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Sous la direction de

Boris Cyrulnik
Patrick Lemoine

La Folle Histoire
des idées folles
en psychiatrie
© ODILE JACOB, NOVEMBRE 2016
15, RUE SOUFFLOT, 75005 PARIS

www.odilejacob.fr

ISBN : 978-2-7381-5896-3

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Pourquoi tant d’idées folles en psychiatrie ?
par Boris Cyrulnik

Rien n’est plus expliqué que la folie. De tout temps il en a été ainsi. Le
mot « folie » désigne on ne sait quoi, un égarement de l’esprit peut-être ?
Mais on ne sait pas où d’habitude se gare cet esprit, et on ne sait pas non
plus de quel esprit il s’agit, celui du fou ou celui du psychiatre ? On a donc
toujours clairement expliqué, avec une conviction quasi délirante, un
phénomène étrange, incompréhensible, égaré et désigné par le mot
« folie » qui définit on ne sait quoi.
Rien n’est plus soigné que la folie. Les nombreuses trépanations
paléolithiques étaient techniquement parfaites : une petite cupule ronde
avec un bourrelet osseux prouve que le trépané a vécu longtemps après
cette opération1. Comme on en trouve beaucoup en Afrique du Nord, on
peut penser qu’il s’agissait d’une mode thérapeutique qui consistait à
fabriquer une fenêtre dans le crâne d’un homme habité par un mauvais
esprit, à qui le thérapeute « chirurgien » permettait ainsi de s’échapper.
Dans l’Ancien Testament (qui dit toujours la vérité), on apprend que
Nabuchodonosor, roi de Babylone, soudain se mit à quatre pattes pour
aboyer et laper l’eau en compagnie des animaux. Ce comportement
inhabituel chez un puissant roi fut aussitôt expliqué par Daniel, qui en fit
la preuve d’une punition divine2. Le mot « divin », désignant une entité
non représentable dont la puissance surhumaine pouvait rabaisser un
puissant roi au rang de la bête, parvenait ainsi à expliquer un inquiétant
phénomène. Un tel enchaînement de raisons donnait une sensation de
cohérence à un phénomène incohérent. En offrant une compréhension
divine de ce phénomène incompréhensible, tout le monde se sentait mieux,
sauf peut-être Nabuchodonosor.
Quelle que soit la culture, les convulsions épileptiques faciles à
percevoir mais difficiles à comprendre furent rapidement expliquées.
L’homme est là, parlant paisiblement et partageant notre monde lorsque
soudain, il s’arrête, égaré : il lève les yeux, pousse un cri rauque, tombe à
terre, convulse, se mord la langue, urine sous lui, puis se détend, se relève,
paraît confus quelques instants et reprend la conversation. Cet étrange
scénario désoriente les témoins, qui ne se réorientent que lorsqu’on leur
explique l’incompréhensible phénomène. En Inde, on appelle Grahi le
démon qui s’empare de l’esprit du patient et le fait convulser. À Babylone
et en Mésopotamie, on affirmait qu’un tel désordre était provoqué par
l’œil du diable. On a trouvé un texte assyrien de 650 av. J.-C. qui décrivait
une crise d’épilepsie et l’expliquait, bien sûr, par une possession
démoniaque.
Quand Hippocrate (460-377 av. J.-C.) constate une crise d’épilepsie, il
en attribue la cause au cerveau et non à une punition divine. Cette réaction
naturaliste s’explique probablement par le développement de la médecine
grecque pour qui le cerveau est un centre de commande sensorimotrice et
non plus, comme chez les Égyptiens, un amas de boyaux destinés à
refroidir le corps. Hippocrate, chirurgien, baignant dans un contexte
culturel naturaliste, n’avait plus besoin de démons pour expliquer un
phénomène convulsif. C’est ce schéma de raisonnement que je propose
pour expliquer les idées folles en psychiatrie.
L’ignorance n’empêche pas d’expliquer. Au contraire même,
l’ignorance provoque un tel état de confusion qu’on s’accroche à
n’importe quelle explication afin de se sentir un peu moins embarrassé.
C’est pourquoi, moins on a de connaissances, plus on a de certitudes. Il
faut avoir beaucoup de connaissances et se sentir assez bien dans son âme
pour oser envisager plusieurs hypothèses.
Un psychiatre percevant un phénomène étrange l’analyse et
l’interprète selon sa propre personnalité et les valeurs que son contexte
culturel a imprégnées en lui. Comme tout un chacun, il peut percevoir
chez l’autre un comportement ou une expression de son monde mental qui
lui fait penser que cet autre se construit un monde non adapté au réel. Le
fou, c’est l’autre. Il donne à la représentation qu’il se fait du monde de
l’autre un nom compliqué : « démence précoce », « schizophrénie »,
« possession », « péché », qui crée une impression de sémiologie clinique,
alors qu’il s’agit en fait de l’interprétation que ce psychiatre attribue à
l’idée qu’il se fait du monde de l’autre. Le psychiatre, en fait, parle de lui-
même, de sa manière de voir le monde et de l’expliquer selon les modèles
que lui fournit sa culture.
