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Pourquoi

nous vivons en
communauté
Eberhard Arnold
Préface de Frère Alois
prieur de Taizé
Avec deux discours interprétatifs
de Thomas Merton
Pourquoi nous
vivons en
communauté

Eberhard Arnold

Préface de Frère Alois, Prieur de Taizé


Avec deux discours interprétatifs de
Thomas Merton

Plough Publishing House


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Contents
Préface . . . . . . . . . . vi

Pourquoi nous vivons en


communauté

Pourquoi la communauté ?. . . . . . 1
Communauté et politique . . . . . . . 5
Communauté et foi . . . . . . . . 7
La communauté dans l’histoire de l’Église. . . 9
Vie en communauté, vie dans l’Esprit . . . . 11
Des symboles de la communauté . . . . . 16
La communauté, signe du Royaume à venir. . . 21
La communauté est un appel à l’amour et à l’unité. 27
Communauté et sacrifice. . . . . . . 29
Une aventure de la foi . . . . . . . 31
Deux discours interprétatifs de
Thomas Merton

Bâtir une communauté sur le fondement de l’amour


de Dieu. . . . . . . . . . 34
Communauté, politique et vie contemplative . . 53

Annexes

L’auteur. . . . . . . . . . 65
Le Bruderhof. . . . . . . . . 69
Plough Publishing House. . . . . . 73
v

Préface

D ans toutes les Églises, le XXe siècle a vu naître de


nombreuses initiatives pour inviter les croyants à
sortir d’une foi et d’une piété trop individualistes, à se
référer davantage aux chrétiens des Actes des Apôtres
qui mettaient tout en commun, qui cherchaient à
n’être qu’un cœur et qu’une âme, et à redécouvrir
ainsi le visage communautaire de la foi chrétienne.
Au sein des Églises protestantes de tendance
évangélique, Eberhard Arnold a exprimé ce message
avec grande conviction. Le livre que voici offre
une belle méditation où il expose cette aspiration
communautaire. L’appréciation si positive qu’en donna
le moine catholique Thomas Merton une cinquantaine
d’années plus tard et qu’on trouve en deuxième partie
de ce livre, montre à quel point peuvent se rejoindre
ceux qui ont choisi de vivre en communauté, quelle
que soit leur appartenance confessionnelle.
Préface

Cette convergence, qui apparaît clairement dans ce


livre, est un exemple qui m’amène à poser la question:
en vue de l’unité des chrétiens, ceux qui vivent en
communauté, même de manières très différentes,
pourraient-ils créer davantage de liens entre les Églises
auxquelles ils appartiennent? La recherche de la
communion n’est-elle pas inscrite au plus profond de
leur vocation ?
La communion est une valeur d’Évangile qui peut
se déployer en de multiples dimensions. A la source,
il y a la communion personnelle avec Dieu, avec le
Christ. Le Dieu d’amour nous offre de vivre dans une
toute simple communion avec lui, nous en lui et lui en
nous.
La communion avec Dieu se développe dans une
communion fraternelle fondée sur l’amour réciproque.
Sans elle, une communauté pourrait accomplir des
œuvres magnifiques, le signe de Dieu resterait voilé.
C’est dans les attentions de chaque instant que la
fraternité est vécue, c’est dans la vie quotidienne
qu’elle rencontre aussi des résistances redoutables. Dans
une communauté, on ne choisit pas ses frères ou ses
sœurs. La communauté est un lieu où travailler aux
dépassements de nos résistances. Si celles-ci ne peuvent
pas être surmontées dans une petite communauté,

vii
Préface

comment le seront-elles à une échelle plus vaste, par


exemple entre les Églises séparées ?
La communion peut devenir missionnaire. Plus
encore que celui des personnes prises individuellement,
le témoignage d’une communauté compte. Dans
un monde où beaucoup cheminent comme si Dieu
n’existait pas, le fait que des hommes, ou des femmes,
ou aussi des couples, s’engagent pour toujours à la
suite du Christ pose question. Si le Christ n’était pas
ressuscité, ces hommes ou ces femmes ou ces couples
ne vivraient pas ainsi. Leur vie constitue un signe du
Christ mystérieusement présent dans le monde.
Et la communion peut s’élargir à tous les humains,
en particulier aux plus pauvres. L’espérance du Christ,
comment la partager avec d’autres face à la grande
pauvreté, aux injustices, aux menaces de conflits ?
Tous, nous avons besoin de courage pour aller vers
les autres, franchir des frontières, des déchirements,
nous approcher des situations de détresse que nous
rencontrons.
Ainsi, sans vouloir s’imposer, les chrétiens peuvent
semer de petites semences de confiance et de paix. Et
le langage de la communion ou, pour utiliser un mot
plus simple, celui de la fraternité parle aux croyants
comme aux non croyants.

viii
Préface

Dans l’histoire, il a parfois suffi de peu de


personnes pour faire pencher la balance vers la paix.
Ce qui change le monde ce ne sont pas tellement
les actions spectaculaires, mais bien la persévérance
quotidienne dans la prière, dans la paix du cœur et
dans la bonté humaine. Merci au Bruderhof, fondé par
Eberhard Arnold, de continuer à témoigner de cette
persévérance.
Frère Alois
Prieur de la communauté de Taizé

ix
Pourquoi nous vivons
en communauté
v

Pourquoi la communauté ?

V ivre en communauté, travailler en communauté,


faire de la vie commune une règle pour tous, dans
ce que nous faisons, pensons, choisissons, est pour nous
une nécessité inéluctable. Nous n’avons pas choisi
cette voie avec un but précis. Nous ne nous sommes
pas sentis forcés de la suivre. Mais une conviction s’est
emparée de nous, issue de la source d’où provient tout
ce qui existe. Cette source de vie, nous croyons qu’elle
est en Dieu.
Toute vie créée par Dieu tire son existence
d’une communauté, et tend vers une communauté.
Nous devons donc vivre en communauté. Dieu est
source de vie. C’est lui qui rend possible notre vie
communautaire. Il l’accompagne jours après jours
dans son combat difficile vers la victoire finale. La voie
communautaire, voulue par Dieu, nous confronte à la
réalité d’une vie de travail, du combat pour l’existence,
Pourquoi la communauté ?

aux difficultés liées à la condition humaine. Elle est


jalonnée de dangers mortels et de grandes souffrances.
Là réside précisément notre joie la plus profonde :
dans cette capacité qui nous est donnée de discerner
clairement les aspects tragiques de l’existence, la
tension inouïe entre la mort et la vie, notre situation
entre le ciel et l’enfer, et de croire néanmoins à la force
victorieuse de la vie, au pouvoir invincible de l’amour
et au triomphe de la vérité, parce que nous croyons en
Dieu.
Cette foi n’est ni une théorie, ni un dogme, ni
une idéologie, ni un discours. Elle ne se résume pas
en une formule liturgique ; elle n’est pas liée à une
institution. Cette foi, c’est l’accueil de Dieu lui-même.
Elle laisse Dieu régner, lui qui donne la force et la
direction qui permettent d’avancer. Elle redonne
pleinement confiance quand, humainement parlant,
toute confiance semble anéantie. La foi donne la vision
de l’essentiel, de ce qui subsiste toujours, que l’on ne
peut voir de nos yeux ni saisir de nos mains, mais qui
demeure toujours et partout.
La foi nous délivre de nos défauts ou de
l’importance accordée aux usages de la vie en société.
Elle discerne les mensonges de la société humaine
soumise à Mamon, son impureté, ses meurtres.

2
Pourquoi la communauté ?

Elle refuse aussi de céder à la tentation inverse,


qui consisterait à considérer la manifestation de la
méchanceté et de la versatilité du caractère humain
comme un état naturel et définitif.
Elle prend au sérieux l’inaptitude présente des
hommes à vivre en communauté quand ils sont sans
Dieu. L’édification d’une véritable communauté se
heurte à des obstacles humainement insurmontables :
les fluctuations de la conscience, les pulsions du désir,
l’aspiration au bonheur matériel ou spirituel, la force
des émotions, l’ambition, la tendance à vouloir exercer
une influence sur les autres, les prérogatives de toutes
sortes. Mais la foi ne succombe pas à l’illusion ; elle
n’accorde aucun caractère décisif à la réalité des
désirs ou à la faiblesse du tempérament. Tout cela
n’est rien en face de la puissance de Dieu et de son
amour absolument victorieux. Dieu est plus fort que
ces réalités. La puissance de son Esprit, créatrice de la
communauté, surmonte tout.
Il est évident que la naissance d’une véritable
communauté humaine, la réalisation concrète d’une
vie commune, s’avère impossible quand manque la foi
en cette puissance suprême. Les tentatives de se fier à
une bonté inhérente à l’être humain ou à la contrainte
de la loi finiront toujours par échouer face à la réalité

3
Pourquoi la communauté ?

du mal. La seule communauté envisageable ne peut


naître que de la foi en Dieu, bonté infinie.

NOUS DEVONS vivre en communauté. C’est dans cette


expérience que se révèle combien l’homme est mal
adapté à l’existence tant qu’il n’est pas renouvelé par
Dieu, qui seul donne la vie et la force nécessaires à
l’édification d’une communauté.

4
v

Communauté et politique

N ous ne pouvons pas nous contenter d’épouser


la cause des mouvements politiques qui luttent,
chacun à leur manière, pour la paix des peuples, la
suppression de la propriété privée et la communauté
des biens. Avec eux, nous sommes solidaires de ceux
qui souffrent de la misère, qui manquent de logement
et de nourriture, dont le travail d’esclave empêche de
recevoir de l’instruction. Avec eux, nous sommes du
côté de ceux qui n’ont rien, qui sont privés de leurs
droits et qui sont humiliés.
Pourtant, nous restons à distance d’une lutte des
classes qui cherche, sans amour et par tous les moyens,
à nuire à ses adversaires. Elle en veut à la vie de ceux
qui en veulent à la vie du prolétariat. Nous refusons
une guerre défensive en faveur du prolétariat, comme
nous refusons une guerre défensive en faveur de
la nation. Notre combat nous unit d’une manière
Communauté et politique

purement spirituelle à ceux qui s’engagent pour la


liberté, l’unité, la paix entre les hommes et la justice
sociale.

VOILÀ POURQUOI nous vivons en communauté.

