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LA LOGIQUE DU FONDEMENT SELON HEGEL

Victor Béguin

Centre Sèvres | « Archives de Philosophie »

2022/2 Tome 85 | pages 131 à 151


ISSN 0003-9632
DOI 10.3917/aphi.852.0131
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La logique du fondement selon Hegel


Victor Béguin
Université Grenoble Alpes
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L a ratio, transposée dans l’allemand Grund, est l’un des concepts fondamen-
taux de la métaphysique classique 1 ; et l’exigence de rendre raison de toute
chose en la reconduisant à son fondement suffisant paraît, de même, caracté-
ristique d’une certaine figure classique du rationalisme. Il semble donc natu-
rel que Hegel se confronte, dans la Science de la logique, à cet héritage, lui qui
entend construire une nouvelle logique permettant d’« occuper la place de
l’ancienne métaphysique 2 » pour, en quelque sorte, réaliser le projet de cette
dernière avec de tout autres moyens que ceux, inadéquats, qu’elle a employés
en son temps. L’objectif du présent article est d’étudier la manière dont cette
confrontation se déploie dans les développements qu’il consacre à la caté-
gorie logique du fondement (Grund). Outre les textes publiés de la Doctrine
de l’essence et des trois éditions de l’Encyclopédie, la base documentaire sur
laquelle peut s’appuyer une telle étude a été récemment augmentée de nom-
breux cahiers d’auditeurs documentant les différents cours sur la logique
professés par Hegel au fil de sa carrière. Si leur degré de fiabilité est évidem-
ment inférieur à celui des textes autorisés par Hegel, ces documents n’en de-
meurent pas moins précieux, à la fois parce qu’ils proposent de nombreuses
formulations alternatives éclairantes, et parce qu’ils permettent à l’occasion
de mieux cerner les enjeux d’une analyse développée dans des textes d’une
difficulté remarquable.
L’objectif de notre travail est double. Il s’agit de proposer, à partir de l’en-
semble des textes disponibles, une caractérisation du concept hégélien de
fondement ; mais aussi d’étudier, sur un cas précis et à certains égards para-
digmatique, la manière dont la logique hégélienne – et en particulier celle

1.  Voir Vincent Carraud, Causa sive ratio. La raison de la cause, de Suarez à Leibniz, Paris, PUF, 2002.
2.  GW 21, p. 48 ; trad. SL I, p. 74. 131
Victor Béguin

de l’essence – produit une critique en acte de la métaphysique et de sa cri-


tique kantienne. Pour résumer en quelques mots l’hypothèse qui servira de
fil conducteur à l’analyse, il s’agira de montrer que la logique hégélienne, en
reconstruisant de manière originale la catégorie logique de fondement, pro-
pose en même temps une caractérisation et une déconstruction des concepts
métaphysique et critique de fondement. Au concept métaphysique, Hegel
reproche de présupposer l’extériorité du fondement et ce qu’il fonde ; et au
concept critique, de ravaler le fondement au rang de simple terme d’un prin-
cipe subjectif. Face à cela, il s’agit pour Hegel de penser le fondement comme
une modalité imparfaite d’auto-différenciation de la chose même, dégageant
ainsi un problème qui ne pourra être résolu que dans la logique du concept 3.

I. Situation et caractérisation générale


du fondement dans la logique de l’essence
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La catégorie de fondement est, dans la Doctrine de l’essence aussi bien que
dans la logique encyclopédique et les leçons, entièrement reconstruite à par-
tir des déterminations de réflexion (qui explicitent elles-mêmes la réflexion
pure) : elle est à la fois la dernière de ces déterminations, leur résultat et leur
Aufhebung 4. Avant d’expliciter ce point, on peut donc partir du fait que Hegel
reconstruit la notion de fondement en la déterminant comme la vérité de la
réflexion. Que veut dire en général fonder ? C’est réfléchir au sens véritable du
terme, ou plutôt, c’est constater que la chose elle-même ne se contente pas
d’être, mais que la vérité de son être est la réflexion, la négation de soi. Et par
« réflexion », il faut ici entendre la totalité du développement de la réflexion
par elle-même tel qu’il s’est exposé dans les moments précédant l’analyse du

3.  L’analyse proposée a tiré profit de plusieurs contributions à l’analyse de la catégorie hégélienne
de fondement, sans qu’elles aient pu être discutées en détail dans la présente étude, parmi lesquels
on peut notamment citer  : Peter Rohs, Form und Grund. Interpretation eines Kapitels der hegelschen
Wissenschaft der Logik [1969], Bonn, Bouvier Verlag, 31982 ; Béatrice Longuenesse, Hegel et la critique
de la métaphysique, Paris, Vrin, 1981  ; Joël Biard et al., Introduction à la lecture de la Science de la
logique de Hegel, Paris, Aubier Montaigne, t. II, 1983, p. 102-156 ; Christian Iber, Metaphysik absoluter
Relationalität, Berlin, De Gruyter, 1990, p. 491-498 ; Pirmin Stekeler-Weithofer, Hegels analytische
Philosophie, Paderborn, Schöningh, 1992, p.  250-257  ; Gerhard Martin Wölfle, Die Wesenslogik in
Hegels Wissenschaft der Logik, Stuttgart-Bad Cannstatt, frommann-holzboog, 1994, p. 243-277 ; Günter
Kruck, « Die Logik des Grundes und die bedingte Unbedingtheit der Existenz », in A. F. Koch, F. Schick
(dir.), G. W. F. Hegel. Wissenschaft der Logik, Berlin, Akademie Verlag, 2002, p. 119-140 ; Diogo Ferrer,
« Hegels Begriff des Grundes », in E. Ficara (dir.), Die Begründung der Philosophie im deutschen Idealismus,
Würzburg, Königshausen & Neumann, 2011, p. 273-284 ; Bernard Mabille, « En quel sens Hegel est-il
philosophe de l’identité ? », Teoria 23, 2013, p. 213-231 ; Claudia Wirsing, « Grund und Begründung.
Die normative Funktion des Unterschieds in Hegels Wesenslogik », in A. F. Koch, F. Schick, K. Vieweg,
C. Wirsing (dir.), Hegel – 200 Jahre Wissenschaft der Logik, Hamburg, Meiner, 2014, p. 135-178 ; Eadem,
« Die Realität des Grundes. Zur Logik des Grundes in der Wesenslogik », in A. Arndt, G. Kruck (dir.),
Hegels “Lehre vom Wesen”, Berlin-Boston, De Gruyter, 2016, p. 81-93 ; Michael Quante, « Die Lehre
vom Wesen. Erster Abschnitt. Das Wesen als Reflexion in ihm selbst », in M. Quante, N. Mooren (dir.),
Kommentar zu Hegels Wissenschaft der Logik, Hamburg, Meiner, 2018, p. 275-324.
132 4. Voir GW 11, p. 291 ; trad. SL II, p. 75.
La logique du fondement selon Hegel

fondement. C’est ainsi que l’on peut comprendre la définition synthétique


du fondement donnée par l’Encyclopédie :

Le fondement est l’unité de l’identité et de la différence ; la vérité de ce comme


quoi la différence et l’identité se sont produites, – la réflexion-en-soi qui est
tout autant réflexion-en-autre chose, et inversement. Il est l’essence, posée
comme totalité 5.

