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À Vostok, au pôle du froid (-89,3 oC), à l’endroit le plus reculé de la planète


(à 1 400 km de tout point de ravitaillement), dans un huis clos glacé,
Russes, Français et Américains ont travaillé ensemble.
Doigts gelés, souffle court, cœur serré pour arracher à l’Antarctique ses
secrets bien gardés : des milliers de carottes de glace, fragile mémoire de
notre planète. En 50 ans, les hommes de Vostok, scientifiques, foreurs et
mécaniciens, ont exhumé plus de 400 000 années de climatologie des
glaces de l’Antarctique. Ils ont précisément daté l’augmentation du
CO2 dans l’atmosphère et prouvé au monde que l’homme était responsable
de l’accélération du réchauffement de la planète.
Demain, ils auront peut-être découvert une forme de vie inconnue, enfouie
depuis plus d’un million d’années dans le lac de Vostok sous plus
de 3 000 mètres de glace. Ils auront trouvé un autre secret, comme le
lecteur de ce livre de Jean-Robert Petit : que la science avance avec le
courage et la fraternité des hommes.
 
Jean-Robert Petit est directeur de recherche au Laboratoire de Glaciologie et
Géophysique de l’Environnement de Grenoble (CNRS, Université Joseph Fourier). Il
s’intéresse aux reconstructions des climats au cours du Quaternaire à partir des
carottes de glace extraites de l’Antarctique. Il a participé aux forages de Vostok et a
contribué à la production du premier enregistrement climatique couvrant les
derniers 400 000 ans.
 

JEAN-ROBERT PETIT
 
 

VOSTOK
LE DERNIER SECRET DE L’ANTARCTIQUE
 
 
 
Ô temps ! Suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !
 
Alphonse de Lamartine, Le Lac, 1820.
PRÉFACE DE MICHEL ROCARD

 
L’histoire de la base Vostok mêle mythes et réalités sur l’Antarctique.
Commençons par le mythe. Terre de paix et de science avant la lettre, c’est
dans cette station installée en 1957 sur l’un des endroits les plus isolés et les
plus froids du continent austral qu’en pleine guerre froide, Soviétiques,
Français et Américains s’entraidaient et coopéraient pour préparer des
développements scientifiques qui allaient marquer l’étude des climats du
passé, et partant la conscience internationale de l’impact des activités
humaines sur notre environnement planétaire. À l’image du Traité sur
l’Antarctique signé le 1er décembre 1959 à Washington, où sous l’impulsion
du Président des États-Unis David Dwight Eisenhower, dix États actifs en
Antarctique se réunissaient à l’ombre des deux superpuissances pour
signer un accord de coopération scientifique, de démilitarisation et de
« gel » des revendications territoriales, la station Vostok figure comme un
lieu d’exception où la coopération scientifique et logistique semble l’avoir
emporté sur les tensions stratégiques qui divisaient en ce temps, le monde.
Songeons à l’autre pôle du froid de notre planète, l’Arctique, qui à la même
époque, était le théâtre d’un déploiement massif de moyens de surveillance
et d’attaques militaires de la part des deux belligérants et de leurs alliés. Le
contraste a de quoi saisir.
L’histoire bien sûr, est moins monolithique que le mythe, et à l’instar de
la «  course à la Lune  », les deux nations rivales se sont livrées dans les
années  1970, une farouche compétition pour forer la calotte glaciaire de
l’Antarctique. C’était à qui forerait le plus profond. Dès le début des
années  1970, les Américains avaient réalisé le forage de Byrd avec une
profondeur de 2 138 mètres. L’Institut des Mines de Leningrad voulait faire
mieux. Au terme d’une dizaine d’années d’efforts, les Soviétiques
parvenaient à la profondeur de  2  082  mètres. La fierté nationale était
sauve. C’est ici que le génie de l’Antarctique fait son entrée. En 1982, lors
d’une réunion du Comité scientifique de la recherche en Antarctique, le
chercheur français Claude Lorius proposa à ses collègues soviétiques de
confier l’analyse de la composition isotopique des carottes de glace à son
équipe du laboratoire de glaciologie de Grenoble. Le résultat fut un succès :
l’analyse des carottes de glace de Vostok révéla un historique continu du
climat de notre planète sur plus de  140  000  ans, ce que ni les forages
américains ni les forages franco-italiens à Dôme C n’avaient réussi à
obtenir.
 
Ces résultats marquèrent le point de départ d’une collaboration
fructueuse entre Français et Soviétiques, à laquelle s’associèrent les États-
Unis en  1989, en même temps qu’une série de découvertes paléo-
climatologiques décisives sur l’existence de cycles naturels de variations
climatiques d’origine astronomique, et sur la probable origine anthropique
du réchauffement du climat global. S’agissant du deuxième point, je laisse
au lecteur le soin de comprendre comment les pionniers soviétiques de
l’extraction des « archives du climat dans les glaces » d’hier sont devenus
les champions du climato-scepticisme d’aujourd’hui, quand leurs collègues
français et notamment Claude Lorius, à l’inverse, sont devenus de fervents
adeptes de la thèse de l’Anthropocène défendue par le prix Nobel Paul
Crutzen, selon laquelle l’homme représenterait la principale force
géophysique de la planète, capable de modifier son environnement.
L’histoire de Vostok ne s’arrête pas là, et semble même se répéter, avec la
compétition engagée depuis plusieurs années entre différentes nations
antarctiques pour l’exploration des lacs sous-glaciaires. Le programme
antarctique russe a annoncé avoir atteint le lac sous glaciaire géant de
Vostok en janvier 2012, située sous 3 800 mètres de glace. La communauté
internationale s’y intéresse de près. Gageons que la compétition engagée
entre plusieurs nations antarctiques pour l’exploration des lacs sous
glaciaires conduira à nouveau à l’initiation d’un grand programme
international de recherche, peut-être sur les nouvelles formes de vie
ancienne.
Entre le mythe de la terre de paix et de science et la vision réaliste pour
ne pas dire cynique, d’une compétition entre les nations antarctiques, la
tentation est grande de chercher à trancher ; mais l’Antarctique n’est pas
une terre comme les autres, et ces deux aspects sont en définitive les deux
faces d’une seule et même réalité. En gelant les revendications territoriales
(Traité de Washington, 1959) et en interdisant l’exploration, a fortiori
l’exploitation, minière des ressources naturelles (Protocole de Madrid,
1991), le système du Traité sur l’Antarctique a consacré un équilibre
international unique en son genre, où les intérêts nationaux égoïstes des
États parties ne peuvent s’exprimer qu’en revêtant les habits de la
recherche et de la coopération scientifiques. En Antarctique, la recherche
scientifique est toujours à des degrés divers, le bras non armé d’une
stratégie nationale, dormante ou active. Et les activités scientifiques
conduites sur le continent blanc sont une condition d’accession au statut
de Partie consultative au Traité sur l’Antarctique. Le génie de l’Antarctique,
c’est ainsi l’autre nom de ce système de gouvernance unique en son genre
qui convertit les poussées stratégiques des nations présentes sur ce
continent en action de recherche et de coopération scientifiques. Vostok
n’échappe pas à la règle et il en est même un exemple paradigmatique.
AVANT-PROPOS
 
LE PROJET DE TOUTE UNE VIE
 
Par Volodya Lipenkov

 
Depuis plus d’un demi-siècle, Vostok a fédéré autour d’elle beaucoup de
monde. Russes, Français et Américains notamment ont permis des
avancées scientifiques remarquables. Grâce à eux, cette station a acquis
une renommée internationale aussi bien parmi les scientifiques qu’auprès
du grand public. Mais ce projet a surtout fini par faire partie intégrante de
nos vies personnelles et professionnelles, la mienne aussi bien que celle de
mon ami Jean-Robert Petit et de tous nos collègues qui se sont succédé à
Vostok. Ce n’est pas le moindre mérite de Jean-Robert que d’avoir su
restituer dans ce livre cet entrelacs d’engagement humain, d’aventure
scientifique et de réussites techniques. Certes, avec le recul, nous autres
Russes pouvons nous dire que beaucoup de choses auraient pu être
réalisées de manière différente, peut-être plus intelligente et plus efficace.
Mais nous avons été capables de mener à bien cette mission en étant les
premiers à atteindre cette masse d’eau géante qui sommeillait sous la glace
de l’Antarctique.
L’aventure ne s’arrête pas là, loin s’en faut ! Bientôt, nous devrions être
capables de convertir ce succès technique en termes de développement de
moyens scientifiques. Les perspectives sont bonnes de ce point de vue-là.
Le récent succès de l’ultime forage du lac Vostok est en effet à l’origine
d’une nouvelle vague d’intérêt des nations du monde entier pour les
recherches sur le sixième continent. Au sommet du gouvernement Russe
notamment, cette émulation se traduit déjà par d’importantes décisions :
la construction d’une nouvelle station à Vostok équipée d’abris et de
laboratoires modernes, l’installation dans notre Institut de Saint-
Pétersbourg d’appareils permettant de conduire des analyses de la glace
dans les règles de l’art, mais aussi la formation d’une nouvelle génération
de scientifiques qui sauront prendre notre relais. Comme nous avons
nous-même repris le flambeau de nos devanciers. C’est avec cette jeune
génération que se jouera désormais l’avenir de Vostok. Nous pouvons être
fiers, Jean-Robert, d’avoir avec tous nos collègues russes et français
apporté notre contribution à cette incroyable histoire de Vostok.

 
Volodya Lipenkov et Nicolas Vassiliev.
Le derrick de Vostok en 2012.
L’ANNONCE DISAIT…
Par Jean-Robert Petit

Ma carrière scientifique et un bon bout de ma vie sont déjà derrière


moi, et je n’ai jamais eu le goût de faire des bilans. Comme tout le monde,
j’ai peur de cet exercice. Jeter un coup d’œil dans le rétroviseur sur mon
métier de glaciologue me fait prendre conscience que j’ai eu de la chance,
et que le temps a passé trop vite. Chance d’avoir eu des parents qui m’ont
fait confiance en donnant libre cours à mes envies d’apprendre et de
changer de voie, comme on pouvait le faire à une époque désormais
révolue  : cela m’a amené par hasard à la glaciologie à l’âge de vingt-cinq
ans, alors que dix ans plus tôt, je me destinais à embrasser la profession de
mon père, exploitant d’une petite entreprise laitière. Déjà le blanc
immaculé, un signe peut-être… Chance d’avoir rencontré des gens de
grande valeur scientifique ou morale, qu’ils soient professeurs, étoiles
montantes de la recherche, techniciens aux mains d’or, ouvriers
consciencieux, conducteurs de tracteurs, cuisiniers, employés
administratifs, étudiants, secrétaires, gardiens de refuge, guides de
montagne, curés, copains de fac, d’hivernage ou de galère, qu’ils soient
français, russes, américains, néo-zélandais, acolytes au long cours ou
compagnons de route d’un jour. Chance aussi d’avoir connu Jacqueline, ma
femme, qui m’a soutenu à sa manière, malgré dix Noëls et autant de jours
de l’An passés loin de ma famille en deux décennies. Mais chance, enfin,
d’avoir connu cette maîtresse australe exigeante, cette base du bout du
monde prénommée Vostok.
 
Si l’exercice rétrospectif me fait peur, c’est parce que j’appréhende le
coup de sifflet qui sonnera la fin de la récréation. Peur que la machine à
fabriquer et réaliser des rêves ne soit plus aussi généreuse qu’elle ne l’a été,
que cette liberté cérébrale, cette dynamique de la curiosité, du
questionnement permanent du monde qui nous entoure s’épuise. Peur de
perdre ce petit vélo qui trotte dans la tête et vous réveille tôt le matin – à
l’heure du laitier, évidemment  !  –, vous tourmente l’esprit jusqu’à ce que
vous griffonniez sur un morceau de papier la nouvelle idée qui a germé,
quitte à la jeter à la poubelle un peu plus tard. Ah cette énergie cérébrale
naturelle et renouvelable… mais jusqu’à quand ? Si je n’ai pas de réponse à
cette question lancinante, du moins je sais comment l’aventure de la
glaciologie, celle qui m’a conduit à fouler la neige du sixième continent, a
commencé.
 
L’annonce disait à peu près ceci  : «  Si vous cherchez à faire une thèse
tranquillement derrière un bureau, cela ne vous intéressera pas. Mais si vous aimez
la montagne, si vous ne rechignez pas à crapahuter et à porter des appareils pour
étudier les glaciers, vous amenant parfois à pousser votre traîneau dans le
brouillard non pas pour réaliser un exploit sportif, mais simplement parce que c’est
votre job, alors venez avec nous  !  ». Elle était signée par le Laboratoire de
glaciologie alpine et nous étions en septembre  1968. Le professeur Louis
Lliboutry, directeur de ce laboratoire fondé dix ans plus tôt à Chamonix et
installé à Grenoble depuis  1961, proposait aux étudiants en licence de
physique une formation comportant à la clé un certificat de géophysique
générale, puis un diplôme d’études approfondies en géophysique option
glaciologie. Une poignée de bourses d’études de  500  francs par mois sur
18 mois – le SMIG était alors à 800 francs – était disponible pour continuer
en thèse d’université. À l’époque, mon parcours avait été pour le moins
chaotique : depuis le brevet, j’avais opté pour le métier de technicien du lait
à quinze ans, puis celui de vétérinaire à dix-huit ans  –  voie rapidement
abandonnée pour une sombre raison d’équivalence de diplômes – avant de
m’engager en première année de sciences naturelles, pour m’orienter
ensuite vers la chimie physique, l’optique et la résonance magnétique
nucléaire… Autant dire que je ne savais plus trop vers quel domaine
m’orienter.
 
L’annonce placardée dans le hall de l’amphithéâtre de physique quelques
mois après la session des examens bousculée par les événements de mai
résonna dans ma tête folle comme la promesse d’un véritable recadrage. Je
pouvais enfin espérer obtenir un certificat complétant ma licence de
chimie physique et prétendre continuer en thèse. Quant à la perspective de
« crapahuter » sur des glaciers, elle n’était pas pour m’effrayer, loin de là. À
l’époque, je consacrais l’essentiel de mes week-ends à partir avec mes amis
de Savoie faire de la randonnée dans les « montagnes à vache » des Bauges
ou des Aravis, quand ce n’était pas du ski ou de l’escalade avec le Club alpin
français. Et voilà que l’on me proposait de faire la même chose dans le
cadre de mes études, avec une allocation de thèse en perspective. Mon
sang ne fit qu’un tour : je signai.
 
Le professeur Lliboutry, grand érudit, n’avait pas son pareil pour faire
des cours compliqués et, disons-le, souvent brouillons. Il pouvait traiter
pêle-mêle de la dynamique des glaciers, de la viscosité et de la déformation
de la glace, des lois de frottement, de l’évolution de la température dans les
fleuves de glace, mais aussi de cosmologie, de théorie de la relativité, voire
de l’art nordique  ! D’autres professeurs, plus conscients de notre niveau
intellectuel, enseignaient les techniques de prospection géophysique de
manière concrète. Mais c’est un certain Claude Lorius, venant
spécialement de Paris pour nous dispenser un cours de géochimie
moderne appliquée à la neige et la glace polaire, qui nous fit la plus forte
impression. Ses cours étaient limpides, sa pédagogie excellente, mais c’est
surtout l’homme, tout simplement brillant, qui nous subjugua, tout
auréolé de ses hivernages dans les stations françaises de Charcot et
Dumont d’Urville en Antarctique. Avec mes deux autres acolytes, Jean-Paul
Garcin et René Sagnol, également tombés sous le charme charismatique et
le sens du contact du bonhomme, nous nous sommes livrés à une saine
compétition pour décrocher le droit de faire une thèse avec Lorius.
 
Malheureusement pour moi, il proposa un sujet sur la mise au point des
mesures de la radioactivité pour lequel il recherchait un candidat
débrouillard en électronique… Louis Lliboutry proposait quant à lui un
sujet de statistique – « Les séries stochastiques stationnaires » – dont je ne
comprenais même pas l’intitulé  ! Heureusement, un autre professeur,
Michel Vallon, proposait un sujet sur l’étude du glacier de la Vallée blanche
à  3  600  mètres d’altitude où l’on s’apprêtait à tester le tout premier
carottier thermique en construction sous la houlette de François Gillet et
Daniel Donnou. C’était à vrai dire un choix par défaut, mes camarades
Garcin et Sagnol correspondant davantage aux deux premiers sujets et
n’imaginant pas aller se balader à la Vallée blanche. Je fis contre mauvaise
fortune bon cœur. Après tout, j’avais un sujet de thèse et la perspective de
travaux « en plein air » ! Mais je ressentais comme une déception : j’avais
« raté Lorius ».
 
La thèse une fois passée en avril 1972, le Service national me tendait les
bras. J’espérais bien partir en Coopération à l’étranger. Après avoir tenté le
Venezuela d’où revenaient Robert Delmas et Dominique Raynaud, les
services du ministère me firent miroiter le Brésil puis l’Afghanistan avant
de me proposer… la caserne. Sur les conseils de Michel Vallon, je contactai
alors les Expéditions polaires françaises où sévissait le non moins
charismatique Paul-Émile Victor. Par un retour de télégramme, on
m’annonça qu’on cherchait une personne pour partir en Terre Adélie, en
Antarctique. Sous la direction de Roland Schlich du Laboratoire de
physique du globe de Saint-Maur-des-Fossés, il s’agissait de s’occuper de
l’Observatoire magnétique de Dumont d’Urville. Lors de mon entretien,
Schlich testa au débotté mes connaissances en magnétisme qui, au
demeurant, n’étaient pas brillantes. Il m’accepta quand même pour le
poste, non sans avoir téléphoné à son copain d’hivernage à Charcot
en 1957, Claude Lorius.
 
Outre qu’ils me dispensèrent de servir en caserne, les quinze mois
passés sur cette base antarctique avec mes compagnons de la  23e
Expédition polaire française en Terre Adélie, furent d’une richesse inouïe.
C’est là que je découvris les traversées agitées dans les mers du Sud, la
faune, les icebergs et la « glace de mer », cette couche de glace d’un mètre
d’épaisseur qui fige littéralement la mer et sur laquelle les manchots
exécutent leur magnifique «  marche de l’Empereur  ». Mais c’est surtout
l’intensité des échanges et du travail dans un contexte aussi extrême qui
m’enthousiasma. D’ailleurs, durant l’été austral qui suivit, en janvier 1974,
je retrouvai à Dumont d’Urville les collègues du « labo de glacio » – Daniel
Donnou, Guy Ricou, Claude Rado et Robert Delmas  –  qui venaient de
réaliser avec succès un forage dans la glace. À mon retour en France, à
Saint-Maur-des-Fossés, tandis que je terminai de dépouiller les données
que j’avais récoltées, j’interrogeai Schlich sur la possibilité de continuer : il
me répondit très diplomatiquement qu’il ne me voyait pas vraiment
poursuivre dans le magnétisme mais, ajouta-t-il, « si j’étais toi, j’irais revoir
Claude à Grenoble ».
 
En trois ans, l’équipe de Lorius s’était étoffée, et sous la houlette de son
leader, elle était engagée dans les programmes internationaux de
glaciologie antarctique. Elle participait ainsi à des traversées en tracteurs
pour collecter la neige, mettait en œuvre des techniques d’analyses et
développait des carottiers grâce à l’équipe des techniciens du laboratoire.
Lorsque je rencontrai Lorius en janvier 1975, il me dit qu’il n’avait rien à me
proposer pour le moment : « Mais si tu es chez toi en Savoie, laisse-moi ton
numéro de téléphone ». Huit mois plus tard, le 20 août 1975, vers 11 heures
du matin, il m’appelle  : «  Jean-Robert, j’ai quelque chose à te proposer,
viens en discuter à Grenoble  ». En plus, il est de parole ce Lorius  ! Il
m’expliqua alors qu’il voulait me proposer de rejoindre une équipe de
reconnaissance comme navigateur et glaciologue pour collecter des
échantillons de neige. L’aventure me tentait, mais je venais justement de
remplacer mon père, tombé malade, pour aider au fonctionnement de
l’entreprise familiale. C’est pourtant mon père qui m’encouragea à
accepter la proposition de Lorius. Je terminai le contrat d’exploitation avec
la coopérative qui arrivait à terme en fin d’année avant de le proposer à un
de ses collègues de confiance. Je partis en formation début septembre à
l’antenne de l’Institut géographique national de Banon dans les Hautes-
Alpes pour apprendre à faire le point sur les étoiles et à m’orienter avec le
soleil. En décembre, je partais avec l’équipe du raid des Expéditions
polaires françaises. Cette opération m’aura mis le pied à l’étrier de la
glaciologie, me permettant de postuler au CNRS où j’entrai, en
octobre 1977, comme attaché de recherche : je rejoignais enfin, et pour de
bon, l’équipe Lorius !
 
Quel patron ce Lorius ! Il nous disait d’un ton qui se voulait martial que,
pour suivre l’avancée des travaux et des analyses, ce n’était pas lui qui
viendrait nous voir, mais nous qui devrions nous déplacer. Et pourtant, il
ne pouvait s’empêcher de venir tous les jours voir ses ouailles sur le
campus ! À l’heure du déjeuner, il quittait son bureau pour participer aux
matchs de volley-ball où, tout comme dans le travail, il était un enragé. Il se
voulait proche de chacun et malgré ses multiples demandes, il me faudra
plus d’un an pour perdre mon réflexe de le vouvoyer… Et quelle équipe de
techniciens et d’ingénieurs dans ce labo où régnait une ambiance de
franche camaraderie où tout devenait possible. Avec une telle bande réunie
derrière son chef, nous serions allés jusqu’au bout du monde. Et c’est ainsi
que j’ai eu le privilège, avec Michel Creseveur, d’accompagner Lorius à
Vostok, cette base des confins du continent blanc.
 
À travers les hublots de l’avion C-130  qui nous conduisait à Vostok
en  1984, nous vîmes d’abord les quatre tours qui surmontaient un
impressionnant complexe de forage au milieu de l’immensité blanche. Les
« Soviétiques », comme on les appelait encore, foraient dans la glace depuis
une quinzaine d’années. Nous étions là pour sélectionner et étudier des
échantillons qu’ils remontaient inlassablement des profondeurs. Mais
outre les fameuses « carottes de glace » et la kyrielle de découvertes qui ont
permis de belles premières scientifiques, ce sont les hommes de Vostok qui
m’ont sans aucun doute le plus touchés. Dans cette station isolée située au
point le plus froid de la planète, au style de vie un peu rustique et au
confort spartiate, ils forçaient le respect par leur ardeur au travail, leur
sens de l’accueil et leur courage à hiverner dans des conditions très
difficiles.
 
Le  26  décembre  1991  représente sans doute le tournant dans mes
relations avec ces «  valeureux de Vostok  ». Ce jour-là leur carottier
thermique, qui faisait des merveilles en tutoyant les 2  500  mètres de
profondeur, coinça de manière inexpliquée. Et comble de malheur, l’URSS
venait de s’effondrer, entraînant le marasme économique et la menace
pour les foreurs de devoir quitter leurs instituts. Certains parlaient même
d’aller sur les marchés vendre du saucisson et du fromage pour gagner de
quoi nourrir leurs familles  ! Le glas sonnait pour Vostok tandis qu’en
Europe, rares étaient ceux qui auraient misé quoi que ce soit sur son
avenir. Je ne pouvais imaginer un instant de laisser tomber tout cela sans
au moins tenter quelque chose. Ces hommes m’avaient conquis par leurs
gestes, leurs attitudes et leurs regards qui en disent bien plus que de
longues phrases. À mon retour d’expédition, au printemps  1992, je
contactai mon ami Volodya Lipenkov. Quand nous nous étions rencontrés
en 1984, il terminait son deuxième hivernage sur la base. Je me souviens du
soin qu’il prenait à s’occuper des carottes, à étudier minutieusement les
cristaux et les bulles dans un laboratoire construit sous dix mètres de
neige, tel un religieux cloîtré pour la bonne cause… Ce fut le début de notre
connivence, sans cesse nourrie par l’espoir de déceler les secrets de ces
pains de glace, d’aller au plus profond, au plus loin sous la base du bout du
monde. En 1992, l’heure était venue de la sauver. Ensemble, nous écrivîmes
un petit texte intitulé « Stratégie pour continuer Vostok », dans lequel nous
énumérions les points à résoudre, à commencer par le paiement des
salaires des foreurs, mais aussi comprendre ce qui s’était passé lors du
coincement du carottier et proposer, enfin, un plan pour les années à
venir. Tout comme Lorius et d’autres, j’avais bel et bien attrapé le virus de
l’Antarctique, aggravé par le syndrome Vostok  ! Avec Lipenkov et grâce à
tous les «  polaires  » qui répondirent à nos sollicitations, nous avons
contribué à sauver Vostok. Et quatre ans après ce qui devait être la fin de
cette base mythique, les Russes battaient le record du monde de
profondeur. Les carottes extraites donnèrent lieu à un article dans la revue
Nature en  1999  pour lequel mes collègues me firent l’honneur d’en être le
premier auteur.
 
Quatorze ans plus tard, plusieurs de nos amis d’aventure nous ont
quittés, mais je ne peux oublier Victor, Nikita, Rem, Boris, Sacha, Jean-
Marc… Mes collègues russes, qui continuent de forer, n’ont plus besoin de
nous sur le terrain, mais nous collaborons toujours ensemble. Au moment
où j’écris ces lignes, ils viennent de percer – dans tous les sens du terme – le
dernier secret de Vostok. En lisant le récit qu’en fait Lipenkov, je ressens
l’ambiance du moment, l’affolement des opérateurs et l’émotion m’envahit,
me donne la chair de poule. C’est cette histoire, et toute celle qui précède ce
moment fort que je m’apprête à vous raconter.
 
Parfois je me demande comment j’ai pu imposer ces missions au bout
du monde, et tout le travail qu’elles impliquaient, à ma famille. Mes
absences, toujours consenties du bout des larmes, ne trouveront jamais de
consolations, si ce n’est celle de ces moments passés sous le ciel du sixième
continent avec ces braves. Je m’aperçois, peut-être tardivement, que parler
à la première personne n’est pas sans risque de débordement naturel vers
le narcissisme. Que le lecteur me pardonne ce penchant inévitable dont je
n’ai pas l’habitude. D’ailleurs, c’est la dernière fois que j’y succombe avant
d’entreprendre cette histoire  –  mon histoire  –  de Vostok. Car si dans le
texte qui suit, je parle de moi à la troisième personne, ce n’est pas par
vanité ou fausse modestie, mais parce que je considère avoir fait partie, au
même titre que tous mes collègues, d’une aventure collective où les ego
s’effacent au profit de la soif de savoir et de comprendre.
Bravo les gars, merci à tous et à la chance qui nous a accompagnés !
Un ravitaillement à Vostok en 1967.
LA BASE DU BOUT DU MONDE (1957-1964)

 
On le surnomme « le sixième continent ». Il y a plus de deux mille ans
déjà, les Grecs anciens – Aristote et puis plus tard Ptolémée – avaient été
les premiers à en imaginer l’existence. Ils étaient alors convaincus qu’un
immense territoire au sud du globe permettait à la Terre de tenir sur son
axe en faisant contrepoids à l’hémisphère nord  : l’idée d’un continent
antarktikós  –  «  opposé à l’Arctique  »  –  était née. Ce mythe d’une Terra
australis incognita, peuplée d’antipodes – des êtres aux pieds diamétralement
opposés –, entourée de mers bouillantes et infestée de monstres, animera
les esprits jusqu’à figurer sur les cartes européennes réalisées entre le XVe
siècle et le XVIIIe siècle. Ce continent mystérieux est alors généralement
représenté comme englobant l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Il faudra
attendre  1769  pour que James Cook atteste que ces deux îles sont
totalement séparées de la mythique Terra australis. Quelques années plus
tard, en 1773, bien décidé à découvrir celle-ci, le navigateur anglais franchit
le cercle polaire Antarctique et passe tout près du sixième continent… sans
l’apercevoir : il en conclut à son inexistence. C’est en 1820 que l’Antarctique
se dévoilera enfin au reste du monde. Cette année-là, presque coup sur
coup, trois navigateurs voient ses côtes se dresser devant eux. Le
27 janvier, c’est l’explorateur russe Faddei von Bellingshausen qui aperçoit
les terres continentales. Trois jours plus tard, le 30  janvier, c’est l’Anglais
Edward Bransfield qui identifie les montagnes surplombant l’extrémité de
la Péninsule, la partie la plus septentrionale du continent. Et
le  17  novembre  1820, tandis qu’il est en quête de nouvelles colonies de
phoques au large des îles Shetland du Sud, l’Américain Nathaniel Palmer
fait de même, parachevant ce que la postérité  –  faisant sans doute ici
preuve de consensus  –  qualifiera de «  codécouverte  » de l’Antarctique.
L’Empire du tsar tentera bien de faire reconnaître sa qualité de premier et
unique découvreur du continent blanc. En vain. L’ironie de l’Histoire
voudra que ce soit l’Empire rouge qui efface ce camouflet en construisant
là, au bout du monde, une base qui marquera à jamais l’épopée du
« continent blanc ».
 
À l’assaut du « continent blanc »
Après la codécouverte de  1820, des dizaines d’expéditions menées par
d’autres navigateurs, scientifiques et aventuriers du monde entier vont se
succéder pour explorer ces rivages ignorés. Mais pour quelques décennies
encore, le cœur du continent se refusera à ces précurseurs. Nulle peuplade
hostile ou espèce animale dangereuse n’est pourtant là pour les en
empêcher. Contrairement aux fantasmes puisant dans le mythe de la Terra
australis, aucune population indigène ni aucun mammifère terrestre ne
s’est jamais implanté dans cet univers hostile. Seules les conditions
climatiques extrêmement dures qui règnent en Antarctique forment une
barrière naturelle : un froid glacial qui peut faire chuter les températures
jusqu’à - 80  oC, une redoutable nuit polaire, des vents violents qui peuvent
atteindre  200  km/h, et le «  continent blanc  » peut se transformer en
linceul. Le début du XXe siècle, l’«  âge héroïque  » de l’exploration
antarctique, reste donc surtout marqué par la reconnaissance des
pourtours du continent. Deux millénaires après Aristote, l’intérieur du
sixième continent reste sans doute la dernière terra incognita de la planète.
Pas pour longtemps, car des expéditions vont peu à peu briser le blocus du
froid.
 
En janvier  1909, à la tête de l’expédition Nimrod, l’Anglais Shackleton
établit le point le plus au sud du globe jamais atteint, à moins de 100 milles
(180 km) du pôle Sud géographique – le plus symbolique, puisque c’est là
que convergent tous les méridiens dans l’hémisphère sud. Quelques jours
plus tard, une seconde équipe dépêchée par Shackleton, composée de
l’Anglais Mackay et des Australiens Mawson et David, atteint le pôle Sud
magnétique (c’est lui qui attire l’aiguille des boussoles), à près
de  500  kilomètres de l’océan. Mais ce sont bien sûr le Norvégien Roald
Amundsen et l’Anglais Robert Falcon Scott qui marqueront l’Histoire par
leur course tragique vers le pôle Sud géographique. Nous sommes alors
en  1911  et les deux expéditions se livrent à un véritable raid en parallèle
pour atteindre ce point situé à presque  1  400 kilomètres à l’intérieur des
terres. Avec un mois d’avance sur l’équipe rivale, Amundsen et ses quatre
hommes atteignent le pôle Sud le 14 décembre. Scott et ses compagnons y
arrivent à peine un mois après, le  17  janvier  1912. Un mois trop tard. Ils
découvrent le drapeau norvégien flottant sur la calotte glaciaire. Le chemin
du retour se transforme en calvaire. Deux des cinq hommes trouvent
accidentellement la mort. Les trois survivants tentent de rejoindre le dépôt
où sont stockées des provisions de survie. À  20  kilomètres de celui-ci, ils
sont bloqués par une tempête. Scott ouvre une dernière fois son journal et
écrit : « Maintenant, tout espoir doit être abandonné. […] La fin ne peut pas être
loin ». Scott et ses compagnons ne reviendront pas vivants de cette épopée.
 
Il faudra attendre le seuil des années 1930, quand l’avion remplacera les
traîneaux tirés à bras d’homme ou par des chiens, pour que les expéditions
aient à leur disposition un moyen de pénétrer plus amplement le cœur de
l’Antarctique. L’Américain Richard Byrd sera le premier à ouvrir la voie des
airs : le 29 novembre 1929, il survole le pôle Sud géographique après un vol
de  18  heures à basse altitude. Malgré tout, c’est toujours la côte que l’on
cartographie le mieux, à partir des bases qui seront peu à peu établies par
différentes nations dans les zones les plus accessibles : en 1929, c’est la base
américaine Little America, en  1950  la station norvégienne Maudheim et la
station française Port-Martin ou encore, en  1954, la station australienne
Mawson. Au final, une petite dizaine de bases permanentes seront
construites en Antarctique, mais toujours sur le littoral. Comme à la marge
du grand désert blanc. Car malgré toutes les expéditions qui ont permis
autant d’incursions  –  auxquelles aventuriers et chercheurs ont déjà payé
un lourd tribut –, l’intérieur du continent reste hostile et en grande partie
inexploré. Pour faire avancer la science quand la nature oppose à l’esprit
une résistance trop grande, les États n’auront d’autre choix que de
coopérer.
 
La nécessaire collaboration internationale
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les conditions sont réunies. Il
existe en effet un consensus pour aborder l’exploration de la Terre à
l’échelle globale à partir d’observations météorologiques – nécessaires aux
prévisions  –, géophysiques et glaciologiques. Les constants progrès
techniques en fournissent les moyens : d’abord les communications radio
se sont largement perfectionnées, mais les avions, voire les fusées,
permettent désormais les sondages de la haute atmosphère, ouvrant même
la voie à l’exploration spatiale. Autant de moyens qui peuvent être mis à
contribution… sur Terre, où le continent Antarctique reste plus que jamais
à découvrir. Vue l’ampleur de la tâche, géophysiciens, astronomes et
météorologues ne peuvent donc concevoir un progrès dans les
connaissances qu’au travers d’un effort mondial. Dès  1950, et sous les
auspices du Conseil international des unions scientifiques, il est proposé
de lancer une «  troisième année polaire  » qui prendra le nom d’«  Année
géophysique internationale  » (AGI). C’est la troisième fois en effet qu’on
met sur pied une coopération scientifique aussi étendue au niveau
international, en tout cas dans l’étude des régions polaires1. Les instances
scientifiques conviennent qu’elle se tiendra durant les années 1957 et 1958,
c’est-à-dire pendant la prochaine période d’activité solaire maximale. On
estime que cette période  –  qui s’étalera plus précisément sur dix-huit
mois  –  sera pleinement favorable à l’étude des effets du soleil sur les
propriétés de l’ionosphère, les communications radio ou encore les rayons
cosmiques.
 
En  1955, la commission spéciale mise en place pour la préparation de
l’AGI se réunit à Paris. Les représentants de 77  nations sont tous là. Ou
presque. À cause d’une sombre histoire de visas, les représentants
soviétiques ont en effet été retenus lors de la première journée de travail,
celle au cours de laquelle l’implantation des futures bases est décidée. Les
Américains choisissent d’emblée de s’installer au pôle Sud géographique, le
plus convoité. Forts des expéditions menées dès 1949 qui confirment leur
possession de la Terre Adélie et de leurs hivernages en 1950 et 1951 à Port-
Martin, les Français s’assignent le voisinage du pôle Sud magnétique. À
l’arrivée tardive de ses représentants, quels pôles restaient-il à l’URSS ? Si
l’incident du premier jour n’a pas troublé l’esprit de coopération
scientifique, l’Année géophysique internationale doit pourtant être
marquée pour ce pays du sceau d’une conquête remarquable. Même en
Antarctique, la bonne entente n’implique pas l’absence de compétition…
Alors, on cherche un autre site qui représenterait un défi à la mesure du
géant soviétique. Qu’à cela ne tienne – l’URSS en a les ressources –, ce n’est
pas un mais deux pôles qui sont choisis : le pôle Sud géomagnétique et le
pôle « d’inaccessibilité relative » !
 
Le pôle Sud géomagnétique est le point théorique par lequel les forces
magnétiques terrestres traverseraient la surface de la planète si l’on plaçait
un aimant au centre de la Terre. Il a son équivalent au pôle Nord. Les
masses de fer se déplaçant au sein du noyau terrestre, les pôles
géomagnétiques présentent cette particularité de se déplacer également.
Ainsi, dans l’hémisphère sud, ce pôle s’est déplacé de quelque 180 km plus
au Sud par rapport à sa position de 1955. Ce lieu a une autre caractéristique
puisqu’il est le centre de la « zone aurorale » : en interagissant en altitude
avec l’atmosphère, les particules de vent solaire qui sont canalisées vers ce
pôle géomagnétique ionisent les molécules de la haute atmosphère,
provoquant le phénomène des aurores polaires («  boréales  » au Nord,
«  australes  » au Sud). À l’instar de son homologue au Nord, le pôle Sud
géomagnétique présente donc un intérêt scientifique, mais peut-être aussi
stratégique puisque, lors des crises solaires, les communications radio
sont perturbées, voire complètement isolées  : c’est ce que l’on appelle les
« blackouts radio ». Le pôle « d’inaccessibilité relative » correspond, lui, au
point du continent Antarctique le plus éloigné de l’océan. C’est le plus
extrême, le plus difficile à atteindre des quatre pôles, un nouvel Everest en
quelque sorte. Et l’on peut parier qu’en ce milieu des années 1950, ce défi
peut servir la gloire du peuple russe et celle des chauffeurs de tracteurs,
une profession vantée par le système soviétique de l’époque. Ce sont eux,
en effet, qui conduiront les engins permettant d’accomplir ce double
exploit. Et depuis la base de Mirny, que les Soviétiques s’apprêtent à
construire, la route promet d’être longue : il s’agira pour atteindre le pôle
géomagnétique d’effectuer une course de plus de 1 400 kilomètres et, pour
rejoindre le pôle d’inaccessibilité relative, de s’éloigner de plus de  2  200
kilomètres de la station mère !
 
À l’issue de la réunion de Paris, les cartes sont donc distribuées. Douze
des  77  nations présentes se sont engagées à installer  25  observatoires en
Antarctique continental, plus une vingtaine dans la Péninsule, cette langue
de terre et de glace remontant vers l’Amérique du Sud. Au programme  :
composer des équipes internationales, mettre en commun moyens
logistiques, scientifiques et humains pour étudier l’atmosphère, la
géosphère et la biosphère du sixième continent avec, en perspective,
l’exploration de l’intérieur, encore largement inaccessible. Il s’agira alors
d’observer la calotte glaciaire, de mesurer son épaisseur, de déterminer la
topographie du continent, de relever les températures, d’étudier
l’accumulation de la neige, d’envoyer des ballons-sondes dans
l’atmosphère, de faire parler les magnétogrammes et les sismogrammes.
Autant de défis lancés à la communauté internationale à l’occasion de cette
AGI, troisième round de l’Année polaire internationale lancée en 1882. Mais
cette fois-ci, elle prend une signification particulière. L’Union Soviétique
vient de conclure avec la plupart des États du bloc communiste le Pacte de
Varsovie et dans un an les chars russes feront leur entrée dans Budapest :
c’est la Guerre froide, et pourtant le continent blanc va justifier une sorte
de trêve qui en dit long sur l’attention exceptionnelle qui lui est portée.
Malgré un contexte politique lourd, l’URSS et les États-Unis, mais aussi la
France, la Grande-Bretagne, l’Australie, l’Argentine, le Chili, le Japon, la
Norvège ou encore la Nouvelle-Zélande vont se lancer ensemble dans
l’exploration de l’Antarctique.
 
C’est dans cette ambiance de coopération internationale teintée de
challenge technique et médiatique que les stations côtières de Dumont
d’Urville (1955) pour la France, McMurdo (1955) pour les États-Unis et
Mirny (1956) pour les Soviétiques voient le jour. En bordure du continent,
elles représentent de solides points d’ancrage en vue de la conquête qui
s’annonce. Et ces stations n’ont plus rien à voir avec les cabanes en bois des
pionniers de l’Antarctique. Elles sont maintenant faites pour durer et
garantir un certain confort. Construites avec des matériaux isolants à
proximité de ports –  quand elles ne bénéficient pas de pistes
d’atterrissage –, elles sont alimentées par de petites centrales électriques.
Un luxe, comparé aux installations du début du siècle, à l’intérieur
desquelles de vieux poêles à charbon peinaient à maintenir une
température supérieure à zéro. Avec leurs préfabriqués alignés, ces
nouvelles stations disposent de cantines, de salles communes, de
bibliothèques et de dortoirs, avec eau chaude à disposition, voire de bains
ou de saunas. Ces pavillons, « boîtes rectangulaires à toits de fer tout plats
et aux petites fenêtres carrées2  », aux sols recouverts de moquette ou de
tapis et aux murs ornés de décorations, tranchent avec la froide hostilité
qui les entoure.
 
Le lancement de l’Année géophysique internationale marque le début
d’une ère nouvelle, faite d’échanges entre scientifiques de l’URSS et du
reste du monde. Ces liens perdureront d’ailleurs au-delà de l’AGI – et après
l’effondrement de l’Union soviétique  –  au travers des réunions
internationales et des colloques scientifiques organisés sous les auspices
du Traité sur l’Antarctique qui sera signé en  1959. Mais avant même
l’avènement des années  1957-1958  qui symbolisent l’AGI proprement dite,
la dynamique s’enclenche sur le terrain, on communique entre les bases et
on se rend visite. De jeunes scientifiques, qui deviendront d’illustres
chercheurs, sont déjà de la partie ou ne tarderont pas à en être. Ils
signeront pour un hivernage, mais la plupart contracteront le «  virus de
l’Antarctique  », dont ils deviendront les plus fervents ambassadeurs, et
pour longtemps. Ces volontaires de la première heure, on les retrouvera
plusieurs décennies plus tard, toujours passionnés par ce continent, à la
tête d’équipes de recherche, directeurs de laboratoires ou d’agences
administratives, entrepreneurs de projets en Antarctique perpétuant cet
exemple unique de collaboration internationale. Il en ira ainsi du Français
Claude Lorius qui signera pour la station Charcot en tant que
météorologue, du Russe Vladimir Kotliakov qui hivernera à Mirny comme
géographe glaciologue, du géophysicien américain Charlie Bentley qui se
rendra à Byrd ou de Richard Cameron, futur directeur des programmes
polaires de la National Science Foundation3  (NSF), qui hivernera comme
glaciologue sur la base américaine de Wilkes, à quelques encablures de
Mirny. Scientifiques américains et australiens en profitent pour y faire
escale et découvrir ainsi la base soviétique, toujours dans un «  esprit
d’amitié et de compréhension mutuelle4 ». Mais la science n’attend pas !
À partir de leur base Little America, les Américains organisent des raids
vers le cœur glacé du continent. Tirant leurs traîneaux, des tracteurs
avancent à travers des étendues semées de crevasses et de sastrugis, ces
crêtes de neige durcie, irrégulières et anguleuses, formées par l’action du
vent, qui peuvent créer des dépressions allant jusqu’à un mètre de
profondeur. Un premier dépôt de carburant est établi, qui permettra à une
nouvelle équipe de s’enfoncer un peu plus loin encore, au centre de la Terre
Marie Byrd, baptisée ainsi par l’aviateur Richard Byrd en 1929 en l’honneur
de son épouse. Les voyages se succèdent. Chargés de matériaux de
construction, les traîneaux parcourent près de  650  kilomètres avant de
commencer les travaux de construction de la première station
continentale américaine en Antarctique baptisée « Byrd » en hommage au
célèbre aviateur. Nous sommes alors en  1956  et dans le même temps,
l’autre station américaine « Amundsen-Scott », au pôle Sud géographique,
devient opérationnelle. Côté français, après avoir fondé Dumont d’Urville
(DDU) près du site de Port-Martin5, on tente de prendre pied à l’intérieur
du continent. Ce sera chose faite en janvier  1957  quand les Expéditions
polaires françaises construiront la station Charcot, à  320 kilomètres de
DDU, près du pôle Sud magnétique. La même année, Claude Lorius et
Roland Schlich (en charge des observations magnétiques) hiverneront
dans cette nouvelle station avancée – grande de seulement 24 m2 – avec le
météorologiste Jacques Dubois qui en deviendra le responsable.
Près de quarante nouvelles bases seront ainsi créées au sud du  60e
parallèle à l’issue de l’AGI. Avec Amundsen-Scott et Charcot, Américains et
Français marquent incontestablement des points dans le domaine de la
science, mais aussi du point de vue de la notoriété internationale  : les
premiers sont au pôle Sud géographique, les seconds au pôle Sud
magnétique. Les Soviétiques ont le sentiment de ne pas être sur le
podium  : en dehors de leurs bases «  littorales  » de Mirny et Oasis6, leur
station de Pionerskaïa – pourtant la première à avoir vu le jour à l’intérieur
du continent au début de l’hiver 1956 – ne correspond à aucun « pôle ». Le
défi qu’ils doivent relever est colossal : planter le drapeau soviétique sur les
troisième et quatrième pôles devient une priorité.
 
L’ours soviétique entre en scène
En  1956, Alexeï Trechnikov embarque sur l’Ob en direction du sixième
continent. Ce géographe et océanographe formé à Leningrad n’est pas un
novice  : au tout début des années 1950, il a passé un an sur une base
dérivante en Arctique. Il est désormais le chef de la deuxième Expédition
antarctique soviétique (EAS). Les EAS7  ont officiellement été créées par
décret du Conseil des ministres de l’URSS en juillet 1955. Les hivernants de
la 1re EAS, « une équipe de braves »8, écrira plus tard Trechnikov, fonderont
Mirny, Oasis et Pionerskaïa. Plusieurs de ces «  braves  » avaient participé
aux terribles batailles de l’hiver  1942-1943  durant la Seconde Guerre
mondiale : une urne contenant un peu de terre de Stalingrad fut d’ailleurs
enfouie à l’emplacement où ils érigèrent Mirny. C’est dire la responsabilité
qui pèse sur les épaules de Trechnikov lorsque le  12  décembre  1956, de
bonne heure, le navire accoste la banquise en mer de Davis  : «  Dans la
clarté rose des rayons du soleil levant, sous son manteau de neige, la masse
bleuâtre du continent glacé se révèle vers le sud  »9. L’Ob pénètre dans le
pack – la banquise plus ou moins fractionnée par le dégel et les tempêtes.
Dans un peu plus de six mois, le 1er juillet 1957, commence officiellement
l’Année géophysique internationale dont les prémices ont déjà plusieurs
années : on fera alors le compte des avancées des différentes nations. C’est
donc avec une certaine appréhension que le chef de la  2e EAS pose son
regard sur «  cette solitude blanche  »10. Selon le programme de l’AGI,
Trechnikov doit poursuivre les travaux de ses prédécesseurs, tant à Mirny
qu’à l’intérieur du continent. «  Ici […], nous avons à parcourir sur des
centaines, voire des milliers de kilomètres, des lieux que le pied de
l’homme n’a jamais foulés, où la surface neigeuse s’élève progressivement
jusqu’à plusieurs milliers de mètres, où la température, même en été, reste
très en dessous de zéro »11. Compte tenu de l’ampleur des travaux, l’effectif
de la 2e EAS a plus que doublé. La première ne comptait que 92 personnes,
Trechnikov sera à la tête d’une équipe de  188  hommes disposant de
nombreux avions et de dix puissantes autochenilles. La tâche est énorme :
dans l’année qui s’annonce, les Soviétiques veulent construire leur base du
pôle Sud géomagnétique. En  1820, Bellingshausen avait affrété deux
navires pour les mers australes, le Mirny et le Vostok. La base inaugurée
quelques mois plus tôt rend hommage à Faddei von Bellingshausen, le co-
découvreur russe de l’Antarctique, en portant le nom du Mirny. Pour les
Soviétiques, qui veulent à tout prix se hisser au niveau des Américains et
des Français, le nom de la nouvelle station que s’apprête à bâtir Trechnikov
est tout trouvé  : elle s’appellera Vostok, ce qui signifie «  l’Est en russe  »,
symbole de l’horizon, de la conquête.
 
Vostok en ligne de mire
De tous les travaux réalisés par les Soviétiques au cours de l’AGI, «  ce
sont les efforts formidables en vue d’installer des bases continentales tant
par air que par trains de tracteurs12  » qui ont le plus impressionné Keith
Mather, le chef de la station australienne Mawson. Les représentants des
autres nations n’en seront pas moins «  bluffés  ». La nouvelle base
continentale Vostok, qui sera construite au pôle Sud géomagnétique, est
de ces travaux dantesques. Et les Soviétiques n’en oublient pas leur second
objectif affiché  : atteindre le pôle d’inaccessibilité relative. Mais pour
pénétrer si loin à l’intérieur du continent, il faut d’abord composer avec
l’inversion des saisons entre l’hémisphère nord et l’hémisphère sud. En
Antarctique, il n’y a véritablement que deux saisons  : l’hiver austral, qui
s’étale du  21  mars au  21  septembre  –  le  21  juin étant le mi-hiver  –  et l’été
austral qui court du  21  septembre au  21  mars. C’est aux alentours
du 21 décembre, à la mi-été, que commence la courte « campagne d’été  »
dans la région du pôle Sud géomagnétique, là où sera construite Vostok :
jusqu’à la fin janvier début février, le thermomètre est clément et affiche
« seulement » - 40 oC, mais à partir du 15 février, il dégringole à - 55 oC. Les
avions arrivent à la limite de leur fonctionnement et il faut alors rentrer…
ou hiverner. Sur le continent blanc, il faut aussi compter avec la nuit
polaire qui s’étend de mai à août au pôle Sud géomagnétique et dure deux
mois de plus au pôle Sud géographique où elle commence en mars pour se
terminer en septembre. Après cela, le soleil ne se couchera plus durant six
mois, jusqu’en mars, au pôle Sud géographique et durant quatre mois au
pôle Sud géomagnétique, de novembre à février : c’est le jour polaire, avec
partout en décembre le fameux « soleil de minuit ». Dans leur entreprise,
Trechnikov et ses hommes devront également prévoir l’installation de
stations relais où faire le plein de vivres et de carburant. Il leur faudra
enfin, et surtout, des engins susceptibles de tracter, au milieu de champs
de glace tourmentés, tous les matériaux nécessaires à l’édification d’une
station polaire, le tout par des températures défiant l’imagination. De ce
point de vue, les « tracteurs » débarqués avec la 2e EAS inspirent le respect.
Il s’agit en fait de véhicules militaires modifiés pour être équipés de
chenilles avec cinq essieux, d’une puissance de  420  chevaux, pesant
chacun  22  tonnes  ! Les Soviétiques les appellent «  ATT  » (Artileriyskiy
Traktorniy Tyagach). Le  18  décembre  1956, six jours seulement après son
arrivée, Trechnikov organise un petit raid d’une dizaine de kilomètres au
Sud de Mirny pour tester ces nouveaux engins. Une première autochenille
tire deux traîneaux, l’un chargé de sept tonnes de carburant, l’autre
transportant une maisonnette portative (balok13) de cinq tonnes. Le test est
probant, même si les véhicules, lestés, ne permettent pas de
dépasser 15 km par jour. À ce rythme, sans compter les temps de repos et
de ravitaillement, ni les accidents de parcours, Trechnikov espère atteindre
le site de la future station Vostok, à plus de 1 400 km de là, en 100 jours. Le
chef de la 2e EAS est confiant.
 