6
v

Communauté et foi

C haque révolution, chaque naissance d’un


mouvement idéaliste et réformiste, nous ramènent
toujours à la même conclusion : croire au bien, vouloir
une communauté, ne peut aboutir à un résultat concret
que par un clair exemple vécu et la Parole de vérité.
Les deux – l’action et la Parole – ne font qu’un en
Dieu. Nous n’avons que ce moyen pour lutter contre
la déchéance du monde actuel. L’arme de l’Esprit
consiste à édifier une communauté dans l’amour.
Nous ne parlons pas d’un amour sentimental, d’un
amour sans actes. Nous ne parlons pas non plus d’un
dévouement au travail qui ne manifesterait pas, jours
après jours, une communion de sentiment, dans l’Esprit,
entre les travailleurs. L’Esprit est à l’origine de l’amour
du travail et du travail de l’amour. L’amour qui vient de
l’Esprit, voilà ce qu’est le travail.
Communauté et foi

Quand des gens s’unissent librement pour


travailler ensemble en renonçant à leurs ambitions, à
l’individualisme, à la propriété privée, ils deviennent
signes de l’unité finale promise à tous les hommes, qui
habite l’amour de Dieu, qui est la puissance de son
règne qui vient.
La volonté d’expérimenter le règne de la paix
entre les hommes, de garder un esprit dépourvu de
convoitise, de travailler fraternellement, vient de Dieu.
Le travail comme esprit, l’esprit comme travail, voilà
ce qui fonde l’avenir de paix qui nous est destiné en
Christ. Seul un travail accompli dans la satisfaction
d’agir en faveur de tous et qui trouve sa joie dans la
présence de compagnons dans l’effort rend possible
une vie communautaire. Cette joie s’épanouit quand,
même en accomplissant la plus humble tâche, on reste
fermement tourné vers l’éternité, quand on réalise que
ce qui est matériel et terrestre est consacré à l’avenir de
Dieu.

NOUS VIVONS en communauté parce que Dieu


attend de nous une claire réponse de foi en faveur de
l’humanité actuelle plongée dans les ténèbres du doute.

8
v

La communauté dans l’histoire de


l’Église

L es prophètes du judaïsme et le christianisme primitif


ont témoigné de manière décisive de l’amour
spirituel qui naît d’une vie par la foi.
Nous croyons en Christ, au Jésus de l’histoire. Par
conséquent, nous croyons au message proclamé par
ses apôtres et à la vie communautaire des premiers
chrétiens. Nous sommes donc unis à tous les frères qui
ont vécu avec enthousiasme dans des communautés de
vie inspirées par l’Esprit : dans celles qui sont apparues
au Ier siècle au sein du christianisme primitif ; puis
au IIe siècle, avec la crise généralisée que connaissait
l’Église chrétienne, dans le mouvement prophétique
du montanisme ; puis durant les siècles suivants, avec le
début du monachisme ; plus tard, dans le mouvement
révolutionnaire d’Arnaud de Brescia qui réclamait
La communauté dans l’histoire de l’Église

justice et amour, dans le mouvement vaudois, dans


la première communauté itinérante de François
d’Assise, chez les Frères de Bohême et de Moravie,
chez les Frères de la vie commune, chez les béguines
et les béguards. Nous sommes particulièrement unis
aux premiers anabaptistes des XVe et XVIe siècles,
qui prônaient une conduite pure, un communisme
fraternel, le refus du service militaire, qui vivaient
de leur travail d’agriculteurs et d’artisans dans
leurs Bruderhof. Mais aussi, d’une autre manière,
aux quakers puis, aux XVIIe et XVIIIe siècles, aux
labadistes, à la communauté fraternelle de Zinzendorf,
et à bien d’autres encore.

NOUS VIVONS en communauté parce que l’Esprit


nous y contraint, cet Esprit qui n’a jamais cessé
d’inspirer des gens à vivre en communauté, depuis le
temps des prophètes et des premiers chrétiens.

10
v

Vie en communauté, vie


dans l’Esprit

N ous suivons Jésus et l’exemple du christianisme


primitif. L’un et l’autre se sont consacrés à la
misère humaine, autant physique que morale. Jésus
voulait la vie. Les malades étaient guéris, des morts
étaient ressuscités, les démons étaient chassés de ceux
qui en étaient possédés ; les plus pauvres entendaient
un message de joie, une bonne nouvelle. Le Royaume
invisible et promis s’était approché ! Il reste présent par
le Christ et son Église. À la fin des temps, toute la terre
appartiendra à Dieu.
Oui, toute ! L’amour de Dieu est sans limites ; il
ne recule devant aucune barrière. Jésus ne se laisse
pas arrêter par la théologie, la morale, l’État ou la
propriété. Il lisait dans le cœur d’un jeune homme
riche qu’il a aimé : Une seule chose te manque ; va, ce que
Vie en communauté, vie dans l’Esprit

tu as, vends-le, donne-le aux pauvres ! Puis viens, suis-moi.1


Il allait de soi pour Jésus que le groupe itinérant de ses
disciples devait renoncer à toute propriété personnelle.
Ils n’avaient qu’une bourse commune. Un seul disciple,
celui qui reçut la plus détestable responsabilité, manqua
à son devoir – remarquons l’analogie avec la manière
dont notre société actuelle est asservie à l’argent.
Pourtant, la trahison et l’exécution de Jésus ne
pouvaient représenter une défaite définitive. L’Esprit
que le Ressuscité donna à ses disciples fut en eux
à l’origine d’une expérience enthousiasmante,
dans laquelle le groupe itinérant puisa la force
de concrétiser, à une plus grande échelle, la vie
communautaire. L’Église primitive donna naissance
à une communauté de vie d’un millier de membres.
Embrasés par le feu de l’amour, ils voulaient rester
ensemble. Les questions liées à la vie commune étaient
résolues à l’unanimité. Les premiers chrétiens ne
possédaient rien personnellement. Ils mettaient tout
en commun. Celui qui avait des biens s’empressait
de les donner aux autres. Nul ne possédait quelque
chose en propre ; tout appartenait à la communauté.
Et ce que possédait la communauté était au bénéfice
de tous. Leur amour généreux n’excluait personne ;
1 
Mc 10,21

12
Vie en communauté, vie dans l’Esprit

ces gens saisis par l’Esprit gardaient leur porte et leur


cœur ouverts. Dans les épreuves, ils savaient se rendre
disponibles à tous. Ils gagnaient l’amour et la confiance
de leur prochain, tandis que le combat qu’ils menaient
leur attirait haine, hostilité et mort. Leur influence
grandissait, tant ils se mettaient entièrement au service
de tous.
Ils vivaient dans l’Esprit. L’Esprit est un souffle.
Il n’a pas la rigidité du fer ou de la pierre. Il est
beaucoup plus sensible, plus fin, que les sèches
constructions intellectuelles de la raison, ou que la
dureté et la froideur des institutions gouvernementales
ou sociétales, avec leur juridisme et leurs structures. Il
agit plus subtilement que les sentiments de l’âme ou
les mouvements du cœur humain, sur lesquels on tente
souvent vainement d’édifier quelque chose de durable.
Il est plus fort, plus solide que tout cela ; aucune
puissance, même la plus prodigieuse, ne le vaincra. Il
est la profondeur même.
Sur cette terre, les éléments qui ont la plus longue
durée de vie sont comme morts ; il s’agit du règne
minéral, de la matière soi-disant inorganique. Les
organismes vivants supérieurs sont les plus menacés.
Dans ce monde mortel, toute vie doit finir quand
elle arrive à ce que l’on considère comme son terme.

13
Vie en communauté, vie dans l’Esprit

Même Jésus eut une fin ; on l’a mis à mort. Mais son
amour s’est manifesté dans sa mort : un amour sans
violence, sans revendication, sans désir de posséder.
Et désormais, la vie de Jésus est plus réelle que jamais
en tant que Ressuscité, en tant qu’Esprit, voix ou œil
intérieurs, vie de l’amour. Cette vie qui fait naître la
communauté.
Le rayonnement de l’Église primitive n’a été qu’une
petite flamme sur le chemin de l’humanité. Beaucoup
de premiers chrétiens ont été persécutés, dispersés.
Mais leur esprit a survécu, ainsi que le témoignage de
leur vie. Il s’est manifesté sous des formes similaires en
réapparaissant au cours de l’histoire, comme un don de
Dieu toujours renouvelé. Des martyrs furent assassinés.
Les Pères sont morts. Mais de nouveaux enfants sont
nés de l’Esprit. Des communautés ont disparu. Mais
l’Esprit qui les a fait naître demeure à jamais.
S’efforcer de créer quelque chose de semblable
de manière artificielle aboutirait à une mauvaise
caricature, sans âme. Une seule attitude s’impose
envers le Vivant : l’ouverture à son Esprit, afin qu’il
s’engouffre dans cette ouverture pour manifester son
œuvre, comme il le fit chez les premiers chrétiens.
L’Esprit trouve sa joie dans le Vivant, en Dieu qui est
la vraie vie et, à travers lui, la joie dans les humains, en

14
Vie en communauté, vie dans l’Esprit

tous ceux qui reçoivent leur vie de Dieu. L’Esprit nous


presse de partir à la rencontre des hommes, de tous
les hommes, pour qu’advienne la joie de vivre les uns
pour les autres, de travailler les uns pour les autres. Il
est l’amour, il est créateur.

NOUS VIVONS en communauté parce que l’Esprit de


joie et d’amour nous conduit vers les autres, au point
de vouloir partager leur existence.

15
v

Des symboles de la communauté

U ne communauté de vie n’existe que dans cet Esprit


qui contient tout. Cette expérience dans laquelle on
s’abandonne est la plus haute que l’on puisse imaginer ;
elle dépasse notre entendement. Elle contient la plus
profonde, la plus intense vie intérieure, les émotions les
plus fortes, les sentiments les plus ineffables.
L’Esprit n’est égal qu’à lui-même. Quand agit
sa puissance, il enflamme le cœur même de l’esprit
communautaire, jusqu’à l’incandescence. Ce petit
noyau brûlera, flambera dans l’Esprit, jusqu’au sacrifice,
pour que sa chaleur et sa lumière rayonnent le plus
loin possible. La vie en communauté est comme le
martyre par le feu : un sacrifice quotidien de nos
forces, de nos droits, de nos revendications, même
celles qui semblent naturelles, légitimes, normales. Le
symbole du feu évoque les petites bûches qui brûlent
une par une, mais aussi l’ensemble des flammes, qui
Des symboles de la communauté

produisent une chaleur toujours nouvelle qui rayonne


alentour.
La vie, avec les multiples formes qu’elle prend dans
la nature, est une image du renouvellement constant de
la communauté du Royaume. Comme l’air qui nous
entoure, comme nous sommes exposés au souffle du
vent, nous avons besoin d’être immergés dans le souffle
de l’Esprit qui unifie et renouvelle toutes choses.
Comme l’eau qui nous lave et nous purifie chaque
jour, le puissant symbole de l’immersion du baptême
témoigne de la purification de ce qui est mortel.
L’immersion unique et totale, l’ensevelissement
dans l’eau, signifie la rupture avec l’état présent, la
décision de combattre jusqu’à la mort le mal qui nous
habite et qui rôde autour de nous. La sortie de l’eau,
définitive, évoque quant à elle la résurrection ; elle
en donne l’assurance inoubliable. Cette résurrection
que nous pouvons contempler dans la création, dans
le travail agricole ou le jardinage, quand la nature
meurt en automne et en hiver pour reprendre vie et
fertilité au printemps et en été. Partout s’observe un
renouvellement de vie et d’unité.
Il en est de même des besoins les plus habituels,
des repas quotidiens, qui deviennent des moments de
fête solennelle pour célébrer la communauté. Nous