Ce que veut dire, en général, « fondement », c’est donc l’unité de l’iden-


tité et de la différence, c’est-à-dire  : être soi en étant son autre, ou encore,
pourrait-on dire en détournant le titre de l’ouvrage de Ricœur, être soi-même
comme son autre (et aussi être son autre comme soi-même). Pour le dire dans
les termes du cours de 1824 : avec le fondement, « quelque chose a sa réflexion
dans soi dans un autre 6 ». Remarquons au passage que Hegel capture ici, grâce
à ses catégories, le cœur logique de la signification ordinaire du mot Grund,
comme il le revendique d’ailleurs explicitement : « [Le] fondement est un rap-
port connu ; le résultat correspond à ce que l’on comprend d’ordinaire sous
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le terme de fondement 7  ». Cette signification est tendue entre les pôles de
la base réelle et de la raison d’être : le terme « fondement » renvoie à la fois à
l’essence, la vérité interne de la chose, et à la base sur laquelle elle repose, et
semble donc comporter fondamentalement l’idée selon laquelle l’essence de
la chose se trouve dans autre chose qu’elle-même. Or c’est là tout l’enjeu concep-
tuel de la théorie hégélienne du fondement, et on peut reconnaître une
fois de plus que Hegel ne se paie pas de mots lorsqu’il prétend prélever dans
l’usage ordinaire du langage des termes qui enclosent quelque chose de la
vérité du concept 8.
La structure du fondement, ainsi énoncée, s’avère d’emblée plus dévelop­
pée que celle des moments examinés auparavant par Hegel. En effet, la
réflexion en tant que telle est un pur mouvement de rien à rien, sans termes
(on pourrait dire aussi  : une structure tellement abstraite qu’elle ne définit
même pas de termes dont elle serait la mise en rapport). Les déterminations
de réflexion, quant à elles, sont bien des déterminations, en tant que telles
relativement autonomes, mais, bien qu’elles soient des figures relatives qui
comprennent leur autre en elles-mêmes, elles s’avèrent opposées et contra-
dictoires. Et le fondement est alors leur compénétration, leur sommation

5.  E, § 121. Ici et par la suite, tous les soulignements sont de Hegel.
6.  Cours sur la logique de 1824, Nachschrift Correvon, GW 23,1, p. 276.
7.  Cours sur la logique de 1825, Nachschrift Kehler, GW 23,1, p. 355. Cf. cours sur la logique de 1831,
Nachschrift K. Hegel, GW 23,2, p. 753 : « [Le] fondement est identité, mais aussi bien différence. Le
fondement et le sol sont ce qui est identique à soi, mais [le] fondement d’une maison est cet élément
fixe, qui n’est cependant pas [un] abstrait, un non-étant, au contraire le fondement soutient aussi la
maison : la maison est ce qui sort du fondement, c’est un acte de différencier et une opposition. Nous
avons cette détermination dans notre représentation habituelle. C’est quelque chose, dans la mesure
où ce n’est pas le fondement, c’est son autre. » (trad. LL 1831, p. 137, ponctuation modifiée en fonction
du texte des GW).
8. Voir GW 12, p. 130 ; trad. SL III, p. 171. 133
Victor Béguin

et leur unification totale, puisqu’il assume l’identité et la différence et pose à


la fois leur unité et leur différence 9 : il est donc la vérité des déterminations de
réflexion en tant qu’il pose leur unité, et c’est pourquoi Hegel affirme, aussi
bien dans l’Encyclopédie que dans la Doctrine de l’essence, que le fondement est
l’essence en totalité.
Pour mieux comprendre en quoi le fondement est la totalité de l’essence,
on peut s’intéresser à l’une des principales caractéristiques que lui attribue
Hegel : l’activité. Par exemple, un passage de la Doctrine de l’essence affirme que
la pensée spéculative doit reconnaître cet aspect de la contradiction suivant
lequel celle-ci « devient absolue activité et fondement absolu 10 ». Il faut cepen-
dant mettre ce texte en regard d’autres extraits qui semblent dénier l’activité
véritable au fondement 11. En quel sens peut-on dire que le fondement est
activité, et en quel sens ne l’est-il pas véritablement ? Il semble être activité,
dans l’analyse de Hegel, essentiellement en ceci que, en tant qu’unité de la
réflexion dans soi et de la réflexion dans son autre, le fondement n’est pas un
terme, mais le processus même de cette réflexion : c’est là un des axes majeurs
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de l’exposé hégélien sur le fondement, comme on le voit notamment dans les
cours. Le fondement est une relation qui pose les termes qu’elle met en rela-
tion : le fondé, i. e. l’être-là immédiat relu comme être-posé, et le fondement,
i. e. ce que ce dernier est en sa vérité. À cet égard, citons par exemple cet extrait
du cours de 1825 :

[…] l’essentiel [das Wesenhafte] n’est fondement que dans la mesure où il


produit [producirt], distingue de soi 12, ce dont il est le fondement, et cela est
supporté par le fondement, demeure aussi bien en lui, en tant que c’est dif­
férent de lui 13.

La lecture des analyses détaillées de la Doctrine de l’essence confirme que


ce qui intéresse Hegel ici, sous l’espèce du fondement, est en fait ce qu’il
appelle la relation de fondement, Grundbeziehung 14, c’est-à-dire le fondement
réinterprété comme détermination de réflexion et non comme terme fixe :
l’essentiel n’est pas le fondement que l’on trouve à telle ou telle chose, mais le
sens que revêt l’opération même d’attribuer un fondement à quelque chose.
Or Hegel interprète cette opération comme une différenciation de la
chose qui pose son identité : le fondement est donc bien l’Aufhebung des déter-
minations de réflexion dans la mesure où il est une totalité dont l’identité et
la différence ne sont que des moments. C’est en ce sens que le fondement peut

9.  Sur ce point, voir notamment E, § 121, add., GW 23,3, p. 895.


10.  GW 11, p. 289 ; trad. SL II, p. 72. Cf. par exemple E, § 121, add.
11.  Ainsi dans le cours sur la logique de 1828, Nachschrift Libelt, GW 23,2, p. 504.
12.  Von sich beschließt, expression que l’on pourrait paraphraser de la manière suivante : « se clôturer
soi-même en distinguant quelque chose de soi, circonscrire quelque chose comme étant hors de soi ».
13.  Cours sur la logique de 1825, Nachschrift Kehler, GW 23,2, p. 355.
14.  Le terme est particulièrement présent dans la sous-section sur le fondement complet (voir GW 11,
134 p. 312-314 ; trad. SL II,p. 100-103).
La logique du fondement selon Hegel

être dit activité : il est l’identification-différenciation de la chose à même elle-


même, qui à la fois la produit comme ce qu’elle est et en nie l’unilatéralité.
À la suite de commentateurs comme Peter Rohs ou Béatrice Longuenesse 15,
cette conception du fondement peut être rapprochée de l’héritage kantien
à partir duquel travaille Hegel dans la Doctrine de l’essence. En effet, la défini-
tion du fondement comme activité de totalisation de l’identité-différence de
la chose rappelle la manière dont Kant définit l’unité synthétique des juge-
ments dans la Critique de la raison pure 16. Cela paraît du reste confirmé par la
réinterprétation du principe de raison suffisante leibnizien comme « principe
des jugements synthétiques » que donne Kant dans la Réponse à Eberhard 17. Il
s’agit là vraisemblablement d’une médiation importante pour saisir la trans-
formation que Hegel fait subir au concept de Grund. Il faut cependant noter
que, si Hegel semble reprendre l’idée d’une activité de position d’une identité
qui se trouve dans la transformation kantienne du principe de raison en prin-
cipe des jugements synthétiques, il n’en déplace pas moins la perspective
kantienne en saisissant le Grund non plus comme une fonction transcendan-
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tale, mais comme l’identité différentielle de la chose même.
Cette idée peut être mieux saisie à partir d’un passage de l’introduction
du chapitre de la Doctrine de l’essence sur le fondement, qui situe ce dernier
par rapport à la réflexion pure :

La réflexion est la médiation pure en général, le fondement est la médiation


réelle de l’essence avec elle-même. Celle-là, le mouvement du néant fai-
sant retour, par du néant, à lui-même, est le paraître de soi-même dans un
Autre ; mais, parce que l’opposition n’a encore, dans cette réflexion, aucune
subsistance-par-soi, ni le premier terme : celui qui paraît, n’est un positif, ni
l’autre, dans lequel il paraît, n’est un négatif. Tous deux sont des substrats,
à proprement parler seulement de l’imagination ; ils ne sont pas encore des
termes se rapportant à eux-mêmes. La médiation pure est seulement une mise
en rapport pure, sans termes mis en rapport. […] Le fondement, au contraire,
est la médiation réelle parce qu’il contient la réflexion comme réflexion sup-
primée  ; il est l’essence qui, par son non-être, retourne en elle-même et se
pose. Suivant ce moment de la réflexion supprimée, le posé reçoit la déter-
mination de l’immédiateté, de quelque chose qui, en dehors de la relation,
ou de l’ap­parence qu’il se donne, est identique à lui-même. Cet immédiat
est l’être restauré moyennant l’essence, le non-être de la réflexion par lequel
l’essence se médiatise. C’est dans elle-même que l’essence fait retour en tant
qu’elle nie ; elle se donne donc, dans son retour en soi, la déterminité qui est
précisément pour cette raison le négatif identique à soi, l’être-posé supprimé,
et, du coup, tout autant un étant, en tant que l’identité de l’essence avec elle-
même comme fondement 18.

