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Pedagogická fakulta
DIPLOMOVÁ PRÁCE
2021
Je confirme que j’ai rédigé mon mémoire de Master, intitulé Histoire ou fiction ? Enjeux
d’une écriture hybride : le cas d’HHhH de Laurent Binet, sous la direction de mon
directeur de mémoire et que les sources et documents ayant servi à son élaboration sont
tous cités dans la bibliographie. Je confirme également que ce mémoire n’a pas servi à
obtenir le même ou un autre grade universitaire.
Je voudrais exprimer toute ma gratitude à Monsieur Jiří Jančík qui a consacré son temps
à m’aider à nettoyer le texte du point de vue typographique.
Mes remerciements vont aussi à mon ami, Monsieur Clément Ripoche, qui n’hésite
jamais à m’encourager, à me donner un conseil.
KLÍČOVÁ SLOVA
The diploma thesis concerns the questions of hybrid literature, especially the novel HHhH
by Laurent Binet. Even though history and fiction can impact and enrich each other, their
relationship is quite problematic. Therefore philosophers, historians and literary critics
are trying to answer the questions of how to write (about) history. Laurent Binet tackles
this in his novel HHhH, in which two storylines keep alternating. In the first one narrator
constantly addresses the reader, expressing his doubts if it is even possible to give a
faithful account of an historical event. In the second storyline he portrays the events that
led to the assassination of deputy Reich Protector of the Bohemia and Moravia Reinhard
Heydrich. The goal of the thesis is to analyse the relationship between history and fiction,
as this relationship has during the 20th century undergone rapid changes, which are also
apparent in the analysed text. The thesis is divided in two parts. The first, which serves
as a theoretical base for the subsequent analysis of HHhH, depicts the historiographical
approaches, which have changed and evolved significantly in the 20th century. The second
part tracks the reflections of the particular historiographical approaches in HHhH and
examines, which conclusions has the author reached in his attempt to find the answer not
only to the question of how to write (about) history in the postmodern times, but also
where the boundary (if there is one) between the genre’s lays.
KEYWORDS
Résumé.......................................................................................................................... 108
Dictionnaires.......................................................................................................... 122
1
On écrit à dessein « livre » car la problématique de son genre sera traitée dans un grand chapitre de ce
mémoire.
2
BINET, Laurent. HHhH. Paris : Librairie générale française, 2011. ISBN 978-2-253-15734-2.
8
« Anthropoïde » ou des habitants du Protectorat de Bohême-Moravie, opposent une
résistance exaspérante à la volonté de l’écrivain comme s’il était impossible de romancer,
de fictionnaliser la « matière » choisie. Claude Lanzmann, écrivain et cinéaste français, a
exprimé avec précision cette confusion et ce conflit qui frappent l’œuvre de Binet :
« Laurent Binet montre la lutte que se livrent dans son roman et dans son esprit le savoir
documentaire et l’invention fictionnelle, privilégiant très souvent le premier, parce que
plus fidèle à la complexité du réel3, mais réussissant, sans rien nous masquer de ses
hésitations ni des raisons de ses choix, à créer une œuvre haletante, d’une originalité
absolue. »4
3
Sauf spécifications, on emploie le mot dans son sens courant de « réalité extérieure, intersubjective,
partagée » ou « actuelle ».
4
BINET, Laurent, op. cit., la quatrième de couverture.
5
ŠOTOLOVÁ, Jovanka. Nesnažil jsem se dostat Heydrichovi nebo parašutistům „do hlavy“, In :
iLiteratura.cz. [En ligne]. http://www.iliteratura.cz/Clanek/26885/binet-laurent-in-hn, consulté le 28
octobre 2020.
6
BRETON, Emma. HHhH, Laurent Binet chasse le nazi, In : Mediapart. [En ligne].
https://blogs.mediapart.fr/madame-du-b/blog/120914/hhhh-laurent-binet-chasse-le-nazi, consulté le 28
octobre 2020.
9
incontournable – comment écrire l’Histoire ?7 C’est la question sur laquelle s’interrogent
historiens, philosophes et critiques littéraires depuis des siècles, et la réponse n’est pas
encore si évidente. Il est bien de remarquer qu’il est fort peu plausible que cette réponse,
quelle qu’elle soit, puisse être définitive. Dans ce travail, les réponses que l’on propose
au fur et à mesure, ainsi que les méthodes auxquelles on recourt, reflètent les
changements, les inflexions de notre rapport à l’histoire.
7
BIRNBAUM, Jean. « HHhH », de Laurent Binet : Laurent Binet au secours des héros, In : Le Monde.
[En ligne]. https://www.lemonde.fr/livres/article/2010/03/11/hhhh-de-laurent-binet_1317488_3260.html.,
consulté le 28 octobre 2020.
8
Étant donné que des implications qu’apporte l’écriture du mot (avec ou sans trait d’union) ne sont pas
importantes dans ce travail, on ne les distingue pas.
9
SLÁDEK, Ondřej. O historiografii a fikci: událost, vyprávění a alternativní historie. In : PIORECKÁ,
Kateřina a Ondřej SLÁDEK, éds. O psaní dějin : teoretické a metodologické problémy literární
10
Comment écrire l’histoire et cultiver l’historiographie après tous ces
bouleversements épistémologiques du XXe siècle, après cette déclaration radicale de
l’impossibilité de la cognition objective, après le discrédit émis à propos d’une unité du
développement historique ? Est-il possible d’écrire l’histoire sans la construire comme
« un grand récit », comme de la fiction ? Est-il possible et légitime de reconstruire
l’histoire comme un « récit » qui aurait une « forme littéraire », sans être pour autant
« littérature » ? Ce sont des questions auxquelles nous essaierons ici de répondre, de biais
cependant, en examinant les propositions de solution qui se dégagent d’HHhH de Binet.
Ce travail sera divisé en deux grandes sections. Dans un premier temps nous allons
traiter de certaines approches historiographiques dont les traces ou vestiges sont
repérables dans HHhH. Nous allons présenter en premier lieu les principes de
l’historiographie positiviste qui cèdent leur place aux thèses de l’historien américain
Hayden White qui a largement contribué à ce que l’on appelle « le tournant linguistique »
par son livre emblématique Metahistory : The Historical Imagination in
Nineteenth-Century Europe.10 En écho à Hayden White, Roland Barthes publie l’essai Le
discours de l’histoire11, un autre jalon du mouvement que nous retraçons. Tous les deux
admettaient l’entrelacement des discours historiques et littéraires, c’est-à-dire qu’ils
affirmaient que l’historiographie ne diffère finalement pas, ou pas autant que l’on avait
cru, des belles-lettres. Leur critique a fait grand bruit et a conduit à de grands débats en
ce qui concerne la nature de narration dans l’historiographie. Elle remettait en cause
plusieurs axiomes de l’historiographie classique, qui semblaient alors enracinés dans les
pensées occidentales. Étant donné la persistance de la tension entre le subjectif et
l’objectif et la résistance des deux grandes catégories discursives, sinon épistémologiques
concernées, face à la mise en question de leur différence, voire de la nature de cette
différence, l’enjeu a mobilisé bon nombre de ceux dont la discipline a à faire avec
l’histoire, dont Lubomír Doležel. Ce dernier a fait la synthèse de ces deux discours. Dans
historiografie : [actes du colloque organisé par Ústav pro českou literaturu AV ČR à Prague les 31 janvier
et 1er février 2006]. Praha : Academia, 2007. ISBN 978-80-200-1544-0, pp. 134–135.
10
WHITE, Hayden V. Metahistory : the historical imagination in nineteenth-century Europe. Baltimore :
J. Hopkins University Press, 1975. ISBN 978-0801817618.
11
BARTHES, Roland. Le discours de l’histoire. [En ligne]. https://perso.univ-
lyon2.fr/~jkempf/barthes_discours_histoire.pdf, consulté le 23 novembre 2020.
11
Heterocosmica12, il examinait dans quelle mesure le discours historique est subjectif afin
de pouvoir justifier la différence entre le discours historique et littéraire. Puis, nous allons
traiter le point de vue de Linda Hutcheon réputée pour ses travaux sur le postmodernisme.
Enfin, une approche interprétative contemporaine clôturera cette première partie. Ce
premier travail aura balisé un terrain nécessaire pour l’étape suivante de notre parcours :
pour pouvoir identifier dans un second temps, certains reflets historiographiques dans
HHhH, pour répondre aux hésitations que le narrateur du livre partage avec son lecteur et
interpréter, saisir l’en-deçà des procédés narratifs mis en œuvre dans le texte.
Pour atteindre les objectifs que nous avons formulés supra, nous nous proposons
d’examiner le texte via le principe herméneutique. L’herméneutique qui a pour objet
l’interprétation des textes (philosophiques, religieux ainsi que littéraires) nous permettra
d’analyser ce qui se manifeste à l’intérieur de l’œuvre d’art, ce qui se dérobe aux yeux du
lecteur et de décrypter, déchiffrer donc les autres niveaux de sens impliqués ou véhiculés
par le sens immédiat, apparent.13 En écho à Hans Robert Jauss et sa « triade »
herméneutique14, nous allons tout d’abord interpréter le texte pour y trouver les reflets
d’approches historiographiques esquissés dans la première partie. Ensuite, on passe à une
deuxième étape de reconstruction où l’on tente de comprendre l’altérité15 portée par le
texte. Ces deux étapes préliminaires sont indispensables dans le processus d’explication
afin que nous puissions mieux comprendre le texte dans sa totalité avec les rapports
(causaux ou d’interdépendance) que nous n’aurions pas été aptes à dépister dans un
premier temps.16 On passe donc de la méthode interprétative à l’approche restitutive en
examinant d’abord les parties pour en construire un ensemble cohérant d’interprétations
dévoilant le sens supérieur relatif par exemple à sa valeur esthétique ou, dans notre cas,
épistémologique.
12
DOLEŽEL, Lubomír. Heterocosmica: fikce a možné světy. Praha : Karolinum, 2003. ISBN 80-246-0735-
2.
13
ROBERT, Paul, Alain REY, Josette REY-DEBOVE et Fabienne VERDIER. Le Petit Robert dictionnaire
alphabétique et analogique de la langue française. Nouvelle édition millésime. Paris : Le Robert, 2018.
ISBN 978-2-32101-060-9, p. 1231.
14
Cf. JAUSS, Hans Robert. Pour une herméneutique littéraire. Paris : Gallimard, 1988.
15
Fait d’être un autre, caractère de ce qui est autre, de ce qui est extérieur à un soi. Ibidem, p. 73.
16
Cf. Le cercle herméneutique. MANTZAVINOS, Chrysostomos. « Le cercle herméneutique : de quel type
de problème s’agit-il ? ». L’Année sociologique, vol. 63, no. 2, 2013, pp. 509–527. [En ligne].
https://www.cairn.info/revue-l-annee-sociologique-2013-2-page-509.htm, consulté le 28 octobre 2021.
12
Le texte de Laurent Binet étant symptomatique de la position postmoderne
vis-à-vis de l’histoire et des catégories autrefois tenues pour séparées, le travail espère
apporter des éclaircissements sur la logique sous-jacente qui commande la réflexion
postmoderne sur le rapport à l’histoire. Cette réflexion est une recherche d’une forme de
ce rapport apte à ne pas contrarier la conception actuelle de l’historiographie.
13
1 La perception de l’histoire – un conflit entre l’historicité et le factuel
1.1 Remarques préalables
Avant de nous focaliser sur l’étude d’HHhH, nous allons mettre en scène certaines
approches qui ont été élaborées au cours de l’évolution de l’historiographie, qui l’ont
influencée et l’influencent encore. Vu la diversité des approches que la première partie
passera en revue, ce préambule signale ses grandes lignes conductrices.
Dans un second temps, nous introduirons la critique assez virulente qui a été
formulée par l’historien américain Hayden White et le critique littéraire français Roland
Barthes, qui met en doute la différence entre la réalité et la fiction, entre l’histoire et
l’imagination. Avec Jacques Derrida, ils contestent tous les trois le caractère scientifique
de l’historiographie et donc ouvrent un grand conflit discutant les frontières entre
l’historicité et le factuel. Dès lors se forment deux visions opposées – celle qui fait valoir
la description « objective » comme principe d’explication et celle qui signale le besoin de
la narration dans le travail historique.
17
ŠIMŮNEK, Robert. Správní systém šlechtického dominia v pozdně středověkých Čechách : rožmberská
doména 1418-1472. Praha : Historický ústav AV ČR, 2005. ISBN 80-7286-067-4.
14
différences fonctionnelles et structurelles.18 Paul Ricœur traite également dans plusieurs
de ses œuvres dont Temps et récit19 et La Mémoire, l’histoire, l’oubli20 la relation entre
l’historiographie et la narration. Il s’intéresse à la problématique entre historien et
écrivain. Ricœur distingue l’un et l’autre d’une manière assez nette en disant que
l’utilisation de la narration est propre aux deux, mais que chacun suit un tout autre
objectif.
18
KASTNEROVÁ, Martina. Vztah historického a fikčního narativu. Acta Fakulty filozofické Západočeské
univerzity v Plzni. 2010, č. 3. ISSN 1802-0364, pp. 133–134.
19
RICŒUR, Paul. Temps et récit. Paris : Éditions du Seuil, 1991. ISBN 2-02-013454-3.
20
RICŒUR, Paul. La Mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris : Éditions du Seuil, 2000. ISBN 978-2-02-034917-
8.
21
DOLEŽEL, Lubomír. Fikce a historie v období postmoderny. Praha : Academia : coll. « Možné světy »,
2008. ISBN 978-80-200-1581-5, p. 99.
22
KASTNEROVÁ, Martina, op. cit., p. 132.
23
SPENGLER, Oswald. Le déclin de l’Occident : Esquisse d’une morphologie de l’histoire universelle.
Paris : Gallimard, 1948. ISBN 978-2-07-026047-8.
15
1.2 L’historiographie traditionnelle d’obédience positiviste
Le retour en arrière est nécessaire pour comprendre à fond les principes essentiels
de l’historiographie traditionnelle d’obédience positiviste avant de pouvoir continuer
chronologiquement avec des approches contemporaines que nous avons déjà annoncées
ci-dessus. D’abord, pour disposer des assises théoriques bien esquissées auxquelles nous
pourrions nous référer dans les chapitres suivants, il faut définir ce qu’est le positivisme
de manière assez nette. Le Dictionnaire historique de la Suisse DHS propose cette
définition : « Le terme de positivisme s’applique à une pensée ou une attitude caractérisée
par une focalisation sur les données empiriques, par un refus systématique de toute
métaphysique et par une foi marquée dans le progrès. Historiquement, on distingue entre
un premier positivisme et un second (ou néopositivisme). Forgé au début du XIXe s. par
le Français Claude Henri de Saint-Simon, le mot désigne la philosophie d’Auguste
Comte, père de la sociologie. Fondée sur la méthode expérimentale, la doctrine positive
s’affirma comme l’un des courants de pensée majeurs du XIXe s. »24 Malgré toutes les
opinions différentes pour situer la naissance de l’historiographie positiviste, celle qui
domine la relie à Auguste Comte.
24
BAERTSCHI, Christian : « Positivisme », In : Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 29
septembre 2010, traduit de l’allemand. [En ligne]. https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/017453/2010-09-29/,
consulté le 16 novembre 2020.
25
COMTE, Auguste. Cours de philosophie positiviste. Paris : Nathan, coll. « Les intégrales de Philo »,
1989. ISBN : 2-09-175851-5.
16
méthode.26 Selon l’auteur du Cours de philosophie positive, le monde est immuable et
soumis aux lois naturelles. Comte n’a pas fondé une méthode particulière mais seulement
constaté que le positivisme est l’application aux sciences sociales et politiques des
méthodes utilisées jusque-là dans les sciences positives (mathématiques et sciences
expérimentales).27 Le principe positiviste était rendu possible par la séparation
cartésienne entre sujet et objet (res cogitans et res extensa). À considérer son étymologie,
le mot « objet » est issu du latin objectum et désigne « ce qui est placé devant »,
c’est-à-dire toute chose concrète qui affecte les sens du sujet, tout ce qui peut être perçu
et ce qui est doté d’existence matérielle.28 Ceci importe beaucoup parce que, comme on
ne peut pas, dans les sciences humaines, éconduire absolument le sujet, il s’agit d’établir
ou de concevoir, de quelque manière ce soit, le rapport de celui-ci avec son « objet ».
26
LAROUSSE. « Auguste Comte », In : L’Encyclopédie Larousse en ligne. [En ligne].
https://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Auguste_Comte/114286, consulté le 16 novembre 2020.
27
Ibidem.
28
CNRTL. « Objet », In : CNTRL. [En ligne]. https://www.cnrtl.fr/etymologie/objet, consulté le 25 mars
2021.
29
DVOŘÁK, Tomáš a BOROVSKÝ, Tomáš. Úvod do studia dějepisu – 2. díl. Brno : Masarykova
univerzita, 2014. ISBN 978-80-210-7016-5, p. 101.
30
KUDRNA, Jaroslav. K vývojovým tendencím pozitivistické historiografie, In : KUDRNA, Jaroslav. Ke
kritice pozitivismu v současné buržoazní německé, francouzské a italské historiografii 19. a 20. Století.
Brno : UJEP, 1983, p. 12.
17
contrario le critère de la scientificité identifié avec la réfutabilité (d’une hypothèse,
doctrine, formule…).
Pour les historiens romantiques, il était évident que leurs œuvres servaient une
vision nationaliste, mais l’idéal et même la conception de cette catégorie ou de ce discours
particulier que nous appelons la « science » change. La formalisation et la systématisation
de nouvelles méthodes scientifiques ont contribué à la pensée de l’objectivité pure. La
spécialisation de la science a aussi pour conséquence l’isolation des domaines
scientifiques par rapport aux sciences humaines et donc l’omission de l’approche
interdisciplinaire. Bien que les bases du positivisme aient été posées par Comte,
l’historiographie positiviste a puisé beaucoup de pensées chez le philosophe anglais, John
Stuart Mill. Le travail d’un historien positiviste consiste à ramasser toutes les sources
disponibles d’un sujet traité, puis à les analyser pour ne se fier qu’à celles qu’il juge
authentiques, vérifiables, et finalement à construire l’histoire sur un concept de causalité
pour ne pas en faire une suite chaotique d’événements sans liens entre eux. La méthode
positiviste, reposant sur la critique méticuleuse de sources, prend l’histoire politique
comme son objet de recherche privilégié. La connaissance s’accroît de manière
cumulative, on ajoute d’autres faits à l’ensemble déjà acquis. On cite la fameuse
déclaration d’Ernest Renan de 1890 selon laquelle « on sait tout de l’histoire dans 100
ans ».31 Cette citation montre bien la conviction d’alors que nous tenons aujourd’hui pour
intenable et qui consiste à recueillir et explorer toutes les sources disponibles, toutes les
connaissances, en conservant une objectivité pure.
Au tournant des XIXe et XXe siècles, l’approche positiviste est remise en doute,
notamment à cause de l’illusion de l’objectivité, sous l’impact de la théorie de la relativité,
de la théorie quantique et de la psychanalyse. Cette dernière, fondée par Sigmund Freud,
qui a jeté les fondements de la théorie et de la pratique psychanalytiques dans
L’Interprétation des rêves32, s’intéresse à la question de l’inconscient. Selon lui,
l’inconscient est une force qui agit sur nous et nous fait agir, nous influence à notre insu.
En refusant le cogito cartésien qui définit l’homme comme un animal qui pense, qui est
31
DVOŘÁK, Tomáš – BOROVSKÝ, Tomáš, op. cit., p. 101. Sauf les cas contraires, les citations sont
traduites en français par l’auteur du présent travail.
32
FREUD, Sigmund. L'interprétation du rêve, traduction de Jean-Pierre Lefebvre. Paris : Éditions du Seuil,
2010.
18
doué de raison, instance qui lui permet de dominer soi-même, Freud exprime l’idée que
l’homme n’est pas tout à fait le maître de lui-même, car la force des pulsions est souvent
supérieure à celle de la raison. Avec Freud commencent les changements radicaux de la
vision de l’homme accentuant sa subjectivité. Après le neurologue autrichien, ce sont des
découvertes d’Albert Einstein, la théorie de la relativité qui apporte un nouveau modèle
de l’univers, y compris dans le rapport entre l’homme et l’univers. Ce dernier s’attaque
dans sa théorie à l’objectivisme défendu par les positivistes. Si l’objectivisme repose sur
la foi en un accès direct de l’homme à la réalité, Einstein prouve que l’activité
d’observation ne parvient pas à la réalité observée d’une manière neutre. Les résultats
scientifiques dépendent de la position d’un observateur. Cette critique virulente face au
principe positiviste eut pour conséquent l’abandon de la croyance en une objectivité pure
acceptée jusqu’à la fin du XIXe siècle. Pour conclure cette énumération de savants qui
ont contribué à discréditer le positivisme, n’oublions pas de mentionner Henri Bergson.
Selon la logique de son vitalisme il s’oppose également à l’approche traditionnelle en
affirmant que les faits perceptibles, sur lesquels le positivisme met l’accent, ne sont qu’un
point de départ. En réaction aux positivistes, Bergson avance que seule la réalité
extérieure obéit aux lois physiques, alors que l’intériorité obéit aux tout autres lois. Le
philosophe divise donc le temps extérieur (celui-ci est une séquence qui a des mesures)
et le temps intérieur plus complexe, celui de l’expérience intérieure, spontanée.
19
l’empirisme du premier positivisme d’Auguste Comte et l’étude des mathématiques. Sous
l’influence de Bertrand Russell, surtout à cause de son atomisme logique, les tenants de
la nouvelle école déclaraient leur attitude anti-métaphysique dans la philosophie. Rudolf
Carnap proclamait le dépassement de la métaphysique sous l’effet de l’analyse logique
de la langue. Selon ce dernier, ce ne sont pas des questions ontologiques ni
gnoséologiques, mais méthodologiques qui sont décisives dans la philosophie.
Celle-ci se réduit à l’analyse des phrases et expressions de la science empirique. Dès lors
des énoncés de la métaphysique que l’on ne peut pas vérifier de la manière empirique
sont vides de sens. C’est la langue, d’abord appréhendée de manière syntaxique et ensuite
de manière sémantique, qui devient l’objet d’investigation dans la philosophie. En écho
au premier positivisme, l’approche néo-positiviste exploite la méthode analytique qui
devrait servir à expulser tous les jugements non-véridiques de la science, de la
philosophie. La fin primordiale du néo-positivisme est de tracer des frontières nettes entre
la science et la métaphysique, les notions empiriques et théoriques, les phrases
analytiques et synthétiques, les sciences formelles et réelles, les énoncés pertinents et
ceux dépourvus de sens. Suite au premier positivisme, la nouvelle approche met l’accent
sur la véracité, vérification, c’est-à-dire sur la vérifiabilité des jugements en essayant
d’expulser toute la subjectivité de la science.33
Pour les besoins de ce travail, on s’attachera dans les parties suivantes au premier
positivisme qui, appliqué à l’histoire, est remarquable par l’heuristique exhaustive à
laquelle les historiens s’adonnent. Ce vecteur d’investigation est encore visible dans le
milieu historique contemporain et, par conséquent, pertinent pour notre entreprise.
