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Les musulmanes du Québec, des boucs émissaires1?

Par l’entremise de nos élus, nous nous apprêtons collectivement à interdire à nos concitoyens de
signifier leurs convictions religieuses dans divers contextes, en particulier dans le monde de l’édu-
cation. Comme cette mesure viole manifestement la liberté de religion et la liberté d’expression
enchâssées dans nos chartes des droits, nous comptons recourir à la mesure de dérogation prévue
dans celles-ci. Vraiment?

Ce projet cible essentiellement les femmes musulmanes, même s’il affectera des personnes de
toutes allégeances religieuses (catholiques, juives, sikhes, etc.). Les musulmanes se retrouvent au
centre de ce que l’on appelle, en météorologie, une « tempête parfaite ». La société québécoise
est hantée par les zones d’ombre de son passé catholique; elle a vu se développer et déferler
l’islamisme radical dans le monde; elle assiste à la révélation des agressions sexuelles commises
par des religieux ou des prêtres; elle découvre les sévices perpétrés dans les pensionnats autoch-
tones. « La religion », toutes les religions, et spécialement celles des autres, sont désormais con-
sidérées suspectes, voire foncièrement néfastes. Il ne faudrait plus les accommoder mais bien les
contrer, à commencer par les signes religieux.

Et si le fond du problème était ailleurs? Depuis le référendum de 1980, le Québec est coincé dans
une impasse sociopolitique et identitaire dont il ne sait comment sortir. Le passé canadien français
a été renié; le projet d’indépendance a fait long feu. Le malaise social est patent. Comme on ne
saurait le résoudre par une bonne guerre contre un ennemi extérieur, il reste la voie du bouc
émissaire : s’en prendre à un ennemi intérieur, réel ou imaginé. Les motifs pour le faire varient :
depuis quinze ans, les signes religieux, en particulier ceux des musulmanes, ont été vilipendés au
nom de l’égalité homme-femme, de la sécurité collective, de la laïcité de l’État, de l’intégration
des immigrants, de l’identité nationale, voire de la raison et de la science. La diversité des motifs
invoqués importe moins que leur contribution à la formation d’une « unanimité violente » (René
Girard) contre des boucs émissaires chargés de nos maux, afin que notre société trouve par là
quelque apaisement.

La violence que nous envisageons d’exercer est d’abord symbolique. Mais il ne faut pas en sous-
estimer la portée, parce que l’interdiction des signes religieux est associée à une restriction de
l’accès à l’emploi, et qu’elle est de nature à alimenter le sentiment antimusulman qui s’est mani-
festé de diverses manières au Québec ces dernières années, des vexations quotidiennes jusqu’aux
crimes les plus graves. Nombreux sont ceux qui, aujourd’hui encore, exacerbent publiquement ce
sentiment, dans les médias et ailleurs.

S’en prendre à la religion des autres au nom de « nos valeurs », c’est faire l’impasse sur deux
grands enjeux qui sont au cœur de notre malaise collectif. D’abord, qu’entendons-nous par ces
« valeurs » que les immigrants devraient professer pour être des nôtres? Que valorisons-nous ef-
fectivement dans notre société : l’individualisme, la compétition, la consommation, le divertisse-
ment? Si par « valeurs » nous entendons plutôt les grands principes de notre vie commune, ne
faudrait-il pas, outre la prévalence du français, l’égalité homme-femme et la laïcité, parler aussi

1
Paru dans le quotidien Le Soleil, 12 mars 2019, p. 19.
de liberté, de tolérance, de primauté du droit, de solidarité sociale, d’écologie, de pluralisme, et
d’autres principes encore?

Ensuite, s’agissant encore de « nos valeurs », de quel « nous » est-il ici question? Par-delà les Ca-
nadiens français que les franco-Québécois ne se disent plus être, ce « nous » concerne-t-il aussi
les Autochtones? Les Québécois de souche britannique, irlandaise, italienne, portugaise,
haïtienne, vietnamienne? Les néo-Québécois de toutes origines? Si tel est le cas, comment tout
ce beau monde est-il concrètement convié à contribuer à l’identité du Québec et à son projet de
société? Plus encore : dans quelle mesure peuvent-ils le faire à partir de leurs diverses convictions
religieuses et spirituelles?

Blaise Pascal écrivait, il y a quelque 450 ans : « Jamais on ne fait le mal si pleinement et si gaiement
que quand on le fait par conscience. » (Pensées, éd. Brunschvicg, #895) La bonne conscience
qu’évoque ici Pascal, c’est celle avec laquelle nous nous apprêtons à attenter aux droits fonda-
mentaux d’une partie de notre population, en particulier ceux des musulmanes. Mais si « nos va-
leurs » sont bien ce qui est en cause ici, un véritable débat démocratique sur ce qui fonde et cadre
notre vivre-ensemble ne serait-il pas à privilégier? Un débat sur le projet de société que nous
entendons nous donner? Un débat auquel tous seraient conviés, quels que soient leurs horizons
de sens?

Robert Mager est théologien, professeur retraité de l’Université Laval.

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