15. Voir Peter Rohs, op. cit., p. 77 sq. ; Béatrice Longuenesse, op. cit., p. 112-113.
16.  B 129 sq., AK 3, p. 107 sq.
17.  AK 8, p. 247-248.
18.  GW 11, p. 292 ; trad. SL II, p. 76. Cf. GW 11, p. 294-295 ; trad. SL II, p. 78-80. 135
Victor Béguin

Ce texte très riche défend l’idée selon laquelle le fondement est la res-
tauration de l’immédiateté par la médiation de l’essence  : l’immédiateté,
c’est-à-dire l’être, est un moment du fondement, un moment qui acquiert
une consistance propre par sa position dans la «  relation de fondement  ».
Comme le dit un cours, « ce que le fondement a dans lui, il le pousse vers
l’extérieur, rien d’étranger 19  »  : il comprend en lui-même la relation à son
autre, il fait exister l’être-là, et s’avérera bientôt, comme on le verra plus loin,
être la pure émergence de l’existence. La médiation est alors réelle en ceci
que le fondement comprend son autre, l’être-là, comme moment de lui-
même  ; mais elle est en même temps la médiation supprimée, puisque le
fondement est contradictoirement la réflexion dans soi de l’essence et l’abo-
lition de cette réflexion dans le laisser-être d’un être-là ainsi déterminé dans
sa vérité.
Le fondement est donc en quelque sorte l’essence qui se repousse d’elle-
même, «  le contrecoup absolu d’elle-même dans elle-même  20
  », et qui
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médiatise ainsi l’immédiateté de l’être ; il y a donc introduction d’un écart au
sein même de la massivité de l’être ; apparaît à même l’être, et pour elle-même,
sa différence à soi, c’est-à-dire ceci que l’être en général est l’être-posé (ce que
le « principe de raison suffisante » viendra incorrectement exprimer comme
une relation entre des termes mutuellement extérieurs). On peut considérer
qu’il y a là la première explicitation complète du fait que c’est la pensée qui
est ici, dans la logique, en train de se saisir elle-même : autant elle restait en
quelque sorte en sommeil dans la logique de l’être, autant la relativisation
de cette dernière dans la nouvelle sphère de l’essence laisse place à la pen-
sée elle-même comme écart à soi de l’être. Pourtant, cet écart se joue encore
dans des déterminations objectives, fondement et existence, de telle sorte
que la pensée n’est pas encore purement auprès d’elle-même comme elle le
sera dans la sphère du concept, concept que le cours sur la logique de 1831
définit comme « ce qui est purement et simplement auprès de soi dans sa dif-
férence par rapport à soi-même 21 ». L’activité propre au fondement est donc
à distinguer de celle du concept, en ceci que le fondement est un pur proces-
sus de production de l’immédiateté/négation de soi, alors que le concept est
l’activité d’un sujet qui maîtrise absolument la position de ses propres déter-
minations dans et comme sa différence, au point de laisser exister librement
cette dernière tout en en faisant un moment de lui-même, là où le fonde-
ment s’abolit entièrement, comme on y reviendra, dans l’existence dont il
est l’émergence. C’est d’ailleurs sans doute pourquoi la remarque au § 122 de
l’Encyclopédie dénie l’activité au fondement, précisément, comprenons-nous
à la lecture de ce passage, parce que l’activité véritable est celle du concept et

19.  Cours sur la logique de 1828, Nachschrift Libelt, GW 23,2, p. 504.


20.  GW 11, p. 291 ; trad. SL II, p. 75.
136 21.  Nachschrift K. Hegel, GW 23,2, p. 774 ; trad. LL 1831, p. 162.
La logique du fondement selon Hegel

que le fondement n’est pas encore le concept 22 : « […] il y a seulement qu’une


existence provient du fondement 23 », et rien de plus, ou encore, comme le dit
de manière assez amusante un extrait de cours, « le fondement ne produit pas
de maison 24 ». Le fondement n’est encore qu’un moment, absolument néces-
saire et néanmoins insuffisant, de mise à distance réfléchie de l’immédiateté.
De façon assez intuitive, le cours sur la logique de 1824 affirme d’ailleurs
qu’interroger en direction du fondement, demander quel est le fondement
de quelque chose, c’est instaurer « une méfiance envers la détermination de
l’immédiateté 25 » : l’immédiat est posé comme totalité réfléchie, mais il ne
s’agit encore là que d’un moment négatif, qui devra être supprimé par la res-
saisie de cette négativité comme milieu de la position du concept. Ce que la
chose est en vérité, ce n’est pas d’être fondée, c’est d’être de structure concep-
tuelle, de déployer son sens selon les moments du concept. C’est en ce sens
qu’il nous semble possible, comme on aura l’occasion d’y revenir, d’affirmer
que le fondement ouvre une sorte de béance qui ne prend son sens véritable
qu’une fois ressaisie dans la logique du concept.
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Pour résumer cette première esquisse d’analyse de la catégorie de fon-
dement, l’exposé hégélien présente l’originalité de s’interroger sur ce que
signifie le terme même de fondement dans l’usage qui en est fait notam-
ment par la métaphysique, mais aussi par la langue courante, pour faire
apparaître la structure dialectique relationnelle qui, contrairement aux
apparences charriées par ces usages, est la vérité de la catégorie ainsi mobi-
lisée. Il y a là, en quelque sorte, un double déplacement : premièrement, de
la recherche d’un fondement particulier à une interrogation sur ce que
signifie en général rechercher un fondement, et, deuxièmement, du fon-
dement comme terme à la relation de fondement (Grundbeziehung). En ce
point de l’analyse, le fondement n’est cependant qu’une catégorie extrême­
ment générale, une totalité indéterminée se niant dans la position d’un
être-là générique : le développement de cette catégorie dans le chapitre de
la Doctrine de l’essence a pour objectif de concrétiser cette détermination. Ce
développement s’opère en trois moments : fondement absolu, fondement
déterminé, condition. Pour le dire en deux mots, le fondement absolu est le
fondement dans son abstraction, comme pure catégorie générique ; la sec-
tion correspondante développe ses caractéristiques structurelles pour faire
ressortir l’importance, pour le fondement, d’être un contenu déterminé,
ce qui amène à la deuxième section, portant sur le fondement déterminé.
Enfin, la section sur la condition fait porter l’interrogation sur cet immédiat
même que le fondement, en le réfléchissant, présuppose comme sa condi-
tion, afin de développer intégralement le processus de médiatisation qu’est

22.  Voir le cours sur la logique de 1828, Nachschrift Libelt, GW 23,2, p. 504.
23.  E, § 122, rem.
24.  Cours sur la logique de 1828, Nachschrift Libelt, GW 23,2, p. 504.
25.  Nachschrift Correvon, GW 23,1, p. 276. 137
Victor Béguin

le fondement et d’en exhiber la dissolution dans l’existence, qui ouvre la


voie à la deuxième grande division de la Doctrine de l’essence : le phénomène.
Tournons-nous maintenant vers le détail de cette démonstration afin d’en
faire ressortir les points saillants.

