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Les derniers mots de Dexter dans la saison 7 reviennent sur le rôle constitutif des règles que
l’on se donne à soi-même pour définir qui l’on est :
Nous nous donnons tous des règles à nous-mêmes. Ce sont ces règles qui nous aident à définir
qui nous sommes. Quand nous violons ces règles, nous risquons de nous perdre nous-mêmes et
de devenir quelque chose d’inconnu. Qui est Deb maintenant ? Qui suis-je ? Est-ce un nouveau
commencement ? Ou le début de la fin[2] ?
Il n’est pas anodin qu’on fasse dire de telles choses sur la notion de règle à un personnage
prénommé Dexter. En effet, à la suite de Vincent Descombes, on peut rappeler que le latin
rectus veut dire « droit à la manière de cette ligne qu’on trace » et que regula désigne
« l’instrument à tracer la droite[3] ». Or, on sait que dexter veut dire « ce qui est à droite, droit »
ou encore « adroit[4] ». Dans Conditions nobles et ignobles, Stanley Cavell se demande lui
aussi si Wittgenstein savait ou s’il se souciait de savoir « que la racine de l’idée de juste (donc
de Recht, comme dans Rechtfertigung – qui spécifie l’idée de droit) est l’idée de tirer une ligne
droite, donc d’étendre la main vers quelque chose[5] ? » Après 7 saisons et plus de 80 épisodes,
il semble donc que l’enjeu précisé par ces mots soit rien de moins que celui de savoir si le
personnage de Dexter, qui peut incarner pour le spectateur la droiture morale et la figure du
justicier[6], pourra demeurer celui qu’il est malgré l’irrespect des règles qu’il s’est efforcé de
suivre toute sa vie. Cet enjeu narratif se double d’un enjeu commercial. En effet, il semble que
les spectateurs ont jusqu’ici apprécié Dexter, malgré son besoin de tuer, car il a toujours su
canaliser sa pulsion violente en ne l’exerçant que d’une façon légitime, la légitimité de la
violence étant strictement encadrée par le « Code » enseigné par son père adoptif, Harry, et qui
consiste en trois ou quatre règles : 1. « Ne tuer que quand on est justifié à le faire, sinon c’est
un simple meurtre. » (1.3), 2. « Être sûr d’être justifié » (1.2), 3. « Ne pas se faire prendre[7]. »
(1.6)
Les spectateurs continueront-ils donc à apprécier le personnage de Dexter s’il cesse de suivre
le Code et continue à tuer des innocents ? Mais on comprend que l’enjeu devient aussi moral car
si les spectateurs continuent à s’identifier à lui, qu’est-ce que cela voudra dire d’eux ? Cela ne
montrera-t-il pas que la chaîne de télévision publique suisse TSR a eu raison de boycotter la
série TV[8] ?
J’aimerais explorer ces enjeux en cherchant à rendre compte de ce que je trouve suffisamment
important dans la série Dexter pour l’avoir suivie intégralement (c’est-à-dire aujourd’hui
jusqu’à la fin de la saison 7). Autrement dit, les quelques pages qui suivent visent à faire ce que
Stanley Cavell nous incite à faire quand nous avons pris du plaisir à une œuvre d’art, à savoir
décrire mon expérience en déterminant les raisons de mon attachement à cette série télévisée[9].
1. Dexter, un super-héros ?
L’une des idées qui revient le plus souvent dans les textes consacrés à la série est qu’on y voit
un homme extraordinaire se faire passer pour un homme ordinaire. Il est d’abord extraordinaire
au sens « sociologique » où c’est un self-made man qui occupe un poste envié au Miami Police
Department, celui d’expert en médecine légale, spécialisé dans l’analyse de traces de sang, qui
travaille le jour sur les scènes de crime pour la police et la nuit à pourchasser et assassiner les
criminels qui ont réussi à échapper à la justice, tout en étant chargé de famille et même, à partir
de la saison 5, père célibataire !
Cependant, Dexter est plus qu’un superman « sociologique » : en fait, il est littéralement
Superman puisqu’il a tout du fameux super-héros. Comme Superman, il a une double-identité :
Dexter Morgan est en effet au Bay Harbor Butcher ce que Clark Kent est à Superman, à savoir
un personnage assez lisse, maladroit et sympathique (« le gars aux donuts[10] ») qui sert de
couverture à un être obsédé par le contrôle, à qui rien, ni personne ne résiste quand il s’agit de
protéger son territoire, respectivement Miami et Metropolis. Certes, Dexter ne semble pas
invincible au point où Superman l’est et il n’est pas capable non plus de s’affranchir des lois de
la nature. Cependant, c’est aussi le cas d’un Batman ou d’un Spider-Man. On dira que Batman
ou Spider-Man sont des super-héros parce qu’ils ont néanmoins d’autres super-pouvoirs. Mais,
comme Spider-Man, Dexter possède un « radar », qu’il appelle parfois son « instinct[11] » (1.3),
son « cerveau de lézard[12] » (7.3), lui permettant d’identifier intuitivement les individus
dangereux. Ne pourrait-on pas cependant reconnaître au moins cette différence évidente :
Dexter ne porte ni cape, ni costume moulant ? Mais ce serait passer un peu vite non seulement
sur sa tenue de tueur, un pantalon large de type « treillis » (« Cargo Pants »), un t-shirt
« henley », des gants de police (« black police tactical duty search gloves »), un bonnet noir,
mais surtout sur son tablier, ses gants en latex, son casque avec visière transparente et tous ses
précieux « instruments de travail[13] » : bâches en plastique, ruban adhésif, sacs poubelle,
seringues hypodermiques, scalpel, perceuse et surtout couteaux de boucher. Voilà un « attirail »
dont chacun ne dispose pas chez soi[14].
Puisque les films de super-héros plaisent, prendre conscience de ce que Dexter a tous les traits
du super-héros semble bien constituer un progrès dans notre enquête. Seulement, il n’est pas
sûr que nous sachions exactement pourquoi les histoires de super-héros plaisent. Peut-être peut-
on faire de nouveau progresser l’enquête en pratiquant un peu de généalogie. En effet, une idée
assez répandue veut que le mythe du super-héros hérite du mythe du héros de western. Ce qui
nous laisse avec au moins deux questions : Dexter est bien un petit-fils ou un arrière-petit-fils
du héros de western ? Pourquoi le héros de western a-t-il plu et peut-il plaire encore ?
2. Du western à Dexter
Soucieux de décrire mon expérience, préoccupé par le désir de lui être fidèle en cherchant à
comprendre mon attachement pour une série TV comme Dexter ou pour le western, j’ai la
chance d’avoir été précédé par un critique qui n’a pas hésité à se poser ce même genre de
questions, à une époque où le western n’était pas tenu pour un objet digne d’une pensée
sérieuse : Robert Warshow.
Dans son essai fameux intitulé « The Westerner[15] », Warshow a en effet essayé de prendre
au sérieux son expérience des westerns et les westerns eux-mêmes, en cherchant à déterminer
ce que son adhésion à ce genre mineur pouvait bien vouloir dire de lui et de ceux qui comme
lui aimaient à regarder ses œuvres. Résumant son précédent et non moins fameux article sur le
gangster[16], Warshow affirme que
[l]e gangster est isolé et mélancolique, et peut donner l’impression qu’il est un sage de grande
expérience. Il plaît surtout aux adolescents avec leur impatience et leur sentiment d’être des
outsiders, mais il plaît plus généralement à cette partie de nous-mêmes qui refuse de croire aux
possibilités « normales » du bonheur et de la réussite ; le gangster est le « non » au grand « oui »
Américain qui est inscrit en si gros sur notre culture officielle et a pourtant si peu à voir avec le
sentiment que nous inspirent nos vies[17].
L’isolement et la mélancolie sont aussi des caractéristiques du héros de western parce qu’il use
de la violence pour assurer l’ordre et la justice en attendant que le règne de la loi s’étende sur
l’Ouest. En effet, s’il use de la violence de façon légitime dans la mesure où il se sent toujours
tenu par un « code moral[18] », il ne peut empêcher qu’un doute pèse sur les motivations réelles
de ses actes et marque son personnage d’une ambiguïté morale : « cette ambiguïté vient du fait
que, quelles que soient ses justifications, il reste un tueur[19] ». C’est ce sentiment de culpabilité
qui rend compte de sa solitude et de sa mélancolie. C’est cette ambiguïté morale que l’on
retrouve dans le fait que le héros et le méchant sont le double l’un de l’autre, ce que reconnaît
Stanley Cavell dans un passage de La Projection du monde vraisemblablement inspiré de
Warshow :
ils sont tous deux en dehors de la loi, l’un parce qu’il est assez fort pour que personne n’y trouve
rien à redire, l’autre parce qu’il est assez fort pour s’imposer son propre code et pour que les
autres le respectent[20].
C’est encore cette ambiguïté morale qui fait dire à Stanley Cavell qu’
il ne peut pas être vrai que la satisfaction que procurent les westerns forts consiste simplement
à assister encore et toujours au triomphe du bien sur le mal. Si c’était tout, le caractère arbitraire
de la victoire ne donnerait que ce plaisir angoissé que l’on éprouve à suivre un jeu de hasard.
