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Jiddu

Krishnamurti

Liberté, Amour et Action


Titre original : Freedom, love and action publié par Shambhala
Traduit de l'anglais par Claude Dhorbais
© 1994, Krishnamurti Foundation Trust Ltd
© Éditions Véga, 2002
Cinq Conversations
1
La méditation est la voie de la transformation totale de la folie de l’homme.
L’homme est piégé dans des principes et des idéologies qui l’empêchent de
mettre un terme au conflit qui l’oppose à autrui. L’idéologie de la nationalité et
de la religion ainsi que l’obstination de sa propre vanité détruisent l’homme. Ce
processus destructif se poursuit à travers le monde. L’homme a tenté d’y mettre
un terme par la tolérance, la conciliation, l’échange de paroles et par des
dispositifs destinés à sauver la face — mais il demeure retranché dans son propre
conditionnement.
La bonté ne réside pas dans des dogmes ni dans de vains principes, de vaines
formules. Ceux-ci nient l’amour, et la méditation est l’épanouissement de
l’amour.
La vallée était très calme en ce tout début de matinée. Même la chouette
avait cessé d’appeler son compagnon ; son hululement grave s’était arrêté une
heure plus tôt. Le soleil n’était pas encore levé et les étoiles brillaient toujours.
L’ une d’elles disparaissait tout juste derrière les collines occidentales, et la
lumière de l’Orient se répandait lentement. Tandis que le soleil se levait, les
rochers, couverts de rosée, brillaient — les cactus et les feuilles, rutilants,
s’argentaient. Et la beauté du pays commençait à s’éveiller.
Les singes étaient dans la véranda maintenant ; deux d’entre eux, faces
rouges et toisons brunes, exhibaient une queue de longueur modeste. L’un
grattait l’autre à la recherche d’insectes et, quand il en trouvait, il les attrapait
soigneusement et les avalait. En perpétuel mouvement, ils sautèrent hors de la
véranda, gagnèrent la branche d’un grand arbre tropical et disparurent dans la
ravine.
Le calme de la nuit régnait encore malgré l’éveil du village. C’était un calme
particulier. Ce n’était pas l’absence de bruit. Ce n’était pas que le mental
produisait le calme ou le concevait à partir de son propre et interminable
bavardage. C’était un calme qui venait sans demande, sans aucune cause. Et les
collines, les arbres, les gens, les singes, les corneilles — qui appelaient —
étaient dans ce calme. Et cela durerait jusqu’au soir. Seul l’homme n’en était pas
conscient. Ce serait là de nouveau quand la nuit viendrait, et les rochers le
sauraient, et aussi les figuiers récemment plantés, et le lézard entre les rochers.
Il y avait quatre ou cinq personnes dans la pièce. Certaines étaient des
étudiants, d’autres des universitaires en poste. L’un des étudiants dit : « Je vous
ai écouté l’année dernière, et de nouveau cette année. Je sais que nous sommes
tous conditionnés. Je suis conscient des brutalités de la société, du fait que je suis
personnellement envieux et coléreux. Je connais l’histoire de l’Église, de ses
guerres et de ses activités immorales. J’ai étudié l’histoire et les éternelles
guerres des croyances et des idéologies retranchées, qui suscitent tant de conflits
dans le monde. La folie de l’humanité — dont je fais également partie — semble
nous tenir et nous semblons être condamnés à ce destin pour l’éternité — à
moins, naturellement, que nous ne puissions produire un changement en nous-
mêmes. C’est la petite minorité qui importe vraiment, qui s’étant réellement
changée elle-même — peut faire quelque chose dans ce monde meurtrier. Et
quelques-uns d’entre nous sont venus, qui en représentent d’autres, pour discuter
cette question avec vous. Je pense que certains d’entre nous sont sérieux, et je ne
sais pas jusqu’où ce sérieux va nous mener. Ainsi, avant toute chose, nous
prenant comme nous sommes, à demi sérieux, quelque peu hystériques,
déraisonnables, emportés par nos a priori et nos vanités — nous prenant, donc,
tels que nous sommes, pouvons-nous réellement changer ? Si ce n’est pas le cas,
nous allons nous détruire mutuellement ; notre propre espèce va disparaître. Il
peut y avoir une réconciliation dans toute cette terreur, mais le danger existe
toujours que quelque groupe de maniaques ne déchaîne la bombe atomique, et
nous serons tous engloutis dans la catastrophe. Ainsi, voyant tout cela, qui est
assez évident, qui est sans cesse décrit par des auteurs, des professeurs, des
sociologues, des hommes politiques, etc., nous est-il possible de changer
radicalement ? »
Certains d’entre nous ne sont pas tout à fait sûrs que nous voulions changer,
car nous prenons plaisir à cette violence. A certains d’entre nous, elle est même
avantageuse. D’autres n’ont qu’un seul désir : rester dans leurs positions
retranchées. D'autres encore cherchent à travers le changement une certaine
forme de surexcitation, d’expression émotionnelle exagérée. La plupart d’entre
nous veulent du pouvoir sous une forme ou sous une autre — du pouvoir sur soi-
même, du pouvoir sur autrui, du pouvoir associé à de nouvelles et brillantes
idées, du pouvoir associé au leadership, à la célébrité, etc. Le pouvoir politique
est aussi mauvais que le pouvoir religieux. Ni le pouvoir temporel ni le pouvoir
d’une idéologie ne changent l’homme. La volonté de changement, d’auto-
transformation, ne produit pas non plus ce changement.
« Je puis comprendre cela, dit: l’étudiant. Mais alors, quelle est la voie du
changement si les principes et les idéologies ne sont pas la voie ? Quelle est
alors l’énergie motrice ? Et changer pour aller vers quoi ? »
Les gens d’un certain âge, dans la pièce, écoutaient cela plutôt sérieusement.
Ils étaient tous attentifs et pas un d’entre eux ne regardait par la fenêtre pour voir
l’oiseau jaune-vert perché sur une branche et prenant le soleil en ce début de
matinée, lissant ses plumes, faisant toilette et contemplant le monde du haut de
ce grand arbre.
L’un des hommes les plus âgés dit : « Je ne suis pas sûr du tout de vouloir le
moindre changement. Il pourrait s’effectuer pour le pire. Il est préférable, ce
désordre méthodique, à un ordre qui peut signifier incertitude, insécurité totale et
chaos. Ainsi, quand vous parlez de la manière de changer et de la nécessité du
changement, je ne suis pas sûr du tout d’être d’accord avec vous, mon ami. En
tant que pure spéculation, j'y prends plaisir: Mais une révolution qui me privera
de mon emploi, de ma maison, de ma famille, etc., est une idée des plus
désagréable et je ne pense pas que je la veuille. Vous êtes jeune et vous pouvez
jouer avec ces idées. Tout de même, je vais écouter et voir quelle sera l’issue de
cette discussion. »
Les étudiants le regardèrent avec cette supériorité que donne la liberté, avec
cette aisance que confère le sentiment de ne pas dépendre d’une famille, d’un
groupe, d’un parti politique ou religieux. Ils avaient dit qu’ils n’étaient ni
capitalistes ni communistes ; ils n’étaient nullement concernés par une
quelconque activité politique. Ils souriaient avec tolérance et un certain
sentiment de gêne. Il y a ce fossé qui existe entre l’ancienne génération et la
nouvelle, et ils n’allaient pas essayer de le combler.
« Nous sommes libres, poursuivirent les étudiants, et par conséquent nous ne
sommes pas hypocrites. Bien sûr que nous ne savons pas ce que nous voulons
faire, mais nous savons ce qui ne va pas. Nous ne voulons pas de différences
sociales ou raciales, nous ne sommes pas concernés par toutes ces stupides
croyances religieuses et ces superstitions ; nous ne voulons pas non plus de
leaders politiques — bien qu’il doive y avoir une sorte totalement différente de
politique qui empêchera les guerres. Nous sommes donc réellement concernés et
nous voulons être impliqués dans les possibilités d’une transformation totale de
l’homme. Ainsi, pour poser encore une fois la question : premièrement, quelle
est la chose qui va nous faire changer ? Et, deuxièmement, changer pour aller
vers quoi ? »
La seconde question est sûrement impliquée dans la première, n’est-ce pas ?
Si vous savez déjà pour aller vers quoi vous changez, s’agit-il vraiment d’un
changement ? Si l’on sait ce qu’on veut être demain, alors « ce qui sera » est déjà
dans le présent. Le futur est le présent ; l’avenir connu est le présent connu.
L’avenir est la projection, modifiée, de ce qui est connu maintenant.
« Oui, je vois cela très clairement. Ainsi donc, il n’y a que la question du
changement, et non. la finition verbale de ce pour aller vers quoi nous
changeons. Nous nous limiterons donc à la première question. Comment
changeons-nous ? Quel est le mouvement, le moteur, la force qui nous fera
renverser toutes les barrières ? »
Seulement l’inaction complète, la négation complète de « ce qui est ». Nous
ne voyons pas la grande force qui gît dans la négation. Si vous rejetez toute la
structure des principes et des formules, et par conséquent le pouvoir qui en
dérive, l’autorité, ce rejet même vous donne la force nécessaire pour rejeter
toutes les autres structures de pensée et vous avez ainsi l’énergie pour changer !
Le rejet est cette énergie.
« Cela est-il ce que vous appelez mourir à l’accumulation historique qu’est le
présent ? »
Oui. Cette mort elle-même est à remettre au monde. Vous avez là tout le
mouvement du changement — mourir au connu.
« Ce rejet est-il un acte positif, déterminé ? »
Quand les étudiants se révoltent, c’est un acte positif bien déterminé, mais
une telle action n’est que très partielle et fragmentaire. Ce n’est pas un rejet total.
Vous demandez : « Est-ce un acte positif, cette mort, ce rejet ? » Oui et non.
Quand vous quittez positivement une maison pour entrer dans une autre, votre
acte positif cesse d’être un acte positif parce que vous avez abandonné une
structure de pouvoir pour une autre, que vous aurez de nouveau à quitter. Ainsi
cette constante répétition, qui apparaît comme une action positive, est en réalité
de l’inaction. Mais si vous rejetez le désir et la quête de toute sécurité intérieure,
il s’agit d’une totale négation qui est une action des plus positive. C’est
seulement cette action qui transforme l’homme. Si vous rejetez la haine et
l’envie sous toutes leurs formes, vous rejetez la structure complète de ce que
l’homme a créé en lui-même et hors de lui-même. C’est très simple. Chaque
problème est en relation avec tous les autres problèmes.
« Cela est-il ce que vous appelez “la vision de problème” ? »
Cette vision révèle la structure globale et la nature du problème. La vision
n’est pas l’analyse du problème ; ce n’est pas la révélation de la cause et de
l’effet. Tout est là, exposé, comme sur une carte. C’est là pour que vous le
voyiez, et vous ne pouvez le voir que si vous n’avez aucun endroit d’où regarder,
c’est là notre difficulté. Nous sommes engagés et, intérieurement, cela nous
procure un grand plaisir d’appartenir. Quand nous appartenons, il n’est pas
possible de voir ; quand nous appartenons, nous devenons irrationnels, violents,
et alors nous voulons mettre fin à la violence en appartenant à quelque chose
d’autre. Et nous sommes ainsi entraînés dans un cercle vicieux. Et c’est ce que
l’homme a fait pendant des millions d’années et il appelle vaguement cela «
évolution ». L’amour ne se situe pas à la fin des temps. Il est pour tout de suite
ou il n’est pas. Et c’est l’enfer quand il n’est pas, et la réforme de l’enfer est la
décoration de ce même enfer.
2
En Europe, le printemps glissait vers l’été. Il commençait dans le chaud midi
avec le mimosa, puis venaient les arbres fruitiers en fleurs et le lilas, et le ciel
bleu s’approfondissait ; on le suivait vers le nord, où. le printemps était tardif.
Les châtaigniers se couvraient tout juste de feuilles, mais n’avaient pas encore de
fleurs. Et le lilas était encore en boutons. Et quand on observait, les feuilles de
châtaignier se faisaient plus grandes, plus épaisses et couvraient la route et la vue
à travers la prairie. Les châtaigniers étaient maintenant en pleine floraison le
long des avenues, dans les bois, et le lilas, déjà flétri dans le sud, était en fleur. Il
y avait du lilas blanc dans une petite cour ; il y avait peu de feuilles, mais les
fleurs blanches semblaient couvrir l’horizon. Et quand on montait vers le nord, le
printemps ne faisait que commercer. Les tulipes — des champs entiers — étaient
fleuries, et les canards voyaient leurs petits poussins jaunes ramer rapidement
après leur mère dans l’eau calme du canal. Le lilas était encore en fleur et les
arbres étaient encore dénudés ; avec les jours qui passaient, le printemps
mûrissait. Et la terre plate avec son vaste horizon et des nuages si bas qu’on
sentait qu’on pourrait les toucher — s’étirait d’un côté à l’autre.
Le printemps était ici dans toute sa gloire ; rien n’était séparé. L’arbre et
vous et ces canards avec leurs petits poussins, les tulipes et la vaste étendue du
ciel — il n’y avait pas de séparation. L'intensité du ciel rendait si vive, si proche
la couleur de la tulipe, du lis et de la tendre feuille verte que les sens étaient les
fleurs, l’homme et la femme qui passaient sur leurs bicyclettes et la corneille,
tout haut dans les airs. Il n’y a réellement aucune séparation entre l’herbe
nouvelle, l’enfant et vous-même : nous ne savons pas comment regarder, et le
regard est la méditation.
C’était un homme jeune et brillant, aux yeux clairs et insistants. Il disait qu’il
avait autour de trente-cinq ans et qu’il avait un bon job. Il ne se souciait ni de
nationalisme, ni de troubles raciaux, ni des conflits entre croyances religieuses. Il
disait qu’il avait un problème et espérait pouvoir en discuter sans être vulgaire,
sans verser dans les grossièretés. Il disait qu’il était marié et avait une enfant, et
que l’enfant était gentille, et qu’il espérait qu’elle grandirait dans un monde
différent. Son problème était, disait-il, le sexe. Ce n’était pas une question
d’entente avec sa femme ; il n’y avait pas non plus d’autre femme dans sa vie. Il
disait que cela devenait un problème parce qu’il semblait consumé par lui. Son
travail, qu’il faisait plutôt bien, était envahi par ses pensées sexuelles. Il en
voulait de plus en plus — le plaisir et la jouissance du sexe, sa beauté et sa
tendresse. Il ne voulait pas en faire un problème, comme c’était le cas de la
plupart des gens, qui étaient frigides ou impuissants, ou encore réduisaient toute
leur vie à une question sexuelle. Il aimait sa femme et il sentait qu’il commençait
à l’utiliser pour son propre plaisir personnel ; et maintenant son appétit
grandissait, ne faiblissant nullement avec les années, et cela devenait un grand
fardeau.
Avant d’aborder ce problème, je pense que nous devrions comprendre ce que
sont l’amour et la chasteté. Le vœu de chasteté n’est pas du tout de la chasteté
car, sous les mots, le désir obsédant se poursuit, et essayer de le supprimer par
différents moyens, religieux ou autres, est une forme de laideur qui, dans son
essence même, est impudique. La chasteté du moine, avec ses vœux et ses refus,
est essentiellement mondaine, ce qui est impudique. Toute forme de résistance
édifie un mur de séparation qui transforme la vie en champ de bataille ; et ainsi
la vie ne devient pas chaste du tout. C’est pourquoi il faut comprendre la nature
de la résistance. Pourquoi résistons-nous ? Est-ce l’aboutissement de la peur
traditionnelle — peur de mal faire, de dévier ?
La société et imprimé sa respectabilité si profondément en nous que nous
voulons nous conformer. Si nous n’avions aucune résistance, perdrions-nous
l’équilibre ? Nos appétits augmenteraient-ils ? Ou bien est-ce la résistance elle-
même qui nourrit le conflit et la névrose ?
Traverser la vie sans résistance, c’est être libre, et la liberté, quoi qu’elle
fasse, sera toujours chaste. Le mot chasteté et le mot sexe sont des mots brutaux
; ils ne représentent pas la réalité. Les mots sont faux, et l’amour n’est pas un
mot. Quand l’amour est plaisir, il y a de la douleur et de la peur en lui, et ainsi
l’amour sort par la fenêtre, et la vie devient un problème. Pourquoi avons-nous
fait du sexe une question aussi énorme — non seulement dans nos vies
personnelles mais aussi dans les magazines, les films, les photos, les religions
qui l’ont condamné ? Pourquoi l’homme a-t-il donné une importance aussi
extraordinaire à ce fait de vie, et non aux autres faits de vie, comme le pouvoir et
la cruauté ?
Nier le sexe est une autre forme de brutalité ; il est là, c’est un fait. Quand
nous sommes des esclaves intellectuels, répétant indéfiniment ce que les autres
ont dit, quand nous suivons, obéissons, imitons, alors c’est toute une artère de la
vie qui est fermée ; quand l’action n’est qu’une répétition mécanique et non un
mouvement libre, alors il n’y a pas de délivrance ; quand il y a cette incessante
pression d’accomplir, d’être, alors nous sommes émotionnellement contrariés, il
y a un blocage. Ainsi le sexe devient-il la question qui nous est propre, qui n’est
pas de seconde main. Et dans l’acte sexuel il y a un oubli de soi-même, de ses
problèmes et de ses peurs. Il n’y a pas du tout de moi. Cet oubli de soi n’est pas
seulement dans le sexe, mais vient aussi avec l’alcool, ou les drogues, ou
certains divertissements. C’est cet oubli de soi que nous recherchons, nous
identifiant avec certains actes ou avec certaines idéologies et images, et ainsi le
sexe devient-il un problème. Alors la chasteté devient une chose de grande
importance, de même que la jouissance du sexe, de même que sa rumination ;
ses images perpétuelles deviennent également importantes.
Quand nous voyons l’ensemble de la chose, ce que nous faisons de l’amour,
du sexe, du sybaritisme, des vœux que nous prononçons contre lui — quand
nous voyons l’ensemble du tableau, non pas comme une idée mais comme un
fait réel, alors l’amour, le sexe et la chasteté sont un. Ils ne sont pas séparés.
C’est la séparation dans la relation qui corrompt. Le sexe peut être aussi chaste
qu’un ciel bleu sans nuages ; mais les nuages arrivent avec la pensée et ils
assombrissent. La pensée dit : « Ceci est chaste et cela est débauche », « Ceci
doit être contrôlé » et « En cela je vais m’abandonner ». Ainsi est-ce la pensée
qui est le poison et non l’amour, non la chasteté, non le sexe.
Ce qui est: innocent, quoi qu’il fasse, est toujours chaste ; mais l’innocence
n’est pas le produit de la pensée.
3
« Qu'est-ce que l'action ? » demanda-t-il. « Et qu'est-ce que l’amour ? Y a-t-il
un lien entre eux ? Ou est-ce que ce sont deux choses différentes ? »
C’était un homme grand qui avait de longs cheveux lui tombant presque sur
les épaules, ce qui soulignait la forme carrée de son visage. Il portait un pantalon
en velours côtelé et arborait une certaine rudesse. Cependant, il parlait
doucement, avait le sourire facile et l’esprit vif. Il ne s’intéressait pas
particulièrement à lui-même mais était prompt à poser des questions et à trouver
les bonnes réponses. L’amour et l’action ne sont pas séparés ; c’est la pensée qui
les sépare. Là où il y a de l’amour, l'action en fait partie. L’action en elle-même
n’a pas grand sens. L’action est la réponse au défi, et cette réponse vient de
arrière-plan culturel, subit les influences sociales, celles de la tradition ; ainsi est-
elle toujours vieillie. Le défi est toujours neuf, sinon on ne l’appellerait pas
défiA moins que la réponse ne soit adéquate au défi, il doit y avoir conflit, et par
conséquent déchéance. Nos actions, jaillissant du passé, doivent toujours
conduire au désordre, à la déchéance.
« Y une action qui ne soit pas en elle-même cause de déchéance ? Et une
telle action est-elle possible en ce monde ? » demanda-t-il.
Ce n’est possible que si nous comprenons la nature du défi. Y a-il seulement
un défi, ou y a-t-il de multiples défis ? Ou bien traduisons-nous cet unique défi
en défis diversifiés et fragmentaires ? Il est sûr qu’il n’y en a qu’un, mais notre
esprit, étant fragmentaire, traduit cet unique défi en nombreux défis et essaie de
répondre à ces multiples fragments. Et ainsi nos actions deviennent
contradictoires et conflictuelles, provoquant misère et confusion dans toutes nos
relations.
« Cela, je le vois, dit»il, nos esprits sont fragmentaires ; je vois cela très
clairement, mais quel est défi unique?»
C’est que l’homme devrait être complètement, totalement libre. Non pas
libéré de tel ou tel problème, de telle ou telle servitude, mais de toutes les
servitudes et de tous les problèmes. Quand on accepte le défi — et ce défi a
toujours été là pour que l'homme l’accepte, depuis les temps les plus reculés
jusqu’à maintenant —, il n'est pas possible de l’interpréter en fonction de telle ou
telle condition de la culture ou de la société. Nier la liberté, c’est rétrograder.
Peut-on accepter ce défi non pas intellectuellement, mais avec l’impact, avec
l’intensité de quelque maladie aiguë et dangereuse ? Si on ne l’accepte pas, alors
on agit simplement en fonction de son propre plaisir, en fonction de son
idiosyncrasie personnelle, qui fait de la servitude, de l’esclavage un modèle
particulier de pensée. Si on n’accepte pas ce défi que l’homme est complètement
libre — alors on nie l’amour. Alors l’action est une série d’ajustements à des
exigences sociales et environnementales, avec des angoisses, des désespoirs et
des peurs.
« Mais peut-on être si complètement libre quand on vit dans ce monde
meurtrier ? »
C’est une mauvaise question. C’est simplement une façon intellectuelle de
s’enquérir qui n’a que très peu de validité. Soyez libre, et alors vous aimerez,
dans n’importe quelle société ou culture. Sans liberté, l’homme dépérit, quelque
grand que soit son travail, que ce soit en art, en science, en politique ou en
religion. Liberté et action ne sont pas séparées. Être libre est action ; ce n’est pas
qu’il y ait une action pour être libre, agissant afin d’être libre. Aimez, et la haine
cesse. Mais rejeter la haine afin d’aimer appartient à ce plaisir que la pensée
établit. Ainsi, la liberté, l’amour et l’action sont interconnectés pour ne pas être
séparés, pour ne pas être découpés en activité politique, sociale ou autre.