II. Le fondement absolu


Le premier point que souligne le chapitre sur le fondement absolu, et
qui va s’avérer d’une importance capitale pour l’ensemble de l’exposé sur le
fondement, c’est le dédoublement de « la déterminité de l’essence en tant que
fondement », c’est-à-dire le fait que l’essence, en tant que fondement, soit à
la fois le fondement et ce qu’il fonde :

Elle est, premièrement, l’essence comme fondement, déterminée à être


l’essence face à l’être-posé, comme un non-être-posé. Deuxièmement, la déter-
minité de l’essence est le fondé, l’immédiat, mais qui n’est pas en et pour soi,
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l’être-posé en tant qu’un être-posé. Cet être-posé est, du coup, pareil­lement,
identique à lui-même, mais il est l’identité avec soi du négatif 26.

Le fondement est ainsi l’identité à soi de l’essence dans l’être-posé, et le


fondé est l’être-posé qui fait retour dans l’identité du fondement, de telle sorte
que la relation de ces deux moments se présente comme totalité, comme
identité différenciée. Ces moments sont à la fois purement posés par relation
essentielle, et dotés d’une certaine consistance propre ;

[c]’est pourquoi cette médiation du fondement est l’unité de la réflexion pure


et de la réflexion déterminante  ; ses déterminations – ou ce qui est posé –
ont de la consistance, et, inversement, leur consistance est quelque chose de
posé 27.

La logique de l’essence a, dès lors, définitivement rompu avec la sépa-


ration des déterminations de l’être  : en effet, la négativité essentielle pose
des moments dont la consistance tient purement à ce qu’ils sont posés par
la relation dont ils constituent des termes. Cela permet en même temps de
constater à quel point la sphère de l’essence joue un rôle authentiquement
médiateur entre la sphère de l’être et celle du concept, dans laquelle les
termes s’avéreront n’être que des positions différenciées dans le processus de
dévelop­pement du concept comme sujet. Pour résumer à l’extrême, on pour-
rait dire que si, dans la logique de l’être, il n’y a que des termes disjoints, dans
la logique de l’essence, ces termes apparaissent comme posés par une néga-
tivité relationnelle, qui s’avère elle-même, dans la logique du concept, n’être
que le moyen-terme du processus d’auto-développement dont les termes

26.  GW 11, p. 294 ; trad. SL II, p. 79.


138 27.  GW 11, p. 295 ; trad. SL II, p. 79.
La logique du fondement selon Hegel

tirent tout leur sens différentiel ; on pourrait d’ailleurs dire que cette progres-
sion est reprise à l’intérieur même de la Doctrine du concept dans l’exposition
du concept, du jugement et du syllogisme.
Le problème est cependant que, de manière initiale, les moments
constitutifs du fondement apparaissent comme relativement exté-
rieurs  : c’est la difficulté qu’affronte la section sur le fondement absolu.
L’approfondissement de l’analyse à partir des notions de forme, de matière
et de contenu permet de déterminer le fondement, de le sortir de son abs-
traction initiale pour le rendre plus concret. Indiquons brièvement quels
moments parcourt le fondement absolu 28. Il se détermine d’abord comme
rapport essence/forme, dans la mesure où l’essence comme fondement,
comprise comme ce à partir de quoi est posé le fondé, se présente immédiate­
ment comme base, Grundlage ; cette base est ensuite déterminée de manière
plus précise en matière indifférente à la forme. Mais l’approfondissement
du rapport forme/matière montre qu’il s’agit bien, non d’un rapport exté-
rieur, mais d’une relation intime d’identité-différence qui, une fois posée,
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s’avère être relation de la forme au contenu et du contenu à la forme. Le
fait que ces deux déterminations soient posées de manière purement rela-
tionnelle dans le fondement fait de ce moment un moment de totalisation,
de rassemblement de ce dernier, en même temps qu’il ouvre son moment
de particularisation  : on n’est plus en effet face au fondement générique
du début de la section sur le fondement absolu, mais le fondement s’avère
essentiellement déterminé.

III. Le fondement déterminé


a. Le fondement formel

La section qui porte sur cette nouvelle figure du fondement a pour inté-
rêt d’exposer ce qui pourrait être appelé la « grammaire conceptuelle » de la
notion de fondement, c’est-à-dire le fonctionnement concret de l’acte de
déterminer un fondement, tout en produisant, à partir de cette analyse, la
critique des fixations métaphysiques de cette catégorie. Le fondement déter-
miné se caractérise par le fait d’avoir un contenu déterminé, de ne plus être
un fondement abstraitement générique. Dans sa première figure, il se pré-
sente comme l’articulation relationnelle de deux moments qui sont chacun
le même contenu « considéré suivant deux côtés : une fois pour autant qu’il
est posé comme fondement, l’autre fois pour autant qu’il est posé comme
quelque chose de fondé 29 » : il y a alors redoublement du contenu considéré,
qui est présent deux fois, dans un fondement et un fondé qui ne sont articu-
lés que dans une identité formelle – c’est là le fondement formel. Autrement

28.  Pour le détail de ces textes, voir Peter Rohs, op. cit., passim, et Joël Biard et al., loc. cit.
29.  GW 11, p. 303 ; trad. SL II, p. 89. 139
Victor Béguin

dit, le fondement est si bien une totalité réfléchie qu’il est exactement la
réduplication de la chose même. C’est là un moment nécessaire, car il faut
que le fondement, pour être véritablement fondement, soit le paraître de la
nature de la chose en autre chose qu’elle, et lui soit parfaitement coalescente.
Mais si on autonomise cette dimension du fondement déterminé pour la faire
valoir unilatéralement, on se retrouve avec une modalité d’indication d’un
fondement qui n’est qu’«  un simple formalisme et une tautologie vide  »  :
on duplique en effet la chose dans autre chose qu’on donne pour son fon-
dement, un peu sur le modèle de la « vertu dormitive » censée expliquer les
propriétés somnifères du pavot.
Hegel consacre une remarque à ces utilisations unilatérales tautologiques
du fondement formel, dans laquelle il s’en prend particulièrement à certaines
«  explications  » de la science physique qui consistent simplement à expri-
mer « dans la forme de la réflexion-en-soi, de l’essentialité, le même contenu
qui est déjà présent dans la forme de l’être-là immédiat, considéré comme
posé 30  ». C’est particulièrement la force d’attraction, telle que mobilisée
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dans la physique newtonienne, qui est visée : elle n’est pas, contrairement au
reproche de Leibniz, une qualité occulte (ainsi qu’on a pu également baptiser
la « vertu dormitive »), mais au contraire, d’après Hegel, une détermination
« trop bien connue » puisqu’elle n’est que la réduplication, sous forme de fon-
dement, de l’être-là empiriquement constaté : « elle n’a d’autre contenu que
le phénomène lui-même 31 ». Le problème est encore aggravé par le fait que
l’exposition d’une science ainsi produite prétende partir des fondements
pour en déduire les phénomènes observés : on place ainsi au commencement
ce qui n’est en fait que le phénomène transposé tel quel en fondement, et on
croit à partir de là avoir progressé scientifiquement jusqu’à l’explication des
phénomènes concrets, alors que l’on n’a fait que se tenir dans le vide d’un
cercle vicieux 32. Pour Hegel,

on se trouve [alors] dans une sorte de cercle magique, où des déterminations


de l’être-là et des déterminations de la réflexion, fondement et fondé, phéno-
mènes et fantômes, circulent les uns à travers les autres en s’associant de façon
à ne pas être séparés et jouissent entre eux d’un rang égal 33.