Durant l’été polaire  1956-1957, les raids de reconnaissance aériens se
multiplient vers l’intérieur du continent. Une première caravane de neuf
véhicules arrive à la base avancée de Pionerskaïa le 7 janvier 1957, chargée
de carburant et de plusieurs baloks pour la future station. Déjà les
conditions sont difficiles : Pionerskaïa est située à 2 700 mètres d’altitude
et l’hiver, la température descend facilement en dessous de  -  50  oC  ; elle
atteindra même - 66,8 oC cette année-là. « C’est, peut-être, un des endroits
les plus rudes du globe où l’homme ait jamais vécu, estime Trechnikov. Il
est possible qu’il en existe de plus incléments encore, dans l’Antarctique.
Cela aussi, nous le saurons sans doute prochainement »14. Accueillis par le
chef de la station, Nikolaï Roussine, les hommes de la 2e EAS se réfugient
dans le seul bâtiment que compte Pionerskaïa  : «  Dans le petit balok à
moitié encombré par des couchettes à deux étages, on est à l’étroit. À
droite de l’entrée, l’appareillage compliqué d’un poste radio. Roussine nous
fait les honneurs de la maison  : ici c’est le dortoir  ; là, le poste et le
télégraphe et là-bas, c’est l’observatoire. Il montre les cloisons où l’on voit
les appareils sur des rayons et les tableaux fixés à l’aide de punaises. On vit
un peu à l’étroit, mais on s’y fait et on travaille ! »15. Ce jour-là, l’ambiance
est à la fête. Roussine a prévu « de l’eau chaude à volonté » : les hommes de
Trechnikov, qui peuvent goûter pour un moment aux joies d’un sauna,
sont aux anges.
 
De retour à Mirny, les membres de cette première «  traverse  » font le
point. Le trajet entre Mirny et Pionerskaïa (375 km), parcouru à un rythme
soutenu, a duré en tout huit jours, dont presque quatre de «  repos  »,
consacrés notamment aux réparations courantes des véhicules, ainsi qu’au
transbordement et à l’arrimage des fûts. Il faut maintenant adapter les
traîneaux aux conditions de glace, organiser de nouveaux dépôts et créer
une base intermédiaire au-delà de Pionerskaïa pour espérer atteindre le
pôle Sud géomagnétique et fonder Vostok avant la fin de l’année. Les
grandes manœuvres vont enfin commencer. Mi-février  1957, un convoi
chargé d’organiser cette nouvelle station intermédiaire baptisée
Komsomolskaïa, à 870 kilomètres au sud de Mirny, se met en route. Il sera
suivi d’un second convoi composé de cinq autochenilles, censé poursuivre
jusqu’à Vostok où Averianov –  le second de Trechnikov  –  et ses hommes
hiverneront. Pour faciliter la progression, Trechnikov décide d’alléger au
maximum les traîneaux et d’utiliser un avion pour déposer des réserves de
fuel et de nourriture à Komsomolskaïa  : en arrivant là-bas, la deuxième
équipe n’aura plus qu’à refaire le plein et à foncer vers le Pôle !
Le convoi qui va prendre la direction de Vostok est impressionnant : des
baloks équipés de poêles en fonte pouvant être chauffés au bois ou au
mazout ont été montés sur deux voitures  ; l’un abrite le poste radio, les
instruments de navigation et trois couchettes, l’autre deux rangées de
couchettes superposées pour huit hommes. Le matériel et les quatre
maisonnettes de la station (une centrale électrique, un poste radio, une
cuisine-salle à manger, un dortoir cabinet météorologique) sont chargés
sur des traîneaux, ainsi que des vivres, du charbon, des fûts de carburant
et des pièces de rechange. Dans l’après-midi du  28  février, tout le
personnel de Mirny se presse autour des tracteurs. Embrassades, prises de
clichés traditionnels, une fusée verte déchire soudain le ciel  : «  C’est
l’heure, en route ! »16, lance Trechnikov. Les moteurs rugissent, le convoi se
pare de fumée. Seconde fusée. « La voiture de tête au mât radio fixé sur le
toit du balok se met en marche suivie des autres autochenilles […]. Le chef
de file s’élance en avant des fusées vertes, comme pour indiquer le chemin,
les autres voitures l’imitent. Le train s’étire et forme une colonne. Debout,
accroupis, couchés dans la neige, ayant choisi d’avance l’endroit et la
position qui semblent à chacun le plus adéquat, promettant des photos
sensationnelles, les amateurs font claquer leurs Zork, Zénith, Kiev et
consomment sans y regarder des dizaines de mètres de pellicules. »17
Une semaine plus tard, le  7  mars, la colonne est à  40  kilomètres de
Pionerskaïa. La progression est rapide. À la même date, le premier convoi
arrive au point fixé pour établir la nouvelle base intermédiaire de
Komsomolskaïa. Sur place, au cœur du continent, il fait froid : - 54 oC dans
la journée, -  60  oC la nuit. Un raid aérien de ravitaillement se prépare.
Le  9  mars, quatre avions chargés de carburant décollent de Mirny en
direction de Komsomolskaïa. La visibilité est parfaite. Au-delà de
Pionerskaïa, la trace du convoi de tête est bien visible. L’opération se
déroule sans incident même si, au moment de repartir, les moteurs ont du
mal à démarrer à cause du froid. L’hiver approche…
 
Le convoi de Vostok vient seulement d’arriver à Pionerskaïa. Malgré les
températures qui «  dégringolent chaque jour un peu plus  »18, témoignera le
météorologiste américain Gordon Cartwright qui hiverna à Mirny en 1957,
les explorateurs ne veulent pas renoncer : « Nichevo, on part ! », lancent-ils
en regardant plein Sud. Le 13 mars, le convoi s’ébranle à nouveau. Dix-sept
heures plus tard, ils ont déjà parcouru  90  kilomètres depuis Pionerskaïa.
L’allure est soutenue. Le lendemain, le 14  mars, les ATT ont encore
gagné  70  kilomètres. De nouveaux raids aériens apportent vivres et
carburant à Komsomolskaïa. Mais les pilotes ont de plus en plus de mal à
redécoller. À 280 kilomètres après Pionerskaïa, le convoi pénètre dans une
zone de poudreuse  : la neige devient molle, les lourds tracteurs aux
chenilles insuffisamment larges s’enlisent. Les basses températures
n’arrangent rien  : les moteurs ont du mal à redémarrer et consomment
beaucoup trop de carburant. Or il leur reste plus de  200  kilomètres à
parcourir pour atteindre Komsomolskaïa, où ils auront à peine fait la
moitié du chemin… Le  18  mars, c’est la tourmente, le blizzard hurle sur
Mirny, toute liaison aérienne avec les bases continentales est rompue.
Pour éviter la catastrophe, il faut renoncer et reporter à l’été suivant la
construction de Vostok. C’est une décision difficile à prendre,
«  humiliante  », selon le mot de Gordon Cartwright, mais c’est la bonne
décision  : «  Continuer aurait été de la folie  ; cela aurait fait courir un
danger mortel aux membres du raid, sans représenter une véritable
avancée sur le plan scientifique. J’ai vu les hommes à leur retour : les mains
et les visages étaient terriblement enflés par les gelures… »19. Trechnikov
n’a pas dit son dernier mot. Avant de rebrousser chemin, il décide de
fonder une troisième base intermédiaire, mais provisoire, à 635 kilomètres
de Mirny  : «  Vostok-1  ou Vostok premier, tel est le nom de baptême que
nous lui avons donné. Par cette appellation, nous voulons souligner que
nous n’abandonnons pas le projet d’organiser la station Vostok dans la
région du pôle Sud géomagnétique, et que la station Vostok-1 n’est que la
première étape dans cette voie »20.
 
Fin mars, les hommes du relais aérien de Komsomolskaïa sont évacués
par avion vers Mirny. Pionerskaïa et Vostok-1 seront les deux seules
stations continentales à être occupées par les Soviétiques durant cet hiver.
Encore faut-il organiser Vostok-1 en envoyant un convoi chargé de vivres
et de carburant depuis Pionerskaïa. Tant que les vols de ravitaillement
entre Mirny et Pionerskaïa sont encore possibles, les allers et retours se
multiplient. Il en va de même entre cette dernière et Vostok-1 où une piste
d’atterrissage a été aménagée. Courant avril, la nouvelle station est
opérationnelle, tout ce qui est nécessaire à la vie et au travail d’une année a
été livré sur place  : l’hivernage d’Averianov et de ses hommes va pouvoir
commencer.
 
Ce travail, d’autant plus admirable qu’il a été réalisé dans
l’improvisation d’un échec, ne suffit pas à poser un baume sur la déception
ressentie par l’équipe de Trechnikov. Le 1er juillet 1957, date du lancement
officiel de l’AGI, arrive à grand pas et les Soviétiques sont en retard dans
leur programme. La création, après Pionerskaïa, de la base de
Komsomolskaïa et de celle, provisoire, de Vostok-1  représente déjà une
prouesse, mais on est loin de l’objectif initial. Or, dans le même temps,
d’autres exploits sont annoncés, à commencer par celui d’Ernest Vivian
Fuchs et Edmund Hillary – le vainqueur de l’Everest – qui se préparent à
traverser l’Antarctique par voie terrestre entre la mer de Weddell et la mer
de Ross. Trechnikov le sait, cette première expédition transcontinentale
qui prévoit d’atteindre le pôle Sud géographique au début de 1958 aura tôt
fait de détourner l’attention de la communauté internationale. S’il ne veut
pas se faire voler la vedette, il lui faudra reprendre l’initiative très tôt, au
début du printemps prochain. Pour l’heure, l’Antarctique entre dans l’hiver
austral. À Vostok-1, la température ne cesse de chuter  :  -  70  oC,
le 9 mai 1957 !
 
Nouvelle tentative
Le  22  juin, le soleil reprend sa course ascendante. Il faudra attendre
encore un mois avant que ses premiers rayons éclairent la surface du
continent, mais déjà les résidents de Mirny ont le regard tourné vers le
Sud. «  Chacun considère qu’atteindre le pôle Sud géomagnétique et y
ouvrir une station est une affaire d’honneur pour l’expédition »21. Le plan
que Trechnikov élabore alors est simple et fondé sur les opérations
combinées de transports terrestres et aériens. La première étape consiste à
établir un dépôt de carburant à 150 kilomètres au sud de Mirny, au-delà de
la zone côtière, pentue et crevassée. On apportera ensuite suffisamment de
carburant par avion à Pionerskaïa pour permettre au convoi de tracteurs
de refaire le plein et d’avancer jusqu’à Vostok-1. On répétera ensuite la
même opération à Vostok-1  puis à Komsomolskaïa, laquelle remplira
comme convenu la fonction de base intermédiaire principale sur la route
du pôle géomagnétique. Enfin, il s’agira d’organiser à Komsomolskaïa un
train d’autochenilles chargé de transporter du carburant à mi-chemin
entre cette station et la future Vostok. Si les conditions sont au rendez-
vous, cette base du bout du monde pourra être inaugurée avant la fin de
l’année. «  Mais nous avons encore devant nous août et septembre,
s’inquiète Trechnikov  ; or, d’après ce qu’on nous a dit, ce sont les mois
d’hiver les plus tourmentés… »22. De fait, le temps se gâte à nouveau : si les
températures commencent à remonter en septembre (- 48,7  oC à Vostok-1,
contre  -  58  oC en juillet), cyclones et blizzards balaient la côte, avec des
vents supérieurs à  180  km/h. Les opérations de préparation prennent à
nouveau du retard, mais elles permettent de prendre la mesure de
l’épreuve qui s’annonce.
De toutes les difficultés du voyage, l’ascension du glacier côtier sera la
plus redoutable. Les pentes des cent premiers kilomètres qui conduisent
au plateau sont raides et crevassées. Les ponts de neige sont souvent
minces et fragiles  ; par endroits, de larges fondrières d’une profondeur
insondable se laissent entrevoir. De telles crevasses peuvent engloutir
aussi bien un homme qu’une autochenille de plus de vingt tonnes ! Au bout
de quinze kilomètres d’efforts et de concentration, à cinq cents mètres au-
dessus du niveau de la mer, le plus dur est passé et si l’immense désert
antarctique se révèle dans toute sa splendeur, il ne faut pas relâcher son
attention. Ce n’est pas fini, loin de là. Les conditions de glace et l’état de la
neige représentent alors le principal obstacle à la progression des
véhicules  : le vent, en chassant la neige, modifie constamment la surface
du plateau, réduisant ici les aspérités, en créant là de nouvelles, polissant la
croûte de neige jusqu’à ce qu’elle soit aussi dure que la glace et se
transforme en redoutables sastrugis. Au cours des raids de préparation,
Trechnikov et ses hommes ont fait l’expérience de tous ces pièges, profité
de la moindre éclaircie pour baliser au mieux la route du pôle Sud
géomagnétique en établissant les dépôts de carburant jusqu’à Pionerskaïa ;
au-delà, l’aviation s’adaptera au rythme du convoi. Ils savent maintenant à
quoi s’attendre.
 
Au matin du  8  octobre  1957, il fait un temps merveilleux. Six
autochenilles sur lesquelles flottent de grands drapeaux rouges de l’URSS
sont alignées sur l’aire glacée de Mirny. Tous les habitants de la base sont
là pour assister au départ. Dans un bruit de moteur assourdissant, le
convoi de Vostok s’ébranle pour la seconde fois cette année. Maintenant, il
faut aller jusqu’au bout. Les premiers kilomètres ne réservent aucune
mauvaise surprise. En fin de journée, le convoi est sur le plateau,
à  54  kilomètres de Mirny. Le voyage sera long, mais le temps qui passe
permettra aux hommes de s’habituer à l’air raréfié et aux basses
températures. Pionerskaïa est située à  2  700  mètres d’altitude, Vostok-
1  à  3  200  mètres et Komsomolskaïa à  3  500  mètres… Qui sait quelle sera
l’altitude de Vostok  ? Trechnikov profite de la moindre occasion pour
compulser L’Homme et la Terre d’Élisée Reclus, en quête d’informations sur
l’acclimatation de l’homme à la haute altitude. À l’occasion de ses
déplacements vers l’intérieur du continent, il en a fait l’amère expérience :
des troubles apparaissent au bout de quelques heures, maux de tête,
respiration difficile, nausées, saignements de nez et parfois crachements
de sang. Mais les efforts physiques aggravent encore ces symptômes  :
augmentation brutale du pouls et du rythme respiratoire qui redeviennent
normaux après cinq minutes de repos. Fatigue, insomnies, sensation
d’étouffement, manque d’appétit, tous ceux qui sont passés par Vostok-
1 connaissent le « mal des montagnes ». Les hivernants de cette base, restés
bloqués tout l’hiver, se veulent toutefois plus rassurants. En dehors de
certains cas isolés, les hommes s’habituent à la faible pression de
l’atmosphère et au manque d’oxygène. La tension artérielle se stabilise ; la
température du corps, qui avait chuté de 0,5 à 1 degré pendant les premiers
mois, remonte ; la capacité des poumons augmente, le taux d’hémoglobine
aussi  ; les douleurs dans la région du cœur et l’essoufflement sont
moindres  ; l’organisme se renforce. Dans ces conditions, mieux vaut ne
pas se presser.
 
Dans la matinée du  9  octobre, le blizzard recommence à hurler. Le
convoi poursuit son chemin après la zone de crevasses, mais la visibilité
devient de plus en plus mauvaise, à tel point que les conducteurs des
véhicules se perdent de vue  : il faut s’arrêter et attendre que le temps
s’améliore. Dehors tout est blanc, il neige. Parfois, le soleil dessine une
tache claire à travers cette nappe gris foncé. Il faut prendre son mal en
patience. Le  12  octobre, vers dix heures, le vent se calme, des éclaircies
apparaissent qui laissent une visibilité de cinq à dix kilomètres. Les
véhicules se remettent en marche jusqu’au dépôt du cent-cinquantième
kilomètre. À neuf heures du soir, le 14 octobre, Trechnikov et ses hommes
font halte : ils ont parcouru trois cents kilomètres depuis Mirny, il en reste
une cinquantaine avant d’atteindre Pionerskaïa. La distance est courte,
mais les conducteurs doivent encore franchir les «  dents du dragon  », ce
fameux « seuil de l’enfer », une zone de sastrugis durs et brillants façonnés
par le vent incessant et qui entourent la station. Les timons des traîneaux
ne résistent pas, ce qui entraîne des réparations fréquentes. Il faudra plus
de dix heures pour couvrir les vingt derniers kilomètres. « Enfin, à travers
la nappe tourbillonnante de la neige, nous apercevons une rangée de fûts
et les fanions rouges de l’aérodrome  »23. Huit jours après son départ,
l’équipe menée par Trechnikov est à Pionerskaïa. Il reste encore un peu
plus de mille kilomètres à parcourir avant l’objectif final, mais le moral est
bon. Trois avions ont décollé de Mirny pour ravitailler la base et le convoi
qui reprend bientôt la route pour Vostok-1, à moins de 300 kilomètres. Les
conditions sont encore plus mauvaises qu’au cours de la première étape :
blizzards, remparts de neige molle, les engins dérapent, les traîneaux
cassent, certains véhicules en panne doivent être abandonnés pour ne pas
retarder l’expédition. Finalement, le convoi arrive à la base intermédiaire
de Vostok-1  à la fin du mois d’octobre, une semaine après avoir quitté
Pionerskaïa.
 
L’accueil de l’équipe d’Averianov est chaleureux, mais le plaisir des
retrouvailles cède rapidement le pas aux obligations du travail. Il n’y a pas
de temps à perdre, il faut préparer la suite du voyage  : en plus du
carburant, c’est la station elle-même qu’il faut transporter jusqu’au pôle
géomagnétique  ! Tandis que certains restent sur place pour déneiger et
rassembler tout le matériel, Trechnikov s’élance avec une petite équipe vers
Komsomolskaïa, abandonnée depuis sept mois, qu’ils rejoignent en quatre
jours. La neige a recouvert les trois baloks et trois autochenilles qu’ils
avaient laissés sur place à la fin de l’automne, mais il est facile d’accéder
aux bâtiments. En tournant l’interrupteur du poste radio, une ampoule
s’allume au plafond, diffusant une lumière terne. Bonne nouvelle, les accus
ne sont pas morts  ! Un thermomètre à minima est resté accroché dehors
pendant tout l’hiver : le marqueur s’est arrêté à - 74,5  oC… Record battu  !
C’est la température la plus froide jamais enregistrée cette année. En
attendant, au beau milieu du printemps austral, il fait encore  -  55  oC la
nuit. Heureusement, le soleil chauffe et dans la journée le thermomètre
grimpe jusqu’à - 35 oC !
 
Komsomolskaïa servira de base à l’équipe qui tentera d’atteindre le pôle
géomagnétique. En attendant, il faut tout décharger, réparer les véhicules,
organiser la station, aplanir la piste d’atterrissage, poser des balises,
monter les mâts radio. Au bout d’une semaine de travail acharné, la base
est à nouveau opérationnelle  : le hasard veut que l’on fête alors le
quarantième anniversaire de la Révolution bolchevique, le
7  novembre  1957. Le lendemain, trois avions sur skis atterrissent à
Komsomolskaïa, chargés de carburant. Les derniers résidents de Vostok-
1  ont fini de démonter la station et rejoignent progressivement leurs
coéquipiers. Un nouveau convoi se prépare à établir un dépôt entre
Komsomolskaïa et la future base Vostok, puis ce sera l’ultime marche vers
le Sud. Mais à mille kilomètres de là, le bateau transportant les hommes de
la 3e EAS se rapproche déjà de la côte. Trechnikov, encore chef de la 2e EAS
pour quelques semaines, sait que la relève est pour bientôt : s’il ne veut pas
rater son rendez-vous avec l’Histoire, il lui faut accélérer le mouvement.
Le 15 novembre, quatre traîneaux pleins de carburant sont volontairement
abandonnés au sud de Komsomolskaïa : ils serviront au retour. La dernière
étape du voyage va bientôt commencer.
 
Le 7 décembre, l’ultime train d’autochenilles se met en route. Le temps
est sublime. Désormais, le soleil ne se couche plus. À midi, le 12 décembre,
le convoi arrive au dernier dépôt de carburant. On refait le plein, on
procède à quelques réparations et c’est reparti ! La fin de l’année approche
et il reste encore  250  kilomètres à parcourir… Mais plus rien n’arrêtera
cette « équipe de braves » qui s’est engagée dans les pas de ses devanciers,
avant de faire sa trace en terre inconnue. Le 16  décembre  1957, à sept
heures du soir exactement, après soixante-huit jours de voyage  –
  soit  32  jours de moins que ce qu’il avait prévu  –, Trechnikov et
ses 27 hommes atteignent le pôle Sud géomagnétique, à 1 410 kilomètres de
Mirny et 3 480 mètres d’altitude : le drapeau soviétique flotte au-dessus de
Vostok, la base continentale la plus reculée de l’Antarctique ! Presque un an
jour pour jour après son arrivée, Alexeï Trechnikov a accompli l’exploit que
l’on attendait de lui. Jamais l’Homme ne s’était aventuré si loin et si haut à
l’intérieur du continent le plus inhospitalier et le plus méconnu de la
planète. L’événement déborde les frontières étatiques, des messages de
félicitations inondent les ondes radio. Politiques, académiciens, mais
surtout chercheurs et «  polaires  » de toutes les nationalités rendent
hommage aux hommes de la 2e EAS et à leur chef, Trechnikov, dont le nom
restera à jamais associé à l’une des entreprises les plus audacieuses de
l’AGI.
 
L’une des premières tâches de l’équipe de Trechnikov consiste à
construire une piste d’atterrissage à Vostok. Malgré la multiplication des
allers et retours depuis Mirny ou les bases avancées de Komsomolskaïa et
Pionerskaïa, le voyage reste en effet long et pénible. Les convois balisent
progressivement la route, mais ne sont jamais à l’abri de problèmes
mécaniques, aggravés par les caprices du climat. Or un vol Mirny-Vostok
ne prendrait que quelques heures. La pérennité de la base dépend donc
avant tout de l’ouverture d’une piste d’atterrissage. Les hommes se mettent
au travail, aplanissant la surface de neige avec leurs autochenilles et
bornant de petits drapeaux noirs le futur aérodrome : le 22 décembre 1957,
six jours seulement après l’inauguration de la base, deux Iliouchine se
posent au pôle Sud géomagnétique. En moins de deux semaines, cinq
tonnes de matériel sont livrées à Vostok. Au cours de la saison 1957, les
pilotes de la 2e EAS auront transporté plus de deux cents tonnes à travers
le sixième continent. Pourtant, voler en Antarctique est loin d’être une
évidence. Par - 60 oC, les avions ont du mal à décoller, les skis dont ils sont
équipés étant littéralement collés à la neige par l’effet du gel : il faut alors
allumer un feu, faire brûler des chiffons pour déglacer les skis et parvenir à
s’arracher du sol. Sans parler des moteurs que les pilotes préfèrent laisser
tourner par crainte que l’huile ne se fige. Mais l’aviation aura
incontestablement révolutionné l’exploration de l’Antarctique. Sans ces
appareils énormes, transportés par bateau en pièces détachées depuis
Kaliningrad  –  où ils sont fabriqués  –  jusqu’à Mirny, Vostok n’aurait sans
doute jamais vu le jour. En s’installant au pôle Sud géomagnétique, les
Soviétiques ont repoussé les limites dans l’exploration du continent.
 
Coupés du monde
Sur le site de la nouvelle station de Vostok inaugurée à la fin de 1957, les
conditions climatiques sont particulièrement sévères. Dans les récits qui
s’ajoutent à ceux de Trechnikov, le froid représente une telle obsession
qu’il semble presque un être vivant : « Le froid devient féroce, impitoyable.
De ses mains décharnées et glacées il farfouille dans les maisonnettes, se
faufile sous les vêtements chauds, étouffe tout ce qui vit. Un froid
de  -  60  oC nous semble un bienfait, une caresse de l’Antarctique  »24. Les
hommes souffrent, chaque jour on s’interroge sur la possibilité de vivre et
travailler dans de telles conditions : « Le froid pénétrait jusqu’à la moelle
des os et les vêtements n’y remédiaient pas. Dès que l’on ôtait une moufle,
la main blanchissait. On ne pouvait saisir le moindre objet sans que cela
produise l’effet d’une décharge électrique. Même protégées par les
moufles, les articulations étaient douloureuses, comme broyées par des
pinces de métal. Après huit minutes on ne sentait plus ses pieds protégés
par des bottes fourrées et des étoles de feutre. Une toux irrésistible
s’emparait de vous : le froid homicide s’était glissé jusqu’aux poumons. Il
fallait rentrer  »25. Ces conditions compliquent aussi le ravitaillement en
carburant des moteurs  : même le combustible spécial  –  ce «  diesel
arctique » que les Soviétiques avaient mis au point en retirant la paraffine
du mélange  –  devient trop visqueux pour être pompé. Par  -  60  oC, les
membres de la 3e EAS observent qu’il faut huit heures pour que s’écoule le
contenu d’une réserve, alors que cela prend huit minutes en «  temps
normal  », c’est-à-dire par +  15  oC. À  -  75  oC, le combustible devient
tellement dur qu’il faut le couper à la hache et si l’on approche une torche
d’un bac d’essence, celle-ci ne s’enflamme pas. Par de telles températures,
le fer, lui, devient aussi fragile que du verre. À vrai dire, lorsqu’au début de
l’année 1958, les hommes de la 3e EAS s’installent avec leur chef en second,
Sidorov, pour le premier hivernage sur cette base, ils ignorent encore ce
que peut réserver l’hiver au pôle Sud géomagnétique. Ce que l’on sait, c’est
que la température moyenne annuelle de l’air est de - 55  oC, et qu’à partir
d’avril, la nuit polaire s’installe pour quatre mois. Dès lors, il ne faut plus
compter sur personne  : coupée du monde, la station la plus isolée du
continent doit vivre en autarcie jusqu’aux prochains vols. Dans les
premières années de fonctionnement de la base, les opérations de
ravitaillement les plus tardives auront lieu au début du mois de mars. Il
faudra ensuite attendre six mois avant de réentendre le bruit d’un moteur
au-dessus de Vostok. Et encore, en septembre, les températures seront
souvent trop basses pour que les pilotes prennent le risque d’atterrir. Le
plus fréquemment, des parachutages de vivres seront organisés jusqu’à la
date anniversaire de la Révolution bolchevique, le  7  novembre, époque à
laquelle les Iliouchine reprendront leurs rotations. Mais pour son premier
hivernage, l’équipe de Sidorov n’est pas au bout de ses surprises. Au mois
d’août, avant la réapparition du soleil, la pression atmosphérique diminue :
la colonne de mercure du baromètre chute… et la température suit au
diapason. Le  24  août, le seuil des  -  80  oC est franchi. Et les températures
continuent de plonger. Finalement, le mercure s’arrête, le  25  août  1958,
à  -  87,4  oC, la plus basse température jamais enregistrée sur Terre26  ! Ce
jour-là, Vostok devient, loin devant Amundsen-Scott et les autres bases
continentales en Antarctique, le « Pôle du froid absolu ».
 
Malgré ces conditions extrêmes, les hommes tiennent bon au rythme
des expéditions qui se succèdent. Chacun s’acquitte de sa tâche, aussi bien
pour assurer le fonctionnement des installations que pour réaliser les
observations. Il faut dire que dès la fin de l’année  1957, Trechnikov et les
siens, suivis début 1958 de Sidorov et des membres de la 3e EAS, ont tout
fait pour aménager la base. Très vite, Vostok ressemblera à «  une petite
ville provinciale avec des sentiers étroits en guise de rues  »27. Sept
maisonnettes composent la station  : un premier bâtiment abrite le poste
radio, avec deux couchettes superposées pour le chef de station et
l’opérateur radio ; un deuxième bâtiment sert de cuisine (avec quatre feux,
un four, un autoclave, une petite table de cuisson et une machine à faire
fondre la neige) et de réserve de nourriture  ; dans une troisième
maisonnette, on trouve le laboratoire aéro-météorologique et un petit local
pour quatre hommes, permettant de mesurer la pression atmosphérique,
la vitesse du vent et la température de l’air, le tout sans avoir à sortir
dehors. Un laboratoire de géophysique est installé dans une quatrième
maisonnette, remplie d’appareils servant à étudier l’ionosphère et les
aurores australes. Un cinquième bâtiment, le plus grand, le plus
confortable et le plus silencieux, rattaché à la cuisine, sert de cabinet
médical et de salle à manger. Le sixième bloc contient le radiothéodolite –
 cet appareil qui permet de suivre les ballons sondes pour les observations
aérologiques  –  et une chambrette pour deux personnes. Enfin, le cœur
énergétique de la station – la centrale électrique, équipée de deux groupes
électrogènes diesel d’une puissance totale de 37 kW – occupe une septième
maisonnette, abritant aussi l’outillage du chef mécanicien. En tout, une
dizaine de personnes peuvent hiverner à Vostok. Mais la base dépend
absolument de Mirny pour son approvisionnement en nourriture,
combustible, matériel scientifique, pièces de rechange et autres biens
indispensables à la vie dans cet univers glacé.
 
Le quotidien au Pôle du froid absolu
Il faut du courage pour hiverner à Vostok. Une telle expérience nécessite
des hommes qui non seulement connaissent parfaitement leur métier,
mais qui soient robustes, aptes à vivre et travailler dans des conditions
particulièrement rigoureuses et, surtout durant les premières années de
fonctionnement de la base, n’aient pas peur de la monotonie. Dans cet
environnement confiné, les petites tâches quotidiennes par lesquelles il
faut se laisser absorber ont toute leur importance. Les activités de cuisine
et les repas sont autant de moments de plaisir et de vie qui sonnent la fin
du travail et distraient, sinon le corps, du moins l’esprit. Mais là encore, la
situation de Vostok complique la tâche des hivernants. Se procurer de l’eau
devient une activité en soi, nécessitant de découper des blocs de neige
tassés par les tempêtes et durs comme de la glace avant de les faire fondre
en cuisine. À cause de la basse pression atmosphérique, l’eau bout ensuite
aux alentours de 83  oC ou 84  oC : « Il était donc difficile de faire cuire quoi
que ce soit : il fallait à la viande de cinq à six heures pour cuire, pas moins
de trois heures aux pommes de terre, et de six à sept heures pour les
haricots ou les petits pois. Or chacun étant occupé à son travail, il était
impossible de surveiller la préparation du repas. Faire de la bonne cuisine
dans ces conditions n’était pas une mince affaire, mais, seuls au monde,
tous faisaient preuve d’enthousiasme et d’inventivité »28. C’est alors que la
tablée se couvre de « crêpes au caviar, de poisson farci, de pâté au chou et à
la confiture ! »29, même si, à la fin d’une saison, ce sont bien souvent des
soupes aux nouilles, au riz ou au millet, ou encore des macaronis au beurre
qui feront le quotidien. Mais il est un rituel auquel les résidents ne
dérogent pas : « Les fins de semaine sont toujours honorées par un repas
de fête, le samedi, qui commence avec une demi-heure d’avance. Tous les
hommes viennent à table endimanchés, certains en costume de ville,
cravatés même. Le tijourni [l’homme de jour] a décoré la table de son
mieux, aidé par ceux dont les qualités culinaires sont les plus appréciées.
Après le dîner, on se repose. Les habitants de Vostok écoutent les nouvelles
du pays sur Radio-Moscou, communiquent avec les bases dérivantes de
l’océan Arctique30, regardent des films (nous avons trois séances de
cinéma par semaine, le mercredi, le samedi et le dimanche), jouent aux
échecs, aux dominos ou au nardi, une sorte de jeu de l’oie oriental. […]
À  23  heures, jeux et conversations cessent, le carré redevient désert, la
station s’endort jusqu’au matin. Ainsi passent les jours, les semaines, les
mois, les saisons au Pôle du froid »31.
 
Les conditions de vie restent néanmoins pénibles et l’isolement, à peine
compensé par les communications radio, invite à la contemplation de
phénomènes uniques au monde  : «  Le 12  mai, nous observons pour la
première fois une intense aurore polaire […]. Le ciel s’éclairait entièrement
d’une fantastique lumière vert pâle. Çà et là jaillissaient d’étroites touches
blafardes qui s’éteignaient aussitôt comme si des nuages avaient surgi et
s’étaient évanouis au même instant. Puis, semblables à des flèches
enflammées, de longs rayons sillonnaient le ciel. Un instant plus tard ils
l’envahissaient à moitié, formant de gigantesques rideaux d’un blanc
laiteux qui semblaient palpiter sous un vent léger. De temps à autre les
rayonnements s’éteignaient, puis de nouveau une force inconnue leur
redonnait vie. Ils grandissaient et diminuaient sous nos yeux. Il était
même difficile de suivre leur danse effrénée. Ces jeux de lumière
indescriptibles durèrent près de deux heures. Ensuite tout disparut. Les
étoiles reprirent possession de leur domaine… »32. À d’autres moments, les
naufragés de Vostok s’en remettent à la lune, «  astre unique et désiré. Elle
apportait un peu de gaieté au cœur. Elle était pour nous un lien avec le monde
extérieur. D’abord son mince croissant doré ne faisait dans le ciel qu’une apparition
fugitive. Il tentait timidement de vaincre les ténèbres de la nuit polaire. Puis,
comme honteux de ses efforts, il disparaissait. Mais chaque jour il montait plus
haut dans le ciel, et, transformé en une énorme boule d’un jaune éclatant, il restait
vingt-quatre heures d’affilée au firmament »33.
 
Malgré le spectacle unique, le temps est long en Antarctique et, passé
l’enthousiasme des premiers jours, une forme de routine s’installe, qui
pèse de plus en plus sur le moral des hommes. De février à juillet, note
Ignatov, «  des signes de neurasthénie apparaissent chez la majorité des
hivernants […] : apathie, fatigue rapide, nervosité. Il faut attendre la fin de
la nuit polaire, la promesse du soleil – car l’irradiation artificielle à lampe
de mercure ne peut remplacer complètement la lumière solaire –, de temps
meilleurs, attendre aussi que la radio transmette des nouvelles de la
prochaine traverse, du premier avion, pour retrouver une ambiance
sereine »34.
 
Le prix de l’exploit : recherche scientifique et renommée médiatique
Mais que diable les Soviétiques allaient-ils faire dans cette station où le
quotidien se paie au prix fort de l’isolement et d’une logistique
conséquente  ? Au-delà de l’exploit, quelles perspectives nouvelles
l’établissement de Vostok va-t-il offrir à la science ? La position de Vostok
présente un double intérêt : située au pôle Sud géomagnétique, la base est
un lieu idéal pour étudier les variations du champ magnétique terrestre et
les aurores australes d’une part, sonder l’ionosphère et poursuivre des
observations météorologiques dans un environnement totalement
inconnu d’autre part. Des données essentielles à la connaissance du
continent restent à collecter. Ignatov, qui dirigea l’hivernage à Vostok,
racontera plus tard que sa tâche principale consistait à «  étudier
minutieusement le temps et le climat  »35. De fait, le travail scientifique
s’ordonne avec une régularité à peine moins draconienne que le rythme de
vie des habitants de la station. Quatre fois par 24 heures, et à des moments
précis, l’équipe doit observer les changements de pression atmosphérique,
de température et d’humidité de l’air, ainsi que le vent, la visibilité et les
précipitations. D’autres appareils permettent de mesurer l’action des
radiations solaires sur les surfaces enneigées et la conductibilité des
couches supérieures de l’atmosphère. Et chaque matin, un énorme ballon-
sonde gonflé à l’hydrogène s’élève dans les airs  –  à une trentaine de
kilomètres d’altitude – pour déterminer les conditions météorologiques.
 
Aérologue, chargé des communications radio, géophysicien et
météorologue mènent une vie parfaitement réglée, contera Ignatov : « Le
matin, de bonne heure, le tijourni branche la cuisinière électrique, prépare
le petit-déjeuner et réchauffe le pain pétrifié. À 6 heures, les aérologues se
lèvent et gonflent un ballon d’hydrogène »36. Une demi-heure plus tard, le
météorologue note les indications du baromètre, la température de l’air et
la vitesse du vent, puis transmet ces informations aux autres stations.
«  Invariablement, les premiers au carré sont les géophysiciens. Ils aident
souvent l’homme de jour à mettre la table. Tout le monde est là pour le
petit-déjeuner, à l’exception des aérologues en train de recueillir les
signaux de la radiosonde accrochée au ballon. Puis chacun retourne à ses
activités  : Sémotchkine entreprend la réparation d’un diesel ou façonne
des pièces de rechange  ; le radio traduit en clair les données reçues du
ballon-sonde […]  ; Tomachevski examine les bizarres arabesques que
donnent les signaux des radiosondages réfléchis depuis l’ionosphère »37.
 
Mais les chercheurs soviétiques ne se limitent pas aux observations
aérologiques, géophysiques ou météorologiques. Ils vont rapidement
chercher à caractériser le milieu sur lequel ils opèrent, à savoir la calotte
glaciaire elle-même, ce glacier que l’on appelle aussi inlandsis. Car si
personne ne doute que l’Antarctique soit un continent  –  à l’inverse de
l’Arctique  –, nul ne sait encore l’épaisseur de la calotte glaciaire qui le
recouvre ni l’altitude du socle rocheux sur lequel elle repose. L’altitude de
Vostok et de Komsomolskaïa a pu être facilement estimée soit en utilisant
un altimètre, soit en mesurant la pression de l’air sur place et en la
comparant à la pression atmosphérique d’un lieu dont l’altitude était déjà
connue, telle Mirny, située au niveau de la mer. Mais la glace supportant
ces deux stations s’écoule-t-elle au-dessus d’une terre émergée ou
submergée  ? Une telle interrogation, aussi naturelle que fondamentale,
trouvera sa réponse dans le travail de la 2e EAS en 1958 grâce à un premier
profil topographique entre Mirny et Pionerskaïa, à partir de sondages
sismiques. Il en ressort que l’épaisseur de l’inlandsis augmente
progressivement de la bordure vers l’intérieur du continent, mais que la
limite inférieure de la glace se trouve tantôt au-dessus tantôt en dessous
du niveau de la mer : autrement dit, un ensemble de chaînes de montagnes
et d’îles est recouvert par la carapace blanche du sixième continent  !
Quelques années plus tard, le géophysicien Andreï Kapitsa, de l’Institut de
géographie de Moscou, déterminera avec la même technique l’épaisseur de
la calotte glaciaire sous Vostok  : 3  700  mètres  ! Jamais personne n’avait
imaginé un tel résultat, les estimations s’en tenant jusqu’alors à des valeurs
très inférieures, de l’ordre de 2  000  mètres. Le continent Antarctique
commence à livrer ses premiers grands secrets.
 
Les chercheurs vont également s’intéresser à la structure des couches
supérieures de la neige et à la température de l’inlandsis, afin de mieux
comprendre la dynamique du glacier. Pour cela, ils vont creuser un
premier trou de 371 mètres de profondeur à sept kilomètres de Mirny, puis
un autre de 100 m de profondeur sur la route Mirny-Vostok, à cinquante
kilomètres de la côte. À la faveur de cette expérience, les Soviétiques vont
poser les jalons d’une découverte qui montrera toute son importance dans
les années qui suivront. Les mesures de température réalisées dans les
trous forés près de Mirny permettront en effet de démontrer l’effet du
mouvement de la calotte glaciaire. En s’écoulant vers le littoral, la masse de
glace se réchauffe en surface, mais le corps du glacier qui vient de
l’intérieur reste froid. En profondeur par contre, sa température s’élève à
nouveau par le double effet de la déformation de la glace et de la chaleur de
la Terre, ce qu’on appelle le «  flux géothermique  ». Plus tard, dans les
années 1960, en se basant sur ces observations, le glaciologue Igor Zotikov
publiera des calculs dignes de l’école soviétique de mathématiques, tant
résoudre les équations de la diffusion de la chaleur dans un glacier en
mouvement demande un talent certain. Il proposera alors que de l’eau
puisse être présente sous les grandes épaisseurs de glace de l’Antarctique.
À l’échelle de ce continent, il évalue le volume d’eau de fusion à plusieurs
kilomètres cubes qui doivent s’échapper de la calotte et s’écouler vers la
mer. Cette découverte essentielle donnera sa pleine mesure bien des
années après…
 
Pour l’heure, comme il leur est nécessaire de disposer d’informations
analogues à celles recueillies à l’intérieur du continent, les Soviétiques
feront de même à Vostok en plein hiver 1959, lors de la 4e EAS : en moins de
deux mois, dix hommes dépourvus de l’équipement approprié réussissent
à faire un trou de plus de  50  mètres  ! L’histoire de ce premier «  trou  » à
Vostok relève autant de l’épopée que du bricolage de génie : « Nous avons
commencé à discuter de la construction d’une thermosondeuse. Nous
avons décidé que son corps serait constitué par un tronçon de bouteilles à
gaz à épaisses parois, dont on enlèverait le fond pour y monter à l’intérieur
des éléments chauffants d’une puissance totale de 3,6 kW. Pour augmenter
le rendement en chaleur, la tête de la bouteille serait remplie de plomb
fondu. […] Nous avions utilisé le plomb des batteries usagées  ; les
mécaniciens furent presque asphyxiés par les vapeurs d’acide sulfurique
qui s’en dégageaient, mais après quelques heures de repos, ils se remirent.
Pour que la thermosondeuse ne soit pas prise dans la glace, Niziaev
proposa de monter dans la partie arrière un élément chauffant de secours
d’une puissance de  600  W. Un système de sonnerie avertirait de
l’apparition de l’eau dans le trou quand l’appareil atteindrait la couche de
glace dense  »38. Courts-circuits, insuffisance de courant, pannes et
accidents de « réchauffeur », eau de regel au fond du puits ou apparition de
bosses de glace sur les parois (à cause de la vapeur dégagée par la
« sondeuse » en action), les péripéties de ce premier forage à Vostok seront
nombreuses. Mais après plusieurs essais et à force de travail et d’invention,
le rendement et la longévité des «  sondeuses  » furent considérablement
augmentés, ce qui permit de forer ce fameux puits de 50 mètres à Vostok.
Réalisée presque « au débotté » en milieu d’hivernage, cette exploration
du cœur du glacier gigantesque se limite à l’étude du «  bilan de chaleur
dans la neige, son âge et les conditions de glaciation  »39. Car, aussi
surprenant cela puisse-t-il être, la glace n’est pas encore à l’honneur au
Pôle du froid en cette toute fin des années 1950. D’ailleurs, il n’y a pas de
glaciologue dans l’équipe. Mais pour percer ce trou, mieux valait être
bricoleur que diplômé de l’AARI, l’Institut soviétique de recherche arctique
et antarctique  ! Peu de publications scientifiques dignes de ce nom
sortiront de cette opération «  improvisée  » par une équipe simplement
motivée et avide de savoir. Pour de véritables investigations, il faudra
encore beaucoup de travail et préparer du matériel spécifique. Mais
l’équipe retient déjà une première leçon : pénétrer la glace avec une sonde
thermique quand la température ambiante avoisine les - 60 oC s’avère plus
compliqué que dans les régions côtières. À Vostok, décidément, rien n’est
gagné d’avance. Si elles sont encore marginales pour Trechnikov, ces
premières découvertes jettent « une lumière nouvelle sur une série de questions
et de nombreux problèmes de la glaciation de nos jours au début de l’Holocène [il y
a  10  000  ans] qui, d’une manière ou d’un autre, trouveraient leurs réponses en
Antarctique »40…
 
Les premières années de Vostok seront l’occasion d’autres grands
événements. Quelques mois après l’inauguration de cette base, une autre
station appelée «  Sovetskaïa  » était ainsi installée sur la route du pôle
d’inaccessibilité relative. Elle allait permettre aux Soviétiques de remplir
leur second objectif  : atteindre ce point le plus extrême du continent.
Le  14  décembre 1958, en effet, sous la houlette de Yevgeny Ivanovich
Tolstikov, un convoi de tracteurs ralliait le Pôle d’inaccessibilité, après un
voyage de plus de deux mois, à travers 2 110 kilomètres de glace. Mais ce
n’est pas tout. Durant la  4e EAS, le  26  décembre 1959, une traverse
soviétique atteignit le pôle Sud géographique, trois mois après être partie
de Mirny, à  2  700  km de là. Elle était dotée de nouveaux véhicules
spécialement conçus pour cette «  Grande Marche  »  : des tout-terrain
géants longs de huit mètres avec pas moins de sept essieux au lieu des cinq
équipant les ATT, larges de plus de quatre mètres et hauts de plus de cinq
mètres, équipés d’un moteur de  12  cylindres «  en V  » diesel de  600  CV,
pesant  34  tonnes et répondant au doux nom de «  Kharkovtchanka  ». Bien
sûr, les Américains avaient déjà réalisé la traverse jusqu’au pôle Sud, mais
seulement pour transporter le matériel nécessaire à la construction de la
base Amundsen-Scott. Les Soviétiques, eux, innovèrent en réalisant un
programme de géophysique et surtout en dressant le premier profil
topographique de l’inlandsis le long de la traverse Mirny-Vostok, avant de
poursuivre jusqu’au pôle Sud géographique. Ce profil dressé par Andreï
Kapitsa servira de référence à toutes les expéditions jusque dans les
années 1970. Chacun de ces événements aura permis d’asseoir toujours un
peu plus la renommée de l’Union soviétique. Grâce aux Iliouchine, aux ATT
et aux Kharkovtchanka  –  toujours en service aujourd’hui  –, les Russes
étaient parvenus à franchir les sastrugis les plus durs et les plus menaçants
et à faire face aux innombrables difficultés. Après quatre années de rude
labeur – de 1956, avec la fondation de Mirny, à 1959 –, ils avaient atteint les
deux pôles les plus redoutés de la planète, celui du froid et celui de
l’inaccessibilité relative, ajoutant la cartographie précieuse et durable d’un
nouvel itinéraire menant au pôle Sud géographique  : rien ne semblait
devoir résister à la puissance et à la détermination de l’URSS.
 
Menace sur Vostok
Pourtant, au début de  1962, c’est la consternation  : alors que s’achève
la 6e EAS, les Soviétiques doivent abandonner la base Vostok ! La logistique
qu’elle suppose paraît trop lourde à l’administration soviétique pour des
résultats somme toute limités. L’engagement de l’URSS dans une autre
conquête n’est sans doute pas étranger à ce choix  : l’année précédente,
le  12  avril  1961  exactement, Youri Gagarine fut le premier homme à
effectuer un vol spatial au cours d’une mission baptisée… Vostok-1  ! Un
Vostok chasse l’autre, en quelque sorte. Et lorsque le  17  septembre  1962,
une petite équipe de l’Australian National Antarctic Research Expedition
(ANARE) profite d’une exploration à l’intérieur de la Terre de Wilkes, pour
voir ce qu’il reste de la base soviétique, le Néo-Zélandais Robert Thomson,
chef de l’expédition, prend la mesure de la véritable relégation qu’a connue
celle-ci : « Je voulais être le premier étranger à mettre le pied à Vostok, au
pôle géomagnétique, le pôle du froid  »41. Mais la station a presque
complètement disparu sous la neige ; pour accéder aux bâtiments, il faut
déblayer. En quelques minutes, une fenêtre est dégagée. Les explorateurs
pénètrent dans la station. « « Hello… Y’a quelqu’un ? » Même ici, au milieu
de nulle part, nous avions l’impression de rentrer chez des gens. Il fallait
au moins frapper à la porte, signaler notre présence. Mais à l’intérieur,
personne ne nous répondit. Seulement le silence de l’Antarctique. Nous
avons fait quelques pas […] dans une grande pièce, meublée d’une table et
de quelques chaises. Danny leva la lampe pour mieux éclairer la salle. Un
homme impassible nous regardait froidement. » Le portrait de Lénine !
 
