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Dédicace
Prologue
De nos jours
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41
Chapitre 42
Chapitre 43
Chapitre 44
Chapitre 45
Chapitre 46
Chapitre 47
Chapitre 48
Chapitre 49
Chapitre 50
Chapitre 51
Chapitre 52
Chapitre 53
Chapitre 54
Chapitre 55
Chapitre 56
Chapitre 57
Chapitre 58
Chapitre 59
Chapitre 60
Chapitre 61
Chapitre 62
Chapitre 63
Chapitre 64
Chapitre 65
Chapitre 66
Chapitre 67
Chapitre 68
Chapitre 69
Chapitre 70
Chapitre 71
Chapitre 72
Chapitre 73
Chapitre 74
Chapitre 75
Note de l'auteur
Remerciements
Copyright
PROLOGUE
Pyrénées
Fin du printemps 1428
L’ ennemi gagnait du terrain. Déterminé à les distancer, Jan Van Eyck donna
un coup d’éperon dans le flanc de son cheval qui, semblant comprendre le
péril qui les menaçait, s’élança au triple galop en soufflant bruyamment par
ses naseaux l’air froid de la montagne.
Jan était seul, pourchassé sur une terre à la fois inconnue et hostile.
Lorsqu’il avait pour la première fois repéré les Maures, juste avant midi, il
en avait dénombré neuf à dos de cheval. Deux autres s’étaient joints à la
traque depuis. La tâche qu’on l’avait chargé d’accomplir étant vitale pour
son bienfaiteur, la capture n’était pas envisageable, aussi pressa-t-il encore
son coursier d’un claquement de rênes.
Il connaissait bien sa monture. Un excellent cheval tel que celui-ci,
rapide et intelligent, pouvait être d’un grand secours à son cavalier, comme il
en avait fait l’expérience à de nombreuses reprises. Lorsqu’ils tombaient
malades, les chevaux étaient soignés avec plus de dévouement que l’on n’en
accordait à la plupart des chrétiens, car c’était grâce à eux que les royaumes
prospéraient. Et, qu’il s’agisse de destriers, de coursiers ou de palefrois, ils
répondaient aux marques d’affection avec une loyauté sans égale. Jan avait
même entendu parler d’un chevalier qui, au retour de la guerre, n’avait pas
été reconnu par sa fiancée, mais l’avait immédiatement été par son fidèle
étalon.
Il regarda droit devant.
Tout autour de lui se dressaient des montagnes déchiquetées aux
sommets enneigés. À l’ouest, tel un sphinx sur une plaine désertique, un pic
élancé se détachait, dont les plus hautes cimes étaient enveloppées de blanc
argenté, tandis qu’un autre éperon des Pyrénées se profilait au loin.
Jan n’avait pas besoin de s’arrêter et de tendre l’oreille pour savoir que
des sabots martelaient la plaine derrière lui. Il avait pourtant espéré rallier le
nord du pays et franchir la frontière sans se faire remarquer. Il n’y avait que
deux jours de route entre Tormé, sur le versant espagnol des montagnes, et
Las Illas, du côté français. Le village ancestral avait récemment été
transformé en forteresse et il savait que sa présence, si près de la frontière,
inquiétait les Maures.
Bien que la Navarre et l’Aragon fussent toutes les deux aux mains des
chrétiens, les Maures parcouraient toujours librement le nord de l’Espagne.
La Reconquista repoussait lentement les Arabes vers le sud, reprenant
chaque année de nouveaux châteaux et villes. Bientôt, Jan n’en doutait pas,
les Maures seraient contraints d’embarquer sur des bateaux qui les
ramèneraient en Afrique, mettant ainsi fin à six cents ans d’occupation. En
attendant, ils continuaient de détruire les églises, saccager les couvents et
attaquer les voyageurs, en particulier ceux qui s’aventuraient un peu trop au
sud et osaient traverser les Pyrénées.
Son esprit revint aux guerriers derrière lui.
L’adjectif maure signifiait simplement « sombre », en référence à leur
peau brune qui, de fait, présentait un contraste saisissant avec les amples
tuniques blanches, les turbans colorés et les écharpes qui drapaient leurs
cous dans un kaléidoscope de fils de soie. C’étaient des hommes brutaux,
une véritable menace, et Jan redoutait leurs cimeterres en forme de croissant
et leurs archers montés. Il s’était attendu à une pluie de flèches, mais les
épais bosquets de pins et de sapins à travers lesquels ils l’avaient jusqu’à
présent pourchassé n’offraient pas une vue assez dégagée pour qu’ils
puissent viser. Il avait les archers en horreur. Un véritable guerrier venait au
combat armé d’une hache ou d’une épée. Qu’avait dit le poète, déjà ?
« Maudit soit le premier archer, c’est un lâche qui n’ose pas approcher. »
Il quitta des yeux la terre devant lui pour se concentrer sur la route à
suivre, faisant confiance à son cheval pour s’assurer que le sol était solide
sous leurs pieds. Le vent froid qui s’engouffrait dans une crevasse proche
ralentissait sa progression. Peu à peu, les sapins autour de lui laissèrent place
à d’immenses pins, dont les troncs s’élevaient audacieusement vers les
cieux, se tordant parfois comme en proie à la douleur, la plupart dépourvus
de branches.
Il jura intérieurement.
Les archers auraient bientôt une vue assez dégagée pour lancer leurs
volées de flèches.
Le cheval ralentit pour se frayer un chemin à travers les pins, évitant les
rochers de granit et laissant une trace bien visible au milieu des délicats
edelweiss. Un calme absolu enveloppait la forêt sombre. L’odeur de moisi
des brindilles et des branches lui emplissait les narines. Dans le ciel au-
dessus de sa tête, le soleil était chaud, les nuages bas, lourds de pluie. Avec
un peu de chance, un orage viendrait bientôt à son secours.
Jan arrêta son cheval et risqua un regard derrière lui.
Personne en vue.
Il tendit l’oreille pour tenter de percevoir un son trahissant la présence
des Maures, mais tout ce qu’il entendait était les stridulations des sauterelles.
Il émergea d’entre les arbres et trouva un chemin menant vers l’est.
Dans sa sacoche, un document signé attestait qu’il était le représentant
dûment habilité de Philippe le Bon, duc de Bourgogne. Il exerçait
officiellement le métier d’artiste, peintre de cour au service de Philippe,
mais, dans les faits, il était son espion. Sa mission actuelle l’avait amené en
Espagne afin de reconnaître les routes et les territoires locaux. Son attention
aux détails, sa maîtrise des couleurs et de la profondeur, le talent et la
précision avec lesquels il maniait la plume et le pinceau étaient autant de
qualités qui caractérisaient son art. Le duc aimait à dire que l’acuité visuelle
de Jan était sans pareille. Mais, contrairement à ses tableaux, que le monde
réel ne faisait qu’inspirer, les dessins qu’il produisait lors d’une mission
secrète devaient être absolument fidèles à la réalité. C’était le cas de ceux
qu’il avait tracés au cours de ce voyage, des cartes indiquant le chemin vers
des cols de montagnes qui revêtiraient une grande importance stratégique
pour les armées dans le futur.
Jan était un homme large d’épaules, aux membres solides. Il avait laissé
pousser ses cheveux bruns qui, épais et touffus, évoquaient des poils de
pinceau, tandis que sa barbe longue et irrégulière rendait son teint blafard
encore plus pâle que d’ordinaire. En d’autres circonstances, il aurait été rasé
de frais, mais il avait volontairement omis de le faire ces dernières semaines,
cette pilosité faciale masquant en partie ses traits. Son visage était maigre et
large – carré, au dire de certains –, son front haut, son nez fin et droit. Outre
ces caractéristiques physiques, il pouvait compter dans cette région sur sa
maîtrise de l’espagnol et des coutumes locales, qui faisaient de lui le parfait
espion.
Une autre brise le frôla et il savoura un moment de calme. Sa peau était
chaude et humide, ses jambes douloureuses. Il portait sous son manteau une
lourde cotte de mailles et sur la tête un camail d’armure qui s’enfonçait dans
son cou et son menton. Il s’était habillé pour la bataille, afin d’être prêt à
affronter tous les obstacles qui pourraient se placer en travers de son chemin,
et onze cavaliers maures avaient relevé le défi. Avait-il été trahi par un
habitant du dernier village qu’il avait traversé ? C’était une communauté
chrétienne, mais on l’avait mis en garde : les Maures avaient des yeux et des
oreilles partout.
Il se baissa et caressa le cheval qui, ravi, aplatit ses oreilles en signe de
gratitude. Le gazouillis d’un pinson s’élevait d’un arbre tout proche. Il
s’attendait à entendre à tout moment le claquement d’une hache ou le
grincement d’une scie contre un tronc, mais il n’y avait apparemment pas
âme qui vive. Devant lui s’ouvrait un autre col, au-delà duquel s’étendait
l’éclat d’une vallée vert émeraude. Un sentier bien défini s’éloignait en
serpentant à travers un épais massif de hêtres. Il fit avancer son cheval et se
redressa sur sa haute selle, songeant qu’il avait peut-être semé ses
poursuivants. Il lui tardait de pouvoir ôter ses lourds vêtements de métal et
profiter du confort de la nuit. Si tout se passait bien, il atteindrait Las Illas
avant le coucher du soleil.
Devant lui, sur un des arbres, quelque chose attira son attention.
Il s’en approcha.
Un oiseau était gravé sur le tronc de l’énorme hêtre. Un grand soin avait
été apporté au dessin, en particulier dans le plumage et le bec caractéristique
de l’animal, ainsi que les ailes majestueuses serrées contre son corps, prêtes
pour l’envol.
Un vautour.
Les Espagnols l’appelaient quebrantahuesos. Le briseur d’os.
Et Jan savait pourquoi. Il avait souvent observé avec une admiration
teintée de terreur le grand rapace laisser tomber sa proie sur les rochers, afin
de lui briser les os et d’en extraire plus facilement la moelle. Il trouva
quelque peu étrange que l’on ait pris le temps de dessiner avec autant de soin
un tel prédateur en ce lieu. Des lettres étaient tracées sous l’oiseau. Ce
n’était pas une langue qu’il maîtrisait, mais il reconnut les symboles arabes.
Autour de lui, les cavités rocheuses gémissaient sous le vent. Il réfléchissait
à un plan d’action lorsque le calme ambiant fut troublé par un bruissement
sourd qui gagna rapidement en intensité.
Il connaissait bien ce son.
C’était celui de flèches transperçant l’air.
L’instant d’après, trois pointes se fichèrent dans la terre juste devant lui.
Il tourna la tête.
Les Maures venaient de prendre un virage dans le sentier et approchaient
à grande vitesse. Jan exhorta son cheval à avancer. La première volée de
flèches avait raté sa cible, mais la prochaine, il en était sûr, ne le manquerait
pas. Sa main droite lâcha les rênes pour s’assurer que sa hache de guerre
était toujours fixée à la selle par sa lanière de cuir.
Il s’engouffra dans le col de la montagne.
À sa gauche s’élevaient des falaises d’un blanc aveuglant. Du buis
sauvage s’accrochait aux crevasses qui s’ouvraient çà et là. Une forêt noir
d’encre se profilait sur sa droite. Il envisagea de guider le cheval vers les
arbres, mais il avait une bonne avance sur les Maures et pensait pouvoir les
distancer. Il devait être au niveau de la frontière, ou en tout cas tout près de
celle-ci, et il doutait que les Maures le suivent en territoire français.
Il franchit un tournant dans le sentier et se baissa pour éviter une épaisse
branche tendue vers lui. Son cheval allait au grand galop, ses sabots
effleurant à peine le sol dur. Il remarqua un autre vautour gravé dans un
tronc devant lui, accompagné lui aussi de symboles arabes. Alors qu’il
dépassait l’arbre, les pattes avant de sa monture se posèrent sur une parcelle
de terre molle et ils plongèrent tous deux vers le sol. Jan sauta juste avant
que l’animal frappe le sol, croisant mentalement les doigts pour que sa cotte
de mailles le protège du plus gros de la chute.
Il s’écrasa sur l’argile dure à côté du cheval puis roula vers la gauche
tandis que l’animal dérapait sur le sol en poussant un hennissement de
douleur qui lui fendit le cœur. Jan culbuta plusieurs fois. La cotte de mailles
s’enfonça dans sa chemise en peau de mouton. Il leva les bras vers sa tête
pour protéger son visage des rochers tandis qu’il quittait le sentier et
continua de rouler jusqu’à ce que les racines noueuses d’un hêtre
interrompent sa course.
Il demeura un moment immobile et évalua les dégâts. Il avait mal un peu
partout, et son corps était couvert de coupures et d’éraflures, mais rien
d’insupportable. Il vérifia que ses bras et ses jambes fonctionnaient. Rien ne
semblait cassé. Il tourna la tête de gauche à droite. Son cou était indemne.
Seigneur, Dieu tout-puissant. Il avait eu de la chance. Une odeur de mousse
et de moisissure emplissait ses narines. Il tendit l’oreille pour essayer de
percevoir un son trahissant la présence des Maures.
Non, il n’y avait rien.
Mais cette pensée lui rappela l’urgence de la situation, et il se releva en
vitesse.
Il rejeta sa capuche en arrière et la laissa tomber sur sa nuque en sueur. Il
essuya le sang sur son front, puis regagna le sentier d’un pas incertain. Le
cheval était sur pied, prêt à repartir.
Quel robuste étalon !
Il regarda à droite.
Plus loin sur le sentier, toujours sur leurs montures, les Maures s’étaient
arrêtés et l’observaient. Par chance, ils n’étaient pas assez proches pour
pouvoir utiliser leurs arcs. Jan attendit qu’ils chargent, conscient d’être une
proie facile sans son épée et sa hache restées avec le cheval. Ce qui n’était
pas plus mal, d’ailleurs, car jamais il n’aurait survécu à la chute avec ces
armes attachées à sa taille. Il observa ses ennemis. S’ils avançaient, décida-t-
il, il tenterait de sauver sa peau en s’enfuyant dans les bois. Peut-être
parviendrait-il à désarmer l’un d’eux et lui voler son arc.
« Ils n’avanceront pas », dit une voix derrière lui.
Elle parlait en occitan.
Se retournant, il vit une nonne vêtue de noir qui se tenait seule au milieu
du sentier. Ses traits ne trahissaient pas la moindre trace de peur ni
d’inquiétude. Curieux. Il n’arrivait pas à décider qui représentait la plus
grande menace entre la horde ennemie et ce personnage incongru.
« Que voulez-vous dire ? demanda-t-il en occitan avant de porter de
nouveau son attention sur les Maures.
— Ils n’avanceront pas », répéta-t-elle.
Jan ne quittait pas l’ennemi des yeux.
« Il n’y a pas de danger, déclara la nonne d’un ton calme évoquant l’écho
d’une voix venue du ciel.
— Ils représentent au contraire un grand danger.
— Pas ici. »
Peu convaincu, il décida de s’en assurer par lui-même.
Il avança de quelques pas et, levant les bras au-dessus de sa tête, les
croisa et les décroisa à plusieurs reprises. Puis il cria à l’adresse des cavaliers
dans la langue d’Aragon, qu’ils comprendraient sans doute :
« Avancez, bande de lâches, et battez-vous ! »
Ils ne semblaient pas décidés à accepter son offre.
« Avez-vous peur d’un homme seul et désarmé ? D’une nonne ? »
Toujours aucune réponse. Leurs visages sombres et balafrés restaient de
marbre. Jan baissa les bras.
« Par Dieu, vous avez peur ! » cria-t-il.
D’ordinaire, défier un Maure revenait à l’inviter à un combat à mort. Ce
n’était pas en se montrant faibles que les Arabes avaient maintenu leur
pouvoir dans la péninsule ibérique. Pourtant, à sa grande surprise, ces
barbares opérèrent une demi-volte et s’éloignèrent au trot. Craignant que ses
yeux ne lui jouent des tours, il continua de les regarder jusqu’à ce qu’ils
disparaissent dans un virage, ne laissant derrière eux qu’un nuage de
poussière virevoltant dans l’air. Il se tourna vers la religieuse et demanda :
« Ces oiseaux gravés sur les arbres. Que signifient les mots en arabe en
dessous ? »
Son instinct lui disait que cette femme aurait la réponse à sa question.
« Le diable aura les siens.
— Ce sont leurs mots ? »
La nonne hocha la tête. « Nous les leur avons empruntés. Un
avertissement venu d’une époque lointaine. »
S’approchant d’elle, il remarqua la chaîne autour de son cou et le
symbole en argent qui y pendait.
Gand, Belgique
Mardi 8 mai
20 h 40
L’ inquiétude de Nick Lee croissait à mesure qu’il courait vers les flammes
et la fumée. Il était venu à Gand pour retrouver un souvenir qui le hantait
depuis longtemps, une femme dont il gardait en tête des images aussi nettes
et précises que si elles dataient d’hier, et non d’il y a neuf ans. Ils seraient
mariés aujourd’hui si, une semaine avant le grand jour, elle ne lui avait pas
annoncé qu’elle avait choisi une autre voie, une voie à laquelle il était
étranger et dont il ne ferait jamais partie. À l’époque, les mots qu’il avait
voulu prononcer étaient restés coincés dans sa gorge. Ses mots à elle
avaient été sans appel.
« Je n’ai pas le choix. »
C’était un peu l’histoire de sa vie, en fait. Un mélange volatile de bien
et de mal, de plaisir et de douleur. Le bon endroit au mauvais moment ?
Absolument. Le mauvais endroit au bon moment ? Et comment.
Bien plus qu’il ne voulait l’admettre.
Il avait commencé sa carrière dans l’armée, plus précisément dans la
police militaire, puis tenté d’obtenir un poste à la division Magellan du
ministère de la Justice, en vain. C’était finalement le FBI qui l’avait engagé,
et il y avait passé cinq ans. À présent, il travaillait pour l’Organisation des
Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, plus connue sous le
nom d’Unesco. Partie intégrante de l’Onu depuis sa fondation, elle avait
pour mission de faire progresser la paix par le biais de l’éducation, la
science, la culture et la communication. Comment ? Principalement avec
des initiatives telles que la liste du patrimoine mondial, la Journée
internationale de l’alphabétisation, une bibliothèque numérique, mais aussi
avec mille autres programmes conçus pour promouvoir, préserver et
soutenir l’héritage culturel de l’humanité.
Nick travaillait pour un petit appendice de cette bête géante, le Cultural
Liaison and Investigative Office 1, que l’on appelait plus communément
Clio. Un jeu de mots sur le nom de la déesse grecque Clio, muse de
l’histoire. Officiellement, il était un représentant des Nations unies, et son
accréditation lui avait ouvert bien des portes. En pratique, c’était un agent
de terrain, les yeux et les oreilles de Clio, dépêché là où sa présence était
nécessaire pour gérer des problèmes d’ordre artistique et culturel qui ne
pouvaient être résolus par des conférences téléphoniques, des cérémonies,
et autres techniques de la diplomatie.
Comme l’avait dit un de ses patrons, parfois, la seule solution est de
botter des culs.
Il s’était rendu sur place juste après que Daech avait pillé les églises, les
bibliothèques et les musées irakiens. Mais aussi aux Maldives lorsque des
radicaux avaient dynamité des artéfacts bouddhistes. À Tombouctou après
la bataille de Gao, quand plusieurs parties de la ville avaient été ravagées
par la guerre. Son travail consistait avant tout à prévenir toute destruction
du patrimoine culturel, mais, lorsque cela n’était pas possible, il tâchait d’en
gérer les conséquences. Il avait fini par comprendre que, bien souvent, ce
qu’on appelait purges culturelles n’étaient que des écrans de fumée pour
cacher l’acquisition et la revente d’artéfacts précieux. Les fanatiques
n’étaient pas complètement stupides. Leurs causes avaient besoin d’argent
et les objets rares pouvaient facilement être convertis en liquidités dont
l’origine était presque impossible à retracer. Ils n’avaient pas à s’inquiéter
d’une éventuelle saisie ou du gel de leurs avoirs par des gouvernements
étrangers. Il leur suffisait de passer un accord avec des acheteurs locaux, qui
ne demandaient qu’à échanger de l’or, des cryptomonnaies ou du cash
contre des trésors qu’ils n’auraient jamais pu espérer obtenir par des
moyens légaux.
Heureusement, ce voyage en Belgique ne concernait rien qui fût
menacé, sauf peut-être son cœur. Il lui tardait de revoir Kelsey. Elle était ici,
à Gand, pour faire ce qu’elle faisait de mieux : restaurer des œuvres d’art.
C’était d’ailleurs leur amour commun pour l’art qui les avait liés. Jusqu’à ce
qu’une chose totalement inattendue, du moins du point de vue de Nick,
finisse par les séparer. Il n’avait rien vu venir. Aurait-il dû ? Difficile à dire.
Neuf années s’étaient écoulées depuis qu’ils s’étaient vus pour la
dernière fois face à face. Il n’y avait pas eu d’adieux larmoyants,
d’étreintes, de poignées de main, de paroles de réconfort ou
d’encouragement. Pas même une dispute ou des cris de colère.
Rien qu’une fin.
Une fin qui l’avait laissé abasourdi.
Depuis lors, ils ne communiquaient plus que par le biais des réseaux
sociaux. Un message ou un commentaire ici et là, histoire de garder le
contact. Elle avait sa vie et il avait la sienne, et les deux ne devaient jamais
se mélanger. Il s’était bien souvent demandé si rester en contact avec elle
était une bonne idée, mais il n’avait rien fait pour y mettre un terme. Était-
ce du masochisme ? Ou voulait-il simplement qu’elle fasse partie de sa vie,
quelle que fût la manière ?
Deux semaines plus tôt, elle lui avait envoyé un message privé sur
Facebook pour lui proposer de venir à Gand. C’était une première. Une
invitation à lui rendre visite. Sur le moment, il n’avait pas été certain que ce
soit une bonne idée, mais lorsqu’elle lui avait expliqué ce sur quoi elle
travaillait, il s’était dit : Après tout, pourquoi pas ? Et maintenant il était là,
à Gand, et le bâtiment où il était attendu, selon les instructions qu’elle lui
avait envoyées par SMS, était en feu.
Était-elle à l’intérieur ?
Il accéléra l’allure à cette pensée.
Il se trouvait à deux pas de la cathédrale Saint-Bavon, dans une rue
sombre de la vieille ville de Gand. Les bâtiments autour de lui, avec leurs
façades de briques rouges garnies de perrons, étaient de parfaits exemples
d’architecture flamande. Il n’était pas non plus très loin du célèbre Graslei,
une superbe enfilade d’édifices d’époques et de styles divers bâtis sur la
rive de la Lys. Le quai, qui faisait jadis partie d’un port médiéval, était l’une
des sections les plus anciennes d’une ville qui datait elle-même du Ve siècle
et avait été une plaque tournante du commerce de blé en Flandre. Le
quartier était à présent un haut lieu touristique, comme en témoignaient les
nombreuses terrasses de café qui s’alignaient le long de la rue. Il espérait
partager un dîner avec Kelsey dans l’un d’eux une fois qu’il aurait vu ce
qu’elle avait promis de lui montrer.
Le bâtiment à pignons en escalier qui se dressait devant lui, enveloppé
de fumée et de flammes, comprenait deux étages, mais le feu semblait
limité au rez-de-chaussée. Les badauds rassemblés dans l’étroite rue
observaient le spectacle de loin, visiblement peu décidés à intervenir. Nick
courut jusqu’à eux et demanda si les pompiers avaient été prévenus. Une
vieille dame répondit en anglais que quelqu’un avait appelé les secours et,
un instant plus tard, il entendit des sirènes au loin. Trop inquiet pour
attendre leur arrivée, il se précipita vers l’entrée et poussa la lourde porte en
bois.
Une bouffée de chaleur et de fumée s’en échappa.
Il prit une profonde inspiration et s’engouffra à l’intérieur. C’était un
grand studio aux murs tapissés d’étagères en métal sur lesquelles était rangé
du matériel d’art. Des tables occupaient le centre de la pièce. Tout laissait
penser qu’il s’agissait bien de l’atelier où Kelsey lui avait donné rendez-
vous.
Mais rien ne brûlait ici.
« Kelsey ! » cria-t-il.
Entendant un bruit dans la pièce voisine, il se dirigea vers la porte
ouverte et trouva la jeune femme aux prises avec une autre personne, une
silhouette vêtue d’une combinaison moulante noire dont le visage était
masqué par une cagoule. Il avait du mal à distinguer ce qui se passait
exactement, entre la fumée qui obscurcissait sa vision et la pénombre
ambiante. La seule lumière qui éclairait la scène provenait des flammes se
propageant en crépitant de l’autre côté de la pièce.
Alors qu’il s’avançait pour porter secours à Kelsey, la silhouette noire
s’écarta et envoya un coup de pied dans le ventre de la jeune femme, qui
recula en titubant. L’agresseur en profita pour se baisser, attraper un objet
par terre, puis disparaître dans la fumée. Nick cligna des paupières pour
soulager ses yeux et chercha Kelsey du regard.
Il l’aida délicatement à se relever et ils sortirent de la pièce en courant.
« Ça va aller ? »
La jeune femme le regarda de ses yeux rouges, larmoyants et affolés,
son expression passant de la rage à la terreur et finalement à la
reconnaissance.
« Nick. » Elle toussa pour chasser la fumée de ses poumons et hocha la
tête. « Ça va. Vraiment. Je vais bien. »
Un rideau s’ouvrit dans son esprit qui le ramena plusieurs années en
arrière, et il éprouva de nouveau cette intimité qu’ils avaient partagée. Il
s’efforça de rester dans le présent. « Il faut qu’on sorte d’ici. »
Elle secoua la tête. « Je dois éteindre le feu.
— Les secours arrivent. Ils s’en occuperont. Viens. »
Elle refusait de bouger. « Nick, suis-la. »
Suis-la ? L’agresseur était une femme ?
Deux policiers firent irruption dans la pièce.
« Je vais bien, dit Kelsey. Va chercher mon… ordinateur. »
Un des agents s’approcha pour les aider tandis que l’autre brandissait un
extincteur avec lequel il commença à éteindre les flammes.
« S’il te plaît, dit-elle. Vas-y. »
Une part de lui serait volontiers restée pour s’assurer qu’elle allait bien,
mais une autre part savait ce que Kelsey voulait, et ce n’était ni du réconfort
ni sa protection.
