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CAMILLE LEMONNIER
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Vie Secrète j
PARIS
PAUL O L L E N D O R F F , ÉDITEUR
28 bis, RUK DU R I C H R L I E U , 28 bis
1898
DroiM Je traduction et de reproduction réserves pour tous les pays
v compris la Suède et la Non
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La Vie Secrète
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I>WIK- DE V O L ü P T é S .
Lv F I N DES BOURGEOIS.
CLAUDINE LAMOUR.
L'ARCHE.
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CAMILLE LEMONNIER
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Vie Secrète
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PARIS
PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
2 8 bis, RUE DE RICHELIEÜ, 2 8 bis
1898
Droit» de traduction et de reproduction reiervés pour tous es pays
y compris la Suède et la Norvè^t*.
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LAODICE
4 LA VIE SEGRÉTE
ment a la connaitre. Comme elle était tres
belle, il me parut naturel qu-il eüt sacrifié Ie
lien qui nous unissait a cel autre plus fort et
qui noua leurs jours. J'en souü'ris d'abord uu
peu de teinps; mais quand, a mon tour, j'ap-
prochai Laodice, son charme égalisa ma peine.
Je compris que, moi non plus, je n'aurais
point hésité a Lmmoler 1'amitié a 1'amour, et
je pardonnai a 1-udore, je pardonnai bien plus
a Laodice Ie mal qu'ils m'avaient fait 1'un et
1'autre.
Ce fut elle qui me rappela la première; elle
n'eut pas besoin de longues paroles : elle me
sourit; déja je me sentais vaincu et je lui sou-
riais moi-même. Il me sembla que jamais je
n'avais aimé autant Eudore. Il apparut; nous
nous. embrassames tendrement comme après
un voyage. Et ensuite je pris la main de Lao-
dice, je la joignis a celle d'Eudore et les tins
toutes deux unies dans les miennes. Il ne
nous fut pas nécessaire de parier pour nous
comprendre. Un air léger d'après-midi, sous
les ombrages de 1'été, se raêla a la douceur de
eet instant, comme Ie conseil subtil de vivre
ensemble d'un pareil coeur charme. Des touf-
• _ »
LA VIE SECRÈTK 5
1
fes de roses fleurissaient Ie jardin; leur arome
parfuma 1'heure divine; il émanait bien plus
de la présence de Laodice; et la musique frêle
d'une girande sembla venir d'une région qui
n'était pas sur la terre et oü déja nous avaient
précédés nos ames. Lentement Ie soir tomba;
de son bras nu sous les dentelles, elle nous I
raontra Ie ciel fleuri de roses comme Ie jardin.
Peut-être une pensee d'éternité se mêlait a ce
geste; je ne Ie compris pas tout de suite. Je la
regardai, je regardai ensuite Eudore. Ses yeux
se mouillèrent, il me tint un long temps serre
contre lui. Il me dit : « Le jour ne meurt que
pour renaitre, ó Sosthène; et les roses du cou- m
chant sont les mêmes que celles du matin.
Que notre amitié soit éternelle comme les
invisiblès Forces qui éternisent la vie! » A
km tour, il prit la main de Laodice et la joi-
gnit a la mienne entre ses doigts; et je com-
pris que le geste de Laodice, en nous montrant
le ciel, nous avait fait voir par analogie celui
qui était en nous et nous venait de la com-
munion de nos pensees.
La beauté des cboses et leur correspondance
mystérieuse avec 1'ame me furent rendues
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6 LA VIE SEGKÈTE
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8 LA VIK SECRÉTE
12 LA VIE SEGRÉTE
• mains, la transporter dans la maison. Jene-
m'en allai qu'après qu'elle se fut endormie;
je restai moi-mème accablé d'une peine déli-
cieuse comme pour un ciel rapproché et qui
s'est refermé. Jamais je n'aimai autant Eu-
dore; il me parut plus prés de moi a travers
Ie baiser de Laodice; et déja j'aimais Laodice,
je croyais encore n'aimer qu'Eudore.
Je la revis Ie lendemain; elle s'appuyait a
son bras; tous deux longtemps m'avaient
en vain cherché dans Ie pare; je m'étais en-
foncé dans un bosquet plus ombreux, qui
n'était pas celui vers lequel, d'habitude, nous
menaient nos pas. Elle me tendit en souriant
la main; je n'osais regarder sa bouche; et
Eudore me dit qu'ils avaient tous deux pensé
a moi pendant leur sommeil. « Cher Sos-
thène, nous étions a trois comme une même
flamme brülant d'un feu unique. Nos aniea
consumées de trop s'aimer s'étaient changées
en ce feu qui ne pouvait s'éteindre. » Laodice
alors fit remarquer que c'était la une analo-
gie avec lc météore qui un instant avait tenu
nos vies rapprochées et suspendues. « Moi
aussi, Laodice, lui dis-je... » Mais la parole
LA VIE SEGRÊTE 13
I
de nos rapprochements; en les prodiguant a
mon ami, c'était a Laodice que je les rappor-
i
tais; et je ne les séparais pas dans ma pen-
see. J'étais malheureux loin de lui; mème
auprès de Laodice, s'il demeurait trop long-
temps absent, ma joie regrettait sa présence,
et je ne me consolais pas non plus si Laodice
tardait a m'apparaitre. Il en allait ainsi d'eux-
mêmes: nous n'étions heureux qu'en nous
retrouvant réunis comme si, jusqu'ïi ce mo
ment, une part de nous s'en fut allee et nous
manquat. Nous vivions par la d'une mème vie
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14 LA VIE SECRKTE
1
d'un ami, ó Sosthène, ne suffit a vous faire
demeurer, penseza celle... » Elle ne put ache-
ver et je compris qu'elle m'aimait... « O Lao-
dice, chère Laodice, m'écriai-je, j'eussr été
bien plus a plaindre moi-mème. Allez dire a
Eudore que je préféré 1'amitié qui me fit dé-
couvrir Ie bonheur a toutes les autres décou-
vertes auxquelles 1'amitié n'aurait point de •ai
part. » lille me pressa dans ses bras comme
Peut fait Eudore lui-même ; et 1'amitié et 1'a-
mour me payèrcnt de leur être resté fidele
dans un moment oü je fus si prés de leur
n
manquer.
Jamais je ne songeai a posséder cette adini-
rable femme; j'aurais trop cruellement res-
senti un tel outrage a 1'amitié qui me 1'avait
donnée. Je la possédai bien mieux en ne ces-
q
sant de mériter la confiance d'Eudore. Lui-
même, joj l'appris un jour,Taiiu de conserver
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16 LA VIE SEGRÉTE
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OMBRES AMOUREUSES
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A Ociave U^annc.
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Oh! c'est une étrange et triste histoire, dit
Ie vieillard, une histoire qui n'a pas de nom,
comme celui et celle pour qui elle fut la vie,
pour qui aussi elle fut la mort. Il ne sut ja-
mais de quel nom la nommer; quand Ie temps
vint oü il eüt pu Pappeler d'un nom de femme,
il était trop tard, et probablement ellenecon-
nut pas davantage Ie nom qu'il portalt, en
sorte qu'ils restèrent toujours 1'un pour 1'au-
tre, a travers un extraordinaire amour, deux
êtres qui ne s'étaient jamais vus et qui peut-
être ne cessèrent de se demeurer inconnus
20 LA VIE SEGRÉTE
I
de pierre, si frêle qu'un coup de pic en eüt eu
raison. Mais les événements sont dans la
main d'un providentiel ouvrier qu'on ne sait
pas. Lui seul eüt pu abolirla barrière derrière
laquelle leurs ames aspiraient a se fondre
el il n'apparut jamais. Ilsrestèrent des amants
qui acceptent d'être fidèles et constants jus-
qu'a la mort sans avoir échangé les paroles
qui scellent Ie mystique anneau des fiancail-
I
LA VIE SEGKÈTE 21
les du cceur. Ils se passèrent aux doigts, d'un
secret et tacite consentement, un anneaud'om-
bre, et tous deux ne furent l'un pour Pautre
que desombres. Le prêtre unjour arrivapour
les Suprêmes secours; il y avait des cierges sui-
te table; il y avait un pale visage sans viedans
I
les draps du lit. Et puis, ïi quelque temps de
la. le prêtre revint dans la niaison voisine ; il
y avait la également deux cierges; il y avait
la aussi un visage expiré. Et ils ne connurent
point d'autres sacrements, ils furent ainsi
mariés dans la mort. Vous voyez bien que
c'est une étrange et triste histoire.
La vie singulièrement mêle 1'ironie a la
i
tristesse. Une simple épaisseur de briques sé-
para leur grand amour et fut cause que celui
qui restait ne put survivre a celle qui, la pre-
mière, était partie. Elle n'avait pas de nom
dans son cceur; elle était pour lui la vie, et,
quand elle s'en alla, ce" fut sa vie qui, avec
elle, descendit au tombeau; il la suivit comme
si ensemble, bien que séparés, ils n'avaient
eu qu'un mêine soufflé de vie. Rien qu'un
mur cependant, la grossière réalité d'un peu
d'argile séchée au soleil; elleles mura vivants
22 LA VIE SECRÈTE
1
tuelle émanation de ses approches. Il la sentait
se mouvoir de 1'autre cöté du mur comme un
léger, un aérien fantöme; il s'eflbrcait de vi-
vre de sa vie, du songe de cette vie qui se
reculait dans une éternité de silence et ne lui
fut jamais qu'une conjecture ideale. Cepen-
1
dant la cloison, a la longue, sembla s'ani.
mer; elle vibra de 1'efflux ardent de ces deux
ames passionnées et timides qu'elle séparait
et rapprochait, comme si des parcelles de leur
1
amour se fussent infusées dans la brique et
l'eussent ductilisée jusqu'a lui donner la sen-
sibilité.
J'ai vu sur les roses du papier la tracé des
baisers que, dans sa douce folie ingénue, mon
ami y appuyait, et cette empreinte, même
après sa mort, resta humide, comme si les
lannes l'eussent jusqu'au fond mouillée. Ils en
arriveren!; 1'un et 1'autre a correspondre par
de légers coups frappés dans la pierre et qui
devinrent entre eux comme une tendre et dis-
crete télégraphie, comme un délicieux langage
oü leurs cocurs, a défaut de leurs voix et de
leurs visages, se connurent et restèrent con-
fondus.
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28 LA VIE SEGRÉTE
E
et, au fond, espéra qu'elle füt morte. Il se dé-
cida enfin a s'informer auprès des conciërges :
1'un d'eux lui apprit qu'une dame, en effet,
avait trépassé dans la maison. C'est tout ce
que mon ami connut jamais de la femme qu'il
avait aimée d'un si grand amour. Elle se ré-
dl véla a lui a travers la mort; encore elle em-
porta le secret de sa forme sensible, et ainsi
le mystère ne cessa pas un instant : sa fin
LA VIE SKCRÉTE 29
ne fut qu'un peu plus de mystèrc ajouté au
mystère qu'ils avaient été 1'un pour 1'autrc.
Lui-même mourut peu de temps après,l'ayant
jusqu'au bout aimée dans la beauté et la plé-
nitude de son rêve, que nulle désillusion
n'altéra.
1
4
3
LE JARDIN DE LA MORT
LE JARDIN DE LA MORT
I
A Maurice Maeterlinck.
1
viens. Ce n'est pas avec des sentiments ordi-
naires qu'on aborde ces lieux insolites. 11 n'y
a rien ici pour ton désir de quiétude et de mé-
ditation, car méme Ie silence, sous leurs té-
nébreux arceaux, est redoutable. » Une devi-
nation, sinonl'évidenceouïe'd'une voix, ainsi
m'avertit. J'appelai la vieille femme qui me
servait de conductrice dans Ie dédale. Mais
peut-étre elle était sourde, ou bien mon appel
se perdit dans 1'étoiifl'ante atmosphère del'été
des arbres. Elle ne me répondit p*as et conti-
nuait a glisser, d'un étirement long de chat fo-
restier,sous lesfrondaisons, sans se retourner.
J'eus honte de ma pusillanimité, et, met-
tant ma bizarre inquiétude sur Ie compte •
d'une passagere hallucination, j'espérai, en
avancant, me retrouver bientót dans des pa-
rages moins tourmentés. En effet, Ie fourré
s'éclaircit; 1'hirsute silve desserra ses ra-
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36 LA VIE SKCHÈTE
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LA VIE SECUÉTE 37
apparences autour de moi prirent un aspect
surnaturel et hostile, comme si j'étais entre
dans Ie Jardin de la mort, comme si Ie mys-
tère qui régnait en ces arcanes du grand pare
ténébreux me faisait signe qu'une chose mé-
morable autrefois s'était passée la.