Il y a là, d’une certaine manière, un condensé des travers de la manière


métaphysique de penser   : premièrement, la détermination du fondement
formel est abstraite du processus dont elle est un moment pour être tenue
fermement de manière isolée, et, deuxièmement, cette détermination de
pensée est mise en équivalence avec l’essence des choses elles-mêmes, de telle
sorte que l’on croit 1) avoir produit une explication alors que ce n’est qu’une

30.  GW 11, p. 304 ; trad. SL II, p. 91.


31.  GW 11, p. 305 ; trad. SL II, p. 91.
32.  Ce point est développé dans GW 11, p. 305-306 ; trad. SL II, p. 93-94.
140 33.  GW 11, p. 305-306 ; trad. SL II, p. 93.
La logique du fondement selon Hegel

tautologie, et 2) que cette explication fonde la nature même de la chose, alors


qu’elle n’est qu’un duplicata du phénomène dans la manière immédiate dont
il s’est donné.

b. Le fondement réel

Le paragraphe suivant, consacré à l’examen du fondement réel, pro-


cède de la même manière : il expose d’abord une dimension constitutive du
fondement déterminé, pour ensuite critiquer, dans la remarque, son usage
unilatéral. Dans le fondement formel, fondement et fondé ne se différen-
ciaient que par la forme, leur contenu étant rigoureusement identique  ;
mais cette différenciation seulement formelle rejaillit sur le statut même des
déterminations en jeu, car le fondement et le fondé sont réellement – et non
seulement formellement – différents, de telle sorte qu’ils doivent différer par
le contenu. Par conséquent,
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le fait que fondement et fondé aient un contenu différent implique que la
relation de fondement a cessé d’être une relation formelle ; la remontée au fon-
dement et la sortie de lui en direction de l’être-posé, ce n’est plus la tauto­logie ;
le fondement est réalisé. C’est pourquoi, lorsqu’on interroge au sujet d’un fon-
dement, on réclame proprement pour le fondement une autre détermination
de contenu que celle dont le fondement est objet de l’interrogation 34.

Le problème est alors cependant que cette différenciation du contenu


rend formelle la relation elle-même du fondement et du fondé : « […] parce
que ce sont des déterminations de contenu indifférentes l’une à l’égard de
l’autre, elle est seulement leur relation vide, en elle-même sans contenu,
non leur médiation 35 ». On peut penser ici aux remarques de certains cours
sur le caractère formel du fondement : le fondement réel comporte en effet
lui aussi, quoique d’une autre manière, un aspect simplement formel (c’est-
à-dire abstrait, vide). On pourrait résumer les choses en disant que, dans le
fondement formel, il y a identité de contenu et donc différence simplement
formelle du fondement et du fondé, tandis que, dans le fondement réel, la
différence de contenu va de pair avec une identité simplement formelle du
fondement et du fondé – c’est la relation de fondement en tant que telle qui
devient vide. C’est pourquoi la Doctrine de l’essence affirme que « la relation de
fondement est, de la sorte, devenue extérieure à elle-même » : le fondement
en tant que relation n’est plus une opération de totalisation signifiante, mais
semble s’abaisser à être une simple juxtaposition contingente 36. Cet extrait
du cours de 1824, par exemple, semble assez adéquatement indiquer ce qu’il

34.  GW 11, p. 307 ; traduction de SL II, p. 95 légèrement modifiée.


35.  GW 11, p. 308 ; trad. SL II, p. 95 légèrement mod.
36.  Cf. la note 1 de Bernard Bourgeois in SL II, p. 96. 141
Victor Béguin

en est du fondement réel, en soulignant le caractère extérieur et contingent


de ce type de fondation :

Puisque nous n’avons pas encore de contenu immanent qui serait posé par
l’intermédiaire de la forme même, le contenu est encore contingent, indif-
férent et peut être pris empiriquement, c’est pourquoi l’on peut donner un
fondement pour tout. Tout contenu peut être donné comme fondement 37.

C’est d’ailleurs ce que souligne d’emblée la remarque de la Doctrine de l’es­


sence consacrée au mésusage métaphysique du fondement réel  : ce dernier
« contient un contenu divers ; mais, du coup, se présente la contingence et
extériorité de la relation de fondement 38 ». La remarque développe le sens de
cette contingence en la dédoublant : d’une part, dans la multiplicité des déter-
minations d’une chose, on peut en identifier plusieurs qui pourraient tenir
lieu pour elle d’essentiel, de fondement (par exemple, on peut trouver une
multiplicité de fondements différents pour une même action 39), et, d’autre
part, un même contenu peut valoir comme fondement pour une multi­plicité
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de choses diverses (la remarque prend l’exemple de la pesanteur, qui peut
être considérée comme le fondement aussi bien d’une maison en tant qu’elle
tient debout que de la chute d’une pierre 40). « L’allégation d’un fondement
réel devient donc […] un formalisme tout autant que l’est le fondement for-
mel lui-même 41.  » Ces développements critiques se retrouvent du reste en
grande partie dans les Leçons sur la logique, qui comptent de nombreux pas-
sages parallèles semblant parfois même reprendre explicitement des extraits
de cette remarque (on retrouve notamment, d’un texte à l’autre, les mêmes
exemples). En fin de compte, si l’usage métaphysique du fondement formel
aboutit à une démultiplication indéfinie d’« explications » tautologiques qui
n’expliquent rien, l’usage métaphysique du fondement réel aboutit quant à
lui à une inflation des « explications » contingentes, qui n’ont aucun rapport
essentiel (c’est-à-dire aucun rapport de totalisation) à la chose et n’ont donc
pas plus de vertu explicative que les tautologies du premier cas.
On peut donc dire que, dans ces textes, Hegel propose une sorte de
diagnostic des dérives de la pensée d’entendement dans sa prétention expli-
cative, c’est-à-dire en tant que réfléchissante, – diagnostic de vaste portée,
puisqu’il englobe aussi bien la métaphysique que certaines pratiques scien-
tifiques ou certaines réflexions sur la pratique. On peut interpréter ces textes
à partir de la notion de Nachdenken, c’est-à-dire de réflexion extérieure et
subjective, telle que Hegel la thématisera à partir du début des années 1820,
notamment dans ses cours sur la logique. Les textes que l’on vient de citer

37.  Cours sur la logique de 1824, Nachschrift Correvon, GW 23,1, p. 277.


38.  GW 11, p. 309 ; trad. SL II, p. 96.
39.  L’exemple est emprunté au cours sur la logique de 1824, Nachschrift Correvon, GW 23,1, p. 277.
40.  GW 11, p. 209 ; trad. SL II, p. 97.
142 41.  GW 11, p. 310 ; trad. SL II, p. 98.
La logique du fondement selon Hegel

montrent qu’il y a une double erreur du Nachdenken qui se fait unilatérale-


ment valoir comme absolu : il s’en tient à une dimension (fondement formel
ou fondement réel), constitutive mais non isolée, du fondement déterminé,
et, plus profondément, il ramène la pensée à la réflexion alors que celle-ci,
en tant que Reflexion, n’est qu’un moment du développement du concept.
La logique paraît donc en mesure de penser le fonctionnement des moda-
lités inadéquates et bornées de la pensée dont elle expose, quant à elle, la
vérité ; et elle le fait en s’intéressant non pas au sujet connaissant, comme le
fera la philosophie de l’esprit subjectif, mais à la logique interne du connaître
lui-même. Il serait possible d’avancer l’hypothèse selon laquelle la logique
expose les processus qui sont autonomisés et par là rendus « non-vrais » dans
la pensée « non-spéculative », prise au sens de Nachdenken (i. e. le deuxième
sens du mot « pensée » qu’indique le Concept préliminaire de l’Encyclopédie 42),
c’est-à-dire de réflexion portant sur des choses aux fins de produire l’univer-
salité qui est en elles. De ce point de vue, l’ardeur que met la pensée finie à
rechercher des fondements s’explique par le fait que cette pensée est, par défi-
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nition, production subjective d’universalité essentielle, et que le fondement
s’avère en outre être la forme générique véritable de l’universalité essentielle.
Toute pensée qui tente de réfléchir sur les choses (pour justifier une action,
expliquer un phénomène naturel ou une construction humaine, ou encore
énoncer l’essence même de la réalité) va donc chercher un ou des fondements.
On peut donc supposer, comme le montrent d’ailleurs certains exemples pris
par Hegel, que la métaphysique, au sens d’importation dans la philosophie
du Nachdenken, est, en vertu de ces analyses, essentiellement fondationnaliste,
en ce sens que, pour elle, penser quelque chose revient à réfléchir sur cette
chose pour indiquer l’essence qui la fonde, c’est-à-dire la différence détermi-
née dans laquelle se pose son identité, le fondement qui la fait être ce qu’elle
est. Penser, dans la métaphysique réfléchissante (ou dogmatique), c’est ainsi
exprimer l’essence des choses dans des fondements. La logique peut donc à
la fois extraire la vérité de cette manière de penser réfléchissante (en recons-
truisant le sens proprement spéculatif, relationnel, de la réflexion) tout en la
relativisant dans la mesure où ce qui fait le fond de cette manière de penser
n’a que cette vérité positionnelle d’être un moment idéel du concept – et en
critiquer les figures d’entendement, qui sont l’autonomisation et l’isolation
de ces déterminations logiques. C’est pourquoi l’analyse du fondement a en
même temps un intérêt spéculatif positif et une portée critique.