Aussi se précipita-t-il dans la fumée.
1. Bureau de liaison et d’investigation culturelle (note de la traductrice).
2
Carcassonne, France
21 heures
B ernat quitta Carcassonne avec André et ils roulèrent vers l’est pendant
près d’une heure afin de rejoindre Béziers. La ville était bâtie sur une
falaise surplombant l’Orb, à seulement dix kilomètres à l’ouest des côtes de
la Méditerranée. Occupée dès le néolithique, c’était l’une des plus
anciennes villes françaises. Celtes, Gaulois, Romains et Wisigoths l’avaient
tous peuplée à un moment ou un autre. Elle était aujourd’hui célèbre pour
sa feria, qui attirait chaque année un million de personnes au mois d’août.
Mais le 29 juillet 1209, jour de la Sainte-Marie Madeleine, un événement
avait eu lieu qui avait changé le monde à jamais.
S œur Claire Haffner arracha sa cagoule noire. Ses courts cheveux bruns
et ses sourcils foncés étaient trempés de sueur. Elle avait les yeux
embués de larmes à la pensée de sœur Rachel. Que signifiaient les coups de
feu ? Son amie s’était-elle sacrifiée pour s’assurer du succès de
l’opération ? Était-elle blessée ? Morte ? Capturée ? Elle n’avait aucun
moyen de le savoir. Mais pourquoi avait-elle choisi de se débarrasser de
l’ordinateur et de rester dans la rue, exposée et vulnérable ?
« Le panneau est détruit. Prends ceci et pars. »
C’est ce que lui avait dit Rachel. Claire avait récupéré l’ordinateur et
regardé son amie disparaître. Puis elle avait vu les gyrophares. Et entendu
les détonations. Un son perturbant, qui lui avait brisé le cœur. À contrecœur,
elle s’était enfuie par la rivière, conformément à leur règle numéro un :
l’objectif passait avant tout le reste.
Toujours.
Debout dans le foyer du couvent, elle laissa le silence familier apaiser
ses nerfs ébranlés. Ce couvent était destiné aux femmes âgées, aux sœurs-
servantes qui vivaient ici leurs dernières années après une vie de bons et
loyaux services. Le bâtiment existait depuis trois siècles, et il avait été
construit ici, à Gand, pour une raison précise. Et, oui, ses occupantes étaient
au courant de la mission et avaient aidé aux préparatifs, mais elles n’avaient
pas été informées de tous les détails. Ces détails étaient réservés à l’abbesse
de l’ordre, qui se trouvait à des centaines de kilomètres de là et attendait un
rapport.
Elle ferma les yeux, tâcha de retrouver son calme, puis grimpa l’escalier
qui menait au premier étage. Sa chambre, l’une des nombreuses destinées
aux visiteurs, donnait sur la rue. Elle était arrivée du sud trois jours plus tôt
en compagnie des sœurs Rachel, Ellen et Isabel, pour se familiariser avec
l’atelier et déterminer quand et comment agir au mieux. L’opération avait
été planifiée depuis un certain temps, avec soin et diligence. L’ordre n’avait
pas survécu pendant quinze siècles en agissant de manière impétueuse ou
stupide.
Elle pénétra dans sa chambre et alluma.
La petite cellule ne contenait qu’un bureau, une armoire, une lampe, une
chaise cannée blanche et un lit simple à cadre en fer surmonté d’un crucifix.
Les salles de bains étaient au bout du couloir, à la manière d’un dortoir
d’université. Comme les autres servantes, elle ne possédait aucun bien
matériel. Tout ce dont elle pouvait avoir besoin leur était fourni par l’ordre.
Claire s’était depuis longtemps accommodée d’une vie de simplicité, de
dévotion et de devoir. Ce dont elle n’avait pas l’habitude, c’était l’échec.
Elle ôta le tissu en Lycra noir de sa peau chaude et moite. Il faudrait
faire un rapport à l’abbesse, mais elle ne pouvait se résoudre à passer
l’appel. Pour l’heure, elle avait besoin de se recueillir un moment.
Ce qui lui avait toujours été d’un grand secours par le passé.
Un de ses plus anciens souvenirs d’enfance avait été la prise de
conscience qu’elle voulait être du côté de Dieu. D’aussi loin qu’elle pouvait
se rappeler, la religion avait occupé une place importante dans sa vie. Elle
avait obtenu un diplôme de l’université Tulane afin d’enseigner la musique
en école primaire, convaincue que c’était la voie qu’elle devait emprunter
pour consacrer sa vie à Dieu.
Et puis elle avait rencontré sœur Anne.
Une femme âgée, qui était venue visiter l’église catholique de
Shreveport, en Louisiane, pour une mission que Claire répéterait elle-même
plus tard à de nombreuses reprises. À l’époque, elle enseignait la musique
dans les écoles publiques de la paroisse de Caddo. Alors qu’elle écoutait
sœur Anne évoquer les signes d’une vocation religieuse – le dévouement, la
détermination, et une petite voix dans votre tête qui vous montrait le
chemin –, Claire avait eu le sentiment qu’elle ne s’adressait qu’à elle.
D’autres conversations avaient suivi et sœur Anne l’avait finalement invitée
à participer à une retraite dans un couvent proche. Là, dans ce lieu de
silence et de recueillement, elle avait commencé, pour la première fois, à
écouter réellement la voix de Dieu et à réfléchir à ce qu’il pouvait attendre
d’elle.
« Pourquoi ne pas me servir, moi », disait la voix.
Pourquoi pas, en effet.
Elle avait toujours eu un esprit à la fois indépendant et respectueux de
l’autorité, n’avait jamais cherché l’attention ou le soutien des autres. Autant
de qualités, avait-elle appris plus tard, que sœur Anne attendait de ses
recrues. Cette femme était douée d’un instinct incroyable. Qui était
nécessaire dans son travail. Anne avait été la gardienne, la première
personne à qui chaque recrue avait affaire. Celle qu’il leur fallait
convaincre. Le processus de sélection était extrêmement rigoureux, seules
une ou deux femmes étant choisies tous les deux ou trois ans.
Et ce pour une bonne raison.
Elle se rappelait avoir réfléchi à sa décision plusieurs mois durant.
Finalement, elle avait quitté son travail et rejoint les sœurs-servantes de
Saint-Michel.
Après un an de postulat, elle avait consacré une autre année à l’étude
canonique, durant laquelle elle avait vécu au couvent en tant que novice. Il
y avait eu ensuite les vœux temporaires qui la liaient à l’ordre pour trois
années supplémentaires. Si, après tout ce temps, elle était toujours sûre de
son choix, alors – et seulement alors – elle prononcerait ses vœux définitifs.
La plupart des ordres offraient ce jour-là un anneau symbolisant le mariage
avec le Christ. Les servantes étaient différentes. Chacune recevait une
chaîne en argent avec un médaillon représentant une fleur de lys.
La sienne pendait à son cou depuis seize ans.
Elle enfila un peignoir, marcha jusqu’à la salle de bains au bout du
couloir et prit une douche, dans l’espoir que l’eau chasse un peu de son
anxiété.
Mais elle n’eut aucun effet.
Elle regagna sa chambre et revêtit son habit. L’ordre avait depuis
longtemps renoncé à la tunique à manches blanches, au scapulaire et à la
coiffe rigide. Les sœurs-servantes ne portaient pas non plus de longues
robes noires ni de rosaire autour de la taille, mais une blouse grise, de
simples chaussures à talon bas, et un voile gris qui laissait entrevoir leurs
cheveux. Du moins à l’intérieur du couvent. À l’extérieur, elles s’habillaient
de la manière qu’exigeaient les circonstances.
Comme ce soir.
Elle s’assit sur le bord de son lit et fixa l’ordinateur portable. Son esprit
et son corps étaient lourds et engourdis. Pendant si longtemps, comme
beaucoup de jeunes gens qui réussissent ce qu’ils entreprennent, elle s’était
sentie nimbée d’une aura de confiance en soi. Mais ce soir, sa chance avait
tourné. Elle avait prévenu l’abbesse. Elle lui avait dit, ainsi qu’aux autres
servantes, que le jeu n’en valait pas la chandelle. Et le sacrifice de sœur
Rachel avait confirmé ses pires craintes.
Mais était-ce réellement un sacrifice ?
Elle se leva et quitta la pièce, longeant les couloirs jusqu’à la chapelle
intérieure du couvent. Le bâtiment était désert. C’était l’heure des prières
nocturnes dans l’église principale située à l’extérieur. Dans la chapelle
faiblement éclairée, une femme âgée était agenouillée sur un banc, les
mains croisées sous le menton. Claire se signa et s’agenouilla à son tour,
priant pour le pardon, mais elle ne trouva qu’un profond chagrin qui lui fit
monter les larmes aux yeux, ce dont elle n’avait pas l’habitude. La vieille
dame cessa de prier et se tourna vers elle.
« Que s’est-il passé ? demanda la femme en français.
— Sœur Rachel a été arrêtée. Elle a peut-être même été blessée ou
tuée. »
Elle entreprit ensuite de lui raconter tout ce qu’il s’était passé.
« Il faut prévenir l’abbesse.
— C’est sa faute.
— Gardez vos opinions pour vous. »
Elle darda un regard noir sur la vieille femme.
« Je n’ai pas besoin de vos leçons.
— Je l’espère.
— Tout ceci n’était pas nécessaire. Et vous le savez.
— Je ne sais rien, hormis ce que veulent nos servantes. Et il devrait en
aller de même pour vous. Qu’en est-il de nos objectifs principaux ?
— Accomplis. C’est sœur Rachel qui a besoin de notre aide.
— La décision revient à l’abbesse. »
Elle savait que cette femme avait près de quatre-vingts ans. Servante
pendant soixante ans et ancienne abbesse, elle était à présent à la retraite.
Celle qui avait été une gardienne compétente, comme tant d’autres
servantes avant elle, vivait ses derniers jours ici, dans la solitude et la
sécurité, profitant d’un repos bien mérité, loin des réalités du sud.
« Avez-vous déjà dû faire face à la mort ? demanda Claire à brûle-
pourpoint.
— Une fois. »
Elle savait qu’il y avait eu plusieurs victimes au sein de l’ordre durant la
période qui avait précédé la Seconde Guerre mondiale et pendant le conflit
lui-même, mais elle avait toujours pensé que, depuis, les choses avaient été
relativement calmes. Cette femme parlait pourtant d’une époque bien
ultérieure à la guerre.
« Je l’ignorais, dit-elle à son aînée.
— Il y a beaucoup de choses que vous ne savez pas. » La vieille dame
posa une main tremblotante sur l’épaule de Claire, le visage creusé de
profondes rides d’inquiétude. « Nous pensons toutes que vous serez un jour
abbesse. Vous êtes une gardienne dévouée. Mais je vous en prie, n’oubliez
pas vos vœux. »
Rien de tout cela n’avait d’importance pour le moment.
Tout ce qui comptait, c’était Rachel.
Alors elle courba la tête.
Et pria.
7
Claire envoya ses sœurs fouiller les couloirs. Quelques nonnes plus
âgées se joignirent à elles. Elle avait déjà donné l’ordre de verrouiller et
surveiller toutes les sorties. Personne ne pourrait quitter les lieux.
Mais la question la plus importante, celle qui la tourmentait vraiment,
était de savoir comment cet homme avait réussi à la localiser.
23 h 05
C laire comprit que l’intrus s’était enfui. Elle avait trouvé une fenêtre
ouverte à l’étage et en avait déduit qu’il s’était servi de la corniche
pour rejoindre les arbres, puis le sol. Cela suggérait un certain niveau
d’entraînement et une bonne dose de sang-froid, surtout quand on savait
que cet homme avait eu l’audace de s’introduire dans un couvent. Un voleur
professionnel ? Ou peut-être un policier ? Quoi qu’il en fût, ce qui avait été
un succès partiel s’était transformé en fiasco total, et une des leurs était
toujours portée disparue.
C’était peut-être l’épreuve la plus difficile qu’elle ait jamais eue à
affronter. Mais elle n’était pas du genre à reculer devant l’adversité. En tant
que femme noire ayant grandi en Louisiane, elle avait connu son lot de
défis. Sans jamais aller jusqu’à l’activisme politique, elle avait toujours été
attentive à ses droits et avait maintes fois été confrontée à l’ignorance, à la
haine et au racisme. Le bien et le mal cohabitaient dans le monde. Au
couvent, la race ne signifiait rien. Les servantes venaient de tous les
horizons et des quatre coins du globe. Chacune était spéciale à sa manière.
Choisie. Puis entraînée. Bien sûr, il y avait eu quelques défis à surmonter,
des désagréments qu’il avait fallu gérer. Mais jamais rien d’une telle
ampleur. Le retable avait toujours représenté la plus grande menace,
évidemment. C’était pour cette raison que la communauté de retraite des
servantes était basée à Gand depuis plus de trois cents ans, afin qu’il y ait
en permanence quelqu’un sur place, des yeux et des oreilles à proximité. Au
cas où.
Elle avait appris très tôt que les servantes devaient accepter de vivre en
dehors de la normalité, dans un monde privé qui influençait leur vie entière.
Certains ordres religieux vivaient cloîtrés, loin du reste du monde. C’était
l’apparence que donnait le sien, mais, en réalité, elles côtoyaient
discrètement le reste de l’humanité. Être une sœur-servante de Saint-Michel
comportait des défis auxquels aucun autre ordre religieux n’était jamais
confronté. Il existait des milliers d’abbayes et de couvents, certains assez
célèbres, comme les Carmélites, d’autres beaucoup moins. Chacun avait ses
missions et objectifs propres, qui se reflétaient généralement dans leur
création et leur histoire. Tous impliquaient un serment de célibat et de
pauvreté, et un dévouement absolu à Dieu. Les servantes prêtaient un
quatrième serment. Veritas Vita.
La vérité, la vie.
Le peintre maudit Jan Van Eyck, dont l’esprit rusé et le pinceau habile
avaient créé L’Autel de Gand, avait même inscrit ces mots sur
l’antependium du maître-autel du panneau central. Heureusement, en près
de six cents ans, seules quelques personnes avaient compris leur
signification. Et maintenant que le douzième panneau était détruit, les
chances que cela se reproduise un jour étaient encore plus minces.
L’original avait disparu. Il n’existait aucune autre image de celui-ci dans le
monde, hormis, si leurs informations étaient correctes, sur l’ordinateur
portable de sœur Deal.
Qui était de nouveau en jeu.
Le temps lui avait appris comment vivre et travailler au sein d’une
communauté, sans intimité ou presque, où toutes les ressources étaient
mises en commun et où ses besoins personnels passaient après ceux des
autres. La plupart des initiées, comme elle il y a quelques années, avaient
connu des vies riches, mais peu mouvementées. Se retrouver soudain cloîtré
dans un espace clos, avec des étrangères d’âges et de nationalités variés,
pouvait être difficile à vivre. La plupart s’adaptaient. Certaines n’y
parvenaient jamais et partaient avant d’avoir prononcé leurs vœux
définitifs. Tout le monde n’était pas capable de renoncer à ses choix
personnels. Mais elle avait trouvé un certain degré de liberté dans la
soumission. Les décisions et les préoccupations qui faisaient autrefois partie
de son quotidien n’avaient plus d’importance. Il fallait renoncer à certaines
choses pour en atteindre d’autres. Et, dans son cas, ce qu’elle avait gagné
était une grande paix intérieure.
Le quotidien de la plupart des servantes tournait autour de la prière et
des tâches ménagères. Chacune avait un rôle. Certaines nettoyaient les
chambres. D’autres travaillaient dans le jardin, préparaient les repas ou
faisaient la lessive. Quelques-unes s’élevaient à des fonctions
administratives, tenant les livres de comptes, payant les factures, répondant
au courrier. Toutes participaient à la vocation sociale du couvent en aidant
les pauvres, les défavorisés, les malades physiques et mentaux. Toutes
jouaient aussi un rôle de gardienne. Certaines sur le terrain, les autres à la
maison mère. Les désirs individuels étaient mis de côté pour une unique
cause, qui passait avant tout le reste.
Veritas. Vita.
La vérité. La vie.
Des mots qui, pour elles, étaient lourds de sens.
Le succès de cette cause pesait sur chacune des servantes, comme sœur
Rachel l’avait généreusement prouvé. Pour s’assurer qu’aucune ne
fléchisse, une fois par an, les servantes rédigeaient une déclaration dans
laquelle elles exprimaient leur volonté de rester dans l’ordre. Si cela n’était
pas possible, chacune était libre de changer de couvent ou de retourner à la
vie séculière.
Leur choix. Toujours.
Ce qu’elle appréciait.
Sœur Rachel avait récemment rédigé sa déclaration, un texte élégant
dans lequel elle affirmait sa dévotion inébranlable et son profond désir de
continuer à servir l’ordre. Rachel était jeune, elle n’avait pas quarante ans,
et devrait encore attendre vingt à vingt-cinq ans avant la retraite, les
servantes ayant dès leur création fixé une limite d’âge de service. Soixante
ans, de préférence, même si certaines n’avaient pris leur retraite qu’à
soixante-cinq. L’abbesse actuelle avait soixante-quatre ans et on parlait déjà
de celle qui lui succéderait. Cette personne serait choisie par les servantes
lors d’un vote, qui devait être unanime. Beaucoup étaient déjà venues parler
à Claire en privé pour lui dire qu’elle pouvait compter sur leur soutien.
Mais elle se demandait si cette loyauté survivrait à cette horrible nuit.
Elle pénétra dans l’église principale du couvent, où s’étaient réunis les
quatorze servantes âgées et les deux membres restants de son contingent.
Sœur Ellen arborait une ecchymose violette du côté droit du visage. Claire
descendit l’allée centrale et se plaça devant le maître-autel. Elle n’était pas
l’aînée ici, mais, eu égard à la situation, c’était elle qui était responsable de
l’opération en cours. C’était donc aussi elle qui donnait les ordres. Elle
expliqua ce qui s’était passé, sans rien omettre. Elles avaient toutes assumé
les risques et avaient par conséquent droit à la totalité des informations.
« Nous sommes mises à l’épreuve, dit-elle lorsqu’elle eut terminé. Le
panneau a été détruit, mais ces photographies haute résolution représentent
une menace tout aussi grande. Nous allons devoir récupérer cet ordinateur
portable. » Elle marqua une pause. « J’ignore comment j’ai été localisée,
mais toujours est-il que je l’ai été. J’accepte donc l’entière responsabilité
des échecs que nous avons essuyés.
— Nous ne pouvons pas abandonner sœur Rachel, dit une des femmes
âgées. Ce n’est pas ainsi que nous fonctionnons.
— Nous allons nous en occuper. Mais pas maintenant. Nous avons plus
urgent à faire. Nous devons nous préparer.
— Nous préparer à quoi ? s’enquit une autre femme.
— À recevoir d’autres visiteurs. »
14
N ick refit en sens inverse le chemin qu’il avait emprunté pour suivre
l’incendiaire, jusqu’au quai surplombant la rivière. Les voitures de
police étaient toujours là, ainsi que le corps de la femme, recouvert d’une
bâche en plastique. Des badauds s’étaient rassemblés autour, que des
officiers en uniforme empêchaient d’approcher. Il se dirigea vers l’un d’eux,
lui montra sa carte et demanda à voir le corps.
Au lieu de s’effacer pour le laisser passer, l’agent parla dans sa radio et,
un instant plus tard, un homme s’approcha. Solidement bâti, la mâchoire
carrée, le front haut et la bouche large, il se présenta comme l’inspecteur
Zeekers de la police fédérale. Plus spécifiquement de la Direction générale
de la police judiciaire, le principal service d’investigation. Le fait que la
police nationale et non locale soit sur place en disait long.
« Je suis curieux de savoir quel rapport il y a entre les Nations unies et
cette affaire ? dit Zeekers.
— Un trésor artistique vient d’être détruit. Ce genre de crime nous
intéresse toujours.
— C’était une reproduction. De peu de valeur.
— Certes. Mais le fait que quelqu’un se soit donné tout ce mal pour
détruire une reproduction soulève des questions.
— Et votre présence sur place était une simple coïncidence ?
— J’étais en ville pour rendre visite à la restauratrice qui travaillait sur le
panneau.
— Quel heureux hasard.
— C’est aussi ce que je pense. Je peux voir le corps ? »
L’homme secoua la tête. « C’est une affaire locale. Pas un incident
international. »
Ce n’était pas la première fois que Nick rencontrait ce genre de
résistance. Les forces de l’ordre du monde entier avaient une chose en
commun. Comme les ours et leur tanière, ils défendaient farouchement leur
territoire. Mais l’appartenance à l’Onu s’accompagnait de concessions
juridictionnelles. L’une d’elles, énoncée dans la section 9, partie C,
paragraphe (f), était l’acceptation inconditionnelle de l’assistance de l’Onu
en cas de « perte, vol ou destruction d’une œuvre culturelle ayant acquis une
reconnaissance mondiale ». Il avait si souvent invoqué ces mots qu’il les
connaissait par cœur.
Il les répéta, puis sortit son portable. « Nous pouvons régler le problème
entre nous, à moins que vous ne préfériez recevoir un appel de Bruxelles. »
Il agita le téléphone. « C’est vous qui voyez, inspecteur. »
Zeekers ne réfléchit que quelques instants avant de céder, comme la
plupart des gens. Il y avait quelque chose qui les dérangeait dans l’idée que
leur gouvernement entende parler d’eux. Contrairement aux Américains, qui
se fichaient royalement que vous appeliez Washington.
Nick le suivit jusqu’au corps, et Zeekers rabattit le plastique jaune. La
lumière dispensée par les trépieds formait comme un cocon autour d’eux. La
cagoule noire avait été retirée, révélant une femme d’une trentaine d’années,
aux cheveux blonds coupés court, le visage semblable à un masque de cire,
pâle et sans maquillage, meurtri par l’impact avec le sol. Du sang s’écoulant
de plusieurs blessures par balle formait une grande flaque sombre sur les
pavés.
« Une idée de son identité ? demanda-t-il à Zeekers.
— Aucune pièce d’identité n’a été trouvée. On a pris ses empreintes,
elles nous donneront peut-être une réponse.
— Pourquoi a-t-elle été tuée ?
— Les officiers ont déclaré qu’ils pensaient qu’elle était armée. Elle a eu
un geste menaçant, et ils ont tiré. »
Ce n’était pas tout à fait ce qui s’était passé, mais, ne pouvant révéler sa
présence sur les lieux, il garda cette réflexion pour lui. « Je suppose que
votre division a été appelée au cas où le reste du retable serait également
menacé ?
— Cette pensée nous a traversé l’esprit. Nous avons renforcé la sécurité
de la cathédrale Saint-Bavon. Toutes les précautions ont été prises.
— C’est pour ça que les policiers portaient des armes chargées ce
soir ? »
À sa connaissance, les forces de l’ordre belges, comme beaucoup
d’autres en Europe, avaient rarement recours au tir à balles réelles.
« Nous avons été alertés d’une possible menace terroriste, se défendit
Zeekers. Nous avons réagi en conséquence. C’est la procédure standard.
Mais je vois ce que vous voulez dire. Cette femme n’était pas armée et la
police a tiré trop vite. Hélas, ce genre d’accident arrive dans de telles
situations. »
Il n’y avait plus rien à apprendre ici, aucune certitude hormis la mort
inutile d’une femme. Rien ne pouvait être prouvé tant qu’ils n’auraient pas
exhumé plus d’informations. Des noms. Des dates. Des heures. C’était ce
genre de détail qui permettait souvent de véritables percées. Ensuite, il
faudrait tout vérifier. Un débat familier se joua dans son esprit. Celui qu’il
avait avec lui-même chaque fois qu’il devait impliquer les autorités locales.
La deuxième règle du travail de terrain était de connaître son adversaire. La
première était d’identifier ses alliés. Ici ? Dans les deux cas, c’était vite vu.
Ce couvent devait être fouillé et il n’était absolument pas habilité à organiser
une perquisition. Mais ce type ? L’inspecteur Zeekers de la Direction
générale de la police judiciaire ? Il était en mesure de le faire.
Nick se releva.
Alors que Zeekers se baissait pour remonter la bâche, quelque chose
attira son regard dans la lumière. Sous la combinaison noire, au niveau de
l’épaule droite, là où une balle avait déchiqueté le tissu fin du vêtement.
« Attendez », dit-il.
Il s’accroupit de nouveau et écarta doucement les morceaux de Lycra
déchiré, révélant un petit tatouage.
C laire prit place dans l’avion privé qu’elle avait loué à la hâte à l’aéroport
de Gand. Elle n’avait pas le temps de prendre le train ou une voiture, et
aucun vol commercial n’était disponible à cette heure tardive.
Mais elle devait à tout prix quitter la Belgique.
Maintenant.
Son vol vers le sud durerait quelques heures. Elle aurait dû être fatiguée,
mais elle ne l’était pas. Le pilote avait apporté des boissons et des
sandwiches, mais elle semblait aussi avoir perdu l’appétit. Elle avait troqué
son habit de nonne pour une tenue de ville, ce voyage devant passer
inaperçu. Mais la chaîne avec le médaillon pendait toujours à son cou. Du
pouce, elle effleura doucement les contours de la fleur de lys. Sa présence
était toujours une source de réconfort, aussi fugace fût-il.
Heureusement, seules quelques personnes au monde connaissaient le
sens véritable du panneau des Juges intègres. La plupart étaient des
membres de l’ordre. D’autres travaillaient au Vatican. Deux faces d’une
même foi, diamétralement opposées, en guerre l’un contre l’autre depuis des
centaines d’années. Un conflit qui était resté en sommeil pendant la majeure
partie des XIXe et XXe siècles.
Mais il n’en avait pas toujours été ainsi.
*
* *
Le procès de quatre mois était terminé.
Un tribunal d’inquisition présidé par un juge hostile avait reconnu
Jeanne d’Arc coupable et l’avait condamnée à mort. Ses supposées visions
furent qualifiées de pures inventions et ses explications pour avoir porté des
vêtements d’homme – le ciel le lui aurait ordonné – jugées blasphématoires.
On la déclara sanguinaire, idolâtre, rebelle et à la solde du diable. Le
verdict ? La mort. Mais comme l’Église ne pouvait légalement procéder elle-
même à une exécution, la jeune femme de dix-neuf ans fut remise aux
autorités séculières.
