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Pour Walt et Roy Disney, qui nous ont

laissé en héritage une extraordinaire


source d’inspiration et d’imagination.
Tel un chien qui retourne à ce qu’il a vomi, ainsi est le fou qui répète
sa folie.
Proverbes, XXVI, 11
SOMMAIRE
Titre

Dédicace

Prologue

De nos jours
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41
Chapitre 42
Chapitre 43
Chapitre 44
Chapitre 45
Chapitre 46
Chapitre 47
Chapitre 48
Chapitre 49
Chapitre 50
Chapitre 51
Chapitre 52
Chapitre 53
Chapitre 54
Chapitre 55
Chapitre 56
Chapitre 57
Chapitre 58
Chapitre 59
Chapitre 60
Chapitre 61
Chapitre 62
Chapitre 63
Chapitre 64
Chapitre 65
Chapitre 66
Chapitre 67
Chapitre 68
Chapitre 69
Chapitre 70
Chapitre 71
Chapitre 72
Chapitre 73
Chapitre 74
Chapitre 75

Note de l'auteur

Remerciements

Du même auteur au cherche midi

Copyright
PROLOGUE
Pyrénées
Fin du printemps 1428

L’ ennemi gagnait du terrain. Déterminé à les distancer, Jan Van Eyck donna
un coup d’éperon dans le flanc de son cheval qui, semblant comprendre le
péril qui les menaçait, s’élança au triple galop en soufflant bruyamment par
ses naseaux l’air froid de la montagne.
Jan était seul, pourchassé sur une terre à la fois inconnue et hostile.
Lorsqu’il avait pour la première fois repéré les Maures, juste avant midi, il
en avait dénombré neuf à dos de cheval. Deux autres s’étaient joints à la
traque depuis. La tâche qu’on l’avait chargé d’accomplir étant vitale pour
son bienfaiteur, la capture n’était pas envisageable, aussi pressa-t-il encore
son coursier d’un claquement de rênes.
Il connaissait bien sa monture. Un excellent cheval tel que celui-ci,
rapide et intelligent, pouvait être d’un grand secours à son cavalier, comme il
en avait fait l’expérience à de nombreuses reprises. Lorsqu’ils tombaient
malades, les chevaux étaient soignés avec plus de dévouement que l’on n’en
accordait à la plupart des chrétiens, car c’était grâce à eux que les royaumes
prospéraient. Et, qu’il s’agisse de destriers, de coursiers ou de palefrois, ils
répondaient aux marques d’affection avec une loyauté sans égale. Jan avait
même entendu parler d’un chevalier qui, au retour de la guerre, n’avait pas
été reconnu par sa fiancée, mais l’avait immédiatement été par son fidèle
étalon.
Il regarda droit devant.
Tout autour de lui se dressaient des montagnes déchiquetées aux
sommets enneigés. À l’ouest, tel un sphinx sur une plaine désertique, un pic
élancé se détachait, dont les plus hautes cimes étaient enveloppées de blanc
argenté, tandis qu’un autre éperon des Pyrénées se profilait au loin.
Jan n’avait pas besoin de s’arrêter et de tendre l’oreille pour savoir que
des sabots martelaient la plaine derrière lui. Il avait pourtant espéré rallier le
nord du pays et franchir la frontière sans se faire remarquer. Il n’y avait que
deux jours de route entre Tormé, sur le versant espagnol des montagnes, et
Las Illas, du côté français. Le village ancestral avait récemment été
transformé en forteresse et il savait que sa présence, si près de la frontière,
inquiétait les Maures.
Bien que la Navarre et l’Aragon fussent toutes les deux aux mains des
chrétiens, les Maures parcouraient toujours librement le nord de l’Espagne.
La Reconquista repoussait lentement les Arabes vers le sud, reprenant
chaque année de nouveaux châteaux et villes. Bientôt, Jan n’en doutait pas,
les Maures seraient contraints d’embarquer sur des bateaux qui les
ramèneraient en Afrique, mettant ainsi fin à six cents ans d’occupation. En
attendant, ils continuaient de détruire les églises, saccager les couvents et
attaquer les voyageurs, en particulier ceux qui s’aventuraient un peu trop au
sud et osaient traverser les Pyrénées.
Son esprit revint aux guerriers derrière lui.
L’adjectif maure signifiait simplement « sombre », en référence à leur
peau brune qui, de fait, présentait un contraste saisissant avec les amples
tuniques blanches, les turbans colorés et les écharpes qui drapaient leurs
cous dans un kaléidoscope de fils de soie. C’étaient des hommes brutaux,
une véritable menace, et Jan redoutait leurs cimeterres en forme de croissant
et leurs archers montés. Il s’était attendu à une pluie de flèches, mais les
épais bosquets de pins et de sapins à travers lesquels ils l’avaient jusqu’à
présent pourchassé n’offraient pas une vue assez dégagée pour qu’ils
puissent viser. Il avait les archers en horreur. Un véritable guerrier venait au
combat armé d’une hache ou d’une épée. Qu’avait dit le poète, déjà ?
« Maudit soit le premier archer, c’est un lâche qui n’ose pas approcher. »
Il quitta des yeux la terre devant lui pour se concentrer sur la route à
suivre, faisant confiance à son cheval pour s’assurer que le sol était solide
sous leurs pieds. Le vent froid qui s’engouffrait dans une crevasse proche
ralentissait sa progression. Peu à peu, les sapins autour de lui laissèrent place
à d’immenses pins, dont les troncs s’élevaient audacieusement vers les
cieux, se tordant parfois comme en proie à la douleur, la plupart dépourvus
de branches.
Il jura intérieurement.
Les archers auraient bientôt une vue assez dégagée pour lancer leurs
volées de flèches.
Le cheval ralentit pour se frayer un chemin à travers les pins, évitant les
rochers de granit et laissant une trace bien visible au milieu des délicats
edelweiss. Un calme absolu enveloppait la forêt sombre. L’odeur de moisi
des brindilles et des branches lui emplissait les narines. Dans le ciel au-
dessus de sa tête, le soleil était chaud, les nuages bas, lourds de pluie. Avec
un peu de chance, un orage viendrait bientôt à son secours.
Jan arrêta son cheval et risqua un regard derrière lui.
Personne en vue.
Il tendit l’oreille pour tenter de percevoir un son trahissant la présence
des Maures, mais tout ce qu’il entendait était les stridulations des sauterelles.
Il émergea d’entre les arbres et trouva un chemin menant vers l’est.
Dans sa sacoche, un document signé attestait qu’il était le représentant
dûment habilité de Philippe le Bon, duc de Bourgogne. Il exerçait
officiellement le métier d’artiste, peintre de cour au service de Philippe,
mais, dans les faits, il était son espion. Sa mission actuelle l’avait amené en
Espagne afin de reconnaître les routes et les territoires locaux. Son attention
aux détails, sa maîtrise des couleurs et de la profondeur, le talent et la
précision avec lesquels il maniait la plume et le pinceau étaient autant de
qualités qui caractérisaient son art. Le duc aimait à dire que l’acuité visuelle
de Jan était sans pareille. Mais, contrairement à ses tableaux, que le monde
réel ne faisait qu’inspirer, les dessins qu’il produisait lors d’une mission
secrète devaient être absolument fidèles à la réalité. C’était le cas de ceux
qu’il avait tracés au cours de ce voyage, des cartes indiquant le chemin vers
des cols de montagnes qui revêtiraient une grande importance stratégique
pour les armées dans le futur.
Jan était un homme large d’épaules, aux membres solides. Il avait laissé
pousser ses cheveux bruns qui, épais et touffus, évoquaient des poils de
pinceau, tandis que sa barbe longue et irrégulière rendait son teint blafard
encore plus pâle que d’ordinaire. En d’autres circonstances, il aurait été rasé
de frais, mais il avait volontairement omis de le faire ces dernières semaines,
cette pilosité faciale masquant en partie ses traits. Son visage était maigre et
large – carré, au dire de certains –, son front haut, son nez fin et droit. Outre
ces caractéristiques physiques, il pouvait compter dans cette région sur sa
maîtrise de l’espagnol et des coutumes locales, qui faisaient de lui le parfait
espion.
Une autre brise le frôla et il savoura un moment de calme. Sa peau était
chaude et humide, ses jambes douloureuses. Il portait sous son manteau une
lourde cotte de mailles et sur la tête un camail d’armure qui s’enfonçait dans
son cou et son menton. Il s’était habillé pour la bataille, afin d’être prêt à
affronter tous les obstacles qui pourraient se placer en travers de son chemin,
et onze cavaliers maures avaient relevé le défi. Avait-il été trahi par un
habitant du dernier village qu’il avait traversé ? C’était une communauté
chrétienne, mais on l’avait mis en garde : les Maures avaient des yeux et des
oreilles partout.
Il se baissa et caressa le cheval qui, ravi, aplatit ses oreilles en signe de
gratitude. Le gazouillis d’un pinson s’élevait d’un arbre tout proche. Il
s’attendait à entendre à tout moment le claquement d’une hache ou le
grincement d’une scie contre un tronc, mais il n’y avait apparemment pas
âme qui vive. Devant lui s’ouvrait un autre col, au-delà duquel s’étendait
l’éclat d’une vallée vert émeraude. Un sentier bien défini s’éloignait en
serpentant à travers un épais massif de hêtres. Il fit avancer son cheval et se
redressa sur sa haute selle, songeant qu’il avait peut-être semé ses
poursuivants. Il lui tardait de pouvoir ôter ses lourds vêtements de métal et
profiter du confort de la nuit. Si tout se passait bien, il atteindrait Las Illas
avant le coucher du soleil.
Devant lui, sur un des arbres, quelque chose attira son attention.
Il s’en approcha.
Un oiseau était gravé sur le tronc de l’énorme hêtre. Un grand soin avait
été apporté au dessin, en particulier dans le plumage et le bec caractéristique
de l’animal, ainsi que les ailes majestueuses serrées contre son corps, prêtes
pour l’envol.

Un vautour.
Les Espagnols l’appelaient quebrantahuesos. Le briseur d’os.
Et Jan savait pourquoi. Il avait souvent observé avec une admiration
teintée de terreur le grand rapace laisser tomber sa proie sur les rochers, afin
de lui briser les os et d’en extraire plus facilement la moelle. Il trouva
quelque peu étrange que l’on ait pris le temps de dessiner avec autant de soin
un tel prédateur en ce lieu. Des lettres étaient tracées sous l’oiseau. Ce
n’était pas une langue qu’il maîtrisait, mais il reconnut les symboles arabes.
Autour de lui, les cavités rocheuses gémissaient sous le vent. Il réfléchissait
à un plan d’action lorsque le calme ambiant fut troublé par un bruissement
sourd qui gagna rapidement en intensité.
Il connaissait bien ce son.
C’était celui de flèches transperçant l’air.
L’instant d’après, trois pointes se fichèrent dans la terre juste devant lui.
Il tourna la tête.
Les Maures venaient de prendre un virage dans le sentier et approchaient
à grande vitesse. Jan exhorta son cheval à avancer. La première volée de
flèches avait raté sa cible, mais la prochaine, il en était sûr, ne le manquerait
pas. Sa main droite lâcha les rênes pour s’assurer que sa hache de guerre
était toujours fixée à la selle par sa lanière de cuir.
Il s’engouffra dans le col de la montagne.
À sa gauche s’élevaient des falaises d’un blanc aveuglant. Du buis
sauvage s’accrochait aux crevasses qui s’ouvraient çà et là. Une forêt noir
d’encre se profilait sur sa droite. Il envisagea de guider le cheval vers les
arbres, mais il avait une bonne avance sur les Maures et pensait pouvoir les
distancer. Il devait être au niveau de la frontière, ou en tout cas tout près de
celle-ci, et il doutait que les Maures le suivent en territoire français.
Il franchit un tournant dans le sentier et se baissa pour éviter une épaisse
branche tendue vers lui. Son cheval allait au grand galop, ses sabots
effleurant à peine le sol dur. Il remarqua un autre vautour gravé dans un
tronc devant lui, accompagné lui aussi de symboles arabes. Alors qu’il
dépassait l’arbre, les pattes avant de sa monture se posèrent sur une parcelle
de terre molle et ils plongèrent tous deux vers le sol. Jan sauta juste avant
que l’animal frappe le sol, croisant mentalement les doigts pour que sa cotte
de mailles le protège du plus gros de la chute.
Il s’écrasa sur l’argile dure à côté du cheval puis roula vers la gauche
tandis que l’animal dérapait sur le sol en poussant un hennissement de
douleur qui lui fendit le cœur. Jan culbuta plusieurs fois. La cotte de mailles
s’enfonça dans sa chemise en peau de mouton. Il leva les bras vers sa tête
pour protéger son visage des rochers tandis qu’il quittait le sentier et
continua de rouler jusqu’à ce que les racines noueuses d’un hêtre
interrompent sa course.
Il demeura un moment immobile et évalua les dégâts. Il avait mal un peu
partout, et son corps était couvert de coupures et d’éraflures, mais rien
d’insupportable. Il vérifia que ses bras et ses jambes fonctionnaient. Rien ne
semblait cassé. Il tourna la tête de gauche à droite. Son cou était indemne.
Seigneur, Dieu tout-puissant. Il avait eu de la chance. Une odeur de mousse
et de moisissure emplissait ses narines. Il tendit l’oreille pour essayer de
percevoir un son trahissant la présence des Maures.
Non, il n’y avait rien.
Mais cette pensée lui rappela l’urgence de la situation, et il se releva en
vitesse.
Il rejeta sa capuche en arrière et la laissa tomber sur sa nuque en sueur. Il
essuya le sang sur son front, puis regagna le sentier d’un pas incertain. Le
cheval était sur pied, prêt à repartir.
Quel robuste étalon !
Il regarda à droite.
Plus loin sur le sentier, toujours sur leurs montures, les Maures s’étaient
arrêtés et l’observaient. Par chance, ils n’étaient pas assez proches pour
pouvoir utiliser leurs arcs. Jan attendit qu’ils chargent, conscient d’être une
proie facile sans son épée et sa hache restées avec le cheval. Ce qui n’était
pas plus mal, d’ailleurs, car jamais il n’aurait survécu à la chute avec ces
armes attachées à sa taille. Il observa ses ennemis. S’ils avançaient, décida-t-
il, il tenterait de sauver sa peau en s’enfuyant dans les bois. Peut-être
parviendrait-il à désarmer l’un d’eux et lui voler son arc.
« Ils n’avanceront pas », dit une voix derrière lui.
Elle parlait en occitan.
Se retournant, il vit une nonne vêtue de noir qui se tenait seule au milieu
du sentier. Ses traits ne trahissaient pas la moindre trace de peur ni
d’inquiétude. Curieux. Il n’arrivait pas à décider qui représentait la plus
grande menace entre la horde ennemie et ce personnage incongru.
« Que voulez-vous dire ? demanda-t-il en occitan avant de porter de
nouveau son attention sur les Maures.
— Ils n’avanceront pas », répéta-t-elle.
Jan ne quittait pas l’ennemi des yeux.
« Il n’y a pas de danger, déclara la nonne d’un ton calme évoquant l’écho
d’une voix venue du ciel.
— Ils représentent au contraire un grand danger.
— Pas ici. »
Peu convaincu, il décida de s’en assurer par lui-même.
Il avança de quelques pas et, levant les bras au-dessus de sa tête, les
croisa et les décroisa à plusieurs reprises. Puis il cria à l’adresse des cavaliers
dans la langue d’Aragon, qu’ils comprendraient sans doute :
« Avancez, bande de lâches, et battez-vous ! »
Ils ne semblaient pas décidés à accepter son offre.
« Avez-vous peur d’un homme seul et désarmé ? D’une nonne ? »
Toujours aucune réponse. Leurs visages sombres et balafrés restaient de
marbre. Jan baissa les bras.
« Par Dieu, vous avez peur ! » cria-t-il.
D’ordinaire, défier un Maure revenait à l’inviter à un combat à mort. Ce
n’était pas en se montrant faibles que les Arabes avaient maintenu leur
pouvoir dans la péninsule ibérique. Pourtant, à sa grande surprise, ces
barbares opérèrent une demi-volte et s’éloignèrent au trot. Craignant que ses
yeux ne lui jouent des tours, il continua de les regarder jusqu’à ce qu’ils
disparaissent dans un virage, ne laissant derrière eux qu’un nuage de
poussière virevoltant dans l’air. Il se tourna vers la religieuse et demanda :
« Ces oiseaux gravés sur les arbres. Que signifient les mots en arabe en
dessous ? »
Son instinct lui disait que cette femme aurait la réponse à sa question.
« Le diable aura les siens.
— Ce sont leurs mots ? »
La nonne hocha la tête. « Nous les leur avons empruntés. Un
avertissement venu d’une époque lointaine. »
S’approchant d’elle, il remarqua la chaîne autour de son cou et le
symbole en argent qui y pendait.

Une fleur de lys.


Il avait vu des chevaliers, des rois et des ducs l’arborer. Mais une
nonne ? Jamais. Il désigna le médaillon. « Pourquoi portez-vous ceci ? »
Elle tendit le bras, l’invitant à le suivre. « Venez, je vais vous montrer. »
DE NOS JOURS
1

Gand, Belgique
Mardi 8 mai
20 h 40

L’ inquiétude de Nick Lee croissait à mesure qu’il courait vers les flammes
et la fumée. Il était venu à Gand pour retrouver un souvenir qui le hantait
depuis longtemps, une femme dont il gardait en tête des images aussi nettes
et précises que si elles dataient d’hier, et non d’il y a neuf ans. Ils seraient
mariés aujourd’hui si, une semaine avant le grand jour, elle ne lui avait pas
annoncé qu’elle avait choisi une autre voie, une voie à laquelle il était
étranger et dont il ne ferait jamais partie. À l’époque, les mots qu’il avait
voulu prononcer étaient restés coincés dans sa gorge. Ses mots à elle
avaient été sans appel.
« Je n’ai pas le choix. »
C’était un peu l’histoire de sa vie, en fait. Un mélange volatile de bien
et de mal, de plaisir et de douleur. Le bon endroit au mauvais moment ?
Absolument. Le mauvais endroit au bon moment ? Et comment.
Bien plus qu’il ne voulait l’admettre.
Il avait commencé sa carrière dans l’armée, plus précisément dans la
police militaire, puis tenté d’obtenir un poste à la division Magellan du
ministère de la Justice, en vain. C’était finalement le FBI qui l’avait engagé,
et il y avait passé cinq ans. À présent, il travaillait pour l’Organisation des
Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, plus connue sous le
nom d’Unesco. Partie intégrante de l’Onu depuis sa fondation, elle avait
pour mission de faire progresser la paix par le biais de l’éducation, la
science, la culture et la communication. Comment ? Principalement avec
des initiatives telles que la liste du patrimoine mondial, la Journée
internationale de l’alphabétisation, une bibliothèque numérique, mais aussi
avec mille autres programmes conçus pour promouvoir, préserver et
soutenir l’héritage culturel de l’humanité.
Nick travaillait pour un petit appendice de cette bête géante, le Cultural
Liaison and Investigative Office 1, que l’on appelait plus communément
Clio. Un jeu de mots sur le nom de la déesse grecque Clio, muse de
l’histoire. Officiellement, il était un représentant des Nations unies, et son
accréditation lui avait ouvert bien des portes. En pratique, c’était un agent
de terrain, les yeux et les oreilles de Clio, dépêché là où sa présence était
nécessaire pour gérer des problèmes d’ordre artistique et culturel qui ne
pouvaient être résolus par des conférences téléphoniques, des cérémonies,
et autres techniques de la diplomatie.
Comme l’avait dit un de ses patrons, parfois, la seule solution est de
botter des culs.
Il s’était rendu sur place juste après que Daech avait pillé les églises, les
bibliothèques et les musées irakiens. Mais aussi aux Maldives lorsque des
radicaux avaient dynamité des artéfacts bouddhistes. À Tombouctou après
la bataille de Gao, quand plusieurs parties de la ville avaient été ravagées
par la guerre. Son travail consistait avant tout à prévenir toute destruction
du patrimoine culturel, mais, lorsque cela n’était pas possible, il tâchait d’en
gérer les conséquences. Il avait fini par comprendre que, bien souvent, ce
qu’on appelait purges culturelles n’étaient que des écrans de fumée pour
cacher l’acquisition et la revente d’artéfacts précieux. Les fanatiques
n’étaient pas complètement stupides. Leurs causes avaient besoin d’argent
et les objets rares pouvaient facilement être convertis en liquidités dont
l’origine était presque impossible à retracer. Ils n’avaient pas à s’inquiéter
d’une éventuelle saisie ou du gel de leurs avoirs par des gouvernements
étrangers. Il leur suffisait de passer un accord avec des acheteurs locaux, qui
ne demandaient qu’à échanger de l’or, des cryptomonnaies ou du cash
contre des trésors qu’ils n’auraient jamais pu espérer obtenir par des
moyens légaux.
Heureusement, ce voyage en Belgique ne concernait rien qui fût
menacé, sauf peut-être son cœur. Il lui tardait de revoir Kelsey. Elle était ici,
à Gand, pour faire ce qu’elle faisait de mieux : restaurer des œuvres d’art.
C’était d’ailleurs leur amour commun pour l’art qui les avait liés. Jusqu’à ce
qu’une chose totalement inattendue, du moins du point de vue de Nick,
finisse par les séparer. Il n’avait rien vu venir. Aurait-il dû ? Difficile à dire.
Neuf années s’étaient écoulées depuis qu’ils s’étaient vus pour la
dernière fois face à face. Il n’y avait pas eu d’adieux larmoyants,
d’étreintes, de poignées de main, de paroles de réconfort ou
d’encouragement. Pas même une dispute ou des cris de colère.
Rien qu’une fin.
Une fin qui l’avait laissé abasourdi.
Depuis lors, ils ne communiquaient plus que par le biais des réseaux
sociaux. Un message ou un commentaire ici et là, histoire de garder le
contact. Elle avait sa vie et il avait la sienne, et les deux ne devaient jamais
se mélanger. Il s’était bien souvent demandé si rester en contact avec elle
était une bonne idée, mais il n’avait rien fait pour y mettre un terme. Était-
ce du masochisme ? Ou voulait-il simplement qu’elle fasse partie de sa vie,
quelle que fût la manière ?
Deux semaines plus tôt, elle lui avait envoyé un message privé sur
Facebook pour lui proposer de venir à Gand. C’était une première. Une
invitation à lui rendre visite. Sur le moment, il n’avait pas été certain que ce
soit une bonne idée, mais lorsqu’elle lui avait expliqué ce sur quoi elle
travaillait, il s’était dit : Après tout, pourquoi pas ? Et maintenant il était là,
à Gand, et le bâtiment où il était attendu, selon les instructions qu’elle lui
avait envoyées par SMS, était en feu.
Était-elle à l’intérieur ?
Il accéléra l’allure à cette pensée.
Il se trouvait à deux pas de la cathédrale Saint-Bavon, dans une rue
sombre de la vieille ville de Gand. Les bâtiments autour de lui, avec leurs
façades de briques rouges garnies de perrons, étaient de parfaits exemples
d’architecture flamande. Il n’était pas non plus très loin du célèbre Graslei,
une superbe enfilade d’édifices d’époques et de styles divers bâtis sur la
rive de la Lys. Le quai, qui faisait jadis partie d’un port médiéval, était l’une
des sections les plus anciennes d’une ville qui datait elle-même du Ve siècle
et avait été une plaque tournante du commerce de blé en Flandre. Le
quartier était à présent un haut lieu touristique, comme en témoignaient les
nombreuses terrasses de café qui s’alignaient le long de la rue. Il espérait
partager un dîner avec Kelsey dans l’un d’eux une fois qu’il aurait vu ce
qu’elle avait promis de lui montrer.
Le bâtiment à pignons en escalier qui se dressait devant lui, enveloppé
de fumée et de flammes, comprenait deux étages, mais le feu semblait
limité au rez-de-chaussée. Les badauds rassemblés dans l’étroite rue
observaient le spectacle de loin, visiblement peu décidés à intervenir. Nick
courut jusqu’à eux et demanda si les pompiers avaient été prévenus. Une
vieille dame répondit en anglais que quelqu’un avait appelé les secours et,
un instant plus tard, il entendit des sirènes au loin. Trop inquiet pour
attendre leur arrivée, il se précipita vers l’entrée et poussa la lourde porte en
bois.
Une bouffée de chaleur et de fumée s’en échappa.
Il prit une profonde inspiration et s’engouffra à l’intérieur. C’était un
grand studio aux murs tapissés d’étagères en métal sur lesquelles était rangé
du matériel d’art. Des tables occupaient le centre de la pièce. Tout laissait
penser qu’il s’agissait bien de l’atelier où Kelsey lui avait donné rendez-
vous.
Mais rien ne brûlait ici.
« Kelsey ! » cria-t-il.
Entendant un bruit dans la pièce voisine, il se dirigea vers la porte
ouverte et trouva la jeune femme aux prises avec une autre personne, une
silhouette vêtue d’une combinaison moulante noire dont le visage était
masqué par une cagoule. Il avait du mal à distinguer ce qui se passait
exactement, entre la fumée qui obscurcissait sa vision et la pénombre
ambiante. La seule lumière qui éclairait la scène provenait des flammes se
propageant en crépitant de l’autre côté de la pièce.
Alors qu’il s’avançait pour porter secours à Kelsey, la silhouette noire
s’écarta et envoya un coup de pied dans le ventre de la jeune femme, qui
recula en titubant. L’agresseur en profita pour se baisser, attraper un objet
par terre, puis disparaître dans la fumée. Nick cligna des paupières pour
soulager ses yeux et chercha Kelsey du regard.
Il l’aida délicatement à se relever et ils sortirent de la pièce en courant.
« Ça va aller ? »
La jeune femme le regarda de ses yeux rouges, larmoyants et affolés,
son expression passant de la rage à la terreur et finalement à la
reconnaissance.
« Nick. » Elle toussa pour chasser la fumée de ses poumons et hocha la
tête. « Ça va. Vraiment. Je vais bien. »
Un rideau s’ouvrit dans son esprit qui le ramena plusieurs années en
arrière, et il éprouva de nouveau cette intimité qu’ils avaient partagée. Il
s’efforça de rester dans le présent. « Il faut qu’on sorte d’ici. »
Elle secoua la tête. « Je dois éteindre le feu.
— Les secours arrivent. Ils s’en occuperont. Viens. »
Elle refusait de bouger. « Nick, suis-la. »
Suis-la ? L’agresseur était une femme ?
Deux policiers firent irruption dans la pièce.
« Je vais bien, dit Kelsey. Va chercher mon… ordinateur. »
Un des agents s’approcha pour les aider tandis que l’autre brandissait un
extincteur avec lequel il commença à éteindre les flammes.
« S’il te plaît, dit-elle. Vas-y. »
Une part de lui serait volontiers restée pour s’assurer qu’elle allait bien,
mais une autre part savait ce que Kelsey voulait, et ce n’était ni du réconfort
ni sa protection.
Aussi se précipita-t-il dans la fumée.
1. Bureau de liaison et d’investigation culturelle (note de la traductrice).
2

Carcassonne, France
21 heures

B ernat de Foix laissa tomber sa serviette dans l’assiette et porta son


attention sur le jeune homme assis en face de lui. Ils venaient de
rompre un jeûne de trois jours, la dernière épreuve pour atteindre ce sur
quoi ils travaillaient depuis plus d’un an. Et quel meilleur endroit pour le
faire que cette ancestrale ville fortifiée ?
Le mont adjacent à ce fleuve paisible qu’est l’Aude était occupé depuis
le néolithique. C’étaient les Visigoths qui avaient fondé la grande cité
fortifiée de Carcassonne afin de posséder un oppidum sur les routes
commerciales historiques qui reliaient jadis l’océan Atlantique à la mer
Méditerranée. Il ne restait cependant plus trace de cette gloire d’antan, la
ville n’étant plus qu’une paraphrase de ce qu’elle avait été. Ses hôtels,
boutiques de souvenirs et cafés accueillaient toute l’année des touristes
désireux de revivre le passé. L’Hôtel de la Cité était le seul établissement
cinq étoiles à l’intérieur des murs. Mélange de styles néogothique et Art
déco, il était niché dans un coin paisible au pied de la basilique Saint-
Nazaire. Ce soir, Bernat avait volontairement évité tous les restaurants
populaires qui émaillaient la cité et pris son dîner dans sa suite, demandant
à André Labelle de se joindre à lui.
« Il faudra que je dise au chef combien j’ai apprécié le repas », dit-il à
son invité, et ce n’étaient pas des paroles en l’air.
La fleur de courgette farcie sur un velouté de tomate servie en entrée
était un délice. Le plat de résistance, de la truite locale cuite au four avec
des champignons et du ris de veau et accompagnée de chou-fleur grillé au
beurre noisette, était une merveille. Quant au dessert, une crème brûlée aux
noisettes nappée de coulis de chocolat et agrémentée d’une boule de glace
au caramel, il était particulièrement exquis.
Un festin digne de cette grande occasion.
« Es-tu prêt ? » demanda-t-il.
André hocha la tête. « Je le suis depuis longtemps.
— Et tu acceptes pleinement la suite ?
— Oui.
— Tu sais ce que cela implique ?
— En tous points.
— Tes péchés passés ? Les as-tu expiés ? Es-tu pétri de remords ? Prêt à
mener une vie exemplaire à partir de ce jour ?
— Oui. »
Bernat était satisfait. « Alors, vas-y. »
André se leva de sa chaise et s’agenouilla docilement sur le tapis.
« Dieu juste de toutes les bonnes âmes, toi qui ne te trompes jamais, toi qui
ne mens ni ne doutes jamais, accorde-moi de savoir ce que tu sais, d’aimer
ce que tu aimes, car je ne suis pas de ce monde et ce monde n’est pas de
moi, et je crains de rencontrer la mort dans ce royaume d’un dieu
étranger. »
Il avait parlé dans un occitan parfait, langue dans laquelle la prière avait
pour la première fois été prononcée plus de huit cents ans auparavant. Des
mots précieux, qui établissaient un contraste saisissant entre le Dieu juste de
toutes les bonnes âmes et le dieu étranger et mauvais du monde physique.
« Si Dieu le veut, dit Bernat, les bonnes âmes telles que la tienne
pourront obtenir la connaissance du monde du Père. Nous ignorons en
revanche si nous obtiendrons la connaissance de l’autre monde dans cette
vie ou seulement dans la prochaine. »
La tête d’André demeura courbée, ses yeux rivés au sol. Révérencieux.
Respectueux.
« Veux-tu le consolamentum ? demanda Bernat.
— De tout mon être.
— T’es-tu correctement préparé ? »
Il hocha la tête. « Je suis prêt.
— Pour toutes les missions qui pourraient t’être confiées ?
— Toutes. »
André avait commencé son voyage trois ans plus tôt en tant que
credente, simple croyant. Il s’était montré à la fois prometteur et résolu.
Aussi, lorsqu’il avait demandé une formation plus poussée – afin de tester
sa foi par des examens rigoureux – les Anciens avaient été ravis. On l’avait
autorisé à participer au séminaire, la maison des hérétiques* 1, où sa
dévotion avait été mise à l’épreuve et affûtée. À présent, après de longs
jeûnes, vigiles et prières, il était prêt pour l’étape finale.
Seul un perfectus, un « parfait », pouvait administrer le consolamentum,
l’imposition des mains, ce qui signifiait que chaque nouveau parfait
occupait le dernier maillon d’une chaîne le reliant aux apôtres et au Christ
lui-même. La cérémonie marquait le passage du statut de credente à celui
d’élu. Ces gens n’étaient pas des ecclésiastiques, mais de simples croyants,
des enseignants qui s’étaient donné pour mission d’aider d’autres croyants à
devenir à leur tour des parfaits. Chacun d’entre eux menait une vie solitaire,
à l’ultime stade de son existence terrestre, pratiquant l’abnégation, ayant
finalement atteint la certitude que jamais plus il ne reviendrait dans le
monde physique. Jadis qualifiés par l’Inquisition de « parfaits hérétiques »,
ils avaient conservé ce nom par défi et le portaient aujourd’hui avec fierté,
telle une médaille représentant un élément de complétude dans leur vie
spirituelle.
« Pouvons-nous continuer ? » demanda Bernat.
André hocha la tête.
C’était lors du consolamentum que le Saint-Esprit habitait le corps du
parfait, comme si celui-ci mourait symboliquement dans le monde matériel
pour renaître dans l’Esprit. La cérémonie était d’une simplicité
confondante. Contrairement aux autres baptêmes religieux, elle ne
nécessitait ni eau bénite ni huile sainte et n’était pas administrée par un
prêtre vêtu d’une robe brodée d’or dans une église chargée d’idoles. La
croyance et la dévotion suffisaient à ce baptême spirituel, qui se déroulait le
plus souvent dans la forêt, près d’un lac, dans la montagne, ou devant un
âtre dans les maisons de ceux qui cherchaient le salut. Une fois le rituel
accompli, toute déviation du droit chemin entraînait la déchéance du rang
de parfait. Le voyage vers le salut devait alors être recommencé. Le
consolamentum devait être immaculé, exempt de toute souillure, condition
nécessaire pour s’opposer aux prêtres et évêques corrompus qui avaient
pullulé au XIIIe siècle et dont les actes profanes demeuraient encore
aujourd’hui impunis. Les catholiques maudits avaient longtemps considéré
le rituel comme une imitation déformée de leur propre rituel baptismal.
Mais il n’en était rien. Au contraire, le consolamentum datait de la toute
première église chrétienne, transmis de génération en génération sans
l’interférence de prêtres ou de papes.
« Priez Dieu pour qu’il fasse de moi un bon chrétien et me conduise à
une bonne fin », répéta André trois fois.
Bernat connaissait l’histoire d’André Labelle par le biais de ceux qui
avaient travaillé avec lui au cours des trois années passées. À trente et un
ans, il avait un casier judiciaire bien chargé – larcin, agression, trouble à
l’ordre public. Homme sauvage et impulsif autrefois, il n’admettait jamais
ses erreurs et vivait une vie que d’aucuns qualifieraient de dévergondée et
irresponsable. Et puis, il avait eu la chance d’attirer l’attention d’un autre
parfait qui l’avait remis sur le droit chemin. André était né non loin de là,
dans le Roussillon, un lieu de mystère où la nature transcende la vie, doté
d’un patrimoine riche de toutes sortes de contes et légendes au sujet des
Maures, de Charlemagne et de Roland. André était un jeune homme jovial
et vigoureux, à l’image des gens de la région. Mince et musclé, il avait des
cheveux bouclés d’un noir terne et un nez épaté qui lui donnait l’apparence
d’un dur à cuire. Seuls ses yeux sombres trahissaient les nuages de douleur
qui hantaient toujours son esprit troublé. Cependant, tous les rapports que
Bernat avait reçus décrivaient un parcours exemplaire et un profond
dévouement à la foi. Le chemin vers le salut était long et étroit, réservé aux
individus en pleine possession de leurs moyens et qui bénéficiaient du
soutien des Anciens, deux conditions qu’André remplissait.
Bernat se leva de sa chaise.
« Procède au melhoramentum. »
Le melhoramentum, qui signifie « amélioration » en occitan,
commençait par la reconnaissance que le Saint-Esprit habitait le parfait qui
se tenait devant vous. Un initié devait y croire ou rien de ce qui suivrait
n’aurait de sens. André demeura agenouillé sur le tapis et croisa les mains
avant de s’incliner trois fois. « Bénis-moi, Seigneur. Prie pour moi.
Conduis-nous à notre fin légitime. »
Bernat donna la réponse attendue. « Dans nos prières, je demande à
Dieu de faire de toi un bon chrétien et de te conduire à ta fin légitime.
— Je me consacrerai à Dieu et à l’Évangile, poursuivit André. Je ne
mangerai plus ni viande, ni œufs, ni fromage, ni gras excepté l’huile et le
poisson. Je ne prononcerai aucun serment et n’abandonnerai jamais la secte
par peur du feu, de l’eau ou de la mort.
— As-tu quelque chose à confesser ? »
La purification de l’âme était une étape clé de la cérémonie.
« Seulement qu’il m’arrive encore de laisser ma fierté et mon arrogance
prendre le dessus.
— Nous pourrions tous dire la même chose.
— Mais les miennes doivent être contrôlées.
— Alors, fais-le. Sans faute. Maintenant, récite le Pater noster. »
Tandis que le jeune homme murmurait le Notre Père, Bernat s’approcha
du bureau pour y prendre sa bible. Il l’ouvrit à la page de l’Évangile de
Jean, puis la plaça au-dessus de la tête d’André comme l’avaient fait tant
d’autres parfaits avant lui. « Au commencement était la Parole et la Parole
était auprès de Dieu et la Parole était Dieu. »
André se mit à trembler.
« La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point reçue.
Il y eut un homme envoyé de Dieu : son nom était Jean. Il vint pour servir
de témoin, pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par
lui. Il n’était pas la lumière, mais il parut pour rendre témoignage à la
lumière. Cette lumière était la véritable lumière, qui, en venant dans le
monde, éclaire tout homme. Elle était dans le monde, et le monde a été fait
par elle, et le monde ne l’a point connue. Elle est venue chez les siens, et les
siens ne l’ont point reçue. Mais à tous ceux qui l’ont reçue, à ceux qui
croient en son nom, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu,
lesquels ne sont nés, non du sang, ni de la volonté de la chair ni de la
volonté de l’homme, mais de Dieu. »
La tête d’André demeura baissée vers le sol tandis qu’il acceptait le
Saint-Esprit dans son cœur, confirmant sa décision de devenir un parfait.
Venait maintenant la partie la plus importante du rite.
« Et la Parole a été faite chair, et elle a habité parmi nous, pleine de
grâce et de vérité ; et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme la
gloire du Fils unique venu du Père. Jean lui a rendu témoignage, et s’est
écrié : C’est celui dont j’ai dit “Celui qui vient après moi m’a précédé, car
il était avant moi.” Et nous avons tous reçu de sa plénitude, et grâce pour
grâce ; car la loi a été donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues
par Jésus-Christ. »
Il marqua une pause afin de laisser André s’imprégner de ces mots.
Finalement il demanda : « Es-tu en paix ? »
Le jeune homme se redressa, mais demeura à genoux. « Totalement.
— Lève-toi. »
André se leva et Bernat s’approcha de lui, posa avec révérence la bible
sur sa tête et l’embrassa délicatement sur chaque joue.
Le baiser de la paix.
« Bienvenue, mon frère. Tu es désormais l’un des nôtres à tous les
égards. »
Des larmes embuaient les yeux marron d’André. Cet arrogant petit
criminel faisait à présent partie de la seule véritable foi. Tous les nouveaux
parfaits se voyaient attribuer un socius, un camarade qui partageait, pour un
temps, leur labeur et leurs difficultés. Bernat avait spécifiquement demandé
à être celui d’André.
« Tu me serviras jusqu’à ce que tu voles de tes propres ailes afin de
servir tous les croyants. »
André hocha la tête.
Bernat reposa la bible et marcha jusqu’aux portes vitrées qui donnaient
sur une spacieuse terrasse. Il les ouvrit et fit signe à André de le suivre à
l’extérieur. L’air frais lui chatouilla les narines. C’était une parfaite soirée
de printemps. On discernait au loin le quartier plus moderne de
Carcassonne, le Bourg, avec son entrelacs de rues pavées et ses toits
éclairés dans la nuit. Grand amateur d’histoire, il savait tout des événements
qui s’étaient déroulés ici huit cents ans plus tôt. Dans les moindres détails.
Le bon et le mauvais. Il tirait sa force de cet héritage, une force dont il
aurait grand besoin dans les jours à venir.
« Le moment est venu », dit-il.
André acquiesça de la tête.
Ils se trouvaient tous les deux ici, à Carcassonne, pour la même raison.
Il sourit. « Alors commençons. »
1. Les mots en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte (ndlt).
3

N ick traversa rapidement la pièce saturée de fumée suffocante qui, Dieu


merci, commençait à s’échapper par la porte ouverte et les fenêtres
brisées par les pompiers.
Un des policiers lui emboîta le pas.
Que se passait-il ici ? C’était difficile à dire, mais une chose était
certaine : ce n’était pas un accident. Il chassa ces pensées troublantes de son
esprit et s’enfonça dans la nuit belge, remplissant ses poumons d’air pur.
Devant lui, à une cinquantaine de mètres, il aperçut la silhouette noire qui
s’éloignait en courant dans la rue paisible.
Un ordinateur portable à la main.
« Je vais suivre cette personne, dit-il à l’officier en anglais.
— Laissez la police s’en occuper », répondit l’homme, en anglais lui
aussi, et heureusement, car les langues étrangères n’étaient pas son fort.
Il sortit son portefeuille et lui montra sa carte de l’Onu. « Je peux m’en
charger. »
Le policier examina le document, hocha la tête, puis désigna sa radio.
« Je vous envoie des renforts. »
Bonne idée, songea Nick, et il s’élança à la poursuite de la fugitive.
Il connaissait bien Gand, pour l’avoir déjà visitée à deux reprises. Située
au confluent de l’Escaut et de la Lys, cette ville universitaire, jadis la plus
grande agglomération d’Europe après Paris, avait aussi été l’une des plus
riches. Encore aujourd’hui, c’était une ville de marchands, comme en
témoignaient ses nombreux marchés où l’on pouvait se procurer tout et
n’importe quoi, d’une barquette de fraises fraîches aux œuvres complètes de
Dickens. Tout cela au milieu de rues pavées réservées aux piétons, une
forteresse vieille de mille ans, une cathédrale, des églises hérissées de
hautes flèches, plusieurs tours médiévales, et une quantité impressionnante
de places publiques. Une fois par an, au mois de juillet, la ville organisait en
son propre honneur un immense festival de musique, art et divertissement,
auquel Nick avait assisté deux ans plus tôt.
Il hâta le pas et commençait à réduire l’écart avec sa cible.
Heureusement, il était en excellente forme, l’exercice ayant toujours été une
libération pour lui. Il aimait dépasser ses limites dans la douleur et la
transpiration.
La silhouette vêtue de noir tourna à l’angle.
Il la suivit dans une rue flanquée de hautes façades polychromes. Aucun
panneau publicitaire, néon ou gratte-ciel en vue par ici, rien que le charme
ancien du Vieux Continent, d’une simplicité sans prétention, dominé par la
main vieillissante du temps. La plupart des bâtiments à pignons
hébergeaient des hôtels, des banques, des boutiques de souvenirs, des
détaillants, des bars et des cafés, le moindre recoin du quartier étant mis à
profit comme s’il ne s’agissait pas d’une relique inestimable d’une autre
époque. Il longea des immeubles résidentiels aux rez-de-chaussée sombres,
seules de rares lumières brillant çà et là derrière les fenêtres des étages
supérieurs. Quelques voitures étaient garées, qu’il contourna rapidement
pour ne pas se laisser distancer par la femme devant lui. Car il s’agissait
bien d’une femme. « Suis-la », lui avait demandé Kesley.
Une part de lui voulait faire tout ce qu’elle souhaitait. Certaines choses
ne changeaient jamais. Mais qu’est-ce que cet ordinateur pouvait bien avoir
de si important ? C’était un vrai mystère, qu’il ajouta à sa liste croissante de
questions sans réponses.
Au cours des cinq dernières années, il avait été envoyé aux quatre coins
du monde pour essayer de préserver l’histoire, et même parfois la sauver.
La logique aurait voulu que les habitants d’une région tiennent bien plus
que lui à leur héritage, mais, hélas, c’était rarement le cas. En fait, les plus
grandes menaces à la préservation de l’histoire émanaient de ceux qui
connaissaient le mieux le lieu ou l’objet. Pourquoi cela ? Parce que la
familiarité engendrait le mépris ? Peut-être. Mais il s’agissait plus
probablement d’indifférence. Ce qu’il s’était passé ici, en revanche, était
tout autre. Il y avait eu un vol et un incendie criminel, sans parler de
l’agression de Kelsey. Tout cela avait été intentionnel. Il espérait que le feu
avait été contenu, mais, d’après ce qu’il avait vu, une œuvre d’art avait été
détruite. Encore une. Il était payé pour empêcher ce genre de chose, et il
excellait tellement dans ce travail qu’il était le seul agent de terrain employé
par Clio.
Un solitaire.
Ce qu’il appréciait.
Sa vie privée avait pris la même direction. Il avait bien eu quelques
relations depuis Kelsey, mais aucune n’avait duré plus de quelques mois. Il
ne pouvait s’empêcher de comparer ses conquêtes à son ancienne fiancée,
et, à ses yeux, personne ne lui arrivait à la cheville. C’était assez frustrant,
mais Kelsey était restée gravée dans son esprit. Son teint pâle, presque
translucide. Ses pommettes hautes, ses yeux verts, et ses cheveux autrefois
longs et parfaitement lisses de la couleur de la cannelle. Une femme
splendide à tout point de vue. Il était grand temps qu’il passe à autre chose,
du moins était-ce le genre de conneries dont il essayait de se convaincre,
mais il n’avait jamais pu s’y résoudre. Aussi n’avait-il rien fait. Se
contentant de travailler dur. De parcourir le monde.
Et d’espérer que, peut-être, il trouverait un jour quelqu’un susceptible
de rivaliser avec elle.
Sa proie, qu’il était sur le point de rattraper, tourna un autre coin de rue.
Il continua de courir et ils atteignirent bientôt une place remplie d’une foule
nocturne active et enthousiaste. La femme la traversa en rasant les murs et
disparut dans une rue latérale. Craignant de la perdre de vue, il bafouilla
quelques excuses polies et joua des coudes pour se ménager un passage
dans la foule. Au détour d’une rue, il se retrouva au bord de la rivière, que
surplombait un muret de pierre à hauteur de taille. Il avait l’impression
qu’elle ne s’enfuyait pas simplement au hasard, mais se dirigeait vers un
lieu précis. Par chance, il n’y avait pas grand monde par ici, pas de badauds
qui auraient pu le gêner ou se mettre en danger. Savait-elle qu’il la suivait ?
Difficile à dire.
Soudain, des sirènes transpercèrent l’air.
Trois voitures émergèrent d’une des rues latérales, gyrophares allumés.
Elles tournèrent et prirent la direction d’une petite place pavée qui jouxtait
le muret du quai, leurs phares projetant de grands cônes de lumière dans
l’obscurité. Comme s’ils avaient d’instinct su où aller pour acculer la
silhouette noire, songea Nick. La police locale travaillait vite.
Il s’arrêta à une trentaine de mètres et, déplaçant son poids vers l’avant,
se prépara à sprinter ou se faufiler discrètement selon ce qu’exigeait la
situation. Son souffle s’exhalait en chuintements aigus, lui asséchant la
bouche. La femme recula vers le muret de pierre et lança un coup d’œil
derrière elle, comme pour jauger la situation. Les phares convergèrent vers
elle et, un instant avant qu’elle soit entièrement éclairée, elle jeta
l’ordinateur par-dessus le muret. Dans la rivière ?
Les voitures s’arrêtèrent dans un dérapage.
Des portières s’ouvrirent.
Des hommes armés en surgirent et aboyèrent des ordres en flamand. La
femme se retourna pour faire face à la police, une main baissée derrière son
dos.
De nouveaux cris fusèrent.
Elle commença alors à relever le bras qu’elle dissimulait.
Un coup de feu retentit.
En provenance de la police.
D’autres balles partirent et transpercèrent la poitrine de la femme, dont
le corps mince se mit à tournoyer comme celui d’une danseuse. Le
spectacle le rendit malade. Il avait vu son lot de violence au cours de sa vie,
mais il ne s’y habituerait jamais, en particulier quand elle paraissait aussi
gratuite. Avaient-ils vraiment besoin de lui tirer dessus ?
Les deux mains de la femme étaient vides.
Elle bascula vers l’avant tel un pantin désarticulé, incapable de protéger
son visage qui heurta violemment le trottoir près d’une fontaine en pierre.
Nick ne bougea pas.
Par chance, il n’était pas assez proche pour attirer l’attention des
policiers, qui étaient de toute façon concentrés sur le corps de la femme.
Tandis qu’ils avançaient, leurs armes braquées sur la forme inerte, Nick jeta
un coup d’œil par-dessus le muret. De longs doigts d’ombre rampaient sur
la rivière. Il aperçut un mouvement flou dans l’obscurité et la silhouette
d’un bateau s’éloignant de la promenade en béton qui bordait la Lys. Il n’y
avait rien à apprendre ici. Aussi sauta-t-il par-dessus le muret, s’y suspendit
du bout des doigts, et se laissa tomber sur le béton en contrebas.
4

B ernat quitta Carcassonne avec André et ils roulèrent vers l’est pendant
près d’une heure afin de rejoindre Béziers. La ville était bâtie sur une
falaise surplombant l’Orb, à seulement dix kilomètres à l’ouest des côtes de
la Méditerranée. Occupée dès le néolithique, c’était l’une des plus
anciennes villes françaises. Celtes, Gaulois, Romains et Wisigoths l’avaient
tous peuplée à un moment ou un autre. Elle était aujourd’hui célèbre pour
sa feria, qui attirait chaque année un million de personnes au mois d’août.
Mais le 29 juillet 1209, jour de la Sainte-Marie Madeleine, un événement
avait eu lieu qui avait changé le monde à jamais.

L’armée campait à l’extérieur de la ville. Elle occupait une vaste


étendue de tentes et de bivouacs, formant une concentration compacte
d’hommes, de chevaux et de charrettes qui encerclaient les murs fortifiés.
Elle était arrivée la veille, après une longue marche depuis Lyon, afin de
capturer 222 personnes parmi les nombreux hérétiques que la ville de
Béziers était connue pour héberger. Les guerriers répondaient à un appel
aux armes lancé par le pape Innocent III. L’Occident était habitué à ces
croisades, la première ayant été entreprise en 1095. Mais jusqu’alors, tout
ce venin avait été dirigé contre les musulmans, et les effusions de sang
avaient eu lieu loin d’ici, en Terre sainte. Cette croisade serait la première
conduite contre d’autres chrétiens et menée entièrement au cœur de
l’Europe. Plus précisément dans la région du Languedoc, un territoire
montagneux, fier et indépendant. Le pays du vent, des olives, du raisin et de
la mer. Des troubadours et des commerçants. Qui partageait une culture et
une langue avec l’Aragon et Barcelone. Un bastion de penseurs
indépendants et de bourgeois capitalistes. Où les chrétiens, les juifs et les
musulmans vivaient et travaillaient ensemble, en harmonie.
C’est aussi là qu’avait fleuri une nouvelle religion. Une forme pacifiste
de christianisme qui affirmait que le salut pouvait être obtenu par un
détachement du monde matériel. Un mouvement religieux dont les origines
étaient inconnues, mais qui se proclamait de la vraie foi, plus ancienne que
le catholicisme, et dont la tolérance et la pauvreté étaient les clés de voûte.
Elle avait migré de l’Est après s’être répandue en Italie et en Rhénanie.
Sa doctrine centrale affirmait que le monde était la création d’une force
maléfique. Rex Mundi. Le roi du Monde. Qui englobait tout ce qui
appartenait au monde physique, chaotique et puissant. La matière était
corrompue. Tout ce qui existait dans ce monde était corrompu. L’autorité
civile était une fraude. Et si cette autorité se réclamait d’une sanction
divine ? Comme la sainte Église romaine ?
C’était encore pire.
Les adeptes croyaient que l’âme était piégée dans le corps, une création
imparfaite au sein du domaine du mal. Le but de la vie était d’échapper à
cet enfer sur terre et chercher le Dieu de la Lumière qui régnait sur le
monde spirituel éternel, exempt de la souillure de la matière. Chaque
adepte devait choisir de renoncer au monde matériel. Sans quoi, après la
mort, il reviendrait encore et encore, occupant un nouveau corps, vivant
une nouvelle vie, jusqu’à ce qu’il soit enfin prêt à rejeter tout ce qui était
physique. Cela fait, il passait du statut de simple croyant à celui de parfait
et pourrait ainsi, lors de sa prochaine mort, s’élever vers un état de
béatitude éternelle gouvernée par le Dieu de la Lumière.
C’était une cosmologie dualiste.
Le Mal était visible, le Bien invisible.
Une séparation absolue de l’esprit et de la matière.
Nul besoin pour eux de sacrements, églises, évêques, papes, dîmes ou
impôts. Tout cela appartenait au monde physique et ce monde ne comptait
pas. Les femmes étaient les égales des hommes à tous égards. Pas de
serments, pas de saintes reliques, pas de culte de la croix, laquelle n’avait
été qu’un instrument de torture. Pas de violence ni de service militaire. Pas
de consommation d’aliments issus d’un acte de procréation. Le mariage
était dénué de sens. Avoir des enfants était cruel, car cela amenait une
autre âme dans le mal. Le Christ n’était venu sur terre que sous la forme
d’une apparition pour répandre la vérité dualiste du Bien et du Mal et
commencer la chaîne des croyants, laquelle s’était poursuivie à travers les
siècles sans interruption. C’était un concept séduisant, et populaire. En
Allemagne, c’étaient les Ketzer. En France, on leur donna le nom de
cathari, les « purs », en latin. C’est le nom que l’histoire a retenu. Les
cathares.
En 1179, la sainte Église romaine essaya en vain de les bannir, au motif
que les cathares pratiquaient un végétarisme contre nature, prônaient
l’extinction de l’humanité, et que les parfaits étaient de toute évidence des
homosexuels puisqu’on voyait souvent les hommes se déplacer deux par
deux. Une nouvelle tentative de les dominer eut lieu en 1203 lorsque des
prêtres et des moines tentèrent de convertir les égarés, sans plus de succès.
En juillet 1209, la religion cathare était déjà solidement implantée dans le
Languedoc. Non seulement parmi les paysans, mais aussi au sein de la
noblesse et de la bourgeoisie. Les catholiques locaux, qui tenaient Rome,
ses règles et ses dogmes en piètre estime, soutinrent leurs amis et voisins
dans leur choix religieux. Le fait que la plupart des membres du clergé
catholique étaient corrompus et que les cathares menaient une vie vertueuse
jouait en leur faveur. Pour les habitants du Languedoc, l’ennemi était
quiconque remettait en cause l’autorité et l’autonomie des puissants
vicomtes de Toulouse, Foix et Carcassonne. Ce que l’Église romaine faisait
régulièrement. Le catharisme affichait une simplicité qui séduisait
beaucoup de gens. Ils appréciaient l’idée d’aimer son prochain ainsi que la
paix et la bonté qu’apportait l’honnêteté. Les maisons cathares étaient
ouvertes et accueillantes. Rome essaya de les qualifier d’hérétiques, mais le
fait est que les cathares étaient bien davantage qu’une idéologie divergente.
Ils étaient de véritables concurrents, et ne s’en cachaient pas.
Et surtout, ils gagnaient du terrain.
Leur extermination devenait par conséquent inévitable.
Et cela expliquait pourquoi une armée de vingt mille hommes campait
aux portes de Béziers. Ils venaient de toute l’Europe. Les États pontificaux
en Italie. La milice de la foi de Jésus-Christ. Les Hospitaliers du Saint-
Esprit. Les Chevaliers de Saint-Georges. Les duchés de Bourgogne et de
Bretagne. Les comtés de Nevers, Auxerre, Aurenja et Saint-Pol. Des
volontaires anglais. Les duchés d’Autriche et de Berg. L’Électorat de
Cologne.
Ils s’opposeraient finalement aux comtés de Toulouse, du Valentinois,
de l’Astarac, de Comminges et de Foix. Aux vicomtés de Béziers,
Carcassonne et Albi. Aux seigneuries de Séverac, Menèrba, Tèrmes,
Cabaret et Montségur. Au marquisat de Provence. À la couronne d’Aragon.
Et à une armée de chevaliers exilés.
Pas un seul cathare n’y participait, car la violence leur répugnait.
Pour éviter un combat sanglant, un ultimatum fut lancé. S’ils leur
livraient les 222 hérétiques, Béziers serait épargnée. La proposition fut
étudiée et rejetée, un des habitants déclarant que les Biterrois préféraient se
noyer dans la saumure plutôt que trahir leurs amis. Le message était clair.
Les catholiques locaux n’avaient pas l’intention de coopérer.
Les occupants utiliseraient donc un autre moyen.
La guerre était alors davantage une affaire de siège que de batailles
rangées. Mais les croisés ne pouvaient se permettre un siège prolongé, qui
aurait épuisé leurs ressources et donné à l’ennemi le temps de s’organiser.
Bien d’autres batailles seraient nécessaires, d’autant que leurs chevaliers
n’étaient tenus qu’à quarante jours de service, que les nobles qui les
commandaient se méfiaient les uns des autres, et que les mercenaires qui
avaient été employés étaient totalement imprévisibles.
Pourtant, un siège semblait être la seule solution.
Jusqu’à ce que le destin intervienne.
Un jour, un petit groupe de Biterrois s’aventura hors des murs de la
ville pour narguer l’ennemi. Ils lancèrent des insultes et tuèrent un des
croisés, puis jetèrent son corps dans l’Orb. Les mercenaires – des hommes
impies, sans peur et sans loi, qui ne connaissaient pas la miséricorde –
passèrent à l’action. Ils chargèrent, pieds nus, vêtus uniquement de
chemises et hauts-de-chausse, brandissant des armes de poing. Une rixe
éclata. Les mercenaires avancèrent et parvinrent à forcer les portes de la
ville, restées ouvertes pour permettre la retraite des Biterrois.
Une erreur fatale.
En quelques minutes, une horde de croisés s’engouffra dans la ville.
Le moine dominicain Arnold Amaury qui, en tant que légat du pape,
détenait le pouvoir suprême fut questionné sur la marche à suivre.
Comment distinguer un catholique d’un cathare ? Comment savoir qui
épargner et qui exécuter ? Après avoir longuement réfléchi à la question,
Amaury déclara que le Seigneur saurait qui lui appartenait. Tuez-les tous.
Dieu reconnaîtra les siens.
Et c’est exactement ce qui se passa.
La panique s’empara de la ville. Les maisons furent envahies. Les
gorges tranchées. Les femmes violées. Les trésors pillés. De nombreux
habitants cherchèrent refuge dans les églises, mais leurs portes furent
forcées et tous leurs occupants massacrés. Hommes, femmes, enfants,
bébés, invalides, prêtres. Cela n’avait pas d’importance. Tous furent passés
au fil de l’épée et la ville incendiée.
Dix mille personnes périrent.
En quelques heures, la vénérable ville de Béziers fut dévastée, ses rues
envahies de brigands se disputant le butin au milieu du sang et des
cadavres.
La croisade des Albigeois avait commencé.

À travers le pare-brise, Bernat discerna les lumières de Béziers.


Cette ville était vraiment un monument à la résilience.
Devenue au tournant du XXe siècle l’une des plus grandes productrices
de vin français, elle occupait le sommet d’une colline, avec sa cathédrale,
ses grandes places, sa vaste esplanade et ses rues pittoresques. Bernat
appréciait particulièrement son équipe de rugby, détentrice de onze titres de
championnat. Environ soixante-dix-huit mille personnes y vivaient, mais
une seule d’entre elles l’intéressait pour l’heure.
Pendant la période de probation d’André, on avait appris que, comme
tant d’autres cathares, le jeune homme avait été élevé dans la foi
catholique et avait fréquenté une école catholique dans le sud de la France.
Il avait également été scout, et c’est dans ces circonstances qu’il avait
rencontré le père Louis Tallard, lequel, sur une période de vingt ans, avait
abusé sexuellement de plus de trente scouts, dont André Labelle. Des
plaintes avaient été déposées et Tallard avait été relevé de sa paroisse, mais
on l’avait autorisé à reprendre son service – pour des tâches
administratives – après qu’il avait soi-disant confessé ses péchés et fait acte
de repentance. Aussi incroyable que cela puisse paraître, aucune poursuite
pénale n’avait été engagée au départ. Ce qui illustrait l’hypocrisie et
l’arrogance de l’Église catholique moderne. Aucune autre institution n’avait
aussi systématiquement protégé ses prédateurs sexuels. Finalement, il y
avait de cela trois ans, après une tempête de protestations, Tallard avait été
inculpé de plusieurs chefs d’accusation d’abus sexuels et de viols sur
mineurs. Ces affaires étaient toujours en cours, se traînant de tribunal en
tribunal pendant que Tallard continuait de porter le col blanc des prêtres.
Bernat contourna le centre-ville de Béziers et prit le périphérique sur
quelques kilomètres en direction du nord, au-delà de la ville, s’enfonçant de
plus en plus loin dans la forêt toujours plus dense. Finalement, il quitta
l’autoroute et s’engagea sur un chemin de terre poussiéreux et creusé
d’ornières, flanqué de fossés herbeux et de clôtures en bois délabrées. La
ferme qu’il cherchait se trouvait à l’écart, nichée entre les arbres. Tallard s’y
était retiré après son inculpation, essayant de s’effacer, espérant être oublié.
Il roula jusqu’à une petite maison miteuse en forme de cube et se gara
devant. Un autre véhicule était déjà là. André et lui sortirent dans la nuit. La
lune brillait entre les nuages qui filaient au-dessus de leurs têtes. Il traversa
la parcelle d’herbe fine jusqu’à la porte d’entrée, André sur ses talons. Un
homme les attendait. Petit et corpulent, il avait le teint pâle et portait une
barbe.
« Il est prêt ? demanda Bernat.
— Comme une dinde de Noël. »
Il acquiesça en signe d’appréciation et ouvrit la porte. Un désordre
indescriptible régnait à l’intérieur, qu’accentuaient encore les meubles
renversés et deux lampes cassées, signes qu’une lutte avait eu lieu. Louis
Tallard était étendu sur le dos sur une table en chêne, les mains et les bras
attachés à chacun des quatre pieds de la table, la tête penchée en arrière
dans le vide. Âgé de cinquante-neuf ans, Tallard était un homme de petite
taille au visage sillonné de rides, sec et nerveux, portant une barbe et une
moustache. Du ruban adhésif l’empêchait de parler ou respirer par la
bouche. Ses yeux bleus étaient fous de terreur. Bien. Il avait toutes les
raisons d’avoir peur.
« Attendez dehors », dit Bernat à l’homme, qui sortit en refermant la
porte derrière lui.
C’était l’avantage des hommes de main. Ils vous obéissaient sans
discuter.
Il se plaça face à Louis Tallard, qui leva la tête. Le prêtre était vêtu d’un
sweat sale et d’un jean délavé. Il avait au moins eu la décence d’abandonner
son col blanc et ses habits cléricaux.
« Je suis Bernat de Foix. Je suis né et j’ai grandi dans le comté de Foix*,
comme vous diriez en français, ou le comtat de Fois, comme je dirais en
occitan. Les ancêtres de ma mère y ont prospéré du XIe au XVe siècle. Le titre
de comte a été porté pour la première fois en 1064 par Roger de Foix, qui
hérita de la ville de Foix et des terres adjacentes et les transmit à son tour à
ses héritiers. La ville existe toujours, ainsi que le château, mais les terres
n’appartiennent plus à la famille de Foix. Nous les avons perdues il y a
longtemps. Les connaissez-vous ? »
Tallard secoua rapidement la tête de gauche à droite pour signifier que
non.
« Qu’importe. Je me suis dit qu’il était normal que vous connaissiez
votre inquisiteur. C’est une courtoisie dont faisaient jadis preuve vos
collègues envers leurs victimes. » Il tendit le doigt. « Reconnaissez-vous ce
jeune homme ? »
Le prêtre fit de nouveau non de la tête
« C’est André Labelle. Il y a dix-sept ans, vous l’avez agressé
sexuellement. »
Il nia de plus belle.
« Vous dites que c’est faux ? » fit Bernat, incrédule.
Tallard acquiesça.
« C’est votre droit. Nous devons donc maintenant déterminer la vérité. »
La croisade contre les albigeois dura vingt ans. Bien que présentée
comme une guerre sainte destinée à éradiquer les hérétiques, cette croisade
fut avant tout le prétexte à une prise de pouvoir et de terres dans le sud de la
France.
Et l’occasion de se livrer à un massacre.
Brûlures, aveuglements, pendaisons, supplice du chevalet, et même des
exhumations et profanations de corps, les croisés ne s’arrêtèrent à aucune
atrocité. Il y eut des centaines de milliers de victimes. En fin de compte, le
Languedoc revint dans le giron de la couronne française, ce qui amoindrit
considérablement l’influence de l’Espagne. La période de 1209 à 1215 fut
particulièrement faste pour les croisés, qui s’emparèrent de terres cathares
et commirent des actes d’une violence innommable contre les civils. De
1215 à 1225, une série de révoltes permit à la noblesse locale de récupérer
une bonne partie de ces terres. Une nouvelle croisade donna lieu à la
reconquête du territoire, poussant le catharisme à la clandestinité à partir de
1224. Après le départ des armées papales, un autre mal s’abattit sur le sud
de la France, qui fut tout aussi dévastateur. Une Inquisition. Destinée à
éliminer tous les vestiges de la croyance cathare laissés dans le sillage de la
croisade. La plupart des inquisiteurs, à l’instar d’Arnaud Amaury qui avait
mené la croisade, étaient des dominicains. En 1233, le pape Grégoire IX
chargea l’Inquisition d’organiser l’extirpation absolue des cathares. Bientôt,
les franciscains se joignirent à l’effort, mais ce furent les dominicains qui
laissèrent en héritage une amertume qui perdure encore aujourd’hui.
« Quand vos collègues venaient en ville dans le cadre de l’Inquisition,
dit-il à Tallard, ils annonçaient leur arrivée plusieurs jours à l’avance, et
chacun était invité à confesser ses péchés. Si vous admettiez des
transgressions relativement mineures, étiez prêt à jurer fidélité à l’Église, et
disposé à fournir des informations utiles sur vos proches, vous receviez une
petite pénitence et l’affaire était close. Mais si vous refusiez de confesser
vos péchés ou de trahir votre famille ou vos amis, cela était considéré
comme un manque de foi envers la seule véritable Église. Et traité en
conséquence. La plupart ont péri sur le bûcher. Horrible, n’est-ce pas ? »
Il n’attendit pas de réponse.
« Ils cherchaient les parfaits, poursuivit-il. Les cathares les plus
dévoués. Des hommes et des femmes qui jamais, en aucune circonstance,
n’accepteraient de prêter serment, et surtout pas un serment de fidélité à
l’Église catholique. Par conséquent, ceux qui refusaient de fournir des
informations sur les parfaits étaient traités avec la plus grande cruauté. »
Il fit signe à André, qui arracha le ruban adhésif de la bouche de Tallard.
Le prêtre remua la mâchoire, déglutit plusieurs fois, et prit de longues
inspirations avant de s’écrier : « Que voulez-vous ?
— La justice.
— Pour quoi ? »
Bernat le fixa d’un œil perçant. « Pour le mal que vous avez fait.
— Vous allez me tuer ?
— Nous ne tuons pas. »
Une expression perplexe se dessina sur le visage du prêtre. « Vous êtes
des cathares ?
— Oui, dit-il avec fierté.
— Cette religion est morte il y a des siècles.
— Malheureusement pour vous, vos tentatives de nous exterminer ont
échoué. »
Durant un instant, l’homme ligoté parut soulagé. « Les cathares
déploraient la violence. Sous toutes ses formes.
— C’est vrai. Mais cela ne veut pas dire que nous soyons indulgents. »
5

N ick atterrit en douceur, les semelles en caoutchouc de ses chaussures


amortissant sa chute. Personne ne l’avait vu sauter par-dessus le muret
de pierre, malgré les lumières rouges et bleues des gyrophares qui
éclairaient la nuit. Par chance, toute cette agitation avait lieu plus loin sur le
quai et il avait réussi à s’éclipser sous le couvert des ombres. Mais la rivière
pouvait se retrouver éclairée d’une seconde à l’autre. Le bateau transportant
l’ordinateur portable prenait de la distance, entraîné par le courant. Avisant
un petit canot en bois attaché à la promenade en béton qui bordait l’eau,
Nick résolut de s’en servir pour suivre le bateau. Il détacha les amarres et,
d’une poussée, propulsa l’embarcation sur les flots, soulagé de voir deux
rames posées à l’intérieur.
Ils n’avaient pas besoin de tuer cette femme, songea-t-il. Certes, elle
avait une main cachée derrière son dos et il y avait eu un moment
d’indécision lorsqu’elle l’avait dégagée. Mais même si elle avait été armée,
quel danger aurait-elle pu représenter pour des policiers équipés de pistolets
chargés qui la tenaient en joue ? Ils avaient agi de manière impulsive. Et
stupide. Car cette femme avait bien plus de valeur vivante. À présent, tout
ce qu’elle savait était mort avec elle. Nick était habilité à porter une arme
dans les États membres, et il était formé à son maniement, mais il en avait
rarement une sur lui. À vrai dire, il avait les armes à feu en horreur.
Et ce pour une bonne raison, que seules quelques personnes
connaissaient.
Il avait bien sûr porté une arme de service dans l’armée et au FBI, mais
ne s’en était jamais servi dans l’exercice de ses fonctions. À son grand
soulagement, il avait découvert que dans son travail actuel, les armes étaient
plus une gêne qu’une source de protection. Elles créaient bien plus de
problèmes qu’elles n’en résolvaient. Jusqu’à présent, il s’était très bien
débrouillé sans.
Il espérait que Kelsey allait bien. Ce n’étaient pas vraiment les
retrouvailles qu’il avait imaginées. Tant s’en fallait. Mais à quoi s’attendait-
il ? Kelsey avait prononcé ses vœux, c’était une fille du Christ à part
entière. Une sœur de la congrégation de Saint-Luc. Après leur séparation, il
avait appris tout ce qu’il pouvait sur cet ordre religieux, pour tenter de
comprendre ce qu’il s’était passé. Kelsey avait toujours été une fervente
catholique, mais elle gardait ses croyances pour elle, ne les partageant que
lorsqu’elle jugeait le moment approprié, et s’exprimant sur le sujet avec une
grande prudence. Nick avait attribué cette réticence à une certaine pudeur et
n’avait jamais pris conscience de la profondeur de sa dévotion.
Jusqu’à ce jour fatidique.
« J’ai une vocation, lui avait-elle dit. Que je ressens depuis un certain
temps. Que j’ai ignorée. Mais je ne peux pas l’ignorer plus longtemps.
— Que veux-tu dire ?
— Je ne peux pas t’épouser. J’ai l’intention de prononcer mes vœux et
devenir nonne. »
Il était resté pantois. Un autre homme ? Une autre femme ? D’accord,
ç’aurait été douloureux, mais il aurait su gérer la situation.
Mais Dieu ? Qu’aurait-il pu dire sans passer pour un égoïste ? Malgré le
choc que lui avait causé la nouvelle, il avait accepté sa décision et,
ensemble, ils avaient annulé le mariage. Deux semaines plus tard, elle
devenait postulante. À présent, elle était sœur Kelsey MacKenzie Deal.
Et non Mme Kelsey Lee.
De nouvelles sirènes retentirent au loin. La nuit s’annonçait chargée
pour la police et les pompiers de Gand.
Depuis son installation à Paris, Nick avait souvent rêvé d’explorer tous
les recoins de Montmartre ou de profiter d’un déjeuner romantique au
sommet de la tour Eiffel avec la personne qu’il aimait. Peut-être même de
visiter les maisons de haute couture sur l’avenue Montaigne, l’élégante
artère qui reliait Dior, Chanel, Valentino et Louis Vuitton ainsi qu’une
quantité impressionnante de bijouteries de luxe. Paris était la ville de la
mode et de la romance. Impossible de la visiter sans avoir le sentiment
d’être rentré chez soi, sa splendeur flétrie offrant l’un des rares spectacles
au monde encore capable de l’émouvoir. Jusqu’à présent, il n’avait trouvé
personne avec qui partager ces moments.
Mais il ne perdait pas espoir.
Un jour, peut-être.
Devant lui, le moteur du bateau qu’il suivait démarra.
Il étouffa un juron. Il n’arriverait jamais à tenir le rythme avec ses deux
pauvres rames.
Par chance, le bateau avançait au ralenti. Sans doute pour ne pas attirer
l’attention, son occupant devant être conscient des limitations de vitesse en
vigueur. Les rives des deux côtés du fleuve étaient bordées de maisons,
boutiques et restaurants, certaines parties éclairées, d’autres non. Il avait
croisé deux bateaux de sortie pour la nuit, des embarcations très basses
conçues pour passer sous les nombreux ponts de la ville qui étaient presque
au raz de l’eau.
Sans quitter des yeux le bateau devant lui, il saisit les rames et décida
d’aider un peu le courant, qui suffisait à peine à le maintenir en mouvement.
Heureusement, l’obscurité croissante dissimulait son canot et sa proie ne
semblait pas avoir conscience d’être suivie, auquel cas elle aurait profité de
son avantage et mis les gaz pour le semer.
Devant lui, un imposant édifice brillait de mille feux dans la nuit.
C’était le Gravensteen, une forteresse du XIIe siècle qu’il avait visitée lors
d’un précédent séjour. Jadis siège des comtes de Flandres, elle avait à
l’origine été modelée sur un château de croisés syrien, puis remodelée au
e
XIX afin de correspondre à l’image que se faisaient les victoriens d’un

château médiéval, avec ses douves, ses tourelles, et des meurtrières


initialement construites pour contrecarrer les invasions vikings.
Le bateau devant lui dépassa la forteresse.
Une centaine de mètres les séparait à présent.
Le centre-ville de Gand était découpé comme un puzzle, dont les
différentes pièces étaient délimitées par des rivières, des affluents et des
canaux. Où que l’on aille, il y avait de l’eau. Par chance, ici, la rivière était
droite, bordée de bateaux à l’ancre le long de la promenade et de hautes
façades d’immeubles. Il se repéra et prit conscience qu’ils se dirigeaient
vers le nord de la ville, les bâtiments de part et d’autre de la rivière
devenant de plus en plus sombres à mesure qu’il progressait. Il continua de
ramer, s’efforçant de ne pas perdre de vue l’autre bateau.
Il en avait fait du chemin depuis l’Art Crime Team du FBI. Le trafic de
biens culturels était une entreprise criminelle en plein essor, qui représentait
plusieurs milliards de dollars chaque année. Le FBI disposait depuis
longtemps d’une cellule d’agents formés et soutenus par une équipe
spéciale de procureurs du ministère de la Justice. Ces vingt agents étaient
répartis en cinq unités de quatre, chacune en charge des affaires d’une
région géographique précise. Son équipe, dirigée par un agent spécial
efficace et pragmatique du nom de Bill Muntan, surveillait le sud-ouest des
États-Unis. Au cours des cinq années qu’il avait passées avec le FBI, des
centaines de millions de dollars d’œuvres d’art et de trésors culturels pillés
avaient été récupérés. Et puis, par un jeudi après-midi pluvieux, sa vie avait
changé.
« L’Unesco cherche un agent de terrain, lui avait dit Muntan. C’est
nouveau pour eux. »
Il savait, pour avoir collaboré avec l’Unesco sur plusieurs affaires,
qu’elle possédait quantité d’informations confidentielles et les ressources
pour en obtenir bien davantage. Mais il ignorait qu’elle employait des
agents de terrain.
« Ils veulent quelqu’un de jeune, enthousiaste et ambitieux, avait ajouté
Muntan. J’ai pensé à toi.
— J’aime mon travail.
— Et je ne suis pas particulièrement ravi à l’idée de te perdre. Mais si
l’Onu décide de se lancer dans les mêmes activités que nous, je veux avoir
un ami là-bas. Quelqu’un à qui je peux faire appel, et qui peut faire appel à
moi. J’aime avoir des amis bien placés. »
Il n’avait pas tort. Nick avait donc accepté.
Et il ne l’avait jamais regretté.
Ces six dernières années avaient été les plus passionnantes et les plus
productives de sa vie, une réussite professionnelle qu’il devait à une
alchimie de courage et d’intelligence, mais aussi à sa capacité à travailler
dur. À trente-sept ans, il était en excellente forme physique et mentale, il
avait une carrière solide et de belles perspectives d’évolution.
Que demander de plus ?
Pour l’heure, récupérer l’ordinateur de Kelsey avait été propulsé au
sommet de sa liste.
Une part de lui voulait être là pour elle.
Coûte que coûte.
Devant lui, il vit sa cible se diriger vers la rive est. Il cessa de ramer et
observa la silhouette noire qui sauta du bateau et courut vers une volée de
marches montant vers la rue. Un bâtiment éclairé se dressait de l’autre côté
de la rue, devant lequel quelques voitures étaient garées, serrées contre le
trottoir. Il regarda la silhouette atteindre le sommet de l’escalier,
l’ordinateur coincé sous le bras, traverser la rue et franchir un portail dans
ce qui ressemblait à une clôture en fer. Elle disparut ensuite par la porte
d’entrée.
Il se remit à ramer.
Une lumière s’alluma derrière la fenêtre du premier étage, près du
centre du bâtiment. Il se dirigea vers le même quai, attacha le canot et
grimpa l’escalier en pierre. Arrivé au sommet, il traversa la rue déserte et
s’approcha du portail en fer. L’édifice qui se dressait derrière était un
rectangle de briques de trois étages, flanqué de deux ailes en saillie qui
s’étendaient de chaque côté vers l’arrière. Il était encadré d’un côté par
d’autres bâtiments en briques de plusieurs étages qui faisaient face à la
rivière. Le toit d’ardoises était en pente raide et parsemé de lucarnes. Les
tentacules épineux de grands arbres en fleurs s’élevaient contre les murs.
Les fenêtres des étages supérieurs, garnies de rideaux opaques, ne laissaient
filtrer qu’un halo de lumière, et la porte d’entrée était protégée par un
porche et éclairée de deux luminaires en fer. Il ne vit aucune caméra ni
aucun autre équipement de sécurité apparent, et le portail n’était pas fermé à
clé. Mais ce qui l’intrigua le plus était le panneau planté près de l’entrée
principale.

COUVENT DES SŒURS-SERVANTES DE SAINT-MICHEL


6

S œur Claire Haffner arracha sa cagoule noire. Ses courts cheveux bruns
et ses sourcils foncés étaient trempés de sueur. Elle avait les yeux
embués de larmes à la pensée de sœur Rachel. Que signifiaient les coups de
feu ? Son amie s’était-elle sacrifiée pour s’assurer du succès de
l’opération ? Était-elle blessée ? Morte ? Capturée ? Elle n’avait aucun
moyen de le savoir. Mais pourquoi avait-elle choisi de se débarrasser de
l’ordinateur et de rester dans la rue, exposée et vulnérable ?
« Le panneau est détruit. Prends ceci et pars. »
C’est ce que lui avait dit Rachel. Claire avait récupéré l’ordinateur et
regardé son amie disparaître. Puis elle avait vu les gyrophares. Et entendu
les détonations. Un son perturbant, qui lui avait brisé le cœur. À contrecœur,
elle s’était enfuie par la rivière, conformément à leur règle numéro un :
l’objectif passait avant tout le reste.
Toujours.
Debout dans le foyer du couvent, elle laissa le silence familier apaiser
ses nerfs ébranlés. Ce couvent était destiné aux femmes âgées, aux sœurs-
servantes qui vivaient ici leurs dernières années après une vie de bons et
loyaux services. Le bâtiment existait depuis trois siècles, et il avait été
construit ici, à Gand, pour une raison précise. Et, oui, ses occupantes étaient
au courant de la mission et avaient aidé aux préparatifs, mais elles n’avaient
pas été informées de tous les détails. Ces détails étaient réservés à l’abbesse
de l’ordre, qui se trouvait à des centaines de kilomètres de là et attendait un
rapport.
Elle ferma les yeux, tâcha de retrouver son calme, puis grimpa l’escalier
qui menait au premier étage. Sa chambre, l’une des nombreuses destinées
aux visiteurs, donnait sur la rue. Elle était arrivée du sud trois jours plus tôt
en compagnie des sœurs Rachel, Ellen et Isabel, pour se familiariser avec
l’atelier et déterminer quand et comment agir au mieux. L’opération avait
été planifiée depuis un certain temps, avec soin et diligence. L’ordre n’avait
pas survécu pendant quinze siècles en agissant de manière impétueuse ou
stupide.
Elle pénétra dans sa chambre et alluma.
La petite cellule ne contenait qu’un bureau, une armoire, une lampe, une
chaise cannée blanche et un lit simple à cadre en fer surmonté d’un crucifix.
Les salles de bains étaient au bout du couloir, à la manière d’un dortoir
d’université. Comme les autres servantes, elle ne possédait aucun bien
matériel. Tout ce dont elle pouvait avoir besoin leur était fourni par l’ordre.
Claire s’était depuis longtemps accommodée d’une vie de simplicité, de
dévotion et de devoir. Ce dont elle n’avait pas l’habitude, c’était l’échec.
Elle ôta le tissu en Lycra noir de sa peau chaude et moite. Il faudrait
faire un rapport à l’abbesse, mais elle ne pouvait se résoudre à passer
l’appel. Pour l’heure, elle avait besoin de se recueillir un moment.
Ce qui lui avait toujours été d’un grand secours par le passé.
Un de ses plus anciens souvenirs d’enfance avait été la prise de
conscience qu’elle voulait être du côté de Dieu. D’aussi loin qu’elle pouvait
se rappeler, la religion avait occupé une place importante dans sa vie. Elle
avait obtenu un diplôme de l’université Tulane afin d’enseigner la musique
en école primaire, convaincue que c’était la voie qu’elle devait emprunter
pour consacrer sa vie à Dieu.
Et puis elle avait rencontré sœur Anne.
Une femme âgée, qui était venue visiter l’église catholique de
Shreveport, en Louisiane, pour une mission que Claire répéterait elle-même
plus tard à de nombreuses reprises. À l’époque, elle enseignait la musique
dans les écoles publiques de la paroisse de Caddo. Alors qu’elle écoutait
sœur Anne évoquer les signes d’une vocation religieuse – le dévouement, la
détermination, et une petite voix dans votre tête qui vous montrait le
chemin –, Claire avait eu le sentiment qu’elle ne s’adressait qu’à elle.
D’autres conversations avaient suivi et sœur Anne l’avait finalement invitée
à participer à une retraite dans un couvent proche. Là, dans ce lieu de
silence et de recueillement, elle avait commencé, pour la première fois, à
écouter réellement la voix de Dieu et à réfléchir à ce qu’il pouvait attendre
d’elle.
« Pourquoi ne pas me servir, moi », disait la voix.
Pourquoi pas, en effet.
Elle avait toujours eu un esprit à la fois indépendant et respectueux de
l’autorité, n’avait jamais cherché l’attention ou le soutien des autres. Autant
de qualités, avait-elle appris plus tard, que sœur Anne attendait de ses
recrues. Cette femme était douée d’un instinct incroyable. Qui était
nécessaire dans son travail. Anne avait été la gardienne, la première
personne à qui chaque recrue avait affaire. Celle qu’il leur fallait
convaincre. Le processus de sélection était extrêmement rigoureux, seules
une ou deux femmes étant choisies tous les deux ou trois ans.
Et ce pour une bonne raison.
Elle se rappelait avoir réfléchi à sa décision plusieurs mois durant.
Finalement, elle avait quitté son travail et rejoint les sœurs-servantes de
Saint-Michel.
Après un an de postulat, elle avait consacré une autre année à l’étude
canonique, durant laquelle elle avait vécu au couvent en tant que novice. Il
y avait eu ensuite les vœux temporaires qui la liaient à l’ordre pour trois
années supplémentaires. Si, après tout ce temps, elle était toujours sûre de
son choix, alors – et seulement alors – elle prononcerait ses vœux définitifs.
La plupart des ordres offraient ce jour-là un anneau symbolisant le mariage
avec le Christ. Les servantes étaient différentes. Chacune recevait une
chaîne en argent avec un médaillon représentant une fleur de lys.
La sienne pendait à son cou depuis seize ans.
Elle enfila un peignoir, marcha jusqu’à la salle de bains au bout du
couloir et prit une douche, dans l’espoir que l’eau chasse un peu de son
anxiété.
Mais elle n’eut aucun effet.
Elle regagna sa chambre et revêtit son habit. L’ordre avait depuis
longtemps renoncé à la tunique à manches blanches, au scapulaire et à la
coiffe rigide. Les sœurs-servantes ne portaient pas non plus de longues
robes noires ni de rosaire autour de la taille, mais une blouse grise, de
simples chaussures à talon bas, et un voile gris qui laissait entrevoir leurs
cheveux. Du moins à l’intérieur du couvent. À l’extérieur, elles s’habillaient
de la manière qu’exigeaient les circonstances.
Comme ce soir.
Elle s’assit sur le bord de son lit et fixa l’ordinateur portable. Son esprit
et son corps étaient lourds et engourdis. Pendant si longtemps, comme
beaucoup de jeunes gens qui réussissent ce qu’ils entreprennent, elle s’était
sentie nimbée d’une aura de confiance en soi. Mais ce soir, sa chance avait
tourné. Elle avait prévenu l’abbesse. Elle lui avait dit, ainsi qu’aux autres
servantes, que le jeu n’en valait pas la chandelle. Et le sacrifice de sœur
Rachel avait confirmé ses pires craintes.
Mais était-ce réellement un sacrifice ?
Elle se leva et quitta la pièce, longeant les couloirs jusqu’à la chapelle
intérieure du couvent. Le bâtiment était désert. C’était l’heure des prières
nocturnes dans l’église principale située à l’extérieur. Dans la chapelle
faiblement éclairée, une femme âgée était agenouillée sur un banc, les
mains croisées sous le menton. Claire se signa et s’agenouilla à son tour,
priant pour le pardon, mais elle ne trouva qu’un profond chagrin qui lui fit
monter les larmes aux yeux, ce dont elle n’avait pas l’habitude. La vieille
dame cessa de prier et se tourna vers elle.
« Que s’est-il passé ? demanda la femme en français.
— Sœur Rachel a été arrêtée. Elle a peut-être même été blessée ou
tuée. »
Elle entreprit ensuite de lui raconter tout ce qu’il s’était passé.
« Il faut prévenir l’abbesse.
— C’est sa faute.
— Gardez vos opinions pour vous. »
Elle darda un regard noir sur la vieille femme.
« Je n’ai pas besoin de vos leçons.
— Je l’espère.
— Tout ceci n’était pas nécessaire. Et vous le savez.
— Je ne sais rien, hormis ce que veulent nos servantes. Et il devrait en
aller de même pour vous. Qu’en est-il de nos objectifs principaux ?
— Accomplis. C’est sœur Rachel qui a besoin de notre aide.
— La décision revient à l’abbesse. »
Elle savait que cette femme avait près de quatre-vingts ans. Servante
pendant soixante ans et ancienne abbesse, elle était à présent à la retraite.
Celle qui avait été une gardienne compétente, comme tant d’autres
servantes avant elle, vivait ses derniers jours ici, dans la solitude et la
sécurité, profitant d’un repos bien mérité, loin des réalités du sud.
« Avez-vous déjà dû faire face à la mort ? demanda Claire à brûle-
pourpoint.
— Une fois. »
Elle savait qu’il y avait eu plusieurs victimes au sein de l’ordre durant la
période qui avait précédé la Seconde Guerre mondiale et pendant le conflit
lui-même, mais elle avait toujours pensé que, depuis, les choses avaient été
relativement calmes. Cette femme parlait pourtant d’une époque bien
ultérieure à la guerre.
« Je l’ignorais, dit-elle à son aînée.
— Il y a beaucoup de choses que vous ne savez pas. » La vieille dame
posa une main tremblotante sur l’épaule de Claire, le visage creusé de
profondes rides d’inquiétude. « Nous pensons toutes que vous serez un jour
abbesse. Vous êtes une gardienne dévouée. Mais je vous en prie, n’oubliez
pas vos vœux. »
Rien de tout cela n’avait d’importance pour le moment.
Tout ce qui comptait, c’était Rachel.
Alors elle courba la tête.
Et pria.
7

B ernat se voyait comme un homme d’expérience, doté d’une patience


sans limites. Pourtant, la vue du prêtre ligoté le remplit de dégoût. Non
parce qu’il compatissait à la détresse du vieil homme. Non. Ses pensées
allaient aux victimes de ce prédateur sexuel. Il n’avait pas menti quand il
avait expliqué à Tallard la raison de leur visite.
Ils venaient pour la justice.
« Le simulacre de noyade était une des principales méthodes de torture
de l’Inquisition espagnole au XVe siècle, dit-il. Cela n’a jamais été un secret.
C’est un fait attesté par quantité de lettres, débats, manuels d’instruction et
comptes rendus de procès qui incluent des récits détaillés des sessions de
torture. J’ai moi-même lu certains d’entre eux aux archives historiques
d’Espagne. Mais ce n’est pas là qu’elle a été inventée. Depuis le XIIIe siècle,
elle a été utilisée à maintes reprises par les tribunaux civils et
ecclésiastiques européens. Contrairement à ce que voudraient nous faire
croire les Américains qui, au XXe siècle, ont prétendu que ce n’était qu’une
forme d’interrogatoire poussé, il s’agit bel et bien de torture – c’est même
précisément dans ce but qu’elle a été conçue. »
Les yeux de Tallard étaient exorbités par la peur.
« L’Église catholique l’a largement utilisée ici, dans le Languedoc,
lorsque l’Inquisition est arrivée après la croisade des Albigeois. Et ils
l’appliquaient d’une façon tout à fait méthodique. Quand ils étaient prêts,
les inquisiteurs et un secrétaire formé à la sténographie se réunissaient dans
une chambre. Tout ce qui s’y passait était consigné. Mais contrairement à
aujourd’hui, à l’époque, un médecin pouvait déclarer l’accusé inapte à être
torturé et ordonner l’arrêt de la procédure. » Il marqua une pause. « Bien
sûr, cela était rare. »
Il sourit, savourant l’inquiétude de l’homme.
André revint avec une cruche remplie d’eau.
« Une fois l’accusé amené dans la chambre, on lui offrait six occasions
de se confesser de son plein gré. La peur, en présence d’une douleur
imminente, suffisait en général à délier la langue de l’accusé. C’est
uniquement lorsque la peur ne fonctionnait pas que l’on avait recours à la
torture, et chaque étape de la procédure, chaque cruche d’eau, chaque tour
de treuil, chaque question et chaque réponse étranglée étaient dûment notés
par le secrétaire. »
Le prêtre leva la tête et cria à l’aide.
Bernat gifla le visage de l’imbécile du revers de la main, renvoyant sa
nuque contre le rebord de la table. « Il n’y a personne pour venir à votre
secours.
— Vous êtes fou. »
Il décida de jouer la désinvolture. « Je préfère être fou qu’être comme
vous. » Il se tourna face à André. « Dis-lui. »
Le jeune homme posa les yeux sur le prêtre.
« Vous vous souvenez de moi ?
— Non. »
Un.
« Moi, je me souviens de vous, dit André d’une voix basse et froide.
L’odeur de votre transpiration. La sensation de vos vêtements. Vos mains
baladeuses. La façon dont vous me teniez serré contre vous.
— Mensonges, mensonges, mensonges ! » cria Tallard.
Deux.
« La manière dont vous avez essayé de mettre votre langue dans ma
bouche. J’avais onze ans et je ne pouvais rien faire pour vous en empêcher.
— Vous me prenez pour un autre. Je compatis à vos souffrances.
Vraiment. Mais ce n’était pas moi. »
Trois.
« Vous disiez toujours que j’étais votre petit garçon. Que vous m’aimiez
et que ce qu’il se passait entre nous était notre secret et que je ne devais en
parler à personne. »
Tallard nia ces accusations en secouant vigoureusement la tête.
Quatre.
« Et je n’ai rien dit à personne, poursuivit André. Ni à mes parents. Ni à
mes amis. Ni aux autres prêtres. Ni aux nonnes. À personne. J’ai gardé tout
ça pour moi pendant vingt ans. »
Pour la première fois, la voix d’André se brisa, sans doute sous l’effet
des souvenirs douloureux qui remontaient à la surface. Bernat avait été
prévenu que cela pouvait arriver. Mais peu importe. Le mal devait être
affronté. Ce soir.
« Vous devez tous les deux me croire, geignit Tallard. Je n’ai jamais rien
fait de tel. Jamais.
— Ce jeune homme et bien d’autres affirment le contraire, dit Bernat.
Ce que confirment les chefs d’accusation retenus contre vous. Est-ce qu’ils
mentent tous ?
— Non. Bien sûr que non. Je ne veux surtout pas minimiser leur
souffrance. Mais ce n’était pas moi. »
Cinq.
« Vous avez été protégé pendant longtemps, dit-il d’une voix feutrée,
révérencieuse. Par des évêques qui pensaient pouvoir étouffer l’affaire sans
avoir à rendre de comptes. Par Rome, qui a fermé les yeux. Par des
procureurs convaincus d’avoir mieux à faire. Par l’opinion publique qui
semblait s’en moquer. Pourtant, vos crimes sont avérés. Votre culpabilité ne
fait aucun doute. Je vais donc vous laisser une dernière chance de tout
avouer. »
Un silence tendu s’installa tandis que Tallard s’interrogeait. Fallait-il
dire la vérité ? Ou proférer un autre mensonge ? Ce démon avait sans doute
nié pendant si longtemps ce qu’il était que la réalité n’avait plus
d’importance. Sa psyché était convaincue qu’il n’avait rien fait de mal, rien
qui n’ait fait l’objet d’un consentement. Qu’importait que ses victimes
fussent des enfants innocents qui le vénéraient comme l’incarnation de tout
ce qui était bon et sacré, à la faveur d’un statut dont les prédateurs dans son
genre tiraient tous les avantages possibles.
« Ce. N’était. Pas. Moi », dit Tallard.
Six.
Bernat haussa les épaules, exprimant à la fois son mépris et son
indifférence. « Très bien. Si vous refusez de dire la vérité, nous allons
tâcher de vous l’arracher. »
André plongea la main dans le sac en vinyle qu’il avait ramené de la
voiture et en sortit une paire de pinces en fer. Bernat s’approcha de la tête
de Tallard et la tira violemment vers le haut, forçant l’homme à ouvrir la
bouche. Les inquisiteurs qui avaient exercé leur folie en Espagne avaient
baptisé l’outil bostezo. Ce qui était assez ironique puisque le mot signifiait
« bâillement ». Tallard commença à se débattre tandis qu’André plaçait la
pince dans sa bouche et lui ouvrait de force la mâchoire en tenant
fermement les poignées en fer. Bernat sortit de sa poche trois longues
bandes de tissu et les enfonça dans la bouche du prêtre, qui eut un haut-le-
cœur. André tenait toujours les poignées de la pince pour l’empêcher de
refermer la bouche ou d’avaler. De nos jours, on recouvrait le visage d’une
serviette sur laquelle on versait de l’eau afin de donner à la victime
l’impression qu’elle se noyait.
Les inquisiteurs se montraient bien plus cruels.
Il souleva la cruche et fit couler une petite quantité d’eau sur les bandes
de tissu. Au XIIIe siècle, on aurait suspendu un pot au-dessus de la victime
de façon que l’eau ruisselle lentement sur le tissu, ce qui maintenait une
sensation de noyade presque constante.
Tallard s’étouffa avec l’eau qui coulait dans sa gorge, tentant
désespérément de respirer.
Bernat continua de verser le liquide dans la bouche ouverte du prêtre,
qui hoqueta de plus belle.
Il s’interrompit. « Avez-vous quelque chose à dire ? Répondez oui ou
non par un signe de tête. »
Le crétin ne broncha pas. Alors Bernat recommença à verser. La
sensation devait être insoutenable, mais il ne ressentait aucune pitié pour ce
monstre. Sa respiration devenait de plus en plus laborieuse. Tallard essaya
de tousser et recracher l’eau, mais les pinces l’en empêchaient.
Finalement, l’homme craqua.
Et il hocha la tête encore et encore.
Ça n’avait pas été long.
Bernat cessa de verser l’eau, sortit les bandes de tissu de la bouche du
prêtre et fit signe à André de retirer la pince.
« D’accord, dit Tallard en déglutissant, le souffle court. D’accord. Je
vais… tout vous dire.
— Si vous ne le faites pas, la prochaine fois ce sera bien pire. Car vous
n’aurez aucun répit. »
Tallard hocha la tête pour signifier qu’il comprenait.
Bernat posa la cruche d’eau et fit signe à André, qui sortit son téléphone
et commença à filmer. Ils écoutèrent pendant quinze minutes cet homme
ordonné par l’Église catholique, un homme censé faire partie d’une lignée
ininterrompue remontant aux douze apôtres, décrire la manière dont il avait
abusé sexuellement de dizaines de petits garçons, André compris.
Bernat leva la main. André coupa l’enregistrement.
« Je ne peux pas en entendre davantage.
— J’ai fait ce que vous aviez demandé. J’ai avoué. »
Le moment était venu de poser la question la plus importante de toutes.
« Avez-vous raconté tout cela à quelqu’un d’autre ? »
Tallard hésita, et Bernat sentit que la réponse était oui. Pour inciter
l’homme à parler, il attrapa la cruche.
« Non. Non. Je vous en prie, ne recommencez pas. Oui. J’en ai parlé à
l’archevêque. »
Et voilà. Exactement ce qu’il était venu chercher.
Le révérendissime Gérard Vilamur.
« L’archevêque Vilamur est au courant de tout ça ? »
Tallard hocha la tête. « Tout.
— Depuis combien de temps ?
— Plusieurs années. »
Comme il l’avait soupçonné.
« Je veux que vous répétiez tout ça, lentement. » Il fit signe à André, qui
recommença à filmer. Tallard répéta ce qu’il avait dit au sujet de
l’archevêque. Lorsqu’il eut terminé, André appuya sur l’écran pour arrêter
l’enregistrement.
C’est alors que le téléphone de Bernat vibra dans sa poche. Il recula
d’un pas et consulta l’écran qui affichait un message du conservateur de la
cathédrale de Gand.

LE PANNEAU DES JUGES INTÈGRES A ÉTÉ ENTIÈREMENT DÉTRUIT DANS UN


INCENDIE. C’ÉTAIT UN ACTE DE VANDALISME DÉLIBÉRÉ. L’AUTEUR A PRIS

LA FUITE, LA POLICE EST À SA POURSUITE.