17
Des symboles de la communauté

avons un grand respect pour ces moments où, tout


particulièrement, se manifeste profondément autour
d’une même table la dimension communautaire : un
repas accompagné de pain et de vin exprime la vie du
Christ qui nous habite, rappelle le drame de sa mort,
annonce son retour, et témoigne de l’existence de son
Église en tant que communauté unie de vie.
Chaque journée de travail communautaire
symbolise la vie semée et la moisson, l’origine de
l’humanité et le jour du jugement dernier.
Le corps et l’âme de chaque individu évoquent
l’habitation de l’Esprit au sein de sa création. Ce corps
humain, qui doit être gardé comme un vase pur et
parfait dans l’attente de la venue de Dieu.
Le signe le plus expressif du corps consacré à
l’Esprit se trouve dans l’union de deux personnes
dans le mariage, dans la fidélité d’un homme et
d’une femme. La famille évoque particulièrement
bien la plénitude de la communion entre l’Esprit et
l’humanité, entre le Christ et son Église. La maîtrise
de soi dans la chasteté, l’ascétisme exigeant dans la
sexualité, deviennent dans le sacrement du mariage la
joie libératrice de participer à la vie de la création.
Dans le corps humain, l’unité est assurée par le
sacrifice constant des cellules. De même, l’organisme

18
Des symboles de la communauté

que représente une communauté en devenir n’existe


que par le sacrifice héroïque de chacun. Une
communauté d’éducation, de biens, de travail, cette
communauté qui lutte pour l’existence de l’Église,
est une alliance de personnes qui se sont consacrées
et offertes volontairement. En communauté, la justice
ne consiste pas à satisfaire les revendications – certes
justifiées – des droits de l’homme. Elle consiste au
contraire à permettre à chacun de renoncer à lui-
même, d’aller jusqu’au sacrifice suprême, pour que
Dieu puisse s’incarner et pour qu’advienne son
Royaume avec puissance. La justice ne réside pas dans
une exigence sévère imposée aux autres mais dans
le sacrifice joyeux de ce qui nous appartient. Ainsi,
concrètement, se manifestera la réalité dernière : dans
le bonheur spontané du travail, dans la joie en son
prochain, le don de soi à tous. L’Esprit donne paix
et courage dans le sacrifice. L’enthousiasme et la joie
révèlent un amour actif.
Nous aimons le corps humain, qui est la demeure
de l’Esprit. Nous aimons les champs, parce que l’Esprit
de Dieu, par sa parole, a créé la terre. Dieu lui-même
veut que la terre, dans son état naturel, quand elle
n’est pas encore cultivée, soit transformée par le
travail de la communauté humaine. Nous aimons le

19
Des symboles de la communauté

travail physique, l’activité intellectuelle, la richesse


de la création artistique. Nous aimons l’étude de la
spiritualité humaine, son histoire, sa recherche de la
paix. Nous aimons l’effort musculaire, le travail manuel,
l’artisanat et l’art, quand l’esprit guide la main. Nous
voyons dans l’interrelation de la main et de l’esprit, de
l’esprit et de la main, une expression du mystère de la
vie et de la vie en communauté.
Nous y reconnaissons l’accomplissement de la
volonté de Dieu qui est Esprit et qui, en tant qu’Esprit
créateur, a donné forme à la nature. Et Dieu qui est
Esprit a, en tant qu’Esprit rédempteur, donné la terre
en héritage à ses fils et à ses filles, en leur confiant
la tâche de transformer leur jardin en son jardin, la
mission de faire en sorte que le travail des hommes
fasse naître la communauté de Dieu.

NOUS VIVONS en communauté parce que l’Esprit


qui est à l’origine de l’unité de la création agit en
nous. Par lui, la nature a reçu la vocation de l’unité.
Par lui, le travail et la culture donnent naissance à la
communauté de Dieu.

20
v

La communauté, signe du Royaume


à venir

L ’image du corps n’est pas venue par hasard. Elle


accompagne l’annonce de la victoire de Dieu pour
cette terre, dans laquelle régneront la paix, la joie et la
justice. L’humanité formera un organisme, semblable
au corps de chaque être vivant, constitué de cellules
individualisées et indépendantes. Cet organisme existe
déjà dans l’Église invisible.
Reconnaître cette réalité invisible de l’Église et
de son unité, c’est croire à la liberté dans l’Esprit
et, en même temps, à la discipline de l’Église par
l’Esprit. Plus un mouvement se sent libre et déterminé
pour accomplir sa mission et suivre son chemin,
plus il doit garder conscience d’appartenir et de
communier à l’una sancta. Il ressent plus fortement le
besoin d’être lui-aussi soutenu par l’ensemble de la
communauté unie des croyants, par une règle de vie,
La communauté, signe du Royaume à venir

un enseignement, issus d’un consensus œcuménique


sur la foi et la vie de tous ceux qui croient en l’Église.
Les diverses dénominations, les familles, les foyers,
les communautés, les Bruderhof, pour autant qu’ils
restent vivants, constituent les cellules indépendantes
d’un grand organisme, tout comme en chacun d’eux le
sont les familles et les individus.

LE SECRET réside dans une liberté de


l’autodétermination, c’est-à-dire dans une consécration
libre et volontaire à tous les autres. Seule la liberté
peut permettre une vie communautaire. Non pas
une tutelle ou une emprise arbitraire sur la volonté
des gens, ni le laxisme ou la licence des mœurs.
Quand une communauté de personnes convaincues
place sa confiance dans l’Esprit, la liberté de chacun
s’épanouit dans de libres décisions issues d’une volonté
communautaire et inspirées par l’Esprit. La liberté, en
tant qu’aspiration au bien, s’exprime dans l’unité et
l’unanimité. Elle est intérieure, conforme à la volonté
de l’homme libéré, qui existe pour le Royaume, pour
l’unité en Dieu, pour l’ensemble de l’humanité. Cette
volonté est puissance de vie, au plus haut point.
Cette volonté lutte dans un monde de mort.
Elle doit tenir bon contre les forces destructrices

22
La communauté, signe du Royaume à venir

du mensonge et de l’impureté, contre les puissances


asservissantes du capitalisme et de l’armée. Elle combat
l’esprit du meurtre et de l’agressivité, le poison de la
querelle et de la moquerie, le mal et l’injustice que
les hommes commettent les uns contre les autres. Elle
s’oppose à la racine de la haine et de la mort. Elle
refuse toute négation de communauté, que ce soit dans
la vie publique comme dans la petite sphère privée.
L’appel à la liberté est une mobilisation en vue
d’une campagne militaire qui ne laisse aucun répit,
pour une guerre qui n’accorde aucun repos. Ceux qui
ont reçu cet appel sont toujours prêts à intervenir. Ils
ont besoin de la plus grande énergie humaine possible,
du déploiement de toutes les forces qui sont à leur
disposition pour combattre la misère des opprimés et
des pauvres, pour rester solidaires du prolétariat, pour
lutter contre le mal en eux et partout autour d’eux.
Nous vivons en communauté parce que le combat
de la vie contre la mort exige des armées de globules
bien vivants, en formations serrées, engagés partout où
la mort menace la vie.

CETTE LUTTE contre ce qui est mauvais, contre ce qui


empoisonne ou détruit la vie communautaire, sera plus
forte au sein de la communauté que dans le monde

23
La communauté, signe du Royaume à venir

extérieur. Elle sera encore plus acharnée et plus dure


à l’intérieur de chaque individu. La force ardente de
l’amour surmontera toute paresse, toute faiblesse dans
la vie en commun. L’Esprit de l’Église occupe, en
chacun, une position de combat ; il réprime le vieil
homme grâce à la vigueur de l’homme nouveau.
Chaque membre du cercle communautaire s’engage
à donner inconditionnellement en faveur de la vie
commune ses revenus, sa fortune, qu’elle soit grande
ou petite. De même, la communauté en tant que
corps ne se considère pas comme propriétaire de ses
entreprises ou de ses biens. La communauté gère ses
affaires, ses possessions et ses revenus en faveur du bien
commun ; elle garde donc ses portes ouvertes à tous
et prend ses décisions à l’unanimité, dans un même
Esprit.
Évidemment, la lutte pour la liberté, l'unité et
la plénitude de l'amour sera menée sur tous les
fronts, avec les moyens les plus divers. Le travail de la
communauté parmi les hommes prendra des voies
différentes, selon la richesse de l'Esprit. Quels que
soient les chemins que nous serons appelés à suivre,
nous garderons notre assurance. Cette ferme assurance
de notre mission est la condition de notre fidélité, de
notre lucidité, même dans les petites choses, jusqu'à la

24
La communauté, signe du Royaume à venir

fin. On ne peut rien confier à celui qui ne persévère


pas. Seul celui qui tient bon peut porter le drapeau.
Une mission importante contient toujours une
tâche spécifique clairement définie. Il est essentiel que
cette tâche conduise au Christ et soit au service de
tous, au service de l’Église et du Royaume à venir.
Quand un travail n’a qu’un but égoïste, il s’égare. Mais
celui qui, à la place qui lui est assignée, s’applique
consciencieusement à se mettre au service de tous
peut vraiment affirmer qu’il appartient à Dieu et à la
communauté – ou qu’il appartient à Dieu avec une
autre mission particulière.
Restons cependant conscients du caractère
insignifiant et limité de notre service en comparaison
de l’immensité de la tâche, pour que notre service reste
à la disposition de Dieu, et pour que notre mission
limitée – qui consiste, en ce qui nous concerne, à vivre
en communauté – ne puisse pas être identifiée avec
l’Église du Christ.
La vie en communauté implique une communauté
dans la discipline, dans l’éducation. Elle prépare à
suivre le Christ. Mais le mystère de l’Église est bien
davantage. Il inspire, en tant que vie même de Dieu,
la communauté dans ses décisions. Dans des situations
désespérées, il peut nous être donné une ouverture,

25
La communauté, signe du Royaume à venir

une disponibilité au-delà de ce qu’il est possible


d’exprimer, qui laisse à Dieu toute la place pour agir
et pour parler. Dans ces moments, la communauté,
dans sa tâche d’enseignement, reçoit une mission de la
part de l’Église invisible. Elle peut avoir la certitude de
parler et d’agir au nom de l’Église – sans cependant se
confondre avec l’Église de Dieu.

26
v

La communauté est un appel à


l’amour et à l’unité

L ’Église à laquelle nous croyons vit du Saint-Esprit.


