doigt tremblant la blessure qu'elle lui avait
faite à la mâchoire. Une pensée soudaine suspendit son geste.
— Vous ne vous êtes pas défendu, chuchota-t-elle.
Elle vit qu'il partageait son trouble. Il inclina la tête vers sa bouche, et
elle sentit sur sa joue son souffle tiède quand il répondit :
— Non, je ne me suis pas défendu.
Elle leva la tête. Sa bouche était maintenant si proche qu'elle eut
l'impression, en sentant le souffle du comte s'accélérer, que c'était son
propre souffle.
— Pourquoi ? demanda-t-elle. J'aurais pu vous tuer.
Il se pencha encore et elle ne vit plus que son visage — la fossette de
son menton, la courbe de sa lèvre inférieure, une tache de sang. En vacillant
en avant, elle sentirait sa bouche sur la sienne.
— Non, dit-il. C'est moi qui aurais pu vous tuer.
— Milady ? lança Darby sur le palier, d'une voix vibrante d'inquiétude.
Êtes-vous hors de danger ?
Carlston rit tout bas. Éprouvait-il du regret ou de la résignation ?
— Vous êtes hors de danger, milady, déclara-t-il.
Sa main toucha fugitivement la joue d’Helen, juste avant qu'il ne
recule. Juste avant que la porte ne s'ouvre et que le monde civilisé ne
reprenne bruyamment possession de la pièce.
D'un air désapprobateur, Darby appliqua un linge sur la blessure en
dessous de la clavicule d’Helen.
— Votre corsage est fichu, constata-t-elle en foudroyant du regard lord
Carlston.
— Ce n'est pas la faute de Sa Seigneurie, dit Helen. Le morceau de
bois vient de la chaise.
Elle jeta un regard lourd de sous-entendus à Darby.
— Et c'est moi qui ai cassé cette chaise.
Darby secoua la tête, encore incrédule devant une telle force, et se
remit à tamponner la plaie. Helen regarda Sa Seigneurie, qui réglait le
problème du dédommagement avec Mr Pardy. L'aubergiste était stoïque.
Apparemment, il avait vu nettement pire qu'un simple mur abîmé et
quelques meubles brisés. Elle détourna les yeux de Carlston en se rappelant
la caresse de sa main, son souffle tiède sur sa peau. Seigneur, elle s'était
rapprochée de lui pour le toucher ! À l'idée de son propre comportement
dévergondé, elle rougit d'humiliation. Elle devait pourtant s'avouer qu'elle
avait toujours aussi envie de le toucher.
Darby retira le linge et observa l'entaille.
— Tout va bien, milady. Je crois que la plaie commence déjà à se
refermer. Ça alors !
Elle la tamponna une dernière fois.
— Votre châle la dissimulera pendant le trajet du retour. Une fois que
nous serons tranquilles dans votre chambre, je trouverai un moyen de la
couvrir.
Elle scruta le visage d’Helen.
— Vous êtes certaine de vous sentir bien ?
— Je ne me suis jamais mieux sentie, Darby, chuchota Helen. C'est
incroyable. Je me sens si... forte.
Elle ne put retenir un sourire émerveillé; «forte» ne pouvait rendre
justice à la puissance dont vibrait encore son corps tout entier.
À l'autre bout de la pièce, Mr Quinn ramassa une des moitiés de la
table fracassée et la rangea proprement à côté de l'autre moitié, tandis que
Mr Hammond se versait un verre de brandy sur un nouveau plateau qu'on
venait d'apporter. Assise sur le canapé, lady Margaret regardait Helen avec
une intensité étrange. Ses yeux attentifs se tournèrent un instant vers Sa
Seigneurie, puis revinrent à Helen. Elle se mordait les lèvres de ses petites
dents blanches. Avait-elle deviné ce qui s'était passé ? Helen pressa la main
sur sa joue, et sa peau lui parut brûlante. Peut-être son visage portait-il la
marque de la lascivité.
Mr Pardy conclut les négociations en s'inclinant très bas, après quoi il
se retira. Sa Seigneurie prit le verre de brandy que lui tendait Mr Hammond
puis se dirigea vers Helen, non sans protéger les côtes de son flanc droit
avec son bras.
— Vous êtes-vous remise ? demanda-t-il.
Elle leva les yeux vers lui, en se forçant à oublier l'instant où ses lèvres
avaient été si proches des siennes.
— Oui, tout à fait. Je me sens très bien.
Elle eut un petit rire embarrassé.
— Presque trop bien, je pense.
— Oui, je me souviens de cette sensation, dit-il en souriant.
— Je suis tellement désolée pour vos pauvres côtes.
Ces excuses semblaient dérisoires pour ce qu'elle avait fait, mais il
écarta d'un geste de telles considérations.
— J'aurais dû être plus rapide.
Helen baissa la voix.
— Ma force a-t-elle tellement augmenté ?
— Elle équivaut probablement à celle de deux hommes.
Elle serra ses mains l'une contre l'autre, en tentant de maîtriser son
ivresse émerveillée à cette idée.
— Eh bien, dit-elle d'une voix légèrement essoufflée, peut-être vais-je
pouvoir maintenant conduire un attelage de six chevaux, comme j'en ai
toujours rêvé.
Carlston se mit à rire.
— Quand vous serez suffisamment entraînée pour être maîtresse de
votre force, je vous promets que vous pourrez conduire mon propre
attelage.
— Ce n'est pas une petite promesse, observa Mr Hammond.
Son attelage de chevaux gris est légendaire.
— Vous me permettrez de le conduire ? dit Helen en le regardant avec
stupeur. C'est sûr ?
— Absolument, assura-t-il gravement.
Il se retourna et lança un regard à la ronde.
— L'après-midi touche à sa fin et sa tante ne tardera pas à attendre le
retour de lady Helen. Réglons les détails de la matinée de lundi.
Il se dirigea vers la cheminée.
— La pendaison est prévue à huit heures, mais la foule commencera à
se rassembler dès l'aube. Je souhaite que nous convainquions les Abuseurs
de quitter les lieux avant l'exécution. S'ils sont trop nombreux à écumer la
foule ensemble, ils risquent de provoquer une agressivité terrible qui
pourrait donner lieu à la même bousculade tragique qu'il y a cinq ans.
Son regard se fixa sur Helen.
— Je sais que vous n'aimez pas l'idée d'assister à une exécution
publique, et je comprends vos doutes. Cependant votre concours serait
inestimable. Je vous demande de m'aider à protéger la foule contre les
agissements des Abuseurs. Acceptez-vous ?
Helen se redressa involontairement. Elle avait acquis sa force. Il avait
besoin de son aide. Elle était inestimable. Et il lui souriait d'égal à égal,
comme il convenait entre deux Vigilants. Du coin de l'œil, elle vit lady
Margaret se pencher en avant.
— Oui, dit-elle en se sentant aussitôt horrifiée par cette décision.
Si elle était vue lors de l'exécution, même avec sa femme de chambre,
sa réputation serait ternie. Et si on la surprenait en compagnie de lord
Carlston dans une maison en location, elle serait déshonorée.
— Merci, dit lord Carlston.
Il la regarda encore un instant, avec un sourire où elle se demanda si
elle ne voyait pas une tendresse nouvelle. Une chaleur l'envahit soudain.
— Rendez-vous à sept heures à la maison faisant l'angle de Giltspur et
Newgate. J'ai réservé une pièce qui donne sur la potence et la place.
— Vous voulez que je m'y rende seule ? s'exclama-t-elle.
Une inquiétude glacée succéda à la douce chaleur. Elle était donc
censée venir par ses propres moyens ?
— Oui, répondit Sa Seigneurie. J'ai une autre mission pour Mr
Hammond et lady Margaret, de sorte qu'ils ne pourront pas vous emmener à
la pendaison. Mais ils vous ramèneront chez vous. Prenez un fiacre à l'aller
et faites-vous conduire à Green Dragon Lane en passant par Smithfield.
Quinn vous attendra là-bas et vous mènera à la maison.
— Entendu, dit Helen bien qu'elle n'eût jamais pris un fiacre de sa vie
et que Smithfield fût encore un quartier très mal famé.
— Une fois sur place, vous me guiderez vers les Abuseurs dans la
foule à l'aide de votre miniature. Je vais inventer un système de signaux que
vous pourrez apprendre le matin.
Helen respira un grand coup pour se calmer. Elle se sentait oppressée.
De ses talents dépendraient peut-être des centaines voire des milliers de vies
humaines. Jamais encore on n'avait placé tant d'espoir en elle, et tant de
confiance en ses aptitudes. Manifestement, avoir une force de Vigilant ne se
limitait pas à éprouver une sensation enivrante de puissance. Mais si elle
échouait ? Elle prévoyait déjà qu'il lui serait très difficile de sortir de chez
elle le matin sans semer la panique dans la maisonnée. Cependant, Sa
Seigneurie se fiait à son ingéniosité. Elle trouverait donc un moyen, par la
grâce de Dieu. Elle frémit, assaillie par un flot de souvenirs troublants :
l'odeur de sueur et de sang, et la chaleur du corps de Carlston si près du
sien.
— Êtes-vous certaine de vous sentir capable d'assister à l'exécution,
lady Helen ? demanda-t-il en l'arrachant à son trouble. Si vous avez le
moindre doute à ce sujet, c'est le moment de le dire.
Elle sentit sur elle le regard de lady Margaret. Se rendant compte
soudain qu'elle avait pressé de nouveau ses mains sur son visage, elle les
posa sur ses genoux.
— Non, je vais venir, déclara-t-elle avec une assurance forcée. Vous
avez ma parole.
Elle fut récompensée en voyant lord Carlston lui sourire et lady
Margaret cesser enfin de la fixer.
Chapitre XXII

Ce soir-là, assise dans la voiture avec tante Leonore et Andrew, Helen


triturait machinalement la frange de perles de son réticule en réfléchissant à
deux questions. D'abord, comment pourrait-elle assister à l'exécution lundi
matin sans attirer l'attention de son oncle et de sa tante ? Ensuite, que diable
s'était-il passé entre elle et lord Carlston à la taverne ?
La voiture tourna dans Conduit Street, en passant devant une rangée de
belles demeures. Helen regarda sans les voir les pâles façades de pierre,
l'esprit rempli de l'instant grisant où les lèvres de Sa Seigneurie avaient été
si près des siennes. Elle se crispa, horrifiée une nouvelle fois à l'idée qu'elle
avait vacillé vers lui. Cet accès soudain d'un désir impudique était une
conséquence de sa force de Vigilante, un symptôme de la violence
déchaînée dont palpitait son sang. Toutefois lui aussi l'avait ressenti, si elle
ne se trompait pas, même s'il avait reculé en galant homme. Il devait la
considérer comme une dévergondée.
Elle tira le bord de son châle en haut de sa poitrine. Après mûre
réflexion, elle avait choisi une robe du soir montante, et Darby avait réussi
un bandage qui était un prodige de discrétion. Malgré tout, Helen ne
pouvait s'empêcher de redouter que la plaie ne soit visible aux yeux de tous
à travers les couches de mousseline à pois blancs. Elle se revit soudain en
train d'abattre le tisonnier sur le flanc de Sa Seigneurie. L'idée de sa force
de Vigilante éveillait encore en elle un émerveillement mêlé de peur.
Andrew bâilla bruyamment, la tirant de sa rêverie. Le bâillement fut
suivi d'un long soupir. Devant le regard ennuyé de son frère, elle fronça les
sourcils. Certes tante Leonore l'avait forcé à les accompagner à ce concert
d’Haendel, mais sa mauvaise volonté devenait excessive. Cependant, c'était
la première fois qu'elle le voyait depuis l'incident d’Hyde Park et, bien qu'il
ne semblât pas décidé à évoquer l'événement, mieux valait ne pas
réveiller l'ours endormi.
Tante Leonore se détourna de la fenêtre.
— Andrew, mon cher, sais-tu si le duc de Selburn sera là ce soir ?
Le ton de sa question était un modèle de désinvolture.
Andrew lança un regard entendu à Helen avant de répondre :
— Je crois qu'il accompagne sa grand-tante Isolde et sa famille.
— Ah, c'est bien ce que je pensais.
Tante Leonore effleura sa lèvre du bout du doigt.
— Le duc t'aurait-il parlé d’Helen, par hasard ?
— Ma tante ! protesta Helen. Il ne va certainement pas parler de moi
avec mon propre frère.
— En fait, sœurette, il n'arrête pas de parler de toi, déclara Andrew.
C'est même fichtrement ennuyeux.
Elle le regarda de nouveau en fronçant les sourcils.
— Très drôle, Drew.
— Non, c'est juré, il semble vraiment impressionné par
toi. Apparemment, il aime les femmes de caractère. Cela dit, à mon humble
avis, trop de caractère finirait par lui déplaire.
Il regarda Helen d'un air éloquent. Le message était clair : « Tu as de la
chance que je t'aie arrêté, lors de la promenade. »
L'ours s'était réveillé apparemment, mais nulle rancœur ne se lisait sur
son visage. Peut-être lui avait-il pardonné, finalement.
— Eh bien, personne n'apprécie un caractère trop vif, dit
tante Leonore.
Elle se pencha en avant, en serrant son éventail dans sa main.
— Jusqu'à quel point est-il impressionné, d'après toi ?
Andrew haussa les épaules.
— Vous voulez savoir s'il fera sa demande, mais je n'en ai pas la
moindre idée. Il a parlé de s'installer dans une maison, ce qui pourrait être
un indice.
Tante Leonore se renversa sur les coussins de soie avec un grognement
satisfait. Elle tapota le bras d’Helen.
— Dans ce cas, nous devrons faire en sorte que tu passes encore un peu
de temps avec Sa Grâce.
Helen se tourna de nouveau vers la fenêtre. De telles intrigues
semblaient si loin du monde où elle vivait, désormais.
Ils s'arrêtèrent dans la file de véhicules devant la salle de concert.
Pendant qu'ils attendaient pour descendre, tante Leonore indiqua le vicomte
Cartwell qui avait à ses bras de vieillard deux dames du demi-monde*,
lesquelles arboraient un embonpoint à la mode et des robes en fine
mousseline moulant leurs formes avec une précision choquante.
— Il les entretient toutes les deux, vous savez, commenta-t-elle.
Andrew se pencha et toucha le bras d’Helen pour détourner son
attention du vicomte et de ses compagnes.
— Je dois avouer, lutin, qu'il ne me déplairait pas d'appeler le duc
«mon frère», murmura-t-il. Ni de t'appeler «duchesse», d'ailleurs. As-tu de
l'estime pour lui ?
— Beaucoup, répondit-elle avec sincérité en souriant au souvenir de
leurs entretiens aussi chaleureux qu'amusants. C'est un homme admirable,
et d'une amabilité parfaite.
Toutefois, elle ne pouvait envisager d’épouser le duc. Elle ne pouvait
exposer quelqu'un à son insu aux dangers du monde des Abuseurs, surtout
quelqu'un d'aussi estimable que Sa Grâce. Même si elle s'en affligeait, elle
devait détourner ses pensées — et celles de son frère — d'un tel projet.
— Mais, Andrew, ajouta-t-elle à voix basse, tu sais que je n'ai
pas envie de me marier pour le moment.
— Vraiment ? dit son frère en se renversant sur son siège avec un
sourire incrédule.
Le temps qu'ils aient traversé le foyer et gagné leurs places au centre de
la salle, le concert allait commencer. Helen s'enveloppa plus étroitement
dans son châle et tourna poliment son visage vers l'orchestre, qui attaquait
l'ouverture de Saül. Cependant elle entendit à peine une note de l'allégro du
début tant elle était concentrée sur deux problèmes qui excluaient tout le
reste, même la musique délicieuse de Mr Haendel.
La question de l'exécution était nettement moins troublante que ses
pensées sur lord Carlston. Au moins, concernant l'exécution, elle avait une
chance de trouver une solution, à savoir un prétexte plausible pour sortir à
une heure aussi matinale avec Darby. Toutefois, ce prétexte lui échappait
encore obstinément, peut-être parce que l'image des lèvres de Sa Seigneurie
ne cessait de s'interposer entre elle et ses pensées.
La musique se faisait plus intense. À côté d'elle, tante Leonore fermait
les yeux — elle somnolait déjà. Helen regarda à la ronde. Combien
d'Abuseurs y avait-il dans la salle ? Elle pouvait accueillir près de mille
spectateurs, et elle était pleine. Cela signifiait qu'il devait se trouver au
moins un Abuseur dans le public. À cette idée, elle frissonna légèrement.
Une agitation insolite dans les premiers rangs attira son attention. Les
spectateurs bougeaient sur leur siège comme s'ils ne parvenaient pas à
trouver une position confortable. Peut-être était-ce le signe qu'un Abuseur
était en train d'écumer les parages.
Elle sortit la miniature de son réticule et la glissa sous son gant. La
salle rayonna du halo bleuâtre de l'humanité. Et du bleu plus vif de deux
Abuseurs. Elle ne s'était pas trompée : l'un d'eux était assis au deuxième
rang. Une femme portant un joli bandeau de diamants dans sa chevelure
brune frisée avec soin. L'autre Abuseur, un homme plus âgé avec une barbe,
était debout tout au fond de la salle. Tous deux écumaient leurs voisins ne
se doutant de rien. Helen regarda la femme retirer son tentacule bleu-
noir pour le lancer dans une autre direction. L'appendice caressant glissa sur
l'épaule d'un jeune homme avant de s'enfoncer dans son bas-ventre. Il se
gratta la nuque. Helen détourna les yeux en regrettant de ne pouvoir mettre
fin à une agression aussi obscène et sournoise.
L'allégro se termina. Tante Leonore se redressa brusquement au bruit
des applaudissements et se mit à battre des mains avec vigueur. Helen se
joignit à elle, en évitant de trop écarter les mains de peur que la miniature
glisse hors de son gant.
Du coin de l'œil, elle vit l'Abuseur femme se retourner soudain et la
regarder droit dans les yeux, avec une froide malveillance qui déformait son
visage harmonieux. Seigneur, cette créature avait-elle reconnu en elle une
Vigilante ? Helen regarda par-dessus son épaule. L'autre Abuseur la fixait
également. Aucun n'était assez proche pour sentir son énergie de Vigilante.
Elle chercha dans son esprit comment ils auraient pu entrer en contact avec
elle. En l'effleurant par hasard dans le foyer ? Non, elle ne se rappelait
rien de tel. Et si l'un d'eux l'avait touchée, il n’aurait pas communiqué avec
l'autre, de toute façon. Peut-être la miniature avait-elle attiré leur attention.
Le souvenir du visage hurlant de Jeremiah transforma cette intuition en
certitude. Tirant en hâte le portrait de son gant, elle le posa sur ses genoux
en le cachant avec son châle. La salle fut de nouveau baignée de la terne
clarté des lampes à huile. Elle respira profondément pour tenter de calmer
les battements de son cœur.
— Tout va bien ? chuchota tante Leonore.
— Oui. J'essaie juste de ne pas éternuer.
Les applaudissements cessèrent. L'Abuseur femme se tourna de
nouveau vers l'orchestre, tandis que le chant cadencé des cordes marquait le
début du larghetto de l'ouverture. Helen observa la tête tendue de la femme
et ses épaules crispées. Sa raison lui disait que la créature ne passerait pas à
l'attaque, pas au milieu d'un concert public. Néanmoins, elle sentait son
sang en émoi à cette idée.
— Ma chère, regarde par là, dit tante Leonore en lui montrant des
sièges plus près de la scène. Le duc.
Helen regarda docilement par-dessus les plumes d'autruche des dames
assises devant elles et découvrit bientôt les larges épaules, les cheveux
blonds bien coupés et la haute taille rendant le duc de Selburn
reconnaissable entre tous. Dieu merci, il était hors de portée de l'Abuseur et
de son tentacule immonde.
Comme s'il sentait soudain l'attention d’Helen, le duc se retourna et
croisa son regard avant qu'elle ait pu détourner les yeux. Quelle humiliation
! Cependant, il lui sourit avec chaleur en inclinant la tête. Elle répondit à
son sourire et à son salut.
— Ah, il t'a vue, chuchota tante Leonore avec satisfaction. Crois-moi,
il va venir te voir à l'entracte.
Elle ne se trompait pas. Pendant le bref entracte, il se fraya un chemin
dans la foule du foyer et s'inclina.
— J'espère que vous allez bien toutes les deux, dit-il. Mais vous êtes
resplendissantes, à ce que je vois.
— Vous êtes trop aimable, dit tante Leonore en se relevant de sa
révérence.
— Et comment allez-vous, Hayden ? demanda-t-il à Andrew.
— J'avoue que je suis impatient d'être à lundi.
— Pourquoi donc ? s'étonna Helen.
— Selburn et moi allons assister à l'exécution, déclara Andrew en
souriant à son ami. Le spectacle devrait en valoir la peine.
— L'exécution ?
Helen sentit sa bouche se dessécher d'un coup.
— Avez-vous loué une pièce, Votre Grâce ? s'enquit tante Leonore.
— Non. Le temps que nous décidions d'y aller, elles avaient toutes été
prises. Mais Byron nous a invités à nous joindre à son groupe, et je crois
qu'il dispose d'une pièce juste en face de la potence.
Helen ferma les yeux. Seigneur, elle devait se trouver dans la même
rangée de maisons que celle de lord Carlston !
— J'ai envie d'aller sur le terrain, dit Andrew. Au cœur de la mêlée.
— Cela ne m'étonne pas de vous, répliqua Selburn. Nous pourrons...
— Non ! lança Helen. Il ne faut pas que vous y alliez.
Trois paires d'yeux la fixèrent avec stupeur.
— Helen, dit tante Leonore. On ne dit pas une chose pareille. Présente
tes excuses au duc.
Selburn écarta cette idée d'un geste élégant de la main.
— C'est inutile. Je suis sûr que lady Helen exprime simplement son
inquiétude pour la sécurité de son frère.
Il lui sourit avec tant de chaleur qu'elle ne put s'empêcher de sourire à
son tour.
— Ne soyez pas en peine, je vous prie. Je vous promets que je tolérerai
pas qu'il arrive quoi que ce soit à votre jeune chenapan de frère.
Il regarda Andrew d'un air faussement sévère.
— Vous avez entendu votre sœur, Hayden. Nous allons accepter l'offre
de Byron.
Helen vit qu'Andrew était irrité — il n'appréciait pas son intervention
—, mais tante Leonore hocha la tête avec approbation.
— Vous êtes très aimable de vous soucier ainsi de l'inquiétude de ma
nièce, Votre Grâce.
— C'est un honneur pour moi, lady Pennworth.
Il s'inclina légèrement en se tournant vers Helen.
— Peut-être votre nièce pourrait-elle m'accompagner à cheval sur le
Row lors de la promenade du lundi, afin que je puisse la tranquilliser ?
Du coin de l'œil, Helen vit la poitrine de sa tante se soulever avec
allégresse.
— Elle en serait ravie, Votre Grâce.
Tante Leonore la regarda avec un sourire radieux.
— N'est-ce pas, ma chère ?
— C'est très aimable de votre part, Votre Grâce, dit Helen en faisant
une révérence.
— À lundi, donc. Je dois rejoindre ma petite troupe avant
qu'on annonce la reprise du concert.
Avec un remords soudain, Helen le regarda se frayer un chemin dans la
foule. Elle aimait vraiment beaucoup le duc, mais elle ne pouvait
décemment l'encourager à présent. L'espace d'un instant, elle joua avec
l'idée de l'épouser. Bien entendu, elle devrait lui parler des Abuseurs et du
Club des mauvais jours, ce qui signifiait qu'il n'aurait d'autre choix que
d'être impliqué dans leur lutte périlleuse, qu'il désirât ou non se joindre à
eux. Et même s'il acceptait qu'elle soit une Vigilante et ait le devoir de se
servir de ses étranges talents, il ne pourrait guère tolérer qu'elle
collabore avec lord Carlston, l'homme qui l'avait brutalement cravaché
et était, de l'avis général, l'assassin de la femme qu'il avait aimée. Non,
c'était vraiment impossible.
— Il faut que ta nouvelle tenue d'amazone soit finie pour lundi matin,
Helen, dit tante Leonore en suivant elle aussi des yeux le duc. Prions pour
que ton chapeau soit prêt également. Tu dois absolument être à ton
avantage.
Une telle union avait beau être impossible, l'idée de chevaucher avec
Selburn faisait naître en Helen une image terriblement séduisante : leurs
chevaux avançant côte à côte, tandis qu'il lui parlerait d'art et de livres, et
rirait avec elle des derniers potins. C'était comme un aperçu de la vie qu'elle
était censée avoir. Une vie sans Abuseurs. Une vie sûre, heureuse et
normale. Toutefois, cela signifierait qu'elle ne verrait plus lord Carlston. Où
qu'elle tournât son regard, elle devrait affronter une perte, même dans
le monde de son imagination.
— Dois-je commencer à t'appeler «duchesse» dès maintenant ? lui
murmura Andrew à l'oreille. D'ordinaire, Selburn n'est pas du genre à
chevaucher dans Rotten Row avec une femme.
«Rotten Row.» Helen fut saisie d'une idée soudaine, comme si une
connaissance ancienne s'ajustait au besoin de l'instant. Chaque matin à
l'aube, le Row était réservé aux palefreniers des gens de qualité pour qu'ils
entraînent les chevaux qui leur étaient confiés. La règle interdisant le galop
n'avait plus cours, et il n'était pas rare de voir des hommes du monde se
mêler aux palefreniers pour profiter de cette occasion de chevaucher sans
restriction. Il arrivait même que quelques dames se joignissent à eux.
Helen l'avait fait elle-même plusieurs fois l'année précédente.
La fin de l'entracte s'annonça. Tandis qu'elles rejoignaient la file dans
le foyer, Helen baissa la tête comme si elle écoutait les conseils que lui
chuchotait sa tante en vue de sa chevauchée avec Selburn. Mais elle
n'entendait pas un mot.
Son oncle et sa tante ne s'étonneraient pas outre mesure de son départ à
l'aube. Bien sûr, elle devrait emmener un palefrenier pour respecter la
bienséance. Si Darby les accompagnait, Helen pourrait charger l'homme de
ramener Circé à l'écurie après la chevauchée, en prétextant qu'elle avait
envie de se promener un moment dans le parc avec sa femme de chambre.
Après quoi, Darby et elle se rendraient en fiacre à Newgate.
Elle serra son réticule en s'efforçant de ne pas prendre un air
triomphant. Elle avait trouvé le moyen de quitter la maison.
Quand le public et l'orchestre furent installés, Helen examina les
rangées de devant. Où était l'Abuseur femme ? Elle découvrit un siège vide
: la créature était partie. Elle jeta un coup d'œil derrière son épaule :
l'homme avait lui aussi disparu.
Une nouvelle fois, elle serra son réticule où la miniature était cachée,
en ressentant un sentiment de triomphe d'un autre genre. Peut-être avait-elle
mis fin aux agissements des deux créatures, après tout.
Au temple, le lendemain matin, Helen avait peine à tenir en place. Il lui
fallait encore obtenir l'accord de son oncle pour pouvoir sortir lundi matin,
et tout son plan en dépendait. Elle regarda à la dérobée son profil aux joues
flasques, ses sourcils se fronçant d'un air menaçant à l'écoute du prêche. En
l'honneur de l'exécution imminente, le révérend Haley avait décidé de
consacrer à la pendaison son sermon dont la vigueur n'avait d'égale que
la longueur. Helen étouffa un soupir et serra les poings avec toute la force
de son anxiété. Et si son oncle refusait ?
Le bon révérend termina enfin, et Philip fut envoyé chercher la voiture.
Cependant, on n'en avait pas fini avec les sermons. Pendant le trajet du
retour, oncle Pennworth énuméra à Helen et sa tante les fautes théologiques
du révérend Haley avant de vilipender ses manières de whig. Il n'acheva sa
diatribe qu'à l'instant où la voiture s'engagea avec lenteur dans Half Moon
Street.
— Mon oncle, dit Helen en sautant sur l'occasion, ne pourrais-je pas
retourner aux écuries avec la voiture et revenir à pied avec Hugo et Philip ?
Je voudrais organiser une petite chevauchée sur le Row demain matin.
— Une chevauchée sur le Row demain matin ? Le jour de l'exécution
de Bellingham ?
Oncle Pennworth essuya le bout de son nez.
— Je ne crois pas que ce serait judicieux. La ville va être assiégée par
toutes sortes de brigands.
Helen crispa ses orteils dans ses bottines.
— Ce ne sera certainement pas le cas dans le parc, mon oncle. La
prison se trouve à l'autre bout de la ville, n'est-ce pas ? Circé manque
d'exercice et je dois chevaucher demain après-midi avec le duc de Selburn.
Je ne voudrais pas qu'elle soit excitée lors de cette sortie.
Oncle Pennworth tourna vers elle ses yeux cernés.
— Le duc, hein ?
— Oui, Pennworth, intervint tante Leonore avec vivacité. Andrew dit
que Selburn est très impressionné par elle. Le duc essaie de la voir à la
moindre occasion. Je parie qu’Helen n'a pas seulement en tête d'exercer son
cheval.
Elle adressa à Helen un sourire étrangement complice.
— Tu veux aussi reconnaître le terrain, n'est-ce pas, ma chère ? De
manière à être à ton avantage pendant la chevauchée.
Helen n'y avait même pas pensé, mais elle acquiesça de la tête avec
énergie. La voiture approchait de la maison. Son oncle ne semblait pas
convaincu. Elle recourut à son argument le plus décisif.
— Je vous en prie, mon oncle. Je ne peux pas compter sur les
palefreniers pour calmer Circé. Ils ne comprennent pas ses petites lubies, et
si jamais elle boite je ne pourrai pas la monter.
— Que le ciel nous en préserve ! s'exclama tante Leonore. Pennworth,
cette promenade avec le duc est cruciale. Il faut qu'elle soit parfaite.
Oncle Pennworth fit la grimace.
— C'est d'accord, dans ce cas, mais tu devras prendre l'un
des palefreniers les plus âgés. Je ne veux pas que tu sois accompagnée par
un jeune écervelé à une heure aussi matinale et en un jour pareil.
— Bien sûr, déclara Helen, d'un ton docile, en s'efforçant de cacher sa
joie. Comme vous voulez, mon oncle.
La porte de la voiture s'ouvrit et Hugo se pencha pour abaisser les
marches.
— Je vais envoyer un valet de pied chez Mr Duray, dit tante Leonore
en rassemblant son châle et son réticule. Nous insisterons pour qu'il livre
ton habit dans la matinée, sous peine de perdre notre clientèle. Mais ton
chapeau va poser problème. Les modistes ont besoin de tellement plus de
temps.
Elle prit la main que lui tendait Hugo.
— Nous en parlerons à ton retour.
Levant les yeux vers le ciel gris, elle ajouta :
— Ne t'attarde pas, ma chère. Je pense qu'il va bientôt pleuvoir.
La voiture se mit à tanguer lorsque que son oncle et sa tante
descendirent, puis Helen se carra contre les coussins de soie avec un soupir
de soulagement. Elle avait réussi. Enfin, en partie. Le cocher lança un appel
et la voiture s'ébranla. Les maisons défilèrent en une succession rapide de
fenêtres à guillotine et de grilles hérissées de pointes. Une silhouette vêtue
de noir attira son attention — un homme qui descendait du trottoir. Elle
pressa son visage contre la vitre froide, mais un fiacre les suivant de près
l'empêchait de voir. Était-ce lord Carlston ? Elle avait aperçu l'homme
trop fugitivement pour pouvoir l'identifier, mais elle se rendit compte avec
stupeur qu'elle avait pensé tout de suite au comte.
Après avoir longé deux rues, ils arrivèrent à Lambeth Mews où se
trouvaient les écuries des Pennworth. Peter, le chef des palefreniers, la
rejoignit en hâte pour lui assurer que Circé était plus charmante que jamais
et lui demander si elle comptait la monter aujourd'hui. Il suffit de cinq
minutes à Helen pour arranger une sortie le lendemain à l'aube. Peter ne
discuta pas non plus quand elle lui ordonna exceptionnellement d'amener
Circé à Rotten Row, au lieu de passer par la maison.
Helen sourit. Son oncle lui avait fait peur, mais son plan semblait se
dérouler au mieux. Peut-être allait-elle arriver à ses fins, après tout.
Munie d'une provision de pommes, elle rendit visite à Circé. L'alezane
la reconnut et s'ébroua par-dessus la porte de son box. Elles jouèrent à
chercher la friandise — Circé touchait doucement du museau la main
d’Helen pour demander un fruit, qu'elle croquait ensuite bruyamment.
Après avoir caressé une dernière fois son encolure luisante et lui avoir
promis à voix basse un bon galop pour le lendemain, Helen appela Philip et
Hugo, avec qui elle partit à pied. Il ne lui restait plus qu'à refréner son
impatience en s'acquittant de ses devoirs de l'après-midi, à savoir la visite
de l'exposition d'aquarelles à Bond Street puis un raout chez les Harley.
Ensuite, lundi matin arriverait, et elle contribuerait à protéger la vie de
milliers de personnes. Cette pensée était aussi enivrante qu'effrayante.
Ce fut en s'engageant dans Clarges Street qu'elle aperçut l'homme
debout à l'angle de Curzon Street. Il portait un manteau bleu marine et un
haut-de-forme en feutre de castor noir — c'était lui qui les avait filées dans
Piccadilly, Darby et elle. Helen s'arrêta en se cramponnant à son réticule en
guise de bouclier. Il s'agissait certainement d'un Abuseur. Autrement,
pourquoi la suivrait-il ? Elle avait soudain la gorge sèche et déglutit
péniblement. Elle revit en elle-même les deux horribles fouets bleus
surgissant du dos du Pavor des jardins de Vauxhall. Et si cet homme avait
deux fouets, lui aussi, ou même trois ? Ouvrant précipitamment son
réticule, elle chercha à tâtons la miniature.
Un halo bleu pâle : au moins, il n'avait pas de fouets.
Cela dit, pouvait-elle combattre seule un Abuseur ? Elle en avait la
force — à condition de la maîtriser, mais elle n'avait reçu aucune formation.
Elle tenta de se rappeler les figures que lord Carlston avait exécutées lors du
combat à Vauxhall, sa façon de frapper et d'esquiver. Elle serait incapable
d'en faire autant vêtue d'une robe et d'une pelisse. Et ses bijoux ? Lord
Carlston avait dit que porter du métal menait à une mort certaine. Elle leva
la main à son oreille, au bout de laquelle pendillait un grain d'or lisse. Et
la croix d'or de sa chaîne, sans parler des épingles attachant sa jupe et son
jupon. Puis elle se souvint que le métal n'était mortel que si la créature avait
des fouets.
— Quelque chose ne va pas, milady ? demanda Hugo dans son dos.
Les deux valets de pied devaient avoir senti son inquiétude, car ils
marchaient sur ses talons. Elle sentit au fond d'elle-même l'appel sauvage et
assourdi s'élevant de son sang tandis que s'amassait cette force grisante.
L'homme se mit à marcher dans leur direction. Elle comprit qu'il se
dirigeait vers elle. Ses traits lui rappelaient quelque chose, elle avait dû le
voir auparavant, dans un autre lieu que ce Piccadilly paraissant subitement
menaçant. Mais où ?
— Nous allons traverser, déclara-t-elle.
Elle descendit du trottoir et s'avança d'un pas vif vers l'autre côté.
L'homme en manteau bleu s'arrêta, manifestement embarrassé. Une autre
silhouette surgit de la ruelle derrière lui. Un colosse brun, qui semblait hors
d'haleine. Lui aussi, elle l'avait déjà vu. Une vision d'arbres, de nuit et de
froid glacial s'imposa à elle. Helen fronça les sourcils. Baies ! Elle se
souvenait du nom de cet agent de Sa Seigneurie. Il montait la garde, aux
jardins de Vauxhall. Et maintenant, c'était elle qu'il gardait. Un
brusque soulagement l'envahit à cette pensée.
Sa vue perçante de Vigilante lui permit d'apercevoir un objet
métallique dans la main de Baies. Un pistolet ! Seigneur, avait-il l'intention
de tirer sur l'Abuseur ? Andrew disait toujours qu'on ne pouvait compter sur
les pistolets. Mais il suffirait de le blesser pour la tirer d'affaire.
— Que se passe-t-il, milady ? lança Philip.
Il l'avait rejointe en serrant ses poings énormes, et elle sentit dans sa
voix une excitation grandissante.
Elle secoua la tête. Que pouvait-elle dire ? Qu'une créature démoniaque
à forme humaine s'apprêtait à l'attaquer, et qu'un membre d'une société
secrète allait lui tirer dessus ? Elle observa la rue bordée de maisons
massives, nanties de perrons menant à la porte d'entrée et de marches
descendant vers la cour du sous-sol. Impossible de s'échapper, à moins de
passer par une de ces maisons d'inconnus. L'homme en manteau bleu
descendit du trottoir. Elle ralentit. Il était inutile de se précipiter vers lui.
— Je crois que nous devrions aller voir ce que veut ce particulier,
murmura Philip à Hugo. Qu'en dites-vous ?
Hugo hocha la tête en serrant à son tour les poings.
— Je vous suis.
— Non, ne l'approchez pas, ordonna Helen.
Si cet homme était un Abuseur, il pourrait mettre en pièces les deux
valets.
— Mais, milady, nous..., commença Philip.
— Non, faites ce que je dis.
Elle entendit le jeune valet soupirer avec exaspération.
Les battements de son cœur s'accélérèrent comme le cours tumultueux
de son sang. Il fallait qu'elle fasse quelque chose avant que Philip et Hugo
ne s'exposent à un danger qu'ils ne pouvaient même pas imaginer. La
miniature lui avait montré que l'homme n'avait pas de fouets, et il semblait
peu probable qu'il passe à l'attaque au beau milieu de Mayfair. Oserait-elle
aller lui demander ce qu'il voulait ? Elle avait sa force et sa miniature. Peut-
être cela suffirait-il à le mettre en fuite, comme les deux Abuseurs du
concert.
Elle lança un regard derrière elle.
— Restez où vous êtes.
— Milady, non ! s'écria Philip au bord de la révolte.
— Je suis sérieuse, Philip. Si vous bougez, vous serez renvoyé.
Hugo attrapa Philip par le bras.
— Vous avez entendu ce qu'a dit milady.
Rassemblant son courage, Helen s'avança, les mains crispées sur son
réticule. Chaque pas l'éloignait de la présence anxieuse de ses valets de
pied.
— Vous, là-bas ! cria-t-elle à l'homme de l'autre côté de la rue. Que
voulez-vous ?
— Lady Helen ! s'exclama-t-il en agitant la main.
Il s'arrêta pour laisser passer un coupé, puis se hâta sur la chaussée
boueuse.
— C'est moi, sir Desmond. Pourrais-je vous parler ?
Helen poussa un soupir tremblant. Sir Desmond, bien sûr, l'officier du
palais qu'elle avait vu lors de sa présentation. Il n'était certainement pas un
Abuseur. À moins que... ?
— Je suis désolé de vous avoir alarmée, milady, dit-il en montant sur le
trottoir.
Il ajouta d'une voix si basse que même Helen peina à l'entendre :
— J'ai un message pour vous de la part de Sa Majesté, la reine
Charlotte.
— Un message de la reine ? répéta Helen partagée entre la stupeur et
l'incrédulité.
La rumeur de son sang la mettait à bout.
— Oui, milady.
Il sortit de son manteau un épais paquet, en prenant soin de le cacher
aux regards indiscrets.
— Je dois vous remettre ceci sur l'ordre de Sa Majesté.
Le sceau royal rouge ornait le parchemin plié. Elle avait vu le même
sur la convocation qu'elle avait reçue pour sa présentation à la cour. Il
s'agissait vraiment d'un message de la reine. Helen jeta un regard affolé
derrière le messager. Mr Baies avait quitté le trottoir et traversait la rue, le
pistolet à la main.
— Non ! hurla-t-elle en lui faisant signe de s'en aller.
Sir Desmond eut un mouvement de recul.
— Mais, milady, j'agis sur l'ordre de Sa Majesté.
Baies s'arrêta en la regardant fixement, mais le pistolet avait disparu
sous sa veste.
— Sir Desmond, dit Helen au courtisan désorienté. Je suis désolée. Il
n'est pas question que je refuse ce message.
Se rappelant en hâte ses bonnes manières, elle fit une révérence.
— Excusez-moi. Vous m'avez prise au dépourvu.
— Non, non, c'est à moi de m'excuser, répliqua-t-il en s'inclinant. Il
n'était pas facile de trouver un moment propice pour vous remettre ceci. Je
crains de vous avoir effrayée la semaine dernière, dans Piccadilly.
— Oui. Pardonnez-moi, je ne vous avais pas reconnu.
Helen ne pouvait détacher son regard de la lettre que sir Desmond
serrait dans sa main gantée avec élégance.
— Quel message m'apportez-vous ?
Il regarda derrière elle Hugo et Philip, debout un peu plus loin.
— Il s'agit d'une affaire privée, lady Helen.
— Vraiment ?
Tout cela devenait de plus en plus singulier. Elle se tourna vers les
valets de pied. Ils ne pouvaient guère les entendre, mais la prudence de sir
Desmond était contagieuse.
— Attendez-moi au coin de la rue, ordonna-t-elle.
— Mais, milady..., protesta Hugo.
— Allez-y tout de suite !
Qu'est-ce que la reine pouvait bien lui vouloir ?
Sir Desmond attendit que les deux valets soient suffisamment loin.
— Lady Helen, la reine m'a chargé de vous remettre ceci à la condition
expresse que vous ne soyez pas en compagnie de votre famille ni d'amis, et
que vous l'ayez dans les mains moins d'un mois après votre présentation. Je
commençais à désespérer de trouver l'occasion favorable.
Il lui tendit la lettre.
— Sa Majesté m'a dit de vous dire qu'il s'agit d'une lettre de votre
mère, lady Catherine.
Elle fixa la missive avec stupeur.
— Ma mère ?
Elle prit l'épais parchemin. Il était bien réel.
— Mais comment cela est-il possible ?
— Sa Majesté a dit que la comtesse lui avait rendu autrefois un grand
service et s'était vu proposer une faveur royale en récompense. Tout ce
qu'elle demanda à Sa Majesté, ce fut de garder une lettre pour vous. Elle
devait vous être remise après votre présentation à la cour, si jamais ni votre
père ni votre mère n'étaient alors vivants.
Il se signa, le visage empreint d'une douce compassion.
— Puissent-ils tous deux reposer en paix. J'ai rempli ma mission, à
présent. Je n'ai plus qu'un ultime message à vous transmettre. De la part de
Sa Majesté en personne. Elle m'a dit de vous dire : « Il est parfois
impossible de choisir pour le mieux. »
Il s'inclina de nouveau. Ses grands yeux marron étaient pleins de
gentillesse.
— Je vous souhaite bonne chance, milady. Au revoir.
Helen fit une révérence, en pressant la lettre de sa mère contre sa
poitrine.
Chapitre XXIII