Bernat avait du mal à croire ce qu’il lisait. C’était une nouvelle


extrêmement choquante, qui soulevait une multitude de questions.
Heureusement, son travail ici était terminé, il recula donc et fit signe à
André de rassembler leurs affaires, dont le pichet d’eau. Ils ne devaient
laisser aucune preuve derrière eux.
Il se dirigea vers la porte.
« Où allez-vous ? demanda Tallard. Vous ne pouvez pas me laisser ici
comme ça.
— Ne vous inquiétez pas. »
Il sortit avec André et referma la porte. Son homme de main les
attendait près de la voiture. Il marcha vers Bernat, qui lui adressa un signe
de tête.
Il disparut à l’intérieur de la maison.
André et lui restèrent silencieux.
« Il est important que nous ne tuions pas, dit-il finalement à voix basse.
Que nous ne nous abaissions pas à leur niveau. À l’époque pas plus
qu’aujourd’hui. Jamais. Par chance, cet homme ne partage pas notre foi. »
André hocha la tête. Très légèrement. Puis un petit sourire se dessina au
coin des lèvres du jeune homme. Suffisant. Sûr de lui. Comme si rien n’était
plus important que leur succès.
Et, de fait, c’était le cas.
8

N ick poussa le portail en fer et se faufila rapidement jusqu’à l’arrière du


bâtiment, jugeant peu judicieux d’aller frapper à la porte d’entrée. Le
couvent se trouvait tout au bout du pâté de maisons, sur un terrain d’angle
planté de grands arbres. Des lumières éclairaient les murs de brique rouge et
il devait prendre garde à ce que personne ne le voie par une des nombreuses
fenêtres, mais elles étaient toutes obscurcies par des rideaux qui tamisaient
les rares lampes qui éclairaient l’intérieur. La structure en elle-même était
très élégante, avec ses pignons ornés de pinacles et fleurons typiques du
Vieux Continent. Il n’était pas certain de ce qu’il comptait faire une fois à
l’intérieur. C’était un couvent, après tout. Mais des crimes graves avaient
été commis, une femme avait sans doute perdu la vie, et une personne
impliquée dans ces crimes s’était réfugiée ici.
Il n’avait donc pas de remords à avoir.
Sans parler du fait que l’ordinateur s’y trouvait.
Rejoignant l’arrière du couvent, il se retrouva face à une grande cour
qu’encadraient plusieurs bâtiments surmontés de pignons bas. Leurs toits
arboraient des teintes variées et leurs façades à colombages étaient
parcourues de sillons laissés par les innombrables pluies qui les avaient
battues au fil des ans. Tout au bout de la cour, face au bâtiment principal, se
dressait ce qui semblait être une église. Des lumières brillaient à l’intérieur
et il entendait la lente mélopée d’un chant collectif. La cour, éclairée par des
lampadaires, était traversée de plusieurs allées bordées d’arbres et de bancs.
Comme il la balayait du regard, il repéra ce qu’il cherchait.
Une porte à l’arrière du bâtiment principal.
Il s’apprêtait à marcher dans sa direction lorsque la porte s’ouvrit. Une
femme sortit, coiffée d’un voile et vêtue d’une robe grise qui lui descendait
jusqu’aux chevilles. Il se cacha à l’angle du bâtiment et regarda la nonne
marcher d’un pas vif vers l’église, dans laquelle elle pénétra.
Il n’y avait pas de temps à perdre.
Traversant la cour au petit trot, il passa sous une longue pergola tapissée
de vigne pour rejoindre la porte de style gothique. Il souleva le loquet et se
faufila à l’intérieur. Il se tenait dans une cuisine, une pièce encombrée, mais
bien rangée, dominée par une grande cheminée. Une forte odeur de romarin
flottait dans l’air chaud. De solides poutres présentant une collection
d’assiettes de Delft couraient le long du plafond. Le plancher en bois avait
cette finition satinée que seuls le temps et des nettoyages inlassables
permettaient d’obtenir. Il n’y avait personne en vue et il n’entendait aucun
bruit. Avec un peu de chance, toutes les résidentes étaient à l’église.
Il s’engagea dans un petit couloir et trouva un escalier en bois circulaire
qui montait. Rien de très élaboré, sans doute un raccourci pour accéder
rapidement à l’étage. Il grimpa lentement jusqu’au premier, les
contremarches annonçant sa présence par une série de grincements. Il
pénétra dans un nouveau couloir, plus large que le précédent, avec un sol en
pierre recouvert de tapis qui amortissaient le bruit de ses pas. Comme on
pouvait s’y attendre dans un couvent, les murs étaient nus et peints dans des
teintes pastel douces. La lumière provenait de chandeliers dont les flammes
vacillantes faisaient trembler les ombres. Des portes s’alignaient des deux
côtés du couloir, toutes ouvertes et espacées de manière symétrique.
Les chambres privées des nonnes ?
Il avança prudemment jusqu’à la première et jeta un coup d’œil à
l’intérieur. C’était une petite cellule garnie de quelques meubles
hétéroclites. Il tendit l’oreille et n’entendit aucun bruit.
La pièce suivante était similaire.
Ainsi que celle d’après.
La lumière qui s’était allumée quelques instants après qu’une femme
avait pénétré dans le bâtiment venait d’une pièce qui donnait sur la rue, vers
le milieu. Tâchant de se repérer, il comprit qu’il se trouvait dans le couloir
menant vers la cour intérieure. Il l’enfila en vitesse, passant devant d’autres
portes ouvertes, et tourna à l’angle pour gagner l’avant du bâtiment. Là
encore, des portes ouvertes s’alignaient le long du corridor. Et il n’y avait
toujours personne en vue. Il prenait un risque énorme. Le stress formait une
boule douloureuse au creux de son estomac. Mais son travail nécessitait
parfois le culot d’un chat de gouttière. Et nul ne l’avait jamais accusé d’être
poltron.
Il franchit un nouveau tournant.
Celui-ci conduisait à un couloir desservant d’autres portes ouvertes sur
les chambres qui donnaient sur la rue. Il s’arrêta devant chacune d’elles
pour jeter un coup d’œil à l’intérieur, et ne remarqua rien de suspect jusqu’à
ce qu’il atteigne une pièce vers le milieu du corridor. Des vêtements noirs
étaient posés en tas sur le lit.
Ainsi qu’un ordinateur portable.
Il entra dans la pièce et examina les vêtements, une combinaison et une
cagoule similaires à celles que portait l’incendiaire. Il regarda autour de lui,
en quête d’un indice susceptible de l’éclairer sur l’identité de cette
personne. Il y avait quelques affaires de toilette, une brosse, un chapelet et
un missel catholique. Il l’ouvrit et lut les mots inscrits à l’intérieur du rabat.

Pour Claire, que Dieu t’accompagne toujours.

OK. Au moins, il avait un prénom.


Et l’ordinateur portable.
Il était temps de filer.
9

N ick se saisit de l’ordinateur et se dirigea vers le couloir. Il hésita un


instant sur le seuil, vérifiant qu’il n’y avait personne dans les parages.
La voie semblait libre. Il sortit en vitesse et revint sur ses pas. Le moment
était venu de laisser la police prendre le relais. Kelsey voulait récupérer son
ordinateur. Mission accomplie. Mais cette femme abattue en ville et celle qui
s’était enfuie étaient impliquées dans Dieu sait quelles magouilles. Nonnes
ou pas, elles avaient enfreint la loi et devaient être arrêtées. Par les autorités
locales. Bien sûr, avant cela, il devait quitter les lieux sans être repéré.
Il franchit un tournant et passa devant d’autres portes ouvertes.
Il y était presque.
Soudain, au détour d’un autre tournant, une silhouette surgit devant lui.
Une jeune femme vêtue d’une longue robe grise, aux cheveux auburn
recouverts d’un voile. Elle devait approcher la trentaine, et son visage pâle
parsemé de taches de rousseur rayonnait de santé.
Jusqu’à ce qu’elle prenne conscience qu’un étranger s’était introduit
dans le couvent.
Son expression passa alors du calme à la surprise, puis à une émotion
difficile à déchiffrer. Elle avança vers lui en remontant sa robe au-dessus de
ses genoux, pivota sur son pied droit et planta son talon gauche dans la
poitrine de Nick. Ne se doutant pas qu’une nonne allait l’attaquer avec un
coup de pied circulaire, il avait eu un moment d’hésitation et elle en avait
profité. Il fut projeté contre le mur, le souffle coupé. La douleur envahit son
crâne, court-circuitant son cerveau dans une gerbe d’étincelles qui explosa
devant ses yeux.
Elle ne l’avait pas raté.
Il s’affaissa, ses pieds glissant sur le tapis, mais parvint à garder
l’ordinateur en main. Il reprit ses esprits et son équilibre, mais la nonne n’en
avait pas terminé. En deux pas rapides, elle se retrouva devant lui et,
déplaçant son poids sur une jambe, elle leva le pied droit et l’envoya vers le
tibia gauche de Nick, juste au-dessus de la cheville.
Un mouvement destiné à briser des os.
Il recula et évita le coup de justesse.
C’était un geste calculé de la part de la nonne, et très bien exécuté. Elle
avança de nouveau, se mouvant avec aisance et agilité, sans la moindre
hésitation. Elle semblait n’avoir aucun scrupule à agir de la sorte. Mais ce
n’était pas la première bagarre de Nick, et il était hors de question qu’il
continue à se prendre des coups sans répliquer. Au diable la chevalerie. Il
feignit la confusion et attira la nonne vers lui, se redressant en titubant,
agitant la tête comme sous le coup de la désorientation. Elle mordit à
l’hameçon et il se jeta sur elle en brandissant l’ordinateur des deux mains.
Le métal heurta le côté de son visage.
Elle vacilla, puis bascula avec un grognement. Il s’empressa de tendre le
bras pour amortir l’impact, et la laissa étendue au sol, inconsciente.
« Désolé », murmura-t-il.
Et il quitta les lieux.

Claire ouvrit les yeux, interrompant sa prière en entendant un fracas hors


de la chapelle. La nonne plus âgée le perçut aussi. Dans ce lieu de silence,
aucun bruit un peu fort ne passait inaperçu. Elle se signa, se leva du banc et
sortit de la chapelle en courant.
Une fois dans le couloir, elle s’arrêta et tendit l’oreille, mais n’entendit
rien d’inhabituel. Elle franchit un tournant et se dirigea vers sa chambre.
C’est alors qu’elle vit une silhouette étendue par terre. Elle se précipita vers
elle et trouva sœur Ellen, une des femmes arrivées du sud avec elle, qui
gisait inconsciente, une vilaine ecchymose sur le côté gauche de son visage.
Elle parvint à la faire revenir à elle. « Que s’est-il passé ?
— Un homme… ici. Il avait… l’ordinateur. »
La panique s’empara d’elle.
Elle se redressa d’un bond et courut jusqu’à sa chambre, où elle constata
immédiatement que l’ordinateur avait disparu. Non. Ce n’est pas possible.
Pas après tout ce qui s’était passé. Elle plongea la main dans sa blouse, en
sortit un téléphone et composa un numéro.
« Nous avons un intrus. Tout le monde à l’intérieur. Immédiatement. »
Elle savait que presque toutes les sœurs étaient à l’église pour les prières
du soir, y compris sœur Isabel, le quatrième membre de son équipe, qu’elle
venait d’alerter. La sécurité du couvent passait avant tout le reste, même la
prière. La plupart des femmes n’étaient plus toutes jeunes, mais les trois
acolytes qui l’avaient accompagnée jusqu’ici étaient robustes et en pleine
forme. L’une d’entre elles était sœur Rachel. L’autre gisait par terre, sonnée.
Et la dernière ?
Elle était en chemin.
En attendant, elle devait localiser l’intrus.

Nick entendit une alarme.


Dans un couvent ?
Cet endroit l’intriguait de plus en plus, mais il n’avait pas le temps de
réfléchir à cette anomalie. Soucieux de quitter les lieux au plus vite, il fonça
vers l’escalier en bois qu’il avait emprunté pour monter à l’étage. De là, il
descendrait dans la cuisine et sortirait par la porte de derrière. Hélas,
lorsqu’il atteignit l’escalier, il entendit des voix au rez-de-chaussée,
accompagnées d’un bruit de pas.
Il pivota sur ses talons en pestant entre ses dents et s’enfonça dans le
couloir qu’il venait de traverser. Il se sentait comme un rat piégé dans un
labyrinthe.
L’alarme se tut.
Apparemment, les troupes avaient été mobilisées et il y aurait bientôt des
gens à ses trousses. Il s’arrêta juste avant un tournant et regarda prudemment
de l’autre côté du mur.
Une femme, un peu plus âgée que celle qui venait de l’attaquer, apparut
tout au bout du couloir, vêtue d’une jupe grise et d’un voile. Elle s’arrêta un
instant à l’intersection en T avant de poursuivre son chemin, mais ne se
dirigea pas vers lui. Percevant des voix derrière lui, il comprit qu’il allait
devoir se cacher. Il repartit à toute vitesse et franchit une porte ouverte, qui
donnait sur une des cellules chichement meublées. Il savait qu’il ne ferait
qu’attirer l’attention en fermant la porte, aussi se plaça-t-il derrière celle-ci,
regardant par l’interstice créé par les charnières. Trois femmes vêtues de
jupes grises passèrent devant la porte sans s’arrêter.
« Qu’y a-t-il ? demanda une voix de femme en anglais.
— Sœur Ellen a été attaquée. Un homme s’est introduit dans le couvent,
il a pris l’ordinateur que j’ai récupéré. Trouvez-le. Vite. »
Ce devait être la dénommée Claire qui distribuait les ordres.
Un lourd bruit de pas se propageait dans le couloir dans les deux
directions. Il espérait que, dans la mesure où les portes des chambres étaient
grandes ouvertes, elles ne penseraient pas à les fouiller, se concentrant sur
les couloirs et les sorties.
Mais comment allait-il s’échapper ?

Claire envoya ses sœurs fouiller les couloirs. Quelques nonnes plus
âgées se joignirent à elles. Elle avait déjà donné l’ordre de verrouiller et
surveiller toutes les sorties. Personne ne pourrait quitter les lieux.
Mais la question la plus importante, celle qui la tourmentait vraiment,
était de savoir comment cet homme avait réussi à la localiser.

Nick parcourut du regard la chambre minuscule, se concentrant sur la


fenêtre à l’avant du bâtiment. Il s’en approcha et examina le châssis, qui était
maintenu fermé par un loquet en laiton. Les charnières permettaient de
l’ouvrir à quatre-vingt-dix degrés. En arrivant sur place, il avait remarqué les
ornements architecturaux à l’extérieur, en particulier la corniche qui
entourait le premier étage. À présent qu’il était beaucoup plus près, il voyait
qu’elle était en pierre et mesurait environ vingt-cinq centimètres d’épaisseur.
Des arbres poussaient à proximité des murs, mais pas ici, plutôt du côté où le
bâtiment formait un angle conduisant vers une autre aile. S’il parvenait à
atteindre cet angle, il pourrait se servir des branches épaisses pour descendre
jusqu’à la terre ferme.
Une idée stupide ? Peut-être. Mais il n’avait guère le choix.
Il glissa donc l’ordinateur sous la ceinture de son pantalon, où, avec un
peu de chance, il ne le gênerait pas trop. Puis il sauta par la fenêtre et se
suspendit au rebord, aplatissant son corps contre le mur, les bras tendus, les
paumes pressées contre la brique, conscient que cinq bons mètres le
séparaient des buissons sombres en dessous.
Assez pour se rompre le cou.
Il repoussa la fenêtre, la refermant presque complètement afin de ne pas
éveiller de soupçons, puis longea le rebord, un pas après l’autre. Par chance,
le mur était irrégulier, couvert d’aspérités et de fissures où accrocher ses
doigts, et il n’avait pas le vertige. Il passa devant d’autres fenêtres donnant
sur des chambres, toutes obscurcies par des stores. Avec un peu de chance,
les nonnes ne l’imagineraient pas tenter une évasion aussi rocambolesque et
limiteraient leur fouille à l’intérieur du couvent.
Enfin, il atteignit le coin.
Mais la corniche de pierre ne contournait pas le bâtiment. Au lieu de
cela, elle s’interrompait brusquement, laissant un vide au niveau de l’angle
avant de repartir de l’autre côté du mur.
Génial.
Il devait franchir ce vide pour atteindre l’arbre, ce qui s’annonçait
périlleux, en particulier avec l’ordinateur portable dans son pantalon qui le
gênait. Ayant d’un rapide coup d’œil jaugé la situation, il se pencha aussi
loin qu’il le pût et tendit sa jambe droite vers le côté opposé, cherchant la
corniche à tâtons. Lorsqu’il la sentit sous son pied, il propulsa son poids vers
la corniche, et, d’une main, il s’agrippa à la brique irrégulière. Son pied
gauche atterrit dangereusement près du bord, son talon au-dessus du vide. Il
déplaça tout son poids sur la plante d’un pied, cherchant désespérément une
prise pour empêcher son corps de basculer. Ses ongles labourèrent la brique
et, enfin, trouvèrent une petite fente et s’y enfoncèrent. Il continua
d’avancer, sous le couvert de la nuit bien plus dense de ce côté du bâtiment,
pressant son corps contre le mur. S’il y avait quelqu’un en bas, il aurait fallu
qu’il regarde droit dans sa direction pour distinguer quoi que ce soit dans
l’obscurité.
Il se rapprochait peu à peu de l’arbre qui se dressait près du mur
extérieur. Dès qu’il l’atteignit, il attrapa l’épaisse branche à deux mains et
rampa vers le tronc pour finalement descendre jusqu’au sol, où l’air était
chargé de l’odeur douce du gazon et des feuilles. Toutefois, il n’était pas
encore tiré d’affaire, car il était toujours dans l’enceinte du couvent. Dardant
de rapides coups d’œil autour de lui, il courut vers le portail en fer. Il le
franchit et se tournait pour partir lorsqu’une fenêtre au deuxième étage
s’ouvrit. Il se dissimula en vitesse derrière une voiture garée et vit apparaître
une femme dans l’encadrement éclairé.
Il reconnut son visage.
C’était la femme du couloir.
Claire ?
Elle passa la tête à l’extérieur et regarda vers le bas, remarquant la
fenêtre entrouverte à l’étage inférieur. Elle tapa rageusement du poing sur le
rebord, s’attarda un moment, puis s’écarta de la fenêtre, qu’elle referma
avant de tirer les rideaux.
Nick passa mentalement en revue les différents éléments de la situation,
réfléchissant aux choix qui s’offraient à lui. Il savait depuis longtemps que
son travail exigeait une personnalité modérée. Pas une tête brûlée. La
patience plutôt que l’impertinence. L’habileté plutôt que la force. La
diplomatie plutôt que la confrontation. Il était un représentant officiel des
Nations unies sans aucune autorité pour faire respecter la loi. Pour accomplir
son boulot, il devait inspirer la confiance, et non susciter la controverse. Or,
ce qu’il venait de faire allait à l’encontre de tous ces principes. Il mit ça sur
le compte de ses retrouvailles avec Kelsey. C’était l’effet qu’elle lui faisait.
L’excitation commençait à refluer.
Et avec elle la possibilité de l’échec.
Il partit en courant et disparut dans la nuit.
10

23 h 05

B ernat gravit sans se presser la montée pavée en direction de la porte


d’accès à la cité de Carcassonne. Les hauts remparts de la ville se
dressaient avec défi, brillant de mille feux dans la nuit. À leur sommet
s’étendait un chemin de ronde protégé par des merlons et des créneaux, et
flanqué de tours aux noms fantaisistes. Il y avait la tour du Tréseau, avec
ses fenêtres gothiques et ses salles voûtées. La tour circulaire de la Justice.
L’éternelle tour de l’Évêque. La tour de la Vade, un cylindre haut de cinq
étages qui abritait jadis un puits ainsi que des latrines. Chacune d’entre elles
avait rempli une fonction spécifique et protégé fidèlement la ville et ses
habitants, besoin qui n’existait plus aujourd’hui.
Il prit conscience que ce qu’il voyait était en grande partie le résultat
d’une transformation fantaisiste qui, au XIXe siècle, avait sauvé Carcassonne
de la démolition. Il devait donc être reconnaissant, car la ville aurait pu ne
plus exister. Mais toujours était-il qu’il ne restait plus grand-chose de celle
qu’elle avait été jadis. Ce qui n’avait pas empêché l’office du tourisme de la
ville d’évoquer des images aussi romantiques que fantaisistes. Son slogan
publicitaire, « Carcassonne, un rêve qui se visite », n’avait rien de subtil.
La principale cible des croisés albigeois après le massacre de Béziers
avait été Carcassonne. Bien que fortifiée, la ville était alors fragilisée par le
nombre important de personnes venues s’y réfugier. Les envahisseurs
parcoururent à pied les quatre-vingts kilomètres séparant Béziers de
Carcassonne en six jours. Le siège ne dura qu’une semaine en raison d’un
manque d’approvisionnement en eau, tous les puits étant à sec. Lorsque la
ville se rendit, ses habitants furent épargnés, mais contraints de partir, ainsi
que le décrit un chroniqueur de l’époque, vêtus de leurs uniques chemise et
haut-de-chausses. Tout le reste, y compris leurs biens personnels, dut être
laissé sur place.
Quelle insulte !
Il franchit le passage voûté qui débouchait sur la Cité. Le chemin pour
l’atteindre était volontairement pentu et sinueux afin de ralentir la
progression de l’ennemi. Des boutiques de souvenirs fermées bordaient la
rue des deux côtés. Il devait admettre que les restaurateurs avaient fait du
bon boulot en décidant de préserver les sentiers étroits et tortueux, les
façades à colombages et les places pavées. À cette heure tardive, les rues
étaient presque désertes, les touristes ayant tous regagné leurs hôtels pour la
nuit. Il pénétra sur une des places qui donnaient sur le château comtal, un
édifice du XIIe siècle renforcé par des douves et une barbacane qui en
faisaient une sorte de citadelle à l’intérieur de la citadelle. Aujourd’hui, ce
n’était plus qu’une étape de plus pour les visiteurs.
Ce soir, il s’était senti, comme ces croisés de l’époque, investi d’une
mission. Leurs motivations, en revanche, étaient bien différentes. Alors
qu’ils avaient tué pour des raisons politiques et par cupidité, il avait quant à
lui vengé un crime odieux et envoyé un message à l’ennemi. Il ne pouvait
qu’espérer que le révérendissime évêque Gérard Vilamur comprendrait le
message.
Il se détourna du château et s’en éloigna pour prendre la direction de
son hôtel, ses pas résonnant sur les pavés inégaux tandis qu’il longeait les
ruelles étroites. Tout ce qui l’entourait était enveloppé d’ombres. Ce
sentiment d’anxiété, auquel il s’était habitué en grandissant, mais qu’il avait
essayé de réprimer à l’âge adulte, pénétrait son âme de nouveau. Le
moindre fil cassé dans le tissu complexe de son plan pouvait tout gâcher.
Alors que son chemin lui avait semblé tout tracé, que le destin l’avait
rempli de confiance, il était soudain perclus de doutes.
Cette incertitude, il le savait, pouvait être fatale. Mais elle pouvait aussi
se révéler un atout, dans la mesure où elle le forçait à se tenir prêt pour
affronter tout ce que le destin pouvait lui réserver – en s’ajustant, en
s’adaptant, voire en changeant tout à fait de cap. Le cerveau humain n’avait
rien contre la prise de risque, tant qu’il connaissait ses chances de réussir.
Mais lorsque l’issue était incertaine ? Totalement imprévisible ? C’était une
autre histoire. Hélas, c’était précisément l’état dans lequel il se trouvait en
ce moment.
La machine était en marche, et il ne la contrôlait plus.
Il entra dans l’Hôtel de la Cité, récupéra sa clé auprès du réceptionniste
et monta l’escalier jusqu’à sa suite. André logeait chez un ami qui vivait
dans la ville basse, plus moderne que la Cité. Le nouveau parfait n’avait pas
prononcé un mot de tout le trajet depuis Béziers, mais il était évident qu’il
avait tiré une certaine satisfaction de ce qui s’était passé.
Son téléphone ronronna au moment où il entrait dans sa chambre et
fermait la porte. Le conservateur de Gand. Il accepta l’appel FaceTime et
une image saturée de fumée s’afficha sur l’écran. Il discerna des pompiers
et des policiers qui s’affairaient au milieu du chaos.
« Ça a l’air sérieux. Que se passe-t-il exactement ? demanda-t-il en
anglais.
— L’incendiaire était une femme, abattue par la police alors qu’elle
tentait de s’enfuir.
— Ils ont découvert son identité ?
— Pas encore. Mais ils y travaillent.
— Vous pourriez faire un panoramique ? J’aimerais en voir plus. »
Le conservateur s’exécuta et Bernat reconnut l’atelier de la
restauratrice, où il s’était rendu plusieurs fois. De la fumée s’échappait par
les fenêtres brisées tandis que les pompiers examinaient les dégâts. Le
panoramique se poursuivit jusqu’à ce qu’il voie une ambulance garée au
bout d’une rue étroite, et sœur Kelsey Deal à l’arrière, entre les mains des
secouristes.
« Pouvez-vous aller la voir ? » dit-il au conservateur.
L’image se mit à trembler tandis que l’homme s’approchait de
l’ambulance et s’entretenait avec un secouriste. La jeune religieuse était
assise, une couverture drapée sur les épaules. Elle discuta un moment avec
le conservateur, puis fit face à la caméra.
« Monsieur de Foix, dit-elle. Je suis terriblement désolée, mais le
panneau a été détruit.
— Ce n’est pas votre faute, répondit-il en toute sincérité.
— J’étais censée le restaurer. Il m’avait été confié. Il était sous ma
responsabilité.
— Il a raison, ma sœur, ce n’est pas votre faute, entendit-il dire le
conservateur. Rien de ce qui s’est passé n’est votre faute.
— J’ai essayé de l’arrêter, mais je n’ai pas réussi. »
Il voyait à quel point elle était bouleversée. Tout comme lui. Il ne restait
que quelques jours avant que le monde découvre le secret que le panneau
renfermait depuis si longtemps.
« Je suis vraiment désolé pour ce qui est arrivé, lui dit-il encore.
— Le conservateur m’a dit que les autres panneaux du retable étaient
intacts, en sécurité dans la cathédrale. Seul le mien a été détruit. »
Cela n’avait aucun sens.
Pourquoi le brûler ?
11

K elsey fixait le visage de Bernat de Foix sur l’écran du téléphone. Tout


lui paraissait irréel, lointain, son esprit essayant en vain de comprendre
comment une chose aussi affreuse avait pu arriver.
L’Adoration de l’Agneau mystique ou, comme on l’appelait plus
communément, L’Autel de Gand, était l’une des plus grandes œuvres d’art
au monde, créée au début du XVe siècle, au seuil de la Renaissance, par deux
frères, Hubert et Jan Van Eyck. Il se composait de douze panneaux en chêne
et mesurait, une fois entièrement ouvert, près de quatre mètres de haut sur
cinq de long.
Le grand panneau central du polyptyque était flanqué de deux ailes
repliables. Le registre supérieur, constitué de sept panneaux, représentait la
rédemption céleste avec, en son centre, la Vierge Marie, Jean le Baptiste et
un personnage qui, selon certains commentateurs, pourrait être Dieu le Père
ou le Christ-Roi.
Ils étaient encadrés de panneaux figurant des anges jouant de la
musique et, aux extrémités, d’Adam et Ève nus. Le panneau central du
registre inférieur montrait un ensemble de saints, clercs et soldats assistant à
l’adoration de l’Agneau de Dieu. Quatre autres panneaux dépeignaient des
groupes de personnes venues du monde entier pour assister à la célébration,
sous l’œil de la colombe du Saint-Esprit.
En position fermée, le retable présentait des personnages peints en
grisaille afin d’évoquer des sculptures de pierre, sans ornements ni joyaux.
Lorsqu’on ouvrait le retable, on découvrait la réalité terrestre aux couleurs
éclatantes, dans laquelle le Christ se révélait sous la forme d’un homme,
suggérant la beauté saisissante du royaume des cieux, où le Sauveur était
vénéré pour l’éternité. Des centaines de personnages peuplaient les douze
panneaux, parmi lesquels des évêques, des confesseurs, des martyrs, des
ermites, des saints, des chevaliers et des juges. La précision des détails était
impressionnante et sans précédent, la variété des teintes et des nuances à
couper le souffle. À l’époque, la plupart des peintres utilisaient encore la
détrempe à l’œuf, mais les Van Eyck avaient eu l’idée révolutionnaire
d’utiliser de l’huile de lin et de noix, qui, en rendant la peinture translucide,
permettaient plus de détails et de subtilités. Il était alors possible de
superposer les couches, d’ajouter de la profondeur à ce qui était auparavant
plat. S’ils n’étaient pas les premiers artistes à se montrer aussi audacieux,
ils furent certainement les premiers à exploiter à ce point tout le potentiel de
ces techniques.
Le marchand et maire de Gand, Joos Vijd, et sa femme Lysbette avaient
commandé le retable dans le cadre d’un projet plus vaste pour une chapelle
de la cathédrale Saint-Bavon. C’était vraisemblablement Hubert Van Eyck
qui l’avait conçu, mais celui-ci était mort en 1426. Son frère Jan, le peintre
de cour du duc de Bourgogne, Philippe le Bon, avait alors terminé la
commande. Son achèvement et son installation furent officiellement
célébrés le 6 mai 1432, juste à temps pour le baptême du fils de Philippe le
Bon.
Ce fut pour le retable le début d’une existence tout sauf paisible.
Pendant les troubles religieux de 1566 et 1578, les panneaux durent être
cachés pour les protéger des protestants qui attaquaient Gand. En 1794,
après l’invasion de la Flandre par les Français, les quatre panneaux centraux
furent pillés et envoyés à Paris. Ils furent restitués en 1816, après Waterloo,
mais les deux ailes extérieures furent alors mises en gage par un vicaire
renégat. L’Église n’ayant pu les racheter, les ailes furent vendues à un
collectionneur anglais, qui les vendit à son tour au roi de Prusse pour une
somme exorbitante. Jusqu’en 1918, elles furent exposées à Berlin.
Quelques-uns des panneaux restés à Gand furent endommagés par un
incendie en 1822. D’autres furent envoyés pour leur protection dans un
musée à Bruxelles. En 1894, plusieurs panneaux furent sciés et séparés afin
que les faces avant et arrière puissent être exposées en même temps, côte à
côte. Pendant la Première Guerre mondiale, les Allemands voulurent
acquérir d’autres panneaux, mais le chanoine de la cathédrale les fit sortir
clandestinement du pays et les cacha jusqu’à la fin de la guerre. Le traité de
Versailles exigeait la restitution des panneaux vendus à la Prusse et, pour la
première fois depuis des siècles, les douze panneaux furent réunis en
Belgique.
En 1940, avant une nouvelle invasion allemande, la Belgique décida
d’envoyer le retable au Vatican. Mais il n’alla pas plus loin que les Alpes
françaises. En 1942, Hitler donna l’ordre de saisir les panneaux et de les
transférer en Allemagne. Ils se retrouvèrent finalement dans la mine de sel
d’Altaussee où, en 1945, un groupe américain que l’on appelait les
Monuments Men les récupéra alors que les Allemands s’apprêtaient à les
détruire à l’approche des Alliés, et les rendit à la cathédrale Saint-Bavon à
Gand, où ils sont exposés depuis.
Ce retable qui était, à tout point de vue, l’une des plus grandes œuvres
d’art jamais créées, fut donc volé, donné, vendu, mutilé, caché, falsifié,
censuré et presque réduit en cendres dans une explosion. En tout, il fut
victime de treize actes de violence distincts et sept vols purs et simples, ce
qui lui valut d’être qualifié d’œuvre d’art la plus profanée du monde.
Sans surprise, il avait accumulé des dommages considérables au fil des
siècles et avait connu de nombreux nettoyages et restaurations. Les
premiers avaient eu lieu à la fin du XVIe siècle, afin de retirer une épaisse
couche de suie de bougie qui s’était déposée au cours des quarante mille
messes prononcées à côté de lui depuis 1432. D’autres nettoyages furent
effectués en 1617 et 1731. Chacun avait semblé faire plus de mal que de
bien.
Malheureusement, rien d’aussi vieux n’a jamais survécu sans dommage
au passage du temps.
Au fil des siècles, les couches de vernis successives avaient englouti la
peinture d’origine et des repeints excessifs avaient effacé une grande partie
de ce que les Van Eyck avaient initialement créé. Une épaisse croûte de
poussière et de cloques s’était formée, la peinture s’était écaillée et
détachée, de la cire s’était accumulée par endroits, les panneaux s’étaient
voilés, des fissures étaient apparues, et certaines parties avaient même
commencé à être rongées par la moisissure. En 1950, une tentative mineure
avait été faite pour réparer les effets de la négligence de la guerre, sans
grand résultat. En fin de compte, huit ans plus tôt, plus de deux millions
d’euros avaient été réunis par l’Institut royal du patrimoine artistique pour
une restauration scientifique majeure qui recourait aux techniques les plus
perfectionnées. Un à un, les panneaux furent retirés de la cathédrale,
transférés dans un atelier et méticuleusement restaurés pendant que les
autres restaient exposés. Onze d’entre eux étaient déjà terminés et de retour
à Saint-Bavon en attendant le dernier.
Le dernier panneau.
Bernat de Foix avait fourni les cent mille euros nécessaires au
financement de sa restauration. Les onze premiers panneaux avaient été
filmés, radiographiés, dessinés, modélisés et soumis à des tests complexes.
Leur restauration avait même été diffusée en ligne par la télévision publique
flamande, des caméras ayant filmé tous les moments clés. Mais il n’y avait
pas eu de tel tapage pour le douzième panneau. Pas de caméras. Pas de
journalistes. Rien. Des économies avaient été faites en confiant le travail à
une religieuse catholique, qui avait reçu une formation de restauratrice
d’art, plutôt qu’à un professionnel, plus coûteux. Au cours des neuf
dernières années, Kelsey avait travaillé sur plusieurs projets artistiques
importants, tels que la Crucifixion de Plautilla Nelli, restaurée pour le
musée San Salvi, l’autoportrait de l’artiste espagnol Velázquez, endommagé
lors d’une inondation à la galerie des Offices à Florence, ou encore la
Madone de Violante Siriès. Autant d’œuvres qui l’avaient conduite ici, à
Gand, et au douzième panneau. Elle s’était bâti une solide réputation grâce
notamment à sa perception et ses talents d’organisation. L’archevêque local
avait spécifiquement demandé ses services. Pour autant, elle ne se faisait
aucune illusion. Elle savait qu’elle avait été choisie en raison de la nature
particulière du panneau.
Il s’agissait d’une reproduction.
L’original avait été volé le 10 avril 1934.
Au cours de cette nuit, le douzième panneau avait été retiré de son cadre
en chêne. Une note avait été laissée à sa place, écrite en français. Retiré à
l’Allemagne par le traité de Versailles. Une référence explicite au sentiment
d’injustice qu’avaient pu éprouver certains Allemands vis-à-vis du traité, en
vertu duquel le panneau avait été rendu à la Belgique. Les enquêtes
policières qui avaient suivi avaient été d’une médiocrité consternante, les
seules tentatives sérieuses de le retrouver n’ayant eu lieu que bien des
années plus tard. Vingt jours après le vol, l’évêque de Gand avait reçu une
demande de rançon d’un million de francs belges, que les autorités avaient
refusé de payer. Un deuxième message était arrivé en mai. Les négociations
s’étaient poursuivies jusqu’en octobre par le biais de onze lettres
supplémentaires. Quelque temps plus tard, le voleur avait restitué la face
arrière du douzième panneau, qui représentait saint Jean le Baptiste en
grisaille, pour, disait-il, convaincre les autorités de sa bonne foi. Mais le
panneau principal, baptisé Justi Judices, Les Juges intègres, ne fut jamais
retrouvé.
Le 25 novembre 1934, un certain Arsène Goedertier – qui était tout à la
fois agent de change, artiste, inventeur et homme politique – succomba à
une crise cardiaque. Sur son lit de mort, il avoua connaître la localisation du
chef-d’œuvre, confiant à son avocat : « Je suis le seul à savoir où se cache
l’Agneau mystique. L’information se trouve dans le tiroir de droite de mon
bureau, dans une enveloppe portant la mention “mutualité”. »
L’enveloppe fut découverte, ainsi que des copies carbone des demandes
de rançon et une note jamais envoyée disant que le panneau avait été déposé
« dans un lieu où ni moi ni personne ne pourra le prendre sans attirer
l’attention du public ». Goedertier mourut sans en révéler davantage.
Mais avait-il travaillé seul ?
Les spéculations allèrent bon train, beaucoup étant convaincus que
Goedertier avait reçu de l’aide de l’intérieur. Finalement, la cathédrale fut
fouillée de fond en comble et même radiographiée sur une hauteur de trois
mètres. On alla jusqu’à fracturer le monument aux fusiliers marins de
Melle, érigé en 1934, car une théorie affirmait qu’on y avait caché le
panneau. Mais rien ne fut jamais retrouvé et le vol demeura un mystère non
résolu.
Le douzième panneau manquant fut remplacé en 1945 par une
reproduction réalisée par un peintre belge du nom de Jef Van der Veken. La
copie était basée sur une autre copie exécutée au milieu du XVIe siècle pour
Philippe II d’Espagne et conservée aux musées royaux des Beaux-Arts de
Belgique. Afin de rendre sa reproduction plus authentique, Van der Veken la
peignit sur une étagère d’armoire vieille de deux cents ans et y appliqua une
couche de cire qui généra une patine vieillie semblable à celle de l’original.
Kelsey essayait de retirer cette couche de cire lorsqu’elle avait fait une
découverte remarquable. Sous la reproduction se trouvait une autre
peinture.
L’original des Juges intègres.
Tous les panneaux avaient été créés de la même manière. Une couche
dure couleur ivoire, faite d’une émulsion de poudre de craie et de colle,
avait d’abord été appliquée sur le bois. Venaient ensuite un dessin
préparatoire sous-jacent, puis de fins glacis de peinture déposés
successivement. Chaque couche laissait filtrer différentes nuances de
lumière, qui se reflétaient les unes sur les autres, créant des couleurs d’une
grande luminosité. La plupart des experts s’accordaient à dire qu’Hubert
Van Eyck avait réalisé le dessin sous-jacent, et que Jan avait peint par-
dessus le dessin de son frère. Van der Veken était simplement passé par-
dessus l’original des Van Eyck, et sa « copie » se trouvait dans la cathédrale
Saint-Bavon depuis 1945, au côté des onze autres panneaux originaux,
comme l’avait proclamé le voleur, « dans un lieu où ni moi ni personne ne
pourra le prendre sans attirer l’attention du public ».
Comment cela avait-il pu arriver ? Impossible à dire. En particulier
quand on savait que toutes les personnes associées au vol et à ses
conséquences étaient mortes.
Et surtout, pourquoi le détruire maintenant ? Là encore, c’était un
mystère.
Kelsey avait d’abord rapporté sa découverte au conservateur du musée,
puis à sa prieure, et finalement à monseigneur de Foix. Tous avaient insisté
pour qu’elle ne dise rien à personne avant d’avoir fini de retirer le repeint.
Par chance, le panneau était petit et elle travaillait seule dans un atelier à
quelques rues seulement de la cathédrale, loin des regards. Du reste, il
s’agissait d’une reproduction, d’une valeur artistique nulle ou presque, qui
ne servait qu’à l’aider dans son travail. Nul ne se souciait du douzième
panneau.
Sauf une femme qui y avait mis le feu.
Avant l’incident, Kelsey avait retiré la quasi-totalité de la cire et du
repeint, révélant dans toute leur gloire Les Juges intègres. Ses yeux avaient
donc été les premiers à voir le panneau original depuis très, très longtemps.
« Ne vous inquiétez pas pour ça, lui avait dit de Foix au téléphone,
ramenant ses pensées à la réalité. Comme je l’ai déjà dit, personne ne vous
tient pour responsable. Mais, ma sœur, je dois vous poser la question. Vos
dossiers ont-ils aussi été détruits dans l’incendie ? »
Il faisait référence aux photographies qu’elle avait prises du panneau
après le retrait du repeint, des images en haute résolution réalisées sous
différents angles. Un peu comme cela avait été fait avec les onze autres
panneaux. Ces images étaient visibles sur Internet, sur le site Closer to Van
Eyck, afin que chacun puisse les étudier. Elle avait espéré que ses clichés
les rejoindraient. Elle remarqua l’intelligence avec laquelle M. de Foix avait
formulé sa question, en prenant soin de ne rien révéler de la résurrection de
l’original, un fait que seules quatre personnes au monde étaient censées
connaître. Elle choisit donc elle aussi ses mots avec soin.
« L’incendiaire a volé l’ordinateur portable où se trouvaient les images.
— Il n’y a pas de sauvegarde ?
— Non, j’ai reçu des consignes de sécurité très strictes. Mais quelqu’un
est à la recherche de l’ordinateur en ce moment même. »
Quelqu’un qui avait été, et, dans une certaine mesure, était toujours cher
à son cœur.
« Espérons qu’il y parvienne. »
Elle acquiesça.
12

N ick continua d’avancer.


Personne ne l’avait suivi. Il se trouvait au nord du centre-ville, au
milieu d’un réseau dense de résidences et commerces. Évidemment, si les
servantes décidaient de se lancer à sa poursuite, elles n’auraient aucun mal à
le repérer avec son ordinateur à la main. Il résolut donc de partir le plus loin
possible le plus vite possible.
Un mélange de colère, de soulagement, d’incrédulité et d’exaltation se
bousculait dans son esprit. La jeune femme qui l’avait attaqué à l’intérieur
du couvent était visiblement entraînée au combat. Deux autres membres du
même couvent avaient commis un incendie criminel et un vol, au cours
desquels l’une d’elles y avait sans doute perdu la vie. Ces religieuses
n’avaient rien en commun avec les nonnes de son enfance, pour la plupart
des femmes âgées qui semaient la terreur dans les salles de classe. Il n’était
pas né catholique. Ses parents étaient tous deux protestants, l’un
méthodiste, l’autre presbytérien. Aucun n’était très dévot. Chez eux, le
dimanche était un jour de repos. D’amusement. L’église n’était jamais au
programme. Il avait fréquenté une école catholique, car ses parents étaient
convaincus qu’il y recevrait une meilleure éducation qu’à l’école publique.
Les nonnes y étaient rares et n’enseignaient que quelques matières. Elles
étaient dures, portées sur l’étude et la discipline, mais néanmoins
bienveillantes. Il se souvenait encore de sœur Regina. Sa voix douce. Sa
patience. C’était elle qui l’avait aidé à surmonter ses difficultés avec les
mathématiques en classe de sixième.
Les écoles catholiques des années 1990 étaient bien différentes de celles
de la génération précédente. Désireuses d’attirer de nouveaux élèves, et les
revenus qui allaient avec, elles avaient ajusté leurs règles et davantage de
non-catholiques avaient été admis. En tant que protestant, il n’avait pas eu à
suivre le catéchisme, assister à la messe ni participer au service des enfants
de chœur. Ce qui était une bonne chose dans la mesure où les protestants
n’assistaient pas à des messes, mais à des prêches. Il n’avait jamais reçu
d’argent après une première communion. Il ne confessait pas ses péchés
tous les samedis après-midi. Et on ne lui appliquait pas de la cendre sur le
front chaque printemps, à l’approche de Pâques. Peut-être était-ce tout ce
faste et toutes ces solennités qui l’avaient éloigné de la religion. Difficile à
dire. Mais ce qui était indéniable, c’est que sa rencontre avec Kelsey avait
entraîné une certaine remise en question. Elle ne l’avait pourtant jamais
forcé à faire des choix qu’il aurait pu trouver inconfortables. Elle avait la
foi. Mais elle avait toujours affirmé que c’était un choix personnel, et que
chacun devait décider par lui-même de ce en quoi il croyait. La religion ne
les avait jamais divisés.
Du moins jusqu’à la fin.
« Je ne peux plus ignorer ce qui est en moi, lui avait-elle confié. Je suis
vraiment désolée, Nick. Je t’aime profondément. Mais j’aime encore plus
Dieu. »
Il avait répondu qu’il comprenait. Et, de fait, une partie de lui avait
compris. L’autre avait trouvé cela inexplicable.
Il continua d’avancer et pénétra sur une des nombreuses places pavées
de la ville, qui était entourée de cafés. Les clients étaient regroupés autour
des tables extérieures, grignotant et discutant dans diverses langues. Il
glissa vingt euros à un maître d’hôtel pour que celui-ci le laisse appeler un
taxi, qui arriva quelques minutes plus tard et le ramena là où tout avait
commencé.
Des véhicules de secours étaient garés au bout de la rue qui conduisait à
l’atelier, trop étroite pour qu’ils puissent passer. Des policiers tenaient les
gens à distance. Il s’approcha d’un des agents et lui montra sa carte de
l’Onu, ce qui lui permit de franchir les barrières. Dans l’air nocturne
toujours chargé de l’odeur de bois brûlé, il descendit la rue faiblement
éclairée entre les vieux bâtiments. Des volutes de fumée continuaient à
s’échapper des fenêtres brisées de l’atelier. Il s’approcha encore et
contempla les décombres carbonisés qui en jonchaient le sol. Au-delà du
bâtiment, à l’autre bout de la rue, une ambulance était garée et il aperçut
Kelsey, enveloppée dans une couverture. Il se dirigea vers elle, soulagé de
constater qu’elle allait bien. Lorsqu’elle leva les yeux vers lui, il brandit
l’ordinateur pour lui montrer qu’il avait réussi.
Elle se redressa, laissa tomber la couverture et se précipita vers lui. « Je
ne sais pas comment te remercier, Nick. J’ai eu peur de ne jamais le
récupérer. »
Il lui tendit l’ordinateur. « Je peux te demander ce qu’il a de si
important ?
— Il contient les photos que j’ai prises. » Sa voix était basse, à peine un
murmure. « De ce que j’ai trouvé. »
Voilà qui piquait sa curiosité. « Qu’as-tu trouvé ? »
Elle secoua la tête et une mèche de cheveux roux tomba sur sa joue.
« On ne peut pas en parler ici. »
Il comprit le message et hocha la tête. « Je suppose que le panneau a été
détruit ?
— Réduit en cendres. » Elle brandit l’ordinateur. « C’est pour ça qu’il
est aussi important. »
Mais quelle valeur pouvaient bien avoir des images d’une reproduction
des Juges intègres datant de 1945 ? Il commença à penser comme un agent
de terrain de Clio, son esprit curieux tournant à plein régime. Il était
d’accord, cela dit, ce n’était ni le lieu ni l’endroit pour une discussion aussi
sérieuse. Une autre question le tracassait. « Que sais-tu sur les sœurs-
servantes de Saint-Michel ?
— Quelle question étrange !
— Et l’explication entre aussi dans la catégorie “pas maintenant, plus
tard”. »
Elle sourit. « Je comprends. Je sais que le couvent est dans la partie
nord de la ville. C’est une maison de retraite pour les membres de cet ordre.
Elles font du bénévolat un peu partout dans la ville. J’en ai rencontré une.
— Des femmes âgées ?
— Oui.
— Est-ce qu’il y en a une qui s’appelle Claire ? »
Il voyait que son esprit travaillait, qu’elle assimilait les bribes
d’informations qu’il lui lançait, essayait de leur donner un sens.
Elle secoua la tête. « Personne de ce nom. »
Il décida qu’il l’avait suffisamment interrogée pour le moment. « Je
reviens dans une demi-heure environ, dit-il.
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
— User du peu d’influence dont je dispose. »
13

C laire comprit que l’intrus s’était enfui. Elle avait trouvé une fenêtre
ouverte à l’étage et en avait déduit qu’il s’était servi de la corniche
pour rejoindre les arbres, puis le sol. Cela suggérait un certain niveau
d’entraînement et une bonne dose de sang-froid, surtout quand on savait
que cet homme avait eu l’audace de s’introduire dans un couvent. Un voleur
professionnel ? Ou peut-être un policier ? Quoi qu’il en fût, ce qui avait été
un succès partiel s’était transformé en fiasco total, et une des leurs était
toujours portée disparue.
C’était peut-être l’épreuve la plus difficile qu’elle ait jamais eue à
affronter. Mais elle n’était pas du genre à reculer devant l’adversité. En tant
que femme noire ayant grandi en Louisiane, elle avait connu son lot de
défis. Sans jamais aller jusqu’à l’activisme politique, elle avait toujours été
attentive à ses droits et avait maintes fois été confrontée à l’ignorance, à la
haine et au racisme. Le bien et le mal cohabitaient dans le monde. Au
couvent, la race ne signifiait rien. Les servantes venaient de tous les
horizons et des quatre coins du globe. Chacune était spéciale à sa manière.
Choisie. Puis entraînée. Bien sûr, il y avait eu quelques défis à surmonter,
des désagréments qu’il avait fallu gérer. Mais jamais rien d’une telle
ampleur. Le retable avait toujours représenté la plus grande menace,
évidemment. C’était pour cette raison que la communauté de retraite des
servantes était basée à Gand depuis plus de trois cents ans, afin qu’il y ait
en permanence quelqu’un sur place, des yeux et des oreilles à proximité. Au
cas où.
Elle avait appris très tôt que les servantes devaient accepter de vivre en
dehors de la normalité, dans un monde privé qui influençait leur vie entière.
Certains ordres religieux vivaient cloîtrés, loin du reste du monde. C’était
l’apparence que donnait le sien, mais, en réalité, elles côtoyaient
discrètement le reste de l’humanité. Être une sœur-servante de Saint-Michel
comportait des défis auxquels aucun autre ordre religieux n’était jamais
confronté. Il existait des milliers d’abbayes et de couvents, certains assez
célèbres, comme les Carmélites, d’autres beaucoup moins. Chacun avait ses
missions et objectifs propres, qui se reflétaient généralement dans leur
création et leur histoire. Tous impliquaient un serment de célibat et de
pauvreté, et un dévouement absolu à Dieu. Les servantes prêtaient un
quatrième serment. Veritas Vita.
La vérité, la vie.
Le peintre maudit Jan Van Eyck, dont l’esprit rusé et le pinceau habile
avaient créé L’Autel de Gand, avait même inscrit ces mots sur
l’antependium du maître-autel du panneau central. Heureusement, en près
de six cents ans, seules quelques personnes avaient compris leur
signification. Et maintenant que le douzième panneau était détruit, les
chances que cela se reproduise un jour étaient encore plus minces.
L’original avait disparu. Il n’existait aucune autre image de celui-ci dans le
monde, hormis, si leurs informations étaient correctes, sur l’ordinateur
portable de sœur Deal.
Qui était de nouveau en jeu.
Le temps lui avait appris comment vivre et travailler au sein d’une
communauté, sans intimité ou presque, où toutes les ressources étaient
mises en commun et où ses besoins personnels passaient après ceux des
autres. La plupart des initiées, comme elle il y a quelques années, avaient
connu des vies riches, mais peu mouvementées. Se retrouver soudain cloîtré
dans un espace clos, avec des étrangères d’âges et de nationalités variés,
pouvait être difficile à vivre. La plupart s’adaptaient. Certaines n’y
parvenaient jamais et partaient avant d’avoir prononcé leurs vœux
définitifs. Tout le monde n’était pas capable de renoncer à ses choix
personnels. Mais elle avait trouvé un certain degré de liberté dans la
soumission. Les décisions et les préoccupations qui faisaient autrefois partie
de son quotidien n’avaient plus d’importance. Il fallait renoncer à certaines
choses pour en atteindre d’autres. Et, dans son cas, ce qu’elle avait gagné
était une grande paix intérieure.
Le quotidien de la plupart des servantes tournait autour de la prière et
des tâches ménagères. Chacune avait un rôle. Certaines nettoyaient les
chambres. D’autres travaillaient dans le jardin, préparaient les repas ou
faisaient la lessive. Quelques-unes s’élevaient à des fonctions
administratives, tenant les livres de comptes, payant les factures, répondant
au courrier. Toutes participaient à la vocation sociale du couvent en aidant
les pauvres, les défavorisés, les malades physiques et mentaux. Toutes
jouaient aussi un rôle de gardienne. Certaines sur le terrain, les autres à la
maison mère. Les désirs individuels étaient mis de côté pour une unique
cause, qui passait avant tout le reste.
Veritas. Vita.
La vérité. La vie.
Des mots qui, pour elles, étaient lourds de sens.
Le succès de cette cause pesait sur chacune des servantes, comme sœur
Rachel l’avait généreusement prouvé. Pour s’assurer qu’aucune ne
fléchisse, une fois par an, les servantes rédigeaient une déclaration dans
laquelle elles exprimaient leur volonté de rester dans l’ordre. Si cela n’était
pas possible, chacune était libre de changer de couvent ou de retourner à la
vie séculière.
Leur choix. Toujours.
Ce qu’elle appréciait.
Sœur Rachel avait récemment rédigé sa déclaration, un texte élégant
dans lequel elle affirmait sa dévotion inébranlable et son profond désir de
continuer à servir l’ordre. Rachel était jeune, elle n’avait pas quarante ans,
et devrait encore attendre vingt à vingt-cinq ans avant la retraite, les
servantes ayant dès leur création fixé une limite d’âge de service. Soixante
ans, de préférence, même si certaines n’avaient pris leur retraite qu’à
soixante-cinq. L’abbesse actuelle avait soixante-quatre ans et on parlait déjà
de celle qui lui succéderait. Cette personne serait choisie par les servantes
lors d’un vote, qui devait être unanime. Beaucoup étaient déjà venues parler
à Claire en privé pour lui dire qu’elle pouvait compter sur leur soutien.
Mais elle se demandait si cette loyauté survivrait à cette horrible nuit.
Elle pénétra dans l’église principale du couvent, où s’étaient réunis les
quatorze servantes âgées et les deux membres restants de son contingent.
Sœur Ellen arborait une ecchymose violette du côté droit du visage. Claire
descendit l’allée centrale et se plaça devant le maître-autel. Elle n’était pas
l’aînée ici, mais, eu égard à la situation, c’était elle qui était responsable de
l’opération en cours. C’était donc aussi elle qui donnait les ordres. Elle
expliqua ce qui s’était passé, sans rien omettre. Elles avaient toutes assumé
les risques et avaient par conséquent droit à la totalité des informations.
« Nous sommes mises à l’épreuve, dit-elle lorsqu’elle eut terminé. Le
panneau a été détruit, mais ces photographies haute résolution représentent
une menace tout aussi grande. Nous allons devoir récupérer cet ordinateur
portable. » Elle marqua une pause. « J’ignore comment j’ai été localisée,
mais toujours est-il que je l’ai été. J’accepte donc l’entière responsabilité
des échecs que nous avons essuyés.
— Nous ne pouvons pas abandonner sœur Rachel, dit une des femmes
âgées. Ce n’est pas ainsi que nous fonctionnons.
— Nous allons nous en occuper. Mais pas maintenant. Nous avons plus
urgent à faire. Nous devons nous préparer.
— Nous préparer à quoi ? s’enquit une autre femme.
— À recevoir d’autres visiteurs. »
14

N ick refit en sens inverse le chemin qu’il avait emprunté pour suivre
l’incendiaire, jusqu’au quai surplombant la rivière. Les voitures de
police étaient toujours là, ainsi que le corps de la femme, recouvert d’une
bâche en plastique. Des badauds s’étaient rassemblés autour, que des
officiers en uniforme empêchaient d’approcher. Il se dirigea vers l’un d’eux,
lui montra sa carte et demanda à voir le corps.
Au lieu de s’effacer pour le laisser passer, l’agent parla dans sa radio et,
un instant plus tard, un homme s’approcha. Solidement bâti, la mâchoire
carrée, le front haut et la bouche large, il se présenta comme l’inspecteur
Zeekers de la police fédérale. Plus spécifiquement de la Direction générale
de la police judiciaire, le principal service d’investigation. Le fait que la
police nationale et non locale soit sur place en disait long.
« Je suis curieux de savoir quel rapport il y a entre les Nations unies et
cette affaire ? dit Zeekers.
— Un trésor artistique vient d’être détruit. Ce genre de crime nous
intéresse toujours.
— C’était une reproduction. De peu de valeur.
— Certes. Mais le fait que quelqu’un se soit donné tout ce mal pour
détruire une reproduction soulève des questions.
— Et votre présence sur place était une simple coïncidence ?
— J’étais en ville pour rendre visite à la restauratrice qui travaillait sur le
panneau.
— Quel heureux hasard.
— C’est aussi ce que je pense. Je peux voir le corps ? »
L’homme secoua la tête. « C’est une affaire locale. Pas un incident
international. »
Ce n’était pas la première fois que Nick rencontrait ce genre de
résistance. Les forces de l’ordre du monde entier avaient une chose en
commun. Comme les ours et leur tanière, ils défendaient farouchement leur
territoire. Mais l’appartenance à l’Onu s’accompagnait de concessions
juridictionnelles. L’une d’elles, énoncée dans la section 9, partie C,
paragraphe (f), était l’acceptation inconditionnelle de l’assistance de l’Onu
en cas de « perte, vol ou destruction d’une œuvre culturelle ayant acquis une
reconnaissance mondiale ». Il avait si souvent invoqué ces mots qu’il les
connaissait par cœur.
Il les répéta, puis sortit son portable. « Nous pouvons régler le problème
entre nous, à moins que vous ne préfériez recevoir un appel de Bruxelles. »
Il agita le téléphone. « C’est vous qui voyez, inspecteur. »
Zeekers ne réfléchit que quelques instants avant de céder, comme la
plupart des gens. Il y avait quelque chose qui les dérangeait dans l’idée que
leur gouvernement entende parler d’eux. Contrairement aux Américains, qui
se fichaient royalement que vous appeliez Washington.
Nick le suivit jusqu’au corps, et Zeekers rabattit le plastique jaune. La
lumière dispensée par les trépieds formait comme un cocon autour d’eux. La
cagoule noire avait été retirée, révélant une femme d’une trentaine d’années,
aux cheveux blonds coupés court, le visage semblable à un masque de cire,
pâle et sans maquillage, meurtri par l’impact avec le sol. Du sang s’écoulant
de plusieurs blessures par balle formait une grande flaque sombre sur les
pavés.
« Une idée de son identité ? demanda-t-il à Zeekers.
— Aucune pièce d’identité n’a été trouvée. On a pris ses empreintes,
elles nous donneront peut-être une réponse.
— Pourquoi a-t-elle été tuée ?
— Les officiers ont déclaré qu’ils pensaient qu’elle était armée. Elle a eu
un geste menaçant, et ils ont tiré. »
Ce n’était pas tout à fait ce qui s’était passé, mais, ne pouvant révéler sa
présence sur les lieux, il garda cette réflexion pour lui. « Je suppose que
votre division a été appelée au cas où le reste du retable serait également
menacé ?
— Cette pensée nous a traversé l’esprit. Nous avons renforcé la sécurité
de la cathédrale Saint-Bavon. Toutes les précautions ont été prises.
— C’est pour ça que les policiers portaient des armes chargées ce
soir ? »
À sa connaissance, les forces de l’ordre belges, comme beaucoup
d’autres en Europe, avaient rarement recours au tir à balles réelles.
« Nous avons été alertés d’une possible menace terroriste, se défendit
Zeekers. Nous avons réagi en conséquence. C’est la procédure standard.
Mais je vois ce que vous voulez dire. Cette femme n’était pas armée et la
police a tiré trop vite. Hélas, ce genre d’accident arrive dans de telles
situations. »
Il n’y avait plus rien à apprendre ici, aucune certitude hormis la mort
inutile d’une femme. Rien ne pouvait être prouvé tant qu’ils n’auraient pas
exhumé plus d’informations. Des noms. Des dates. Des heures. C’était ce
genre de détail qui permettait souvent de véritables percées. Ensuite, il
faudrait tout vérifier. Un débat familier se joua dans son esprit. Celui qu’il
avait avec lui-même chaque fois qu’il devait impliquer les autorités locales.
La deuxième règle du travail de terrain était de connaître son adversaire. La
première était d’identifier ses alliés. Ici ? Dans les deux cas, c’était vite vu.
Ce couvent devait être fouillé et il n’était absolument pas habilité à organiser
une perquisition. Mais ce type ? L’inspecteur Zeekers de la Direction
générale de la police judiciaire ? Il était en mesure de le faire.
Nick se releva.
Alors que Zeekers se baissait pour remonter la bâche, quelque chose
attira son regard dans la lumière. Sous la combinaison noire, au niveau de
l’épaule droite, là où une balle avait déchiqueté le tissu fin du vêtement.
« Attendez », dit-il.
Il s’accroupit de nouveau et écarta doucement les morceaux de Lycra
déchiré, révélant un petit tatouage.

« Un vautour ? fit Zeekers.


— On dirait. »
Étrange pour une nonne. Peut-être avait-il été réalisé avant que la femme
prononce ses vœux. Quelque chose qui n’avait de sens que pour elle. C’était
possible. Puis il remarqua une chaîne autour de son cou.
« Vous avez vu ça ? » demanda-t-il à Zeekers.
L’inspecteur s’accroupit et extirpa délicatement la chaîne de la déchirure
dans la combinaison. Un médaillon en argent y était suspendu.

Une fleur de lys.


Encore un symbole personnel ? Ou autre chose ?
« Je peux prendre quelques photos ? » demanda-t-il.
Zeekers acquiesça.
Nick sortit son téléphone et photographia le tatouage, le médaillon et le
visage de la femme.
Puis il se tourna vers Zeekers.
Il était temps de dire la vérité.
« Il y a un endroit où nous devons aller, et il y a quelqu’un qui doit venir
avec nous. »
15

K elsey sortit de la voiture de police qui les avait déposés devant le


couvent des sœurs-servantes de Saint-Michel. Lorsque Nick était
revenu et lui avait expliqué la situation, elle lui avait au premier abord paru
assez fantasque. Puis elle avait compris qu’il était sérieux, et son
scepticisme s’était mué en une vive curiosité.
Heureusement qu’il était là.
Durant tant d’années, elle avait vécu une vie solitaire, en grande partie
loin de sa famille et de ses amis. Se sentait-elle épanouie aujourd’hui ?
Absolument. Accomplie ? Elle y travaillait. Satisfaite ? Elle n’avait pas
encore tranché la question. Elle ne doutait pas d’avoir fait le bon choix en
se consacrant à Dieu. Chaque jour, elle éprouvait une intense satisfaction
intérieure. Mais le mal qu’elle avait fait à Nick ? Elle le regrettait de tout
son cœur.
Elle avait espéré que, le temps aidant, il finirait par mieux comprendre
sa décision. C’était une des raisons pour lesquelles elle lui avait proposé de
se voir en personne après toutes ces années. Elle voulait lui dire encore une
fois à quel point elle était désolée pour la peine qu’elle lui avait causée et
juger par elle-même s’il s’en était réellement remis. Il était crucial pour elle
qu’il aille bien. Ils s’étaient fait confiance jadis et, dans une certaine
mesure, elle avait trahi cette confiance, pour justifiées qu’aient été ses
actions. Il n’avait pas été son premier amour, mais il avait été le dernier, et
le plus important.
L’homme de sa vie.
Elle avait spécifiquement choisi la congrégation de Saint-Luc pour son
dévouement à la culture, et sa volonté d’attirer les gens vers la foi par la
beauté de l’art. L’ordre avait été fondé par une nonne carmélite qui avait
vécu à Florence dans les années 1930. Elle avait remarqué que, dans les
nombreux musées et églises ornées de fresques de la ville, rares étaient les
œuvres créées par des femmes, et que celles qui existaient étaient cachées
dans des réserves. Elle s’était donc embarquée dans une quête pour trouver
et restaurer l’art perdu des artistes femmes oubliées de Florence, fouillant
dans les archives des musées et entrepôts poussiéreux. Dès les années 1960,
elle avait formé un nouvel ordre religieux dédié à Luc l’évangéliste, saint
patron des artistes. Ses recrues partageaient cette passion, et beaucoup
devinrent des restauratrices de talent. Des centaines d’œuvres, la plupart
réalisées par des femmes, avaient été ramenées à la vie par les sœurs de
Saint-Luc. Finalement, le couvent avait ciblé son recrutement sur les
femmes ayant une formation artistique ou simplement passionnées par l’art,
et les premiers travaux de restauration de Kelsey avaient attiré leur
attention.
Elle avait réalisé sa vocation artistique à l’université et, à l’âge de vingt-
huit ans, lorsqu’elle avait rejoint l’ordre, elle avait déjà participé à plusieurs
projets de restauration importants aux États-Unis. Ses supérieurs ne
tarissaient pas d’éloges à son sujet, et elle n’avait pas voulu abandonner sa
passion pour l’art. Elle n’était pas entrée au couvent pour vivre en recluse,
mais pour accomplir davantage. Beaucoup de couvents vivaient encore à
l’écart du monde, comme autrefois, mais ils étaient bien plus nombreux à
avoir évolué avec leur temps. Le IIe concile du Vatican, dans les années
1960, avait été une véritable révolution. Le latin avait été remplacé par les
langues vernaculaires, le nom religieux abandonné au profit du nom de
naissance. Un choix de missions plus large s’offrait aux religieuses, tout
comme les lieux où elles pouvaient l’exercer. Les liens familiaux étaient
encouragés et non plus interdits. La congrégation de Saint-Luc avait depuis
longtemps adopté ces réformes, qui avaient permis à Kelsey de satisfaire
ses deux désirs intérieurs.
Trois véhicules de police avaient accompagné celle dans laquelle Nick
et elle étaient montés. Sans sirènes ni gyrophares. Ce n’était qu’un rapide
trajet vers le nord de la ville dans une circulation fluide. Deux voitures se
garèrent devant le bâtiment tandis que les autres le contournaient pour
rejoindre la cour dont Nick leur avait parlé.
Elle suivit Nick, qui franchit le portail en fer du couvent et marcha
jusqu’à l’entrée principale, où il frappa à la lourde porte en chêne. Un
certain inspecteur Zeekers demanda à d’autres officiers de se tenir prêts à
intervenir. Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit sur une femme âgée
vêtue d’une robe grise et d’un voile léger. Ses cheveux argentés étaient bien
coupés et son visage aussi lisse et rose que celui d’un enfant. Elle se
présenta comme la mère supérieure.
Zeekers s’avança. « Pardonnez cette intrusion, mais nous avons des
raisons de penser qu’une criminelle a trouvé refuge ici. »
La femme le considéra d’un air perplexe. « C’est le milieu de la nuit,
inspecteur, et ceci est un couvent. Une maison de Dieu. Nous ne fournissons
pas de refuge aux criminels.
— Cet homme affirme le contraire, répondit Zeekers en désignant Nick.
— Pardonnez-nous, ma sœur, dit Nick, mais une femme est décédée non
loin d’ici, et elle pourrait appartenir à ce couvent. Et j’ai suivi une autre
femme jusqu’ici. J’ai pénétré dans le bâtiment et récupéré un ordinateur
portable volé. Tout cela s’est produit après que sa complice a mis le feu à
une partie de L’Autel de Gand.
— Vous êtes venu ici ? » demanda-t-elle, incrédule.
Il hocha la tête.
« Ce sont des accusations assez incroyables que vous faites. J’espère
que vous avez des preuves.
— Ma parole ne suffit pas ?
— Pas dans ce cas précis. »
Un des agents s’approcha et murmura à l’oreille de Zeekers. Une
expression inquiète se dessina sur le visage de l’inspecteur. « Aucun bateau
à moteur ni canot n’a été trouvé dans la rivière de l’autre côté de la rue. »
Kelsey observa Nick tandis qu’il réfléchissait à ce qu’il venait
d’entendre.
Il sortit son téléphone et montra le visage à la mère supérieure. « C’est
la femme décédée dont je vous parlais. Vous la reconnaissez ? »
La nonne regarda rapidement l’image, grimaça, puis secoua la tête.
« Elle n’appartient pas à ce couvent.
— Et sœur Claire ? demanda Nick.
— Il n’y a pas de nonne portant ce nom ici. »
Kelsey les observait attentivement. Elle n’avait aucune raison de penser
que Nick mentait ou exagérait. Ce n’était pas son style. D’autant qu’il avait
récupéré son ordinateur.
« Mère supérieure, dit-elle, j’ai remarqué que vous aviez répondu
indirectement à ses questions. Avez-vous déjà vu la femme de la photo et
connaissez-vous, ou avez-vous entendu parler, d’une sœur Claire ? »
La religieuse la toisa. « Et vous êtes ?
— Sœur Kelsey Deal de la congrégation de Saint-Luc. »
Le visage de la mère supérieure resta de marbre. Si elle se sentait
acculée, rien ne trahissait son inquiétude. « Que ce soit clair : il n’y a pas de
criminel ici, ni aucune sœur Claire. »
Ce n’était toujours pas une réponse, et cela ne fit que soulever
davantage de questions dans l’esprit inquisiteur de Kelsey. Elle voyait bien
que Nick et même l’inspecteur Zeekers n’étaient pas convaincus non plus.
« Mère supérieure, dit Zeekers. Nous n’avons pas le choix. Nous devons
fouiller les lieux.
— Inspecteur, nous ne sommes qu’un groupe de sœurs âgées qui servent
les pauvres et vivent leurs derniers jours en paix. Nous n’avons rien à
cacher. Je vous en prie, fouillez autant que vous voulez. Je vais réveiller les
sœurs qui dorment. »
Zeekers fit un geste en direction des officiers, mais Nick l’interrompit.
« Nous n’avons besoin de voir qu’une seule pièce. Au premier. »
La nonne les escorta à l’étage et il se dirigea vers la chambre où il avait
trouvé l’ordinateur. La porte était grande ouverte. Il pénétra à l’intérieur et
ne vit que les meubles qu’il avait vus plus tôt. Rien d’autre.
« Inutile de fouiller le bâtiment, dit Nick à Zeekers. Ce qu’il y avait ici a
disparu. »
Kelsey étudia la mère supérieure, s’efforçant de jauger la situation. Sa
propre prieure était elle aussi une femme disciplinée qui ne s’en laissait pas
conter, mais une chose la différenciait de cette femme. Ce n’était pas une
menteuse.
Ils quittèrent la pièce et redescendirent dans le hall d’entrée. Les
policiers attendaient à l’extérieur. Zeekers s’excusa pour l’intrusion et sortit,
talonné par Nick.
Kelsey s’attarda un moment et se plaça face à la nonne. « J’espère que
vous allez aller prier.
— Pour quoi ?
— Pour demander le pardon pour vos mensonges. »
Là-dessus, elle sortit.
16

N ick pénétra dans le petit appartement où Kelsey logeait depuis


quelques semaines. Ils avaient quitté Zeekers, qui était d’accord avec
eux sur un point : la mère supérieure mentait. Hélas, sans plus d’éléments,
ils ne pouvaient pas faire grand-chose. Les servantes avaient fait le ménage
derrière elle, cela ne faisait aucun doute. Nick était convaincu qu’elles
méritaient une enquête approfondie, mais lorsqu’il l’avait fait valoir à
Zeekers, l’inspecteur s’était montré assez vague quant à la suite à donner.
L’incendiaire était morte. L’ordinateur avait été retrouvé. Et tout ce qui
avait été détruit était une reproduction des Juges intègres. Du reste, ils
n’avaient rien découvert de probant au couvent.
« Il devrait être facile de trouver sœur Claire, avait-il dit à Zeekers. Il
doit bien exister une liste de toutes les femmes liées à cet ordre.
— Sans doute, et nous allons commencer par là. Mais réfléchissez un
peu, si elles ont eu la prudence de faire le ménage avant notre arrivée, vous
pensez qu’elles vont nous laisser mettre le nez dans la liste de leurs
membres ? »
Bien vu.
Mais cela valait quand même la peine d’essayer. Tout comme
l’identification de la femme morte, qui était très certainement une nonne
elle aussi.
Cela n’était pas son problème, cela dit.
Ce qui l’intéressait était la femme qui se tenait au bout de la pièce, en
train d’allumer quelques lampes.
« C’est le diocèse qui m’a fourni cet appartement, dit Kelsey. Ça fait
partie de la compensation pour mes services.
— Ils te paient ?
— Pas moi, mais ils paient le couvent, oui. Pas grand-chose, mais ça
nous aide à survivre. »
Zeekers lui avait demandé de ne pas quitter Gand pendant quelques
jours. Nick n’aimait pas trop ce que cela impliquait, comme si Kelsey avait
pu être complice, ce qui était ridicule. En revanche, il était grand temps
qu’elle lui donne des réponses.
« Tu veux bien me dire maintenant ce que cet ordinateur a de si
important ? » demanda-t-il.
Elle lui expliqua ce qu’elle avait trouvé sous la reproduction des Juges
intègres, et les photographies haute résolution qu’elle en avait prises.
« C’est une découverte fantastique, lui dit-il. Félicitations. Tu as résolu
un mystère vieux de presque quatre-vingt-dix ans.
— Tu n’imagines pas ce que j’ai ressenti quand j’ai enlevé le repeint et
vu peu à peu s’afficher ce chef-d’œuvre. C’était incroyable. »
Chose intéressante, personne n’avait informé la police du trésor qui se
cachait sous la reproduction. Kelsey n’avait rien dit, et le conservateur de la
cathédrale, qui les attendait quand ils étaient revenus du couvent, n’en avait
pas parlé non plus. Zeekers pensait qu’une simple reproduction avait été
détruite, et menait son enquête en conséquence. Le fait qu’il s’agissait en
réalité de l’original changeait totalement la donne.
« Pourquoi ne pas avoir dit la vérité à la police ?
— Ce n’est pas à moi de prendre cette décision. On m’a dit de ne pas le
faire.
— Tu m’en as parlé, pourtant. »
Elle s’assit sur le canapé. Elle avait lâché ses cheveux roux et, ainsi,
ressemblait bien davantage à la femme qu’il avait connue. « Mais toi, ce
n’est pas pareil, Nick. Je ne voyais pas de mal à t’en parler. En plus, tu as
toujours su garder des secrets. Et de toute manière, nous allions bientôt
rendre la nouvelle publique. Le conservateur préparait déjà une conférence
de presse pour l’annoncer au monde entier. »
Il aimait qu’elle le place dans une catégorie à part. « Tu as l’air fatiguée.
— Je le suis. »
L’ordinateur était posé sur le coussin à côté d’elle.
« Dieu merci, j’ai ces photographies, dit-elle. J’ai le panneau entier en
haute résolution. J’ai terminé il y a deux jours à peine.
— Qui était au courant ?
— J’ai informé ma prieure, le conservateur et, bien sûr, M. de Foix, qui
a financé la restauration. Il devait venir à Gand dans quelques jours. J’avais
prévu de tout lui montrer.
— Dis-moi exactement ce qui s’est passé tout à l’heure.
— J’ai fini de travailler et fermé l’atelier vers 17 h 30. Je voulais
revenir ici, me reposer un peu, prendre une douche et me changer. C’est ce
que j’ai fait, et j’y suis retournée quelques minutes avant ton arrivée. Quand
j’ai franchi la porte d’entrée, j’ai entendu quelqu’un dans l’autre pièce. Je
suis entrée au moment où le feu prenait. J’ai vu la femme en noir et j’ai
essayé de l’arrêter. C’est à ce moment-là que tu es arrivé.
— Tu as pris un risque insensé. »
Elle se frotta l’estomac. « J’ai toujours un peu mal au ventre après ce
coup de pied. Mais je devais protéger le panneau et… elle désigna
l’ordinateur à côté d’elle… ces images.
— Est-ce que quelqu’un savait que tu reviendrais à l’atelier pour me
voir ?
— Non. Personne. Je me suis dit que ça ne regardait que moi. »
Intéressant. Les voleuses savaient-elles qu’elle serait partie, mais pas
qu’elle reviendrait ? En toute logique, oui, puisqu’elles n’auraient pas pris
le risque d’être interrompues.
« Tu laisses toujours ton ordinateur sur place ?
— Oui. C’est plus sûr que me balader avec. Évidemment, j’ignorais que
quelqu’un en avait après mon travail. Comment aurais-je pu m’en
douter ? »
De toute évidence, les deux femmes qui avaient orchestré le
cambriolage savaient tout.
« Dis-m’en plus sur ce que tu as trouvé. Le secret n’a plus vraiment
d’importance.
— Non, en effet, soupira-t-elle, et il perçut la défaite dans sa voix.
Lorsqu’elle a été peinte au début des années 1940, la reproduction des
Juges intègres a été enduite d’une couche de cire destinée à la vieillir
artificiellement, pour qu’elle ressemble aux autres. Avec le temps, cette cire
s’est épaissie et a noirci. C’était très laid. Une partie de mon travail de
restauration consistait à retirer complètement cette couche. Pendant cette
opération, je savais qu’une partie de la peinture en dessous se détacherait.
C’est inévitable, et je corrige au fur et à mesure. Cette fois, quand la
peinture est partie, j’ai vu le dessin en dessous. Ce qui, en soi, n’a rien de
suspect. Les artistes repeignent tout le temps par-dessus d’autres peintures.
Mais quand j’ai remarqué qu’il représentait exactement la même chose que
ce qui était au-dessus, ça a tout changé.
— Donc tu as continué à retirer la peinture ? »
Elle acquiesça. « La reproduction n’avait aucune valeur et pouvait
facilement être remplacée. Alors je l’ai enlevée et j’ai découvert l’original
des Juges intègres en dessous. Parfaitement intact. »
Incroyable. Nick était de plus en plus intrigué. « Qui a peint la copie ?
— Un Belge du nom de Jef Van der Veken. C’était un restaurateur,
spécialiste de la copie, et un célèbre faussaire de tableaux des grands
maîtres. Et il était très doué. Il a été engagé en 1939, mais, en raison de la
guerre, il n’a pu livrer son tableau qu’en 1945. Il était très talentueux et a
fait un excellent travail. Mais maintenant, nous savons qu’il avait l’original
en dessous pour l’aider. Sa reproduction a été ajoutée au retable quand il a
été envoyé en Belgique après la guerre. Rien de plus. Mais il y a toujours eu
des controverses à son sujet. »
Elle lui expliqua que Van der Veken avait signé le dos de la
reproduction, puis y avait inscrit un poème.

Je l’ai fait par amour.


Et par devoir.
Et pour me venger.
J’ai emprunté au côté obscur.

« Ses contemporains, ainsi que la police de l’époque, ont été


déconcertés par le poème. Mais il a toujours refusé de s’expliquer, et il a
emporté tout ce qu’il savait dans sa tombe en 1964.
— On dirait que tu as aussi résolu ce mystère.
— C’est toujours curieux. Ces dernières semaines, j’ai réfléchi à ce
qu’il pouvait bien vouloir dire. Il l’a fait par amour et par devoir ? Mais
aussi pour se venger ? Qu’entendait-il par-là ? Et emprunter au côté
obscur ? C’est un étrange choix de mots. »
Il était d’accord. Mais les motivations de cet homme n’avaient plus
vraiment d’importance. « Parle-moi de ce de Foix.
— Je ne sais pas grand-chose à son sujet. On m’a dit qu’il était
propriétaire d’une société de ventes aux enchères à Toulouse. Un homme
assez riche, collectionneur d’œuvres d’art.
— Il n’y a rien chez lui qui t’a semblé suspect ? »
Elle secoua la tête. « Rien du tout. Il a paru vraiment choqué quand je
lui ai dit ce que j’avais trouvé.
— Et j’imagine qu’il n’y avait pas foule pour donner de l’argent pour
restaurer une copie datant du XXe siècle.
— C’est le moins qu’on puisse dire », répondit-elle avec un sourire.
Ce qui rendait cet homme encore plus suspect. « Tu as rencontré de
Foix ?
— Oui. À deux reprises. Il est venu voir mon travail. À chaque fois, il
s’est montré élogieux et m’a paru très professionnel. Il était censé revenir
ici dans quelques jours. Pourquoi toutes ces questions à son sujet ?
— Parce qu’il y a une fuite. Quelqu’un a parlé. Ces femmes savaient
exactement où aller, quoi voler et quoi faire. Ça signifie qu’elles étaient
bien informées.
— Mais pourquoi détruire le panneau ? Ça n’a aucun sens. Pourquoi
détruire quelque chose d’aussi précieux ? »
Bonne question. Mais il décida de ne pas insister davantage. La police
et la direction de la cathédrale le feraient bien assez dans les jours à venir.
Du reste, c’était leur boulot d’enquêter là-dessus, pas le sien.
« On s’est à peine vus, du coup, lui dit-elle avec un sourire. J’étais
tellement impatiente.
— Moi aussi. »
Et il était sincère. La voir, lui parler, c’était loin d’être aussi douloureux
qu’il l’avait imaginé. « On pourrait peut-être déjeuner ensemble demain,
avant que je rentre à Paris ?
— Déjà ? »
Il hocha la tête. « Je dois rentrer demain soir.
— Ça doit être vraiment passionnant de bosser pour l’Unesco. Ça te
plaît ?
— Pour l’instant, oui, beaucoup. J’ai trouvé ma voie.
— Alors d’accord, déjeunons ensemble demain, avant que tu partes. Je
veux que tu me racontes tout. »
Leurs conversations lui avaient manqué. Il avait beau être quelqu’un de
sociable, qui appréciait la compagnie des autres, il n’était jamais très ouvert
avec eux. Kelsey avait été l’exception. Il n’avait jamais eu peur de lui dire
quoi que ce soit, partageant avec elle une intimité qu’il n’avait jamais
retrouvée au cours des neuf années passées. Aucune autre femme n’avait
été à la hauteur. Un jour, peut-être. Il l’espérait en tout cas. Mais pas encore.
Alors qu’il se dirigeait vers la porte, une pensée lui vint. « Et si je
gardais ton ordinateur ce soir ? Personne ne sait que j’existe.
— Je pense que c’est une bonne idée. On m’a dit de le garder en
sécurité.
— Pourquoi le conservateur ne l’a pas pris ?
— Je ne lui ai pas proposé. Et il n’a pas demandé. »
Elle lui tendit l’ordinateur.
Il s’était souvent demandé ce qu’il ressentirait à être de nouveau près
d’elle. Au fil des ans, son amour pour elle avait évolué vers quelque chose
de différent, qui respectait le chemin qu’elle avait choisi. C’était une femme
qu’il avait aimée, autrefois, qu’il admirait et qui lui manquait. Il espérait
qu’après cette visite, leur relation ne se limiterait plus à des échanges de
messages occasionnels sur les réseaux sociaux et qu’ils parviendraient à
tisser des liens un peu plus solides, plus personnels. De l’amitié, peut-être.
Il voulait par-dessus tout être son ami.
Son instinct lui disait qu’elle souhaitait la même chose.
« Merci pour ce que tu as fait, dit-elle. Tu nous as peut-être permis
d’éviter le pire. »
Il sourit. « Content que ça ait marché.
— On se voit demain. »
Il ne manquerait ça pour rien au monde.
17

C laire prit place dans l’avion privé qu’elle avait loué à la hâte à l’aéroport
de Gand. Elle n’avait pas le temps de prendre le train ou une voiture, et
aucun vol commercial n’était disponible à cette heure tardive.
Mais elle devait à tout prix quitter la Belgique.
Maintenant.
Son vol vers le sud durerait quelques heures. Elle aurait dû être fatiguée,
mais elle ne l’était pas. Le pilote avait apporté des boissons et des
sandwiches, mais elle semblait aussi avoir perdu l’appétit. Elle avait troqué
son habit de nonne pour une tenue de ville, ce voyage devant passer
inaperçu. Mais la chaîne avec le médaillon pendait toujours à son cou. Du
pouce, elle effleura doucement les contours de la fleur de lys. Sa présence
était toujours une source de réconfort, aussi fugace fût-il.
Heureusement, seules quelques personnes au monde connaissaient le
sens véritable du panneau des Juges intègres. La plupart étaient des
membres de l’ordre. D’autres travaillaient au Vatican. Deux faces d’une
même foi, diamétralement opposées, en guerre l’un contre l’autre depuis des
centaines d’années. Un conflit qui était resté en sommeil pendant la majeure
partie des XIXe et XXe siècles.
Mais il n’en avait pas toujours été ainsi.

*
* *
Le procès de quatre mois était terminé.
Un tribunal d’inquisition présidé par un juge hostile avait reconnu
Jeanne d’Arc coupable et l’avait condamnée à mort. Ses supposées visions
furent qualifiées de pures inventions et ses explications pour avoir porté des
vêtements d’homme – le ciel le lui aurait ordonné – jugées blasphématoires.
On la déclara sanguinaire, idolâtre, rebelle et à la solde du diable. Le
verdict ? La mort. Mais comme l’Église ne pouvait légalement procéder elle-
même à une exécution, la jeune femme de dix-neuf ans fut remise aux
autorités séculières.
Le matin du 30 mai 1431, deux prêtres apparurent dans sa cellule et
déclarèrent que le jour du jugement était arrivé. Elle fut vêtue d’une tunique
grise taillée dans un tissu rêche, puis escortée dans les rues de Rouen
jusqu’à la place du Vieux-Marché. Une foule railleuse s’était rassemblée le
long du chemin, réclamant sa mort. Ce qui n’avait rien de surprenant dans
la mesure où Philippe le Bon, duc de Bourgogne, était très apprécié dans la
région, et c’était le duc lui-même qui l’avait livrée aux Anglais pour être
jugée.
Près de mille soldats l’escortèrent depuis la prison, afin de s’assurer non
seulement que la foule saurait se tenir, mais aussi que personne n’essaierait
de la sauver. Quatre estrades avaient été érigées. Une pour les juges
ecclésiastiques, une autre pour les juges séculiers, une troisième d’où un
sermon serait prononcé et enfin une quatrième, la plus haute, pour le bûcher.
Jeanne portait une mitre en papier sur laquelle étaient écrits les mots
« Hérétique, relapse, apostate, idolâtre ». Un panneau avait également été
installé, qui proclamait : « Jehanne qui s’est fait nommer la Pucelle,
menteresse, pernicieuse, abuserresse de peuple, devineresse, superstitieuse,
blasphémeresse de Dieu, présomptueuse, malcréante de la fois de Jésus-
Christ, vanteresse, idolâtre, cruelle, dissolue, invocatrice de diables,
apostate, schismatique et hérétique. »
Petite et robuste, forte et résolue, elle avait l’esprit d’un garçon manqué
et l’énergie d’un missionnaire. Comme mille autres filles de la campagne,
elle avait les joues roses et le teint hâlé, et des yeux profonds et larmoyants
qui semblaient chercher et ressentir la douleur des autres. De nombreuses
légendes viendraient brouiller la réalité, mais il y avait parmi elles quelques
vérités. Son nom chrétien était Jeanne et elle avait passé son enfance et son
adolescence à Domrémy avec les d’Arc. Elle affirmait avoir entendu les voix
de l’archange Michel, de sainte Marguerite et de sainte Catherine, qui
toutes l’exhortèrent à soutenir les prétentions au trône du dauphin Charles
et à libérer la France de la domination anglaise. Elle finit par rencontrer le
dauphin et être examinée par l’Église, qui confirma ses visions. Elle
participa à la levée du siège d’Orléans et contribua à l’accession au trône
de Charles avant d’être finalement capturée par les Bourguignons aux
portes de Compiègne et livrée aux Anglais.
À présent, elle allait mourir.
Lorsqu’ils en eurent terminé avec le cérémonial de rigueur et eurent
débité un ultime sermon à la pénitente, Jeanne fut conduite sur le bûcher et
attachée au poteau par des chaînes. Le bourreau avait reçu l’ordre de ne pas
la placer trop près des flammes afin qu’elle ne soit pas asphyxiée trop tôt
par la fumée et que sa mort soit plus lente.
On alluma le petit bois et l’ourlet de sa robe s’embrasa.
En quelques instants, elle fut engloutie par les flammes.
Un prêtre vint se placer devant le bûcher, tenant un crucifix, et pria pour
son âme. Elle poussa de grands gémissements et demanda le pardon,
affirmant que Charles n’était pas responsable de ce qu’elle avait fait. Le
dernier mot qu’elle prononça a été obscurci par les mythes et les légendes,
mais celui qu’elle répéta le plus souvent est « Jésus ».
La foule la conspuait tandis qu’elle mourait sous ses yeux.
Lorsque le feu se calma, son corps nu se retrouva exposé à la vue de
tous. Elle était encore reconnaissable, enchaînée au bûcher, la chair
carbonisée. Cette ultime indignité révéla, comme le remarqua un
observateur « tout ce qui appartenait à une femme ». Un détail qui avait son
importance puisque beaucoup avaient cru qu’elle était un homme. Lorsqu’ils
en eurent vu assez, le bourreau versa de l’huile, du charbon de bois et du
sulfure sur le cadavre et alluma de nouveau le bûcher. Jeanne brûla pendant
des heures, bien après la tombée de la nuit, jusqu’à ce que sa chair et ses os
ne soient plus que cendres.
Le bourreau avait reçu l’ordre de jeter les restes dans la rivière afin de
décourager d’éventuels chasseurs de reliques. Mais l’homme, profondément
affecté par la mort de la jeune femme, et qui déclara « Nous avons brûlé une
sainte », ne revint pas accomplir son devoir. Alors, sous le couvert de
l’obscurité, trois femmes rassemblèrent les cendres chaudes et les
emportèrent. Ce que l’on jeta finalement dans la rivière était les cendres de
trois moutons qui avaient été abattus et brûlés par ces femmes quelques
jours plus tôt.

Ces trois femmes n’étaient pas des femmes ordinaires. Telle Jeanne elle-
même, elles étaient mues par une profonde détermination et une volonté
inébranlable, chacune étant liée par le même serment. C’étaient des
servantes. Elles faisaient toutes partie d’un groupe dont le nom leur avait été
donné dans un passé lointain, un nom qui témoignait du respect et de la
crainte qu’elles inspiraient.
Les Vautours*.
Un nom d’autant plus à propos que, comme leur homonyme, elles ne
tuaient jamais. Jeanne elle-même avait rejoint les servantes quelques mois à
peine avant d’entendre les premières voix dans sa tête. Elle avait quitté la
maison mère et marché vers le nord pour prendre part à la guerre de Cent
Ans. Son impétuosité et son entêtement, qui lui avaient valu tant de succès,
la conduiraient finalement à sa mort.
À seulement dix-neuf ans.
Mais d’autres servantes avaient risqué leur vie pour veiller à ce que ses
restes soient ramenés en terre sacrée.
Claire avait toujours puisé une grande force dans le souvenir de ces
servantes du passé, en particulier Jeanne. Des femmes extraordinaires
investies d’une mission extraordinaire, une mission qui n’avait jamais été
vue d’un très bon œil par l’Église catholique romaine. Au contraire, même.
À tel point que, pendant la croisade des Albigeois, l’Église catholique avait
essayé de localiser et éradiquer les Vautours en même temps que les
cathares.
Et elle avait échoué.
Claire songea à leur propre échec de ce soir. Leur unique réconfort était
qu’aucune annonce publique n’avait pour l’heure révélé la découverte de
l’original des Juges intègres.
Pour une raison quelconque, la direction de la cathédrale n’avait pas
encore partagé cette information. Peut-être attendait-elle de voir si
l’ordinateur allait être retrouvé, car il contenait la seule preuve susceptible de
corroborer ses affirmations. L’idée avait été de détruire le panneau et de
récupérer les images électroniques avant toute annonce. Elles avaient atteint
la moitié de leurs objectifs. Elles devaient finir le boulot. Car lorsque le
monde apprendrait ce qui avait réellement été détruit, le Vatican saurait que
les Vautours avaient frappé.
Et il réagirait.
Quel fiasco ! Sœur Rachel était entre les mains de la police. Le couvent
de Gand avait été profané. Et bien trop d’éléments pointaient maintenant
dans leur direction. Des éléments que ceux qui savaient n’auraient aucun mal
à suivre.

Assis sur la terrasse, Bernat profitait de ces instants de solitude. Minuit


approchait. Les habitants et visiteurs de Carcassonne avaient regagné leurs
pénates, les lumières au loin se faisant de plus en plus rares. Cette journée
avait été à la fois un succès et un échec. Il avait attendu ce moment toute sa
vie d’adulte, depuis qu’il avait découvert la vérité sur lui-même. Il avait
pendant longtemps vécu selon une unique devise. Une devise que les
habitants du Languedoc se transmettaient depuis des siècles. Celui qui court
deux lièvres à la fois n’en prend aucun*.
Tellement vrai.
Pour obtenir des résultats, mieux valait se concentrer sur une seule tâche
à la fois et y accorder toute son attention. Une chose bien faite était une
chose faite avec dévouement. Ils avaient la confession du père Tallard, la
phase 1 était donc terminée. André avait tout enregistré et le fichier
électronique attendait maintenant dans sa boîte de réception, prête pour la
phase 2.
Une autre devise importante lui vint à l’esprit. Celui qui n’avance pas
recule*. La vie n’était jamais immobile, elle n’était qu’évolution ou
dévolution. N’attends que du poison des eaux stagnantes 1, avait écrit le
poète anglais William Blake. Comme c’était vrai. Stagner revenait à reculer.
Il devait persévérer. Avancer. Et c’était précisément ce qu’il avait l’intention
de faire.
Le conservateur de Gand lui avait envoyé un message une heure plus tôt
pour le prévenir que les images numériques avaient été récupérées.
Excellent. Tout n’était peut-être pas perdu. Il avait totalement confiance dans
la découverte de l’original des Juges intègres. Un moyen de se faire enfin un
nom dans l’univers de l’art et bénéficier d’une notoriété mondiale. Il avait de
la chance d’être bien informé. Certes, les cathares considéraient toujours le
monde matériel comme mauvais, et l’argent faisait naturellement partie de ce
monde, mais, au fil des ans, pour échapper à l’anéantissement, ils avaient été
contraints d’apporter quelques ajustements à ces vieilles croyances.
La survie passait avant tout le reste.
Il avait investi cent mille euros, qui lui avaient permis de se faire
connaître des personnes en charge de la restauration. Quelques mois plus tôt,
il s’était rongé les sangs pour savoir comment il allait pouvoir convaincre un
restaurateur de jeter un œil sous la peinture. Mais il n’en avait finalement pas
eu besoin. Sœur Deal ayant fait elle-même la découverte, il n’avait pas eu à
s’impliquer.
Ce qui était parfait.
Mais qu’est-ce qui avait bien pu pousser quelqu’un à détruire le
panneau ? À voler les photographies ? Quel était le but ? Tout cela était bien
étrange, mais il supposait que les enquêteurs belges élucideraient très vite ce
mystère.
Il avait déjà répondu au conservateur et demandé une copie des images
de sœur Deal. On lui avait assuré qu’elles lui seraient envoyées demain sans
faute. Et la conférence de presse qu’ils avaient prévue pour la semaine
prochaine ou celle d’après ? Elle aurait bien lieu, mais plus tôt qu’annoncé,
dans un jour ou deux, le texte ayant été légèrement modifié, car il faudrait
naturellement évoquer la terrible attaque.
Il plongea son regard dans la nuit.
Ce n’était que le début.
Depuis un moment déjà, il sentait croître en lui une tension douloureuse.
Il était trop solide et mature pour faire une crise de nerfs, mais il ne pouvait
nier la fatigue soudaine qui s’était abattue sur lui. Comme un marathonien
qui aurait mal calculé son dernier effort et se serait épuisé cent mètres trop
tôt, il se demandait s’il avait encore la volonté de continuer jusqu’à la ligne
d’arrivée. La vie lui avait appris que la satisfaction était un état auquel on
accédait progressivement, en glanant ici et là de petits succès qui, cumulés,
finissaient par peser dans la balance.
C’était ainsi que l’on atteignait le Dieu de la Lumière.
Il tendit la main vers la table en métal pour attraper un exemplaire de la
Dépêche du jour. Une photographie de l’archevêque Gérard Vilamur, le chef
titulaire de l’archidiocèse de Toulouse, apparaissait en première page,
accompagnée d’un article sur sa possible élévation au rang de cardinal dans
les mois à venir. À la lueur ambiante des lampes de sa chambre, qui filtrait
par les portes ouvertes de la terrasse, il étudia les traits du prélat. Les lèvres
charnues, le nez large. Un visage de hibou orné de fines lunettes à monture
métallique. La tête surmontée d’une tignasse de cheveux bruns ondulés
parfaitement coiffés. La bouche fendue en un sourire tout en dents
extrêmement agaçant.
« Ton heure est venue », murmura Bernat.
1. Traduction d’André Gide (ndlt).
18

Toulouse, France,
Mercredi 9 mai
8 h 40

L’ archevêque Gérard Vilamur aimait tout de la profession qu’il avait


choisie. Depuis qu’il avait embrassé la prêtrise cinquante ans plus tôt, à
l’âge de vingt-sept ans, il avait gravi les échelons de la hiérarchie, devenant
monsignor, puis évêque et enfin archevêque. Il était actuellement l’un des
cinq mille six cents évêques que comptaient les églises catholiques orientale
et latine.
La prochaine étape logique vers le sommet était le chapeau rouge de
cardinal, et le Vatican l’avait assuré qu’il en recevrait bientôt un. Durant
plusieurs décennies, il avait fidèlement servi l’archidiocèse de Toulouse,
une enclave conservatrice datant du IVe siècle qu’il dirigeait d’une main de
maître. Ce qui n’était pas une mince affaire, puisqu’il s’étendait sur six
mille quatre cents kilomètres carrés, comptait près de huit cent mille
catholiques, six cent deux paroisses et deux cent dix-sept prêtres. C’était
l’un des derniers archidiocèses métropolitains au monde.
Son fief personnel.
En tant qu’évêque, il pouvait conférer le sacrement de l’ordre, ordonner
de nouveaux prêtres. Il était chargé d’enseigner la doctrine et de régir la vie
religieuse de tous les catholiques qui habitaient son territoire. Représentant
officiel de l’Église, son rôle était de sanctifier le monde. Sa fonction
remontait aux apôtres, sur lesquels était descendu le Saint-Esprit. Plus d’un
milliard de fidèles croyaient que ce don s’était transmis par le biais d’une
succession ininterrompue d’hommes jusqu’à aujourd’hui. Les évêques
devaient être des hommes de bonne réputation, dotés d’une foi
exceptionnelle, d’un sens moral élevé, d’une grande ferveur dédiée au salut
des âmes, mais aussi de sagesse et de prudence. Ils devaient être âgés de
plus de trente-cinq ans, ordonnés depuis au moins cinq ans, et titulaires
d’un doctorat ou au minimum d’une licence en Écritures saintes, théologie
ou droit canonique d’un institut d’études supérieures approuvé par le siège
apostolique. Dans la mesure où peu d’hommes se donnaient la peine de
faire de si hautes études, le droit canonique comprenait une ligne stipulant
que, à défaut d’être diplômé, le candidat pouvait simplement être un expert
dans ces mêmes disciplines.
Ce qui pouvait vouloir dire tout et son contraire.
Mais qu’importe.
Il avait pour sa part obtenu son doctorat en théologie à force de travail
et d’étude. Il portait le titre d’archevêque, car son diocèse avait été élevé au
rang d’archidiocèse métropolitain au XIVe siècle. La basilique dans laquelle
il officiait aujourd’hui remontait à saint Saturnin, que le pape Fabien
envoya évangéliser la Gaule au IIIe siècle, et qui fut le tout premier évêque
de Toulouse. La basilique portait non seulement le nom de Saturnin, mais
hébergeait aussi ses ossements. Bâtie en forme de croix et faite de pierre et
de brique, elle s’étendait sur une centaine de mètres. Sa tour était
inhabituelle, avec ses huit faces et ses cinq étages évoquant une pièce
montée, le tout surmonté d’une flèche. Sous ses plafonds voûtés se
trouvaient des sculptures romanes, des chapiteaux complexes et une
magnifique séquence de panneaux en relief représentant le Christ, les saints
et des anges. D’importantes reliques étaient exposées dans ses chapelles
rayonnantes. Un déambulatoire entourait la nef et les allées latérales,
permettant aux visiteurs de cheminer sans interruption tout en regardant les
chapelles, même pendant la messe.
Il y avait une bonne raison à cela.
À l’époque de Charlemagne, l’église était devenue une étape importante
pour les pèlerins en route vers l’Espagne et la célèbre cathédrale de Saint-
Jacques-de-Compostelle. Tous les aménagements avaient donc été faits
pour que la visite soit aussi mémorable que possible, et les dons généreux.
De nos jours, la basilique est la structure romane la plus complète de
France, et la plus grande d’Europe, perchée tout au nord de la vieille ville
de Toulouse. Inscrite au patrimoine mondial, elle est protégée par une
myriade de lois et de réglementations.
Il se trouvait dans la basilique en cette matinée radieuse pour consacrer
à nouveau le tombeau de saint Saturnin qui venait de subir une importante
rénovation, financée comme autrefois par les visiteurs et les mécènes. La
cérémonie était prévue depuis un certain temps, les restaurations n’étant
achevées que depuis quelques jours. La plupart des prêtres des paroisses
environnantes avaient fait le déplacement pour l’occasion, ainsi que six
évêques subordonnés. Lui aussi avait été subordonné à son prédécesseur,
ayant servi près de dix ans avant d’être élevé au rang d’archevêque, auquel
s’ajoutait le rang de métropolitain, qui soulignait sa primauté sur les six
autres.
Mais ce qu’il voulait, c’était un chapeau de cardinal.
L’article paru dans le journal de la veille était plutôt flatteur. S’il avait
accepté de collaborer avec la journaliste, c’était seulement parce que la
jeune femme était connue pour sa générosité envers l’Église. L’article
traitait à la fois de sa personne et de la consécration qui allait avoir lieu
aujourd’hui. Avec un peu de chance, les ecclésiastiques du Vatican qui
surveillaient les relations publiques du monde entier avaient remarqué
l’article et l’avaient transmis à leurs supérieurs. Le pape lui avait assuré en
privé, plus d’une fois, qu’il finirait par devenir cardinal. Son âge pesait dans
la balance, puisqu’il approchait les quatre-vingts ans et ne pourrait alors
plus participer à un conclave. Mais il n’était pas inhabituel que des anciens,
comme lui, soient récompensés tardivement pour leurs loyaux services.
C’était même très fréquent. Il lui fallait simplement faire montre de la
patience et de l’humilité que l’on attendait de sa fonction. Autrement dit, ne
rien faire qui puisse irriter Rome ou le vicaire du Christ lui-même. Le bruit
courait que le pape envisageait de nommer de nouveaux cardinaux d’ici
Noël. En outre, deux des six cardinaux français, tous deux retraités, avaient
atteint l’âge de quatre-vingt-dix ans. Ils avaient donc besoin de sang neuf.
Il avait pour l’occasion revêtu ses habits liturgiques de cérémonie.
Mitre, chasuble, gants, anneau et dalmatique blanche, ainsi que son pallium,
que lui avait accordé le dernier pape lors de son élévation au rang
d’archevêque métropolitain. Il devait avoir regagné son bureau de l’autre
côté de la ville à 11 heures pour le premier de ses rendez-vous quotidiens.
Les prêtres qui avaient organisé la cérémonie étaient en train de rassembler
tout le monde autour de la tombe. Il s’attarda près d’une chapelle latérale et
laissa le temps aux mécènes de s’installer avant de s’approcher. L’air était
chaud et parfumé de cette discrète odeur d’encens et de cire fondue qui
semblait flotter en permanence dans les vieilles églises. Celle-ci était l’un
des plus grands lieux de culte au monde, chargée d’histoire et de
patrimoine, et remplie de trésors qui attiraient toujours des visiteurs par
milliers. C’était pour lui un immense honneur de la superviser.
Mais il était temps de voir plus grand.
Son téléphone vibra. Il ne le gardait généralement pas sur lui lorsqu’il
était à l’église, mais dans la mesure où ce n’était qu’une cérémonie de
consécration, il l’avait mis en mode vibreur et glissé dans sa poche de
pantalon. Peu de gens possédaient son numéro. Quelques membres de sa
famille. Une demi-douzaine d’amis proches. Son personnel. La majorité des
appels qu’il recevait chaque jour venait de son secrétaire particulier. Il était
donc possible que ce soit important. Ayant un peu de temps devant lui, il se
retira dans une des chapelles et sortit le téléphone de sa poche.
C’était un SMS. Il appuya sur l’écran du bout du doigt pour le lire.