Le matin du 30 mai 1431, deux prêtres apparurent dans sa cellule et
déclarèrent que le jour du jugement était arrivé. Elle fut vêtue d’une tunique
grise taillée dans un tissu rêche, puis escortée dans les rues de Rouen
jusqu’à la place du Vieux-Marché. Une foule railleuse s’était rassemblée le
long du chemin, réclamant sa mort. Ce qui n’avait rien de surprenant dans
la mesure où Philippe le Bon, duc de Bourgogne, était très apprécié dans la
région, et c’était le duc lui-même qui l’avait livrée aux Anglais pour être
jugée.
Près de mille soldats l’escortèrent depuis la prison, afin de s’assurer non
seulement que la foule saurait se tenir, mais aussi que personne n’essaierait
de la sauver. Quatre estrades avaient été érigées. Une pour les juges
ecclésiastiques, une autre pour les juges séculiers, une troisième d’où un
sermon serait prononcé et enfin une quatrième, la plus haute, pour le bûcher.
Jeanne portait une mitre en papier sur laquelle étaient écrits les mots
« Hérétique, relapse, apostate, idolâtre ». Un panneau avait également été
installé, qui proclamait : « Jehanne qui s’est fait nommer la Pucelle,
menteresse, pernicieuse, abuserresse de peuple, devineresse, superstitieuse,
blasphémeresse de Dieu, présomptueuse, malcréante de la fois de Jésus-
Christ, vanteresse, idolâtre, cruelle, dissolue, invocatrice de diables,
apostate, schismatique et hérétique. »
Petite et robuste, forte et résolue, elle avait l’esprit d’un garçon manqué
et l’énergie d’un missionnaire. Comme mille autres filles de la campagne,
elle avait les joues roses et le teint hâlé, et des yeux profonds et larmoyants
qui semblaient chercher et ressentir la douleur des autres. De nombreuses
légendes viendraient brouiller la réalité, mais il y avait parmi elles quelques
vérités. Son nom chrétien était Jeanne et elle avait passé son enfance et son
adolescence à Domrémy avec les d’Arc. Elle affirmait avoir entendu les voix
de l’archange Michel, de sainte Marguerite et de sainte Catherine, qui
toutes l’exhortèrent à soutenir les prétentions au trône du dauphin Charles
et à libérer la France de la domination anglaise. Elle finit par rencontrer le
dauphin et être examinée par l’Église, qui confirma ses visions. Elle
participa à la levée du siège d’Orléans et contribua à l’accession au trône
de Charles avant d’être finalement capturée par les Bourguignons aux
portes de Compiègne et livrée aux Anglais.
À présent, elle allait mourir.
Lorsqu’ils en eurent terminé avec le cérémonial de rigueur et eurent
débité un ultime sermon à la pénitente, Jeanne fut conduite sur le bûcher et
attachée au poteau par des chaînes. Le bourreau avait reçu l’ordre de ne pas
la placer trop près des flammes afin qu’elle ne soit pas asphyxiée trop tôt
par la fumée et que sa mort soit plus lente.
On alluma le petit bois et l’ourlet de sa robe s’embrasa.
En quelques instants, elle fut engloutie par les flammes.
Un prêtre vint se placer devant le bûcher, tenant un crucifix, et pria pour
son âme. Elle poussa de grands gémissements et demanda le pardon,
affirmant que Charles n’était pas responsable de ce qu’elle avait fait. Le
dernier mot qu’elle prononça a été obscurci par les mythes et les légendes,
mais celui qu’elle répéta le plus souvent est « Jésus ».
La foule la conspuait tandis qu’elle mourait sous ses yeux.
Lorsque le feu se calma, son corps nu se retrouva exposé à la vue de
tous. Elle était encore reconnaissable, enchaînée au bûcher, la chair
carbonisée. Cette ultime indignité révéla, comme le remarqua un
observateur « tout ce qui appartenait à une femme ». Un détail qui avait son
importance puisque beaucoup avaient cru qu’elle était un homme. Lorsqu’ils
en eurent vu assez, le bourreau versa de l’huile, du charbon de bois et du
sulfure sur le cadavre et alluma de nouveau le bûcher. Jeanne brûla pendant
des heures, bien après la tombée de la nuit, jusqu’à ce que sa chair et ses os
ne soient plus que cendres.
Le bourreau avait reçu l’ordre de jeter les restes dans la rivière afin de
décourager d’éventuels chasseurs de reliques. Mais l’homme, profondément
affecté par la mort de la jeune femme, et qui déclara « Nous avons brûlé une
sainte », ne revint pas accomplir son devoir. Alors, sous le couvert de
l’obscurité, trois femmes rassemblèrent les cendres chaudes et les
emportèrent. Ce que l’on jeta finalement dans la rivière était les cendres de
trois moutons qui avaient été abattus et brûlés par ces femmes quelques
jours plus tôt.
Ces trois femmes n’étaient pas des femmes ordinaires. Telle Jeanne elle-
même, elles étaient mues par une profonde détermination et une volonté
inébranlable, chacune étant liée par le même serment. C’étaient des
servantes. Elles faisaient toutes partie d’un groupe dont le nom leur avait été
donné dans un passé lointain, un nom qui témoignait du respect et de la
crainte qu’elles inspiraient.
Les Vautours*.
Un nom d’autant plus à propos que, comme leur homonyme, elles ne
tuaient jamais. Jeanne elle-même avait rejoint les servantes quelques mois à
peine avant d’entendre les premières voix dans sa tête. Elle avait quitté la
maison mère et marché vers le nord pour prendre part à la guerre de Cent
Ans. Son impétuosité et son entêtement, qui lui avaient valu tant de succès,
la conduiraient finalement à sa mort.
À seulement dix-neuf ans.
Mais d’autres servantes avaient risqué leur vie pour veiller à ce que ses
restes soient ramenés en terre sacrée.
Claire avait toujours puisé une grande force dans le souvenir de ces
servantes du passé, en particulier Jeanne. Des femmes extraordinaires
investies d’une mission extraordinaire, une mission qui n’avait jamais été
vue d’un très bon œil par l’Église catholique romaine. Au contraire, même.
À tel point que, pendant la croisade des Albigeois, l’Église catholique avait
essayé de localiser et éradiquer les Vautours en même temps que les
cathares.
Et elle avait échoué.
Claire songea à leur propre échec de ce soir. Leur unique réconfort était
qu’aucune annonce publique n’avait pour l’heure révélé la découverte de
l’original des Juges intègres.
Pour une raison quelconque, la direction de la cathédrale n’avait pas
encore partagé cette information. Peut-être attendait-elle de voir si
l’ordinateur allait être retrouvé, car il contenait la seule preuve susceptible de
corroborer ses affirmations. L’idée avait été de détruire le panneau et de
récupérer les images électroniques avant toute annonce. Elles avaient atteint
la moitié de leurs objectifs. Elles devaient finir le boulot. Car lorsque le
monde apprendrait ce qui avait réellement été détruit, le Vatican saurait que
les Vautours avaient frappé.
Et il réagirait.
Quel fiasco ! Sœur Rachel était entre les mains de la police. Le couvent
de Gand avait été profané. Et bien trop d’éléments pointaient maintenant
dans leur direction. Des éléments que ceux qui savaient n’auraient aucun mal
à suivre.
Toulouse, France,
Mercredi 9 mai
8 h 40
N ick avait réservé une chambre dans un des meilleurs hôtels de Gand.
Ses dépenses n’étaient pas prises en charge par Clio, qui lui versait des
indemnités journalières plutôt maigres. Non, ce voyage était personnel, et il
l’avait payé de sa poche. Mais il recevait un bon salaire, largement de quoi
vivre confortablement à Paris. Il pouvait donc se permettre de passer
quelques nuits dans un établissement cinq étoiles. Il aimait les hôtels de
qualité. Il y avait quelque chose dans leur atmosphère, l’attention portée aux
détails, l’accent mis sur le service qui lui plaisait. Dans une autre vie, il
aurait pu faire un excellent directeur d’hôtel et se serait volontiers habitué à
une vie de luxe.
Au lieu de quoi, il avait décidé de faire carrière dans les forces de
l’ordre.
Un choix assez surprenant eu égard à ses racines. Ses parents étaient
tous deux d’anciens champions olympiques, qui avaient gagné une médaille
d’or en patinage artistique en couple aux jeux de Lake Placid en 1980,
l’emportant sur le sol américain face à un couple soviétique que tout le
monde donnait gagnant. Ç’avait été une grande nouvelle à l’époque,
malheureusement très vite éclipsée par le succès inattendu de l’équipe de
hockey américaine, qui avait décroché la médaille d’or. Ils avaient pris leur
retraite après ça et s’étaient mariés, mais ils n’avaient jamais quitté
l’univers du sport, parcourant le monde en tant que commentateurs pour la
télévision.
Madeline et Jack Lee. Parents de cinq enfants.
Son frère aîné avait suivi leurs traces et gagné sa propre médaille d’or
olympique en patinage de vitesse. Jack Jr portait le prénom de leur père et
était, non sans raison, l’enfant chéri de ses parents. À présent marié et père
de deux filles, il possédait une agence immobilière. Deux autres frères
l’avaient précédé. Aaron était médecin et travaillait avec son mari Michael
pour des organisations humanitaires internationales. Gabe avait la
profession la plus mystérieuse de toute la fratrie, puisqu’il était employé par
la CIA. Qu’y faisait-il ? Personne ne le savait, et il refusait d’en parler.
D’après Nick, il devait être analyste à Langley, probablement haut placé,
dans la mesure où il travaillait pour l’agence depuis plus de dix ans.
Célibataire, il aimait enchaîner les conquêtes et avait brisé plus d’un cœur.
Mais, comme il ne cessait de le répéter, il n’était pas du genre à se marier.
Venaient enfin Nick et sa sœur jumelle, Natalie. Elle était née la
première, le précédant de trente secondes seulement, ce qui faisait de lui
l’avorton de la portée, chose que les quatre autres ne manquaient jamais de
lui rappeler. Elle avait le patinage artistique dans le sang, et avait elle aussi
participé aux jeux Olympiques, mais était rentrée bredouille. Peu lui
importait, elle avait fait de son mieux et c’était tout ce qui comptait pour
elle.
Nick et Nat. C’est comme ça que les autres les appelaient.
Sans surprise, c’était d’elle qu’il était le plus proche. Ils partageaient
même un deuxième prénom. Parker. En l’honneur de leur grand-mère
maternelle, qui avait elle aussi été une athlète de niveau international.
Toujours célibataire, Natalie entraînait aujourd’hui de jeunes talents au
patinage artistique, et ses services étaient très demandés. Un vrai bourreau
de travail. Kelsey et elle avaient été proches, mais la rupture entre son frère
et la jeune femme avait provoqué chez Nat un ressentiment dont elle avait
du mal à se défaire. Bien sûr, elle comprenait la vocation de Kelsey, mais la
jeune femme avait brisé le cœur de son frère et elle ne pouvait pas lui
pardonner si facilement, que Dieu soit impliqué ou non.
Une sacrée fratrie, donc.
Tous ambitieux, tous mus par un esprit de compétition et un certain goût
du défi qui leur avaient été inculqués dès leur plus jeune âge par une solide
éducation.
Le sport n’avait cependant jamais été une passion pour Nick, bien qu’il
ait été un joueur de hockey prometteur à l’université. Il avait évoqué la
possibilité de devenir joueur professionnel, mais il avait préféré s’engager
dans l’armée. Ses parents avaient compris son choix. C’était sa vie et il
devait la vivre comme il l’entendait. Se marier ? Avoir des enfants ? Fonder
une famille ? Bien sûr, tout cela lui faisait envie. Mais quand Kelsey l’avait
quitté, ces rêves étaient partis avec elle. Pour toujours ? Sans doute pas. Il
ne doutait pas qu’un jour, il rencontrerait quelqu’un qui les raviverait.
Heureusement, il avait sa famille.
Au moins une fois par trimestre, la plupart d’entre eux, sinon tous, se
retrouvaient quelque part pour dîner. Ces derniers temps, ils avaient choisi
Paris, qui les arrangeait le mieux compte tenu de leurs plannings et
déplacements respectifs. Un repas y était d’ailleurs prévu le mois prochain.
Il devait retourner à l’appartement de Kelsey, mais il décida d’appeler
d’abord son chef à Clio. Enfin, son dernier chef en date, car personne ne
restait jamais bien longtemps à ce poste. Trois autres superviseurs s’étaient
succédé au cours des cinq années passées. Deux compétents. La dernière un
peu moins. Mais celui qui occupait actuellement le poste semblait décidé à
laisser sa marque.
Reynaldo Pena. Un Espagnol diplômé en histoire de l’art européen de
l’université de Cordoue, en Andalousie. Il avait été conservateur de
plusieurs grands musées, dont le Belvédère à Vienne, et avait montré un vif
intérêt pour ce poste de directeur. C’était une nette amélioration par rapport
à sa dernière cheffe, laquelle avait semblé détester chaque minute du temps
qu’elle y avait passé. Du reste, Pena aimait prendre des initiatives et
n’hésitait pas à impliquer d’autres agences quand le besoin se faisait sentir.
Ce que Nick appréciait.
Il était 3 heures du matin à New York, mais Clio fonctionnait vingt-
quatre heures sur vingt-quatre et Pena avait insisté sur le fait qu’il était
disponible à toute heure du jour ou de la nuit. Il passa donc l’appel, et Pena
décrocha tout de suite.
« Vous ne dormiez pas ? demanda Nick.
— J’étais en train de lire. »
Il lui expliqua tout ce qui s’était passé, sans omettre aucun détail. « Pour
résumer, conclut-il, une partie de l’une des plus importantes œuvres d’art au
monde a été délibérément détruite. Et les vandales savaient ce qu’ils
brûlaient.
— Je me souviens de ce qu’un chroniqueur a dit à son sujet. Napoléon
l’a volé, les calvinistes ont failli le brûler, les nazis tenaient absolument à le
posséder, et une partie a disparu depuis quatre-vingts ans. Le retable de
Gand a une sacrée histoire.
— C’était un acte planifié. Elles ont brûlé le panneau et pris
l’ordinateur, ce qui signifie qu’il y a quelque chose sur ces images pour
laquelle ces nonnes sont prêtes à mourir. Est-ce que cette femme hier soir
savait qu’elle risquait d’être abattue par la police ? Difficile à dire. Mais elle
a jeté l’ordinateur par-dessus le muret et leur a fait face.
— Vous êtes curieux ?
— Qui ne le serait pas ? »
Il n’avait pas parlé de Kelsey à Pena, se contentant de dire qu’il était sur
place pour rendre visite à une vieille amie. Le reste était un peu trop intime
pour leur relation avant tout professionnelle.
« J’ai besoin de vous à Paris, dit Reynaldo. De nouveaux scénarios sont
en train de se développer. »
Il ne voulait pas partir.
Pas encore.
« J’aimerais rester encore quelques jours sur place, si vous n’y voyez
pas d’inconvénient. Il se passe quelque chose ici, qui mérite qu’on s’y
intéresse, je pense.
— Mon instinct me dit que non, mais je dois admettre que vous avez
éveillé ma curiosité. Très bien. Faites donc. S’il n’y a pas de nouveau d’ici
vendredi matin, laissez la police locale s’en occuper et rentrez à Paris.
Compris ?
— Compris.
— Tenez-moi au courant.
— Comme toujours. »
Il mit fin à l’appel, ravi de pouvoir passer un peu plus de temps avec
Kelsey, et cela sous le prétexte du « travail ».
Mais pour l’heure, il avait quelques recherches à effectuer.
Il attrapa son ordinateur, ouvrit le moteur de recherche et tapa les mots
« sœurs-servantes de Saint-Michel ». Elles avaient un site internet. Il laissa
échapper un petit rire, mais pourquoi pas, après tout. De nos jours, tout le
monde en avait un. Il accéda au site, cliqua sur l’onglet histoire et
commença à lire.
L’ordre était très ancien. Dans une charte datée du 14 juillet 1007, le
comte Guifred et sa femme Guisla faisaient don à l’Église de terres situées
sur les pentes du Canigou, un massif montagneux des Pyrénées françaises.
Ils fournirent également du blé, des moutons, une mule, un calice d’argent,
du tissu de qualité, quarante livres et les fonds nécessaires à l’érection d’une
abbaye « en l’honneur de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Cette abbaye,
destinée à accueillir des sœurs qui – sous l’autorité du Saint-Père Benoît et
conformément à sa volonté – serviront le Dieu tout-puissant à perpétuité ».
L’abbaye fut donc construite et survécut à d’innombrables guerres ainsi
qu’à la Révolution française, contrairement à bien d’autres dans la région.
D’après le site, les servantes « suivaient le Christ selon l’Évangile,
cherchant Dieu en communauté par une vie de prière et de service aux
autres. Elles avaient toutes choses en commun, vivant dans la simplicité,
dans la solitude et le silence relatifs du couvent. L’hospitalité était un
élément crucial de leurs valeurs. Ceux qui se présentaient à l’abbaye afin de
partager un moment de paix et de prière n’étaient jamais refoulés ».
Elles prononçaient les trois vœux traditionnels.
Un premier de stabilité, par lequel elles s’engageaient à vivre là où Dieu
les appelait. Un deuxième d’obéissance : accepter d’écouter Dieu, se
soumettre à l’autorité d’une abbesse et obéir aux autres membres de la
communauté. Enfin, un vœu de conversion des mœurs, par lequel elles
consentaient à consacrer leur vie à Dieu, en s’efforçant de devenir
semblables au Christ. Sans surprise, tout cela incluait des engagements de
chasteté et de pauvreté.
Il fit défiler la page, jusqu’à un passage expliquant le rôle crucial que
jouait la Sainte Vierge Marie dans l’ordre. Puis un détail attira son attention.
« La fleur de lys revêt une importance particulière pour les servantes,
puisqu’elle symbolise leur dévotion à la Vierge Magie et à tout ce qui lui est
cher. Le lys représente la virginité et la pureté. Une variété spécifique,
l’hémérocalle blanche, ne fleurit d’ailleurs qu’au moment de l’Assomption,
à la mi-août. Le lys ressemble également à l’iris, emblème des Sept
Douleurs de la Vierge. »
Ce qui expliquait pourquoi la femme morte portait une fleur de lys
autour du cou.
Poursuivant sa lecture, il apprit que la recherche de Dieu par une vie de
prière était l’activité principale des servantes, mais que l’éducation et
l’hospitalité étaient au cœur de l’ordre. Elles géraient une école dans une
ville proche, et organisaient des retraites et des catéchèses. Selon le site,
leurs autres activités comprenaient l’élevage d’animaux, le jardinage et la
confection d’hosties qu’elles vendaient aux églises. Étrangement, il n’était
fait aucune mention de la formation aux arts martiaux et aux opérations
paramilitaires ni du rôle qu’ils pouvaient bien jouer dans la mission globale
de l’ordre. En particulier la destruction délibérée d’icônes culturelles.
Encore une excellente question à laquelle il n’avait pas la réponse.
Il continua de fouiller le site et découvrit que l’abbaye de Saint-Michel,
la maison mère des sœurs-servantes, située dans les Pyrénées-Orientales,
était ouverte aux visiteurs et que des milliers de personnes s’y rendaient
chaque année pour une visite guidée. Le couvent comprenait même des
logements pour les personnes souhaitant s’évader un moment de leur vie
quotidienne pour se ressourcer et prier.
Intéressant.
Seules deux nonnes avaient vu son visage, celle avec laquelle il s’était
battu et la mère supérieure.
Devait-il prendre le risque de leur rendre visite ?
Pourquoi pas.
Cela semblait être la meilleure stratégie.
20
Abbaye de Saint-Michel
Pyrénées, France
9 h 45
C laire se tourna vers l’abbesse et lui expliqua tout ce qui s’était passé à
Gand. La vieille dame demeura immobile, l’échine légèrement
courbée, les deux mains derrière le dos, ses yeux sombres perçants comme
des lasers.
« Conformément aux informations dont nous disposions, dit Claire,
l’atelier a bien fermé autour de 17 h 30. Nous avons attendu trois heures
avant d’agir. Rien ne laissait penser que sœur Deal reviendrait. Elle ne
l’avait pas fait les deux soirs précédents. Mais il semble que Rachel ait été
prise sur le fait, et que quelqu’un l’ait suivie. Elle m’a lancé l’ordinateur et
a fait face à ses poursuivants. Nous devons y retourner pour l’aider.
— Rachel est morte. »
Claire ferma les yeux en sentant monter les larmes. Non. Ce n’était pas
possible.
« Abattue par la police. »
La colère s’empara d’elle. « Vous avez été prévenue.
— Effectivement. Par vous. Je n’ai pas besoin qu’on me le rappelle. »
Elle se mordit la langue et garda le silence.
« Nous ne devons pas perdre de vue l’essentiel, poursuivit l’abbesse. La
police mettra du temps à identifier Rachel, mais ils finiront par y arriver.
Bien sûr, le fait qu’ils aient fouillé notre couvent à Gand suggère que leurs
soupçons portent déjà sur nous. Avez-vous une idée de la manière dont cet
homme a réussi à vous localiser ? »
Elle secoua la tête. « J’ai pris le bateau et rejoint discrètement le
couvent. Je n’avais pas conscience d’être suivie.
— Mais vous l’avez été. »
Les mots la blessèrent. À dessein.
« Vous me tenez pour responsable de la mort de Rachel, dit l’abbesse.
Mais c’est vous qui nous avez compromises. L’homme qui vous a suivie est
Nicholas Lee, un enquêteur des Nations unies. Par chance, la promptitude
avec laquelle vous avez effacé vos traces et quitté les lieux nous a permis
d’éviter le pire lorsque la police est venue fouiller le couvent. Il n’y avait
rien à trouver. C’était la parole de Lee contre la nôtre. »
Pourtant, elle sentait toujours la brûlure des reproches de sa supérieure.
L’abbesse n’était pas connue pour son tact. C’était une petite Italienne
de la taille d’un moineau, d’une honnêteté brutale, intransigeante, qui
dirigeait l’ordre depuis quinze ans. Pragmatique et pleine de bon sens, elle
était aussi remarquablement perspicace. Jusqu’à il y a quelques semaines,
elles ne s’étaient jamais disputées, ce qui expliquait en partie l’ascension de
Claire au statut de vestale, le rang situé juste sous celui d’abbesse. Mais
cette bonne entente s’était dégradée lors de la réapparition des Juges
intègres. L’abbesse avait un plan. Claire en avait un autre. Pourtant, elle
avait mis de côté ses objections et accompli son devoir.
Comment aurait-elle pu imaginer que les choses tourneraient aussi
mal ?
« Vos échecs pourraient avoir des conséquences dévastatrices, dit
l’abbesse. Pour nous toutes.
— Il n’y aurait pas eu d’échec si nous avions simplement laissé faire les
choses, répliqua-t-elle, et elle le pensait. Avons-nous la confirmation que le
panneau a été détruit ?
— Oui, la presse a rapporté qu’il avait entièrement brûlé. Mais
curieusement, ils continuent d’en parler comme d’une reproduction. Sans
mentionner l’original qui se trouvait en dessous. Mais cela pourrait changer
d’un moment à l’autre. On m’a informée que la conférence de presse qui
devait avoir lieu dans une semaine environ allait sans doute être avancée.
Les images de sœur Deal existent toujours, et elles seront bientôt révélées
au monde entier. Elles pourraient avoir un effet encore plus dévastateur que
le tableau original, car elles sont bien plus détaillées. Donc non seulement
le problème n’a pas été résolu, mais il y a désormais un projecteur braqué
sur nous. »
Elles se trouvaient dans le bureau de l’abbesse, dans l’aile nord de
l’abbaye, qui leur permettait une certaine intimité. Les fenêtres ouvertes
offraient une vue splendide sur les sommets environnants et un à-pic de cent
mètres se jetant dans les gorges de la rivière.
Elle avait fui Gand, convaincue, à raison, que la police viendrait au
couvent. Peut-être pas pendant la nuit, mais très certainement dès le
lendemain matin. Avant son départ, tous les vestiges de leur présence
avaient été supprimés, y compris le bateau dont elle s’était servie et un
canot pneumatique qu’elles avaient trouvé attaché au quai. Les deux autres
sœurs, Isabel et Ellen, étaient restées sur place, dans un hôtel du centre-
ville, prêtes à passer à l’action dès qu’elles auraient décidé de la marche à
suivre.
« Le couvent a été fouillé ? demanda Claire.
— Juste la chambre que vous occupiez. M. Lee les y a conduits
directement. Sœur Deal était également présente, et elle a accusé la mère
supérieure de mentir. Ce qui était exact, bien sûr. »
L’abbesse avait raison. Ses échecs avaient placé tout le monde dans une
situation précaire.
« Nous prendrons collectivement une décision », annonça l’abbesse.
Claire était d’accord. Elle faisait confiance aux servantes comme les
servantes lui faisaient confiance. Chacune s’appuyait sur les autres dans les
bons comme dans les mauvais moments.
C’était un deuil particulièrement douloureux qui l’avait pour sa part
conduite ici. Sa mère et son père, dont elle était l’unique enfant, étaient
morts à une heure d’intervalle, après cinquante-quatre années de mariage.
Ils avaient été inséparables dans la vie et il en serait de même dans la mort.
Elle les avait enterrés près du bayou et avait essayé de comprendre
pourquoi ils lui avaient été enlevés. Elle était alors enseignante depuis
plusieurs années et, à peine six mois plus tard, sœur Anne était apparue à
l’église catholique Christ the King. Elle n’avait jusqu’alors jamais envisagé
sérieusement de rejoindre un couvent. Mais plus elle y avait réfléchi, plus la
perspective d’une vie religieuse l’avait séduite. Bien sûr, à cette époque,
Claire n’avait aucune idée de ce qui l’attendait.
Car sœur Anne n’était pas seulement une nonne.
C’était un Vautour.