L’angoisse dans le western est plus profonde, on suit le drame du destin. La victoire est presque
arbitraire et l’extrême-justesse de l’issue laisse la porte ouverte à la question : Quel est le destin
qui choisit le plus fort pour défendre le bien ? Le mal est toujours victorieux à court terme,
pourquoi pas à jamais ? Pourquoi, dans un monde mauvais, est-ce à jamais le destin du bien
d’attirer la force dans son camp et de la renforcer ? […] La question est de savoir si le destin de
la vertu sera de perdre son pouvoir d’attraction, si tous les hommes et toutes les femmes
désespéreront du bonheur[21].
Autrement dit, dans une société comme la nôtre, la violence n’apparaît que comme un
phénomène nuisible et coûteux qui peut parfois se produire mais doit et ne doit être contrôlé
que par les représentants de l’ordre et de la loi. En partant de l’origine des villes du Far West,
le western retrouve quelque chose de la démarche des philosophes contractualistes qui
cherchaient dans la fiction de l’état de nature, les fondements d’une société juste et bien
ordonnée. En mettant en évidence la nécessité de la violence, le western permet que nous nous
posions la question philosophique du rapport de la force et de la justice et ce, d’une façon
d’autant plus radicale, que nous tendons à désespérer de nos institutions sociales et politiques.
Or, dans l’atmosphère étouffante de Miami, dans les couloirs de la hiérarchie du Miami Metro
Department, dans les banlieues résidentielles des femmes au foyer, la vertu semble en effet
avoir perdu de son attrait en même temps que l’usage de la force et de la ruse semble s’être
imposé comme une nécessité pour conserver son statut social, son rang, sa maison. Si Dexter
ou le héros de western nous plaisent, au-delà du « plaisir angoissé que l’on éprouve à suivre un
jeu de hasard » au scénario bien écrit par des scénaristes très inventifs[22], c’est donc peut-être
parce que, comme le gangster, chacun d’eux « parle pour nous, en exprimant cette partie de
[notre] âme qui rejette les qualités et les exigences de la vie moderne[23] » et la violence du
dégoût que le monde nous inspire.
Cette dimension symbolique du beau générique de la série Dexter n’a pas échappé aux
observateurs qui y ont vu en général l’expression très réussie de l’ambiguïté du personnage et
de nos vies ordinaires[24] : la préparation matinale avant d’aller travailler a en effet tout d’un
rituel où « chaque geste et chaque matière évoquent le sang ou la violence qui sommeillent au
cœur du quotidien, sous la forme de sardoniques oxymores[25] ». On a même pu écrire que
chaque geste de la routine matinale du jeune homme évoque une façon de tuer :
« l’étranglement, la suffocation, la noyade, l’arme blanche, la lacération, le broyage, la brûlure,
le choc brutal[26] », un double sens encouragé par une réalisation qui partant d’actions
quotidiennes bien connues, produit un sentiment d’inquiétante étrangeté : par exemple, les gros
plans,
[s]ouvent filmés au niveau des objets voire en contre-plongée, […] concentrent et exacerbent
la puissance, la violence de gestes banals. Certains passages, tournés au ralenti et en très haute
définition — comme on filme des sportifs ou des animaux en pleine chasse — contribuent à
une lecture différente de ces gestes anodins [4]. L’ordinaire est ici filmé de façon
extraordinaire, comme un moment rare[27].
L’hypothèse selon laquelle la série viserait à exprimer notre rejet de ce mode de vie et le dégoût
violent qu’il nous inspire se trouve corroborée par l’influence incontestable du générique et de
l’une des premières séquences du film American Psycho, adapté d’un roman de Bret Easton
Ellis de 1991 et réalisé par Mary Harron en 2000. Musiques semblables, mêmes gouttes d’un
liquide rouge que l’on peut prendre pour du sang dans les deux cas, mêmes ambiguïtés, même
référence à la préparation alimentaire et aux rituels matinaux, même façon de suggérer en nous
montrant le visage d’un homme derrière un masque (« de beauté » ou T-Shirt) que l’habit qu’on
enfile au matin avant de sortir est un costume que l’on porte aussi sur le visage pour déguiser
la violence, la haine ou la vulnérabilité qui ont l’âme pour empire.
Ces analyses du générique nous conduisent donc à nuancer notre hypothèse initiale : si Dexter
a tout du super-héros, ou du héros de western, il s’en distingue aussi dans la mesure où,
contrairement à eux, il a intériorisé son double maléfique. La lutte, qui a toujours été une lutte
intérieure mais était figurée par un dédoublement, est maintenant représentée comme étant
réellement intérieure, ce qui renforce l’ambiguïté du héros. Si Batman ou le héros de western a
toujours eu besoin du mal pour exister et du prétexte du maintien de l’ordre pour agir, Dexter
est habité par le mal, par ce qu’il appelle, d’un nom trouvé sur une affiche dans un magasin de
comics, son « Dark Passenger ». C’est un serial killer.
[1] Dexter (Showtime, 2006-), Saison 1, épisode 1 (1.1 ensuite) : « Camilla. You have a morbid
sense of fun. Dexter. That’s probably true. »
[2] Dexter 7.12 : « We all make rules for ourselves. It’s these rules that help define who we are.
So when we break those rules, we risk losing ourselves and becoming something unknown. Who
is Deb now? Who am I? Is this a new beginning? Or the beginning of the end? » Ces mots de
Dexter sont suivis d’un chant traditionnel écossais, « Auld Lang Syne » dont l’air correspond à
celui de « Ce n’est qu’un au revoir » en français, dont on entend les paroles suivantes :
« Devons-nous oublier les vieilles connaissances et le bon vieux temps ? » (« Should auld
acquaintance be forgot and days of auld lang syne ? »)
[3] Voir Vincent Descombes, Le complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même,
Paris, Gallimard, 2004, p. 443.
[4] Félix Gaffiot, Dictionnaire Gaffiot Latin-Français, Paris, Hachette, 1934, p. 516.
[5] Voir Cavell, « Le débat de l’ordinaire. Scènes d’instruction chez Wittgenstein et Kripke »,
in Conditions nobles et ignobles. La Constitution du perfectionnisme émersonien, in Qu’est-ce
que la philosophie américaine ?, Paris, Folio, 2009 (1993), p. 350.
[6] On pourrait en discuter. En français, voir, par exemple, Thibaut de Saint-Maurice, « Dexter
Morgan est-il un justicier ou un meurtrier ? », Philosophie en séries, Paris, ellipses, 2009,
p. 109-118.
[7] 1. « Killing must serve a purpose, otherwise it’s just murder. » (1.3) 2. « Be sure. » (1.2).
3. « Don’t get caught. » (1.6). J’écris « trois ou quatre » règles pour signaler que le nombre est
à peu près arbitraire. Ce qui compte, c’est qu’il y ait un Code. On trouve dans la série des
conseils plus nombreux et plus développés. Sara Waller et Sean McAleer ajoute les règles
suivantes : « Be careful in the act and in the cleanup. Never make things personal. Blend in
(fake emotion to appear normal). » Voir Sara Waller et Sean McAleer, « Deontology in
Dahmerland », éd. Richard Greene, George A. Reich et Rachel Robison-Greene, Dexter and
Philosophy, Mind over Spatter, Chicago et Lasalle, Illinois, Open Court, 2011, p.147.
[9] Voir Cavell, Philosophie, le jour d’après demain, Paris, Fayard, 2011, p. 17, par exemple,
mais aussi p. 77-78, 81-82, 93, 106, 272-273.
[12] « An alarm is going off inside my lizard brain. […] The amygdala. The most primitive part
of the brain that senses danger. Harry taught me to listen to mine. »
[13] On peut acheter la panoplie tout entière sur internet, par exemple à l’adresse suivante :
<http://www.squidoo.com/dexter-morgan-costumes>, consulté le 28 janvier 2013.
[14] Voir John Kenneth Muir, « The Killing Joke », Dexter and Philosophy, op. cit., p. 3-13,
pour un exposé détaillé des ressemblances entre Dexter et les super-héros.
[15] Robert Warshow, « Movie Chronicle : The Westerner » (1954), in The Immediate
Experience, Cambridge, Harvard University Press, 2001, p. 105-124.
[16] Warshow, « The Gangster » (1948), in The Immediate Experience, op. cit., p. 97-103.
[17] Robert Warshow, « Movie Chronicle : The Westerner », op. cit., p. 106.
[19] Id.
[20] Cavell, La Projection du monde, Paris, Belin, 1999, p. 92-93. A comparer avec cette
description de John Kenneth Muir du rapport de Dexter à son frère, Rudy, The Ice Truck Killer :
« Dexter – via le Code d’Harry – « contrôle le chaos » en lui, le dresse pour attraper les
méchants. Rudy, quant à lui, emploie ses capacités sans chercher à les brider, ni à les orienter
pour le bien de tous. » John Kenneth Muir, « The Killing Joke », in Dexter and Philosophy, op.
cit., p. 10.
[22] Voir Fabien Gaffez, « Dexter, le sombre passager », Positif, n° 607, septembre 2011,
p. 106 : « les scénaristes [des séries télévisées US] sont plus inventifs que les nouveaux
producteurs hollywoodiens ».
[25] Voir Gaffez, « Dexter, le sombre passager », art. cit., p. 108. Repérer les oxymores dans
Dexter est un jeu prisé sur le net, au moins depuis qu’on a noté que le personnage d’un
sympathique sociopathe en relevait. Voir Sean Mitchell, « So he’s a serial killer? A guy needs
a hobby », New York Times, 01/10/2006 ; cité par Erwan François, « Dexter : Délicieux malaise
au générique », publié le 23 juin 2009, <http://www.iconique.net/dexter-delicieux-malaise-au-
generique/<, consulté le 28 janvier 2013.
