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Laurence Espinassy
Introduction
Notre contribution vise à questionner le rapport aux œuvres en cours
d’arts plastiques en France et sa place déterminante dans le fondement
de la didactique de cette discipline scolaire (AP par la suite). Comme les
précédents, les derniers programmes d’enseignement en AP précisent
dans la présentation générale de la discipline : « L'expérience pratique et
la connaissance de la création artistique fondent cet enseignement ...
L’œuvre y est considérée tant par ses dimensions plastiques et
matérielles que par le réseau de ses significations historiques et sociales.
Cette articulation du sensible et de l’intelligible est référencée à des
contextes et des problématiques artistiques actuels ou légués par
l’histoire… » (Bulletin officiel spécial n° 6 du 28 août 2008).
Il s’agit de revenir ici sur le milieu imaginé et aménagé par le professeur
d’arts plastiques (PAP) afin que les élèves apprennent (Espinassy 2006,
2008, 2011, 2013 a & b, et à paraître, Espinassy & Saujat 2003).
Alors que dans d’autres contributions, nous avons analysé le rôle d’un
outil professionnel souvent appelé « incitation » par le métier (Espinassy
2006, 2008, et 2014 à paraître), nous approfondirons ici la manière dont il
participe à la création un milieu dialogique par-pour et autour de l’œuvre.
Cette façon d’enseigner permet d’une part d’allier la structure du cours et
l’intentionnalité didactique du professeur, et d’autre part, de favoriser la
rencontre de sphères d’activités différentes : scolaires et artistiques dans
une perspective historico-culturelle.
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convoquées en regard de la réflexion et de la production des élèves. On
s’interroge sur leur rôle dans l’élucidation du registre des compromis
opératoires auquel tout plasticien se soumet pour faire face aux
dilemmes de son activité.
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quand il est abordé d’un point de vue artistique » (Prog. 6me BO. N°6
28/08/08).
1.2 Produire
La description de quelques travaux nous éclaire sur la façon dont les
élèves se sont appropriés cette « incitation » ; ils ont travaillé par groupe
de 3 à 4. A la fin, les productions sont filmées par le professeur pendant
que les élèves les présentent et les lui expliquent.
• Un premier groupe a déposé un tas de petits morceaux de papiers
colorés au coin d’une armoire qu’ils vont faire voler d’un coup de balai en
créant un déluge de confettis, in situ dans l’espace de la classe ; ils en
modifient ainsi l’ambiance studieuse et la perception de l’espace qui
devient moucheté de couleurs.
• Un deuxième groupe, par le biais d’un panneau disposé en arc de cercle
juxtaposant plusieurs figurations de « catastrophes », souhaite effectuer
une dénonciation écologique des effets dévastateurs d’un déluge à
craindre si on ne respecte pas la nature.
• Un troisième groupe a fabriqué une boite ouverte devant et sur le dessus,
sorte de maquette figurant au fond, à toute petite échelle des éléments
architecturaux simples (village), mais où les phénomènes
météorologiques exceptionnels par leur taille et leur mobilité sont
activables par des systèmes de languettes (tornade, éclairs, rideau de
pluie) et envahissent à volonté l’espace initial.
• Un quatrième groupe a manifestement pensé au fracas du bruit du
tonnerre : les élèves ont fabriqué des instruments de type maracas
(boites remplies de divers objets et ne produisant pas les mêmes sons) ;
il y a création d’un environnement sonore préalable à l’effondrement
progressif d’une étagère. Les fragments ainsi tombés s’envolent sous le
souffle des sèche-cheveux activés, dont le bruit relaie les premiers sons
(ils font partie de l’équipement de la salle d’AP, habituellement destinés
au séchage rapide de peinture ou de colle).
• Un cinquième groupe crée un événement festif : dans une boite « cadeau
anniversaire » (avec tous les détails qui évoquent ce type de fête), un
déluge de bonbons colorés et translucides advient et chacun est invité à
se servir.