Le regard de l’abbesse commença à s’adoucir. La remontrance était
peut-être terminée. Malgré sa rigidité, cette femme débordante de vie était
aussi connue pour sa compassion. Elle dirigeait les servantes d’une main de
fer, mais toujours avec politesse et savoir-vivre. La colère qu’elle affichait
aujourd’hui était inhabituelle. Les servantes l’avaient toujours élue à
l’unanimité, vote après vote. Toutes les abbesses devaient se soumettre à
une nouvelle élection tous les deux ans, et pouvaient être révoquées à tout
moment par un vote unanime. La personne qui dirigeait l’ordre jouait un
rôle tout aussi important que les servantes elles-mêmes. C’était elle qui
prenait toutes les décisions tactiques, analysait les situations potentiellement
dangereuses, évaluait les risques, et envoyait sur place des servantes pour
gérer les problèmes. Un bon jugement était essentiel, toute imprudence
pouvant leur être fatale. Le collectif avait besoin d’une femme responsable,
expérimentée et compétente à sa tête. Il y avait eu de mauvais choix par le
passé, mais ceux-ci avaient été rectifiés par une révocation rapide.
L’abbesse actuelle était connue pour sa compétence. Mais elle devrait
bientôt laisser sa place.
Elle le savait. Et les sœurs le savaient aussi.
« Je suis navrée, dit Claire à sa supérieure. Pour mes erreurs.
— Moi aussi, de ne pas vous avoir écoutée plus attentivement, vous et
les autres. »
Elle entendit la douleur dans sa voix.
L’abbesse pointa un doigt. « Mais contrairement à ce que vous pouvez
penser, le Vatican est attentif. Ils sont partout. À nous surveiller. À attendre
que nous commettions une erreur. Et nous venons de leur faire ce plaisir. »
Elle ne put s’empêcher de répéter les mots qu’elle avait déjà prononcés
quelques semaines plus tôt.
« Nous ne savons pas s’ils nous observent.
— Ne soyez pas stupide, Claire. Bien sûr qu’ils nous observent. Nous
devons notre salut au seul fait qu’ils ne savaient pas où regarder. Nous
sommes restées cachées à la vue de tous pendant très, très longtemps. Mais
vous venez peut-être de résoudre ce problème pour eux.
— Puis-je essayer d’arranger les choses ?
— Comment vous y prendriez-vous ?
— Je commencerais par récupérer le corps de sœur Rachel. Elle a droit
à un véritable enterrement, ici, parmi nous. Ça fera aussi un indice en moins
qui pointe vers nous.
— Et l’ordinateur ?
— Je le récupérerais aussi. Ou, au minimum, j’effacerais le disque.
— Ce serait de vrais exploits, compte tenu de la situation. »
Le regard de l’abbesse resta fixe, impénétrable. Claire lutta pour garder
le contrôle de sa voix lorsqu’elle dit : « Mais ce n’est pas impossible. »
La femme âgée la jaugea d’un regard sévère. « Je vais régler le
problème de sœur Deal et de l’ordinateur par d’autres moyens, moins
complexes. Des moyens que j’ai hésité à utiliser au début, mais qui nous
sont désormais indispensables. Quant à Rachel, je ne prendrai pas moi-
même cette décision. Nous la soumettrons au collectif. »
Claire courba la tête. « Oui, abbesse.
— Si les servantes donnent leur aval, vos prochains efforts devront être
un succès total, aucune erreur ne sera permise.
— Je comprends.
— Pour votre bien, et le nôtre, Claire, j’espère vraiment que vous
comprenez. »
21
Gand, Belgique
10 heures
L’ archevêque Vilamur dut prendre sur lui pour célébrer comme si de rien
n’était la cérémonie de consécration, prononcer les bonnes paroles, sourire
au bon moment, le tout en faisant attention aux nombreuses caméras.
La vidéo qu’on lui avait envoyée rejouait sans cesse dans son esprit.
Depuis des années, le père Tallard était une épine dans le pied de
Vilamur, qu’il avait à plusieurs reprises essayé de supprimer ou d’ignorer. En
vain. Il n’était que monsignor lorsque Tallard avait commis ses crimes, mais
l’archevêque en poste à l’époque était mort depuis longtemps, tandis que le
père Tallard était toujours bien vivant. Et le fait qu’il ait simplement hérité
du problème d’un autre homme ne changerait rien aux yeux du public.
C’était lui l’archevêque aujourd’hui, et son travail était de protéger l’Église
et ses membres. Il avait retiré à Tallard toute fonction de paroissien et lui
avait ordonné de faire profil bas. Mais il ne lui avait pas retiré son col.
Même après son inculpation, il avait préféré laisser la procédure criminelle
suivre son cours. Cette décision, ainsi que toutes celles qu’il avait prises au
sujet de Tallard, avait reçu l’aval du Vatican et l’affaire n’avait pas fait trop
de remous au cours de ces trois dernières années. Certes, il y avait bien eu
quelques articles dans la presse. Des victimes révoltées de ne pas avoir
obtenu justice. Mais cela ne durait jamais bien longtemps. Par chance, les
accusations d’abus sexuels commis par des prêtres étaient si fréquentes que
l’opinion publique y était de moins en moins sensible. Une de plus n’aurait
pas changé grand-chose. Mais ça ? Une confession enregistrée ? Soutirée à
un homme attaché à une table ?
C’était une tout autre histoire.
Sensationnaliste, certes, mais c’était précisément ce dont les gens
raffolaient.
Hormis Tallard, son diocèse avait été relativement exempt de ce genre
d’accusations. Pas un seul cas avéré n’était survenu durant son mandat, ce
qu’il aimait rappeler à Rome. Ses déclarations publiques avaient toujours
insisté sur une tolérance zéro, ainsi que sa confiance en l’autorité séculière
pour inculper, juger et condamner les agresseurs. Jusqu’à présent, Tallard
avait nié avec véhémence toutes les allégations. L’Église s’était discrètement
arrangée pour lui trouver un avocat compétent, mais tout était maintenant
remis en question. Tallard avait jusque-là eu l’intelligence de garder le
silence. De toute évidence, ces aveux avaient été obtenus sous la contrainte.
Mais par qui ? Des victimes ? Des zélotes ? Et pourquoi lui envoyer à lui,
avec ce sibyllin message ? Qu’entendaient-ils par « Cette vidéo ne vous
apprendra sans doute rien, mais d’autres la trouveront très instructive » ?
Était-ce une référence au fait que Tallard avait déjà confessé ses péchés
en privé ? Vilamur avait entendu lui-même l’aveu du prêtre, un aveu dont la
loi française garantissait la confidentialité. Seules deux personnes étaient au
courant. Tallard l’avait-il aussi admis ? Et avait-il révélé l’identité de ces
personnes ? Lors d’un autre aveu, qui n’avait peut-être pas été filmé, mais
que d’autres apprendraient ?
Il fallait à tout prix qu’il le sache.
Il avait donc remis son habit noir et son col, quitté l’église juste après la
fin de la cérémonie, et pris sa voiture. Sur la route, il avait appelé son
assistant pour lui demander d’annuler tous ses rendez-vous jusqu’au milieu
de l’après-midi, en inventant une histoire selon laquelle un des évêques avait
besoin de lui parler. Environ deux cents kilomètres, principalement
d’autoroute, séparaient Toulouse de Béziers.
Le trajet ne lui prit que deux heures.
C’était l’avocat de Tallard qui avait déniché cette maison, tout au nord de
la ville, si loin de tout que nul ne prêterait la moindre attention au prêtre en
disgrâce. La ferme se trouvait au milieu d’une forêt dense, et les voisins
étaient rares. Tallard avait reçu l’ordre de ne s’en éloigner que pour acheter à
manger, et ce dans un magasin différent à chaque fois. Pas d’habitudes, pas
de routine. Il devait se faire le plus discret possible pour ne pas prendre le
risque d’être reconnu par la presse ou par une victime. On lui avait aussi
conseillé de se laisser pousser la barbe et la moustache pour brouiller un peu
plus les pistes. Jusqu’à présent, tous ces stratagèmes avaient fonctionné. Pas
un mot n’était apparu dans les médias ou sur Internet au sujet de Tallard. Ils
s’étaient entendus en coulisse avec les autorités pour retarder le procès le
plus longtemps possible. Le fait que le gouvernement français se soit
récemment engagé à durcir les lois sur le viol d’enfants n’avait pas arrangé
leurs affaires. Cette décision avait été prise après une mobilisation massive
sur Internet au cours de laquelle des centaines de victimes avaient partagé
leurs histoires d’abus sexuels au sein de leurs familles. Un projet de loi était
déjà en train d’être débattu au Parlement. Heureusement, il faudrait attendre
des mois voire des années avant que la loi soit adoptée, et encore fallait-il
qu’elle le soit. Du reste, le procureur local était un de ses amis, qui s’était
toujours montré très coopératif par le passé.
Il trouva la ferme et se gara devant.
Il n’avait jamais imaginé devoir se rendre sur place. Il avait été tenu
informé de l’affaire Tallard en secret, recevant régulièrement un rapport sur
toutes les activités liées à celle-ci – lesquelles, à ce jour, avaient été
minimes.
C’était une journée chaude et ensoleillée. Avant de descendre de la
voiture, il retira son col blanc. Mieux valait ne pas annoncer si
ostensiblement sa profession. Il sortit et, alors qu’il s’approchait de la porte
d’entrée, il remarqua qu’elle était entrouverte.
Il se figea.
C’était stupide. Il n’aurait pas dû être ici. Mais il fallait que ce soit fait,
et il était le seul à pouvoir s’en charger. Surtout si, comme il le craignait,
quelqu’un d’autre était au courant de cette histoire.
Il s’avança vers la porte et frappa.
Pas de réponse.
« Louis ! lança-t-il. Louis ? »
Il poussa la porte, qui grinça sur ses gonds. Il observa le petit salon
plongé dans l’obscurité, le désordre qui y régnait, comme si des gens
s’étaient battus.
Puis il vit Tallard.
Attaché à la table de la cuisine, le corps inerte, la tête pendant dans le
vide, la bouche et les yeux grand ouverts, la langue sortie.
Il entra et s’approcha de la table.
Tallard était mort.
Ce qui résolvait bien des problèmes.
Et il aurait été ravi, n’était ce qui reposait sur le corps.
Carcassonne
Gand
13 heures
Toulouse
Rome
Au très vénéré Charles VII, par la grâce de Dieu très haut roi des Francs,
votre humble et fidèle évêque envoie ses salutations et le courage de
Charlemagne. En ce qui concerne les tâches que vous m’avez chargé
d’accomplir, je veux que Votre Seigneurie tienne pour une certitude que je
ne me suis point allié aux ennemis de votre couronne ni n’ai témoigné
d’amitié à leur endroit. Conformément au vœu que j’ai fait de vous porter
une affection sincère et de vous servir en tout temps et en tout lieu, mon
unique désir est de vous protéger dans les affaires de Toulouse.
Mais si vous preniez les armes et le bouclier afin de vous élever au
secours de Toulouse, nous n’en suivrions qu’avec plus de volonté la voie de
vos forces armées. Je ne suis point le seul à pleurer, tout le peuple se
consume d’une tristesse indicible à la perspective que notre terre, que la
vigueur des rois de France a parée de liberté, tombe aux mains des Anglais
ou des Maures, auxquels elle n’appartient pas. Que Votre Altesse ne
s’offense point de la hardiesse de mes paroles, mon très cher seigneur. Car
en tant que servant spécial du Très-Haut et de votre couronne, j’ai d’autant
plus de chagrin à voir cette couronne déchoir de sa grandeur.
Ce n’est pas seulement à Toulouse, mais de la Garonne jusqu’au Rhône
que j’entends nos ennemis se vanter et se hâter d’affirmer qu’en soumettant
les membres de votre royaume à la servitude, ils feront plus facilement
chanceler sa tête. Bon roi, déployez votre vigueur dans notre région, afin
que l’audace de nos ennemis soit jugulée et vos amis rassurés. Faites ce qui
est nécessaire afin que les prélats et les princes de notre région, ainsi que
les Vautours, protègent Toulouse à la fois en votre présence et en votre
absence. Battez-vous pour lui rendre sa gloire. Je vous demande, et d’autres
vous supplient, de ne point vous soucier de ce que cela vous coûtera, car
vous récupérerez au centuple ce que vous aurez dépensé, et votre nom, qui
n’est aujourd’hui qu’une ombre parmi nous, sera porté aux nues par tous.
Valete, valeant qui vos amant.
Abbaye de Saint-Michel
Pyrénées
13 h 45
N ick quitta l’hôtel, laissant Zeekers et ses agents continuer à enquêter sur
place. Ils finiraient par vérifier les caméras de sécurité et voir un groupe
de nonnes s’échapper par le parking. Par chance, il n’y avait pas de caméras
dans la cage d’escalier, et, une fois hors du bâtiment, ces femmes se
perdraient dans la foule. Il supposait qu’elles savaient comment semer des
poursuivants. L’ordinateur avait été trouvé dans les escaliers, ce qui
confirmait les dires de Kelsey au sujet du système de pistage et de sa
localisation. Dans la mesure où il n’avait servi que d’appât, et ne contenait
rien d’incriminant ni de préjudiciable, la machine lui avait été remise pour
qu’il la rende à Kelsey. Il sortit son téléphone et composa le numéro de la
servante.
« Vous êtes Nicholas Lee, de l’Unesco ? demanda la femme qui
décrocha.
— C’est moi.
— Pourquoi êtes-vous impliqué dans cette affaire ?
— Sœur Deal est une vieille amie.
— Donc c’est personnel ?
— Qu’est-ce que ça change ?
— Nous essayons simplement de savoir dans quelle mesure les autorités
s’intéressent à nous.
— Vous êtes dans le radar de l’Onu, c’est certain. Mais, pour l’instant,
vous n’aurez pas de meilleur ami que moi. N’oubliez pas que c’est moi qui
ai les images.
— Que voulez-vous ?
— Je veux savoir pourquoi vous avez détruit Les Juges intègres.
— Je n’ai pas le droit de vous communiquer cette information. Je dois en
discuter avec mes supérieures.
— Faites donc ça. J’attends votre appel. Mais, ma sœur, ne tardez pas
trop. »
Bernat ferma les yeux et laissa se poser les fantômes qui tourbillonnaient
autour de lui. Il s’était toujours senti différent ici. Même si nombre de récits
au sujet de Montségur relevaient davantage de la fiction que des faits,
embellis pour le bénéfice des touristes, la réalité demeurait inchangée. Des
cathares étaient morts ici sous l’autorité de la sainte Église romaine. Et
même si, par la suite, leur religion n’avait pas disparu, elle avait été
indéniablement affaiblie. Il faudrait attendre près de quatre-vingts ans pour
que le dernier parfait cathare connu soit exécuté, en 1321. Après ça, plus
aucun document de l’Inquisition ne mentionna jamais les cathares.
Ils s’étaient éteints.
Rejoignant les ombres.
Aujourd’hui, le Languedoc tout entier se réclamait d’eux. Mais pas en
tant que religion. Plutôt comme une curiosité, une idée. Le mot cathare et
son esprit commémoratif étaient omniprésents. Sur les enseignes des cafés,
des boutiques, des agences immobilières, sur les menus des restaurants, les
étiquettes de bouteilles de vin, absolument partout. Étrange, vraiment. Leur
système de croyance entier avait été annihilé il y a sept cents ans. Il n’en
restait aucune trace physique. Pas d’art. Pas de monuments. Pas de
chapelles. Pas d’écrits. Rien ou presque. Ce que l’Église avait qualifié
d’hérésie ratée, ce qu’elle avait calomnié, diffamé et déformé, la société
moderne l’avait transformé en une légende romantique.
Ces dernières années, l’Église catholique s’était excusée pour la manière
dont elle avait historiquement traité les Juifs, pour son usage répété de la
violence sous couvert de religion, l’Inquisition, le manque de respect dont
elle avait pu faire preuve à l’égard des femmes et des minorités, et même le
saccage de Constantinople par les croisés en 1204. Mais jamais elle n’avait
explicitement exprimé le moindre regret pour la croisade des Albigeois.
Certes, en mars 2000, Jean-Paul II avait présenté une excuse générale pour,
selon ses mots, « toutes les fautes du passé ». Mais aucune référence
spécifique aux cathares n’y figurait. On serait en droit de penser que
l’extermination systématique de dizaines de milliers de personnes, le
massacre de chrétiens par d’autres chrétiens, mériterait au moins une
mention.
Mais non, pas un mot.
Bernat ne pouvait rien changer à ces omissions, mais il pouvait dénoncer
l’hypocrisie de l’institution elle-même et de certains membres de l’Église
catholique romaine.
*
* *
Le cardinal Hector Fuentes se leva de sa chaise dès qu’il pénétra dans la
pièce. « Archevêque Vilamur, c’est un plaisir de faire votre connaissance.
— Éminence, vous n’étiez pas censé arriver demain ?
— L’occasion s’est présentée de venir plus tôt, et je l’ai saisie. »
Une intuition lui disait que cette heureuse coïncidence n’allait pas
arranger ses affaires.
Avec son torse puissant et ses bras charnus, Fuentes était bâti comme un
ours. Il avait un nez large et d’épais sourcils sous des cheveux auburn
coupés court. Son allure très soignée, les plis de son visage et son regard
intense lui donnaient un air sérieux et autoritaire qui, songea Vilamur,
devait bien souvent correspondre à son humeur. Les cardinaux, dans leur
ensemble, étaient des gens plutôt froids et distants. Ils étaient 221, mais
seuls 128 avaient moins de quatre-vingts ans et donc le droit de participer
au conclave. Fuentes devait être l’un des plus jeunes. Entre soixante-cinq et
soixante-dix ans. Mais la vraie question était : que faisait-il ici ? Et que
voulait-il ?
Ils prirent tous les deux place sur une chaise, face à face.
Comme lui, Fuentes portait une tenue décontractée, un pantalon, une
chemise et une veste. Pas d’anneau. Pas de croix. Rien qui l’identifiât
comme un prince de la sainte Église romaine. Ce qui ne fit que renforcer les
soupçons que Vilamur nourrissait déjà à son endroit.
« Vous avez fait de la randonnée, on dirait, remarqua Fuentes.
— J’ai dû me rendre dans le Sud pour régler une affaire. Je me suis dit
qu’une promenade dans les montagnes me ferait le plus grand bien.
— Et ?
— C’était très agréable.
— J’aime beaucoup la nature. Malheureusement, je n’ai plus guère
l’occasion d’en profiter. »
Vilamur décida d’aller droit au but. « Que me vaut l’honneur de votre
visite ? Et pourquoi vous intéressez-vous autant à ce qui est arrivé au père
Tallard ?
— Que ce soit clair : je me fiche éperdument du sort de ce déviant
sexuel. Vous avez raison, celui qui l’a tué a rendu un grand service au
monde. Cette confession filmée, en revanche, m’intéresse. Ainsi que les
cathares et les Vautours. Ce sont deux sujets qui me fascinent depuis
longtemps. »
Vilamur savait maintenant que toutes les informations qu’il avait reçues
anonymement venaient de Bernat de Foix, lequel, de toute évidence, était
extrêmement bien renseigné sur une affaire assez importante pour inquiéter
le Vatican.
« Allez-vous m’expliquer pourquoi ces deux sujets vous intéressent
tant ? demanda-t-il en s’efforçant de garder le contrôle de sa voix. Ou suis-
je censé travailler à l’aveugle ? »
Fuentes sourit et fit un geste des deux mains. « C’est précisément la
raison de ma présence ici. Mais d’abord, archevêque, serait-il possible de
dîner ? Il est presque 18 heures et je n’ai pas eu le temps de manger depuis
ce matin. »
Vilamur avait passé toute sa vie cléricale à s’occuper des autres.
Certains prêtres étaient entièrement dévoués à leurs paroissiens, ignorant
leurs propres ambitions pour se consacrer aux relations humaines. D’autres
préféraient garder leurs distances et diriger toute leur attention sur la
politique de la religion plutôt que sur sa substance. Il aimait pour sa part
naviguer entre les deux, s’intéressant à ses paroissiens sans jamais perdre de
vue le contexte dans lequel il évoluait. Toujours à l’affût de la prochaine
opportunité. C’était à cette vigilance qu’il devait son ascension de prêtre à
monsignor, archevêque, archevêque métropolitain et, il l’espérait, cardinal.
Sois prudent, se dit-il. Sois très, très prudent. Il avait attiré l’attention de
Rome et l’homme assis face à lui avait l’oreille du pape. Un seul mot de sa
part pouvait faire son succès, ou causer sa perte. Il y avait quelque chose ici,
à Toulouse, qui intéressait Fuentes. Et il pouvait soit lui apporter son aide,
soit lui mettre des bâtons dans les roues. Or il savait depuis longtemps que
cette dernière solution ne produisait jamais rien de bon.
« Je suis sûr que le cuisinier est en train de préparer mon dîner en ce
moment même. Je vais m’assurer qu’il y en ait assez pour deux.
— C’est très aimable de votre part, mais je me disais que nous
pourrions dîner dehors. J’ai très envie de revoir Toulouse. Ma dernière
visite remonte à loin. »
Très bien. Plan B. « Je vais nous réserver une table.
— Il me faudra aussi un endroit où dormir. »
Vilamur donna la réponse attendue. « J’ai cinq chambres. Choisissez
celle que vous voulez.
— Encore une fois, c’est très aimable. »
Pouvait-il en être autrement ?
Fuentes pointa sur lui un doigt boudiné. « Il paraît que vous êtes le
genre d’homme qu’il est bon d’avoir dans son camp. Le pape lui-même sait
qui vous êtes. Mais laissez-moi être clair. Si vous souhaitez rester dans les
bonnes grâces de Rome, vous allez devoir coopérer pleinement avec moi. »
Comme s’il ne le savait pas déjà.
« Soyez assuré, cardinal Fuentes, que vous aurez toute mon attention. »
37
« Jeanne était une des nôtres, dit la mère supérieure. Elle était si jeune.
Une simple postulante, qui a quitté la maison-mère et marché vers le nord
pour participer à la guerre de Cent Ans. Mais nous la vénérons et, depuis
1431, nous portons des blouses grises en l’honneur de Jeanne, qui en portait
une sur le bûcher. Et si l’histoire s’était arrêtée là, tout irait bien. Mais ce
n’est pas fini. Jan Van Eyck nous a trahies. »
Il attendit les explications.
« Pour des raisons connues de lui seul, après nous avoir aidées à
récupérer les cendres de Jeanne, il a inclus un moyen de les retrouver dans
L’Autel de Gand, sur lequel il travaillait à l’époque. Une carte, si vous
préférez. Habilement dissimulée, mais bien présente. Nous l’avons
découverte à la fin du XVe siècle, mais ce n’est qu’en 1934 qu’elle s’est
révélée problématique. C’est à ce moment-là que le Vatican a appris le lien
entre le retable et les Vautours. Comment ? Nous l’ignorons, mais nous
avons réussi à voler Les Juges intègres avant qu’ils puissent être examinés
en détail.
— Ce sont les servantes qui ont volé Les Juges intègres ?
— Oui.
— Mais il existe des copies du retable. Plusieurs à travers l’Europe.
— C’est vrai, mais aucune n’est aussi précise que l’original de Van
Eyck. Avec l’épaisse couche de saleté et de poussière qui recouvrait les
panneaux, aucun artiste n’aurait pu en reproduire tous les détails. Ce n’est
que récemment, lorsque la dernière restauration a été effectuée, que le
panneau s’est révélé dans toute sa gloire. Je suis certaine que les copies ont
été examinées à plusieurs reprises par le Vatican depuis 1934, mais ils n’y
ont rien trouvé.
— Donc tout ça, c’est pour les cendres de Jeanne d’Arc ?
— Non, monsieur Lee. Il s’agit de quelque chose de bien plus grand, de
bien plus important. Une chose sur laquelle le Vatican et les servantes sont
en profond désaccord. »
Il commençait à mesurer l’ampleur du problème. Il avait affaire à
quelque chose de majeur, peut-être même d’extraordinaire, qui allait bien
au-delà de la destruction intentionnelle d’un trésor artistique national. Son
travail était d’enquêter, et c’était bien ce qu’il comptait faire.
Quelqu’un frappa à la porte. Un instant plus tard, elle s’ouvrit et sœur
Ellen pénétra dans le bureau. « Pardonnez-moi, mère supérieure, mais la
vestale souhaite parler à M. Lee. »
Il prit le téléphone portable qu’elle lui tendait.
« Je m’appelle Claire, dit la voix dans le combiné. Il me semble que
vous avez fouillé ma chambre hier soir.
— En effet.
— Je suppose que vous n’allez pas laisser tomber ?
— Je ne peux pas. Pas après tout ça. Mais je ne suis pas de la police. Ni
du Vatican. Mon travail consiste à protéger l’héritage culturel de
l’humanité. Un trésor a été détruit hier. Aidez-moi à comprendre pourquoi,
et peut-être que je vous laisserai tranquille.
— J’ai de nombreux problèmes à prendre en compte. À commencer par
le fait que le corps de mon amie gît dans une morgue de la ville. Après
avoir été irrespectueusement pris en photo par les dominicains.
— J’en suis navré.
— Nous devons la récupérer. »
Une idée lui vint à l’esprit. Les images qu’ils possédaient ne pouvaient
plus lui servir de monnaie d’échange. S’il voulait en apprendre davantage
sur ces femmes, il devait gagner leur confiance. La mère supérieure lui
avait ouvert la voie, il n’avait plus qu’à s’y engager.
« Et si je pouvais récupérer son corps ? demanda-t-il.
— Nous vous en serions extrêmement reconnaissantes. » Elle marqua
une pause. « De bien des façons. »
38
L eterrain
village de Las Illas était niché dans les Pyrénées, sur une bande de
montagneux à la frontière de ce qu’on appellerait un jour la
France. L’unique route pour y accéder était bordée de tamaris, quelques
amandiers et une multitude de peupliers argentés dont les feuilles blanches
s’agitaient contre le ciel bleu. Le hameau, qui existait depuis plus de mille
cinq cents ans, avait jadis été une agglomération relativement importante,
où Hannibal avait campé après avoir traversé les Pyrénées en 218 av. J.-
C. Sa petite église, de style roman classique, était un solide édifice fortifié,
percé d’étroites meurtrières en guise de fenêtres. Le village avait été l’un
des premiers bastions chrétiens à l’ouest de Rome et, jusqu’en 600 av. J.-C.,
l’église avait hébergé un évêque. À partir de 1200, elle n’était plus qu’une
simple paroisse. L’intérieur de l’église était dépouillé et austère, tout l’or et
l’argent qu’elle renfermait ayant été vendus depuis longtemps. Un trésor,
cependant, avait été épargné. Situé dans une chapelle latérale dépourvue de
fenêtres, il était plongé dans les ombres, à peine visible.