CONFIDENTIEL. CETTE VIDÉO NE VOUS APPRENDRA SANS DOUTE RIEN,

MAIS D’AUTRES LA TROUVERONT TRÈS INSTRUCTIVE.

Le message, rédigé tout en majuscules, était accompagné d’un fichier. Il


hésita à l’ouvrir, mais sa curiosité prit finalement le dessus.
Il pressa l’écran.
Et horrifié, il regarda la vidéo.
19

N ick avait réservé une chambre dans un des meilleurs hôtels de Gand.
Ses dépenses n’étaient pas prises en charge par Clio, qui lui versait des
indemnités journalières plutôt maigres. Non, ce voyage était personnel, et il
l’avait payé de sa poche. Mais il recevait un bon salaire, largement de quoi
vivre confortablement à Paris. Il pouvait donc se permettre de passer
quelques nuits dans un établissement cinq étoiles. Il aimait les hôtels de
qualité. Il y avait quelque chose dans leur atmosphère, l’attention portée aux
détails, l’accent mis sur le service qui lui plaisait. Dans une autre vie, il
aurait pu faire un excellent directeur d’hôtel et se serait volontiers habitué à
une vie de luxe.
Au lieu de quoi, il avait décidé de faire carrière dans les forces de
l’ordre.
Un choix assez surprenant eu égard à ses racines. Ses parents étaient
tous deux d’anciens champions olympiques, qui avaient gagné une médaille
d’or en patinage artistique en couple aux jeux de Lake Placid en 1980,
l’emportant sur le sol américain face à un couple soviétique que tout le
monde donnait gagnant. Ç’avait été une grande nouvelle à l’époque,
malheureusement très vite éclipsée par le succès inattendu de l’équipe de
hockey américaine, qui avait décroché la médaille d’or. Ils avaient pris leur
retraite après ça et s’étaient mariés, mais ils n’avaient jamais quitté
l’univers du sport, parcourant le monde en tant que commentateurs pour la
télévision.
Madeline et Jack Lee. Parents de cinq enfants.
Son frère aîné avait suivi leurs traces et gagné sa propre médaille d’or
olympique en patinage de vitesse. Jack Jr portait le prénom de leur père et
était, non sans raison, l’enfant chéri de ses parents. À présent marié et père
de deux filles, il possédait une agence immobilière. Deux autres frères
l’avaient précédé. Aaron était médecin et travaillait avec son mari Michael
pour des organisations humanitaires internationales. Gabe avait la
profession la plus mystérieuse de toute la fratrie, puisqu’il était employé par
la CIA. Qu’y faisait-il ? Personne ne le savait, et il refusait d’en parler.
D’après Nick, il devait être analyste à Langley, probablement haut placé,
dans la mesure où il travaillait pour l’agence depuis plus de dix ans.
Célibataire, il aimait enchaîner les conquêtes et avait brisé plus d’un cœur.
Mais, comme il ne cessait de le répéter, il n’était pas du genre à se marier.
Venaient enfin Nick et sa sœur jumelle, Natalie. Elle était née la
première, le précédant de trente secondes seulement, ce qui faisait de lui
l’avorton de la portée, chose que les quatre autres ne manquaient jamais de
lui rappeler. Elle avait le patinage artistique dans le sang, et avait elle aussi
participé aux jeux Olympiques, mais était rentrée bredouille. Peu lui
importait, elle avait fait de son mieux et c’était tout ce qui comptait pour
elle.
Nick et Nat. C’est comme ça que les autres les appelaient.
Sans surprise, c’était d’elle qu’il était le plus proche. Ils partageaient
même un deuxième prénom. Parker. En l’honneur de leur grand-mère
maternelle, qui avait elle aussi été une athlète de niveau international.
Toujours célibataire, Natalie entraînait aujourd’hui de jeunes talents au
patinage artistique, et ses services étaient très demandés. Un vrai bourreau
de travail. Kelsey et elle avaient été proches, mais la rupture entre son frère
et la jeune femme avait provoqué chez Nat un ressentiment dont elle avait
du mal à se défaire. Bien sûr, elle comprenait la vocation de Kelsey, mais la
jeune femme avait brisé le cœur de son frère et elle ne pouvait pas lui
pardonner si facilement, que Dieu soit impliqué ou non.
Une sacrée fratrie, donc.
Tous ambitieux, tous mus par un esprit de compétition et un certain goût
du défi qui leur avaient été inculqués dès leur plus jeune âge par une solide
éducation.
Le sport n’avait cependant jamais été une passion pour Nick, bien qu’il
ait été un joueur de hockey prometteur à l’université. Il avait évoqué la
possibilité de devenir joueur professionnel, mais il avait préféré s’engager
dans l’armée. Ses parents avaient compris son choix. C’était sa vie et il
devait la vivre comme il l’entendait. Se marier ? Avoir des enfants ? Fonder
une famille ? Bien sûr, tout cela lui faisait envie. Mais quand Kelsey l’avait
quitté, ces rêves étaient partis avec elle. Pour toujours ? Sans doute pas. Il
ne doutait pas qu’un jour, il rencontrerait quelqu’un qui les raviverait.
Heureusement, il avait sa famille.
Au moins une fois par trimestre, la plupart d’entre eux, sinon tous, se
retrouvaient quelque part pour dîner. Ces derniers temps, ils avaient choisi
Paris, qui les arrangeait le mieux compte tenu de leurs plannings et
déplacements respectifs. Un repas y était d’ailleurs prévu le mois prochain.
Il devait retourner à l’appartement de Kelsey, mais il décida d’appeler
d’abord son chef à Clio. Enfin, son dernier chef en date, car personne ne
restait jamais bien longtemps à ce poste. Trois autres superviseurs s’étaient
succédé au cours des cinq années passées. Deux compétents. La dernière un
peu moins. Mais celui qui occupait actuellement le poste semblait décidé à
laisser sa marque.
Reynaldo Pena. Un Espagnol diplômé en histoire de l’art européen de
l’université de Cordoue, en Andalousie. Il avait été conservateur de
plusieurs grands musées, dont le Belvédère à Vienne, et avait montré un vif
intérêt pour ce poste de directeur. C’était une nette amélioration par rapport
à sa dernière cheffe, laquelle avait semblé détester chaque minute du temps
qu’elle y avait passé. Du reste, Pena aimait prendre des initiatives et
n’hésitait pas à impliquer d’autres agences quand le besoin se faisait sentir.
Ce que Nick appréciait.
Il était 3 heures du matin à New York, mais Clio fonctionnait vingt-
quatre heures sur vingt-quatre et Pena avait insisté sur le fait qu’il était
disponible à toute heure du jour ou de la nuit. Il passa donc l’appel, et Pena
décrocha tout de suite.
« Vous ne dormiez pas ? demanda Nick.
— J’étais en train de lire. »
Il lui expliqua tout ce qui s’était passé, sans omettre aucun détail. « Pour
résumer, conclut-il, une partie de l’une des plus importantes œuvres d’art au
monde a été délibérément détruite. Et les vandales savaient ce qu’ils
brûlaient.
— Je me souviens de ce qu’un chroniqueur a dit à son sujet. Napoléon
l’a volé, les calvinistes ont failli le brûler, les nazis tenaient absolument à le
posséder, et une partie a disparu depuis quatre-vingts ans. Le retable de
Gand a une sacrée histoire.
— C’était un acte planifié. Elles ont brûlé le panneau et pris
l’ordinateur, ce qui signifie qu’il y a quelque chose sur ces images pour
laquelle ces nonnes sont prêtes à mourir. Est-ce que cette femme hier soir
savait qu’elle risquait d’être abattue par la police ? Difficile à dire. Mais elle
a jeté l’ordinateur par-dessus le muret et leur a fait face.
— Vous êtes curieux ?
— Qui ne le serait pas ? »
Il n’avait pas parlé de Kelsey à Pena, se contentant de dire qu’il était sur
place pour rendre visite à une vieille amie. Le reste était un peu trop intime
pour leur relation avant tout professionnelle.
« J’ai besoin de vous à Paris, dit Reynaldo. De nouveaux scénarios sont
en train de se développer. »
Il ne voulait pas partir.
Pas encore.
« J’aimerais rester encore quelques jours sur place, si vous n’y voyez
pas d’inconvénient. Il se passe quelque chose ici, qui mérite qu’on s’y
intéresse, je pense.
— Mon instinct me dit que non, mais je dois admettre que vous avez
éveillé ma curiosité. Très bien. Faites donc. S’il n’y a pas de nouveau d’ici
vendredi matin, laissez la police locale s’en occuper et rentrez à Paris.
Compris ?
— Compris.
— Tenez-moi au courant.
— Comme toujours. »
Il mit fin à l’appel, ravi de pouvoir passer un peu plus de temps avec
Kelsey, et cela sous le prétexte du « travail ».
Mais pour l’heure, il avait quelques recherches à effectuer.
Il attrapa son ordinateur, ouvrit le moteur de recherche et tapa les mots
« sœurs-servantes de Saint-Michel ». Elles avaient un site internet. Il laissa
échapper un petit rire, mais pourquoi pas, après tout. De nos jours, tout le
monde en avait un. Il accéda au site, cliqua sur l’onglet histoire et
commença à lire.
L’ordre était très ancien. Dans une charte datée du 14 juillet 1007, le
comte Guifred et sa femme Guisla faisaient don à l’Église de terres situées
sur les pentes du Canigou, un massif montagneux des Pyrénées françaises.
Ils fournirent également du blé, des moutons, une mule, un calice d’argent,
du tissu de qualité, quarante livres et les fonds nécessaires à l’érection d’une
abbaye « en l’honneur de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Cette abbaye,
destinée à accueillir des sœurs qui – sous l’autorité du Saint-Père Benoît et
conformément à sa volonté – serviront le Dieu tout-puissant à perpétuité ».
L’abbaye fut donc construite et survécut à d’innombrables guerres ainsi
qu’à la Révolution française, contrairement à bien d’autres dans la région.
D’après le site, les servantes « suivaient le Christ selon l’Évangile,
cherchant Dieu en communauté par une vie de prière et de service aux
autres. Elles avaient toutes choses en commun, vivant dans la simplicité,
dans la solitude et le silence relatifs du couvent. L’hospitalité était un
élément crucial de leurs valeurs. Ceux qui se présentaient à l’abbaye afin de
partager un moment de paix et de prière n’étaient jamais refoulés ».
Elles prononçaient les trois vœux traditionnels.
Un premier de stabilité, par lequel elles s’engageaient à vivre là où Dieu
les appelait. Un deuxième d’obéissance : accepter d’écouter Dieu, se
soumettre à l’autorité d’une abbesse et obéir aux autres membres de la
communauté. Enfin, un vœu de conversion des mœurs, par lequel elles
consentaient à consacrer leur vie à Dieu, en s’efforçant de devenir
semblables au Christ. Sans surprise, tout cela incluait des engagements de
chasteté et de pauvreté.
Il fit défiler la page, jusqu’à un passage expliquant le rôle crucial que
jouait la Sainte Vierge Marie dans l’ordre. Puis un détail attira son attention.
« La fleur de lys revêt une importance particulière pour les servantes,
puisqu’elle symbolise leur dévotion à la Vierge Magie et à tout ce qui lui est
cher. Le lys représente la virginité et la pureté. Une variété spécifique,
l’hémérocalle blanche, ne fleurit d’ailleurs qu’au moment de l’Assomption,
à la mi-août. Le lys ressemble également à l’iris, emblème des Sept
Douleurs de la Vierge. »
Ce qui expliquait pourquoi la femme morte portait une fleur de lys
autour du cou.
Poursuivant sa lecture, il apprit que la recherche de Dieu par une vie de
prière était l’activité principale des servantes, mais que l’éducation et
l’hospitalité étaient au cœur de l’ordre. Elles géraient une école dans une
ville proche, et organisaient des retraites et des catéchèses. Selon le site,
leurs autres activités comprenaient l’élevage d’animaux, le jardinage et la
confection d’hosties qu’elles vendaient aux églises. Étrangement, il n’était
fait aucune mention de la formation aux arts martiaux et aux opérations
paramilitaires ni du rôle qu’ils pouvaient bien jouer dans la mission globale
de l’ordre. En particulier la destruction délibérée d’icônes culturelles.
Encore une excellente question à laquelle il n’avait pas la réponse.
Il continua de fouiller le site et découvrit que l’abbaye de Saint-Michel,
la maison mère des sœurs-servantes, située dans les Pyrénées-Orientales,
était ouverte aux visiteurs et que des milliers de personnes s’y rendaient
chaque année pour une visite guidée. Le couvent comprenait même des
logements pour les personnes souhaitant s’évader un moment de leur vie
quotidienne pour se ressourcer et prier.
Intéressant.
Seules deux nonnes avaient vu son visage, celle avec laquelle il s’était
battu et la mère supérieure.
Devait-il prendre le risque de leur rendre visite ?
Pourquoi pas.
Cela semblait être la meilleure stratégie.
20

Abbaye de Saint-Michel
Pyrénées, France
9 h 45

C laire se tourna vers l’abbesse et lui expliqua tout ce qui s’était passé à
Gand. La vieille dame demeura immobile, l’échine légèrement
courbée, les deux mains derrière le dos, ses yeux sombres perçants comme
des lasers.
« Conformément aux informations dont nous disposions, dit Claire,
l’atelier a bien fermé autour de 17 h 30. Nous avons attendu trois heures
avant d’agir. Rien ne laissait penser que sœur Deal reviendrait. Elle ne
l’avait pas fait les deux soirs précédents. Mais il semble que Rachel ait été
prise sur le fait, et que quelqu’un l’ait suivie. Elle m’a lancé l’ordinateur et
a fait face à ses poursuivants. Nous devons y retourner pour l’aider.
— Rachel est morte. »
Claire ferma les yeux en sentant monter les larmes. Non. Ce n’était pas
possible.
« Abattue par la police. »
La colère s’empara d’elle. « Vous avez été prévenue.
— Effectivement. Par vous. Je n’ai pas besoin qu’on me le rappelle. »
Elle se mordit la langue et garda le silence.
« Nous ne devons pas perdre de vue l’essentiel, poursuivit l’abbesse. La
police mettra du temps à identifier Rachel, mais ils finiront par y arriver.
Bien sûr, le fait qu’ils aient fouillé notre couvent à Gand suggère que leurs
soupçons portent déjà sur nous. Avez-vous une idée de la manière dont cet
homme a réussi à vous localiser ? »
Elle secoua la tête. « J’ai pris le bateau et rejoint discrètement le
couvent. Je n’avais pas conscience d’être suivie.
— Mais vous l’avez été. »
Les mots la blessèrent. À dessein.
« Vous me tenez pour responsable de la mort de Rachel, dit l’abbesse.
Mais c’est vous qui nous avez compromises. L’homme qui vous a suivie est
Nicholas Lee, un enquêteur des Nations unies. Par chance, la promptitude
avec laquelle vous avez effacé vos traces et quitté les lieux nous a permis
d’éviter le pire lorsque la police est venue fouiller le couvent. Il n’y avait
rien à trouver. C’était la parole de Lee contre la nôtre. »
Pourtant, elle sentait toujours la brûlure des reproches de sa supérieure.
L’abbesse n’était pas connue pour son tact. C’était une petite Italienne
de la taille d’un moineau, d’une honnêteté brutale, intransigeante, qui
dirigeait l’ordre depuis quinze ans. Pragmatique et pleine de bon sens, elle
était aussi remarquablement perspicace. Jusqu’à il y a quelques semaines,
elles ne s’étaient jamais disputées, ce qui expliquait en partie l’ascension de
Claire au statut de vestale, le rang situé juste sous celui d’abbesse. Mais
cette bonne entente s’était dégradée lors de la réapparition des Juges
intègres. L’abbesse avait un plan. Claire en avait un autre. Pourtant, elle
avait mis de côté ses objections et accompli son devoir.
Comment aurait-elle pu imaginer que les choses tourneraient aussi
mal ?
« Vos échecs pourraient avoir des conséquences dévastatrices, dit
l’abbesse. Pour nous toutes.
— Il n’y aurait pas eu d’échec si nous avions simplement laissé faire les
choses, répliqua-t-elle, et elle le pensait. Avons-nous la confirmation que le
panneau a été détruit ?
— Oui, la presse a rapporté qu’il avait entièrement brûlé. Mais
curieusement, ils continuent d’en parler comme d’une reproduction. Sans
mentionner l’original qui se trouvait en dessous. Mais cela pourrait changer
d’un moment à l’autre. On m’a informée que la conférence de presse qui
devait avoir lieu dans une semaine environ allait sans doute être avancée.
Les images de sœur Deal existent toujours, et elles seront bientôt révélées
au monde entier. Elles pourraient avoir un effet encore plus dévastateur que
le tableau original, car elles sont bien plus détaillées. Donc non seulement
le problème n’a pas été résolu, mais il y a désormais un projecteur braqué
sur nous. »
Elles se trouvaient dans le bureau de l’abbesse, dans l’aile nord de
l’abbaye, qui leur permettait une certaine intimité. Les fenêtres ouvertes
offraient une vue splendide sur les sommets environnants et un à-pic de cent
mètres se jetant dans les gorges de la rivière.
Elle avait fui Gand, convaincue, à raison, que la police viendrait au
couvent. Peut-être pas pendant la nuit, mais très certainement dès le
lendemain matin. Avant son départ, tous les vestiges de leur présence
avaient été supprimés, y compris le bateau dont elle s’était servie et un
canot pneumatique qu’elles avaient trouvé attaché au quai. Les deux autres
sœurs, Isabel et Ellen, étaient restées sur place, dans un hôtel du centre-
ville, prêtes à passer à l’action dès qu’elles auraient décidé de la marche à
suivre.
« Le couvent a été fouillé ? demanda Claire.
— Juste la chambre que vous occupiez. M. Lee les y a conduits
directement. Sœur Deal était également présente, et elle a accusé la mère
supérieure de mentir. Ce qui était exact, bien sûr. »
L’abbesse avait raison. Ses échecs avaient placé tout le monde dans une
situation précaire.
« Nous prendrons collectivement une décision », annonça l’abbesse.
Claire était d’accord. Elle faisait confiance aux servantes comme les
servantes lui faisaient confiance. Chacune s’appuyait sur les autres dans les
bons comme dans les mauvais moments.
C’était un deuil particulièrement douloureux qui l’avait pour sa part
conduite ici. Sa mère et son père, dont elle était l’unique enfant, étaient
morts à une heure d’intervalle, après cinquante-quatre années de mariage.
Ils avaient été inséparables dans la vie et il en serait de même dans la mort.
Elle les avait enterrés près du bayou et avait essayé de comprendre
pourquoi ils lui avaient été enlevés. Elle était alors enseignante depuis
plusieurs années et, à peine six mois plus tard, sœur Anne était apparue à
l’église catholique Christ the King. Elle n’avait jusqu’alors jamais envisagé
sérieusement de rejoindre un couvent. Mais plus elle y avait réfléchi, plus la
perspective d’une vie religieuse l’avait séduite. Bien sûr, à cette époque,
Claire n’avait aucune idée de ce qui l’attendait.
Car sœur Anne n’était pas seulement une nonne.
C’était un Vautour.
Le regard de l’abbesse commença à s’adoucir. La remontrance était
peut-être terminée. Malgré sa rigidité, cette femme débordante de vie était
aussi connue pour sa compassion. Elle dirigeait les servantes d’une main de
fer, mais toujours avec politesse et savoir-vivre. La colère qu’elle affichait
aujourd’hui était inhabituelle. Les servantes l’avaient toujours élue à
l’unanimité, vote après vote. Toutes les abbesses devaient se soumettre à
une nouvelle élection tous les deux ans, et pouvaient être révoquées à tout
moment par un vote unanime. La personne qui dirigeait l’ordre jouait un
rôle tout aussi important que les servantes elles-mêmes. C’était elle qui
prenait toutes les décisions tactiques, analysait les situations potentiellement
dangereuses, évaluait les risques, et envoyait sur place des servantes pour
gérer les problèmes. Un bon jugement était essentiel, toute imprudence
pouvant leur être fatale. Le collectif avait besoin d’une femme responsable,
expérimentée et compétente à sa tête. Il y avait eu de mauvais choix par le
passé, mais ceux-ci avaient été rectifiés par une révocation rapide.
L’abbesse actuelle était connue pour sa compétence. Mais elle devrait
bientôt laisser sa place.
Elle le savait. Et les sœurs le savaient aussi.
« Je suis navrée, dit Claire à sa supérieure. Pour mes erreurs.
— Moi aussi, de ne pas vous avoir écoutée plus attentivement, vous et
les autres. »
Elle entendit la douleur dans sa voix.
L’abbesse pointa un doigt. « Mais contrairement à ce que vous pouvez
penser, le Vatican est attentif. Ils sont partout. À nous surveiller. À attendre
que nous commettions une erreur. Et nous venons de leur faire ce plaisir. »
Elle ne put s’empêcher de répéter les mots qu’elle avait déjà prononcés
quelques semaines plus tôt.
« Nous ne savons pas s’ils nous observent.
— Ne soyez pas stupide, Claire. Bien sûr qu’ils nous observent. Nous
devons notre salut au seul fait qu’ils ne savaient pas où regarder. Nous
sommes restées cachées à la vue de tous pendant très, très longtemps. Mais
vous venez peut-être de résoudre ce problème pour eux.
— Puis-je essayer d’arranger les choses ?
— Comment vous y prendriez-vous ?
— Je commencerais par récupérer le corps de sœur Rachel. Elle a droit
à un véritable enterrement, ici, parmi nous. Ça fera aussi un indice en moins
qui pointe vers nous.
— Et l’ordinateur ?
— Je le récupérerais aussi. Ou, au minimum, j’effacerais le disque.
— Ce serait de vrais exploits, compte tenu de la situation. »
Le regard de l’abbesse resta fixe, impénétrable. Claire lutta pour garder
le contrôle de sa voix lorsqu’elle dit : « Mais ce n’est pas impossible. »
La femme âgée la jaugea d’un regard sévère. « Je vais régler le
problème de sœur Deal et de l’ordinateur par d’autres moyens, moins
complexes. Des moyens que j’ai hésité à utiliser au début, mais qui nous
sont désormais indispensables. Quant à Rachel, je ne prendrai pas moi-
même cette décision. Nous la soumettrons au collectif. »
Claire courba la tête. « Oui, abbesse.
— Si les servantes donnent leur aval, vos prochains efforts devront être
un succès total, aucune erreur ne sera permise.
— Je comprends.
— Pour votre bien, et le nôtre, Claire, j’espère vraiment que vous
comprenez. »
21

Gand, Belgique
10 heures

I nstallé dans le salon de Kelsey, Nick regardait les doigts de la jeune


femme survoler le clavier de l’ordinateur tandis qu’elle affichait les
images qu’elle avait méthodiquement scannées et enregistrées sur son
disque dur. Il était venu lui apporter l’ordinateur immédiatement après sa
discussion avec son chef.
Les Juges intègres apparurent sur l’écran.
Le panneau en chêne mesurait environ un mètre cinquante de hauteur et
cinquante centimètres de large. Au premier plan, on voyait un groupe de
personnes se dirigeant à cheval vers le panneau central pour assister à
l’adoration de l’Agneau de Dieu. Tous les experts s’accordaient à dire que
les dix personnes représentées dans Les Juges intègres étaient des
administrateurs et des politiciens contemporains de Jan Van Eyck. Mais
l’original ayant disparu, il avait été impossible de confirmer cette
hypothèse. Jusqu’à maintenant.
« L’Autel de Gand est composé de vingt-quatre panneaux dont les faces
avant et arrière forment un tout, à la manière d’un puzzle à double face,
expliqua Kelsey. C’est une construction assez simple. Ce qui est plus
compliqué, c’est de comprendre l’iconographie de chaque panneau, la
manière dont ils sont liés entre eux. Ce qu’ils signifient les uns par rapport
aux autres. Rien n’a été peint au hasard. Chaque chose représentée l’a été
dans un but bien précis. Les experts s’interrogent sur ces buts et ces
significations depuis six siècles.
— J’ai lu quelques articles. Ça alimente pas mal de spéculations et de
débats.
— C’est le moins qu’on puisse dire. Le panneau des Juges intègres est
sans doute le plus complexe des douze du point de vue de son message.
Chacun des dix cavaliers représente très certainement une histoire
particulière. Nous savons que Van Eyck travaillait à partir d’un plan. Quel
était ce plan, personne n’a jamais réussi à le déterminer. Ce que nous
savons, en revanche, c’est que le retable est truffé de détails et de
symbolisme cachés. Dans son intégralité, quand il est ouvert, c’est un
poème mystique sur l’Eucharistie et le sacrifice de l’Agneau, offert à
l’adoration des chrétiens, de l’Église et du monde entier. Onze panneaux ont
été cartographiés dans leurs moindres détails et étudiés minutieusement.
Laisse-moi te montrer un exemple. »
Elle appuya sur l’écran du bout du doigt et afficha l’image d’un homme
barbu assis, tenant un sceptre dans la main gauche et tendant les doigts de
sa main droite en direction du ciel. Il occupait une place de choix, au-dessus
du panneau central.
« L’identité de ce personnage fait débat, dit-elle. Pour certains, il s’agit
de Dieu le Père, supervisant l’histoire du salut. Il est coiffé d’une tiare
papale, il n’a pas de plaies aux mains, et il porte des chaussures. Mais il
pourrait aussi s’agir du Christ-Roi. »
Il comprenait ce qu’elle voulait dire. « Un autre mystère ?
— Oui. C’est une image magnifique. Mais laisse-moi te montrer le
génie de Van Eyck. »
Elle pianota sur le clavier et zooma sur le sceptre cylindrique en verre
que le personnage tenait dans sa main gauche. Les détails sur l’image
agrandie étaient incroyables. Nick voyait les reliefs de la peau, les fissures
des ongles, les plis nets du tissu. On aurait dit une photographie agrandie et
non une peinture au pinceau.
« Si tout cela n’apparaît qu’en haute résolution, dit-il, comment Van
Eyck a-t-il pu le peindre au XVe siècle ?
— Il était miniaturiste, il maîtrisait parfaitement la technique. Regarde
le sceptre. »
Il se concentra sur l’objet.
Van Eyck avait réussi à représenter la transparence cristalline du
sceptre, dans laquelle semblait pénétrer la lumière qui, déviée par la
matière, formait une longue ligne blanche du côté droit du bâton, créant un
reflet dans le pigment. Même la peau des doigts était visible sur la face
arrière du sceptre. Prodigieux. Il avait du mal à croire que ce n’était pas une
photo.
« Jan Van Eyck a élevé la peinture à l’huile à un tout autre niveau, dit-
elle. Tout le retable est truffé de ce genre de détails minutieux. Ce n’est
qu’aujourd’hui, après un nettoyage approfondi et l’aide de la technologie
numérique, que nous avons pu les révéler.
— Et tu es certaine que ce que tu as trouvé était l’original des Juges
intègres ?
— Cela ne fait aucun doute. J’avais l’original.
— Mais pourquoi quelqu’un voudrait-il le brûler ?
— J’y ai réfléchi toute la nuit. Il n’y a pas de réponse définitive. Mais il
y a des légendes. »
Il l’écoutait avec un intérêt croissant.
« L’Autel de Gand, comme La Joconde et quelques autres grandes
œuvres d’art, a toujours été entouré d’énigmes. De l’extérieur, et dans sa
forme la plus simple, c’est un polyptyque ecclésiastique, un retable, un
élément architectural installé à l’arrière d’un autel. De l’art religieux. Mais,
comme je l’ai dit, l’idée d’une peinture abstraite ou intemporelle était
considérée comme absurde au XVe siècle. L’art, à cette époque, comportait
des messages, aussi subtils soient-ils. Et beaucoup de gens ont cru déceler
tout un tas de choses dans ce polyptyque précis. »
Elle lui expliqua comment certains avaient trouvé des références
incontestables aux croisades, aux Templiers, aux chevaliers teutoniques, et
même des incantations remontant à diverses origines païennes.
« Ce sont des inepties, bien sûr, dit-elle. Regarde ça. »
Elle cliqua sur les chevaliers représentés sur le site internet, le panneau
directement adjacent aux Juges intègres. Neuf cavaliers en tenue de combat,
dont trois coiffés de couronne, se dirigeaient vers le panneau central
figurant l’adoration. Elle zooma sur le cavalier de tête, vêtu d’une armure
d’argent et armé d’un bouclier orné d’une croix de sang. À la résolution
actuelle, la croix sur le bouclier semblait uniformément rouge. Mais
lorsqu’elle agrandit l’image, des lettres commencèrent à prendre forme sur
la peinture.

ds fortis adonay sabaot v. emel el i.h.s. xr. agla.

« Certains observateurs ajoutent ominu au ds pour former le mot


dominus, et manu au emel pour faire Emmanuel. Mais c’est prendre
quelques libertés avec l’inscription.
— Qu’est-ce que ça signifie ? »
Elle haussa les épaules. « C’est un étrange mélange de latin, hébreu,
grec et copte, difficilement compréhensible. J’ai lu quelque part qu’il
pourrait s’agir d’une sorte de formule magique du Moyen Âge, que l’on
inscrivait sur les armes pour les rendre plus puissantes. Elle aurait été écrite
par la main de Dieu sur un parchemin trouvé lorsque Jésus a été descendu
de la croix. » Elle sourit. « Tu comprends ce que je veux dire ? Les gens ont
vu tout ce qu’ils voulaient dans l’œuvre de Van Eyck. »
Elle lui parla d’autres théories farfelues. Des références au Saint-Graal.
À la Toison d’Or. À l’alchimie. Et à la pierre philosophale.
« On raconte que Van Eyck aurait transmis ces secrets en cachant des
messages dans son œuvre. »
Elle était ravissante, assise à la table de la cuisine. Électrique, belle et
pleine de vie, parlant d’une voix à la fois douce et forte. Elle portait l’habit
de son ordre, une blouse vert foncé à col haut bordée d’un liseré blanc. Ni
coiffe ni voile ne masquaient ses cheveux roux. Elle lui avait proposé un
café, mais il avait déjà pris un petit déjeuner à son hôtel. Ce qui l’intéressait
davantage, c’était de savoir à quoi il avait affaire exactement. Il n’avait que
deux jours pour travailler sur cette affaire, et il était déterminé à en tirer
parti.
« Il y a quelque chose dans tes images que d’autres gens veulent obtenir,
ou garder secret, lui dit-il. Quelque chose pour laquelle cette femme est
morte.
— Tu étais là ? »
Il acquiesça. « J’ai tout vu.
— Ça n’a pas dû être facile, dit-elle en le regardant avec tendresse.
— J’aurais préféré ne pas voir ça, mais que veux-tu ? »
Elle prit son poignet, et il sourit pour lui montrer sa gratitude.
« Ces théories farfelues mises à part, reprit-elle en retirant sa main, je ne
serais pas choquée de découvrir qu’un véritable secret se cache quelque part
dans le retable. Jan Van Eyck était conseillé par un éminent théologien. Très
probablement Olivier de Langhe, le prieur de l’église de Gand de l’époque.
Plus important encore, il s’agit de la seule œuvre de Jan Van Eyck destinée
à être exposée au public. Ses autres peintures étaient des commandes
privées. Donc Van Eyck savait que beaucoup de gens verraient le retable.
Maintenant, reste à savoir ce qu’il y a dans Les Juges intègres qui puisse
pousser quelqu’un à vouloir le détruire. »
Une sonnerie de téléphone retentit.
Pas la sienne. C’était le portable de Kelsey.
Elle attrapa l’appareil et répondit, écoutant son interlocuteur pendant
quelques instants avant de dire : « Oui, madame. J’y serai », puis raccrocha.
« C’était ma prieure. Elle est à Gand, et elle veut me voir.
— Où et quand ? demanda-t-il, intrigué.
— 13 heures, à Saint-Bavon. Elle veut que j’apporte mon ordinateur. »
Étrange. « Elle a dit pourquoi ? »
Kelsey secoua la tête.
« Ton couvent est loin ?
— À trois heures de train.
— Et ta prieure a fait tout ce chemin ? Tu as dit que seules trois
personnes savent ce que tu as trouvé et que tu as enregistré ces images. »
Elle hocha la tête.
Il pensait que sa prochaine étape serait le sud de la France, mais un
changement de plan s’imposait. La prochaine étape était peut-être venue à
lui.
« Le conservateur veut que je lui envoie les images par mail, dit-elle.
— Je suppose que M. de Foix les verra aussi ? »
Elle acquiesça. « Bien sûr. »
Cela éliminait deux des trois suspects.
« Tu sais pourquoi ta prieure tient tant à voir ces images ? »
Elle ne répondit pas, mais il voyait les questions se former dans son
esprit.
« Ne les envoie pas, dit-il. Pas pour l’instant. Pour commencer, si tu
veux bien, j’ai une idée qui pourrait nous aider à comprendre les intentions
de ta prieure. »
22

L’ archevêque Vilamur dut prendre sur lui pour célébrer comme si de rien
n’était la cérémonie de consécration, prononcer les bonnes paroles, sourire
au bon moment, le tout en faisant attention aux nombreuses caméras.
La vidéo qu’on lui avait envoyée rejouait sans cesse dans son esprit.
Depuis des années, le père Tallard était une épine dans le pied de
Vilamur, qu’il avait à plusieurs reprises essayé de supprimer ou d’ignorer. En
vain. Il n’était que monsignor lorsque Tallard avait commis ses crimes, mais
l’archevêque en poste à l’époque était mort depuis longtemps, tandis que le
père Tallard était toujours bien vivant. Et le fait qu’il ait simplement hérité
du problème d’un autre homme ne changerait rien aux yeux du public.
C’était lui l’archevêque aujourd’hui, et son travail était de protéger l’Église
et ses membres. Il avait retiré à Tallard toute fonction de paroissien et lui
avait ordonné de faire profil bas. Mais il ne lui avait pas retiré son col.
Même après son inculpation, il avait préféré laisser la procédure criminelle
suivre son cours. Cette décision, ainsi que toutes celles qu’il avait prises au
sujet de Tallard, avait reçu l’aval du Vatican et l’affaire n’avait pas fait trop
de remous au cours de ces trois dernières années. Certes, il y avait bien eu
quelques articles dans la presse. Des victimes révoltées de ne pas avoir
obtenu justice. Mais cela ne durait jamais bien longtemps. Par chance, les
accusations d’abus sexuels commis par des prêtres étaient si fréquentes que
l’opinion publique y était de moins en moins sensible. Une de plus n’aurait
pas changé grand-chose. Mais ça ? Une confession enregistrée ? Soutirée à
un homme attaché à une table ?
C’était une tout autre histoire.
Sensationnaliste, certes, mais c’était précisément ce dont les gens
raffolaient.
Hormis Tallard, son diocèse avait été relativement exempt de ce genre
d’accusations. Pas un seul cas avéré n’était survenu durant son mandat, ce
qu’il aimait rappeler à Rome. Ses déclarations publiques avaient toujours
insisté sur une tolérance zéro, ainsi que sa confiance en l’autorité séculière
pour inculper, juger et condamner les agresseurs. Jusqu’à présent, Tallard
avait nié avec véhémence toutes les allégations. L’Église s’était discrètement
arrangée pour lui trouver un avocat compétent, mais tout était maintenant
remis en question. Tallard avait jusque-là eu l’intelligence de garder le
silence. De toute évidence, ces aveux avaient été obtenus sous la contrainte.
Mais par qui ? Des victimes ? Des zélotes ? Et pourquoi lui envoyer à lui,
avec ce sibyllin message ? Qu’entendaient-ils par « Cette vidéo ne vous
apprendra sans doute rien, mais d’autres la trouveront très instructive » ?
Était-ce une référence au fait que Tallard avait déjà confessé ses péchés
en privé ? Vilamur avait entendu lui-même l’aveu du prêtre, un aveu dont la
loi française garantissait la confidentialité. Seules deux personnes étaient au
courant. Tallard l’avait-il aussi admis ? Et avait-il révélé l’identité de ces
personnes ? Lors d’un autre aveu, qui n’avait peut-être pas été filmé, mais
que d’autres apprendraient ?
Il fallait à tout prix qu’il le sache.
Il avait donc remis son habit noir et son col, quitté l’église juste après la
fin de la cérémonie, et pris sa voiture. Sur la route, il avait appelé son
assistant pour lui demander d’annuler tous ses rendez-vous jusqu’au milieu
de l’après-midi, en inventant une histoire selon laquelle un des évêques avait
besoin de lui parler. Environ deux cents kilomètres, principalement
d’autoroute, séparaient Toulouse de Béziers.
Le trajet ne lui prit que deux heures.
C’était l’avocat de Tallard qui avait déniché cette maison, tout au nord de
la ville, si loin de tout que nul ne prêterait la moindre attention au prêtre en
disgrâce. La ferme se trouvait au milieu d’une forêt dense, et les voisins
étaient rares. Tallard avait reçu l’ordre de ne s’en éloigner que pour acheter à
manger, et ce dans un magasin différent à chaque fois. Pas d’habitudes, pas
de routine. Il devait se faire le plus discret possible pour ne pas prendre le
risque d’être reconnu par la presse ou par une victime. On lui avait aussi
conseillé de se laisser pousser la barbe et la moustache pour brouiller un peu
plus les pistes. Jusqu’à présent, tous ces stratagèmes avaient fonctionné. Pas
un mot n’était apparu dans les médias ou sur Internet au sujet de Tallard. Ils
s’étaient entendus en coulisse avec les autorités pour retarder le procès le
plus longtemps possible. Le fait que le gouvernement français se soit
récemment engagé à durcir les lois sur le viol d’enfants n’avait pas arrangé
leurs affaires. Cette décision avait été prise après une mobilisation massive
sur Internet au cours de laquelle des centaines de victimes avaient partagé
leurs histoires d’abus sexuels au sein de leurs familles. Un projet de loi était
déjà en train d’être débattu au Parlement. Heureusement, il faudrait attendre
des mois voire des années avant que la loi soit adoptée, et encore fallait-il
qu’elle le soit. Du reste, le procureur local était un de ses amis, qui s’était
toujours montré très coopératif par le passé.
Il trouva la ferme et se gara devant.
Il n’avait jamais imaginé devoir se rendre sur place. Il avait été tenu
informé de l’affaire Tallard en secret, recevant régulièrement un rapport sur
toutes les activités liées à celle-ci – lesquelles, à ce jour, avaient été
minimes.
C’était une journée chaude et ensoleillée. Avant de descendre de la
voiture, il retira son col blanc. Mieux valait ne pas annoncer si
ostensiblement sa profession. Il sortit et, alors qu’il s’approchait de la porte
d’entrée, il remarqua qu’elle était entrouverte.
Il se figea.
C’était stupide. Il n’aurait pas dû être ici. Mais il fallait que ce soit fait,
et il était le seul à pouvoir s’en charger. Surtout si, comme il le craignait,
quelqu’un d’autre était au courant de cette histoire.
Il s’avança vers la porte et frappa.
Pas de réponse.
« Louis ! lança-t-il. Louis ? »
Il poussa la porte, qui grinça sur ses gonds. Il observa le petit salon
plongé dans l’obscurité, le désordre qui y régnait, comme si des gens
s’étaient battus.
Puis il vit Tallard.
Attaché à la table de la cuisine, le corps inerte, la tête pendant dans le
vide, la bouche et les yeux grand ouverts, la langue sortie.
Il entra et s’approcha de la table.
Tallard était mort.
Ce qui résolvait bien des problèmes.
Et il aurait été ravi, n’était ce qui reposait sur le corps.

Deux croix en bois, toutes deux peintes en jaune.


La couleur ne laissait que peu de doute quant au sens du message.
Quand l’Inquisition arriva dans le sud de la France pour éradiquer le
catharisme, les hérétiques repentis reçurent l’ordre d’arborer sur leurs
vêtements une croix jaune, qu’ils surnommèrent la debanadora, « le
dévidoir » en occitan. Les cathares comparaient en effet la croix à un
dévidoir et une corde, par laquelle le porteur pouvait être à tout moment
remonté en cas de deuxième infraction.
Laquelle signifiait la peine de mort.
Sa présence ici, huit cents ans après les faits, sur le cadavre d’un
catholique, devait être interprétée comme un signal.
L’autre croix jaune, posée à côté de la première, complétait le message.
Beaucoup l’appelaient à tort la croix cathare. L’image était en vente dans
toutes les boutiques pour touristes du Languedoc et présentée comme un
souvenir cathare. Elle n’avait pourtant rien à voir avec eux. C’était la croix
occitane. Le motif héraldique fut utilisé pour la première fois sur les
armoiries du comté de Forcalquier, au XIIe siècle, et sur celles du comté de
Toulouse, sur des pièces et des sceaux. Il se répandit ensuite dans d’autres
provinces. Une telle croix, sur fond rouge sang, servait aujourd’hui de
drapeau à l’Occitanie. On la trouvait également sur les emblèmes des Midi-
Pyrénées, du Languedoc-Roussillon et des Hautes-Alpes, ainsi que dans les
cimetières et à de nombreux carrefours de routes de campagne.
L’ancien et le moderne.
Sur le corps d’un déviant sexuel. Un prêtre de l’Église catholique
romaine. Il ferma les yeux.
Mon Dieu.
Que se passait-il ?
23

Carcassonne

L e téléphone de Bernat lui signala un appel d’André. Il avait chargé le


jeune homme de se cacher entre les arbres devant la ferme du père
Tallard afin de monter la garde.
« Il est venu, lui dit André lorsqu’il décrocha. Et il est reparti en vitesse,
avec les deux croix. »
Parfait. C’était exactement ce qu’il espérait.
« Tu as réussi à le filmer ?
— Oui, j’ai une vidéo et des photos. Nous avons bien la preuve de sa
présence sur place. Il a retiré son col avant d’entrer.
— Pour le bien que ça lui fera. »
Bernat se targuait d’être un grand spécialiste de l’histoire et de la
philosophie cathares, mais il y avait un autre sujet dont il était devenu
expert. Gérard Vilamur. Il étudiait ce prélat depuis longtemps et savait, sans
l’ombre d’un doute, qu’une fois que l’archevêque aurait vu cette vidéo, il se
rendrait directement chez Tallard. Il n’aurait pas le choix. C’est pour cette
raison qu’il avait si soigneusement formulé le message qui l’accompagnait,
et supprimé la fin de la vidéo, où Tallard admettait que Vilamur savait tout.
Cela, il le gardait pour le prochain message.
L’idée, pour l’instant, avait été d’attirer l’archevêque sur place afin de
créer une nouvelle preuve incriminante contre lui.
« Envoie-moi la vidéo, puis reviens ici », dit-il à André avant de
raccrocher.
Tout se passait comme prévu avec Vilamur.
Ainsi qu’à Gand.
Personne, à part sœur Deal, lui-même et le conservateur, n’avait posé
les yeux sur l’original des Juges intègres depuis 1934. Sur les douze
panneaux du retable de Gand, un seul avait été volé, dont on avait
finalement restitué la face arrière, si bien que seul le panneau des Juges
intègres avait disparu.
Pourquoi ?
C’était un mystère qui intriguait le monde depuis plusieurs décennies.
Et lui-même ne cessait de s’interroger.

Ce que les générations futures appelleraient la guerre de Cent Ans dura


de 1337 à 1453. Elle opposa le royaume de France à celui d’Angleterre
pour la possession de la couronne française. Durant cent seize ans, cinq
générations de rois issus de deux dynasties rivales se disputèrent le trône
d’un des plus grands royaumes d’Europe occidentale. En 1429, le conflit
faisait toujours rage entre les partisans de Charles, le dauphin français, et
ceux d’Henri VI d’Angleterre.
Et les Anglais gagnaient.
Puis il se produisit un événement totalement inattendu.
L’apparition de Jeanne d’Arc, alors âgée de dix-sept ans, au siège
d’Orléans galvanisa les Français et inversa le cours de la guerre. Les
Anglais avaient assiégé Orléans en 1428, mais n’avaient pas réussi à
prendre la ville. En 1429, Jeanne persuada Charles de l’envoyer à Orléans,
affirmant avoir reçu des visions de Dieu qui l’exhortaient à chasser les
Anglais hors de France. Sa ferveur religieuse remonta le moral des troupes,
qui attaquèrent et levèrent le siège. Inspirés par Jeanne, les Français
s’emparèrent de plusieurs autres bastions anglais le long de la Loire. Ces
victoires permirent au dauphin de marcher jusqu’à Reims pour son
couronnement en tant que Charles VII, qui eut lieu le 16 juillet 1429.
En fin de compte, la guerre eut des conséquences sur les alliances dans
toute la France. Certains nobles restèrent fidèles à Charles, quand d’autres
se rangèrent du côté des Anglais. Parmi ces derniers se trouvait Philippe,
duc de Bourgogne et comte de Flandres, d’Artois et de Franche-Comté. En
1420, fermement convaincu que Charles était impliqué dans le meurtre de
son père, Jean sans Peur, il s’allia officiellement à Henri V d’Angleterre
contre Charles.
Le 23 mai 1430, les troupes bourguignonnes de Philippe capturèrent
Jeanne d’Arc et la vendirent aux Anglais, qui orchestrèrent un procès en
hérésie contre elle, mené par des ecclésiastiques pro-bourguignons. Son
procès se termina par son exécution. La guerre de Cent Ans se poursuivit
pendant vingt-deux ans après sa mort. Finalement, Philippe changea de
camp et rejoignit Charles VII, aidant les Français à expulser définitivement
les Anglais du continent. Cette décision renforça son contrôle sur la
Bourgogne et l’éleva au statut de faiseur de rois.
Le règne de Philippe le Bon en tant que duc fut long et éclairé, comme
en témoigne le surnom élogieux dont on le gratifia. Ce fut une longue
période de paix, qui favorisa l’épanouissement d’une pensée dominée par
la chevalerie. Bien que la pauvreté continuât de sévir, les citadins aisés
s’enrichirent grâce à l’essor du commerce et un véritable style de vie
bourgeois commença à se développer. Philippe lui-même n’avait pas de
capitale fixe et se déplaçait entre ses deux territoires les plus riches, la
Bourgogne et la Flandre, et ses différents palais, les principaux étant à
Bruxelles, Bruges et Lille. Sa cour, considérée comme une des plus
splendides d’Europe, donnait le la en matière de mode et de bon goût, ce
qui catapulta les produits flamands au rang des plus recherchés en Europe.
Au cours de son règne de quarante-huit ans, Philippe ajouta six cents
manuscrits enluminés à la collection ducale. Il commanda des tapisseries,
des bijoux, des peintures et autres œuvres d’art. L’école bourguignonne de
compositeurs et de chanteurs gagna en notoriété. C’était un grand mécène
pour les artistes et seuls les meilleurs d’entre eux travaillaient pour lui.
Un artiste en particulier avait toujours eu ses faveurs.
Jan Van Eyck.

Bernat avait étudié Van Eyck.


Né en Belgique entre 1380 et 1390 – personne ne savait avec certitude
en quelle année – il travailla dès 1422 à La Haye en tant que maître peintre
et, en 1425, devint le peintre de cour et confident de Philippe le Bon. Les
deux hommes étaient si proches que Van Eyck offrit à Philippe d’être le
parrain d’un de ses fils. Il entreprit également plusieurs missions
d’espionnage et de diplomatie à l’étranger pour le compte du duc, dont il
avait l’entière confiance.
Seules une vingtaine d’œuvres furent attribuées à Van Eyck, toutes
signées de son Als ich kan, « Comme je peux », qu’il écrivait en caractères
grecs. Il peignit à la fois des sujets profanes et religieux, et réalisa des
portraits de commande. Philippe le payait généreusement et lui laissait la
liberté artistique de créer ce qu’il voulait quand il le voulait. Toutes ses
œuvres se caractérisent par leur naturalisme et leur réalisme, et témoignent
d’une virtuosité inédite dans l’utilisation de la peinture à l’huile, le retable
de Gand étant l’aboutissement suprême de son art. Van Eyck, que l’Histoire
qualifia d’homme de la Renaissance cent ans avant la naissance du
mouvement, s’éteignit en 1441, au terme d’une vie bien remplie.
Aujourd’hui, ses Juges intègres, qui n’existaient plus que sous la forme
d’images sur un écran d’ordinateur, s’apprêtaient à renaître au monde.
Et lui, Bernat, participerait à cette renaissance.
Mais d’abord, il avait une autre surprise pour Gérard Vilamur…
24

Gand
13 heures

K elsey pénétra dans la cathédrale Saint-Bavon, le plus grand lieu de


prière de Gand. Un édifice spectaculaire, solide et massif, de style
gothique brabançon, dont la galerie de portraits, les mausolées, les chapelles
latérales et les tombeaux reflétaient son rôle particulier d’église épiscopale.
Dix siècles d’art précieux y étaient exposés.
Elle contempla, émerveillée, le splendide intérieur de la cathédrale, avec
ses hautes arches, ses allées simples et ses transepts courts. Elle frappait à la
fois par sa majesté et sa sobriété. Les imposantes colonnes posées sur de
hauts socles semblaient s’élever vers les cieux. Les nombreuses nervures de
grès des voûtes complexes contrastaient de façon saisissante avec les murs
de brique dépourvus d’ornements. Au bout de la nef, elle admira l’élégant
chœur surélevé tout de marbre noir et blanc, et l’impressionnante chaire
rococo curieusement surmontée d’un serpent doré. L’église était
accueillante, mais sans ostentation. Touristique, mais pas trop. C’était une
cathédrale depuis le XVIe siècle et elle avait été témoin d’une multitude
d’événements historiques. Mais surtout, elle hébergeait L’Adoration de
l’Agneau mystique. Le retable, qui occupait une ancienne chambre
baptismale, était exposé dans toute sa gloire grâce à un éclairage spécial
derrière une vitrine pare-balles.
Elle entra dans la chambre.
La majesté des panneaux restaurés attira immédiatement son regard. Les
couleurs étaient si éclatantes, si vivantes, qu’on aurait pu les croire peints
quelques jours plus tôt. Sa prieure l’attendait en admirant le retable, aux
côtés de cinq ou six autres personnes, sous l’œil vigilant d’un gardien. Il
était strictement interdit de prendre des photos, et des caméras de sécurité
surveillaient les moindres faits et gestes des visiteurs. La prieure la salua
avec un sourire. Elles portaient toutes les deux la blouse verte et le voile de
Saint-Luc.
« Comment vous sentez-vous ? s’enquit sa supérieure.
— Ça va. J’ai reçu un coup à la poitrine, mais je survivrai.
— Je me suis beaucoup inquiétée pour vous quand on m’a appelée. Je
suis soulagée de voir que vous n’avez pas été gravement blessée. »
Kelsey tenait l’ordinateur qu’elle lui avait demandé d’apporter. « Nous
avons réussi à récupérer ceci. Par chance, mes images ont survécu. »
Les autres visiteurs quittèrent la chambre et le gardien les suivit, les
laissant seules avec le retable. Onze panneaux étaient exposés dans la
lumière indirecte. L’espace pour le douzième était occupé par un écriteau où
on lisait : « En cours de restauration, bientôt de retour » dans plusieurs
langues. Mais non, il ne reviendrait pas.
Il ne reviendrait jamais.
« Kelsey, si je suis venue ici aujourd’hui, c’était avant tout pour
m’assurer que vous alliez bien. Je remercie Dieu que ce soit le cas. »
Elle appréciait sa sollicitude, qui semblait sincère.
« Vous êtes une femme adorable et une restauratrice de talent. Notre
couvent a beaucoup de chance de vous avoir.
— Pourquoi est-ce que je sens venir un mais ? demanda-t-elle,
remarquant la gêne de la prieure. Que se passe-t-il ?
— Avant de rejoindre la congrégation de Saint-Luc, j’ai été pendant de
nombreuses années une sœur-servante de Saint-Michel. »
Kelsey commençait à y voir plus clair. « Elles ont un couvent ici, à
Gand.
— Oui. C’est une maison de retraite. La maison mère se trouve dans le
sud de la France. J’y ai servi pendant près de dix ans. J’ai ensuite rejoint
notre ordre, une sorte de promotion, pour mes nombreuses années de loyaux
services. »
Elles se tenaient d’un côté du retable, dans la chapelle toujours vide.
Kelsey avait du mal à empêcher son regard de glisser vers la peinture
magnifique, tandis que son esprit revenait à la conversation qu’elle avait
eue plus tôt avec Nick. Ce qu’elle lui avait dit était vrai. Les œuvres telles
que celles-ci n’étaient pas créées uniquement dans un but artistique. Elles
étaient des sortes de panneaux d’affichage, au service de Dieu et de
l’Église, destinées à éduquer et édifier. Conçues pour renforcer les idéaux
chrétiens par le biais d’images majestueuses, et envoyer des messages
subtils, l’esthétique fabuleuse étant davantage un moyen qu’une fin.
Qu’est-ce que cette peinture essayait de dire ?
Elle aurait donné cher pour le savoir.
L’inquiétude de sa prieure pour sa sécurité semblait n’être qu’un prélude
à la vraie raison de sa présence en ce lieu. Nick lui avait dit de se montrer
patiente, de ne pas insister. Laisse les choses se dérouler à son rythme.
Jusqu’à présent, sa relation avec cette femme s’était limitée à des échanges
professionnels. La plupart des sœurs évoquaient rarement leur passé ou
leurs familles. Ces pensées restaient privées. Certaines éprouvaient le
besoin de s’ouvrir à n’importe qui au sujet de n’importe quoi, mais la
plupart parlaient peu de leur vie avant le couvent. L’aveu de la prieure sur
son propre passé était donc surprenant.
« Pourquoi me racontez-vous tout ça ?
— Je veux que vous compreniez ce que je m’apprête à vous
demander. »
Elle se prépara au pire.
« Il faut que vous me donniez cet ordinateur et toutes les images que
vous possédez concernant le douzième panneau. Sont-elles là, sur cette
machine ? »
Claire acquiesça.
« Il n’y a pas de copies ?
— Aucune.
— J’ai cru comprendre que vous aviez participé à une perquisition de la
police hier soir au couvent des sœurs-servantes.
— Comment le savez-vous ?
— Vous ne m’en avez pas informée. »
Ça ne répondait pas à sa question. « Une des sœurs, ou une femme à qui
elles ont offert l’asile, a volé cet ordinateur. Une autre a mis le feu aux
Juges intègres. Nous avions tous les droits d’enquêter.
— Rien ne justifie jamais la profanation d’un couvent. Absolument rien.
Les servantes de Saint-Michel méritent que l’on respecte leur intimité.
Jamais elles n’hébergeraient de criminelles. »
Elle n’était pas franchement rassurée par cette observation. « Une des
femmes est morte.
— Je sais. Je vous demande, en tant que prieure, de vous retirer de cette
affaire et de retourner au couvent.
— Je ne peux pas faire ça. »
Un nouveau groupe de visiteurs entra dans la chapelle et commença à
admirer le retable. D’un geste, la prieure l’invita à sortir et elles trouvèrent
un coin tranquille dans la vaste nef.
« Dans ce cas, je vous ordonne de faire ce que je vous ai dit. J’espérais
ne pas en arriver là, mais vous ne me laissez pas le choix. »
Lorsque Kelsey avait prononcé ses vœux définitifs, elle s’était engagée
à obéir à ses supérieures légitimes selon les règles de l’ordre de Saint-Luc.
Bien qu’il y eût quelques éléments de démocratie au sein des couvents, ils
n’en demeuraient pas moins des sortes d’États totalitaires dans lesquels une
seule personne détenait l’autorité absolue. Ce serment signifiait quelque
chose pour elle. Mais elle se demandait s’il en allait de même pour la
prieure.
N’ayant pas le choix, elle lui tendit l’ordinateur.
« Merci. Maintenant, retournez immédiatement au couvent. Vos services
ici ne sont plus requis.
— Oui madame, répondit-elle docilement.
— Est-ce qu’il y a un mot de passe pour accéder à cette machine ? »
Elle hocha la tête.
« J’en ai besoin. »
Elle lui donna l’information.
Comme la prieure se retournait pour partir, elle eut un moment
d’hésitation et regarda Kelsey par-dessus son épaule. « Je suis navrée que
vous ayez vécu tout ça. Sachez que je fais tout ce qui est en mon pouvoir
pour arranger cette situation difficile. J’espère que vous comprenez. »
Elle hocha la tête.
Et la prieure partit.
Elle regarda la femme se diriger vers les portes de la cathédrale et sortir,
l’ordinateur coincé sous le bras. Un instant plus tard, Nick arriva. Il avait
observé la scène depuis un autre coin de la cathédrale. Elle garda les yeux
rivés sur les portes au loin.
« Tu avais raison. Elle est liée aux sœurs-servantes de Saint-Michel. »
Elle lui raconta tout, puis ajouta : « Elle m’a trahie. Elle a trahi Les Juges
intègres. Elle a parlé des images aux servantes et leur a dit où les trouver.
La seule chose dont elle n’est pas au courant, c’est toi.
— Elle a demandé s’il y avait des copies ?
— Oui. J’ai menti. »
Ce qui avait été difficile, mais nécessaire. Elle espérait que Dieu
comprendrait. Nick s’était douté que la fuite venait de quelqu’un de proche.
Le conservateur et M. de Foix n’auraient pas demandé des copies des
images si c’étaient eux qui avaient détruit le panneau. Seule une autre
personne était au courant de sa découverte. Ils avaient donc envoyé les
images sur un serveur Clio, dans un dossier protégé par un mot de passe,
puis les avaient effacées de l’ordinateur. Nick avait aussi activé le service
de localisation afin qu’ils puissent suivre le parcours de l’ordinateur.
Elle se tourna face à lui. « Que se passe-t-il ?
— Difficile à dire. Mais je pense que nous sommes sur la bonne voie
pour le découvrir. »
25

Toulouse

L’ archevêque Vilamur était de retour dans sa résidence. Il s’était empressé


de quitter la ferme, laissant derrière lui le corps du père Tallard.
Quelqu’un d’autre le trouverait. Il s’était montré extrêmement prudent à
l’intérieur, ne touchant à rien hormis les deux croix qu’il avait emportées. Il
était hors de question que la police puisse les trouver. C’était déjà assez
gênant qu’un prêtre pédophile ait été ligoté et assassiné, il ne pouvait pas en
plus se permettre le sensationnalisme que l’un ou l’autre de ces artéfacts
générerait dans les médias. Pour ajouter encore à son malheur, il avait reçu
un nouveau message sur le trajet du retour. D’un numéro inconnu. Il s’était
arrêté sur le bord de l’autoroute pour le lire.
Prenez garde. Les Vautours vivent toujours. Ainsi que les cathares.
Les Vautours ? Quels vautours ?
Il n’en avait jamais entendu parler.
Il décida qu’il était hors de question d’essuyer seul les retombées de
cette histoire. Tout ce qu’il avait fait concernant le père Tallard avait été
approuvé par le Vatican, et il avait des e-mails pour le prouver. Jamais il
n’avait pris de décision indépendamment d’eux. Il avait suivi les ordres de
Rome à la lettre. Il attrapa donc le combiné du téléphone fixe du presbytère
et appela l’Italie. Lorsqu’il eut un fonctionnaire du Vatican au bout du fil, il
expliqua la situation, sans entrer dans les détails, exprima son désir de
parler à l’autorité compétente, et raccrocha.
Vingt minutes plus tard, le téléphone sonna.
« Ici le cardinal Hector Fuentes, dit une voix dans un anglais teinté
d’accent espagnol. J’ai cru comprendre que vous aviez un problème. »
Il était sidéré. Il avait appelé la Congrégation pour la doctrine de la foi,
le département de la curie chargé de gérer les plaintes pour abus sexuels
commis par des membres du clergé. Fuentes n’avait rien à voir là-dedans. Il
dirigeait la Commission pontificale pour l’archéologie sacrée, créée en
1852 par le pape Pie IX dans le but de protéger les catacombes romaines et
mener des explorations, recherches et études afin de sauvegarder les
vestiges des débuts de la chrétienté. On pouvait difficilement faire plus
vague. Cela pouvait inclure absolument tout et n’importe quoi. Il ne
connaissait Fuentes que grâce à son propre intérêt pour l’archéologie
religieuse.
« Ce n’est pas moi qui ai un problème, Éminence. C’est nous. Mais
qu’est-ce que cela a à voir avec votre domaine d’expertise ? Et comment
êtes-vous au courant de ce problème ?
— J’ai reçu un appel de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Ils
m’ont informé de votre appel.
— Ça ne répond qu’à une de mes questions.
— Vous avez mentionné les Vautours. Savez-vous de quoi il s’agit ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. Pouvez-vous m’éclairer ?
— Je pourrais, oui. Mais je préfère ne pas le faire pour le moment, et je
vous demande d’être patient. »
Il comprit qu’il n’avait pas le choix.
« Bien sûr, Éminence. Je suis à votre disposition. »
Il devait se montrer prudent, car il savait que Fuentes faisait partie du
cercle rapproché du pape. C’était l’un des cinq ou six cardinaux qui
constituaient le cabinet officieux du Saint-Père. Mieux valait ne pas
l’énerver ni se le mettre à dos. D’autant qu’il ne s’était pas impliqué dans ce
bourbier sans raison.
Une raison qui devait être importante.
« Aviez-vous déjà remarqué des signes d’activité cathare dans votre
diocèse, avant cela ? demanda Fuentes.
— Autre que des rumeurs, des commérages et des légendes ? Rien. Ils
appartiennent au folklore, ici, les touristes raffolent de ces histoires. De
temps en temps, nous entendons parler de leur présence possible. Mais rien
d’avéré.
— Et que savez-vous d’eux ?
— Pardonnez-moi, Éminence, mais je ne m’intéresse pas
particulièrement à une religion qui a disparu il y a six cents ans.
— Disparu est un doux euphémisme. L’Église l’a purement et
simplement éradiquée.
— L’Église a traité beaucoup de gens ainsi. Nous étions assez
compétents dans l’art de tuer. »
Inutile de mâcher ses mots. Nul n’ignorait les actes ignobles commis
par l’Église au fil des siècles. Les cathares avaient été massacrés par
dizaines de milliers. Les vaudois et d’autres groupes religieux à travers le
sud de l’Europe et le nord de l’Italie avaient aussi été assassinés à la même
époque. En tout, ils étaient peut-être un million. L’Inquisition espagnole
avait torturé et tué un nombre incalculable de personnes. Au XVe siècle, les
hussites avaient été massacrés par milliers. En 1572, Pie V avait ordonné la
mort de vingt mille huguenots. Près de quarante pour cent de la population
protestante d’Allemagne avait été éliminée par les catholiques pendant la
guerre de Trente Ans. Sans parler des juifs, massacrés par des chrétiens
pendant deux millénaires.
« Je connais le sujet de votre mémoire de master, dit Fuentes. “Une
analyse statistique de l’usage de la force par la sainte Église catholique de
1000 apr. J.-C. à 1900 apr. J.-C.” »
Il était impressionné. Mais son dossier personnel au Vatican en
contenait sûrement une copie. Il faisait partie de son parcours professionnel,
qui serait examiné quand viendrait le moment de décider de son élévation
au rang de cardinal.
« Vous vous êtes renseigné sur moi avant d’appeler ?
— La force de l’habitude. »
Décidément, cet homme ne lui inspirait rien qui vaille.
« Les Vautours, dit Fuentes, sont un sujet qui m’intéresse. Quand vous
les avez mentionnés en appelant tout à l’heure, mon bureau a été prévenu.
Voilà pourquoi c’est à moi que vous parlez.
— C’est une sorte de groupe radical et clandestin ? Ce seraient eux qui
auraient tué le père Tallard ?
— Dans la nature, les vautours ne tuent pas, dit Fuentes. Ces gens qui
portent leur nom appliquent le même principe. Donc, non, ils n’ont fait de
mal à personne. »
Une question taraudait Vilamur. « Pourquoi est-ce à moi que cela
arrive ?
— Je me demande la même chose. Je dirais à première vue qu’il y a
deux motivations différentes, mais qui ne s’excluent pas mutuellement. Le
prêtre mort et les références cathares vous désignent comme leur cible. La
référence aux Vautours indique une autre intention. Jusqu’à aujourd’hui,
nous n’avions détecté aucun signe de leur existence depuis près de deux
cents ans. »
Voilà qui éveillait son intérêt. « Vous pouvez m’en dire plus à leur
sujet ?
— Nous cherchons activement ce groupe depuis longtemps, en
particulier depuis les années 1930. Certains ici pensent qu’ils existaient en
secret, loin de la société, reclus. D’autres sont convaincus qu’ils se cachent
au grand jour, sous un autre nom, une autre entité, sous nos yeux.
— Je n’en avais aucune idée.
— Je m’en doute, dit Fuentes. Mais si les Vautours ne sont qu’une
ombre, le corps de ce prêtre est bien réel, ainsi que la vidéo que vous avez
reçue. Vous avez de toute évidence un ennemi.
— Je dirais que nous avons un ennemi. Mais cet ennemi vient
d’éliminer un gros problème.
— Après avoir filmé une confession. C’est ce qui me fait penser qu’il a
des motivations différentes. Vous comprenez que si cette vidéo venait à être
rendue publique, ce chapeau rouge que vous convoitez risquerait de vous
passer sous le nez.
— Vous êtes bien informé.
— Effectivement. »
Fuentes avait raison. Si cette vidéo était envoyée aux médias, les dégâts
seraient irréparables. Impossibles à contenir. Certes, tout ce qu’il avait fait
avait reçu l’assentiment de Rome. Mais jamais ils ne l’admettraient et, pour
se sauver, il serait contraint de ressortir les preuves accablantes qu’il avait
gardées contre eux. Bien sûr, cela mettrait fin à sa carrière cléricale. Il
perdrait son archidiocèse et serait condamné à l’oubli.
Personne ne gagnait dans ce scénario.
Mais il ne voulait pas non plus jouer le rôle de bouc émissaire.
Heureusement, il pourrait s’écouler un certain temps avant que le corps
de Tallard soit découvert. Il n’avait ni famille ni amis. Tallard avait été
invité à faire profil bas afin de laisser le temps accomplir sa magie. Les
témoins pourraient se rétracter, oublier, ou mourir. Jusqu’à présent, cela
s’était révélé un bon choix. Le meurtre lui-même serait certainement mis
sur le compte d’un acte de vengeance. À condition bien sûr que la
confession filmée ne fasse pas surface.
« J’appelais pour vous prévenir que je viens à Toulouse. J’arrive
demain. D’ici là, je veux que vous me teniez personnellement informé de la
suite des événements. Je vous donne mon numéro de portable. »
Vilamur le nota. Il avait un million de questions à lui poser, mais il
comprit que leur conversation était pour le moment terminée. Il les lui
poserait demain. « Je vous tiendrai informé, Éminence.
— Une dernière chose, archevêque. »
Il attendit.
« Je suis curieux de savoir pourquoi ce maître chanteur s’en prend à
vous. Il faudra que nous en discutions, vous et moi. »
Sur ces mots, il raccrocha.
Bon sang. Il se sentait à bout de nerfs, et terriblement vulnérable. À leur
merci. Ce qui était sans doute le but de la vidéo. Mais qu’est-ce que cela
avait à voir avec lui ?
Mystère.
Pourtant, il doutait que Fuentes le croirait. Il devait se calmer. Il avait
des engagements à honorer, des rendez-vous qui ne pouvaient pas être
repoussés.
Mais avant cela, il avait besoin d’informations.
Il quitta le presbytère.
26

Rome

L e cardinal Hector Fuentes pénétra dans les grottes sacrées du Vatican,


un vaste cimetière souterrain situé sous la basilique Saint-Pierre. Jadis
lieu sombre et humide que l’on visitait uniquement à la lueur d’une torche
ou d’une bougie, il avait subi de nombreuses transformations depuis les
travaux d’excavation entrepris dans les années 1940, et était désormais
équipé d’éclairages électriques.
Il y avait deux parties.
La nécropole, sept mètres plus bas, abritait des sépultures qui
s’alignaient le long d’une rue datant de l’époque romaine, des mausolées et
des tombes à la fois chrétiennes et païennes. Quatre mètres plus haut, trois
mètres sous le sol de la basilique, se trouvaient les grottes elles-mêmes.
Quatre-vingt-onze papes et une myriade de prêtres, évêques et monarques
séculiers remontant au Xe siècle y étaient enterrés. La tombe la plus sacrée
était celle de saint Pierre lui-même, le premier évêque de Rome, qui
occupait une place de choix. Quant à savoir si les ossements qui y
reposaient étaient ceux de Pierre ou non, c’était une question de foi.
Comme presque tout ce qui concernait l’Église catholique.
La Commission pontificale pour l’archéologie sacrée était
spécifiquement chargée de la protection des grottes, qui comptaient parmi
les lieux les plus visités de la Cité du Vatican. Des millions de touristes
venaient chaque année, qui constituaient une importante source de revenus
grâce aux droits d’entrée nécessaires à l’entretien du site. C’était un cycle
sans fin de délabrements et de restaurations. Généralement, les visiteurs
remplissaient les différentes chapelles, couloirs et chambres en une
procession silencieuse.
Mais pas aujourd’hui.
Les grottes avaient été fermées toute la semaine pour des réparations
électriques. Elles rouvriraient dimanche, dans quatre jours. Aujourd’hui, il
n’y avait pas âme qui vive. C’était l’endroit parfait pour une discussion
privée.
Il s’engagea dans le couloir bas semi-circulaire qui serpentait sous la
basilique et desservait la tombe de saint Pierre. L’éclairage était
volontairement tamisé, crépusculaire, afin de préserver l’atmosphère
souterraine mystique. Un vieil ami l’attendait. Leonardo Dati. Un Portugais
mince, aux cheveux noirs, actuel maître de l’ordre des Prêcheurs. Les
dominicains. Ou frères noirs, ainsi nommés en raison de la cape noire qu’ils
revêtaient par-dessus leur robe blanche. Fondé en 1216 par un prêtre
espagnol afin de prêcher l’Évangile et s’opposer à l’hérésie, l’ordre
comptait de nos jours 5 747 frères, dont 4 300 prêtres. Le maître était choisi
parmi eux et exerçait un mandat de neuf ans. À son approche, Dati se
tourna vers lui et ils s’enfoncèrent plus profondément dans la grotte,
s’arrêtant sous la troisième arche, vers la nef, devant la tombe de Jean-
Paul Ier. Il relata à Dati sa conversation avec l’archevêque métropolitain de
Toulouse.
Sans omettre aucun détail.
« On dirait que les choses avancent, dit Dati en italien. Mais dans des
directions différentes. C’est inattendu. »
C’était le moins qu’on puisse dire.
Dati et lui avaient suivi l’évolution de la situation à Gand. Un mois plus
tôt, son bureau avait été informé de la découverte de l’original des Juges
intègres par une nonne de la congrégation de Saint-Luc, un ordre connu
pour son dévouement à la restauration artistique. Le tableau, que personne
n’avait vu depuis 1934, était revenu d’entre les morts. Il était fortuit que la
découverte ait été faite par un membre de l’Église et, jusqu’à présent, sœur
Kelsey Deal avait admirablement accompli son travail et gardé sa trouvaille
secrète. Fuentes attendait avec impatience de pouvoir examiner le panneau
restauré et voir par lui-même ce qui s’y cachait, si tant est qu’il y ait
quelque chose. Et puis, il y avait eu cette attaque. Par une femme dont le
corps gisait maintenant à la morgue de Gand.
« Pensez-vous que la référence aux Vautours dans le message à cet
archevêque ait un lien avec ce qui se passe à Gand ? demanda Dati. Ou
qu’il ne s’agit que d’une coïncidence ?
— Je n’ai jamais vraiment cru aux coïncidences. Ce n’est pas tous les
jours que l’on entend parler des Vautours. Et voilà qu’ils ressurgissent, puis
qu’une attaque contre le panneau a lieu. Je pense que les deux événements
sont liés.
— Les Vautours étaient connus des cathares, dit Dati. Si ces derniers
existent toujours, comme l’affirme le message, ils se sont certainement
transmis leur histoire de génération en génération.
— C’est aussi ce que je pense. Mais le simple fait que ce nom ait été
mentionné m’inquiète.
— Heureusement, nous avons une équipe de frères à Gand, qui
attendent des ordres. »
Ils avaient été envoyés sur place juste après que le conservateur de la
cathédrale les avait informés de la destruction du panneau.
« Les images en haute résolution du panneau devraient m’être
transférées sous peu », dit-il à Dati.
C’était du moins ce que lui avait assuré le conservateur, avec qui il avait
établi une bonne relation de travail. Cela résolvait un problème, mais
l’archevêque métropolitain de Toulouse en avait soulevé un nouveau.
« La femme morte est un Vautour, dit-il. Cela ne fait aucun doute pour
moi. Elle représente la piste la plus tangible que nous ayons jamais
rencontrée.
— Il s’agit donc toujours de femmes, dit Dati. Intéressant. »
Il hocha la tête. « On dirait, oui. »
Les frères postés à Gand avaient vu le corps de la défunte et envoyé
l’image d’un vautour tatoué sur son épaule gauche. Par l’intermédiaire
d’employés de Saint-Bavon, il avait aussi appris qu’un enquêteur des
Nations unies était sur place et s’était introduit dans le couvent local des
sœurs-servantes de Saint-Michel afin de récupérer un ordinateur portable
volé à sœur Deal pendant l’attaque. Ce qui établissait un lien direct entre la
destruction du panneau des Juges intègres et les servantes.
« Nous avons enquêté sur les servantes, dit Dati. Ainsi que sur d’autres
couvents du sud de la France, il y a longtemps. Nous n’y avons rien
découvert d’inhabituel.
— Le meilleur moyen de se cacher est de le faire à la vue de tous. Et
elles n’ont pas survécu pendant si longtemps en étant stupides. »
Deux voies s’offraient à eux. Ils pouvaient se rendre directement à la
maison mère des sœurs-servantes dans le sud de la France. Ou commencer
par leur maison de retraite à Gand. Hector Fuentes pesa le pour et le contre
avant de dire : « Nous allons nous concentrer sur le couvent de Gand,
essayer de secouer un peu ces vieilles nonnes. »
Dati acquiesça.
Fuentes désigna la tombe de Jean-Paul Ier. « Il n’a servi que trente-trois
jours. Toute une vie de préparation et de dévouement pour n’être pape que
pendant un mois. Quel gâchis ! » Il marqua une pause. « Il m’en faut plus.
— Et vous l’aurez. Mes frères et moi sommes prêts à vous servir. »
Voilà qui faisait plaisir à entendre. La loyauté des dominicains ne faisait
aucun doute.
« Le temps est venu d’arrêter de rêver et de planifier. Il faut passer à
l’action, dit-il à Dati. J’ai besoin de la confiance des cardinaux, et la
providence nous a offert une occasion en or de la gagner. Je n’ai pas
l’intention de la gaspiller.
— Moi non plus. »
C’était ce qu’il aimait chez cet homme. Sa détermination et son
intransigeance faisaient de lui l’allié parfait.
« Je vais m’occuper personnellement de la situation à Toulouse, dit
Fuentes. Je veux que vous vous occupiez de ces servantes à Gand. Nous
devons être sûrs. »
Dati s’inclina légèrement en signe d’assentiment.
Fuentes répondit au témoignage de respect par un hochement de tête.
« Voilà ce que je veux que vous fassiez. »
27

A u fil de sa carrière, Nick avait développé un certain flair. Il avait


commencé à l’aiguiser avec le FBI, mais ces dernières années passées
sur la scène internationale lui avaient permis de le parfaire. Il n’était pas
absolument certain que la prieure soit un problème, c’était une simple
intuition qui l’avait poussé à vérifier. Elle s’était sans doute dit que
personne ne trouverait son apparition à Gand suspecte. Une de ses sœurs
avait été attaquée, il était tout à fait normal qu’elle s’inquiète. En outre, elle
vivait dans un monde cloîtré, où sa parole faisait loi et nul ne remettait
jamais en cause ses actions ou ses motivations. Il vivait quant à lui dans un
monde où le moindre geste était scruté à la loupe.
« Elle m’a trahie », répéta Kelsey.
Il avait pris la prieure en filature depuis qu’elle avait quitté la basilique
avec l’ordinateur et discutait en même temps avec Kelsey, qui avait regagné
son appartement. La prieure marchait trente mètres devant lui, sans se
presser. Pendant les quinze dernières minutes, ils avaient déambulé dans les
rues de Gand. Il pouvait presque lire dans les pensées de la religieuse. Qui
pourrait me suivre ?
« C’est quelqu’un de bien, dit Kelsey dans son oreille. Les autres sœurs
et moi, nous avons beaucoup de respect pour elle. C’est pour ça que c’est si
difficile.
— Dis-toi qu’elle fait ce qu’elle croit être la bonne chose, répondit-il à
voix basse.
— Oui, c’est ce que j’essaie de me dire. Mais toujours est-il qu’elle m’a
trahie, et qu’elle n’a rien fait pour sauver le retable. »
Il savait que mentir était difficile pour Kelsey. Lors de leur premier
rendez-vous, elle lui avait clairement fait comprendre qu’elle préférait le
franc-parler. S’il ne voulait pas la revoir, qu’il le dise. Inutile de chercher
une excuse, la vérité lui convenait très bien. Il aimait ce trait de sa
personnalité et quand le moment était venu de mettre fin à leur relation, elle
avait appliqué les principes qu’elle prêchait et n’avait pas mâché ses mots.
Bien sûr, elle avait menti à sa prieure au sujet des copies, mais, comme il le
lui avait expliqué, parfois, dans son travail, le mensonge était le seul moyen
d’accéder à la vérité.
Il traversa une place pavée sur laquelle une statue d’Apollon montait la
garde, une fontaine coulant à ses pieds. Les terrasses des cafés étaient bien
remplies en ce début d’après-midi et il régnait sur la place un tourbillon
d’activité tandis que des gens allaient et venaient dans toutes les directions.
La prieure poursuivit son chemin et sortit dans une rue latérale baptisée
Biezekapelstraat.
Il la suivit.
De la musique s’échappait des fenêtres ouvertes alentour. Ils tournèrent
dans une autre rue et passèrent devant le siège de la police de Gand. Il crut
un instant qu’ils s’étaient trompés à son sujet et qu’elle allait y entrer.
Mais elle continua de marcher.
L’église Saint-Jacques se dressait devant eux, à côté d’une autre place.
La Lys coulait au-delà, sous un pont bas. Il vit le Gravensteen se profiler sur
la rive opposée. Ils se dirigeaient à la fois vers le vieux château et vers le
couvent, comme il l’avait fait la veille sur la rivière.
Mais la prieure n’alla pas jusqu’au pont.
Elle s’arrêta sur la place et pénétra dans un marché aux fruits installé
pour la journée. Il resta en retrait, protégé par la foule, au milieu des
oiseaux qui voletaient sur les pavés en quête de nourriture.
La prieure déambula un moment dans le marché et s’arrêta finalement
devant un stand de fleurs fraîches.
« Elle attend quelqu’un, murmura-t-il.
— J’ai demandé à être envoyée à l’étranger, dit Kelsey dans son oreille.
— Comment ça ?
— Quand j’ai terminé ma formation de novice, on m’a demandé où
j’aimerais servir. J’ai choisi la France. J’aurais pu rester aux États-Unis,
nous avons un couvent là-bas, mais je voulais partir loin. »
Ils n’avaient jamais discuté de ce qui s’était passé après leur rupture.
Tout était allé si vite. Elle lui avait annoncé la nouvelle. Le mariage avait
été annulé. Elle était entrée au couvent. Fin de l’histoire.
« J’ai pensé qu’il valait mieux ne pas faire traîner les choses, dit-elle.
Ne pas rester sur place, ou à proximité. Je savais ce que je voulais faire de
ma vie, et je savais que je t’avais fait du mal. J’aurais tout donné pour ne
pas te blesser, Nick. Je devais suivre ma conscience plutôt que mon cœur.
Tu as dit que tu comprenais, mais ce n’était pas vrai, n’est-ce pas ?
— Je comprends maintenant. Mais ça m’a pris du temps. »
Il garda les yeux rivés sur la prieure, qui était toujours en train
d’examiner les fleurs.
« Je t’aimais, Nick. Je t’aime toujours. Je t’aimerai toujours.
— Moi aussi. » Les mots avaient un goût doux-amer. « Mais ce n’est
pas facile d’être en compétition avec Dieu. »
Elle eut un petit rire. « Dieu n’est en compétition avec personne. Il n’en
a pas besoin. »
Non, en effet.
« J’espérais que nous aurions cette conversation, dit-elle. C’est aussi
pour ça que je voulais que tu viennes. La principale, c’est que j’avais envie
de te revoir. Évidemment, je n’imaginais pas ce qui allait arriver.
— L’inattendu semble te suivre, Kelsey. »
Deux femmes s’approchèrent de la prieure. Toutes deux trentenaires,
l’une aux cheveux courts, l’autre aux cheveux longs. L’une était la femme
qui l’avait attaqué la veille. L’autre était celle qu’il avait assommée avec
l’ordinateur, lequel avait laissé d’un côté de son visage une vilaine
ecchymose violette auréolée de marron. Les deux femmes portaient des
robes grises qui leur arrivaient sous les genoux et des voiles drapés autour
du cou. Elles pensaient peut-être que leur habit religieux leur offrirait une
protection supplémentaire, car, après tout, qui soupçonnerait une nonne
d’agissements douteux ? En tout cas, elles ne venaient pas directement du
couvent. Non, elles avaient quitté les lieux hier soir, avant l’arrivée de la
police.
Malin. Il n’avait donc pas affaire à des amatrices.
Il était caché derrière un des stands, hors de leur vue. Elles bavardèrent
un moment, telles trois nonnes plongées dans une conversation parfaitement
innocente. Nul ne leur prêtait la moindre attention. Finalement, la prieure
leur remit l’ordinateur et partit. La vieille dame avait été facile à suivre. Ces
deux-là, en revanche, c’était une autre paire de manches. Il remarqua à quel
point elles semblaient en permanence conscientes de leur environnement.
Celle qui tenait l’ordinateur ouvrait la voie, tandis que celle au visage
tuméfié restait un peu en arrière, sur le côté, regardant alentour, vérifiant
qu’elles n’étaient pas suivies. Il était avec la police hier soir au couvent et
même s’ils n’avaient rencontré que la mère supérieure, au moins l’une
d’elles connaissait son visage.
Par chance, il avait une longueur d’avance.
« Elle vient de donner l’ordinateur à deux servantes de Saint-Michel,
dit-il à Kelsey.
— Le point bleu clignote sur la carte. »
Kelsey suivait son ordinateur grâce à celui de Nick, sur lequel tournait
le programme permettant de localiser un appareil Apple. Il pouvait donc
perdre les nonnes de vue, puisque la technologie les pistait pour lui.
Finalement, elles quittèrent la place et marchèrent vers le sud, dans la
direction opposée au pont qui conduisait au couvent.
Rien de surprenant.
« Tout va bien, dit-il à Kelsey, soucieux de la réconforter, et se
réconforter un peu lui-même. Tu n’as pas à t’en vouloir d’avoir suivi tes
convictions. Tu as fait ce que tu avais à faire. Oui, j’ai souffert. Mais je suis
un grand garçon. Le principal, c’est que tu sois heureuse de ton choix. »
Et il était sincère.
Bien sûr, il aurait adoré être celui qui la rendait heureuse. Mais le fait de
la voir, et de constater qu’elle était vraiment heureuse, avait desserré l’étau
qui comprimait sa poitrine depuis neuf ans.
Il aimait repenser aux bons moments. Et ils avaient été nombreux
pendant les trois années qu’ils avaient passées ensemble. Ils s’étaient
rencontrés dans une librairie de Scottsdale, le Poisoned Pen, à l’époque où
ils vivaient tous les deux en Arizona. Lui travaillait pour le FBI, elle pour le
musée d’art contemporain de la ville. Ils s’intéressaient tous les deux à un
carnet de voyage écrit par une femme qui avait passé un mois à Bali. La
librairie n’en possédant qu’un exemplaire, il avait insisté pour qu’elle le
prenne, à condition qu’elle accepte de boire un café avec lui. Trois heures
plus tard, ils dînaient ensemble. Ils avaient passé les jours suivants à
apprendre à se connaître. Leur attirance avait été réciproque, et instantanée.
Cela ne faisait aucun doute. Croyait-il au coup de foudre ? Avant Kelsey, il
aurait répondu non. Aujourd’hui ? Il n’en était plus si sûr. Ils étaient sortis
ensemble pendant deux ans avant qu’il lui demande de l’épouser, et ils
auraient passé leur lune de miel à Bali.
Mais le destin en avait décidé autrement.
« Tu vois toujours l’ordinateur ? demanda-t-il, son esprit revenant au
présent.
— Elles se dirigent vers le sud. Et, oui, je suis heureuse. »
Il était ravi de l’entendre.
Il suivit les nonnes, mais prit soin de rester en retrait, dans une étroite
rue latérale bordée de magasins installés au rez-de-chaussée d’immeubles
résidentiels. L’endroit grouillait de monde. Aucun risque qu’il soit repéré.
« J’ai mal géré les choses, lui dit-elle. J’ai commencé à avoir des doutes
plusieurs mois avant le mariage. J’aurais dû dire non quand tu as fait ta
demande, et t’expliquer mon dilemme à ce moment-là. Mais je pensais que
ce n’était qu’une illusion. Quelque chose que je pouvais ignorer. Je me
trompais. »
Si elle l’avait quitté pour quelqu’un d’autre, il aurait pu puiser dans un
tas d’émotions familières. La jalousie. La colère. L’amertume. Le
ressentiment. Mais pour rejoindre un couvent et consacrer sa vie à Dieu ? Il
n’y avait pas de manuel pour affronter ce genre de situation. Son silence
radio après leur rupture l’avait en réalité aidé, puisque à l’époque il n’aurait
pas su quoi lui dire de toute manière. Il avait donc gardé sa douleur pour lui
et, avec le temps, appris à vivre avec. Sa famille l’avait aidé. Heureusement
qu’ils avaient été là. À présent, plusieurs années plus tard, il savait que la
décision de Kelsey n’avait rien de personnel. Loin de là, en fait.
« Ça aurait été super, Bali », dit-elle.
Il était d’accord.
« Elles se sont arrêtées. »
Il s’arrêta aussi.
« Elles ne bougent toujours pas. Le point clignote sur le Novotel Gent
Centrum. »
Rien de surprenant, songea Nick. Elles avaient bien dû se réfugier
quelque part hier soir.
Bien. Elles avaient mordu à l’hameçon.
Il était temps de remonter la ligne.
28

Au très vénéré Charles VII, par la grâce de Dieu très haut roi des Francs,
votre humble et fidèle évêque envoie ses salutations et le courage de
Charlemagne. En ce qui concerne les tâches que vous m’avez chargé
d’accomplir, je veux que Votre Seigneurie tienne pour une certitude que je
ne me suis point allié aux ennemis de votre couronne ni n’ai témoigné
d’amitié à leur endroit. Conformément au vœu que j’ai fait de vous porter
une affection sincère et de vous servir en tout temps et en tout lieu, mon
unique désir est de vous protéger dans les affaires de Toulouse.
Mais si vous preniez les armes et le bouclier afin de vous élever au
secours de Toulouse, nous n’en suivrions qu’avec plus de volonté la voie de
vos forces armées. Je ne suis point le seul à pleurer, tout le peuple se
consume d’une tristesse indicible à la perspective que notre terre, que la
vigueur des rois de France a parée de liberté, tombe aux mains des Anglais
ou des Maures, auxquels elle n’appartient pas. Que Votre Altesse ne
s’offense point de la hardiesse de mes paroles, mon très cher seigneur. Car
en tant que servant spécial du Très-Haut et de votre couronne, j’ai d’autant
plus de chagrin à voir cette couronne déchoir de sa grandeur.
Ce n’est pas seulement à Toulouse, mais de la Garonne jusqu’au Rhône
que j’entends nos ennemis se vanter et se hâter d’affirmer qu’en soumettant
les membres de votre royaume à la servitude, ils feront plus facilement
chanceler sa tête. Bon roi, déployez votre vigueur dans notre région, afin
que l’audace de nos ennemis soit jugulée et vos amis rassurés. Faites ce qui
est nécessaire afin que les prélats et les princes de notre région, ainsi que
les Vautours, protègent Toulouse à la fois en votre présence et en votre
absence. Battez-vous pour lui rendre sa gloire. Je vous demande, et d’autres
vous supplient, de ne point vous soucier de ce que cela vous coûtera, car
vous récupérerez au centuple ce que vous aurez dépensé, et votre nom, qui
n’est aujourd’hui qu’une ombre parmi nous, sera porté aux nues par tous.
Valete, valeant qui vos amant.

Vilamur reposa le document.