Non sans difficultés, le mécano du groupe remet en marche le
générateur et les lampes s’allument les unes après les autres. Et chacun de
découvrir le spectacle de l’abandon de la base qui, quelques mois plus tôt,
faisait encore la fierté de tout un pays : « Dans la cuisine, […] la table était
dressée pour trois personnes. Une belle tasse en porcelaine contenait
encore du thé, mais celui-ci avait gelé et la tasse était brisée. Dans une
casserole, sur la cuisinière, trois steaks et des oignons s’étaient
transformés en glaçons. […] Les Russes devaient être en train de manger
quand l’avion est arrivé et ils ont tout laissé derrière eux ». Épuisés par leur
voyage, les membres du raid s’installent dans la station abandonnée : s’ils
sont contraints de faire de l’eau pour se laver – les canalisations ont gelé –,
ils peuvent écouter la radio, regarder des films, piocher dans la
bibliothèque (« très bien fournie, avec beaucoup de magazines américains
piqués à la station du pôle Sud lors de la traverse de 1959  »42…). Pendant
une semaine, les membres de l’expédition australienne vont rester au pôle
Sud géomagnétique, effectuer quelques mesures et se livrer à une
inspection en règle des instruments soviétiques… jugés obsolètes. Les
gigantesques Kharkovtchanka, en revanche, les impressionnent. À côté de
ces monstres, leurs Weasels et autres Caterpillar feraient presque figure de
jouets. À la demande des Soviétiques, leurs collègues de l’ANARE réalisent
des observations météorologiques, dont les résultats sont transmis par
radio à Mirny, comme un dernier message de la station abandonnée. Puis
ils quittent les lieux.
 
Vostok va-t-elle retomber dans l’oubli  ? Pas si sûr. Sa position au pôle
Sud géomagnétique la remet au centre des discussions lors des réunions
de préparation à un nouveau programme de recherche international. À
l’AGI, refermée en 1959 sur d’incontestables succès, doit en effet succéder
l’« Année internationale du soleil calme » (AISC) en 1964-1965. Son objectif :
étudier le soleil et ses effets sur l’ionosphère, au moment où les éruptions
et le nombre des taches solaires se font plus rares. Les Américains
prévoient à cette occasion d’installer cinq antennes sur tout le continent
afin de mesurer les flux de protons venant du soleil. Les stations de
McMurdo, Byrd, Amundsen-Scott ainsi que la station britannique de
Halley sont déjà retenues par la NSF pour accueillir ce matériel, car elles
sont toutes situées dans la «  zone aurorale  », autour du pôle Sud
géomagnétique. En incluant Vostok dans le réseau, les chercheurs
espèrent observer au mieux l’activité du soleil, tout cela depuis un
observatoire grand une fois et demie comme l’Europe : l’Antarctique !
 
Contre toute attente, les Soviétiques se montrent favorables à cette
nouvelle collaboration, alors même que la Guerre froide a atteint des
sommets depuis la crise des missiles de Cuba en octobre  1962, quand la
confrontation Kennedy-Khrouchtchev a failli virer au conflit nucléaire. Le
deal est conclu en  1963  : les Soviétiques acceptèrent de ré-ouvrir Vostok.
L’esprit de collaboration né de l’AGI aurait-il fait son œuvre et perduré par-
delà les luttes géopolitiques ? En 1959, le Traité sur l’Antarctique est en tout
cas venu confirmer ce que les États s’efforçaient déjà de mettre en place
depuis l’AGI  : collaboration, échange de personnels et d’informations.
Signé le 1er décembre 1959 par douze États ayant participé à l’AGI, le Traité
entra en vigueur le  23  juin  1961. Son objectif principal était de mettre un
frein aux revendications territoriales des États43, tout en garantissant que
l’Antarctique ne deviendrait ni le théâtre, ni l’enjeu de différends
internationaux. Avec la construction, de 1955 à 1958, d’une quarantaine de
bases sur le continent, il devenait urgent et nécessaire de réglementer les
activités. L’article premier du Traité «  réserve  » ainsi l’Antarctique aux
seules «  activités pacifiques  », interdisant «  toute mesure de caractère
militaire  », afin de maintenir dans cette région du monde «  l’harmonie
internationale  »44. Reconnaissant l’ampleur des progrès réalisés par la
science au cours de l’AGI, le Traité réaffirme ensuite la «  liberté de la
recherche scientifique  »45 sur le continent blanc, précisant, en vue de
renforcer celle-ci, que « les Parties contractantes conviennent de procéder,
dans toute la mesure du possible, à l’échange de renseignements relatifs
aux programmes scientifiques dans l’Antarctique, afin d’assurer au
maximum l’économie des moyens et le rendement des opérations  ; […] à
des échanges de personnel scientifique entre expéditions et stations dans
cette région ; […] à l’échange des observations et des résultats scientifiques
obtenus dans l’Antarctique qui seront rendus librement disponibles  »46.
Malgré le climat de tension au niveau international, le sixième continent
est dédié à des activités de recherche, entreprises dans un esprit de paix et
de coopération. « La science ne connaît pas de frontières, ni géographiques
ni politiques », dira Laurence McKinley Gould, géologue et compagnon de
Byrd en Antarctique, principal artisan du Traité. Cela n’empêche
certainement pas, en parallèle, le développement d’activités d’espionnage.
Le fait est que les antennes seront entièrement financées, livrées et
installées par la NSF tandis qu’il est prévu un échange bilatéral de
scientifiques : un Américain hivernera à Vostok tandis qu’un Russe fera de
même dans l’une des autres bases.
 
Le  23  janvier  1963, un Iliouchine décolle de Mirny pour Vostok avec, à
son bord, une petite équipe de reconnaissance de la  8e EAS. La piste,
couverte de sastrugis, est bien mal en point, mais le pilote arrive tout de
même à se poser. Une heure plus tard, le drapeau soviétique flotte à
nouveau sur la base. Les hommes dégagent l’entrée du bâtiment principal,
bloquée par d’immenses congères. Sur la table de la cuisine, des boîtes de
conserve, des cigarettes, des allumettes, quelques biscuits… et un petit mot
de bienvenue déposés par les Australiens les attendent. Abandonnée
depuis un an, Vostok est dans un triste état : les maisons sont recouvertes
d’une épaisse carapace de neige dure, les entrées sont bouchées, les toits
effondrés, le générateur ne marche plus. Il est impossible d’hiverner dans
des conditions aussi précaires  : Vostok devra être rénovée de fond en
comble avant la fin de l’été. Or la saison est déjà bien avancée, il faut s’y
mettre immédiatement. Un ballet ininterrompu d’Iliouchine et d’Antonov
compose une chorégraphie inédite dans le ciel. En une trentaine de vols,
vingt-cinq tonnes de vivres, matériels et instruments scientifiques sont
déposées au Pôle du froid. Jamais le silencieux plateau n’aura connu une
telle activité en cette saison ! Avant que le soleil ne disparaisse pour quatre
mois, une traverse Mirny-Vostok s’élance, les Kharkovtchanka roulent à
toute vitesse, les hommes ne prennent pas de repos : il ne faudra alors pas
plus de 26 jours au convoi pour franchir les 1 410 kilomètres qui séparent
les deux bases. À Vostok, les bâtiments ont fait peau neuve. Les
générateurs diesel de la centrale sont flambant neufs et permettent de
maintenir une température de chauffage entre 15  oC et  18  oC.
L’hivernage  1963  peut commencer  ! Quinze personnes travailleront,
poursuivant les études menées au cours de l’AGI sur le champ magnétique
terrestre, les aurores australes ou le rayonnement cosmique, avec déjà en
tête le prochain hivernage et l’Année internationale du soleil calme.
 
Vostok rénovée, les Américains tiendront leur promesse. Dans le
courant de l’été austral 1963-1964, deux Hercules C-130, les puissants avions
cargo américains se poseront sur la base pour y installer la fameuse
antenne de la NSF. Une unité spéciale du génie américain, surnommée les
Seabees, sera en charge de l’opération. «  Sans le moindre respect de la
sensibilité locale, les Seabees avaient levé un grand drapeau américain au
sommet d’une des deux tours, se souvient le glaciologue britannique
Charles Swithinbank. De petits drapeaux soviétiques, français, tchèques et
est-allemands flottaient sur l’autre antenne, avec un second drapeau
américain, de taille plus raisonnable  »47… Grandeur et décadence de la
coopération entre les États  ? Avatar sur le continent blanc de la lutte à
laquelle se livraient les deux blocs sur les cinq autres continents  ? Non,
plutôt une maladresse vite corrigée à l’aube d’une nouvelle étape qui allait
asseoir définitivement la renommée de Vostok au plan mondial.

1 L’AGI correspond en effet à la troisième Année polaire internationale (API). La première API se
déroula du  1er août  1882  au  1er septembre  1883. Lancée par l’Organisation météorologique
internationale, elle se concentra essentiellement sur l’étude des régions arctiques. Seules deux
stations – Baie Orange, à la pointe de la Terre de Feu, et Moltke-Hafen, en Géorgie du Sud – furent
construites par la France et par l’Allemagne dans l’hémisphère sud. En liaison avec l’Union
géodésique et géophysique internationale, la deuxième API (1932-1933) mobilisa les représentants
de 44 États, répartis sur 114 stations d’observation à travers le monde (dont 40 bases permanentes
en Arctique). Vint donc, ensuite, la troisième Année polaire internationale en  1957-1958. La
quatrième Année polaire internationale s’est tenue récemment, du 1er mars 2007 au 15 mai 2009.
2 Veniamin Ignatov, Un an au pôle Sud, Moscou, editions du Progrès, 1960, p. 20.
3  Agence indépendante du gouvernement des États-Unis, fondée par le Congrès en  1950 et
chargée de financer la recherche fondamentale. Cent soixante-dix prix Nobel ont déjà été décernés
à des chercheurs soutenus par la NSF. Le Programme polaire américain (Arctique et Antarctique)
est en partie financé par cette organisation, dont le budget, en 2009, était de six milliards de dollars.
4 Alexeï Trechnikov, Bordé de glace, Moscou, Éditions en langues étrangères, 1959, p. 168.
5 Un incendie détruisit la station de Port-Martin en 1952.
6 Créée en octobre 1956, non loin de la côte, à 375 kilomètres à l’est de Mirny.
7  En réalité, de  1955  à  1958, les trois premières expéditions soviétiques s’appelleront
officiellement, et dans leur traduction française, «  Expéditions antarctiques complexes  ». Elles
deviendront «  Expéditions antarctiques soviétiques  » à partir de  1959. Depuis la chute de l’URSS
en  1992, elles s’appellent «  Expéditions antarctiques russes  » (EAR). Par commodité, jusqu’à cette
dernière date, c’est l’acronyme EAS que nous emploierons, avant de lui substituer celui d’EAR.
8 A. Trechnikov, op. cit., p. 5.
9 Ibid., p. 3.
10 Ibid.
11 Ibid.
12 Cité par A. Trechnikov, op. cit., p. 168.
13 En langue dolgan (les Dolgans sont des nomades vivant en Sibérie essentiellement), un balok
est une petite maison portative en toile posée sur un traîneau tiré par des rennes. Les Dolgans ont
emprunté cet habitat traditionnel à leurs voisins Yukaguirs, car il s’avérait plus pratique que le
tchum qu’ils utilisaient jusqu’alors.
14 A. Trechnikov, op. cit., p. 42.
15 Ibid., p. 38-39.
16 Ibid., p. 74.
17 Ibid., p. 75.
18  Gordon Cartwright (avec Beverley Smith Jr), «  I lived with the Russians in Antarctica  », The
Saturday Evening News, 1958.
19 Ibid.
20 A. Trechnikov, op. cit., p. 90.
21 Ibid., p. 144.
22 Ibid., p. 147.
23 Ibid., p. 190.
24 V. Ignatov, Un an au pôle Sud, op. cit., p. 89. Veniamin Ignatov a été le chef de la seconde équipe
de la 4e EAS qui hiverna à Vostok en 1959-1960, prenant le relais de Sidorov.
25 Ibid., p. 103.
26 Ce record est tombé le 21 juillet 1983 quand la température est descendue à - 89,2  oC à Vostok,
qui reste donc l’endroit sur Terre où il a fait le plus froid.
27 V. Ignatov, Un an au pôle Sud, op. cit., p. 30.
28 Ibid., p. 80.
29 Ibid., p. 106.
30  Les Soviétiques étaient à l’époque particulièrement au point sur les télécommunications
longue distance, facilitées entre les pôles Nord et Sud par la propagation des ondes dans la haute
atmosphère.
31 V. Ignatov, Un an au pôle Sud, op. cit., p. 106.
32 Ibid., p. 77.
33 Ibid., p. 79-80.
34 Ibid., p. 178.
35 Ibid., p. 32.
36 Ibid., p. 34.
37 Ibid., p. 35.
38 V. Ignatov, op. cit., p. 94-95.
39 Ibid., p. 94.
40 Ibid., p. 252.
41 Robert Thomson, The Coldest Place On Earth, A.H. & A.W. Reed, Wellington, 1969.
42 Ibid.
43  Un différend célèbre, mais sans conséquences, avait déjà opposé l’URSS et l’Australie. Cette
dernière refusait de voir « son » territoire occupé par les Soviétiques au moment de la construction
de Mirny en 1955-1956.
44 Préambule du Traité.
45 Article 2.
46 Article 3.
47 Charles Swithinbank, Vodka on Ice : A year with the Russians in Antarctica, Sussex, 2002.
 
En 1964, près de la base côtière de Mirny, le bateau Estonia est accosté à la banquise
de mer sur laquelle est posé un Iliouchine prêt à ravitailler Vostok.

FOREURS DES GLACES (1964-1982)

 
Dans la nuit du 7 au 8 décembre 1963, l’Estonia, dont le port d’attache
est Leningrad, s’amarre à côté du paquebot France, au Havre. Après
l’embarquement du matériel des Expéditions polaires françaises (EPF), le
départ est annoncé pour 18 heures. L’ingénieur hydrologue et glaciologue
français Albert Bauer et ses hommes (Jacques Bulle, Pierre Chaveyron,
Pierre Camaret, Jean-Louis Le Goff-Charpentier) font connaissance avec
les membres de la 9e EAS qu’ils accompagneront à Vostok. Après un mois
de navigation, le 10 janvier 1964, l’Estonia rejoint le brise-glace Ob pour la
dernière partie du voyage. Mais le convoi est rapidement bloqué par le
pack. À 30 kilomètres de Mirny, il faut débarquer sur la banquise ; hommes
et matériel seront transportés en Iliouchine jusqu’à la base. Jacques Bulle
se souvient de la technique utilisée par Piotr Shumsky  –  célèbre
glaciologue russe, hivernant de la première heure à Mirny et chef-adjoint
de l’expédition  – pour savoir si la glace pouvait supporter le poids de
l’avion  : «  Il a ramassé un peu de glace, l’a portée à la bouche, avant de
déclarer  : ‘‘C’est bon  !’’ Il pouvait juger l’épaisseur de la glace à sa
salinité ! »1. Après quinze jours passés sur la base côtière de Mirny, l’équipe
embarque à nouveau à bord d’une forteresse volante russe, cette fois-ci à
destination de Vostok. Au bout de cinq heures de vol, l’Iliouchine se pose
enfin. Il est 15 heures ce 26 janvier 1964, le thermomètre indique - 45  oC, la
neige crisse sous les pas des nouveaux arrivants  : Bauer, Bulle, Camaret,
Chaveyron et Le Goff-Charpentier sont les cinq premiers Français à
découvrir la base de Vostok dans sa version fraîchement rénovée.
 
Le début de l’amitié franco-russe
L’accueil est chaleureux. «  Entre Français et Soviétiques, il y a des
atomes crochus  »2, avait lancé Bauer à la veille de l’expédition. Et cette
entente ne se démentira jamais, jusqu’à aujourd’hui. La collaboration
franco-russe de 1964 est née sous les auspices de l’Année internationale du
soleil calme et dans le cadre d’un échange promu par le SCAR (Scientific
Committee on Antarctic Research)  : la France et l’URSS vont pour la
première fois bâtir un programme commun de glaciologie, en
s’intéressant en particulier à l’évolution des grandes masses de glace et la
stabilité des inlandsis. Il est prévu que l’équipe déposée en avion à Vostok
rejoigne Mirny en convoi. Le long de la route, elle effectuera des collectes
de neige et installera cinq balises formant un pentagone de dix kilomètres
de côté qui devraient permettre de calculer la vitesse d’écoulement de la
glace et sa déformation. L’expédition est un succès  : les cinq pentagones
ont tous été placés et les Français ont récupéré une tonne de carottes de
neige pour les études en laboratoire. Il est prévu de procéder quelques
années plus tard à un relevé des distances entre les balises installées afin
d’évaluer la déformation de la surface de l’inlandsis. Ces travaux
n’aboutiront pas à des résultats scientifiques significatifs, les techniques
étant trop imprécises et les mesures très localisées ne pouvant être
étendues aux nappes de glace démesurées de l’Antarctique. Mais l’essentiel
est ailleurs. Cette expédition de 1964 a scellé une relation forte et durable
entre Français et Russes. Pour les premiers, la possibilité de découvrir
cette base du bout du monde représente une chance inouïe  ; pour les
seconds, les instruments et le savoir-faire de l’équipe Bauer sont
prometteurs pour la connaissance de la calotte glaciaire. La science des uns
contre l’expérience et la logistique des autres, c’est en quelque sorte la base
du marché conclu entre la France et l’URSS. Les termes de l’échange sont
équitables et donneront des fruits allant au-delà de toutes les espérances…
 
En attendant, après la courte période de sommeil de 1962 à 1963, Vostok
renaît, et avec ce programme de glaciologie, elle est à nouveau à l’honneur.
Les Soviétiques sont plus que jamais décidés à forer dans la glace pour
procéder à des mesures de la température et  –  enfin  !  –  étudier les
échantillons de glace. Pourtant, il faut l’avouer, c’est moins la collaboration
avec les Français que la compétition avec les Américains qui va inciter les
Soviétiques à se lancer dans la bataille des forages. Mais pour bien
comprendre ce qui va se jouer au tournant des années 1960-1970, il faut
s’éloigner du continent blanc, aller jusqu’au Danemark et au Groenland et
resituer l’histoire de Vostok dans celle, plus générale, de l’opposition des
blocs Est-Ouest.
 
La Guerre froide échauffe les esprits
Revenons quelques années en arrière. En 1958, la crainte d’une attaque
soviétique à travers l’océan Arctique pousse les Américains à construire
une base secrète sous les glaces du Groenland  : ce sera Camp Century.
Réalisée en concertation avec les chercheurs du Cold Regions Research and
Engineering Laboratory (CRREL), une annexe du génie américain, cette base
située à 220 kilomètres à l’est de Thulé est à 1 400 kilomètres du pôle Nord
géographique. Elle est un chef-d’œuvre d’ingénierie  : vingt et un tunnels
furent creusés dans la neige recouvrant la calotte glaciaire, représentant
plus de trois kilomètres de galeries ; des logements pour le personnel, un
hôpital, une petite église, une station radio, un gymnase, un coiffeur, un
cinéma et une bibliothèque en formaient les principaux bâtiments. Le
projet prévoyait d’y installer 600 missiles à têtes nucléaires, mais la détente
amorcée par Kennedy et Khrouchtchev après l’affaire des missiles de Cuba
mettra un terme à ces rêveries paranoïaques. La base sera tout de même
opérationnelle de 1959 à 1967. Habitée tout au long de l’année, elle pouvait
accueillir 250 personnes. Dans le cadre de l’AGI, le CRREL s‘était fixé pour
objectif de forer jusqu’au socle rocheux. Un premier forage fut amorcé
en 1961 en utilisant un « carottier thermique » qui, au fur et à mesure de sa
descente, permet de remonter à la surface des cylindres de glace, des
«  carottes  ». Mais les difficultés techniques ne manquent pas. Il faudra
encore cinq ans avant que les efforts des ingénieurs soient couronnés de
succès. Mais entre-temps, un chercheur danois va influencer, et pour
longtemps, la lecture que l’on peut faire des carottes issues des
profondeurs des inlandsis.
 
Tout a commencé quelques années plus tôt encore, en  1952, à
Copenhague où le jeune météorologue danois Willi Dansgaard, recueille
l’eau de pluie dans un pluviomètre improvisé  : un entonnoir sur une
bouteille. À l’époque, Dansgaard travaille sur les « isotopes » de l’eau. Celle-
ci est en effet composée de deux atomes d’hydrogène et d’un atome
d’oxygène. L’oxygène est très majoritairement formé d’isotopes  16, mais
également d’isotopes  18, un peu plus lourds  –  on parle «  d’isotopes
stables  ». Comme elles sont légèrement plus lourdes, les molécules d’eau
formées d’isotopes 18 ont besoin d’un peu plus de chaleur pour s’évaporer ;
elles ont aussi tendance à condenser et à retomber en pluie ou en neige un
peu plus rapidement que les autres lorsque l’air se refroidit  : la quantité
que l’on retrouve dans les nuages augmente donc avec la température. À
l’inverse, plus il fait froid, moins il y a d’isotopes  18  présents dans les
précipitations. Autrement dit, Dansgaard a réussi à établir une relation
directe entre la composition isotopique des précipitations et la
température moyenne des stations d’observation. En d’autres termes
encore, la composition de l’eau de pluie indique la température qu’il fait.
Or, les grandes masses d’air humide voyagent toujours des tropiques vers
les pôles – aussi bien Nord que Sud –, en transportant donc avec elles une
certaine quantité d’eau formée d’isotopes  18. Les années où il fait
relativement chaud, la quantité qui se rend puis se déverse sous forme de
neige aux pôles est plus grande que durant les années où il fait plus froid.
Les couches de neige s’empilant les unes sur les autres, et se transformant
en glace, on peut donc théoriquement reconstituer à travers les couches
successives la température de l’air au moment où les précipitations se sont
déversées.
Au milieu des années  1950, Willi Dansgaard est envoyé au Groenland
comme météorologue. Il ne manque pas de s’intéresser à la neige et à la
glace de vieux icebergs dont les teneurs isotopiques très appauvries
suggèrent leur provenance lointaine, peut-être depuis le centre de la
calotte, là où les conditions sont très froides. À la même époque, sous la
houlette de l’infatigable Paul-Émile Victor, les Expéditions polaires
françaises assurent la logistique d’un nouveau programme, l’Expédition
glaciologique internationale au Groenland (EGIG), qui rassemble quelques
nations européennes. Les traversées du Groenland leur permettent de
collecter des échantillons de neige remis au chercheur danois qui observe,
de nouveau, la relation entre teneur isotopique et température du lieu.
Autrement dit, la teneur en isotopes de la neige ancienne semble bien en
relation avec les conditions climatiques du site au moment où celle-ci s’est
formée. Dans ses mémoires3, Dansgaard cite un article qu’il avait écrit avec
un collègue en  1965  dans un journal danois, montrant les quelques
mesures isotopiques de la glace d’un petit forage au Groenland suggérant
l’évolution récente du climat vers un… refroidissement. Cette observation,
si elle était valable pour ce seul site, ne rendait pas compte de l’évolution
globale du climat qui, on le sait maintenant, allait dans le sens d’un
réchauffement. Ce fut là pourtant, sans doute, le premier « enregistrement
climatique » proposé avec cette méthode.
 
En  1964, tandis que Bauer et ses collègues découvrent Vostok, on
retrouve Dansgaard au Groenland. Toujours en quête d’échantillons de
neige de surface, le chercheur intéresse au plus haut point les Américains
qui l’ont invité sur leur base secrète de Camp Century. Il faut préciser que
le Groenland est une province danoise et le Danemark un allié précieux des
États-Unis… Après des années de tests, les ingénieurs du CRREL sont
parvenus à forer à près de 1 000 mètres de profondeur, une réussite qui ne
peut qu’enthousiasmer le chercheur. D’autant plus que, deux ans plus tard,
en  1966, ils réalisent un véritable exploit  : le premier forage profond de
l’histoire, à 1 368 mètres de profondeur. Il était d’ailleurs impossible d’aller
plus loin, le carottier ayant atteint le socle rocheux  ! Et Dansgaard est
encore une fois sollicité pour analyser cette glace vieille de plus
de  50  000  ans pour les isotopes stables. Dansgaard va asseoir
définitivement sa notoriété en décrivant les différents stades climatiques
de « la carotte de Camp Century ». À vrai dire, cette séquence d’événements
climatiques était assez comparable à celle décrite par d’autres spécialistes
des sédiments « classiques » du climat passé. Mais cette « séquence glacée »
a cela d’admirable qu’elle est continue, sans rupture dans la stratification,
et qu’elle donne accès à beaucoup plus de détails. La route vers la
paléoclimatologie –  cette science qui étudie les climats passés et leur
évolution –  était tracée  : la glace de Camp Century remontait le temps,
décrivant la période chaude dite « Holocène » – celle que nous connaissons
aujourd’hui encore – qui a succédé depuis 10 000 ans à la dernière période
glaciaire  –  qui a duré plus de  80  000 ans  –  pendant laquelle vivait…
l’homme de Néandertal !
 
Grâce à Dansgaard, un grand pas était donc franchi. Les Américains
décrochaient une suprématie indiscutable et le CREEL  –  plus que jamais
assuré de moyens considérables –  prenait le leadership en matière de
forage profond. Forts de leur succès au Groenland, les Américains
débarquent en Antarctique avec le carottier de Camp Century. Mais en
pleine Guerre froide, et malgré la signature du Traité sur l’Antarctique,
l’orgueil et l’esprit de compétition soviétiques ne peuvent accepter une telle
situation sans qu’une riposte –  pacifique  –  s’organise. En Antarctique,
Vostok avait été au début de l’AGI la station la plus célèbre du continent.
En s’installant au Pôle du froid à plus de  1  400  km de la mer et
presque  3  500  mètres d’altitude, là où l’épaisseur de glace avoisine
les  4  000  mètres, les Soviétiques avaient fait la preuve de leur habilité
technique et de leur détermination invincible. Un an plus tard,
le  14  décembre  1958, la conquête du pôle d’inaccessibilité relative faisait
encore honneur au courage et à la volonté soviétiques. Et voilà que les
ingénieurs du CRREL, après avoir raflé en plus de la palme scientifique
celle du forage le plus profond, venaient défier les Soviétiques sur « leur »
glace ! Qu’à cela ne tienne, on irait plus profond dans la calotte glaciaire !
C’est ainsi qu’une forme de défi à distance allait se jouer en Antarctique,
entre les foreurs du CRREL et ceux de l’Institut des Mines de Leningrad.
 
Duel en profondeur
La compétition commence mal pour l’URSS  : en janvier  1968, les
Américains parviennent à creuser à la station Byrd jusqu’à atteindre le
socle rocheux, à 2 168 mètres de profondeur ! Nouveau record. Dansgaard
est à nouveau sur le coup, cette fois-ci avec son jeune collaborateur
islandais particulièrement doué lui aussi, Sigfus Johnsen. C’est un coup
dur pour les Soviétiques. Cette nouvelle déconvenue confirme autant
l’avance américaine que le retard russe. Certes, les Soviétiques avaient
commencé à expérimenter des thermo-sondeuses dès  1959, mais il
s’agissait encore d’une activité marginale et il leur faudra encore du temps
avant de se hisser au niveau des Américains.
 
En  1970, au cours de la  15e EAS, le glaciologue Narcisse Barkov et
l’ingénieur Nikita Bobin réalisent à Vostok le premier carottage soviétique
digne de ce nom : ils l’appelleront 1G – « G » pour « gloubina », profond en
russe. À la fin de l’hivernage, 1G a atteint 506 mètres de profondeur. Barkov
étudie la structure des cristaux de glace dans le laboratoire qu’il a construit
à  10  m sous la neige, stockant ses précieux échantillons dans une cave à
proximité, où la température constante de - 55 oC est idéale. La glace qui se
forme par compression de la neige est composée de cristaux de forme
géométrique dont la taille  –  de  0,5  cm à plusieurs centimètres –  et
l’orientation évoluent avec la profondeur, les contraintes qu’ils subissent
dans le glacier et leur teneur en impuretés. C’est un matériau dont les
propriétés complexes évoluent rapidement. Il faut en prendre grand soin
et ce n’est pas simple. Il en faut du courage et de la motivation pour passer
des heures et des heures dans un laboratoire au bout d’un tunnel étroit
sous la neige… En contrepartie, observer en lumière polarisée des cristaux
multicolores enchevêtrés rappelant les tableaux d’artistes pointillistes est
un spectacle d’une rare beauté dont le glaciologue ne se lasse jamais.
 
Mais 1G est loin de tenir ses promesses. Principale difficulté, « l’eau de
regel  ». Passé cinquante mètres, la glace devient imperméable et l’eau
produite par le forage n’est plus absorbée par le glacier. Il faut alors
pomper cette eau et la stocker dans un compartiment séparé pour éviter
qu’elle ne regèle et bloque le carottier. Plus d’un carottier gît aujourd’hui
dans le ventre de l’Antarctique, notamment sous la base de Vostok. Un
adage cent fois répété à l’aplomb des derricks ou devant les pupitres de
commande rappelle que « si tu n’as jamais coincé, tu n’es pas foreur », mais
quand ce genre d’accident survient, il s’agit d’une véritable catastrophe car
c’est tout le matériel que l’on perd : tous les foreurs de toutes les nations en
font donc une question d’honneur. Les Russes sont passés maîtres dans
l’art de la « déviation » : quand un carottier est coincé, on tire sur le câble
au point de rompre son attache avec le carottier. Le câble qui remonte
montre à son extrémité les fils arrachés et donne le spectacle d’une
quenouille. La technique consiste alors à créer un bouchon de glace
artificielle, teintée avec une poudre rouge, et à le placer à une vingtaine de
mètres au-dessus du carottier coincé, avant de recommencer à forer avec
un autre carottier de diamètre inférieur. En prenant appui sur le bouchon
de glace, le nouveau carottier se désaxe légèrement par rapport au trou
(d’environ un degré) et fore dans la paroi une carotte en demi-lune de
couleur rouge et blanche. Plus la déviation progresse, plus la proportion de
glace rouge diminue jusqu’à ce qu’apparaisse une carotte entière de glace
naturelle translucide. On peut alors se remettre à creuser tout droit  : le
puits est sauvé. Au cours de son histoire, 1G aura connu pas moins de
quatre déviations, à  30  mètres, 307  mètres, 471 mètres et  518  mètres,
chaque déviation donnant naissance à un nouveau trou (1bis G, 1-2bis G,
etc.), pouvant lui-même subir d’autres déviations. Finalement, en 1972, un
ultime carottier est perdu à  952  mètres, profondeur qu’1G ne dépassera
pas : il fallut alors construire un nouveau derrick pour un nouveau forage,
que l’on appellera 2G.
 
Mais l’aventure de 2G tourne court, elle aussi ! Le trou atteint 450 mètres
de profondeur, puis le carottier est perdu. Une déviation est tentée
à  224  mètres (2bis G), sans suite. La carotte de Byrd, prélevée
à  2  168  mètres, restera-t-elle la référence indépassable  ? On se demande
comment faire mieux que les Américains. Différents groupes de foreurs
développent leurs propres techniques. Les débats sont passionnés. Un seul
élément paraît rassurer les Soviétiques : la situation de Vostok, au cœur du
continent. D’après les sondages sismiques effectués en  1963, la calotte
glaciaire mesurerait 3 700 mètres. Avec une telle épaisseur, il est toujours
possible de faire mieux qu’à Byrd. Vostok est encore perçu comme un lieu
d’espoir, par où la suprématie de l’URSS pourrait à nouveau se manifester.
Mais pour cela, il faut trouver un partenaire qui s’y connaisse aussi bien en
carottage qu’en géochimie. C’est alors que les relations privilégiées établies
avec les Français dès l’AGI, mais surtout depuis 1963-1964, vont permettre
une collaboration fructueuse.
 
Le climat dans un verre de whisky !
En France, deux organismes travaillent sur les glaces : le Laboratoire de
géochimie isotopique, dépendant du CEA (Commissariat à l’énergie
atomique) et le Laboratoire de glaciologie alpine, dépendant du CNRS
(Centre national de la recherche scientifique). Le Laboratoire de
glaciologie alpine, fondé en  1958, était d’abord installé à Chamonix avant
de migrer en  1961  à Grenoble. Son fondateur, Louis Lliboutry, physicien
érudit et alpiniste, enseigne et développe des recherches sur la neige et la
glace. À Grenoble, on étudie les glaciers des Alpes, comme la Mer de Glace,
et leur évolution en relation avec la météorologie et le climat. Outre des
étudiants, le laboratoire accueille des chercheurs de divers horizons. Mais
il a également la particularité de disposer de ses propres ateliers et d’un
groupe d’ingénieurs et de techniciens développant les appareils
nécessaires aux expériences menées en laboratoire (en chambre froide),
mais aussi sur les glaciers… À presque 600 km de là, en région parisienne,
le Laboratoire de géochimie isotopique de Saclay s’intéresse aux isotopes
de l’eau, ceux-là mêmes qu’étudie au Danemark Willi Dansgaard. Au seuil
des années 1970, à l’intersection de ces deux institutions, un glaciologue et
climatologue se distingue  : c’est Claude Lorius. Dans sa thèse soutenue
en  1963, il a déjà publié les premières mesures isotopiques de la neige
antarctique en relation avec la température du site. Claude Lorius connaît
bien le continent blanc pour avoir hiverné à la station Charcot en 1957 et
participé à un raid d’exploration de plus de 1 400 kilomètres dirigé par les
Américains, en 1959-1960. Quelques années plus tard, en 1965, il hivernera à
Dumont d’Urville comme chef de station. On raconte qu’un soir, à l’heure
de l’apéritif, ce dynamique chef de station aurait plongé dans son verre de
whisky un glaçon provenant d’un forage d’une centaine de mètres réalisé
avec les Expéditions polaires françaises. En fondant, le glaçon laissa
éclater ses bulles d’air sous pression en émettant un léger crissement… La
mélodie des bulles pétillant au milieu du whisky frappa l’esprit du
scientifique  : n’étaient-ce pas là des bulles d’atmosphère ancienne  ? Sans
doute est-ce à ce moment-là que Lorius prit conscience qu’à côté des
mesures isotopiques, la glace pouvait livrer par ses bulles – mais aussi ses
impuretés  –  bien d’autres histoires liées au climat et à l’environnement
passés. Le potentiel de recherche était énorme, tout était à découvrir !
 
Mais personne ne savait encore comment mesurer avec précision la
composition de l’air contenu dans les bulles de la glace, une glace très pure
tout de même puisqu’elle contient mille fois moins d’impuretés qu’une eau
de source  ! Et à l’époque, en dehors des Américains qui avoisinaient
les 1 000 mètres au Groenland, les Français ne savaient pas trop non plus
comment forer en profondeur. De retour en France, Claude Lorius
mobilisera sa petite équipe d’ingénieurs, de techniciens et de thésards.
En  1970, «  l’équipe des Parisiens  » rejoignait le laboratoire de Louis
Lliboutry à Grenoble. Fin géochimiste travaillant sur la chimie de la glace,
Robert Delmas mettait alors au point des techniques nouvelles adaptées
aux faibles concentrations d’impuretés de la glace de l’Antarctique, qu’une
escouade de jeunes thésards s’empressait d’appliquer. La pureté de la glace
imposait de travailler très proprement dans des chambres sans poussière
avec des techniques d’analyses que seul le CEA avait à sa disposition. Après
avoir passé un an dans le laboratoire de Dansgaard, Dominique Raynaud
se penchait lui sur le volume des gaz contenus dans les bulles d’air de la
glace. On s’intéressait aussi au CO2  –  le dioxyde de carbone  –  des bulles,
afin de pouvoir dater la glace par le fameux carbone 14, une technique que
développait le Suisse Hans Oeschger qui venait justement de mettre au
point un compteur à cet usage. Cette technique nécessitait de fondre de
grands volumes de glace pour recueillir l’air des bulles, isoler le CO2  et
tenter d’atteindre les substantifiques atomes de carbone  14. Il faudra
attendre 1980 pour que Robert Delmas et ses thésards mettent au point la
technique de mesure fiable du CO2  des bulles de la glace. Avec Michel
Legrand, ils élaboreront une méthode pour mesurer l’acidité sur de petits
échantillons, établissant ainsi que la glace polaire était naturellement…
acide. La conséquence en était que si on fondait la glace contenant des
poussières carbonatées, on produisait du CO2  qui venait masquer les
mesures : au lieu de fondre la glace pour en extraire l’air des bulles, l’astuce
résidait dans son broyage à froid et au sec.
 
En  1971, une collecte de neige réalisée par les Français le long d’une
traversée de plus de 800 km depuis la base Dumont d’Urville en direction
de Vostok est à l’origine d’une première petite révolution. À la manière de
Dansgaard, et dans le prolongement de la thèse de Claude Lorius, ce
dernier et Liliane Merlivat proposent une relation entre teneur isotopique
et température du site  : compte tenu des conditions de circulation
atmosphérique plus simples en Antarctique qu’au Groenland, la mesure
des isotopes pourra être traduite en termes de température. Cette relation
sera la clé de l’évaluation quantitative des changements de température.
Ce fut non sans une certaine audace que les résultats furent présentés lors
de la conférence internationale de l’UGGI, à Grenoble en  1975. Certes la
glace de l’Antarctique nécessite des moyens logistiques plus importants
que celle du Groenland, mais le message qu’elle délivre est plus simple,
plus quantitatif. Ce progrès est un avantage incontestable. À compter de ce
moment-là, l’histoire du climat –  par le biais de la paléothermométrie
isotopique sur laquelle s’engage aussi Jean Jouzel  –  deviendra une
spécialité française.
 
Pendant ce temps-là, en France, on a l’obsession de creuser, mais c’est
un carottier permettant de fonctionner à  -  50  oC et
d’atteindre 1 000 mètres au moins qu’il faut construire de A à Z. À l’atelier
du laboratoire de Grenoble, sous la houlette de François Gillet – ingénieur
et guide de haute montagne  –, Daniel Donnou, un technicien hors pair
bouillonnant d’idées s’affaire parmi une escouade d’autres techniciens tout
aussi enthousiastes qu’habiles pour construire un premier carottier
thermique, testé sur la Vallée Blanche. En septembre 1970, le matériel est
transporté par le téléphérique de l’Aiguille du Midi et mis en place au col
du même nom  : hélas, au bout de  30 mètres de forage, les avaries se
multiplient, on doit tout remballer et tout réviser… L’année suivante, le
nouveau prototype atteint sans encombre le socle rocheux, à  180  mètres.
Fort de ce succès, Claude Lorius insiste pour qu’on l’envoie effectuer des
tests en Terre Adélie. C’est chose faite au printemps 1972, quand l’appareil
est mis en place sur la calotte glaciaire près de Dumont d’Urville. Les
conditions sont difficiles  : à cause du froid, les instruments gèlent
rapidement et c’est le bal des ennuis. Bilan, rien ne marche, on doit
abandonner à  30  mètres de profondeur. Pour le microcosme local, ces
événements n’améliorent pas la réputation des «  glacios  »  –  le surnom
donné aux glaciologues  –  dont les préoccupations scientifiques agacent
parfois gentiment les techniciens. Il faudra attendre encore une année et
demie de travaux et une troisième version pour que l’équipe, envoyée à
nouveau en Terre Adélie, rencontre le succès. En janvier  1974, Daniel
Donnou, Guy Ricou, Claude Rado et Robert Delmas réussissent à carotter
sans difficulté 305  mètres de glace à dix kilomètres de Dumont d’Urville.
Ça y est, dans le sillage des scientifiques, les foreurs français sont aussi
dans la course !
La carotte ramenée en France, les analyses des isotopes sont alors
confiées au laboratoire de Saclay. Le profil suggère un « effet de distance »,
c’est-à-dire que la glace profonde viendrait d’un site éloigné, plus haut et
plus froid. Mais vers 200  mètres de profondeur, elle serait vieille
de  20  000  ans  ! Malheureusement une bande de moraine, piégée
à  210  mètres, empêche d’exploiter le profil en entier  : la dynamique du
glacier a perturbé les couches profondes. Pour remonter plus loin dans le
temps et sans mauvaise surprise, Lorius sait qu’il faut aller forer dans des
sites à l’intérieur du continent dans une zone stable où l’épaisseur de la
calotte glaciaire sera plus importante. Manque de chance, les moyens
logistiques des Expéditions polaires françaises sont limités alors que les
régions centrales ne sont véritablement accessibles que par avion. Un site
paraît intéressant, le dôme Charlie, appelé aussi «  Dôme C  », un plateau
culminant à 3 233 mètres d’altitude et à 1 100 km de Dumont d’Urville. Là,
les couches de glace devraient être intactes, non perturbées par la
dynamique du glacier. Et puis l’endroit est à une distance accessible depuis
McMurdo avec les C-130  de la NSF américaine… Encore faut-il que les
Américains acceptent !
 
Quand l’Oncle Sam ouvre la voie de Vostok aux Français
Mais le passé commun des anciens participants de l’AGI –  souvent
devenus des « décideurs » – et les rencontres scientifiques internationales
régulières ont permis de tisser des relations qui vont peser. Les États-Unis
acceptent d’assurer la logistique pour la réalisation d’un programme
français de forage à Dôme C. En parallèle, l’équipe américaine de Charlie
Bentley est aussi intéressée à y réaliser des mesures géophysiques. Un
premier vol de reconnaissance est programmé pour janvier 1975.
 
Un mois avant, en décembre  1974, la petite équipe de quatre Français
emmenée par Lorius débarque à McMurdo d’où elle doit rejoindre la base
Amundsen-Scott au pôle Sud géographique pour s’acclimater à l’altitude. À
McMurdo, le comité d’accueil est impressionnant : les Français retrouvent
Willi Dansgaard, en route pour un site en Antarctique de l’Ouest, et le
soviétique Narcisse Barkov, qui termine son hivernage dans le cadre de
l’échange de scientifiques avec les Américains. On imagine les
conversations : les Soviétiques viennent de forer un puits de 952 mètres à
Vostok (1G), Dansgaard s’intéresse aux isotopes et Lorius a Dôme C en
ligne de mire et avec lui le rêve d’accéder à la glace profonde. Au cours du
vol entre McMurdo et Amundsen-Scott, les scientifiques ne cachent pas
leur intérêt pour ce qui se passe à Vostok et les Américains, vite
convaincus, proposent de monter au pied levé un vol sur la base mythique.
D’ailleurs, la base soviétique n’est qu’à 1 300 kilomètres d’Amundsen-Scott,
une escapade en somme ! Dansgaard, toujours aussi intéressé par la neige
de surface, demande qu’on lui prépare un puits qu’il échantillonnera lui-
même pour ses mesures. Lorius suggère d’effectuer sur la glace du forage
de  1G des mesures de chimie qui viendraient compléter les études faites
par les Soviétiques. Barkov, heureux de faire visiter « sa » base, servira de
diplomate, de guide et d’interprète. L’affaire est entendue et le voyage va
s’organiser très vite.
 
Quelques jours après leur arrivée à Amundsen-Scott,
le  21  décembre  1974, un Hercules C-130  conduit Lorius, Dansgaard et
Barkov au Pôle du froid pour une visite éclair de deux heures. C’est la
première fois que Lorius et Dansgaard y mettent les pieds. L’accueil est
chaleureux, les verres de vodka se succèdent entre lesquels on célèbre
l’amitié et la coopération internationale. Le pilote, extrêmement prudent,
décide de laisser tourner les moteurs. Puis Dansgaard et son collègue
s’éclipsent à la recherche du puits que leur ont préparé les Soviétiques. Une
heure plus tard, ils retournent vers l’avion, attelés à un traîneau chargé de
prélèvements de neige. Mais en passant près de 1G, ils sont happés par les
foreurs qui les invitent à porter un dernier toast. Les minutes s’égrainent,
tandis que les moteurs du C-130 tournent et que les réservoirs de carburant
se vident. N’y tenant plus, le pilote se précipite sur Dansgaard et son
collègue  : «  Si vous ne voulez pas passer le reste de l’année ici, je vous
conseille de vous diriger vers l’avion, MAINTENANT  !  ». S’ensuit une
course folle, ralentie par le chargement et le manque d’oxygène. Dans un
ultime effort, les retardataires réussissent à charger leurs échantillons
dans l’appareil. Le gros Hercules décolle aussitôt. Trois heures plus tard,
tout le monde est de retour au pôle Sud.
 
La reconnaissance à Dôme C est faite dans la foulée. Un carottage et le
creusement d’un puits de  5  mètres de profondeur permettent les
prélèvements pour les analyses en laboratoire. Barkov, qui fait aussi partie
du voyage, relève avec la minutie qui est la sienne les détails de la
stratigraphie, tentant d’identifier les couches de neige pour les dater. La
mission terminée, le retour est épique et manque de tourner au drame,
comme plus d’une fois en Antarctique  : une fusée jato  –  utilisée pour
donner un surcroît de poussée au décollage de l’avion  –  se décroche et
endommage un moteur, l’avion s’écrase et prend feu  ! L’équipage et les
voyageurs sortent sains et saufs, mais l’avion de secours envoyé en urgence
casse son train avant… Finalement, un troisième avion sera nécessaire
pour extirper le groupe de cet endroit. Avec deux avions en moins, qui
s’ajoutent à un autre abandonné en 1971, la NSF est amputée de ses moyens
logistiques  : le projet de forage profond à Dôme C est remis sine die. Il
faudra attendre près de trois ans pour que les Français puissent tenter une
nouvelle expérimentation sur ce site.
 
Le  18  novembre  1977, Claude Lorius et son équipe de forage emmenée
par Daniel Donnou reviennent enfin à Dôme C. Plusieurs vols seront
nécessaires pour acheminer les quelque 60  tonnes de matériel
indispensable au forage. Tout se passe bien et les températures sont
clémentes en cette saison où il fait « seulement » - 30 oC. En moins de deux
semaines, un petit groupe de tentes est installé au milieu de nulle part  :
chauffées, elles abriteront les douze compagnons (y compris un médecin et
un cuisinier)  ; les opérations de forage proprement dites vont pouvoir
commencer. Le 4 décembre, un carottier électromécanique est installé au-
dessus d’une cave de trois mètres de profondeur permettant de retirer
facilement les carottes. Juste à côté se trouve un espace où ces dernières
seront stockées et soumises à une première série d’observations. La
température du puits et du « laboratoire froid » est de - 50  oC. Plus loin se
dresse un «  laboratoire chaud  », à  -  25  oC, pour mesurer le volume d’air.
Daniel Donnou veille aux opérations de forage. L’appareil s’enfonce dans
les profondeurs glacées et, au bout de quelques minutes, remonte un
cylindre de glace opalescent d’une longueur d’un mètre. Trois jours durant,
le carottier plonge et réapparaît, dans un va-et-vient incessant, jusqu’à ce
que le puits atteigne  130  mètres. C’est là que le nouveau carottier
thermique – qu’utilisent aussi désormais les Russes – va prendre le relais.
Son principe est le suivant : une résistance chauffante circulaire placée à
l’extrémité d’un tube métallique (tête de forage) fait fondre une couronne de
glace  ; le carottier s’enfonce tandis que la carotte pénètre à l’intérieur du
tube carottier proprement dit  ; un système de dents en métal (extracteurs)
pivote lors de la remontée pour détacher de son socle la carotte qui est
maintenue à l’intérieur du tube pendant toute l’opération de levage. En
surface, le pain de glace, translucide comme du cristal de roche, de 10 cm
de diamètre et d’une longueur avoisinant les 3 mètres, est dégagé du tube
carottier, découpé en trois éléments d’un mètre, étiquetés et stockés. À
chaque fois que le carottier est envoyé au fond, une carotte de trois mètres
est extraite et le trou approfondi d’autant. Pour mener à bien cette
entreprise, il faut des hommes habiles et aguerris, des mécaniciens, des
électriciens qui, depuis leur pupitre de commande, conduisent le carottier
fait « maison » long de près de quinze mètres, pendu au bout d’un câble se
faufilant dans les poulies d’un derrick et s’enroulant autour d’un treuil. À
Dôme C, la progression se fait d’abord plus lente, 30  mètres en vingt-
quatre heures, puis un rythme de croisière s’instaure et le 21 décembre, les
Français ont déjà atteint 425 mètres. Quatre jours plus tard, comme pour
fêter Noël, la barre des 600 mètres est franchie. C’est alors que se produit
l’inévitable incident technique : à l’occasion d’une passe, la tête du carottier
reste coincée au fond du trou. En apprenant la nouvelle, Claude Lorius
s’effondre littéralement et quitte le camp, prétendant aller faire des
prélèvements de surface… L’aventure va-t-elle se terminer ainsi ? Ceux qui
restent regardent Donnou, attendant un miracle. Et il le réalise  ! Après
douze heures d’un travail acharné, le technicien imagine le système
permettant de récupérer la tête du carottier. Lorius est à nouveau aux
anges. Le forage peut reprendre et un mois plus tard, le 20 janvier 1978, il
atteint 905 mètres : le record français ! Mais le thermomètre commence à
dangereusement frayer avec les - 50 oC, signe qu’il est temps de rentrer : les
Américains ne veulent prendre aucun risque avec la météo. Qu’importe,
l’opération est un succès aussi bien technique que scientifique.
 
Sept tonnes de glace sont rapatriées en France pour y être analysées. Les
résultats tombent rapidement : « Le pari est gagné », lance Liliane Merlivat
dans un message télégraphié à Claude Lorius. La carotte couvre pas moins
de 30 000 ans, autrement dit elle décrit la dernière période glaciaire qui a
pris fin il y a  15  000  ans. Un premier article publié dans la prestigieuse
revue américaine Nature consacre cet exploit. Suivront d’autres articles
issus des études des cristaux, des analyses chimiques, des poussières. Et
quand, en 1980, Robert Delmas et ses deux étudiants du moment – Jean-
Marc Ascencio et Michel Legrand  –  mettent au point les mesures du gaz
carbonique contenu dans les bulles d’air de la « carotte de Dôme C », c’est
la composition de l’atmosphère passée qui devient accessible ! Côté forage,
on rêve alors d’aller plus profond, et au Laboratoire de glaciologie alpine on
lance le projet « forage 4 000 » avec l’objectif d’atteindre les plus grandes
profondeurs de l’Antarctique.
 