Un retable. Peint sur bois, représentant saint Michel.
Le matin du 9 juin 1210, un petit contingent de soldats s’approcha des
murs extérieurs du village. La principale force d’attaque était à plus de
cent kilomètres de là, occupée à ravager le Languedoc, éliminer les
hérétiques et massacrer les cathares. La croisade des Albigeois était en
cours, les villes tombant les unes après les autres. Ce groupe était un
contingent spécial sélectionné par les Dominicains afin de mener une
opération clandestine sous les ordres directs du pape. Ils s’étaient détachés
de l’armée principale et avaient pris la direction du sud, restant à l’écart
des routes, se frayant un passage au milieu des contreforts boisés pour
rejoindre le sommet des montagnes.
Un homme coiffé d’un béret délavé les attendait sur le chemin. Bien que
fraîchement rasée, sa barbe brune noircissait déjà le bas de son visage
maigre. Il avait un menton long et de petits yeux enfoncés, un de ces visages
espagnols impénétrables qui ne disaient rien, mais suggéraient beaucoup.
Visiblement âgé, il marchait néanmoins d’un pas vif et léger, à la manière
d’un chat. Ils avaient été mis en garde contre lui. Mi-prêtre, mi-vaurien, un
homme superstitieux et dévot qui aurait poignardé n’importe qui pour une
pièce d’argent. Pas étonnant qu’il ait été le premier à les accueillir.
« Nous venons pour les Vautours », lança un des soldats.
Le vieillard leur fit signe de partir. « Allez-vous-en. Maintenant. Vous
perdez votre temps. »
Ces hommes n’étaient pas d’humeur à tolérer la moindre résistance. Ils
en avaient subi bien assez au cours des derniers mois, et leur réponse avait
toujours été la même.
« Occupez-vous de lui », ordonna le dominicain qui les accompagnait.
Deux soldats dégainèrent leurs épées et avancèrent vers le vieil homme,
qu’ils transpercèrent de leur lame.
Le corps tomba sur la route poussiéreuse.
Le contingent poursuivit sa marche et franchit le portail ouvert qui
donnait sur une petite place. Les gens vivaient ici dans un isolement relatif,
la longue côte à gravir pour atteindre le village représentant davantage une
barrière qu’un lien avec le monde extérieur. On comprenait aisément
comment les habitants de la région, au contact de ses vents incessants et de
ses falaises menaçantes, avaient pu devenir des gens durs, reclus, repliés
sur eux-mêmes.
Qui ne connaissaient pas la peur.
« Dispersez-vous, ordonna le dominicain. Et faites entrer dans l’église
tous ceux que vous trouverez. »
Kelsey écouta en silence la prieure lui raconter toutes ces choses qu’elle
connaissait déjà, l’étude de la Vierge Marie faisant partie de la formation de
toutes les novices de la Congrégation de Saint-Luc.
« Puis, ajouta Kelsey, ayant achevé le cours de sa vie terrestre, elle a été
élevée en corps et en âme à la gloire céleste. C’est ce que Pie XII a
proclamé en 1950.
— Une déclaration audacieuse, dit sa prieure, mais qui était soutenue
par l’infaillibilité papale. Le pape n’a jamais tort en ce qui concerne le
dogme. Dans le Munificentissimus Deus, Pie XII insistait sur le fait que
Marie était indissociable de son fils divin et que, en tant que mère de celui-
ci, elle était la mère de son Église, laquelle est le corps du Christ. Elle est la
nouvelle Ève, un terme qu’il a utilisé à trois reprises, faisant du Christ le
nouvel Adam. Son assomption au ciel était la résurrection corporelle finale
promise à tous les chrétiens. »
La prieure marqua une pause.
« Mais, Kelsey, et si Pie XII s’était trompé ? »
39
C’ est sur les murs des catacombes romaines que Marie apparut pour la
première fois dans l’art, bien qu’il soit difficile d’en être certain tant ces
images d’une femme tenant un bébé étaient rudimentaires et floues. À partir
du IVe siècle apr. J.-C., elle est représentée avec la peau sombre et les traits
épais typiques de la région méditerranéenne, généralement en prière, les
bras levés vers le ciel. Avec l’essor de l’Empire byzantin, elle devint une
auguste silhouette pâle et vêtue de bleu, voilée et nimbée, leur protectrice
dans la guerre comme dans la paix. À partir du Moyen Âge, on ne la
dépeignait plus que sous des traits caucasiens, avec une peau d’un blanc
laiteux.
Le culte marial n’existait pas aux origines de l’Église ni dans les
enseignements des apôtres. Les concepts d’Immaculée Conception,
d’Annonciation ou d’Assomption au ciel n’avaient pas encore été inventés.
Elle n’était pas la mère des fidèles, la médiatrice auprès du Christ. Les
évangiles eux-mêmes n’ont jamais décrit son apparence physique ni
mentionné son âge ou le lieu où elle vivait. Elle ne jouait aucun rôle dans le
ministère du Christ ni dans l’établissement du christianisme. Pourtant, elle
devint la nouvelle Ève, dotée par les papes d’un pouvoir divin bien qu’elle-
même ne fût pas divine. Les protestants rejetaient généralement la dévotion
mariale. Pour eux, le christianisme ne concernait qu’une seule personne.
S’il y avait bien eu quelques personnages secondaires, aucun n’était assez
important pour trôner au côté du Fils de Dieu.
Mais l’aspect le plus mystérieux de la vie de Marie est ce qui lui est
arrivé après la crucifixion.
Elle n’était pas présente lors de la découverte du tombeau vide du
Christ. Ni lors de son Ascension au ciel ou à la Pentecôte, quand le Saint-
Esprit était descendu sur les apôtres. Elle ne reçut jamais la visite du Christ
ressuscité, bien qu’il fût apparu aux disciples et à Marie Madeleine. Il n’y a
qu’une seule référence à elle dans les Évangiles.
Jean XIX, 25-27.
Près de la croix de Jésus se tenaient sa mère et la sœur de sa mère,
Marie, femme de Clopas, et Marie Madeleine. Jésus, voyant sa mère, et
auprès d’elle le disciple qu’il aimait, dit à sa mère : « Femme, voilà ton
fils. » Puis il dit au disciple : « Voilà ta mère. » Et, dès ce moment, le
disciple la prit chez lui.
Le disciple qu’il aimait.
Une référence cryptique qui apparaît à deux autres reprises dans
l’évangile de Jean. Cet homme mystérieux est mentionné avec les cinq
mêmes mots comme étant présent à la Cène, sa tête reposant sur la poitrine
du Christ. Et de nouveau lorsque le Christ ressuscité apparut aux disciples
sur les rives du lac de Galilée. Qui était cette personne ? Nul ne le sait.
Mais il aurait pris soin de Marie jusqu’à la mort de celle-ci.
Finalement, c’est Éphèse, en Turquie, qui devint le centre de son culte.
Le disciple qu’il aimait y aurait emmené Marie. Au Ve siècle, une basilique
y fut érigée en son honneur. Des siècles plus tard, on commença à vénérer
une maison qui lui aurait appartenu.
Sans qu’il ne soit jamais fait mention de son tombeau.
Et alors que les églises regorgent de reliques de saints, aucun souvenir
d’elle n’a jamais été trouvé, hormis un vêtement et quelques gouttes de lait.
N ick pénétra dans la morgue, une bâtisse anonyme au sud de Gand qui
jouxtait un commissariat de police bourdonnant d’activité. Il avait su
où se rendre grâce aux recherches de ses collègues du bureau de Clio à New
York, qui lui avaient fourni non seulement la localisation du bâtiment, mais
aussi un plan de celui-ci. Comment s’y étaient-ils pris ? Il n’en avait pas la
moindre idée, mais il appréciait leurs efforts.
Ils étaient venus dans le véhicule qu’il s’était procuré un peu plus tôt, là
encore avec l’aide de New York. Un petit coupé Mercedes qu’il avait laissé
garé à quelques rues de la morgue, dans une allée tranquille. D’après les
informations qu’on lui avait fournies, il y avait deux entrées. L’une, qui
donnait sur la rue, était destinée aux visiteurs, l’autre, à l’arrière du
bâtiment, était l’entrée de service, sans doute celle par laquelle on faisait
passer les corps, protégée par une clôture grillagée. Il supposait qu’il y
aurait des caméras. De nos jours, dans ce genre de bâtiment, il y avait
toujours une caméra quelque part.
Il résolut donc de passer par la porte d’entrée.
Comme n’importe quel visiteur.
À cette heure tardive, le personnel était sans doute réduit au minimum,
mais ils devaient faire attention aux flics du commissariat voisin.
Il s’introduisit dans le bâtiment et constata avec soulagement qu’il n’y
avait personne derrière le bureau à l’accueil. Une porte close conduisait aux
entrailles du bâtiment.
« Vérifiez cette porte », dit-il à Claire en jetant des coups d’œil derrière
eux pour s’assurer que personne n’arrivait.
Elle s’approcha et saisit la poignée.
Qui tourna. Jusqu’ici tout allait bien.
Il lui adressa un signe de tête et ils franchirent tous les deux la porte qui
donnait sur un couloir faiblement éclairé dans lequel flottait une forte odeur
de formol. Claire retint la porte pour éviter d’alerter tout le bâtiment de leur
présence en la faisant claquer sur ses charnières à ressorts. Il ne lui avait
rien demandé, elle l’avait fait d’instinct. Impressionnant. Trois portes closes
s’alignaient le long du couloir, et il y en avait une autre à son extrémité. Elle
essaya les trois premières. Fermées à clé. Il n’y avait aucune caméra en vue
ici. Parfait. Il se dirigea vers la porte au bout du couloir.
Elle donnait sur la chambre froide, dont deux murs étaient recouverts de
portes en acier inoxydable fermées par des loquets. Les tiroirs renfermant
les corps. Il se demanda où étaient les employés. À en croire l’expression
sur le visage de Claire, elle se posait la même question.
Puis il entendit quelque chose.
Une porte qui s’ouvrait et se refermait.
Des bruits de pas, qui approchaient.
Il adressa un signe de tête à Claire, qui prit position derrière la porte.
Il resta quant à lui au milieu de la pièce et attendit.
La porte s’ouvrit et un jeune homme barbu entra en mangeant un
sandwich. Son regard se fixa immédiatement sur ce qui était sûrement, à ses
yeux, la seule anomalie dans la pièce. Le type dit quelque chose en
flamand.
« Vous parlez anglais ? demanda Nick.
— Qui êtes-vous ? »
Nick feignit la surprise.
« Personne ne vous a prévenu ?
— Prévenu de quoi ?
— Je suis ici pour la femme abattue hier soir. Je n’ai pas son nom. Une
femme blanche, cheveux blonds, coupés court. Visage meurtri par le choc
contre le trottoir. Multiples blessures par balle.
— Je vois de qui vous parlez. Mais personne ne m’a prévenu que son
corps allait être déplacé. Je vais devoir… »
Soudain, Claire bondit sur l’homme et lui enserra le cou de son bras
droit, refermant sa main gauche sur son poignet droit.
Une prise d’étranglement ?
Elle fit pression jusqu’à ce que le sandwich glisse de la main de
l’homme.
« C’est ce qu’on vous enseigne au couvent ? »
Elle relâcha son étreinte et soutint le corps inerte de l’homme pour
amortir sa chute. « Nous n’utilisons jamais la force létale. » Elle se leva.
« Je ne comprenais pas bien où vous alliez avec votre baratin. Nous n’avons
pas le temps d’être subtils. »
Apparemment, elle n’avait pas une grande confiance dans les aptitudes
de Nick. « Et si on essayait de trouver sœur Rachel et filait d’ici en vitesse ?
Avant que d’autres employés arrivent. On ne pourra pas tous les étrangler. »
Il marqua une pause. « Ou peut-être que si ? »
Elle ignora la raillerie et ils vérifièrent les compartiments un par un. Ils
finirent par trouver sœur Rachel, qui gisait dans une housse mortuaire noire
sur un plateau en inox. Claire se signa et récita une prière. Il attendit
respectueusement qu’elle ait terminé. Ils n’avaient baissé la fermeture à
glissière que pour révéler son visage pâle et ses épaules nues, mais le
tatouage était bien visible.
Ils avaient prévu de sortir le corps, puis quitter Gand et retrouver sœurs
Ellen et Isabel qui les attendaient à la sortie de la ville. De là, sœur Rachel
serait ramenée en France. Un voyage d’environ douze heures. Par chance, il
n’y avait pas de contrôle aux frontières entre les pays de l’Union
européenne. Une libre circulation du commerce, dont les servantes avaient
prévu de tirer parti.
Claire se signa une nouvelle fois, et il comprit qu’elle avait terminé.
Il remonta la fermeture éclair et regarda la servante.
Des larmes coulaient de ses yeux marron. « Elle n’aurait pas dû
mourir. »
Il était d’accord. Mais il ne put s’empêcher de demander : « Ça en valait
la peine ? »
Elle le fusilla du regard. « Pour elle, oui, et c’est tout ce qui compte.
— Vous prenez toutes autant la mort à la légère ?
— Nous ne prenons pas la mort à la légère, répliqua-t-elle sèchement.
— Ce n’est pas l’impression que j’ai. J’ai vu cette femme mourir. Elle a
jeté l’ordinateur et a fait face aux policiers, qui ont fait feu. Peut-être
pensait-elle qu’ils ne tireraient pas ? Mais quand ils ont braqué leurs armes
sur elle, elle n’a pas bougé. » Il marqua une pause. « Pour vous donner le
temps de fuir. »
Les larmes coulèrent de plus belle. Son instinct lui disait que ce n’était
pas une femme qui pleurait souvent.
« Vous croyez que je ne sais pas tout ça ? demanda-t-elle d’une voix
tremblante d’émotion et pourtant ferme. J’étais sa supérieure. Je l’ai
envoyée là-bas. J’étais responsable d’elle.
— Quoi qu’il se passe ici, j’espère que ça en vaut la peine. »
Les yeux de la jeune femme se posèrent sur la housse mortuaire. « Oui,
ça en vaut la peine.
— Nous devons partir. »
Elle essuya ses joues humides et hocha la tête.
Il se baissa pour attraper la housse, la souleva et posa le corps sur son
épaule droite. Ce n’était pas la manière la plus respectueuse de porter un
mort, mais ils n’avaient guère le choix. Il espéra qu’ils trouveraient une
voie par où s’échapper et faire leur alliée de l’obscurité. Ils ne pouvaient
certainement pas se faufiler par la porte d’entrée et courir le risque d’être
pris en flagrant délit par les policiers du commissariat voisin. Il y avait une
deuxième porte dans la pièce, que Claire ouvrit pour révéler une salle plus
grande, meublée de tables en acier inoxydable qui servaient sans doute aux
autopsies. Les murs étaient tapissés d’armoires vitrées remplies de diverses
fournitures et instruments. Il trouva ce qu’il cherchait de l’autre côté. La
porte de sortie. En métal lourd et percée d’une petite fenêtre grillagée.
Alors qu’ils se dirigeaient vers elle, un détail attira son attention.
Une caméra installée dans l’angle opposé, avec un voyant rouge
signalant qu’elle était allumée. Claire la vit aussi, mais ne dit rien, se
contentant d’ouvrir la porte à la volée.
Alors qu’ils se précipitaient dans la nuit, une alarme assourdissante
retentit.
Aucune chance qu’ils quittent les lieux discrètement à présent. Et
jamais ils n’atteindraient la voiture garée un pâté de maisons plus loin. Il
repéra un autre véhicule juste après le petit quai de chargement. « Allez voir
s’il y a les clés de la voiture sur le type que vous avez étranglé. »
Sans hésiter une seconde, elle retourna à l’intérieur. Il descendit une
courte volée de marches et se dirigea vers le véhicule, qui n’était pas
verrouillé. Ce qui n’avait rien d’étonnant, puisqu’il était garé dans un
parking fermé, à deux pas d’un commissariat.
L’alarme hurlait toujours.
Claire émergea du bâtiment en brandissant un trousseau de clés. Le
véhicule était une vieille Volvo, une compacte à quatre portes. Il régnait un
désordre monstrueux dans l’habitacle, le siège arrière jonché de vêtements
et toutes sortes de cochonneries. Il déposa soigneusement sœur Rachel sur
la banquette arrière, par-dessus ce qui s’y trouvait déjà.
« J’espère que ce sont les bonnes », dit-il en rattrapant le trousseau
qu’elle venait de lui lancer. Un porte-clés noir portant l’inscription Volvo
apaisa ses craintes.
« On va bientôt avoir de la compagnie. J’ai poussé les tables contre la
porte intérieure pour les ralentir. »
Ils grimpèrent dans la voiture.
Il s’installa derrière le volant et inséra la clé dans le contact.
C’était la bonne.
Le moteur rugit.
Il enfonça l’embrayage et enclencha la marche arrière. Alors qu’il
reculait pour sortir de la place de parking, la porte du bâtiment s’ouvrit et
plusieurs agents en uniforme en jaillirent. Jetant un coup d’œil par la vitre
latérale, il vit qu’ils n’étaient pas armés.
Dieu merci.
Il passa la première, tourna le volant et, accélérant, roula droit vers le
double portail dont les battants étaient fermés par une chaîne. Pas de verrou
sophistiqué, rien qu’une bonne vieille serrure à l’ancienne.
Il passa la troisième et accéléra.
« Accrochez-vous », dit-il.
Et il fonça droit dans le portail, dont les deux battants s’écartèrent
violemment.
« Vous nous avez dit que vous pouviez récupérer le corps, dit Claire.
Nous pensions que vous utiliseriez votre accréditation de l’Onu. »
Il vira brutalement à droite en sortant du parking et les phares
s’enfoncèrent dans la rue étroite et silencieuse. Ce n’était qu’une question
de secondes avant que la police les prenne en chasse. « Vous ne m’avez pas
laissé le temps d’essayer. » Il arrivait à une intersection. « Vous savez où on
va ?
— Donnez-moi une seconde. »
Alors qu’elle sortait son téléphone et commençait à taper sur l’écran, il
vit les gyrophares dans son rétroviseur. Une voiture de police les suivait.
Il enfonça l’accélérateur.
45
Jeudi 10 mai
00 h 50
bon s’attarder en enfer alors que la liberté de l’autre monde était à portée de
main ? Les catholiques considéraient le suicide comme un grand péché.
L’idée d’une bonne fin était propre aux cathares. Lorsqu’ils se quittaient, les
cathares ne se disaient pas Au revoir ou Que Dieu soit avec vous, mais
préféraient user de l’expression beaucoup plus spécifique Puissiez-vous
avoir une bonne fin. Le père Tallard n’avait pas eu cette chance. Il était
mort comme le pécheur répugnant qu’il avait été toute sa vie d’adulte.
Bernat éprouvait-il des regrets ?
Pas le moindre.
Il se sentait encore troublé par sa rencontre avec l’archevêque, et la
question de Raymond Barbe sur ce qu’il avait ressenti était légitime. Il
s’était longtemps demandé ce que cela ferait de se retrouver enfin en
présence de Vilamur. Son père biologique. L’homme qui l’avait élevé, qu’il
avait considéré comme son père à tous points de vue, était une âme douce
qui avait quitté ce monde bien trop jeune. En dehors de cette erreur de
conduite avec Vilamur, sa mère avait mené une vie exemplaire, et elle aussi
était morte trop tôt. Elle s’était cependant éloignée du catholicisme et avait
fini par découvrir le catharisme, qui lui avait offert un peu de réconfort et de
paix. Elle avait atteint le statut de parfaite, juste avant de mourir. Bernat
l’avait suivie dans cette religion, essayant de trouver sa propre paix
intérieure. Il détestait porter en lui l’ADN de Vilamur. L’hypocrisie de la vie
de cet homme et les vices de sa religion l’emplissaient de dégoût.
L’Église catholique avait assassiné plus de personnes au cours des deux
derniers millénaires que toute autre institution conçue par l’homme. Elle
avait systématiquement étouffé la vérité et combattu le progrès scientifique.
Tout au long de l’histoire, elle avait, à un moment où un autre, activement
soutenu l’esclavage, le fascisme et le sexisme. Elle avait publié le Malleus
Maleficarum, qui expliquait en détail comment torturer et assassiner des
femmes innocentes. Elle avait emprisonné et brûlé des scientifiques sur le
bûcher dans une tentative futile de maintenir les masses dans l’ignorance.
Elle avait terrorisé les Juifs et les musulmans durant des siècles, torturé et
assassiné pendant l’Inquisition et les croisades, tout cela au nom d’un Dieu
soi-disant aimant. Elle avait ignoré les récits des témoins oculaires du
massacre des Juifs par les nazis. Elle avait systématiquement couvert des
dizaines de milliers de cas d’abus sexuels perpétrés par des prêtres. Elle
avait même eu l’audace d’absoudre des fautes qui n’avaient pas encore été
commises en permettant aux pécheurs d’acheter des indulgences.
Les excuses présentées par Jean-Paul II en 2000 pour tous les péchés
commis par l’Église étaient risibles.
« Ils vont payer », murmura-t-il en lui-même.
Il n’ignorait pas que la vidéo envoyée à Vilamur était une arme à double
tranchant. Elle prouvait que Tallard était un prédateur sexuel et que Vilamur
le savait, mais elle reliait aussi Bernat à la mort de Tallard. Vilamur
pouvait-il aller voir la police ? Oui, bien sûr, mais il ne le ferait jamais. La
dernière chose que voulait l’archevêque, c’était impliquer les autorités dans
cette affaire. La publicité qui en résulterait serait incontrôlable. Non. Cela
devait rester une affaire privée. Il n’était même pas certain que cette enflure
aille faire le test ADN.
Vilamur connaissait la vérité.
Il l’avait apprise trente-deux ans plus tôt, lorsque sa mère l’avait placé
devant le fait accompli. Et Bernat l’avait vue tout à l’heure, quand la
bouche de Vilamur disait une chose et ses yeux une autre. Ils étaient
parents. Cela ne faisait aucun doute. Mais le test fournirait une preuve que
Vilamur ne pourrait jamais nier.
Aussi voulait-il, avant de le détruire, que ce salaud soit témoin de son
plus grand triomphe. Il fixa l’écran de l’ordinateur. Les Juges intègres.
Un nom particulièrement à propos.
46
01 h 20
K elsey se réveilla.
Elle était allongée dans le noir, dans un espace confiné. Ses mains
étaient attachées derrière son dos, sa bouche bâillonnée par du ruban
adhésif. Génial. Et elle se déplaçait, le compartiment vibrait. Un coffre.
Bingo. Elle se trouvait dans le coffre d’une voiture, qui roulait sur une route
relativement lisse.
Sa prieure l’avait encore une fois trahie.
Fouillant dans son esprit embrumé, elle se rappela avoir senti une odeur
étrange puis s’être évanouie. Elle tira sur les liens qui lui entravaient les
mains et les pieds. Solides. Aucune chance qu’elle réussisse à se libérer.
Elle n’aimait pas cette sensation d’enfermement, mais se força à garder son
calme, à respirer par le nez. Puis elle donna des coups de pied dans les
parois du coffre. Encore et encore.
La voiture commença à ralentir.
Et s’arrêta enfin.
Elle entendit des portières s’ouvrir et se fermer et, quelques instants
plus tard, le couvercle du coffre se souleva. Dans la lumière qui envahit le
compartiment, elle vit les visages des deux sœurs de tout à l’heure, Ellen et
Isabel. Elles l’aidèrent à sortir et défirent ses entraves. Elle s’empressa de
retirer le scotch sur sa bouche et se retint de crier, comprenant que cela ne
servirait à rien. Du reste, elle refusait de montrer à ces femmes qu’elle avait
peur.
Sœur Ellen se tourna face à elle. « Nous sommes prêtes à vous faire
voyager avec nous dans la voiture, si vous promettez de bien vous
comporter.
— Pourquoi le ferais-je ?
— Parce que nous ne sommes pas vos ennemies, fit sœur Isabel.
— Vous avez une curieuse façon de le montrer.
— Nous n’avions pas le choix, dit Ellen. Vous ne nous avez pas laissé le
choix.
— Qu’ai-je fait ? » Elle avait les idées parfaitement claires à présent.
« Où m’emmenez-vous ?
— Dans un endroit sûr.
— Ce n’est pas une réponse.
— Haec est speciosior sole et super omnem stellarum dispositionem.
Luci comparata invenitur prior. Candor est enim lucis aeternae et speculum
sine macula dei maiestatis », dit sœur Ellen avec une prononciation
parfaite.
Kelsey, qui avait étudié le latin, comprit immédiatement le sens de ces
mots.
« Elle est plus belle que le soleil et surpasse toutes les constellations. Si
on la compare à la lumière, on la trouve bien supérieure. Elle est en fait le
reflet de la lumière éternelle et le miroir immaculé de la majesté de Dieu. »
Et elle savait à quoi ils faisaient référence.
Au-dessus du panneau central de L’Autel de Gand se trouvaient trois
autres panneaux. L’un représentait Dieu ou Jésus sur le trône, c’était celui
qu’elle avait montré à Nick. Un autre figurait Jean le Baptiste, et le
troisième la Vierge Marie. Dans l’auréole qui nimbait la tête de la Vierge,
Jan Van Eyck avait peint une inscription.
Les mots que sœur Ellen venait de prononcer.
« Votre latin est excellent, dit-elle.
— Je l’ai étudié. Vous savez à quoi je fais référence ?
— Bien sûr. C’est ainsi que Van Eyck a décrit la Vierge Marie. Les mots
sont tirés du Livre de la Sagesse. »
Ils roulaient en rase campagne, déjà loin de Gand. Le ciel de velours au-
dessus d’elles scintillait d’étoiles. Il n’y avait pas de lune ce soir, et presque
aucun bruit. Elle était seule avec les deux servantes de Saint-Michel qui, de
toute évidence, n’étaient pas de simples nonnes.
« Ma sœur, dit Isabel. Pouvons-nous vous appeler Kelsey ? »
Pourquoi pas ? se dit-elle. « D’accord.
— Kelsey, vous avez découvert quelque chose que le Vatican cherche
depuis longtemps.
— Les Juges intègres ? »
Elles acquiescèrent toutes les deux.
« Il a disparu en 1934, dit Ellen. Pour vous, c’est une merveilleuse
œuvre d’art médiévale peinte par un grand maître. Pour nous, pour le
Vatican, c’est bien davantage. Votre révélation a donné le coup d’envoi
d’une course restée longtemps en sommeil. »
Elle voyait que ce n’était pas une blague. Ces femmes étaient sérieuses.