• Enfin, le dernier groupe a fabriqué un bateau-radeau qu’ils installent dans
le lavabo : brusquement au dessus les robinets s’ouvrent bruyamment
remplissant le bateau, et des mains hors champ font bouger l’eau
alentour. La tempête emporte les petits personnages de carton pendant
que le bateau sombre. Ainsi l’élément liquide est partout …
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Des objectifs du programme d’enseignement de 6me semblent atteints car
les réalisations plastiques « à partir de fabrications, de détournements et
de représentations en deux et trois dimensions » permettent de travailler
« les questions à des fins narratives, symboliques, poétiques, sensibles
et imaginaires » ; de plus, ces mêmes productions permettent d’interroger
« l’objet et son environnement » en explorant « les modalités et les lieux
de présentation de l’objet (exposition, installation, intégration), ainsi que
les choix d’organisation et de construction opérés à des fins, d’expression,
de narration ou de communication » (BO. N°6 28/08/08).
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Une cohérence se lit du début à la fin de la séquence d’Alice ; elle a
conçu et fait fonctionner un milieu à la fois de travail (permettant la
production plastique) et un milieu didactique permettant l’atteinte de
certains objectifs d’apprentissages des programmes d’enseignement.
Cette articulation s’opère par le biais d’un milieu dialogique issu des
négociations autour du sens de « l’incitation ». Cette dernière est une
sorte d’événement au sens que sa formulation peut surprendre,
questionnant généralement le sens commun des mots ou les relations
habituelles entre les éléments matériel ou linguistique qu’elle propose de
travailler ensemble ; elle oblige de passer « par le jeu ou par le récit »
pour reprendre à nouveau Vygotski (1930/1983), afin de « réélaborer
l’expérience ». Les verbalisations collectives font entrer la classe dans le
cadre d’échanges et de circulation d’expériences, nés du besoin de
« comprendre » le travail plastique, celui qu’il est possible de faire (y
compris en définissant ensemble les critères de pertinence), puis celui
qui a été réalisé par soi-même, son groupe ou les autres. Ces
confrontations d’expériences révèlent la différence « entre ce qu’on croit
être, savoir, et ce que donnent à entendre et percevoir les autres » ; c’est
cet étonnement qui est déclencheur des histoires qui nous obligent à dire
ce qui contrarie « le sens du normal » ; selon Bruner « le récit consiste en
une dialectique entre ce que nous attendons et ce qui se produit
effectivement. Pour qu’il y ait une histoire, il faut qu’un événement
survienne » (2002). Nous estimons que « l’incitation » est génératrice des
histoires qui déclenchent du « faire » à partir du « dire » collectif et
individuel, jusqu’à la phase finale dite de « verbalisation » autour des
productions des élèves : cette phase se déroule le plus souvent en deux
temps, l’un sous forme d’échanges collectifs, l’autre prenant en compte
l’argumentaire succinct écrit (ou ici enregistré par vidéo) de chacun des
élèves, permettant leur évaluation individuelle.
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Rappelons la formulation des programmes en AP : « .... L'expérience
pratique et la connaissance de la création artistique fondent cet
enseignement ... L’œuvre y est considérée tant par ses dimensions
plastiques et matérielles que par le réseau de ses significations
historiques et sociales. Cette articulation du sensible et de l’intelligible est
référencée à des contextes et des problématiques artistiques actuels ou
légués par l’histoire… ». Il ne suffit donc pas que les élèves produisent et
argumentent de la pertinence de leur travail en regard de « l’incitation »,
encore faut-il qu’ils articulent leur pensée et leur pratique avec celles qui
ont présidé à la création d’œuvres du passé ou contemporaines. Selon
Brossard & al. (2003), « une « discipline » n’est pas une « matière »,
mais un fonctionnement sociohistorique caractérisé par un ou plusieurs
genres de l’activité, sémiotisés et socialisés par des genres discursifs, qui
leur donnent leur substance ». Nous allons tenter de comprendre
comment cela se fonde en AP dans le rapport aux œuvres.
Souvenons-nous qu’Alice annonçait en début de propos : « on prend les
travaux en photo ou vidéo, on les projette sur l’écran à côté du tableau.
Ils expliquent en quoi leur production a rencontré les notions indiquées, et
sur le même écran on projette les références artistiques […] et on en
parle, et on tente d’établir un rapprochement entre les notions à aborder,
leurs travaux, le vocabulaire, et cela me permet de les évaluer ». Il ne
suffit donc pas en fin de séquence de « dire ce qu’on a voulu faire », mais
au-delà il faut pouvoir penser les œuvres d’autrui, et comprendre
pourquoi le professeur a choisi de montrer certaines références (et pas
d’autres) en regard du travail de la classe.