La sémiologie psychiatrique varie étonnamment selon le psychiatre,
selon l’époque et selon la culture. Les déterminants hétérogènes du mot
qui désigne la folie ne cessent de remanier les frontières entre le normal et
le pathologique. Et pourtant l’autre souffre. Il peut souffrir d’un trouble
normal provoqué par les inévitables épreuves de l’existence comme le
deuil, la perte ou l’échec. Il peut souffrir d’un trouble de sa propre
représentation du monde qui le fait entrer en conflit incessant avec les
autres et avec le réel. Sans compter qu’une réaction anormale n’est pas
forcément pathologique. Certains, parmi nous, font un malaise
hypoglycémique quand ils ont 0,70 gramme de sucre par litre de sang, ce
qui est normal et pathologique ; alors que d’autres travaillent et sourient
quand ils ont 0,30 gramme de sucre par litre, ce qui est anormal et non
pathologique. Au contraire même, cette anormalité est signe de santé,
puisque leur organisme leur permet d’utiliser la moindre molécule de
glucose. Définir une frontière entre le normal et le pathologique témoigne
d’une incertitude philosophique.
Les déterminants culturels du mot qui désigne la folie sont encore plus
incertains. Ceux qu’on appelle « psychopathes » parce qu’ils passent à
l’acte comme un réflexe rapide, en court-circuitant la lenteur nécessaire à
l’élaboration mentale, sont décorés en temps de guerre et emprisonnés en
temps de paix. La rapidité du passage à l’acte est bénéfique en temps de
guerre et maléfique en temps de paix.
À l’époque de l’Europe féodale, être seul, errant sur les routes, loin de
son groupe familial et social, était considéré comme une preuve de folie. Il
y avait tant d’hommes mal socialisés qui, pour ne pas mourir, attaquaient
les « errants » qu’être seul sur la route était une preuve de non-adaptation
au réel, une folie3.
Il en était de même pour les « filles célibataires » qui faisaient preuve
de folie, en mettant au monde un enfant hors mariage. Les troubles
comportementaux que manifestaient les bâtards, sombres, hargneux et
batailleurs, étaient attribués au fait qu’ils étaient nés hors mariage (hors
culture, comme les enfants nés d’inceste). Tout était vrai dans ce constat :
ils étaient batailleurs (bâtards) et nés hors mariage. Celui qui aurait pensé
que ces enfants étaient bagarreurs parce qu’ils étaient désocialisés,
interdits d’école et d’Église et orientés vers les métiers de la guerre, aurait
été étiqueté comme un transgresseur, hors de la doxa qui unissait les
récitations de la majorité.
Je n’ai pas connu l’époque inquisitoriale où le cadavre des suicidés
était fouetté après leur mort, tant leur transgression paraissait hors
normes. On considérait que c’était un crime majeur que de supprimer une
âme donnée par Dieu. Mais j’ai connu l’époque où les suicidés comateux
étaient envoyés à l’hôpital psychiatrique parce que la doxa récitait qu’il
fallait être fou pour se suicider. Il y a quelques décennies, l’avortement
était considéré comme un crime majeur, alors qu’on punissait peu celui
qui, sous l’emprise de la passion, avait tué l’amant de sa femme. La
dépression et l’angoisse n’avaient aucun relief pathologique quand, dans
les familles, tous les six mois, il y avait un deuil et quand on pensait sans
cesse à la mort parce que la récolte avait été mauvaise ou qu’il avait plu
sur la moisson : si le blé est mouillé, on sera sans pain, affamé tout l’hiver.
Comment concevoir la dépression quand on pensait que la vie, le passage
sur terre, était une vallée de larmes et que l’angoisse caractérisait la
condition des humains ?
Aujourd’hui, ces souffrances prennent un relief pathologique, on pense
qu’il est légitime de les soigner. Alors, on médicalise les concepts de
dépression et d’angoisse. On les décrit avec des mots venus de la biologie,
on les classe en catégories sémiologiques et, le plus logiquement du
monde, on donne les médicaments adaptés à cette nouvelle représentation
culturelle d’un phénomène naturel. Après tout, pourquoi ne médicaliserait-
on que la pathologie ? L’accouchement est un phénomène naturel qui
condamnait à mort un nombre très élevé de femmes et de bébés (50 %
dans la première année jusqu’au XIXe siècle). La médicalisation de
l’accouchement a réduit à 1/1 000 le nombre de ces tragédies.
On comprend le monde à l’aide des images, des récits et des objets
techniques que nous fournit le contexte. Notre vision du monde dépend de
nos pensées bien plus que de nos yeux. C’est pourquoi les performances
extraordinaires de la neuro-imagerie depuis une vingtaine d’années vont
encore une fois modifier notre manière de penser la folie. Comme
d’habitude, il y aura un mélange d’idées extraordinaires et d’excès
révoltants. Les progrès médicaux au XIXe siècle ont été essentiellement
réalisés grâce aux découvertes de l’hygiène : laver les biberons a diminué
les morts par toxicose, changer les langes a fait disparaître les dermatites,
organiser les lieux de déjection a diminué les épidémies4. L’hygiène est
devenue une pensée organisatrice de notre santé et de nos rapports
sociaux. C’est donc le plus logiquement du monde qu’on a conçu dès le
début du XXe siècle la notion d’hygiène raciale qui a mené à un des plus
grands crimes de l’Histoire.