Des pelouses ensuite s'étendirent; de lon-
gues bandes rectilignes syniétriquement bor-
dèrent de minces canaux; et je ne ressentis
i
plus que de la tristesse, je me suggérai une
doublé destinée monotone et parallèle comme
leurs froides géométries. Des ames, saus nul
doute, en ce paysage plein d'ennui, avaient
souü'ert un étrange et durable niartyre. De
mélancoliques visages, en se rellétant au mi-
roir des eaux, y avaient lü Ie synibole qui
apparie a 1'onde inconstante la variable créa-
ture. Ainsi qu'entre leurs rigides bordures de
pierre les yeux allaient se perdant dans un
lointain horizon, deux vies longtemps cö-
toyèrent la douleur et, lassés, irrésignées,
pout-être ensuite se réunirent aux suprêmes
pacïfications de la Mort. Oui, tel étai.l bien
Ie sens intime etl'analogie de ces affligeantes
perspectives.
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38 • LA VIE SECRÉTE
Cependant mon guide, avant pris lös de-
vants, m'attendait a l'orée d'un bois vers
lequel descendait une pente légere. Le bois
lui-même s'abaissait selon cette déclivité et
gagnait une combe assez profonde oü tout a
coup j'apercus se drésser la maison. Je ne fus
pas le maitre de m'étonner en ce moment du
secret dessein qui 1'avait reléguée en cette
solitude.La sensation d'étouffement éprouvée
tout a 1'heure redoubla presque aussitöt et
porta a son comble mon état anxieux d'esprit.
11 me parut que la passagere tristesse filtrée
en moi par 1'ennui des eaux droites n'avait
été qu'une trève et comme la transition vers
un nouvel et si lourd accablement-que Ia vie
n'y aurait pu persisler.
Une fois de plus s'attestèrent les corresporï-
dances. La Mort, indubitablement, pour ces
ames exténuées d'un trop régulier bonheur,
fut une délivrance, et j'éprouvai moi-mème
que ï'image de la Mort, en se suscitant a dé-
faut de sa réalité, eüt seule allégé 1'horrible
incertitude oü stagnait la mienne. Les arbres,
en se joignant par dessus la maison, la vè-
taient d'une épaisse chape d'ombre. Ses volets
.11
LA VIE SECRËTE 39
1
en rongeant la brique et la verdissant de
moisissures, semblait rayer d'une apparence
de larmes mal séchées. Une herbe vénéneuse
et noiratre, on toufFes on eüt dit arrosées de
-sucs mortels', comblait les parvis. C'était bien
A
la désuétude d'une demeure marquée par
quelque faste tragique et qui, évitée des pas
humains comme si nul calme sommeil nu
dut pjus s'abriter a son orabre, scelle sur Ie
vide des chambres uu obscur et eü'rayant se-
cret. Une odeuf hümlde et tumulaire, des
senteurs froides de marécage et de cimetière
s'épandaient de ses abords, oppriiwaient l'air
prisonnier sous 1'immobile amas des feuilla-
. ges. Et je ne doutai plus que la Mort en ces
sortilèges était présente et qu'averti par t.int
d'obsédants pressentiments j'allais connaitre
enfïn-le drame.
A présent, la femme, d'un geste impératif.
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40 LA. VIE S E G R È T E
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L'AME CAPT1VE
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A Georges Rency.
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LA VIE SEGRÈTE 47
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LA VIE S E C B È T E &1
mes doigts, lê battement renaissait. J.'avais
ainsi la joie de penser que sa vie dépendait
de la mieniMvque, pour moi seuj, elle n'était
pas encoreuneombre'. Et de nouveau, elle me -
laissait-croire qu'elle vivait, bien que, peut-
être, elle-ne fut qu'un peumoins évanouie.
1
Un jour,-comme j'approchais d'un bois, je
1'eritendis ehanter. Elle ne savait pas que j'é-
tais la: elle allait quelquefoisseuleencebois,
loin des ïoutes. Oh! il me parut tout a coup
qu'erifin j'entemiais vraiment sou ame! Ja-,
maisje 11'ouïs un chant plus doux et plus
il
a
I riste. Et je nesavaispas ce que disaitce chant,
mais il s'exprimait comme une ame malade,
il était la tristesse-et la beauté de cette ame
malade.. Bientöt, je crus reconnaitre en ce
chant dés v.oix correspondantes a des pensees
que longtemps j'avais portées en inoi.-Elles
'étaient comme leson de mes propres souflfran-
ces: elles semblaient transférées hors de moi
et déléguées a quelque ame musicienne, alin
qu'en cette ame la mienne se connüt et a la
fois trouiat son image plus subtile..
Et ainsi me'fut révélé mon propre mal par
ceïle-la même qui en était la cause;.ainsi elTe
52 LA. VIE S E G R Ê T E
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LA MORTE YIVANTE
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LA MORTE V1VANTE
A Jcan Rcibrach.
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LA VJE SEGUKTE • 59
vres, confessé par un si subtil devin. En vous
disant quel sort me fut départi, j'allégerai
mes lourdes et solitaires taciturnités -et me
ferai mieux connaitre de vous qui, par un
irrécusable signe, déja m'avez reconnu.
» 11 y a six ans, je perdis ma première
femme. Vous verrez par la suite de quelle i
passion je lui fus attaché; Son image ne se
sépare pas des indices que voos avez lus dans 3
ma main. Ma vie resta barree du sillon qü'elle
y laissa, d'un si profond sillon qu'ensuite
1'autre amour fut bien obligé d'y entrer. Voüé
a uniquement aimer deux femmes en une
seule, je ne cessai pas d'avoir pour la seconde
Ie même coeur que j'avais eu pour la première.
L'inllexible ligne qui me révéla a vous s'at-
teste ainsi la maitresse de mes destioées; clle
fut Ie symbole matériel et fatidique de ce
doublé amour qui écartela mes jours et pour-
tant ne s'interrompit pas d'être un seul amour,
comme les dents d'une herse, en ravinant Ie
chanip, 1'entaillent de multiples.raies et n'en
laissent pas moins la blessure d'une seule
herse. Lavinia avait la spiendeur d'une beauté
ardente et noire, pareille aux nuits d'aoüt
i
(30 LA VIE SEGHÈTE
attisant en leurs ténèbres Ie myriadairé bra-
séement des astres. Tandis que, de ses pieds
ii ses cheveux, c'était la magniiicence sombre
des grandes passionnées tragiqués qui ruis-
selait comme les ondes d'un Léthé, comme
un llcuve d'amour et de mort, en elle tout
était rouge : ses baisers, ses tendresses, son
orgueil et son sang. « Ta petite personne inté-
» rieure, lui disais-je en nos folies, m'apparait
» ainsi que la doublure écarlate d'un manteau
» plus noir que 1'aile des corbeaux, Ie satin
» feu des pourpoints de velours du diable tel
» que, darde d'un sulfureux nuage, il llambait
» aux yeux de Faust. » Alors, par jeu, ironi-
que el superbe, soudain s'égalant a 1'illüsion,
elle secouait la tête et jusqu'a ses reins épan-
dait son opulente crinière noire, et eelle-ci la
vêtait en effet comme d'une mante diabolique
aux trous de laquelle brülaient ses lèvres
pourpreset lesétranges Hammes de ses prunel-
les. Lavinia, d'ailleurs, avait bien 1'hunieur
de sa beauté. Son ame, comme je Ie lui disais
J en riant, était bien Ie retroussis d'une dou-
blure écarlate a sa sombre simarre de reine
d'un Tartare. Violente, fantasque, domina-
"W*«*S
LA VIE SEGRÈTE 61
q
plus libre, je me fortilie dans 1'idée que ce ne
fat pas la du bonheur, mais une sorte de fièvre
furieuse, un perpétuel éréthisme de mes sens,
tendus jusqu'a crier sur les chevalets du plai-
sir et de la douleur, un transport de nos ames
4
62 LA VIE SEGRÉTE
%
LA. VIE SEGRÊTE 63
vie que, même morte', elle continuait a évoluer
d'une vie presque tangible dans mes jours et
que les filandres de notre triste amour, cou-
pées par la mort, s'étaient rejointes autour de
nous comme les lèvres d'une plaie, comme
1'écorce d'un arbre entamé par la cognée.
» Les sèves de notre ancien hymen remon-
tèrent de la souche restée plantée en ma vie.
Jamais Lavinia ne s'était attestéeplus évidente
a mes yeux, ni plus ambiante en Porbe de mes
pensees que depuis Ie temps oü, expirée aux
formes terrestres, elle rayonna astralement en
mes régions intellectuelles, a la fois chair et M
I
esprit, mais chair immatérielle et subtile
comme un gaz. Le fluide qui passait en nos
baisers survécut a la mort des baisers et en
vivifia 1'inaltérable mémoire.
» Certes, c'est la un étrange mystère, et,
toutefois, il n'est rien a cóté du sentiment
I
qui, profanant ces noces perpétuées du souve-
nir, me fit épouser, deux ans après la mort de
Lavinia, 1'être charmant dont j'empoisonnai
la destinée. Ce fut Lavinia elle-même, je n'en
r
puis douter, qui me poussa a cette union : je
1'entendis me chuchoter a 1'oreille les persua-
(34 LA VIE SEGRÈTE
sives paroles au bout desquelles Elise et moi
échangeames les anneaux. « Regarde-la. me
» disait-elle : elle est blonde comme je fus
» noire ;'elle est douce comme je fus emportée;
. » tu m'aimeras bien mieux a travers Ie con-
» traste de nos beautés et de nos humeurs.
» Ainsi se consommera dans sa plénitude et
» jusqu'au jour oü toi-même viendras me re-
» joindresous la pierre, Ie mariage de nos ames
» et de nos sangs, momentanément disjoints
» par les Parques envieuses. » Je n'écoutai
que trop bien ce conseil. Elise devint ma
femme et ne cessa pas d'être pour moi Lavi-
nia. Elle ressuscita Lavinia dans mes cares-
ses, elle fut Lavinia échappée a une tempo-
raire lethargie et, sous la dissemblance des
visages, m'apparaissant dans sa réalité char-
nelle, exigeant de mon amour les baisers que
je crus donner a Elise et que, seule, Lavinia
recevait... »
Le chevalier s'arrêta nn moment de parier;
puis, passant la main sur son front, de ce
geste qui semblait en chasser un obsédant
fantóme, il poursuivit :
« — Une épouvante me prit le jour oü, dans
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LA VIE SEGRRTE 65
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LA VIE S E C R È T E 67
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L'OMBRE NUPTIALE
A Marie Mali.
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4»
LA VIE SEGRETE 73
ce que je ne sais pas de toi. Et tu as aussi
dans les yeux un regard qui parfois m'inter-
röge, un regard comme un pays tres loin de
nous et qui nous demeure inaccessible. 4p- !
prends-moi cela, doux aimé, dis-moi quelle
chose nous tourmente de nous rester inconnui i.'
Lui. — Ne me demande rien, Viane, je ne \
pourrais te répondre. Les mots toujours di-
s.'iil ce que ne pensent pas lesftm.es.A peine
on a parlé qu'on s'apergoit qu'on n'a rien pu
<lirt•: et il vaut mieux se taire. Cependanl.
ensuite on reste troublé, comme si une ombre
avait passé oü 1'on s'est sciiti perdu. Je ne te
s
connais pas, Viane, et tu ne me connais pas
davantag^. Mais c'est peut-être quand nous
cessons de parier que nous nous disons -a
nous-mémes ce qu'il faut dire. Il y a de si
profonds abimes en nous, Viane.
Ki.r.E. — Il y a en nous un pa-lais plein dé
miroirs et de clartés. Je me regarde dans les
miroirset ne m'yreconnais pas. Il y a en nous
des jardins de mystère et de silence oü les"
fleurs sont belles comme si elles étaient mor-
tes. Je marche sur un sable d'or et ne m'y
entends pas marcher.
I
74 LA VIK SECKÈTE
j A T I _ _ 11 y a en nous des puits si pro-
fonds, Viane ! Je me penche sur la margelle,
et dans 1'eau noire bouge une petite lumière.
Peut-être elle vient duciel. Peut-êtreellevient
de nos yeux. C'est parce que nous sommes
tres loin que nous la voyons. En descendant,
G il n'y aurait plus qu'une eau ténébreuse.
Yois-tu, c'est la sans doute une grande lecon.
Il ne l'aut pas descendre en nous-mêmes. La
petite lumière s'éteindrait de vouloir la saisir.