Cette lettre se trouvait en sécurité dans les archives du diocèse depuis
des siècles. Il était venu directement après sa conversation téléphonique
avec le cardinal Fuentes, curieux de savoir si le mot Vautour figurait dans
un de ces documents anciens. Tous les dossiers ayant été scannés et
numérisés quelques années plus tôt, il n’avait fallu que quelques instants à
l’archiviste pour localiser l’unique occurrence du terme. Dans une lettre de
Pierre du Moulin, qui avait été archevêque de Toulouse de 1439 à 1451.
L’archiviste avait également replacé la missive dans son contexte
historique. La guerre de Cent Ans touchait alors à sa fin, mais les Anglais et
les Maures continuaient de ravager le Languedoc. Les Français n’avaient
pas fait grand-chose pour mettre un terme au carnage, satisfaits du chaos
que ces raids provoquaient au sein de la noblesse du Sud qui avait toujours
manifesté une volonté d’indépendance vis-à-vis de la couronne. L’évêque
local, effrayé par ce qui se passait autour de lui, avait donc écrit un
plaidoyer à ce roi lointain. Apparemment, la lettre n’était jamais parvenue
de Toulouse à Charles VII. Ce qui n’était pas plus mal. Le roi aurait pu
s’offusquer de ce message d’adieu, que l’archiviste trouva plein d’ironie.
Valete, valeant qui vos amant. « Au revoir de la part de ceux qui vous
aiment. » Mais valete signifiait à la fois « au revoir » et « soyez fort ». Le
roi n’aurait peut-être pas apprécié qu’on sous-entende qu’il puisse être
faible.
L’unique référence aux Vautours n’était accompagnée d’aucune
explication ni précision, et l’archiviste, pourtant historien de formation,
avait été incapable de lui dire de qui ou de quoi il s’agissait. C’était la
première fois qu’il remarquait la référence. Une sorte de force
combattante ? Des mercenaires ? Une autre de ces sociétés médiévales qui
pullulaient à l’époque ? Impossible à savoir. Ce qui était encore plus
curieux, c’était l’intérêt que portait le Vatican à ces mots.
L’archiviste lui rappela aussi que la cachette de documents que
conservait le diocèse avait été pillée plusieurs fois au fil des siècles. En
particulier pendant la croisade des Albigeois, quand les forces papales
avaient pris Toulouse. Beaucoup de documents ayant été perdus, il était
impossible de dire combien d’autres occurrences avaient pu exister. La
seule mention qui avait survécu était anodine et dépourvue de signification.
Malgré tout, il demanda à l’archiviste de voir ce qu’il pouvait apprendre sur
les Vautours et lui rapporter directement ces informations.
Cela fait, il quitta les archives et regagna le presbytère.
Pour l’heure, la confession filmée représentait un problème plus urgent.
Elle avait été envoyée à son numéro de téléphone personnel, pas celui du
diocèse. Comment l’expéditeur avait obtenu ce numéro n’était qu’une des
nombreuses questions qui restaient sans réponse. Il l’avait déjà effacée de
son téléphone, même s’il savait que cela ne le protégerait en rien. La
personne qui l’avait filmée contrôlait certainement sa diffusion.
Et il était à sa merci.
Des évêques du monde entier avaient été renversés sur de simples
allégations de dissimulations d’agressions sexuelles commises par leurs
prêtres. Comme lui, la plupart avaient probablement obéi à la lettre aux
ordres de Rome, mais, au bout du compte, ils étaient devenus des agneaux
sacrificiels. Même des cardinaux étaient tombés ainsi. Était-il le suivant ?
Ça en avait tout l’air.
Il regagna le presbytère, saluant en chemin plusieurs personnes qu’il
connaissait. Son bureau avait déjà appelé deux fois pour savoir où il était,
mais il avait envoyé un message à son assistant pour le prévenir qu’il ne
serait pas disponible avant une heure environ. Heureusement, en tant
qu’archevêque, il n’avait de comptes à rendre à personne. On présenterait
les excuses appropriées et reprogrammerait les rendez-vous. Une fois à
l’intérieur, il s’installa dans son salon pour réfléchir un peu, et tâcher de
donner un sens à tout ce qui s’était passé. Sa gouvernante lui proposa de lui
préparer un déjeuner malgré l’heure avancée, mais il refusa.
Il n’avait pas faim.
Il ferma les yeux et se laissa envahir par le silence. Trente ans qu’il
travaillait pour en arriver là. L’obtention du chapeau rouge et de la robe de
cardinal devait être le couronnement de sa carrière. Il ne serait jamais pape,
il le savait, et n’en avait pas particulièrement envie. Devenir un prince de
l’Église lui suffirait largement. Il était même peu probable qu’il soit amené
à élire un pape dans la chapelle Sixtine, seuls les cardinaux de moins de
quatre-vingts ans ayant le droit de voter. Il les aurait dans trois ans, et
l’actuel vicaire du Christ ne montrait aucun signe de santé défaillante.
Alors qu’il se faisait ces réflexions, son téléphone vibra.
Il envisagea d’abord d’ignorer l’appel. Ce devait être encore son bureau.
Puis il se dit que son comportement depuis ce matin avait déjà dû paraître
bien assez étrange à son entourage. Ne pas décrocher ne ferait que les
intriguer davantage.
Il consulta l’écran.
Inconnu.
En temps normal, il n’aurait jamais répondu. Mais cette journée était
tout sauf normale.
Il toucha le bouton Accepter.
« Écoutez-moi attentivement, dit une voix d’homme.
— Qui est à l’appareil ?
— La personne qui a envoyé la vidéo. »
Il ferma les yeux. « Je vous écoute.
— Je veux que vous soyez à Montségur, aujourd’hui à 16 heures. Seul.
Si vous ne venez pas, ou si vous venez accompagné, cette vidéo sera
envoyée aux médias. Est-ce bien clair ?
— Que voulez-vous ?
— Montségur, à 16 heures. »
L’appel prit fin.
29

Abbaye de Saint-Michel
Pyrénées
13 h 45

C laire se tenait au centre de la salle du chapitre. Bien qu’elle fût


physiquement de retour chez elle, en France, son esprit était à des
centaines de kilomètres de là. Elle ne pouvait s’empêcher de penser à ce qui
était en train de se passer à Gand. Les vingt-trois servantes en résidence
s’étaient réunies, les seules manquantes étant leurs deux sœurs restées en
mission à Gand et sœur Rachel, dont le corps reposait certainement dans
une morgue. Ses collègues étaient assises sur de simples bancs en bois
faisant face à de longues tables en chêne. C’était là qu’elles prenaient leurs
repas et se rassemblaient pour les discussions importantes. L’abbesse avait
ouvert la séance avec une prière et résumé la situation avant de lui laisser la
parole.
« J’assume l’entière responsabilité de tout ce qu’il s’est passé hier soir,
dit-elle en anglais. Je veux que ce soit clair. C’était moi qui dirigeais cette
mission et les choses ne se sont pas déroulées comme prévu.
— Nous avons pris un risque inconsidéré, qui a entraîné la mort d’une
des nôtres », lança une sœur.
Toutes les servantes avaient le droit de s’exprimer librement, tant
qu’elles le faisaient de manière courtoise.
« Nous n’aurions jamais dû agir aussi imprudemment, ajouta une autre.
Ça n’a fait qu’attirer l’attention sur une chose à laquelle personne ne
s’intéressait. »
Plusieurs servantes acquiescèrent en chœur.
La marche à suivre avait été décidée lors d’une autre réunion moins
d’un mois plus tôt. Le vote avait été serré, une minorité significative, dont
elle avait fait partie, arguant que le panneau des Juges intègres devait être
ignoré. Il avait disparu depuis 1934 et sa réapparition ne présentait aucun
danger réel. Cette même minorité exprimait de nouveau ses objections,
mais cette fois avec un argument supplémentaire, et non des moindres : la
mort prématurée de sœur Rachel.
« Je n’ai pas besoin que vous me rappeliez vos inquiétudes,
l’interrompit l’abbesse. Une majorité des servantes voulait que le panneau
soit détruit.
— Pas au prix de la mort d’une d’entre nous », protesta une sœur.
Claire se tourna face à l’abbesse. « Bien sûr que non. Sœur Rachel s’est
sacrifiée pour s’assurer que ces images entrent en notre possession. Elle ne
se doutait certainement pas que la police lui tirerait dessus. Elle devait
penser qu’ils se contenteraient de l’arrêter. Ce qui est arrivé est leur faute,
pas la sienne ni la nôtre. »
Sa voix demeura ferme, son ton assuré, car elle en pensait chaque mot.
« Nous ne sommes pas ici pour débattre d’une décision passée, déclara
l’abbesse. La vestale et moi avons déjà eu cette discussion tout à l’heure. Je
sais très bien ce que vous, et elle, ressentez. Alors je vous prie de vous
concentrer sur le problème actuel. »
L’abbesse détenait l’autorité absolue. Elle pouvait nommer et destituer
toutes celles dont le rang lui était inférieur. Elle décidait si les novices
pouvaient prononcer leurs vœux définitifs et si les servantes devaient rester
au service de l’ordre. Elle prenait toutes les décisions au sein du couvent,
elle était leur mère à bien des égards, traitée avec la plus grande révérence.
C’était la personne vers laquelle elles se tournaient toutes en cas de
problème. Considérée comme une adepte de la discipline douce, l’abbesse
actuelle était une femme raffinée, courtoise, mais d’une fermeté frôlant
l’obstination. Une femme à la parole agréable et facile, dont la mémoire
était riche en anecdotes. Elle avait étudié à l’université et régissait avec
compétence les affaires de l’ordre. On savait depuis longtemps que lorsqu’il
était dirigé par une personne capable, consciencieuse et dévouée, le collectif
prospérait. Et par chance, les sœurs-servantes de Saint-Michel avaient
toujours été gérées par une femme compétente. Et bien que Claire
n’approuvât pas la ligne de conduite adoptée, elle n’avait jamais douté de
l’abbesse. Ce qui était une bonne chose, car ce lieu abritait un grand secret.
Et lorsqu’il s’agissait de le protéger, il en faudrait beaucoup plus que des
manigances et des plans élaborés à la hâte pour contrebalancer les effets
d’une mauvaise cheffe. Toutes celles qui avaient été élevées au rang
d’abbesse avaient été les meilleures des meilleures.
Y compris Claire elle-même.
« Pardonnez-nous, dit une des femmes, mais avec ce qui est arrivé à
Rachel, nous avons du mal à nous concentrer.
— Que vouliez-vous que nous fassions ? demanda l’abbesse au groupe,
et peut-être plus particulièrement à celles qui avaient voté non un mois plus
tôt. Nous tourner les pouces en attendant que le panneau soit dévoilé ? Le
laisser être étudié par tous les experts en art du monde, y compris ceux du
Vatican ? Et pas simplement avec un œil aiguisé et une loupe, mais avec la
clarté de la haute résolution numérique. Rien n’aurait pu leur échapper.
Tous ses secrets auraient été révélés. Est-ce cela que vous vouliez ?
— Il s’agit d’une œuvre d’art créée il y a six cents ans, argua une des
servantes. Quels que soient les secrets qu’elle renferme, ils ont été oubliés
depuis longtemps. Ils ne signifient plus rien. Pour personne.
— Sauf pour le Vatican, dit l’abbesse. Ils sont en permanence à l’affût.
— Nous n’en savons rien, riposta une servante. Ce que nous gardons, ce
que nous protégeons, il est possible que plus personne ne s’en soucie. »
C’était exactement ce que pensait Claire, ainsi que la plupart des
femmes qui étaient en train de la regarder. Pas tout à fait la majorité, pour
l’instant. Mais un nombre étonnamment grand. Elle s’était longtemps
demandé si ce qu’elles faisaient avait encore un sens, et la mort prématurée
de Rachel avait renforcé ses doutes. Mais elle les balaya et, endossant son
rôle de vestale, dit : « Que le Vatican ou qui que ce soit s’y intéresse ne
change rien. Ce que nous avons toutes juré de faire, c’est ça qui importe. Le
serment que nous avons prononcé devant Dieu. C’est la voie que nous
devons suivre. J’ai peut-être raté un épisode, mais, aux dernières nouvelles,
aucune d’entre nous n’a été libérée de ce devoir. Les Juges intègres avaient
disparu. Aujourd’hui, ils ont refait surface. La menace avait disparu.
Aujourd’hui, elle est revenue. Que nous soyons personnellement d’accord
ou non, nous devons gérer ce problème. »
Elle promena sur les servantes un regard dur.
« Je ne conteste pas cela, dit une des sœurs. Mais je conteste la nécessité
que nous avions d’agir de la sorte. Nous aurions dû choisir la patience. »
Plusieurs femmes hochèrent la tête de concert.
Et que répondre à cela ? Elle avait raison.
« Et nous ? Est-ce qu’on ne risque pas d’être démasquées ? demanda
une autre femme. Le corps de sœur Rachel est entre les mains de la police.
Ils pourront l’identifier.
— Par chance, leur perquisition du couvent de Gand n’a rien donné, dit
l’abbesse. Oui, il y a maintenant un lien entre la destruction du panneau et
nous, mais il est ténu. Espérons que la piste refroidisse. Tout ce qu’ils ont,
c’est la parole d’un homme. Et, oui, ils pourraient découvrir l’identité de
Rachel, mais cela leur prendra du temps.
— Nous n’avons jamais été aussi vulnérables, remarqua une femme.
C’est assez déconcertant. »
Claire était d’accord. Et c’était sa faute.
« Nous ne pouvons qu’espérer que cela échappe à la vigilance du
Vatican, dit-elle. Mais comme l’a dit l’abbesse tout à l’heure, nous devons
partir du principe, que nous soyons personnellement d’accord ou non, que
rien ne leur échappe.
— Est-ce qu’on va ramener Rachel ? demanda une femme. C’est une
servante, et nous n’avons jamais abandonné une des nôtres. »
Ce devoir remontait à Jeanne d’Arc, servante elle-même, dont les restes
avaient été subtilisés sur le bûcher incandescent et transportés dans les
montagnes, où ils reposaient depuis 1431.
Son devoir était donc clair.
« Je vais la ramener, dit Claire.
— Et les images électroniques ? s’enquit une servante.
— Je m’en suis occupée, dit l’abbesse. Quelqu’un est en train de les
récupérer.
— Et ensuite ?
— Nous les détruirons. Nous enterrerons notre sœur et, espérons-le,
cette affaire sera close. »
30

N ick pénétra dans le Novotel Gent Centrum. La réception le surprit par


la modernité de sa décoration, de multiples touches de couleur
audacieuses rehaussant la blancheur du marbre omniprésent. Derrière une
succession de hautes fenêtres et portes vitrées au bout du hall, il aperçut une
cour intérieure abritant une piscine. Il prenait un risque en entrant, mais
Kelsey avait confirmé que l’ordinateur s’y trouvait, et ils n’avaient aucun
moyen de le localiser plus précisément. Une rapide recherche sur internet
lui avait appris que l’établissement comprenait cent dix-sept chambres.
Mais il n’était pas nécessaire qu’il trouve l’ordinateur. Son plan était
simplement de découvrir la destination des nonnes.
Il étudia l’intérieur spacieux et repéra un emplacement à l’intérieur du
bar d’où il pourrait surveiller les sorties et les ascenseurs sans être
remarqué. Il s’assit à une petite table contre le mur et garda les yeux rivés
sur le hall de l’hôtel. Les aveux de Kelsey l’avaient surpris, en particulier
quand elle avait admis qu’elle l’aimait toujours. Bien sûr, ce n’était pas
l’amour d’une femme pour un homme, d’une épouse pour son mari. Mais
un lien existait toujours entre eux, qu’elle avait manifestement voulu
raviver.
Et il en était heureux.
Si son amitié était tout ce qu’elle pouvait lui offrir, il s’en contenterait.
Alors qu’il se faisait ces réflexions, deux nonnes franchirent les portes
d’entrée. Des femmes âgées. Vêtues des mêmes voiles et robes grises que
celles qui avaient récupéré l’ordinateur. D’autres servantes de Saint-Michel,
mais retraitées. Elles marchèrent calmement jusqu’aux ascenseurs et
disparurent à l’intérieur. Il s’approcha en vitesse et regarda l’indicateur
d’étage s’arrêter à 3, puis commencer à redescendre.
Bon. Il avait réduit le champ des possibilités.
Il s’apprêtait à monter au troisième étage lorsqu’il vit, à l’autre bout du
hall, l’inspecteur Zeekers franchir à son tour les portes d’entrée,
accompagné de quatre agents en uniforme.
Nick partit comme une flèche vers la gauche et s’engouffra dans la cage
d’escalier.
Zeekers et les autres officiers n’avaient pas remarqué sa présence. Ils se
rendirent directement à la réception, montrèrent leurs badges et discutèrent
avec les employés derrière le comptoir. Il les observa par une petite fenêtre
dans la porte. Que faisait-il ici ? Zeekers n’allait pas tarder à se diriger vers
le troisième étage. Kelsey voulait savoir pourquoi sa prieure l’avait trahie.
Pourquoi le douzième panneau avait été détruit. Et ce que les images
qu’elles avaient enregistrées avaient de si important. Toutes d’excellentes
questions. Auxquelles l’inspecteur Zeekers serait peut-être en mesure de
répondre, mais encore fallait-il qu’il le veuille. Ces nonnes, en revanche ?
Elles avaient les réponses.
Nick sortit son téléphone et rappela Kelsey. Il avait mis fin à leur
conversation en pénétrant dans l’hôtel.
« La police est là, lui dit-il.
— Je sais. Je les ai appelés.
— Pourquoi ? demanda-t-il, atterré.
— C’est à eux de gérer ça. »
Il se força à garder son calme et ne pas laisser transparaître son
agacement. Elle n’avait pas pensé à mal. « J’aurais aimé que tu m’en parles
avant.
— Que pouvons-nous faire de plus ? Elles ont mon ordinateur. Tu les as
pistées. Laisse la police prendre le relais.
— Kelsey, je n’essaie pas de te dire comment prier Dieu. Alors
j’aimerais que tu me laisses gérer moi-même mon enquête.
— Je voulais juste… »
Il n’avait pas le temps pour des explications. « Je dois te laisser. »
Il mit fin à la communication et grimpa l’escalier quatre à quatre
jusqu’au troisième étage.
Comme il atteignait celui-ci, la porte s’ouvrit à la volée et quatre nonnes
entrèrent précipitamment dans la cage d’escalier. Les deux du marché ainsi
que les deux plus âgées qui venaient d’arriver. L’une tenait un ordinateur,
une autre deux petits sacs à dos.
Elles s’arrêtèrent net et le regardèrent fixement.
« Comme c’est gênant, dit Nick avant de lever les mains en signe de
reddition. Je ne suis pas votre ennemi. D’accord ? »
Aucune ne parla.
« La prieure vous a donné le mot de passe, donc vous avez sûrement
découvert qu’il n’y avait pas d’images sur cet ordinateur. Je les ai
supprimées. »
Il vit que son aveu avait éveillé leur intérêt.
« Je les ai stockées quelque part, en sécurité. Aucune chance que vous
les récupériez. Vous comprenez ? »
À en juger par leur expression, c’était le cas.
« Nous devons partir, dit une des jeunes nonnes. La police est là.
— Je sais. Mais je n’y suis pour rien. Je suis là pour vous aider.
— On devrait lui faire confiance, dit une des femmes âgées. Nous
n’avons pas vraiment le choix. »
La jeune nonne, celle avec le visage contusionné, hocha la tête.
Il pointa du doigt l’ecchymose. « Désolé pour ça.
— Je ne suis pas désolée pour le coup de pied dans votre ventre. »
Il sourit. « Non, je m’en doute. Laissez-moi gérer la police. Je vais vous
faire gagner du temps pour sortir. »
Elles ne bougeaient toujours pas.
« À moins que vous ne préfériez rester ici et les affronter vous-mêmes,
ajouta-t-il.
— Très bien, dit celle au visage tuméfié.
— Descendez au parking souterrain. J’ai vu un panneau au rez-de-
chaussée avec une flèche vers le bas. Je m’occupe de l’inspecteur Zeekers.
Il travaille pour la Direction générale de la police judiciaire. Je ne sais pas
dans quoi vous vous êtes fourrées, mais ça ne rigole pas.
— Et les Nations unies aussi s’intéressent à nous ? demanda une des
nonnes âgées.
— On dirait. »
Apparemment, elles aussi avaient effectué leurs recherches.
Il s’écarta et leur fit signe de passer.
Ce qu’elles firent sans un mot.
« Oh, au fait. »
Elles s’arrêtèrent et se retournèrent.
« Voici mon numéro de téléphone. »
Il débita son numéro. Une des jeunes nonnes sortit un téléphone et tapa
les chiffres. Sa sonnerie retentit dans sa poche.
« Voilà le mien », dit-elle.
Il hocha la tête. « Appelez-moi quand vous serez prêtes à parler. Je peux
peut-être vous aider à protéger ces images. »
Elles commencèrent à partir.
« Une dernière chose, mesdames. Nous suivons cet ordinateur à partir
d’un autre. C’est comme ça que je vous ai repérées. Laissez-le ici. Laissez
la police le trouver. »
La jeune nonne hocha la tête et l’autre femme le posa sur les marches.
Puis elles partirent.
Il monta jusqu’au troisième étage et sortit de la cage d’escalier au
moment exact où l’ascenseur émettait un bip et que la porte de la cabine
s’ouvrait. Zeekers et deux agents en uniforme en sortirent. Avec un peu de
chance, les deux autres étaient restés postés dans le hall et n’étaient pas en
train de surveiller les escaliers ou le parking.
« Monsieur Lee, dit Zeekers. Sœur Deal nous a prévenus de votre
présence. Les nonnes sont à cet étage. Ce que vous semblez déjà savoir.
— Je les ai suivies jusqu’ici, mais je n’ai pas vu dans quelle chambre
elles étaient entrées. J’essayais d’être discret, jusqu’à ce que vous arriviez,
expliqua-t-il, comme s’il était au courant de l’appel de Kelsey.
— Je vois. Sœur Deal nous a prévenus pour l’ordinateur. Voyons ce que
ces nonnes ont à nous dire aujourd’hui. »
Il le suivit jusqu’à une porte marquée « 307 », que Zeekers ouvrit au
moyen d’une carte magnétique. L’intérieur était une vaste chambre garnie
de meubles en contreplaqué et d’un grand lit double. Une porte donnait sur
une salle de bains spacieuse. On apercevait Saint-Bavon à travers les
fenêtres. Mais il n’y avait pas trace des nonnes. Aucun vêtement ni autre
effet personnel.
« Je ne comprends pas, dit Zeekers. L’hôtel dit que c’est leur chambre.
Elles sont arrivées tard hier soir. »
L’inspecteur fit un geste et un des agents contacta ses collègues par
radio pour savoir ce qui se passait de leur côté.
« RAS », répondit l’officier, et Nick vit l’agacement sur le visage de
l’inspecteur.
Zeekers sortit son portable et composa un numéro. « Sœur Deal, vous
voyez l’ordinateur ? » Il l’écouta un moment avant de mettre fin à l’appel.
« Elle dit qu’il est toujours ici.
— C’est un grand hôtel », remarqua Nick.
Par chance, l’inspecteur le prenait pour un allié et ne le cuisinait pas
pour savoir ce qui s’était passé. Après tout, c’était Kelsey et lui qui
l’avaient conduit ici.
« Bouclez cet étage, ordonna Zeekers à ses agents. Puis fouillez toutes
les chambres. »
Les deux hommes acquiescèrent et s’éloignèrent en vitesse.
« Tout ceci est bien étrange, lui dit Zeekers.
— Je suis d’accord », répondit Nick.
À plus d’un titre.
31

B ernat terminait la pénible ascension de la montagne sur laquelle se


dressait le château de Montségur. Il était venu plus tôt pour faire cette
randonnée. Une sorte de pèlerinage, qu’il avait déjà entrepris de
nombreuses fois.
Comme toujours, le principal défi résidait dans le sol meuble et
rocailleux qui rendait la progression difficile. Le sentier escarpé serpentait
sur le flanc de la falaise, entre des bosquets de cyprès et de pins dont le
parfum embaumait l’air printanier. Le vent soufflait de plus en plus fort à
mesure qu’il montait. Il avait fait halte à l’un des belvédères aménagés sur
le chemin, qui offrait une vue panoramique sur les forêts en contrebas. Il
avait examiné du regard le parking et repéré André, discrètement placé de
manière à guetter leur visiteur, qui devait arriver dans une heure environ.
Les ruines du château se profilaient au-dessus de lui, féroces et
inhospitalières. Presque menaçantes. Comme si elles le mettaient en garde
de ne pas approcher davantage. Les proportions impressionnantes de la
montagne et la puissance qui s’en dégageait avaient sans doute représenté la
meilleure défense de la citadelle. Faire grimper une armée entièrement
équipée jusqu’à son sommet aurait relevé de l’exploit. Ce qui expliquait
peut-être le syndrome de la forteresse assiégée qui avait prévalu dans la
région.
La forteresse elle-même était de conception plutôt simple. Une seule
poterne, un donjon imposant, des murs d’enceinte renforcés par de la roche
calcaire encadrant une longue cour centrale. Jadis, elle avait abrité des
centaines de personnes. Aujourd’hui, il y régnait une atmosphère glaciale,
presque spectrale. Les guides touristiques adoraient associer le château aux
cathares. Et, de fait, il y avait bien un lien, mais pas avec cette ruine. Ce
n’était pas le bâtiment d’origine, mais un poste-frontière français détruit
lors d’une guerre. Le château d’origine avait été rasé en 1244, juste après la
reddition des cathares.
Il marcha péniblement jusqu’à une ouverture dans le mur en ruine. Un
vent violent soufflait sans pitié, le poussant comme dans un accès de colère.
Les nuages épars au-dessus de sa tête projetaient des ombres sur la
forteresse. Une fois à l’intérieur, à l’abri des rafales, il se sentit à la fois
protégé et isolé, car on ne voyait rien au-delà de la pierre. Quelques autres
visiteurs avaient tenté l’ascension et profitaient de l’atmosphère
révérencieuse des lieux.
Il sortit de l’espace clos par une ouverture ménagée dans le mur et se
retrouva devant un précipice, d’où il put contempler la vallée vert émeraude
qui s’étirait à perte de vue et, au-delà, les hauts sommets qui se profilaient à
l’horizon. Des taches de lumière balayaient les flancs des collines. Dans le
ciel, un faucon chevauchait les courants chauds. Le vent lui fouettait les
cheveux. Il aurait voulu étendre les bras et chevaucher le vent lui aussi.
Alors qu’il était possible de gravir l’autre versant de la montagne, comme il
l’avait fait, celui-ci descendait à pic sur plus de mille deux cents mètres.
Aucun garde-corps n’empêchant de s’approcher du bord, il aurait été facile
de se jeter dans le vide.
Comme toujours, l’altitude et la vue splendide le remplissaient
d’énergie.
C’était un lieu sacré, malgré les mensonges des guides touristiques.
Et l’endroit parfait.
Pour enfin affronter le diable.

« Ce n’est pas mon enfant, dit le prêtre en haussant le ton. Je vous en


prie, ne dites plus jamais ça. »
Berna se tenait devant le presbytère, sous une fenêtre ouverte. Il avait
suivi sa mère depuis chez eux, à travers les rues de Pau, jusqu’ici. Elle
avait été bouleversée toute la matinée. Quand elle avait frappé à la porte
du presbytère et y était entrée, il s’était dit qu’elle avait besoin d’une aide
spirituelle et avait failli partir. Mais son instinct lui avait soufflé de s’en
assurer.
Alors il avait trouvé la fenêtre.
Il avait passé les dix années de sa vie à Pau, une ville qu’il aimait pour
les randonnées dans les montagnes proches et les baignades dans les lacs
glacés. Tout allait pour le mieux jusqu’à ce que, six mois plus tôt, son père
décède brutalement d’une crise cardiaque. Sa mort si subite avait été un
coup dur pour sa mère, mais sa résilience et sa bonne humeur avaient fini
par prendre le dessus, et elle s’en était remise.
Mais que faisait-elle à présent ?
« Pourquoi est-ce que tu mens ? demanda sa mère de sa voix douce.
Pourquoi me faire du mal comme ça ?
— Je ne veux pas vous faire de mal. Je dis simplement la vérité. Je n’ai
pas d’enfant.
— Mais si. J’ai gardé cela pour moi pendant toutes ces années par
respect pour mon mari. Maintenant qu’il est mort, il est temps que tu saches
la vérité. »
Il était choqué par les paroles de sa mère.
Ce n’était pas possible.
« Est-ce que tu nies ce qui s’est passé entre nous ? demanda sa mère.
Comment peux-tu ?
— Madame…
— Mon nom est Renée. Tu m’appelais Renée quand tu m’emmenais
dans ton lit.
— Madame, nous nous connaissons depuis longtemps. J’ai baptisé votre
fils. Vous avez de manière incessante offert vos services à cette paroisse.
Moi aussi, je sers cette paroisse depuis longtemps. Je n’ai jamais été
associé au moindre soupçon de scandale.
— Parce que j’ai gardé le silence. Je te respectais. Mais je ne peux pas
renier ce qui s’est passé entre nous. Je… t’aimais. Je t’aime toujours.
Comment peux-tu nier ainsi la vérité devant moi ? »
Un long silence s’installa, on entendait au loin le bruit de la
circulation. Il avait de nombreuses fois emprunté cette ruelle entre le
presbytère et l’église. Il allait à l’école tout près et à la messe tous les
dimanches. Il était passé sous cette fenêtre jour après jour, sans se douter
que c’était celle du prêtre. Un homme qu’il craignait et idolâtrait à la fois.
Tous ses amis ressentaient la même chose. L’homme en costume noir et col
blanc qui entrait en coup de vent dans leur salle de classe, souriait, leur
parlait pendant quelques instants, puis repartait. C’était le Père. Celui qui
accordait le pardon dans le confessionnal et la sainte communion à l’autel.
Un homme à respecter, et auquel obéir.
Mais son père ?
Non.
Son père était mort.
« Tant que mon mari vivait, disait sa mère, j’ai juré de ne jamais en
parler. Et je ne l’ai jamais fait.
— Vous auriez dû continuer à vous taire. »
La réponse du prêtre piqua sa curiosité.
Était-ce un aveu ?

Bernat traversa la ruine dans l’autre sens, vers le sud-ouest et le versant


de la montagne qu’il avait gravie. Le jour déclinait, ainsi que le nombre de
visiteurs. C’était précisément pour cette raison qu’il avait choisi ce lieu
rural, outre son symbolisme évident, comme point de rencontre. Il
contempla les collines lointaines, les longues étendues d’arbres et de
pâturages qu’éclairait un soleil pâle. En bas, le parking était toujours
presque vide, André n’avait pas bougé.
Il aimait imaginer ce qui s’était passé ici, en mai 1243, quand une armée
de croisés était arrivée en bas de la montagne. Dix années de combats
avaient échoué à mettre fin au catharisme. Le pape avait menacé de lancer
une nouvelle croisade, qui causerait encore plus de morts et de persécutions.
Les cathares s’étaient peu à peu retirés dans des citadelles reculées, qui
commencèrent à tomber les unes après les autres. La forteresse de
Montségur était la dernière. Haute de trois étages, pratiquement imprenable.
Sa cour centrale était bordée d’ateliers, d’entrepôts et d’écuries pour les
chevaux et les mules. Les croisés avaient entrepris un siège et quelques
centaines de cathares avaient réussi à les retenir pendant neuf longs mois.
Finalement, le 16 mars 1244, ils s’étaient rendus. Deux cent vingt cathares
refusèrent de renier leur foi et furent brûlés en masse* au pied de la
montagne, chacun mourant volontairement dans les flammes.
Cette pensée lui retourna l’estomac.
Avidité, arrogance, hypocrisie.
L’Église catholique romaine était coupable de ces trois péchés.
À l’époque, comme aujourd’hui.

« Que suis-je censée faire ? demanda sa mère au prêtre. J’ai un fils à


élever. Seule.
— Partir, et ne plus jamais aborder ce sujet avec moi.
— Tu renies ton enfant ?
— Je. N’ai. Pas. De. Fils.
— Si. Un beau jeune homme qui porte le nom de mon père.
— Renée. »
Plus de « madame » ? s’étonna Bernat, qui se tenait toujours sous la
fenêtre, tout à la fois hypnotisé, en colère et désorienté.
« Je t’en prie, dit le prêtre. Je vais être le nouvel évêque d’Albi. Je vais
bientôt partir d’ici.
— Tu ne peux pas partir. Ton fils a besoin d’un père dans sa vie. Je
comprends que tu ne peux pas l’être ouvertement, mais tu pourrais l’être en
secret.
— Non, je ne peux pas. D’aucune manière que ce soit. Ce garçon ne
signifie rien pour moi.
— Il te ressemble à bien des égards. Je pense que tu aimerais apprendre
à la connaître.
— C’est à toi d’élever ton fils, comme bon te semble. Il ne me concerne
en rien.
— Tu es un homme cruel.
— Je suis un prêtre catholique sur le point de devenir évêque. Je ne
peux pas avoir d’enfant. C’est impensable. Ne comprends-tu pas cela ? Tu
ne peux quand même pas être aussi ignorante. »
Sa mère se mit à pleurer.
Le bruit de ses sanglots brisa le cœur de Bernat.
Il courut jusqu’à l’avant du presbytère, monta les marches quatre à
quatre, s’engouffra à l’intérieur et trouva la pièce avec la fenêtre ouverte.
« Bernat ! Mon Dieu. Que fais-tu ici ? » s’écria sa mère.
Il enroula ses bras autour de sa taille et la serra fort. Des larmes
coulaient sur son visage. Comme à l’enterrement.
« Tu m’as suivie ? » demanda-t-elle.
Il fit oui de la tête.
Puis il se tourna face au prêtre.
Le père Gérard Vilamur.
« Vous êtes mon père ?
— Non. Je ne suis pas ton père. S’il te plaît, ne me pose plus jamais
cette question. Maintenant, vous devez partir tous les deux. »

Trente-deux ans s’étaient écoulés depuis ce jour, et le souvenir ne


l’avait pas quitté. Il ne le quitterait jamais.
Il était temps de redescendre.
Le pécheur allait bientôt arriver.
Cet endroit avait été le baroud d’honneur des cathares. Leur ultime acte
de défiance. Lorsqu’ils avaient été forcés de quitter la réalité pour devenir
un souvenir.
Il était venu ici aujourd’hui pour faire l’inverse.
Et ramener un souvenir à la vie.
32

N ick quitta l’hôtel, laissant Zeekers et ses agents continuer à enquêter sur
place. Ils finiraient par vérifier les caméras de sécurité et voir un groupe
de nonnes s’échapper par le parking. Par chance, il n’y avait pas de caméras
dans la cage d’escalier, et, une fois hors du bâtiment, ces femmes se
perdraient dans la foule. Il supposait qu’elles savaient comment semer des
poursuivants. L’ordinateur avait été trouvé dans les escaliers, ce qui
confirmait les dires de Kelsey au sujet du système de pistage et de sa
localisation. Dans la mesure où il n’avait servi que d’appât, et ne contenait
rien d’incriminant ni de préjudiciable, la machine lui avait été remise pour
qu’il la rende à Kelsey. Il sortit son téléphone et composa le numéro de la
servante.
« Vous êtes Nicholas Lee, de l’Unesco ? demanda la femme qui
décrocha.
— C’est moi.
— Pourquoi êtes-vous impliqué dans cette affaire ?
— Sœur Deal est une vieille amie.
— Donc c’est personnel ?
— Qu’est-ce que ça change ?
— Nous essayons simplement de savoir dans quelle mesure les autorités
s’intéressent à nous.
— Vous êtes dans le radar de l’Onu, c’est certain. Mais, pour l’instant,
vous n’aurez pas de meilleur ami que moi. N’oubliez pas que c’est moi qui
ai les images.
— Que voulez-vous ?
— Je veux savoir pourquoi vous avez détruit Les Juges intègres.
— Je n’ai pas le droit de vous communiquer cette information. Je dois en
discuter avec mes supérieures.
— Faites donc ça. J’attends votre appel. Mais, ma sœur, ne tardez pas
trop. »

Kelsey avait perçu l’agacement de Nick.


Elle le connaissait bien. Ils avaient passé trois ans ensemble. Et bien
qu’ils aient été séparés pendant près de dix ans, elle lisait toujours en lui
comme dans un livre ouvert. Pour une raison quelconque, il ne voulait pas
qu’elle implique la police. Pourquoi ? C’était tout à fait le genre d’affaire
dont s’occupaient les forces de l’ordre locales. Le retable de Gand était
considéré comme un trésor national. Absolument tout ce qui le concernait
captivait le public. C’était précisément pour cette raison qu’elle avait appelé
l’inspecteur, qui avait semblé très reconnaissant qu’elle lui communique
cette information.
D’après le point bleu qui clignotait sur l’écran de l’ordinateur de Nick,
son propre portable avait quitté le Novotel. Avec Nick ? Ou quelqu’un
d’autre ? Peut-être les servantes de Saint-Michel ?
Il existait des centaines d’ordres religieux féminins, de toutes tailles et de
toutes croyances, qui rendaient service à d’innombrables personnes, œuvres
de charité et organisations dans le monde entier. Le sien était consacré aux
pauvres, en plus de l’aide qu’il apportait aux églises et musées dans la
restauration de certaines œuvres d’art religieuses. Deux missions en
apparence contradictoires. Mais tout cela avait un sens. Jusqu’à aujourd’hui.
À quoi jouait sa prieure ? Pourquoi plaçait-elle les besoins des servantes
avant ceux de son propre couvent ?
Chaque sœur devait obéissance à sa prieure. C’était une obligation. Mais
le respect ? Il se méritait. Et, jusqu’à présent, elle vouait à sa prieure un
respect inconditionnel. Mais ses mensonges avaient tout changé. Un
comportement trompeur délibéré. Flagrant. Insultant. Naïvement, elle avait
cru que tous les membres d’un couvent étaient des gens vrais et honnêtes. Le
dévouement et la détermination nécessaires pour maintenir un style de vie
aussi rigoureux exigeaient un certain degré de discipline, ce qui éliminait le
besoin de recourir au mensonge. Quelle déception de découvrir qu’elle
s’était fourvoyée, et que la duplicité jouait un rôle tout aussi diabolique à
l’intérieur des murs qu’à l’extérieur. Et cette prise de conscience avait
instillé en elle un doute qu’elle n’avait pas ressenti depuis son entrée au
couvent.
Elle détestait…
Non.
Elle en voulait à sa prieure d’avoir semé ce doute. Elle devait en savoir
plus. Elle ne pouvait pas les laisser faire. Elle attrapa donc le téléphone
qu’on lui avait donné à son arrivée à Gand et composa le numéro de son
couvent en France. Elle fut mise en relation avec une sœur et lui expliqua
qu’elle devait absolument parler à la prieure. Elle n’avait aucun moyen de
contacter la femme directement.
Dix minutes plus tard, le portable sonna.
« Je sais ce que vous avez fait, dit-elle à sa supérieure.
— Et comment le savez-vous ?
— Nous vous avons piégée. Il y a une balise GPS dans l’ordinateur. Vous
l’avez apportée directement aux sœurs-servantes de Saint-Michel. Je veux
discuter avec vous. Maintenant. En personne.
— Je ne reçois pas d’ordres de vous.
— D’accord. Dans ce cas, vous pourrez parler à la police. »
Silence.
« Très bien. Où voulez-vous que l’on se rencontre ? »
Claire était toujours déconcertée par les profondes tensions qui s’étaient
manifestées lors de la réunion des servantes. Elle avait eu l’impression
d’assister à une assemblée de colombes et de faucons. Elle d’un côté,
l’abbesse de l’autre. Les deux femmes avaient rarement été à ce point en
désaccord. Mais elles s’étaient aussi rarement retrouvées confrontées à un
dilemme aussi complexe.
Les origines de l’ordre remontaient à un groupe de neuf femmes formé
autour de 250 apr. J.-C. quelque part dans le Roussillon, sans doute dans le
village de Las Illas, à une trentaine de kilomètres de la maison mère actuelle.
Le groupe resta une organisation informelle et secrète, dont on devenait
membre de mère en fille, jusqu’au VIIIe siècle, lorsqu’elles demandèrent à
l’évêque local la permission de former un ordre religieux. La charte se
trouvait toujours dans leurs archives, ainsi qu’un rapport daté du
10 novembre 1009 qui indiquait qu’une abbaye avait été construite « sur la
montagne par un groupe de femmes, et consacrée par l’évêque d’Elne en
l’honneur de la Vierge Marie et de l’archange Michel ». Le terrain était un
don du comte Guifred et de son épouse, qui apportèrent leur aide financière
au nouveau groupe. Deux ans plus tard, le pape Serge IV publia une bulle
pontificale stipulant que « dorénavant, aucun roi, aucun prince, aucun
marquis, aucun comte, aucun juge, aucun évêque, aucun prêtre ne prendra
l’initiative de commettre un acte de violence, d’invasion ou de soumission
dans ce couvent ou ses dépendances ».
Et nul ne l’avait fait depuis plus de mille ans.
Mais des menaces s’étaient matérialisées de temps à autre.
Au XIIe siècle, les femmes ne jouaient plus qu’un rôle subalterne au sein
de l’Église, et les puissantes abbesses et prieures avaient disparu tandis que
les monastères masculins gagnaient en taille et en influence. Les femmes
n’avaient plus accès ni à l’autel, ni à l’école, ni au conclave, condamnées à
vivre cloîtrées dans la solitude et ignorées du reste du monde. Ce qui avait
grandement aidé les servantes à vivre dans le secret. La menace la plus
sérieuse était venue d’une source improbable au début du XVe siècle,
lorsqu’un artiste belge du nom de Jan Van Eyck avait été chassé dans la
vallée en contrebas de la maison mère par des Maures qui l’avaient poursuivi
jusqu’à la frontière. Il les avait apparemment espionnés, chose qu’ils avaient
de toute évidence ressentie comme un terrible affront. Pourtant, ils avaient
interrompu leur traque une fois confrontés au quebrantahuesos.
Le briseur d’os.
Le vautour.
Elle caressa doucement son épaule gauche à travers sa blouse grise. Le
dessin avait été tatoué sur sa peau deux ans après qu’elle avait prononcé ses
vœux définitifs et terminé sa formation. Une fois qu’elle avait vu la vérité
par elle-même, et prononcé un vœu de plus.
À Veritas, à Vita.
À la vérité, à la vie.
Malheureusement, Van Eyck n’avait pas respecté leur secret. Il en savait
en revanche très peu à leur sujet, et la révélation qu’il laissa dans le retable
de Gand ne fut pas découverte avant des siècles.
Mais elle le fut malgré tout.
Elles avaient espéré que le temps effacerait le problème, et, dans une
certaine mesure, il l’avait fait. Mais le Vatican refusait de le laisser tomber
dans l’oubli. La disparition des Juges intègres en 1934 les avait aidées en
supprimant un élément crucial du puzzle. Mais le tableau venait de ressurgir.
Fallait-il intervenir ? Non. Mieux valait le laisser tranquille, et espérer que le
Vatican fasse de même. C’était déjà sa position quelques semaines plus tôt,
et elle n’avait pas changé. Mais tout cela relevait de la théorie maintenant,
car le mal était fait.
Son téléphone sonna.
Elle attendait des nouvelles de Gand. Elle décrocha, écouta ce qu’il
s’était passé, puis donna ses consignes aux servantes sur le terrain. « Nous
n’avons pas le choix. Prenez de nouveau contact avec Lee et demandez-lui
ce qu’il veut. Ne révélez rien. Apprenez tout ce que vous pouvez sur les
images. Et surtout, tâchez de contenir ce désastre. »
Alors qu’elle mettait fin à l’appel, on frappa doucement à la porte de sa
chambre.
L’abbesse entra.
Claire lui expliqua ce qu’elle savait de Nicholas Lee, en précisant qu’il
était en possession des images. « S’il veut aider, ajouta-t-elle, utilisons-le
jusqu’à ce que nous n’ayons plus à le faire.
— Je suis d’accord, dit l’abbesse. Sœur Deal commence aussi à nous
causer des soucis. J’ai tâché de limiter les dégâts, mais il va falloir nous
occuper d’elle. »
Elle comprit le message.
« Avec votre permission, je vais m’en charger. »
33

L’ archevêque Vilamur guida sa voiture sur le parking en gravier de


Montségur et s’y gara, au terme d’un trajet d’un peu moins de deux heures
depuis Toulouse. Il avait emprunté cette route de nombreuses fois dans le
passé, pour visiter et inspecter les différentes paroisses qui s’étendaient au
sud vers l’Espagne. Il n’avait pas eu d’autre choix que de répondre à la
convocation. Cette vidéo allait le conduire à sa perte, et il devait à tout prix
en apprendre davantage avant l’arrivée du cardinal Fuentes. Il en était venu à
croire que l’homme qui avait orchestré tout ça nourrissait des projets qui
allaient au-delà de la simple exposition des péchés d’un prédateur sexuel. Si
c’était là son seul but, il l’aurait déjà fait, sans tout ce cirque supplémentaire.
Il sortit de la voiture.
Il avait revêtu une tenue de randonnée, rien qui indiquât son rang ni ses
privilèges. Le jean et les chaussures qu’il portait de temps en temps quand il
faisait de longues promenades dans la campagne. Il était important qu’il ne
soit pas reconnu. Heureusement, malgré son rang élevé, peu de personnes
en dehors de la communauté catholique connaissaient son visage.
N’étant pas sûr de ce qu’il était censé faire, il attendit simplement sous le
soleil déclinant de l’après-midi en contemplant la colline et la citadelle qui
couronnait son sommet.
Il n’ignorait pas ce qui s’était passé ici en mars 1244. Quinze années de
révolte et de répression avaient pris fin lorsque les cathares s’étaient rendus
aux croisés albigeois. Cinq clauses avaient alors été négociées. La quatrième
prévoyait que « toutes les personnes présentes dans la forteresse resteront
libres et ne seront soumises qu’à de légères pénitences, à condition qu’elles
abjurent leurs croyances hérétiques et se confessent devant les inquisiteurs.
Ceux qui n’abjureront pas seront brûlés ». Deux cent vingt personnes
refusèrent de renier leur foi. Alors les soldats installèrent une palissade de
pieux et de piquets, formant un enclos à l’intérieur duquel ils entassèrent du
petit bois, de la paille et de la poix. N’ayant pas le temps d’ériger des
bûchers individuels, ils se contentèrent d’enfermer les rebelles dans l’enclos,
la plupart y entrant de leur plein gré tandis que les malades et les blessés
durent être portés. On alluma des feux aux quatre coins de la palissade, et le
bûcher géant s’embrasa en un rien de temps. On n’entendit plus alors que le
crépitement des flammes, le tintement des armes, les voix du clergé
psalmodiant des psaumes et, de temps en temps, un gémissement de douleur.
Peu crièrent.
Presque tous quittèrent ce monde en silence.
Les soldats et les bourreaux avaient reculé pour éviter la chaleur et
l’épais voile de fumée noirâtre. Ceux qui étaient restés dans la citadelle
avaient regardé le feu consumer les malheureux jusqu’à ce qu’il ne subsiste
plus qu’une masse noire carbonisée, et la puanteur de la chair brûlée saturant
l’air du printemps. Les braises rougeoyèrent longtemps dans la nuit.
Un terrible exemple des horreurs qu’ont pu commettre les chrétiens
contre d’autres chrétiens simplement parce qu’ils n’étaient pas d’accord sur
la manière dont il fallait adorer Dieu.
À présent, c’était à lui qu’il arrivait des ennuis, et quelque chose lui
disait que les deux événements étaient liés.
Il se tenait toujours dans l’air frais de la fin d’après-midi lorsqu’il
entendit des pas derrière lui. Il se retourna et vit un homme plus jeune
marcher dans sa direction. Mince. Musclé. Cheveux noirs bouclés. Il s’arrêta
à trois mètres de lui.
Vilamur décida d’aller droit au but. « Je suis là. Que voulez-vous ?
— Je ne veux rien, dit l’inconnu. Mais lui, il veut beaucoup. »
Il pointa un doigt dans sa direction.
L’archevêque se retourna et vit un homme émerger des arbres sur le
sentier qui menait à la ruine, trois mille mètres plus haut. Derrière lui
s’étendait le terrain que l’on appelait le prat dels cremats, le « champ des
brûlés ». Où le massacre avait eu lieu.
L’homme s’arrêta.
« Il attend », dit le jeune homme derrière lui.
Vilamur, peu habitué à recevoir des ordres, commençait à perdre
patience. « Qui êtes-vous ? »
Pas de réponse.
« Que suis-je censé faire ? demanda-t-il.
— Allez le voir pour le découvrir. »
Il se tourna de nouveau et fixa la silhouette qui se tenait à environ cent
mètres de lui.
N’ayant d’autre choix, il se mit à marcher.

Bernat ferma les yeux et laissa se poser les fantômes qui tourbillonnaient
autour de lui. Il s’était toujours senti différent ici. Même si nombre de récits
au sujet de Montségur relevaient davantage de la fiction que des faits,
embellis pour le bénéfice des touristes, la réalité demeurait inchangée. Des
cathares étaient morts ici sous l’autorité de la sainte Église romaine. Et
même si, par la suite, leur religion n’avait pas disparu, elle avait été
indéniablement affaiblie. Il faudrait attendre près de quatre-vingts ans pour
que le dernier parfait cathare connu soit exécuté, en 1321. Après ça, plus
aucun document de l’Inquisition ne mentionna jamais les cathares.
Ils s’étaient éteints.
Rejoignant les ombres.
Aujourd’hui, le Languedoc tout entier se réclamait d’eux. Mais pas en
tant que religion. Plutôt comme une curiosité, une idée. Le mot cathare et
son esprit commémoratif étaient omniprésents. Sur les enseignes des cafés,
des boutiques, des agences immobilières, sur les menus des restaurants, les
étiquettes de bouteilles de vin, absolument partout. Étrange, vraiment. Leur
système de croyance entier avait été annihilé il y a sept cents ans. Il n’en
restait aucune trace physique. Pas d’art. Pas de monuments. Pas de
chapelles. Pas d’écrits. Rien ou presque. Ce que l’Église avait qualifié
d’hérésie ratée, ce qu’elle avait calomnié, diffamé et déformé, la société
moderne l’avait transformé en une légende romantique.
Ces dernières années, l’Église catholique s’était excusée pour la manière
dont elle avait historiquement traité les Juifs, pour son usage répété de la
violence sous couvert de religion, l’Inquisition, le manque de respect dont
elle avait pu faire preuve à l’égard des femmes et des minorités, et même le
saccage de Constantinople par les croisés en 1204. Mais jamais elle n’avait
explicitement exprimé le moindre regret pour la croisade des Albigeois.
Certes, en mars 2000, Jean-Paul II avait présenté une excuse générale pour,
selon ses mots, « toutes les fautes du passé ». Mais aucune référence
spécifique aux cathares n’y figurait. On serait en droit de penser que
l’extermination systématique de dizaines de milliers de personnes, le
massacre de chrétiens par d’autres chrétiens, mériterait au moins une
mention.
Mais non, pas un mot.
Bernat ne pouvait rien changer à ces omissions, mais il pouvait dénoncer
l’hypocrisie de l’institution elle-même et de certains membres de l’Église
catholique romaine.

Vilamur étudia l’homme qui l’attendait.


Grand, large d’épaules, d’âge moyen, pourvu d’une épaisse crinière de
cheveux bruns, vêtu d’une chemise à manches longues, d’un jean et de
bottines. Il se tenait les deux mains derrière le dos, droit comme un piquet,
près d’une stèle commémorant ces victimes du passé. L’inscription en
occitan qui y figurait était une gifle à l’Église catholique : Als catars, als
martirs del pur amor crestian. « Aux cathares, martyrs du pur amour
chrétien ». Accompagnée d’une date. 16 mars 1244.
Il traversa l’étendue d’herbe battue par un vent glacial soufflant du nord.
Il se dit qu’il était le très estimé archevêque métropolitain de Toulouse, un
membre sacré de l’Église catholique romaine, qui avait droit au respect.
Quoi qu’il arrive.
Il s’arrêta devant l’homme. « Qui êtes-vous ?
— Vous ne vous souvenez pas de moi ? »
Il n’avait jamais vu ce visage avant.
« Je possède une salle de ventes à Toulouse. L’avez-vous déjà
fréquentée ?
— Jamais.
— C’est bien dommage. Nous avons vendu de magnifiques objets.
— Votre nom ?
— Bernat de Foix.
— Suis-je censé vous connaître ?
— Vous connaissiez ma mère. Renée Bellamy. »
Un nom qu’il n’avait pas entendu depuis bien longtemps. Et qu’il
espérait ne plus jamais entendre. Maintenant, il se souvenait. « Vous êtes ce
petit garçon qui est entré dans le presbytère, ce jour-là, quand sa mère est
venue me voir ?
— Oui. J’ai grandi. Je ne porte plus le nom de Bellamy. Je l’ai fait
changer légalement pour de Foix, par respect pour ma mère et sa famille.
C’était son nom de jeune fille. »
Voilà qui lui faisait une belle jambe.
« Vous êtes fier, mon père ? Et je ne dis pas cela dans un sens religieux.
— Comme je l’ai dit à votre mère ce jour-là, je ne suis pas votre père.
— Elle est morte. »
Une partie de lui était soulagée, mais il ne pouvait guère le lui dire. « Je
suis navré de l’apprendre. »
De Foix eut un petit rire. « J’en doute fort. Elle connaissait vos péchés.
Ça fait un témoin de moins contre vous.
— Je ne suis pas votre père », répéta-t-il.
De Foix enfonça la main dans sa poche et en sortit une fiole en verre.
« Prouvez-le avec un simple test ADN. S’il s’avère que vous n’êtes pas mon
père, je vous remettrai la vidéo de la confession de Tallard et nous en
resterons là. Mais s’il est positif, alors vous et moi aurons beaucoup de
choses à nous dire.
— Et comment saurai-je que les résultats sont légitimes ? »
De Foix sortit une autre fiole. « Deux tests. L’un par moi, l’autre par
vous, dans le laboratoire de votre choix. Je veux être sûr qu’il n’y aura pas
d’erreur.
— Ai-je le choix ? »
De Foix secoua la tête. « Aucun.
— Que voulez-vous vraiment ?
— Ce que veulent tous les fils. Que leur père sache qu’ils existent. »
Il en doutait. Cet homme s’était donné beaucoup de mal pour le
rencontrer. Et ce n’était ni par amour ni par curiosité. « Avez-vous tué
Tallard ?
— Non. Ce serait contraire à ma religion.
— Vous êtes cathare ? demanda Vilamur, abasourdi.
— Je suis un parfait. »
Il secoua la tête. Les parfaits étaient des idiots aux croyances aberrantes,
qui juraient de ne jamais avoir de relations charnelles, mentir ou prononcer
un serment. Pour eux, avoir des enfants était un crime. L’extinction de
l’humanité semblait être leur but ultime. Ils croyaient en la réincarnation,
vivaient une vie après l’autre jusqu’à ce qu’ils atteignent ce qu’ils pensaient
être le salut. Ils s’appelaient les Bons Chrétiens. Les Purs.
Quelle blague.
Mais une question le taraudait. « Pourquoi avez-vous mentionné les
Vautours ?
— Pour attirer votre attention. Et on dirait que ça a marché. »
Ce n’était pas vraiment une réponse, mais il devait prendre garde à ne
pas se montrer trop curieux, au risque de se laisser piéger par ses propres
mensonges, ce qui ne ferait qu’empirer les choses. Il détourna donc la
conversation de sa personne. « Vous êtes un imbécile. »
De Foix sourit. « Peut-être, mais je suis l’imbécile qui a fait de vous
précisément ce qu’il voulait. »
C’était vrai.
Mais à présent, Vilamur connaissait son ennemi.
34

K elsey ouvrit la porte de l’appartement et invita sa prieure à entrer.


Elle avait choisi cet endroit pour leur discussion, car c’était celui
qui lui semblait le plus sûr, et le plus privé. Ici, elle était en terrain connu et
contrôlait son environnement. Il était crucial que personne n’entende ce dont
elles allaient s’entretenir. Avant aujourd’hui, sa relation avec la prieure avait
été cordiale, amicale même, quoique toujours professionnelle. Jamais elle
n’avait douté de sa sagesse, de sa compétence ni de sa loyauté. Elle avait eu
en elle une confiance absolue.
Qui avait volé en éclats.
Elles s’assirent dans le salon et se firent face.
« Je comprends votre colère, dit la prieure. Mais je n’ai pas eu le choix.
— Pourquoi ne pas simplement m’en avoir parlé ?
— Je n’ai pas à m’expliquer. »
Kelsey se raidit. « Vous n’êtes pas sérieuse. Ce panneau était sous ma
responsabilité. On me l’avait confié. Le tout premier devoir d’un restaurateur
est de ne pas endommager l’œuvre sur laquelle il travaille. La mienne a été
détruite. J’ai été attaquée. Et vous êtes impliquée. Je pense au contraire que
vous me devez des explications. »
La prieure garda le silence, et Kelsey lui laissa un moment. Finalement,
elle parla. « Après votre appel, j’en ai passé un moi-même. J’ai reçu la
permission de vous transmettre quelques informations confidentielles.
J’espère qu’elles vous fourniront l’explication dont vous avez besoin. »

Les deux femmes patientaient dans l’obscurité.


Elles avaient pénétré dans la cathédrale Saint-Bavon par la porte
principale sept heures plus tôt, comme tant d’autres personnes en ce 10 avril
1934. Elles avaient longé la nef, examiné la chaire rococo, puis déambulé un
moment dans le chœur et ses huit chapelles. Elles s’étaient attardées devant
la magnifique Conversion de Saint-Bavon par Rubens, dont le grand maître
disait qu’elle était la plus belle œuvre qu’il ait jamais peinte. Elles avaient
admiré l’orgue, le chœur, le maître-autel et les statues de Pierre et Paul. À
l’approche de l’heure de fermeture de la cathédrale, elles étaient descendues
dans la crypte, la plus grande de Flandres, ornée de fresques exquises. Le
but de leur visite n’était pas seulement de contempler ce lieu majestueux,
mais aussi d’y chercher la meilleure cachette.
Ayant trouvé l’endroit parfait, elles attendirent que minuit ait sonné pour
s’aventurer de nouveau dans la nef. Tout le personnel d’entretien était parti.
Les troncs destinés à recueillir les pièces avaient été vidés et cachés sous les
bougies votives. Les portes étaient verrouillées, les lumières baissées. Les
deux femmes étaient vêtues de noir, la tête et le visage capuchonnés afin que
personne ne puisse les voir. La dernière chose dont elles avaient besoin,
c’était d’être reconnues. L’idée était d’accomplir leur tâche et de repartir en
vitesse.
Elles traversèrent la nef jusqu’à la chapelle Joos Vijd, nommée en
l’honneur du premier échevin de Gand qui, avec son épouse, avait financé
au XVe siècle la création du célèbre retable. Un cadenas scellait ses portes,
qu’elles forcèrent sans peine grâce aux outils qu’elles avaient apportés.
Toute cette entreprise paraissait un peu trop facile. Pas de sécurité. Pas de
gardes. Pas même de barrières pour empêcher les visiteurs de toucher la
peinture.
Elles entrèrent dans la chapelle.
Le retable se trouvait à environ un mètre du sol et il était fermé, ses
panneaux latéraux repliés abritant le panneau principal, celui qui figurait
l’Agneau de Dieu. Un tissu drapé par-dessus le protégeait de la poussière.
Elles avaient tout planifié pendant des semaines. Chaque détail avait été
pris en compte.
L’une des femmes retira le tissu et rabattit les deux ailes latérales, qui
grincèrent sur leurs charnières. Ce qui les intéressait se trouvait en bas à
gauche du retable ouvert, lequel avait été étudié avec soin grâce aux
photographies prises par d’autres femmes qui avaient visité la chapelle
avant elle, avec le reste du public, au cours des dernières semaines.
Cinquante ans plus tôt, lorsque certains panneaux étaient exposés à Berlin,
ils avaient été sciés afin que toutes les surfaces peintes puissent être
montrées en même temps. Grâce aux réparations qui avaient eu lieu, elles
purent aisément libérer les charnières et séparer les deux côtés du panneau.
N’ayant besoin que des peintures, elles se contentèrent de les décrocher des
cadres, ce qui endommagea légèrement ces derniers, mais n’affecta pas les
autres images.
Elles n’étaient pas là pour détruire.
Seulement pour protéger.
Les deux femmes portaient des gants et travaillaient lentement, avec
méthode, soucieuses de ne pas laisser derrière elles la moindre trace qui
puisse trahir leur identité. Lorsqu’elles eurent détaché les deux panneaux,
elles les glissèrent dans des sacs en toile de jute, puis refermèrent les deux
ailes du retable et reposèrent le tissu. Le douzième panneau ayant disparu,
on voyait désormais une portion du panneau principal. Habituellement, il
n’était visible qu’en ouvrant les ailes. Elles se signèrent toutes les deux et
murmurèrent une prière rapide. Puis elles laissèrent une note écrite à la
main, destinée à envoyer les autorités sur la mauvaise piste. Retiré à
l’Allemagne par le traité de Versailles. L’idée étant de faire croire qu’il
s’agissait d’un acte de vengeance pour les indignités subies par l’Allemagne
à la fin de la Première Guerre mondiale.
Cela fait, elles quittèrent la chapelle.
« Ces deux femmes, conclut la prieure, étaient des servantes de Saint-
Michel, chargée d’une mission sacrée.
— Ce sont des nonnes qui ont volé Les Juges intègres ? demanda Kelsey,
abasourdie.
— C’est exact. Mais quelque chose d’inattendu s’est produit ensuite. »
La prieure lui expliqua alors comment les deux servantes avaient quitté
la cathédrale par une porte latérale. Elles n’avaient aucun moyen de la
verrouiller derrière elles, leur itinéraire de sortie serait donc facile à
déterminer. Une fois dehors, elles prirent un sac chacune et partirent dans
des directions opposées, l’heure tardive aidant. Il y avait peu de gens dans la
nuit froide. Si les chemins qu’elles avaient empruntés étaient différents, leur
destination était la même. Le couvent des servantes, au nord de la ville.
« Elles avaient tout planifié si soigneusement, dit la prieure. Elles
avaient à dessein pris l’avant et l’arrière du douzième panneau afin de ne pas
attirer l’attention sur l’un plus que l’autre. Malheureusement, alors qu’elles
s’éloignaient de la cathédrale, les deux servantes ont été attaquées, et leurs
deux panneaux dérobés. Ni l’une ni l’autre ne fut jamais retrouvée. Les
servantes avaient reçu de l’aide de personnes qu’elles pensaient leurs alliées
pour organiser le vol. Mais ces hommes avaient d’autres projets. Ils ont pris
les deux panneaux, puis se sont lancés dans plusieurs mois de négociations
avec les autorités pour tenter d’obtenir une rançon. Ils ont même fini par
rendre le panneau de saint Jean le Baptiste, pour soi-disant témoigner de leur
bonne foi. »
Kelsey connaissait l’histoire.
Aucune rançon n’avait jamais été payée. La police avait concentré ses
efforts sur un Belge, un certain Arsène Goedertier, qui affirma sur son lit de
mort avoir volé Les Juges intègres. Mais son aveu fut accueilli avec
scepticisme. Il n’avait pas de motivation réelle, était trop aisé pour avoir
besoin de l’argent de la rançon, et n’avait même pas les capacités physiques
pour exécuter le vol. Il mourut subitement fin 1934.
« Des copies des douze demandes de rançon ont été retrouvées dans la
maison de Goedertier, dit la prieure. Malgré une enquête minutieuse, les
servantes n’ont jamais retrouvé ni leurs sœurs perdues ni Les Juges intègres,
et n’ont jamais réussi à identifier aucun des complices de Goedertier.
— Mais pourquoi l’ont-elles volé ?
— Il contient un secret.
— À propos de quoi ?
— Pour le savoir, vous allez devoir parler aux autres.
— Qui ? demanda-t-elle, perplexe.
— Sœur Deal, depuis sa création, la congrégation de Saint-Luc entretient
une relation étroite avec les servantes de Saint-Michel. Notre prieure vient
toujours de cet ordre. Je ne suis que l’une d’une longue lignée à faire la
transition. Jusqu’à présent, cette relation est restée privée. Mais ce qui s’est
passé ici ces derniers jours a considérablement changé les choses. L’abbesse
des servantes a pris contact avec moi. C’est la raison de ma présence ici. Je
sais maintenant que l’ordinateur que vous m’avez donné ne contient aucune
photographie. Vous et votre ami Nicholas Lee, vous m’avez bien embobinée.
Mais il y a dans les images que vous avez enregistrées une menace contre un
secret que les servantes protègent depuis près de deux mille ans. »
35

C e que Nick s’apprêtait à faire figurait au sommet de la liste des choses


les plus improbables qu’il aurait jamais imaginé entreprendre un jour. Il
avait entourloupé puis finalement conclu un marché avec un groupe de
nonnes impliquées dans Dieu sait quelles sombres histoires. Le seul fait
indiscutable était que Les Juges intègres avaient été réduits en cendres par
ces mêmes nonnes qu’il était parvenu à pousser dans leurs retranchements. Il
leur avait fallu près d’une heure pour le rappeler et organiser une rencontre.
Mais elles avaient fini par le faire, et choisi leur couvent comme lieu de
rendez-vous. Ce qui lui convenait très bien, puisque c’était lui qui avait
toutes les cartes.
Un taxi le déposa devant le portail en fer. La journée s’était réchauffée
sous le soleil de la fin d’après-midi qui entamait son dernier acte vers
l’ouest. Il avait énormément progressé en une journée. Bien plus que la
police. Avec un peu de chance, l’inspecteur Zeekers continuerait à chasser
des ombres et il ne l’aurait pas dans les pattes. Il s’était arrêté à l’hôtel et
avait déposé l’ordinateur de Kelsey dans sa chambre. Nick ne l’avait pas
rappelée, préférant attendre un peu que les choses se tassent jusqu’à ce qu’il
sache quoi lui dire. Elle était de toute façon en sécurité dans son
appartement. Le temps était venu de découvrir ce que trafiquaient ces
nonnes.
Il franchit le portail, se dirigea vers l’entrée du couvent et frappa à la
lourde porte de chêne. Ce ne fut pas l’une des nonnes qui lui ouvrit, mais un
homme de haute taille aux yeux violets perçants et aux traits émaciés. La
femme âgée qu’il avait rencontrée la veille, celle qui avait déclaré être la
mère supérieure, se tenait sur le côté, en compagnie d’un autre homme.
Celui-ci, plus petit et replet, avait le teint rougeaud et des bajoues qui
pendaient de part et d’autre de ses lèvres charnues. Les deux hommes
portaient des pantalons, chemises, chaussures et vestes différentes, mais
chacun arborait autour du cou une chaîne à laquelle était attachée une croix.

Ce qui devait avoir son importance.


« Vous devez être Nicholas Lee », dit le grand homme qui avait ouvert la
porte.
Il remarqua l’expression inquiète sur le visage de la nonne.
« Et vous êtes ? demanda-t-il.
— Frère Robert Dwight. »
Il désigna l’autre homme. « Et lui ?
— Mon collègue, frère Paul Rice. »
D’un rapide coup d’œil vers la nonne, il l’interrogea du regard pour
savoir si tout allait bien. La femme hocha la tête. Pas un soupçon de peur
dans ses yeux. Au contraire, elle paraissait à l’écoute, aux aguets.
« J’ai cru comprendre que vous veniez pour vous entretenir avec les
servantes, dit Dwight. Mais c’est à moi que vous allez parler.
— Et de quoi allons-nous parler ?
— Des images électroniques des Juges intègres. Qui, ai-je appris, sont
en votre possession.
— Et en quoi vous intéressent-elles ?
— Si vous le voulez bien, c’est moi qui vais poser les questions. »
Il n’aimait pas beaucoup son arrogance, mais il laissa couler. Pour
l’instant, du moins. Sa priorité était de comprendre ce qui se tramait, car, de
toute évidence, l’apparition de ces hommes au couvent était inattendue.
« Ces femmes affirment que vous leur avez volé un ordinateur la nuit
dernière. Où est-il ? »
Il comprenait mieux, maintenant. Ces chères servantes faisaient des tours
de passe-passe avec l’ordinateur. Malin. « Où sont les autres ? demanda-t-il à
la mère supérieure.
— Cela ne vous regarde pas, dit Dwight.
— Ça me regarde si vous voulez ces images. Ce n’est pas négociable.
Au fait… » Il désigna la croix que le type portait autour du cou. « Vous êtes
quoi, au juste ?
— Domini canes, cracha la mère supérieure d’une voix pleine de mépris.
— Pardonnez-la, dit Dwight. Il s’agit d’un vieux jeu de mots latin, un
surnom qu’on nous donnait parfois. Les chiens du Seigneur. Ce que, soit dit
en passant, nous considérons comme un grand honneur.
— Et qui est ce nous ?
— Je suis un frère dominicain. L’insulte proférée par la mère supérieure,
sa référence aux chiens, s’inspire de la légende selon laquelle la mère de
saint Dominique, alors qu’elle était enceinte de lui, aurait eu la vision d’un
chien noir et blanc tenant une torche dans la gueule. On racontait que,
partout où allait le chien, il mettait le feu à la terre. Cette vision s’est réalisée
lorsque Dominique et ses disciples, vêtus de noir et blanc, mirent le feu à la
terre avec l’Évangile. Le chien est connu pour sa loyauté et nous,
dominicains, avons la réputation d’être des serviteurs obéissants de la foi.
— Et la croix autour de votre cou ?
— Notre symbole, dit Dwight. Que nous arborons aujourd’hui afin que
les servantes comprennent que nous ne sommes pas des imposteurs. »
Nick avait déjà sous-estimé un groupe religieux, il ne ferait pas deux fois
la même erreur. Aussi demanda-t-il calmement : « Où sont les autres
servantes ? »
Dwight désigna le couloir partant du vestibule.
Il s’y engagea, supposant que les autres se trouvaient dans la salle qu’il
avait repérée lors de sa première visite. Une sorte de salle à manger et de lieu
de rassemblement. Il entra et, effectivement plusieurs femmes âgées y
étaient réunies, dont les deux qu’il avait vues à l’hôtel, ainsi que les deux
plus jeunes. Elles portaient toutes les mêmes blouses et voiles de couleur
grise. Un autre homme, lui aussi avec une croix autour du cou, les
surveillait.
« Satisfait ? lui demanda Dwight. Que croyiez-vous ? Qu’elles étaient en
danger ? Je suis un frère de l’Église, pas un voyou.
— Ça reste à prouver », dit l’une des jeunes servantes, celle au visage
contusionné.
Dwight pointa un doigt dans sa direction. « Je te conseille de surveiller
tes paroles. »
En fait, songea Nick, c’est vous qui feriez bien de faire attention à ce que
vous dites. Vous ne savez pas de quoi cette femme est capable.
« Que faites-vous ici ? demanda-t-il à Dwight.
— On m’a chargé de mener une enquête.
— Qui ça, on ?
— Le Vatican », répondit aussitôt la mère supérieure.
À en croire les visages inquiets des autres servantes, ce n’était pas une
bonne chose.
« Exact, dit Dwight. Ma mission remonte à très loin. Peut-être allons-
nous enfin connaître la vérité, la vie. Veritas, Vita.
— Est-ce censé vouloir dire quelque chose ?
— Pour vous ? Non. Mais pour ces servantes, absolument. »
Il se passait quelque chose de grave.
Et dangereux.
« Ces femmes affirment que vous savez où se trouve l’ordinateur
qu’elles ont réussi à voler hier soir, poursuivit Dwight. Une des leurs a été
tuée par la police. »
Ce type était bien informé. La question était : à quel point ?
Nick essaya de se rappeler ce qu’il savait sur les dominicains, fouillant
dans ses souvenirs de petit protestant éduqué dans une école catholique.
Fondé au début du XIIIe siècle par un prêtre espagnol nommé Dominique de
Guzmán, connu sous le nom de frère Dominique, l’ordre avait pour missions
principales la prédication de l’Évangile, la lutte contre l’hérésie et
l’éducation. Ils jouaient à cet égard un rôle de premier plan dans la vie
intellectuelle médiévale. Certains les appelaient les frères noirs en raison de
la cape de cette couleur qu’ils revêtaient sur leurs habits blancs. Ils
arboraient autrefois une coupe de cheveux distinctive, la tonsure. Dans les
livres et les films, c’était toujours ces personnages effrayants tout de noir
vêtus qui commettaient toutes sortes d’actes sinistres.
Mais c’était de la fiction, n’est-ce pas ?
Dwight plongea la main dans sa poche et en sortit un téléphone portable.
Il appuya sur l’écran et le lui montra. Il affichait une image, que Nick
reconnut immédiatement.
« C’est une photo de l’épaule gauche de la femme morte la nuit dernière,
dit Dwight.
— Et comment avez-vous eu accès au corps ?
— L’Église a de nombreux amis à Gand, dit un des frères avec un sourire
agaçant.
— Savez-vous ce que ce dessin signifie ? demanda Dwight.
— Aucune idée.
— Peut-être devrais-je poser la question aux servantes présentes dans
cette pièce. » Dwight brandit le téléphone pour leur montrer le cliché.
« Reconnaissez-vous ceci ? »
Aucune ne parla.
« Je me doutais que vous vous mureriez dans le silence. » Il fit signe aux
deux autres frères, qui empoignèrent la jeune servante au visage meurtri,
celle qui avait insulté Dwight. Alors que Nick et les autres servantes
s’avançaient pour venir à son aide, le dominicain sortit une arme, qu’il
braqua sur eux.
Ils se figèrent.
« C’est le genre d’équipement que vous fournit le monastère ? demanda-
t-il à Dwight.
— Aujourd’hui, oui. Maintenant, reculez. »
Personne ne bougea.
Il leva son arme pour appuyer son propos, tirant en arrière le chien du
pistolet.
« Faites ce qu’il dit », dit Nick aux servantes, et elles battirent en retraite.
Mais il resta immobile.
« Vous aussi, ordonna Dwight.
— Qu’est-ce que vous allez lui faire ?
— Découvrir la vérité. »
Sans baisser son arme, Dwight s’approcha de la nonne. Il empoigna sa
blouse par le col et la rabattit violemment sur son épaule gauche, arrachant
les boutons et exposant la peau de la jeune femme et la bretelle de son
soutien-gorge. Les autres servantes réprimèrent un cri d’horreur. Mais Nick
vit le vautour tatoué sur son épaule, comme sur celle de la servante décédée.
Un sourire se dessina sur les lèvres fines de Dwight. « Les Vautours*. »
Son français était abominable. « Vous allez devoir traduire.
— Les Vautours, dit Dwight en anglais. Ces femmes sont les Vautours.
— Mais encore ?
— Une épine dans le pied de l’Église. Mais nous savons maintenant
qu’elles existent au grand jour, au vu et au su de tous, sous le nom de sœurs-
servantes de Saint-Michel. Enfin, nous les avons démasquées et localisées.
Et cela grâce à vous, monsieur Lee. Vous avez causé une belle perturbation
dans leur opération la nuit dernière. »
Dwight fit un geste avec son arme et les deux autres hommes libérèrent
la servante, qui s’empressa de couvrir son épaule nue de sa main droite.
« Vous allez regretter ce que vous venez de faire », dit la mère
supérieure.
Dwight eut un petit rire. « Qu’ai-je à craindre d’une vieille femme
comme vous ?
— Moi, je ne suis pas vieille, dit la servante qu’il venait d’agresser.
— Vous y allez un peu fort, non ? lança Nick à Dwight.
— C’est nécessaire, vu les circonstances. Ces Vautours nous causent des
soucis depuis longtemps. Elles devraient aussi vous intéresser, d’ailleurs.
Elles ont délibérément détruit une importante œuvre d’art. N’est-ce pas votre
travail de protéger les trésors de ce monde ? Maintenant, dites-moi où se
trouve l’ordinateur.
— Aucune chance. »
Il espérait que son obstination lui ferait gagner quelques points auprès
des servantes.
Dwight, cependant, se contenta de hausser les épaules. « Je n’ai plus
vraiment besoin de ces images. Je sais maintenant où aller, c’est tout ce qu’il
me fallait. »
Sur un signe du dominicain, ses deux acolytes se dirigèrent vers la sortie.
Dwight recula, son arme toujours pointée sur eux.
« Soyez gentils, restez ici jusqu’à ce que nous soyons partis. »
Nick balaya la pièce du regard. Les visages des femmes ne trahissaient
pas la moindre émotion. Elles regardèrent calmement les dominicains s’en
aller.
Lorsqu’ils eurent disparu, une des jeunes servantes s’avança. Une brune
au teint olive. « Monsieur Lee, je suis sœur Isabel. Ma collègue, celle qui
vient d’être agressée, est sœur Ellen. Nous apprécions ce que vous avez fait.
— Vous allez devoir me dire ce qui se passe. Une femme est morte hier
soir et une œuvre d’art a été délibérément détruite. Cette sombre merde qui
vient de partir avait raison. Mon travail est de veiller sur les trésors culturels.
Qu’entendait-il par “Je sais où aller” ? »
La mère supérieure s’avança et dit aux deux jeunes femmes : « Appelez-
les. Maintenant. »
Les sœurs Isabel et Ellen quittèrent la pièce.
Il se tourna face à la vieille dame. « Allez-vous enfin me parler ?
— Oui. Et vous avez raison d’être inquiet. »
36

V ilamur entra dans le presbytère.


Il avait profité du trajet de Toulouse à Montségur pour réfléchir à tout
ce qu’il s’était passé. Pourquoi cela lui arrivait-il à lui ? Et pourquoi
maintenant, alors que tout était en train de se mettre en place ? Pourquoi
fallait-il que Bernat de Foix refasse surface après toutes ces années ? Un
verset de l’Épître aux Galates lui traversa l’esprit. Ne vous y trompez pas :
on ne se moque pas de Dieu. Ce qu’un homme aura semé, il le moissonnera
aussi. Tout à fait adapté à la situation.
Et puis, il y avait cette histoire de cathares qui, apparemment, existaient
toujours. Comment était-ce possible ?
Il pensait ce qu’il avait dit à de Foix. Les cathares étaient des cuistres et
des imbéciles, qui considéraient la sainte Église romaine, et à peu près
toutes les choses de ce monde, comme l’œuvre du malin, alliée au mauvais
dieu. Parce qu’il y aurait deux dieux différents ? Foutaises. Le polythéisme
était mort depuis belle lurette. Tout comme les cathares. Du moins était-ce
ce qu’il croyait il y a encore quelques jours.
Ces crétins rejetaient l’intégralité du monde matériel, considéraient le
fait d’avoir des enfants comme criminel, et l’Église comme satanique. Pour
eux, quiconque attachait de la valeur aux choses était au mieux dans l’erreur
et au pire un disciple du diable. Malheureusement, l’Église du XIIIe siècle
n’avait rien fait pour infirmer cette idée, bien au contraire. Les papes,
cardinaux, évêques et prêtres de l’époque avaient tous vécu dans un luxe
ostentatoire. Ils faisaient l’inverse de ce qu’ils prêchaient et avaient élevé
l’hypocrisie au rang d’art. Pire encore, l’Église avait ouvertement
encouragé le culte d’objets matériels tels que les reliques et la vénération de
la Croix. Et non sans raison. C’étaient d’excellentes sources de revenus. Les
cathares aimaient citer Matthieu. Gardez-vous des faux prophètes. Ils
viennent à vous en vêtements de brebis, mais au-dedans ce sont des loups
ravisseurs. Vous les reconnaîtrez à leurs fruits.
D’où l’étiquette qu’ils avaient inventée pour les papistes. L’Église des
Loups. Et il ne pouvait nier qu’il y avait beaucoup de vrai dans tout ça.
Tout comme il y avait du vrai dans les affirmations de Bernat de Foix.
Il avait bien connu Renée. Une belle femme à la chevelure auburn
bouclée, dotée d’une poitrine impressionnante, qui avait fréquenté sa
paroisse à Pau plus de quarante ans auparavant. Il avait servi cette paroisse
pendant très longtemps et il y avait séduit de nombreuses femmes.
Combien ? Dix ? Vingt ? Difficile à dire. Toutes étaient mariées, car, après
tout, il ne prenait guère de risques à les courtiser. Et il y avait quelque chose
dans le col blanc qui les attirait. Jamais il n’avait contraint aucune de ces
femmes à faire des choses qui soient contraires à leurs désirs. Elles étaient
toutes adultes. Presque toutes mères. Et quand venait le moment de mettre
un terme à leur relation, aucune ne lui avait causé d’ennuis.
Sauf Renée qui, après avoir réussi à garder le secret pendant dix ans, lui
avait annoncé qu’elle avait un fils.
À l’époque des premières révélations mondiales d’abus sexuels commis
par des membres du clergé, il avait craint qu’un détail compromettant de
son passé ne refasse surface. Mais, à son grand soulagement, il n’y avait
rien eu. Quoi qu’il se fût passé, c’était terminé depuis longtemps et aucune
des femmes concernées ne voulait que leur histoire s’ébruite.
Il les avait choisies avec soin.
Renée, en particulier, était tout ce qu’il attendait de ses maîtresses.
Employée d’un grand magasin local, c’était une fervente catholique, très
impliquée dans la vie de l’église, qui venait régulièrement à confesse.
C’était ainsi qu’il avait appris que son mariage était malheureux. À partir de
là, il n’avait eu aucun mal à exploiter sa vulnérabilité pour l’attirer dans son
lit. Leur relation avait été longue, plus qu’avec les autres femmes. Ils
s’appréciaient et aimaient se retrouver et, pendant un temps, il s’était
entièrement consacré à elle. Et puis, par la force des choses, leur relation
avait pris fin, et il était allé de l’avant. Comme les autres femmes, elle
l’avait plutôt bien pris. Qu’auraient-elles pu dire, de toute manière ?
Aucune ne voulait vraiment quitter son mari. Elles cherchaient simplement
une diversion, de l’attention, du plaisir, pour le temps que cela durerait. Et
puis, un jour, Renée était revenue.
Avec un fils de dix ans.
Bernat de Foix et lui avaient échangé des échantillons de salive, qu’ils
avaient chacun déposée dans leurs fioles respectives. Mais il n’avait pas
besoin de test ADN. Il savait, comme il l’avait su alors, que cet homme était
son fils.
« Qu’attendez-vous de moi ? avait-il demandé à de Foix avant de partir.
— Beaucoup, archevêque. J’attends beaucoup de vous. »
Cette réponse lui avait fait froid dans le dos.
De Foix ferait certainement le test ADN, moins sûr de la filiation qu’il
voulait bien le faire croire. Cela lui permettrait de gagner un jour, peut-être
deux.
Et après ?
« Vous avez un visiteur », annonça sa gouvernante, interrompant ses
pensées.
Il se tenait toujours dans le vestibule du presbytère.
La vieille dame occupait ce poste depuis de nombreuses années, et ils
s’entendaient relativement bien. Il avait toujours mis un point d’honneur à
ne jamais s’aliéner ni maltraiter son personnel, ni coucher avec, car il était
vital au bon fonctionnement du diocèse. Les paroissiens allaient et venaient.
Les employés, en revanche, restaient.
« Qui est-ce ? »
Elle le lui dit.
Et il se dirigea immédiatement vers son bureau.

*
* *
Le cardinal Hector Fuentes se leva de sa chaise dès qu’il pénétra dans la
pièce. « Archevêque Vilamur, c’est un plaisir de faire votre connaissance.
— Éminence, vous n’étiez pas censé arriver demain ?
— L’occasion s’est présentée de venir plus tôt, et je l’ai saisie. »
Une intuition lui disait que cette heureuse coïncidence n’allait pas
arranger ses affaires.
Avec son torse puissant et ses bras charnus, Fuentes était bâti comme un
ours. Il avait un nez large et d’épais sourcils sous des cheveux auburn
coupés court. Son allure très soignée, les plis de son visage et son regard
intense lui donnaient un air sérieux et autoritaire qui, songea Vilamur,
devait bien souvent correspondre à son humeur. Les cardinaux, dans leur
ensemble, étaient des gens plutôt froids et distants. Ils étaient 221, mais
seuls 128 avaient moins de quatre-vingts ans et donc le droit de participer
au conclave. Fuentes devait être l’un des plus jeunes. Entre soixante-cinq et
soixante-dix ans. Mais la vraie question était : que faisait-il ici ? Et que
voulait-il ?
Ils prirent tous les deux place sur une chaise, face à face.
Comme lui, Fuentes portait une tenue décontractée, un pantalon, une
chemise et une veste. Pas d’anneau. Pas de croix. Rien qui l’identifiât
comme un prince de la sainte Église romaine. Ce qui ne fit que renforcer les
soupçons que Vilamur nourrissait déjà à son endroit.
« Vous avez fait de la randonnée, on dirait, remarqua Fuentes.
— J’ai dû me rendre dans le Sud pour régler une affaire. Je me suis dit
qu’une promenade dans les montagnes me ferait le plus grand bien.
— Et ?
— C’était très agréable.
— J’aime beaucoup la nature. Malheureusement, je n’ai plus guère
l’occasion d’en profiter. »
Vilamur décida d’aller droit au but. « Que me vaut l’honneur de votre
visite ? Et pourquoi vous intéressez-vous autant à ce qui est arrivé au père
Tallard ?
— Que ce soit clair : je me fiche éperdument du sort de ce déviant
sexuel. Vous avez raison, celui qui l’a tué a rendu un grand service au
monde. Cette confession filmée, en revanche, m’intéresse. Ainsi que les
cathares et les Vautours. Ce sont deux sujets qui me fascinent depuis
longtemps. »
Vilamur savait maintenant que toutes les informations qu’il avait reçues
anonymement venaient de Bernat de Foix, lequel, de toute évidence, était
extrêmement bien renseigné sur une affaire assez importante pour inquiéter
le Vatican.
« Allez-vous m’expliquer pourquoi ces deux sujets vous intéressent
tant ? demanda-t-il en s’efforçant de garder le contrôle de sa voix. Ou suis-
je censé travailler à l’aveugle ? »
Fuentes sourit et fit un geste des deux mains. « C’est précisément la
raison de ma présence ici. Mais d’abord, archevêque, serait-il possible de
dîner ? Il est presque 18 heures et je n’ai pas eu le temps de manger depuis
ce matin. »
Vilamur avait passé toute sa vie cléricale à s’occuper des autres.
Certains prêtres étaient entièrement dévoués à leurs paroissiens, ignorant
leurs propres ambitions pour se consacrer aux relations humaines. D’autres
préféraient garder leurs distances et diriger toute leur attention sur la
politique de la religion plutôt que sur sa substance. Il aimait pour sa part
naviguer entre les deux, s’intéressant à ses paroissiens sans jamais perdre de
vue le contexte dans lequel il évoluait. Toujours à l’affût de la prochaine
opportunité. C’était à cette vigilance qu’il devait son ascension de prêtre à
monsignor, archevêque, archevêque métropolitain et, il l’espérait, cardinal.
Sois prudent, se dit-il. Sois très, très prudent. Il avait attiré l’attention de
Rome et l’homme assis face à lui avait l’oreille du pape. Un seul mot de sa
part pouvait faire son succès, ou causer sa perte. Il y avait quelque chose ici,
à Toulouse, qui intéressait Fuentes. Et il pouvait soit lui apporter son aide,
soit lui mettre des bâtons dans les roues. Or il savait depuis longtemps que
cette dernière solution ne produisait jamais rien de bon.
« Je suis sûr que le cuisinier est en train de préparer mon dîner en ce
moment même. Je vais m’assurer qu’il y en ait assez pour deux.
— C’est très aimable de votre part, mais je me disais que nous
pourrions dîner dehors. J’ai très envie de revoir Toulouse. Ma dernière
visite remonte à loin. »
Très bien. Plan B. « Je vais nous réserver une table.
— Il me faudra aussi un endroit où dormir. »
Vilamur donna la réponse attendue. « J’ai cinq chambres. Choisissez
celle que vous voulez.
— Encore une fois, c’est très aimable. »
Pouvait-il en être autrement ?
Fuentes pointa sur lui un doigt boudiné. « Il paraît que vous êtes le
genre d’homme qu’il est bon d’avoir dans son camp. Le pape lui-même sait
qui vous êtes. Mais laissez-moi être clair. Si vous souhaitez rester dans les
bonnes grâces de Rome, vous allez devoir coopérer pleinement avec moi. »
Comme s’il ne le savait pas déjà.
« Soyez assuré, cardinal Fuentes, que vous aurez toute mon attention. »
37

N ick et la mère supérieure se retirèrent dans un petit bureau non loin de


la salle à manger afin de discuter en privé. La vieille dame se plaça
face à lui.
« Il existe de très nombreuses organisations religieuses, dit-elle.
Chacune a son propre but. Sa propre raison d’être. Elles sont dédiées à
toutes sortes de causes. Leur seul dénominateur commun est leur
dévouement absolu à la cause, ou aux causes, qu’elles ont choisies.
— Et quelle est celle des sœurs-servantes de Saint-Michel ?
— Servir les pauvres et aider les défavorisés. Ainsi qu’une autre
responsabilité, plus sacrée. » Elle marqua une pause. « La protection d’un
secret.
— Vous faites partie des Vautours ? »
Elle acquiesça.
« Pourquoi les dominicains s’intéressent-ils à vous ?
— Le Vatican nous poursuit depuis longtemps. Mais nous avons
toujours réussi à leur échapper, ce qui tient de l’exploit. Hélas, notre chance
a fini par tourner.
— Vous aussi, vous avez un vautour tatoué sur l’épaule gauche ?
— J’ai dirigé cet ordre pendant quinze ans. J’ai fait de mon mieux,
comme toutes les femmes qui m’ont précédée et succédé. Je sais que
l’abbesse actuelle ne serait pas d’accord, mais je vous fais confiance. Vous
semblez être quelqu’un de bien. J’ai appris ce que vous avez fait à l’hôtel,
comment vous avez aidé mes sœurs à s’évader. Avec les dominicains à
notre porte, je n’ai pas le choix, monsieur Lee. Nous avons besoin de votre
aide. Je vous en prie, ne me faites pas regretter de vous l’avoir demandée.
— Et si vous commenciez par répondre à ma question ?
— J’ai un vautour sur l’épaule, oui. Comme toutes les servantes. Il est
tatoué sur notre peau après que nous avons prononcé un vœu. Il nous
rappelle notre devoir.
— Qui est ?
— Protéger la vérité. »
Il voyait qu’elle était sérieuse, que ce n’était ni une fanatique ni une
rêveuse. Quelle que soit cette vérité dont elle parlait, elle semblait être
sacrée.
« Faire confiance aux étrangers nous a causé du tort dans le passé. C’est
pour cela que nous gérons nous-mêmes les problèmes, à notre manière. La
vérité que nous protégeons n’est pas quelque chose que le Vatican soutient.
Bien au contraire. De nombreux papes ont préféré la voir disparaître, et
c’est pour cette raison que nous sommes en conflit avec Rome depuis
plusieurs siècles. Mais c’est la première fois qu’ils réussissent à nous
identifier avec certitude. »
Il comprenait ce qu’elle insinuait. « À cause de moi ? De ce qui s’est
passé hier soir ?
— Oui. C’est la première fois de notre histoire que notre sécurité est à
ce point compromise. Vous avez entendu le frère Dwight. Il sait où aller à
présent. Il n’a plus besoin de ces images que vous protégez. Elles n’ont plus
aucune importance. Il sait exactement où nous trouver.
— Où ça ?
— Dans notre maison-mère, dans le sud de la France. Ils sont d’abord
venus ici. Pour être sûrs. Maintenant, ils le sont.
— Cela m’aiderait si vous arrêtiez de parler par énigmes et
m’expliquiez la situation. »
Il voyait que la vieille dame hésitait. Une partie d’elle semblait vouloir
se laisser aller aux confidences, tandis que l’autre, formée et endurcie par
des années d’expérience, lui recommandait le silence.
« Que savez-vous de Jan Van Eyck ? demanda-t-elle finalement.
— Seulement qu’il a peint L’Autel de Gand, et qu’il a fini ce que son
frère avait commencé.
— C’est exact. Mais il ne s’est pas arrêté là. »

À la fin du printemps 1428, Jan Van Eyck se retrouva à la frontière entre


l’Espagne et le Languedoc. Il avait été envoyé dans le sud depuis la
Bourgogne par son mécène, Philippe le Bon, en mission de reconnaissance
pour cartographier les cols de montagne. Philippe était alors en guerre
civile contre Charles, le dauphin français, à qui il reprochait le meurtre de
son père, Jean sans Peur. Charles voyait l’État bourguignon de Philippe
comme un obstacle sérieux à l’expansion de l’autorité royale française.
Finalement, en 1420, Philippe s’allia officiellement à Henri V d’Angleterre
contre Charles Ier. En 1423, le mariage d’Anne, la sœur de Philippe, avec le
duc de Bedford, régent d’Henri VI, renforça encore les accords entre la
Bourgogne et l’Angleterre.
Au cours de tous ces conflits, Van Eyck effectua plusieurs missions
secrètes pour le compte de Philippe, se servant de son statut d’artiste
comme prétexte pour faire des observations détaillées. Il était l’espion
presque parfait et Philippe était ravi de son travail. À tel point que, en
1428, il envoya Van Eyck dans le Languedoc maudit, une région qui était
depuis longtemps une épine dans le pied de la monarchie française.
Philippe comptait attiser le mécontentement contre Charles en semant le
trouble dans le Sud. Van Eyck accomplit sa mission, mais il fut démasqué
par les Maures, qui le pourchassèrent jusqu’aux Pyrénées par-delà la
frontière, où Van Eyck découvrit par hasard un couvent dans la montagne.
Des femmes que les Maures refusaient de défier. Des femmes qui portaient
un nom étrange.
Les Vautours.
Il passa une semaine dans le couvent des sœurs-servantes de Saint-
Michel, où il fut très impressionné par leur mode de vie et noua des amitiés.
Celles-ci furent mises à l’épreuve en 1431, lorsque Jeanne d’Arc périt sur le
bûcher. C’était le mécène de Van Eyck, Philippe le Bon, qui, par un coup de
chance extraordinaire, avait capturé et vendu Jeanne aux Anglais. Au cours
du procès de Jeanne qui dura quatre mois, les servantes reprirent contact
avec Van Eyck. Elles espéraient organiser un sauvetage et, lorsque cela se
révéla impossible, ce fut Van Eyck qui les aida à récupérer les cendres de
Jeanne. Celles-ci furent emmenées dans les montagnes des Pyrénées, à la
maison-mère, où elles furent inhumées avec une profonde déférence dans la
chapelle de la Servante.

