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PULSION INVOCANTE AVEC LES BÉBÉS À RISQUE D'AUTISME

Marie-Christine Laznik

Érès | « Cahiers de PréAut »

2013/1 N° 10 | pages 23 à 78
ISSN 1767-3151
ISBN 9782749239064
DOI 10.3917/capre1.010.0023
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-cahiers-de-preaut-2013-1-page-23.htm
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Pulsion invocante
avec les bébés à risque d’autisme
Marie-Christine Laznik 1

L’HISTOIRE D’UNE RECHERCHE

La pulsion

Tout a commencé en 1992. Nora Scheimberg m’a


fait la confiance de venir me parler en supervision d’une
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petite fille peul : Alimata. Elle était autiste et n’avait
aucun langage. Mais elle avait des choses à dire et le
faisait par l’intermédiaire des images de la revue Parents
qu’elle rapportait de la salle d’attente et dont elle colo-
riait ce qui lui parlait. Sa psychanalyste les photocopiait
et nous essayions d’y entendre ce qui là venait faire
question pour elle. Pendant toute une période, elle fut
obsédée par une image publicitaire montrant une mère
qui changeait son bébé sur une table à langer. Le pied du
bébé approchait la bouche de la mère souriante.

Marie-Christine Laznik, psychanalyste, membre fondateur de PRÉAUT,


membre de l’ALI et praticienne au centre Binet, Paris.

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Son insistance à souligner les yeux et la bouche de


la mère indiquait que le regard jouait un grand rôle
mais aussi le plaisir maternel qui embrassait le petit
pied. Nous possédons d’innombrables reprises de cette
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question, séance après séance. Heureusement, cette publi-
cité se retrouvait dans chaque numéro, ce qui permettait à
Alimata de continuer à insister sur ce qui était important
pour elle, qui demandait à être entendu et traduit.
Il s’agissait d’une interaction en boucle, allant du
bébé à la mère et revenant sur le bébé. Leur plaisir se
nourrissant du plaisir de l’autre.
À force d’insistance de la part d’Alimata, nous nous
sommes enfin aperçues que c’était de la question même
de la pulsion orale et de son bouclage qu’il s’agissait,
et de l’importance que cela revêtait pour un bébé. Cette
expérience, elle ne l’avait pas eue, notamment parce que,
bébé, elle n’avait pas su la susciter. Ce n’était que dans

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le transfert à sa psychanalyste, dans ce climat d’amour


et de confiance, qu’elle avait pu découvrir et nous faire
partager ce qui était si vital pour un petit bébé.

Je me souviens de l’été qui a suivi cette découverte. Je


le consacrai à la relecture bénédictine du texte de Freud,
Pulsion et destin des pulsions (1915). J’avais la version
française et l’original allemand sous les yeux et je me
servais, pour comprendre ce que Alimata venait de nous
enseigner, de ce que Jacques Lacan avait apporté à la
lecture de ce texte dans le séminaire qu’il avait consacré
aux quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse,
dont un était la pulsion (Lacan, 1964).
Lacan n’a jamais essayé d’être pédagogique. Il a fallu
ramasser, tout au long de ce séminaire, les différents
moments où il en parlait. Le résultat de la reconstruction
de ce puzzle était surprenant. Lacan avait introduit une
variante au texte de Freud, qui rendait, tout d’un coup,
la question de la pulsion centrale dans la compréhension
de l’autisme chez le bébé. Chez les bébés au devenir
autistique, quelque chose ratait à ce niveau, et c’était ce
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qu’Alimata nous avait enseigné à saisir : il manquait le
retour rétroactif de la boucle, le moment où le bébé se
fait objet de la jouissance maternelle en offrant lui-même
son petit pied. Ce temps, que Freud nommait passif,
Lacan l’avait repéré comme en fait éminemment actif,
le bébé se faisant boulotter le petit pied. Or, et là Lacan
ne faisait que reprendre Freud, ce n’est qu’à ce troisième
temps qu’il y avait surgissement du sujet.
Grâce à Alimata, j’ai donc fait l’hypothèse que c’est
ce troisième temps qui fait défaut, chez le bébé en train
de devenir autiste. Est-ce que j’avais bien lu Lacan ?
Cela semblait tellement extraordinaire et personne ne
l’avait souligné auparavant ! Je proposais un article sur
« la pulsion chez Lacan » à un collège de sages qui,

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autour de Claude Dorgeuille, était chargé à l’Association


freudienne 1 de relire des textes de type encyclopédique
autour des concepts psychanalytiques. Ils furent tous
surpris, mais à la lecture attentive de ce puzzle recons-
truit, ne trouvèrent rien à redire. Il y avait bien là une
théorie proprement lacanienne de la pulsion, qui fut
publiée (Laznik, 2000). Et elle me semblait pouvoir servir
à saisir ce qui ratait dans l’autisme. Elle avait aussi cette
qualité, précieuse à mes yeux, de ne constituer aucune
étiologie. Le pourquoi restait de côté, ce que l’on consta-
tait était une concomitance : ce qu’Alimata avait mis en
exergue ne se retrouverait pas chez les bébés devenus
plus tard autistes. Il n’y aurait pas, chez eux, ce troi-
sième temps de la pulsion. Dans le cadre d’un séminaire
fermé sur l’autisme, un groupe de proches collègues qui
s’intéressèrent à la même question s’enthousiasma. Cela
pourrait être la base d’une recherche de signes d’autisme
chez les bébés. En 1995, le troisième réseau INSERM sur
l’autisme était lancé par Pierre Ferrari et Michel Botbol.
Ce dernier soutient le projet d’une recherche à partir de
ce signe. Très vite, PRÉAUT va naître et être proposé à ce
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réseau, avec une bibliographie faite par Serge Lebovici
en une nuit. Le troisième réseau INSERM sera tué dans
l’œuf par les chercheurs qui en excluent les médecins.
Mais PRÉAUT restera.
À l’occasion d’un congrès de langue française de
l’IPA, en 1999, Daniel Widlöcher 2 prend connaissance
de cette lecture particulière de la pulsion et y adhère
d’autant plus qu’elle vient corroborer ce qu’il avait pu

1. Qui devait devenir plus tard l’Association lacanienne internationale.


2. Il était le discutant du rapport des langues françaises – les anciennes
langues romanes – fait, cette année-là, par Bernard Penot qui avait collaboré
de près à mes découvertes sur la pulsion. C’est comme cela que le président
de l’IPA nous a aidés. Les réunions se passaient dans la bibliothèque de son
ancien service à la Pitié-Salpêtrière.

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lui-même avancer sur le troisième temps de la pulsion. Il


devient un support indispensable à la recherche PRÉAUT
et va lui donner des assises dans le monde universitaire.
C’est comme cela que Claude Bursztejn rejoindra la
recherche.
Mais un autre événement va avoir lieu cette même
année, qui non seulement donnera des bases cliniques
bien plus solides à la recherche PRÉAUT sur les signes
précoces d’autisme mais ouvrira un autre champ de
recherche, celui sur la prosodie du mamanais chez les
bébés devenus autistes. En mars 1999, Bernard Golse
invite Filippo Muratori à la WAIMH France. Accompa-
gnés de Sandra Maestro, ils proposent des devinettes aux
professionnels présents : il faut, à partir de scènes avec
bébé dans des films familiaux, dire lesquels vont devenir
autistes. Ce n’est pas facile pour l’assistance, car tous
ces bébés regardent, sourient, ne serait-ce qu’à des beaux
objets. Je ne connaissais pas encore les collègues italiens,
réputés pour leurs recherches sur les films familiaux de
bébés devenus autistes. Mais à partir de l’hypothèse du
ratage du troisième temps du circuit pulsionnel, je me
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lance et donne la liste des bébés qui sont devenus autistes.
Elle est juste. Grande surprise générale mais aussi la
naissance d’une profonde amitié avec mes deux collègues
italiens, amitié qui se poursuit depuis quatorze ans et qui
va permettre, des années plus tard, que la recherche scien-
tifique sur la prosodie du mamanais soit possible.
Cette même année, je suis à Pise, à la fondation Stella
Maris où Filippo Muratori et Sandra Maestro mettent à
ma disposition d’innombrables films familiaux de bébés
devenus autistes. Ils avaient l’habitude, depuis au moins
1994, de demander aux parents des petits de 3 ans qui
venaient à leur centre pour un diagnostic d’autisme, de
leur confier les films familiaux de ces enfants quand
ils étaient bébés. Visionner des dizaines de ces films

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permettra de vérifier, cliniquement, l’hypothèse du ratage


du troisième temps de la pulsion chez ces bébés. Aucun
d’eux ne donne son petit pied, ou les doigts de sa main à
sa mère, même quand elles essayent sur la table à langer,
car elles essayent aussi. Avant de raconter comment
va naître, dans ce premier voyage à Pise, une nouvelle
aventure avec la recherche sur la voix, il faut dire que
la recherche PRÉAUT n’a pu avoir lieu que parce que de
l’argent a été fourni par la plus grande mutuelle privée
française, une somme considérable pour l’époque : trois
cent mille francs. C’est cela qui a permis de construire
toute la partie épidémiologique de la recherche. C’est
Charles Melman qui a obtenu ce premier financement
car il a cru en cette recherche et la première adresse de
PRÉAUT a été chez lui. C’est dans son salon que nous
nous sommes réunis. C’est aussi parce qu’il y avait déjà
un financement que Claude Bursztejn nous a rejoints. Un
immense travail a ensuite été fait par l’équipe PRÉAUT :
Graciela Crespin et Jean Louis Sarradet en tête. J’avoue
qu’après avoir monté les questions du cahier d’observa-
tion et leurs valeurs relatives pour les statistiques 3, j’ai
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peu contribué à la mise en chantier de la recherche, car
j’étais tombée dans le traquenard que Filippo Muratori
m’avait tendu et une nouvelle passion allait m’emporter :
la recherche sur le mamanais des mères et son effet chez
les bébés devenus autistes.

Un nouveau centre d’intérêt passionnant :


la prosodie des mères qui s’adressent à leurs bébés

Dès que j’arrive à Pise, Filippo Muratori me montre


des scènes d’un petit Marco : un ravissant bébé de deux
mois et demi qui vocalise et sourit à ses parents. Le
3. Ce que je n’aurais jamais pu faire sans l’aide précieuse et gratuite de mon
mari, Oussama Cherif Idrissi el Ganouni, docteur en statistiques !

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film est du premier janvier 1996. Filippo Muratori me


demande mon sentiment concernant ce bébé. Je le trouve
adorable, j’ai tout faux. Nous sommes en 1999, il est
venu à 3 ans pour être diagnostiqué à la fondation Stella
Maris : il est devenu autiste. C’est un choc. Il est vrai que
dans tout le reste de ce long film familial de plus d’une
heure, ce bébé ne regarde pratiquement plus ses parents.
Mais alors, comment comprendre qu’il les regarde si
bien dans la scène que Filippo Muratori m’a tout d’abord
montrée pour m’induire en erreur ? Comment une chose
pareille est-elle possible ?
Ce fragment de film sera aussi montré, en 2000, lors
d’un congrès WAIMH à Montréal par Sandra Maestro et
Filippo Muratori. Il suscitera de vives réactions de la
part de collègues de divers pays du monde. Comment
accepter l’idée même qu’un pareil bébé puisse devenir
autiste ? Cela voudrait-il dire qu’aucune prédiction n’est
possible à cet âge ? Mais, dans pratiquement tout le reste
de ce film familial, y compris une scène datée du même
jour, l’état de fermeture de ce bébé est facilement déce-
lable. Comment rendre compte d’une telle disparité de
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modes de relations chez Marco ?
Dans leur générosité, mes collègues italiens m’ont
confié un sac plein d’autres films de bébés devenus
autistes pour que nous puissions les étudier à Paris.
C’est encore l’époque des VHS. Le sac pèse, mais je ne
m’en rends même pas compte, errant dans les ruelles
du vieux Pise et cherchant une explication à ce que
j’avais perçu grâce à Marco. L’explication de Filippo
Muratori ne me suffisait pas. Ces bébés qui vont devenir
autistes, m’avait-il dit, regardent aussi leurs parents,
mais rarement. Statistiquement, si les bébés normaux
regardent leurs parents au moins une fois toutes les cinq
minutes, ceux-là le font parfois, certains jours.

