2 La perception sans le mot, qui est sans pensée, est l’un des phénomènes les plus étranges. La perception est alors beaucoup plus aiguë, non seulement par le cerveau, mais aussi par tous les sens. Une telle perception n’est pas la perception fragmentaire de l’intellect, non plus que l’affaire des émotions. On peut dire qu’elle est une perception totale et qu’elle fait partie de la méditation. La perception sans celui qui perçoit, dans la méditation, est une conversation avec la hauteur et la profondeur dans l’immense. Cette perception est entièrement différente de la vision d’un objet sans observateur parce que, dans la perception de la méditation, il n’y a pas d’objet, et par conséquent pas d’expérience. Cependant, la méditation peut avoir lieu quand les yeux sont ouverts et qu’on est entouré par des objets de toutes sortes. Mais alors, ces objets n’ont aucune importance. On les voit mais il n’y a aucun processus de reconnaissance, ce qui signifie qu’on n'expérimente rien. Quelle signification une telle méditation a-t-elle ? Il n’y a pas de signification ; il n’y a pas d’utilité. Mais dans cette méditation il y a un mouvement de grande extase qui ne doit pas être confondu avec le plaisir. C’est cette extase qui donne à l’œil, au cerveau et au cœur la qualité de l’innocence. Quand on ne voit pas la vie comme quelque chose de totalement neuf, on est dans la routine, l’ennui, une situation sans signification. Aussi la méditation est- elle de la plus grande importance. Elle ouvre la porte à l’incalculable, à l’infini. 3 Quand vous tournez la tête d’un horizon à l’autre, vos yeux voient un vaste espace dans lequel toutes les choses de la terre et du ciel apparaissent. Mais cet espace est toujours limité là où la terre rencontre le ciel. L’espace de l’esprit est aussi petit. C’est dans ce petit espace que toutes nos activités semblent prendre place, la vie quotidienne et les luttes cachées contre les désirs et les motivations contradictoires. L’esprit cherche la liberté dans ce petit espace : ainsi, il est toujours prisonnier de lui-même. Méditer, c’est en finir avec ce petit espace. Pour nous, l’action produit l’ordre dans ce petit espace de l’esprit. Mais il y a une autre action qui ne met pas d’ordre dans ce petit espace. La méditation est l’action qui vient quand l’esprit a perdu son petit espace. Ce vaste espace que l’esprit, le moi, ne peut atteindre, est silence. L’esprit ne peut jamais être silencieux à l’intérieur de lui-même ; il n’est silencieux qu’à l’intérieur du vaste espace que la pensée ne peut toucher. De ce silence naît une action qui n’est pas de l’ordre de la pensée. La méditation est ce silence. 4 La méditation est l'une des choses les plus extraordinaires et, si vous ne savez pas ce que c’est, vous êtes comme l’aveugle dans un monde de couleurs vives, d’ombres et de lumière mouvante. Ce n’est pas une affaire intellectuelle mais, quand le cœur entre dans l’esprit, l’esprit a une qualité toute différente ; il est alors réellement sans limites, non seulement dans sa capacité de penser et d’agir efficacement, mais aussi du point de vue du sens de la vie dans un vaste espace où vous faites partie du tout. La méditation est le mouvement de l’amour. Ce n’est pas l’amour de l’un ou du plusieurs. C’est comme l’eau que chacun peut boire dans mon écuelle, qu’elle soit en or ou en terre cuite ; elle est inépuisable. Et une chose particulière a lieu, que ni la drogue ni l’auto-hypnose ne peuvent produire : c’est comme si l’esprit rentrait en lui-même, commençant à la surface et pénétrant de plus en plus profondément jusqu’à ce que la profondeur et la hauteur aient perdu leur signification et que cesse toute forme de mensuration. Dans cet état, il y a la paix complète — non pas un contentement qui serait issu d’une gratification —, mais une paix qui comporte de l'ordre, de la beauté et de l’intensité. Elle peut être entièrement détruite, comme vous pouvez détruire une fleur, et cependant, grâce à sa vulnérabilité même, elle est indestructible. La méditation ne peut s’apprendre auprès d’un autre. Vous devez commencer sans rien savoir à son propos, et: aller d’innocence en innocence. Le terrain sur lequel l’esprit méditatif peut commencer est le terrain de la vie quotidienne, la polémique, la douleur et la joie passagère. Cela doit commencer ici et apporter de l’ordre puis, à partir de là, se déplacer indéfiniment. Mais si vous n’êtes intéressé que par l’ordre, alors cet ordre même produira sa propre limitation, et l’esprit sera son prisonnier. Dans tout ce mouvement, vous devez, d’une certaine manière, commencer par l’autre bout, à partir de l’autre rive, et ne pas vous préoccuper constamment de cette rive ni de la manière dont vous pourrez traverser la rivière. Vous devez plonger dans l’eau sans savoir nager. Et la beauté de la méditation est que vous ne savez jamais où vous en êtes, où vous allez, quel en est le terme. 5 Y a-t-il une expérience nouvelle dans la méditation ? Le désir d’expérience — de l’expérience supérieure qui est au-delà et au-dessus du quotidien ou du lieu commun — est ce qui tarit la source. L’appétit d’expérience, de visions, de perception supérieure, de quelque réalisation ou de quoi que ce soit amène l’esprit à regarder vers l’extérieur, ce qui n’est pas différent de sa dépendance envers l’environnement et les gens. L’élément curieux de la méditation est qu’un événement n’est pas transformé en expérience. Il est là, comme une nouvelle étoile dans le ciel, sans mémoire pour le prendre et le garder, sans le processus habituel de reconnaissance ni la réponse en termes d’amour et de détestation. Notre recherche est toujours une sortie ; l’esprit à la recherche d’une expérience est orienté vers une sortie. Aller vers l’intérieur ne constitue pas du tout une recherche ; c’est une perception. La réaction est constamment répétitive, car elle vient toujours de la même rive de la mémoire. 6 Après la pluie les collines étaient splendides. Elles étaient encore brunies par le soleil d’été, et par la suite tout ce qu’elles ont de vert disparaîtrait. Il avait plu à seaux et la beauté de ces collines était indescriptible. Le ciel était encore couvert de nuages, et l’odeur du sumac, de la sauge et de l’eucalyptus flottait dans l’air. C’était merveilleux d’être dans ces collines, et un silence étrange nous possédait. Contrairement à la mer, qui s’étendait loin au-dessous de nous, elles étaient totalement tranquilles. Nous observions et regardions autour de nous ; nous avions tout laissé en bas, dans cette petite maison — nos vêtements, nos pensées et nos bizarres manières de vivre. Ici, on voyageait très légèrement, sans aucune pensée, sans aucun fardeau et avec un sentiment de compète vacuité et de totale beauté. Les petits buissons verts seraient bientôt encore plus verts et, dans quelques semaines, leur odeur serait encore plus forte. Les cailles margotaient et quelques-unes d’entre elles nous survolaient. Sans le savoir, l’esprit était dans un état de méditation dans lequel l’amour sait. Après tout, cette fleur ne peut s’épanouir que dans le terreau de la méditation. C’était vraiment tout à fait merveilleux et, étrangement, cela nous accompagna toute la nuit, puis, quand nous nous éveillâmes, longtemps avant le lever du soleil, c’était toujours là dans nos cœurs avec son incroyable joie, sans aucune espèce de raison. C’était là, sans raison, et c’était tout à fait enivrant. Ce serait là toute la journée, sans que nous le demandions, sans que nous l’invitions à rester avec nous. 7 Il avait plu à seaux pendant la nuit et le jour et, en bas des ravins, le flot boueux se déversait dans la mer, la rendant couleur chocolat. Nous marchions sur la plage ; les vagues étaient énormes et venaient se briser avec élégance et force. Nous marchions contre le vent et, soudain, nous sentions qu’il n’y avait rien entre nous et le ciel, et cette ouverture était paradisiaque. Être si complètement ouvert, vulnérable — devant les collines, devant la mer et devant l’homme — est l’essence même de la méditation. N’avoir aucune résistance, n’avoir aucune barrière intérieure envers quoi que ce soit, être réellement libéré, totalement libéré de toutes les pressions, compulsions et exigences mineures, avec tous leurs petits conflits et hypocrisies, c’est marcher dans la vie les bras ouverts. Et ce soir-là, marchant en cet endroit sur le sable humide, avec