Le mot « psychiatrie », inventé par Reil en Allemagne en 1802,
contenait implicitement l’idée qu’il était possible de soigner la folie. À
l’époque où l’on pensait qu’un épileptique était possédé par le diable, le
traitement logique était le bûcher. Quand on pensait qu’un délirant était
puni pour ses fautes, la folie prenait la signification d’une justice
transcendante. Quand dans les années 1950 certains médicaments ont guéri
les infections, tandis que d’autres soignaient les maladies de cœur, ce
constat a induit les recherches sur les médicaments de l’esprit. Le
psychisme n’était plus pensé comme une âme donnée par Dieu, mais
comme une production cérébrale. Le fou, plus que jamais, a été pensé
comme un malade et non comme un coupable.
L’explosion de la technologie après la Seconde Guerre mondiale a
placé la notion de personne au sommet de la hiérarchie de nos valeurs
culturelles. La moindre invention d’un objet technologique modifie la
manière dont nous nous pensons : quand la bricole (attelage de poitrail) a
été inventée, il fut aisé de constater qu’un cheval, n’étant plus étranglé par
le licol, pouvait faire le travail de huit à dix hommes. Ce petit objet
technique a amené à se demander si l’esclavage blanc était encore
nécessaire. Quand le blocage de l’ovulation fut découvert (vers 1929) et
que la « pilule » fut légalisée (en 1967), les femmes, en maîtrisant la
fécondité, se sont demandé pourquoi elles ne maîtriseraient pas aussi leur
existence. D’inventions techniques en objets techniques, la personne
devenait une valeur, alors que dans les pays pauvres, c’est le groupe qui
garde encore sa fonction de solidarité permettant la survie.
Dans un contexte médiéval chrétien, le Diable et le bon Dieu
expliquaient la folie. Dans un contexte technique occidental, l’apparition
du monde intime ne pouvait être expliquée ni par une force surnaturelle, ni
par le dysfonctionnement des tubulures cérébrales. Dans ce contexte-là,
c’est un conflit psychique qui devenait l’organisateur des troubles. Il a
fallu attendre la Renaissance pour que la folie redevienne un phénomène
naturel. Quand les mutations culturelles ont revalorisé le corps, découvert
les hauts-fourneaux et l’imprimerie, la folie ne tombait plus du ciel, elle
poussait dans la nature.
Avec Descartes, la notion de maladie mentale a été impossible à
penser. L’âme, étant sans substance et sans étendue, ne pouvait
dysfonctionner. Seul le corps, comme une machine, pouvait provoquer un
trouble mental.
Tout trouble constaté ne peut s’expliquer que dans un cadre de récits
culturels. Quand un moine qui a consacré sa vie à Dieu se retire dans un
désert, se couche et n’a plus la force de prier, il prend la signification d’un
traître spirituel, on dit alors qu’il souffre d’acédie. Mais quand un homme
dans le siècle manifeste le même abattement et les mêmes idées noires, on
appelle ça « mélancolie ». Il faut alors évacuer la bile noire grâce à la
saignée et à l’hellébore5.
Dans notre culture occidentale du XXIe siècle, les valeurs suprêmes
sont l’épanouissement de la personne, sa rentabilité et son efficacité à
produire de la consommation. Tout homme peu expressif dont les relations
sont appauvries ou peu efficace dans la production sociale sera ressenti
comme un être-moins, un diminué, un vieux, un malade, un décrocheur ou
un névrosé. Il convient de le réintégrer dans la course au rendement.
Thomas Willis, au XVIIe siècle, a inventé la notion de « réflexe » qui,
dans une optique cartésienne, permettait d’éviter le problème de la
mentalisation, impensable à cette époque. Le monde intime devenait
sensorimoteur, ce qui convenait aux futurs béhavioristes pour qui un chaos
comportemental provoque une désorganisation psychique (et
inversement). Les spiritualistes, indignés par cette représentation
mécanique de l’esprit, s’orientaient vers une sorte de déni de matière.
Cette guerre de représentations persiste encore de nos jours quand certains
soutiennent que « le cerveau produit la pensée, comme le foie produit la
bile », alors que d’autres se révoltent contre un tel déterminisme matériel
et pensent que la parole est un avatar de l’âme. Lors des années 1970, de
nombreux psychanalystes classaient le Parkinson comme une forme
clinique d’hystérie dont il fallait lever le refoulement. Mais quand le
trouble dopaminergique a été découvert, cette maladie abandonnée aux
médecins a disparu des préoccupations psychanalytiques. Le corps ou
l’âme, il fallait choisir.
Au XVIIIe siècle, en réaction contre le machinisme cartésien, John
Locke puis Condillac ont « vu » l’esprit comme une page blanche sur
laquelle l’individu écrivait son histoire. On retrouve l’accouplement de
ces visions opposées après la Seconde Guerre mondiale. Le nazisme
pensait qu’un homme ou un animal de bonne race se développait bien,
quel que soit le milieu. En opposition, les penseurs de gauche ont vu le
psychisme comme une cire vierge sur laquelle le milieu pouvait écrire
n’importe quelle histoire.