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Pourquoi regarderaient-ils alors ? Qu’est-ce qui prési-


derait à la possibilité de ce regard ? Même si j’étais
loin d’avoir la réponse, j’avais quelques outils pour y
réfléchir.
Depuis le début des années 1990, j’avais intégré la
consultation psychanalytique bébés-parents du centre
Alfred Binet. Pour des problèmes d’horaire, je n’avais
malheureusement pas pu profiter du séminaire mensuel
sur le langage que René Diatkine organisait avec Laurent
Danon Boileau et une orthophoniste, Marie-Françoise
Bresson. René Diatkine s’intéressait beaucoup à la
question du langage. Son analyste avait été Jacques Lacan,
dont il avait aussi été, jusqu’à 1953, l’élève préféré.
En 1994, après la mort de René Diatkine, Fran-
çoise Moggio qui dirigeait la consultation bébé, avait
demandé à Marie-Françoise Bresson de nous faire un
séminaire d’enseignement sur la psycholinguistique chez
le bébé. Marie-Françoise connaissait de près toute cette
aventure qui avait commencé dans les années 1970.
Son père, François Bresson, avait dirigé le laboratoire
de l’École normale supérieure qui s’occupait d’acqui-
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sition de langage ; il en était un des pionniers. Sa fille
Marie-Françoise avait été élevée dans tout cela. Ce
labo de la rue d’Ulm réunissait des chercheurs spécia-
lisés dans l’acquisition du langage. Après le départ de
François Bresson, il a été dirigé par Jacques Mehler,
puis par Emmanuel Dupoux 4. Marie-Françoise Bresson
m’a enchantée en parlant des travaux de Colwyn Trevar-
then, Anne Fernald, William S. Condon et L.W. Sanders
(1974), notamment de ce nouveau-né qui ne bougeait
pas suffisamment les doigts, ce qui entraînait une dimi-
nution de la parole chez sa mère : elle lui parlait moins,
4. Il est triste de penser que l’équipe actuelle dans laquelle se trouve Frank
Ramus refuse de façon même hostile de continuer tout dialogue avec la
psychanalyse.

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moins souvent, moins longtemps. Quel monde, ce bébé


si présent dès le début dans le langage !
Dès 1995, j’avais proposé que l’on étudie la question
du langage chez le nourrisson, dans un séminaire commun
à l’ALI et à Espace analytique, où se retrouvaient ceux
qui s’occupaient d’un côté comme de l’autre de bébés.
Ce séminaire aboutira, en mars 1998, à l’organisation
conjointe, par nos deux sociétés, d’un congrès « Émer-
gence et champ du langage chez le nourrisson 5 ». Une
collègue brésilienne, Sylvia Severina-Ferreira, viendra y
présenter une étude qu’elle avait réalisée avec des bébés
normaux et leurs mères, en se centrant sur les tours de
parole et la prosodie de la mère. Pendant sa présentation,
elle fera entendre un enregistrement audio de la voix de
la mère 6 qui saisira l’auditoire.

La rencontre avec Colwyn Trevarthen

Et puis, dans cette même année 1995 7, j’ai eu la


chance de rencontrer Colwyn Trevarthen. Dès lors, son
influence marquera durablement ma façon de penser.
Notre rencontre est assez cocasse. Comme je lui offre
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mon livre sur l’autisme, il me répond que l’on ne peut
pas discuter avec les psychanalystes car ils croient que le
bébé se construit sur l’expérience du sein et de l’allaite-
ment. Je lui réponds qu’il y a une école psychanalytique
française qui croit que le langage est tout aussi impor-
tant pour le bébé. « Comment tout aussi important ? Le
langage c’est beaucoup plus important ! » rétorque-t-il
avec véhémence. Nous sommes devenus des amis et sa

5. Un deuxième congrès commun sera organisé deux ans plus tard au sujet
de la pulsion.
6. Elle a écrit un article dans Psychanalyse de l’enfant en 1999 sur le
mamanais dans la relation bébé-mère (Severina-Ferreira, 1999).
7. Lors du congrès sur l’autisme organisé par Jacques Hochmann à Lyon.

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générosité a été sans bornes pendant toutes ces années.


Je commençai par recevoir un paquet de plusieurs kilos
avec tous les articles qu’il avait écrits sur la question du
langage chez le nourrisson, mais aussi avec ceux des
autres collègues de sa génération qui travaillaient sur ce
sujet. Plus tard, quand tout sera enregistrable sur DVD,
il m’en fera un tous les ans lors de ses passages à Paris,
avec l’ensemble des nouveaux articles sur le sujet. J’aurai
alors l’honneur de le loger et de profiter de conversations
passionnantes pendant nos déjeuners.
En parcourant les kilos d’articles envoyés, pas toujours
agréables à lire à cause des contraintes des exposés métho-
dologiques, je tombe sur une perle : un ancien article
d’Anne Fernald (Fernald et Simon, 1984) décrivant ses
recherches avec les bébés de un à trois jours à qui elle fait
entendre la voix de la mère. Elle y inaugurait le champ de
recherche sur la prosodie du mamanais (ou motherese)
qui, depuis peu, s’appelle le parentais, car les pères sont
aussi doués que les mères pour la produire. Elle constatait
chez les nourrissons une appétence orale exacerbée pour
cette forme particulière de parole maternelle, qui présente
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une série de caractéristiques spécifiques de grammaire,
de ponctuation, de scansion, et une prosodie particulière.
Elle s’était intéressée aux caractéristiques prosodiques du
motherese, et à l’effet qu’il produit sur l’appétence orale
de bébés entre 1 et 3 jours de vie.
Qu’a-t-elle découvert ? Qu’avant même la montée
de lait, un nourrisson qui n’a donc pas encore fait l’ex-
périence de la satisfaction alimentaire, en entendant
une forme prosodique particulière de la voix de sa mère
adressée à lui, devient très attentif et se met à sucer inten-
sément sur une tétine non nutritive 8. Cependant, Anne

8. Ce détail est d’importance si nous voulons distinguer les objets de la


satisfaction du besoin des objets pulsionnels proprement dits.

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Fernald a découvert que si elle enregistre la parole de


la mère parlant à son bébé, sans la présence de celui-ci,
le résultat obtenu est différent. On n’y retrouve plus les
mêmes pics prosodiques et le bébé montre, alors, moins
d’intérêt. Et si une mère s’adresse à un autre adulte, les
pics prosodiques devenant alors encore plus faibles,
l’appétence du bébé s’éteint. Elle travaillait avec des
bébés normaux. Mais parmi nous, cet article devait
être le départ d’une série de recherches concernant les
bébés devenus autistes tels qu’ils pouvaient être perçus à
travers les films familiaux.
Ce qui avait déclenché mon enthousiasme d’analyste
à la lecture de ce document était lié à un petit paragraphe
de la fin de l’article 9. Après avoir décrit la forme de
prosodie de la voix de la mère qui enchantait le bébé,
celle qui ne suscitait que peu de réaction de sa part et
celle qui le laissait indifférent quand la mère s’adressait
à un autre adulte, Anne Fernald s’était demandé si, dans
une conversation entre deux adultes, de pareils pics
prosodiques pouvaient se retrouver. Et de conclure que
oui, mais rarement, car il fallait pour cela qu’il y ait en
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même temps une grande surprise et une grande joie.
Depuis peu, il a été prouvé que la surprise produit
dans la voix du parent d’un bébé un pic d’énergie élevé,
tandis que le plaisir produit un pic très bas (Reissland
et coll., 2002). Je constate donc que, quand les deux
se produisent successivement, cela donne l’aspect de
collines découpées, propre à la prosodie du parentais.

9. « Several studies (Scherer, 1979) have shown that high pitch and expanded
pitch range in normal adult-adult conversation are acoustic concomitants of
positive affect, signaling pleasantness and happiness, as well as vitality
and surprise, to adult listeners. In mothers’ speech to infants, several such
prosodic attributes known to convey emotional information are exaggerated
well beyond the range of normal adult speech, perhaps providing prominent
affective cues for the infant. »

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Or, surprise et joie, cela était un peu l’équivalent de


« sidération et lumière », les termes que Freud reprenait
du poète Heine dans son article Le mot d’esprit et ses
rapports avec l’inconscient (Freud, 1905). Nous nous
souvenons tous de l’exemple que Freud emprunte à
Heine, l’histoire du pauvre juif, pédicure qui va chez son
oncle Rothschild et y est reçu de façon, dit-il, famillion-
naire. Le pauvre juif ne sait pas parler correctement ?
Non, se dit le poète, il vient de faire – malgré lui – un mot
d’esprit. Il est génial ! Rothschild ne peut que recevoir
de façon famillionnaire. Il est trop riche pour recevoir
autrement. L’histoire a fait le tour du monde.
Lacan la reprend dans le séminaire V quand il
construit son graphe du désir pour repérer le moment où
un dire du sujet va rencontrer la jouissance de l’Autre.
Et cet Autre est barré, car décomplété de son savoir par
la découverte de ce mot qu’il ignorait jusqu’alors. S’il
avait joué d’un savoir sans barre, il aurait renvoyé ce
mot à la poubelle des mots tronqués ou des néologismes
dépourvus d’intérêt.
Donc, pour obtenir une prosodie de la forme mamanais,
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il fallait qu’il y ait en même temps ces deux expériences
affectives. Ce qui veut dire que la mère du nouveau-né
les expérimentait à la vue de son bébé.
J’avais beaucoup réfléchi à cette question, des années
auparavant, lors de ma rencontre avec une petite fille
autiste : Louise (Laznik, 1995). Elle avait 5 ans et adorait
répéter par cœur certains passages de ses cassettes de
livres d’enfant. Gargantua fut, pendant tout un temps,
son préféré. Elle adorait le passage où le bébé géant
demande encore : « À boire, à boire. » Mais elle tenait
systématiquement à modifier le texte d’une lettre et
elle disait : « À voir, à voir. » Par contre ni sa mère ni
nous n’avions le droit de le modifier nous-mêmes. Nous
finîmes par comprendre – cela a quand même pris un

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certain temps – qu’il s’agissait de la part de Louise d’un


magnifique mot d’esprit. Ce bébé Gargantua qui ne se
contentait d’aucune quantité de lait que l’on pouvait lui
donner, c’était de regard qu’il était manquant !
L’effet de cette découverte fut saisissant tant pour les
parents que pour la thérapeute, et notre voix a dû pendant
un certain temps, porter les inflexions de cette surprise et de
ce plaisir qu’elle suscitait en nous. Les modifications chez
Louise furent alors brutales et radicales : elle perdit son
strabisme et arrêta de baver, en même temps que cessaient
ses stéréotypies des mains. Auparavant, elle parlait au
plafond, elle ne s’adressait pas à l’autre. Après notre sidé-
ration sur sa découverte de la clef du mythe de Gargantua,
elle devint une petite fille beaucoup plus agréable.
Cela voulait donc dire que la mère d’un nouveau-né
était dans cet état lors de sa naissance : émerveillée
et surprise. Ce qui voulait dire que son bébé pouvait
crocheter alors sa jouissance en tant qu’Autre barré, car
marqué du manque que cette surprise implique.
Mais si, comme Anne Fernald l’avait décrit dans son
article, ainsi que bien d’autres à sa suite, le bébé était
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passionné par la prosodie du mamanais dans la voix de
sa mère dès le premier jour, cela remettait gravement
en cause la théorie de l’étayage chez Freud. Je le déve-
loppai dans un article intitulé : « La voix comme premier
objet de la pulsion orale » écrit en mars 1998 pour notre
congrès « Émergence et champ du langage », et publié en
2000 (Laznik, 2000b).

LA VOIX COMME PREMIER OBJET DE LA PULSION ORALE


ET CRITIQUE DE LA THÉORIE DE L’ÉTAYAGE DE FREUD

J’y rappelais que Freud, à la fin de sa vie, disait dans


l’Abrégé (1938) : « Le sein nourricier de la mère est pour
l’enfant le premier objet érotique, l’amour apparaît en

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CAHIERS DE PRÉAUT N° 10

s’étayant à la satisfaction du besoin de nourriture. […]


Très tôt, l’enfant en suçotant obstinément montre qu’il
existe un besoin de satisfaction qui, bien qu’il tire son
origine de l’alimentation et soit excitée par elle, cherche
son gain de plaisir, indépendamment de celle-ci. De ce
fait, ce besoin peut et doit être qualifié de sexuel. » En
rappelant son texte sur la pulsion (1915), nous pouvons
rajouter : « pulsionnel ». Freud dit : « Lorsque l’on voit
un enfant rassasié quitter le sein en se laissant choir en
arrière et s’endormir, les joues rouges, avec un sourire
bienheureux, on ne peut manquer de se dire que cette
image reste le prototype de l’expression de la satisfaction
sexuelle dans l’existence ultérieure » (Freud, 1905). C’est
la conception classique de l’étayage du fonctionnement
psychique et pulsionnel sur l’expérience de satisfaction
des besoins vitaux de l’organisme. Spitz également affir-
mait ainsi que la constitution de l’appareil psychique
passait nécessairement par l’expérience de satisfaction
du besoin alimentaire.
En relisant attentivement l’Esquisse 10 (Freud, 1973),
j’ai compris que Freud pensait qu’au pôle hallucinatoire
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de satisfaction sont inscrites les traces mnésiques des
attributs de ce prochain secourable (Nebenmensch), celui
qui est attentif aux besoins du nourrisson, et aussi une
partie ramassée, qui reste comme une chose (das Ding),
et il ajoutait : « Ça serait, par exemple, au niveau visuel 11
les traits. »
Il m’avait semblé possible de relier cela au regard
fondateur de la mère 12 – ou des parents – et à ce que
10. Seul texte où Freud aborde longuement le rôle de l’autre secourable dans
la constitution de l’appareil psychique du bébé.
11. Ce qui veut dire qu’il pourrait y avoir d’autres niveaux que le visuel.
12. À ce propos, voir M.-C. Laznik-Penot : « Les effets de la parole sur le
regard des parents, fondateur du corps de l’enfant », dans D. Brun (sous
la direction de), Les parents, le pédiatre et le psychanalyste, Condé-sur-
l’Escaut, Éditions P.A.U., 1995.

