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Prêtre dans la rue

Du même auteur

1. Prêtre dans la rue, Le Bel Elan, Louvain-la-Neuve,


1990.
2. Prêtre dans la rue, deuxième édition augmentée,
Baobab, Kinshasa, 1992.
3. Sans jambages, poèmes, Editions du Trottoir,
Kinshasa, 1993.
4. Maintenant ou jamais, chroniques, Sélect, Kinshasa,
1993.
5. Liberté d’expression, L’Epiphanie, Kinshasa, 1993.
6. Jésus au micro. Eglises d’Afrique appelées à la
communication, Baobab, Kinshasa, 1994.

A paraître

1. La guerre est un crime.


2. Journaliste comme saint Paul.
3. Demain est un jour nouveau.
4. Jésus au bout du clic.
5. Philosophie africaine, philosophie de la
communication.
Jean-Baptiste MALENGE Kalunzu

Prêtre dans la rue

Troisième édition

Augmentée à l’occasion de l’Année du sacerdoce (2009 -2010)

Kinshasa, 2010
Photos de couverture :

• Son Excellence Mgr Valentin Masengo, évêque de Kabinda, à


Goma, le 17 mars 2009.

• L’auteur, le 16 janvier 2005, à Bukavu.

© Le Bel Elan, Louvain-la-Neuve, 1990


ISBN 2-87280-000-X
Pour la première édition

© Baobab, Kinshasa, 1992


Pour la deuxième édition
Dépôt légal : n° 198/91 3ème trimestre

© Baobab, Kinshasa, 2010


Pour la troisième édition
Dépôt légal : AI 3.01004-57074
A Ben’Awis Kabongo et Louis Mbwol-Mpasi

Tel père, tel fils

Le Seigneur dit :

« J’ai vu la misère de mon peuple


en Egypte et je l’ai entendu crier
sous les coups de ses gardes-
chiourme. Oui, je connais ses
souffrances… »

Exode 3,7
Avant-propos

(Pour la troisième édition)

La première édition de ce livre date de 1990. Elle


recueillait des textes plus anciens. Nous les maintenons dans
leur état initial. La deuxième édition avait apporté deux
nouveaux titres. Nous y ajoutons, aujourd’hui, deux autres :
Prêtre entre sorciers et « anti-sorciers » et Sourire de prêtre.
Le thème principal abordé ici ne peut être plus actuel
qu’en cette « année du sacerdoce », du 19 juin 2009 au 19
juin 2010, instituée par le pape Benoît XVI.
La troisième édition de Prêtre dans la rue doit
beaucoup à la Providence qui permet ainsi de revisiter
l’identité du sacerdoce et les formes concrètes de la vie du
prêtre. Il ne s’agit pourtant pas d’une étude théologique ! Aux
thèmes recueillis dans les années 1980-1990, des sujets
supplémentaires s’imposent dans l’histoire congolaise des
années 2000 : la croyance à l’ensorcellement et la tentation
pour un engagement du prêtre en politique. Voilà deux sujets
de toujours qui ont pris un accent particulier dans la
conjoncture actuelle. La pauvreté matérielle accrue en serait
le ressort principal.

Dans la lettre adressée aux prêtres pour leur annoncer


l’ouverture de l’année sacerdotale, le cardinal Claudio
Hummes, préfet de la Congrégation pour le clergé, souhaite
Prêtre dans la rue
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que cette année soit « l’occasion d’une période
d’approfondissement intense de l’identité sacerdotale, de la
théologie du sacerdoce catholique et du sens extraordinaire
de la vocation et de la mission des prêtres dans l’Eglise et
dans la société ». Toujours mieux comprendre la mission et
la vie du prêtre, la tâche et le besoin en sont ainsi à reprendre
sans cesse, au fil des ans et des lieux. Considérer le « prêtre
dans la rue », c’est, à tout le moins, indiquer un horizon pour
la compréhension du prêtre dans sa vie et son ministère.
Comme l’écrit Godé Iwele dans la Préface, c’est « dans
l’effervescence de la rue et seulement là » que se donne à
comprendre la mission et l’identité du prêtre.
Pour le prêtre lui-même et pour la société globale, cette
compréhension ne peut échapper au débat. La rue est
pluraliste et ambiguë, certes. Mais on s’accordera bien avec
le cardinal Hummes pour prendre aussi « en considération les
conditions concrètes et le maintien matériel dont vivent nos
prêtres, parfois réduits à des situations de dure pauvreté ».
Qui en douterait ? Et d’ailleurs, n’est-ce pas que beaucoup de
nos contemporains ne jugent des personnes et des situations
que du point de vue du matériel ? Il n’est pas rare non plus,
malheureusement, qu’au sein même de l’Eglise, le critère
d’appréciation ne soit pas toujours celui de la foi, du
spirituel.
Un certain usage déréglé des moyens de
communication sociale, notamment de l’internet, de la radio
et de la télévision, a souvent exposé des « lettres »
vindicatives de prêtres à leurs évêques, ces « chefs » censés
procurer d’abord et avant tout à boire et à manger. Des
mémorandums entiers évoquent ainsi la dure pauvreté et
toutes les difficultés matérielles de la vie extraordinaire du
prêtre. Pour s’en sortir, certains s’en sont allés à la recherche
du mieux-vivre ou encore de la justice. Ils n’en sont plus
jamais revenus.
Avant-propos
9
Mais beaucoup d’autres assument plutôt leur indigence
personnelle comme un levier pour la participation à la lutte
générale du peuple contre la misère. Ils se sentent ainsi
aiguillonnés, dans leur chair, à lutter pour la charité et le
développement humain.
Dans l’Eglise et dans la société, la pauvreté matérielle
et économique recouvre ainsi plus qu’une simple question de
partage équitable de richesses disponibles. Lutter pour la
justice distributive ne suffit pas lorsqu’il manque justement
des richesses à partager. Et voilà pourquoi tout l’intérêt pour
la « politique ». Elle est à comprendre comme lieu et instance
de créativité et d’invention du social. La politique est cette
« capacité humaine de concevoir et de réaliser des projets en
commun, au moyen de l’échange d’idées, de paroles et de la
discussion » 1.
Dans les années 1990, les Eglises d’Afrique ont
accompagné les mouvements sociaux contestataires dans la
revendication d’un ordre politique respectueux des droits
humains. La lutte pour la démocratie a ainsi mobilisé les
ecclésiastiques au point de les présenter comme des alliés
objectifs des « opposants » politiques. Ce fut l’ère des
Conférences Nationales Souveraines. Et du multipartisme.
Vingt ans plus tard, sans oublier des guerres et rébellions, les
opposants d’hier sont devenus les gouvernants d’aujourd’hui.
Parfois, la roue des changements les a même déjà remis dans
l’opposition. De toute façon, les bonnes intentions et
prétentions d’hier n’ont pas forcément opéré le miracle
proclamé et attendu. A la tâche, bien des donneurs de leçon
se sont révélés pires et plus incompétents que jamais
personne auparavant.

1
F. EBOUSSI Boulaga, Les conférences nationales en Afrique noire. Une
affaire à suivre, Karthala, Paris, 1993, p. 92.
Prêtre dans la rue
10
Mais l’Eglise, fidèle à son enseignement, a continué à
revendiquer les mêmes droits en vue du respect de la dignité
humaine. L’Eglise n’avait donc pas partie liée avec quelque
obédience politique ! Des « politiciens » jadis portés par les
Eglises n’ont pas manqué de se sentir lâchés. Lors des
élections, des organisations de laïcs catholiques n’ont pas
caché leur dépit lorsqu’il est devenu clair que l’Eglise ne
soutenait aucun candidat.
Dans la foulée, une question s’est imposée : le parti
« prophétique » de l’évangile ne conduit-il qu’à la critique
négative ? N’ouvre-t-il pas la voie, positivement, à
l’encouragement pour les initiatives honnêtes et généreuses ?
Et surtout : l’Eglise, par ses fils et filles, laïcs et
ecclésiastiques, ne doit-elle pas exercer son expertise avérée
dans bien des domaines pratiques et concrets pour prendre
des initiatives civiques et indiquer des voies nobles à la
construction des nations ? Si oui, où se tracerait la ligne de
démarcation nécessaire entre la vocation d’un prêtre, par
exemple, et l’engagement politique du laïc ?
Autant de questions pratiques pour l’année du
sacerdoce, lorsqu’il s’agit de réfléchir sur la possibilité de
contribuer à la construction des nations africaines. Cinquante
ans après les indépendances, le rêve d’un Joseph-Albert
Malula en faveur d’une Eglise congolaise dans un Etat
congolais est plus que de rigueur pour le clergé congolais.
Voici un cas concret : le samedi 6 février 2010, le Premier
ministre Adolphe Muzito a révélé à la presse que le Produit
Intérieur Brut de la RDC est à 200 $ alors que celui de pays
voisins comme l’Angola et le Congo dépasse les 4 000 $.
Comment, dans un tel contexte, les prêtres vivraient-ils au-
dessus de la moyenne de leurs compatriotes ? Et comment
faire, honnêtement, pour annoncer le changement en parole et
en actes, sans se contenter de la dénonciation, de la critique
facile ?
Avant-propos
11
Or, en l’occurrence, il ne s’agit pas seulement ni
d’abord de déplorer la misère matérielle comme s’il suffisait
d’y remédier pour rendre les prêtres « heureux, saints et
joyeux dans leur travail apostolique quotidien » (Cardinal
Hummes). Cette pauvreté n’est-elle pas, justement voire
paradoxalement, le terreau sur lequel naissent et
s’épanouissent les vocations ? Sous diverses latitudes,
l’Eglise est bien fière, en effet, de ses prêtres « solidaires
avec les pauvres et ceux qui souffrent » (Cardinal Hummes).
On s’interroge à juste titre sur le genre de cette
« solidarité ». Concrètement, n’est-ce pas que la plupart des
vocations sacerdotales et religieuses visent, consciemment ou
pas, à soulager la misère de l’humanité, au nom de Dieu ?
Mais entre la meilleure intention et la réalisation, les
dérapages sont parfois tout aussi énormes. Le diable, non
plus, ne se laisse pas faire. L’année sacerdotale est aussi
l’occasion de reconnaître des pièges tendus par le diable et
ses anges de lumière… On ne parvient pas toujours à les
éviter et de la meilleure manière !

C’est essentiellement de la souffrance que parle Prêtre


dans la rue. La souffrance du cœur du prêtre, qui voit la
misère de son peuple. Il s’agit aussi, malheureusement, de la
souffrance causée par le prêtre dans des situations délicates
ou ambiguës. Comment en serait-il autrement ? S’adressant
aux curés et aux prêtres de Rome, en début de carême, le 18
février 2010, le pape a commenté la Lettre aux Hébreux et
souligné que « le prêtre doit être vraiment homme, faire
preuve de compassion à l’égard des autres et compter sur
l’intervention de Dieu qui l’aide à surmonter les faiblesses
humaines ».
Le ministère de la compassion engage fatalement à
certains risques. En 1992 s’imposait la figure de Mgr Laurent
Monsengwo, alors président de la Conférence Nationale
Souveraine puis du Parlement de Transition. L’archevêque de
Prêtre dans la rue
12
Kisangani n’a pas manqué de susciter des questions sur le
rôle du clergé dans un certain exercice du pouvoir politique.
Dans l’ex-Zaïre comme dans bien d’autres pays africains qui
ont appliqué le même schéma en recourant à un homme
d’Eglise pour la Transition politique, le temps est passé. Des
guerres sont survenues avec de nouveaux seigneurs adulés.
De nouvelles Transitions avec de nouveaux schémas ont
suivi. C’est alors que la figure du prêtre Apollinaire Malu-
Malu a surgi. Il présida la Commission Electorale
Indépendante. Lors des élections législatives et
présidentielles de 2006, le prêtre apparut certainement
comme l’homme le plus important du pays. Les projecteurs
furent braqués sur lui. C’est de lui qu’il s’agit dans Sourire
de prêtre, texte paru ailleurs et qui trouve bien sa place ici.
Au-delà de sa personne, Malu-Malu fait poser les
mêmes questions de l’exercice du pouvoir politique par des
membres du clergé. Pourquoi a-t-il accepté, sans avoir jamais
postulé, à être porté à la tête d’une institution aussi sensible,
mettant d’ores et déjà en jeu sa crédibilité et celle de
l’Eglise ? A maintes reprises, j’ai interviewé le prêtre. Ses
réponses peuvent se ramener à la volonté de servir le peuple,
de soulager la misère de façon profonde et durable.
Dans la première édition de ce livre, j’ai évoqué le cas
de Jean-Marie Tjibaou, leader du mouvement indépendantiste
canaque. Il avait quitté le sacerdoce afin d’avoir une
meilleure prise sur la société. Dans le temps et dans l’espace,
la Nouvelle Calédonie paraît si loin aujourd’hui. Prenons des
cas plus proches de la République démocratique du Congo.
Au pays de Jean-Bedel Bokassa, son cousin
Barthélemy Boganda fut le tout premier prêtre autochtone de
l’Oubangui-Chari. Ordonné prêtre en 1938 après des études à
Bangui, Brazzaville, Kisantu et Yaoundé, l’abbé Barthélemy
Boganda quitta le sacerdoce en 1946, dans le but de se
consacrer totalement à la politique. Il est élu comme le tout
premier député noir. Mais en 1949, il décida de se marier, et
Avant-propos
13
son évêque le suspendit. Il devint le tout premier président de
la République en 1958. Il mourut une année plus tard,
laissant l’image d’un défenseur de l’émancipation des
Africains.
Le clergé centrafricain a défrayé la chronique en 2009.
Il dénonçait l’hégémonisme occidental, le néocolonialisme.
Le 27 mai, des prêtres ont lancé un mot d’ordre de grève, qui
fut annulé le lendemain. Le journal La Croix de Paris
écrivait : « Depuis des années, entre les rives de l’Oubangui
et du Chari, le feu couvait sous la cendre. Notamment depuis
la nomination de deux évêques européens, le spiritain
allemand Peter Marzinkowski à Alindao en 2004 et le
salésien belge Albert Vanbuel à Kaga-Bandoro en 2005. À
chaque fois, le clergé diocésain de la République
centrafricaine (RCA), en pleine expansion, avait manifesté un
ressentiment certain. Car cette Église, au rôle essentiel face
au délabrement de ce pays d’Afrique centrale, vit un tournant
de son histoire : en 1990, elle comptait 175 prêtres
européens pour 83 prêtres centrafricains. En 2003, les
premiers étaient 139, les seconds 138 et aujourd’hui, le
rapport est de deux à trois. » (28 mai 2009)
Le tout premier président de la République du Congo,
de 1959 à 1963, et qui a conduit le pays à l’indépendance en
août 1960, fut l’abbé Fulbert Youlou, ancien du grand
séminaire de Yaoundé comme Barthélemy Boganda. Il garda
longtemps la soutane, même après que l’Eglise l’eut renvoyé
pour son engagement en politique. Son évêque l’avait
suspendu en 1955.
En mai 2009, la presse brazzavilloise parla de la
réincarnation de Fulbert Youlou. L’abbé Joseph Yanguissa
s’était porté candidat à l’élection présidentielle. Dans sa
déclaration de candidature, il se réclame de l’enseignement
social de l’Eglise, et il vénère « ‘Ya Youlou’, l’abbé Fulbert
Youlou, mon aîné dans le sacerdoce et mon premier
Président ». Joseph Yanguissa se réclame aussi de Mgr
Prêtre dans la rue
14
Ernest Nkombo est mort en octobre 2008. Il avait dirigé la
Conférence Nationale : « Je pense à Monseigneur Ernest
Nkombo, qui m’avait confié que je devais assurément me
lancer dans l’élection présidentielle, comme je le fais par
cette occasion et qu’en aîné, il serait derrière moi. Que de là
haut, purifié de ses fautes dans le sang du Christ, il le soit. »
En 2009, la Conférence épiscopale du Congo a rappelé
la disposition du droit canonique interdisant aux prêtres de
briguer un mandat électoral.
La même disposition du droit canonique a été maintes
fois rappelée par les évêques de la République démocratique
du Congo pendant et après la période électorale de 2003 à
2006. Dans la lettre adressée aux prêtres le 10 juillet 2009, à
l’occasion de l’année du sacerdoce, ils rappellent le même
canon 285 § 3 : « Il est interdit au clerc de remplir les
charges publiques qui comportent une participation à
l’exercice du pouvoir public. »
On pourrait trouver superflu un tel rappel. Qu’on se
souvienne que le 27 juillet 2006, le secrétaire général et
porte-parole de la Conférence épiscopale nationale du Congo
(Cenco) avait publié une communication concernant un
prêtre catholique candidat aux élections présidentielles : « La
CENCO réprouve la candidature de Mr l’Abbé Rigobert
Banyingela Kasongo et se réjouit de la prise par Son
Excellence Mgr Marcel Madila, Administrateur Diocésain de
Kananga, des sanctions canoniques à son endroit, à savoir la
suspension de l’exercice de son sacerdoce (Can. 1333-1334).
Dans la même communication, la Conférence
épiscopale « informe l’opinion publique que Mlle Noëlle
Wetchi Sifa n’est plus religieuse et lui demande de cesser de
porter l’habit religieux sous peine de sanctions canoniques
appropriées ». Des membres de la congrégation des sœurs de
Notre Dame du Bon Conseil du diocèse de Kindu sont
passées plus tard à la télévision dénoncer le port de leur habit
religieux par une ancienne compagne qui les avait quittées de
Avant-propos
15
son gré et avait organisé sa vie autrement. C’est en religieuse
que la candidate aux élections législatives à Kinshasa se
présentait sur les affiches de propagande.
L’abbé Banyingela a été réhabilité plus tard par
l’ancien administrateur diocésain, Mgr Marcel Madila,
évêque auxiliaire devenu entre-temps archevêque de
Kananga. Mademoiselle Wetchi n’a pas été élue députée.
L’un et l’autre sont rentrés dans l’anonymat.
En Afrique de l’ouest, le chef de la rébellion
indépendantiste de la Casamance, dans le sud du Sénégal,
repose, depuis sa mort en janvier 2007, dans le cimetière du
séminaire Saint Jean-Marie Vianney de Brin, près de
Ziguinchor. L’abbé Augustin Diamacoune Senghor, ordonné
prêtre en 1956, est devenu chef rebelle en 1991. Il a fait le
maquis, la prison et l’exil ; il a signé des accords de paix avec
le pouvoir de Dakar, et de 1995 à 2005, il est resté en
résidence surveillée à la Direction diocésaine des œuvres
catholiques de Ziguinchor.
L’opinion s’étonnait d’entendre appeler abbé un chef
rebelle. A tous les niveaux de l’Eglise, les condamnations de
son action n’ont pas manqué. L’ancien responsable de
l’émission religieuse catholique sur Radio Ziguinchor se
disait par ailleurs non-violent, opposé à toute lutte armée et
avoir échappé à vingt-deux tentatives d’assassinat : « Prêtre
et fils de la Casamance, je dois dénoncer et condamner tout
ce qui va contre la vérité, la charité, la justice et la paix. Je
suis un prêtre défenseur des pauvres, des faibles, des sans
voix, spoliés, exploités, humiliés, asservis, violés, torturés et
tués.»
Les bonnes intentions n’ont donc pas manqué. A qui le
prochain tour ? La question reste la même de comprendre
pourquoi l’Eglise, appuyée par son histoire bimillénaire,
interdit aux membres du clergé de s’engager officiellement
en tant que tels dans l’exercice du pouvoir politique. La
Prêtre dans la rue
16
misère du peuple, le besoin de servir ne peuvent tout justifier,
ni en Afrique ni ailleurs…
L’une des raisons plausibles de cette interdiction est
sans doute celle de la sagesse, exprimée par le Togolais
Edem Kodjo, ancien Premier ministre, ancien secrétaire
général de l’Organisation de l’Unité Africaine. Il était invité
à la deuxième Assemblée spéciale du Synode des évêques
pour l’Afrique. Le catholique enseignant de patrologie
recommanda aux évêques de dire halte aux déviances
politiques. Il sollicita des aumôniers pour les hommes
politiques, en vue de la prière et de la formation dans
l’enseignement social de l’Eglise. Pour lui, « le cœur de
l'homme étant obscur par nature et la politique étant la fange
par excellence, ils sont plus exposés que d'autres à la
trahison de leur foi. Les dénoncer, les vilipender ne suffit
pas. Il faut changer leurs cœurs ».
Et la tâche spécifique du prêtre interviendrait alors dans
cette tâche de conversion des cœurs. La question est à poser
et à vivre. Le cardinal Joseph-Albert Malula, ancien
archevêque de Kinshasa, n’est pas entré en politique, lui qui
réussit, pourtant, à influencer bien des jeunes intellectuels de
son entourage et futurs leaders politiques. L’histoire lui
reconnaît un travail de fond dans l’émergence d’une élite
politique. Il animait des mouvements d’action catholique. Cet
apostolat porta du fruit : le 30 juin 1960 parut dans le journal
« Conscience Africaine » le retentissant « Manifeste » qui
prépara bien des intellectuels à l’idée de l’indépendance du
pays. Dès son ordination épiscopale le 20 septembre 1959
comme évêque auxiliaire de Léopoldville, il souhaite voir
« une Eglise congolaise dans un Etat congolais ».
Et ce qu’il reste à comprendre encore aujourd’hui de la
vie et de l’œuvre de Malula, c’est notamment le conflit avec
le président Mobutu. Malula ne convoitait pas le pouvoir
politique. Il ne pouvait être un concurrent. Il a reçu la
médaille de l’Ordre National du Léopard. Il a toujours refusé
Avant-propos
17
de lier l’Eglise à un régime politique. Aussi s’opposa-t-il, en
1972, à l’installation d’une section de la Jeunesse du
Mouvement Populaire de la Révolution au grand séminaire
interdiocésain Jean XXIII. Les raisons étaient évidentes. Il
tenait au respect des autorités, mais il paya cher également le
fait d’avoir demandé aux dirigeants politiques de ne « pas
jouer avec les choses de Dieu » 1. Du 11 février au 28 juin
1972, il fut forcé à l’exil à Rome.
Or, tout comme Malula, qui recherchait l’inculturation,
la pratique de la foi catholique dans l’identité congolaise,
Mobutu prêchait le « recours à l’authenticité » comme voie
pour assurer la vraie indépendance mentale du Congolais.
Qu’est-ce qui sépara alors les deux hommes dont les vues
philosophiques se ressemblaient ainsi ? Voilà sans doute un
cas d’école de l’incompatibilité entre l’identité du prêtre et
l’exercice du pouvoir politique. Le cas est à étudier dans cette
tranche de l’histoire du Congo indépendant à la recherche
incessante de son identité…

Plus que de l’engagement politique, le prêtre, dans la


rue, affronte aussi la question de la sorcellerie. Hier, la
croyance à l’ensorcellement caractérisait le villageois
analphabète. Aujourd’hui, le citadin intellectuel semble y
avoir trouvé réponse à toutes les questions vitales,
métaphysiques.
Lors de la deuxième Assemblée spéciale pour l’Afrique
du Synode des évêques tenue à Rome du 4 au 25 octobre
2009, deux évêques nigérians se sont fait l’écho, le 13
octobre, de la lancinante question. A Kinshasa, des films
nigérians diffusés au quotidien par des chaînes de télévision
donnent de ce pays l’impression d’être habité par un peuple

1
Cité par François LUYEYE Luboloko, Le cardinal J.A. Malula. Un
pasteur prophétique, Editions Jean XXIII, p. 163.
Prêtre dans la rue
18
tout enfermé dans l’archaïsme de la croyance magique. A
Rome, Mgr Joseph Effiong Ekuwem, évêque d'Uyo, a dit
combien « la croyance dans les sorcières manque de toute
justification sur la base de la raison, de la science et du bon
sens ». Et il a suggéré au Synode qu'un nouveau rituel fondé
sur l'ancien rite d'exorcisme soit mis en place à l'usage des
prêtres et que l'on puisse nommer, en accord avec le code des
lois universelles, un exorciste pour chaque Église
particulière.
Pour sa part, Mgr Augustine Obiora Akubeze, évêque
d'Uromi, a souhaité du Synode une « déclaration spécifique
pour guider notre troupeau ».
Mgr Norbert Wendelin Mtega, archevêque de Songea,
en Tanzanie, recommande une évangélisation en profondeur.
Il fait remarquer combien défendre les personnes
soupçonnées de sorcellerie est difficile, vu que beaucoup de
dirigeants politiques et administratifs croient eux-mêmes en
la sorcellerie, la superstition et l’occultisme.
Ces trois évêques anglophones présentent la question
dans les mêmes termes bien pertinents pour la République
démocratique du Congo. Si les fidèles font pitié aujourd’hui,
c’est aussi parce que des prêtres censés les défendre sont
justement ceux qui les acculent dans des croyances
superstitieuses. Les évêques congolais régleront sans doute
un jour la question de l’« exorcisme anarchique », selon
l’expression de l’archevêque de Kinshasa.
Le 15 août 2009, à Idiofa, Mgr Monsengwo a ordonné
le nouvel évêque, Mgr Joseph Moko. Il l’a présenté comme
un évêque de l’espérance et de la libération. Et d’expliquer
qu’il ne s’agit pas de la libération fallacieuse que prétendent
les soi-disant « exorcistes » qui se présentent au diocèse
d’Idiofa et ailleurs sans autorisation explicite de l’évêque.
L’assemblée a applaudi lorsque Mgr Monsengwo a décrit ces
« exorcismes » anarchiques : « Ce genre de soi-disant
ministère est en fait une exploitation à des fins commerciales
Avant-propos
19
de l’ignorance et de la crédulité d’un peuple qui croupit dans
une misère noire. »
La réponse du Synode est contenue dans le numéro 13
des Propositions faites au Saint-Père en vue de l’élaboration
de l’exhortation post-synodale. La proposition porte sur la
Religion Traditionnelle Africaine. On y parle notamment du
discernement nécessaire à faire entre le culturel et le cultuel.
On y évoque les « projets malveillants du magico-sorcier,
cause d'éclatement et de ruine pour nos familles et nos
sociétés ». Le Synode propose que « les pasteurs dans leur
diocèse engagent une action pastorale énergique contre tous
ceux et celles qui sont impliqués dans la sorcellerie et
étudient les mesures disciplinaires qui s'imposent; chaque
évêque désigne un exorciste là où il n'y en pas ». Et comme
pour ne rien trancher sur la croyance elle-même, le Synode
propose que « l'Église locale doit s'appuyer sur une approche
mesurée qui étudie ce phénomène à la lumière de la foi et de
la raison, de telle sorte de libérer les Africains de ce fléau; et
une équipe pastorale diocésaine pluridisciplinaire devra
concevoir un programme pastoral qui soit fondé sur la
rationalité, la délivrance et la réconciliation ».
On attend avec curiosité de voir comment, dans son
langage, le pape redira ces propositions exprimées dans la
pure mentalité africaine. Dès 1945, le missionnaire belge
Placide Tempels avait reconnu cette « philosophie bantoue »
comme peuplée par des « forces ». Aujourd’hui, la
« mentalité magique » s’affirme avec force. Et beaucoup de
Congolais se disent hantés par des esprits, des forces
multiformes. D’où la prolifération de sectes religieuses
spécialisées dans la chasse aux sorciers. D’où également la
floraison de prêtres « exorcistes », tout dévoués à la
délivrance.
Si la misère du peuple est le défi de la vocation
sacerdotale, les contradictions de la vie et du ministère des
prêtres d’aujourd’hui ne doivent pas y ajouter. Au contraire,
Prêtre dans la rue
20
en cette année du sacerdoce, il nous faut regarder autrement
la réalité. Dans la rue.
La première édition de ce livre estimait qu’à trente ans,
l’âge des premiers bilans, on ne vous pardonne pas certaines
incartades. Que dire alors de cinquante ans, l’âge des vrais
bilans ? Aux « Enfants de l’indépendance » de le dire au
moment où se célèbre le jubilé d’or de l’indépendance du
pays.
Préface