ELLE. — Antbême I Anthême ! Vois devant
nous cette clairière au soleil. Ce n'est encore
que Ie matin, comme dans notre vie, comme
dans notre délicieux amour. La nuit jamais
n'y descendra, tant elle est jeune t t resplen-
dissante. Tout Ie bel été ysourit dansles lar-
mes heureuses de la rosée, et nous pleurons
aussi quelquefois d'être trop heureux. Yiens-y
danser, mon cher Anthême ; les lleurs, comme
des gouttes de lait, comme des étoiles tom-
bées de nos yeux, naitront sous Ie tourbillon
léger de nos pas.
i Lui. — Donne-moi plutöt tes mains, aima-
ble Viane. Reste prés de moi, il y a la un
banc oü nous nous assimes la première ibis
I
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LA VIE 8EGRÈTE 75
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Non, ne t'en va pas, blonde amie. Est-ce que
la clarté et Ie soleil ne sont pas dans ces che-
veux que je tresse et enroule a mes doigts?
La clairière se mirebien mieux en tesyeux...
Et peut-être n'es-tu, toi aussi, qu'un mirage.
ELLE. — Eli bien, les volei, ces mains qui
i
sont tiennes, comme mes lèvres et toute
mon ame.
Lui. — Ton ame! Ta chère ame! Un si
subtil parfum l Toutes les essences de la terre
en un seul parfum t et les plus divines ! Et
cependant, es-tu bien sur que ton ame s'est
communiquée a la mienne dans Ie moment oü
tu me 1'offris ? Est-ce qu'il n'a pas sufli de m
cette parole pour qu'elle soit déja loin de moi ?
Qui jamais a pu dire qu'il tenait dans ses
mains un parfum?
ELLE. — Ne me demande rien que ce que je
puis te dunner. En te donnant mon ame, je
ne sais si je puis te donner davantage.
Lui. — Cela, oui, je Ie sens; et, pourtant,
n'y a-t-il pas autre chose, Viane, que nous
ne savons pas ? Nous ne savons rien, Viane.
Nous savons encore bien moins si nous ta-
chona de nous expliquer ce que nous ne sa-
76 LA V I E SEGRÈTE
vonspas. Mets-toi la sur ce banc, douce amie,
et seulement regarde-moi. Je vais t'appeler
par ton nom, rien que ton nom... Viane ! et
ne dis rien. Regarde-moi. Ton ame, ta chère
&me toute nue peut-être alors viendra a moi.
Viane, exquise Viane, Viane !
ELLE. - Vappelle plus, je suis déja venue.
i ris se taisent longtemps. Des biches sorlent de
la profondeur du bois et s'approchcnt. Un vol de
papillom et d'oiseaur se pose prés d'eux sur Ie
banc. Il monte des herbes de longs inscctes d'é-
Dicraude et d'or.)
ELLE _ Anthême l Anthême ! Anthème 1
LOT. - Qu'y a-t-il, ma tendre Viane ?
E L L E - _ une chenille! Je t'en prie, secoue
i je t'en prie.
ELLE. - J'ai peur. Tout ce silence, c'est
déja la mort.
LOT. - C'était la vie, folie Viane! l>'une
I
77
LA VIE SEGRÉTB
parole, tu 1'as chassée. Le divin mystère est
rompu. Ton ame est repartie après être des-
cendue vers moi. Et. vois, toute chose belle
et divine qui nous entourait s'en est allee.
Les bêtes innocentes ont fui, elles qui com-
prenaient notre silence, elles qui sont de pe-
3
tites ames silencieuses et peut-être soull'rent
des paroles des hommes. Qui peut dire que
eet te chenille n'était une pensee de la terre
venue jusqu'a toi? En lui donnant un nom,
que peut-être elle ne porte pas dans les des-
seins de Dieu, tu 1'as blessée, et elle a roulé
de ta robe. Ah!légere et folie Viane, nos ames
se touchaient et puis se sont désunies ! Ne
t'ai-je retrouvée que pour te perdre sitöt après?
ELLE - Eh bien! viens tè-bas. Je te eon-
solerai en laissant tomber mes tuniques et je
3
tebaiserai. Est-ce que toujours toute peine de
toi ne s'en alla pas sous mes baisers?
Lui. — O Viane ! Viane!
ELLE. — O méchant Anthême de qui le re-
gard courroucé ne s'amollit pas a mes pleurs l
La clairière est rentree dans 1'ombre. Les
fleurs ont cessé d'étoiler l'herbe. Le niaün >1 «I
n'est plus.
i
78 LA VIE SEGRÈTE
I Lui. — Et, irréparableinent, tu m'as fui,
14 décevante Yiane.
ELLE. — Oü es-tu, mon cher Anthême ?
Mes mains tatent 1'air autour de moi et.ne te
trouvent plus. Ne me dis rien, ne réponds pas.
J'aurais trop peur que quelque chose encore
se brisat. Mais pose ta bouche prés de la
i mienne, si prés que je ne sache plus lequel
j de nous deux est Pautre. Et neparle pas, c'est
moi a présent qui t'en prie, mon cher amour.
Lui. — Nos ames, vois-tu, petite Viane,
% sont trop faibles pour Ie silence. Nous ne
i pourrons plus nous taire maintenant que
nous avons parlé. Nos paroles ont fait trop de
bruit a laporte de nos ames pour les entendre
encore ne rien se dire. Et il n'y a que ce qui
ne se peut dire qui vaille d'utre entendu.
ELLE. — Anthême !
Lui, — Viane!
ELLE. — Je ne sais plus ce que j'allais te
dire et pourtant je voulais te dire quelque
chose.
Lui. — Oui, Viane, et c'est toujours cette
3
&
ri
s
':**w
i
LE SENS DU MYSTÈRE
A Andre Ruijters.
1
A rhorizon de la ville, par dela une lisière
d'antiques conifères, sur un mont se dressait
la Maison. D'en bas, du labyrinthe des rues
s'entrecroisant autour d'un vieil édifice com-
munal, on 1'apercevait avec une netteté mer-
veilleuse, linéée sur les vermillons et les sino-
ples du couchant. Elle semblait émerger du
ciel même avec un air spectral de tour, comme
une vision des ages. Tres haut elle dépassait
la cime des arbres, ainsi qu'un geste de pierre
qui. dans la solennité des soirs, invitait la
citéa monter vers elle. Ses yerrières, aux heu-
res vespérales, simulaient des miroirs som-
84 LA VIE SEGRKTE
f
'S
LA VIE S E G R È T E 85
80 LA VIE SECRÈTE
l
toutes les fumées de la Ville, 1'exhalaison fu-
ligineuse des usines ne s'évaguaient-elles pas
perpétuellement vers ce sommet et n'y pla-
naient-ellesentourbillons comme sur un autre
Erebus? Cela perturbait désagréablement la
symétrie du coup d'ceil et rendait plus atten-
tatoire a 1'esprit de conformité ce logis édifié
en dépit des lois des plus élémentaires voiries.
Celles-ci, après de longs périodes, commen-
cèrent enfin a déborder par dela les primitives
enceintes; des tracés géométriques lignèrent
la plaine. La Ville, stimulée d'ambition, se
déportait, reculait ses banlieues en un dessein
de s'égaler aux métropoles d'or et de marbre.
A son insu elle espéra ainsi accourcir la zone
qui la séparait de la butte et, par de succes-
sives emprises, approprier ces sournois con-
Jins réputés impénétrables. Le geste de la Mai-
son depuis si longtemps les appelait qu'un
peu de vertige parut se mêler a l'exode des
urbains et les précipiter vers ses commande-
ments. Toute 1'aire bientót se peupla de rues
bordées de cubes tmiformes, d'une laideur
consternante. En bataillons serres, elles avan-
cèrent a 1'assaut de cette bastille du mystère.
Pourtant ils ne parvenaient pas a 1'atteindre;
88 LA VIE S E C R È T E
i
presque religieux les pénétra tandis qu'en
étouifant Ie bruit de leurs pas ils se glissaient
sous ses arceaux. Ils se sentaient changés; il
leur sembla qu'un arcane sacré s'abritait
derrière ces murs qu'ils avaient jugés infer-
naux. La Maisoii doucement respirait autour
d'eux d'une présence lointaine et pacifiée,
comme la oü sont des berceaux, comme la oü
sommeillent, entre lavie et la mort, des vieil-
lards. Une chambre enfin s'ouvrit; ils s'arrè-
térent au seuil, saisis d'une émotion indéfi-
nissable devant 1'immobilité d'une forme
liumaine plus pareille a une ombre qu'è mi
vivant. C'étaitun tres vieux prêtre en surplis;
pëut-être il ne les avait pas entendus appro-
cher, peut-être il était mort, et sa tête, tournee
vers Ie ciel, continuait d'en scruter les sym-
boles. Ils se déeidèrent a avancer, touchèrent
du doigt son épaule avec la peur de Ie voir
s'effondrer en poussière. .Alais 1'antique visage
se tourna, souriant, vers eux, et ces paroles
subtilement bruissèrent :
— Je vous attendais. Dieu m'a permis de
ne pas mourir avant d'avoir connu la joie de
vous sentir venir a lui. Car, apprenez-le, son
1
90 LA VIE SEGRÈTE
1
*
i
•
LES YEUX DU PAUVRE
A Saint-Georges de Bouhélier.
1
Un souci, en ce soir hctéroclite et plein
d'appréhensions, précipitait mes pas. J'ayais
quitte inon logis pouréchapperauxobsessions
d'un labeur découragé ; Ie contact des foules
quelquefois assoupit les ames trop personnel-
les. Au rebours de eet espoir, 1'importune
1
'rencontre de visages hypocrites et patibulai-
res presque aussitöt me prédisposa a des sen-
timents étroits et rancuniers. Mon ennui,
d'abord concentré dans un pénible debat avec
moi-même, déborda sur 1'engeance humaine.
Je resubis ramertume d'antérieures vexations
advenuesparla faute de ma coniiance incon-
! |
04 LA VIE SECHÈTE
3
tainement ils s'étaiont révélés a mon incurio-
site, tels qu'è mon insu ils avaient pris subs-
tance en mes prunelles. Comment avais-je
pu passer indifférent devant leurs adjurations
torcenées ? Commenl les puits d'afflictions et
les cavernes d'exécration de ces yeux inson-
dablcs ne harcelèrent-ils pas, a défaut de mes
tniséricordes, mon gojit.anxieux: des formes
de la souffrance? C'étaient des déserts de sa-
liles el d'osse nts, des routes a l'infini saus
abris nihameaux.d'immensescimetières sans
i
»\
croix: dos caravanesydormaientexterminées;
des hardes fauves y vaguaient avec d'horri-
U
blesabois. Ils avaient perdn toute configura-
tion bumaineT ils étaienl purulents et écar-
telésj des sanies les assimilaientades eaïeux
pourris ; ils n'étaient plus des yeux, mais un
oblique et impérieux regard, un cruel et tres
pitoyable regard, un regard comme un loup
6
%^^^
98 LA VIE S E C R È T E
en un bois et un prêtre a la Sainte Table con-
férant l'hostie.un regard oü sur la pierre d'un
crucifix quelqu'un repassait un couteau, oü
I
une prière était chuchotée d'une voix insi-
dieuse.
« Voila que moi aussi je me suis égalé a
ma theorie de 1'égöïsme social, me dis-je en
riant. Il n'y apasde diilerence entre les hom-
mes insecourables et moi, puisque j'ai frólé
ee lamentable débris saus seulement m'aper-
cevoir de sa présence. Mais bast! Ce quartier
n'est-il pas infesté par les mendiants de sou
espèce? N'est-ce pas Ie repaire connu de mul-
1 titudinaires indigents, prot'essionnels et au-
• tres?Cet h o m m e l tout prendre, ne mériterait
qu'une compassie» rélative,carselonla vrai-
semblance, il dissimule sous une débilité
d'emprunt des énergies camassièivs qui, si
m elles étaient lachées, en feraient 1'égal des
chaeals et des tigres ? »
Aussitöt la contradiction s'érigea, une
voix rétorquai rargument spécieux. Ce n'est
4 la qu'un mensonge par lequel tu voudrais
dunner Ie change a ta défaillance de coeur.
Si toute la loyauté n'était pas abolie en
LA. VIE SEGUÈTE 99
toi, tu reconnaitrais que ces yeux étaient
bien ceux d'un pauvre homme exténué
d'ans et de famines, tu ne mettrais plus
en doute la spiendeur douloureuse de tels
yeux. Sitót cette voix ouïe, je cessai de
délibérer avec moi-même et retournai sur
I
mes pas.sansprécipitationd'ailleurs, comme
pour me laisser J'illusion que je ne cédais
a nulle injonction. Ma commisération me pa-
raissait a la fois spontanée et réfléchie : j'é-
tais décidé au sacrifice du léger viatique qui
garnissait mon gousset.
i
J'atteignis enfin Ie porche, mais infruc-
tueusement je sondai ses profondeurs : Ie
Pauvre n'y était plus. Tant pis, pensai-je hy-
pocritérnent, allégé de 1'ennui d'un sacrifice
d'argent; 1'araignée sera allee tendre ses rets
dansun canton moins précaire. En tont état
de cause, j'ai fait mon devoir puisque, s'il
était roste la,je n'aurais pas mesure ma libé-
ralité.