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PULSION INVOCANTE AVEC LES BÉBÉS À RISQUE D’AUTISME

Winnicott appelle le visage de la mère comme miroir.


Quelque chose du désir de la mère pour son bébé se
traduirait sur les traits de son visage, dans sa façon de le
regarder ; cela aussi était enregistré dans le pôle hallu-
cinatoire de satisfaction. Mais dans ce texte publié en
2000, j’ai avancé que ces traits sont aussi acoustiques et
qu’ils sont axés sur les modes prosodiques de la parole
du parent à son bébé. Et c’étaient les travaux des psycho-
linguistes, ainsi que certains cas cliniques, qui m’avaient
permis de formuler cela.

Intérêt des recherches des psycholinguistes

Les recherches des psycholinguistes auxquelles


Marie-Françoise Bresson nous avait introduits avaient
été résumées pour le grand public par Bénédicte de
Boysson Bardies (1996) et, dix ans auparavant, par
Jacques Mehler et Emmanuel Dupoux (1990). Je faisais
aussi référence aux travaux de Marie-Claire Busnel sur
les compétences acoustiques des fœtus, qui jusqu’à main-
tenant interrogent beaucoup nos habitudes de pensée. Le
travail sur la période gestationnelle me semble encore
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devoir être accompli.
J’énonçais dans ce texte que toutes ces recherches
m’avaient obligée à penser que le bébé de Freud – tel
que je me le représentais – se trouvait sérieusement remis
en question. Mais le bébé de Lacan aussi demandait
quelques réaménagements.
Lacan appelle le sujet humain le parlêtre car il est,
d’emblée, dans le langage. Certes. Mais comment cela se
passe-t-il chez l’infans, c’est-à-dire chez celui qui ne parle
pas encore ? Comment cela se joue au plan clinique ? Si
Lacan a beaucoup parlé du désir de l’Autre, il ne dispo-
sait pas d’une clinique de bébés qui lui aurait permis
d’articuler ses hypothèses sur le plan phénoménologique.

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CAHIERS DE PRÉAUT N° 10

Et puis, Lacan reste très attaché à l’Esquisse. Pour lui, la


première manifestation du bébé est un cri, c’est-à-dire
une décharge motrice, qui a lieu parce que la faim ou la
soif sont à l’origine d’une excitation interne.
Dès le début de son livre, Bénédicte de Boysson-
Bardies (1996) rappelle que le bébé discrimine la voix de
la mère, avant même la première tétée, donc avant qu’un
quelconque lait ait pu calmer un quelconque besoin 13.
De fait, les recherches des psycholinguistes ne vont pas
dans le sens des affirmations de Spitz sur le passage
nécessaire par l’expérience de satisfaction du besoin
alimentaire pour la constitution de l’appareil psychique.
À la consultation bébés-parents du centre Alfred
Binet, j’avais reçu, à la fin des années 1990, un bébé de
11 mois que j’avais appelé Marianne pour la publication.
À cause d’une malformation fœtale digestive grave 14, elle
avait d’abord été alimentée par cathéter, puis 15 gavée par
sonde ; Marianne n’avait donc jamais connu d’expérience
de satisfaction du besoin alimentaire par la bouche.
Au départ, Marianne se présentait comme un bébé
triste, avec des parents tendus, crispés sur leur échec
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à la nourrir de façon naturelle. Mais dans le travail

13. B. de Boisson Bardies raconte aussi que les bébés soumis à l’écoute d’un
poème pendant les derniers mois de la vie fœtale, discriminent ce poème.
Ils le préfèrent à un autre, non entendu, même si c’est la voix de leur mère
qui le lit. Ils préfèrent le poème qu’ils connaissent même si c’est une voix
féminine inconnue qui le lit. Ils sont même capables, en suçant de façon
particulière, de choisir de réécouter la cassette du poème connu au détriment
de celle avec la voix de la mère. Nous voyons donc que, dès la naissance,
la voix da mère n’est pas le seul déterminant acoustique en jeu mais aussi
certaines caractéristiques des chaînes signifiantes préalablement entendues.
Nous verrons que la prosodie joue aussi, d’emblée, un rôle prépondérant.
14. Il s’agit d’une laparoschisis grave qui a nécessité six mois d’hospitalisa-
tion et quelques interventions chirurgicales.
15. Situation qui persistait encore au moment où cet exposé fut proféré,
Marianne ayant alors 14 mois. Ce n’est qu’à partir de 28 mois qu’elle a pu
s’alimenter exclusivement par la bouche.

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PULSION INVOCANTE AVEC LES BÉBÉS À RISQUE D’AUTISME

thérapeutique, elle a pu, très rapidement, se montrer


vivante, capable de manger les histoires qu’on lui racon-
tait, de boire les paroles des uns et des autres. Elle mit
en scène de bonnes représentations de mère nourricière,
montra un autoérotisme oral, fit preuve d’une organisa-
tion de la symbolisation et, très vite, elle parla.
Si cela a été possible, aussi rapidement, c’est parce
que Marianne n’avait pas seulement été gavée artificiel-
lement ; elle avait aussi reçu de ses parents, dès l’hô-
pital, des paroles nourrissantes. Quand je jouais à me
laisser nourrir, Marianne reprenait, en miroir, le plaisir
que l’on peut avoir à être nourrie, c’est-à-dire qu’elle
mettait en scène quelque chose qui lui était inconnu sur
le plan alimentaire. Dans un autre jeu, c’est elle qui alla
s’offrir comme objet délicieux, « bonne à croquer », et
ce fut ainsi qu’elle découvrit la cavité buccale de ses
parents, puis la sienne propre. C’est tout le circuit de la
pulsion orale, dans ses divers temps successifs, qui se mit
en place chez elle. Nous étions donc face à quelqu’un
qui, tout en n’ayant jamais été nourrie par la bouche,
ne présentait, cependant, aucun retard de l’organisation
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symbolique ou langagière.
Je m’étais posé quelques questions théoriques sur
les conséquences de ces données cliniques. Freud était
un homme curieux des recherches de son temps, et je
crois que, face à des données de ce genre, il aurait été
le premier à en tirer des conséquences par rapport à sa
théorie. Peut-être lui auraient-elles permis de mieux réar-
ticuler quelques difficultés de certains de ses concepts.

Rôle de l’étayage de la pulsion chez Freud

L’étayage permet à Freud de mettre en place une repré-


sentation théorique de l’appareil psychique qui suppose
une historicité – ce qui est très important – et un lien à

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CAHIERS DE PRÉAUT N° 10

un Autre primordial qu’il appelle le prochain secourable


(Nebenmensch) ; celui qui va apporter la réponse spéci-
fique capable d’apaiser ses besoins (de faim et de soif,
bien entendu). Il s’ensuit une chute de la tension interne
pour le bébé, vécue comme expérience de satisfaction, qui
va s’inscrire dans le pôle hallucinatoire de satisfaction.
Plus tard, quand il est laissé seul, le bébé peut ré-évoquer
les traces mnésiques de cette expérience de satisfaction 16,
ainsi que les traits de cet Autre attentif, et retrouver un
apaisement ; c’est l’expérience hallucinatoire primaire.
C’est dans ces termes que Freud décrit la constitution de
l’appareil psychique dans l’Esquisse (1973).
À partir de là, nous pouvons penser un autoérotisme,
succédané de l’expérience hallucinatoire primaire, mêlé à
la ré-évocation de certains traits de cet Autre secourable.
Cette conception a l’intérêt d’intégrer l’autoérotisme
dans l’historicité de la relation à l’Autre 17. Mais elle
embarrasse Freud, et on le comprend, dans la mesure où
elle fait dériver toute l’expérience psychique du registre
physiologique.
Comment ne pas confondre physiologie et psycho-
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logie, se demande-t-il ? Comment affranchir les pulsions,
sexuelles par excellence, du registre de la conservation
de l’organisme ? À cette question centrale, Freud va
répondre en introduisant l’idée d’un autoérotisme inné,
lequel, tout en semblant le sortir d’affaire, va créer de
nouveaux problèmes théoriques.
Freud va alors énoncer que dans l’autoérotisme,
l’objet peut se confondre avec la source, c’est-à-dire la
zone érogène ; dans le suçotement, les lèvres. Le pas

16. Que Freud appelle des Wunschvorstellungen, des représentations de


désir.
17. C’est d’ailleurs celle qui est retenue par Laplanche et Pontalis dans leur
Dictionnaire et qui a la faveur de la majorité des auteurs psychanalytiques
français.

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PULSION INVOCANTE AVEC LES BÉBÉS À RISQUE D’AUTISME

suivant consiste, pour Freud, à affranchir l’autoérotisme


de l’objet, il devient alors anobjectal, inné et ne dépend
plus d’aucun Autre de l’expérience primordiale. Toute
historicité se trouve, de ce fait, exclue.
Une telle conception d’un autoérotisme inné s’oppose
radicalement à ce qui est présenté dans l’Esquisse 18.
Mais elle permet à Freud de concevoir un appareil
psychique qui ne serait, alors, plus entièrement tributaire
de l’expérience de la satisfaction du besoin. Il émancipe
ainsi le psychologique du physiologique et ouvre, par là
même, la possibilité d’un champ de la pulsion indépen-
dant du champ de l’autoconservation.
En menant à ces ultimes conséquences ce mouvement
de la pensée de Freud, certains auteurs vont être amenés
à franchir le pas suivant : concevoir un autoérotisme sans
Éros, c’est-à-dire un premier temps autistique chez tout
bébé. Margaret Mahler l’affirmera et sera suivie, dans un
premier temps, par Frances Tustin 19. Il vaut de remar-
quer ici, que c’est en dialoguant avec son ami Colwyn
Trevarthen – justement un des fondateurs de la psycho-
linguistique – que Frances Tustin dit avoir compris que
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cette hypothèse était insoutenable.
Même si Freud n’est jamais arrivé à un pareil extrême,
il devait sentir que son hypothèse d’un autoérotisme
inné n’était pas sans danger, et on comprend qu’il se
soit attaché d’autant plus à la théorie de l’étayage pour
contrecarrer ce mouvement dans son œuvre. Dans les
Trois essais sur la théorie sexuelle, les remarques sur

18. Même si le terme autoérotisme n’y apparaît pas encore – puisque ce


n’est qu’en 1905 que Freud l’emploie –, il est évident que la notion même
de pôle hallucinatoire de satisfaction, qui suppose la réviviscence de traces
mnésiques liées à des traits de l’Autre inoubliable, implique une tout autre
conception de l’autoérotisme.
19. Si ce pas a été franchi par des auteurs anglo-saxons, et non pas par des
auteurs de l’école française, c’est parce que celle-ci est restée très attachée
à l’idée d’une l’historicité.