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nouvelle à partir d’une problématisation historique. En aménageant la
rencontre entre le travail des élèves et celui des artistes, le PAP offre
ainsi la possibilité de sortir, en se les appropriant, des jeux normatifs
(scolaires, esthétiques, pratiques…) qui les enserrent (Espinassy 2012),
en permettant de considérer dans l’échange avec autrui l’enchevêtrement
d’interprétations des façons d’agir et d’être dans le travail plastique. De
plus, comme le note Alice : « les élèves ont un certain respect de leur
production, du coup ils adoptent une attitude respectueuse par rapport
aux références projetées » ; certes cette généralisation peut paraître
naïve, voire abusive, mais elle resitue le débat autour du « travail
accompli » par les uns et les autres, dans différentes sphères d’activités.
Alice précise par ailleurs que dans le cadre d’Histoire des Arts, elle
choisit de projeter les mêmes reproductions œuvres que sa collègue de
français : Le radeau de la Méduse de Géricault (1818-19) et le plafond de
la chapelle Sixtine de Michel Ange avec le détail du Déluge (1508-09).
Elle y rajoute deux œuvres contemporaines : Wang Du (une installation :
un déluge d’informations matérialisé par une multitude de journaux
empilés, XXIe s) et un photogramme d’une vidéo de Bill Viola Water
Crossing, (1996, où l’on voit indéfiniment un homme traverser une
cataracte d’eau). Au-delà des prescriptions des programmes
d’enseignement en matière de culture artistique « prenant appui pour
partie sur l’histoire des arts », pour permettre aux élèves de «reconnaître,
distinguer, et nommer différentes formes de productions plastiques en
utilisant un vocabulaire descriptif approprié », sans entrer dans les détails,
les œuvres ci-dessus présentent certaines caractéristiques plastiques :
représentation d’une détresse humaine liée à une catastrophe maritime,
adaptation d’une œuvre à l’architecture de la Chapelle Sixtine (problèmes
d’exécution liés aux dimensions, à la technique de la fresque, au point de
vue du spectateur,…), récupération et installation d’objets du quotidien
(journaux) et, suggestion à la fois de la fragilité et de la résistance
humaine confrontées à la force des éléments naturels, par le biais de
moyens d’apparence sobre mais néanmoins spectaculaires.
Néanmoins, Alice remarque que les élèves ont des difficultés à établir le
lien entre les œuvres qu’elle leur soumet et le Déluge. Ils ne discernent
pas a priori les caractéristiques énoncées précédemment. Une fois le
dialogue engagé sur le « pourquoi ?» et des explications fournies par
l’enseignante, les élèves trouvent que Michel Ange « c’est très bien fait et
c’est beau », mais ils ont trouvé que Bill Viola était une œuvre plus
appropriée pour signifier la puissance du Déluge, alors qu’ils l’avaient
initialement qualifiée de « n’importe quoi ».
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Considérant avec Wisner que le travail consiste moins à appliquer des
prescriptions qu’à vaincre des difficultés du métier nous soutenons
l’hypothèse que « l’incitation », par le système de contraintes et de
questionnement qu’elle induit, permet une entrée par les difficultés du
métier (Wisner, 1995). En effet, les « incitations » des cours d’AP plongent
quiconque voulant y répondre dans les difficultés et des dilemmes du
métier de plasticien ; leur forme souvent elliptique ne donne pas
directement accès à la réalité du travail plastique, mais elles sont une sorte
de « référentiel de dilemmes » (Prot 2011) entre projet plastique et
réalisation de l’œuvre, que l’on soit modeste élève ou artiste reconnu. Pour
le dire à la manière de Chevallard, il faut revenir aux questions qui ont
présidé à la création de l’œuvre, soit ici : comment rendre perceptible l’idée
du déluge ?
Nous considérons que le lien instauré par le PAP entre travail des élèves
et analyse d’œuvre est une sorte de méthode d’observation des traces du
travail d’autrui qui, s’inscrivant dans un temps long, permet de systématiser,
de routiniser certaines pratiques réflexives sous-entendues par la pratique
plastique, et de « stocker » des manières de faire, de penser ce travail,
établissant ainsi une sorte de fil rouge a-temporel, permettant des aller-
retour entre différentes époques, différentes préoccupations plastiques,
esthétiques, …, dans une logique historico-culturelle, afin que les élèves
puissent opérer un retour sur leur propre production.