L’esprit, installé dans la liberté, agit. Et cette action est amour.
4
Nous dépassâmes le village bien connu, qui était devenu à la mode tant en
hiver qu’en été, au bord d'un fleuve ; et la voiture tourna sur la droite et traversa
une vallée bordée de collines abruptes des deux côtés, couvertes de pins. De
temps en temps, nous apercevions les chamois folâtrer, tout là-haut, les pins se
faisaient plus rares. La route suivait le fleuve, puis nous grimpâmes, mais la
pente n’était pas trop raide. On aurait pu très facilement la gravir à pied. Nous
arrivâmes sur une route non pavée qui était très poussiéreuse et cahoteuse, avec
de grands nids-de-poule, et une autre rivière, charmante avec ses eaux vert-bleu,
coulait sur le côté. La voiture ne pouvait pas aller plus loin et le sentier se
poursuivait à travers un bois de pins clairsemés où de nombreux arbres avaient
été déracinés par la récente tempête. Ce sentier, qui traversait le bois silencieux,
devenait de plus en plus tranquille et solitaire. Il n’y avait pas d’oiseaux, ici, il
n’y avait que la chanson de l’eau qui courait sur les rochers et les arbres tombés,
par-dessus les blocs erratiques. C’était le seul bruit ici et là, l’eau était très calme
et formait de profonds bassins où l’on aurait pu se baigner si l’eau n’avait été
aussi froide. Il y avait ici beaucoup de fleurs sauvages, jaunes, violettes et roses.
C'était réellement un bel endroit, rempli du bruit de la rivière descendant en
cascade. Mais par-dessus tout cela, il y avait cet étrange silence qui se manifeste
là où l’homme n’a jamais mis les pieds. Nous marchions sur de la mousse ; un
arbre penché en était couvert et, à la lumière du soleil, il était d’un vert et d’un
jaune très brillants. De l’autre côté de la ravine, on pouvait Voir la lumière
vespérale du soleil et le vert brillant d’une prairie qui s’étirait jusqu’au ciel,
lequel était d’un bleu intense.
Le silence vous enveloppait et vous restiez là tranquillement, observant la
lumière, écoutant l’eau et le silence intense qu’aucune brise ne troublait. C’était
une belle soirée et il semblait dommage de rentrer.
C’était un homme assez jeune et il avait probablement étudié un peu la
nature humaine, non seulement dans les livres, mais aussi en observant, en
causant avec beaucoup de gens. Il avait énormément voyagé et disait qu’il avait
rencontré de nombreuses personnes et s’intéressait aux; relations que l’homme
entretient avec même. Il avait été témoin des récentes émeutes estudiantines en
différentes parties du monde, ces explosions spontanées contre l’ordre établi, et
il connaissait apparemment certains leaders, tant dans le sud que dans le nord. Il
s’intéressait à la découverte du moi qui se cache tant dans le subconscient que
dans les couches supérieures de la conscience.
Il dit : « Je vois la nécessité d’explorer l’ensemble de ce domaine et d’y
mourir, de manière qu’une nouvelle chose puisse venir à l’existence, mais je ne
peux pas mourir à quelque chose que je ne connais pas — le subconscient, les
couches les plus profondes qui se cachent si secrètement, qui sont un entrepôt
insondable de choses inconnues ou à demi oubliées, qui sont tributaires d’ une
source qui demeure scellée. Bien que vous ayez dit que le subconscient est aussi
trivial que la conscience, et que par conséquent il n’est que de peu d’importance,
bien que vous l’ayez comparé à un ordinateur et ayez souligné qu’il est
mécanique, il n’en demeure pas moins que ce subconscient est responsable de
tout notre comportement, de toutes nos relations. Comment pouvez-vous le
qualifier de trivial Réalisez-vous ce que vous êtes en train de dire ? »
Pour comprendre tout cela, qui est un problème tout à fait complexe, il est
important d’examiner toute la structure de la conscience et de ne pas la scinder
en conscient et caché. Nous acceptons cette division comme naturelle, mais est-
elle naturelle, ou est-ce une observation à partir d’un fragment Notre difficulté
va être de voir la totalité et non pas le fragment. Le problème surgit alors de la
question de savoir qui est l’observateur qui voit la totalité. N’est-il pas aussi un
fragment, qui par conséquent ne peut que regarder de façon fragmentaire ?
« Sommes-nous jamais la totalité, ou ne sommes-nous que des fragments
agissant séparément, en contradiction les uns avec les autres »
Il nous faut être clair sur cette question de la totalité et du fragment.
Pouvons-nous jamais voir la totalité, ou avons-nous le sentiment de la totalité à
travers ce fragment ? Voyez-vous la totalité de l'arbre ou seulement une branche
de l’arbre ? Vous pouvez voir la totalité de l’arbre si vous êtes à une certaine
distance pas trop loin, et cependant pas trop près. Si vous êtes trop près, vous ne
voyez que diverses branches séparées. Ainsi, pour voir la totalité de quoi que ce
soit, il doit y avoir non pas l’espace que crée le mot, mais l’espace de la liberté.
C’est seulement dans la liberté que vous pouvez voir la totalité. Comme vous
l’avez dit, Monsieur, nous agissons toujours en fragments qui sont en opposition
les uns avec les autres, ou en un fragment qui est en harmonie avec un autre
fragment.
« Toute notre vie est morcelée entre la famille, le travail, la citoyenneté, l’art,
la sensualité, la bonté, etc. Nous ne connaissons que cette action fragmentaire
avec ses terribles tensions et délices. »
Ces fragments ont leurs propres motifs cachés différents et contradictoires
—, et les couches supérieures de la conscience répondent selon ces éléments
opposés et souterrains de conditionnement. Ainsi sommes-nous un faisceau de
motifs et d’urgences contradictoires qui réagissent au défi de l’environnement.
« Le mental quotidien est constitué de ces réponses en action effective, et du
conflit effectivement visible. »
Eh bien, où est le problème ? Que voulez-vous résoudre ou comprendre ?
« Le problème est que je dois voir la totalité de tous ces motifs et
conditionnements cachés qui sont responsables du conflit visible. En d’autres
termes, je dois voir ce qu‘il est convenu d’appeler le subconscient. Même si je
n’étais pas en conflit — et je suis en conflit —, même si je ne l’étais pas, j’aurais
encore à connaître tout ce subconscient pour simplement me connaître. Et
pourrai-je jamais me connaître ? »
Ou bien vous connaissez ce qui est arrivé, ou bien vous connaissez ce qui a
lieu actuellement. Pour connaître ce qui a lieu à présent, vous regardez avec les
yeux du passé, et par conséquent vous ne connaissez pas ce qui est en train
d’advenir. Regarder le présent vivant avec les yeux du passé signifie ne pas le
voir. Ainsi le mot connaître est-il un mot dangereux, de même que tous mots
sont dangereux et faux. Quand vous dites : « Je veux me connaître », il y a deux
choses qui sont impliquées. Qui est l’entité qui dit : « Je dois me connaître moi-
même », et qu’y a-il à connaître, à part soi-même ? Et cela devient ainsi une
question absurde ! Ainsi l’observateur est-il celui qui est observé. L’observateur
est l’entité qui rêve, qui est en conflit, qui veut connaître et veut être connu,
l’illusion et l’exigence de mettre fin à l’illusion, le rêve qu’il interprète en état de
veille et l’interprétation qui dépend du conditionnement. Il est le tout, l’analyse
et l’analyseur, l’expérimentateur et l’expérience. Il est le tout. Il est le faiseur de
dieu et son adorateur. Tout cela est un fait qui est effectivement, que n’importe
qui peut voir avec un peu d’observation. Alors, quelle est la question ? La
question est celle-ci, n’est-ce pas, Monsieur : y a-t-il une action, à l’intérieur de
ce cadre, qui ne créera pas davantage de conflit, davantage de misère, davantage
de confusion, davantage de chaos ? Ou bien y a-t-il une action en dehors de cette
accumulation historique ?
« Vous demandez s’il y a une partie de moi qui peut agir sur cette
accumulation, qui ne lui appartient pas ? »
Vous voulez dire que je postule quelque divinité, une âme à l’intérieur de
vous, qui soit intacte ?
« Cela en a tout l’air. »
Certainement pas, Monsieur. Rien qui y ressemble. Quand vous posez cette
question, vous perpétuez réellement une vieille tradition de dérobade. Nous
avons à repenser cela, à ne pas répéter une superstition éculée. A l’intérieur de ce
cadre du moi, de l’ego, du soi, il n’y a manifestement aucune liberté, et par
conséquent il nourrit toujours sa propre misère sociale, personnelle, etc. Est-il
jamais possible d’être libéré de cela ? Nous dépensons nos énergies à discuter de
liberté politique, religieuse, sociale, de l’éviction de la pauvreté et de l’inégalité,
etc.
« Je suis d’accord avec vous, Monsieur. Nous passons notre temps à nous
interroger si nous pouvons être libres d’agir, de changer les structures sociales,
de supprimer le désordre social, la pauvreté, l’inégalité, etc., et je ne suis pas sûr
du tout que nous voulions seulement la liberté. »
La liberté réside-t-elle à l’intérieur de la structure de ce passé accumulé, ou
bien en dehors d’elle ? La liberté est nécessaire, et la liberté ne peut pas être à
l’intérieur de cette structure. Ainsi vous demandez, réellement, s’il est possible,
pour l’homme, d’aller au-delà de cette structure pour être libre — pour agir d’un
point de vue qui ne soit pas dans cette structure ? Pour être, pour agir et pour
vivre en dehors de ce cadre ? Une telle liberté existe et elle ne se manifeste que
quand il y a refus total de [non-résistance à] ce qui est effectivement, sans
aucune aspiration secrète à la liberté.
Ainsi la négation de ce qui est est-elle liberté.
« Comment le rejetez-vous ? »
Vous ne pouvez pas le rejeter Si vous dites : « Je veux le rejeter », vous êtes
de nouveau à l’intérieur du cadre. Mais le fait même de voir ce qui est est la
manière de s’en libérer, et cela peut être appelé « rejet », ou qualifié de tel ou tel
mot qu’il vous plaira d’utiliser. Ainsi la vision devient la chose importante, et
non pas cette logomachie de subtilités rusées et d’explications tortueuses. Le mot
n’est pas la chose, mais nous nous attachons au mot, et non à la vision.
« Mais nous sommes revenus à notre point de départ Comment puis-je voir
la totalité de moi-même, et qui est là pour la voir puisque l’observerteur est celui
qui est observé ? »
Comme nous l’avons dit précédemment, Monsieur, vous ne pouvez pas la
voir. Il n’y a que de la vision, non pas « votre » vision. Le « ce qui est » est
devant vos yeux. Cela est vision, cela est la vérité.
« Est-il important de voir la structure qui opère, ou bien le contenu de cette
structure ? »
Ce qui est important, c’est de voir l’ensemble, non pas comme structure et
contenu, mais de voir que la structure est le contenu, et que le contenu est la
structure, l’un ne pouvant exister sans l’autre. Ainsi, l’important est de voir.
5
La pensée ne peut jamais pénétrer très profondément dans un quelconque
problème de relation humaine. La pensée est superficielle et vieille, elle est
l’aboutissement du passé. Le passé ne peut entrer dans quelque chose de
totalement neuf. Il peut expliquer le neuf, l’organiser, le communiquer, mais le
mot n’est pas le neuf. La pensée est le mot, le symbole, l’image. Sans ce
symbole, y a-t-il de la pensée ? Nous avons utilisé la pensée pour reconstruire,
pour changer la structure sociale. La pensée, étant vieille, réforme cette structure
en un nouveau modèle fondé sur l’ancien. Et, fondamentalement, la pensée
divise, fragmente ; quoi qu’elle fasse, elle sépare et génère des contradictions. Si
parfaitement qu’elle puisse expliquer, philosophiquement ou religieusement, la
structure sociale nouvelle et nécessaire, il y aura toujours en elle le germe de la
destruction, de la guerre et de la violence. La pensée n’est pas la voie du neuf.
Seule la méditation ouvre les portes à ce qui est éternellement neuf. La
méditation n’est pas un artifice de la pensée. Elle est la vision de la futilité de la
pensée et des voies de l’intellect. L’intellect et la pensée participent
nécessairement de toute opération mécanique, mais l’intellect est une perception
fragmentaire du tout, et la méditation est la vision du tout. L’intellect ne peut
opérer que dans le champ du connu. C’est pourquoi la vie devient une routine
monotone dont nous tentons de nous échapper par des révoltes et des révolutions
— simplement pour retomber encore une fois dans un autre champ du connu. Ce
changement n’est pas du tout un changement puisqu’il est le produit de la
pensée, laquelle est toujours vieille. Méditer, c’est fuir le connu. Il n’y a qu’une
seule liberté, celle qui consiste à se libérer du connu. Et la beauté et l’amour
gisent dans cette liberté.
C’était une petite pièce surplombant une charmante vallée. Il était tôt le
matin, le soleil perçait à travers les nuages et éclairait ici et là les collines, les
prairies et la rivière éclatante. Plus tard, il pleuvrait probablement, il y aurait du
vent, mais maintenant la vallée était calme, rien ne venait la troubler. Les
montagnes semblaient très proches, on avait l’impression de pouvoir les toucher,
bien qu’elles fussent lointaines et difficiles à atteindre. Il y avait de la neige sur
elles, et celle-ci fondait en ce début d’été. Quand le soleil se montrait, les
collines projetaient des ombres profondes sur la vallée, les pissenlits et les
éclatantes fleurs sauvages étaient de sortie dans les champs. Ce n’était pas une
vallée très large et une rivière y courait allègrement, accompagnant les bruits de
la montagne. Les eaux étaient claires maintenant, et gris-bleu, mais elles
deviendraient boueuses et rapides avec la fonte des neiges. Il y avait un écureuil
au pelage roux assis dans l’herbe ; il nous regardait, plein de curiosité mais
toujours sur ses gardes, prêt à se précipiter sur la branche la plus haute d’un
arbre. Quand il le fit, il s’arrêta et regarda en bas pour voir si nous étions
toujours là. Il perdit bientôt sa curiosité et partit vaquer à ses propres affaires.
La pièce était petite, avec des chaises inconfortables et un tapis bon marché
sur le sol. Il était assis sur la chaise la plus confortable, homme grand et
important, bureaucrate de haut rang, et même de très haut rang. Et il y avait
d’autres personnes, des étudiants, l’hôtesse et quelques invités. Le personnage
officiel était tranquillement assis, mais il était fatigué. Il avait fait un long
voyage, de nombreuses heures dans les airs, et il était content d’être assis sur un
siège plus ou moins confortable.
L’étudiant dit : Vous avez fait un monde terrible de sang et de larmes. Vous
avez eu toutes les occasions de faire un monde différent. Vous êtes très instruit,
avec une position importante — et vous ne pouvez rien faire. Vous soutenez
réellement l’ordre établi avec ses brutalités, ses inégalités et toutes les laideurs
du monde social actuel. Nous autres, la jeune génération, à cause de cela,
sommes en révolte contre lui. Nous savons que vous êtes tous des hypocrites.
Nous n’appartenons à aucun groupe, à aucun corps politique ou religieux. Nous
n’avons pas de race, nous n’avons pas de dieux, car vous nous avez privés de ce
qui aurait pu être une réalité. Vous avez divisé la monde en nationalités. Nous
sommes contre tout cela, mais nous ne savons pas ce que nous voulons. Nous ne
savons pas où nous allons, mais nous savons très bien que nous ne voulons pas
de ce que vous nous offrez. Et le fossé entre vous et nous est en fait très large ; et
il est probable qu’il ne pourra jamais être comblé. Nous sommes neufs et nous
ne tenons pas à tomber dans le piège du vieux. »
« Vous allez y tomber », dit-il, seulement ce sera un nouveau piège. Vous ne
pouvez pas vous entre tuer physiquement, et j’espère que vous ne le ferez pas,
mais vous vous entre-tuerez à un niveau différent, intellectuellement, avec des
mots, du cynisme et de l’amertume. Le cri contre l’ancienne génération est vieux
comme le monde, mais il est maintenant plus articulé, plus efficace. Vous
pouvez me qualifier de bourgeois, et j’en suis un. J’ai travaillé dur pour créer un
monde meilleur, pour aider à tempérer les antagonismes et les oppositions, mais
ce n’est pas facile ; quand deux croyances, deux idéologies opposées se
rencontrent, la haine, la guerre et les camps de concentration sont inévitables.
Nous sommes aussi contre cela, et nous pensons que nous pouvons faire quelque
chose, mais, réellement, nous ne pouvons pas faire grand-chose. »
Il n’était pas en train de se défendre. Il était juste en train de constater de
simples faits tels qu’il les voyait. Mais l’étudiant, qui était très brillant, Vit la
situation et sourit inexorablement.
« Nous ne vous accusons pas. Nous n’avons rien à faire avec vous ; et c’est
ça l’ennui. Nous voulons un monde différent, un monde d’amour ; nous voulons
que les affaires gouvernementales soient décidées par des ordinateurs, non par
des ambitions et intérêts personnels, non par des groupes de pression religieux
ou politiques. Aussi y a-t-il un gouffre. Nous avons pris position et certains d
entre nous, au moins, ne céderont pas l'a-dessus. »
L’homme important avait dû être jeune, un jour, rempli de zèle et de
curiosité, mais maintenant c’était fini. Qu’est-ce qui émousse le mental ? Les
exigences bruyantes de la jeune génération se calmeront bientôt, quand ces
jeunes seront mariés, fixés, quand ils auront des enfants et des responsabilités
Leurs esprits, qui étaient naguère si vifs, vont s’émousser. Eux aussi vont
s’embourgeoiser. Peut-être quelques-uns échapperont-ils à cette agonie s'ils ne
deviennent pas spécialistes et étonnamment capables.
« Je suppose, dit-il, que mon esprit a perdu son élasticité, sa flamme, parce
que je n’ai véritablement rien qui me fasse vivre. J’avais l’esprit plutôt religieux,
mais j’ai vu tant de prêtres dans des situations élevées qu’ils ont dissipé tous mes
espoirs. J’ai étudié avec acharnement, travaillé dur, et j’essaie de rapprocher des
éléments opposés, mais tout cela fait partie de la routine, maintenant, et je suis
bien conscient que je dépéris. »
« Oui, dit l’étudiant, il y en a parmi nous qui sont très brillants, incisifs
comme des aiguilles et superbement doués, mais je vois bien ce qu’a de
dangereux leur accession au rang de leader reconnu. Il y a l’adoration du héros
— et l’éclat de la jeunesse, la finesse de la perception s’amoindrissent peu à peu.
Moi-même, je me suis souvent demandé pourquoi tout devient terne, usé et
dépourvu de sens — le sexe, l’amour et la beauté du matin. L'artiste veut
exprimer quelque chose de neuf, mais c’est toujours le même vieil esprit, le
même vieux corps qu’il y a derrière ses peintures. »
Ceci est l’un des facteurs communs de la relation entre les vieux et les jeunes
: la lente contagion du temps et du chagrin, l’anxiété et la pilule amère de
l’apitoiement sur soi-même. Qu’est-ce qui émousse l’esprit — cet esprit qui est
si extraordinairement capable d’inventer de nouvelles choses, d’aller sur la lune,
de construire des ordinateurs, tant de choses réellement extraordinaires, presque
magiques ? Naturellement, c'est l’esprit collectif qui a produit l’ordinateur ou
composé une sonate. Le collectif, le groupe, est une pensée commune qui est à la
fois dans le pluriel et le singulier. Par conséquent, il n’y a pas le collectif et
l’individuel — il y a seulement la pensée. L’individuel combat le collectif et le
collectif combat l'individuel, mais ce qui est commun aux deux est la pensée. Et
c’est la pensée qui émousse l’esprit, que cette pensée soit dans l’intérêt du
singulier ou du pluriel, la pensée de l’éducation personnelle ou de l’agitation
sociale. La pensée est toujours à la recherche de la sécurité — sécurité qui se
trouve dans la maison, dans la famille, dans la croyance, ou la sécurité qui refuse
tout cela. La pensée est sécurité, et la. sécurité n’est pas seulement dans le passé
dont est construite la future sécurité ; il y a aussi la sécurité que la pensée essaie
d’établir au-delà du temps.
Il y eut un silence. Et un moineau se posa sur le balcon, où il y avait
quelques miettes de pain, qu’il picorait. Ses petits vinrent bientôt également,
battant des ailes, et la mère se mit à les nourrir, l’un après l’autre. Et un morceau
de ciel bleu, très intense, apparut au-dessus de la colline verte.
« Mais nous ne pouvons nous en tirer sans la pensée, dit l’étudiant. Tous nos
livres, tout ce qui est écrit, mis noir sur blanc sur du papier, tout cela est le
résultat de la pensée. Et voulez-vous dire que tout cela est superflu ?
L’instruction disparaîtrait si nous allions dans votre sens. En est-il ainsi ? Cela
semble plutôt étrange et fantastique. Il y a quelques instants, vous êtes apparu
comme très intelligent.
Êtes-vous en train de régresser dans le primitif ? »
Pas du tout. En vue de quoi êtes-vous instruit, de toute façon ? Vous pouvez
être sociologue, anthropologue ou scientifique, avec votre esprit spécialisé
travaillant sur un fragment de l’ensemble du champ de la vie. Vous êtes rempli
de connaissances et de mots, d’explications et de rationalisations. Et peut-être
qu’un jour l’ordinateur sera capable de faire tout cela infiniment mieux que vous
ne le pouvez. L’instruction peut avoir une signification complètement différente
— non pas simplement le transfert à votre cerveau de ce qui est imprimé sur une
page. L’éducation peut signifier l’ouverture des portes de la perception au vaste
mouvement de la vie. Elle peut signifier l’apprentissage d’une façon de vivre
heureusement, librement, sans haine ni confusion, mais dans la béatitude.
L’éducation moderne nous aveugle ; nous apprenons de plus en plus à nous
combattre les uns les autres, à entrer en compétition, à lutter les uns contre les
autres. Une véritable éducation trouvera sûrement un mode de vie différent,
libérant l’esprit de ses propres conditionnements. Et peut-être qu’alors il pourra
y avoir de l’amour lequel, en action, instaurera de vraies relations entre l’homme
et l’homme.