les mouettes autour de nous, nous ressentions la signification extraordinaire de la liberté illimitée et la grande beauté de l’amour, qui n’était ni en nous ni hors de nous mais qui était partout. Nous ne réalisons pas combien il est important d’être libéré des plaisirs vulgaires et des souffrances qui leur sont associées, de manière que l’esprit reste seul. Seul l’esprit totalement seul est ouvert. Nous ressentions tout cela soudainement, comme un grand vent qui balayait le pays et nous balayait nous- mêmes. Nous étions là — dépouillés de tout, vides — et par conséquent extrêmement ouverts. La beauté de la situation n’était pas dans les mots ni dans les sensations, mais semblait être partout — autour de nous, à l’intérieur de nous, au-dessus des eaux et dans les collines. La méditation est cela. 8 C’était l'un de ces matins ravissants comme on n’en a jamais connu auparavant. Le soleil venait de se lever et nous le voyions entre les eucalyptus et les pins. Il se tenait au-dessus des eaux, doré, avivé — une lumière telle qu’il n’en existe qu’entre montagnes et océan. C’était un matin clair, sans un souffle, rempli de cette lumière étrange que l’on voit non seulement avec ses yeux mais aussi avec son cœur. Et, quand on la voir, le paradis est très près de la terre et l’on est perdu dans la beauté. Vous savez, on ne devrait jamais méditer en public, ou avec quelqu’un d’autre, ou dans un groupe ; on ne devrait méditer que dans la solitude, dans la quiétude de la nuit, ou tôt le matin, dans le silence. Quand on médite dans la solitude, ce doit être la solitude. On doit être complètement seul, sans suivre un système, une méthode, sans répéter des mots; sans poursuivre une pensée ni former une pensée selon son désir. Cette solitude vient quand l’esprit est libéré de la pensée. Quand il y a les influences du désir ou des choses que l’esprit poursuit, dans le futur ou dans le passé, il n’y a pas de solitude. Cette solitude n’arrive que dans l’immensité du présent. Et puis, dans la secrète quiétude où toute communication a pris fin, dans laquelle il n’y a pas d’observateur avec ses angoisses, avec ses stupides appétits et problèmes — et seulement alors, dans cette solitude tranquille, la méditation devient quelque chose qui ne peut être mis en mots. Alors, la méditation est un mouvement d’éternité. Je ne sais pas si vous avez jamais médité, si vous avez jamais été seul, tout seul, loin de tout, de toute personne, de toute pensée et poursuite, si vous avez jamais été complètement seul, non pas isolé, non pas retiré dans quelque rêve ou vision fantasque, mais loin, de manière que, en vous-même, il n’y ait rien de reconnaissable, rien que vous touchiez par la pensée ou la sensation, si loin que, dans cette solitude totale, le silence lui-même devienne la seule fleur, la seule lumière et la qualité intemporelle qui n’est pas mesurable par la pensée. C’est seulement dans une telle méditation que l’amour existe. Ne vous souciez pas de l’exprimer ; il s’exprimera tout seul. Ne l’utilisez pas. N’essayez pas de le mettre en action ; il agira et, quand il agit, dans cette action il n’y a pas de regret, pas de contradiction, aucune des misères et aucun des labeurs de l’homme. Ainsi donc, méditez seul. Perdez-vous. Et n’essayez pas de vous souvenir de là où vous avez été. Si vous essayez de vous souvenir, alors ce sera quelque chose de mort. Et, si vous vous cramponnez à son souvenir, vous ne serez jamais plus seul de nouveau. Ainsi donc, méditez dans cette solitude infinie, dans la beauté de cet amour, dans cette innocence, dans le neuf. Alors, il y a la félicité qui est impérissable. Le ciel est très bleu, de ce bleu qui vient après la pluie, et ces pluies sont venues après des mois de sécheresse. Après la pluie les cieux sont lavés et les collines se réjouissent, et la terre est tranquille. Et chaque feuille a sur elle la lumière du soleil, et la sensation de la terre est très proche de vous. Ainsi donc, méditez dans les recoins les plus secrets de voue cœur et de votre esprit, là où vous n’avez jamais été auparavant. 9 Ce matin-là la mer était comme un lac ou une énorme rivière, sans une ride et si calme que l’on pouvait voir le reflet des étoiles si tôt le matin. L'aube n’était pas encore arrivée, et ainsi les étoiles, et le reflet de la falaise, et les lointaines lumières de la ville étaient là sur les eaux. Et lorsque le soleil s’éleva au-dessus de l’horizon dans un ciel sans nuages, il laissa une trace dorée et c’était extraordinaire de voir cette lumière de Californie emplissant la terre et chaque feuille, chaque brin d’herbe. Quand nous prêtions attention, un grand calme pénétrait en nous. Le cerveau lui-même devenait très tranquille, dépourvu de réaction, de mouvement, et il était étrange de ressentir ce silence immense. Ressentir n’est pas le mot qui convient ; la qualité de ce silence, de cette tranquillité n’est pas ressentie par le cerveau ; elle est au-delà du cerveau. Le cerveau peut concevoir, formuler ou élaborer un dessein pour l’avenir, mais ce silence est au-delà de ses compétences, au-delà de toute imagination, au-delà de tout désir. On est tellement calme que son corps devient partie intégrante de la terre, partie intégrante de tout ce qui est silencieux. Et lorsque la brise légère arriva des collines, remuant les feuilles, ce calme, cette extraordinaire qualité de silence ne fut pas dérangée. La maison se trouvait entre les collines et la mer, surplombant cette dernière. Et quand on contemplait la mer, si tranquille, en devenait réellement partie intégrante du tout. On était le tout. On était la lumière et la beauté de l’amour. Là encore, dire que « l’on était partie intégrante du tout » est aussi inexact ; le mot on n’est pas adéquat, parce que l’on n’était pas réellement là. On n’existait pas. Il n’y avait que ce silence, cette beauté, cet extraordinaire sens de l’amour. Les mots on, nous et je séparent les choses. Cette division, dans cet étrange silence et dans cette tranquillité, n’existe pas. Et, quand on regardait par la fenêtre, l’espace et le temps semblaient avoir pris fin, et l’espace qui divise n’avait pas de réalité. Cette feuille et cet eucalyptus, le miroitement bleu de l’eau n’étaient pas différents de soi. La méditation est réellement très simple. Nous la compliquons. Nous tissons un réseau d’idées autour d’elle, sur ce qu’elle est et sur ce qu’elle n’est pas. Mais elle n’est rien de toutes ces choses. Parce que c’est tellement simple que cela nous échappe, parce que nos esprits sont tellement compliqués, tellement usés par le temps, tellement fondés sur le temps. Et cet esprit dicte l’activité du cœur, et alors les ennuis commencent. Mais la méditation vient naturellement, avec une facilité extraordinaire, tandis que vous marchez sur le sable ou regardez par la fenêtre, ou quand vous voyez ces merveilleuses collines brûlées par le soleil de l’été dernier. Pourquoi sommes-nous des êtres humains si torturés, avec des larmes dans les yeux et un rire faux sur les lèvres ? Si vous pouviez marcher seul à travers ces collines, ou dans les bois, ou encore le long de ces sables blancs ou décolorés, dans cette solitude, vous sauriez ce qu’est la méditation. L’extase de la solitude arrive quand on n’a plus peur d’être seul, qu’on n’appartient plus au monde et qu’on n’est plus attaché à rien Alors, comme cette aube qui se lève ce matin, elle vient silencieusement et trace un sentier doré dans le silence même, celui qui était au commencement, qui est maintenant et qui sera toujours là. 10 Le bonheur et le plaisir, vous pouvez les acheter à un certain prix sur n’importe quel marché. Mais la félicité, vous ne pouvez pas l’acheter, ni pour vous-même ni pour autrui. Le bonheur et le plaisir nous lient au temps. La félicité n’existe que dans une totale liberté. Le plaisir et le bonheur, vous pouvez les chercher et les trouver de bien des manières. Mais ils vont et ils viennent. La félicité, ce sens étrange de la joie, n’a pas de motif. Vous n’avez pas la possibilité de la chercher. Une fois qu’elle est là, conséquence de la qualité de votre esprit, elle reste — intemporelle, sans cause, non mesurable en termes de temps. La méditation n’est pas la poursuite du plaisir, non plus que la recherche du bonheur. La méditation, au contraire, est un état d’esprit dans lequel il n’y a ni concepts ni formules, et par conséquent liberté totale. C’est seulement dans un tel esprit que vient la félicité, non recherchée et non invitée. Une fois qu’elle est là, tout conflit a cessé. Mais la fin du conflit n’est pas nécessairement la liberté totale. La méditation est un mouvement de l’esprit dans cette liberté. Dans cette explosion de félicité, les yeux sont rendus innocents, et l’amour est alors bénédiction. 