Et l’Esprit en lequel nous croyons porte l’Église
en lui. Cet Esprit de l’Église donnera naissance à
l’unité future de l’humanité. Il est la vie de toutes les
communautés authentiques qui existent aujourd’hui.
Une communauté avec son unité n’est pas une
simple association de personnes ; elle ne peut être que
l’Église de l’Esprit. Elle ne devient une véritable Église
que dans le Saint-Esprit.
Un organisme forge et garde son unité par la
conscience commune de l’esprit qui le fait vivre et
qui l’inspire. Il en est de même pour la communauté
croyante. Et l’unité future de l’humanité, où Dieu seul
régnera, est aussi garantie par l’Esprit. Car l’Esprit est
le Maître et le Seigneur qui va venir. Il est ce que nous
La communauté est un appel àl’amour et à l’unité

possédons déjà du grand avenir qui nous est promis,


dans l’amour et l’unité. Croire en l’Esprit, c’est croire à
l’Église et croire au Royaume.

28
v

Communauté et sacrifice

L a vie en communauté nous confronte sans cesse


à des questions décisives : Quel appel avons-
nous reçu ? Dans quel but ? Sommes-nous prêts à y
répondre ? Il n’y aura toujours qu’un petit nombre de
personnes à recevoir l’appel à vivre comme nous. Mais
ils devront former une petite troupe prête au combat,
à s’offrir en sacrifice, à suivre jusqu’au bout ce chemin
de vie sur lequel Dieu les a guidés. Ils seront prêt à
donner leur vie pour la communauté de vie.
On quitte la maison familiale pour se marier ou
pour exercer une profession. On risque sa vie pour son
épouse ou pour ses enfants. Il en est de même quand
on est appelé à suivre notre chemin : il faut renoncer à
tout et sacrifier sa vie.
Quand on donne sa vie, le témoignage offert
au monde par un engagement volontaire dans une
communauté de travail et de biens, le témoignage de
paix et d’amour, prend tout son sens.
v

Une aventure de la foi

V oilà plus de cinq ans [depuis 1920] qu’un petit


groupe décida, lors d’une réunion à Berlin, d’oser
vivre dans le sens que nous venons d’exposer, en
fondant une communauté de confiance, en vivant et
en travaillant ensemble. Ainsi commença notre petite
communauté de vie. Nous sommes peu nombreux,
nos origines, nos aptitudes sont diverses. Mais nous
voulons nous mettre ensemble au service de tous.
Nos convictions fondamentales nous interdisent
de rechercher un profit purement économique de
notre travail. Nous ne choisissons pas forcément les
personnes les plus compétentes pour nos différentes
activités. Des efforts sont requis dans tous les domaines.
Avant tout, chacun – qu’il soit membre, collaborateur
ou hôte – se retrouve placé, encore et toujours, devant
cette question décisive :Veut-il s’intégrer à cette
communauté naissante, voulue par le Christ ? À quelle
Une aventure de la foi

tâche particulière est-il appelé pour le service de


l’Église ?
Notre œuvre sera donc toujours une nouvelle
aventure. Nous n’en sommes pas, en tant qu’êtres
humains, la force motrice. Nous y avons été conduits,
nous y serons encore conduits. Le risque de nous
épuiser, de ne plus en être capables, existe toujours.
Mais il sera surmonté par la foi. Elle est le fondement
de tout soutien mutuel, comme l’exprime cette
confession de Zinzendorf :

Nous voulons aller de l'avant


pendant les jours de notre vie.
Refuser la tranquillité
qui néglige l'action.
Nous demandons du travail,
quel qu’il soit.
Ne nous décourageons pas dans notre service,
souffrons joyeusement,
apportons notre pierre à la construction.

32
Deux discours
interprétatifs de
Thomas Merton
v

Bâtir une communauté sur le


fondement de l’amour de Dieu 1

E berhard Arnold écrivait Pourquoi nous vivons


en communauté dans les années 1920, dans une
période de crise. Il s’agit d’un ouvrage profondément
évangélique qui fait ressortir ce qu’est une
communauté, en opposition aux fausses communautés
qui fleurissaient à cette époque. On peut le relire
dans le contexte qui est le nôtre, avec sa mystique de
la communauté. Comme vous le savez, il existe une
forte tendance communautaire chez les chrétiens
progressistes. Eberhard Arnold exprime ce que j’estime
être une réponse fondamentalement chrétienne.
Avant de considérer ce qui constitue notre vocation
et notre vie, nous devons prendre le temps de nous
1
Thomas Merton prononça ces deux discours, « Bâtir une
communauté sur le fondement de l’amour de Dieu » et
« Communauté, politique et vie contemplative » en septembre
1968, au monastère du Précieux-Sang, à Eagle River en Alaska.
Bâtir une communauté sur le fondement de l’amour de Dieu

rappeler ce qu’a fait notre Seigneur. Pourquoi est-


il venu dans le monde ? Pourquoi est-il mort sur la
croix ? Quel était son objectif ? Tout cela a forcément
une incidence sur ce que nous cherchons et sur ce que
nous faisons.
Voici la réponse que l’on a coutume de donner :
« Il est venu mourir pour les pécheurs ». Il nous a
donc libérés du péché, nous n’irons plus en enfer, nous
pourrons aller au ciel si nous agissons correctement.
Cette réponse est insuffisante ; il y a beaucoup plus.
Notre Seigneur est venu pour vaincre la mort par
l’amour. Cette œuvre d’amour s’est accomplie dans
l’obéissance au Père, jusqu’à la mort – il s’est donné
entièrement pour vaincre la mort.Voilà notre travail.
Nous combattons la mort ; nous sommes engagés dans
une lutte où s’affrontent l’amour et la mort, et cette
lutte se déroule en chacun de nous. La victoire de notre
Seigneur sur la mort, la victoire de l’amour sur la mort
de la croix, cherche à se manifester très concrètement
sur la terre par la création d’une communauté. L’œuvre
qui consiste à créer une communauté dans et par la
grâce du Christ est le lieu où cette lutte se poursuit, où
se manifeste sa victoire sur la mort.
Voyons ce que dit saint Paul. On pourrait trouver
de meilleures citations sur ce thème, mais celle-ci nous

35
Bâtir une communauté sur le fondement de l’amour de Dieu

concerne directement – nous avons été choisis pour


une telle existence, tout en étant des gens ordinaires,
avec leurs limites, comme l’écrit saint Paul dans ce
célèbre passage de 1 Corinthiens 1,26-31 :

Considérez, frères, qui vous êtes, vous qui avez reçu l’appel
de Dieu : il n’y a parmi vous ni beaucoup de sages aux
yeux des hommes, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de
gens de bonne famille.1

Le texte ancien disait : Considérez votre vocation – prenez


en compte ce fait  : Qui sommes-nous pour recevoir
l’appel à prendre part à l’œuvre du Christ, cette œuvre
surhumaine qui consiste à vaincre la mort ?

Mais ce qui est folie dans le monde, Dieu l’a choisi pour
confondre les sages ; ce qui dans le monde est vil et méprisé,
ce qui n’est pas, Dieu l’a choisi pour réduire à rien ce qui
est, afin qu’aucune créature ne puisse tirer quelque fierté
devant Dieu. C’est par Lui que vous êtes dans le Christ
Jésus, qui est devenu pour nous sagesse venant de Dieu,
justice, sanctification et délivrance, afin, comme dit l’Écriture,
que « celui qui fait le fier, fasse le fier dans le Seigneur. »

Les citations bibliques s’inspirent largement de la Traduction


1

Œcuménique de la Bible (TOB), 2010.

36
Bâtir une communauté sur le fondement de l’amour de Dieu

Nous voici donc engagés dans ce travail qui consiste à


bâtir une communauté. C’est pour cela que le Christ
est mort. Et qui choisit-il pour bâtir une communauté ?
Il nous choisit, nous qui sommes des gens ordinaires
avec leurs faiblesses. Certaines personnes venues à
Gethsémani1 avec les meilleures intentions n’avaient pas
la vocation. Fréquemment, les gens qui ont la vocation
mènent un combat continuel avec leurs faiblesses et les
soucis ordinaires de la vie. Soyons assurés que Dieu a
ce projet, ce plan, et qu’il choisit qui il veut. La plupart
d’entre nous sont des gens ordinaires. Nous devons nous
considérer à cette lumière, dans ce cadre, pour com-
prendre ce que signifie une communauté.
Quand il parle de la communauté, Eberhard
Arnold commence par clarifier un aspect qui en a
bien besoin en ce moment. De nos jours, la grande
affaire, c’est la communauté. Les gens pensent en
termes de communauté, et simultanément en termes
d’épanouissement personnel. C’est bien. Mais en
même temps, un danger nous guette avec cette grande
fermentation à propos de la communauté. Je vais vous
en donner un exemple.
1
L’abbaye Notre-Dame-de-Gethsémani, le monastère trappiste du
Kentucky dans lequel Merton est entré en 1941, et où il demeura
comme moine – sauf pendant ses voyages – jusqu’à sa mort en
1968.
37
Bâtir une communauté sur le fondement de l’amour de Dieu

J’ai remarqué qu’un phénomène étrange a


commencé subitement à se produire dans le monde de
l’œcuménisme, il y a cinq ou six ans, quand s’ouvrait
le Concile.1 Des protestants, en désaccord avec certains
de leur dénomination, nous auraient bien rejoints ;
quant à nous, en désaccord avec certains catholiques,
nous aurions pu nous joindre à eux. Ainsi, on peut
voir des baptistes, des catholiques, des presbytériens
ou des épiscopaliens, mécontents de leurs groupes,
se rassembler pour former un nouveau parti. C’est
quelque chose qui a tendance à se produire. Quand de
vieilles communautés s’ouvrent à d’autres personnes
de l’extérieur, elles ont tendance à former de nouvelles
communautés. On trouve des terrains d’entente, on
découvre de nouvelles manières de voir les choses, un
environnement entièrement différent, on est encouragé
par les premiers contacts, et peut-être vivra-t-on avec
eux un engagement plus profond qu’avec sa propre
communauté. Ce sont des choses qui arrivent et, en
fait, c’est bien normal.

1
Thomas Merton fait allusion au Concile Vatican II (1962-1965),
qui a cherché à promouvoir un renouveau spirituel au sein de
l’Église catholique. Parmi ses nombreuses réformes importantes,
on compte une adaptation de la liturgie, un encouragement à
l’œcuménisme et la condamnation de l’antisémitisme.