La rue, dans sa truculence, fait, ici, office de Sainte


Bible. La rue imprime son élan et sa turbulence à des
questions de fond incontournables dans leur pertinence,
senties et portées comme une écharde dans la veine. Ici, la
rue pose les glacis sur les tissus sclérosés de l’histoire
africaine ternie, en dislocation.
Mais l’histoire africaine dont la rue figure ainsi la
marche extravagante pourrait, un jour, achopper sur elle-
même. II faut donc inventer d’autres modes d’être africain;
atteindre à une intelligence et une praxis nouvelles de
l’africanité. Pour le dire comme Malenge : « une nouvelle
édition de l’histoire africaine est inéluctable. » A écrire à
partir de la rue. Et de ceux qui, aujourd’hui, ne comptent pas.
Mais en fait de rue, c’est tout un tracé de route qui est
balisé. A coup d’intellect, d’audace et d’espoir têtu. Et cette
route, je jure, pourrait conduire à ... l’inédit. L’inédit d’une
quête tumultueuse et obstinée, celle de la génération africaine
des “enfants de l’indépendance”.
Telle une infanterie en contremarche, les enfants de
l’indépendance remuent la mémoire collective de leur peuple,
revisitent les vieux panthéons où, enfants, ils allaient vénérer
des divinités supposées. Ils exigent de savoir au nom de quoi
ils devraient, aujourd’hui encore, souscrire sans braire à
habiter des temples et ces citadelles érigées sur les décombres
du croire fondamental, c’est-à-dire de la quête fondamentale
de leurs peuples, et de la personne humaine à promouvoir.
Prêtre dans la rue
22
Le cri qui s’élève ici est donc celui d’une génération
qui aime et vante la discussion, le débat (contradictoire),
l’interlocution comme autant de formes de résistance aux
multiples tactiques de mise au pas policière. Voilà donc les
enfants de l’indépendance, ils vomissent au sol tous les
dogmes émétiques bus au goulot : “des goûts et des couleurs,
il faut aussi discuter”. Leur rôle : (se) poser des questions.
(Se) Mettre en branle en remettant en question. C’est cela
être réellement la conscience critique des sociétés et des
Eglises d’Afrique.
Sertillanges ne croyait peut-être pas si bien dire
lorsque, au début du vingtième siècle, il avait osé
l’affirmation que le bon romancier ne se forme jamais qu’au
pas des portes. Or, il en va du romancier comme de
l’intellectuel en général. Les intellectuels, en effet, il y en a
des faux et des vrais. Les faux intellectuels ? Ce sont les
pontifes des universités. Ils se repaissent de leur préséance
scientifique et se régalent de protocoles académiques. Les
vrais, ce sont ces exécrables et minables routiers, trotteurs
infatigables toujours en marche, en recherche, en quête. Alors
que les premiers se forment à l’université ou dans les grandes
Ecoles, les derniers se forment au pas des portes. Dans la rue.
A l’écoute du quotidien, du terre à terre, des gens ordinaires.
C’est là, dans la rue grouillante, que prend son envol la
pensée réellement savante, celle qui cueille, de la bouche
même du peuple et des gens de la base, et de leurs silences
éloquents, la palpitation de leur sentir profond et leurs
questionnements ultimes.
A bien des égards, la sainteté emprunte les mêmes
sentiers. C’est là, dans l’effervescence de la rue et seulement
là, qu’on devient réellement intellectuel ou savant, prêtre ou
saint, héros ou martyr. Pourquoi ? Parce que la rue demeure,
selon le mot si joli de Louis-Ferdinand Céline, un
authentique lieu de méditation, un sanctuaire.
« La Rue, chez nous?
Préface
23
Que fait-on dans la rue, le plus souvent? On rêve. On
rêve de choses plus ou moins précises, on se laisse porter par
ses ambitions, par ses rancunes, par son passé. C’est un des
lieux les plus méditatifs de notre époque, c’est notre
sanctuaire moderne, la Rue ».
A moins d’habiter la rue comme sa propre maison; à
moins d’habiter la rue comme la tortue, sa carapace, on ne
peut pas vraiment entendre le cri de la misère du peuple et la
clameur qu’élèvent les sans-voix. Et il existe bien des façons
d’habiter la rue. On l’habitera mieux quelque fois,
simplement en prenant du recul par rapport à elle pour la
porter au-dedans de soi.
La rue, c’est le ventre béant de la société, étalant et
revendant telle de la camelote ses arrière-goûts. Et
l’intellectuel crédible de même que les chercheurs
authentiques de Dieu et de l’homme devraient passer leur
temps à redire la rue. La rue est la bible du bon penseur. Le
livre des Proverbes le suggère: « La sagesse crie dans les
rues, elle élève sa voix sur les places; elle prêche à l’entrée
des lieux bruyants; aux portes de la ville, elle fait entendre sa
voix : jusques à quand, ignorants, aimerez-vous votre
ignorance? » (Prov. 1, 20-23).
Si le passé est le contrefort de l’avenir, selon le vœu
des anciens, ne voilà-t-il pas que, pour déceler l’énigme de
notre présent impertinent et crucifiant, un enfant de
l’indépendance africaine, prêtre et philosophe de la
communication par surcroît, choisit de cibler sur la rue. De
redire la rue. De n’interroger jamais plus le transcendant,
l’homme, le cosmos, la vie, les êtres, le passé, le présent et
l’avenir qu’à partir de la rue. Parce que dans la rue, croit-il,
habite l’âme du peuple. Et le peuple, c’est la mesure même
de notre destinée commune. Le peuple, c’est autre chose que
la foule. Le peuple, ce n’est pas cette entité abstraite,
anonyme qui, pour bien des politiciens, se réduirait à “une
poignée de flatteurs” ou de courtisans, d’imbéciles en
Prêtre dans la rue
24
somme. Le peuple, c’est, malheureusement, de nos jours, la
part souffrante de notre rêve collectif d’un monde meilleur.
Or, c’est dans la rue, dit Malenge, qu’on peut calculer la
“marche” des paysans et des gens ordinaires, et compter leurs
pas. Aussi la misère du peuple devient-elle l’aune avec
laquelle on mesurera toute quête intellectuelle sérieuse, toute
sainteté authentique, tout programme politique juste, fiable.
Si, sous d’autres cieux, on ne peut embrasser le
sacerdoce ou la vie religieuse de façon crédible qu’à la
condition d’avoir délaissé de grands biens ou un patrimoine
familial fabuleux, chez nous autres, prétend Malenge, c’est la
misère de notre peuple, la souffrance des Lazare, qui nous
défie, nous stimule et nous convoque en Eglise. Et nous
pouvons, avec cette misère pour mesure, nous engager en
religion tout aussi « crédiblement » que les autres. Malenge
voit dans cette misère provocante ce qu’il nomme
poétiquement “notre vérité première”, au sens où l’on parle
de matière première. « La souffrance, voilà notre étoffe, notre
vérité première. Et nous passons notre temps à nous mesurer
à cette misère ». C’est que la mémoire de la destinée
souffrante des peuples d’Afrique et du Tiers Monde peut
devenir un lieu authentique d’apprentissage de la foi en Dieu
et en l’homme. Et c’est cela même que le prêtre doit
apprendre dans la rue, où nécessairement il laissera perdre
une bonne part de son halo de mystère. Afin que le “bon
pasteur” partage en vérité les « mêmes déceptions, mêmes
espoirs, même détermination... » que le peuple dont il se
réclame. Cela vaut de l’Africain comme de tous les autres
aussi: « Africain ou pas, dans la rue, nous sommes confrontés
au même sol, au même sort. Nous sommes tous engagés sur
le calvaire du même peuple, à moins d’être de vulgaires
égoïstes ou de lâches Ponce Pilate ». La pointe, en somme,
c’est qu’à tout prendre, en Afrique comme ailleurs,
aujourd’hui, toute authentique vocation, religieuse,
sacerdotale, laïque ou humanitaire, doit répondre de cette
“vérité première” qu’est la misère des peuples, du peuple.
Préface
25
Aussi l’auteur affirme-t-il sans (j)ambages qu’on
devient prêtre par intérêt. Qu’on ne devient jamais prêtre que
par intérêt. Qu’il faut même devenir prêtre par intérêt.
Nécessairement. « Oui, en entendant la ‘vocation’ comme
recherche légitime de bonheur pour soi et pour les autres,
recherche de satisfaction au nom de ce Dieu qui veut
l’homme vivant et se défie d’assurer le bonheur aux pauvres
et aux malheureux, en suscitant parmi eux des ‘bergers’. »
Ce petit ouvrage argue courageusement et avec des
mérites étonnants contre l’idéologie patronne, celle des faux
prophètes, africains ou occidentaux, qui proposent des
recettes faciles à l’Afrique en quête de démocratie, de
développement et d’une profession authentique de son acte
de foi. L’ouvrage de Jean-Baptiste Malenge nous resitue en
face d’une quête exigeante, complexe et laborieuse
d’authenticité et d’un mieux-être pour soi-même et pour les
autres. Poussée jusqu’au bout, cette quête d’un mieux-être
pour soi-même et pour les autres peut conduire jusqu’à un
certain engagement “politique” comme celui, par exemple,
des évêques africains dans les conférences nationales...
Pour ma part, cet écrit si petit et si dense doit compter,
même sous son format actuel, pour un “livre de poche”. Ne
serait-ce que parce qu’il invite à assumer nos propres
cacophonies lorsque nous cherchons à chanter à l’unisson. Or
l’adage dit qu’ « il faut avoir dans son sac une chanson pour
chaque peine ». Et nous finirons par chanter à l’unisson.
Coûte que coûte.

Godé IWELE
1.
Objection

Nous hisserons aux grues des orages


nos sourires défraîchis
pour suivre
dans les crépuscules des indépendances
la convalescence des soleils perfusés
A la lumière d’un mégot agonisant
dans un cendrier de l’Africa Hall

BUABUA wa Kayembe M.

Pour une poignée d’Allusions

Trente ans, dit-on, l’âge des premiers bilans. Des vrais,


puisque, dorénavant, on ne vous pardonnera plus certaines
incartades, certains péchés de jeunesse. Il vous est
littéralement interdit de faire certains rêves. Le temps est bien
irréversible. Pour la première fois, peut-être, vous le
ressentez absolument, de façon si irrécusable, lancinante.
Trente ans, aujourd’hui, l’âge de la plupart des pays
africains. Si l’on considère -arbitrairement, bien sûr- qu’ils
sont nés comme tels le jour de l’Indépendance et non avant (à
Prêtre dans la rue
28
la Conférence de Berlin, par exemple), ni après (au jour de la
« révolution » ou à celui de la « rectification », par exemple).
Le vrai avènement à la souveraineté n’en finit pas. L’attente
vaut une bonne quarantaine. Pas indéfinie, Dieu merci.
Porter ses trente ans, assumer plus franchement ses
responsabilités historiques les plus inaliénables Plus que
jamais, se donner et recevoir le droit et le devoir de signer ses
actes et ses œuvres, Sans Pseudonyme, sans procuration ni
tutelle.
Comme individus, enfants de l’Indépendance, se savoir
amarrés par la chair et le rêve à l’histoire mûrissante de notre
peuple. Acteurs, partenaires dans un seul et même jeu, dont
nous tenons notre singularité même. Nous aurons beau
changer de costume, c’est toujours le même service. Mêmes
déceptions, mêmes espoirs, même détermination.
Libre à chacun de choisir la forme, la couleur, le tissu
de son tablier. J’ai choisi, pour ma part, le sacerdoce, la vie
religieuse. Je préfère la soutane au kaki de l’année, par
exemple. Il y a une différence éthique. Même si, dans le
quotidien, existent ou peuvent exister des chevauchements,
des interférences, des mixtures. Je tiens à la distinction, pas
toujours tranchée ni tranchante. La différence est aussi
esthétique. Question de goût.
Je n’esquive nullement la discussion. Au contraire.
L’armée et la police, c’est justement le refus de la discussion.
Or, des goûts et des couleurs, il faut aussi discuter. Puisque
certaines couleurs jurent tellement qu’il paraît difficile de les
faire composer, de les intégrer dans un même rapport de
temps et d’espace, dans une même société. Sans discussion
pour le consensus, il ne reste plus que la proscription,
l’excommunication. N’est-ce pas ici que réside le vrai défi de
nos indépendances, dans le refus de la mise au pas policière,
dans l’acceptation des diversités, jusqu’à la contradiction à
gérer sans jamais désemparer ?
Objection
29
Pour ma part, je trouve mon plaisir et mon intérêt dans
la religion. Certains, aux goûts différents, pensent que la
religion est un refuge commode pour les faibles, les
malheureux. Peut-être ont-ils raison. Je préfère la religion,
parce que la misère, la violence, l’esclavage tissent
inéluctablement la vie humaine. La souffrance, voilà notre
étoffe, notre vérité première. Et nous passons tout notre
temps à nous mesurer à cette misère. Et Dieu nous intéresse
parce qu’il il rejoint et nous prête main-forte dans cette lutte.
Que ne ferait le Dieu des chrétiens pour votre
libération, pour votre bonheur ? Je voudrais tant le dire. C’est
toute ma vocation. Le dire à la manière de Jean- Baptiste,
mon saint patron. Le cousin de Jésus. Un pauvre type.
Intransigeant. Pour déblayer les chemins de la libération, il
crie dans le désert. Le plus facile serait l’onctueuse langue de
bois des prêtres et autres pharisiens.
J’ai souvent prêché dans le désert : à la radio, à la
télévision, à l’église, dans la presse... Croyez-moi : il est
incommode de se hisser sur ces promontoires. Croyez-en
l’Ecclésiaste : « A multiplier les livres, il n’y a pas de limites,
et à beaucoup étudier, le corps s’épuise. » (12,12)
Vous comprendrez pourquoi les textes ici recueillis
par-delà les circonstances sont parfois hâtifs, hésitants et
répétitifs à la fois.
2.
Prêtre entre sorciers et « anti-
sorciers »

Le tout nouveau curé de la paroisse, le père oblat


Gabriel Kinze, serait installé le dimanche 21 septembre 2008.
La veille, avec trois autres confrères qui l’accompagnent, il
s’entretient avec une vingtaine de membres du comité
paroissial. Le groupe représentant les responsables des
différentes commissions paroissiales s’est élargi à quelques
autres notabilités de l’Eglise.
« Nous sommes souvent persécutés ». Patrice Monzela,
catéchiste depuis 1976, dresse ainsi le bilan des dernières
années de la vie de son village Lozo-Munene et de la paroisse
de Lozo, au diocèse d’Idiofa, dans le territoire de Gungu,
province du Bandundu.
Isidore Madidishi, ancien président du comité
paroissial, ancien berger du mouvement du renouveau
charismatique, est plus tranchant. Il se dit co-fondateur de la
paroisse née en 1966 avec l’établissement du missionnaire
oblat belge Louis Sebreghts. Madidishi estime que le malheur
connu dans le village est venu du dévoiement du mouvement
des charismatiques né dans les années quatre-vingt-dix. « Ils
ne parlent plus de Jésus-Christ ni de l’Esprit-Saint ; ils ne
connaissent que la sorcellerie », commente-t-il. Le
renouveau charismatique a pratiquement organisé la chasse
Prêtre dans la rue
32
aux sorcières. Et des prêtres, souvent en conflit avec leur
hiérarchie, sont venus ici semer plus de confusion encore…

Un innocent est mort


Au moment où se tient la réunion paroissiale du 20
septembre 2009, le village entier est sous l’emprise d’un
prêtre venu pour la « purification ». Le chef du village
explique avoir invité le prêtre pour débarrasser le village de
la source des maladies et de la mort. Et, dans une séance
publique, le prêtre a désigné des hommes et des femmes
comme sorciers ou victimes de la sorcellerie. Mais c’est en
privé qu’il entend les coupables. Ils lui doivent 1000 francs
congolais et un poulet…. pour la « purification». Le chef du
village se dit honoré de loger le prêtre dans un coin de sa
concession. Le chef est satisfait du « travail » du prêtre. Il y
avait trop de morts dans le village ; les jeunes et les enfants
ne devraient plus mourir, espère-t-il.
Le nouveau curé arrive ainsi dans un village où un
confrère prêche un autre évangile avec des méthodes
différentes.
Moins d’une semaine auparavant, le 14 septembre,
l’abbé Jean-Rémy Yamvwa, ordonné prêtre à Idiofa le 7
septembre, a dit sa messe des prémices. Et il a littéralement
sermonné les villageois. Il leur a rappelé l’histoire du
village : au fil des années, des « anti-sorciers » y sont passés ;
ils étaient prêtres ou laïcs, chrétiens ou non-chrétiens ; des
familles sont allées aussi consulter des « anti-sorciers » dans
la région. Le jeune prêtre démontra que jamais personne
n’avait mis fin à ce qui s’appelle la sorcellerie…
L’abbé Yamvwa blâma les villageois en leur rappelant
la mort de Godefroid Phete. C’est un innocent que vous avez
tué, leur dit-il. Et de promettre que l’affaire ne s’arrêterait pas
là. A la fin de la messe, un ancien député promit même des
poursuites judiciaires.
Prêtre entre sorciers et « anti-sorciers »
33
Le chef du village s’indigna. Il se sentait menacé par
ces propos. Au mois de juillet, Lwange, cousin de Godefroid
Phete, parti cueillir des chenilles, a été mordu par un serpent
dans une brousse près du village Gayongo. Il est mort, et il a
été enterré. Sur le lieu du deuil organisé à Lozo-Munene, il y
eut autant de monde qu’à l’ordination d’un prêtre, raconte le
chef de village lui-même. Phete avait été cité comme le
sorcier auteur de la mort. En plein jour, des membres de sa
famille élargie se mirent à le molester en public. Ils
l’achevèrent par une grosse pierre. Surpris par la réalité du
meurtre, les villageois rassemblés au lieu du deuil se
dispersèrent. Certains prirent la brousse. Les auteurs du
meurtre n’avaient pas apparu en public deux mois plus tard.
Des policiers étaient arrivés à Lozo-Munene. Ils ont
raflé des poulets et des boucs. Ils ont fait payer au chef du
leur déplacement… Comme d’habitude. Et plus rien n’a
suivi. Comme d’habitude.
Dans la province du Bandundu, bien des cas semblables
se sont déjà produits. A Idiofa, à Kahemba, à Inongo… De
prétendus sorciers ont été lynchés, leurs maisons et autres
biens ont été brûlés. Dans les villes et cités, des hommes et
des femmes ont été assassinés, accusés de sorcellerie.
Aucune sanction n’a jamais n’a suivi personne. Dans certains
cas, ce sont des prêtres qui ont prétendu « détecté » les
sorciers. Ces prêtres ont été plutôt mis à l’abri par les
autorités censées les décourager mais qui les « consultent » à
leur propre compte. Comme beaucoup, les autorités croient
tellement à la sorcellerie qu’un prêtre, vrai ou faux, leur
apparaît comme le protecteur invincible contre leurs propres
démons.

Pitié pour les villageois


Des bergers du renouveau charismatique se sont mués
en voyants et autres détecteurs de sorciers, déplorait Isidore
Prêtre dans la rue
34
Madidishi. Dans l’histoire du village Lozo-Munene, quatre
prêtres ont brandi la même prétention. Le dernier en date
n’avait pas reçu bon accueil des témoins de Jéhovah, des
kimbanguistes ou membres de l’Eglise néo-apostolique.
Officiellement, ils le dénigraient, l’accusant de semer la
haine. Mais lorsque le chef du groupement convoqua le
village entier, peu manquèrent à l’appel. Ils avaient peur
d’encourir le sort de Godefroid Phete. Leur absence serait
interprétée comme un aveu de culpabilité, une preuve de
sorcellerie. Et lorsque la « voyante » de l’équipe du prêtre
guérisseur désigna des sorciers parmi eux, ils furent tout
aussi bien soumis au paiement d’un poulet et d’une somme
d’argent.
Qui aura pitié des villageois ? Qui les sauvera de
l’escroquerie ? Qui les protégera contre les multiples
exactions des prétendus sorciers et anti-sorciers ? Ceux qui
auraient dû éclairer un tant soit peu les esprits les entraînent
plutôt dans l’obscurantisme. Et ceux qui auraient dû les
défendre les exploitent davantage encore. Faux prêtres,
délinquants chefs de village et autres policiers corrompus
exploitent à qui mieux mieux.
Lors de la réunion de prise de contact entre le nouveau
curé de Lozo-Munene et les membres du comité paroissial, il
a été suggéré de créer une commission paroissiale « Justice et
Paix ». La tâche essentielle sera de relever les violations des
droits de l’homme et de les porter à la connaissance de qui
pourrait les diffuser. Il y a bien des villageois indignés du
fond de leur cœur. Ils souhaitent voir s’arrêter le cycle de
l’exploitation et s’inaugurer une ère nouvelle dans la vie.
Mais leur voix ne porte pas. Ils ne peuvent parler plus fort.
Il faut une stratégie qui pourrait soutenir l’annonce de
l’évangile par le nouveau curé et son vicaire.
3.
Sourire de prêtre

Il avait l’air grave le lundi 19 décembre et le jeudi 22


décembre 2005. Certains prétendirent que l’abbé Apollinaire
Malu-Malu était triste. Sous le regard du pays tout entier,
comment pouvait-on se présenter autrement gai ? A la Foire
Internationale de Kinshasa ou au siège de la Commission
Electorale Indépendante, il s’agissait d’indiquer les tendances
des résultats du référendum populaire organisé sur le projet
de la nouvelle Constitution…
L’événement était presque inédit dans un pays
manquant de culture électorale. L’histoire prenait un nouveau
tournant. Pour une fois, le monde parlerait de la RD Congo
autrement qu’en comptant des millions de morts résultant de
la bêtise des seigneurs de guerre ou des calamités et autres
épidémies d’un contexte mal gouverné, mal soigné.
Et puisque les opérations référendaires s’étaient
déroulées dans le calme, le Parti du Peuple pour la
Reconstruction et la Démocratie (PPRD) s’en félicita dès le
lendemain. Son secrétaire général rendit hommage à la
Commission Electorale Indépendante et particulièrement au
président Malu-Malu, rappelant combien l’homme avait été
souvent injustement dénigré. Des insultes n’avaient jamais
manqué, en effet. Mais personne ne se souvenait avoir jamais
vu le prêtre se mettre en colère. Et les insultes elles-mêmes
Prêtre dans la rue
36
semblaient s’accumuler au fur et à mesure qu’il affichait l’air
bienveillant, arborant un sourire imperturbable.
A quarante-trois ans, Malu-Malu Muholongu lui-même
vivait un événement inédit. En quarante-cinq ans
d’Indépendance du pays, peu de Congolais avaient jamais vu
une urne. En 1965, le coup d’Etat du colonel Mobutu avait
inauguré et presque institué le règne de la violence dans la
prise et la conservation du pouvoir. L’avènement du
multipartisme, en 1990, avait plutôt ouvert la voie au
« consensus » entre hommes politiques en vue du « partage »
du pouvoir. En 2003, il fallait sortir de la dernière guerre en
date sévissant depuis 1998. La « Communauté
Internationale », plus que les Congolais eux-mêmes, avait
ménagé le temps de la Transition à conclure par la tenue
d’« élections libres, transparentes et démocratiques ».
Malu-Malu entra alors dans l’histoire. Deux ans plus
tard, en proclamant les premières tendances du référendum
populaire, le prêtre ne pouvait afficher son habituel air
enjoué.
Dans son diocèse de Butembo-Beni, dans la province
du Nord-Kivu, il dirigeait depuis l’an 2000 l’Université
Catholique du Graben, après de brillantes études en France,
couronnées par un doctorat en sciences politiques. En 2003,
les négociations politiques de Sun-City en Afrique du Sud
avaient attribué le poste de président de la Commission
Electorale Indépendante à la composante de la Société Civile,
qui l’attribua au Kivu, qui l’attribua à son tour au prêtre déjà
connu pour son engagement en faveur du développement
rural. Les associations de la Société Civile des territoires de
Butembo et de Lubero ne l’avaient-elles pas choisi pour les
représenter au dialogue intercongolais ?
Il arriva cette fois-ci à Kinshasa comme président de la
Commission Electorale Indépendante, avec rang de ministre.
Mais l’orgueil de la capitale Kinshasa boudait a priori ce
« villageois » destiné à contrôler les élections, l’enjeu majeur
Sourire de prêtre
37
de la Transition politique. Malu-Malu avait étudié pendant
deux années aux Facultés Catholiques de Kinshasa, mais les
mœurs kinoises, il ne les connaissait sans doute que de loin.
Et puisqu’il ignorait les « kinoiseries », il pouvait en
sourire… Peut-être que le ministère sacerdotal et les études
en France, plus que le climat plutôt tempéré du Nord-Kivu,
l’avaient façonné autrement. Infatigable travailleur, il
semblait inébranlable, mettant son point d’honneur à relever
le défi de l’organisation des élections. Or, son dévouement le
rendait justement trop « sérieux » pour les mœurs politiques
congolaises misant davantage sur des « négociations » et
autres louvoiements. La légèreté de certains milieux
politiques les desservit : ils tiraient sur Malu-Malu alors que
le processus n'en continuait pas moins d'avancer. Plus tard, il
fut trop tard...
Puisqu’il semblait ne rien entendre aux intimidations et
autres menaces de mort, la stratégie en vint à viser sa famille,
l’Eglise catholique. En juin 2005, à Kinshasa et dans
certaines provinces, des ecclésiastiques furent humiliés voire
violentés. Face à de fréquentes menaces de pillages,
beaucoup prirent peur pour leur vie et leurs biens. Dans la
cathédrale Notre-Dame du Congo, à Kinshasa, un prêtre
d’origine italienne suggéra la démission de Malu-Malu. Le
missionnaire lança son credo : il ne sortirait rien de
l’organisation des élections ; par son sourire permanent,
l’abbé Malu-Malu paraissait trop content de lui-même.
Mais le missionnaire ignorait sans doute que les
évêques avaient conçu un programme d’éducation civique et
électorale dispensé à travers le pays. L’Eglise en appelait à
l’engagement au profit du bien commun et de l’avènement
d’un Etat de droit. Des membres de l’Eglise oubliaient-ils le
risque encouru en prenant la tête pour combattre des années
de maltraitance contre le pauvre et le faible ? Oubliaient-ils
que l’option prise par les évêques dérangeait des ambitions et
exposait fatalement à des représailles ?
Prêtre dans la rue
38
Dans le sourire enjoué de l’abbé Malu-Malu, au moins,
on lisait bien la conscience des enjeux historiques pour
l’évangélisation en profondeur et pour donner corps à
l’enseignement social de l’Eglise.
4.
L’espoir dans la rue

Des nomenclatures existent qui répertorient les « mal


heurs » de l’intellectuel africain. Elles déplorent, sur tous les
registres, la « crise de la rationalité », caractéristique, semble-
t-il, de notre temps. On souhaite en effet voir les intellectuels
africains régenter les êtres et les choses, en constituant une
sorte de « république des savants ». Mais le sentiment de
déception se corse de jour en jour au regard des diplômés
toujours plus nombreux et toujours plus incapables. On en est
venu à soupçonner les systèmes d’enseignement. De sorte
que l’histoire de l’enseignement dans nos pays peut être
considérée comme un tissu de perpétuels recommencements.
Et cette tergiversation elle-même constitue ainsi un épisode
de cette « crise de la rationalité ».
Loin d’ajouter un couplet au refrain combien
languissant déjà, nous voudrions indiquer l’horizon vers
lequel il convient de regarder pour voir sourdre ne serait-ce
que l’espoir d’une solution. Nous n’avons cependant aucune
prétention. A la vérité, nous partageons ici les arrière-goûts
que nous a laissés la lecture d’un recueil de poèmes d’Elebe
ma Ekonzo 1 Au nom de la polysémie inhérente à toute œuvre

1
ELEBE ma Ekonzo, Les tresses des âges, Editions de l’Union des
Ecrivains Zaïrois, Kinshasa, 1983.
Prêtre dans la rue
40
d’art, nous nous permettront, en effet, de lire la rue, dans ce
recueil de poèmes, comme voie de sortie du déphasage de
l’intellectuel africain. Il ne s’agit donc pour nous que de dire
une résonance avec toute la part d’incohérence inévitable.
Incriminer les pouvoirs publics est la recette facile pour
expliquer tous nos maux. On leur impute la défectuosité des
conditions de travail peu propices à la recherche scientifique,
le manque de liberté d’expression pour le débat
philosophique. On les accuse surtout de marginaliser
sciemment l’intelligentsia qui serait seule capable de définir
(au nom de quoi ?) un projet de société. Un regard superficiel
sur nos sociétés ne manquera pas, toutes proportions gardées,
de cautionner pareille critique. On imagine ici la méfiance
mutuelle voire l’antagonisme larvé entre intellectuels et
politiciens. On Comprend surtout le ressentiment qui
maintient des intellectuels dans une insoluble acrimonie. La
crispation ne tient ainsi pourtant que ceux qui observent de
loin ou ceux qui, tout en berçant une secrète ambition
politique, se trouvent par malchance ignorés des instances
politiques.
Or, il arrive que les pouvoirs politiques concèdent une
part du gâteau à des intellectuels choisis comme tels, dans
l’espoir que leurs idées galvanisent les masses populaires,
inventent des philosophies politiques... Le monde peut alors
applaudir. Malheureusement, il arrive aussi que le penseur
d’hier, induit dans le flux magnétique, se convertisse, se
mure dans un silence complice, puisqu’il aura, sans trop s’en
apercevoir, troqué la « réflexion » contre le « sens de l’Etat »,
contre le flair politique. Car, plus que de donner des leçons, il
s’agit maintenant de se faire la main, puisque gouverner est
un art. Avec le plus de rationalité possible, le pouvoir reste
essentiellement le domaine des forces irrationnelles comme
la volonté de puissance, le désir de domination.
Par acquit de conscience, l’intellectuel peut bien
évidemment refuser de jouer le jeu, persister à croire à une
L’espoir dans la rue
41
victoire eschatologique de ses idées. En attendant, ses jours
dans la sphère politique auront prouvé que la marge est
possible entre le dire et le faire. Conscients d’un tel piège,
certains intellectuels prennent le parti de vivre à l’étranger.
Pas toujours en exilés ni pour y évoluer dans de meilleures
conditions de travail. C’est aussi parce que, sans se l’avouer,
ils croient qu’ainsi, ils ne seront pas mis au pied du mur.
Cette fuite a son corollaire qui consiste à ne brancher sa
réflexion que sur des généralités, sur des réalités
« universelles ». Un certain vocabulaire de chez nous appelle
cette démission « aliénation ». Une autre démission est celle
de la fuite en arrière, celle du paléontologue qui fouille le
passé pour le passé, sans référence à l’instant présent. Bien
des intellectuels cumulent toutes ces fuites. Ils n’en
continuent pas moins de revendiquer le droit de diriger le
monde. Alors que le pouvoir leur demande certes des théories
mais surtout un savoir-faire.
Bien d’autres modes d’évasion existent. Le plus
vérifiable est sans doute la vogue du messianisme. Faute de
constituer une aristocratie, des intellectuels se retrouvent
comme guides spirituels de nombreux adeptes en quête de
salut. On peut à tout le moins constater que ces « chefs » se
gargarisent de slogans millénaristes ou autres alors que leurs
adeptes cherchent à se libérer ici et maintenant de chaînes
bien plus concrètes. Les chefs sont déphasés. Avant de
monter en chaire et de servir un baratin gélatineux, ils
feraient bien de poser ferme les pieds sur le sol. Le paradis en
effet commence au ras du sol. Mais, en descendant dans la
rue, les « prophètes » y laisseraient leur halo de mystère.
Beaucoup préconisent une réforme radicale de
l’enseignement comme solution appropriée pour éveiller le
« savant » africain au sens de la réalité. La nécessité d’une
réforme et son urgence absolue n’échappent à aucun esprit
pensant. Seul manque parfois le courage politique, car, pour
former un autre type d’intellectuel, il faudra envisager de
bouleverser certaines structures et savoir payer les pots
Prêtre dans la rue
42
cassés. Il s’en cassera, en effet. C’est pourquoi, jusqu’à
maintenant, on biaise, on se cantonne dans des réformes de
surface.
Si l’on envisageait aussi la réforme de l’enseignement
philosophique ! De tous les intellectuels, les philosophes sont
ceux qui accaparent les questions « métaphysiques » de notre
société, et ils sont les moins « spécialisés » pour y répondre.
Tout porte à croire, en effet, qu’ils ne sont spécialistes qu’en
choses vagues et abstraites. Aussi entretiennent-ils souvent
un épais hermétisme autour d’eux. Comment comprendre
autrement leur affection pour les tours de passe-passe
langagiers ? Au lieu d’apprendre, comme Socrate, un genre
de vie à nos contemporains, les philosophes africains se
réclameraient plutôt des présocratiques. Ils ont leur intérêt
dans les nuages ou ailleurs, parfois dans un passéisme
impertinent. On peut lire ce déphasage dans les revues où ils
monnayent des chapitres de leurs thèses de doctorat ou autres
mémoires.
Il faudrait reconsidérer l’enseignement de la
philosophie dans nos facultés comme dans nos grands
séminaires. La tendance générale y consiste à faire croire
qu’en étudiant « l’être en tant qu’être », on sera capable du
jour au lendemain de résoudre tout et tout de suite. C’est-à-
dire à l’emporte-pièce Au lieu d’acquérir une attitude d’esprit
qui décape et catalyse l’activité humaine, certains étudiants
n’arrivent qu’à emmagasiner des bribes de sentences inutiles.
Ici se consomme le déphasage d’autant plus qu’en certains
instituts, le psittacisme est un point d’honneur autant que
toute créativité, et surtout toutes velléités littéraires sont
décriées comme peu « rigoureuses ». La littérature fait peur.
Elle donne mauvaise conscience.
Les écrivains africains peuvent se targuer de déterminer
tant soit peu l’histoire de notre peuple. Ils se situent souvent à
l’origine de grandes révolutions. Lorsque romanciers,
dramaturges ou poètes flirtent avec les milieux politiques,
L’espoir dans la rue
43
leurs idées accouchent parfois de démarches déterminantes.
Ce succès n’est guère usurpé. Il tient au fait que la littérature
est avant tout un art. Elle a souci de parler au présent
singulier, dans tout ce que la vie peut offrir de circonstancié
et de circonstanciel. C’est le souci même du politique :
témoigner du familier, de l’infime réalité de chaque jour, de
la densité précieuse et gratuite de l’instant présent. Pas de
place pour des idées désincarnées, intemporelles.
La rue est reflet de cette soif de l’aujourd’hui toujours
neuf. Le poète bénit la rue, parce qu’elle donne à percevoir
les palpitations de l’instant, sous les pas de nos
contemporains. Et l’artiste peut s’en recommander pour
parler avec compétence et pertinence. Le poète remplit, de ce
fait, le rôle à lui dévolu. II mérite alors de se croire porte-
parole voire porte-étendard de son peuple.
Le poète parle du présent qui sourd de ses doigts, qui
s’enfuit. Et lorsqu’il engage l’avenir, ce n’est point
démagogie. Il ne parle que du futur qui s’esquisse dans
l’insaisissable du présent ramassant déjà le passé.
Le poète, l’artiste, bénit la rue, car l’espoir est dans la
rue. La rue « qui pourvoit ses buffets aux mille chandelles ».
La rue « où l’espoir embrasse les ombres », « où s’entassent
les épaves Quand le fleuve les a vomies”. La rue, « mon père
ma mère, Mon école mon maître ».
Sans violer l’intimité des individus, la rue donne à
saisir, dans leur épaisseur brute, les joies et les tristesses du
peuple. Au grand scandale des bien-pensants, elle affiche
distorsions et harmonies de la société. Ici moissonnent les
musiciens populaires. Dans Zaïre-Afrique, Tshonga
Onyumbe a étudié plusieurs chansons de la musique zaïroise
pour montrer comment elles incarnent les problèmes réels et
les valeurs fondamentales de notre société.
L’espoir est dans la rue, parce que personne ne peut y
tricher. Les intellectuels dignes de mener notre monde se
Prêtre dans la rue
44
qualifieront par leur respect de la rue. Ainsi Zamenga
Batukezanga. Malgré des offenses capitales au purisme
classique, ses écrits lui méritent à juste titre d’être reconnu
comme « éveilleur des consciences ». Cet écrivain zaïrois sait
honorer la rue en y cueillant jusqu’aux mots jusqu’aux
expressions tombant des lèvres mêmes du peuple.
C’est pour sa fidélité à la rue qu’un radio-sketch fait
toujours florès sur une chaîne de radio où d’autres émissions
semblent se moquer de l’auditeur. C’est à sa fidélité à la rue
que le directeur des programmes d’une radio africaine doit
également son succès. Matin et soir, ce directeur parcourt à
pied les quatre kilomètres pour atteindre son bureau. II glane
ainsi les thèmes de ses chroniques incisives et décapantes,
qui resteront des jours durant dans le cœur des auditeurs...
Seuls les intellectuels respectueux de la rue peuvent
prétendre imprimer à notre monde l’élan voire la mutation
dont il a tant besoin. La rue seule les empêchera de vivre en
somnambules leur légitime rêve prométhéen. Pour avoir un
réel impact sur les êtres et les choses, il nous faut descendre
dans la rue, apprendre à communier au destin réel de nos
contemporains. Comme des poètes “concrétistes”, il s’agit de
nous embrayer sur les choses. Il s’agit que nos idées
descendent du ciel sur la terre. Notre rationalité constituera
alors l’horizon d’espoir pour accueillir le regard inquiet de
nos contemporains.
5.
Enfants de l’Indépendance