Tandis qu'elle regardait sir Desmond s'éloigner, Helen brûlait d'envie


d'ouvrir la lettre sur-le-champ. Elle baissa les yeux sur l'épais cercle de cire
du sceau royal. Non, elle devait la lire dans l'intimité. Les doigts tremblants,
elle défit les deux boutons du haut de sa pelisse et glissa la lettre contre son
corsage.
Un bref coup d'œil sur la rue lui confirma que Baies était lui aussi
parti, ou du moins avait gagné un poste d'observation moins visible. Elle fit
signe à Hugo et Philip de la rejoindre. Avaient-ils vu le sceau royal ? Elle
espérait que non. La main sur la poitrine, elle palpa le parchemin rigide.
Quoi qu'aient vu les deux hommes, l'office en serait informé d'ici peu, puis
ce serait le tour de son oncle et de sa tante. Accepter une lettre clandestine
de la main d'un homme constituait une grave inconvenance. Ils
exigeraient de la lire. En découvrant que c'était une lettre de sa mère,
son oncle la brûlerait très certainement. Il fallait qu'elle s'arrange
pour devancer les commérages. Une idée vint à son secours. Peut-
être pourrait-elle orienter les inévitables racontars dans un sens
qui pousserait sa tante à défendre son intimité plutôt qu'à la troubler. Au
nom de ses ambitions matrimoniales.
— Tout va bien, milady ? demanda Philip.
— Oui, très bien, répondit Helen. C'était un ami du duc de Selburn.
Les deux valets de pied s'efforcèrent de cacher leur intérêt.
— Il m'apportait un message de Sa Grâce.
— Oui, milady, dit Hugo d'un ton neutre.
Cependant il lança un regard salace à Philip.
Helen détourna les yeux et se racla la gorge, à la façon d'une
amoureuse prise sur le fait, du moins, elle l'espérait.
— Je préférerais ne pas ennuyer ma tante ou mon oncle en leur
donnant à penser que le duc correspond avec moi.
— Bien entendu, milady, dit Philip avec empressement.
Son visage exprimait de la sympathie contrairement à celui d’Hugo.
Helen sourit intérieurement tant elle était soulagée. Philip était un
sentimental : il garderait son secret.
— Je souhaite qu'il en aille de même avec les autres domestiques,
reprit-elle d'un ton ferme. J'apprécierais beaucoup une telle discrétion.
Elle agita son réticule, attirant ainsi sur lui l'attention des deux valets.
— Je n'ai rien vu d'inhabituel pendant ce trajet, déclara Philip.
— Moi non plus, renchérit Hugo.
Helen les remercia d'un signe de tête. Elle espérait que son mensonge
et la promesse d'un peu d'argent suffiraient à la tirer d'affaire.
Le trajet du retour fut rapide. La lettre brûlait la poitrine d’Helen
comme un charbon ardent. Elle avait de la chance : sa tante était encore
dans son cabinet de toilette et son oncle s'était déjà retiré dans la
bibliothèque, comme il en avait l'habitude avant le déjeuner du dimanche.
Elle traversa le vestibule et monta l'escalier, en se contentant de saluer
Barnett au passage.
Dans sa chambre, tout était silencieux. Le feu du matin s'était éteint
dans la cheminée, de sorte que seule la pâle clarté du ciel menaçant filtrait à
travers les fenêtres.
— Darby ? appela-t-elle.
Pas de réponse. Tout en déboutonnant nerveusement sa pelisse, elle
jeta un coup d'œil dans le cabinet de toilette. Personne. Soit Darby était
occupée ailleurs, soit elle déjeunait encore avec ses camarades à l'office.
Helen ferma la porte et se hâta vers la fenêtre — elle n'avait pas la patience
d'allumer une bougie.
Sortant le paquet, elle le retourna. Son nom était écrit dans la
calligraphie officielle de la cour. Une lettre de sa mère : elle avait peine à le
croire. Elle brisa le cachet avec l'ongle de son pouce. Le paquet contenait un
autre document, portant son nom dans l'écriture soignée de sa mère et un
nouveau cachet, orné cette fois des armes des Hayden. Elle rompit la cire et
déplia les pages d'une main tremblante. Tellement tremblante qu'elle ne
réussit pas à lire. Avec un gémissement exaspéré, elle tint fermement la
lettre entre ses mains sur le rebord de la fenêtre et entreprit de lire à la faible
lumière du jour les premiers mots que lui adressait sa mère depuis dix ans.

Château de Windsor. 10 avril 1802.

À Helen, ma chère fille.


Il m'est difficile d'imaginer que tu lis ces lignes à dix-huit ans, devenue
une femme, alors qu'en cet instant même tu dors dans ton lit à Deanswood,
petite fille de huit ans maligne comme un singe. Ou peut-être devrais-je dire
que tu devrais dormir dans ton lit, car je sais que tu es probablement
penchée sur un livre à la lueur d'une bougie de quatre heures volée dans les
réserves de Mrs Lockwood.

Helen sourit à travers un flot soudain de larmes. Sa mère l'avait


surprise un jour à voler une bougie de six heures, et lui avait conseillé avec
gravité de ne prendre que les bougies de quatre heures, plus courtes. «On
remarquera moins leur absence», avait-elle déclaré. Bien entendu, Helen
savait maintenant qu'une gouvernante aussi diligente que Mrs Lockwood
aurait remarqué même l'absence d'une aiguille, mais elle n'avait jamais fait
la moindre réflexion sur la disparition des bougies. Helen poussa un cri
étouffé. Seules sa mère et Mrs Lockwood étaient au courant de cette
histoire de bougies. Sa mère se servait de ce souvenir pour prouver qu'elle
était bien l'auteur de cette lettre.

J'ai rendu un service à Sa Majesté, la reine Charlotte, comme une mère


aidant une autre mère. En récompense, elle a accepté de te remettre cette
lettre à l'occasion de ta présentation à la cour, au cas où ton cher père et
moi ne serions déjà plus de ce monde. Je t'écris donc ces lignes en sachant
que si tu les as sous les yeux, cela signifie que toi et ton frère êtes seuls
depuis un certain temps et que nos projets de fuite ont échoué.
Je voudrais te dire tant de choses, bien sûr, mais la reine attend cette
lettre, de sorte qu'il me faut être brève.
Tu dois maintenant avoir pris conscience que tu es différente des
autres, que tu possèdes des aptitudes anormales. Peut-être as-tu
même entendu l'expression lusus naturae. J'ai découvert très tôt que tu
avais ces aptitudes, ce qui fut un choc car elles ne sont pas héréditaires
et Andrew ne semblait pas les avoir. Je ne me pardonnerai jamais de n'avoir
pas gardé cette découverte pour moi. Je suppose que d'autres détenteurs de
ces dons t'ont approchée et mise à l'épreuve. S'ils sont encore vivants, il
s'agit peut-être de Mr Samuel Benchley, de sir Dennis Calloway ou du jeune
comte de Carlston, le nouvel acolyte de Mr Benchley. Je connais tous ces
hommes. Tous sont également des lusus naturae. Des Vigilants.
Ne leur fais pas confiance, ma chérie. Ce sont des monstres.

Helen s'arrêta. Relut la phrase. «Ne leur fais pas confiance.» Elle
regarda sans le voir le toit de la maison d'en face. Si cet avertissement était
un tel choc pour elle, cela prouvait qu'elle s'était menti à elle-même. Elle
avait beau affirmer le contraire à Darby, en fait elle faisait confiance à lord
Carlston. Et voilà que sa mère surgissait de sa tombe pour lui dire que
c'était un monstre. Helen secoua la tête. Dix ans avaient passé, et il n'était
plus l'acolyte de Benchley, d'après ce qu'elle avait vu.

T'ont-ils fait voir les Abuseurs ? T'ont-ils raconté leur histoire ? En te


convainquant de ton importance et de ta mission ? Mr Benchley a fait la
même chose avec moi — il était mon instructeur. J'ai entendu l'appel du
devoir, car la menace que représentent ces créatures est indéniable. Les
membres du Club des mauvais jours, puisque tel est leur nom, te diront que
nous devons nous consacrer à les tenir en échec, et à extirper leur trace
énergétique de l'âme de leur progéniture afin de réveiller dans les enfants
la plénitude de leur humanité.
Mais ils ne t'auront pas dit l'effet que cela a sur nous.
Quand j'ai appris la vérité, il était trop tard, mon âme était déjà
atteinte.
Lorsqu'un Vigilant retire la trace énergétique de l'âme d'un enfant, il
ne peut la décharger dans la terre comme l'énergie des fouets. La
trace demeure dans l'âme du Vigilant, et ses ténèbres dévorent l'essence
même de notre être. A chaque réveil, un fragment de ténèbres se dépose
dans l'âme. A la longue, toute capacité à l'amour ou à la pitié est
détruite, et la folie finit par se déclarer. Le Vigilant doit s'arrêter avant
d'être submergé par ces ténèbres, sous peine de devenir un monstre. Une
brute démente qui ne sait plus que tuer.

Helen leva les yeux de la feuille. C'était ce qu’elle avait vu dans l'âme
de lord Carlston : les ténèbres accumulées lors des réveils. Et cela
expliquait peut-être la folie de Mr Benchley.
Tu sais certainement aussi que la charge des réveils repose en grande
partie sur nous, en tant que femmes, puisque nous ne pouvons évidemment
pas nous battre comme les Vigilants hommes. J'étais disposée à faire mon
devoir, car l'invasion des ténèbres prend des années — et de toute façon, ne
devais-je pas cesser les réveils avant qu'ils m'aient contaminée ?

Helen fronça les sourcils. Lord Carlston s'était montré désireux qu'elle
combatte. Était-ce un mensonge, ou s'était-il produit un changement
fondamental ? Néanmoins, sa mère avait raison sur un point. Il avait omis
de lui parler de l'effet dévastateur des ténèbres dues aux traces énergétiques.
Helen pressa sa main sous sa poitrine, accablée par une sourde douleur lui
rendant difficile de respirer.

Cependant, Mr Benchley découvrit une méthode antique pour se


débarrasser de toutes les ténèbres qu'il avait déjà accumulées, de façon à
accroître sa capacité à combattre les Abuseurs et à réveiller les âmes tout
en tenant la folie à distance. Il n'avait besoin que d'un récipient, et une
femme n'était-elle pas le meilleur des récipients ? Lors d'un réveil, Mr
Benchley versa à mon insu dans mon âme toutes les ténèbres de la sienne. Il
s'agissait, d'après lui, de «partager le fardeau». Je sentis l'amour mourir en
moi, ma fille chérie. Ce fut un supplice, qui dure encore, mais je ne suis pas
totalement détruite. Il subsiste en moi un minuscule coin d'amour pour toi,
pour Andrew et pour ton père, et je le défendrai jusqu'au bout.

Helen ferma les yeux, incapable de continuer sa lecture. Elle avait vu


l'effet d'un unique réveil sur lord Carlston. Quel supplice sa pauvre mère
avait-elle enduré quand Benchley avait déversé d'un coup en elle un tel flot
de ténèbres ? Cet homme était plus que monstrueux. Prise d'une rage
soudaine, Helen bondit sur ses pieds et empoigna le rebord de la fenêtre. Le
bois commença à craquer sous ses mains puissantes de Vigilante, et elle les
retira précipitamment. Si elle n'y prenait garde, elle allait fracasser
la fenêtre dans sa fureur. Elle mourait d'envie d'employer toute sa force
nouvelle à faire souffrir Mr Benchley.
Elle regarda fixement ses poings serrés. Une évidence affreuse
s'imposait à elle. Seigneur, voilà de quoi parlaient lord Carlston et Mr
Quinn, dans l'arpent du Diable ! Mr Benchley se proposait de déverser
toutes ses ténèbres dans l'âme d’Helen, comme il l'avait fait avec sa mère, et
il avait invité Sa Seigneurie à l'imiter. Helen saisit de nouveau le rebord de
la fenêtre, mais cette fois c'était pour ne pas s'effondrer. Sa Seigneurie avait
déclaré qu'on ne pouvait rien faire tant qu'elle n'aurait pas sa force de
Vigilante. Elle l'avait, à présent.

Toi aussi, je te défendrai jusqu'au bout, ma chérie. Je n'ai pas eu


vraiment le choix, mais ce ne sera pas ton cas, Helen. Mr Benchley n'est
pas le seul capable de recourir à l'alchimie antique pour parvenir à ses
fins.
Je t'ai légué une miniature de moi peinte par sir Joshua Reynolds.
Fasse le ciel que tu Taies maintenant en ta possession.

Helen agrippa le réticule se balançant encore à son poignet.

Derrière la miniature, des cheveux entrelacés sont encastrés. On t'aura


raconté qu'il s'agit d'un gage d'amour, fait de mes cheveux et de ceux de ton
père. Il n'en est rien. Les cheveux dont ils se composent ont une triple
origine : ce sont les miens, les tiens et ceux d'un Abuseur pris au moment de
sa mort ultime.

Les cheveux d'un Abuseur ? Helen ouvrit précipitamment la miniature


et posa le portrait sur sa main ouverte. Il n'avait pas changé, bien sûr, mais il
lui sembla que le visage de sa mère s'était assombri et que ses yeux bleus se
fixaient sur les siens comme s'ils allaient soudain battre des paupières tandis
que l'image lui chuchoterait les mots de la lettre. Troublée par l'intensité de
cette vision, Helen retourna la miniature. Maintenant qu'elle savait la vérité,
la mèche rousse de sa mère lui parut plus foncée par endroits. Sans doute là
où se trouvaient ses propres cheveux. Et la boucle blonde avait appartenu à
un Abuseur, non à son père. C'était pour cette raison qu'elle pouvait voir la
force vitale des Abuseurs. Mais pourquoi la miniature avait-elle déclenché
une telle terreur chez Jeremiah ?

Les trois mèches sont liées par une alchimie antique et par l'amour de
Dieu. Elles sont entrelacées de façon à permettre à ton âme d'échapper à la
destruction. Dénoue les trois mèches, purifie-les dans le feu pour les
restituer à leurs éléments de base, puis absorbe-les. Tu annuleras ainsi tes
dons de Vigilante. Ils ne feront plus partie de ton être, et tu ne courras plus
aucun danger de la part des Abuseurs ni du Club des mauvais jours. Tu
seras une femme normale, libre de mener une vie pleine d'amour et de
compassion, en conservant intacte ta grâce éternelle.
Nos dons sont liés aux énergies de la terre. Nous sommes au sommet
de notre puissance lors de la pleine lune et de la nouvelle lune, quand ces
énergies nocturnes affectent la structure même du globe. Tu
devras accomplir cette opération une nuit de pleine lune, quand l'astre sera
à son apogée, à minuit, de façon qu'elle fasse pleinement son effet. Brûle les
trois mèches, mélange-les avec de l’eau consacrée et bois ce breuvage au
douzième coup de minuit. Ce sera très rapide, à ce qu'on m'a dit.
Je dois encore t'avertir d'un autre élément que tu devras prendre en
compte en plus du danger qui te menace. J'ignore dans quelle mesure notre
caractère est lié à nos dons de Vigilante. Il est probable que
s'ils disparaissent, tu perdras également certains aspects de toi-même qui
te sont chers. Un peu de ta vivacité, peut-être, et une partie de ton
intelligence ou même de ta curiosité naturelle. Je ne puis en être certaine,
mais ton être profond changera. C'est un sacrifice, j'en ai conscience, mais
tu y gagneras la sécurité, une vie normale, une âme affranchie des
ténèbres des Abuseurs. Tu pourras connaître la joie d'aimer.

Helen s'interrompit, puis lut une seconde fois cette mise en garde.
Perdre sa vivacité et son intelligence — qui ferait un tel choix ? Elle
regarda fixement par la fenêtre le ciel plombé, en proie à un terrible
pressentiment.

Une nouvelle trêve vient d'être conclue avec la France, et ton père et
moi projetons de fuir l'Angleterre et le Club des mauvais jours avec toi et
ton frère. Nous trouverons sur le continent un endroit où vivre dans une
relative sécurité. Où je puisse chercher un moyen de me débarrasser des
ténèbres de Benchley, ou du moins de sauver ce qui reste de ma
grâce éternelle. Je refuse de devenir incapable de vous aimer, toi, Andrew
et ton cher père, pour quelque devoir que ce soit. Pas même pour mon
pays. Mais si tu lis ces lignes, cela signifie presque à coup sûr que notre
plan a échoué. Je sais que je te laisse de nouveau exposée au danger, et
cela me déchire le cœur. Toutefois, je trouve un réconfort dans la pensée
que tu as peut-être la miniature, qui peut te permettre d’échapper au
sort qui fut le mien.
Sauve ton âme, Helen.
Avec mon amour éternel,
Ta mère,
Catherine Wrexhall.

Helen poussa un gémissement assourdi. Elle savait maintenant


pourquoi sa mère avait été accusée de trahison. Elle avait refusé le rôle que
lui avaient imposé le Club des mauvais jours et le ministère de l'Intérieur, et
elle avait tenté de s'enfuir. Pour sauver sa famille, elle avait tourné le dos à
son pays. Pas étonnant que la reine ait dit : « Il est parfois impossible de
choisir pour le mieux. »
On frappa à la porte alors qu’Helen lisait la lettre pour la troisième
fois.
Pendant sa deuxième lecture, elle avait allumé une bougie puis s'était
pelotonnée sur son lit en serrant d'une main la miniature et de l'autre la
lettre, afin de ne pas la tremper de larmes. Les yeux fixés sur la porte, elle
eut soudain l'impression d'être figée dans cette posture, comme si elle
pouvait s'effondrer au moindre mouvement.
— Qui est-ce ?
Sa voix était rauque, et sa pelisse et sa robe horriblement froissées. Si
c'était sa tante, elle devrait prétendre avoir la maladie des femmes.
— C'est Darby.
— Entrez.
Darby entra d'un air affairé et ferma la porte.
— Milady, Mrs Grant souhaite que je vous dise que la cuisinière a
préparé votre tarte aux pommes préférée pour le déjeuner.
Elle s'immobilisa entre la porte et le lit.
— Milady, êtes-vous souffrante ? Faut-il que j'aille chercher de l'aide ?
— Non, dit Helen en lui faisant signe d'approcher. J'ai reçu une lettre
de ma mère, Darby. Par l'intermédiaire de la reine.
Après avoir expliqué brièvement comment le message lui avait été
remis, elle tendit les feuilles.
— Lisez-la.
Darby rougit.
— Je ne lis pas vite, milady.
Helen secoua la tête : peu importait. Elle donna la lettre à sa femme de
chambre et la regarda lire avec lenteur les mots de lady Catherine, avec une
expression de plus en plus horrifiée.
— Oh, milady, lança-t-elle quand elle eut fini. Sa Seigneurie aurait dû
vous parler de ces ténèbres.
— Oui, il aurait dû.
Helen reprit la lettre. Elle avait besoin de tenir de nouveau dans ses
mains les mots de sa mère, l'amour de sa mère.
— Darby, j'ai surpris une conversation entre lord Carlston et Mr Quinn
après que nous avons sauvé Jeremiah. Je n'ai pas compris sur le moment,
mais je pense maintenant que Mr Benchley a proposé à Sa Seigneurie de se
servir de moi comme il l'avait fait avec ma mère.
Darby pressa les mains contre sa poitrine, comme si son cœur lui
faisait mal.
— Pensez-vous vraiment que Sa Seigneurie ferait une chose pareille ?
— Je ne sais pas.
La jeune servante secoua la tête.
— Je ne peux pas y croire, milady. Pas lord Carlston.
— Ma mère dit qu'il ne faut pas se fier à lui, et j'ai vu les ténèbres dans
son âme, déclara Helen en frottant ses yeux rougis. Que savons-nous de lui,
après tout ? Qu'il est accusé d'avoir tué son épouse. Qu'il a eu un monstre
pour instructeur.
— Il a sauvé Jeremiah, objecta Darby d'un ton de défi. Et Mr Quinn est
un homme de bien. Il a confiance en Sa Seigneurie.
Helen sourit mornement.
— Voilà un certificat de moralité qui émane d'un serviteur capable de
transpercer la main de son maître avec une dague.
— C'est son travail, milady, et il protège les enfants et...
Elle soupira, comme pour reconnaître qu'elle-même avait des doutes.
Montrant la miniature, elle demanda :
— Allez-vous vous en servir, milady ?
— Je n'en sais rien.
Helen soupesa le portrait sur sa paume. Tant de puissance reposait dans
ce minuscule cadre doré.
— Si je le fais, Darby, vous ne serez jamais Terrène.
Elle caressa d'un doigt le verre abritant les cheveux entrelacés. Et elle,
que serait-elle ? Une jeune fille insipide, sans bon sens et sans curiosité, qui
ne sortirait de l'ordinaire que par une fortune de quarante mille livres ?
— Peu importe, milady, assura Darby. Vous savez que je serai avec
vous quelle que soit votre décision.
Elle baissa la voix pour ajouter :
— Mais si vous vous en servez, votre mère dit que vous changerez.
Définitivement.
Helen hocha la tête en l'entendant se faire ainsi l'écho de sa propre
peur.
— Il faut que je parle à Sa Seigneurie, dit-elle enfin. Demain.
— Vous n'allez quand même pas vous rendre à l'exécution ? lança
Darby avec véhémence. Pas après cette lettre.
— Je dois y aller, répliqua Helen. Des gens seront en danger.
Elle regarda le visage révolté de sa femme de chambre.
— J'ai donné ma parole que j'y serais. Et j'ai besoin de connaître la
vérité.
Plus tard, quand Darby partit chercher de l'eau chaude pour sa toilette,
Helen força son corps endolori à se diriger vers le secrétaire. Elle ouvrit le
battant et sortit son exemplaire du Mage, qui était rangé à côté de la bible
de sa confirmation et de l'almanach de Moore pour l'année en cours. Elle
n'eut pas à feuilleter longtemps pour trouver la page qu'elle cherchait : «Des
sorcelleries.» Après avoir glissé la lettre de sa mère dans sa nouvelle
cachette, elle referma le livre et le rangea sur l'étagère. Après une
hésitation, elle sortit l'almanach. Sa mère avait dit que l'alchimie devait
être mise en œuvre à la pleine lune. Elle chercha les phases de la lune pour
le mois de mai 1812.
Bien sûr, elle connaissait déjà la réponse : la prochaine pleine lune
aurait lieu le 26. Si elle se servait de la miniature pour se dépouiller de tous
ses dons de Vigilante, elle devrait le faire à minuit, pendant son bal. Le jour
anniversaire de l'annonce de la mort de ses parents. Elle rangea l'almanach,
referma le battant et le verrouilla. Cette date était sinistrement appropriée,
songea-t-elle en glissant de nouveau la clé dans le compartiment secret.
Chapitre XXIV

Lundi 18 mai 1812

Helen se pencha en avant sur la banquette usée du fiacre et pressa les


doigts sur les épingles maintenant sa voilette. Elle observa à travers la fine
dentelle de Malines les boutiques défilant de l'autre côté de la fenêtre en
essayant d'oublier l'odeur de pain frais régnant dans la cabine.
Manifestement, le passager précédent devait transporter une miche sortant
tout droit du four.
En face d'elle, Darby soupira.
— Seigneur, cette odeur me donne faim ! J'aurais dû apporter une
collation, milady.
Helen secoua la tête. Comment Darby pouvait-elle penser à manger ?
Pour le moment, la matinée se déroulait comme prévu, mais elle se sentait
malade d'inquiétude.
Arrivées à l'aube à Hyde Park, elles y avaient trouvé Bernard, l'un des
palefreniers plus âgés, qui les attendait avec Circé à l'entrée de Rotten Row.
Helen avait fait galoper la jument pendant vingt minutes avec Bernard la
suivant de près sur son propre cheval, tandis que Darby les regardait sur
l'allée. En restituant Circé au palefrenier, elle lui avait demandé de dire à
Barnett qu'elle allait marcher un peu avant le petit déjeuner. Tout s'était
passé à merveille. Elle n'avait pas eu de mal non plus à trouver un fiacre sur
Park Lane, même si le cocher l'avait avertie qu'il serait difficile de rejoindre
la prison de Newgate ce matin-là. Cependant, elles étaient en route,
maintenant, et chaque instant la rapprochait de lord Carlston. Et de la vérité.
— Darby, êtes-vous certaine qu'on ne peut pas voir mon visage
? demanda-t-elle en tapotant de nouveau les épingles.
— Oui, milady. On ne peut pas distinguer vos traits. Et j'ai
fixé solidement la voilette dans vos cheveux. Elle ne se détachera pas.
La voilette était un ajout de dernière minute à son chapeau d'amazone,
destiné à dissimuler son visage lorsqu'elle se rendrait à pied à la chambre
louée par lord Carlston. Si quelqu'un la reconnaissait dans la foule, ce serait
un désastre. Helen croisa ses doigts sur ses genoux en priant : «Seigneur, je
vous en supplie, faites que ni Andrew ni le duc ne me voient aujourd'hui. »
La voiture progressa lentement dans High Holburn. Une foule
considérable, composée surtout d'hommes, débordait des trottoirs devant le
véhicule et marchait des deux côtés de la chaussée de gravier en direction
de Newgate. Les marcheurs relevaient leur col pour se protéger de la
bruine. Helen entendit leur cocher pousser un juron quand un groupe de
jeunes gandins coupa la route à ses chevaux. Ils lui répondirent par des
hurlements dont le sens se perdit dans le fracas des roues et les clameurs
des vendeurs d'huîtres installés à l'angle de la rue. Une muraille compacte
de curieux et de soldats aux uniformes rouges obstruait un côté de Snow
Hill et l'entrée de Skinner Street. Il leur faudrait du temps pour réussir à
approcher de la prison.
Helen se renversa sur son siège. Elle toucha sous le col de sa tenue
d'amazone le ruban auquel elle avait attaché la miniature. Aujourd'hui, elle
tiendrait sa promesse et aiderait Sa Seigneurie à trouver les Abuseurs dans
la foule. Elle ne savait pas ce qu'elle ferait ensuite. Pressant la main sur sa
poitrine, elle sentit le portrait ovale sous la laine vert olive. Lord Carlston
désirait-il toujours qu'elle combatte à son côté, ou entendait-il désormais
l'utiliser comme un récipient où déverser ses propres ténèbres ? C'était la
première chose qu'elle devait découvrir. Et même s'il voulait qu'elle
combatte, avait-elle vraiment envie d'être membre du Club des mauvais
jours ?
Elle avait une porte de sortie, maintenant. Elle pressa plus étroitement
la miniature sous sa veste. C'était un choix impossible : soit elle vivrait en
sûreté en fondant une famille, mais après avoir détruit une part essentielle
de son être et trahi son devoir, soit elle mettrait ses dons au service de
l'humanité, mais sa vie serait vouée à la solitude, au danger et pour finir à la
folie. Et ce choix était rendu plus difficile encore par la présence probable
dans un cas du duc de Selburn, et dans l'autre de lord Carlston.
— Milady, dit Darby, je ne suis pas sûre que nous puissions
aller jusqu'à Smithfield. Il y a déjà une telle foule.
— Je sais. Nous n'avons plus qu'à essayer de nous rapprocher le plus
possible.
Darby pointa le doigt vers la fenêtre.
— Oh, milady, regardez !
Un soldat portait une énorme pancarte. Helen lut l'inscription en lettres
noires :

N'ENTREZ PAS DANS LA FOULE !


RAPPELEZ-VOUS QUE TRENTE PERSONNES
ONT PÉRI ÉCRASÉES LORS DE L'EXÉCUTION
DE HAGGERTY ET HOLLOWAY !

— Eh bien, voilà qui est de circonstance, non ? observa-t-elle.


Ils tournèrent dans Cow Lane, où ils avancèrent lentement derrière une
file d'autres voitures. Helen regarda par la fenêtre la rue aux bâtiments
rendus indistincts par sa voilette. La première ruelle menant à Giltspur
Street était remplie de badauds bavardant bruyamment. Impossible à une
voiture de se frayer un chemin dans cette cohue. S'il en allait de même de la
ruelle suivante, Darby et elle devraient continuer à pied.
Hosier Lane était encore accessible, car un détachement de soldats
écartait la foule. Le fiacre s'engagea dans l'étroite ruelle et s'avança
pesamment vers Giltspur Street à l'autre bout, juste derrière le marché de
Smithfield.
— Nous allons marcher, maintenant, dit Helen.
Darby se retourna pour taper la cloison de la cabine.
— Arrêtez-vous ici ! lança-t-elle.
Le fiacre s'immobilisa.
— Allons-y, milady, dit Darby en adressant à Helen un sourire anxieux.
Elle ouvrit la porte, descendit et tendit la main à sa maîtresse, qui posa
le pied sur le sol humide en tenant sa longue traîne sur son bras.
Elle entendit d'abord le vacarme de milliers de voix excitées, puis elle
sentit la puanteur où les effluves des vêtements trempés se mêlaient à
l'odeur écœurante de pourriture s'échappant du marché aux bestiaux tout
proche. La foule déferlant vers la prison entoura le fiacre et repoussa Helen
contre la porte crasseuse du véhicule. Un homme lui tendit un prospectus au
passage -elle aperçut vaguement un visage pâle à travers sa voilette.
Elle prit machinalement la feuille qui proclamait en caractères
noirs brouillés par la pluie :

N’ENTREZ PAS DANS LA FOULE !