11 La méditation n'est pas le pur contrôle du corps et de la pensée, non plus qu’un système d’inspirations et d’expirations. Le corps doit être calme, en bonne santé et sans tensions. La sensibilité à la sensation doit être aiguisée et maintenue — et l’esprit, avec tous ses bavardages, perturbations et tâtonnement, doit prendre fin. Ce n’est pas par l'organisme que l'on doit commencer , c est plutôt l'esprit, avec ses opinions, ses préjugés et ses propres intérêts, qu’il faut voir. Quand l’esprit est en bonne santé et vigoureux, la sensation sera exaltée et extrêmement sensible. Le corps — avec sa propre intelligence naturelle, non gâtée par l’habitude et le goût — fonctionnera alors comme il le devrait. Ainsi, il faut commencer par l’esprit et non par le corps, l’esprit étant la pensée et les diverses expressions de la pensée. La pure concentration rend la pensée étroite, limitée et fragile, mais la concentration vient comme une chose naturelle quand on prend conscience des voies de la pensée. Cette conscience ne vient pas du penseur qui choisit et écarte, qui garde et rejette. Cette conscience est sans choix, elle est à la fois l’extérieur et l’intérieur ; c’est un mélange des deux, et ainsi la division entre l’extérieur et l’intérieur prend fin. La pensée détruit le sentiment, le sentiment étant amour. La pensée ne peut offrir que du plaisir et, dans la poursuite du plaisir, l’amour est mis de côté. Le plaisir de manger, de boire a sa continuité dans la pensée ; contrôler simplement ce plaisir que la pensée a produit, ou le supprimer, n’a pas de sens ; cela ne fait que créer diverses formes de conflit et de compulsion. La pensée, qui est matière, ne peut chercher ce qui est au-delà du temps, car la pensée est mémoire — et l’expérience, dans cette mémoire, est aussi morte que la feuille de l’automne dernier. Dans la conscience de tout cela vient l’attention, qui n’est pas le produit de l’inattention. C’est l’inattention qui a dicté les habitudes de plaisir du corps et dilué l’intensité de la sensation. L’inattention ne peut être transformée en attention. La conscience de l’inattention est attention. La vision de l’ensemble de ce processus complexe est méditation, seule capable de mettre de l’ordre dans cette confusion. Cet ordre est aussi absolu que l’est l’ordre en mathématique, et cela entraîne une action, le faire immédiat. L’ordre n’est pas arrangement, dessin et proportion ; ces derniers viennent beaucoup plus tard. L’ordre provient d’un esprit qui n’est pas encombré par les choses de la pensée. Quand la pensée est silencieuse, il y a vacuité, qui est ordre. L’Épanouissement Intérieur DIALOGUE AVEC DES ÉTUDIANTS ET AVEC LE PERSONNEL A BROCKWOOD PARK KRISHNAMURTI — Je pense que ce serait bien si nous pouvions discuter ensemble, ce matin, de la question de savoir si ici, dans cette communauté, chacun d’entre nous s’épanouit et grandit. Ou bien sommes-nous en train de nous encroûter et allons-nous par conséquent réaliser à la fin de notre vie que nous n’avons jamais eu une occasion de nous épanouir en profondeur ? Nous devrions nous demander, je pense, en tant qu’étudiants de Brockwood, non seulement si nous grandissons physiquement, si nous devenons plus forts, mais également si quelque chose nous entrave, nous bloque ou nous empêche de croître en profondeur, de nous épanouir intérieurement. La plupart d’entre nous auront du mal à s’épanouir. Il se passe dans notre vie quelque chose qui nous ridiculise, qui nous aveulit ; nous ne sommes plus nourris intérieurement, profondément. Peut-être est-ce parce que le monde, autour de nous, exige que nous devenions des spécialistes — médecins, savants, archéologues, philosophes, etc. Il se peut que ce soit là l’une des raisons pour lesquelles, psychologiquement, nous ne semblons pas grandir immensément. Je pense que c’est l’une des questions que nous autres, petite communauté d’enseignants et d’étudiants, devrions discuter ici ensemble : y a-t-il quelque chose qui nous empêche de nous épanouir ? Sommes-nous trop profondément conditionnés par notre société, par nos parents, par notre religion et même par nos connaissances ? Toutes ces influences environnementales nous entravent-elles réellement Est-ce qu’elles nous bloquent, empêchent cet épanouissement ? Comprenez-vous ma question ? Vous ne comprenez pas ? Regardez, si je suis catholique, mon esprit, mon cerveau, toute ma structure psychologique sont déjà conditionnés, n’est-ce pas ? Mes parents me disent que je suis catholique, je vais à l’église tous les dimanches Et il y a la messe, toute sa beauté, l’encens, les gens à observer et les psalmodies du prêtre. Tout cela conditionne l’esprit, et ainsi il n’y a jamais d’épanouissement. Vous comprenez ? Je me déplace sur un certain rail, un certain sentier, je suis un certain système, et ce sentier même, ce système même, cette activité même est limitative, et par conséquent il n’y a jamais d’épanouissement. Est-ce cela qui arrive ici ? Sommes-nous si lourdement conditionnés par les nombreux accidents et incidents de la vie, par les pressions et affirmations des parents que cela nous empêche de croître facilement, heureusement ? Si c’est cela, est-ce que la vie ici, à Brockwood, nous aide à casser notre conditionnement ? Si ce n’est pas le cas, qu’est-ce qui ne va pas ? Qu est-ce qui ne va pas a Brockwood Park si nous prenons le même chemin que ces millions de gens qui n’ont jamais senti ni vécu dans ce vaste cadre d’approfondissement, d’aisance, d’épanouissement ? Vous comprenez ma question ? La comprenez-vous ? Je vous en prie, il s’agit d’un dialogue, vous savez je ne suis pas en train de faire une conférence. ETUDIANT — A l’extérieur, il y a trop de pression, vous savez. K. — Trop de pression. Oui, il y a trop de pression. Entrez lentement dans cette problématique. Si vous n’aviez pas de pression, feriez-vous quelque chose ? Feriez-vous même attention à présent ? Je suis en train de vous presser, vous comprenez ? Je ne suis pas vraiment en train de vous acculer, mais je vous mets en garde, et cela peut aussi être une pression, parce que vous ne voulez pas regarder les choses en face. Vous voulez vous amuser dans le vie ; vous pensez que vous êtes une personne particulière ; vous voulez faire une chose et par conséquent vous négligez tout le reste. Mais si vous n’aviez pas de pression du tout, d’aucune sorte, seriez-vous actif ? Ou bien deviendriez-vous de plus en plus paresseux et indifférent ? Ne dépéririez-vous pas progressivement ? Bien que vous puissiez avoir un mari, une femme, des enfants, une maison et un travail, intérieurement, l’épanouissement n’aurait jamais lieu. Donc, est-ce que vous recevez la bonne sorte de pression ? Non pas une pression contraignante, non pas une pression d’imitation, non pas la pression de la réussite, de grimper à l’échelle, de devenir quelqu’un, mais la pression qui vous aide à croître intérieurement. S’il n’y a pas d’épanouissement, on vit une vie terrestre ordinaire et on meurt au bout de cinquante, soixante ou quatre- vingts ans. C’est la vie habituelle d’une personne moyenne. Quand vous observez tout cela, quelle est votre réaction ? Qu’est-ce que vous en dites ? E. — On se demande si c’est sensé de vivre de cette manière. K. — Non. Regardez, mon vieux, vous savez, quand ils vieillissent, très peu de gens sont heureux ; il y a trop de pression, il y a la compétition, mille personnes pour un emploi, et la surpopulation. Tout, dans le monde, devient de plus en plus dangereux. Vous comprenez ? Quand vous observez tout cela, quelle est votre réaction ? E. — Je peux voir mes parents vieillir. Je vois davantage leur insécurité et la façon dont ils courent de droite et de gauche, sans signification pour leurs vies. K. — Vous êtes en train de dire que la plupart des gens, dans le monde, sont à la recherche de la sécurité, de la sécurité physique, et, peut-être, de la sécurité psychologique. Mais la sécurité, biologique aussi bien que psychologique, vous donnera-t-elle ce sens de l’épanouissement ? J’utilise le