38
Bâtir une communauté sur le fondement de l’amour de Dieu

L’explication de ce phénomène réside probablement


dans le contexte où nous nous trouvons : nous sommes
en train de nous détacher d’une ancienne situation où
la communauté était une abstraction, une institution
bien structurée et non pas une véritable communauté.
On possédait de nombreuses règles, tout était prévu,
les gens faisaient la même chose au même moment, ils
étaient au même endroit en même temps. Ils agissaient
comme communauté et, sans doute, beaucoup
d’amour régnait dans cette manière de vivre.
Mais il est aussi fort possible que cette institution
parfaitement rodée camouflait une absence presque
totale de véritable vie communautaire. En réduisant les
gros problèmes, elle en créait, d’une certaine manière,
de plus gros. Puisque tout fonctionnait comme
une machine, il était possible de respecter les règles
sans amour véritable ou, du moins, sans un amour
personnel pour les gens avec lesquels on vivait.
Dans la période à laquelle je fais allusion, disons
il y a dix ans, certains ont réalisé tout-à-coup que la
communauté institutionnalisée subissait une paralysie,
qu’elle restait immobile, qu’elle avait quelque chose
de faux, et qu’elle risquait d’engendrer toutes sortes
d’éléments inattendus. L’amour personnel était

39
Bâtir une communauté sur le fondement de l’amour de Dieu

remplacé par des liens sentimentaux. Dans cette


ancienne conception d’une vie dans la proximité, on
avait tendance à favoriser la gentillesse au détriment
d’un amour véritable.
Et puis, soudain, des ouvertures ont permis de
revenir à des relations plus normales, et ont suscité
de fortes réactions. Des gens l’ont ressenti : « Voilà
une communauté saine, authentique ! » Oui, elle
était plus authentique que l’ancienne communauté
institutionnalisée, mais elle n’était pas encore dans
le vrai, ce n’était pas la communauté que le Christ
était venu bâtir. Comme le dit Eberhard Arnold, la
communauté est plus qu’un simple épanouissement
personnel, ou que de la sociabilité.
Il y a quelque chose de plus profond. Arnold
commence par faire remarquer qu’un optimisme
concernant une communauté naturelle a, de prime
abord, tendance à oublier la lutte qui, au dedans de
nous, oppose la vie et la mort. Ce qu’il veut souligner,
c’est le fait qu’une communauté n’est pas bâtie par
l’homme ; elle est bâtie par Dieu. C’est l’œuvre de
Dieu. Le fondement d’une communauté n’est pas
seulement la sociabilité mais aussi la foi. Nous avons
besoin de le garder clairement à l’esprit, parce que c’est
très important…

40
Bâtir une communauté sur le fondement de l’amour de Dieu

À l'autre extrémité, il y a l'histoire des deux vieux


ermites qui ne s'étaient jamais disputés, celle de la
communauté idyllique.1 C’est une histoire drôle,
qui exagère, mais on peut en retenir deux points
essentiels. Le plus important – le contenu vraiment
théologique de l’histoire : les possessions sont à
l’origine des querelles. Les gens se disputent parce que,
à leur prochain, ils préfèrent des objets. La théologie
chrétienne l’a bien explicité. C’est la raison pour
laquelle, en ce qui nous concerne, il est important de
nous détacher des choses, de vivre la pauvreté. Nous
sommes supposés être libérés des biens que nous
pourrions préférer aux personnes. On peut aller aussi
1
Deux Pères du désert vivaient ensemble comme ermites depuis
de nombreuses années. Ils ne s’étaient jamais disputés. L’un d’eux
dit à l’autre : « Pourquoi n’agissons-nous pas comme les autres
dans le monde ? Si nous nous disputions ? » Son compagnon
lui répond : « D’accord ! Comment vas-tu faire ? » Il dit : « Eh
bien, les disputes commencent avec ce que l’on possède, quand
on a quelque chose juste pour soi. On ne veut pas que l’autre le
prenne. Regardons autour de nous, possédons quelque chose, et
alors nous pourrons nous le disputer ! » Il trouva une brique et
ajouta : « Je vais poser cette brique entre nous deux, et puis je
dirai : ‘C’est ma brique !’ Tu répliquera immédiatement : ‘Non !
C’est la mienne !’ Alors nous nous disputerons. » Il prit la brique
et la déposa entre eux deux, puis il dit : « C’est ma brique ! » Et
l’autre dit : « Bien, mon frère. Puisque c’est ta brique, prends-la ! »
(tiré de Thomas Merton in Alaska, p. 86)

41
Bâtir une communauté sur le fondement de l’amour de Dieu

loin que l’on veut : les ennuis commencent partout


où des objets deviennent plus importants que les
gens. C’est le nœud du problème. Il vaut la peine d’y
réfléchir !
Un Père grec, saint Maxime, a écrit un passage
intéressant dont je rendais compte jadis en abordant
la théologie fondamentale de la paix et de la non-
violence. Il montre en quoi la racine de la guerre
se situe dans le fait de préférer les biens aux valeurs
humaines et l’argent aux êtres humains. C’est
absolument vrai. Observons la guerre du Vietnam
– ou n’importe quelle autre guerre – et on verra
clairement le cœur du problème. Ce sont surtout
des investissements, des intérêts matériels qui sont en
jeu, même s’il reste vrai que nous cherchons aussi à
protéger la liberté. C’est ce désir que nous exprimons
mais en fait, dans la réalité, les morts sont nombreux,
et un grand profit financier en est retiré. On voit
combien c’est mauvais quand on constate comment
cela finit réellement.
Revenons à notre sujet : Dieu veut l’édification
d’une communauté en Christ. Notre travail – l’une
de nos grandes responsabilités – consiste donc à bâtir
une communauté par tous nos moyens. Mais il faut
que ce soit une vraie communauté, par tous les moyens

42
Bâtir une communauté sur le fondement de l’amour de Dieu

possibles, en se rappelant que l’objectif prioritaire est


notre propre communauté, dans laquelle nous avons
prononcé nos vœux, parce que nous avons d’abord
une obligation envers ceux avec lesquels nous vivons.
Dans une certaine mesure, si nous considérons les
obligations objectives, c’est comme le mariage.
Mais nos obligations ne s’arrêtent pas là. Trop
souvent, nous pensons que nous ne devons aimer que
ceux qui nous sont proches. Peut-être n’avons-nous
jamais trouvé quelqu’un d’autre à aimer. Non, nous
devons aimer les autres, et nous voulons aimer les
autres. La communauté doit s’élargir au-delà de notre
propre communauté.
Voici comment je décrirais la situation : En ce qui
vous concerne, des gens viennent ici pour trouver un
groupe de personnes qui s’aiment. Ils ne viennent pas
ici pour vous rencontrer seulement individuellement ;
ils viennent vous voir parce que vous formez une
communauté d’amour. S’ils trouvent miséricorde et
aide, ce n’est pas tant de la part de chacun d’entre vous
comme individus, mais cela vient de la miséricorde qui
règne dans une communauté d’amour.
Alors il nous faut garder cet objectif, qui est
l’obligation de bâtir une communauté. Il ne s’agit pas
seulement d’une obligation que nous avons les uns

43
Bâtir une communauté sur le fondement de l’amour de Dieu

envers les autres, mais d’une obligation que nous avons


envers ceux qui viennent chez nous. Ils ont besoin de
trouver ici une vraie communauté, et c’est la meilleure
chose que nous puissions leur offrir.
Voici une autre citation de la grande épître de saint
Paul aux Éphésiens. Elle évoque le Corps mystique.
C’est magnifique de la méditer dans ce contexte.
Je cite toujours ce passage pour montrer comment
communauté, contemplation et intelligence du mystère
du Christ sont liés :
Souvenez-vous donc qu’autrefois, vous qui portiez le
signe du paganisme dans votre chair, vous que traitaient
d’« incirconcis » ceux qui se prétendent les « circoncis », à la
suite d’une opération pratiquée dans la chair, souvenez-vous
qu’en ce temps-là, vous étiez sans Christ, privés du droit
de cité en Israël, étrangers aux alliances de la promesse, sans
espérance et sans Dieu dans le monde. Mais maintenant, en
Jésus Christ, vous qui jadis étiez loin, vous avez été rendus
proches par le sang du Christ. C’est lui, en effet, qui est
notre paix : de ce qui était divisé, il a fait une unité. Dans
sa chair, il a détruit le mur de séparation : la haine. Il a
aboli la loi et ses commandements avec leurs observances. Il a
voulu ainsi, à partir du Juif et du païen, créer en lui un seul
homme nouveau, en établissant la paix, et les réconcilier avec
Dieu tous les deux en un seul corps, au moyen de la croix :

44
Bâtir une communauté sur le fondement de l’amour de Dieu

en lui, il a tué la haine. Il est venu annoncer la paix à vous


qui étiez loin, et la paix à ceux qui étaient proches. Et c’est
grâce à lui que les uns et les autres, dans un seul Esprit,
nous avons l’accès auprès du Père.
Ainsi, vous n’êtes plus des étrangers, ni des émigrés ;
vous êtes concitoyens des saints, vous êtes de la famille de
Dieu.Vous avez été intégrés dans la construction qui a
pour fondation les apôtres et les prophètes, et Jésus Christ
lui-même comme pierre maîtresse. C’est en lui que toute
construction s’ajuste et s’élève pour former un temple saint
dans le Seigneur. C’est en lui que, vous aussi, vous êtes
ensemble intégrés à la construction pour devenir une demeure
de Dieu par l’Esprit.1

Paul affirme qu’il n’y a plus de division entre Grecs et


Juifs. C’est l’un des plus difficiles passages de saint Paul.
Il est très dense. Il expose cette idée sur laquelle il insiste
continuellement, selon laquelle la loi serait à l’origine
de divisions que la nouvelle alliance aurait surmontées.
Désormais, il n’y a plus ni Juif ni Grec. Par conséquent,
pour sa création, la communauté ne repose plus sur une
base ethnique, ni sur l’appartenance au peuple juif et
la fréquentation de la synagogue, mais sur l’amour du
prochain en Christ, sur des relations interpersonnelles
en Christ. La communauté ne se fonde pas non plus sur
1
Ep 2,11-22

45
Bâtir une communauté sur le fondement de l’amour de Dieu

la nation ou les classes sociales. C’est là que les chrétiens


échouent souvent de nos jours.
Un homme politique peut prétendre
continuellement qu’il est du côté de Dieu tout en
défendant le racisme. On assimile ainsi le racisme au
christianisme. Mais c’est en fait une idolâtrie qui met
tout à l’envers. On retrouve le même problème avec
le nationalisme : on prétend que notre conception de
la nation est chrétienne. Alors, subitement, des choses
qui n’ont aucun rapport avec le christianisme sont
assimilées au christianisme. Ce problème est sérieux
parce qu’il scandalise des personnes qui, aujourd’hui,
sont mal à l’aise avec la foi. Elles se disent : «Si un tel
est chrétien, je ne peux pas devenir chrétien ! »
Je veux insister sur le fait que, dans sa personne,
sur la croix, le Christ a détruit la haine qui trouve
son origine dans toutes ces divisions. La communauté
a aussi cette signification pour nous : détruire les
divisions par la croix. En d’autres termes, il nous
faut être plus forts que les divisions. Il restera des
différences ethniques, mais elles ne feront plus de
différence en Christ. Je pense que surgit un vrai
malaise quand nous avons tendance – c’est un mythe
américain – à penser que tout est simple et naturel,
qu’il suffirait de suivre nos bons instincts et que tout