Je doublai mes enjambées afin de gagner les
somptueuses avenues prochaines et d'échap-
per ainsiaux quérimonies de quelqur autre
malchanceux. Mais les yeux maintcnant,
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LA VIE SECRET K 101
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LA VIE S E C R È T E 103
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LE SACRIFICE PATERNEL
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1
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• I
LE SACRIFICE PATERNEL
A Gcorges Moreau.
1
aveuglement qui ne voulut pas croire au
danger quand .déja il n'était plus temps de
Ie prévenir. Nous espérames mourir tous les
deux Ie jour oü ses parents disposèrent de
son cceur, oü fut brisée en nous la chère
illusion de nous appartenir qui était deve-
a
nue notre vie même. La mort a ce moment
ne fut pas seulement dans nos ames; elle
séjourna a nos lèvres. Nous concümes la
pensee de nous affrarichir d'un pouvoir bar-
bare en nous envolant vers une patrie éter-
nelle oü rien ne put nous désunir. La main
dans la main, comme des ombres légères et
déja échappées a la douleur, nous allames
vers les eaux de 1'étang qui, en un endroit
profond du pare, reflétait la beauté solen-
nelle des arbres.
• Souvent, au temps de notre jeune mélan-
colie, nous y avions effeuillé des roses, en
7
110 LA VIE SBCBÈTE
ft
'<
LA VIE S E O R È T E 111
i
ancienne douleur. Ainsi les heures s'écou-
laient charmantes et légères, comme après
uue convaleseence, lorsque Ie mal n'est plus
déja que 1'excitation délicieuse S jouir d'une
vie fraiche et nouvelle. Si parfois uos paro-
les, en remuant les ondes intérieures, étaient
sur Ie point de nous faire reconnaitre 1'un
de 1'aulre, uu silence nous délivrait. Nous
semblions n'avoir parlé que de deux êtres
qui nous ressemblaient et dont nous avions
oublié les noms.
Alixe n'avait pas connu la joie des mères;
elle eüt été uue consolation pour sou cceur
saus ainour, dans cette grande demeure oü
elle avait 1'air d'une veuve. Après six ans
de mariage. ilsrestaienl saus enfants ; etce
regret, qui ajoutait une ombre aux mélanco-
lies de sou beau visage saus que jamais elle
me 1'eüt révélé, était pour sou mari Ie sujet
H2 LA. VIE SECRÈTE
d'une tristesse d'autant plus vive que 1'es-
poir avec 1'age se reculait. Des jours entiers
ils demeuraient sans se parier; leur voix les
eüt bien plus fait souffrir, comme si, après
d'inutiles détours, il leur eüt fallu en ve-
nir a 1'irrémédiable nécessité de se dire la
seule chose qui les intéressat encore.
Le Mot toujours refoulé, un soir qu'Alixe
et moi nous nous promenions dans les jar-
dins, décomprima cette ame douloureuse. Un
bassin auquel une mythologie donnait un
charme précieux et suranné décorait une
perspective d'avenues rayonnant en étoile.
Quand nous y arrivames, les dernières roses
du couchant s'y reflétaient a 1'imitation des
roses dont autrefois nous détachions los pé-
tales pour les abandonner aux rides de 1'eau
et, selon leurs parcours, en tirer des présa-
ges. Une mème pensee aussitöt nous reporta
vers le passé ; je lui pris les mains. Elle me
^1
serra dans ses bras et nous pleurions tous les
deux, amollis d'une peine infinie. « Cette
heure est triste et divine, me dit-elle enfin ;
elle nous rappelle le bonheur que nous ,au-
rions pu goüter ensemble. » Ses sanglots l'é-
1
LA VIE SEGRÈTE H3
ï
torture du plus affreux supplice et ravi aux
joies les plus hautes. « Alixe, adorable
Alixe ! m'écriai-je, je te suis donc resté fi-
dele pour te savoir comme moi-même cons-
tante a 1'impérissaDle souvenir ! Toutes mes
douleurs sont en une telle parole consolées
et rouvertest Après t'avoir crue perdue, je
me retrouve auprès de toi malheureux et
espérant comme si, en cessant de m'appar-
tenir, ton cher amour me donnait encore des
droits sur ta vie ! » Nos pas inconscients
nous entrainèrent vers Ie pavillon oü, sous
la fraicheur des arbres, elle aimait se recueil-
l'ir pendant les longs jours de l'été. Nous ne
savions pas que nous y étions entrés et
drja. «lans un si absolu oubli du monde que
nous-mèmes n'avions plus Ie sentiment de
yivre eneore aux réalités, elle s'abandonnait
ii mes baisers.
JMt*-*
3
brülait dans 1'une des chambres ; ma vie res-
tait suspendue :i la douce lucurqui rougissait
la vitre et qui éclairait Ie sommeil de mon
enfant. M. de lt. fut informé de la présence
du mystérieux étrangër ; il voulut me con-
naitre. Je vis une après-midi son cheval s'ar-
n
rêter sur Ie seuil de 1'humble chaumière. Je
cueillais dans Ie champ une gerbe de fleurs
dont j'avais 1'habitude de décorer ma cbam-
bre a la place oü, scellé de eire, un portrait
qu'elle m'avait donné encore jeune fille, était
116 LA VIE SEGRÈTE
l
Alixe ; ses cheveux légèrement s'argentaient
d'une neige qui ne lui venait pas des ans.
Elle m'accueillit avec une gravité que je ne
• lui avais pas connue. A peine je pus trouver
une parole ; elle me dit qu'elle avait toujours
I^M espéré mon retour et aucune rougeur ne
monta a son front; elle sembla avoir oublié
dans quelles circonstances nous nous étions
quittes.
Quand elle' me présenta son fils devant
'S
LA VIE SEGRÉTB A*7
t
dant celle qui un instant m'avait permis de
1'appeler du noni d'épouse, je perdis bien
plus celui que mes lèvres amèrement s'inter-
dirent d'appeler du cher nom filial.
1
1
L'AMOIJR VAINQUEUR DE LA MORT
a
I
I
E
M
K
L'AMOUR
V A I N Q U E U R DE LA M O R T
A Henri Duhem.
B
pierre sans résurrection.
La mort coucha dans mes draps, la mort
moula sur moi en plis de linceul les broca-
telles et les soies de notre lit nuptial, la mort
apposa ses immuables scellés sur les clave-
cins dont les cordes, — elles s'étaient rom-
Ml pues avec les fibres de mon être, — prenaient
I
du rythme de ses mains leurs musiques. Et
plus jamais une main ne tourna Ie feuillet
des cahiers inspires par son amour ;~jamais
r
i
1
En les harpes et les clavecins, oh! depuis,
depuis! — comme en Ie bois creux des cer-
cueils — taciturnement gisent les harmo-
nies, git la mort de toute Harmonie. Ne me
parlez plus de la gloire : ses myrtes verts, je
les ai tressés sur la tombe de celle qui me
fut plus cbère que la gloire et sans qui je >1
n'aurais pas connu la gloire. Ne me parlez
pas non plus des titres par quoi mon fol or-
1
gueil, comme par des echelles, convoitait
d'escalader, par dela les eaux léthifères et les
naufrages des mers d'oubli, les murs escar-
pés de la Cité de mémoire. Ils ne valent qu'a
commémorer, en 1'ironie des lettres d'or, sur
Ie gres de son sarcophage, la source a présent
tarie, — les mamelies même de son grand
amour pour moi I — d'oü jaillirent la sève et
Ie sang de mon oeuvre.
Ne fut-elle pas, en effet, 1'alme nourricière
124 LA VIE SKGRÈTE
I
et dans ma bouche amère, sur mes lèvres
arides et salées, distilla les vertus de sa se-
eourable et mystérieuse maternité? Elle mou-
p
II '
rut de 1'extraordinaire haleine de vie qu'elle
m'insufflait par sa voix et ses baisers; elle
1
mourut, — ce mot plus déchirant que les
cymbales et les trompettes! — de 1'immola-
tion de son être transsubstantié dans l'oeuvre
qui nous fut commune. Ah! c'est une af-
freuse histoire et quels hommes, en cc temps
d'incrédulité diabolique, y pourraient ajouter
foi? Elle était morte avant de trépasser pour
l
Ie tombeau : son essence divine, comme une
lumière dans une lanterne aux verres brisés,
m'illusionnait encore que déja les couleurs
de la vie s'étaient retirées d'elle et qu'elle
n'était plusqu'un spectrequi, par un miracle
d'amour, m'illusionnait de 1'espérer présente.
Cette chose arriva vers Ie temps, — il faut
se violenter, mon ame, il faut descendre en
ce puits de douleur, il faut jusqu'au bout iii-
tégrer ces catacombes de la douleur, — oü
LA VIE SEGRÈTE 125
1
vre de la vie même de nos pensers, — ma
Vesta et moi oubliions les heures, (mais elles
ne nous oubliaient pas,) a battre en tous sens
cette autre forêt, - et ses labyrinthes, ses
inextricables fourrés de ronces cruelles et de
vénéneuses floraisons si grisantes, - cette
forêt oü erre la songerie d'Hamlet et que tra- M
verse, de son pas somnambule, la pallide
Ophélia.
Tout autre souci relégué, nous avions fini ë\
par être nous-mêmes les prisonniers du mys-
tère qui enclót leurs ames inquiètes et
|
tendres, cauteleuse's aussi. Elle nous tenait,
1'insidieuse et noire forêt, par les mêmes
lianes qui se nouaient aux pieds du fil£ de
Danemark marchant en ses sentiers de con-
jectures. Des bouches au bout des branches,
avec des sourires et des grimaces, nous pro-
posaient Ie baise'r et la mort. Un tiède vent
126 LA VIE SKGRÉTE
de démence et de rêve jusqu'a. nous montait
I
des précipices et nous apportait 1'odeur des
fosses fraichement ouvertesdans Ie cimetière.
Ah! il y avait surtout, aux vides orbites d'un
I crane, d'un crane comme celui du pauvre
f.
Yorick, une rouge rosé d'amour, une rosé
saignante ainsi qu'un coeur, et qui nous sup-
pliciait de vertigineuses pestilences.
L'Ënigme, un doigt sur la boucbe, gardail
toutes les issues de cette forêt enchantée oü
rödaient des spectres solennels, oü des arcs-
en-ciel de papillons fr'éployaient sur des ma-
ros de sang, oü des hyènes et des basilics et
des agneaux passaient dans 1'ombre violette
avec des visages humains.
b
Cent fois, dans les angoisses et les volup-
tés de ce dranie plein d'hymnes et d'agoiiies,
heurtant la mort qui s'y pavane, une fleur
aux dents, nuptiale et criminelle, je crus
expirer. L'ame vaillante de ma Vesta, avec
des paroles d'espoir et de réconfort, me re-
levait sur les pentes oü je défaillais, m'ar-
rachait aux augurales épouvantes qui vers
les tertres, — ce présage eüt du térébrer
mes aveugles yeuxt — requéraient mon
*w^ ^WV^~
'4
L\ VJE SEGRÈTE 12~
i
et ses mains sur les claviers étaient subtiles
a dessiner en formes sensibles Ie rêve encore
confus qui se débrouillait en moi.
Depuis Ie dernier printemps, elle n'avait
pas cessé un instant d'assumer les joies et
les peines de mon opiniatre genese; elle évo-
luait dans 1'atmosphère de 1'ccuvre comme si
elle en eüt été une des parts vives, comme si,
par 1'esprit, elle avait voulu s'approprier les
effrois et les douleurs du Drame, comme si
une des essentielies figures de ce Drame 1'eüt
matériellement investie. Et ne fut-elle pas
e
pour moi cette atmosphère mème, une atmos-
phère de songe et de réalité oü ses surna-
turels regards me versaient les fluïdes ma-
gnétiques par qui je devenais moi-même
1'équivöque et anxieux Hamlet:'
Oui, elle avait cessé de vivre de la vie ter-
restre pour s'absorber dans Ie mensonge de
cette vie ideale et n'être plus qu'un pur Es-
prit mêlé aux illusions d'un monde imagi-
naire. Les yeux révulsés vers les images
intérieures, je ne m'apercevais pas que sa
1
LA VIE SECRÈTE 129
i
douce fille de Polonius s'en allait vers les
saules, - je la portais a son lit, ma Vesta
soupira longuement et ferma les yeux. Je
crus que, terrassée par de surhumaines emo-
tions, elle s'était mise a dormir et m'étendis
sur une chaise longue a son chevet, de peur
de réveiller. Mais la journée se passa sans
qu'elle ouvrft les paupières; un souffie im-
perceptible agitait sa gorge, et vers la nuit,
son cceur tout a fait ccssa do battre. Alors
jecriai après nos serviteurs; une angoisse
mortelle charriait des glacons dans mon
' sang; je fis appeler 1'unique médecin de cette
contrée de montagnes et de forêts. Il n'arnva
qu'au petit jour, car les routes étaient pleines
8
.ivnc.nbrcs, et pendant tout un jour et une
nuit demeura installé prés du lit ou, toute
Manche, sans haleine, la chair tétanique et
déja sépulcrale, gisait ma bien-aimée.