[26] Pierre Sérisier, « Dexter, le serial killer sublimé », blog Le Monde, 17 mars 2011,
<http://seriestv.blog.lemonde.fr/2011/03/17/dexter-le-serial-killer-sublime>, consulté le 28
janvier 2013.
[27] Voir Erwan François, « Dexter : Délicieux malaise au générique », art. cit. ; la note [4]
renvoie à Gordon, « An Emmy! Congratulations Digital Kitchen », Vision Research Focus
Newsletter, 24/10/2007, <http://focus.visionresearch.com/?p=39>, consulté le 28 janvier 2013.
Articles connexes
Je tiens bien sûr, à vous présenter mes excuses pour cette douce accusation, et à vous
remercier pour le parallèle très juste avec le générique d’American Psycho. Dexter,
tout comme Patrick Bateman, n’est « tout simplement pas là ». Si vous ne l’avez pas
déjà fait, je vous encourage à lire Lunar Park et Suites Impériales (la suite de Moins
que zéro, l’oeuvre publiée à 21 ans, un quart de siècle après) d’Ellis.
Cordialement,
Guillaume Fischer, étudiant en Philosophie à Toulouse et spécialiste-profiling.
Guillaume Fischer, merci de votre intérêt et de votre long et savant commentaire. Pour
que notre discussion nous conduise au mieux vers la vérité, peut-être serait-il utile
d’attendre que vous ayez lu la suite de mon texte qui ne devrait pas tarder à être
publiée ? En effet, la partie que vous venez de lire n’est que le début de mon enquête.
Or, la suite aborde directement le fait que Dexter soit un serial killer, même si je
m’intéresse moins à la pathologie en elle-même, sans pourtant m’en désintéresser
totalement, qu’au personnage et à ce que sa voix me dit de moi-même. Vous me direz
alors si vos interrogations ont trouvé des réponses et si elles vous ont satisfaites. Si ce
n’était pas le cas, j’essaierai de les préciser.
Eh bien ! Votre analyse soulève tant de choses, et à chaque paragraphe, une nouvelle
objection me vient à l’esprit, tant et si bien que je ne sais plus où donner de la tête.
Tout d’abord, je vous rejoins sur l’idée que la série nous apprend quelque chose sur la
nature même de nos instincts. Qu’est-ce-que cela dit de nous-même ? Que nous ne
sommes pas si différents dans ce qui se trame, au fond de nous, dans le complexe
labyrinthe de nos désirs, de nos peurs et de nos pulsions. C’est sans nul doute ce que la
série tente de dégager, et je trouve votre travail d’autant plus juste et approfondi.
La criminologie en est victime, parce qu’elle ne prend pas en compte de façon sérieuse
ce que je définirais comme les stades ultimes de l’évolution psychopathe, autrement
dit la capacité à vivre l’imitation comme une réalité, la capacité d’intégration et
l’incroyable faculté de comédie qui y est liée. L’étrangeté de ces stades réside dans le
fait que le psychopathe est un parfait caméléon au point qu’il peut devenir la couleur
qu’il imite. Mais ici, il faut évoquer les distinctions criminologiques traditionnelles.
Tout d’abord, un tueur psychopathe ne se dévoile vraiment que dans le passage à
l’acte. C’est dans ce passage à l’acte que se définissent les catégories de tueurs: tueur
pulsionnel ( désignation de la victime sous forme de « flash » assez similaire à ce
qu’on nomme communément un « coup de foudre » ), tueur dit « organisé » ( longue
préméditation vécue comme un plaisir ), etc…
Or c’est dans cette approche trop catégorisante que la criminologie actuelle se voit
désarmée face aux psychopathes disposant d’une intelligence plus aiguisée que
d’autres. Elle reste en effet attachée à l’idée que la puissance de la pulsion de meurtre
empêche le tueur d’envisager tous les éléments assurant sa « survie » au sein de la
société, et il faut dire, que c’est souvent vrai. Les exemples sont multiples dans
l’histoire criminologique récente, Luka Magnotta, Stephen Griffiths ou encore
Mohamed Merah. La criminologie a cependant raté le mariage entre la folie et
l’intelligence, stade ultime de l’évolution psychopathe. Car en dehors de ces castes
définies à la suite de longues observations, une nouvelle mutation s’est extraite de
l’idée même de caste, pour se réaliser dans cette sorte d’ « ultime prédateur », à savoir
le prédateur qui réussit à construire sa mentalité psychopathe en parfaite adéquation
avec la société et autrui, et à établir une hiérarchie entre cette adéquation et la gestion
de la pulsion de meurtre. Une telle réalisation est-elle possible ? Contrairement à la
criminologie qui affirme que les figures psychopathes à ce point intelligentes ne sont
qu’une virtualité véhiculée par les films et la littérature, quelques cas particuliers
démontrent la possibilité de cette réalisation. Pour reprendre la figure de Dexter, sa
capacité, dans la série, à faire passer la survie de son besoin de meurtre avant la
réalisation de la pulsion elle-même, est un prolongement de la prudence que le Zodiac
killer mettait en oeuvre en parant à toute éventualité d’être retrouvé ( voir sur ce point,
les dossiers du FBI rendus public, et l’histoire de ce tueur qui ne fût jamais arrêté ). Le
métier qui rend la réalisation de la pulsion de Dexter plus facile, et qui perfectionne
son moi social, est également inspiré d’un serial killer réel, arrêté au bout de neuf
meurtres. Plus inquiétant encore, l’événement qui débute la saison deux de la série,
c’est-à-dire la découverte des corps dans le paysage sous-marin au large de Miami,
n’est pas sans rappeler la découverte macabre d’une douzaine de restes humains
attribués au serial killer qui sévit actuellement aux Etats-Unis, surnommé The Long-
Island killer. Cette liste de faits divers est certes glauque, mais elle est néanmoins un
élément qui remet en cause les certitudes de la criminologie, qui n’a pas pris en
compte l’émergence de cet « ultime prédateur » capable d’intégrer sa mentalité
psychopathe à la société, à la façon d’un caméléon. La réalisation dont je parlais
précédemment a lieu parce que le psychopathe est parfaitement conscient de
l’anormalité de sa mentalité, tout en vivant sa pulsion comme un besoin vital. Pour
organiser la survie de cette pulsion, le psychopathe développe des capacités
d’observation et d’imitation dépendantes d’une acuité intellectuelle aiguisée. Le serial
killer calque le comportement d’autrui. Cela me permet de revenir sur la notion de
calque, point d’origine de ma réflexion. L’opération qu’accomplit le psychopathe est
similaire à un savoir-faire: elle est sous-tendue par un but – survie de la pulsion de
meurtre – et se construit autour d’un mode – observation, compréhension, imitation –
et se présente comme un paradoxe. En effet, le stade de la compréhension est
semblable à une coquille vide, c’est-à-dire que le psychopathe, au stade évolutif le
plus abouti, est capable de saisir les motivations du comportement, les enjeux etc,
mais sans les vivre à la manière dont les vit un individu normal. Par exemple, le
psychopathe fonctionne comme un contraire du comportement amoureux. La où
l’individu normal ressent l’amour sans le comprendre, le psychopathe comprend
l’amour sans le ressentir. C’est ce paradoxe qui est à l’origine de la faculté de certains
serial killers à séduire aisément, à avoir un potentiel charismatique bien plus
développé que la moyenne. Tous les mécanismes du comportement humain sont
parfaitement intégrés par le serial killer, ce qui accroit sa dangerosité par rapport à la
société pour deux raisons. Premièrement, cela conforte la prise de conscience de sa
supériorité, donc injecte un peu plus de folie dans le mariage dont j’ai parlé, mais sans
provoquer de déséquilibre, et deuxièmement, cela pose d’emblée un rapport dominant-
dominé entre le psychopathe et l’Autre ( un rapport en quelque sorte inversé par
rapport aux analyses de Lévinas dans Autrement qu’être et au-delà de l’essence ). Un
danger qu’on pourrait qualifier d’ironie mordante lorsqu’on pense que ce que les
experts s’efforcent de comprendre se présente en fait comme un expert encore plus
compétent, toujours dans l’idée d’un stade abouti de l’évolution psychopathe, et dans
la perspective du mariage entre folie et intelligence.