Laissant tomber le prospectus, elle pressa la voilette contre son nez et
se fraya un chemin vers l'avant du fiacre, suivie de près par Darby, afin de
payer le cocher. Il lui jeta un coup d'œil en prenant les pièces.
— Êtes-vous certaine d'avoir envie d'être ici, madame ? cria-t-il.
— Tout à fait.
— Bonne chance, alors.
Il toucha son chapeau, donna un coup de fouet entre ses chevaux et la
vieille voiture s'ébranla en direction du marché.
— Ne vous écartez pas, Darby, dit Helen en la prenant par le bras.
Elle ne s'était jamais trouvée au milieu d'une telle multitude.
— Il ne faut pas que nous soyons séparées.
— Y a-t-il des créatures dans les parages ? demanda Darby
en observant la foule autour d'elles. Peut-être devriez-vous vérifier ?
L'idée semblait judicieuse : lord Carlston avait déclaré qu'il suffirait
que quelques Abuseurs écument la foule pour provoquer une bousculade
funeste. En pensant à lui, elle sentit l'inquiétude envahir son cœur. Elle
retira un de ses gants, sortit la miniature au bout de son ruban et inspecta du
regard la multitude.
Un halo bleuâtre environnait la masse énorme. Puis elle aperçut du
coin de l'œil une lueur d'un bleu plus vif au pied de la colline près de
Newgate Street. Un groupe compact de deux, non, trois hommes. Ils
écumaient tous trois avec leurs tentacules la cohue se pressant autour d'eux.
Ils semblaient parler entre eux ! Helen secoua la tête. Elle devait se tromper
: les Abuseurs ne se regroupaient jamais. Elle plissa les yeux pour mieux
regarder les trois hommes, et les vit alors se retourner dans sa direction.
La miniature ! Ils percevaient sa présence quand elle la tenait, exactement
comme les Abuseurs lors du concert. Glissant en hâte le portrait sous sa
veste, elle constata qu'ils ne savaient plus où regarder.
Ils penchèrent la tête, manifestement en pleine discussion. Que
signifiait cette connivence ?
— Vous en avez vu, milady ?
— Oui, répondit Helen.
Elle ajouta avec un sourire rassurant :
— Mais nous sommes loin d'eux.
Darby la regarda un instant puis hocha la tête, même si elle avait
évidemment remarqué son inquiétude.
Green Dragon Lane, où elles devaient retrouver Mr Quinn, était à une
bonne distance de l'entrée de Saint Bartholomew's Hospital, de l'autre côté
de la rue. Helen se dirigea vers l'entrée de l'hôpital, en entraînant Darby
dans la foule. Aussitôt, elles furent prises dans la mêlée effrayante de la
foule déferlant vers la prison. Sentant que Darby était en train de glisser sur
le tapis de prospectus jonchant le sol, Helen la remit d'aplomb. Du coin de
l'œil, elle vit l'expression interloquée de la jeune servante devant cette
démonstration de force. Une pensée soudaine et stupéfiante la figea sur
place au milieu de la cohue : s'il le fallait, elle pourrait se frayer un
chemin grâce à sa force de Vigilante. L'espace d'un instant, elle se
sentit merveilleusement invincible. Puis son exaltation fut troublée par une
douleur brutale lorsqu'un lourdaud marcha sur ses pieds chaussés de
bottines légères. Elle reçut un coup de coude dans les côtes, sentit son
propre souffle brûlant et haletant sous la voilette.
— Bonjour, ma jolie, hurla tout près d'elle un homme empestant
l'alcool.
Il agrippa sa voilette mais fut écarté sans ménagement par une robuste
matrone se servant d'un énorme panier pour s'avancer à travers la marée
humaine. Helen entraîna Darby dans le sillage de la matrone, dont elle mit à
profit l'élan irrésistible pour progresser de façon inespérée. Quand elles
atteignirent l'entrée de l'hôpital, Helen vit Green Dragon Lane, à moins de
dix maisons de là.
— Nous y sommes presque, Darby ! hurla-t-elle.
— Je vois Mr Quinn ! cria à son tour Darby.
Helen aperçut le colosse, qui dominait la foule d'une bonne tête grâce à
sa grande taille et à son chapeau. Adossé à un mur, il observait la foule. Son
visage tatoué était empreint d'une concentration farouche. Malgré le
manque de place, les gens se tenaient à une distance respectueuse autour de
lui.
En voyant Darby, il leva la main.
— Dieu soit loué ! s'exclama-t-elle.
Helen remarqua le ton non seulement soulagé mais chaleureux de sa
femme de chambre. Elle la comprenait, car la présence imposante de Mr
Quinn était toujours un réconfort, mais elle ne pouvait oublier qu'il avait
également pressé son maître de se servir d'elle pour se débarrasser de ses
ténèbres. Même s'il était son allié pour l'instant, il n'était pas un ami pour
elle.
La foule les entraînait en avant. Helen se prépara à arracher Darby de
cette cohue, mais Mr Quinn s'était déjà avancé. Saisissant le poignet
d’Helen et l'avant-bras de Darby, il les tira dans Green Dragon Lane comme
un pêcheur attrapant deux saumons au bout de sa ligne.
— Pardonnez-moi ma rudesse, milady, dit-il en les
lâchant abruptement dans la tranquillité relative de la ruelle.
— Seigneur, j'ai bien cru que nous allions être entraînées par le flot !
s'écria Darby hors d'haleine en souriant au colosse.
— Il n'y avait pas de quoi avoir peur, miss, répliqua-t-il en souriant à
son tour. Je vous ai eue.
— Je ne crois pas ! dit-elle en étouffant un petit rire sous sa main.
Choquée, Helen regarda le visage empourpré de sa femme de chambre.
— Darby ! lança-t-elle.
— Excusez-moi, milady.
La jeune servante regarda le sol couvert de flaques avec une modestie
affectée, mais sa voix était rieuse.
La peau dorée de Mr Quinn avait rosi. Il se racla la gorge.
— Vous êtes en retard. Il est près de sept heures et demie,
et Bellingham doit être pendu à huit heures. Nous devons nous dépêcher.
Il les entraîna en passant devant un groupe d'hommes et de femmes
bien habillés, qui s'étaient eux aussi réfugiés dans la ruelle. Malgré sa
voilette, Helen fut soulagée de constater qu'ils lui étaient tous inconnus.
— Mr Quinn, dit-elle.
Il regarda derrière lui.
— Oui, milady ?
— J'ai vu quelque chose d'étrange dans la foule. Trois créatures en
train de converser. Je suis sûre qu'elles étaient ensemble.
Mr Quinn fronça les sourcils et son visage tatoué eut soudain l'air
féroce.
— Ce serait très insolite, dit-il avec lenteur. Et très inquiétant. Vous en
êtes certaine ?
— Oui.
— Parlez-en à Sa Seigneurie dès que vous le verrez, conseilla-t-il.
Il s'arrêta devant un boyau entre deux maisons.
— Nous allons passer par là.
Helen examina l'étroit passage. Il ressemblait davantage à un bourbier
qu'à un chemin, et exhalait une odeur d'excréments qui remplissait l'air
humide.
— Pouah, quelle puanteur ! s'écria Darby en se pinçant le nez.
— Pour sûr, admit Mr Quinn. Mais c'est toujours moins pénible que
d'être coincé dans la foule.
Helen ne pouvait guère dire le contraire. Elle raffermit sa traîne sur son
bras, releva sa robe et suivit Mr Quinn dans la venelle immonde. À chaque
pas, ses bottines glissaient dans la crasse, dont la froide humidité suintait à
travers le cuir. Elle entendit derrière elle Darby pousser un grognement de
dégoût. Après cette expédition, elles devraient toutes deux jeter leurs bas et
leurs bottines.
Le boyau tourna abruptement vers la droite. À travers des portails et
des murs de brique tombant en ruine, Helen entrevit les arrière-cours
délabrées de cinq demeures avant qu'ils arrivent à la maison du fond. Il lui
sembla qu'elle devait occuper l'angle de Giltspur Street et de Newgate
Street, en face de la prison. Le passage se rétrécit encore en débouchant sur
Giltspur, par une ouverture pas plus large que trois briques derrière laquelle
Helen aperçut une muraille compacte de curieux attendant le spectacle de
la mort. Apparemment, la dernière maison était leur destination, car Mr
Quinn frappa à un portail massif encastré dans un épais mur de brique. Le
colosse recula devant le battant de bois, qui se coinça un instant tant il était
gonflé d'humidité puis s'ouvrit d'un coup sur Mr Baies, lequel regarda
dehors en brandissant un bâton d'aspect redoutable.
— C'est vous, dit-il.
— Oui, répliqua Quinn.
Mr Baies baissa son arme et s'écarta.
— Bonjour, milady, murmura-t-il. Sa Seigneurie est en haut.
Au moins, la cour était pavée. Des cabinets en brique occupaient un
coin, et des caisses remplies de charbon et de cendres s'alignaient le long du
mur bordant Giltspur Street. À côté de la porte de derrière la maison, un
gros tonneau recueillait l'eau de pluie s'écoulant de la gouttière.
L’intérieur de la maison surprit agréablement Helen. Elle traversa à la
suite de Mr Quinn une cuisine d'une propreté impeccable, en regrettant un
instant de laisser des traces de boue sur le sol si bien récuré. Une porte
s'ouvrait sur un couloir obscur, dont elle distinguait à peine le bout à travers
sa voilette. Elle s'arrêta en écartant la dentelle.
— Darby, pourriez-vous m'arranger ça ?
Darby retira le chapeau d'amazone et replia la voilette sur les cheveux
d’Helen, en la fixant avec des épingles. Après avoir repoussé en arrière
d'une main adroite une mèche rebelle, elle remit le chapeau en place et
hocha la tête avec approbation.
— Vous avez fière allure, milady.
— Mon aspect importe peu.
Darby haussa les sourcils mais ne dit rien.
Ils s'engagèrent dans le long couloir tapissé d'un élégant papier à
rayures rouges et grises. Un étroit escalier occupait le mur de droite.
Regardant à travers une porte ouverte sur sa gauche, Helen aperçut une
bibliothèque vitrée et un fauteuil à oreillettes. Il devait s'agir d'un bureau.
Cette maison appartenait à un homme du monde, ou du moins à un homme
exerçant une profession libérale.
— Le propriétaire est-il ici ? demanda-t-elle en montant les marches.
— Oui, répondit Mr Quinn. Mais il est avec sa femme dans
leur boudoir. Ils ne seront pas payés s'ils descendent pendant que
nous sommes ici. Sa Seigneurie a loué la totalité de la maison.
S'arrêtant devant une porte fermée sur le palier du premier étage, il
frappa.
— Entrez.
C'était la voix de lord Carlston.
— Milady, Sa Seigneurie souhaite que Miss Darby reste ici avec moi,
dit Quinn en ouvrant la porte.
— Non ! protesta Darby. Je refuse de quitter ma maîtresse.
— Ne vous inquiétez pas, lui dit Helen d'un ton apaisant.
Tout cela était contraire à toute bienséance, mais il n'était guère
bienséant non plus d'accuser un homme de mentir et de projeter de détruire
une âme. «Mon âme», songea-t-elle.
Mr Quinn s'écarta en s'inclinant. Helen respira profondément et
franchit le seuil. Elle entendit le loquet cliqueter dans son dos. S'avançant
dans la pièce, elle s'arrêta net devant la vision sinistre de l'autre côté des
fenêtres : l'énorme mur gris de la prison devant lequel se dressait une
potence sur une haute plate-forme, avec une corde pendant de la barre
transversale. Elle détourna les yeux pour regarder la pièce. Lord Carlston,
qui n'avait pas ôté son manteau, était debout devant la cheminée. À côté de
lui, un autre homme était assis sur un canapé de soie jaune.
Mr Benchley.
Helen se figea.
— Lady Helen, dit Sa Seigneurie en s'inclinant.
Mr Benchley se leva et s'inclina à son tour.
— Milady, je suis ravi de vous revoir, dit-il avec un sourire
dont l'hypocrisie mielleuse donna la chair de poule à Helen. Nous n'aurons
pas attendu longtemps.
Elle serra dans ses mains son réticule, en regrettant que ce ne soit pas
un couteau ou une épée. Cet homme avait failli détruire l'âme de sa mère. Et
il voulait faire la même chose avec elle.
— Que fait-il ici ? demanda-t-elle d'une voix entrecoupée.
Lord Carlston fronça les sourcils.
— Mr Benchley est ici sur mon invitation. Je veux qu'il voie
vos aptitudes.
Elle eut un petit rire désolé. « À son invitation ? » Sa mère avait raison.
Ils étaient vraiment complices.
Sa Seigneurie s'avança vers elle, manifestement conscient de sa
méfiance.
— Je peux vous assurer que Mr Benchley est ici pour nous aider, lady
Helen.
Il désigna d'un geste une petite table où étaient disposés divers
morceaux de tissu.
— Pour l'instant, je n'ai repéré que dix Abuseurs, mais laissez-moi
vous montrer le système de drapeaux que j'ai conçu.
— Nous aider ?
Devant sa véhémence, Carlston s'immobilisa.
— Cet homme est ici pour détruire mon âme !
Elle prit une inspiration, en se forçant à prendre un ton plus mesuré.
— Je suis au courant des ténèbres qui subsistent dans les Vigilants
après chaque réveil, lord Carlston. Et je sais qu'il veut déverser ses propres
ténèbres dans mon âme. Vous a-t-il suggéré d'en faire autant ?
Sa Seigneurie se raidit.
— D'où tenez-vous ces informations ?
Helen recula. Seigneur, elle ne s'était pas trompée !
— Oui, d'où les tenez-vous ? demanda Benchley.
Il s'appuyait sur sa canne et son sourire terrifiant s'était encore élargi.
— J'ai reçu une lettre que ma mère m'avait écrite avant de mourir, où
elle explique tout, déclara Helen. Elle raconte comment vous l'avez
contrainte à prendre en elle votre corruption. Elle dit que je ne peux me fier
à aucun de vous deux, et elle a raison.
— Ne soyez pas si théâtrale, ma petite, dit Benchley avec calme. Elle
n'a fait que son devoir de Vigilante et de femme. Et c'est aussi votre devoir.
Carlston se tourna vers lui avec violence.
— Vous ne m'aviez pas dit que vous aviez transféré vos ténèbres dans
sa mère !
Benchley haussa les épaules.
— C'est comme ça que j'ai pu continuer depuis dix ans.
Il pencha la tête d'un air complice.
— Comme vous pouvez le voir, ça marche. Vous allez gagner une
décennie supplémentaire, William.
Carlston secoua la tête.
— Lady Helen n'a pas pour devoir d'absorber les ténèbres de votre âme
ou de la mienne, Samuel. Je pense même que nous gaspillerions ses talents
en les utilisant uniquement pour des réveils. Elle n'est pas comme les autres
Vigilantes. Il faut qu'elle combatte avec nous. Je vous ai fait venir ici pour
que vous voyiez sa force. Pour vous montrer la miniature et son pouvoir
quand lady Helen la tient. Je vous répète qu'elle est une héritière directe et
qu'elle est ici pour combattre un Abuseur Suprême. Il serait stupide de
notre part de réduire son rôle à celui de déversoir pour nos déchets.
Malgré sa fureur et sa peur, Helen se sentit d'un coup soulagée. Sa
Seigneurie n'avait pas l'intention de détruire son âme. Elle lança néanmoins
:
— Vous êtes là tous les deux à discuter de mon sort, comme si je
n'avais pas mon mot à dire. Pourquoi ne m'avez-vous pas parlé des ténèbres
s'accumulant en nous, lord Carlston ? Pourquoi m'avez-vous menti ?
Il se redressa, comme piqué au vif.
— Menti ? Je n'ai pas menti. Je voulais que vous entriez dans le Club
des mauvais jours de votre plein gré, lady Helen. Par conviction. Je voulais
que vous choisissiez vous-même de vous battre. Notre mission est une
lourde responsabilité, et elle exige une adhésion sans faille.
— Aucune femme ne choisira jamais de se battre, intervint Benchley
d'un ton railleur. Une femme est faite pour obéir aux hommes, c'est la loi de
la nature.
Carlston s'en prit de nouveau à lui.
— Et ça a bien marché avec sa mère, n'est-ce pas ?
— Assez bien pour moi, oui, dit Benchley sans se troubler.
Helen tressaillit.
— Vous avez failli la détruire ! lança-t-elle.
— Pour le bien de l'Angleterre. J'étais nettement plus utile qu'elle.
Il jeta un coup d'œil à Carlston.
— Et je suis toujours nettement plus utile que cette gamine.
Quel mépris éhonté ! Maîtrisant avec peine sa fureur, Helen lança à
Carlston :
— Vous m'avez caché la vérité afin que je fasse le choix que vous
désiriez.
Sa Seigneurie détourna les yeux, embarrassé.
— J'attendais que vous ayez toute votre force pour vous parler. Je
voulais que vous sentiez votre puissance, que vous la savouriez, avant de
vous exposer le côté négatif de notre vocation.
— Mais vous ne m'avez rien dit quand ma force est venue, n'est-ce pas
? accusa-t-elle.
Elle ajouta en elle-même : «À la place, vous avez failli m'embrasser.
Pourquoi ?» Il devait certainement lire cette question dans ses yeux.
— C'était une erreur, déclara-t-il.
Elle le regarda, déconcertée. Voulait-il parler de son silence ou du
baiser ? Mais son visage était indéchiffrable.
Benchley leva la tête. Son expression était dure, avide.
— Elle a acquis sa force ?
— Oubliez vos projets, Samuel, dit sèchement Carlston. Lady Helen, je
voulais que vous choisissiez librement, mais ne comprenez-vous pas qu'en
fait il ne s'agit pas d'un choix ? Vous êtes une Vigilante.
— Vous vous trompez, rétorqua Helen. Je peux choisir.
Elle posa la main sur la miniature sous sa veste.
— Ma mère y a veillé.
Pendant un instant, un silence pesant régna dans la pièce.
— Que voulez-vous dire ? lança Carlston.
Benchley se mit à rire tout bas.
— La miniature. Bon sang, votre mère en a fabriqué un, pas vrai ?
Il secoua la tête d'un air incrédule.
— Quoi donc ? s'impatienta Carlston.
— Un Colligat, dit Benchley.
Un mot étrange issu du latin. Helen le rapprocha mentalement de
«colliger» et «collecter».
Benchley pressa ses doigts contre son front, comme pour tenter
d'assimiler cette information nouvelle. Il regarda Carlston.
— Vous disiez qu'il y avait une alchimie à l'œuvre dans cette miniature
? À mon avis, les cheveux ne proviennent pas de deux mais de trois
personnes, dont un Abuseur. Et elle a la propriété d'anéantir les dons d'un
Vigilant.
Se tournant vers Helen, il ajouta :
— Je lis sur votre visage que j'ai raison, ma petite.
Il plissa les yeux.
— Votre mère vous a-t-elle également informée que si la miniature
tombait dans les mains d'un Abuseur, il pourrait s'en servir comme d'une
arme contre tous les Vigilants ?
Helen sursauta. Contre tous les Vigilants ?
Carlston se frotta les lèvres.
— Je n'avais même pas envisagé un Colligat. Il semble inconcevable
que quelqu'un ait pu prendre un tel risque.
Il jeta un regard à Helen.
— Pas étonnant que Jeremiah ait eu une telle réaction. Un Colligat est
terriblement dangereux.
— Ma mère l'a fabriqué pour moi, déclara Helen. Pour que je puisse
choisir.
Benchley assura sa prise sur sa canne.
— Vous avez dit qu'elle l'aurait sur elle, William.
Carlston leva la main.
— Je vais m'en occuper moi-même, Samuel.
Helen recula d'un pas. Seigneur, ils allaient lui prendre la miniature !
Elle le lisait dans le regard de Benchley. Il voulait la priver de l'unique
moyen dont elle disposait pour échapper à ce cauchemar.
Benchley s'avança tandis que lord Carlston disait :
— Lady Helen, vous devez comprendre...
Helen se concentra sur Benchley et les instants à venir s'imposèrent à
son esprit avec une netteté terrifiante. Il allait accélérer, brandir sa canne,
tendre la main pour arracher la miniature de son cou...
Se retournant d'un bond, elle ouvrit brutalement la porte. Sur le palier,
Mr Quinn penchait la tête vers le visage souriant de Darby. Il s'écarta
vivement en regardant derrière Helen à l'intérieur de la pièce.
— Milady ? s'exclama Darby. Puis-je... ?
— Arrêtez-la !
C'était la voix de Carlston.
Quinn s'élança vers Helen, mais elle le projeta contre le mur d'un coup
d'épaule. Elle se mit à courir en trébuchant sur sa traîne. Une douleur irradia
soudain sa hanche quand elle heurta une table.
Elle entendit Benchley gronder :
— Laissez-moi passer !
— Courez, milady ! cria Darby. Je vais...
Un coup violent la fit taire.
Helen hésita. Se retourna. Darby était presque à genoux, cramponnée
au bras de Mr Benchley, une moitié du visage déjà rouge et gonflée. Il leva
sa canne pour frapper de nouveau.
— Courez ! hurla Darby.
Helen empoigna d'une main la rampe, de l'autre sa traîne, et dévala
l'escalier. Elle entendait dans son dos des pas précipités.
— Benchley, arrêtez ! ordonna Carlston. Laissez-moi m'en occuper !
Elle sauta les trois dernières marches et atterrit sur le tapis en
chancelant, non sans heurter brutalement son épaule contre le mur. La porte
d'entrée ? Non, il serait trop difficile de fendre la foule. Se retournant en un
éclair, elle courut vers la cuisine. Du coin de l'œil, elle entrevit Benchley en
bas de l'escalier, avec Carlston sur ses talons.
— Lady Helen, arrêtez-vous ! hurla Sa Seigneurie. Ce n'est pas ce que
vous croyez !
Helen baissa la tête et accéléra encore. Elle ne les laisserait pas lui
prendre sa miniature, son choix, sa seule chance de mener une vie normale.
Traversant la cuisine à toute allure en passant devant la cheminée et les
bancs, elle aperçut devant elle deux hommes dans la petite cour. L'un d'eux
était Baies. Mais l'autre, vêtu d'un long manteau noir ? Elle sentit tout son
corps tressaillir lorsqu'elle enfonça la porte dans son élan. C'était Lowry, le
serviteur de Benchley. Les deux hommes se tournèrent vers elle quand le
battant de la porte heurta avec fracas le mur de la maison. Helen vit
Baies se figer, stupéfait de sa rapidité, mais Lowry était prêt. Son
corps musclé se ramassa sur lui-même, ses yeux cernés se fixèrent sur elle.
Il tendit la main, mais ne fit qu'effleurer son bras. Elle le frappa en plein
front de sa main gantée. Il bascula en arrière. L'espace d'un instant, elle
s'immobilisa dans sa stupeur d'avoir frappé un homme. Qui gisait
maintenant par terre.
Se retournant, elle tira violemment sur le portail. Il résista. Derrière
elle, elle aperçut Lowry qui se hissait sur ses genoux, Benchley qui
déboulait de la porte de la cour toujours suivi de Carlston lui hurlant de
s'arrêter. Elle poussa fort. La porte sortit de ses gonds. L'écartant d'un geste,
elle se précipita dans la ruelle, le souffle court. Un abri. Elle avait besoin
d'un abri. Elle s'engouffra dans le boyau menant à Giltspur Street.
— Laissez-moi passer ! hurla-t-elle en rebondissant contre le mur de
brique tant elle courait vite.
L'homme obstruant le passage se retourna. Elle vit ses yeux
s'écarquiller et entendit les protestations de la foule quand il recula
précipitamment pour l'éviter. Elle se jeta dans la sortie du boyau avec une
telle violence que son chapeau fut retenu par des briques et arraché de sa
tête. Il tomba dans la ruelle, tandis que des mains attrapaient son avant-bras
pour la tirer en avant.
— Vous allez bien, madame ? demanda un autre homme, rougeaud et
robuste.
— Je suis poursuivie par des vauriens, dit-elle en haletant. Arrêtez-les,
je vous en supplie.
Elle s'enfonça dans la foule tandis que les deux hommes regardaient
dans le boyau d'un air menaçant. Jetant un coup d'œil derrière son épaule,
elle vit ses protecteurs repousser un bras vêtu de noir. Lowry. Hors
d'haleine, elle se fraya un chemin dans la multitude au milieu de
protestations indignées. Devrait-elle retourner à Hosier Lane ? Se dressant
sur ses pieds, elle aperçut un mouvement au loin — Mr Benchley et lord
Carlston émergeaient de Green Dragon Lane, suivis de Mr Quinn. Son
regard croisa celui de Carlston, où l'exaspération le disputait à la fureur.
— Milady ?
En entendant la voix perçante de Darby, elle se retourna d'un bond. Sa
femme de chambre était manifestement passée par le boyau — les hommes
avaient couvert la fuite de cette autre femme en détresse.
— Darby ! cria-t-elle en pointant le doigt vers la prison, dans
la direction opposée de Green Dragon Lane.
Darby hocha la tête et s'élança dans la foule.
Helen tenta de se faufiler à travers la masse compacte des spectateurs.
Elle regarda derrière elle. Lord Carlston gagnait du terrain, car les gens
s'écartaient devant l'évidence de sa grande taille et de son rang éminent.
Darby semblait avancer plus vite qu'elle en longeant la maison, ce qui était
plus efficace que de se frayer un chemin dans la foule. Helen se dirigea à
son tour vers le mur.
— Encore trois minutes, d'après ma montre, déclara un homme devant
elle. Dites donc, pourquoi poussez-vous comme ça ? Vous allez tous nous
faire tomber.
— Excusez-moi, monsieur, souffla-t-elle.
Au milieu de Giltspur Street, trois hommes imposants fendaient la
foule en laissant derrière eux un sillage de plaintes et d'insultes. Helen vit
leur chef poser les yeux sur elle, et son visage basané à l'expression obtuse
se fit soudain attentif. Il accéléra le pas en repoussant les spectateurs autour
de lui. Helen empoigna à tâtons la miniature et la pressa sur sa gorge.
Devant la brusque clarté bleue, elle poussa un sourd gémissement. C'étaient
les trois Abuseurs qu'elle avait aperçus tout à l'heure.
Leur chef détourna les yeux. En suivant son regard, elle découvrit
quatre nouveaux halos bleu vif contournant une charrette sur laquelle une
petite foule était massée. Elle était encerclée par sept Abuseurs, dont une
femme à la robe scandaleusement décolletée et aux cheveux noirs
surmontés d'extravagantes plumes d'autruche vertes — une créature du
demi-monde*, manifestement, qui mit en émoi les occupants de la charrette.
Le chef dessina un cercle avec un doigt puis le pointa vers Helen. C'était
donc vrai, ces monstres collaboraient entre eux. Et ils voulaient
s'emparer de la miniature. Son choix. Leur arme.
Luttant contre son affolement, Helen lâcha le portrait et s'efforça avec
une énergie renouvelée de rejoindre Darby. La jeune servante se plaquait
toujours contre le mur et n'était séparée d'elle que par cinq ou six personnes.
Helen pourrait lui confier la miniature, en entraînant loin d'elle les
Abuseurs. Elle regarda derrière elle. Lord Carlston était presque aussi près
que les trois Abuseurs. Elle le vit regarder à travers la lentille de sa montre
puis la lâcher d'un air horrifié : il venait de comprendre que les créatures
collaboraient. Il scruta de nouveau la foule, la cherchant. Leurs regards se
croisèrent. Il sembla indiciblement soulagé.
« Restez où vous êtes. Laissez-moi vous aider. »
Comment pourrait-elle lui faire confiance, à présent ?
— Milady ! appela Darby.
La bottine d’Helen rentra dans une créature à la fourrure noire et aux
oreilles dressées filant à toute allure. Elle trébucha et s'effondra contre une
femme au bonnet crasseux, qui lui cracha une injure en plein visage. Tout
en essuyant le crachat répugnant, Helen tenta de dépasser deux hommes aux
cravates dénouées, puant l'alcool et le tabac. Elle esquiva l'un d'eux, qui
essayait de l'agripper au passage, et sentit sur son front un souffle
chaud empestant le vin. Hors d'haleine, elle parvint enfin à rejoindre Darby.
Celle-ci avait la pommette horriblement enflée et une ecchymose bleuissait
déjà sa peau claire. Benchley avait vraiment dû frapper fort, mais il n'était
pas temps de la consoler. Helen saisit la miniature et tira brutalement sur le
ruban qui se rompit avec un petit choc douloureux. Elle pressa le portrait
dans la main de Darby.
— Cette miniature pose plus de problèmes que nous ne le pensions.
Emportez-la loin d'ici. Gardez-la précieusement et ne faites confiance à
personne. Pas même à Sa Seigneurie. Des Abuseurs veulent s'en emparer.
Et Benchley aussi.
— Je ne peux pas vous laisser ici, milady.
— Ne vous inquiétez pas pour moi.
Elle lui tendit en hâte son réticule, où se trouvaient encore quelques
pièces.
— Prenez un fiacre. Je vous retrouverai à la maison.
Poussant Darby dans la foule, elle ordonna :
— Allez-y !
Darby lui lança un regard angoissé puis obéit.
Helen feignit de vouloir la suivre mais d'être bloquée par la foule. Se
tournant vers la multitude, elle chercha fiévreusement des yeux le visage
obtus du chef des Abuseurs. Sans sa miniature, il lui était difficile de les
repérer, lui et ses acolytes, dans la masse mouvante des spectateurs. Elle
l'aperçut enfin et constata avec soulagement qu'il était trop loin pour
l'attraper. Regardant à la ronde, elle vit soudain un visage familier coiffé
d'un élégant haut-de-forme gris.
Deux yeux du même marron que les siens la fixèrent avec
ahurissement.
Andrew.
Seigneur, non !
Et, à côté de lui, le duc de Selburn. Elle tendit la main vers sa voilette,
mais c'était trop tard, évidemment. Le visage allongé du duc exprimait une
surprise incrédule. Helen resta figée sous son regard bleu, en attendant
l'instant où il se reprendrait, se rendrait compte de la terrible inconvenance
de sa présence en ces lieux et sentirait le dégoût l'envahir. Elle le vit cligner
des yeux, mais il ne manifesta aucun mépris. Au contraire, il lui sourit
fugitivement, d'un air presque admiratif, avant de prendre presque aussitôt
un air à la fois inquiet et résolu. Il lui fit signe de rester près du mur puis se
pencha vers l'oreille d'Andrew. Celui-ci hocha la tête et serra brièvement le
bras de son ami, en un mouvement éloquent de gratitude. L'espace d'un
instant, Helen vit le visage empourpré de fureur de son frère, puis le duc
passa devant lui pour le conduire vers elle. Elle dont rien ne pouvait
justifier la présence scandaleuse.
Un murmure s'éleva dans la foule :
— On a fait sortir Bellingham.
Ces mots furent comme une flamme embrasant un morceau de bois. La
foule afflua en masse* vers la potence. Certains criaient : «Dieu vous
bénisse !», d'autres : «Adieu, pauvre homme !», et d'autres encore : «
Silence ! » Helen fut emportée par cet élan effrayant et des mains
poussèrent son dos, la plaquant contre une énorme charrette remplie
d'hommes observant la plate-forme du gibet.
Elle ne put s'empêcher de regarder la potence. Un homme ligoté, vêtu
d'un manteau brun, avait passé sa tête coiffée d'un capuchon dans le nœud
coulant. Un foulard blanc couvrait son nez et sa bouche. John Bellingham,
l'assassin. À côté de lui, un pasteur aux mains jointes priait tout bas. Un
silence terrible s'abattit sur la foule. L'attention générale était fixée sur le
bourreau qui vérifiait une dernière fois la corde puis descendait les
marches de l'échafaud, prêt à enlever les supports maintenant la
trappe fermée.
— Il va venir, vous savez, murmura une femme à côté d’Helen. Il va
venir vous chercher.
Helen tourna la tête et rencontra le regard dur de deux yeux noisette
sous un édifice de boucles noires et de plumes d'autruche vertes. L'Abuseur
du demi-monde*. La créature sourit, en révélant des dents parfaites.
— Comment ? souffla Helen.
La cloche de la prison sonna le premier coup de huit heures. Helen et
l'Abuseur se regardèrent fixement. On aurait cru que les coups retentissants
les figeaient sur place. Au septième coup, on entendit les supports s'écarter
avec fracas tandis que la trappe s'ouvrait. Levant les yeux, Helen vit le
corps de Bellingham plonger au bout de la corde. Elle ne put s'empêcher
d'observer ses convulsions effroyables tandis que résonnait le huitième coup
— fatale erreur.
L’Abuseur la saisit brutalement à la gorge.
— Où est-elle ? gronda-t-il.
Helen se débattit violemment. Sa main atteignit de plein fouet une
oreille délicate, mais elle perdit l'équilibre. Ses pieds glissèrent sur le tapis
de papiers mouillés. En chancelant, elle tenta de se raccrocher à la charrette
mais ses doigts n'attrapèrent que du vide et elle sentit qu'elle tombait. Au-
dessus d'elle, des cris alarmés s'élevèrent, des mains se tendirent,
effleurèrent sa voilette, mais sans parvenir à la retenir. Sa tête heurta
quelque chose de dur et elle sentit une nausée l'envahir, tandis que ses
oreilles se mettaient à bourdonner au rythme de son cœur s'affolant à
l'approche vertigineuse de l'oubli.
Chapitre XXV