à Marcellin

Nous sommes aînés d’une génération représentant


environ soixante-cinq pour cent de la population africaine.
Les anniversaires de l’indépendance marquent nos
anniversaires de naissance. En certains pays, nous défilons en
place d’honneur, habillés aux couleurs du drapeau national.
Des discours enflammés nous félicitent de n’avoir subi ni
chicotte ni corvée. Et nous de bomber le torse, fiers
d’incarner la vigueur, la beauté, la jeunesse de nos pays.
Loin des places publiques, loin de tous les podiums,
cependant, chaque coucher de soleil nous rappelle combien
l’air de la fête était artificiel. Nous retrouvons notre crainte
quotidienne de marcher sur un sol menacé d’effondrement. Et
nous cherchons en vain à nous convaincre que nous sommes
bel et bien citoyens, que l’indépendance est effective,
qu’après l’indépendance, ce n’est pas comme avant. Nous
cherchons surtout à vérifier la pertinence des discours, de
l’instruction civique qu’on nous dispense. Nous nous
demandons comment justifier une pédagogie qui ne veut
nous apprendre l’amour que par la haine. Notre génération se
demande, en effet, si le patriotisme, l’amour des nôtres, ne
Prêtre dans la rue
46
peut passer que par le nationalisme, la haine des autres,
ennemis plus ou moins réels, présents, passés ou futurs.
Une certaine histoire africaine, revue, augmentée et
corrigée, s’emploie en effet à instiller la haine dans les
cœurs. Cette histoire se plaît à répéter comment, sous couvert
de civilisation, avec la bénédiction des évangiles, des intérêts
économico-politiques ont déstructuré les sociétés africaines,
dévitalisé l’homme noir, profané ses dieux et éventré ses
terres. En contrepartie, cette histoire se propose de remonter
le temps, de surplomber la défloration et de cadrer en gros
plan cette terre intacte où l’homme aurait vécu dans une
harmonie parfaite, recevant à tous coups une réponse du ciel.
Sur nos cahiers d’écoliers, nous avons juré de venger
notre race et de braver toute nouvelle tentative
d’asservissement, tout néo-colonialisme. Nous avons
embouché des refrains africanistes pour célébrer la
négritude. Mais nos accents nostalgiques ont sonné faux. Ils
ne pouvaient que sonner faux. Trop intellectuels, a-t-on dit de
nos poèmes. Voulue plutôt que sentie, notre poésie ne puisait
pas dans notre cœur, dans notre chair. De cette Afrique
paradisiaque, nous n’avions aucun souvenir, et notre chair
n’avait subi aucune égratignure de la colonisation.
Mais il s’en trouve beaucoup qui s’étonnent de notre
prétendue indifférence vis-à-vis du combat à mener pour la
restauration du paradis perdu. Ils nous accusent de
désengagement. Avec la meilleure volonté pourtant, notre
génération ne peut préserver un dépôt hypothétique. Ce serait
fermer la main obstinément sur un billet de banque reçu en
rêve. Non que nous ayons la mémoire courte. Simplement,
parce qu’il nous manque justement cette mémoire collective
que 1’on souhaite nous voir vouer à la haine. Alors que nous
rêvons d’autre chose, que nos champs de bataille sont
ailleurs.
Nos parents incubent certes les affres de l’humiliation.
Ils ne peuvent aujourd’hui renier cette histoire qui constitue
Enfants de l’Indépendance
47
irrémédiablement le tissu de leur être. Au sein maternel, nous
avons certes bu de cette histoire. Mais dans quelle mesure et
pourquoi notre comportement doit-il s’en ressentir ?
Dans nos villages, des veillées aux coins du feu ou au
clair de lune entretiennent bien la nostalgie. On y évoque
l’Afrique peuplée d’animaux tous domestiques et d’ogres aux
multiples têtes... Mais nous ne sommes pas dupes. Nous
savons qu’il ne s’agit là que de mythes. D’ailleurs, certains
d’entre nous ne peuvent se représenter une veillée autour
d’un feu. Ils sont nés en ville, ils ne maîtrisent aucune langue
tribale, contraints qu’ils sont parfois d’en choisir entre celle
du père et celle de la mère. Seuls les médias et la littérature
peuvent leur projeter un flash-back sur l’Afrique
traditionnelle. Mais on ne reconstitue alors tout au plus que
des pièces de musée ou de théâtre. Pas de direct possible avec
le milieu vital originel.
Etrangers d’une manière ou d’une autre à cette histoire,
sommes-nous pour jamais incapables de bâtir un réel
patriotisme qui nous engage par le rêve et par le sang, qui ne
soit pas vernis d’une doctrine aussi artificielle que sommaire?
Question nodale pour notre génération. Il nous est plus facile
d’y répondre par exclusion, en écartant d’emblée toutes les
raisons spécieuses que des dogmes suicidaires s’efforcent de
nous imposer. A l’écoute de notre vie, de nos aspirations
réelles, aucune idéologie ne s’avère capable de nous
rassembler, pas plus que notre appartenance à un territoire
commun.
Les frontières. Quel territoire est vraiment le nôtre
lorsque, sous nos yeux, la science et la technologie réduisent
toutes les dimensions, abaissent toutes les frontières ? On
nous a trop appris que les frontières de nos pays sont
arbitraires, qu’elles ont injustement séparé des familles, des
clans. Pourquoi ne serions-nous pas compatriotes de part et
d’autre des frontières ? On ne s’agite que trop du reste à
dénoncer la moindre escarmouche entre voisins. Et l’on
Prêtre dans la rue
48
s’empresse d’accuser des mains étrangères téléguidant,
armant des frères et les dressant les uns contre les autres. Si
seulement l’énergie avec laquelle on oppose les démentis
était sincèrement la dernière ! Si seulement la faute
n’incombait qu’aux étrangers et que nos frères, inoffensifs,
étaient réellement incapables du moindre mal dans leur
naïveté si manipulable! Que vive alors l’Organisation de
l’Unité Africaine ! Vive les confédérations sur tout le
continent et bienvenue aux réfugiés !
Les idéologies. Le propre d’une idéologie est de se
contredire dans ses réalisations. Aussi, les idéologies ne
peuvent fonder notre patriotisme. Elles ne nous mobilisent
pas, parce qu’elles se basent trop sur la prétendue
communauté de passion et sur la communion à une source
perdue dans la forêt de l’histoire. Au simple regard de notre
situation politique, les idéologies de nos gouvernants se
discréditent d’autant plus qu’elles se donnent d’emblée
comme repoussoirs de la colonisation ou comme miroirs de
la tradition africaine. Nous ne sommes pas dupes. Sur nos
chemins, nous rencontrons chaque jour des maîtres méchants,
portraits vivants de ces ouvrages d’histoire revue, augmentée
et corrigée. De même, nous tombons parfois sur des ogres, à
visage humain, sortant droit des contes, des légendes...
A tout prendre, nous ne pouvons répondre des systèmes
idéologiques bâtis sur l’injustice et l’inégalité. Les symboles
de tels systèmes sont des spectres épouvantables, même si, en
certaines circonstances, nous nous résignons à les brandir.
Les mass-médias, si précieux pour la propagande
idéologique, ne peuvent pas pour eux-mêmes nous
rassembler sous une bannière. Au contraire, ils constituent la
plate-forme idéale pour l’extraversion. Comment nous
désolidariser, par exemple, des jeunes du monde entier qui
communient aux mêmes rythmes que nous ? II faut des
raisons inédites pour nous gagner à la stéréotypie dans
laquelle on enserre des peuples et des individus.
Enfants de l’Indépendance
49
On comprend sans doute notre malaise à définir
concrètement les bases de notre patriotisme. La question ne
nous préoccupe point. De partout nous guettent des tentations
d’extraversion qui sont parfois des chances pour une
intégration de notre personnalité d’enfants de notre
génération. II nous faut bien sûr une patrie. Car, pour respirer
l’air de partout, nous ne sommes pas moins établis quelque
part. Non seulement parce que nos parents y reconnaissent
leurs racines et partant les nôtres, mais aussi parce que tout
nous y renvoie. Notre vœu d’universalité bute en effet sur des
murs divers élevés par la haine des étrangers. De sorte qu’il
ne nous reste plus au monde qu’un territoire dont l’accès ne
nous exige aucun passeport.
Or, nous ne croyons même pas mériter de droit -ou de
par la naissance- une carte d’identité nationale. C’est parce
qu’il nous faut vivre que nous nous croyons obligés de nous
insérer dans une structure, de nous inféoder à des systèmes.
C’est par modus vivendi que nous souscrivons à des
idéologies que nous n’approuvons point forcément dans notre
for intérieur.
C’est dire que nous ne sommes pas dupes. Aucun
pouvoir humain, pensons-nous, n’est jamais descendu du
ciel. Le culte béat des chefs nous en convainc de jour en jour.
Le pouvoir ne peut pas venir non plus des ancêtres. Accéder
au trône par voie héréditaire nous semble un crime contre
l’humanité. L’autorité ne se justifie à nos yeux que dans la
mesure où des individus, en pleine jouissance de leur liberté,
délèguent d’une façon ou d’une autre leur autorité à un autre
individu. Ainsi, les drapeaux ne seront sacrés que parce que
nous leur aurons conféré ce sens comme symbole de notre
soif commune, de nos aspirations pour un meilleur être
social.
Nous ne sommes pas dupes, en effet. Nous percevons
comment, sur notre continent et ailleurs, le pouvoir
s’extorque et comment il se maintient. Même si, à divers
Prêtre dans la rue
50
échelons, on se réclame le tenir du peuple. Le peuple ? Entité
abstraite, sans voix, sans âme. A chacun donc de lui insuffler
une âme, de le façonner à son image et ressemblance. Sur la
scène politique africaine, le peuple revient à une poignée de
flatteurs, placés exprès dans les premières rangées, haut-
parleurs de l’acteur soliloque pour l’échauffer davantage et
l’étourdir. Le cercle est admirablement vissé.
Nous ne sommes pas dupes. Nous savons que même
l’unité nationale, chantée sur tout le continent, est plus un
idéal qu’autre chose. Il faut sans cesse inventer, au présent,
des motifs de ralliement et des raisons de fidélité.
L’éclatement en tribus et en clans est toujours possible. Rien
n’est acquis.
Nous ne sommes pas dupes. C’est ainsi que nous ne
nous scandalisons pas outre mesure lorsque les lois sont du
jour au lendemain arrondies ou équarries suivant les humeurs
des législateurs, sous prétexte de se conformer aux droits de
l’homme, à l’authenticité africaine, au climat tropical ou à
toute autre lubie.
Nous ne sommes pas dupes. Que notre scepticisme
cependant ne trompe personne. Nous adorons certes d’autres
dieux. Nous taxer alors de profanation, d’incivisme ou
d’irresponsabilité, c’est se méprendre sur notre
intransigeance vis-à-vis de l’authenticité des hommes et des
structures. Notre apparent criticisme découle d’un
débordement de patriotisme. Enfants de l’indépendance, nous
n’avons pas de ruines à relever. Nous voudrions, au cœur du
présent, élever des édifices solides, sur un terrain différent du
terrain mouvant des idéologies fragiles ou de la stupide haine
des autres. L’héritage que nous tenons à perpétuer, c’est celui
de l’amour. Ainsi espérons-nous construire, dans la vigilance,
une société viable et vivable, où le respect de l’humain aura
valeur de loi.
Nous refusons d’endosser la pesanteur d’un passé trop
idéalisé. Les idéologies qui s’en réclament ne justifient que
Enfants de l’Indépendance
51
par trop abus et incapacités. Enfants de l’indépendance, nous
voudrions nous situer, par rapport à ces idéologies, ni à
gauche ni à droite, ni en haut ni en bas, ni au centre ni à la
périphérie. Nous nous sentons portés vers un ailleurs, vers un
autre ordre.
Peuvent donc déchanter tous les ogres qui projettent de
nous embarquer dans un giron ou dans un autre, voire dans
une anonyme Internationale. Notre problème est de savoir
comment bâtir une société particulière avec le cœur à
embrasser l’univers qui est le nôtre. Nous sommes
allergiques à la manipulation, à la partisannerie. Que l’on ne
compte pas sur nous pour enclencher ou pour entretenir des
conflits religieux, claniques...
Beaux élans de jeunesse ? D’accord. Ces propos ne
peuvent que friser l’outrecuidance aux oreilles de notables
d’une société africaine où la sagesse et le droit à la parole
reviennent aux vieux. Quant aux enfants de l’Indépendance,
ils auront compris et accepté notre insatisfaction qui est la
leur.
Comment imaginer l’Afrique de demain ? Il n’est pas
sûr que nous reproduirons les adultes d’aujourd’hui. Le
temps vient où certains patrimoines seront indésirables. Parce
que, caducs, ils ne répondront pas et ne nous aideront pas à
répondre aux questions de notre temps. Au cœur du présent,
nous ferons nous-mêmes le tri pour constituer la tradition.
Une nouvelle édition de l’histoire africaine est inéluctable.
On voudrait vivre de conviction, non de préjugés, aussi
évidents et favorables soient-ils. A vingt-quatre ans, nous ne
sommes quand même plus des enfants !
6.
« Nakomitunaka »
(Je me pose des questions!)

à Cyrille

Quand les jeunes ne se posent plus


de questions, ils cessent d’être jeunes.
Jean-Paul 11, 14 mai 1985

Le pape Jean-Paul II l’a récemment déclaré aux jeunes


chrétiens de la Hollande : « Vous êtes la conscience critique
de l’Eglise. » Voilà qui n’est certes pas une vérité
d’Evangile. Cette parole rejoint cependant la sagesse des
peuples, relayée par bien des écrivains. Tel G. Bernanos :
« C’est la jeunesse qui maintient le monde à sa température
normale. Quand la jeunesse se refroidit, le monde claque des
dents. »
Et si on donnait à l’affirmation du Saint-Père une forme
interrogative ! En cette Année Internationale de la jeunesse,
il semble bien opportun de s’interroger sur l’apport de la
jeunesse dans le façonnement d’un visage africain du
christianisme. Le temps s’y prête, en effet, qui célèbre le
Prêtre dans la rue
54
centenaire de la mémorable Conférence de Berlin et le jubilé
d’argent de nos indépendances politiques. Le moment est aux
bilans.
Dans quelle mesure la jeunesse africaine est-elle la
conscience critique de l’Eglise ? Nakomitunaka. (Je me pose
la question !)

Nakomitunaka
Dans les années soixante-dix - soixante-treize, tous
fredonnaient la chanson Nakomitunaka (Je me suis souvent
demandé) de Verckys. La chanson connut un franc succès
grâce à l’air du temps résolument embrasé. On se demandait,
par exemple, pourquoi les saints de 1’Eglise n’étaient jamais
noirs. On ne parlait pas encore, au Zaïre, d’Anwarite. Et le
rite zaïrois qui célèbre le nom des vingt-trois martyrs
ougandais n’était pas encore confectionné...
L’histoire nous dira si les années soixante-dix ne
marquent pas un moment décisif dans l’évolution de l’Eglise
du Zaïre. Les questions qu’on se posait n’étaient pas toutes
aussi naïves que celle de savoir pourquoi Jésus n’était pas
représenté en Noir. C’eût été une injure à l’histoire, m’avait
répondu un professeur. Car, expliqua-t-il, il faut croire que ce
Jésus a bel et bien vécu quelque part dans le monde. Et on
sait qu’il était Juif. Donc... Sauf si, aujourd’hui, on parvient à
établir que Jésus fut un fallacha, un Juif noir.
II fallait me convaincre. J’apprends à douter, à discuter.
Qu’est-ce qui m’assure, par exemple, que je ne me trompe
pas maintenant, que je ne suis pas en train de rêver? (Signé :
René Descartes). Le doute est notre point d’honneur, à nous
jeunes intellectuels. Il faut douter même de l’existence de
Dieu. Jean-Paul Sartre est allé plus loin encore...
L’esprit en alerte, je termine ainsi mes humanités.
J’arrive au carrefour. Toute vocation est noble, nous disait-
on. Aujourd’hui, je revois des condisciples, très brillants,
« Nakomitunaka »
55
hésiter puis choisir le sacerdoce. Mais pour plus tard. En
attendant, ils vont « travailler” » ou « faire des études ».
Avec des conclusions différentes, nous ne partagions pas
moins les mêmes prémisses, les mêmes pressentiments. Le
sacerdoce ou la vie religieuse en tant que tels sont nobles
comme toute autre vocation, mais ne suffisent pas, à nos
yeux, pour un plein épanouissement de la personne et un
meilleur service de l’humanité. Aujourd’hui encore, il me
semble que la pertinence de la religion dans notre société ne
saute pas aux yeux de la jeunesse.

Sur la philosophie et la théologie...


Sur mon chemin, trois ans d’études de philosophie.
Après coup, maintenant, j’ai oublié des noms, des dates, des
titres. Je tâche de me délester de ce langage naïvement
pédant, faussement ésotérique. Il éloigne des êtres et des
choses. II me reste, à tout le moins, un certain esprit, un
scepticisme intellectuel. Oui, les choses et les êtres ne sont
pas si faciles, si simples. L’évidence même n’est pas si
évidente. Il faut faire confiance à l’homme. Il est une fin, non
un moyen. Mais il ne faut pas croire les hommes sur simple
parole. II faut critiquer. Seul l’Absolu est absolu. Ce qu’on en
dit même est relatif. En tirer les conséquences pratiques :
dénoncer en tout les absolutisations abusives. Reconnaître
l’égalité essentielle des peuples, des cultures. Proclamer le
droit à la différence, à l’authenticité. Dénoncer toute
exploitation de l’homme. Plus concrètement, souscrire au cri
d’alarme du président Mobutu : l’exploitation de l’homme
noir sur le sol de ses ancêtres par l’étranger blanc doit cesser.
Gare au colonialisme, à l’apartheid, au néo colonialisme.
Et me voici en théologie. Je comprends davantage que
Dieu seul est Dieu. Que parler de Dieu est difficile. Et
littéralement périlleux. Que lire les signes de Dieu dans le
monde et l’histoire est inépuisable, c’est-à-dire
controversable. La théologie est loin d’être un catéchisme
Prêtre dans la rue
56
pour rebuter les adultes réfléchis. La désinvolture de certains
exégètes me déconcerte. L’histoire de l’Eglise montre
combien le dogmatisme, fondé sur une exégèse raide, en a
conduit beaucoup aux pires crimes intellectuels, voire
physiques. L’Absolu seul est absolu. Ne jamais confondre
Dieu avec ses ministres, avec les intérêts de Paul, de Barnabé
ou d’Apollos.
Voilà mes vingt-, cinq ans de vie et de vie chrétienne.
Le bilan paraît trop intellectuel. En réalité, je reste bien
branché sur la vie dans ce qu’elle a d’irrationnel. Comme
quiconque, je tâche de vivre la loi de l’amour. Tant bien que
mal. Mais il n’est pas de bon ton de témoigner des échecs,
des imperfections. En moi et autour de moi, jamais je n’ai vu
des anges monter et descendre. Je vois plutôt des hommes,
trop humains, rien que des hommes, parfois déguisés en
anges. Sans tromper personne, hélas !
Et comment être la conscience critique de l’Eglise ?

Sur l’Eglise
Quoi qu’en disent les dictionnaires, la critique évoque,
dans notre société : censure, jugement, désapprobation,
procès, contestation. Et ainsi de suite dans ce registre
négateur.
Le rôle primordial de l’intellectuel serait d’analyser les
situations, d’en discerner le bien et le mal, le vrai et le faux,
le juste et l’injuste. De critiquer. L’école nous donne le goût
du paradoxe. Et un invincible scepticisme intellectuel. C’est
un réel plaisir que ne se refusent point les intellectuels
africains. Un certain pli nous incline même à rechercher en
toute chose la petite bête, la moindre imperfection à monter
en épingle. La critique devient alors critiquable. Les pouvoirs
publics n’ont pas toujours tort de s’en offusquer. Et de sévir.
L’Eglise apparaît encore aujourd’hui comme le seul
contre-pouvoir diffus mais efficace, qui ose encore lever le
« Nakomitunaka »
57
petit doigt pour désigner les distorsions de la société et en
appeler aux améliorations nécessaires. En effet, alors que les
syndicats, les universités, les partis politiques ( !) se bornent
à amplifier les hymnes officiels, les Eglises osent chanter
faux, pratiquer la discordance dans un contexte où le droit à
la pensée et la liberté d’expression sur les problèmes
essentiels de société sont confinés dans de beaux textes
juridiques, sans application dans le quotidien. Et pour cause.
Mais, rétorque-t-on aussitôt, pourquoi l’Eglise ne
prêche-t-elle pas d’exemple ? Pourquoi contourne-t-elle la
parabole de la paille et de la poutre ?

Sur la politique missionnaire


La Conférence de Berlin et l’ère coloniale font l’objet
de procès multiples de l’élite africaine. Ces nombreux
jugements se caractérisent en tout cas par une rancœur à
peine voilée, qui sourd d’un désir revanchard. Le même
climat de suspicion entoure la naissance des courants de
pensée fondateurs de la théologie africaine, de
l’inculturation. On voudrait, en effet, régler leur compte aux
missionnaires : ils ont fondé l’Eglise sur la condescendance,
le paternalisme, voire un tranquille mépris du Nègre.
Il va sans dire que cette croisade pour la négritude
n’emporte qu’une adhésion mitigée de la jeune génération
africaine. Dans l’Eglise, l’attitude va même jusqu’à
l’indifférence. Et pour cause. Comment en serait-il autrement
lorsque la religion est ravalée au niveau d’un décor
folklorique ?
J’ai dit plus haut notre sentiment à l’égard de la
religion. Celle-ci ne s’impose pas à nos yeux comme propice
à la réalisation de nos meilleures aspirations. II est évident
que le baptême n’offre pas d’accès à un meilleur rang social.
Et le sacerdoce, pas davantage une promotion sociale, même
si les temps sont durs. Des moyens plus faciles et plus sûrs
Prêtre dans la rue
58
existent pour s’enrichir matériellement. Les diplômes
universitaires assouvissent la soif des meilleures
intelligences. Les candidats au sacerdoce se recrutent
d’ailleurs de moins en moins parmi les plus brillants.
L’avenir s’annonce moins radieux encore. L’enseignement
des séminaires ne s’illustre guère par la rigueur scientifique.
L’élite africaine de l’an 2000 sera moins calotine que celle
d’hier ou d’aujourd’hui.
On peut facilement miser sur des groupes.
Les mouvements de jeunesse. L’Eglise du Zaïre se
vante de ses Bilenge ya Mwinda (Jeunes de la lumière). Se
pose-t-on seulement la question de savoir si ces jeunes sont la
conscience critique de l’Eglise ? Avant de répondre, il
convient de savoir que cette fonction ne peut être
efficacement remplie par une élite bourgeoise. Il convient de
se demander ensuite si les Bilenge ya Mwinda sont fondés sur
des convictions plus solides que le simple enthousiasme
juvénile, la seule attirance des bandes, des clubs.
Les séminaristes. Nous apparaissons, nous autres,
comme les ténors de la jeunesse chrétienne. Relent de
cléricalisme, rôle bien élitiste et peu engageant pour la
majorité des jeunes. Je me demande si la stricte formation de
nos séminaires permet d’être aujourd’hui le levain, la
conscience critique. Si nos préoccupations fondamentales ne
sont pas plutôt celles d’autres temps, déphasées,
impertinentes pour aujourd’hui. Si nous ne passons pas notre
temps à nous interroger allègrement sur le sexe des anges
alors que la maison brûle et que nos amis, nos frères crient au
secours. Je me demande enfin si notre vie ne se réduit pas
trop souvent à du psittacisme, à la répétition formaliste de
gestes et slogans. Nous sommes, me semble-t-il, à l’image de
la société et des autres jeunes. Nous préférons ainsi lire les
pages de sport et de musique plutôt que nous poser des
questions dérangeantes et périlleuses, qui pourraient nous
constituer en conscience critique.
« Nakomitunaka »
59
A tout prendre, le besoin urgent de la jeunesse africaine
est celui de la conscientisation. C’est une exigence pour les
chrétiens appelés à construire 1’Eglise en cette terre assoiffée
et jalouse d’indépendance.
La première tâche de la jeunesse chrétienne sera
justement de constituer l’Eglise. Il s’agit bel et bien de se
convertir et d’annoncer la conversion perpétuelle. Il s’agit
d’annoncer le Royaume. Car, même si le latin a disparu au
profit de nos langues autochtones, il n’est pas sûr que
l’Evangile soit parvenu aux confins de nos villages et de nos
cœurs, de nos coutumes et de nos mentalités.
L’incommensurable diffusion de la Bible ne garantit encore
rien. Elle reste d’ailleurs très ambiguë. Chaque jour en
fournit la preuve. Par exemple : il est paradoxal qu’à l’heure
où tout le monde jure par l’Esprit de la Pentecôte, la
cacophonie de Babel soit un problème majeur dans la société.
Le tribalisme n’a pas désarmé pour cela !
Il se pose un problème de langage. Pour dire la foi et en
témoigner. Les jeunes sont les premiers à ressentir et à
dénoncer ce décalage d’un langage déphasé, interdisant
l’accès à des vérités élémentaires de la foi chrétienne. Le
malaise s’instaure là-dessus lorsqu’on sait qu’il est
déconseillé de trop poser des questions, de chercher à tout
comprendre. Moins on comprend, mieux on croit, semble-t-
on dire, en ce siècle de grande faim intellectuelle et
spirituelle ! Les résultats sont là : un formalisme enfantin, qui
colonise même les plus brillants et les plus fervents. Dans
mon village, par exemple, il est rare d’obtenir d’un
catholique une prière dans la langue maternelle. Il lui faut
changer de langue et dire, réciter une formule
conventionnelle, stéréotypée. Faut-il croire que les mots ainsi
prononcés montent vraiment du fond du cœur ? Allez savoir
pourquoi le mot dogme est devenu si péjoratif, synonyme
d’autoritarisme, de fascisme intellectuel.
Prêtre dans la rue
60
Sur le rôle de la jeunesse...
La jeunesse africaine doit devenir la conscience
critique de l’Eglise en vue d’instaurer sur nos terres le visage
du christianisme, le véritable esprit chrétien. Pourvu que cette
jeunesse accède à la créativité, par la participation. On doit
lui reconnaître le droit à l’erreur.
La célébration de l’Année internationale de la Jeunesse
nous invite tous à cette réflexion. La production, la
réalisation et la présentation des messages vitaux doivent
revenir à tous les membres de la société, aux jeunes aussi, qui
en constituent la majorité.
Dans l’Eglise, les jeunes sauront répondre
promptement aux appels de l’Evangile, chemin de vie, de vie
abondante. Les jeunes n’ont à poser la tête sur aucune pierre
de préjugés, de règlements de compte, de certitudes et de
sécurités. Outres neuves, nous recueillerons le vin nouveau
pour célébrer Pâques dans une Eglise toujours jeune, toujours
débordante de créativité, toujours mue par le souffle de la
Pentecôte. Allez-y comprendre notre grand respect pour les
Eglises indépendantes, hérauts du Renouveau.
La jeunesse reste essentiellement dans cette liberté
intérieure, cette pauvreté foncière pour accueillir dans
l’émerveillement l’appel du Christ, l’envoi au monde à
transformer. La jeunesse comprend et fera comprendre que le
sabbat est fait pour l’homme. La jeunesse aura le courage de
briser -ô sacrilège !- des mystifications indues, entraves pour
la rencontre de l’Eglise avec l’Epoux. Je suggère ici la lecture
de La marmite de Koka-Mbala, une pièce théâtrale de Guy
Menga.
La jeunesse sera la conscience critique de l’Eglise dans
la mesure où elle invitera sans cesse l’humanité à se convertir
pour se mettre à l’écoute de la Parole et former par le fait
même une communauté où se vivent autrement les coutumes,
« Nakomitunaka »
61
les aspirations humaines, les cultures, les conditions spatio-
temporelles.

Un mot de la fin ?
Le tout est de se mettre à l’écoute de la Parole. Avoir
des oreilles pour entendre cette Parole qui ne passera jamais,
qui nous interdit de séparer trop tôt l’ivraie du bon grain. Elle
le fait en profondeur, en deçà de nos proscriptions et
prescriptions, de nos canons et de nos censures.
Sous cet angle, le conflit des générations apparaît
comme une perte de temps. Le tout est de se brancher sur la
fréquence. Les jeunes s’y reportent très spontanément, et les
adultes ont tout avantage à écouter. Le Pape le sait. II pose
ainsi le problème : « L’Eglise, mes chers garçons et filles,
doit toujours être UNE EGLISE JEUNE. Elle doit se
renouveler quotidiennement, se convertir constamment. Elle
doit apporter une réponse aux questions d’actualité. Vous
savez mieux que quiconque de quel genre de questions il
s’agit. Vous êtes avant tout les fils de cette génération. C’est
pourquoi vous avez des observations à faire sur l’Eglise, sur
votre Eglise. Des observations quelques fois bien amères.
Vous devez comprendre que nous, issus de la vieille
génération, éprouvons parfois des difficultés à les
comprendre. Parfois, elles nous causent un vrai déplaisir.
Cependant, nous ne voulons pas que vous vous absteniez
d’en faire... »1
Ainsi, les jeunes réapprendront à l’Eglise à chanter au
Seigneur un chant nouveau, à rendre à Dieu, en esprit et en
vérité, tout honneur et toute gloire. Là est la critique. Là est le
terrain de la vraie indépendance, du non-alignement, de
l’authenticité.