Huit Conversations
1
QUESTIONNEUR — J’aimerais soudain me trouver dans un monde
totalement différent, suprêmement intelligent, heureux, avec un grand sens de
l’amour. J’aimerais être sur l’autre rive de la rivière, ne pas avoir à lutter pour la
traverser, demandant la voie aux experts. J’ai vagabondé en maint endroit dans
le monde et observé les efforts de l’homme en différents domaines de la vie.
Rien ne m’a attiré, à l’exception de la religion. Je ferais n’importe quoi pour
aborder l’autre rive, pour entrer dans une dimension différente et voir toute
chose comme si c’était pour la première fois, avec des yeux clairs. Je sens très
fortement qu’il doit y avoir une soudaine percée à travers tout ce clinquant de la
vie. Il faut que cela soit !
Récemment, alors que j’étais en Inde, j’ai entendu sonner la cloche d’un
temple et cela a fait sur moi un effet très étrange. J’ai éprouvé soudainement une
extraordinaire sensation d’unité et de beauté, comme je n’en avais jamais connue
auparavant. Cela s est produit si soudainement que J'en fus plutôt abasourdi ; et
c’était réel, ni imagination ni illusion. Puis un guide qui passait me demanda s’il
pouvait me montrer les temples, et à l’instant même je me retrouvai dans le
monde du bruit et de la vulgarité. Je veux retrouver cette sensation, mais
naturellement, comme vous dites, ce n’est qu’un souvenir mort et par conséquent
sans valeur. Que puis-je faire, ou ne pas faire, pour aborder sur l’autre rive ?
KRISHNAMURTI — Il n’y a pas d’itinéraire pour l’autre rive. Il n’existe
pas d’action, de conduite, de prescription qui ouvrira la porte de l’autre. Ce n’est
pas un processus évolutif ; ce n’est pas l’aboutissement d’une discipline ; ça ne
peut pas être acheté, ni donné, convoqué. Si cela est clair, si l’esprit s’est oublié
et ne dit plus « l’autre rive » ou cette « rive-ci », si l’esprit a arrêté de tâtonner et
de chercher, s’il y a vacuité totale et espace dans l’esprit lui-même, alors, et
seulement alors, c’est là.
Q. — Je comprends ce que vous dites verbalement, mais je ne puis cesser de
tâtonner et de désirer ardemment car, tout au fond de moi, je ne crois pas qu’il
n’y ait pas d’itinéraire, pas de discipline, pas d’action pour me conduire sur
l’autre rive.
K. — Qu’entendez-vous par : « Je ne crois pas qu’il n’y ait pas d’itinéraire
» ? Voulez-vous dire qu’un professeur va vous prendre par la main et vous faire
passer de l’autre côté ?
Q. — Non. J’espère, cependant, que quelqu’un qui comprend me montrera
du doigt la direction, car cela doit effectivement être là tout le temps puisque
c'est réel.
K. — Il est sûr que tout cela n’est que supputation. Vous avez eu cette
sensation soudaine de réalité quand vous avez entendu la cloche du temple, mais
cela est un souvenir, comme vous l’avez dit, et de là vous tirez la conclusion que
cela doit être toujours là parce que c’est réel. La réalité est une chose particulière
; elle est là quand vous ne regardez pas mais, quand vous regardez avec
convoitise ce que vous captez est le sédiment de votre convoitise, non la réalité.
La réalité est une chose vivante et ne peut être captée, et vous ne pouvez pas dire
qu’elle est toujours là. Il n’y a d’itinéraire que vers une chose qui est
stationnaire, vers un point fixe, statique. Vers une chose vivante, qui est
constamment en mouvement, qui n’a pas de point d’appui, comment peut-il y
avoir un guide, un chemin ? L’esprit est si avide de l’atteindre, de la saisir, qu’il
la transforme en une chose morte. Ainsi, pouvez-vous mettre de côté le souvenir
de cet état que vous avez connu ? Pouvez-vous mettre de côté le professeur, le
chemin, l’aboutissement — les mettre de côté si complètement que votre esprit
soit vidé de toute cette recherche ? A présent, votre esprit est si occupé par cette
exigence envahissante que cette occupation elle-même devient une entrave.
Cherchant, questionnant, vous aspirez à marcher sur l’autre rive. L’ autre rive
implique que celle-ci existe et que, entre celle-ci et l’autre, il y ait de l’espace et
du temps. C’est ce qui vous tient et provoque cette douleur en vous. C’est le
problème réel — le temps qui divise, l’espace qui sépare, le temps nécessaire
pour parvenir là, et l'espace qui est la distance entre ceci et cela. Ceci veut
devenir cela et trouve que ce n’est pas possible à cause de la distance et du temps
que cela prend de couvrir cette distance. En cela il n'y a pas seulement
comparaison mais aussi mesurage, et un esprit capable de mesurer est capable
aussi d’illusion. Cette division de l’espace et du temps entre ceci et cela est la
voie du mental, qui est pensée. Savez-vous que, quand il y a de l‘amour, l’espace
et le temps disparaissent ? C’est seulement quand pensée et désir se manifestent
qu’il y a un intervalle de temps à combler. Quand vous voyez ceci, c’est cela.
Q. — Mais je ne le vois pas. Je sens que ce que vous dites est vrai, mais cela
m’échappe.
K. — Monsieur, vous êtes tellement impatient ! Et cette impatience même
comporte sa dose d’agressivité. Vous attaquez, vous affirmez. Vous n’avez pas
la quiétude nécessaire pour regarder, pour écouter, pour sentir profondément.
Vous voulez atteindre l’autre rive à tout prix et vous nagez frénétiquement, sans
savoir où se trouve l’autre rive. L’autre rive est peut-être celle-ci, et ainsi vous
vous en éloignez en nageant. Si je puis me permettre de vous le suggérer : cessez
de nager. Cela ne signifie pas que vous deviez vous abêtir, végéter et ne rien
faire, mais plutôt que vous devriez être passivement conscient sans faire aucun
choix d’aucune sorte, ni aucun mesurage. Puis voyez ce qui arrive. Il est possible
que rien n’arrive. Mais, si vous attendez que la cloche sonne de nouveau, si vous
attendez le retour de toutes ces sensations et délices, alors vous nagez dans la
direction opposée. Être calme exige une grande énergie ; la nage dissipe cette
énergie. Vous avez besoin de toute votre énergie pour le silence du mental, et
c’est seulement dans la vacuité, la vacuité complète, qu’une chose nouvelle peut
advenir.
2
QUESTIONNEUR — Toutes les personnes qu’on dit religieuses ont
quelque chose en commun et je vois cette même chose chez la plupart des gens
qui viennent vous écouter. Ils cherchent tous quelque chose à quoi ils donnent
des noms variés : nirvana, libération, illumination, réalisation de soi, éternité,
Dieu. Leur objectif est défini et maintenu devant eux par divers enseignements,
et chacun de ces enseignements, de ces systèmes a sa collection de livres sacrés,
ses disciplines, ses professeurs, sa morale, sa philosophie, ses promesses et ses
menaces — un sentier droit et étroit qui exclut le reste du monde et promet à la
fin un certain paradis. La plupart de ces chercheurs vont d’un système à un autre,
substituant le dernier enseignement à celui qu’ils viennent d’abandonner. Ils
vont d’une orgie émotionnelle à une autre, sans penser que le même processus
est à l’œuvre dans toute cette recherche. Certains d’entre eux restent dans un
système avec un groupe et refusent de bouger. D’autres croient avoir réalisé ce
qu’ils voulaient réaliser puis passent leurs journées dans quelque retraite béate,
attirant à leur tour un groupe de disciples qui recommencent le cycle complet. Il
y a dans tout cela l’avidité compulsive d’atteindre quelque réalisation et,
habituellement, la déception amère et la frustration de l’échec. Tout cela me
semble très malsain. Ces personnes sacrifient la vie ordinaire au profil: de
quelque but imaginaire, et une impression des plus désagréable émane de cette
sorte de milieu : fanatisme, hystérie, violence et stupidité. On est surpris de
trouver parmi eux certains bons écrivains qui, par ailleurs, sont tout à fait sains.
Tout cela est appelé religion. Toute la chose pue le paradis C’est l’encens de la
piété. Je l’ai observé partout. Cette quête de l’illumination cause de gros dégâts,
et des gens sont sacrifiés dans son sillage. Maintenant, j’aimerais vous demander
s’il existe quelque chose qui ressemble à l’illumination et, dans l’affirmative, ce
que c’est.
KRISHNAMURTI — S’il s’agit d’échapper à la vie quotidienne — la vie
quotidienne étant un extraordinaire mouvement relationnel —, alors cette
prétendue réalisation, cette soi-disant illumination, ou quelque nom que vous
veuillez lui donner, n’est qu’illusion et hypocrisie. Tout ce qui nie l’amour ainsi
que la compréhension de la vie et de l’action crée nécessairement beaucoup de
dommages. Cela déforme l’esprit, et la vie devient une affaire horrible. Donc, si
nous considérons cela comme :axiomatique, alors peut-être devons-nous
découvrir si l’illumination — quoi que cela puisse signifier — peut être trouvée
dans l’acte même de vivre. Après tout, la vie est plus importante que n’importe
quelle idée, but idéal ou principe. C’est parce que nous ne savons pas ce qu’est
vivre que nous inventons ces concepts visionnaires et irréalistes qui offrent une
possibilité d’évasion. La vraie question est la suivante : peut-on trouver
l’illumination dans la vie, dans les activités quotidiennes de la vie, ou bien est-
elle réservée aux quelques personnes qui sont douées de la capacité
extraordinaire de découvrir cette béatitude ? Être illuminé, c’est être une lumière
à soi-même, mais une lumière qui n’est pas projetée par soi ou imaginée, qui
n’est pas quelque idiosyncrasie personnelle. Après tout, cela a toujours été
l’enseignement de la vraie religion (mais non de la croyance et de la peur
organisées).
Q. — Vous avez dit l’enseignement de la vraie religion ! Cela crée
immédiatement le camp des professionnels et des spécialistes contre le reste du
monde. Voulez-vous dire, alors, que la religion est séparée de la vie ?
K. — La religion n’est pas séparée de la vie ; au contraire, c’est la vie elle-
même. C’est la division entre la religion et la vie qui a nourri toute la misère
dont vous parlez. Ainsi en revenons-nous à la question fondamentale de savoir
s’il est possible, dans la vie quotidienne, de vivre un état que, pour le moment,
nous appellerons illumination.
Q. — Je ne sais toujours pas ce que vous entendez par illumination.
K. — Un état de négation. Négation de l’action la plus positive, assertion
non positive. C’est une chose très importante à comprendre. La plupart d’entre
nous acceptent aisément un dogme positif, une croyance positive, parce que nous
voulons être sécurisés, appartenir, être attachés, dépendre. L'attitude positive
divise et produit la dualité. Le conflit, alors, commence entre cette attitude et les
autres. Mais la négation de toutes les valeurs, de toute morale, de toute croyance,
n’ayant pas de frontières, ne peut être en opposition à quoi que ce soit. Une
affirmation positive, dans sa définition même, sépare, et la séparation est
résistance. Nous sommes accoutumés à cela, c’est notre conditionnement. Nier
tout cela n’est pas immoral ; au contraire, nier toute division, toute résistance
ressortit à la plus haute moralité. Nier tout ce que l’homme a inventé, nier toutes
ses valeurs, sa morale et ses dieux, c’est être dans un état d’esprit dans lequel il
n’y a pas de dualité, et par conséquent pas de résistance ni de conflit entre des
opposés. Dans cet état, il n’y a pas d’opposés et cet. état n’est pas l’opposé de
quelque chose d’autre.
Q. — Alors, comment savez-vous ce qui est bien et ce qui est mal ? Ou bien
n’y a-y-il ni bien ni mal ? Qu’est-ce qui va m’empêcher de commettre un crime,
ou même un meurtre ? Si je n’ai pas de normes, qui va me préserver de Dieu sait
quelles aberrations ?
K. — Nier tout cela, c’est se nier soi-même, et soi-même est l’entité
conditionnée qui poursuit continuellement un bien conditionné. Pour la plupart
d’entre nous, la négation apparaît comme un vide parce que nous ne connaissons
l’activité que dans la prison de notre conditionnement, la peur et la misère. C’est
de là que nous regardons la négation et l’imaginons être quelque terrible état
d’oubli et de vacuité. Pour l’homme qui a nié toutes les affirmations de la
société, de la religion, de la culture et de la morale, l’homme qui est encore dans
la prison du conformisme social est un homme de douleur. La négation est l’état
d’illumination qui fonctionne dans toutes les activités d’un homme libéré du
passé. C’est le passé avec sa tradition et son autorité qui doit être nié. La
négation est liberté, et c’est l’homme libre qui vit, aime et sait ce que mourir
vent dire.
Q. — Tout cela est très clair ; mais vous ne dites rien d’une quelconque
sollicitation du transcendantal ou du divin, quel que soit le nom que vous vouliez
lui donner.
K. — Une telle sollicitation ne peut intervenir que dans la liberté, et toute
déclaration à son propos est un déni de liberté ; toute déclaration à son propos
devient une communication verbale sans signification. C’est là, mais ça ne peut
être ni trouvé ni convoqué, surtout pas par les prisonniers d’un quelconque
système, ni débusqué par quelque truc de l’esprit. Cela ne se trouve pas dans les
églises, les temples ou les mosquées. Aucun sentier n’y mène ; aucun gourou,
aucun système qui puisse révéler sa beauté ; son extase ne vient que quand il y a
de l’amour. C’est cela l’illumination.
Q. — Cela apporte-t-il une nouvelle compréhension de la nature de
l’univers, de la nature de la conscience ou de l’être ? Tous les textes religieux
sont pleins de cette sorte de choses.
K. — C’est comme de poser des questions à propos de l’autre rivage alors
qu’on vit et qu’on souffre sur ce rivage-ci. Quand on est sur l’autre rivage, on est
tout et rien, et on ne pose jamais de telles questions. Toutes ces questions sont de
ce rivage et n’ont réellement aucun sens. Commencez à vivre, et vous y serez
sans questions, sans recherches et sans peur.
3
QUESTIONNEUR — Je vois l’importance d’en finir avec la peur, le
chagrin, la colère et tout le labeur de l’homme. Je vois que l’on doit poser les
fondations d’une bonne conduite, généralement appelée droiture, et qu’en cela il
n’y a ni haine ni envie, ni aucune des brutalités dans lesquelles l’homme vit. Je
vois aussi qu’il doit y avoir la liberté — non pas relativement à une chose
particulière, mais liberté en elle-même — et qu’on ne doit pas être toujours dans
la prison de ses propres exigences et désirs. Je vois tout cela très clairement et
j’essaie — bien que peut-être vous n’appréciez guère le mot essayer — de vivre
à la lumière de cette compréhension. Je suis descendu, dans une certaine mesure,
profondément en moi-même. Je ne suis tenu par aucune des choses de ce monde,
ni par aucune religion. Maintenant, je voudrais poser la question suivante : en
admettant que l’on soit libre, non seulement extérieurement mais intérieurement,
libéré de toute la misère et de toute la confusion de la vie, qu’y a au-delà du mur
? Quand je dis le « mur », je veux dire la peur, la douleur et la constante pression
de la pensée. Qu’y a-t-il qui puisse être vu quand le mental est tranquille, qu’il
n’est engagé dans aucune activité Particulière ?
KRISHNAMURTI — Que voulez-vous dire quand vous dites : « Qu’y a-t-il
? » Entendez-vous quelque chose qui puisse être perçu, ressenti, expérimenté ou
compris ? Êtes-vous en train de demander, par hasard : « Qu’est-ce que
l’illumination ? Ou bien demandez-vous : « Qu’y a-t-il lorsque l’esprit a stoppé
toutes ses divagations et est parvenu à la tranquillité ? » Demandez-vous ce qu’il
y a de l’autre côté quand le mental est réellement calme ?
Q. — Je m’interroge sur toutes ces choses. Quand l’esprit est calme, il
semble qu’il n’y ait rien. Il doit y avoir quelque chose de terriblement important
à découvrir derrière toute pensée. Le Bouddha et quelques autres ont parlé de
quelque chose de tellement immense qu’ils ne pouvaient pas le mettre en mors.
Le Bouddha a dit : « Ne mesurez pas avec des mots ce qui est incommensurable.
» Chacun a connu des moments où l’esprit était parfaitement tranquille et où il
ne se passait rien de vraiment grandiose ; ce n’était que de la vacuité. Et
cependant on a le sentiment que, passé le prochain tournant, il y a quelque chose
qui, une fois découvert, transforme la vie tout entière. Il semblerait, d’après ce
qu’ont dit les gens, qu’un esprit calme soit nécessaire pour découvrir cela. De
même, je vois bien que seul un esprit calme et non encombré peut être efficace et
véritablement perceptif Mais il doit y avoir quelque chose de beaucoup plus que
simplement un esprit calme et non encombré, quelque chose de beaucoup plus
qu’un esprit frais, qu’un esprit innocent — plus même qu’un esprit aimant.
K. — Et alors, quelle est la question maintenant ? Vous avez constaté qu’un
esprit tranquille, sensible et alerte est nécessaire non seulement pour être
efficace, mais aussi pour percevoir les choses autour de vous et en vous-même.
Q. — Tous les philosophes et les scientifiques perçoivent tout le temps
quelque chose. Certains d’entre eux sont remarquablement brillants, beaucoup
d’entre eux sont même droits et vertueux. Mais quand vous avez passé en revue
tout ce qu’ils ont perçu, créé ou exprimé, vous vous apercevez que c’est
vraiment très peu et qu’il n’y a certainement aucun recours à quoi que ce soit de
divin.
K. — Êtes-vous en train de demander s’il y a quelque chose de sacré au-delà
de tout ça ? Demandez-vous s’il y a une dimension différente dans laquelle
l’esprit peut vivre et percevoir quelque chose qui ne soit pas purement et
simplement la formulation intellectuelle de la finesse et de l’adresse ? N’êtes-
vous pas en train de demander, par un chemin détourné, s'il y a ou s'il n'y a pas
quelque chose de suprême ?
Q. — Un très grand nombre de gens ont dit, de la façon la plus convaincante,
qu’il y a un formidable trésor qui est la source de la conscience. Ils sont tous
d’accord pour dire qu’il ne peut être décrit. Ils ne sont pas d’accord sur la
manière de le percevoir. Ils semblent tous dire que la pensée doive être
suspendue avant qu’il ne puisse se manifester. Certains disent que c’est la
matière elle-même dont la pensée est faite, etc., etc. Tous sont d’accord pour dire
que vous ne vivez pas vraiment si vous ne l’avez pas découvert. Apparemment,
vous-même dites plus ou moins la même chose. Or, je ne suis aucun système ou
discipline, aucun gourou ni croyances. Je n’ai besoin d’aucune de ces choses
pour me dire qu’il y a quelque chose de transcendantal. Quand on regarde une
feuille ou un visage, on réalise qu’il y a quelque chose de beaucoup plus grand
que les explications, scientifiques ou biologiques, de l’existence. Il semble que
vous ayez bu à cette source. Nous écoutons ce que vous dites. Vous montrez
prudemment la trivialité et les limitations de la pensée. Nous écoutons, nous
réfléchissons et nous parvenons à une nouvelle tranquillité. Le conflit se termine.
Mais ensuite ?
K. — Pourquoi demandez-vous cela ?
Q. — Vous demandez à un aveugle pourquoi il veut voir.
K. — La question n’a pas été posée comme un habile gambit, ni afin de
souligner qu’un esprit silencieux ne demande rien du tout, mais pour découvrir si
vous êtes réellement en quête de quelque chose de transcendantal. Si c’est la cas,
quelle est la motivation qui se cache derrière cette recherche — la curiosité, un
besoin urgent de découvrir ou le désir de voir une beauté telle que vous n’en
aviez jamais vue auparavant N’est-il pas important pour vous de découvrir pour
vous-même si vous en redemandez , ou bien si vous essayez de voir exactement
ce qu’il y a ? Les deux choses sont incompatibles. Si vous pouvez mettre de côté
la demande de supplément, alors nous sommes seulement concernés par ce qu’il
y a quand l’esprit est silencieux. Qu’est-ce qui se passe effectivement quand
l’esprit est réellement tranquille ? C’est la vraie question, n’est-ce pas — et non
pas celle de savoir ce qui est transcendantal ou ce qui gît au-delà ?
Q. — Ce qui gît au-delà est ma question.
K. — Ce qui gît au-delà ne peut être trouvé que si l’esprit est calme. Il se
peut qu’il y ait quelque chose et il se peut qu’il n’y ait rien du tout. Ainsi, la
seule chose importante est que l’esprit soit calme. Encore une fois, si vous vous
intéressez à ce qui gît au-delà alors vous ne regardez pas ce qu’est l’état de
silence véritable. Si le calme, pour vous, n’est qu’une porte vous séparant de ce
qui gît au-delà, alors vous n’êtes pas intéressé par cette porte, alors que c’est la
porte elle-même qui est importante, la tranquillité elle-même. Par conséquent,
vous ne pouvez pas demander ce qui gît au-delà. La seule chose qui soit
importante, c’est que l’esprit soit silencieux. Qu’est-ce qui se passe alors ? C’est
tout ce qui nous intéresse, et non pas ce gît au-delà du silence.
Q. — Vous avez raison. Le silence m’importe peu, sauf en tant que portail.
K. — Comment savez-vous que c’est un portail, et non la chose elle-même ?
Le moyen est la fin, ce ne sont pas deux choses séparées. Le silence est le fait
unique, non ce que vous découvrez à travers lui. Restons-en au fait et voyons ce
qu’est ce fait. Il est de grande importance, peut-être de la plus grande
importance, que ce silence soit silence en lui-même et non pas quelque chose
d’induit comme un moyen en vue d’une fin, non pas quelque chose d’induit par
des drogues, une discipline ou la répétition de mots.