33
BERKA, Karel. « Neopozitivismus », In : Sociologická encyklopedie. [En ligne].
https://encyklopedie.soc.cas.cz/w/Neopozitivismus, consulté le 27 mars 2021.
34
VYČICHLOVÁ, Veronika. La révision de l’historiographie positiviste et la perception de l’école des
Annales dans l’historiographie tchèque des années 1920 et 1930. Cahiers du CEFRES. N° 29, L’inspiration
française dans les sciences sociales en Pays tchèques (éds. Pavla Horská, Martin Nodl). Mis en ligne en
mai 2010, consulté le 19 novembre 2020. [En ligne]. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01161025,
p. 4.
20
1.3 Le tournant linguistique – l’historiographie comme art ?
Tantôt une historiographie positiviste discréditée au tournant du XIXe et XXe siècle,
tantôt une historiographie en tant que science dans les années 1970. Cette dernière
critique, que l’on appelle également « le tournant linguistique », illustrée notamment par
Hayden White et Roland Barthes, représente une contestation, mise en cause violente du
caractère scientifique de l’historiographie. Avant de se focaliser sur cette problématique,
il est légitime de rappeler le cadre dans lequel cette approche s’inscrit. Dès la seconde ou
troisième décennie de l’après-guerres, on assiste à une déstabilisation des notions
fondamentales qui désignent les grandes catégories ontologiques et épistémologiques,
avec, pour conséquence, une attitude critique exacerbée, une méfiance vis-à-vis des
frontières entre ces catégories. On appréhende désormais ces frontières non plus comme
stables, nettes et fixes (fiables), mais au contraire comme osmotiques, souples, précaires.
C’est « l’ère du soupçon ». A fortiori au sortir de l’âge d’or du structuralisme qui a
prétendu à assurer aux sciences humaines la scientificité (grand enjeu des débats des
années 60). Aussi les frontières sont-elles repensées, reconsidérées, réexaminées, parfois
jusqu’à être démolies.
35
L’orientation de la recherche, forcément trans- ou interdisciplinaire, sur la narrativité car prise de
conscience du fait que c’est la narrativité qui fonde tout à la fois le discours / récit fictif et le discours / récit
factuel / historique.
36
BARTHES, Roland. Le discours de l’histoire. [En ligne]. https://perso.univ-
lyon2.fr/~jkempf/barthes_discours_histoire.pdf, consulté le 28 novembre 2020, p. 1.
37
VEYNE, Paul. Comment on écrit l'histoire : [essai d'épistémologie] : augmenté de Foucault révolutionne
l’histoire. Paris : Seuil : coll. « L’univers historique », 1971. ISBN 2-02-002668-6.
21
chevauchement des discours est défendue par Roger Chartier dans l’ensemble d’essais Au
bord de la falaise.38 Comme tous les représentants de la critique linguistique utilisent la
notion de « discours », on présentera d’abord ce que sont les discours historique et fictif
de manière distincte pour pouvoir amplement nous intéresser au « tournant linguistique ».
38
CHARTIER, Roger. Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétude. Paris : Albin Michel,
1998.
39
BARTHES, Roland. Le discours de l’histoire. [En ligne]. https://perso.univ-
lyon2.fr/~jkempf/barthes_discours_histoire.pdf, consulté le 5 décembre 2020, p. 1.
40
FOUCAULT, Michel. Les Mots et les Choses : Une archéologie des sciences humaines. Paris :
Gallimard : coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1966.
41
FOUCAULT, Michel. L’Archéologie du savoir. Paris : Gallimard : coll. « Bibiliothèque des sciences
humaines », 1992.
42
Le mot « discours » est à la mode dans cette période et il a envahi depuis toutes les sciences humaines.
43
Slovník novější literární teorie Č–E: Diskurs. Praha : Academia, 2012. Online :
https://www.ucl.cas.cz/edicee/images/data/prirucky/obsah/Slovn%C3%ADk%20nov%C4%9Bj%C5%A1
%C3%AD%20liter%C3%A1rn%C3%AD%20teorie/%C4%8C-E.pdf, consulté le 5 décembre 2020, p.
104.
22
les sources, les informations recueillies dans le but d’écrire l’histoire ne sont au départ
qu’un amas incohérent. Claude Lévi-Strauss a mis en lumière ce paradoxe : « L’histoire
est un ensemble discontinu, formé de domaines dont chacun est défini par une fréquence
propre. Il y a des époques où de nombreux événements offrent aux yeux de l’historien les
caractères d’événements différentiels ; d’autres, au contraire, où, pour lui il s’est passé
fort peu de choses et parfois rien. Toutes ces dates ne forment pas une série, elles relèvent
d’espèces différentes. ».44 Pour le discours historique, tel que nous le venons de présenter,
il n’est pas essentiel de décrire les événements mêmes (bien que la description en tant que
point de départ de ce discours soit importante), mais de leur assigner le sens concret.
Comme ils sont incompréhensibles pour le lecteur au premier temps, l’historien doit les
interpréter, les expliquer, les doter du sens concret. L’essentiel du discours historique est
de porter un enseignement, tantôt moral, tantôt politique. Étant donné que l’historien
commence à chercher du sens concret dans les événements historiques dans le but d’en
tirer une leçon, il ne se borne pas à la description des faits et passe à la narration. Selon
Hayden White, le discours historique a un caractère tropologique. Selon ce dernier, les
tropes sont le noyau, l’âme du discours, le mécanisme, sans lequel le discours ne serait
pas apte à fonctionner et à atteindre son objectif.45 White distingue trois niveaux
d’interprétation du discours historique : (1) la mimèsis (le niveau descriptif), (2) la
diégèse46 (le niveau argumentatif et narratif) et la diataxis (le niveau de combinaison du
premier et du deuxième niveaux).47 On verra que les procédés du discours historique tels
qu’ils sont présentés par White se chevaucheront en outre avec ceux de la fiction.
44
VEYNE, Paul, op. cit., p. 26.
45
WHITE, Hayden. Tropika diskursu : kulturně kritické eseje. Praha : Karolinum : coll « Limes », 2010.
ISBN 978-80-246-1123-5, p. 11.
46
La notion « diégèse » forgée par Gérard Genette. Cf. GENETTE, Gérard. Figures III. Seuil : coll.
« Poétique », 1972. ISBN 978-2-02-002039-8.
47
WHITE, Hayden, op. cit., p. 14.
23
référence n’est pas forcément fiable.48 Il n’est pas surprenant que le mot fiction soit
souvent utilisé comme synonyme pour désigner la contrevérité, la littérature ou bien le
narratif.49 Il est légitime d’ajouter que la fiction est aussi identifiée, via les autres
synonymes, avec mensonge, d’où association avec non-vérité. À considérer son
étymologie, le mot « fiction » est issu du verbe latin fingo, fingere et équivaut au verbe
français – feindre.
Juste au début du Discours de l’histoire, Roland Barthes pose une question assez
pertinente qui a déclenché et étoffé ce qu’on appelle le « tournant linguistique » et sur
laquelle cette critique s’appuie : « la narration des événements passés, soumise
communément, dans notre culture, depuis des Grecs, à la sanction de la « science »
historique, placée sous la caution impérieuse du « réel », justifiée par des principes
d’exposition « rationnelle », cette narration diffère-t-elle vraiment, par quelque trait
spécifique, par une pertinence indubitable, de la narration imaginaire, telle qu’on peut
la trouver dans l’épopée, le roman, le drame ? Et si ce trait – ou cette pertinence – existe,
48
COHN, Dorrit. Co dělá fikci fikcí. Praha : Academia : coll. « Možné světy », 2009. ISBN 978-80-200-
1718-5, p. 29.
49
Ibidem, p. 25.
50
ARISTOTE. Poétique. In : Œuvres complètes. Paris : Éditions Flammarion, 2014.
51
GENETTE, Gérard. Fiction et diction. Paris : Seuil, 1991. ISBN 2-02-012851-9, p. 17.
24
à quel lieu du système discursif, à quel niveau de l’énonciation faut-il le placer ? »52 À
la fin de l’essai, l’auteur constate qu’aucun trait spécifique ni la pertinence indubitable ne
distinguent le discours fictionnel de celui qui est propre à l’histoire en tant que science.
Et Barthes de souligner plusieurs fois que les traits du discours narratif sont utilisés par
les discours historique ainsi que fictionnel. Selon lui, le discours historique, par sa
structure même, est une construction idéologique, ou imaginaire pour être vraiment
précis. On comprend dès lors que la notion de « fait » historique ait souvent, ici et là,
suscité une certaine méfiance. D’ailleurs, Nietzsche disait déjà : « Il n’y a pas de faits en
soi. Toujours il faut commencer par introduire un sens pour qu’il puisse y avoir un fait ».
À partir du moment où le langage intervient, le fait ne peut être défini que d’une manière
tautologique : le noté procède du notable, mais le notable n’est que ce qui est digne de
mémoire, c’est-à-dire digne d’être noté. On arrive ainsi à ce paradoxe qui règle toute la
pertinence du discours historique par rapport à d’autres types du discours : le fait n’a
jamais qu’une existence linguistique.53 Cette thèse concernant la nature des faits a été
largement développée par Hayden White dans son œuvre principale Metahistory.
52
BARTHES, Roland. Le discours de l’histoire. [En ligne]. https://perso.univ-
lyon2.fr/~jkempf/barthes_discours_histoire.pdf, consulté le 10 décembre 2020, p. 1.
53
Ibidem, p. 9. Cf. KALAGA, Wojciech. Mlhoviny diskursu : subjekt, text, interpretace. Brno : Host : coll.
« Teoretická knihovna », 2006. ISBN 80-7294-172-0. L’existence culturelle (des faits, phénomènes, etc.)
conditionnée ou non par l’existence linguistique (ce qui n’est pas nommée, n’existe pas, se dérobe à être
saisi, manié, pensé…).
54
WHITE, Hayden V. Metahistorie : historická imaginace v Evropě devatenáctého století. Brno : Host :
coll. « Teoretická knihovna », 2011. ISBN 978-80-7294-376-0, pp. 15–16.
25
idéologique.55 L’historien, qui entre dans la problématique examinée, pénètre dans un
nouveau milieu où il est confronté avec quelque chose d’inconnu qu’il scrute dans un
premier temps pour pouvoir le décrire dans un deuxième temps. Il saisit le champ
historique de manière semblable à celle d’un grammairien face à une langue ignorée. Son
premier objectif repose sur la distinction d’éléments lexicaux, grammaticaux et
syntaxiques ce qui le conduira ensuite à essayer de les interpréter. Selon White, la
chronique et le récit réfèrent aux « traits primitifs » de la narration historique, tous les
deux relevant d’un processus de la sélection et de l’organisation des faits historiques dans
l’intention de les rendre accessibles au public de manière compréhensible. On structure
la chronique par le classement des événements selon l’ordre chronologique – simple
succession (liste), car il ne s’agit pas encore de causalité. Puis, la chronique se transforme
en récit avec le début, le développement et la fin reconnaissables.56 À la différence du
romancier, l’historien fait face à un véritable chaos des événements déjà constitués dont
il doit choisir ceux qu’il va mettre en récit. Étant donné que l’historien intègre certains
faits dans son récit tout en en excluant d’autres, les uns sont accentués au détriment des
autres, il construit sa propre histoire basée sur son choix subjectif. Ce procédé
d’expulsion, d’accentuation et d’évacuation des faits est effectué dans le but de créer une
histoire concrète. Par cette pratique, l’historien construit l’intrigue ou le sujet de l’histoire.
Comme il attribue aux faits de la chronique une importance variée, il leur assigne des
fonctions différentes avec le début, le développement et la fin distinguables, et donc
constitue l’histoire basée sur l’expérience subjective et sur la précompréhension.57
55
Ibidem, p. 18.
56
Ibidem, p. 19.
57
Ibidem, p. 20.
26
« romance » ; « tragédie » ; « comédie » et « satire ».58 Au deuxième niveau de la
conceptualisation, l’historien se focalise sur le sens des faits. Afin de le trouver, il a
recours à la stratégie que White appelle « l’explication à l’aide de l’argument formel ».
En écho à Stephen Pepper, l’historien américain distingue quatre formes paradigmatiques
que l’explication historique compris comme argument discursif peut revêtir :
« formelle » ; « organiciste » ; « mécanique » et « contextuelle ».59 Le troisième niveau
de conceptualisation réside dans l’implication idéologique que chaque narration
historique contient. D’après White, l’histoire n’est pas une véritable science, ou, au
moins, elle n’est qu’une (proto)-science avec les éléments non-scientifiques qu’elle ne
saurait éviter. Conformément à Karl Mannheim et son livre Idéologie et Utopie60, on
distingue quatre positions idéologiques : « anarchisme » ; « libéralisme » ;
« radicalisme » et « conservatisme ».61 Comme l’historien combine les trois modes de
conceptualisation que nous venons de les présenter, il forge un style historiographique
qui lui est propre. Pour connaître ce qui s’est passé dans l’histoire, il doit préfigurer le
champ historique comme son objet de connaissance. Cet acte pré-figuratif est poétique,
car il est pré-cognitif et pré-critique. En même temps, il est poétique, puisqu’il constitue
la structure et les notions de l’histoire. Pour White, l’œuvre historique a le caractère
tropologique, parce que l’historien choisit avant de construire l’histoire l’un des tropes
archétypaux qui forme le noyau de son récit par lequel il s’exprime et active son
imagination. L’utilisation des tropes est essentielle pour comprendre les opérations
historiques, les expériences du passé et pour préfigurer le champ historique à l’histoire
compréhensible pour le public. Dans l’analyse de la langue poétique et figurative, White
distingue quatre tropes de base : « métaphore » ; « métonymie » ; « ironie » et
« synecdoque ».62
58
Ibidem, p. 22.
59
Ibidem, p. 29.
60
MANNHEIM, Karl. Idéologie et Utopie. Préface de Wolf Lepenies. Paris : Éditions de la Maison des
sciences de l’homme, 2006. ISBN 978-2866456283.
61
WHITE, Hayden, op. cit., p. 40.
62
Ibidem, p. 52.
27
l’histoire. Ce dernier doit d’abord entrer dans une problématique nouvelle pour lui, puis
saisir les faits et ensuite les préfigurer dans la langue qui est compréhensible pour le
lecteur. Cette activité est formatrice, créatrice, mais avant tout individuelle, donc elle est
un facteur qui « maquille la vérité ». L’auteur du texte historique n’est jamais hors-jeu,
car il est présent dans le choix de sources, les formulations ainsi que les arguments. On
doit donc prendre en considération la subjectivité de l’historien et la pluralité de récits
qu’il crée.63 Les sources auxquelles l’historien se réfère ne contiennent pas une réalité
historique entière, uniforme, cohérente et bien organisée. Les rapporteurs de ces
informations notent seulement celles qu’ils considèrent comme dignes d’être notées et
par la suite examinées et transmises.64 Les faits se trouvant dans les sources n’ont pas de
sens en soi, mais uniquement dans leurs relations avec les autres. C’est donc l’historien
qui lie, organise, agence les faits notamment par son interprétation. Il doit mobiliser sa
capacité à l’instar de l’artiste, la capacité créatrice.65 D’où émerge donc la question
pertinente que nous avons posée au début de ce chapitre, à savoir si on peut conférer à
l’historiographie le statut de l’art. Dans L’Actualité du beau66, Hans-Georg Gadamer
remarque que cette distinction entre l’historiographie et l’art est connue seulement à peu
près 200 ans. Si quelqu’un pensait à l’art, il devait parler de belles lettres au XVIIIe siècle.
Les belles lettres contenaient un large éventail des capacités humaines telles que
savoir-faire artificiels, art mécanique, art d’une production technique, artisanale et
industrielle.67 Dans le contexte de cette tradition, l’art comporte une large sphère de
connaissances et capacités créatrices. Dès lors, il est légitime d’admettre la dimension
artistique de l’historiographie, ou bien de l’historiographie comme l’art. On peut donc
comprendre l’historiographie comme l’art dans le sens de sa capacité de construction des
récits historiques. On constate en dernière instance que l’historiographie est par sa nature
même une forme d’art qui permet à l’historien de mettre en récit le monde révolu.
63
RANDÁK, Jan. Historiografie jako umění? In : PIORECKÁ, Kateřina a Ondřej SLÁDEK, éds. O psaní
dějin : teoretické a metodologické problémy literární historiografie : [actes du colloque organisé par Ústav
pro českou literaturu AV ČR à Prague les 31 janvier et 1 er février 2006]. Praha : Academia, 2007. ISBN
978-80-200-1544-0, pp. 112–113.
64
Bien plus d’activités qu’on n’a crues et supposées ainsi être « scientifiques » (dans le sens
d’« objectives ») il y a un certain temps relèvent d’interprétation.
65
CARR, Edward Hallett. Co je historie?: přednášky pronesené na cambridžské universitě v lednu - březnu
1961 v rámci cyklu G.M. Trevelyana. Praha : Svoboda, 1967, p. 24.
66
GADAMER, Hans-Georg. L’Actualité du beau. Paris : Aliné, 1992. ISBN 2-7401-0033-7.
67
Ibidem, p. 15.
28
Celle-ci se développe de la même manière que les autres arts, non seulement elle témoigne
d’une pluralité de formes stylistiques mais est aussi constituée d’énoncés concrets qui
sont caractéristiques du paradigme donné.68
68
RANDÁK, Jan, op. cit., pp. 120–121.
69
DOLEŽEL, Lubomír (2008), op. cit., p. 36.
29
La notion de monde possible dont la paternité est traditionnellement attribuée à
Leibnitz, a connu dès les années 1950 une reviviscence dans la sphère anglo-saxonne avec
les développements de la sémantique des mondes possibles, influencée par la théorie
modale de Saul Kripke.70 Dans les années 2000, cette théorie est réutilisée et retravaillée
par Lubomír Doležel qui l’applique afin de pouvoir trouver une nouvelle réponse au
tournant linguistique qui nie la différence entre les représentations historiques et
fictionnelles. Avant que nous nous focalisions sur cette problématique, il faut proposer
une esquisse succincte de ce qu’est la notion de monde possible appliquée aux univers
fictionnels en tant que type particulier de mondes possibles. Selon Doležel, les mondes
possibles sont ceux des mondes qui sont imaginables.71 Ce ne sont pas les mondes
arbitraires, mais les macrostructures formées de délimitations spécifiques. Celles-ci
déterminent l’ordre du monde, les conditions d’être et le fonctionnement dans ce monde.
Typologiquement, on distingue les mondes physiquement possibles et physiquement
impossibles. Le premier type obéit aux lois naturelles de la même manière que le monde
actuel, donc réel. Dans le monde physiquement impossible, les lois naturelles sont
différentes. Les conditions d’existence et le fonctionnement dans les mondes possibles
dépendent considérablement de la possibilité ou de l’impossibilité physique du monde
incriminé.72 Appliquée à la querelle mentionnée ci-dessus, cette théorie permet de nous
intéresser aux différences entre les mondes possibles fictifs et historiques.
On peut donc examiner les relations entre les mondes possibles, leurs analogies et
différences en comparaison avec leurs fonctions et structures. Après avoir appliqué la
théorie des mondes possibles aux mondes possibles fictifs et historiques, Doležel a
découvert un grand nombre de différences entre eux. On en choisira les plus pertinentes.
70
BRUNSON, Geoffroy. « Mondes possibles & univers fictionnels », In : Acta fabula, vol. 13, n° 3, Notes
de lecture, Mars 2012. [En ligne]. http://www.fabula.org/revue/document6842.php, page consultée le 19
décembre 2020.
71
DOLEŽEL, Lubomír (2003), op. cit., p. 257.
72
DOLEŽEL, Lubomír (2008), op. cit., p. 39.
73
Ibidem, p. 40.
30
différence la plus marquante réside donc dans la mise en valeur de la vérité, véracité et
compréhensibilité de la narration historique. Celle-ci est littéralement soumise à la
référence au monde actuel. Elle contient des citations, des extraits d’archives, de
chroniques et de documents d’un côté, et des notes ainsi que tout un appareil servant de
base pour la narration historique de l’autre côté.74
74
SLÁDEK, Ondřej (2007), op. cit., p. 140.
75
DOLEŽEL, Lubomír (2008), op. cit., p. 43.
31
et communiquent avec leurs doubles historiques ne peut pas être considéré comme un
monde historique. Les personnages de ce dernier doivent être porteurs des traits
prouvables dans le passé. Leur physique, leur caractère, leur ancrage spatio-temporel,
leurs échanges et actes, tout cela n’obéit pas à une imagination libre, mais est reconstruit
par le travail de recherche sur lequel l’historien s’appuie.76 L’évidence dont celui-ci
dispose peut être étendue, mais aussi limitée. À cause de l’asymétrie des sources que
l’historien a ramassées, les personnages historiques sont souvent fragmentaires, partiels
et lacunaires. Le caractère incomplet des mondes historiques ainsi que fictionnels est le
dernier point sur lequel nous nous pencherons dans ce chapitre.
76
Ibidem, p. 44.
77
Ibidem, p. 45.
32
certaine vraisemblance.78 Doležel s’emploie donc à différencier la fiction et l’histoire et
à prouver le caractère scientifique de cette dernière.
Après avoir examiné deux types de mondes qui sont séparés par les frontières
nettes, nous en venons maintenant à une catégorie, mixte quant à elle et d’importance
cardinale, voire indispensable pour nous dès la partie relative à l’hybridité d’HHhH :
catégorie du monde contrefactuel. Celui-ci dont Max Weber était précurseur est une
expérimentation mentale qui s’intéresse à ce qui pouvait ou aurait pu se passer dans
l’histoire. Semblable tout à la fois aux mondes historique et fictionnel, le monde
contrefactuel est aussi incomplet. Au cours de son écriture, on met en valeur sa
connaissance – noiesis, ainsi que sa force créatrice – poiesis.79 De ce fait, les lacunes
présentes dans ce monde ont le caractère non seulement épistémologique, mais aussi
ontologique. Comparé au monde fictionnel qui peut être habité d’entités physiquement
impossibles, le monde contrefactuel est peuplé uniquement de doubles historiques. Il est
réalisable seulement à condition d’être pensable, imaginable. Il est nécessaire de
conserver les habitudes logiques et épistémologiques, telles que nous les connaissons du
monde actuel / naturel.80 En pesant ce qui pouvait se passer dans telle ou telle situation
historique, nous développons une activité psychique semblable à celle à laquelle nous
nous livrons dans la vie quotidienne. Il s’agit donc d’un pas complémentaire de chaque
démarche. Finalement, l’histoire contrefactuelle n’est pas arbitraire, elle peut être traitée
de manière critique.81 Niall Ferguson, historien britannique, met l’accent sur la faisabilité
de l’histoire alternative : « on devrait considérer comme légitimes seules les alternatives
que les contemporains de l’époque respective pouvaient réellement envisager. »82 Les
mondes contrefactuels sont donc crédibles et faisables. L’histoire contrefactuelle se passe
78
Ibidem, p. 47.