46
Bâtir une communauté sur le fondement de l’amour de Dieu

finira par s’arranger. Non, ce n’est pas automatique, ce


doit être accompli par Dieu. C’est l’œuvre de Dieu.
Comme le dit Eberhard Arnold, nous
l’expérimentons vraiment au-dedans de nous, et
en même temps comme la puissance du Christ,
la puissance de la croix qui donne naissance à la
communauté. Et pourtant, nous découvrons aussi
en nous ce qui fait obstacle à la communauté. Nous
devons donc rester vigilants. Nous sommes des êtres
communautaires tout en ne l’étant pas. On considère
comme acquis que nous sommes sociables. Nous le
sommes et nous ne le sommes pas. Nous sommes
aussi faibles et égoïstes. Il y a en nous un combat
entre la confiance et la méfiance, une propension à
croire et à ne pas croire. Nous avons confiance en
certaines personnes, et nous nous méfions d’autres
personnes. En d’autres termes, nous sommes très
ambivalents, et il faut en tenir compte. Dans la réalité,
tout est beaucoup plus compliqué. Nous nous croyons
parfaitement ouverts et confiants, puis soudain nous
réalisons que nous ne le sommes pas… Nous avons
tendance à le nier, à le refouler ; nous n’aimons pas le
reconnaître. Pourtant, il faut bien admettre qu’il nous
arrive d’être terriblement en colère contre les autres.
Cela nous énerve, nous faisons de notre mieux pour

47
Bâtir une communauté sur le fondement de l’amour de Dieu

ne pas le montrer, mais c’est comme ça. On ne peut


probablement pas poursuivre la vie religieuse de façon
réaliste tant qu’on n’a pas admis qu’il en est toujours
ainsi.
Nous refoulons nos sentiments parce qu’ils sont
source d’angoisse. Si je reconnais que je me sens en
colère et furieux, aussitôt je me demande jusqu’où
cela va me conduire. Nous allons nous battre comme
chiens et chats dans les mois à venir si je dévoile mes
vrais sentiments ! Que faire ? Où trouver de l’aide ?
Auprès de Dieu ! En d’autres termes, plutôt que de
fonder notre assurance sur notre capacité à refouler
nos sentiments et à les garder cachés, il vaut mieux
choisir une attitude entièrement nouvelle et dire :
« Bien, je ressens ces émotions et je sais qu’elles
existent. J’en suis désolé mais la grâce du Christ peut
s’en occuper, la grâce du Christ en moi et la grâce du
Christ dans mon frère ou dans ma sœur. » Oui, j’ai
la grâce et, plus essentiel encore, la communauté a la
grâce. Elle possède assez de grâce pour résoudre tous
les problèmes de la vie ordinaire – tout au moins pour
s’occuper d’eux – à défaut d’en être débarrassés. Il faut y
travailler tout le temps, mais cette solution existe. Alors
réjouissons-nous, tout en prenant conscience qu’il y a
du pain sur la planche…

48
Bâtir une communauté sur le fondement de l’amour de Dieu

Lisons un extrait d’Eberhard Arnold, et voyons ce


qu’il écrit à ce propos :

Dieu est source de vie. C’est lui qui rend possible notre vie
communautaire. Il l’accompagne jours après jours dans son
combat difficile vers la victoire finale. La voie communautaire,
voulue par Dieu, nous confronte à la réalité d’une vie de
travail, du combat pour l’existence, aux difficultés liées à la
condition humaine. Elle est jalonnée de dangers mortels et
de grandes souffrances. Là réside précisément notre joie la
plus profonde : dans cette capacité qui nous est donnée de
discerner clairement les aspects tragiques de l’existence, la
tension inouïe entre la mort et la vie, notre situation entre le
ciel et l’enfer, et de croire néanmoins à la force victorieuse de
la vie, au pouvoir invincible de l’amour et au triomphe de la
vérité, parce que nous croyons en Dieu.

Je pense qu’il s’agit là d’une déclaration particulière-


ment inspirée. Nous devons croire en la communauté,
croire qu’en Dieu tout est possible. Eberhard Arnold
poursuit ainsi :

Cette foi n’est ni une théorie, ni un dogme, ni une idéologie,


ni un discours. Elle ne se résume pas en une formule
liturgique ; elle n’est pas liée à une institution. Cette foi,
c’est l’accueil de Dieu lui-même. Elle laisse Dieu régner, lui
qui donne la force et la direction qui permettent d’avancer.

49
Bâtir une communauté sur le fondement de l’amour de Dieu

Elle redonne pleinement confiance quand, humainement


parlant, toute confiance semble anéantie.

Cette grande question de la foi en Dieu, de la confiance


mutuelle, mais aussi la prise de conscience que cette
confiance peut s’effondrer puis se reconstruire, tout cela
fait partie de notre vie.
Ensuite Arnold s’exprime d’une manière que je
trouve trop extrême. Il parle de l’inaptitude présente
des hommes à vivre en communauté quand ils sont
sans Dieu. Il va trop loin. Il fait preuve de pessimisme.
Pourtant, cette affirmation garde une certaine valeur ;
même si elle paraît exagérée, elle met le doigt sur notre
réel besoin de Dieu. Arnold souligne notre besoin de
la grâce.

L’édification d’une véritable communauté se heurte à des


obstacles humainement insurmontables : les fluctuations
de la conscience, les pulsions du désir… Mais la foi ne
succombe pas à l’illusion ; elle n’accorde aucun caractère
décisif à la réalité des désirs.

Voilà ce qui est important. Pensons à ces réalités, aux


difficultés qu’elles génèrent ; ce que la foi permet, c’est
de rendre la sentence définitive. Appliquons cela au
mariage. Imaginons un homme qui découvre que sa
femme lui a été infidèle : une tragique et destructrice
50
Bâtir une communauté sur le fondement de l’amour de Dieu

trahison de la confiance ! Ce mari découvre donc les


faits. Une première solution serait de s’écrier : « Tout est
fini ! » Dès qu’un défaut se révèle, c’est fini ! Et tout est
terminé. Mais avec le Christ, il se passe exactement le
contraire. Même la plus grande de toutes les fautes est
pardonnable. Tout peut être pardonné.

Il est évident que la naissance d’une véritable communauté


humaine, la réalisation concrète d’une vie commune, s’avère
impossible quand manque la foi en cette puissance suprême.
Les tentatives de se fier à la bonté inhérente à l’être humain
ou à la contrainte de la loi finiront toujours par échouer face
à la réalité du mal.

Encore une fois, c’est un peu exagéré. Mais la conclu-


sion sonne juste : La seule communauté envisageable ne peut
naître que de la foi en Dieu, bonté infinie.
En fin de compte, nous ne bâtissons pas une
communauté sur notre amour mais sur l’amour de
Dieu, parce que, en nous-mêmes, nous n’avons pas
assez d’amour. Tel est le défi de la vie religieuse.
Elle nous place dans des situations où il arrive que
vivre naturellement en communauté s’avère très
difficile. Des individus sont envoyés ici ou là et, bien
souvent, des personnalités incompatibles se retrouvent
ensemble. Des personnes qui n’auraient jamais choisi

51
Bâtir une communauté sur le fondement de l’amour de Dieu

de vivre ensemble dans le cadre d’une vie humaine


ordinaire doivent cohabiter. C’est une épreuve pour
la foi. L’amour de Dieu est mis à l’épreuve, et c’est
fait exprès. C’est exactement ce que saint Paul veut
dire. Il ne s’agit pas de se demander si l’on construit
une communauté avec des gens que l’on aimerait
naturellement, mais si l’on construit une communauté
avec des personnes que Dieu a rassemblées.
La foi est mise à l’épreuve dans la communauté. La
question n’est pas de savoir qui a raison, mais si nous
croyons. Je crois que là est la vraie question. Bien sûr
que des problèmes vont surgir. Mais appréhendez-
les ensemble, et trouvez-leur une solution sur le
fondement et dans le cadre de la foi. La foi est
première. Le seul à avoir raison, c’est Dieu.
Aucun d’entre nous ne sait précisément ce que
Dieu veut. Tout ce que nous avons à faire, c’est de
croire en la puissance de son amour. Cette puissance
nous sera donnée dans la mesure où nous nous
mettrons ensemble à la recherche d’une réponse. Alors,
si nous prenons ensemble une décision – même si
c’est une erreur –, si nous la prenons en toute bonne
foi, elle sera habitée par la puissance de l’amour de
Dieu. Nous ferons des erreurs, mais en fait, cela n’a pas
grande importance.

52
v

Communauté, politique et vie


contemplative

J ’aimerais parler encore un peu de la communauté


parce qu’il existe, dans l’Église actuelle, un
mouvement puissant, actif, omniprésent, dans lequel
pas mal de personnes – une minorité certes, mais une
minorité influente que je connais bien – prétendent
qu’il ne peut y avoir de nos jours qu’une seule
véritable communauté, celle qui se préoccuperait des
déshérités. La seule manière concrète de la réaliser
serait la révolution. En conséquence, christianisme et
révolution seraient équivalents.
Quand des gens s’expriment ainsi, c’est
problématique parce qu’ils ne savent pas vraiment de
quoi ils parlent. Ce sont des gens bien, des gens aisés,
et tout d’un coup ils se mettent à parler de révolution.
On est tenté de nos jours de s’intéresser à la
communauté quand on fait de la politique. Après
Communauté, politique et vie contemplative

tout, il est impossible de passer à côté, il faut bien se


préoccuper du monde et de la politique ! Pourtant, se
contenter de s’aligner sur un autre mouvement n’est
pas forcément une solution.
L’une de mes amies, qui est quaker et qui
connaissait bien Martin Luther King, était très
impliquée dans le Mouvement des droits civiques dans
le Sud. Elle y faisait preuve de dévouement et s’était
engagée d’une manière complètement désintéressée.
Elle et son mari se sont trouvés dans une manifestation
à Washington. Ils avaient sans aucun doute la plus
noble des motivations, mais ils se sont joints à des
activistes qui n’avaient, semble-t-il, pas d’aussi nobles
intentions. Ils ont été entraînés dans une situation
délicate en étant tous arrêtés. On les a forcés à
enfreindre la loi alors qu’ils n’en avaient pas l’intention.
Ils ont été manipulés au point que les activistes ont
pu prétendre : « Un tel a été arrêté parce qu’il était de
notre bord ».
Autrement dit, quand on commence à se mêler
à ce genre de personnes, on n’a pas affaire à une
communauté au sens chrétien du terme, mais à une
bande de manipulateurs qui ont des motivations bien
à eux et qui représentent une force politique, et c’est
dangereux… Il est important de savoir à quoi s’en tenir.