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seulement face aux œuvres « instituées », mais également face aux
productions de la classe. Pour des élèves, répondre à ces questions c’est
chercher autant d’indices permettant d’une part de remonter le fil des
histoires créatives, mais d’autre part de cerner l’intention didactique du
professeur, de comprendre ce qu’il y avait à résoudre comme problème
et de mettre à plat les compromis opératoires, soit « les choix
plastiques » engagés. Car il se trouve que les termes de ces fiches
reprennent souvent à l’identique les objectifs des programmes
d’enseignement ; savoir dire ce que l’on a fait en regard des
compétences et savoirs visés, c’est montrer combien, dans une logique
de compréhension, on a appris en AP. Ces rapports formels deviennent
dialogiques – s’imprègnent de sens – s’incarnent, car ils « entrent dans
une autre sphère d’existence » (Bakhtine, 1998), p.255).
3. Discussion
Nos recherches portent notamment sur l’analyse ergonomique de
l’activité des PAP visant à rendre compte du travail engagé par le
professeur et des effets en retour sur le travail et les apprentissages des
élèves. Nous cherchons à comprendre comment s’enchevêtrent des
enjeux didactiques aux enjeux ergonomiques autour de « tâches
robustes » (Rogalsky, 2008), et dans le cadre de l’enseignement des AP,
nous considérons que l’on peut qualifier ainsi la situation décrite dans cet
article.
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Les fiches mentionnées n’ont rien d’exceptionnel, si ce n’est qu’elles
posent une sorte de recensement des organisateurs de l’activité
didactique du « cours dialogué » en classe d’AP qui soutiennent l’action
conjointe entre le professeur et les élèves (Sensevy et al, 2007), entre
leurs travaux et les œuvres présentées. Le jeu didactique
(Brousseau,1998) ainsi installé fait partie des conditions que crée
l’enseignant, en classe, pour que les élèves modifient leurs rapports de
connaissance aux objets du milieu. Aussi, il est légitime de s’intéresser à
la manière dont il « construit le jeu » du point de vue des objets cognitifs,
des instruments psychologiques (Vygotski,1997) au moyen desquels il
organise son activité et l’adresse aux élèves, à ses pairs, à sa hiérarchie
(Félix & Saujat 2008), dès lors qu’il n’y a pas ou peu de prescriptions
définissant les manières dont les PAP doivent s’y prendre pour créer « un
rapport aux œuvres ». L’approche ergonomique étudie la question des
difficultés qu’il y a de mener ce jeu, les compromis que doit arbitrer
l’enseignant, ceux qu’il assume et ceux qu’il refuse de passer.
L’enseignant d’AP ne dispose pas d’un « répertoire des actes convenus »
à partir duquel il peut se rapporter pour organiser ses dispositifs
d’enseignement, et ce « vide » laissé par le déficit voire l’absence de
prescriptions (Amigues et Lataillade, 2007) fait obstacle à l’identification
des tâches qu’il incombe aux professeurs de prendre en charge dans
l’organisation de leurs dispositifs, et renforce l’obligation qui leur est faite
de construire, en les délimitant, les objets spécifiques qu’ils sont
supposés faire vivre à l’intérieur de chacun d’eux.
Les « incitations » inventées par les PAP mises en regard des œuvres
qu’ils choisissent (revitalisées par le jeu de questions établissant le lien
avec l’actualité des productions des élèves) forment une sorte de boucle
didactique, produite et reproduite dans la durée et au sein d’une relation
ternaire entre un professeur, des élèves et des objets de savoirs, où il
s’agit de décrire une grammaire des actions en considérant la relation
didactique comme jeu, nécessairement en lien avec une situation donnée
(Félix, Saujat 2008). Les réponses aux interrogations concernant la
description des productions plastiques des élèves comme des artistes,
obligent donc à déplier la situation entrelacée pour tenter d’élucider les
enjeux et « les nécessités immanentes qui structurent leur logique »
Sensevy (2008). Par ailleurs, la façon de garder trace des manières
d’élucider le rébus des œuvres (Bruner 1996, p.192) contribue à
constituer une mémoire du travail individuel et collectif et boucler ce
système didactique en AP.
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