79
DOLEŽEL, Lubomír. Fikční a Historický Narativ : Setkání s Postmoderní Výzvou, In : Česká Literatura,
vol. 50, no. 4, 2002. [En ligne]. www.jstor.org/stable/42686772, consulté le 26 décembre 2020, p. 362.
80
SLÁDEK, Ondřej (2007), op. cit., p. 143.
81
DOLEŽEL, Lubomír (2002), op. cit., p. 361.
82
FERGUSON, Niall. Virtuální dějiny : historické alternativy. Praha : Dokořán, 2001. ISBN 80-86569-02-
0, p. 75.
33
d’imagination incontrôlable et débridée. Si l’historien contrefactuel laisse agir son
imagination83, il crée la fiction historique contrefactuelle.84
83
Après les excès du positivisme et face à ceux-ci une attitude présente à travers les sciences humanies
réhabilite l’imaginaire – et partant la fiction en tant que produit de ce dernier – comme porteuses de
ressources cognitives.
84
SLÁDEK, Ondřej (2007), op. cit., p. 148.
85
HAMAN, Aleš. Interakce nebo kontradikce? Poznámky k narativitě v beletrii a v historiografii. In :
PIORECKÁ, Kateřina a Ondřej SLÁDEK, éds. O psaní dějin : teoretické a metodologické problémy
literární historiografie : [actes du colloque organisé par Ústav pro českou literaturu AV ČR à Prague les 31
janvier et 1er février 2006]. Praha : Academia, 2007. ISBN 978-80-200-1544-0, p. 72.
86
Position concomitante avec le « pansémiotisme » : tout signifie, tout est porteur de sens dans la sphère
humaine (l’anthroposphère). Ce qui pose la question : La tendance à supposer du sens, à investir de sens
tout ce qui l’entoure ne serait-elle pas une partie très forte de la construction humaine…? Cf. KALAGA,
Wojciech. Mlhoviny diskursu : subjekt, text, interpretace. Brno : Host : coll. « Teoretická knihovna », 2006.
ISBN 80-7294-172-0.
34
par une diversité d’emplois du connecteur « parce que ». »87 Cela met l’historiographie à
côté de méthodes scientifiques qui sont caractérisées par des procédés de modélisation
qui obéissent à la vérification. Ricœur comprend la modélisation comme le résultat de
l’imaginaire scientifique lequel différencie le travail de l’historien de l’enregistrement du
témoin.
87
RICŒUR, Paul (2000), op. cit., p. 231.
88
HAMAN, Aleš, op. cit., p. 73.
89
RICŒUR, Paul, op. cit., p. 304.
35
intrigues – mobilisation d’arguments probables dans la trame du récit –, souci de
l’écrivain de convaincre en persuadant : telles sont les ressources du moment rhétorique
de la mise en récit. »90 Quoique l’usage de figures de style soit propre non seulement aux
écrivains mais aussi aux auteurs de récits d’histoire, selon Ricœur, l’imagination
historique est contrôlable.91
90
Ibidem, p. 305.
91
HAMAN, Aleš, op. cit., p. 73.
92
RICŒUR, Paul (2000), op. cit., p. 339.
36
restituer à l’historiographie sa place lorsqu’elles ont défini les frontières claires entre
celle-ci et la fiction du point de vue philosophique voire phénoménologique. Quoique la
querelle de la narrativité dans l’histoire reste irrésolue – et elle le restera sans doute
encore –, on suppose qu’il faille distinguer le récit qui compose ses segments et épisodes
sous forme poétique fictionnelle de la description dans laquelle il s’agit d’une
combination d’événements archivés.
93
NÜNNING, Ansgar, Jiří TRÁVNÍČEK a Jiří HOLÝ, éds. Lexikon teorie literatury a kultury :
koncepce - osobnosti - základní pojmy. Brno : Host, 2006. ISBN 80-7294-170-4, pp. 621–622.
37
partie du mémoire, dans ce chapitre on se bornera à mettre en lumière une seule notion
postmoderne, celle de « la méta-fiction historiographique » qui apporte une nouvelle vue
sur le conflit entre l’historiographie et la fiction. On rappellera d’abord les traits
spécifiques de la fiction historique pour pouvoir asseoir sur cette base ce que l’on appelle
« la méta-fiction historiographique », notion dérivée de la méta-fiction littéraire ou
méta-fiction tout court et forgée par Linda Hutcheon, professeur de littérature canadienne
qui se spécialise dans l’étude de la théorie de la littérature.
94
DOLEŽEL, Lubomír (2008), op. cit., pp. 94–95.
38
actuel de l’histoire. Les noms des personnages historiquement fictionnels ne sont pas
arbitraires. Ils incorporent dans l’œuvre fictive leur homologue qui est identique au
personnage actuel du passé. Le transfert intermondialiste fait du personnage actuel du
passé le personnage fictionnel, car selon le principe sémantique des mondes possibles
toutes les entités qui entrent au monde fictif doivent se transformer en entités
fictionnellement possibles. À la suite de cette transformation modale, tous les mondes
fictifs – les mondes de la fiction historique compris – sont ontiquement homogènes. Si
les personnages fictifs et historiquement fictionnels appartenaient aux mondes
ontiquement différents, ils n’auraient pas pu coexister, agir et communiquer.95
95
Ibidem, p. 95. Cf. DOLEŽEL, Lubomír (2003), op. cit., pp. 30–31.
39
Victor Chklovski réside dans la comparaison des sources choisies et utilisées par l’auteur
de la fiction avec le monde fictionnel. Cette échelle d’acquisition des connaissances
historiques est nécessaire pour l’histoire littéraire ; elle fait partie de l’étude sur la genèse
des mondes de la fiction historique. Finalement, il existe encore le troisième niveau où le
monde fictionnel est confronté avec les connaissances actuelles dont on dispose sur telle
ou telle époque, épisode de l’histoire. Le lecteur pourrait se demander p. ex. dans quelle
mesure le roman historique Salammbô96 reflète l’histoire de Carthage telle que nous le
connaissons aujourd’hui. Non seulement des lecteurs, mais aussi des écrivains et des
historiens se posent ce type de questions. En réalité, ils examinent si la fiction historique
est crédible en tant que source de la connaissance historique. Néanmoins, si l’historien
est poussé à adopter la fiction historique comme l’un de ses documents, la sémantique
fictionnelle l’avertit : aucun monde dans lequel apparaissent les personnages fictifs ne
peut être appréhendé en tant que modèle approprié au passé.97
96
FLAUBERT, Gustave. Salammbô. Paris : Fayard, 1931.
97
DOLEŽEL, Lubomír (2008), op. cit., pp. 96–97.
98
HUTCHEON, Linda. A poetics of postmodernism : history, theory, fiction. Repr. (1988). London :
Routledge, 1995. ISBN 0-415-00706-2.
99
NÜNNING, Ansgar, op. cit., pp. 502–503.
40
de la représentation de la réalité. Celle où l’homme est placé comme maître de lui-même
semble disloquée et trop complexe pour être saisie en tant que « tout ». Elle vole donc en
éclats, se désagrège. Ainsi, l’artiste dans son œuvre ne peut qu’avoir à faire à de petits
fragments de réalité qui ne constituent pas un tout mais provoquent un sentiment
nostalgique d’une totalité perdue dont ils ne sont que les traces, les résidus. La
fragmentation en tant que procédé esthétique se diffuse après la Deuxième Guerre
mondiale étant l’un des symptômes de l’esthétique postmoderne qui voit le monde comme
un ensemble trop complexe pour être appréhendé de manière totale et cohérente. Ce
scepticisme postmoderne et les doutes concernant la possibilité de la connaissance d’une
réalité historique se reflètent également dans la notion incriminée.
100
KOTEN, Jiří. Historiografická metafikce ve střední Evropě (romány Vladimíra Macury). World
Literature Studies, vol. 6 (23), 2004, p. 105.
101
Ibidem, p. 106.
41
en même-temps exploite l’encadrement de la connaissance historique dans le passé réel.
Elle peut traiter la relation problématique entre l’écriture de l’histoire et la narration, la
fictionnalisation. La méta-fiction historiographique se pose les mêmes questions de la
nature cognitive, de la validité de la connaissance historique, que les philosophes de
l’histoire s’escriment à résoudre : quelle est l’essence ontologique des documents
historiques ? Est-ce qu’ils sont représentatifs de l’histoire ?102
102
DOLEŽEL, Lubomír (2008), op. cit., p. 99.
103
KOTEN, Jiří, op. cit., p. 106.
42
l’histoire, de la mémoire culturelle et de la formation collective de l’identité, mais elle
contribue à réévaluer l’écriture de l’histoire et sa relation à la littérature.104
104
NÜNNING, Ansgar, op. cit., p. 503.
105
NAGY, Jaroslav. Nový historismus. Rozšiřování kontextů literární vědy. A2. Roč. 2007, čís. 21. [En
ligne]. https://www.advojka.cz/archiv/2007/21/novy-historismus, consulté le 4 février 2021.
106
BOLTON, Jonathan. Předmluva. In : Nový historismus / New Historicism. Brno : Host : coll.
« Teoretická knihovna », 2007. ISBN 978-80-7294-217-6, pp. 7–8.
107
MONTROSE, Louis. Literární studie o renesanci a předmět historie. In : Nový historismus / New
Historicism. Brno : Host : coll. « Teoretická knihovna », 2007. ISBN 978-80-7294-217-6, p. 46.
43
Foucault et au décentrement opéré par la méthode derridienne, cette approche américaine
conteste la position privilégiée du sujet, dans ce cas d’un certain lecteur favorisé.108
Notre point de vue est toujours conditionné par notre position ancrée dans notre
actualité111 ; des objets qui nous entourent (tous les sens participent à la perception) ne
sont accessibles qu’à la forme textualisée. Cela ne conteste pas l’investigation historique
mais exige d’adopter une autre position. D’abord, il faut renoncer à l’objectivité que l’on
a crue possible et avouer que toute la connaissance historique est un résultat des points
108
NAGY, Jaroslav, op. cit.
109
HOWARDOVÁ, Jean. Nový historismus ve studiích o renesanci. In : Nový historismus / New
Historicism. Brno : Host : coll. « Teoretická knihovna », 2007. ISBN 978-80-7294-217-6, p. 70.
110
Ibidem, pp. 64–65.
111
Cf. l’herméneutique et la notion d’horizon herméneutique.
44
de vue subjectifs, donc partiels – partiaux tout à la fois – et lacunaires. Puis, au lieu de
s’efforcer de créer une histoire monolithique, il est nécessaire d’admettre l’existence de
plusieurs « histoires » possibles créées par des sujets situés aux niveaux différents de la
structure sociale actuelle et motivés par la compréhension également différente des
besoins et problèmes actuels. Leur objectif est donc d’éclaircir ou de repenser ces
problèmes par l’intermédiaire de l’histoire. La nouvelle science historique doit accepter
que l’histoire ne soit pas objective, transparente, intégrale et facilement compréhensible,
et que pour cette raison même elle ne puisse pas servir de concept qui fournirait le sens
ou la base de ce dernier au texte littéraire.112
112
HOWARDOVÁ, Jean, op. cit., p. 69.
113
GALLAGHER, Catherine, GREENBLATT, Stephen. Nový historismus v praxi. In : Nový historismus /
New Historicism. Brno : Host : coll. « Teoretická knihovna », 2007. ISBN 978-80-7294-217-6,
pp. 258–259.
45
d’expériences tout faits, mais qu’elle continue à se dérouler ici et maintenant, qu’elle est
toujours vive.114
Les approches que nous venons d’esquisser nous serviront par la suite de terrain
théorique que nous avons balisé afin de pouvoir reconnaître les reflets de certaines
approches historiographiques et modèles de l’histoire dans le roman de Laurent Binet et
de nous pencher amplement sur certains enjeux d’une écriture hybride dans HHhH.
114
MONTROSE, Louis, op. cit., p. 53.
46
2 Les traces d’approches historiographiques dans HHhH
2.1 Remarques préalables
En se penchant sur le genre du « roman » étudié, on part de l’idée qu’HHhH est une
œuvre dont la facture postmoderne est frappante. Aussi en découle-t-il pour
l’interprétation la possibilité de supposer que le texte est structuré en palimpsestes,
empreint d’échos des autres dispositions méthodologiques. Dans la partie suivante, on
s’intéressera à l’un des traits caractéristiques du postmodernisme, au collage en tant que
principe de la poétique de Binet. Selon le fait notoire, l’œuvre littéraire postmoderne se
caractérise par sa nature hybride, mixte, et ce fait est, comme nous l’avons pointé dans la
première partie, l’un de nos points de départ.115 À la différence des approches qui
examinent l’hybridité esthétique, nous nous focaliserons à un autre type de celle-ci, à
savoir la diversité, sinon l’hétérogénéité méthodologique. Dans la première partie qui sert
de planche d’appel à l’analyse d’HHhH, on a fait le tour de certaines approches
historiographiques qui ont jalonné la réflexion européenne de l’histoire et jouent encore
un rôle important voire incontournable dans l’historiographie contemporaine, ne
serait-ce qu’à titre de systèmes de référence dont on peut vouloir se démarquer ou, au
contraire, réclamer. Étant donné que l’œuvre postmoderne fonctionne sur le principe du
bricolage ou d’éclectisme, mon analyse ou interprétation va détecter la présence des traces
d’approches historiographiques particulières dans HHhH. Les chapitres suivants
observent le même ordre que l’ « inventaire » des conceptions de l’histoire dans la
première partie, tout comme leurs titres correspondent à ceux qui désignaient, dans la
section théorique, les méthodologies auxquelles nous avons ici affaire.
115
Cf. les considérations méthodologiques et les pistes de notre travail balisées dans la première partie.
47
l’objectif de l’auteur. Nous nous arrêterons brièvement sur la question hypothétique de
savoir quelles pourraient être les attitudes vis-à-vis des sources d’un écrivain étranger qui
voudrait traiter de l’événement historique qui s’est passé hors de son pays natal. À le
considérer de près, on peut en distinguer trois. La première que l’on appelle
techniquement la « démarche d’amateur » consiste dans la fascination de l’auteur par la
matière abordée. Subjugué par une histoire héroïque, touchante, mais aussi sombre,
inquiétante, sinistre par exemple ou bouleversante, il essaie de se procurer tous les
documents, livres, films, bref tous les matériaux disponibles qui traitent de cet événement.
Quoique ce principe soit suivi avec véhémence et enthousiasme par l’auteur, il se trouve
face à un problème non négligeable, voire à un piège – celui qui est animé par un excès
d’engagement affectif peut ne pas distinguer les informations essentielles, indispensables,
vérifiables, véridiques. À cause de cela, l’auteur du texte encourt le risque de commettre
une imprécision, inexactitude, simplification en essayant de transmettre un fragment de
l’histoire au lecteur. La deuxième attitude que nous désignons comme « historique »
équivaut à l’aspiration à l’idéal d’heuristique exhaustive. Elle permet à l’historien de
sélectionner, de trier, de découvrir, de hiérarchiser les documents auxquels il se réfère
dans son étude historique, travail de recherche. S’appuyant avant tout sur des sources
d’archives, l’historien aspire à rédiger une étude historique libérée du point de vue
subjectif116, de l’ambition idéologique dans le but de décrire une certaine époque, un
certain événement, une certaine personnalité de manière systématique, pointilleuse et
« objective ». Au moins, il veille scrupuleusement à la part de subjectivité pour la réduire
autant que possible (ou il essaie de s’en approcher) même si – et pour cause – après tous
les bouleversements épistémologiques, elle n’est plus tenable et fut décriée come une
illusion. La troisième attitude, à laquelle nous donnons le nom de « romanesque »117
réside dans la fictionnalisation de la matière historique dans l’intention de transmettre
l’histoire au lecteur de manière « digeste » en comparaison avec une œuvre historique de
facteur académique, « scientifique ». Les sources que l’écrivain dépouille, dans lesquelles
il puise, servent pour construire des mondes fictifs qui sont des variantes aux mondes
historiques ; la connaissance historique n’y est pas le but en soi, mais le moyen de
116
Ce point est inévitable. On ne dépasse pas son ombre (son horizon), mais on peut en restreindre la portée
en en étant conscient et en l’assumant.
117
Cette attitude sera traitée de manière exhaustive dans le troisième chapitre.
48
construire, de restituer un monde. Elle est appliquée dans la mesure conforme au dessein
de l’auteur de la fiction pour faire aboutir son projet – la construction de la représentation
fictive du passé. Étant donné que toutes les trois attitudes sont repérables dans HHhH,
nous allons, dans ce qui suit, examiner comment elles s’instillent dans les éléments
textuels tantôt explicites, tantôt implicites tributaires du positivisme.
Comme les échos des autres positions méthodologiques, ceux du positivisme sont
véhiculés entre autres par la méta-narrativité qui, comme nous l’avons remarqué dans
l’introduction, s’inscrit parmi les particularités d’HHhH. Dans le « roman » étudié, c’est
à travers des commentaires explicites de l’auteur que l’on peut dépister ses points de vue,
ses positions vis-à-vis des attitudes esquissées supra.
118
BINET, Laurent, op. cit., p. 11.
119
Ibidem, p. 12.
49
matière historique choisie. Cette stratégie s’apparente à une notion de libido sciendi
théorisée pour la première fois par saint Augustin.120 Binet s’ouvre au lecteur de cette soif
d’investigation, de course effrénée aux connaissances dans certains commentaires
explicites : « …les rayonnages de mon appartement se couvrent de livres sur la Seconde
Guerre mondiale. Je dévore tout ce qui me tombe sous la main dans toutes les langues
possibles, je vais voir tous les films qui sortent – Le Pianiste, La Chute, Les Faussaires,
The Black Book, etc. –, ma télé reste bloquée sur la chaîne Histoire du câble. J’apprends
une foule de choses, certaines n’ont qu’un lointain rapport avec Heydrich, je me dis que
tout peut servir. ».121 L’attitude « d’amateur », dans quelque domaine qu’elle se
manifeste, se caractérise par l’enthousiasme et la ferveur de l’auteur. Appliquée à la
littérature et plus précisément au choix des sources, l’écrivain peut rassembler un grand
nombre de documents divers. Cette diversité est aussi présente dans HHhH. En essayant
de stimuler la confiance du lecteur et son adhésion à la version de l’événement historique
qu’il lui propose, Binet s’appuie sur les témoins, documents du musée, biographies,
romans, études historiques, films, articles dans les journaux, discours, chroniques,
décrets.122 L’amalgame de sources rassemblées reflète parfaitement la nature de l’œuvre
postmoderne qui est basée sur le principe du collage. Quoique les manifestations ou les
résultats de l’application de ce principe soient variés, bariolés, mêlés, ils se distinguent
par un défaut essentiel. Étant donné que l’écrivain veut se procurer tous les documents
disponibles, il ne distingue pas des sources primaires, pertinentes, vérifiables, prouvables
de celles qui sont douteuses, peu véridiques, sans valeur historique, référentielle. Vu le
choix négligent, superficiel, frivole, l’écrivain peut commettre une simplification des faits
historiques ou une imprécision, inexactitude, sinon des bévues.
120
Cf. AUDIDIÈRE, Sophie. Libido sciendi : plaisir et douleur dans le monde fontenellien du monde.
[En ligne]. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02077793/document, consulté le 7 novembre 2021.
Depuis saint Jean jusqu’à Pacal, en passant par la médiation essentielle d’Augustin, une tradition chrétienne
a nommé le désir de savoir libido sciendi et l’a rattaché par là à la concupiscence, elle-même placée sous
de triples auspices : libido sentiendi, libido sciendi et libido dominandi. Cf. notamment COMBES, Gustave,
Isabelle BOCHET a Goulven MADEC. AUGUSTIN. La Cité de Dieu. Livres I-IX. Paris : Institut d'études
Augustiniennes, 1994. ISBN 2-85121-133-1.
121
BINET, Laurent, op. cit., p. 28.
122
Cette stratégie est une variante du procédé rhétorique très antique de captatio benevolentiae qui traite la
question du pacte de lecture : moi auteur, je donne un bien-fondé à mon récit (au moins je fais mon possible)
et toi lecteur, tu me feras confiance car je te fournis les preuves / indices que je la mérite. Théorie des pactes
de lecture est l’une des problématiques très prisées au XXe siècle.
50
Or, ce sont également des commentaires de l’auteur par lesquels celui-ci exprime
son attitude de manière implicite au « bon vieux » positivisme et un certain poids de son
ancien prestige. Binet avoue l’effort, sinon l’obsession de tout vérifier, documenter,
épurer qu’il taxe lui-même d’excessif. Cette méthode est propre au positivisme (le fait
« positif » équivaut aux adjectifs « dur », « vérifiable », « irréfutable »), l’approche qui
consiste à rechercher, à quêter des faits, des détails. Cette avidité positiviste de détails se
manifeste chez Binet dans plusieurs chapitres : « J’ai pris fébrilement des notes, tout en
sachant qu’il y avait beaucoup trop de noms, de dates, de détails. »123 ou « Quelle fut ma
joie d’enfant quand je suis tombé sur ce document, au musée de l’Armée à Prague, seule
Natacha pourrait le dire, elle qui m’a vu recopier fébrilement les précieuses fiches. »124
ou encore « L’ampleur du savoir que j’accumule finit par m’effrayer. J’écris deux pages
pendant que j’en lis mille. ».125 Au premier regard la documentation pointilleuse assure
plus de validité, de prégnance, de véridicité au récit raconté, à son interprétation, sa
représentation. Cette impression d’exhaustivité est renforcée également par les
commentaires où le narrateur présentant un certain épisode de l’attentat se réfère aux
sources qu’il a accumulées. « …, en vérifiant mes sources… »126, « Tous les témoignages
qui me sont parvenus vont en effet dans ce sens. »127, « D’ailleurs, mon impression est
corroborée par son chef, le colonel Moravec, qui écrit dans ses Mémoires… »128, « J’ai
sous les yeux le tableau distribué par Heydrich aux participants de la conférence… »129
ou encore « Et puis, je relis le témoignage du menuisier… ».130 En se référant aux
témoignages, Binet crée une illusion du narrateur crédible. Peut-être, vous pourriez
contester pourquoi ne pas croire aux témoignages, une source pertinente ?131 Ce qui
caractérise également l’œuvre postmoderne, c’est le narrateur non seulement faillible
mais qui en outre ne réprime pas, au cours du récit, ses doutes concernant la possibilité
de connaître une réalité historique. Au moment où il ne possède pas un nombre suffisant
123
BINET, Laurent, op. cit., p. 23.
124
Ibidem, p. 213.
125
Ibidem, p. 28.
