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• POLITIQUE

Covid-19, crise sociale, violence du débat


public… Le blues des maires de grandes
villes
Quinze mois après les élections municipales de juin 2020, les responsables de
grandes agglomérations sont confrontés à de multiples tensions. Quatre d’entre eux
en font le récit.

Par Benjamin Keltz(Rennes, correspondance), Gilles Rof(Marseille,


correspondant), Claire Mayer(Bordeaux, correspondante) et Richard Schittly(Lyon,
correspondant)

Publié le 08 septembre 2021 à 03h07 - Mis à jour le 09 septembre 2021 à 19h08

AUREL

Dossiers sous le bras, elle traverse l’hôtel de Rennes-Métropole au pas de charge. L’agenda
de rentrée de la socialiste Nathalie Appéré, maire de Rennes depuis 2014 et présidente de la
plus grande agglomération bretonne, déborde. Ce jeudi après-midi 2 septembre :
visioconférence avec la ministre déléguée à l’industrie, Agnès Pannier-Runacher, réunion de
travail avec les représentants du monde associatif, visite d’une nouvelle guinguette. Voilà qui
ressemble à une reprise presque normale, après « dix-huit mois de dingue », rythmés par la
pandémie. Dans l’intimité de son cabinet, Nathalie Appéré a pu exprimer sa fatigue, une usure
et parfois même un ras-le-bol. Comme tant d’autres maires.

Lire aussi « Le gouvernement était paumé, rien ne


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marchait » : des maires de grandes villes racontent les premiers mois de la
pandémie

Lorsque Le Monde l’a sollicitée pour revenir sur la difficulté de gérer une agglomération de
450 000 habitants en temps de Covid-19, la quadragénaire a, dans un premier temps, refusé
l’exercice. Trop peur que son témoignage soit perçu comme l’expression d’un coup de blues,
d’un aveu de faiblesse ou d’une lassitude, alors qu’elle dit « mesurer pleinement » la chance
de diriger la capitale bretonne. Peur aussi que la parole d’une élue ne soit pas comprise
comme celle d’un homme. « Les femmes essuient davantage de critiques. On assimile
certaines qualités et certains défauts aux femmes comme si on faisait de la politique avec ses
ovaires et pas avec son cerveau. Quand on est attaché à l’égalité, on ne peut pas nier les
discriminations liées au sexe ou au genre », insiste Nathalie Appéré.

A l’heure où l’exercice de l’action publique n’a « jamais été aussi complexe et


conflictuel », l’édile de Rennes a finalement accepté d’expliquer sa mission et sa « charge
mentale ». Une manière, aussi, de démystifier la figure du décideur infatigable et
imperturbable. Alors que le maire s’impose en élu préféré des Français, Nathalie Appéré
perçoit une « défiance » envers ceux qui dirigent les grandes collectivités : « Les élus des
petites communes seraient dévoués, désintéressés, des héros de la République, tandis que
nous, responsables de grandes agglomérations, serions en quête permanente du pouvoir,
partisans, déconnectés… Nos moteurs et nos problèmes sont les mêmes, mais démultipliés à
une autre échelle. »

« Usure dans le temps »


La maire de Rennes parle doucement pour mieux remonter le fil de ces fameux dix-huit mois.
Il y a d’abord eu cette « âpre et engageante » campagne municipale au début de l’année 2020.
Elle n’a pas savouré sa place en tête au soir du premier tour. La pandémie a tout balayé. Il a
fallu orchestrer le premier confinement sur son territoire. Puis, les suivants, tout en veillant à
la bonne installation d’équipes d’élus renouvelées aux deux tiers à l’hôtel de ville et à
l’agglomération.

La maire décrit des mois de tension et d’adrénaline où les questions, plus urgentes les unes
que les autres, ont afflué en permanence à la cellule de crise qu’elle pilotait avec une poignée
de fidèles collaborateurs : comment maintenir la collecte des déchets ? Quels dispositifs
mettre en place pour éviter l’isolement des plus fragiles ? La patinoire peut-elle servir de
morgue ? La régie municipale qui gère l’eau potable peut-elle flancher ? Le dernier décret
publié autorise-t-il la réouverture du bassin nordique, en extérieur ?
La maire de Rennes, Nathalie Appéré, dans son bureau à l’hôtel de ville, le 10 décembre
2019. DAMIEN MEYER / AFP