54
Communauté, politique et vie contemplative

Pour ma part, j’estime qu’il nous faut rester dans


une position médiane, ni conservatrice ni extrémiste
– nous devons être chrétiens. Il nous faut discerner
les principes en jeu et admettre qu’il ne convient pas
de se laisser entraîner là où ne se vit pas de véritable
fraternité chrétienne. Il y a beaucoup de bonne
volonté dans ces mouvements, avec un germe de désir
de communauté, mais la force prend le dessus. Quand
le jeu de la puissance occupe une grande place, il n’y
a pas d’amour ; on agit sans amour. Certes, la plupart
des activistes ne vont pas jusqu’à faire usage de la
violence, mais ça viendra. En d’autres termes, il existe
des manières et des moyens de forcer les gens à suivre
une certaine direction. D’accord, c’est de la politique,
me direz-vous. Si vous faites de la politique c’est
important que vous le sachiez.Vous devez faire avec.
Quant à nous, ne nous en mêlons pas !
Écrivant dans les années 1920 en Allemagne,
Eberhard Arnold devait se positionner entre les
nationalistes et les communistes. Les nationalistes,
qui sont devenus plus tard les nazis, représentaient un
mouvement communautaire raciste, d'une brutalité
absolue – d'une bestialité capable de mettre les gens en
rang et de les faire marcher au pas. Une communauté
de masse, fanatique. J’ai bien peur que nous soyons sur

55
Communauté, politique et vie contemplative

le point d’en revoir dans notre pays. Je ne pense pas que


tout le monde y consentirait. Mais certains, par crainte,
voudront protéger leurs biens, tandis que d’autres, à
l’autre extrême, se laisseront entraîner dans une soi-
disant révolution. Et nous serons pris entre deux feux.
Arnold a bien vu tout cela. Je suis plutôt d’accord
avec ses conclusions – l’Esprit est bien au-dessus de
ces partis, et nous devons aussi rester au-dessus. Nous
devons être là où est l’amour. C’est la plus difficile
des positions à tenir, mais c’est aussi celle à partir de
laquelle il devient possible de créer et de construire.
C’est cette position que Gandhi avait choisie.
Ce n’est pas parce que Gandhi l’avait choisie qu’elle
est idéaliste. J’ai publié et rédigé la préface d’un petit
recueil de citations de Gandhi sur la non-violence ; il
est peut-être bon d’y revenir aujourd’hui, parce qu’on
a tendance à s’égarer. La non-violence est devenue
n’importe quoi. Elle devient comme une semi-violence.
En fait, l’essentiel de ce que disait Gandhi, et cela
s’est avéré tout à fait juste, c’est qu’une véritable non-
violence ne saurait exister hors de la foi en Dieu. Quand
elle ne se fonde pas en Dieu, elle n’a aucune efficacité,
aucune réalité. Gandhi l’a affirmé, et Martin Luther
King l’a repris et poursuivi. On est là en présence d’une
approche spirituelle, fondée sur un ascétisme.

56
Communauté, politique et vie contemplative

Gandhi utilisait surtout le jeûne, avec d’autres


moyens spirituels. Nous devons donc essayer de
démasquer la tentation qui consiste à rechercher une
communauté dans toutes sortes de mouvements,
comme beaucoup le font, et de maintenir notre
position, à l’intérieur d’une communauté chrétienne –
d’une communauté bâtie par Dieu.
Arnold se réfère à un contexte tout à fait similaire,
quand il dit que les révolutions, les mouvements
communautaires, idéalistes ou réformistes, démontrent
autant leur aspiration à la communauté que leur
incapacité à vivre en communauté. Qu’entend-
il par révolutions, mouvements communautaires,
idéalistes ou réformistes ? Il pourrait penser à certains
végétariens, ou à des gens comme les hippies. Les
hippies, à bien des égards, sont vraiment de bons types.
Ils manifestent un désir de communauté et en même
temps une inaptitude à la communauté. Ils se séparent
donc et s’éparpillent en groupes distincts.
Je ne vous ai pas parlé de ce hippie qui est descendu
au monastère de Christ-au-Désert. Un vraiment chic
type ! Ce n’était pas un hippie ordinaire. Je pense qu’il
était bien davantage. Il m’a rencontré à ma descente
d’avion quand je me rendais ici. Il portait de longs
cheveux avec un bandeau de cuir rouge, comme un

57
Communauté, politique et vie contemplative

indien, qui empêchait ses cheveux de tomber dans ses


yeux pendant qu’il conduisait. Un très beau mec ! Il
avait une vieille Volkswagen break, avec un lit et un
réchaud à l’arrière. C’est là qu’il logeait. Il remorquait
une bétonnière. Je l’interrogeais : « Pourquoi tout
cela ? » Il m’a répondu : « Je voulais faire quelque
chose pour les moines. Je vais travailler un an pour
eux en fabriquant des briques pour leur hôtellerie. »
C’était sa décision. Il n’est pas forcément chrétien
mais il vit au monastère pour donner un coup de
main aux moines. Il a besoin d’un lieu pour réfléchir.
Alors il retrouve sa Volkswagen dans le canyon, sous
un arbre, et il fait ses briques. C’est vraiment le plus
chic type de la terre ! Nous avons fait toute la route
jusqu’à Albuquerque, jusqu’au monastère, et il n’a fait
que parler de méditation. Comment méditez-vous ?
Que faites-vous ? Que font les hindous ? Que font
les bouddhistes ? Il était intéressé par la prière. Il m’a
raconté toute sa vie : comment il s’est engagé dans
l’armée, puis comment il a fini par comprendre que
cela n’avait aucun sens. Désormais, il voulait découvrir
le sens des choses. C’est pourquoi il est parti vivre dans
sa Volkswagen au fond d’un canyon…
Aux Redwoods, en Californie, il y a de merveilleux
hippies. Dès qu’ils se sont installés dans le coin et qu’ils

58
Communauté, politique et vie contemplative

ont su qu’il y avait un monastère, ils sont tous venus


en apportant de quoi manger. En fait, ils avaient fait la
fête par là, dans un garage. Tous jouaient de la guitare
et chantaient. Chaque hippie apportait sa contribution,
jouait ce qu’il savait, et tous étaient contents.Voilà un
exemple de cette aspiration à la communauté que l’on
trouve partout.
Eberhard Arnold dit : 

Chaque révolution, chaque naissance d’un mouvement


idéaliste et réformiste, nous ramènent toujours à la même
conclusion : croire au bien, vouloir une communauté, ne peut
aboutir à un résultat concret que par un clair exemple vécu et
la Parole de vérité. Les deux – l’action et la Parole – ne font
qu’un en Dieu. 

Et un en Christ, bien sûr. Notre Seigneur, sur la croix,


est la parole et l'action de Dieu. Il nous donne notre
fondement. Nous n’avons que ce moyen pour lutter contre
la déchéance du monde actuel. L’arme de l’Esprit consiste à
édifier une communauté dans l’amour. Il affirme que tel est
vraiment le fondement d’une communauté.
Il aborde ensuite l’idée selon laquelle une
communauté n’est pas affaire de sentiments. Il s’agit de
travailler réellement ensemble :

59
Communauté, politique et vie contemplative

Nous ne parlons pas d’un amour sentimental, d’un amour


sans actes. Nous ne parlons pas non plus d’un dévouement
au travail qui ne manifesterait pas, jours après jours, une
communion de sentiment, dans l’Esprit, entre les travailleurs.
L’Esprit est à l’origine de l’amour du travail et du travail de
l’amour.
Il décrit très bien la vie en communauté. Ce qu’il dit
est réaliste, fondamental. Oui, la présence de l’Esprit se
démontre en travaillant ensemble, dans l’amour, avec un
but commun.
Ce n’est pas sans rapport avec les grands objectifs
que se donne l’Église catholique actuellement, ceux
pour lesquels le Concile a donné une forte impulsion
dans Gaudium et Spes1, et avec les idées de Teilhard
de Chardin2 : construire un monde nouveau, œuvrer
ensemble, pour parvenir à une pleine maturité, à l'âge
adulte de l'humanité. Arnold écrit encore :

Nous suivons Jésus et l’exemple du christianisme primitif.


L’un et l’autre se sont consacrés à la misère humaine, autant
1 
« Les joies et les espoirs » : Thomas Merton fait référence à
la Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps, du
Concile Vatican II (1962-1965).
2 
Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), jésuite, scientifique et
théologien catholique français.

60
Communauté, politique et vie contemplative

physique que morale. Jésus voulait la vie. Les malades


étaient guéris, des morts étaient ressuscités, les démons étaient
chassés de ceux qui en étaient possédés ; les plus pauvres
entendaient un message de joie, une bonne nouvelle. Le
Royaume invisible et promis s’était approché ! ...À la fin
des temps, toute la terre appartiendra à Dieu.

Nous permettrons à la terre d’appartenir à Dieu en


expérimentant une vie en commun, dans l’amour et
le travail, avec sa puissance capable de transformer le
monde. Cette manière chrétienne de voir les choses est
très profonde. Elle met en lumière ce qui se passe dans
notre vie. Elle permet de comprendre ce qu’est la vie
contemplative. La vie contemplative, c’est la manifesta-
tion de Dieu dans notre existence. Non pas seulement la
réalisation d’une idée ou de quelque chose d’inachevé,
mais une manifestation de la plénitude – en prenant
conscience que nous lui appartenons entièrement et
qu’il s’est entièrement donné à nous. Tout cela s’est ac-
compli. Tout cela continue aujourd’hui.
Comprenons bien que cette réalité n’est pas visible.
Elle survient. On la voit, et on ne la voit pas. On la
discerne, on la croit, on fonde sa vie sur elle. Parfois,
elle apparaît comme un non-sens, comme impossible.
Pourtant, elle existe bel et bien. Nous y revenons
encore et toujours. Que disait saint Paul ?

61
Communauté, politique et vie contemplative

Voilà pourquoi, moi aussi, depuis que j’ai appris votre foi
dans le Seigneur Jésus et votre amour pour tous les saints, je
ne cesse de rendre grâce à Dieu à votre sujet, lorsque je fais
mention de vous dans mes prières. Que le Dieu de notre
Seigneur Jésus Christ, le Père à qui appartient la gloire, vous
donne un esprit de sagesse qui vous le révèle et vous le fasse
vraiment connaître ; qu’il ouvre votre cœur à sa lumière, pour
que vous sachiez quelle espérance vous donne son appel.1
Tout cela est en lien avec l’espérance. Ce qu’on espère,
on ne peut le voir. C’est une espérance pour le présent,
qui reste pourtant invisible. Par certains côtés on la con-
naît, mais par d’autres on ne la connaît pas.