126
Ibidem, p. 59.
127
Ibidem, p. 213.
128
Ibidem, p. 213.
129
Ibidem, p. 266.
130
Ibidem, p. 312.
131
Mettre en avant ses sources, c’est une stratégie qui vise à se prémunir contre le doute, la méfiance du
lecteur.
51
de sources pertinentes, il n’hésite pas à reprocher au témoin qu’il ne lui fournit pas les
informations plus précises132 : « Je voulais davantage de précisions. Mais l’adjudant-chef
n’en savait guère plus. »133 D’un côté la carence de détails pourrait lui permettre d’éviter
des passages inventés134, mais de l’autre côté cela signale que le narrateur n’est pas
omniscient. Plus précisément il en fait part au lecteur, et on conjecture sur le motif de
cette démarche : responsabilité vis-à-vis de la Shoa et volonté de l’auteur de montrer au
lecteur les embûches, les obstacles auxquels il butte. Dans HHhH, on assiste à un
glissement du narrateur crédible en apparence vers le narrateur faillible. Celui-ci commet
des inexactitudes, laisse des failles et des incohérences qui se glissent dans son récit. Il se
joue135 du lecteur en ne dévoilant qu’un seul caractère de sa nature double, ambivalente.
Le jeu avec le lecteur, les changements perpétuels du narrateur caractérisent parfaitement
la nature de l’œuvre postmoderne.
132
Tentative de déresponsabilisation.
133
BINET, Laurent, op. cit., p. 14.
134
Le contraire est non seulement possible, mais fréquent dans la fiction historique : les lacunes des sources
sont comblées par l’invention qui sert également de joint aux réalités attestées.
135
La ludicité / le registre ludique représente l’un des symptômes de la postmodernité.
136
BINET, Laurent, op. cit., p. 28.
52
dédoublement spéculaire du narrateur. Celui-ci, sujet actif qui observe, devient lui-même
sujet passif, objet qui est analysé.137
137
Cf. PROUST, Marcel. À la recherche du temps perdu. Paris : Gallimard, 1973., ou GIDE, André. Journal
des Faux-monnayeurs. Paris : Gallimard, 1951.
138
Tenues pour hétérogènes au discours historique ou historiographiques par la tradition.
53
grammairien face à une langue ignorée. Son premier objectif repose sur la distinction
d’éléments lexicaux, grammaticaux et syntaxiques, ce qui le conduira ensuite à essayer
de les interpréter. Appliqué au « roman » incriminé, cette étape recouvre (est la même
que) la démarche traditionnelle, telle qu’on la documente effectivement dans les « Traces
du positivisme ». « Les rayonnages de mon appartement se couvrent de livres sur la
Seconde Guerre mondiale. »139, « Je dévore tout ce qui me tombe sous la main dans toutes
les langues possibles, je vais voir tous les films qui sortent… J’apprends une foule de
choses, certaines n’ont qu’un lointain rapport avec Heydrich, je me dis que tout peut
servir, qu’il faut s’imprégner d’une époque pour en comprendre l’esprit, et puis le fil de
la connaissance, une fois qu’on a commencé à tirer, continue à se dérouler tout seul.
L’ampleur du savoir que j’accumule finit par m’effrayer. J’écris deux pages pendant que
j’en lis mille. ».140 Bien que les citations relèvent du principe propre à la scientificité du
positivisme, elles sont reprises pour des raisons différentes : celles-ci font preuve de
l’existence du premier type de conceptualisation whitienne. Dans un second temps,
l’écrivain procède à remanier la chronique en récit avec un début, un développement et
une fin reconnaissables. Cette transformation requiert une plus grande part du choix
subjectif de l’auteur.141 Comme celui-ci attribue aux faits de la chronique une importance
variée, il leur assigne des fonctions différentes et donc construit l’histoire basée sur
l’expérience subjective et sur la précompréhension. L’intervention de la subjectivité se
reflète dans plusieurs commentaires explicites où le narrateur d’HHhH s’exprime sur
l’expulsion non seulement de certaines informations mais aussi des composantes
fictionnelles qui lui paraissent superflues. On cite deux commentaires quoi qu’il y en ait
eu plus dans le livre : « Le lendemain, je supprime la phrase. Malheureusement, cela crée
un vide que je trouve désagréable. »142 et « Cette scène n’est pas forcément très utile, et
en plus je l’ai pratiquement inventée, je ne crois pas que je vais la garder. ».143
139
BINET, Laurent, op. cit., p. 28.
140
Ibidem, p. 28.
141
Autre aspect : les (post)modernes reconaissent en outre que le simple repérage des données relève déjà
de l’interpétation, bien davantage que les positivistes ne seraient disposés à admettre.
142
BINET, Laurent, op. cit., p. 177.
143
Ibidem, p. 288.
54
description de certains événements dans la chronique comme motifs d’entrée, ceux de
transition et d’autres encore finaux. Étant donné que plusieurs chapitres d’HHhH sont
fragmentaires – certains s’étendent sur une ou deux pages à peine, il est problématique
dans une certaine mesure de distinguer les motifs d’entrée, de transition et finaux d’une
manière aussi que nous pouvons le faire dans une étude historique. Pourtant, en nous
focalisant sur la structure d’HHhH, nous avons dépisté avant tout des motifs d’entrée.
D’après White, ils se caractérisent par la description d’un événement qui s’est passé dans
l’ancrage spatio-temporel concret.144 L’événement est transformé en récit par exemple
par ces descriptions : « le 1er mai 1925, Hitler créait un corps d’élite originellement
destiné à assurer sa sécurité, une garde rapprochée constituée de fanatiques surentraînés
répondant à des critères raciaux extrêmement stricts. »145, « En 1931, au plus fort de la
crise économique qui dévaste l’Allemagne… »146, « Le 20 avril 1934 est un jour à
marquer d’une pierre blanche dans l’histoire de l’ordre noir… »147, « Ce samedi 30 juin
1934… »148, « Le lendemain, 16 mars 1939, Hitler fait cette proclamation… »149, « Le 22
septembre 1939, Himmler officialise la création du RSHA. »150, « Le 19 novembre 1941,
[…] le président Hácha remet solennellement les sept clés de la Ville à son nouveau
maître, Heydrich. ».151 Le motif de transition signale au lecteur qu’il faut suspendre des
suppositions quant au résultat d’un événement avant d’atteindre le motif final. Celui-ci
désigne la fin ou le dénouement exacts d’un processus ou d’une situation tendue152 :
« Reinhardt, muet de stupeur, les yeux écarquillés, se tourne vers son père. Celui-ci,
après de longues secondes, parvient à murmurer une seule phrase : « Ce n’est pas
possible. » Nous sommes le 9 novembre 1918. ».153 On cite un exemple modèle où tous
les trois motifs se réunissent. D’abord, le narrateur donne le cadre spatial de l’événement
à venir : « La nuit tombe sur Lidice. Les habitants vont se coucher de bonne heure car
144
WHITE, Hayden (2011), op. cit., p. 19.
145
BINET, Laurent, op. cit., p. 41.
146
Ibidem, p. 48.
147
Ibidem, p. 59.
148
Ibidem, p. 64.
149
Ibidem, p. 135.
150
Ibidem, p. 154.
151
Ibidem, p. 219.
152
Cf. TODOROV, Tzvetan. La Grammaire du Décaméron. The Hague et al., 1969. La structure narrative
basique, universelle, repérable ici aussi : situation initiale ; rupture de l’équilibre / événement ;
dénouement – dissolution de la tension en équilibre nouveau.
153
BINET, Laurent, op. cit., p. 36.
55
demain, comme toujours, il faudra se lever tôt pour aller à la mine ou à l’usine. »154
Ensuite, on assiste à un coup de théâtre dans la narration, mais on ne sait pas encore
comment l’histoire va évoluer : « Les habitants de Lidice, tirés de leur sommeil, ne
comprennent rien à ce qui leur arrive, ou ne le comprennent que trop bien. On les arrache
à leur lit, on les sort de chez eux à coups de crosse, on les rassemble tous sur la place du
village, devant l’église. Près de cinq cents hommes, femmes, enfants, habillés à la hâte,
se retrouvent, ahuris et terrifiés, encerclés par des hommes en uniforme de la
Schutzpolizei. ».155, 156 À ce moment, on se trouve au carrefour où il est indispensable
d’attendre la fin qui arrive pour avoir l’histoire tout entière : « Les femmes et les enfants
sont embarqués dans des camions qui prennent la direction de Kladno, la ville voisine.
Pour les femmes, c’est une étape avant Ravensbrück. Les enfants seront séparés de leur
mère et gazés à Chelmno, exception faite d’une poignée d’entre eux jugés aptes à la
germanisation, qui seront adoptés par des familles allemandes. Les hommes sont
rassemblés devant un mur sur lequel on a disposé des matelas. Le plus jeune a 15 ans, le
plus vieux 84. On en aligne cinq, et on les fusille. Puis cinq autres, et ainsi de suite. ».157
Si l’on encode un certain groupe d’événements à l’aide de motifs qu’on vient de présenter,
on propose au lecteur un récit ; la chronique se transforme en processus achevé et
diachronique.
154
Ibidem, p. 397.
155
Ibidem, p. 398.
156
Comme je me place au niveau du macro-récit, mon analyse ne s’étend pas au niveau inférieur.
157
BINET, Laurent, op. cit., p. 399.
158
WHITE, Hayden (2011), op. cit., pp. 19–21.
56
En écho à Northrop Frey, White distingue au moins quatre modes de la construction de
l’intrigue – la romance, la tragédie, la comédie et la satire159. L’historien est obligé de
construire l’intrigue à partir de tout un groupe de récits qui forment sa narration dans la
seule forme compréhensible ou archétypale. Selon White, Michelet créa tous ses récits
dans le mode romantique, Ranke dans le mode comique, Tocqueville utilisa le mode
tragique et Burckhardt la satire.160 Vu la nature postmoderne d’HHhH qui fonctionne sur
le principe du bricolage, deux modes dominants s’entrelacent dans le « roman » étudié –
la romance et la tragédie. Quant à la romance, elle est construite en général de sorte que
le récepteur s’identifie avec un héros qui vainc le monde actuel et dont la victoire
contribue à la libération de ce dernier (le drame lié à la légende du Graal, l’histoire de la
résurrection de Christ dans la mythologie chrétienne)161. Il s’agit d’un récit dramatique
qui raconte le triomphe du bien sur le mal, de la vertu sur le vice, de la lumière sur les
ténèbres.162 Appliqué au « roman » incriminé, la romance se reflète dans la confession de
Binet et la mythisation par lui du pays, de la ville, des héros. On peut lire HHhH comme
déclaration d’amour littéraire pour la Tchéquie, la Tchécoslovaquie. Il admire non
seulement le courage de résistants pendant la Deuxième guerre mondiale, mais aussi
l’architecture pragoise et la beauté des femmes d’ici. L’image d’un pays vu par les yeux
ensorcelés d’un étranger163 prend les allures d’un éloge exalté, d’un chant encomiastique
dont on peut diviser le lyrisme en trois catégories selon l’objet d’admiration. La première
réside dans la glorification de Prague, de la République tchèque, de la Tchécoslovaquie.
Dans certains passages l’écrivain français prodigue des louanges au pays à l’Europe
centrale en déclarant sa relation, sa sympathie à l’égard de la Tchécoslovaquie de manière
flagrante : « La Tchécoslovaquie, le pays que j’aime le plus au monde. ».164 Dans le même
ton, il exprime sa passion pour Prague : « La plus belle ville du monde… »165, « … le
château perché sur sa haute colline, cœur du pouvoir. »166, « La belle rue Nerudova, qui
159
Les modes ainsi aux grands genres littéraires ou aux registres esthétiques.
160
WHITE, Hayden, op. cit., pp. 21–22.
161
Archétype – héros remplit une mission messianique, apporte le salut.
162
WHITE, Hayden, op. cit., p. 23.
163
HORÁČKOVÁ, Alice. Kniha o Heydrichovi, nejnebezpečnějším muži třetí říše, vzbudila rozruch, In :
iDNES.cz. [En ligne]. https://www.idnes.cz/kultura/literatura/recenze-kniha-o-heydrichovi-
nejnebezpecnejsim-muzi-treti-rise-vzbudila-rozruch.A101022_175341_literatura_ob. Consulté le 19 avril
2021.
164
BINET, Laurent, op. cit., p. 107.
165
Ibidem, p. 129.
166
Ibidem, p. 131.
57
monte au château, ornée de ses enseignes ésotériques… »167, « Les jolies filles
déambulent de toute éternité sur Hlavna ulice, la très longue rue principale qui constitue
le cœur de la ville, bordée de splendides demeures baroques aux couleurs pastel, et rivée
en son centre par une merveille de cathédrale gothique. ».168 Binet, épris de la Ville aux
cent tours, fait de Prague un lieu sacré : « Le 8 janvier 1942, Gabčík boitillant et Kubiš
foulent le sol sacré de Prague pour la première fois, et je suis sûr qu’ils s’émerveillent
de la beauté baroque de la cité. ».169 L’écrivain français n’oublie pas non plus de
mentionner l’histoire lointaine du pays qui brillait avant tout au XIVe siècle sous
l’empereur Charles IV : « Pour autant, la Bohême a toujours joui d’un statut de premier
plan au sein de l’Empire. À partir du XIVe siècle, le roi de Bohême fut l’un des sept
princes électeurs aptes à désigner l’empereur, parmi lesquels il possédait le titre
honorifique de grand échanson. Il arriva qu’un empereur fut aussi roi de Bohême, le très
illustre Charles IV, Luxembourg par son père mais Přemyslide par sa mère. Moitié
tchèque, moitié allemand donc, il fit de Prague sa capitale, y fonda la première université
d’Europe centrale, et remplaça le vieux pont Judith par le plus beau pont du monde, ce
pont de pierre qui porte son nom encore aujourd’hui. ».170
167
Ibidem, p. 132.
168
Ibidem, p. 139.
169
Ibidem, p. 245.
170
Ibidem, p. 136.
171
BIRNBAUM, Jean. « HHhH », de Laurent Binet : Laurent Binet au secours des héros, In : Le Monde.
[En ligne]. https://www.lemonde.fr/livres/article/2010/03/11/hhhh-de-laurent-binet_1317488_3260.html.,
consulté le 22 avril 2021.
58
passages où Binet aspire à régler en partie une dette face à l’histoire passée, dont
notamment celle-ci : « Depuis longtemps, je souhaitais lui rendre hommage. »172,
« J’espère simplement que derrière l’épaisse couche réfléchissante d’idéalisation que je
vais appliquer à cette histoire fabuleuse, le miroir sans tain de la réalité historique se
laissera encore traverser. ».173 L’impératif éprouvé par l’auteur de rendre hommage aux
personnages qui n’ont pas joué un grand rôle dans l’histoire incriminée mais pourtant sont
dignes d’être nommés à cause de leur bravoure et de leur héroïsme qu’ils ont prouvés lors
de la Deuxième guerre mondiale se manifeste p. ex. dans les fragments suivants : « J’ai
eu vent d’une histoire extraordinaire qui s’est déroulée à Kiev pendant la guerre. Elle a
eu lieu à l’été 1942, et ne concerne aucun des acteurs d‘ « Anthropoïde » ; elle n’a donc
pas sa place, a priori, dans mon roman. Mais c’est un des grands avantages du genre
que la liberté presque illimitée qu’il confère au raconteur. […] je ne voulais pas parler
de Kiev sans raconter cette incroyable histoire. »174 Ensuite, Binet insère dans le récit les
noms de deux grands chefs de la Résistance tchèque, le général d’armée Josef Bílý et le
général de division Hugo Vojta, qui n’avaient pas un lien avec l’opération Anthropoïde :
« Ces deux hommes – deux de plus – n’ont aucun véritable rôle dans mon histoire, mais
j’aurais l’impression de les mépriser si je ne citais pas leur nom. ».175 Après avoir mis en
scène le combat poursuivi dans la crypte de l’église des Saints-Cyrille-et-Méthode, Binet
ne veut arrêter sa narration sans passer sous silence l’aventure de ceux qui étaient encore
en vie : « Mon histoire touche à sa fin et je me sens complètement vide, pas seulement
vidé mais vide. Je pourrais m’arrêter là mais non, ici, ça ne marchera comme ça. Les
gens qui ont participé à cette histoire ne sont pas des personnages ou en tout cas, s’ils le
sont devenus par ma faute, je ne souhaite pas les traiter comme tels. Avec lourdeur, sans
faire de la littérature ou tout au moins sans désir d’en faire, je dirai ce qu’il est advenu
de ceux qui, le 18 juin 1942 à midi, étaient encore en vie. ».176
Le troisième type de lyrisme réside dans la fascination, admiration pour les deux
parachutistes tchécoslovaques. Ils représentent un certain idéal de loyauté, d’intégrité et
172
BINET, Laurent, op. cit., p. 10.
173
Ibidem, p. 10.
174
Ibidem, pp. 186–189.
175
Ibidem, pp. 195–196.
176
Ibidem, p. 433.
59
de courage, dans un pays brisé, et soumis.177 On a besoin d’avoir des héros véritables,
exemplaires, dotés de certaines vertus, après la période qui a favorisé les
anti-héros dont on peut éprouver une certaine sursaturation. Il est également possible que
Laurent Binet s’enthousiasmant pour les résistants tchèques soit poussé par un autre
mobile – par la motivation esthétique et morale, la motivation politique
(politico-morale) : s’il y a « crise de valeurs » aujourd’hui, il faut la contrebalancer par la
force des modèles moraux. Son envoûtement pour les combattants tchécoslovaques se
manifeste à travers le texte tout entier, notamment dans ces passages : « Gabčík, c’est son
nom, est un personnage qui a vraiment existé. Son histoire est tout aussi vraie qu’elle est
exceptionnelle. Lui et ses camarades sont, à mes yeux, les auteurs d’un des plus grands
actes de résistance de l’histoire humaine, et sans conteste du plus haut fait de résistance
de la Seconde Guerre mondiale. »178, « Vous continuez à vous entraîner en vue de la plus
grande mission qu’un pays ait jamais confiée à deux hommes seuls. Vous êtes valeureux,
volontaire et doué. Vous êtes prêt à mourir pour votre pays. Vous devenez quelque chose
qui grandit en vous et progressivement commence déjà à vous dépasser, mais vous restez
aussi tellement vous-même. Vous êtes un homme simple. Vous êtes un homme. Vous êtes
Jozef Gabčík ou Jan Kubiš, et vous allez entrer dans l’Histoire. ».179 Binet n’hésite pas à
déployer la mort de Jan Kubiš, le parachutiste tchèque, qui est tué par l’explosion d’une
grenade dans la crypte de l’église où les résistants tchécoslovaques tenaient tête à la
prédominance numérique des nazis : « L’Histoire est la seule véritable fatalité : on peut
la relire dans tous les sens mais on ne peut pas la réécrire. Quoi que je fasse, quoi que je
dise, je ne ressusciterai pas Jan Kubiš le brave, l’héroïque Jan Kubiš, l’homme qui a tué
Heydrich. ».180 Finalement, l’écrivain exalte l’effort, la vaillance, l’audace et le sens du
sacrifice des parachutistes qui ont livré bataille inégale, mais pourtant en persévérant
presque au-delà du possible : « Il est midi, il a fallu près de huit heures aux huit cents SS
pour venir à bout de sept hommes. ».181
177
BRETON, Emma. HHhH, Laurent Binet chasse le nazi, In : Mediapart. [En ligne].
https://blogs.mediapart.fr/madame-du-b/blog/120914/hhhh-laurent-binet-chasse-le-nazi, consulté le 22
avril 2021.
178
BINET, Laurent, op. cit., pp. 9–10.
179
Ibidem, p. 217.
180
Ibidem, p. 421.
181
Ibidem, p. 433.
60
La tragédie représente le deuxième mode principal dans HHhH, en général associé
à un type de perspective et dans un sens plus restreint approprié à un type de contenu.182
Elle désigne avant tout les événements catastrophiques, le désastre, l’impossibilité d’une
issue satisfaisante. Appliqué à la Seconde Guerre mondiale, ce sont des histoires,
événements qui ont causé la mort de civils, de soldats, de femmes, d’enfants, ce sont des
événements qui ont désagrégé des États jusqu’alors libres et indépendants, ce sont des
événements qui ont entrepris l’extermination systématique de plusieurs ethnies dont
notamment les Juifs, etc. En ce qui concerne le « roman » analysé, Binet retrace certains
événements cardinaux de la Seconde Guerre mondiale de manière tragique. Il met en
scène les catastrophes qui se sont gravées dans l’histoire en lettres noires, ou de feu. Dans
l’analyse suivante, on en présentera quelques-unes. Avant le début de la guerre, l’écrivain
français évoque la nuit des Longues Couteaux (chapitre 39), la nuit de Cristal (chapitre
75), les accords de Munich (chapitre 64). Ensuite, il décrit l’occupation de la
Tchécoslovaquie par l’armée allemande : « Les objectifs stratégiques prioritaires sont
atteints sans coup férir : prise de contrôle de l’aéroport, du ministère de la Guerre, et
surtout du Hradčany. Avant 10 heures, des batteries d’artillerie sont disposées sur les
remparts et pointées sur la ville basse. […] Avant la fin du jour, la ville est « sécurisée ».
Un couvre-feu est décrété, qui interdit aux Tchèques de circuler dehors après 8 heures
du soir. L’entrée des hôtels et des bâtiments officiels s’orne de sentinelles allemandes
équipées de longs fusils à baïonnette. Prague est tombée sans se battre. ».183 Il met
également en lumière des massacres des Juifs, notamment celui de Babi Yar. À la fin de
septembre, les Einsatzgruppen ont fusillé plus de trente-trois mille de Juifs : « Entre 1941
et 1943, les nazis ont fait du « fossé de la grand-mère » ce qui est probablement le plus
grand charnier de toute l’histoire de l’humanité : comme l’indique la plaque
commémorative, traduite en trois langues (ukrainien, russe et hébreu), ici ont péri plus
de cent mille personnes, victimes du fascisme. Plus d’un tiers ont été exécutées en moins
de quarante-huit heures. Ce matin de septembre 1941, les Juifs de Kiev se rendirent par
milliers au lieu de rassemblement où ils avaient été convoqués, avec leurs petites affaires,
résignés à être déportés, sans se douter du sort que l’Allemand leur réservait. Ils
182
Il est impossible de traiter des événements traumatisants de la Guerre autrement que dans le registre
tragique.
183
BINET, Laurent, op. cit., pp. 131–132.
61
comprirent tous trop tard, certains dès leur arrivée, d’autres seulement au bord de la
fosse. Entre ces deux moments, la procédure était expéditive : les Juifs remettaient leurs
valises, leurs objets de valeur, et leurs papiers d’identité, qui étaient déchirés devant eux.