Jeudi 21 mai 1812

Helen ouvrit les yeux. Une douleur lancina sa tête à ce simple effort,
encore aggravée par la lueur assourdie d'une bougie non loin d'elle. Elle les
referma, en cherchant la douce obscurité s'étendant aux confins de sa
conscience. Non, c'était trop tard : son esprit organisait déjà en un tout
cohérent ce qu'elle avait entrevu.
Elle était dans sa chambre. Sur son lit.
Cette fois, ses yeux s'ouvrirent d'un coup. L'exécution ! Levant la main
du drap, elle palpa maladroitement sa gorge. L'Abuseur aux cheveux noirs...
— Milady ?
Une silhouette indistincte se pencha sur le lit.
— Darby ? croassa Helen.
Elle avait la bouche tellement sèche.
— Oh, milady. Vous êtes réveillée !
Helen battit des paupières et distingua enfin le visage de sa femme de
chambre. Une ecchymose violaçait une de ses pommettes et des cernes
sombres entouraient ses yeux inquiets.
— Je vais chercher votre tante, dit Darby.
— Attendez.
Helen leva la main, mais dut aussitôt la laisser retomber. À chaque
geste, elle avait l'impression d'avancer péniblement dans de l'eau.
— Nous sommes seules ?
— Oui, milady.
— La miniature ?
Darby effleura le col haut de sa robe.
— Je veille sur elle, milady, chuchota-t-elle.
— Que s'est-il passé ? Comment suis-je arrivée ici ?
— Votre frère et le duc de Selburn vous ont ramenée à la maison. Je
vous attendais. Votre tête saignait tellement, milady. Nous avons cru...
La voix de Darby se brisa.
— Nous avons cru que vous alliez mourir.
Helen porta la main à son front et sentit un bandage.
— Le duc ? parvint-elle à articuler.
— Oui, dit Darby en hochant la tête avec vigueur. Il s'est montré plein
d'autorité, milady. Il a déclaré à votre oncle qu'il empêcherait toute fuite
dans les journaux et lui a conseillé de raconter que vous aviez fait une chute
de cheval. C'est la version qu'on a donnée à vos relations. Sa Grâce est
passée ici à six reprises pour demander de vos nouvelles.
Elle s'écarta en montrant deux somptueux bouquets dans des vases à
côté du lit.
— C'est lui qui les a offerts, dit-elle.
Elle pointa ensuite le doigt vers le sommet du secrétaire.
— Et ces quatre petits bouquets aussi. Les violettes sont un présent de
Miss Gardwell. Vous avez manqué son bal, mais elle était si délicieuse
quand elle a apporté son bouquet. Les iris sont de la part de Mr Brummell,
et les roses de lady Margaret et Mr Hammond.
Darby se pencha plus près.
— Lord Carlston est passé aussi, mais sans fleurs.
En entendant le nom de Sa Seigneurie, Helen sentit son cœur bondir
traîtreusement. Des souvenirs amers corrigèrent presque aussitôt ce premier
mouvement — Mr Benchley, la lettre de sa mère. Une douleur sans cause
l'étreignit soudain et elle tendit la main pour caresser les pétales soyeux d'un
des bouquets. Se pouvait-il que le duc en eût offert six ?
— Combien de temps suis-je restée inconsciente ?
— Près de quatre jours. Nous sommes jeudi soir, milady. Le docteur
Roberts était tellement inquiet. Nous l'étions tous.
Darby se redressa.
— Vous devez avoir soif, milady.
Se tournant vers une cruche, elle remplit un verre d'un breuvage
laiteux.
— Le docteur a dit que si vous vous réveilliez, vous pourriez
boire quelques gorgées de tisane d'orge.
Helen s'accouda sur le lit. Darby l'aida à s'asseoir, en la soutenant de
son bras robuste. Helen but dans le verre qu'elle portait à ses lèvres. Le
liquide tiède et réconfortant fit du bien à son gosier desséché.
— Il ne faut pas que vous en buviez trop, milady, dit Darby d'un ton
contrit en retirant le verre et en l'aidant à se recoucher. Je dois appeler votre
tante, maintenant.
Prise d'une inquiétude soudaine, Helen se redressa.
— Darby, qu'en est-il de vous ?
— Tout va bien, milady. Votre tante a supposé que vous
m'aviez envoyée à la maison pour continuer seule votre chemin. Je ne
l'ai pas détrompée. Ai-je eu tort ?
— Non, c'était bien joué.
Elle fronça les sourcils.
— Votre pauvre visage... Qu'avez-vous raconté à ce sujet ?
Darby prit un air entendu.
— Milady, vous savez aussi bien que moi que personne ne s'immiscera
dans les rapports entre une dame et sa servante.
— Ils croient que c'est moi qui ai fait ça ?
Helen était horrifiée. Elle n'avait jamais battu un domestique.
— Je vais chercher votre tante, à présent. Et votre frère.
Andrew allait être tellement fâché. Helen s'effondra de nouveau sur
l'oreiller en fermant les yeux. La souffrance lancinant sa tête tenait à
distance la douce obscurité si tentante et protectrice.
Le bruit de la porte la réveilla. Elle ouvrit les yeux avec lenteur.
— Helen ?
Tante Leonore se pencha sur elle. La fatigue se lisait sur son visage
ridé et poudré.
— Comment te sens-tu ?
Derrière elle, Andrew sourit, pâle et tendu.
— Bonjour, lutin.
— J'ai mal à la tête, dit Helen.
— Oui.
Tante Leonore s'assit sur la chaise au chevet du lit, en lissant sa robe de
chambre.
— Le médecin sera bientôt ici. Il t'a déjà saignée deux fois. Quel brave
homme.
Se penchant vers Helen, elle serra brièvement son bras.
— C'est un tel soulagement de te voir réveillée, ma chère petite.
Helen sourit faiblement.
— Je suis désolée, chuchota-t-elle en jetant un coup d'œil à son frère.
— Je ne sais pas ce qui t'arrive depuis quelque temps, lança-t-il. Te
rends-tu compte de ce que... ?
— Andrew ! l'interrompit tante Leonore. Tu ferais peut-être mieux de
t'en aller.
Il se frotta la nuque.
— Je suis content que tu sois guérie, dit-il d'un ton bourru.
Helen le regarda en silence sortir de la pièce.
— Il a passé tout son temps à attendre dans cette chambre, dit tante
Leonore quand la porte fut fermée.
— Mon oncle est-il très fâché, lui aussi ? demanda Helen.
— Il est même furieux, ma chère. Je crois qu'il aurait été capable de te
chasser, bien que tu fusses inconsciente. Heureusement, l'intervention si
aimable du duc et ses attentions continuelles ont contribué à améliorer son
humeur.
Elle se leva et resta debout devant le secrétaire, en tournant le dos à
Helen.
— Les fleurs de Sa Grâce sont vraiment magnifiques, tu ne trouves pas
? Six bouquets, et rien que des fleurs de serre. J'imagine qu'il y en aura
encore deux demain.
— Oui, c'est vraiment gentil, murmura Helen.
Tante Leonore se retourna brusquement.
— Comment as-tu pu faire une chose pareille, Helen ? Assister à une
exécution ! Toute seule !
Elle joignit avec force ses mains tremblantes.
— Non, je me suis juré de ne pas t'accabler de reproches tant que ta
santé ne sera pas rétablie.
Elle respira à fond pour se calmer.
— Je te dirai simplement que j'étais certaine que ton comportement
scandaleux t'avait mise hors jeu, mais il semble que le duc n'en soit
nullement affecté. Tu as vraiment de la chance, ma chère. Moi-même, je n'y
comprends rien. Peut-être se sent-il pour ainsi dire responsable de toi, à
présent. Mais peu importe, n'est-ce pas ? Du moment qu'il ait ce sentiment
pour toi.
Elle esquissa un sourire passablement forcé.
Un coup à la porte rompit le silence tendu.
— Entrez, dit tante Leonore.
La porte s'ouvrit sur le docteur Roberts et son apprenti, un jeune
homme trapu qui serrait sur sa poitrine d'un air protecteur la mallette de cuir
noir du médecin.
— Je suis heureux de vous voir ainsi, déclara le docteur Roberts avec
son calme habituel.
Cependant, Helen sentit son soulagement derrière sa bonhomie
professionnelle. Après s'être incliné avec élégance devant sa tante et elle, il
se dirigea vers le lit, avec son apprenti sur les talons. Son visage maigre, à
la moustache grise, arborait un sourire sincère.
— Comment vous sentez-vous, lady Helen ? Je suppose que
vous devez avoir affreusement mal à la tête.
— J’ai l'impression que quelqu'un danse la gigue sous mon crâne,
docteur, dit-elle tandis qu'il approchait la chaise. Mais la douleur a déjà
diminué depuis mon réveil.
Il poussa un grognement satisfait.
— Permettez-moi donc de vous examiner.
L'examen fut bref. Il prit son pouls en pressant ses doigts froids sur son
poignet, puis vérifia l'état de ses yeux et de sa langue. Sortant un tuyau en
roseau de sa mallette, il en plaça une extrémité sur la poitrine d’Helen et
l'autre contre sa propre oreille afin d'écouter les battements de son cœur.
— Tout est en ordre. Je ne crois pas nécessaire de procéder à une autre
saignée.
Après avoir rendu le tuyau à son apprenti, il tapota la main d’Helen.
— Tant mieux, d'ailleurs. Vous êtes particulièrement difficile à saigner.
— Vous croyez vraiment ? s'inquiéta tante Leonore.
Elle était une fervente adepte de la saignée, surtout quand on la
pratiquait en mai.
— Tout à fait, assura le médecin. Maintenant, jetons un coup d'œil à la
blessure.
D'une main aussi prudente qu'experte, il souleva le bandage pour
examiner la plaie juste au-dessus de la naissance des cheveux.
— Ah, voilà qui est vraiment magnifique. Me permettez-vous
de montrer ceci à mon apprenti, lady Helen ?
Elle hocha la tête.
Le jeune homme s'approcha discrètement.
— Vous voyez, Mr Ewell ? L'entaille est pratiquement cicatrisée. C'est
remarquable.
Le docteur Roberts sourit à Helen.
— La guérison a été étonnamment rapide, non ? hasarda Mr Ewell.
Helen retint son souffle. Mr Ewell était beaucoup trop perspicace.
— Lady Helen est une jeune femme très robuste, répliqua le docteur
Roberts. Ne sous-estimez jamais la capacité du corps à guérir de lui-même.
«Surtout quand il s'agit du corps d'un Vigilant», songea Helen.
Le médecin se tourna vers tante Leonore.
— Elle s'est remise de façon spectaculaire, lady
Pennworth. Manifestement, sa blessure était beaucoup moins grave que
nous ne l'avions redouté. Je vais préparer une potion qu'elle prendra pendant
quelques jours. Mr Ewell l'apportera. Et je reviendrai vous voir demain
matin. Si son état continue de s'améliorer, elle pourra même se lever dès
demain.
— Déjà ? demanda tante Leonore d'un air à la fois surpris
et calculateur.
— Oui, mais en douceur. Qu'elle se contente de s’asseoir dans un
fauteuil.
Il adressa un regard faussement réprobateur à Helen.
— Pas question de courir les bals ni de jouer les écervelées
avant quelques jours !
— J'avais presque décidé d'annuler son bal de présentation, dit tante
Leonore. Pensez-vous qu'elle pourrait être assez bien pour qu'il ait lieu ?
— Quand est-il prévu ?
— Mardi prochain.
Le médecin tapota de nouveau la main d’Helen d'un air rassurant.
— Si elle se tient tranquille et que l'amélioration se confirme, cela
n'aurait rien d'impossible.
Tante Leonore sourit et lança un regard ravi à Helen.
— Eh bien, c'est un grand soulagement. Il est heureux que je n'aie pas
dit à la cuisinière d'arrêter ses préparatifs pour le potage à la reine.
Ce fut au tour d’Helen d'esquisser un sourire forcé.
Le lendemain, au petit matin, Helen comprit que ses pouvoirs de
Vigilante avait complètement rétabli sa santé. Sa tête ne lui faisait plus mal,
son esprit était clair. En se regardant dans le miroir du cabinet de toilette,
elle constata que sa plaie était à peine visible. Elle recula et observa son
visage sombre. Si elle se servait de la miniature conformément aux
instructions de sa mère, elle perdrait cette capacité stupéfiante. Elle effleura
la cicatrice presque effacée. Que perdrait-elle d'autre ?
Un autre visage, gravé dans sa mémoire, surgit soudain devant elle : un
regard noisette plein de dureté, des dents parfaites, des cheveux noirs.
L'Abuseur du demi-monde*. «Il va venir vous chercher», avait-il déclaré.
Helen pressa la main sur sa gorge comme pour la protéger. Parlait-il d'un
Abuseur Suprême, capable de susciter une nouvelle Terreur, comme le
redoutait lord Carlston ? Si un tel monstre en avait après elle, elle était
certainement en droit de se servir de la miniature.
Darby entra avec le chocolat du matin et un cadeau qu'elle avait
confectionné dans la nuit : un petit sac de soie couleur crème avec un
cordon assez long pour le porter au cou ou à la taille.
— C'est pour que vous puissiez avoir sur vous la miniature
sans attraper mal à la tête, chuchota-t-elle. Je me suis dit que vous
ne voudriez plus la quitter des yeux, maintenant.
Elle regarda la porte fermée puis sortit de son corsage le portrait, en
passant le ruban par-dessus sa tête. Avec un sourire anxieux, elle le tendit à
sa maîtresse.
Helen saisit sa main.
— Merci, dit-elle, en proie à une absurde envie de pleurer.
Peu après, tante Leonore entra d'un air affairé avec un nouveau
bouquet.
— Regarde, ne sont-elles pas ravissantes ? demanda-t-elle en montrant
l'arrangement de pivoines à Helen, qui s'était recouchée et était assise d'un
air modeste contre une pyramide de coussins. Il faut convenir que c'est le
valet de pied de Selburn qui les a apportées, mais il n'est que huit heures et
on ne peut guère s'attendre à ce qu'un duc soit levé avant dix heures.
Elle tendit les fleurs à Darby, puis s'approcha de la fenêtre, revint à
côté du lit et s'immobilisa en souriant à Helen d'un air incertain.
— Je sais que ton oncle n'est pas encore venu te voir, ma chère, mais
ne crois pas qu'il ne soit pas inquiet.
Soulevant le gland pendant au coin du baldaquin, elle se mit à lisser
l'épais écheveau doré.
— Il ne trouverait pas convenable de te rendre visite dans ta chambre,
mais il me demande des nouvelles de ta santé chaque fois que je le vois. Je
suis sûre que dès que tu seras en état de descendre l'escalier pour te rendre
au salon, il saisira la première occasion pour t'y rejoindre.
Elle mentait, évidemment. Helen ne doutait pas que son oncle fût
encore trop furieux pour accepter d'être dans la même pièce que sa nièce
aussi légère que désobéissante. Elle savait qu'elle finirait par avoir un
entretien avec lui, et cette simple pensée la glaçait.
Lorsqu'il vint la voir comme promis, le docteur Roberts déclara qu'elle
était suffisamment rétablie pour s'habiller et s'asseoir sur la méridienne. On
avait installé celle-ci près de la fenêtre de la chambre, afin de profiter de la
lumière et de la vue, tandis que le secrétaire était relégué de l'autre côté de
la pièce. Le docteur Roberts avait même proposé d'ouvrir la fenêtre, mais
tante Leonore avait trouvé qu'il allait un peu loin. Désolée d'avoir
manqué le bal de Millicent, Helen avait demandé au médecin si elle
ne pourrait pas inviter son amie à lui rendre visite. Il avait
acquiescé, estimant que la compagnie d'une camarade serait une
distraction propice à la convalescence, du moment que la jeune dame
en question ne reste pas trop longtemps.
Millicent, escortée de son valet de chambre, arriva en même temps que
Sa Grâce, qui apportait en personne un nouveau bouquet de fleurs de serre.
Bien entendu, le duc ne pouvait monter dans la chambre d’Helen, mais il
pria Millicent, stupéfaite, de lui transmettre ses meilleures pensées, tandis
qu'il confiait les boutons de rose aux soins attentifs de Darby.
— Le duc de Selburn ? dit Millicent en s'asseyant au bout de
la méridienne et en dénouant les rubans de son chapeau. Quelle maligne tu
fais ! Coraline Pritchard va en faire une maladie.
Elle retira son ravissant chapeau de soie brune, orné de dentelle
couleur café et de plumes roses, et le donna à Darby.
— Coraline Pritchard ? s'enquit Helen en aplatissant la couverture de
laine sur ses jambes. Elle en est à sa deuxième saison, n'est-ce pas ?
— Oui, et aucun prétendant en vue. Elle avait jeté son dévolu sur le
duc. C'était sans espoir, évidemment. Elle louche, la pauvre.
Millicent lui tendit un paquet enveloppé dans le papier caractéristique
de chez Gunter.
— Voici des pâtes de fruits. Je sais que tu les adores.
En les donnant à Helen, elle pressa sa main un instant avec ferveur.
— Je suis si heureuse que tu ailles mieux. Quand j'ai appris la
nouvelle, j'ai été bouleversée. Je ne pouvais pas croire que Circé ait pu te
désarçonner. Que s'est-il passé ? A-t-elle trébuché dans un trou ?
Helen s'humecta les lèvres. Elle n'avait pas prévu de tels détails.
— Je la faisais galoper un matin et elle a dû broncher devant quelque
chose, je ne me souviens plus quoi.
Elle se hâta de passer à un autre sujet.
— Je regrette tellement d'avoir manqué ton bal.
— Tu n'avais guère le choix, non ? observa Millicent.
Elle se pencha vers son amie.
— Mais je t'ai regrettée. J'étais si nerveuse. Et bien sûr, il y a eu cet
orage effroyable. Personne ne t'en a parlé ? Vers huit heures et demie, alors
que les premiers invités arrivaient, le ciel est devenu tout noir et le tonnerre
et les éclairs se sont déchaînés de façon absolument terrifiante. C'était très
spectaculaire. Je te jure que ma mère y a vu un châtiment divin pour avoir
choisi un champagne à bon marché.
Helen éclata de rire. Quand elle se redressa après quelques ultimes
hoquets, elle songea soudain que c'était la première fois qu'elle riait
vraiment depuis des semaines.
— Mais parle-moi donc du duc, dit Millicent en ôtant ses gants. Il
semble qu'il se soit passé une foule de choses depuis notre dernière
promenade. Ta tante m'a raconté qu'il t'avait demandé de chevaucher avec
lui dans Rotten Row et qu'il t'avait envoyé au moins huit bouquets depuis
ton accident. Crois-tu que...
Elle laissa la question en suspens et haussa les sourcils d'un air
interrogateur.
— Je ne sais pas. Peut-être.
Millicent battit des mains.
— Et il te plaît ?
Elle écarta d'un geste cette question.
— Comment pourrait-il ne pas te plaire ? Il est tellement charmant*. Et
c'est le plus beau parti de la saison, bien sûr.
— Je l'aime vraiment beaucoup, dit Helen.
Toutefois elle ne pouvait s'empêcher de penser à la tête brune de lord
Carlston s'inclinant vers son visage. Que penserait Millicent d'une telle
situation ? Helen ne pouvait évidemment pas partager cet instant aussi
troublant qu'exaltant avec son amie. Ni avec personne d'autre, d'ailleurs. Pas
même Darby. Du reste, lord Carlston l'avait trahie et il était possible — non,
probable — qu'il considérât cet instant comme une erreur. Avec un sourire
joyeux, elle brandit la boîte de pâtes de fruits.
— Si nous en goûtions une ?
Millicent ayant approuvé avec enthousiasme, Helen déchira le papier
enveloppant la boîte.
— J'ai moi-même quelques nouvelles, déclara Millicent en examinant
l'assortiment.
Elle hésita un instant puis se décida pour une pâte en forme d'ananas.
— Lord Holbridge s'est montré plein d'attention pour moi. Nous avons
dansé deux fois ensemble lors de mon bal, nous avons conversé sans
interruption et il m'a conduite au dîner.
Helen se remémora le jeune vicomte. Joli garçon, dans le genre
douceâtre, et doté d'un solide sens de l'humour. Elle choisit une pâte à la
fraise.
— Raconte-moi tout ce qui s'est passé, dit-elle en se renversant sur ses
coussins dans sa joie de retrouver les émois paisibles et inoffensifs de son
ancienne vie. Je veux connaître le moindre détail.
Une demi-heure plus tard, Millicent se leva en déclarant que si elle
restait plus longtemps, elle succomberait à une indigestion de pâtes de
fruits. Quand la porte se referma sur son amie, accompagnée de Darby,
Helen se leva de la méridienne et se mit à arpenter la pièce pour dissiper un
peu le malaise de son propre corps. Elle aussi avait dépassé ses limites en
mangeant cinq pâtes de fruits. En fait, elle avait besoin d'un remède
nettement plus énergique qu'un peu de marche.
Elle se lança dans une série de jetés*, en bondissant avec une vitesse
croissante d'un pied sur l'autre. Ses muscles se tendaient, son sang martelait
ses tempes, la chambre devenait floue tant ses gestes étaient rapides.
Chaque partie de son corps travaillait en une harmonie parfaite. Il était si
merveilleux de se mouvoir avec une telle assurance, à cette vitesse
surnaturelle. Encore une chose qui disparaîtrait si elle mettait en œuvre la
miniature. Un coup à la porte la surprit au beau milieu d'une pirouette
déchaînée. Elle s'arrêta net, hors d'haleine.
— Qui est là ?
— C'est ton oncle, Helen. Je désire te parler.
Elle plaqua sa main sur sa bouche pour essayer de calmer son souffle.
Courant à la méridienne, elle se laissa tomber dessus et tira en hâte la
couverture sur ses jambes.
Après avoir pris une profonde inspiration, elle lança :
— Bien sûr, mon oncle.
La porte s'ouvrit. Il s'immobilisa sur le seuil en gonflant ses narines
tachées de tabac à priser, comme s'il sentait l'odeur du dévergondage dans la
chambre.
— Je crois que tu es assez rétablie pour me recevoir, dit-il.
Sans attendre de confirmation, il entra d'un pas décidé. Comme elle
s'apprêtait à se lever pour faire une révérence, il lui fit signe de rester sur la
méridienne. Sa bouche était pincée en une moue désapprobatrice et la
colère rougissant son visage faisait ressortir les veines de ses joues
couperosées en une ciselure violacée.
Helen ramena la couverture sur sa poitrine comme un bouclier de
douce laine et attendit que son oncle prenne la parole. S'approchant
lourdement du secrétaire, il contempla les bouquets disposés dessus.
— Je n'arrive même pas à imaginer ce qui a pu te pousser à agir de
façon aussi peu féminine, aussi répugnante, en te rendant seule à une
exécution ! lança-t-il.
Il se retourna et continua d'une voix de stentor :
— En te montrant aux gens sans aucune escorte, offerte à tous, comme
une vulgaire prostituée !
Il poussa un soupir sifflant.
— Te rends-tu compte que des inconnus auraient pu toucher ton corps,
lorsqu'on t'a portée loin de cette foule ?
Helen se surprit à se presser contre le dossier pour échapper à cette
diatribe. Elle se raidit, décidée à ne pas s'humilier devant lui.
— Ton frère est hors de lui, reprit son oncle. Se trouver dans une
situation aussi embarrassante devant son ami, le duc ! Sans l'intervention de
Sa Grâce, tu aurais apporté un déshonneur supplémentaire au nom de notre
famille. Je regrette de devoir le dire, mais tu es bien la fille de ta mère.
Helen serra les dents pour ne pas lui jeter la vérité à la figure. Elle était
encore davantage la fille de sa mère qu'il ne le croyait.
— Le duc vient de partir. Il m'a demandé ta main. Tu peux t'attendre à
ce qu'il te propose de l'épouser. J'ignore pourquoi, mais il considère que ton
tempérament est vif mais non pernicieux, et qu'il convient simplement de
l'orienter vers des activités plus féminines.
— Le duc veut m'épouser ?
Helen se recula, déconcertée. Comment pouvait-il encore vouloir d'elle
après qu'elle se fut ainsi déshonorée ?
— Oui, il y a de quoi être surprise, glapit son oncle. Tu as de la chance
d'avoir quarante mille livres, ma fille. J'ai l'impression qu'autrement ton
tempérament vif serait nettement moins séduisant.
Helen regarda fixement la couverture, les poings serrés sur la laine.
Son oncle se trompait : le duc n'était pas vénal. Il était beaucoup trop noble
pour cela. Elle sentit ses yeux se remplir de larmes. Serait-il possible qu'il
l'aime ? Certes, il l'avait distinguée, mais son attitude n'avait rien eu
d'ardent jusqu'à présent. Peut-être s'agissait-il simplement de la
convergence d'une situation favorable et d'une nature chevaleresque.
Qu'importait ? Cette union apporterait à Helen tout ce que sa famille
espérait : le rang, la protection, l'honneur. Et c'était un homme si gentil. Une
union avec lui promettait une vie heureuse et sûre.
— Tu as vraiment de la chance, ajouta son oncle. Si notre entourage
venait à apprendre ta conduite honteuse, tu ne serais plus mariable. Le
déshonneur de ta mère et ton propre comportement scandaleux
dissuaderaient tous les prétendants convenables.
Il croisa les bras sur son buste énorme. Les pointes de son col
encadraient ses bajoues.
— En tout état de cause, le duc s'est servi de sa grande influence et de
son haut rang pour empêcher les journaux de publier le moindre écho sur ta
conduite. Il n'a mis qu'une seule condition à tant de générosité. Il lui semble
que lord Carlston possède sur toi un certain ascendant. Étant un gentleman,
il s'est refusé à en dire plus, mais je frémis à la pensée de ce qu'il entendait
par là. Il a demandé que nous cessions de recevoir Carlston dans
notre famille. Vu ce qu'il a vécu lui-même avec cet homme et ce qu'il fait
pour te sauver de ta propre nature, sans compter le service qu'il rend à notre
famille en t'épousant, je n'ai aucun scrupule à rompre cette relation.
Il se dirigea soudain vers le lit, puis se retourna pour faire face à Helen,
avec une moue de dégoût.
— Y a-t-il quelque chose de vrai dans ce qu'il dit ? Éprouves-tu un
attachement indigne pour Carlston ?
Helen le brava du regard, mais elle se sentit rougir.
— Non.
Il pressa sa main sur ses yeux.
— Tu es non seulement dévergondée mais menteuse. Ta capacité à
tromper est révoltante.
Rejoignant la méridienne, il regarda Helen dans les yeux.
— Tu vas accepter la proposition du duc. Tu comprends ?
Détournant le visage devant sa véhémence, elle vit du coin de l'œil
qu'il serrait les poings. Elle n'avait pas besoin de ses dons de Vigilante pour
prévoir qu'il allait la frapper si elle hésitait trop longtemps. L'espace d'un
instant, elle songea avec férocité qu'elle pourrait le projeter à l'autre bout de
la chambre si elle le voulait. Et elle en mourait d'envie — que Dieu lui
pardonne. Elle ferma les yeux pour laisser passer cet accès effrayant de
sauvagerie.
Finalement, elle n'avait aucune raison d’hésiter ou de refuser.
— Oui, dit-elle. Je comprends.
— En attendant le jour de ton bal, tu vas rester à la maison. Tu ne
sortiras que pour les rendez-vous que je jugerai nécessaires à la préparation
de cet événement. Est-ce entendu ?
— Oui.
Il recula.
— Je vais retirer l'invitation de lord Carlston à ton bal et faire
comprendre à cet homme qu'il n'est plus question de nous considérer
comme des relations de famille.
Helen resta impassible. Elle aurait certainement dû être soulagée que
Sa Seigneurie n'assiste pas à son bal et n'entretienne plus aucune relation
avec elle à l'avenir. Pourquoi se sentait-elle donc si vide ?
— Tu devrais passer tes journées à prier dans l'espoir que tu puisses au
moins offrir au duc une âme pure, libre de tout attachement à un autre
homme et de ces vils désirs qu'aucune femme convenable ne saurait
éprouver.
— Oui, mon oncle.
— Commence tout de suite !
L'attrapant par l'épaule, il la tira de la méridienne et la força à
s'agenouiller.
— Remercie le ciel que Selburn veuille bien de toi.
Il lâcha son épaule, en laissant dans sa chair l'empreinte de doigts
brutaux.
— Quant à moi, je remercie certes le ciel à la pensée que tu
seras bientôt le problème d'un autre homme.
Il se détourna et sortit à grands pas de la chambre, où flottait désormais
une odeur de tabac froid et de mauvaise haleine.
Helen resta à genoux jusqu'au moment où elle entendit ses pas dans
l'escalier. Avec lenteur, elle s'installa de nouveau sur la méridienne et
enveloppa ses épaules dans la couverture.
Et si elle disait non au duc ? Son oncle tenterait presque à coup sûr de
la contraindre à l'épouser. Si jamais le duc n'acceptait pas un mariage forcé,
elle ne tarderait pas à être unie au premier prétendant venu — sir Reginald,
par exemple, ce grand amateur de viande. Elle frissonna. Son oncle pourrait
aussi la garder prisonnière dans sa propriété de Lansdale, en attendant
qu'elle «revienne à la raison» ou qu'il ne soit plus son tuteur — ni celui de
son argent — dans sept ans. Sept ans ! Il se pouvait même qu'il la chasse,
dans sa fureur, et refuse de lui donner accès à sa propre fortune. Elle en
serait réduite à compter sur la charité d'Andrew.
Helen secoua la tête. Elle se tourmentait sans aucune raison. À présent
qu'elle s'était calmée et avait les idées claires, elle comprenait que la
brutalité de son oncle avait éveillé en elle une résistance fallacieuse. Pour
l'amour du ciel, le duc lui plaisait ! C'était juste qu'elle n'avait pas envie
d'obéir aux ordres de son oncle : une réaction tellement infantile que c'en
était humiliant. Elle ne pouvait pas laisser l'esprit de contradiction influer
ainsi sur la décision la plus importante de sa vie.
Le duc était un homme de bien. Un esprit éclairé. Le détenteur d'une
richesse et d'une influence immenses. Mais surtout, il était digne
d'admiration et de respect. Si elle l'épousait, elle serait la duchesse de
Selburn, ne le cédant pour le rang qu'à la reine et aux princesses. Sa vie
serait remplie de salons prestigieux, de fêtes et de voyages, tout au sommet
de l'échelle sociale : la vie pour laquelle elle avait été élevée, et qu'elle avait
crue désormais impossible. C'était cette vie que sa mère avait voulu qu'elle
mène. Elle n'avait aucune raison d'hésiter. Après tout, elle avait déjà résolu
de fermer l'autre voie s'ouvrant à elle. Une fois qu'elle l'aurait fait, les
Abuseurs ne représenteraient plus un danger pour elle ni pour
ceux partageant son existence.
Sa décision était prise : elle dirait oui au duc.
Elle s'enveloppa plus étroitement dans la couverture. Pourquoi, dans ce
cas, sentait-elle le doute s'agiter encore en elle comme un oiseau pris au
piège ?
Peu avant l'heure du dîner, tandis que Darby installait une petite table
pour le repas d’Helen, on frappa doucement à la porte.
— Qui est-ce ? demanda Helen, allongée sur la méridienne.
— Lily, milady.
Helen et Darby se regardèrent. L'espionne de lord Carlston.
Helen s'attendait à recevoir un message de Sa Seigneurie, et Lily
semblait l'intermédiaire idéal. Toutefois, maintenant que ce message était
arrivé, elle ne savait plus très bien ce qu'elle espérait. Une explication ? Des
excuses ? Ou peut-être à une sorte d'absolution pour le péché d'avoir envie
d'une vie normale. Sauf qu'elle n'était pas papiste, et qu'aspirer à être
protégée et rassurée n'était certainement pas un péché.
— Entrez, dit Helen.
Elle se redressa pour affronter Lily. Darby se posta près de la
méridienne. Sa présence était réconfortante.
— Fermez la porte, ordonna Helen tandis que Lily faisait
une révérence.
Après s'être assurée qu'elles ne seraient pas dérangées, la servante
s'avança dans la chambre en observant Helen et Darby de ses yeux attentifs.
— J'apporte un message de Sa Seigneurie, milady.
Sortant une lettre de la poche de son tablier, elle la tendit à Helen.
— Il m'a demandé de revenir avec une réponse.
Le paquet était mince. Deux feuilles au plus.
— Je vous ferai venir si j'ai besoin de vous.
Lily fit une nouvelle révérence et se dirigea vers la porte. Helen pressa
du bout des doigts le cachet de cire.
— Milady ?
Helen leva les yeux. Lily s'était arrêtée devant la porte.
— Je voulais vous dire que je n'ai encore repéré aucun Abuseur dans la
maisonnée.
— Merci, Lily.
Helen lui sourit.
La servante hocha la tête et sortit après un coup d'œil rapide à gauche
et à droite du couloir.
— Allez vérifier, dit Helen.
Darby entrebâilla la porte puis la referma en faisant signe que tout
allait bien.
— Nous ne lui faisons donc pas confiance ?
— Je ne sais pas, répondit Helen. Je me demande en qui nous pouvons
avoir confiance, désormais.
Darby regarda la lettre.
— Préférez-vous la lire seule ?
Helen hocha la tête.
— Dans ce cas, je serai dans le cabinet de toilette, milady.
Enfin seule, Helen glissa un doigt sous le cachet pour le défaire.
Elle prit une profonde inspiration, déplia les feuilles, les lissa et se mit
à lire.
Saint James's Square, le 21 mai 1812.

Lady Helen,

J'ai été grandement soulagé d'apprendre par Lily que vous vous étiez
tout à fait remise après les événements du 18 mai. Ce sont ces événements
que je souhaiterais maintenant éclaircir, en espérant du même coup rendre
plus compréhensible à vos yeux mon propre comportement.
Vous aviez raison de supposer que Mr Benchley avait suggéré que lui
et moi puissions transférer les ténèbres de nos âmes dans la vôtre. Je vous
jure que j'ignorais qu'il se fût servi de votre mère à cette fin voilà tant
d'années. Bien entendu, j'ai refusé sa proposition. C'était un projet odieux,
mais je savais qu'il n'y renoncerait pas aisément. J'ai donc invité Mr
Benchley à la maison de Newgate Street afin de lui démontrer vos aptitudes
extraordinaires, notamment avec la miniature de votre mère, et votre
importance pour notre cause. Cela me paraissait le seul moyen de le
dissuader de transférer ses ténèbres en vous, et ainsi de l'empêcher d'être
une menace pour votre bien-être à l'avenir.

Helen secoua la tête. Elle ne croyait pas qu'il fût possible de dissuader
Mr Benchley. Mais, au moins, Sa Seigneurie avait refusé sa proposition.

Bien sûr, nous savons tous deux ce qui s'est passé après que vous êtes
entrée dans le salon de Newgate Street. Au cours de mes études, je n'ai vu
qu'une fois le Colligat mentionné dans un texte, si bien que j'ai été
incapable de reconnaître cette création antique et terrifiante dans le
portrait de votre mère, même lorsque son effet se manifesta avec évidence
sur Jeremiah. Je m'en veux d'une telle ignorance.
Votre Colligat est un des composants d'une abomination alchimique
qui en comprend trois. Appelée Trinitas, elle peut semer la mort chez tous
les Vigilants. Le danger d'une telle création est évident, mais nous pouvons
du moins être certains que le vis — la source d'énergie du Trinitas — est
actuellement en possession des Vigilants et ne peut être reproduit,
contrairement à votre Colligat et au troisième composant, un
autre dispositif alchimique appelé Ligatus. La menace que représente votre
Colligat est donc terrible, mais pour le moment elle n'est pas mortelle
pour nos pareils. J'avoue que Mr Benchley et moi-même, en découvrant la
nature de votre miniature, avons réagi d'une façon peut-être excessive et
peu appropriée. J'espère pourtant que cette réaction vous paraît maintenant
compréhensible.

Helen comprenait tout à fait. Elle détenait un objet capable de terrifier


un homme aussi brave que Sa Seigneurie.

Je n'ai que trop conscience de l'autre usage possible de votre Colligat.


Vous pouvez maintenant vraiment choisir votre destinée. Je ne puis
vous contraindre à vous joindre à nous, et je n'ai jamais cherché à le
faire. Lutter contre les Abuseurs est une mission qu'on doit accomplir de
tout son cœur. Elle exige un sens du devoir et de la responsabilité, une foi
en notre cause qui soutiendra le Vigilant à travers les dangers et les
ombres de notre vocation. Comme vous le savez, je suis convaincu que
votre présence annonce la venue d'un Abuseur Suprême, et aussi que
vous serez la perte de cette créature. Je sais que vous avez vu comme moi
le spectacle inquiétant de ces Abuseurs collaborant dans la foule devant la
prison. Je crois que cette scène était un autre indice de l'apparition en notre
monde d'une créature assez puissante pour les unir. Ils cherchaient sans
aucun doute à s'emparer de votre Colligat, et je crains qu'ils ne fassent une
nouvelle tentative.

Troublée, Helen regarda dans son dos. Elle était seule, bien sûr.
Pourtant, Sa Seigneurie avait raison : les Abuseurs allaient essayer de voler
le Colligat. Elle sentait encore sur sa gorge la main brutale de l'Abuseur du
demi-monde*, elle l'entendait murmurer : « Il va venir vous chercher. » Elle
serra les doigts sur le cordon à son cou et tira légèrement dessus, afin de
sentir le poids du portrait dans son sac. Le porter sur elle était le seul moyen
d'être sûre qu'il serait en sécurité jusqu'au soir de son bal. À ce moment-là,
elle s'en servirait pour échapper à toute cette horreur.
J'espère que votre mère vous a informée des dangers que vous courrez
si vous vous servez du Colligat pour changer votre destinée. Qu'elle vous a
dit ce que vous risquiez de perdre en même temps que vos dons de Vigilante.
C'est une entreprise périlleuse, même lorsque la pleine lune renforce les
énergies de la terre. Je suis certain que votre mère ne pensait qu'à votre
bien, mais vous n'êtes plus une enfant. Et vous n'avez aucune obligation
envers quelque souvenir que ce soit. Je l'ai moi-même compris au prix
d'une dure expérience.
Je vous demande de vous joindre à nous et de me confier le Colligat,
afin que je puisse le détruire comme il convient. Vous m'avez dit un jour que
je n'avais à vous offrir qu'un monde de danger et de menace. C'est vrai.
Cependant, je vous offre aussi un but et une importance extraordinaires.
Vous et moi, nous sommes appelés à servir l'humanité, et je ne puis
imaginer plus grand honneur. J'espère que vous répondrez à cet appel, lady
Helen. Soyez assurée que je serai à votre côté en tant qu'instructeur, et que
nous aurons le soutien de tous les hommes et les femmes intrépides du Club
des mauvais jours. Je crois que nous pouvons constituer une force
redoutable pour lutter contre un Abuseur Suprême, la folie de Mr Benchley
ou tout autre danger menaçant les âmes et les vies du peuple anglais.
Je ne crois pas facilement, lady Helen. Nous avons tous deux en
commun une tendance philosophique, qui nous pousse notamment
à respecter le témoignage de nos yeux. Je vous ai observée, tandis que
vous découvriez vos aptitudes et avec elles notre monde caché. Et je
crois maintenant fermement encore autre chose. Vous avez beaucoup
plus de courage que vous ne le pensez.
William Standfield.

Helen resta immobile, bouleversée par la foi imprégnant ses derniers


mots. Elle effleura son nom griffonné à la hâte. William. Il avait signé
William.
Elle se leva avec lenteur, comme si son corps entier était soudain
endolori, et s'approcha du feu brûlant dans la cheminée. William Standfield,
comte de Carlston, se trompait : elle n'avait aucun courage. Elle se pencha
en tenant la lettre au-dessus des charbons ardents. La chaleur piquait le bout
de ses doigts. Il était temps qu'elle en finisse avec le monde de cet homme.
Qu'elle retrouve la sécurité. La piqûre devint brûlure, le papier commença à
s'envelopper de fumée.
Non.
Elle retira précipitamment la lettre et pressa les bords roussis de la
feuille entre ses doigts. Elle ne pouvait pas détruire ce qu'il avait écrit. Pas
encore.
«Vous avez beaucoup plus de courage que vous ne le pensez.»
Ouvrant le secrétaire, elle tendit la main vers Le Mage. Après tout,
c'était lui qui le lui avait offert. Sur l'étagère du dessus, le visage encadré
d'or de son père la regardait d'un air intrépide. Cependant, le courage n'avait
pas suffi pour lui. Ni pour sa mère. Même l'amour n'avait pas suffi. Elle
saisit le livre relié de cuir, glissa la lettre entre ses pages et le remit en place.
Après avoir fermé le secrétaire et s'en être suffisamment éloignée,
Helen appela Darby.
— Allez chercher Lily, ordonna-t-elle.
Les yeux curieux de Darby s'attardèrent un instant sur les mains vides
de sa maîtresse, mais elle ne dit rien. Elle s'inclina puis partit chercher la
servante.
Helen s'installa sur la méridienne, les mains serrées sur ses genoux.
Elle leva les yeux quand on frappa à la porte.
— Entrez.
Darby entra, suivie de Lily. Elles firent toutes deux la révérence.
— Voulez-vous que je reste, milady ? demanda Darby.
— Oui.
Helen ne put s’empêcher de parler d'une voix tendue. Elle vit que
Darby l'avait remarqué. La femme de chambre se posta de nouveau derrière
la méridienne.
Lily l'observa de ses yeux rusés, en croisant ses grandes mains sur son
tablier. «Quel flegme», songea Helen. Elle aurait aimé arborer un calme
aussi stoïque.
— Vous avez demandé à me voir, milady ? lança enfin Lily.
Helen affronta son regard interrogateur.
— Veuillez dire à lord Carlston qu'il n'y aura pas de réponse.
Chapitre XXVI

Samedi 23 mai 1812

Le samedi matin, le docteur Roberts vint faire une ultime consultation.