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CAHIERS DE PRÉAUT N° 10

l’étayage sont souvent des rajouts de 1915, ce qui est


cohérent avec ce que Freud élabore, la même année, dans
son texte « Pulsions et destin des pulsions ». Il y présente
son concept de pulsion tout en disant qu’il aura à subir
des modifications. Cette pulsion serait-elle le représen-
tant psychique des excitations issues de l’intérieur du
corps ? On comprend alors qu’il donne comme exemple
la faim et la soif.
Je rajoutais que Lacan (1964) avait eu l’audace de
montrer que ce sont là des tergiversations mais que le
fil qui mène Freud à forger ce concept est autre. « Il ne
s’agit pas de l’organisme dans sa totalité. Est-ce le vivant
qui est intéressé ? Non », énonce-t-il, puis rajoute plus
loin : « La constance de la poussée interdit toute assimi-
lation de la pulsion à une fonction biologique, laquelle a
toujours un rythme. La pulsion n’a pas de montée ni de
descente, c’est une force constante » (p. 150). La source,
c’est la zone érogène qui chez le nourrisson est, par
excellence, la bouche. Mais là où l’on ne peut pas suivre
Freud, c’est quand, à propos du suçotement, il prend
cette zone pour objet. Il le fait pour essayer de penser
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autre chose que l’objet de la satisfaction du besoin, ce en
quoi il a raison. En relisant Freud, Lacan fait remarquer
que : « Aucun objet du besoin peut satisfaire la pulsion.
La bouche qui s’ouvre dans le registre de la pulsion, ce
n’est pas de nourriture qu’elle se satisfait 20. » Du coup,
à la liste habituelle de Freud : sein, fèces, Lacan ajoute
alors le regard et la voix. Ces deux derniers objets – qui
ne sont pas ceux de la satisfaction d’un quelconque
besoin – sont centraux dans la clinique du nourrisson.
Quant au sein, il reste très entaché de sa valeur d’objet
de la satisfaction du besoin alimentaire, et nous avons

20. Lacan lui-même n’a pas eu le loisir de tirer les conséquences de cette
assertion, qui implique une révision complète de la théorie de l’étayage.

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PULSION INVOCANTE AVEC LES BÉBÉS À RISQUE D’AUTISME

vu, dans le cas de Marianne, combien la satisfaction de


la pulsion orale est d’un autre registre.
En fait, Lacan va garder le terme de pulsion unique-
ment pour les pulsions sexuelles partielles et va faire
entrer tout ce qui concerne la conservation de l’individu
dans un registre différent. Tout le registre du besoin
chute de ce fait hors du champ pulsionnel 21.
Il s’agit pour la pulsion d’accomplir un certain
parcours. C’est ce parcours qui apporte la satisfaction
pulsionnelle, séparée radicalement de toute satisfaction
d’un besoin organique. Ce trajet, en forme de circuit,
vient se boucler sur son point de départ. Dès lors, il ne
s’agit plus pour la pulsion d’aller vers un objet du besoin
et de s’en saisir, mais bien de rencontrer un objet qui la
cause, c’est-à-dire qui lui permette de parcourir tous les
temps nécessaires à son bouclage, et cela, d’innombra-
bles fois.
Le premier temps est actif, le nourrisson (dans le cas
qui nous intéresse) va vers un objet externe – le sein, ou
le biberon. Le second est réflexif, prenant comme objet
une partie du corps propre – la sucette ou le doigt ; c’est
là que Freud situe le suçotement 22.
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Le troisième temps de la pulsion, c’est quand le nour-
risson se fait, lui, l’objet d’un autre, ce fameux nouveau
sujet – la mère, par exemple. Il va chercher à se faire
regarder, à se faire entendre ou bien, au niveau oral, à
se faire « boulotter le peton ». Cet aspect, éminemment
actif, du troisième temps du circuit pulsionnel avait déjà
été souligné par Lacan qui l’a appelé le temps du « se
faire ». Qui n’a pas vu un petit bébé, mis nu sur sa table

21. La pulsion n’est donc plus un concept charnière entre le biologique et le


psychique mais un concept qui articule le signifiant et le corps, ce qui n’est
pas l’organisme.
22. Mais nous allons voir que ce n’est que dans l’après-coup du troisième
temps que nous pourrons dire s’il y a ou non autoérotisme.

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CAHIERS DE PRÉAUT N° 10

à langer, se trémousser, s’offrir lui-même comme objet


dans l’anticipation de la volupté orale maternelle ? Il
donne lui-même son doigt à croquer et guette, alors,
attentif, la joie s’inscrire sur le visage et dans le regard
de sa mère, pour laquelle il est « beau à croquer ». C’est
justement cette jouissance qu’il est venu là accrocher
chez elle. Encore faut-il que la mère, tout en goûtant à
cette jouissance, sache vite s’en priver en disant à son
bébé qu’il ne faut pas trop s’exciter et que papa – ou
quelque autre tiers dans la tête de la mère – ne serait pas
d’accord.
Quand il a lieu, ce troisième temps est garant que,
dans le pôle hallucinatoire de satisfaction du désir, il y
aura des traces mnésiques de cet Autre maternel, de ce
prochain secourable. Mais, plus précisément, des traces
mnésiques de sa jouissance ; de ce moment où la mère
sourit de plaisir à ce bébé qui se fait regarder ou qui lui
offre son pied à croquer. Nous sommes alors assurés
que par la suite, quand il se retrouvera seul, en suçant
son pouce ou sa tétine, il y aura, chez le bébé, réinves-
tissement des traces mnésiques de cet Autre maternel.
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Dans ce cas, nous sommes certains que son autoérotisme
contient Éros. Sans Éros, autoérotisme s’écrit autisme.
En effet, ce troisième temps du circuit pulsionnel,
ce moment où il va se faire l’objet d’un nouveau sujet,
le futur autiste ne le connaît pas. Chez lui, le circuit
pulsionnel ne se boucle pas. Du coup, aucun temps
proprement autoérotique n’est possible, puisque rien
d’un plaisir suscité chez l’Autre ne peut être enregistré
au pôle hallucinatoire de satisfaction. Cette nécessité de
penser d’abord le troisième temps du circuit pulsionnel
avant que de pouvoir affirmer la nature autoérotique du
second est tellement centrale que Daniel Widlöcher a
proposé carrément d’en inverser l’ordre, c’est-à-dire que
l’autoérotisme, il le met au troisième temps.

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PULSION INVOCANTE AVEC LES BÉBÉS À RISQUE D’AUTISME

Revenons maintenant à la question de l’objet pour


cerner la façon dont la voix pourrait être le premier
objet de la pulsion orale. Ce sont les recherches d’Anne
Fernald (1984), qui vont me permettre, dans le champ de
la psychanalyse, de poser la voix comme premier objet
pulsionnel. Souvenons-nous qu’elle a montré que les
bébés sont passionnés dès la naissance par le mamanais,
prosodie empreinte de l’étonnement et de la joie que leur
présence déclenche chez leur mère.
Comme je l’ai dit plus haut, Freud dans Le mot d’esprit
et ses rapports avec l’inconscient (1905), décrit ce qu’il
appelle le rôle de la tierce personne. Dans la pratique
analytique avec des enfants autistes, nous avons remarqué
que le troisième temps du circuit pulsionnel, le moment où
la jouissance de l’Autre (et de l’autre) est « crochetée »,
correspond au rôle de cette tierce personne. Celle qui, en
entendant « une formation de mot défectueuse comme une
chose inintelligible, incompréhensible, énigmatique », loin
de la rejeter comme n’appartenant pas au code, se laisse,
après un temps de stupéfaction, porter par l’illumination et
y reconnaît un mot d’esprit. Accepter de se laisser décon-
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tenancer, sidérer, c’est la marque du manque chez l’Autre.
Cet Autre n’est alors pas inentamé, il a un manque. Et le
second moment est celui du rire. Toute la deuxième partie
du livre de Freud est sur ce rire, qui est plaisir, jouis-
sance 23. Avec la stupéfaction et le rire de l’Autre barré,
nous sommes au troisième temps du circuit pulsionnel.
Stupéfaction et joie sont aussi les caractéristiques de la
prosodie du motherese (mamanais), dont le nourrisson est
si avide. Que nous apprend la recherche d’Anne Fernald ?
Elle nous dit que dès la naissance, et avant toute expérience
de satisfaction alimentaire, le nourrisson a une appétence

23. Il ne s’agit pas ici de plaisir au sens du principe de plaisir, qui est surtout
un principe de non-déplaisir.

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CAHIERS DE PRÉAUT N° 10

extraordinaire pour la jouissance que la vue de sa présence


déclenche chez l’Autre maternel. Cela justifie le fait que
nous ayons repris sérieusement la théorie de l’étayage.
Avec l’objet voix – ou plus précisément avec la prosodie
particulière de la voix maternelle –, Freud aurait pu, me
semble-t-il, sortir de l’impasse où il s’est trouvé entre un
étayage trop ancré dans la physiologie et un autoérotisme
inné, c’est-à-dire excluant l’Autre. Peut-être en aurait-il eu
l’idée en écoutant le poème de Heinrich Schütz :

O nomem Jesu, verus animae cibus


In ore mel, in aure melo
In corde laetitia mea
Tuum itaque nomem, dulcissime Jesu
In aeterno in ore meo portabo

Oh nom de Jésus, véritable nourriture de l’âme


Miel dans la bouche, mélodie dans l’oreille
Joie dans mon cœur
C’est pourquoi ton nom, très doux Jésus
Je le porterai à jamais dans ma bouche
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Grâce à la lecture d’Anne Fernald, j’avais non seule-
ment compris l’importance de la voix comme objet
pulsionnel primordial, à condition qu’elle soit porteuse
des coordonnées de surprise et de plaisir qui définissaient
le rôle de la tierce personne dans le mot d’esprit, mais
aussi qu’il y avait moyen de repérer si une voix possédait
ces caractéristiques-là. Encore fallait-il trouver quelqu’un
qui soit apte à faire le travail de laboratoire sur des enre-
gistrements de voix maternelles. C’est à São Paulo, en
1999, lors d’une conférence, que je vais être présentée à
Erika Parlato. Quelques années auparavant, elle avait fait
son master avec Claudia Lemos, psycholinguiste brési-
lienne qui, la première, avait introduit ces recherches

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dans le champ de la réflexion psychanalytique. C’est elle


aussi qui avait orienté Silvia Severina Ferreira qui nous
avait enchantés avec les voix maternelles. Erika faisait
à l’époque un doctorat en neurosciences dans ce même
laboratoire de l’École normale supérieure dont il a déjà
été question. Elle venait donc souvent à Paris et a pu
utiliser le laboratoire pour faire l’analyse des voix des
parents de Marco, ensuite de celle des parents d’autres
bébés de la cohorte de Pise.
Nous allions pouvoir commencer à répondre à la
question : qu’est-ce qui présidait à la possibilité, chez
un bébé devenu plus tard autiste, de regarder parfois son
parent ? Dès l’année suivante, nous avions les premiers
résultats qui n’ont été publiés qu’en 2005, dans un livre
collectif (Laznik et coll., 2005).

Premières recherches en psycholinguistique


sur les films familiaux des bébés devenus autistes

Il s’agit d’une étude multidisciplinaire et multi-


centrique sur la voix, menée avec Filippo Muratori et
Sandra Maestro 24 qui travaillaient depuis longtemps sur
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les signes précoces d’autisme à partir de films familiaux,
et avec Erika Parlato, psycholinguiste.
Pour introduire cet article, je rappelais que Colwyn
Trevarthen et Anne Fernald avaient prouvé que le bébé
montre, dès la naissance, un intérêt pour certains éléments
de la voix de sa mère. Étant psychanalyste, j’avais croisé
ces recherches avec les hypothèses avancées par Jacques
Lacan à propos de la « pulsion invocante ». Bien sûr,
le premier bébé étudié était Marco, qui m’avait fait tant
réfléchir.

24. Fondation Stella Maris, faculté de médecine de Pise.

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CAHIERS DE PRÉAUT N° 10

Marco
Comment ce bébé de 2 mois et demi, si indifférent à
l’autre durant presque tout le film, lors des activités quoti-
diennes de change, de bain, de nourrissage, ne regardant
pas le parent qui s’occupait de lui, pouvait se montrer
soudain capable de regarder sa mère et de lui répondre
en gazouillant, dans une véritable « protoconversation »,
lorsqu’elle lui fredonne une chanson ? Leur interaction
soutenue dure presque trois minutes…
Sans négliger le facteur déclenchant de la chanson
de la mère, l’étude de la prosodie de la voix des deux
parents, présents à la scène, nous a enseigné que la voix
du père présente les caractéristiques prosodiques du
mamanais, ce motherese décrit par les psycholinguistes.
Même si cette voix paternelle s’entend mal dans le fond
sonore du film, elle a pu soutenir la poursuite du lien
vocal et visuel mère-enfant. Nous décidâmes donc de
comparer la voix de la mère de Marco, s’adressant à son
enfant dans les autres scènes du film, à celle d’une mère
avec son bébé normal, dans une situation assez compa-
rable, celle du change.
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Les figures 1a et 1b représentent les spectrogrammes
des deux voix. Dans les analyses spectrales, l’axe hori-
zontal représente le temps et l’axe vertical la fréquence.
Le degré de noirceur des stries indique l’énergie.
La voix de la mère de Marco ne présente pas les
caractéristiques prosodiques du mamanais. La confron-
tation des deux spectrogrammes est saisissante, même
pour les non-spécialistes de l’analyse acoustique : la
mère de Marco a une voix très monotone, tandis que la
mère de Fabien a une voix plus entonnée.
Néanmoins, nous ne pouvons tirer de cette remar-
quable différence aucune hypothèse étiologique, et cela
pour deux raisons. Tout d’abord, dès les premières

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PULSION INVOCANTE AVEC LES BÉBÉS À RISQUE D’AUTISME

recherches sur la prosodie du mamanais, Anne Fernald


(1984) avait souligné l’incapacité d’une mère à produire
ce type de prosodie quand son bébé ne se trouvait pas
devant elle. Même si la mère savait que l’on ferait
entendre l’enregistrement à son bébé ensuite et qu’elle
faisait de son mieux, sa prosodie n’était pas la même
face au bébé et face au magnétophone. Nous pouvons
donc penser qu’un bébé qui ne réagit pas beaucoup finit
par susciter chez sa mère une prosodie du genre « face
au magnétophone ».