1
L’Osservatore Romano, édition hebdomadaire, 21 mai 1985, p. 17.
Prêtre dans la rue
62
7.
Prêtre par intérêt

à Godé Koubète

Salut, Malthus!
On y est habitué : les rapports autorisés de la Banque
Mondiale et du F.M.I. ne cessent de recommander aux pays
du Tiers-monde la maîtrise de la croissance démographique
comme voie d’accès au développement socio-économique.
Au fil du temps, bien des voix, non moins expertes, nous
apprennent à nous méfier de telles recommandations,
idéologiques, hypocrites, rentrant, semble-t-il, dans la
panoplie des stratégies destinées à contenir l’expansion d’un
Tiers-monde envahissant aux yeux d’un Occident vieillissant
et inquiet pour son hégémonie menacée.
Il semble qu’à l’heure actuelle, aucune étude
scientifique irréfutable n’a encore démontré l’adéquation
entre la croissance démographique et le développement
socio-économique. Ni dans un sens ni dans l’autre. On peut,
en effet, compter soit les bouches à nourrir soit les cerveaux
et les bras pour travailler...
Que les démographes, les économistes et autres
sociologues spécialistes retiennent un peu leurs
Prêtre dans la rue
64
protestations : je ne me suis hasardé avec cet exemple que
parce qu’il me rappelle le scepticisme et la méfiance primaire
de certains milieux dits critiques ou anticléricaux. Ces
milieux qui voient la floraison des vocations religieuses et
sacerdotales dans nos Eglises du Tiers-Monde comme une
vaste hypocrisie voire un danger pour nos sociétés. Achille
Mbembe :
« Une véritable anthropologie des milieux cléricaux
africains reste à faire. Elle devrait prendre au sérieux le
gonflement des chiffres dans les grands séminaires et le
contexte de pénurie (scarcity) et de privation dans lequel ce
‘boom sacerdotal’ a lieu. On assiste progressivement à la
montée d’une classe de clercs peu cultivés, extrêmement
soucieuse de son statut social, attirée par le jeu de l’argent.
Elle devrait aussi prendre en compte les conflits de pouvoir à
l’intérieur des bureaucraties ecclésiastiques (positions
épiscopales, exercice patrimonial de l’autorité, népotisme et
clientélisme, luttes ethniques) et les stratégies grâce
auxquelles les clercs espèrent partager le prestige et le rang
des dominants des sociétés post-coloniales (en brousse, au
niveau urbain, accès aux milieux de la décision, pouvoir de
médiation, rôle d’intermédiaire, etc.) »1
Il suffirait de peu pour parfaire le tableau. Illettrisme,
opportunisme, pouvoir, argent, il ne manquerait pas grand-
chose pour se retrouver, pourtant, en plein Moyen-âge
européen, bien avant le concile de Trente et la Contre-
Réforme, instigateurs, depuis, d’une nouvelle image du
prêtre.
Achille Mbembe voit des causes particulières à cet état
de fait dans les Eglises d’Afrique :

1
Achille MBEMBE, Afriques indociles. Christianisme, pouvoir et Etat en
société postcoloniale, Karthala, Paris, 1988, pp. 92-93.
Prêtre par intérêt
65
« On se rendrait alors compte du fait que, y compris au
sein du clergé, le discours ‘religieux’ (stricto sensu) peut
servir d’instance de légitimation de conflits plus banals, de
stratégies plus ‘profanes’ et inintelligibles si on n’intègre pas
dans l’explication la variable majeure que constitue le
contexte de disette et de pénurie caractéristique des sociétés
indépendantes d’Afrique noire. Le sacerdoce ne sort donc
pas indemne des assauts que les impératifs ‘alimentaires’ et
matériels obligent les mondes indigènes à relever. » 1
La même suspicion s’étend d’ailleurs plus
généralement sur la réception même du christianisme en
Afrique. La conversion sur nos terres fut instrumentale, en
tout cas pas neutre, pas gratuite :
« En toute hypothèse -et au risque de heurter une
certaine théologie romantique- elle n’a pas été,
fondamentalement, le fait de l’Esprit-Saint. » La conversion
des sociétés indigènes fut sélective, elle ne troqua des
idiomes religieux ancestraux contre les idiomes des
vainqueurs que dans la perspective « de gains et de profits
symboliques et maté riels » 2.
L’hypothèse ainsi avancée par Achille Mbembe, sans
prétention théologique, est devenue depuis longtemps une
thèse que défendent avec acharnement certaines théologies,
notamment pour écarter avec une assurance quasi
dogmatique tout ce qui témoignerait d’un manque de l’Esprit.
On débusque ainsi la promotion sociale au fondement
de la floraison des vocations religieuses et sacerdotales. En
pratique, le discernement est devenu le maître-mot à l’entrée
des séminaires. Et quand on dit discernement, on entend
souvent cette pédagogie de la peur, dite prudence
évangélique, qui fait de certains séminaires des étouffoirs où

1
Achille MBEMBE, Afriques indociles, p. 93.
2
Ibidem
Prêtre dans la rue
66
des jeunes gens trouvent des arbitres impitoyables et non des
entraîneurs patients pour les initier. Sans parler de certaines
règles qui conduisent nos religieuses tout à fait loin de la
fameuse « émancipation de la femme africaine » proclamée
et attendue...
A force d’éplucher l’oignon, atteindra-t-on jamais le
noyau pur et dur ? N’est-ce pas du romantisme angélique que
cette recherche d’un Esprit-Saint planant au-dessus de nos
intérêts de chair et de sang ? Et si ce qui s’appelle vocation
n’était fondamentalement qu’un « phénomène humain » 1 ?

La misère de mon peuple


Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, tel qu’il
apparaît dans la Bible, a presque toujours affaire avec des
problèmes bien terre à terre. Lui-même semble ne se
positionner qu’ainsi. Il promet à Abraham une grande nation
et un grand nom (Gn 12,2). Il intervient de façon fort
spectaculaire en Egypte pharaonique parce qu’il a vu la
misère de son peuple (Ex 3,7). Ce peuple, il l’arrache à
l’esclavage et le conduit vers un pays « ruisselant de lait et
de miel » (Ex 3,8). Moïse est investi d’une mission aussi
précise, aussi palpable. Dans le désert, il lui faudra résoudre
des problèmes de viande, car ce peuple rêve du poisson, des
concombres, des pastèques, des poireaux, des oignons, de
l’ail (Nb 11,5). Tout le livre de l’Ancien Testament demeure
pour ainsi dire occupé par des problèmes terre à terre. Et les
chefs du peuple élu doivent pourvoir à des besoins aussi
banals.
Jésus de Nazareth, nouveau Moïse, affirme, dans la
synagogue de son village, que sa mission à lui est aussi terre

1
Marc ORAISON, Vocation. Phénomène humain, Desclée de Brouwer,
Paris, 1970.
Prêtre par intérêt
67
à terre : consoler les humiliés, libérer les captifs... (Lc 4,18-
19). C’est ce que promettait déjà Isaïe (Is 63). Passant à
travers villes et villages, Jésus est ému de pitié à la vue des
foules malheureuses, abandonnées comme des brebis sans
berger (Mt 9,35-36). Aussi prescrit-il la même mission à ses
apôtres : guérir les malades, donner du pain aux affamés,
obtenir la liberté pour les opprimés, apporter la joie aux
humiliés. Les premiers apôtres sont terre à terre, mesquins
dans leur vocation. Les fils de Zébédée ne rêvent que de
pouvoir. Pierre s’inquiète de ses compensations (Mt 19,27-
30). Judas ne veut pas attendre plus longtemps sa
récompense; il se contente de trente pièces de monnaie. A
l’Ascension, la patience de tous les autres est à bout. Ils
révèlent clairement le fond de leur ambition : « Est-ce
maintenant le temps où tu vas rétablir le Royaume pour
Israël ? » (Ac 1,6)
Bien sûr que les apôtres racontent comment, à chaque
fois, le Maître leur a appris à voir plus loin que le pain, la
nourriture périssable (Jn 6,27). Paul, tard venu dans la
mission, rappellera que le royaume de Dieu n’est pas d’abord
une question de boire ni de manger mais avant tout justice,
paix...
La justice et la paix, notre société contemporaine les
place au fondement même de la production et de la
distribution des biens quotidiens, dont le manger et le boire.
Donner aux hommes le manger et le boire, dans la justice et
la paix, voilà toute la préoccupation majeure de la mission de
l’Eglise au fil de l’histoire. Cela ne signifie nullement river
les hommes au matériel. II s’agit tout simplement de
réalisme, de prendre au sérieux le fait que l’homme est ainsi
fait qu’on ne communique avec lui, qu’on ne lui
communique le meilleur esprit qu’en passant par son corps,
qu’on ne l’instruit des meilleures valeurs qu’en passant par le
manger et le boire. L’illusion idéaliste serait de croire que
dépasser le matériel veut dire l’outrepasser. Une telle illusion
se solde concrètement par un oubli de la caractéristique
Prêtre dans la rue
68
même du Dieu de Jésus-Christ, un Dieu incarné, qui vient en
tant que tel à la rencontre de l’homme, esprit et corps.
Il peut paraître ennuyeux de rappeler de tels poncifs,
mais un certain discours sur les vocations religieuses et
sacerdotales semble l’oublier ou l’ignorer tout simplement,
au point d’opposer Esprit-Saint et histoire concrète des
hommes. On oublie que Dieu appelle des hommes concrets,
en chair et en os, dans et pour une situation concrète donnée.
Reconnaître, en revanche, que la vocation -toute
vocation- est bel et bien un phénomène humain, c’est
reconnaître, au moins, des aspects psychologiques impliqués
dans toute relation de l’homme au monde, à autrui, à l’Autre.
Ainsi, en situation psychologique normale, une vocation naît
du désir d’être, de persister dans l’existence et de se réaliser
dans une certaine image. Il s’agit d’une recherche concrète
du bonheur, une satisfaction d’être, dans une harmonie
toujours provisoire, toujours précaire entre l’autre et soi. Le
plaisir trouvé ou à trouver dans la réalisation de soi est le
tremplin obligé du dévouement à l’appel de l’autre.
Ainsi, à moins de penser que nos séminaires regorgent
de masochistes ou autres déséquilibrés mentaux, on peut plus
simplement croire qu’ils hébergent au contraire de jeunes
gens en quête d’une réalisation de leur personne de la
meilleure manière qui corresponde à leur image idéale. En
cela, la vocation sacerdotale ou religieuse a la même
« forme » que toute autre vocation. L’intérêt du sujet, son
plaisir en constitue la base indispensable. Et comme pour
toute autre vocation, l’intérêt personnel va toujours avec
l’intérêt de l’autre, puisque chacun de nous se sait observé
par autrui et tout notre agir tient consciemment ou
inconsciemment compte de ce regard. Pas besoin d’en
appeler ici à la religion ou à la morale pour montrer la place
irréductible du regard de l’autre dans nos choix et
motivations. Dans cette réalité existentielle globale peut se
Prêtre par intérêt
69
lire en particulier le domaine du sacré et du symbolique, celui
du religieux.
Le dévouement à la cause des autres n’a donc en soi
rien de particulier à la religion. Et l’on est fondé avec
d’autant plus de facilité à réprouver l’égoïsme,
l’instrumentalisation des autres. C’est un déséquilibre foncier
dans l’intérêt même de la personne-sujet.
Nous sommes ici loin de l’argument matérialiste éculé
de la religion opium du peuple, argument que l’on
appliquerait au cas des vocations religieuses et sacerdotales
pour expliquer si facilement à certains pourquoi, selon les
prévisions, le siècle prochain comptera plus de prêtres et
religieux dans les continents pauvres du Tiers-monde que
dans le monde riche d’Europe et d’Amérique. C’est
l’argument facilement repris en face de la débâcle
économique des pays africains qui voient en même temps des
bataillons de jeunes se presser aux portes des couvents.
L’Europe se console à trop bon compte en racontant
combien la richesse matérielle est venue balayer sa foi en
Dieu, sa vocation chrétienne. Et logiquement, beaucoup de
« bons chrétiens » se mettent à prêcher la pauvreté et la
misère aux « jeunes » Eglises pour les prémunir contre la
dérive. Comme si Dieu, si facilement pris de court, ne vivait
que sur la misère, la mort de l’homme. Heureusement, avant
que de tels discours nous gagnent, il y a le contre-exemple
des Etats-Unis : alors que le dollar met à genoux les
économies européennes, les Américains restent un peuple
fortement religieux : « 80% de la population fréquente
régulièrement les lieux du culte. 95% croit en Dieu et 67% en
l’immortalité de l’âme. »1 Ce qui ne s’explique, aux yeux de
l’Europe théologienne et sécularisée, qu’en vertu d’un « dieu
américain, protestant et mercantile, (...) dieu laïque portant

1
Lucien SFEZ, Critique de la communication, Seuil, Paris 1988, p. 30l.
Prêtre dans la rue
70
la vérité sociale, universelle et définitive de la cinquième
génération d’ordinateurs » 1.
Et comme il faut trouver une explication
anthropologique à toute pratique religieuse, on ne trouve
pour l’Afrique que la débâcle économique. Témoignage de la
perversion d’une civilisation qui ne juge plus la vie qu’à
l’aune des intérêts pécuniaires. Et tant qu’on y est, pourquoi
ne pas interpréter la misère du peuple comme interpellation
authentique pour des vocations authentiques, c’est-à-dire
pour des personnalités tendues à leur réalisation dans le
dévouement pour répondre à la cause des autres ?
Alors, des prêtres par intérêt ? Oui, en entendant la
vocation comme recherche légitime de bonheur pour soi et
pour les autres, recherche de satisfaction au nom de ce Dieu
qui veut l’homme vivant et se défie d’assurer le bonheur aux
pauvres et aux malheureux, en suscitant parmi eux des
bergers. Les prêtres ne sont que quelques-uns de ceux-ci,
dans le vaste champ du Seigneur.

Entre les eaux?


On le constate aux multiples attentes venues de la
société africaine contemporaine. On le constate dans
l’opinion de plus en plus répandue selon laquelle les prêtres
sont des agents de développement. Ils ne sont pas des agents
sociaux, mais que veut-on dire?
Que l’armée tire sur une foule d’étudiants, l’opinion
internationale s’émeut et proteste. Mais de plus en plus
d’intellectuels africains ne sont pas satisfaits tant que les
évêques n’ont pas réagi sous peine d’être accusés de trahison.
Et comme le silence est presque de rigueur en pareilles
circonstances, on en vient à soupçonner le clergé africain de

1
Lucien SFEZ, Critique de la communication, p. 319.
Prêtre par intérêt
71
complicité avec les régimes en place. A part un Tchidimbo,
dit-on, qui a passé sept ans dans la célèbre prison du camp
Boiro de Sékou Touré, combien d’autres osent braver au
grand jour les folies de nos pouvoirs politiques ?
Dans la foulée de Vatican II, en effet, l’action sociale
de l’Eglise ne peut plus se cantonner dans des activités
caritatives ponctuelles; elle doit atteindre un niveau plus
profond et plus étendu. On ne voit plus autrement le rôle du
prêtre. Il s’agit d’éviter une double méprise : le matérialisme,
qui croit qu’il suffit de changer les structures sociales; la
naïveté, qui pense à la seule conversion des cœurs.
Mais on ne se demande pas si les prêtres sont
compétents comme agents sociaux ou s’il ne faut pas se
rendre à l’évidence devant cette inculture croissante de notre
clergé, dénoncée à juste titre. Au moment où les laïcs
africains s’illustrent de plus en plus dans des compétences
scientifiques, sans éviter parfois le fétichisme des diplômes,
n’a-t-on pas observé en même temps que certains séminaires,
certains « bons chrétiens » tiennent la science pour un péché
et éloignent les séminaristes de toute soif de savoir,
entretenant même une sorte de phobie à l’égard des
diplômes? Cet obscurantisme est connu, aussi doit-on
reconnaître que l’espoir placé en nos prêtres comme leaders
ne ressortit pas d’abord à la connaissance scientifique. De
plus en plus, par exemple, on s’est rendu compte que la
misère de notre continent est due plus à la responsabilité
politique qu’aux faiblesses économiques, qu’en tout cas, ces
dernières dépendent de celle-là. On sait combien l’Etat
accapare tous les pouvoirs : exploiter une petite boutique
dans un village demande une carte du parti unique en bonne
et due forme et des preuves perpétuelles de militantisme...
La question préoccupante est devenue celle de savoir
comment fléchir l’ordre politique africain dans le sens de sa
vocation même, celle du bien commun. On va jusqu’à penser
parfois que les Eglises, les chefs spirituels restent encore
Prêtre dans la rue
72
notre seul recours, parce que les dictateurs du jour vont bien
demander leurs prières et que tous les autres moyens ont
échoué. Seuls quelques attardés marxistes-léninistes ne se
rendraient pas à l’évidence !
En effet, de près ou de loin, des intellectuels africains
ont pris connaissance de la théologie de la libération en
Amérique latine 1. Et ils se demandent si une telle arme n’est
pas la solution attendue pour notre continent. Et on suit avec
une réelle sympathie les empoignades d’un Desmond Tutu ou
d’un Alan Boesak avec le régime de l’Apartheid. On a lu
aussi Jean-Marc Ela ou d’autres théologiens dits de l’école
camerounaise, qui en appellent à une théologie du grenier.
On apprend également que la révolution marxiste-léniniste de
juillet 1979 au Nicaragua a renversé le général-dictateur
Somoza grâce à l’initiative de certains membres du clergé de
l’Eglise catholique, et que des prêtres sont même entrés au
gouvernement sandiniste 2.
D’aucuns se mettent alors à rêver, oubliant de suivre
l’articulation concrète de ces expériences séduisantes pour
comprendre l’épineux problème de la conjugaison entre
valeurs évangéliques et logique politique. Faute d’une
perspective historique suffisante, la myopie de certains
s’obstine à ne voir qu’obscurantisme ou trahison dans la
tradition catholique interdisant au clergé de militer dans des

1
La théologie de la libération comme participation des prêtres à la
révolution, c’est la naïveté d’un Ludo Martens. Lire, de ce dernier :
Pierre Mulele ou la seconde vie de Patrice Lumunba, Ed. EPO,
Berchem (Anvers), 1985, surtout pp. 238-250.
Lire aussi : C. NDOM, P. MULELE assassiné, la révolution congolaise
étranglée, tome 1, Ed. Y. Houbanckx, Hamme-Mille, 1984. En page 53,
l’auteur se félicite de l’assassinat de l’abbé Lankwan, ce “traître” qui
avait osé tourner le dos à la “révolution” muléliste.
2
Teofilo CABESTRERO, Des prêtres au gouvernement. L’ expérience
du Nicaragua, Karthala, Paris, 1983.
Prêtre par intérêt
73
partis politiques, encourageant plutôt la fonction prophétique,
au-delà de toute forme particulière de gouvernement.
L’abbé Pierre Landu, héros du roman Entre les eaux de
V.Y. Mudimbe, est une figure qui porte bien toutes ces
questions théoriques. Son expérience est peut-être un
paradigme qu’il convient de considérer.
« Prêtre noir », Pierre Landu a voulu réconcilier
l’impossible : Dieu et la « révolution » (maoïste). Son drame
se vit encore aujourd’hui par ceux qui quittent le séminaire
ou le sacerdoce dans l’intention affichée d’être plus utiles,
plus responsables. Comme Pierre Landu, il y en a qui ont
l’impression que l’Eglise (ou ce que l’on appelle ainsi) est
« une espèce d’Internationale de voleurs travaillant sous le
signe de Dieu ». Beaucoup d’autres sont convaincus, comme
le Ponce-Pilate du film Jésus de Montréal, que les prêtres
sont soit des idiots soit des profiteurs.
T. Lukusa Menda lit le problème de Pierre Landu
comme celui de la responsabilité générale des cadres
intellectuels dans le progrès social de nos pays. Mais, à un
premier niveau de lecture, ne faudrait-il pas reconnaître, en
l’occurrence, la responsabilité particulière du prêtre, sa
pertinence dans nos sociétés ? Dans cette perspective, on peut
à juste titre discuter avec Achille Mbembe. Lukusa Menda
lui-même rappelle, incidemment, que Mudimbe a écrit son
roman en 1967, année charnière dans l’histoire du futur
Zaïre, marquant la « fin réelle d’une première république
dont le personnage central, même s’il ne fut pas principal,
est Joseph Kasa-Vubu, un ancien séminariste » 1. Tous les
séminaristes ont-ils fait de même?

1
T. LUKUSA Menda, « Un roman de l’ambiguïté. Comment lire Entre
les eaux ? », dans Noir sur Blanc, (magazine d’information et de culture
africaines), Bruxelles, n°0, septembre 1989, p. 104.
Prêtre dans la rue
74
Pour quelques loups entrés dans la bergerie, pour
quelques pasteurs indignes qui « se paissent eux-mêmes »
(Ez 34,2), combien de jeunes Africains, émus par la misère
des foules dans nos villes et villages, ne risquent pas
littéralement leur vie dans la lutte quotidienne avec leurs
frères les plus démunis, allant jusqu’à vieillir sans
progéniture, sans arrières à protéger, jusqu’à mourir parfois
dans l’anonymat, abandonnés de tous, accrochés au seul
réconfort de la foi et de l’espérance têtues, sûrs de n’avoir
pas vécu en vain, d’être partis comme Abraham, ignorant où
ils allaient, et sûrs d’être passés en ce monde comme
beaucoup de malheureux, comme un certain Jésus de
Nazareth, un étranger dont on avait entendu l’histoire,
racontée par des gens qui n’y ont pas toujours cru eux-mêmes
(à en juger par leur comportement) ? Et le plus étonnant dans
l’histoire, c’est que ce genre de personnages, que l’on dit
naïfs, en attirent beaucoup d’autres, jeunes, sains de corps et
d’esprit, qui iront vivre les mêmes contradictions, dans un
monde de plus en plus gagné par l’intérêt mercantile 1.
J’aimerais ajouter à l’image de Pierre Landu celle de
deux autres personnages, pas du tout romanesques, qui me
semblent poser le même difficile problème de la libération de
nos peuples lorsqu’on porte en soi une certaine idée de
1’Evangile.
Le jeudi 4 mai 1989, jour de l’Ascension, en Nouvelle
Calédonie, Jean-Marie Tjibaou et Yéwéné Yéwéné, leaders
du mouvement indépendantiste canaque, tombent assassinés
par Djubelly Wéa, un autre indépendantiste plus radical
contre la domination française. La presse internationale nous

1
La chanson Zando ya Debanani de Tabu Ley en dit assez sur le
mercantilisme de la société kinoise : « Kinshasa n’est plus un habitat.
C’est un marché. Chaque parcelle a son commerçant » (Traduction
libre). Pas besoin d’étude spécialisée pour montrer l’érosion des
relations humaines par l’argent !
Prêtre par intérêt
75
a livré quelques détails biographiques des protagonistes.
Ainsi, nous apprenons que Tjibaou, ancien prêtre, abattu ici
par un ancien pasteur protestant, avait quitté le sacerdoce
parce qu’il se sentait « dans un ghetto mystico -religieux sans
prise réelle sur la société » 1.
Ce jeudi de l’Ascension, quand meurt Tjibaou, dans
l’Eglise catholique, on lit, dans les Actes des Apôtres, la
question des apôtres à Jésus : « Seigneur, est-ce maintenant
le temps où tu vas rétablir le Royaume pour Israël ? » (1,6)
Deux hommes en vêtements blancs sont venus leur dire :
« Gens de Galilée, pourquoi restez-vous là à regarder le
ciel? » (l, 11) Je traduis : ne rêvez pas !
Un qui ne s’est pas trop fait d’illusion, mais qui n’en a
pas moins souffert, c’est l’écrivain congolais Gérald-Félix
Tchicaya U Tam’Si, décédé le 22 avril 1988. « Tchicaya a
connu le Christ, il a vitupéré ceux qui faisaient de lui un
fétiche à clou. Il ne s’est adressé à lui dans ses poèmes que
pour 1’invectiver » 2 Tchicaya était obsédé par Jésus. II
voyait dans le Golgotha toute la souffrance de l’Afrique,
trahie, marquée de stigmates et pourtant pardonnant sans
haine, sans rancune. Il s’est expliqué sur les références judéo
chrétiennes de son œuvre :
« Je lis la Bible. Mon livre de chevet, même en voyage.
Mahomet ne me traiterait pas de mécréant. L’Eglise a les
crimes qu’elle a voulu commettre, c’est son affaire. On a dit
que je lui en faisais procès...
C’est vrai qu’il y a des références judéo-chrétiennes.
Vous surprendrai-je en faisant un rapprochement entre la
période où vécut Christ et la mienne -de colonisé ? Il y avait

1
Lire dans Panorama. Le mensuel chrétien, n° 238, juin 1989, p. 15.
2
P. CHRISTIAN, « La gerbe des questions qu’il nous laisse », dans La
Semaine africaine (Brazzaville), n° 1751, du 28 avril au 4 mai 1988, p.
10.
Prêtre dans la rue
76
un procurateur en Judée représentant Rome... Je vois en
Christ le plus illustre des colonisés. ‘Rendez à César ce qui
est à César’, c’est plein de révolte. Il se donne pour libérer.
‘Je viens du Père’ : je comprends, moi, ‘Je viens du peuple’,
celui que Caïphe et les autres docteurs de la loi, les
négrologues d’alors, endormaient dans une soumission
aveugle à l’occupant tant que leurs privilèges étaient
préservés...
Curieux, mon rapprochement, n’est-ce pas ? (...)
Don de soi : le rêve de fraternité. Celui qui ne peut rien
donner n’est pas libre. La quête de la liberté mène toujours
au don de soi. La liberté est bien le sel qui rend savoureuse
la vie de l’homme.
Christ est le fils de l’homme. Il a instauré la Cène où
tout se partage. Il est le plus illustre des colonisés. Savez-
vous qu’il est de tradition chez nous, au Congo, de reprendre
à notre compte le message de Christ aux fins d’une quête
politique ? L’administration coloniale ne s’y est jamais
trompée. » 1
On ne saurait mieux poser les termes du conflit
intérieur qui habite, sur nos terres, ceux qui croient en
l’histoire de Jésus de Nazareth. On peut donner sa vie comme
Anuarite, jeune zaïroise de vingt-quatre ans, qui tint à rester
« vierge », c’est-à-dire à ne pas se compromettre avec les
« forces révolutionnaires » assoiffées de sang. Mais le
martyre le plus commun n’est-il pas celui de tous les autres
chrétiens, conscients de jouer un rôle contre la misère du
peuple, dans la vie quotidienne ? A moins d’être de vulgaires
égoïstes ou de lâches Ponce-Pilate, voilà que nous sommes
tous engagés sur le chemin du calvaire de notre peuple.
Disciples résolus ou, comme Simon de Cyrène (Lc 23,26),

1
TCHICAYA U Tam’Si, “Le socialisme, c’est la révolution à par faire!”,
interview dans Poésie 1, n° 43-44-45, janvier-juin 1976, p. 140.
Prêtre par intérêt
77
obligés plus ou moins, en raison de nos compétences dans un
quelconque champ vital. C’est notre intérêt à tous, prêtres ou
pas.
8.
Le prêtre, chef coutumier ?

à Nessango Polo

L’opinion publique africaine retentit encore des échos


du procès fracassant engagé dès décembre 1986 à Bangui
contre Jean-Bedel Bokassa 1. L’accusé fut « président à vie »
puis « empereur » de son pays, le Centrafrique. En 1979, un
putsch lui arracha le diadème impérial. Suprême humiliation!
Et son procès, exemplaire sous divers aspects, interpelle
aujourd’hui encore tout notre continent, trop impunément
dirigé par des Bokassa. Le quotidien Elima de Kinshasa était
sans doute bien inspiré pour afficher à la une cette manchette:
« Procès Bokassa : un cas de conscience pour l’Afrique
noire. » 2
L’acte d’accusation de Bokassa déclare que sur le plan
social, l’empereur centrafricain avait l’air d’un « chef
coutumier » 3. Cette dernière expression est employée dans un
sens si ironique qu’elle revient presque à discréditer la charge

1
Jean-Baptiste PLACCA, “Macias Nguema, Bokassa et les autres”, dans
Jeune Afrique, n° 1361, 4 février 1987, p. 39.
2
Elima, n° 28, 22 décembre 1986.
3
Elima, n°43, 12 janvier 1987, p. 8.
Prêtre dans la rue
80
et l’autorité ainsi désignées. Ici, évidemment, des regards se
tournent aussitôt vers des cibles tout indiquées, toujours les
mêmes, alibis faciles pour se donner bonne conscience et
blanchir sans confession certains groupes humains comme
nos communautés ecclésiales. On oublie alors que le danger
de l’autoritarisme nous guette de toutes parts et que nous y
cédons plus souvent que nous ne croyons. Et voilà qui devrait
alerter d’une certaine façon la « théologie africaine ». Car,
dans la mouvance de 1’inculturation, il n’est pas rare, dans
certains diocèses du Zaïre (que nous connaissons), de voir le
rite de l’ordination sacerdotale prendre de plus en plus des
allures d’une intronisation de chef coutumier.
Et si elle avait raison, la religieuse belge offusquée à
cause d’une coiffure « cheffale » posée sur la tête d’un jeune
prêtre zaïrois ? La pratique en question, notamment répandue
dans certains diocèses du Zaïre, découle bien souvent de
l’enthousiasme et de l’initiative du peuple. Mais elle reçoit,
en tout cas, l’aval plus ou moins tacite de la hiérarchie, ne
serait-ce que du prêtre lui-même. De toute façon, certaines
questions légitimes se posent quant à la portée de ce prêtre
conçu à l’image d’un chef traditionnel africain. L’actualité
nous y presse.
Le 14 décembre 1988, par exemple, la Congrégation
pontificale du culte divin a publié le décret reconnaissant
officiellement les pratiques liturgiques du missel romain pour
les diocèses du Zaïre. Si la Curie romaine a jugé bon de
baptiser ainsi ce que de longues années d’ « essai » (ad
experimentum) ont abusivement appelé rite zaïrois, la
modification la plus marquante reste, à notre avis,
l’interdiction pure et simple des lances d’apparat, destinées
jusqu’alors à être tenues à droite et à gauche de la Croix.
L’abbé Eyenga Liongo comprend cette interdiction. Il écrit:
« La lance est le signe de la puissance, de la royauté.
Mais la chefferie du christ est service, elle ne s’impose pas
par les armes. Est-ce le cas de la chefferie traditionnelle ? Il
Le prêtre, chef coutumier ?
81
faudrait approfondir cette question avant de s’exprimer par
un symbole qui risque d’être ambigu. » 1
En fait d’ambiguïté, elle saute aux yeux lorsqu’on
essaie de comprendre le rapprochement entre Jésus-Christ et
un chef bantu.