William Cullen, en 1726 à Édimbourg, inspiré par le modèle d’une
machine corporelle capable de troubler les représentations mentales,
inventa le mot « névrose ». Ce concept voulait dire qu’une défaillance
organique altérait les conductions nerveuses. Au XIXe siècle, le
neurologue Freud a repris ce concept biologique pour expliquer les
difficultés psychiques6. Malgré le déterminisme biologique de ce concept,
le mot « névrose », dans les milieux psychanalytiques, a dérivé vers une
signification carrément opposée : c’est un conflit psychique qui provoque
les troubles et non pas une substance mal circuitée. Le langage populaire
s’est accommodé de ce couple d’opposés quand il dit qu’on « se fait du
mauvais sang » à cause d’une difficulté de l’existence. Il dit aussi qu’on
« se fait de la bile » pour le sort de quelqu’un qu’on aime, ou qu’on est
d’un « tempérament bilieux » quand le moindre événement nous donne du
souci.
Tout ce qu’on dit est vrai dans ce cafouillage conceptuel car le
psychisme ne peut pas se réduire à une vérité partielle. Une démarche
scientifique, réductionniste par méthode, ne peut produire qu’une vérité
partielle. Une substance peut intoxiquer un cerveau, provoquant ainsi une
confusion, un délire momentané ou un onirisme hallucinatoire. À
l’inverse, un conflit psychique peut abattre un psychisme et diminuer les
défenses immunologiques. Les deux propositions opposées sont vraies.
Mais un fait scientifique, partiellement vrai, peut devenir totalement faux
quand une pensée systématique le rend totalement explicatif.
Les délires psychotiques sont alimentés par des faits vrais. Je me
souviens de cette consultation où, face à moi, un homme se demandait
pourquoi tout le monde voulait lui faire du mal. Dans la salle voisine, une
infirmière a violemment claqué une porte. L’homme a sursauté et, en
légitime défense car il avait été agressé par le bruit, il m’a regardé avec
haine et s’est indigné : « Là vous exagérez, pourquoi faites-vous faire des
bruits violents ? » Toutes ses perceptions étaient réelles : le bruit l’avait
attaqué et, dans cet hôpital, c’est moi qui donnais les consignes. Toutes ces
vérités partielles avaient été intégrées dans un système cohérent mais
coupé du réel.
Il en est ainsi quand les idées philosophiques, les productions
scientifiques et les stéréotypes culturels structurent l’alentour culturel
d’un sujet. Il perçoit ces vérités partielles, les voit, les entend, il y adhère
et les intègre dans une représentation cohérente mais coupée du réel. Je
viens peut-être de définir le délire logique qui caractérise l’histoire de la
psychiatrie. J’aurais dû écrire « qui caractérise ce qu’on appelle
abusivement “histoire de la psychiatrie” ». Car jusqu’à maintenant, dans
cette histoire, il n’y a jamais eu de psychiatres ! Il y a eu des sorciers, des
prêtres, des philosophes, des forces de l’ordre, des chirurgiens, des
neurologues, des aliénistes qui ont dit comment ils pensaient la folie selon
leur personnalité et leur contexte culturel. Ils ont décrit les conduites
sociales et soignantes qui en découlaient. Ils n’ont jamais parlé d’un objet
dans le monde, hors d’eux, qui serait appelé « folie ». Ils ont parlé de la
représentation de la folie, imprégnée en eux par le contexte des récits et
des objets techniques inventés par leur culture.
Quand la violence construisait nos sociétés, elle avait une valeur
adaptative. Un homme devait être dur au mal et bien fait de ses membres,
pour travailler à la mine quinze heures par jour, toute la semaine. Il devait
être impulsif pour se battre à la guerre ou contre ses voisins plusieurs fois
au cours de son existence. Il devait serrer les dents pour aller au champ
sans se plaindre par grand froid et pour ne pas gémir quand il était malade
ou blessé. Dans un tel contexte, faiblement technologique, c’est la
violence qui permettait la survie. La normalité était impérialiste. Toute
expression personnelle, toute déviation mentale aurait affaibli le groupe.
Dans un tel contexte, les solutions violentes venaient aisément en tête des
gardiens de l’ordre, pour réguler les troubles provoqués par les errants, les
mères célibataires, les mécréants, les agités ou les incohérents qui
déliraient. Personne n’a protesté quand Egas Moniz, excellent neurologue
et passionnant homme politique, a inventé la lobotomie pour calmer les
déviants psychiques. Dans un contexte culturel où la violence avait une
fonction adaptative, on acceptait facilement la violence des traitements
par l’électrochoc, le torpillage électrique, la mise en coma insulinique, le
choc cardiozolique, la malariathérapie ou l’isolement par la force dans des
hôpitaux fermés et dans des cellules pas toujours capitonnées. Dans une
telle histoire de violence thérapeutique, les médicaments qui diminuaient
les agitations et amoindrissaient les souffrances en engourdissant le
psychisme ont fait l’effet d’un véritable progrès.