Après avoir examiné la tête d’Helen, il recula avec un sourire satisfait
quoique légèrement perplexe.
— Je ne vois aucune raison pour que vous ne repreniez pas vos
activités ordinaires, y compris votre bal, déclara-t-il en regardant tante
Leonore. Mais allez-y doucement, lady Helen, et n'oubliez pas que vous
avez eu beaucoup de chance.
Après avoir prescrit une nouvelle potion et s'être incliné une dernière
fois, le médecin partit, suivi de son apprenti impassible.
— Eh bien, nous voilà revenus à la normale, dit tante Leonore en se
levant de la méridienne. Je t'attends au salon dans une demi-heure.
Elle regarda la robe de chambre en mousseline d’Helen et fit la moue.
— Mais commence par mettre ta robe de velours vert, ma chère. Tu as
l'air encore un peu trop fatiguée pour porter du blanc. Il te faut de la couleur
pour aviver ton teint.
Helen trouvait qu'elle n’avait guère besoin d'aviver son teint pour
passer la matinée à coudre avec sa tante, mais elle retourna docilement dans
son cabinet de toilette pour se changer.
— Le col sera trop bas pour la miniature, milady, chuchota Darby en
tenant le petit sac de soie contre le corsage de velours éclatant de la robe de
chambre. Vous allez devoir la porter à votre taille.
Après quelques conciliabules à voix basse pour convenir de la
meilleure méthode, Darby finit par passer le cordon dans l'œillet le plus bas
du corset d’Helen afin de maintenir en place le sac. Une fois qu'elle eut
revêtu consciencieusement l'ensemble vert et préparé son sac à ouvrage,
Helen ouvrit la porte. Elle découvrit Philip posté devant, les mains derrière
le dos, avec l'air d'être là depuis un bon moment.
— Que faites-vous devant ma porte, Philip ? demanda-t-elle. On a
certainement besoin de vous en bas pour les préparatifs du bal.
Il se racla la gorge en rougissant violemment au-dessus de sa cravate
blanche impeccable.
— Lord Pennworth a ordonné qu'un valet de pied soit toujours en
faction devant la porte des pièces où vous vous trouvez, milady.
Helen sentit qu'elle rougissait à son tour. Mais à la différence du jeune
homme lui faisant face, ce n'était pas d'embarras mais de fureur. Son oncle
la faisait garder comme une criminelle.
— Je vois, dit-elle sèchement.
— Je suis désolé, milady, murmura Philip.
Préférant ne rien dire de plus dans son agitation, Helen se contenta de
hocher la tête. Il la suivit jusqu'au salon, devant lequel il allait probablement
se poster après avoir fermé la porte.
Tante Leonore n'était pas seule assise sur le canapé de soie jaune.
Andrew était installé à l'autre bout. Les jambes croisées, il balançait
machinalement un de ses pieds bottés tout en lisant le Morning Post. Il leva
les yeux par-dessus le journal déployé.
— Comment te sens-tu aujourd'hui ?
— Très bien, réussit à articuler Helen.
Elle se dirigea d'un pas raide vers un fauteuil.
— Ma tante, saviez-vous qu'on me fait garder ?
Avant que tante Leonore ait pu répondre, Andrew lança :
— Cela ne devrait guère te surprendre, Helen.
Elle le foudroya du regard.
— Tu penses qu'il convient de me surveiller ?
— Je pense que depuis quelque temps tu oublies que tu es adulte,
répliqua-t-il d'un ton d'une dureté insolite. Si tu ne fais pas attention,
Selburn finira par choisir une fille ayant davantage le sens des convenances.
— Andrew, je te prie de te rappeler que ta sœur vient d'être malade, dit
tante Leonore sans cesser de broder.
Elle se tourna vers Helen.
— Assieds-toi, ma chère. Cette histoire de valet de pied est une idée de
ton oncle, et tu vas devoir t'y faire.
Helen s'assit et ouvrit sa boîte à ouvrage afin de ne pas serrer les
poings. Elle sortit une pièce de toile destinée à une cravate. Pour son frère.
Jetant un regard malveillant à Andrew, elle rangea la toile dans le sac.
— N'y a-t-il pas d'ouvrage pour les pauvres ? demanda-t-elle.
Tante Leonore indiqua de la tête une corbeille près de la cheminée.
— Il y a des draps et des robes d'enfant à ourler.
À l'instant où Helen allait se lever, on sonna à la porte.
— Qui cela peut-il être ? s'étonna-t-elle.
Avant même de terminer la phrase, la réponse s'imposa à elle avec une
certitude affolée : c'était le duc. Il venait faire sa demande. Elle ne
s'attendait pas à ce que tout aille si vite. Elle n'avait pas eu le temps de
s'habituer à cette idée ni de s'ancrer vraiment dans sa résolution. Dans son
trouble, elle jeta à sa tante un regard qui voulait dire : « C'est trop tôt. »
Mais tante Leonore se contenta de lui sourire d'un air encourageant en
rangeant son tambour à broder.
— Un visiteur à cette heure ? se plaignit Andrew.
Il plia son journal et le posa sur la petite table à côté de lui.
On frappa doucement. Ils se levèrent de concert. La porte s'ouvrit sur
Barnett, qui annonça non sans cérémonie :
— Sa Grâce, le duc de Selburn.
Toujours soucieux de son habillement, le duc s'était surpassé ce matin-
là avec un somptueux frac marron et un gilet de soie à rayures vert olive.
Son regard parcourut la pièce et s'arrêta sur Helen, avec tant de chaleur
qu'elle sentit se dissiper l’embarras qui l'avait figée dans une immobilité
peu courtoise. Il lui sembla que tout tournait autour d'elle et elle se rendit
compte qu'elle retenait son souffle. Respirant profondément, elle plongea
non sans retard dans une révérence.
— Bon Dieu, Selburn, vous êtes bien matinal, non ? lança Andrew
après s'être incliné. Je croyais que, oh...
Il s'interrompit. Manifestement, il venait enfin de comprendre la
situation.
— Quel plaisir de vous voir ce matin, Votre Grâce, dit tante Leonore en
rompant le silence gêné. Asseyez-vous, je vous prie.
— Merci, lady Pennworth.
Le duc se dirigea à grands pas vers l'autre fauteuil. Helen jeta un coup
d'œil à son frère. Andrew souriait de toutes ses dents.
— Quelle belle matinée, déclara le duc tandis qu'ils s'asseyaient tous.
Il lança un regard furtif à Helen.
— Un temps idéal pour monter à cheval, ajouta-t-il d'un ton affable.
Helen baissa les yeux sur ses mains. Cette remarque l'aurait amusée, si
elle avait été d'humeur à être taquinée.
— Tout à fait, approuva tante Leonore.
Elle se tourna vers Andrew.
— Je crois qu'il faut que nous parlions d'urgence des arrangements du
bal, toi et moi. Pourrais-tu m'accompagner un instant dans la salle de bal ?
— Bien sûr, ma tante, répondit Andrew avec solennité.
Ils se levèrent tous et échangèrent des courbettes dans un silence
pesant. Tante Leonore conduisit Andrew hors du salon. La dignité de sa
sortie ne fut compromise que par un sourire qu'elle peinait à réprimer et par
un regard triomphant qu'elle lança à Helen par-dessus son épaule.
Quand la porte se referma sur eux, Helen se rassit dans son fauteuil, les
yeux fixés sur le tapis. Qu'allait-elle dire ? Selburn restait debout et ne
semblait nullement pressé de rompre le silence.
Elle leva enfin les yeux vers lui, en se réfugiant dans la sécurité des
convenances.
— Merci pour tous ces magnifiques bouquets.
— Je suis heureux qu'ils vous plaisent.
— Oui, beaucoup.
Rassemblant son courage, elle ajouta :
— Je voudrais également vous remercier pour votre...
Elle chercha le mot juste.
— Pour votre assistance, lundi matin.
Il s'inclina brièvement.
— C'était un honneur pour moi. Je me réjouis que vous vous soyez si
bien rétablie.
Apparemment, lui aussi trouvait refuge dans les formules familières de
la politesse.
— Merci.
Elle s'humecta les lèvres.
— Vous devez vous demander ce que je faisais dans Newgate Street.
Il secoua la tête.
— Pas du tout. Je suppose que vous étiez là-bas pour la même raison
que les autres. Pour assister à l'exécution.
Elle croisa son regard, où elle ne lut aucune réprobation. Au contraire,
elle se sentit rougir sous l'intensité de son expression.
— Oui, l'exécution, murmura-t-elle. Ne voulez-vous pas vous asseoir,
Votre Grâce ?
Il s'assit sur le fauteuil en face d'elle.
— Lady Helen, je pense que vous savez pourquoi je suis ici, dit-il d'un
ton de nouveau cérémonieux. J'ai demandé votre main à votre oncle, et il
m'a donné la permission de vous parler.
Il se pencha en avant, et elle sentit son parfum à l'essence de girofle.
— J'aimerais beaucoup que vous soyez mon épouse.
Helen regarda avec attention son visage sérieux. Il n'avait pas la
régularité bouleversante d'un autre visage qu'elle ne revoyait que trop
aisément en elle-même, mais ses traits plus fins et allongés étaient
empreints d'autant d'intelligence que de gentillesse. Elle songea qu’il était
vraiment contrariant qu'elle pût dessiner chaque ligne du visage d'un
homme déjà marié, même si sa femme n'était qu'un fantôme, alors qu'elle
connaissait à peine celui de l'homme qu'elle était destinée à épouser. Elle
qui avait passé tant de temps dans la compagnie illicite de lord Carlston,
elle n'avait guère dû se trouver pendant plus de trois heures avec le duc.
Cela dit, la plupart des jeunes filles épousaient un prétendant qu'elles
ne connaissaient guère qu'à la faveur de quelques danses pendant une saison
et de rares rencontres en présence d'un chaperon. Pourquoi devrait-il en
aller autrement pour elle ? Tout ce qu'elle avait à faire maintenant, c'était
prononcer un simple mot qui remplirait de joie sa famille et mettrait fin à
tant de luttes. Rien qu'un mot.
— Pourquoi ?
Ce n'était pas ce mot qu'elle aurait dû dire.
Il recula légèrement.
— Pourquoi je désire vous épouser, voulez-vous dire ?
— Oui.
— Eh bien, ce n'est pas difficile à expliquer, déclara-t-il en souriant. Je
désire me marier et fonder une famille avec une femme estimable de mon
rang. Toutefois, depuis trois saisons, je n'ai rencontré que des jeunes dames
semblant confondre l'agitation avec la vivacité, l'humeur questionneuse
avec l'intelligence et l'obstination avec la force. Ou elles sont tellement
accommodantes qu'elles osent à peine exprimer une opinion. Lady Helen,
vous ne tombez pas dans ces pièges. Votre vivacité est le fruit naturel de
votre rapidité d'esprit, votre intelligence est aiguisée par votre curiosité et
votre force se fonde sur votre raison. Je crois que nous pourrions bien nous
entendre. Nous avons en commun l'amour de l'art, du cheval, de la
littérature, et j'imagine que nos goûts s'accorderont dans d'autres domaines
encore. Vous avez aussi beaucoup de fougue, ce qui est une qualité très
séduisante.
Elle ne s'était jamais entendue célébrer avec tant de chaleur. En
répondant au sourire du duc, elle aperçut fugitivement autre chose sur son
visage, qu'elle avait lu également dans les yeux de lord Carlston : il désirait
non seulement son esprit mais son corps. L'espace d'un instant, elle en eut le
souffle coupé. Il n'était donc pas question d'un mariage de convenance.
— Mon oncle ne serait pas d'accord avec vous au sujet de ma fougue,
observa-t-elle.
Se penchant vers elle, il prit sa main.
— Il faut avouer qu'elle vous a parfois mise dans des
situations malheureuses ces derniers temps, mais je pense qu'en vous
laissant guider avec douceur, vous pourriez sans peine la consacrer à des
activités plus estimables. Vous ne croyez pas ?
Helen regarda sa main qu'il emprisonnait avec une fermeté pleine de
douceur. Elle sentait sa peau brûlante sur la sienne. Il admirait sa vivacité,
son intelligence, son bon sens. Cependant, dans quelques jours, peut-être
toutes ces qualités admirables auraient disparu ou seraient amoindries sous
l'effet du Colligat de sa mère. Il demandait à la Helen d'aujourd'hui de
devenir son épouse, mais que se passerait-il si la Helen de demain ne lui
plaisait plus ?
Elle ne pouvait décemment accepter son offre sous des auspices aussi
frauduleux. Toutefois, si elle refusait, la fureur de son oncle ne connaîtrait
plus de bornes et elle serait à sa merci.
Elle n'avait qu'un mot à dire.
— Croyez-vous que les gens puissent changer ? demanda-t-elle. Je
veux dire, du tout au tout, dans leur essence même.
Il sourit d'un air perplexe. Ce n'était évidemment pas ainsi qu'il avait
imaginé cette scène.
— Eh bien, il me semble que dans notre essence, nous restons toujours
les mêmes.
— Et si je changeais au point de perdre une partie de ma vivacité, de
mon intelligence et de ma fougue ?
— Dans ce cas, je suppose que vous ne seriez plus vous-même.
Il posa sur elle un long regard scrutateur, puis se mit à rire avec entrain.
— Mais il semble peu probable que cela vous arrive, non ? Allons, ce
n'est pas le moment de philosopher. Vous ne m'avez toujours pas donné
votre réponse.
Helen dégagea sa main. Ce qu'elle allait dire était risqué, mais c'était
pour le bien du duc.
— Puisque vous me tenez en si haute estime, Votre Grâce, consentirez-
vous à me faire une faveur ?
— Une faveur ?
— Me permettrez-vous de n'accepter qu'après mon bal ?
— Vous acceptez ?
Son visage s'illumina un instant.
— Oui, mais après mon bal, dit-elle avec un petit pincement de cœur
en voyant la joie sur son visage céder la place à la confusion. Je vous
demande de me rendre visite le matin suivant et de passer un moment à
parler avec moi. Ensuite, si vous le désirez, vous pourrez renouveler votre
offre et j'accepterai.
Il baissa un instant les yeux sur ses mains jointes, en s'efforçant
manifestement de comprendre l'étrange requête d’Helen.
— Est-ce parce que vous ne souhaitez pas être fiancée lors de votre bal
?
Il leva les yeux.
— Je vous assure que si nous nous fiancions dès maintenant, je ne
m'opposerais nullement à vos amusements.
— Non, ce n'est pas cela.
Elle secoua la tête. Elle-même se trouvait stupide de récuser une
explication aussi commode, mais elle ne voulait pas qu'il la juge frivole.
Il s'humecta les lèvres.
— Y a-t-il...
Après une hésitation, il dit en se redressant :
— Avez-vous un autre attachement ? Pour lord Carlston ?
Il cracha quasiment ce nom.
— Non !
Elle leva les mains pour le dissuader de s'engager sur cette voie.
— Il n'en est pas question, assura-t-elle.
— De quoi s'agit-il, alors ?
Elle chercha désespérément un prétexte capable d'effacer de son visage
cette expression de souffrance outragée.
— Il se trouve que mon bal coïncidera avec l'anniversaire du jour où
Andrew et moi avons appris la mort de nos parents. Vous allez me juger
sentimentale, mais je ne voudrais pas que le recueillement de cette journée
soit entièrement dissipé par des nouvelles plus heureuses. Et je préférerais
que ma joie ne soit pas à jamais liée à ma tristesse. Si nous pouvions
attendre après le bal...
— Oui, dit-il. Oui, je comprends.
Il hocha la tête avec l'empressement soudain d'un homme essayant de
se convaincre lui-même.
— Ce sentiment vous honore, ajouta-t-il non sans pousser un soupir.
Oui, je peux attendre quatre jours.
Il lui adressa un petit sourire, en s'efforçant manifestement de prendre
un ton léger.
— Mais seulement si vous m'accordez les deux premières danses de
votre bal. Et si vous me promettez aussi de danser avec moi le quadrille du
dîner. Je sais que cela ne passera pas inaperçu, mais quelle importance ?
Nous annoncerons nos fiançailles dès le lendemain.
Helen lui permit de prendre de nouveau sa main dans la sienne, avec
une ardeur si douce qu'elle en eut les larmes aux yeux.
Le duc la quitta peu après. Grâce à son ouïe de Vigilante tendue à
l'extrême, Helen put suivre ce qui se passa ensuite dans le vestibule du rez-
de-chaussée. Elle entendit le bref compte rendu de leur entretien par le duc,
les réponses assourdies de sa tante et de son frère, puis le départ de Sa
Grâce. Après quoi, elle entendit son oncle sortir de sa bibliothèque, sa tante
lui expliquer prudemment la situation, mais elle n'eut aucun besoin de son
ouïe de Vigilante quand son oncle exprima son opinion sur sa
nature monstrueuse. Au bout d'un moment, Andrew parvint à
l'entraîner dans la bibliothèque, trop loin pour qu’Helen elle-même
puisse comprendre le sens de ses hurlements furibonds. Enfin, le
silence revint.
Se cramponnant au canapé, elle se raidit en regardant la porte close. Au
besoin, se dit-elle, elle se servirait de sa force. Elle casserait le bras de son
oncle s'il levait la main sur elle.
Ce fut Andrew qui entra. Il se figea un instant sur le seuil,
manifestement partagé entre la fureur et la déception, puis il ferma la porte.
— Tu as de la chance que je sois là pour modérer notre oncle, finit-il
par dire.
Helen baissa la tête.
— À quel jeu joues-tu ?
— Je te jure que je ne joue pas.
Elle aurait tellement aimé pouvoir lui expliquer.
— Dans ce cas, pourquoi n'as-tu pas accepté tout de suite de l'épouser ?
Il s'avança devant elle en se tordant nerveusement les mains.
— Selburn dit que tu veux attendre le lendemain du bal. Pourquoi, au
nom du ciel ? Je ne crois pas en cette histoire absurde à propos de nos
parents, et je ne pense pas qu'il y croie de son côté.
Elle ne pouvait rien dire.
— Et s'il changeait d'avis ? reprit Andrew. Cela ne m'étonnerait pas.
Pourquoi un homme d'un tel rang et d'une telle importance devrait-il tolérer
d'être traité ainsi ? Et que crois-tu que fera notre oncle, dans ce cas ?
Elle secoua la tête, même si elle l'imaginait sans peine.
— Il parle de ta folie, dit Andrew.
Glacée par ce mot, Helen releva la tête.
— Je ne suis pas folle !
Son frère arpenta le tapis.
— Certains prétendent que notre mère était folle, Helen, et tout ce que
je vois maintenant, c'est que ma sœur présente le même genre de
comportement étrange et irrationnel auquel je me souviens que maman
avait tendance. Et notre oncle n'a aucune envie d'en voir davantage.
Il s'immobilisa un instant, comme frappé d'une idée trop terrible pour
la formuler.
— J'ai peur pour toi, lutin.
— Notre mère n'était pas folle ! s'exclama Helen avec véhémence. Elle
était pleine de force et de courage.
— Ce n'est pas d'elle qu'il est question maintenant, rétorqua-t-il. Il
s'agit de ton propre comportement. Toi qui paraissais si désireuse de bien
faire, tu sembles chercher constamment à braver les convenances.
Helen fut accablée par cette accusation injuste. Il n'était plus si facile
de déterminer ce qui était bien ou mal.
— Ce n'est qu'un délai, dit-elle.
— Pour l'instant, mais imagine que les choses tournent mal et que
Selburn change d'avis ? Je ne peux pas m'opposer à l'autorité de notre oncle
sur toi. C'est lui ton tuteur jusqu'à tes vingt-cinq ans, pas moi. Si tu te
figures que je pourrais le convaincre de te donner accès à ta fortune afin que
tu t'établisses chez moi, tu te trompes.
Il soupira.
— Tu es à sa merci, Helen, et nous savons tous deux comment il est.
Helen ferma les yeux, mais elle ne pouvait s'empêcher de se voir
enfermée dans une cellule d'aliéné. De telles images devaient hanter aussi
son amie Delia. Elle rouvrit les yeux.
— Il m'a dit hier qu'il remercierait le ciel si je devenais le problème
d'un autre homme, chuchota-t-elle. Peut-être aurait-il envie que tu te
charges de moi.
— C'était hier. À présent, je pense qu'il préférerait te punir. Pourquoi
n'écris-tu pas au duc ? Dis-lui oui. Je lui porterai moi-même ton message. Je
t'en prie, Helen.
L'espace d’un instant, elle se sentit vaciller. Il serait si commode
d'assurer son avenir en écrivant quelques lignes. Non, elle ne pouvait
accepter la proposition du duc alors qu'il se pourrait qu'il épouse finalement
une femme amoindrie. Ce ne serait pas honnête. Il fallait qu'il ait la
possibilité de se rétracter.
— Le duc me refera sa proposition après le bal, comme il l'a
dit, déclara-t-elle en détournant les yeux du visage de son frère où l'espoir
s'effaçait. C'est un homme d'honneur.
De même qu'elle était une femme d'honneur.
Puisqu'elle était incapable d'entendre raison, Helen fut confinée dans sa
chambre, avec Philip posté devant la porte et Darby pour unique
compagnie. Elle dormit une partie de la journée, d'un sommeil agité rendu
nécessaire par l'excès d'émotion du matin. Quand elle se réveilla, la
chambre était froide et désolée dans l'obscurité du crépuscule.
— Darby ?
Pas de réponse.
On n'avait pas encore fermé les volets pour la nuit, et les derniers
rayons du couchant doraient les nuages bas. Quelqu'un avait déployé sur
elle un châle de soie pendant qu'elle dormait. Elle le drapa sur ses épaules
en se levant avec raideur. Le portrait heurta sa cuisse au bout de son cordon
— il était en sûreté. Tout en frottant sa nuque ankylosée, elle se dirigea vers
la fenêtre pour profiter des derniers instants de la lumière du jour et
entrevoir le vaste monde s'étendant au-delà de sa chambre.
Posant ses mains sur le rebord de la fenêtre, elle baissa les yeux sur la
rue. Un homme et une femme traversaient en hâte devant un cabriolet que
tirait avec aisance un cheval noir, et un membre typique des professions
libérales s'avançait d'un air décidé sur le trottoir d'en face. Tandis qu'elle le
suivait du regard, Helen aperçut de ses yeux perçants une ombre émergeant
d'un passage entre deux maisons. Un homme s'engagea sur le trottoir. Vêtu
d'un manteau gris foncé et coiffé d'un haut-de-forme noir, il levait la tête.
Malgré la distance et la faible lumière, Helen reconnut ses traits aussi
réguliers qu'énergiques. Lord Carlston. Elle ne pouvait distinguer nettement
ses yeux noirs, mais elle savait qu'ils étaient fixés sur les siens.
Elle sentit son cœur s'arrêter.
Que faisait-il devant sa maison ?
Elle entendit s'ouvrir puis se refermer la porte de son cabinet de toilette
donnant sur le couloir. Le broc de porcelaine tinta contre le baquet qu'on
remplissait d'eau. Darby. Cependant Helen ne pouvait détacher son regard
du visage de Sa Seigneurie.
« Vous avez beaucoup plus de courage que vous ne le pensez. »
Des pas sur le tapis annoncèrent l'arrivée de sa femme de chambre.
— Vous êtes réveillée, milady.
Du coin de l'œil, Helen vit la silhouette robuste de Darby se pencher à
côté d'elle pour regarder la rue.
— Ah.
— Vous saviez qu'il était là ?
— C'était Mr Quinn, ce matin. Je pense qu'ils se relaient devant la
maison pour nous protéger des Abuseurs.
— Et de Mr Benchley, dit Helen.
Elle se sentit glacée à l'idée de ce Vigilant fou l'attendant au-dehors. À
côté d'elle, le silence de Darby était lourd d'inquiétude.
— D'après ce que vous m'avez raconté, cet homme est prêt à tout, dit
enfin la jeune servante. Si vous me le permettez, milady, à partir de cette
nuit je dormirai ici sur la méridienne. Mieux vaut unir nos yeux et nos
oreilles.
— Oui, c'est une bonne idée, approuva Helen. Merci.
Sa Seigneurie regardait toujours en l'air. Elle serra ses mains sur le
rebord de la fenêtre, en résistant à un désir soudain de courir dans la rue. De
se retrouver face à lui, de sentir le frais parfum de son corps vigoureux, de
regarder sa bouche esquisser ce sourire irritant. Et de lui expliquer qu'elle
n'était pas lâche, qu'une femme se devait à sa famille, que sa mère avait
voulu qu'elle mène une vie normale.
— Avez-vous parlé à Mr Quinn ? demanda-t-elle.
— Non, répondit Darby en reculant. À quoi bon ?
En entendant sa voix si triste, Helen détourna les yeux de la fenêtre.
— Il vous plaisait, n'est-ce pas ? dit-elle. Je suis désolée.
— Moi aussi, je suis désolée, milady, répliqua Darby.
Helen se tourna de nouveau vers la fenêtre. Le trottoir était désert. Sa
Seigneurie était déjà retournée dans l'ombre.
Chapitre XXVII

Dimanche 24 mai 1812

Les deux jours suivants furent remplis par les préparatifs du bal.
Le dimanche matin, sur le chemin du temple, tante Leonore avait
déclaré à son époux avec son obstination coutumière qu'elle avait besoin
d’Helen pour régler les derniers détails.
— Vous ne pouvez pas la confiner dans sa chambre à la seule
exception des repas et de l'office du dimanche. Voyons, nous n'avons même
pas décidé quelle danse choisir pour conclure le bal, sans parler des
dispositions à prendre au cas où le régent ferait une apparition. Et il y a la
question du dîner. Devons-nous faire comme lady Drayton, qui a retardé le
sien d'une demi-heure le mois dernier ? Cette heure tardive semble avoir
produit le meilleur effet, même si le bal s'est prolongé jusqu'à quatre heures
du matin, ce qui était probablement une heure de trop, vous ne croyez
pas, Pennworth ?
Helen fut autorisée à sortir de sa chambre.
Bien qu'il lui ait accordé ce privilège, son oncle ne transigea pas sur le
chapitre des visites. Le dimanche après-midi, Helen regarda donc de la
fenêtre du salon Millicent, lady Margaret et son frère, et d'autres encore
venus lui témoigner leur sympathie, se voir refuser l'entrée au nom de sa
«santé délicate».
Tante Leonore n'avait pas exagéré quant à l'importance des préparatifs
encore nécessaires. Helen avait beau avoir le cœur lourd, elle trouva un
certain soulagement à se concentrer sur la disposition des bougies et des
miroirs permettant le meilleur éclairage, sur le nombre de servantes à
prévoir dans le vestiaire des dames ou sur l'opportunité de servir un
rafraîchissement à la mode juste avant la danse finale — peut-être cette
nouvelle glace au parmesan, à moins que le punch à la romaine* ne fût plus
excitant ? Après tout, ce genre d'arrangements et de décisions domestiques
seraient sa principale responsabilité quand elle mènerait sa vie de
duchesse de Selburn.
Mais pour que cette vie soit possible, elle devait procéder d'abord à
d'autres préparatifs.
Le soir du lundi, avant que Darby n'ait rejoint son poste sur la
méridienne, Helen prit le bougeoir d'argent à côté de son lit et s'approcha du
secrétaire. Tante Leonore avait posé le bouquet de Mr Brummell à la place
d'honneur, au sommet du meuble. Helen écarta le vase, non sans noter que
les bords des pétales bleus des iris commençaient à se flétrir. Elle plaça le
bougeoir près de lui, de même qu'un petit couteau à fruits subtilisé lors de
son dîner. Puis elle ouvrit le secrétaire, le temps d'un battement de cœur.
La lueur tremblante de la bougie éclaira les lettres dorées au dos du
Mage et fit briller le verre de la miniature de son père. Tirant le livre de
l'étagère, elle le feuilleta rapidement et les pages s'ouvrirent sur la lettre de
lord Carlston. Elle effleura le bord roussi du parchemin, en résistant à un
besoin invincible de lire de nouveau les mots qu'il avait écrits. Les mots de
William.
Non, elle avait autre chose à faire.
Elle chercha la lettre de sa mère cachée dans le volume. Tout en lissant
le papier épais, elle observa l'écriture élégante. Une nouvelle fois, elle lut
les instructions de sa mère pour se servir du Colligat.
Elle avait déjà rassemblé la plupart des objets nécessaires au rituel,
qu'elle avait dissimulés à l'arrière de l'étagère du haut du secrétaire. Le plus
difficile à obtenir avait été la fiole d'eau consacrée au temple. Elle sourit
sans joie en se remémorant l'étrange regard que lui avait lancé le bedeau. À
côté de la fiole, elle avait placé le petit bol en argent abritant habituellement
l'éponge de son bain — il servirait bientôt à brûler les cheveux et à
préparer le breuvage —, ainsi qu'une boîte à amadou en argent ciselé,
qui contenait tout le nécessaire pour allumer une flamme. Elle saisit
le couteau à fruits, dont la lame serait assez fine pour ouvrir le
verre derrière la miniature, puis le reposa sur l'étagère. Tout était prêt pour
demain soir. Pour le dernier coup de minuit.
En parcourant la dernière page, elle retomba sur le paragraphe suivant
les instructions.

Je dois encore t'avertir d'un autre élément que tu devras prendre en


compte en plus du danger qui te menace. J'ignore dans quelle mesure notre
caractère est lié à nos dons de Vigilante. Il est probable que
s'ils disparaissent, tu perdras également certains aspects de toi-même qui te
sont chers.