Figure 1 : Analyse spectrale de la voix de la mère d’un enfant normal


(fig. 1a, mère de Fabien) comparée
à celle avec un enfant autiste (fig. 1b, mère de Marco)

fig. 1a
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fig. 1b © Érès | Téléchargé le 25/01/2022 sur www.cairn.info (IP: 90.3.58.58)

En outre, les travaux de Denis Burnham (Burnham et


coll., 2002), à l’université de Sidney, sur la prosodie du
mamanais avec les bébés normaux, montraient que les
réactions du bébé améliorent l’amplitude des courbes de

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CAHIERS DE PRÉAUT N° 10

la prosodie chez la mère. Cette prosodie est donc, pour


beaucoup, l’image du résultat de leur relation.
Fabien (dont nous savons que le développement a été
normal) et sa mère présentent dans la scène du change un
bel exemple de ce que les psycholinguistes appellent les
« tours de parole ». La mère parle à la place du bébé, à la
première personne, et lui répond ensuite comme si c’était
lui qui avait parlé. Dans ce dialogue, le bébé la soutient
activement, par son regard et sa voix. La prosodie de la
voix de la mère est porteuse de la surprise et de la joie
que cette situation suscite en elle.
Voici l’image de l’analyse spectrale d’un fragment
des paroles qu’elle adresse à son fils (figure 2).

Figure 2. Mélodie du « mamanais » de la mère


d’un enfant à développement typique
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Cette image montre bien comment le mamanais se


manifeste par des modifications de la voix et de la
prosodie, par des formes mélodiques douces, longues, avec
de larges excursions. L’effet du rythme de la prosodie se
trouve amplifié par les diverses répétitions. Nous voyons
aussi apparaître des coupures claires entre deux fragments

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PULSION INVOCANTE AVEC LES BÉBÉS À RISQUE D’AUTISME

sonores. Ces coupures sont essentielles dans le mamanais,


c’est là que le bébé va s’exprimer en répondant.
Même si la collaboration du bébé Fabien est, là,
évidente, je me suis posé la question suivante : que se
passerait-il si, malgré tout, un adulte arrivait à produire
une prosodie de mamanais face à un bébé en passe de
devenir autiste ? Est-ce que le bébé répondrait ?

Pedro
Pedro est un autre bébé de la cohorte des films fami-
liaux de Pise. Il permet de mettre cette question à l’épreuve
et de découvrir que la réponse est positive. Pedro est un
bébé qui ne regarde jamais sa mère, ni ne répond à aucun
de ses appels. Il répond parfois au père quand ce dernier
déploie une énergie considérable, allant même jusqu’à
jouer au bras de fer avec lui pour le solliciter. Une amie
de la mère, venue passer des vacances dans leur ferme, ne
parvint pas à entrer une seule fois en contact avec lui.
Nous avons analysé la voix de la mère dans une scène
poignante où elle l’appelle avec un désespoir croissant
face à son indifférence. « Pedro ? Pedro ? Pedro ? » Elle
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s’approche, tandis que le bébé regarde ostensiblement de
l’autre côté. Le ton de la voix maternelle se fait chaque
fois plus suppliant : « Regarde-moi ! Regarde-moi !
Regarde-moi ! » Elle colle son visage sur le ventre du
bébé et crie sa détresse : « Mon bébé ! Mon bébé ! Mon
bébé ! » Voici ce que donne l’analyse spectrale de ce
dernier fragment du discours maternel (figure 3).
Malgré la force du désespoir avec lequel la mère crie
son appel au bébé – ce qui avait d’ailleurs suscité une
intervention du père, venu prendre le bébé dans ses bras
et interrompre ainsi la scène – nous voyons qu’il n’y a
aucun pic prosodique. Sa voix reste plate. Remarquons
aussi l’absence de coupure entre les segments sonores.

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CAHIERS DE PRÉAUT N° 10

Figure 3. Mélodie de la mère de Pedro, bébé autiste

Néanmoins, dans ce long film familial, il se trouve une


petite scène extraordinaire. Ce bébé, qui ne répond prati-
quement jamais, va entrer dans un dialogue visuel et tonal
– donc de façon intermodale – avec son oncle, qui passait
là par hasard. Le bébé semble avoir dans les 6 mois. La
scène a lieu dans la cour de la ferme où travaillent l’oncle
et le père qui ont, chacun, leur maison séparée. Il s’agit
d’une ferme produisant du lait de vache bio. Ce détail a
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son importance, car la charge de travail des deux hommes
au printemps est intense : ils doivent s’occuper non seule-
ment des bêtes et de la traite mais aussi de la plantation du
fourrage avec lequel ils les nourrissent. Il n’est pas diffi-
cile d’imaginer que l’oncle n’a pas souvent l’occasion de
se rendre compte des difficultés de communication de son
neveu, auquel il est probablement peu souvent confronté.
Or, l’oncle présente dans sa voix les caractéristiques
prosodiques du mamanais. Il est d’ailleurs intéressant de
remarquer que l’on parle en anglais aussi de parentese
(Fernald et Kuhl, 1987) et pas seulement de motherese,
ce qui semble bien plus juste car les pères, et même les
oncles, s’adressent aux bébés sur ce mode.

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PULSION INVOCANTE AVEC LES BÉBÉS À RISQUE D’AUTISME

Deux minutes avant que l’oncle n’intervienne, la mère


avait encore tenté d’entrer en contact avec son bébé. Sa
voix indiquait qu’elle le faisait par acquit de conscience,
sans trop y croire, mais en essayant tout de même. Le
bébé non seulement n’était pas rentré en contact avec
elle, mais s’était même laissé choir sur le côté, dans le lit
en toile où la mère l’avait installé dans le jardin.
L’oncle commence par tendre la main au bébé, ce à
quoi ce dernier ne répond pas. Mais dès que la voix de
l’oncle se fait entendre, elle vient l’arracher à sa prostra-
tion et le bébé, souriant, se met à regarder et à vocaliser
à son oncle, comme un bébé tout à fait normal. Le chan-
gement du bébé est brutal et surprenant.
Quand nous comparons les spectrogrammes de la
voix de la mère et de celle de l’oncle (figure 4), la diffé-
rence est saisissante.

Figure 4. Comparaison de la voix de l’oncle


et de la mère de Pedro, s’adressant à ce dernier
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Voici une autre présentation d’un petit fragment du


discours (figure 5) que l’oncle adresse au neveu, en jouant
avec sa tétine et en lui demandant auquel des deux, à lui ou au
bébé, elle appartient. Il semble s’extasier devant cette tétine et
joue à demander : « De chi è ? De chi è questo, ein ? »

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CAHIERS DE PRÉAUT N° 10

Nous voyons s’ébaucher là les arrondis des courbes


prosodiques ainsi que les espaces vides entre les blocs
de sons. Ce bébé nous enseigne que la présence des pics
prosodiques, propres au parentais, dans la voix de l’adulte
qui s’adresse à lui, peut induire une réponse même chez des
bébés qui se sont avérés, plus tard, autistes. Ce qui signifie
que ce bébé est équipé pour répondre au mamanais. Mais
ce type de bébé ne suscite pas cette mélodie car il ne réini-
tialise pas la conversation. Nulle part, dans ce film familial,
on ne le verra provoquer son interlocuteur. Ce concept de
« provocation », qui implique une dimension proprement
d’appel à l’autre, a été développé par Emese Nagy (Nagy et
Molnar, 2004) qui est chercheur en théorie du développe-
ment. Son concept recouvre cliniquement mes recherches à
propos du troisième temps du circuit pulsionnel, temps où
le bébé se fait entendre, par exemple, par un autre (Laznik,
2000a), et rejoint la notion d’« appétence symbolique du
nouveau-né » proposé par Graciela C. Crespin (2007).
Figure 5. Fragments de voix de l’oncle au neveu
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PULSION INVOCANTE AVEC LES BÉBÉS À RISQUE D’AUTISME

Alfredo
Alfredo appartient aussi à la cohorte de Pise de bébés
devenus autistes. Quand ils s’adressent à lui, ses parents
produisent parfois des pics prosodiques. Néanmoins,
pendant les trois premiers mois de sa vie, Alfredo semble
éviter les perceptions qui proviennent de ses parents ou
même de ses grands-parents venus leur rendre visite. Nous
pouvons parler ici aussi d’un évitement à allure volontaire,
comme celui que Selma Fraiberg (1982) a décrit.
Si nous faisons une microanalyse d’une scène entre le
bébé et sa mère quand ce dernier a 1 mois et 20 jours, nous
entendons la modification dans la voix maternelle qui se
lasse, au fur et à mesure que toutes ses tendres et douces
tentatives échouent. Même les petites caresses autour
de la bouche ne parviennent pas à faire venir l’attention
de son fils vers elle. Le père, qui les filme, lui demande
d’essayer encore. Elle tente à nouveau, soutenue par le
père. En vain. Un arrêt sur image, à la fin de cette scène,
permet de percevoir un léger pli d’amertume se dessiner
sur le coin de la bouche maternelle, sûrement à son insu.
Les parents, face à cette absence de réponse du bébé,
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voire à ses refus agis 25 – quand il se tourne ostensible-
ment du côté opposé à celui où se trouve sa mère –, se
soutiennent mutuellement et semblent garder confiance.
25. L’idée qu’il y a, dès la naissance, un prototype de sujet capable d’une
volonté de refuser est assez rare dans la psychanalyse. Françoise Dolto
a d’emblée affirmé l’existence d’un sujet, ce qui n’est pas très évident.
Jacques Lacan a parlé d’un sujet du principe du plaisir, capable de fuir le
déplaisir. Il est sûrement dérivé du Real Ich que Freud évoque dans « L’Es-
quisse ». Ce n’est qu’au moment où il arrive à se faire objet de la pulsion de
l’autre que ce sujet cesse d’être acéphale, dit Lacan. Plus je travaille avec les
bébés en danger d’autisme, plus je visionne des films familiaux de ceux qui
le sont devenus, plus ma pratique d’analyste de bébé et de parents s’affine,
et plus je dois reconnaître qu’il y a bien un petit bout de chou de sujet avec
les parents et l’analyste dans la séance, ce qui change tout. Mais ce sujet ne
peut se savoir exister que dans l’après-coup de la découverte qu’il est source
de la joie de l’autre. Temps nécessairement fugace et indispensable.

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CAHIERS DE PRÉAUT N° 10

Nous avons analysé avec attention la scène dans


laquelle, pour la première fois, le bébé regarde l’un de
ses parents : son père. Le bébé a alors trois mois. Les
films sont surtout faits pendant le week-end, quand le
père est là. Cette fois-ci, c’est le père qui a le bébé sur
ses genoux et la mère filme. Comme il est habituel entre
eux, ils se donnent la réplique, face à ce bébé qui est
ostensiblement absent. Les répliques les encouragent et,
à un moment donné, il y a le début d’une prosodie de
parentais qui apparaît. Le bébé y répond par un sourire
non adressé qui, en surprenant agréablement les parents,
suscite un nouveau fragment de prosodie dans la voix
du père. Le bébé le regarde en souriant. Un concert de
surprise et de joie dans la prosodie parentale accueille
l’événement. Ce qui permet au bébé de continuer à
regarder et à sourire. Le père, la voix étranglée de joie,
répète : « Il me regarde, il me regarde ! » Mais il accepte
très bien quand le bébé veut couper la relation ; il est
accordé à son fils.
Dix minutes plus tard – comme c’est indiqué sur la
bande vidéo –, la mère prend son bébé dans les bras
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et se met à lui parler. Sa voix est encore empreinte de
la surprise et de la joie de l’événement qui vient de se
produire, ce qui se traduit dans les courbes prosodiques.
Rappelons-nous la remarque d’Anne Fernald (Fernald
et Simon, 1984), qu’une grande surprise associée à
une grande joie sont les conditions nécessaires pour la
survenue d’une prosodie du mamanais même en l’ab-
sence de bébé. Comme la mère d’Alfredo s’adresse à son
fils avec une voix porteuse de cette prosodie, il ne peut
pas ne pas regarder, au moment même où elle produit un
pic particulièrement significatif (figure 6). Mais, dès que
le bébé voit le visage de sa mère, il se met à pleurer.
Quelles hypothèses pouvons-nous faire ici ? S’agi-
rait-il déjà d’une difficulté avec l’intermodalité ? Passer

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PULSION INVOCANTE AVEC LES BÉBÉS À RISQUE D’AUTISME

de l’entendu au vu ? Mais avec son père, dix minutes


avant, le bébé ne présentait pas cette difficulté. Aurait-il
vu quelque chose de si désagréable ? Peut-être les traits du
visage maternel ? Les soucis, face à un bébé qui ne répond
pas, s’effacent peut-être plus lentement sur un visage que
sur une voix. N’oublions pas le léger pli d’amertume qui
commençait à poindre sur le coin de sa bouche.