Dans ce contexte culturel où la psychiatrie n’existait pas encore en
tant qu’outil de soins situé à l’extérieur du psychiatre, les professionnels
chargés de contenir les fous croyaient ce qu’ils voyaient. Observant une
agitation ou un abattement, ils attribuaient systématiquement ces
comportements à la folie, sans penser que les murs de l’institution
pouvaient en être la cause.
Ce n’est qu’à partir de 1770 que la création de cliniques privées a
modifié la manière de penser la folie. L’hôtellerie étant meilleure et les
relations commerciales avec la famille nécessitant des précautions, les
relations avec les pensionnaires se sont modifiées. Les gardiens vivaient et
bavardaient avec les clients fous, ce qui a développé les études de cas7.
Dès lors, l’observateur n’était plus soumis à l’immédiateté de la
sémiologie de l’autre. Il découvrait que son patient aliéné avait été
autrefois sain d’esprit et qu’un moment pathologique l’avait dévié de sa
normalité. Ce raisonnement a, lui aussi, été une source de progrès puisque
le gardien observateur pouvait ainsi penser que son client fou n’était pas
qu’un aliéné, il avait une histoire, il pouvait donc évoluer et être vu
autrement.
La folie ne tombait plus du ciel et n’était plus expliquée par une
mauvaise circulation dans les tubulures cérébrales, elle devenait une
banalité dans les maisons de santé. Dans L’Almanach du commerce de
Sébastien Bottin, on pouvait lire la publicité suivante : « Blanche, docteur
médecin… Établissement pour aliénés à Montmartre… Bains sulfureux,
gélatineux, de vapeur, de sable… Pureté de l’air, beauté du site » (1826).
Dans le cadre de leur publicité, les médecins publiaient des cas de
guérison, parfois contestées par les pensionnaires eux-mêmes ou par leur
famille. Ces succès thérapeutiques amoindrissaient l’impression de
fatalité que donnait la vision médiévale de la folie. Le mot « névrose »
entrait dans la culture en signifiant qu’il s’agissait d’une émotion intense
provoquant un affolement des idées. Dans sa dérive sémantique, le mot
avait quitté son origine organique pour souligner l’importance affective
des désordres mentaux. Confier ces souffrances psychiques aux médecins
se justifiait de moins en moins. Mais parler gentiment aux fous, les
côtoyer, leur donner des bains et leur demander de raconter leur histoire
renforçait l’approche morale de la folie, en chemin vers la psychanalyse8.
Pinel, après la Révolution française, avait suggéré qu’une relation
affective pouvait modifier le moral d’un aliéné bien plus efficacement
qu’une remontrance intellectuelle. Si la folie était d’origine « morale », on
pouvait la guérir relationnellement, alors que s’il s’agissait d’une maladie
du cerveau, il n’y avait rien à faire, pensait-on à cette époque9. Les
cliniques privées qu’on appelait « maisons de santé » obtenaient, à coup
sûr, des améliorations et peut-être même des guérisons en s’occupant
gentiment des fous-clients.
L’introduction de l’affectivité dans la maladie mentale a permis de
décrire la paranoïa, la nymphomanie, la pyromanie et tout ce qui risquait
de provoquer un plaisir délirant. Le cerveau n’était pas loin dans cet
éclairage affectif de la folie. Le mot « démence » est apparu au
XIXe siècle, pour dire qu’une altération cérébrale modifiait l’affectivité.
Mais surtout, l’extension de la syphilis a renforcé le modèle médical de la
folie. La méningite, complication fréquente de cette maladie vénérienne,
provoquait en même temps des symptômes neurologiques (tremblement,
difficulté d’élocution, atteinte cognitive) et un étrange délire incohérent,
absurde et euphorique. Quand le bacille du tréponème était trouvé dans le
liquide céphalo-rachidien, un traitement par la pénicilline faisait
rapidement disparaître ces délires puisque les méninges désinfectées ne
stimulaient plus le thalamus. L’origine infectieuse de la folie était
quasiment démontrée. Les progrès médicaux lors de la Seconde Guerre
mondiale ont renforcé la vision médicale de la folie. La méningite
tuberculeuse qui, elle aussi, allait être guérie, les troubles cognitifs et
affectifs des traumatismes crâniens dus au développement industriel, la
folie urémique des insuffisances rénales qu’on ne savait pas encore
soigner, le crétinisme des Alpes par manque d’iode légitimaient
l’explication médicale de la folie10. L’épilepsie, depuis le début du
XIXe siècle, n’était plus attribuée à une possession diabolique, mais on a
longtemps décrit le psychisme épileptique qui expliquait les crises
jusqu’au jour où les progrès médicamenteux les ont fait disparaître de
l’espace public. Grâce aux médicaments, les épileptiques ne sont plus
considérés comme des possédés, des fous ou des personnes troublées
psychologiquement. Ils sont malades et on les soigne, voilà tout.
Comme d’habitude, ces réels progrès dans la compréhension et dans
les soins ont dérivé jusqu’à l’absurde vers des vérités trop générales.