Comme un chef bantu


La ressemblance entre un chef bantu et un prêtre
catholique ne fait vraiment pas l’ombre d’un doute. Elle
s’avère donc peut intéressante pour notre analyse. Il suffirait,
en effet, de reproduire certaines pratiques courantes. Quant à
la dissemblance, elle ne réside pas dans le fait que le prêtre
catholique est un tenant-lieu de Jésus-Christ, dont le pouvoir
appartiendrait comme par définition à un ordre extra-
terrestre. Il faut plutôt reconnaître que le prêtre répond, en
milieu bantu christianisé, aux mêmes prérogatives et au
même titre que tout « chef ». Les vocables « Mfumu » (en
kikongo), « Mukalenge » (en ciluba) et « Mokonzi » (en
lingala) -trois langues nationales du Zaïre- sont révélateurs.
Ils s’appliquent tout autant à Jésus-Christ, reconnu dans nos
textes liturgiques comme chef et seigneur : « Jésus Christ,
écrit François Kabasele, est d’abord nommé ‘chef
(Mukalenge), vocable général sous lequel on indique ceux
qui détiennent une autorité et qui gouvernent une portion du
peuple. Les colons étaient tous appelés ‘Bakalenge’ (pluriel
de Mukalenge), car ils avaient le pouvoir; les Missionnaires
et les Abbés sont appelés ‘Bakalenge’ parce qu’ils dirigent
les paroisses...; les chefs aussi, pour la même raison. »2

1
« Cinq questions à Emmanuel Eyenga Liongo », interview dans Peuples
du monde, n° 222, avril 1989, p. 41.
2
François KABASELE, « Le Christ comme chef », dans Chemins de la
christologie africaine, Desclée, coll. “Jésus et Jésus-Christ”, Paris, l986,
p. 110.
Prêtre dans la rue
82
Le prêtre appartient donc ainsi à la catégorie sociale
des « chefs ». D’abord, pour la bonne raison qu’il « dirige ».
Vient ensuite la référence à Jésus. Les chrétiens bantu ont, en
effet, compris que Jésus réunit en lui toutes les qualités
essentielles d’un chef bantu : « Le pouvoir sied à Jésus
Christ, parce qu’il est un héros puissant, parce qu’il est fils
de chef et émissaire du chef, parce qu’il est ‘fort’, parce qu’il
est généreux, sage, conciliateur des hommes. » 1
Et les chrétiens bantu mènent tout logiquement
l’extension de l’autorité de Jésus au prêtre, son « tenant-
lieu », suivant la doctrine chrétienne elle-même. Or, parmi
les qualités du chef, celle de la force semble la plus
déterminante. Elle cumule les prérogatives du visible et de
l’invisible. Le chef bantu représente une figure ambiguë voire
ambivalente. D’une part, parce qu’il possède la force pour
protéger et renforcer la vie du groupe et des individus, en
même temps qu’il lui est permis d’exercer une certaine
violence pour punir voire détruire. D’autre part, parce qu’il
vit à l’intersection du terrestre, domaine des vivants, et de
l’Au delà, sphère même des « forts », des ancêtres.
La ressemblance est plus patente entre un tel chef et le
prêtre, pasteur et intermédiaire entre le visible et l’invisible,
suivant la doctrine chrétienne elle-même. A l’un et à l’autre
chef, les Bantu n’hésiteront pas à attribuer les mêmes
insignes du pouvoir : peau de léopard, hache, herminette,
canne sculptée, défense d’éléphant, collier à perles, cauris,
tambours, coiffure aux diverses formes, etc.
Les initiateurs du « rite zaïrois de la messe » ont eu
beau jeu de puiser dans ce filon pour conférer à la célébration
eucharistique, et notamment au prêtre, président de
l’assemblée, des signes et des symboles qui parlent au cœur
du Zaïrois. Les ornements liturgiques du prêtre seront ainsi

1
François KABASELE, Christ comme chef, p. 112.
Le prêtre, chef coutumier ?
83
tout trouvés, « adaptés au climat », lorsque le célébrant
portera des insignes de chef. Mais cette adaptation ne va pas
sans problèmes : « Cela a pu choquer certains, au point
qu’ils ont pensé à un nouveau cléricalisme ! Mais, en fait,
quand on est du milieu, on sait que ces insignes ne sont pas
une affirmation de pouvoir ; dans nos cultures, le chef
traditionnel n’est pas le sommet d’une hiérarchie, mais bien
un homme revêtu d’une force spéciale qui l’ouvre au
surnaturel, pour que les puissances de l’au-delà puissent
diriger la cité. Ce fut donc, pour les gens de ces cultures, tout
à fait naturel et normal que le célébrant, président de
l’assemblée, officiant au nom de Jésus-Christ, revête les
insignes de chef. »1
Cela dit, faut-il croire qu’ils sont vraiment de mauvaise
foi ou pleins de naïveté, ceux qui, Africains ou étrangers, se
formalisent devant cet accoutrement du prêtre ? Il y a peut-
être un malentendu facilement grossi par des préjugés et des
susceptibilités inopportunes. Car, en tout bien tout honneur, il
ne s’agit pas d’abord de contester en vain un effort
d’inculturation, légitimement mené pour « chanter au
Seigneur un chant nouveau » (Ps 149,1). On se demande tout
simplement si, dans cet élan, on ne chante pas faux, si l’on ne
risque pas de confondre deux chants différents, aux
ouvertures pourtant similaires. Il s’agit donc avant tout d’un
exercice de vigilance. On se demande si, en pratique, le
prêtre revêtu à la manière d’un chef africain ne prête pas à
confusion. La question ne porte donc pas avant tout sur les
insignes en eux-mêmes.
On ne voudrait nullement faire l’ange. N’est-ce pas que
tout pouvoir a besoin d’un signe ou symbole pour apparaître,
pour marquer son origine ou son appartenance transcendante,
et pour rallier la participation du peuple à cette relation de

1
F. KABASELE, “Du canon romain au rite zaïrois”, dans Bulletin de
théologie africaine, vol. IV, n° 8, juillet-décembre 1982, p. 221.
Prêtre dans la rue
84
puissance et d’autorité ? Le peuple est bien situé dans
l’espace et dans le temps. L’Eglise, société visible, est bien
humaine à ce point.
Autre chose serait de définir le genre du pouvoir, de la
puissance. La nouvelle configuration de 1’Eglise, mieux
comprise dans sa définition comme « peuple de Dieu », où se
partagent les responsabilités entre frères égaux en dignité,
laisse tout justement percevoir en creux les incohérences
d’un pouvoir despotique, fût-il religieux. Voilà
l’interpellation pour les pasteurs dans l’Eglise.

Comme pasteur
D’une façon ou d’une autre, bien des communautés
ecclésiales de base en viennent de plus en plus à s’interroger
sur la suprématie du prêtre, ordonné à « diriger » alors même
que tend à s’effriter son prestige traditionnel, lié notamment
au savoir et à la puissance économique 1.
Le Concile Vatican II reconnaît au prêtre trois
fonctions essentielles : ministre de la Parole de Dieu, ministre
des sacrements et de l’Eucharistie, chef du Peuple de Dieu 2.
Si les trois s’imbriquent et se compénètrent, la troisième
s’apparente plus spécialement au « pouvoir » d’un chef
coutumier.
Il convient de rappeler ici que le prêtre en ce sens est
« toujours le prêtre d’un peuple ». Là commence, pour nous,
le véritable problème. Certes, « le propre prêtre du Peuple de
Dieu, c’est le Christ. Les prêtres ministériels ne sont que les

1
On lira avec intérêt: Bernard UGEUX, Les petites communautés
chrétiennes, une alternative aux paroisses ? L’expérience du Zaïre,
Cerf, Paris, 1988, pp. 183-206.
2
Vatican II, décret Presbyterorum ordinis, n° 4-6.
Le prêtre, chef coutumier ?
85
médiateurs de la relation vivante entre le Christ et son Eglise
en ce qu’elle a d’extérieur, de visible, de social »1 .
Par le baptême, le prêtre, comme tout fidèle du Christ,
fait partie du même peuple de Dieu, s’abreuvant aux mêmes
médiations pour vivre la vie du Christ. Mais, pris du milieu
du peuple, sans cesser de partager le même « sacerdoce des
baptisés », le prêtre devient, par le « sacerdoce ministériel »,
le « pasteur » de ce peuple. Il lui revient de rassembler,
structurer, diriger, enseigner, sanctifier par la parole et les
sacrements les autres membres de l’Eglise.
Le prêtre participe, en fait, à l’autorité et au pouvoir du
Christ, le « seul prêtre ». Cette participation traverse
d’ailleurs les trois fonctions 2 : d’abord, la « puissance »
divinisatrice du Christ et de son Esprit, par le sacrement;
ensuite, le « pouvoir » de la vérité sur l’intelligence, la force
du Magistère, la fonction d’enseignement; enfin
« l’autorité », imposant obéissance dans l’action.
La troisième fonction englobe les deux autres, mais elle
s’applique plus spécifiquement à l’extériorisation de la vie et
de la mission ecclésiales. Elle a donné lieu à toutes les
structures hiérarchiques dans le Peuple de Dieu et à tous les
insignes des divers degrés du « pouvoir d’ordre ».
Il y a, par exemple, l’étole, « insigne vestimentaire
propre à ceux qui ont reçu le sacrement de l’ordre » 3 Il y a la
chasuble, réservée aux évêques et aux prêtres pour la
célébration de la messe : « revêtu de la chasuble, le prêtre
‘endosse’ le Christ, en la personne de qui il agit. » 4 Il y a la
mitre de l’évêque, et surtout la crosse, « symbole de la

1
M.J. NICOLAS, La grâce d’être prêtre, Desclée, Paris, 1986, p. 134.
2
Ibidem, p. 137.
3
Robert LE GALL, Dictionnaire de liturgie, C.L.D., Kergoman, 1983, p.
106.
4
Ibidem, p. 64.
Prêtre dans la rue
86
vigilance du pasteur, soucieux de garder son troupeau et de
le conduire aux meilleurs pâturages » 1. Ne parlons pas de la
tiare papale, objet luxueux s’il en fut, rejetée par Paul VI de
façon autrement éloquente.
L’histoire de la liturgie nous apprend qu’au
commencement, le vêtement liturgique ne différait du
costume civil que par sa richesse. Plus tard seulement, il vint
à s’en distinguer par la forme, de sorte que nos ornements
liturgiques, dans l’Eglise, ne sont généralement en fait
qu’une « forme stylisée de l’habit de fête de la fin de
l’Empire romain »2.
Ces ornements ont survécu au temps, sans doute en
raison de leur valeur symbolique, tournée vers la divinité,
valeur pourtant acquise comme par surcroît. « Les ornements
liturgiques ont réellement un sens symbolique. Le fait que le
prêtre revêt non seulement de beaux habits, mais des habits
spéciaux, comme on n’en rencontre pas dans la vie ordinaire,
et qui se distinguent, autant que faire se peut, par leur tissu
précieux et par leur ornementation, signifie qu’il quitte le
niveau de la terre pour passer dans un monde supérieur, dont
un reflet transparaît dans son vêtement » 3.
Le vêtement liturgique adopté par le “rite zaïrois” ne
manque ni de richesse ni de charge symbolique tournée vers
le monde supérieur. Pourquoi poserait-il problème ? En quoi
l’adoption d’une coiffure traditionnelle africaine détonnerait-
elle dans l’arsenal des insignes chrétiens ? C’est sans nul
doute à cause de la référence trop explicite au pouvoir civil,
si riche en frasques à la Bokassa. De tels insignes égratignent

1
Robert LE GALL, Dictionnaire de liturgie, p. 82.
2
. Joseph-André JUNGMANN, Missarun sollemnia. Explication
génétique de la Messe romaine, tome II, Aubier, Paris, 1952, p. 23.
3
Ibidem, p. 28.
Le prêtre, chef coutumier ?
87
certains esprits qui y voient une réelle « affirmation de
pouvoir ».
L’histoire grouille d’exemples accablants. Bien des
symboles débordent trop facilement et vont jusqu’à ravager
la réalité. Pouvoir politique et pouvoir religieux en viennent
alors à la concurrence voire à la confusion pure et simple. Le
Moyen Age européen a eu ses théocraties. L’époque
coloniale africaine édifie aussi avec ses missionnaires au rôle
pastoral parfois franchement ambigu, difficilement
discernable entre le curé et le colon.
Tous ces abus -passés- sont intolérables à l’esprit de la
plupart de nos contemporains, assoiffés de liberté,
épouvantés devant toute théocratie. Bien sûr que le présent
aussi abonde en potentats de tous ramages. Certains portent
des insignes sacerdotaux, pontifient et contraignent le peuple
du haut de leur hiérarchie sacrée, incontestable.
Nos contemporains ont beau jeu d’invoquer le
crépuscule de telles idoles et de protester contre la naissance
de nouveaux épouvantails aux couleurs du jour.
L’inculturation du message chrétien, inscrite à l’ordre du jour
dans notre histoire présente, ne peut être un prétexte pour
faire droit à pareilles « autorités ». Au contraire, elle invite à
la vigilance évangélique : « Si respectable, si conforme à la
loi naturelle de toute vie en société et de toute action
commune que soit l’idée de pouvoir et d’obéissance, si
religieuse qu’elle devienne quand il s’agit d’obéir à travers
les hommes à Dieu même, si limitée qu’elle doive donc être
au for externe et par le Droit, si respectueuse de la liberté
intérieure et de la vie personnelle qu’elle ait à demeurer
toujours, la notion de ‘pouvoir’ en ce troisième sens (de
l’autorité) ne définit pas premièrement le rôle du Christ dans
son Eglise, ni par conséquent celui des ministres. » 1

1
M.J. NICOLAS, La grâce d’être prêtre, pp. 137-138.
Prêtre dans la rue
88
II reste encore à chercher le sens du « pouvoir » de
Jésus, celui qu’il a légué à ses ministres, pasteurs de son
peuple. Déjà, on entend résonner la réponse à Pilate : « Mon
royaume n’est pas de ce monde. » (Jn 18,36)

Selon Jésus
Jésus connaissait ce qu’il y a en l’homme (Jn 2,24). La
compagnie des apôtres le confirme. Il savait les appétits de
pouvoir tapis au cœur de chacun. Exemple : Jacques et Jean,
les fils de Zébédée, par leur mère ou de leur propre initiative,
briguent et sollicitent les postes de commandement et
d’honneur dans le « royaume ». Cette ambition soulève la
jalousie et l’indignation des autres apôtres, autres prétendants
inavoués. Et Jésus saisit la belle occasion pour expliquer son
« pouvoir » : « Vous savez que ceux qu’on regarde comme
les chefs des nations dominent sur elles en maîtres et que les
grands leur font sentir leur pouvoir. Il ne doit pas en être
ainsi parmi vous : au contraire, celui qui voudra devenir
grand parmi vous, sera votre serviteur, et celui qui voudra
être le premier parmi vous, sera l’esclave de tous. Aussi bien,
le Fils de l’homme lui-même n’est pas venu pour être servi,
mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une
multitude. » (Mc 10,41-45)
Sur le coup, les apôtres durent enregistrer une
déception pour leur ambition secrète. Ils ne restèrent pas
moins dans la suite de ce Messie. Avant de leur infliger une
plus cinglante déconvenue par sa mort ignominieuse sur la
croix, ce roi leur lègue, dans un geste insolite du lavement
des pieds, toute l’originalité de son « pouvoir ». Il le
recommande ainsi à ses ministres. Simon-Pierre ne peut le
comprendre ainsi. Ses compagnons non plus, sans doute.
Jésus repart alors d’un sermon : « Comprenez-vous ce que je
vous ai fait? Vous m’appelez Maître et Seigneur, er vous
dites bien, car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi
le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les
Le prêtre, chef coutumier ?
89
pieds les uns aux autres. Car, c’est un exemple que je vous ai
donné, pour que vous fassiez, vous aussi, comme moi j’ai fait
pour vous. » (Jn 13,12-15)
Les apôtres comprendront plus tard que leur pouvoir, le
seul qui les hisse à gauche et à droite de Jésus, est de servir.
De donner la vie en charité. De se donner. Ils auront compris
que le serviteur n’est pas plus grand que son maître (Jn
13,16).
Leurs Actes retentissent d’une conviction de liberté
solide, inébranlable, surtout face aux pouvoirs civils : « Il
faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. » (Ac 5,29)
Comparaissant devant le Sanhédrin, Pierre et ses
compagnons contestent ainsi l’idolâtrie du politique. Cette
insoumission ne peut que déranger ceux qui entendent utiliser
Dieu pour justifier leur mépris de l’homme faible et petit, et
pour asseoir leur domination sur ce dernier. Les apôtres
protestent au nom même de Jésus, le Seigneur, devenu source
et juge de toute autorité. Ce n’est qu’en ce sens qu’ils
peuvent oser enseigner que « toute autorité vient de Dieu »
(Rm 13,1) qui cherche à libérer les hommes et non à les
asservir.
Or, l’Eglise ne conteste nullement le pouvoir politique
pour le supplanter ! L’Eglise ne peut se poser en pouvoir
parallèle ou concurrentiel. Tout le monde perçoit la grande
tentation. Comment les premiers chrétiens contournèrent-ils
le danger ? Le livre des Actes des Apôtres nous renseigne un
tant soit peu sur la manière dont se posaient et se résolvaient
les questions de pouvoir et d’autorité.
D’après Yves Saout, les Actes présentent une
communauté chrétienne où, malgré des problèmes réels voire
inévitables, « tous les chrétiens sont responsables », lorsqu’il
s’agit, par exemple, en assemblée délibérante, de choisir de
nouveaux responsables (Ac 1,21-26; 6,2). Mais, dans cette
communauté, il est un fait que « quelques chrétiens sont plus
responsables ». Il s’agit, en l’occurrence, des Douze et, en
Prêtre dans la rue
90
particulier, de Pierre, le premier d’entre eux. Ce sont eux qui
imposent les mains. Par la fermeté et l’humilité, ces
responsables organisent les différents services exigés pour le
bien commun : « Les Actes à eux seuls ne permettent pas de
tout préciser, mais l’exercice du pouvoir chez les disciples de
Jésus serait mieux dénommé ‘service de l’apostolat et de la
communauté’ que ‘hiérarchie sacrée’. » 1
Une chose est sûre : l’exercice de l’autorité dans
l’Eglise primitive a dû faire problème pour arracher à Pierre
cette exhortation adressée aux « anciens », c’est-à-dire aux
responsables : « Paissez le troupeau de Dieu qui vous est
confié, veillant sur lui, non par contrainte, mais de bon gré,
selon Dieu; non pour un gain sordide, mais avec l’élan du
cœur; non pas en faisant les seigneurs à l’égard de ceux qui
vous sont échus en partage, mais en devenant les modèles du
troupeau. » (1P 5,2-3)
La suite de l’histoire de l’Eglise doit se sentir coupable
d’avoir trahi cet héritage apostolique. Aux troisième et
quatrième siècles, avec les Pères comme Clément
d’Alexandrie, Origène ou Tertullien, commencent à se
distinguer, dans l’Eglise chrétienne, « deux groupes
fondamentaux, les clercs et les laïcs, vocabulaire qui
désormais deviendra traditionnel et passera tel quel dans le
latin ecclésiastique » 2. La langue latine ne fera que traduire
alors une réalité par ailleurs consommée, une dichotomie
extrêmement nette entre ministre et non-ministre, une
exaltation de certains postes-clef dans l’Eglise. « Bref, la
théologie de l’Eglise devenait à la fin plutôt une

1
Yves SAOUT, Cette activité libératrice... Etude des actes des apôtres.
Les disciples de Jésus devant le pouvoir, l’avoir, le savoir, Nouvelles
Editions Mame, Paris, 1984, p. 136.
2
Eugène LAPOINTE, Une expérience pastorale en Afrique australe.
Pour des communautés chrétiennes enracinées et responsables,
L’Harmattan, Paris, 1985, p. 167.
Le prêtre, chef coutumier ?
91
‘hiérarchologie’ qu’une théologie du Peuple de Dieu, et les
affaires de 1’ Eglise, une affaire de clercs.. »1
Le pape Pie X a circonscrit dans Vehementer nos le rôle
(sic) du troupeau : « La multitude n’ayant pas d’autre devoir
que celui de se laisser conduire et, troupeau docile, de suivre
ses pasteurs. » 2
Le cléricalisme, péché originel, se trouve ainsi
consacré. Vatican II en a gardé des relents : “Exerçant, pour
la part qui est la leur, la charge du Christ Chef et Pasteur,
les prêtres, au nom de l’évêque, rassemblent la famille de
Dieu, ils la conduisent à Dieu le Père. (...) Dans cette œuvre
de construction, la conduite des prêtres, à l’exemple de celle
du Seigneur, doit être extrêmement humaine envers tous les
hommes. Ce n’est pourtant pas selon ce qui plaît aux
hommes, mais selon les exigences de la doctrine et de la vie
chrétienne qu’ils doivent agir à leur égard, les enseignant et
les instruisant comme des enfants, et des enfants bien-
aimés. » 3
On perçoit bien le danger sournois du paternalisme
clérical. Retenons néanmoins que l’Eglise de Vatican II est
entrée dans une ère nouvelle. Le nouveau Droit Canon, par
exemple, nourri par la nouvelle ecclésiologie de Vatican II,
soigne jusqu’aux subtilités langagières et s’interdit ainsi
l’ancienne expression de « réduction à l’état laïc », jadis
appliquée aux prêtres « défroqués ».
Notre temps accule le prêtre à une attitude plus humble,
moins triomphaliste. Le contrepoids au cléricalisme provient
notamment d’une « recompréhension » de l’Eglise comme

1
Eugène LAPOINTE, Une expérience pastorale en Afrique australe, p
168.
2
Ibidem, pp. 168-169.
3
VATICAN II, Presbyterorum ordinis, n° 6. Les textes soulignés
renvoient respectivement à Gal 1,10 et à 1Co 4,14.
Prêtre dans la rue
92
communion. On redécouvre dans les « petites
communautés » le sens de la responsabilité de tous les
baptisés en tant que tels, une responsabilité identique, suivant
les dons et les charges de chacun. Dans une Eglise reconnue
servante, au service de l’Evangile dans le monde et pour le
monde, les boursouflures de certains ne peuvent que se
dégonfler. Les laïcs ne sont plus de petits enfants 1. On
découvre que, même dans la vie religieuse, au sein de
l’Eglise, le vœu d’obéissance comporte et implique un devoir
de désobéissance en face d’une pratique d’autorité devenue
recherche de privilège, asservissement, c’est-à-dire péché,
mépris du service de la communauté 2.
On se rapproche alors du sens du pouvoir selon Jésus.
A la lumière de l’Evangile, on mesure mieux la distance entre
le pouvoir du chef coutumier bantu et la royauté de Jésus.
Car, Jésus est au-delà du modèle du chef africain, comme au-
delà des autres « modèles » sous lesquels les Bantu peuvent
se le représenter : ancêtre et aîné, maître d’initiation,
guérisseur, libérateur. Quel chef coutumier, par exemple,
choisirait l’abaissement, la pauvreté en guise d’intronisation?
Et pourtant, Jésus devint Seigneur pour s’être humilié (Ph
2,6-11)... « L’écriteau placé au-dessus de la tête du crucifié
portait le titre ‘Roi des Juifs’, comble d’ironie ! Et pourtant,
c’était là l’emblème de son règne : roi, parce qu’il s’était

1
Le synode des évêques de 1987 a justement porté sur les « rôle et
fonction des laïcs dans l’Eglise et dans le monde ». Celui de 1990 sera
consacré à la formation des prêtres. Peut-être que, pour faire bonne
mesure, un jour parlera-t-on de la femme.
2
Lire par exemple : Philippe BACQ, « Le prophétisme dans I’Ecriture et
dans l’Eglise aujourd’hui », dans Le prophétisme de la vie religieuse,
L’Epiphanie, coll. “Chemins de vie apostolique, 1 », Kinshasa, 1987, p.
18.
Le prêtre, chef coutumier ?
93
abaissé et humilié. Cela constitue une véritable rupture avec
les pouvoirs humains en général » 1.
En effet, l’orgueil devient facilement un point
d’honneur -si ce n’est le péché mignon- des pouvoirs
humains. Les peuples bantu, tout en perpétuant et en étendant
à de nouveaux pouvoirs des attributs « cheffaux »
traditionnels, n’en ignorent point les abus possibles. Ils les
dénigrent, y résistent. L’articulation des fonctions
symboliques des masques mbuya des Phende montre bien
comment « jouer » le pouvoir tout en le relativisant : « Ainsi
projeté sur la scène, le pouvoir a les mains et le champ
dégagés pour accomplir sa mission qui est, rappelons-le, de
bien gérer la transmission du don de la vie des ancêtres en
direction des vivants tout en garantissant en retour le culte
de ces derniers aux premiers. Cependant, ce rôle de délégué
dont dépend le bonheur collectif, expose son détenteur à des
pièges dont la société refuse à tout prix de faire les frais
d’origine humaine ou d’outre-tombe. Aussi, dans le spectacle
des masques, prévoit-elle un dispositif contradicteur pour en
prévenir le chef et ses sujets. (...) Ici, la raillerie subreptice
ou manifeste des personnages cheffaux est constante. »2
Le pouvoir du chef coutumier n’est donc aucunement
ordonné à la domination. Au contraire. Les insignes de ce
pouvoir ne devraient pas d’emblée évoquer les abus
imputables à leurs porteurs. L’autoritarisme assis sur le
traditionalisme est simplement menteur, abusif, II doit
chercher ailleurs ses racines. Dans l’appétit de pouvoir tapi
au cœur des hommes, sans doute. Les idéologies politiques
des dictatures africaines s’essoufflent sans convaincre

1
F. KABASELE, « L’au-delà des modèles », dans Chemins de la
christologie africaine, p. 207.
2
MUDIJI-MALAMBA Gilombe, Le langage des masques africains.
Etude des formes et fonctions symboliques des mbuya des Phende,
Facultés Catholiques de Kinshasa, Kinshasa ? 1989, p. 201.
Prêtre dans la rue
94
personne de leurs justifications pseudo-ancestrales. Faut-il
que les Eglises africaines se laissent prendre au jeu en
élaborant des mythes et des symboles pour soutenir des
structures autoritaires de péché ?

Des signes innocents ?


Si le prêtre tient son pouvoir de Jésus-Christ et l’exerce
en son nom, en sa personne, il est exclu qu’il se comporte en
« maître ». Le pouvoir de Jésus se veut charité, service. La
tradition africaine sait tout aussi bien fustiger les abus.
L’homme ne serait-il pas naturellement opposé à la
domination ?
Or, l’anthropologie, la philosophie et la sociologie
décrivent l’homme comme naturellement « politique ». Et
une hiérarchie s’avère incontournable dans la société
humaine. Même en collégialité, il s’impose un « président »,
un « primus inter pares ». Les sciences humaines plaident
aussi pour une pratique symbolique indispensable à la nature
humaine, pour communiquer ou se représenter certaines
réalités transcendantes, singulièrement originaires. Tel le
pouvoir. Ici se justifie toute liturgie, avec toute la panoplie
des signes et symboles, toujours à inventer, à moduler.
Croire donc résoudre le problème du despotisme en
renversant les insignes du pouvoir serait tout simplement
naïf, irréaliste et appauvrissant : lâcher la proie pour l’ombre.
A la limite, ce serait sacrifier à la même illusion que
l’idolâtrie qui prend les représentations pour les choses...
En l’occurrence, il faut commencer par demander à
l’Eglise une attitude plus chrétienne, plus évangélique. Là est
le cœur du problème. Nous n’avons pas fini d’entendre et
d’annoncer la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ : « Gardons,
certes, le concept et le mot ‘hiérarchie’ qui évoquent un
pouvoir sacré pour la transmission des choses saintes et par
elles de Dieu lui-même. Mais ce pouvoir est par sa nature
Le prêtre, chef coutumier ?
95
même au service de l’amour. Et s’il y a un honneur à rendre
au sacerdoce, c’est au Christ qu’il s’adresse. Plus sobres en
seront les signes, moins semblables à ceux du pouvoir
humain, plus évangélique aussi sera le rapport du prêtre
avec le Peuple de Dieu. »1

Conclusion
Contester le port d’une coiffure cheffale par le prêtre
revient, à tout prendre, à remettre en cause une certaine
pratique du pouvoir sacerdotal ou de l’exercice de l’autorité
dans nos communautés. Cette contestation s’élève sur fond
d’une plus large et plus vive opposition de nos contemporains
aux abus des « despotismes aux divers diadèmes ». Le cas de
Bokassa n’est qu’un arbre qui cache la forêt.
On sait que le problème ne consiste pas d’abord dans
les insignes ni dans les titres. Jésus a bel et bien institué les
Douze. Il a institué une hiérarchie. Mais qu’a-t-il voulu au
juste qui ne soit de « ce monde » ? Et que ne voulons-nous,
au juste, en habillant le sacerdoce à l’image du pouvoir civil,
en Afrique comme ailleurs, aujourd’hui comme hier ? Les
rumeurs autour de la Révolution française, par exemple, ne
nous mettent-elles pas en garde contre certaines
compromissions faciles ? On rappelle souvent que l’Eglise
n’est pas une démocratie. En fait, elle n’est pas plus une
démocratie qu’une dictature. Notre tort est justement de
vouloir à tout prix nous modeler sur des pouvoirs mondains.
René Luneau nous suggère assez la responsabilité qui
incombe aux Eglises africaines d’aujourd’hui pour penser,
imaginer, élaborer un statut de prêtre adéquat, par-delà tout le

1
MJ. NICOLAS, La grâce d’être prêtre, p. 139.
Prêtre dans la rue
96
poids de l’héritage ancestral ou missionnaire 1. Nous avons
très concrètement ressenti le besoin d’une formation et d’une
information adéquates lors du « synode diocésain » de
Kinshasa, tenu en 1988. Ainsi avons-nous entendu des
chrétiens pour qui l’essentiel de la vie du prêtre résiderait
dans son rapport avec les femmes !
Certes, l’élaboration d’un statut sacerdotal
« authentique » appelle notre contribution à tous. Un meilleur
avenir et une meilleure image de l’Eglise en dépendent.
N’est-ce pas un contre-témoignage flagrant lorsque l’Eglise
cesse d’être une « communauté d’amour » et se durcit en une
structure autoritaire accablant les consciences par une
panoplie d’épouvantails ? Les signes extérieurs du pouvoir,
apparemment innocents, peuvent se révéler bien redoutables.