L’alliance franco-russe relancée par des histoires de couples
Or, c’est justement ce qui anime les Soviétiques. Puisque  2G est
désormais sans futur, les foreurs attaquent  3G à partir d’un nouveau
bâtiment. En 1980, pour la 25e EAS, le chef foreur Valery Konstantinovitch
Tchistiakov est déterminé à passer sous la barre des 1 000 mètres pendant
son prochain hivernage. Il a choisi son équipe  –  sept hommes, des
électroniciens, des glaciologues, des géophysiciens, habiles et
expérimentés  –  et son matériel. C’est Volodya Lipenkov, étudiant de
Narcisse Barkov, qui est envoyé pour prendre soin des carottes et les
étudier. Avant cette année, on ne s’intéressait qu’à la géophysique à
Vostok. Mais Lipenkov veut étudier les bulles d’air et les cristaux de glace,
comme l’ont fait ses illustres prédécesseurs, devenus ses mentors. Le
travail commence au début de l’année 1980. Un an plus tard, au terme d’un
hivernage sans répit, les Soviétiques atteignent 1 414 mètres. L’équipe de la
26e EAS prend le relais, mais une avarie interrompt le forage six mètres
plus bas seulement, à 1 420 mètres. Il faut tenter une déviation. C’est chose
faite et un nouveau carottier thermique à haute fréquence est mis en
œuvre. En janvier 1982, 3G atteint 2 000 mètres !
 
Les échantillons attendent d’être analysés par les meilleurs chercheurs.
Les Soviétiques n’ont plus besoin de personne. Barkov et Lipenkov sont
parmi les plus grands spécialistes de la physique de la glace et disposent
désormais d’un matériau de choix pour leurs investigations. Il ne reste
plus qu’à envoyer les séries d’échantillons à l’Institut de géographie de
Moscou pour être disséquées par un isotopiste de renom, Gordienko. Mais
voilà qu’une mésaventure va changer le cours de l’histoire  : Gordienko
vient de quitter l’URSS pour suivre son épouse en Espagne, pays qu’elle
avait fui avec ses parents à l’arrivée de Franco. Après la mort du Caudillo
en 1975, le couple a décidé de passer à l’Ouest ! Les scientifiques soviétiques
sont dans une impasse : il leur faut trouver un remplaçant à Gordienko. Ils
songent bien à Dansgaard, devenu un spécialiste de notoriété mondiale,
mais celui-ci n’a pas gardé une bonne impression de sa visite à Vostok. Et
si l’on faisait appel aux Français ?
 
Leur réussite à Dôme C le prouve, les glaciologues français sont efficaces
en forage, sans parler de tout ce qu’ils savent faire avec une carotte : profil
isotopique, cristaux, poussières et, récemment encore, analyse des gaz et
des teneurs en gaz carbonique. Le petit Laboratoire de glaciologie alpine a
bien grandi depuis  1958. Devenu «  Laboratoire de Glaciologie et
Géophysique de l’Environnement » en 1978, il rassemble autour de Claude
Lorius et Louis Lliboutry une nouvelle génération de chercheurs tout aussi
motivés, à l’image de Jean-Robert Petit. À Saclay, le laboratoire de Liliane
Merlivat et Jean Jouzel enchaîne des mesures à un rythme certes deux fois
inférieur à ce qui se fait à Copenhague dans le laboratoire de Dansgaard,
mais le groupe développe sans doute ce qui se fait de mieux en matière de
modélisation des isotopes. L’alliance franco-russe s’impose de nouveau !
 
À vrai dire, durant ces années, les relations entre Français et Soviétiques
n’ont jamais cessé de se renforcer, bien plus souvent à l’initiative modeste
des hommes que des États. Comme souvent dans les grandes décisions, les
éléments déterminants s’ancrent dans des circonstances plus légères, voire
anecdotiques, qui font penser que le hasard joue dans l’Histoire un rôle
parfois plus important que la réflexion politique. Ici, c’est peut-être une
autre affaire matrimoniale qui aura décidé de l’implication des Français à
Vostok dans les années  1980. Elle s’est jouée quelques années plus tôt,
en 1975, lorsqu’une réunion du SCAR se tient à Grenoble en même temps
que celle de l’UGGI. Tous les acteurs des régions polaires sont conviés  :
Barkov, Dansgaard, Cameron sont présents, ainsi que Vladimir Kotlyakov,
de l’Institut de géographie de Moscou qui retrouve son collègue Claude
Lorius. Les retrouvailles sont chaleureuses, les deux hommes se
connaissent bien depuis l’AGI et leurs rencontres quasi annuelles dans le
cadre du SCAR, mais Kotlyakov est embarrassé  : à l’occasion d’une
croisière en Méditerranée, son épouse doit faire escale à Marseille  ; le
glaciologue aurait aimé la rejoindre, mais comment faire, et où aller ? Sans
se poser de question, Claude Lorius saute dans sa voiture, va chercher Mme
Kotlyakov et invite le couple à passer quelques jours de vacances chez lui, à
Grenoble. Pour désuet qu’il puisse paraître, cet épisode pittoresque va
sceller une belle amitié qui, en 1982, au moment de présenter un partenaire
sérieux à l’Institut de recherche arctique et antarctique de Leningrad, fera
pencher la balance en faveur des Français.
 
Pendant ce temps, au Pôle du froid, les foreurs de la 27e EAS ont encore
gagné en profondeur : en 1981, 3G est descendu à 2 083 mètres ! Dix-sept
ans après la première expédition de Bauer, en  1964, les enjeux dépassent
maintenant largement la connaissance du sixième continent. Il est
maintenant question de climat et de composition de l’atmosphère. En
creusant dans les glaces, il s’agit de remonter le temps pour retracer les
péripéties du climat. Avec ses  3  700  mètres d’archives sous les pieds,
Vostok, la plus isolée des stations sur le plus lointain des continents,
pourrait bien devenir un nouveau lieu d’histoire. Mais pour cela, les
Soviétiques doivent trouver l’équipe de chercheurs qui leur ouvrira les
portes de la réussite et, pourquoi pas, de la postérité. À Moscou, c’est
décidé, Lorius et les siens seront choisis pour analyser la carotte de  3G.
L’offre de collaboration est présentée officiellement au printemps  1982,
lors d’une réunion du SCAR à Leningrad, à laquelle participent notamment
Lorius, Barkov et Kotlyakov. Pour Lorius, la proposition est royale.
Depuis 1965, le verre de whisky et la glace de Dumont d’Urville, il n’a cessé
d’entretenir des relations internationales avec les scientifiques au plus
haut niveau, de promouvoir les analyses des carottes de glace, la
construction de carottiers, il s’est entouré d’une équipe qui s’est aguerrie.
Et voilà qu’on l’invite à étudier les  2  083  mètres de la carotte de Vostok  !
Une telle opportunité tombe à point nommé. Il faut prévenir
immédiatement Grenoble et Saclay et demander à chacun s’il est prêt à
travailler avec les Soviétiques. En 1982, en effet, l’Armée Rouge s’enlise en
Afghanistan et la situation géopolitique est sensible. Mais Lorius connaît
ses ouailles de Grenoble. De retour en France, le message qu’il fait passer à
son équipe tient en trois questions : Êtes-vous d’accord pour travailler sur
la carotte de Vostok  ? Êtes-vous d’accord pour collaborer avec les
Soviétiques  ? Êtes-vous d’accord pour inclure les Soviétiques comme co
auteurs dans chacune des premières publications sur un sujet donné,
même s’ils ne contribuent ni aux manipulations, ni à l’interprétation des
résultats, ni à l’écriture des articles ? À Grenoble, compte tenu du matériau
exceptionnel que les Soviétiques fournissent aux Français, tout le monde
est d’accord. L’aventure ne fait que commencer.

1 Entretien avec Jacques Bulle.


2 Idem.
3 Willi Dansgaard, Frozen Annals, Greenland Ice Sheet Research, Narayana Press, 2004, p. 36-37.
 
Décembre 1984, Claude Lorius est en partance pour Vostok. C’est lui qui a donné
l’impulsion pour le développement des études climatologiques. Il est également à
l’origine de la collaboration franco-russe.
LES ARCHIVES DU CLIMAT (1982-1987)

 
Dans les laboratoires de Grenoble et de Saclay, l’excitation est à son
comble. Les scientifiques estiment que les  2  083  mètres de carottes de
Vostok devraient couvrir une période de plus de 100  000  ans, un cycle
climatique entier de températures et de composition de l’atmosphère  !
Claude Lorius et son équipe sont prêts pour analyser les échantillons,
déployer les techniques mises au point depuis plusieurs années et étancher
leur soif de savoir. En 1982, après une escale à Moscou, une première série
d’échantillons arrive à Saclay. Ce sont les prélèvements effectués par
Lipenkov sur les  1  400  premiers mètres. Le jeune glaciologue avait placé
chaque échantillon dans une bouteille en verre, fermée par une capsule en
plastique et un joint en liège, puis les bouteilles avaient été stockées dans
des cantines. Malheureusement, le joint de liège n’a pas empêché
l’évaporation de l’eau dans les flacons, ce qui rend le profil isotopique très
peu exploitable. Qu’importe finalement car «  l’enregistrement  »  –  la
séquence climatique ainsi décrite  –  couvre environ 70  000  années,
autrement dit à peine mieux que celui de la carotte de Byrd. Surtout, la
partie la plus intéressante de la carotte de Vostok, la plus ancienne, la plus
profonde, celle qui va au-delà de 1 400 mètres, attend toujours à Vostok. Or
l’accord de collaboration entre Français et Soviétiques est assorti d’une
mission sur le terrain. À Grenoble, Guy Marec, Michel Legrand et Jean-
Robert Petit sont pressentis pour cette future mission, à moins que… le
pire ne survienne d’ici là.
 
Vostok en flammes !
Le  12  avril  1982, après une longue journée de travail  –  une journée qui
ressemble à toutes les autres à Vostok  –  et une soirée bien arrosée, les
hivernants regagnent leurs couchettes. Tout est calme maintenant. La lune
apparaît, belle et pâle  : «  Sur le lointain velours céleste s’allument les
étoiles. Haut au-dessus de l’horizon scintillent les perles de la Croix du
Sud, Jupiter jette une calme lueur jaune. Au nord resplendit l’émeraude de
l’énorme Orion…  »1  Les vols de ravitaillement ont cessé depuis un mois,
l’hiver approche, la station s’enfonce tous les jours un peu plus au cœur de
la nuit polaire. Soudain, une lumière aveuglante déchire les ténèbres. Les
hommes ont à peine le temps de se réveiller qu’une voix retentit : « Au feu !
La centrale électrique est en train de brûler  !  » C’est la catastrophe. Des
langues de feu jaillissent au-dessus du toit. Tous les hivernants, portant
extincteurs, haches, seaux, pelles ou pinces courent vers la maison en
flammes. Quelques braves grimpent sur le toit et cherchent à éteindre
l’incendie, sans résultat. Emportées par le vent, des nuées d’étincelles et de
tisons ardents volent au milieu de nulle part. Karpenski, le chef de la
centrale, sait que la situation est grave. La saison est trop avancée : aucun
avion ne pourra atterrir avant six mois et en avril la température moyenne
de l’air est de  -  65  oC. Le silencieux pays des glaces, magnifique et
grandiose sous le clair de lune, risque de se transformer en tombeau.
 
Les incendies ne sont pas rares dans les stations polaires : Port-Martin
en  1952, la nouvelle baraque des pilotes de Mirny en  1957, la principale
centrale électrique de Mawson en  1959, le bâtiment principal de Dumont
d’Urville en  1973  et maintenant Vostok. Mais le feu a ceci de terrible en
Antarctique que, paradoxalement, l’eau manque absolument  : si un vent
fort l’attise, il laisse l’homme sans défense. Déjà en 1959, alors que Vostok
fonctionnait depuis un an et demi seulement, Ignatov s’inquiétait du
risque d’incendie dans une station aussi isolée : « Pour nous, [cela] aurait
un caractère catastrophique. Pendant les huit mois d’hiver, personne ne
pourrait nous venir en aide  »2. Une règle d’or, constamment rappelée à
Vostok – où une vingtaine d’extincteurs toujours prêts à entrer en service
–, rappelle qu’«  il vaut mieux prévenir un incendie que d’avoir à le
combattre  ». Mais en cette nuit du  12  au  13  avril  1982, les mesures de
prévention d’usage se sont révélées insuffisantes. L’incendie s’est déclaré
dans la centrale électrique, le cœur énergétique de la station. Dans la lutte
qui s’ensuit, Karpenski est grièvement blessé. Ses brûlures sont trop graves
pour qu’il puisse être sauvé  ; le courageux électromécanicien décède, le
13 avril. Au petit matin, toutefois, la situation est sous contrôle. Une légère
fumée noire continue de s’élever de la centrale, mais les flammes sont
vaincues et le feu n’a pas endommagé les autres bâtiments. Il faut songer à
s’organiser maintenant  : pour les survivants, le compte à rebours a
commencé. Tout le monde se réunit dans le réfectoire où le premier travail
consiste à isoler la pièce, à faire des provisions de carburant et de
nourriture, mais surtout à trouver un nouveau système d’alimentation
électrique. Il en va de la survie de vingt hommes. Boris Moïsseïev, le chef
foreur, propose de récupérer le groupe électrogène du carottier dans le
balok de forage 3G. Son intervention est décisive. Après quelques sorties et
manipulations glaciales, Moïsseïev revient rassurant : le moteur du groupe
électrogène  –  30  petits kilowatts seulement  –  tourne à plein régime et
alimente la base. En complétant avec les poêles à fuel, l’équipe devrait
pouvoir tenir le coup. Certes, les foreurs soviétiques ne dépasseront
pas 2 083 mètres cette année, mais la priorité est ailleurs. Il faut attendre le
retour du printemps et l’arrivée de la prochaine traverse, dans six mois…
En août, la température tombe à  -  85  oC. Emmitouflés dans leurs
vêtements d’hiver, serrés les uns contre les autres dans le seul bâtiment
chauffé de la station, les hommes comptent les jours. Pour passer le temps,
ils se racontent des histoires. On se rassure en évoquant la garde-robe des
hommes de Trechnikov au temps de l’AGI3. Mais alors que la vie s’organise
à nouveau dans le réfectoire transformé en abri de fortune, attaqué par des
bourrasques de neige glaciales, un nouvel incendie surprend la petite
communauté  ! Cette fois, c’est le balok de forage  3G qui a pris feu.
Heureusement, le puits se trouve à l’écart des autres bâtiments si bien que
les dégâts s’en trouvent limités. Dans le réfectoire, les hommes tiennent
bon. Après un mois de septembre interminable, la délivrance tant attendue
ne vient pas  : en raison des mauvaises conditions météo, la traverse de
Mirny ne pourra pas partir avant le mois suivant. En attendant les
tracteurs qui n’arriveront au mieux qu’après la mi-novembre, des largages
sont organisés pour ravitailler les hivernants, prisonniers de Vostok,
Finalement, le  23  novembre 1982, après  224  jours dans un bâtiment
de  50  m2, les vingt hommes de la  27e EAS retrouvent leurs compagnons
venus de Mirny. Les hommes du raid ne peuvent que constater les dégâts :
il faudra reconstruire la centrale électrique et l’abri de forage  3G  ; quant
aux carottes, stockées dans une réserve à part, elles n’ont pas trop souffert
des deux incendies. Une épaisse couche de suie recouvre les cylindres les
plus exposés, mais ceux de la partie la plus profonde de 3G sont intacts.
 
En route pour le Pôle du froid !
L’été austral qui commence et le suivant seront consacrés à
reconstruction à Vostok. Une centrale électrique flambant neuve sera
convoyée depuis Mirny grâce à la puissante logistique soviétique, tandis
qu’un nouvel abri sera installé près du puits de forage  3G. À Grenoble,
depuis que la mission a été annulée, l’équipe ronge son frein. Mais les
Soviétiques n’ont pas l’intention de se dédire et Konstantin Blinov et
Alexandre Churko, qui prennent la relève de l’équipe de Boris Moïsseïev,
reçoivent pour consigne d’échantillonner la partie profonde et de faire une
première sélection de glace. Une vingtaine de cantines vides destinées au
transport d’échantillons sont envoyées par camion de Grenoble à
Leningrad d’où elles rejoignent Vostok. En mai 1983, Blinov s’acquitte de sa
mission et renvoie en France les cantines pleines de carottes de glace et de
nouvelles bouteilles d’échantillons. Pas moins de 80  cylindres de glace
de 80 cm de longueur, prélevés tous les 25 m, emballés dans une feuille de
papier kraft épais ont été soigneusement étiquetés. La mention des
profondeurs de 1 800, 2 000, 2 050 puis 2 083 mètres inspirent le respect.
Les bouteilles seront envoyées à Saclay où les spectromètres de masse se
mettront à tourner à plein régime, grâce à la dextérité de Roger Chiron et
de Geneviève Mondet. À Grenoble, Michel Legrand et Jean-Robert Petit
sélectionnent la glace pour la chimie et les poussières avant de la
soumettre à la conductivité chimique. Il faudra six mois pour réaliser
toutes ces analyses.
 
Au printemps  1984, Lorius, qui vient de recevoir les premiers résultats
fait partager sa joie à son équipe  : à  2  000  mètres, la carotte de glace
remonterait à plus de  150  000  ans, dépassant haut la main les
enregistrements de Byrd et de Camp Century. «  Avec ça, on va faire un
malheur », s’exclame-t-il ! Quelques semaines plus tard, il reçoit le feu vert
des Soviétiques  : la base est à nouveau ouverte aux Français. Mais
comment aller à Vostok, et comment en revenir  ? Sans attendre, Lorius
prend le premier avion pour Washington où il rend visite à Dick Cameron
de la NSF. Lorsqu’il découvre les résultats de Vostok, celui-ci ne cache pas
son enthousiasme pour le travail réalisé par les Français : l’aide de l’agence
américaine leur est acquise pour déposer une équipe de trois personnes à
Vostok. Michel Creseveur et Jean-Robert Petit sont de nouveau pressentis
pour accomplir cette mission aux côtés de Lorius. Mais en novembre, alors
que le départ est imminent, les négociations semblent patiner. Dick
Cameron vient de se faire remercier et son successeur, Peter Wilkniss,
paraît moins enclin à soutenir «  gratuitement  » des programmes
étrangers, en d’autres termes à offrir un soutien logistique à des projets
auxquels ne participent pas des chercheurs américains. Après l’incendie
de 1982, une forme de « malédiction de Vostok » se manifesterait-elle pour
retarder encore l’accès aux carottes profondes et cette mission que
Creseveur et Petit attendent depuis si longtemps ? Il n’en est rien. Wilkniss
finit par accepter de transporter le trio français à Vostok, non sans y
mettre quelques conditions. D’abord, l’aide américaine ne vaut que pour
l’aller  : pour ce qui est du retour, pas question de mobiliser un autre
appareil, les Français n’ont qu’à se débrouiller avec les Soviétiques.
D’ailleurs, fin janvier, la plupart des avions américains auront déjà quitté
l’Antarctique avec l’arrivée des très grands froids. Et puis Mirny, la station
soviétique côtière la plus proche, n’est qu’à  1  400  kilomètres  ; le Polar
Bjorn – un petit brise-glace utilisé par les EPF pour leur rotation en Terre
Adélie  –  pourrait très bien y faire escale et récupérer la petite équipe en
mars. Ensuite, Wilkniss demande aux Français de rester discret et de ne
pas faire de publicité autour de cette opération… Il n’y a pas à discuter. Les
choses se passeront ainsi ou ne se passeront pas, du moins avec les
Américains. Les Français acceptent de bonne grâce et se préparent au
départ.
 
Le vol aller passera par Christchurch, en Nouvelle-Zélande, tête de pont
des expéditions antarctiques de la NSF. Le planning prévoit ensuite une
escale à McMurdo puis quelques jours d’acclimatation au pôle Sud, sur la
base Amundsen-Scott, avant de rejoindre Vostok. Le voyage commence
mal. À Christchurch, les sacs et les vêtements polaires des Français ont
disparu. Impossible de mettre la main dessus. Il faudra se faire habiller par
les Américains  : tenue rouge, avec capuche en fourrure, chemise
canadienne à carreaux rouges et noirs, bottes gonflables, sous-vêtements
en coton épais. L’escale est rapide, pas même le temps d’aller se dégourdir
les jambes en ville. L’équipe française est logée dans les baraquements de
l’US Navy, à côté de l’aéroport. Vingt-quatre heures plus tard, les trois
hommes débarquent à McMurdo. La base ressemble à une petite ville
grouillante d’activité, avec son aéroport, ses rues, une centaine de
bâtiments répartis en différents quartiers. En hiver, la population est
de  250  habitants. L’été, en revanche, on en dénombre plus de  1  000. Le
quartier général de la NSF, « Le Chalet », se trouve au cœur de la station.
Construit à la fin des années  1960, c’est l’un des rares bâtiments en
Antarctique à répondre à des critères autant pratiques qu’esthétiques : la
présence massive du bois, presque incongrue dans l’immensité blanche où
le végétal n’est pas légion, lui vaut son surnom. À peine arrivés, les
Français sont conduits dans la grande salle de réunion où les attend un
représentant de la NSF. Quelques mots de bienvenue, puis l’ami américain
tient à rappeler l’exigence de la plus grande discrétion. Cela tombe bien,
avec leur tenue rouge estampillée US, les nouveaux venus pourront se
fondre sans difficulté dans la masse des polaires Américains  ! Après
McMurdo, les Français s’envolent pour la base du pôle Sud géographique,
Amundsen-Scott, à 1 400 kilomètres de là. Encore une petite semaine pour
faire le plein de globules rouges et le travail pourra commencer. Mais à
Amundsen-Scott, les communications radios ne sont pas bonnes. On tente
des relais par Dumont d’Urville et la station australienne de Casey, près de
Mirny, mais on a toutes les difficultés à joindre les Soviétiques. Lorius
s’inquiète et n’en peut plus d’attendre. Depuis le temps que les Français
rêvent de ce jour, il ne manquait plus que des problèmes de
communication persistants ! Finalement – cela ne s’invente pas – le soir de
Noël 1984, Santa Claus semble avoir délaissé le cercle polaire arctique pour
se pencher sur le berceau antarctique : la liaison est établie avec Vostok où
les Soviétiques annoncent que la piste est prête et que les Américains
pourront atterrir le  31  décembre  1984, dans la matinée. Plus rien ne
s’oppose maintenant à l’arrivée des Français.
 
Le jour du départ, Peter Wilkniss et une petite équipe de télévision
montent dans l’avion pour filmer l’esprit de coopération qui règne en
Antarctique. Preuve que l’exigence de discrétion rencontre des limites… Le
nouveau directeur de la NSF, celui-là même qui avait demandé aux
Français d’éviter toute publicité et voulait faire croire que la mission sur
Vostok n’était pas prioritaire, a décidé de l’immortaliser  ! Glaciologues
français, C-130  américain, forage soviétique  : l’image est belle et, à vrai
dire, elle correspond à la réalité. Les manœuvres nées d’une certaine forme
de concurrence et de l’envie parfois d’en remontrer aux uns et aux autres –
  les hommes restant des hommes  –  cède devant l’histoire réelle de la
conquête de l’Antarctique. La France, les États-Unis et l’URSS  –  pour ne
parler que de ces nations  –  se sont toujours entraidés sur le sixième
continent. Sans le soutien logistique américain et l’offre de collaboration
soviétique, jamais la recherche française n’aurait aussi bien réussi à « faire
parler » les glaces. Sans les relations amicales avec Cameron et Kotlyakov,
jamais Lorius n’aurait pu se rendre à Vostok. Si les logiques
institutionnelles et les intérêts des États semblent parfois dire le contraire,
les hommes, eux, le savent bien. D’ailleurs, ce 31 décembre 1984, peu après
le décollage, Lorius est cordialement invité à rejoindre Wilkniss sur la
banquette derrière les pilotes, emplacement confortable, peu bruyant et
jouissant d’une vue impressionnante, réservée aux VIP. Au bout de trois
heures, de petits points noirs apparaissent sur l’immensité blanche du
plateau. On imagine plus qu’on ne distingue les tours de forage. Lorius
revient s’asseoir à côté de ses deux compagnons. Le bruit est si fort à
l’arrière qu’il est impossible de s’entendre, mais les sourires des trois amis
parlent pour eux. L’avion se pose brusquement sur la neige. Pendant
quelques minutes, il avance en bringuebalant vers un énorme tracteur.
Puis la porte arrière s’ouvre, laissant pénétrer dans la carlingue une
lumière aveuglante. Le grondement des moteurs devient encore plus
intense, une bouffée d’air glaciale cingle les visages, l’excitation est
immense. Des larmes de joie coulent sur les joues de Lorius, dépassé par
l’émotion. Il a réussi ! Malgré les incidents de parcours et les rendez-vous
différés, le voici de nouveau à Vostok, mais cette fois ci pour «  son
programme ».
 
Trois Français à Vostok
Comme toujours, l’accueil des Soviétiques est chaleureux. Dans un
nuage de fumée et de neige, un énorme ATT pavoisé de drapeaux rouges
vient à la rencontre des passagers. Tout le monde est là : le chef de la base,
Vladimir Stipanov, avec une chapka en fourrure de sanglier, et le
commissaire politique, rasé de frais et reconnaissable à sa tenue plus
distinguée. Et puis ce sont les hommes, engoncés dans des habits sales et
chaussés de bottes en feutre. Leurs visages sont marqués  – dehors, il
fait - 40  oC –, mais au milieu des barbes et sous les capuches épaisses, les
yeux sont clairs et les sourires amusés. Le comité d’accueil – une quinzaine
de personnes en tout – pousse ses invités vers le réfectoire pour un premier
pot de bienvenue. À l’intérieur, le chef de la base se présente plusieurs fois :
« My name is Vladimir Stipanov, yes » : c’est tout ce qu’il sait dire en anglais.
Pour en apprendre davantage, inutile de compter sur l’interprète officiel
qui s’abîme dans la contemplation du plafond et devient parfaitement
incompréhensible lorsqu’il se risque à traduire. C’est Volodia Lipenkov, le
jeune glaciologue retourné à Vostok avec la  29e EAS pour préparer
notamment le travail des Français, qui servira d’interprète. Timide de
nature, avec ses cheveux ras et sa barbe rousse, il est le seul à parler
correctement anglais. Après la vodka de rigueur, on se dirige vers le
complexe de forage surmonté de quatre derricks  : on se croirait dans un
décor de western. Les quatre tours surplombent un impressionnant
complexe de forage, comme si des pionniers égarés des plaines du Far
West avaient décidé d’extraire ici on ne sait quel or blanc… En fait de métal
précieux, ce sont les carottes de glace bien sûr qui sont la richesse du lieu.
Elles sont là, entreposées dans une cave à proximité de l’abri de forage,
rangées sur des étagères en bois. Des dizaines et des dizaines de carottes
d’un mètre de long, allongés nues côte à côte, avec pour seul passeport une
étiquette en contreplaqué, tel un pendentif accroché par une ficelle fine,
indiquant l’année de l’expédition, le numéro du puits et la profondeur à
laquelle elles ont été extraites, l’emplacement de ce «  string  » placé en
partie basse de la carotte permettant ainsi son orientation. Certaines ont
été brisées au moment du forage et sont enroulées dans du papier kraft
pour maintenir les morceaux ensemble. Le plus dur sera de retrouver la
partie profonde de  3G, celle qui va de  1  400  à  2  083  mètres, en plus de
l’échantillonnage des 1 400 premiers mètres. Mais elles sont là, les petites
merveilles  ! Devant l’abri, le chef foreur, Alexandre Kracilev, est fier de
poser avec un pain de glace. Tout à sa joie, il s’avance vers Wilkniss pour lui
en faire cadeau ! Jean-Robert Petit étouffe dans un juron : « Bon sang, il ne
va quand même pas la lui donner, le c…  » Heureusement, le directeur des
programmes polaires de la NSF refuse. «  No, it’s too precious, keep it for the
science ». Il était moins une.
 
L’heure de la séparation avec les accompagnants américains approche.
Depuis l’arrivée, les moteurs du C-130 n’ont pas cessé de tourner. Poignées
de main, accolades, embrassades, l’émotion est grande. Wilkniss et son
équipe finissent par regagner l’avion en tête de piste, mais avant de
repartir, le nouveau chef de la NSF glisse à Lorius qu’il est revenu sur son
jugement initial  : il est maintenant convaincu de l’intérêt de cette
collaboration et reste ouvert. Dans un vrombissement furieux, l’appareil
s’élève de quelques mètres au-dessus de la glace, puis s’éloigne
rapidement. Quand l’horizon est redevenu vierge, les trois Français sont
conduits dans leur chambre. On leur conseille de dormir, car les effets de
l’altitude commencent à se faire sentir  : maux de tête, souffles courts,
battements de cœur qui s’accélèrent… Le médecin de la base arrive avec du
thé et vient s’assurer que tout va bien. Le programme est chargé : bientôt, il
faudra se mettre au travail. La tâche qui attend les Français est en effet
immense : inventorier, sélectionner puis conditionner deux kilomètres de
glace, et tout ça en moins de deux mois : le Polar Bjorn est attendu à Mirny
début mars, impossible de rester à Vostok plus longtemps. Heureusement,
Volodya Lipenkov a préparé le terrain en prenant soin d’étiqueter chaque
carotte. L’échantillonnage sera moins pénible. Des dizaines de cantines
contenant plusieurs centaines d’échantillons de glace et de flacons devront
ainsi parvenir en France pour être analysés. Avec les 2 083 mètres de 3G, on
sait que l’on va découvrir un cycle climatique entier comprenant la
dernière période glaciaire qui a commencé il y a  80  000  ans, la période
chaude (interglaciaire) précédente intervenue encore  40  000 plus tôt,
autour de 120 000 ans. Et si les premiers résultats se confirment, peut-être
que l’on continuera à remonter le temps pour découvrir à nouveau une
période glaciaire vers  150  000 ans BP4. Pour l’heure, il faut s’habituer au
manque d’oxygène et découvrir la mythique station.
 
Dans les jours qui suivent leur arrivée, Lorius, Creseveur et Petit ont
droit à une visite approfondie de la base, organisée par leur nouveau guide
et interprète, Lipenkov. Le bâtiment principal est légèrement surélevé pour
éviter la formation de congères. Construit au début des années 1980, on y
accède par une rampe de cinq à six marches. Il comprend un réfectoire,
une cuisine et une salle de détente. Sur le chambranle de la porte sont
clouées une vingtaine de plaques commémorant les précédentes
expéditions et le record du froid : - 89,2  oC, le 21 juillet 1983. Pour accéder
au réfectoire, il faut pousser trois grosses portes en bois formant deux sas
perpendiculaires. Chaque battant, épais de vingt centimètres, est
rembourré avec du feutre et maintenu par de puissants ressorts de rappel,
afin de garantir la meilleure isolation possible. Passée l’entrée, on pénètre
dans la cantine, une grande pièce lumineuse avec de larges fenêtres
équipées d’un triple vitrage. Devant chaque fenêtre, les Russes ont installé
des jardinières dans lesquelles poussent des tomates, des concombres et
même des fleurs  ! C’est le météorologiste de la station qui est chargé de
l’arrosage de ce minuscule potager polaire. Juste à côté du réfectoire se
trouve la cuisine où un vaste fourneau électrique maintient une
température de  18  à  20  oC. Sur la cuisinière mijote en permanence une
soupe. Pour les besoins domestiques ou le quotidien, les hommes gardent
à portée de main une bassine d’eau chaude pour alimenter une théière
qu’on fait circuler à discrétion. La salle de détente, qui sert également de
fumoir, communique avec la cantine. C’est une pièce agréable, meublée
simplement, avec des bancs en bois, au milieu de laquelle trône un billard
rudimentaire  : on joue avec des gourdins chapeautés d’embouts en cuir
cerclés grossièrement ; le plateau est recouvert d’un feutre tellement épais
qu’il ne permet pas de faire trois bandes  ; quant aux boules, elles sont à
peine moins larges que les poches dans lesquelles elles sont censées
tomber. Mais les hivernants, eux, y arrivent sans peine. Contre un mur, un
jeu d’échecs sert pour les compétitions entre les bases. Et dans un coin se
trouve le bureau du chef et un divan surmontés de portraits de Brejnev,
décédé deux ans plus tôt, et de Fedorov  –  le géophysicien qui, en  1937,
accomplit avec l’explorateur Papanine la prouesse de se poser au pôle
Nord, sur la banquise dérivante et d’y rester neuf mois.
 
La centrale électrique, détruite dans l’incendie de 1982, a fait place à une
nouvelle installation, située un peu à l’écart des autres bâtiments pour
prévenir toute extension en cas de catastrophe. Afin d’améliorer la vie des
hivernants, un sauna est venu se greffer à la centrale et fonctionne tous les
dix jours. Il comporte trois pièces. C’est d’abord un vestiaire où l’on se
débarrasse de toutes ses épaisseurs, puis une salle principale, avec des
bancs en bois, où sont empilées des cuvettes en acier pour les ablutions et
la lessive à la main. Comme des serpentins, les tuyaux des canalisations
tournicotent à travers la pièce, facilitant l’étendage des serviettes  ! Le
troisième compartiment, plus exigu, constitue le bania, sauna russe
traditionnel très chaud et très humide. Un banc occupe la moitié de la
pièce sur lequel deux ou trois personnes peuvent tenir assises. Au sol,
comme le prescrit la tradition, sont disposées des branches de bouleau
prolongées par les feuilles séchées avec lesquelles il est conseillé de se
flageller pour dilater les pores de la peau et favoriser ainsi la sudation. À
côté du banc, un four électrique rempli de pierres permet de faire grimper
la température à plus de 100 oC. Quand on sort de cette étuve, dégoulinant
de sueur, nu comme un ver – et rose comme un porcelet –, pour respirer
l’air frais du dehors, le différentiel thermique peut atteindre plus
de  150  oC  ! L’impression de froid n’est pourtant pas aussi brutale qu’on
l’imagine  : l’épiderme a emmagasiné suffisamment de chaleur pour
envelopper le corps d’une couche de vapeur protectrice. L’effet se dissipe
rapidement, et le givre ne tarde pas à recouvrir les poils et les cheveux
mouillés, mais l’expérience est saisissante. À la station Amundsen-Scott du
pôle Sud, les hivernants américains ont créé un «  Club des 300  »,
autrement dit des 300 degrés Fahrenheit (166 oC) : ses membres sortent en
courant du sauna dans le plus simple appareil  –  mais avec des
chaussures ! – pour faire « le tour de monde », c’est-à-dire tourner autour
du panneau symbolisant le pôle Sud géographique, et revenir !
 
En quelques jours, les nouveaux arrivés se sont habitués à la vie locale,
en grande partie grâce au soutien de l’équipe soviétique : « Malgré le froid,
l’altitude, les conditions de vie extrêmement pénibles, écrivait déjà Albert Bauer
en  1964, nous avons toujours trouvé dans nos camarades soviétiques des
compagnons détendus, prévenants, en un mot, extraordinaires  ; et tout cela non
parce que nous étions étrangers, ou parce que nous étions Français, non, à bien y
réfléchir, la fraternité qu’ils ont manifestée à notre égard s’explique uniquement
parce qu’ils sont ainsi ! »5 Vingt ans plus tard, le constat est le même. Qu’il est
bon d’être à Vostok, « au sommet du cul du monde », comme l’appelait Paul-
Émile Victor ! Le mal des montagnes, bien sûr, continue de se faire sentir,
mais l’appétit revient – c’est le meilleur signe d’amélioration. Il est temps
de se mettre à l’ouvrage. Les carottes sont là, à portée de mains. Et puis
Lorius montre déjà des signes d’impatience. «  Allez les gars, demain il faut
commencer tôt. Que dîtes-vous de six heures, avant le petit-déjeuner de huit
heures ? » Le soir, ni Creseveur ni Petit n’estiment nécessaire de vérifier le
réveil : chacun sait que Lorius ne dort presque pas. De fait, dès le point du
jour, le chef de la mission française attend ses deux acolytes avec une tasse
de thé et un gâteau sec en guise d’en-cas. À 6 h 30 du matin, direction la
cave pour un premier brassage de carottes.
 
La première prise de contact est catastrophique. À l’intérieur, la place
manque cruellement. Il faut déplacer les cylindres, scier les étagères,
entreposer les flacons, la soudeuse, les cantines et installer le banc de
conductivité  : cet appareil permettra, en détectant les couches
conductrices qui contiennent de l’acide sulfurique émis lors des éruptions
volcaniques passées, de contribuer à dater la glace. Mais les prises de
courant ne correspondent pas, la lumière est insuffisante, les lames de scie
cassent les unes après les autres et, évidemment, il fait très froid.
Décidément, rien ne se passe comme prévu : « On fait du mauvais boulot, il
faut s’arrêter toutes les trente secondes pour calmer les onglées. Chaque minute
avant huit heures devient un supplice, mais personne n’ose croiser le regard de
Lorius6 ». Au bout du deuxième jour, les trois lames de scie ont rendu l’âme,
l’outil principal ne fonctionne plus, il est impossible d’échantillonner la
glace. Creseveur et Petit se précipitent chez le mécanicien du forage  :
«  Valery Shaskin, si tu ne fais pas un miracle, on est bon pour le goulag avec
Creseveur  ! Répare-nous au moins une lame…  »7  En quarante-huit heures,
toutes les amorces de fissure du métal sont rectifiées au chalumeau. Les
stakhanovistes de la carotte vont pouvoir se remettre au travail, mais la
lame une fois soudée a doublé d’épaisseur. Elle se désaxe dangereusement
et, une dizaine d’allers et retours plus tard, elle rend l’âme  : «  Lorius était
blême ; Michel et moi nous voyions déjà crucifiés ! »8. Finalement, une méthode
plus simple donnera de bien meilleurs résultats  : le cuisinier accepte de
prêter l’un de ses précieux couteaux effilés, qui permettra de découper et
d’échantillonner la glace. En quelques jours la cave est complètement
réaménagée, et le travail à la chaîne organisé. Reste à persuader Lorius de
décréter des horaires plus humains, car faire un travail délicat dans le
froid, le ventre vide, devient vite mission impossible. À force de
suppliques, Creseveur et Petit obtiennent de commencer le travail après le
petit-déjeuner – « un réel progrès social ; une sorte de Grenelle de la glaciologie »,
selon le mot de Petit. Maintenant, tout est prêt, le matériel est bien installé,
l’équipe a trouvé ses repères, il est temps de s’attaquer à l’échantillonnage
de 3G.
 
Les unes après les autres, les carottes sont descendues des étagères,
débarrassées de leur couche de suie et déposées sur la table de
conductivité. Une fois la mesure effectuée, on réalise un prélèvement pour
les isotopes : à l’aide du couteau, on découpe une fine bande de glace qui
est enfermée dans un flacon, lui-même enveloppé dans une gaine
protectrice avant d’être rangé dans les cantines. Et ainsi de suite, sur deux
kilomètres. Lorius s’occupe d’aller chercher et de remettre en place les
carottes, Petit est en charge de la découpe et des mesures, Creseveur
récupère les échantillons, les conditionne et les range dans les cantines.
Les numéros des cylindres augmentent de jour en jour. Le travail devient
vite répétitif. Alors, pour rompre cette monotonie et oublier le froid qui
envahit peu à peu les trois hommes, chacun y va de son petit commentaire,
à mesure que les profondeurs coïncident avec des dates historiques : 732,
Charles Martel et sa victoire contre les Omeyyades à Poitiers ; 800, le sacre
de Charlemagne  ; 1515, la bataille de Marignan  ; 1564, la naissance de
Shakespeare  ; 1616, la mort du dramaturge anglais, mais aussi de
Cervantès  ; 1815, Waterloo, etc. Les archives du climat ou une façon
originale de réviser son histoire… Curieusement, les carottes «  1  000  » et
« 2 000 » sont plus courtes que le mètre réglementaire. Une partie a sans
doute été sacrifiée à la célébration du succès ou fondue en souvenir…
 
Les scientifiques français espéraient identifier un événement bien plus
ancien encore et, à l’échelle de l’histoire du climat, bien plus marquant. Il
n’existe pas, en effet, de méthode directe pour dater la glace.
Contrairement à ce qui se passe pour les roches, les fossiles ou les
ossements, on ne peut pas utiliser le carbone  14  par exemple. Les
glaciologues ont donc recours à des moyens indirects, comme repérer dans
la glace les traces d’événements volcaniques connus qui ont pu être datés
soit par la chronique historique tout simplement, soit par des méthodes
dérivées de la radioactivité. Or le Toba, un des volcans des îles de la Sonde,
en Indonésie, a explosé il y a environ  75  000  ans, laissant un lac
de  100  kilomètres de long dans sa caldeira, cette dépression en forme de
chaudron qui reste lorsqu’un volcan a connu une éruption qui le vide
littéralement. Celle du Toba a été l’une des plus importantes du
Quaternaire et s’est produite juste avant que cette période entre dans une
phase de froid. Peut-être même cette éruption fut-elle la cause d’un tel
refroidissement. En tous cas, les trois Français étaient convaincus que
cette éruption serait visible dans la carotte de Vostok comme le nez au
milieu du visage. Cela aurait donné du coup «  le  » repère qui aiderait à
mieux dater 3G. Lorius aimait cette idée, et avec ses acolytes ils décidèrent
de scruter en continu  100  mètres de glace au moyen de la conductivité
électrique. Cette technique permet en effet de détecter les éruptions
volcaniques. Si elle est simple dans son principe, elle nécessite des
manipulations compliquées quand il fait froid : il faut d’abord chauffer les
carottes dans un caisson –  à défaut, en dessous de  -  15  oC, le signal de
conductivité est trop faible  –  puis fixer des électrodes et enregistrer un
signal. Étrangement, les trois chercheurs parviennent à capter un signal
pour des volcans et des éruptions de moindre importance, mais le « super
big one » n’apparaît pas. Et à chaque nouvelle étape, des pannes et autres
incidents rendent la tâche encore plus difficile. Comme aime à le dire Jean-
Robert Petit, c’est la dure loi de Murphy, dite de «  l’emmerdement
maximum  »  : plus une situation a des chances de mal tourner, plus les
chances qu’elle tourne mal sont importantes, et inversement. Une loi que
Lorius n’a jamais bien acceptée, lui le manager, l’homme de terrain qui veut
que tout soit réfléchi, anticipé, planifié et dont l’anxiété lui faisait remettre
en question des décisions prises la veille. Finalement, les trois chercheurs
décident d’interrompre leur quête du Toba. C’était une sage décision  :
vingt-huit ans après, en 2013, on cherche encore le Toba dans les glaces du
Groenland et de l’Antarctique !
 
Au fil des jours de ce mois de janvier 1985, le rythme de travail devient
régulier : le matin, ouverture des hostilités après le petit-déjeuner de huit
heures agrémenté de graines de sarrasin très riches en matière azotée, que
les Soviétiques réservent à l’armée et aux expéditions polaires ; une pause à
onze heures, puis une coupure pour le déjeuner à treize heures ; après une
petite sieste, reprise à quatorze heures, puis coupure à seize heures, avant
le long coulé qui précède le repas du soir, à dix-neuf heures. La pause de
l’après-midi est toujours très attendue. Lipenkov invite systématiquement
les Français à prendre le thé dans sa minuscule chambre de dix mètres
carrés qu’il a aménagée en laboratoire  –  ici un système pour mesurer le
volume d’air dans la glace, là un microscope et puis un compartiment où il
fait sécher les négatifs et les photos qu’il développe lui-même. La pause de
16  heures, tant attendue, se transforme en un véritable cérémonial. À
Vostok, il n’y a que le nécessaire à se mettre sous la dent, et l’hôte russe
partage de bon cœur le peu qu’il a en sa possession, comme ces confitures
que lui envoie sa mère. Vue la vie spartiate sur la base et les difficultés du
travail que réalisent les Français, le réconfort est inestimable. Le soir,
Creseveur ne manque aucune des séances de cinéma. La collection de films
est impressionnante, et bien qu’il s’agisse presque toujours d’œuvres de
propagande – quelques-unes sur les expéditions soviétiques –, le spectacle
est réjouissant. En retour, courant janvier, les Français organisent une
petite fête pour remercier les foreurs du travail qu’ils ont accompli en
remontant  3G. Des cadeaux sont distribués, le chef foreur Viktor
Bakhtioukov lance que son objectif est de forer plus profond qu’à Byrd, et
la soirée se termine en chansons, Lorius menant le bal, tandis
qu’Alexandre Kracilev gratte sa guitare. « Nous avions, rapporte Jean-Robert
Petit, un carton de douze bouteilles de cognac…  »9  Avant de prendre congé,
Lorius remet cérémonieusement trois bouteilles aux foreurs : Bakhtioukov,
Kracilev et Shaskin. « Le lendemain, en reprenant l’échantillonnage des carottes,
tout paraissait bien calme. On aurait dit que la station était abandonnée. Vers
treize heures, nous croisons enfin l’un des membres de l’expédition, passablement
renfrogné. Nos gaillards avaient continué la fête après notre départ, et du cognac, il
ne restait pas une seule goutte ! »10
 
Quelques jours plus tard, un autre ravitaillement arrive par avion. Des
tonneaux pleins de conserves remplies de cornichons, des nattes
d’oignons, des choux, des oranges, des œufs frais  –  ou presque  –  venus
d’Amérique du Sud sont entassés pêle-mêle sur la table de billard. Mais les
pommes de terre ressemblent à des boulets de charbon, elles ont gelé
pendant le voyage ! D’après le cuisinier, c’est ainsi qu’elles se conservent le
mieux. Le soir, après le repas, les hommes s’installent autour du billard,
une bassine entre les jambes, sortent leurs couteaux et commencent à
éplucher les pommes de terre dont il faut enlever au moins cinq
millimètres de peau glacée. Après un sevrage de plusieurs mois, la soupe
qui s’annonce, avec des tranches de lard et des morceaux de chou, en fait
saliver plus d’un.
 
Fin janvier, l’opérateur radio annonce l’arrivée imminente du convoi de
tracteurs en provenance de Mirny. Il s’agit de préparer le prochain
hivernage et d’amener le matériel arrivé à la base côtière par le bateau.
L’excitation est grande. On attend d’une minute à l’autre les monstrueux
Kharkovchanka, tirant chacun  50  tonnes de vivres et de carburant pour le
prochain hiver. Soudain, une fusée traverse le ciel. Le tracteur de la base
s’ébranle, direction un épais nuage de fumée à l’horizon. Une poignée
d’hommes saute dans la benne, à l’arrière, en entonnant des chants de
l’Armée Rouge accompagnés d’un accordéon. La relève est là  ! Vladislav
Pigouzov, le nouveau chef de Vostok, et les membres de la  30e EAS sont
arrivés ! Les hommes des deux expéditions, hirsutes, aux visages noirs de
suie et crevassés par l’exposition au froid, se tombent dans les bras.
Stipanov remet à Pigouzov du sel et du pain en signe de bienvenue, comme
le veut la tradition. Puis tout le monde avale un verre de vodka
accompagné de zakouski, des toasts au fromage et au saucisson, tout cela
au pied des véhicules, en plein vent, mais qu’importe  : la joie et
l’enthousiasme sont de la partie  ! Pigouzov, le nouveau chef, grand, bel
homme, la cinquantaine, rasé de frais, avec une voix de baryton rappelant
celle de Paul-Émile Victor, se présente… en anglais. L’homme dégage une
force tranquille et une autorité indéniables. Avec Lorius, l’entente ne peut
être que bonne  ; d’ailleurs à la fin de la saison, ils échangeront leurs
montres, signe d’amitié bien soviétique. L’arrivée de la relève est toujours
un événement  – la fin de l’enfer pour les uns, le début d’une nouvelle vie
pour les autres  –  qu’il convient de fêter avec animation. Mais elle sonne
aussi la fin prochaine d’une aventure pour les Français. Bientôt, il va falloir
quitter Vostok.
 
Du cognac pour un troc
La sélection et le prélèvement de la glace ont bien avancé. Début février,
l’échantillonnage de  3G est terminé, il ne reste plus qu’à entasser les
cantines remplies de glace – 2 000 échantillons, représentant 3 tonnes de
glace – sur les traîneaux en prévision du retour. Trois semaines devraient
suffire pour regagner Mirny : la trace faite par la relève soviétique de la 30e
EAS est encore fraîche et la charge des Kharkovchanka sera nettement
moins lourde. Or le Polar Bjorn est attendu à Mirny le  5  mars, ce qui
laisserait tout le temps aux Français de prélever de la neige le long du
trajet… L’idée a germé entre Petit et Creseveur qui savent combien les
isotopes de la neige entre Vostok et Mirny sont encore mal documentés. Et
puis ce serait une belle façon de fêter les vingt ans de la collaboration
franco soviétique, depuis l’époque de Bauer  ! Les deux chercheurs s’en
ouvrent à Lipenkov qui termine son hivernage. Ouvrant grand les yeux et
esquissant un léger sourire, il avoue que c’est aussi son rêve depuis des
années. Sauf exception, en effet, les scientifiques font toujours le trajet en
avion tandis que les traverses sont le domaine des conducteurs de
tracteurs chargés de convoyer le matériel. Mais comment faire  ? Ce n’est
pas prévu dans le programme officiel de la campagne et on s’attend à ce
que Gennadii Galibin, le chef du convoi, envoie paître ces scientifiques
dont les idées saugrenues ont toutes les chances de ralentir la traverse ! Le
soir, dans la chambrée, Creseveur et Petit en glissent un mot à Lorius, non
sans appréhender un refus. Mais à leur grande surprise, et sans même
attendre la fin de l’histoire, il file chez Pigouzov, revenant quelques
instants plus tard avec son accord. Reste à convaincre Galibin. Mais la
réserve de cognac français a fait long feu. Rendez-vous est pris avec le chef
de traverse chez Lipenkov qui, dans l’intérêt supérieur de cette idée à
laquelle il a été associé, accepte de mettre à disposition une bouteille de
cognac que les Français lui avaient offert. La bouteille sur la table, la
conversation avec Galibin s’engage… et deux places se libèrent dans le
convoi. C’est Jean-Robert Petit qui fera la traverse avec Lipenkov.
 