Puis ils devaient passer entre deux rangées de SS sous une pluie de coups de matraque
ou de gourdin, en faisant preuve d’une violence extrême. Si un Juif tombait, ils lâchaient
les chiens sur lui, ou il était piétiné par la foule affolée. Au sortir de ce couloir infernal,
débouchant sur un terrain vague, les Juifs éberlués étaient sommés de se déshabiller
entièrement, puis étaient conduits complètement nus au bord d’un fossé gigantesque. Là,
les plus obtus ou les plus optimistes devaient laisser toute espérance. L’absolue terreur
qui les envahissait à cet instant précis les faisait hurler. Au fond du fossé s’empilaient les
cadavres. ».184
184
Ibidem, pp. 184–185.
185
Ibidem, p. 201.
186
Ibidem, p. 265.
187
Ibidem, p. 439.
62
portaient secours aux parachutistes, les familles qui ont été dénoncées par un traître
nommé Karel Čurda : « Ce que toute famille redoute en ces années de fer et d’horreur
survient un matin chez les Moravec. On sonne à la porte, et c’est la Gestapo. Les
Allemands collent la mère, le père et le fils au mur, puis saccagent frénétiquement
l’appartement. « Où sont les parachutistes ? » aboie le commissaire allemand. Le père
répond doucement qu’il ne connaît personne. Le commissaire retourne voir dans les
chambres. Mme Moravec demande si elle peut aller aux toilettes. [...] Elle sait qu’elle
dispose seulement de quelques secondes. Aussi va-t-elle prestement s’enfermer dans la
salle de bains. Elle sort sa capsule de cyanure, et la croque sans hésiter. Elle meurt
instantanément. [...] Mais son mari est encore en vie. Et son fils est encore en vie. Ata
voit les hommes de la Gestapo transporter le corps de sa mère. Le commissaire
s’approche de lui en souriant. Ata et son père sont arrêtés et emmenés, en pyjama. ».188
La torture suivante exécutée par la Gestapo dans le but d’obtenir des informations
relatives à la cachette des résistants est décrite de manière vive, sans passer sous silence
certaines circonstances crues : « Ils l’ont atrocement torturé, évidemment. Il paraît qu’ils
lui ont apporté la tête de sa mère flottant dans un bocal. ».189
188
Ibidem, pp. 412–413.
189
Ibidem, p. 413.
190
Ibidem, p. 432.
63
américain distingue quatre formes paradigmatiques que l’explication historique compris
comme argument discursif peut atteindre : « formelle » ; « organiciste » ; « mécanique »
et « contextuelle ».191 HHhH étant le « roman » postmoderne, on pourrait légitimement
s’attendre à la prédominance de deux formes paradigmatiques qui y figurent – attitudes
formelle et contextuelle. Et c’est en effet le cas. Aussi les soumet-on à l’analyse dans les
paragraphes suivants.
191
WHITE, Hayden (2011), op. cit., pp. 26–29.
192
Ibidem, pp. 30–31.
64
l’agitation séparatiste. ».193 Tout est vrai, mais pourtant il faut mettre cette affirmation
en contexte. On est en Tchécoslovaquie en 1938. La région des Sudètes, s’étendant au
pourtour de la République tchèque à ce moment, a été peuplée depuis le XIIIe par les
Allemands. Ils ont été appelés par le roi de Bohême, Přemysl Otakar II, afin de coloniser
ce territoire en apportant leur savoir-faire. Or, dans les années 1938 cette région a été
habitée majoritairement par les germanophones. En 1935, le Parti allemand des Sudètes,
fondé en 1933, la même année qu’Hitler est devenu chancelier en Allemagne, par Konrad
Henlein, a gagné les élections parlementaires. Ce parti qui a été en lien étroit avec le parti
nazi d’Allemagne s’efforçait depuis sa fondation de déstabiliser la situation dans la région
frontière. En 1938, la propagande massive menée par le Parti allemand des Sudètes
culminait en Tchécoslovaquie. Il est probable que l’Anchluss en mars 1938 ait multiplié
des activités allemandes contre l’État. Après l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne
nazie, Konrad Henlein, le chef de SdP194, a proclamé le Karlsbader programme où il
réclamait entre autres le rattachement des Sudètes au Reich. Or, pour comprendre ce que
Binet décrit dans le chapitre 56, il faut revenir au moins en 1933 ou encore au Moyen
Âge.
193
BINET, Laurent, op. cit., p. 97.
194
Sudetendeutsche Partei
195
BINET, Laurent, op. cit., p. 127.
65
Le même type de simplification se reflète dans le passage où Binet introduit Karel
Čurda, un militaire tchécoslovaque qui a été parachuté dans le Protectorat le 28 mars
1942. Il faisait partie du commando Out Distance qui se spécialisait dans les sabotages.
Bien qu’il fût membre de la résistance extérieure, Čurda est devenu « célèbre »
notamment d’avoir trahi les membres de l’opération Anthropoïde qui ont commis
l’attentat contre Reinhard Heydrich, le vice-gouverneur de Bohême-Moravie. Quoique
son acte ait causé la mort non seulement des parachutistes mais aussi des familles qui les
ont aidés, l’écrivain français n’hésite pas à le condamner sans chercher la raison de sa
trahison : « Le palais Peček est l’image même de la terreur nazie à Prague et il faut un
certain courage, ne serait-ce que pour stationner devant le bâtiment. Karel Čurda n’en
manque pas mais c’est qu’il est motivé par vingt millions de couronnes. Il faut du courage
pour dénoncer ses camarades. ».196 Laurent Binet réduit la trahison de Čurda uniquement
à sa cupidité. À nouveau, il faudrait mettre son acte en contexte et en nuancer ainsi les
mobiles. Après l’échec de l’opération Out Distance, Čurda s’est réfugié chez sa mère au
sud de Bohême. Lorsqu’il a appris la nouvelle de l’attentat et des répressions
subséquentes, il n’a pas supporté la pression psychique de sa mère qui le harcelait. Après
avoir lu quotidiennement la liste des morts dans la presse, il a décidé de dénoncer ses
camarades. D’abord il a envoyé la dénonciation anonyme à la gendarmerie à Benešov qui
est restée sans réaction. Trois jours plus tard il est entré à la station de Gestapo où il a
donné l’adresse des familles qui ont aidé les parachutistes.
196
Ibidem, p. 408.
66
16), son enrôlement dans les Freikorps197 (chapitre 20), son engagement dans la marine
(21), sa carrière de chef de renseignements (chapitre 28), son trajet au terme duquel il
devient un bourreau responsable de l’extermination des Juifs.198 L’écrivain français
dévoile certaines liaisons fonctionnelles entre l’individu et son milieu dont notamment
l’influence de Lina Heydrich, femme du chef de la Gestapo et des services secrets nazis,
sur ce dernier. « La jeune Lina, à 18 ans, était déjà, d’après ce que l’on en sait, une nazie
convaincue. C’est elle, prétend-elle, qui convertira Heydrich. »199 Après sa libération de
la marine en 1930, c’était Lina Heydrich, alors sa fiancée, qui l’a forcé à entrer dans SS.
Elle s’est également employée à présenter son mari à Heinrich Himmler. Après cette
rencontre, Heydrich devient chef de renseignements, ce qui lui assure la montée dans la
hiérarchie nazie. « Heydrich est nommé Gruppenführer, un grade équivalent à celui de
général de division. Il a 30 ans. »200 Ensuite, on observe au fil du texte les événements
cardinaux dans la vie d’Heydrich jusqu’à sa mort en 1942 : le rôle d’Heydrich dans la
nuit des Longs Couteaux (chapitre 39), la chute de généraux allemands sous la baguette
d’Heydrich en 1937 (chapitre 47, 48), l’inauguration des Einsatzgruppen (chapitre 95),
Heydrich à la tête du RSHA, Office central de sécurité du Reich (chapitre 97), Heydrich
nommé Protecteur de Bohême-Moravie (chapitre 114), sa politique au Protectorat
(chapitre 118, 164, 168), la mise en œuvre de la Solution finale de la question juive lors
de la conférence à Wannsee (chapitre 194) et l’attentat à Prague en 1942 (chapitre 222).
197
Les organisations paramilitaires dédiées à la lutte contre le bolchevisme. Cf. BINET, Laurent, op. cit.,
p. 37.
198
BIRNBAUM, Jean. « HHhH », de Laurent Binet : Laurent Binet au secours des héros, In : Le Monde.
[En ligne]. https://www.lemonde.fr/livres/article/2010/03/11/hhhh-de-laurent-binet_1317488_3260.html.,
consulté le 1er mai 2021.
199
BINET, Laurent, op. cit., p. 46.
200
Ibidem, p. 64.
201
BIRNBAUM, Jean. « HHhH », de Laurent Binet : Laurent Binet au secours des héros, In : Le Monde.
[En ligne]. https://www.lemonde.fr/livres/article/2010/03/11/hhhh-de-laurent-binet_1317488_3260.html.,
consulté le 1er mai 2021.
67
décembre 1941 au Protectorat Bohême-Moravie (chapitre 146) ; et on vit encore des
difficultés que les parachutistes ont rencontrées après leur installation à Prague (chapitre
151). On fait également connaissance avec de nombreuses familles qui les ont aidés – les
Moravec, les Fafek, les Novák, les Svatoš, les Zelenka et beaucoup d’autres. 202 Quant à
la liaison unique entre l’individu et son milieu, Laurent Binet relève un moment crucial
qui a joué un rôle incontournable dans les préparatifs de l’attentat. Le menuisier du
Château fournit les horaires d’Heydrich aux parachutistes : « Pour recueillir les
informations quotidiennes du menuisier qui renseigne l’équipe d’Anthropoïde sur les
horaires d’Heydrich, on trouve un appartement au pied du Château, un rez-de-chaussée.
Autant qu’il est nécessaire, le menuisier vient frapper au carreau. Une jeune fille ouvre
la fenêtre (elles sont deux à tour de rôle que le menuisier prend pour des sœurs et pour
les petites amies des deux parachutistes, ce qu’elles peut-être). Ils n’échangent jamais un
mot. Le menuisier remet son petit papier et s’en va. Aujourd’hui, il a écrit : « 9-5 (sans) ».
C’est-à-dire : 9 heures. 17 heures. Sans escorte. ».203 À la fin de cette trajectoire se
dévoile peu à peu la scène de l’attentat, moment central et surtout d’apogée d’HHhH
(chapitre 222). Enfin, Binet met en scène le combat dans la crypte de l’église des Saints-
Cyrille-et-Méthode où les parachutistes, après 8 heures de bataille inégale, meurent
(chapitre 250).
Derrière ces deux lignes principales transparaît la troisième que nous désignons
comme « historique ». Elle réside dans la mise en évidence d’événements historiques qui
servent à relier les deux lignes narratives et donc à rendre l’histoire cohérente en la
mettant en contexte politico-historique. On apprend des événements cruciaux
d’avant-guerre jusqu’à la mort d’Heydrich en 1942, dont la nuit des Longs Couteaux
(chapitre 39), l’Anschluss (chapitre 50), les accords de Munich (chapitre 64), la nuit de
Cristal (chapitre 75), l’indépendance de la Slovaquie à l’égard de la Tchéquie (chapitre
77), la capitulation et l’occupation de la Tchécoslovaquie (chapitre 79 et 80), l’arrivée
d’Hitler à Prague (chapitre 85), l’agression militaire de la Pologne le 1er septembre 1939
(chapitre 94), l’invasion allemande en Angleterre (chapitre 98), l’opération Barbarossa
202
Ce que l’on vient de décrire fut théorisé comme « illusion référentielle » avec les procédés qui ont pour
effet cette dernière. Résurrection du passé à l’aide des conventions / procédés esthétiques propres au
réalisme.
203
BINET, Laurent, op. cit., p. 316.
68
(chapitre 103), le massacre de Babi Yar (chapitre 111), Heydrich nommé vice-gouverneur
de Bohême-Moravie (chapitre 114), la déportation des Juifs tchécoslovaques aux camps
de concentration (chapitre 121), l’attaque de Pearl Harbor (chapitre 139), la solution
finale à la question juive (chapitre 108, 160, 194), l’attentat contre Heydrich (222),
Heydrich mourant de ses blessures à la suite de l’attentat (chapitre 236), les funérailles
nationales d’Heydrich (chapitre 238), la destruction complète de Lidice (chapitre 240), la
dénonciation par Karel Čurda des parachutistes (chapitre 245), le combat dans la crypte
de l’église des Saints-Cyrille-et-Méthode (chapitre 250), l’ouverture des camps
d’extermination en 1942 (chapitre 252), Karel Čurda pendu en 1947 (chapitre 255).
204
WHITE, Hayden (2011), op. cit., p. 40.
205
DELORME, Marie-Laure. Laurent Binet et le mystère Hollande, In : Le Journal du Dimanche. [En
ligne]. https://www.lejdd.fr/Culture/Livres/Laurent-Binet-et-le-mystere-Hollande-544676-3210611,
consulté le 5 mai 2021.
206
Laurent Binet : « Une vraie gauche pourrait accéder au pouvoir », In : Le Monde. [En ligne].
https://www.lemonde.fr/idees/article/2017/02/01/laurent-binet-une-vraie-gauche-pourrait-acceder-au-
pouvoir_5072640_3232.html, consulté le 5 mai 2021.
69
Binet récitait des poèmes de Neruda et portait son soutien à Jean-Luc Mélenchon.207 Or,
tous ces indices renvoient au positionnement de gauche qui détermine la perspective du
romancier et que nous allons ensuite dépister dans son texte.
Étant donné que Binet a grandi dans une famille communiste, on trouve plusieurs
échos qui renvoient à cette idéologie, dont notamment ceux-ci : « Accompagné d’une
autre jeune femme, la splendide Natacha (française, celle-ci, en dépit de son nom : fille
de communistes, comme nous tous)… ».208 Comme la méta-narrativité s’inscrit parmi les
particularités d’HHhH, Laurent Binet laisse s’infiltrer sa vie privée dans le livre, au fil de
courts dialogues avec une compagne ou un ami curieux, témoignant ainsi de l’intrusion
du livre209 dans sa vie quotidienne.210 Là, il se réfère à son enfance dans la famille
communiste où il a grandi et a pris certaines positions politiques, pareillement à toute la
génération née dans les années 1970 dont les parents soutenaient avec ferveur le Parti
communiste notamment après la Deuxième Guerre mondiale. L’écrivain français
s’exprime également à propos du bénéfice de la résistance communiste en France lors de
la Guerre : « Tandis que, conséquence de « Barbarossa », la France bénéficie de l’entrée
en action des groupes communistes, l’activité de la Résistance tchèque, quant à elle, est
pratiquement égale à zéro. ».211 Quand il mentionne les Corps francs, il polémique avec
son père au sujet du Parti socialiste et de rôle que celui-ci a joué dans la révolution
spartakiste en Allemagne en 1919. Leur mépris vis-à-vis des socialistes se reflète dans le
chapitre 20 : « Les Corps francs, ces organisations paramilitaires dédiées à la lutte contre
le bolchevisme, voient leur existence officialisée par un gouvernement social-démocrate.
Mon père dirait qu’il n’y a là rien d’étonnent puisque, d’après lui, les socialistes ont
207
LAÏRECHE, Rachid. Mélenchon : « Ceci est une manifestation politique, une insurrection citoyenne »,
In : Libération. [En ligne]. https://www.liberation.fr/politiques/2017/03/18/melenchon-ceci-est-une-
manifestation-politique-une-insurrection-citoyenne_1556723/, consulté le 5 mai 2021.
208
BINET, Laurent, op. cit., p. 21.
209
Le mouvement se fait dans les deux sens : intrusion de la vie du « scripteur » dans le texte et
thématisation de celui-ci, surtout de sa genèse, dans sa vie privée. Il s’agit d’une double mise-en-abyme ou
d’une double méta-narrativité étant donné qu’il rapporte dans le texte les entretiens avec ses proches
lesquels ont ce texte même pour objet. Le propre de la postmodernité – complexifier la structure du texte
en en multipliant les niveaux (enchâssements, emboîtements, mises-en-abyme). Cf. HODROVÁ, Daniela.
Na okraji chaosu : poetika literárního díla 20. století. Praha : Torst, 2001. ISBN 80-7215-140-1.
210
Le prix Goncourt du premier roman attribué à Laurent Binet pour HHhH, In : Le Monde. [En ligne].
https://www.lemonde.fr/culture/article/2010/03/02/le-prix-goncourt-du-premier-roman-attribue-a-laurent-
binet-pour-hhhh_1313450_3246.html, consulté le 6 mai 2021.
211
BINET, Laurent, op. cit., p. 205.
70
toujours trahi. Pactiser avec l’ennemi serait une seconde nature pour eux. Il a toujours
des tas d’exemples. En l’occurrence, c’est bien un socialiste qui écrase la révolution
spartakiste et fait liquider Rosa Luxemburg. Par les Corps francs. ».212 Dans cet exemple,
il met en jeu également Rosa Luxemburg, militante communiste, qui était à la tête des
révolutionnaires allemagnes. Ailleurs, en décrivant les événements historiques que nous
venons de passer en revue dans la partie précédente, Binet n’hésite pas à faire jouer la
date chargée de connotations idéologiques pour les socialistes mais avant tout pour les
communistes – Fête des travailleurs. « Le 1er mai, en Allemagne comme en France, c’est
la fête du travail, dont l’origine remonte à une lointaine décision de la IIe Internationale
prise en hommage à une grande grève ouvrière qui eut lieu un 1er mai à Chicago en
1886. »213 Or, il souligne également la force de l’aviation soviétique : « Cet imbécile
Göring avait prétendu que l’aviation soviétique était complètement obsolète et en cela,
comme pour à peu près tout ce que pensaient les nazis de l’Union soviétique, il se
trompait : certes, le Yak ne peut se mesurer aux chasseurs allemands en termes de
performances, mais il sait compenser sa lenteur relative par une manœuvrabilité
proprement diabolique. ».214
212
Ibidem, p. 37.
213
Ibidem, p. 41.
214
Ibidem, p. 172.
215
Ibidem, p. 69.
71
2.3.5 La théorie des tropes
La théorie des tropes occupe une place dominante voire centrale dans la pensée
de White. Ce dernier refusa de considérer l’historiographie comme science objective et,
à l’aide de la théorie des tropes, il la perçoit plutôt comme le genre littéraire. Dans
Metahistory, le théoricien souligne dans quelle mesure l’historien est tributaire de la
langue et du langage figuré. Pour White, l’œuvre historique a le caractère tropologique,
parce que l’historien choisit, avant de construire l’histoire, l’un des tropes archétypaux
qui formera le noyau de son récit par lequel il s’exprime et active son imagination. Avant
de se focaliser sur la présence des tropes dans HHhH, il n’est pas inutile de redonner
d’emblée une définition du trope. Il y a trope, dans la mesure où le signifiant (Sa1)
renvoie, non pas à son signifié habituel (Sé1) mais à un signifié différent (Sé2), qui n’a
pas de signifiant occurrent (Sa2) dans le segment de discours. Ce transfert sémantique,
nettement microstructural, n’est possible que parce qu’il existe un rapport sémantique
(R) entre le signifié (qu’il ne faut pas comprendre – Sé1), correspondant au signifiant
occurrent, et le signifié (qu’il faut comprendre – Sé2), ne correspondant à aucun
signifiant occurrent. D’où l’apparition du triangle sémantique constitutif du trope,
représentant l’espace sémantique dans lequel se réalise le rapport entre les deux signifiés
en jeu.216 L’utilisation des tropes est essentielle pour comprendre les opérations
historiques, les expériences du passé et pour configurer le champ historique en l’histoire
compréhensible pour le public. Dans l’analyse de la langue poétique et figurative, White
distingue quatre tropes de base : « métaphore » ; « métonymie » ; « ironie » et
« synecdoque ».217 Et il affirme que chaque étude historique est formée par l’un des tropes
dominants tels que nous les avons présentés supra. Vu la supposition de la mixité du
« roman » étudié, car la postmodernité a promu la mixité parmi les procédés favoris, tous
les quatre tropes archétypaux figurent effectivement dans HHhH. Notre examen ayant
cependant prouvé la prévalence de la métaphore dans HHhH, c’est à cette dernière que
nous nous confinerons.
216
MOLINIÉ, Georges. Eléments de stylistique française. Paris : Presses universitaires de France, 1986.
ISBN 2-13-039764-6, p. 106.
217
WHITE, Hayden (2011), op. cit., pp. 51–53.
72
La métaphore est une construction langagière et rhétorique littéraire qui
fonctionne sur le principe d’analogie.218 Elle consiste dans l’emploi dans mot concret pour
exprimer une notion abstraite, en l’absence de tout élément introduisant formellement
une comparaison ; par extension, la métaphore est l’emploi de tout terme auquel on en
substitue un autre qui lui est assimilé après la suppression des mots introduisant la
comparaison.219 À considérer son étymologie, le mot « métaphore » est issu du grec
metaphorá qui signifie « transport ». Le terme est utilisé par Aristote dans la Poétique
pour décrire une opération de langue. « La métaphore est le transport à une chose d’un
nom qui en désigne une autre, transport ou du genre à l’espèce, ou de l’espèce au genre,
ou de l’espèce à l’espèce, ou d’après le rapport d’analogie. »220 Dans l’analyse suivante,
on se focalise sur la mise en évidence de plusieurs exemples de la métaphore repérables
dans HHhH.221
218
NÜNNING, Ansgar, Jiří TRÁVNÍČEK a Jiří HOLÝ, éds., op. cit., p. 503.
219
DUBOIS, Jean et al. Dictionnaire de linguistique. Paris : Larousse, 1973. ISBN 2-03-020299-1, p. 317.
220
POUILLOUX, Jean-Yves. « Métaphore », In : Encyclopaedia Universalis [en ligne]. [En ligne].
https://www.universalis.fr/encyclopedie/metaphore/, consulté le 10 mai 2021.
221
La sélection des métaphores dépend du choix subjectif de l’auteur de cette étude telle que nous les avons
dépistées dans le texte étudié.
222
BINET, Laurent, op. cit., p. 216.
223
Ibidem, p. 302.
224
PAVERA, Libor a František VŠETIČKA. Lexikon literárních pojmů. Olomouc : Nakladatelství
Olomouc, 2002. ISBN 80-7182-124-1, p. 223.
73
règne sur la jungle chez Kipling ou bien sur Moby Dick sur l’onde. D’ailleurs, Cronos,
chez Hésiode, dévore bien ses enfants. Le spectre de la dévoration, repris par nos
légendes, déguise en mythe familial une très banale soif de pouvoir.225 Appliqué à HHhH,
Binet utilise la métaphore et la personnification à la fois « l’ogre hitlérien » afin
d’accentuer l’acte d’agression commise par l’Allemagne contre la France. Les mêmes
considérations valent pour le sémantisme de « peste ». Tirant son étymologie du latin
pestis, le « fléau », la peste fut plus redoutée des hommes que toute autre épidémie en
raison de ses conséquences démographiques, de sa récurrence, de la rapidité et de la
violence de ses attaques.226 C’est dans ce sens que Binet exploite la dénomination « la
peste brune » lorsque l’armée allemande traverse la Manche pour accrocher la
Grande-Bretagne.