La richesse de sa gloire, l’héritage qu’il vous fait partager


avec les saints, l’immense puissance qu’il a déployée en
notre faveur à nous les croyants ; son énergie, sa force toute-
puissante, il les a mises en œuvre dans le Christ, lorsqu’il
l’a ressuscité des morts et fait asseoir à sa droite dans les
cieux, bien au-dessus de toute Autorité, Pouvoir, Puissance et
Souveraineté.2

C’est très important. Quand on se plonge dans saint


Paul, on trouve de temps en temps des puissances, des
pouvoirs, des souverainetés, et on a tendance à passer
1 
Ep 1,15-18
2 
Ep 1,18-21
62
Communauté, politique et vie contemplative

vite dessus. Pourtant, c’est très important ; cela montre


que la prière est réellement notre libération. Elle nous
libère de l’aliénation dont j’ai parlé.
Dans la prière, nous sommes vraiment et
entièrement nous-mêmes, sans être assujettis à
une autre puissance, un autre pouvoir, une autre
souveraineté. Il nous faut examiner ce que cela signifie.

Il a tout mis sous ses pieds et il l’a donné, au sommet de


tout, pour tête à l’Église qui est son corps, la plénitude de
celui qui remplit toute la création.1

Il faudrait passer sa vie entière à se pencher des dizaines


de fois sur un passage comme celui-là. C’est le seul
chemin ; il n’y en a pas d’autre. On ne peut pas se con-
tenter de le lire de temps en temps, puis de le lire avec
un commentaire. Il faut toujours y revenir. Peut-être
qu’après avoir passé cinquante ans à le ruminer, on
commencera à comprendre ce qu’il veut vraiment dire.

1 
Ep 1,22-23

63
Annexes
v

L’auteur

E berhard Arnold naît le 26 juillet 1883 à Königsberg,


en Prusse orientale. Il est le troisième enfant de
Carl Franklin et Elizabeth Arnold (née Voight). Son
père est docteur en théologie et en philosophie. Son
grand-père paternel était pasteur missionnaire de
l’Église protestante d’État de l’ancienne Prusse.
Eberhard Arnold vit une jeunesse atypique. En
1899, à l’âge de 16 ans, il fait l’expérience d’une
conversion intérieure. Il prend conscience que Dieu
l’accepte tel qu’il est et que ses péchés sont pardonnés.
Il ressent un appel à « partir témoigner de ma vérité ».
Sa scolarité achevée, Eberhard étudie la pédagogie,
la philosophie et la théologie à Breslau, Halle et
Erlangen. Il joue un rôle actif dans une œuvre de
jeunesse chrétienne. Il accompagne l’Armée du Salut
dans son travail d’évangélisation parmi les pauvres.
A Halle, il devient membre du Mouvement chrétien
L’auteur

des étudiants allemands, puis son secrétaire général.


En 1907, avec sa fiancée Emmy von Hollander, il
pense déjà à quitter l’Église d’État. Sa collaboration
avec l’Armée du Salut l’a rapproché des opprimés
et a contribué à faire de lui un prédicateur du salut,
exhortant à la conversion. Il a fait la connaissance
d’Emmy à Halle. Il l’épouse en 1909.
Arnold devient un conférencier réputé dans
l’Allemagne du début du XXe siècle. Il peut de moins
en moins accepter le lien entre l’Église et l’État. En
1908, il se fait baptiser et quitte l’Église protestante
officielle. En 1915, il devient éditeur de la revue Die
Furche – Le Sillon, périodique du Mouvement des
étudiants chrétiens. En 1919, il est éditeur de Das Neue
Werk – L’Oeuvre nouvelle – dont la maison d’édition est
basée à Schlüchtern.
A 37 ans, il abandonne sa vie bourgeoise. Il
déménage en 1920 avec sa femme et ses enfants dans
le village de Sannerz, au centre de l’Allemagne, pour y
fonder une communauté composée de sept membres
adultes et cinq enfants. Là, ils tentent de mettre en
pratique ce qu’Eberhard Arnold croit avoir reçu comme
une révélation du Saint-Esprit. La vie de la communauté
repose sur le Sermon de Jésus sur la Montagne. Sa vie
quotidienne s’inspire de celle des premiers chrétiens,

66
L’auteur

telle qu’elle est décrite dans les chapitres 2 et 4 des


Actes des Apôtres, et de l’exemple des communautés
anabaptistes houttériennes du XVIe siècle.
La communauté connaît des crises, mais aussi
un développement. Au milieu des années 1920,
le domaine de Sannerz devient trop petit. Ils font
l’acquisition en 1926 d’une ferme dans le district de
Fulda et fondent le Bruderhof du Rhön.
Dès qu’Eberhard apprend qu’il existe encore des
communautés houttériennes en Amérique du Nord,
il prend contact avec elles et engage une longue
correspondance. En 1930, il part en Amérique et y
reste une année. Il visite toutes les communautés des
frères houttériens aux États-Unis et au Canada. En
décembre de la même année, ils le chargent de devenir
leur missionnaire en Europe.
En novembre 1933, la communauté du Bruderhof
reçoit la visite de la Gestapo, à la recherche d’armes
et de littérature anti-nazie. Elle ferme l’école de la
communauté. Le Bruderhof envoie alors ses écoliers
en Suisse et se met à la recherche d’un autre lieu pour
s’établir. Quand l’instituteur officiel arrive en 1934, il
trouve une école vide. Une propriété est achetée dans
les Alpes, au Liechtenstein, qui devient en mars 1934 le
Bruderhof de l’Alm.

67
L’auteur

Eberhard passe les deux dernières années de sa vie


à souffrir d’une blessure à la jambe qui sera la cause de
sa mort. Mais il fait tout son possible pour garantir la
sécurité de son troupeau. Il reste actif par ses voyages,
ses conférences et ses écrits, jusqu’à son décès à
Darmstadt, le 22 novembre 1935.
Emmy von Hollander-Arnold vit 45 années de
veuvage après la mort de son époux. Elle suit le
Bruderhof en Angleterre, au Paraguay et, pour finir,
aux États-Unis. Elle décède le 15 janvier 1980, dans
l’État de New-York, âgée de 95 ans.

LA VISION d’Eberhard Arnold se poursuit de nos jours


dans les communautés du Bruderhof établies aux
États-Unis, en Angleterre, en Allemagne, au Paraguay
et en Australie. L’influence d’Eberhard Arnold
dépasse le mouvement du Bruderhof. Elle touche des
personnes qui s’intéressent à son enseignement, sans
pour autant se sentir obligées d’adopter un style de vie
communautaire.

On trouvera une biographie plus complète d’Eberhard Arnold dans Un


pèlerinage joyeux (Plough, 2011), rédigée par sa femme, Emmy Arnold.

68
v

Le Bruderhof

M algré le mal qui existe dans notre société, nous


voulons témoigner de l’œuvre de l’Esprit de
Dieu dans le monde d’aujourd’hui. Dieu nous appelle
encore à quitter ce qui génère l’injustice, la violence,
la peur et l’isolement, pour suivre un chemin nouveau
de paix, d’amour et de fraternité. Dieu nous appelle
à vivre en communauté. C’est pourquoi nous, les
frères et les sœurs du Bruderhof, désirons vous faire
connaître notre manière de répondre à cet appel.
Notre vie en communauté se fonde sur les
enseignements du Christ dans le Nouveau Testament,
particulièrement dans le Sermon sur la Montagne, avec
ses paroles sur l’amour fraternel, l’amour envers les
ennemis, le service mutuel, la non-violence et le refus
Le Bruderhof

de porter les armes, la pureté sexuelle et la fidélité dans


le mariage.
Nous n’avons pas de propriété privée. Nous
partageons nos biens comme les premiers chrétiens,
selon ce qui est décrit dans le livre des Actes des Apôtres,
aux chapitres 2 et 4. Chaque membre met ses capacités
et ses forces au service de la communauté. L’argent et
les possessions sont volontairement mis en commun.
Chaque membre reçoit ce dont il a besoin. Nous nous
rassemblons tous les jours pour des repas, des réunions,
pour chanter, prier et prendre des décisions.

EN 1920, le célèbre théologien Eberhard Arnold,


conférencier et écrivain, quitta sa vie confortable et la
sécurité d’une belle carrière professionnelle à Berlin,
pour aller s’installer avec sa femme et ses enfants à
Sannerz, un village d’Allemagne, où ils fondèrent une
petite communauté appelée le Bruderhof (foyer des
frères), inspirée par l’exemple de l’Église primitive.
En dépit des persécutions des nazis, la communauté
survécut. Expulsé d’Allemagne en 1937, le mouvement
s’établit en Angleterre. Cependant, lors de la Seconde
Guerre mondiale, une deuxième émigration s’avéra
nécessaire, en Amérique du Sud. Pendant vingt ans,
la communauté parvint à subsister dans les régions

70
Le Bruderhof

lointaines du Paraguay, seul pays disposé à accueillir ce


groupe multinational. En 1954, une nouvelle branche
du mouvement fut fondée aux Etats-Unis.
En 1961, on ferma les communautés du Paraguay
et tous les membres partirent pour l’Europe et les
États-Unis. Actuellement, nous sommes environ
2700 membres répartis dans plus d’une vingtaine
de communautés aux États-Unis, en Angleterre,
en Australie, en Allemagne et au Paraguay. Notre
nombre est insignifiant, mais nous considérons que
notre tâche revêt une importance primordiale : suivre
les enseignements de Jésus dans une société qui s’est
tournée contre lui.

LA MISSION a toujours été un aspect essentiel de


notre activité. Notre but n’est pas d’essayer de « sauver
des âmes » ou de gagner des membres pour notre
mouvement, mais de témoigner de la puissance du
message de l’Évangile, qui conduit à une vie de paix,
d’amour et d’unité.
Notre porte est ouverte à toute personne qui
souhaite chercher avec nous la voie de Jésus. On
peut penser que nous vivons une utopie, mais ce n’est
pas le cas. Nous ne sommes pas des saints et nous
connaissons les mêmes problèmes que tout le monde.

71
Le Bruderhof

Mais nous avons quelque chose que le monde n’a pas :


un engagement pour la vie, avec la promesse de lutter
pour l’âme de chaque frère, de chaque sœur, et de nous
sacrifier jusqu’à la mort si nécessaire.

72
v

Plough Publishing House


LE MOT anglais « Plough » veut dire charrue. Nous
voulons prenons au sérieux les paroles de Jésus : « Celui
qui met la main à la charrue et regarde en arrière n’est
pas fait pour le royaume de Dieu » (Luc 9.62).
Nous vous offrons des livres et d’autres ressources
afin de relever le défi du statu quo, et pour stimuler
l’examen de conscience, le libre échange d’idées,
l’action non-violente, le partage d’espoir, et la
réalisation d’un milieu communautaire.
Visitez notre site web afin de parcourir les titres
dans notre collection de livres chrétiens, ainsi que nos
articles d’actualité en ligne. Abonnez-vous au Réveil-
matin pour démarrer la journée avec une pensée
pétillante, qui apparaitra dans votre boîte courriel
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