Il reste environ trois semaines avant l’arrivée du Polar Bjorn, alors que le
record de vitesse pour une traverse Vostok-Mirny est de dix-sept jours : la
marge de manœuvre est étroite. Le 15  février  1985, les cantines et leur
précieux chargement de glace sont fixés sur un traîneau. Lorius et
Creseveur accompagnent les deux chanceux vers les puissants tracteurs
dont les moteurs grondent. Une dernière photo, des accolades et le convoi
se met en route, Galibin en tête. Le rythme est draconien  : on roule
cinquante kilomètres, on s’arrête deux heures pour le repas, et puis on
repart, une cadence qui, si elle est respectée, met Mirny à 14 jours. La nuit,
la température descend en dessous de  -  50  oC, si bien qu’au matin,
l’allumage des moteurs est difficile. Galibin décide alors de rouler quand il
fait le plus froid, laissant les chauffeurs dormir dans la journée, et les
glaciologues effectuer leurs prélèvements. À chaque arrêt, Lipenkov et
Petit sautent du convoi puis s’éloignent de la trace pour creuser un puits.
Mais les conditions de travail sont dures et ils mettent parfois plus de
temps que prévu pour faire les prélèvements  : une première fusée les
avertit alors que les tracteurs sont prêts à repartir, une deuxième fusée –
rouge – indique qu’ils commencent à rouler. Avec Galibin, ça ne rigole pas,
mais le chef de la traverse avait prévenu : il n’y aurait pas d’arrêt spécifique
pour les prélèvements et il faudrait se contenter des heures de repos. Le
raid passe en trombe à Komsomolskaïa, puis devant la station abandonnée
de Vostok-1. À raison de neuf heures de route par jour, Pionerskaïa
apparaît aux alentours du 26 février. Plus que 380 kilomètres et le 1er mars,
quinze jours seulement après leur départ de Vostok, les tracteurs arrivent à
Mirny sous un tonnerre d’applaudissements  : record battu! Une fête est
aussitôt organisée où la vodka coule à flots et où Petit retrouve Lorius et
Creseveur, arrivés par avion. L’équipe des Français qui ont récupéré les
échantillons de la carotte profonde de Vostok est reconstituée.
 
Quelques jours plus tard, le Polar Bjorn accoste à Mirny. Le modeste
ravitailleur, d’une trentaine de mètres de longueur, devient la risée de la
base. « C’est vraiment votre navire ?, se moquent les Russes habitués à leurs
énormes brise-glace : Oh mon dieu, mais… c’est un bateau ! » De fait, les deux
semaines de voyage jusqu’au Cap, en Afrique du Sud, ne seront pas de tout
repos. Mais les cantines sont là, dans un container froid embarqué sur le
Polar Bjorn. La carotte de Vostok, récupérée à l’autre bout du monde et
échantillonnée sur 2 083 mètres, va être acheminée en France. La mission
de Lorius, Petit et Creseveur est un franc succès. Il est temps de vérifier ses
intuitions et de «  faire parler  » la glace en reconstituant la mémoire du
climat.
 
Trois articles et un big bang
À peine débarqués au Havre, les échantillons filent dans les laboratoires
de Grenoble et Saclay. Pendant des mois, laboratoires, chambres froides et
sans poussières sont assaillis par des ingénieurs, techniciens, laborantins
et thésards s’affairant sur les spectromètres de masse et autres
chromatographes en phase gazeuse. Tout ce petit monde multiplie les
analyses afin de déchiffrer ces archives climatiques uniques. Lorius mène
ses troupes, coordonne les recherches et veut être tenu au courant de tout
ce qui en ressort. À la fin de l’année  1985, Jean Jouzel fait parvenir à
Grenoble les résultats des isotopes stables qu’il traduit en termes de
température, tandis que Jean-Marc Barnola, alors thésard de Dominique
Raynaud, aligne les mesures de CO2. Pas de doute, la courbe des
températures est établie sur  160  000  ans, soit  80  000  années de plus par
rapport à l’enregistrement de Byrd ! Cela permet d’observer le dernier cycle
climatique dans son intégralité, mais également tout l’âge interglaciaire
(période chaude) précédent centré vers 120 000 ans. Cerise sur le gâteau, la
fin de la période glaciaire (période froide) précédente est également
décrite de manière détaillée. C’est du jamais vu. Même la carotte de Byrd,
avec ses 2  168  mètres de long, ne remontait pas au-delà de la dernière
période glaciaire. Dans la communauté scientifique internationale,
l’exploitation de 3G va faire l’effet d’une bombe : les courbes de CO2 et des
températures établies par les Français présentent des caractéristiques
étonnantes…
 
Pendant ce temps, à Vostok, on s’est remis à creuser. Les Soviétiques
auraient tort de s’en priver tant leur site est une aubaine : à 2 083 mètres, la
glace n’est pas déformée par le mouvement du glacier, et on est à peine à
mi-chemin du socle rocheux. C’est dire s’il reste encore du potentiel.
Durant tout l’hiver  1984, Viktor Bakhtioukov a aménagé l’intérieur du
nouvel abri installé près de 3G dont il a recouvert les parois de plaques en
inox et où il s’est confectionné un coin repos avec divan, poêle à fuel et
machine à café. Ainsi à son aise, il a pu reprendre le forage. Déviant du
trou initial à 1968 mètres, il réussit à forer jusqu’à 2 043 mètres (3G-2). Mais
les têtes de forage du carottier thermique, alimenté avec un courant à
haute fréquence inventé par Zagrivny, ne cessèrent de griller. Malgré toute
l’inventivité et l’habileté de Shaskin, qui les répara les unes après les autres,
il lui fut difficile d’aller plus loin. Kracilev, pendant ce temps, œuvrait à une
nouvelle tour et construisait un tableau de commande équipé d’un système
électronique destiné à suivre en continu les paramètres de contrôle de la
nouvelle version du carottier thermique : 4G était né. Mais l’appareil subit
rapidement une avarie et fut abandonné à  279  mètres. Au moment de la
relève, ni Bakhtioukov ni Kracilev n’avaient réussi à creuser plus profond
que Byrd. Cet honneur revint à Alexandre Zimsov et Sergei Mitin, lors de
leur hivernage pendant la 30e EAS de 1985. Sur les traces de Tchistiakov et
Bakhtioukov, les deux foreurs réussirent à prolonger  3G-
1 jusqu’à 2 202 mètres, battant enfin d’une quarantaine de mètres le record
de profondeur des Américains à Byrd  ! Mais l’expérience  3G, en même
temps qu’elle consacrait la suprématie soviétique, touchait elle aussi à sa
fin. Le système de commande devenu trop rudimentaire, un énième
incident condamna définitivement ce puits. Il fallut se rabattre sur 4G.
 
Une première déviation fut réalisée à  120  mètres et le forage continua
jusqu’à  752  mètres (4G-1). Nouveau coincement, nouvelle équipe et
nouvelle déviation  : 4G-2  atteindra  778 mètres en  1986. On se reprend à
rêver de dépasser le record des 2 202 mètres de 3G-1. Une fois encore, il en
va de l’honneur de l’URSS, mais surtout des foreurs dont le travail confine
pour eux à la passion. Mais pour espérer aller plus loin que 778 mètres, il
faudra avancer prudemment et confier le forage à une équipe habile.
En 1987, Kracilev et Shaskin seront de retour pour la 32e EAS. Kracilev, qui
a affiné son système de contrôle, est confiant. En une saison, les deux
hommes atteignent  1  502 mètres. Le nouveau carottier thermique est au
point, le forage efficace, l’électronique fiable. L’année suivante, Mitin et ses
hommes reprennent le flambeau. Le travail est écrasant, mais les foreurs
sont motivés. À la fin de  1988, l’ancien record de 1985  est pulvérisé  : 4G-
2 atteint 2 413 mètres.
 
À des milliers de kilomètres de là, en France, les équipes de recherche
ont beau être concentrées sur leurs échantillons, elles n’en oublient pas
pour autant leurs collègues russes. Depuis la campagne de Lorius, Petit et
Creseveur au Pôle du froid, tout le monde suit les péripéties des forages à
Vostok. La collaboration ne s’est pas arrêtée avec l’acheminement de
1985  et d’année en année, Français et Soviétiques poursuivent leur
programme scientifique. Du matériel et des cantines sont ainsi envoyés à
destination des glaciologues soviétiques. On parle même d’une nouvelle
mission afin que les chercheurs français participent directement au travail
d’échantillonnage de la glace qui ne cesse de remonter des profondeurs de
l’Antarctique. Mais pour l’heure, la carotte de Vostok n’en finit plus de
révéler l’histoire du climat. À Grenoble et Saclay, on se demande comment
exposer ces résultats fabuleux. Il faut rédiger un article, certes, mais la
plume doit être sûre et bien affûtée. Jean Jouzel, qui a coordonné les
mesures isotopiques à Saclay, a de nombreuses qualités dont celle de bien
écrire. Fort du soutien de Claude Lorius, il se lance dans la rédaction d’un
premier article qui décrit le climat des 160  000  dernières années. Un
deuxième article concernera la valorisation des mesures de CO2 réalisées
par Barnola sous la houlette de Raynaud. Un troisième article, supervisé
par Jouzel, estimera par la statistique les causes possibles des
changements glaciaires/interglaciaires de la température en prenant en
compte l’effet des gaz à effet de serre.
 
Le premier article replace l’enregistrement dans un cadre
chronologique. On sait maintenant que la carotte de  3G, avec
ses  2  083  mètres de longueur, couvre une période de temps estimée
à 160 000 ans. Cette période est d’ailleurs déjà détaillée et documentée par
les études des sédiments marins. Dans l’océan, en effet, les coquilles
carbonatées de petits organismes marins enregistrent la composition
isotopique de l’océan, cette dernière étant influencée par la quantité de
glace qui se dépose dans les régions polaires. Ce volume de glace
séquestrant plutôt des isotopes légers de l’eau, il est donc contrebalancé
par un océan qui s’enrichit en isotopes lourds. Ainsi les petites coquilles de
carbonate des sédiments marins nous ont appris qu’au cours des trois
derniers millions d’années (période Quaternaire), le climat de la Terre a
oscillé, environ tous les 100 000 ans, entre climat chaud et climat froid. Au
cours de la dernière période glaciaire (froide), d’immenses inlandsis de
plus de  3  000  mètres d’épaisseur recouvraient le nord de l’Europe, la
Scandinavie et le nord de l’Amérique du Nord (l’actuel Canada), entraînant
la baisse du niveau des océans de plus de 120 mètres puisque c’est là qu’ils
avaient puisé les réserves de précipitations leur permettant de se former.
Ces changements du niveau de la mer se sont répétés, avec des amplitudes
variables, au moins une vingtaine de fois durant cette période
Quaternaire. On relie notamment ces oscillations aux variations de
l’énergie reçue par la Terre au cours de son mouvement autour du soleil.
En  1976, les chercheurs Hays, Imbrie et Shackleton avaient publié un
article de référence en paléoclimatologie dans lequel ils présentaient un
enregistrement isotopique des petites coquilles couvrant pas moins
de  800  000  ans, avec huit cycles climatiques et, en surimposition, des
cycles de 20 000 et 40 000 ans caractéristiques du mouvement de la Terre
sur son orbite. La carotte de Vostok est alors comparable à cet
enregistrement, en tout cas sur la durée concernée, soit 160 000 ans. Par
ailleurs, la variation de la température donnée par la composition
isotopique de la glace grâce au paléothermomètre isotopique de Jouzel est
cohérente avec celle du niveau marin  : quand il fait froid (période
glaciaire), le niveau de la mer est plus bas. De plus, on retrouve dans la
carotte de Vostok les mêmes cycles de 20  000  et  40  000  ans des trois
paléoclimatologues américains, mais aussi la dernière période
interglaciaire  –  vers  120  000  ans BP  –  et la période glaciaire du cycle
climatique précédent  : c’est là une première pour les carottes de glace.
Ainsi, en remontant le temps, on retrouve la période chaude actuelle, qui a
commencé il y a  11  000  ans. Cette période a succédé à une transition
climatique qui dura environ 5 000 ans, faisant suite à une période glaciaire
entre  18  000  à  116  000  BP, succédant elle-même à une période
interglaciaire de  116  000  à  140  000 BP, laquelle faisait suite à une autre
transition climatique qui terminait la période glaciaire du précédent cycle
climatique. Mais la carotte de Vostok a un apport supplémentaire  : elle
donne  –  en tout cas pour l’Antarctique  –  l’amplitude de la variation de la
température entre la période la plus chaude et la période la plus froide.
Cette amplitude est de l’ordre de 6 oC à 200 mètres au-dessus de la surface
et de 12  oC au niveau de la neige, sur le site de la station russe. Cet écart
de  6  oC s’explique par un phénomène d’inversion thermique et le
rayonnement de la neige. Jamais la glace n’avait livré une description du
climat aussi détaillée sur une période aussi longue : avec de tels résultats,
la carotte de Vostok entre dans le cercle restreint des grands
enregistrements paléoclimatiques dont les études des sédiments marins
avaient jusqu’alors la primeur.
 
Le deuxième article traite de l’enregistrement du taux de CO2, dans les
bulles d’air piégées dans la glace. On savait depuis l’article publié par
Robert Delmas en 1980 que le taux de CO2 était moindre dans la glace de
Dôme C, âgée de  20  000 ans et couvrant la dernière période glaciaire.
Outre qu’elle confirme ce résultat, la carotte de Vostok donne l’occasion de
montrer que le CO2  suit la courbe des températures et persiste sur
les 160 000 ans de l’enregistrement. Et ce lien n’est que plus évident lors de
la transition intervenue vers 140 000 ans entre la période glaciaire (froide)
et la période interglaciaire (chaude). Si, en période glaciaire, la teneur
atmosphérique est de 190 ppmV (parties par million en volume), elle passe
à  270 ppmV en période interglaciaire. Le CO2  est principalement stocké
dans l’océan qui régule le taux de l’atmosphère. Les changements
climatiques impliquent donc des changements tant physiques que
chimiques dans l’océan. Or les teneurs atmosphériques actuelles en
CO2 atteignent plus de 380 ppmV, une valeur très élevée par rapport aux
maximums de  270 ppmV observés lors des périodes interglaciaires
« naturelles ». L’impact de l’activité humaine est ainsi mis en évidence : la
composition de l’atmosphère actuelle n’a pas son équivalent naturel
en  160  000  ans d’histoire. On n’en espérait pas tant  ! Après avoir
« simplement » cherché à reconstituer l’atmosphère du passé, voilà que la
glace se met à révéler les mécanismes de l’histoire du climat. Mais dire qu’il
y a corrélation ne suffit pas à prouver la causalité. C’est l’objet du troisième
article.
 
Le troisième et dernier article a été rédigé sur la base d’une analyse
développée par Christophe Genthon, jeune étudiant de Jouzel, habile en
programmation informatique et en statistique. Il se propose donc
d’estimer la relation entre climat et gaz à effet de serre dans les
changements de température. Si l’on prend en compte la variation
d’énergie que reçoit la Terre, on s’attendrait à une amplitude de variation
de seulement quelques dixièmes de degrés. Il faut y ajouter ce qu’on
appelle un « effet d’albédo » de la surface : en cas de glaciation, la surface
blanche de la glace de mer ou des calottes polaires augmentera l’effet de
froid en réfléchissant l’énergie solaire. La conclusion est avancée que l’effet
de serre dû au CO2 atmosphérique joue comme un amplificateur
accompagnant les changements de climat, ces derniers étant initiés par la
course de la Terre sur son orbite. L’analyse statistique avance que plus 50 %
de l’amplitude du changement glaciaire/interglaciaire pourrait être
expliquée par les variations concomitantes de la teneur atmosphérique en
CO2. L’histoire racontée par la glace dit en somme que climat et
CO2  fonctionnent ensemble, que l’un ne va pas sans l’autre. C’est un peu
comme lorsque l’on reçoit une facture : on vous applique obligatoirement
la TVA !
Les trois articles présentant ces découvertes fantastiques une fois
rédigés, les Français associent comme promis les Soviétiques à leur
publication. Mais quelle revue pourrait accepter trois articles aussi pointus
sur un même sujet ? La célèbre revue scientifique américaine Nature, bien
sûr, est la plus en vue. Mais personne n’a jamais publié trois papiers dans
un même numéro de cette revue qui fait figure de référence absolue.
« Qu’importe, on tente le coup ! », tonne Lorius. Les articles parviennent à la
revue le 26 mars 1987. Le 17 juillet, ils sont acceptés. Et le 1er octobre 1987,
les tours de forage de Vostok font la une de la plus prestigieuse des revues
scientifiques11. «  C’est un honneur pour Nature de publier ces textes  », avait
glissé l’un des membres du comité de lecture. Dans son éditorial, Philip
Campbell, le spécialiste des sciences physiques de la revue  –  dont il est
aujourd’hui le rédacteur en chef  –  revient sur la belle aventure franco
soviétique qui a conduit à l’exploitation de la carotte 3G. Vostok se trouve
tout d’un coup sous le feu des projecteurs : en cette année 1987, le Pôle du
froid est l’endroit le plus médiatisé de la planète  ! Les résultats font un
véritable «  big bang  » dans la communauté scientifique et conquièrent
l’estime des géologues des sédiments marins, car le lien entre le CO2 et le
climat relance la physique et la chimie de l’océan global.
 
Last but not least, Campbell insiste dans son éditorial sur le retard des
Américains. Et ses mots ne sont pas tendres pour la NSF  : «  Bien que les
États-Unis aient continué à financer des activités de forage, les leurs et celles
d’autres pays, les résultats obtenus par la communauté scientifique américaine ne
lui ont pas permis de conserver sa prééminence. L’Europe occidentale, en particulier
la France, le Danemark et la Suisse, domine maintenant la littérature
scientifique.  »12  La critique est sévère et les scientifiques américains
s’étonneront de ne pas être associés de près ou de loin à ces résultats, alors
que la NSF a tout de même apporté une aide non négligeable. La réaction
ne se fait pas attendre : Peter Wilkniss, le directeur de la NSF qui avait fini
par prendre le parti des Français, est sommé de revenir sur sa position et
rédige une note de service qui interdit désormais d’aider sans retour les
chercheurs français en Antarctique.
Cette réaction, prévisible, de la NSF américaine ne sera que passagère et
laissera bientôt place, de nouveau, à l’esprit de coopération propre aux
recherches en Antarctique. Surtout, elle s’efface devant les implications
véritablement gigantesques des résultats des analyses effectuées sur la
carotte de Vostok : l’Homme est en train de bouleverser l’organisation du
climat et de faire entrer la Terre dans une ère nouvelle. Désormais, et d’une
certaine manière, les conclusions des scientifiques échappent à leurs
initiateurs pour devenir un sujet de préoccupation mondiale qui, dans les
années à venir, va laisser la place à une véritable « géopolitique du climat ».

1 V. Ignatov, op. cit., p. 73.


2 Ibid., p. 69.
3 Dans les premières années de fonctionnement de la base, la tenue des explorateurs soviétiques
était relativement sommaire : pantalons doublés de duvet d’eider ou de poil de chameau, pull-overs
en grosse laine, veste en cuir doublée de flanelle, avec des survêtements imperméables et
conservant la chaleur ; bonnets en peau et en fourrure, capuchons en fourrure, serre-tête et écharpe
en laine ; grosses chaussettes en laine, bottes en fourrure de chien, semelle en feutre et moufles en
fourrure ou gants en laine tricotés. Cf. V. Ignatov, op. cit., p. 125.
4 Le sigle BP correspond à l’expression anglaise Before Present (« avant le présent ») couramment
utilisée en archéologie pour désigner les âges exprimés en nombre d’années comptées vers le passé
à partir de l’année 1950, c’est-à-dire avant que l’atmosphère ne soit polluée par les premiers essais
thermonucléaires qui injectèrent du carbone 14 artificiel.
5 Albert Bauer, Travaux du groupe de glaciologie de la IXe expédition antarctique soviétique, TAAF, no 32,
1966.
6 Jean-Robert Petit, Vostok, pour mémoire…, non publié, p. 31.
7 Ibid.
8 Ibid.
9 Ibid., p. 33.
10 Ibid.
11 J. Jouzel, C. Lorius, J.-R. Petit, C. Genthon, N.I. Barkov, K. V.M., and V.M. Petrov, « Vostok ice
core : a continuous isotope temperature record over the last climatic cycle (160,000 years) », Nature,
vol. 329, 1er octobre  1987, p.  402-408  ; J.-M. Barnola, D. Raynaud, Y. S. Korotkevich, C. Lorius,
«  Vostok ice core provides  160,000-year record of atmospheric CO2  », Nature, vol. 329, 1er
octobre 1987, p. 408-414 ; C. Genthon, J.-M. Barnola, D. Raynaud, C. Lorius, J. Jouzel, N. I. Barkov, Y.
S. Korotkevitch, V. M. Kotlyakov, «  Vostok ice core  : climatic response to CO2  and orbital forcing
changes over the last climatic cycle », Nature, vol. 329, 1er octobre 1987, p. 414-418.
12 Philip Campbell, « The Antarctica cornucopia », Nature, vol. 329, 1er octobre 1987, p. 387.
Nicolay Vassiliev aux commandes du forage dans les années quatre-vingt-dix.
GÉOPOLITIQUE DU CLIMAT (1987-1999)

 
En 1987, Russes et Français ont bouleversé les repères du monde dans
lequel l’homme vivait depuis des milliers d’années. La publication dans
Nature de trois articles sur la carotte de Vostok soulève la question du
réchauffement climatique et de la place des activités humaines dans un
accroissement «  anormal  » du taux de CO2  dans l’atmosphère depuis un
siècle et demi. C’est la première fois que la science intervient de façon si
précise et argumentée dans le débat, contribuant à faire de l’augmentation
de la température à la surface de la Terre un nouveau sujet de
préoccupation pour les États. Les analyses effectuées sur la glace de Vostok
seront d’ailleurs largement évoquées lors de la Conférence sur
l’environnement et le développement, organisée par les Nations unies à
Rio, au Brésil, du 3 au 14 juin 1992. C’est à l’occasion de ce « Sommet de la
Terre » que sera précisée la notion de « développement durable » et ouverte
à la signature des États la Convention cadre des Nations unies sur les
changements climatiques, dont l’objectif est de «  stabiliser […] les
concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère à un niveau qui
empêche toute perturbation anthropique dangereuse du système
climatique1  ». En institutionnalisant des rencontres entre les États
signataires, cette convention est à l’origine des négociations qui
aboutiront, quelques années plus tard, et avec des succès variables, à la
signature du Protocole de Kyoto (1997) et à la Conférence de Copenhague
(2009). Cette prise de conscience, la communauté internationale et plus
largement l’humanité tout entière la doivent à Vostok, cette base du bout
du monde perdue au centre de l’Antarctique. Devenue un symbole, la
carotte de glace de  3G marque le point de départ d’une géopolitique du
climat. Ironie de l’histoire, Vostok ne manquera pas d’enregistrer d’autres
soubresauts, au premier rang desquels la chute de l’URSS…
 
Un groupe d’experts pour suivre l’évolution du climat : le GIEC
Grâce à la coopération franco-soviétique, au travail des foreurs de
l’Institut des Mines de Leningrad et aux glaciologues de l’AARI, les
« trouvailles » de Vostok ont joué un rôle déterminant dans cette prise de
conscience des risques que le développement incontrôlé des activités
humaines fait courir à tous. Ils se traduisent à l’échelle de la planète par
une augmentation du taux de CO2  entraînant des conséquences certes
climatiques, mais aussi économiques et humaines. Les résultats
d’opérations logistiques complexes, d’analyses sophistiquées en
laboratoire, mais toujours reproductibles  –  telles que la mesure de la
composition isotopique de l’oxygène ou la détermination de la
concentration de CO2  dans les bulles d’air piégées par les glaces  –, se
retrouvent au cœur du débat public. Elles vont enclencher l’un des
processus juridiques les plus importants du XXe siècle, rassemblant la
quasi-totalité des États. Avec Vostok, l’humanité entre dans une ère
nouvelle, en étant plus informée et attentive, considérant d’un œil inquiet
son développement, son avenir, sa vulnérabilité. En témoigne la création,
en 1988, d’un groupe d’experts chargé de suivre l’évolution du climat.
 
Les implications des trois articles de Nature étaient en effet d’autant plus
fondamentales qu’elles croisaient les conclusions de la communauté des
océanographes attestant que le cycle du carbone avait changé. En
novembre  1988, à la demande du G7  (aujourd’hui G20), deux organismes
de l’ONU (Organisation des Nations unies)  –  l’Organisation
météorologique mondiale (OMM) et le Programme des Nations unies pour
l’environnement (PNUE) – forment un groupe d’experts chargés d’évaluer
«  de façon méthodique, claire et objective, les informations d’ordre
scientifique, technique et socio-économique […] nécessaires pour mieux
comprendre les risques liés au changement climatique d’origine humaine,
cerner plus précisément les conséquences possibles de ce changement et
envisager d’éventuelles stratégies d’adaptation et d’atténuation2 ». Le GIEC
(Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) était né,
dont le mandat n’était pas de mener des travaux de recherches par lui-
même, mais d’évaluer les publications scientifiques et techniques en lien
avec l’évolution du climat. Jean Jouzel, du Laboratoire des sciences du
climat et de l’environnement (l’ancien LGI) de Saclay et Dominique
Raynaud, du LGGE de Grenoble participeront à l’aventure du GIEC dont
les travaux connaîtront une audience planétaire. Ce groupe rendra en effet
au fil des années de nombreux rapports dans lesquels l’influence des
activités humaines sur l’évolution des températures sera de mieux en
mieux cernée. Dans leurs travaux conclus par la triple publication de 1987,
Lorius et ses collaborateurs avaient en effet laissé la question ouverte, se
limitant à extrapoler en termes statistiques, à partir de la glace de Vostok,
la relation entre augmentation de la concentration de CO2  dans
l’atmosphère et accroissement des températures à la surface de la Terre. Le
GIEC, lui, enfoncera le clou, soulignant dans son deuxième rapport
d’évaluation (1995) «  une influence détectable de l’activité humaine sur le
climat de la planète3  ». En 1998, l’évolution de la température globale au
cours du dernier millénaire se concrétisera même en une courbe très
évocatrice en forme de «  crosse de hockey4  » qui fera beaucoup parler
d’elle. Dans le troisième rapport du GIEC de 2001, l’affirmation sera encore
plus nette  : «  Il y a des preuves solides pour que la tendance au
réchauffement climatique observée ces cinquante dernières années soit
attribuable à l’activité humaine5 ». En 2007, le quatrième et dernier rapport
en date6  ne laissera plus de place au doute  : il constatera d’une part un
accroissement réel de la température moyenne de la Terre au cours du XXe
siècle (de l’ordre d’un degré) et attribuera, d’autre part, cette évolution à
l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre résultant d’activités
humaines. Le taux de certitude de cette double affirmation est de  90  %,
précisent les experts, contre  66  % en  2001. C’est dire la rapidité des
changements en cours. Quatre scénario sont alors envisagés pour
l’année  2100, s’appuyant sur deux variables  : l’ampleur et la cohésion des
réponses (globales ou régionales) apportées au problème du
réchauffement climatique, et la qualité des politiques menées par les États
(de stricte croissance économique ou incluant un volet environnemental).
Dans le meilleur des cas, dans un «  monde homogène  », soucieux des
questions environnementales, la hausse moyenne des températures au
cours du XXIe siècle pourrait être contenue entre  1,1  oC et 2,9  oC. Dans le
pire des cas  –  réponses hétérogènes dans un monde essentiellement
préoccupé par des questions de croissance économique –, l’augmentation
serait de 1,4  oC à 6,4  oC. C’est du jamais vu sur une période si courte dans
l’histoire de la planète. Même en phase de transition glaciaire
interglaciaire, au moment de la hausse la plus rapide des températures, il
faut à la nature environ 5 000 ans pour gagner 6  oC ! À partir des archives
glaciaires, le GIEC s’adresse aux gouvernants du monde entier et tire le
signal d’alarme.
Le processus qui a conduit des carottes de glace au Protocole de Kyoto
dépasse bien entendu les évidences délivrées par les seules archives
glaciaires contenues dans le forage de 3G. Mais ce passage si rapide de la
science au droit, du local au global, en redéfinissant la place des hommes
sur Terre et caractérisant l’émergence d’une nouvelle conscience
écologique internationale, a tout de même pour origine la formidable
histoire de Vostok. Celle-ci est faite d’événements multiples allant du
retard anecdotique des représentants soviétiques à la réunion de  1955  à
Paris, au développement de techniques en glaciologie et en géochimie, en
passant par l’incomparable ingéniosité et l’acharnement des hommes à
maîtriser leurs carottiers au terme d’hivernages difficiles. Sans oublier les
relations fortes et durables tissées entre ces pionniers de la recherche
antarctique. Mais cette histoire autant scientifique qu’humaine ne s’arrête
pas avec la publication des articles de 1987. Elle va continuer de s’écrire – et
avec elle la relation entre climat et CO2 – au rythme des forages à Vostok.
Pourtant en cette fin des années 1980, la recherche glaciaire en Antarctique
n’est pas seulement à l’origine de la géopolitique du climat : elle est aussi
sujette à celle des États.
 
Pression américaine
Avec la parution des trois articles de Nature sur la carotte de Vostok, c’est
la troisième fois en trente ans que les États-Unis se font « doubler » par les
Soviétiques sur le plan scientifique. En 1957, le lancement de Spoutnik
avait été vécu aux États-Unis comme un traumatisme. Quatre ans plus
tard, en 1961, Youri Gagarine devenait le premier homme à voyager dans
l’espace7 au cours d’une mission baptisée… Vostok. Et en  1987, tout en
célébrant la recherche française – et en égratignant au passage la stratégie
des États-Unis  –  une revue américaine reconnaissait la suprématie des
Soviétiques dans les forages glaciaires de grande profondeur. Malgré le
Traité sur l’Antarctique et la «  bonne entente  » entretenue sur le sixième
continent entre les États-Unis et l’URSS, c’en était trop pour les
Américains. Or, de l’autre côté du «  rideau de fer  », sous l’impulsion de
Gorbatchev, l’heure est à la perestroïka et à la glanost  –  autrement dit la
reconstruction et la transparence  : l’URSS se doit de donner des gages de
confiance aux États-Unis. En mai  1988, lors de la première visite du
président Reagan à Moscou, Vostok est citée en exemple pour illustrer la
politique de rapprochement souhaitée par les deux grandes puissances.
Une nouvelle ère de coopération s’annonce entre les États-Unis et l’URSS.
Or, depuis le prolongement de  3G et l’inauguration de  4G en 1985-1986,
c’est entre Vostok et la France que circulent des cantines remplies de
glace  ! Et le forage de  4G-2  est des plus prometteurs  : là-bas, Kracilev
s’apprête à pulvériser le record de 3G (2 202 mètres). Pour les Français, il
est évident qu’il faut retourner à Vostok, ne serait-ce que pour détailler les
transitions glaciaires/interglaciaires. Ces épisodes sont en effet
particulièrement intéressants puisque c’est à ces moments-là que les
variations du climat, du taux de CO2, mais aussi celui des aérosols émis par
les algues océaniques ou encore les poussières des déserts sont les plus
significatives. Cela suppose d’avoir accès à de nombreux échantillons,
sélectionnés avec soin, sur des périodes relativement courtes (autour
de 13 000 ans BP pour la première transition, et de 140 000 ans BP pour la
deuxième). Mais la pression de la NSF sur les glaciologues français et
soviétiques pour donner accès à la glace de Vostok aux chercheurs
américains se fait de plus en plus pressante.
 
Pour les Français, un nouveau cycle de négociations commence avec les
États-Unis. «  Si l’on veut bénéficier du soutien de la NSF, qui est de loin
plus rapide et plus efficace que la logistique soviétique, il va falloir lâcher
quelque chose, donc collaborer, se convainc Lorius. Mais tant qu’à faire,
choisissons nos partenaires, de façon à ce que nos domaines de recherche
ne se chevauchent pas trop.  » Michael Bender, de l’Université de Rhode
Island, est pressenti. Chercheur invité en  1983-1984  au Centre des faibles
radioactivités de Gif-sur-Yvette, il travaille à la mise au point d’une
technique permettant de mesurer les isotopes de l’oxygène dans les bulles
d’air. Son domaine, c’est l’activité biogénique marine, en particulier le
phytoplancton  : en absorbant les sels minéraux et le carbone dans les
océans, ce plancton végétal produit la majeure partie de l’oxygène que
nous respirons. Si l’activité de ce plancton varie en fonction du climat, on
doit le voir dans les signatures isotopiques de l’air emprisonné dans la
glace. Brillant et chaleureux, Bender est prêt à s’investir aux côtés des
Français. Avec Eric Saltzman, chimiste de l’atmosphère à l’Université de
Miami, ils pourraient constituer une bonne équipe dont les compétences
seraient complémentaires à celles des Français et des Soviétiques. Au
début du mois de juin  1988, une première offre est présentée par les
Français à la NSF. Le processus est lancé et sans aucun doute, il finira par
aboutir : tôt ou tard, les Américains débarqueront à Vostok. En étant avec
eux, on peut certes bénéficier de leurs moyens logistiques aériens, ces
fameux Hercules C-130 qui mettent Vostok à quelques jours de n’importe
quel aéroport international, mais en contrepartie c’est la concurrence
qu’on invite. Lorius en est bien conscient, mais l’important pour lui est de
sauvegarder les intérêts des chercheurs français. Dans le domaine de la
paléoclimatologie, les carottes de glace sont la matière première
indispensable  : «  Si tu as la glace, on viendra te demander, tu es un
interlocuteur indispensable et tu peux discuter les termes de la
collaboration », assène-t-il.
 
Campagne à l’ancienne
En attendant la réponse de la NSF, il n’est cependant pas question de
reporter la mission française à Vostok. L’objectif est toujours de collecter
les nouvelles carottes de glace, en priorité celles indiquant les fameuses
transitions. Encore faut-il avoir l’aval des Soviétiques. Au cours d’une
réunion de l’AARI à Leningrad, le programme est présenté en termes
prudents par Lorius, qui ne veut pas donner l’impression de piller Vostok.
Après quelques visites à l’Institut des Mines, souvent suivies de « saunas de
travail », l’affaire est entendue : deux Français participeront à la prochaine
expédition  1988-1989, Jean-Robert Petit et Philippe Ciais, un étudiant en
thèse de Jean Jouzel. Sur place, ils retrouveront Lipenkov qui repart pour
son deuxième hivernage. Le soutien de l’Oncle Sam pour voler sur Vostok
n’étant pas encore acquis, il faudra faire avec la logistique soviétique. Une
campagne à l’ancienne en quelque sorte.
 
Au début du mois de novembre  1988, c’est pourtant un navire de
recherche flambant neuf, l’Akademik Fedorov, qui fait escale au Havre. Avec
sa coque renforcée peinte en rouge, son « château » blanc haut comme un
immeuble de six étages et ses puissantes machines de  22  000  CV qui lui
permettent de se frayer un chemin dans une glace de mer de plus d’un
mètre d’épaisseur, le bâtiment en impose. Sur les quais du Havre, c’est
l’explorateur Jean-Louis Étienne et ses compagnons qui créent
l’événement. Ils embarquent pour préparer Transantarctica, une expédition
qui les conduira dans quelques mois à traverser le continent dans sa plus
grande longueur  –  6  300  km  –  en traîneaux à chiens. Cette opération
médiatique s’inscrit dans la perspective d’un renforcement du Traité sur
l’Antarctique de 1959 tout en ayant vocation à sensibiliser le grand public.
Les membres de l’expédition et leur matériel une fois embarqués, le navire
fait route vers Montevideo en Uruguay où, début décembre, il prend à son
bord Jean-Robert Petit et Philippe Ciais. La première partie du voyage sera
des plus agréables. Quand Ciais ne potasse pas son russe, les deux Français
partent dans de longues discussions avec leurs compagnons de chambrée
où chacun refait le monde au cours de célébrations bien arrosées de vodka,
en regardant la Croix du Sud monter lentement dans le ciel.
 
Contre toute attente, la traversée du passage de Drake se fait sans
encombre. Ce passage de  650  km borné au Nord par le Cap Horn, à
l’extrémité de l’Amérique du Sud, et au Sud par la Péninsule Antarctique,
est pourtant l’une des pires zones de navigation au monde, au cœur des
Cinquantièmes hurlants. Pourtant, cette fois-ci, l’océan se fait pacifique. Et
l’Akademik Fedorov, long bateau conçu pour compenser le roulis, trace sa
route sans encombre : une véritable croisière ! Lors de l’escale sur l’île du
Roi George, où sont concentrées dans un mouchoir de poche plus d’une
dizaine de bases argentine, chilienne, russes, polonaise ou encore chinoise,
Jean-Robert Petit tombe sur son collègue glaciologue chinois, Qin Dahe,
chef de base à la station de « Great Wall », la Grande muraille. Une fête est
improvisée où c’est l’alcool de riz qui, cette fois, coule à flots. Les
retrouvailles sont chaleureuses et Ciais en profite pour pratiquer son
chinois  –  «  Mais il parle toutes les langues, le gamin  !  », s’exclame Petit.
Dahe confie tout le plaisir qu’il a eu à diriger la station tout en
accomplissant le programme scientifique qu’il avait d’ailleurs élaboré avec
Petit. Mais il reconnaît aussi qu’il a hâte de retourner au pays, revoir les
siens. À peine a-t-il terminé sa phrase, que l’opérateur radio court vers lui
pour lui annoncer un appel de sa hiérarchie de Beijing  : il a été nommé
pour être le participant chinois à l’expédition internationale
Transantarctica ! Un honneur qui ne peut se refuser et qui vaut à Dahe une
bordée d’applaudissements et de félicitations de toute la base. Jean-Robert
Petit ne perd pas le nord et en profite pour le convaincre, sans difficulté
d’ailleurs, de collecter des échantillons de neige tout au long des 6 300 km
de route entre la Péninsule Antarctique et Mirny, pour les mesures
isotopiques. La collecte qui sera ainsi faite sera de qualité  : elle reste, en
2013, encore inégalée. Après l’île du Roi George, direction le continent
blanc. Avant de ravitailler la station Druzhnaya, le bateau fait escale à
Molodezhnaya, plaque tournante des expéditions soviétiques avec son
réseau de communications entre les bases russes et Moscou, son aéroport
avec des vols directs sur le Mozambique, voire la Russie pour quelques
privilégiés. À la base, un hivernant arbore un écusson aux couleurs de
l’Estonie  : le Soviet suprême estonien vient en effet d’évoquer la
« souveraineté » de son pays ! Les choses sont manifestement en train de
bouger de l’autre côté du Rideau de fer.
 
L’Akademik Fedorov arrive à Mirny, le  17  janvier  1989, après 50  jours de
traversée. Quatre ans après sa première mission, Jean-Robert Petit
s’apprête à retrouver Vostok. Son acheminement au Pôle du froid est prévu
le 22 janvier, celui de Ciais un jour plus tard. Tout s’est bien passé jusqu’ici,
mais lorsque le 22 janvier, Petit observe l’avion qui se positionne en bout
de piste, il se dit que le voyage peut encore lui réserver des surprises : c’est
un Ilyushin-14  qu’il doit emprunter. Or on ne compte plus les accidents
avec ces énormes bimoteurs à pistons, construits au milieu des
années  1950, qui ont acquis une sérieuse réputation de cercueils volants.
D’ailleurs, au cimetière situé à quelques encablures de la base de
Molodezhnaya, presque toutes les tombes sont organisées par quatre : les
deux pilotes, le mécanicien et le navigateur. Bref, le voyage promet d’être
encore long. Ou court, c’est selon. Lesté d’un énorme réservoir de
carburant lui donnant une autonomie de 3 000 kilomètres – l’aller-retour
sur Vostok –, l’avion n’a rien de rassurant. Prêt pour le décollage  ? C’est
parti ! À Mirny, le « tarmac » ne fait que 3 000 mètres. Vu les conditions, il
paraît impossible de décoller sur une distance aussi courte. Les moteurs
rugissent, à mi-parcours la vitesse atteint à peine 150 km/h : « Ils vont se
planter… », marmonne Ciais qui assiste au décollage. En limite de piste, le
pilote donne un ultime coup de gaz et, miracle, l’appareil s’élève enfin dans
les airs. Et d’un  ! Le lendemain, l’Ilyushin prévu pour emmener Ciais
prendra feu au moment du remplissage des réservoirs. Bilan, deux morts.
Les vols sur Vostok seront suspendus pour enquête, et Ciais n’arrivera à
Vostok que le 10 février. Sain et sauf8.
 
Sur place, Jean-Robert Petit a retrouvé Lipenkov. Quelques semaines
plus tôt, les foreurs de  4G-2  ont atteint  2  413  mètres  : le record de
profondeur de 3G-1, établi en 1985, a été battu de 200 mètres ! Et que dire
de l’âge que les carottes extraites peuvent présenter, peut-
être 200 000 ou 250 000 ans BP, voire plus ! La fièvre de la glace gagne les
glaciologues. Ils ne se font pas prier pour se mettre au travail, sauf que
dans l’atelier de fortune monté près de la cave de stockage et censé être à
l’abri, les conditions sont précaires. Quand le vent s’invite, glisser les
cylindres de glace dans les gaines plastiques, sceller ces dernières et les
numéroter – sans gants, bien sûr – devient un vrai supplice. À la fin de la
saison, Ciais résumera la glaciologie au fait de « mettre un machin dans un
autre machin » ! Mais une fois de plus, l’enjeu motive les glaciologues : il
leur faut retrouver les cylindres de glace correspondant aux transitions
climatiques, cet intervalle de temps de 5 000 à 7 000 ans durant lequel le
climat passe d’un état glaciaire froid à un état interglaciaire chaud. Leur
étude devrait permettre d’envisager les scenarii climatiques. Ils savent
quelles sont les portions stratégiques  : entre  280  et  500  mètres pour la
première transition (13 000 ans BP) et entre 1 800 et 2 000 mètres pour la
seconde (140  000  ans BP). Sous prétexte d’un inventaire, Petit et Ciais
obtiennent de Lipenkov de déplacer puis ranger à nouveau toutes les
carottes dans la cave. Finalement, la plupart des carottes disparaissent des
étagères et sont conditionnées dans les cantines. En découvrant ses
étagères à moitié vides, Lipenkov s’écrira  : «  C’est bien, vous avez tout
nettoyé ! Mais vous avez fait quoi exactement ? ». Silence pudique des deux
Français pour un péché véniel au nom de la science  : la glace sera
acheminée par la traverse de Vostok jusqu’à Mirny, où elle prendra le
bateau pour l’Europe, Bremerhaven en Allemagne, puis la France par
camion frigorifique jusque dans les laboratoires de Grenoble et de Saclay.
 
À la fin du mois de février  1989, la nouvelle équipe arrive de Mirny et
avec elle, Nicolay « Kola » Vassiliev, le chef foreur qui prétend atteindre le
socle rocheux durant le prochain hivernage. «  Sans problème, sans
problème  », annonce-t-il fièrement, en posant à côté d’un nouveau
carottier électromécanique dont il connaît les cotes et les plans par cœur.
Kola, c’est une tête  –  d’où son autre surnom, «  Galova  »  –  et ce carottier,
c’est son bébé : il l’a conçu et fabriqué de toutes pièces. Après l’avoir testé
avec succès l’année précédente en Terre du Nord, un archipel sibérien dans
l’océan Arctique, il a hâte de l’utiliser à Vostok. Son seul problème, déclare-
t-il, c’est que près du socle rocheux il peut y avoir de l’eau, ce qui est un
risque pour son carottier : il ne croit pas si bien dire… Mais l’arrivée de Kola
sonne l’heure du départ pour Petit et Ciais. Rentrés par avion à Mirny, ils
font de nouveau halte à Molodezhnaya où ils peuvent entrer en contact
téléphonique avec la France, un privilège que leur accorde, en toute
discrétion, l’opérateur radio. De là, ils prennent un avion pour Maputo au
Mozambique, qu’un traité d’amitié lie encore à l’Union Soviétique. Averti
par Claude Lorius, l’ambassadeur de France accueille les deux Français à
l’aéroport, muni de billets d’avions pour la France. Ce retour rapide et
facilité par les autorités françaises sera un vrai réconfort après une
campagne longue de plus de trois mois, physiquement et
psychologiquement éprouvante, notamment avec le stress occasionné par
l’accident d’Ilyushin. Certes, une fois de plus, la collaboration franco-
soviétique s’est révélée efficace, mais la saison prochaine s’annonce des
plus excitantes puisqu’elle se fera avec l’aide américaine dont les moyens
logistiques sont autrement plus rassurants  : l’offre de collaboration vient
en effet d’être approuvée par la NSF.
 
Mariage de raison entre la France et les États-Unis : la dot de Vostok
Le programme de collaboration, qui s’étalera sur cinq ans, prévoit
d’envoyer tous les étés une équipe de chercheurs français et américains à
Vostok. Maintenant que la coopération franco-américaine est enclenchée,
il n’y a pas de temps à perdre. La première campagne commencera dès la
prochaine saison, en novembre 1989, avec une équipe composée de Michael
Bender, Todd Sowers – un étudiant de Bender – et Robert Dalluge pour les
Américains tandis que Jean-Robert Petit, Dominique Raynaud et Laurent
Augustin représentent les Français. Le groupe se forme à Christchurch, en
Nouvelle-Zélande, le 18 novembre, mais depuis à peine dix jours, le monde
n’est plus tout à fait le même  : le  9  novembre  1989, le mur de Berlin est
tombé ! Vingt-huit ans après l’édification de ce Rideau de fer qui symbolisa
à lui seul les années de Guerre froide, les cartes de la géopolitique
mondiale sont rebattues : une révolution est en marche dans l’hémisphère
nord, dont les effets pourraient bien se faire ressentir jusqu’en
Antarctique. Car si le continent blanc a été durant cette période une sorte
de « terrain neutre » où les ambitions politiques et militaires étaient mises
de côté au profit de la coopération scientifique, il n’était pas pour autant
déconnecté du reste de la planète dont la vie était calquée sur la bipolarité
Est-Ouest. Les rivalités et les a priori étaient là, sous-jacents, comme l’eau
sous la glace…
Dans l’équipe, l’ambiance est un peu tendue, les chercheurs américains
sont un peu anxieux à l’idée de ce qui les attend à Vostok. Pour l’heure, il
faut se rendre à McMurdo, mais la météo ne paraît pas vouloir faciliter la
tâche aux pilotes. Après quatre tentatives avortées, un C-130 de la NSF se
pose enfin sur l’aéroport de Williams Field sur l’île de Ross. Le mois de
novembre touche à sa fin. À cette période de l’année, le soleil ne se couche
jamais, la température avoisine les zéros degrés : autant dire qu’il fait bon !
Mais il faut songer à la future campagne. Un premier vol pour Vostok est
programmé le  2  décembre. D’ici là, le groupe des six doit se procurer un
abri pour éviter que se reproduise la mésaventure de Petit et Ciais,
menacés par l’onglée à force de manipuler les carottes de glace sous les
assauts du vent. Le départ approche. Raynaud et Sowers resteront encore
quelques jours à McMurdo pour s’assurer de l’envoi de tout le matériel.
Une saison tripartite inédite va bientôt commencer à Vostok : l’avion part
avec à son bord la première équipe franco-américaine qui partagera le pain
et le sel avec les Soviétiques.
 
L’accueil est extraordinaire. Alexandre Shermetiev, le chef de la base,
entraîne immédiatement l’équipe dans le réfectoire pour un premier verre
qui, bien sûr, doit sceller à jamais l’amitié entre les peuples. Les hivernants
sont en pleine forme, jeunes et actifs. Jean-Robert Petit retrouve son
collègue Lipenkov, puis Vassiliev et toute l’équipe de forage. Au Pôle du
froid, les tensions géopolitiques paraissent bien lointaines et laissent
plutôt la place à des discussions sur le champagne de Crimée, les fêtes à
venir et d’improbables orchestres improvisés à partir d’un accordéon crevé
branché sur un aspirateur ! Le météorologue Andreï Muller, passionné de
chansons, a d’ailleurs fondé un petit groupe, « La Croix du Sud », dont les
compositions sont des parodies hilarantes de la vie à Vostok et de ces
«  pauvres polaires isolés de tout  ». Autant de chefs-d’œuvre que la
compagnie découvrira au moment de la célébration du Nouvel An. Mais
avant, le jour de Noël, les étrangers sont accueillis dans un petit igloo pour
déguster les meilleurs alcools de la base à la lueur de chandelles.
 