Puisque la pénicilline guérit les hallucinations et le délire des méningites
syphilitiques, c’est un antibiotique anticolibacillaire qui devra guérir la
schizophrénie11. Moreau de Tours, en décrivant les accès de confusion
provoqués par les drogues, les hallucinations et les moments délirants, en
a conclu que les malades qui manifestaient ces symptômes sans avoir pris
de drogue souffraient d’une dégénérescence du système nerveux12.
Toute découverte technologique induit une nouvelle explication de la
folie. Quand Meynert, grâce au microscope, parvient à observer des
cellules nerveuses, il propose aussitôt une théorie histologique de la
folie13. On a toujours fonctionné ainsi, on explique un phénomène étrange
par le modèle des objets dominants dans le contexte culturel. Quand les
automates caractérisaient la culture du XVIIe siècle, on expliquait le
fonctionnement cérébral au moyen de poulies et de câbles. Quand la
chimie a réalisé des performances, elle a expliqué la transmission
neuronale. La découverte de l’électricité dans la nature a permis de
découvrir la conduction électrique des neurones. Et depuis que
l’ordinateur réalise des performances extraordinaires, on pense que le
cerveau est un superordinateur. Les objets techniques sont intériorisés
comme des modèles explicatifs pour donner une forme claire aux énigmes
indéchiffrables. Mais, de même qu’une machine s’use, se rouille et
fonctionne mal, on pense au mot « dégénérescence » pour expliquer la
folie. Meynert, qui avait un microscope pour observer la folie, ne
possédait pas un outil qui lui aurait permis de faire des études de cas et
d’observer, comme le docteur Blanche, une évolution favorable. Comme il
ne s’intéressait pas à l’histoire ou à l’évolution des personnes, il en a
conclu que lorsqu’une cellule était altérée, le cerveau fonctionnait de plus
en plus mal, ce qui expliquait l’aspect dégénéré des fous. Partant d’une
vraie découverte sur le fonctionnement des neurones, il aboutissait à une
information facile à récupérer par ceux qui avaient dans leur esprit un
désir de racisme.
La culture se prêtait à cette dérive. On avait envie de penser que les
fous étaient irrécupérables, enfermés dans des asiles par de cruels
psychiatres. La notion de création de l’hôpital général (1656) que Michel
Foucault dénomme « Grand Renfermement » n’est pas du tout confirmée
par d’autres historiens de la psychiatrie. J’ai personnellement vu à Damas
un petit hôpital d’une vingtaine de chambres autour d’un patio, daté du
Xe siècle. De nombreux patients en sortaient, après leur guérison. Et
même le sinistre Bedlam, rendu célèbre par un dessin qui montrait une
passerelle de bourgeois endimanchés jetant pour s’amuser des bouteilles
d’alcool aux fous qui s’agitaient et rampaient sur le sol, parle plus du
fantasme du dessinateur que de la réalité des soins. La vision
exclusivement organique de la folie, en ignorant l’histoire des patients et
les innombrables autres déterminants de leur vie psychique, offrait un
cadeau aux racistes. Constatant que les parents des fous étaient eux-
mêmes en souffrance, ils n’en concluaient pas que leurs difficultés
sociales pouvaient expliquer les carences éducatives de leurs enfants. Ils
affirmaient simplement qu’ils avaient la preuve de l’hérédo-
dégénérescence. Il suffisait de voir.
Une telle malédiction héréditaire entraînait un nihilisme thérapeutique
qui, en abandonnant les fous, confirmait la théorie de la dégénérescence.
L’enchaînement logique de ces idées absurdes aboutissait à la conclusion
qu’il était immoral de s’occuper des dégénérés. « Puisqu’il n’y avait rien à
faire, tout cet argent jeté par les fenêtres empêchait de beaux jeunes gens
d’acheter un logement où ils auraient été heureux. Il devenait moral
d’éliminer les fous14. »
En Angleterre le prestigieux Henry Maudley, dans une optique
nietzschéenne, se préoccupait de « la sélection des inaptes » qui n’étaient
pas éliminés parce que la tolérance des sociétés modernes, en les aidant à
survivre, affaiblissait la communauté. Cet argument structurait les
stéréotypes occidentaux, lors des années d’avant-guerre où les médecins
universitaires refusaient de créer des services de néonatalogie afin de ne
pas faire survivre les prématurés inaptes. Aujourd’hui on sait que ces
bébés rattrapent leur retard en quelques mois et se développent comme les
autres. Mais cette donnée clinique ne correspondait pas au désir
d’eugénisme qui menait aux théories nazies.
L’impact de la « dégénérescence » sur la société se posait en termes
économiques et moraux. Ces « vies sans valeur » coûtaient tellement cher
à la société qu’elles étaient coupables d’empêcher le bonheur des jeunes
gens de bonne qualité biologique. Pour faire justice, il fallait trouver des
solutions scientifiques et légales afin de lutter contre ce scandale.