mot épanouissement au sens de « croissance » — comme une fleur qui pousse dans un champ sans aucune entrave. Eh bien, êtes-vous à la recherche des deux sortes de sécurité, en dépendant psychologiquement, intérieurement, de quelqu’un, ou d’une croyance, en vous identifiant à une nation, à un groupe ? Ou apprenez-vous une matière technologique spécifique de manière qu’elle vous donne aussi la sécurité extérieure ? Êtes-vous à la recherche des deux sortes de sécurité dans quelque espèce de connaissance ? Vous devez vous poser toutes ces questions pour trouver, n’est-ce pas ? La sécurité psychologique existe-t-elle ? Comprenez-vous ma question ? Je dépends de mon mari, ou de ma femme, pour beaucoup, beaucoup de raisons — confort, sexe, encouragements ; quand je me sens solitaire ou déprimé, il y a quelqu’un qui me dit: : « Tout va bien, tu t’en tires très bien, comme tu es gentil », et qui me donne une tape dans le dos, et cela me réconforte ; ainsi, je m’attache et dépends d’elle, ou de lui. Y a-t-il de la sécurité dans cette relation ? Je vous en prie, discutons-en. E. — La relation est très fragile. K. — Elle est très fragile, mais y a-t-il jamais une sécurité permanente dans une relation Vous allez tomber amoureux — quoi que cela puisse signifier — et pour quelques années vous serez attaché à quelqu’un, vous dépendrez l’un de l’autre à tous égards. Et dans cette relation vous cherchez tout le temps la continuité de ce sentiment, n’est-ce pas ? Mais, avant de vous lier complètement dans ce nœud qu’on appelle « coup de foudre », ne devriez-vous pas vous enquérir sur la question suivante : y a-t-il jamais la moindre sécurité dans une relation entre des êtres humains ? Ce qui ne signifie pas une solitude désespérée et déprimante. Parce que vous êtes seul, que vous vous sentez mal dans la solitude, insuffisant en vous-même, que vous avez peur de ne pouvoir vivre seul, vous commencez progressivement à vous attacher. Et alors, qu’est-ce qui arrive ? Quand vous êtes attaché, vous êtes également effrayé à l’idée de pouvoir perdre ce à quoi vous êtes attaché. Cette personne peut vous quitter, tomber amoureux de quelqu’un d’autre. Je pense donc qu’il est très important de se demander s’il y a jamais la moindre sécurité dans une relation. Si vous découvrez qu’il n’y a aucune sécurité dans une relation, alors vous devrez vous demander s’il y a de la sécurité dans l’amour. Vous comprenez ? Non, vous n’avez pas compris. D’accord, nous allons nous attaquer à cette question. Je suis attaché à vous, je vous aime, je « tombe amoureux » de vous, je veux vous épouser, faire l’amour, avoir des enfants et tout ce qui s’ensuit. Mais est-ce un attachement permanent, durable ? Ou bien est-il très fragile, très chancelant, incertain ? Je veux le rendre certain, bien qu’en réalité il soit très incertain. D’accord ? Maintenant, nous disons qu’il y a de l’amour dans une relation. Or, y a-t-il de la sécurité dans l’amour ? Et qu’entendons-nous par « amour » ? Sommes-nous branchés sur la même longueur d’onde en la matière ? Ma première question est celle-ci : est-il possible de resplendir, de s’épanouir, de grandir, de danser et de renverser des montagnes, ou bien la vie est-elle toujours déprimante, solitaire, misérable, violente, stupide ? Vous suivez ? C’est la première chose que nous voulons découvrir. Et Brockwood nous aide-t-il à nous épanouir ? A Brockwood, nous avons des relations les uns avec les autres ; on n’y peut rien ; on se voit mutuellement tous les jours. Et, dans ces relations, vous pourriez tomber amoureux de quelqu’un. Oui ? Et vous vous attachez à cette personne. Quand vous êtes attaché, vous voulez que cet attachement continue, n’est-ce pas ? Jusqu’à la fin des temps. Vous voulez découvrir s’il existe quoi que ce soit de permanent dans cette relation. Cette relation est-elle permanente ? Vous dites qu’elle n’est pas permanente. Comment savez-vous qu’elle n’est pas permanente ? Vous pouvez vous marier mais, dans cette relation, y a-t-il continuité sans aucun conflit, sans aucune dispute, sans isolement, sans dépendance ? Vous dites que non. Mais pourquoi dites-vous cela ? Je veux découvrir pourquoi vous le dites. Le direz-vous dans l’année qui suit votre coup de foudre et votre mariage ? Le direz-vous ? Ou seulement au bout de cinq ans ou d’une douzaine d’années ; allez-vous dire : « Oh, mon Dieu, il n’y a aucune sécurité dans tout cela » ? Et, dans cette relation d’insécurité et d’incertitude — avec la peur, l’ennui, les habitudes, la répétition, le fait de voir la même figure encore et encore, pendant vingt, trente, cinquante ans —, vous avez aussi à découvrir si vous allez vous épanouir. Allez-vous grandir ? Allez-vous devenir une entité extraordinairement belle, une entité totale ? Vous aussi, quand vous êtes soi- disant « amoureux » — ce qui est l’expression la plus couramment utilisée, la plus éculée —, vous avez à découvrir si vous allez vous épanouir. E. — Tout d’abord, la relation sera peut-être davantage une relation entre deux images. K. — Êtes-vous en train de dire que nous avons des images de l’homme et de la femme, et que nous voulons que ces images, ou ces photos, ou ces conclusions se poursuivent en permanence ? E. — Il y a tellement de choses superficielles impliquées dans cette relation qu’il ne reste plus de temps pour enquêter dans ce qui est réel. K. — Écoutez ! Ce dont nous parlons en premier lieu, c’est si vous considérez comme importante la nécessite de s’épanouir — son importance, sa vérité, sa réalité, sa beauté —, si vous considérez comme important le fait que l’on doive s’épanouir. Est-ce que la relation, telle qu’elle existe maintenant entre deux êtres humains, vous aide à vous épanouir ? C’est un point important. Attendez, attendez. Et nous disons aussi que nous nous aimons l’un l’autre. Cet amour va-t-il nourrir l’épanouissement d’un esprit humain, d’un cœur humain, de qualités humaines ? Nous nous demandons aussi si le fait d’être ici, à Brockwood, nous aide à grandir, à nous épanouir, non seulement d’un point de vue technologique — le fait de devenir un spécialiste en ceci ou en cela — mais aussi intérieurement, psychologiquement, sous la peau, à l’intérieur de nous, de manière que rien ne nous bloque, ne nous entrave, de manière que nous ne soyons pas névroses ou déséquilibres, mais que nous soyons des êtres humains complets, qui grandissent et s’épanouissent. Maintenant, nous avons à nous demander ce qu’est l’amour. Que pensez- vous que ce soit ? Vous aimez vos parents, et vos parents vous aiment. Du moins ils le disent, et vous le dites aussi. Sommes-nous sur un terrain dangereux ? Le sommes-nous ? Ma question est : « Vous aiment-ils ? » Ne répondez pas. S’ils vous aiment, ils verront que, dès votre naissance, vous êtes libre de tout conditionnement, que vous vous épanouissez, parce que vous êtes un être humain. Si vous ne vous épanouissez pas, vous êtes piégé dans le monde, vous détruisez d’autres êtres humains. Si vos parents vous aiment, ils verront que vous êtes correctement éduqués, non seulement d’un point de vue technologique, pour obtenir un emploi, mais aussi intérieurement, de manière que vous n’ayez aucun conflit et ne soyez pas tués dans des guerres. Tout cela est sous-entendu quand j’aime ma fille ou mon fils. Je ne veux pas que mon fils soit élevé et mis en pièces en l’espace de vingt ans, avec une dalle de marbre ou une croix dans un cimetière pourri pour solde de tout compte. Et je ne veux pas qu’il devienne simplement un homme d’affaires de première classe, gagnant beaucoup d’argent. Ni qu’il devienne un merveilleux spécialiste qui peut aider un peu ici et là, extérieurement — construisant de meilleurs ponts, devenant un meilleur médecin, faisant une meilleure médecine. Pour quoi faire ? Alors, c’est quoi l’amour ? Que pensez-vous que ce soit ? Allez-y ! N’est-il pas très important, pour vous, de le découvrir ? Je vous en prie. Ne voulez-vous pas le découvrir, quand vous avez observé les gens autour de vous, vos parents, vos grands-parents, vos amis, tout le monde autour de vous ? Ils emploient tous le mot amour, et pourtant ils se querellent, la compétition règne, ils sont décidés à se détruire mutuellement. Est-ce cela, l’amour ? Qu’est-ce que c’est pour vous, alors, l’amour ? E. — Il est difficile d’en parler parce qu’on entend toujours ce mot employé de cette manière. K. — Que ressentez-vous