1
René LUNEAU, Laisse aller mon peuple ! Eglises africaines au-delà
des modèles ?, Karthala, Paris, 1987, pp. 147-189.
9.
Le temps de la culture

Le paysage culturel de notre pays présente, depuis


quelques mois, un véritable regain. Comme du chiendent
têtu, il renaît des faits culturels enterrés voilà une dizaine
d’années. La culture ressemble à une plante vivace. On a
beau la tailler, elle repousse, drue, coûte que coûte.
Il ne se passe pas de mois, en effet, sans baptême de
revue, de livre, sans création de prix, sans résurrection
d’orchestre ou de musicien... Bien d’autres projets planent,
qui se réaliseront certainement. Tel celui de la restauration ou
de l’édification de monuments publics. L’embellissement des
ronds-points de Kinshasa en est peut-être déjà un reposoir.
La plus grande réhabilitation demeurera, sans conteste,
celle de la radio nationale. L’Office Zaïrois de
Radiodiffusion et de Télévision (OZRT) semble avoir mis
tout en branle pour la confection de programmes réellement
féconds et fécondants. On parle même de la création d’une
chaîne internationale, particulièrement “culturelle”. Et des
moyens techniques suivront, semble-t-il, pour la réparation
des émetteurs.
Et pourtant, il y a quelques années, Radio Kinshasa se
targuait d’être le “grand tam-tam” d’Afrique. Des collégiens
tchadiens, par exemple, se couchaient, les week-ends, sur de
la musique zaïroise enfouie sous les lits. Sont venues des
Prêtre dans la rue
98
stations régionales, aux voix fraîches, captivantes.
Aujourd’hui, elles ne sont que des épileptiques enrhumées...
Il paraissait également, dans notre pays, beaucoup de
journaux. Les Zaïre, Afrique chrétienne, Horizon 80, etc. Les
quotidiens kinois étaient alors autre chose que les calicots
publicitaires actuels...
On pourrait chanter sur le même ton la gloire de bien
d’autres canaux qui ont porté à la face du monde nos faits
culturels, en dépit de frustes moyens. On pourrait plaindre
avec la même bile la platitude actuelle. Et l’on pourrait
multiplier des exemples...
C’est dans la foulée de la lutte menée par le Zaïrois fier
de son indépendance mais conscient du spectre
néocolonialiste que jaillit, un beau jour, l’étincelle de
1’« authenticité ». Comme attestation de notre identité dans
l’espace et dans le temps. Qui eût trouvé meilleur terrain pour
une production culturelle originale ?
Or, les urgences politiques accaparèrent très vite cette
philosophie de l’affirmation de soi. Et la récession
économique mondiale des années soixante-dix est venue nous
entêter sur la voie d’une fausse interprétation des choses. Au
nom de l’authenticité, nous avons jeté par-dessus bord les
supports coloniaux de la culture. Le vent de la crise
économique s’est chargé de les éparpiller, de sorte qu’il sera
pratiquement impossible de les recueillir au besoin.
L’iconoclasme s’accompagna d’un chambardement de
personnes. On avait trouvé des créneaux ailleurs. Au nom de
l’authenticité, on plaça des hommes qu’il fallait à la place
qu’il... ne fallait pas.
On avait cru, en effet, que la crise économique
interdisait tout « luxe » culturel. C’est dire quelle conception
étriquée on avait de la culture. C’est dire quelles fâcheuses
conséquences une telle conception allait entraîner sur le
développement du pays. Le revanchisme du colonisé
Le temps de la culture
99
affranchi n’a pas ménagé des structures au relent colonialiste.
Nous reconnaissons aujourd’hui, d’une façon ou d’une autre,
avoir trop vite bousculé des dispositifs qui nous eussent servi
ne serait-ce que de tremplin.
Le temps de la culture avait-il passé ? N’est-il pas
paradoxal que refleurissent tout à coup des instances
culturelles alors que l’économie, malgré tous les slogans
bluffeurs, ne se porte guère au mieux ?
Le paradoxe n’est qu’apparent. La culture n’est jamais
morte. Ce refleurissement s’est imposé de lui-même,
incoercible. Mais pourquoi maintenant ? C’est la vraie
question à laquelle les spécialistes devraient répondre en
considérant le fait que l’économie n’est pas plus engageante
aujourd’hui qu’hier.
Il faut, à tout le moins, comprendre quel piège nous
attend si nous ne justifions convenablement ce sursaut
sauvage. D’autant plus que certains discours ne cessent de
prendre la culture pour cheval de bataille. II convient de
savoir le rôle vrai que la culture doit jouer dans le contexte de
notre pays. Pas de belles déclarations d’intentions alors que
la réalité accuse une scandaleuse marginalisation.
Il faut, au préalable, une juste compréhension de la
culture.
Pour ce, répudier cette conception aristocratique qui
confine la culture dans les « temps libres ». Seule une
poignée de gens oisifs en bénéficierait. Un tel élitisme
caractériserait peut-être des sociétés étouffées sous la
trépidation de la machine. Transposée dans nos pays, une
telle culture se résoudrait facilement en simple décorum. Elle
s’éloignerait indûment du développement socio-économique.
Répudier également cette fantasmatique culture que
nous n’aurions plus qu’à exhumer d’une tradition passéiste.
Se refuser aussi à chercher une impossible conciliation entre
ces deux fallacieuses appréciations.
Prêtre dans la rue
100
Il faut reconnaître, en revanche, la culture dans ses
vraies dimensions. La culture naît de la vie; elle y reste. II
faut la chercher, la traquer dans les moindres souffles de la
vie. C’est elle, en effet, qui prend acte de notre vie, et signe
notre présence à autrui, au monde, à nous-même et au
transcendant. C’est dans cette mesure seulement que la
culture se comprend comme expression symbolique. La vie
est si dense, si ineffable. II n’y a que le symbole pour en
ébaucher un compte rendu.
La conception élitiste de la culture confine celle-ci dans
les « temps libres ». Elle s’arrête devant l’opacité du
symbolisme et oublie la réalité sous-jacente. Une lecture
correcte de l’authenticité africaine, en revanche, replace la
culture dans son irréductible interpénétration avec la vie. On
découvrira que des « temps libres » réservés à la culture
n’existent pas à proprement parler. Que les manifestations
dites culturelles célèbrent la vie et s’inscrivent dans la trame
même de la vie. Elles épousent le rythme des saisons, les
cycles des semences, la course du soleil et de la lune, les
naissances et les morts... La culture remplit ainsi un rôle
fonctionnel. On découvrira aussi que pour être fonctionnel,
ce rôle n’est point utilitariste. La culture est gratuité comme
la vie elle-même, spirituelle, religieuse. La culture célèbre le
mariage entre le visible et l’invisible, entre le signifiant et le
signifié. Une telle culture, loin de se dégrader en
divertissement folklorique, peut fonder un réel
développement pour l’Afrique.
Compris comme progrès socio-économique d’abord, le
développement restera un mirage aussi longtemps que le
mimétisme qui nous caractérise continuera à dicter nos choix
dans le fallacieux « transfert des technologies ». Il faut du
discernement. Celui-ci ne découlera que de la culture, de
l’authenticité comme affirmation de son identité à ses propres
yeux d’abord, à autrui ensuite. Le développement se
comprendra alors dans son sens plein comme processus
Le temps de la culture
101
d’une meilleure intégration de soi en tant que sujet et
personne ouverte à autrui, au monde et au divin.
En effet, comme au niveau individuel, le suivisme de la
mode dénote un manque de personnalité. Un pauvre dissipant
ses économies en achats dispendieux ne peut se sentir
vraiment à l’aise ni atteindre au standing rêvé. L’exemple est
donné par des Kinois, ventres creux sous des « pelures »
rutilantes.
Le véritable problème du développement ne se pose pas
d’abord en termes de production ni d’accumulation de
richesses. Il est, avant tout, un problème de mentalité. En
effet, on nous a souvent chanté que notre pays était un
grenier, et un scandale géologique. Pourquoi alors le
développement tant escompté recule-t-il toujours ? On
incrimine facilement l’exploitation étrangère. Pourtant, il y a
eu la nationalisation, l’étatisation, qui n’ont abouti qu’au pire.
C’est que le problème se situait ailleurs.
Bien des avatars nous ont finalement révélé que seule
une personnalité mûre indiquera pour nos pays la voie d’une
technologie appropriée et d’un développement possible. II est
apparu clairement que le sous-développement ne ressortit pas
d’abord à un retard technique. Qu’il est avant tout une
question de mentalité. Et nous savons, depuis, que c’est la
culture qui révolutionnera et réorganisera les mentalités
acquises au mimétisme, au snobisme. Seule la culture
conscientisera les hommes pour les habiliter à résoudre avec
réalisme les problèmes de leur vie: La culture ne se situe
donc pas en marge des luttes pour le développement. Bien au
contraire.
Le paradoxe n’est donc qu’apparent si notre pays,
tendu -jusqu’à l’énervement- vers le progrès socio-
économique, se retrouve sur un front culturel. La philosophie
de l’authenticité, mal comprise, nous a fourvoyés. Elle a
tourné à un revanchisme politique qui n’était rien de plus
qu’un mimétisme à rebours. Dieu merci, nous en sommes
Prêtre dans la rue
102
revenus. Par la force des choses. Et, curieusement,
l’authenticité s’impose une fois de plus comme le ferment
indispensable. Pourvu que l’on comprenne aussi la culture et
qu’on lui donne sa vraie place, afin que sa floraison actuelle
ne se résolve en une simple effervescence.
Un peuple n’a de personnalité que par sa culture. Seule
la culture témoignera de nous à la postérité.
Le souci du bien-être matériel ne doit pas étouffer le
besoin fondamental de la culture. Certes, les rigueurs
économiques appellent au réalisme. Elles amenuisent
notamment l’aménagement des supports publics. Mais elles
n’invitent ainsi tout au plus qu’à mener une politique
culturelle de nos moyens. Puisqu’aussi bien, notre combat
contre les manques tombe sous la culture.
La culture est l’âme de l’homme, individuel et collectif.
L’homme se nourrit de riz et de manioc, mais aussi de la
beauté des rues, de disques, de poèmes et de toutes ces autres
choses inutiles pour une chèvre. Qui mange et boit aussi.
La culture n’est pas utilitarisme immédiat.
L’authenticité, la personnalité sont de l’ordre de l’être, non
de l’avoir.
La culture n’est point esthétisme, privilège de quelques
dilettantes. Ni de quelques riches. Liée à la vie, dynamique,
elle est un droit pour tout homme. Le paysage culturel de
notre pays, sauvage, le crie fort. Il est, en effet, temps
d’entretenir le jardin. Le temps de la culture. Les frustrations
trouveront toujours des exutoires irrépressibles. Le tout est de
savoir les canaliser. Mais pas de canalisation étriquée. II faut
honorer la culture dans son jaillissement pluriel...
10.
Paysans en marche

à J.-M. Ribaucourt

C’est de développement qu’il s’agit et


d’un développement qui mobilise les peuples
dans un effort colossal et une prise de
conscience collective et globale pour leur
survie et leur promotion. Le reste sera donné
par surcroît.
Edem KODJO, ...Et demain l’Afrique

Un certain regard sur les temps actuels révèle combien,


inexorablement, « la ville dévore le monde »1 posant aux
pouvoirs publics des problèmes épineux autour de la gestion
des bidonvilles, notamment. Et pourtant, des spécialistes
persistent à désigner le développement rural comme grille
d’appréciation de tout vrai développement du Tiers-Monde.
C’est une question de justice et d’avenir. Car, il va sans dire
qu’aujourd’hui, la majeure fraction du revenu national de nos
pays revient infailliblement à la minorité urbaine. Le milieu
rural, parfois laissé-pour-compte, doit inventer lui-même des
voies d’autopromotion, voire des moyens de survie.

1
Lire sur la couverture de Croissance des jeunes nations, n° 271, avril
1985.
Prêtre dans la rue
104
Ces lignes voudraient évoquer l’exemple d’un tel effort
paysan, mené dans quelques villages du diocèse d’Idiofa,
dans la région du Bandundu. Solidaires dans la lutte, des
paysans sont, en effet, résolument engagés pour
l’amélioration de leurs conditions de vie. Ils sont, certes, loin
d’« arriver ». Mais quelques pas ont été franchis qui méritent
évaluation. De fait, plusieurs rencontres ont déjà permis aux
villageois de considérer eux-mêmes le chemin parcouru. Ils
déclarent ainsi s’être distancés des « temps anciens ». Ceux-
ci s’arrêteraient, notamment, au premier contact avec la
civilisation occidentale, celle des Portugais arrivés à Mulasa
en 1910, des Pères Jésuites établis à Kikwit en 1912 ou à
Ipamu en 1922.
Nous nous appuierons volontiers sur les comptes
rendus d’une série de sessions d’évaluation tenues pendant
les neuf derniers mois de l’année 1984 dans quarante-cinq
villages de la paroisse d’Intshwem. Dans le dialogue et la
discussion, la véritable palabre, les paysans se sont posé des
questions bien précises 1 :
- Quels sont les changements définitivement acquis ?
- Quels sont les changements qui sont forcés et donc
refusés ?
- Que n’arrive-t-on pas à changer ?
- Qui refuse le changement ?
- Que faire pour bien changer ?

Nous ne donnerons pas de réponses détaillées à toutes


ces questions. Pour faire court, et à notre manière, nous
n’aborderons ici que deux domaines qui focalisent, à notre
sens, tous les problèmes du changement des mentalités en
même temps qu’ils impliquent une restructuration de la

1
Au total, 5260 personnes ont participé à ces sessions. On comptait :
1502 jeunes (garçons et filles), 2200 femmes...
Paysans en marche
105
communauté rurale elle-même dans le sens d’un progrès
communautaire : la santé et la condition féminine.
Autant que possible, nous nous permettrons des
allusions plutôt générales pour montrer que l’expérience de
ces quelques villages peut profiter -par l’exemple- à tous les
villages d’Afrique ou d’ailleurs confrontés aux mêmes
problèmes de développement. C’est pourquoi aussi nous
citerons plusieurs auteurs apparemment étrangers à notre
« expérience » stricte. Sans doute convient-il de circonscrire,
au préalable, le contexte de cette expérience, car il s’agira
aussi et surtout de dire comment ces paysans en sont arrivés à
prendre conscience...

Conscientisation
Les changements constatés dans nos villages sont le
résultat de plusieurs facteurs de la « modernité ». Il faut ainsi
reconnaître tous les efforts de l’aménagement du territoire
national, de la scolarisation, de toute l’action sociale, etc.
Plus concrètement, il nous faut signaler l’apport du
Développement Progrès Populaire, service pastoral de notre
diocèse, qui s’emploie depuis des années à éveiller la
population villageoise à la promotion d’un développement
intégral.
Par-dessus tout, ces changements s’inscrivent dans le
contexte de l’action évangélisatrice définie par le diocèse. Le
mot « conscientisation » tend de plus en plus à désigner cette
« mission ». Elle s’est précisée au fil du temps. Au
commencement était l’insatisfaction, la déception d’un vieux
missionnaire. Dans sa trentième année de vie africaine, le
père Picard, Oblat de Marie Immaculée, éprouvait un
malaise. II s’en confia à de plus jeunes confrères :
« Notre enseignement ne pénètre pas; il glisse comme
sur une cuirasse; beaucoup disent ‘oui’, mais rien ne change
dans leur comportement; la magie est pénétrée jusqu’à la
Prêtre dans la rue
106
moelle des os et brouille tout dans leur tête. Nous ne
parvenons pas à comprendre vraiment les hommes et les
femmes au milieu desquels nous vivons; alors comment les
aider efficacement ? Ce qui est sûr, c’est qu’ils souffrent
beaucoup. »1
Tels propos, pour le moins paternalistes, reflétaient une
époque, illustraient la fameuse « mission civilisatrice ». On
pouvait tranquillement les ignorer. Mais, au début des années
soixante-dix, bien des situations acculent les agents pastoraux
à reconsidérer dans toute sa pertinence cette interpellation.
Déjà, les souffrances consécutives à la rébellion muléliste de
1964 appelaient au secours. Tout semblait alors donner raison
de façon posthume au père Picard. Les pasteurs n’avaient pas
le choix. Ils devaient absolument apprendre à connaître leurs
brebis pour vivre avec elles une véritable sympathie, pour
communier à leurs souffrances.
Voilà comment naquit, à Idiofa, la pastorale des
« bimvuka ya lutondo » (communautés d’entraide). Les
prêtres de brousse cessèrent de cantonner leur ministère dans
l’enseignement scolaire. Plutôt que de se contenter de
distribuer à la sauvette des sacrements trop souvent et
facilement assimilés à des rites magiques, ils s’appliquèrent
dorénavant à constituer, dans les villages, des communautés
de vie, où les hommes et les femmes réfléchissent ensemble
et cherchent des solutions appropriées à des problèmes
concrets de leur existence quotidienne.
II fallait une réelle approche de la mentalité villageoise.
Les ministres de Dieu pouvaient à ce prix seulement
réentendre à nouveau le défi de leur Maître : « Je suis venu
pour que les hommes aient la vie et qu’ils l’aient en
abondance » (Jn 10,10). Les souffrances des villageois

1
Cité par Elie CAMBRON, “Kimvuka ya lutondo : pastorale de pointe au
diocèse d’Idiofa”, dans Telema, n° 10, juin 1977, p. 20.
Paysans en marche
107
étaient autant de défis. Il se posait littéralement une question
de vie et de mort. Les gens étaient traumatisés. La peur,
multiforme, investissait les esprits, les démobilisait au point
de compromettre tout espoir de vie. Comment, par exemple,
oser réparer sa case ou chercher à bâtir en dur lorsqu’on
craint sans cesse, qu’on se sent traqué de toutes parts ?...
Les agents pastoraux furent donc, dans leur grande
majorité, les premiers « conscientisés ». Aujourd’hui, ils
poursuivent leur tâche de dépister et de dénoncer tous les
suppôts de la mort : « Partout autour de nous, on constate
des conditions de vie susceptibles d’amélioration, des
situations de pauvreté, d’ignorance, d’exploitation, de
maladie, d’isolement, de fatalisme, de peur, de mentalité
magique... Quand le réseau de relations personnelles est
atteint par la jalousie, la haine et la vengeance, l’homme
peut se trouver acculé au désespoir. Comment faire pour que
la parole de Dieu soit réellement une bonne nouvelle, une
libération de tout l’homme? »1
Pour tout dire, l’activité pastorale, fille de cette
préoccupation, entend aider et aide les villageois à prendre
davantage conscience de leurs situations, à analyser leur vie
dans ses bonheurs et ses misères pour en promouvoir les
valeurs et en combattre les tares. La « conscientisation »
cherche surtout à instaurer, entre les personnes, une vraie
charité, une solidarité responsable, qui les décide à conjuguer
leurs efforts pour le progrès.
La « conscientisation » est devenue, d’ailleurs, une
option définitive. Sans constituer la « mission » au sens strict,
le progrès humain ainsi visé n’est pas, non plus, un
assaisonnement ni un appendice gratuit à l’activité
missionnaire. II est plutôt une partie intégrante de

1
NDIM Akila B., “Le prêtre, rassembleur et multiplicateur, au cœur des
kimvuka ya lutondo”, dans Telema, n°41, mars 1985, p. 10.
Prêtre dans la rue
108
1’Evangile, message de salut pour l’homme vivant. Voilà
pourquoi on peut y engager l’avenir : « Plus que jamais, il
nous faudra allier l’évangélisation au développement. Celui-
ci sera intégral : il devra assouvir aussi bien la soif de salut
en Jésus-Christ que la recherche d’une société plus juste où
il fasse bon vivre. Nous continuerons dans la ligne de la
‘conscientisation’ des masses par l’alphabétisation,
l’éducation et, autant que possible, la dénonciation de
l’injustice, par l’éveil des citoyens à la connaissance de leurs
droits et devoirs. » 1
A tout prendre, rien d’original dans cette pastorale,
dans cette « conscientisation ». Ceux qui ont lu Paolo Freire
en conviendront. Seules les situations permettent de
différencier les expériences menées suivant les mêmes
objectifs voire la même démarche méthodologique. En tout
cas, l’effort d’Idiofa a récolté des résultats bien perceptibles,
qui commencent par la santé de la population.

Santé
La santé de la population apparaît, à maints égards,
comme le levier par lequel pourrait se déclencher le progrès
en milieu rural. Un examen de la situation sanitaire dans
notre contrée permet un tel espoir : « Une plus grande
sécurité dans la santé et une meilleure espérance de vie sont
des facteurs importants pour le développement futur; non
seulement l’absence de maladies fera épargner de l’argent et
procurera des journées de travail en plus, mais une plus
grande assurance permettra des projets et des réalisations à
long terme. On se rendra compte que des maladies

1
MALENGE Kalunzu, « Zaïre : l’évangélisation », dans Pôle et
Tropiques, Lyon, n° 7-8 juillet-août 1982, p. 170.
Paysans en marche
109
fréquentes et des mortalités précoces ne sont nullement des
fatalités. »1
Parler de santé, n’est-ce pas, justement, parler de la vie
et de la mort, toucher au vif du cœur humain?
Il semble que le monde occidental présente en cette fin
de siècle un « nouveau culte de la santé », une quête de la
guérison absolue pour conjurer la mort et éviter toute
souffrance : « L’époque dans laquelle nous sommes
s’agrippe comme une malheureuse à une certaine idée du
mieux-être. Elle se triture, cherche des coupables, enquête,
accuse, se scrute, se déshabille : toujours plus loin, toujours
plus fort, toujours plus obsédée par le besoin de guérir. » 2
II n’est, en tout cas, pas besoin de clerc pour
reconnaître ici la hantise même de notre peuple. La quête du
bien-être est fondamentale à l’humaine condition.
Tout salut proposé aux hommes ne les intéressera
vraiment que dans la mesure où il promet aussi et surtout de
combattre la maladie, la mort. Ainsi, le premier venu
désireux de sauver l’humanité se doit de guérir les malades.
On peut avancer aujourd’hui que l’éducation sanitaire
se porte bien dans les quarante-cinq villages d’Intshwem ici
considérés. Les gens pratiquent de plus en plus le chemin du
dispensaire; ils savent que plusieurs maladies ont une origine
microbienne; ils s’efforcent à assurer l’hygiène de
l’environnement immédiat. C’est ainsi le résultat de la
« conscientisation » qui tâche, en ce domaine, d’instaurer le
dialogue parmi la population pour la motiver efficacement

1
ROSARIO (Soeur), Action pour une santé optimale. Examen de la
situation sanitaire, document ronéotypé, Idiofa, janvier 1984.
2
Michel CREPU, « Psy-show ou être à la hauteur ! », dans Panorama
aujourd’hui, n° 178, janvier 1984, p. 63. Lire aussi, du même auteur :
« Guérir à tout prix », dans Panorama aujourd’hui, n° 185, septembre
1984, pp. 38-41.
Prêtre dans la rue
110
dans le sens d’une action durable et surtout pour lui faire
comprendre que l’engagement personnel est la condition
essentielle pour l’amélioration de la santé. Mais les
enseignements et les renseignements resteraient vains si une
certaine infrastructure n’existait qui apporte des preuves aux
yeux des paysans. Il faut, en effet, disposer de dispensaires,
de microscopes...
Au total, et pour le seul compte de 1’Eglise catholique,
on dénombre, dans notre diocèse, quarante-cinq formations
médicales agréées, dont deux hôpitaux généraux à Ipamu et à
Mokala. A Ipamu fonctionne aussi un institut technique
médical pour infirmières. A Idiofa, le service diocésain du
Bureau des Œuvres Médicales gère un magasin de
fournitures de médicaments, de matériel médical et éducatif 1.
Sur base de cette infrastructure, l’action sanitaire porte
cependant avant tout sur la prévention. Les villageois sont
instruits sur le cycle de la maladie et sur les moyens
préventifs. La malaria et la verminose sont les grands
ennemis à combattre. Les familles savent de plus en plus
qu’il faut améliorer la nourriture par une alimentation
équilibrée en vitamines, protéines, glucides, minéraux,
calories... On apprend aux villageois à consommer d’abord
les vitamines « fraîches » plutôt que de vendre tous les
légumes et fruits pour s’acheter des « médicaments ». On va
jusqu’à souligner la nécessité de boire suffisamment d’eau.
Ce dernier détail n’est pas anodin si l’on sait que des
coutumes alimentaires disent parfois le contraire là-dessus.
Une lutte juste est d’ailleurs menée contre de telles coutumes,
contre certains tabous.
La constitution de comités de santé apporte, à coup sûr,
le plus grand atout pour la promotion sanitaire. Ce sont des

1
Cfr. Développement Progrès Populaire (Diocèse d’Idiofa), ronéotypé,
1er mai 1985, 25 pp.
Paysans en marche
111
structures déterminantes pour une prise en charge durable de
la santé par la population. Ainsi, dix villages de la paroisse
d’Intshwem se sont organisés comme suit : un homme et une
femme supervisent la santé pour dix ou douze parcelles.
L’homme regarde la propreté, l’assainissement des parcelles,
des installations sanitaires, des habitations et des sources
d’eau potable. La femme, de son côté, visite chaque maison
environ cinq fois par mois; elle stimule la maman à préparer
une nourriture plus soignée en qualité et en quantité.
Pour soutenir la ferveur des comités de santé et pour
entretenir l’enthousiasme dans la lutte pour la promotion
sanitaire, deux brochures, écrites en kikongo et en français
par une équipe pastorale du centre d’Idiofa, sont largement
diffusées dans nos villages 1 :
- Maladie, qui es-tu ? Ou le clan soigne son malade
C’est une confrontation de deux médecines : « La façon
ancestrale qui est de chercher les causes de la maladie parmi
les membres du clan, morts ou vivants, et la façon moderne
qui est de chercher les causes de la maladie à l’intérieur du
corps du malade. Selon la façon de voir les causes de la
maladie, les soins des malades seront différents » (Préface p.
6). Et les auteurs sont catégoriques -trop et sans nuances-
pour déconseiller la médecine traditionnelle, du moins celle
de l’ethnie Ambun.
- Comment le clan se nourrit. Ou bien manger, est-ce
possible ?
Cette seconde brochure aboutit à des conclusions
formelles : il faut dégager la santé de la croyance à
l’ensorcellement ; l’homme doit produire pour consommer en
famille; il faut aider les femmes à surmonter la peur...

1
E1ie CAMBRON et Daniel DELABIE, Ed. Kimvuka ya lutondo, Idiofa
(Zaïre), 1984 et 1982.
Prêtre dans la rue
112
Il faut aider la femme. Toute l’action sanitaire dépend
surtout d’elle. Puisque la maman reste, dans nos familles,
l’agent principal voire exclusif de la production alimentaire,
de la médecine préventive, des soins de santé primaires. II
est, en tout cas, juste de penser que le développement de la
famille réside dans sa main. La condition féminine ne serait-
elle pas le critère du véritable progrès de la société ?

Condition féminine
Comment évoquer la condition de la femme d’Idiofa
sans se référer au sort de la femme en général ? Les
problèmes fondamentaux de l’émancipation féminine
transcendent les frontières, comme en témoignent maints
débats actuels.
Des observateurs avisés prétendent que les efforts pour
le développement ne récolteront pas le succès escompté aussi
longtemps que la femme sera tenue en marge des grandes
préoccupations. Or, il revient à la femme de rester mère pour
l’épanouissement de la vie économique, sociale, politique,
religieuse... Son rôle se situe donc aux racines mêmes du
développement. Le père Munzihirwa pense qu’« un pays ne
peut résoudre aucun de ses problèmes sans la collaboration
des femmes : qu’il s’agisse de l’éducation, de la santé
publique, de la formation du caractère national ou de la
structure de la société dans un Etat libre et indépendant »1.
Hélas ! Les femmes en sont encore à revendiquer leurs
droits, à lutter pour la reconnaissance de leur statut dans un
monde « ancestralement » et viscéralement phallocrate. Outre
que la marginalisation de la femme accuse notre sous-
développement mental, elle retarde aussi le progrès de toute

1
Mzee MUNZIIHRWA, « Aux racines du développement, le rôle de la
femme », dans Zaïre-Afrique, n° 196, juin-juillet-août 1985, p. 349.
Paysans en marche
113
la société. C’est là une ironie de plus en plus relevée
aujourd’hui. Force est de reconnaître que depuis la
Conférence mondiale sur la femme à Mexico-City en 1975
jusqu’à celle de Nairobi en juillet 1985 en passant par
Copenhague 1980, la « décennie de la femme » aura eu le
mérite de sensibiliser davantage la communauté
internationale sur une injustice qui ne profite finalement à
personne. Malgré des exceptions sensationnelles, le destin de
la femme reste à conquérir.
Le combat est plus urgent et plus exigeant pour la
femme africaine et pour la femme rurale. C’est à l’image du
continent. Que l’asservissement de cette femme africaine soit
un vestige de l’ancestralité ou une séquelle de la colonisation,
on s’accordera au moins pour dire que la réalité présente
appelle au changement. Le principe est admis par tous. Les
bonnes intentions ne manquent pas, loin de là. Témoin : la
présence, dans nos gouvernements, d’un ministère chargé de
la « condition féminine ». Mais comment engager
concrètement et franchement cette lutte en lui donnant la
portée qu’elle mérite ? Ici divergent les tactiques et se
déchargent les responsabilités. Il faut dénoncer bien des
hypocrisies. L’écrivain congolais Henri Lopes semble aller
jusqu’à douter de la bonne foi de certaines actions. En tout
cas, il signale, pour sa part, le terrain le plus propice; il nous
invite à tourner résolument le regard vers la femme rurale.
Voici, à ce propos, cette longue citation de « La fuite de la
main habile », une nouvelle du recueil Tribaliques. Toutes
les équations du problème y sont posées :
« Mbâ était préoccupée par le sort de la femme. Elle
voulait y consacrer ses forces. Elle ne croyait pas que ces
femmes de la ville pourraient faire quelque chose pour leurs
sœurs. Celles qui étaient mariées étaient trop timorées pour
aller militer. Leur mari leur demanderait des comptes le soir.
Quant aux ‘grandes militantes’, c’était, au fond, de
sympathiques ndumba (courtisanes ou hétaïres) de luxe
sachant lire et écrire et qui n’iraient pas se battre pour qu’on
Prêtre dans la rue
114
supprime la polygamie. Elles se moquaient plutôt de ces
femmes mariées qui s’imaginaient pouvoir garder un mari
pour elles seules. Mbâ pensait d’ailleurs que ces dernières
n’avaient pas le droit d’être libérées. L’émancipation avait
un sens pour les femmes qui, comme sa mère, faisaient tous
les jours dix kilomètres à pied pour aller à la plantation,
cultiver la terre et revenir. Elles y allaient en portant sur le
dos une hotte pesant parfois quarante kilos et dont le
bandeau de portage marque profondément le front.
Beaucoup d’hommes n’auraient même pas pu porter cette
charge durant cinq cents mètres. Les mâles d’ailleurs, quand
les femmes étaient au champ, discutaient ou dormaient dans
le village, à l’ombre, la bouteille de molengué (vin de
bambou) à portée de la main. Mais ces femmes auxquelles
songeait Mbâ ne savaient ni lire, ni écrire, ni mettre en ordre
leurs idées. Et elles auraient peur de parler devant un micro.
Il était encore moins question de les envoyer en délégation à
l’étranger parler des problèmes de la femme. Elles devaient
pour le moment se résigner à travailler, souffrir avant l’âge,
et laisser les ndumba aller disserter de l’émancipation de la
femme africaine. » 1
On donne tout à fait raison à Henri Lopes. Il n’est qu’à
ouvrir les yeux pour voir comment des travaux multiples et
harassants accablent les frêles épaules de la femme rurale. On
espère d’ailleurs que les « technologies appropriées »,
désignées par beaucoup comme chances pour l’équipement et
le développement du Tiers-Monde, viendront d’abord
soulager la femme de nos campagnes, qui porte dans les
mains toute la vie familiale dans ses besoins vitaux,
élémentaires.
Mais le développement ne surviendra sur nos terres que
lorsque cette femme rurale sera libérée aussi de certaines

1
Henri LOPEZ, Tribaliques, 8ème édition, CLE, Yaoundé, 1983, pp. 4-5.
Paysans en marche
115
peurs, de certains tabous et interdits rétrogrades. Toute
proportion gardée, on peut affirmer que la femme citadine est
plus avancée sur cette voie. Il faut assurer à la femme plus
d’autonomie, plus de créativité.
Dans notre contrée d’Idiofa, la femme sort peu à peu de
la marginalisation. C’est le résultat indéniable de la
scolarisation croissante faite sans discrimination de sexe. II
faut compter aussi l’action du Développement Progrès
Populaire. A noter aussi l’existence de deux centres de
formation d’animatrices à Mokala et à Koshimbanda, vingt
centres de formation villageoise (foyers sociaux) pour jeunes
filles et mamans, ainsi que plusieurs ateliers de coupe-
couture.
Mais c’est dans le cadre de la « conscientisation » qu’il
faut trouver l’action la plus émancipatrice pour la femme.
Des femmes s’illustraient fort bien dans les chorales ou
les comités paroissiaux. Cela ne suffit pas. L’Eglise doit
répondre davantage de la condition féminine. Nous avons dit
plus haut que les femmes sont à l’avant-garde dans les
comités de santé. Par la « conscientisation », faut-il ajouter,
ces femmes ont surtout pris goût à la parole. Dieu sait si
prendre la parole dans une assemblée mixte représente une
victoire indéniable même pour la femme « libérée » de nos
villes. Et ces femmes paysannes n’hésitent plus à se lever et à
donner leur point de vue sur des problèmes vitaux de la
communauté. Lors des sessions d’évaluation tenues dans
divers villages, on a ainsi remarqué que non seulement les
femmes représentaient la plus grande participation, mais
aussi qu’elles permettaient une analyse circonstanciée des
problèmes puisqu’elles en relevaient les moindres détails.
Il est bien révolu, là-bas, le temps où « la femme
délibérait dans l’ombre et 1’ homme parlait en public » 1. On

1
Mzec MUNZIHIRWA, art. cit., p. 360.
Prêtre dans la rue
116
ne connaît que trop les abus causés par l’homme dans l’usage
du droit qu’il s’adjuge comme porte-parole.
Le droit à la parole ainsi conquis et l’exercice concret
de ce droit permettent le dialogue, la véritable palabre, source
de vérité et de progrès communautaire. N’est-ce pas là un
changement notable par le fait que la « culture du silence” »
cède la place à une prise de parole par tous les membres de la
communauté et permet de construire la paix, la concorde du
village ? Une étape a été résolument franchie pour que la
femme retrouve ici la place qui lui revient, à la gauche de
l’homme. A quel prix ?
Pour voir l’homme et la femme marcher côte à côte
sans diluer leurs responsabilités et leurs spécificités
respectives, il a fallu certainement élargir un tant soit peu les
sentiers trop étroits de nos mentalités.