c. Le fondement complet

Indiquons brièvement, pour finir, en quel sens le fondement complet


est le résultat de l’examen du fondement déterminé. Fondement formel
et fondement réel se sont présentés comme des dimensions nécessaires

42.  E, §  21. Voir également l’addition à ce paragraphe, qui développe les formes que prend le
Nachdenken dans différents domaines (GW 23,3, p. 815-817). 143
Victor Béguin

du  fondement, dimensions qui sont cependant, dans leur séparation, cha-
cune unilatérale, et qui ouvrent ainsi la voie à une déchéance de la fondation
en simple « juxtaposition 43 » extérieure. Le fondement complet est alors l’ar-
ticulation de ces deux figures comme les dimensions ou les moments qu’elles
sont : il s’avère que le fondement formel et le fondement réel se présupposent
mutuellement, et le fondement complet est moins une nouvelle figure que la
relation totalisante de ces deux moments. Il émerge dans l’analyse à partir du
moment où l’on se rend compte que le caractère contingent (donc potentiel­
lement arbitraire) du fondement réel a pour conséquence qu’il requiert
lui-même, en tant que relation, un fondement 44 : il se comporte donc comme
fondé, mais cela n’entraîne pas une remontée à l’infini, car le second fonde-
ment se détermine de cette manière :

il est, premièrement, ce qui est identique au fondement réel en tant que celui-ci
est fondé par lui ; les deux côtés ont, suivant cette détermination, un seul et
même contenu ; les deux déterminations de réflexion et leur liaison dans le
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quelque-chose se trouvent pareillement dans le nouveau fondement. Mais,
deuxièmement, le nouveau fondement en lequel s’est supprimée la liaison
extérieure seulement posée évoquée d’abord 45, est, en tant qu’il est la réflexion
en soi de celle-ci, la relation absolue des deux déterminations de contenu 46.

Ce n’est pas un nouveau fondement extérieur qui sert à fonder la relation


de fondement réelle, mais c’est bien plutôt le même contenu (c’est-à-dire
la première relation de fondement) qui est posé dans la forme réflexive du
fondement, de manière cependant immédiate (la relation en question est
posée dans le premier fondement, immédiate dans le deuxième 47)  : on est
donc, typiquement, face à un fondement formel. Autrement dit, se produit
une combinaison des deux dimensions auparavant dégagées  : la différence
identifiante qu’est le fondement réel se retrouve réfléchie dans l’identité dif-
férenciante qu’est le fondement formel, comme l’indique la suite immédiate
du texte que l’on vient de citer :

Du fait que le fondement réel lui-même est retourné dans son fondement, on
restaure en lui l’identité du fondement et du fondé ou le fondement formel. La
relation de fondement qui naît alors est, pour cette raison, la relation de fon-
dement complète, qui contient dans elle-même en même temps le fondement
formel et le fondement réel, et qui médiatise les déterminations de contenu
immédiates l’une par rapport à l’autre dans le second fondement 48.

43.  Le terme est emprunté à Joël Biard et al., op. cit., p. 139.
44.  GW 11, p. 312.
45.  C’est-à-dire dans les lignes précédentes, lorsque la définition du fondement réel a été reprise.
46.  GW 11, p. 312 ; trad. SL II, p. 101.
47.  GW 11, p. 313 ; trad. SL II, p. 102.
144 48.  GW 11, p. 312 ; trad. SL II, p. 101.
La logique du fondement selon Hegel

Le fondement complet est donc une totalité complexe comprenant deux


fondements ou deux niveaux de fondement ; il s’agit là, en quelque sorte, de
l’identité de la réflexion dans soi et de la réflexion dans un autre sous sa forme
développée 49.
Le passage de la Doctrine de l’essence sur le fondement complet est d’une
extrême complexité, mais, au risque de le simplifier, on peut en résumer ainsi
l’argument. Pour surmonter l’extériorité, la contingence du fondement réel,
il faut que la relation en quoi il consiste soit elle-même fondée, garantie par
la chose dont on énonce le fondement. Il faut donc que cette relation soit
posée dans un fondement, mais dans la forme d’une identité immédiate,
qui peut ainsi garantir la validité du premier fondement. On a donc bien un
même contenu, mais présenté dans une forme différente, c’est-à-dire un fon-
dement formel, qui pose la relation de fondement réelle. Dans cette structure
complète sont comprises à la fois l’identité et la différence, non plus sur le
mode de l’opposition (comme c’était encore partiellement le cas dans les
analyses des deux modalités partielles de fondation), mais comme articu-
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lation différenciée : le fondement réel garantit que la réflexion dans soi est
bien réflexion dans un autre, qu’il y a bien différence, et le fondement formel
garantit qu’il y a bien identité dans cette différence, et non pure et simple
juxtaposition extérieure. Par là, le fondement réel présuppose le fondement
formel, et inversement  ; c’est pourquoi la Doctrine de l’essence affirme que
« [l]a relation de fondement en sa totalité est […] essentiellement réflexion
présupposante 50 ». Par ailleurs, on peut constater que le fondement a ici défi-
nitivement rompu avec la fixité de l’être-là. Dans les premiers moments
du fondement, en effet, ce dernier apparaissait encore comme reliant des
termes, ce qui pouvait donner lieu à une rechute dans l’autonomisation de
ces derniers conduisant à tenir la relation de fondement pour une simple
juxtaposition. En revanche, dans le fondement complet, le fondement appa-
raît comme relation de relations, comme une totalité purement relationnelle
qui pose et engendre les relations elles-mêmes, et les termes comme pures
fonctions dans ces relations. Une telle relation de relations prend alors la
forme d’une présupposition mutuelle : dans le fondement complet, l’essence
a donc atteint une forme d’auto-fondation circulaire, puisqu’elle a accompli
l’Aufhebung de tout fondement partiel, donc a fortiori de tout fondement
ultime, pour se faire réflexion mutuelle, une réflexion qui tient en quelque
sorte par elle-même. C’est déjà la circularité du concept qui paraît ici anti-
cipée sur un mode encore essentiel, et, pourrait-on dire, seulement essentiel.
En effet, la forme d’auto-fondation ici décrite est déficiente, dans la mesure
où elle n’est précisément qu’un rapport de présupposition mutuelle, et pas
l’auto-développement totalisant d’un sujet : demeure l’irréductible dualité de
l’essence, qui ne trouvera sa vérité qu’intégrée au concept à titre de moment

49.  Cf. Günter Kruck, « Die Logik des Grundes… », art. cit., p. 136.
50.  GW 11, p. 314 ; trad. SL II, p. 103. 145
Victor Béguin

de son auto-différenciation. Il apparaît par ailleurs ici, avec une certaine


clarté, que la réflexion sur le fondement porte en même temps sur la fonda-
tion de l’être-là immédiat comme être-posé, et sur la fondation de l’essence
elle-même en tant que relation à l’être 51, et que le fondement complet vaut
à ce titre comme moment d’une forme de fondation circulaire de l’essence
par elle-même, bien qu’il ne s’agisse que d’une circularité essentielle. Avant
d’examiner comment le fondement complet est supprimé dans la « média-
tion conditionnante 52  », on peut tirer de l’analyse du fondement complet
cette conclusion que le fondement, contrairement à ce que pourraient laisser
croire ses usages métaphysiques (ou plus généralement formels, subjecti-
vistes, bref, «  raisonnants  »), s’est avéré être relation de relation, et totalité
signifiante processuelle plus que figure fixe. C’est, par là, le rôle que joue la
sphère de l’essence dans la formation de la processualité proprement concep-
tuelle qui se laisse apercevoir. Il apparaît également que le fondement n’est
pas une origine à laquelle on pourrait reconduire ce qui est, mais un dispo-
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sitif, qui se soutient lui-même, de médiation, autrement dit de relativisation
de l’évidence de l’être-là, qui est ici mis à distance de lui-même à l’intérieur
d’une relation réciproque n’ayant rien à voir avec ce fondationnalisme de
type métaphysique que l’on continue pourtant régulièrement de reprocher
à Hegel 53.