130 LA VIE S E C R È T E
b
ivresses de cette résurrection : j'aurais voulu
1'eniporter loin de la maison désormais at-
tristée pour moi par Ie simulacre de la mort,
lasnustraireauxnocifssortilègrsqui l'avaient
conduite aux portes du tombeau. Mais en
vaiu je L'exbortai : elle m'opppsa, avec la
plusvive exaltation, qu.'elle ne pouvait plus
renoncer aux délices de 1'initiation spirituelle
a laquelle je 1'avais vouée.
— Aclievons ensemble ce drame de mort
LA VIE SEGRÉTB 131
1
Sous lés flambeaux de nouveau s'attarda
notre pensif compagnonnage. Elle avait
garde du frólement de la mort une grande
paleur et des gestes comme évanouis encore
SOUS la rigide attitude du trépas, des gestes
desquels la chair semblait s'être détachée —
a
ah! plus tard, plus tard. seulement je m'en
rendis compte — et qui battaient d'une pal-
pilation d'aile blessée. .Mais, a mesure que
les catastrophes accumulées mms achemi-
naïent a l'issue de la tragédie, sa chère en-
veloppe s'immatérialisait jusqu'a ne plus
laisser paraitre sur sou visage que comme Ie
dessin visible d'une ame. Un soufflé vacil-
lant, la tlainnie tremblante d'une lampe der-
rière une pand d'opale, un ga/, sulitil épandü
par 1'air, Ie tardil' émoi d'une agonie solaire
dans les soirs et peut-être aussi la fin d'un
132 LA. VIE S E C R È T E
songe en attendant qu'un autre commence,
ainsi s'évoquait dans les finals crépuscules
de 1'oeuvre a son terme Ie fragile fantöme, —
ah! si languide, si loin déja de la viel -
que jusqu'au dernier moment, jusqu'au mo-
ment oü je laissai tomber la plume, elle ne
cessa d'incliner vers moi. Et, enfin, il arriva,
ce moment terrible. Des gouifres du temps
elle se leva, 1'hèure effrayante oü Ie spasme
suprème de ces musiques désolées - écla-
tez, mes sanglotst résonnez, cistres de ma
douleur! - délia du mème coup 1'ame que,
volontairement, elle avait retenue prison-
nière derrière res barreaux de sa vie, quand
déja la mort sur elle avait tiré les verrous. A
peine ses mains eurent-elles répercuté sur
1'orgue la clameur lamentable oü expiraient
les héros, que je la vis pencher Ie front et
m'appeler des yeux. Son aimable corps entre
mes bras ne pesait non plus qu'une tige
frêle au bout de laquelle se meurt 1'ame d'une
M rosr.
- Ecoute, me dit-elle dans un soufflé —
un extraordinaire sourire fleurissait sa bouche
1
LA VIE SEGRÈTE 133
3
aux anges, - rappelle-toi cette étrange pa-
r o l e > _ et ne se rend entièrement a la mort
que par 1'infirmité de sa pauvre volonté.
La mienne, a force d'amour, sut reculer les
délais après lesquels ma pensee eüt suivi
dans la tombe ma forme décomposée. Mon
ame continua de vivre auprès de toi quand
déja son habitacle n'était plus qu'une masure
ruinée aux seuils clos par la mort. Mainte-
nant que 1'CEuvre, pour lequel elle s'est
perpétuée jusqu'a cette limite du temps, a
pris fin, adieu!
Ainsi elle me paria, rhicomparable épouse ü
a laquelle, poür d'éternels regrets, je survis.
Puis son soufflé passa dans Ie frémissement
de ses lèvres;et depuis, les yeux tournés
vers les célestes Hyades, je vals cherchant 1'é-
toile la plus brillante, avec la pensee que son
essence immortelle y réside. Ah! qui donc,
134 LA VIE SECRÈTB
connaissaiit ces choses telles que je les dis,
oserait encore me parier de gloire? Mon ame
est une pauvre viole morte aux musiques.
LESUCCUBE
*«^>
M
LE SUCCUBE
A Armand Silvestre.
VI
I
Dans la loge, avec un cassement du buste,
penchée dans Ie mouvement rapide d'égali- m
ser sous elle les plis de sa' robe, la Dame
s'assit. Nul éclat lumineux de la chair, dans
1'entour de décolletages dont s'éblouissaient
la pourprè et 1'or des loges voisines, n'ir-
radia de son apparition sous Ie ruisselle-
ïiniit des clartés électriques. Un noeud de
salin noir lui eeignait Ie col et joignait la
sévère fermeture d'un corsage modelant les
ri
élégances longues de sa taille. Avec ses
ganls noirs tirés jusqu'au-dessus du coude
et Ie fusèlement de son corps mince sous
8.
J/^
LA VIE S E C R É T E 139
1
'i
LA VIE S E C R È Ï E 143
i
était restée frissonnante comme d'une 1'abu-
leuse rencontre après des lapsobsCurs.Je ne
crus pas uu moment que nous pussions être,
cette femme et moi, Ie jouet de simples et
déroutantes coïncidences. Nos ames plutöt
semblèrent avoir été appelées rum' vers
l'autre du fond de la vie. Venues par des
cbemins différents ainsi qü'a un anniver-
saire, elles se regardaient a travers une molle m
nuit comme des bords opposés d'un fleuve.
O! pensais-je, en quels lieux, en quelles fian-
cailles délicieuses et funèbres, dis moi, spec-
tre obsédant et paradoxal, nos destinées fu- i
rent-elles si étroitement confóndues que, sans
tput a fait nous apparaitre, il nous en reste
encore Ie goütdes baisers et de la mort? Car,
a mesure, dans la nuit même de l'événement,
s'avérait pi»ur moi un rapport de choses tra-
giques et voluptueuses. Un sens lucide m'a-
144 LA VIE S E C R È T E .
1
Sentant bien qu'elle souffrait a. cause de
mui, j'cssayai dedétournerles yeux; mais ils
retombèrent bientót smis ['empire de L'hal-
lucination qui m'ensorcelait, el, derechef Ie
faible rideau qui séparait aos ames redevint
transparent comme si enfin nous allions nous
apercevoir dans la vérité du souvenir. Mais
3
I
l'orchestre préluda, l'ingénu et nostalgique
chalumeau s'éleva des bords de la mer, et
Tristan, sur son lit de douleur, appelait celle
qui tout a coup apparut et fut pour lui 1'a-
mour et la mort.
Une aimantation simultanée en ce mo-
mentorienta 1'un vers 1'autre nos regards. Je
ne puis encore définir 1'expression ironique
et cruelle que je crus lire en les siens : ils
décelèrent la délivrance el la victoire. A
moins, me dis-je, qu'ils ne raillent Ie pauvre
146 LA VIE SECRÈTE
rêveur hypnptisé par leurs sortilèges. Et ce-
pendant. ce sont bien cesyeux ténébreux et
phospborés qui, déja la-bas, se fixèrent une
première 1'ois sur moi et me brülèrent les os.
A peine cette idéé me fut venue, les eontin-
gences s'effacèrent, Ie fait se restitua tangi-
ble etimmédiat. C'était la fin d'ufte maladie
Ik < oü mes jours avaient été en danger. Au lit,
pendant la nuit, une créature merveilleusé,
un être de chair et de san-, au visage si pale
que la décomposition sabtile semblait déja
Ie pourrir, me viwitait. Elle était rousse et
nue, et portait autour du cou un collier de
satin noir. Cette vierge dévorante pénélra
donc sous mes draps et me mordit la bouche
t
d'un si effrayant baiser que mon sang aus-
sitöt fusa d'un large jet. Nos corps aussitót
se convulsèrent ; Ie mien, dans mon effort
pour lui écbapper, se tordait comme un or-
vet blessé; et a la fin je eessai de repousser
ses mortelles lèvres altérées. Tandis qu'a
petits COUpS elle conlinuait de laper ma
substance rouge, moi-même je buvais la
vie a son COU, s o u s Ie ruliau noir, ainsi
qu'a une fontaine. Je ne pourrais dire si
LA YIK SEGBÉTB 1*7
I
pendant la nuit ; nous vivions seuls avec
une vieille servante dans cette maison. Pour-
a
tant ee ne fut pas un rève : stryge ou suc-
eube, mais snbstance incorporée, je ne dou-
tai pas d'avoir goüté, a travers les vertiges
et Les afires, un délice qui confina a la
mort.
Et.voiei que la goule soudain m'apparais-
sait en la Dame aux bandeaux verméils,
avec les mêmes yeux qui me brülèrent
comme des ventouses, avec la nième bouche
aux courfes lèvres de sangsué. Une mince
üssure cicatrisée lignait sou cou sous Ie ra-
ban de satin noir; ma bouche avait garde Ir
gout de sou sang, et elle avait eet air nors de
la vie dont s'offrit ;ï moi 1'homicide amour,
soil qu'elle tui morte un pen sous ses appa-
ren ces de vivantè ou que son ame vécut loin
d'elle d'une vie errante et solitaire. C/est la
un elfrayant mystère que seulement expli-
*s%^
ï
M
1
a
LE SAINT LAPIDÉ
j
LE SAINT LAPIDÉ
A Charles Coltct.
L.horlogedelamaisontintauneheure avant
,,, jour. Le vieux Pé, au sommeil léger, dé-
ra iditsesvieuxoset,s'euallantverslaporte,
criaaprèsrhommeetlafemBae.Celle-ciétai1i
sa fille; ensemble avec sou mari, ils appro-
c h a i e n t de la septantaine, s'étant épousés
surle tard,après des ans de labeur et de fa-
mine, eomme dés bêtes do la terre. Lt» ta-
lons de la femme, aussitót, rapèrent lanuvt;
t-homme^ tatons, piétina d'un pas lourd de
boeut' au labour, et, tout en se vêtant, cba-
CUndisaitlesprières.Maisleurcbétivegéni-
!52 LA VIE SEGRÉTE
t
froid avant-coureur de l'aube.
Tous trois marchaient déchaux, vêtus de
dimanche, les hommes en sarrau et tête nue,
et celui-ci ou celui-la, è voix haute, égrenait
les versets du rosaire; les deux autres, en
mussitant, d'un léger bredouillement labial
1'accompagnaient; puis a l'unisson, après
chaque chapelet, tombait Vamen, régulier
comme une minute d'éternité, comme une
pelletéede terre dans les fosses, et, de nou-
veau, ils recommencaient.
LA VIE SEGRÈTB 153
I
silence des ten-es fut rompu. Ils avatênt Ie
visage religieux des bergers s'en allant vers
1'Etoile; leurs plantaires foulaient la pous-
sière ou fafsaient s'ébouler les cailloux. Vers
l'orient Ie cliemin, joaillé de soleil, eut 1'air
de se perdre en Dien. Et aucun des trois ne
cessait de prier; ils marchaient du large pas
des hommes levés a 1'aube. des ages et pè-
ü
Des verrières s'allumèrent dans les arbres,
des rosacés immenses, ocellées de pourpre
et d'or, magnifiques comme des queues de
paon, et tous les merles sifflaient, d'beureux
lorióts égoutfaient uu rire clair et mouillé.
'4 f
i
un orgue au loin pendant ui. soif d'orage,
comme Ie mïaulement de jeunes chats pa-
tiennnent tortures. Alorsils'craignirent que
les autres mères les eussent dépassés. De
nouveau, ils précipitèrent Ie pas; Ie vieux Pé
un peu de tenips courut en s'appuyant des
deux mains a son arbre, plié sur ses jarrets,
ses viscères, au creux de son buste, sonnant
commeuntambour.L'hommeetla femme a
ses talons soufflaient. Leur Pater et leur Ave
ï
f
156 LA VIE SEGRÈTE
1
Jfi
déja [haüt dans les airs mis. ricochait a leur
cuir sec, grêlail en leurs nuques ligneuses
comme drs chevrotines. Ds ualetaient, ma-
chant de la braise en feu et des prières en-
tre leurs dents, sans songer a Ia faim, habi-
tués aux longs jeunes. II y avait, cinq heures
que, d'une haleine, ils marchai snt, relancés
par l'espoir ei la mort. \ la fin, une colline
se dressa; ils entendirent venir, par dela,
Ie bourdonnement des cloches, elles s'en-
flaient comme des gongs; elles semblaient
agiter d'énormes vans mystérieux. En se
haussant, ils purenl voir la pointe des
cloehers: puis Ja ville propitiatrice leur
apparut tout entière, et ils desegndirent en
courant Ie versaal qui dévalait vers les por-
tes, car, encore une fois, les petits enfants
LA VIE SECRÈTE 157
I
ne les eüt «xaucés. Mais leur provision de
pierres s'épnisa: ils tombèrent a genoux et
se lamentèrent, raidis dans leur foi barbare.
f
—
p
I
lul
il
£
A 'Willem Delsaux.