vous-même ? Parlez-en. Qu’est-ce que c’est que l’amour pour vous ? Je suis sûr que vous utilisez beaucoup le mot amour, n'est- ce pas ? Qu’est-ce qu’il signifie Vous connaissez le mot haine, la signification de ce mot. Et Vous connaissez le sentiment correspondant, n'est-ce pas ? Antagonisme, colère, jalousie — tout cela fait partie de la haine, n’est-ce pas ? Même la compétition appartient à la haine. D’accord ? Ainsi, vous connaissez le sentiment qui correspond au fait de haïr les gens, et vous pouvez très bien le mettre en mots. Maintenant, est-ce que l’amour est l’opposé de cela ? E. — Les sentiments sont opposés. K. — Je sais. Par conséquent, pouvez-vous avoir les deux dans votre esprit, dans votre cœur, la haine et l’amour ? E. — Nous ne les éprouvons jamais ensemble. K. — Collez à cela ! Avez-vous de tels sentiments, haine et amour, ensemble ? Ou bien l’un est-il gardé dans un coin, et l’autre dans un autre coin : « Je hais quelqu’un, et j’aime quelqu’un » ? Mais, si vous avez de l’amour, pouvez-vous haïr quelqu’un ? Pouvez-vous tuer quelque chose, tuer des gens, lancer des bombes et faire tout le reste de ce qui arrive dans le monde ? Donc, revenons à notre première question : ressentons-nous — à la fois l’éducateur et celui qui est éduqué ici — la grande importance de la nécessité de grandir, de s’épanouir, de mûrir, non seulement physiquement, mais en profondeur, intérieurement ? Si vous ne le pouvez pas, qu’est-ce que tout cela signifie ? Qu’est-ce que représente votre éducation ? Passer un examen et obtenir un diplôme, obtenir un emploi et, si vous avez de la chance, avoir une maison — tout cela va-t-il vous aider, aider un être humain, ou va-t-il nous aider mutuellement à nous épanouir ? Vous, venez ici ! Si vous étiez ma fille ou mon fils, c’est la première chose dont je vous parlerais. Je vous dirais : « Regarde, regarde autour de toi, regarde tes amis à l’école, tes voisins, vois ce qui arrive autour de toi, non pas en fonction de ce que tu aimes ou de ce que tu n’aimes pas, mais regarde simplement le fait, vois exactement ce qui arrive, sans aucune distorsion. Les gens mariés sont malheureux, se disputent perpétuellement, tu le sais. Les garçons et les filles ont aussi leurs problèmes, leurs ennuis. Et vois la division des peuples, des races, des groupes — les groupes religieux, les groupes scientifiques, les groupes d’affaires, les groupes artistiques tout, autour de toi, est démembré. Vois-tu cela ? Et qui a démembré tout cela ? Ce sont les êtres humains qui l’ont fait. C’est-à- dire que la pensée a fait cela. La pensée dit “je suis catholique”, “je suis juif”, “je suis arabe” ; la pensée dit “je suis bouddhiste”, “je suis musulman”, “je suis chrétien”. La pensée a créé cela. Ainsi donc la pensée, de par sa nature même, dans son action même, doit produire la fragmentation, non seulement en toi- même, mais aussi extérieurement. Vois-tu cela ? Ou est-ce trop difficile ? » E. — Monsieur, on peut effectivement le voir ; oui, on peut le voir. K. — Ah, non. Je pose la question à chaque personne individuellement. Voyez-vous effectivement le fait — je vous en prie, écoutez très attentivement — le fait que la pensée, de par sa nature même, dans son action même, doit produire la fragmentation ? Voyez-vous le fait ? Ou bien voyez-vous l’idée ? Lequel des deux ? Est-ce une idée ou est-ce un fait ? K. — C’est une idée, n’est-ce pas ? Pourquoi en faites-vous une idée ? Vous comprenez ma question ? Je dis : « Regardez autour de vous les guerres, les terreurs, les bombes, la violence, la société compétitive et, dans chaque maison, la perturbation permanente des relation. Voyez-vous tout cela comme un fait, comme une réalité, ou bien est-ce une abstraction que l’on appelle “une idée” ? Si c’est une idée, pourquoi en faites-vous une idée ? » E. — Pouvons-nous examiner la question de savoir si la pensée est fragmentaire ? Que pensez-vous que soit le conditionnement ? Ce n’est pas la pensée elle-même, c 'est tout juste mécanique. K. — Non, écoutez seulement. Pourquoi la pensée est-elle fragmentaire ? Pourquoi est-elle démembrée en elle-même ? Non pas son résultat ; pourquoi la pourquoi la pensée est-elle limitée en elle-même ? E. — C’est probablement la structure de son mode de fonctionnement. C’est le fait de prendre quelque chose du passé et de le comparer avec autre chose. K. — La pensée n’est-elle pas le résultat du temps ? Soyez-en sûr ; n'acquiescez pas ; observez seulement, découvrez ! La pensée n’est-elle pas le résultat du mouvement du temps ? C’est-à-dire que la pensée est mémoire, la réaction de la mémoire. Voyez-vous cela ? La mémoire, l’expérience, la connaissance — tout ce qui est dans le passé — ne sont-elles pas modifiées dans le présent avant de se poursuivre ? Ainsi, tout cela est un mouvement du temps, n’est-ce pas ? Et parce que c’est du passé, ce doit être fragmentaire. La pensée ne peut jamais être le tout. Regardez, j’ai appris l’anglais ; cela m’a pris quelques années pour l’apprendre et l’enregistrer dans mon cerveau les mots, la syntaxe, la manière d’agencer les phrases. Tout cela a pris du temps, n’est-ce pas ? Et toute pensée surgissant de cette période est limitée, n’est-ce pas ? Ainsi donc, la Pensée n’est pas un tout, n’est pas achevée. La pensée ne peut jamais être complète parce qu’elle est toujours limitée. Je vous en prie, voyez cela non pas comme une idée, mais comme une réalité. Nous avons dit que la pensée était la réaction de la mémoire. La mémoire est enregistrée dans le cerveau par l’expérience et par la constante accumulation de connaissances. Et, quand on vous demande quelque chose, la mémoire réagit. D’accord ? Ainsi donc, la pensée doit être limitée parce que la mémoire est limitée, que les connaissances sont limitées et que le temps est limité. Voyez-vous cela ? La pensée a créé les problèmes dans le monde. Vous êtes Hollandais, je suis Allemand, vous êtes Britannique, il est Chinois. C’est la pensée qui a créé cette division. La pensée a créé les religions : la pensée dit « Jésus est le plus grand sauveur » ; allez en Inde et ils disent « nous avons notre Dieu, qui est bien meilleur que le vôtre ». La pensée a créé leur dieu, comme la pensée a créé celui des chrétiens. Ainsi donc, la pensée a créé les guerres et les instruments de la guerre. La pensée est responsable de tout cela. D’accord ? E. — Toutes ces idées, dont vous avez donné des exemples... K. — Ce n’est pas une idée, c’est un fait. E. — Oui, oui, mais poursuivez. K. — Pas de « oui, oui, poursuivez ». Je ne vais pas poursuivre. Je vais coller à cela jusqu’à ce que vous le voyiez. Ne soyez pas impatient avec moi. Je vous demande si vous voyez le fait que vous êtes Indonésien et que je suis de l’Inde. Nous avons des couleurs et des cultures différentes, mais qu’est-ce qui a créé la division ? E. — Le conditionnement de l’idée, non pas la pensée elle-même. Je connais la différence, mais je ne m’en soucie pas. K. — Vous pouvez ne pas vous en soucier, mais les gens qui se haïssent mutuellement s’en soucient. E. — Il y a quelque chose derrière la pensée. K. — Qu’est-ce qu’il y a derrière la pensée ? Le conditionnement. Mes parents m’ont dit : « Tu es brahmane, tu es hindou », et vos parents vous ont dit : « Tu es chrétien ». E. — Il y a l’instinct d’appartenance à un groupe. K. — L’instinct d’appartenance à un groupe — pourquoi ? Parce que c’est beaucoup plus sûr d’appartenir à une communauté ? E. — C’est là l’ennui. K. — Parce que vous vous êtes identifié à un petit groupe. Pourquoi ne vous identifiez-vous pas à l’être humain total, avec tous les êtres humains du monde ? Pourquoi le petit groupe ? Je suis en train de vous montrer que la pensée a créé tous ces problèmes — humains, psychologiques et mondiaux. On ne peut le nier. Voyez-vous cela comme un fait, et non pas comme une idée, un fait du même ordre que quand vous avez mal aux dents ? Vous ne dites pas : « C’est une idée ; je pense à mon mal de dents ! » Exprimons cela de la manière suivante : la pensée est-elle amour ? Le fait de penser peut-il produire de l’amour ? Je vous en prie, discutons cela, qu’est-ce que vous en dites ? E. — Si vous aimez quelqu’un, il vous faut penser. K. — Non, je vous demande si l’amour peut être cultivé par la pensée. E. — C’est un autre conditionnement. K. — Vous ne répondez pas. Nous avons dit que la pensée est fragmentaire. D’accord ? Elle sera toujours