L’enfermement de ces vies sans valeur (maladies génétiques,
encéphalopathies, psychoses, épilepsie et déviants sociaux) devait se faire
dans des bâtiments fermés, à distance des villes et des villages. La
stérilisation était une solution médicale et hygiénique qui assainissait les
populations. Les solutions technocratiques amélioraient le fonctionnement
social des bien portants et bien-pensants, mais elle demeurait coûteuse. Le
nazisme devait aller plus loin dans cette logique d’hygiène sociale en
légalisant l’eugénisme. En éliminant ces vies sans valeur, il réalisait un
programme économique et moral15.
Lors des années 1970, les étudiants en psychiatrie devaient encore
apprendre les théories de la dégénérescence16 s’ils voulaient être reçus à
leurs examens. Il est très difficile d’argumenter contre la représentation
facile d’une tare qui se transmet inexorablement à travers les générations,
explique n’importe quel trouble et ne nécessite pas d’autre traitement que
la résignation ou l’exclusion. Valentin Magnan au XIXe siècle avait
proposé un slogan qu’il croyait évolutionniste : « Le progrès ou la mort. »
Émile Zola avait illustré la dégénérescence hérédo-alcoolique des ouvriers
dans L’Assommoir (1877) et la transmission de la tare chez les bourgeois
dans Les Rougon-Macquart (1871-1893), histoire naturelle et sociale
d’une généalogie. Après la défaite de la France à Sedan, contre l’armée
prussienne (1870), après la sanglante Commune (1871), le développement
du socialisme devenait pour les nantis la preuve de la dégénérescence
sociale. En Allemagne Krafft-Ebing, en écrivant Psychopathia Sexualis
(1886), expliquait les perversions sexuelles par la dégénérescence
constitutionnelle. Et, en Italie, Cesare Lombroso apprenait aux psychiatres
à repérer les futurs criminels grâce aux stigmates de la dégénérescence
physique des mâchoires et des formes de crâne. La craniométrie nazie fut
virtuose de ces repères objectifs. Georges Beard, en Angleterre, popularisa
le concept de « neurasthénie ». Il expliquait cette aptitude à la fatigue
nerveuse par la frénésie sociale qui épuisait les plus faibles. Pierre Janet
décrivit alors la psychasthénie, équivalent psychique de cette défaillance
constitutionnelle.
On retrouve encore aujourd’hui l’explication d’une souffrance
psychique par une tare héréditaire. Une petite dégénérescence à la
première génération s’aggrave à chaque transmission pour donner à la
troisième génération une imbécillité grave, une tendance à la criminalité
ou à la prostitution17. Dans les années 1990, c’est le non-dit d’un secret
qui transmettait une altération psychique et provoquait une schizophrénie
à la troisième génération. Puis ce fut la maltraitance qui devint une
malédiction récitée par la plupart des professionnels : « Cet enfant a été
maltraité, il deviendra un parent maltraitant. » Actuellement, ce sont les
études sur les descendants de la Shoah qui récitent cette malédiction
transgénérationnelle.
À partir d’un constat vrai (on ne peut pas ne pas transmettre, quand on
vit avec quelqu’un), on aboutit à une conclusion fausse (la malédiction est
inexorable). Les études épigénétiques actuelles précisent la transmission
des métabolismes modifiés par un traumatisme18, mais analysent aussi la
rhétorique comportementale et narrative des blessés de l’âme. On explique
ensuite comment une action sur le milieu et sur le sujet peut interrompre
la transmission.
La transmission des préjugés est plus difficile à guérir puisque, encore
aujourd’hui, toute une partie de la psychiatrie décrit une sémiologie
invisible comme le narcissisme, l’aliénation parentale ou la schizophrénie
torpide des psychiatres communistes.
La morale de cette histoire folle
La médecine du corps n’a pas échappé à ses histoires folles :
« L’histoire de la médecine […] relate comment selon les âges [nos aînés]
ont entendu l’exercice de leur art, quelles doctrines ont […] trouvé crédit
auprès d’eux, quel enchaînement de découvertes a révélé la structure des
corps, leurs fonctions ou leurs défaillances19. »
Aux temps où nos ancêtres habitaient encore les jardins de l’Éden, il
n’y avait ni maladies ni péchés. Mais quand Adam a croqué la pomme, ils
furent chassés du Paradis et ces fléaux devinrent quotidiens. On ne pouvait
les repérer, les expliquer et les soigner qu’en se référant aux objets du
contexte. Pour comprendre le monde qui nous faisait souffrir et pour s’en
libérer, il fallait chercher dans l’alentour physique et culturel des objets
susceptibles de nous protéger du mal. Ce qui revient à dire que ce qu’on
observe dans le monde extérieur parle plus de la culture de l’observateur
que de la chose observée.
À l’époque où la culture occidentale baignait dans le monde de la
faute, la maladie physique fournissait la preuve de la culpabilité. Quand on
voit le monde ainsi, le traitement préventif consiste à ne pas offenser ceux
qui promulguent les lois. La soumission culturelle aux puissants du ciel et
de la terre prend un effet de protection. Mais une fois que la faute a été
commise, le traitement curatif consiste à expier, à payer pour la
transgression. Le malade meurt, mais l’ordre règne.