Que ressentirait-elle en perdant son intelligence ou sa curiosité, ou


même sa vivacité d'esprit ? L'angoisse lui serra la gorge. Peut-être n'aurait-
elle même pas conscience de les avoir perdus, et vivrait-elle simplement
dans un monde plus étroit et plus morne. À moins qu'elle ne s'en souvienne
et porte à jamais le deuil de la personne qu'elle avait été. Son oncle
préférerait sans aucun doute une Helen plus terne, mais qu'en penseraient
tante Leonore, Andrew et Millicent ? Il serait insupportable de perdre leur
respect ou de ne plus lire qu'une patience attristée dans leur regard. Et bien
sûr, il y avait le duc. Au moins, elle pouvait lui donner l'opportunité de
revenir sur sa proposition.
Prenant bien soin de nouveau d'ignorer l'autre lettre glissée dans le
volume, elle rangea la missive de sa mère dans Le Mage puis replaça le
livre sur l'étagère. Elle ferma le secrétaire et tourna la clé avec décision
dans la serrure, comme si elle enfermait ainsi quelque créature sauvage et
féroce.
Le matin suivant, jour de son bal, la maison était déjà en effervescence
quand Helen descendit prendre son petit déjeuner. Elle jeta un coup d'œil au
passage dans le salon. On avait ouvert la porte à double battant donnant sur
le grand salon, de façon à transformer les deux vastes pièces en une
immense salle de bal. Le mobilier avait déjà été déménagé et deux des
valets de pied roulaient les tapis, révélant ainsi le magnifique parquet
destiné à servir de piste de danse. L'autre salon d'apparat devait
accueillir les convives du dîner. Une escouade de domestiques y
portaient des paniers d'argenterie et de porcelaine en provenance de
l'office du maître d'hôtel.
Tante Leonore était déjà au travail à la table du petit déjeuner. Elle
examinait une liste tout en buvant son thé.
— Bonjour, ma chère, dit-elle en posant sur Helen un regard scrutateur.
As-tu bien dormi ?
— Assez bien, merci, mentit Helen.
Elle n'avait pas fermé l'œil. Des images sinistres de folie et de débilité
mentale n'avaient cessé de s'imposer à son esprit, tandis que le visage plein
de gentillesse du duc se détournait d'elle avant de la fixer avec les yeux
sévères de lord Carlston.
Tante Leonore reposa sa tasse avec autorité.
— Ma chère, je vois bien que tu as les yeux cernés et le teint pâle. Tu
dois absolument te reposer autant que possible avant que Monsieur* Le
Graf vienne te coiffer à trois heures. Après quoi, il sera temps de t'habiller
et il ne sera plus question de repos. Il faut que tu essaies de retrouver un peu
de couleurs.
— Oui, ma tante.
Helen prit un petit pain chaud dans la corbeille.
— Autrement, nous devrons recourir au pot de rouge, dit sa tante.
On frappa à la porte. Barnett alla ouvrir et se mit à converser à voix
basse. Intriguée, Helen leva les yeux de son assiette à l'instant même où il
recula en annonçant :
— Mrs Grant désire vous parler, milady.
La gouvernante se tenait sur le seuil, chargée d'un coffre en bois blanc.
Le coffre de Berta.
La main d’Helen se crispa sur le couteau à beurre.
— Que se passe-t-il, Mrs Grant ? s'exclama tante Leonore. Les desserts
de chez Gunter n'ont-ils pas encore été livrés ?
La gouvernante plongea en une révérence embarrassée.
— Si, ils sont arrivés, milady. Il s'agit d'autre chose. J'ai sorti le coffre
de Berta, la servante qui s'est enfuie. La serrure a été forcée.
Elle brandit le corps du délit.
Helen regarda fixement le bois fendu autour de la serrure. Elle
l'entendit se fracasser avec un bruit horrible dans sa mémoire.
— Ce n'est guère le moment de m'en parler, déclara tante Leonore.
Nous donnons un bal ce soir.
— Je sais, milady. Simplement, j'ai pensé que puisque nous allons
sortir toute la vaisselle pour la soirée, il valait mieux que vous sachiez qu'il
y avait peut-être un voleur parmi les domestiques.
Tante Leonore poussa un petit grognement irrité.
— Eh bien, jetons donc un coup d'œil sur ce coffre. Encore que je ne
voie pas comment nous pourrions savoir si quelque chose a été volé.
Elle fit signe à Mrs Grant d'approcher.
— Au moins, Helen, tu vas pouvoir chercher un moyen éventuel pour
joindre la mère de cette fille, comme tu le voulais.
Elle s'interrompit soudain en plissant les yeux.
— Saurais-tu quelque chose de cette histoire, par hasard, ma chère ?
— Non, rien du tout, assura Helen d'une voix un peu trop forte.
Heureusement, sa tante avait les yeux fixés sur le coffre.
Seigneur, et si elle trouvait les cartes obscènes dans La Dame du lac ?
Barnett écarta vivement une assiette et un couteau tandis que Mrs
Grant posait le coffre entre Helen et sa tante, puis il recula. Tante Leonore
souleva le couvercle.
Tous regardèrent à l'intérieur.
— Ce n'est pas très bien rangé, observa tante Leonore.
Elle sortit la chemisette blanche, qu'elle posa sur la table.
— Un voleur a dû tout fouiller, milady, proclama Mrs Grant.
Il sembla à Helen que tous les regards se tournaient vers elle, mais en
levant les yeux elle constata qu'ils étaient occupés à inspecter le coffre.
— Je ne comprends pas que Berta ait laissé ceci, dit tante Leonore en
brandissant la pièce de basin bleu.
Le tissu rejoignit la chemisette sur la table. Puis ce fut le tour de la
boîte en forme de cœur, dont tante Leonore ouvrit le couvercle.
— Un peu de monnaie, c'est tout.
Elle examina le reste du contenu du coffre.
— Il semble n'y avoir aucune lettre.
— Je ne sais pas si Berta savait écrire, milady, observa Mrs Grant.
— Voici des livres, répliqua tante Leonore. Manifestement, elle savait
lire.
Helen retint son souffle tandis que sa tante tendait de nouveau la main
vers le coffre.
— Peut-être y aura-t-il un indice pour toi dans un de ces livres, Helen.
Une adresse ou une lettre glissée entre les pages.
Helen hocha la tête. Sa tante sortit enfin la bible reliée en cuir.
— Ah, il se pourrait que nous trouvions une dédicace là-dedans.
Helen respira de nouveau.
— Voulez-vous que je prenne l'autre livre, ma tante ?
Sans attendre de réponse, elle se pencha pour saisir La Dame du lac,
qui gisait au fond du coffre, exactement comme elle l'avait laissée. Elle se
mit à feuilleter le volume, sans rencontrer aucun obstacle jusqu'à la dernière
page. Où étaient les cartes ? Elle feuilleta de nouveau. En vain. Elle prit le
livre par le dos et le secoua sur ses genoux, mais rien ne tomba. Les cartes
avaient disparu.
Sa mémoire lui jouait-elle un tour ? Les avait-elle laissées dans la bible
? Elle regarda sa tante, qui parcourait les premières pages de l'Écriture
sainte. Non, elle était sûre de les avoir glissées dans La Dame du lac.
Quelqu'un les avait volées. Un serviteur lascif ?
Une seconde hypothèse la glaça. Un autre Abuseur.
— As-tu trouvé quelque chose dans le livre, Helen ? demanda sa tante.
Helen secoua la tête, incapable de parler.
— Il n'y a rien non plus dans la bible. Mais si un voleur avait forcé ce
coffre, il aurait sûrement emporté les pièces. Peut-être a-t-il simplement été
abîmé, Mrs Grant.
— Peut-être, milady, dit Mrs Grant d'un ton peu convaincu.
— Puis-je jeter un coup d'œil à la bible, ma tante ? lança Helen.
Il fallait qu'elle en ait le cœur net.
Tante Leonore la lui tendit, non sans hausser légèrement les épaules.
Helen feuilleta le volume, tout en sachant au fond d'elle-même que c'était
inutile.
— Reprenez ce coffre, Mrs Grant, dit tante Leonore en faisant signe à
la gouvernante de ranger les maigres possessions de la disparue. Nous nous
en occuperons après le bal.
— Oui, milady.
Mrs Grant remplit prestement le coffre, en se raclant la gorge pour
inviter Helen à restituer la bible. En la lui tendant, il sembla à Helen qu'elle
renonçait à son dernier espoir. Le livre retourna dans le coffre, sur la
chemisette, puis le couvercle se referma définitivement.
Enfin libre de quitter la table du petit déjeuner, Helen monta l'escalier
en contournant les domestiques affairés. On installait d'énormes bouquets
de fleurs, on préparait des lampes à huile pour les fixer à des appliques. De
vastes écrans à trois glaces étaient disposés dans les coins afin de refléter la
lumière des candélabres en cristal apportés en renfort. Helen passa devant
des visages, certains familiers, d'autres inconnus, qui tous pouvaient être
celui d'un Abuseur.
Ayant retrouvé l'abri de sa chambre, elle appela Darby. Celle-ci apparut
sur le seuil du cabinet de toilette, les bras chargés de linge.
— Oui, milady ?
— Venez ici.
Elle fit signe à la jeune servante d'approcher de la méridienne sous la
fenêtre, aussi loin que possible de la porte et de son garde omniprésent.
— Ma tante vient d'ouvrir le coffre de Berta, et les cartes ont disparu.
— Disparu ? s'exclama Darby d'un air horrifié.
Elle demanda d'une voix presque inaudible :
— Vous pensez qu'un autre Abuseur les a volées ?
Helen bénit l'esprit vif de sa femme de chambre.
— Je ne sais pas. Il se peut simplement qu'un valet de pied ait cherché
de l'argent et trouvé à la place des images obscènes.
— Les pièces ont disparu aussi ?
— Non.
Darby fit la moue.
— Un valet de pied n'aurait pas laissé les pièces.
— C'est vrai, admit Helen en voyant son vain espoir détruit par la
logique.
— Qu'allons-nous faire, milady ?
Helen regarda fixement les roses du tapis, en s'efforçant de rassembler
ses idées. S'il y avait un Abuseur dans la maison, il était très probable qu'il
fût à la recherche du Colligat. Elle posa la main sur le petit sac enfoui sous
ses vêtements. Manifestement, certains Abuseurs savaient qu'elle possédait
ce talisman. Il aurait fallu être stupide pour ne pas voir que cette nouvelle
avait pu atteindre d'autres Abuseurs, y compris celui qui se cachait peut-être
dans la demeure d’Helen. Dans ce cas, elle devait supposer que cet Abuseur
était résolu à voler ce qu'il savait être une arme secrète. Toutefois, il ne
pouvait savoir qu'elle entendait en faire usage cette nuit-là. Elle n'avait donc
qu'à garder la miniature en lieu sûr, afin de s'en servir pour se dépouiller de
ses propres pouvoirs en détruisant les cheveux et leur magie. La miniature
perdrait du coup tout intérêt pour les Abuseurs et cesserait d'être une
menace pour les Vigilants.
De même qu’Helen cesserait d'intéresser ou de menacer les uns comme
les autres.
Elle hocha la tête avec vigueur. Son raisonnement se tenait.
Malgré tout, il ne serait pas inutile de faire rechercher l'Abuseur dans la
maison.
— Amenez-moi Lily, dit-elle.
Darby laissa tomber le linge sur la méridienne et sortit en hâte.
Incapable de rester tranquille, Helen se mit à arpenter la chambre. Elle
s'approcha de la fenêtre pour regarder dans la rue. Cherchant des yeux le
passage entre deux maisons, elle sentit son cœur bondir en apercevant un
homme adossé au mur. Il était trop gros pour être Sa Seigneurie. Mr Quinn,
donc. Elle lutta contre son absurde déception. On frappa doucement à la
porte. Darby entra avec Lily. Il ne fallut pas longtemps pour informer cette
dernière qu'il était en fait très probable qu'un autre Abuseur soit
présent dans la maison.
Lily se frotta les lèvres d'un air songeur.
— Je n'en ai vraiment repéré aucun, milady. S'il m'a échappé, il doit
être très malin.
— Pourquoi ne passe-t-il pas à l'attaque, s'il existe ? demanda Darby.
Elle ajouta en jetant un coup d'œil à Helen :
— Excusez-moi, milady.
— Non, c'est une bonne question.
Lily haussa les épaules d'un air rien moins que rassurant.
— Plusieurs explications sont possibles. Il se pourrait qu'il ne soit pas
en contact avec les autres. À moins qu'il ne collabore avec eux et cherche le
Colligat. Cela lui prendra du temps, croyez-moi. Il n'est pas aisé de trouver
quelque chose dans une maisonnée aussi importante.
Darby approuva vigoureusement de la tête.
— L'objet est-il en sûreté, milady ?
— Oui, dit Helen.
Une prudence nouvelle la dissuada d'indiquer sa cachette.
— Le plus sûr serait de l'avoir constamment sur vous, milady, dit Lily.
Je pense qu'un Abuseur ne s'en prendrait pas à vous à moins de s'être
rassasié et d'avoir développé des fouets. À mon avis, il est peu probable
qu'il prenne le risque d'être découvert en tentant de se rassasier. Sans armes,
aucun Abuseur ne se risquerait à attaquer un Vigilant. Même si ce dernier
n'a pas suivi de formation, comme vous, milady.
Helen hocha la tête, même si elle trouvait déconcertant qu'un Abuseur
pût la considérer comme un danger. Cependant sa surprise fut bientôt suivie
d'un sentiment fugitif et enivrant de puissance.
Lily ajouta d'un ton résolu :
— Je vais continuer mes recherches, milady. Et je vais essayer de jeter
un coup d'œil sur les affaires des autres servantes et des valets, au cas où je
trouverais les cartes.
— Vous pouvez faire encore autre chose, Lily, dit Helen. Je sais que
Mr Quinn est posté devant la maison...
— Et Mr Baies à l'arrière, compléta la servante.
Helen l'ignorait, mais elle passa outre.
— Allez mettre Mr Quinn au courant, qu'il puisse informer
lord Carlston. Peut-être Sa Seigneurie ou sir Jonathan auront-ils une idée
nouvelle pour découvrir l'Abuseur.
Lily ne semblait guère convaincue, mais elle hocha la tête.
— Je vais le faire, milady.
Elle fit une révérence et se retira.
— N'importe qui pourrait être un Abuseur, dit Darby quand la porte fut
fermée. Il pourrait même y en avoir plus d'un.
— Je sais, dit Helen en cherchant à cacher sa peur. Il ne nous reste plus
qu'à garder la miniature de ma mère en lieu sûr jusqu'à minuit.
Chapitre XXVIII

Helen regarda la petite pendule dorée sur sa coiffeuse. Dix heures


moins le quart du soir. Dans moins de quinze minutes, ses premiers invités
allaient commencer à arriver. Elle entendait les musiciens accorder leurs
instruments dans les salons transformés en salle de bal, un violon dont on
pinçait les cordes, une flûte jouant quelques mesures de Juliana. La maison
entière était imprégnée des effluves du somptueux souper — surtout les
pâtés de gibier en croûte et les volailles rôties.
— Ne bougez pas, milady, dit Darby doucement en s'apprêtant à
remettre en place une épingle de diamant.
Helen l'avait détachée de sa coiffure en touchant une fois de trop à
l'édifice compliqué de tresses et de boucles après le départ de Monsieur* Le
Graf. Darby enfonça l'épingle dans la torsade de cheveux surmontant son
crâne.
— Voilà, dit-elle en poussant un soupir de soulagement.
Elle recula pour juger de l'effet.
— Tout est en ordre.
Helen pétrissait nerveusement ses mains gantées en observant son
reflet dans le miroir. Des anglaises encadraient son visage de façon plutôt
seyante, et une boucle plus longue à l'arrière de sa coiffure retombait avec
art sur son épaule gauche. Elle portait un diadème resplendissant
d'émeraudes s'incurvant devant son haut chignon, avec des boucles
d'oreilles et un collier assortis. Un cadeau de tante Leonore, tiré de ses
propres bijoux.
— Je monterai ici vers minuit moins dix, déclara-t-elle en croisant le
regard de Darby dans le miroir.
— Et si vous êtes au milieu d'une danse, milady ?
— Je pourrai toujours dire que j'ai besoin de me reposer un instant.
Helen s'humecta les lèvres. Elle se sentait entièrement desséchée.
— Vous avez vu lord Carlston composer le breuvage alchimique pour
Jeremiah. Cela ne lui a pris que quelques minutes. Je préparerai tout, puis
j'attendrai le douzième coup de minuit pour boire.
Darby hocha la tête, mais elle semblait au bord des larmes.
— Et si vous ne pouvez pas retourner au bal, j'irai vous excuser auprès
de votre tante.
Sa voix était monocorde, comme si elle récitait une leçon. À moins que
ce ne fût l'effet de l'appréhension.
— Trop d'excitation s'ajoutant à la fatigue de ma blessure, dit Helen.
Elle y croira.
Elle se força à prendre un ton allègre.
— Tout ira bien.
— Vous êtes sûre, milady ?
Les doutes de Darby étaient justifiés. Personne rie connaissait les effets
réels du Colligat. Pas même lady Catherine, alors qu'elle l'avait
confectionné.
Helen prit la main de sa femme de chambre.
— J'ignore ce que je serai après que...
Elle s'interrompit, ne sachant vraiment comment continuer. En
s'excusant, peut-être, pour la personne qu'elle pourrait devenir ?
Darby serra sa main libre sur celle d’Helen.
— J'espère simplement que vous ne deviendrez pas comme
lady Anton, dit-elle.
Helen éclata d'un rire sans joie. Lady Anton avait la réputation de jeter
des objets à la tête de ses domestiques.
— Êtes-vous certaine de votre décision, milady ?
— C'est ce que voulait ma mère. Je n'ai pas envie de devenir folle ni
d'être pourchassée toute ma vie.
Se tournant de nouveau vers son reflet, elle chercha à échapper à ses
doutes en se perdant dans la contemplation de sa robe.
Madame Hortense s'était surpassée. Le corsage plissé blanc crème
étincelait de diamants, et la ceinture entourant la taille haute était couverte
de broderies vert tendre et de fleurs de perles éclatantes, qui parsemaient
également la jupe légère. Les manches étaient retenues au milieu de chaque
épaule par une fleur de lys* en perles et diamants, révélant ainsi la dentelle
délicate de la manche mi-longue en dessous. La splendeur d'une telle robe
convenait à cette ultime nuit où elle serait encore vraiment elle-même.
Un petit coup à la porte la fit sursauter. Seigneur, ses nerfs étaient aussi
tendus que des cordes de violon !
Elle se retourna tandis que Darby ouvrait à Philip, vêtu de sa livrée de
cérémonie rouge et or et coiffé d'une perruque fraîchement poudrée.
Il s'inclina devant Helen.
— Lady Pennworth vous prie de la rejoindre dans la salle de bal,
milady.
— Merci.
Helen se leva et lissa sa jupe. Une fois encore, Darby avait installé la
miniature — le Colligat — de sa mère entre sa chemise et son jupon, en
l'attachant à son corset. Elle était prête.
Helen observa la salle de bal avec approbation. Des glaces posées
contre les murs reflétaient les centaines de bougies des candélabres de
cristal et d'argent, en répandant une lumière douce mais brillante. Des
bouquets de roses d'un blanc crémeux, pour aller avec sa robe, se dressaient
dans des vases étincelants. Une profusion de fleurs remplissaient la
cheminée. Le parquet avait été orné de dessins à la craie pour accueillir les
danseurs, et de petits groupes de chaises dorées étaient disposés dans les
coins.
Tante Leonore procédait à une dernière inspection. Les plumes
écarlates de son turban oscillaient tandis qu'elle évaluait le moindre détail.
Sur son passage, les musiciens inclinèrent la tête, manifestement soulagés
d'avoir son approbation. Deux valets de pied en livrée se tenaient aux portes
et quatre autres dans les coins de la pièce. Helen examina le visage de
chacun des jeunes hommes, dont l'expression de courtoisie impassible
exigée par leurs fonctions se chargeait désormais d'une menace
nouvelle. L'Abuseur était peut-être l'un d'eux.
Tante Leonore se détourna de l'examen d'un candélabre, aperçut Helen
sur le seuil et traversa la salle en hâte.
— Comment te sens-tu, ma chère ? demanda-t-elle en scrutant le
visage d’Helen. Darby s'est-elle servie du rouge ? Tu es encore bien pâle.
Helen effleura ses joues.
— Elle en a mis un peu.
— Eh bien, nous ne pouvons prendre le risque d'en abuser. Il
ne faudrait pas que tu aies l'air d'une traînée.
Tante Leonore interrompit son inspection en entendant la rumeur d'une
agitation disciplinée au rez-de-chaussée.
— Ah, je crois que nos premiers invités arrivent, dit-elle d'une voix
vibrante d'excitation. Viens, allons les accueillir.
Elle avait décidé d'accueillir les invités dans le vestibule, juste en bas
de l'escalier. Oncle Pennworth les saluerait le premier, puis ce serait le tour
de tante Leonore et enfin d’Helen. Les invités pourraient ensuite monter à la
salle de bal ou, s'ils n'avaient pas envie de danser, se rendre dans la petite
pièce réservée aux jeux de cartes, derrière la salle du souper.
Oncle Pennworth était à son poste, resplendissant dans son frac vert
bouteille et sa culotte de satin. Il regarda Helen d'un air critique tandis
qu'elle prenait place près de sa tante.
— J'espère que tu mesures la faveur que nous te faisons, après ton
comportement récent, dit-il.
Elle n'eut heureusement pas à répondre, grâce à Barnett qui annonça
les premiers invités, lord et lady Southcoate. Le bal avait commencé.
Millicent et ses parents arrivèrent peu après. Les Gardwell étaient
venus à pied, de sorte qu'ils n'avaient pas été pris dans la longue file de
voitures s'étirant dans Half Moon Street.
Helen agita discrètement la main tandis que Millicent se dirigeait vers
la bibliothèque convertie en vestiaire pour les dames, afin de troquer ses
bottines contre des escarpins de danse et d'enlever sa cape argentée. Tout en
saluant en souriant d'autres invités, Helen songea que son amie était bien
longue, mais c'était souvent le cas avec Millicent dans ce genre d'occasion.
La jeune fille sortit enfin, vêtue d'une robe délicate de satin blanc sous un
voile de tulle rose. Après avoir salué l'oncle et la tante d’Helen, elle fit face
à son amie.
— Je suis si heureuse de te voir, dit-elle en serrant les mains d’Helen
dans les siennes quand elles eurent fait leur révérence. Je ne savais que
penser, quand on m'a refusé d'entrer dimanche. Tu es certaine d'aller bien ?
— Très bien, assura Helen en réussissant à sourire de bon cœur.
Millicent baissa les yeux sur sa robe.
— J'ai déchiré la dentelle en marchant. Il a fallu une éternité à l'une de
vos servantes pour raccommoder les choses, et je ne crois pas que cela
tiendra. Ma robe sera en loques au bout d'une danse.
— Je suis sûre que lord Holbridge ne s'en plaindra pas.
— Il doit venir ?
Helen hocha la tête. Le visage de Millicent s'illumina, puis arbora un
sourire modeste plus conforme aux bienséances.
— Tu es une amie merveilleuse !
Elle jeta un coup d'œil au cortège d'invités ne cessant d'augmenter.
— Je te verrai dans la salle de bal, d'accord ? Nous nous arrangerons
pour danser quelques quadrilles ensemble !
Après une dernière pression de la main, elle se dirigea vers l'escalier où
un jeune gentleman, qui patientait avec espoir sur la première marche, lui
offrit son bras pour la pénible ascension jusqu'à l'étage.
Helen les regarda monter. Millicent éclata de rire à une remarque que
lui chuchotait son admirateur. Elle était vraiment adorable, et c'était une
véritable amie. Helen devait avouer qu'elle n'avait guère été digne de cette
amitié, depuis quelques semaines. Elle se promit que cela changerait après
minuit, puis se tourna pour saluer l'invité suivant. Elle n'aurait plus à mentir
à Millicent. Elle ne serait plus qu'une jeune fille, même si elle ne serait
plus la même. Une adepte passionnée des bals, des fêtes, des
derniers potins. Ce ne serait pas si mal, n'est-ce pas ?
Le défilé des visiteurs continua sans interruption. Helen faisait la
révérence et murmurait des paroles d'accueil, un sourire figé sur son visage,
tandis que les lords, les ladys et leurs honorables rejetons se succédaient
fièrement. Le Carlin Brompton arriva, vêtue d'un crêpe orange peu seyant.
Elle entreprit de gronder Helen pour avoir laissé son cheval trébucher dans
le parc. Tout en la rassurant sur le sort de Circé, Helen entrevit plus loin
dans la queue un visage expressif qu'elle connaissait bien : lady
Margaret, flanquée de son frère. Elle sentit son cœur s'emballer. Peut-
être avaient-ils un message de Sa Seigneurie.
— Eh bien, c'est une bonne nouvelle, déclara lady Elizabeth. Votre
jument m'a toujours plu. Elle a si bon caractère. Remerciez le Seigneur et
tous ses anges qu'elle aille bien.
Sur cette bénédiction, le Carlin trottina vers l'escalier, permettant ainsi
au frère et à la sœur de se rapprocher. Encore une révérence et un murmure
aimable à l'adresse de sir Egmont et de son épouse, puis de la délicieuse
Miss Taylor, et lady Margaret se retrouva enfin face à Helen.
Elles firent la révérence de concert.
— Quel plaisir de vous revoir, dit Helen.
Elle haussa les sourcils d'un air interrogateur — « A-t-il envoyé un
message ?»
— Nous avons tous été tellement inquiets pour vous, répliqua lady
Margaret.
« Oui. »
Prenant la main d’Helen, elle se pencha comme pour échanger une
confidence joyeuse, non sans faire cliqueter sur son gant ses deux bracelets
d'or.
— Sa Seigneurie m'a demandé de vous dire qu'il serait bientôt ici,
chuchota-t-elle.
Il allait venir ? Mais elle avait entendu son oncle donner des
instructions à Barnett et aux valets de pied pour qu'ils refusent l'entrée à
lord Carlston. Elle secoua la tête.
— Il ne pourra pas entrer.
Lady Margaret eut un sourire pincé.
— Mais si.
Elle attira Helen encore plus près.
— Vous nous mettez tous en danger, gronda-t-elle.
Helen tenta de reculer, mais lady Margaret la retint avec colère.
— Comment pouvez-vous renoncer à des dons aussi précieux ?
— C'est mon choix.
— Votre choix ?
Le mépris de lady Margaret était évident. Elle lâcha la main d’Helen,
lui lança un dernier regard pénétrant puis s'éloigna, en laissant son frère
s'incliner avec élégance.
— Me ferez-vous l'honneur de danser avec moi ce soir, lady Helen ?
demanda-t-il.
Elle l'observa avec froideur.
— Seulement si vous me promettez de ne pas me couvrir de reproches
comme votre sœur, Mr Hammond.
Il jeta un coup d'œil sur lady Margaret, qui l'attendait au bas des
marches. Elle souriait paisiblement mais serrait nerveusement ses mains
gantées.
— Soyez assurée que, comme Sa Seigneurie, je crois que vous devez
choisir librement votre vocation. On ne saurait vous forcer la main.
Helen fit une révérence.
— Dans ce cas, je serai ravie de vous accorder la troisième
danse. Merci.
— Ne lui en veuillez pas trop, lady Helen, murmura-t-il. Elle
est inquiète pour lui.
Helen sourit poliment. C'était vraiment un bon frère, mais lady
Margaret n'avait pas le monopole de l'inquiétude.
— Lord Carlston pense-t-il que Mr Benchley constitue une menace ce
soir ?
— Nous avons perdu sa trace depuis l'exécution, avoua Mr Hammond
à voix basse. Mais soyez tranquille, Sa Seigneurie a posté des renforts
autour de votre maison ce soir. Vous êtes en sécurité.
Elle hocha la tête, mais elle ne se sentait nullement en sécurité.
À travers le brouhaha, Helen entendit un échange d'amabilités. Elle
regarda la file des visiteurs. Le duc et Andrew venaient d'arriver. En
apercevant la haute silhouette impeccablement habillée de Sa Grâce,
plusieurs jeunes gentlemen s'étaient agglutinés autour de lui. Il regarda par-
dessus leur tête, en cherchant des yeux ses hôtes. Quand son visage s'éclaira
d'un sourire, elle sut qu'il l'avait vue. Elle répondit à son sourire puis
détourna les yeux, incapable de soutenir son regard possessif. Le temps
qu'elle reprenne son sang-froid, le duc se dirigeait déjà avec Andrew vers le
vestiaire des hommes pour déposer cannes et chapeaux.
Cependant, elle se retrouva bientôt face au duc et fit une révérence en
essayant de surmonter le choc du salut glacé d'Andrew reçu un instant plus
tôt. Manifestement, son frère lui en voulait toujours.
— Il faut que vous pardonniez sa brusquerie à votre frère, dit le duc à
voix basse. Il désire par-dessus tout votre bonheur et je ne crois pas qu'il
comprenne pourquoi vous avez reporté votre réponse.
Ils regardèrent tous deux Andrew, debout près de l'escalier, arborant un
air mécontent qui ne lui ressemblait guère.
— Et vous devez me pardonner si je vous dis que j'aimerais que cette
nuit soit déjà passée, ajouta le duc en souriant. Je voudrais déjà être demain
matin, dans le salon de votre tante.
Levant les yeux vers lui, elle tenta d'adopter à son tour un ton plus
léger.
— Cela signifie-t-il, Votre Grâce, que les danses que vous
m'avez demandé de vous accorder seront une corvée ?
— Une terrible corvée ! Pourtant, je n'y renoncerais pour rien
au monde. Et je vous en prie, appelez-moi Selburn.
Elle rougit en espérant que personne n'avait entendu cette proposition
embarrassante. Il lui sembla que non, même si sa tante arborait un sourire
étrange en se tournant pour saluer lady Melbourne.
— Je suis très honorée, Votre Grâce, mais vous savez que c'est
impossible.
Le duc s'inclina.
— Oui, pour le moment. J'attends avec impatience la corvée d'ouvrir le
bal avec vous, lady Helen.
Il lui adressa un dernier sourire et rejoignit son frère devant l'escalier.
— Ma chère, lança tante Leonore, lady Melbourne t'attend.
Se tournant de nouveau vers la file, Helen fit une révérence à cette
dame vénérable. Presque tous les invités étaient arrivés et tante Leonore
demanda bientôt à Barnett de conduire lui-même les retardataires à la salle
de bal. Après avoir observé avec satisfaction le palier bondé du premier
étage, elle entraîna Helen vers l'escalier pour l'ouverture du bal.
— J'ai vu que tu avais une conversation avec le duc, dit tante Leonore
tandis qu'elles montaient les marches. Tout va bien entre vous ?
— Oui, répondit Helen laconiquement.
Elle s'arrêta sur le seuil de la salle de bal, un instant étourdie par l'effet
de la chaleur et du tumulte des bavardages sur ses sens exacerbés de
Vigilante.
Tante Leonore regarda à la ronde avec une fierté légitime.
— J'ai déjà entendu Mrs Harris déclarer que la cohue était
épouvantable. Nous ne pouvions rêver d'une assemblée plus brillante. À
moins que Mr Brummell n'arrive, bien sûr. Dans ce cas, le succès serait
total.
— Il faudrait que le régent vienne aussi, ajouta Helen amusée.
— Oui, tu as raison.
Helen observa la foule et découvrit Millicent près de la cheminée. Elle
s'éventait en parlant avec lord Holbridge, sous le regard myope de sa mère.
Helen sourit. De ce côté-là, du moins, tout allait bien. Lady Margaret et Mr
Hammond observaient l'assemblée en silence. Manifestement, ils
attendaient Sa Seigneurie. Leur attente serait vaine. Helen s'avança dans la
salle à la suite de sa tante, en murmurant quelques mots aimables à sir Giles
et lady Gardwell, et en inclinant la tête pour saluer la masse indistincte des
visages se tournant vers elle avec une impatience joyeuse.
— Annonce la danse, ma chère, la pressa tante Leonore. Tout le monde
brûle d'aller sur la piste.
— Mesdames et messieurs, dit Helen en haussant la voix pour couvrir
le brouhaha assourdi.
Elle attendit que son appel ait été entendu jusqu'au fond de la salle
immense.
— Veuillez rejoindre votre partenaire pour la valse de Lady Caroline
Lee.
C'était l'une des contredanses les plus célèbres : un bon choix pour
commencer les plaisirs de la soirée. Elle lança un regard aux musiciens.
Leur chef, le violoniste, inclina la tête pour marquer qu'il était prêt. Les
invités se mirent en place, ceux qui n'avaient pas de partenaire ou ne
dansaient pas rejoignant les murs tandis que les danseurs engagés pour la
première danse formaient deux longues colonnes.
Le duc surgit devant elle, en s'inclinant.
— Je viens accomplir mon pénible devoir, dit-il.
La prenant par la main, il la conduisit en tête des danseurs, dans la
position la plus proche des musiciens, et la laissa mener le cortège des
dames. Avec un sourire accompagné d'un clin d'œil illicite, il prit place en
face d'elle.
L'orchestre commença par accompagner les salutations des danseurs
s'inclinant mutuellement, puis il fut temps pour Helen d'ouvrir le bal. Très
droite, les bras incurvés avec grâce, elle s'élança.
Le duc dansait bien, observa-t-elle. Il n'était pas tout à fait aussi élégant
et athlétique que Sa Seigneurie, mais il ne disposait pas comme lui d'un
équilibre et d'une force surnaturels. Elle lui sourit quand il prit sa main pour
la conduire vers le centre, en dansant tous deux sur un rythme un rien trop
rapide pour la musique.
— C'est l'inconvénient d'avoir de longues jambes, chuchota-t-il tandis
qu'ils ralentissaient pour respecter le tempo.
Cette remarque malicieuse fit rire Helen, trop heureuse d'oublier un
instant le spectre de minuit.
Pendant les deux premières danses, elle réussit la plupart du temps à
repousser le spectre, dont la présence brutale ne s'imposait à son esprit que
lorsqu'elle n'était pas prise par la danse et la conversation. Ou lorsqu'elle
jetait un coup d'œil à la pendule sur la cheminée.
À dix heures et demie, un malaise glacé l'envahit.
À onze heures, elle eut soudain la poitrine oppressée.
À onze heures vingt, une angoisse impitoyable la transperça tandis
qu'elle s'avançait pour la dernière figure de La Vinetta, avec la pendule juste
devant elle. Elle détourna aussitôt les yeux, mais une vague de panique
montait en elle. Il ne lui restait plus qu'une demi-heure. Se dressant sur la
pointe des pieds, elle retourna sur le côté du quadrille et aperçut du coin de
l'œil Hugo qui scrutait l'assemblée d'un air inquiet.
Il y avait un problème.
Se dirigeant vers le siège de son oncle, il se pencha pour lui chuchoter
quelques mots. L'effet fut stupéfiant. Oncle Pennworth se redressa, son
visage rouge virant soudain au violet tant il était furieux. Il posa une
question puis retomba sur son siège en entendant la réponse, comme s'il en
était arrivé à une conclusion accablante. Il se leva en hochant la tête. Hugo
sortit en hâte de la salle. D'un geste furibond, oncle Pennworth fit signe
d'approcher à l'un des jeunes valets de pied et lui donna un ordre bref
à l'oreille. Le jeune homme se précipita vers les musiciens.
Que se passait-il ? Une danseuse moins experte aurait oublié la figure,
mais les réflexes d’Helen et ses heures d'entraînement lui permirent de ne
pas déranger le quadrille. Elle regarda le jeune valet transmettre furtivement
son message au violoniste. Celui-ci haussa ses sourcils noirs et épais, mais
sans manquer une mesure.
On arrivait à la promenade finale du quadrille. À l'instant où les
danseurs tournaient pour la commencer, un coup de bâton sur le parquet
arrêta la musique, semant la confusion sur la piste et attirant l'attention
générale sur le seuil. Helen se tordit le cou pour mieux voir.
Barnett se tenait sur le seuil. Un nouveau coup de son long bâton fit
reculer les gens et leur imposa silence.
— Mesdames et messieurs, annonça-t-il. Son Altesse Royale le prince
régent, le comte de Carlston et Mr Brummell.
Il s'écarta en s'inclinant tandis qu'une silhouette replète vêtue d'un habit
de soirée immaculé s'avançait à l'ombre de deux hommes plus grands, l'un
blond, l'autre brun. Helen aurait reconnu entre mille cette tête brune
arrogante aux cheveux presque ras. Lord Carlston.
Elle plongea dans une révérence, tandis qu'à côté d'elle le vicomte
s'inclinait avec l'élégance d'un courtisan. Elle observa à la dérobée la mer
des têtes baissées, des genoux ployés et des jupes étalées avec grâce, dans le
silence que troublait seul le tic-tac de la pendule. Elle fixa le parquet éraflé
en s'efforçant de calmer son cœur qui battait la chamade, non à cause de la
présence d'un membre de la famille royale, mais devant l'incroyable audace
de lord Carlston. Cet homme s'était en fait servi du régent pour pouvoir
entrer ! Pas étonnant que l'oncle Pennworth fût livide : il ne pouvait fermer
sa porte à un familier du trône.
— Levez-vous, dit Son Altesse Royale.
Helen se leva avec le reste de l'assemblée et découvrit le régent
toujours immobile sur le seuil, son lorgnon à la main. Bien qu'il eût près de
cinquante ans, il conservait quelques traces de la beauté qui avait fait de lui
dans sa jeunesse le premier chevalier* de l'Europe. Il avait toujours le teint
clair, les cheveux soigneusement brossés et ondulés, et ses joues rondes lui
donnaient un air d'éternel adolescent. Plusieurs jeunes dames se mirent à
pouffer sous son regard aussi scrutateur que souriant.
Helen chercha derrière Son Altesse Royale les yeux noirs dont elle
savait qu'ils chercheraient les siens. Lord Carlston observait l'autre bout de
la salle, en fronçant les sourcils d'un air concentré. Par là, appela-t-elle en
silence. Je suis ici. Comme s'il l'avait entendue, il tourna la tête et son
visage s'éclaira. Elle-même sourit, les yeux plongés dans les siens, en
échangeant avec lui une conversation muette où il suffisait pour se
comprendre d'un haussement de sourcil imperceptible, d'un battement de
paupières, d'une lèvre s'incurvant avec lenteur.
Vous êtes venu. Elle n'essaya pas de cacher son soulagement.
Avez-vous douté de moi ?
Elle baissa un instant les yeux. Oui, elle avait douté de lui. Et ses
doutes n'avaient peut-être pas disparu.
Il inclina la tête pour marquer qu'il acceptait sa responsabilité dans
cette confiance perdue. Je vous ai promis que je veillerais sur vous, et je
tiendrai parole.
Même si j'ai choisi...
Oui, même alors.
— Eh bien, où sont nos excellents hôtes, lord et lady Pennworth ?
demanda le régent en s'avançant nonchalamment dans la salle avec un
sourire aimable.
Mr Brummell effleura le bras de Carlston pour lui rappeler la présence
de Son Altesse Royale. Ils le rejoignirent rapidement, et Mr Brummell
regarda Helen avec froideur. Apparemment, il était du même avis que lady
Margaret. Helen se sentit rougir de honte.
Tante Leonore se hâta à la rencontre de son hôte royal et plongea dans
une nouvelle révérence. Oncle Pennworth l'imita avec un léger retard.
— Votre Altesse Royale, vous nous faites un grand honneur, déclara-t-
il.
— Ah, lord Pennworth, je suis enchanté, répliqua le
régent. Absolument enchanté. J'ai beaucoup entendu parler de votre
charmante nièce par Carlston, que voici. Je serais vraiment ravi que vous
me la présentiez.
Oncle Pennworth lança un regard courroucé à Carlston, tandis que
tante Leonore regardait à la ronde avec affolement. Ayant enfin découvert
Helen, elle lui fit signe d'approcher au plus vite.
Bien entendu, Helen avait déjà vu Son Altesse plusieurs fois de loin,
mais il lui apparut de près comme un étrange mélange de présence royale
intimidante, de gaieté robuste et aussi — oserait-elle le penser ? —
d'impertinence puérile, comme le révélaient sa bouche légèrement tombante
et son plaisir manifeste devant le malaise de ses deux hôtes. Tout le monde
savait que l'influence de Mr Brummell avait bridé l'amour de l'ostentation
propre au régent, mais il n'en arborait pas moins quantité de
précieuses breloques attachées à son gilet blanc.
— Votre Altesse, puis-je vous présenter ma nièce, lady
Helen Wrexhall, dit son oncle d'une voix dont la fureur rentrée n'échappa
pas à Helen.
Elle plongea dans une révérence, en priant pour ne pas vaciller en se
relevant.
— Charmante, charmante, dit le régent.
Il garda les yeux fixés sur son décolleté tandis qu'elle se relevait. Elle
avait entendu parler de cette tendance regrettable, mais elle serra les dents
et sourit.
— Carlston me dit que vous êtes une danseuse accomplie, lady Helen,
dit-il en levant enfin les yeux vers son visage.
— Lord Carlston est trop indulgent, Votre Altesse, réussit-elle
à articuler.
Son Altesse eut un rire pour le moins ironique.
— Cela m'étonnerait, lady Helen. Il n'est certes pas prodigue de son
approbation. Moi, au contraire, je ne demande qu'à approuver. Rien ne me
plaît davantage que de voir une danse bien exécutée. Seriez-vous libre pour
une danse avec Sa Seigneurie, par hasard ?
En fait, Helen n'était libre pour aucune danse. Elle s'humecta les lèvres,
ne sachant comment réagir devant cet ordre royal à peine voilé.
— Bien entendu, Votre Altesse, intervint tante Leonore d'un
ton allègre.
Elle ajouta sans autre forme de procès :
— Elle est libre pour la prochaine, je crois.
— Parfait, dit le régent.
Il fit signe à Carlston d'avancer.
— Eh bien, allez-y, mon vieux.
Après s'être incliné devant son souverain, Carlston offrit son bras à
Helen.
— Consentez-vous à m'accorder cette danse, lady Helen ?
Elle fit une révérence.
— Avec plaisir.
En posant sa main sur l'avant-bras du comte, elle sentit la froide
manchette de cuir sous la manche de sa veste. Il s'était équipé avant de
venir.
— Annonce la danse, Helen, commanda sa tante.
C'était lady Elizabeth qui était censée l'annoncer. Après avoir lancé un
regard contrit au Carlin, Helen se racla la gorge et nomma la première danse
qui lui vint à l'esprit :
— Veuillez rejoindre votre partenaire pour la «danse des fées».
Elle ferma les yeux, pleine de honte. Elle avait choisi l'une des
contredanses les plus simples, où il serait difficile de montrer son talent.
Cela dit, elle ne croyait pas que Son Altesse Royale eût vraiment envie de la
voir danser. Sa Seigneurie ou Mr Brummell avaient dû l'amener à demander
cette démonstration. Peut-être par simple plaisanterie, car le prince adorait
faire des farces. À moins qu'il ne connût l'existence des Vigilants, comme sa
mère, et fût disposé à les aider. Dans tous les cas, le but de l'opération
était clair : lord Carlston voulait la convaincre de lui donner le Colligat.
Elle le laissa la conduire vers les musiciens, tandis qu'autour d'eux les
gens se hâtaient de se poster le long des murs ou de prendre place dans les
deux colonnes de danseurs.
— C'est inutile, chuchota-t-elle. Ma décision est prise.
— Vous savez que je dois vous le demander, dit-il, le visage sérieux.
Donnez-le-moi, s'il vous plaît. Permettez-moi de le détruire.
— C'est mon seul moyen d'échapper à ce cauchemar, lança-t-elle.
Lord Carlston s'arrêta abruptement au milieu de la bousculade. Helen
regarda fixement la haute silhouette furieuse du duc de Selburn, qui leur
barrait le passage. Elle baissa les yeux. Il avait agrippé le bras du comte.
Seigneur, Carlston n'aurait qu'un geste à faire pour le tuer !
— Que voulez-vous à lady Helen ? demanda le duc à voix basse avec
un sourire forcé. Son oncle vous a pourtant fait comprendre que vous n'étiez
pas le bienvenu ici.
— Le régent m'a prié de danser avec elle, répliqua Carlston. Son oncle
n'a élevé aucune objection. Quelle raison avez-vous de vous y opposer ?
— Ma raison, c'est vous.
Carlston sourit.
— N'auriez-vous pas une raison dont je puisse ne pas me ficher ?
— Son oncle m'a autorisé à demander sa main. Je vais l'épouser.
Helen vit Carlston serrer la mâchoire. Il se tourna pour la regarder. Ses
yeux étaient totalement noirs.
— Lady Helen, est-ce vrai ? demanda-t-il d'une voix tendue.
— Oui.
— Vous êtes fiancés ?
— Non, dit-elle un peu trop vite.
Selburn haleta légèrement, comme s'il venait de recevoir un coup.
Carlston se retourna vers lui en lui adressant à son tour un sourire
forcé.
— Quand vous serez fiancés, duc, je cesserai de m'en ficher.
En attendant, vous n'avez pas de partenaire pour cette danse.
Il baissa lentement les yeux sur la main de Selburn agrippant son bras.
La menace de ce regard était palpable.
Le duc le lâcha. En serrant son poing, Carlston passa devant lui avec
Helen pour rejoindre la tête de la colonne. Elle regarda dans son dos. Le
visage étroit du duc était pâle de rage.
— Avez-vous vraiment l'intention de l'épouser ? demanda Carlston
d'une voix basse mais féroce.
— S'il me le demande de nouveau, répondit-elle sèchement.
— De nouveau ?
— Je l'ai prié d'attendre demain, au cas où...
Pourquoi lui donnait-elle ces explications ?
— Au cas où quoi ?
Elle le brava du regard.
— Au cas où je serais quelqu'un de totalement différent demain. Après
l'opération alchimique.
Il la regarda longuement, puis secoua la tête.
— Lady Helen, vous avez nettement plus d'honneur que lui.
Ils avaient atteint leur place en tête de la colonne des danseurs.
Seuls neuf autres couples étaient alignés, ce qui était moins que
d'habitude. Peut-être certains trouvaient-ils trop intimidant de danser devant
le régent. Sa Seigneurie mena Helen à sa position, puis prit la sienne. Les
musiciens entonnèrent aussitôt la mélodie entraînante.
Après les salutations, Carlston et Helen, dont les yeux tourmentés ne se
quittaient pas, exécutèrent trois chassés* pour rejoindre Mr Duncannon. Le
jeune homme saisit prestement leurs mains pour former le cercle.
— Quel bal merveilleux, lady Helen, dit-il tandis qu'ils faisaient des
glissades en cadence. Je voudrais que...
— Comptez-vous vraiment fuir vos responsabilités ? lança Carlston
par-dessus sa tête. Votre devoir envers l'humanité ?
Helen sourit suavement à Mr Duncannon.
— Je suis heureuse que vous vous amusiez, dit-elle.
Lâchant les mains du jeune homme, ils rejoignirent la partenaire de
celui-ci, Miss Harris, dont le sourire à Sa Seigneurie resta sans réponse.
— Refusez-vous d'entendre ma question ? demanda
rudement Carlston.
— Je croyais que vous estimiez que ce devoir ne devait pas être une
contrainte mais un choix, souffla-t-elle. Eh bien, j'ai choisi.
Ils lâchèrent les mains de Miss Harris, stupéfaite, et retournèrent vers
le centre.
— Si telle est votre décision, je vous demande de le faire en
ma présence, dit Carlston en serrant les deux mains d’Helen un peu plus
fort que ne l'exigeait la bienséance. De cette façon, je serai certain que vous
serez en sûreté et que le talisman sera complètement détruit.
Ils entreprirent de rejoindre le bas de la colonne sur un rythme
endiablé.
— Et vous ne ferez rien pour me retenir ? demanda Helen. J'ai votre
parole ?
— Oui, sur mon honneur.
Elle respira. Il ne pouvait y avoir de meilleure garantie.
— Il faut procéder à minuit. Je suis convenue avec Darby d'être dans
ma chambre à minuit moins dix.
Il hocha la tête.
— Vous ne devez pas monter là-haut avant que je sois avec vous, c'est
entendu ?
— C'est entendu, dit Helen tandis qu'ils se tenaient les mains
en remontant la colonne des danseurs applaudissant joyeusement.
Au dernier accord de la danse, Helen jeta un coup d'œil à la pendule
dorée. Minuit moins vingt. Fermant les yeux un instant pour rassembler son
courage, elle fit sa révérence finale, puis une autre à l'intention de Son
Altesse Royale, qui eut la bonté d'incliner la tête avant de s'abandonner de
nouveau aux prévenances de lady Southcoate. Sa Seigneurie s'inclina à son
tour puis rejoignit rapidement Helen.
— Il faut que je trouve ma tante, dit-elle en applaudissant poliment
avec les autres danseurs. Vous avez vu l'heure ?
Elle posa la main sur le bras qu'il lui offrait.
— Je dois lui dire que je vais me reposer un instant dans ma chambre.
— Elle est là-bas, avec votre frère et lady Melbourne, dit-il en
lui montrant le petit groupe assis dans un coin à bavarder.
Helen entendit le rire claironnant de sa tante, et vit Andrew tressaillir à
ce son. Carlston lança un regard à la ronde.
— Venez, avant que votre futur époux n'apparaisse dans toute sa
vertueuse fureur.
Malgré son ton sarcastique, Sa Seigneurie n'avait pas tort. Helen n'avait
certes pas besoin d'être retardée par le duc. Ils se faufilèrent au milieu des
groupes d'invités profitant du repos entre deux danses et des verres
rafraîchissants de punch à la romaine* offerts par les valets.
— Milord Carlston ? J'ai un message pour vous.
Helen et Sa Seigneurie se retournèrent. Un plateau d'argent à la main,
Hugo s'inclina en présentant la feuille de papier posée dessus.
— De la part d'un monsieur imposant au rez-de-chaussée, ajouta-t-il. Il
dit qu'il est votre domestique.
Carlston prit la feuille.
— Merci.
Il la déplia. Helen aperçut le texte : il était écrit dans une langue
inconnue d'elle. Le comte lut rapidement, sans réagir autrement qu'en
crispant ses mains sur le papier.
— Il n'y aura pas de réponse, déclara-t-il avec calme.
Hugo s'inclina et se retira.
— Est-il question de Mr Benchley ? demanda Helen.
— Non.
Devant ses yeux inquiets, Helen sentit la peur l'envahir.
— Prenez sur vous. Ne montrez aucune réaction.
Elle hocha la tête, en proie à un terrible pressentiment.
— Quinn a trouvé Baies, Lily et une autre de vos servantes morts dans
le passage derrière la maison.
Il sembla à Helen que la salle commençait à tourner. Lily était morte ?
Et Baies ?
— Qui est l'autre servante ? lança-t-elle d'une voix entrecoupée en
agrippant son bras. Darby ?
— Maîtrisez-vous, souffla-t-il. Quinn connaît Darby. Il aurait donné
son nom.
— Oui, c'est vrai.
Elle prit une inspiration tremblante.
— Qui peut les avoir tués ?
— Il dit que leurs corps portent les marques d'un Abuseur attaquant
pour se rassasier.
Il la prit par le coude.
— Calmez-vous, maintenant. Souriez.
Elle obéit, et il ajouta à voix basse :
— Il faut que j'explore la maison pour trouver cette créature.
Ne montez pas dans votre chambre avant mon retour.
— Non... ne me laissez pas ici !
— Il ne tentera rien dans cette foule. Vous devez rester ici.
Saisissant son gousset, il sortit la montre à tact dont la flèche de
diamants indiquait presque minuit moins le quart sur le fond d'émail bleu.
— Comme l'Abuseur s'est rassasié, il sera aisé de le repérer.
Il entraîna Helen par le bras.
— Venez, je vais vous conduire auprès de lady Margaret et
d’Hammond. Vous serez en sûreté avec eux.
Le frère et la sœur étaient debout près de la cheminée. Lady Margaret
s'éventait avec lenteur. Même sa peau pâle avait rosi dans la chaleur de la
salle. En voyant Sa Seigneurie approcher, son visage s'éclaira. Sa joie céda
bientôt la place à l'inquiétude. Elle avait compris que quelque chose n'allait
pas, mais n'en garda pas moins son sourire aimable. Helen resta figée tandis
que Carlston les informait de ce qui s'était passé. La main de lady Margaret
se crispa sur son éventail et Mr Hammond prit un air indigné, mais pour le
reste rien dans leur réaction ne révélait qu'un monstre meurtrier s'était
introduit dans la maison.
— Voulez-vous que je vous accompagne, milord ? demanda Mr
Hammond en se redressant.
Sa Seigneurie secoua la tête.
— Restez avec lady Helen.
Il s'inclina puis entreprit de se frayer un chemin vers la porte. Helen le
vit ouvrir la montre et assembler la lentille.
— Michael, allez chercher un verre de punch, dit lady Margaret en
jetant un regard préoccupé à Helen. Je crois que lady Helen a besoin d'un
remontant.
Mr Hammond attrapa au passage un verre sur le plateau d'un valet et le
donna à Helen. Elle n'en voulait pas, mais lady Margaret saisit son poignet
avec douceur pour l'engager à boire, de sorte qu'elle avala une gorgée du
breuvage crémeux et glacé. Le rhum enflamma sa gorge et la tira d'un coup
de son hébétude. Sur la cheminée, les aiguilles de la pendule dorée
indiquaient minuit moins dix.
Elle était en train de manquer sa chance. Peut-être s'agissait-il d'une
ruse de Sa Seigneurie pour l'empêcher de se dépouiller de ses dons ? Elle
secoua la tête. Son alarme n'était pas feinte. Mais si jamais il s'était trompé
à propos de Darby ? Elle but fébrilement une seconde gorgée pour essayer
de se calmer. Non, il avait raison, Quinn l'aurait appelée par son nom dans
le message. Une pensée encore plus horrible la fit tousser alors qu'elle
avalait la liqueur violente : et si la créature se trouvait dans sa chambre ? Sa
chambre où Darby l'attendait. Seigneur ! Darby était peut-être déjà morte...
Helen tendit brusquement son verre à Mr Hammond, qui le prit
machinalement, puis elle s'éloigna rapidement dans la foule. Elle saluait en
souriant au passage les invités surpris par sa hâte peu convenable, sans
consentir à s'arrêter avec eux. Regardant par-dessus son épaule, elle vit que
Mr Hammond et lady Margaret s'étaient lancés tous deux à sa poursuite.
— Lady Helen, dit sir Egmont en s'inclinant. C'est une telle...
— Magnifique, s'exclama Helen en s'esquivant sous le regard étonné
du noble seigneur et de son épouse.
S'engouffrant dans un espace vide, elle regarda de nouveau dans son
dos. Mr Hammond gagnait du terrain. Encore quelques pas, et il l'aurait
rejointe. Elle accéléra et aperçut sa planche de salut sur le seuil.
— Vôtre Grâce, dit-elle en plongeant dans une profonde révérence
devant le duc.
— Lady Helen. Je vois que vous avez fini de danser avec Sa
Seigneurie.
Sa voix était passablement froide.
— Sur l'ordre exprès de Son Altesse Royale, répliqua-t-elle sèchement.
Elle n'avait pas le temps de ménager les susceptibilités. Elle prit une
inspiration pour tenter de ne pas parler d'un ton trop pressant.
— Seriez-vous assez aimable pour me conduire à l'escalier ? Je me
sens souffrante et désirerais avoir un peu de répit avant la prochaine danse.
Aucun gentleman ne pouvait se dérober devant un tel aveu de
faiblesse.
— Bien sûr, dit-il en lui offrant son bras.
Elle jeta encore un coup d'œil derrière elle. Le frère et la sœur se
figèrent. Devant le visage tendu de Mr Hammond, elle se sentit terriblement
coupable.
Le duc se racla la gorge.
— Je voudrais m'excuser pour mon comportement de tout à l'heure.
Il sourit sombrement.
— Je crains de me montrer sous mon pire jour dès que je vois lord
Carlston.
— Je crois que vous n'êtes pas le seul, dit Helen tandis qu'ils
approchaient de l'escalier.
Elle fit un signe de tête au valet de pied posté en bas des marches pour
dissuader les invités d'accéder aux appartements privés. Il s'écarta en
s'inclinant. Dans la salle de bal, derrière eux, la voix stridente de lady
Elizabeth annonçait :
— Veuillez rejoindre votre partenaire pour le quadrille écossais !
— Je n'aime pas vous voir en sa compagnie, lady Helen, dit le duc. Ce
qu'il a fait à Élise...
Il s'interrompit.
— Mais vous savez ce qu'il lui a fait.
— Il n'est pas un danger pour moi, assura Helen en hâte.
Elle devait monter dans sa chambre.
— Je vous le garantis, déclara-t-il en baisant sa main dans la vieille
tradition courtoise. J'attends avec impatience la danse du souper.
— Oui, bien sûr. Moi aussi.
Elle retira sa main. Sourit. Monta les premières marches en se forçant à
une lenteur tranquille qui lui donnait envie de hurler d'exaspération. Quand
elle atteignit enfin le palier du premier étage, elle remonta ses jupes et
gravit les marches quatre à quatre, le souffle court. « Seigneur, pria-t-elle,
faites que Darby soit saine et sauve. »
Chapitre XXIX