fragmentaire. Les Nations unies sont fragmentaires, réunies par la pensée. Maintenant, je pose la question : la pensée étant fragmentée et, dans son activité comme dans son action, elle doit produire la fragmentation -, peut-elle cultiver, produire l'amour ? Qu'en dites-vous ? E. — Non. K. — Quand vous dites « non », soyez prudent. Je vais vous faire trébucher là-dessus ! Quand vous dites « non », est-ce de nouveau une idée, ou est-ce une réalité ? Si c’est une réalité, alors, là où il s’agit d’amour, il n’y a pas de mouvement de pensée. Comprenez-vous cela, non pas là-haut [il se touche le front], mais en profondeur, intérieurement ? E. — Qu’entendez-vous par « en profondeur » K. — Attention, soyez prudent. Si l’amour n’est pas pensée, s’il n’est pas fondé sur la pensée, alors, qu’est-ce que la relation ? Si la pensée n’est pas amour, alors, qu’est notre relation ? Quelle est la relation qui est maintenant fondée sur la pensée ? Si la pensée n’est pas amour, alors, que faites-vous de la relation effective que vous avez maintenant ? Je me dis à moi-même que je vois le fait — non pas l’idée, le fait — que la pensée n’est pas l’amour. Mais je suis marié, j’ai des enfants, j’ai ma femme, ma mère ; nous avons des images les uns des autres, des relations interactives. Ces relations interactives sont l’action d’images que j’ai construites à propos de ma mère, de ma femme, de mes enfants. Et c’est cela que j’appelle « amour ». Or, je dis que je vois que ces relations sont fondées sur l’image. Et je vois aussi très clairement que l’amour n’est pas le produit de la pensée, que l’amour ne peut pas être pensée. Alors, qu’est-ce qui arrive à ma relation avec ma mère, ma femme, mes enfants ? Cela est-il trop difficile ? E. — Comment voyez-vous cela ? K. — Que voulez-vous dire quand vous me demandez comment je vois cela ? Il n’y a pas de « comment » ce n’est pas une chose mécanique, mon vieux. Ne voyez-vous pas cela réellement ? Soyez simple. Qu’est-ce que vous voyez ? E. — Eh bien, comme vous dites, l’amour n’a rien à voir avec la pensée. K. — L’amour n’a rien à voir avec la pensée — point. Parce que je vois très clairement que la pensée est un mouvement en fragmentation. C’est un fait, c’est une réalité, non pas une idée. Mais je suis marié, j’ai une femme, j’ai des enfants. Quand je réalise comme un fait réel que mes relations ont été fondées sur des images, sur la pensée, qu’est-ce qui se passe ? Certains d’entre vous comprennent-ils ce que je suis en train de dire ? E. — Êtes-vous en train de dire que l’amour que je connaissais auparavant, je veux dire la relation entre des images qu’on a l’habitude d’appeler « amour », est différent de cela ? K. — Faites attention, je l’ai dit et répété. Je « suis tombé amoureux » et je suis marié ; je suis marié depuis un certain nombre d’années, j’ai des enfants et j’ai une image de ma femme. Je l’ai créée, d’accord ? Elle m’a chamaillé, elle m’a rudoyé, elle m’a dominé ; ou bien je l’ai dominée, je l’ai malmenée. Il y a cette interaction qui continue, sexuellement, etc. J’ai bâti une image d’elle et elle a bâti une image de moi. C’est un fait. C’est-à-dire que cette construction d’images est le mouvement de la pensée. A moins que vous ne voyiez cela, ne bougez pas de là ! Or, vous venez me dire que la pensée est un mouvement de fragmentation. Vous m’expliquez très soigneusement pourquoi il en est ainsi — parce qu’elle est liée au temps, liée à la mémoire, liée à la connaissance, et par conséquent très limitée. Je vois cela. Et la démarche suivante est, quand j’ai vu cela en relation avec ma mère, avec ma femme, avec mes enfants : que vais-je faire ? Certains d’entre vous ont-ils vu cela ? Qu’est-ce qui arrive quand je réalise que ma relation avec ma femme, ou avec ma fille, ou avec mon fils, ou avec qui que ce soit, est un mouvement de temps et de fragmentation ? Si vous voyez cela, alors, qu’est-ce que c’est que l’amour ? L’amour est-il la même chose que cela ? L’amour est-il une fragmentation, une image, un souvenir ? E. — A la première sensation d’être amoureux, on voit quelque chose de beau. Alors, on aimerait cristalliser cela. K. — Vous voyez quelque chose de beau ? Vraiment ? Ne dites pas oui. Voyez-vous effectivement quelque chose de beau ? Quand vous regardez un arbre, ou une femme, ou un homme, ou un nuage, ou un plan d’eau, vous voyez combien c’est extraordinairement beau et vous restez avec cela ? Le voyez-vous, ou bien est-ce une idée que c’est beau ? E. — Sur le moment, je le vois réellement. K. — Qu’est-ce qui se passe sur le moment ? E. — Il n’y a pas de mots. K. — Ce qui veut dire quoi ? Pas de pensée, d’accord ? Ainsi, la beauté a lieu quand il n’y a pas de mouvement de pensée. Vous êtes d’accord avec ça ? [Approbation de la tête.] Ah, vous êtes d’accord avec ça. Pourquoi ? Vous êtes tout entier dans cela ? Comme c’est extraordinaire ! Quand vous voyez quelque chose de beau, il y a absence de pensée. Maintenant, pouvez-vous rester là sans vous éloigner, tester en cet instant à observer ce nuage ? Il n’y a pas de pensée en opération, ainsi il n’y a pas de bavardage. La pensée est totalement absente quand vous voyez quelque chose de très beau. Observez attentivement; s’il vous plaît, écoutez. Ce nuage, par sa lumière, par son immensité, vous a transporté. D’accord ? Le nuage vous a absorbé. Ce qui veut dire que, dans cette absorption, vous êtes absent. Voyez-vous cela ? Démarche suivante : un enfant est absorbé par un jouet. Enlevez-lui le jouet et il revient à sa malice. C’est exactement ce qui est arrivé. Le nuage vous a absorbé et, quand il s’en va, vous revenez à vous-même. D’accord ? Maintenant, sans être absorbé par une montagne, par un nuage, par un arbre, par le chant d’un oiseau, par la beauté du paysage, pouvez-vous être totalement vide en vous-même ? Comprenez-vous ? Supprimez le jouet, et l’enfant retombe dans sa malice, ses hurlements et ses cris, mais donnez-lui un autre jouet et le jouet de nouveau le transporte. Je vous le demande, sans le jouet, et par conséquent sans rien pour vous absorber, peut-il y avoir une absence de vous- même ? Oh, répondez à cela ; trouvez. Voyez la beauté de cela. Ainsi donc, la beauté est quand vous n’êtes pas. La beauté est quand la pensée est absente. Ainsi donc, l’amour n’est pas pensée, n’est-ce pas ? Commencez-vous à voir la connexion ? Je ne la discuterai pas. Si vous voyez la connexion, abandonnez- la. Je vous aime, vous m’avez absorbé, je vous veux, vous avez l’air gentil, vous sentez bon, vous avez de beaux cheveux, mes glandes exigent toute sorte de choses, sexe, etc. Je suis tombé amoureux de vous, cela est absorption. Je m’accroche à vous. Mais mon vieux moi s’affirme avec le temps et dit : oui, elle était très gentille il y a deux ans, mais maintenant je ne l’aime plus. Je suis tombé amoureux de son visage, mais maintenant, voyez ce qui est arrivé ! Je vous en prie, voyez la vérité de ceci : que, là où il y a beauté, il y a absence totale de pensée. Ainsi donc, l’amour est l’absence totale du « moi ». D’accord ? Pigé ? Si vous avez pigé, vous avez bu à la source de la vie. E. — La sensation inclut-elle le fait d’être absorbé, ou bien est-ce juste un autre mot ? K. — Qu’est-ce que la sensation S’il n’y a pas de pensée, avez-vous des sensations Examinez la chose soigneusement. La beauté est-elle sensation ? Nous avons dit que la beauté est sans pensée. Et y a-t-il une sensation quand il n’y a pas de pensée ? Abandonnez tout le reste ; saisissez-vous de l’amande, de la chair, de l’intérieur, au lieu de rassembler tous les détails. Les détails pourront venir plus tard. Voyez la vérité de cette unique chose, qui est la suivante : là où il y a beauté, il n’y a pas de pensée. Là où il y a amour, il y a absence du « moi » qui bavarde, qui bavarde avec ses problèmes, son anxiété et sa peur. Quand il y a absence du moi, il y a amour. D'accord ? E. — Vous contemplez un nuage, le nuage passe, et vous retombez en vous- même. K. — C’est exact. Quand vous voyez un nuage, ou quelque chose de beau, un oiseau volant dans le ciel, votre bavardage cesse, n’est-ce pas, parce que ce que vous voyez est beaucoup plus intéressant ? Quand vous voyez un film, vous ne ruminez pas tous vos problèmes, vos inquiétudes, vos peurs. Vous êtes simplement: absorbé par lui, n’est-ce pas ?Arrêtez le film et vous retombez en vous-même ! Non ? E. — D’une certaine manière. On commence