« Une course pour quoi ?
— Veritas Vita. »
La vérité, la vie.
« C’est aussi sur le retable, dit-elle.
— Nous le savons. Nous aimerions que vous veniez avec nous. De votre
plein gré. Vous nous accompagnez parce que vous en avez envie. Une fois
que nous serons arrivées à destination, tout vous sera expliqué.
— Et si je refuse ?
— Vous viendrez quand même. Seulement, il n’y aura pas de réponses à
vos questions. »
Bon à savoir. « Pourquoi moi ?
— Nous avons besoin de votre expertise, dit Ellen. Au sujet du retable.
— Qui a dit que j’étais une experte ? »
Elle sourit. « Votre prieure. Elle nous a dit que vous aviez passé
plusieurs mois à vous préparer pour votre travail sur Les Juges intègres, en
étudiant tout ce qui est disponible sur le sujet. Nous avons besoin de ces
connaissances, ainsi que de votre expertise artistique. »
Elle était à présent plus perplexe qu’en colère. Intriguée, plus que
révulsée. Et quel choix avait-elle ? Apparemment, sa prieure et ces deux
servantes étaient déjà convaincues qu’elle les aiderait. Alors, pourquoi les
décevoir ?
« Très bien. Je ferai de mon mieux. Mais je veux parler à Nick.
— Ce n’est pas nécessaire, dit Ellen. Notre vestale est avec lui en ce
moment. Elle lui dira que vous êtes en sécurité. »
Mais elle s’interrogeait.
Était-elle vraiment en sécurité ?
47
N ick avait guidé la Volvo dans les ruelles étroites de Gand afin de quitter
la ville, et roulait à présent sur une route de campagne plongée dans
l’obscurité.
« Ils sont toujours derrière nous », dit Claire depuis le siège passager.
Effectivement, une voiture de police au gyrophare allumé était visible
dans ses rétroviseurs.
« Où allez-vous ? demanda-t-elle.
— N’importe où. J’essaie juste de les semer.
— Voler ce corps était une mauvaise idée. »
Comme s’il ne le savait pas. « Vous n’en aviez pas de meilleure, si mes
souvenirs sont bons.
— Ça ne va pas plaire du tout à mon abbesse.
— Ni à mon chef.
— Elle m’a explicitement demandé de ne pas me planter. De ne pas nous
attirer davantage d’ennuis. »
C’était assez mal parti, songea Nick en regardant dans son rétroviseur la
voiture de police qui les suivait toujours. Il savait d’expérience que sa carte
de l’Onu pouvait lui ouvrir beaucoup de portes, mais qu’elle ne lui était en
revanche d’aucune utilité pour se tirer d’affaire quand il enfreignait la loi.
Comme il venait de le faire. C’était un motif de licenciement selon le contrat
qu’il avait signé, mais quelques entorses à la loi étaient tolérées en fonction
de l’endroit du monde où il se trouvait. Malheureusement, la Belgique ne
faisait pas partie de ces pays où les autorités étaient susceptibles de fermer
les yeux sur ses infractions.
Ils roulaient à toute vitesse en rase campagne, sur une nationale bordée
d’arbres de chaque côté. Il n’y avait aucune voiture en vue hormis celle qui
les poursuivait. La route devant lui était une ligne droite, il se déporta donc
sur la voie de gauche et relâcha l’accélérateur, laissant la voiture de police le
dépasser par la droite.
Il entendit un crissement de pneus lorsqu’elle freina, arrivant presque à
sa hauteur.
« Accrochez-vous », dit-il à Claire.
Il se rapprocha du bas-côté puis donna un coup de volant vers la droite,
percutant le véhicule de police dans un grincement de métal.
Le volant lui échappa.
Les roues droites se décollèrent de l’asphalte et la voiture resta un instant
en équilibre sur le côté gauche tout en se dirigeant en vacillant vers le bord
de la chaussée.
Après l’ascension du Christ, Marie vécut trois ans sur le mont Sion,
trois ans à Béthanie et neuf ans à Éphèse. Au cours de la quinzième année
après la mort de Notre-Seigneur, Marie quitta Éphèse et, avec d’autres
personnes, dont moi-même, embarqua sur un bateau. Nous prîmes la mer et
naviguâmes, à la merci des éléments, guidés par la main de Dieu, en
direction de l’est. Notre voyage prit fin à Narbo, dans la provincia romana.
De là, Marie se dirigea vers l’intérieur des terres et les montagnes, où elle
s’installa pour finir sa vie dans le repentir.
Il était allongé sur son lit, les yeux rivés à l’iPad, dans la pièce éclairée
par la seule lumière de l’écran. Le Témoignage de Jean avait depuis
longtemps été traduit en latin, en italien et en anglais. Il avait également été
censuré, enfermé dans des archives scellées, accessible uniquement avec la
permission du pape. Laquelle n’avait été accordée qu’à de rares personnes,
toutes membres du Vatican. Lui-même était le seul, en ce moment, à jouir
de ce privilège.
Il savait de tout son être que chaque mot du récit était vrai.
Les premiers pères de l’Église se souciaient très peu de ce que pensaient
les masses. Ils avaient la chance de régner sur une population en grande
partie analphabète et terrifiée par les autorités, qu’ils n’avaient aucun mal à
contrôler. Un mélange sain de peur et de fantasme pouvait accomplir des
miracles. Quand quelqu’un osait remettre en question la parole de l’Église,
il était qualifié d’hérétique, torturé, puis brûlé sur le bûcher. Si bien que les
voix de l’opposition étaient rares.
Ce n’était plus le cas aujourd’hui.
Les contradicteurs disposaient d’une multitude d’outils capables de faire
des ravages. La radio. La télévision. Les téléphones portables. Les réseaux
sociaux. Internet. La presse en général. Tous aussi néfastes les uns que les
autres. Et incontrôlables. Cette pensée le mena une fois de plus à se
demander ce qu’il ferait s’il trouvait vraiment ce qu’il cherchait.
Son téléphone vibra.
Il souleva l’appareil et reconnut le numéro. Il attendait un rapport. Il
répondit et écouta son interlocuteur pendant quelques instants.
Puis il prit une décision.
Et distribua des ordres.
50
La voiture fonçait toujours sur l’autoroute, sans que les sœurs Ellen et
Isabel, assises à l’avant, lui prêtent la moindre attention.
Elle n’avait aucun moyen de contacter qui que ce soit. Aucun compte
mail n’était associé à l’ordinateur. Aucune icône ne signalait la présence
d’une application de messagerie. Mais elle n’en éprouvait plus vraiment le
besoin, car sa peur et sa colère avaient reflué, et elle se sentait à présent
intriguée, impliquée même.
Elle se concentra sur les deux visages identiques de l’original des Juges
intègres.
Les deux étaient rasés de frais, et l’un portait une robe verte et un
chapeau de fourrure bleu et argent. Il était tourné à quatre-vingt-dix degrés
vers la droite, ses yeux regardant droit vers le panneau central. Ses deux
mains étaient visibles, la gauche vide, la droite tenant un court bâton posé
en équilibre sur son index et maintenu en place par son pouce. Il pointait
dans la même direction que son regard.
Vers la droite.
Le visage était le même que celui de l’homme derrière Hubert Van
Eyck, que les experts pensaient être celui de Jan Van Eyck.
Pourquoi Jan s’était-il peint deux fois ?
Son regard suivit la direction qu’indiquait le bâton dans la main de Jan
jusqu’au panneau adjacent, celui connu sous le nom de Chevaliers du
Christ.
Elle cliqua sur l’image pour l’agrandir.
Neuf personnes à cheval.
Plusieurs étaient coiffées de couronnes suggérant qu’elles appartenaient
à la royauté. Le chevalier de tête portait une armure d’argent et tenait une
hampe dans une main et un bouclier dans l’autre. C’était celui qu’elle avait
montré à Nick, en attirant son attention sur les mots étranges inscrits dans la
croix rouge au sommet du bouclier. Elle connaissait l’histoire de ce
personnage. Le visage neutre, androgyne. La couronne de laurier encerclant
sa tête. L’apparence résolument féminine de l’armure.
Nombre d’historiens pensaient qu’il s’agissait de Jeanne d’Arc.
Ce qui était tout à fait possible compte tenu de son lien avec Jan Van
Eyck. C’était le bienfaiteur de ce dernier, Philippe le Bon, duc de
Bourgogne, qui l’avait capturée et livrée aux Anglais. Elle avait été
exécutée en 1431. Le retable avait été achevé en 1432. Si les deux visages
dans Les Juges intègres étaient ceux de Jan Van Eyck, alors celui-ci avait
peint une baguette dans sa main qui pointait directement vers Jeanne d’Arc.
Du bout du doigt, Kelsey continua de tracer une ligne droite au-delà de
Jeanne, hors du panneau des Chevaliers du Christ, jusqu’au grand panneau
principal. La trajectoire conduisit son doigt à travers la haie qui occupait le
quadrant supérieur gauche du panneau. Vers le centre, les buissons
disparaissaient, laissant entrevoir une vallée lointaine, avant de s’élever vers
le ciel en direction du Saint-Esprit qui illuminait toute la scène. La vallée
semblait être une tache bleu-gris dans le lointain, brumeuse et menaçante.
Mais, en agrandissant la zone, la masse floue laissait place à quelque chose
d’assez remarquable.
Un bâtiment.
Distinct, quoique d’une structure inhabituelle. Constitué de plusieurs
étages et de plusieurs ailes surmontées de toits à pignons, ainsi que d’une
tour conique, il semblait occuper un promontoire au milieu des arbres, isolé,
tranquille et solitaire. Elle ne pouvait pas être la première à le remarquer,
puisque le moindre centimètre du retable avait été minutieusement analysé.
On l’avait sans doute considéré comme un détail insignifiant parmi les
milliers d’autres que Jan Van Eyck avait inclus au tableau dans sa quête de
réalisme. Mais, depuis 1934, personne d’autre qu’elle n’avait eu sous les
yeux l’original des Juges intègres et n’avait pu l’étudier en regard du reste
du retable.
Tout cela n’était-il qu’une coïncidence ?
Quelque chose lui disait que non.
Jan Van Eyck avait intentionnellement laissé cet indice.
« Votre ordre a-t-il un lien avec Jeanne d’Arc ? demanda-t-elle aux deux
femmes sur le siège avant.
— Oui, dit Isabel. C’était une des nôtres, une postulante, qui a quitté la
maison-mère pendant sa formation pour accomplir de grandes choses. Elle
est morte bien trop jeune. Mais nous avons puisé une grande force de son
martyre. »
À partir de 1431, l’image négative de Jeanne évolua. Les apparitions
commencèrent. Des miracles se produisirent, qui lui furent attribués.
Plusieurs femmes se firent passer pour elle. Elle n’était plus considérée
comme une hérétique. Au contraire, on commença même à la qualifier de
sainte. Charles II en vint à craindre que son accession au trône ne soit jugée
illégitime, puisque c’était l’intervention de Jeanne qui l’avait rendue
possible. Si Jeanne était une hérétique et une sorcière, comme l’avait
décrété le tribunal, et si le roi avait bénéficié de ses pouvoirs, cela ne
faisait-il pas aussi de lui un hérétique ? Cette question revenait sans cesse.
À tel point qu’en 1450, Charles ordonna une enquête sur sa condamnation.
Cinq ans plus tard, poussé par la mère de Jeanne, le pape intervint pour
demander l’annulation du verdict.
Ce qui arriva en 1456.
Le jugement d’origine fut cassé pour falsification, iniquité et
contradictions, et décrit comme entaché d’erreurs factuelles et juridiques.
La condamnation de Jeanne fut déclarée nulle, non avenue, sans valeur ni
effet. Elle fut lavée de tout péché. Et, finalement, devint une sainte.
« Une grande fête a été organisée à Orléans après sa réhabilitation, dit
Ellen. Mais pourquoi cette question ?
— Simple curiosité. »
Elle ne pouvait s’empêcher de se demander si c’était là toute l’histoire,
mais elle doutait que ces deux femmes partagent avec elle la vérité. Elle
devait parler à leur supérieure.
« Avez-vous trouvé quelque chose ? » voulut savoir Ellen.
Que Dieu lui pardonne.
« Pas encore. Mais je continue à chercher. »
54
Pyrénées
Sud de la France
13 h 40
*
* *
« Allez, Nick, on y va », dit Charlie Minter.
Ils étaient partis à l’aventure. Nick, Charlie et Marvin Royster. Trois
gamins de douze ans en randonnée dans les collines près de Colorado
Springs. Sac sur le dos, chaussures de marche aux pieds. Ce n’était pas la
première fois qu’ils partaient ainsi en virée dans la nature, c’était l’un des
avantages à vivre dans une région aussi magnifique. Les trois enfants
avaient grandi ensemble, leurs parents étant des amis proches. Aujourd’hui,
en ce beau samedi après-midi, ils étaient des explorateurs qui suivaient un
sentier au-dessus de la limite des arbres, les pics déchiquetés coiffés de
neige se profilant au loin, au-delà des vallées vertes baignées de soleil.
Ils se dirigeaient vers les tunnels. Creusés à l’origine pour transporter
le minerai à travers les montagnes, la plupart étaient dépourvus d’intérêt.
Mais il y en avait un sur lequel courait une légende. On racontait qu’un
wagon transportant des enfants s’était retrouvé coincé quand le tunnel
s’était effondré. Les dégâts avaient été si importants que l’entrée avait été
scellée, laissant le wagon rempli de corps à l’intérieur, et les esprits piégés
pour l’éternité.
Une bonne vieille histoire de fantômes.
« Mon frère m’a dit que des randonneurs ont entendu des rires dans le
tunnel, fit Charlie. Il jure que c’étaient les fantômes. »
Nick avait entendu la même chose de ses grands frères. Mais il se
demandait si c’était vrai, ou s’ils essayaient simplement de lui ficher la
trouille.
« D’après mon père, dit Marvin, certaines personnes qui sont entrées
ont été griffées par les fantômes. On entend des voix et il se passe plein
d’autres trucs bizarres. »
À force d’entendre toutes ces histoires, ils avaient décidé d’aller voir
par eux-mêmes ce qu’il en était.
L’ascension dura environ une demi-heure, sur une piste qui était en
réalité un étroit chemin de terre entièrement balisé. Aucun risque de se
perdre. Il aperçut Beaver Lake au loin vers l’ouest, dont la surface miroitait
d’un bleu argenté sous le soleil. On disait que des fantômes rôdaient aussi
là-bas. Il avait lu qu’une bataille entre les Cheyennes et les Utes s’était
déroulée sur ses rives. Des Indiens se battant contre des Indiens. Les
femmes et les enfants étaient montés sur des radeaux pour essayer
d’échapper au carnage en se réfugiant sur le lac, mais une tempête avait
éclaté et ils avaient tous péri dans les eaux. On racontait que le lac était
hanté par ceux qui s’étaient noyés, même s’il n’avait jamais rien vu ni
entendu de suspect là-bas.
Ils suivirent le sentier qui montait toujours plus haut, jusqu’à ce qu’ils
atteignent l’entrée du tunnel hanté. Elle leur parut immense, bien assez
large pour qu’une charrette tirée par un cheval puisse passer.
Nick ne s’attendait pas à ça.
« Mon père dit qu’ils l’ont ouvert il y a des années », fit remarquer
Charlie.
Soudain, Nick n’était plus aussi sûr que les légendes étaient fausses.
Peut-être y avait-il un peu de vrai ? « Vous croyez qu’on peut entrer ? »
Marvin secoua la tête. « Je suis pas sûr. »
Charlie fit glisser son sac à dos de son épaule. « Vous avez la trouille
ou quoi ?
— Moi non », se sentit obligé de dire Nick.
Et Marvin était d’accord. « Moi non plus. On y va.
— Attendez, fit Charlie. J’ai apporté de quoi nous protéger. »
Le garçon défit la fermeture éclair de son sac à dos, plongea la main à
l’intérieur, et en sortit un pistolet.
« Waouh », souffla Marvin.
Nick écarquilla de grands yeux. « Où est-ce que t’as trouvé ça ?
— C’est à mon père. Il le garde caché, mais je sais où. Je me suis dit
qu’on pourrait en avoir besoin.
— Contre un fantôme ? demanda Nick.
— Nous ne savons pas ce qu’il y a à l’intérieur », rétorqua Charlie.
Nick n’avait jamais touché ni vu une arme de près. Sa famille n’aimait
pas beaucoup les armes à feu. Celle-ci était grosse et noire, et semblait
lourde dans la main de son ami.
« C’est un Colt, dit Charlie en saisissant la crosse à deux mains.
Comme dans les westerns. » Il leva le pistolet et le pointa sur un arbre.
« Maintenant, on est prêts à affronter ce qui se cache dans ce tunnel. »
Tout est arrivé très vite.
Si vite que lorsque Nick comprit ce qui s’était passé, il était déjà trop
tard.
Marvin tendit la main vers l’arme en disant qu’il voulait la tenir.
Charlie résista en faisant pivoter le pistolet et criant « non ! ». Sa main
dessina un arc et, l’espace d’un instant, le canon de l’arme se retrouva
pointé droit sur Marvin. C’est à ce même instant que la détente fut
accidentellement pressée.
La balle s’enfonça dans la poitrine du garçon.
Puis jaillit de son dos.
F uentes sortit de la voiture sous le soleil de midi, dont les verres noirs
réfléchissants de ses lunettes atténuaient à peine la dureté des rayons.
Une coupole de ciel bleu s’étendait d’est en ouest. Cela faisait longtemps
qu’il n’était pas allé dans les montagnes, lui qui avait grandi sur le versant
espagnol des Pyrénées, près de Barcelone, et partait souvent en randonnée
dans les collines avec ses deux frères quand ils étaient gamins. L’un d’eux
était aujourd’hui décédé, mais l’autre vivait à Madrid et serait sûrement
présent le jour où Fuentes serait couronné pape.
Et ce jour arrivait à grands pas.
Il pouvait compter sur un fort soutien au sein du Collège des cardinaux,
ce qui permettait de le considérer comme un candidat sérieux. Beaucoup de
cardinaux votaient pour eux-mêmes au premier tour. Certains pour la simple
satisfaction d’entendre prononcer leur nom. Une expérience unique, qui
n’arrivait qu’une fois dans une vie. D’autres le faisaient pour signaler à
leurs frères qu’ils étaient intéressés par le poste. Mais les prétendants
sérieux ? Ceux qui avaient une réelle chance de gagner ? Ils votaient pour
eux-mêmes tout bonnement pour ajouter une voix à celles qu’ils avaient
déjà engrangées. Et si ce premier décompte leur était favorable, alors tous
les prétendants sauraient que la course était lancée.
Et il était prêt.
Mais que disait le proverbe, déjà ?
Qui entre pape au conclave en sort cardinal.
Une mise en garde à ceux qui se voyaient déjà papes, qu’ils étaient
nombreux à avoir ignorée. Il n’y avait pas eu de pape espagnol depuis
Alexandre VI au début du XVIe siècle. Et ce n’était pas franchement un
exemple à suivre. C’était un Borgia, qui avait gravi les échelons de la
hiérarchie grâce au népotisme, entretenu de nombreuses maîtresses,
engendré plusieurs enfants, et acheté sa place sur le trône papal avec des
pots-de-vin. Il était considéré comme l’un des papes les plus corrompus de
l’histoire.
Fuentes ferait mieux à n’en pas douter.
L’archevêque Vilamur et lui avaient parcouru le chemin depuis
Toulouse dans un véhicule du diocèse. Ils se trouvaient à présent sur un
parking pavé au pied du mont Canigou, à la sortie de la petite ville située en
contrebas de la maison-mère des sœurs-servantes de Saint-Michel. À en
croire les panneaux, c’était là que les visiteurs laissaient leurs véhicules
avant de gravir la montagne jusqu’à l’abbaye. Il n’y avait qu’une seule autre
voiture aujourd’hui, et le panneau qui indiquait d’ordinaire les heures
d’ouverture pour les visites était recouvert d’une affiche signalant que le
site était fermé pour la journée.
Intéressant.
Apparemment, ils étaient attendus.
« Gérard, dit-il à Vilamur, une fois que nous serons à l’abbaye, j’aurai
besoin de votre aide pour y pénétrer. Elles ignoreront mes demandes, mais
je ne vois pas comment elles pourraient refuser l’entrée à leur archevêque. »
Il avait volontairement gardé le silence pendant une bonne partie du
voyage. Vilamur non plus n’avait pas dit grand-chose depuis qu’ils étaient
retournés au presbytère, quelques heures plus tôt, après s’être occupés de de
Foix. Il décida qu’une explication s’imposait. « Je vous ai dit hier que les
papes étaient des imbéciles. Mais ces servantes ? Elles sont loin d’être
idiotes. Sans quoi elles n’auraient pas réussi à rester cachées aussi
longtemps.
— Comment avez-vous appris leur existence ? Comment saviez-vous
que vous deviez les chercher ? »
Puisqu’ils devaient attendre les autres, autant en profiter pour tout
raconter à son nouvel allié.
« Au XIIIe siècle, à l’époque de la croisade des Albigeois, le culte marial
était déjà solidement enraciné dans l’Église. La Vierge Marie avait son
histoire, ses jours de fête, et d’innombrables églises lui étaient consacrées.
Elle était devenue une part essentielle de notre religion. Mais Le
Témoignage de Jean contredisait un des piliers du culte de la Sainte Vierge
en affirmant qu’elle n’était pas montée au ciel corps et âme, mais qu’elle
était morte et avait été inhumée ici, sur terre. Rome connaît depuis
longtemps l’existence des Vautours et leur lien avec un possible tombeau de
Marie. Comment ? Je n’en ai pas la moindre idée. Cette information a été
perdue. Mais pendant la croisade des Albigeois, le pape Innocent III a
chargé les Dominicains de trouver les Vautours. Ils ont essayé à plusieurs
reprises, sans succès. Ils ont en revanche réussi à localiser une copie du
Témoignage de Jean, qui était cachée au Vatican. » Il marqua une pause.
« Puis, en 1933, un nouveau document a été trouvé dans les archives du
Vatican. Un manuscrit étrange, mais très instructif. Souhaitez-vous le
lire ? »
Vilamur acquiesça.
Il recula vers la voiture, sortit l’iPad de sa mallette et ouvrit le fichier.
Puis il tendit la tablette à Vilamur. « C’est une traduction en anglais. Elle
nous est parvenue en flamand. Nous ne connaissons pas ses origines, mais
la plupart des spécialistes s’accordent pour dire qu’elle a été écrite par
Lambert, le frère de Jan Van Eyck, qui a terminé les œuvres inachevées de
Jan après la mort de ce dernier en 1441. »
Il observa Vilamur qui commença à lire sur l’écran.
« Jan Van Eyck est mort en juillet 1441. Il a été enterré dans le cimetière
de la cathédrale Saint-Donatien de Bruges, expliqua Fuentes à Vilamur. En
1442, son frère Lambert a fait exhumer le corps afin qu’il soit placé à
l’intérieur de la cathédrale. Mais lorsque ce tombeau a été ouvert au milieu
du XVIIIe siècle, il était vide.
— Vous pensez qu’il est ici ? Parmi les servantes ?
— C’est difficile à dire. Mais si c’est le cas, alors ce poème serait
authentique. Avant aujourd’hui, nous ne savions pas où regarder pour
vérifier.
— C’est pour ça que Les Juges intègres sont aussi importants ?
— Oui. Ce poème fait clairement référence au retable et à ce panneau
particulier. Il suggère que Les Juges intègres peuvent conduire aux
Vautours. L’Église a activement étudié cette possibilité en 1934, mais le
panneau a été volé avant que nous puissions l’examiner.
— Pourquoi Rome y tenait-elle autant ?
— Pie XI comptait faire de l’Assomption de Marie un dogme. Mais il
voulait que le problème des Vautours, et de ce qu’elles possédaient peut-
être, soit résolu. La commission a donc commencé une enquête fondée à la
fois sur Le Témoignage de Jean et sur le poème.
— Vous avez dû être ravi d’apprendre que le panneau avait été retrouvé,
dit Vilamur.
— Et comment. Et j’attendais impatiemment de le voir. Mais, encore
une fois, les Vautours ont frappé les premières et l’ont détruit. C’est un
problème épineux. Pie XI est mort en 1939, sans rien déclarer au sujet de la
Vierge. Onze ans plus tard, en 1950, Pie XII a invoqué l’infaillibilité papale
pour la première fois depuis près de cent ans, et proclamé le dogme de
l’Assomption de Marie. Ayant achevé le cours de sa vie terrestre, elle a été
élevée en corps et en âme à la gloire céleste. C’est, jusqu’à ce jour, la
dernière fois qu’un pape a eu recours à la pleine infaillibilité. Ce dogme
avait été précédé en 1946 d’une encyclique, Deiparae Virginis Mariae, qui
demandait à tous les évêques catholiques d’exprimer leur opinion sur
l’Assomption. C’était aussi une façon d’avertir les Vautours de ce qui
risquait d’arriver, et de déterminer si elles avaient l’intention de garder leur
secret concernant le tombeau de la Vierge. Quatre ans plus tard, voyant
qu’elles ne réagissaient pas, le pape a proclamé le dogme.
— Et depuis ce jour-là, le voile n’a jamais été levé. Alors, pourquoi ne
pas les laisser tranquilles ? De toute évidence, elles ne cherchent pas à
révéler leur secret.
— C’est sans doute possible. Mais si elles changeaient d’avis ? Si elles
abandonnaient leur mission ? S’il y avait une traîtresse parmi elles ? Ce
tombeau pourrait être trouvé.
— Comment pourrait-on prouver qu’il est authentique ?
— Il y a un moyen. Pas infaillible, mais pas loin. Assez pour qu’on soit
sûr. Le Témoignage de Jean en parle. »
Une autre voiture entra dans le parking et se gara. Les frères Dwight et
Rice en sortirent, accompagnés de deux autres hommes, tous vêtus de
tenues de ville. Sous le pan de leurs vestes, il distingua leurs pistolets
glissés dans des holsters.
Bien. Il leur avait demandé de venir armés.
« Nos troupes sont arrivées », dit-il.
59
Nick s’était caché derrière le tronc épais d’un hêtre et regardait les six
hommes gravir la pente. Ils marchaient au pas, comme des soldats, et étaient
certainement armés.