IV. La condition et la transition à l’existence


On passera plus rapidement sur le dernier moment de l’exposition du
fondement  : la condition (Bedingung). Ce moment est cependant d’une
importance certaine, dans la mesure où s’y jouent à la fois une sorte de
récapitulation des analyses jusqu’à présent produites sur le fondement, en
même temps que l’épuisement de cette dernière catégorie et la transition à
l’existence. Ce dont il est, au moins initialement, question sous l’espèce de la
« condition », c’est de ce que présuppose la double présupposition en laquelle
s’est avéré résulter le fondement complet, c’est-à-dire, de ce qui est média-
tisé dans ce processus de médiatisation qu’est le fondement complet. La
condition est donc cet être-là, cette positivité immédiate que le fondement
médiatise :

51.  Cf. Günter Kruck, art. cit., p. 120.


52.  GW 11, p. 314.
53.  Sur ce point, nous rejoignons les conclusions de Joël Biard et al., op. cit., p. 144 : « Cela revient à
dénier à la catégorie de Grund le rôle que la métaphysique a prétendu lui conférer : celui d’un principe
de clôture, au moins dans son usage régulateur, d’un discours rationnel portant sur le réel ou sur l’être.
Dans la perspective dialectique et spéculative, le fondement ne saurait être compris comme un point
de repos, même momentané, mais bien plutôt comme le mouvement par lequel l’essence se repousse
146 de soi et se reprend dans soi, par le pouvoir de sa propre négativité. »
La logique du fondement selon Hegel

L’immédiat auquel le fondement se rapporte comme à une présupposition


essentielle est la condition ; le fondement réel est, par suite, essentiellement
conditionné. La déterminité qu’il contient est l’être-autre de lui-même 54.

On peut remarquer qu’à mesure que l’on progresse dans l’analyse de la


réflexion essentielle, celle-ci s’élargit en s’approfondissant pour se faire de
plus en plus totalisante, par un mouvement de retour permanent sur soi : elle
réfléchit de plus en plus profondément ses propres présupposés, en explici-
tant à chaque étape les catégories sans lesquelles les déterminations étudiées
à l’étape précédente ne peuvent fonctionner, et va en même temps de plus en
plus loin dans l’écart à soi, dans la totalisation de la différence. On le voit ici
avec le fait que le fondement, s’étant déterminé comme complet, peut appro-
fondir sa propre processualité en intégrant au retour sur soi de l’essence la
positivité que le fondement cherche à fonder et sans laquelle il n’est pas.
Avec la dialectique de la condition, le fondement est désormais en
mesure d’expliciter la présupposition qui le constitue comme fondement,
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ce qui lui permet de construire l’être-là comme une position dans la rela-
tion essentielle élargie. En effet, de même que le fondement présuppose la
condition, la condition est être-en-soi pour le fondement, de telle sorte que
fondement et condition «  se présupposent réciproquement 55  »  : la condition
n’est être-là immédiat qu’au regard du fondement. La relation de présup­
position mutuelle est donc désormais celle de la condition et du fondement,
c’est-à-dire de déterminations qui sont réellement autres ; c’est cette relation
qui est exposée pour elle-même dans la deuxième section du chapitre sur la
condition, sous le nom de l’« absolument inconditionné ». Cette dialectique
de la condition et du fondement est, en quelque sorte, une version dévelop-
pée de la dialectique de l’être et de l’essence : la condition apparaît en effet
comme la ressaisie, à l’intérieur de la logique de l’essence, de cet être dont le
fondement s’est déterminé comme l’essence – « la vérité de l’être-là est d’être
une condition 56 ». Ce que Hegel appelle la chose (Sache), c’est alors l’élément
de médiatisation réciproque de la condition et du fondement, la totalité
processuelle dont ils constituent les moments différenciés. Mais cette chose
qui est la médiatisation intérieure de soi-même, posée pour elle-même, se
fait existence. L’explicitation complète du fondement, qui l’amène à se res-
saisir comme relation de l’être et de l’essence, ou plutôt, comme l’essence
médiatisant l’être en se médiatisant elle-même, aboutit donc à l’Aufhebung
de la dualité attachée au fondement comme tel  : la relation de présup­
position mutuelle de la condition et du fondement s’abolit pour se faire
pure émergence de l’existence – ce qui est bien entendu, pour Hegel, l’occa-
sion de revenir sur l’équivalence de zu Grunde gehen (« aller au fondement »)

54.  GW 11, p. 314-315 ; trad. SL II, p. 104.


55.  GW 11, p. 318 ; trad. SL II, p. 108.
56.  GW 11, p. 320 ; trad. SL II, p. 111. 147
Victor Béguin

et  zugrunden gehen 57 («  s’effondrer  »). L’existence est ainsi l’immédiateté
médiatisée par l’Aufhebung du fondement ; par « existence », il ne faut donc
pas entendre, comme on pourrait le croire, un être-là brut, mais l’être-là en
tant que médiatisé par la disparition du fondement, en tant qu’elle sort du fon-
dement, donc l’être-là vrai, et, réciproquement, par « fondement », il ne faut
pas entendre un terme qui garantirait l’être et la vérité d’un être-là, mais ce
pur mouvement de disparaître dans l’existence. En toute rigueur de termes, il ne
faudrait donc pas dire que le fondement est fondement de l’existence, mais
que l’existence est le fondement lui-même supprimé dans sa disparition, en
tant qu’il s’avère, dans la négation totale de soi, pure productivité. C’est ce
qu’indique notamment une des premières pages du chapitre sur l’existence :

La médiatisation par le fondement se supprime, cependant elle ne laisse pas


le fondement en dessous, de telle sorte que ce qui surgit de lui serait quelque
chose de posé qui aurait son essence autre part, à savoir dans le fondement,
mais ce fondement est, en tant que ce qui est sans fond, la médiation dis-
parue ; et, inversement, seule la médiation disparue est, en même temps, le
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fondement, et c’est seulement par cette négation qu’il y a ce qui est égal à soi-
même et immédiat 58.

De notre point de vue, ces pages donnent de Hegel une image très
dif­férente de celle d’un apologiste de la réduction de toute chose à son fon-
dement accomplissant la tradition métaphysique classique  59
, puisqu’il
construit la catégorie de fondement comme effondrement, pure émergence
de l’existence. Nous suivrons volontiers Bernard Mabille lorsqu’il affirme
que le fondement, ainsi déterminé, se présente en même temps comme
libération du sens de l’existence 60  : la négativité essentielle s’approfondit
si bien comme médiation qu’elle peut opérer sa propre négation et se faire
«  restauration de l’immédiateté ou de l’être, mais de l’être pour autant qu’il
est médiatisé par la suppression de la médiation 61  ». C’est là, en même temps,
une limite manifeste du fondement. Sa vérité est de passer tout entier dans
l’existence ; pour reprendre un exemple de Grund souvent donné par Hegel, la
raison pour laquelle j’agis est complètement engloutie dans la réalité de mon
action, qui vit son existence propre dans le monde indépendamment de la
raison pour laquelle j’ai agi. On n’est donc pas encore parvenu, à ce moment
de la logique, au point où la différence existe librement au sein d’un proces­
sus total présent dans chacun de ses moments et exerçant la maîtrise sur tous
ses moments, comme le montrera la logique du concept – le concept, en