Les portes de sa chambre et de son cabinet de toilette étaient fermées.


Cela n'avait rien d'insolite. Elle s'arrêta un instant devant la chambre pour
écouter, guettant un signe de Darby ou autre chose. Pas un bruit à l'intérieur,
alors que son ouïe si fine lui permettait d'entendre les premiers accords
entraînants du quadrille écossais deux étages plus bas. Elle tourna la
poignée et entra.
La chambre était vide. Le candélabre sur son secrétaire diffusait une
lumière douce, et on en avait placé un autre sur la cheminée où le feu se
mourait. La porte donnant sur le cabinet de toilette était ouverte. Il était
plongé dans l'ombre, comme s'il n'était éclairé que par une bougie.
— Darby ? chuchota-t-elle en fermant la porte dans son dos. Darby,
êtes-vous là ?
Pas de réponse.
— Darby ! s'écria-t-elle.
Sa voix déchira le silence inquiétant.
— Répondez-moi !
— Milady ?
Darby apparut sur le seuil du cabinet de toilette.
— Je suis là.
Helen poussa un soupir, soulagée. Elle n'avait rien. Dieu merci.
— Quelque chose ne va pas. Je commençais à me demander si vous
alliez venir, dit Darby en entrant en hâte dans la chambre. Il ne nous reste
que cinq minutes avant minuit.
— L'Abuseur a tué Lily, Mr Baies et une servante.
— Comment ? s'exclama Darby en pressant la main sur sa poitrine.
Quelle servante ? Pas Tilly ?
— Je ne sais pas.
« Seigneur, faites que ce ne soit pas la petite Tilly. »
Helen se dirigea vers le secrétaire en enlevant précipitamment ses
gants.
— Sa Seigneurie est à la recherche du monstre. Il s'est rassasié.
Elle jeta les gants sur une chaise puis chercha à tâtons le compartiment
secret où était cachée la clé. Peu importait désormais que Darby soit au
courant.
— Il s'est rassasié ?
Dans son horreur, Darby se précipita à côté de sa maîtresse.
— Qu'allons-nous faire ? demanda-t-elle.
Helen déverrouilla le secrétaire et rabattit le panneau.
— Sortez le nécessaire, Darby. Tout est sur l'étagère du haut. Je vais
prendre la miniature.
Assise au bord du lit, elle souleva ses jupes et son jupon pour arracher
le petit sac de soie. Alors qu'elle l'ouvrait, un tintement lui fit lever les yeux.
La fiole d'eau consacrée avait heurté le bol d'argent posé à côté de la boîte à
amadou et du couteau à fruits. Darby se tourna vers elle.
— Tout est prêt, milady.
Helen se leva, la miniature à la main. La force vitale de Darby
s'illumina d'un éclat bleu pâle autour de son corps.
— Bravo, dit Helen. Donnez-moi le couteau.
— Donnez-moi la miniature, lança une voix d'homme.
Helen se retourna d'un bond. Elle avait reconnu Mr Benchley à sa voix
basse et son halo brillant de Vigilant avant même d'avoir vu son visage ridé
et le regard fixe de ses yeux gris clair.
— Comment êtes-vous entré dans la maison ?
La réponse était évidente : il était en habit de soirée. S'avançant dans la
chambre, il braqua sur Helen un pistolet de duel d'un noir luisant.
— Par les cuisines. Ils ont cru voir encore un invité ivre qui s'était
égaré au sous-sol. Une jolie petite bonne m'a aidé à monter jusqu'à la salle
de bal.
Malgré son choc, elle nota machinalement qu'il était donc sans doute
venu seul. Ce qui écartait la menace du sinistre Mr Lowry.
Elle serra ses doigts sur la miniature. L'espace d'un instant, elle songea
à la jeter à Darby. La jeune servante était si près de la porte qu'elle pourrait
s'échapper. Mais Benchley avait la rapidité d'un Vigilant et ignorait le
remords.
Renonçant à cette idée, Helen choisit l'autre alternative.
— Fuyez, Darby !
La femme de chambre bondit vers la porte.
— Restez où vous êtes, ma petite, ou je tire sur votre maîtresse !
Darby se figea. Avec lenteur, elle lâcha la poignée.
Benchley lui fit signe de s'écarter.
— Mettez-vous contre le mur et ne bougez plus.
Elle le foudroya du regard mais obéit.
— Plus loin, ordonna-t-il.
Elle s'arrêta près du secrétaire.
— Ça ira.
Il se planta au centre de la pièce.
— Lady Helen, vous comprenez qu'il m'est impossible de vous laisser
anéantir vos talents et avec eux ma chance de rédemption, n'est-ce pas ?
Sans parler du pouvoir que recèle ce Colligat. Posez-le sur le lit.
Helen fronça les sourcils.
— Vous voulez le Colligat pour son pouvoir ? Je croyais que
vous vouliez le détruire.
— Tout le monde veut le Colligat, ma chère, et je peux vous assurer
que personne n'a l'intention de le détruire. Pas même Carlston. Posez-le
bien sagement sur le lit.
Helen plaça lentement le portrait sur le dessus-de-lit en velours. Sa
mère semblait regarder le ciel avec défi. D'un coup, le halo bleu s'éteignit
autour de Benchley et de Darby.
Un coup à la porte les fit tous sursauter.
— Milady, êtes-vous là ?
C'était la voix de Philip. Helen eut un bref instant d'espoir, mais que
pourrait le jeune valet de pied contre un Vigilant expérimenté ?
— Votre tante souhaite que vous redescendiez.
Rejoignant Darby en un éclair, Benchley serra ses mains autour de la
mâchoire de la jeune servante, qui poussa un cri étouffé.
— Dites-lui de s'en aller, souffla-t-il à Helen. Ou je la massacre.
Helen déglutit, le gosier desséché par la peur.
— Laissez-moi, Philip, lança-t-elle d'une voix rauque. Je
suis souffrante.
La poignée de la porte tourna. Que faisait-il ?
— Je suis désolé, milady, mais votre tante s'est montrée insistante.
La porte s'ouvrit. Philip entra. La lumière des bougies fit briller les
reflets cuivrés de ses cheveux. Pour une raison inconnue, il ne portait plus
sa perruque poudrée. Il écarquilla les yeux devant la scène brutale s'offrant
à lui.
— Fermez la porte, ordonna Benchley en brandissant son pistolet.
Philip ferma posément la porte. Il s'avança dans la pièce en se
ramassant sur lui-même, comme un animal prêt à bondir.
— Eh bien, dit-il avec calme. Vous devez être Benchley.
Pendant un instant, Helen fut comme emportée dans le tumulte de sa
confusion et des battements affolés de son cœur. Comment Philip pouvait-il
connaître Benchley ?
Seigneur !
Comprenant d'un coup, elle se précipita vers le lit. Attrapa la miniature.
Dès que ses mains se refermèrent dessus, un halo bleu étincelant d'Abuseur
s'illumina autour du corps de Philip tandis que trois longs fouets frémissants
s'incurvaient au-dessus de sa tête.
— C'est lui l'Abuseur ! hurla-t-elle.
Le fouet du milieu s'abattit en sifflant. Elle roula précipitamment sur le
côté du lit, à l'instant où les couvertures et le matelas déchirés par le fouet
jaillissaient en une explosion de plumes et de velours brûlé. Elle recula en
rampant sur le tapis et son épaule heurta le mur si violemment qu'elle en eut
le souffle coupé. En toussant, elle essaya de voir à travers le tourbillon de
poussière et de plumes. Benchley avait dû lui aussi se mettre à l'abri, car il
était invisible. Elle distingua la livrée dorée de Philip s'élançant pour abattre
deux de ses trois fouets d'un bleu éclatant. En entendant du bois voler en
éclats et un juron étouffé de Benchley, elle se plaqua contre le mur. Un
candélabre sillonna l'air avant qu'un fouet ne le projette avec fracas contre
le mur, à une telle vitesse que ses bougies s'éteignirent instantanément.
L'ombre régna soudain dans la pièce.
Où était Darby ? S'était-elle échappée ?
Elle entendit le claquement des fouets contre le bois. Du plâtre s'éleva
en tournoyant tandis qu'une gerbe d'épaisse poussière recouvrait le sol.
Quelqu'un allait certainement les entendre malgré la musique et les danses.
Helen se traîna de nouveau vers l'abri du lit. Comme sa robe la gênait,
elle releva en hâte jupes et jupon de façon fort inconvenante autour de sa
taille et reprit sa progression. Philip lui tournait le dos, ses fouets immobiles
au-dessus de sa tête. Le cœur battant, elle risqua un coup d'œil derrière la
colonne du lit.
Un tas de bois fracassé et de papier déchiqueté se dressait à
l'emplacement du secrétaire. Un trou béant s'ouvrait dans le mur du cabinet
de toilette. Benchley gisait sur le dos. Son gilet blanc était trempé de sang et
Philip se penchait sur lui. Helen poussa un cri étouffé quand deux des fouets
s'abattirent soudain. Benchley en évita un en roulant sur le côté, mais l'autre
entailla son bras si profondément qu'un jet de sang frais jaillit à travers sa
veste et sa chemise déchirées. Avec un juron, il se hissa sur ses genoux.
Darby était invisible, mais la porte était entrebâillée. Elle était sortie,
Dieu soit loué. Et elle allait ramener des secours. Au loin, une cloche sonna
le premier coup de minuit.
Philip regarda par-dessus son épaule. Le fouet du milieu s'abattit juste
devant Helen, en lacérant le tapis. Elle s'accroupit derrière le lit, en se
mordant les doigts pour ne pas hurler. Puis elle se rendit compte avec
horreur qu'elle était couverte de métal. Elle arracha le diadème de ses
cheveux, détacha d'un coup sec ses boucles d'oreilles, défit fébrilement son
collier et le laissa tomber par terre. Il n'y avait pas d'épingles dans sa robe,
mais la miniature était entourée d'or. La cacher ? Non, il fallait qu'elle la
garde avec elle, sans quoi elle n'aurait plus aucune chance de s'en sortir.
Elle vit par-dessus le lit Benchley tenter de trancher le fouet droit de
Philip avec un couteau de verre. Les deux hommes titubèrent puis
s'effondrèrent. Le lit tressauta sous le choc répété de leurs corps le heurtant
avec violence, au milieu de grognements furieux entrecoupés de jurons.
Helen essaya d'estimer leur position. Pourrait-elle gagner le cabinet de
toilette ? Se mettre en lieu sûr ? Elle rampa de nouveau vers le bout du lit.
Ils n'étaient qu'à deux mètres d'elle tout au plus. Assis à califourchon sur
Benchley, Philip avait plongé ses trois fouets et son tentacule bleu-noir
frémissant dans la poitrine du Vigilant — en plein cœur. Le malheureux
arquait son dos de souffrance, tandis qu'un flot d'énergie bleue s'échappait
de son corps.
Helen vacilla. L'Abuseur était en train de le vider de toute son énergie !
Hors d'haleine, elle regarda de nouveau la scène. Benchley se débattait
sous son agresseur, les yeux écarquillés, la bouche mouillée d'une écume
rosée. Il tendit vers Helen sa main ensanglantée.
— Aidez-moi, souffla-t-il.
L'aider ? Il avait tué des familles entières. Assassiné un bébé. Il avait
failli détruire sa mère !
— Restez où vous êtes, gronda Philip.
Un des fouets se détacha du corps de Benchley et s'élança vers elle,
prêt à frapper. Elle se baissa précipitamment. Les deux autres s'enfoncèrent
plus profondément encore dans la poitrine de Benchley, tandis que le
tentacule aspirait l'énergie bleue avec une violence redoublée. Il se convulsa
de nouveau.
— Aidez-moi.
Sa voix n'était plus qu'un chuchotement indistinct.
Il agrippa le bois pour se rapprocher d'elle, avec un effort douloureux.
Elle se glissa une nouvelle fois vers le bord du lit. Un fouet s'abattit par
terre, à quelques pouces de son visage. Elle recula précipitamment,
aveuglée. Quand elle y vit de nouveau, elle regarda avec horreur les yeux
exorbités de Benchley, ses veines brillant de l'énergie déferlant à travers
elles, ses lèvres retroussées sur ses dents jaunies en un cri silencieux. Sa tête
heurta le sol, ses bras s'agitèrent désespérément. Une ultime convulsion
souleva un instant son buste, puis il retomba sur le sol, mort.
Helen regarda fixement le visage sans vie, les yeux exorbités et la
bouche béante après ces dernières affres. Elle pressa la main sur sa bouche,
prise de nausée. Ce n'était pas le moment de faire du sentiment. Il fallait
qu'elle s'enfuie. Elle respira un grand coup pour surmonter le choc.
La cloche lointaine sonna de nouveau.
Elle avait perdu le compte. Tendant l'oreille, elle attendit un nouveau
coup, mais elle n'entendit que le fracas des roues des voitures, les cris de
noceurs attardés et le rythme du quadrille écossais en bas de l'escalier, la
rumeur sourde et cadencée des pas des danseurs.
Minuit était passé.
Philip sortit ses fouets du corps de Benchley et son tentacule rentra
dans son dos. Il se tourna vers Helen. Les trois appendices s'agitaient en
répandant une lumière si vive qu'elle en avait mal aux yeux. Ils étaient
gorgés de la force vitale de Benchley.
— Donnez-moi le Colligat.
Elle agrippa le cadre ovale. Il y aurait encore une pleine lune dans un
mois — si elle pouvait garder la miniature jusque-là. Si elle-même survivait
jusque-là. Elle aperçut un éclat doré au milieu des débris de son secrétaire.
La miniature de son père.
— Il était dans mon secrétaire, déclara-t-elle. Vous pouvez le voir
vous-même.
Philip secoua la tête en souriant.
— C'est bien essayé, milady, mais je sens sa présence sur vous.
Elle serra les dents. Il savait qu'elle l'avait, bien sûr. Mais pourquoi ne
l'attaquait-il pas pour s'en emparer, dans ce cas ? Elle se rappela soudain la
façon dont il avait abattu son fouet pour la faire reculer derrière le lit. Il
aurait pu aisément la frapper, mais il ne l'avait pas fait. Ni alors ni plus tard.
Il n'avait aucune intention de la tuer, au moins pour le moment.
— Êtes-vous l'Abuseur Suprême ?
Il s'approcha d'un pas.
— Moi ?
Il éclata d'un rire rauque tandis que les trois fouets au-dessus de sa tête
se déployaient de nouveau, en ondulant avec une lenteur obscène.
— Je ne suis que son vassal.
Il tendit la main.
— Donnez-le-moi.
Derrière lui, la lumière dans le cabinet de toilette trembla légèrement,
comme si quelqu'un avait ouvert la porte et qu'un courant d'air eût fait
vaciller la bougie. Helen poussa un soupir qui était aussi une prière. «Mon
Dieu, je vous en prie, faites que ce soit lord Carlston. »
— Je croyais que les créatures comme vous ne collaboraient pas entre
elles, dit-elle en hâte. Pourquoi vous soumettez-vous à l'un de vos pareils ?
— Il n'est pas l'un de mes pareils, déclara Philip en avançant encore
d'un pas.
— Qui sont ses pareils, alors ? demanda-t-elle vivement. Que veut-il ?
Elle devait attirer son attention sur elle, pas sur la porte.
— Je ne suis pas ici pour exposer les projets de mon seigneur, dit
Philip. Je suis ici pour le Colligat.
— C'est un seigneur ?
— Pas au sens où vous l'entendez.
Une silhouette surgit soudain du cabinet de toilette à une vitesse
vertigineuse. Se retournant d'un bond, Philip abattit ses fouets sur la
silhouette accroupie qui se baissa et roula sur le côté. L'espace d'un instant,
Helen vit le visage de Carlston, durci dans la résolution impitoyable du
chasseur, puis elle se précipita vers le lit, rampa sur ses couvertures en
lambeaux et se laissa tomber de l'autre côté, au milieu d'un nuage de
plumes.
— Lady Helen, sortez ! cria Sa Seigneurie.
Un fouet cinglant la porte la referma violemment. La miniature serrée
dans son poing, Helen s'avança à quatre pattes au coin du lit. Sa Seigneurie
attrapa l'un des fouets et l'enroula à son poignet en esquivant les deux autres
appendices visant son visage. L'un d'eux percuta le mur, qui se fendit
aussitôt en projetant un déluge de plâtre. Carlston s'élança vers l'autre, mais
l'appendice se déroba en frémissant et sa main se referma sur le vide.
Il essayait de s'emparer des trois fouets !
— Non ! hurla Helen.
Il tira brutalement sur l'appendice qu'il tenait. Philip perdit l'équilibre.
Carlston tituba et heurta le mur tandis que son adversaire s'effondrait contre
lui. Après un bref silence hébété, le tentacule gonflé d'énergie de Philip
s'élança vers la poitrine de Carlston. Sa Seigneurie souleva d'une main
Philip en attrapant de l'autre le deuxième fouet, puis esquiva le tentacule
cherchant à l'atteindre. Poussant un rugissement de rage, Philip tira
pour dégager son arme captive, mais Carlston tint bon et enroula
avec ténacité le fouet tressaillant autour de son avant-bras, tout en
se baissant pour parer l'attaque meurtrière du dernier fouet.
Il fallait qu'elle l'empêche de s'en emparer. À eux trois, ils allaient le
tuer.
Le troisième fouet s'abattit de nouveau avec un sifflement rappelant
l'attaque d'un essaim d'abeilles furieuses. Carlston se jeta sur le côté, mais
l'arme bleue laissa dans son sillage une traînée rouge sur sa poitrine. Dans
ses efforts pour se dégager, Philip trébucha contre la jambe de Benchley.
Les deux hommes chancelèrent et heurtèrent violemment la cheminée.
Carlston tomba à genoux.
Helen aperçut une forme sombre sur le sol. Le pistolet ! Elle bondit
pour saisir la crosse de bois, en laissant échapper la miniature. Les halos
bleus se dissipèrent. Elle fit volte-face, le doigt crispé sur la détente. Elle
visa le dos de Philip et tira. Rien. Elle examina le pistolet en tentant
fébrilement de se rappeler les instructions d'Andrew à la campagne. Le
chien n'était pas armé. Elle l'enclencha précipitamment, visa de nouveau et
appuya sur la détente. Il y eut une détonation. Une flamme. Elle se sentit
brutalement repoussée en arrière. Une odeur pénétrante de poudre et de
fumée flottait dans l'air.
Elle cligna des yeux. Avait-elle touché Philip ? Lui et Carlston s'étaient
soudain figés, surpris par l'explosion. Elle l'avait manqué. Un nouveau trou
perçait le mur au-dessus d'eux.
En bas, la musique s'était interrompue.
Lord Carlston fut le premier à se reprendre. Helen ne distinguait plus
les fouets ni le tentacule de Philip, mais elle vit la main de Sa Seigneurie se
tordre comme pour enrouler quelque chose à son poignet. Il s'était emparé
du troisième fouet ! De sa main libre, il attrapa à tâtons le couteau de verre
gisant près de la tête de Benchley. Ses doigts se serrèrent sur le manche.
Philip se débattit en frappant de son coude l'épaule de son adversaire, dans
une tentative désespérée pour se dégager. Carlston se retourna et
abattit brutalement la lame de verre sur les épaules de Philip, à la base des
trois fouets.
Poussant un hurlement, Philip s'effondra sur le sol.
Carlston regarda Helen, hors d'haleine, le corps tendu dans l'effort de
retenir l'énergie des fouets accumulée autour de ses bras.
— Prenez le Colligat et fuyez ! gronda-t-il.
Helen entendit dans son dos des bruits de pas précipités. Sa Seigneurie
renversa la tête en arrière et leva les bras. Elle avait déjà vu cette posture,
aux jardins de Vauxhall : il s'apprêtait à recevoir dans son corps l'énergie
bleue dont la violence lui avait arraché ce sourire terrifiant de folie.
— Non ! cria-t-elle.
Elle vit son bras se baisser et ses yeux s'écarquiller quand l'énergie des
trois fouets se rua dans sa poitrine, en lui infligeant une telle souffrance que
son dos se raidit convulsivement.
— Non ! Milord, non !
Une silhouette gigantesque fit irruption dans la chambre — Quinn.
Darby entra sur ses talons en trébuchant.
— Milady !
Vingt secondes. Avant que l'énergie dévore Carlston. Avant qu'elle le
tue. Vingt secondes pour lui faire descendre trois étages afin de décharger
dans la terre la puissance terrifiante déferlant dans son corps.
— Emmenez-le, Quinn ! hurla Helen. Il faut qu'il touche la terre
! Quinn s'avança au milieu des débris jonchant le sol, se laissa tomber près
de Carlston et tenta de le prendre dans ses bras.
— Non ! souffla Carlston.
Il eut une convulsion soudaine.
— Nous sommes trop haut, il y a trop de gens. Mettez lady Helen en
sûreté.
— Non, non, je peux y arriver, lança Quinn en serrant les
dents. Cependant, Helen comprit à sa voix qu'il n'y croyait pas.
— Je peux vous emmener en bas.
— Non, grogna Carlston. C'est un ordre. Faites ce que je vous dis ! Ses
veines illuminées saillirent brusquement sous sa peau, tandis qu'une
nouvelle convulsion le secouait. La folie souriait déjà sur son visage.
Baissant la tête, Quinn le lâcha. Des larmes ruisselaient sur les joues du
géant.
— Je suis désolé, dit-il à Helen.
— Non !
Elle pouvait sûrement faire quelque chose. À quoi servait son pouvoir,
si elle ne pouvait sauver la vie de Sa Seigneurie ? Sauver sa vie. Lady
Margaret avait prononcé ces mots dans les jardins : «Un Vigilant peut
absorber une partie de l'énergie dont l'autre s'est chargé, avait-elle dit. Cela
lui sauvera la vie. »
Absorber l'énergie. Mais comment ?
Voyant quelque chose bouger du coin de l'œil, elle se retourna
vivement. Philip s'était hissé sur ses genoux et fixait la miniature qu'elle
avait laissée tomber. Il leva les yeux, et leurs regards se croisèrent pendant
un instant interminable. Elle vit sa détermination féroce, son désir effréné. Il
n'avait qu'un but : s'emparer du Colligat pour son maître. À moins qu'elle ne
l'en empêche. Mais il allait être trop tard pour Carlston.
Helen rassembla ses forces, prête à s'élancer. Mais dans quelle
direction ? Si elle sauvait la miniature des griffes de l'Abuseur, Carlston
mourrait presque à coup sûr. Si elle courait le secourir, au risque de devenir
folle, l'Abuseur volerait le Colligat — elle perdrait ainsi toute chance de
retrouver une vie normale, et toute cette puissance tomberait dans les mains
d'un Abuseur Suprême.
« Il est parfois impossible de choisir pour le mieux. Il faut simplement
choisir. »
Helen se précipita en avant et heurta la poitrine vigoureuse du comte,
qui vacilla sur le dos, son corps allongé sur le sien. Alors qu'elle
s'accrochait à ses épaules tremblantes, elle vit Philip plonger sur la
miniature. L'Abuseur se releva péniblement et s'enfuit.
— Arrêtez-le ! hurla-t-elle.
Mais il était déjà passé devant un valet de pied stupéfait sur le seuil.
Disparu. Le Colligat avait disparu. Elle sentit cette perte, comme si on
lui avait arraché une part de son être.
En sanglotant, elle s'agrippa à Carlston. Un instinct aveugle lui criait
qu'il fallait que leurs peaux s'unissent. Qu'elle le touche pour le sauver. Elle
pressa son visage trempé de larmes sur le sien, sa bouche sur le sang et la
sueur maculant la joue du comte. Il agita la tête en haletant de douleur, en
effleurant des lèvres sa gorge, sa mâchoire. Ses lèvres. L'espace d'un
instant, elle se figea — un réflexe — puis elle se plongea dans la saveur de
sel et de brandy de cette bouche, mêlant son souffle affolé au sien.
Un flot d'énergie jaillit entre eux, mit à nu le moindre de leurs nerfs
avant d'exploser en une souffrance qui était comme une extase étrange et
déchirante. Les bras de Sa Seigneurie se refermèrent sur son dos, leurs
corps cherchèrent à se rapprocher encore, remplis à chaque contact d'une
puissance grandissante. Elle éprouvait une joie sauvage, un triomphe
vertigineux. Son cœur s'arrêta quand tout culmina en un instant de
transformation irréversible, qui la souleva au-dessus d'elle-même le
temps d'une exaltation merveilleuse avant de la laisser retomber dans son
esprit et son corps. De retour dans la chambre dévastée, avec la sensation
des lèvres de Carlston sur les siennes.
Hors d'haleine, elle leva la tête. Il la fixait de ses yeux noirs hébétés.
— Sommes-nous fous ? haleta-t-elle. Je ne me sens pas folle.
Tout semblait différent. Plus brillant — mais pas fou.
— Non.
Il prit une longue inspiration tremblante.
— Je crois que nous sommes indemnes. Je ne sais pas comment, mais
l'énergie a disparu.
Disparu. Comme Philip et la miniature.
— L'Abuseur a volé le Colligat, dit-elle. Il a dû s'échapper de la
maison, maintenant. Ils disposeront du pouvoir du talisman. Que faire ?
Elle fronça les sourcils.
— Pourquoi souriez-vous ainsi ?
Ses lèvres s'incurvaient en une expression étrangement joyeuse.
— Parce que vous êtes une Vigilante, lady Helen. Vous êtes vraiment
des nôtres, à présent.
C'était une constatation. Une proclamation. Une célébration exultante.
Et elle ne put s'empêcher de sourire à son tour.
— Helen !
La voix de son oncle mit fin à cet instant délicieux. En entendant son
ton chargé de dégoût, elle se détacha du corps de Sa Seigneurie.
Lord Pennworth se tenait sur le seuil, horrifié. Barnett et deux valets de
pied regardaient par-dessus son épaule.
— Sortez ! leur cria-t-il.
Ils battirent rapidement en retraite.
Il observa avec stupeur la chambre ravagée.
— Seigneur, que s'est-il passé ici ? Que fais-tu par terre, avec
un homme ? Comme une putain. Une putain !
Il se cramponna au chambranle.
— Et vous ! lança-t-il en fixant Carlston. Espèce de corrupteur
! Démon ! Que lui avez-vous fait ?
Carlston voulut se lever mais retomba en arrière, haletant. Quinn prit le
bras de son maître pour le soutenir.
— Il n'a rien fait de mal, dit Helen.
Elle se leva, encore enivrée par l'énergie palpitant dans son sang.
— Ce n'est pas ce que vous croyez !
— Tu prends sa défense ?
Son oncle poussa Darby et s'avança à grands pas dans la chambre.
— Son Altesse Royale est dans cette maison, au nom du ciel ! Et le duc
!
Il attrapa Helen par le bras.
— Es-tu devenue folle ? Non. Non, tu n'es pas folle.
Il la serra plus fort, comme pour la punir.
— Tu es mauvaise. Je ne sais pas à quelle corruption immonde tu es
mêlée, mais tu n'es plus ma nièce. Quitte ma maison, et ne reparais plus
jamais devant moi. Tu as compris ?
Helen baissa les yeux sur la main la serrant brutalement. Avec lenteur,
elle détacha de son bras les doigts de son oncle. Il tenta de résister, mais elle
le força inexorablement à lever sa main. Avec un grognement furieux, il
tenta de se libérer. Une fois, deux fois. Mais elle ne lâcha pas prise.
À bout de souffle, il la regarda avec une peur soudaine mêlée de
stupeur.
— Oui, j'ai compris, dit-elle en le lâchant enfin.
Se cramponnant à sa propre main, il recula. Maintenant, lui aussi avait
compris.
Chapitre XXX