Que comptaient-ils faire ? Et, plus important encore, que comptaient
faire les servantes ? Elles devaient se douter que ces hommes arrivaient. La
meilleure chose à faire était peut-être d’appeler les forces de l’ordre locales
et les laisser s’en occuper. Il pourrait même faire intervenir l’inspecteur
Zeekers de Gand. Tout ce qui se déroulait ici était directement lié à ce qui
s’était passé là-bas. Cela pourrait même permettre d’arrondir les angles avec
Reynaldo, qu’il détestait placer dans une situation difficile. Mais que
pourrait faire la police ? Il ne s’était encore rien passé, et il ne se passerait
rien tant qu’ils veilleraient au grain. Et il n’était même pas certain que ce soit
de leur ressort.
Non, il devait s’en occuper lui-même. D’expérience, il savait que c’était
la meilleure chose à faire. La bonne nouvelle, c’était que les hommes qui se
dirigeaient vers lui ne se doutaient pas de sa présence. Et les servantes ?
Elles savaient, c’était certain. Ces femmes étaient assez malignes pour avoir
fait installer des caméras, ou placé des guetteuses qui surveillaient les
entrées. Dans tous les cas, elles étaient au courant pour lui, et pour eux. Il
décida donc de laisser les dominicains passer devant.
Et puis il remarqua autre chose.
En bas, loin derrière les six hommes qui abordaient un nouveau tournant,
une quatrième voiture s’était garée sur le parking.
Un homme en sortit.
Mince, habillé de vêtements sombres, il se dirigea directement vers le
chemin escarpé. Sans pour autant essayer de rattraper les autres. Non, il
restait en retrait. Comme s’il les suivait.
Qui était cet homme ?
60
K elsey regarda les servantes placer des cordes sous le cercueil en osier, le
soulever et le descendre en terre. Aucune ne parlait, mais toutes, y
compris Isabel, pleuraient.
Elle continua de prier.
Mais son regard dérivait sans cesse vers les stèles voisines. Elles étaient
simples, dépourvues de tout ornement. Seuls un nom et une date y étaient
gravés. « Lana 1843 », « Jamie 1786 », « Viviana 1925 », « Daniella 1828 ».
Tant de femmes reposaient dans ce cimetière. Une grande force se dégageait
de ce lieu, qui semblait presque animé, bien qu’il ne fût peuplé que de
mortes. Impossible que toutes les servantes soient là, cependant. L’ordre
existait depuis plus d’un millénaire, ce petit cimetière ne pouvait pas suffire
à toutes les abriter. La plupart des servantes avaient été rendues à leurs
familles, qui les enterraient elles-mêmes. Ce cimetière était pour celles qui
n’avaient nulle part où aller.
Comme sœur Rachel.
Kesley avait beau savoir que ce n’était pas sa faute, elle ne pouvait
s’empêcher de se sentir responsable de ce qui était arrivé à sœur Rachel. Les
décisions qui avaient conduit à sa mort avaient été prises par d’autres. Ces
femmes, qui vivaient ici, dans les montagnes, et consacraient leur vie à une
cause qu’elle ignorait, étaient déterminées. Certes, elles avaient détruit une
œuvre d’art inestimable, mais Kelsey commençait à croire qu’elles avaient
eu une bonne raison de le faire, et elle brûlait de la connaître.
Isabel entonna l’Ave Maria, et les autres servantes se joignirent à elle.
Bien qu’elle ne fût pas une grande chanteuse, Kelsey les accompagna.
Caché dans les arbres, à l’écart de l’étroite route, Nick avait regardé les
six hommes passer devant lui et continuer à gravir la montagne. Il y avait
bien les frères Dwight et Rice. Mais les autres ? Il n’avait aucune idée de
leur identité. Celui qui marchait en tête semblait donner les ordres. Un
homme à l’air stoïque, bâti comme un taureau, aux pommettes saillantes et à
la mâchoire carrée. Il leur faudrait quelques minutes pour atteindre le
sommet et il n’aurait aucun mal à les rattraper. En attendant, ce qui
l’intéressait davantage était le septième homme, qui suivait toujours le
groupe en gardant ses distances. Ce n’était pas un dominicain.
Alors qui était-ce ?
Nick resta tapi derrière les arbres, d’où il avait une vue dégagée sur le
chemin pavé. Au détour d’un virage, le nouveau venu apparut. Un jeune
homme mince et musclé aux cheveux noirs bouclés et visage plat, vêtu d’un
jean, de bottines, d’une chemise et d’une veste. Il avançait d’une démarche
assurée, presque au pas, le regard droit devant lui, les bras le long du corps.
Il ressemblait tellement à un touriste qu’une chose était certaine, il n’en était
pas un. Nick le laissa passer, puis sortit de derrière les arbres pour gagner la
route.
« Qui êtes-vous ? » demanda-t-il en anglais.
Le jeune homme s’arrêta et se retourna. Il n’y avait pas un soupçon de
surprise sur son visage.
« Je m’appelle André Labelle. Et vous, qui êtes-vous ? » Son anglais
était excellent.
« Nick Lee. Vous suivez ce groupe d’hommes ?
— Oui. J’ai besoin de l’un d’eux.
— Puis-je demander lequel ?
— L’archevêque Gérard Vilamur. »
Intéressant qu’un membre aussi important de l’Église soit ici, en
compagnie des dominicains.
« Pourquoi ?
— Ça ne vous regarde pas. »
Nick fit quelques pas dans sa direction. « Il va y avoir du grabuge là-
haut. Je dois m’en occuper.
— Alors faites-le. Je ne vous gênerai pas. Je veux juste Vilamur.
— Je peux peut-être vous aider.
— J’en doute. Écoutez, un ami à moi a disparu. J’étais censé
l’accompagner en voyage aujourd’hui. J’ai décidé de surveiller l’archevêque,
et ça m’a conduit ici.
— L’archevêque est lié à votre ami disparu ?
— Oui. Et je suis sûr qu’il est aussi impliqué dans ce qui a pu lui arriver.
— Il semble que l’archevêque soit aussi lié à mon problème. Votre ami
a-t-il un nom ?
— Bernat de Foix. »
Il fit immédiatement le rapprochement. « Je vois qui c’est. Il a participé
à la restauration de L’Autel de Gand.
— Oui. Nous devions nous rendre à Gand aujourd’hui pour une annonce
officielle sur ce qui a été découvert. Mais il a disparu dans la nuit. Il n’aurait
raté la cérémonie pour rien au monde.
— Il semble que nous soyons tous les deux en mission.
— J’aimerais poursuivre la mienne. »
Un feu inquiétant brûlait dans les grands yeux noirs.
Qu’avait dit John Kennedy déjà ? La nécessité a fait de nous des alliés.
Et il pourrait bien avoir besoin d’un allié.
« Et si on y allait ensemble ? Nous aviserons ensuite. »
61
Fuentes se pencha pour l’examiner. « Jan Van Eyck était le seul peintre
hollandais du XVe siècle à signer ses toiles. Il le faisait en utilisant une
variante des mots… » Le cardinal désigna la pierre. « Als ich kan. Comme je
peux. Ou : Du mieux que je peux. L’année 1441 est celle de sa mort.
Personne ne sait vraiment ce qu’il entendait par ces mots. Il pourrait s’agir
d’une forme de modestie, comme s’il préfaçait son œuvre d’une excuse pour
son manque de perfection. Mais ce n’est qu’une interprétation. Peut-être
était-ce simplement une plaisanterie. Peu importe. Elle est ici. »
Il se souvint des vers du poème qu’il avait lu. De ce monde trop tôt fut
ravie la fleur de celui qui venait de Maaseik. Sa vie se termina à Bruges.
Mais il vivra pour l’éternité parmi les saintes.
Jan Van Eyck était ici.
Fuentes sourit.
« Nous sommes au bon endroit. »
Kelsey ne s’était jamais retrouvée face à une arme à feu, et encore moins
face à quatre. Ses jambes flageolaient, tout son corps tremblait d’inquiétude,
mais elle lutta pour garder le contrôle de ses nerfs, encouragée par le calme
stoïque des cinq servantes. Isabel avait planté son regard dans le sien et
Kelsey puisait sa force dans la détermination de la femme. Pas un soupçon
d’appréhension ne se lisait sur son visage.
Les servantes se tenaient immobiles, dociles, les mains derrière le dos,
sur un côté de la tombe ouverte, face aux quatre hommes positionnés de
l’autre côté. Quel genre d’entraînement ces femmes avaient-elles suivi pour
affronter cela avec un tel sang-froid ? Elles semblaient prêtes.
Mais à quoi ?
« Qui sont ces hommes ? demanda-t-elle à Isabel.
— Des dominicains.
— Armés ?
— Cet ordre a une longue tradition de violence. Ils ont mené la croisade
qui a massacré des milliers de cathares dans cette région. Ils ont même tué
des femmes et des enfants. »
D’accord. Ce n’étaient pas vraiment les paroles rassurantes qu’elle
espérait entendre.
« Que veulent-ils ?
— Ce que nous ne pouvons pas leur donner.
— Oh, mais si, dit l’homme auquel Kelsey s’était adressée quelques
minutes plus tôt en s’approchant d’elles. Et vous le ferez.
— Encore une fois, qui êtes-vous ? demanda Kelsey.
— Cardinal Hector Fuentes, répondit Isabel d’une voix dégoulinante de
mépris. L’autre homme est notre archevêque métropolitain. Gérard Vilamur.
— Je suis dans les ordres depuis longtemps, dit Kelsey, et je n’ai jamais
vu de prélats de l’Église agir comme vous le faites.
— Nous faisons ce qui est nécessaire, dit Fuentes.
— Une femme est morte ! assena-t-elle. Nous nous tenons au-dessus de
sa tombe. Vous profanez ce sol sacré. »
Ses nerfs s’étaient calmés. Elle se sentait forte et farouche, prête à se
battre pour ce en quoi elle croyait, ce qu’elle avait juré à Dieu de défendre.
« Sœur Deal, dit Fuentes. Rien de tout cela ne vous concerne vraiment.
Ce n’est pas moi qui vous ai impliquée dans cette histoire. Ce sont les
servantes qui ont fait ce choix.
— Non, dit-elle. C’est moi qui ai fait ce choix.
— Très bien. Messieurs, escortez ces femmes. Il est temps pour nous de
visiter la maison-mère. »
Claire baissa les jumelles et les reposa, troublée par le calme qui régnait
à l’extérieur, comme le prélude à une tempête. Elle se tenait au sommet de la
tour conique de l’abbaye, le point le plus élevé du bâtiment. Avec ses quatre
lucarnes donnant dans chaque direction, elle offrait une vue imprenable sur
les terres qui appartenaient à l’ordre depuis des générations. Elle avait donc
vu Fuentes, Vilamur et les quatre dominicains franchir le portail principal et
se diriger vers le cimetière. Elle avait également réussi à apercevoir entre les
arbres le moment où Fuentes avait découvert la tombe de Van Eyck. Sans
surprise, il vérifiait si ce que disait le poème était vrai.
Le Vatican était prévisible, elle pouvait au moins leur accorder ça.
Les servantes avaient appris l’existence du poème en 1934, par des amis
du Vatican. C’étaient sa découverte et l’intention de Pie XI de proclamer le
dogme de l’Assomption qui avaient précipité leur tentative malheureuse de
voler Les Juges intègres afin de prévenir tout examen minutieux des images.
Bien qu’elles aient échoué à récupérer le panneau, sa disparition avait joué
en leur faveur, en leur permettant de garder le secret dans les décennies qui
avaient suivi, même lorsque Pie XII avait cherché à les avertir qu’il allait
faire de l’Assomption de Marie un dogme. Elles avaient espéré que leur
silence tiendrait les loups à distance. Hélas, elles se retrouvaient à présent
face à la menace qu’elles avaient tenté de conjurer pendant toutes ces
années.
Elle s’agitait, aussi impatiente qu’un animal en cage, ses mains
cherchant à tâtons un objet à triturer pour les occuper. En bas, elle entendit
des bruits de pas dans l’escalier en pierre. Quelqu’un grimpait lentement les
marches de la tour. Des insectes planaient derrière la fenêtre, sous l’avant-
toit, bourdonnant dans l’air immobile. Elle ramena les jumelles à ses yeux et
étudia le cimetière entre les branches et les feuilles qui morcelaient la scène.
Ils étaient tous réunis autour de la tombe de sœur Rachel.
L’abbesse apparut en haut de l’escalier. « Les guetteuses signalent deux
autres personnes.
— Où ?
— Près du portail principal. »
Elle braqua les jumelles dans cette direction et ne détecta aucun
mouvement. Elle continua de scanner la zone, en quête d’un indice de leur
présence. Et puis elle les vit. Deux hommes, dont un qu’elle reconnaissait.
Nick Lee.
Cet événement inattendu fit naître dans son esprit une succession de
pensées toutes plus sombres les unes que les autres.
Elle se tourna vers l’abbesse. « Nous avons un problème. »
62
Claire avait aperçu Nick et un homme plus jeune, brun, vêtu d’un jean,
qui émergeaient du dernier tournant dans la route principale au moment où le
groupe de servantes et de dominicains se dirigeait vers l’abbaye. Lee l’avait
retrouvée en un temps record, mais elle n’était guère surprise, c’était un
homme plein de ressources. L’abbesse se tenait toujours à côté d’elle et elles
observèrent ensemble la scène qui se jouait en contrebas tandis que tout le
monde revenait du cimetière.
« Nous devons nous occuper de M. Lee, dit l’abbesse.
— Que voulez-vous que je fasse ? »
Sa supérieure hésita un moment, puis elle lui expliqua ce qu’elle
attendait d’elle.
« Ça ne me plaît pas.
— Faites-le quand même. »
Son vœu d’obéissance était indéniablement mis à l’épreuve. À
contrecœur, elle saisit l’arc et tendit la main vers un carquois de longues
flèches vernies empennées de plumes. Elle en sortit une et l’encocha. Elle
devait faire attention, car une traction complète sur la fibre de verre serait
plus que suffisante pour abattre un ours. Elle tira donc la corde vers elle au
trois quarts de sa tension maximale. Un peu plus, et la flèche transpercerait
sa cible. Elle plaça son œil devant le viseur, la plume effleurant sa joue
droite, prit une longue inspiration et attendit que les quatre dominicains
armés se rapprochent. Les rayons du soleil filtraient à travers la canopée,
tachetant le sol d’un patchwork d’ombre et de lumière, qui perturbait sa
perception de la profondeur.
Mais c’était une excellente tireuse.
Elle libéra la flèche, qui traversa l’air avec un léger sifflement et atteignit
l’un des quatre dominicains à la cuisse. L’homme s’effondra en poussant un
cri de douleur.
C’était la première fois qu’elle tirait sur un être vivant.
« Le but de la manœuvre ? demanda-t-elle à l’abbesse.
— Créer le doute. »
Le pistolet collé contre le crâne, Kelsey était tout entière paralysée par la
peur, une peur étouffante qui envoyait comme des décharges d’électricité
dans ses muscles. Mais elle avait eu assez de sang-froid pour se taire et
rester immobile. Deux des autres dominicains s’étaient précipités au secours
de leur frère, et le dernier tenait Isabel et les autres servantes en joue.
« Baissez votre arc ! » cria Fuentes.
La servante dans la tour ne bougea pas.
Kelsey entendit le déclic du chien du pistolet.
Un goût amer envahit sa bouche. Son souffle court et haletant lui irritait
la gorge. Ses yeux étaient rivés à la femme dans la tour qui pointait son arc
sur Fuentes.
Sœur Claire.
Qui baissa son arme.
63
Claire comprit que l’abbesse avait misé sur le fait que Fuentes utiliserait
sœur Deal comme bouclier. Cela paraissait logique. Mais comment Nick Lee
allait-il réagir ? Impossible de savoir. Il pourrait passer à l’offensive et
mettre dès maintenant fin à tout ça. Mais il pourrait tout aussi bien ne rien
faire, comprenant qu’elles avaient le contrôle de la situation. La scène sous
leurs yeux avait quelque chose de théâtral, les différents protagonistes
évoluaient dans une atmosphère fébrile, oscillant entre la méfiance et la
confiance.
« Prenez une décision », marmonna-t-elle à l’abbesse.
« Nous entrons, lança Fuentes, sans baisser son arme.
— Et si nous refusons ? cria-t-elle.
— Je vous le déconseille. Je suis venu ici pour une raison, et je ne
laisserai rien n’y personne se mettre en travers de mon chemin. »
L’abbesse se tenait derrière elle, hors de vue, les yeux rivés sur la
fenêtre. Lee était toujours caché, silencieux.
« Laissez-les entrer, chuchota sa supérieure.
— Je vais ouvrir les portes », lança sœur Claire.
Vilamur soupira.
La situation était en train de dégénérer. Mais à quoi s’attendait-il,
exactement ? Ces hommes étaient des fanatiques, et il se retrouvait au beau
milieu de leur folie à cause de sa libido incontrôlable. Le chapeau rouge en
valait-il la peine ?
Bien sûr que oui.
Mais il commençait à s’inquiéter de la promesse que Fuentes avait faite
de réduire les servantes au silence. Qu’entendait-il par-là ? Quand même pas
les abattre ? En plus, ces femmes n’étaient pas du genre à se laisser
malmener. L’une d’entre elles venait de tirer une flèche dans la cuisse d’un
homme. Il comprenait le besoin de Fuentes d’asseoir sa domination, mais il
n’appréciait guère la subordination qui lui avait été imposée. Certes, il avait
trahi ses vœux et violé le dixième commandement. Mais il n’avait jamais tué
personne, même s’il avait autorisé Fuentes à s’occuper de Bernat de Foix.
Que faisait-il au sommet d’un massif des Pyrénées, à mille cinq cents mètres
d’altitude, au milieu de fous armés de pistolets et de nonnes guerrières ?
Fuentes promenait autour de lui un regard vide et froid qui évoquait celui
d’un chat sur le point de passer à l’attaque. Tout cela n’augurait rien de bon.
Malgré sa terreur évidente, sœur Deal demeurait remarquablement calme. Il
avait de la peine pour elle, mais il n’y avait rien qu’il puisse faire. Tout
dépendait des servantes. Allaient-elles se battre ou capituler ?
Entendant un bruit, il se retourna et vit la double porte en chêne s’ouvrir
sur ses charnières en fer. L’abbesse se tenait dans l’encadrement.
Dieu merci.
Vilamur était de plus en plus mal à l’aise. Fuentes s’était servi de lui
pour obtenir l’accès au couvent. C’était fait. Alors pourquoi restait-il ? Ces
hommes étaient chargés d’une mission qui ne le concernait plus. Du reste, ils
étaient armés de pistolets et venaient d’agresser une servante. C’en était trop.
Il était archevêque métropolitain de l’Église catholique romaine et il n’avait
rien à faire ici. Certes, il avait eu un problème, mais celui-ci avait été résolu
dans la nuit et il n’y avait aucun risque qu’il refasse surface. Les seuls à
savoir quoi que ce soit étaient Fuentes et les dominicains, et ils étaient bien
trop impliqués dans l’affaire pour prendre le risque de l’ébruiter. Bernat de
Foix avait disparu. Toutes les preuves incriminantes avaient également
disparu. Oui, ses erreurs avaient compromis sa réputation, sa crédibilité, ses
accomplissements et même sa probité, mais pas son titre. Il était archevêque
de ce diocèse, un rang qui le plaçait au-dessus du commun des mortels, à
l’abri des soucis, des rides et du danger. Mais ses pensées étaient comme
piégées dans des sillons de plomb dont elles ne pouvaient se libérer. La
situation était grave, et elle ne ferait qu’empirer. Sa décision prise, il se racla
silencieusement la gorge et fit monter la salive à sa bouche afin que sa voix
ne trahisse pas son anxiété.
« Je pars », dit-il du ton le plus professionnel possible.
Fuentes se tourna vers lui. « Je ne vous ai pas congédié.
— Pardonnez-moi, Éminence, mais je n’ai pas besoin de votre
permission. »
Nick sentait la tension qui régnait dans la salle. Les servantes étaient de
toute évidence divisées. La femme plus âgée, qui devait être l’abbesse,
paraissait prise au dépourvu par la rébellion de Claire et des autres sœurs.
L’inquiétude se lisait sur les visages d’Ellen et Isabel, qui, avec quelques
autres, n’avaient pas levé la main. Une majorité écrasante des servantes
semblait cependant avoir l’intention de donner à Fuentes ce qu’il voulait.
« Abbesse, dit une des servantes, nous avons essayé de vous expliquer,
de vous faire changer d’avis, mais vous n’avez pas voulu nous écouter. Vous
avez mis en œuvre ce plan dangereux à Gand malgré nos réticences. Je suis
du côté de la vestale. Nous ne pouvons risquer de mourir pour notre mission.
Il faut que ça cesse.
— C’est quelque chose dont nous devrions discuter entre nous, déclara
l’abbesse. Sans la présence d’étrangers.
— C’est impossible, dit Claire en élevant la voix. Vous pensez qu’ils
vont partir ? Qu’ils vont obligeamment quitter la pièce pour nous laisser
débattre de la question ? Il n’y a plus à discuter. Ils sont venus pour la
chapelle. Je vais la leur donner. »
De nombreuses femmes acquiescèrent.
À la quasi-unanimité, les servantes avaient choisi la rébellion.
V ilamur ouvrit les yeux et sentit une pulsation douloureuse dans son
crâne. Il s’efforça de dissiper le brouillard qui enveloppait ses pensées
et de se souvenir de ce qui s’était passé. Il avait reçu un coup de poing au
visage, venu de nulle part, qui l’avait assommé alors qu’il était sur la route,
en train de redescendre.
Mais à présent, il était ailleurs.
Une brise incessante lui cinglait le visage, ce qui eut le mérite de le
sortir de sa torpeur. Il était allongé sur le dos, face au ciel bleu. Il porta une
main à sa mâchoire et tâta délicatement l’os et le muscle.
Rien ne semblait cassé.
Il se redressa et vit qu’il était couché à environ deux mètres du bord
d’une falaise. Au-delà, il n’y avait que le vide et une vue imprenable sur les
sommets lointains qui se détachaient sur le ciel sans nuages. On entendait le
grondement de la rivière qui coulait une centaine de mètres plus bas. Il
secoua la tête pour dissiper la sensation de vertige et parvint à se relever. Se
retournant, il vit un jeune homme qui se tenait à quelques mètres de lui.
Un visage qu’il reconnaissait.
« Vous étiez à Montségur hier, dit-il en anglais.
— Où est Bernat de Foix ?
— Je ne sais rien.
— Dites-moi où il est, ou je vous pousse de cette falaise. »
La menace était réelle, car il savait qu’il ne ferait pas le poids face à cet
homme bien plus jeune, plus musclé et plus corpulent que lui. Une
quarantaine d’années devait les séparer. Et si l’arthrite dans ses mains
n’était pas si terrible, il ne pouvait pas en dire autant de ses genoux. Il
doutait de pouvoir le battre. Et il se tenait bien trop près du précipice.
Malheureusement, il ne pouvait rien dire à son ravisseur qui fût un tant soit
peu proche de la vérité. Aussi décida-t-il de détourner la conversation.
« Vous étiez là, hier, quand j’ai rencontré de Foix. Êtes-vous impliqué dans
le chantage qu’il est en train de me faire subir ?
— Si vous voulez savoir si je l’ai aidé à exposer vos mensonges et
tromperies, alors oui, je suis impliqué. »
Vilamur réprima un juron, s’efforçant de maintenir la façade qu’il avait
si soigneusement élaborée.
« La sainte parole de Dieu nous demande de rejeter tout désir charnel et
toute impureté, dit le jeune homme. Nous devons accomplir la volonté de
Dieu en lui obéissant et en faisant le bien, bien que nous soyons des
serviteurs indignes. »
Il comprenait à présent. « Vous êtes aussi un cathare ?
— Oui. »
Une profonde angoisse l’étreignit, qui faillit lui couper le souffle. Le
danger qu’il courait ici venait de se décupler. Il prit donc son ton le plus
conciliant et demanda : « Quel est votre nom ?
— André Labelle. »
Ce nom ne lui était pas inconnu. C’était celui de l’homme qui l’avait
filmé alors qu’il quittait la maison du père Tallard.
Le complice de Bernat de Foix.
Prudence.
« Puis-je m’éloigner du précipice ? demanda-t-il. Ensuite, nous
pourrons parler. »
Labelle le pointa du doigt. « Restez où vous êtes. »
Il leva les deux mains en signe de reddition. « D’accord.
— Où est Bernat de Foix ?
— Vous parlez comme s’il lui était arrivé quelque chose. Qu’est-ce qui
vous fait penser ça ?
— Il a disparu dans la nuit. Où est-il ? »
Il esquissa un pas vers l’avant pour s’éloigner du précipice, mais
Labelle lui bloqua aussitôt le passage.
« Je vous pousse dans le vide si vous essayez de me contourner », dit
Labelle.
Et il n’avait aucun mal à le croire.
Il resta donc immobile.
Le vent lui cinglait toujours le visage, asséchant ses lèvres.
« Je suis une des victimes du père Tallard, dit Labelle. Il me touchait.
Me serrait dans ses bras. M’embrassait. Il abusait de moi.
— Je suis désolé. Vraiment.
— Non, vous ne l’êtes pas. Vous êtes seulement désolé que tout cela ait
été révélé.
— André…
— Ne m’appelez pas comme ça.
— Monsieur Labelle, le père Tallard était un homme mauvais. Il était
sur le point d’être traduit en justice quand il a été assassiné. Un crime dans
lequel Bernat de Foix est très certainement impliqué.
— Moi aussi.
— De Foix et vous, vous êtes des cathares. Et pourtant, vous avez tué ?
— Nous n’avons tué personne.
— Mais d’autres l’ont fait pour vous.
— Car nombreux sont les péchés par lesquels nous offensons Dieu
chaque jour, nuit et jour, en paroles, en actes et en pensées, volontairement
et involontairement, et plus encore par notre volonté que les mauvais
esprits éveillent dans la chair dont nous sommes vêtus.
— C’est une prière ?
— L’apparellamentum. Une confession générale que les parfaits récitent
chaque mois en public. Tandis que la sainte parole de Dieu nous enseigne
que nous devons renoncer au désir de la chair et à l’impureté, et faire la
volonté de Dieu en accomplissant le bien parfait. La mort de cet homme,
qui est allé dans votre enfer, c’était le bien parfait.