I
ris trop bruyants, Ie fin argent des ablettes.
Des rides d'or, autour de leur passage, agi-
SI taient 1'image reflétée du ciel et en longs
frissons mouraiént dans Ie silence uni du
fleuve. Ainsi me vint a moi aussi, pour cette
bonté de la nature, une ame de diinanche.
Je m'assis sur la berge, au bord du songe
des eaux, amolli par les langoureuses can-
tilenes. Une grande paix, une maiisuétnde
infinie coulait en moi comme une rïvière
d'oubli, uu Léthé endormeur de toute souf-
france. Je m'éjtais, Ie matin même, réconci-
lié avéc uu vieil ami perdu pour un motif
futile : nous nous étions embrassés en pleu-
rant. Je me sentais aiiner 1'bumanité entière
a travers cette fraternité délicieusemént re-
nouée. Et je ne sais (piel temps se passa. Je
vécusla tranquillité et Ie léger vertige d'une
petite éternité.
Elle fut rompue parun evenement insolite
qui, soudain, m'assujettit aux contingences
et, presque sans délai, de ces limites des ré-
LA VIE SEGRÈTE 163
*
164 LA VIE SEGRÈTE
ri
un nuage de tulles et de cheveux d'or, me
dit seulement : « Ne voyez-vous pas qu'il est
bossu? » Ainsi me fut dénóncée la raison de
ce forcènement hilare. Elle s'accordait avec
ma secrète et immédiate antipathie pour
lm. 1'órdre des formes violé. .Ie subis Ie ressen-
< timent conrasti'une injure, comme si de cette
b <
asymétrie de la nature résultait uu outra^e
envers mon orgueil d'indivïdu bien con-
forme.
Du moins, c'est ainsi que je m'explique
aujourd'hui les correspondances qui, irrésis-
tiblement, s'établirent entre cette jeune fille
I folatre et mot, car, dans Ie moment même,
je ne fus pas Ie maitre d'en tirer ces déduc-
tfons. L'aimable enfant elle-même n'était, du
reste, qu'une des parcelles de l'ame collective
qui, subitement, se trouva molestée par la
révélation de 1'Ahormal.Le phénomène brns-
qnement rompait la sécnrité de cette après-
midi de plaisir et de eonformité.
Il n'en estpas moins étrange queplusieurs
centaines de personnes, saus autre commu-
nion qu'une fortuite rencontre en un même
lieu, puissent ressentir la simultanéité d'un
'l
ï
de cette. anxieuse peripetie oü tous les coeurs
sensibles uu moment avaient pati, rendit
d'autant plus désirable-, puur la détente des
nerfs, uur réaction vigoureuse. A l'unani-
mité, Ie nain fut déclaré 1'aüteur véritable
du méchef. Ou prétendit 1'avoir vu, d'une
bourrade de sa bosse, précipiter 1'enfant.
Cette conviction s'imposasifortement que,
Eransporté moi-même d'humanité et de co-
lère, assoiffé de justes représailles au sortir
de la commotionpathétique.jeme distinguai
parmi les victimaires. Rien ne subsista plus
dé ce jourfastequim'avaitprocuré l'onctueux
pïaisir de la conciliation, ai de 1'antérieur
accord d'un doux paysage d'été avec mon
esprit; L'ême publique m'ènvahit, Ie funeste
choc électrique, l'ozone et les soufres de eet
orage d'une foule. •i
Ml
I
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168 LA VIE S E C R È T E
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LA COMMUNION AMOUREUSE
I
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B
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LA COMMUNION AMOUREUSE
A Maurice Leblanc.
b
pas plus ponctuellement décidé de cette ren-
contre inespérable et qui se réalisa cependant
comme si nous nous étions imposé Ie devoir
de nous retrouver après une longue sépa-
ration. Elle ne me fut signalée par nul
prodige, aucun mouvement sensible n'en
prépara 1'iinminence; elle advint par les
exclusives vertus d'une convergence qui, a
point nommé, nous fit, par des chemins mys-
térieux, nous diriger 1'un vers 1'autre.
Je me rappelai toutefois par la suite d'une
LA VIK SECRÈTE
Ü
une forme qui récusa toute analogie apparente
avec celle-ci. Une inquiétude sans cause défi-
nie me donna la sensation d'une part de ma
volonté qui s'aliénait et sur laquelleje cessai
de garder Ie commandement. J'allais par les
chambres, en proie a un malaise que rien
ne justifiait, tourmenté de la manie ridicule
de tont remuer autour de moi comme si, en
fouillant parmi mes meubles et mes papiers,
j'avais espéré récupérer un objet perdu. Mon
trouble grandit encore a mesure qu'approchait
l'heure décisive et encore inconnue de moi. Je
ae parvenais plus a lier deux idees, j'étais
dans 1'état d'esprit d'un homme qui se remi
compte de sa déraison et, tout en se gour-
mandant, ne peut s'octroyer la force d'y met-
tre fin. Je me coucbai pour échapper a mon
ennui, et aussitöt des songes légers, aima-
bles, des songes qui me transportèrent tres
loin en des régions admirables, sousdesciels
tièdes, Dompensèrent Ie pénible décourage-
ment dont je m'étais senli envahi.
170 LA VIE SEGRÈTE
Lr contact d'une jeune femme modeste-
ment vêtue et arrêtée comme moi devant les
tréteaux emplis de la vocifération desjocris-
ses, me laissa d'abord inattentif. Un tumulte
de populaire, pour la farce des claques et des
coups de pied, saus que je prisse a ces gro-
tesques parades un bien vif intérèt, nous
avait poussés et comme insérés coude a coude
dans la foule bouleuse. Maintenant encore,
je ne pourrais me suggérer Ie probable aspect
sous lequel elle dut se dénoncer aux autres
bommes : 1'espèce de beauté qu'elle me ré:
vela a la minute oü il nous fut enjoint de
nous apercevoir demeura sans rapports avec
E
les réalités immédiates, avec les symétries
usuelles qui concourent a 1'idée de la beauté.
Je crois bien plutót qu'elle eüt passé pour
une femme qu'on ne remarque pas.
Nous restames un moment, bien que nous
joignant par nos personnes, séparés detoutc
la distance qui s'interpose entre deux ."irnes
matériellement éloignées et vivant sous des
póles différents. Je ne sentis siller d'elle a
moi, dans ce frölement de nos corps, nuls
effluves, nulles électricités même simplement
177
LA VIE SEORÈTE
1»
LA. VIE S E C R É T E
I
sans doute fut cause que nous ne nous
aperciuiies pas de la déchéance de nos &mes
en cette aveuture de la cliair, si plutót cette
déchéance ne fut pas 1'exaltation même de
notre soif de nous oublier pour mieux nous
ressouvenir. La scène s'entoura de chasteté;
elle ne me fit pas sentir qü'elle s'immolait,
w et, en s'iinniolant, elle eut 1'air de ni'être re-
connaissante de sou sacriiice.
.Mais ce sont la encore des paroles trop ab-
solues. Le furtif et délicieux enibrasseniciit
oii deux ames ne parurent s'abandonner aux
caressesque pour se pénétrer plus infininient,
at'line aux ineffables ardeurs, aux pures alli-
ciances d'un mariage mystique. « Tu croyais
me reconnaitre, me disaient ses yeux, ce n'é-
tait encore qu'un mirage; tu me connais-
sais sans me reconnaitre... Mais regarde-moi
bien, a présent seulement tu sais qui je
suis..! »
L'ombre alors se déchira ; je compris que
1'ami longtemps pleuré m'était revenu, que
les yeux de cette passante étaient bien les
Rr'
LA VIE SECRÉTE 183
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M'AMI
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M'AMI
Au doctcur Thiriar,
M
i
LA VI E SEGRÈTE '180
1
« La pièee, monsieur... voulez-vous voir la
pièce ?» Une curiosité instinctive, irréfléchie,
toute sa chair remontée dans une soifd'elle
L'avaient poussé § regarder sans horreur, I
presque froidement. Ensuite, la vision ne
s'en allait plus : il revoyait toujours Ie lam-
beaulivide, d'un sangmalade.il se sentaitlui-
rnème atteint en ses entrailles, vivisecte par
les scalpels et les ciseaux, avec une grande
plaie en lui, Ie vide et la soutlïance de ce
n
morceau de leur vie qui maintenanl macé-
rait dans Ie cristal. Six joursI Et, dans Ie
matin d'hiver assombri du parloir, la bonne
voix enfin avait dit :
— Cette 1'ois, c'est bien deniain. Mais vous
serez sage... Rien qu'un moment.
Alucs il était rentré fou de joie, la sentant
revenir a lui du fond de la mort, lieureux
comme au temps pü, tres bas, toute rosr el
palpitante derrière savoilette, ellc lui disait
aussi pour la première fois : « A demain ! »
— Ahi leurs chères rencontres depuis! Les
stations dans la pluie au coin d'un square,
derrière les piliers d'une église ! Les mains
il.
100 LA VIE SEGRÈTE
({iü se pressaient! L'heure toujours trop ra-
pide! Et plus tard leur vie d'amour, Ie petit
ménage blotti prés des toits, les délicieuses
ï
1!I2 LA VIE S E C R È T E
Mais de 1'autre chambre, une voix frêle,
surnaturelle, monta, Ie fin vibrèment expi-
rant d'un cristal, comme si elleluiparlait de
1'autre cóté de la vie:
— Viens, m'ami.
Alors la Soeur lui lit signe ; il respira uu
grand coup et la suivit, roulant son chapeau
dans ses doigts, se heurtant au paravent,
n'ayant plus conscience dr lui-même. C'était
comme s'il entrail dans la chambre d'un mort:
il marchait sur la pointe du pied, il ne sa-
vait plus s'il devait pleurer. Du seuil, il l'a-
percuttoutepale.couchée a pint dans la blan-
cheur des draps, uu ruban rosé auxcbeveux.
Elle ne faisait pas uu mouvement, les mains
au long de son corps par dessus les couver-
tures, etlui souriait.les yeuxnoyés, languis-
sants, dun oriënt céleste. II ae put retenir
ses larmes et s'avan^a jusqu'au lit, se pencha
pour la baiser au front, lui toucba séulement
lamain du bout des doigts. Puis soeur Jeanne
lui montraitune cbaisè prés du chevet.il s'as-
seyait, gauche et timide, et elle les laissait.
— M'ami... m'ami...
11 avaitoubliécequ'il auraitvoululuidire,
m
LA VIE SECRÈTB 193
u
miseason bureau, la surprise qu'elle aurait
en trouvantrappartement comme ellel'avait
laissé, les chaises aux mêmes places et ses
livres,'satapisserie... Enarrivant.il se rap-
pelaitencoresibien;maintenant les mots mê-
mes lui manquaient: il répétait seulement:
— Mienne... mienne... O mienne...
C'était la gêne éprouvée autrefois quand il
venaiten visite chez sa mère. Quelquefois,
ils demeuraient seuls un petit temps, et ü
restait a la regarder saus rien trouver, la
bouche ouverte, Ie cceur petit. Puis la ma-
man rentrait ; toutes les ehoses qu'il avait
pensé dire lui revenaient, inutiles, et il était
pris d'une colère contre lui-même.
Oui, c'était bien cela, Ie trouble drs pre-
miers aveux, les petites affres du coeur qui va
s'ouvrir et reste ferme. Et c'était autre chose
e n c o r e ) un mystère tendre et triste, comme
s i l s s0 revoyaient après s'être crus perdus,
comme si, aprèsêtrepartis des deux pöles et
avoir, pendant des ans,marché pour se re-
t r o u v e r > U s Qe se reconnaissaient plustout
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LA VIE SEGRÉTE
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LES ROTS
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LES ROIS
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200 LA VIE SEGRÈTE
I
blonde délibère avec lui-même, perplexe, le-
quel sera Ie Fou dans cette maison de sagcs.
- Elibien! dit-il gaiement, approchez une
chaise de la table. Celui qui viendra et s'as-
seoira la pendant que nous consommons ce
repas, celui-la sera Ie fou.
L'illusion alors les egale a leur rang. La
Reine, par dessus la nappe chargée de fruits,
éploie ses belles mains cerclées de bijoux;
202 LA VIE 8KGRÈTE
I
en fuite. Mais cette héte s'en est allee flairer
sous la porte avec de petits cris d'enfant en
rêve. La folie servante, cette fois, n'est pas
longue a revenir.