Marcher ensemble
Le Diable est, par définition, le diviseur. La
« conscientisation », en revanche, voudrait rassembler les
hommes dans un effort qui les engage pour le meilleur.
De prime abord, il semble plutôt que la
« conscientisation » entend assurer aux individus - et aux
familles restreintes- une réelle autonomie, une plus grande
indépendance vis-à-vis des structures sociales fondées
essentiellement sur un certain nivellement et sur la
prééminence absolue du groupe sur l’individu. A y regarder
de plus près, il s’avère cependant que l’autonomie,
l’indépendance prêchée par la « conscientisation » éveille les
gens à une meilleure prise de responsabilité dans la solidarité,
à une meilleure prise en charge du bien commun. Il s’agit,
plus précisément, de passer d’une « solidarité dans la
consommation » à une « solidarité dans la production ». On
se rend compte, en effet, que le développement ne proviendra
que d’une action concertée, d’une lutte collective menée
Paysans en marche
117
grâce à la participation de tous. Les travaux collectifs de
« salongo » sont accomplis ainsi avec plus d’empressement et
de cœur.
On ressent de plus en plus le poids de certaines
traditions abusivement sacralisées. On se scandalise de plus
en plus de l’injustice inhérente à certains privilèges indus,
attachés aux rangs sociaux.
Bien des différences sont en train de perdre de leur
pertinence, heureusement. L’appartenance religieuse,
confessionnelle, par exemple. De savants théologiens et
sociologues ont déjà constaté que l’œcuménisme ne coûte pas
trop aux Africains. Dans nos villages, en tout cas, cela se
vérifie; car kimbanguistes, catholiques et protestants, s’ils ne
prient pas souvent ensemble, collaborent toujours pour
l’aménagement du village. Mais il ne faut pas se leurrer, pour
autant. La « réconciliation » n’est pas chose instinctive à
l’homme...
Des clivages subsistent qui entravent le développement
de l’homme, de notre continent, de nos villages. Parmi les
plaies qui déchirent l’Afrique aujourd’hui, il faut certes
compter la famine, la sécheresse, les épidémies,
l’exploitation étrangère. Mais il ne faut pas oublier les
particularismes et autres individualismes. S’il faut fustiger
encore et toujours les nationalismes et tribalismes étriqués, il
semble que le combat sera d’autant plus efficace qu’il se
portera aussi et surtout dans la vie quotidienne, à un niveau
plus fondamental des relations humaines. La
“conscientisation” a choisi ce terrain.
Dans nos « bimvuka ya lutondo », hommes et femmes,
jeunes et adultes, chefs de clan et notables de l’administration
publique, tout le monde est invité à dire son mot dans la
conception ou l’évaluation des projets de vie commune. Cela
suppose de mettre en veilleuse les considérations de rang
social. La palabre africaine est ici mise à l’honneur et
perfectionnée. N’est-ce pas un changement que de faire
Prêtre dans la rue
118
partager la parole ? La liberté d’expression n’étant pas
toujours chose facile ni acceptable pour les grands des
sociétés humaines. La difficulté est réelle : « L’une des
difficultés majeures que l’on rencontre vient des anciens du
village; notamment lors des assemblées de concertation, ils
appliquent des méthodes propres à monopoliser la parole ou
à la conditionner. La prise de parole relève, selon la
coutume, d’une concertation des anciens. Il se fait que des
groupes entiers en sont exclus : femmes, jeunes, ‘hôtes
domestiques’ (esclaves). » 1
La palabre joue ici son rôle de démocratisation, de
réconciliation et de pacification. Les gens comprennent de
plus en plus à quel prix les tribunaux civils rendent la justice.
Beaucoup se scandalisent déjà de voir des paysans plus
prompts à payer des amendes, si lourdes soient-elles, plutôt
que de s’assurer des soins médicaux ou des frais scolaires des
enfants. Et pourtant, les compromis, les réconciliations à
l’amiable devant la communauté sont autrement pacificateurs
et moins coûteux en argent.
L’esprit chrétien du pardon - à étendre jusqu’aux
ennemis - apporte bien une nouveauté dans notre façon de
vivre. Certaines coutumes ne tiennent-elles pas pour faiblesse
une grande propension au pardon ? On sait très bien combien
la haine entre clans ou familles peut facilement dégénérer en
vendetta, traversant années et générations. Quel héritage !
Pour leur permettre de marcher ensemble vers le
meilleur, la « conscientisation » ouvre également les yeux
des paysans sur l’opportunisme, le mercantilisme et
l’imposture des devins, profiteurs de la moindre discorde
entre frères. C’est toute la mentalité magique qui est ici prise
à partie.

1
NDIM Akila B., “Le prêtre, rassembleur et multiplicateur, au cœur des
kimvuka ya lutondo”, p. 11.
Paysans en marche
119
La « conscientisation » démasque tout autant les
“collectionneurs d’impôts” et autres “greffiers” qui, dans leur
travail, se rendent coupables de tricheries et d’injustices.
Les paysans apprennent un tant soit peu le sens de leurs
droits et devoirs civiques, ils savent ainsi pourquoi on doit
payer l’impôt. Les lettrés parmi eux savent maintenant si une
quittance est légale, s’il faut accepter ou non une
« convocation ». Cette prise de conscience est bien périlleuse
et demande beaucoup de courage. Comme ailleurs, le livre
« Nsiku ya bana ya Zaïre » (« Les droits des citoyens
zaïrois ») fait recette, car il soutient la lutte pour plus de
justice et de paix 1.
Forts de tous ces « savoirs », et soutenus mutuellement,
les villageois retrouvent peu à peu la foi en eux-mêmes, en
leur capacité de construire ensemble leur vie, sans attendre
l’Etat ou quelque autre entité comprise comme une puissance
tutélaire.
Pourquoi ne pas souhaiter que de telles expériences
fassent tache d’huile dans l’Afrique des villages ? Il y va de
la survie et de la promotion de tous, comme le pense Jean-
Marc Ela : « Si le courage se réveille chez les paysans, alors,
ils vont prendre en main leur vie et grandir ensemble. Car,
des paysans qui parlent et se mettent debout, cela peut
changer le paysage politique, économique et social d’une
région. Aujourd’hui, seuls les groupes conscients de leurs
droits peuvent prendre la parole et dénoncer les atteintes à
leur vie. Ce sont ces groupes dont l’Afrique des villages a
besoin pour cesser d’être une terre de parias. » 2
C’est donc une question de courage. Le contraire de la
peur. Peur de soi, peur de la nuit, du mystère, de l’autre...

1
Pierre de QUIRINI, Les droits des citoyens zaïrois, CEPAS, Kinshasa,
1980.
2
Jean-Marc ELA, L’Afrique des villages, Karthala, Paris, 1982, p. 228.
Prêtre dans la rue
120
De plus en plus, dans notre diocèse, on aime à citer en
exemple le dynamisme de Lozo-Munene. Or, ce village, situé
dans la zone de Gungu, au sol particulièrement pauvre, ne
vend aucune production agricole. Sa principale ressource
tient dans le courage de ses habitants et leur volonté engagée
dans la solidarité responsable. Voilà près de dix ans, ils ont
créé une coopérative, ont achevé quelques paires de bœufs.
Depuis, cet élevage a prospéré. A ce jour, on peut compter :
un moulin, un centre de santé, une dizaine de maisons en dur,
des fondations pour une vingtaine d’autres, à construire par la
même coopérative. Ce qui frappe surtout, c’est la
promptitude des gens à répondre aux appels lancés pour des
travaux communautaires. Dans cette participation de tous
réside la force si enviable de Lozo-Munene.

Question d’attitude et de mentalité


Les changements en cours n’ont pas forcément
transformé les rues et les cases. Il faudra encore du temps et
des moyens matériels considérables, et un effort plus
soutenu. Reste que le terrain est largement déblayé.
L’essentiel, invisible à l’œil du touriste, est amplement
acquis. Il se situe au niveau de la mentalité. On a réussi à
reculer un tant soit peu la mentalité magique. Il faut croire, à
ce propos, le témoignage des paysans eux-mêmes, qui
considèrent le chemin parcouru depuis les « temps anciens ».
Il y a mentalité magique lorsque l’homme attribue le
sort de sa vie et le déroulement de l’histoire à l’intervention
unilatérale d’une puissance occulte, mystérieuse, provenant
d’un arrière-monde plus ou moins identifié. Par la mentalité
magique, l’homme espère ainsi se dédouaner à bon compte
de sa tâche d’homme, il abdique alors de sa responsabilité, de
sa liberté. A la réflexion et à l’observation, on peut bien se
rendre compte que la mentalité magique est chevillée au cœur
de l’homme, qu’elle revêt plusieurs formes. Charles Delhez
pense qu’elle est « un vieux fonds tenace de l’humanité ». Et
Paysans en marche
121
il écrit : « Personne n’y échappe, ni le païen, ni le chrétien ni
même l’athée. »1
Le mérite de la « conscientisation » est de dénoncer
cette attitude fataliste et défaitiste. Alors que la religion sert à
certains (dans nos villes notamment) d’alibi à la paresse et à
l’évasion, nos communautés y trouvent, au contraire, un
rappel à la vocation créatrice de l’homme : transformer le
monde à la force des bras.
Lutter contre la mentalité magique ainsi comprise, c’est
lutter, par exemple, contre le paternalisme facile qui fait des
Africains modernes d’éternels assistés, attendant, guettant
que la manne leur vienne de l’Europe, de l’Eglise, d’un ciel
de bienfaiteurs plus ou moins imaginaires. C’est aussi
combattre cette attitude attribuant à l’Etat une toute-
puissance qui serait capable d’apporter le bien commun sans
la moindre contribution des citoyens particuliers. Dieu merci,
à ce sujet, bien des événements malheureux ont désillusionné
mains paysans, les menant parfois au bord du scepticisme.
C’est notamment le cas lorsque des agents de
l’administration publique, représentants attitrés de l’Etat,
apportent, en plus des bienfaits indéniables, une bonne dose
d’exactions.
Il va sans dire que la « conscientisation » apprend aussi
à dégonfler certains mythes, à exorciser certaines peurs liées
à des tabous et interdits abusifs, à l’ignorance devant
l’opacité de la nuit, du mystère, de l’inconnu. Nous avons
signalé plus haut des résultats de cette lutte engagée dans le
domaine sanitaire, dans la prise de parole, la participation de
tous à l’effort commun.
Ainsi, puisque la mentalité magique déborde la
« traditionnelle » croyance à la sorcellerie, il convient que le

1
Charles DELHEZ, « Mentalité magique et foi chrétienne », dans
Telema, n° 41, janvier-mars 1985, p. 31.
Prêtre dans la rue
122
combat à mener dépasse les traditionnels autodafés et autres
chasses aux sorcières, qui ont lamentablement échoué tout au
long de l’histoire missionnaire et/ou coloniale. Il reste vain et
naïf de prétendre évacuer la croyance en l’invisible et au
mystère. Des savants ont montré, depuis longtemps, que, sur
ce chapitre, même l’école « occidentale », instance critique
s’il en est, est d’avance vouée à l’échec. La mentalité
magique étant chevillée au cœur de l’homme. Le père jésuite
Eric de Rosny, qui s’est fait « ouvrir les yeux » à la manière
des Douala du Cameroun, est plus éloquent : « Aucun
discours rationnel ne va épuiser le mystère de la vie et de la
mort, pas plus que celui de la santé et de la maladie. On ne
peut nier l’existence des sorciers, lorsque l’expérience
montre à l’évidence que certaines personnes ont le pouvoir
de rendre malade leur prochain, jusqu’à ce que mort
s’ensuive. » 1
Pour lutter efficacement contre la mentalité magique, il
faut donc principalement et d’abord éduquer à la
responsabilité. Il s’agit de faire prendre conscience, d’éveiller
à l’esprit critique, à la liberté. La plupart de nos agents
pastoraux comprennent ainsi les leçons de l’histoire passée et
récente. Ils ont commencé eux-mêmes par changer de
mentalité et d’attitude. Ils se font aujourd’hui plus proches de
la culture, du soubassement mental du villageois. Comme l’a
cherché en son temps le père Picard, il s’agit pour eux de
comprendre les croyances à l’égard de la vie et de la mort
comme partie constitutive d’une culture, de toute une culture.
Evitant ainsi de se percher sur un rationalisme irréaliste et
dédaigneux, ils se font aujourd’hui beaucoup plus près du
profil de l’agent de promotion communautaire esquissé par
Remi Mangeart : « Il cherche à être proche des gens. Il les
salue dans leur propre langue. Il participe aux fêtes

1
Eric de ROSNY, Les yeux de ma chèvre. Sur les pas des maîtres de la
nuit en pays douala (Cameroun), Plon, Paris, 1981, p. 290.
Paysans en marche
123
traditionnelles qui subsistent, et il cherche à connaître leur
signification, mais sans importuner. »1
Les changements, les signes de promotion
communautaire discernés dans nos villages et décrits dans
ces lignes attestent que les paysans changent, eux aussi, de
mentalité et d’attitude devant la vie et la mort. L’heureuse
rencontre entre paysans et agents de promotion
communautaire se caractérise notamment par la modestie et
le respect, signes infaillibles du développement et facteurs
décisifs pour acheminer au changement nécessaire.

Conclusion
Le ton de cette réflexion a certainement versé dans le
triomphalisme. Nous aurons succombé à une pente
inéluctable. Tel n’était pas notre propos, en effet. Nous
comprenons trop bien que le développement, le changement
vers le meilleur, est un processus. Et nous avons recouru
d’ailleurs à dessein à la terminologie de la marche. Une
marche peut tourner court. Il faut partir du bon pied.
Question de se prémunir contre la fatigue, le découragement.
Contre les sceptiques qui remettent à des temps
indéfinis le « décollage » de notre paysannerie, nous
soutenons, pour notre part, que ce décollage est bel et bien
amorcé, dans la confrontation avec d’innombrables défis.
Nous avons voulu montrer la détermination de nos
paysans. Nous espérons avoir suggéré qu’ils ont pris
conscience de ce que le progrès, l’amélioration des
conditions d’existence ne dépendent pas de quelque force
occulte, d’un déterminisme quelconque. Nos paysans savent,
au contraire, que leur liberté et leur responsabilité sont

1
Remi MANGEART, « Accoucheur de promotion communautaire »,
dans Zaïre-Afrique, n° 193, mars 1985, p. 160.
Prêtre dans la rue
124
sollicités avant tout, par-dessus tout. Ils savent aussi que le
progrès de l’individu et celui de la communauté sont
corollaires.
Cette prise de conscience implique assurément un
changement des mentalités et celui des structures, des
relations sociales.
Reste l’avenir.
Si cette réflexion ne nous imposait une limite, nous
aurions voulu parler de la jeunesse, avenir du pays. Nous
aurions voulu dire l’apport des jeunes dans les changements
présents et surtout l’espoir qu’ils sont en droit d’attendre
comme fruit des efforts consentis aujourd’hui par la
communauté entière. Nous aurions surtout voulu envisager
les chances possibles de ces jeunes, de plus en plus instruits,
d’accepter de vivre au village alors que les lumières de la
ville se font de plus en plus scintillantes et que l’exode rural
ne rencontre apparemment aucune restriction.
Nous espérons avoir montré, à tout le moins, que contre
tout alarmisme et contre tout défaitisme, il faut croire, et
savoir que nos campagnes ne sont pas condamnées à mort.
Dans l’anonymat et la pénombre, le milieu rural sécrète des
forces de résistance contre la mort. La vie continue ainsi à
germer, à bourgeonner, et il faut croire que bien des
expériences semblables se vivent ailleurs, partout où les
hommes restent hommes, c’est-à-dire courageux, habités par
le désir inextinguible de se lever, de marcher, de se
« libérer »... Envers et contre l’ingratitude des climats, la
pauvreté des sols, la négligence, l’incompétence de certains
responsables, l’opacité de la nuit...
Nous avons choisi de souligner le courage des paysans
de notre contrée. Nous avons refusé exprès de compter les
briques alignées, les bébés vaccinés, les comprimés
d’aspirine distribués... Aux spécialistes de le faire ! A nos
yeux, toutes ces réalisations ne sont pas déterminantes... A
Paysans en marche
125
elles seules, elles ne prouvent pas grand-chose. Car, comme
on le chante de plus en plus aujourd’hui, le développement
est, avant tout, un problème de mentalité. Un changement,
une conversion des cœurs... Le reste sera donné par surcroît.
11.
La démocratie, au-delà du
multipartisme ?

L’ouverture de certains pays africains au multipartisme


peut être considérée comme l’un des événements les plus
marquants de ces dernières années. La presse internationale
en a fait écho sur divers tons. Ainsi l’hebdomadaire Jeune
Afrique : « Tunisie : Défaite électorale des opposants,
manipulation des résultats, mais... le parti unique est mort,
vive la démocratie ! » 1
Contrairement à cet optimisme plutôt béat, certaines
voix, plus circonspectes, se tiennent sur la réserve. Le
démenti de certains pays pluralistes, qui ne sont pas toujours
démocratiques, laisse place, en effet, à un certain
scepticisme. Et puis, il y a des leçons de l’histoire… et la
nécessité d’une réflexion profonde comme celle de Jean-
Yves Calvez, qui peut, toutes proportions gardées,
s’appliquer à la situation africaine.
C’est pour cela que nous voulons ici soumettre le
phénomène du multipartisme à la lumière de l’Introduction à

1
Lire sur la couverture du n° 1089, 18 novembre 1981.
Prêtre dans la rue
128
la vie politique de J.-Y. Calvez 1. Nous voulons notamment
nous demander si, dans la situation africaine actuelle, la
démocratie doit être liée au multipartisme.

La situation africaine
Vingt ans après les indépendances politiques, la plupart
des états africains présentent un système politique
monolithique, avec un parti unique. Cette situation résulte
soit de la victoire de ce parti sur une multitude d’autres, qui
avaient parfois tenu tête au colonisateur et contribué à
l’acquisition de l’indépendance; soit d’une force imposée
après l’indépendance contre l’anarchie et les conflits internes
consécutifs à des rivalités ethniques, confessionnelles, etc.
En effet, plusieurs hommes politiques se prévalent de
toute action décisive réalisée dans le passé pour asseoir et
maintenir l’autocratie, par crainte de contestation. Ainsi, le
tunisien Bourguiba entretenait jusqu’à très récemment « le
sentiment que, pour une très large part, c’est lui qui a mené
le pays où il est. Il a gagné l’indépendance, libéré la femme,
scolarisé en masse, fabriqué un Etat qui supporte
avantageusement la comparaison avec n’importe quel pays
africain »2.
Certains autres, moins réalistes, invoquent la tradition
africaine, monarchique selon eux. Ils oublient ou affectent
d’oublier que l’Afrique de cette fin du vingtième siècle n’est
pas celle du seizième et que réunir deux cents tribus
n’équivaut pas à en diriger une seule.

1
Jean CALVEZ, Introduction à la vie politique, Aubier Montaigne, Paris,
1967.
2
G. BURDEAU, La démocratie, essai synthétique, cité par J.- CALVEZ,
op. cit., p. 126.
La démocratie, au-delà du multipartisme ?
129
Pourtant, tous ces présidents, et ceux qui arguent de
leur action héroïque, et les tenants d’une tradition somme
toute révolue, reconnaissent la nécessité de la démocratie. A
tout le moins, les événements les obligent à cette
reconnaissance. Mais, s’agrippant à leur trône et aux
principes qui les tiennent, ils préconisent de penser la
démocratie à l’africaine, sans pasticher l’Occident. L’idée
n’est pas mauvaise, bien au contraire. Mais elle le devient dès
lors qu’on sait qu’elle ne ressortit le plus souvent qu’à la
démagogie.
Mais voici que la Tunisie, le Sénégal, le Centrafrique et
d’autres pays encore se tournent vers une démocratie
« classique », avec le multipartisme comme l’une des
principales caractéristiques. Que recouvre ce mot de
démocratie?

La démocratie
D’après Calvez, la démocratie peut se définir comme le
gouvernement par le peuple et pour le peuple. Cette
définition traduirait « l’exigence d’une reconnaissance
réciproque des droits et des devoirs, qui soit effectivement
vécue par tous les membres de la société » 1.
Cette exigence manifeste le besoin voire la
revendication du droit de société et de participation à
l’existence politique même. II ne faudrait donc pas réduire la
démocratie à une forme de gouvernement, à un système
politique. Il faudrait plutôt l’entendre comme « une
philosophie, une manière de vivre, une religion »2.
Lorsqu’on sait que pour Aristote « démocratie »,
contrairement à « république », désigne la mauvaise forme du

1
J.-Y. CALVEZ, Introduction à la vie politique, p. 125.
2
G. BURDEAU, Cité par J.-Y. Calvez, p. 126.
Prêtre dans la rue
130
gouvernement du plus grand nombre, et qu’à un certain
moment, Rousseau concevait la démocratie comme l’apanage
d’un « peuple de dieux », on se rend compte que la
démocratie radicale est impossible, utopique, problématique;
que sa recherche est vaine et naïve, que la corde est toujours
raide entre l’autoritarisme monarchique et le libéralisme
abusif.
La démocratie ne peut être un idéal acquis d’avance du
simple fait d’un consensus, d’un « contrat social », fût-ce
sous l’égide d’un chef charismatique. Aussi faut-il
abandonner l’illusion d’un gouvernement par le plus grand
nombre pour entendre la démocratie réelle, réalisable, comme
une « conciliation de la liberté et du pouvoir qui présuppose
de la part des citoyens une démarche d’abandon de leurs
intérêts et de don de soi à la collectivité, en tout cas une
démarche de responsabilité sociale » 1.
Cette démarche d’abandon, c’est le fondement même
de l’entrée en politique, c’est la reconnaissance d’autres
libertés sur un fond de lutte, de la guerre toujours sourde
entre les hommes, comme le pense Hobbes. C’est cette
responsabilité, une certaine volonté politique, qui amènera à
la création d’une nation. C’est cette conscience qui fera
qu’un groupe d’hommes se trouvant sur un territoire
constitue un Etat, car « ce qui fait l’Etat, ce n’est pas la
juxtaposition d’un groupe, d’un territoire et d’un chef, c’est
une certaine manière d’être du Pouvoir. C’est elle seule qui
permet d’expliquer tous ces caractères de l’Etat -unité,
continuité, puissance, limitation par le droit- que nous
sommes accoutumés à considérer comme partie intégrante de
la théorie générale de l’Etat »2.

1
67 J.-Y. CALVEZ, Introduction à la vie politique, p. 125.
2
G. BURDEAU, Traité de science politique, t. II, cité par L-Y.
CALVEZ, p. 83.
La démocratie, au-delà du multipartisme ?
131
Rien n’est plus évident que l’impossibilité d’une
démocratie directe et pure, à la Rousseau, dans les Grands
Etats modernes. Et même une « représentation jacobine » ne
saurait être une solution. L’histoire a montré qu’une telle
représentation est souvent hypocrite et injuste. A grand
renfort de publicité d’opinion, de délibération, d’abstraction,
elle présuppose et postule la volonté du peuple et dilue dans
une « volonté générale », nationale, les intérêts privés et
particuliers.
Les élections non plus n’arriveraient pas à faire
concilier parfaitement 1’ « opinion » du peuple avec la raison
des représentants élus. Une photocopie de l’opinion dans sa
diversité est impossible. Elle n’est d’ailleurs pas à souhaiter
et, en tout cas, elle ne peut définir la démocratie idéale. La
représentation restera toujours entachée d’irrégularités. Et les
régimes d’opinion ont encore un relent jacobin.
Le recours aux partis politiques semble alors s’imposer
comme solution pour rapprocher le pouvoir du gouvernement
et l’opinion populaire. Les partis politiques étant des
groupements visant à « canaliser et (à) simplifier
suffisamment, aux fins de la représentation, l’opinion
diverse » 1 et constituant des forces sociales à orientation
politique 2.
Les partis politiques traduisent en une certaine mesure
l’opinion populaire et sont représentatifs à certains égards.
Seulement, à l’intérieur même de ces partis, la
représentativité peut manquer, du fait de la manipulation des
partisans par une poignée de dirigeants du « comité central ».
Reste que les partis sont un moyen pour une
consultation des citoyens à qui est donnée l’occasion d’une
participation à la vie politique et partant d’une intériorisation

1
J.-Y.CALVEZ, Introduction à la vie politique, p. 141.
2
Ibidem, p. 143.
Prêtre dans la rue
132
de la responsabilité. Même si la démocratie n’est pas à ce
point idéale. Pourquoi la séduction du multipartisme pour
l’Afrique ?

L’engouement pour le multipartisme


Si, jusqu’à maintenant, le multipartisme exerce un
grand attrait sur les esprits qui veulent une participation
effective des citoyens à la vie politique, c’est, généralement,
parce que les gouvernements africains ne laissent
pratiquement pas de place à l’exercice de la liberté et ne
tolèrent aucune « hétérodoxie ».
Le 10 avril 1981, le président Bourguiba prononça un
discours fort éclairant : « Le degré de maturité atteint par le
peuple, les aspirations de la jeunesse, l’intérêt qu’il y a à
faire participer tous les Tunisiens à la prise des décisions,
autant de facteurs qui nous amènent à dire qu’il n’y a point
d’objection à l’émergence de formations nationales,
politiques ou sociales. »1
Le paternalisme à peine voilé dans cette phrase ne peut
être que révoltant pour l’enfant qui se sait ou se croit déjà
mûr. Malheureusement pour lui, quoi qu’il fasse pour sortir
du giron devenu joug paternel, il se trouve toujours enserré
dans un étau.
Cet étau a pour nom répression immédiate et sans
appel. En effet, les monocraties d’Afrique ne tolèrent aucune
contradiction à leurs idéologies et prétendent tout orienter,
c’est-à-dire tout diriger. Et les syndicats, les « mouvements »,
les « sociétés », les universités, les journaux..., loin de
constituer des groupes de pression, se réduisent à des relais
du même système idéologique. Comment en serait-il

1
Cité par François POLI, « Les raisons de la colère », dans Jeune
Afrique, n° 1089, du 11 novembre 1981, p. 24.
La démocratie, au-delà du multipartisme ?
133
autrement quand, par exemple, toute grève est interprétée
comme une subversion, quand la presse est institutionnelle ?
Comment peut-il en être autrement lorsque les chefs du
parlement, malgré les apparences, sont nommés par le
« guide » et que le droit à la parole est, pour le député, limité
par une « constitution », laquelle est élaborée pour justifier le
régime au pouvoir ?
S’il est juste de condamner et de punir les abus que
peuvent commettre les groupes d’intérêt ou de pression, il
reste que les monocraties africaines, en bridant
systématiquement les groupes, ne sont rien de moins que
totalitaires. Puisqu’elles suppriment ainsi toute influence
indirecte du citoyen sur le pouvoir. Et l’inexistence d’autres
partis avait déjà exclu toute participation directe. Peut-être
que le multipartisme ne ferait pas mieux !
Nous avons dit plus haut les insuffisances du
multipartisme. Et l’on connaît ce refrain de l’Algérien Ben
Bella : « Parti unique, mal unique ». II s’agit donc de choisir
le moindre mal en choisissant le monopartisme. Mais
puisqu’il y a encore mal, la lutte n’est pas inutile. C’est que
la démocratie ne va pas de soi !
L’engouement pour le multipartisme semble ainsi
consister dans la recherche de garde-fou pour le régime au
pouvoir. La démocratie est donc entendue comme forme de
gouvernement. Nous avons dit plus haut l’étroitesse d’une
telle conception. La vraie démocratie vaut plus.

Au-delà des régimes politiques


Si la démocratie n’est pas à confiner dans une forme de
gouvernement, c’est dire qu’elle dépasse les régimes
politiques.
D’après Calvez, la démocratie consiste dans la
participation politique des citoyens. Et celle-ci doit déborder
Prêtre dans la rue
134
des actes politiques ponctuels et sporadiques pour pénétrer
toute la vie, toute l’existence politique.
La démocratie comme participation sera
reconnaissance concrète d’autrui, reconnaissance de ses
droits, notamment du droit à la société ou droit à la vie
sociale : « A la dignité de la personne humaine est attaché le
droit de prendre une part active à la vie politique et de
concourir personnellement au bien commun. »1
Une telle démocratie, réalisable, sera locale et
quotidienne. Alors seulement se réalisera l’engagement de
soi et aussi l’abandon de soi, pour le bien de soi-même et de
la communauté. « Cet engagement est en même temps
satisfaction : c’est en effet la réalisation sociale de soi
comme être libre, capable de dépasser sa particularité » 2.
On se rend sans doute compte qu’il est inutile et
illusoire de vouloir abolir toute distance entre liberté et
pouvoir. On se rend compte qu’il est nécessaire que les
citoyens comprennent, qu’ils sachent l’enjeu primordial de
l’existence politique. C’est tout le problème de l’éducation
qui est ainsi posé.
Puisque la démocratie dépend aussi -Marx l’a bien vu-
de certaines conditions sociales, il faudra que le peuple
reçoive un certain niveau de culture et d’éducation, et il faut
des représentants compétents et responsables. Ce sont là
conditions de la participation politique aujourd’hui, dans un
monde où la technique est en passe de devenir maîtresse, où
l’ordinateur s’impose jusque dans la vie politique.
Est-ce là ce que Bourguiba et d’autres entendent par
« maturité » à acquérir par les peuples africains ? Ils auraient

1
Jean XXIII, Pacem in terris, cité par J.-Y. CALVEZ, Introduction à la
vie politique, p. 123.
2
J.-Y. CALVEZ, p. 214.
La démocratie, au-delà du multipartisme ?
135
raison. Mais jusqu’à quand? Quand un père croit-il vraiment
que son fils est devenu adulte ?
En tout état de cause, il faut reconnaître l’importance
de l’éducation et de la culture. Qui oserait en disconvenir
dans une Afrique marquée par la pauvreté et
l’analphabétisme, une Afrique où l’avoir et le savoir
appartiennent à une minorité qui menace sans cesse
d’accaparer aussi le pouvoir ?

Conclusion
Le multipartisme n’appelle donc pas forcément la
démocratie, de même que le monopartisme ne devrait pas
toujours l’exclure. Si Sennen Andriamirado croit vraiment
que le Sénégal n’a à craindre par le multipartisme aucune
« résurgence des rivalités ethniques » parce que la loi
« interdit aux formations politiques de se référer à des
particularismes ethniques ou religieux » 1 nous ne pouvons
dire avec lui que la démocratie est pour autant garantie.
Nous croyons, en revanche, avec Habib Boularès, que
« la démocratie ne s’invente ( !) pas. C’est une pratique
quotidienne. Pour réussir à l’enraciner dans le pays, chacun
doit y mettre du sien, le gouvernement et les oppositions » 2.
En Afrique comme partout ailleurs. Tous les jours, en
dépassant, par la reconnaissance mutuelle, la violence, la
guerre toujours latente dans les relations humaines, dans
l’existence politique.
Et justement, puisque la « sauvagerie » couve toujours,
il ne serait que trop naïf de laisser la démocratie à la bonne

1
Sennen ANDRIAMIRADO, “Le Sénégal, un Etat”, dans Jeune Afrique,
n° 1096, 6 janvier 1982, p. 126.
2
Habib BOULARES, “La démocratie des petits pas”, dans Jeune Afrique,
n° 1089, 18 novembre l98l, p. 27.
Prêtre dans la rue
136
volonté des gens. Si la pratique quotidienne dépasse les
régimes politiques, elle n’est pas conciliable avec n’importe
lequel d’entre eux. Elle requiert certaines structures
juridiques, variables suivant les réalités concrètes de chaque
société. C’est à ce titre que l’Afrique devrait se trouver des
lieux spécifiques pour une participation communautaire de
tous les citoyens.
Notre propos n’est pas de désigner les formes concrètes
que devra revêtir la démocratie. Pour le moins, ces formes
devront tenir compte aussi bien de la situation africaine
actuelle que de la tradition 1 de toutes les valeurs de
communauté et de solidarité.

1
La tradition, à notre sens, n’est pas à entendre comme une « substance »
ou une « hypostase », statique ; elle est plutôt un certain fonds culturel
qui se constitue au fil de l’histoire.
12.
La chasse aux soutanes

Heureux êtes-vous
lorsque l’on vous insulte,
que l’on vous persécute
et que l’on dit faussement
contre vous toute sorte de mal
à cause de moi. (Mt 5,11)

La margarine de table pourra bientôt nous servir


comme onguent contre le gaz lacrymogène. Nous l’aurons
appris un peu tard, mais est-il jamais trop tard pour apprendre
les petits expédients qui vous sauveront la vie un jour
prochain de manifestation de rue ? Nos maîtres en la matière,
les frères et sœurs rencontrés au coude à coude, l’auront eux-
mêmes appris sur le tard : le gaz lacrymogène et les
manifestations de rue sont des nouveautés de ces temps de
brouille démocratique.
Depuis la “marche de l’espoir” du 16 février 1992, les
ecclésiastiques de Kinshasa compteront plus que jamais sur
la solidarité réelle du peuple. Cependant que des militaires et
autres agents de « sécurité » s’engageront aux trousses des
soutanes. Par obéissance aux ordres plus que par option. Sur
l’honneur, sur la vie et la mort.
Dans un pays où la corruption est de règle, porter la
soutane ou arborer une croisette constituait souvent un passe-
Prêtre dans la rue
138
droit gratuit. Mais le privilège pourrait bientôt devenir un
fléau. Pour des raisons évidentes de la « démocratie à la
zaïroise ». Depuis que les prêtres « font la politique ».
« L’entêtement de l’homme politique a suscité la
défection d’une partie de la masse déçue. L’euphorie suscitée
par le discours politique n’est plus nourrie par la même sève.
C’est dans ce sens qu’il convient de placer la marche des
soutanes blanches à travers les rues de Kinshasa. Le
discours religieux a porté là où la capacité mobilisatrice du
politicien a échoué. Les fidèles, armés de la foi que suscite la
parole, ont défié les balles. Ce qui a donné le bilan le plus
lourd de toutes les manifestations organisées depuis le 24
avril 1990. Le cantique a triomphé sur le slogan politique.
Bien plus, les prêtres ont donné l’exemple en prenant la tête
des cortèges alors que, bien souvent, les hommes politiques
ont laissé leurs militants seuls comme des troupes sans chefs.
Dans cette guerre d’usure, cette nouvelle force risque de se
muer en intégrisme religieux et fanatique que personne ne
pourra contrôler. La pression de l’Eglise, apportée par la
base, constitue une première dans l’histoire politique du
pays » 1.