Q. — Le silence vient tout seul, sans motif et sans cause.
K. — Mais vous l’utilisez comme un moyen.
Q. — Non, j’ai connu le silence et je vois que rien n’arrive.
K. — C’est là toute la question. Il n’y a pas d’autre fait que le silence qui n’a
pas été invité, induit, recherché, mais qui est l’issue naturelle de l’observation et
de compréhension de soi-même et du monde qui vous entoure. En cela, il n’y a
eu aucun motif qui a apporté le silence. S’il y a quelque ombre ou suspicion d’un
motif, alors ce silence est dirigé et délibéré, et ce n’est plus du tout du silence. Si
vous pouvez dire honnêtement que ce silence est libre, alors ce qui se passe
effectivement est que le silence est notre seule préoccupation. Quelles sont la
qualité et la texture de ce silence Est-il superficiel, défilant, mesurable ? En êtes-
vous conscient après qu’il est passé, ou pendant qu’il dure ? Si vous êtes
conscient que vous avez été silencieux, alors ce n’est qu’un souvenir, et donc
quelque chose de mort. Si vous êtes conscient du silence pendant qu’il se
produit, est-ce alors du silence ? S’il n’y a pas d’observateur — c’est-à-dire
aucun faisceau de souvenirs —, est-ce alors du silence ? Est-ce quelque chose
d’intermittent qui va et vient selon la chimie de votre corps ? Vient-il quand
vous êtes seul, ou avec des gens, ou quand vous essayez de méditer ? Ce que
nous tentons de découvrir, c’est la nature de ce silence. Est-il riche ou pauvre ?
Je ne veux pas dire « riche d’expérience » ou « pauvre parce qu’ignorant ». Est-il
plein ou creux ? Est-il innocent ou composite ? Un esprit peut considérer un fait
et ne pas voir la beauté, la profondeur, la qualité de ce fait. Est-il possible
d’observer le silence sans l’observateur ? Quand il y a du silence, il y a
seulement du silence, et rien d’autre. Et alors, qu’est-ce qui se passe dans ce
silence ? Est-ce cela que vous demandez ?
Q. — Oui.
K. — Y a-t-il une observation du silence par le silence dans le silence ?
Q. — C’est une nouvelle question.
K. — Ce n’est pas une nouvelle question si vous avez suivi. Le cerveau tout
entier, l’esprit, les sentiments, le corps, tout est calme. Est-ce que ce calme, ce
silence, peut se regarder soi-même, non pas comme un observateur qui est calme
? La totalité de ce silence peut-elle observer sa propre totalité ? Le silence
devient conscient de lui-même — en cela il n’y a pas de division entre un
observateur et un observé. C’est le point essentiel. Le silence ne s’utilise pas
pour découvrir quelque chose au-delà de lui-même. Il n’y a que ce silence-là.
Maintenant, voyez ce qui arrive.
4
QUESTIONNEUR — J’ai une habitude prédominante ; j’ai d’autres
habitudes, mais elles sont de moindre importance. Aussi loin que remontent mes
souvenirs, j’ai combattu cette habitude-là. Elle a dû se former dans la prime
enfance. Personne ne semble s’être suffisamment préoccupé de la corriger et,
progressivement, elle s’est enracinée de plus en plus profondément tandis que je
grandissais. Elle ne disparaît parfois que pour revenir. Je ne parais pas capable
de m’en débarrasser. Je voudrais en être totalement maître. La surmonter est
devenu chez moi une manie. Que vais-je faire ?
KRISHNAMURTI — D’après ce que vous dites, vous êtes tombé dans une
habitude depuis un grand nombre d’années, et vous avez cultivé une autre
habitude, l’habitude de la combattre. Aussi voulez-vous vous débarrasser d’une
habitude en en cultivant une autre, qui est le refus de la première. Vous
combattez une habitude par une autre. Quand vous ne pouvez pas vous
débarrasser de la première habitude, vous vous sentez coupable, vous avez
honte, vous êtes déprimé, peut-être en colère contre vous-même à cause de votre
faiblesse. L’une et l’autre habitudes sont les deux côtés de la même pièce de
monnaie : sans le premier, le second ne serait pas ; ainsi le second est réellement
la suite du premier, en réaction. Donc, vous avez maintenant deux problèmes,
alors qu’au début vous n’en aviez qu’un.
Q. — Je sais ce que vous allez dire parce que je sais ce que vous dites à
propos de la conscience, mais je ne peux pas être conscient tout le temps.
K. — Donc, maintenant, vous avez plusieurs choses qui se poursuivent en
même temps : tout d’abord l’habitude originelle, puis le désir de vous en
débarrasser, puis la frustration d’avoir failli, puis la résolution d’être conscient
tout le temps. Ce réseau s’est constitué parce que, profondément, vous voulez
vous débarrasser de cette unique habitude ; c’est votre seul moteur, et vous
hésitez tout le temps entre l’habitude et la lutte contre cette habitude. Vous ne
voyez pas que le problème réel est d’avoir des habitudes, bonnes ou mauvaises,
et non pas une habitude particulière. La vraie question est donc la suivante : est-
il possible de rompre sans effort avec une habitude sans cultiver son contraire,
sans la supprimer par une vigilance ininterrompue, qui est résistance ? La
vigilance ininterrompue est simplement une autre habitude puisqu’elle est
générée par l’habitude qu’elle essaie de surmonter.
Q. — Vous voulez dire : puis-je me débarrasser de l’habitude sans générer ce
réseau complexe de réactions à cette habitude?
K. — Aussi longtemps que vous voulez vous en débarrasser, ce réseau
complexe de réactions est effectivement à l’œuvre. La volonté de vous en
débarrasser est ce réseau réactionnel. Ainsi, réellement, vous n’avez pas stoppé
cette réaction futile à l’habitude, Q. — Mais tout de même, il faut bien que je
fasse quelque chose à son propos !
K. — Cela indique que vous êtes dominé par ce seul désir. Ce désir et ses
réactions ne sont pas différents de l’habitude, et ils se nourrissent mutuellement.
Le désir d’être supérieur n’est pas différent de l’état d’infériorité ; ainsi, le
supérieur est l’inférieur. Le saint est le pêcheur.
Q. — Devrais-je alors simplement ne rien faire à propos de tout cela ?
K. — Ce que vous êtes en train de faire à ce propos est de cultiver une autre
habitude en opposition avec la vieille.
Q. — Donc, si je ne fais rien, je suis abandonné avec mon habitude, et nous
sommes revenus à notre point de départ.
K. — Le sommes-nous vraiment ? Sachant que ce que vous faites pour
rompre l’habitude est la culture d’une autre habitude, il ne peut y avoir qu’une
action, qui consiste à ne rien faire du tout contre cette habitude. Quoi que vous
fassiez, ce que vous faites s’inscrit dans le modèle des habitudes ; ainsi donc, ne
rien faire, avoir le sentiment que vous n’avez pas à la combattre est la plus
grande action de l’intelligence. Si vous faites quoi que ce soit de positif, vous
êtes revenu dans le champ des habitudes. Si vous voyez cela très clairement,
vous avez immédiatement un sentiment de grand soulagement et de grande
légèreté. Vous voyez maintenant que combattre une habitude en en cultivant une
autre ne met pas fin à la première habitude ; ainsi, vous cessez de la combattre.
Q. — Ainsi, seule l’habitude subsiste, et il n’y a aucune résistance à cette
dernière.
K. — Toute forme de résistance nourrit l’habitude, ce qui ne signifie pas que
vous continuez à vivre avec l’habitude. Vous prenez conscience de l’habitude et
de la culture de son contraire, qui est aussi une habitude, et cette prise de
conscience vous montre que, quoi que vous fassiez par rapport à l’habitude, il
s’agit de la formation d’une autre habitude. Maintenant, donc, après avoir
observé l’ensemble de ce processus, votre intelligence vous dit : ne fais rien à
propos de l’habitude. N’y prêtez aucune attention. Ne soyez pas concerné par
elle parce que, plus vous serez concerné par elle, plus elle deviendra active.
Maintenant, l’intelligence est en œuvre et elle observe. Cette observation est tout
à fait différente de la vigilance visant à résister à l’habitude, à y réagir. Si vous
captez le sentiment de cette intelligence observante, alors ce sentiment agira et
s’occupera de l’habitude, et non pas la vigilance de la résolution et de la volonté.
Ainsi, ce qui est important, ce n’est pas l’habitude, mais la compréhension de
l’habitude, qui produit l’intelligence. Cette intelligence reste éveillée sans le
combustible du désir, qui est volonté. Dans la première instance, l’habitude est
confrontée à la résistance ; dans la seconde, elle n’est pas confrontée du tout, et
cela est intelligence. L’action de l’intelligence a la résistance à l’habitude, dont
se nourrit l’habitude.
Q. — Voulez-vous dire que je me suis débarrassé de mon habitude ?
K. — Procédez lentement. Ne soyez pas trop rapide dans votre supposition
de vous en être débarrassé. Plus importante que l’habitude est cette
compréhension, qui est intelligence. Cette intelligence est sacrée et, par
conséquent, elle doit être touchée avec des mains propres, et non pas exploitée
pour de petits jeux vulgaires. Votre petite habitude est sans aucune importance.
Si l’intelligence est là, l’habitude est triviale. Si l’intelligence n’est pas là, alors
la roue de l’habitude est tout ce que vous avez obtenu.
5
QUESTIONNEUR — Je trouve que je m’attache affreusement aux gens et
que je deviens dépendant d’eux. Dans mes relations, cet attachement évolue en
une sorte d’exigence possessive, qui produit un sentiment de domination. Étant
dépendant et voyant l’inconfort et la douleur de cet état, j’essaie d’être détaché.
Je me sens alors terriblement seul et incapable de faire face à la solitude. Je m’en
échappe par la boisson et par d’autres moyens. Cependant, je ne veux pas avoir
des relations purement superficielles et anecdotiques.
KRISHNAMURTI — Il y a l’attachement, puis la lutte pour être détaché ; il
en résulte un conflit plus profond, la peur de la solitude. Alors, quel est votre
problème, qu'est-ce que vous essayez de découvrir, d’apprendre ? Si toutes les
relations sont une question de dépendance ? Vous êtes dépendant de
l’environnement et des gens. Est-il possible d’être libéré non seulement de
l’environnement et des gens, mais aussi d’être libre en vous-même, de manière à
ne dépendre de rien ni de personne ? Peut-il y avoir une joie qui ne soit pas issue
de l’environnement ou des gens ? L’environnement change, les gens changent et,
si vous dépendez d’eux, vous êtes emporté par eux ou, sinon, vous devenez
indifférent, insensible, cynique, dur. Alors, ne s’agit-il pas de savoir si vous
pouvez vivre une vie de liberté et de joie qui ne soit pas le résultat de
l’environnement, humain ou autre ? C’est une question très importante. La
plupart des êtres humains sont esclaves de leur famille ou des circonstances dans
lesquelles ils vivent, et ils veulent changer les circonstances et les gens, espérant
ainsi trouver la joie, vivre librement et plus ouvertement. Mais même s’ils créent
leur propre environnement ou choisissent leurs propres relations, ils retombent
bientôt sous la dépendance de leur nouvel environnement et de leurs nouveaux
amis. La dépendance, quelle que soit la forme qu’elle prenne, apporte-t-elle la
joie ? Cette dépendance est aussi le besoin pressant de s’exprimer, le besoin
pressant d’être quelque chose. L’homme qui a un certain don, une certaine
aptitude, en dépend et, quand ces qualités diminuent ou disparaissent
complètement, il est désorienté, il devient misérable et laid. Ainsi, dépendre
psychologiquement de quelque chose — personnes, possessions, idées, talent —,
c’est inviter la souffrance. C’est pourquoi on demande : y a-t-il une joie qui ne
soit pas dépendante de quelque chose ? Y a-t-il une lumière qui ne soit pas
allumée par un autre ?
Q. — Jusqu'ici ma joie a toujours etc allumée par quelque chose ou
quelqu'un d’extérieur à moi-même ; je ne puis donc pas répondre à cette
question. Peut-être que je n’ose même pas me la poser parce qu’alors il me
faudrait envisager de changer ma façon de vivre. Je dépends certainement de la
boisson, des livres, du sexe et de compagnie des autres.
K. — Mais quand vous voyez pour vous-même, clairement, que cette
dépendance nourrit diverses formes de peur et de misère, ne vous posez-vous pas
inévitablement une autre question, qui n’est pas de savoir comment se libérer de
l’environnement et des gens, mais plutôt de savoir s’il existe une joie, une
félicité qui soit sa propre lumière ?
Q. — Je puis me la poser, mais elle n’a aucune valeur. Comme je suis
impliqué dans tout cela, c’est tout cela qui, en fait, existe pour moi.
K. — Ce qui vous préoccupe, c’est la dépendance, avec toutes ses
implications, ce qui est un fait. Puis il y a un fait plus profond, qui est la solitude,
le sentiment d’être isolé. Nous sentant seuls, nous nous attachons à des gens,
nous buvons et avons recours à toutes sortes d’évasion. L'attachement est une
fuite loin de la solitude. Cette solitude peut-elle être comprise et peut-on
découvrir pour soi-même ce qui est au-delà ? C’est la vraie question, et non pas
ce qu’il convient de faire à propos de l’attachement aux gens et à
l’environnement. Ce sens profond de la solitude, de la vacuité, peut-il être
transcendé ? Tout mouvement effectué pour s’éloigner de la solitude renforce la
solitude, et il devient encore plus impératif qu’auparavant de s’en éloigner. Cela
favorise l’attachement, qui apporte ses propres problèmes. Les problèmes de
l’attachement occupent l’esprit au point qu’on perd la solitude de vue et qu’on la
néglige. Ainsi, nous faisons abstraction de la cause et ne nous occupons que de
l’effet. Mais la solitude agit tout le temps, parce qu’il n’y a pas de différence
entre la cause et l’effet. Il n’y a que ce qui est. Cela ne devient une cause que
quand cela se déplace loin de soi. Il est important de comprendre que ce
mouvement loin de lui-même est lui-même, et par conséquent il est son propre
effet. Il n’y a par conséquent ni cause ni effet, il n’y a de mouvement nulle part,
mais seulement ce qui est. Vous ne voyez pas ce qui est parce que vous vous
cramponnez à l’effet. Il y a la solitude et un mouvement apparent allant de la
solitude à l’attachement ; puis cet attachement, avec toutes ses complications,
devient si important, si dominant qu’il vous empêche de regarder ce qui est. Le
mouvement qui tend à éloigner de ce qui est est la peur, et nous essayons de la
résoudre par une autre évasion. C’est un déplacement perpétuel, éloignant
apparemment de ce qui est, mais, en réalité, il n’y a pas de mouvement du tout.
Ainsi, seul l’esprit qui voit ce qui est et ne s’en éloigne dans aucune direction est
libéré de ce qui est. Puisque cet enchaînement de cause et d’effet est l’action de
la solitude, il est clair que la seule façon de mettre fin à la solitude est de mettre
fin à cette action.
Q. — Il va falloir que j’entre très, très profondément dans cela.
K. — Mais cela aussi peut devenir une occupation qui devient une évasion.
Si vous voyez tout cela avec une clarté totale, c’est comme le vol de l’aigle qui
ne laisse aucune trace dans les airs.
6
QUESTIONNEUR — Je suis venu vous voir afin de découvrir pourquoi il y
a une division, une séparation entre soi-même et tout le reste, même entre soi-
même et sa famille, femme et enfants. Où qu’on aille, on trouve cette séparation,
non seulement en soi-même, mais chez tous les autres. Les gens parlent
beaucoup d’unité et de fraternité, mais je me demande s’il est jamais possible
d’être réellement libéré de cette division, de cette séparation douloureuse. Je
puis, intellectuellement, faire « comme si » il n’y avait pas de séparation ; je puis
m’expliquer à moi-même les causes de ces divisions a non seulement entre
l’homme et l’homme, mais aussi entre les théories, les théologies et les
gouvernements —, mais en réalité je sais en moi-même qu’il y a cette division
insoluble, cet abîme béant qui me sépare de l'autre. Je sens constamment que je
me tiens sur cette rive et que tous les autres sont sur l’autre rive, et qu’il y a ces
eaux profondes entre nous. C’est mon problème : pourquoi y a-t-il cette coupure
qui sépare ?
KRISHNAMURTI — Vous avez oublié de mentionner la différence, la
contradiction, le trou entre une pensée et une autre, entre un sentiment et un
autre, la contradiction entre les actions, la division entre la vie et la mort, le
couloir interminable des contraires. Après avoir constaté tout cela, nous nous
posons cette question : pourquoi y cette division, cette fissure entre ce qui est et
ce qui a été ou ce qui devrait être ? Nous demandons pourquoi l’homme a vécu
dans cet état de dualité, pourquoi il a cassé la vie en divers fragments. Est-ce que
nous nous interrogeons pour trouver la cause, ou bien essayons-nous d’aller au-
delà de la cause et de l’effet ? Est-ce un processus analytique ou une perception,
la compréhension d'un état d’esprit dans lequel la division n’existe plus Pour
comprendre un tel état d’esprit, nous devons regarder le commencement de la
pensée. Nous devons être conscients de la pensée lorsqu’elle naît, et nous devons
aussi être conscients de ce dont elle émane. La pensée naît du passé. Le passé est
pensée. Quand nous disons que nous devons être conscients de la pensée
lorsqu’elle naît, nous voulons dire que nous devons être conscients de la
signification effective de la pensée, et non simplement du fait qu’une pensée a
lieu. C’est la signification de la pensée qui est le passé. Il n’y a pas de pensée
sans sa signification. Une pensée est comme un fil dans un morceau de tissu. La
plupart d’entre nous sommes inconscients du tissu dans son ensemble, qui est
l’esprit dans son ensemble, et nous essayons de contrôler, de façonner ou de
comprendre la signification d’un fil, qui est une pensée. Sur quoi le tissu de
pensées tout entier repose-t-il ? Est-il étendu sur quelque substance ? S’il en est
ainsi, quelle est cette substance ? Est-il étendu sur une pensée plus profonde, ou
sur rien du tout ? Et quel est le matériau de ce tissu ?
Q. — Vous posez trop de questions. Rien de tout cela ne m'est jamais arrivé
auparavant, je dois donc aller assez lentement.
K. — La pensée est-elle la cause de toute division, de toute fragmentation
dans la vie ? De quoi la pensée est-elle faite ? Quelle est la substance de ces
morceaux de fil tissés en cette étoffe complexe que nous appelons l’esprit ? La
pensée est matière, probablement mesurable. Et elle vient de la mémoire
accumulée, qui est matière et est emmagasinée dans le cerveau. La pensée a son
origine dans le passé, récent et éloigné. Peut-on être conscient de la pensée
lorsqu’elle naît du passé — de la remémoration du passé, de l’action du passé ?
Et peut-on être conscient au-delà du passé, derrière le mur du passé ? Cela ne
signifie pas « encore plus loin en arrière dans le temps », cela signifie « l’espace
qui n’est pas touché par le temps ou la mémoire ». Tant que nous ne l’aurons pas
couvert, l’esprit ne pourra pas se voir lui-même dans des termes autres que la
pensée, qui est temps. Vous ne pouvez pas regarder la pensée par la pensée. Et
vous ne pouvez pas regarder le temps avec le temps. Ainsi donc, quoi que fasse
la pensée, ou quoi qu’elle nie, ce qu’elle fait ou nie reste à l’intérieur de ses
propres frontières mesurables.
Pour répondre à toutes les questions que nous avons posées, il nous faut
poser une question supplémentaire : qu'est-ce que le pnseur ? Le penseur est-il
séparé de la pensée ? L’expérimentateur est-il différent de la chose qu’il
expérimente ? L’observateur est-il différent de la chose qu’il observe ? Si
l’observateur est différent de la chose qu’il observe, il y aura toujours division,
séparation et, par conséquent, conflit. Pour aller au-delà de cette fissure, nous
devons comprendre ce qu’est l’observateur. Manifestement, il fait cette division.
Vous qui observez faites cette division, que celle-ci soit entre vous et votre
femme, ou l’arbre, ou quoi que ce soit. Or, qu’est-ce que l’observateur, ou le
penseur, ou l’expérimentateur ? L'observateur est l’entité vivante qui est toujours
en mouvement, qui agit, qui est consciente des choses et consciente de sa propre
existence. Cette existence dont cette entité est consciente est sa relation aux
choses, aux gens et aux idées. Cet observateur est la machinerie tout entière de la
pensée, il est aussi observation, il est aussi système nerveux et perception
sensorielle. L’observateur est son nom, son conditionnement et la relation entre
ce conditionnement et la vie. Tout cela est l’observateur. Il est aussi sa propre
idée de lui-même — une image également construite à partir du
conditionnement, du passé, de la tradition. L’observateur pense et agit. Son
action est toujours conforme à l’image qu’il se fait de lui-même et à l’image
qu’il se fait du monde. Cette action de l’observateur en relation nourrit la
division. Cette action est la seule relation que nous connaissions. Cette action
n’est pas séparée de l’observateur, elle est l’observateur lui-même. C’est
l’observateur qui parle du monde et de lui-même en relation, ne parvenant pas à
voir que sa relation est sa propre action, et par conséquent lui-même. Ainsi donc,
la cause de toute cette division est l’action de l’observateur. L’ observateur lui-
même est l’action qui divise la vie en chose observée, d’une part, et en lui-
même, d’autre part — séparé de la chose. Voilà la cause fondamentale de la
division, et par conséquent du conflit.
La division, dans nos vies, est la structure de la pensée, qui est l’action de
l’observateur se pensant séparé. Il se pense en outre comme le penseur, comme
quelque chose de différent de sa pensée. Mais il ne peut pas y avoir de pensée
sans le penseur, ni de penseur sans la pensée. Ainsi, les deux sont vraiment un. Il
est aussi l’expérimentateur et, là encore, il se sépare lui-même de la chose qu’il
expérimente. L’ observateur, le penseur, l’expérimentateur ne sont pas différents
de la chose observée, pensée, expérimentée. Cela n’est pas une conclusion
verbale. Si c’est une conclusion, alors c'est une autre pensée, qui à son tour fait
la division entre la conclusion et l’action qui est censée suivre cette conclusion.
Quand l’esprit voit la réalité de cela, la division ne peut plus subsister. C’est là le
point crucial de notre exposé. Tout conflit est la bataille entre l’observateur et ce
qui est observé. C’est la plus grande chose à comprendre. C’est seulement
maintenant que nous pouvons répondre a nos questions ; c’est seulement
maintenant que nous pouvons aller au-delà du mur du temps et de la mémoire,
qui est pensée, parce que c’est seulement maintenant que la pensée se termine.
C’est seulement maintenant que la pensée ne peut plus nourrir la division. La
pensée qui peut fonctionner pour communiquer, pour agir, pour travailler est une
sorte de pensée différente de celle qui ne nourrit pas la division dans la relation.