— Maintenant, il est sur le palier.... Il dit
qu'il y a trop longtemps qu'il attend, qu'il est
fatigué d'attendre. Il vous prie de lui envoyer
1'enfant a votre place si vous ne pouvez quit-
12
200 LA VIE SECRKTE
I
Alors leur joie redouble; ils lui font offrir de
venir occuper la chaise vide, réservée pour Ie
fou. Il renvoie la servante en la remerciant.
Non, il a les ycux faiblus : la lumièré des lam-
pes lui fait mal. Et il insiste pour qu'on lui
confie 1'enfant.
— Eh bien, dit Ie Roi, mène jouer 1'enfant
auprèsde lui, afin qu'il prenne patience. Voila
seulement que ce gateau s'achève, et il nous
faut encore manger ces fruits.
Mais 1'enfant tarde a revenir : sans doute,
il s'amuse de quelque tour d'escamotage dont
Ie divertit Ie vieux seigneur.
— Va donc voir, dit Ie Roi a la servante, ce
qu'ils peuvent bien faire ensemble derrière
cette porte. On a tout a fait cessé d'entendre
la voix de 1'enfant.
La belle fille fait comme son maitre lui a
commandé, et ils entendent de grands rires
dans 1'escaliêr. Sa gaieté, quand ellereparait,
LA VIE SEGRÊTE 207
^ ^ H
210 LA VIE SEGRÈTE
VB
LA VIE SEGRÈTE 211
— La-bas ?
— Oui, la-bas, la-bas... Ne faites pas atten-
tion.
Le mauvais höte, en se tordant de rire,
ramasse le ridicule symbole et se le plante au
creux des tempes.
— Maintenant, dit-il, je suis a la fois le Roi
et le Fou. On dresse la table pour les autres,
et c'est moi qui rafle le dessert. J'ai toujours
le meilleur morceau. Toi, l'homme, va dire
qu'on mette la housse aux chevaux du corbil-
lard. Et toi, la fille, préparé le lit. Tu as la
peau douce ; nous nous dirons un mot sur
1'oreiller.
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I
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LE BIENFA1T PARDONNÉ L
A A. Mariani.
I
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un carré dé terre. 11 se dressa, le fer de la
bêche en l'air; un buisson Louü'u interceptait
la vue de la rivière. Encore une ibis, le cri
s'élevait. Quelqu'un sürement se noyait; l'en-
droit, avec un grand fond au piéd de la berge
raide, était réputé périlleux. 11 apercul deux
brasqui frappaient l'air: une tète effrayante
plongea, puis reparut. Une paix de vie, sous
I
210 LA VIE SECRÈTE
ü
lait, une tresineflfable jouissance d'humanité
supérieure pour cettë créature périssante et
saüvée par lui. A la fin la chair algide com-
menca dr se tiédir aux ardeurs de sa pitié;
les bras se déraidirent : il vit ressusciter du
LA V1K S E C R È T E 219
t
fois son réeit.
— J'étais la a bécher dans Ie champ, *
j'pensais a rien qu'a faire, njajourn^e quand
j'ai entendu Ie cri. Qa vënait de la rivière.
Tous mes sangs me sont remontes, j'étais
m comme fou, et alors je m'ai jetéj je croykis
M plus en sortir, j'ai fait ma prière.
Ensuite il paria d'aïler retfouver sa terre:
en prélevant sur sa méridienne un supplément
de travail, il aurait fini de bêcher sou carré
LA V1E SEGRKTE 221
i
LA. VIK SECKKTE 233
ï
déraitla pièce, un peu honteux, ti>yant pas
1'air de comprendre la raison de cette muni-
ficence.
_ Vous êtes bien honnête... Vousêtesbien
honnête...
Mais tont a coup, se rappelant la paire «le
sabots promise, il êprouva un scrupule.
_ S i c'esl puur ce que je crois, ca n'vaut
qu'un demi-écu, dit-iï, j'vas vous r'emettre
i'autte demi.
Le père, bonhommè, s'éjoya:
— Gardez-le, mon ami, pour boire a notre
santé.
On Ir trainadans desdébits.1] futacclamé
après la harangue d'un étudiant planté sur
n n i , borne. Il n'éprouvait nul orgueil, mais
seulement ane douceur d'entrailles puur le
bel enfant sauvé des èaux. Sur le tard, il
s'enalla, regagna son village, la tête ohaude.
Cétail ie, premier bonheur de sa vie dr mi-
sère et dr déréliction. 11 était sans amis et
fc
224 LA V1E SEGRÈTE
I
fut la cause de la fraude par laquelle je con-
sentis a passer pour Ie noyé. Ainsi je n'aurai
plus a rougir de 1'infériorité que me crée vis-
a-vis de toi 1'événement. Et ta prérogative, je
n'aurai plus de peine a te la pardonner, puis-
que dés ce moment je 1'aurai oubliée,
Le Vieux se courba, rayonnant, jusqu'a ce
que sa bouche touebat le vêtement de l'Elu.
— Soyez remercié, ó doux monsieur, dit-
il, maintenant plus rien ne manque a ma re
ccrnnaissance. Car cette ebose-la. j'en avais
eu la pensee; mais n'était-ce pas trop inespé- M
rablement beau pour un pauvre homme
comme moi d'être sauvé par un jeune homme
tel que vous?
I
• :
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til
•#«
f
•
LA FEMME AU BONNET VERT
Èê
,4» doctcw Spehl.
ï
t ^ i c f c o n de laine verte rétréci par les li*s.-
fechoisisl'heureoüj'étaisleplttssurde
l a v oir, c'est-a-dire 1, soi*. Elle étaii devote
ethabituellementrentraitaprèsleSalut. On
é t a i , tpujours certain «Ie la rencoutrer a
Pheure -les cbandelles, soa Vieux psaufcer
Asoucha P el 6 tensesmitamesuoires,toute
reC roquevilléedanssap.etiteról)-evertdApde
b i l l a r d et sou cbalea palmes jaunes effrangé.
Elle habitait au fond d'une rue étroite une
a n c i e n n e m aiso» qu'un prêtre avail long-
temps habitée avantelle, et dont 1. jardm,
• u n enclostoUffu, fait ^retour sur la venelle
voisine.MademoiselleDurepiepossédaitdeux
graads immeubles sur la Place et tout un
I
' quartier .Ie misérables logis d'ouvriers au fau-
bourg Elle passait potnrintraitable, ne tran-
sigeait pas sur la ponctualité du tenue. Au
fond, cela m'intéressait médlöcrement, je ne
ressentais contre elle nulle hainè.
Je tiraifaiblement la sonnette, je ne voulatö
23« LA VIE SEGRÈTE
I
J'entenrlis battre la porte de la rue. Nous
restames seuls, mademoïselle Durepie el moi.
.Ie n'avais pas pensé ;'i cela, cette éventualité
étaitresfeéeendehorsdemesprévisions. Cepen-
dant, entre une vieille fille de son ige et un
jeune homme du mien, rien ne pouvaitse pas-
serque de parfaitement honnéte et bienséant.
J'avais pris mon chapeau sur la table.et moins
pour insistcr, —je s;iv;iis a présent 1 'inuLilité
de toute requête, — que par un retour ma-
a
LA VIE SEGHÈTE 241
e
LA VIE SBGRÊTE 243
[
LA VIE SEC K KT E 245
I
ne me semblait plus possible que le crime ne
fÜ.t pas commis. C'était lepiressentiment d'une
chose inéluctable et dont s'agitait en moi a
présent 1'imminence comme si moi-même y
devais être mêlé. Je résolus de faire la garde,
de surveiller la maison et les alentours. Je
ne faisais la après tout que défendre ma
peau. Mais un voisin, inquiété par la régu-
larité <le co pas équivoque dans te soir, ou-
14.
246 LA VIE SEGRÈTE
I
I les verdures, a travers Ie lattis, mes yeux
s'étendaient jusqu'a la maison; il n'y avait
IJ
I
LA V1E SEGRÈTE 247
t
Quand enfin mes doigts Lrembknts osèrent
s'accrocher a la sonnette, j'étais supplicié des
plus terribles angoisses qu'il soit donné de res-
sentir. Les vibrations métalliques tristement
I
LA VIE SEGRÊTE 2i9
I
plutót d'une grande bonté : je lui pardonnais
de ne pas avoir été tuéc, comme je 1'avais cru.
Mais elle pouvait se tromper, elle devait se
tromper : peut-être n'avait-elle pas revu sa
niaitresse en rentrant de 1'église. Je me rap-
pelle Ie ton de douce fermeté, 'de tranquille
résolution ayec lequel je lui dis :
— Laissez-moi, ma bonne, ma cnère Miche-
line. Je dois voir niadeinoiselle, bien que ce
soit miracle, si j'arrive encore a teinps.
Je poussai droit a la cbambre, je marchais
sans volonté; je subissais comme une force
bors de moi. La porte était ouverte; je 1'aper-
QUS dans sou fauteuil, tricotant sous la lampe.
Elle vivail !
Je demeurai un assez long temps interdit,
comme pour un leurre de mes sens, une hal-
v lucination me la montrant avec les apparen-
ces du souflle quand je la savais expirée. Elle
me parlait: je ne faisais nulle attention a ce
qu'elle disait, je voyais seulement remuer ses
LA VIK SEGRÈTE 251
I
LA. VIE S E C R È T E 253
I
cru revenir la avec les cliarités dun sauveur,
de 1'illusoire sauveur dont je m'étais attribué
la mission. En dépit de toutes mes dénéga-
tions, j'apparaitrais Ie nocturne assassin pré-
méditant sou coup. La logique me comnian-
dait d'accorder mes actes aux apparences.
Je 1'étranglai donc en lui criant a travers
mes dents serrées :
— Tu n'as pas voulu me renouveler mon
papiervert... Eb bien, borrible femme, meurs
de ma main, puisquc aussi bicn tu dois mourir
ce soir.
J'ai dit la vérité, toute la vérité. Je n'ai
I
plus rien a dire. Quand .Micheline, attiréepar
Ie bruit du fond du jardin oü elle taillait du
bois pour son feu du lendemain, pénétra dans
la chanihiv. elle me trouva me roulant a terre,
décliirant ma cliair avec mes ongles, Pécume a
la boucbc, les sens partis. La crise dura plus
d'une beure; ensuite on m'emmena: voici
prés dr trois mois que j'attends en prison Ie
chatimeiit ou la libération.
15
!
254 1-A. VIK SECRET E
Je veux ouvrir mon Aine jusqu'au bout.
Le crime consommé, je ne sentis nul remords;
je n'ai réellement été malheureux qu'avant
cette sombre et définitive minute en pensant
a 1'horreur d'être puni pour un meurtre dont
un autre se fut rendu coupable.
i
LE PASSANT P R O V I D E N T I E L
m
f
t
"Lm 1M
LE PASSANT PR0VIDENT1EL
M
A Emile Vcrhaeren.
t* metière.
De frêles jeunes filles derrière les vitres. les
mains sur les genoux, des mains tres blan-
ches et gothiques, doucement agonisaient en
de la dentelle. Mes yeux, aux carrefours, aper-
LA VIE S E C R È T E 259
1
sant, comme Ie mal délicieux de sentir son
sang s'en aller par un„e veine ouverte, comme
de lentement trépasser soi-même enjoignant
les doigts et implorant les Providences. Q&
fleurait l'hópital et l'oratoire et Ie petit jardin
des religieuses. Une senteur de buis et de ré-
sédas se inêlait a de 1'encens froidi. a une
subtile pestilence de pauvres chairs malades.
J'avais tout a fait oublié la vie, je ne
pensais plus a 1'angoisse des lendemains.
J'éprouvais seulement une petite peine, Ie
charme de légèremènt souffrir pour quelque
chose qu'on ne sait pas, de soupirer sahs
grande conviction pour Ie chagrin d'un autre.
Il me semblait que j'avais la quelque part
un parent mort, que j'étais venu pour ac- i
complir un pieux devoir envers un vieil
homme expiré la nuit aux raains des soeurs
I
secourables, dans uu refuge.
Les cloches sonnèrent a une église : un
corbillard absurdement décoré de plumets et
d'antiques voitures de deuil stationnèrent
;
260 LA VIE S E C R É T E
—
262 LA VIE SEGRÉTE
i
vres de justice et de bon secours, il laissait
une mémoire. La somnie de ses vertus au~
rait pu s'illustrer de cette épitaphe.