Voici l’hypothèse à laquelle l’idée de calque voulait aboutir. Est-il possible que le
calque, l’imitation opérée par le serial killer soit à ce point réelle qu’il en vienne à
confondre l’imitation et le réel ? Le psychopathe, incapable de sentiment, peut-il vivre
un sentiment à la manière de Dexter qui finit par être affecté par sa famille ? Mon
hypothèse va dans le sens d’une réponse affirmative. La complexité de la
psychopathie, qui n’est ni totalement une névrose, ni totalement une psychose, mais
plutôt un mélange des différentes affections mentales cliniquement connues, réside
dans la fragilité de la frontière établie entre réel et fiction. Il est vrai que la survie du
besoin de tuer, une fois le passage à l’acte accompli, est plus puissante que tout le
reste. En tant que psychopathe, Dexter, dans la constitution de son « Code » calque
une morale observée qui lui permette d’être en adéquation avec la société, il l’imite du
mieux qu’il peut afin de parfaire son moi social et de faire survivre son besoin anormal
et terrible grâce à une justification conforme aux attentes de la société. Cette imitation
de la morale qui finit par être vécue comme une réalité est confrontée évidemment
dans la série au besoin de meurtre, et la cohabitation des deux tendances, évidemment
impossible, annonce une saison finale pour le moins chaotique. Mais ce cas de figure
virtuel, que j’utilise ici comme tramplin pour ma réflexion orientée autour de l’idée de
calque ( une véritable obssession chez les serial killers dans le dernier stade évolutif )
se rapproche beaucoup du cas de figure réel du serial killer qui commet
volontairement une erreur ( ADN, empreinte digitale, etc ) afin d’être arrêté. Je
m’inscris à l’encontre de la criminologie qui prétend, dans son approche trop
catégorisante, que ce genre d’acte est motivé par le besoin de reconnaissance – une
caractéristique clinique de la psychopathie -. Le besoin de tuer est en effet
hiérarchiquement supérieur, dans la mentalité du serial killer, à un besoin de
reconnaissance qu’il peut trouver ailleurs ( voir le cas du Zodiac killer ). L’hypothèse
du principe du calque vécu comme réalité par le tueur psychopathe est peut-être plus
plausible dans l’explication d’un tel acte, et se présente peut-être comme la clé de
voûte de la compréhension de cette structure effroyablement complexe qu’est la
mentalité d’un psychopathe serial killer, dans ce que j’ai désigné comme un dernier
stade évolutif non envisagé par la criminologie moderne.
C’est bien sur cette notion de pathologie que je souhaite revenir, même si je n’ai
aucune maîtrise dans le domaine psychiatrique en général.
» Contrairement, donc, à une croyance répandue, ce n’est pas son manque d’empathie
qui conduit Dexter à tuer ses victimes, mais au contraire un excès d’empathie qui lui
fait détester l’injustice et la persécution des victimes au point d’exterminer les tueurs.
C’est d’ailleurs quelque chose dont Dexter va prendre progressivement conscience
jusqu’à cet épisode 9 de la saison 5 où il s’en prend au beau-père violent d’une amie
d’Astor, Olivia. »
Il faut, je crois, demeurer très prudent à cette étape. Peut-être que pour des raisons
éthiques, cet évènement dans la saison 5 ( d’ailleurs toute la saison me semble
représentative de cette volonté ) intervient pour rassurer le spectateur, à ce stade où la
série s’arrête sur la mort de Rita, qui conclut un jeu pervers entre Dexter et Trinity.
Voilà, j’ai tâché de résumer tout ce que je pensais dans une sorte de conclusion qui
achèverait mon travail en même temps. En réalité, notre pensée se rejoint, je crois,
mais j’avoue être pris dans la confusion due à cette dualité mentale du serial killer,
entre pulsion meurtrière et désir de la vie humaine qui se traduit comme un calque, et
l’un n’allant pas sans l’autre…
(suite à l’extrait de mes travaux) C’est alors que Dexter nous apparaît être le symbole-
même du calque. Dexter, monstrueux certes, mais cherchant tellement la normalité et
la ressemblance, qu’il en finit par être affecté. Et c’est ici que l’interprétation du
spectateur choisit, elle aussi, la normalité. Doit-on être mal à l’aise parce qu’on aime
Dexter, parce qu’on en vient à souhaiter sa réussite ? Est-il légitime de choisir son
camp, lorsque confronté au danger d’être découvert pour ce qu’il est vraiment, Dexter
estime que Doakes doit être le Bay harbor butcher malgré son innocence ?
Comme le soulève Susan Amper, « Our empathy for Dexter goes deeper than merely
hoping he does not get caught. As Dexter grapples with life, we witness his struggle
and sympathize. We can see ourselves in Dexter: his feelings of alienation, his wry
(ironique) take on the people around him and their incomprehensible behavior. But
this is scary. If I identify with a serial killer, what does that say about me ? » ( in
Dexter’s Dark World. The Serial Killer as Superhero ). Hugo Clémot, dans la
deuxième partie de sa lecture de Dexter reprend cette question. Qu’est-ce-que cela dit
de nous-même ? Que nous ne sommes pas si différents dans ce qui se trame, au fond
de nous, dans le complexe labyrinthe de nos désirs, de nos peurs et de nos pulsions,
par rapport au personnage de Dexter. C’est sans nul doute ce que la série tente de
dégager. Mais il faut ici relever que la série adoucit cette question qui finit par torturer.
Doakes est en effet présenté comme un flic droit, mais qui n’hésite pas à régler ses
comptes personnels avec son arme de service jusqu’à tuer, et au bout du compte,
même si le chemin de sa mort a été dessiné par Dexter, ce ne sera pas de la main de
celui-ci. En définitive, une attention aiguisée dévoile facilement les mécanismes qui
nous amènent à l’acceptation de l’idée qu’on s’identifie à un serial killer. L’élément
maléfique chez Dexter, survit dans un adoucissement permanent de sa nature. Il tue
des prédateurs. Il protège à tout-prix sa soeur de son secret, il aime Rita et ses enfants,
il aide Lumen dans sa quête de la vengeance, il blesse même un beau-père qui bat sa
fille pour le décourager de décharger sa violence sur elle.
Cet adoucissement permet en fait au spectateur de ressentir une certaine paix face à
l’identification du personnage, et par la même occasion de bâtir la série comme un
reflet de la société moderne. Pourquoi choisir un serial killer comme personnage
principal ? Parce que le serial killer est l’accomplissement complet du malaise
existentiel qui frappe chaque individu au quotidien. La question de l’identité, la
question de la redondance, des sentiments, la sensation de vide qui accompagne
parfois les quelques pas qui vont affaisser le corps sur un lit, la peur de la solitude…
Tous ces doutes qui assaillent Dexter, tout ce qui modifie sa vie, ce n’est pas si
différent du lycéen qui se sent seul, du père de famille qui se sent oppressé par sa
famille, sans espace mais qui ne veut pas la perdre. Tout comme nous, Dexter ne veut
pas perdre ce qu’il a. Tout comme nous, il désire à la fois la liberté et les clés de son
bonheur, si bonheur il y a, car rappelons qu’il ne le sait finalement jamais. Il y a tant
de ressemblances que le malaise vis à vis de son » Dark Passenger » s’estompe
légérement. Après tout il se décrit lui-même comme esclave de cette chose sombre,
étrange, qui le ronge. Il ne l’a pas voulu. Dès lors, on peut bien l’accepter, d’autant
qu’il est un prédateur parmi les prédateurs. Dexter est l’histoire d’un serial killer, mais
Dexter est un miroir social parce qu’il est l’éxagération de ce que nous vivons.
Cela me conduit à vous poser une question relative au post précédent, c’est-à-dire le
second. Je me demande s’il n’y aurait pas une tension entre l’affirmation précédente,
dont on peut dire qu’elle contient en substance le contenu du troisième post, et
certaines thèses du second. En effet, je crois que votre remise en cause des certitudes
criminologiques devrait s’accompagner d’une remise en cause de certitudes relatives
aux motivations, enjeux, etc., du comportement d’un individu normal. Pour reprendre
l’exemple que vous donnez, quand vous écrivez que « [l]à où l’individu normal
ressent l’amour sans le comprendre, le psychopathe comprend l’amour sans le
ressentir », je ne suis pas sûr de bien comprendre moi-même. En effet, est-il sûr que
l’individu normal sache toujours quand il est amoureux ? Ne faudrait-il pas distinguer
entre les cas où l’individu est amoureux et le sait (ou le comprend) et les cas où il est
amoureux sans le savoir (ou le comprend) sans le savoir, c’est-à-dire inconsciemment
? S’il fallait faire cette distinction et reconnaître l’existence du deuxième type de cas,
quelles conséquences devrions-nous en tirer pour le comportement amoureux ordinaire
? Ne peut-il nous arriver, à nous aussi, de comprendre l’amour sans le ressentir ?
Cela me conduit une deuxième difficulté, qui est liée à votre notion de « calque », «
double » ou « imitation ». Vous soutenez que « [l]e psychopathe, incapable de
sentiment, peut […] vivre un sentiment à la manière de Dexter qui finit par être affecté
par sa famille ». J’aimerais savoir en quel sens extraordinaire, donc, on peut dire de
Dexter qu’il « finit par être affecté par sa famille ». Je pense que vous vous heurterez
ici au problème classique de la représentation qui est celui de savoir comment éviter
que le représentant n’en vienne à faire disparaître le représenté. Par exemple, il n’est
pas sûr que l’on puisse distinguer « la complexité de la psychopathie » seulement en
disant que pour le psychopathe, la frontière établie entre réel et fiction est fragile. En
effet, il me semble qu’une série TV comme Dexter nous permet justement de prendre
conscience de la complexité de la normalité, de l’ordinaire, une complexité qui réside
notamment elle aussi dans la fragilité de la frontière entre réel et fiction, réalité et
fantasme, c’est du moins ce que j’essaie de dire dans la troisième partie de mon article.
Ces deux remarques ne sont donc pas des objections, mais des interrogations, qui
visent essentiellement à vous inciter à finir d’écrire et de publier ce qui constitue
maintenant un article que j’ai très envie de lire.
Bien cordialement, Hugo Clémot.