Côté forage, Vassiliev a repris le travail dans  4G-2, à partir
des  2  413  mètres atteints l’année précédente. Kola l’«  adventuriste  »,
comme le surnommait Narcisse Barkov, pensait gagner1  200  mètres en
une saison grâce à son carottier électromécanique passe-muraille. Une
gageure, mais rien ne paraissait pouvoir se dresser entre lui et le socle
rocheux. Malheureusement, un an plus tard, le pauvre Kola a gagné à peine
plus de 120 mètres : le carottier est coincé à 2 546 mètres ! C’est un nouveau
record, certes, mais aussi une source de consternation. Depuis deux mois,
les Russes tirent sur le câble en espérant débloquer l’appareil ou faire céder
l’attache pour pratiquer une nouvelle déviation. Mais il n’y a rien à faire, le
carottier ne bouge pas d’un pouce. La visite de l’abri de forage avec les
Américains ressemble à une veillée funéraire : la dot aurait-elle perdu toute
valeur ? Dans la cabane entièrement dédiée à l’activité de forage, le silence
de la génératrice glace le sang. Sur le treuil, le câble porte les stigmates de
terribles acharnements. Ils sont le fait d’un système de double cric avec de
puissantes mâchoires, conçu pour libérer le carottier en démultipliant
l’effort de traction. Finalement, à force de tirer, le câble se rompra et le brin
dégringolera au fond du trou. En fin de saison, Kola devra se rendre à
l’évidence  : 4G-2  est hors d’usage et son carottier fétiche définitivement
perdu. L’équipe suivante déplacera le complexe d’une trentaine de mètres.
Il faudra alors tout recommencer et se remettre à creuser à partir de la
surface, avec un bon vieux carottier thermique  : 5  G est d’ores et déjà
annoncé.
 
Français et Américains profitent tout de même des 120 derniers mètres
forés par 4G-2 pour effectuer les échantillonnages prévus. La tente arrivée
de McMurdo avec Sowers et Raynaud sert donc d’atelier de découpe
confortable et à l’abri du vent. En rangeant les carottes remontées, Sowers
constate que des séries entières ont disparu, notamment autour des  500
mètres et 2 000 mètres de profondeur qui correspondent très exactement
aux transitions climatiques… Les deux Français sont bien forcés de
reconnaître qu’elles sont déjà à Grenoble et que, grands seigneurs, ils sont
bien entendu disposés à donner aux Américains l’accès à des échantillons.
Chacun se convainc que c’est de bonne guerre  : les Américains auraient
sans doute fait la même chose et puis, ils n’ont pas eu à endurer les
conditions rudimentaires de Petit et Ciais la saison dernière  ! Cette
fraternité scellée en même temps qu’un pacte du silence, Français et
Américains quittent la station le 15 janvier 1990 pour McMurdo à bord d’un
C-130  chargé des cantines remplies de glace. Cette première saison
tripartite se termine et, avec elle, l’épreuve de Bender qui a souffert de
l’austérité du lieu, mais surtout d’un mal de dents tellement tenace qu’il
faillit demander une évacuation médicale. Il tint bon cependant, mais une
telle mésaventure rappelle combien, au Pôle du froid, le moindre pépin
physique peut virer au cauchemar. La nouvelle équipe de la  35e EAS qui
prend le relais aura pour mission de déplacer la tour de forage afin
d’attaquer 5 G à partir de la surface.
À la fin de la campagne d’été  1990  –  durant laquelle seulement un
Français et un Américain, Laurent Augustin et John Kiddon, seront
dépêchés sur place  –  5  G atteindra  1  280 mètres. Pendant ce temps, en
France, les 2 546 mètres de 4G-2 permettent de remonter à la précédente
ère glaciaire, 230 000 ans plus tôt, soit 70 000 de plus que la carotte de 3G
qui servit de base aux analyses contenues dans les articles de  1987. Les
archives du climat s’enrichissent encore un peu plus.
 
L’Union Soviétique décatie, Vostok en sursis
Pour la saison 1991-1992, Jean-Robert Petit, Jean-Marc Barnola et Claude
Rado feront équipe avec Todd Sowers, Wilson Bruce  –  un étudiant
d’origine néo-zélandaise travaillant aux États-Unis  –  et Claire Germain  –
  une étudiante française, mais en post-doctorat à l’Université de Miami.
L’efficacité de la NSF pour acheminer les missions scientifiques n’est plus
à démontrer et c’est un chemin désormais bien connu qui s’égrène  :
Christchurch, McMurdo et puis Vostok, où tout le monde est réuni
le 23 novembre 1991. Dans le réfectoire, une chapka en fourrure de sanglier
trône sur la table… Vladimir Stipanov est bel et bien le chef de la base.
Lipenkov aussi est là, avec Kracilev et Shaskin  : on se croirait revenu
en 1985 !
Cette campagne d’été s’annonce sous les meilleurs auspices et
commence par l’installation d’un laboratoire fixe près de 5  G, avec scie,
soudeuse, banc de conductivité, table d’échantillonnage et autre « caisson
thermostaté  ». On pourra enfin traiter dans de bonnes conditions des
centaines de mètres de glace. Au niveau du forage, le carottier thermique
dit « Tb3 » que les Russes utilisent depuis la saison précédente fonctionne à
la perfection. Une fois les derniers réglages électroniques effectués, c’est
un véritable métronome : toutes les quatre heures, il remonte des cylindres
de  13  centimètres de diamètre et de  3  mètres de long qui rappellent les
grandes orgues de Notre-Dame. La phase de forage proprement dite, qui
dure trente minutes, se fait presque automatiquement. Le carottier une
fois lancé, le foreur peut quitter le pupitre de commande pour boire un
café ou fumer une cigarette sur le divan dans l’abri de forage. Une marque
à la craie sur le câble en train de se dérouler lui indique l’avancement du
carottier par rapport à une règle graduée. L’appareil s’enfonce centimètre
par centimètre, et quand il a atteint 3 mètres dans la glace, le foreur stoppe
la descente sans couper complètement le chauffage, ce qui permet de
réduire le diamètre de sa nouvelle prise pour en faciliter l’extraction. La
remontée offre une bonne heure de répit. Enfin, le carottier émerge des
profondeurs de la calotte glaciaire et il ne reste plus qu’à faire glisser le
cylindre de glace hors de sa gangue de métal. C’est alors le même rituel qui,
depuis des décennies maintenant et à quelques détails près, ponctue les
remontées de carottes : deux hommes se saisissent du cylindre opalescent
qu’ils transfèrent d’un seul tenant, par des portes étroites et des corridors
anguleux, dans la cave de stockage ; là, il sera découpé par le glaciologue de
service  –  en l’occurrence Lipenkov  –  en sections d’un mètre, et chaque
morceau étiqueté puis emballé dans un sac en plastique. La tâche est bien
réglée, Kracilev fait des merveilles, tout le monde se réjouit. La veille de
Noël  1991, une séance de photos est organisée devant l’abri de forage.
L’équipe tripartite au grand complet pose avec trois énormes carottes
symbolisant les trois nations dont les drapeaux flottent à l’arrière-plan  :
5 G a dépassé le chiffre symbolique des 2 500 mètres. Un nouveau record va
bientôt tomber, c’est sûr  ! Personne n’aurait imaginé meilleure façon de
terminer l’année. Et pourtant, les membres russes de cette  36e EAS n’ont
pas vraiment le cœur à la fête  : depuis quelques semaines, leur pays,
l’URSS, n’existe plus.
 
Depuis la chute du mur de Berlin, l’Histoire a connu une incroyable
accélération, emportant dans son sillage tout l’Empire soviétique. En 1990,
alors que Gorbatchev était auréolé du prix Nobel de la Paix pour ses efforts
dans la politique de détente vis-à-vis des États-Unis, sa position à
l’intérieur de son propre pays s’était fragilisée. Boris Eltsine profita de la
situation pour devenir le nouvel homme fort à la faveur d’un putsch
organisé en août  1991  par des membres du gouvernement hostiles aux
réformes. Gorbatchev affaibli, les Républiques soviétiques proclamaient
une à une leur indépendance. Courant novembre, le nouveau président de
la Russie, Boris Eltsine, publiait un décret interdisant les activités du Parti
communiste d’Union soviétique sur son territoire. Quelques semaines plus
tard, le  8  décembre, l’URSS était dissoute, remplacée par une éphémère
Communauté des États indépendants (CEI) qui laissera bientôt la place à
la Fédération de Russie dirigée par Eltsine. Gorbatchev, lui, a été contraint
à la démission le  25  décembre. À Vostok, c’est la consternation. Chacun
s’interroge sur l’avenir du pays, le sort des ex-Républiques soviétiques de la
Biélorussie à l’Ukraine, la situation de sa famille restée à Leningrad,
Moscou ou Minsk, mais aussi sur le devenir des institutions qui l’emploie.
Bientôt la libéralisation des prix va entraîner une inflation sans précédent :
200 % en janvier, 2 600 % pour la seule année 1992 ; la monnaie nationale
dégringolera de près de la moitié de sa valeur, passant de 220 à 420 roubles
pour  1  $ US. Tout le monde, du glaciologue au foreur, en passant par les
conducteurs, s’inquiète pour son emploi, son salaire, les siens. L’avenir
paraît de plus en plus incertain.
 
Et parce qu’un malheur ne vient jamais seul, le 26 décembre, le carottier
de  5  G s’est immobilisé en pleine remontée, à  2  280 mètres  ! Les foreurs
n’étaient même pas en train de percer, mais de rembobiner le câble, tout
simplement. L’électronique, souvent incriminée dans ce genre de
situation, est donc hors de cause. Le trou était lisse, puisqu’aucune
déviation n’y avait encore jamais été pratiquée  : les parois étaient donc
intactes. Tout marchait à merveille et nul ne comprend ce qui a pu se
produire, mais ce qui est sûr c’est qu’il faut intervenir rapidement. Une
première série de tractions ne parvient pas à débloquer l’appareil. On
augmente peu à peu la tension, mais rien n’y fait et soudain, l’attache du
câble au carottier se rompt ! L’épreuve est cruelle. L’équipe russe – elle n’est
plus du tout « soviétique » maintenant – espérait tant battre un nouveau
record, et se raccrocher ainsi à quelque chose de tangible, un métier, une
passion au milieu du maelström politique et économique qui avait
emporté l’URSS. Mais les foreurs doivent à nouveau se résigner. 5  G est
mort avant d’avoir connu son heure de gloire.
 
Le  31  décembre  1991, à l’entrée du réfectoire, Stipanov hisse très
officiellement le drapeau de la nouvelle Fédération de Russie, qu’il a dû
coudre en catimini. Mais personne n’a le cœur à ramener l’étendard
soviétique qui flotte encore au sommet de 5 g. Le vent finira par l’effilocher
complètement pour ne laisser que sa hampe. Les foreurs sont inquiets à
l’idée de leur retour au pays où le coût de la vie devient chaque jour un peu
plus prohibitif. Au terme de négociations difficiles, ils obtiendront une
augmentation de salaire de 30 %, mais certains parlent déjà de chercher un
nouveau travail. C’est le cœur gros pour ses collègues que l’équipe
internationale retourne à McMurdo à la mi-janvier, en C-130. Privés de
leurs IL-14, désormais interdits de vol depuis un nouvel accident en 1990,
les Russes obtiennent l’aide de la NSF pour assurer la relève du personnel.
Une nouvelle ère commence à Vostok  : la  36e EAS était la dernière de
l’époque soviétique maintenant révolue. La  37e Expédition, devenue
«  Expédition antarctique russe  » (EAR), prévoit déjà de tenter une
déviation dans  5  G et, surtout, de comprendre pourquoi le Tb3  a coincé.
L’investissement de ces hommes dans leur travail est total, à la mesure de
la multitude d’interrogations qu’entraîne l’effondrement du système
politique de leur pays. Dans l’effervescence de ces derniers mois, ils n’ont
sans doute prêté qu’une fugitive attention à la signature du Protocole de
Madrid, le 4 octobre dernier. Même s’il n’entrera en vigueur qu’en 1998, cet
acte additionnel au Traité sur l’Antarctique confirme la place d’exception
accordée à la science sur le continent blanc. En introduisant la notion de
« réserve naturelle », il impose aussi aux différents intervenants un strict
respect de l’environnement dans ce cadre unique. Surtout, il a réussi à
imposer un moratoire d’au moins 50 ans à toute tentative d’exploration et
d’exploitation des ressources minérales, notamment des hydrocarbures,
pétrole, charbon et gaz. L’adoption de ce texte n’est pas sans lien avec la
formidable mobilisation de l’expédition Transantarctica qui, en traversant
le continent de part en part en 219 jours, avait attiré l’attention du monde
entier sur l’Antarctique. Jean-Louis Étienne et ses cinq compagnons – dont
un Russe, Viktor Boyarsky, et un Chinois, Qin Dahe, bien sûr  !  –  avaient
atteint Mirny le 3 mars 1990, après une escale à Vostok : chaque membre de
l’équipe avait alors apposé sa signature sur le plafond de l’abri du
défunt  3G. Cette mobilisation autour de l’Antarctique, qui ne se départit
jamais d’une attention particulière à la base du bout du monde, représente
sans doute un baume apaisant pour les Russes, en même temps qu’un
espoir au milieu de la tourmente. Car entre la situation en Russie et l’arrêt
de  5  G coincé, l’incertitude est sans doute le maître mot en cette fin
d’année 1991. Mais Vostok a plus d’un tour dans son sac !
 
Il faut sauver la « base du bout du monde » !
Certes, l’effondrement de l’URSS, la logistique aléatoire, voire
dangereuse, et les difficultés techniques rencontrées à Vostok ont pour le
moins refroidi l’enthousiasme des Français et des Américains. Mais il ne
peut être question d’abandonner cette base mythique qui, de surcroît,
recèle encore des potentialités extraordinaires. À vrai dire, Européens et
Américains ont déjà  –  et bien avant l’annus horribilis que fût  1991  –
  développé leurs propres forages. Depuis  1987, les États-Unis ont bien
compris que l’accès aux carottes était la priorité en matière de recherche
en glaciologie, une évidence que Claude Lorius résume dans une formule
qu’il répète à l’envi  : «  Si tu es maître du carottier, tu es maître des
carottes » ! En d’autres termes, il fallait creuser de son côté, ailleurs, et ne
pas dépendre des EAS pour remonter l’histoire du climat. C’est ainsi que
les projets de forages jumeaux Greenland Ice Core Projet (GRIP) et Greenland
Ice Sheet Project (GISP), développés, le premier par les Européens, le second
par les États-Unis, ont vu le jour en 1989 au Groenland, dans la région de
Summit, une base américaine située au sommet de la calotte glaciaire,
à 3 200 mètres d’altitude.
Ces projets avaient été lancés en parallèle avec les négociations menées
par la France avec la NSF et les EAS pour mettre sur pied une équipe
internationale à Vostok. De fait, les forages de GRIP et de GISP sont
appelés à dépasser les 3 000 mètres de profondeur, puisqu’ils atteindront
même le socle rocheux, en 1992 et 1993. La France disposera donc bientôt
avec les Européens, grâce à GRIP, d’un enregistrement climatique de
l’hémisphère nord remontant sans doute à  110  000  ans BP, même s’il
couvrira «  seulement  » une partie du dernier cycle climatique. Mais en
contrepartie, l’enregistrement sera incomparablement détaillé car la
carotte sera étudiée en continu, millimètre par millimètre grâce aux
techniques d’analyse mises au point par les Européens. Pourtant au seuil
de 1992, outre le fait que les chercheurs français ont noué des relations très
fortes avec les équipes russes et développé un attachement presque
atavique à Vostok, ses 3 700 mètres de carottes potentielles continuent de
justifier le maintien d’un programme de recherche conjoint entre la
France, la Russie et les États-Unis. Les 2 083 mètres de 3G avaient permis
d’étudier  160  000  ans d’archives, les  2  546  mètres de  4G-2  avaient
exhumé  230  000  ans de données climatiques  : avec  3  700  mètres, on
pourrait gagner encore 150 000 ans, et espérer, pourquoi pas, reconstituer
quatre cycles climatiques complets  ! Malgré les difficultés politiques et
économiques qui ne manqueront pas, le jeu en vaut la chandelle. Et
l’amitié n’a pas de prix.
 
L’effervescence autour de la Conférence de Rio, qui s’est tenue en
juin  1992, est propice à un plaidoyer en faveur de la base du bout du
monde. Les États, en évoquant les progrès accomplis par la science et la
nécessaire révolution des mentalités sur les questions environnementales,
ont reconnu implicitement leur dette à l’égard de Vostok. Devenue soudain
une référence pour les Nations unies, la station polaire la plus médiatisée
des années 1980 ne peut plus disparaître aussi facilement. Et pourtant, il y
a peu encore, le puissant recteur de l’Institut des Mines de Saint-
Pétersbourg, Nicolaï Proskuriakov, voyait lui-même d’un mauvais œil les
forages glaciaires, considérant qu’ils n’offraient aucune perspective
économique, à la différence du pétrole, du charbon et du gaz. De fait, de
telles ambitions sont balayées par le Protocole de Madrid d’octobre 1991 qui
interdit toute exploitation des hydrocarbures. Malgré tout, Proskuriakov
n’en respecte pas moins le travail de « ses » foreurs au Pôle du froid. Ces
dernières années, même si les glaciologues de l’AARI avaient souvent les
faveurs de la gloire pour leurs publications, les ingénieurs de l’Institut des
Mines ont poussé leur art à un degré de perfection jamais atteint dans
l’histoire des forages profonds. Et ce, malgré la dernière avarie de  5  G.
Alors Proskuriakov, sensible à la publicité dont bénéficie de nouveau
Vostok en cette année 1992, décide de redonner sa chance à la glace. Reste
tout de même à envisager la question du financement, car si les foreurs
sont décidés à retourner en Antarctique, leurs salaires ne leur permettent
plus de vivre en Russie et les fonds manquent à l’Institut des Mines pour
continuer le travail au Pôle du froid.
 
C’est alors que le réseau des « polaires » français se mobilise. La région
Rhône-Alpes  –  à travers l’Université Joseph Fourier de Grenoble  –  délivre
des bourses de quelques mois pour le séjour des ingénieurs et des
techniciens russes. Et c’est ainsi que Vassiliev et Kracilev peuvent être
accueillis au LGGE pour y préparer le matériel nécessaire à la réactivation
de 5 G. De leur côté, Jean Jouzel et Dominique Raynaud – lauréats du prix
Philip Morris 1992, reçu en reconnaissance de leur contribution aux études
paléoclimatologiques – reversent une partie de leur dotation pour payer les
foreurs. Les billets de banque seront alors soigneusement repassés, pliés et
glissés dans une ceinture pour traverser les frontières, en attendant d’être
remis discrètement à leurs destinataires sur le site  ! Et enfin l’Institut
français pour la recherche et les technologies polaires  –  le futur Institut
polaire français Paul-Émile Victor  –, justement créé en janvier  1992,
prendra en charge le financement du matériel et les voyages des Russes
entre Saint-Pétersbourg et Christchurch. La suite du voyage sur McMurdo
et Vostok sera assurée par la NSF.
 
Au Laboratoire de Glaciologie et Géophysique de l’Environnement de
Grenoble, on peut désormais préparer la future campagne. Les techniciens
de l’atelier répondent avec enthousiasme et, fin  1992, tout est prêt pour
reprendre les opérations autour de  5  G. Jean-Philippe Balestrieri, un
électrotechnicien nouvellement arrivé, remplace Claude Rado, souffrant,
pour accompagner Jean-Robert Petit. Côté Américain, c’est Connie
Wallenmayer, étudiante allemande à l’Université de Californie qui sera du
voyage. Au mois de novembre  1992, la petite équipe internationale
débarque à Vostok où tout le monde se pose la même question : « Pourquoi
le carottier est-il resté coincé  ?  » Au réfectoire, les explications vont bon
train. On invoque les propriétés particulières de certaines couches de glace
pouvant se déformer rapidement à cause des cendres volcaniques
observées dans les carottes. La dynamique de la calotte glaciaire fait aussi
l’objet d’interrogations tourmentées : en fonction de la profondeur, la glace
ne s’écoulerait pas dans le même sens. Mais personne  –  ou presque  –  ne
songe aux conclusions d’un certain Blinov, un géophysicien qui fit paraître
en  1987  dans la revue Antarktika un article portant sur la fermeture des
trous de glace. Il y explique comment, sous la pression, les parois se
déforment et tendent à refermer le trou d’autant plus vite que celui-ci est
profond. Pour compenser cette pression de la glace et maintenir le trou, on
le remplit d’un fluide qui ne gèle pas et dont la densité est proche de celle
de la glace. Pourtant, à Vostok, on connaît ce phénomène puisqu’on utilise
généralement un mélange de kérosène et de fréon – le CFC-11, un liquide
chloré et fluoré très stable et non toxique, dérivé du méthane utilisé à
l’époque dans les réfrigérateurs. Or depuis la mort de  4G-2, le fréon a
mauvaise réputation au Pôle du froid, car cet excellent détergent qui
nettoie tout, câble comme carottier, conduit à la formation d’une boue très
fine qui tombe au fond du trou. Cela ralentit le forage, voire bouche les
pompes des carottiers et peut mener à l’avarie fatale. Le nouveau carottier
de Kracilev permettait une avance deux fois plus rapide, mais on avait
négligé de modifier en conséquence la fréquence de remplissage du trou
tandis qu’on utilisait un liquide à la densité insuffisante. Arrivé
à  2  500  mètres, la densité du fluide de forage et le niveau de la colonne
étaient largement insuffisants pour compenser la pression de la glace, ce
qui entraîna la déformation de  5  G et le blocage du carottier lorsqu’on
tenta de le remonter. L’origine de l’incident enfin trouvée, le carottier est
néanmoins toujours bloqué : il faut procéder à une déviation.
 
Elle est menée de main de maître par les hommes de la 37e EAR. Après
avoir posé un bouchon de glace artificielle sur le carottier abandonné,
Moïsseïev et Shaskin réussissent à forer en biais à partir de 2 232 mètres.
Fin 1992, le trou atteint 2 280 mètres. 5G-1 est né. Il n’y a plus qu’à creuser
tout droit. Mais il faut désormais trouver un fluide de forage suffisamment
dense pour remplir ce trou. Or ce n’est pas chose aisée puisque la
Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques,
issue du Sommet de Rio, a clairement banni l’utilisation des fréons,
responsables de la destruction de l’ozone stratosphérique au-dessus de
l’Antarctique, créant le fameux « trou d’ozone ». Certes la quantité utilisée
pour le forage paraît négligeable devant les émissions globales, mais ce
serait un comble que ceux qui ont contribué à identifier l’impact des gaz à
effet de serre en ajoutent un autre à l’endroit même où la couche d’ozone
est déjà malade ! Il faudra donc se rabattre sur un produit de substitution,
le CFC  141B, excessivement coûteux et dont l’emploi est soumis à
autorisation en tant que « substance chimique classée », d’après le Traité
sur l’Antarctique. Puisque les Russes n’ont pas les moyens de s’offrir un tel
produit, c’est l’Institut français pour la recherche et les technologies
polaires qui paiera. Et les avions de la NSF seront mis à contribution pour
transporter le CFC 141B jusqu’à Vostok. Les grandes manœuvres vont donc
pouvoir reprendre, sauf que les Français ont une nouvelle idée…
 
Jean-Robert Petit et ses acolytes parlent en effet d’installer dans la partie
haute de 5G-1 un « casing », un cuvelage permettant de rehausser la hauteur
du fluide de forage vers  -  40 mètres. Sans cette installation en effet, le
niveau de fluide s’arrêterait à - 120 mètres, à la fin de la partie poreuse du
glacier, au risque de se disperser dans cette glace moins compacte. Mais ce
tubage s’opère en général en même temps qu’on attaque le trou, pas quand
celui-ci mesure déjà plus de  2  000  mètres de profondeur et que la
manœuvre risque de le reboucher en faisant tomber de la neige à
l’intérieur ! Les Français estiment que c’est pourtant un risque à prendre
pour continuer  5G-1. S’inspirant du projet GRIP, ils commandent en
Australie vingt tubes en fibre de verre, longs de six mètres et servant pour
les canalisations, sans vraiment attendre l’aval des Russes. Parmi les
foreurs, seul Vassiliev a déjà travaillé sur un puits équipé d’un casing.
C’était en Terre du Nord russe, le casing était en métal et l’expérience s’était
révélée décevante puisque lors des manœuvres, les chocs avec le carottier
détérioraient ce dernier. S’il rechigne, Kola comprend la nécessité d’un tel
appareillage –  qui serait là en fibre de verre  –  dont sont équipés tous les
puits au Groenland et en Antarctique, à l’exception de Vostok. «  Il faut
discuter  », grommelle-t-il pour retarder l’échéance, d’autant que le
diamètre des tubes devant servir au casing est de  24  centimètres, ce qui
signifie qu’il va falloir agrandir toute la partie supérieure de  5G-1  d’au
moins  6  centimètres. Cela tombe bien, il se trouve qu’au LGGE de
Grenoble, Jean-Luc Romané a imaginé et construit un aléseur comportant
un réservoir destiné à récupérer les copeaux de glace. À chaque passe pour
élargir le trou, il suffit de remonter l’appareil et de vider le réservoir sans
risquer de perdre les copeaux. Tout est donc prêt pour lancer l’opération.
Mais les Russes ne l’entendent pas de cette oreille : c’est le chef foreur du
prochain hivernage, Valery Tchistiakov, qu’il faut aussi convaincre.
 
L’occasion se présente un soir, vers dix heures, quand tous les hommes,
après le sauna, partagent une petite collation et un verre de cognac.
L’ambiance est amicale, on fait tourner les biscuits apéritifs en évoquant la
relève. En fond sonore, la voix langoureuse de Barbra Streisand qui chante
« Woman in Love » contribue à détendre l’atmosphère, tandis que Connie se
mêle au petit groupe. Balestrieri passe à l’attaque. Homme de terrain, il a
participé à la construction de centrales électriques partout dans le monde
et maîtrise un sabir efficace. Convaincre, c’est sa spécialité et avec Petit, ils
réexpliquent le casing, la manière de l’installer, l’alésage, les différentes
opérations visant à sécuriser le forage et à poursuivre à grande
profondeur. Lipenkov apporte sa caution scientifique aux Français. C’est
au tour de Tchistiakov d’entrer dans la danse ! Mais le chef foreur n’est pas
du genre à se laisser circonvenir. De petite taille, le visage anguleux, avec
une barbichette noire et des yeux en amande, il a le contact facile, connaît
des dizaines d’histoires et n’a de cesse de flatter son interlocuteur. Mais
derrière son comportement jovial, l’homme est très cultivé, parle
couramment arabe et ne se satisfait que du parfait. « Chichakov », comme
s’amuse à l’appeler Balestrieri  –  car le chef foreur a une farouche
ressemblance avec Iznogoud  !  –  revient d’un séjour de deux ans en
Afghanistan. Envoyé à Kaboul sous l’intitulé trompeur de «  professeur  »,
on suppose qu’il a fait office de «  conseiller technique  » pour l’Armée
Rouge. Après quelques palabres et un claquement de langue sec, il lâche
«  Oui, vous avez peut-être raison… Mais vous ferez ça dans  3G  !  ». Jean-
Robert Petit manque de s’étrangler : pour lui, c’est inconcevable, 3G étant
mort, cela ne sert à rien, c’est  5G-1  qu’il faut sauver  ! Mais le vizir,
imperturbable, ne change pas d’avis. Tout au plus accorde-t-il à l’équipe de
tester son aléseur dans  4G  –  qui lui aussi est mort  –  car le matériel pour
l’installation du casing (treuil, poulies, laboratoire de géophysique à
proximité) a déjà été fixé sur la tour de forage. La fin de la campagne
s’annonce pénible. Il faut tout déplacer. Mais Balestrieri, l’homme des
chantiers pharaoniques, fait des miracles. En une semaine, l’aléseur est
testé dans  4G et atteint  100  mètres de profondeur. Tout fonctionne
parfaitement. Mais il est trop tard maintenant pour s’attaquer à  5G-1.
Février approche, et les C-130  de la NSF ne veulent pas rester bloqués à
Vostok. Avant de quitter la base, Petit interpelle une dernière fois
Tchistiakov  : «  Valery Konstantinovich  ! Je suis désolé, mais l’année
prochaine tu n’auras pas le choix. On mettra le casing sur 5G-1 ! ».
 
Au mois de février 1993, le retour se fait par McMurdo, où les hivernants
de la 37e EAR doivent embarquer à bord de l’Akademik Fedorov. L’arrivée des
Russes provoque une certaine animation sur la base américaine. Les
militaires de l’US Navy, en uniforme kaki soigneusement repassé, ont une
allure qui tranche avec celle des foreurs, sombres et débraillés. Mais la fin
de l’URSS inaugure un improbable rapprochement sur l’autel de
l’économie de marché  : les uns sont en quête de souvenirs de l’Union
Soviétique défunte, les autres de quelques dollars pour compléter leur
salaire. Une étrange braderie s’installe dans les rues de «  McMierdo  »,
comme l’appellera désormais Kracilev qui s’essaie donc avec succès à la
langue française. Derrière le mess, à l’ombre des bâtiments, les Russes
déballent leurs marchandises : vodka, chapka, bottes en fourrure, étoiles et
drapeaux soviétiques, et des couteaux célèbres pour être confectionnés à
partir de lames de ressort, pour lesquels les Américains ont une véritable
passion. Même les filles de la Navy y trouvent leur compte, moins
intéressées par les souvenirs que par ces hommes du bout du monde, fiers,
droits et puissants, qui tentent de sauver leur honneur en même temps
que leur station.
 
Dernier forage avant inventaire ?
Une fois rentrés en France, Balestrieri et Petit travaillent aussitôt sur la
campagne 1993-1994 : ils sont bien déterminés à installer un casing dans 5G-
1. Côté américain, un nouvel étudiant de Michael Bender, Bruno Malaizé,
coopérant à l’Université de Rhode Island, complète le groupe. En
novembre, les retrouvailles avec les Russes sont chaleureuses, bien que la
situation économique soit au plus bas. Alors, plus que jamais, on s’investit
dans le forage, pour se motiver, pour oublier  : il faut creuser, coûte que
coûte, et creuser profond. Début 1993, Lipenkov avait suggéré à Tchistiakov
de tout mettre en œuvre pour atteindre  2  755  mètres en fin d’hivernage.
Avec une telle profondeur, les carottes remonteraient à coup sûr
à 250 000 ans, et les glaciologues auraient de quoi travailler sur deux cycles
climatiques. Il n’en faudrait peut-être pas plus pour maintenir l’espoir et
sauver Vostok. Et quand la nouvelle équipe arrive au Pôle du froid, en
novembre  1993, Tchistiakov ne se prive pas d’annoncer fièrement à
Lipenkov  : «  2  755  mètres…  ». Le contrat est rempli et le record de  4G-2
à  2  546  mètres, battu  ! Se tournant vers Petit, comme s’il lui passait le
témoin pour la suite, le «  Vizir du forage  » ajoute  : «  Les cinq derniers
mètres, je les ai faits pour toi ! »
 
Le problème, c’est que les tracteurs n’arrivent plus à approvisionner la
base  : faire une traverse est très mal payé et les pièces de rechange,
fabriquées en Ukraine, ne sont plus disponibles gratuitement. Même la
centrale électrique commence à donner des signes de fatigue. Il faut
d’urgence appeler McMurdo, sinon c’est la fin assurée. Sans attendre, la
NSF envoie trois C-130 chargés de 25 tonnes de fuel pour relancer Vostok le
temps d’un été austral. Vassiliev prend la relève au forage. Il sait qu’il n’a
plus le choix  : il faut marquer le coup, forer encore plus profond
que  2  755  mètres, mais pour descendre au-delà, il faut aléser  5G-1, puis
mettre en place le «  kasingue  » des Français. La décision est prise. Après
avoir dégagé l’aire de forage, Balestrieri, le foreur Zubkov et quelques
autres déplacent le treuil et l’aléseur au-dessus du trou. Les premières
passes ne sont pas satisfaisantes. Le système fonctionne, mais Vassiliev
doit encore ajuster les couteaux pour donner toute sa mesure à l’appareil.
Seuls l’expérience et le doigté d’un Kola permettent de trouver le bon
réglage. Après quelques nouveaux essais, on commence l’alésage. En
maître d’œuvre, Balestrieri s’affaire autour du puits, hurlant des ordres à
Zubkov, qui pilote le treuil, dans son talkie-walkie : « Monter… tchut, tchut…
quickly  !  ». Vostok, tour de Babel des langues du monde et des étranges
onomatopées que seuls quelques initiés comprennent… Les hommes sont à
leur affaire. À chaque passe, deux aides récupèrent l’aléseur, vident le
réservoir à copeaux, nettoient le compartiment d’un coup de soufflet,
remontent l’appareil, ajustent les couteaux au nouveau diamètre. Et on
recommence à attaquer la glace  ! Sur 120  mètres, par élargissements
successifs de  10  millimètres, le diamètre de  5G-1  passe
de  18  à  24  centimètres. C’est du bon travail. On peut passer au casing
proprement dit. Au LGGE, Claude Rado et Jean-Luc Romané ont préparé
les tubes en vue de leur installation. L’opération de scellement au trou est
assurée en activant une résistance chauffante qui fait fondre la glace
contenue dans un réservoir ; en regelant, l’eau sert d’« agglomérat » entre
la paroi du puits et les tubes du casing, le premier tube prenant lui-même
appui, à  120  mètres de fond, sur le rebord du trou élargi à l’aide de
l’aléseur. « On est samedi, souffle Jean-Robert Petit. Tout est prêt. Demain,
c’est le grand jour ! » Mais Lipenkov est inquiet…
Au sauna, tandis que Petit se félicite du travail déjà accompli, le
glaciologue russe ronge son frein, avant de lâcher  : «  On dit que c’est
dangereux ce que vous êtes en train de faire… » S’ensuit une diatribe sur
l’implication de plus en plus lourde des Français à Vostok, le manque
d’expérience de Balestrieri qui n’est pas un foreur, l’absence de garantie
que le cuvelage ne condamnera pas le puits… Bref, tout y passe jusqu’à ce
que Lipenkov lâche ce qu’il a sur le cœur : « Ce trou, c’est ma vie, c’est mon
travail, et je ne veux pas le perdre. » Petit ne sait pas quoi dire. Le malaise
est grave et il n’y a pas de réponse technique au doute qui ronge Lipenkov.
Ce soir-là, au réfectoire, les langues se délient. Pour une fois, l’ambiance
n’est pas à la fête, et les foreurs réitèrent leurs réserves : « Faire couler de
l’eau dans un puits, c’est trop dangereux ; jamais personne n’a réalisé un
casing dans un puits déjà foré… Non, vraiment, il faut trouver une autre
solution  ». Petit, qui n’a jamais eu la réputation d’être un fin diplomate,
réussit à contenir son exaspération le temps de retrouver Balestrieri dans
leur petite chambre. À son tour de déverser son énervement sur les erreurs
à répétition des Russes, les dizaines de carottiers perdus à force de ne pas
lire les articles des glaciologues travaillant avec eux  ! Balestrieri écoute,
mais n’est pas du genre à se formaliser. Les chantiers, ça le connaît. Pour
lui, la situation n’a rien d’exceptionnel. Il conseille à Petit de mettre de côté
son amour-propre de chercheur blessé et de refaire une présentation aux
Russes le lendemain matin, avec tous les détails techniques, les avantages
et les inconvénients du projet, en terminant par  : «  C’est votre trou,
maintenant, c’est vous qui décidez ».
 
Le lendemain, au petit déjeuner, chacun est soulagé d’avoir dit ce qu’il
avait sur le cœur. Les conditions sont propices à un meilleur échange. Petit
respire un grand coup et tâche d’apaiser les craintes du public. En
installant une caméra au fond du puits, il sera possible de suivre en direct
l’opération  ; si une fuite d’eau apparaissait, il suffirait d’arrêter le
chauffage  ; une thermistance  –  un capteur permettant de mesurer la
température – permettra de connaître exactement la température dans le
puits au niveau des réservoirs. Bref, il n’y a pas à s’inquiéter, c’est du solide,
on sait de quoi on parle, mais… la décision vous appartient. Les foreurs,
impressionnés, se regardent, puis entament une discussion animée. Trois
clans s’opposent au sein du groupe : les inquiets, conduits par Lipenkov ;
les sceptiques, représentés par Vassiliev et Zubkov, attendant des
garanties pour leur prochain hivernage  ; et les trublions, emmenés par
Tchistiakov, qui en réalité n’ignorait rien des travaux des géophysiciens et
glaciologues. Finalement, après un bon quart d’heure de négociations, les
Russes laissent échapper : « Eh bien, fais comme tu veux ».
 
En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, tout le monde est à son
poste. Malaizé surveille la progression du tube. Au bout de quinze minutes,
la caméra montre des gouttes d’eau en train de se former au fond du puits.
La progression est bloquée, jusqu’à ce que Petit décoince le système d’un
puissant coup de masse. La descente peut reprendre, aussi facilement que
s’il s’agissait d’un carottier. Vassiliev observe le moniteur d’un air inquiet.
Les tubes disparaissent progressivement dans le trou, jusqu’à  120  mètres
de profondeur. Au moment d’enclencher la fusion, tout le monde retient
son souffle. Mais les ingénieurs et techniciens du LGGE ont bien travaillé
et, en une demi-heure, le travail est accompli : 5G-1 dispose d’un casing qui
devrait permettre de continuer à creuser sereinement, en remplissant le
puits à ras bord de fluide de forage. Mais un nouveau rebondissement
«  dégrise  » l’équipe  : on vient d’apprendre que la traverse qui vient de
Mirny transporte seulement  60  des  100 tonnes de fuel nécessaires pour
faire tourner Vostok pendant l’hiver. Cette conséquence de restrictions
budgétaires est de mauvais augure. Et il est impensable de solliciter à
nouveau la NSF. La décision que tout le monde appréhende risque de
tomber d’un jour à l’autre, mais on continue de croire au miracle. Chacun
se rassure en disant que la relève est déjà en Nouvelle-Zélande où elle doit
bientôt s’envoler pour McMurdo. « Ils » ne vont quand même pas fermer la
base alors que la relève est en route ! On se dit qu’avec un peu de chance,
les hivernants vont inverser le cours de l’histoire…
Mais le 15 janvier 1995, l’ordre tombe : Vostok est fermée jusqu’à nouvel
ordre, il faut évacuer la base  ! L’équipe de relève va être redirigée sur
Mirny. Une année de plus et 5G-1 aurait battu tous les records, relançant
l’intérêt et l’espoir pour Vostok. Le casing est arrivé trop tard. Et
maintenant, qu’adviendra-t-il du puits  ? Compte tenu de la densité de la
glace, si la hauteur de la colonne de kérosène diminue, le trou se refermera
inévitablement. Malgré les circonstances, il faut songer à l’avenir. Pour
sauver 5G-1 tandis que Vostok jouera, espère-t-on, les belles endormies, il
n’y a qu’une solution  : confiner le fluide de forage en dessous du casing,
mais pour cela, il faut obturer le puits. Vassiliev se charge de préparer un
bouchon de glace artificielle, taillé en biseau, de cinquante centimètres de
long. « Ce que je fais là, c’est krrriminel, c’est vraiment krrriminel », répète-
t-il en descendant le bouchon à la jonction entre les tubes et la glace.
L’étanchéité sera assurée par un nouveau scellement fait d’eau et de neige
jetées au fond du puits, comme on le ferait de chrysanthèmes au fond
d’une tombe…
 
Arrivée sans hâte, la dernière traverse repart le 10 février, avant qu’un C-
130 vienne chercher les occupants de la base. Des panneaux sont posés sur
les fenêtres, les portes sont fermées, les hommes de la  38e EAR
s’acheminent vers l’avion. Soudain, Oleg Pavlov, le chef de la centrale, un
«  vieux de la vieille  » qui avait participé au raid Bauer en  1964, arrête le
groupe, retourne à son bâtiment et pose contre la cloison un «  starter » –
 une bouteille d’alcool et une seringue que l’on injecte dans le carburateur
du groupe électrogène pour le relancer. « Ça servira pour le redémarrage,
au printemps  », annonce-t-il. Mais personne n’ose le regarder dans les
yeux. Certains se souviennent qu’en  1962, déjà, la base avait été
abandonnée pour être rouverte un an plus tard. Alors on espère, sans trop
y croire. Depuis  1963, la station la plus isolée du continent a tourné sans
discontinuer, enchaînant les saisons, traversant la Guerre froide,
l’effondrement de l’URSS, plus de trente ans d’une histoire mondiale
agitée. Mais les changements d’administration en Russie et les problèmes
récurrents de financement ont eu raison de la base du bout du monde.
Vostok ferme ses portes. Pour combien de temps ?
 
Les quatre cycles climatiques de Vostok
Courant 1994, Français et Russes se donnent rendez-vous dans le massif
de la Chartreuse, dans la petite auberge de « Papy Garnier » au col de Porte,
pour une réunion au sommet. Kracilev, Vassiliev et Andreï Salamatin, qui
séjournent au LGGE grâce aux bourses allouées par la région Rhône-Alpes,
sont arrivés avec Lorius, Petit, Raynaud, Grant Raisbeck, du Centre de
spectrométrie nucléaire et de spectrométrie de masse, et Pascal Yiou, du
Laboratoire de modélisation du climat et de l’environnement au CEA.
Michael Bender, Éric Saltzman et Julie Palais, responsable du programme
de glaciologie antarctique à la NSF, forment la délégation américaine.
Valery Lukin et Narcisse Barkov rejoindront bientôt le groupe qui, malgré
une terrible réalité, ne démord pas de son objectif  : réactiver  5G-1. Les
travaux déjà entrepris sont trop importants pour abandonner le forage. Et
en descendant sous la barre des 3 000 mètres, on pourrait bien obtenir un
enregistrement de trois cycles climatiques complets  : une première dans
l’histoire de la paléoclimatologie, à mettre au compte de l’entente entre les
nations  ! En une nuit, un nouveau projet de coopération est lancé  : les
Français s’occuperont avec les Russes de la préparation de l’expédition et la
NSF du soutien logistique. Reste un petit détail : il faut convaincre les EAR
de rouvrir la station. À vrai dire, cela ne devrait pas poser de problèmes :
les Français et les Américains offrent à la Russie un redémarrage, frais
assumés, de 5G-1 ! Imparable.
 
Un premier convoi de tracteurs est prévu pour le mois de
novembre 1994, dans le cadre de la 40e EAR. En attendant, Vassiliev est mis
à contribution. Il faut anticiper les difficultés techniques, songer au
carottier coincé, acheter ou façonner des pièces de rechange, et tout cela
sans consulter les plans restés à Saint-Pétersbourg. Pas de problème, Kola
connaît tous les documents par cœur : il pourrait monter et démonter un
carottier les yeux bandés  ! Deux semaines durant, installé à une table à
dessin au LGGE, avec un crayon à papier pour tout instrument, Vassiliev
produit de tête une cinquantaine de plans, qui serviront à Romané et
Balestrieri pour collecter le matériel de la future campagne. La saison 1994-
1995 s’annonce bien. Les Français Balestrieri et Rado, les Russes Vassiliev,
Zubkov et Shaskin et l’Américain Greg Dearman, de l’Université de Miami,
se retrouvent à McMurdo, puis s’envolent pour Vostok à la fin de
l’année 1994. Entre-temps, la station a été rouverte, mais les bâtiments ont
souffert. Il fait particulièrement froid et Dearman souffre d’onglée à
répétition. Le redémarrage est lent et douloureux. Côté forage, la première
opération consiste à faire sauter le bouchon de glace installé au mois de
janvier. Là encore, il faut s’armer de patience  : après presque un an
d’inactivité, 5G-1  doit être traité avec soin. Les foreurs commencent par
monter les nouvelles pièces du carottier conçu par Vassiliev avant de
mettre en place l’appareil au-dessus du trou. Le bouchon n’est pas loin,
mais son percement nécessite des centaines de petits réglages,
ajustements, adaptations, qui retardent la réactivation du puits.
Finalement, le carottier s’enfonce dans la glace et recommence à forer. Un
premier cylindre teinté de bleu est extrait par  120  mètres de fond  : le
bouchon a sauté et, en dessous, le trou rempli de fluide de forage ne s’est
pas refermé ! Il faut vérifier son diamètre, aléser les parties devenues trop
étroites – un peu comme on ramonerait un conduit de cheminée – avant de
reprendre la descente. Au mois de janvier 1995, ce qui restait du matériel
préparé en France (touret métallique, enrouleur, câble de forage) rejoint
les fûts blancs et verts de densifiant livrés un peu plus tôt par la NSF. À
Vostok, la saison est bien avancée. Mais si l’heure du retour a sonné pour
l’équipe internationale, d’autres s’apprêtent à battre des records. Toutes les
conditions sont réunies pour passer sous la barre des  3  000  mètres  : un
puits flambant neuf doté d’un casing, du fluide de forage en quantité, un
carottier efficace, du matériel solide, une équipe motivée. Pendant l’hiver,
Vassiliev, Zubkov et Shaskin vont pouvoir s’en donner à cœur joie !
 
Balestrieri, Rado et Dearman sont rentrés depuis longtemps dans leurs
laboratoires quand, au mois de septembre 1995, un télégramme de Valery
Lukin annonce : « 3 109 mètres, record du monde battu ». Ils l’ont fait ! Les
Russes ont réussi à dépasser les forages de GRIP (3 028 mètres) et de GISP-
2 (3 053 mètres) ! En France, c’est l’euphorie. On pense déjà à la prochaine
saison  –  car, évidemment, il y en aura d’autres  ! –, aux carottes qui
attendent d’être échantillonnées et au programme scientifique. Jamais,
depuis la campagne de Lorius, Petit et Creseveur, en 1984-1985 – vingt ans
plus tôt –, Vostok n’avait suscité un tel enthousiasme. Tout le monde veut
partir. Au LGGE, Alain Manouvrier, Jean-Marc Barnola, Laurent Arnaud,
Éric Lefebvre et Jean-Robert Petit sont sur les rangs. Côté américain, Cara
Sucher, de l’Université de Rhode Island, et Matthew Davis, de l’Université
de Miami, ont été dépêchés par Bender et Saltzman. Cette année, l’équipe
internationale accueille sept personnes, sans compter les Russes (dont
Lipenkov et Kracilev) venus prêter main-forte aux hivernants. Avant de
s’envoler pour Christchurch, Russes et Français organisent une dernière
réunion de travail au col de la Porte, là où tout a recommencé.
À la fin de cette année 1995, c’est le rituel du long trajet vers l’hémisphère
sud, et le grand retour à Vostok. Sur place, les opérations de forage
avancent bien. Grâce à deux équipes réalisant quatre à six passes par jour,
5G-1 gagne quotidiennement une dizaine de mètres. En quatre semaines,
les Russes atteignent 3 348 mètres : près de 600 mètres de glace à découper,
passer sur le banc de conductivité, préparer pour les isotopes et
sélectionner en vue d’autres manipulations dans les différents laboratoires
du groupe. La conductivité électrique permet de se faire rapidement une
idée de l’âge de la glace, les périodes glaciaires se distinguant par un signal
bas et les périodes interglaciaires par un signal haut. En découvrant les
carottes, les Français veulent immédiatement savoir jusqu’où remonte 5G-
1 : et un, et deux, et trois, et quatre cycles climatiques ! Soit 420 000 ans
d’archives… Jean-Robert Petit n’en revient pas : c’est 150 000 ans de mieux
qu’au Groenland. «  Avec ça on va refaire un nouveau malheur  !  », dit-il,
comme en clin d’œil à Claude Lorius. À côté de 5G-1, d’autres forages sont
réalisés pour étudier la structure du glacier. Le travail ne manque pas,
mais l’ambiance est toujours aussi chaleureuse. Le  24  décembre, une
grande fête est organisée pour les «  Occidentaux  ». Ceux qui découvrent
Vostok n’en reviennent pas de la cordialité des Russes et de la facilité des
échanges, les anciens se souviennent de la Guerre froide, du succès de 3G,
de la réaction des Américains après la publication des articles dans Nature
en 1987, des blocages, de la perestroïka, de la fin des EAS, de la fermeture de
Vostok… Chacun est sur son petit nuage. Et l’on se surprend, si loin des
siens, à avoir le sentiment d’être en famille, là, au Pôle du froid !
 
À la fin du mois de janvier 1996, un message de Mirny annonce que les
tracteurs ne pourront ravitailler en fuel la centrale de Vostok. Encore une
défaillance technico-financière qui oblige à fermer la station pour
quelques mois. L’émotion est forte, mais moins vive qu’en  1994.
L’abattement était alors à la mesure de la frustration occasionnée par un
puits qui, on le savait, allait donner sa pleine mesure. En 1996, on continue
de savourer le succès de ces 3 348 mètres contenant 420 000 ans d’archives
et quatre cycles climatiques entiers : aucune tribulation administrative ne
viendra gâcher cette victoire à tous ceux qui l’ont rendue possible. Et puis
tout le monde a pris son parti de ces soubresauts récurrents : son histoire
le prouve, Vostok renaît toujours de ses cendres. De fait, la  41e EAR
rouvrira la base au printemps pour préparer les forages de la saison 1996-
1997. D’ici là, les hivernants séjourneront à Mirny. Quant aux chercheurs
étrangers, ils n’ont qu’une hâte  : retourner dans leurs laboratoires, pour
étudier, comprendre et synthétiser toutes les informations de 5G-1.
 