L'atmosphère, imprégnée de eire et d'oli-
ban, de moites et précieux évents, nourrie
de senteurs suggestives évoquant la fragilité
des consciences et de la vie, mollement m'é-
nervait, développait ma sensibilité. Le gré-
sillement des cierges, comme le travail léger
d'une ame pour se délier, comme le brasille-
ment d'un holocauste, aussi me prédisposait
a des pensers religieuxettendres. Aux chants
d de 1'orgue, aux longues rumeurs comme des
voix catacoinbales, comme des nénies expia-
LA. VIE SECRÈTE 263
E
entrevues derrière les vitres, soulevaienl les
fideaux el nous regardaienl décroïtre aux
carrefours.
I J'ouïs sortir de la bouche des petits vieux
la louange du mort : ils se réjouissaient
surtout des largesses de la familie ; cha-
cun d'eux avait recu comme moi Ie denier
de la reconnaissance. J'évitai de les inter-
roger et me persuadai que c'étail la une
coutume obéie par les ages. J'accepti i> d'ail-
leurs toute chose saus étonnemei t, (•(mime
préalablement consentie et réglée selon uu
ordreimmuable.La mémoire du délant parut
grandir avec leur gratitude : ils vantèrent sa
moralité, sa probité, ses mérites civiques. Je
confirmais leurs dires d'un hochement de la
tête. 11 semblait que nous nous connussions
depuis longtemps.
Enfin nous arrivames devant Ie champ. Le
char se rouvrit ; tous les 1'ronts se découvri-
renl au passage de la bière s'en allant au si-
lence d'üne allee vers une architecture glo-
LA VIE SECRKTK 265
PV'.TK « . .
26
6 LA VIE SECRÉTE
t
sembkit qu'avec Ie mort j'avais enterré la
ville, toute la ville.
L'HEURE HALLUCINANTE
L'HEURE HALLUCINANTE
I
& *m •
270 LA. VIE SEGRKTE
f
manités primordiales, ou bien les derniers
hommes sur un plateau, attendant les ténë-
bres déBnitives.
D'abord les volcans célestes éruptèrent.
Une fournaise tröua 1'occident. Des fontes en
lacs profonds coulèrent des cratères. Dans la
forge aux enclümes d'or quelqu'un passa te-
nant entre ses poings Ie soleil comme une
Tête supplicléje.
Alors l'ame du Juge divagua : il professait
une fraternité secourable aux erreurs hu-
maines. Cependant, songea-t-il, Ie glaive et
Ie bücher, plus sürement que les charités,
opèrent Ie rachat des races ipisérables. La
vraiépitié absout et frappe : il faut savoir étouf-
fer avec amour dans un embrassement : c'est
Ie principe essentiel. La Tête ouvrit d'in-
finiment tristes et miséricordieuses pru-
nelles; un regard s'en répandit qui ruis-
sela comme une eau lustrale, comme 1'oubli
<'i la rémission des torts de L'tiomme. Mais
LA VIE SECRÈTE
ï
ternitéi pour Ie chatier d'avoir éclairé 1'igno-
minie du monde. Les pourpres et les ors
flnèrent comme des carotides tranchées ;
ils épanohèrent les entrailles magnifiques
d'une agonie. Drs nuées, a 1'opposé, dans
la régien froide, oü se levait 1'étoile, s'éela-
boussaient, restaient teintes de sang, ainsi
que les ténioins d'une expiation. 11 jugea
que 1'Ordre éternel lui donnait rai&on et se
rêva couvert de la simarre rouge, assis sur
un haut ossuaire a 1'iinage d'un Grand In-
quisiteur.
l'ne Mlantique aux boules améthystes de
proche en proche se crêta de falaises; (dies
sémblèrent les remparts derrière lesquels
s'étail accompli l"e meurtre du jour. Mainte-
nant. de lourds gallions quittaient les ha-
vres: des tarlanes légères, des bricks haut
matés s'enfoncaient aux eenmes du large. Les
nuages de soie autour banderolaient en pa-
villons ousegónflaientènvoiluresimmenses.
i
272 LA VIE SEGRÉTE
i
Toute 1'armada, comme un vol de grands
cygnes, splendidement cingla vers la mort du
soleil. Et aussi des archipels en fleurs mon-
taient du fond des mers, flottaient a la dérive
ainsi que des jardins mervcilleux, dans Ie
sillon des hauts navires.
Le Harangueur des foules pensa : Etre Ie
roi solitaire de toutes ces des! Des plages
toujours plus loius'étendaient, des sablesélec-
triques, de longs duvets d'ibis roses. Lente-
ment elles se vaporisèrent, on cessa d'aper-
cevoir les archipels et 1'armada. Dans les
gloires océaniques, par dessus les gouffres
lumineux, aniquement émergea un grand
vaisseau mort. C'est levaisseaude ma vie, se
suggéra-t-il, la-bas roulant vers les terres pro-
mises et que je ne verrai pas. Il vogue sans
capitaine ni matelots. Mon ame seule y resta;
elle expie aux fers dans la cale ses destinées
abjurées. Le fantómal vaisseau bientót dans
m 1'or des boules n'est plus qu'un point téné-
ï breux. Alors ils'écrie: «Attends, attends, na-
I
Lk VIE S E C R É T E 273
M i
lï't LA VIE SEORÉTE
L'INÉVITABLE RENCONTRE
16
•^^MMMmm
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L'INÉVITABLE RENCONTRE
A Philippe dille.
muM
280 LA VIE SEGRÈTE
9; I
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282 I.A VIE S E C R È T E
i
LA VIE SECRÈTE 283
I
fila dans un musico. Une laide gitana a ru-
bans jaunes y grattaitde la guitare et lui parut
sans ragout. Le fumet des nourritures s'éva-
porant par 1'huis d'une taverne 1'incita a de
plus matérielles gourmandises. Il espéra co-
pieusement se dédommager du pemmican
abusivement ingéré pendant la traversée, en
s'adjugeantune part du massiiVt appétissant
roastbeef qui saignait derrière la verrière.
En mer, durant ses inapaisables fringales,
arrosées d'écceurants chaudeaux, il s'était
proposé maintes fois ce régal comme un royal
délice, comme une trêve inestimable a de
trop durables famines.
Tanguant des épaules, balancé sur ses lar-
ges soles comme un ours arctique, il investit
le ball odorant 1'ale et le rot. Proche de 1'é-
tincelant comptoir aux roses jambons et aux
mürs fromages reflétés par les glaces, une ta-
blerestait inoccupée. Ilyprenait place quand,
a la table yoisine, le vaste joumal éployé der-
rière lequel se dissimulait un consomma-
teur s'abaissa et lui révéla les favoris de
1'inévitable Vieux gentleman. Celui-ci aussi-
t,M détendjl la mince fissure blême qui coupait
284 LA VIE S E C R È Ï E
3
LA VIE SEGRÈTE 285
LA VIE a S C R È T E 287
gloussement de son étrange rire uu dedans, Ie
trouvait légèrement excentrique.
ï
A tout bout de champ, ils choquaient forte-
ment leurs chopes; elles se vidaient, et la ser- t
vante en apportait de nouvelles. Pier Gouda
remarqua que la bière s'engloutissait dans Ie
gosier de ce vieil ivrogne comme un petit nia-
gara. Goldman, d'ailleurs, ne linissait pas de
commander des nourritures généreuses, épi-
cées; il avait uu faible pour les plats sau-
poudrés de carry et de safran et, a chaque
plat, il sel'rottait les maihs, disait gaiement:
— Vous êtes mon hótë... Et, vous savez,
cette fois, je ne vous lache pas: vous me ren-
dréz raison.
— Mais 011 donc 1'ai-je déja vu? s'affligeait
Ie chaleureux shipman, toujours a la piste
d'un indice, saus parvenir a réveiller sa mé-
moire indolente.
A mesure qu'ils briffaient, la jovialité dn
vieux Goldman croissait; Pier Gouda, de son
cöté, radota de vieilleshistoires d'enfance. Oh!
il avait toujours eü de la chance! Sa mère était
niuiteheureusemeiit dans son lit;elleseml)l,iil
avoir attendu son retour pour moürir; il avait
UU
288 LA VIE SECRÉTE
pu lui fermer les yeux. Lui-même cent fois
avait échappé a la mort.
— EhlehtEn effetunechancedudiable, sur
monhonneur! ricanait Goldman. Ehleh! oui,
comme la-bas, hein? quand nous nous ren-
contrions et que nous jouions de gros en-
jeux i
Pier Gouda fit un nouvel et énergique ap-
pel ases souvenirs. Mais de douces, d'enchan-
teresses famées les dissipaient, un fin brouil-
i
lard llottait comme les matins d'été sur les
eaux: il ne se souvenait pas d'avoir jamais
joué de gros enjeux avec personne. Il n'aper-
cevait plus bien distinctemeut non plus les
favoris dit Vieux gentleman.
— Oui, dit-il en riant, comme la-bas.
— Eh bien, s'écria Goldman, tout secoué
par de petitesquintes derire, nous allons voir
sivousl'aveztoujours.cette fameuse cbance.
Hé! la fille, des dés! Jejoue dix guinées eontre
une...
Il agita Ie cornet.
— Pair, dit Ie matelot.
Et il gagna les dix guinées.
— Recommencons, (fit ï'autre. Je joue ma
4
l^HMn
H
Pier Gouda, el de nouveau il perdit.
— Oh! ohl pensa Pier Gouda, maintenanl
qu'il na plus ses lunettes, il me seniMc que
je suis tuut a fait sur Ie point de Ie reconnai-
tre. Oui, c'est bien la la têtede quelqu'un qui,
plus d'une fois, m'a regarde avec ces yeux
sans prunelles, avec ces horribles yeux sans
regards.
— Recommencons encore... -Mes favoris
pour celle de vos deux oreilles qui n'es! pas
restée la-bas, bon Pier Goudal
— Pair! cria l'honnête garcon.
Goldman sacra effroyablement, puis, déta-
17
290 LA VIE SKÜRÈTE
chant ses favoris poil de renard. il les jeta
sur la table. Pier Gouda leva les yeux et resta
saisi.
— Oh! oh! dit-il, quelle lumière a présenl
se fait en moi! Ces favoris ne servaient qu'a
vous déguiser... Maintenant je vous recon-
nais... Vous êtes celui que partout j'ai senti
roder autour de moi, vous êtes ma propre
Mort, master Goldman.
Et il fit Ie signe de la croix.
Le vieux gentleman régla l'écot, puis lui
dit doucement:
— S'il vous plait, nous 'recommencerons
ï
une autrefois, Pier Gouda... Oui, la revanche.
Peut-être alors serez-vous moins sur de votre
chance.
Il saluad'un petit coup de chapeau humble
1'heureux joueur, niarcha rapidemenl vers la
porte et, comme une ombre, s'effa<ja derrière
m le léger ouage des rideaux, dans l'affairemenf
du grand port tumultueux.
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LM 1. #>
LA FUNÈBRE IDOLE I
A Fernand Xau,
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I
ItfkïMb m mh
LA VIE S E C R É T E 299
i
neuves et fraiches floraisons. Je ne doutai plus
qu'un culte secret ne 1'exaltat par ces homma-
ges; je ne fus pas éloigné d'y rattacher la cons-
tance avec laquelle, chaque matin, Ie duc
lui mème descendait aux jardins moissonner
les emblèmes.
Une après-midi, comme, a pas subtils, je
m'approchais, la frêle barrière de la porie vi-
tree cessa d'exister pour ma jeune démence.
Une umin 1'avait ouverte; j'osai, tont transi
d'all'res. avec un effrayant battement de cceur,
hasarder un pas dans la chambre. La distance
qui me séparait de 1'alcöve me parut dabord
vertigineuse; l'excès même de mes angoisses
ensuite me donna la force de la fianchir; el
enfin je n'eus plus qu'a me pencher pour con-
t'empler Ie sommei] de cette divine priacesse.
Une paix immense égalisait les soies luinineu-
ses de sa chair: nul soufflé perceptible u'alté-
rait son immobilité. Toute vie sembla s'être
si profondémenl évanouieenellequeje n'avais
Ê É
L» V A
r
cause pour laquelle mon visage, pendant des
mois. garda s;i paleur.
Ce ne fut que longtemps après que je eom-
302 LA VIE SEGRÈTE
F]N
T A IJ L E
Laodice 1
Ombres Amoureuses 17
l.i' Jardio de la Mort 31
L'Ame captive 43
La Morte vivante 53
L'Ombre Dupliale 69
Le SIMIS ilu Mystère 81
Les \<:u\ du Pauvre 01
Le Sacriflce 103
L'Amour vaiuqueur de la Mort 119
Le Succubc 133
Le Saint lapidé 149
L'Ame des Poules 139
La Communion amoureuse 171
M'Ami 183
Les Huis • 197
Le Bienfait pardunné 213
•*•
304 TABLE
La Femme au bonnet vert 233
Le Passanl providentie] '-'•''
L'lleure hallucinante "2G7
L'Inévitable renconl re - >'
La Funèbre Idole ~9'
DERNIÈRES NOUVEAUTÉS
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