Les derniers mots de Dexter dans la saison 7 reviennent sur le rôle constitutif des règles que
l’on se donne à soi-même pour définir qui l’on est :
Nous nous donnons tous des règles à nous-mêmes. Ce sont ces règles qui nous aident à définir
qui nous sommes. Quand nous violons ces règles, nous risquons de nous perdre nous-mêmes et
de devenir quelque chose d’inconnu. Qui est Deb maintenant ? Qui suis-je ? Est-ce un nouveau
commencement ? Ou le début de la fin[2] ?
Il n’est pas anodin qu’on fasse dire de telles choses sur la notion de règle à un personnage
prénommé Dexter. En effet, à la suite de Vincent Descombes, on peut rappeler que le latin
rectus veut dire « droit à la manière de cette ligne qu’on trace » et que regula désigne
« l’instrument à tracer la droite[3] ». Or, on sait que dexter veut dire « ce qui est à droite, droit »
ou encore « adroit[4] ». Dans Conditions nobles et ignobles, Stanley Cavell se demande lui
aussi si Wittgenstein savait ou s’il se souciait de savoir « que la racine de l’idée de juste (donc
de Recht, comme dans Rechtfertigung – qui spécifie l’idée de droit) est l’idée de tirer une ligne
droite, donc d’étendre la main vers quelque chose[5] ? » Après 7 saisons et plus de 80 épisodes,
il semble donc que l’enjeu précisé par ces mots soit rien de moins que celui de savoir si le
personnage de Dexter, qui peut incarner pour le spectateur la droiture morale et la figure du
justicier[6], pourra demeurer celui qu’il est malgré l’irrespect des règles qu’il s’est efforcé de
suivre toute sa vie. Cet enjeu narratif se double d’un enjeu commercial. En effet, il semble que
les spectateurs ont jusqu’ici apprécié Dexter, malgré son besoin de tuer, car il a toujours su
canaliser sa pulsion violente en ne l’exerçant que d’une façon légitime, la légitimité de la
violence étant strictement encadrée par le « Code » enseigné par son père adoptif, Harry, et qui
consiste en trois ou quatre règles : 1. « Ne tuer que quand on est justifié à le faire, sinon c’est
un simple meurtre. » (1.3), 2. « Être sûr d’être justifié » (1.2), 3. « Ne pas se faire prendre[7]. »
(1.6)
Les spectateurs continueront-ils donc à apprécier le personnage de Dexter s’il cesse de suivre
le Code et continue à tuer des innocents ? Mais on comprend que l’enjeu devient aussi moral car
si les spectateurs continuent à s’identifier à lui, qu’est-ce que cela voudra dire d’eux ? Cela ne
montrera-t-il pas que la chaîne de télévision publique suisse TSR a eu raison de boycotter la
série TV[8] ?
J’aimerais explorer ces enjeux en cherchant à rendre compte de ce que je trouve suffisamment
important dans la série Dexter pour l’avoir suivie intégralement (c’est-à-dire aujourd’hui
jusqu’à la fin de la saison 7). Autrement dit, les quelques pages qui suivent visent à faire ce que
Stanley Cavell nous incite à faire quand nous avons pris du plaisir à une œuvre d’art, à savoir
décrire mon expérience en déterminant les raisons de mon attachement à cette série télévisée[9].
1. Dexter, un super-héros ?
L’une des idées qui revient le plus souvent dans les textes consacrés à la série est qu’on y voit
un homme extraordinaire se faire passer pour un homme ordinaire. Il est d’abord extraordinaire
au sens « sociologique » où c’est un self-made man qui occupe un poste envié au Miami Police
Department, celui d’expert en médecine légale, spécialisé dans l’analyse de traces de sang, qui
travaille le jour sur les scènes de crime pour la police et la nuit à pourchasser et assassiner les
criminels qui ont réussi à échapper à la justice, tout en étant chargé de famille et même, à partir
de la saison 5, père célibataire !
Cependant, Dexter est plus qu’un superman « sociologique » : en fait, il est littéralement
Superman puisqu’il a tout du fameux super-héros. Comme Superman, il a une double-identité :
Dexter Morgan est en effet au Bay Harbor Butcher ce que Clark Kent est à Superman, à savoir
un personnage assez lisse, maladroit et sympathique (« le gars aux donuts[10] ») qui sert de
couverture à un être obsédé par le contrôle, à qui rien, ni personne ne résiste quand il s’agit de
protéger son territoire, respectivement Miami et Metropolis. Certes, Dexter ne semble pas
invincible au point où Superman l’est et il n’est pas capable non plus de s’affranchir des lois de
la nature. Cependant, c’est aussi le cas d’un Batman ou d’un Spider-Man. On dira que Batman
ou Spider-Man sont des super-héros parce qu’ils ont néanmoins d’autres super-pouvoirs. Mais,
comme Spider-Man, Dexter possède un « radar », qu’il appelle parfois son « instinct[11] » (1.3),
son « cerveau de lézard[12] » (7.3), lui permettant d’identifier intuitivement les individus
dangereux. Ne pourrait-on pas cependant reconnaître au moins cette différence évidente :
Dexter ne porte ni cape, ni costume moulant ? Mais ce serait passer un peu vite non seulement
sur sa tenue de tueur, un pantalon large de type « treillis » (« Cargo Pants »), un t-shirt
« henley », des gants de police (« black police tactical duty search gloves »), un bonnet noir,
mais surtout sur son tablier, ses gants en latex, son casque avec visière transparente et tous ses
précieux « instruments de travail[13] » : bâches en plastique, ruban adhésif, sacs poubelle,
seringues hypodermiques, scalpel, perceuse et surtout couteaux de boucher. Voilà un « attirail »
dont chacun ne dispose pas chez soi[14].
Puisque les films de super-héros plaisent, prendre conscience de ce que Dexter a tous les traits
du super-héros semble bien constituer un progrès dans notre enquête. Seulement, il n’est pas
sûr que nous sachions exactement pourquoi les histoires de super-héros plaisent. Peut-être peut-
on faire de nouveau progresser l’enquête en pratiquant un peu de généalogie. En effet, une idée
assez répandue veut que le mythe du super-héros hérite du mythe du héros de western. Ce qui
nous laisse avec au moins deux questions : Dexter est bien un petit-fils ou un arrière-petit-fils
du héros de western ? Pourquoi le héros de western a-t-il plu et peut-il plaire encore ?
2. Du western à Dexter
Soucieux de décrire mon expérience, préoccupé par le désir de lui être fidèle en cherchant à
comprendre mon attachement pour une série TV comme Dexter ou pour le western, j’ai la
chance d’avoir été précédé par un critique qui n’a pas hésité à se poser ce même genre de
questions, à une époque où le western n’était pas tenu pour un objet digne d’une pensée
sérieuse : Robert Warshow.
Dans son essai fameux intitulé « The Westerner[15] », Warshow a en effet essayé de prendre
au sérieux son expérience des westerns et les westerns eux-mêmes, en cherchant à déterminer
ce que son adhésion à ce genre mineur pouvait bien vouloir dire de lui et de ceux qui comme
lui aimaient à regarder ses œuvres. Résumant son précédent et non moins fameux article sur le
gangster[16], Warshow affirme que
[l]e gangster est isolé et mélancolique, et peut donner l’impression qu’il est un sage de grande
expérience. Il plaît surtout aux adolescents avec leur impatience et leur sentiment d’être des
outsiders, mais il plaît plus généralement à cette partie de nous-mêmes qui refuse de croire aux
possibilités « normales » du bonheur et de la réussite ; le gangster est le « non » au grand « oui »
Américain qui est inscrit en si gros sur notre culture officielle et a pourtant si peu à voir avec le
sentiment que nous inspirent nos vies[17].
L’isolement et la mélancolie sont aussi des caractéristiques du héros de western parce qu’il use
de la violence pour assurer l’ordre et la justice en attendant que le règne de la loi s’étende sur
l’Ouest. En effet, s’il use de la violence de façon légitime dans la mesure où il se sent toujours
tenu par un « code moral[18] », il ne peut empêcher qu’un doute pèse sur les motivations réelles
de ses actes et marque son personnage d’une ambiguïté morale : « cette ambiguïté vient du fait
que, quelles que soient ses justifications, il reste un tueur[19] ». C’est ce sentiment de culpabilité
qui rend compte de sa solitude et de sa mélancolie. C’est cette ambiguïté morale que l’on
retrouve dans le fait que le héros et le méchant sont le double l’un de l’autre, ce que reconnaît
Stanley Cavell dans un passage de La Projection du monde vraisemblablement inspiré de
Warshow :
ils sont tous deux en dehors de la loi, l’un parce qu’il est assez fort pour que personne n’y trouve
rien à redire, l’autre parce qu’il est assez fort pour s’imposer son propre code et pour que les
autres le respectent[20].
C’est encore cette ambiguïté morale qui fait dire à Stanley Cavell qu’
il ne peut pas être vrai que la satisfaction que procurent les westerns forts consiste simplement
à assister encore et toujours au triomphe du bien sur le mal. Si c’était tout, le caractère arbitraire
de la victoire ne donnerait que ce plaisir angoissé que l’on éprouve à suivre un jeu de hasard.