L’honnêteté consiste à vivre sans l’action séparatrice de l’observateur.
Q. — Qu’est-ce donc, alors, que cette chose sur laquelle repose l’étoffe de la
pensée, et où est-elle ?
K. — C’est ce qui n’est pas l’action de l’observateur. Réaliser cela, c’est
faire preuve du grand amour. Cette réalisation n’est possible que quand vous
comprenez que l’observateur lui-même est la personne observée — et cela est
méditation.
7
QUESTIONNEUR — Je suis en conflit sur tant de choses, non seulement
extérieurement, mais intérieurement ! Je puis, dans une certaine mesure, traiter
les conflits extérieurs, mais je veux savoir comment je puis mettre fin au conflit,
à la bataille qui se poursuit à l’intérieur de moi-même la plupart du temps. Je
veux en finir avec cela. Je veux, d’une manière ou d’une autre, me libérer de
toute cette lutte. Que dois-je faire ? Parfois, il me semble que le conflit est
inévitable. Je le vois dans la lutte pour la survie, le gros poisson vivant du petit,
la grande intelligence dominant les intelligences plus petites, une croyance en
supprimant, en supplantant une autre, une nation en gouvernant une autre, etc.,
perpétuellement. Je vois cela et je l’accepte, mais, quelque part, cela ne semble
pas juste ; cela ne semble pas avoir les qualités de l’amour et je sens que, si je
pouvais mettre fin à cette lutte en moi-même, l’amour pourrait venir de cette fin.
Mais je suis tellement incertain, tellement embarrassé dans toute cette affaire
Tous les grands maîtres ont affirmé que l’on doit faire des efforts, que la voie
pour trouver la vérité, ou Dieu, passe par la discipline, le contrôle et le sacrifice.
Sous une forme ou sous une autre, cette bataille est sanctifiée. Et vous dites
maintenant que le conflit est la racine même du désordre. Comment vais-je
savoir quelle est la vérité à propos du conflit ?
KRISHNAMURTI — Le conflit, sous quelque forme qu’il se présente,
déforme l’esprit. Cela est un fait, et non pas quelque opinion ou jugement émis à
la légère. Tout conflit entre deux personnes empêche leur compréhension
mutuelle. Le conflit empêche la perception. La compréhension de ce qui est est
la seule chose importante, et non pas la formulation de ce qui devrait être. Cette
division entre ce qui est et ce qui devrait être est l’origine du conflit. Et
l’intervalle qui sépare l’idée de l’action nourrit aussi le conflit. Le fait et l’image
sont deux choses différentes. La poursuite de l’image mène à toutes formes de
conflit, à l’illusion et à l’hypocrisie, tandis que la compréhension de ce qui est,
qui est la seule chose que nous ayons réellement, conduit à un état d’esprit tout à
fait différent.
Des énergies contradictoires produisent le conflit ; une volonté opposée à
une autre forme de désir est conflit. Le souvenir de ce qui a été, opposé à ce qui
est, est conflit et cela est du temps. Le fait de devenir, d’accomplir est conflit, et
cela est du temps. L’imitation, le conformisme, l’obéissance, le fait de prononcer
un vœu, de regretter, de supprimer — tout cela amène plus ou moins du conflit.
La structure même du cerveau, qui exige la sécurité, qui est consciente du
danger, est source de conflit. La sécurité, la permanence sont des choses qui
n’existent pas, Ainsi donc, notre être tout entier, nos relations, nos activités, nos
pensées, notre façon de vivre engendrent la lutte et le conflit. Et maintenant,
vous me demandez comment cela doit prendre fin. Le saint, le moine et l’ascète
vagabond tentent d’échapper au conflit, mais ils sont encore en conflit. Comme
nous le savons, toute relation est conflit — conflit entre l’image et la réalité. Il
n’y a pas de relation entre deux personnes, même pas entre les deux images
qu’elles se font l’une de l’autre. Chacun vit dans son propre isolement, et la
relation consiste simplement à regarder par-dessus le mur. Ainsi donc, où qu’on
regarde, superficiellement ou très, très profondément, il y a cette angoisse de
lutte et de souffrance. La totalité du champ de l’esprit, dans ses aspirations, dans
son désir de changer, dans son acceptation de ce qui est et sa volonté d'aller au-
delà de cette acceptation — tout cela est par essence conflit. Ainsi, l’esprit lui-
même est conflit, la pensée est conflit, et quand la pensée dit : « Je ne penserai
pas », cela aussi est conflit. Quand vous demandez comment vous pouvez en
finir avec le conflit, vous demandez réellement comment vous pouvez cesser de
penser, comment votre esprit peut être drogué pour être tranquille.
Q. — Mais ne veux as d’un esprit drogué et stupide. Je veux qu’il soit
hautement actif, énergique et passionné. Faut-il qu’il soit drogué ou en conflit ?
K. — Vous voulez qu’il soit actif, énergique, passionné, et vous voulez
quand même mettre fin au conflit ?
Q. — Précisément, car, quand il y a conflit, il n’est ni actif ni passionné.
Quand il y a conflit, c’est comme si l’esprit était blessé par sa propre activité et
perdait sa sensibilité.
K. — Ainsi, il apparaît clairement que le conflit détruit la passion, l’énergie
et la sensibilité.
Q. — Vous n’avez pas besoin de me convaincre. Je le sais, mais cela ne
m’avance à rien.
K. — Qu’entendez-vous quand vous dites que vous le savez ?
Q. — Je veux dire que la vérité de vos paroles est manifeste, mais que cela
ne nous avance pas.
K. — En voyez-vous la vérité, ou bien en voyez-vous la structure verbale —
le fait lui-même ou l’explication ? Nous devons être très clairs là-dessus, parce
que l’explication n’est pas le fait, la description n’est pas la chose décrite ; et
quand vous dites : « Je sais », il se peut que vous ne perceviez que la description.
Q. — Non.
K. — S’il vous plaît, ne soyez pas aussi rapide et aussi impatient. Si la
description n’est pas la chose décrite, alors il n’y a que la chose décrite. La chose
décrite est le fait, ce fait : la passion, la sensibilité et l’énergie se perdent quand il
y a conflit. Et le conflit est tout entier pensée et sentiment, c’est-à-dire tout
l’esprit. L’esprit est à la fois attirance et aversion, jugement et préjugé,
condamnation et justification, etc. Et une activité très importante de l’esprit est la
description, dans laquelle il est impliqué. L’esprit voit sa propre description et y
est impliqué, et il pense qu’il voit le fait, alors qu’en réalité il est pris dans son
propre mouvement. Alors, où en sommes-nous maintenant, quand il ne reste plus
que ce qui est, et non pas la description ?
Q. — Vous disiez que le conflit était entièrement constitué par les actions de
l’esprit, et que ce conflit détruisait la sensibilité, l’énergie et la passion de
l’esprit lui-même. Ainsi, l’esprit s’émousse dans le conflit en travaillant contre
lui-même.
K. — Alors, Votre question devient : comment l’esprit peut-il cesser de
travailler contre lui-même ?
Q. — Oui.
K. — Cette question est-elle une condamnation de plus, une justification,
une fuite supplémentaires, l’une de ces activités supplémentaires importunes de
l’esprit qui le fait travailler contre lui-même ? Si c’est le cas, il nourrit le conflit.
Cette question tente-t-elle de se débarrasser du conflit ? Si c’est le cas, c’est un
conflit de plus, et vous êtes pour toujours dans ce cercle vicieux. Ainsi donc, la
bonne question n’est pas de savoir comment mettre fin au conflit, mais comment
voir la vérité selon laquelle là où passion et sensibilité sont présentes, le conflit
est absent. Voyez-vous cela ?
Q. — Oui.
K. — Ainsi, vous n’êtes plus inquiété par la fin du conflit ; il va dépérir.
Mais il ne dépérira jamais tant que la pensée le nourrit. Ce qui est important,
c’est la passion et la sensibilité, non pas la fin du conflit.
Q. — Je vois cela, mais cela ne signifie pas que j’ai obtenu la passion, cela
ne signifie pas que j’ai mis fin au conflit.
K. — Si vous voyez réellement cela, cet acte de voir lui-même est passion,
sensibilité, énergie. Et dans cet acte de voir, il n’y a pas de conflit.
8
QUESTIONNEUR — J’ai quitté le monde, mon monde d’écriture
professionnelle, parce que je voulais mener une vie spirituelle. J’ai abandonné
tous mes appétits, toutes mes ambitions d’accéder à la célébrité, bien que j’eusse
le talent nécessaire, et je suis venu à vous en espérant trouver, réaliser l’ultime.
Je suis sous ce grand figuier depuis maintenant cinq ans et je me sens soudain
abêti, lessivé, intérieurement solitaire et plutôt misérable. Je m’éveille le matin
pour trouver que je n’ai rien réalisé du tout, que je m’en sortais peut-être mieux
il y a quelques années, quand j’avais encore une ferveur religieuse assez forte.
Maintenant, il ne me reste plus de ferveur ; ayant sacrifié les choses de ce monde
pour trouver Dieu, je n’ai plus ni l’un ni l’autre. Je me sens comme un citron
pressé. Qu’est ce qui en est responsable ? Est-ce que ce sont les enseignements,
vous, votre environnement, ou est-ce que je n’ai aucune aptitude pour cette
chose, que je n’ai pas trouvé dans le mur la fente qui révélera le ciel ? Ou est-ce
simplement que toute cette quête, depuis le début jusqu’à la fin, est un mirage et
que je m’en serais mieux sorti de n’avoir jamais pensé à la religion, mais d’avoir
collé au tangible, à l’accomplissement quotidien de mon ancienne vie ? Qu’est-
ce qui ne va pas, et que vais-je faire maintenant ? Vais-je abandonner tout cela ?
Et pour aller vers quoi ?
KRISHNAMURTI — Sentez-vous que la vie sous ce figuier, ou sous
n’importe quel arbre, vous détruit, vous empêche de comprendre, de voir ? Cet
environnement vous détruit-il ? Si vous quittez ce monde et retournez à ce que
vous faisiez avant — le monde de l’écriture et de toutes les choses quotidiennes
de la vie —, ne serez-vous pas détruit, abêti et pressé comme un citron, là aussi,
par les choses de cette vie-là ? Vous voyez ce processus destructif se poursuivre
partout, chez les gens qui courent après le succès, quoi qu’ils fassent et quelle
qu’en soit la raison. Vous le voyez chez le médecin, chez le politicien, chez le
savant et chez l’artiste. Est-ce que quelqu’un, quelque part, échapper à cette
destruction ?
Q. — Oui, je vois cela ; tout le monde est pressé comme un citron. Ils
peuvent avoir la célébrité et la fortune mais, s’ils se regardent eux-mêmes
objectivement, il leur faut bien admettre qu’ils ne sont en fait rien de plus qu’une
façade prétentieuse d’actions, de mots, de formules, de concepts, d’attitudes, de
platitudes, d’espoirs et de peurs. En dessous, il y a le vide et la confusion, l’âge
et l’amertume de l’échec.
K. — Voyez-vous aussi que les personnes religieuses qui sont censées avoir
abandonné le monde y sont encore réellement, parce que leur conduite est
gouvernée par les mêmes ambitions, la même pression d’accomplir, de devenir,
de réaliser, d’atteindre, de saisir et de garder ? Les objets de cette pression sont
dits « spirituels » et paraissent différents des objets qui sont sous la pression du
monde, mais ils ne sont pas différents du tout parce que la pression est
exactement le même mouvement. Ces personnes religieuses aussi sont prises
dans des formules, des idéaux, des imaginations, des espoirs, de vagues
certitudes, qui ne sont que des croyances, et ils deviennent eux aussi vieux, laids
et creux. Ainsi, le monde qu’ils ont quitté est exactement le même que le monde
de la prétendue vie spirituelle. Dans ce monde soi-disant spirituel, vous êtes
détruit exactement comme vous étiez détruit dans cet autre monde qu’est le
quotidien.
Pensez-vous que cette mort à petit feu, cette destruction, vient de votre
environnement, ou bien qu’elle vient de vous-même ? Vient-elle d’un autre, ou
de vous ? Est-ce quelque chose qui vous est fait, ou bien quelque chose que vous
faites ?
Q. — Je pensais que cette mort à petit feu, cette destruction, était le résultat
de mon environnement, mais maintenant que vous m’avez montré comment elle
se produit dans tous les environnements, partout, et se poursuit même quand on
change d’environnement, je commence à voir que cette destruction n’est pas le
résultat de l’environnement. Cette mort à petit feu est autodestruction. C’est
quelque chose que je me fais à moi-même. C’est moi qui le fais, moi qui suis
responsable, et cela n’a rien à voir avec les gens ou l’environnement.
K. — C’est là le point le plus important à réaliser. Cette destruction vient de
vous-même, de rien ni de personne d’autre ; elle ne vient pas de
l’environnement, elle ne vient pas des gens, elle ne vient ni des événements ni
des circonstances. Vous êtes responsable de votre propre destruction et de votre
misère, de votre propre solitude, de vos propres humeurs, de votre vacuité
creuse. Quand vous réalisez cela, ou bien vous devenez amer et insensible à
toute chose, affirmant que tout est bien ; ou bien vous devenez névrosé, oscillant
entre un monde et un autre, pensant qu’il y a quelque différence entre eux, ou
encore vous vous mettez à boire ou à vous droguer, comme l’ont fait tant de
gens.
Q. — Je comprends cela maintenant.
K. — Dans le cas présent, vous abandonnerez tout espoir de trouver une
solution en changeant simplement l’environnement extérieur de votre vie, en
remplaçant simplement un monde par un autre, car vous saurez que les deux sont
le même ; dans tous les deux il y a le désir d’accomplir, d’atteindre, de gagner
l’ultime plaisir, que ce soit dans la prétendue illumination, en Dieu, dans la
vérité, l’amour, un compte en banque bien garni ou n’importe quelle autre forme
de sécurité.
Q. — Je vois cela, mais que vais-je faire ? Je continue de mourir, de me
détruire moi-même. Je me sens pressé comme un citron, vide, inutile. J’ai perdu
tout ce que j’avais et je n’ai rien obtenu en retour.
K. — Si vous dites, si vous ressentez cela, c’est que vous n’avez pas compris
; vous marchez toujours sur la même route, celle dont nous avons parlé, cette
route de l’auto-accomplissement dans un monde ou dans l’autre. Cette route est
le suicide; cette route est le facteur de la mort à petit feu. Votre sentiment d’avoir
tout perdu et de ne rien avoir obtenu en retour est de marcher sur cette route ;
cette route est la destruction ; la route elle-même est sa propre destruction, qui
est autodestruction, frustration, solitude, immaturité. Ainsi, la question,
maintenant, est la suivante : avez-vous vraiment tourné le dos à cette route ?
Q. — Comment sais-je si j’ai ou non tourné le dos à la route ?
K. — Vous ne le savez pas mais, si vous voyez ce qu’est effectivement cette
route, non seulement à son terme mais à son commencement, qui est la même
chose que son terme, alors il vous est impossible d’y marcher. Vous pouvez,
connaissant le danger de cette route, y faire des incursions dans des moments
d’inattention, puis vous reprendre soudainement ; mais la vision de la route et de
sa désolation est la fin de cette route, et c’est là le seul acte. Ne dites pas : « Je ne
le comprends pas, je dois y réfléchir, il faut que j’y travaille, je dois pratiquer la
conscience, je dois découvrir ce que c’est que être attentif, je dois méditer et
entrer dans cela », mais voyez que chaque mouvement d’accomplissement, de
réalisation ou de dépendance dans la vie est la route. Voir cela, c’est abandonner
cette route. Quand vous voyez le danger, vous ne faites pas un grand discours
pour essayer de préparer votre esprit à ce qu’il faut faire. Si, face au danger, vous
dites : « Il faut que je médite, il faut que j’en prenne conscience, il faut que
j’entre dedans, que je le comprenne », vous êtes perdu, c’est trop tard. Ainsi, ce
que vous avez à faire, c’est simplement de voir cette route, ce qu’elle est, où elle
mène et comment on la ressent — et déjà vous allez marcher dans une direction
différente.
C’est ce que nous voulons dire quand nous parlons de conscience. Nous
voulons dire « être conscient de la route et de toute la signification de cette route,
être conscient des mille mouvements différents de la vie, qui sont sur cette même
route ». Si vous essayez de voir « l’autre » route, ou de marcher sur elle, vous
êtes encore sur la même vieille route.
Q. — Comment puis-je être sûr que je vois ce que je dois faire ?
K. — Vous ne pouvez pas voir ce que vous devez faire, Vous ne pouvez voir
que ce que vous ne devez pas faire. La négation totale de cette route est le
nouveau commencement, l’autre route. Cette autre route n’est pas sur la carte,
elle ne pourra jamais être tracée sur aucune carte. Toute carte est une carte de la
mauvaise route, de la vieille route.
Méditation 1969
1
Dans l'espace que la pensée crée autour d'elle-même, il n'y a pas d'amour.
Cet espace sépare l’homme de l’homme, et il contient tout le devenir, la bataille
de la vie, l’angoisse et la peur. La méditation est l'abolition de cet espace, la fin
du moi, La relation a alors une signification totalement différente car, dans cet
espace, qui n’est pas fait de pensée, l’autre n'existe pas, car vous n'existez pas.
La méditation n’est pas alors la poursuite de quelque vision, si sanctifiée qu'elle
puisse être par la tradition. Elle est plutôt l’espace infini où la pensée ne peut
entrer. Pour nous, le petit espace créé par la pensée autour d’elle-même, qui est
le moi, est extrêmement important, car c’est tout ce que l'esprit sait, lui qui
s'identifie avec tout ce qui est dans cet espace. Et la peur de ne pas être est née
dans cet espace. Mais dans la méditation, quand cela est compris, l’esprit peut
entrer dans une dimension de l’espace où l’action est inaction. Nous ne savons
pas ce qu’est l’amour, car dans l’espace fait par la pensée autour d’elle-même, et
qui est le moi, l’amour est le conflit du moi et du non-moi. Ce conflit, cette
torture, n’est pas amour. La pensée est le reniement même de l’amour, et elle ne
peut entrer dans cet espace où le moi n’est pas. Dans cet espace est la
bénédiction que l’homme cherche et ne peut trouver. Il la cherche dans les
limites de la pensée, et la pensée détruit l’extase de cette bénédiction.

2
La perception sans le mot, qui est sans pensée, est l’un des phénomènes les
plus étranges. La perception est alors beaucoup plus aiguë, non seulement par le
cerveau, mais aussi par tous les sens. Une telle perception n’est pas la perception
fragmentaire de l’intellect, non plus que l’affaire des émotions. On peut dire
qu’elle est une perception totale et qu’elle fait partie de la méditation. La
perception sans celui qui perçoit, dans la méditation, est une conversation avec la
hauteur et la profondeur dans l’immense. Cette perception est entièrement
différente de la vision d’un objet sans observateur parce que, dans la perception
de la méditation, il n’y a pas d’objet, et par conséquent pas d’expérience.
Cependant, la méditation peut avoir lieu quand les yeux sont ouverts et qu’on est
entouré par des objets de toutes sortes. Mais alors, ces objets n’ont aucune
importance. On les voit mais il n’y a aucun processus de reconnaissance, ce qui
signifie qu’on n'expérimente rien.
Quelle signification une telle méditation a-t-elle ? Il n’y a pas de
signification ; il n’y a pas d’utilité. Mais dans cette méditation il y a un
mouvement de grande extase qui ne doit pas être confondu avec le plaisir. C’est
cette extase qui donne à l’œil, au cerveau et au cœur la qualité de l’innocence.
Quand on ne voit pas la vie comme quelque chose de totalement neuf, on est
dans la routine, l’ennui, une situation sans signification. Aussi la méditation est-
elle de la plus grande importance. Elle ouvre la porte à l’incalculable, à l’infini.
3
Quand vous tournez la tête d’un horizon à l’autre, vos yeux voient un vaste
espace dans lequel toutes les choses de la terre et du ciel apparaissent. Mais cet
espace est toujours limité là où la terre rencontre le ciel. L’espace de l’esprit est
aussi petit. C’est dans ce petit espace que toutes nos activités semblent prendre
place, la vie quotidienne et les luttes cachées contre les désirs et les motivations
contradictoires. L’esprit cherche la liberté dans ce petit espace : ainsi, il est
toujours prisonnier de lui-même. Méditer, c’est en finir avec ce petit espace.
Pour nous, l’action produit l’ordre dans ce petit espace de l’esprit. Mais il y a
une autre action qui ne met pas d’ordre dans ce petit espace. La méditation est
l’action qui vient quand l’esprit a perdu son petit espace. Ce vaste espace que
l’esprit, le moi, ne peut atteindre, est silence. L’esprit ne peut jamais être
silencieux à l’intérieur de lui-même ; il n’est silencieux qu’à l’intérieur du vaste
espace que la pensée ne peut toucher. De ce silence naît une action qui n’est pas
de l’ordre de la pensée. La méditation est ce silence.
4
La méditation est l'une des choses les plus extraordinaires et, si vous ne
savez pas ce que c’est, vous êtes comme l’aveugle dans un monde de couleurs
vives, d’ombres et de lumière mouvante. Ce n’est pas une affaire intellectuelle
mais, quand le cœur entre dans l’esprit, l’esprit a une qualité toute différente ; il
est alors réellement sans limites, non seulement dans sa capacité de penser et
d’agir efficacement, mais aussi du point de vue du sens de la vie dans un vaste
espace où vous faites partie du tout. La méditation est le mouvement de l’amour.
Ce n’est pas l’amour de l’un ou du plusieurs. C’est comme l’eau que chacun
peut boire dans mon écuelle, qu’elle soit en or ou en terre cuite ; elle est
inépuisable. Et une chose particulière a lieu, que ni la drogue ni l’auto-hypnose
ne peuvent produire : c’est comme si l’esprit rentrait en lui-même, commençant
à la surface et pénétrant de plus en plus profondément jusqu’à ce que la
profondeur et la hauteur aient perdu leur signification et que cesse toute forme
de mensuration. Dans cet état, il y a la paix complète — non pas un
contentement qui serait issu d’une gratification —, mais une paix qui comporte
de l'ordre, de la beauté et de l’intensité. Elle peut être entièrement détruite,
comme vous pouvez détruire une fleur, et cependant, grâce à sa vulnérabilité
même, elle est indestructible. La méditation ne peut s’apprendre auprès d’un
autre. Vous devez commencer sans rien savoir à son propos, et: aller
d’innocence en innocence.