Mieux qu’en 1971


En 1975, au petit séminaire de Laba, un gouverneur de
province a fait démolir, sous nos yeux d’enfant, une paisible
statue de la Vierge. Pour dire que la jeunesse zaïroise n’a pas
à s’aliéner dans une religion occidentale. Six ans plus tard,
j’ai reconnu, à Kinshasa, l’ex-gouverneur se répandre en
prières comme savent le faire les « charismatiques », c’est-à-
dire, dans nos villes surtout, les moins discrets des adorateurs
du Dieu étranger, chrétien.

1
NGWANZA Kassong’Abor, « Intégrisme ? », La lettre éditoriale, dans
Le Soft de Finance, n°56, mardi 18 février 1992, p. 1.
La chasse aux soutanes
139
En 1971, lorsque la politique dite de l’Authenticité
désigna la religion chrétienne comme cible privilégiée,
l’Eglise s’organisa à peine pour rétorquer. L’Eglise
catholique, en tout cas, se défendit tant bien que mal, courba
plutôt l’échine, n’éleva pas très haut sa voix. Et l’élan
persécuteur de l’Etat zaïrois se brisa peut-être ainsi, faute de
riposte stimulante.
Aujourd’hui, en ce début de 1992, un bras de fer s’est
franchement engagé. L’Eglise catholique est particulièrement
placée au front pour la démocratisation du pays. La lutte est
ouverte. Et les armes ne sont pas nécessairement inégales,
même si elles diffèrent de nature.
Peu avant le 24 avril 1990, où le président Mobutu
prononça un discours « historique » pour « inaugurer » la
démocratie à la zaïroise, la Conférence Episcopale du Zaïre
avait élevé sa voix au-dessus de toutes celles qui, dans le
pays et en des mots plus ou moins couverts, instruisaient en
règle le procès du régime dictatorial de la « deuxième
République ». La presse internationale a largement diffusé le
fameux « mémorandum sur la situation du pays et le
fonctionnement des institutions nationales », adressé au
président Mobutu en mars 1990. Les évêques rappelaient
opportunément leurs prises de position au long des vingt
dernières années. La plupart des documents déclarent sans
ambages et au concret la foi de l’Eglise en Jésus-Christ et en
« l’homme, image de Dieu » 1.
Et depuis le 24 avril 1990, l’épiscopat catholique du
Zaïre maintient ferme son option pour le « redressement de
la nation », et accompagne tout souverainement, pour
« libérer la démocratie », les efforts des multiples syndicats

1
78 Lire: Mgr L. MONSENGWO Pasinya, L’Eglise catholique au Zaïre.
Ses tâches, ses défis, ses options, Editions Saint Paul Afrique, Kinshasa
1991, p. 28.
Prêtre dans la rue
140
et de plus de deux cents partis politiques. Car, même le
président Mobutu, qui se veut « acquis au changement », n’a
pas toujours fait montre d’une action conséquente pour
l’avènement d’une vraie démocratie. La Conférence
Nationale Souveraine, voulue par tous, semble-t-il, comme
lieu de la grande palabre, incontournable pour un Zaïre
nouveau, n’a pas fini de piétiner, étalant à la face du monde
l’incapacité notoire d’une classe politique médiocre1 et le
manque général, dans le peuple, d’une culture politique
démocratique 2.
Après quatre mois de piétinement burlesque, les 2.850
délégués à la Conférence Nationale élurent, en décembre
1991, monseigneur Laurent Monsengwo Pasinya pour
succéder à monsieur Isaac Kalonji Mutambayi qui venait de
donner sa démission comme président du bureau provisoire.
L’archevêque de Kisangani et président de la Conférence
Episcopale accepta la charge, avec l’accord et l’appui de ses
pairs du « Comité permanent ». Le Zaïre se mit ainsi sur les
traces d’autres pays d’Afrique francophone. La présidence
des conférences nationales semble convenir au rôle d’un
évêque catholique. Comme Ernest Nkombo, au Congo
voisin, ou Isidore De Souza, qui avait donné le ton au Bénin,
Laurent Monsengwo fut choisi pour sa compétence
intellectuelle, son autorité et son intégrité morale.
Comme instance inédite dans nos mœurs socio-
politiques, la Conférence Nationale devrait, théoriquement,
négocier la réconciliation nationale par un regard critique sur
le passé et une résolution commune aux citoyens de baliser
l’avenir du pays par la mise en place d’institutions nouvelles,

1
LUSSAMAKI Okita, “Le Zaïre malade de sa classe politique”, dans
Forum des As, 2 ème année, n° 59, 20 février 1992, pp. 5 et 7.
2
Lire : OTEMIKONGO Mandefu Yarisula, “Le multipartisme au Zaïre :
mythe et réalité”, dans Zaïre-Afrique, n° 260, décembre 1991, pp. 541-
548.
La chasse aux soutanes
141
justes, démocratiques. Mais voilà des objectifs qui ne sont
pas déjà admissibles par tous au départ. A quel niveau et à
quel moment commencer donc la négociation? Et à quel
consensus un président-évêque est-il capable de mener
devant la mauvaise foi ou la peur manifeste des uns et des
autres, quand la méfiance est de règle, que manque la
sincérité, vertu minimale du dialogue, de l’éthique de la
discussion ? A Brazzaville, monseigneur Nkombo, devenu
président du Conseil Supérieur de la République -le « parle
ment » de transition institué pour le suivi des résolutions de
la Conférence Nationale-, heurtait ses collègues, des
politiciens véreux. Il leur disait ne pas appartenir à leur
acabit, ignorer et mépriser les roueries propres à leur espèce.

Bâtir le Zaïre : une tâche pour les chrétiens


Il est incontestable que dans la « politique du ventre »
des Etats monolithiques africains, les clergés des différentes
religions ont reçu une belle part du gâteau en récompense de
leur « collaboration » passive ou active 1. Or, lorsqu’il s’agit
maintenant de négocier un nouveau cap pour « l’Etat en
Afrique », des préjugés bien favorables veulent que l’on
propose aussitôt des ecclésiastiques pour diriger les débats.
Nous sommes tous mauvais, confessait un leader de parti
politique, mais les prêtres et les religieux sont les moins
mauvais. Aussi est-il d’avis général qu’un prêtre, un évêque
puisse arbitrer entre les « professionnels de la politique ».
C’est que, à tout le moins, il est d’avis général que la
politique est chose trop sérieuse pour la réserver aux

1
Jean-François BAYART, L’Etat en Afrique. La politique du ventre,
Fayard, Paris, 1989, pp. 236-240.
Prêtre dans la rue
142
politiciens. La politique est décidément « affaire de tout le
monde » 1.
Les chrétiens d’Afrique et du Zaïre semblent avoir
appris ainsi l’enseignement du Concile Vatican II. Ils y
réfléchissent particulièrement en préparant le prochain
Synode Spécial des Evêques pour l’Afrique. Ils se rappellent
la mission que Jésus-Christ leur confie pour être ses
« témoins ». A la faveur du processus de démocratisation,
c’est le témoignage des chrétiens qui est sollicité de façon
toute pressante comme une voix autorisée dans le
« consensus », le concert à jouer en chœur.
Le 26 janvier 1992, dans la cathédrale Notre Dame du
Zaïre, à Kinshasa, le cardinal Frédéric Etsou a présidé une
eucharistie spéciale « pour la nation ». La semaine du 19 au
26 janvier aura été fort embrasée. Tout est parti de la
suspension des travaux de la Conférence Nationale par le
premier ministre Jean Ngunz. La polémique engagée aussitôt
entre le pouvoir et l’opposition se cristallise dans la nuit du
22 au 23 janvier par ce que le gouvernement appelle un
« coup d’état manqué » mais que l’opposition tient pour une
cabale de plus du pouvoir en place. Pendant près de trois
heures, en effet, les studios de la radio nationale sont aux
mains d’un groupe de soldats. Les mutins exigent sur antenne
la démission du chef de l’Etat et de son premier ministre, et
surtout la reprise des travaux de la Conférence Nationale.
Lorsque les troupes loyalistes reprennent le contrôle de la
maison de la radio, le ministre de la défense annonce que les
soldats mutins avaient bénéficié de la complicité de leaders
de l’opposition et de certains pays étrangers. En effet,
l’opposition avait, 1a veille, distribué des tracts (signés)
appelant la population à protester contre la décision
unilatérale du premier ministre. La première action

1
J. BANGA Bane, « Une conception de la politique », dans Zaïre-
Afrique, n° 260, décembre 1991, pp. 533-540.
La chasse aux soutanes
143
préconisée par l’opposition serait une opération de « ville
morte » les 23 et 24 janvier. Le 23 janvier fut effectivement
une journée « ville morte ». Toute la nuit précédente, les
soldats avaient couvert la ville de Kinshasa de coups de feu.
Et jusqu’au 25 janvier encore, on signalait des scènes de
pillages parfois sanglants perpétrés par des hommes en
uniforme.
Le 2 janvier, la population, traumatisée, attendait le
résultat de l’enquête judiciaire promise par le gouvernement.
Mais cette population, comme autrefois les disciples sur le
chemin d’Emmaüs, cachait de moins en moins son dépit
devant ce pouvoir qui lui semblait avoir choisi de massacrer
la démocratie et de boucher ainsi tout horizon de paix et de
justice. Or, le peuple du Zaïre en était arrivé déjà au
sentiment que la démocratie est un minimum vital et non un
luxe 1.
La déception se lisait sur les visages dès l’entrée de la
messe célébrée sous le thème : « Bâtir la Nation, une tâche
pour tous les chrétiens ». Le chant d’entrée était celui-là
même qui remplissait les églises au début des années
soixante-dix, au plus fort de la crise entre l’Etat et 1’Eglise
(catholique) : « Debout, Seigneur, viens au secours de ton
peuple ! » On se rappelle qu’en 1972, le cardinal Joseph-
Albert Malula, archevêque de Kinshasa, avait été forcé à
l’exil. Il partit pour Rome, sans avoir jamais troqué son
prénom chrétien contre un « post-nom authentique »...
C’est bien par coïncidence providentielle que le 26
janvier tombait au bout d’une semaine embrasée. La journée
de prière pour la justice et la paix, fixée au 1er janvier par le
pape Paul VI, est célébrée au Zaïre le dernier dimanche de
janvier. Ainsi en a décidé la Conférence Episcopale, pour que
cette messe couronne et prolonge, en manière de

1
Jean-François REVEL, Le regain démocratique, Fayard, Paris, 1992.
Prêtre dans la rue
144
recueillement, la « semaine de prière pour l’unité des
chrétiens », du 18 au 25 janvier.
En la cathédrale de Kinshasa-Lingwala, l’abbé
Matthieu Musua, recteur du grand séminaire saint André
Kaggwa et président de l’Assemblée des prêtres diocésains
de Kinshasa, a lu un texte qui n’a sans doute pas
enthousiasmé autant le président de l’eucharistie que les
nombreux leaders des partis politiques de l’opposition, ceux
notamment du cartel dit de 1’« Union Sacrée ». Ces
catholiques ont tant applaudi pour ponctuer l’homélie que
l’église ressembla un moment à un meeting politique.
Monseigneur Etsou aurait voulu que l’on méditât la
profondeur de l’homélie. Le texte était dense, en effet.
« Bien chers Frères et Sœurs dans le Christ,
En créant le monde, Dieu a aussi créé le Zaïre, beau
pays aux richesses immenses. Il y a placé des Zaïrois afin
qu’ils s’efforcent de le rendre encore plus beau et plus
vivable, y instaurant une société de justice et de fraternité.
Tel est le plan de Dieu. Mais, comme nous l’avons déjà dit,
l’homme a le choix entre une société avec Dieu ou une
société sans Dieu.
Combien il est triste de devoir constater que les options
politiques prises par notre société ont été pour une société
sans Dieu. D’où suppression des cours de religion, une
mauvaise conception de la laïcité, inversion des valeurs,
retour aux pratiques fétichistes, paganisme et culte de la
personnalité. Tout cela nous a enfoncés dans un sous-
développement matériel et mental tel que le pays est devenu
un Zaïre véritablement sinistré. Le sous-développement est
toujours l’expression du péché, parce qu’il va toujours à
l’encontre de la croissance des virtualités de 1’ homme. Le
projet du créateur tend par définition vers un mieux-être, un
plus-être. (...)
La chasse aux soutanes
145
Les chrétiens ont aussi le devoir d’apporter l’éclairage
des valeurs évangéliques dans l’élaboration d’un projet de
nouvelle société. Aujourd’hui, ils n’ont plus le droit d’être
absents des lieux où se prennent les grandes décisions, les
grandes orientations. Animés par les principes évangéliques,
mus par leur foi, ils sont les mieux placés pour proposer les
idées qui concourront à l’avènement du règne de Dieu dans
notre société. Depuis bien des années, les chrétiens, pourtant
majoritaires dans les institutions du pays, n’ont pas su faire
prévaloir, tant dans les options que dans les actions, les
valeurs du royaume de Dieu. Aujourd’hui, à l’aube de la
troisième république, ils n’ont plus le droit de démissionner.
L’heure est venue de se redresser, debout pour le change
ment, pour une société nouvelle ».

Les bergers et les mercenaires


L’homélie des abbés kinois a bien retenti dans le cœur
des fidèles présents dans la cathédrale et dans celui des
hommes de bonne volonté. La presse indépendante s’est
emparée du texte et l’a publié dans son intégralité. La
question des jours suivants, dans des cercles de réflexion et
de partage, fut de savoir comment, après ce énième
enseignement de l’Eglise, obtenir du dire un faire, passer de
la déclaration vigoureuse d’intention à l’acte, au nom de la
foi chrétienne. Plus précisément, et pour parler comme Kä
Mana, la question fut de savoir comment faire au Zaïre pour
convertir le mythe social et imaginaire de la démocratie en
problème pour la pensée et en énergie pour l’action 1.
Au niveau de la réflexion pure, des intellectuels sont
suffisamment avancés dans le débat sur le caractère
naturellement « politique » de l’Evangile et même sur

1
84 Kä MANA, L’Afrique va-t-elle mourir ? Bousculer l’imaginaire
africain. Essai d’éthique politique, Cerf, Paris, 1991.
Prêtre dans la rue
146
l’engagement politique du prêtre, par exemple. Mais au
niveau pratique, des questions demeurent sans réponses
concrètes. Par exemple : faut-il oui ou non, quand et
comment organiser ou soutenir un mouvement de grève dans
les hôpitaux, l’enseignement ou dans la fonction publique ?
Pour passer de la parole à l’acte, en septembre 1991,
des soldats mécontents de leur maigre solde avaient ouvert la
voie à de nombreux compatriotes pour « se servir » dans la
rue, « piller » partout où quelque bien était disponible,
accessible. La vague avait gagné bien d’autres localités.
L’insécurité s’est effectivement installée à l’échelle du pays.
L’opinion internationale aura alors appris l’évacuation en
ordre des Occidentaux et autres Etrangers, sur
recommandation de leurs ambassades respectives.
En octobre, on craignait une guerre civile imminente.
Des missionnaires étrangers sont alors partis dans la foulée.
Echaudés pour la plupart par les exactions subies lors de
l’Indépendance du pays en 1960 ou lors des multiples
rébellions et autres “zaïrianisations”, ils n’ont pas demandé
leur reste avec de bien mauvais souvenirs...
Mais ce fut une fausse alerte. La guerre civile n’a pas
eu lieu en octobre 1991. Lorsque les paras belges et français
ont quitté Kinshasa, une crainte certaine s’est néanmoins
emparée de la population peu rassurée par l’armée nationale.
II a suffi de quelques jours pour se tranquilliser, se
détromper, provisoirement, il est vrai. Sans vaincre toute
inquiétude, on se demandait si le départ des missionnaires
étrangers n’avait pas été « précipité », d’autant que la
Conférence Episcopale, l’Assemblée des Supérieurs Majeurs
(religieux) et la Nonciature Apostolique avaient déconseillé
tout départ sauf pour des raisons de santé ou des problèmes
de conscience.
Le jugement de bien des Zaïrois n’est pas trop fort qui
appelle « mercenaires » des missionnaires partis très vite et
revenus sur la pointe des pieds dès le moindre semblant de
La chasse aux soutanes
147
calme dans le pays. Entretemps, des chrétiens auront fait
l’expérience de l’abandon voire de la trahison au regard de la
situation vécue du jour au lendemain dans certaines paroisses
et certaines œuvres sociales (hôpitaux, écoles...). Des
Zaïroises et des Zaïrois, sans préparation nécessaire, ont pris
la relève, tant bien que mal. Et pour de bon, ont-ils décidé.
C’est l’engagement missionnaire de tout chrétien qui se
trouve ainsi au défi de la solidarité avec le peuple dans un
tournant historique sans précédent. Un nouveau genre d’être
chrétien s’impose. Et c’est une question de vie ou de mort
pour chacun. Si les missionnaires étrangers peuvent un jour
ou l’autre se sauver sous protection internationale, tel ne sera
vraisemblablement jamais le cas pour les natifs du pays.
Le virage à prendre au niveau des responsabilités
individuelles et collectives interpelle notre engagement au
baptême. Et parmi les nouveautés de la conjoncture actuelle,
il y a le sens de 1’Eglise. Il s’apprend autrement que par la
récitation du credo ou la répétition de quelque formule du
catéchisme. On retiendra par exemple que le dimanche 23
février 1992, au sortir de la « messe des martyrs du 16
février », qu’il venait de célébrer dans la cathédrale,
l’archevêque de Kinshasa a échappé à un lynchage de soi-
disant chrétiens catholiques furieux, exigeant sa démission 1.
Et le journal l’Evénement de se demander : « Coup de force
au sein de l’Eglise catholique ? »2 Le Forum des As avait
pressenti voire suggéré le jugement de la foule : « Etsou
sacrifie l’Eglise »3. En marge, on ne s’étonnera peut-être
jamais assez de la hâte et de la maladresse des journaux à
étaler leur ignorance de l’identité et du fonctionnement de
l’Eglise, trop facilement ramenés à des schémas des

1
Lire dans La Référence Plus, du 24 février 1992.
2
Dans l’Evénement, n°41, 24 février 1992.
3
Forum des As, 20 février 1992.
Prêtre dans la rue
148
institutions locales précises. Reste que la question est ainsi
posée à chacun de dire le sens qu’il a de l’Eglise dans sa vie
quotidienne face à des préoccupations brûlantes.

16 février 1992 : la marche de tous les espoirs


Valentin Kibabu Madiata Nzau, président des groupes
charismatiques de Kinshasa et néanmoins gouverneur de la
ville, a attendu en vain que la hiérarchie d’une quelconque
Eglise endosse la responsabilité de l’initiative et de
l’organisation de la « marche pacifique » prévue après les
cultes religieux du dimanche 16 février. Le maire de
Kinshasa ignorait-il qu’un chrétien n’a pas besoin
d’autorisation pour témoigner de sa foi en Jésus-Christ ? Ou
monsieur Kibabu ne savait-il pas que des hommes politiques
chrétiens n’ont pas présenté de recommandation de leur
évêque ou de leur curé pour l’agrément officiel des partis
politiques chrétiens. Et monsieur le maire a sous-estimé la
sollicitation signée par Pierre Lumbi et François Kandolo au
nom de leur « comité laïc de coordination ».
Or, c’est parce que la marche de l’espoir faisait appel à
la conscience individuelle des chrétiens et pas à un
quelconque ordre de la hiérarchie que les rues de Kinshasa
ont connu une si grande affluence. C’est peut-être aussi parce
que l’initiative témoignait de la maturité chrétienne de laïcs
zaïrois que des prêtres, séminaristes, religieuses et religieux,
aussi bien Zaïrois qu’étrangers, ont pris les devants des
foules. Dans les multiples corps à corps avec les hordes des
militaires, on a pu observer le contraste parfait entre les
soutanes et le kaki des treillis, outre que les uns brandissaient
chapelets, croix, bougies, bibles, rameaux, et les autres
avaient des armes de guerre au point et des grenades
dégoupillées.
Pour tout dire de l’atrocité de la répression, les unes des
journaux ont tout dit : « Marche du 16février à Kinshasa : le
La chasse aux soutanes
149
sang des chrétiens a coulé ! » (La Référence Plus); « Les
chrétiens de Kinshasa ont payé de leur sang l’entêtement du
pouvoir ! » (Umoja); « Dimanche noir pour les soutanes
blanches » (Le Soft de Finance); « Dimanche massacre » (Le
Manager Grognon); « Du sang pour une alliance » (Le
Phare)...
Un journaliste raconte : « A la sortie de l’Eglise saint
Joseph de Matonge, les chrétiens se sont rassemblés pour
sortir dans la rue que gardaient, armes prêtes à cracher le
plomb, les forces de la répression piquées là depuis la veille
au soir. Nous mêlant à la foule des manifestants qui ont forcé
les tueurs à reculer jusqu’à la place de la Victoire. Les
chrétiens, toujours chantant, rameaux ou branchettes à la
main, ont continué à faire pression sur la soldatesque qui
tirait en l’air pour intimider. Chaque fois que les forces du
mal s’évertuaient à faire usage de leurs carabines, les
manifestants s’agenouillaient devant eux, chansons
religieuses à la bouche et branchettes à la main. Tout
semblait aller encore bien jusqu’à l’instant où quelques
éléments plus zélés se décidèrent à tirer à bout portant sur la
foule : derrière nous : deux morts tombent sur place ! Ces
deux morts redonnent du courage aux manifestants de se
lever et, portant les deux cadavres, ils enfoncent dans les
lignes des militaires, décidés à s’offrir tous en holocauste
pour la libération de la chère Patrie. » 1
Aux quatre coins de la ville, les manifestants se sont
aperçus sans peine de l’acharnement particulier des hommes
en uniforme sur les hommes en soutane. Les ecclésiastiques
ont été proprement molestés, sans compter les soutanes
déchirées ou brûlées à un gaz spécial, les croix brisées, les
églises profanées comme celle de saint Joseph où neuf corps
avaient été allongés devant l’autel. « Un commando spécial

1
PAP’AZO, dans Umoja, n° 528, 17 février 1992, p. 2.
Prêtre dans la rue
150
est descendu dans l’église saint Joseph, y a jeté des grenades
lacrymogènes pour disperser les chrétiens et emporter de
force tous les cadavres » 1.
Parmi les chrétiens de Kinshasa, on gardera encore
longtemps les stigmates physiques et moraux de ce
« dimanche-massacre ». On pleurera encore les dizaines des
victimes immolées en ce jour du Seigneur. Les jeunes
ecclésiastiques n’oublieront pas de sitôt le premier ministre
Jean Ngunz. Il ne respecte pas, a-t-il déclaré à la télévision,
ces « imberbes » qui prêchent la violence au lieu de
l’évangile de l’amour et du pardon... Le tort de ces jeunes fut,
en l’occurrence, de se mêler à la foule des hommes de bonne
volonté pour réclamer la réouverture de la Conférence
Nationale. Et celle-ci n’est pas convoitée comme une toison
d’or à conquérir pour gagner le pouvoir mais tout simplement
et fondamentalement comme un rite sacramentel, signe et
symbole d’inauguration d’une ère nouvelle où la société
entière se déleste de ses mythes, exorcise ses cauchemars et
s’initie à un partage équitable de la parole pour dire au grand
jour ses soifs et ses faims, ses espérances collectives et ses
rêves de bonheur.
Ce que le premier ministre néglige, le journaliste
Cyrille Kileba, ancien séminariste oblat, l’explique : « Les
prêtres, contrairement aux prélats, ont développé la fronde
vis-à-vis du pouvoir. Ce sont en général de jeunes prêtres,
curés ou vicaires, plus proches de paroissiens. Ces prêtres
vivent presque les mêmes angoisses que leurs fidèles soit
physiquement soit plus encore moralement. Pressés par la
montée de la misère, ils sont passés en première ligne avec
les flots des mendiants et autres nécessiteux qui assiègent les
cures en quête d’une pitance. Face à cette situation, les
prêtres ont changé de discours et sont devenus très critiques

1
PAP’AZO, dans Umoja, n° 528, 17 février 1992, p. 2.
La chasse aux soutanes
151
vis-à-vis du pouvoir. Nourris aux thèses de la théologie de la
libération qui ont fait leurs preuves en Amérique latine, ils
entendent prendre le parti des opprimés en qui ils
reconnaissent l’image du Christ. Les prédications ont changé
de ton. Elles sont devenues une source de réarmement moral
pour les chrétiens qui n’ont que la foi pour affronter un
monde devenu hostile. (...)
Les évêques dont les prises de position ont toujours
défrayé la chronique à chacune de leurs publications font
cependant montre de beaucoup de modération. Se refusant
d’être partie prenante dans le débat politique ouvert, certains
prélats sont souvent taxés à tort ou à raison de soutenir le
régime. Mais ce qui paraît évident est que les princes de
l’Eglise disent ne pas vouloir engager le peuple de Dieu dans
une épreuve dont l’issue présage un bain de sang. La
manifestation de dimanche 16 février leur a donné raison. »1

Mes frères soldats : du beau travail


La soixantaine d’ecclésiastiques arrêtés (et libérés le
soir) ont eu le privilège d’échanger avec les soldats un autre
genre de dialogue. L’argument de la force a pu faire place à
la force de l’argument. Surtout avec les chefs. L’armée aussi
est une vocation. Noble. Et comme telle, elle tient à
l’obéissance, pour l’efficacité de la mission. Comme dans la
vocation religieuse. Sauf que dans l’armée, la clause de
conscience n’existe pas. Semble-t-il. C’est pourquoi, l’auteur
de ces lignes tient à son « objection »... de conscience. Et
nous irons encore dans les camps militaires célébrer
l’eucharistie du Seigneur avec nos frères soldats.

1
KILEBA Pok-a-Mes, “Les jeunes abbés sont nourris aux thèses de la
théologie de la libération latino-américaine”, dans Le Soft de Finance,
n° 56, 18 février 1992, p. 3.
Prêtre dans la rue
152
Un major de la Division Spéciale Présidentielle a
confessé à un séminariste combien le soldat lui-même souffre
comme tout le monde. A quoi le séminariste répond : « Moi,
je ne souffre pas. J’ai trois repas par jour. Ce n’est pas pour
moi que je marche. C’est pour les autres... » Et le dialogue
s’arrêta net. Peut-être le major a-t-il pensé à un autre
séminariste, le jésuite Gustave Lobunda, vingt et un ans, qui
menait, depuis le 23 janvier 1992, une grève de la faim
illimitée en faveur de la même Conférence Nationale. Dans
un message transmis par le biais de la Ligue Zaïroise des
Droits de l’Homme, le jésuite explique le sens de sa grève :
« Cet acte que je pose est un acte d’amour plutôt qu’un
suicide. J’offre ma vie par amour pour le peuple zaïrois et
pour les opprimés de ce monde. J’espère que par la prière
vous arriverez à percer le mystère de cet acte. » 1

Conclusion
Pour la majorité du clergé catholique du Zaïre, voir
monseigneur Monsengwo porté à la tête de la Conférence
Nationale n’appelait pas forcément à l’applaudissement. Ce
fut peut-être l’attestation de 1’échec de tout un siècle
d’évangélisation : quelle Eglise a-t-on construite, quels
hommes a-t-on formés si aucun laïc dans le plus grand pays
catholique d’Afrique ne peut rassurer ses concitoyens par sa
compétence, son intégrité et son autorité ?
Voir l’élite intellectuelle laïque s’engager maintenant
au front pour le combat de la démocratisation du pays est une
juste consolation. La Conférence Nationale n’est pas un but
en soi ni un nouveau mythe à adorer, loin s’en faut. Mais voir
une marche d’espoir drainer tant de monde en un dimanche
matin, voilà un signe pascal, une certaine preuve du courage

1
Lire dans La Conscience, n° 73, 10 février 1992, p. 8.
La chasse aux soutanes
153
et de la maturité d’une Eglise. Après la sœur Anwarite, les
modèles de foi, de charité et d’espérance pour l’Eglise du
Zaïre viendront désormais de tous les bords du peuple, toutes
confessions confondues.
Bien sûr, le « martyre » du 16 février 1992 est ambigu,
aussi bien dans le chef des organisateurs et des manifestants
du jour que dans la portée politique et religieuse de l’acte lui-
même. Hélas ! Le martyre de Jésus de Nazareth fut lui aussi
autrement ambigu : n’a-t-on pas exécuté au Golgotha un
jeune homme subversif, qui avait enfreint la Loi divine juive
et les lois de l’autorité politique établie ?
Le dimanche 23 février 1992, sur Radio France
Internationale, José Mpundu, un jeune prêtre diocésain de
Kinshasa, assume l’accusation de subversion faite par le
porte-parole du gouvernement Ngunz contre les prêtres « en
mal de politique ». La subversion est le point d’honneur
même des chrétiens, a répondu l’abbé, car subversion veut
dire changement radical. Et l’Evangile est en train d’opérer
un tel changement dans le chef des chrétiens du Zaïre. Dans
la rue.
Provenance des textes

- Prêtre entre sorciers et « anti-sorciers » est paru sous le


titre « Entre sorciers et ‘anti-sorciers’, des villageois
s’entretuent », dans Renaître, n° 19 du 15 octobre 2008,
pp. 11-12.
- Sourire de prêtre est paru dans Renaître, n° 1 du 15
janvier 2006, pp. 21-22.
- La chasse aux soutanes a paru pour la toute première
fois dans la deuxième édition de ce livre.
- Objection et Prêtre par intérêt provenaient de la
première édition.
- L’espoir dans la rue, (signé sous le pseudonyme de Sha
MABULA), dans Zaïre-Afrique, n° 184, avril 1984, pp.
207-209.
- Enfants de l’indépendance, (signé sous le pseudonyme
de Sha MABULA), dans Zaïre-Afrique, n° 186, juin-
juillet-août 1984, pp. 335-338.
-Reproduit dans Informations pour missionnaires
(informatie voor missionarissen), revue bimestrielle
du Comité des Instituts Missionnaires, (Asbl,
Bruxelles), n° 93, septembre-octobre 1984, pp. 10-
16.
- Nakomitunaka ! (Je me pose des questions) !, (signé sous
le pseudonyme de DELHO M.), dans Sélect (feuillet
Prêtre dans la rue
156
sélectif des dominicains, Kinshasa), n° 18, juin 1985, pp.
9-12.
- Le prêtre, chef coutumier?, dans DIMANDJA E.K. (sous
la direction de), La théologie africaine. D’ici au Synode
continental africain. Assumer la culture et transformer
la vie, cahier thématique de la revue Les Nouvelles
Rationalités Africaines, (Louvain-la-Neuve), avril-juin
1989, pp. 45-55.
- Le temps de la culture, dans Zaïre-Afrique, n° 182,
février 1984, pp. 117-120.
- Paysans en marche, paru sous le titre « Des paysans en
marche. Changements dans quelques villages d’Idiofa »,
dans Zaïre-Afrique, n° 199, novembre 1985, pp. 521-
532.
- Un extrait de cette réflexion a servi comme texte de
base à l’épreuve de français lors des « examens
d’Etat » de juin 1987.
- La démocratie, au-delà du multipartisme ?, dans Raison
Ardente (Organe des Etudiants, Institut de philosophie
Saint Pierre Canisius, Kimwenza), n° 13, mai 1982, pp.
49-58.
Table des matières

Avant-propos ....................................................................... 7
Préface ............................................................................... 21
1. Objection ....................................................................... 27
2. Prêtre entre sorciers et « anti-sorciers » .......................... 31
3. Sourire de prêtre............................................................. 35
4. L’espoir dans la rue ........................................................ 39
5. Enfants de l’Indépendance ............................................. 45
6. « Nakomitunaka » .......................................................... 53
7. Prêtre par intérêt............................................................. 63
8. Le prêtre, chef coutumier ?............................................. 79
9. Le temps de la culture .................................................... 97
10. Paysans en marche ..................................................... 103
11. La démocratie, au-delà du multipartisme ? ................. 127
12. La chasse aux soutanes ............................................... 137
Provenance des textes ...................................................... 155

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