Figure 6. Pic qui précède le moment où le bébé


se met à regarder et à pleurer
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Trois jours plus tard, la mère parviendra à entrer dans © Érès | Téléchargé le 25/01/2022 sur www.cairn.info (IP: 90.3.58.58)
un long échange avec son bébé. Ils sont alors, tous les
deux, allongés sur le lit parental, et le bébé doit faire un
effort pour se tourner vers le visage maternel, partielle-
ment occulté par le matelas sur lequel il repose. Il est
possible que la position très détendue de la mère ait
contribué à la qualité de sa prosodie, mais on peut penser
aussi que la position du visage maternel interdisait une
lecture trop fine d’infimes traits de souci sur ce visage.
Dès que le bébé lui répond, en la regardant, la surprise
et la joie de la mère éclatent en améliorant encore sa
prosodie. Elle lui dit des quantités de mots gentils, lui

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CAHIERS DE PRÉAUT N° 10

déclare son amour sous toutes les formes possibles et


rit de joie aux réponses de son fils. Mais si elle peut
reprendre en écho certaines de ses vocalises, elle ne se
permet pas de parler à sa place à la première personne du
singulier. Elle ne lui attribue pas des phrases qui s’adres-
seraient à elle, la mère. À cause de cela, il serait peut-être
nécessaire de parler de pseudo-proto-conversation. Cette
dimension folle qui consiste à parler à la place de l’autre
– dans le sens de Winnicott de la folie nécessaire des
mères – n’est peut-être possible que dans des conditions
de sécurité de la capacité maternelle. Un bébé qui ne
répond pas met sa mère à rude épreuve.

Figure 7. Fragments de dialogue de la mère


avec Alfredo
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Sur la figure 7, on voit comment les pics prosodiques,


la répétition, les vides entre temps de parole, tout cela se
construit vite dès qu’un bébé y répond.
L’analyse acoustique perceptuelle, effectuée par
E. Parlato, indique que la parole de la mère présente,
dans toute cette scène, des variations d’énergie et un
prolongement des voyelles caractéristiques du mamanais.
E. Parlato a comparé ces résultats aux travaux publiés sur
le mamanais en italien. Mais il faut savoir que dans ce

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PULSION INVOCANTE AVEC LES BÉBÉS À RISQUE D’AUTISME

film, si lorsque le bébé répond à sa mère, dans 100 %


des cas la mère produit du mamanais, le bébé ne répond
cependant pas à chaque fois que sa mère en produit.
Mais surtout, Alfredo ne présente, dans tout le film
dont nous disposions, aucun signe d’un troisième temps
du circuit pulsionnel. Non seulement il ne cherche pas
à se faire entendre mais, même stimulé par sa mère, il
ne cherche pas à se faire l’objet de la pulsion de cette
dernière.
Une scène instructive est celle où, sur la table à langer,
la mère joue à stimuler son fils. Elle lui montre combien
son petit pied est appétissant en allant même jusqu’à le lui
offrir à goûter, ce que le bébé accepte non sans un certain
plaisir. Mais il ne lui viendrait vraiment pas à l’idée d’aller
offrir ce petit pied à la bouche de sa mère, pourtant si
proche. Ce n’est pas un bébé qui aime à se faire croquer
par l’Autre. Il ne semble pas s’intéresser à ce qui pourrait
faire plaisir à cet autre. Colwyn Trevarthen aime à dire
que les bébés naissent avec « a motif for the motif of the
other ». Ce n’est pas le cas des bébés devenus autistes des
films familiaux de la cohorte de Pise.
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En conclusion, cette étude des films familiaux de
Pise nous a confirmé dans l’idée que le mamanais était
un puissant attracteur pour ces bébés en voie de devenir
autistes. Était-il possible alors d’utiliser cette découverte
dans une thérapie avec des bébés à risque autistique ?
C’est l’expérience que j’ai tentée avec Marine (Laznik,
2007).

MARINE : TRESSAGE ENTRE CLINIQUE ET RECHERCHE

Le début du travail avec Marine

Marine n’avait aucun échange de regards avec sa


mère. Même la psychologue du centre de la protection

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CAHIERS DE PRÉAUT N° 10

maternelle et infantile (PMI) avait des difficultés à capter


son regard. À l’âge de 3 mois, lors de notre premier
entretien, installée dans le porte-bébé sur le ventre de sa
mère, elle se cambrait en arrière, en opisthotonos, son
regard semblant chercher à s’accrocher au plafond.
D’emblée, la mère s’est plainte de ne pas arriver à
croiser le regard de son bébé, et décrivit des douleurs
abdominales intenses, Marine pleurant très longtemps, sa
mère en détresse face aux hurlements de sa fille, n’arri-
vant pas à la calmer. Nous avons entrepris un traitement
bébé-mère qui fut un succès : au bout de 6 mois, Marine
cherchait sa mère du regard chaque fois qu’elle voulait
entreprendre une action, ou même entrer en contact avec
moi. Le lien me semblait établi entre elles deux. Après
les vacances d’été, je retrouvais une adorable petite fille
de 13 mois qui marchait et qui s’adressait à l’hôtesse, à
moi et à sa mère dans un tonique dialogue sonore. Elle
semblait tout à fait épanouie. Sa fille lui paraissant aller
très bien, la mère me demanda de continuer à venir pour
parler d’elle-même, j’acquiesçai.
Mais dès la fin de la première séance, elle commenta
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une certaine fermeture chez Marine. À la séance suivante,
ce commentaire fut plus insistant. Au bout d’un mois,
elle s’ouvrit d’emblée sur les soucis que son mari et elle
avaient pour Marine qui s’était refermée et errait sans
cesse. Elle me demanda de la revoir.
Quand je la reçus, je fus confrontée à une petite fille,
vaquant partout, qui ne décrocha pas un regard pendant
les trente premières minutes, même si elle suivait ce
que je faisais. La séance suivante fut à peine moins
difficile. Même si Marine ne ressemblait pas à un bébé
de 15 mois en devenir autistique qui n’aurait jamais été
pris en charge, puisque son refus de communiquer ne
l’empêchait pas de suivre intellectuellement ce qui se
passait, je dus reconnaître qu’elle avait fait une rechute

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PULSION INVOCANTE AVEC LES BÉBÉS À RISQUE D’AUTISME

grave. Pendant les deux années qui ont suivi la rechute


de Marine, nous avons filmé pratiquement toutes les
séances 26. Lors de la troisième séance, dix minutes après
que la séance a commencé, elle semble devoir se passer
sur le mode des deux précédentes, sans aucun lien entre
nous et Marine. Je me dis que cette situation ne peut
durer, que l’enfant est en danger. Ce renfermement,
réinstallé depuis presque deux mois, ne peut pas ne pas
nuire à son appareil psychique.

Voix, autisme et neurosciences

René Diatkine et Jean Bergès disaient, l’un comme


l’autre 27, qu’il devait y avoir une « psychosomatique »
de l’autisme, que le non-usage de l’organe devait bien
léser l’organe.
Monica Zilbovicius a présenté une recherche qui, à
mon avis, offre un support concret à cette hypothèse. Elle
et ses collègues ont procédé à la comparaison de vingt et
un enfants autistes primaires avec douze enfants témoins
(Boddaert et coll., 2004a). Ils ont noté une diminution
significative, chez les enfants autistes, de la concen-
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tration de substance grise au niveau du sillon temporal
supérieur (STS), responsable de l’écoute de la voix. Ces
résultats semblent compatibles avec l’hypothèse d’une
hypoperfusion de ces différentes zones chez les enfants
26. L’idée est venue de Charles Melman et s’est avérée très utile pour un
travail de déchiffrage en micro-analyse de la situation. La première cinéaste
a été Anouck de Bordas, une collègue qui avait entrepris ses études de
psychologie après une longue analyse. Il me semble indispensable que
le « cinéaste » ou le « scribe » d’une séance avec un enfant autiste soit
quelqu’un de formé à la psychanalyse. Transférentiellement, il me serait
difficile de sentir quelqu’un en train de juger ce que j’essaye de mettre en
place pour entrer en contact avec l’enfant. L’année suivante, ce fut Cathe-
rine Thomas qui avait la même formation. Toutes deux m’ont été d’une aide
très précieuse et je les en remercie.
27. Les deux avaient été des élèves de Julian de Ajuriaguerra.

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CAHIERS DE PRÉAUT N° 10

autistes 28. Une discussion s’engagea sur le caractère inné


ou acquis d’une pareille différence, et Monica Zilbovi-
cius reconnut que nul ne pouvait assurer qu’il ne s’agis-
sait pas d’une différence acquise.
La presse grand public s’est emparée aussi d’une autre
de ses recherches, cette fois-ci sur des sujets autistes
adultes. Celle-ci, réalisée avec l’IRM fonctionnelle, s’in-
téresse à l’activation du sillon temporal supérieur (STS).
Il représente, chez les adultes normaux, la zone spéci-
fique dévolue au traitement des signaux vocaux, et
l’aire fusiforme (FFA), celle dévolue à la reconnaissance
des visages : la reconnaissance de la voix humaine et
la reconnaissance des visages constituant, comme le
rappelle Bernard Golse, deux axes forts des interactions
sociales. Cette étude a comparé cinq adultes autistes
de sexe masculin avec huit adultes masculins témoins
(Gervais, 2004). Les résultats ont montré que, chez les
sujets autistes, il n’y avait pratiquement aucune activa-
tion du STS ; que l’activation corticale, chez eux, était
la même pour la voix et les bruits, lesquels par contre
étaient traités comme chez les sujets normaux. Une autre
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étude concernant onze enfants autistes « d’âge scolaire »
a suivi (Boddaert et coll., 2004b).
Pour ma part, je ne peux que souscrire à l’intérêt de
cette découverte, tout en trouvant néanmoins remar-
quable qu’il ne soit que rarement précisé qu’il s’agit
d’une recherche concernant des enfants et non des bébés.
Cette façon de présenter les choses permet de faire dire à
la grande presse que l’on a trouvé la cause de l’autisme
quand – dans l’état actuel des recherches – rien ne permet
de trancher entre une conséquence ou une cause. Il s’agit,
sûrement, d’une recherche passionnante, si l’on en exclut
28. Un compte rendu plus détaillé des recherches de Monica Zilbovicius,
fait par Bernard Golse, se trouve dans son article, dans ce même livre :
Langage, voix et parole dans l’autisme, Paris, Puf.

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PULSION INVOCANTE AVEC LES BÉBÉS À RISQUE D’AUTISME

son caractère non prouvé d’explication étiologique. Ce


qui est sûr, c’est qu’à 4 ans, et peut-être avant, le non-
usage de cet organe va laisser hors-jeu le sillon temporal
supérieur, et ce, de façon peut-être définitive.
Écoutons comment Monica Zilbovicius elle-même
s’exprime à ce sujet : « Nous avons démontré que la
perception de la voix humaine n’entraînait pas, chez les
sujets autistes, l’activation d’une région très spécifique
du cerveau qui traite la voix humaine… Ils traitent la
voix humaine comme n’importe quel autre son, celui
d’une voiture ou d’une cloche, par exemple. Tout cela
se fait au cours du développement. L’être humain naît
avec une attirance particulière pour les stimuli humains,
du coup, on se spécialise, on devient des experts pour la
voix humaine et le visage. Et il y a probablement chez
les autistes quelque chose d’inné, ils ne naissent pas
avec cette attirance… Du coup, ils ne deviennent pas des
experts, et le développement de leur cerveau ne se fait
pas de la même façon 29. »
Ces hypothèses corroborent d’autres recherches en
imagerie par IRM qui ont traité de la perception du
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visage ; elles indiquent que cette perception n’est pas
associée à une activation des régions impliquées dans
l’attribution d’une valeur émotionnelle à un stimulus.
L’hypothèse serait que l’absence d’activation émotion-
nelle au cours du développement entraînerait une sous-
expertise dans le traitement des visages, par conséquent
un sous-développement du gyrus fusiforme, responsable
de la reconnaissance des visages. Ce modèle dit de
Schultz (Schultz et coll., 2003), couplé à la proposition
de Monica Zilbovicius, vient donner un soubassement
scientifique à l’hypothèse de Jean Bergès et de René
29. Extrait de L’Express en ligne du 20 décembre 2004 : Les chercheurs de
l’année 2004, « Les autistes ne reconnaissent pas la voix humaine », entre-
tien réalisé par F. Maxime et E. Lecluyse.