57.  Voir notamment GW 11, p. 326 ; trad. SL II, p. 119.


58.  GW 11, p. 326 ; trad. SL II, p. 119.
59.  Une telle lecture est par exemple défendue par Jacques Rivelaygue, «  Essence et fondement  :
actualité de la Doctrine de l’essence » [1979], in Leçons de métaphysique allemande, Paris, Grasset, 1990,
t. I, p. 439-454.
60.  Bernard Mabille, « En quel sens Hegel est-il philosophe de l’identité ? », art. cit., p. 225-226.
148 61.  E, § 122.
La logique du fondement selon Hegel

effet, demeure auprès de lui-même dans tous ses moments, se continue dans
sa différence et pose son unité avec cette différence, tandis que le fondement
s’abolit dans l’émergence de l’existence comme être vrai.
Avant de conclure sur l’analyse du fondement dans la Doctrine de l’es­
sence, on peut faire remarquer que la conception du fondement ici présentée
par Hegel hérite sans doute, comme l’indiquent les renvois explicites de
Hegel lui-même, de la formulation du concept de ratio (terme dont Grund est
la traduction allemande) donnée par Leibniz, qui soutient, notamment dans
les 24 thèses métaphysiques, que la ratio est ce qui confère l’existence 62. On peut
cependant noter en même temps que, dans cette doctrine leibnizienne, le
fondement est un ens, un étant : les développements de la Doctrine de l’essence
que nous venons de commenter ont au contraire montré, contre une telle
perspective métaphysique, que le fondement est à penser comme une totalité
purement relationnelle dont la vérité est de s’abolir dans l’existence.
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V. Originalité de la conception hégélienne
du fondement et ouverture vers la logique
du concept
Au moment de faire le bilan de nos analyses, nous pouvons d’abord
soutenir qu’il y a, dans la conception hégélienne du fondement, un double
héritage philosophique, à partir duquel Hegel reconstruit le concept de fon-
dement dans une perspective originale : d’un côté, la ratio leibnizienne et sa
relation intrinsèque à l’existence dont elle a pour fonction de délivrer l’intel­
ligibilité ; et, de l’autre côté, la synthèse kantienne des jugements, dont Hegel
semble cette fois hériter la reformulation du Grund en termes de totalité active
posant l’unité de la chose. Ce double héritage s’assortit d’une double critique :
contre Leibniz, Hegel déplace l’accent du fondement comme étant à la rela-
tion de fondement, constitutive de l’essence dans la différence de son régime
logique par rapport à celui propre à l’être ; et contre Kant, il désubjectivise
et détranscendantalise le fondement pour en faire l’auto-négation de l’être,
son écart à lui-même. Nous sommes donc ici en présence d’un échantillon
assez représentatif du rapport de la Doctrine de l’essence à la tradition méta-
physique et critique. De manière plus générale, il nous semble qu’en refusant
de traiter le fondement comme un point de repos à partir duquel peut se dis-
tribuer en toute quiétude l’intelligibilité de l’étant, mais en le pensant, tout
au contraire, comme effondrement, Hegel, à sa manière, met en crise de l’inté­
rieur même de la tradition métaphysique – c’est-à-dire en reprenant son appareil
catégoriel pour le laisser énoncer dialectiquement sa vérité – la préséance
du Grund, de la ratio, dans la détermination de l’intel­ligibilité  ; on peut en
prendre pour preuve le fait que, de son point de vue, la ratio véritablement

62.  Sur ce point, voir Vincent Carraud, op. cit., p. 492. 149
Victor Béguin

suffisante, c’est-à-dire la vérité de ce que Leibniz a cherché à penser, se trouve


dans le concept, c’est-à-dire dans une rationalité absolument immanente à la
chose même qui est l’Aufhebung des dualités essentielles sous la loi desquelles
demeure le fondement, et ce, jusque dans le fait qu’il s’avère ultimement être
le pur passage sans reste dans l’existence, celle-ci étant alors dotée d’une vérité
que n’avait pas l’être indéterminé et « non-réfléchi ».
Deuxièmement, et c’est là, nous semble-t-il, un point capital, les textes
mêmes de Hegel consacrés au fondement comprennent plusieurs indica-
tions sur la déficience de cette figure par rapport au concept. Le fondement
s’est avéré être un moment décisif de la logique, dans la mesure où, en lui,
l’être se repousse de lui-même dans le procès de la réflexion essentielle, c’est-
à-dire inscrit en lui-même l’écart de la pensée comme pensée, de la rationalité
intelligible, signifiante ; mais, si l’on peut dire, il ne survit, ultimement, pas
à ce processus, contrairement au concept qui, quant à lui, « est la sub­sistance
par soi, l’acte de se repousser de soi, mais de se repousser de soi comme
identique à soi, un mouvement de retournement qui demeure auprès de soi-
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même. 63 » Autrement dit, le fondement ouvre la question de la différence à
soi comme production d’intelligibilité, mais il s’avère en même temps que
l’intelligibilité de la chose n’est pas, en dernière instance, commandée par
le fondement, mais par son mouvement immanent comme concept – par
le fait qu’elle est (de façon inadéquate, comme les phénomènes naturels, ou
adéquate, comme les figures de l’esprit) le concept. Il y a donc, à l’intérieur
même de la logique de l’essence, une relativisation du fondement qui prend
tout son sens du point de vue du concept 64 (raison pour laquelle Hegel fait
régulièrement droit, de manière anticipée, à ce dernier point de vue dans ses
analyses portant sur le fondement). Cette relativisation frappe a fortiori le
Nachdenken ordinaire dont la logique de l’essence établit par ailleurs qu’il est,
en son essence, recherche de fondements – mais de fondements unilatéraux,
toujours formels ou contingents. C’est là tout à la fois une reconnaissance
de ce qu’une certaine métaphysique, une fois ressaisie spéculativement, peut
apporter à l’auto-développement du vrai comme tel, et une relativisation de
la vérité même qu’elle contient, qui entraîne en même temps une critique
sans reste de la figure d’entendement qu’elle en présente.

victor.beguin@pm.me

63.  Cours sur la logique de 1831, Nachschrift K. Hegel, GW 23,2, p. 772 ; trad. LL 1831, p. 159.
64.  Nous rejoignons donc en partie les conclusions de Stephen Houlgate, d’après lequel la Doctrine
de l’essence comporte une « critique du fondationnalisme », même si ses analyses portent moins sur le
fondement que sur l’essence en général. Voir Stephen Houlgate, « Hegel’s Critique of Foundationalism
150 in the “Doctrine of Essence” », Bulletin of the Hegel Society of Great Britain 20, n° 39-40, p. 18-34.
La logique du fondement selon Hegel

Résumé
L’article propose une étude de la concep-
tion hégélienne du fondement (Grund)
telle que la présentent les textes de Hegel
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sur la logique. Son objectif est double  :
il s’agit de proposer une caractérisation Abstract
du concept hégélien de fondement, et This paper studies the Hegelian concept
d’étudier, sur un cas précis, la manière of Grund as presented in Hegel’s texts on
dont la logique hégélienne produit une logic. The aim of the study is twofold: to
critique en acte de la métaphysique et propose a characterization of the Hege-
de sa critique kantienne. Pour ce faire, lian concept of Grund, and to study, on
l’analyse s’appuie non seulement sur a specific case, the way in which Hegel’s
les textes publiés par Hegel (Science de logic acts as a critique of both metaphys-
la logique et Encyclopédie), mais aussi sur ics and its Kantian critique. In order to do
des cahiers d’auditeurs des Leçons sur la so, we rely not only on Hegel’s published
logique, récemment publiés et encore peu texts (the Science of Logic and the Encyclo­
exploités. pedia) but also on the recently published
Mots-clés  : Hegel, Science de la logique, and still little exploited students’ note-
Encyclopédie, fondement, métaphysique. books of the Lectures on Logic.
Keywords: Hegel, Science of Logic, Ency-
clopedia, ground, metaphysics.

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