225
DEMOUGIN, Jacques. Dictionnaire des littératures française et étrangères. Paris : Larousse, 1992.
ISBN 2-03-508304-4, p. 1124.
226
SIGNOLI, Michael. « Introduction », In : SIGNOLI, Michael. La peste noire. Presses Universitaires de
France, 2018. [En ligne]. https://www.cairn.info/la-peste-noire--9782130811824-page-5.htm, consulté le 4
octobre 2021, p. 5.
227
Ibidem, p. 417.
228
Ibidem, p. 391.
229
Ibidem, p. 410.
230
Ibidem, p. 92.
74
aux camps d’extermination qui ont ouvert leurs portes en 1942. Mais il y a évidemment
d’autres connotations que l’on peut dépister. Dans la culture occidentale, le rat est un
symbole de la malpropreté, du dégoût (éloquent, symptomatique dans la perception
antisémite des Juifs) car c’est par l’intermédiaire de cet animal que se propage la peste.
Ailleurs, l’écrivain français met en scène les Einsatzgruppen, des groupes chargés de la
tuerie des Juifs. Lorsque Heydrich passe les troupes en revue, Binet écrit : « C’est à peine
s’il jette un œil sur le ramassis d’assassins sélectionnés pour aller exterminer les
sous-hommes de l’Est. ».231 Il utilise le mot « l’Est » pour désigner le territoire de l’est
occupé par les nazis pendant la Deuxième Guerre mondiale. C’était avant tout la Pologne
et l’Ukraine qui faisaient partie de ce territoire. Ensuite, l’appellation « sous-hommes »
renvoie aux opposants du régime nazi, mais surtout aux Juifs.
La métonymie est un autre trope que nous avons dépisté dans HHhH. D’une
manière générale, conformément à l’étymologie, la métonymie est un simple transfert de
dénomination. Le mot est réservé toutefois pour désigner le phénomène linguistique par
lequel une notion désignée par un terme autre que celui qu’il faudrait, les deux notions
étant liées par une relation de cause à effet, par une relation de matière à objet ou de
contenant à contenu, ou encore par une relation de la partie au tout.232 Dans le « roman »
étudié, on a trouvé au moins un exemple. « De toute évidence, l’attentat est signé
Beneš. ».233 Ce n’est pas Edvard Beneš, président du Gouvernement provisoire de la
République tchécoslovaque qui aurait signé la dépêche confirmant l’exécution de
l’attentat. Dans ce contexte, Binet utilise le nom du deuxième président tchécoslovaque
pour que l’exécution de l’attentat soit attribuée à la Résistance extérieure dirigée depuis
Londres par le Gouvernement tchécoslovaque en exil.
231
Ibidem, p. 169.
232
DUBOIS, Jean et al., op. cit., p. 318.
233
BINET, Laurent, op. cit., p. 378.
234
Pars pro toto, totum pro parte.
235
DUBOIS, Jean et al., op. cit., p. 476.
75
se reflète par exemple dans ce passage : « Hanka est chargé de transmettre le rapport de
Valčík au groupe de Bartoš, resté à Pardubice, pour que celui-ci puisse informer Londres
à l’aide de « Libuše », le précieux émetteur. ».236 Ici, Londres désigne les représentants
du Gouvernement provisoire tchécoslovaque. Il y a la synecdoque, car le tout est évoqué
par la capitale de l’Angleterre, siège du Gouvernement.
Enfin, l’ironie est une figure de rhétorique qui consiste dans l’emploi d’un mot
avec le sens de son antonyme.237 À considérer son étymologie, elle est issue du grec
eirōneía et désigne la plaisanterie, moquerie, raillerie. Bien que le thème central du
« roman » soit tragique – l’attentant, la Shoa, la Deuxième Guerre mondiale – la présence
de l’ironie est fréquente.238 On met en scène quelques exemples. Lorsque Laurent Binet
ramassait les sources afin de pouvoir rédiger HHhH, il a visité aussi une exposition dédiée
à l’attentat contre Heydrich qui avait lieu au musée de l’Armée à Prague. Là, il voulait
acheter le fascicule dans lequel tous les légendes et commentaires de l’exposition étaient
retranscrits. La guide lui a expliqué que ce n’était pas possible. Mais, enfin, en le voyant
perplexe, elle le lui a donné. L’écrivain français glose cette historie amusante en
écrivant : « Il est vrai que vu le nombre de visiteurs du musée, le fascicule n’a assurément
fait défaut à personne. ».239 Il dit de manière ironique que cette exposition n’était pas si
fréquentée par les visiteurs pragois. Ailleurs, Binet commente le discours d’Édouard
Daladier, président du Conseil, un mois avant la signature des accords de Munich en 1938
où les puissances occidentales ont octroyé aux Nazis une partie de la Tchécoslovaquie
sans inviter les représentants de la Tchécoslovaquie à la table ronde. « C’est un discours
édifiant que prononce sur les ondes, le 21 août 1938, Édouard Daladier, notre bon
président du Conseil. »240 L’écrivain français ayant relation étroite à la Tchécoslovaquie
se sert de l’adjectif « bon » qui évoque le contraire et donc présente son point de vue sur
cette politique d’apaisement. Dans le chapitre 185, nous sommes le 20 avril 1942, le jour
d’anniversaire d’Hitler. Emil Hácha, le président du Protectorat, lui offre le cadeau au
nom du peuple tchèque – un train équipé de service médical. Lors de la cérémonie
236
BINET, Laurent, op. cit., p. 381.
237
DUCROT, Oswald et Tzvetan TODOROV. Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage.
Paris : Seuil, 1972, p. 354.
238
Enclin de la postmodernité à l’ironie, à la dérision, à la démythification, profanation.
239
BINET, Laurent, op. cit., p. 23.
240
Ibidem, p. 101.
76
officielle à la gare centrale de Prague, un vieux Tchèque devrait proférer : « Pauvre
Hitler ! Il doit être bien malade, s’il a besoin de tout un train pour se faire soigner… ».241
C’est une sorte de plaisanterie ou d’ironie qui ressemble à celle de Chvéïk242 propre à
l’esprit tchèque. Et finalement, l’ironie se manifeste dans la description de la dernière
bataille entre les résistants et les nazis dans la crypte de l’église des Saints
Cyrille-et-Méthode. Les parachutistes cachés dans la crypte sont attaqués par les troupes
de SS et inondés par les pompiers. Mais l’eau ne coule pas aussi vite que les Allemands
le voudraient. Binet recourt donc à l’ironie en écrivant : « Gabčík et ses camarades ont
les pieds dans l’eau mais à ce rythme, ils seront morts de vieillesse avant d’être
noyés. ».243
La personnification est une figure de rhétorique qui consiste à faire d’un être
inanimé ou d’un être abstrait, purement idéal, une personne réelle, douée de sentiment et
de vie.244 À considérer son étymologie, elle est issue du latin persona et désigne « le
masque ». Dans HHhH on trouve ces exemples : « le monde retient son souffle »245, « des
centaines de bombardiers n’attendent qu’un ordre pour décoller »246, « un vent glacé
vient de balayer les rues de Prague »247, « le printemps tarde à venir »248, « la rue
Resslova, qui descend vers le fleuve, ignore encore de quelle tragédie elle sera bientôt le
241
Ibidem, p. 302.
242
Comique satirique, naïveté, situations absurdes, critique des autorités.
243
BINET, Laurent, op. cit., p. 428.
244
DUBOIS, Jean et al., op. cit., p. 369.
245
BINET, Laurent, op. cit., p. 105.
246
Ibidem, p. 126.
247
Ibidem, p. 129.
248
Ibidem, p. 139.
77
théâtre »249, « entre deux vagues les mitrailleuses allemandes crachent, elles de longues
et lourdes rafales qui rongent la pierre et déchiquettent tout le reste ».250
Quant à la comparaison, elle est une figure de style qui consiste à comparer une
personne ou une chose à une autre pour orner le discours ou pour y apporter de la clarté.251
Binet exprime un certain écœurement face aux écrivains-diplomates, dont Saint-John
Perse qui a accompagné Daladier pour la négociation des accords de Munich. Binet
écrit : « Saint-John Perse appartient à cette famille d’écrivains-diplomates, tels Claudel
ou Giraudoux, qui me dégoûte comme la gale. ».252 Les écrivains-diplomates sont
comparés à la gale ce qui implique le jugement de Binet porté sur ceux-ci. Ensuite,
l’écrivain français recourt à la comparaison, lorsqu’il décrit les atrocités commises contre
les Juifs avant la Deuxième Guerre mondiale en Allemagne, l’événement que l’on appelle
la nuit de Cristal. Binet tente de dépeindre les réactions immédiates des Allemands
vis-à-vis de la violence. « Les honnêtes gens se terrent chez eux, les plus curieux assistent
au spectacle, en se gardant d’intervenir, comme des fantômes silencieux, sans que l’on
puisse déterminer la nature de leur silence, complice, désapprobateur, incrédule,
satisfait. »253 Ils sont comparés aux fantômes silencieux. Souvent, les hommes adoptent
la passivité, l’inaction ou l’indifférence vis-à-vis de l’injustice. Ailleurs, quand la radio
annonce les termes de l’accord conclu entre Hácha et Hitler le 15 mars 1939, Binet
présente l’attitude des Tchécoslovaques : « la nouvelle éclate comme une bombe254 dans
chaque foyer tchèque. ».255 Après le démantèlement de la Tchécoslovaquie, la Slovaquie
proclame l’indépendance et devient un État satellite de l’Allemagne nazie le 14 mars
1939. L’écrivain français insère dans le texte la conversation des Slovaques qui discutent
de la situation politique actuelle dans l’auberge à Košice. L’un des habitués exprime son
opinion selon laquelle la Slovaquie aurait été détruite si le peuple slovaque avait osé
résister aux Allemands. « Il [l’ancien président Beneš] nous a pas envoyés nous battre
pour les Sudètes, tu te souviens ? À l’époque, notre armée aurait pu peut-être – je dis
249
Ibidem, p. 302.
250
Ibidem, p. 419.
251
« Comparaison », In : Dictionnaire de l’Académie française, 9 e édition. [En ligne].
https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9C3192, consulté le 15 mai 2021.
252
BINET, Laurent, op. cit., p. 106.
253
Ibidem, p. 113.
254
Brusquement, sans que l’on s’y attende. Cf. ROBERT, Paul et col., op. cit., p. 273.
255
Ibidem, p. 130.
78
bien peut-être ! – rivaliser avec l’armée allemande…mais maintenant, qu’est-ce qu’on
pouvait faire ? Tu as vu les chiffres de la Luftwaffe ? Tu sais combien ils ont de
bombardiers en service ? Ils sont entrés comme dans du beurre, ils nous auraient
massacrés. »256 L’expression « ils sont entrés comme dans du beurre » témoigne de la
force de l’armée allemande et de l’absence de la résistance. En outre, la comparaison est
fréquente dans le chapitre 250 qui traite de la bataille finale entre les parachutistes et les
nazis. Après la trahison de Karel Čurda, les nazis découvrent la cachette des résistants
tchécoslovaques. « Les hommes en noir [les troupes de la Gestapo] se déploient comme
des araignées »257 pour trouver leur cible. Mais, au moment où les nazis essaient de
pénétrer au jubé, le repaire des parachutistes, les mitrailleuses des résistants commencent
à tirer. « Les Allemands se précipitent dans l’église et ressortent aussitôt en couinant
comme des chiots. »258 Après plusieurs heures de bataille, ceux de parachutistes qui sont
encore vifs doivent se retirer dans la crypte. Ici, la bataille continue de manière semblable
à celle que l’on a vu se dérouler dans la chambre du chœur. On fait descendre des SS mais
se pose encore le problème de la voie d’accès : un escalier de bois exigu empêche à
nouveau de laisser passer plus d’un homme à la fois. « Les premiers infortunés SS sont
abattus comme des quilles. »259 Simultanément, les nazis appellent aux armes les
pompiers dont l’objectif consiste à « enfumer les parachutistes, ou si ça ne marche pas,
les noyer comme des rats. ».260 Désormais, les défenseurs doivent surveiller trois brèches
différentes. Quoi qu’ils combattent avec courage, après 8 heures de bataille, n’ayant
qu’une seule cartouche, ils se suicident.
256
Ibidem, p. 141.
257
Ibidem, p. 417.
258
Ibidem, p. 419.
259
Ibidem, p. 431.
260
Ibidem, p. 427.
261
« Oxymore », In : Le Robert [dictionnaire en ligne]. [En ligne].
https://dictionnaire.lerobert.com/definition/oxymore, consulté le 17 mai 2021.
262
BINET, Laurent, op. cit., p. 242.
79
quelques secondes avant son exécution : « le calme qui s’installe dans le virage résonne
comme l’écho ironique ».263
263
Ibidem, p. 341.
264
BARTHES, Roland. Le discours de l’histoire. [En ligne]. https://perso.univ-
lyon2.fr/~jkempf/barthes_discours_histoire.pdf, consulté le 17 mai 2021, p. 74.
265
BINET, Laurent, op. cit., p. 231.
80
pour but que donner au lecteur l’impression que ce détail « inutile » se réfère au monde
réel. C’est là que l’on pourrait appeler l’illusion référentielle. Selon Barthes, la vérité de
cette illusion est celle-ci : supprimé de l’énonciation réaliste à titre de signifié de
dénotation, le « réel » y revient à titre de signifié de connotation ; car, dans le moment
même où ces détails sont réputés dénoter directement le réel, ils ne font rien d’autre que
le signifier.266
266
BARTHES, Roland. « Effet de réel ». In : Communications, 11, 1968. Recherches sémiologiques le
vraisemblable. [En ligne]. https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1968_num_11_1_1158, consulté
le 23 octobre 2021, p. 88.
267
BINET, Laurent, op. cit., p. 305.
268
Ibidem, p. 180.
81
critique linguistique qui s’est employée à effacer les frontières entre l’histoire et la fiction,
il est bien légitime de se demander où ces controverses les ont situées.
La distinction entre elles est devenue nette au cours du XIXe siècle avec l’école
positiviste. L’histoire basée sur l’investigation pointilleuse, appuyée sur les sources
d’archives, a conquis son statut de scientificité et s’est éloignée du roman, quels qu’en
soient les types et les formes. On confère au roman le statut de la fiction, des res fictae,
alors qu’à l’histoire, celui de res factae, la capacité de restituer le passé à l’aide de sources
documentaires, d’authentiques témoins de la réalité vécue. C’est ainsi que le conflit entre
le factuel et le fictionnel est stipulé.269
269
NORA, Pierre. Histoire et roman : où passent les frontières ?. Le Débat, vol. 165, no. 3, 2011. [En ligne].
www.cairn.info/revue-le-debat-2011-3-page-6.htm, consulté le 14 août 2021, p. 6.
270
Ibidem, p. 7.
82
catégories a conduit à une déchéance du genre romanesque, réfugié souvent dans le roman
historique, et à un enrichissement de l’histoire.271
271
Ibidem, p. 7.
272
Ibidem, p. 8.
83
Si l’écrivain n’est point limité dans son imagination, l’historien sait ou devrait savoir au
contraire ce qui lui est permis, ce à quoi le consensus l’autorise, où sont des limites et des
frontières du domaine.273
273
Ibidem, p. 10.
274
LITTELL, Jonathan. Les Bienveillantes. Paris : Gallimard, 2006. ISBN 978-2-07-035089-6.
275
HAENEL, Yannick. Jan Karski. Paris : Gallimard, 2009. ISBN 978-2070123111.
276
NORA, Pierre, op. cit., pp. 10–12.
277
COMPAGNON, Antoine. Démon teorie : literatura a běžné myšlení. Brno : Host : coll. « Teoretická
knihovna », 2009. ISBN 978-80-7294-324-1.
278
Ibidem, p. 142.
84
possibles fictifs et historiques dans HHhH en questionnant la frontière elle-même entre
l’historicité et le factuel. Ensuite, nous allons nous pencher sur une catégorie, mixte quant
à elle et d’importance cardinale, voire indispensable pour nous dès la partie relative à
l’hybridité d’HHhH : catégorie du monde contrefactuel.
Si Binet avait évité les artifices du roman, il aurait rédigé une étude historique.
Appliqué aux mondes possibles de Doležel, il s’agirait par conséquent d’un monde
historique. Celui-ci est un modèle cognitif du passé actuel dont le contenu narratif
contient des citations, des extraits d’archives qui lui attestent la véridicité et la
crédibilité.283 Dans le cas d’HHhH, le narrateur ne se réfère pas aux travaux d’historien,
279
PAQUETTE, Camélia. « HHhH et les échafaudages de l’écriture romanesque ». Postures, no. 29,
2019 : Dossier « Formes de l’enquête, construction du savoir : élucidations, opacités et angles morts ».
[En ligne]. http://revuepostures.com/fr/articles/paquette-29. Consulté le 19 juillet 2021, p. 2.
280
BIRNBAUM, Jean. « HHhH », de Laurent Binet : Laurent Binet au secours des héros, In : Le Monde.
[En ligne]. https://www.lemonde.fr/livres/article/2010/03/11/hhhh-de-laurent-binet_1317488_3260.html.,
consulté le 19 juillet 2021.
281
BINET, Laurent, op. cit., p. 146.
282
PAQUETTE, Camélia, op. cit., p. 3.
283
DOLEŽEL, Lubomír (2008), op. cit., p. 40.
85
aux sources d’archives, se contentant d’énumérer les romans qu’il a lus, les musées qu’il
a visités et les films qu’il a vus, ce qui rend précaire, fragilise, mine sa position
d’historien.284 Pourtant, l’écrivain travaille avec les informations qu’il a recueillies de
manière semblable à un historien parce que tous les deux sont obligés de sélectionner, de
trier des faits dans l’intention d’organiser le récit cohérent et compréhensible selon une
logique causale et chronologique. Les informations sont choisies et présentées selon la
position que le créateur du texte a adoptée. Ainsi le narrateur explique-t-il au lecteur son
malaise, sa difficulté de parler des complots auxquels Heydrich aurait participé : « Il
m’arrive, lorsque je me documente, de tomber sur une histoire que je décide de ne pas
relater, soit parce qu’elle me semble trop anecdotique, soit parce que les détails me
manquent ou que je ne parviens pas à rassembler toutes les pièces du puzzle, soit parce
que je la trouve sujette à caution. Il arrive aussi que j’aie plusieurs versions d’une même
histoire, et parfois ces versions sont absolument contradictoires. Dans certains cas, je me
permets de trancher, sinon je laisse tomber. ».285
Comme tous les deux mondes possibles, fictionnel ainsi qu’historique, sont
incomplets, ils se caractérisent par la présence des lacunes qui sont traitées de manière
différente. Celles qui apparaissent lors de la création artistique dans les mondes
fictionnels, ont un caractère ontologique alors que celles des mondes historiques revêtent
le caractère épistémologique ; elles sont causées par le manque de sources, de
documentations.286 Vu que le narrateur d’HHhH insiste sur le refus de fictionner la
matière historique, de s’enliser dans la fiction, il explique que son « histoire est trouée
comme un roman, mais dans un roman ordinaire, c’est le romancier qui décide de
l’emplacement des trous, droit qui m’est refusé parce que je suis l’esclave de mes
scrupules. »287, c’est-à-dire qu’il a renoncé à la possibilité fictionnaliser.
Or, Laurent Binet met l’accent sur le réel du récit ce qui explique le détachement
du narrateur par rapport à la fiction (au moins il s’en efforce). Comme l’écrivain a
mentionné dans un entretien publié en 2010, il considérait comme nécessaire de rappeler
au lecteur : ceci s’est réellement passé. « Je n’invente rien et si je dois inventer quelques
284
PAQUETTE, Camélia, op. cit., p. 3.
285
BINET, Laurent, op. cit., p. 72.
286
DOLEŽEL, Lubomír (2008), op. cit., pp. 45–46.
287
BINET, Laurent, op. cit., p. 396.
86
détails dans mon imagination, je dois l’expliquer clairement au lecteur pour que chacun
sache ce qui se passe. »288 Le romancier évince l’illusion romanesque propre à un roman
réaliste en faisant appel à un principe moral. Ce sapement de l’illusion romanesque est
causé par la responsabilité et la précaution énorme du narrateur vis-à-vis de la gravité
incomparable du thème, occasionnée par l’horreur de la Shoa. L’attachement de l’écrivain
au réel « pur » et son respect scrupuleux vis-à-vis de ce dernier témoigne d’une question
éthique que Binet se pose par rapport à la vérité et à la vraisemblance.289 L’auteur a beau
se référer aux nombreuses lectures de romans historiques, il est néanmoins « frappé tout
de même par le fait que dans tous les cas, la fiction l’emporte sur l’Histoire ».290
Bien que dédaigneux de la fiction, Binet admet que « cette histoire dépassait en
romanesque et en intensité les plus improbables fictions »291 ; le fait avéré et réel devient
donc plus romanesque qu’un roman. On comprend le rejet de la fiction par l’intention de
l’auteur de mettre en avant le sérieux, la gravité du passé, de l’Histoire.292 Ainsi la
répugnance de Binet pour la fiction se manifeste-t-elle dès le premier chapitre du texte
lorsque le narrateur polémique avec Kundera au sujet de personnages inventés : « quoi de
plus vulgaire que d’attribuer arbitrairement, dans un puéril souci d’effet de réel ou, dans
le meilleur des cas, simplement de commodité, un nom inventé à un personnage
inventé ? ».293 Aussi résolu que soit le projet d’écrire le roman sans fiction et malgré un
effort dépensé d’éviter de tomber dans la fiction, de déjouer les pièges de l’esthétisation,
Binet écrit après tout un roman et non une étude historique. Et comme le roman contient
de la fiction de par sa nature même, on va donc examiner la mise en présence de la fiction
dans HHhH.
Dans le cadre des mondes possibles, tels que Doležel les a définis, on parle des
mondes possibles fictionnels. Ceux-ci se caractérisent entre autres par la présence des
lacunes qui ont le caractère ontologique (cf. supra). Pour dépister la fiction dans le texte
288
ŠOTOLOVÁ, Jovanka. Nesnažil jsem se dostat Heydrichovi nebo parašutistům „do hlavy“, In :
iLiteratura.cz. [En ligne]. http://www.iliteratura.cz/Clanek/26885/binet-laurent-in-hn, consulté le 19 juillet
2021.
289
PAQUETTE, Camélia, op. cit., p. 5.
290
BINET, Laurent, op. cit., p. 29.
291
Ibidem, p. 15.
292
PAQUETTE, Camélia, op. cit., p. 5.
293
BINET, Laurent, op. cit., pp. 9–10.
87
étudié, on emprunte la notion de faille théorisée par Jacques Derrida, chef de file de la
déconstruction.294 La faille est la fente / la vacance où la fiction vient se loger ou d’où
elle sourd, à partir d’où elle prend corps. Elle appelle les virtualités, ou est une porte par
où celles-ci se faufilent, s’introduisent dans le factuel. Ainsi verra-t-on comment la fiction
se glisse, s’installe et se manifeste dans HHhH.