L’angoisse dans le western est plus profonde, on suit le drame du destin. La victoire est presque
arbitraire et l’extrême-justesse de l’issue laisse la porte ouverte à la question : Quel est le destin
qui choisit le plus fort pour défendre le bien ? Le mal est toujours victorieux à court terme,
pourquoi pas à jamais ? Pourquoi, dans un monde mauvais, est-ce à jamais le destin du bien
d’attirer la force dans son camp et de la renforcer ? […] La question est de savoir si le destin de
la vertu sera de perdre son pouvoir d’attraction, si tous les hommes et toutes les femmes
désespéreront du bonheur[21].
Autrement dit, dans une société comme la nôtre, la violence n’apparaît que comme un
phénomène nuisible et coûteux qui peut parfois se produire mais doit et ne doit être contrôlé
que par les représentants de l’ordre et de la loi. En partant de l’origine des villes du Far West,
le western retrouve quelque chose de la démarche des philosophes contractualistes qui
cherchaient dans la fiction de l’état de nature, les fondements d’une société juste et bien
ordonnée. En mettant en évidence la nécessité de la violence, le western permet que nous nous
posions la question philosophique du rapport de la force et de la justice et ce, d’une façon
d’autant plus radicale, que nous tendons à désespérer de nos institutions sociales et politiques.
Or, dans l’atmosphère étouffante de Miami, dans les couloirs de la hiérarchie du Miami Metro
Department, dans les banlieues résidentielles des femmes au foyer, la vertu semble en effet
avoir perdu de son attrait en même temps que l’usage de la force et de la ruse semble s’être
imposé comme une nécessité pour conserver son statut social, son rang, sa maison. Si Dexter
ou le héros de western nous plaisent, au-delà du « plaisir angoissé que l’on éprouve à suivre un
jeu de hasard » au scénario bien écrit par des scénaristes très inventifs[22], c’est donc peut-être
parce que, comme le gangster, chacun d’eux « parle pour nous, en exprimant cette partie de
[notre] âme qui rejette les qualités et les exigences de la vie moderne[23] » et la violence du
dégoût que le monde nous inspire.
Cette dimension symbolique du beau générique de la série Dexter n’a pas échappé aux
observateurs qui y ont vu en général l’expression très réussie de l’ambiguïté du personnage et
de nos vies ordinaires[24] : la préparation matinale avant d’aller travailler a en effet tout d’un
rituel où « chaque geste et chaque matière évoquent le sang ou la violence qui sommeillent au
cœur du quotidien, sous la forme de sardoniques oxymores[25] ». On a même pu écrire que
chaque geste de la routine matinale du jeune homme évoque une façon de tuer :
« l’étranglement, la suffocation, la noyade, l’arme blanche, la lacération, le broyage, la brûlure,
le choc brutal[26] », un double sens encouragé par une réalisation qui partant d’actions
quotidiennes bien connues, produit un sentiment d’inquiétante étrangeté : par exemple, les gros
plans,
[s]ouvent filmés au niveau des objets voire en contre-plongée, […] concentrent et exacerbent
la puissance, la violence de gestes banals. Certains passages, tournés au ralenti et en très haute
définition — comme on filme des sportifs ou des animaux en pleine chasse — contribuent à
une lecture différente de ces gestes anodins [4]. L’ordinaire est ici filmé de façon
extraordinaire, comme un moment rare[27].
L’hypothèse selon laquelle la série viserait à exprimer notre rejet de ce mode de vie et le dégoût
violent qu’il nous inspire se trouve corroborée par l’influence incontestable du générique et de
l’une des premières séquences du film American Psycho, adapté d’un roman de Bret Easton
Ellis de 1991 et réalisé par Mary Harron en 2000. Musiques semblables, mêmes gouttes d’un
liquide rouge que l’on peut prendre pour du sang dans les deux cas, mêmes ambiguïtés, même
référence à la préparation alimentaire et aux rituels matinaux, même façon de suggérer en nous
montrant le visage d’un homme derrière un masque (« de beauté » ou T-Shirt) que l’habit qu’on
enfile au matin avant de sortir est un costume que l’on porte aussi sur le visage pour déguiser
la violence, la haine ou la vulnérabilité qui ont l’âme pour empire.
Ces analyses du générique nous conduisent donc à nuancer notre hypothèse initiale : si Dexter
a tout du super-héros, ou du héros de western, il s’en distingue aussi dans la mesure où,
contrairement à eux, il a intériorisé son double maléfique. La lutte, qui a toujours été une lutte
intérieure mais était figurée par un dédoublement, est maintenant représentée comme étant
réellement intérieure, ce qui renforce l’ambiguïté du héros. Si Batman ou le héros de western a
toujours eu besoin du mal pour exister et du prétexte du maintien de l’ordre pour agir, Dexter
est habité par le mal, par ce qu’il appelle, d’un nom trouvé sur une affiche dans un magasin de
comics, son « Dark Passenger ». C’est un serial killer.
[1] Dexter (Showtime, 2006-), Saison 1, épisode 1 (1.1 ensuite) : « Camilla. You have a morbid
sense of fun. Dexter. That’s probably true. »
[2] Dexter 7.12 : « We all make rules for ourselves. It’s these rules that help define who we are.
So when we break those rules, we risk losing ourselves and becoming something unknown. Who
is Deb now? Who am I? Is this a new beginning? Or the beginning of the end? » Ces mots de
Dexter sont suivis d’un chant traditionnel écossais, « Auld Lang Syne » dont l’air correspond à
celui de « Ce n’est qu’un au revoir » en français, dont on entend les paroles suivantes :
« Devons-nous oublier les vieilles connaissances et le bon vieux temps ? » (« Should auld
acquaintance be forgot and days of auld lang syne ? »)
[3] Voir Vincent Descombes, Le complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même,
Paris, Gallimard, 2004, p. 443.
[4] Félix Gaffiot, Dictionnaire Gaffiot Latin-Français, Paris, Hachette, 1934, p. 516.
[5] Voir Cavell, « Le débat de l’ordinaire. Scènes d’instruction chez Wittgenstein et Kripke »,
in Conditions nobles et ignobles. La Constitution du perfectionnisme émersonien, in Qu’est-ce
que la philosophie américaine ?, Paris, Folio, 2009 (1993), p. 350.
[6] On pourrait en discuter. En français, voir, par exemple, Thibaut de Saint-Maurice, « Dexter
Morgan est-il un justicier ou un meurtrier ? », Philosophie en séries, Paris, ellipses, 2009,
p. 109-118.
[7] 1. « Killing must serve a purpose, otherwise it’s just murder. » (1.3) 2. « Be sure. » (1.2).
3. « Don’t get caught. » (1.6). J’écris « trois ou quatre » règles pour signaler que le nombre est
à peu près arbitraire. Ce qui compte, c’est qu’il y ait un Code. On trouve dans la série des
conseils plus nombreux et plus développés. Sara Waller et Sean McAleer ajoute les règles
suivantes : « Be careful in the act and in the cleanup. Never make things personal. Blend in
(fake emotion to appear normal). » Voir Sara Waller et Sean McAleer, « Deontology in
Dahmerland », éd. Richard Greene, George A. Reich et Rachel Robison-Greene, Dexter and
Philosophy, Mind over Spatter, Chicago et Lasalle, Illinois, Open Court, 2011, p.147.
[9] Voir Cavell, Philosophie, le jour d’après demain, Paris, Fayard, 2011, p. 17, par exemple,
mais aussi p. 77-78, 81-82, 93, 106, 272-273.
[12] « An alarm is going off inside my lizard brain. […] The amygdala. The most primitive part
of the brain that senses danger. Harry taught me to listen to mine. »
[13] On peut acheter la panoplie tout entière sur internet, par exemple à l’adresse suivante :
<http://www.squidoo.com/dexter-morgan-costumes>, consulté le 28 janvier 2013.
[14] Voir John Kenneth Muir, « The Killing Joke », Dexter and Philosophy, op. cit., p. 3-13,
pour un exposé détaillé des ressemblances entre Dexter et les super-héros.
[15] Robert Warshow, « Movie Chronicle : The Westerner » (1954), in The Immediate
Experience, Cambridge, Harvard University Press, 2001, p. 105-124.
[16] Warshow, « The Gangster » (1948), in The Immediate Experience, op. cit., p. 97-103.
[17] Robert Warshow, « Movie Chronicle : The Westerner », op. cit., p. 106.
[19] Id.
[20] Cavell, La Projection du monde, Paris, Belin, 1999, p. 92-93. A comparer avec cette
description de John Kenneth Muir du rapport de Dexter à son frère, Rudy, The Ice Truck Killer :
« Dexter – via le Code d’Harry – « contrôle le chaos » en lui, le dresse pour attraper les
méchants. Rudy, quant à lui, emploie ses capacités sans chercher à les brider, ni à les orienter
pour le bien de tous. » John Kenneth Muir, « The Killing Joke », in Dexter and Philosophy, op.
cit., p. 10.
[22] Voir Fabien Gaffez, « Dexter, le sombre passager », Positif, n° 607, septembre 2011,
p. 106 : « les scénaristes [des séries télévisées US] sont plus inventifs que les nouveaux
producteurs hollywoodiens ».
[25] Voir Gaffez, « Dexter, le sombre passager », art. cit., p. 108. Repérer les oxymores dans
Dexter est un jeu prisé sur le net, au moins depuis qu’on a noté que le personnage d’un
sympathique sociopathe en relevait. Voir Sean Mitchell, « So he’s a serial killer? A guy needs
a hobby », New York Times, 01/10/2006 ; cité par Erwan François, « Dexter : Délicieux malaise
au générique », publié le 23 juin 2009, <http://www.iconique.net/dexter-delicieux-malaise-au-
generique/<, consulté le 28 janvier 2013.