— Je suis bien d’accord. Il aurait été condamné et aurait passé le reste
de sa vie en prison.
— Ça ne suffisait pas ! cria Labelle. Loin de là.
— Calmez-vous. La colère n’amène jamais rien de bon. » Quelque
chose lui vint à l’esprit. « Comment m’avez-vous retrouvé ?
— Je vous ai suivi depuis Toulouse. »
Il réprima un soupir. Il pensait que la disparition de Bernat de Foix et de
toutes les preuves électroniques qu’il avait récoltées suffirait à régler son
problème.
Mais il se trompait.
André Labelle en savait beaucoup trop.
68
N ick resta tapi sur la galerie. L’abbesse, Kelsey et les sept sœurs qui
n’étaient pas passées du côté obscur, parmi lesquelles Ellen et Isabel,
étaient toujours dans la salle du chapitre, sous la surveillance de Dwight. Les
autres servantes, sœur Claire, Fuentes et frère Rice étaient partis. Dwight
avait pris position à la sortie de la salle, qui se trouvait sous l’endroit où
Nick était posté. Sœur Ellen s’était assise à l’une des tables de l’autre côté de
la salle, d’où elle pouvait le voir. Elle prenait garde à ce que ses coups d’œil
dans sa direction n’attirent pas l’attention de Dwight, mais lorsque Nick
réussit enfin à intercepter son regard, il lui indiqua d’un geste qu’il comptait
attaquer le moine.
Elle fit non de la tête.
Il était perplexe. Pourquoi pas ? Trop risqué ? Quelqu’un pourrait être
blessé ? C’était certes une possibilité, mais il devait faire quelque chose.
Il entendit Dwight dire quelque chose en français, dont il ne comprit
hélas pas un traître mot, mais l’homme semblait en colère. Sœur Ellen leva
les mains et lui répondit toujours en français. Elle désigna la galerie en
continuant à déverser des paroles incompréhensibles.
Parlaient-ils de lui ? Il se redressa, se plaçant à genoux.
Dès qu’il vit Dwight émerger de sous la galerie et incliner la tête vers le
haut en faisant pivoter son corps, Nick bondit par-dessus la balustrade et lui
sauta sur le dos. Craignant un coup de feu accidentel, il attrapa la main qui
tenait le pistolet et la dirigea vers le sol. Son corps tomba sur celui de
Dwight dans un enchevêtrement de bras et de jambes et ils s’écrasèrent tous
les deux au sol, le moine amortissant sa chute. Sans lui laisser le temps de se
relever, Nick enroula un bras autour de son cou épais et serra. Il comptait sur
le fait que, derrière ses bravades, cette brute n’avait jamais participé à un
vrai combat. Pour être certain de s’être bien fait comprendre, il resserra son
étreinte autour du cou de Dwight, qui se mit à haleter, cherchant son souffle.
Ce n’était pas tout à fait une prise d’étranglement, mais presque.
L’arme était tombée des mains de Dwight. Sœur Ellen s’empressa de la
récupérer et Nick desserra son étreinte. Dwight recula en pantelant, le souffle
haché. Nick se releva d’un bond et rejoignit Kelsey.
« Ça va ? » demanda-t-il.
Elle hocha la tête. « Oui. » Elle le regarda dans les yeux. « Contente que
tu sois là. »
C’était réciproque.
Dwight essayait toujours de reprendre son souffle. Il l’avait bien
étranglé, cet enfoiré.
Nick s’adressa à l’abbesse : « On dirait que vous avez une véritable
révolution sur les bras.
— On dirait, oui. Vous devez être Nicholas Lee.
— Je vois que ma réputation me précède. »
Deux servantes conduisirent Dwight à une table et l’y firent asseoir.
Sœur Ellen garda l’arme braquée sur lui.
« Qui est-ce ? demanda Kelsey.
— Un dominicain du nom de Robert Dwight.
— Sérieusement ? Que se passe-t-il ici, Nick ? »
Il n’avait pas le temps de lui expliquer.
« Je vais essayer de trouver Fuentes.
— Moi aussi, dit Kelsey.
— Certainement pas. Et s’il te plaît, ne discute pas. »
Il vit l’inquiétude dans ses yeux, claire comme le jour. Malgré les années
de souffrance et de confusion qui les séparaient, elle ne voulait pas qu’il
affronte seul le danger.
« Il a raison, dit l’abbesse. Sœur Kelsey, vous restez avec moi. Nous
devons parler. »
Kelsey ne semblait pas d’accord.
« Vous aussi, vous allez me désobéir ? »
La jeune femme hésita, puis secoua la tête en signe de capitulation.
L’abbesse se tourna vers Nick. « Dix-huit servantes sont parties avec
sœur Claire, ainsi que Fuentes et Rice. Le cardinal et le frère sont armés.
— Surveillez Dwight », dit-il.
L’abbesse acquiesça.
« Tu ne peux pas y aller sans arme, dit Kelsey.
— J’ai déjà été dans des situations plus délicates sans arme. Je peux me
débrouiller.
— Je comprends ta réticence, dit Kelsey, qui savait ce qui s’était passé
avec Charlie Minter et Marvin Royster. Mais ne sois pas stupide.
— Ça va aller. » Il lui fit un clin d’œil qui se voulait rassurant. « En plus,
vous avez besoin de cette arme pour empêcher Dwight de faire quelque
chose de stupide. Reste ici, avec l’abbesse. »
Alors qu’il se tournait pour partir, Kelsey attrapa son bras. « Sois
prudent. D’accord ? »
Il hocha la tête.
Sœur Isabel l’escorta jusqu’à l’entrée principale du bâtiment et ouvrit la
porte. Il n’y avait personne en vue sur le terrain rocailleux et vallonné qui
s’étendait sous les hauts arbres.
« Où sont-ils ? » demanda-t-il.
Elle pointa le doigt vers l’avant. « À environ trois cents mètres dans cette
direction. Vers la grotte-chapelle. »
Il attendit qu’elle ajoute quelque chose, mais apparemment elle avait
terminé.
Bien. Il sortit sous le soleil de l’après-midi, et les portes se refermèrent
derrière lui.
Fuentes pénétra dans la chapelle de pierre nichée dans un repli de la
montagne. Les rayons du soleil s’y déversaient, baignant de lumière le
plafond, les murs et le sol de calcaire. Des bancs de pin usés étaient alignés
en plusieurs rangées, face à trois marches de pierre qui menaient à une
plateforme, d’où deux marches supplémentaires conduisaient à l’autel de
marbre. L’ensemble lui rappelait la grotte de Lourdes. Il s’attendait presque à
entendre battre le cœur de la montagne.
« Il y a des siècles, on murmurait que cet endroit renfermait un portail
secret vers un autre monde redouté, dit sœur Claire. On racontait qu’un
homme qui s’y était aventuré en 1597 était réapparu trois jours plus tard, fou
et à l’article de la mort. La femme qui l’accompagnait n’a jamais été revue.
— Je connais l’histoire pittoresque de cette église, dit Fuentes. Mais les
légendes rendent simplement les lieux comme celui-ci plus mystiques, elles
attirent les visiteurs.
— Et ça fonctionne. La messe est célébrée ici deux fois par mois pour la
population locale. »
Les servantes qui les avaient accompagnés se tenaient derrière sœur
Claire. Il les compta rapidement. Dix-huit. Sur les vingt-cinq toujours en vie.
C’était une sacrée mutinerie. Cet ordre pourrait bien s’autodétruire tout seul,
sans aucun effort de sa part.
« Peut-être que les légendes ne sont pas aussi fantaisistes qu’elles
peuvent le sembler », dit Claire.
Il était intrigué. « Je vous en prie, montrez-moi. »
Kelsey était assise à l’une des tables en chêne, seule avec l’abbesse. La
plupart des autres servantes, y compris sœur Isabel, avaient quitté la salle du
chapitre. Deux étaient restées pour surveiller le moine, dont une, sœur Ellen,
tenait toujours une arme braquée sur lui.
« Êtes-vous préoccupée par ce qui se passe ? demanda-t-elle à l’abbesse.
Je n’ai jamais vu des sœurs se révolter ainsi.
— Je suis très inquiète, oui. Les autres servantes sont parties s’en
occuper. »
Ainsi que Nick. Une question la taraudait toujours. « Pourquoi m’avoir
fait venir ici ?
— M. Lee semble être important pour vous. »
Ce n’était pas une réponse, mais elle se garda d’insister, jugeant qu’elle
avait été suffisamment impertinente avec ses supérieures ces derniers temps.
« Nous avons failli nous marier. J’ai annulé le mariage puis rejoint le
couvent.
— Une histoire plus courante qu’on le pense. Je l’ai entendue à de
nombreuses reprises. Vous l’aimez toujours ?
— Oui. Je l’aimerai toujours. Mais j’ai fait mon choix de vie, et je ne le
regrette pas. »
Bien qu’elle n’ait rencontré l’abbesse que quelques minutes plus tôt, elle
ressentait une proximité avec elle. Cette femme, dont l’anglais était teinté
d’un accent italien, respirait la confiance en soi et l’expérience. Deux
qualités dont elles semblaient avoir grand besoin en ce moment.
« C’est un endroit spécial, dit l’abbesse. Depuis près de deux mille ans,
nous avons l’honneur de garder la chapelle de la Servante.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Votre prieure ne vous l’a pas dit ? »
Elle secoua la tête.
« C’est le tombeau de la Vierge Marie. La toute première servante du
Seigneur.
— C’est impossible. Elle est au ciel.
— Non. Elle est ici, elle y est depuis près de deux mille ans. »
Comment était-ce possible ?
« En 1431, les restes d’une deuxième servante y ont été ajoutés, celle qui
devint célèbre sous le nom de Jeanne d’Arc.
— Vous avez les cendres de Jeanne ?
— Oui. L’Église ne le sait pas.
— Pourquoi le tombeau de la Vierge intéresse-t-il autant Rome ?
— C’est une quête nourrie par la peur et l’arrogance. »
Elle avait parlé assez fort pour que le dominicain, frère Dwight, n’ait
aucun mal à l’entendre.
« C’est une histoire qui a commencé il y a longtemps, dit l’abbesse. Le
Christ est venu sur terre et y est mort. Puis des hommes ont créé une religion
pour le vénérer. Ils l’ont façonnée. Adaptée. Et, naturellement, ils l’ont fait
selon leur pensée et leurs représentations. Finalement, ils ont eu besoin
d’une femme, quelqu’un pour contrebalancer la masculinité qu’ils avaient
tant cherché à insuffler, alors ils ont inventé Marie.
— Marie était réelle. »
La femme plus âgée hocha la tête. « Absolument. La Bible nous dit
qu’elle a vécu. Mais, au-delà de cela, elle ne nous en apprend guère plus. Ce
sont les hommes de l’Église, aux IIe, IIIe et IVe siècles, qui ont inventé le reste.
Ils l’ont déclarée née de l’Immaculée Conception, exempte du péché
originel. Le seul être humain à avoir jamais bénéficié d’un tel statut. Puis
l’archange Gabriel lui serait apparu pour lui dire qu’elle serait la mère de
Dieu, bien qu’elle resterait vierge toute sa vie. Enfin, elle aurait été reçue au
paradis, corps et âme. » L’abbesse marqua une pause. « Cette histoire a
survécu telle quelle pendant mille six cents ans. Finalement, à l’époque
moderne, les papes en ont fait un dogme officiel, digne d’être considéré par
chaque catholique comme absolument vrai. »
Kelsey y croyait elle-même de tout son cœur.
« Imaginez un instant que la dernière partie de cette légende soit fausse,
poursuivit l’abbesse. Qu’il n’y ait pas eu d’assomption au ciel du corps de la
Vierge. Qu’elle soit morte comme n’importe quel être humain. Que sa chair
et ses os soient restés ici, sur terre, comme tout un chacun. Si c’était vrai,
alors la grave erreur des papes modernes, qui ont frappé l’Assomption du
sceau de l’infaillibilité papale, serait révélée au monde. »
En effet.
« L’Église a survécu pendant deux mille ans grâce à sa force, sa
résistance et sa constance, dit l’abbesse. Elle a surmonté la Réforme et bien
d’autres adversités. La seule chose à laquelle elle ne pourrait pas survivre, ce
serait que les fidèles remettent sa parole en question. Notre religion, comme
toutes les autres, repose sur une foi sans équivoque. Sans cela, il n’y a pas
d’Église. »
Kelsey comprenait. « Donc ils veulent détruire le tombeau de Marie ?
— Exactement.
— Et ce que les servantes viennent de faire, leur rébellion contre votre
autorité, met en péril tout ce pour quoi cet ordre a travaillé ? »
L’abbesse hocha la tête. « Sans aucun doute. »
Kelsey commençait à mesurer la gravité de la situation.
« Regardez-le », dit l’abbesse en tournant la tête vers frère Dwight.
L’homme les fixait avec un sourire suffisant aux lèvres.
« Le regard de la victoire », murmura l’abbesse.
69
Nous avions des outils pour agrandir le tombeau, car c’était là que
devait reposer le corps de la Sainte Vierge. La grotte n’était pas aussi
spacieuse que le tombeau du Christ et à peine assez haute pour qu’un
homme pût y tenir debout. Le sol s’abaissait à l’entrée, puis on voyait le
sépulcre, comme un autel étroit au-dessus duquel la paroi rocheuse formait
une voûte. Nous nous sommes longuement affairés pour l’aménager et
installer une porte pour fermer l’entrée. Une excavation a été creusée afin
d’accueillir un corps enveloppé, légèrement surélevée au niveau de la tête.
Sous la sépulture, nous avons gravé dans la roche un symbole illustrant la
manière dont nous la considérions. Ω. Dans l’excavation, nous avons laissé
un autre message relatif à sa vie et à sa mort. εἰς γῆν άπελεύσῃ.
K elsey regardait frère Dwight, qui était toujours assis sur un banc de
l’autre côté de la salle du chapitre, sous la surveillance de sœur Ellen.
« Je ne savais pas qu’il y avait des gens comme lui au sein de l’Église,
dit-elle à l’abbesse.
— Malheureusement, le Vatican n’aurait pu survivre au fil des siècles
sans des hommes comme lui. L’ordre des Prêcheurs et l’Église sont de
véritables monolithes, que rien ne peut arrêter ni déloger. Les deux ont
toujours fait ce qui devait être fait. Ce frère n’est que la dernière incarnation
d’une longue lignée de pécheurs. »
Dwight ne sembla pas apprécier l’insulte, mais il ne broncha pas.
« La Sainte Vierge a toujours été destinée à magnifier Dieu en chacun de
nous, poursuivit l’abbesse. Sur ce point, les hommes qui l’ont créée ont été
intelligents. Ils craignaient qu’une mère simplement humaine ne soit pas
digne d’une vénération particulière. Mais l’autre extrême, qui faisait de
Marie une idole céleste si différente de nous, était tout aussi problématique.
Dans sa forme la plus simple, Marie était la pleine manifestation d’une fille
de Dieu, faite à son image, comme nous tous. Une femme qui a donné
naissance au Christ. Qui a vécu, qui est morte et qui a été enterrée. Cela
aurait dû suffire. Mais ça n’a pas été le cas. »
Elle comprit que les servantes qui s’étaient rebellées avaient elles aussi
été créées à son image. Tout comme elle. Elles étaient toutes des servantes
du Seigneur.
« Est-ce ma véritable vocation ? demanda Kesley.
— Je crois que oui. »
Sœur Isabel pénétra dans la salle et s’approcha de la table à laquelle elles
étaient assises. « Le tombeau a été détruit. Nous avons entendu des
explosions. »
L’abbesse se signa. « Que Dieu leur pardonne. » Puis elle se leva et
désigna le moine. « Amenez-le. »
Sœur Ellen garda le pistolet braqué sur Dwight tandis qu’elle l’escortait
vers le vestibule, et elles les suivirent. Les portes de chêne étaient grandes
ouvertes. « Sortez de cette maison, dit l’abbesse à Dwight. Et ne revenez
jamais. »
Sans hésiter une seconde, le dominicain s’enfuit par les portes ouvertes.
« Attendez », lui lança l’abbesse.
Sœur Ellen jeta l’arme à l’extérieur.
« Prenez ça aussi. Nous n’en avons pas besoin. »
Le frère ramassa l’arme et détala à toutes jambes.
« Que faites-vous ? demanda Kelsey. Nick n’est pas armé. »
L’abbesse ne dit rien.
Sœur Ellen ferma les portes en chêne et les verrouilla.
C laire attendait que le cardinal Fuentes parte. Il avait déjà causé bien
assez de dégâts. Mais ce salaud semblait vouloir fanfaronner un peu.
« J’apprécie votre coopération, lui dit-il. Ainsi que celle des autres
servantes. Que va-t-il se passer pour vous ?
— Ça dépend de vous.
— Comme je l’ai dit plus tôt, vous n’entendrez plus parler de moi. Ni de
Rome. Nous laisserons les servantes tranquilles.
— C’était le but de toute cette entreprise. J’espère juste que Rome suivra
la même voie.
— Elle le fera.
— Vous semblez être un homme ambitieux.
— L’Église s’est beaucoup adoucie ces derniers temps, ma sœur. Sa voix
résonne moins fort. Nous demandons bien plus souvent que nous n’exigeons.
Avec un peu de chance, cela va changer.
— Grâce à vous ?
— Et bien d’autres.
— Pour moi, il ne s’agissait ni de vous ni de l’Église. »
Il esquissa un sourire narquois. « Je m’en doute. Puis-je vous demander
de quoi il s’agissait alors ?
— Mettre fin à quelque chose qui aurait dû se terminer il y a longtemps.
Pour ce faire, j’ai défié la femme que je respecte le plus au monde. J’ai violé
mon serment envers mon ordre et envers mon Dieu. Mais au moins, plus
aucune servante ne sera blessée ni tuée. Voilà de quoi il s’agissait. » Elle
marqua une pause et se ressaisit. « Maintenant, prenez les ossements et
laissez-nous tranquilles. Nous avons beaucoup à faire, grâce à vous et moi. »
Ils se tenaient de part et d’autre de l’autel, près du panneau secret. Les
servantes étaient toujours assises sur les bancs.
Fuentes tourna les talons.
« Cardinal », dit-elle.
L’homme s’arrêta et se retourna vers elle.
« Celui qui sait faire ce qui est bien, et qui ne le fait pas, commet un
péché.
— Jésus aux pharisiens, dit-il. Des paroles édifiantes. Mais qui ne
s’appliquent pas à moi.
— Dans ce cas, que dites-vous de ça : j’espère que vous pourrirez en
enfer. »
Réprimant un rire, Fuentes secoua la tête devant son impertinence.
C’est alors qu’un coup de feu retentit.
Fuentes ne bougea pas, préférant laisser l’autel entre lui et les servantes.
Pourquoi Rice avait-il tiré ? Que se passait-il ? Il fixa l’ouverture de la
grotte, le grand ciel bleu et les arbres au-delà des bancs.
Un homme apparut.
De taille et de corpulence moyennes. Cheveux bruns ondulés. Rasé de
frais. Un pistolet dans la main droite. Le sac de toile avec lequel Rice était
parti dans l’autre.
L’inconnu s’arrêta juste avant les bancs.
« Et vous êtes ? demanda-t-il.
— Nick Lee. »
L’homme qui était intervenu à Gand. Qui travaillait pour les Nations
unies.
Il n’avait pas appelé New York, car il ne pensait pas qu’il représentait un
problème. Clairement une erreur de calcul de sa part.
« Où est le frère Rice ?
— Inconscient, dit Lee. Tout comme Dwight. Il n’y a plus que vous et
moi. »
Fuentes avait du mal à croire ce qu’il entendait. Alors qu’il était sur le
point d’atteindre son but, ce type risquait de tout faire échouer.
Il devait agir.
Il se laissa donc tomber derrière l’autel, sortit sa propre arme et la braqua
droit sur Lee. Il était protégé. Lee était à découvert.
Une seule balle pouvait mettre fin à tout ça.
« Je ne suis pas d’humeur à jouer, dit-il. Je vais vous tuer, puis je
récupérerai ces ossements moi-même. »
des centaines d’années auparavant. Elle reposait dans notre cimetière. Même
dans la mort, elle a veillé sur la Sainte Vierge. Cette pièce a été construite
dans une ancienne cave et les os ont été placés dans cet ossuaire.
Heureusement, les croisés ne sont jamais arrivés jusqu’ici. Nous leur avons
entièrement échappé. Mais nous étions prêtes à les accueillir. »
Il s’approcha et vit l’inscription gravée sur l’ossuaire. Effacée par le
temps, mais toujours visible.
Ce livre est mon premier à être publié chez Hachette Book Group. Je
remercie sincèrement Ben Stiver, vice-président senior et éditeur de Grand
Central, pour avoir donné sa chance à un vieux routard comme moi. Wes
Miller, mon éditeur, dont je suis ravi d’avoir fait la connaissance, et avec
qui cela a été un plaisir de travailler. C’est un homme d’une perspicacité
remarquable, qui a rendu ce livre bien meilleur. Merci également à Tiffany
Porcelli pour son expertise en marketing ; à Staci Burt, qui s’est occupé de
la publicité ; et à tous ceux qui ont travaillé sur la couverture et les pages de
ce livre. Ma reconnaissance va également à l’équipe des ventes et de la
production, à qui je dois l’existence de cet ouvrage et sa distribution à
grande échelle. Merci à toutes et à tous.
Toute ma gratitude également à Simon Lipskar, mon agent et ami, qui a
rendu ce livre possible.
Et je n’oublie pas Jessica Johns et Esther Garver, qui continuent à assurer le
bon fonctionnement de Steve Berry Enterprises. Nathalie Dumon, qui nous
a fait visiter Gand à Elizabeth et moi et qui nous a fourni de précieux
documents de recherche. Noah Charney, l’expert en tout ce qui concerne
L’Autel de Gand. Et Christophe Masiero, qui m’a aidé à améliorer mon
français.
Comme toujours, je remercie tout particulièrement la personne la plus
importante de ma vie, ma femme Elizabeth. Merci pour ton incroyable
intuition.
Sur une note un peu plus triste, je tiens à remercier encore une fois l’homme
qui m’a poussé à apprendre le métier d’écrivain, et qui nous a quittés
pendant l’écriture de ce livre. Frank Green a vécu une vie longue et
productive. De nombreux écrivains, dont moi-même, lui doivent beaucoup.
C’était un professeur exigeant, mais généreux de son temps, et si vous
gardiez votre bouche fermée et vos oreilles ouvertes, vous pouviez
apprendre beaucoup de lui. J’ai déjà dédié deux livres à Frank, mais il me
paraissait juste de le remercier une dernière fois. Il va énormément nous
manquer.
La dédicace de ce livre est un peu inhabituelle. Les romanciers travaillent
dans le monde de l’imagination. Un roman, par définition, n’est pas réel.
Bien sûr, ils contiennent des faits, des personnages et des choses qui
pourraient être réels, mais les intrigues, les conflits, les épreuves et les
conclusions ne sont jamais qu’une histoire, simplement destinée à divertir le
lecteur.
Walt et Roy Disney travaillaient aussi dans le monde de l’imagination. Walt
était le rêveur, un visionnaire. Roy était plus terre à terre, pragmatique,
c’était le financier. Cependant, aucun n’aurait pu s’épanouir sans l’autre.
Les rêves s’étiolent à moins que quelqu’un trouve le moyen de les
transformer en réalité.
C’est ce que Roy a fait pour Walt.
Ensemble, ils formaient une équipe créative extraordinaire, qui a produit
certains des personnages, des lieux et des histoires les plus mémorables de
l’histoire de l’humanité.
Ils étaient proches, mais leur relation n’était pas parfaite. Il y avait des
désaccords et des disputes, comme entre tous les frères, mais, à la fin, ils se
retrouvaient toujours. Ils semblaient avoir tous les deux compris qu’aucun
n’était complet sans l’autre. La preuve en a été faite après la mort de Walt
en 1966. Le rêve d’un deuxième parc à thème sur la côte est n’était alors
que cela, un rêve. Son créateur était parti. Mais Roy se donna pour mission
de veiller à ce que le « projet Floride » se concrétise. Le 1er octobre 1971, il
inaugura le parc, qu’il ne baptisa pas Disney World, mais Walt Disney
World.
Soixante-dix-neuf jours plus tard, Roy mourait.
Ce livre est donc dédié aux deux Disney, Walter Elias et Roy Oliver,
maîtres de l’imaginaire, créateurs de l’incroyable, deux hommes qui
continuent de susciter la joie et l’émerveillement, et d’émouvoir le monde.
Tous les jours.
Du même auteur
au cherche midi
Le Troisième Secret, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR JEAN-LUC
PININGRE.
L’Héritage des Templiers, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR
FRANÇOISE SMITH.
L’Énigme Alexandrie, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR FRANÇOISE
SMITH.
La Conspiration du Temple, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR
FRANÇOISE SMITH.
La Prophétie Charlemagne, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR DINIZ
GALHOS.
Le Musée perdu, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR GILLES MORRIS-
DUMOULIN.
Le Mystère Napoléon, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR DANIÈLE
MAZINGARBE.
Le Complot Romanov, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR GILLES
MORRIS-DUMOULIN.
Le Monastère oublié, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR DANIÈLE
MAZINGARBE.
Le Code Jefferson, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR DANIÈLE
MAZINGARBE.
Le Temple de Jérusalem, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR DANIÈLE
MAZINGARBE.
Le Secret des rois, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR DANIÈLE
MAZINGARBE.
L’Héritage occulte, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR DANIÈLE
MAZINGARBE.
Le Complot Malone, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR PHILIPPE
SZCZECINER.
La 14e Colonie, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR PHILIPPE
SZCZECINER.
L’Héritage Malone, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR PHILIPPE
SZCZECINER.
La Conspiration Hoover, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR PHILIPPE
SZCZECINER.
Le Dernier Secret du Vatican, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR SOPHIE
ASLANIDES.
Les Saintes Reliques, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR PHILIPPE
SZCZECINER.
La Conspiration de l’Ombre, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR
PHILIPPE SZCZECINER.
Ouvrage publié sous la direction d’Arnaud Hofmarcher
avec la collaboration de Roland Brénin
ISBN 978-2-7491-7379-5
Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage
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