Le terrain sur lequel l’esprit méditatif peut commencer est le terrain de la vie
quotidienne, la polémique, la douleur et la joie passagère. Cela doit commencer
ici et apporter de l’ordre puis, à partir de là, se déplacer indéfiniment. Mais si
vous n’êtes intéressé que par l’ordre, alors cet ordre même produira sa propre
limitation, et l’esprit sera son prisonnier. Dans tout ce mouvement, vous devez,
d’une certaine manière, commencer par l’autre bout, à partir de l’autre rive, et ne
pas vous préoccuper constamment de cette rive ni de la manière dont vous
pourrez traverser la rivière. Vous devez plonger dans l’eau sans savoir nager. Et
la beauté de la méditation est que vous ne savez jamais où vous en êtes, où vous
allez, quel en est le terme.
5
Y a-t-il une expérience nouvelle dans la méditation ? Le désir d’expérience
— de l’expérience supérieure qui est au-delà et au-dessus du quotidien ou du
lieu commun — est ce qui tarit la source. L’appétit d’expérience, de visions, de
perception supérieure, de quelque réalisation ou de quoi que ce soit amène
l’esprit à regarder vers l’extérieur, ce qui n’est pas différent de sa dépendance
envers l’environnement et les gens. L’élément curieux de la méditation est qu’un
événement n’est pas transformé en expérience. Il est là, comme une nouvelle
étoile dans le ciel, sans mémoire pour le prendre et le garder, sans le processus
habituel de reconnaissance ni la réponse en termes d’amour et de détestation.
Notre recherche est toujours une sortie ; l’esprit à la recherche d’une expérience
est orienté vers une sortie. Aller vers l’intérieur ne constitue pas du tout une
recherche ; c’est une perception. La réaction est constamment répétitive, car elle
vient toujours de la même rive de la mémoire.
6
Après la pluie les collines étaient splendides. Elles étaient encore brunies par
le soleil d’été, et par la suite tout ce qu’elles ont de vert disparaîtrait. Il avait plu
à seaux et la beauté de ces collines était indescriptible. Le ciel était encore
couvert de nuages, et l’odeur du sumac, de la sauge et de l’eucalyptus flottait
dans l’air. C’était merveilleux d’être dans ces collines, et un silence étrange nous
possédait. Contrairement à la mer, qui s’étendait loin au-dessous de nous, elles
étaient totalement tranquilles. Nous observions et regardions autour de nous ;
nous avions tout laissé en bas, dans cette petite maison — nos vêtements, nos
pensées et nos bizarres manières de vivre. Ici, on voyageait très légèrement, sans
aucune pensée, sans aucun fardeau et avec un sentiment de compète vacuité et de
totale beauté. Les petits buissons verts seraient bientôt encore plus verts et, dans
quelques semaines, leur odeur serait encore plus forte. Les cailles margotaient et
quelques-unes d’entre elles nous survolaient. Sans le savoir, l’esprit était dans un
état de méditation dans lequel l’amour sait. Après tout, cette fleur ne peut
s’épanouir que dans le terreau de la méditation. C’était vraiment tout à fait
merveilleux et, étrangement, cela nous accompagna toute la nuit, puis, quand
nous nous éveillâmes, longtemps avant le lever du soleil, c’était toujours là dans
nos cœurs avec son incroyable joie, sans aucune espèce de raison. C’était là, sans
raison, et c’était tout à fait enivrant. Ce serait là toute la journée, sans que nous
le demandions, sans que nous l’invitions à rester avec nous.
7
Il avait plu à seaux pendant la nuit et le jour et, en bas des ravins, le flot
boueux se déversait dans la mer, la rendant couleur chocolat. Nous marchions
sur la plage ; les vagues étaient énormes et venaient se briser avec élégance et
force. Nous marchions contre le vent et, soudain, nous sentions qu’il n’y avait
rien entre nous et le ciel, et cette ouverture était paradisiaque. Être si
complètement ouvert, vulnérable — devant les collines, devant la mer et devant
l’homme — est l’essence même de la méditation.
N’avoir aucune résistance, n’avoir aucune barrière intérieure envers quoi que
ce soit, être réellement libéré, totalement libéré de toutes les pressions,
compulsions et exigences mineures, avec tous leurs petits conflits et hypocrisies,
c’est marcher dans la vie les bras ouverts. Et ce soir-là, marchant en cet endroit
sur le sable humide, avec les mouettes autour de nous, nous ressentions la
signification extraordinaire de la liberté illimitée et la grande beauté de l’amour,
qui n’était ni en nous ni hors de nous mais qui était partout.
Nous ne réalisons pas combien il est important d’être libéré des plaisirs
vulgaires et des souffrances qui leur sont associées, de manière que l’esprit reste
seul. Seul l’esprit totalement seul est ouvert. Nous ressentions tout cela
soudainement, comme un grand vent qui balayait le pays et nous balayait nous-
mêmes. Nous étions là — dépouillés de tout, vides — et par conséquent
extrêmement ouverts. La beauté de la situation n’était pas dans les mots ni dans
les sensations, mais semblait être partout — autour de nous, à l’intérieur de nous,
au-dessus des eaux et dans les collines. La méditation est cela.
8
C’était l'un de ces matins ravissants comme on n’en a jamais connu
auparavant. Le soleil venait de se lever et nous le voyions entre les eucalyptus et
les pins. Il se tenait au-dessus des eaux, doré, avivé — une lumière telle qu’il
n’en existe qu’entre montagnes et océan. C’était un matin clair, sans un souffle,
rempli de cette lumière étrange que l’on voit non seulement avec ses yeux mais
aussi avec son cœur. Et, quand on la voir, le paradis est très près de la terre et
l’on est perdu dans la beauté. Vous savez, on ne devrait jamais méditer en
public, ou avec quelqu’un d’autre, ou dans un groupe ; on ne devrait méditer que
dans la solitude, dans la quiétude de la nuit, ou tôt le matin, dans le silence.
Quand on médite dans la solitude, ce doit être la solitude. On doit être
complètement seul, sans suivre un système, une méthode, sans répéter des mots;
sans poursuivre une pensée ni former une pensée selon son désir.
Cette solitude vient quand l’esprit est libéré de la pensée. Quand il y a les
influences du désir ou des choses que l’esprit poursuit, dans le futur ou dans le
passé, il n’y a pas de solitude. Cette solitude n’arrive que dans l’immensité du
présent. Et puis, dans la secrète quiétude où toute communication a pris fin, dans
laquelle il n’y a pas d’observateur avec ses angoisses, avec ses stupides appétits
et problèmes — et seulement alors, dans cette solitude tranquille, la méditation
devient quelque chose qui ne peut être mis en mots. Alors, la méditation est un
mouvement d’éternité.
Je ne sais pas si vous avez jamais médité, si vous avez jamais été seul, tout
seul, loin de tout, de toute personne, de toute pensée et poursuite, si vous avez
jamais été complètement seul, non pas isolé, non pas retiré dans quelque rêve ou
vision fantasque, mais loin, de manière que, en vous-même, il n’y ait rien de
reconnaissable, rien que vous touchiez par la pensée ou la sensation, si loin que,
dans cette solitude totale, le silence lui-même devienne la seule fleur, la seule
lumière et la qualité intemporelle qui n’est pas mesurable par la pensée. C’est
seulement dans une telle méditation que l’amour existe. Ne vous souciez pas de
l’exprimer ; il s’exprimera tout seul. Ne l’utilisez pas. N’essayez pas de le mettre
en action ; il agira et, quand il agit, dans cette action il n’y a pas de regret, pas de
contradiction, aucune des misères et aucun des labeurs de l’homme.
Ainsi donc, méditez seul. Perdez-vous. Et n’essayez pas de vous souvenir de
là où vous avez été. Si vous essayez de vous souvenir, alors ce sera quelque
chose de mort. Et, si vous vous cramponnez à son souvenir, vous ne serez jamais
plus seul de nouveau. Ainsi donc, méditez dans cette solitude infinie, dans la
beauté de cet amour, dans cette innocence, dans le neuf. Alors, il y a la félicité
qui est impérissable.
Le ciel est très bleu, de ce bleu qui vient après la pluie, et ces pluies sont
venues après des mois de sécheresse. Après la pluie les cieux sont lavés et les
collines se réjouissent, et la terre est tranquille. Et chaque feuille a sur elle la
lumière du soleil, et la sensation de la terre est très proche de vous. Ainsi donc,
méditez dans les recoins les plus secrets de voue cœur et de votre esprit, là où
vous n’avez jamais été auparavant.
9
Ce matin-là la mer était comme un lac ou une énorme rivière, sans une ride
et si calme que l’on pouvait voir le reflet des étoiles si tôt le matin. L'aube n’était
pas encore arrivée, et ainsi les étoiles, et le reflet de la falaise, et les lointaines
lumières de la ville étaient là sur les eaux. Et lorsque le soleil s’éleva au-dessus
de l’horizon dans un ciel sans nuages, il laissa une trace dorée et c’était
extraordinaire de voir cette lumière de Californie emplissant la terre et chaque
feuille, chaque brin d’herbe. Quand nous prêtions attention, un grand calme
pénétrait en nous. Le cerveau lui-même devenait très tranquille, dépourvu de
réaction, de mouvement, et il était étrange de ressentir ce silence immense.
Ressentir n’est pas le mot qui convient ; la qualité de ce silence, de cette
tranquillité n’est pas ressentie par le cerveau ; elle est au-delà du cerveau. Le
cerveau peut concevoir, formuler ou élaborer un dessein pour l’avenir, mais ce
silence est au-delà de ses compétences, au-delà de toute imagination, au-delà de
tout désir. On est tellement calme que son corps devient partie intégrante de la
terre, partie intégrante de tout ce qui est silencieux.
Et lorsque la brise légère arriva des collines, remuant les feuilles, ce calme,
cette extraordinaire qualité de silence ne fut pas dérangée. La maison se trouvait
entre les collines et la mer, surplombant cette dernière. Et quand on contemplait
la mer, si tranquille, en devenait réellement partie intégrante du tout. On était le
tout. On était la lumière et la beauté de l’amour.
Là encore, dire que « l’on était partie intégrante du tout » est aussi inexact ;
le mot on n’est pas adéquat, parce que l’on n’était pas réellement là. On
n’existait pas. Il n’y avait que ce silence, cette beauté, cet extraordinaire sens de
l’amour. Les mots on, nous et je séparent les choses. Cette division, dans cet
étrange silence et dans cette tranquillité, n’existe pas. Et, quand on regardait par
la fenêtre, l’espace et le temps semblaient avoir pris fin, et l’espace qui divise
n’avait pas de réalité. Cette feuille et cet eucalyptus, le miroitement bleu de l’eau
n’étaient pas différents de soi.
La méditation est réellement très simple. Nous la compliquons. Nous tissons
un réseau d’idées autour d’elle, sur ce qu’elle est et sur ce qu’elle n’est pas. Mais
elle n’est rien de toutes ces choses. Parce que c’est tellement simple que cela
nous échappe, parce que nos esprits sont tellement compliqués, tellement usés
par le temps, tellement fondés sur le temps. Et cet esprit dicte l’activité du cœur,
et alors les ennuis commencent. Mais la méditation vient naturellement, avec
une facilité extraordinaire, tandis que vous marchez sur le sable ou regardez par
la fenêtre, ou quand vous voyez ces merveilleuses collines brûlées par le soleil
de l’été dernier. Pourquoi sommes-nous des êtres humains si torturés, avec des
larmes dans les yeux et un rire faux sur les lèvres ? Si vous pouviez marcher seul
à travers ces collines, ou dans les bois, ou encore le long de ces sables blancs ou
décolorés, dans cette solitude, vous sauriez ce qu’est la méditation. L’extase de
la solitude arrive quand on n’a plus peur d’être seul, qu’on n’appartient plus au
monde et qu’on n’est plus attaché à rien Alors, comme cette aube qui se lève ce
matin, elle vient silencieusement et trace un sentier doré dans le silence même,
celui qui était au commencement, qui est maintenant et qui sera toujours là.
10
Le bonheur et le plaisir, vous pouvez les acheter à un certain prix sur
n’importe quel marché. Mais la félicité, vous ne pouvez pas l’acheter, ni pour
vous-même ni pour autrui. Le bonheur et le plaisir nous lient au temps. La
félicité n’existe que dans une totale liberté. Le plaisir et le bonheur, vous pouvez
les chercher et les trouver de bien des manières. Mais ils vont et ils viennent. La
félicité, ce sens étrange de la joie, n’a pas de motif. Vous n’avez pas la
possibilité de la chercher. Une fois qu’elle est là, conséquence de la qualité de
votre esprit, elle reste — intemporelle, sans cause, non mesurable en termes de
temps. La méditation n’est pas la poursuite du plaisir, non plus que la recherche
du bonheur. La méditation, au contraire, est un état d’esprit dans lequel il n’y a
ni concepts ni formules, et par conséquent liberté totale. C’est seulement dans un
tel esprit que vient la félicité, non recherchée et non invitée. Une fois qu’elle est
là, tout conflit a cessé. Mais la fin du conflit n’est pas nécessairement la liberté
totale. La méditation est un mouvement de l’esprit dans cette liberté. Dans cette
explosion de félicité, les yeux sont rendus innocents, et l’amour est alors
bénédiction.
11
La méditation n'est pas le pur contrôle du corps et de la pensée, non plus
qu’un système d’inspirations et d’expirations. Le corps doit être calme, en bonne
santé et sans tensions. La sensibilité à la sensation doit être aiguisée et maintenue
— et l’esprit, avec tous ses bavardages, perturbations et tâtonnement, doit
prendre fin. Ce n’est pas par l'organisme que l'on doit commencer , c est plutôt
l'esprit, avec ses opinions, ses préjugés et ses propres intérêts, qu’il faut voir.
Quand l’esprit est en bonne santé et vigoureux, la sensation sera exaltée et
extrêmement sensible. Le corps — avec sa propre intelligence naturelle, non
gâtée par l’habitude et le goût — fonctionnera alors comme il le devrait.
Ainsi, il faut commencer par l’esprit et non par le corps, l’esprit étant la
pensée et les diverses expressions de la pensée. La pure concentration rend la
pensée étroite, limitée et fragile, mais la concentration vient comme une chose
naturelle quand on prend conscience des voies de la pensée. Cette conscience ne
vient pas du penseur qui choisit et écarte, qui garde et rejette. Cette conscience
est sans choix, elle est à la fois l’extérieur et l’intérieur ; c’est un mélange des
deux, et ainsi la division entre l’extérieur et l’intérieur prend fin.
La pensée détruit le sentiment, le sentiment étant amour. La pensée ne peut
offrir que du plaisir et, dans la poursuite du plaisir, l’amour est mis de côté. Le
plaisir de manger, de boire a sa continuité dans la pensée ; contrôler simplement
ce plaisir que la pensée a produit, ou le supprimer, n’a pas de sens ; cela ne fait
que créer diverses formes de conflit et de compulsion.
La pensée, qui est matière, ne peut chercher ce qui est au-delà du temps, car
la pensée est mémoire — et l’expérience, dans cette mémoire, est aussi morte
que la feuille de l’automne dernier.
Dans la conscience de tout cela vient l’attention, qui n’est pas le produit de
l’inattention. C’est l’inattention qui a dicté les habitudes de plaisir du corps et
dilué l’intensité de la sensation. L’inattention ne peut être transformée en
attention. La conscience de l’inattention est attention.
La vision de l’ensemble de ce processus complexe est méditation, seule
capable de mettre de l’ordre dans cette confusion. Cet ordre est aussi absolu que
l’est l’ordre en mathématique, et cela entraîne une action, le faire immédiat.
L’ordre n’est pas arrangement, dessin et proportion ; ces derniers viennent
beaucoup plus tard. L’ordre provient d’un esprit qui n’est pas encombré par les
choses de la pensée. Quand la pensée est silencieuse, il y a vacuité, qui est ordre.
L’Épanouissement Intérieur
DIALOGUE AVEC DES ÉTUDIANTS ET AVEC LE PERSONNEL A
BROCKWOOD PARK
KRISHNAMURTI — Je pense que ce serait bien si nous pouvions discuter
ensemble, ce matin, de la question de savoir si ici, dans cette communauté,
chacun d’entre nous s’épanouit et grandit. Ou bien sommes-nous en train de
nous encroûter et allons-nous par conséquent réaliser à la fin de notre vie que
nous n’avons jamais eu une occasion de nous épanouir en profondeur ?
Nous devrions nous demander, je pense, en tant qu’étudiants de Brockwood,
non seulement si nous grandissons physiquement, si nous devenons plus forts,
mais également si quelque chose nous entrave, nous bloque ou nous empêche de
croître en profondeur, de nous épanouir intérieurement. La plupart d’entre nous
auront du mal à s’épanouir. Il se passe dans notre vie quelque chose qui nous
ridiculise, qui nous aveulit ; nous ne sommes plus nourris intérieurement,
profondément. Peut-être est-ce parce que le monde, autour de nous, exige que
nous devenions des spécialistes — médecins, savants, archéologues,
philosophes, etc. Il se peut que ce soit là l’une des raisons pour lesquelles,
psychologiquement, nous ne semblons pas grandir immensément. Je pense que
c’est l’une des questions que nous autres, petite communauté d’enseignants et
d’étudiants, devrions discuter ici ensemble : y a-t-il quelque chose qui nous
empêche de nous épanouir ? Sommes-nous trop profondément conditionnés par
notre société, par nos parents, par notre religion et même par nos
connaissances ? Toutes ces influences environnementales nous entravent-elles
réellement Est-ce qu’elles nous bloquent, empêchent cet épanouissement ?
Comprenez-vous ma question ? Vous ne comprenez pas ?
Regardez, si je suis catholique, mon esprit, mon cerveau, toute ma structure
psychologique sont déjà conditionnés, n’est-ce pas ? Mes parents me disent que
je suis catholique, je vais à l’église tous les dimanches Et il y a la messe, toute sa
beauté, l’encens, les gens à observer et les psalmodies du prêtre. Tout cela
conditionne l’esprit, et ainsi il n’y a jamais d’épanouissement. Vous comprenez
? Je me déplace sur un certain rail, un certain sentier, je suis un certain système,
et ce sentier même, ce système même, cette activité même est limitative, et par
conséquent il n’y a jamais d’épanouissement. Est-ce cela qui arrive ici ?
Sommes-nous si lourdement conditionnés par les nombreux accidents et
incidents de la vie, par les pressions et affirmations des parents que cela nous
empêche de croître facilement, heureusement ? Si c’est cela, est-ce que la vie ici,
à Brockwood, nous aide à casser notre conditionnement ? Si ce n’est pas le cas,
qu’est-ce qui ne va pas ? Qu est-ce qui ne va pas a Brockwood Park si nous
prenons le même chemin que ces millions de gens qui n’ont jamais senti ni vécu
dans ce vaste cadre d’approfondissement, d’aisance, d’épanouissement ? Vous
comprenez ma question ? La comprenez-vous ? Je vous en prie, il s’agit d’un
dialogue, vous savez je ne suis pas en train de faire une conférence.
ETUDIANT — A l’extérieur, il y a trop de pression, vous savez.
K. — Trop de pression. Oui, il y a trop de pression. Entrez lentement dans
cette problématique. Si vous n’aviez pas de pression, feriez-vous quelque chose
? Feriez-vous même attention à présent ? Je suis en train de vous presser, vous
comprenez ? Je ne suis pas vraiment en train de vous acculer, mais je vous mets
en garde, et cela peut aussi être une pression, parce que vous ne voulez pas
regarder les choses en face. Vous voulez vous amuser dans le vie ; vous pensez
que vous êtes une personne particulière ; vous voulez faire une chose et par
conséquent vous négligez tout le reste. Mais si vous n’aviez pas de pression du
tout, d’aucune sorte, seriez-vous actif ? Ou bien deviendriez-vous de plus en plus
paresseux et indifférent ? Ne dépéririez-vous pas progressivement ? Bien que
vous puissiez avoir un mari, une femme, des enfants, une maison et un travail,
intérieurement, l’épanouissement n’aurait jamais lieu.
Donc, est-ce que vous recevez la bonne sorte de pression ? Non pas une
pression contraignante, non pas une pression d’imitation, non pas la pression de
la réussite, de grimper à l’échelle, de devenir quelqu’un, mais la pression qui
vous aide à croître intérieurement. S’il n’y a pas d’épanouissement, on vit une
vie terrestre ordinaire et on meurt au bout de cinquante, soixante ou quatre-
vingts ans. C’est la vie habituelle d’une personne moyenne. Quand vous
observez tout cela, quelle est votre réaction ? Qu’est-ce que vous en dites ?
E. — On se demande si c’est sensé de vivre de cette manière.
K. — Non. Regardez, mon vieux, vous savez, quand ils vieillissent, très peu
de gens sont heureux ; il y a trop de pression, il y a la compétition, mille
personnes pour un emploi, et la surpopulation. Tout, dans le monde, devient de
plus en plus dangereux. Vous comprenez ? Quand vous observez tout cela,
quelle est votre réaction ?
E. — Je peux voir mes parents vieillir. Je vois davantage leur insécurité et la
façon dont ils courent de droite et de gauche, sans signification pour leurs vies.
K. — Vous êtes en train de dire que la plupart des gens, dans le monde, sont
à la recherche de la sécurité, de la sécurité physique, et, peut-être, de la sécurité
psychologique. Mais la sécurité, biologique aussi bien que psychologique, vous
donnera-t-elle ce sens de l’épanouissement ? J’utilise le mot épanouissement au
sens de « croissance » — comme une fleur qui pousse dans un champ sans
aucune entrave. Eh bien, êtes-vous à la recherche des deux sortes de sécurité, en
dépendant psychologiquement, intérieurement, de quelqu’un, ou d’une croyance,
en vous identifiant à une nation, à un groupe ? Ou apprenez-vous une matière
technologique spécifique de manière qu’elle vous donne aussi la sécurité
extérieure ? Êtes-vous à la recherche des deux sortes de sécurité dans quelque
espèce de connaissance ?