« Jeanne était une des nôtres, dit la mère supérieure. Elle était si jeune.
Une simple postulante, qui a quitté la maison-mère et marché vers le nord
pour participer à la guerre de Cent Ans. Mais nous la vénérons et, depuis
1431, nous portons des blouses grises en l’honneur de Jeanne, qui en portait
une sur le bûcher. Et si l’histoire s’était arrêtée là, tout irait bien. Mais ce
n’est pas fini. Jan Van Eyck nous a trahies. »
Il attendit les explications.
« Pour des raisons connues de lui seul, après nous avoir aidées à
récupérer les cendres de Jeanne, il a inclus un moyen de les retrouver dans
L’Autel de Gand, sur lequel il travaillait à l’époque. Une carte, si vous
préférez. Habilement dissimulée, mais bien présente. Nous l’avons
découverte à la fin du XVe siècle, mais ce n’est qu’en 1934 qu’elle s’est
révélée problématique. C’est à ce moment-là que le Vatican a appris le lien
entre le retable et les Vautours. Comment ? Nous l’ignorons, mais nous
avons réussi à voler Les Juges intègres avant qu’ils puissent être examinés
en détail.
— Ce sont les servantes qui ont volé Les Juges intègres ?
— Oui.
— Mais il existe des copies du retable. Plusieurs à travers l’Europe.
— C’est vrai, mais aucune n’est aussi précise que l’original de Van
Eyck. Avec l’épaisse couche de saleté et de poussière qui recouvrait les
panneaux, aucun artiste n’aurait pu en reproduire tous les détails. Ce n’est
que récemment, lorsque la dernière restauration a été effectuée, que le
panneau s’est révélé dans toute sa gloire. Je suis certaine que les copies ont
été examinées à plusieurs reprises par le Vatican depuis 1934, mais ils n’y
ont rien trouvé.
— Donc tout ça, c’est pour les cendres de Jeanne d’Arc ?
— Non, monsieur Lee. Il s’agit de quelque chose de bien plus grand, de
bien plus important. Une chose sur laquelle le Vatican et les servantes sont
en profond désaccord. »
Il commençait à mesurer l’ampleur du problème. Il avait affaire à
quelque chose de majeur, peut-être même d’extraordinaire, qui allait bien
au-delà de la destruction intentionnelle d’un trésor artistique national. Son
travail était d’enquêter, et c’était bien ce qu’il comptait faire.
Quelqu’un frappa à la porte. Un instant plus tard, elle s’ouvrit et sœur
Ellen pénétra dans le bureau. « Pardonnez-moi, mère supérieure, mais la
vestale souhaite parler à M. Lee. »
Il prit le téléphone portable qu’elle lui tendait.
« Je m’appelle Claire, dit la voix dans le combiné. Il me semble que
vous avez fouillé ma chambre hier soir.
— En effet.
— Je suppose que vous n’allez pas laisser tomber ?
— Je ne peux pas. Pas après tout ça. Mais je ne suis pas de la police. Ni
du Vatican. Mon travail consiste à protéger l’héritage culturel de
l’humanité. Un trésor a été détruit hier. Aidez-moi à comprendre pourquoi,
et peut-être que je vous laisserai tranquille.
— J’ai de nombreux problèmes à prendre en compte. À commencer par
le fait que le corps de mon amie gît dans une morgue de la ville. Après
avoir été irrespectueusement pris en photo par les dominicains.
— J’en suis navré.
— Nous devons la récupérer. »
Une idée lui vint à l’esprit. Les images qu’ils possédaient ne pouvaient
plus lui servir de monnaie d’échange. S’il voulait en apprendre davantage
sur ces femmes, il devait gagner leur confiance. La mère supérieure lui
avait ouvert la voie, il n’avait plus qu’à s’y engager.
« Et si je pouvais récupérer son corps ? demanda-t-il.
— Nous vous en serions extrêmement reconnaissantes. » Elle marqua
une pause. « De bien des façons. »
38

L eterrain
village de Las Illas était niché dans les Pyrénées, sur une bande de
montagneux à la frontière de ce qu’on appellerait un jour la
France. L’unique route pour y accéder était bordée de tamaris, quelques
amandiers et une multitude de peupliers argentés dont les feuilles blanches
s’agitaient contre le ciel bleu. Le hameau, qui existait depuis plus de mille
cinq cents ans, avait jadis été une agglomération relativement importante,
où Hannibal avait campé après avoir traversé les Pyrénées en 218 av. J.-
C. Sa petite église, de style roman classique, était un solide édifice fortifié,
percé d’étroites meurtrières en guise de fenêtres. Le village avait été l’un
des premiers bastions chrétiens à l’ouest de Rome et, jusqu’en 600 av. J.-C.,
l’église avait hébergé un évêque. À partir de 1200, elle n’était plus qu’une
simple paroisse. L’intérieur de l’église était dépouillé et austère, tout l’or et
l’argent qu’elle renfermait ayant été vendus depuis longtemps. Un trésor,
cependant, avait été épargné. Situé dans une chapelle latérale dépourvue de
fenêtres, il était plongé dans les ombres, à peine visible.
Un retable. Peint sur bois, représentant saint Michel.
Le matin du 9 juin 1210, un petit contingent de soldats s’approcha des
murs extérieurs du village. La principale force d’attaque était à plus de
cent kilomètres de là, occupée à ravager le Languedoc, éliminer les
hérétiques et massacrer les cathares. La croisade des Albigeois était en
cours, les villes tombant les unes après les autres. Ce groupe était un
contingent spécial sélectionné par les Dominicains afin de mener une
opération clandestine sous les ordres directs du pape. Ils s’étaient détachés
de l’armée principale et avaient pris la direction du sud, restant à l’écart
des routes, se frayant un passage au milieu des contreforts boisés pour
rejoindre le sommet des montagnes.
Un homme coiffé d’un béret délavé les attendait sur le chemin. Bien que
fraîchement rasée, sa barbe brune noircissait déjà le bas de son visage
maigre. Il avait un menton long et de petits yeux enfoncés, un de ces visages
espagnols impénétrables qui ne disaient rien, mais suggéraient beaucoup.
Visiblement âgé, il marchait néanmoins d’un pas vif et léger, à la manière
d’un chat. Ils avaient été mis en garde contre lui. Mi-prêtre, mi-vaurien, un
homme superstitieux et dévot qui aurait poignardé n’importe qui pour une
pièce d’argent. Pas étonnant qu’il ait été le premier à les accueillir.
« Nous venons pour les Vautours », lança un des soldats.
Le vieillard leur fit signe de partir. « Allez-vous-en. Maintenant. Vous
perdez votre temps. »
Ces hommes n’étaient pas d’humeur à tolérer la moindre résistance. Ils
en avaient subi bien assez au cours des derniers mois, et leur réponse avait
toujours été la même.
« Occupez-vous de lui », ordonna le dominicain qui les accompagnait.
Deux soldats dégainèrent leurs épées et avancèrent vers le vieil homme,
qu’ils transpercèrent de leur lame.
Le corps tomba sur la route poussiéreuse.
Le contingent poursuivit sa marche et franchit le portail ouvert qui
donnait sur une petite place. Les gens vivaient ici dans un isolement relatif,
la longue côte à gravir pour atteindre le village représentant davantage une
barrière qu’un lien avec le monde extérieur. On comprenait aisément
comment les habitants de la région, au contact de ses vents incessants et de
ses falaises menaçantes, avaient pu devenir des gens durs, reclus, repliés
sur eux-mêmes.
Qui ne connaissaient pas la peur.
« Dispersez-vous, ordonna le dominicain. Et faites entrer dans l’église
tous ceux que vous trouverez. »

Assise sur sa chaise, Kelsey avait écouté attentivement la prieure. « Ils


ont trouvé quelqu’un ?
— Les habitants ayant vu arriver les soldats, la plupart s’étaient cachés.
Ils ont néanmoins trouvé une femme, qu’ils ont arrachée à ses enfants,
sourds à ses cris. Ils lui ont tranché une oreille et l’ont jetée sur la place, en
annonçant que si les villageois ne se rendaient pas, d’autres parties de son
corps suivraient. Une heure plus tard, ils ont coupé l’autre oreille. Malgré
tout, personne n’est sorti de sa cachette. Ils s’apprêtaient à lui trancher la
main lorsque les habitants ont fini par se rendre. Tous ont été questionnés.
Aucun ne leur a fourni la moindre information. Alors les soldats ont violé
les femmes, puis massacré tout le monde.
— Que cherchaient-ils ? demanda Kelsey, choquée.
— La chapelle de la Servante. Les femmes de Las Illas en avaient jadis
été la garde d’honneur*. Chargées de la protéger. Mais les croisés étaient
mal informés puisque, quand ils sont arrivés, ce devoir avait depuis
longtemps été transmis à d’autres.
— Les sœurs-servantes de Saint-Michel ? »
La prieure acquiesça. « Ce sont elles qui sont devenues les gardiennes.
— De quoi ? »

Les évangiles de Matthieu, Marc, Luc et Jean, qui constituent le cœur


du Nouveau Testament, ont été rédigés à la fin du Ier siècle et au début du
e
II siècle apr. J.-C. Les récits de Marc et Jean ne font aucune mention de la
naissance de Jésus. Pour eux, il n’existait qu’en tant qu’adulte, et jamais ils
n’évoquent son adolescence. Marie n’est mentionnée que très
succinctement par Marc. Luc et Matthieu abordent la naissance du Christ et
parlent de Marie, mais ni l’un ni l’autre ne s’intéresse à ses origines ou à
sa vie ultérieure. Ils la décrivent simplement comme une femme, épouse de
Joseph, prête à accepter l’Immaculée Conception. Aucun évangile ne parle
de Marie comme d’une présence constante dans la vie de son fils. Rares
sont les passages qui lui sont consacrés. Marc, Luc et Jean relatent la
crucifixion sans jamais mentionner Marie. Seul Jean la place au pied de la
Croix, et l’apôtre Paul ne l’évoqua jamais dans ses célèbres lettres.
C’est en 325, lors du concile de Nicée, qu’est suggérée pour la première
fois l’idée que Marie trône au côté du Seigneur, en tant que médiatrice
entre le ciel et la terre. Le concile lui conféra également le titre de mère de
Dieu. Theotokus en grec. Au XXe siècle, on découvrit un fragment de prière
écrite sur un papyrus datant de cette époque, qui proclamait : Mère de
Dieu, écoute nos supplications quand nous sommes dans l’épreuve, et
délivre-nous du danger. Toi seule pure et bénie. La logique était évidente :
si le Christ était Dieu, alors Marie était la mère de Dieu. Le grand
théologien saint Augustin conforta cette idée lorsqu’il écrivit que nul,
hormis Marie, n’était né sans péché.
Elle seule était pure.
Lorsque les théologiens cherchèrent une confirmation dans la Bible, ils
se tournèrent vers l’Apocalypse. Chapitre 12. Un grand signe parut dans le
ciel : une femme enveloppée du soleil, la lune sous ses pieds et une
couronne de douze étoiles sur sa tête. Elle était enceinte, et elle criait, étant
en travail et dans les douleurs de l’enfantement. D’autres chapitres
indiquaient que l’enfant gouvernerait toutes les nations, qu’il serait élevé
vers Dieu et son trône, assimilant cet enfant au Christ, et la femme
couronnée sa mère.
Dès le Ve siècle, des divisions étaient apparues au sein de la chrétienté
sur la question de savoir si le Christ était né d’une femme, et si une femme
pouvait être digne d’un tel honneur. Certains arguaient que la nature divine
ne pouvait pas naître. Qu’elle ne pouvait pas avoir de mère. Marie avait
peut-être été une femme bonne et pieuse, mais elle n’était pas la Reine des
cieux. La trahison d’Ève dans le Jardin n’avait pas été oubliée, et Marie
était considérée comme Ève sans la chute – un personnage du passé, un
simple aspect de l’histoire du Christ.
Rien de plus.
La plus ancienne référence à l’enfance de Marie se trouve dans le
Protevangelium, un texte du IIe siècle probablement écrit par Jacques
e
d’Éphèse. Dès le VI siècle, ce récit était considéré comme apocryphe, une
simple histoire qui gagna malgré tout en popularité, et donnait à Marie une
vie riche et détaillée, digne de son statut supposé de mère de Dieu. Au fil du
temps, le récit fournit aux théologiens suffisamment de matière pour créer
une véritable légende mariale. Elle était née dans une famille juive pieuse
de la Galilée. Ses parents étaient Joachim et Anne, qui, d’après la tradition
catholique, auraient été visités séparément par des anges qui leur auraient
annoncé qu’Anne était enceinte de Marie. À l’âge de douze ans, Marie fut
fiancée à Joseph. C’est pendant sa période de fiançailles qu’elle aurait
appris, par le biais d’une autre visite angélique, que Dieu avait le projet de
faire d’elle la mère du Christ. Elle accepta docilement cette tâche, malgré
les difficultés évidentes qu’elle impliquait.
Selon Matthieu, Marie et Joseph ont élevé le Christ, ainsi que leurs
autres enfants. Pour les chrétiens protestants, ces enfants étaient ceux de
Marie et Joseph, nés après Jésus, après qu’ils eurent consommé leur
mariage. Les catholiques, en revanche, pensent que ces enfants étaient des
cousins, ou les enfants que Joseph avait eus d’un précédent mariage avec
une femme décédée avant leurs fiançailles. Ils sont en effet fermement
convaincus que Marie est restée vierge toute sa vie.
Au Moyen Âge, il existait déjà cinq jours de fête en l’honneur de Marie.
Son culte s’enracina, renforcé par les croisades, encouragé par les contacts
avec l’Église byzantine, qui l’idolâtrait depuis longtemps. L’art, la poésie et
le romantisme des femmes contribuèrent à son élévation. L’essor du
monachisme joua aussi un rôle dans son culte. Marie devint l’aide céleste
de ceux qui avaient fait vœu de célibat, hommes ou femmes. Finalement, le
catéchisme de l’Église catholique décréta que le chemin le plus rapide vers
Jésus passait par Marie, car il obéissait toujours à sa mère. Elle fut placée
au-dessus des anges, égale à son fils, dans une classe à part, et reçut le titre
de sainte. Mais ces enseignements insistaient aussi sur le fait que Marie
n’était pas de nature divine. Ce n’était pas elle qui exauçait les prières,
mais Dieu, par son intercession.
L’Église lui consacra quatre dogmes sacrés.
Sa propre Immaculée Conception, qui la rendait exempte du péché
originel. Son statut de mère de Dieu. Sa virginité perpétuelle. Et
l’Assomption de son corps vers le ciel.
Sur ces quatre dogmes, ce furent le premier et le dernier qui suscitèrent
le plus de débats.
Très tôt, les théologiens purgèrent Marie de tout péché personnel, même
le péché originel que seul le baptême pouvait purifier. Comment ? C’était la
mère de Dieu. Potuit, decuit, fecit. Dieu pouvait le faire, il convenait qu’il le
fît, et il l’a fait. Mais les théologiens débattirent de ce point pendant des
siècles. Certains arguaient que si Marie était exempte du péché originel de
sa propre conception, elle n’aurait pas eu besoin de la rédemption apportée
par le Christ. D’autres affirmaient que le Christ était le rédempteur
personnel de Marie, que sa naissance et sa présence la protégeaient du
péché originel.
Son Assomption au ciel causa tout autant de débats. Matthieu écrivit :
Je vous le dis en vérité, quelques-uns de ceux qui sont ici ne mourront point
qu’ils n’aient vu le Fils de l’homme venir dans Son règne. Les théologiens
interprétèrent ces paroles comme la confirmation que l’assomption était
possible. Morte, mais pas tout à fait. Partie, mais pas tout à fait.
Mais cela restait une théorie.
Alors l’Église intervint pour que le doute ne soit plus permis.
En 1431, le concile de Bâle annonça que l’Immaculée Conception de
Marie était une opinion pieuse conforme à la foi et aux Écritures. Pendant
le concile de Trente, qui se tint au XVIe siècle, elle fut déclarée exempte de
l’universalité du péché originel. Aux XVIe et XVIIe siècles, les Habsbourg, qui
dominaient l’Europe, demandèrent à la papauté d’élever l’Immaculée
Conception au rang de dogme officiel. C’est finalement en 1854 que le pape
Pie IX publia une bulle pontificale, Ineffabilis Deus, qui proclamait
officiellement l’Immaculée Conception de Marie. Il cita pour preuve de cet
événement plusieurs épisodes bibliques, comme l’arche de Noé, l’échelle de
Jacob, le Buisson ardent du Sinaï, et le jardin clos du Cantique des
cantiques. Il invoqua également la Genèse III, 15, expliquant que Dieu
avait prédit la Sainte Vierge lorsqu’il avait dit au serpent : « Je mettrai
l’inimitié entre toi et la femme. »

Kelsey écouta en silence la prieure lui raconter toutes ces choses qu’elle
connaissait déjà, l’étude de la Vierge Marie faisant partie de la formation de
toutes les novices de la Congrégation de Saint-Luc.
« Puis, ajouta Kelsey, ayant achevé le cours de sa vie terrestre, elle a été
élevée en corps et en âme à la gloire céleste. C’est ce que Pie XII a
proclamé en 1950.
— Une déclaration audacieuse, dit sa prieure, mais qui était soutenue
par l’infaillibilité papale. Le pape n’a jamais tort en ce qui concerne le
dogme. Dans le Munificentissimus Deus, Pie XII insistait sur le fait que
Marie était indissociable de son fils divin et que, en tant que mère de celui-
ci, elle était la mère de son Église, laquelle est le corps du Christ. Elle est la
nouvelle Ève, un terme qu’il a utilisé à trois reprises, faisant du Christ le
nouvel Adam. Son assomption au ciel était la résurrection corporelle finale
promise à tous les chrétiens. »
La prieure marqua une pause.
« Mais, Kelsey, et si Pie XII s’était trompé ? »
39

B ernat avait aimé revoir Montségur. C’était un lieu où il se sentait en


paix, lui qui avait grandi dans les montagnes du Languedoc, mais était
devenu un homme à Toulouse. Il avait toujours mis un point d’honneur à
rester près de l’endroit où résidait Gérard Vilamur, afin de pouvoir le tenir à
l’œil. Pendant un temps, Vilamur avait vécu à quelques centaines de
kilomètres au nord, à Albi, où il avait été nommé évêque, mais il avait fini
par revenir à Toulouse après son élévation au rang d’archevêque.
Bernat avait travaillé dur pour bâtir la réputation de sa maison de vente
aux enchères. Les autres sociétés, celles qui bénéficiaient d’une grande
renommée internationale, possédaient des inventaires plus importants et des
objets plus précieux, et réalisaient régulièrement des ventes pour des
montants astronomiques. Elles étaient des leaders dans le domaine des
beaux-arts et de la redécouverte de trésors perdus, leurs collections faisant
la une des journaux et apparaissant dans des publications destinées aux
professionnels des musées et galeries, artistes et historiens. Des
établissements comme Sotheby’s, Christie’s, Beijing Poly International et
Heritage. Sa propre société était d’un cran en dessous. Elle se concentrait
sur l’art régional et les gestions de patrimoine, même s’il avait diversifié ses
activités en investissant dans l’immobilier et les chevaux de course. À sa
surprise, c’étaient ces derniers qui lui avaient rapporté une fortune assez
honorable et permis de se faire connaître dans toute l’Europe comme
l’homme capable de trouver un vainqueur.
Grâce à son excellent sens des affaires, il s’était encore enrichi en
investissant intelligemment dans des banques et des vignobles. Certes, ce
monde et tous ses attributs physiques étaient mauvais, et il finirait par le
fuir. Mais ce n’était plus le XIIIe siècle, et le catharisme s’était adapté à
l’époque. Le fait que la religion ait été presque anéantie avait entraîné
quelques changements dans la doctrine. Les choses physiques étaient
toujours considérées comme mauvaises, mais certaines étaient des outils
nécessaires, indispensable à la fois à l’existence et à la survie.
C’était notamment le cas de l’argent.
Le secret était de ne pas laisser ce mal vous consumer et, le moment
venu, d’accepter de vous en séparer.
Personnellement, il ne collectionnait pas les objets d’une grande valeur
ou susceptibles d’en acquérir au fil des ans. Son regard était attiré
uniquement par ce qui lui parlait. Certes, il possédait quelques peintures et
sculptures qui pourraient toujours être revendues avec profit, mais la grande
majorité de sa collection d’art personnelle était liée au Languedoc, créée par
des artistes locaux, des œuvres qui reflétaient la longue histoire
d’expression et de répression de cette région. S’il avait décidé d’investir
dans la restauration de la copie des Juges intègres, c’était avant tout dans
l’espoir d’entrer dans la cour des grands et de se faire un nom sur la scène
internationale.
André et lui avaient quitté Montségur en voiture et roulé vers le nord
pendant environ vingt-cinq kilomètres pour aller dîner à Mirepoix. La ville,
célèbre pour sa splendide place entourée d’arcades et de maisons datant du
e
XIII siècle, avait été un bastion cathare jusqu’à ce que Simon de Montfort la
capture en septembre 1209 et l’offre à son lieutenant le plus fidèle.
Quelle arrogance.
La nuit était tombée pendant le repas, qu’ils avaient pris à la terrasse
d’un café. Ils avaient ensuite quitté la ville et roulé vers l’ouest, en direction
de Foix, où ils s’étaient garés à l’orée d’une épaisse forêt. Ils s’y étaient
enfoncés jusqu’à ce qu’ils aperçoivent un feu de joie autour duquel étaient
rassemblés une trentaine d’hommes et de femmes, tous vêtus de robes
noires. C’étaient d’autres parfaits, dédiés comme eux à la communauté de
croyants. Ils existaient en secret et ne partageaient jamais leur foi et leur
identité avec le reste du monde. De nouvelles recrues, comme André,
rejoignaient de temps en temps leurs rangs, et ils mettaient un point
d’honneur à s’occuper de chacun d’entre elles individuellement. Par chance,
la société moderne offrait une grande liberté religieuse et peu de gens se
souciaient des croyances des autres, tant qu’ils n’essayaient pas de les
imposer autour d’eux. À cet égard, elle n’était pas si différente de celle du
Languedoc avant l’arrivée des croisés.
Tous les trois mois, les parfaits se rassemblaient à différents endroits de
la région pour bavarder, prier et échanger des informations. Ensemble, ils
formaient le groupe des Anciens et prenaient des décisions relatives à leur
religion en perpétuelle évolution. Ceux qui choisissaient la foi cathare
recevaient en récompense la paix et la solitude, un contentement que peu de
gens trouvaient dans ce monde. C’était l’une des raisons qui l’avaient attiré
vers cette religion, qui l’aidait à vaincre ses démons intérieurs. Une autre
raison était son lien avec l’Église catholique, avec laquelle elle était en
opposition directe sur tous les points qui importaient.
C’était un aspect qui l’avait particulièrement séduit.
« C’est l’occasion pour toi de rencontrer d’autres cathares, dit-il à
André tandis qu’ils enfilaient leurs robes. Tu en connais certains, mais fais
un tour et présente-toi aux autres. Ce sont tes pairs à présent. »
André hocha la tête et, tandis qu’il s’éloignait, Bernat se dirigea vers un
vieil homme assis seul à l’écart du groupe, dans l’obscurité, sur un des
bancs en bois sous les arbres. Le terrain appartenait à un croyant. Sur près
d’un kilomètre dans toutes les directions, leur tranquillité était donc assurée.
Il s’assit sur le banc à côté de Raymond Barbe, le doyen des parfaits.
Personne ne connaissait son âge, mais il avait dépassé les quatre-vingt-dix
ans, c’était certain.
« J’ai pris contact aujourd’hui, dit-il en occitan, langue qu’ils parlaient
tous les deux.
— Comment était-ce ? demanda Raymond d’une voix rauque et
graveleuse, comme si parler lui était douloureux. Qu’as-tu ressenti en le
revoyant ? »
Ce qu’il avait ressenti ? Il en était venu à mépriser Gérard Vilamur, un
homme qui se posait en parangon de vertu, mais n’était rien de plus qu’un
hypocrite arrogant qui manipulait des femmes vulnérables.
« C’était assez étrange, en fait. Toute cette colère que j’ai amassée
pendant trente-deux ans a immédiatement laissé place à une immense
satisfaction. J’ai eu le sentiment de le tenir à ma merci. »
Sa mère ne s’était jamais remariée. Elle l’avait élevé seule, et était
décédée d’un cancer du sein avant l’âge de soixante ans. Jusqu’à son
dernier souffle, elle n’avait jamais eu un seul mot contre Vilamur.
« C’est ton père, lui avait-elle dit entre deux respirations laborieuses.
Trouve-le. Fais en sorte qu’il t’accepte.
— Il a dit qu’il ne voulait plus jamais entendre parler de nous. Il a tout
nié. Il s’est montré cruel envers toi.
— Je l’aimais, Bernat. Que Dieu me pardonne, mais je l’aimais. Je
l’aime encore.
— Et ton mari ?
— Je l’aimais aussi. Mais différemment. »
Chose incroyable, dans l’esprit de sa mère, ce qui s’était passé entre
Vilamur et elle était uniquement de son fait à elle. Malheureuse dans son
mariage, elle avait séduit un prêtre dont elle avait causé la disgrâce ! Et non
l’inverse. Le fardeau d’élever seule un enfant était devenu une sorte de
pénitence pour ce qu’elle percevait comme un péché, une pénitence qu’elle
avait acceptée avec la grâce d’une imbécile. Il l’avait aimée comme un fils
devait aimer sa mère, mais plus il vieillissait, mieux il comprenait à qui
incombait la faute.
« Celui qui pèche est du diable, car le diable pèche dès le
commencement », dit-il.
Raymond sourit. « L’Évangile de Jean est toujours très instructif. Que
dis-tu de ceci : Vous avez pour père le diable, et vous voulez accomplir les
désirs de votre père. Il a été meurtrier dès le commencement, et il ne se tient
pas dans la vérité, parce qu’il n’y a pas de vérité en lui. Lorsqu’il profère le
mensonge, il parle de son propre fonds ; car il est menteur et le père du
mensonge ?
— C’est exactement ce qu’il est, un hypocrite et un menteur dont j’ai
réussi à faire précisément ce que je voulais.
— Ne va pas trop vite en besogne. »
C’était un bon conseil.
Il devait tout à ce vieil homme. Quinze ans plus tôt, lorsque Bernat avait
été élevé au rang de parfait, Raymond avait été son socius, son compagnon
de route, et il avait rempli ce rôle à merveille, partageant toutes ses
épreuves et ses difficultés. Il s’était confié à lui et lui avait révélé la vérité
sur son passé. Ensemble, au fil des ans, ils avaient façonné le plan qu’il était
en train de mettre en œuvre. C’était Raymond qui lui avait parlé des
Vautours.
« La sainte Église romaine s’est toujours intéressée à eux. Fais-moi
confiance. Cette curiosité remonte à l’époque des cathares. Avant la
croisade.
— Vous savez pourquoi ?
— On ne me l’a jamais dit. Je sais seulement que ce groupe a causé
bien des problèmes à l’Église et qu’elle voulait les éliminer en même temps
que nous. »
Il avait donc décidé d’inclure une référence aux Vautours dans son
deuxième message à Vilamur, afin de brouiller les pistes, puisqu’il ne
pouvait pas révéler la vraie raison de l’extorsion, du moins pas avant qu’ils
soient face à face. Il voulait observer sa réaction. Hélas, il ne lui avait pas
donné grand-chose à voir. Vilamur s’en était tenu à son mensonge, ce qu’il
pouvait encore se permettre de faire pendant quelques jours.
« Je vais faire faire l’analyse ADN, dit-il. J’apporterai les échantillons à
un laboratoire demain.
— Ce sera la preuve irréfutable, dit Raymond. Ce n’est qu’à ce
moment-là qu’il sera réellement à ta merci. »
Le regard du vieil homme glissa vers les parfaits, qui discutaient
toujours autour du feu de joie.
« C’est bon de les voir tous réunis », dit-il.
En effet.
« Le prêtre pécheur est mort ? demanda Raymond.
— Oui. Je l’ai envoyé en enfer. C’est là qu’est sa place. »
Le meurtre n’avait jamais fait partie de la doctrine cathare. Mais
permettre à un prédateur comme Tallard de continuer à vivre semblait un
crime bien plus grave. Ils avaient donc trouvé un compromis et sous-traité
la tâche. Heureusement qu’il avait les moyens d’engager les bonnes
personnes.
« André s’avère être une excellente recrue.
— Je suis ravi de l’apprendre. J’ai de la peine pour lui. Il a enduré bien
des malheurs. Nous avons besoin de plus de gens comme lui.
— Je ferai en sorte que nous en ayons. Il y a un autre problème. »
Il raconta à Raymond ce qui s’était passé à Gand.
Son vieil ami était abasourdi. C’était lui qui lui avait révélé que
l’original des Juges intègres était caché sous la reproduction.
« Pourquoi me racontez-vous cela ? avait-il demandé.
— Tu es un ami très cher. Ce chef-d’œuvre est resté caché trop
longtemps. C’est à toi que devrait revenir le mérite de sa découverte. Cela
aidera grandement notre entreprise. »
Le vieil homme avait eu raison, et Bernat lui avait été profondément
reconnaissant de partager cette information précieuse avec lui.
« Vous êtes sûr que l’original est en dessous ? avait-il demandé à
Raymond.
— Rien n’est une certitude, hormis la mort. Mais je n’ai aucune raison
de penser que ce que je sais est faux. »
Raymond lui avait alors expliqué que le créateur de la reproduction, Jef
Van der Veken, avait vécu jusqu’à l’âge de quatre-vingt-douze ans, avant de
mourir en 1964. Van der Veken avait continué d’exercer son métier de
restaurateur d’art, copiste et faussaire après 1945, jusqu’à ce que la cécité le
contraigne à arrêter. Son gendre, Albert Philippot, également artiste, avait
progressivement pris sa relève. C’est Philippot qui avait supervisé la
restauration de L’Autel de Gand en 1950.
« Son beau-père lui a confié que l’original se trouvait en dessous, avait
dit Raymond. Il était impliqué dans le vol de 1934. Mais lorsque son
coconspirateur est mort d’une crise cardiaque, il est resté avec Les Juges
intègres sur les bras. Quand on lui a demandé de créer une reproduction
pour la cathédrale, il en a profité pour cacher l’original à la vue de tous.
C’est assez brillant, quand on y pense. Pendant la restauration de 1950,
Philippot a pu vérifier qu’il s’agissait bien de l’original, mais n’en a parlé
à personne.
— Pourquoi garder un tel secret ?
— C’était l’un des nôtres.
— Un cathare ?
— Oui. Un parfait. Il détestait l’Église catholique et aimait
profondément son beau-père. Dans son désir de s’attaquer à l’Église et de
protéger son beau-père, il a gardé le secret de Van der Veken. Avant de
mourir en 1974, il me l’a confié. Nous étions amis depuis longtemps. À
présent, c’est moi qui te le confie. Profite de cette opportunité et ramène-le
à la vie. Fais-toi un nom. »
Et c’était précisément ce qu’il avait fait.
« Je m’inquiète pour toi, Bernat. »
Il sourit. « J’apprécie votre sollicitude. Vous avez toujours veillé sur
moi.
— J’ignore pourquoi quelqu’un voudrait détruire ce panneau, mais
peut-être que les photographies te suffiront à obtenir la reconnaissance que
tu mérites. »
Ils avaient programmé l’attaque contre Vilamur pour qu’elle ait lieu au
moment où Les Juges intègres feraient leur réapparition. Afin que sa gloire
coïncide avec la déchéance de l’archevêque. Le conservateur de la
cathédrale l’avait prévenu quelques jours plus tôt qu’une conférence de
presse aurait lieu très bientôt afin d’informer le monde de la découverte,
mais la destruction du panneau pourrait bien bouleverser ce calendrier.
D’ailleurs, il attendait toujours que le conservateur lui transmette les images
de sœur Deal.
« Sois prudent, mon ami, dit Raymond. L’Église et Vilamur sont de
puissants ennemis. Tu as renversé le tonneau, mais tu n’as aucune idée de
ce qui pourrait en sortir.
— Ça n’a pas d’importance. J’ai une bonne longueur d’avance sur
eux. »
Raymond secoua la tête.
« C’est ce que pensaient nos ancêtres, qui peuplaient autrefois ces bois.
Mais une armée pontificale est arrivée, et regarde ce qu’elle leur a fait. »
40

V ilamur déambulait avec le cardinal Fuentes dans les rues de Toulouse.


Ils avaient dîné dans son restaurant préféré, installés à sa table
habituelle. À plusieurs reprises, ils avaient été interrompus par des
paroissiens souhaitant le saluer, car ici, au cœur de la ville, Vilamur était
presque une célébrité. Il avait toujours mis un point d’honneur à être
visible, accessible, afin que les habitants connaissent son visage. À la
demande de Fuentes, il avait en revanche gardé confidentielle l’identité du
cardinal, le présentant sous un autre nom, comme un ami d’Espagne en
visite pour quelques jours. Il supposait que le cardinal, contrairement à lui,
préférait faire profil bas.
« Voyons si je connais bien mon histoire, dit Fuentes tandis qu’ils
marchaient. Saint Saturnin était le premier évêque de Toulouse. On raconte
qu’il était le fils d’Égée, roi d’Achaïe. Il a vécu au premier siècle et certains
chroniqueurs le présentent comme l’un des soixante-douze disciples du
Christ. Un grand honneur. Pierre lui-même l’aurait ordonné évêque. Mais
comment savoir ce qui appartient à la légende ? »
Il était d’accord. Il n’y avait tout simplement aucun moyen de connaître
la vérité sur ce qui s’était passé aussi loin dans le temps, car peu de
documents avaient survécu.
« Mais, reprit Fuentes, comme la plupart des personnalités importantes
de cette époque, sa mort a eu une plus grande portée que sa vie. C’est assez
étrange. »
En effet, songea Vilamur.
« Saturnin aurait vécu ici, à Toulouse. Tous les jours, pour rejoindre
l’église chrétienne de la ville, il devait passer devant le Capitole. Les prêtres
païens y avaient un autel, et ils ont commencé à attribuer le silence de leurs
oracles à ses passages trop fréquents. Pour remédier au problème, ils l’ont
un jour enlevé et ont attaché ses pieds à un taureau, qui l’a traîné dans toute
la ville. Comment je m’en sors ?
— Plutôt bien, Éminence. »
Fuentes cessa de marcher, visiblement content de lui. « Quand le
taureau s’est arrêté et que la corde s’est rompue, Saturnin était mort. Deux
chrétiennes ont emporté ses restes et les ont enterrés ici. Quelque part dans
cette rue, si je ne me trompe pas. C’est bien ça ? »
Vilamur acquiesça. « C’est de là que vient le nom de rue du Taur.
L’église Notre-Dame du Taur, juste là, est considérée comme l’endroit où le
taureau s’est arrêté. Les ossements du saint s’y trouvaient jusqu’à ce que
l’on construise la basilique plus loin dans cette rue. Son tombeau vient
d’ailleurs d’être rénové. Je l’ai consacrée à nouveau ce matin.
— Ah, c’est vrai. J’ai vu un article dans un de vos journaux locaux. J’ai
fait un peu de lecture dans l’avion. Après tout, je dirige la Commission
pontificale pour l’archéologie sacrée. Je suis censé savoir ces choses, n’est-
ce pas ?
— Bien sûr. »
Ils marchèrent encore un peu, puis pénétrèrent sur le parvis de la
basilique qui, malgré l’heure tardive, grouillait de monde.
« Archevêque, dit Fuentes. Comme je l’ai mentionné au téléphone, il est
important que vous m’expliquiez pourquoi vous avez reçu ce message
faisant référence aux Vautours. Pourquoi vous ? Pourquoi maintenant ? »
Vilamur ne savait quoi dire.
« Et, je vous en prie, n’essayez pas de mentir ni de m’expliquer que
c’est à cause du père Tallard. Je peux gérer la vérité. Je peux même m’en
servir pour vous aider. Si vous me mentez, en revanche, j’ai les moyens de
faire de votre vie un enfer. »
Ça, il voulait bien le croire. Il décida donc de prendre le risque de lui
dire la vérité. « J’ai un fils. »
Si Fuentes était surpris, il n’en laissa rien paraître.
« Conçu quand vous étiez prêtre ?
— Oui. Il est adulte aujourd’hui et c’est lui qui a fait tuer le père
Tallard. Il se sert du fait que Tallard m’a tout avoué au confessionnal, au
sujet de ses déviances sexuelles, pour me faire chanter, ainsi que l’Église.
C’est lui qui m’a envoyé la vidéo.
— Que veut-il ?
— Je l’ignore. Je l’ai rencontré tout à l’heure, et je n’ai pas appris
grand-chose. Pour l’instant, il veut juste me faire faire un test de paternité. »
Ils se tenaient un peu à l’écart de la foule, mais il sentait que Fuentes
l’avait volontairement guidé jusqu’ici afin que cette conversation ait lieu en
public. Peut-être pour s’assurer de sa coopération, conscient que Vilamur
n’oserait jamais élever la voix ou faire un scandale devant des témoins.
« Et cet homme qui prétend être votre fils connaît les Vautours ?
— Semble-t-il.
— Savez-vous comment ? »
Il secoua la tête. « Je le voyais aujourd’hui pour la première fois depuis
plus de trente ans. J’ai tenté d’en savoir plus, mais il n’a rien dit.
— J’aimerais lui parler.
— C’est aussi un cathare. »
Un semblant de réaction passa sur le visage de marbre de Fuentes.
« Alors il vous déteste, vous et l’Église ?
— Apparemment.
— Et il n’y a aucun doute ? C’est bien votre fils ?
— Oui, sa mère me l’a dit il y a longtemps. J’ai tout de suite su qu’elle
disait la vérité.
— Où est-elle aujourd’hui ?
— Il m’a dit qu’elle était morte. Je ne l’ai pas vue depuis longtemps.
— Combien de femmes y a-t-il eu ? »
Cela ne servait à rien de mentir. « Un certain nombre. Mais aucune n’a
jamais posé de problèmes, à part elle.
— Et votre fils a maintenant votre ADN. »
Il haussa les épaules. « Personne n’a été témoin de ce que nous avons
fait à part nous deux. Je pourrai toujours nier. Mais je doute que son seul
but soit de prouver la filiation. Il a fait tuer un homme juste pour attirer mon
attention. Il veut autre chose. Quelque chose de plus ambitieux.
— C’est évident, oui. Une idée de ce que ça peut être ?
— Probablement me présenter comme un menteur et un hypocrite, et
prouver que l’Église protège les prédateurs sexuels.
— C’est aussi mon avis. Une double vengeance. Mais la référence aux
Vautours ? C’est ce qui me trouble le plus. »
Vilamur savait qu’il ne serait pas le premier cardinal au passé
compromettant. Tant s’en fallait. Le problème était qu’il n’était pas encore
cardinal, et que si son secret venait à être découvert, il ne le serait jamais.
« La Commission pontificale pour l’archéologie sacrée a été créée dans
le but de surveiller et protéger les nécropoles situées sous la basilique Saint-
Pierre, dit Fuentes. C’est notre obligation première. Mais nous avons aussi
le devoir de sauvegarder les reliques des premiers siècles chrétiens, où
qu’elles se trouvent. Cela me laisse une certaine latitude. Vous jouez au
golf ? »
Vilamur secoua la tête.
« Quel dommage. C’est un sport merveilleux. Très relaxant. Les limites
du terrain sont définies par des piquets blancs plantés dans le sol. Vous ne
pouvez pas envoyer votre balle au-delà de cette zone sans risquer une
pénalité. La zone de jeu de la Commission est aussi délimitée par des
piquets, mais ceux-ci sont très espacés, ce qui me laisse beaucoup de place
pour jouer. »
Tous ces détours commençaient à l’agacer. « Éminence, j’ai été honnête
avec vous et cela m’a été douloureux. J’apprécierais donc que vous me
rendiez la politesse. »
Fuentes sourit. « Depuis 1852, seuls neuf hommes ont dirigé la
Commission pontificale. Chacun a eu un mandat très long. Tous étaient des
hommes compétents et dévoués à leur travail. J’ai été nommé par le dernier
pape et maintenu en poste par le pape actuel. Grâce à vous, archevêque,
nous allons enfin résoudre un mystère qui tourmente l’Église depuis très,
très longtemps. »
Vilamur devait bien admettre qu’il était intrigué.
Fuentes l’invita d’un geste à avancer. « Marchons encore un peu pour
profiter de cette merveilleuse soirée. En chemin, pour vous remercier de
votre honnêteté, je vais vous dire quelque chose que peu de gens sur cette
terre savent. »
41

K elsey ne savait pas quoi penser de tout ce qu’elle venait d’entendre.


Elle était passée par toute une palette d’émotions – d’abord de la colère
envers sa prieure, puis de l’étonnement, de la méfiance, de la confusion et
enfin de l’intérêt. La remarque de sa supérieure quant à la possibilité que
Pie XII se soit trompé avait réussi à piquer sa curiosité. Mais elle avait
refusé de lui en dire davantage, précisant qu’elles étaient attendues de
l’autre côté de la ville et que tout lui serait expliqué à ce moment-là.
« Et prenez toutes vos affaires, avait-elle ajouté. Vous ne reviendrez
pas. »
Elles avaient donc quitté l’appartement ensemble, sans qu’elle puisse
appeler Nick pour le prévenir qu’elle partait puisque la prieure avait insisté
pour qu’elle lui remette son téléphone. Elle lui avait également demandé
d’enfiler une tenue de ville au lieu de la blouse vert foncé de la
congrégation de Saint-Luc, qu’elle venait de revêtir, pensant sa mission
terminée. Lorsqu’elle était en mission, elle trouvait plus facile de se fondre
dans la masse en portant des vêtements civils.
« Où allons-nous ? demanda-t-elle, quelque peu agacée par tous ces
mystères.
— Ma sœur, vous semblez avoir oublié que je suis votre supérieure. Je
ne vous dois pas d’explications.
— Vous avez perdu mon allégeance indéfectible lorsque vous m’avez
menti.
— Je n’ai pas menti. J’ai simplement omis de vous dire toute la vérité.
Et je vous ferais remarquer que vous aussi, vous avez menti. Je vous ai
demandé s’il existait des copies de ces images et vous avez dit non.
— Il n’y a pas de copies. Juste les photographies originales.
— Que vous avez déplacées. Qui est-ce qui coupe les cheveux en quatre
maintenant ? »
Elle brûlait de savoir ce qui se passait, mais comprit que la prieure ne
lui dirait que le strict minimum.
« Nous allons rencontrer des gens qui seront en mesure de répondre à
vos questions, dit finalement la vieille dame dans un soupir.
— Merci. De me l’avoir dit. »
Elles s’éloignaient de Saint-Bavon, longeant une rangée de monuments
qui s’alignaient comme autant de manèges à Disneyland. D’abord le beffroi,
éclairé dans la nuit. Puis le Stadshal, une halle de forme étrange qui se
trouvait presque au centre de la ville. Et enfin deux églises, la première
dédiée à saint Nicolas, la seconde, de l’autre côté de la rivière, à saint
Michel. Elle s’était promenée de nombreuses fois dans le quartier au cours
des dernières semaines, simplement pour profiter des lieux, admirer les
monuments. L’une des choses qui lui manquaient le plus depuis qu’elle était
entrée dans les ordres était les interactions humaines. La vie dans un
couvent impliquait des contraintes. Certaines lui plaisaient, d’autres moins.
Être en mission lui offrait la liberté de côtoyer à sa guise le reste du monde.
Elle avait toujours été un animal social, contrairement à Nick, qui était
plutôt un solitaire. C’était encore une des raisons pour lesquelles ils étaient
si bien ensemble. Leurs forces et leurs faiblesses se complétaient.
« Prieure, pardonnez mon impertinence, se sentit-elle obligée de dire.
Mais cette situation est assez extraordinaire, c’est le moins qu’on puisse
dire.
— C’est effectivement une situation compliquée. Pour nous deux. C’est
pour cette raison que je m’efforce d’ignorer votre insolence. »
La vie religieuse comportait des aspects difficiles, c’était certain. Mais
la plupart n’étaient pas si différents des aléas que rencontrait le reste de
l’humanité. Le mariage. La carrière. La famille. L’éducation des enfants.
Rien de tout cela n’était facile. Pendant si longtemps, elle avait attendu un
signe, une voix qui lui dirait que, si elle entrait au couvent, tout irait bien.
Que tout finirait par s’arranger et qu’elle serait enfin satisfaite. Mais ce
message divin n’était jamais arrivé. Alors elle avait ignoré les voix dans sa
tête et procrastiné pendant des années. Il avait fallu qu’elle soit sur le point
de se marier pour que Dieu ait enfin toute son attention.
Elle aimait le couvent et la vie avec les sœurs. Sa famille lui manquait,
mais ils se voyaient au moins une fois par an. Quand ce n’était pas elle qui
prenait l’avion pour rentrer aux États-Unis, c’était eux qui venaient en
Europe. Son travail de restauratrice lui avait permis de rencontrer toutes
sortes de gens qui lui avaient beaucoup appris, et de participer à des projets
fascinants. Elle avait le sentiment que c’était son rôle de redonner vie à des
trésors perdus. C’est pour cela que la destruction du douzième panneau
l’avait autant chamboulée.
Elle connaissait plusieurs écrivains spécialisés dans le domaine de l’art,
qui lui avaient expliqué que la première question qu’on leur posait toujours
était : « Où trouvez-vous vos idées ? » Pour une religieuse, il y avait trois
champs de questions qui revenaient avec la même fréquence. Le premier
était assez superficiel : « Pourquoi couvrez-vous vos cheveux ? Pourquoi
portez-vous des robes noires ? Pourquoi portez-vous une ceinture de corde,
et pourquoi y faites-vous des nœuds ? » Le second concernait les aspects
pratiques de leurs vies. « Que faites-vous de vos journées. Comment
subvenez-vous à vos besoins ? » Le troisième était le plus complexe.
« Pourquoi y a-t-il des nonnes et des moines ? À quoi servent-ils ? »
C’étaient les questions qu’elle avait elle-même posées à la femme de la
Congrégation de Saint-Luc qui était venue la voir. La femme qui lui avait
donné les réponses qu’elle attendait et qui l’avait finalement menée au
couvent. Elle n’était plus là aujourd’hui, paix à son âme. Elle était décédée
cinq ans plus tôt d’un cancer du foie et elle lui manquait beaucoup, surtout
en ce moment. Cette femme ne lui avait jamais, jamais menti.
Elles quittèrent la rangée d’attractions touristiques pour se diriger dans
une ruelle tranquille. Ici aussi, elle s’était déjà promenée. C’était le chemin
qui conduisait à la gare Centrale. Elle reconnut le bâtiment néoclassique du
palais de justice qui jouxtait la Lys. Seule une clôture basse en fer forgé
séparait son petit parking de la rivière. Sa prieure se dirigea vers un
véhicule qui tournait au ralenti près de la clôture en fer.
Les portières s’ouvrirent et deux femmes en sortirent. Toutes deux
vêtues de jeans et chemises.
Elles s’approchèrent.
« Ravie de vous rencontrer, dit une des femmes. Je suis sœur Ellen. Et
voici sœur Isabel. Nous sommes les sœurs-servantes de Saint-Michel. »
Ce n’était pas vraiment une surprise dans la mesure où la prieure lui
avait dit qu’elle aurait bientôt des réponses et que ces femmes étaient les
seules en mesure de les lui donner.
« Qu’est-il arrivé à votre visage ? demanda-t-elle à Ellen.
— Une mauvaise chute. C’est moins grave que ça en a l’air.
— Sœur Kelsey, dit sa prieure, les servantes sont à Gand pour accomplir
un devoir sacré.
— Ce devoir inclut la destruction délibérée d’un trésor national ?
— Oui, dit Isabel.
— Pourquoi ? demanda-t-elle, intriguée malgré elle.
— Sœur Deal, dit Ellen. Nous n’aurions pas commis un acte aussi grave
s’il n’était pas d’une importance vitale.
— Vous parlez comme des terroristes.
— Elles sont tout sauf des terroristes, protesta la prieure.
— Croyez-moi, dit Ellen, nous regrettons d’avoir eu à brûler ce
panneau. Mais nous avions de bonnes raisons de le faire. »
Kelsey secoua la tête. « Une femme est morte. »
Ellen acquiesça. « Rachel. C’était notre amie. »
La douleur dans les yeux des deux femmes apaisa un peu ses
inquiétudes.
« Pourquoi ne pas simplement être venue me voir ? Pour m’expliquer le
problème ? » Elle désigna sa prieure. « Ou aller la voir elle, comme vous
avez fini par le faire ? Pourquoi tous ces subterfuges ?
— Nous n’avions pas le choix, dit Isabel. Vraiment pas.
— J’ai des images en haute résolution du panneau entier. Il était inutile
de le brûler.
— Nous en sommes conscientes. Mais vos images ne sont plus un
problème.
— Alors quel est le problème ?
— M. Lee. »
Un signal d’alarme se déclencha dans son esprit. « Est-ce que Nick va
bien ? »
Il ne l’avait pas rappelée depuis qu’elle lui avait dit qu’elle avait
prévenu la police, plusieurs heures plus tôt. Depuis, elle avait été accaparée
par sa prieure et maintenant par ces deux servantes. Elle avait besoin de lui
parler.
Tout de suite.
« Je veux récupérer mon téléphone, dit-elle à la prieure.
— C’est impossible.
— Dans ce cas, je m’en vais. »
Alors qu’elle se tournait pour partir, Isabel se plaça derrière elle, passa
un bras autour de son cou et plaqua un chiffon sur son visage. Une odeur
douceâtre envahit ses narines, qui lui rappela les journées de ménage au
couvent ou les visites à l’hôpital.
Sa tête se mit à tourner.
Isabel la tenait fermement. Elle tenta de résister, mais ses muscles ne
réagissaient pas. Le monde se mit à clignoter.
Puis s’évanouit.
42

C laire était de retour en Belgique.


Elle s’était fait conduire à Toulouse, où elle avait pris le seul vol sans
escale pour Gand. En temps normal, les servantes évitaient les voyages en
avion, privilégiant la voiture ou le train, qui avaient l’avantage d’être à la
fois moins coûteux et plus discrets. Mais il y avait des exceptions à cette
règle, surtout quand le temps était compté. Comme ces deux derniers jours.
Elles n’avaient pas pu refuser la proposition de Nick Lee de les aider à
récupérer le corps de sœur Rachel. Elles voulaient à tout prix la ramener à
l’abbaye pour un enterrement digne d’une servante, en particulier une
servante qui, comme Jeanne d’Arc elle-même, avait fait le sacrifice ultime.
Elle ne voyait pas comment y parvenir sans s’exposer encore davantage,
mais leur nouvel allié leur avait assuré que c’était possible. Et pour sortir du
pétrin dans lequel elles s’étaient mises, Claire était prête à accepter de l’aide
de n’importe qui ou presque.
Elle avait pris un taxi à l’aéroport et retrouvé les sœurs Ellen et Isabel,
qu’elle avait chargées, sur ordre de l’abbesse, d’enlever sœur Deal. Pendant
ce temps, elle prendrait contact avec Nick Lee, à qui l’on avait demandé de
l’attendre sur la place du Groentenmarkt.
C’était là que se tenait jadis le principal marché aux légumes de Gand,
comme en témoignait la pompe à eau datant du XIXe siècle qui trônait
toujours en son centre, en forme d’obélisque posée sur un socle carré. La
place pavée était aujourd’hui flanquée de boutiques vendant des produits
locaux tels que des chocolats haut de gamme, des cuberdons, et de la
moutarde Tierenteyn-Verlent. On y trouvait également Oud Huis
Himschoot, la plus ancienne boulangerie de la ville, où le pain était
délicieux.
Elle avait revêtu un pantalon, une blouse foncée, une veste, portait de
confortables chaussures à lacets, et avait renoncé à garder son médaillon
fleur de lys, si bien que rien n’indiquait qu’elle était une servante hormis le
tatouage sur son épaule gauche. C’était notamment en se fondant dans la
masse que les sœurs-servantes avaient été si efficaces au fil des siècles.
Malgré tout, elle ne pouvait s’empêcher de se sentir vulnérable.
Le taxi la déposa à proximité de la place, qu’elle rejoignit
immédiatement. On lui avait envoyé par SMS une photo de Nick Lee
trouvée sur Internet, elle n’eut donc aucun mal à le repérer près de la
fontaine.
« Je suis sœur Claire », dit-elle en guise de présentation, tout en
jaugeant son adversaire.
De taille et de corpulence moyennes, il avait des cheveux bruns ondulés
qui tombaient sur son front en une frange juvénile et le faisaient paraître
plus jeune que les trente ou trente-cinq ans qu’il devait avoir. Son visage
rasé de frais ne portait pas la moindre ridule due à l’âge. Et ces yeux. D’un
gris pâle. Chaleureux. Espiègles. Charmants. Elle devait être prudente. Il
était séduisant, vif d’esprit et charismatique, le genre d’homme qui révélait
juste assez de sa personne pour gagner la confiance de l’autre et faire
tomber sa garde. Elle avait essayé d’apprendre tout ce qu’elle pouvait à son
sujet, mais les sites de l’Onu et le l’Unesco ne mentionnaient rien ou
presque. Elle n’était même pas certaine de savoir pour qui il travaillait
réellement.
Elle décida donc de lui poser la question. « Pour qui travaillez-vous
exactement ? »
Nick lui montra une carte d’un organisme du nom de Clio. « Nous
enquêtons sur la perte et la destruction de trésors culturels dans les États
membres. Comme la Belgique et la France.
— J’imagine que cette carte s’accompagne de certains privilèges.
— Quelques-uns, oui », dit-il avec un sourire.
Elle n’en doutait pas. C’était, elle l’avait appris à ses dépens, un homme
compétent et plein de ressources. Elle avait réfléchi à la meilleure manière
de gérer les choses pendant le trajet. La situation était fluctuante,
susceptible de changer du tout au tout en l’espace d’un instant. La police
était impliquée. Un couvent avait été profané. Des dominicains étaient sur
place. Ce n’était qu’une question de temps avant que tous ces gens arrivent
dans le sud de la France. Isabel et Ellen lui avaient expliqué comment Lee
les avait aidées avec la police et les dominicains. Elle avait donc opté pour
la conciliation et la diplomatie, du moins jusqu’à ce qu’elles établissent un
véritable plan d’action.
« Vous m’avez prise en filature hier soir ? »
Il acquiesça. « J’ai d’abord suivi votre complice et l’ai vue se faire
abattre par la police, puis j’ai trouvé un bateau pour vous prendre en
filature.
— Et vous êtes entré par effraction dans un couvent. Ça fera son effet
sur votre CV.
— Aux grands maux, les grands remèdes. N’est-ce pas ? »
Elle sourit. C’est ça, ouais.
« Vos sous-fifres n’ont rien voulu me dire. Elles m’ont dit de venir ici,
et que vous m’expliqueriez tout.
— Pouvez-vous récupérer le corps de Rachel ?
— Ça dépend.
— De quoi ?
— Si je veux vous aider ou non.
— Je dois vous dire, monsieur Lee…
— Et si vous m’appeliez Nick ?
— Cela ne changera rien entre nous.
— Je n’avais pas réalisé qu’il y avait un nous. »
Il recommençait à user de ses charmes, mais elle ne tomberait pas dans
son piège.
« Vous flirtez souvent avec vos adversaires ?
— Tout le temps. »
Elle sourit. « Très bien. Nick. Comme je disais, j’ai très peu de marge
de manœuvre.
— Vous avez détruit un trésor national belge. Je suppose que vous aviez
une très bonne raison de le faire. Pour l’instant, la police n’est pas sur votre
piste. Il n’y a que moi. Nous pouvons faire en sorte que ça continue. En
revanche, les Dominicains vous ont dans le collimateur.
— Effectivement, mais nous allons nous occuper d’eux, comme nous
l’avons fait par le passé. Vous, en revanche, c’est une autre histoire. Je suis
venue pour écouter ce que vous proposez. »
Mais elle se demandait comment il réagirait s’il apprenait que sœur
Deal était en train d’être enlevée au moment où ils parlaient. Quelle était la
nature de leur relation ? Étaient-ils amis ? Parents ? Mystère. La mère
supérieure avait rapporté qu’ils semblaient proches, sans donner plus de
précisions. Mais lui poser la question ne ferait qu’éveiller ses soupçons.
« Rachel était une amie, dit-elle. Une amie proche. Comment comptez-
vous vous y prendre pour récupérer son corps ?
— Vous l’avez laissée affronter ces policiers seule. »
Comme si elle avait besoin qu’on le lui rappelle. « À ce moment-là,
notre priorité était de récupérer les images. Rachel le savait. Elle a fait son
devoir. Et je n’avais pas le choix.
— Nous avons toujours le choix.
— J’aimerais que ce soit vrai. Malheureusement, ce n’était pas le cas.
Bien sûr, personne, Rachel comprise, ne se doutait que la police l’abattrait.
— Ces flics étaient gonflés à bloc. Ça ne finit jamais bien. D’où venez-
vous ? J’ai cru reconnaître du cajun dans votre voix.
— Je suis née et j’ai grandi en Louisiane. Mais je vis à l’étranger depuis
longtemps.
— Si je récupère le corps de votre amie, m’expliquerez-vous pourquoi
nous en sommes arrivés là ?
— Je ne peux rien promettre.
— Au moins vous êtes honnête. Mais je veux que vous sachiez que, si
vous arrivez à me convaincre, je peux m’arranger pour qu’on vous laisse
tranquille. »
Ils étaient indéniablement en train de se livrer un duel. Une certaine
méfiance s’était installée entre eux, comme si aucun ne croyait aux paroles
de l’autre. Elle doutait qu’il puisse tenir son engagement, en particulier en
ce qui concernait le Vatican et les Dominicains, qui représentaient la
véritable menace. Mais elle se garda de le lui dire. « Faites ce que vous avez
promis et nous parlerons. »
Il sourit. « Je comprends. Et je ne vous en veux pas. Moi non plus, je ne
vous fais pas confiance. Mais ni vous ni moi n’avons le choix. Il semble
que l’on soit condamnés à travailler ensemble. »
C’était vrai. Pour l’instant.
43

C’ est sur les murs des catacombes romaines que Marie apparut pour la
première fois dans l’art, bien qu’il soit difficile d’en être certain tant ces
images d’une femme tenant un bébé étaient rudimentaires et floues. À partir
du IVe siècle apr. J.-C., elle est représentée avec la peau sombre et les traits
épais typiques de la région méditerranéenne, généralement en prière, les
bras levés vers le ciel. Avec l’essor de l’Empire byzantin, elle devint une
auguste silhouette pâle et vêtue de bleu, voilée et nimbée, leur protectrice
dans la guerre comme dans la paix. À partir du Moyen Âge, on ne la
dépeignait plus que sous des traits caucasiens, avec une peau d’un blanc
laiteux.
Le culte marial n’existait pas aux origines de l’Église ni dans les
enseignements des apôtres. Les concepts d’Immaculée Conception,
d’Annonciation ou d’Assomption au ciel n’avaient pas encore été inventés.
Elle n’était pas la mère des fidèles, la médiatrice auprès du Christ. Les
évangiles eux-mêmes n’ont jamais décrit son apparence physique ni
mentionné son âge ou le lieu où elle vivait. Elle ne jouait aucun rôle dans le
ministère du Christ ni dans l’établissement du christianisme. Pourtant, elle
devint la nouvelle Ève, dotée par les papes d’un pouvoir divin bien qu’elle-
même ne fût pas divine. Les protestants rejetaient généralement la dévotion
mariale. Pour eux, le christianisme ne concernait qu’une seule personne.
S’il y avait bien eu quelques personnages secondaires, aucun n’était assez
important pour trôner au côté du Fils de Dieu.
Mais l’aspect le plus mystérieux de la vie de Marie est ce qui lui est
arrivé après la crucifixion.
Elle n’était pas présente lors de la découverte du tombeau vide du
Christ. Ni lors de son Ascension au ciel ou à la Pentecôte, quand le Saint-
Esprit était descendu sur les apôtres. Elle ne reçut jamais la visite du Christ
ressuscité, bien qu’il fût apparu aux disciples et à Marie Madeleine. Il n’y a
qu’une seule référence à elle dans les Évangiles.
Jean XIX, 25-27.
Près de la croix de Jésus se tenaient sa mère et la sœur de sa mère,
Marie, femme de Clopas, et Marie Madeleine. Jésus, voyant sa mère, et
auprès d’elle le disciple qu’il aimait, dit à sa mère : « Femme, voilà ton
fils. » Puis il dit au disciple : « Voilà ta mère. » Et, dès ce moment, le
disciple la prit chez lui.
Le disciple qu’il aimait.
Une référence cryptique qui apparaît à deux autres reprises dans
l’évangile de Jean. Cet homme mystérieux est mentionné avec les cinq
mêmes mots comme étant présent à la Cène, sa tête reposant sur la poitrine
du Christ. Et de nouveau lorsque le Christ ressuscité apparut aux disciples
sur les rives du lac de Galilée. Qui était cette personne ? Nul ne le sait.
Mais il aurait pris soin de Marie jusqu’à la mort de celle-ci.
Finalement, c’est Éphèse, en Turquie, qui devint le centre de son culte.
Le disciple qu’il aimait y aurait emmené Marie. Au Ve siècle, une basilique
y fut érigée en son honneur. Des siècles plus tard, on commença à vénérer
une maison qui lui aurait appartenu.
Sans qu’il ne soit jamais fait mention de son tombeau.
Et alors que les églises regorgent de reliques de saints, aucun souvenir
d’elle n’a jamais été trouvé, hormis un vêtement et quelques gouttes de lait.

« Vous parlez étrangement de la Sainte Vierge, dit Vilamur au cardinal


Fuentes.
— Je parle honnêtement. Le catholicisme a voulu faire de Marie une
femme qui n’a jamais péché. Qui n’a jamais rien fait de mal de sa vie. Qui a
mis au monde des enfants tout en restant vierge. Ils sont allés jusqu’à ces
extrêmes pour une bonne raison. Ils avaient besoin d’une déesse, et son
culte s’est révélé très lucratif. »
Vilamur savait que tout ce qui était associé à Marie avait été fabriqué
très tôt afin de satisfaire les désirs des fidèles, les pères de l’Église étant
conscients de la grande popularité des déesses païennes. Le christianisme
était alors une religion dominée par les hommes. Marie y ajouta une
nouvelle dimension, qui prit rapidement de l’ampleur. Elle contribua au
recrutement de nouveaux adeptes et ouvrit les bourses des fidèles existants.
On lui dédia une prière, le Je vous salue Marie, ainsi qu’un chapelet.
Finalement, elle gagna son propre statut – pas tout à fait une déesse, mais
davantage qu’une sainte. Elle devint la voix du ciel et fit même quelques
apparitions sur terre. À Guadalupe au Mexique. Czestochowa en Pologne.
Lourdes et La Salette en France. Fatima au Portugal. Beauraing et Banneux
en Belgique. Međugorje en Bosnie. Et dans bien d’autres lieux, rarement
reconnus par l’Église. Toujours aux pauvres ou aux opprimés, à qui elle
laissa des messages énigmatiques à déchiffrer. Des centaines d’églises,
cathédrales et basiliques à travers le monde lui étaient encore à ce jour
dédiées. Un mythe devenu réalité. Qui n’avait jamais été vraiment discuté
ni remis en question.
Mais simplement adoré.
« Pourquoi me racontez-vous ceci ? » demanda-t-il à Fuentes.
22 heures approchaient et ils se trouvaient toujours sur le parvis de la
basilique, sous un lampadaire. Les passants étaient moins nombreux à se
mouvoir dans l’obscurité, et personne ne leur prêtait la moindre attention.
« Que savez-vous de la tombe de la Vierge ? » s’enquit Fuentes.
Pas mal de choses, à vrai dire.
Le christianisme occidental enseignait que Marie était morte d’une mort
naturelle, comme tout être humain. Puis que son âme avait été reçue par le
Christ et que son corps était ressuscité au ciel le troisième jour. L’Église
romaine alla encore plus loin en affirmant que Marie était montée au ciel
corps et âme. Mais était-elle décédée avant cela ? La question fit débat
jusqu’à ce que, en 1997, Jean-Paul II décrète que Marie était bien morte
avant son ascension au ciel. Mais comment le pape pouvait-il le savoir ?
Facile. Ce n’était qu’une question de foi. Une croyance confortée par le fait
que personne ne savait où se trouvait le tombeau de Marie. Selon certains,
elle était à Gethsémani, selon d’autres dans la vallée de Josaphat, quand
d’autres encore pensaient qu’elle reposait à Éphèse.
Il dit à Fuentes ce qu’il savait.
« Un vieux récit affirmait que Marie était enterrée quelque part dans la
vallée de Josaphat et, miracle, une tombe y a été découverte au VIe siècle.
Après les croisades, au XIIe siècle, les pèlerins ont été si nombreux à se
rendre sur cette tombe qu’on a construit sur le site l’église de l’Assomption
afin de tirer profit de leur visite. Mais dès que Pie XII a déclaré son
Assomption, le site a été abandonné aux églises orthodoxes. »
Ce qui était logique. « On ne pouvait pas, d’un côté, dire que Marie était
montée au ciel, corps et âme, et de l’autre ériger une église sur sa tombe.
— Exactement, fit le cardinal. En 1950, avant le décret de Pie XII sur
l’Assomption, l’Église a envoyé un archéologue des musées du Vatican
pour enquêter sur cette tombe. Les prétendues reliques qui ont été
découvertes se sont révélées être des os de mouton. Ils n’ont pas trouvé la
moindre preuve de la présence de Marie. On aurait pu penser que cette
conclusion serait la bienvenue. Pas d’ossements. Pas de corps. Exactement
ce que voulait l’Église. Mais le Vatican, dans l’infinie sagesse qu’on lui
connaît, a promptement ordonné à l’archéologue d’interrompre son travail
et de ne plus jamais parler du tombeau ni publier quoi que ce soit à son
sujet, sous peine d’excommunication. En bon catholique, cet homme a
obtempéré.
— Je l’ignorais. »
Fuentes esquissa un rictus sardonique. « Ce n’est pas le genre de chose
que nous clamons sur tous les toits. Et puis, bien sûr, il y a les archives
secrètes. »
L’expression fit sourire Vilamur. La presse adorait parler des Archives
secrètes du Vatican, lesquelles, en réalité, n’avaient de secrètes que le nom.
Elles étaient accessibles au public depuis 1881. Le vrai secret était leur
organisation et leur état. Il y régnait jadis une telle pagaille qu’il avait fallu
les quarante dernières années pour y mettre un semblant d’ordre.
« Des informations y ont été trouvées en 1934, expliqua Fuentes. Dans
un vieux document qui avait été connu, puis perdu, et finalement retrouvé.
C’était une copie d’un texte détaillant la vie de Marie après la crucifixion.
Le Témoignage de Jean. »
Il n’en avait jamais entendu parler.
« Un manuscrit ancien. Très instructif.
— Authentique ? »
Fuentes hocha la tête. « Sans aucun doute. Il a été retrouvé pendant la
croisade des Albigeois dans une vieille église du Roussillon. Les experts
s’accordent tous pour dire qu’il date du Ve ou VIe siècle. Il porte une mention
indiquant qu’il s’agit d’une copie d’un manuscrit bien plus ancien
remontant au premier siècle. Est-il fiable ? Factuel ? Impossible à dire.
Mais selon ce texte, la Sainte Vierge a vécu jusqu’à l’âge de soixante-
quatorze ans et a été enterrée après sa mort, selon la coutume de l’époque.
— Pourquoi personne n’a entendu parler de ce texte ?
— Il est classifié. Accessible uniquement aux papes.
— Et à vous, apparemment. »
Fuentes acquiesça. « Traditionnellement, le chef de la Commission
pontificale est informé de l’existence de ce manuscrit. Mais il y a une raison
à cela. »
Il avait hâte de la connaître.
« Le récit est très détaillé. Il indique que Marie a quitté Jérusalem et a
vécu à Éphèse pendant un temps. Elle est ensuite partie vers l’est, en
pèlerinage, et finalement dans le sud de la France, où elle est décédée près
d’une ville du nom de Las Illas. » Fuentes marqua une pause. « Et elle y a
été enterrée.
— Je connais ce village. J’y suis déjà allé.
— J’espérais que ce serait le cas. Je vais avoir besoin de votre
connaissance de cette région.
— Pourquoi ?
— Les papes sont des imbéciles. »
Ce brusque changement de sujet le surprit. Le pensait-il vraiment ? Ou
était-ce une tentative de le prendre en défaut et débusquer une brebis
galeuse ? De vérifier s’il méritait ou non d’être élevé au rang de cardinal ?
« Je ne suis pas d’accord », dit-il immédiatement.
Fuentes le dévisagea. « Ce n’est pas un test, archevêque. Je suis
honnête, comme vous l’avez été avec moi. Les papes sont des hommes
imparfaits qui se cachent derrière une image qu’ils ont eux-mêmes
façonnée. Ils font ce qui est nécessaire sur le moment, pour le bien de leur
Église. Et ne vous méprenez pas, tant qu’ils vivent, il s’agit bien de leur
Église. Elle se façonne et se conforme à leur idée, à leurs préférences et
leurs aversions. Pie XII a annoncé en 1950 que, je cite : La Vierge Marie,
ayant achevé le cours de sa vie terrestre, a été élevée en corps et en âme à
la gloire céleste. C’est une déclaration assez audacieuse. En corps et en
âme. Pie XII a tout simplement ignoré Le Témoignage de Jean, affirmant
que sa fiabilité n’était pas prouvée. Et dans la mesure où personne, hormis
une poignée de prélats, ne connaît l’existence du manuscrit, il a pu agir
ainsi en toute impunité. Près de cinquante ans plus tard, Jean-Paul II l’a
ignoré à son tour et clarifié un point. Ayant achevé le cours de sa vie
terrestre signifiait qu’elle était morte. Mais il n’a pas réfuté ce qu’avait dit
Pie XII sur le fait qu’elle avait été élevée en corps et en âme au ciel. Tout
cela est aujourd’hui un dogme, soutenu par l’infaillibilité papale, auquel
sont censés croire 1,2 milliard de catholiques, soit près de 18 % de la
population mondiale, sous peine d’excommunication. Mais, hélas, ils
avaient tous les deux tort. »
Vilamur continua de l’écouter, de plus en plus fasciné.
« La Vierge Marie a vécu, est morte et a été inhumée ici, sur cette terre,
poursuivit Fuentes. Sa tombe existe, elle est gardée depuis près de deux
mille ans par un groupe qui se fait appeler les Vautours. Il est mentionné et
décrit en détail dans d’autres récits que nous possédons aux archives.
Maintenant, vous comprenez pourquoi c’est aussi important ? »
Il hocha la tête. Il comprenait, bien sûr. Tout le monde pouvait se
tromper. Mais un pape ? C’était inconcevable. Sans parler des implications
théologiques. « Si l’Église s’est trompée là-dessus, sur quel autre sujet a-t-
elle tort ? La sainte Communion ? La confession ? Sa position sur
l’homosexualité ? L’avortement ? Le célibat des prêtres ? Le moindre point
de vue sera remis en question.
— Nous ne sommes pas assez forts pour résister à cela. Nous vivons
dans un monde de communication instantanée avec les quatre coins du
globe. Beaucoup se délecteront de notre arrogance et de notre vanité. Et si
les fidèles cessent de croire au dogme, s’ils cessent de se laisser
aveuglément guider par l’Église, alors c’est fini. »
D’accord, il comprenait. C’était important. Du moins pour Fuentes, et
peut-être pour le pape lui-même. « Qu’attendez-vous de moi ?
— Je veux que vous me disiez tout ce que vous savez sur l’homme qui
dit être votre fils. Ensuite, nous tâcherons de déterminer s’il s’agit d’une
personne bien informée, d’un opportuniste ou d’un imposteur. Après cela,
nous nous occuperons de lui.
— Et les Vautours ?
— Je m’en occuperai aussi.
— Puis-je demander comment ?
— En faisant ce qui aurait dû être fait il y a très, très longtemps. »
Vilamur attendit.
« Je vais les réduire au silence. »
44

N ick pénétra dans la morgue, une bâtisse anonyme au sud de Gand qui
jouxtait un commissariat de police bourdonnant d’activité. Il avait su
où se rendre grâce aux recherches de ses collègues du bureau de Clio à New
York, qui lui avaient fourni non seulement la localisation du bâtiment, mais
aussi un plan de celui-ci. Comment s’y étaient-ils pris ? Il n’en avait pas la
moindre idée, mais il appréciait leurs efforts.
Ils étaient venus dans le véhicule qu’il s’était procuré un peu plus tôt, là
encore avec l’aide de New York. Un petit coupé Mercedes qu’il avait laissé
garé à quelques rues de la morgue, dans une allée tranquille. D’après les
informations qu’on lui avait fournies, il y avait deux entrées. L’une, qui
donnait sur la rue, était destinée aux visiteurs, l’autre, à l’arrière du
bâtiment, était l’entrée de service, sans doute celle par laquelle on faisait
passer les corps, protégée par une clôture grillagée. Il supposait qu’il y
aurait des caméras. De nos jours, dans ce genre de bâtiment, il y avait
toujours une caméra quelque part.
Il résolut donc de passer par la porte d’entrée.
Comme n’importe quel visiteur.
À cette heure tardive, le personnel était sans doute réduit au minimum,
mais ils devaient faire attention aux flics du commissariat voisin.
Il s’introduisit dans le bâtiment et constata avec soulagement qu’il n’y
avait personne derrière le bureau à l’accueil. Une porte close conduisait aux
entrailles du bâtiment.
« Vérifiez cette porte », dit-il à Claire en jetant des coups d’œil derrière
eux pour s’assurer que personne n’arrivait.
Elle s’approcha et saisit la poignée.
Qui tourna. Jusqu’ici tout allait bien.
Il lui adressa un signe de tête et ils franchirent tous les deux la porte qui
donnait sur un couloir faiblement éclairé dans lequel flottait une forte odeur
de formol. Claire retint la porte pour éviter d’alerter tout le bâtiment de leur
présence en la faisant claquer sur ses charnières à ressorts. Il ne lui avait
rien demandé, elle l’avait fait d’instinct. Impressionnant. Trois portes closes
s’alignaient le long du couloir, et il y en avait une autre à son extrémité. Elle
essaya les trois premières. Fermées à clé. Il n’y avait aucune caméra en vue
ici. Parfait. Il se dirigea vers la porte au bout du couloir.
Elle donnait sur la chambre froide, dont deux murs étaient recouverts de
portes en acier inoxydable fermées par des loquets. Les tiroirs renfermant
les corps. Il se demanda où étaient les employés. À en croire l’expression
sur le visage de Claire, elle se posait la même question.
Puis il entendit quelque chose.
Une porte qui s’ouvrait et se refermait.
Des bruits de pas, qui approchaient.
Il adressa un signe de tête à Claire, qui prit position derrière la porte.
Il resta quant à lui au milieu de la pièce et attendit.
La porte s’ouvrit et un jeune homme barbu entra en mangeant un
sandwich. Son regard se fixa immédiatement sur ce qui était sûrement, à ses
yeux, la seule anomalie dans la pièce. Le type dit quelque chose en
flamand.
« Vous parlez anglais ? demanda Nick.
— Qui êtes-vous ? »
Nick feignit la surprise.
« Personne ne vous a prévenu ?
— Prévenu de quoi ?
— Je suis ici pour la femme abattue hier soir. Je n’ai pas son nom. Une
femme blanche, cheveux blonds, coupés court. Visage meurtri par le choc
contre le trottoir. Multiples blessures par balle.
— Je vois de qui vous parlez. Mais personne ne m’a prévenu que son
corps allait être déplacé. Je vais devoir… »
Soudain, Claire bondit sur l’homme et lui enserra le cou de son bras
droit, refermant sa main gauche sur son poignet droit.
Une prise d’étranglement ?
Elle fit pression jusqu’à ce que le sandwich glisse de la main de
l’homme.
« C’est ce qu’on vous enseigne au couvent ? »
Elle relâcha son étreinte et soutint le corps inerte de l’homme pour
amortir sa chute. « Nous n’utilisons jamais la force létale. » Elle se leva.
« Je ne comprenais pas bien où vous alliez avec votre baratin. Nous n’avons
pas le temps d’être subtils. »
Apparemment, elle n’avait pas une grande confiance dans les aptitudes
de Nick. « Et si on essayait de trouver sœur Rachel et filait d’ici en vitesse ?
Avant que d’autres employés arrivent. On ne pourra pas tous les étrangler. »
Il marqua une pause. « Ou peut-être que si ? »
Elle ignora la raillerie et ils vérifièrent les compartiments un par un. Ils
finirent par trouver sœur Rachel, qui gisait dans une housse mortuaire noire
sur un plateau en inox. Claire se signa et récita une prière. Il attendit
respectueusement qu’elle ait terminé. Ils n’avaient baissé la fermeture à
glissière que pour révéler son visage pâle et ses épaules nues, mais le
tatouage était bien visible.
Ils avaient prévu de sortir le corps, puis quitter Gand et retrouver sœurs
Ellen et Isabel qui les attendaient à la sortie de la ville. De là, sœur Rachel
serait ramenée en France. Un voyage d’environ douze heures. Par chance, il
n’y avait pas de contrôle aux frontières entre les pays de l’Union
européenne. Une libre circulation du commerce, dont les servantes avaient
prévu de tirer parti.
Claire se signa une nouvelle fois, et il comprit qu’elle avait terminé.
Il remonta la fermeture éclair et regarda la servante.
Des larmes coulaient de ses yeux marron. « Elle n’aurait pas dû
mourir. »
Il était d’accord. Mais il ne put s’empêcher de demander : « Ça en valait
la peine ? »
Elle le fusilla du regard. « Pour elle, oui, et c’est tout ce qui compte.
— Vous prenez toutes autant la mort à la légère ?
— Nous ne prenons pas la mort à la légère, répliqua-t-elle sèchement.
— Ce n’est pas l’impression que j’ai. J’ai vu cette femme mourir. Elle a
jeté l’ordinateur et a fait face aux policiers, qui ont fait feu. Peut-être
pensait-elle qu’ils ne tireraient pas ? Mais quand ils ont braqué leurs armes
sur elle, elle n’a pas bougé. » Il marqua une pause. « Pour vous donner le
temps de fuir. »
Les larmes coulèrent de plus belle. Son instinct lui disait que ce n’était
pas une femme qui pleurait souvent.
« Vous croyez que je ne sais pas tout ça ? demanda-t-elle d’une voix
tremblante d’émotion et pourtant ferme. J’étais sa supérieure. Je l’ai
envoyée là-bas. J’étais responsable d’elle.
— Quoi qu’il se passe ici, j’espère que ça en vaut la peine. »
Les yeux de la jeune femme se posèrent sur la housse mortuaire. « Oui,
ça en vaut la peine.
— Nous devons partir. »
Elle essuya ses joues humides et hocha la tête.
Il se baissa pour attraper la housse, la souleva et posa le corps sur son
épaule droite. Ce n’était pas la manière la plus respectueuse de porter un
mort, mais ils n’avaient guère le choix. Il espéra qu’ils trouveraient une
voie par où s’échapper et faire leur alliée de l’obscurité. Ils ne pouvaient
certainement pas se faufiler par la porte d’entrée et courir le risque d’être
pris en flagrant délit par les policiers du commissariat voisin. Il y avait une
deuxième porte dans la pièce, que Claire ouvrit pour révéler une salle plus
grande, meublée de tables en acier inoxydable qui servaient sans doute aux
autopsies. Les murs étaient tapissés d’armoires vitrées remplies de diverses
fournitures et instruments. Il trouva ce qu’il cherchait de l’autre côté. La
porte de sortie. En métal lourd et percée d’une petite fenêtre grillagée.
Alors qu’ils se dirigeaient vers elle, un détail attira son attention.
Une caméra installée dans l’angle opposé, avec un voyant rouge
signalant qu’elle était allumée. Claire la vit aussi, mais ne dit rien, se
contentant d’ouvrir la porte à la volée.
Alors qu’ils se précipitaient dans la nuit, une alarme assourdissante
retentit.
Aucune chance qu’ils quittent les lieux discrètement à présent. Et
jamais ils n’atteindraient la voiture garée un pâté de maisons plus loin. Il
repéra un autre véhicule juste après le petit quai de chargement. « Allez voir
s’il y a les clés de la voiture sur le type que vous avez étranglé. »
Sans hésiter une seconde, elle retourna à l’intérieur. Il descendit une
courte volée de marches et se dirigea vers le véhicule, qui n’était pas
verrouillé. Ce qui n’avait rien d’étonnant, puisqu’il était garé dans un
parking fermé, à deux pas d’un commissariat.
L’alarme hurlait toujours.
Claire émergea du bâtiment en brandissant un trousseau de clés. Le
véhicule était une vieille Volvo, une compacte à quatre portes. Il régnait un
désordre monstrueux dans l’habitacle, le siège arrière jonché de vêtements
et toutes sortes de cochonneries. Il déposa soigneusement sœur Rachel sur
la banquette arrière, par-dessus ce qui s’y trouvait déjà.
« J’espère que ce sont les bonnes », dit-il en rattrapant le trousseau
qu’elle venait de lui lancer. Un porte-clés noir portant l’inscription Volvo
apaisa ses craintes.
« On va bientôt avoir de la compagnie. J’ai poussé les tables contre la
porte intérieure pour les ralentir. »
Ils grimpèrent dans la voiture.
Il s’installa derrière le volant et inséra la clé dans le contact.
C’était la bonne.
Le moteur rugit.
Il enfonça l’embrayage et enclencha la marche arrière. Alors qu’il
reculait pour sortir de la place de parking, la porte du bâtiment s’ouvrit et
plusieurs agents en uniforme en jaillirent. Jetant un coup d’œil par la vitre
latérale, il vit qu’ils n’étaient pas armés.
Dieu merci.
Il passa la première, tourna le volant et, accélérant, roula droit vers le
double portail dont les battants étaient fermés par une chaîne. Pas de verrou
sophistiqué, rien qu’une bonne vieille serrure à l’ancienne.
Il passa la troisième et accéléra.
« Accrochez-vous », dit-il.
Et il fonça droit dans le portail, dont les deux battants s’écartèrent
violemment.
« Vous nous avez dit que vous pouviez récupérer le corps, dit Claire.
Nous pensions que vous utiliseriez votre accréditation de l’Onu. »
Il vira brutalement à droite en sortant du parking et les phares
s’enfoncèrent dans la rue étroite et silencieuse. Ce n’était qu’une question
de secondes avant que la police les prenne en chasse. « Vous ne m’avez pas
laissé le temps d’essayer. » Il arrivait à une intersection. « Vous savez où on
va ?
— Donnez-moi une seconde. »
Alors qu’elle sortait son téléphone et commençait à taper sur l’écran, il
vit les gyrophares dans son rétroviseur. Une voiture de police les suivait.
Il enfonça l’accélérateur.
45

Jeudi 10 mai
00 h 50

B ernat était de retour chez lui à Toulouse, dans sa grande maison de


style art nouveau. Cinq chambres, des sols en mosaïque, des fenêtres
ornées de vitraux, et un grenier qu’il avait transformé en un bureau très
élégant où il passait le plus clair de son temps. Il aurait dû avoir sommeil,
mais son cerveau tournait à plein régime et son attention était rivée à l’écran
d’ordinateur devant lui.
Le conservateur de L’Autel de Gand lui avait envoyé un email dans
lequel il lui expliquait que sœur Deal ne lui avait pas encore transmis les
images, comme il lui avait été demandé, mais lui assurait que ce serait fait
incessamment. Bernat était censé aller voir l’original restauré des Juges
intègres la semaine suivante, avant toute conférence de presse et annonce
publique. Mais avec le panneau réduit en cendres, les images étaient tout ce
qu’il restait de ce chef-d’œuvre médiéval, et le seul moyen par lequel il
pouvait espérer atteindre un semblant de notoriété et sauver une partie de
son investissement.
Son fond d’écran montrait le retable en entier, les panneaux affichés à
plat côte à côte. Il avait téléchargé l’image en haute résolution quelques
mois plus tôt. Chacun des douze panneaux portait une étiquette indiquant ce
qu’ils représentaient : « Adam », « Chœur gauche », « Vierge », « Dieu »,
« Jean le Baptiste », « Chœur droit », « Ève », « Chevaliers », « Adoration
de l’Agneau sacré », et celui qu’il était en train de regarder, « Juges
intègres ».
Il s’agissait, bien sûr, de la reproduction de Van der Veken. Dix hommes
à cheval, en pèlerinage vers le panneau central et l’Agneau sacré. Ils étaient
censés symboliser le monde séculier – cultivé, noble, chevaleresque,
mercantile – et quantité de débats avaient eu lieu au fil des siècles quant à
l’identité des visages dépeints. Le consensus était que l’homme à la robe
bleue sur le cheval blanc à l’avant était Hubert Van Eyck, et que celui juste
derrière lui, en robe marron foncé et chapeau garni de fourrure, était son
frère Jan. Hélas, le retable ne pourrait plus être exposé dans sa splendeur
d’origine que sous la forme d’images. La version originale, physique, des
Juges intègres était perdue à jamais. La réunion de tous les panneaux du
chef-d’œuvre de Van Eyck, à laquelle il pensait participer, n’aurait jamais
lieu. Ce n’était plus qu’une victoire partielle.
Le conservateur indiquait dans son message qu’il prévoyait toujours de
faire une annonce publique. Les Juges intègres avaient été retrouvés. Un
mystère vieux de plusieurs décennies avait été résolu, bien que mille
questions nouvelles aient été soulevées. L’idée était de susciter un intérêt
mondial pour le retable et d’informer le public du crime qui avait été
commis. C’était parfait. L’événement aurait un grand retentissement
médiatique, dont il profiterait indubitablement. Comment pourrait-il en être
autrement ? Et il devrait toujours être en mesure d’en tirer d’amples
bénéfices. Le conservateur tenait à ce qu’il soit présent, à son côté, sur le
podium, lorsque l’annonce serait faite. La conférence de presse était prévue
à 13 heures. Dans une douzaine d’heures. La cathédrale lui envoyait un
avion privé pour faire l’aller-retour, ce qu’il appréciait. Il avait de toute
manière prévu de laisser Vilamur mijoter une bonne partie de la journée.
Inutile de se presser. Il avait tout le temps du monde pour faire de la vie de
cet homme un véritable enfer.
Peut-être même au point de pousser ce salaud au suicide.
D’après les amples recherches qu’il avait faites sur le sujet, il n’était pas
rare que les prédateurs sexuels du clergé, hommes et femmes, en arrivent à
cette extrémité. Ce qui était une excellente chose, car, compte tenu de leur
narcissisme féroce et de leur incapacité à éprouver le moindre remords, le
taux de récidive était très élevé. Les cathares avaient une approche
différente de la mort. Ils n’en concevaient aucune peur, mais au contraire la
voyaient comme un événement bienvenu qui les libérerait du monde
physique. Ils avaient même une pratique particulière liée à la mort.
L’endura. Le mot signifiait « jeûne » en occitan. Vers la fin de leur vie, les
croyants prenaient le consolamentum, atteignaient le statut de parfait, puis
se laissaient mourir de faim. Ils avaient souvent recours à cette pratique au
e
XIII siècle pour éviter de tomber entre les mains des inquisiteurs. À quoi

bon s’attarder en enfer alors que la liberté de l’autre monde était à portée de
main ? Les catholiques considéraient le suicide comme un grand péché.
L’idée d’une bonne fin était propre aux cathares. Lorsqu’ils se quittaient, les
cathares ne se disaient pas Au revoir ou Que Dieu soit avec vous, mais
préféraient user de l’expression beaucoup plus spécifique Puissiez-vous
avoir une bonne fin. Le père Tallard n’avait pas eu cette chance. Il était
mort comme le pécheur répugnant qu’il avait été toute sa vie d’adulte.
Bernat éprouvait-il des regrets ?
Pas le moindre.
Il se sentait encore troublé par sa rencontre avec l’archevêque, et la
question de Raymond Barbe sur ce qu’il avait ressenti était légitime. Il
s’était longtemps demandé ce que cela ferait de se retrouver enfin en
présence de Vilamur. Son père biologique. L’homme qui l’avait élevé, qu’il
avait considéré comme son père à tous points de vue, était une âme douce
qui avait quitté ce monde bien trop jeune. En dehors de cette erreur de
conduite avec Vilamur, sa mère avait mené une vie exemplaire, et elle aussi
était morte trop tôt. Elle s’était cependant éloignée du catholicisme et avait
fini par découvrir le catharisme, qui lui avait offert un peu de réconfort et de
paix. Elle avait atteint le statut de parfaite, juste avant de mourir. Bernat
l’avait suivie dans cette religion, essayant de trouver sa propre paix
intérieure. Il détestait porter en lui l’ADN de Vilamur. L’hypocrisie de la vie
de cet homme et les vices de sa religion l’emplissaient de dégoût.
L’Église catholique avait assassiné plus de personnes au cours des deux
derniers millénaires que toute autre institution conçue par l’homme. Elle
avait systématiquement étouffé la vérité et combattu le progrès scientifique.
Tout au long de l’histoire, elle avait, à un moment où un autre, activement
soutenu l’esclavage, le fascisme et le sexisme. Elle avait publié le Malleus
Maleficarum, qui expliquait en détail comment torturer et assassiner des
femmes innocentes. Elle avait emprisonné et brûlé des scientifiques sur le
bûcher dans une tentative futile de maintenir les masses dans l’ignorance.
Elle avait terrorisé les Juifs et les musulmans durant des siècles, torturé et
assassiné pendant l’Inquisition et les croisades, tout cela au nom d’un Dieu
soi-disant aimant. Elle avait ignoré les récits des témoins oculaires du
massacre des Juifs par les nazis. Elle avait systématiquement couvert des
dizaines de milliers de cas d’abus sexuels perpétrés par des prêtres. Elle
avait même eu l’audace d’absoudre des fautes qui n’avaient pas encore été
commises en permettant aux pécheurs d’acheter des indulgences.
Les excuses présentées par Jean-Paul II en 2000 pour tous les péchés
commis par l’Église étaient risibles.
« Ils vont payer », murmura-t-il en lui-même.
Il n’ignorait pas que la vidéo envoyée à Vilamur était une arme à double
tranchant. Elle prouvait que Tallard était un prédateur sexuel et que Vilamur
le savait, mais elle reliait aussi Bernat à la mort de Tallard. Vilamur
pouvait-il aller voir la police ? Oui, bien sûr, mais il ne le ferait jamais. La
dernière chose que voulait l’archevêque, c’était impliquer les autorités dans
cette affaire. La publicité qui en résulterait serait incontrôlable. Non. Cela
devait rester une affaire privée. Il n’était même pas certain que cette enflure
aille faire le test ADN.
Vilamur connaissait la vérité.
Il l’avait apprise trente-deux ans plus tôt, lorsque sa mère l’avait placé
devant le fait accompli. Et Bernat l’avait vue tout à l’heure, quand la
bouche de Vilamur disait une chose et ses yeux une autre. Ils étaient
parents. Cela ne faisait aucun doute. Mais le test fournirait une preuve que
Vilamur ne pourrait jamais nier.
Aussi voulait-il, avant de le détruire, que ce salaud soit témoin de son
plus grand triomphe. Il fixa l’écran de l’ordinateur. Les Juges intègres.
Un nom particulièrement à propos.
46

01 h 20

K elsey se réveilla.
Elle était allongée dans le noir, dans un espace confiné. Ses mains
étaient attachées derrière son dos, sa bouche bâillonnée par du ruban
adhésif. Génial. Et elle se déplaçait, le compartiment vibrait. Un coffre.
Bingo. Elle se trouvait dans le coffre d’une voiture, qui roulait sur une route
relativement lisse.
Sa prieure l’avait encore une fois trahie.
Fouillant dans son esprit embrumé, elle se rappela avoir senti une odeur
étrange puis s’être évanouie. Elle tira sur les liens qui lui entravaient les
mains et les pieds. Solides. Aucune chance qu’elle réussisse à se libérer.
Elle n’aimait pas cette sensation d’enfermement, mais se força à garder son
calme, à respirer par le nez. Puis elle donna des coups de pied dans les
parois du coffre. Encore et encore.
La voiture commença à ralentir.
Et s’arrêta enfin.
Elle entendit des portières s’ouvrir et se fermer et, quelques instants
plus tard, le couvercle du coffre se souleva. Dans la lumière qui envahit le
compartiment, elle vit les visages des deux sœurs de tout à l’heure, Ellen et
Isabel. Elles l’aidèrent à sortir et défirent ses entraves. Elle s’empressa de
retirer le scotch sur sa bouche et se retint de crier, comprenant que cela ne
servirait à rien. Du reste, elle refusait de montrer à ces femmes qu’elle avait
peur.
Sœur Ellen se tourna face à elle. « Nous sommes prêtes à vous faire
voyager avec nous dans la voiture, si vous promettez de bien vous
comporter.
— Pourquoi le ferais-je ?
— Parce que nous ne sommes pas vos ennemies, fit sœur Isabel.
— Vous avez une curieuse façon de le montrer.
— Nous n’avions pas le choix, dit Ellen. Vous ne nous avez pas laissé le
choix.
— Qu’ai-je fait ? » Elle avait les idées parfaitement claires à présent.
« Où m’emmenez-vous ?
— Dans un endroit sûr.
— Ce n’est pas une réponse.
— Haec est speciosior sole et super omnem stellarum dispositionem.
Luci comparata invenitur prior. Candor est enim lucis aeternae et speculum
sine macula dei maiestatis », dit sœur Ellen avec une prononciation
parfaite.
Kelsey, qui avait étudié le latin, comprit immédiatement le sens de ces
mots.
« Elle est plus belle que le soleil et surpasse toutes les constellations. Si
on la compare à la lumière, on la trouve bien supérieure. Elle est en fait le
reflet de la lumière éternelle et le miroir immaculé de la majesté de Dieu. »
Et elle savait à quoi ils faisaient référence.
Au-dessus du panneau central de L’Autel de Gand se trouvaient trois
autres panneaux. L’un représentait Dieu ou Jésus sur le trône, c’était celui
qu’elle avait montré à Nick. Un autre figurait Jean le Baptiste, et le
troisième la Vierge Marie. Dans l’auréole qui nimbait la tête de la Vierge,
Jan Van Eyck avait peint une inscription.
Les mots que sœur Ellen venait de prononcer.
« Votre latin est excellent, dit-elle.
— Je l’ai étudié. Vous savez à quoi je fais référence ?
— Bien sûr. C’est ainsi que Van Eyck a décrit la Vierge Marie. Les mots
sont tirés du Livre de la Sagesse. »
Ils roulaient en rase campagne, déjà loin de Gand. Le ciel de velours au-
dessus d’elles scintillait d’étoiles. Il n’y avait pas de lune ce soir, et presque
aucun bruit. Elle était seule avec les deux servantes de Saint-Michel qui, de
toute évidence, n’étaient pas de simples nonnes.
« Ma sœur, dit Isabel. Pouvons-nous vous appeler Kelsey ? »
Pourquoi pas ? se dit-elle. « D’accord.
— Kelsey, vous avez découvert quelque chose que le Vatican cherche
depuis longtemps.
— Les Juges intègres ? »
Elles acquiescèrent toutes les deux.
« Il a disparu en 1934, dit Ellen. Pour vous, c’est une merveilleuse
œuvre d’art médiévale peinte par un grand maître. Pour nous, pour le
Vatican, c’est bien davantage. Votre révélation a donné le coup d’envoi
d’une course restée longtemps en sommeil. »
Elle voyait que ce n’était pas une blague. Ces femmes étaient sérieuses.
« Une course pour quoi ?
— Veritas Vita. »
La vérité, la vie.
« C’est aussi sur le retable, dit-elle.
— Nous le savons. Nous aimerions que vous veniez avec nous. De votre
plein gré. Vous nous accompagnez parce que vous en avez envie. Une fois
que nous serons arrivées à destination, tout vous sera expliqué.
— Et si je refuse ?
— Vous viendrez quand même. Seulement, il n’y aura pas de réponses à
vos questions. »
Bon à savoir. « Pourquoi moi ?
— Nous avons besoin de votre expertise, dit Ellen. Au sujet du retable.
— Qui a dit que j’étais une experte ? »
Elle sourit. « Votre prieure. Elle nous a dit que vous aviez passé
plusieurs mois à vous préparer pour votre travail sur Les Juges intègres, en
étudiant tout ce qui est disponible sur le sujet. Nous avons besoin de ces
connaissances, ainsi que de votre expertise artistique. »
Elle était à présent plus perplexe qu’en colère. Intriguée, plus que
révulsée. Et quel choix avait-elle ? Apparemment, sa prieure et ces deux
servantes étaient déjà convaincues qu’elle les aiderait. Alors, pourquoi les
décevoir ?
« Très bien. Je ferai de mon mieux. Mais je veux parler à Nick.
— Ce n’est pas nécessaire, dit Ellen. Notre vestale est avec lui en ce
moment. Elle lui dira que vous êtes en sécurité. »
Mais elle s’interrogeait.
Était-elle vraiment en sécurité ?
47

N ick avait guidé la Volvo dans les ruelles étroites de Gand afin de quitter
la ville, et roulait à présent sur une route de campagne plongée dans
l’obscurité.
« Ils sont toujours derrière nous », dit Claire depuis le siège passager.
Effectivement, une voiture de police au gyrophare allumé était visible
dans ses rétroviseurs.
« Où allez-vous ? demanda-t-elle.
— N’importe où. J’essaie juste de les semer.
— Voler ce corps était une mauvaise idée. »
Comme s’il ne le savait pas. « Vous n’en aviez pas de meilleure, si mes
souvenirs sont bons.
— Ça ne va pas plaire du tout à mon abbesse.
— Ni à mon chef.
— Elle m’a explicitement demandé de ne pas me planter. De ne pas nous
attirer davantage d’ennuis. »
C’était assez mal parti, songea Nick en regardant dans son rétroviseur la
voiture de police qui les suivait toujours. Il savait d’expérience que sa carte
de l’Onu pouvait lui ouvrir beaucoup de portes, mais qu’elle ne lui était en
revanche d’aucune utilité pour se tirer d’affaire quand il enfreignait la loi.
Comme il venait de le faire. C’était un motif de licenciement selon le contrat
qu’il avait signé, mais quelques entorses à la loi étaient tolérées en fonction
de l’endroit du monde où il se trouvait. Malheureusement, la Belgique ne
faisait pas partie de ces pays où les autorités étaient susceptibles de fermer
les yeux sur ses infractions.
Ils roulaient à toute vitesse en rase campagne, sur une nationale bordée
d’arbres de chaque côté. Il n’y avait aucune voiture en vue hormis celle qui
les poursuivait. La route devant lui était une ligne droite, il se déporta donc
sur la voie de gauche et relâcha l’accélérateur, laissant la voiture de police le
dépasser par la droite.
Il entendit un crissement de pneus lorsqu’elle freina, arrivant presque à
sa hauteur.
« Accrochez-vous », dit-il à Claire.
Il se rapprocha du bas-côté puis donna un coup de volant vers la droite,
percutant le véhicule de police dans un grincement de métal.
Le volant lui échappa.
Les roues droites se décollèrent de l’asphalte et la voiture resta un instant
en équilibre sur le côté gauche tout en se dirigeant en vacillant vers le bord
de la chaussée.

Claire se concentra sur les pare-brise avant et arrière pour essayer


d’évaluer la situation. Elle avait cru sentir ses os craquer au moment de
l’impact, mais Nick Lee semblait savoir ce qu’il faisait.
Ils accélérèrent.
La voiture de police avait été poussée sur le bord de la chaussée, mais
n’avait pas quitté la route. Claire se retourna pour regarder par la vitre
arrière. Le véhicule était revenu sur leur voie et fonçait vers eux.
« Ils arrivent », dit-elle.
Nick enfonça l’accélérateur.
La voiture de police percuta leur pare-chocs.
Apparemment, ils n’avaient pas apprécié de se faire emboutir.
La violence de l’impact la projeta vers l’avant, mais la ceinture de
sécurité l’empêcha de finir dans le pare-brise. Sœur Rachel, en revanche,
n’était pas attachée. La housse mortuaire glissa de la banquette arrière et se
posa sur le plancher avec un bruit sourd.
Les indignités qu’ils faisaient endurer au corps de son amie la rendaient
malade.

Nick tira sur le volant, négociant un visage serré dans un crissement de


pneus. La voiture de police, qui en avait bien plus sous le capot que sa
modeste Volvo, réduisit rapidement l’écart et les tamponna de nouveau.
Ce flic était déterminé, il fallait le reconnaître.
Il obliqua à gauche et avança sur la voie opposée. Nick mit plein gaz. La
voiture de police freina brutalement pour se replacer derrière lui et sa
calandre apparut dans les rétroviseurs de la Volvo, éclairée par ses feux
arrière. Devant eux, la route montait puis tournait brusquement. Leur
poursuivant ralentit un peu puis accéléra de nouveau. Comme ils atteignaient
le sommet de la côte, les roues de la Volvo quittèrent un instant la chaussée.
Il agrippa le volant de toutes ses forces, luttant pour garder le contrôle.
Ils dérapèrent dans un autre virage.
Les arbres toujours densément plantés le long de la route ne leur
laissaient aucune chance de s’échapper. Il enfonça l’accélérateur à
l’approche d’un tournant. Les pneus chassèrent et il tira sur le volant pour
éloigner la Volvo de l’accotement mou et cahoteux et revenir sur l’asphalte
solide, corrigeant la trajectoire déviée par les soudains changements de
vitesse et d’adhérence. Un rapide coup d’œil dans les rétroviseurs lui montra
la voiture de patrouille sur sa gauche. Bon sang, mais à quoi jouait-il ?
Impossible de savoir ce qui les attendait après ce virage sur la voie opposée,
celle que le policier avait décidé d’utiliser.
Et ils roulaient tous les deux beaucoup trop vite pour le négocier sans
risque.
Un coup de klaxon strident résonna à travers l’habitacle lorsqu’un autre
véhicule apparut sur la voie de gauche, fonçant droit sur la voiture de police.
Nick enfonça la pédale de frein.
Les pneus crissèrent sur la chaussée.
Ils ralentirent, mais la voiture de patrouille continua vers le virage.
Beaucoup trop vite.
Mais il lui avait laissé la place de se rabattre sur la bonne voie. Semblant
prendre conscience de son erreur, le policier essaya de freiner tout en
braquant à droite. La voiture vira à cent quatre-vingts degrés et les pneus
arrière dérapèrent sur l’asphalte sec, d’où s’élevèrent des volutes de fumée.
Nick ralentit et regarda la voiture de patrouille quitter la chaussée. Par
chance, les arbres avaient laissé place à un champ qui s’étendait au loin dans
l’obscurité. La voiture continua de tourner en soulevant des tourbillons de
poussière.
Finalement, elle s’arrêta.
Nick aussi.
La voiture était au milieu du champ, ses phares toujours allumés. Il
entendit le moteur rugir tandis que le conducteur accélérait pour tenter de
désembourber le véhicule, dont les pneus arrière tournaient dans le vide,
incapables d’adhérer à la terre meuble et lisse du champ.
« Ils vont bien ? demanda Claire.
— On dirait. »
Il enfonça l’accélérateur et ils mirent les voiles.