Jeudi 28 mai 1812

Deux jours plus tard, Helen était assise seule dans le petit salon de la
demeure londonienne de lady Margaret, dans Caroline Street. Elle regardait
fixement par la fenêtre, une plume à la main, avec devant elle les premières
lignes d'une lettre abandonnée. À côté de l'encrier, une petite pile de lettres
terminées étaient proprement cachetées, prêtes à être envoyées.
Elle regarda passer une voiture boueuse tirée par deux chevaux bais
trempés de pluie. Depuis deux jours, la moindre roue grinçant sur la
chaussée la remplissait d'espoir. Mais aucune n'avait amené lord Carlston, et
elle n'éprouvait plus que la douleur sourde de l'incertitude et du remords.
Son oncle ne l'avait pas menacée en vain de la chasser, et il avait fait
vite. La nuit même du bal, il avait exigé qu'elle quitte la maison. Dès le
lendemain, il avait envoyé ses affaires à son adresse de Caroline Street,
ainsi qu'un mot laconique où il donnait son congé à Darby. Helen savait
qu'elle n'en avait pas fini avec lui. Il avait encore la haute main sur sa
fortune, et le silence d'Andrew n'augurait rien de bon quant à une éventuelle
médiation. Elle frotta sa poitrine où il lui semblait sentir la souffrance de
cette séparation comme un triste contrepoint aux battements de son cœur.
Elle ne savait toujours pas quelle explication on avait donnée à sa
chambre dévastée, au cadavre de Mr Benchley ou à la disparition de Philip.
Lady Margaret et Mr Hammond lui avaient fait quitter précipitamment Half
Moon Street avant le départ des invités. Apparemment, on avait raconté que
l'excitation de son propre bal avait provoqué une tragique rechute de son
mal. Elle n'avait même pas pu parler à sa tante.
Elle effleura la lettre en haut de la pile, adressée à lady Pennworth.
Bien sûr, elle ne pouvait dire la vérité, mais elle espérait que sa tante
sentirait à travers ces lignes son amour et sa gratitude. Darby était en train
de faire leurs malles, mais dès qu'elle aurait terminé, Helen l'enverrait à
Half Moon Street afin qu'elle remette la lettre directement à tante Leonore.
Autrement, elle finirait dans la cheminée de son oncle.
Darby avait découvert que la troisième victime de la concupiscence de
Philip n'avait pas été la petite Tilly mais une malheureuse fille de cuisine,
âgée d'à peine seize ans. Il était plus qu'étonnant que les journaux n'aient
fait aucune allusion à cette affaire, d'autant que le régent était présent.
Helen se demandait comment c'était possible, car cette fois une intervention
du duc était exclue. Peut-être lord Carlston avait-il fait appel aux gens du
ministère de l'Intérieur, puisqu'ils excellaient à dissimuler les faits et à
faire disparaître les cadavres.
Cependant, Carlston ne s'était pas manifesté. Était-ce parce qu'elle
avait perdu le Colligat ?
Il ne lui avait rien dit sur le moment. Après qu'oncle Pennworth eut
quitté la chambre, il s'était levé et avait pris les choses en main, en
demandant à Darby d'aller chercher lady Margaret puis en chargeant Quinn
de diverses commissions, non sans lui avoir chuchoté des instructions et
donné quelques pièces. Il semblait peu probable qu'il fût fâché contre
Helen. Malgré tout, elle redoutait de n'avoir pas été à la hauteur.
Retournant à la lettre inachevée sur le bureau, elle relut ce qu'elle avait
écrit :

Caroline Street, Londres, le 29 mai 1812.

Ma chère Delia,

C'est avec une grande joie que je t'écris de nouveau. Bien que je ne
puisse encore te donner aucun détail, ma situation a tellement changé que
je crois que nous allons pouvoir renouer impunément aussi bien notre
correspondance que notre amitié, je dois me rendre à Brighton dans
quelques jours avec mes amis, lady Margaret Ridgewell et son frère, et
passerai l'été là-bas dans leur maison. Je ne sais pas où j’irai ensuite, mais
j'espère que nous pourrons bientôt nous revoir. Peut-être à Brighton ou, si
cela n'est pas possible, pendant les fêtes de Noël, une fois que je serai
établie quelque part.
J'ai un autre motif pour t'écrire, ma chère amie. Je veux que tu saches
que les événements auxquels tu as assisté dans cette chambre sordide, lors
de cette journée funeste, n'étaient pas une invention de ton imagination ni
un signe de folie. J'ai de bonnes raisons de croire qu'ils étaient réels, et
j'espère pouvoir t'expliquer un jour ce que tu as vu. En attendant, sois
assurée que tu es saine d'esprit et que je…

En entendant frapper à la porte, elle leva les yeux.


— Oui ?
La porte s'ouvrit sur Garner, le maître d'hôtel de lady Margaret.
— Milady, milord Hayden attend en bas. Dois-je le faire monter ?
Helen posa sa plume avec lenteur.
— Oui.
Quand Garner se retira, elle respira profondément et se leva de sa
chaise. Qu'est-ce que son oncle avait raconté à Andrew ? Sa version la
présentait certainement sous un jour odieux. Malgré tout, son frère était
venu la voir.
— Lord Hayden, annonça Garner.
Andrew entra et la regarda sans sourire, tandis que la porte se refermait
dans son dos. Il n'avait pas enlevé son manteau luisant de gouttes de pluie.
La visite serait donc brève. Et guère bienveillante, apparemment.
— Bonjour, Andrew, dit Helen en rompant enfin le silence.
Il croisa les bras.
— Qui sont ces gens chez qui tu t'es installée ?
— Des amis.
Andrew secoua la tête.
— Notre tante dit que tu ne les connais que depuis quelques semaines.
— Et pourtant ils ont eu la gentillesse de m'accueillir.
Il marcha jusqu'à la cheminée.
— Que s'est-il passé, Helen ? Notre oncle ne veut rien dire, sinon que
Carlston t'a menée à ta perte et qu'il ne veut plus te revoir dans sa maison.
Son visage prit une expression féroce.
— Bon sang, si c'est vrai, je tuerai Carlston.
— Ce n'est pas vrai, dit-elle en hâte.
— Notre oncle m'avait dit que tu prendrais sa défense, reprit Andrew
d'une voix oppressée. Il a laissé entendre qu'il t'avait trouvée allongée sur...
Il s'interrompit et détourna son visage.
— Ce n'est pas vrai, n'est-ce pas ?
Helen serra nerveusement ses mains. Elle se sentait rougir.
— Seigneur ! s'exclama son frère en ouvrant de grands yeux. Qu'est-ce
qui t'a pris ? Tu crois que tu es amoureuse de lui ?
— Non !
— Tu rougis, pourtant. Je pense que tu te mens à toi-même autant qu'à
moi, Helen. Même si Ton pouvait oublier sa nature malfaisante et ses
crimes, il est toujours marié aux yeux de la loi !
Andrew se mit à arpenter la pièce avec colère.
— Tu ne peux pas rester ici. Il faut que tu viennes à Deanswood. Tout
de suite ! Là-bas, au moins, je pourrai faire en sorte qu'il ne puisse te nuire.
Elle s'agrippa au dossier de sa chaise.
— Non, Andrew. Je refuse de me cacher.
— Tu n'as pas le choix. Notre oncle ne te laissera pas disposer de ton
argent. Aurais-tu l'intention de vivre de la charité de ces soi-disant amis ?
— S'il le faut, pourquoi pas ? répliqua-t-elle avec froideur. Mais j'avais
espéré que tu m'aiderais.
— Que je t'aide à te détruire ? Tu es folle ?
Il serra les mâchoires.
— Notre oncle pense que tu es vraiment folle, comme notre mère. Dis-
moi qu'il se trompe.
— Notre oncle envisage toujours le pire, déclara-t-elle. Tu sais aussi
bien que moi que notre mère n'était pas folle.
— Peut-être, mais elle était égoïste et dévergondée. Je n'aurais jamais
cru dire un jour une chose pareille, mais j'ai l'impression de la retrouver en
toi.
— J'en suis heureuse.
Il secoua la tête.
— Si je ne peux pas te tenir en bride, notre oncle interviendra. Il te
forcera à te soumettre.
— Non, je ne crois pas, dit-elle en se rappelant la peur qu'elle avait vue
dans ses yeux.
Elle affronta le regard dur d'Andrew.
— Et toi, mon frère, me forceras-tu à me soumettre ?
La colère et la tristesse cédèrent la place à la résignation sur le visage
d'Andrew.
— Non, dit-il. Tu sais bien que non.
Elle s'avança vers lui.
— Tout ira bien, Andrew. Fais-moi confiance. Je vais passer l'été à
Brighton avec lady Margaret. Elle loue une maison pour la saison. C'est une
veuve, le chaperon idéal. Toutes les règles de bienséance seront respectées.
Elle usait si aisément de subterfuges, à présent.
Andrew hocha la tête à contrecœur.
— Tu sais que tu fais une peine immense à tante Leonore, dit-il.
Helen baissa la tête.
— Je sais.
Elle prit la lettre adressée à lady Pennworth. Son frère avait beau être
fâché contre elle et la désapprouver, elle savait qu'il ferait la commission.
— Tu veux bien lui donner cette lettre en main propre, quand notre
oncle ne sera pas dans les parages ?
— Bien sûr.
Andrew prit le paquet, le fit tourner dans ses mains. Il regardait
fixement la lettre, mais manifestement son esprit était ailleurs. Il était en
train de prendre une décision.
— Si tu dois rester ici, dit-il enfin, je ne permettrai pas que tu vives de
la charité d'étrangers. Je vais te faire une petite rente, mais tu devras rompre
toute relation avec lord Carlston. Pour préserver ton avenir.
Il glissa la lettre dans sa poche.
— Le duc m'a prié de te demander s'il pouvait venir te rendre visite.
L'espace d'un instant, Helen imagina avec horreur l'arrivée simultanée
du duc et de Carlston.
— Non, pas ici, dit-elle. Je sais qu'il est en droit d'exiger cet entretien,
mais pas ici.
— Tu ne m'as pas compris, Helen. Il ne renonce pas à te demander en
mariage. Bien au contraire.
Elle secoua la tête, déconcertée.
— Tu dois te tromper.
— Non. Il m'a dit qu'il ne tolérerait pas que tu aies le même sort que
lady Élise. À cause de Carlston, il a déjà perdu une femme qu'il aimait. Il
est décidé à tout faire pour que cela ne se reproduise pas.
— La conduite de Sa Grâce est pleine de noblesse et d'honneur, mais il
se fourvoie, répliqua-t-elle vivement. Je t'en prie, dis-lui d'attendre une
lettre de moi. Je vais le libérer de toute obligation envers moi.
— S'il agit ainsi, c'est qu'il se soucie à l'extrême de toi et de ta sécurité.
Je peux t'assurer que c'est un homme résolu. Pour l'amour du ciel, ma petite,
il veut toujours t'épouser !
— Il faut l'en dissuader, Andrew.
— Je n'en ferai certes rien. Regarde-moi dans les yeux et dis-moi que
tu n'as plus aucune estime pour lui.
— Ce n'est pas du tout la question.
— C'est bien ce que je pensais, dit son frère. De toute façon, je suis
d'accord avec lui. Tu as besoin d'être protégée contre Carlston.
Helen détourna les yeux, en réprimant l'envie soudaine de lui dire la
vérité sur lord Carlston. Mais elle appartenait au Club des mauvais jours, à
présent, et ce monde — y compris l'honneur de Sa Seigneurie — devait
rester caché. D'ailleurs, si elle commençait à parler des Vigilants, des
Abuseurs et de l'alchimie, Andrew croirait certainement qu'elle était folle.
— Quand pars-tu pour Brighton ? demanda-t-il.
— Après-demain.
— Dans ce cas, je vais écrire aujourd'hui à notre homme de loi et faire
le nécessaire pour la rente.
— Merci.
Il hocha la tête avec brusquerie puis s'inclina.
— Je m'en vais, maintenant.
S'arrêtant devant la porte, il regarda dans son dos.
— Je suis toujours inquiet pour toi, lutin. Peut-être que si tu es bien
sage à Brighton, notre oncle t'accueillera de nouveau et tout redeviendra
comme avant.
Il sourit, plein d'un espoir enfantin.
La porte se referma sur lui. Helen regarda la pièce vide, figée sur place
par une certitude soudaine. Son frère n'avait pas encore appris que rien ne
restait jamais pareil, au bout du compte. Et surtout pas les gens.
Le lendemain matin, alors qu'elle terminait sa lettre à Delia, elle
s'interrompit en entendant une voiture s'arrêter devant la maison. Assise
près de la fenêtre avec sa broderie, lady Margaret regarda dehors.
— C'est lui, dit-elle.
Sa voix excitée et ses joues rouges indiquaient assez qu'il ne pouvait
s'agir que de lord Carlston.
Helen posa sa plume, consternée à l'idée d'avoir les doigts tachés
d'encre. Elle n'avait pas le temps de les laver. Ni de rassembler ses idées,
malgré tant d'attente et d'incertitude.
— Lord Carlston, milady, annonça Garner.
Lady Margaret se leva et lissa sa robe.
— Faites-le entrer.
Helen se leva à son tour. Elle se sentait un peu étourdie. Et si Sa
Seigneurie lui en voulait, finalement ? Un Colligat aux mains d'un Abuseur
Suprême n'était pas un problème anodin.
Lord Carlston entra. Il avait ôté ses gants et son manteau, ce qui
annonçait une longue visite. Lady Margaret serait contente.
— Bonjour, dit-il en s'inclinant devant leurs révérences.
Il portait à la main un petit coffret plat.
— Quel plaisir de vous voir, lord Carlston, dit lady Margaret.
— Je suis désolé d'avoir tant tardé à vous rendre visite, répondit-il.
Cependant, il observait furtivement Helen.
— Comment allez-vous ? demanda lady Margaret en s'approchant de
lui. Lady Helen assure qu'elle ne sent aucun contrecoup, mais vous avez
pris ces trois fouets...
Il leva la main d'un air rassurant.
— Je vais bien, merci. Hammond se trouve-t-il déjà à Brighton ?
— Oui, comme vous l'avez ordonné.
— Parfait.
Il hocha brièvement la tête.
— Je désire parler en particulier à lady Helen. Pourriez-vous avoir
l'obligeance de nous laisser un instant ?
Helen vit le regard de lady Margaret se poser avec vivacité sur elle,
puis de nouveau sur Sa Seigneurie — elle n'appréciait pas d'être ainsi
exclue.
— Bien sûr.
Après une nouvelle révérence, elle se retira sans quitter Carlston des
yeux en fermant la porte.
Helen s'éclaircit la gorge. Ils étaient seuls, mais la bienséance importait
peu. N'importait plus.
— Vous sentez-vous vraiment bien ? demanda-t-il.
— Oui, merci.
Elle baissa les yeux en s'efforçant de chasser une image soudaine
d'elle-même allongée sur lui. Avec le goût du brandy sur sa langue.
— Et vous ?
Il hocha la tête. Lady Margaret s'était déjà inquiétée de sa santé, bien
sûr. Le silence devenait embarrassant.
— Voulez-vous vous asseoir ? suggéra Helen en montrant les deux
fauteuils devant la petite cheminée.
Ils s'assirent.
Elle serra ses mains sur ses genoux, en regardant fixement les taches
d'encre sur ses doigts. Si elle levait les yeux, elle se rappellerait le contact
de sa bouche sur la sienne, et il le verrait certainement sur son visage.
— Je suis désolé du chagrin que vous devez éprouver en vous voyant
séparée de votre famille, commença-t-il.
— C'est moi qui ai fait ce choix, l'interrompit-elle. J'espère simplement
que vous ne m'en voulez pas d'avoir laissé cette créature s'emparer du
Colligat.
Il secoua la tête.
— Lady Helen, laissez-moi vous assurer que je respecte votre choix.
Il se tut un instant, puis ajouta avec un petit rire accompagnant son
habituel sourire à peine esquissé :
— D'autant qu'il m'a sauvé la vie.
Aujourd'hui, elle trouvait ce sourire moins irritant que d'ordinaire.
— Je ne sais pas vraiment comment vous avez fait, continua-t-il.
Normalement, l'énergie que nous avons partagée n'en devait pas moins être
déchargée ensuite dans la terre, mais cela n'a pas été nécessaire. De plus, le
fait de l'avoir conservée n'a pas eu de conséquences notables. En tout cas,
pas sur moi.
— Ni sur moi, dit-elle en remerciant en silence le ciel.
Il hocha la tête, comme s'il s'attendait à cette réponse.
— C'est tout à fait insolite. Mais vous êtes une héritière
directe, évidemment. Votre pouvoir lui-même est insolite.
— Malgré tout, observa-t-elle sombrement, c'est ma faute si le Colligat
est aux mains de l'Abuseur Suprême.
— Au moins, nous savons désormais que cet Abuseur
Suprême constitue réellement une menace. Il a l'un des éléments de
la Trinitas; nous ne pouvons lui permettre de rassembler les deux autres.
Il poussa un soupir.
— Il m'est impossible de pleurer Benchley. Il n'était plus l'homme que
j'avais connu. Toutefois, je pleure le savoir qu'il a emporté dans sa tombe.
— Il ne notait rien ?
— Non, pas à notre connaissance.
Il baissa les yeux sur le coffret qu'il tenait, puis le tendit à Helen.
— C'est pour vous, lady Helen.
De nouveau, le sourire flotta sur ses lèvres.
— En gage de reconnaissance pour votre courage.
Elle prit le coffret. Ni son poids ni le sceau doré gravé sur le cuir vert
ne lui fournirent le moindre indice sur son contenu. Soulevant les deux
crochets en cuivre, elle ouvrit le couvercle.
Une montre à tact en émail vert de mer reposait dans un nid de soie
blanche. La flèche centrale était en diamants, comme celle de Sa
Seigneurie, mais les douze repères des heures étaient des émeraudes taillées
avec art. La lumière de la fenêtre jouait sur l'émail d'un vert brillant, où un
reflet miroitait comme une vague se brisant à sa surface.
— Si vous l'ouvrez, dit-il en la pressant de sortir la montre du coffret,
vous constaterez qu'elle abrite le même système de lentilles que la mienne.
J'en avais fait fabriquer deux, au cas où l'une serait endommagée.
Il tendit la main.
— Permettez.
Leurs doigts se touchèrent quand Helen lui remit la montre. En un
éclair, elle crut sentit de nouveau ce jaillissement vertigineux d'énergie,
dont le souvenir enivra un instant son corps. Lui aussi l'avait senti, elle le
devina à son souffle haletant et à l'éclat de ses yeux soudain entièrement
noirs. À présent, elle comprenait pourquoi il ne voulait pas libérer l'énergie
des Abuseurs. Pourquoi il se battait avec Quinn pour la garder en lui.
— Quel cadeau magnifique, dit-elle enfin en se détournant
pour échapper à son regard. Merci.
— Évidemment, elle ne saurait remplacer le pouvoir de la miniature de
votre mère, lança-t-il avec brusquerie. Vous devrez recourir à la lentille
pour voir les Abuseurs.
Il se pencha et reposa la montre fermée dans son nid de soie, comme si
elle lui brûlait les doigts.
— Votre formation ne commencera vraiment qu'à Brighton, mais j'ai
pensé que nous pourrions revoir ce matin l'emploi de la lentille et du
neutralisateur d'énergie qu'elle contient.
Il jeta un coup d'œil sur le bureau.
— Cela dit, je vois que vous êtes en train d'écrire des lettres. Si vous
préférez continuer, je vais prendre congé et revenir plus tard.
— J'ai terminé pour le moment, déclara-t-elle.
Après la lettre à Delia, elle n'en avait plus qu'une à écrire. Sa première
et dernière lettre au duc de Selburn. Des excuses et des regrets — des
regrets sincères pour le chagrin qu'elle avait pu lui causer —, puis la rupture
définitive de toute obligation. Mais tout cela pouvait attendre.
Saisissant de nouveau le cadeau de Sa Seigneurie, Helen effleura du
doigt la flèche constellée de diamants. Elle indiquait midi.
— Je crois que nous n'avons pas une minute à perdre, dit Helen en lui
tendant la montre. Montrez-moi comment m'en servir comme d'une arme.
Note de l'auteur

J'ai pris un plaisir indécent à faire mes recherches sur le monde de lady
Helen et l'époque de la Régence. Il existe des divergences quant à la
datation exacte de cette période historique, mais je soutiens fermement le
camp des partisans de la «vraie Régence», c'est-à-dire les années où Prinny
exerça la régence au nom de son père, de 1811 à 1820.
J'ai travaillé dur pour reconstituer aussi précisément que possible le
Londres de 1812 et sa société, et pour respecter la réalité des événements se
déroulant à l'arrière-plan de l'action du roman. J'ai compulsé les bulletins
météorologiques de l'époque, lu des comptes rendus de batailles et de
crimes dans le Times, pris des notes sur les phases de la lune, examiné les
gravures de mode de La Belle Assemblée*, étudié de nombreux objets du
XVIIIe et du XIXe siècle exposés dans des musées, consulté des spécialistes
de la Régence, arpenté Rotten Row et les rues de Mayfair,
regardé d'innombrables documentaires sans compter des films et des
séries inspirés de Jane Austen, rassemblé et porté une collection de robes et
de corsets, appris à danser dans le style, essayé des recettes de plats et de
boissons de la Régence, et lu sans relâche tout ce que je pouvais dénicher
sur cette époque. Je suis maintenant officiellement une obsédée de la
Régence à fuir à tout prix.
Cependant, même après toutes ces recherches et mes serments de
respecter la vérité historique, j'ai pris quelques libertés envers les faits que
je désire indiquer ici.
Du fait de travaux de rénovation, les jardins de Vauxhall restèrent
fermés jusqu'au 1er juin 1812. Je les ai pourtant ouverts sans vergogne au
début du mois de mai, car je tenais à placer des scènes importantes dans ces
jardins, et notamment dans l'allée Obscure au nom si charmant.
Lord Byron a vraiment assisté à la soirée donnée par les Howard le
dimanche 3 mai, mais elle était nettement plus intime que celle que je
décris. De plus, aucun document n'atteste la présence de lady Caroline
Lamb ce soir-là — pour ma défense, elle le suivait quand même presque
partout.
À ma connaissance, il n'existe aucune preuve que Napoléon Bonaparte
ait été un Abuseur Suprême... mais on ne sait jamais.
Un certain nombre de personnages secondaires sont des personnages
historiques que j'ai interprétés à ma façon : le régent lui-même, bien sûr,
ainsi que la reine Charlotte et les princesses Mary et Augusta, Beau
Brummell, lady Jersey, lord Byron, lady Caroline Lamb, lord Perceval et
John Bellingham. Les événements autour de lord Perceval et de Bellingham
sont authentiques, eux aussi : Bellingham a vraiment assassiné le Premier
Ministre, et mon évocation des faits se fonde entièrement sur des articles de
journaux et de magazines de l'époque, de même que ma description des
meurtres atroces de la route de Ratcliffe. L'histoire d'amour scandaleuse
entre Byron et Caro Lamb est elle aussi bien attestée, même si j'ai donné
mon propre point de vue. D'autres personnages réels sont mentionnés dans
le livre : les peintres Joshua Reynolds, William Turner et Sebastiano Ricci,
les sœurs Berry, David Brewster, le susdit Napoléon Bonaparte, l'évêque
Meath, Annabella Milbanke (qui épousa plus tard lord Byron), Mr Haggerty
et Mr Holloway, lord et lady Cholmondeley. En revanche, Elizabeth
Brompton, dite le Carlin, n'est pas un personnage réel. Elle m'a été inspirée
par certaines des jeunes aristocrates déchaînées que Nancy Mitford évoque
dans L'Amour dans un climat froid, et aussi par mes recherches sur le mode
de vie des classes fortunées et passionnées de chevaux dans l'entre-deux-
guerres.
Quelques détails encore qui pourraient vous intéresser.
La montre à tact a un modèle bien réel : une montre splendide offerte
par Napoléon à son beau-frère. Vous pouvez la voir, de même que d'autres
bijoux, vêtements et babioles magnifiques de la Régence sur ma page
Pinterest : www.pinterest.com/alison-goodman/
Les cartes obscènes qu’Helen et Darby découvrent dans le coffre de
Berta sont d'authentiques œuvres de Rowlandson et d'un artiste inconnu.
Toutefois, elles ne figurent pas sur ma page Pinterest !
L'illumination de toutes les lampes à la fois était l'un des « spectacles»
annoncés par les organisateurs des jardins de Vauxhall. Dans un monde où
l'éclairage artificiel se limitait à des bougies et des lampes à huile, il devait
être magique de voir l'obscurité dissipée d'un coup par une telle explosion
de lumière.
Mr Hammond est censé disposer d'un revenu respectable de deux mille
livres par an. Dans le Londres de la Régence, on considérait qu'un mode de
vie distingué exigeait au moins mille livres par an. Aujourd'hui, ces deux
mille livres correspondraient à peu près à soixante-sept mille neuf cents
livres ou à cent dix mille sept cents dollars — une somme fort respectable !
Helen, avec son héritage de quarante mille livres, aurait eu une fortune de
plus d'un million trois cent mille dollars.
Tous les livres, journaux et magazines cités sont authentiques, y
compris Le Mage, l'armorial de Debrett (Debrett's Peerage) et l'almanach
de Moore (Old Moore's Almanack). Certains d'entre eux (tels le Debrett et
le Times) paraissent encore de nos jours.
Du fait des débuts de l'industrialisation et de l'essor de la bourgeoisie,
faire des courses devint un loisir reconnu à l'époque de la Régence. (Le
régent, en particulier, aimait tellement ce passe-temps qu'il lui valait
environ soixante-quinze mille livres de dettes par an.) Les premiers grands
magasins et galeries marchandes virent le jour à cette époque. Parmi les
boutiques et commerces bien réels que j'ai cités, on trouve la confiserie
Gunter, la pâtisserie Farrance et la Taverne de l'Agneau (Lamb Tavern),
laquelle existe toujours.
Pour m'assurer que mon Londres de 1812 était aussi exact que
possible, j'ai recouru au A-Z of Regency London publié par la London
Topographical Society. Il s'agit d'une série de cartes se fondant sur un relevé
fait par Richard Horwood de 1792 à 1799, qui fut ensuite actualisé en 1813
par William Faden. Une trouvaille vraiment fabuleuse !

J'ai donné la liste de tous les journaux, magazines, livres, films,


documentaires et expositions dont je me suis servie pour créer le monde
d’Helen, sur mon site web : www.darkdaysclub.com
Pour pourrez également y découvrir quelques photos de moi habillée
dans le style Régence. Le spectacle vaut le détour !

Alison Goodman (janvier 2016)


Remerciements

Je voudrais remercier Ron, mon brillant époux, pour son soutien et sa


foi sans faille, ainsi que pour ses dons de chercheur, de scientifique, de
technicien, de philosophe et de cuisinier. Un énorme merci également à ma
meilleure amie, Karen McKenzie, ma première lectrice en qui j'ai toute
confiance et dont la perspicacité et le talent d'écrivain me sont aussi
précieux que son amitié. Et je suis éternellement reconnaissante à mes
parents aimants et aimés, Doug et Charmaine Goodman.
J'ai conscience de ma chance de travailler avec des gens merveilleux,
qui sont des amis autant que des collaborateurs. En premier lieu, mon
extraordinaire agent, Jill Grinberg, et la rock star qui m'édite, Sharyn
November : je les remercie mille fois, ainsi que leur équipe de bûcheurs
enthousiastes.
Je crois fermement en l'utilité des groupes d'écriture pour parfaire une
œuvre et survivre aux aléas de cette étrange vie qu'est celle du romancier.
Un grand merci à mes deux groupes : les Y. & J. Writers et le Clan Destine,
cette bande d'écervelés qui allègent le fardeau. Une mention spéciale pour
Chris Bell, qui a eu la générosité de lire et de commenter une bonne partie
de ce livre sans céder à la tentation de déménager. Je remercie également
Sean Williams pour sa gentillesse, sa générosité et ses conseils avisés.
J'ai fait énormément de recherches pour cet ouvrage, et ç'a été un
plaisir de tous les instants. L'un de mes lieux d'apprentissage favoris a été le
Jane Austen Festival of Australia (JAFA), où j'ai appris à danser les
quadrilles et les contredanses de l'époque de la Régence qui apparaissent
dans le livre. Un grand merci à John Gardiner-Garden pour ses cours de
danse aussi excellents que ses ouvrages historiques sur le sujet, ainsi qu'à
Aylwen Gardiner-Garden qui organise chaque année le JAFA, cet
événement rempli de danses et de divertissements.
Recréer le Londres de la Régence était à la fois un défi et un
enchantement. Jen Kloester, l'auteur de Georgette's Heyer Regency World,
m'a fait l'honneur de lire mon manuscrit et de contrôler ma documentation.
Jen a également répondu avec autant de générosité que de promptitude à
quelques questions des plus étranges sur la danse, ce dont je lui suis très
reconnaissante.
Je remercie aussi du fond du cœur les deux spécialistes qui m'ont
permis de rester d'aplomb pendant l'écriture de ce livre : mon chiropracteur,
le docteur Warren Sipser, et ma kinésithérapeute, Natalie Szmerling.
Je me dois pour finir de témoigner ma gratitude à Xander, chien
infernal et délicieux. Ses ronflements bruyants, ses exigences intraitables de
Jack Russell Terrier et ses aboiements capricieux font partie intégrante de
ma journée de travail d'écrivain.
L'auteur

ALISON GOODMAN est l'auteur de la suite en deux volumes Eon et


Eona, qui a obtenu un succès international et de nombreux prix. Elle a
également publié un roman policier et de science-fiction pour jeunes
adultes, Singing the Dogstar Blues, et un roman pour adultes, A New Kind
of Death. Récipiendaire de la bourse d'écriture de l'université de Melbourne,
elle est titulaire d'une maîtrise de lettres, et donne par ailleurs des cours
d'écriture à des étudiants de troisième cycle.
Retrouvez-la sur son site www.alisongoodman.com.au et sur Twitter
@AlisonGoodman. Elle partage ses trouvailles de l'époque de la Régence
sur sa page : www.pinterest.com/alisongoodman/ Elle vit à Victoria, en
Australie, avec Ron, son mari, et Xander, leur Jack Russell Terrier
machiavélique. Elle travaille actuellement au nouveau volume des
aventures de lady Helen.
Retrouvez prochainement

Lady Helen
dans une nouvelle saison

Été 1812...
Après les événements scandaleux du bal marquant son entrée dans le
monde, lady Helen s’est réfugiée à Brighton, station balnéaire à la mode, où
elle suit l'entraînement indispensable pour devenir une Vigilante du Club
des mauvais jours.
Tandis qu'elle se débat pour oublier son éducation de jeune fille du
monde et se consacrer à nouvelle vocation guerrière, Helen se rend compte
que son mentor, lord Carlston, mène son propre combat intérieur. L'énergie
pernicieuse des Abuseurs a-t-elle empoisonnée son âme ou une autre force
le conduit-t-elle à ces violents accès de folie ? Quelle que soit la réponse,
Helen est déterminée à aider cet homme auquel elle se sent attachée par un
lien profond mais interdit...
Mais lady Helen doit aussi obéir aux ordres de l'organisation secrète.
La mission qui lui est confiée l'amènera-t-elle à le trahir ?
Notes
[←1]
Les mots en italique suivis d'un astérisque sont en français dans le texte.

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