Vous devez vous poser toutes ces questions pour trouver, n’est-ce pas ? La
sécurité psychologique existe-t-elle ? Comprenez-vous ma question ? Je dépends
de mon mari, ou de ma femme, pour beaucoup, beaucoup de raisons — confort,
sexe, encouragements ; quand je me sens solitaire ou déprimé, il y a quelqu’un
qui me dit: : « Tout va bien, tu t’en tires très bien, comme tu es gentil », et qui
me donne une tape dans le dos, et cela me réconforte ; ainsi, je m’attache et
dépends d’elle, ou de lui. Y a-t-il de la sécurité dans cette relation ? Je vous en
prie, discutons-en.
E. — La relation est très fragile.
K. — Elle est très fragile, mais y a-t-il jamais une sécurité permanente dans
une relation Vous allez tomber amoureux — quoi que cela puisse signifier — et
pour quelques années vous serez attaché à quelqu’un, vous dépendrez l’un de
l’autre à tous égards. Et dans cette relation vous cherchez tout le temps la
continuité de ce sentiment, n’est-ce pas ? Mais, avant de vous lier complètement
dans ce nœud qu’on appelle « coup de foudre », ne devriez-vous pas vous
enquérir sur la question suivante : y a-t-il jamais la moindre sécurité dans une
relation entre des êtres humains ? Ce qui ne signifie pas une solitude désespérée
et déprimante.
Parce que vous êtes seul, que vous vous sentez mal dans la solitude,
insuffisant en vous-même, que vous avez peur de ne pouvoir vivre seul, vous
commencez progressivement à vous attacher. Et alors, qu’est-ce qui arrive ?
Quand vous êtes attaché, vous êtes également effrayé à l’idée de pouvoir perdre
ce à quoi vous êtes attaché. Cette personne peut vous quitter, tomber amoureux
de quelqu’un d’autre. Je pense donc qu’il est très important de se demander s’il y
a jamais la moindre sécurité dans une relation. Si vous découvrez qu’il n’y a
aucune sécurité dans une relation, alors vous devrez vous demander s’il y a de la
sécurité dans l’amour. Vous comprenez ? Non, vous n’avez pas compris.
D’accord, nous allons nous attaquer à cette question.
Je suis attaché à vous, je vous aime, je « tombe amoureux » de vous, je veux
vous épouser, faire l’amour, avoir des enfants et tout ce qui s’ensuit. Mais est-ce
un attachement permanent, durable ? Ou bien est-il très fragile, très chancelant,
incertain ? Je veux le rendre certain, bien qu’en réalité il soit très incertain.
D’accord ? Maintenant, nous disons qu’il y a de l’amour dans une relation. Or, y
a-t-il de la sécurité dans l’amour ? Et qu’entendons-nous par « amour » ?
Sommes-nous branchés sur la même longueur d’onde en la matière ?
Ma première question est celle-ci : est-il possible de resplendir, de
s’épanouir, de grandir, de danser et de renverser des montagnes, ou bien la vie
est-elle toujours déprimante, solitaire, misérable, violente, stupide ? Vous
suivez ? C’est la première chose que nous voulons découvrir. Et Brockwood
nous aide-t-il à nous épanouir ?
A Brockwood, nous avons des relations les uns avec les autres ; on n’y peut
rien ; on se voit mutuellement tous les jours. Et, dans ces relations, vous pourriez
tomber amoureux de quelqu’un. Oui ? Et vous vous attachez à cette personne.
Quand vous êtes attaché, vous voulez que cet attachement continue, n’est-ce pas
? Jusqu’à la fin des temps. Vous voulez découvrir s’il existe quoi que ce soit de
permanent dans cette relation. Cette relation est-elle permanente ?
Vous dites qu’elle n’est pas permanente. Comment savez-vous qu’elle n’est
pas permanente ? Vous pouvez vous marier mais, dans cette relation, y a-t-il
continuité sans aucun conflit, sans aucune dispute, sans isolement, sans
dépendance ? Vous dites que non. Mais pourquoi dites-vous cela ? Je veux
découvrir pourquoi vous le dites. Le direz-vous dans l’année qui suit votre coup
de foudre et votre mariage ? Le direz-vous ? Ou seulement au bout de cinq ans
ou d’une douzaine d’années ; allez-vous dire : « Oh, mon Dieu, il n’y a aucune
sécurité dans tout cela » ?
Et, dans cette relation d’insécurité et d’incertitude — avec la peur, l’ennui,
les habitudes, la répétition, le fait de voir la même figure encore et encore,
pendant vingt, trente, cinquante ans —, vous avez aussi à découvrir si vous allez
vous épanouir. Allez-vous grandir ? Allez-vous devenir une entité
extraordinairement belle, une entité totale ? Vous aussi, quand vous êtes soi-
disant « amoureux » — ce qui est l’expression la plus couramment utilisée, la
plus éculée —, vous avez à découvrir si vous allez vous épanouir.
E. — Tout d’abord, la relation sera peut-être davantage une relation entre
deux images.
K. — Êtes-vous en train de dire que nous avons des images de l’homme et
de la femme, et que nous voulons que ces images, ou ces photos, ou ces
conclusions se poursuivent en permanence ?
E. — Il y a tellement de choses superficielles impliquées dans cette relation
qu’il ne reste plus de temps pour enquêter dans ce qui est réel.
K. — Écoutez ! Ce dont nous parlons en premier lieu, c’est si vous
considérez comme importante la nécessite de s’épanouir — son importance, sa
vérité, sa réalité, sa beauté —, si vous considérez comme important le fait que
l’on doive s’épanouir. Est-ce que la relation, telle qu’elle existe maintenant entre
deux êtres humains, vous aide à vous épanouir ? C’est un point important.
Attendez, attendez. Et nous disons aussi que nous nous aimons l’un l’autre. Cet
amour va-t-il nourrir l’épanouissement d’un esprit humain, d’un cœur humain,
de qualités humaines ?
Nous nous demandons aussi si le fait d’être ici, à Brockwood, nous aide à
grandir, à nous épanouir, non seulement d’un point de vue technologique — le
fait de devenir un spécialiste en ceci ou en cela — mais aussi intérieurement,
psychologiquement, sous la peau, à l’intérieur de nous, de manière que rien ne
nous bloque, ne nous entrave, de manière que nous ne soyons pas névroses ou
déséquilibres, mais que nous soyons des êtres humains complets, qui grandissent
et s’épanouissent.
Maintenant, nous avons à nous demander ce qu’est l’amour. Que pensez-
vous que ce soit ? Vous aimez vos parents, et vos parents vous aiment. Du moins
ils le disent, et vous le dites aussi. Sommes-nous sur un terrain dangereux ? Le
sommes-nous ? Ma question est : « Vous aiment-ils ? » Ne répondez pas. S’ils
vous aiment, ils verront que, dès votre naissance, vous êtes libre de tout
conditionnement, que vous vous épanouissez, parce que vous êtes un être
humain. Si vous ne vous épanouissez pas, vous êtes piégé dans le monde, vous
détruisez d’autres êtres humains. Si vos parents vous aiment, ils verront que vous
êtes correctement éduqués, non seulement d’un point de vue technologique, pour
obtenir un emploi, mais aussi intérieurement, de manière que vous n’ayez aucun
conflit et ne soyez pas tués dans des guerres. Tout cela est sous-entendu quand
j’aime ma fille ou mon fils. Je ne veux pas que mon fils soit élevé et mis en
pièces en l’espace de vingt ans, avec une dalle de marbre ou une croix dans un
cimetière pourri pour solde de tout compte. Et je ne veux pas qu’il devienne
simplement un homme d’affaires de première classe, gagnant beaucoup d’argent.
Ni qu’il devienne un merveilleux spécialiste qui peut aider un peu ici et là,
extérieurement — construisant de meilleurs ponts, devenant un meilleur
médecin, faisant une meilleure médecine. Pour quoi faire ?
Alors, c’est quoi l’amour ? Que pensez-vous que ce soit ? Allez-y ! N’est-il
pas très important, pour vous, de le découvrir ? Je vous en prie. Ne voulez-vous
pas le découvrir, quand vous avez observé les gens autour de vous, vos parents,
vos grands-parents, vos amis, tout le monde autour de vous ? Ils emploient tous
le mot amour, et pourtant ils se querellent, la compétition règne, ils sont décidés
à se détruire mutuellement. Est-ce cela, l’amour ? Qu’est-ce que c’est pour vous,
alors, l’amour ?
E. — Il est difficile d’en parler parce qu’on entend toujours ce mot employé
de cette manière.
K. — Que ressentez-vous vous-même ? Parlez-en. Qu’est-ce que c’est que
l’amour pour vous ? Je suis sûr que vous utilisez beaucoup le mot amour, n'est-
ce pas ? Qu’est-ce qu’il signifie Vous connaissez le mot haine, la signification
de ce mot. Et Vous connaissez le sentiment correspondant, n'est-ce pas ?
Antagonisme, colère, jalousie — tout cela fait partie de la haine, n’est-ce pas ?
Même la compétition appartient à la haine. D’accord ? Ainsi, vous connaissez le
sentiment qui correspond au fait de haïr les gens, et vous pouvez très bien le
mettre en mots. Maintenant, est-ce que l’amour est l’opposé de cela ?
E. — Les sentiments sont opposés.
K. — Je sais. Par conséquent, pouvez-vous avoir les deux dans votre esprit,
dans votre cœur, la haine et l’amour ?
E. — Nous ne les éprouvons jamais ensemble.
K. — Collez à cela ! Avez-vous de tels sentiments, haine et amour, ensemble
? Ou bien l’un est-il gardé dans un coin, et l’autre dans un autre coin : « Je hais
quelqu’un, et j’aime quelqu’un » ? Mais, si vous avez de l’amour, pouvez-vous
haïr quelqu’un ? Pouvez-vous tuer quelque chose, tuer des gens, lancer des
bombes et faire tout le reste de ce qui arrive dans le monde ?
Donc, revenons à notre première question : ressentons-nous — à la fois
l’éducateur et celui qui est éduqué ici — la grande importance de la nécessité de
grandir, de s’épanouir, de mûrir, non seulement physiquement, mais en
profondeur, intérieurement ? Si vous ne le pouvez pas, qu’est-ce que tout cela
signifie ? Qu’est-ce que représente votre éducation ? Passer un examen et obtenir
un diplôme, obtenir un emploi et, si vous avez de la chance, avoir une maison —
tout cela va-t-il vous aider, aider un être humain, ou va-t-il nous aider
mutuellement à nous épanouir ? Vous, venez ici !
Si vous étiez ma fille ou mon fils, c’est la première chose dont je vous
parlerais. Je vous dirais : « Regarde, regarde autour de toi, regarde tes amis à
l’école, tes voisins, vois ce qui arrive autour de toi, non pas en fonction de ce
que tu aimes ou de ce que tu n’aimes pas, mais regarde simplement le fait, vois
exactement ce qui arrive, sans aucune distorsion. Les gens mariés sont
malheureux, se disputent perpétuellement, tu le sais. Les garçons et les filles ont
aussi leurs problèmes, leurs ennuis. Et vois la division des peuples, des races,
des groupes — les groupes religieux, les groupes scientifiques, les groupes
d’affaires, les groupes artistiques tout, autour de toi, est démembré. Vois-tu cela
? Et qui a démembré tout cela ? Ce sont les êtres humains qui l’ont fait. C’est-à-
dire que la pensée a fait cela. La pensée dit “je suis catholique”, “je suis juif”, “je
suis arabe” ; la pensée dit “je suis bouddhiste”, “je suis musulman”, “je suis
chrétien”. La pensée a créé cela. Ainsi donc la pensée, de par sa nature même,
dans son action même, doit produire la fragmentation, non seulement en toi-
même, mais aussi extérieurement. Vois-tu cela ? Ou est-ce trop difficile ? »
E. — Monsieur, on peut effectivement le voir ; oui, on peut le voir.
K. — Ah, non. Je pose la question à chaque personne individuellement.
Voyez-vous effectivement le fait — je vous en prie, écoutez très attentivement
— le fait que la pensée, de par sa nature même, dans son action même, doit
produire la fragmentation ? Voyez-vous le fait ? Ou bien voyez-vous l’idée ?
Lequel des deux ? Est-ce une idée ou est-ce un fait ?
K. — C’est une idée, n’est-ce pas ? Pourquoi en faites-vous une idée ? Vous
comprenez ma question ? Je dis : « Regardez autour de vous les guerres, les
terreurs, les bombes, la violence, la société compétitive et, dans chaque maison,
la perturbation permanente des relation. Voyez-vous tout cela comme un fait,
comme une réalité, ou bien est-ce une abstraction que l’on appelle “une idée” ?
Si c’est une idée, pourquoi en faites-vous une idée ? »
E. — Pouvons-nous examiner la question de savoir si la pensée est
fragmentaire ? Que pensez-vous que soit le conditionnement ? Ce n’est pas la
pensée elle-même, c 'est tout juste mécanique.
K. — Non, écoutez seulement. Pourquoi la pensée est-elle fragmentaire ?
Pourquoi est-elle démembrée en elle-même ? Non pas son résultat ; pourquoi la
pourquoi la pensée est-elle limitée en elle-même ?
E. — C’est probablement la structure de son mode de fonctionnement. C’est
le fait de prendre quelque chose du passé et de le comparer avec autre chose.
K. — La pensée n’est-elle pas le résultat du temps ? Soyez-en sûr ;
n'acquiescez pas ; observez seulement, découvrez ! La pensée n’est-elle pas le
résultat du mouvement du temps ? C’est-à-dire que la pensée est mémoire, la
réaction de la mémoire. Voyez-vous cela ? La mémoire, l’expérience, la
connaissance — tout ce qui est dans le passé — ne sont-elles pas modifiées dans
le présent avant de se poursuivre ? Ainsi, tout cela est un mouvement du temps,
n’est-ce pas ? Et parce que c’est du passé, ce doit être fragmentaire. La pensée
ne peut jamais être le tout.
Regardez, j’ai appris l’anglais ; cela m’a pris quelques années pour
l’apprendre et l’enregistrer dans mon cerveau les mots, la syntaxe, la manière
d’agencer les phrases. Tout cela a pris du temps, n’est-ce pas ? Et toute pensée
surgissant de cette période est limitée, n’est-ce pas ? Ainsi donc, la Pensée n’est
pas un tout, n’est pas achevée. La pensée ne peut jamais être complète parce
qu’elle est toujours limitée. Je vous en prie, voyez cela non pas comme une idée,
mais comme une réalité. Nous avons dit que la pensée était la réaction de la
mémoire. La mémoire est enregistrée dans le cerveau par l’expérience et par la
constante accumulation de connaissances. Et, quand on vous demande quelque
chose, la mémoire réagit. D’accord ? Ainsi donc, la pensée doit être limitée
parce que la mémoire est limitée, que les connaissances sont limitées et que le
temps est limité. Voyez-vous cela ?
La pensée a créé les problèmes dans le monde. Vous êtes Hollandais, je suis
Allemand, vous êtes Britannique, il est Chinois. C’est la pensée qui a créé cette
division. La pensée a créé les religions : la pensée dit « Jésus est le plus grand
sauveur » ; allez en Inde et ils disent « nous avons notre Dieu, qui est bien
meilleur que le vôtre ». La pensée a créé leur dieu, comme la pensée a créé celui
des chrétiens. Ainsi donc, la pensée a créé les guerres et les instruments de la
guerre. La pensée est responsable de tout cela. D’accord ?
E. — Toutes ces idées, dont vous avez donné des exemples...
K. — Ce n’est pas une idée, c’est un fait.
E. — Oui, oui, mais poursuivez.
K. — Pas de « oui, oui, poursuivez ». Je ne vais pas poursuivre. Je vais
coller à cela jusqu’à ce que vous le voyiez. Ne soyez pas impatient avec moi. Je
vous demande si vous voyez le fait que vous êtes Indonésien et que je suis de
l’Inde. Nous avons des couleurs et des cultures différentes, mais qu’est-ce qui a
créé la division ?
E. — Le conditionnement de l’idée, non pas la pensée elle-même. Je connais
la différence, mais je ne m’en soucie pas.
K. — Vous pouvez ne pas vous en soucier, mais les gens qui se haïssent
mutuellement s’en soucient.
E. — Il y a quelque chose derrière la pensée.
K. — Qu’est-ce qu’il y a derrière la pensée ? Le conditionnement. Mes
parents m’ont dit : « Tu es brahmane, tu es hindou », et vos parents vous ont dit :
« Tu es chrétien ».
E. — Il y a l’instinct d’appartenance à un groupe.
K. — L’instinct d’appartenance à un groupe — pourquoi ? Parce que c’est
beaucoup plus sûr d’appartenir à une communauté ?
E. — C’est là l’ennui.
K. — Parce que vous vous êtes identifié à un petit groupe. Pourquoi ne vous
identifiez-vous pas à l’être humain total, avec tous les êtres humains du monde ?
Pourquoi le petit groupe ?
Je suis en train de vous montrer que la pensée a créé tous ces problèmes —
humains, psychologiques et mondiaux. On ne peut le nier. Voyez-vous cela
comme un fait, et non pas comme une idée, un fait du même ordre que quand
vous avez mal aux dents ? Vous ne dites pas : « C’est une idée ; je pense à mon
mal de dents ! »
Exprimons cela de la manière suivante : la pensée est-elle amour ? Le fait de
penser peut-il produire de l’amour ? Je vous en prie, discutons cela, qu’est-ce
que vous en dites ?
E. — Si vous aimez quelqu’un, il vous faut penser.
K. — Non, je vous demande si l’amour peut être cultivé par la pensée.
E. — C’est un autre conditionnement.
K. — Vous ne répondez pas. Nous avons dit que la pensée est fragmentaire.
D’accord ? Elle sera toujours fragmentaire. Les Nations unies sont
fragmentaires, réunies par la pensée. Maintenant, je pose la question : la pensée
étant fragmentée et, dans son activité comme dans son action, elle doit produire
la fragmentation -, peut-elle cultiver, produire l'amour ? Qu'en dites-vous ?
E. — Non.
K. — Quand vous dites « non », soyez prudent. Je vais vous faire trébucher
là-dessus ! Quand vous dites « non », est-ce de nouveau une idée, ou est-ce une
réalité ? Si c’est une réalité, alors, là où il s’agit d’amour, il n’y a pas de
mouvement de pensée. Comprenez-vous cela, non pas là-haut [il se touche le
front], mais en profondeur, intérieurement ?
E. — Qu’entendez-vous par « en profondeur »
K. — Attention, soyez prudent. Si l’amour n’est pas pensée, s’il n’est pas
fondé sur la pensée, alors, qu’est-ce que la relation ? Si la pensée n’est pas
amour, alors, qu’est notre relation ? Quelle est la relation qui est maintenant
fondée sur la pensée ?
Si la pensée n’est pas amour, alors, que faites-vous de la relation effective
que vous avez maintenant ?
Je me dis à moi-même que je vois le fait — non pas l’idée, le fait — que la
pensée n’est pas l’amour. Mais je suis marié, j’ai des enfants, j’ai ma femme, ma
mère ; nous avons des images les uns des autres, des relations interactives. Ces
relations interactives sont l’action d’images que j’ai construites à propos de ma
mère, de ma femme, de mes enfants. Et c’est cela que j’appelle « amour ». Or, je
dis que je vois que ces relations sont fondées sur l’image. Et je vois aussi très
clairement que l’amour n’est pas le produit de la pensée, que l’amour ne peut pas
être pensée. Alors, qu’est-ce qui arrive à ma relation avec ma mère, ma femme,
mes enfants ? Cela est-il trop difficile ?
E. — Comment voyez-vous cela ?
K. — Que voulez-vous dire quand vous me demandez comment je vois cela
? Il n’y a pas de « comment » ce n’est pas une chose mécanique, mon vieux. Ne
voyez-vous pas cela réellement ? Soyez simple. Qu’est-ce que vous voyez ?
E. — Eh bien, comme vous dites, l’amour n’a rien à voir avec la pensée.
K. — L’amour n’a rien à voir avec la pensée — point. Parce que je vois très
clairement que la pensée est un mouvement en fragmentation. C’est un fait, c’est
une réalité, non pas une idée. Mais je suis marié, j’ai une femme, j’ai des
enfants. Quand je réalise comme un fait réel que mes relations ont été fondées
sur des images, sur la pensée, qu’est-ce qui se passe ? Certains d’entre vous
comprennent-ils ce que je suis en train de dire ?
E. — Êtes-vous en train de dire que l’amour que je connaissais auparavant,
je veux dire la relation entre des images qu’on a l’habitude d’appeler « amour »,
est différent de cela ?
K. — Faites attention, je l’ai dit et répété. Je « suis tombé amoureux » et je
suis marié ; je suis marié depuis un certain nombre d’années, j’ai des enfants et
j’ai une image de ma femme. Je l’ai créée, d’accord ? Elle m’a chamaillé, elle
m’a rudoyé, elle m’a dominé ; ou bien je l’ai dominée, je l’ai malmenée. Il y a
cette interaction qui continue, sexuellement, etc. J’ai bâti une image d’elle et elle
a bâti une image de moi. C’est un fait. C’est-à-dire que cette construction
d’images est le mouvement de la pensée. A moins que vous ne voyiez cela, ne
bougez pas de là ! Or, vous venez me dire que la pensée est un mouvement de
fragmentation. Vous m’expliquez très soigneusement pourquoi il en est ainsi —
parce qu’elle est liée au temps, liée à la mémoire, liée à la connaissance, et par
conséquent très limitée. Je vois cela. Et la démarche suivante est, quand j’ai vu
cela en relation avec ma mère, avec ma femme, avec mes enfants : que vais-je
faire ? Certains d’entre vous ont-ils vu cela ?
Qu’est-ce qui arrive quand je réalise que ma relation avec ma femme, ou
avec ma fille, ou avec mon fils, ou avec qui que ce soit, est un mouvement de
temps et de fragmentation ? Si vous voyez cela, alors, qu’est-ce que c’est que
l’amour ? L’amour est-il la même chose que cela ? L’amour est-il une
fragmentation, une image, un souvenir ?
E. — A la première sensation d’être amoureux, on voit quelque chose de
beau. Alors, on aimerait cristalliser cela.
K. — Vous voyez quelque chose de beau ? Vraiment ? Ne dites pas oui.
Voyez-vous effectivement quelque chose de beau ? Quand vous regardez un
arbre, ou une femme, ou un homme, ou un nuage, ou un plan d’eau, vous voyez
combien c’est extraordinairement beau et vous restez avec cela ? Le voyez-vous,
ou bien est-ce une idée que c’est beau ?