Il faudra trois ans aux différentes équipes9  pour analyser
les  3  348  mètres de glace de  5G-1  et présenter dans un texte les grands
principes de l’évolution du climat. Le 3 juin 1999, en effet, un article signé
par une vingtaine de scientifiques français, russes et américains paraît
dans Nature. Intitulé «  Histoire du climat et de l’atmosphère
des  420  000  dernières années à partir des carottes de glace de Vostok,
Antarctique »10, il conclut de manière brillante dix années de coopération
internationale à Vostok. Pendant ce temps, au Pôle du froid, on a continué
de creuser : 3 523 mètres en 1997, 3 623 mètres en 1998… En 1999, l’heure est
au bilan. 5G-1  a permis d’obtenir un enregistrement unique. Les
conclusions des études menées sur un temps aussi long, où l’on observe un
même phénomène se répéter quatre fois, sont bien assurées, d’autant que
la science s’est enrichie depuis  1987  de techniques nouvelles et plus
précises. Que retenir alors, au niveau scientifique, de trente années de
forage glaciaire à Vostok ?
Tout d’abord, on observe la récurrence de cycles climatiques d’une durée
de 100 000 ans environ au cours du Quaternaire, constitués d’une période
chaude (interglaciaire) et d’une période froide (glaciaire). Cette alternance
s’explique en grande partie par les variations de l’orbite terrestre et les
lents changements de l’axe de rotation de la Terre. Sur les  420  000
dernières années, ces phénomènes ont provoqué à plusieurs reprises une
variation « naturelle » de la température moyenne du globe de 3 oC et d’une
douzaine de degrés à Vostok, dans les régions polaires en général. Ensuite,
la mesure du CO2 et du méthane contenus dans les bulles d’air piégées
dans la glace et l’étude de la composition isotopique de l’eau dans 5G-
1  confirment qu’il existe une «  forte corrélation  » entre l’évolution des
températures et les concentrations de gaz à effet de serre dans
l’atmosphère. On l’avait déjà montré sur 160  000  ans, c’est désormais
confirmé sur 420 000 années. Les courbes obtenues à partir de l’étude des
carottes de Vostok montrent en effet que les variations de concentration
les plus importantes se produisent pendant les périodes de transition
climatique  : au cours des trois périodes de transition ayant précédé
l’Holocène, la concentration de CO2  dans l’atmosphère est passée
de  180  parties par millions en volume (le minimum jamais enregistré)
à  300  ppmv (le maximum jamais enregistré durant ces périodes
anciennes). Ces variations s’expliquent par des phénomènes naturels dans
lesquels les mers et les océans jouent un rôle déterminant. Jusque-là,
l’activité de l’homme n’a aucune incidence.
 
Mais la Terre est entrée depuis  11  000  ans dans une nouvelle période
interglaciaire. L’accroissement du taux de CO2  et l’augmentation
corrélative des températures n’auraient donc rien d’exceptionnel, si leur
amplitude correspondait aux variations régulières, limitées et
extrêmement bien repérées, grâce à la glace de Vostok, sur les quatre
derniers cycles climatiques. Mais ce n’est pas le cas. L’étude de  5G-1  ne
laisse pas de place au doute. En  1999, la concentration de CO2  dans
l’atmosphère est de 360 ppmv, un niveau jamais atteint en 420 000 ans, qui
dépasse très largement les plafonds (autour de  280  ppmv) mesurés pour
les trois périodes interglaciaires précédentes. Or ce passage d’une
concentration haute « normale » à un pic exceptionnel s’est fait en moins
de deux cents ans, au cours des XIXe et XXe siècles, c’est-à-dire quand les
sociétés d’Europe et d’Amérique ont basculé dans l’industrialisation
massive. L’article de 1999 enfonce le clou planté en 1987 : les changements
naturels de la teneur atmosphérique en gaz à effet de serre ont amplifié la
variation de la température lors des quatre transitions climatiques
(passage d’un climat froid à un climat chaud), en y contribuant pour près
de la moitié (soit  1  à  1,5  oC). Sans être alarmistes, mais en reprenant les
arguments de Claude Lorius qui l’annonçait dès  1990  dans un article
fondateur11, les auteurs invitent à considérer la question des émissions de
gaz à effet de serre résultant d’activités humaines et du changement
climatique comme un enjeu de première importance  : une réflexion
concrète en quelque sorte sur la place et l’avenir de l’homme sur la planète.
Vostok, la petite station polaire perdue au milieu des glaces, n’en finit plus
de raconter à l’homme sa propre histoire. Et de lui prédire des lendemains
qui déchantent. Onze ans après l’exploit de 3G en  1984, la glace extraite
par  5G-1  en  1995  confirme des évolutions préoccupantes qui rappellent
avant tout la fragilité des équilibres qui ont permis à la vie de se développer
sur Terre. Au cours des années  1990, Vostok a bel et bien montré la voie
nécessaire d’une nouvelle conscience écologique internationale. Mais la
médaille a aussi son revers puisque, en produisant ces archives
inestimables, la station russe a en quelque sorte livré tout ce qu’elle
pouvait. Et son exemple a inspiré d’autres nations qui, en mettant en place
de nouveaux forages, pourraient condamner leur illustre devancière à
l’oubli.
 
Vostok, accélérateur de forages : au risque de la relégation ?
Avec la publication des «  quatre cycles climatiques de Vostok  », qui
confirme l’importance des forages glaciaires pour les études sur le climat,
les Russes pourraient paraître indétrônables. Et la pérennité de leur base
mythique assurée. Mais ce n’est pas aussi simple. Leur forage record
de 1995 à 3 348 mètres – prolongé en 1997 à 3 523 mètres, puis à 3 623 mètres
en 1998 – les situe désormais à quelques centaines de mètres du terminus.
Mais ce qui inquiète les chercheurs, c’est qu’au-delà de 3 310 m, les couches
de glace ne sont plus horizontales et la belle pile bien ordonnée est
perturbée à tel point que l’enregistrement climatique devient illisible au-
delà de 420 000 ans ! À Vostok, le glacier bouge en effet à la vitesse de deux
mètres par an, si bien que les couches profondes de glace  –  qui
proviennent d’un dôme situé à 300 km en amont – ont été endommagées
lors de leur déplacement par les irrégularités du socle rocheux, la gangrène
des glaciers… Mais les scientifiques savent aussi que plus le taux
d’accumulation de la neige est faible, plus les couches de glace sont fines,
et moins il est nécessaire de creuser profond pour trouver de la glace
ancienne, à condition que l’écoulement du glacier soit négligeable. De tels
sites existent : ce sont les immenses dômes qui dominent l’Antarctique de
l’Est. À Vostok, 5G-1 a donné tout ce qu’il était permis d’espérer, du moins
dans le domaine du climat. Pour espérer davantage, il faut changer de site,
se tourner vers les grands dômes de l’intérieur du continent. Là-bas, le
taux d’accumulation, encore plus réduit qu’à Vostok, et les faibles
mouvements de la glace (moins de  10  cm/an) laissent entrevoir de belles
perspectives. Les autres nations l’ont bien compris. C’est ainsi
qu’en  1995  les Japonais s’installèrent à Dôme Fuji, en Terre de la Reine
Maud, mais leur carottier se coinça à 2 503 mètres, si bien qu’ils ne purent
travailler que sur  340  000  ans d’archives. La même année, l’Europe se
lançait dans un programme de forage d’envergure baptisé EPICA
(European Project for Ice Coring in Antarctica) regroupant pas moins de
dix pays  : l’Allemagne, la Belgique, le Danemark, l’Italie, la Norvège, les
Pays-Bas, le Royaume-Uni, la Suède, la Suisse et la France. Celle-ci avait
une place de choix dans le projet puisque c’est Jean Jouzel, du laboratoire
de Saclay, qui en était le coordinateur européen. Indéfectibles soutiens des
Russes, les Français n’avaient certainement pas pour ambition de
«  doubler  » les Russes. Bien au contraire. En  1994, après la fermeture de
Vostok, ce sont eux qui avaient remué ciel et terre pour rouvrir la base,
ouvrant par la même occasion la voie au record des  3  348  mètres
et  420  000  ans d’archives de fin  1995. Lorsque, en  1995, ils décidèrent
d’accompagner le lancement du projet EPICA, ils ignoraient que celui-ci
ferait littéralement voler en éclat les archives du climat inscrites dans la
glace de l’Antarctique.
 
EPICA, épiques époques climatiques
Comme pour les programmes GRIP et GISP initiés au Groenland
en 1989, EPICA avait certes vocation à rendre les Européens indépendants
des Russes dans l’accès à la glace. Mais l’objectif premier était ailleurs : il
fallait des points de comparaison aux découvertes faites à Vostok. Aux
yeux des Européens, il devenait urgent de travailler sur d’autres carottes,
aussi anciennes, voire plus vieilles que celles de 5G-1, pour mieux apprécier
la portée des résultats obtenus au Pôle du froid. En se fédérant, les nations
européennes apportaient en Antarctique les progrès de la science et des
techniques d’analyse des carottes de glace gagnées quelques années plus
tôt au Groenland. Scruter ces carottes en continu, millimètre par
millimètre, c’était se donner la chance de ne rater aucun des messages que
peut délivrer la glace  : température, gaz à effet de serre, mais aussi
poussières des déserts, éruptions volcaniques, embruns marins,
soubresauts de l’activité solaire… Tout y est écrit, un véritable inventaire à
la Prévert qui offre de mieux documenter tous les changements de notre
environnement intervenus dans le passé. C’est ainsi que, durant l’été
austral 1995-1996, EPICA inaugura deux sites de forages : l’un en Terre de la
Reine Maud, près de la base allemande de Kohnen et l’autre à Dôme C, près
de la station franco-italienne Concordia. En raison d’un taux
d’accumulation extrêmement faible (malgré une épaisseur de 3 300 mètres
seulement), ce second site – qui avait déjà donné de beaux résultats en 1978
– devait permettre de remonter bien au-delà des 420 000 ans de 5G-1. Dans
l’hémisphère nord, un projet visant à obtenir un enregistrement moins
perturbé par l’écoulement des glaces que ceux de GRIP et de GISP était
également activé au Groenland : on l’appela NGRIP, pour « North Greenland
Ice Core Project ».
 
De son côté, EPICA va combler les Européens, et même au-delà de leurs
espérances. À la fin du mois de janvier  2002, le puits
atteindra  2  800  mètres de profondeur et les glaciologues du LGGE  –
  impliqués depuis le début dans le projet  –  penseront avoir dépassé
les 420 000 ans de 5G-1. Trois ans plus tard, au mois de décembre 2004, le
socle rocheux ne sera plus qu’à une centaine de mètres. Mais déjà la
datation des premiers 3 140 mètres de glace donne le vertige : à Dôme C,
les Européens disposent d’un enregistrement de  740  000  ans, soit huit
cycles climatiques entiers  ! Et avec les dernières carottes, il est probable
qu’ils pourront travailler sur 800 000 ans d’archives ! Cette première fait
déjà l’objet d’un nouvel article dans Nature12. Entre-temps, en  2003, le
forage de NGRIP au Groenland a abouti à l’extraction d’une carotte
de 3 085 mètres couvrant 123 000 ans, soit la dernière période glaciaire et le
début de l’interglaciaire précédent. Comparé aux  740  000  ans avérés de
Dôme C, cela paraît peu de chose, mais la qualité des échantillons permet
d’établir une chronologie extrêmement fine des variations climatiques
dites « rapides » à l’intérieur d’un même cycle et de repérer des événements
propres à l’hémisphère nord. Bientôt, les conclusions des analyses
effectuées sur la glace de Vostok en  1999  vont s’enrichir des résultats
obtenus grâce à ces nouveaux forages pratiqués tant dans l’hémisphère
nord que dans l’hémisphère sud. Très vite, en effet, les courbes des
températures et des concentrations de gaz sur  650  000  ans sont
présentées13, suivies des résultats des analyses menées sur la partie la plus
profonde de la carotte de Dôme C, entre 3 140 et 3 260 mètres14. Bilan : les
rythmes, les valeurs et les corrélations établis à Vostok reçoivent
confirmation  : il y a 400  000  ans, le climat de la Terre, auparavant
caractérisé par des périodes interglaciaires plus longues et moins chaudes,
a changé. Récompensé en  2008  par le prix Descartes pour la recherche,
EPICA et sa «  rupture des  400  000  ans  » a tenu le double objectif que
s’étaient fixé les Européens : vérifier les résultats obtenus à Vostok en les
comparant à ceux d’un site similaire et, surtout, compléter les conclusions
extrapolées à partir de quatre cycles climatiques en Antarctique, en
remontant au-delà et ailleurs (avec NGRIP) dans l’histoire du Quaternaire.
 
Forte de cette nouvelle avancée dans la connaissance de l’histoire
climatique de notre planète, la communauté scientifique internationale se
prend à rêver. Après EPICA, pourquoi ne pas trouver un endroit où le taux
d’accumulation de la neige serait encore plus faible qu’à Dôme C pour y
extraire de la glace de plus d’un million d’années ? Comme toujours après
une grande réussite, il faut un nouveau défi. Un à un, les dômes du sixième
continent sont listés, scrutés, sondés par des prospecteurs d’un genre
nouveau. L’or n’est plus jaune ici, ni même noir, mais blanc, voire
translucide. Quant aux lingots et autres barils, ils ont cédé la place à des
carottes convoitées par les laboratoires du monde entier. L’aventure du
climat se poursuit, mais la quête d’époques très anciennes ne passera plus
par Vostok, où les conditions de glace ne permettent pas de remonter au-
delà de  420  000  ans. La base du bout du monde, pionnière, motrice et
référence dans l’histoire des forages glaciaires, ne serait donc plus dans la
course, elle aurait livré tout ce que l’on pouvait tirer d’elle avant d’être
condamnée à l’oubli  ? Non, Vostok n’a décidément pas l’intention d’être
ensevelie. Ultime pied de nez, c’est pendant que les forages d’EPICA, Dôme
Fuji ou du Groenland se mettaient en place que la base du bout du monde a
dévoilé le dernier de ses secrets. Et c’est même du plus profond de ses
entrailles qu’il a surgi.

1  Article  2. Le texte intégral de la Convention est consultable à l’adresse suivante  :


http://unfccc.int/resource/docs/convkp/convfr.pdf
2 Voir le site du GIEC : www.ipcc.ch/home_languages_main_french.shtml#1
3  Deuxième rapport d’évaluation du GIEC, Changements climatiques  1995. Un rapport du Groupe
d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, « IPCC second assessment synthesis of scientific-
technical information relevant to interpreting article 2 of the UN framework convention on climate
change », 2001, paragraphe 2.4, consultable sur le site du GIEC : www.ipcc.ch/pdf/climate-changes-
1995/2nd-assessment-synthesis.pdf
4  Graphique proposé en  1998, et revu en  1999, par Michael E. Mann, Raymond S. Bradley et
Malcolm K. Hughes. Cette courbe apparaît dans l’un des documents constituant le troisième
rapport d’évaluation du GIEC, en  2001. Cf. J. T. Houghton et al. (dir.), Climate Change  2001  : The
Scientific Basis. Contribution of Working Group I to the Third Assessment Report to the Intergovernmental
Panel on Climate Change, Cambridge (UK), Cambridge University Press, 2001, p. 3.
5  Robert T. Watson (dir.), Climate Change  2001  : Synthesis Report. Summary for Policymakers,
Cambridge (UK), Cambridge University Press, 2001, Q2.9-11, p. 5.
6 En attendant le cinquième rapport, actuellement en préparation, à paraître en 2014.
7  Quelques semaines seulement avant l’Américain Alan Shepard, lors du vol Mercury-
Redstone 3 (MR3).
8 En 1990, suite à un nouvel accident d’avion, les IL-14 seront interdits de vol en Antarctique.
9 LGGE, Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement, AARI, Institut de géographie
de Moscou, Department of Geosciences (Princeton), Rosenstiel School of Marine ans Atmospheric
Science (Université de Miami).
10 J. R. Petit, J. Jouzel, D. Raynaud, N. I. Barkov, J.-M. Barnola, I. Basile, M. Bender, J. Chappellaz,
M. Davis, G. Delaygue, M. Delmotte, V. M. Kotlyakov, M. Legrand, V. Y. Lipenkov, C. Lorius, L.
Pépin, C. Ritz, E. Saltzman, M. Stievenard, «  Climate and atmospheric history of the
past 420 000 years from the Vostok ice core, Antarctica », Nature, 3 juin 1999, vol. 399, p. 429-436.
11  C. Lorius, J. Jouzel, D. Raynaud, J. Hansen and H. Le Treut, «  Greenhouse warming, climate
sensitivity and ice core data », Nature, vol. 347, 13 septembre 1990, p. 139-145.
12 EPICA community members, « Eight glacial cycles from an Antarctic ice core », Nature, vol. 429,
10 juin 2004, p. 623-628.
13 U. Siegenthaler, T. F. Stocker, E. Monnin, D. Lüthi, J. Schwander, B. Stauffer, D. Raynaud, J.-M.
Barnola, H. Fischer, V. Masson-Delmotte, J. Jouzel, «  Stable carbon cycle-climate relationship
during the late Pleistocene  », Science, vol. 310, 25  novembre  2005, p.  1313-1317. Et R. Spahni, J.
Chappellaz, T. F. Stocker, L. Loulergue, G. Hausammann, K. Kawamura, J. Flückiger, J. Schwander,
D. Raynaud, V. Masson-Delmotte, J. Jouzel, «  Atmospheric methane and nitrous oxide of the late
Pleistocene from Antarctic ice cores », Science, vol. 310, 25 novembre 2005, p. 1317-1321.
14  J. Jouzel et al., «  Orbital and millennial Antarctic climate variability over the past
800 000 years », Science, vol. 317, 10 août 2007, p. 793-796.
Janvier 2012, les foreurs de Vostok sont à quelques mètres du lac.
SOUS LA GLACE, UN LAC (1999-2012)

 
D’une certaine manière, le dernier secret de Vostok amène à se
replonger dans l’histoire de cette base, même si tout semble commencer
en 1998. Cette année-là, le 9 janvier très exactement, une belle journée de
forage s’annonce. Depuis le casing réalisé par les Français en  1994, les
opérations avancent régulièrement. Kracilev et Shaskin sont à la
manœuvre, il faut environ six heures pour extraire deux mètres de glace,
les passes se succèdent, monotones : 3 536, 3 538, 3 540 mètres…
Une nouvelle carotte est remontée des profondeurs de 5G-1. Rien
d’extraordinaire jusque-là, c’est le rituel de Vostok et de tous les puits de
forage en Antarctique. Mais quand Shaskin récupère le dernier cylindre, il
hurle à l’attention de Kracilev  : «  Regarde, des cailloux  !  ». De petites
inclusions apparaissent en effet au milieu de la glace transparente. La
carotte est aussitôt transportée au laboratoire où Lefebvre et Petit, qui sont
encore du voyage, n’en croient pas leurs yeux. La glace est parfaite,
n’étaient-ce ces petits fragments de roche de quelques millimètres qui, à
vrai dire, n’ont rien à faire là ! On se demande évidemment si l’on n’aurait
pas atteint, par hasard, le socle rocheux. Mais on en est à plus
de 200 mètres…
Échantillonnée, empaquetée, la carotte est envoyée en France pour
analyse. Première nouvelle : passé 3 538 mètres, cette glace ne contient pas
de gaz. Deuxième surprise  : sa composition isotopique diffère
sensiblement de celle des couches voisines. Il faut se rendre à l’évidence,
cette carotte ne s’inscrit pas dans le processus de formation par
accumulation de la glace. La rupture chronologique est nettement
marquée par les isotopes et la taille des cristaux, de plus de 20 centimètres
au lieu des quelques dizaines de millimètres observés habituellement.
L’absence de gaz confirme en outre que la glace ne s’est pas formée par
densification des couches profondes du glacier : il s’agit d’une autre glace
qui se serait « débarrassée » par fusion de tous ses gaz comme c’est le cas
en laboratoire pour capturer le CO2  piégé dans les bulles d’air. Ce serait
donc une glace de regel, fixée sous le glacier et qui progresse avec lui.
L’explication est séduisante, mais elle suppose que quelque part, loin de
Vostok, la température dans la partie basse du glacier soit suffisamment
élevée pour que de la glace puisse fondre. Elle suppose aussi qu’on soit en
présence d’une glace née de la solidification des eaux d’un lac situé à plus
de  3  500 mètres sous Vostok. Et les «  cailloux  » de Shaskin seraient des
fragments du socle rocheux, raclés sur une berge du lac et piégés au
moment du regel des eaux qui sont en contact avec le glacier, lequel
débouche et avance sur le lac. Incroyable ! Les dernières carottes de Vostok
sont bel et bien le témoin d’un monde sous-glaciaire qui s’est formé il y a
sans doute plusieurs millions d’années, peut-être même du temps où
l’Antarctique n’était pas encore recouvert par la glace…
 
Le secret enfoui de Vostok : retour vers le futur
À vrai dire, la présence d’un lac sous-glaciaire à Vostok était connue
depuis le début des années 1970, mais c’est la première fois, en 1998, qu’une
équipe remonte une carotte contenant des matériaux issus de cet
environnement. En quelques jours, une foule de questions relatives à la
formation et aux caractéristiques d’un tel écosystème se posent aux
scientifiques. Et le  10  décembre  1999, la nouvelle fait la une de la revue
américaine Science1, à peine moins prestigieuse que sa consœur Nature
dans laquelle, six mois plus tôt, les quatre cycles climatiques de Vostok
étaient exposés. Malgré ses ressources en glace désormais épuisées  –
 comparé à d’autres forages comme EPICA –, cette nouvelle confirmation
qu’un lac gît à plus de 3 500 mètres relance la base russe. Vostok s’apprête à
écrire un nouveau chapitre de son histoire, qui n’intéressera peut-être pas
directement l’aventure du climat, mais ravira à coup sûr les amateurs de
mondes perdus. Ce n’est plus la glace qui, à l’avenir, fera vivre la station,
mais ce qui est caché en dessous, à la frontière du socle rocheux et de la
calotte glaciaire.
 
La découverte du lac procède d’un long travail d’enquête et de collecte
d’indices qui ne seront correctement interprétés et mis en relation qu’au
début des années 1970. Dès les premières heures de fonctionnement de la
base, fin  1957, les pilotes chargés de son ravitaillement avaient bien
identifié de légères dépressions à la surface de la calotte glaciaire, en forme
de bassins. Les pilotes les utilisaient comme points de repère pour la
navigation aérienne. À l’époque, un navigateur – Robinson – parlait déjà de
« lacs » recouverts par une neige plus brillante et plus lisse qu’ailleurs et de
légères dépressions délimitées par des rebords bien nets rappelant des
« rivages lacustres ».
Depuis le cockpit d’un Ilyushin, il était difficile d’en savoir plus, et
l’heure était mal choisie pour s’intéresser à la géographie du continent  :
Vostok venait à peine d’ouvrir et la difficile mise en service de la station
occupait tous les esprits. Dépourvues des moyens d’enquêter sur la nature
du relief, les équipes chargées du transport aérien se contentèrent de
rapporter leurs observations sans que cela suscite la curiosité des
chercheurs. En 1959 toutefois, Igor Zotikov, un jeune ingénieur chercheur
en thermophysique envoyé à Mirny pour étudier les transferts de chaleur à
travers la calotte glaciaire, se pencha sur la question. En discutant avec
Robinson, il comprit que la différence de niveau entre les rebords et la
surface de ce que celui-ci appelait des «  lacs  » résultait d’une illusion
d’optique. Il n’y avait donc pas de bassins à la surface de la calotte glaciaire
et seule la configuration particulière de la neige avait trompé les pilotes. Le
jeune chercheur renonça d’abord à essayer de comprendre pourquoi la
neige présentait ici et là de telles caractéristiques et retourna à ses travaux.
Or ces derniers l’amenaient à s’intéresser au sort de l’eau qui se forme par
la fonte de la partie basse de la calotte glaciaire au centre de l’Antarctique.
Pour Zotikov, en effet, il ne faisait aucun doute que la chaleur émise par le
noyau terrestre devait maintenir les couches profondes du glacier à une
température proche de leur point de fusion. Comme en tout point du
globe, la chaleur provenant du centre de la Terre se diffuse à travers le
manteau et la croûte terrestre. En Antarctique, compte tenu des propriétés
isolantes de la glace, le flux géothermique est piégé à l’interface entre le
socle rocheux et la base du glacier, ce qui entraîne une hausse des
températures. Dans la région de Vostok, à 3 750 mètres de profondeur, la
température de la glace est proche de zéro, alors qu’elle est de  -  57  oC
environ à dix mètres sous la surface. En fonction de la dynamique du
glacier, du taux d’accumulation de la neige et de la température moyenne
de l’air, le flux géothermique réussit parfois à compenser le flux de
«  frigories  » (la quantité d’énergie nécessaire pour faire baisser la
température d’un degré), si bien que les couches profondes de la calotte
glaciaire atteignent leur point de fusion, ce qui entraîne la fonte de la
partie basse du glacier et la formation de nappes d’eau sous les glaces du
continent. Zotikov effectua les premiers calculs prouvant qu’une fine
pellicule d’eau pouvait exister sous la glace, au cœur du continent. Or cette
eau, expliquait-il dans un article de  19622, peut «  s’accumuler dans des
cuvettes […] où se formeraient des lacs à la frontière de la glace et du socle
rocheux3  », lacs dont la présence se révélerait en surface en raison des
conditions d’écoulement de la calotte glaciaire, bien différentes selon que
le glacier avance sur le socle rocheux ou sur une nappe d’eau… Mais à
l’époque, Zotikov n’avait pas fait le rapprochement entre les «  lacs  » de
Robinson, lisses et brillants, et ses propres travaux.
 
Un étrange double écho
Au début des années  1960, Robinson mourut dans un accident d’avion
sans laisser de traces de ses observations4. Seule une lettre, envoyée au
rédacteur en chef du Bulletin d’information des Expéditions antarctiques
soviétiques, mentionne ces «  lacs  ». L’existence du lac perdait l’un de ses
principaux partisans, mais une première étape était franchie  : avec
Zotikov, preuve était faite que de l’eau pouvait se former sous la calotte
glaciaire. Il restait maintenant à relever le relief sous-glaciaire et identifier
des cuvettes susceptibles de recueillir cette eau de fonte. Opération
délicate s’il en fut, mais à laquelle les Soviétiques commencèrent à
s’intéresser au début des années  1960. En 1963, un géographe russe de
l’Université de Moscou, Andreï Kapitsa, fut nommé responsable du
programme d’études sismiques de la  9e EAS. Sa mission  : déterminer
l’épaisseur de la calotte glaciaire sous Vostok, un travail pour lequel les
Soviétiques voulaient s’attacher les services de leurs meilleurs savants. Et
Kapitsa n’en était pas à son coup d’essai. En 1959-1960, c’est lui qui réalisa
le premier profil topographique de l’inlandsis le long de la traverse Mirny-
Vostok, avant de poursuivre jusqu’au pôle Sud géographique5. L’homme
était donc rompu aux méthodes et à l’environnement quand son nouvel
engagement lui parvint. Arrivé à Vostok au mois de novembre  1963,
Kapitsa installa son matériel et commença ses enregistrements. La mesure
de l’épaisseur du glacier s’effectuait par sondage sismique  : en faisant
sauter une faible quantité d’explosifs à la surface de la calotte glaciaire, on
déterminait un train d’ondes qui se propageaient à travers la glace et
«  rebondissaient  » sur le socle rocheux. Les ondes ainsi réfléchies étaient
enregistrées par des sismographes, un calcul simple permettant ensuite de
déterminer quelle profondeur elles avaient atteint6. Les mesures effectuées
en 1959-1960 montraient que le socle rocheux dans la région de Vostok se
trouvait sous le niveau de la mer, ce qui expliquait que la station, située
à  3  480  mètres d’altitude, reposait pourtant sur plus de  3  700  mètres de
glace. Kapitsa entendait affiner ces résultats. Un travail de routine pour lui
et son équipe, mais passionnant d’un point de vue topographique. Les
opérations se déroulaient normalement quand, au début de l’année  1964,
une fois les réglages terminés, les sismographes produisirent un tracé
inattendu. Au lieu d’enregistrer un simple écho lorsque le train d’ondes
atteignait le socle rocheux, les appareils indiquaient deux signaux, le
premier à 3 750 mètres de profondeur, le second à plus de 4 000 mètres. On
vérifia les sismographes, puis un nouveau sondage fut effectué qui donna
exactement le même tracé : deux échos, distants de plus de 300 mètres l’un
de l’autre… Et pendant toute la durée de la campagne, Kapitsa observera
cette étrangeté.
 
Rétrospectivement, les enregistrements de  1964  confirmaient bien
l’existence d’une nappe d’eau sous la base : la propagation des ondes était
d’abord réfléchie par une surface liquide  – c’est la première « signature »
à  3  750  mètres  –  avant de rebondir sur le socle rocheux  –  la seconde
signature à plus de  4  000  mètres. Mais à l’époque, Kapitsa interpréta ces
données d’une tout autre façon. Selon lui, le premier écho indiquait la
limite inférieure du glacier, tandis que le second correspondait à une
couche de sédiments gelés. En expliquant ce double écho par un double
changement de milieu, sa lecture n’était pas erronée : seule la nature des
milieux traversés lui avait alors échappé. Et pourtant, deux ans plus tôt,
Zotikov signait un article sur la température des couches profondes du
glacier et les nappes d’eau qui, selon lui, pouvaient se former sous la calotte
glaciaire… Au milieu des années 1960, tous les éléments étaient donc réunis
pour démontrer qu’un lac sommeillait par  3  750  mètres de fond sous
Vostok. Certes, aucune des pistes explorées ne prouvait à elle seule son
existence, mais les observations de Robinson, les équations de Zotikov et
les enregistrements de Kapitsa ne pouvaient concorder que d’une seule
façon  : en admettant la présence d’une gigantesque nappe d’eau sous la
calotte glaciaire. Cette autonomie des disciplines entre elles  –  la
thermophysique pour Zotikov et la géographie pour Kapitsa – et, peut-être,
une attention distraite des deux scientifiques envers le navigateur
Robinson, a sans doute retardé la découverte du lac. Car si chacun dans sa
spécialité avait observé des phénomènes ne pouvant s’expliquer qu’en
intégrant de nouvelles hypothèses, encore fallait-il que celles-ci soient les
mêmes pour se rapprocher de la vérité. Perdus dans leurs travaux ou
bridés par souci de réalisme, Zotikov et Kapitsa progressaient dans des
compartiments étanches sans parvenir à dégager une vision commune de
leur environnement. La découverte du lac allait prendre encore dix ans, le
temps que les techniques progressent, mais surtout que d’autres esprits
remettent en perspective des résultats déjà fort concluants. C’est donc
ailleurs, du côté de la station Byrd, que l’histoire se poursuivit.
 
Byrd répond à Vostok
Peu après l’épisode du double écho de Kapitsa, les Américains avaient
déjà, et pour la première fois, mis en évidence qu’il pouvait y avoir bel et
bien de l’eau sous la calotte glaciaire. Mais contrairement à la
démonstration de Zotikov, la preuve était matérielle et contribua, en
présentant l’envers du décor, à modifier le regard que l’on posait sur
l’Antarctique. Dans un rapport envoyé au CRREL en 1968, le chef foreur de
la station Byrd notait  : «  Le  28  janvier  1968, à  2  158  mètres de profondeur, les
premiers fragments de roche sous-glaciaire ont été identifiés […]. Au cours de la
passe suivante, à  2  164  mètres, une brusque perte de puissance fut enregistrée,
accompagnée d’une tension du câble auquel était rattaché le carottier ». La tête de
forage venait de pénétrer dans un milieu moins dense que la glace… Le
chef foreur poursuivit : « Au bout de quelques minutes, la résistance augmenta et
les opérations reprirent normalement jusqu’à  2  168  mètres7  ». Cette fois, les
Américains avaient atteint le socle rocheux  : c’était le record qui, à
l’époque, allait donner le signal du départ du défi lancé aux Soviétiques !
L’annonce fit grand bruit. Jamais personne n’avait creusé un puits aussi
profond en Antarctique. Mais au-delà de la performance technique, une
donnée inédite ressortait des analyses du CRREL  : vers  2  164  mètres, le
carottier avait traversé une nappe d’eau de trente centimètres, responsable
de la perte de puissance enregistrée en fin de forage. Zotikov avait raison !
À la station Byrd, compte tenu de la structure de la calotte glaciaire et de la
chaleur émise par le noyau terrestre, une fine pellicule d’eau s’était formée
au cœur du continent, entre le socle rocheux et la base du glacier. Les
éléments de preuve matériels qui manquaient aux Russes pour se
détourner de la thèse des sédiments gelés de Kapitsa et progresser dans la
découverte du lac venaient d’être apportés par les Américains. Rien ni
personne ne pouvait plus empêcher la recherche de nappes d’eau sous-
glaciaires de se développer, à condition de reprendre et réinterpréter les
certitudes du passé.
L’occasion se présenta au cours d’une campagne d’observation aérienne
associant Américains (la NSF), Britanniques (le Scott Polar Research
Institute - SPRI) et Danois (l’Université technique du Danemark), destinée
à compléter les premiers relevés topographiques effectués sur le continent.
La technique utilisée, le radiosondage, devait alors permettre d’obtenir des
résultats plus précis et couvrir des distances plus grandes qu’avec
l’ancienne méthode sismique employée par Kapitsa. Installé à bord d’un
avion, un appareil envoie des «  pulses  » d’ondes radio à la surface de
l’inlandsis  ; les ondes se propagent à travers la glace jusqu’à ce qu’elles
rencontrent une surface de réflexion et produisent un écho enregistré par
l’avion : en comparant avec la vitesse de propagation des ondes et le temps
de réception de l’écho, il est alors possible de calculer l’épaisseur de la
calotte glaciaire. Au début des années 1970, le directeur du SPRI, Gordon
de Quetteville Robin, obtint des Soviétiques l’autorisation de procéder à
des radiosondages en Antarctique de l’est. À Sovietskaïa, une base russe
située non loin du pôle d’inaccessibilité relative, les opérations
confirmèrent les données des EAS  : le socle rocheux se trouvait
à 4 200 mètres de profondeur, mais une série d’échos, nettement visibles
sur les enregistrements, indiquait la présence d’une couche intermédiaire
entre la glace et le continent. D’autres mesures effectuées au-dessus de
Vostok en 1971-1972 donnèrent les mêmes résultats : en traversant la calotte
glaciaire, les ondes avaient rencontré une surface originale dont la forme
et l’intensité de l’écho ne correspondaient pas à celle du socle rocheux. Or,
depuis la découverte de la station Byrd, les glaciologues du SPRI savaient
que leurs enregistrements pouvaient déceler la présence de nappes d’eau
sous-glaciaires. Pour s’assurer de cette hypothèse, Gordon de Quetteville
Robin et ses hommes décidèrent d’étudier les caractéristiques de la glace
autour de Vostok. Trois ans plus tard, en 1974-1975, après une nouvelle série
de radiosondages, ils aboutirent aux conclusions suivantes : à chaque fois
que les enregistrements se distinguaient par des échos intermédiaires,
l’inlandsis présentait une surface lisse et presque horizontale et aucun
accident du relief sous-glaciaire, aucune friction, ne venait perturber
l’écoulement du glacier, comme si la glace avançait sur une surface
liquide… Le doute n’était plus permis : avant d’atteindre le socle rocheux,
les ondes projetées à travers l’inlandsis avaient frappé une interface avec
une nappe d’eau sous-glaciaire, à l’origine des perturbations enregistrées
au cours des différentes campagnes. Les échos de 1971-1972 devaient donc
être interprétés comme des « réflexions aqueuses8 », suggérant qu’il existe
bien de l’eau sous Vostok, peut-être un lac dont le centre serait situé
à 190 kilomètres au nord nord-ouest de la station9.
Zotikov, qui se trouvait à McMurdo peu de temps après que les
radiosondages furent décryptés, demanda à Gordon de Quetteville Robin
la possibilité d’effectuer un vol au-dessus des «  lacs  » identifiés par
Robinson. Pour lui, c’était une façon de rendre hommage à son ancien ami,
en confirmant les observations du navigateur. Curieux de vérifier ses
propres conclusions, le directeur du SPRI accepta et, quelques jours plus
tard, les deux hommes contemplaient, à bord d’un Hercules C-130 volant à
très basse altitude, l’immense impression laissée en surface par le lac
connu désormais sous le nom de Vostok. En comparant les relevés
effectués à cette occasion et les enregistrements de  1971-1972, Gordon de
Quetteville Robin put vérifier que les «  rivages lacustres  » de Robinson
correspondaient exactement aux limites des réflexions aqueuses obtenues
par radiosondage. Quant aux dépressions observées par les pilotes
soviétiques, elles résultaient bien d’une illusion d’optique provoquée par le
contraste entre deux surfaces hétérogènes mais contiguës, tantôt lisse et
uniforme lorsque le glacier s’écoule au-dessus du lac, tantôt chaotique et
tourmentée lorsqu’il progresse au-dessus du socle rocheux.
 
Une découverte longue à officialiser
En  1977, Gordon de Quetteville Robin raconta l’histoire de la
« découverte du lac Vostok » dans un article des Philosophical Transactions of
the Royal Society of London10. Mais étrangement, et malgré les dernières
campagnes de radiosondages, la thèse des sédiments gelés de Kapitsa
continua de prévaloir en URSS. Finalement, à la fin des années 1970, seuls
le directeur du SPRI, Zotikov et une poignée de chercheurs croyaient dur
comme fer en l’existence de ce lac. Et ce n’est qu’en  1993  que la nouvelle
sera officiellement admise, grâce à un programme d’observation par
satellite lancé par l’Agence spatiale européenne, ERS-1  (European Remote
Sensing Satellite, le premier satellite mis en orbite pour observer la Terre),
qui réalisa de nouvelles mesures au-dessus des régions polaires. Utilisant
un altimètre radar extrêmement précis, le satellite révéla que de vastes
étendues dont la pente est inférieure à  0,5  pour 10  km recouvraient
l’inlandsis, notamment dans la région de Vostok. Or parmi ces zones plates,
celles ayant fait l’objet de radiosondages dans les années  1970  se
distinguaient systématiquement par l’enregistrement de réflexions
aqueuses à la base du glacier… Suite à l’analyse des données collectées par
l’Agence spatiale européenne, un article du Journal of Glaciology confirma
officiellement la présence d’un lac sous-glaciaire à Vostok11. La découverte
n’attendait plus que la réinterprétation des enregistrements sismiques
de 1964 pour être officialisée, exercice auquel se livra Kapitsa à l’occasion
du 23e sommet du SCAR, à Rome, en 1994. Il expliqua ainsi qu’un lac de 500
mètres de profondeur, mesurant 200 kilomètres de long sur 50 kilomètres
de large sommeillait à plus de 3 700 mètres sous la calotte glaciaire. Malgré
les précédents travaux de Robin et de Zotikov, la nouvelle fut accueillie
comme une révélation. Et le 20 juin 1996, neuf ans après les trois articles de
Nature sur les liens entre climat et CO2  et trois ans avant celui sur les
quatre cycles climatiques, Vostok faisait à nouveau la couverture de cette
revue12. Qu’allait-on trouver au fond du lac ? Des formes de vie inconnues
s’étaient-elles développées, coupées du reste du monde, dans cet
environnement  ? Existait-il d’autres «  mondes perdus  » en Antarctique
comme on imaginait déjà en identifier sur Europa, la sixième lune de
Jupiter, dont la sonde Galileo venait de photographier la surface couverte
de glace ? Autant de questions qui remettaient Vostok sur le devant de la
scène en même temps qu’elles amenaient à redessiner le visage de
l’Antarctique, en creux.
 
Le nouveau visage de l’Antarctique
En  1996, les derniers radiosondages situent la surface du lac
à 3 750 mètres sous la base Vostok. Or 5G-1 vient d’atteindre 3 350 mètres
de profondeur. Deux ans plus tard, en  1998, la tête de forage se trouve
à 3 623 mètres lorsque la carotte contenant des fragments de roche et de la
glace de regel est remontée à la grande surprise de Kracilev et Shaskin.
Pour la première fois, les risques de pollution de cette nappe d’eau sous-
glaciaire, isolée de l’atmosphère depuis sans doute plus d’un million
d’années, se posent de façon concrète : il faut impérativement s’assurer de
la préservation du lac. Le SCAR –  Comité scientifique pour la recherche
antarctique – recommande alors que les Russes respectent une couche de
glace de 25 mètres d’épaisseur entre la surface du lac et le fond du puits. Il
est aussi décidé qu’avant toute reprise des activés de forage, une
commission devra au préalable évaluer l’impact et les éventuels dommages
susceptibles d’en résulter pour le milieu sous-glaciaire. Enfin, des groupes
de travail sont chargés de présenter les nouvelles perspectives offertes par
la découverte du lac  : dans le prolongement du «  Lake Vostok Workshop »,
organisé par le SPRI en 1995, d’autres ateliers se tiendront régulièrement13.
Ces colloques réunissant des spécialistes du monde entier permettront de
progresser dans la connaissance du milieu sur la base de nouveaux
radiosondages, enregistrements sismiques et vols d’observation qui vont
produire une image de plus en plus précise du lac. Mais il faudra attendre
l’été austral  2000-2001, pour qu’une expédition financée par la NSF et
dirigée par deux géophysiciens, Robin Bell et Michael Studinger, du
Lamont-Doherty Earth Observatory (Université de Columbia), en dresse
une fiche d’identité complète14.
 
On sait désormais que le lac Vostok mesure environ 200 kilomètres de
long sur 50 kilomètres de large. Sa superficie, estimée à 15 960 km2, en fait
le 15e plus grand lac de la planète, loin derrière le Baïkal, « l’œil bleu de la
Sibérie  », l’autre fierté du peuple russe avec ses  31  500  km2. Mais Vostok
talonne la mer d’Aral (17  160  km2  en  2004) et le lac Ladoga (17  700  km2).
Divisé en deux bassins par une crête immergée, traversé par une fosse
de  1  200  mètres, il est aussi l’un des lacs les plus profonds du monde  –
 400 mètres en moyenne – et son volume de 5 600 milliards de m3 d’eau lui
permettrait de contenir soixante fois le lac Léman, la plus grande réserve
d’eau douce d’Europe occidentale ! La campagne de 2000-2001 a également
permis de confirmer une particularité que les observations satellitaires de
Ridley avaient déjà permis d’identifier en 1993 : la légère pente qui court le
long des 200 km du lac implique que, en dessous, la surface de celui-ci est
inclinée  ! Elle passe en effet de  330  mètres sous le niveau de la mer, à
l’aplomb de la base, à - 780 mètres à l’autre bout du lac. Ceci s’explique par
le fait que le glacier est plus épais de  450  mètres dans le nord, où il
mesure 4 200 mètres, contre 3 750 mètres dans le sud, près de Vostok. Or
en avançant au-dessus du lac, le glacier se stabilise à la manière d’un
iceberg flottant sur la mer. Un autre phénomène est observé dans la partie
immergée du glacier, au nord là où il est plus épais : la glace fond car son
point de fusion s’abaisse dès que la pression augmente. Au sud, sous la
base Vostok, là où la pression sur la glace est moindre, c’est l’inverse qui se
produit : l’eau du lac va regeler au contact du glacier et être « exportée » en
quelque sorte par le mouvement de ce dernier. Cette caractéristique
provoque un renouvellement complet des eaux du lac, environ tous
les  85  000  ans. Les travaux de Robin Bell et Michael Studinger ont ainsi
montré que le lac était un système dynamique, ce qui explique qu’il ait pu
subsister sous la calotte glaciaire pendant plusieurs centaines de milliers
d’années. Mais quand était-il né ? Le géologue néo-zélandais Peter Barrett
avait proposé une explication peu de temps avant ses collègues américains.
 
C’était il y a  100  millions d’années, pendant le Crétacé, âge d’or des
dinosaures, quand apparut une immense chaîne de montagnes à l’Est du
futur continent Antarctique, les monts Gamburtsev15. À la faveur des
bouleversements de la couche terrestre, un bassin aurait alors vu le jour.
De l’eau et des sédiments se seraient ensuite accumulés par apport fluvial
au fond du bassin, formant un embryon de lac dont la surface aurait été
recouverte il y a  30  millions d’années par un glacier s’écoulant à mille
kilomètres de là. Grâce à la fonte de la partie basse de la calotte glaciaire, le
volume d’eau piégé aurait augmenté pour donner naissance au lac Vostok.
L’envers du décor est enfin révélé, le relief sous-glaciaire du continent est
devenu une réalité. L’Antarctique n’est plus seulement cette terre lointaine
couverte de glace que Bellingshausen, Bransfield et Palmer abordaient
en 1 820. Grâce à Vostok, une nouvelle dimension qui échappait à l’œil de
l’observateur se révèle d’un coup, mais existe-t-il d’autres lacs cachés au
cœur du continent ?
 
Ce n’est que dans la seconde moitié des années  1990, après l’annonce
officielle de la découverte du lac Vostok, que la recherche de nappes d’eau
sous-glaciaires se développa. En s’appuyant sur des données anciennes
réinterprétées à l’aune de travaux plus récents, glaciologues et
géophysiciens complétèrent la carte du socle de l’Antarctique. À chaque
réflexion aqueuse obtenue par radiosondage ou sondage sismique,
associée à une surface de neige plate, correspond un lac. Dans la région de
Vostok, deux autres «  géants  » ont ainsi été identifiés  : le lac Sovietskaïa
(1  600  km2) et le lac 90  oE (2  000  km2), dont la profondeur avoisinerait
les  900 mètres. À côté de ces énormes bassins, quantité de petits lacs
émaillent le socle rocheux. Près de Dôme C, une cinquantaine de cuvettes
d’une superficie inférieure à  100  km2  gisent sous  3  900  mètres de glace.
Glaciologue de formation, Martin Siegert, de l’Université d’Édimbourg,
entreprit de recenser ces lacs dont le nombre augmente à mesure que les
moyens d’investigation se perfectionnent et que les campagnes se
multiplient16. Au début des années  2000, pas moins de  70  nappes d’eau
sous-glaciaires avaient été identifiées. Puis la NASA décida de lancer le
satellite d’observation, ICESat (Ice, Cloud and Land Elevation Satellite), doté
d’un altimètre laser capable de mesurer les variations d’épaisseur de la
calotte glaciaire et de repérer d’éventuelles circulations d’eau sous
l’inlandsis. En 2005, grâce aux premières données collectées par ICESat, le
nombre de lacs s’élevait à 140, répartis de façon inégale sur le continent, la
très grande majorité se trouvant en Antarctique de l’Est, à l’intérieur de
vastes bassins, le long de chaînes de montagnes ou près de la source de
glaciers. Cinq ans plus tard, on approchait des 300, avec toujours la même
répartition et des caractéristiques identiques  : quantité de petits lacs,
d’une longueur moyenne de 10 kilomètres, profonds de plusieurs dizaines
à plusieurs centaines de mètres, enfouis sous  2  500 mètres de glace au
moins.
En ce début de XXIe siècle, la carte de l’Antarctique est désormais plus
complexe. Grâce à l’imagerie satellite, un nouveau territoire a pris forme
en lieu et place du grand continent blanc. Les représentations en trois
dimensions donnent à voir de hautes montagnes, de grands bassins et des
vallées au creux desquels apparaissent des lacs, parfois reliés entre eux par
un réseau de canaux, de rivières ou de fleuves qui jouent aussi leur rôle
dans l’écoulement de la calotte glaciaire. Aujourd’hui, Martin Siegert
estime que l’Antarctique recèle de  380  à  400  lacs, dont certains, dits
« actifs » ou « interdépendants », peuvent se vider les uns dans les autres.
Passée la découverte d’une étonnante géographie sous-glaciaire, c’est à la
dynamique d’un véritable système hydrologique, comparable à celui des
grands fleuves terrestres, que les chercheurs consacrent leurs études. Mais
c’est le lac géant Vostok qui durant toutes ces années et jusqu’à aujourd’hui
a nourri le plus de fantasmes, querelles et découvertes.
 
Entre voyage au pays des fantasmes et réservoir de vies inconnues
L’annonce de la découverte du lac Vostok aura en effet donné libre cours
aux imaginaires les plus débridés, réminiscence d’une littérature
fantastique qui a façonné nos représentations – et surtout nos espoirs – de
mondes disparus. C’est d’ailleurs en utilisant une gravure inspirée du
célèbre roman Voyage au centre de la Terre, publié par Jules Verne
en 1864 que, plus de 130 ans après, le Times illustra un article consacré à la
découverte du lac17. Le héros de Jules Verne, le professeur Lidenbrock,
avait découvert «  une vaste nappe d’eau, le commencement d’un lac ou
d’un océan. […] Le rivage, largement échancré, offrait aux dernières
ondulations des vagues un sable fin, doré, parsemé de ces petits
coquillages où vécurent les premiers êtres de la création. Les flots s’y
brisaient avec ce murmure sonore particulier aux milieux clos et
immenses18  ». Il y avait pourtant bien peu de chances pour que le lac
Vostok ressemblât à un tel décor, mais l’évocation fit son effet et la presse
grand public alla jusqu’à parler d’un «  monde perdu  »19, comme
emprisonné sous la station russe.
 
Plus troublant encore, un récit anonyme publié en  1723, bien avant le
chef-d’œuvre de Jules Verne, relatait un Voyage du pôle arctique au pôle
antarctique par le centre du monde. Rédigée à la première personne, l’histoire
raconte comment l’auteur et ses compagnons, alors qu’ils naviguaient près
du pôle Nord, furent aspirés par un tourbillon qui les précipita à l’autre
extrémité du globe, sous le «  pôle antarctique  ». Une fois remis de leurs
émotions, les personnages réalisent qu’ils ont changé d’hémisphère.
Commence alors l’exploration d’un monde étrange, peuplé de créatures
fantastiques, qui débouche, comme dans Voyage au centre de la Terre, sur la
découverte d’un lac, véritable mer intérieure.
 