à voir cela. K. — Poussez cela beaucoup plus loin : les idées sont vos jouets, les idéaux sont vos jouets, les religions sont vos jouets, et ils vous transportent. Mais dès le moment où ces choses sont mises en question, dérangées, vous retombez en vous-même et vous êtes effrayé. E. — N’y pas une chose qui en soit excepté, excepté du monde des jouets ? K. — Je vous l’ai montré. E. — Oui mais... K. — Pas de « oui mais » ! Je vais coller à cela. Nous avons dit — je vous en prie, écoutez attentivement — que la pensée a créé ce monde. Les guerres, l’homme d’affaires, le politicien, l’artiste ; la société de l’escroquerie a fait tout cela. La société est notre relation mutuelle, qui est fondée sur la pensée. Ainsi, la pensée est responsable de cet grabuge. En est-il ainsi ? Ou est-ce une idée ? Si vous dites que c’est une idée, c’est que vous ne regardez pas les faits réels ? D’accord ? Maintenant, écartez-vous. La pensée, avons-nous dit, est fragmentée ; tout ce qu’elle fera se fragmentera. Voyez-vous cela comme une réalité, comme quelque chose de réel, comme vous me voyez . « Me » n est pas une idée : je suis assis ici. Vous pourriez avoir envie d’en faire une idée, mais le fait réel est que je suis assis ici. E. — Tout cela n’est que pensée mécanique, mais y derrière elle quelque chose qui l’utilise ? K. — Seule la pensée mécanique existe. Quand cesse cette pensée mécanique, alors, il y a quelque chose d’autre. Mais vous ne pouvez pas dire : « Oui, cela est mécanique, examinons l’autre sorte de pensée. » La pensée doit s’arrêter. Et elle s’arrête quand vous voyez la beauté, quelque chose comme une vaste chaîne de montagnes avec des pics couverts de neige. Leur majesté, leur grandeur vous transportent. Et, quand cette montagne n’est pas là, vous êtes de retour avec vos querelles, avec vos pensées. C’est tout. Je vous dis donc : « Je vous en prie, découvrez, asseyez-vous, méditez, rentrez dans cela pour vous-même : là où il y a beauté, il y a absence totale de cette pensée malfaisante. Et l’amour est comme cela également. » E. — Tout cela est très bien, mais... K. — Tout cela est très bien, comme vous dites, mais il faut que je retourne chez mon oncle, chez ma tante, ma mère et ma grand-mère, et: il faut que je gagne de l’argent. C’est notre problème à tous. Alors, qu’est-ce que vous allez faire ? Quand vous réalisez, quand vous voyez effectivement ceci excepté dans les questions pratiques et technologiques, la pensée est la chose la plus malfaisante, la chose la plus mortelle dans les relations parce qu’elle détruit l’amour — alors, qu’est-ce que vous allez faire ? Il vous faut gagner de l’argent, gagner votre vie ; cela exige la pensée, donc, vous allez exercer là votre pensée. Quand vous devez aller chez le dentiste, vous exercez votre pensée. Quand vous avez un costume à acheter, une robe, vous comparez ; cela requiert la pensée. Mais vous réalisez que la pensée est mortelle dans les relations. C’est tout. Paix. Un Dialogue avec Soi-même Je réalise que l’amour ne peut exister quand il y a jalousie ; que l’amour ne peut exister quand il y a attachement. Or, est-il possible pour moi d’être libéré de la jalousie et de l’attachement ? Je réalise que je n’aime pas. C’est un fait. Je ne vais pas me tromper moi-même ; je ne vais pas donner le change à ma femme en prétendant l’aimer. Je ne sais pas ce qu’est l’amour. Mais je sais très bien que je suis jaloux et je sais très bien que je suis terriblement attaché à elle et que, dans cet attachement, il y a de la peur, il y a de la jalousie, de l’anxiété ; il y a un sens de la dépendance. Je n’aime pas dépendre, mais je dépends parce que je me sens seul ; je suis ballotté au bureau, à l’usine, puis je rentre à la maison et je veux goûter le confort et la compagnie pour échapper à moi-même. Maintenant, je me demande : comment vais-je être libéré de cet attachement ? Je ne prends cela que comme exemple. Tout d’abord, je veux fuir la question. Je ne sais pas comment cela va se terminer avec ma femme. Quand je serai vraiment détaché d’elle, il se peut que ma relation à elle change. Il se pourrait qu’elle fût attachée à moi et que je ne fusse pas attaché à elle, non plus qu’à aucune autre femme. Mais je vais enquêter. Ainsi, je ne vais pas fuir ce qui, je l’imagine, pourrait être la conséquence de ma libération totale de tout attachement Je ne sais pas ce qu’est l’amour, mais je vois très clairement, très précisément, sans le moindre doute, que l’attachement à ma femme signifie jalousie, possession, peur, anxiété, et je veux me libérer de tout cela. Alors, je commence à m’enquérir ; je cherche une méthode et je me fais prendre dans un système. Un certain gourou me dit : « Je vais vous aider à vous détacher ; faites ceci et cela ; pratiquez ceci et cela. » J’accepte ce qu’il dit parce que je vois l’importance d’être libre et qu’il me promet que, si je fais ce qu’il dit, j’aurai une récompense. Mais je vois de cette façon que je cherche une récompense. Je vois combien je suis stupide en voulant me libérer et en m’attachant à une récompense. Je ne veux pas être attaché et, pourtant, je me retrouve attaché à l’idée que quelqu’un — ou un livre, ou une certaine méthode — me récompensera par la libération de l’attachement. Ainsi, la récompense devient un attachement. Ainsi, je me dis : « Regarde ce que tu as fait ; sois prudent, ne tombe pas dans ce piège. » Qu’il s’agisse d’une femme, d’une méthode ou d’une idée, c’est encore de l’attachement. je suis très circonspect maintenant, car j’ai appris quelque chose : à ne pas troquer l’attachement contre quelque chose d’autre qui est encore de l’attachement. Je me demande : « Que vais-je faire pour me libérer de l’attachement ? » Quelle est ma motivation quand je veux être libéré de l’attachement ? N’est-ce pas que je veux atteindre un état où il n’y a ni attachement, ni peur, etc. ? Et je réalise soudain que la motivation donne la direction et que la direction va dicter ma liberté. Pourquoi avoir une motivation ? Qu’est-ce qu’une motivation ? Une motivation est un espoir ou un désir d’accomplir quelque chose. Je vois que je suis attaché à une motivation. Ce n’est plus seulement ma femme, ce n’est plus seulement mon idée, la méthode, mais aussi ma motivation qui est devenue mon attachement ! Ainsi donc, je fonctionne en permanence à l’intérieur du domaine de l’attachement — la femme, la méthode et la motivation pour accomplir quelque chose dans le futur. A tout cela je suis attaché. Je m’aperçois qu’il s’agit d’une chose extraordinairement complexe. Je n’avais pas réalisé que me libérer de l’attachement impliquait tout cela. Maintenant, je vois cela aussi clairement que je vois sur une carte les routes principales, les routes secondaires et les villages. Je vois cela très clairement. Alors, je me dis à moi-même : « Maintenant, est-il possible pour moi de me libérer du grand attachement que j’ai pour ma femme, et aussi de la récompense que je pense recevoir, et également de ma motivation ? » A tout cela je suis attaché. Pourquoi ? Est-ce que je suis insuffisant en moi-même ? Est-ce que je suis très, très seul, et que par conséquent je cherche à fuir ce sentiment d’isolement en me tournant vers une femme, une idée, une motivation, comme si je devais me cramponner à quelque chose ? Je vois qu’il en est ainsi. Je suis solitaire et je fuis, à travers mon attachement à quelque chose, ce sentiment d'extraordinaire isolement. Ainsi, j’ai envie de comprendre pourquoi je me sens abandonné, car je vois que c’est cela qui me rend attaché. Ce sentiment d’abandon m’a forcé à fuir par l’attachement à ceci ou à cela, et je m’aperçois que, aussi longtemps que je me sentirai abandonné, la même séquence se répétera. Qu’est-ce que cela signifie que de se sentir abandonné ? Comment cela se produit-il ? Est-ce instinctif, hérité, ou bien est-ce produit par mon activité quotidienne ? Si c’est un instinct, si c’est hérité, cela fait partie de mon destin ; je ne suis pas à blâmer. Mais, comme je n’accepte pas cela, je mets les choses en question... et je reste avec la question. J’observe et je n’essaie pas de trouver une réponse intellectuelle. Je n’essaie pas de dire à la solitude ce qu’elle devrait faire, ou ce qu’elle est ; j’observe pour qu’elle me le dise. Il existe une vigilance pour que le sentiment d'abandon se révèle. Il ne se révélera pas si je fuis, si je suis effrayé, si je lui