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CAHIERS DE PRÉAUT N° 10

Diatkine sur les effets incontestables de la psyché sur le


soma dans le cas de l’autisme.
Cela mène Monica Zilbovicius à préconiser une inter-
vention précoce – dès l’âge de 4 ans 30 – auprès de ces
enfants, qui leur donnerait envie d’écouter la voix et – les
autres recherches nous permettent de rajouter – regarder
les visages. Elle imagine des méthodes ludiques qui crée-
raient cette attirance pour la voix et le visage. Jusque-là,
je ne peux que la suivre et lui dire que la praxis psycha-
nalytique sait donner cette envie. C’est ce que je vais
essayer de montrer avec le cas de Marine.
En revanche, je suis inquiète lorsqu’elle parle de
« méthodes multimédias ». Il y a longtemps que nous
savons la passion de certains autistes pour les cassettes
audio et vidéo. Cela ne mène pas pour autant à s’inté-
resser aux êtres humains en chair et en os, et ne semble
donc pas aller dans le sens qu’elle recherche. Après
avoir proposé l’utilisation de méthodes rééducatives
couplées avec l’usage d’antidépresseurs, elle ajoute :
« Ce n’est pas la faute des parents, c’est la faute à… pas
de chance. Les parents sont des acteurs très importants
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dans la rééducation de ces enfants et dans leur insertion
dans la société. » En effet, je pense aussi que les parents
doivent être des partenaires de la prise en charge psycho-
thérapeutique de l’enfant.
Il me semble que sur cette étiologie du « … pas
de chance » – où aucune explication, ni génétique ni
biologique n’est avancée, nous pouvons aussi nous
retrouver. Et il y a longtemps que ma lecture des films
familiaux des bébés devenus autistes m’a enseigné que
le fait qu’ils n’aillent pas vers l’Autre est là d’emblée,
dès la naissance. Ce qui n’exclut pas que des facteurs
30. Nous retrouvons ici l’âge d’une autre recherche qu’elle avait présentée
en Belgique. Personnellement, je pense qu’il faut intervenir beaucoup plus
tôt.

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PULSION INVOCANTE AVEC LES BÉBÉS À RISQUE D’AUTISME

complexes, que nous ne connaissons pas encore, aient pu


jouer pendant la grossesse. Geneviève Haag (2005) parle
d’une racine prénatale du problème du sonore qui lui est
apparue comme très importante.
Dans cette séance, toute son attention, visuelle et
auditive, se concentrait sur les gros feutres qu’elle mettait
et retirait du pot, visiblement attentive au petit bruit que
cela provoquait et à leur couleur. Pourrions-nous penser à
une volonté d’un protosujet de ne pas entendre cette voix
humaine ? Y aurait-il un facteur d’hypersensibilité chez
ces bébés, qui les mènerait à éviter une voix humaine ?
Malgré le côté accordé et empathique de nos discours,
Marine reste de marbre, comme si nos voix n’étaient
qu’un bruit de fond dans l’environnement. Elle n’y prête
pas plus d’attention qu’au bruit des voitures dans la rue.
Il est évident que la clinique avec ces enfants confirme
les découvertes de Monica Zilbovicius : notre voix est en
effet traitée comme l’on traite des bruits extérieurs. Ce
n’est pas comme cela qu’elle allait devenir « expert en
voix et visages humains », comme dit Monica Zilbovi-
cius, et « le développement de son cerveau risquait de ne
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pas se faire de façon habituelle ». Les premiers résultats
en imagerie cérébrale ont mis en valeur la difficulté à
coupler une voix et une image visuelle dans l’autisme.
Laurent Mottron (2004) a recensé les travaux à propos
des difficultés de perception intermodale. Il cite notam-
ment le travail de Boucher (Boucher et coll., 1998).
Il est donc, plus que jamais à l’ordre du jour, d’es-
sayer de redonner aux petites Marines de moins de
2 ans, l’envie d’entendre la voix humaine et de regarder
le visage de leur entourage proche. Et c’est ce qui a pu se
passer dans la suite de cette séance, véritable réanimation
psychique.

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CAHIERS DE PRÉAUT N° 10

Retour à la clinique de Marine :


une réanimation psychique

Après ces dix minutes d’indifférence obstinée de la


part de Marine, je fais mine de manger son yaourt, et
j’arrive à capter son attention avec un « hum » de plaisir
à propos de ce yaourt à la vanille que je me représente
avoir un goût et une odeur merveilleux : Marine me
regarde aussitôt, mais cela ne dure que deux secondes,
et elle ignore complètement quand sa mère essaie à son
tour. J’ai alors l’idée de donner moi-même le yaourt à
goûter à sa mère, et cette situation insolite nous permet
sans doute de retrouver une prosodie de surprise et de
plaisir, puisque Marine nous regarde, l’une et l’autre, en
riant et en approchant ses bras, rythmiquement, comme
pour taper des mains. En revanche, lorsque j’en propose
une cuillerée à Marine, elle ouvre la bouche mais cesse
aussitôt de regarder ses deux interlocutrices.
Cet enfant distingue clairement le registre du besoin
alimentaire de celui de la pulsion orale, remettant ainsi en
cause la théorie de Freud selon laquelle le lien à l’Autre
vient s’étayer sur la satisfaction du besoin alimentaire
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(Laznik, 2000b). Ce n’est pas de yaourt que peut se
nourrir son envie de voir et d’écouter ; c’est d’une parti-
culière prosodie dans nos voix, porteuse des pics alternés
entre surprise et plaisir. Mais avant d’aborder l’analyse
de nos voix, revenons au fil de la séance. La qualité et
l’effet de ma prosodie s’amenuisent et Marine est en
train de se refermer. Je suis à nouveau très inquiète.
Alors, rassemblant toutes mes capacités d’imagination,
je réussis à nouveau à capter son regard en évoquant une
plante magnifique, un pied de vanille, ce qui me permet
de retrouver des pics prosodiques de plaisir émerveillé.
Je dis : « Regarde l’odeur ! » Mon énoncé ne manque
pas d’enthousiasme et les pics prosodiques de ma voix

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PULSION INVOCANTE AVEC LES BÉBÉS À RISQUE D’AUTISME

doivent convenir, car la petite fille me regarde souriante.


Quant à l’apparente absurdité de mon énoncé, il renvoie
sûrement à une condensation de mon désir de lui faire
sentir et la joie du parfum et la beauté des fleurs. J’oserai
proposer l’hypothèse que la pulsion, quand elle prend
l’Autre dans sa boucle, est productrice de comodalité.
Une pulsion orale est alors nécessairement intriquée aux
pulsions scopique et invocante.
Vingt minutes plus tard, c’est Marine qui, à l’aide
d’une dînette, m’offrira assiette et cuillère, faisant à son
tour semblant de me nourrir. Mais, avant d’analyser la
valeur de cette scène, il convient de souligner qu’elle a
lieu peu après une autre que voici : Marine veut pousser
une petite chaise dans la pièce. À l’époque, elle déplaçait
partout des meubles, au grand dam de ses parents qui y
voyaient, à juste titre, une action de fermeture de sa part.
Cela s’était produit aussi dans les séances précédentes,
mais là, au lieu de jeter par terre le poupon qui encombre
sa chaise, Marine le dépose sur mes genoux. Je décide de
lui chanter une berceuse : « Câlin, câlinou, câlinette, câli-
nette, câlin, câlinou, câlinou pour le poupon. » Le rythme
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est lent, mais marqué par les répétitions, et les voyelles
sont particulièrement accentuées et rallongées. Marine
ne me quitte pas des yeux tant que dure la chanson mais
elle décroche instantanément dès que c’est terminé.
Cependant, elle en reprendra, elle-même, la mélopée
quelques séances plus tard, en berçant un minuscule
bébé de deux centimètres dans un tout aussi minuscule
berceau. Il y aurait sûrement beaucoup à réfléchir sur la
puissance de ces rythmes dans les prises en charge de ce
type d’enfant.
Mais revenons à la scène où elle me nourrit. Un grand
espoir m’envahit alors : elle vient, spontanément, de

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CAHIERS DE PRÉAUT N° 10

réussir une des questions-clés du CHAT 31, question validée


sur des bébés plutôt plus âgés qu’elle. Sa capacité de
faire semblant s’est mise en place ! Ma joie interne face
à la réussite d’un test cognitiviste repose sur le fait que,
depuis longtemps, je pense que la question : « L’enfant
est-il capable, avec une dînette, d’offrir un café ou un
thé à sa mère ? » va bien au-delà de sa capacité de faire
semblant. Son soubassement n’est autre que le bouclage
du troisième temps de la pulsion orale. Quand un petit
offre, « pour du jeu », quelque chose de bon à sa mère, il
se trouve au-delà du registre de la satisfaction du besoin.
En plus, il s’agit ici d’un objet bon pour la mère et non
pour l’enfant, qui n’aime à cet âge ni le thé ni le café. Le
soubassement de la capacité de répondre positivement
à cette question du CHAT dépend donc de la capacité
de l’enfant à souhaiter se faire le porteur de l’objet qui
réponde à la pulsion orale de sa mère. Si le nourrisson
offre son petit pied ou ses doigts pour que sa mère s’en
réjouisse en jouant à les croquer, l’enfant plus grand
vient offrir, à cette jouissance pulsionnelle de l’Autre,
non plus un morceau de corps mais un objet sublimé.
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Quand Marine me nourrit avec la cuillère, je joue à
manger une délicieuse omelette imaginaire. Marine suit
attentivement les marques du plaisir, sur mon visage et
dans ma voix.
Marine confirme mon hypothèse actuelle sur la mise
en place de l’appareil psychique : son plaisir de fonc-
tionner est tributaire du plaisir qu’il suscite chez l’Autre.
Formulation non sans analogie à celle qui prévaudra pour
les plus grands et que nous devons à Jacques Lacan : le
désir du sujet, c’est le désir de l’Autre.

31. Il s’agit d’un questionnaire cognitif construit par S. Baron Cohen, qui
permet de repérer à 18 mois les petits qui feront un autisme à 3 ans. Dans la
recherche PRÉAUT sur les signes précoces d’autisme, nous en utilisons une
variante française un peu modifiée.

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PULSION INVOCANTE AVEC LES BÉBÉS À RISQUE D’AUTISME

Mais, chez Marine, ces moments heureux ne sont


encore que des îlots émergeant d’une mer d’indiffé-
rence. Même la séance dont je viens de décrire quelques
fragments en est lourdement entachée, ce qui fera dire à
Pierre Ferrari, quand il la visionnera : « Croyez-vous que
l’on puisse y arriver pour elle ? » La phrase, énoncée
sur un ton affectueux, laisse transparaître son inquiétude
légitime. Moi non plus, sur le moment, je n’en sais rien,
sinon qu’à 15 mois elle est beaucoup plus difficile à
mobiliser qu’elle ne l’avait été à 3 mois. Ce n’est qu’un
an plus tard que je pourrai dire qu’elle me semble sortie
d’affaire. On ne dira jamais trop aux pédiatres combien
il serait important de nous les envoyer pendant leurs
premiers mois de vie !
Tout le travail de réanimation psychique, effectué
dans cette séance, repose sur les recherches multidisci-
plinaires que j’ai exposées ci-dessus.
En tant que psychanalyste, une recherche m’intéresse
d’autant que ses hypothèses peuvent me rendre imagina-
tive dans des cliniques difficiles, comme celle des bébés
à risque d’autisme. Il est évident que Pedro riant à son
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oncle est présent à mon esprit quand j’entreprends la
réanimation de la relation avec Marine. De même, quand
elle cesse de répondre à mon jeu, cela me fait penser que
j’ai perdu la fraîcheur de la véritable surprise avec elle, et
je cherche donc à me ressourcer dans les représentations
qui me viennent. Mais est-ce que l’on retrouverait cela
dans l’analyse des voix ?

Marine, analyse psycholinguistique

Les enregistrements ont été confiés à la psycholinguiste


Erika Parlato, pour analyse en laboratoire. Plus d’une
année devra s’écouler avant que ne se trouvent confirmées
les hypothèses que je me formulais lors de cette séance.