«  Nous découvrîmes tout d’un coup un lac dont l’eau était verdâtre et
presque chaude  ; il exhalait sur toute sa surface une infinité de petites
vapeurs noires  ; nous crûmes et avec raison, que cette chaleur et ces
vapeurs procédaient de matières sulfurées et bitumeuses, qui devaient être
dans le fond ; il n’y avait pas la moindre petite herbe sur ses bords. Après
les avoir côtoyées quelque temps, nous entendîmes un certain bruit et
murmure qui s’augmentait à mesure que nous avancions, et enfin nous
remarquâmes que l’extrémité du lac était toute bordée de petites roches
entre lesquelles l’eau, s’écoulant dans un pas, causait le bruit que nous
entendions. Nous doublâmes donc le pas et fûmes bien surpris de voir cinq
belles cascades, dont celle du milieu était la plus grande ; elle formait trois
grandes nappes d’eau qui tombaient les unes sur les autres, sur trois
degrés en distance à peu près égale, et l’eau de toutes ces cascades, se
réunissant un peu plus bas, tombait sur un grand rocher presque plat, et
de là se précipitant, s’allait perdre entre les rochers qui étaient au-dessous.
Il fallait de nécessité que, puisque le lac était toujours également plein
quoique ses eaux s’écoulaient incessamment de ce côté-là avec tant
d’abondance, il y eût des canaux souterrains qui lui en fournissent
toujours de nouvelles.20 »
 
Près de trois siècles avant la découverte du lac Vostok, la littérature
plaçait déjà un lac sous le continent antarctique. Certes, il ne faut voir là
aucune annonce prémonitoire. Et la description que fait ce conteur
anonyme du XVIIIe siècle n’est pas d’un grand secours pour se représenter
le lac Vostok. Et pourtant ce récit, tout comme le roman de Jules Verne,
sont les continuateurs d’une tradition littéraire qui s’est appuyée sur les
balbutiements de la science tout en comblant les lacunes de cette dernière
par l’imagination, au point de construire une véritable mythologie de
l’Antarctique. La «  Terra australis incognita  » des Anciens n’est pas loin…
C’est ainsi que l’hypothèse du mathématicien et géographe du XVIe siècle,
Mercator – imaginant à la suite d’Aristote un continent antarctique faisant
contrepoids aux masses continentales de l’hémisphère nord – irrigue un tel
récit. Et l’on ne peut manquer d’être troublé de voir comment son auteur
imagine un système de vases communicants, à l’image de ceux qu’a mis à
jour le scientifique Martin Siegert entre tous les lacs sous-glaciaires de
l’Antarctique. Certes, notre conteur anonyme de 1723 fait la part belle aux
multiples espèces animales qui peuplent le lac  : «  Il y avait là un grand
nombre de poissons volants à quatre ailes, excédant de beaucoup la
grosseur et la longueur des plus puissants bœufs, qui s’élevaient fort haut
et restaient souvent en l’air une grosse minute avant que de plonger21  ».
Jules Verne ne s’en privera pas concernant la vie animale de la mer
Lidenbrock qu’il peuplera de monstres préhistoriques, féroces et voraces.
Des Antipodes, ces êtres aux pieds diamétralement opposés imaginés par
les Grecs anciens, aux créatures fantastiques d’un Jules Verne, la boucle
était bouclée  : d’une certaine manière, l’Histoire retombait sur ses pattes
après avoir marché durant des siècles sur la tête ! Un lac existait bel et bien
sous le continent blanc… Et l’on comprend mieux, après un détour par ces
lectures22, comment la possibilité de trouver des formes de vie nouvelles
sous les glaces de l’Antarctique a germé dans l’esprit de nos contemporains
dès l’annonce de la découverte du lac Vostok. Sans ignorer les charmes de
cette littérature, c’est pourtant une piste très différente que les
scientifiques des XXe et XXIe siècles vont suivre.
 
Dès  1994, la question de l’étude et de la préservation de ce milieu s’est
posée. D’un côté, scientifiques et amateurs de mondes perdus voulaient en
savoir plus, de l’autre on se méfiait des risques de contamination. Après
une série d’ateliers de travail organisée de 1995 à 1999, le SCAR décida de
créer un groupe d’experts chargés de définir les axes de recherche et
d’évaluer les contraintes liées à la découverte et à l’exploration du lac.
Parmi les membres de ce groupe – le Subglacial Antarctic Lake Exploration
Group of Specialists (SALEGOS)  –, les Russes occupaient une place de
choix, avec deux représentants, Sergeï Bulat, de l’Institut de physique
nucléaire de Saint-Pétersbourg, et Valery Lukin, de l’AARI. Jean-Robert
Petit était également de l’aventure, tout comme Robin Bell et Martin
Siegert, désireux de dresser la fiche d’identité complète du lac. Cinq autres
personnalités, dont trois Américains (John Priscu, Mahlon Kennicutt II,
Ross Powell), un Britannique (J. Cynan Ellis-Evans) et un Italien (Ignazio
Tabacco) complétaient l’effectif. Au cours de la première réunion du
SALEGOS, à Bologne, en novembre 2001, les discussions portèrent très vite
sur l’une des questions les plus passionnantes et les plus débattues
concernant Vostok  : «  Y a-t-il ou non de la vie dans le lac  ?  ». Mais si le
public rêvait encore de monstres des profondeurs, les biologistes, plus
réalistes, espéraient au moins découvrir des micro-organismes
remontants à l’époque où l’Antarctique était encore recouvert d’une vaste
forêt, il y a plus de  30  millions d’années. Dans l’un de ses premiers
rapports, le SALEGOS se fixa donc comme objectif numéro un «  la
recherche de formes de vie et la détermination de leur distribution et de
leur activité dans les eaux du lac, les sédiments qui en recouvrent le fond et
la glace au-dessus23 ».
 
Mais dès  1999, la question de la présence de traces de vie avait déjà
donné lieu à d’âpres discussions. Cette année-là en effet  –  année
décidément faste pour la production scientifique en la matière  !  –, trois
articles publiés par l’hebdomadaire Science furent consacrés à Vostok, à sa
« glace d’accrétion » (la glace collée sous le glacier et provenant du gel de
l’eau du lac) et aux premières investigations de son contenu biologique. Le
premier – signé notamment par Jean Jouzel, Jean-Robert Petit et Lipenkov,
associés à Roland Souchez de Bruxelles  –  démontrait que les carottes
profondes remontées en  1998  provenaient d’un processus de regel  :
autrement dit, c’était de l’eau du lac qui aurait gelé au contact du glacier24.
Les deux autres articles25  révélaient que des bactéries en concentration
assez élevée avaient été identifiées dans les dernières carottes de Vostok.
Ces micro-organismes auraient été transportés en Antarctique avec des
poussières issues de l’érosion des continents voisins. Mêlés à la neige, ils
auraient résisté au broyage du glacier pendant des milliers d’années avant
d’être relâchés dans les eaux du lac. Pour les chercheurs américains, il
s’agissait donc bien des premières formes de vie unicellulaire remontées
des profondeurs de la calotte glaciaire. D’après les analyses, cette
communauté microbienne présentait une faible biodiversité et se serait
développée dans un milieu contenant des traces de carbone et des
nutriments inorganiques. Les eaux du lac seraient donc propices à la vie,
même si les chances d’y trouver un ichtyosaure s’attaquant à un
plésiosaure26  paraissaient de plus en plus minces  ! On sait en effet que
certains micro-organismes peuvent subsister, voire se développer, dans
des milieux extrêmes caractérisés – comme c’est le cas du lac Vostok – par
de hautes pressions (350  fois la pression atmosphérique habituelle), de
basses températures (- 2,65  oC) et une absence totale de lumière. Pour ce
qui est des êtres vivants pluricellulaires, notamment les poissons ou les
mammifères, les conditions nécessaires à la vie étaient plus
contraignantes. Aucune chance, donc, vu le milieu, que des organismes
complexes aient survécu dans les eaux du lac. Mais grâce au travail de
Priscu et Karl, la recherche de formes de vie microbiennes était lancée,
justifiant l’intérêt que le SALEGOS portait à cette initiative.
 
Très vite, pourtant, des voix discordantes viendront tempérer
l’enthousiasme de ceux qui pensaient avoir trouvé à Vostok un réservoir de
vies, connues ou non. Jean-Robert Petit, notamment, se montrait
beaucoup plus réservé, considérant que les résultats de ces premières
recherches étaient contestables : ni le protocole de décontamination ni le
nombre d’échantillons étudiés ne permettaient de tirer des conclusions
définitives sur la présence de vie dans les eaux du lac. Surtout, les bactéries
identifiées n’étaient ni spécifiques ni adaptées à l’Antarctique, ce qui
supposait que la glace sur laquelle avaient travaillé les Américains était
contaminée, sans doute par les fluides de forage présents dans  5G-1. De
nouvelles analyses furent donc effectuées en France par le laboratoire
Plasticité et expression des génomes microbiens de l’Université Joseph
Fourier (Grenoble-I) et le Laboratoire d’écologie microbienne (Lyon-I). Les
résultats contredirent les conclusions des équipes américaines  : non
seulement la concentration de bactéries était proche de zéro, mais encore
l’absence de carbone révélait un environnement hostile à la vie27. Dès lors,
comment pouvait-on être sûr  –  compte tenu de résultats si divergents,
extrapolés en outre à partir de glace d’accrétion – qu’il existait des micro-
organismes dans le lac Vostok ? Pour Valery Lukin, de l’AARI et membre du
SALEGOS, la réponse était claire  : il fallait creuser, forer les derniers
mètres de glace et pénétrer à l’intérieur du lac, afin de récupérer in situ des
échantillons d’eau et de sédiments.
 
La controverse de Vostok : forer ou ne pas forer ?
Conformément aux recommandations formulées par le SCAR en  1998,
les Russes s’étaient depuis cette date retenus de forer au-delà
des  3  623  mètres qu’ils avaient alors atteints, en attendant que soit
reconnue l’opportunité de pénétrer à l’intérieur du lac. En  2000, le
moment leur semblait venu de reprendre les opérations de forage, sans
lesquelles il paraissait impossible de progresser dans la connaissance du
milieu. Ainsi, dès la première réunion du SALEGOS, en novembre 2001, les
Russes présentèrent leur plan de travail. Le projet intitulé Justification et
développement d’une technologie écologiquement propre pour pénétrer dans le lac
sous-glaciaire Vostok avait vocation à rassurer les autres membres du groupe
pour qui l’opération, si elle constituait l’un des objectifs prioritaires du
SALEGOS, ne devait pas entraîner une pollution des eaux du lac.
Les Russes expliquèrent comment, en utilisant un carottier thermique,
ils pensaient pouvoir descendre dans 5G-1 jusqu’à la limite eau/glace, puis
remplir le puits d’un liquide tampon à base de silicone pour empêcher le
fluide de forage de pénétrer à l’intérieur du lac. Le carottier, équipé d’une
tête très fine, percerait alors les derniers mètres de glace sans risque de
contamination, l’eau remontant d’elle-même dans le puits grâce à la
différence de pression entre les deux milieux. Validée par une commission
d’experts spécialement instituée par la Russie, la méthode était soi-disant
conforme aux exigences du SCAR en termes de respect de
l’environnement. Lukin envisageait donc très vite de se remettre au travail.
Mais dans une lettre adressée en  2002  à tous les membres du SALEGOS,
John Priscu prétendit que le rapport d’expertise présenté par la Russie
n’était pas suffisamment fiable pour reprendre les opérations. Selon lui, il
fallait réfléchir à d’autres options, plus sûres, ou entrer dans un autre lac,
moins sensible que Vostok, pour ne pas risquer de polluer ce site unique au
monde : avec le nombre de lacs sous-glaciaires mis au jour depuis le milieu
des années 1990, les chances de trouver des micro-organismes ailleurs qu’à
Vostok augmentaient aussi.
 
Le petit lac Ellsworth, situé près de la Péninsule, paraissait le candidat
idéal. D’une superficie de  18  km2, profond de  52 à  156  mètres et situé
à 3 200 mètres sous la calotte glaciaire, il était sans doute coupé également
du reste du monde depuis plusieurs centaines de milliers d’années. D’un
point de vue logistique, l’exploration du lac Ellsworth semblait plus facile
que celle des lacs du plateau Antarctique. Scientifiquement, ses eaux
seraient tout aussi intéressantes que celle du lac Vostok, avec l’espoir
d’atteindre plus aisément les éventuels sédiments. Et compte tenu des
tailles respectives, sans commune mesure, des deux lacs Ellsworth et
Vostok, les risques de pollution liés au percement de l’inlandsis étaient
probablement moins graves sur le premier. Or ces considérations
écologiques représentaient une priorité pour le groupe SALEGOS. De plus,
la méthode retenue par les Britanniques pour pénétrer à l’intérieur du lac
Ellsworth paraissait beaucoup moins invasive et contaminante que celle
présentée par la Russie. La technique de forage consistait en effet à faire
fondre la glace à l’aide d’un jet d’eau brûlante. L’eau obtenue par fusion
était pompée, filtrée et stérilisée en surface, puis réinjectée dans le trou,
afin de continuer les opérations de forage. Une sonde, également
stérilisée, était prévue pour entrer dans le lac et y effectuer toutes sortes de
mesures et de prélèvements dans l’eau et les sédiments. L’inconvénient
principal de cette méthode était qu’elle ne permettait pas de conserver un
puits rempli d’eau plus de quelques dizaines d’heures avant que celle-ci ne
regèle, au risque de perdre également la sonde. De tels forages à l’eau
chaude ne s’avéraient possibles que si la température de la calotte glaciaire
n’était pas trop basse, ce qui excluait d’entrée Vostok, et de façon plus
générale tout l’Antarctique de l’Est, où la partie supérieure de la glace est
aux alentours de  -  57  oC. En revanche, ils devenaient possibles en
Antarctique de l’Ouest, là où les couches supérieures du glacier affichent
une température de  20  oC supplémentaires. Forte de ces données
techniques convaincantes, de l’approbation du SCAR et du soutien
financier de la Grande-Bretagne, une équipe dirigée par Andy Smith,
professeur au British Antarctic Survey, lança son propre projet d’exploration
du lac Ellsworth dès la saison d’été 2011-2012. Mais les Russes n’avaient pu
contenir leur impatience plus longtemps. En janvier  2009, contraints de
réaliser une déviation de 5G-1, ils avaient ainsi donné naissance à 5G-2 qui,
le 21 janvier 2011, atteignait 3 720 mètres, soit quelque 40 mètres au-dessus
du lac, c’est-à-dire en respectant les recommandations du SCAR de 1995.
 
En marge de cette rivalité, les Français avaient conduit une nouvelle
série d’analyses sur des échantillons du défunt  5G-1 contenant des
inclusions sédimentaires. Jusqu’à présent, le scénario présenté par les
Américains supposait un ensemencement des eaux du lac par le glacier. Or
les conditions de transport des bactéries  –  à travers la calotte glaciaire,
pendant des centaines de milliers d’années  –  rendaient cette hypothèse
peu vraisemblable. Jean-Robert Petit fondait aussi ses doutes sur les
analyses chimiques publiées par les biologistes américains qui, pour le
moins, tranchaient avec les mesures faites au LGGE par des chimistes
aguerris. Tout portait à penser que la chimie avait été fantaisiste et que les
soi-disant micro-organismes observés en  1999  devaient provenir d’une
source étrangère ayant contaminé les carottes au cours de leur remontée.
Il était également possible que les différentes étapes de décontamination
de l’extérieur des carottes n’aient pas été appliquées avec rigueur. Alors, à
Grenoble, on réitéra les mesures avec Michel Blot, du laboratoire Plasticité
et expression des génomes microbiens, qui se lança dans l’étude du
contenu biologique de la glace d’accrétion, en collaboration avec les
Russes, en particulier Sergeï Bulat et Irina Alekhina. Ils mirent en œuvre
les plus récentes techniques de décontamination des chimistes de la glace
par traitement en chambre sans poussière. Ils appliquèrent, un peu à la
manière de la police scientifique, les techniques les plus fines en biologie
moléculaire dont l’identification par les brins d’ADN appliquée aux
microbes. Pour une approche plus rigoureuse encore, ils dressèrent un
inventaire des principaux agents de contamination trouvés dans le fluide
de forage, dans les laboratoires, sur les opérateurs eux-mêmes… Rien de ce
qui devait se trouver dans le lac Vostok, si l’on se fiait aux résultats publiés
par les Américains, ne fut reproduit. Les premiers résultats confirmèrent
les premiers doutes  : les eaux du lac étaient bien stériles et il paraissait
impossible que des formes de vie, même microbiennes, puissent se
développer dans un environnement à la fois aussi pauvre en nutriments et
aussi riche en oxygène. Le processus de fonte et de regel de la glace conduit
en effet les eaux du lac à subir une augmentation de la concentration en
air – qui vient des bulles de la glace – et donc en oxygène, fatale aux micro-
organismes. Pour autant des échantillons de glace d’accrétion avec des
inclusions de sédiments contenaient bien des bactéries. Mais d’où
venaient-elles ? On découvrit alors que près de 70 % des micro-organismes
identifiés étaient étrangers à la glace de Vostok. Mais cela signifiait aussi
que 30  % des bactéries n’entraient pas dans la longue liste établie par
Michel Blot et ses collègues russes : elles seraient donc autochtones du lac.
Parmi elles, les chercheurs reconnurent la signature ADN d’une bactérie
«  thermophile  », c’est-à-dire un organisme qui a besoin d’une chaleur
de 50  oC à 70  oC pour vivre et se développer : on en retrouve notamment
dans les geysers de Yellowstone aux États-Unis et dans les sources chaudes
au Japon28. Autrement dit, le lac Vostok avait ses propres «  habitants  »,
issus non pas des eaux de surface du lac  –  très pures chimiquement et
hostiles à la vie  –  mais des sédiments qui en recouvraient le fond. Selon
toute vraisemblance, ces micro-organismes auraient colonisé les
sédiments avant que le lac ne soit couvert de glace, puis auraient subsisté
dans les failles profondes  –  à quelque deux kilomètres dans la roche  –
 formant le rift au-dessus duquel se trouve Vostok. Le milieu relativement
chaud aurait permis aux bactéries de se développer pendant plusieurs
millions d’années en utilisant de l’hydrogène comme source d’énergie
alternative. Suite à des mouvements sismiques, certaines d’entre elles,
mêlées à des sédiments, auront été propulsées violemment dans la glace
recouvrant le lac  : c’est ainsi que des micro-organismes ont pu se
maintenir dans un milieu aussi hostile.
 
En  2011, on sait donc qu’il y a bien de la vie dans les tréfonds du lac
Vostok, tout comme il y en a probablement des traces dans les sédiments
du lac Ellsworth et d’autres lacs sous-glaciaires en Antarctique. La question
de l’exploration d’un tel environnement présentant un intérêt si vif pour la
science se pose dès lors dans des termes précis. Est-il raisonnable de
vouloir entrer dans le plus grand lac sous-glaciaire de la planète pour
remporter un défi technologique au risque de polluer cette immense
nappe d’eau, la plus pure au monde  ? Faut-il forer ou ne pas forer les
dernières dizaines de mètres de glace qui protègent encore le lac Vostok ?
Ces questions, aussi bien techniques que politiques, renvoient à
l’histoire de la base russe, depuis sa construction en pleine Guerre froide
jusqu’à l’exploitation des carottes de glace pendant et après cette dernière.
N’est-elle pas jalonnée de défis technologiques et de négociations
politiques ? Sans le lac qui fait aujourd’hui sa réputation, Vostok serait déjà
un lieu de mémoire semblable à la cabane de Scott au cap Evans. Trop
isolée, trop lointaine, trop froide, dépassée par d’autres sites plus
confortables, mieux entretenus et plus favorables à l’extraction de glace
ancienne, la base aurait sans doute fermé ses portes. Reste le lac,
mystérieux, coupé du monde depuis plusieurs centaines de milliers
d’années, dont l’origine et la vie sont à ce jour méconnus, et qui recèle des
bactéries susceptibles de nous en apprendre beaucoup sur la manière dont
elles ont colonisé ce milieu. Tout comme la profondeur des puits de forage
du temps de l’URSS, l’exploration des lacs sous-glaciaires est devenue une
nouvelle source de prestige et un enjeu inédit en Antarctique, alors que le
Traité de  1959 visait justement à préserver le continent de ces rivalités.
D’un point de vue scientifique, elle devrait permettre d’obtenir «  des
informations sur l’évolution de la vie29  ». À tout le moins, en ce qui
concerne le climat, les sédiments accumulés au fond des lacs pourraient
nous en dire beaucoup sur la période à laquelle l’Antarctique est entré en
glaciation, il y a 30 millions d’années. À condition bien sûr qu’on respecte
toujours la lettre et l’esprit du Traité. Or, le Traité sur l’Antarctique prévoit
que pour chaque pays, c’est une Commission nationale qui accorde ou
refuse, en dernier ressort, l’autorisation de procéder à un forage : celle-ci
fut octroyée aux Expéditions antarctiques russes par la fédération de
Russie. Dès lors, les opérations de forage furent orchestrées par les Russes,
ne laissant aux autres nations qu’une faible part de contrôle sur ce que ces
derniers allaient effectivement entreprendre à Vostok : seule la confiance
construite au fil des années entre les équipes scientifiques du monde
entier, notamment entre chercheurs russes, français et américains,
formait un garde-fou.
 
L’ultime forage
En décembre  2011, l’équipe de foreurs russes, dirigée par Vassiliev
entreprit l’ultime forage30. Elle réalisa d’abord toute une batterie de
mesures dans le trou qui avaient atteint 3 720 mètres quelques mois plus
tôt : on mesura le diamètre du trou, le profil de l’inclinaison, la pression du
fluide, la densité et la température de la partie profonde de 5G-2. Au fond
du puits, le point de fusion de la glace était évalué entre  -  2,85  oC et
- 2,62  oC et l’on estima – avec 95 % de chances – que l’interface avec le lac
devait se situer dans un intervalle compris entre  3  750  mètres
et 3 782 mètres de profondeur : les Russes se risquèrent même à établir la
profondeur la plus probable à 3 766,5 mètres. En réponse aux critiques qui
ne manquaient pas, les Russes avaient imaginé d’introduire au fond du
trou – rempli de kérosène – une huile silicone, considérée comme « liquide
écologique ». De densité intermédiaire entre l’eau et le fluide de forage, elle
servirait en quelque sorte de «  tampon de protection  ». Ils parlèrent
également de diminuer la hauteur de kérosène pour permettre à l’eau du
lac de remonter dans le trou au moment du percement. Enfin ils
envisagèrent de forer les derniers mètres à l’aide d’une sonde thermique
très fine, de l’ordre de quelques centimètres de diamètre, telle une paille
pour siroter l’eau. Pour autant, les Russes reconnaissaient eux-mêmes
qu’une fois le lac percé, le contrôle complet des fluides ne serait pas
possible. Tout cela n’était pas de nature à rassurer les chercheurs du
monde entier qui avaient les yeux rivés sur Vostok.
Le forage proprement dit commença le  2  janvier  2012  et se poursuivit
sans interruption, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, jusqu’au 6 février.
Première brèche dans le protocole  : les Russes n’utilisèrent pas l’huile
silicone. Ils ne recoururent pas plus – mais ils l’avaient d’entrée écarté – au
mélange eau éthanol, cette technique utilisée par les Européens à EPICA et
à NGRIP pour atteindre le socle rocheux en facilitant le forage de la « glace
chaude », c’est-à-dire proche de son point de fusion. Par contre, les Russes
diminuèrent effectivement la hauteur de kérosène. Ils étaient prêts à forer.
Le carottier électromécanique KEMS-135, construit à l’Institut des Mines
de Saint-Pétersbourg, donnait toute satisfaction, grâce aux ajustements du
maître foreur Vassiliev qui ne cessait d’adapter les différents réglages du
carottier aux propriétés variables de la glace. À chaque passe, le carottage
progressait de  50 centimètres, donnant une production moyenne de
presque deux mètres de carottes par jour. Fin janvier, cependant, les
foreurs russes craignaient de ne pas atteindre leur objectif  : l’été austral
touchait à sa fin et le dernier avion était programmé pour le 6 février. Loin
d’entamer l’enthousiasme de l’équipe, cette échéance ne fit que décupler
l’entrain de ses membres, au risque de prendre des libertés par rapport au
programme établi. Deuxième brèche dans le protocole  : pressés par le
temps, les Russes décidèrent de ne pas changer de carottier au profit du
système prévu initialement pour les derniers mètres et qui aurait permis
de faire un petit trou pour atteindre le lac. Mais ils redoublèrent de
vigilance à l’approche du lac  : les observations de la texture de la glace
furent conduites en continu mètre par mètre suivant l’avancement du
forage. L’étude révélait un accroissement de la taille des cristaux à mesure
où la glace d’accrétion devenait de plus en plus récente  –  puisqu’elle
s’accumule par le bas – alors que chacun s’attendait à l’inverse : « Tout se
passait comme si nous forions de la glace faite de cristaux aux dimensions
énormes  », écrira Lipenkov. Le  4  février, l’équipe observa les premiers
signes de présence d’eau en quantité significative au fond du trou. La
surface de la carotte de glace de 80 centimètres de longueur qui fut alors
retirée avait manifestement été en contact avec de l’eau. Elle était
également collée par le gel contre le tube carottier, ce qui n’avait rien
d’anormal : quand le carottier tourne, les couteaux coupent la glace, mais
en frottant ils chauffent cette glace qui fond, produit de l’eau qui regèle sur
les couteaux en constituant une gangue qui peut empêcher la progression.
Pourtant, les passes suivantes furent efficaces, dévoilant le fond du trou
redevenu pratiquement sec, hormis quelques indices d’eau produite
pendant l’opération de forage. Le  5  février, les foreurs eurent la visite de
personnalités du gouvernement russe qui suivait avec attention les
opérations et espérait bien annoncer cette année l’exploit auquel tout le
monde s’attendait… Hélas, il ne se produisit pas pendant les quatre heures
que dura la visite. Après le départ des personnalités, à 19 heures, les foreurs
s’apprêtaient à remballer le matériel et à préparer leurs échantillons pour
le dernier vol, quand ils décidèrent de faire une dernière passe…
 
Il était  23  h  11  très exactement, ce  5  février  2012, quand les couteaux
déchirèrent la surface du lac à la profondeur de 3 769,3 mètres. Le système
de télémesure installé sur ce dernier alerta l’équipe de foreurs qu’une forte
charge négative s’exerçait sur les couteaux. Autrement dit, le carottier
subissait une poussée du bas vers le haut, tandis que les couteaux se
mirent à tourner dans le vide  : «  C’était le signe que nous étions entrés
dans le lac… », dira Lipenkov. Le coup de bélier, associé à l’eau qui envahit
le trou, fut assez puissant pour briser la carotte de glace et comprimer les
fragments au sommet du tube carottier. En quelques secondes, l’opérateur
Zubkov enclencha le treuil pour sortir le carottier. Au début, la montée de
l’eau dépassa l’ascension du carottier au point de le coincer quand sa
vitesse de remontée se réduisait du fait de rétrécissements ou d’angles de
déviation. Quatre minutes après la pénétration, le kérosène commença à
déborder du tube casing au sommet du trou. Le débordement incontrôlé en
surface persista durant cinq minutes encore. Pendant ce temps, l’équipe
tentait de pomper le fluide, même si cet effort ne permit de collecter et de
stocker dans des tonneaux qu’une petite partie de ce kérosène qui
remontait. Heureusement, le niveau du fluide décrut pour retrouver son
seuil normal, mais au prix d’une grande quantité qui s’était répandue dans
le glacier du fait de la « fracture hydraulique » occasionnée. En tout cas, les
Russes assurèrent qu’aucune contamination du lac n’était survenue.
Le 6 février, à 2 heures du matin, le carottier recouvert de glace émergeait à
la surface. «  Ça sent le marais  !?  », s’exclamèrent en cœur trois des huit
personnes groupées autour de l’appareil. Étrange impression  –  après des
décennies de forage de milliers de mètres d’une matière aussi peu
« odorante » que la glace – que de sentir cet effluve tellement « terrestre ».
Comme si, mêlée à l’eau du lac Vostok, la terre du continent Antarctique se
rappelait au bon souvenir des hommes, 30  millions d’années après avoir
été ensevelie par les glaces…
Revenus de leur surprise, étouffant leur joie pour terminer leur travail,
Lipenkov et ses hommes consacrèrent les dernières heures de cette saison
à faire des prélèvements. À l’aide des ustensiles stériles préparés par les
biologistes, ils emprisonnèrent de précieux échantillons d’eau regelée et de
glace recouverte d’un étrange film jaune brun, aux fins d’analyses
biologiques et de mesure des isotopes stables. Puis ils rassemblèrent leur
matériel, prirent une dernière photo de famille et quittèrent la station avec
le dernier vol. À la faveur de cet ultime forage, Vostok a livré son dernier
secret. Ou presque. Il reste désormais à découvrir les informations qu’ont à
nous délivrer les échantillons de la dernière carotte de 5G-2, en attendant
que la colonne d’eau remontée des profondeurs du continent nous raconte
son histoire… et la nôtre. Volodya Lipenkov, en tout cas, y croit dur comme
fer  : «  Heureusement, ce n’est pas la fin du projet Vostok  ! La prochaine
saison, nous reviendrons à la station pour commencer le forage de l’eau du
lac regelée dans le trou  !  ». C’est une autre aventure qui commence, de
celles auxquelles la base du bout du monde nous a depuis longtemps
habitués.
 
Et maintenant ?
Depuis plus de cinquante ans, Vostok a marqué l’histoire de
l’exploration de l’Antarctique et contribué aux nouvelles orientations
prises par la science sur ce continent. La station russe a d’abord rendu
possible l’extraction de glace ancienne pour reconstituer le premier
enregistrement du climat sur plus de  400  000  ans avant de mettre en
évidence l’importance du rôle des gaz à effet de serre. C’est désormais
l’exploration des fleuves, des rivières et des lacs sous-glaciaires qui fait
l’objet de recherches. Car ces milieux enfouis sous les milliers de mètres de
glace, outre qu’ils attisent la curiosité pour d’hypothétiques traces de vie,
gouvernent la stabilité des calottes polaires et donc l’évolution du niveau
marin. La presse, tant généraliste que spécialisée, témoigne de ce
changement de cap intervenu dans la seconde moitié des années  1990  :
l’avenir de l’Antarctique ne passe plus par l’exploration des seules zones
restées en blanc sur les cartes, mais par l’étude d’une nouvelle frontière qui
a déjà transformé l’image qu’on se faisait du continent. Désormais, le
relief, l’hydrographie, les formes de vie sont «  sous-glaciaires  ». Pour
autant, les recherches sur le climat se poursuivent et permettent d’espérer
aller au-delà des 800 000 ans enregistrés par EPICA. Il reste en effet très
probablement, çà et là, des massifs de glace très anciens préservés des
mouvements du glacier et de la fusion par la chaleur des entrailles de la
Terre. Ainsi le projet IPICS (International Partnerships in Ice Core Sciences),
lancé lors de la quatrième Année polaire internationale  2007-2009, vise à
reconstruire le climat sur 1,5 million d’années, période à laquelle les cycles
glaciaires/interglaciaires se succédaient avec un rythme de
seulement 40 000 ans. De telles échelles de temps, qu’il serait difficile de
percevoir sans les découvertes et les innovations technologiques qui ont
marqué l’histoire du XXe siècle, posent à la science une nouvelle série de
questions  : existe-t-il encore des formes de vie inconnues sur Terre  ?
Comment les lacs et les fleuves présents sous l’inlandsis participent-ils à
l’écoulement de la calotte glaciaire ? À quel point la fonte des glaciers et la
stabilité des calottes polaires contribue-t-elle à l’augmentation du niveau
des mers  ? Ainsi le forage de NEEM (North Greenland Eemian Ice Drilling),
conduit par une équipe internationale au Groenland, vise à établir si la
calotte était présente lors de la précédente période chaude il y a  120  000
ans, alors que la température du globe était entre  3  et  4  oC plus élevée
qu’actuellement : une situation que la Terre risque de connaître dès 2100…
 
Toutes ces questions, de même que l’histoire du climat révélée par les
carottes de Vostok, replacent l’Antarctique, et plus largement les régions
polaires, au cœur d’une réflexion sur l’avenir de notre planète. Car si la
glace des pôles a permis de révéler la part dramatique des activités
humaines dans le réchauffement climatique depuis deux siècles, en
fondant de manière intensive, les glaciers de ces mêmes régions sont
responsables de bouleversements31  dont il est difficile de mesurer
l’ampleur aujourd’hui. Une chose est sûre  : la planète se réchauffe
dangereusement pour l’homme. C’est par les pôles que nous l’avons appris,
c’est par les pôles que le processus s’accélère. Les régions polaires sont
fragiles et toujours menacées par la volonté des États. Face à des ambitions
rivales, dans un climat de compétition exacerbée, les instruments
juridiques protégeant les pôles paraissent eux aussi bien fragiles. Et
pourtant, c’est grâce à des conventions internationales comme le Traité
sur l’Antarctique qu’un travail de coopération exceptionnel entre Russes,
Français et Américains notamment, a pu se mettre en place du temps de la
guerre froide à Vostok, aboutissant à l’une des prises de conscience les plus
fondamentales de ces dernières décennies  : grâce à Vostok, depuis
l’analyse des premières carottes de glace jusqu’à l’exploration du lac qui
sommeille sous la station, nous ne pouvons plus ignorer à quel point le
monde dans lequel nous vivons sera transformé demain par les décisions
que nous prenons aujourd’hui. En soulignant la place de l’homme dans des
processus auxquels il se croyait étranger, en montrant combien les
conditions du développement de la vie sur Terre sont fragiles, cette prise
de conscience nous invite à plus de responsabilité. Si nous n’y prenons pas
garde, la vitesse à laquelle les évolutions climatiques affectant la planète
vont se produire nous empêchera de nous adapter en perpétuant une
société internationale fondée sur la paix et la coopération entre les
peuples. Le révélateur de notre vulnérabilité, en même temps que l’une des
zones les plus fragiles de notre écosystème, est constitué par les régions
polaires  : plus le réchauffement climatique sera important, en raison du
développement des activités humaines, plus ces régions seront affectées et
plus l’équilibre du vivant dont nous procédons sera menacé. Dans l’esprit
du Traité sur l’Antarctique, il est de notre devoir de veiller collectivement à
la préservation des pôles. Cela n’empêchera ni de futures explorations, ni
de grandes découvertes, mais jettera les bases d’une nouvelle gouvernance
internationale, nécessaire au bon développement de l’humanité. Comme
par le passé, Vostok pourrait devenir le symbole de cette volonté d’œuvrer
ensemble et de façon responsable à un avenir meilleur. D’une certaine
manière, celui-ci a commencé de s’écrire lorsque, un jour de janvier 1820,
les hommes découvrirent le continent blanc. La même année, sur une
autre page tout aussi blanche, un poète jetait quelques vers qui feraient
d’un lac le miroir de la destinée humaine…

1  J. Jouzel, J. R. Petit, R. Souchez, N. I. Barkov, V. Lipenkov, D. Raynaud, M. Stievenard, N. I.


Vassiliev, V. Verbeke, F. Vimeux, « More than 200 meters of lake ice above subglacial lake Vostok,
Antarctica », Science, vol. 286, 10 décembre 1999, p. 2138-2141.
2  I. A. Zotikov, «  Heat regime of central Antarctica ice sheet  », Antarctica Commission. Antarctica
Expedition, no 28, 1962, p. 16-21 [en russe].
3  I. A. Zotikov, The Antarctic Subglacial Lake Vostok. Glaciology, Biology and Planetology, Chichester
(UK), Praxis Publishing Ltd, 2006, p. 16.
4  R. V. Robinson, «  From a visual navigation experience in flights in Antarctica  », Information
Bulletin. Soviet Antarctic Expedition, no 18, 1960, p. 28-29 [en russe].
5 C’est en se fondant sur les enregistrements de Kapitsa dans la partie orientale du continent que
Tolstikov publia en 1966 son immense Atlas Antarktiki.
6 André Bourguin, « Technique des sondages sous-glaciaires », Revue de géographie alpine, vol. 38,
o
n  4, 1950, p. 626.
7 Dans I. A. Zotikov, The Antarctic Subglacial Lake Vostok…, op. cit., p. 28.
8 Ibid., p. 33.
9 G. K. A Oswald, G. de Q. Robin, « Lakes beneath the Antarctic ice sheet », Nature, vol. 245, 1973,
p. 251-254.
10  G. de Q. Robin, D. J. Drewry, D. T. Meldrum, «  International studies of the ice sheets and
bedrock », Philosophical Transactions of the Royal Society of London, no 279, 1977, p. 185-196.
11  J. K. Ridley, W. Cudlip, S. W. Laxon, «  Identification of subglacial lakes using ERS-1 radar
altimeter », Journal of Glaciology, vol. 39, no 133, 1993, p. 625-634.
12 A. P. Kapitsa, J. K. Ridley, G. de Q. Robin, M. J. Siegert, I. A. Zotikov, « A large deep freshwater
lake beneath the ice of central East Antarctica », Nature, no 6584, vol. 381, 20 juin 1996, p. 684-686.
13  L’«  International Workshop on Lake Vostok Study  », organisé par l’AARI en  1998  et le «  SCAR
International Workshop on Subglacial Lake Exploration », en 1999.
14 R. E. Bell, M. Studinger, A. A. Tikku, G. K. C. Gutner, C. Meertens, « Origin and fate of Lake
Vostok water frozen to the base of the East Antarctic ice sheet », Nature, vol. 416, 2002, p. 307-310.
15  Comparable aux Alpes, la chaîne des monts Gamburtsev s’élève à plus de  3  500  mètres
(entre  1  200  mètres sous le niveau de la mer et  2  500  mètres au-dessus) et s’étend sur plus
de 1 200 kilomètres au cœur de l’Antarctique de l’Est. Ensevelie sous un épais manteau de glace, elle
demeure invisible à l’œil nu. Plusieurs scénarios ont été envisagés pour expliquer sa formation : « le
premier évoque un lointain effet secondaire de la collision qui s’est produite entre la grande plaque
continentale antarctique et une plaque plus petite. Le deuxième met en scène un point chaud qui
aurait déversé là de grandes quantités de magma avant d’être étouffé par une épaisse couverture de
glace. Le troisième, totalement inédit, suppose que l’action des glaciers aurait aminci localement la
croûte continentale, la pression du manteau pouvant alors s’exercer et extruder des montagnes » cf.
Sylvie Rouat, « Les dessous des monts Gamburtsev », Sciences et Avenir, juin 2007. Voir également,
pour des études plus récentes, Cécile Dumas, « L’énigme des montagnes cachées de l’Antarctique »,
www.sciencesetavenir.fr, 17 novembre 2011.
16  M. J. Siegert, J. A. Dowdeswell, M. R. Gorman, N. F. McIntyre, «  An inventory of Antarctic
subglacial lakes », Antarctic Science, no 8, 1996, p. 281-286.
17 N. Nuttall, « Vast lake discovered beneath the ice of Antarctica », The Times, 20 juin 1996.
18 J. Verne, Voyage au centre de la Terre, Paris, Le Livre de Poche, 2005, p. 193 et 195.
19 T. Ratford, « Polar lake may hold ‘‘lost world’’ », The Guardian, 20 juin 1996.
20 Anonyme, Relation d’un voyage du pole arctique au pole antarctique par le centre du monde. Avec la
description de ce périlleux passage et des choses merveilleuses et étonnantes qu’on a découvertes sous le pole
antarctique. Avec figures, Denys Horthemels éditeur, Paris, 1723, p. 58-60. Ce texte rare a été réédité
aux éditions Verdier (Paris) en 1980, sous le titre : Le passage du pôle arctique au pôle antarctique par le
centre du monde.
21 Ibid., p. 81.
22  Pour des exemples de récits auxquels l’Antarctique a donné lieu, lire Jean Pimentel,
Bibliographie antarctique en langue française. De Cook (1772) au Traité sur l’Antarctique (1959), avec une
partie littérature, fiction et bande dessinée. Bibliographie commentée, Paris, Éditions Paulsen, 2009,
notice 619.
23 SALEGOS, « An international plan for Antarctic subglacial lake exploration », Polar Geography,
2003, vol. 27, no 1, p. 74.
24 J. Jouzel, J. R. Petit, R. Souchez, N. I. Barkov, V. Ya. Lipenkov, D. Raynaud, M. Stievenard, N. I.
Vassiliev, V. Verbeke, F. Vimeux, « More Than 200 Meters of Lake Ice Above Subglacial Lake Vostok,
Antarctica », Science, vol. 286, 10 décembre 1999, no5447, p. 2138-2141.
25 À l’origine de cette découverte et de ces deux articles, deux équipes américaines – le Department
of Land Resources and Environmental Sciences de l’Université du Montana, auquel appartient John C.
Priscu et le Center for Microbial Oceanography de l’Université d’Hawaii, dirigé par David M. Karl. Voir
J. C. Priscu, E. E. Adams, W. B. Lyons, M. A. Voytek, D. W. Mogk, R. L. Brown, C. D. McKay, C. D.
Tokacs, K. A. Welch, C. E. Wolf, « Geomicrobiology of subglacial ice above Lake Vostok, Antarctica »,
Science, vol. 286, 10 décembre 1999, n o5447, p. 2141-2 144 ; et D. M. Karl, D. F. Bird, K. Bjorkman, T.
Houlihan, R. Sgakelford, L. Tupas, «  Micro-organisms in the accreted ice of Lake Vostok,
Antarctica », Science, vol. 286, 10 décembre 1999, n o5447, p. 2144-2147.
26 Voir J. Verne, op. cit., p. 224 et suivantes.
27 Hélène Le Meur, « Les raisons de la suspicion », entretien avec Jean-Robert Petit, La Recherche,
n o329, mars 2000 : http://www.larecherche.fr/content/recherche/article?id=14655
28  S. Bulat, I.A. Alekhina, M. Blot, J.-R. Petit, M. de Angelis, D. Wagenbach, V.Y. Lipenkov, L.
Vasilyeva, D. Wloch, R. D., and V.V. Lukin, « DNA signature of thermophilic bacteria from the aged
accretion ice of Lake Vostok  : implications for searching life in extreme icy environments  »,
International Journal of Astrobiology, vol. 3, issue 1, p. 1-12.
29  Voir Martin Siegert, à propos de l’exploration du lac Ellsworth, in Diane Schachinger,
« Plongée dans l’inconnu d’un lac sous-glaciaire en Antarctique », Nature et Voyage, 20 juin 2010.
30  Le récit de cet ultime forage a pu être reconstitué grâce aux informations transmises par
Volodya Lipenkov à ses collègues chercheurs américains et européens.
31  Baisse de la salinité des océans, détournement ou disparition de courants marins,
augmentation de la température de l’océan Arctique en raison de la disparition de la banquise, etc.
L’installation de Vostok en 1957. © Musée Arctique et Antarctique de St
Petersbourg.
Corvée de découpe de blocs de glace pour les réserves d’eau. © Musée
Arctique et Antarctique de St Petersbourg.
Piotr Shumsky, l’un des pionniers soviétique de la glaciologie à Vostok. ©
Extra-Pol.
Averianov fut le chef du premier convoi en route vers Vostok, envoyé par
Trechnikov. © Musée Arctique et Antarctique de St Petersbourg.
© Éric Lefebvre, Extra-Pol.

© Jacques Bulle.
© Dessin de Bruno Malaize.
Les célèbres Kharkovtchanka, camions géants de plus de 30 tonnes
qui permettent de réaliser les traverses de 2 700 km pour ravitailler
Vostok. Le dessin a été réalisé par Bruno Malaize.

Arrivée de la traverse à Vostok. © Extra-Pol.


La profondeur de 3 600 m est atteinte en 1998, il faudra encore 14 ans pour
percer les 169 derniers mètres ! © Extra-Pol.

Repos et détente, Kraciliev à la guitare, Lipenkov allongé, L.Arnaud et au


fond Shaskin. © Extra-Pol.
Zolotov et Vassiliev devant le treuil. © Extra-Pol.

Dmitriev, Vassiliev et Kraciliev. © Extra-Pol.


Les Français J-M. Barnola, E. Lefebvre et A. Manouvrier au sortir du
Sauna… © Extra-Pol.

La centrale électrique en pleine tempête. © Extra-Pol.


Le derrick et le laboratoire de géophysique de Vostok. © Extra-Pol.

Halo du soleil sur les antennes de la station. © Extra-Pol.


Le tunnel d’entrée de Vostok. La base s’enfonce inéluctablement dans les
glaces. © Extra-Pol.
Atterrissage d’un Hercule C130 américain à Vostok. © Extra-Pol.

Les avions laissent tourner leur moteur pendant que le déchargement de la


soute est effectué le plus vite possible… © Extra-Pol.
Dessin réalisé à la fin de la 37 expédition à Vostok, en 1992. Le 31 décembre
de cette année qui avait vu l’effondrement du bloc soviétique, le drapeau
de l’URSS fut remplacé par celui de la Russie. © Extra-Pol.

Nicolay Vassiliev (à gauche) supervise la sortie d’une carotte. © François


Bernard.
Nicolay Vassiliev ajuste un filtre du carrotier. © Éric Lefebvre, Extra-Pol.
La cave de stockage où sont entreposées les carottes à une température
constante de -55 oC. © Éric Lefebvre, Extra-Pol.
Un schéma en coupe de la calotte glaciaire et du lac de Vostok. © Nicolle
Rager-Fuller.
Des lames minces de glace vues en lumière polarisée.
À gauche : glace d’accrétion avec des cristaux de huit à dix centimètres.
À droite : glace de glacier avec des cristaux d’un centimètre. © Éric
Lefebvre, Extra-Pol.
Vostok en hiver, photo prise le 24 août 2007 par le cuisinier hivernant de la
base : Alexandre Pakhomov. © Alexandre Pakhomov, Extra-Pol.
REMERCIEMENTS

 
Je dédie ce récit à tous ceux avec qui j’ai partagé ce bout de chemin, et à
la mémoire des compagnons qui nous ont quittés.
J’exprime ma reconnaissance à ma famille, mais aussi à Bernard
Ollivier, Antoine et Suzanne Genini, Claude Lorius, Rolland Schlich,
Michel Vallon, Daniel Donnou, Jocelyne Roquemora, Jean-Philippe
Balestrieri, Claude Rado, Claude Girard, Jean Jouzel, Jim White, Laurent
Arnaud, Éric Lefebvre, Christian Vincent, Isabelle Basile, Jean-Luc
Romané, Marcel Maitre, Bruno Malaizé, Dominique Raynaud, Jean-Louis
Gabarre, Margaret Lanyon, Mikael Bender, Éric Saltzman, Julie Palais.
Je salue mes collègues français, russes et américains pour leur aide et
leur soutien scientifique, technique, administratif, amical ; ceux qui m’ont
accordé leur confiance ou simplement donné un peu de leur temps ; enfin
ceux qui, nombreux, ont participé de près ou de loin à cette aventure, ces
anonymes de la partie cachée de « l’iceberg Vostok ».
Ce livre n’aurait jamais vu le jour sans l’initiative de Bruno Malaizé ni les
contributions documentaires et éditoriales de Lucia Simion, François
Lantz et Boris Martin.
 
Jean-Robert Petit
À PROPOS DE L’AUTEUR…

 
Jean-Robert Petit est directeur de
recherche au Laboratoire de
Glaciologie et Géophysique de
l’Environnement de Grenoble (CNRS,
Université Joseph Fourier). Il
s’intéresse aux reconstructions des
climats au cours du Quaternaire à
partir des carottes de glace extraites de
l’Antarctique. Il a participé aux forages
de Vostok et a contribué à la
production du premier enregistrement climatique couvrant les
derniers 400 000 ans.
CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES

 
Page 15 Éric Lefebvre, Extra-Pol
Page 16 François Bernard, www.polepictures.com
Page 27 Musée Arctique et Antarctique de St Petersbourg
Page 78 Musée Arctique et Antarctique de St Petersbourg
Page 106 Jean-Robert Petit, Extra-Pol
Page 142 Éric Lefebvre, Extra-Pol
Page 196 François Bernard, www.polepictures.com
216, boulevard Saint Germain, 75007 Paris
www.editionspaulsen.com
 
© Éditions Paulsen, Paris, 2012 pour la version française
juillet 2013 pour la présente version
Photo de couverture © François Bernard
ISBN 978-2-91655-231-6
 
Ce livre numérique a été converti initialement au format EPUB par Isako
www.isako.com à partir de l’édition papier du même ouvrage.
Table des matières

Couverture

Présentation

Vostok. Le dernier sercret de l'Antarctique

PRÉFACE DE MICHEL ROCARD

AVANT-PROPOS. LE PROJET DE TOUTE UNE VIE. Par Volodya Lipenkov

L’ANNONCE DISAIT… Par Jean-Robert Petit

LA BASE DU BOUT DU MONDE (1957-1964)

À l’assaut du « continent blanc »

La nécessaire collaboration internationale

L’ours soviétique entre en scène

Vostok en ligne de mire

Nouvelle tentative

Coupés du monde

Le quotidien au Pôle du froid absolu

Le prix de l’exploit : recherche scientifique et renommée médiatique

Menace sur Vostok

FOREURS DES GLACES (1964-1982)

Le début de l’amitié franco-russe

La Guerre froide échauffe les esprits

Duel en profondeur

Le climat dans un verre de whisky !

Quand l’Oncle Sam ouvre la voie de Vostok aux Français


L’alliance franco-russe relancée par des histoires de couples

LES ARCHIVES DU CLIMAT (1982-1987)

Vostok en flammes !

En route pour le Pôle du froid !

Trois Français à Vostok

Du cognac pour un troc

Trois articles et un big bang

GÉOPOLITIQUE DU CLIMAT (1987-1999)

Un groupe d’experts pour suivre l’évolution du climat : le GIEC

Pression américaine

Campagne à l’ancienne

Mariage de raison entre la France et les États-Unis : la dot de Vostok

L’Union Soviétique décatie, Vostok en sursis

Il faut sauver la « base du bout du monde » !

Dernier forage avant inventaire ?

Les quatre cycles climatiques de Vostok

Vostok, accélérateur de forages : au risque de la relégation ?

EPICA, épiques époques climatiques

SOUS LA GLACE, UN LAC (1999-2012)

Le secret enfoui de Vostok : retour vers le futur

Un étrange double écho

Byrd répond à Vostok

Une découverte longue à officialiser

Le nouveau visage de l’Antarctique

Entre voyage au pays des fantasmes et réservoir de vies inconnues

La controverse de Vostok : forer ou ne pas forer ?


L’ultime forage

Et maintenant ?

Cahier de photographies

REMERCIEMENTS

Jean-Robert Petit

CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES

Copyright

Table des matières

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