Une demi-heure plus tard, il s’engageait dans une station-service fermée


plongée dans le noir total. La nuit était déjà bien avancée et il était épuisé. Ils
se trouvaient quelque part au sud de Gand, au cœur de la forêt belge. Aucune
autre voiture de police n’était apparue depuis celle qu’ils avaient semée.
Malgré tout, ils devaient se débarrasser de cette voiture et trouver un autre
moyen de transport. La marque, le modèle et la plaque d’immatriculation de
celle-ci avaient sans doute déjà été communiqués au commissariat. Comme
le dit le vieux dicton, on ne peut pas échapper à la radio.
Il sortit de la voiture et passa ses mains dans ses cheveux, tâchant de se
remettre les idées en place. L’adrénaline qui l’avait maintenu éveillé
commençait à s’estomper. Il disait souvent qu’il avait hérité ses peurs de son
père et son audace de sa mère, et les deux venaient de leur sauver la mise.
Claire le suivit dans la nuit, puis ouvrit la portière arrière et commença à
soulever la housse mortuaire du plancher pour la remettre sur la banquette.
Nick ouvrit l’autre portière et l’aida. Ils repositionnèrent le cadavre à sa
place, intact.
« Où allons-nous exactement avec ce corps ? lui demanda-t-il.
— À notre maison-mère. Nous avons un cimetière là-bas. »
Il connaissait cet endroit. Dans le sud de la France, près de la frontière
espagnole.
Ils fermèrent chacun leur portière.
« Je vais appeler sœurs Ellen et Isabel, dit Claire. Pour leur demander de
nous rejoindre.
— J’ai aussi quelques coups de fil à passer, dit-il en pointant le doigt
vers la gauche. De là-bas. »
Il s’éloigna à une trentaine de mètres de la voiture et composa le numéro
de Reynaldo, qui répondit immédiatement. Nick l’informa de ce qui venait
de se passer.
« Je suppose que vous aviez une bonne raison de le faire ?
— C’est plus sérieux que je l’imaginais. Je devais gagner la confiance de
ces nonnes.
— Je comprends bien. Mais vous avez enfreint un paquet de lois. Vous
l’avez peut-être oublié, mais l’Onu doit respecter l’autonomie de ses États
membres. Ça ne va pas plaire du tout aux autorités belges.
— Je n’avais pas le choix.
— Nick, on a toujours le choix. Vous avez juste choisi la facilité, et
maintenant j’ai un énorme bazar diplomatique à gérer. »
Il détestait l’idée que Reynaldo ait des ennuis à cause de lui.
« Et n’oublions pas, dit son chef, que vous avez utilisé ce bureau pour
recueillir des informations et vous procurer un véhicule qui a permis le vol.
Nous sommes complices. Ce qui signifie que ma carrière aussi est en jeu.
Que se passe-t-il exactement ? Vous avez déjà pris des risques, mais c’était
dans des zones de guerre. La réglementation était très différente. »
S’il révélait quoi que ce soit au sujet de Kelsey, il savait que Reynaldo
lui donnerait l’ordre de rentrer immédiatement à Paris. Cela ne faisait aucun
doute. Il opta donc pour une explication abrégée.
« Je fais juste mon boulot. Un trésor national belge a été détruit. J’essaie
de découvrir par qui et pourquoi. Voler ce corps était le moyen le plus rapide
d’obtenir des réponses.
— Nick, écoutez-moi bien. Je vous donne quarante-huit heures. Pas une
de plus. Si vous n’avez rien de concret d’ici là, ramenez votre cul à Paris.
C’est clair ?
— Parfaitement clair.
— Et, Nick, ne me faites pas regretter de vous avoir accordé ces deux
jours. »
Il se tenait sous les longues branches horizontales d’un arbre, juste après
la station-service. « Non. Et je suis désolé de vous avoir mis dans
l’embarras.
— Faites juste votre boulot. Si possible sans enfreindre davantage de
lois. »
Nick mit fin à l’appel, mais il en avait un autre à passer.
À Kelsey.
Elle devait se demander ce qui lui était arrivé. Sœur Claire se tenait de
l’autre côté de la voiture, elle aussi au téléphone. Ils s’étaient éloignés l’un
de l’autre afin de s’assurer que leurs conversations téléphoniques resteraient
privées.
Il composa le numéro du portable de Kelsey.
Le téléphone sonna dans le vide et il se dit qu’elle était sans doute en
train de dormir. Il s’apprêtait à raccrocher lorsqu’une voix répondit.
Pas celle de Kelsey.
« Qui est-ce ? demanda-t-il.
— Je suis la prieure de sœur Deal, monsieur Lee. J’ai le téléphone
portable de Kelsey, et c’est votre nom qui s’est affiché.
— Est-ce que Kelsey va bien ? demanda-t-il, inquiet.
— Oui. »
Il attendit qu’elle ajoute quelque chose, mais rien ne vint. « Où est-elle ?
— En sécurité. Ne vous inquiétez pas. »
Facile à dire.
« Je détruirai ce téléphone après cet appel. Vous n’avez plus besoin de
communiquer avec sœur Deal.
— C’est la femme qui l’a trahie qui dit ça ?
— J’ai fait ce qui était nécessaire. Sœur Deal le comprend. Vous devriez
faire de même. »
Là-dessus, l’appel prit fin.
Il s’était détourné de la voiture garée, se plaçant face à l’arbre, tâchant de
parler à voix basse. Lorsqu’il se retourna vers la station-service, les phares
de la Volvo étaient allumés. Un instant plus tard, elle démarra dans un
rugissement de moteur et partit en trombe.
Le laissant seul au milieu de la nuit dans une station-service déserte.
48

K elsey décida que la meilleure tactique était la coopération. Ces deux


femmes voulaient quelque chose d’elle, et elle était curieuse de savoir
ce que cela pouvait être. Du reste, elle n’avait pas envie de se retrouver de
nouveau enfermée dans le coffre, mieux valait donc essayer de s’entendre
avec elles. L’attitude des deux servantes s’était adoucie et, pendant deux
heures, elles roulèrent dans un silence relatif. Elle avait du mal à croire que
ces deux femmes étaient comme elle des filles du Christ. Qu’elles avaient
décidé de se consacrer à une vie d’amour et de paix. Elle n’était pas certaine
de comprendre à quel genre d’ordre religieux elles appartenaient, mais,
d’après ce qu’elle savait, les sœurs-servantes de Saint-Michel étaient très
respectées. Il n’en restait pas moins qu’elles avaient volé Les Juges
intègres. Et puis il y avait cette histoire de chapelle. Dont, selon sa prieure,
les servantes étaient les gardiennes.
Qu’avait-elle donc de si important ?
Un téléphone sonna à l’avant. Sœur Ellen répondit, écouta brièvement
son interlocuteur, puis raccrocha et se tourna vers elle. « J’ai reçu
l’autorisation de vous impliquer davantage. » Ellen sortit un MacBook Air.
« Je vais configurer un point d’accès wifi via mon téléphone pour cet
ordinateur. Nous avons besoin que vous puissiez consulter les images. Et,
soyez sans crainte, nous ne voulons pas que vous les téléchargiez. Elles
n’ont plus vraiment d’importance pour nous. Accédez simplement à vos
images et comparez l’original des Juges intègres à la copie réalisée en 1945.
Nous devons savoir s’il y a des différences.
— Bien sûr qu’il y en a. Le copiste a ajouté le roi belge de l’époque,
Léopold. Il y a d’autres changements subtils. C’est un fait bien connu.
— Nous le savons. Ce qui nous intéresse, c’est toute autre modification
que vous pourriez juger importante. »
Aussi étrange que fût cette demande, elle avait piqué sa curiosité. Alors
elle acquiesça et répondit qu’elle le ferait. Ellen s’affaira pendant quelques
instants sur son téléphone, puis sur l’ordinateur, avant de tendre ce dernier
vers le siège arrière.
« Il est connecté. Je vous fais confiance pour ne pas essayer de contacter
qui que ce soit par SMS ou email.
— Je ne le ferai pas. Vous avez éveillé mon intérêt, je veux savoir s’il y
a quelque chose. »
Elle accepta l’ordinateur et tapa l’adresse que Nick lui avait fournie.
Heureusement qu’elle était facile à retenir. Elle entra ensuite le mot de
passe qu’ils avaient choisi ensemble – le mois et la date de leur première
rencontre, douze ans plus tôt – et accéda au site sécurisé. Elle pianota
rapidement sur le clavier et trouva une image de la reproduction des Juges
intègres peinte en 1945 par Jef Van der Veken, qu’elle afficha du côté droit
de l’écran, tandis que la photographie de l’original occupait le côté gauche.
C’était incroyable à quel point la technologie pouvait faciliter les choses.
Quelques années plus tôt, il aurait fallu que deux personnes se tiennent côte
à côte pour comparer les deux images, et passent plusieurs jours à les
étudier au moyen d’une loupe. Aujourd’hui, elle pouvait le faire en
quelques minutes. Grâce à l’ultra-haute résolution, rien ne lui échapperait.
Elle se plongea dans le panneau original des Juges intègres.
La précision des détails était extraordinaire. Jusque dans les broderies
ornant les capes. Les motifs métalliques complexes des médailles d’or
entourant le cou des chevaux. Les mèches de leurs crinières. Les plis
creusant les visages des hommes. Leurs lèvres, leurs yeux et leur nez
parfaitement proportionnés. Chose incroyable, on discernait même un petit
reflet dans l’œil de l’un des animaux.
Elle avait fait un excellent travail. Il ne restait pas trace des six siècles
de crasse qui avaient recouvert l’image, et le repeint n’avait causé que très
peu de dégâts à l’original. Rien ne semblait manquer. Elle n’arrivait
toujours pas à comprendre la raison de son vol en 1934, ni pourquoi on
avait peint par-dessus en 1945. Quel était le but ? Quelque chose lui disait
que les deux femmes sur le siège avant pourraient avoir l’explication.
Raison de plus pour coopérer.
Elle se frotta les yeux.
Il était tard et elle commençait à fatiguer. Le regain d’énergie qu’avait
fait naître en elle la peur et la colère s’estompait. Elle se souvint d’une
remarque qu’elle avait lue un jour au sujet du retable. Van Eyck était
intelligent. Il nous faut l’être autant que lui si nous voulons espérer
déchiffrer les mystères de son œuvre. Elle décida de commencer par le coin
supérieur gauche, en gardant les deux images côte à côte, faisant lentement
défiler chacune petit à petit, à la recherche de différences. La copie de Jef
Van der Veken était-elle infidèle ?
C’était ce que semblaient penser ces femmes.
Elle examina la moitié gauche des deux panneaux, sans déceler la
moindre différence entre l’original et la copie. Elle passa alors au coin
supérieur droit et commença à descendre. Les bâtiments au loin étaient
similaires à ceux des autres panneaux. Fantastiques. Irréels. Seuls quelques-
uns ressemblaient vaguement à des lieux qui existaient vraiment. Elle
parcourut du regard le sommet de la falaise herbeuse et descendit sa paroi
rocheuse, sur laquelle Van Eyck avait dessiné de minuscules fleurs blanches
qui jaillissaient des affleurements.
Elle retrouva les hommes à cheval.
L’un était barbu, vêtu d’un chapeau de fourrure orange tandis que celui
devant lui, rasé de frais, portait une robe marron et lui aussi un chapeau de
fourrure. L’un avait un physique moyen-oriental, l’autre européen. Entre ces
deux personnages se trouvait un autre homme sans barbe, vêtu d’une robe
verte, avec un chapeau de fourrure de couleur bleue et argentée. Un anneau
pendait d’une chaîne en or autour de son cou.
Puis elle remarqua quelque chose.
Les visages de l’original et de la copie étaient différents. Van der Veken
les avait changés. Mais quelque chose d’autre lui apparut. Vers le milieu du
côté droit du panneau. Elle arrêta de faire défiler l’image et vérifia une
nouvelle fois, comparant les deux versions.
Il n’y avait aucun doute.
Les peintures étaient différentes.
Le repeint avait omis un détail.
49

F uentes n’arrivait pas à dormir. Comment aurait-il pu ? Tout était en train


de se mettre en place. Enfin. Au cours de sa longue carrière de cardinal,
il avait beaucoup appris sur ses collègues. Au début, dans un lointain passé,
les cardinaux avaient été de simples assistants du pape. Ce n’est qu’à partir
du XIIe siècle qu’ils commencèrent à jouer un rôle crucial dans la
nomination des papes, ce qui leur conférait un pouvoir et une influence
extraordinaires. De nos jours, ils contrôlaient la théologie de l’Église, ses
rouages internes, et détenaient une autorité absolue sur les prêtres, évêques
et archevêques, ne recevant leurs ordres que du pape lui-même. Mais
c’étaient des gens assez particuliers. Très influençables, qui se laissaient
volontiers diriger. Peu d’entre eux aspiraient à devenir pape, préférant
abandonner cette lourde responsabilité à d’autres.
Comme lui.
Il se redressa sur son lit et fixa l’iPad sur ses genoux. Puis il tapa sur
l’écran pour ouvrir le fichier.

Après l’ascension du Christ, Marie vécut trois ans sur le mont Sion,
trois ans à Béthanie et neuf ans à Éphèse. Au cours de la quinzième année
après la mort de Notre-Seigneur, Marie quitta Éphèse et, avec d’autres
personnes, dont moi-même, embarqua sur un bateau. Nous prîmes la mer et
naviguâmes, à la merci des éléments, guidés par la main de Dieu, en
direction de l’est. Notre voyage prit fin à Narbo, dans la provincia romana.
De là, Marie se dirigea vers l’intérieur des terres et les montagnes, où elle
s’installa pour finir sa vie dans le repentir.

La maison de Marie était située sur une colline se dressant à gauche de


la route, à trois heures et demie de marche de la mer. D’étroits sentiers
conduisaient vers le sud à une autre colline, dont le sommet formait un
plateau irrégulier, d’une circonférence d’environ une demi-heure de
marche, couvert, comme la colline elle-même, d’arbres et de buissons.
C’était un lieu solitaire, mais on y trouvait de nombreuses pentes fertiles et
agréables, ainsi que des grottes, propres et sèches, entourées de plaines
sablonneuses. C’était une contrée sauvage, mais non désolée, plantée
d’arbres aux troncs lisses, en forme de pyramide, dont les branches
dispensaient de larges ombres.

Plusieurs familles chrétiennes ainsi que de saintes femmes avaient fait


avec nous le voyage depuis Éphèse. Certains s’installèrent dans des grottes
ou dans les rochers, rendus habitables par des charpentes légères. D’autres
construisirent des huttes et dressèrent des tentes. Tous étaient venus pour
échapper à la persécution que subissaient de nombreux disciples du Christ.
Leurs demeures étaient comme des ermitages et, en règle générale, ils
vivaient à un quart d’heure de marche les uns des autres. L’ensemble
formait une sorte de village dont les différentes habitations étaient
dispersées. La maison de Marie, qui était faite de pierres, était de forme
rectangulaire, arrondie à l’arrière. Les fenêtres étaient percées en hauteur,
près du toit plat. La maison était divisée en deux parties par un foyer placé
en son centre. De part et d’autre de celui-ci, des portes menaient à l’arrière
de la maison, qui était plus sombre que l’avant et se terminait en demi-
cercle. Le tout était soigneusement et agréablement agencé. Les murs
étaient tapissés de boiseries et le plafond formait une voûte. Ses poutres
étaient également ornées de boiseries et de feuillages. Tout cela était d’une
grande simplicité et d’une grande modestie.
L’extrémité de la pièce, séparée du reste par un rideau, constituait
l’oratoire de Marie. Au centre du mur, une niche avait été aménagée dans
laquelle on avait placé un réceptacle, semblable à un tabernacle, que l’on
pouvait ouvrir et fermer en tirant sur une ficelle. À l’intérieur se trouvait un
linge qui semblait être celui avec lequel elle avait essuyé le sang de toutes
les plaies du corps de Notre-Seigneur après qu’il avait été descendu de la
Croix. Dans ce tissu, je voyais la manifestation de l’amour maternel de la
Sainte Vierge.

Fuentes interrompit sa lecture.


Il avait déjà lu plusieurs fois ce récit, mais, compte tenu des événements
actuels, il avait éprouvé le besoin de se le remettre en mémoire.
Le Témoignage de Jean.
Ce document, daté du Ve siècle, était une copie d’un original bien plus
ancien datant du Ier siècle. Le fait qu’il s’agisse d’une copie avait soulevé de
nombreuses questions quant à sa fiabilité. Était-il complet ? Avait-il été
modifié ? Le document reposait dans les Archives du Vatican depuis mille
ans. Plusieurs enquêtes avaient été menées, qui l’avaient toutes jugé
authentique. Mais le laps de temps qui s’était écoulé entre les événements
eux-mêmes et la seule copie qui avait survécu avait toujours jeté sur eux
une ombre de soupçon. Au point que l’Église avait ignoré le manuscrit et
créé sa propre mariologie, accordant à Marie une vie immaculée et une fin
magnifique.
Bien différentes de celles que Jean avait bien voulu lui donner.

Je vais à présent raconter la mort de Marie. Elle survint en l’an


cinquante-deux après la naissance du Christ. Il y eut un grand chagrin et
un grand deuil dans sa maison. Dans les ultimes jours de sa vie, les femmes
du village vinrent s’occuper de ses derniers besoins. Elle gisait inerte,
comme à l’article de la mort, enveloppée dans un drap blanc, son voile
replié sur son front. Elle se nourrissait exclusivement d’une cuillérée de jus
qu’une des femmes recueillait dans un bol en pressant des baies près de son
lit. Elle était étendue, pâle et immobile, et regardait fixement vers le ciel.
Elle ne disait rien à personne et paraissait dans un état d’extase
perpétuelle, illuminée par le désir qui semblait la porter vers le haut. Mon
cœur brûlait de s’élever avec le sien vers Dieu.
Le dernier jour, j’entrepris d’oindre son visage, ses mains et ses pieds
d’huile sainte. Les femmes récitèrent des prières. Son visage était rayonnant
et souriant, comme dans sa jeunesse. Ses yeux restaient tournés vers le ciel,
pleins d’une joie sacrée. J’eus une vision merveilleuse : le plafond de la
pièce disparaissait et je voyais à travers le ciel la Jérusalem céleste. Deux
nuages de lumière éclatants en descendaient, dans lesquels apparaissaient
des anges. Entre ces nuages, un chemin de lumière se dirigeait sur Marie.
Je voulais voir ses bras étendus dans un désir infini, son corps, tout
enveloppé, s’élever si haut au-dessus de sa couche qu’on pourrait voir en
dessous. Je voulais que son âme quitte son corps, comme une petite figure
de lumière infiniment pure, pour s’envoler vers le ciel. Là, les anges
accueilleraient son âme et la sépareraient de son corps. Mon regard
suivrait son âme comme elle entrerait dans la Jérusalem céleste, jusqu’au
trône de la très sainte Trinité. Alors elle prendrait place auprès de Dieu et
de son fils, qui la recevraient avec un amour divin. Ils disposeraient dans
ses mains un sceptre et désigneraient la terre, comme pour indiquer le
pouvoir qu’il lui conférait. Mais ce n’était qu’un rêve. Quand je posai de
nouveau les yeux sur elle, je vis son corps gisant immobile sur sa couche.
Ses yeux étaient fermés, ses bras croisés sur sa poitrine. Les femmes étaient
agenouillées autour d’elle en prière. Elle était morte juste après la
neuvième heure de la dix-neuvième année après la mort du Christ.

Elle fut enterrée non loin de sa maison, à environ une demi-heure de


marche à travers les arbres. La grotte n’était pas aussi spacieuse que le
tombeau du Christ et à peine assez haute pour qu’un homme pût y tenir
debout. Le sol s’abaissait à l’entrée, puis on voyait le sépulcre, comme un
autel étroit au-dessus duquel la paroi rocheuse formait une voûte. Une
excavation avait été creusée afin d’accueillir un corps enveloppé,
légèrement surélevée au niveau de la tête.
Dans la maison de Marie, les femmes préparèrent le corps pour
l’enterrement. Elles apportèrent des linges, ainsi que des aromates pour
l’embaumer et de petits pots d’herbes fraîches. La maison était fermée et
elles travaillaient à la lumière des lampes. Les femmes libérèrent Marie de
sa couche funèbre et étendirent son corps dans une grande corbeille
remplie d’épaisses couvertures grossièrement tissées. Deux femmes tinrent
un linge tendu au-dessus de Marie tandis que deux autres retiraient son
voile et les tissus qui enveloppaient son corps, ne le laissant vêtu que d’une
longue robe de laine. Elles coupèrent les belles boucles de Marie afin de les
conserver en souvenir. Puis deux femmes lavèrent le saint corps au moyen
d’éponges. Elles s’acquittèrent de leur tâche avec beaucoup de respect et de
révérence, sans regarder Marie, car le tissu tendu au-dessus dissimulait la
chair morte à leurs yeux. Une cinquième femme essorait les éponges dans
un bol et les plongeait ensuite dans de l’eau fraîche. Par trois fois, le bassin
fut vidé dans une fosse à l’extérieur de la maison et de l’eau fraîche fut
apportée. Le corps saint fut habillé d’une nouvelle robe, puis soulevé avec
révérence et placé sur une table sur laquelle reposaient déjà les vêtements
et bandes de tissu mortuaires. Elles les enroulèrent autour de la chair, des
chevilles jusqu’au-dessus de la poitrine, laissant libres la tête, les mains et
les pieds.
Elle ressemblait ainsi à un enfant tout emmailloté. Un suaire
transparent couvrait sa tête, replié sur son front, si bien qu’on voyait son
visage qui rayonnait entre des bouquets d’herbes aromatiques. Sur sa
poitrine était posée une couronne de fleurs blanches, rouges et bleu ciel,
comme symbole de sa virginité. Les femmes contemplèrent une dernière fois
le visage tant aimé avant qu’il soit recouvert. Elles s’agenouillèrent,
versant de nombreuses larmes d’adieu tandis qu’un couvercle était placé
sur le cercueil en osier. Le crépuscule était tombé lorsqu’elles quittèrent la
maison et se dirigèrent vers le tombeau.

Il était allongé sur son lit, les yeux rivés à l’iPad, dans la pièce éclairée
par la seule lumière de l’écran. Le Témoignage de Jean avait depuis
longtemps été traduit en latin, en italien et en anglais. Il avait également été
censuré, enfermé dans des archives scellées, accessible uniquement avec la
permission du pape. Laquelle n’avait été accordée qu’à de rares personnes,
toutes membres du Vatican. Lui-même était le seul, en ce moment, à jouir
de ce privilège.
Il savait de tout son être que chaque mot du récit était vrai.
Les premiers pères de l’Église se souciaient très peu de ce que pensaient
les masses. Ils avaient la chance de régner sur une population en grande
partie analphabète et terrifiée par les autorités, qu’ils n’avaient aucun mal à
contrôler. Un mélange sain de peur et de fantasme pouvait accomplir des
miracles. Quand quelqu’un osait remettre en question la parole de l’Église,
il était qualifié d’hérétique, torturé, puis brûlé sur le bûcher. Si bien que les
voix de l’opposition étaient rares.
Ce n’était plus le cas aujourd’hui.
Les contradicteurs disposaient d’une multitude d’outils capables de faire
des ravages. La radio. La télévision. Les téléphones portables. Les réseaux
sociaux. Internet. La presse en général. Tous aussi néfastes les uns que les
autres. Et incontrôlables. Cette pensée le mena une fois de plus à se
demander ce qu’il ferait s’il trouvait vraiment ce qu’il cherchait.
Son téléphone vibra.
Il souleva l’appareil et reconnut le numéro. Il attendait un rapport. Il
répondit et écouta son interlocuteur pendant quelques instants.
Puis il prit une décision.
Et distribua des ordres.
50

V ilamur ouvrit les yeux.


Quelqu’un frappait à la porte de sa chambre.
Il jeta un coup d’œil vers la table de nuit. Le réveil indiquait 2 h 07. Il
dormait depuis à peine trois heures. Après le dîner et la promenade, Fuentes
et lui s’étaient tous deux retirés pour la nuit. Le cardinal dormait dans une
des chambres d’amis au deuxième étage. Aucun membre du personnel ne
passait la nuit au presbytère. Une fois qu’ils partaient le soir, Vilamur se
retrouvait seul dans la spacieuse maison qui était la résidence des
archevêques de Toulouse depuis près d’un demi-siècle.
Il se leva et enfila le peignoir posé au bout de son lit. Il aimait se
doucher, se raser et s’habiller avant l’arrivée du personnel, préférant ne pas
avoir de public pour son rituel quotidien. Il se dirigea vers la porte à la
lumière des veilleuses et l’ouvrit. Fuentes se tenait dans le couloir
faiblement éclairé, vêtu d’une tenue de ville.
« Vous êtes attendu en bas, lui dit le cardinal.
— Laissez-moi m’habiller.
— Non. Ce n’est pas nécessaire. »
Bon.
Il suivit Fuentes jusqu’à l’escalier et descendit au rez-de-chaussée.
Deux hommes attendaient dans le hall. L’un était un grand brun aux yeux
violets, mince et musclé. L’autre, petit et replet, avait une tête ronde et un
crâne dégarni clairsemé de fins cheveux noirs. Tous deux étaient vêtus de
chemises, vestes et pantalons légers. Ils portaient une chaîne autour du cou,
à laquelle pendait un ornement.
La croix florencée de l’ordre des Prêcheurs.
Des dominicains.
« Voici le frère Robert Dwight, dit Fuentes en présentant le grand
homme. Et frère Paul Rice. » Il désigna l’autre, plus petit, aux yeux gris.
Aucune main ne lui fut tendue, ce qui lui convenait très bien.
Sur un signe de Fuentes, ils marchèrent tous vers son bureau, où le
cardinal alluma une lampe. « Archevêque Vilamur, la situation a changé. »
Il s’en serait douté.
Il écouta le frère Dwight lui expliquer ce qui s’était passé à Gand, en
Belgique. Une œuvre d’art perdue avait été retrouvée, puis brûlée. Les
Juges intègres. Un panneau du célèbre Autel de Gand. Volé dans les années
1930, mais récemment retrouvé lors d’une restauration. Les sœurs-servantes
de Saint-Michel l’avaient brûlé. En fait, les Vautours, c’étaient elles.
Vraiment ?
Il connaissait les servantes. Leur maison-mère était dans le sud, dans les
montagnes, près de la frontière espagnole. Il s’y était rendu plusieurs fois et
avait rencontré l’abbesse actuelle. Il n’avait jamais rien remarqué
d’exceptionnel chez elle ni les servantes. C’était l’un des nombreux
couvents de son archidiocèse, comme tous les autres un lieu calme et
paisible.
« Vous dites que les sœurs-servantes de Saint-Michel ont attaqué et
brûlé un panneau du retable de Gand. Et que ces nonnes sont les
Vautours ? »
Fuentes hocha la tête. « C’est exactement ce que je dis.
Malheureusement, une des leurs a été tuée durant l’opération, mais cela
nous a permis de les localiser, enfin. Et, par un heureux hasard, leur couvent
se trouve dans votre archidiocèse. »
Il ne savait que dire.
« Elles ont également reçu de l’aide des Nations unies, dit Dwight. Un
certain Nicholas Lee, qui travaille pour l’Unesco.
— Laissez-moi voir ce que je peux faire pour mettre fin à son
implication, dit Fuentes. Nous avons des amis à l’Onu. »
Vilamur se demandait pourquoi le cardinal avait jugé bon de le réveiller
à une heure aussi indue pour l’inclure dans cette conversation. Fuentes
aurait facilement pu faire tout ça sans lui. Mais il se souvint de ce que le
cardinal lui avait dit plus tôt au sujet de ce qui se passerait une fois les
Vautours identifiés.
« Comptez-vous toujours les faire taire ?
— Oui, dit Fuentes. Et immédiatement. Je vais superviser l’incursion. »
L’incursion ? « Vous avez l’intention de leur faire la guerre ? »
Le regard de Fuentes se planta dans le sien. « J’ai l’intention de
m’occuper d’un groupe qui manque de respect à Rome depuis des siècles.
J’ai l’intention de leur donner une leçon qu’elles n’oublieront jamais. »
Il voyait que l’Espagnol était sérieux. Et il n’était toujours pas certain
de ce qu’il attendait de lui. « Que voulez-vous de moi ?
— Vous pourriez vous révéler utile pour nous aider à gérer les
servantes. Elles sont soumises à votre autorité temporelle. En outre, nous
devons nous occuper de Bernat de Foix. Il semble que votre maître chanteur
soit aussi impliqué dans l’affaire des Juges intègres. » Le cardinal s’adressa
à Dwight. « Expliquez-lui.
— De Foix a eu la bonne idée de financer la restauration de la
reproduction des Juges intègres. Ce qui a permis la découverte de l’original
caché sous le repeint. Je doute qu’il s’agisse d’une coïncidence. »
Il s’était fait la même réflexion.
« De plus, poursuivit Dwight, la restauratrice possède des photographies
numériques du panneau original.
— Qui sont maintenant sans intérêt, ajouta Fuentes. Avant les
événements d’hier, elles étaient d’une valeur inestimable. Mais nous savons
à présent où trouver les Vautours, donc qu’importe si ces photographies
sont révélées et étudiées par d’autres. Mais de Foix ? C’est un problème
bien distinct. À plusieurs niveaux. Un problème que nous devons régler ce
soir.
— Qu’entendez-vous par régler ?
— Nous avons rassemblé autant d’informations que possible dans le
peu de temps dont nous disposions, dit frère Rice. Mais nous en savons
beaucoup plus sur de Foix qu’il y a quelques heures. Le fait qu’il ait
participé à la découverte faite à Gand en finançant la restauration pourrait
avoir son importance. Cela pourrait être lié à ce qui se passe ici, avec vous,
archevêque.
— Il pourrait tout aussi bien ne rien savoir du tout, dit Vilamur avec une
pointe d’agacement dans la voix. Peut-être qu’il me déteste, tout
simplement. »
Fuentes haussa les épaules. « C’est possible. Difficile de le dire avec
certitude. Mais il a mentionné les Vautours dans le message qu’il vous a
envoyé, un sujet assez obscur, il n’y a donc rien d’absurde à penser qu’il
pourrait en savoir davantage. Et il vous connaît bien, c’est certain. Ainsi
que votre petit problème.
— Notre problème, Éminence », corrigea Vilamur.
Fuentes opina. « Vous avez raison. Notre problème.
— Et ils sont aussi là pour s’occuper de ça ? » demanda-t-il en
désignant les deux frères.
Des dominicains, à Toulouse. L’ironie de la situation ne lui échappait
pas. C’était dans cette même ville que l’ordre avait été créé. Son fondateur,
Dominique de Guzmán, s’était consacré, ainsi que ses disciples, à la
reconversion des cathares. Les frères avaient joué un rôle essentiel dans la
croisade des Albigeois. C’étaient, dans les faits, eux qui avaient mené
l’attaque. En 1206, Dominique avait fondé un monastère de femmes près de
Toulouse. Puis, huit ans plus tard, il avait créé un autre ordre pour les
hommes. Vilamur avait étudié cette période qui, par certains aspects, ne
manquait pas de burlesque. Certains historiens avaient même postulé que
l’ordre des Prêcheurs était une tentative flagrante de l’Église d’imiter le
catharisme. Comme les parfaits, les frères voyageaient deux par deux à
travers le Languedoc, s’habillaient de vêtements simples et de sandales,
refusaient l’ostentation qu’affichaient les autres hommes d’Église, et
prônaient la pauvreté. Ils parlaient la langue locale afin d’être compris par
tous, une pratique instaurée par les cathares. Aujourd’hui encore, les
dominicains portaient des robes noires presque identiques à celles des
parfaits. Il est possible que même le célibat ait été érigé en dogme au
e
XII siècle en écho à l’aversion des cathares pour les relations charnelles.

Là encore, il y avait bien trop de points communs pour qu’il s’agisse


d’une simple coïncidence.
« Il existe des cellules spécialisées au sein de l’ordre des Prêcheurs, dit
Fuentes. Des frères qui sont entraînés et dévoués à une expertise
particulière. Ces deux-là font partie de la Pointe de la lance. Depuis des
siècles, nous faisons appel à cette cellule pour gérer les problèmes d’une
manière qui peut sembler… peu conventionnelle pour l’Église. Mais les
résultats souhaités ne peuvent pas toujours être obtenus uniquement par la
parole ou la prière. Certaines situations exigent des mesures plus
radicales. »
C’était bon à savoir. Et quelque peu déconcertant.
« Attendez dehors, s’il vous plaît », dit Fuentes aux deux moines, qui
quittèrent le bureau. Puis il se tourna face à Vilamur. « Archevêque, notre
pape est mourant. »
Avait-il bien entendu ? C’était impossible. « Il vient d’être élu.
— Il a une tumeur au cerveau qui va le tuer dans les prochains mois.
Seule une poignée de personnes sont au courant. Vous en faites maintenant
partie.
— Pourquoi moi ? demanda-t-il, abasourdi.
— Car j’ai l’intention de lui succéder. »
Il commençait à comprendre. « Et vous avez l’avantage de pouvoir vous
préparer pour le prochain conclave.
— Exactement. J’ai beaucoup d’amis, mais il m’en faudra davantage au
sein du collège des cardinaux pour être élu. Des amis d’une loyauté
inconditionnelle.
— Et dont vous connaissez les plus sombres secrets.
— Précisément. La confiance peut-être si fugace. Mais, comme vous
l’avez dit, c’est notre problème. Et je compte bien le résoudre. Je dois aussi
être certain que les personnes à qui je choisirai d’accorder ma confiance se
montreront à la hauteur lorsque le prochain conclave sera convoqué. »
Il lui donna la seule réponse possible. « Vous pouvez compter sur moi. »
Fuentes sourit. « C’est ce que je pensais. C’est pour cette raison que je
vous ai réveillé au milieu de la nuit pour m’entretenir avec vous. Je vais
m’occuper de Bernat de Foix. Ensemble, nous allons gérer le problème des
Vautours. Et après cela, vous deviendrez cardinal.
— Peut-être pourrai-je aussi obtenir une nomination intéressante à la
curie, une fois que vous serez pape. »
Fuentes ne parut pas choqué par son avidité. « Je n’en attendais pas
moins de vous. »
Message envoyé. Et reçu. L’extorsion allait dans les deux sens.
« Pendant que j’y pense, reprit Fuentes. Avez-vous encore la vidéo du
père Tallard ? »
Il secoua la tête. « Supprimée.
— Très bien. Nous allons aussi devoir nous assurer que de Foix ne l’ait
plus. Frère Rice est un expert en informatique. Habillez-vous, archevêque.
Nous allons affronter votre démon. Puis nous affronterons le mien. »
51

C laire conduisait comme un robot, l’esprit engourdi, son corps


s’adaptant machinalement à la route et la circulation. Elle avait quitté la
Belgique et se trouvait maintenant dans le nord-est de la France, roulant à
bonne allure vers le sud. Avec un peu de chance, aucune autre voiture de
police ne la prendrait en chasse. Il était crucial qu’elle rentre à la maison-
mère avec le corps de sœur Rachel. Elle s’était arrêtée quelques heures plus
tôt pour faire le plein et aller aux toilettes, dissimulant la housse mortuaire
sous les vêtements et les autres affaires entassées sur la banquette arrière. Il
faudrait qu’elle fasse un autre arrêt en chemin, mais, par chance, la housse
passait relativement inaperçue au milieu du désordre. Elle allait malgré tout
devoir se montrer prudente. Ellen l’avait appelée pour confirmer que sœur
Deal était avec elles, et qu’elle avait accepté de coopérer. Elle l’avait donc
autorisée à lui donner un ordinateur pour que sœur Deal compare les
images.
Elles avaient besoin de son expertise.
Pour être sûres. Pour savoir si les vieilles histoires étaient vraies.
Si elles parvenaient à contrer la menace qui pesait actuellement sur
elles, ces images pourraient représenter un problème à plus long terme.
Mais chaque chose en son temps. Elle consulta sa montre : 2 h 25. Elle
attrapa son téléphone portable et tapota l’écran en haut de ses favoris pour
passer un appel.
L’abbesse répondit presque immédiatement.
« Je devrais arriver un peu après midi, annonça-t-elle. Il ne s’y est pas
pris exactement comme je l’imaginais, mais Lee a réussi. Avec un peu de
chance, il va laisser tomber et passer à autre chose. »
Leur plan depuis le début avait été de se servir de Lee jusqu’à ce qu’il
ne leur soit plus utile, puis de se débarrasser de lui. Ce qu’elle avait fait.
« Qu’entendez-vous par pas exactement comme vous l’imaginiez ?
— La police est intervenue, mais nous leur avons échappé.
— Vous êtes sûre ? Avez-vous été identifiée ?
— Je ne sais pas. »
L’abbesse garda le silence.
« C’est si facile pour vous, dit-elle. Vous êtes en sécurité à l’abbaye, à
nous juger de loin. C’est bien différent ici.
— J’ai travaillé sur le terrain pendant de nombreuses années sans jamais
avoir le moindre problème.
— Mais avez-vous déjà eu à affronter ce genre de défi ? »
Nouveau silence.
« C’est bien ce que je pensais. Écoutez, je comprends que l’arrivée des
dominicains ait tout changé. Mais je ne suis qu’une institutrice qui a quitté
sa Louisiane natale pour répondre à l’appel d’une voix qu’elle entendait et
qui se retrouve à l’épicentre d’une tempête qui fait rage depuis des siècles.
Je fais de mon mieux.
— Et pourtant, vous enchaînez les erreurs. Concentrez-vous sur votre
tâche. Nous discuterons de tout cela plus tard. »
Et l’appel prit fin.
Bon sang, cette femme était une vraie tête de mule.
Claire avait faim et décida de s’arrêter à la prochaine aire d’autoroute
pour s’acheter quelque chose à manger. La voiture aussi avait besoin
d’essence. Un panneau lui signala que Reims était à vingt kilomètres. Elle
avait volontairement évité les routes qui traversaient ou contournaient
l’agitation de Paris, préférant descendre par l’est, sur les autoroutes plus
calmes de la campagne française. L’itinéraire qu’elle avait préparé allait de
Reims à Dijon, puis Lyon, Montpellier, Perpignan, et enfin vers l’ouest et
les montagnes. Un nouveau panneau indiquait qu’une aire d’autoroute
approchait. Contrairement à ceux des États-Unis, les établissements de bord
de route ne se trouvaient pas à côté des sorties, mais sur une aire dédiée
accessible aux quatre voies, afin que les conducteurs roulant dans les deux
sens puissent utiliser les pompes à essence, les boutiques, les toilettes et les
aires de repos. Il y en avait à intervalles réguliers. Elle garerait la voiture un
peu à l’écart, loin des éclairages. À cette heure tardive, il ne devrait pas y
avoir trop de monde. Elle avait le sentiment que ce à quoi elle avait
consacré la majeure partie de sa vie d’adulte allait se jouer dans les jours
qui venaient.
« Tu ne seras pas morte en vain », dit-elle à Rachel sur la banquette
arrière.
Des femmes vivaient dans l’abbaye au sommet du mont Canigou depuis
plus de mille ans. Toutes avaient succédé à d’autres femmes qui
s’acquittaient du même devoir depuis l’an 50 apr. J.-C. Ces premières
femmes avaient enterré la Sainte Vierge dans un lieu connu d’elles seules et
avaient ensuite pris en charge la surveillance du tombeau, se transmettant le
devoir de mère en fille. Elles avaient survécu à d’innombrables guerres, à la
croisade des Albigeois, à la Révolution française et aux tentatives répétées
de Rome de les localiser. Elles avaient fini par devenir un ordre religieux,
ce qui leur avait grandement facilité la tâche, et, pendant plus de mille ans,
les servantes s’étaient admirablement acquittées de leur mission.
Seule une infime partie de celles qui tentaient de rejoindre l’ordre
étaient autorisées à rester. Les plus dévouées et les plus déterminées, lui
avait-on dit. Des femmes qui prêtaient un serment d’allégeance à Dieu et à
la Vierge. Chacune de celles qui l’avaient fait avait son nom dans les Livres
d’honneur. Des dizaines de volumes dans lesquels étaient inscrites la date
des vœux définitifs et celle de la mort. L’entrée consacrée à Rachel allait
donc être modifiée pour y ajouter la date de son décès, après quoi elle aurait
droit aux derniers rites, comme cela avait été le cas pour toutes les servantes
depuis Jeanne d’Arc et encore avant. Claire avait présidé à de nombreuses
cérémonies. Mais toutes les servantes qu’elle avait enterrées étaient mortes
de causes naturelles.
Cette fois, c’était différent.
Elle murmura à haute voix trois Je vous salue Marie et demanda à la
Vierge de lui donner la force de poursuivre. Le catéchisme de Trente
expliquait que, par ces paroles, celui qui prie rend à Dieu un splendide
hommage de louanges et d’actions de grâces pour tous les dons célestes
dont Il a bien voulu combler la très Sainte Vierge, ajoutant qu’il ne fallait
jamais craindre d’implorer son secours et son assistance, car elle souhaitait
que nous ayons recours à elle. En tant que chrétienne, catholique
pratiquante et fille du Christ, Claire croyait à tout cela.
Mais en tant que servante et Vautour…
Elle avait des doutes.
52

Q uelqu’un fit brutalement sortir Bernat de la voiture, les mains liées


derrière le dos, la bouche bâillonnée par une bande de ruban adhésif.
Deux hommes avaient fait irruption dans sa chambre, l’avaient arraché à son
sommeil, puis traîné de force hors de chez lui. Vivre au milieu de la forêt, en
dehors de Toulouse, lui avait toujours semblé une bénédiction. Il appréciait
la solitude et la tranquillité du lieu, mais celles-ci venaient de se retourner
contre lui, car il n’y avait personne dans les parages pour voir ce qui se
passait. Et il n’avait pas équipé sa maison d’alarmes ni de caméras, il n’en
avait jamais éprouvé le besoin. Après tout, elle ne renfermait que des objets
matériels qui n’avaient pour lui qu’une valeur minime. Il finirait par se
débarrasser de tout cela.
Pour autant qu’il pût en juger, ils se trouvaient à une heure ou une heure
et demie au sud de Toulouse, dans les contreforts des Pyrénées. La nuit
enveloppait tout dans des ombres épaisses, les étoiles scintillant dans le ciel
noir au-dessus de sa tête. Ses ravisseurs étaient deux hommes, l’un grand,
l’autre petit et replet. Ils n’avaient pas prononcé un mot pendant tout le
trajet, et lui-même ne pouvait pas parler à cause de son bâillon. Il était
encore hébété de stupeur. Jamais on ne lui avait autant manqué de respect. Il
n’était pas certain de l’identité ni de l’affiliation des deux hommes, sauf sur
un point.
La sainte Église romaine.
Cela avait quelque chose à voir avec elle.
Vilamur, qui attendait entre les arbres, regarda les dominicains se garer
et sortir Bernat de Foix de la voiture. Le cardinal Fuentes et lui étaient venus
directement du presbytère pendant que les frères Dwight et Rice allaient
chercher de Foix. Il ne savait pas très bien ce qui était en train de se passer ni
ce qui allait suivre, mais il appréciait leurs efforts.
Les situations désespérées exigeaient des mesures désespérées.
Attaché et bâillonné, de Foix n’avait plus rien du fils de pute arrogant
qui lui avait envoyé des messages menaçants et l’avait convoqué à
Montségur.
« Êtes-vous prêt à affronter votre fils ? demanda doucement Fuentes.
— Je suis prêt à ce qu’on m’en débarrasse. »

Bernat perçut un mouvement dans la pénombre et discerna deux


individus qui marchaient vers lui à travers les arbres. Ils s’arrêtèrent à
quelques mètres et, une fois ses yeux accoutumés à l’obscurité, il vit que
l’un des deux était Vilamur.
« Monsieur de Foix, dit l’autre homme. Je suis le cardinal
Hector Fuentes. Je suis venu de Rome pour m’occuper de vous. »
Le frère Dwight arracha le ruban adhésif de sa bouche.
« C’est scandaleux, lâcha-t-il.
— Je suis d’accord, dit Fuentes. Le meurtre du père Tallard était peut-
être mérité, mais c’était un acte scandaleux. Votre tentative d’intimidation à
l’égard de l’archevêque Vilamur est, sans aucun doute, scandaleuse. La
religion que vous avez choisie est absolument scandaleuse. »
Que lui avait dit Raymond déjà ? Attention, tu as renversé le tonneau,
mais tu n’as aucune idée de ce qui pourrait en sortir.
Sans blague.
« Que faites-vous ici ? demanda-t-il au cardinal.
— Pourquoi avez-vous mentionné les Vautours ?
— C’est de ça qu’il s’agit ?
— Répondez à la question, s’il vous plaît.
— On m’a dit d’y faire référence pour attirer l’attention de Vilamur.
C’est tout ce que je sais.
— Qui vous a dit ça ? »
Il eut un moment d’hésitation. Il était hors de question qu’il implique
Raymond Barbe dans cette histoire. Un parfait n’en trahissait jamais un
autre. Pas plus il y a huit cents ans qu’aujourd’hui. Jamais.
« Allez vous faire… »
Fuentes leva la main. « Inutile d’être désagréable. Je comprends. Vous ne
souhaitez pas le dire. Je ne peux que supposer qu’il s’agit d’un de vos
compagnons cathares. Peut-être un autre parfait. »
Bernat ne dit rien.
« Les cathares connaissaient les Vautours, reprit Fuentes. Ils avaient
certaines… affinités. Rome voulait les détruire tous les deux. Elle a lancé
une croisade pour le faire. Il semble que l’Église ait échoué dans ces deux
entreprises. » Fuentes marqua une pause. « Mais ces échecs nous ont amenés
ici aujourd’hui.
— Est-ce que l’archevêque a le droit de parler ? Ou est-ce qu’il se
contente d’obéir à vos ordres ?
— Cet homme est votre père. Vous vous êtes donné beaucoup de mal
pour attirer son attention.
— J’ai toujours la confession de Tallard et une vidéo de l’archevêque
quittant la maison du prêtre.
— Plus maintenant, dit le moine replet.
— Le frère Rice est un expert en informatique, expliqua Fuentes. Les
Dominicains ont pleinement adopté la technologie moderne. Dites-nous ce
que vous avez réussi à faire.
— J’ai effacé la vidéo et les SMS envoyés à l’archevêque de l’ordinateur
et du portable de M. de Foix. J’ai ensuite accédé à son serveur cloud et je les
ai également effacés. J’ai aussi supprimé une deuxième vidéo de
l’archevêque quittant la maison du prêtre mort. Puis j’ai modifié les registres
pour éliminer toute référence à ces vidéos. Elles n’existent plus. Nulle part.
— Il n’y avait pas de mot de passe ? s’enquit Fuentes.
— Si. Une série complexe de lettres et de chiffres, mais M. de Foix les
gardait écrits sur un morceau de papier scotché sous le tiroir de son bureau.
Pas très imaginatif. »
L’esprit de Bernat tournait à plein régime. Il pensa à la vidéo de Vilamur
dans la maison de Tallard qu’André avait filmée. Il avait dit au jeune homme
de la supprimer une fois envoyée. Peut-être ne l’avait-il pas fait, auquel cas
il existait encore une copie.
« Vous n’avez pas chômé », lui dit Fuentes.
Bernat désigna Vilamur d’un signe de tête. « Cet homme est un
prédateur sexuel, aussi dangereux que Tallard. Vous avez commis un crime
contre chacune de ces femmes, y compris ma mère. »
Vilamur ouvrit la bouche pour parler, mais Fuentes l’interrompit d’un
geste. « Il ne s’agit plus de l’archevêque.
— Au contraire. Il s’agit uniquement de cet enfoiré, cracha-t-il.
— Il s’agit des Vautours.
— Alors vous perdez votre temps. Je ne sais rien d’eux. On m’a dit
qu’ils attireraient votre attention, et cette information s’est révélée exacte.
— Je suis d’accord, dit Fuentes. Vous avez toute mon attention. »
53

K elsey continua d’étudier les douze panneaux du retable. Grâce à


l’imagerie informatique, elle avait pu les afficher côte à côte sur
l’écran, tels que Jan Van Eyck les avait initialement créés. Là, sur son écran,
elle pouvait admirer pour la première fois L’Adoration de l’Agneau
mystique, nettoyée et restaurée, dans toute sa gloire. Quelle splendeur ! Et
en comparant l’original des Juges intègres avec la reproduction de 1945,
elle avait remarqué quelque chose.
Un détail, à première vue insignifiant.
Le panneau représentait dix hommes à cheval. Qui étaient-ils ? Les
historiens de l’art débattaient de cette question depuis des siècles. Était-ce
des bourgeois de l’époque de Van Eyck ? Des princes ? Des ducs ? La seule
chose sur laquelle les experts semblaient s’accorder était que deux d’entre
eux étaient les frères Van Eyck. Celui qui occupait une place de choix au
centre, vêtu d’une robe bleue et d’un chapeau d’hermine, sur un cheval
blanc, était Hubert Van Eyck. Juste derrière lui, en robe marron et chapeau
garni de fourrure, se trouvait Jan. Il n’existait aucune image fiable des Van
Eyck, bien que de nombreux historiens affirment que Jan a inclus son
visage dans plusieurs de ses commandes privées. Malgré cela, le consensus
était que les frères Van Eyck étaient là, parmi Les Juges intègres.
Ce que Kesley avait remarqué sur l’original, grâce à la haute résolution,
était que deux des dix visages étaient identiques. Ce qui n’était pas le cas
dans la reproduction, où les dix visages étaient clairement différents.
D’après ce qu’elle avait lu au sujet de la reproduction, Jef Van der Veken
avait modifié certains visages afin d’ajouter des personnalités de son
époque, parmi lesquelles le roi belge, Léopold. En examinant de près la
reproduction, elle constata que c’était effectivement le cas. Les dix visages
étaient tous différents. Mais sur l’original, huit étaient différents, et deux
identiques. Lorsque Van der Veken avait peint sa reproduction, les détails
des visages avaient dû être en grande partie masqués par l’épaisse couche
de saleté qui s’était accumulée au fil des siècles. Il avait donc peint les
visages à sa guise. Il s’agissait, après tout, d’une simple reproduction.

La voiture fonçait toujours sur l’autoroute, sans que les sœurs Ellen et
Isabel, assises à l’avant, lui prêtent la moindre attention.
Elle n’avait aucun moyen de contacter qui que ce soit. Aucun compte
mail n’était associé à l’ordinateur. Aucune icône ne signalait la présence
d’une application de messagerie. Mais elle n’en éprouvait plus vraiment le
besoin, car sa peur et sa colère avaient reflué, et elle se sentait à présent
intriguée, impliquée même.
Elle se concentra sur les deux visages identiques de l’original des Juges
intègres.
Les deux étaient rasés de frais, et l’un portait une robe verte et un
chapeau de fourrure bleu et argent. Il était tourné à quatre-vingt-dix degrés
vers la droite, ses yeux regardant droit vers le panneau central. Ses deux
mains étaient visibles, la gauche vide, la droite tenant un court bâton posé
en équilibre sur son index et maintenu en place par son pouce. Il pointait
dans la même direction que son regard.
Vers la droite.
Le visage était le même que celui de l’homme derrière Hubert Van
Eyck, que les experts pensaient être celui de Jan Van Eyck.
Pourquoi Jan s’était-il peint deux fois ?
Son regard suivit la direction qu’indiquait le bâton dans la main de Jan
jusqu’au panneau adjacent, celui connu sous le nom de Chevaliers du
Christ.
Elle cliqua sur l’image pour l’agrandir.
Neuf personnes à cheval.
Plusieurs étaient coiffées de couronnes suggérant qu’elles appartenaient
à la royauté. Le chevalier de tête portait une armure d’argent et tenait une
hampe dans une main et un bouclier dans l’autre. C’était celui qu’elle avait
montré à Nick, en attirant son attention sur les mots étranges inscrits dans la
croix rouge au sommet du bouclier. Elle connaissait l’histoire de ce
personnage. Le visage neutre, androgyne. La couronne de laurier encerclant
sa tête. L’apparence résolument féminine de l’armure.
Nombre d’historiens pensaient qu’il s’agissait de Jeanne d’Arc.
Ce qui était tout à fait possible compte tenu de son lien avec Jan Van
Eyck. C’était le bienfaiteur de ce dernier, Philippe le Bon, duc de
Bourgogne, qui l’avait capturée et livrée aux Anglais. Elle avait été
exécutée en 1431. Le retable avait été achevé en 1432. Si les deux visages
dans Les Juges intègres étaient ceux de Jan Van Eyck, alors celui-ci avait
peint une baguette dans sa main qui pointait directement vers Jeanne d’Arc.
Du bout du doigt, Kelsey continua de tracer une ligne droite au-delà de
Jeanne, hors du panneau des Chevaliers du Christ, jusqu’au grand panneau
principal. La trajectoire conduisit son doigt à travers la haie qui occupait le
quadrant supérieur gauche du panneau. Vers le centre, les buissons
disparaissaient, laissant entrevoir une vallée lointaine, avant de s’élever vers
le ciel en direction du Saint-Esprit qui illuminait toute la scène. La vallée
semblait être une tache bleu-gris dans le lointain, brumeuse et menaçante.
Mais, en agrandissant la zone, la masse floue laissait place à quelque chose
d’assez remarquable.
Un bâtiment.
Distinct, quoique d’une structure inhabituelle. Constitué de plusieurs
étages et de plusieurs ailes surmontées de toits à pignons, ainsi que d’une
tour conique, il semblait occuper un promontoire au milieu des arbres, isolé,
tranquille et solitaire. Elle ne pouvait pas être la première à le remarquer,
puisque le moindre centimètre du retable avait été minutieusement analysé.
On l’avait sans doute considéré comme un détail insignifiant parmi les
milliers d’autres que Jan Van Eyck avait inclus au tableau dans sa quête de
réalisme. Mais, depuis 1934, personne d’autre qu’elle n’avait eu sous les
yeux l’original des Juges intègres et n’avait pu l’étudier en regard du reste
du retable.
Tout cela n’était-il qu’une coïncidence ?
Quelque chose lui disait que non.
Jan Van Eyck avait intentionnellement laissé cet indice.
« Votre ordre a-t-il un lien avec Jeanne d’Arc ? demanda-t-elle aux deux
femmes sur le siège avant.
— Oui, dit Isabel. C’était une des nôtres, une postulante, qui a quitté la
maison-mère pendant sa formation pour accomplir de grandes choses. Elle
est morte bien trop jeune. Mais nous avons puisé une grande force de son
martyre. »
À partir de 1431, l’image négative de Jeanne évolua. Les apparitions
commencèrent. Des miracles se produisirent, qui lui furent attribués.
Plusieurs femmes se firent passer pour elle. Elle n’était plus considérée
comme une hérétique. Au contraire, on commença même à la qualifier de
sainte. Charles II en vint à craindre que son accession au trône ne soit jugée
illégitime, puisque c’était l’intervention de Jeanne qui l’avait rendue
possible. Si Jeanne était une hérétique et une sorcière, comme l’avait
décrété le tribunal, et si le roi avait bénéficié de ses pouvoirs, cela ne
faisait-il pas aussi de lui un hérétique ? Cette question revenait sans cesse.
À tel point qu’en 1450, Charles ordonna une enquête sur sa condamnation.
Cinq ans plus tard, poussé par la mère de Jeanne, le pape intervint pour
demander l’annulation du verdict.
Ce qui arriva en 1456.
Le jugement d’origine fut cassé pour falsification, iniquité et
contradictions, et décrit comme entaché d’erreurs factuelles et juridiques.
La condamnation de Jeanne fut déclarée nulle, non avenue, sans valeur ni
effet. Elle fut lavée de tout péché. Et, finalement, devint une sainte.
« Une grande fête a été organisée à Orléans après sa réhabilitation, dit
Ellen. Mais pourquoi cette question ?
— Simple curiosité. »
Elle ne pouvait s’empêcher de se demander si c’était là toute l’histoire,
mais elle doutait que ces deux femmes partagent avec elle la vérité. Elle
devait parler à leur supérieure.
« Avez-vous trouvé quelque chose ? » voulut savoir Ellen.
Que Dieu lui pardonne.
« Pas encore. Mais je continue à chercher. »
54

F uentes jaugea Bernat de Foix.


Maître Dati, un dominicain, lui avait fourni quelques informations à son
sujet. De Foix était un homme d’affaires prospère, réputé pour sa loyauté et
son honnêteté, deux qualités essentielles quand on possédait comme lui une
salle des ventes. Pas de casier judiciaire. Pas de mauvaise publicité. Rien de
négatif. Hormis le fait que, de toute évidence, les choses ne tournaient pas
bien rond dans son esprit.
« Je croyais que les cathares détestaient l’argent et les biens de ce
monde ? demanda-t-il à de Foix.
— Je croyais que les prêtres devaient être célibataires. »
Fuentes sourit. « Moi aussi. Avez-vous fait tuer le père Tallard ?
— Cela fait un prédateur de moins dans le monde. »
Il prit ça pour un oui. Mais une question le taraudait. « Je croyais que les
cathares ne tuaient pas ?
— Je n’ai tué personne.
— Vous avez juste donné à quelqu’un l’ordre de le faire. Ça revient au
même.
— Non. Absolument pas.
— Dans ce cas, vous diriez que le pape Innocent III, qui a ordonné la
croisade des Albigeois, n’a aucune responsabilité dans la mort de ces
milliers de cathares ? »
De Foix ne dit rien. Mais c’était d’une logique implacable. C’était bien
la même chose.
Fuentes pointa un doigt sur Bernat. « Vous avez violé le consolamentum.
— Vous connaissez nos pratiques ?
— J’ai étudié le catharisme. Bien sûr, je pensais qu’il ne s’agissait que
de théorie, que cette religion n’existait plus. Pourtant, me voilà face à un
parfait. Votre délivrance de ce monde mauvais semble compromise. »
Mais il vit que de Foix n’en avait cure. Tout ce que cet homme voulait,
c’était détruire Gérard Vilamur, et il était prêt à risquer son âme pour y
parvenir.
Impressionnant.
Et révélateur.
« Pourquoi avez-vous décidé de financer la restauration de la
reproduction des Juges intègres ? »
De Foix le regarda d’un air intrigué. « Qu’est-ce que cela a à voir dans
l’histoire ?
— Répondez simplement à ma question, s’il vous plaît. »
Fuentes devait juger par lui-même des motivations de cet homme. Avait-
il agi dans un but bien précis ? Savait-il que l’original se cachait sous la
reproduction, ou n’était-ce qu’une heureuse coïncidence ?
« Je pensais que cela me permettrait d’acquérir une certaine notoriété. Le
coût était relativement faible, en comparaison de la reconnaissance que je
pouvais en tirer.
— Encore une chose que votre religion considère comme mauvaise.
— Nous avons évolué. »
Il ricana. « C’est ce que je vois. Saviez-vous que l’original se trouvait
sous la reproduction ?
— Je m’en doutais.
— Est-ce un autre cathare qui vous l’a dit ? »
Pas de réponse.
Mais il ne lui en tint pas rigueur. Il était convaincu que cet homme ne
savait rien de la signification réelle des Juges intègres. Qu’il ne savait rien
non plus au sujet de Jan Van Eyck, de Jeanne d’Arc ou de la Sainte Vierge.
Ni sur les Vautours.
Ce n’était qu’un opportuniste obnubilé par la vengeance.
Parfait.
Exactement ce qu’il avait espéré.

Bernat se sentait mal à l’aise.


Ces hommes avaient beau être des ecclésiastiques, ils se comportaient
davantage comme des malfrats. Ce qui n’avait rien d’inhabituel, songea-t-il.
Si l’histoire lui avait appris une chose, c’est que l’Église grouillait de ce
genre de voyous. Les cathares d’autrefois avaient sans doute pensé la même
chose de l’armée d’envahisseurs qui avaient pris d’assaut la campagne,
pillant et saccageant, semant la mort et la destruction sur leur passage, le tout
au nom de Dieu.
Les cathares avaient raison.
Ce monde était bel et bien mauvais. Tout ce qu’il contenait était entaché
par le mal. C’était un endroit à fuir, à laisser derrière soi. Combien de fois
était-il venu et reparti ? Combien d’autres vies avait-il vécues ? Impossible à
dire. Il pensait que celle-ci serait sa dernière depuis qu’il avait accepté le
consolamentum et atteint le statut de parfait. Mais le cardinal avait peut-être
raison. Innocent III était autant coupable de meurtre que chacun des croisés.
Il n’y avait aucune différence. Et il en allait de même pour lui. Il faudrait
qu’il recommence le consolamentum depuis le début. Mais il chassa ces
pensées désagréables de son esprit et se concentra sur ses problèmes plus
immédiats.
« Vous êtes un prince de l’Église, dit-il à Fuentes. Que comptez-vous
faire au sujet de Vilamur ? C’est un criminel. Un déshonneur pour l’Église. »
Le cardinal se tourna vers Vilamur. « Qu’avez-vous à répondre à cela,
archevêque ?
— Je nie catégoriquement et explicitement tout ce que vient de dire cet
homme.
— Vous voyez, monsieur de Foix, l’archevêque soutient que vous êtes un
menteur.
— J’ai des preuves.
— Plus maintenant, dit un des autres hommes, le plus grand des deux.
Nous avons supprimé tous les dossiers et informations sur l’archevêque que
nous avons trouvés dans votre bureau. Et nous avons découvert ceci. »
L’homme brandit la fiole de verre contenant la salive de Vilamur. Celle que
Bernat comptait apporter au laboratoire d’analyse ADN à son retour de
Gand. « Vous n’avez plus rien, insista l’homme.
— Et je doute que vous ayez discuté de cela avec qui que ce soit, hormis
votre complice, dit Fuentes. Frère Rice, quel est le nom que vous avez trouvé
dans l’email ?
— André Labelle. Il a envoyé la vidéo de l’archevêque quittant la
maison du père Tallard, avec le corps à l’intérieur. C’est vraisemblablement
lui qui l’a filmée.
— À part ce M. Labelle, dit Fuentes, et peut-être quelques cathares, je
doute que quiconque sache quoi que ce soit. »
En plus d’être bien renseigné, cet homme était d’une grande perspicacité.
Dans quel guêpier s’était-il fourré ? Que se passait-il ici ? De toute évidence,
cela allait bien au-delà de l’adultère de Vilamur.
« Il n’en reste pas moins que Tallard est mort, cracha de Foix. Il y aura
une enquête.
— Non, dit Fuentes, il n’y en aura pas. Le corps a été enlevé et éliminé,
la maison nettoyée de fond en comble. Personne ne reverra jamais ce
pédophile. Les autorités penseront simplement qu’il a fui. Un mandat d’arrêt
sera émis, et ce sera la fin de l’histoire. Les hommes que vous avez engagés
pour le tuer ne diront jamais rien, bien sûr. »
Fuentes avait pensé à tout. Ce qui ne manqua pas d’inquiéter Bernat.
Qu’allaient-ils faire de lui ?
Vilamur s’efforçait d’exercer la patience que lui avaient inculquée
quarante années de port du col blanc. Certes, il avait par le passé eu de
multiples aventures sexuelles avec un grand nombre de femmes. Mais cela
faisait dix ans qu’il y avait mis fin et rien n’avait jamais transpiré de ses
exploits amoureux, pas même de simples rumeurs. Il pensait que tout cela
appartenait au passé.
Mais ce n’était pas le cas.
Il devait donc faire passer un message à de Foix. « C’est terminé, lui dit-
il. Quoi que vous ayez eu en tête, vous n’êtes plus en mesure de le faire.
— Je peux encore vous détruire. Une simple allégation suffira. J’ai lu
qu’on envisageait de vous nommer cardinal. Avec une telle publicité, vous
pourrez faire une croix dessus. »
Vilamur jeta un coup d’œil à Fuentes. Difficile d’évaluer le regard ou
l’expression de l’homme dans l’obscurité. Mais ce que de Foix venait de dire
était vrai. Il était près de 4 heures du matin. L’aube se lèverait dans moins de
deux heures. Et avec elle la lumière du jour. Des gens. Des témoins. Des
ennuis.
Il ignorait ce que le cardinal avait prévu, mais quoi que ce fût, il allait
falloir agir rapidement.
« Archevêque, dit Fuentes. Puis-je vous parler ? En privé. »

Fuentes était venu en France pour trouver des réponses.


Il les avait.
Le moment était venu de prendre les décisions difficiles, celles que les
évêques, les cardinaux et les papes prenaient depuis des siècles. L’Église
n’avait pas survécu pendant deux mille ans en étant faible ou stupide. Bien
au contraire, elle était forte et intelligente. Certes, le Saint-Siège ne disposait
plus d’une armée et ne se lançait plus dans des guerres ouvertes. Mais cela
ne signifiait pas qu’elle ne menait pas de batailles. Et celle dans laquelle il
était impliqué durait depuis bien trop longtemps.
Avant 1852, c’était la Sainte Inquisition qui avait tenté de régler le
problème des Vautours. Mais sans grand succès. Lorsque la Commission
pontificale pour l’archéologie sacrée avait vu le jour, elle avait hérité de
l’affaire. Au cours des cent soixante-dix dernières années, les dix-huit
hommes qui l’avaient précédé avaient la plupart du temps ignoré les
Vautours, arguant qu’il valait mieux ne pas réveiller le chat qui dort. Mais
jamais une si belle occasion ne s’était présentée à eux. Le problème de
l’archevêque Vilamur lui avait au début semblé être la piste la plus
prometteuse. Mais les événements de Gand avaient pris une tournure
inattendue, qui lui avait grandement facilité la tâche. La marche à suivre était
à présent évidente. Il savait où trouver les Vautours. Ce qui signifiait que
Bernat de Foix n’était qu’un obstacle de plus qu’il lui fallait franchir sans
tarder.
Il voulait être pape.
Rien ni personne d’autre ne comptait.

Vilamur et le cardinal s’étaient éloignés de Bernat de Foix et des deux


dominicains et marchaient entre les arbres plongés dans le noir. La veille, il
était un archevêque métropolitain relativement inconnu qui nourrissait
l’ambition d’être cardinal, comme tant d’autres évêques dans le monde. À
présent, il était le confident d’un homme déterminé à devenir pape et qui,
apparemment, avait autorité sur les Dominicains.
Il n’en croyait pas sa bonne fortune.
« Il est vrai, hélas, que tout au long de notre histoire, la violence a fait
partie de l’Église, dit Fuentes. Le pape Jean VIII a été empoisonné et battu à
mort par ses propres clercs. Étienne VI emprisonné et étranglé par d’autres
prélats. Léon V assassiné sur ordre de Serge III. Jean X emprisonné et
finalement étouffé. Benoît VI tué par un prêtre sur ordre d’un empereur. Et
Jean XIV, mort à cause d’un antipape. Sans parler des nombreuses croisades,
inquisitions et guerres que les papes ont menées pendant des siècles et qui
ont fait des milliers de morts. Mais vous savez déjà tout cela, c’est après tout
le sujet de votre mémoire. »
En effet. Mais il n’aimait pas ce que le cardinal insinuait. « Me placez-
vous dans le même panier que ces papes corrompus ?
— Soyons honnêtes, archevêque. Ces papes que je viens de mentionner
étaient horriblement corrompus. Ils ont abusé de leur position. Tout comme
vous. Vous avez profité de ces femmes. Vous avez violé votre serment de
célibat. Vous êtes corrompu. Je voulais simplement souligner ce que d’autres
catholiques ont choisi de faire face à ce genre de corruption. »
Il comprenait. Ils avaient tué.
« Sachez que je ne suis pas venu ici pour vous juger, dit Fuentes. Aucun
d’entre nous n’est exempt de péché. Mais je ne veux pas que vous perdiez de
vue la gravité des actes que vous avez commis.
— Je n’ai pas besoin qu’on me le rappelle.
— Je pense que si. Car vous devez aussi bien comprendre l’ampleur du
service que je vous rends.
— Ce ne sera pas gratuit.
— Loin de là. Un conclave sera très certainement organisé au cours des
douze prochains mois. Si on vous accorde le chapeau de cardinal, vous aurez
le droit d’y participer. Une fois que vous aurez atteint l’âge de quatre-vingts
ans, dans trois ans, vous perdrez ce droit.
— Mais d’ici là, vous serez pape. »
Fuentes acquiesça. « Et vous pourrez travailler à la curie aussi longtemps
que vous le souhaiterez, bien après avoir atteint les quatre-vingts ans. À un
poste digne de votre statut.
— Celui d’un cardinal à votre merci.
— C’est une manière cavalière de présenter les choses. Mais assez juste.
Si cela peut vous rassurer, vous ne serez pas le seul. »
Cela ne le rassurait en rien.
Il rêvait de son élévation depuis de nombreuses années, et s’était souvent
demandé ce qu’il ressentirait lorsque, enfin, il se tiendrait dans la basilique
Saint-Pierre, au consistoire, et accepterait sa nomination en présence de tous
les autres cardinaux. Lorsqu’il prêterait allégeance et recevrait l’anneau, la
calotte et la barrette rouges des mains du pape.
Ce serait son heure de gloire.
« Archevêque, non, Gérard. Puis-je vous appeler ainsi ?
— Bien sûr, Éminence.
— Gérard, par chance, les Dominicains ont toujours été là quand l’Église
avait besoin d’eux. Ils étaient là, dans le Languedoc, pendant la croisade des
Albigeois. Ils étaient là pendant l’Inquisition, la Réforme, la Contre-réforme,
et tous les autres défis auxquels nous avons été confrontés au cours des huit
cents dernières années. La Pointe de la lance est leur élite. Ceux à qui on fait
appel pour les tâches les plus délicates, celles qui mettent nos consciences à
l’épreuve et nous maintiennent éveillés la nuit. J’ai la chance que l’actuel
chef des Dominicains soit un ami proche, et qu’il comprenne la gravité de la
situation. » Fuentes marqua une pause. « Et qu’il sache à quel point il est
important que je sois le prochain pape. »
L’Espagnol posa délicatement une main sur son épaule. « Laissez-moi
vous raconter une histoire. J’aime les histoires. Elles sont souvent très
instructives et permettent de voir les choses sous un angle nouveau. J’ai
connu jadis, à Barcelone un commerçant qui avait des chiots à vendre. Un
jour, un jeune garçon est entré dans le magasin pour en acheter un. Ils
coûtaient dix euros, une somme que le garçon possédait. “Je peux voir les
chiens ?” a-t-il demandé. Le vendeur a ouvert la porte du chenil et la mère
est sortie, suivie de cinq minuscules boules de poils. L’un des cinq se traînait
derrière les autres en boitillant. “Qu’est-ce qui ne va pas chez ce petit
chien ?” a demandé le garçon. “Il est handicapé de la hanche. Il sera toujours
boiteux”, a répondu le commerçant. Alors le garçon a souri, pointé le doigt
et déclaré : “C’est celui-là que je veux acheter.” Surpris, le commerçant a dit
au garçon que le chien ne valait pas son prix. “Il ne sera jamais capable de
courir, sauter et jouer avec toi comme les autres chiots.” Mais le garçon était
catégorique. “Je veux celui-là.” Il a alors remonté la jambe de son pantalon,
révélant une jambe estropiée soutenue par une attelle en métal. Puis il a levé
les yeux vers le propriétaire du magasin et dit : “Je ne cours pas très bien
moi-même, et le petit chiot aura besoin de quelqu’un qui le comprenne.” »
Fuentes le pointa du doigt. « Vous êtes le petit chiot que je veux acheter, et
moi aussi, je vous comprendrai. Aucun de nous deux n’est irréprochable. »
Vilamur réalisait que ses propres péchés l’avaient acculé dans un coin
dont la seule issue était l’homme qui se tenait à côté de lui. Pour être
cardinal, il devait vendre son âme. Mais au moins, Fuentes lui facilitait la
tâche.
« Qu’allez-vous faire de de Foix ? demanda-t-il.
— Nous n’avons pas le choix. »
Non, en effet.
« Cet homme ne va pas s’arrêter là, dit Fuentes. Il peut faire de votre vie
un enfer, et il n’hésitera pas. Et il a raison. Vous pourrez alors faire une croix
sur le chapeau rouge.
— Et je perdrai très certainement mon archevêché. »
Fuentes acquiesça.
Il ne tergiversa pas. « Faites ce que vous avez à faire.
— Vous comprenez ce que cela signifie ?
— Oui. Bien sûr. »
La vente venait d’être finalisée. Il avait perdu son âme.
« Nous sommes maintenant liés par un pacte de confiance. Fiducia,
comme disent les Italiens. »
Le cardinal tendit sa main, qu’il serra.
Il se rendait compte que son comportement, les décisions qu’il prenait,
rapides et naturelles, motivées par des raisonnements et des rationalisations
dépourvues de toute considération pour le bien ou le mal, portaient un nom.
C’était la définition même de l’amoralité.
Fuentes fit un geste et ils revinrent un peu sur leurs pas, plus près de
l’endroit où se tenaient les autres. Le cardinal leur fit signe et frère Dwight
s’approcha d’eux.
« Faites en sorte que Bernat de Foix rejoigne le père Tallard, murmura
Fuentes au dominicain. On ne doit plus jamais revoir ni l’un ni l’autre. »
55

Pyrénées
Sud de la France
13 h 40

N ick se tenait au pied du mont Canigou, dans le calme de la mi-journée


que seul troublait le tintement lointain d’une cloche d’église. La
maison-mère des servantes de Saint-Michel était perchée sur un pinacle
rocheux à mille cinq cents mètres d’altitude, accessible par une étroite route
pavée qui serpentait vers la cime de la montagne à travers des chênes
séculaires. Le seul moyen d’accéder au sommet était d’y aller à pied.
Comme on lui avait expliqué dans la ville voisine, la pénible ascension était
censée permettre au visiteur de laisser progressivement derrière lui le
monde d’en bas. Il y avait bien une route accessible aux voitures, un peu
plus large et bétonnée, mais elle se trouvait sur l’autre versant de la
montagne et était barrée, seuls les véhicules venant ravitailler le couvent
étant autorisés à passer.
Cela l’ennuyait de ne pas avoir réussi à joindre Kelsey, mais il devait se
rappeler qu’elle faisait partie d’un autre monde à présent, un monde qui
possédait ses propres méthodes et ses propres règles, qu’il devait respecter.
Au moins, elle était en sécurité, loin du danger.
Il avait contacté Reynaldo après la fuite de sœur Claire et lui avait
expliqué la situation, acceptant l’entière responsabilité de sa crédulité.
« Ça devient ridicule, avait dit son chef. Nous devrions peut-être en finir
maintenant.
— Vous m’avez laissé deux jours.
— C’était avant que vous vous fassiez entuber par une nonne. Les
Belges vont bientôt commencer à voir rouge. La meilleure chose à faire est
de vous sortir de là.
— Il se passe quelque chose d’important ici.
— Vous n’en savez rien.
— Je suis ici, sur le terrain, pour faire mon travail. Je vous dis qu’il y a
quelque chose à découvrir. Quelque chose qui mérite une enquête
approfondie. »
L’échange s’était poursuivi ainsi pendant un certain temps, et Reynaldo
avait fini par consentir à lui laisser les deux jours qu’il lui avait promis.
Mais il était clair qu’il lui devait une fière chandelle. Moins d’une heure
plus tard, un hélicoptère de l’Otan l’avait trouvé et transporté jusqu’à
Perpignan, où il s’était procuré un moyen de locomotion terrestre et avait
roulé pendant une heure vers l’ouest, en direction des montagnes, jusqu’à la
maison-mère où sœur Claire emmenait le corps. Ce qui signifiait qu’elle
allait très probablement utiliser l’autre chemin, celui réservé aux livraisons.
Très bien. Il pouvait bien lui accorder ça. Il devait juste se débrouiller pour
être là-haut au moment où elle arriverait.
Il consulta sa montre.
Elle serait bientôt là, si ce n’était pas déjà le cas.
En supposant qu’elle soit venue directement ici, mais il ne voyait pas
pourquoi elle aurait fait un détour.
Il avait réussi à se reposer un peu dans l’hélicoptère, ayant depuis
longtemps appris à dormir par bribes d’une heure ou deux. Il avait acheté
deux sandwiches et une bouteille d’eau avant de quitter la ville pour
rejoindre l’abbaye. D’après le type du café local, l’ascension prendrait
environ une heure. « J’espère que vous avez de bonnes jambes », avait-il
ajouté et, en voyant la montée qui l’attendait, Nick comprenait mieux ce
qu’il avait voulu dire.
C’était une sacrée côte, mais il en viendrait à bout.
Du moins l’espérait-il.

*
* *
« Allez, Nick, on y va », dit Charlie Minter.
Ils étaient partis à l’aventure. Nick, Charlie et Marvin Royster. Trois
gamins de douze ans en randonnée dans les collines près de Colorado
Springs. Sac sur le dos, chaussures de marche aux pieds. Ce n’était pas la
première fois qu’ils partaient ainsi en virée dans la nature, c’était l’un des
avantages à vivre dans une région aussi magnifique. Les trois enfants
avaient grandi ensemble, leurs parents étant des amis proches. Aujourd’hui,
en ce beau samedi après-midi, ils étaient des explorateurs qui suivaient un
sentier au-dessus de la limite des arbres, les pics déchiquetés coiffés de
neige se profilant au loin, au-delà des vallées vertes baignées de soleil.
Ils se dirigeaient vers les tunnels. Creusés à l’origine pour transporter
le minerai à travers les montagnes, la plupart étaient dépourvus d’intérêt.
Mais il y en avait un sur lequel courait une légende. On racontait qu’un
wagon transportant des enfants s’était retrouvé coincé quand le tunnel
s’était effondré. Les dégâts avaient été si importants que l’entrée avait été
scellée, laissant le wagon rempli de corps à l’intérieur, et les esprits piégés
pour l’éternité.
Une bonne vieille histoire de fantômes.
« Mon frère m’a dit que des randonneurs ont entendu des rires dans le
tunnel, fit Charlie. Il jure que c’étaient les fantômes. »
Nick avait entendu la même chose de ses grands frères. Mais il se
demandait si c’était vrai, ou s’ils essayaient simplement de lui ficher la
trouille.
« D’après mon père, dit Marvin, certaines personnes qui sont entrées
ont été griffées par les fantômes. On entend des voix et il se passe plein
d’autres trucs bizarres. »
À force d’entendre toutes ces histoires, ils avaient décidé d’aller voir
par eux-mêmes ce qu’il en était.
L’ascension dura environ une demi-heure, sur une piste qui était en
réalité un étroit chemin de terre entièrement balisé. Aucun risque de se
perdre. Il aperçut Beaver Lake au loin vers l’ouest, dont la surface miroitait
d’un bleu argenté sous le soleil. On disait que des fantômes rôdaient aussi
là-bas. Il avait lu qu’une bataille entre les Cheyennes et les Utes s’était
déroulée sur ses rives. Des Indiens se battant contre des Indiens. Les
femmes et les enfants étaient montés sur des radeaux pour essayer
d’échapper au carnage en se réfugiant sur le lac, mais une tempête avait
éclaté et ils avaient tous péri dans les eaux. On racontait que le lac était
hanté par ceux qui s’étaient noyés, même s’il n’avait jamais rien vu ni
entendu de suspect là-bas.
Ils suivirent le sentier qui montait toujours plus haut, jusqu’à ce qu’ils
atteignent l’entrée du tunnel hanté. Elle leur parut immense, bien assez
large pour qu’une charrette tirée par un cheval puisse passer.
Nick ne s’attendait pas à ça.
« Mon père dit qu’ils l’ont ouvert il y a des années », fit remarquer
Charlie.
Soudain, Nick n’était plus aussi sûr que les légendes étaient fausses.
Peut-être y avait-il un peu de vrai ? « Vous croyez qu’on peut entrer ? »
Marvin secoua la tête. « Je suis pas sûr. »
Charlie fit glisser son sac à dos de son épaule. « Vous avez la trouille
ou quoi ?
— Moi non », se sentit obligé de dire Nick.
Et Marvin était d’accord. « Moi non plus. On y va.
— Attendez, fit Charlie. J’ai apporté de quoi nous protéger. »
Le garçon défit la fermeture éclair de son sac à dos, plongea la main à
l’intérieur, et en sortit un pistolet.
« Waouh », souffla Marvin.
Nick écarquilla de grands yeux. « Où est-ce que t’as trouvé ça ?
— C’est à mon père. Il le garde caché, mais je sais où. Je me suis dit
qu’on pourrait en avoir besoin.
— Contre un fantôme ? demanda Nick.
— Nous ne savons pas ce qu’il y a à l’intérieur », rétorqua Charlie.
Nick n’avait jamais touché ni vu une arme de près. Sa famille n’aimait
pas beaucoup les armes à feu. Celle-ci était grosse et noire, et semblait
lourde dans la main de son ami.
« C’est un Colt, dit Charlie en saisissant la crosse à deux mains.
Comme dans les westerns. » Il leva le pistolet et le pointa sur un arbre.
« Maintenant, on est prêts à affronter ce qui se cache dans ce tunnel. »
Tout est arrivé très vite.
Si vite que lorsque Nick comprit ce qui s’était passé, il était déjà trop
tard.
Marvin tendit la main vers l’arme en disant qu’il voulait la tenir.
Charlie résista en faisant pivoter le pistolet et criant « non ! ». Sa main
dessina un arc et, l’espace d’un instant, le canon de l’arme se retrouva
pointé droit sur Marvin. C’est à ce même instant que la détente fut
accidentellement pressée.
La balle s’enfonça dans la poitrine du garçon.
Puis jaillit de son dos.

Nick voyait encore le sang gicler de la blessure de sortie et la terreur


dans les yeux de son ami, puis le corps s’effondrer au sol, comme au ralenti.
Charlie était resté planté là, sous le choc, avant de jeter l’arme et de partir
en courant. Nick, bien que choqué lui aussi, s’était précipité vers Marvin en
croisant les doigts pour qu’il aille bien. Il avait secoué son ami pour tenter
de le réveiller, mais en vain. La couleur avait disparu de son visage. Il ne
respirait pas, ne bougeait pas. Le seul mouvement était celui de son sang
qui s’écoulait de la blessure. Tellement de sang. Il n’avait vu qu’un seul
mort avant cela, son grand-père le jour de son enterrement, et son visage
avait cette même teinte gris cendré.
Marvin Royster était mort.
L’arme était un M1911, plus connu sous le nom de Colt 1911, un
pistolet simple action semi-automatique, à chargement par recul, chambré
pour une cartouche de calibre 45. Distribué aux forces armées de 1911 à
1985, il avait été largement utilisé pendant la Première et la Seconde Guerre
mondiales, et les guerres de Corée et du Vietnam. Le père de Charlie avait
servi au Vietnam et avait conservé l’arme à la fois en souvenir et pour se
protéger. Il avait également limé la détente, comme beaucoup de soldats,
afin de réduire la pression nécessaire pour l’actionner. Ce que son fils de
douze ans n’aurait jamais pu savoir ni comprendre.
Un accident tragique.

Nick continua de gravir le chemin en direction de l’abbaye. Il ne voyait


toujours pas la maison-mère, qui était beaucoup plus haut, et il n’avait pas
croisé âme qui vive depuis qu’il avait commencé son ascension. Rien
d’étonnant à cela, puisqu’un panneau au pied de la montagne indiquait que
l’abbaye était fermée pour la journée. Il entama ses sandwiches, but un peu
d’eau, et repensa au passé. Comme il le faisait toujours quand il marchait
dans la nature.
Que ce soit dans l’armée ou au FBI, les armes à feu avaient fait partie
de sa formation. Il savait comment manier une arme et était plutôt doué sur
un champ de tir. Mais la vérité était qu’il les avait en horreur. L’une d’elles
avait tué son ami Marvin Royster, et son autre ami Charlie Minter avait dû
vivre avec la culpabilité jusqu’au jour où, des années plus tard, il s’était
suicidé. Avec un revolver.
Jusqu’à présent, Nick n’avait jamais dégainé une arme dans l’exercice
de ses fonctions. Et il n’en portait une que lorsque c’était absolument
nécessaire. Reynaldo l’avait autorisé à être armé pour cette mission, et un
pistolet l’attendait dans l’hélicoptère, un semi-automatique avec deux
chargeurs de rechange. Mais il avait décidé de ne pas les emporter.
Qu’allait-il trouver au bout de ce chemin ? Impossible à dire. Mais une
chose était certaine, il ne tirerait sur personne.
56

K elsey avait laissé vagabonder ses pensées, flottant entre la conscience


et le sommeil jusqu’à finalement s’assoupir. Quand elle s’était
réveillée pour de bon, Ellen avait remplacé Isabel derrière le volant, et il
faisait jour. L’horloge du tableau de bord indiquait 12 h 20. Elle avait dormi
longtemps. Étonnant, vraiment, compte tenu de la situation. L’ordinateur
était toujours posé sur ses genoux. Des arbres et des montagnes défilaient
derrière la vitre.
« Où sommes-nous ? demanda-t-elle.
— Plus très loin de la maison-mère, dans le sud de la France, dit Isabel.
Vous avez bien dormi.
— J’étais plus fatiguée que je ne le pensais. »
À son grand soulagement, elles s’étaient arrêtées plusieurs heures plus
tôt, avant qu’elle ne s’endorme, pour manger un bout et utiliser les toilettes.
Ce qu’elle avait découvert dans le panneau original des Juges intègres
occupait toujours ses pensées. Avait-elle raison ? Les deux visages étaient-
ils identiques ? Et indiquaient-ils la direction d’un bâtiment ?
On ne saurait peut-être jamais pourquoi Jef Van der Veken avait peint
par-dessus l’original des Juges intègres et l’avait fait passer pour une
reproduction. Avait-il participé au vol ? Après que le voleur présumé avait
succombé à une crise cardiaque à la fin de l’année 1934, Van der Veken
s’était peut-être retrouvé avec le panneau sur les bras et, pour ne pas avoir
d’ennuis, avait peint par-dessus et l’avait rendu, préservant ainsi le chef-
d’œuvre original sans s’impliquer. Était-ce possible ?
C’était l’explication la plus logique.
Et puis il y avait le poème que Van der Veken avait peint au dos du
panneau. Je l’ai fait par amour. Et par devoir. Et pour me venger. J’ai
emprunté au côté obscur.
Eu égard à ce qu’elle savait maintenant, cela ressemblait à une
confession.
Mais aucune de ces questions n’avait vraiment d’importance désormais.
Ce qui comptait, c’était que l’original avait existé, qu’elle l’avait
photographié et, surtout, que deux des visages étaient identiques, chose que
Van der Veken n’avait peut-être même pas remarquée compte tenu de l’état
épouvantable dans lequel se trouvait le panneau à son époque. Il était
impossible que ces deux visages identiques soient simplement une erreur.
Jan Van Eyck ne faisait pas d’erreur. Et, autre fait important, aucun autre
personnage du retable ne tenait de baguette semblant pointer vers quelque
chose.
C’était un message.
Venu d’un passé lointain.
Mais qu’indiquait-il exactement ?
Son instinct lui disait que les sœurs-servantes de Saint-Michel le
savaient. C’était une autre raison pour laquelle elle avait décidé de coopérer.
Elle voulait ces réponses.
Nick devait commencer à se demander ce qui lui était arrivé. Peut-être
avait-il contacté le couvent ou réclamé des explications à la prieure ? Dans
tous les cas, il n’apprendrait rien. Comme elle aurait aimé qu’il soit là. Elle
était dépassée par les événements et la seule personne au monde en qui elle
avait une confiance absolue, c’était Nick. Ils ne pouvaient peut-être pas être
mari et femme, ni amants, mais ils pouvaient être amis.
Et elle avait vraiment besoin d’un ami en ce moment.
Elles avaient quitté l’autoroute pour une route départementale qui
serpentait au pied des montagnes. Les pneus produisaient un ronronnement
régulier sur l’asphalte lisse. Finalement, Ellen ralentit devant un lourd
portail en fer flanqué d’arbres aux troncs épais et d’un profond fossé de
drainage qui empêchait de le contourner. Ellen arrêta la voiture et Isabel
tapota sur son téléphone.
« Il est contrôlé à distance, dit Ellen. Par la maison-mère. »
Le portail commença à coulisser sur ses rails.
Apparemment, elles étaient attendues.
Ellen le franchit et négocia un premier virage en épingle sur la route qui
gravissait en zigzags la pente raide. Elle avait été taillée dans la roche et
bétonnée, dans un passé relativement lointain à en croire sa surface fissurée
et creusée de nids-de-poule. Les virages étaient serrés et assez éprouvants
pour les nerfs, la route étant tout juste assez large pour la voiture. Mais
Ellen relevait le défi avec une précision experte.
« Vous avez déjà fait ça, lui dit-elle.
— Une ou deux fois.
— C’est la meilleure, dit Isabel. Nous devons toutes passer par là à un
moment ou un autre.
— Je préfère quand même monter à pied par l’autre versant », dit Ellen
en braquant à gauche pour négocier un nouveau virage serré.
Elle commençait à apprécier ces deux femmes, en dépit du fait qu’elles
l’avaient droguée et kidnappée. Pendant si longtemps, sa vie s’était résumée
à la compagnie des femmes de son couvent. Bien sûr, elle avait toujours sa
mère, son père et ses deux frères qui vivaient aux États-Unis. Mais ses
contacts avec eux se limitaient à une visite annuelle, les réseaux sociaux et
un appel Face Time de temps en temps. Fervents catholiques eux-mêmes,
ils avaient respecté son choix de vie. Aucun problème de ce côté-là. Ses
amies les plus proches vivaient toutes au couvent, même si elle s’en était
fait quelques autres pendant les missions extérieures qu’elle avait réussi à
décrocher. C’était une autre raison pour laquelle elle avait décidé de
contacter Nick. Elle avait besoin d’un autre type d’ami. Un ami qui la
connaissait d’avant, et sur lequel elle pouvait compter quoi qu’il advienne.
La route commença à s’aplanir et, enfin, elles arrivèrent à destination.
Trois autres véhicules étaient garés dans une petite clairière gravillonnée
encerclée d’arbres. L’une était une Volvo immatriculée en Belgique. Elles
ouvrirent leurs portières et sortirent dans l’air frais de la montagne, que
réchauffaient légèrement les rayons de soleil filtrant à travers le feuillage.
Sœur Ellen lui prit l’ordinateur des mains. « Rien trouvé ? »
Assez de mensonges, décida-t-elle. « Je ne dirais pas ça. »
L’aveu retint l’attention des deux femmes.
« Qu’avez-vous trouvé ? demanda Isabel.
— Je le dirai à la personne en charge. J’ai moi-même quelques
questions à lui poser.
— Je n’en doute pas, dit Ellen. Mais ce n’est pas aujourd’hui que vous
aurez des réponses. »
La remarque la laissa songeuse, mais elle ne se démonta pas. « J’ai tout
mon temps.
— J’aimerais pouvoir en dire autant », dit Isabel.
Pas franchement rassurant.
Sur un signe d’Ellen, elles sortirent de la clairière et le gravier laissa
place à une allée bétonnée qui traversait les arbres, bordée de buissons
sculptés avec soin et de parterres de fleurs parmi lesquelles elle reconnut
des pensées, des violettes et des anémones. Une nature sauvage, mais
parfaitement maîtrisée, songea-t-elle, et elle se demanda si c’était une sorte
de métaphore pour les servantes elles-mêmes. Elles atteignirent la crête
d’une petite colline et plusieurs bâtiments apparurent, nichés entre les hauts
arbres de l’autre côté de la crête.
« Le bâtiment sur votre droite est notre centre d’accueil des visiteurs, dit
Ellen. Nous avons tous les jours des gens qui viennent visiter, et nous
accueillons les randonneurs qui font halte ici de temps en temps. Le
bâtiment en briques le plus éloigné était autrefois une écurie. Maintenant,
c’est un gymnase.
— Dont vos membres font bon usage », dit-elle.
Isabel sourit. « En effet. »
Elle remarqua un portail en pierre voûté qui enjambait une route pavée
menant à un autre parking au sol recouvert de gravier sous les arbres. Le
dernier édifice semblait être le bâtiment principal de l’abbaye. Plusieurs
ailes. Toits à pignons. Une tour conique. Un toit d’ardoises. Son extérieur
était constitué de lourdes pierres jointes par un épais mortier, percé de
fenêtres à meneaux dont les profondes embrasures laissaient deviner
l’épaisseur des murs. L’ensemble était d’un bleu-gris doux, pastoral. Le
bâtiment se dressait au bord de la falaise, sa silhouette se découpant sur un
vaste ciel bleu, sa façade arrière surplombant une gorge vertigineuse. Rien
ne semblait être le fruit du hasard, mais au contraire le résultat d’un grand
travail de réflexion, l’ensemble dénotant une parfaite maîtrise de l’espace,
de l’énergie et du mouvement. Elle avait toujours pensé que l’architecture
était le plus esthétique, le plus mystérieux et le plus intellectuel de tous les
arts.
« Notre maison-mère », dit Isabel.
Elle la connaissait déjà.
N’étaient le cerisier en fleur planté devant et quelques changements
mineurs, le bâtiment était le même que celui peint sur le retable au
e
XV siècle. Celui que désignait Jan Van Eyck avec sa baguette.

Et le nombre de questions qu’elle se posait ne fit que croître.


57

C laire s’agenouilla sur le sol en pierre dure de la crypte.


Elle était arrivée avec sœur Rachel environ deux heures plus tôt. Les
servantes avaient respectueusement porté le corps de la voiture à l’abbaye.
Généralement, la mise au tombeau d’une servante impliquait deux jours de
prière et de deuil. Mais cette fois, elles n’avaient pas le luxe de prendre leur
temps. Il avait donc fallu accélérer les choses.
Le rituel remontait au tout début de l’ordre et avait été effectué sur toutes
les servantes décédées. La dépouille nue était déposée sur une longue table
en chêne. Deux servantes tenaient un linge sombre au-dessus du corps tandis
que deux autres lavaient la défunte avec des éponges. Elles s’acquittaient de
leur tâche avec beaucoup de respect et de révérence, sans jamais poser les
yeux sur le corps, que le tissu tendu au-dessus cachait à leur vue. Une
cinquième servante essorait les éponges dans un bol, puis les plongeait dans
de l’eau fraîche. Le corps, une fois enveloppé d’un linceul de lin blanc, était
habillé d’une blouse grise fraîchement repassée, la tête coiffée d’un voile.
Puis le corps était placé dans un cercueil en osier. Sur la poitrine, on déposait
une couronne de fleurs blanches, rouges et bleues, comme cela avait été fait
des siècles plus tôt pour la première servante. Le cercueil était ensuite
descendu dans l’église sous l’abbaye. C’était l’un des endroits les plus
anciens du site, creusé dans la roche et le sol environnant mille ans plus tôt.
D’épais piliers de pierre disparaissaient tels des troncs d’arbres dans l’ombre
de la canopée au-dessus de leurs têtes. Une série de voûtes et d’arches,
hautes d’environ trois mètres chacune, divisait l’espace en plusieurs
sections. La salle était vierge de toute décoration, fresque, sculpture ou
vitrail.
Toutes les servantes étaient à présent rassemblées, à genoux, la tête
courbée en prière, unies par un silence collectif. Au bout de quelques
instants, l’abbesse commença à chanter l’Ave Maria, bientôt rejointe par les
autres. Les paroles n’étaient pas celles de sir Walter Scott mises en musique
par Schubert, mais celles d’une des plus anciennes prières chrétiennes.

Je vous salue Marie, pleine de grâce,


le Seigneur est avec vous.
Vous êtes bénie entre toutes les femmes, et Jésus,
le fruit de vos entrailles, est béni.
Sainte Marie, mère de Dieu,
priez pour nous, pauvres pécheurs,
maintenant et à l’heure de notre mort.

La mélodie mélancolique suscitait toujours en elle une vive émotion, et


elle sentit son cœur enfler dans sa poitrine.
Il y avait quelque chose dans ces notes apaisantes qui la rapprochait de
Dieu. Elle ne se lassait jamais de l’entendre chanter, mais elle aurait aimé
que ce soit dans d’autres circonstances. Vingt et une des vingt-six servantes
étaient de retour à la maison-mère, y compris Rachel, qui serait bientôt
inhumée dans les profondeurs de la terre. Il ne manquait que cinq servantes.
Deux étaient affectées à la surveillance de l’entrée principale au nord, une
guettant le parking et le sentier pédestre, l’autre l’arrière où étaient garés
leurs propres véhicules, ainsi que la Volvo qu’elle avait volée à Nick. Deux
autres étaient sur la route, avec sœur Deal.
Les visites et l’accès au public avaient été annulés pour les prochains
jours. Aucune raison n’avait été donnée, car ce n’était pas nécessaire. Il
s’agissait d’une propriété privée, et c’était un privilège d’être autorisé à y
pénétrer. La dernière fois qu’une menace de cette ampleur s’était manifestée,
c’était à la fin de l’année 1944, lors de l’arrivée des nazis. Pendant la
majeure partie de la guerre, le Languedoc avait fait partie de la France de
Vichy, inoccupée par l’envahisseur allemand, mais, vers la fin, Hitler avait
pris le contrôle du sud de la France, et les activités de la résistance s’étaient
intensifiées. Les Vautours avaient joué leur rôle en organisant une opération
de sabotage du camp de concentration de Rivesaltes, près de Perpignan.
Quatre servantes y avaient perdu la vie.
L’abbesse s’agenouilla, la tête baissée en prière. Claire savait que ce
devait être un moment particulièrement douloureux pour elle.
Perdre une sœur.
À la suite d’un ordre qu’elle avait donné.
Elle n’avait pas été en faveur de l’attaque de Gand, mais elle avait
respecté son vœu d’obéissance à sa supérieure. Si elle s’était montrée plus
prudente et n’avait pas laissé Nick la suivre, les servantes ne courraient pas
aujourd’hui un si grand danger. C’était donc aussi en partie sa faute.
Le chant s’arrêta, laissant place au silence.
Il était important que Rachel soit inhumée avant que la situation
dégénère. Elle le méritait. Les dominicains viendraient-ils ? Oui. Cela ne
faisait aucun doute puisque, pour la première fois, ils savaient exactement où
les trouver. Plus de secrets. Plus de devinettes. Tout avait été révélé. L’avenir
de l’ordre et du secret qu’il protégeait était en jeu.
L’abbesse se signa, puis se releva et se dirigea vers l’avant de la chapelle
souterraine, où trônait le simple autel de pierre sur lequel Rachel reposait
dans son cercueil en osier. « Il est important que nous discutions en groupe
avant d’emmener notre sœur dans sa tombe. »
Claire et les autres levèrent les yeux de leurs prières. Le visage de
l’abbesse était impassible, mais son regard exprimait toute la puissance et la
détermination que les servantes lui connaissaient. Pas de peur. Pas de doute.
Rien qu’une volonté farouche.
« Je ne suis pas sans savoir qu’il y a des dissensions dans nos rangs.
Nous sommes divisées sur ce que nous avons fait. Mais je vous demande de
mettre tout cela de côté. Nous aurons bientôt une grande menace à affronter,
et nous ne pouvons pas échouer, sans quoi Rachel sera morte en vain. »
Personne ne dit rien.
Percevant du mouvement derrière elle, Claire se retourna et vit Ellen et
Isabel escorter sœur Deal dans l’église.
« Merci d’être venue, dit l’abbesse à Deal.
— Avais-je le choix ? »
Claire se leva et se plaça face à la nouvelle venue. « Aucune de nous n’a
le choix, grâce à vous et Nick Lee.
— Vous êtes entrées par effraction dans mon atelier, avez mis le feu à
une œuvre d’art, puis vous m’avez attaquée et volé mon ordinateur. Et c’est
ma faute ? Ou celle de Nick ? »
Silence.
Sœur Deal pointa du doigt l’autel et le cercueil en osier. « C’est la
femme qui est morte ?
— Oui, dit Claire. Nick nous a aidées à récupérer son corps.
— Vous connaissez Nick ?
— Oui. Nous avons travaillé ensemble.
— Qui êtes-vous ?
— Sœur Claire.
— Où est Nick ?
— Je l’ai laissé en Belgique.
— Où ça en Belgique ? demanda Kelsey en haussant le ton.
— Peu importe. Par je ne sais quel coup du sort, vous avez tous les deux
réussi à profiter de mes erreurs et nous compromettre, ce qui n’était pas
arrivé depuis plus de mille cinq cents ans.
— Et le panneau des Juges intègres était si important parce qu’il révèle
la localisation de cet endroit ?
— Comment le savez-vous ? » demanda Claire.
Deal leur expliqua ce qu’elle avait découvert pendant le trajet.
Quand elle eut terminé, Claire dit : « Jan Van Eyck a visité cet endroit au
printemps 1428, lors d’une mission d’espionnage en Espagne. À cette
époque, il n’y avait pas de frontière définie entre ce qui deviendrait
l’Espagne et la France. Nous avons donc marqué notre territoire, qui
s’étendait vers la vallée, avec un symbole que les Maures comprenaient. »
Elle tira sur le côté gauche de sa blouse pour lui montrer le tatouage.