[26] Pierre Sérisier, « Dexter, le serial killer sublimé », blog Le Monde, 17 mars 2011,
<http://seriestv.blog.lemonde.fr/2011/03/17/dexter-le-serial-killer-sublime>, consulté le 28
janvier 2013.
[27] Voir Erwan François, « Dexter : Délicieux malaise au générique », art. cit. ; la note [4]
renvoie à Gordon, « An Emmy! Congratulations Digital Kitchen », Vision Research Focus
Newsletter, 24/10/2007, <http://focus.visionresearch.com/?p=39>, consulté le 28 janvier 2013.
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Articles connexes
Je tiens bien sûr, à vous présenter mes excuses pour cette douce accusation, et à vous
remercier pour le parallèle très juste avec le générique d’American Psycho. Dexter,
tout comme Patrick Bateman, n’est « tout simplement pas là ». Si vous ne l’avez pas
déjà fait, je vous encourage à lire Lunar Park et Suites Impériales (la suite de Moins
que zéro, l’oeuvre publiée à 21 ans, un quart de siècle après) d’Ellis.
Cordialement,
Guillaume Fischer, étudiant en Philosophie à Toulouse et spécialiste-profiling.
Guillaume Fischer, merci de votre intérêt et de votre long et savant commentaire. Pour
que notre discussion nous conduise au mieux vers la vérité, peut-être serait-il utile
d’attendre que vous ayez lu la suite de mon texte qui ne devrait pas tarder à être
publiée ? En effet, la partie que vous venez de lire n’est que le début de mon enquête.
Or, la suite aborde directement le fait que Dexter soit un serial killer, même si je
m’intéresse moins à la pathologie en elle-même, sans pourtant m’en désintéresser
totalement, qu’au personnage et à ce que sa voix me dit de moi-même. Vous me direz
alors si vos interrogations ont trouvé des réponses et si elles vous ont satisfaites. Si ce
n’était pas le cas, j’essaierai de les préciser.
Eh bien ! Votre analyse soulève tant de choses, et à chaque paragraphe, une nouvelle
objection me vient à l’esprit, tant et si bien que je ne sais plus où donner de la tête.
Tout d’abord, je vous rejoins sur l’idée que la série nous apprend quelque chose sur la
nature même de nos instincts. Qu’est-ce-que cela dit de nous-même ? Que nous ne
sommes pas si différents dans ce qui se trame, au fond de nous, dans le complexe
labyrinthe de nos désirs, de nos peurs et de nos pulsions. C’est sans nul doute ce que la
série tente de dégager, et je trouve votre travail d’autant plus juste et approfondi.
La criminologie en est victime, parce qu’elle ne prend pas en compte de façon sérieuse
ce que je définirais comme les stades ultimes de l’évolution psychopathe, autrement
dit la capacité à vivre l’imitation comme une réalité, la capacité d’intégration et
l’incroyable faculté de comédie qui y est liée. L’étrangeté de ces stades réside dans le
fait que le psychopathe est un parfait caméléon au point qu’il peut devenir la couleur
qu’il imite. Mais ici, il faut évoquer les distinctions criminologiques traditionnelles.
Tout d’abord, un tueur psychopathe ne se dévoile vraiment que dans le passage à
l’acte. C’est dans ce passage à l’acte que se définissent les catégories de tueurs: tueur
pulsionnel ( désignation de la victime sous forme de « flash » assez similaire à ce
qu’on nomme communément un « coup de foudre » ), tueur dit « organisé » ( longue
préméditation vécue comme un plaisir ), etc…
Or c’est dans cette approche trop catégorisante que la criminologie actuelle se voit
désarmée face aux psychopathes disposant d’une intelligence plus aiguisée que
d’autres. Elle reste en effet attachée à l’idée que la puissance de la pulsion de meurtre
empêche le tueur d’envisager tous les éléments assurant sa « survie » au sein de la
société, et il faut dire, que c’est souvent vrai. Les exemples sont multiples dans
l’histoire criminologique récente, Luka Magnotta, Stephen Griffiths ou encore
Mohamed Merah. La criminologie a cependant raté le mariage entre la folie et
l’intelligence, stade ultime de l’évolution psychopathe. Car en dehors de ces castes
définies à la suite de longues observations, une nouvelle mutation s’est extraite de
l’idée même de caste, pour se réaliser dans cette sorte d’ « ultime prédateur », à savoir
le prédateur qui réussit à construire sa mentalité psychopathe en parfaite adéquation
avec la société et autrui, et à établir une hiérarchie entre cette adéquation et la gestion
de la pulsion de meurtre. Une telle réalisation est-elle possible ? Contrairement à la
criminologie qui affirme que les figures psychopathes à ce point intelligentes ne sont
qu’une virtualité véhiculée par les films et la littérature, quelques cas particuliers
démontrent la possibilité de cette réalisation. Pour reprendre la figure de Dexter, sa
capacité, dans la série, à faire passer la survie de son besoin de meurtre avant la
réalisation de la pulsion elle-même, est un prolongement de la prudence que le Zodiac
killer mettait en oeuvre en parant à toute éventualité d’être retrouvé ( voir sur ce point,
les dossiers du FBI rendus public, et l’histoire de ce tueur qui ne fût jamais arrêté ). Le
métier qui rend la réalisation de la pulsion de Dexter plus facile, et qui perfectionne
son moi social, est également inspiré d’un serial killer réel, arrêté au bout de neuf
meurtres. Plus inquiétant encore, l’événement qui débute la saison deux de la série,
c’est-à-dire la découverte des corps dans le paysage sous-marin au large de Miami,
n’est pas sans rappeler la découverte macabre d’une douzaine de restes humains
attribués au serial killer qui sévit actuellement aux Etats-Unis, surnommé The Long-
Island killer. Cette liste de faits divers est certes glauque, mais elle est néanmoins un
élément qui remet en cause les certitudes de la criminologie, qui n’a pas pris en
compte l’émergence de cet « ultime prédateur » capable d’intégrer sa mentalité
psychopathe à la société, à la façon d’un caméléon. La réalisation dont je parlais
précédemment a lieu parce que le psychopathe est parfaitement conscient de
l’anormalité de sa mentalité, tout en vivant sa pulsion comme un besoin vital. Pour
organiser la survie de cette pulsion, le psychopathe développe des capacités
d’observation et d’imitation dépendantes d’une acuité intellectuelle aiguisée. Le serial
killer calque le comportement d’autrui. Cela me permet de revenir sur la notion de
calque, point d’origine de ma réflexion. L’opération qu’accomplit le psychopathe est
similaire à un savoir-faire: elle est sous-tendue par un but – survie de la pulsion de
meurtre – et se construit autour d’un mode – observation, compréhension, imitation –
et se présente comme un paradoxe. En effet, le stade de la compréhension est
semblable à une coquille vide, c’est-à-dire que le psychopathe, au stade évolutif le
plus abouti, est capable de saisir les motivations du comportement, les enjeux etc,
mais sans les vivre à la manière dont les vit un individu normal. Par exemple, le
psychopathe fonctionne comme un contraire du comportement amoureux. La où
l’individu normal ressent l’amour sans le comprendre, le psychopathe comprend
l’amour sans le ressentir. C’est ce paradoxe qui est à l’origine de la faculté de certains
serial killers à séduire aisément, à avoir un potentiel charismatique bien plus
développé que la moyenne. Tous les mécanismes du comportement humain sont
parfaitement intégrés par le serial killer, ce qui accroit sa dangerosité par rapport à la
société pour deux raisons. Premièrement, cela conforte la prise de conscience de sa
supériorité, donc injecte un peu plus de folie dans le mariage dont j’ai parlé, mais sans
provoquer de déséquilibre, et deuxièmement, cela pose d’emblée un rapport dominant-
dominé entre le psychopathe et l’Autre ( un rapport en quelque sorte inversé par
rapport aux analyses de Lévinas dans Autrement qu’être et au-delà de l’essence ). Un
danger qu’on pourrait qualifier d’ironie mordante lorsqu’on pense que ce que les
experts s’efforcent de comprendre se présente en fait comme un expert encore plus
compétent, toujours dans l’idée d’un stade abouti de l’évolution psychopathe, et dans
la perspective du mariage entre folie et intelligence.