Parmi les places particulièrement habitées par la fiction sont les dialogues,
composants intégraux du genre romanesque. Dans le chapitre 15, le narrateur dévoile ses
intentions quant à la nature des dialogues et promulgue le pacte avec le lecteur : « Quoi
qu’il en soit, mes dialogues, s’ils ne peuvent se fonder sur des sources précises, fiables,
exactes au mot près, seront inventés. Toutefois, dans ce dernier cas, il leur sera assigné,
non une fonction d’hypotypose, mais plutôt, disons, au contraire, de parabole. Soit
l’extrême exactitude, soit l’extrême exemplarité. Et pour qu’il n’y ait pas de confusion,
tous les dialogues que j’inventerai (mais il n’y en aura beaucoup) seront traités comme
des scènes de théâtre. Une goutte de stylisation, donc, dans l’océan du réel. ».295 Pourtant
les dialogues inventés occupent un espace important dans le texte (entre autres les
chapitres 12, 15, 25, 38, 59, 79, 115, 127, 177, etc.). En dépit du pacte entre narrateur et
lecteur, de toutes les précautions, le narrateur se mesure à un problème lié à la perception
du dialogue dans l’esprit du lecteur. Lorsque le narrateur évoque les assassinats souvent
exécutés de manière bureaucratique lors de la nuit des Longs Couteaux, son ami avec qui
il consulte le contenu du chapitre est étonné de savoir que chaque appel fait référence à
un cas réel.296 À cela, le narrateur constate qu’il aurait « dû être plus clair au niveau pacte
de lecture ».297
294
DERRIDA, Jacques. De la Grammatologie. Paris : Édition de minuit, 1967. Critique. ISBN 2-7073-
0012-8, p. 96.
295
BINET, Laurent, op. cit., pp. 33–34.
296
PAQUETTE, Camélia, op. cit., p. 7.
297
BINET, Laurent, op. cit., p. 67.
88
donne au lecteur l’impression de l’avoir sous les yeux. Quand il s’agit de faire revivre
une conversation, le résultat est souvent forcé, et l’effet obtenu est l’inverse de celui
désiré : je vois trop les grosses ficelles du procédé, j’entends trop la voix de l’auteur qui
veut retrouver celle des figures historiques qu’il tente de s’approprier. ».298 Pourtant, il
ne peut s’empêcher de se servir de passages purement inventés, ceux contre lesquels il
tente de lutter. Ainsi introduit-il Heydrich dans le récit : « Maria essaie maladroitement
de jouer du piano depuis peut-être une heure quand elle entend ses parents rentrer.
Bruno, le père, ouvre la porte pour sa femme, Elizabeth, qui porte un bébé dans les bras.
Ils appellent la petite fille : « Viens voir, Maria ! Regarde, c’est ton petit frère. Il est tout
petit et il faudra être bien gentille avec lui. Il s’appelle Reinhardt. » Maria acquiesce
vaguement. Bruno se penche délicatement sur le nouveau-né. « Comme il est beau ! »
dit-il. « Comme il est blond ! dit Elizabeth. Il sera musicien. » ».299 Des fragments
romancés et fictionnalisés se reflètent dans les passages méta-narratifs à plusieurs reprises
dont notamment celles des chapitres 177 et 225 où le narrateur avoue les avoir inventés :
« Cette scène n’est pas forcément très utile, et en plus je l’ai pratiquement inventée. ».300
On assiste à une antinomie entre ce que le narrateur déclare, affirme au début du texte et
ce qu’il fait réellement dans la suite de ce dernier. Il s’agit donc d’un changement du
statut du narrateur. Le narrateur fiable cède sa place au narrateur faillible au fil des pages,
le fait attestable à la postmodernité.
298
Ibidem, p. 33.
299
Ibidem, p. 30.
300
Ibidem, p. 288.
301
Ibidem, p. 353.
89
part dans le coin mais je n’arrive pas à mettre la main dessus. ».302 Par la participation
du narrateur au récit, Binet fait allusion à une vaste problématique, celle des perspectives
non seulement romanesques. C’est le problème également épistémologique. La position
de l’observateur détermine son point de vue, son objet et la manière dont il observe.
L’activité d’observation ne parvient pas à la réalité observée de façon directe ou
« innocente », ne saisit pas la réalité elle-même dans sa totalité (cf. le perspectivisme ; la
théorie de la relativité). D’où la relativité de la connaissance, la précarité voire
l’impossibilité de l’objectivité, écueil que le narrateur tâche de résoudre dès le début
d’HHhH. C’est à travers des commentaires, gloses dans lesquels celui-ci partage ses
doutes avec le lecteur, le procédé qui lui permet de quêter la frontière entre le réel et
l’imagination, et de poursuivre, développer ses réflexions quant à l’objectivité (cf. la
méta-narration infra).
302
Ibidem, p. 354.
303
Ibidem, p. 9.
304
PAQUETTE, Camélia, op. cit., p. 9.
305
Ibidem, p. 9.
90
qui ressemble à Natacha se tient sur le pont, les mains posées sur le bastingage, une
jambe repliée jouant avec l’ourlet de sa jupe, et moi aussi, peut-être306, je suis là. »307
306
La modalité dubitative – on appelle modalisateurs les moyens par lesquels un locuteur manifeste la
manière dont il envisage son propre énoncé ; par exemple, les adverbes peut-être, sans doute, les incises à
ce que je crois, selon moi, etc., indiquent que l’énoncé n’est pas entièrement assumé ou que l’assertion est
limitée à une certaine relation entre le sujet et son discours. Cf. DUBOIS, Jean et al. Dictionnaire de
linguistique. Paris : Larousse, 1973. ISBN 2-03-020299-1, p. 319.
307
BINET, Laurent, op. cit., p. 443.
308
En référence à l’École de Constance et plus précisément à sa théorie de la réception, nous recourons à
cette notion de l’horizon d’attente adaptée pour la première fois à l’histoire de la littérature par Hans Robert
Jauss et Wolfgang Iser. Elle est basée sur l’idée que le processus de compréhension est influencé dans une
large mesure par la situation du lecteur dans le monde, l’horizon d’attente étant une somme de suppositions,
d’attentes, de normes et d’expériences qui déterminent comment le lecteur comprend le texte littéraire dans
un moment donné et comment l’interprète. L’horizon d’attente est conditionné par des facteurs spatio-
temporels d’un côté et par des (pré)-dispositions de l’interprète de l’autre côté. Cf. NÜNNING, Ansgar, Jiří
TRÁVNÍČEK a Jiří HOLÝ, éds., op. cit., p. 309.
309
BINET, Laurent, op. cit., p. 397.
310
Et cet effet prélude aux émotions poignantes, donc pathos. Le pathétique est plutôt proscrit par la
postmodernité qui encline à l’ironie, à la raillerie.
311
PAQUETTE, Camélia, op. cit., p. 9.
91
pas non plus qu’il quitte la Slovaquie pour toujours. ».312 De la même manière il introduit
Karel Čurda, le traître qui dénoncera non seulement ses camarades mais aussi les familles
qui les ont aidés : « Il résulte aussi que Karel Čurda, du groupe « Out Distance »,
rencontre à peu près tout le monde : les parachutistes et ceux qui les hébergent – autant
de noms à donner, autant d’adresses à indiquer. ».313 Bien que nous ayons dépisté encore
plusieurs failles où la fiction vient se loger dans le factuel, nous nous contenterons dans
le cadre de ce mémoire de celles que nous venons de présenter.
312
BINET, Laurent, op. cit., p. 144.
313
Ibidem, p. 289.
314
Ibidem, p. 413.
315
Ibidem, p. 414.
92
Laurent Binet se propose de répondre à certaines d’entre elles et de susciter l’imagination
du lecteur quant aux alternatives que les gens vivant dans une époque ont véritablement
envisagées.
316
ECO, Umberto. Meze interpretace. Praha : Nakladatelství Karolinum, 2004. ISBN 80-246-0740-9, p.
49.
317
DOLEŽEL, Lubomír. Fikční a Historický Narativ : Setkání s Postmoderní Výzvou, In : Česká Literatura,
vol. 50, no. 4, 2002. [En ligne]. www.jstor.org/stable/42686772, consulté le 23 juillet 2021, pp. 362–363.
93
2.5 Méta-narrativité d’HHhH
Parmi les particularités les plus reconnaissables d’HHhH figurent les récits qui sont
formés par la méta-fiction, forme spécifique de la méta-textualité.318 Stricto sensu, il
s’agit de la méta-fiction historiographique, la notion par laquelle Linda Hutcheon désigne
des œuvres d’art qui se caractérisent par la prépondérance de l’aspect méta-textuel et qui
traitent les questions actuelles de l’historiographie (cf. Le passage vers le
postmodernisme). Non seulement Binet louvoie entre différentes formes de narration
mais encore il prend le parti de s’en expliquer au lecteur. Tantôt il commente la matière
historique, tantôt il communique au lecteur ses doutes, ses rencontres ou ses recherches.
L’écrivain procède par allers-retours dans le temps et l’espace, entre réflexions
personnelles et documents historiques.319 Binet n’éclipse pas sa part, au contraire il la
prend en considération.320 Elle assure plus de validité, de prégnance à sa représentation,
son interprétation du thème.321 La mise en présence de l’écrivain dans le roman renvoie
au grand thème du XXe siècle : rapport entre individu et cours de l’Histoire, possibilités
et limites de l’individu de l’influencer, d’intervenir. Soumettre à un examen sans
complaisance ce qu’on fait, ce qu’on est et qui on est, pourquoi et comment on le fait est
presque une nécessité dès l’avènement de la modernité, à plus forte raison au XXe siècle,
après que la révolution scientifique du début du XXe siècle (Freud et Einstein) a démoli
l’illusion de l’objectivité car le sujet entre dans tout ce qu’il fait, y compris la recherche,
la constitution ou la quête de la « vérité » (connaissance).322
318
On emploie ici la notion qui désigne pour Genette l’un des types de transtextualité dans un sens un peu
plus large. Cf. GENETTE, Gérard. Palimpsestes : La littérature au second degré. Paris : Seuil, 1992. ISBN
2-02-018905-4.
319
LOUPIAS, Bernard. « HHhH » : Mort d’une ordure, In : Bibliobs. [En ligne].
https://bibliobs.nouvelobs.com/romans/20100129.BIB4822/hhhh-mort-d-une-ordure.html, consulté le 2
avril 2021.
320
On peut avoir l’impression qu’il va jusqu’à l’afficher (autre posture postmoderne, préconisée déjà par le
nouveau-roman et anticipée par un exemple réputé pour cela, Jacques le Fataliste).
321
Cf. supra, assumer sa part de sujet dans ce qu’on fait, en tenir compte, agit « en connaissance de cause »
donne plus de validité que le déni de cette réalité, qui accroît en fin de comptes de leurre.
322
Cf. FOUCAULT, Michel, François EWALD, Alessandro FONTANA et Frédérick GROS.
L’herméneutique du sujet : cours au Collège de France (1981–1982). Paris : Gallimard, 2001. ISBN 2-02-
030800-2.
94
lui. Dans les paragraphes suivants nous allons nous intéresser à la nature de ces
commentaires méta-fictionnels. Ils seront classés selon une typologie suivant le critère
thématique (sur quoi portent remarques, considérations, réflexions de l’auteur-narrateur)
et traités dans cet ordre : 1) méta-textualité autopoïétique – autoréflexivité proprement
dite ; 2) méta-textualité autobiographique et 3) méta-textualité hétéropoïétique. Le
premier type dit autopoïétique sera encore divisé en plusieurs sous-types selon les
problèmes auxquels le romancier se confronte, c’est-à-dire : a) genre (problème du
genre) ; b) méthodes et techniques (problème méthodologique et technique) ; c) accès à
la connaissance (problème épistémologique).
323
La notion de « infra roman » est un néologisme de l’auteur. On peut donc se demander ce qu’elle peut
signifier. D’abord, le mot « infra », élément signifiant « inférieur » ou « en dessous de », est utilisé dans la
physique quand on parle du spectre, variation dans l’intensité ou dans la phase d’un rayonnement complexe
suivant la longueur d’onde, la fréquence, l’énergie, etc. En écho à cette définition de physique, on examine
ce qui est perceptible, visible ou non-visible, ce que l’on peut percevoir, ce qui se dérobe à la perception.
Plus précisément, le rayonnement infrarouge est un rayonnement non visible, dont la longueur d’onde est
supérieure à celle de la lumière visible. Cf. ROBERT, Paul et col., op. cit., p. 1330. Appliqué au roman
incriminé, on suppose que Binet se servant de la notion « infra roman » avait eu l’intention de nuancer une
sub-catégorie dans ce vaste champ de la méta-textualité. Malgré le titre du roman qui peut donner
l’impression qu’il va traiter d’Heydrich ou de l’attentat contre ce dernier, on se rend aussitôt compte que
l’intention du livre est de sonder les relations entre l’Histoire et sa représentation romanesque et qu‘il s’agit
d’une sorte de la quête se demandant comment raconter / écrire l’Histoire dans une histoire.
324
BINET, Laurent (2011), p. 327.
325
GIDE, André. Journal des Faux-monnayeurs. Paris : Gallimard, 1951.
326
BARJONET, Aurélie. « Parler de soi et de la Seconde Guerre mondiale. Le cas de deux écrivains de la
troisième génération (Fabrice Humbert, L’Origine de la violence, 2009 et Laurent Binet, HHhH, 2010) »,
dans : Christine Ott et Jutta Weiser (dir.), Autofiktion und Medialität, 2013, p. 3.
327
La remarque associe bien évidemment la très célèbre sentence de Jean Ricardou sur la différence entre
le roman traditionnel et le roman moderne : non pas l’écriture d’une aventure, mais l’aventure d’une
écriture.
95
de la connaissance d’une réalité historique, de dévoiler des techniques et méthodes mises
en œuvre pour échafauder son roman. Ainsi révèle-t-il l’arrière-fond de la construction
romanesque de la même manière que l’oncle Édouard dans Les Faux-Monnayeurs (cf. la
mise en abyme). Binet avoua par ailleurs que le dialogue avec le lecteur lui facilita son
travail. Selon lui, il put examiner les difficultés avec lesquelles il lutta au cours de
l’écriture même et également justifier certaines imprécisions qu’il a commises.
Les commentaires concernant les méthodes et techniques que Binet a utilisés pour
faire aboutir son roman seront donc le deuxième sous-type de la méta-textualité
autopoïétique sur lequel nous porterons notre attention. L’un des problèmes auxquels le
romancier butte, à savoir l’accès aux sources, fut déjà traité supra (cf. L’historiographie
traditionnelle d’obédience positiviste). Le narrateur explicite également son dessein en
ce qui concerne la fonction de son texte. Dans le fragment 150, il constate : « pour quoi
que ce soit pénètre dans la mémoire, il faut d’abord le transformer en littérature. ».328
Cette remarque du narrateur poursuit deux fonctions suivantes. Primo : la fixation, par
écrit ou par tout autre moyen. Cette fixation libère de la dépendance à l’égard de la
personne physique de l’auteur et de sa limitation spatio-temporelle. Dans la
Grammatologie où Derrida attaque entre autres le logocentrisme et le phonocentrisme329,
il inverse la hiérarchie entre le message oral et le message écrit. Le rôle supérieur est
attribué à l’écriture qui devrait être au-dessus non seulement du langage mais aussi des
autres systèmes sémiotiques. Derrida distingue les dimensions historique et
transcendantale de l’écriture (non dans le sens métaphysique). L’écriture est la trace qui
passe sans cesse et renvoie à la valeur idéale.330 D’où l’idée de Binet de transformer le
vécu en littérature. Secundo : la littérature en tant que mémoire. D’abord la mémoire
collective qui se transmet ensuite de génération en génération (cf. l’étymologie du mot
« tradition » : trans + dare, c’est-à-dire transmettre. La tradition est la transmission.).
328
BINET, Laurent, op. cit., p. 244.
329
Le logocentrisme est une notion centrale dans la compréhension de la déconstruction. Derrida considère
comme logocentriques ceux des courants occidentaux qui privilégient le mot dans le sens de « logos »,
c’est-à-dire comme l’unité métaphysique du mot et du sens. Selon Derrida, la pensée logocentrique est
organisée autour du centre transcendantal (p. ex. Dieu, la nature, l’homme) auquel on attribue une présence
absolue, non-verbale, car il confirme et fixe les significations des signes langagiers. La langue devient le
simple outil pendant la recherche de la connaissance. Le phonocentrisme vient de l’idée que la parole est
supérieure à la langue écrite. NÜNNING, Ansgar, Jiří TRÁVNÍČEK a Jiří HOLÝ, éds. (2006), p. 461.
330
DERRIDA, Jacques, op. cit., p. 110.
96
D’ailleurs, le narrateur révèle ses intentions quant à la nature des dialogues et promulgue
le pacte avec le lecteur (cf. L’osmotisation des frontières). En ce qui concerne les
techniques d’écriture, il affiche la méthode de « technè » qui désigne la « production » ou
« fabrication matérielle ».331 Lors de sa visite au musée de l’Armée à Prague, il recopie
fébrilement dans le texte les fiches qui contiennent les rapports d’évaluation de Gabčík et
Kubiš élaborés par l’armée britannique.332 Or, comme le narrateur partage avec le lecteur
ses commentaires autoréflexifs lors de l’écriture même du roman, il souligne également
le procédé de la « fabrication », « construction »333 du texte (cf. la mise en abyme dans
Les Faux-Monnayeurs).
331
CASTORIADIS, Cornélius. « Technique », In : Encyclopaedia Universalis [en ligne]. [En ligne].
https://www.universalis.fr/encyclopedie/technique/1-le-sens-de-la-technique/, consulté le 29 juillet 2021.
332
BINET, Laurent, op. cit., pp. 212–213.
333
Construction, production dans sa durée et avec ses aléas imprévisibles (facteurs qui dépassent l’intention
de l’auteur, quelque ferme qu’elle soit). Cela met en jeu un autre type de causalité, celle qui va à contre-
courant du temps. Cf. Les Faux-Monnayeurs : ce qu’Edouard écrit influe au fur et à mesure, ou même
rétrospectivement sur lui, transforme sa résolution initiale. Gide voulait démontrer entre autres notre
conception réductrice ou simpliste de la causalité. La mise à exécution d’un projet ne reste pas sans
conséquence sur son déroulement.
334
BINET, Laurent, op. cit., p. 148.
335
Ibidem, p. 367.
336
Ibidem, p. 421.
97
histoire, des événements historiques ? ».337 Il se rend compte que le moindre effort de
restitution ou d’interprétation des événements historiques parait être voué à l’échec. À
plusieurs reprises, il polémique avec les autres romanciers au sujet de la véridicité
historique. Ainsi, dans le chapitre 154, est-il aux prises avec des difficultés auxquelles
Gustave Flaubert a dû faire face en écrivant Salammbô. Tous les deux auteurs se posent
la même question cardinale : comment rendre un récit historique crédible ? En matière de
documentation, Flaubert dit : « À propos d’un mot ou d’une idée, je fais des recherches,
je me livre à des divagations, j’entre dans des rêveries infinies […]. ». Ce problème va
de pair avec celui de la véracité : « Quant à l’archéologie, elle sera « probable ». Voilà
tout. Pourvu que l’on ne puisse pas me prouver que j’ai dit des absurdités, c’est tout ce
que je demande. ».338
Une fois la connaissance d’une réalité considérée comme impossible, Binet propose
au lecteur les versions fictionnalisées de tel ou tel événement qui se distinguent par leur
degré de vraisemblance exprimée en pourcentage. Le narrateur essaie de s’approcher de
la réalité en la tâtant.339 Il cherche le déroulement le plus probable des événements
historiques qui n’est pas attestable ou vérifiable et il le fait en multipliant les hypothèses,
en les rectifiant, en les affinant. Comme si l’hypothèse était un « organe » équivalent à
une antenne ou à un tentacule car elle sert à explorer l’inconnu préalablement, à coups
d’essai. Ainsi peut-on lire : « Il arrive aussi que j’aie plusieurs versions d’une même
histoire, et parfois ces versions sont absolument contradictoires. Dans certains cas, je me
permets de trancher, sinon je laisse tomber. »340 ou encore « La version que je livre ici
me semble la plus crédible, et de toute façon, toutes s’accordent sur les grandes
lignes. ».341
337
Ibidem, p. 426.
338
Ibidem, p. 251.
339
Cf. HOGENOVÁ, Anna. Ontologie a onticita. Praha : Univerzita Karlova v Praze, Pedagogická fakulta,
2014. ISBN 978-80-7290-797-7., ou HOGENOVÁ, Anna. Fenomenologie a postmoderna. Praha :
Univerzita Karlova v Praze, Pedagogická fakulta, 2015. ISBN 978-80-7290-818-9.
340
BINET, Laurent, op. cit., p. 72.
341
Ibidem, p. 189.
98
tchécoslovaque à Londres, il commence à hésiter sur le statut des détails, des particularités
qu’il vient d’écrire : « Quelle impudence de marionnettiser342 un homme mort depuis
longtemps, incapable de se défendre ! De lui faire boire du thé alors que si ça se trouve,
il n’aimait que le café. De lui faire enfiler deux manteaux alors qu’il n’en avait peut-être
qu’un seul à se mettre. De lui faire prendre le bus alors qu’il a pu prendre le train. De
décider qu’il est parti un soir, et non un matin. J’ai honte. ».343, 344 À plusieurs reprises,
le narrateur rend hommage aux héros qui ont exécuté l’attentat contre Heydrich. Après
l’une de ses louanges, il doute de la validité de ses mots : « Mais si je couche cette image
sur le papier, comme je suis sournoisement en train de le faire, je ne suis pas sûr de lui
rendre hommage. Je réduis cet homme au rang de vulgaire personnage, et ses actes à de
la littérature : alchimie infamante mais qu’y puis-je ? ».345 Ces commentaires
dubitatifs346 quant à l’impossibilité de la connaissance d’une réalité et la mise en narration
de l’histoire se reflètent tout au long d’HHhH, une forme de la méta-narration qui crée la
singularité de ce roman à matière historique. C’est ce que Claude Lanzmann apprécie
chez Binet – la capacité de l’auteur à ne pas masquer ou éluder ses hésitations dans la
lutte que se livrent dans son roman et dans son esprit le savoir documentaire et l’invention
fictionnelle.347
342
Cf. Métaphore topique, rebattue, des personnages-marionnettes du roman réaliste, avec le romancier qui
tire les ficelles.
343
BINET, Laurent, op. cit., p. 145.