« Un vautour, dit-elle. Que nous avions depuis longtemps adopté comme


symbole.
— Quel choix étrange, remarqua Deal.
— Pas vraiment. Ce sont des animaux redoutables. Ils mènent une vie
solitaire. Ils ont peu d’ennemis. Et ils ne tuent jamais. Comme nous. Nous
les avons gravés sur des troncs d’arbres. Les Maures nous respectaient. Nous
avons soigné plusieurs d’entre eux qui avaient été gravement blessés au
combat. Nous avons parlé avec eux. Nous avons prié avec eux. Nous avons
appris d’eux. Nous étions amis. Alors ils respectaient notre territoire. Ce
n’étaient pas les barbares que l’Église et l’Histoire voudraient nous faire
croire. Bien au contraire, en fait.
— Van Eyck est venu ici ? demanda Deal.
— Oui, dit l’abbesse. Il a passé quelques semaines ici, à peindre et se
reposer. C’était quelqu’un de curieux, et les servantes en sont venues à
l’apprécier. Cette amitié s’est révélée précieuse lorsque Jeanne d’Arc a été
exécutée. »
Claire entendit un ronronnement lointain. Le silence de la crypte
amplifiait ce qui, autrement, aurait été imperceptible. L’abbesse plongea la
main dans la poche de sa blouse, en sortit un téléphone et tapa sur l’écran du
bout du doigt. Elle écouta un moment son interlocutrice avant de mettre fin à
l’appel. « Ils sont là. »
58

F uentes sortit de la voiture sous le soleil de midi, dont les verres noirs
réfléchissants de ses lunettes atténuaient à peine la dureté des rayons.
Une coupole de ciel bleu s’étendait d’est en ouest. Cela faisait longtemps
qu’il n’était pas allé dans les montagnes, lui qui avait grandi sur le versant
espagnol des Pyrénées, près de Barcelone, et partait souvent en randonnée
dans les collines avec ses deux frères quand ils étaient gamins. L’un d’eux
était aujourd’hui décédé, mais l’autre vivait à Madrid et serait sûrement
présent le jour où Fuentes serait couronné pape.
Et ce jour arrivait à grands pas.
Il pouvait compter sur un fort soutien au sein du Collège des cardinaux,
ce qui permettait de le considérer comme un candidat sérieux. Beaucoup de
cardinaux votaient pour eux-mêmes au premier tour. Certains pour la simple
satisfaction d’entendre prononcer leur nom. Une expérience unique, qui
n’arrivait qu’une fois dans une vie. D’autres le faisaient pour signaler à
leurs frères qu’ils étaient intéressés par le poste. Mais les prétendants
sérieux ? Ceux qui avaient une réelle chance de gagner ? Ils votaient pour
eux-mêmes tout bonnement pour ajouter une voix à celles qu’ils avaient
déjà engrangées. Et si ce premier décompte leur était favorable, alors tous
les prétendants sauraient que la course était lancée.
Et il était prêt.
Mais que disait le proverbe, déjà ?
Qui entre pape au conclave en sort cardinal.
Une mise en garde à ceux qui se voyaient déjà papes, qu’ils étaient
nombreux à avoir ignorée. Il n’y avait pas eu de pape espagnol depuis
Alexandre VI au début du XVIe siècle. Et ce n’était pas franchement un
exemple à suivre. C’était un Borgia, qui avait gravi les échelons de la
hiérarchie grâce au népotisme, entretenu de nombreuses maîtresses,
engendré plusieurs enfants, et acheté sa place sur le trône papal avec des
pots-de-vin. Il était considéré comme l’un des papes les plus corrompus de
l’histoire.
Fuentes ferait mieux à n’en pas douter.
L’archevêque Vilamur et lui avaient parcouru le chemin depuis
Toulouse dans un véhicule du diocèse. Ils se trouvaient à présent sur un
parking pavé au pied du mont Canigou, à la sortie de la petite ville située en
contrebas de la maison-mère des sœurs-servantes de Saint-Michel. À en
croire les panneaux, c’était là que les visiteurs laissaient leurs véhicules
avant de gravir la montagne jusqu’à l’abbaye. Il n’y avait qu’une seule autre
voiture aujourd’hui, et le panneau qui indiquait d’ordinaire les heures
d’ouverture pour les visites était recouvert d’une affiche signalant que le
site était fermé pour la journée.
Intéressant.
Apparemment, ils étaient attendus.
« Gérard, dit-il à Vilamur, une fois que nous serons à l’abbaye, j’aurai
besoin de votre aide pour y pénétrer. Elles ignoreront mes demandes, mais
je ne vois pas comment elles pourraient refuser l’entrée à leur archevêque. »
Il avait volontairement gardé le silence pendant une bonne partie du
voyage. Vilamur non plus n’avait pas dit grand-chose depuis qu’ils étaient
retournés au presbytère, quelques heures plus tôt, après s’être occupés de de
Foix. Il décida qu’une explication s’imposait. « Je vous ai dit hier que les
papes étaient des imbéciles. Mais ces servantes ? Elles sont loin d’être
idiotes. Sans quoi elles n’auraient pas réussi à rester cachées aussi
longtemps.
— Comment avez-vous appris leur existence ? Comment saviez-vous
que vous deviez les chercher ? »
Puisqu’ils devaient attendre les autres, autant en profiter pour tout
raconter à son nouvel allié.
« Au XIIIe siècle, à l’époque de la croisade des Albigeois, le culte marial
était déjà solidement enraciné dans l’Église. La Vierge Marie avait son
histoire, ses jours de fête, et d’innombrables églises lui étaient consacrées.
Elle était devenue une part essentielle de notre religion. Mais Le
Témoignage de Jean contredisait un des piliers du culte de la Sainte Vierge
en affirmant qu’elle n’était pas montée au ciel corps et âme, mais qu’elle
était morte et avait été inhumée ici, sur terre. Rome connaît depuis
longtemps l’existence des Vautours et leur lien avec un possible tombeau de
Marie. Comment ? Je n’en ai pas la moindre idée. Cette information a été
perdue. Mais pendant la croisade des Albigeois, le pape Innocent III a
chargé les Dominicains de trouver les Vautours. Ils ont essayé à plusieurs
reprises, sans succès. Ils ont en revanche réussi à localiser une copie du
Témoignage de Jean, qui était cachée au Vatican. » Il marqua une pause.
« Puis, en 1933, un nouveau document a été trouvé dans les archives du
Vatican. Un manuscrit étrange, mais très instructif. Souhaitez-vous le
lire ? »
Vilamur acquiesça.
Il recula vers la voiture, sortit l’iPad de sa mallette et ouvrit le fichier.
Puis il tendit la tablette à Vilamur. « C’est une traduction en anglais. Elle
nous est parvenue en flamand. Nous ne connaissons pas ses origines, mais
la plupart des spécialistes s’accordent pour dire qu’elle a été écrite par
Lambert, le frère de Jan Van Eyck, qui a terminé les œuvres inachevées de
Jan après la mort de ce dernier en 1441. »
Il observa Vilamur qui commença à lire sur l’écran.

Louange et gloire à l’œuvre


Du grand maître que l’on nomme Jan.
Il naquit à Maaseik, il est la fierté des Flamands.
Étudiez diligemment, comprenez, et vous verrez.
Dans son sens du détail transparaît sa patience
Mais aussi sa mémoire et son intelligence.

Venez, amateurs d’art de tous horizons


Et considérez ce précieux trésor de peinture.

Vous verrez que la richesse n’est rien,


Car ceci est le véritable trésor céleste.

Venez, mais avec sagesse et diligence,


Et considérez l’œuvre dans ses moindres détails.
Vous remarquerez alors une ligne
Qui pointe vers l’abondance.
Car même la plus modeste des servantes
Souhaite recevoir des louanges.

Comment ne pas se réjouir du zèle de ces fidèles


Dont la pureté devrait inspirer nos actions.
Considérez l’allure triomphante
De ces juges chevauchant leur monture
Vers les rois, les princes, les comtes et les seigneurs.

Remarquez entre ces visages celui de la servante,


Vers laquelle et au-delà de laquelle tout prend sens.
Vous comprendrez alors où trouver
Le lieu où elle repose en paix.

Considérez l’allure et la dignité


Des anciens et des clercs, debout et à genoux.
Vous ne voyez ici que des exemples extraordinaires
De tout ce qui est bon.

Au milieu de ces juges, nous reconnaissons les peintres


Tous les visages dissemblables, décorés avec grâce,
À l’exception de deux, en tous points identiques.

De ce monde trop tôt fut ravie la fleur


De celui qui venait de Maaseik.
Sa vie se termina à Bruges.
Mais il vivra pour l’éternité
Parmi les saintes.

« Jan Van Eyck est mort en juillet 1441. Il a été enterré dans le cimetière
de la cathédrale Saint-Donatien de Bruges, expliqua Fuentes à Vilamur. En
1442, son frère Lambert a fait exhumer le corps afin qu’il soit placé à
l’intérieur de la cathédrale. Mais lorsque ce tombeau a été ouvert au milieu
du XVIIIe siècle, il était vide.
— Vous pensez qu’il est ici ? Parmi les servantes ?
— C’est difficile à dire. Mais si c’est le cas, alors ce poème serait
authentique. Avant aujourd’hui, nous ne savions pas où regarder pour
vérifier.
— C’est pour ça que Les Juges intègres sont aussi importants ?
— Oui. Ce poème fait clairement référence au retable et à ce panneau
particulier. Il suggère que Les Juges intègres peuvent conduire aux
Vautours. L’Église a activement étudié cette possibilité en 1934, mais le
panneau a été volé avant que nous puissions l’examiner.
— Pourquoi Rome y tenait-elle autant ?
— Pie XI comptait faire de l’Assomption de Marie un dogme. Mais il
voulait que le problème des Vautours, et de ce qu’elles possédaient peut-
être, soit résolu. La commission a donc commencé une enquête fondée à la
fois sur Le Témoignage de Jean et sur le poème.
— Vous avez dû être ravi d’apprendre que le panneau avait été retrouvé,
dit Vilamur.
— Et comment. Et j’attendais impatiemment de le voir. Mais, encore
une fois, les Vautours ont frappé les premières et l’ont détruit. C’est un
problème épineux. Pie XI est mort en 1939, sans rien déclarer au sujet de la
Vierge. Onze ans plus tard, en 1950, Pie XII a invoqué l’infaillibilité papale
pour la première fois depuis près de cent ans, et proclamé le dogme de
l’Assomption de Marie. Ayant achevé le cours de sa vie terrestre, elle a été
élevée en corps et en âme à la gloire céleste. C’est, jusqu’à ce jour, la
dernière fois qu’un pape a eu recours à la pleine infaillibilité. Ce dogme
avait été précédé en 1946 d’une encyclique, Deiparae Virginis Mariae, qui
demandait à tous les évêques catholiques d’exprimer leur opinion sur
l’Assomption. C’était aussi une façon d’avertir les Vautours de ce qui
risquait d’arriver, et de déterminer si elles avaient l’intention de garder leur
secret concernant le tombeau de la Vierge. Quatre ans plus tard, voyant
qu’elles ne réagissaient pas, le pape a proclamé le dogme.
— Et depuis ce jour-là, le voile n’a jamais été levé. Alors, pourquoi ne
pas les laisser tranquilles ? De toute évidence, elles ne cherchent pas à
révéler leur secret.
— C’est sans doute possible. Mais si elles changeaient d’avis ? Si elles
abandonnaient leur mission ? S’il y avait une traîtresse parmi elles ? Ce
tombeau pourrait être trouvé.
— Comment pourrait-on prouver qu’il est authentique ?
— Il y a un moyen. Pas infaillible, mais pas loin. Assez pour qu’on soit
sûr. Le Témoignage de Jean en parle. »
Une autre voiture entra dans le parking et se gara. Les frères Dwight et
Rice en sortirent, accompagnés de deux autres hommes, tous vêtus de
tenues de ville. Sous le pan de leurs vestes, il distingua leurs pistolets
glissés dans des holsters.
Bien. Il leur avait demandé de venir armés.
« Nos troupes sont arrivées », dit-il.
59

N ick estimait qu’il avait parcouru à peu près la moitié du chemin en


zigzag qui grimpait jusqu’à la crête, aussi escarpé que les marches
d’une échelle. Il avait terminé son eau et ses sandwiches et avait jeté les
emballages dans une des poubelles installées le long du sentier. Il se sentait
ragaillardi, prêt pour ce qui l’attendait.
Quoi que ce fût.
Il devait maintenant se trouver entre sept cents et mille mètres d’altitude,
d’où il avait une vue dégagée sur les flancs de vallées vertes et étroites
bordées de pins, de hêtres et de bouleaux qui s’étendaient dans le lointain,
jusqu’à d’autres sommets rocheux qui remplissaient l’horizon. Un paysage
qui lui rappelait beaucoup ceux du Colorado. La route qu’il avait suivie
depuis la ville était également visible, presque déserte aujourd’hui. Le soleil
était haut dans le ciel dégagé, réchauffant l’air frais de la montagne, et il
soufflait une légère brise chargée de l’odeur des pins. Comment allait-il
aborder les servantes ? Elles risquaient de ne pas apprécier de le voir
débarquer comme une fleur, surtout après que sœur Claire l’avait laissé en
rade dans la campagne belge. Volontairement. Mais il ne s’était pas avoué
vaincu, et il était prêt à faire face à ce qui l’attendait. Il avait affronté bien
des situations difficiles au cours de sa carrière. Des scénarios délicats où il
avait dû agir avec la plus grande prudence. Il représentait officiellement
l’Onu et, comme on n’avait cessé de le lui rappeler durant sa formation, ses
actions avaient des conséquences. En particulier des actions aussi graves que
le vol d’un cadavre dans la morgue d’une ville d’un État membre. Reynaldo
lui avait dit qu’ils en reparleraient lorsque tout cela serait terminé, et il devait
admettre qu’il redoutait cette conversation. Mais il n’avait jamais été
confronté à une affaire aussi délicate, que compliquait encore l’implication
de Kelsey.
Il s’arrêta pour se reposer un peu et son regard glissa vers la vue
spectaculaire, puis descendit vers le parking en contrebas. Un autre véhicule
avait rejoint le sien. Deux hommes se tenaient à côté de la voiture. Des
visiteurs ? Qui avaient trouvé l’abbaye fermée pour la journée ? Peut-être.
L’un des deux lisait sur ce qui ressemblait de loin à une tablette électronique.
Alors qu’il les observait, une autre voiture s’engagea sur le parking et
s’arrêta. Quatre hommes en sortirent. Il était trop loin pour distinguer leurs
visages, mais les deux qui étaient assis à l’avant, l’un grand, l’autre petit et
replet, lui étaient familiers.
Dwight et Rice.
Les dominicains.
Avec des renforts ?
Les six hommes se rassemblèrent un moment, rangèrent la tablette à
l’intérieur d’une des voitures, puis se dirigèrent vers le chemin escarpé.
OK.
Les choses sérieuses commençaient.

Kelsey perçut le murmure d’inquiétude qui parcourut la chapelle.


Ils étaient là.
La plupart des servantes se précipitèrent vers le rez-de-chaussée.
L’abbesse donna l’ordre à quatre d’entre elles d’aller chercher sur l’autel le
cercueil en osier dans lequel reposait sœur Rachel.
« Emmenez-la au cimetière, dit l’abbesse.
— J’aimerais les accompagner », dit Kelsey à sœur Claire. Voyant
l’hésitation dans les yeux de la femme, elle ajouta : « Je n’essaierai pas de
m’enfuir. Vous avez ma parole. Je n’en ai aucune envie. Je souhaite être ici.
— Puis-je vous demander pourquoi ?
— Je veux savoir ce que tout cela signifie. Pourquoi sœur Rachel est
morte. Ce qui vous pousse à faire ce que vous faites.
— Quelque chose de merveilleux », dit Claire.
Kelsey avait quelques doutes. « Je l’espère. Compte tenu de ce que cela
vous a coûté. »
Claire se tourna vers l’abbesse, qui hocha la tête. « Très bien, allez-
y. Mais sœur Isabel va vous accompagner. »
Kelsey acquiesça, comprenant que sa confiance avait des limites.
Les quatre servantes portèrent le cercueil en osier dans l’escalier, puis
hors du bâtiment, jusqu’à un cloître ouvert fleuri de roses, glycines et
buissons de lavande. Au fond, de grandes arches offraient une vue
spectaculaire sur les montagnes et la campagne à des kilomètres à la ronde.
La gorge aux immenses parois de calcaire beige lui faisait l’effet d’un
sépulcre. Et, avec sa surface parsemée de fissures dans lesquelles poussaient
des fleurs sauvages, elle n’était pas sans rappeler les falaises que Jan Van
Eyck avait représentées dans Les Juges intègres.
Sœur Isabel prit la tête de la procession, qui sortit du cloître pour
rejoindre l’avant de l’abbaye, au-delà du cerisier en fleur. Le portail qu’elle
avait vu plus tôt se dressait devant elle, mais les servantes tournèrent à droite
et se dirigèrent vers le centre d’accueil des visiteurs, puis longèrent le
bâtiment de pierre calcaire et s’enfoncèrent dans la forêt, entre les arbres aux
troncs bleu argenté qui formaient comme des rideaux de part et d’autre du
sentier. Des fougères et des plantes rampantes tapissaient le sol sous la dense
canopée, et l’on distinguait les buis, la mousse verte et les lichens orange qui
poussaient en abondance dans l’ombre.
La procession silencieuse poursuivit son chemin, toujours menée par
sœur Isabel. Kelsey marchait derrière le cercueil. Elle ne se sentait pas à sa
place ici, avec un autre ordre, et vêtue en civil. Une étrangère d’une certaine
manière, bien qu’elle éprouvât aussi une proximité avec ces femmes. Elle ne
se l’expliquait pas très bien, mais elle était bien là, c’était indéniable.
Devant elle, elle aperçut un muret de pierres grises qui s’étendait de
chaque côté du sentier, à hauteur de taille. Il délimitait discrètement la zone
sans cacher les tombes qui se trouvaient au-delà. Un petit portail en fer clos
bloquait l’entrée, surmonté d’une arche de pierre dans laquelle était ciselée
une inscription en latin.
Elle traduisit en silence :

Ô vous qui êtes dans la vie,


Entrez et louez ceux qui n’y sont plus.

Elles portèrent le cercueil à travers le portail, jusque dans le cimetière.


La clairière s’étendait sur une cinquantaine de mètres et s’inclinait
progressivement vers le haut. Le terrain avait sans doute été choisi pour son
sol de terre meuble facile à creuser, sur lequel des violettes poussaient çà et
là au milieu des touffes d’herbe verte. Elle parcourut du regard les pierres
tombales, dont la surface usée, parfois effacée, trahissait le grand âge. Elle
sentait le coussin mou de l’herbe sous ses chaussures. La végétation était
taillée avec soin, parfaitement entretenue. Une tombe avait été creusée dans
un coin éloigné, près du muret de pierre, et il flottait dans l’air une puissante
odeur de terre retournée. Les servantes marchèrent entre les croix et les
stèles, puis déposèrent doucement le cercueil sur l’herbe.
Kelsey se plaça en retrait, courba la tête et pria.

Nick s’était caché derrière le tronc épais d’un hêtre et regardait les six
hommes gravir la pente. Ils marchaient au pas, comme des soldats, et étaient
certainement armés.
Que comptaient-ils faire ? Et, plus important encore, que comptaient
faire les servantes ? Elles devaient se douter que ces hommes arrivaient. La
meilleure chose à faire était peut-être d’appeler les forces de l’ordre locales
et les laisser s’en occuper. Il pourrait même faire intervenir l’inspecteur
Zeekers de Gand. Tout ce qui se déroulait ici était directement lié à ce qui
s’était passé là-bas. Cela pourrait même permettre d’arrondir les angles avec
Reynaldo, qu’il détestait placer dans une situation difficile. Mais que
pourrait faire la police ? Il ne s’était encore rien passé, et il ne se passerait
rien tant qu’ils veilleraient au grain. Et il n’était même pas certain que ce soit
de leur ressort.
Non, il devait s’en occuper lui-même. D’expérience, il savait que c’était
la meilleure chose à faire. La bonne nouvelle, c’était que les hommes qui se
dirigeaient vers lui ne se doutaient pas de sa présence. Et les servantes ?
Elles savaient, c’était certain. Ces femmes étaient assez malignes pour avoir
fait installer des caméras, ou placé des guetteuses qui surveillaient les
entrées. Dans tous les cas, elles étaient au courant pour lui, et pour eux. Il
décida donc de laisser les dominicains passer devant.
Et puis il remarqua autre chose.
En bas, loin derrière les six hommes qui abordaient un nouveau tournant,
une quatrième voiture s’était garée sur le parking.
Un homme en sortit.
Mince, habillé de vêtements sombres, il se dirigea directement vers le
chemin escarpé. Sans pour autant essayer de rattraper les autres. Non, il
restait en retrait. Comme s’il les suivait.
Qui était cet homme ?
60

K elsey regarda les servantes placer des cordes sous le cercueil en osier, le
soulever et le descendre en terre. Aucune ne parlait, mais toutes, y
compris Isabel, pleuraient.
Elle continua de prier.
Mais son regard dérivait sans cesse vers les stèles voisines. Elles étaient
simples, dépourvues de tout ornement. Seuls un nom et une date y étaient
gravés. « Lana 1843 », « Jamie 1786 », « Viviana 1925 », « Daniella 1828 ».
Tant de femmes reposaient dans ce cimetière. Une grande force se dégageait
de ce lieu, qui semblait presque animé, bien qu’il ne fût peuplé que de
mortes. Impossible que toutes les servantes soient là, cependant. L’ordre
existait depuis plus d’un millénaire, ce petit cimetière ne pouvait pas suffire
à toutes les abriter. La plupart des servantes avaient été rendues à leurs
familles, qui les enterraient elles-mêmes. Ce cimetière était pour celles qui
n’avaient nulle part où aller.
Comme sœur Rachel.
Kesley avait beau savoir que ce n’était pas sa faute, elle ne pouvait
s’empêcher de se sentir responsable de ce qui était arrivé à sœur Rachel. Les
décisions qui avaient conduit à sa mort avaient été prises par d’autres. Ces
femmes, qui vivaient ici, dans les montagnes, et consacraient leur vie à une
cause qu’elle ignorait, étaient déterminées. Certes, elles avaient détruit une
œuvre d’art inestimable, mais Kelsey commençait à croire qu’elles avaient
eu une bonne raison de le faire, et elle brûlait de la connaître.
Isabel entonna l’Ave Maria, et les autres servantes se joignirent à elle.
Bien qu’elle ne fût pas une grande chanteuse, Kelsey les accompagna.

Fuentes ne s’était pas senti aussi satisfait depuis longtemps.


Ces derniers temps, son travail avait eu sur lui un effet dépresseur, le
vidant petit à petit de son talent et de son énergie. Mais la nouvelle de la
mort imminente du pape l’avait revigoré. À présent, il pouvait accomplir
tellement plus. Les cardinaux avaient durant des siècles tiré profit des
problèmes qui se développaient au sein du Vatican. Certains avaient même
réussi à se propulser au rang de pape, et il aspirait à suivre leur exemple.
Était-il tout à fait nécessaire que cette affaire concernant la Vierge Marie soit
réglée ? Pas vraiment. Le problème n’était connu que par les membres les
plus haut placés de la curie romaine. Mais il aurait besoin de cette douzaine
de cardinaux au conclave, et ce serait sa manière de leur montrer qu’il était
le meilleur candidat pour ce poste. Celui qui accomplissait des choses.
Même les tâches que d’autres avaient jugées impossibles. La question du
tombeau de Marie était en suspens depuis très longtemps.
Trop longtemps.
Pendant mille sept cents ans, le culte de Marie avait été bénéfique pour
l’Église. Elle avait apporté du réconfort à des millions de croyants,
adoucissant l’image dure que Dieu et le Christ pouvaient parfois projeter.
Elle était le parfait contrepoids féminin à toute cette masculinité, et les
premiers pères de l’Église avaient été malins de l’inventer. Et si ce problème
était survenu il y a cinq cents ans, deux cents ans ou même cinquante ans, il
serait peut-être passé inaperçu. Mais ils vivaient à l’ère de la communication
mondiale instantanée. La découverte de la tombe de la Vierge Marie, qui
prouverait que le dogme de Pie XII était loin d’être infaillible, ne passerait
pas inaperçue. Certes, les servantes avaient gardé le secret et continueraient
sans doute de le faire. Mais il ne pouvait pas se fier uniquement à son
instinct. Il devait en être absolument certain.
Mieux valait en finir ici et maintenant.
Une bonne fois pour toutes.
Ils atteignirent le sommet de la route, où se dressait un portail ouvert
menant à la maison-mère. Il entendit chanter. Au loin, sur la gauche. Les
voix ne venaient pas de l’abbaye.
Il leur fit signe de s’arrêter. « C’est l’Ave Maria. »
Qui semblait venir du cimetière.
Avant de partir, il avait minutieusement étudié la géographie du terrain
sur Google Earth, et découvert ce qui ressemblait à un cimetière.
Apparemment, les servantes enterraient certaines de leurs mortes sur place.
Il avait prévu de visiter cet endroit à un moment ou un autre.
Pourquoi ne pas le faire maintenant ?
Il fit signe à ses collègues d’avancer et ils partirent tous dans cette
direction.

Caché dans les arbres, à l’écart de l’étroite route, Nick avait regardé les
six hommes passer devant lui et continuer à gravir la montagne. Il y avait
bien les frères Dwight et Rice. Mais les autres ? Il n’avait aucune idée de
leur identité. Celui qui marchait en tête semblait donner les ordres. Un
homme à l’air stoïque, bâti comme un taureau, aux pommettes saillantes et à
la mâchoire carrée. Il leur faudrait quelques minutes pour atteindre le
sommet et il n’aurait aucun mal à les rattraper. En attendant, ce qui
l’intéressait davantage était le septième homme, qui suivait toujours le
groupe en gardant ses distances. Ce n’était pas un dominicain.
Alors qui était-ce ?
Nick resta tapi derrière les arbres, d’où il avait une vue dégagée sur le
chemin pavé. Au détour d’un virage, le nouveau venu apparut. Un jeune
homme mince et musclé aux cheveux noirs bouclés et visage plat, vêtu d’un
jean, de bottines, d’une chemise et d’une veste. Il avançait d’une démarche
assurée, presque au pas, le regard droit devant lui, les bras le long du corps.
Il ressemblait tellement à un touriste qu’une chose était certaine, il n’en était
pas un. Nick le laissa passer, puis sortit de derrière les arbres pour gagner la
route.
« Qui êtes-vous ? » demanda-t-il en anglais.
Le jeune homme s’arrêta et se retourna. Il n’y avait pas un soupçon de
surprise sur son visage.
« Je m’appelle André Labelle. Et vous, qui êtes-vous ? » Son anglais
était excellent.
« Nick Lee. Vous suivez ce groupe d’hommes ?
— Oui. J’ai besoin de l’un d’eux.
— Puis-je demander lequel ?
— L’archevêque Gérard Vilamur. »
Intéressant qu’un membre aussi important de l’Église soit ici, en
compagnie des dominicains.
« Pourquoi ?
— Ça ne vous regarde pas. »
Nick fit quelques pas dans sa direction. « Il va y avoir du grabuge là-
haut. Je dois m’en occuper.
— Alors faites-le. Je ne vous gênerai pas. Je veux juste Vilamur.
— Je peux peut-être vous aider.
— J’en doute. Écoutez, un ami à moi a disparu. J’étais censé
l’accompagner en voyage aujourd’hui. J’ai décidé de surveiller l’archevêque,
et ça m’a conduit ici.
— L’archevêque est lié à votre ami disparu ?
— Oui. Et je suis sûr qu’il est aussi impliqué dans ce qui a pu lui arriver.
— Il semble que l’archevêque soit aussi lié à mon problème. Votre ami
a-t-il un nom ?
— Bernat de Foix. »
Il fit immédiatement le rapprochement. « Je vois qui c’est. Il a participé
à la restauration de L’Autel de Gand.
— Oui. Nous devions nous rendre à Gand aujourd’hui pour une annonce
officielle sur ce qui a été découvert. Mais il a disparu dans la nuit. Il n’aurait
raté la cérémonie pour rien au monde.
— Il semble que nous soyons tous les deux en mission.
— J’aimerais poursuivre la mienne. »
Un feu inquiétant brûlait dans les grands yeux noirs.
Qu’avait dit John Kennedy déjà ? La nécessité a fait de nous des alliés.
Et il pourrait bien avoir besoin d’un allié.
« Et si on y allait ensemble ? Nous aviserons ensuite. »
61

V ilamur marchait derrière les quatre dominicains tandis qu’ils suivaient


un chemin bien tracé, creusé dans le sol rocailleux par d’innombrables
pieds. Le chant continuait, la mélodie presque hypnotique les attirant comme
une sirène. Ils s’arrêtèrent devant un autre portail en fer qui menait au
cimetière.
Tout au fond, au-delà des cairns et des stèles de pierre, il aperçut six
nonnes qui se tenaient autour d’une tombe ouverte.
Et chantaient.
Fuentes fit signe aux quatre dominicains, qui dégainèrent leurs armes.
« Est-ce vraiment nécessaire ? demanda Vilamur.
— Je vous assure que oui. Ces femmes sont redoutables. »
Ils pénétrèrent dans le cimetière et se dirigèrent directement vers les
servantes. Fuentes leva la main pour faire signe à ses collègues de s’arrêter,
laissant le chant s’achever. Cinq des femmes portaient des blouses grises,
mais pas la sixième.
Qui était-elle ?
Dès que les servantes cessèrent de chanter, les dominicains prirent
position de part et d’autre de la tombe, l’arme au poing.
Fuentes s’avança, retira ses lunettes de soleil et pointa du doigt la femme
habillée en civil. « Qui êtes-vous ?
— Je pourrais vous demander la même chose. Vous n’avez rien à faire
ici.
— Oh si. Encore une fois, qui êtes-vous ?
— Sœur Kelsey Deal.
— Vous êtes celle qui a trouvé Les Juges intègres.
— Comment le savez-vous ?
— C’est en partie la raison de ma présence ici. Je suis votre travail
depuis un certain temps.
— Qui êtes-vous ? »
Fuentes leva un doigt. « C’est moi qui pose les questions. Le privilège
d’être accompagné d’hommes armés. »
Les cinq autres les écoutaient en silence.
« Surveillez-les, dit Fuentes au frère Dwight, puis il fit signe à Vilamur
de se joindre à lui tandis qu’il avançait un peu plus loin dans le cimetière.
Cherchez une pierre tombale, murmura-t-il. Très vieille, usée. Avec un peu
de chance, elle est ici.
— De quand doit-elle dater ?
— Du XVe siècle. »
Ils se séparèrent et, les yeux baissés sur les stèles, commencèrent à
chercher. Il y avait de nombreuses croix, quelques dalles modestes et même
de simples blocs de pierre. Au bout de quelques minutes, Fuentes interpella
Vilamur : « Par ici. »
Comme il s’approchait, il vit une stèle fissurée et grêlée qui dépassait du
sol d’environ cinquante centimètres. Elle n’était pas en calcaire, mais en
marbre. Ce qui expliquait pourquoi elle avait survécu au temps. Elle était
vierge à l’exception de quelques mots et d’une date, érodés et presque
effacés, mais encore lisibles.

ALS ICH KAN


1441

Fuentes se pencha pour l’examiner. « Jan Van Eyck était le seul peintre
hollandais du XVe siècle à signer ses toiles. Il le faisait en utilisant une
variante des mots… » Le cardinal désigna la pierre. « Als ich kan. Comme je
peux. Ou : Du mieux que je peux. L’année 1441 est celle de sa mort.
Personne ne sait vraiment ce qu’il entendait par ces mots. Il pourrait s’agir
d’une forme de modestie, comme s’il préfaçait son œuvre d’une excuse pour
son manque de perfection. Mais ce n’est qu’une interprétation. Peut-être
était-ce simplement une plaisanterie. Peu importe. Elle est ici. »
Il se souvint des vers du poème qu’il avait lu. De ce monde trop tôt fut
ravie la fleur de celui qui venait de Maaseik. Sa vie se termina à Bruges.
Mais il vivra pour l’éternité parmi les saintes.
Jan Van Eyck était ici.
Fuentes sourit.
« Nous sommes au bon endroit. »

Kelsey ne s’était jamais retrouvée face à une arme à feu, et encore moins
face à quatre. Ses jambes flageolaient, tout son corps tremblait d’inquiétude,
mais elle lutta pour garder le contrôle de ses nerfs, encouragée par le calme
stoïque des cinq servantes. Isabel avait planté son regard dans le sien et
Kelsey puisait sa force dans la détermination de la femme. Pas un soupçon
d’appréhension ne se lisait sur son visage.
Les servantes se tenaient immobiles, dociles, les mains derrière le dos,
sur un côté de la tombe ouverte, face aux quatre hommes positionnés de
l’autre côté. Quel genre d’entraînement ces femmes avaient-elles suivi pour
affronter cela avec un tel sang-froid ? Elles semblaient prêtes.
Mais à quoi ?
« Qui sont ces hommes ? demanda-t-elle à Isabel.
— Des dominicains.
— Armés ?
— Cet ordre a une longue tradition de violence. Ils ont mené la croisade
qui a massacré des milliers de cathares dans cette région. Ils ont même tué
des femmes et des enfants. »
D’accord. Ce n’étaient pas vraiment les paroles rassurantes qu’elle
espérait entendre.
« Que veulent-ils ?
— Ce que nous ne pouvons pas leur donner.
— Oh, mais si, dit l’homme auquel Kelsey s’était adressée quelques
minutes plus tôt en s’approchant d’elles. Et vous le ferez.
— Encore une fois, qui êtes-vous ? demanda Kelsey.
— Cardinal Hector Fuentes, répondit Isabel d’une voix dégoulinante de
mépris. L’autre homme est notre archevêque métropolitain. Gérard Vilamur.
— Je suis dans les ordres depuis longtemps, dit Kelsey, et je n’ai jamais
vu de prélats de l’Église agir comme vous le faites.
— Nous faisons ce qui est nécessaire, dit Fuentes.
— Une femme est morte ! assena-t-elle. Nous nous tenons au-dessus de
sa tombe. Vous profanez ce sol sacré. »
Ses nerfs s’étaient calmés. Elle se sentait forte et farouche, prête à se
battre pour ce en quoi elle croyait, ce qu’elle avait juré à Dieu de défendre.
« Sœur Deal, dit Fuentes. Rien de tout cela ne vous concerne vraiment.
Ce n’est pas moi qui vous ai impliquée dans cette histoire. Ce sont les
servantes qui ont fait ce choix.
— Non, dit-elle. C’est moi qui ai fait ce choix.
— Très bien. Messieurs, escortez ces femmes. Il est temps pour nous de
visiter la maison-mère. »

Claire baissa les jumelles et les reposa, troublée par le calme qui régnait
à l’extérieur, comme le prélude à une tempête. Elle se tenait au sommet de la
tour conique de l’abbaye, le point le plus élevé du bâtiment. Avec ses quatre
lucarnes donnant dans chaque direction, elle offrait une vue imprenable sur
les terres qui appartenaient à l’ordre depuis des générations. Elle avait donc
vu Fuentes, Vilamur et les quatre dominicains franchir le portail principal et
se diriger vers le cimetière. Elle avait également réussi à apercevoir entre les
arbres le moment où Fuentes avait découvert la tombe de Van Eyck. Sans
surprise, il vérifiait si ce que disait le poème était vrai.
Le Vatican était prévisible, elle pouvait au moins leur accorder ça.
Les servantes avaient appris l’existence du poème en 1934, par des amis
du Vatican. C’étaient sa découverte et l’intention de Pie XI de proclamer le
dogme de l’Assomption qui avaient précipité leur tentative malheureuse de
voler Les Juges intègres afin de prévenir tout examen minutieux des images.
Bien qu’elles aient échoué à récupérer le panneau, sa disparition avait joué
en leur faveur, en leur permettant de garder le secret dans les décennies qui
avaient suivi, même lorsque Pie XII avait cherché à les avertir qu’il allait
faire de l’Assomption de Marie un dogme. Elles avaient espéré que leur
silence tiendrait les loups à distance. Hélas, elles se retrouvaient à présent
face à la menace qu’elles avaient tenté de conjurer pendant toutes ces
années.
Elle s’agitait, aussi impatiente qu’un animal en cage, ses mains
cherchant à tâtons un objet à triturer pour les occuper. En bas, elle entendit
des bruits de pas dans l’escalier en pierre. Quelqu’un grimpait lentement les
marches de la tour. Des insectes planaient derrière la fenêtre, sous l’avant-
toit, bourdonnant dans l’air immobile. Elle ramena les jumelles à ses yeux et
étudia le cimetière entre les branches et les feuilles qui morcelaient la scène.
Ils étaient tous réunis autour de la tombe de sœur Rachel.
L’abbesse apparut en haut de l’escalier. « Les guetteuses signalent deux
autres personnes.
— Où ?
— Près du portail principal. »
Elle braqua les jumelles dans cette direction et ne détecta aucun
mouvement. Elle continua de scanner la zone, en quête d’un indice de leur
présence. Et puis elle les vit. Deux hommes, dont un qu’elle reconnaissait.
Nick Lee.
Cet événement inattendu fit naître dans son esprit une succession de
pensées toutes plus sombres les unes que les autres.
Elle se tourna vers l’abbesse. « Nous avons un problème. »
62

N ick se méfiait d’André Labelle. Le jeune homme semblait en proie à


une grande instabilité, mélange de nervosité, de vigilance et de
lassitude, sous laquelle couvait une colère sourde. Il était prêt à se battre.
Non, il cherchait la bagarre.
Ce qui était pire.
Ses parents lui avaient enseigné de nombreuses leçons tirées de leur
expérience de sportifs de haut niveau, un domaine où les sentiments
extrêmes et les émotions incontrôlées conduisaient rarement au succès. Les
qualités nécessaires pour gagner étaient un bon jugement, de la discipline, de
la patience et, surtout, comme disait son père, « un peu de lion et beaucoup
de renard ».
Et son père avait rarement tort.
Ils marchaient toujours le long du chemin en lacet qui continuait de
grimper et lui paraissait interminable. Le groupe qui les précédait avait sans
doute atteint l’abbaye à présent.
« Vous êtes sûr que Bernat de Foix a disparu ? Qu’il n’est pas
simplement parti quelque part ?
— Ils l’ont enlevé. J’en suis sûr.
— L’archevêque ? demanda Nick, perplexe.
— Oui. Et d’autres, probablement.
— Pourquoi l’auraient-ils enlevé ?
— L’archevêque et de Foix se connaissaient. Ils avaient des problèmes
qui remontaient à très loin. »
Nick aurait aimé en savoir plus, mais doutait d’obtenir des réponses. Le
ton sec, dur et impertinent du jeune homme l’inquiétait. Il était clair qu’il se
passait quelque chose d’autre ici. Quelque chose sans lien avec les servantes.
Il essaya de réfléchir, de relier entre elles les pièces du puzzle, ses pensées
remontant aux événements des deux derniers jours, qui lui semblaient avoir
duré une éternité.
« Il y avait un autre homme. Plus petit, replet. Qui est-ce ?
— Je ne sais pas, mais il a quitté le presbytère de Toulouse avec
l’archevêque il y a quelques heures. Je les ai suivis, ils sont venus
directement ici. »
Les dominicains étaient-ils impliqués dans ce qui était arrivé à Bernat de
Foix ? Peut-être. Des gouttes de sueur chaude perlaient sur son front et un
frisson d’excitation lui parcourut l’échine. Il ressentait cette fébrilité qui le
saisissait souvent lorsqu’il se rapprochait du but, mais que demeurait une
part de hasard, la possibilité d’une erreur.
Une fébrilité qui aiguisait toujours son esprit.
Au détour d’un nouveau tournant, un haut portail de pierre apparut. La
clôture ou la barrière qui l’accompagnait sans doute autrefois n’existait plus.
Il ne jouait plus qu’un rôle décoratif, accueillant les visiteurs dans la zone
ombragée qui s’étendait au-delà.
C’est alors qu’il perçut un mouvement.
Des femmes en blouse grise émergèrent des arbres sur la gauche, suivies
par les quatre dominicains armés de pistolets. Ils marchaient vers un édifice
à plusieurs étages flanqué d’ailes, d’annexes et d’une tour. La maison-mère.
Il empoigna Labelle et ils se cachèrent dans les feuillages au bord du
chemin.
Un autre homme apparut, qui marchait derrière le groupe.
« C’est l’archevêque », dit Labelle.
Puis Nick vit quelque chose qui lui fit l’effet d’un coup de poignard dans
le ventre.
Kelsey.
Tenue en joue par le dernier homme.

Claire avait aperçu Nick et un homme plus jeune, brun, vêtu d’un jean,
qui émergeaient du dernier tournant dans la route principale au moment où le
groupe de servantes et de dominicains se dirigeait vers l’abbaye. Lee l’avait
retrouvée en un temps record, mais elle n’était guère surprise, c’était un
homme plein de ressources. L’abbesse se tenait toujours à côté d’elle et elles
observèrent ensemble la scène qui se jouait en contrebas tandis que tout le
monde revenait du cimetière.
« Nous devons nous occuper de M. Lee, dit l’abbesse.
— Que voulez-vous que je fasse ? »
Sa supérieure hésita un moment, puis elle lui expliqua ce qu’elle
attendait d’elle.
« Ça ne me plaît pas.
— Faites-le quand même. »
Son vœu d’obéissance était indéniablement mis à l’épreuve. À
contrecœur, elle saisit l’arc et tendit la main vers un carquois de longues
flèches vernies empennées de plumes. Elle en sortit une et l’encocha. Elle
devait faire attention, car une traction complète sur la fibre de verre serait
plus que suffisante pour abattre un ours. Elle tira donc la corde vers elle au
trois quarts de sa tension maximale. Un peu plus, et la flèche transpercerait
sa cible. Elle plaça son œil devant le viseur, la plume effleurant sa joue
droite, prit une longue inspiration et attendit que les quatre dominicains
armés se rapprochent. Les rayons du soleil filtraient à travers la canopée,
tachetant le sol d’un patchwork d’ombre et de lumière, qui perturbait sa
perception de la profondeur.
Mais c’était une excellente tireuse.
Elle libéra la flèche, qui traversa l’air avec un léger sifflement et atteignit
l’un des quatre dominicains à la cuisse. L’homme s’effondra en poussant un
cri de douleur.
C’était la première fois qu’elle tirait sur un être vivant.
« Le but de la manœuvre ? demanda-t-elle à l’abbesse.
— Créer le doute. »

Vilamur entendit le bruit sourd et humide d’un objet s’enfonçant dans la


chair. Une flèche avait sifflé entre les grands pins et, un instant plus tard,
l’un des dominicains s’était écroulé, le projectile fiché dans la cuisse.
L’homme lâcha son arme et porta ses mains à sa blessure en se tordant de
douleur, le souffle court et saccadé, s’efforçant de surmonter le choc. Le
sang s’écoulait de la plaie en un long ruban épais. Tout le monde cessa de
marcher. Les Vautours ne tuaient peut-être pas, mais, visiblement, elles
n’hésitaient pas à blesser. Il aurait voulu se précipiter au secours de
l’homme, mais ses jambes refusaient de bouger. Levant les yeux vers le
sommet de la tour ronde qui s’élevait de la façade de la maison-mère, il vit
une servante qui tenait un arc. Une autre flèche était déjà encochée, prête à
partir.
« Je ne ferais pas ça, si j’étais vous ! » cria Fuentes derrière lui.
Pivotant sur ses talons, il vit le cardinal pointer le canon de son arme sur
la tempe droite de sœur Deal.

Le pistolet collé contre le crâne, Kelsey était tout entière paralysée par la
peur, une peur étouffante qui envoyait comme des décharges d’électricité
dans ses muscles. Mais elle avait eu assez de sang-froid pour se taire et
rester immobile. Deux des autres dominicains s’étaient précipités au secours
de leur frère, et le dernier tenait Isabel et les autres servantes en joue.
« Baissez votre arc ! » cria Fuentes.
La servante dans la tour ne bougea pas.
Kelsey entendit le déclic du chien du pistolet.
Un goût amer envahit sa bouche. Son souffle court et haletant lui irritait
la gorge. Ses yeux étaient rivés à la femme dans la tour qui pointait son arc
sur Fuentes.
Sœur Claire.
Qui baissa son arme.
63

L e corps de Nick le faisait souffrir comme une immense plaie à vif.


Chaque parcelle de son être voulait sortir de sa cachette pour courir
protéger Kelsey. Il pouvait se précipiter sur le type qui lui braquait un
pistolet sur la tempe, mais le coup partirait bien avant qu’il parcoure les
trente à quarante mètres qui les séparaient. Si ce n’était pas lui qui mourait,
ce serait elle, voire tous les deux.
Il devait trouver autre chose.
C’était loin d’être la première fois qu’il avait à gérer une situation
délicate, mais c’était la première où une personne aussi proche de lui était en
danger, et où tout dépendait de ce qu’il choisirait de faire. Il se sentait
incapable d’agir. Sa peur semblait une chose palpable et laide dans son
corps, et son indécision pesait de plus en plus lourd sur ses épaules. Labelle
paraissait pris dans un dilemme similaire. Lui non plus ne bougeait pas. Nick
ne voyait pas qui avait décoché cette flèche dans la cuisse de l’homme. Ce
dernier était visiblement en proie à une grande souffrance, mais il s’efforçait
de se maîtriser tandis que deux dominicains s’occupaient de lui.
Alors il resta tranquille. Et attendit.

Claire comprit que l’abbesse avait misé sur le fait que Fuentes utiliserait
sœur Deal comme bouclier. Cela paraissait logique. Mais comment Nick Lee
allait-il réagir ? Impossible de savoir. Il pourrait passer à l’offensive et
mettre dès maintenant fin à tout ça. Mais il pourrait tout aussi bien ne rien
faire, comprenant qu’elles avaient le contrôle de la situation. La scène sous
leurs yeux avait quelque chose de théâtral, les différents protagonistes
évoluaient dans une atmosphère fébrile, oscillant entre la méfiance et la
confiance.
« Prenez une décision », marmonna-t-elle à l’abbesse.
« Nous entrons, lança Fuentes, sans baisser son arme.
— Et si nous refusons ? cria-t-elle.
— Je vous le déconseille. Je suis venu ici pour une raison, et je ne
laisserai rien n’y personne se mettre en travers de mon chemin. »
L’abbesse se tenait derrière elle, hors de vue, les yeux rivés sur la
fenêtre. Lee était toujours caché, silencieux.
« Laissez-les entrer, chuchota sa supérieure.
— Je vais ouvrir les portes », lança sœur Claire.

Vilamur soupira.
La situation était en train de dégénérer. Mais à quoi s’attendait-il,
exactement ? Ces hommes étaient des fanatiques, et il se retrouvait au beau
milieu de leur folie à cause de sa libido incontrôlable. Le chapeau rouge en
valait-il la peine ?
Bien sûr que oui.
Mais il commençait à s’inquiéter de la promesse que Fuentes avait faite
de réduire les servantes au silence. Qu’entendait-il par-là ? Quand même pas
les abattre ? En plus, ces femmes n’étaient pas du genre à se laisser
malmener. L’une d’entre elles venait de tirer une flèche dans la cuisse d’un
homme. Il comprenait le besoin de Fuentes d’asseoir sa domination, mais il
n’appréciait guère la subordination qui lui avait été imposée. Certes, il avait
trahi ses vœux et violé le dixième commandement. Mais il n’avait jamais tué
personne, même s’il avait autorisé Fuentes à s’occuper de Bernat de Foix.
Que faisait-il au sommet d’un massif des Pyrénées, à mille cinq cents mètres
d’altitude, au milieu de fous armés de pistolets et de nonnes guerrières ?
Fuentes promenait autour de lui un regard vide et froid qui évoquait celui
d’un chat sur le point de passer à l’attaque. Tout cela n’augurait rien de bon.
Malgré sa terreur évidente, sœur Deal demeurait remarquablement calme. Il
avait de la peine pour elle, mais il n’y avait rien qu’il puisse faire. Tout
dépendait des servantes. Allaient-elles se battre ou capituler ?
Entendant un bruit, il se retourna et vit la double porte en chêne s’ouvrir
sur ses charnières en fer. L’abbesse se tenait dans l’encadrement.
Dieu merci.

Nick respirait rapidement, incertain de ce qu’il devait faire. Il aurait


peut-être dû emporter ce pistolet, finalement. Mais il se rendait dans un
couvent, comment aurait-il pu se douter qu’il aurait besoin d’une arme ? Il
n’avait pas prévu que Kelsey y serait. Il avait cru la prieure au téléphone la
nuit dernière, quand elle lui avait assuré que Kelsey était en sécurité.
Grossière erreur.
Labelle aussi semblait inquiet.
« On les laisse entrer et on les suit, murmura Nick.
— On peut les avoir maintenant.
— La femme qui a un pistolet contre la tempe, elle compte beaucoup
pour moi. Je ne peux pas risquer sa vie.
— Je veux Vilamur.
— Et qu’allez-vous faire de lui une fois que vous l’aurez ?
— Je le forcerai à me dire où est Bernat de Foix. »
Nick savait que la meilleure chose à faire était de patienter, de laisser les
événements suivre leur cours et se préparer à intervenir au moment
opportun. L’avantage était que les intrus ne se doutaient pas de leur
présence.
L’homme qui pointait son arme sur la tempe de Kelsey chargea l’un des
dominicains de redescendre le blessé et l’emmener se faire soigner. Il ne
restait plus que Dwight et Rice, ainsi que Vilamur et l’autre homme, celui
qui semblait donner les ordres. Kelsey et son ravisseur commencèrent à
marcher vers les cinq autres servantes toujours tenues en joue. Un
dominicain aida l’estropié à se relever et ils se dirigèrent vers le portail, la
flèche plantée dans la cuisse de l’homme.
« Laissons-les passer, souffla-t-il à Labelle. Ça en fait deux de moins. »
Ils restèrent cachés, sur le bord de la route, tandis que les deux frères
passaient lentement devant eux, le blessé sautillant sur une jambe, un bras
passé autour des épaules de son collègue. Alors que le reste du groupe se
dirigeait vers l’abbaye, Rice ramassa le pistolet que le blessé avait laissé
tomber. Ils franchirent tous la double porte d’entrée, qui se referma en
claquant derrière eux.
« On m’a récemment montré une vérité, dit Labelle. Une vérité en
laquelle je crois aujourd’hui profondément. Une partie de cette vérité est un
renoncement à la violence.
— Ça semble être une bonne philosophie. »
Le regard de Labelle se planta dans le sien. « C’est ma vie maintenant.
Mais je veux que Vilamur me dise ce qui est arrivé à Bernat de Foix. Je ferai
ce qui est nécessaire pour obtenir cette information. »
Cela ne concernait en rien Nick ni sa mission. Jusqu’à présent,
l’archevêque n’avait joué aucun rôle dans l’affaire qui l’intéressait. Il
regarda donc dans les yeux sombres et brillants du jeune homme et dit : « Je
vous propose une chose. Vous m’aidez, et je vous aiderai. »
Labelle acquiesça.
Et ils se dirigèrent tous deux vers l’abbaye.
64

F uentes était conscient que la moindre erreur, le moindre oubli, le


moindre coup de malchance pourraient le contraindre à recourir à des
mesures extrêmes.
Il ne pouvait pas se le permettre.
Les erreurs engendraient toujours plus d’erreurs.
L’attaque à la flèche n’était pas une erreur de sa part, mais c’était
indéniablement un mauvais calcul. Il avait sous-estimé son adversaire, et on
ne l’y reprendrait pas.
Il se tenait dans un spacieux vestibule éclairé par de grandes fenêtres
voûtées. Un imposant lustre en fer éteint pendait du haut plafond. Les murs
lambrissés, qui luisaient d’un éclat satiné, étaient ornés de tableaux, pour la
plupart des huiles sur toile représentant des scènes pastorales des montagnes
environnantes, dont le vernis était assombri par le temps et parcouru de
craquelures arachnéennes. Un escalier dominait la pièce, et trois portes
conduisaient aux entrailles du bâtiment, toutes fermées, comme on pouvait
s’y attendre dans un couvent.
Les trois portes s’ouvrirent simultanément et une servante apparut dans
l’encadrement de chacune.
Les frères Dwight et Rice gardèrent leurs armes braquées sur les cinq
servantes du cimetière, et Fuentes sur sœur Deal, tandis que son attention
restait fixée sur les femmes qui se tenaient dans l’embrasure des portes et sur
l’abbesse, car il savait qu’elles étaient tout aussi déterminées que lui.
« Je viens au nom de Sa Sainteté pour résoudre un problème de longue
date, dit-il.
— Et quel est-il ? » demanda calmement l’abbesse, une expression peu
amène sur son visage rond.
Il songea que le succès des Vautours avait toujours reposé sur la
tromperie, l’ingéniosité, les diversions et les fausses pistes. Il était hors de
question qu’il entre dans leur jeu. « Où est la servante qui a tiré sur le frère ?
— Ici. »
Une femme descendait l’escalier. Elle atteignit le palier menant à la
dernière volée de marches et continua jusqu’au rez-de-chaussée.
« Vous êtes ? demanda-t-il.
— Sœur Claire Haffner, vestale de cet ordre. »
Le bras droit de la mère supérieure. Parfait.
Fuentes attira l’attention du frère Rice pour qu’il s’occupe de sœur Deal
à sa place, puis se dirigea vers la vestale et, sans hésiter, lui envoya
violemment la crosse de son arme au visage. Choquées, les autres servantes
étouffèrent une exclamation et esquissèrent un pas vers leur sœur pour lui
porter secours, mais il tira un coup de feu vers le plafond, qui suffit à les
tenir à distance. La détonation résonna dans la vaste salle et se répercuta
contre les murs et le plafond. Des éclats de plâtre tombèrent en pluie et de la
poussière se mit à tournoyer dans l’air immobile. Sœur Deal se précipita
auprès de la vestale, qui avait un genou à terre et saignait d’une petite
entaille à la joue droite.
« Il n’y aura pas d’autre tentative, dit-il. Est-ce clair ? »
Silence.
« Vous vous inclinerez devant la volonté de votre archevêque, qui est ici,
et de Sa Sainteté, dont je suis le représentant dûment habilité. »
Haffner se leva. « Et les dominicains armés ? Pour qui sont-ils venus ?
— Ils sont ici pour s’assurer de votre coopération.
— Que voulez-vous ? demanda l’abbesse.
— La chapelle de la Servante. »
Nick entendit un coup de feu.
Labelle et lui étaient en train de longer le bâtiment, en quête d’un moyen
d’entrer. Impossible de passer par les fenêtres, qui étaient toutes protégées
par des grilles en fer. La détonation qu’ils venaient d’entendre n’avait fait
qu’accroître son inquiétude pour Kelsey. Il fallait à tout prix qu’ils se
débrouillent pour pénétrer dans le bâtiment. L’endroit était un curieux
mélange d’éléments disparates, d’ailes et de tours qui semblaient avoir été
assemblées au petit bonheur la chance. Les murs de calcaire gris-bleu étaient
tapissés de lierre et surmontés de toits d’ardoises à pignons crénelés.
Ils franchirent l’angle du bâtiment et se dirigèrent vers l’arrière, passant
devant une petite zone clôturée garnie de quelques tables en fer forgé et de
tables-échiquiers en béton flanquées de bancs en bois. Plus loin, ils
trouvèrent une volée de marches en pierre adossées au mur, muni d’une fine
rampe en fer forgé. Elles menaient à une porte.
Déverrouillée.
Enfin, la chance leur souriait.
Un long couloir nu s’étendait devant eux, jalonné de portes qui n’étaient
pas sans ressemblance avec celles du couvent de Gand. La seule différence
était que celles-ci étaient toutes fermées.
Ils s’y engagèrent.

Vilamur était de plus en plus mal à l’aise. Fuentes s’était servi de lui
pour obtenir l’accès au couvent. C’était fait. Alors pourquoi restait-il ? Ces
hommes étaient chargés d’une mission qui ne le concernait plus. Du reste, ils
étaient armés de pistolets et venaient d’agresser une servante. C’en était trop.
Il était archevêque métropolitain de l’Église catholique romaine et il n’avait
rien à faire ici. Certes, il avait eu un problème, mais celui-ci avait été résolu
dans la nuit et il n’y avait aucun risque qu’il refasse surface. Les seuls à
savoir quoi que ce soit étaient Fuentes et les dominicains, et ils étaient bien
trop impliqués dans l’affaire pour prendre le risque de l’ébruiter. Bernat de
Foix avait disparu. Toutes les preuves incriminantes avaient également
disparu. Oui, ses erreurs avaient compromis sa réputation, sa crédibilité, ses
accomplissements et même sa probité, mais pas son titre. Il était archevêque
de ce diocèse, un rang qui le plaçait au-dessus du commun des mortels, à
l’abri des soucis, des rides et du danger. Mais ses pensées étaient comme
piégées dans des sillons de plomb dont elles ne pouvaient se libérer. La
situation était grave, et elle ne ferait qu’empirer. Sa décision prise, il se racla
silencieusement la gorge et fit monter la salive à sa bouche afin que sa voix
ne trahisse pas son anxiété.
« Je pars », dit-il du ton le plus professionnel possible.
Fuentes se tourna vers lui. « Je ne vous ai pas congédié.
— Pardonnez-moi, Éminence, mais je n’ai pas besoin de votre
permission. »

Fuentes évalua la situation.


Vilamur le défiait devant les servantes.
Le moment n’aurait pas pu être plus mal choisi.
Les évêques avaient souvent cette fâcheuse tendance à se croire tout
permis. Dans leur diocèse, ils étaient plus puissants qu’un pape. Ils étaient
les souverains absolus. Les cardinaux, même ceux de la curie, ne pouvaient
pas s’opposer à leurs décisions sans conséquences. Cet archevêque lui avait
paru différent. Il voulait être cardinal et, pour cela, il devait s’attirer les
faveurs de ceux qui pouvaient lui donner ce qu’il voulait. Mais pour une
obscure raison, Vilamur était prêt à renoncer à son souhait le plus cher.
S’était-il trompé sur son compte ?
Fuentes avait toujours jugé les autres à l’aune de leurs désirs. Et cet
homme, c’était certain, voulait obtenir plus que ce dont il jouissait
actuellement. Bien sûr, le chantage dont il avait été victime était à double
tranchant. Dieu sait qu’il s’était passé bien des choses pouvant être qualifiées
d’inhabituelles. Il n’y avait aucun risque que les servantes portent plainte.
Mais Vilamur ? C’était possible. Alors, pourquoi ne pas le laisser faire ?
Pour l’instant, du moins. Il pourrait toujours s’occuper de lui plus tard.
« Bien sûr que non, archevêque, vous n’avez pas besoin de ma
permission, dit-il.
— Vous pouvez gérer la suite, quelle qu’elle soit, tout seul. Vous n’avez
pas besoin de ma présence. » Vilamur fit face à l’abbesse. « Sachez que je
me plie aux souhaits du Vatican. Il s’agit d’une affaire entre vous et Rome.
Une affaire privée, qui ne me concerne en rien.
— Et pourtant, vous êtes là.
— Oui, abbesse, mais je vais maintenant vous laisser. » Vilamur
s’inclina devant la femme, puis se retourna et dit : « Bonne journée,
Éminence. »
Et il sortit par la porte principale.

Nick et Labelle s’enfoncèrent dans le couloir. Ils se trouvaient vers


l’arrière du bâtiment labyrinthique. L’entrée principale étant située vers le
centre, Nick franchit un tournant et partit dans cette direction, longeant une
succession d’autres portes fermées. Il supposait que toutes les servantes
avaient été mobilisées pour défendre le couvent, et qu’il ne risquait donc pas
de croiser qui que ce soit ici. Et quand bien même, ils étaient tous dans la
même équipe, cette fois.
Quoi que. En était-il bien certain ?
Des voix lui parvinrent.
Il s’arrêta net. Labelle l’imita.
Le son provenait du bas de l’escalier qui descendait devant eux. Un autre
escalier, plus étroit, montait à l’étage, sans doute vers l’endroit où était
postée l’archère. Il fit signe à Labelle de reculer et ils s’éloignèrent des
marches, s’arrêtant à côté d’une fenêtre donnant sur l’extérieur.
De lourdes portes s’ouvrirent et se fermèrent au rez-de-chaussée.
Ils regardèrent par la fenêtre.
L’archevêque quittait le couvent. Nick se tourna vers Labelle, qui
désigna sa poitrine, puis Vilamur.
Il comprit.
Alors que Labelle s’apprêtait à partir, Nick attrapa le bras du jeune
homme et articula les mots bonne chance. Labelle hocha la tête, puis
s’éloigna à grands pas en direction du couloir qu’ils venaient d’emprunter.
Nick porta de nouveau son attention sur l’escalier.
65

K elsey avait pris un risque énorme en se précipitant au secours de sœur


Claire, mais jamais elle n’avait été témoin d’un acte de violence aussi
brutal et cruel, et son devoir était d’aider ceux qui étaient en difficulté. Claire
semblait étourdie.
« Ça va ? » demanda-t-elle en s’accroupissant à côté d’elle.
La vestale hocha la tête.
Kelsey se leva. « Vous êtes un cardinal de l’Église. Ces femmes sont des
nonnes.
— Écartez-vous », lui dit Fuentes d’une voix glacée et menaçante qui
claqua comme un coup de fouet à travers la pièce.
Sa détermination n’en fut que plus grande et elle ne bougea pas.
« Tout de suite ! cria Fuentes, le visage déformé par la rage.
— Vous vous sentez puissant quand vous frappez une femme ? lui
demanda-t-elle. Ou quand vous lui collez un pistolet à la tempe ? » Elle
n’était pas du genre à prendre des pincettes et, au point où elle en était,
autant aller jusqu’au bout. Elle contrôla la peur qui menaçait de l’engloutir et
dit : « Qu’allez-vous faire ? M’abattre ? Nous abattre toutes ? »
Fuentes leva son arme et l’agita. « Pas pour le moment. Mais la situation
est assez volatile, donc qui sait ce que je pourrais faire d’ici quelques
minutes ?
— Cardinal Fuentes, dit l’abbesse, êtes-vous vraiment ici avec
l’autorisation du pape ? Ou s’agit-il d’une quête plus… personnelle ?
— Qu’est-ce que ça change ? Je suis ici. Vous êtes ici. Et il y a des
choses dont nous devons discuter. Où sont les autres servantes ?
— Dans la salle du chapitre. J’ai supposé que vous voudriez nous parler
à toutes.
— En effet. Après vous. »

Nick les écoutait depuis le haut de l’escalier.


Qu’est-ce qui avait pris à Kelsey de tenir tête à cet homme, le cardinal
Fuentes ? Apparemment, le Vatican avait appelé les dominicains en renfort.
Kelsey était têtue comme une mule, mais ces hommes étaient en mission, et
les provoquer ainsi ne l’avancerait à rien. Il les entendit bouger, se diriger
vers sa gauche. Devant lui, un couloir s’étendait sur cinq ou six mètres
jusqu’à une porte ouverte qui menait dans la même direction.
Il s’y engagea.
Le sol sous ses pieds, fait de planches de pin cirées posées sur de la
pierre, ne produisait pas le moindre grincement susceptible de trahir sa
présence. Il s’arrêta devant la porte ouverte et vit qu’il se trouvait à l’étage
supérieur de la salle du chapitre. Elle était petite, un peu comme celle de
Gand, mais celle-ci était surmontée d’un haut plafond à voûte en berceau et
encadrée d’une galerie supérieure qui s’étendait sur trois côtés, le quatrième
étant percé de fenêtres à embrasures profondes. Il recula hors de vue et
regarda le groupe rejoindre les servantes déjà présentes. Comprenant que ses
pensées étaient paralysées par l’appréhension, il décida d’arrêter les
spéculations. Il devait à tout prix recouvrer son sang-froid.
Mais il ne pouvait nier que tout avait changé depuis qu’il savait que
Kelsey était ici.
Claire leva le bras et effleura doucement l’entaille à sa joue. Elle lui
faisait mal, ainsi que sa mâchoire. Elle n’avait encore jamais reçu un coup
aussi violent. Mais elle avait encaissé l’attaque sans broncher, consciente
que des représailles ne les auraient avancées à rien. Heureusement, les autres
servantes avaient fait preuve de la même retenue. Elle sentait la puissance et
la menace qui l’entourait, mais elle n’avait pas peur.
Pas le moins du monde.
Elle pénétra dans la salle du chapitre et se dirigea vers son centre. Les
autres servantes étaient déjà assises sur les bancs devant les tables. Les cinq
du cimetière et les deux dominicains armés la rejoignirent. Seul le bruit de
leurs pas perçait le profond silence. Son cœur martelait si fort sa poitrine
qu’elle avait l’impression de le sentir jusque dans son visage meurtri.
Fuentes gardait sœur Deal près de lui. La pièce ressemblait à un mausolée,
qu’éclairaient seulement les faibles rayons du soleil filtrant par les hautes
fenêtres à meneaux.
« Je cherche la chapelle de la Servante, dit Fuentes. Qui, parmi les
légendaires Vautours, me dira où la trouver ? »
Silence.
Le cardinal semblait content de lui. « Je répète ma question. Qui me dira
où se trouve la chapelle ? »
Les sœurs continuèrent à se murer dans le silence.
« Très bien, dit Fuentes. Vous ne me laissez pas le choix. »
Il fit un geste à l’adresse de Dwight, qui empoigna une des servantes du
cimetière par l’épaule et la força à se mettre à genoux, le canon de son arme
enfoncé dans la chair tendre sous l’oreille.
Claire entendit le déclic du chien du pistolet.
« Si vous ne répondez pas immédiatement à ma question, dit Fuentes, il
la tuera. »
Nick voyait et entendait tout ce qu’il se passait dans la salle du chapitre.
Il était resté couché à plat ventre sur le parquet, en retrait de la balustrade de
fer, soucieux de ne pas révéler sa présence. Mais le geste de Fuentes contre
la servante avait changé la donne. Il avait évalué la situation et s’apprêtait à
sauter par-dessus la balustrade lorsqu’il remarqua sœur Ellen, celle contre
laquelle il s’était battu à Gand. Elle était assise à une table de l’autre côté de
la salle, à un angle lui permettant de surveiller la galerie. Elle semblait être la
seule à ne pas être concentrée sur les hommes armés.
Leurs regards se croisèrent.
D’un mouvement presque imperceptible, elle fit non de la tête. Il pointa
du doigt sa poitrine, puis la salle en contrebas. Elle secoua de nouveau la
tête. Il comprit le message. Ne faites pas ça. Il décida de faire confiance au
jugement de la servante, même si toutes les fibres de son corps lui disaient
d’ignorer son avertissement et d’intervenir.
Mais il ne bougea pas.
« Mesdames, dit Fuentes, j’avoue que je suis impressionné que vous
ayez réussi à rester cachées si longtemps. Vous avez échappé à Rome
pendant des siècles. Mais c’est terminé. »
La déclaration était ferme, directe et sans la moindre équivoque.
« Qu’allez-vous faire ? demanda l’abbesse. La tuer, puis nous tuer
toutes ? »
Fuentes fit un geste au dominicain, qui retira le pistolet du cou de la
femme et désarma le chien. La servante s’éloigna en courant, visiblement
secouée. « Non, abbesse, je ne ferai de mal à personne. Mais je vais faire
dissoudre cet ordre et envoyer tous ses membres dans d’autres couvents.
Puis je démantèlerai ce bâtiment, pierre par pierre, et j’en fouillerai chaque
millimètre, ainsi que le terrain qui l’entoure, avec le meilleur équipement
scientifique qui existe, jusqu’à ce que je trouve ce que je cherche. Nous
savons tous les deux qu’elle est ici. »
Personne ne réagit.
« Je le ferai, soyez-en sûre, dit Fuentes. Et avec le soutien de Rome.
Vous réalisez que nous ne sommes que l’avant-garde. D’autres dominicains
sont en chemin. »
Le silence se prolongea, sans que rien ni personne ne bouge.
« Je vais vous le dire, dit enfin une des servantes.
— Non, dit une autre.
— Moi aussi, je vais vous le dire », ajouta une troisième.
D’autres voix se firent entendre pour les exhorter à se taire.
« Silence. »
C’était sœur Claire qui avait parlé, d’une voix forte et ferme.
« Aucune de vous ne dira rien. C’est moi qui vais le conduire à la
chapelle de la Servante. »
66

V ilamur franchit le portail principal et continua de marcher sur la route


qui sinuait entre les rangées d’arbres, éclaboussée par les rayons du
soleil perçant l’épaisse canopée. Heureusement, la descente était bien plus
facile que la montée. Tant de pensées se bousculaient dans sa tête. La plupart
n’étaient guère réjouissantes. Outre les événements perturbants qu’il venait
de vivre, il s’inquiétait pour son avenir. Il avait défié Fuentes, il y aurait
forcément des répercussions. Le cardinal n’était pas le genre d’homme à se
laisser humilier en public sans réagir, en particulier après être venu en
France les bras chargés de cadeaux. Mais il s’occuperait de tout cela plus
tard. Le fait était que Fuentes avait besoin de lui. Il avait besoin de son vote
au conclave. C’était une voix assurée, une voix de plus dans la colonne des
oui. Et il savait que le cardinal placerait ses propres besoins au-dessus de
tout le reste.
Il continua de descendre, impatient de laisser cet endroit derrière lui.
Il ne se passait rien de bon là-haut. La meilleure décision, la seule
envisageable, était de partir le plus loin possible. Il se sentait un peu hébété,
à moitié éveillé, comme dans un rêve, désorienté par les événements qui
s’étaient succédé au cours des deux derniers jours. Il avait travaillé si dur
pour en arriver là, mais il était las de ces obstacles qui lui paraissaient sans
fin. Cela dit, il était bien trop tard pour avoir des remords.
Des bruits de pas se firent entendre derrière lui.
Rapides et inopinés.
Il se retourna, s’attendant à voir un des dominicains ou une servante, et
reçut aussitôt un violent coup au visage. Il tituba, étourdi. Le monde se mit à
vaciller autour de lui. Il essaya de rester debout tandis qu’une vague de
nausée et de vertige s’emparait de lui.
Il s’écroula par terre.

L’abbesse s’avança d’un pas menaçant vers Claire, qui demeura


impassible.
« Je vous ordonne de vous taire.
— J’en ai assez de recevoir des ordres. C’est ridicule. Nous ne pouvons
pas continuer à soumettre ces femmes à de tels dangers. J’ai exprimé mon
opposition il y a plusieurs semaines, et vous l’avez ignorée. Et regardez ce
qu’il s’est passé. Rachel est morte. C’est ma faute (elle pointa du doigt),
votre faute et celles de toutes les servantes qui ont voté pour cette opération.
Et voilà que Rome nous envoie ses sbires, armés de pistolets, qui menacent
de mettre fin à notre ordre. Je ne porterai pas le fardeau de la dissolution de
cette communauté ni de la souffrance d’une autre sœur. »
Plusieurs servantes exprimèrent leur accord.
« C’est une trahison, déclara l’abbesse.
— Vraiment ? Regardez autour de vous. Beaucoup d’entre nous se sont
opposées à votre plan. Ce qui ne vous a pas empêchée de le mettre en œuvre.
Nous sommes une relique du passé, qui n’a pas sa place dans le présent. »
Son regard resta rivé à celui de la femme plus âgée. « J’ai tiré une flèche sur
un homme sur votre ordre. Ce n’était pas indispensable.
— Je vous ai demandé de faire ce qui était nécessaire pour défendre cette
maison, cracha l’abbesse.
— Et regardez où ça nous a menées. C’était mon dernier acte
d’obéissance aveugle. C’est terminé. Aujourd’hui. Ici et maintenant. Je vais
lui donner ce qu’il veut, et il partira. Personne ne sera blessé et notre ordre
perdurera. » Elle se tourna vers Fuentes. « N’est-ce pas ? »
Le cardinal hocha la tête en signe d’assentiment, mais se fendit d’un
sourire très agaçant. « Il n’y aura pas d’autres répercussions.
— Vous allez trahir un vœu sacré, dit l’abbesse. En commettant un péché
mortel.
— Je trahirais le bon sens et ma propre conscience si je ne le faisais pas.
Et je ne suis pas la seule. La plupart des servantes pensent comme moi. »
Elle parcourut la pièce du regard. « Qui est d’accord avec moi ? Levez la
main. »
Lentement, des bras se levèrent. L’un après l’autre. Dix-huit sur vingt-
cinq.
Une nette majorité.
Elle se tourna face à l’abbesse.
« C’est terminé. »

Nick sentait la tension qui régnait dans la salle. Les servantes étaient de
toute évidence divisées. La femme plus âgée, qui devait être l’abbesse,
paraissait prise au dépourvu par la rébellion de Claire et des autres sœurs.
L’inquiétude se lisait sur les visages d’Ellen et Isabel, qui, avec quelques
autres, n’avaient pas levé la main. Une majorité écrasante des servantes
semblait cependant avoir l’intention de donner à Fuentes ce qu’il voulait.
« Abbesse, dit une des servantes, nous avons essayé de vous expliquer,
de vous faire changer d’avis, mais vous n’avez pas voulu nous écouter. Vous
avez mis en œuvre ce plan dangereux à Gand malgré nos réticences. Je suis
du côté de la vestale. Nous ne pouvons risquer de mourir pour notre mission.
Il faut que ça cesse.
— C’est quelque chose dont nous devrions discuter entre nous, déclara
l’abbesse. Sans la présence d’étrangers.
— C’est impossible, dit Claire en élevant la voix. Vous pensez qu’ils
vont partir ? Qu’ils vont obligeamment quitter la pièce pour nous laisser
débattre de la question ? Il n’y a plus à discuter. Ils sont venus pour la
chapelle. Je vais la leur donner. »
De nombreuses femmes acquiescèrent.
À la quasi-unanimité, les servantes avaient choisi la rébellion.

Kelsey sentait le profond ressentiment qui avait envahi la pièce comme


de la vigne rampante. Elle n’avait encore jamais été témoin d’une telle
opposition à l’autorité dans un couvent. Sa propre congrégation, à l’instar de
tous les ordres religieux, était gérée par un pouvoir centré au sommet. C’était
une démocratie uniquement dans la mesure où les sœurs choisissaient leur
cheffe. Mais une fois la prieure élue, son pouvoir était absolu. Bien sûr, au
cours des siècles, des révoltes avaient éclaté contre les prieurs et les
abbesses. Mais c’était il y a longtemps. En d’autres temps et en d’autres
lieux. Un tel comportement ne serait jamais toléré de nos jours. Le vœu
d’obéissance qu’elle avait prononcé en rejoignant la Congrégation de Saint-
Luc lui ordonnait d’imiter le Christ et de se soumettre à ses supérieurs.
Sans poser de question.
Elle se tourna vers Claire. « Vous devriez avoir honte.
— J’obéis au représentant légal du Saint-Père. Notre pape. »
Quelques servantes exprimèrent leur approbation.
« Nous sommes toutes ses servantes, dit Claire. Sa parole prime sur celle
de l’abbesse. Qui suis-je pour remettre en question cette autorité ? »
Kelsey fit face à Fuentes. « Vous êtes ici pour le compte du pape ? »
Le cardinal hocha la tête. « J’ai l’ordre permanent de chercher les
Vautours, comme l’ont fait tous les chefs de la Commission pontificale avant
moi. »
Ce n’était pas vraiment une réponse.
« Sœur Deal, dit Claire, cela ne vous concerne pas.
— Alors pourquoi suis-je ici ?
— Un autre exemple de mon obéissance aveugle. » Claire désigna
l’abbesse. « Elle voulait que vous soyez là. Pas moi. J’estime que vous
devriez partir.
— Elle a raison, dit Fuentes. Cela ne vous concerne pas. Mais vous ne
partirez pas. Pas tout de suite. Bien, ma sœur, comment vous appelez-vous ?
— Claire.
— Sœur Claire, conduisez-moi à la chapelle, je vous prie. »
67

V ilamur ouvrit les yeux et sentit une pulsation douloureuse dans son
crâne. Il s’efforça de dissiper le brouillard qui enveloppait ses pensées
et de se souvenir de ce qui s’était passé. Il avait reçu un coup de poing au
visage, venu de nulle part, qui l’avait assommé alors qu’il était sur la route,
en train de redescendre.
Mais à présent, il était ailleurs.
Une brise incessante lui cinglait le visage, ce qui eut le mérite de le
sortir de sa torpeur. Il était allongé sur le dos, face au ciel bleu. Il porta une
main à sa mâchoire et tâta délicatement l’os et le muscle.
Rien ne semblait cassé.
Il se redressa et vit qu’il était couché à environ deux mètres du bord
d’une falaise. Au-delà, il n’y avait que le vide et une vue imprenable sur les
sommets lointains qui se détachaient sur le ciel sans nuages. On entendait le
grondement de la rivière qui coulait une centaine de mètres plus bas. Il
secoua la tête pour dissiper la sensation de vertige et parvint à se relever. Se
retournant, il vit un jeune homme qui se tenait à quelques mètres de lui.
Un visage qu’il reconnaissait.
« Vous étiez à Montségur hier, dit-il en anglais.
— Où est Bernat de Foix ?
— Je ne sais rien.
— Dites-moi où il est, ou je vous pousse de cette falaise. »
La menace était réelle, car il savait qu’il ne ferait pas le poids face à cet
homme bien plus jeune, plus musclé et plus corpulent que lui. Une
quarantaine d’années devait les séparer. Et si l’arthrite dans ses mains
n’était pas si terrible, il ne pouvait pas en dire autant de ses genoux. Il
doutait de pouvoir le battre. Et il se tenait bien trop près du précipice.
Malheureusement, il ne pouvait rien dire à son ravisseur qui fût un tant soit
peu proche de la vérité. Aussi décida-t-il de détourner la conversation.
« Vous étiez là, hier, quand j’ai rencontré de Foix. Êtes-vous impliqué dans
le chantage qu’il est en train de me faire subir ?
— Si vous voulez savoir si je l’ai aidé à exposer vos mensonges et
tromperies, alors oui, je suis impliqué. »
Vilamur réprima un juron, s’efforçant de maintenir la façade qu’il avait
si soigneusement élaborée.
« La sainte parole de Dieu nous demande de rejeter tout désir charnel et
toute impureté, dit le jeune homme. Nous devons accomplir la volonté de
Dieu en lui obéissant et en faisant le bien, bien que nous soyons des
serviteurs indignes. »
Il comprenait à présent. « Vous êtes aussi un cathare ?
— Oui. »
Une profonde angoisse l’étreignit, qui faillit lui couper le souffle. Le
danger qu’il courait ici venait de se décupler. Il prit donc son ton le plus
conciliant et demanda : « Quel est votre nom ?
— André Labelle. »
Ce nom ne lui était pas inconnu. C’était celui de l’homme qui l’avait
filmé alors qu’il quittait la maison du père Tallard.
Le complice de Bernat de Foix.
Prudence.
« Puis-je m’éloigner du précipice ? demanda-t-il. Ensuite, nous
pourrons parler. »
Labelle le pointa du doigt. « Restez où vous êtes. »
Il leva les deux mains en signe de reddition. « D’accord.
— Où est Bernat de Foix ?
— Vous parlez comme s’il lui était arrivé quelque chose. Qu’est-ce qui
vous fait penser ça ?
— Il a disparu dans la nuit. Où est-il ? »
Il esquissa un pas vers l’avant pour s’éloigner du précipice, mais
Labelle lui bloqua aussitôt le passage.
« Je vous pousse dans le vide si vous essayez de me contourner », dit
Labelle.
Et il n’avait aucun mal à le croire.
Il resta donc immobile.
Le vent lui cinglait toujours le visage, asséchant ses lèvres.
« Je suis une des victimes du père Tallard, dit Labelle. Il me touchait.
Me serrait dans ses bras. M’embrassait. Il abusait de moi.
— Je suis désolé. Vraiment.
— Non, vous ne l’êtes pas. Vous êtes seulement désolé que tout cela ait
été révélé.
— André…
— Ne m’appelez pas comme ça.
— Monsieur Labelle, le père Tallard était un homme mauvais. Il était
sur le point d’être traduit en justice quand il a été assassiné. Un crime dans
lequel Bernat de Foix est très certainement impliqué.
— Moi aussi.
— De Foix et vous, vous êtes des cathares. Et pourtant, vous avez tué ?
— Nous n’avons tué personne.
— Mais d’autres l’ont fait pour vous.
— Car nombreux sont les péchés par lesquels nous offensons Dieu
chaque jour, nuit et jour, en paroles, en actes et en pensées, volontairement
et involontairement, et plus encore par notre volonté que les mauvais
esprits éveillent dans la chair dont nous sommes vêtus.
— C’est une prière ?
— L’apparellamentum. Une confession générale que les parfaits récitent
chaque mois en public. Tandis que la sainte parole de Dieu nous enseigne
que nous devons renoncer au désir de la chair et à l’impureté, et faire la
volonté de Dieu en accomplissant le bien parfait. La mort de cet homme,
qui est allé dans votre enfer, c’était le bien parfait.
— Je suis bien d’accord. Il aurait été condamné et aurait passé le reste
de sa vie en prison.
— Ça ne suffisait pas ! cria Labelle. Loin de là.
— Calmez-vous. La colère n’amène jamais rien de bon. » Quelque
chose lui vint à l’esprit. « Comment m’avez-vous retrouvé ?
— Je vous ai suivi depuis Toulouse. »
Il réprima un soupir. Il pensait que la disparition de Bernat de Foix et de
toutes les preuves électroniques qu’il avait récoltées suffirait à régler son
problème.
Mais il se trompait.
André Labelle en savait beaucoup trop.
68

N ick resta tapi sur la galerie. L’abbesse, Kelsey et les sept sœurs qui
n’étaient pas passées du côté obscur, parmi lesquelles Ellen et Isabel,
étaient toujours dans la salle du chapitre, sous la surveillance de Dwight. Les
autres servantes, sœur Claire, Fuentes et frère Rice étaient partis. Dwight
avait pris position à la sortie de la salle, qui se trouvait sous l’endroit où
Nick était posté. Sœur Ellen s’était assise à l’une des tables de l’autre côté de
la salle, d’où elle pouvait le voir. Elle prenait garde à ce que ses coups d’œil
dans sa direction n’attirent pas l’attention de Dwight, mais lorsque Nick
réussit enfin à intercepter son regard, il lui indiqua d’un geste qu’il comptait
attaquer le moine.
Elle fit non de la tête.
Il était perplexe. Pourquoi pas ? Trop risqué ? Quelqu’un pourrait être
blessé ? C’était certes une possibilité, mais il devait faire quelque chose.
Il entendit Dwight dire quelque chose en français, dont il ne comprit
hélas pas un traître mot, mais l’homme semblait en colère. Sœur Ellen leva
les mains et lui répondit toujours en français. Elle désigna la galerie en
continuant à déverser des paroles incompréhensibles.
Parlaient-ils de lui ? Il se redressa, se plaçant à genoux.
Dès qu’il vit Dwight émerger de sous la galerie et incliner la tête vers le
haut en faisant pivoter son corps, Nick bondit par-dessus la balustrade et lui
sauta sur le dos. Craignant un coup de feu accidentel, il attrapa la main qui
tenait le pistolet et la dirigea vers le sol. Son corps tomba sur celui de
Dwight dans un enchevêtrement de bras et de jambes et ils s’écrasèrent tous
les deux au sol, le moine amortissant sa chute. Sans lui laisser le temps de se
relever, Nick enroula un bras autour de son cou épais et serra. Il comptait sur
le fait que, derrière ses bravades, cette brute n’avait jamais participé à un
vrai combat. Pour être certain de s’être bien fait comprendre, il resserra son
étreinte autour du cou de Dwight, qui se mit à haleter, cherchant son souffle.
Ce n’était pas tout à fait une prise d’étranglement, mais presque.
L’arme était tombée des mains de Dwight. Sœur Ellen s’empressa de la
récupérer et Nick desserra son étreinte. Dwight recula en pantelant, le souffle
haché. Nick se releva d’un bond et rejoignit Kelsey.
« Ça va ? » demanda-t-il.
Elle hocha la tête. « Oui. » Elle le regarda dans les yeux. « Contente que
tu sois là. »
C’était réciproque.
Dwight essayait toujours de reprendre son souffle. Il l’avait bien
étranglé, cet enfoiré.
Nick s’adressa à l’abbesse : « On dirait que vous avez une véritable
révolution sur les bras.
— On dirait, oui. Vous devez être Nicholas Lee.
— Je vois que ma réputation me précède. »
Deux servantes conduisirent Dwight à une table et l’y firent asseoir.
Sœur Ellen garda l’arme braquée sur lui.
« Qui est-ce ? demanda Kelsey.
— Un dominicain du nom de Robert Dwight.
— Sérieusement ? Que se passe-t-il ici, Nick ? »
Il n’avait pas le temps de lui expliquer.
« Je vais essayer de trouver Fuentes.
— Moi aussi, dit Kelsey.
— Certainement pas. Et s’il te plaît, ne discute pas. »
Il vit l’inquiétude dans ses yeux, claire comme le jour. Malgré les années
de souffrance et de confusion qui les séparaient, elle ne voulait pas qu’il
affronte seul le danger.
« Il a raison, dit l’abbesse. Sœur Kelsey, vous restez avec moi. Nous
devons parler. »
Kelsey ne semblait pas d’accord.
« Vous aussi, vous allez me désobéir ? »
La jeune femme hésita, puis secoua la tête en signe de capitulation.
L’abbesse se tourna vers Nick. « Dix-huit servantes sont parties avec
sœur Claire, ainsi que Fuentes et Rice. Le cardinal et le frère sont armés.
— Surveillez Dwight », dit-il.
L’abbesse acquiesça.
« Tu ne peux pas y aller sans arme, dit Kelsey.
— J’ai déjà été dans des situations plus délicates sans arme. Je peux me
débrouiller.
— Je comprends ta réticence, dit Kelsey, qui savait ce qui s’était passé
avec Charlie Minter et Marvin Royster. Mais ne sois pas stupide.
— Ça va aller. » Il lui fit un clin d’œil qui se voulait rassurant. « En plus,
vous avez besoin de cette arme pour empêcher Dwight de faire quelque
chose de stupide. Reste ici, avec l’abbesse. »
Alors qu’il se tournait pour partir, Kelsey attrapa son bras. « Sois
prudent. D’accord ? »
Il hocha la tête.
Sœur Isabel l’escorta jusqu’à l’entrée principale du bâtiment et ouvrit la
porte. Il n’y avait personne en vue sur le terrain rocailleux et vallonné qui
s’étendait sous les hauts arbres.
« Où sont-ils ? » demanda-t-il.
Elle pointa le doigt vers l’avant. « À environ trois cents mètres dans cette
direction. Vers la grotte-chapelle. »
Il attendit qu’elle ajoute quelque chose, mais apparemment elle avait
terminé.
Bien. Il sortit sous le soleil de l’après-midi, et les portes se refermèrent
derrière lui.
Fuentes pénétra dans la chapelle de pierre nichée dans un repli de la
montagne. Les rayons du soleil s’y déversaient, baignant de lumière le
plafond, les murs et le sol de calcaire. Des bancs de pin usés étaient alignés
en plusieurs rangées, face à trois marches de pierre qui menaient à une
plateforme, d’où deux marches supplémentaires conduisaient à l’autel de
marbre. L’ensemble lui rappelait la grotte de Lourdes. Il s’attendait presque à
entendre battre le cœur de la montagne.
« Il y a des siècles, on murmurait que cet endroit renfermait un portail
secret vers un autre monde redouté, dit sœur Claire. On racontait qu’un
homme qui s’y était aventuré en 1597 était réapparu trois jours plus tard, fou
et à l’article de la mort. La femme qui l’accompagnait n’a jamais été revue.
— Je connais l’histoire pittoresque de cette église, dit Fuentes. Mais les
légendes rendent simplement les lieux comme celui-ci plus mystiques, elles
attirent les visiteurs.
— Et ça fonctionne. La messe est célébrée ici deux fois par mois pour la
population locale. »
Les servantes qui les avaient accompagnés se tenaient derrière sœur
Claire. Il les compta rapidement. Dix-huit. Sur les vingt-cinq toujours en vie.
C’était une sacrée mutinerie. Cet ordre pourrait bien s’autodétruire tout seul,
sans aucun effort de sa part.
« Peut-être que les légendes ne sont pas aussi fantaisistes qu’elles
peuvent le sembler », dit Claire.
Il était intrigué. « Je vous en prie, montrez-moi. »

Kelsey était assise à l’une des tables en chêne, seule avec l’abbesse. La
plupart des autres servantes, y compris sœur Isabel, avaient quitté la salle du
chapitre. Deux étaient restées pour surveiller le moine, dont une, sœur Ellen,
tenait toujours une arme braquée sur lui.
« Êtes-vous préoccupée par ce qui se passe ? demanda-t-elle à l’abbesse.
Je n’ai jamais vu des sœurs se révolter ainsi.
— Je suis très inquiète, oui. Les autres servantes sont parties s’en
occuper. »
Ainsi que Nick. Une question la taraudait toujours. « Pourquoi m’avoir
fait venir ici ?
— M. Lee semble être important pour vous. »
Ce n’était pas une réponse, mais elle se garda d’insister, jugeant qu’elle
avait été suffisamment impertinente avec ses supérieures ces derniers temps.
« Nous avons failli nous marier. J’ai annulé le mariage puis rejoint le
couvent.
— Une histoire plus courante qu’on le pense. Je l’ai entendue à de
nombreuses reprises. Vous l’aimez toujours ?
— Oui. Je l’aimerai toujours. Mais j’ai fait mon choix de vie, et je ne le
regrette pas. »
Bien qu’elle n’ait rencontré l’abbesse que quelques minutes plus tôt, elle
ressentait une proximité avec elle. Cette femme, dont l’anglais était teinté
d’un accent italien, respirait la confiance en soi et l’expérience. Deux
qualités dont elles semblaient avoir grand besoin en ce moment.
« C’est un endroit spécial, dit l’abbesse. Depuis près de deux mille ans,
nous avons l’honneur de garder la chapelle de la Servante.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Votre prieure ne vous l’a pas dit ? »
Elle secoua la tête.
« C’est le tombeau de la Vierge Marie. La toute première servante du
Seigneur.
— C’est impossible. Elle est au ciel.
— Non. Elle est ici, elle y est depuis près de deux mille ans. »
Comment était-ce possible ?
« En 1431, les restes d’une deuxième servante y ont été ajoutés, celle qui
devint célèbre sous le nom de Jeanne d’Arc.
— Vous avez les cendres de Jeanne ?
— Oui. L’Église ne le sait pas.
— Pourquoi le tombeau de la Vierge intéresse-t-il autant Rome ?
— C’est une quête nourrie par la peur et l’arrogance. »
Elle avait parlé assez fort pour que le dominicain, frère Dwight, n’ait
aucun mal à l’entendre.
« C’est une histoire qui a commencé il y a longtemps, dit l’abbesse. Le
Christ est venu sur terre et y est mort. Puis des hommes ont créé une religion
pour le vénérer. Ils l’ont façonnée. Adaptée. Et, naturellement, ils l’ont fait
selon leur pensée et leurs représentations. Finalement, ils ont eu besoin
d’une femme, quelqu’un pour contrebalancer la masculinité qu’ils avaient
tant cherché à insuffler, alors ils ont inventé Marie.
— Marie était réelle. »
La femme plus âgée hocha la tête. « Absolument. La Bible nous dit
qu’elle a vécu. Mais, au-delà de cela, elle ne nous en apprend guère plus. Ce
sont les hommes de l’Église, aux IIe, IIIe et IVe siècles, qui ont inventé le reste.
Ils l’ont déclarée née de l’Immaculée Conception, exempte du péché
originel. Le seul être humain à avoir jamais bénéficié d’un tel statut. Puis
l’archange Gabriel lui serait apparu pour lui dire qu’elle serait la mère de
Dieu, bien qu’elle resterait vierge toute sa vie. Enfin, elle aurait été reçue au
paradis, corps et âme. » L’abbesse marqua une pause. « Cette histoire a
survécu telle quelle pendant mille six cents ans. Finalement, à l’époque
moderne, les papes en ont fait un dogme officiel, digne d’être considéré par
chaque catholique comme absolument vrai. »
Kelsey y croyait elle-même de tout son cœur.
« Imaginez un instant que la dernière partie de cette légende soit fausse,
poursuivit l’abbesse. Qu’il n’y ait pas eu d’assomption au ciel du corps de la
Vierge. Qu’elle soit morte comme n’importe quel être humain. Que sa chair
et ses os soient restés ici, sur terre, comme tout un chacun. Si c’était vrai,
alors la grave erreur des papes modernes, qui ont frappé l’Assomption du
sceau de l’infaillibilité papale, serait révélée au monde. »
En effet.
« L’Église a survécu pendant deux mille ans grâce à sa force, sa
résistance et sa constance, dit l’abbesse. Elle a surmonté la Réforme et bien
d’autres adversités. La seule chose à laquelle elle ne pourrait pas survivre, ce
serait que les fidèles remettent sa parole en question. Notre religion, comme
toutes les autres, repose sur une foi sans équivoque. Sans cela, il n’y a pas
d’Église. »
Kelsey comprenait. « Donc ils veulent détruire le tombeau de Marie ?
— Exactement.
— Et ce que les servantes viennent de faire, leur rébellion contre votre
autorité, met en péril tout ce pour quoi cet ordre a travaillé ? »
L’abbesse hocha la tête. « Sans aucun doute. »
Kelsey commençait à mesurer la gravité de la situation.
« Regardez-le », dit l’abbesse en tournant la tête vers frère Dwight.
L’homme les fixait avec un sourire suffisant aux lèvres.
« Le regard de la victoire », murmura l’abbesse.
69

V ilamur devait reprendre le contrôle de la situation.


Labelle se tenait à trois mètres de lui, marmonnant une prière.
« Donne-nous le pouvoir de créer des éons et des mondes selon le
serment que Tu as fait à Tes serviteurs, car Toi seul es Immuable. Toi seul es
Infini et Illimité. Toi seul es Inengendré, né de Toi-même, Père de Toi-
même. »
Il devait s’agir d’une sorte d’incantation cathare.
« Toi seul es immatériel et sans souillure, ineffable dans Ta génération et
inconcevable dans Ta manifestation. »
Aucun doute, c’étaient bien des inepties cathares.
« Alors, entends-nous, ô Père incorruptible, Père immortel, Dieu des
Êtres cachés, seules Lumière et Vie, seul Invisible, seul Indicible, seul
Immaculé, seul Être primordial, car avant Toi il n’y avait rien. »
« Pourquoi priez-vous ? » demanda-t-il.
Labelle le pointa du doigt. « Et vous, pourquoi ne priez-vous pas ?
— Ai-je besoin de le faire ?
— Nous avons tous besoin du Dieu de la lumière. Vous le premier. »
Continue à le faire parler. « Pourquoi cela ?
— Pour vos péchés contre nous tous.
— Le père Tallard est mort. Cela ne suffit-il pas ?
— Vos péchés sont différents des siens. Où est Bernat de Foix ? »
Il décida de dire la vérité. « Rome est venu le chercher. »
L’expression du jeune homme se durcit. « Qui ?
— Le cardinal Hector Fuentes. Celui qui est venu de Toulouse avec moi
aujourd’hui. » Détourner la colère de cet homme vers quelqu’un d’autre lui
semblait une bonne idée. « Lui et quelques frères dominicains sont venus
chercher de Foix la nuit dernière.
— Où l’ont-ils emmené ?
— Je ne sais pas.
— Vous mentez ! » cria Labelle.
Reste calme. « Non, vraiment, je ne sais pas. »
Labelle commença à faire les cent pas, la tête baissée, en marmonnant
dans sa barbe.
« Ce n’était plus de mon ressort, dit Vilamur. C’est à eux que vous devez
demander des comptes, pas à moi. »
Labelle arrêta de faire des allers-retours et le pointa du doigt. « Vous êtes
un membre de l’Église des Loups, comme ce cardinal. Une Église qui
permet à ses prêtres d’agresser sexuellement des enfants. De coucher avec
des femmes mariées. La dernière chose que vous vouliez, c’était que Tallard
soit poursuivi ou que de Foix soit entendu. Dans les deux cas, cela n’aurait
fait qu’attirer l’attention sur vous, révéler ce que vous êtes vraiment. Un
évêque adultère répugnant. »
Apparemment, ses secrets n’étaient pas morts en même temps que de
Foix.
Bon à savoir.

Nick remonta le sentier et longea le cimetière. Un vent frais gémissait


dans les arbres, chargé de l’odeur des pins et de la terre. Il remarqua le soin
qui avait été apporté à l’entretien du terrain, ponctué à intervalles réguliers
de parterres de fleurs et d’arbustes bien taillés. Ses semelles crissaient sur le
sol sec et rocailleux qui montait de plus en plus haut. D’ici, la montagne
offrait une vue splendide sur les falaises impérieuses qui descendaient à pic
jusqu’aux eaux turquoise d’une rivière en furie. Un énorme platane se
dressait devant lui, au tronc épais de près de deux mètres, dont les branches
formaient une vaste clairière ombragée. Au-delà, le sentier tournait à droite,
puis montait vers ce qui semblait être une caverne.
Et la grotte-chapelle.