Voici l’hypothèse à laquelle l’idée de calque voulait aboutir. Est-il possible que le
calque, l’imitation opérée par le serial killer soit à ce point réelle qu’il en vienne à
confondre l’imitation et le réel ? Le psychopathe, incapable de sentiment, peut-il vivre
un sentiment à la manière de Dexter qui finit par être affecté par sa famille ? Mon
hypothèse va dans le sens d’une réponse affirmative. La complexité de la
psychopathie, qui n’est ni totalement une névrose, ni totalement une psychose, mais
plutôt un mélange des différentes affections mentales cliniquement connues, réside
dans la fragilité de la frontière établie entre réel et fiction. Il est vrai que la survie du
besoin de tuer, une fois le passage à l’acte accompli, est plus puissante que tout le
reste. En tant que psychopathe, Dexter, dans la constitution de son « Code » calque
une morale observée qui lui permette d’être en adéquation avec la société, il l’imite du
mieux qu’il peut afin de parfaire son moi social et de faire survivre son besoin anormal
et terrible grâce à une justification conforme aux attentes de la société. Cette imitation
de la morale qui finit par être vécue comme une réalité est confrontée évidemment
dans la série au besoin de meurtre, et la cohabitation des deux tendances, évidemment
impossible, annonce une saison finale pour le moins chaotique. Mais ce cas de figure
virtuel, que j’utilise ici comme tramplin pour ma réflexion orientée autour de l’idée de
calque ( une véritable obssession chez les serial killers dans le dernier stade évolutif )
se rapproche beaucoup du cas de figure réel du serial killer qui commet
volontairement une erreur ( ADN, empreinte digitale, etc ) afin d’être arrêté. Je
m’inscris à l’encontre de la criminologie qui prétend, dans son approche trop
catégorisante, que ce genre d’acte est motivé par le besoin de reconnaissance – une
caractéristique clinique de la psychopathie -. Le besoin de tuer est en effet
hiérarchiquement supérieur, dans la mentalité du serial killer, à un besoin de
reconnaissance qu’il peut trouver ailleurs ( voir le cas du Zodiac killer ). L’hypothèse
du principe du calque vécu comme réalité par le tueur psychopathe est peut-être plus
plausible dans l’explication d’un tel acte, et se présente peut-être comme la clé de
voûte de la compréhension de cette structure effroyablement complexe qu’est la
mentalité d’un psychopathe serial killer, dans ce que j’ai désigné comme un dernier
stade évolutif non envisagé par la criminologie moderne.
C’est bien sur cette notion de pathologie que je souhaite revenir, même si je n’ai
aucune maîtrise dans le domaine psychiatrique en général.
» Contrairement, donc, à une croyance répandue, ce n’est pas son manque d’empathie
qui conduit Dexter à tuer ses victimes, mais au contraire un excès d’empathie qui lui
fait détester l’injustice et la persécution des victimes au point d’exterminer les tueurs.
C’est d’ailleurs quelque chose dont Dexter va prendre progressivement conscience
jusqu’à cet épisode 9 de la saison 5 où il s’en prend au beau-père violent d’une amie
d’Astor, Olivia. »
Il faut, je crois, demeurer très prudent à cette étape. Peut-être que pour des raisons
éthiques, cet évènement dans la saison 5 ( d’ailleurs toute la saison me semble
représentative de cette volonté ) intervient pour rassurer le spectateur, à ce stade où la
série s’arrête sur la mort de Rita, qui conclut un jeu pervers entre Dexter et Trinity.
Voilà, j’ai tâché de résumer tout ce que je pensais dans une sorte de conclusion qui
achèverait mon travail en même temps. En réalité, notre pensée se rejoint, je crois,
mais j’avoue être pris dans la confusion due à cette dualité mentale du serial killer,
entre pulsion meurtrière et désir de la vie humaine qui se traduit comme un calque, et
l’un n’allant pas sans l’autre…
(suite à l’extrait de mes travaux) C’est alors que Dexter nous apparaît être le symbole-
même du calque. Dexter, monstrueux certes, mais cherchant tellement la normalité et
la ressemblance, qu’il en finit par être affecté. Et c’est ici que l’interprétation du
spectateur choisit, elle aussi, la normalité. Doit-on être mal à l’aise parce qu’on aime
Dexter, parce qu’on en vient à souhaiter sa réussite ? Est-il légitime de choisir son
camp, lorsque confronté au danger d’être découvert pour ce qu’il est vraiment, Dexter
estime que Doakes doit être le Bay harbor butcher malgré son innocence ?
Comme le soulève Susan Amper, « Our empathy for Dexter goes deeper than merely
hoping he does not get caught. As Dexter grapples with life, we witness his struggle
and sympathize. We can see ourselves in Dexter: his feelings of alienation, his wry
(ironique) take on the people around him and their incomprehensible behavior. But
this is scary. If I identify with a serial killer, what does that say about me ? » ( in
Dexter’s Dark World. The Serial Killer as Superhero ). Hugo Clémot, dans la
deuxième partie de sa lecture de Dexter reprend cette question. Qu’est-ce-que cela dit
de nous-même ? Que nous ne sommes pas si différents dans ce qui se trame, au fond
de nous, dans le complexe labyrinthe de nos désirs, de nos peurs et de nos pulsions,
par rapport au personnage de Dexter. C’est sans nul doute ce que la série tente de
dégager. Mais il faut ici relever que la série adoucit cette question qui finit par torturer.
Doakes est en effet présenté comme un flic droit, mais qui n’hésite pas à régler ses
comptes personnels avec son arme de service jusqu’à tuer, et au bout du compte,
même si le chemin de sa mort a été dessiné par Dexter, ce ne sera pas de la main de
celui-ci. En définitive, une attention aiguisée dévoile facilement les mécanismes qui
nous amènent à l’acceptation de l’idée qu’on s’identifie à un serial killer. L’élément
maléfique chez Dexter, survit dans un adoucissement permanent de sa nature. Il tue
des prédateurs. Il protège à tout-prix sa soeur de son secret, il aime Rita et ses enfants,
il aide Lumen dans sa quête de la vengeance, il blesse même un beau-père qui bat sa
fille pour le décourager de décharger sa violence sur elle.
Cet adoucissement permet en fait au spectateur de ressentir une certaine paix face à
l’identification du personnage, et par la même occasion de bâtir la série comme un
reflet de la société moderne. Pourquoi choisir un serial killer comme personnage
principal ? Parce que le serial killer est l’accomplissement complet du malaise
existentiel qui frappe chaque individu au quotidien. La question de l’identité, la
question de la redondance, des sentiments, la sensation de vide qui accompagne
parfois les quelques pas qui vont affaisser le corps sur un lit, la peur de la solitude…
Tous ces doutes qui assaillent Dexter, tout ce qui modifie sa vie, ce n’est pas si
différent du lycéen qui se sent seul, du père de famille qui se sent oppressé par sa
famille, sans espace mais qui ne veut pas la perdre. Tout comme nous, Dexter ne veut
pas perdre ce qu’il a. Tout comme nous, il désire à la fois la liberté et les clés de son
bonheur, si bonheur il y a, car rappelons qu’il ne le sait finalement jamais. Il y a tant
de ressemblances que le malaise vis à vis de son » Dark Passenger » s’estompe
légérement. Après tout il se décrit lui-même comme esclave de cette chose sombre,
étrange, qui le ronge. Il ne l’a pas voulu. Dès lors, on peut bien l’accepter, d’autant
qu’il est un prédateur parmi les prédateurs. Dexter est l’histoire d’un serial killer, mais
Dexter est un miroir social parce qu’il est l’éxagération de ce que nous vivons.
Cela me conduit à vous poser une question relative au post précédent, c’est-à-dire le
second. Je me demande s’il n’y aurait pas une tension entre l’affirmation précédente,
dont on peut dire qu’elle contient en substance le contenu du troisième post, et
certaines thèses du second. En effet, je crois que votre remise en cause des certitudes
criminologiques devrait s’accompagner d’une remise en cause de certitudes relatives
aux motivations, enjeux, etc., du comportement d’un individu normal. Pour reprendre
l’exemple que vous donnez, quand vous écrivez que « [l]à où l’individu normal
ressent l’amour sans le comprendre, le psychopathe comprend l’amour sans le
ressentir », je ne suis pas sûr de bien comprendre moi-même. En effet, est-il sûr que
l’individu normal sache toujours quand il est amoureux ? Ne faudrait-il pas distinguer
entre les cas où l’individu est amoureux et le sait (ou le comprend) et les cas où il est
amoureux sans le savoir (ou le comprend) sans le savoir, c’est-à-dire inconsciemment
? S’il fallait faire cette distinction et reconnaître l’existence du deuxième type de cas,
quelles conséquences devrions-nous en tirer pour le comportement amoureux ordinaire
? Ne peut-il nous arriver, à nous aussi, de comprendre l’amour sans le ressentir ?
Cela me conduit une deuxième difficulté, qui est liée à votre notion de « calque », «
double » ou « imitation ». Vous soutenez que « [l]e psychopathe, incapable de
sentiment, peut […] vivre un sentiment à la manière de Dexter qui finit par être affecté
par sa famille ». J’aimerais savoir en quel sens extraordinaire, donc, on peut dire de
Dexter qu’il « finit par être affecté par sa famille ». Je pense que vous vous heurterez
ici au problème classique de la représentation qui est celui de savoir comment éviter
que le représentant n’en vienne à faire disparaître le représenté. Par exemple, il n’est
pas sûr que l’on puisse distinguer « la complexité de la psychopathie » seulement en
disant que pour le psychopathe, la frontière établie entre réel et fiction est fragile. En
effet, il me semble qu’une série TV comme Dexter nous permet justement de prendre
conscience de la complexité de la normalité, de l’ordinaire, une complexité qui réside
notamment elle aussi dans la fragilité de la frontière entre réel et fiction, réalité et
fantasme, c’est du moins ce que j’essaie de dire dans la troisième partie de mon article.
Ces deux remarques ne sont donc pas des objections, mais des interrogations, qui
visent essentiellement à vous inciter à finir d’écrire et de publier ce qui constitue
maintenant un article que j’ai très envie de lire.
Bien cordialement, Hugo Clémot.