résiste. Alors, je l’observe. Je l’observe de manière qu’aucune pensée n’interfère. L’observation est beaucoup plus importante que l’arrivée de la pensée. Et, parce que toute mon énergie est mobilisée par l’observation de ce sentiment d’abandon, la pensée ne se présente pas. L’esprit est défié et il doit répondre. Étant défié, il est en crise. En état de crise, vous avez une grande énergie, et cette énergie reste sans être affectée par l’interférence de la pensée. C'est là un défi auquel il faut répondre. J’ai commencé par avoir un dialogue avec moi-même. Je me suis demandé quelle était cette chose étrange qu'on appelle amour ; tout le monde en parle, écrit à son sujet — tous les poèmes et les images romantiques, le sexe et tous ses autres domaines. Je demande : l’amour existe-t-il ?Je vois qu'il n'existe pas quand il y a jalousie, haine, peur. Ainsi, Je ne suis plus concerné par l’amour ; je suis concerné par « ce qui est », ma peur, mon attachement. Pourquoi suis-je attaché ? Je vois que l’une des raisons — je ne dis pas que c’est la seule — est que je me sens désespérément abandonné, isolé, solitaire. Plus je vieillis, plus je me sens isolé. Alors, j’observe mon sentiment d’abandon. C’est un défi ou le découvrir et, parce que c’est un défi, toute l’énergie est là pour répondre. C’est simple. S’il arrive quelque catastrophe, un accident ou quoi que ce soit, c’est un défi, et j’ai l’énergie pour y faire face. Je n’ai pas à me demander : « Où est-ce que je puise cette énergie ? » Quand la maison est en flammes, j’ai l’énergie pour bouger, une énergie extraordinaire. Je ne me rassois pas en disant : « Eh bien, il faut que je trouve cette énergie », et en attendant ; toute la maison aura brûlé pendant ce temps-là. Ainsi donc, il y a cette énergie extraordinaire pour répondre à la question de savoir pourquoi il y a ce sentiment d’abandon. J’ai rejeté les idées, suppositions et théories selon lesquelles il est héréditaire ou instinctif. Tout cela ne signifie rien pour moi. Le sentiment d’abandon est « ce qu’il est ». Pourquoi y a-t-il ce sentiment d’abandon que traverse tout être humain, d’une façon superficielle ou plus profondément, pour peu qu’il soit conscient ? Pourquoi prend-il naissance ? Est-ce que c’est l’esprit qui fait quelque chose qui le produit rejeté les théories sur l’instinct et l’hérédité et je demande : est-ce l’esprit, le cerveau lui-même, qui produit cette solitude, ce total isolement ? Est-ce le mouvement de la pensée qui fait cela ? Est-ce que c’est la pensée, dans ma vie quotidienne, qui crée ce sentiment d’isolement ? Au bureau, je m’isole parce que je veux devenir le grand patron — et par conséquent ma pensée travaille constamment à s’isoler. Je vois que la pensée opère tout le temps pour se rendre supérieure ; l’esprit s'efforce de se diriger vers cet isolement. Aussi le problème est-il le suivant : pourquoi la pensée fait-elle cela ? Est-ce la nature de la pensée que de travailler pour elle- même ? Est-ce la nature de la pensée que de créer cet isolement ? C’est l’éducation qui produit cet isolement ; elle m’assure une certaine carrière, une certaine spécialisation et, ainsi, m’isole. La pensée, étant fragmentaire, étant limitée et liée au temps, crée cet isolement. Dans cette limitation, elle a trouvé la sécurité en disant : « J’ai une carrière particulière dans ma vie ; je suis professeur ; je suis parfaitement en sécurité.» Mon problème est alors le suivant : pourquoi la pensée le fait-elle ? Est-ce dans sa nature même de faire cela ? Quoi que fasse la pensée, ce doit être limité. Maintenant, le problème est le suivant : la pensée peut-elle réaliser que, quoi qu’elle fasse, ce qu’elle fait est limité, fragmenté, et par conséquent isolant, et que tout ce qu’elle fera sera ainsi ? C’est là un point très important : la pensée elle-même peut-elle réaliser ses propres limitations ? Ou est-ce moi qui lui dis qu’elle est limitée ? Cela, je le vois, est très important à comprendre ; c’est la quintessence de la question. Si la pensée réalise elle-même qu’elle est limitée, il n’y aura alors aucune résistance, aucun conflit elle dit : « Je suis cela. » Mais si c’est moi qui lui dis qu’elle est limitée, alors elle devient séparée de la limitation. Alors je lutte pour surmonter la limitation ; par conséquent, il y a conflit et violence, et non amour. Ainsi donc, la pensée réalise-t-elle d’elle-même qu’elle est limitée ? Je dois le découvrir. Je suis défié. Parce que je suis défié, j’ai une grande énergie. En d’autres termes, la conscience réalise-t-elle que son contenu est elle-même ? Ou bien est-ce que j’ai entendu quelqu’un d’autre dire : « La conscience est son contenu ; son contenu constitue la conscience » Par conséquent, je dis : « Oui, il en est ainsi. » Voyez-vous la différence entre les deux ? La seconde version, créée par la pensée, est imposée par le « moi ». Si j’impose quelque chose à la pensée, alors il y a conflit. C’est comme un gouvernement tyrannique imposant quelque chose à quelqu’un ; mais ici ce gouvernement est ce que j’ai créé. Ainsi, je me demande si la pensée a réalisé ses propres limitations. Ou fait- elle semblant d’être quelque chose d’extraordinaire, de noble, de divin ? Ce qui est un non-sens, puisque la pensée est fondée sur la mémoire. Je vois qu’il faut la clarté sur ce point : qu’il n’y a pas d’influence extérieure imposant à la pensée de dire qu’elle est limitée. Alors, comme rien n’est imposé, il n’y a pas de conflit elle réalise simplement qu’elle est limitée ; elle réalise que, quoi qu’elle fasse son adoration de « Dieu », etc. —, ce qu’elle fait est limité, insignifiant, de pacotille, même si elle a créé de merveilleuses cathédrales dans toute l’Europe pour y pratiquer l’adoration. Ainsi, il y a eu dans ma conversation avec moi-même la découverte que le sentiment d’abandon est créé par la pensée. La pensée a maintenant réalisé à propos d’elle-même qu’elle est limitée et qu’ainsi elle ne peut résoudre le problème de la solitude. Étant donné qu’elle ne peut pas résoudre le problème de la solitude, cette dernière existe t-elle ? La pensée a créé ce sens de la solitude, ce vide parce qu’elle est limitée, fragmentaire, divisée et, quand elle réalise cela, la solitude n’est pas, et par conséquent on est libéré de l’attachement. Je n’ai rien fait. J’ai observé l’attachement, ce qu’il implique — avidité, peur, solitude, tout cela — et, en le traquant, en l'observant, non pas en l’analysant mais en le regardant simplement, j’ai découvert que la pensée a fait tout cela. La pensée, parce qu’ elle est fragmentaire, a créé cet attachement. Quand elle le réalise, l’attachement cesse. Aucun effort n’est fait. Dès qu’il y a effort, le conflit revient. Dans l’amour, il n‘y a pas d’attachement ; s’il y a attachement, il n’y a pas d’amour. Il y a eu la suppression du principal facteur par la négation de ce qui n’est pas, par la négation de l’attachement. Je sais ce qu’elle signifie dans ma vie quotidienne : aucun souvenir de ce que ma femme, ma petite amie ou mon voisin ont pu me faire pour me blesser ; aucun attachement à une image que la pensée a créée à leur propos — comment ils m’ont malmené, comment ma femme m’a réconforté, comment j’ai eu du plaisir sexuel, toutes ces différentes choses dont le mouvement de la pensée a créé des images. L’attachement à ces images s’en est allé. Et il y a d’autres facteurs : dois-je les prendre en compte l’un après l’autre ? Ou tout cela a-t-il disparu ? Dois-je enquêter — comme je l’ai fait pour l’attachement — à propos de la peur, du plaisir et du désir de confort ? Je vois que je n’ai pas à enquêter sur ces divers facteurs. Je le vois d’un coup d’œil. J’ai saisi. Ainsi, par la négation de ce que l’amour n’est pas, l’amour est. Je n’ai pas besoin de me demander ce qu’est l’amour. Je n’ai pas besoin de courir après lui. Si je cours après lui, ce n’est pas de l’amour, c’est une récompense. Ainsi, dans cette enquête, j’ai supprimé lentement, soigneusement, sans distorsions, sans illusions, tout ce qu’il n’est pas — et l’amour est. Achevé d’imprimer en octobre 2002 sur les presses de la Nouvelle Imprimerie Laballery 58500 Clamecy Dépôt légal : octobre 2002 Numéro d’impression : 210061 Imprimé en France
Prévention de l'islamophobie et de la fanatisation islamiste (radicalisation): Textes éducatifs pour élèves de terminales sur le thème de"la laïcité et les croyances religieuses"