« Les prises de décision sont partagées avec mes proches, mais je suis seule à les assumer.
Dans ces moments rudes, je n’ai pas pris le temps de solliciter de psychologue. Sans doute
devrais-je utiliser cet outil… Je me suis contentée de coups de fil à d’autres élus qui
partagent les mêmes doutes et responsabilités. Certains étaient confrontés à davantage de
drames. Ça m’autorisait encore moins à me plaindre, relativise Mme Appéré. Mais finalement,
le plus difficile, c’est l’usure dans le temps. L’année dernière, il a fallu être à 100 % sur la
gestion quotidienne et à 100 % sur la pandémie, tout en veillant à ce que la “boutique” de
6 500 agents que je gère ne craque pas. »

Ailleurs, ça a pu flancher. A Marseille, Michèle Rubirola a jeté l’éponge le


15 décembre 2020, cinq mois à peine après sa prise de fonctions comme maire à la tête du
Printemps marseillais, une coalition de gauche, écologiste et citoyenne. Ce jour-là, l’élue
Europe Ecologie-Les Verts (EELV) se présente devant la presse pour annoncer sa démission.
Bousculée par l’émotion, elle évoque, gorge serrée, des raisons de santé qui l’empêchent
d’être « à 300 % » au service de sa ville, mais aussi la situation critique de la commune,
notamment financièrement, qui, selon elle, nécessite l’intervention d’« urgentistes ».

Lire aussi A Marseille, la mairie dénonce l’« héritage


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financier catastrophique » de l’ère Gaudin

Huit mois plus tard, désormais première adjointe chargée de la santé et des relations
internationales du maire (Parti socialiste, PS) Benoît Payan, avec qui elle a échangé son poste,
la docteure Rubirola lutte encore avec un genou récalcitrant et quelques semaines de
rééducation, mais apparaît sereine, enfin à l’aise dans sa fonction : « Je ne veux pas que les
Marseillais pensent que je les ai trahis. Si j’avais pu continuer physiquement, je l’aurais fait.
C’était très beau pour moi de diriger Marseille, parce que j’aime cette ville et sa population
plus que tout. »

Complexité des dossiers


Rétrospectivement, Michèle Rubirola regrette surtout son « manque de préparation » aux
exigences de la fonction. Elle assure ne pas avoir été effrayée par la charge de travail
– « médecin de ville, c’est douze heures par jour », rappelle-t-elle –, ni par le poids des
responsabilités – « quand tu annonces à quelqu’un qui ne s’en doute pas qu’il a le VIH, tu
sais en prendre » –, mais plutôt avoir été « mal à l’aise » face à la complexité des
dossiers. « Pour avoir confiance en moi, il faut que je maîtrise les sujets. En santé, sur le
social, en sport, je peux faire autorité. A mon arrivée, je me suis tapé tous les dossiers
logement, rénovation urbaine, économie… J’ai un haut niveau d’exigence, alors j’étais
stressée au maximum. »

Dans ce moment crucial, Michèle Rubirola regrette le manque de soutien de son parti,
EELV : « Pas un seul cadre, à part [l’ex-ministre du logement] Cécile Duflot et [le maire de
Grenoble] Eric Piolle, ne m’a appelé pour me dire : “Que peut-on faire pour
t’aider ?” » Aujourd’hui, l’expérience lui fait dire qu’« être maire d’une grande ville passe
par une préparation, un temps d’apprentissage, et nécessite un accompagnement fort d’un
parti ».
Les sièges des spectateurs du stade Vélodrome de Marseille transformé en centre de
vaccination contre le Covid-19, le 16 janvier 2021. CHRISTOPHE SIMON / AFP

De son arrivée dans le fauteuil de maire, la médecin se souvient d’un


sentiment « d’étourdissement » : « Les urgences sont là, ton équipe n’est pas encore formée,
les adjoints découvrent tout, comme toi, et en plus, tu dois gérer le Covid… Du jour au
lendemain, tu vas parler des affaires de la ville avec le préfet. Il faut être honnête, ce n’est
pas facile. Surtout que Marseille n’est pas une ville tranquille, avec de l’argent, comme pour
mes collègues de Bordeaux ou de Lyon… C’est très éprouvant. »

Lire aussi « Cette année était au-delà de tout ce que


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j’aurais pu imaginer » : un nouveau maire dans la tempête du Covid-19

De ses premiers mois de maire (PS) à la tête de Villeurbanne, ville de 150 000 habitants dans
le Rhône, Cédric Van Styvendael conserve, lui, l’impression d’une traversée de tunnel. Une
expérience grisante, mais parfois frustrante. Selon lui, la difficulté de la fonction réside
dans « le décalage entre ce qu’on attend de nous et le pouvoir qui est le nôtre ». « L’Etat
utilise beaucoup la figure populaire du maire, mais il ne lui donne pas les moyens qui vont
avec. Il faut un nouvel acte de décentralisation », estime-t-il.