344
Cet enchaînement de syntagmes à rapport disjonctif ou adversatif (A alors que B) illustre bien un
dilemme que l’auteur affrontait en écrivant HHhH. Comment écrire un roman sans fictionnaliser les
personnages historiques ? Comment écrire un roman à matière historique quand on ne dispose pas
d’informations suffisantes ? Est-ce qu’elles sont disponibles dans les sources ? Ce sont des questions que
l’écrivain se pose sans cesse et qu’il partage avec le lecteur. Cf. infra roman supra.
345
BINET, Laurent, op. cit., p. 10.
346
Cf. supra – la notion de modalisation, modalisateurs.
347
BINET, Laurent, op. cit., la quatrième de couverture.
348
Comme on a traité avant de l’osmotisation de la frontière entre le factuel et le fictif, une autre frontière
est ici estompée, perméabilisée. Le mouvement se fait dans les deux sens : intrusion de la vie du
« scripteur » dans le texte et thématisation de celui-ci, surtout de sa genèse, dans sa vie privée. Il s’agit
d’une double mise-en-abyme ou d’une double méta-narrativité étant donné qu’il rapporte dans le texte les
entretiens avec ses proches lesquels ont ce texte même pour objet.
349
Le prix Goncourt du premier roman attribué à Laurent Binet pour HHhH, In : Le Monde. [En ligne].
https://www.lemonde.fr/culture/article/2010/03/02/le-prix-goncourt-du-premier-roman-attribue-a-laurent-
binet-pour-hhhh_1313450_3246.html, consulté le 31 juillet 2021.
99
contenu du chapitre qu’il vient d’écrire (chapitre 40), tantôt il dévoile son dessein d’écrire
un roman à son père (chapitre 2) ou encore il introduit sa petite amie qui l’accompagne
entre autres au musée de l’Armée à Prague (chapitre 8 et 129), dans la crypte de l’église
où les parachutistes se sont réfugiés après avoir exécuté l’attentat (chapitre 8) pour
consulter avec elle le déroulement de certains épisodes (chapitre 107). En outre, à
plusieurs reprises, il combine des détails de sa vie personnelle avec ceux des
protagonistes. Ainsi, dans le chapitre 45, peut-on se persuader de la réalité comment la
vie du narrateur est liée à l’opération « Anthropoïde » et aux événements de la Deuxième
Guerre mondiale : « J’ai 33 ans, déjà nettement plus âgé Toukhatchevski en 1920. Nous
sommes le 27 mai 2006, jour anniversaire de l’attentat contre Heydrich. La sœur de
Natacha se marie aujourd’hui. Je ne suis pas invité au mariage. Natacha m’a traité de
« petite merde », je crois qu’elle ne me supporte plus. Ma vie ressemble à un champ de
ruines. Je me demande si Toukhatchevski s’est senti plus mal que moi quand il a compris
qu’il avait perdu la bataille. ».350 De la même manière, il introduit dans le récit Natacha,
sa petite amie. Lorsqu’il contemple la photo d’Anna Maruščáková351, il la compare avec
Natacha : « Elle ressemble un peu à Natacha, le front haut, la bouche bien dessinée, avec
ce même air de douceur et d’amour dans les yeux, très légèrement assombri peut-être par
la prémonition d’un bonheur déçu. ».352 Enfin, dans le dernier chapitre du roman, il la
situe dans un paquebot où Kubiš et Gabčík seraient allés se rencontrer : « Une jeune
femme qui ressemble à Natacha se tient sur le pont… ».353 À nouveau on assiste à un
effort de l’auteur de provoquer un contraste entre la période tragique, dramatique, la
situation extrême ou limite, le cataclysme et notre propre quotidienneté, sa sécurité et
commodité.
350
BINET, Laurent, op. cit., pp. 77–78.
351
Une jeune ouvrière qui avait la relation amoureuse avec un homme marié, Václav Říha. Ce dernier lui a
envoyé une lettre par laquelle il a voulu rompre avec elle. La lettre était néanmoins ouverte et lue par le
patron de l’usine, un sympathisant nazi, qui l’a transmise à la Gestapo. Malheureusement, cette lettre est
devenue un prétexte pour l’extermination de Lidice.
352
BINET, Laurent, op. cit., p. 392.
353
Ibidem, p. 443.
100
puisent également leur inspiration dans la Deuxième Guerre mondiale. Plus précisément,
il rivalise avec Les Bienveillantes de Jonathan Littell, le roman publié en 2006,
goncourtisé dans la même année et évoqué ici à propos d’une frontière entre le fictif et le
factuel osmotisée. Dans le chapitre 191 il montre son dépit ou déplaisir face à ce roman :
« Évidement, on se sera douté que la parution du livre de Jonathan Littell et son succès
m’ont un peu perturbé. Je peux toujours me rassurer en me disant que nous n’avons pas
le même projet, je suis bien obligé de reconnaître que nos sujets sont assez proches. Je
suis en train de le lire, et chaque page me donne envie d’en faire des commentaires. ».354
Il est probable que la sortie du roman à matière historique qui pour la première fois met
en récit la tension entre la fiction et l’histoire, le nouveau type de roman dont Binet voulait
être pionnier, le gêne. D’ailleurs, Binet oriente ses commentaires vers les pans de la
thématique qui se recouvrent chez lui et son congénère : l’opération « Anthropoïde ».
Ainsi reproche-t-il à Alan Burgess, l’auteur de Sept hommes à l’aube355, d’avoir commis
des erreurs : « J’ai relevé deux erreurs flagrantes dans son livre, concernant la femme
d’Heydrich, qu’il appelle Inga au lieu de Lina, et la couleur de sa Mercedes, qu’il
s’obstine à voir verte au lieu de noire. ».356 Ensuite, il apprécie l’habileté de David
Chacko, l’auteur du roman Like a Man357, d’avoir dépeint la dimension psychologique de
manière méticuleuse, contrairement à ce que Binet avait prétention de faire : « L’auteur
assume parfaitement la dimension psychologique de son roman, bourré de monologues
intérieurs, et donc en décrochage avec une exactitude historique à laquelle inversement
il ne prétend pas, puisque le livre s’ouvre sur la formule « toute ressemblance avec des
faits, etc., ne serait que pure coïncidence. ».358 L’attention portée par l’auteur sur les
romans à matière historique que nous venons d’analyser poursuit plusieurs objectifs de
celui-ci. Primo : s’en différencier et faire donc valoir l’originalité de ce texte vraiment
inclassable. Secundo : assurer au texte plus de validité en révélant certaines inexactitudes
que les autres romanciers ont commises. Tertio : la possibilité du narrateur d’avoir un
354
Ibidem, p. 309.
355
BURGESS, Alan. Sept hommes à l’aube. Paris : Albin Michel : coll. « J’ai lu leur aventure », 1964.
356
BINET, Laurent, op. cit., p. 240.
357
CHACKO, David. Like a Man. Foremost Press, 2007. ISBN 978-0972373746.
358
BINET, Laurent, op. cit., p. 255.
101
recul à l’égard du texte et d’examiner à fond le cheminement suivant la mise en œuvre,
les possibilités et les limites des techniques d’écriture et procédés littéraires.
359
BENJAMIN, Walter. Écrits français. Paris : Gallimard, 1991. ISBN 2-07-072127-2.
360
Selon Benjamin, elle est née de la paresse du cœur, de l’acedia qui désespère de maîtriser la véritable
image historique, celle qui brille de façon fugitive. Les théologiens du Moyen Âge considéraient l’acedia
comme la source de la tristesse. Cf. infra, BENSAÏD, Daniel. Walter Benjamin, thèses sur le concept
d’histoire.
361
Le mot intropathie équivaut à une empathie, c’est-à-dire à une faculté de s’identifier à quelqu’un, de
ressentir ce qu’il ressent. Cf. ROBERT, Paul et col., op. cit., p. 852.
362
BENSAÏD, Daniel. Walter Benjamin, thèses sur le concept d’histoire, In : Le site Daniel Bensaïd.
[En ligne]. http://danielbensaid.org/Walter-Benjamin-theses-sur-le-concept-d-histoire?lang=fr, consulté le
7 août 2021.
102
trajet au terme duquel il devient l’instigateur de l’extermination des Juifs. En réalité, les
véritables héros de ce livre sont Kubiš et Gabčík. Dans le chapitre 88, le narrateur,
lui-même, s’évertue à réfuter l’opinion qu’Heydrich soit la figure centrale du texte :
« À quoi juge-t-on qu’un personnage est le personnage principal d’une histoire ? Au
nombre de pages qui lui sont consacrées ? C’est, je l’espère, un peu plus compliqué.
Lorsque je parle du livre que je suis en train d’écrire, je dis : « mon bouquin sur
Heydrich ». Pourtant, Heydrich n’est pas censé être le personnage principal de cette
histoire. [...] Or, Heydrich est la cible, et non l’acteur de l’opération. Tout ce que je
raconte sur lui revient à poser le décor, en quelque sorte. ».363 On peut donc se demander
pourquoi Binet a choisi le titre éponyme de l’un des chefs de la machinerie nazie ou
pourquoi il a réservé à Heydrich plus d’espace dans son roman qu’aux parachutistes si un
SS-Obergruppenführer allemand n’est pas la figure centrale du texte mais qu’il en
constitue seulement la cible. On y assiste à un phénomène fréquent dans la littérature
moderne. L’auteur se joue du lecteur en suscitant une attente qu’il va décevoir tôt ou tard
car la hiérarchie annoncée, donc supposée des personnages ne correspond pas à leur
hiérarchie réelle. Une « attente déçue »364 figure parmi les notions (post)modernes
auxquelles j’envisage de revenir dans ma recherche ultérieure, plus particulièrement dans
mes études doctorales.365
363
BINET, Laurent, op. cit., pp. 137–138.
364
Concept issu de l’École de Constance, cf. supra.
365
Je suis conscient que le problème mériterait plus de développements, mais qu’au vu du temps qui me
reste, je suis contraint à m’arrêter là, non sans regrets.
103
Conclusion
Au terme de notre parcours, quelle lumière pouvons-nous apporter au problème qui
fut l’axe principal de ce travail – Comment écrire l’histoire ? C’est une question
essentielle et perpétuelle que se pose non seulement Laurent Binet en écrivant HHhH,
mais aussi sur laquelle s’interrogent historiens, philosophes et critiques littéraires depuis
des siècles. La recherche de la solution paraît être dans une impasse car elle est liée à un
problème qu’est la relation entre la fiction et la réalité, l’historicité et le factuel. Par
rapport à cette question cardinale, les tentatives d’y répondre apportèrent une grande
diversité des partis pris. Bien qu’elle paraisse ne jamais trouver une issue définitive,
satisfaisante une fois pour toutes, on peut se demander en quoi consiste sa fécondité.
Dans la première partie de l’étude, on a présenté certaines approches qui ont jalonné
l’évolution de l’historiographie, qui l’ont influencée et l’influencent encore. Les réponses
qu’elles proposent d’apporter à la question posée au début de ce travail reflètent les
changements, les inflexions de notre rapport à l’histoire. L’apport de la querelle
sempiternelle réside donc dans la nécessité d’un changement de posture vis-à-vis de
l’investigation historique. D’abord, au moment où le réductionnisme positiviste devint
intenable, on a renoncé à l’objectivité pure de l’histoire acceptée jusqu’au début du XXe
siècle. Puis on a arrêté d’examiner seulement l’histoire politique afin de pouvoir
s’intéresser amplement à l’histoire sociale, économique, culturelle, celle des mentalités
ou celle encore de la famille. On a abandonné l’interprétation monolithique de l’histoire
et on a ouvert le texte historique ou littéraire aux influences extrinsèques, à
l’interdisciplinarité et à la transdisciplinarité. Au fil du temps, l’axiome de la seule vérité
dans l’œuvre historique est remplacé par la pluralité des réponses possibles. L’historien
contemporain profite donc d’une plus grande liberté qui consiste dans la possibilité du
choix méthodologique. En conduisant son analyse il peut solliciter librement les
possibilités inépuisables de ce nouveau champ de recherches.
Les approches que nous avons esquissées nous servent par la suite de terrain
théorique afin de pouvoir remarquer certains reflets historiographiques et de nous
focaliser sur certains enjeux d’une écriture hybride dans HHhH. Comme le
postmodernisme fonctionne sur le principe du bricolage et de l’hétérogénéité en absorbant
tous les paradigmes qui ont traversé l’histoire, l’œuvre d’art devient l’intersection de
104
l’actuel et du passé, de la modernité et de la tradition où les frontières n’existent plus, où
presque tout est possible. L’esprit postmoderne résonnant également dans le « roman »
étudié, on s’est proposé de répondre à deux questions cardinales de l’auteur liées à un
problème éternel – primo : où passe la frontière entre l’histoire et la fiction aujourd’hui,
et – secundo – comment romancer ou fictionnaliser la matière historique en 2010 ?
105
les commentaires méta-narratifs révélateurs figurent notamment ceux où Laurent Binet
s’exprime sur le genre d’HHhH. Ainsi apprend-on que ce dernier était en train d’écrire
un « infra roman ». On a tenté d’éclaircir ce néologisme supra (cf. Méta-narrativité
d’HHhH). Bref, on suppose que Binet se servant de la notion « infra roman » avait eu
l’intention de nuancer une sub-catégorie dans ce vaste champ de la méta-textualité.
Malgré le titre du roman qui peut donner l’impression qu’il va traiter d’Heydrich ou de
l’attentat contre ce dernier, on se rend vite compte que l’intention de l’auteur est de sonder
les relations entre l’Histoire et sa représentation romanesque et qu’il s’agit d’une sorte de
quête orientée par la question de savoir comment raconter / écrire l’Histoire dans une
histoire. Tous ces indices renvoient à ce que Linda Hutcheon a nommé la méta-fiction
historiographique. Cette notion désigne des œuvres d’art qui se caractérisent par la
prépondérance de l’aspect méta-textuel et qui traitent également les questions actuelles
de l’historiographie. Ces textes signalent que la réalité historique est traitée de manière
fictive mais en même temps ils dévoilent et mettent à nu leurs procédés et mécanismes :
écriture fragmentaire ; scepticisme et doutes concernant la possibilité de la
connaissance ; le commentaire en tant que procédé narratif favori ; l’objectivité et la
véracité comme une illusion (cf. Le passage vers le postmodernisme).
106
structure discursive à l’aide de la stratégie de « l’effet de réel » théorisée par Roland
Barthes.
Après avoir répudié l’axiome de la seule vérité possible dans l’œuvre historique, on
rend le texte accessible à la pluralité des réponses possibles. Ainsi, dans le cas d’HHhH,
Binet a réservé à Heydrich plus d’espace dans son roman qu’aux parachutistes. Le texte
postmoderne dont HHhH est un exemple modèle devient pour l’écrivain un vaste champ
d’expérimentation, l’intersection de l’actuel et du passé, de la modernité et de la tradition
où les frontières n’existent plus. Cette ambivalence se manifeste par exemple dans
l’attitude de l’auteur relative aux sources. D’un côté, la recherche minutieuse qui devient
presque une obsession, une hantise motivée par le souhait de Binet de rendre HHhH
crédible témoigne de l’attachement de ce dernier au « bon vieux » positivisme. En se
référant aux témoignages, Binet crée une illusion du narrateur crédible. Mais de l’autre
côté, étant donné que le narrateur exprime ses doutes quant à la possibilité de la
connaissance d’une réalité historique, on assiste à un glissement du narrateur crédible en
apparence vers le narrateur faillible qui commet des inexactitudes, des failles et des
incohérences. Le jeu avec le lecteur, les changements perpétuels du narrateur
caractérisent parfaitement la nature de l’œuvre postmoderne.
107
Résumé
Napříč staletími se snaží historici, filosofové či literární kritici nalézt odpověď na
zásadní otázky spojené se vztahem spisovatele/historika k minulosti: jakým způsobem
napsat historii, jak psát o historii a jaké stanovisko by měl pisatel zaujmout? Řešení těchto
otázek se však zdá být ve slepé uličce, neboť se pojí s věčným interdisciplinárním
problémem, jakým je vztah mezi fikcí a skutečností, mezi fikčním a faktickým narativem.
Diskuse, které se vedou ve snaze definovat tento vztah, přinesly různorodá stanoviska.
Jakkoli se jeví, že definitivní odpověď, jež by uspokojila všechny strany sporu, nebude
nikdy nalezena, můžeme pozorovat, jakým způsobem k této problematice přistupují
jednotlivé historiografické školy 20. a 21. století a jak působily na tvorbu francouzského
spisovatele Laurenta Bineta a jeho román HHhH, jenž je předmětem této práce.
108
kritika vyústila ve věčný spor mezi zastánci deskripce jakožto objektivního způsobu
zobrazení minulosti a mezi těmi, kteří zdůrazňovali historikovu subjektivitu, která se
promítá do jeho narativu.
109
minulostí, moderností a tradicí. Otřesení demarkační linie mezi fikcí a historií způsobily
současné romány Laskavé bohyně Jonathana Littela, Jan Karski Yannicka Haenela a
HHhH Laurenta Bineta. Tyto knihy představují nový typ románu, který pojednává o
vzájemném střetávání a překrývání obou žánrů. Cílem francouzského spisovatele bylo
napsat román, aniž by se dopustil vytvoření fikce. Jakkoli se staví vůči fikci odmítavě,
neubrání se napsat čistě smyšlené pasáže. Fikce se objevuje např. v dialozích či ve
vypravěčově imaginaci. Jak jsme detailně popsali v kapitole L’osmotisation des
frontières, HHhH je hybridním útvarem, ve kterém se vyskytují možné světy historické,
fikční i kontrafaktuální. Jedná se tedy o text vyznačující se otevřenými hranicemi mezi
fikcí a historií, kde nelze stanovit jasnou hranici mezi oběma žánry. Pokud bychom měli
determinovat žánr HHhH, přikláníme se částečně k tezi Lubomíra Doležela, který by jej
pravděpodobně charakterizoval jako faktuální narativ. Ten se vyznačuje porézní hranicí
mezi historií a fikcí. Vypravěč se ocitá v nitru příběhu a popisuje současný svět v první
osobě. Jedná se tedy o svět, který do popředí klade vypravěčovu subjektivitu, jež je
umocněna užíváním metanarace.
Jak tedy psát o historii románovou formou v roce 2010? Psát román znamená
především vytvářet fikci, jakkoli můžeme být k invenci pohrdaví. Pokud bychom
odstranili fikční část, psali bychom historickou studii, která by byla opatřena citacemi
odkazujícími na archivní prameny. Po všech epistemologických zvratech 20. století je
366
ŠOTOLOVÁ, Jovanka. Binet, Laurent : HHhH, In : iLiteratura.cz. [En ligne].
http://www.iliteratura.cz/Clanek/26099/binet-laurent-hhhh, consulté le 7 novembre 2021.
110
nutné oprostit se od objektivního poznání minulosti a postulátu jedné možné pravdy.
Naopak je tendence subjektivitu v textu přiznat. Ta je přítomna např. ve výběru pramenů.
Tím, že historik či spisovatel přikládají událostem rozlišnou důležitost, přisuzují jim
rozdílnou funkci, a tak vytvářejí příběh, který závisí na subjektivní zkušenosti pisatele
(viz. Le tournant linguistique). Poté, co jsme prokázali přítomnost tropologických čili
literárních komponentů v HHhH se můžeme ptát, jak zobrazit skutečnost/reálno ve
fikčním a historickém diskursu? Podle Barthese je to možné za užití textové strategie,
kterou nazývá „efekt reálného“.
HHhH coby příznačný postmoderní text se stává pro spisovatele prostorem pro
experimentování a nalézání nových východisek. Zároveň se stává spojnicí mezi
současností a minulostí, modernitou a tradicí. Tato ambivalence se projevuje např.
v autorově postoji k pramenům. Na jedné straně snaha opatřit si co nejvíce zdrojů za
účelem hodnověrnosti románu svědčí o autorově náklonnosti ke „starému dobrému“
positivismu. Tím, že se odkazuje na různá svědectví, vytváří iluzi věrohodného
vypravěče. Na druhé straně vypravěč často vyjadřuje pochyby týkající se nemožnosti
historického poznání. Dochází tak ke změně vypravěče. Z vypravěče zdánlivě
spolehlivého na vypravěče nespolehlivého, jenž se dopouští ve svém výkladu
zjednodušení a faktografických chyb.
111
Bibliographie
Sources primaires
Ouvrages
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Articles
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Entretiens
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123
Index thématique
Factuel 8–9, 14, 19, 21, 81–82, 85, 88, Méta-textualité 94–96, 99–100, 105–106
92–93, 99, 101, 104–105
Monde 14, 17, 23–24, 28–34, 36–41,
Fiction 8–9, 11, 14–15, 23–25, 29–42, 48–50, 57–58, 69, 77, 80–87, 91–93,
48–49, 81–82, 84–88, 90, 92–93, 101, 105, 118–119
104–106
Néo-historicisme 15, 43–45, 102
Frontière 9, 14, 16, 20–21, 29, 33,
Positivisme 16–20, 34, 49, 51–52, 54,
36–37, 53, 65, 81–85, 90, 97, 99, 101,
107, 122
105, 107, 110, 121
Postmoderne 9–10, 13, 15, 37–38,
Histoire 8, 10–11, 13–15, 17–21, 23–28,
40–42, 47, 50–52, 57, 64, 77, 89, 93–94,
30–31, 33–50, 54–61, 64–65, 68, 72, 73,
105, 107
80–87, 92–95, 98–99, 101–106, 114,
117–119, 121, 123 Postmodernisme 12, 37, 40, 42, 47, 94,
104, 106
Historicité 9, 14, 85, 93, 104–105
Principe du bricolage 47, 57, 93, 104
Hybride 8, 38, 46–47, 93, 104–105
Tournant linguistique 10, 11, 14, 21–22,
Méta-fiction 38, 42, 93–95, 97
24, 29–30, 53, 83, 106, 111
Méta-fiction historiographique 15, 38,
Tropes 23, 27, 44, 72, 77
40–42, 94, 106
124
Index nominum
Barthes, Roland 11, 14, 21–22, 24–25, Freud, Sigmund 18–19, 52, 94, 116
53, 80–81, 107–108, 111, 119
Genette, Gérard 23–24, 94, 116
Benjamin, Walter 102, 114, 123
Hutcheon, Linda 13, 15, 38, 40–42, 94,
Binet, Laurent 4, 5, 8–9, 11, 13, 24, 38, 106, 109, 116
45–47, 49, 50–52, 57–62, 64–71, 74–81,
Jauss, Hans Robert 12, 91, 109, 116
84–87, 90–96, 98–101, 103–108,
110–114 Nora, Pierre 82–84, 121
Comte, Auguste 16–18, 20, 115, 123 Ricœur, Pierre 15, 29, 34–36, 83, 109,
117, 119, 121
Derrida, Jacques 14, 44, 88, 96, 115
White, Hayden 11, 14, 21, 23–27, 43–44,
Doležel, Lubomír 11, 14, 29–30, 33, 36,
53, 55–57, 63, 69, 72, 77, 80, 108, 118,
38, 83–85, 87, 93, 105, 109–110, 115,
119
119
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