E. — Sur le moment, je le vois réellement.
K. — Qu’est-ce qui se passe sur le moment ?
E. — Il n’y a pas de mots.
K. — Ce qui veut dire quoi ? Pas de pensée, d’accord ? Ainsi, la beauté a
lieu quand il n’y a pas de mouvement de pensée. Vous êtes d’accord avec ça ?
[Approbation de la tête.] Ah, vous êtes d’accord avec ça. Pourquoi ? Vous êtes
tout entier dans cela ? Comme c’est extraordinaire ! Quand vous voyez quelque
chose de beau, il y a absence de pensée. Maintenant, pouvez-vous rester là sans
vous éloigner, tester en cet instant à observer ce nuage ? Il n’y a pas de pensée
en opération, ainsi il n’y a pas de bavardage. La pensée est totalement absente
quand vous voyez quelque chose de très beau.
Observez attentivement; s’il vous plaît, écoutez. Ce nuage, par sa lumière,
par son immensité, vous a transporté. D’accord ? Le nuage vous a absorbé. Ce
qui veut dire que, dans cette absorption, vous êtes absent. Voyez-vous cela ?
Démarche suivante : un enfant est absorbé par un jouet. Enlevez-lui le jouet et il
revient à sa malice. C’est exactement ce qui est arrivé. Le nuage vous a absorbé
et, quand il s’en va, vous revenez à vous-même. D’accord ?
Maintenant, sans être absorbé par une montagne, par un nuage, par un arbre,
par le chant d’un oiseau, par la beauté du paysage, pouvez-vous être totalement
vide en vous-même ? Comprenez-vous ? Supprimez le jouet, et l’enfant retombe
dans sa malice, ses hurlements et ses cris, mais donnez-lui un autre jouet et le
jouet de nouveau le transporte. Je vous le demande, sans le jouet, et par
conséquent sans rien pour vous absorber, peut-il y avoir une absence de vous-
même ? Oh, répondez à cela ; trouvez. Voyez la beauté de cela.
Ainsi donc, la beauté est quand vous n’êtes pas. La beauté est quand la
pensée est absente.
Ainsi donc, l’amour n’est pas pensée, n’est-ce pas ? Commencez-vous à voir
la connexion ? Je ne la discuterai pas. Si vous voyez la connexion, abandonnez-
la.
Je vous aime, vous m’avez absorbé, je vous veux, vous avez l’air gentil, vous
sentez bon, vous avez de beaux cheveux, mes glandes exigent toute sorte de
choses, sexe, etc. Je suis tombé amoureux de vous, cela est absorption. Je
m’accroche à vous. Mais mon vieux moi s’affirme avec le temps et dit : oui, elle
était très gentille il y a deux ans, mais maintenant je ne l’aime plus. Je suis
tombé amoureux de son visage, mais maintenant, voyez ce qui est arrivé !
Je vous en prie, voyez la vérité de ceci : que, là où il y a beauté, il y a
absence totale de pensée. Ainsi donc, l’amour est l’absence totale du « moi ».
D’accord ? Pigé ? Si vous avez pigé, vous avez bu à la source de la vie.
E. — La sensation inclut-elle le fait d’être absorbé, ou bien est-ce juste un
autre mot ?
K. — Qu’est-ce que la sensation S’il n’y a pas de pensée, avez-vous des
sensations Examinez la chose soigneusement. La beauté est-elle sensation ?
Nous avons dit que la beauté est sans pensée. Et y a-t-il une sensation quand il
n’y a pas de pensée ? Abandonnez tout le reste ; saisissez-vous de l’amande, de
la chair, de l’intérieur, au lieu de rassembler tous les détails. Les détails pourront
venir plus tard. Voyez la vérité de cette unique chose, qui est la suivante : là où il
y a beauté, il n’y a pas de pensée. Là où il y a amour, il y a absence du « moi »
qui bavarde, qui bavarde avec ses problèmes, son anxiété et sa peur. Quand il y a
absence du moi, il y a amour. D'accord ?
E. — Vous contemplez un nuage, le nuage passe, et vous retombez en vous-
même.
K. — C’est exact. Quand vous voyez un nuage, ou quelque chose de beau,
un oiseau volant dans le ciel, votre bavardage cesse, n’est-ce pas, parce que ce
que vous voyez est beaucoup plus intéressant ? Quand vous voyez un film, vous
ne ruminez pas tous vos problèmes, vos inquiétudes, vos peurs. Vous êtes
simplement: absorbé par lui, n’est-ce pas ?Arrêtez le film et vous retombez en
vous-même ! Non ?
E. — D’une certaine manière. On commence à voir cela.
K. — Poussez cela beaucoup plus loin : les idées sont vos jouets, les idéaux
sont vos jouets, les religions sont vos jouets, et ils vous transportent. Mais dès le
moment où ces choses sont mises en question, dérangées, vous retombez en
vous-même et vous êtes effrayé.
E. — N’y pas une chose qui en soit excepté, excepté du monde des jouets ?
K. — Je vous l’ai montré.
E. — Oui mais...
K. — Pas de « oui mais » ! Je vais coller à cela. Nous avons dit — je vous en
prie, écoutez attentivement — que la pensée a créé ce monde. Les guerres,
l’homme d’affaires, le politicien, l’artiste ; la société de l’escroquerie a fait tout
cela. La société est notre relation mutuelle, qui est fondée sur la pensée. Ainsi, la
pensée est responsable de cet grabuge. En est-il ainsi ? Ou est-ce une idée ? Si
vous dites que c’est une idée, c’est que vous ne regardez pas les faits réels ?
D’accord ? Maintenant, écartez-vous. La pensée, avons-nous dit, est fragmentée
; tout ce qu’elle fera se fragmentera. Voyez-vous cela comme une réalité, comme
quelque chose de réel, comme vous me voyez . « Me » n est pas une idée : je
suis assis ici. Vous pourriez avoir envie d’en faire une idée, mais le fait réel est
que je suis assis ici.
E. — Tout cela n’est que pensée mécanique, mais y derrière elle quelque
chose qui l’utilise ?
K. — Seule la pensée mécanique existe. Quand cesse cette pensée
mécanique, alors, il y a quelque chose d’autre. Mais vous ne pouvez pas dire : «
Oui, cela est mécanique, examinons l’autre sorte de pensée. » La pensée doit
s’arrêter. Et elle s’arrête quand vous voyez la beauté, quelque chose comme une
vaste chaîne de montagnes avec des pics couverts de neige. Leur majesté, leur
grandeur vous transportent. Et, quand cette montagne n’est pas là, vous êtes de
retour avec vos querelles, avec vos pensées. C’est tout.
Je vous dis donc : « Je vous en prie, découvrez, asseyez-vous, méditez,
rentrez dans cela pour vous-même : là où il y a beauté, il y a absence totale de
cette pensée malfaisante. Et l’amour est comme cela également. »
E. — Tout cela est très bien, mais...
K. — Tout cela est très bien, comme vous dites, mais il faut que je retourne
chez mon oncle, chez ma tante, ma mère et ma grand-mère, et: il faut que je
gagne de l’argent. C’est notre problème à tous. Alors, qu’est-ce que vous allez
faire ? Quand vous réalisez, quand vous voyez effectivement ceci excepté dans
les questions pratiques et technologiques, la pensée est la chose la plus
malfaisante, la chose la plus mortelle dans les relations parce qu’elle détruit
l’amour — alors, qu’est-ce que vous allez faire ? Il vous faut gagner de l’argent,
gagner votre vie ; cela exige la pensée, donc, vous allez exercer là votre pensée.
Quand vous devez aller chez le dentiste, vous exercez votre pensée. Quand vous
avez un costume à acheter, une robe, vous comparez ; cela requiert la pensée.
Mais vous réalisez que la pensée est mortelle dans les relations. C’est tout.
Paix.
Un Dialogue avec Soi-même
Je réalise que l’amour ne peut exister quand il y a jalousie ; que l’amour ne
peut exister quand il y a attachement. Or, est-il possible pour moi d’être libéré de
la jalousie et de l’attachement ? Je réalise que je n’aime pas. C’est un fait. Je ne
vais pas me tromper moi-même ; je ne vais pas donner le change à ma femme en
prétendant l’aimer. Je ne sais pas ce qu’est l’amour. Mais je sais très bien que je
suis jaloux et je sais très bien que je suis terriblement attaché à elle et que, dans
cet attachement, il y a de la peur, il y a de la jalousie, de l’anxiété ; il y a un sens
de la dépendance. Je n’aime pas dépendre, mais je dépends parce que je me sens
seul ; je suis ballotté au bureau, à l’usine, puis je rentre à la maison et je veux
goûter le confort et la compagnie pour échapper à moi-même. Maintenant, je me
demande : comment vais-je être libéré de cet attachement ? Je ne prends cela que
comme exemple.
Tout d’abord, je veux fuir la question. Je ne sais pas comment cela va se
terminer avec ma femme. Quand je serai vraiment détaché d’elle, il se peut que
ma relation à elle change. Il se pourrait qu’elle fût attachée à moi et que je ne
fusse pas attaché à elle, non plus qu’à aucune autre femme. Mais je vais
enquêter. Ainsi, je ne vais pas fuir ce qui, je l’imagine, pourrait être la
conséquence de ma libération totale de tout attachement Je ne sais pas ce qu’est
l’amour, mais je vois très clairement, très précisément, sans le moindre doute,
que l’attachement à ma femme signifie jalousie, possession, peur, anxiété, et je
veux me libérer de tout cela. Alors, je commence à m’enquérir ; je cherche une
méthode et je me fais prendre dans un système. Un certain gourou me dit : « Je
vais vous aider à vous détacher ; faites ceci et cela ; pratiquez ceci et cela. »
J’accepte ce qu’il dit parce que je vois l’importance d’être libre et qu’il me
promet que, si je fais ce qu’il dit, j’aurai une récompense. Mais je vois de cette
façon que je cherche une récompense. Je vois combien je suis stupide en voulant
me libérer et en m’attachant à une récompense.
Je ne veux pas être attaché et, pourtant, je me retrouve attaché à l’idée que
quelqu’un — ou un livre, ou une certaine méthode — me récompensera par la
libération de l’attachement. Ainsi, la récompense devient un attachement. Ainsi,
je me dis : « Regarde ce que tu as fait ; sois prudent, ne tombe pas dans ce piège.
» Qu’il s’agisse d’une femme, d’une méthode ou d’une idée, c’est encore de
l’attachement. je suis très circonspect maintenant, car j’ai appris quelque chose :
à ne pas troquer l’attachement contre quelque chose d’autre qui est encore de
l’attachement.
Je me demande : « Que vais-je faire pour me libérer de l’attachement ? »
Quelle est ma motivation quand je veux être libéré de l’attachement ? N’est-ce
pas que je veux atteindre un état où il n’y a ni attachement, ni peur, etc. ? Et je
réalise soudain que la motivation donne la direction et que la direction va dicter
ma liberté. Pourquoi avoir une motivation ? Qu’est-ce qu’une motivation ? Une
motivation est un espoir ou un désir d’accomplir quelque chose. Je vois que je
suis attaché à une motivation. Ce n’est plus seulement ma femme, ce n’est plus
seulement mon idée, la méthode, mais aussi ma motivation qui est devenue mon
attachement ! Ainsi donc, je fonctionne en permanence à l’intérieur du domaine
de l’attachement — la femme, la méthode et la motivation pour accomplir
quelque chose dans le futur. A tout cela je suis attaché. Je m’aperçois qu’il s’agit
d’une chose extraordinairement complexe. Je n’avais pas réalisé que me libérer
de l’attachement impliquait tout cela. Maintenant, je vois cela aussi clairement
que je vois sur une carte les routes principales, les routes secondaires et les
villages. Je vois cela très clairement. Alors, je me dis à moi-même : «
Maintenant, est-il possible pour moi de me libérer du grand attachement que j’ai
pour ma femme, et aussi de la récompense que je pense recevoir, et également de
ma motivation ? » A tout cela je suis attaché. Pourquoi ? Est-ce que je suis
insuffisant en moi-même ? Est-ce que je suis très, très seul, et que par
conséquent je cherche à fuir ce sentiment d’isolement en me tournant vers une
femme, une idée, une motivation, comme si je devais me cramponner à quelque
chose ? Je vois qu’il en est ainsi. Je suis solitaire et je fuis, à travers mon
attachement à quelque chose, ce sentiment d'extraordinaire isolement.
Ainsi, j’ai envie de comprendre pourquoi je me sens abandonné, car je vois
que c’est cela qui me rend attaché. Ce sentiment d’abandon m’a forcé à fuir par
l’attachement à ceci ou à cela, et je m’aperçois que, aussi longtemps que je me
sentirai abandonné, la même séquence se répétera. Qu’est-ce que cela signifie
que de se sentir abandonné ? Comment cela se produit-il ? Est-ce instinctif,
hérité, ou bien est-ce produit par mon activité quotidienne ? Si c’est un instinct,
si c’est hérité, cela fait partie de mon destin ; je ne suis pas à blâmer. Mais,
comme je n’accepte pas cela, je mets les choses en question... et je reste avec la
question. J’observe et je n’essaie pas de trouver une réponse intellectuelle. Je
n’essaie pas de dire à la solitude ce qu’elle devrait faire, ou ce qu’elle est ;
j’observe pour qu’elle me le dise. Il existe une vigilance pour que le sentiment
d'abandon se révèle. Il ne se révélera pas si je fuis, si je suis effrayé, si je lui
résiste. Alors, je l’observe. Je l’observe de manière qu’aucune pensée
n’interfère. L’observation est beaucoup plus importante que l’arrivée de la
pensée. Et, parce que toute mon énergie est mobilisée par l’observation de ce
sentiment d’abandon, la pensée ne se présente pas. L’esprit est défié et il doit
répondre. Étant défié, il est en crise. En état de crise, vous avez une grande
énergie, et cette énergie reste sans être affectée par l’interférence de la pensée.
C'est là un défi auquel il faut répondre.
J’ai commencé par avoir un dialogue avec moi-même. Je me suis demandé
quelle était cette chose étrange qu'on appelle amour ; tout le monde en parle,
écrit à son sujet — tous les poèmes et les images romantiques, le sexe et tous ses
autres domaines. Je demande : l’amour existe-t-il ?Je vois qu'il n'existe pas
quand il y a jalousie, haine, peur. Ainsi, Je ne suis plus concerné par l’amour ; je
suis concerné par « ce qui est », ma peur, mon attachement. Pourquoi suis-je
attaché ? Je vois que l’une des raisons — je ne dis pas que c’est la seule — est
que je me sens désespérément abandonné, isolé, solitaire. Plus je vieillis, plus je
me sens isolé. Alors, j’observe mon sentiment d’abandon. C’est un défi ou le
découvrir et, parce que c’est un défi, toute l’énergie est là pour répondre. C’est
simple. S’il arrive quelque catastrophe, un accident ou quoi que ce soit, c’est un
défi, et j’ai l’énergie pour y faire face. Je n’ai pas à me demander : « Où est-ce
que je puise cette énergie ? » Quand la maison est en flammes, j’ai l’énergie
pour bouger, une énergie extraordinaire. Je ne me rassois pas en disant : « Eh
bien, il faut que je trouve cette énergie », et en attendant ; toute la maison aura
brûlé pendant ce temps-là.
Ainsi donc, il y a cette énergie extraordinaire pour répondre à la question de
savoir pourquoi il y a ce sentiment d’abandon. J’ai rejeté les idées, suppositions
et théories selon lesquelles il est héréditaire ou instinctif. Tout cela ne signifie
rien pour moi. Le sentiment d’abandon est « ce qu’il est ». Pourquoi y a-t-il ce
sentiment d’abandon que traverse tout être humain, d’une façon superficielle ou
plus profondément, pour peu qu’il soit conscient ? Pourquoi prend-il naissance ?
Est-ce que c’est l’esprit qui fait quelque chose qui le produit rejeté les théories
sur l’instinct et l’hérédité et je demande : est-ce l’esprit, le cerveau lui-même, qui
produit cette solitude, ce total isolement ? Est-ce le mouvement de la pensée qui
fait cela ? Est-ce que c’est la pensée, dans ma vie quotidienne, qui crée ce
sentiment d’isolement ? Au bureau, je m’isole parce que je veux devenir le grand
patron — et par conséquent ma pensée travaille constamment à s’isoler. Je vois
que la pensée opère tout le temps pour se rendre supérieure ; l’esprit s'efforce de
se diriger vers cet isolement. Aussi le problème est-il le suivant : pourquoi la
pensée fait-elle cela ? Est-ce la nature de la pensée que de travailler pour elle-
même ? Est-ce la nature de la pensée que de créer cet isolement ? C’est
l’éducation qui produit cet isolement ; elle m’assure une certaine carrière, une
certaine spécialisation et, ainsi, m’isole. La pensée, étant fragmentaire, étant
limitée et liée au temps, crée cet isolement. Dans cette limitation, elle a trouvé la
sécurité en disant : « J’ai une carrière particulière dans ma vie ; je suis professeur
; je suis parfaitement en sécurité.» Mon problème est alors le suivant : pourquoi
la pensée le fait-elle ? Est-ce dans sa nature même de faire cela ? Quoi que fasse
la pensée, ce doit être limité.
Maintenant, le problème est le suivant : la pensée peut-elle réaliser que, quoi
qu’elle fasse, ce qu’elle fait est limité, fragmenté, et par conséquent isolant, et
que tout ce qu’elle fera sera ainsi ? C’est là un point très important : la pensée
elle-même peut-elle réaliser ses propres limitations ? Ou est-ce moi qui lui dis
qu’elle est limitée ? Cela, je le vois, est très important à comprendre ; c’est la
quintessence de la question. Si la pensée réalise elle-même qu’elle est limitée, il
n’y aura alors aucune résistance, aucun conflit elle dit : « Je suis cela. » Mais si
c’est moi qui lui dis qu’elle est limitée, alors elle devient séparée de la limitation.
Alors je lutte pour surmonter la limitation ; par conséquent, il y a conflit et
violence, et non amour.
Ainsi donc, la pensée réalise-t-elle d’elle-même qu’elle est limitée ? Je dois
le découvrir. Je suis défié. Parce que je suis défié, j’ai une grande énergie. En
d’autres termes, la conscience réalise-t-elle que son contenu est elle-même ? Ou
bien est-ce que j’ai entendu quelqu’un d’autre dire : « La conscience est son
contenu ; son contenu constitue la conscience » Par conséquent, je dis : « Oui, il
en est ainsi. » Voyez-vous la différence entre les deux ? La seconde version,
créée par la pensée, est imposée par le « moi ». Si j’impose quelque chose à la
pensée, alors il y a conflit. C’est comme un gouvernement tyrannique imposant
quelque chose à quelqu’un ; mais ici ce gouvernement est ce que j’ai créé.
Ainsi, je me demande si la pensée a réalisé ses propres limitations. Ou fait-
elle semblant d’être quelque chose d’extraordinaire, de noble, de divin ?
Ce qui est un non-sens, puisque la pensée est fondée sur la mémoire. Je vois
qu’il faut la clarté sur ce point : qu’il n’y a pas d’influence extérieure imposant à
la pensée de dire qu’elle est limitée. Alors, comme rien n’est imposé, il n’y a pas
de conflit elle réalise simplement qu’elle est limitée ; elle réalise que, quoi
qu’elle fasse son adoration de « Dieu », etc. —, ce qu’elle fait est limité,
insignifiant, de pacotille, même si elle a créé de merveilleuses cathédrales dans
toute l’Europe pour y pratiquer l’adoration.
Ainsi, il y a eu dans ma conversation avec moi-même la découverte que le
sentiment d’abandon est créé par la pensée. La pensée a maintenant réalisé à
propos d’elle-même qu’elle est limitée et qu’ainsi elle ne peut résoudre le
problème de la solitude. Étant donné qu’elle ne peut pas résoudre le problème de
la solitude, cette dernière existe t-elle ? La pensée a créé ce sens de la solitude,
ce vide parce qu’elle est limitée, fragmentaire, divisée et, quand elle réalise cela,
la solitude n’est pas, et par conséquent on est libéré de l’attachement. Je n’ai rien
fait. J’ai observé l’attachement, ce qu’il implique — avidité, peur, solitude, tout
cela — et, en le traquant, en l'observant, non pas en l’analysant mais en le
regardant simplement, j’ai découvert que la pensée a fait tout cela. La pensée,
parce qu’ elle est fragmentaire, a créé cet attachement. Quand elle le réalise,
l’attachement cesse. Aucun effort n’est fait. Dès qu’il y a effort, le conflit
revient.
Dans l’amour, il n‘y a pas d’attachement ; s’il y a attachement, il n’y a pas
d’amour. Il y a eu la suppression du principal facteur par la négation de ce qui
n’est pas, par la négation de l’attachement. Je sais ce qu’elle signifie dans ma vie
quotidienne : aucun souvenir de ce que ma femme, ma petite amie ou mon voisin
ont pu me faire pour me blesser ; aucun attachement à une image que la pensée a
créée à leur propos — comment ils m’ont malmené, comment ma femme m’a
réconforté, comment j’ai eu du plaisir sexuel, toutes ces différentes choses dont
le mouvement de la pensée a créé des images. L’attachement à ces images s’en
est allé.
Et il y a d’autres facteurs : dois-je les prendre en compte l’un après l’autre ?
Ou tout cela a-t-il disparu ? Dois-je enquêter — comme je l’ai fait pour
l’attachement — à propos de la peur, du plaisir et du désir de confort ? Je vois
que je n’ai pas à enquêter sur ces divers facteurs. Je le vois d’un coup d’œil. J’ai
saisi.
Ainsi, par la négation de ce que l’amour n’est pas, l’amour est. Je n’ai pas
besoin de me demander ce qu’est l’amour. Je n’ai pas besoin de courir après lui.
Si je cours après lui, ce n’est pas de l’amour, c’est une récompense. Ainsi, dans
cette enquête, j’ai supprimé lentement, soigneusement, sans distorsions, sans
illusions, tout ce qu’il n’est pas — et l’amour est.
Achevé d’imprimer en octobre 2002 sur les presses de la Nouvelle Imprimerie Laballery 58500 Clamecy
Dépôt légal : octobre 2002 Numéro d’impression : 210061 Imprimé en France

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