Accaparée par la gestion de la pandémie, l’élue regrette le « peu d’espace de déploiement de


la pensée » : « Nous avons peu de temps pour expliquer ce que nous faisons, or nous devons
gérer des sujets compliqués, comme la sécurité. Les collectivités sont organisées autour de
l’arbitrage et de la mise en œuvre des décisions, peu sur la réflexion, le débat interne ou
public. »

Le poids des mots


Les contraintes sanitaires ont bridé les confrontations d’idées et ralenti la mise en œuvre des
projets municipaux. A Rennes, Nathalie Appéré a accepté cette frustration. La source de son
ras-le-bol du moment se trouve ailleurs. Elle dénonce « l’hystérisation du débat
public » provoquée par des responsables politiques en quête de polémiques « pour
déstabiliser », et entretenues par certains médias.

Surtout, la maire de Rennes s’agace de la violence de réseaux sociaux qu’elle fuit


désormais. « Jusqu’alors, je supportais les “fake news”, les caricatures et les insultes souvent
sexistes, mais tout cela a percé ma carapace, avoue-t-elle. La pandémie m’a éloignée du
terrain. Je ne pouvais plus aller à la rencontre des gens qui mettent les mains dans le
cambouis. C’est grâce à eux, qu’ils soient d’accord ou pas avec mon action, que je retrouve
la juste mesure de notre société. Ces échanges sont mes éléments quotidiens de
réassurance. »

S’il y a bien un maire qui s’est trouvé dans un maelström de polémiques ces derniers mois,
c’est l’écologiste Pierre Hurmic, élu à la surprise générale à Bordeaux, en juin 2020. Dès
sa conférence de presse de rentrée, en septembre 2020, il a mesuré le nouveau poids de ses
mots, en déclenchant une polémique, après avoir annoncé ne pas vouloir décorer sa ville
d’« arbres morts » pour Noël. Cette brève sortie est devenue « l’affaire du sapin de Noël » sur
toutes les ondes. Et Pierre Hurmic, le symbole d’une écologie punitive et aveuglée par
l’idéologie, selon ses détracteurs.

Lire le récit : Premiers pas et premières polémiques dans les nouvelles mairies
écologistes

L’événement a été éprouvant pour le nouveau maire. Aujourd’hui, il en parle comme d’un
apprentissage : « Parfois, il faut être un peu moins spontané et un peu plus langue de bois,
mais je ne veux pas changer ma nature. » L’exercice du pouvoir dans une grande cité ne se
pratique pas sans accrocs, qui forgent autant qu’ils usent.

L’élu espérait pouvoir continuer d’exercer sa profession d’avocat, mais il a finalement dû y


renoncer en découvrant l’ampleur de l’engagement municipal. « La fonction de maire est un
service à plein temps. Il doit être à portée d’engueulade, et à portée de contact humain. Je ne
savais pas que ce serait comme ça, mais je me suis fait une raison, explique-t-il. Parfois,
j’allais à Bordeaux avec mes enfants, le samedi après-midi. C’est fini. Ils savent que je suis
interpellé toutes les cinq minutes. La semaine, ils ne me voient pas beaucoup. Le samedi, ils
aimeraient avoir leur père à part entière… »
Le directeur du CHU de Bordeaux, Yann Bubbien, et le maire de la ville, Pierre Hurmic (à
droite), lors de l’annonce de mesures restrictives pour lutter contre la pandémie de Covid-19,
à Bordeaux, le 14 octobre 2020. PHILIPPE LOPEZ / AFP

Cet investissement « passionnant » mais « prenant » aura-t-il raison de ses ambitions pour un
nouveau mandat, en 2026 ? Pierre Hurmic élude : « Me représenter ? On dit que le premier
mandat sert à lancer des projets qui seront réalisés au deuxième. Ça m’incite à penser que
j’aurai peut-être cette curiosité, mais honnêtement je n’en sais rien. Je serai peut-être
épuisé. »

Benjamin Keltz(Rennes, correspondance), Gilles Rof(Marseille, correspondant), Claire


Mayer(Bordeaux, correspondante) et Richard Schittly(Lyon, correspondant)

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