Fuentes regarda sœur Claire passer devant un autel de marbre uni,


dépourvu de tout ornement comme les immenses murs de calcaire. Il y avait
dans ce lieu quelque chose de contradictoire. De la chaleur sans couleur. Du
caractère sans définition. Des statuettes trônaient dans des niches de formes
et tailles variées. Des saints et le Christ. Aucune ne représentait la Vierge
Marie. Des bougies votives étaient posées, poussiéreuses et froides, dans des
supports en fer forgé.
« Ça ne peut pas être la chapelle de la Servante, dit-il.
— Non, répondit-elle. C’est une église depuis le XIe siècle, ouverte au
public depuis sa construction. Elle sert de diversion. Ce que vous cherchez
est par-là. »
Et elle désigna un petit reposoir sculpté en bas-relief dans le mur de
pierre derrière l’autel, avec un sommet à fronton, une croix et une image du
Christ. Sous l’étagère de l’autel, une grande fleur de lys remplissait le
panneau de pierre grise. Sœur Claire s’agenouilla et agita un petit rectangle
noir qu’elle avait sorti de sa blouse autour du bord extérieur du panneau
central, contournant le symbole floral. Puis elle poussa le panneau, qui
pivota vers l’intérieur, comme sur des charnières, révélant une ouverture
assez grande pour s’y introduire à quatre pattes.
Elle désigna le passage.
« La chapelle de la Servante est par-là. »
Vilamur était toujours piégé entre Labelle et le bord de la falaise. Il ne
voulait surtout pas le provoquer. Il ne comptait plus le nombre de fois où il
avait eu affaire à des personnes perturbées, en tant que prêtre puis en tant
qu’évêque, et il savait qu’il fallait leur parler avec beaucoup de précautions.
Une seule erreur pouvait les faire exploser.
« Avez-vous été cathare toute votre vie ? demanda-t-il prudemment.
— Je suis un parfait.
— Si j’ai bien compris, c’est un statut important. Comme celui de prêtre,
non ? »
Les yeux du jeune homme s’embrasèrent. « Ça n’a rien à voir avec un
prêtre. Nous ne sommes pas des élus. Nous ne sommes pas spéciaux. Nous
sommes de simples croyants, enfin prêts à quitter ce monde mauvais et ne
jamais revenir.
— Vous avez raison, ce monde est mauvais, dit-il, dans l’espoir
d’amadouer le jeune homme.
— De Foix est mort, n’est-ce pas ? »
Il se demanda comment répondre à cette question. Il ne servait sans
doute à rien de mentir. Un Je ne sais pas lui paraissait encore pire. Il opta
donc pour la vérité. « Je crois, oui. »
Il vit Labelle encaisser le choc. Cet homme l’avait suivi depuis Toulouse.
Il se sentait de toute évidence investi d’une mission. Mais quelle était-elle ?
Difficile à dire. Il attendit donc en silence tandis que le vent fouettait sa
nuque, et réfléchit à une issue.
« Tout ce qu’on m’a enseigné, dit Labelle, s’est avéré. Le royaume du
Dieu bon est rempli de lumière. Le royaume du dieu mauvais, ce monde
matériel pourri, n’est rien de plus qu’une prison. Le dieu mauvais remplit cet
endroit de tant de tentations. Tant de mal. Je lutte chaque jour contre ces
tentations. Je lutte contre elles en ce moment même.
— Je peux vous aider à le faire. »
Le visage de Labelle se tordit dans une grimace perplexe. « Comment
pourriez-vous m’aider ? Vous êtes le mal. Vous êtes le père de Bernat de
Foix. Vous avez souillé sa mère alors que vous étiez prêtre. Vous êtes autant
un pécheur que Tallard.
— Je n’ai jamais touché un enfant.
— Non. Vous avez juste touché leur mère. »
Et Vilamur regretta instantanément ses paroles.
70

F uentes émergea de l’étroit portail qu’il avait franchi à quatre pattes et se


leva. Sœur Claire et lui se trouvaient dans une caverne haute d’environ
trois mètres, bien plus exiguë que la chapelle de l’autre côté de la paroi
rocheuse. Aucune des autres servantes ne s’était jointe à eux, elles
attendaient dans l’église extérieure sous la surveillance de Rice et de son
arme. Une noirceur opaque l’enveloppait, comme s’il avait soudain été
frappé de cécité, seul un faible rayon de lumière filtrant par l’ouverture. Il
entendit un grincement métallique puis un cliquetis sonore avant que cette
lumière se dissolve dans l’obscurité.
« Cette entrée est impressionnante, dit-il. Depuis combien de temps
existe-t-elle ?
— Il y avait un plus grand passage autrefois, l’entrée d’origine de la
grotte, mais elle a été scellée il y a plusieurs siècles, lorsque la grotte-
chapelle a été construite. Finalement, le reposoir a été sculpté dans le mur,
mais il fallait toujours ouvrir et fermer manuellement le panneau. Il y a vingt
ans, quand nous avons installé l’électricité et les éclairages, nous nous
sommes converties à la haute technologie et nous avons ajouté un verrou
magnétique. »
Ils avancèrent de quelques mètres, jusqu’à ce que leur passage soit
bloqué par des barreaux en fer forgé épais comme des doigts, qui
s’enfonçaient dans la pierre. Au centre de la grille se trouvait une porte
munie de charnières et d’une serrure en laiton brillant, dont les barreaux
étaient mangés par la rouille. Sœur Claire s’avança et sortit une clé avec
laquelle elle déverrouilla la porte. D’un geste de la main, elle lui fit signe de
pénétrer dans la petite salle éclairée. Une odeur de musc et d’encens lui
monta aux narines, et la lumière dure céda la place à une lueur nacrée.
Il regarda autour de lui, émerveillé.

Kelsey s’efforçait d’assimiler tout ce que l’abbesse était en train de lui


dire.
De toute évidence, la femme âgée voulait lui donner des explications et
faire en sorte que le dominicain puisse les entendre. Mais son esprit revenait
sans cesse à Nick et aux événements qui se déroulaient hors de la salle du
chapitre.
« Que se passe-t-il là-bas ? demanda-t-elle.
— Nous essayons de le découvrir.
— La trahison de Claire ne vous dérange pas ?
— Bien sûr que si. Tout ce pour quoi nous nous battons est en péril, mais
si nous en sommes arrivées là, c’est avant tout à cause de ce genre
d’homme. »
L’abbesse désigna Dwight.
« Vous veillez vraiment sur les ossements de la Sainte Vierge ?
— Oui.
— Comment est-ce possible ?
— Votre ton suggère que vous n’y croyez pas.
— Je suis un peu sceptique, oui.
— Vous n’avez pas la foi ?
— Au contraire, je l’ai en abondance. Mais vous me demandez d’ignorer
cette foi et d’accepter une autre réalité que celle en laquelle je crois. Pour
cela, j’aurais besoin d’une preuve.
— Donc vous ne croyez pas que la Vierge Marie est apparue à trois
enfants bergers à Fatima ? Ou que l’image sur le saint suaire de Turin est
celle de Notre-Seigneur Jésus-Christ ? Ou encore que les ossements sous la
basilique Saint-Pierre sont ceux du premier évêque de Rome ?
— Ces événements aussi sont enveloppés d’un grand mystère. »
L’abbesse sourit. « En effet. Mais nous savons avec certitude qu’une
quinzaine d’années après la mort du Christ, la Vierge Marie est partie en
bateau de la Turquie, où elle vivait, et s’est installée dans les montagnes non
loin d’ici. Elle y est restée jusqu’au jour de sa mort. Les femmes qui ont fait
le voyage avec elle, et d’autres qui résidaient déjà ici, ont nettoyé son corps
puis l’ont mise au tombeau. Elles ont pris soin de ce tombeau jusqu’à ce que
la dernière meure, après quoi leurs filles ont pris le relais. Cela a duré
pendant des siècles. Finalement, les femmes qui veillaient sur la tombe se
sont organisées en un groupe religieux, le nôtre.
— Comment sait-on tout cela ?
— Nous connaissons notre histoire. Mais tout ce qui concerne la vie de
Marie a été consigné dans un document, Le Témoignage de Jean, du nom de
l’homme que le Christ lui-même, depuis la Croix, a chargé de veiller sur sa
mère. Nous possédons ce récit, et le Vatican aussi.
— Pourquoi tout cela a-t-il été gardé secret ?
— Au début, simplement par respect. Elle était, après tout, la mère de
Dieu. Il s’agissait davantage d’entretenir la tombe que de la surveiller,
d’autant que cette région était assez isolée. Mais, au fur et à mesure que le
temps passait et que les gens arrivaient, les persécutions ont redoublé. Des
chrétiens ont été martyrisés. Des églises détruites. Des reliques profanées.
Les espions et les informateurs étaient partout, et les persécutions sont
arrivées jusqu’aux Pyrénées. C’est à ce moment-là que le secret a été
imposé. Finalement, la plus grande menace à la paix de Marie est venue de
l’Église elle-même. Des hommes qui voyaient sa dépouille terrestre comme
une menace à leurs propres fantasmes. C’est à partir de là que des femmes
ont commencé à mourir pour protéger sa tombe.
— Comme sœur Rachel.
— Oui. Donc, pour répondre à votre question initiale au sujet de votre
présence ici, c’est assez simple. »
Le visage de la femme se sillonna de rides bienveillantes. « Nous
voulons que vous nous rejoigniez. »

Fuentes était stupéfait.


La pièce était à peine plus vaste qu’un grand dressing, son plafond noirci
par la fumée d’innombrables bougies. Pourtant, aucune odeur de renfermé ni
de moisissure ne le prit à la gorge. Tout avait été entretenu avec soin, et était
resté tel que Jean l’avait décrit dans son Testament.
Le passage lui revint en mémoire.

Nous avions des outils pour agrandir le tombeau, car c’était là que
devait reposer le corps de la Sainte Vierge. La grotte n’était pas aussi
spacieuse que le tombeau du Christ et à peine assez haute pour qu’un
homme pût y tenir debout. Le sol s’abaissait à l’entrée, puis on voyait le
sépulcre, comme un autel étroit au-dessus duquel la paroi rocheuse formait
une voûte. Nous nous sommes longuement affairés pour l’aménager et
installer une porte pour fermer l’entrée. Une excavation a été creusée afin
d’accueillir un corps enveloppé, légèrement surélevée au niveau de la tête.
Sous la sépulture, nous avons gravé dans la roche un symbole illustrant la
manière dont nous la considérions. Ω. Dans l’excavation, nous avons laissé
un autre message relatif à sa vie et à sa mort. εἰς γῆν άπελεύσῃ.

Dans l’entrée, le sol descendait bien d’environ vingt à trente centimètres.


Et la niche funéraire creusée dans la paroi rocheuse ressemblait bien à un
autel, au-dessus duquel la paroi rocheuse formait une voûte. À l’intérieur,
comme Jean l’avait écrit, le trou était légèrement surélevé d’un côté. Des
ossements rongés par la moisissure, disloqués et enchevêtrés, gisaient
éparpillés, et au fond du trou étaient inscrits les mots grecs : εἰς γῆν
άπελεύσῃ.
« Tu redeviendras poussière. »
Il ferma les yeux pour tenter de faire le vide dans son esprit. Il avait
accompli ce que tous ses prédécesseurs avaient échoué à faire.
Il avait trouvé Marie.

Nick repéra l’entrée de la grotte-chapelle et s’approcha prudemment. Il


en avait visité quelques autres en Europe, notamment l’ermitage de Saint-
Antoine et la chapelle des Gorges de Galamus, non loin de là. Celle-ci était
tout aussi impressionnante, mais bien moins connue. Les servantes qui
avaient quitté la maison-mère étaient assises sur les bancs. Rice se trouvait
au fond, près de l’autel, portant un sac à dos et son arme. Il ne voyait ni
Fuentes ni sœur Claire. Derrière l’autel, il repéra le petit reposoir sculpté
dans le mur, dont le panneau inférieur était ouvert, révélant un passage.
Fuentes et sœur Claire devaient être de l’autre côté.
Dans la chapelle de la Servante, qui ne possédait qu’une seule sortie.
Il n’était pas armé, il ne voyait donc aucune raison d’intervenir
maintenant. Il se contenterait d’attendre que Rice et Fuentes viennent à lui.
71

V ilamur s’efforçait d’anticiper les réactions de l’homme, de ne rien dire


qui soit susceptible d’envenimer davantage leur discussion. Il avait
essayé la compassion, la dérobade et la diversion, à chaque fois sans succès.
André Labelle restait campé sur ses positions, l’acculant près du précipice,
de plus en plus agité. Vilamur avait espéré quitter les lieux avant que
Fuentes et les dominicains fassent ce qu’ils avaient à faire, quoi que ce fût.
Il ne voulait rien en savoir, et il ne voulait surtout pas être jugé coupable par
association. Il était déjà bien assez embêté d’être impliqué dans cette
histoire, même s’il doutait que les servantes aillent officiellement porter
plainte. C’était d’ailleurs fort peu probable. Non, son véritable problème
était l’homme qui se tenait à quelques pas devant lui.
« Et si nous priions encore un peu ? demanda-t-il à Labelle.
— Vos prières et les miennes ne sont pas les mêmes.
— Alors faites comme vous le souhaitez, utilisez les vôtres. »
Labelle sembla hésiter un instant, puis il inclina la tête. « Père saint,
Dieu juste des bons esprits, toi qui jamais ne te trompes, ni ne mens, ni ne
pèches, ni ne doutes de crainte d’éprouver la mort dans le monde du dieu
étranger, car nous ne sommes pas du monde et le monde n’est pas de nous.
Donne-moi à connaître ce que tu sais et à aimer ce que tu aimes.
— C’est une très belle prière.
— C’est notre hommage au Dieu de la lumière. »
Encore ce dualisme. C’était la cause de tous leurs problèmes. Mais il ne
pouvait pas prendre le risque que Labelle décèle le moindre soupçon de
mépris ou de ressentiment dans ses paroles, aussi répondit-il simplement :
« Nous aussi, nous avons un hommage à Dieu. »
Labelle hocha la tête. « Le Notre Père.
— Vous avez été élevé dans la foi catholique ?
— Oui. Cela ne m’a apporté que des ennuis. Notre prière, le Pater
Noster, est principalement destiné aux parfaits. Eux seuls peuvent
s’adresser à Dieu par les mots Notre Père. »
Il trouvait cela fascinant. Comment une religion qui se targuait de
rejeter les préjugés et les classes sociales, d’offrir les mêmes opportunités à
tous, pouvait-elle décider des personnes qui avaient le droit d’adresser une
prière particulière au Tout-Puissant ? Cela n’avait aucun sens. Quoique
toutes les religions souffraient d’un certain élitisme. C’était dans la nature
humaine.
Il en savait quelque chose.
« Notre Père, qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne
vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous
aujourd’hui notre pain supersubstantiel. Remets-nous nos dettes comme
nous les remettons à nos débiteurs, et ne nous induis pas en tentation, mais
délivre-nous du mal. À toi appartiennent le royaume, la puissance et la
gloire dans les siècles des siècles. » Labelle leva la tête. « Le nôtre est
différent.
— Oui.
— Mais rien dans notre système de croyances ne nous permet de cacher
des pédophiles ni de les protéger de la loi. Ni de coucher avec des femmes
mariées et engendrer des enfants pour ensuite les renier et en faire des
bâtards. Comment pouvez-vous faire des choses aussi horribles ? »
N’ayant pas de réponse satisfaisante à lui donner, il garda le silence.
« Est-ce que je reverrai un jour Bernat de Foix ? »
Il secoua la tête. « Non.
— C’était un homme bon, honnête, qui se souciait de moi. »
Il voyait que c’était vrai. « Je suis navré. »
Le visage de Labelle se crispa. « Vraiment ? C’était la seule personne
qui pouvait détruire votre vie et vous regrettez qu’elle ne soit plus là ?
— C’était mon fils.
— Dont vous vous fichiez. »
Il s’était dit qu’un aveu pourrait jouer en sa faveur, mais cela ne faisait
qu’empirer les choses. Il décida donc d’être conciliant. « Vous avez raison.
Je suis un pécheur.
— Ce monde n’est fait que de pécheurs. Notre tâche est de trouver une
issue, de libérer notre âme de cet endroit méprisable et de trouver un
chemin vers le Dieu de la lumière. C’est l’unique raison de notre présence
ici. »
De la folie, indéniablement. Ces gens choisissaient de vivre toute leur
vie dans la misère et croyaient que ceux qui n’étaient pas prêts à renoncer à
tout pour devenir des « parfaits » renaissaient dans une autre vie misérable,
où ils recommençaient de zéro. Encore et encore. Cela n’avait aucun sens.
Si l’idée avait gagné en popularité au XIIIe siècle, c’était uniquement en
raison de la corruption généralisée qui gangrénait l’Église catholique.
Même pour une population largement analphabète, son hypocrisie était
flagrante. N’importe quelle religion aurait été jugée préférable. Mais
aujourd’hui ? Dans le monde moderne ? Cela n’avait absolument aucun
sens.
« Vous êtes mauvais, lui dit Labelle. Tout comme Tallard. Comme tous
ceux qui vous ont précédé. Des hommes d’Église méprisables, abusant de
leur position. Rien n’a changé en huit cents ans. »
Il ne savait pas quoi dire.
« Le Christ, qui est né dans la Bethléem terrestre et visible et qui a été
crucifié à Jérusalem, était mauvais, poursuivit-il en élevant la voix. Il s’est
adonné au péché avec sa concubine, Marie Madeleine. Comme vous l’avez
fait avec la mère de Bernat de Foix. Le bon Christ, le vrai Christ, n’a jamais
ni mangé ni bu, n’a jamais revêtu la chair, et il n’a jamais visité ce monde
mauvais qu’en esprit. C’est la différence entre nous et vous. La différence
dans ce que nous tenons pour saint. »
Sa véhémence frappa Vilamur, qui vit la rage monter dans les yeux
noirs comme une brume glaciale. Réfléchis. Comment désamorcer cette
tombe à retardement avant qu’elle n’explose ?
« Et les autres croyants ? demanda-t-il. En tant que parfait, vous avez le
devoir de veiller sur eux. »
Labelle se calma un peu. « Je le fais. Et je l’ai fait.
— Ne devriez-vous pas être avec eux ? »
Labelle le fixa du regard. « Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Nous ne
sommes rien pour vous.
— Je me soucie de tous ceux qui vivent dans mon diocèse. »
Labelle secoua la tête et s’approcha de lui.
« Nous n’avons pas besoin que vous vous souciiez de nous. Ce dont
nous avons besoin, c’est que vous soyez fidèle à vos vœux. Que vous vous
comportiez d’une manière respectueuse et bienveillante envers nous. Mais
tout ce qui vous intéresse, c’est votre petite personne. Qu’auriez-vous fait
de de Foix ? Comment comptiez-vous gérer le fait que vous avez un fils ?
Alliez-vous le révéler au monde ? J’en doute. Bien sûr, ce n’est plus un
problème puisque de Foix a disparu. On ne le reverra plus jamais.
— Je n’y suis pour rien.
— Mais vous avez bénéficié de sa disparition. » Labelle se frappa la
poitrine du poing, puis pointa le doigt vers lui. « Je suis là pour terminer ce
que Bernat de Foix a commencé. »
Qu’est-ce que…
Soudain, Labelle bondit en avant et, franchissant d’un mouvement
rapide les trois mètres qui les séparaient, se jeta sur Vilamur en enroulant
ses bras autour de sa poitrine. L’élan couplé au choc de l’impact les fit tous
les deux reculer vers le précipice. Ils s’écrasèrent douloureusement sur le
sol dur. Vilamur essaya de résister, mais le jeune homme était bien trop fort.
« Allez au diable, cracha Labelle dans son oreille. Moi, je rejoins le
Dieu de la lumière. »
Les pieds du jeune homme s’enfoncèrent dans le sol rocailleux, les
poussant tous les deux vers le bord de la falaise.
Ils basculèrent dans le vide.
Vilamur poussa un cri de terreur.
Sa vision se brouilla et une étrange sensation l’envahit, semblable à
celle de l’apesanteur. Labelle s’agrippait toujours fermement à lui tandis
qu’ils tombaient.
Ils s’écrasèrent sur une surface dure.
Labelle encaissa le plus gros de l’impact. Ce devait être l’un des
nombreux saillants de la falaise.
Puis ils continuèrent de tomber, rebondissant encore et encore contre la
paroi rocheuse.
Finalement, Labelle lâcha prise et ils se séparèrent dans leur chute.
Jusqu’à l’impact final.
Vilamur heurta la roche dure.
Et sombra dans le néant.
72

F uentes parcourait du regard la chambre funéraire. Tout était tel que le


décrivait Jean, à l’exception d’un ajout. Une urne en céramique posée
dans une niche murale, vierge de toute inscription.
« La Pucelle d’Orléans, dit sœur Claire. Nous avons récupéré ses cendres
sur le bûcher. »
Une nouvelle pièce du puzzle trouva sa place. « Avec l’aide de Jan Van
Eyck ?
— Oui. C’est lui qui a rendu cela possible. Philippe le Bon a trahi
Jeanne. Van Eyck n’était pas d’accord, mais il ne pouvait rien faire pour l’en
empêcher. Alors il nous a aidées à récupérer les cendres. Il était très proche
de Philippe. Sans lui, nous n’aurions jamais réussi.
— Que représentait-elle pour les servantes ?
— C’était l’une des nôtres. On procédait à son initiation ici quand elle a
entendu pour la première fois les voix célestes. Elle nous a quittées pour
faire la guerre.
— C’est incroyable que vous ayez ses cendres. Mais Van Eyck s’est
senti obligé de laisser au monde un rappel de sa bonne action, n’est-ce pas ?
Dans le retable.
— Malheureusement, oui. Pourquoi a-t-il fait ça ? Personne ne le sait.
— Il n’était pas au courant pour le tombeau de la Vierge ?
— Non, heureusement. Il n’en savait rien.
— Jusqu’à 1934, le Vatican ignorait ce que Van Eyck avait fait avec le
retable.
— Nous le savons depuis des siècles. Mais ce n’est devenu un problème
pour nous qu’en 1934.
— C’est donc vous qui avez volé Les Juges intègres ?
— Oui. Mais on nous l’a dérobé, et les deux servantes qui l’avaient volé
ont été assassinées. Nous n’avons jamais retrouvé leurs corps ni le panneau.
Quand la guerre est arrivée, nous avons cru que nous serions tranquilles. Et
nous l’avons été, jusqu’à il y a quelques semaines. »
Il désigna l’urne. « Ces cendres sont ici depuis 1431 ?
— Oui. Elles reposent dans une paix éternelle.
— C’est une sainte de l’Église, elle mérite tellement mieux.
— C’est l’Église qui l’a assassinée.
— Puis pardonnée.
— Et cela rend son action acceptable ? »
Il marqua une pause avant de répondre. « Non, bien sûr que non. » Il se
tourna vers la grande niche. « Je suppose que cet endroit, où elle repose au
côté de la Sainte Vierge, compense en partie notre erreur. Une maigre
consolation. »
Il savait qu’il ne pouvait pas récupérer les cendres de Jeanne. Leur
réapparition soulèverait bien trop de questions. Et il était venu pour mettre
fin à toutes ces enquêtes, pas pour en créer de nouvelles. Pour le monde,
Jeanne d’Arc, la Pucelle d’Orléans, avait péri sur le bûcher six cents ans plus
tôt, ses cendres jetées dans une rivière, disparues à jamais, et ce serait là
qu’elles resteraient.
Il examina le Ω ciselé dans le calcaire sous l’étagère. Il était bien là,
exactement comme Jean l’avait décrit. « Malin. Le dernier chiffre du
système numérique grec. Mais l’Apocalypse dit que le Christ était l’alpha et
l’oméga, le commencement et la fin.
— Le Christ était peut-être le premier, mais pour les gens qui l’ont
enterrée, Marie était, à bien des égards, la dernière. L’oméga. »
Il se remémora ce que Jean avait écrit. Sous la sépulture, nous avons
gravé dans la roche un symbole illustrant la manière dont nous la
considérions. Ω. « Je suppose que, pour eux, elle était effectivement la fin. »
Il examina de plus près les mots grecs gravés dans le creux. εἰς γῆν
άπελεύσῃ. « Tu redeviendras poussière. »
« Curieuse épitaphe pour la mère de Dieu.
— Pas du tout. Marie était un être humain comme nous. Elle a vécu et
elle est morte, retournant à la poussière d’où elle venait. Ce n’était pas le
personnage de fiction que l’Église a créé plus tard pour ses propres objectifs
égoïstes. »
Un autre passage du Témoignage de Jean lui revint en mémoire. Dans
l’excavation, nous avons laissé un autre message relatif à sa vie et à sa mort.
εἰς γῆν άπελεύσῃ.
« Je l’admets, ma sœur, murmura-t-il. Mais ce fantasme nous a bien
mieux servis que n’aurait pu le faire la vérité.
— Ce qui explique pourquoi nous en sommes arrivés là. »
En effet.
L’objectif du cardinal était clair. Trouver le tombeau et le détruire. Et
ainsi réduire les servantes au silence. Mais maintenant qu’il était là,
maintenant qu’il se tenait dans ce lieu si ancien, si révérencieux, il était
perclus de doutes. Il était entré dans les ordres par amour pour Dieu et par
sens du devoir pour l’Église qu’il avait choisie. Il avait gravi les échelons
grâce à sa dévotion inébranlable, que d’autres avaient reconnue et
récompensée. Il était à présent à un pas de l’accomplissement ultime.
Devenir pape.
Dieu était-il en train de lui parler ? Ici ? Dans l’un des lieux les plus
saints de cette terre ?
Il s’agenouilla sur le sol rocailleux. Et inclina la tête pour prier.

Kelsey ne savait pas quoi répondre à l’abbesse.


Nous voulons que vous nous rejoigniez.
Elle posa donc la question qui s’imposait.
« Pourquoi ?
— Vous êtes exactement le type de personne que nous recherchons.
— Je n’entre pas par effraction dans des bâtiments, je n’attaque pas les
gens et je ne mets pas le feu à des œuvres d’art inestimables. »
L’abbesse sourit. « Toutes les servantes ne sont pas envoyées sur le
terrain. À vrai dire, seule une petite partie d’entre elles y sont formées. Les
autres travaillent ici, à la maison-mère. C’est ce que j’envisage pour vous. »
Elle était à la fois flattée et troublée. « Pardonnez-moi, abbesse, mais
vous avez une mutinerie qui se prépare ici. Il n’y aura peut-être bientôt plus
d’ordre à rejoindre.
— Je m’occuperai de cela une fois que nous aurons réglé le problème du
cardinal. Je suis convaincue que nous pouvons surmonter nos différences.
Nous pourrions bénéficier de votre expertise artistique. Et ne vous sous-
estimez pas. Votre comportement depuis le début de cette affaire a été
irréprochable. J’ai vu à quel point vous êtes restée calme avec un pistolet sur
la tempe. Un tel sang-froid, c’est quelque chose qui ne s’apprend pas. »
Elle n’était pas insensible à ces compliments. Mais pour le moment,
toutes ses pensées étaient tournées vers Nick. Elle espérait de tout cœur qu’il
allait bien.

Fuentes essayait de prier, mais des pensées contradictoires


s’interposaient sans cesse.
C’était plus fort que lui. Il aimait planifier les choses. Depuis toujours.
C’est à cela qu’il devait son ascension au rang de cardinal et, bientôt, à celui
de pape.
Garder cette découverte pour lui et compter sur les servantes pour
protéger ce secret avait ses mérites. Elles l’avaient fait pendant près de deux
millénaires et continueraient certainement de le faire, mais désormais avec la
bénédiction de Rome. Cette ligne de conduite pourrait même se révéler utile
avec quelques-uns des cardinaux les plus pragmatiques, qui apprécieraient sa
discrétion tout en reconnaissant les problèmes qu’une telle divulgation
pourrait soulever. Mais cela placerait les servantes au milieu de l’équation,
leur accordant une position de pouvoir et d’influence qu’elles pourraient à
l’avenir exploiter. Pouvait-il prendre ce risque ?
D’autres cardinaux, plus nombreux, dont lui-même, préféreraient que le
tombeau soit détruit, ce qui ferait taire les servantes et protégerait l’héritage
de Marie. Aucun risque alors que des questions soient soulevées. La
réputation de l’Église demeurerait intacte, les papes infaillibles, et les sœurs-
servantes de Saint-Michel un simple couvent. C’était la solution la plus
logique.
Surtout compte tenu du fait qu’il voulait être pape, et qu’il ne tenait pas à
hériter d’un poste affaibli par le scandale et menacé de chantage. En matière
de dogme, il aimait que le pape ait le dernier mot, qu’il soit, par définition,
incapable de se tromper. Et il voulait que ça continue.
C’était un dilemme complexe. De bons arguments des deux côtés. Mais
la décision lui revenait. Il se signa et se leva. Assez tergiversé.
Il recula jusqu’à la porte en fer.
Et interpella Rice.

Claire se tenait d’un côté de la chambre funéraire, près des cendres de


Jeanne, et regardait frère Rice poser un sac à dos sur le sol de terre et en
sortir un marteau. Le dominicain entreprit alors d’effacer l’oméga inscrit
sous la dernière demeure de la Vierge. La roche calcaire s’effrita sans
problème et le symbole, gravé il y a si longtemps, disparut. Il s’attaqua
ensuite à l’épitaphe grecque. Une telle profanation était douloureuse à voir.
Des servantes avaient œuvré pendant des siècles pour protéger ce qu’un fou
armé d’un marteau venait de détruire en quelques secondes.
« Était-ce vraiment nécessaire ? » demanda-t-elle.
Fuentes hocha la tête. « Absolument.
— Pourquoi tenez-vous tant à avoir raison ?
— Il ne s’agit pas d’avoir raison. Il s’agit de préserver ce qui existe. Ce
système fonctionne parfaitement depuis très, très longtemps et je ne serai pas
responsable de son effondrement.
— Les servantes et vous avez le même objectif, nota-t-elle. Garder cet
endroit secret.
— Peut-être. Mais les servantes ont un avantage certain dans ce
partenariat. Qui pourrait être utilisé contre Rome, si elles le souhaitaient.
— Ce n’est pas notre façon de faire.
— Je préfère ne pas prendre de risques. »
Sur ces mots, le cardinal fit un signe à Rice, qui rangea ses outils et sortit
un cabas en toile. Le frère ramassa tous les os de la tombe de la Vierge et les
déposa dedans.
« Ils vont être détruits ? » demanda Claire.
Fuentes hocha la tête.
« Et les cendres de Jeanne ?
— Elles ne sont pas importantes. »
Ce n’était guère surprenant. Rome avait depuis longtemps tiré tout ce
qu’elle pouvait de la Pucelle d’Orléans.
Rice enfourna le cabas en toile contenant les ossements de la Vierge dans
le sac à dos, puis en sortit plusieurs paquets d’un matériau blanc semblable à
de l’argile.
« Ce sont des explosifs ? demanda-t-elle. Vous comptez démolir cette
chapelle ?
— Ça doit être fait. Vous l’avez dit vous-même, surveiller cet endroit n’a
plus de sens. Alors laissons-le retourner à la nature. »
Rice posa deux pains d’explosifs dans le tombeau désormais vide de la
Vierge, puis y inséra un allumeur en métal d’où sortaient des fils reliés à une
petite boîte noire, qu’il mit en marche en appuyant sur un interrupteur.
Fuentes souleva l’urne contenant les cendres de Jeanne d’Arc et la plaça
dans la niche de la Vierge, près des explosifs. Rice sortit de la chambre et
déposa trois autres pains équipés d’allumeurs près de la porte en fer.
« Je n’ai jamais voulu que cet endroit disparaisse, dit-elle, à la fois à
l’adresse de Fuentes et de la Vierge.
— Mais il le faut. Nous avons tous les deux des problèmes qui doivent
être réglés et, pour déplaisante que soit cette solution, sa destruction les
résoudra. »

Nick carburait à l’adrénaline.


Il était exactement dans l’état où il s’était trouvé tant de fois ces
dernières années. Sans renforts, sans partenaire, sans équipe. Seul, sans
aucune certitude quant à l’issue de l’opération.
Et c’était précisément ce qui lui plaisait.
Au moins, les cartes de tous les joueurs étaient sur la table. Chacun
savait exactement quoi attendre de l’autre.
Il s’était caché d’un côté de l’ouverture dans la roche, d’où il pouvait
observer l’intérieur de la chapelle. Les servantes étaient toujours assises sur
les bancs. Rice avait disparu de derrière l’autel. Difficile de voir où.
Il se força à être patient.
Ils finiraient bien par sortir.

Claire s’engouffra dans le passage et émergea de l’autre côté. Fuentes et


Rice étaient déjà sortis, mais elle s’était attardée un moment pour éteindre
les lumières, promener un dernier regard sur la chapelle et dire une prière.
Que Dieu et la Vierge lui pardonnent. Près de deux mille ans plus tôt, un
groupe de femmes avait créé un tombeau sacré dans cette montagne. Elles
avaient enterré Marie, qu’elles savaient être la mère de Dieu. Une femme qui
était arrivée ici avec Jean, l’homme que le Christ lui-même, depuis la Croix,
avait chargé de prendre soin de sa mère. Elle avait vécu et était morte ici.
D’autres femmes avaient protégé sa tombe, certaines, comme sœur Rachel,
au prix de leur vie. À présent, tout allait être détruit. Ses yeux seraient les
derniers à voir, intacte, l’ultime demeure de la Sainte Vierge.
Qu’avait-elle fait ?
Elle se leva.
« Reculez, s’il vous plaît », dit Fuentes.
Elle s’exécuta.
Fuentes adressa un signe de tête à Rice, qui pointa une télécommande
sur le reposoir et appuya sur un bouton. Le signal radio traversa le passage et
activa les détonateurs. Des explosions retentirent à travers la trappe ouverte,
suivies du fracas de la roche s’éboulant tandis que la chapelle cachée
s’effondrait sur elle-même. Le sol et les murs vibrèrent sous l’impact. Un
nuage de poussière de calcaire se déversa du passage. Sœur Claire fit un pas
sur le côté, se baissa et ferma le panneau orné de la fleur de lys. Des débris
continuèrent de tomber de l’autre côté avec des bruits sourds. En un instant,
le tombeau de la Sainte Vierge n’était plus.

Nick entendit l’explosion assourdie. Puis le grondement de


l’éboulement. Jetant un coup d’œil à l’intérieur de l’église, il vit Fuentes,
Rice et sœur Claire qui se tenaient de l’autre côté de l’autel. Les servantes
sur les bancs n’avaient pas bougé.
Quelque chose avait été détruit.
Le tombeau, vraisemblablement.
Cela signifiait que Fuentes et Rice allaient partir.
Il compta dix-neuf servantes, parmi lesquelles Claire. Vingt et un contre
un. L’avantage ne penchait pas franchement en sa faveur.
73

K elsey regardait frère Dwight, qui était toujours assis sur un banc de
l’autre côté de la salle du chapitre, sous la surveillance de sœur Ellen.
« Je ne savais pas qu’il y avait des gens comme lui au sein de l’Église,
dit-elle à l’abbesse.
— Malheureusement, le Vatican n’aurait pu survivre au fil des siècles
sans des hommes comme lui. L’ordre des Prêcheurs et l’Église sont de
véritables monolithes, que rien ne peut arrêter ni déloger. Les deux ont
toujours fait ce qui devait être fait. Ce frère n’est que la dernière incarnation
d’une longue lignée de pécheurs. »
Dwight ne sembla pas apprécier l’insulte, mais il ne broncha pas.
« La Sainte Vierge a toujours été destinée à magnifier Dieu en chacun de
nous, poursuivit l’abbesse. Sur ce point, les hommes qui l’ont créée ont été
intelligents. Ils craignaient qu’une mère simplement humaine ne soit pas
digne d’une vénération particulière. Mais l’autre extrême, qui faisait de
Marie une idole céleste si différente de nous, était tout aussi problématique.
Dans sa forme la plus simple, Marie était la pleine manifestation d’une fille
de Dieu, faite à son image, comme nous tous. Une femme qui a donné
naissance au Christ. Qui a vécu, qui est morte et qui a été enterrée. Cela
aurait dû suffire. Mais ça n’a pas été le cas. »
Elle comprit que les servantes qui s’étaient rebellées avaient elles aussi
été créées à son image. Tout comme elle. Elles étaient toutes des servantes
du Seigneur.
« Est-ce ma véritable vocation ? demanda Kesley.
— Je crois que oui. »
Sœur Isabel pénétra dans la salle et s’approcha de la table à laquelle elles
étaient assises. « Le tombeau a été détruit. Nous avons entendu des
explosions. »
L’abbesse se signa. « Que Dieu leur pardonne. » Puis elle se leva et
désigna le moine. « Amenez-le. »
Sœur Ellen garda le pistolet braqué sur Dwight tandis qu’elle l’escortait
vers le vestibule, et elles les suivirent. Les portes de chêne étaient grandes
ouvertes. « Sortez de cette maison, dit l’abbesse à Dwight. Et ne revenez
jamais. »
Sans hésiter une seconde, le dominicain s’enfuit par les portes ouvertes.
« Attendez », lui lança l’abbesse.
Sœur Ellen jeta l’arme à l’extérieur.
« Prenez ça aussi. Nous n’en avons pas besoin. »
Le frère ramassa l’arme et détala à toutes jambes.
« Que faites-vous ? demanda Kelsey. Nick n’est pas armé. »
L’abbesse ne dit rien.
Sœur Ellen ferma les portes en chêne et les verrouilla.

Fuentes se sentait satisfait.


Il avait détruit la tombe, récupéré les ossements et réduit les servantes au
silence. Tout s’était passé comme prévu, à l’exception du départ de Vilamur,
dont il allait falloir s’occuper, mais cela ne devrait pas poser problème.
L’archevêque voulait être cardinal, et Fuentes aurait besoin de cardinaux
comme lui, dont la loyauté était indéfectible, lorsque le conclave se réunirait.
Il faudrait donc trouver un arrangement, mais qui tiendrait compte de son
insubordination. Peut-être n’y aurait-il pas de nomination à la curie, du
moins pas à un poste important.
Inutile de s’attarder ici plus longtemps.
« Allez chercher le frère Dwight, dit-il à Rice. Je vous retrouve au
portail. »
Rice s’éloigna avec le sac à dos, longeant l’allée entre les bancs sur
lesquels étaient toujours assises les servantes.
« Sœur Claire, dit-il. J’aimerais vous dire un mot avant de partir. »

Kelsey n’avait pas apprécié l’indifférence de l’abbesse. Nick était parti


sans arme affronter des hommes équipés de pistolets, et cette femme venait
de leur en donner un de plus. Elle savait ce qu’il pensait des armes, mais il
était forcément amené à en utiliser de temps à autre dans son métier. Quoi
qu’il en soit, elle n’allait pas le laisser se battre seul. Sœur Ellen et l’abbesse
étaient déjà en train de regagner la salle du chapitre. Elle s’était attardée dans
le hall d’entrée et se dirigeait à présent vers les portes en chêne, dont elle
défit la serrure et fit pivoter le lourd battant vers l’intérieur, l’entrouvrant
juste assez pour se glisser dehors.
Le frère était à une centaine de mètres devant elle.
Elle lui courut après.
« Sœur Deal ! »
L’abbesse. Derrière elle. Sur le seuil de la porte.
Elle s’arrêta et se tourna vers elle. « Vous n’êtes pas ma prieure. Vous
êtes ma ravisseuse. Je ne vous dois rien. »
Sur ces mots, elle repartit en courant.
Et la porte claqua derrière elle.

Nick avait entendu ce que Fuentes avait dit à Rice.


Il était posté d’un côté de l’entrée, au milieu d’une rocaille, à l’abri des
regards. Il sortit de sa cachette et, se déplaçant d’arbre en arbre, essaya de
devancer Rice, qui émergea de la caverne et se dirigea vers le cimetière et la
maison-mère, un pistolet dans une main, le sac à dos dans l’autre. Il attendit
que Rice se rapproche encore, puis s’engagea sur le sentier. Il fallut une ou
deux secondes au frère pour le reconnaître. Nick en profita pour bondir
devant lui et lui envoyer son poing au visage.
Quelque chose craqua. Sans doute le nez du moine.
D’un coup de pied, il fit voler l’arme hors de sa main.
Rice se redressa et ils se mirent en garde, tels des boxeurs s’apprêtant à
échanger des coups.
Nick ne pouvait pas se permettre de perdre du temps. Il devait mettre cet
homme hors d’état de nuire, mais il était bâti comme une borne d’incendie,
et tout aussi résistant. Le sang coulait abondamment de son nez. Rice laissa
tomber le sac à dos et lui envoya son poing droit au visage. Nick l’esquiva et
décocha un coup de pied dans la poitrine du moine, qui recula en titubant.
Puis revint à la charge, encore et encore.

Kelsey s’engagea sur le sentier et longea le cimetière, sur les traces du


frère Dwight, qui avait disparu au détour d’un virage. Elle hâta le pas et
arriva au tournant.
Elle aperçut Nick à une cinquantaine de mètres, en train de se battre avec
l’autre moine. Dwight s’était arrêté, l’arme levée dans sa main droite.
Braquée sur Nick.
74

C laire attendait que le cardinal Fuentes parte. Il avait déjà causé bien
assez de dégâts. Mais ce salaud semblait vouloir fanfaronner un peu.
« J’apprécie votre coopération, lui dit-il. Ainsi que celle des autres
servantes. Que va-t-il se passer pour vous ?
— Ça dépend de vous.
— Comme je l’ai dit plus tôt, vous n’entendrez plus parler de moi. Ni de
Rome. Nous laisserons les servantes tranquilles.
— C’était le but de toute cette entreprise. J’espère juste que Rome suivra
la même voie.
— Elle le fera.
— Vous semblez être un homme ambitieux.
— L’Église s’est beaucoup adoucie ces derniers temps, ma sœur. Sa voix
résonne moins fort. Nous demandons bien plus souvent que nous n’exigeons.
Avec un peu de chance, cela va changer.
— Grâce à vous ?
— Et bien d’autres.
— Pour moi, il ne s’agissait ni de vous ni de l’Église. »
Il esquissa un sourire narquois. « Je m’en doute. Puis-je vous demander
de quoi il s’agissait alors ?
— Mettre fin à quelque chose qui aurait dû se terminer il y a longtemps.
Pour ce faire, j’ai défié la femme que je respecte le plus au monde. J’ai violé
mon serment envers mon ordre et envers mon Dieu. Mais au moins, plus
aucune servante ne sera blessée ni tuée. Voilà de quoi il s’agissait. » Elle
marqua une pause et se ressaisit. « Maintenant, prenez les ossements et
laissez-nous tranquilles. Nous avons beaucoup à faire, grâce à vous et moi. »
Ils se tenaient de part et d’autre de l’autel, près du panneau secret. Les
servantes étaient toujours assises sur les bancs.
Fuentes tourna les talons.
« Cardinal », dit-elle.
L’homme s’arrêta et se retourna vers elle.
« Celui qui sait faire ce qui est bien, et qui ne le fait pas, commet un
péché.
— Jésus aux pharisiens, dit-il. Des paroles édifiantes. Mais qui ne
s’appliquent pas à moi.
— Dans ce cas, que dites-vous de ça : j’espère que vous pourrirez en
enfer. »
Réprimant un rire, Fuentes secoua la tête devant son impertinence.
C’est alors qu’un coup de feu retentit.

Kelsey évalua la situation.


Le frère Dwight essayait de viser Nick en faisant pivoter son arme de
droite à gauche, mais le combat lui compliquait la tâche. Nick et l’autre
moine étaient au corps à corps et Dwight ne semblait pas savoir quand et où
tirer. Toute l’attention de l’homme étant rivée sur la bagarre, Kelsey décida
de profiter de ce moment de confusion pour l’attaquer par-derrière – et tant
pis pour l’arme. Elle s’élança vers lui et lui sauta sur le dos, les projetant
tous les deux sur le sol dur.

Percevant un mouvement sur sa droite, Nick s’éloigna en reculant de


Rice et vit Kelsey attaquer Dwight, qui avait Dieu sait comment récupéré
son pistolet.
Merde. Il devait aller l’aider. Et vite.
Il pivota sur la pointe de son pied gauche et enfonça son talon droit dans
la poitrine de Rice. Puis il lui envoya son coude dans la trachée, lui coupant
la respiration et le projetant contre un tronc d’arbre. Il enchaîna avec un coup
dans les reins qui arracha à l’homme un glapissement de douleur. Un ultime
direct dans le visage ensanglanté du moine suffit à le mettre K-O pour de
bon.
Mission accomplie.
Nick fit volte-face et se sentit comme pris dans un kaléidoscope, le
paysage autour de lui changeant de forme à chaque seconde. Il essuya la
sueur qui lui piquait les yeux, puis une explosion d’énergie déferla dans ses
veines et il se précipita vers l’endroit où Kelsey et Dwight étaient en train de
rouler dans la poussière. Dwight tenait toujours le pistolet, que Nick fit voler
hors de sa main d’un coup de pied au moment où il tendait le bras vers le
haut. Un coup partit et la balle transperça l’air en direction des arbres. Il se
baissa et mit fin à la lutte en attrapant Dwight par sa veste et le relevant de
force.
Kelsey s’arracha à son étreinte.
« Ça suffit », cria-t-il à Dwight.
Le grand type se libéra et s’apprêtait à passer à l’attaque lorsque son
corps partit violemment en avant, comme s’il avait été frappé par-derrière.
Les yeux de Dwight s’écarquillèrent et ses jambes commencèrent à se
dérober. Puis son corps s’affaissa et s’écroula au sol. Kelsey se tenait
derrière lui, une pierre de la taille d’une balle de base-ball dans les mains.
« Tu aurais pu le tuer », lui dit-il.
Elle jeta la pierre.
« Que Dieu me pardonne, mais je regrette de ne pas l’avoir fait. »

Fuentes ne bougea pas, préférant laisser l’autel entre lui et les servantes.
Pourquoi Rice avait-il tiré ? Que se passait-il ? Il fixa l’ouverture de la
grotte, le grand ciel bleu et les arbres au-delà des bancs.
Un homme apparut.
De taille et de corpulence moyennes. Cheveux bruns ondulés. Rasé de
frais. Un pistolet dans la main droite. Le sac de toile avec lequel Rice était
parti dans l’autre.
L’inconnu s’arrêta juste avant les bancs.
« Et vous êtes ? demanda-t-il.
— Nick Lee. »
L’homme qui était intervenu à Gand. Qui travaillait pour les Nations
unies.
Il n’avait pas appelé New York, car il ne pensait pas qu’il représentait un
problème. Clairement une erreur de calcul de sa part.
« Où est le frère Rice ?
— Inconscient, dit Lee. Tout comme Dwight. Il n’y a plus que vous et
moi. »

Nick se trouvait à l’arrière de l’église, à quinze mètres de Fuentes, qui


était resté derrière l’autel surélevé. Sœur Claire se tenait à la droite du
cardinal. Les autres servantes étaient assises au milieu, leurs regards passant
de Fuentes à lui.
« Ceci ne concerne pas les Nations unies, dit Fuentes. Vous n’avez rien à
faire ici.
— Je dirais que si. Ça me concerne depuis que vous avez pointé une
arme sur la tempe de sœur Deal.
— Et qui est-elle pour vous ?
— La femme que j’ai failli épouser. »
Fuentes ne bougea pas de derrière l’autel. « Quelle galanterie. Mais,
encore une fois, cela ne vous concerne pas. »
Nick leva le bras et brandit le cabas en toile. « J’ai trouvé ça dans le sac
à dos de Rice. C’est important pour vous ? »
Comme il s’en doutait, le cardinal parut soudain très intéressé. C’était
précisément dans ce but qu’il les avait apportés. Dehors, Kelsey lui avait
rapidement résumé la situation et il n’y avait pas besoin d’être un génie pour
comprendre que le tombeau avait été détruit et les ossements retirés. Il avait
aussi récupéré les armes de Rice et Dwight, sa réticence à les utiliser lui
ayant semblé quelque peu stupide compte tenu de la situation.
Il en avait donc gardé une.
Qu’il leva et dirigea sur l’autel.
« Vous êtes fini. »

Fuentes avait du mal à croire ce qu’il entendait. Alors qu’il était sur le
point d’atteindre son but, ce type risquait de tout faire échouer.
Il devait agir.
Il se laissa donc tomber derrière l’autel, sortit sa propre arme et la braqua
droit sur Lee. Il était protégé. Lee était à découvert.
Une seule balle pouvait mettre fin à tout ça.
« Je ne suis pas d’humeur à jouer, dit-il. Je vais vous tuer, puis je
récupérerai ces ossements moi-même. »

Sous le couvert des ombres, Kelsey s’était glissée dans la chapelle en


longeant la paroi rocheuse, évitant le chemin principal qui passait entre les
bancs. Elle portait le sac à dos. Nick lui avait demandé de rester cachée
pendant qu’il s’occupait de Fuentes, ajoutant qu’il était prêt à parier que le
cardinal ne tirerait sur personne avec autant de témoins.
Mais elle n’en était pas si sûre.
Nick prenait un risque énorme, il le savait. Il était cul nul dans le vent,
complètement à découvert. Armé, mais Fuentes avait l’avantage d’une
position en surplomb et de l’autel qui le protégeait. Il envisagea de tirer une
balle dans cette direction, mais un ricochet risquait d’atteindre sœur Claire,
qui se trouvait bien trop près du cardinal et ne semblait pas décidée à
s’éloigner.
« Mes sœurs ! » lança Claire.
Toutes les femmes se levèrent de leur banc et se dispersèrent dans l’allée
centrale, formant une barrière humaine entre l’endroit où Nick se tenait et
celui où Fuentes s’était caché.
Ni lui ni Fuentes ne pouvaient tirer à présent.
« Nick, dit sœur Claire, si vous avez vraiment les os de la Vierge, je vous
demande de les remettre au cardinal. Il a raison sur un point. Cela ne vous
concerne pas. Les servantes et l’Église ont mené une longue bataille, qui se
termine aujourd’hui.
— Une décision que vous avez prise, lui dit-il.
— Il fallait que quelqu’un le fasse. Mon amie Rachel est morte. Comme
vous n’avez pas manqué de me le rappeler à plusieurs reprises. Sœur Deal a
été mise en grand danger. Je ne peux pas, et ne veux pas, risquer la vie de qui
que ce soit d’autre. Si la destruction du tombeau et le retrait des ossements
peuvent mettre fin à tout ça, alors ça me va. Tout comme aux autres femmes
qui se tiennent devant vous. »
Fuentes se leva de derrière l’autel.
« Mes sœurs, sachez que tout cela va se terminer aujourd’hui, et que
votre ordre ne sera pas dissous. Vous avez ma parole. »
Nick perçut la suffisance dans la voix de l’homme qui avait de nouveau
le contrôle de la situation.
« Nous apprécions ce que vous avez fait pour nous, dit Claire à Nick,
mais je vous demande de laisser tomber. Nous ne tolérerons pas que vous
mettiez votre vie en danger. Je vous en prie, donnez-lui les ossements et
qu’il s’en aille. Le mal est fait et ne peut être réparé. »
Il réfléchit. Quelle était la bonne décision ?
Aucune n’était très réjouissante. Aussi prit-il le parti de suivre sœur
Claire.
« Apporte-moi le sac », lança-t-il.

Kelsey avait attendu les instructions de Nick. Ni l’un ni l’autre n’avait su


que faire des ossements qu’ils avaient trouvés. Nick s’était dit que le cabas
en toile attirerait l’attention de Fuentes, aussi avait-il mis les os dans le sac à
dos, et les avait remplacés par des pierres. Elle l’avait regardé faire en
s’efforçant de ne pas penser à l’horrible profanation qu’ils étaient en train de
commettre, car, si l’abbesse disait vrai, il s’agissait de la dépouille mortelle
de la mère de Dieu. Mais c’était une situation extraordinaire, s’était-elle dit,
et la Sainte Vierge devrait le comprendre.
Elle sortit de sa cachette et longea les bancs jusqu’à Nick, à qui elle
tendit le sac à dos.
Finis les subterfuges.
« Très bien, lança Nick. Voilà ce que vous voulez. »

Fuentes décida de ne pas s’attarder davantage.


Mais un nouveau problème s’était manifesté, qu’il devait aborder avec
Claire.
« Cet homme et sœur Deal en savent beaucoup trop, dit-il à voix basse.
— Je suis d’accord. Mais quelle importance ? Le tombeau est détruit.
Les ossements auront disparu. Personne ici ne dira rien, et vous nous plus.
Tout ce qu’ils ont, c’est une histoire farfelue.
— Dans d’autres circonstances, j’hésiterais. Mais vous êtes en position
de force, il n’y a donc pas grand-chose que je puisse faire. Je compte sur
vous pour vous occuper d’eux.
— Ne vous inquiétez pas. J’en fais mon affaire. Tout ce que nous
voulons, c’est en finir avec cette histoire. »
Il l’examina attentivement, s’efforçant d’évaluer sa crédibilité. « Très
bien, ma sœur. Je vous fais confiance. »
Il se tourna pour partir.
« Cardinal, dit-elle d’une voix forte. Laissez le pistolet. »
Il se retourna. « Hors de question.
— Dans ce cas, vous n’aurez pas les ossements. J’ai dix-huit servantes
pour s’en assurer. Vous arriverez peut-être à en abattre une, deux, voire
quatre, mais pas toutes. »
Une confrontation ? Intéressant. Mais elle avait raison. Il était en
infériorité numérique.
« Je croyais que les Vautours ne tuaient jamais.
— Nous ne tuons pas. Mais il nous arrive de blesser. Gravement. » Il se
souvint de la flèche qu’elle avait décochée dans la cuisse du dominicain. « Et
je n’ai pas oublié ce coup que vous m’avez asséné tout à l’heure. »
Très juste.
Mieux valait filer.
Il posa donc l’arme sur l’autel et s’éloigna.
Les servantes rassemblées dans l’allée centrale s’écartèrent vers les
bancs afin de laisser passer Lee et sœur Deal. À l’approche du cardinal, Lee
lui tendit le sac à dos avec lequel Rice était parti.
« Où sont les frères ? demanda-t-il.
— Dehors, dit Lee. Mais nous avons leurs armes. »
Il accepta le sac, l’ouvrit et vérifia que les os étaient bien à l’intérieur.
C’était le cas. « Comment puis-je être sûr que vous n’en avez pas gardé un ?
— Vous ne pouvez pas », dit Lee.
Fuentes haussa les épaules.
Que pourraient-ils faire d’un vieil os de provenance inconnue ?
« J’espère bien ne plus jamais vous voir ni entendre parler d’aucun d’entre
vous. »
Là-dessus, il partit.
75

N ick et Kelsey se tenaient devant l’église, dans l’air frais de l’après-midi.


Ils avaient regardé Fuentes réveiller Dwight et Rice et les trois hommes
s’éloigner sur le chemin. Sœur Claire et les servantes étaient également
parties, regagnant la maison-mère en silence. Il avait essayé de parler à
Claire, mais elle l’avait ignoré.
Finalement, eux aussi commencèrent à marcher.
« Il y a des servantes qui reposent ici depuis plusieurs siècles, lui dit-elle
alors qu’ils passaient devant le cimetière. Sœur Rachel est là-bas, dans cette
tombe ouverte. »
Il regarda la fosse qu’elle lui montrait, au-delà des stèles. « Tu crois que
ces os étaient vraiment ceux de la Vierge Marie ?
— Je ne sais pas. Mais ce qui est sûr, c’est que les servantes et ce
cardinal en sont persuadés.
— Et pourtant, toutes ces femmes se sont rebellées contre ce en quoi
elles croyaient si ardemment.
— On ne connaît pas les dynamiques internes de l’ordre. Il y avait peut-
être des problèmes qui couvaient depuis longtemps et qui ont atteint leur
point d’ébullition aujourd’hui. » Elle marqua une pause. « L’abbesse veut
que je rejoigne leur congrégation. »
C’était inattendu. « Qu’est-ce que tu lui as dit ?
— Rien. Elles ont relâché Dwight avant que je puisse répondre et lui ont
rendu son arme. C’est à ce moment-là que je l’ai poursuivi.
— C’était risqué.
— Tu aurais préféré que je le laisse te tirer dessus ?
— Tu aurais peut-être pu l’interpeller au lieu de l’attaquer.
— Pour qu’il nous prenne tous les deux pour cibles ? »
Pas faux.
Ils continuèrent à déambuler entre les arbres. La canopée était si dense
que la lumière de la mi-journée semblait avoir laissé place au crépuscule. Le
terrain était calme. Paisible. Aucun signe de Fuentes ni de ses acolytes. Ils
devaient être en train de descendre la montagne avec leurs ossements, leur
mission accomplie. Alors qu’ils atteignaient le portail, il remarqua, à travers
les arbres, que les portes de la maison-mère étaient grandes ouvertes.
« C’est curieux, dit-il en pointant du doigt le bâtiment.
— Je trouve aussi. Ces femmes ne sont pas du genre à laisser leur porte
ouverte. »
Étrange. Était-ce une invitation ? « Allons voir. »
Ils se dirigèrent vers l’entrée et pénétrèrent dans le vestibule. Il n’y avait
personne en vue, mais toutes les portes étaient ouvertes. « Ça, ce n’est pas
normal du tout, dit Kelsey. Surtout après ce qui vient de se passer. Dans mon
couvent, toutes les portes qui donnent sur l’intérieur du bâtiment sont
fermées à clé en permanence. Sans exception.
— J’ai réussi à entrer par une porte non verrouillée à l’arrière.
— Ça n’arriverait jamais dans mon couvent. »
Il était de plus en plus intrigué. Et puis il entendit quelque chose.
Faiblement, au loin. À l’intérieur du bâtiment. Un chant.
Kelsey l’entendit aussi. « L’Ave Maria. Elles le chantaient quand je suis
arrivée. Dans la crypte.
— Tu connais le chemin ? »
Il la suivit dans un des couloirs menant à un escalier en pierre qui
s’enfonçait sous terre. Le chant était de plus en plus distinct, mais toujours
lointain. Il venait bien d’en bas. Ils descendirent dans la crypte, dont le
plafond ne devait pas s’élever à plus de trois mètres. Des rangées de lourds
piliers soutenaient les nombreuses voûtes. Il n’y avait pas grand-chose à voir
ici, hormis un autel en pierre tout au fond de la salle. Rien aux murs.
L’éclairage incandescent diffusait une lueur jaune sur la pierre couleur
crème.
« C’est leur chapelle », dit Kelsey.
Il avança, longeant quelques piliers, concentré sur le son. Il provenait de
sa droite. Derrière une section de mur pivotante, laissée entrouverte. Ils se
dévisagèrent, la perplexité cédant lentement la place à la compréhension. Il
décida d’accepter l’invitation et franchit le portail, dont il admira la
construction ingénieuse. Une épaisse barre de métal encastrée dans la roche
tenait lieu d’axe autour duquel pivotait le panneau, lequel, une fois fermé,
devait être impossible à distinguer du reste de la paroi de pierre.
Une longue volée de marches en marbre lisse menait à l’étage inférieur.
Ils commencèrent à descendre. Il faisait de plus en plus froid, mais pas
humide, grâce aux courants d’air qui permettaient à l’air de circuler. Ils
descendirent encore, jusqu’à une vaste chapelle souterraine surmontée d’une
voûte en berceau, qui se terminait par une petite abside. Les murs blanchis à
la chaux mettaient en valeur la richesse et les couleurs des fresques qui les
ornaient. D’énormes lanternes en fer soutenues par des chaînes pendaient
des voûtes, qui dispensaient une lueur presque onirique. Rien n’était écaillé
ni ébréché. Pas le moindre signe de négligence. Agenouillées sur le sol de
marbre poli gris-vert, les servantes chantaient une émouvante mélopée. Il
étudia leurs visages, certains joyeux, d’autres détendus. Il jeta un coup d’œil
à Kelsey. Elle semblait exaltée, ses yeux s’embuant de larmes. Lui aussi
éprouvait une sorte d’allégresse.
L’abbesse était agenouillée devant l’assemblée.
Il regarda autour de lui et ses yeux se posèrent sur les fresques.
Il reconnut la Vierge, qui portait une coiffe cylindrique mystique, les
mains jointes en prière, la peau brune, ses traits gracieux empreints d’une
grande dignité. Des représentations du Christ, la main levée en signe de
bénédiction, le visage peint dans des nuances de beige et de marron, les
sourcils, le nez et les lèvres rehaussés par des touches de blanc. D’autres
images de la Vierge, chaque fois sous les traits d’une femme à la peau mate
qui n’avait rien d’une Européenne. Puis il remarqua le simple ossuaire de
calcaire posé sur un socle en marbre, devant le mur du fond. Derrière, dans
l’abside, se trouvaient deux renfoncements burinés dans la caverne rocheuse.
L’un contenait une urne en pierre, l’autre ce qui ressemblait à un récipient en
verre.
Il vit une inscription sur le socle. En latin.
« Qu’est-ce que ça dit ? demanda-t-il à Kelsey dans un chuchotement.
— En l’an cinquante-deux après la naissance de Notre-Seigneur, cette
tombe est érigée en l’honneur de Marie, la mère de Dieu. »
Le chant prit fin. Pendant quelques secondes, on n’entendit plus que le
silence.
« Bienvenue », dit l’abbesse.
La femme âgée se leva et se retourna.
Les autres l’imitèrent, toutes vêtues de blouses grises, et se placèrent
d’un côté de la chapelle afin de permettre à Kelsey et lui de s’avancer
jusqu’au socle. « Voici la chapelle de la Servante », dit l’abbesse.
Il commençait à comprendre. « Ce qui vient de se passer n’était qu’une
mise en scène. Pour convaincre Fuentes qu’il avait eu ce qu’il était venu
chercher.
— Les Proverbes sont très instructifs, dit l’abbesse. Tel un chien qui
retourne à ce qu’il a vomi, ainsi est le fou qui répète sa folie. »
Nick sourit. « Il était fou, c’est certain.
— Le moyen le plus rapide d’obtenir la confiance de quelqu’un, dit
l’abbesse, est de lui confier ce qu’il pense être votre secret. »
Son expression semblait calme et bienveillante, mais elle était
concentrée sur lui, l’étudiant, le jaugeant. Il parcourut la salle du regard.
Tout avait pris un aspect étrange, irréel. « Quel âge a cet endroit ?
— Il a été achevé en 1204, juste avant la croisade des Albigeois. Nous
courions alors un vrai danger. Le pape a envoyé une armée dans cette région,
non seulement pour les cathares, mais aussi pour nous. Nous ne savions pas
à quoi nous attendre, alors les servantes de l’époque ont imaginé un plan
astucieux. Nous avons conservé le tombeau tel qu’il avait été créé au
er
I siècle, mais nous avons remplacé les os par ceux d’une servante décédée

des centaines d’années auparavant. Elle reposait dans notre cimetière. Même
dans la mort, elle a veillé sur la Sainte Vierge. Cette pièce a été construite
dans une ancienne cave et les os ont été placés dans cet ossuaire.
Heureusement, les croisés ne sont jamais arrivés jusqu’ici. Nous leur avons
entièrement échappé. Mais nous étions prêtes à les accueillir. »
Il s’approcha et vit l’inscription gravée sur l’ossuaire. Effacée par le
temps, mais toujours visible.

εἰς γῆν άπελεύσῃ

« En grec, ces mots signifient “Tu redeviendras poussière”, expliqua


Claire. Ils ont été gravés dans la tombe d’origine. C’est une épitaphe, choisie
au moment de la mort de Marie, qui dit tout. Elle a vécu et elle est morte,
retournant à la poussière, comme tous les humains. Bien sûr, les femmes qui
ont laissé cette épitaphe n’avaient aucune intention d’élever Marie à un
quelconque statut divin.
— Cela ne la rend pas moins sainte, dit Kelsey. Mais cela met en lumière
la bêtise des hommes qui ont essayé de faire d’elle ce qu’elle n’était pas.
— Tout à fait, acquiesça l’abbesse. Nous sommes sur une colline où nul
ne vient jamais. Nous aimerions que cela continue. »
L’abbesse désigna l’ossuaire. Sous l’épitaphe se trouvait un symbole
taillé dans le calcaire.
« Oméga, dit l’abbesse. Dans le tombeau original, il servait à identifier
secrètement son occupante. Pour elles, Marie était l’oméga. La fin. Le
dernier vestige du Christ sur cette terre. Lorsque cette chapelle a été conçue,
nous avons élaboré un plan, basé sur la tromperie, qui jouait sur les désirs et
les peurs de ceux qui pourraient venir ici la chercher. C’est devenu notre
armure contre l’échec. Par deux fois, il a failli être mis en œuvre.
Aujourd’hui, il a fini par l’être. Nous l’avons appelé Oméga.
— Très ingénieux, ce plan dit Nick. Et très bien exécuté.
— Mes sœurs, déclara l’abbesse, la menace a été éliminée, vous pouvez
aller sécuriser les lieux pour que tout revienne à la normale. »
Toutes les femmes à l’exception de sœur Claire quittèrent la chapelle et
remontèrent au rez-de-chaussée.
Nick entra dans l’abside et admira la niche murale où reposait l’urne.
« C’est l’autre servante, dit Claire. Jeanne. Amenée ici en 1431. Hélas,
elle nous a malgré elle causé bien des soucis.
— Jan Van Eyck, poursuivit l’abbesse, était la dernière personne
n’appartenant pas à l’ordre à connaître certaines de nos actions. Il ne savait
rien de la Sainte Vierge, mais il nous a aidées à récupérer les cendres de la
femme que l’on appelle Jeanne d’Arc. Puis, pour une raison inexplicable, il a
laissé au monde un chemin pour trouver ses cendres. Nous avons réussi à
cacher ce chemin pendant des siècles, en intervenant sur L’Autel de Gand de
temps en temps, au fil des siècles. Mais notre chance a tourné avec vous
deux. Nous avons donc résolu de vous mettre dans la confidence. Je vous en
prie, ne nous faites pas regretter cette décision. »
Nick savait que la remarque lui était directement adressée. Il était le
représentant des autorités dans cette pièce, et elles se demandaient sans
doute ce qu’il allait faire. Mais il avait déjà pris sa décision. « Je ne dirai pas
un mot de tout ça à qui que ce soit. En ce qui me concerne, ça n’est jamais
arrivé. »
Il vit le soulagement dans les yeux de l’abbesse et de Claire. Dans ceux
de Kelsey, aussi, qui articula en silence : merci.
Il avait encore quelques problèmes à régler avec la police de Gand pour
cette histoire de vol de cadavre. Avec un peu de chance, Reynaldo s’en
occuperait. Mais il allait avoir des comptes à rendre, en particulier quand il
annoncerait à son chef qu’il n’y avait rien à trouver.
« Le tombeau qui a explosé, c’était celui d’origine ? » demanda-t-il.
Claire hocha la tête. « Sacrifié pour la bonne cause.
— C’est regrettable. Son importance historique et religieuse était
incommensurable.
— Je suis certaine que ce n’est pas la première fois que vous êtes témoin
de la destruction d’objets précieux, dit l’abbesse.
— Malheureusement, non. » Il marqua une pause. « La rébellion des
servantes, cela faisait aussi partie du spectacle.
— Oui, dit Claire. Il y avait bien une division entre nous. Une profonde
divergence d’opinions. Moi d’un côté, l’abbesse de l’autre. Beaucoup
d’entre nous pensaient que notre mission n’était plus nécessaire. Nous avons
décidé d’utiliser ce débat dans le cadre du plan Oméga. Mais les événements
d’aujourd’hui ont prouvé que nous avions tort. Que j’avais tort. Nous
sommes de nouveau unies. Plus de débat, plus de dissensions. Nous sommes
des servantes, et nous sommes plus que jamais déterminées à accomplir
notre devoir.
— Vous avez fait en sorte que le frère Dwight vous entende, dit Kelsey à
l’abbesse. Vous vouliez qu’il sache que vous protégiez la Vierge.
— Cela n’a fait que renforcer ce qu’il voulait croire.
— Je suppose que j’ai failli tout gâcher ? demanda Nick.
— Votre présence a effectivement ajouté une nouvelle dimension au
plan, dit Claire. Nous avons laissé toutes les portes extérieures ouvertes dans
l’espoir que vous en trouveriez une pour entrer. Sœur Ellen était chargée de
vous surveiller, et elle a essayé de vous dissuader d’intervenir dans la salle
du chapitre, mais je savais que vous le feriez quand même. »
Il détestait être si prévisible.
Claire sourit. « On dirait que c’est dans votre nature d’intervenir. Et je
savais que vous ne pourriez pas résister si sœur Deal était impliquée. Nous
vous avons donc fait participer au plan. Je pense que ça a aidé à consolider
les choses dans l’esprit du cardinal.
— Qui a transpercé le moine avec la flèche ? demanda-t-il.
— Moi, dit Claire. L’abbesse essayait de vous dissuader d’intervenir.
— Et je ne l’ai pas fait. Du moins pas tout de suite. Encore une fois,
vous semblez bien me connaître.
— Je vois juste, dit Claire. Un des avantages secondaires quand on est
une nonne. On apprend à lire dans l’esprit des gens. »
Il leur expliqua ce qui s’était passé avec André Labelle, et ses liens avec
Bernat de Foix et l’archevêque Vilamur.
« Ils sont morts tous les deux, dit l’abbesse. Quand le contingent
principal est parti vers la chapelle, j’ai chargé deux servantes de faire le guet.
L’une a vu Labelle se jeter avec Vilamur du haut de la falaise. »
Il se doutait que cela finirait mal, mais la nouvelle l’attrista malgré tout.
« Je pense que Bernat de Foix aussi est mort, dit-il. D’après ce que m’a
dit Labelle, il était impliqué dans des histoires pas bien nettes.
— Comment allez-vous expliquer ces morts ? demanda Kelsey.
— Un accident de randonnée, dit Claire. Ça arrive tout le temps dans ces
montagnes. Nous laisserons quelqu’un d’autre découvrir les corps. Nous ne
serons pas impliquées. »
Il s’approcha de l’autre niche, celle qui renfermait le contenant en verre
rectangulaire. À l’intérieur, il vit des feuilles volantes aux bords recourbés,
sèches et fragiles, de la couleur du thé longuement infusé.
« C’est Le Témoignage de Jean, dit l’abbesse. Un récit de première main
de la vie de la Sainte Vierge après la mort du Christ, et de sa mort et son
enterrement ici, dans les Pyrénées. C’est un manuscrit original datant du
er
I siècle.

— Il n’en existe pas beaucoup dans le monde, dit-il. Comment savez-


vous qu’il est authentique ? Comment savez-vous que les os sont
authentiques ?
— En fait, nous ne le savons pas, dit Claire. Mais nous avons fait dater
un échantillon au carbone il y a une dizaine d’années, et l’analyse a confirmé
que les pages remontent au Ier siècle. Nous savons aussi qu’une copie de ce
manuscrit a été établie pendant la croisade des Albigeois. Ils se sont rendus
au village de Las Illas, non loin d’ici, pensant nous y trouver. Heureusement,
leurs informations étaient incorrectes. Nous avions quitté ce village des
centaines d’années plus tôt. Mais cela ne les a pas empêchés de torturer et
tuer tous les habitants. »
Quelle époque brutale.
« Une copie de ce texte se trouvait dans l’église de Las Illas, poursuivit
Claire. Nous ne l’avons appris qu’après qu’il a été volé. Les croisés ont
remis cette copie au pape, et elle est restée dans les archives du Vatican, où
elle est passée relativement inaperçue jusqu’au XXe siècle. Nous avons
obtenu des photographies de ces pages, que nous avons comparées avec le
manuscrit. Elles étaient identiques, à l’exception d’une mention indiquant
que l’exemplaire qui a été volé était une copie. »
Incroyable.
« Pour répondre à votre deuxième question, nous ne savons pas si les
ossements sont authentiques. Mais nous savons que ce sont ceux qui ont été
enterrés au Ier siècle dans la grotte qui a été détruite aujourd’hui. La grotte
elle-même est exactement telle que Jean l’a décrite dans son Testament. Et
ce sont les os qui ont été gardés et protégés en permanence par cet ordre
depuis lors. Ils n’ont jamais bougé de cette grotte, jusqu’à ce que nous les
déplacions ici au XIIIe siècle. Fuentes connaissait Le Témoignage de Jean. Il
l’a cité dans la grotte. Tout correspondait au tombeau décrit dans le
manuscrit. C’est une autre confirmation de son authenticité.
— Et Jan Van Eyck est bien enterré dans notre cimetière, dit l’abbesse.
Ce qui, pour le Vatican, prouve qu’il s’agit bien de l’endroit qu’ils
cherchaient. »
Il ne comprenait pas très bien le lien, mais renonça à poser la question.
« Vous m’avez laissé suivre le frère Dwight, qui était armé, dit Kelsey à
l’abbesse. Pourquoi ?
— Aurions-nous pu vous en empêcher ? »
Kelsey ne dit rien.
« Non, sœur Deal, vous étiez déterminée à suivre Dwight. Je vous ai
simplement permis de le faire. Mais sœur Ellen était dans la tour, avec son
arc, au cas où les choses tourneraient mal. Bien sûr, le fait que vous ayez
bondi sur le dos de cet homme lui a un peu compliqué la tâche. »
L’abbesse semblait être une femme déterminée et dévouée à sa mission,
mais aussi compatissante et bienveillante.
« Et maintenant ? demanda Nick.
— Nous continuons de faire notre devoir, dit l’abbesse. L’Église est
satisfaite. Dans leur esprit, le problème est résolu. Nous n’entendrons plus
jamais parler d’eux. Et la Sainte Vierge peut reposer en paix, pour toujours.
— Pourquoi ne pas révéler la vérité au monde ? s’enquit Kelsey.
— Cela ne servirait pas à grand-chose, et créerait davantage de
problèmes. Mieux vaut laisser perdurer la fiction et permettre à ces hommes
qui règnent à Rome de se croire importants.
— J’ai toujours les images des Juges intègres, dit Nick.
— Elles ne sont plus un problème, dit Claire. Seuls le Vatican et nous-
mêmes comprenons qu’elles cachent une carte menant jusqu’ici et, grâce à
Oméga, Rome n’a plus besoin d’enquêter sur elles. Alors laissons le monde
en profiter. »
Il était d’accord. D’autant que cela pourrait contribuer à arrondir les
angles avec les Belges et Reynaldo. Après tout, il les avait récupérées.
« Je vais bientôt prendre ma retraite, dit l’abbesse. À Gand, dans notre
couvent. Sœur Claire va très certainement me succéder, et elle aura besoin
d’une vestale compétente. Quelqu’un d’intelligent, avec de l’esprit.
Quelqu’un en qui nous pouvons avoir confiance. J’espérais, sœur Deal, que
vous accepteriez de vous joindre à nous pour assumer cette fonction. »
Nick regarda Kelsey.
Une femme qu’il avait autrefois aimée profondément, et qu’il aimait
toujours, mais d’une manière différente. Il était heureux qu’elle l’ait
contacté. Ces derniers jours avaient été difficiles, mais gratifiants. Il n’avait
pas seulement accompli son travail, il s’était fait une nouvelle amie. Car
c’était bien ce qu’elle était. Une amie très chère.
« Ce serait un honneur », dit Kelsey.
Il était temps pour lui de partir. Il s’avança et la prit dans ses bras.
« Prends soin de toi. »
Les yeux de la jeune femme s’embuèrent de larmes. « Toi aussi. »
Il s’inclina légèrement devant les deux femmes. « Ce fut un plaisir. Et si
vous avez besoin de quoi que ce soit… » Il désigna Kelsey. « Elle saura où
me trouver. »
Note de l’auteur

Je n’ai pas écrit de roman indépendant depuis Le Temple de Jérusalem


(2012). Avant cela, sept autres années s’étaient écoulées depuis Le
Troisième Secret (2005), huit depuis Le Complot Romanov (2004) et neuf
depuis mon tout premier roman publié, Le Musée perdu (2003). Parmi eux,
il y a eu seize aventures de Cotton Malone. Ne vous inquiétez pas, Cotton
sera de retour l’année prochaine (2023), mais, en attendant, il y avait ce
nouveau personnage, Nick Lee, qui me trottait dans la tête depuis un certain
temps. Je suis heureux d’avoir enfin pu lui donner vie. J’espère que vous
l’avez apprécié. Il est possible que vous le revoyiez et, qui sait, il pourrait
même finir par rencontrer Cotton.
En ce qui concerne les voyages liés à cette histoire, Elizabeth et moi
avons visité Gand et pu admirer le retable restauré dans toute sa gloire.
Nous nous sommes également rendus dans le sud de la France, notamment
à Carcassonne, Toulouse, dans les Pyrénées, et nous avons fait une
randonnée incroyable jusqu’à l’abbaye de Saint-Martin-du-Canigou.
Il est maintenant temps de séparer la réalité de la fiction.
Gand est une ville belge remarquable, et les différents lieux décrits dans
l’histoire (chapitres 27, 41 et 42) existent vraiment. La cathédrale Saint-
Bavon (chapitre 24), qui abrite L’Autel de Gand, existe depuis le XIIIe siècle.
L’intérieur est à la fois une église, un musée et une galerie d’art. Le
Gravensteen (chapitre 5) est une impressionnante citadelle du XIIe siècle. Le
Graslei (chapitre 1) abrite plusieurs boutiques et cafés branchés et reste,
comme à l’époque médiévale, un important centre de commerce. Les
rivières Escaut et Lys traversent bien le centre-ville, et découpent
effectivement Gand à la manière d’un puzzle. Le Novotel Gent Centrum
(chapitre 30) existe, tout comme le Groentenmarkt (chapitre 42). Seuls le
couvent des sœurs-servantes de Saint-Michel et la morgue (chapitre 44)
sont des inventions.
Une visite à Carcassonne (chapitres 2, 10) est comme un voyage au
e
XIII siècle. Son atmosphère chargée d’histoire est difficile à ignorer. L’Hôtel

de la Cité (chapitre 2) existe, ainsi que la chambre avec terrasse de Bernat


de Foix. Le château de Montségur (chapitres 31, 33) vaut la peine d’être
visité, bien que je déconseille son ascension aux randonneurs non avertis.
On y trouve le monument cathare mentionné chapitre 33, ainsi que le
Champ des Brûlés. Toulouse (chapitres 18, 40) est une ville du Languedoc
dotée d’un patrimoine riche et ancien. Béziers (chapitre 4) est bien la ville
où la croisade des Albigeois a commencé. La grotte-chapelle des servantes
(chapitre 68) s’inspire de plusieurs chapelles du sud de la France,
notamment celle des gorges de Galamus (chapitre 70). Les Pyrénées, la
région du Roussillon et le Languedoc sont tous fidèlement représentés.
Quelles régions merveilleuses ! Si vous en avez un jour l’occasion, visitez-
les toutes les trois.
Le Cultural Liaison and Investigative Office (Clio), un jeu de mots sur
la déesse grecque Clio, muse de l’histoire, est de mon invention, bien que
l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture
(Unesco) soit réelle. Une des fonctions de cette organisation est la sélection
des sites du patrimoine mondial. J’ai trouvé amusant que Nick travaille
pour eux alors que Cotton Malone entretient une relation quelque peu
tumultueuse avec cette organisation. La référence à l’accord entre les États
membres de l’Onu du chapitre 14 (section 9, partie C, paragraphe [f]) est
mon invention, bien qu’un tel document existe. Les unités spéciales du FBI
en charge de retrouver les œuvres d’art volées existent aussi (chapitre 5).
Les sœurs-servantes de Saint-Michel et la Congrégation de Saint-Luc
sont fictives, bien que cette dernière soit en partie inspirée de la vie et de
l’œuvre de Plautilla Nelli, l’une des premières artistes importantes de la
Renaissance, ainsi que de l’organisation Advancing Women Artists, qui
défend les œuvres d’art oubliées des femmes artistes du passé.
L’emplacement de la maison-mère des servantes, l’abbaye de Saint-Michel,
et une partie de l’histoire des servantes sont inspirés de l’abbaye Saint-
Martin-du-Canigou, construite au XIe siècle dans le sud de la France, près de
la frontière espagnole. L’archidiocèse de Toulouse est l’un des plus anciens
de l’Église catholique romaine, son histoire et son statut d’archidiocèse
métropolitain (chapitre 18) sont exacts. Le village de Las Illas (chapitre 38)
et les Vautours sont fictifs.
La Commission pontificale pour l’archéologie sacrée (chapitres 25 et
26) est réelle, tout comme son champ d’action et ses objectifs. Le document
médiéval cité au chapitre 28 est tiré d’un véritable document historique.
Seul mon ajout des Vautours est fictif. La torture par l’eau a été largement
utilisée par les inquisiteurs catholiques en France et en Espagne
(chapitre 7). La fleur de lys (prologue, chapitres 14, 19, 69) est un symbole
ancien lié à la Sainte Trinité et la Vierge Marie. En réalité, son histoire et
son utilisation sont bien plus séculières et antérieures aux cathares.
Jeanne d’Arc joue un rôle important dans le récit (chapitres 17, 23).
C’est un personnage historique fascinant. Beaucoup de choses ont été
écrites à son sujet, certaines vraies, d’autres fausses. Nous en savons en
réalité très peu sur elle. Mais son procès et son exécution en 1431 sont très
bien documentés (chapitres 17, chapitres 23), tout comme le fait que ses
cendres auraient été jetées dans une rivière. Vingt-cinq ans après sa mort, le
verdict de culpabilité a été annulé (chapitre 53) lorsque les autorités ont
compris qu’ils gagneraient davantage à la vénérer qu’à la vilipender. Quant
à sa dépouille, de nombreux ossements et cendres ont été revendiqués
comme étant les siens. Rien n’a jamais été prouvé. L’exemple le plus récent
date de 2007, quand une côte censée avoir été récupérée sur le bûcher en
1431 s’est révélée appartenir à une momie égyptienne datant du IIIe ou du
e
VII siècle av. J.-C. Nul ne sait si les os ou les cendres de Jeanne ont été
récupérés. Le fait que les servantes aient accompli cet exploit, et que Jeanne
était elle-même une servante, relève donc de la fiction.
La religion cathare est fascinante. Dans sa forme la plus simple, c’était
une variante pacifiste du christianisme, dont la tolérance et le vœu de
pauvreté étaient les clés de voûte. Des théories dualistes et un rejet total du
monde matériel s’y mêlaient. M. J. Rose et moi avons exploré ces
croyances dans The Lake of Learning (2019), un court roman mettant en
scène Cassiopée Vitt. Ce livre m’a permis d’approfondir le sujet. Le
consolamentum et le melhoramentum (chapitre 2) sont deux rituels
essentiels pour atteindre le statut de parfait, auquel aspirent tous les
cathares. La religion elle-même se serait éteinte il y a six cents ans, seuls
quelques textes et œuvres d’art ayant survécu. Est-elle toujours pratiquée ?
Difficile à dire. Mais dans tout le Languedoc, le souvenir du catharisme est
habilement exploité.
L’évangile de Jean revêtait une importance particulière pour le
catharisme (chapitres 2, 39). Les bons hommes (comme on les appelait)
haïssaient l’Ancien Testament et une bonne partie du Nouveau. Les prières
et réponses citées dans le chapitre 2 sont tirées de textes authentiques.
Comme mentionné plus tôt, le massacre de Béziers a bien eu lieu, qui a
commencé avec la croisade des Albigeois (chapitre 4). Mais l’ordre qui
aurait été prononcé (Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens) fait toujours
débat parmi les historiens. Ce qui est certain, c’est que des milliers de
personnes ont été assassinées sans discernement. En 2000, l’Église a
présenté ses excuses pour tous ses péchés passés (chapitre 33), mais,
comme indiqué dans le roman, aucune référence spécifique aux cathares n’a
été incluse. L’endura, décrite au chapitre 45, faisait partie des croyances
cathares.
Jan Van Eyck était vraiment un homme de la Renaissance avant l’heure.
Il n’a pas inventé la peinture à l’huile, mais il a bien porté cette technique
vers de nouveaux sommets. L’histoire racontée à son sujet au chapitre 37
est vraie, et L’Autel de Gand est toujours considéré comme une des plus
grandes œuvres d’art de tous les temps.
Philippe le Bon a régné sur la Bourgogne pendant quarante-huit ans.
C’est une longue période pour le XIe siècle. Il était membre de la dynastie
des Valois, à laquelle appartenaient tous les rois français de l’époque.
Pendant son règne, l’État bourguignon a atteint l’apogée de son prestige et
de sa prospérité, et est devenu un centre artistique majeur. En matière de
politique, en revanche, il a plusieurs fois retourné sa veste, alternant les
alliances avec les Anglais et les Français pendant la guerre de Cent Ans,
chaque changement étant destiné à renforcer son propre pouvoir. L’Histoire
raconte qu’il a capturé Jeanne d’Arc et l’a livrée aux Anglais, sachant
qu’elle serait condamnée à mort. Jan Van Eyck a non seulement été son
peintre de cour, mais également son espion, participant à plusieurs missions
extraterritoriales. Aucune, cependant, n’impliquait de voyage dans les
Pyrénées (prologue) et Van Eyck n’est pas enterré dans le sud de la France
(chapitre 61).
L’ordre des Prêcheurs, ou des Dominicains, comme on les appelle plus
communément (chapitres 35, 50, 54), a été créé au XIIIe siècle et a joué un
rôle clé dans la croisade des Albigeois et l’Inquisition qui a suivi. La croix
florencée (chapitres 35, 50) est toujours portée par les frères, tout comme
les robes noires et blanches. Les points communs entre les pratiques des
dominicains, au début de leur existence, et celles des cathares (chapitre 50)
sont avérés, et d’aucuns disent que c’est tout sauf une coïncidence.
Aujourd’hui, l’ordre se consacre à l’enseignement et à la diffusion de
l’Évangile, et non aux croisades ou aux inquisitions. Malheureusement, de
nombreuses œuvres de fiction impliquant l’Église catholique font des
dominicains les méchants. Pardonnez-moi d’avoir perpétué le stéréotype.
L’Adoration de l’Agneau mystique ou L’Autel de Gand (chapitres 11,
21, 45) est au centre de ce roman. C’est une œuvre monumentale, quatre
mètres de haut sur cinq de large, chargée de symbolismes, qui représente
l’apparition de Jésus à la fin des temps. L’histoire de l’œuvre, telle que
détaillée tout au long du roman, est exacte. Et il s’agit bien de l’œuvre d’art
la plus profanée au monde. Le retable fait en ce moment l’objet d’un
nettoyage et d’une restauration approfondis, que j’ai inclus dans ce récit. Le
site internet mentionné au chapitre 11, Closer to Van Eyck, existe. Vous
pouvez y voir le retable en haute résolution, dans toute sa gloire.
Le vol du douzième panneau en 1934 a bien eu lieu (chapitres 11, 34).
À ce jour, l’original des Juges intègres n’a toujours pas été retrouvé
(chapitre 11) et le vol demeure une affaire criminelle non résolue. Les
informations mentionnées au chapitre 11 sur le voleur présumé sont toutes
exactes. L’implication de deux servantes dans le vol est fictive. Le voleur
présumé est mort en 1934, quelques mois après le crime. Ses derniers mots
(« le panneau se trouve dans un lieu où ni moi ni personne ne pourra le
prendre sans attirer l’attention du public ») constituent le seul indice sur sa
localisation. Des gens le cherchent depuis quatre-vingt-dix ans, sans succès.
Une copie des Juges intègres a été réalisée entre 1939 et 1945 par un Belge,
Jef Van der Veken (chapitres 16, 39 et 48). Cette copie fait aujourd’hui
partie du retable actuellement exposé. L’idée que Van der Veken ait pu
peindre par-dessus l’original et le présenter comme une reproduction n’est
pas nouvelle. En mars 1974, un restaurateur a évoqué cette possibilité, qui a
donné lieu à une enquête. Des tests ont été effectués, mais, curieusement,
les résultats n’ont jamais été publiés. Seule une annonce a été faite
expliquant que rien ne se cachait sous la reproduction. Inutile de dire que
tous ces mystères n’ont fait qu’alimenter les spéculations.
Van der Veken a bien inscrit le poème cité au chapitre 16 au dos de sa
reproduction. Cryptique et étrange, ce poème n’a fait qu’attiser la curiosité
du public quant à la disparition de l’original des Juges intègres. De
nombreuses questions demeurent, mais, dans l’univers imaginaire de ce
roman, aucun doute n’existe et aucun examen de la reproduction n’a jamais
eu lieu, ce qui m’a permis de placer l’original des Juges intègres sous la
copie.
Les mots Veritas Vita (chapitre 46) apparaissent bien sur le retable, ainsi
que les vers sur la Vierge Marie cités dans le même chapitre. Le panneau de
la reproduction des Juges intègres est tel que décrit au chapitre 48, et
l’image décrite au chapitre 53 est celle de la reproduction de 1945. J’ai
inventé l’inclusion des deux visages de Jan Van Eyck sur l’original des
Juges intègres. La baguette qu’il tient existe sur la reproduction et j’ai
remarqué qu’une ligne droite partant de là passait par le panneau adjacent
des chevaliers, juste au-dessus d’un personnage qui a été largement identifié
comme étant Jeanne d’Arc (chapitre 53). Si on poursuit cette ligne, elle
entre dans le panneau principal et arrive effectivement à l’image à peine
visible d’un bâtiment lointain. Mais voici un fait fascinant : lors de la
restauration du panneau principal, qui a eu lieu il y a quelques années, ce
bâtiment lointain a été supprimé du retable. La comparaison des images
avant et après restauration montre clairement qu’il a disparu. Pourquoi ? Je
n’en ai aucune idée. Mais c’est assez troublant. Pour en finir avec le retable,
le poème du chapitre 58 est vaguement inspiré d’un texte authentique du
e
XVI siècle, écrit à propos d’une copie espagnole du retable créée pour la

chapelle royale de l’Alcazar. Une excellente source d’informations sur


L’Autel de Gand est Stealing the Mystic Lamb, de Noah Charney.
La Vierge Marie occupe également une place centrale dans ce roman
(chapitre 38, 43). Les références à la Vierge sont rares dans la Bible. Elle y
est à peine mentionnée. Il revenait donc aux théologiens et à l’Église de
fournir à Marie une biographie complète. Ce qu’ils ont fait, en lui inventant
une histoire familiale détaillée ponctuée d’éléments fantastiques, et
façonnée de manière à correspondre à l’image de quasi-déité qu’ils
voulaient faire d’elle. Ils ont même choisi de lui donner une apparence
européenne (chapitre 43), avec une peau claire, sans tenir compte du fait
qu’elle aurait presque certainement été d’origine arabe, puisqu’elle était née
au Moyen-Orient.
Il existe bien des divergences d’opinions au sujet de Marie. Comme
indiqué au chapitre 43, le christianisme oriental enseigne qu’elle est morte
d’une mort naturelle, comme tout être humain, puis que son âme a été reçue
par le Christ et que son corps est ressuscité au ciel le troisième jour.
L’Église romaine est allée un peu plus loin, en enseignant que Marie était
née totalement exempte du péché, qu’elle avait vécu une vie chaste de
vierge et qu’elle était montée au ciel corps et âme.
Mais était-elle morte avant cette ascension ?
Cette question est restée sans réponse jusqu’à ce que, en 1997, Jean-
Paul II décrète que Marie était effectivement morte avant l’ascension. Le
fait qu’aucun ossement de Marie n’ait jamais été retrouvé lui facilita
grandement les choses. Le débat sur l’emplacement de sa tombe s’est
poursuivi jusque dans les années 1950. La déclaration papale de Pie XII sur
l’Assomption a mis fin à toute discussion. L’archéologue mentionné au
chapitre 43, à qui le Vatican a ordonné de garder le silence sur ce qu’il avait
trouvé sur l’un des sites de sépulture supposés, est une personne réelle.
Après la crucifixion, Marie disparaît presque entièrement des récits
officiels. La Bible affirme que le Christ, du haut de la Croix, a confié sa
mère au disciple qu’il aimait, qui se tenait tout près. Qui était ce disciple ?
Personne ne le sait, bien que cette même référence apparaisse à deux autres
reprises dans la Bible (chapitre 43). J’ai confié ce rôle à un homme nommé
Jean. Pas l’évangéliste, un autre Jean.
Le Témoignage de Jean, mentionné pour la première fois au
chapitre 43, est un document réel. Il est apparu au Ve siècle sous la forme
d’un manuscrit grec, présenté comme un récit de première main de
l’Assomption au ciel de Marie. Mais il décrit également comment, après la
crucifixion, elle a vécu à Jérusalem, priant quotidiennement sur la tombe
vide de son fils. Le récit décrit également sa mort et son enterrement
quelque part dans la vallée de Josaphat. L’authenticité de ce récit est depuis
longtemps remise en question, mais cela n’a pas empêché les théologiens
d’en utiliser plusieurs parties pour façonner la légende de Marie. J’ai
complètement modifié son contenu (à partir du chapitre 49) en utilisant un
autre récit tout aussi fantaisiste, La Vie de la Sainte Vierge Marie, tiré des
visions d’Anne Catherine Emmerich, chanoinesse, mystique et stigmatisée
du XIXe siècle.
Emmerich a dicté un long récit concernant une série de visions qu’elle
aurait eues au sujet de la Vierge, qui ont par la suite été publiées. Selon
Emmerich, la Vierge aurait terminé sa vie sur une colline près d’Éphèse, en
Turquie. C’est là qu’elle serait morte et montée au ciel. En 1881, un prêtre
français, l’abbé Julien Gouyet, a utilisé les descriptions de la maison des
visions d’Emmerich pour la chercher, et il l’a trouvée. Elle existe toujours
et peut être visitée. Je l’ai moi-même fait. Le Vatican n’a pas pris de
position officielle sur l’authenticité du lieu, mais, en 1951, Pie XII a déclaré
la maison lieu saint. Jean XXIII a ensuite réaffirmé cette déclaration.
Paul VI en 1967, Jean-Paul II en 1979 et Benoît XVI en 2006 ont tous visité
la maison, et l’ont traitée comme un sanctuaire, bien qu’il n’y ait
absolument aucune preuve que la structure existait à l’époque de Marie.
Mais pour les croyants, le verset II Corinthiens V, 7 est particulièrement
éloquent : Car nous marchons par la foi et non par la vue.
REMERCIEMENTS

Ce livre est mon premier à être publié chez Hachette Book Group. Je
remercie sincèrement Ben Stiver, vice-président senior et éditeur de Grand
Central, pour avoir donné sa chance à un vieux routard comme moi. Wes
Miller, mon éditeur, dont je suis ravi d’avoir fait la connaissance, et avec
qui cela a été un plaisir de travailler. C’est un homme d’une perspicacité
remarquable, qui a rendu ce livre bien meilleur. Merci également à Tiffany
Porcelli pour son expertise en marketing ; à Staci Burt, qui s’est occupé de
la publicité ; et à tous ceux qui ont travaillé sur la couverture et les pages de
ce livre. Ma reconnaissance va également à l’équipe des ventes et de la
production, à qui je dois l’existence de cet ouvrage et sa distribution à
grande échelle. Merci à toutes et à tous.
Toute ma gratitude également à Simon Lipskar, mon agent et ami, qui a
rendu ce livre possible.
Et je n’oublie pas Jessica Johns et Esther Garver, qui continuent à assurer le
bon fonctionnement de Steve Berry Enterprises. Nathalie Dumon, qui nous
a fait visiter Gand à Elizabeth et moi et qui nous a fourni de précieux
documents de recherche. Noah Charney, l’expert en tout ce qui concerne
L’Autel de Gand. Et Christophe Masiero, qui m’a aidé à améliorer mon
français.
Comme toujours, je remercie tout particulièrement la personne la plus
importante de ma vie, ma femme Elizabeth. Merci pour ton incroyable
intuition.
Sur une note un peu plus triste, je tiens à remercier encore une fois l’homme
qui m’a poussé à apprendre le métier d’écrivain, et qui nous a quittés
pendant l’écriture de ce livre. Frank Green a vécu une vie longue et
productive. De nombreux écrivains, dont moi-même, lui doivent beaucoup.
C’était un professeur exigeant, mais généreux de son temps, et si vous
gardiez votre bouche fermée et vos oreilles ouvertes, vous pouviez
apprendre beaucoup de lui. J’ai déjà dédié deux livres à Frank, mais il me
paraissait juste de le remercier une dernière fois. Il va énormément nous
manquer.
La dédicace de ce livre est un peu inhabituelle. Les romanciers travaillent
dans le monde de l’imagination. Un roman, par définition, n’est pas réel.
Bien sûr, ils contiennent des faits, des personnages et des choses qui
pourraient être réels, mais les intrigues, les conflits, les épreuves et les
conclusions ne sont jamais qu’une histoire, simplement destinée à divertir le
lecteur.
Walt et Roy Disney travaillaient aussi dans le monde de l’imagination. Walt
était le rêveur, un visionnaire. Roy était plus terre à terre, pragmatique,
c’était le financier. Cependant, aucun n’aurait pu s’épanouir sans l’autre.
Les rêves s’étiolent à moins que quelqu’un trouve le moyen de les
transformer en réalité.
C’est ce que Roy a fait pour Walt.
Ensemble, ils formaient une équipe créative extraordinaire, qui a produit
certains des personnages, des lieux et des histoires les plus mémorables de
l’histoire de l’humanité.
Ils étaient proches, mais leur relation n’était pas parfaite. Il y avait des
désaccords et des disputes, comme entre tous les frères, mais, à la fin, ils se
retrouvaient toujours. Ils semblaient avoir tous les deux compris qu’aucun
n’était complet sans l’autre. La preuve en a été faite après la mort de Walt
en 1966. Le rêve d’un deuxième parc à thème sur la côte est n’était alors
que cela, un rêve. Son créateur était parti. Mais Roy se donna pour mission
de veiller à ce que le « projet Floride » se concrétise. Le 1er octobre 1971, il
inaugura le parc, qu’il ne baptisa pas Disney World, mais Walt Disney
World.
Soixante-dix-neuf jours plus tard, Roy mourait.
Ce livre est donc dédié aux deux Disney, Walter Elias et Roy Oliver,
maîtres de l’imaginaire, créateurs de l’incroyable, deux hommes qui
continuent de susciter la joie et l’émerveillement, et d’émouvoir le monde.
Tous les jours.
Du même auteur
au cherche midi
Le Troisième Secret, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR JEAN-LUC
PININGRE.
L’Héritage des Templiers, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR
FRANÇOISE SMITH.
L’Énigme Alexandrie, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR FRANÇOISE
SMITH.
La Conspiration du Temple, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR
FRANÇOISE SMITH.
La Prophétie Charlemagne, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR DINIZ
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DUMOULIN.
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Le Complot Romanov, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR GILLES
MORRIS-DUMOULIN.
Le Monastère oublié, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR DANIÈLE
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Le Code Jefferson, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR DANIÈLE
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Le Temple de Jérusalem, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR DANIÈLE
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Le Secret des rois, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR DANIÈLE
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L’Héritage occulte, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR DANIÈLE
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Le Complot Malone, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR PHILIPPE
SZCZECINER.
La 14e Colonie, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR PHILIPPE
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SZCZECINER.
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ASLANIDES.
Les Saintes Reliques, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR PHILIPPE
SZCZECINER.
La Conspiration de l’Ombre, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR
PHILIPPE SZCZECINER.
Ouvrage publié sous la direction d’Arnaud Hofmarcher
avec la collaboration de Roland Brénin

© Steve Berry, 2022


Titre original : The Omega Factor
Éditeur original : Hodder & Stoughton

ISBN 978-2-7491-7379-5

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Couverture : Justine Dupré Photo : Dave Wall /Arcangel

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© le cherche midi, 2022, pour la traduction française


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