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CAHIERS DE PRÉAUT N° 10

1. Si la première fois où je mime ma surprise et mon


bonheur devant le yaourt à la vanille, l’enfant me
regarde, cela n’indique-t-il pas que ma voix doit porter
les caractéristiques prosodiques du parentais ?
2. Si la mère n’a aucun succès lors de son jeu, c’est que
sa voix doit être plate, ce qui se repère à l’écoute de la
bande, mais dont on ne peut jamais être sûr.
3. Si la petite fille devient si enthousiaste, riant de l’une
à l’autre et ébauchant même des mouvements d’applau-
dissement quand je joue à nourrir sa mère, c’est que nos
deux voix doivent être alors porteuses de ces mêmes pics
prosodiques.
4. Si, lors de mes deux mises en scène suivantes, elle
regarde, il doit y avoir, dans ma prosodie, des éléments
du parentais.
5. Par contre, si, lors de la tentative suivante, elle n’a
pas daigné me regarder, puis-je penser que la répéti-
tion de la même scène a tari ma capacité à me laisser
surprendre ? L’absence de surprise doit avoir érodé mes
pics prosodiques.
6. Si elle m’a à nouveau suivie lors de mon invite à
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regarder le buisson odorant de vanille, c’est que, là, ma
surprise et mon plaisir ne sont pas feints.
En procédant à l’analyse acoustique perceptuelle des
voix, Erika Parlato trouvera ces hypothèses confirmées.
Lors de ma quatrième répétition de la même scène,
Marine ne répond plus, car il n’y a plus de prosodie du
parentais. Cela indique qu’il n’y a pas de faux paren-
tais. Il serait donc absurde de proposer à qui que ce soit
de parler en imitant cette prosodie. Elle est le résultat
d’un état subjectif de surprise et de plaisir. Cela ne se
commande pas. En revanche, à la dernière scène, celle
de l’arbuste fleuri – au moment où j’énonce « regarde
l’odeur » –, elle dit observer un arrondissement de l’in-
tonation, un usage prolongé des voyelles, accompagné

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PULSION INVOCANTE AVEC LES BÉBÉS À RISQUE D’AUTISME

d’une augmentation de l’intensité, ce qui est caractéris-


tique de la prosodie du parentais.
Le roman d’Amélie Nothomb La métaphysique des
tubes présente la plus magnifique narration d’une sortie
de fermeture autistique massive, chez un enfant de 2 ans.
À la suite des recherches que je viens d’évoquer, nous
pouvons penser que quelque chose d’analogue a lieu
dans la scène du chocolat blanc 32, où Amélie Nothomb
(2002) décrit son passage de l’état tubulaire à l’état de
sujet capable de dire « je ». Sa grand-mère, qui vit en
Belgique, vient leur rendre visite pour la première fois au
Japon, où Amélie est née. Il lui est dit que personne n’a
réussi à croiser le regard ni à capter l’attention de ce bébé
de 2 ans. Elle va le voir dans sa chambre et, une dizaine
de minutes plus tard, la grand-mère revient triomphante
avec, dans les bras, un bébé qui la regarde et lui sourit.
Il est dit que, dans la scène intercalaire, la grand-mère a
fait goûter du chocolat blanc au bébé, chocolat dont elle
raffole en bonne Belge qu’elle est. Cette scène a, selon
moi, une structure analogue à celle du buisson de fleurs
de vanille. La grand-mère a offert au bébé l’objet qui la
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réjouit, et l’on peut supposer que, dans un mouvement
d’illusion anticipatrice, sa voix a porté la prosodie de la
surprise et du plaisir qu’elle supposait devoir se produire
chez le bébé.

Bouleversement maternel, pulsion invocante


et troisième temps

Comment ces graphes peuvent-ils intéresser un


psychanalyste ? Selon moi, ils confirment qu’il y a, dans
la voix de l’Autre, un élément d’ensorcellement qui,

32. Je tiens à remercier ici les médecins du centre de protection maternelle


et infantile de Bordeaux qui m’ont signalé cette précieuse analogie, lors de
notre rencontre pour la formation PRÉAUT.

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CAHIERS DE PRÉAUT N° 10

tel celui des sirènes, ne peut pas ne pas être perçu sans
susciter une attirance irrésistible chez l’auditeur 33. Les
Grecs l’auraient pressenti dès le temps d’Homère, lequel
en parle explicitement dans l’Iliade. Cette dimension
correspond sans doute au versant aliénation de la consti-
tution du sujet, à condition de ne pas oublier le versant
séparation, qui joue dans l’autre sens.
Mais ce qui est passionnant c’est que cette prosodie
spécifique ne marche, comme nous l’avons vu plus
haut, que si les coordonnées de plaisir de l’Autre sont
présentes. Nous pouvons penser que, dès la naissance
du bébé, c’est le plaisir et la surprise que sa vue cause
à sa mère qui lui permettent de produire, d’emblée, une
prosodie de mamanais. Dans le registre métapsycho-
logique, il convient de rappeler que surprise et plaisir
reprennent ce que Freud a pu développer à propos de
la tierce personne (Freud, 1905). Il s’agit de celle qui –
face à un mot tronqué, mal prononcé, après un moment
de surprise, d’étonnement – se laisse envahir par le
plaisir qui l’illumine soudain du mot d’esprit qu’elle
entend dans ce que la première personne a proféré sans
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le savoir, de ce qu’elle donne à entendre et qui sidère
et réjouit celle qui l’entend. La prosodie du mamanais
est, selon moi, la traduction perceptible de cet état dans
la mère : elle est émerveillée tout en étant bouleversée,
sidérée. Au niveau du nourrisson, nous pouvons penser
que les premiers jours, ce qui émerveille, c’est ce qu’il
donne à voir, par ce qu’il est mais aussi, d’emblée, par
ses regards. Néanmoins, très vite, ce seront les réponses
sonores, gestuelles et mimiques du bébé qui soutien-
dront cette prosodie chez sa mère. Raison pour laquelle
j’énonce que la prosodie est une fonction de ce qui se
33. Je dois cette idée à Hervé Bentata. Voir « Sirènes et chofar : incarnation
mythique et rituelle de la voix », dans Quand la voix prend corps, Paris,
L’Harmattan, 2001.

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PULSION INVOCANTE AVEC LES BÉBÉS À RISQUE D’AUTISME

joue pulsionnellement entre un futur sujet et celui qui,


par là même, devient son Autre.
Si l’élément d’émerveillement est donc aisément
repérable, d’où provient l’élément de sidération, le
bouleversement ? Sur le plan de la clinique psychanaly-
tique, Roland Gori (2002) a souligné l’importance, dans
le moment qui précède l’éclosion d’une passion amou-
reuse, d’un état de détresse. J’ai écrit (Laznik, 2004)
que cet état de manque, de vide intérieur, est toujours
nécessaire pour que l’investissement libidinal massif
d’un nouvel être soit possible, l’exemple le plus frappant
étant la nécessité du baby-blues – de ce moment de perte
des repères habituels, d’extrême fragilité dans lequel se
retrouvent les femmes après un accouchement – qui leur
permet de tomber amoureuses de leurs nourrissons, de les
investir en place d’Idéal. Si ce processus est habituel, il
n’en est pas moins dangereux. Nous savons que certaines
peuvent prolonger cet état jusqu’aux dépressions du post-
partum. Mais quand les choses se passent normalement,
le nourrisson montre une appétence pulsionnelle pour ce
type de prosodie, il s’en nourrit littéralement.
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Cette prosodie produit une trace dans la mémoire du
nourrisson, qui sera activée lors d’une nouvelle excitation.
Elle pourra être revécue alors, primairement de façon
hallucinatoire par lui. Dans les moments où le bébé prend
son pouce pour rêvasser, ce sont ces traces des coordon-
nées du plaisir de cet Autre primordial qui me garantissent
qu’Éros est là présent et que nous sommes donc face à un
autoérotisme. Si nous enlevons Éros, c’est face à l’autisme
que nous nous retrouvons. Avec toutes les conséquences
que cela entraîne, parmi lesquelles, son manque de moti-
vation pour devenir expert pour la voix humaine et le
visage, pour reprendre les termes de Monica Zilbovicius.

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CAHIERS DE PRÉAUT N° 10

CONCLUSION ET PERSPECTIVES

Ainsi, dans les séances comme dans les films fami-


liaux, lorsque la voix de l’adulte peut se faire porteuse des
accents d’émerveillement caractéristiques du mamanais,
cela semble faciliter l’intérêt du bébé autiste, qui peut
se mettre à regarder et répondre. Si cela pouvait se
confirmer de façon objective, cela viendrait-il contredire
ou moduler les découvertes de Monica Zilbovicius que
les enfants autistes traitent la voix humaine comme du
« bruit » ? Si ces enfants, à l’âge de bébés, sont aptes à
répondre aux intonations particulières de leur mère les
appelant à être leur objet de jouissance, c’est bien qu’ils
captent d’emblée les spécificités affectives et subjectives
de la voix et de ses intonations. Ce ne serait que plus tard,
alors que la construction du sujet à partir de son aliénation
dans l’Autre a échoué, alors que n’a pas eu lieu la mise
en place des circuits cérébraux qui lient inextricablement
la perception de la voix, du regard et la perception de
soi-même en relation avec l’autre désirant, au fil de ces
innombrables dialogues entre la mère et l’enfant, au fil
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de ces renforcements circulaires du bébé qui répond et de
la mère qui se réjouit, ce n’est qu’alors, quelque temps
plus tard, que l’imagerie viendrait constater les dégâts
dans le fonctionnement cérébral de ces enfants.
Si nous avons pu montrer que le bébé en train de
devenir autiste peut répondre, en théorie, à l’émerveille-
ment de sa mère, une question corollaire est : comment
une mère peut-elle réussir à s’émerveiller d’un bébé
fermé qui ne la regarde pas ? Face à l’absence d’intérêt
du bébé pour le plaisir de l’autre, comment la voix de
la mère peut-elle véhiculer quelque chose qui appelle le
bébé à entrer en relation et se faire l’objet de son plaisir ?
Cette voix peut-elle encore porter les accents du plaisir
de cette rencontre ?

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PULSION INVOCANTE AVEC LES BÉBÉS À RISQUE D’AUTISME

Pourrait-on soumettre ces questions à l’épreuve de la


science ?

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RÉSUMÉ
En confrontant la clinique avec des enfants autistes et les textes de
Freud et ceux de Lacan, Marie-Christine Laznik a fait l’hypothèse que
le troisième temps du circuit pulsionnel serait absent chez les enfants
autistes. Testant cette hypothèse sur des films familiaux de bébés en
voie de devenir autistes, elle s’est heurtée à une disparité étonnante
chez ces bébés, habituellement fermés mais capables par moments
d’entrer dans des interactions réussies. Imprégnée des travaux des
psycholinguistes, elle a émis une autre hypothèse : celle de l’impor-
tance du mamanais dans les interactions avec ce type de bébé. Le
mamanais, trace dans la voix de la mère du plaisir émerveillé suscité
par son bébé, renvoie au troisième temps du circuit pulsionnel. Les
bébés en sont avides dès la naissance, sans aucun étayage sur un
objet du besoin. L’analyse acoustique des films familiaux de bébés
qui sont devenus autistes, puis celle de séances de thérapie avec un

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CAHIERS DE PRÉAUT N° 10

bébé à risque autistique, ont montré que ces bébés peuvent répondre
à l’appel de cette pulsion invoquante, lorsqu’un adulte est capable de
ce type de prosodie. Cependant, cela reste rare car ces bébés ne jouent
pas leur rôle dans cette interaction avec l’adulte.

Mots-clés : Pulsion, voix, bébés, autisme, mamanais, psychothé-


rapie mère-bébé.

SUMMARY
In confronting the clinic with autistic children and the texts of Freud
and Lacan, Marie-Christine Laznik has formulated the hypothesis
that the third time of the drive’s circuit is absent in autistic children.
Testing this hypothesis against home videos of babies on their way to
becoming autistic, she was struck by a surprising disparity amongst
these babies, usually withdrawn but capable at times of entering into
successful interactions. Immersed in the works of psycholinguists,
she has put forward another hypothesis : that of the importance
of motherese in interactions with this type of baby. Motherese,
displaying in the voice of the mother her pleasure and fascination
evoked by her baby, returns to the third time of the drive’s circuit.
The babies are eager for this from birth, without the support of any
object of need. The acoustic analysis of home videos of babies who
have become autistic, and that of therapy sessions with a baby at
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risk of developing autism, has shown that these babies are able to
respond to the call of this invocatory drive, when an adult is capable
of this type of prosody. However, this remains rare because these
babies do not play their part in this interation with the adult.

Keywords : Drive, voice, babies, autism, motherese, mother-baby,


psychotherapy.

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