Le balbutiement sémiologique, étiologique et thérapeutique ne peut
qu’être progressif puisqu’il nécessite une transgression. Ce n’est pas Dieu
qui envoie la fièvre typhoïde, c’est un agent matériel, mais on ne sait pas
lequel. D’abord, la sémiologie est approximative. Le typhus est confondu
avec la dysenterie et toutes les fièvres intestinales20. Quand le choléra
venu d’Asie a frappé les Européens pauvres, la première décision fut
d’inculper les riches, les jésuites et les juifs qui en souffraient moins. On
ne savait pas à cette époque qu’ils devaient cette protection à une
meilleure hygiène. On expliquait le typhus par la chaleur, les fruits verts et
les viandes salées. Le paludisme, la malaria (le « mauvais air ») qui a sévi
dans le monde entier et a désertifié de nombreuses régions riches, était
attribué au brouillard. Il a fallu une cascade de hasards sérendipiteux pour
découvrir le moustique et le traitement par le quinquina.
« Ce n’est qu’au début du XIXe siècle que s’instaure cette nouvelle
relation du corps à son extériorité. À partir de Laennec et de l’invention de
l’auscultation par stéthoscope, vers 1820, un dedans corporel, trouble,
incertain, trompeur, va être projeté au-dehors, extériorisé et susceptible
d’être lu21. » Une masse pulmonaire profonde sera mise à la surface du
thorax grâce au stéthoscope qui en fait un symptôme audible, révélant une
lésion profonde invisible. À la fin du siècle (1890) Babinski en grattant la
plante du pied d’un hémiplégique provoque « l’extension majestueuse du
gros orteil », au lieu d’en provoquer sa flexion, et rend visible à l’extérieur
de la plante des pieds une lésion cérébrale profonde. Le corps fait signe, à
condition que le clinicien apprenne la sémiologie.
Pour la folie, il en va autrement. L’objet du cardiologue est hors du
cardiologue. Le médecin peut faire du cœur malade un objet observable et
manipulable, hors de la personne du malade. Il peut, à la surface du corps,
entendre les bruits du cœur et, grâce à la technologie moderne, en faire une
image et le regarder fonctionner.
L’objet du psychiatre n’est pas à l’extérieur du psychiatre. Il est dans
le médecin autant que dans la culture qu’il partage avec son patient.
L’objet psychiatrique, follement hétérogène, est en constante transaction
entre le médecin, son patient et leur culture commune ou différente. La
production de la folie, verbale ou comportementale, fait impression dans
l’esprit du soigneur et prend un relief qui dépend de son émotivité et des
représentations qu’il a acquises au cours de sa propre histoire.
Si un psychiatre est homosexuel, il éprouvera les souffrances
exprimées par son patient homosexuel comme une évocation personnelle.
Le sujet tourmenté, en parlant du harcèlement qu’il a subi à l’école à cause
de son habitus sexuel étrange, ne sait pas qu’il parle en même temps de la
sexualité de son thérapeute.
D’autres psychiatres éprouveront cette sexualité minoritaire avec une
distance émotionnelle si grande que le patient leur fera l’effet d’un
Martien. Aucune représentation ne pourra être partagée entre ces deux
personnes. La société reconnaît au médecin (puisqu’il est diplômé) la
possibilité de savoir et le pouvoir de décider. Un tel psychiatre va
sincèrement diagnostiquer une maladie homosexuelle et, comme
l’endocrinologie fait d’excellentes performances, il va chercher la cause
hormonale de cette homosexualité. Croyant parler de son patient, ce
psychiatre n’aura parlé que de ses récitations culturelles.
Dans d’autres cultures, l’homosexualité est ressentie comme une
transgression. Quand le psychiatre a intériorisé les règles religieuses ou
laïques qui énoncent ce qu’est une sexualité normale, toute déviance
sexuelle devient anormale. Dans une telle culture, l’homosexuel fait
l’effet d’un transgresseur qui mérite d’être puni par la loi.
L’objet du cardiologue, étant hors du cardiologue, bénéficie des
progrès de la technologie pour devenir un objet de plus en plus technique.
L’objet du psychiatre, résultant d’une transaction entre le patient, son
soigneur et leur culture, contient un implicite idéologique. Le thérapeute
qui a envie de croire que la folie repose sur un substrat biologique trouvera
à coup sûr les publications qui confirmeront la pertinence de son désir
d’explication biologique. Le soigneur qui aura bien intériorisé la théorie
ontogénétique de la psychanalyse expliquera sans sourciller que son
patient est envahi par des rituels obsessionnels parce que sa mère, quand il
avait 18 mois, le mettait sur le pot de manière rigide. La représentation est
claire, cohérente et reconnue par les pairs.
Les thérapeutes se soumettent à l’idée qu’ils se font de la folie. Les
organicistes méprisent les psychistes, qu’ils considèrent comme des
rêveurs romantiques, et les mentalistes se moquent des biologistes, qu’ils
appellent « dresseurs » ou mécaniciens de l’âme. Le choix d’un camp
épistémologique se réfère à une idéologie fantasmatique bien plus qu’à
une démarche scientifique.
Quand la psychiatrie n’est pas scientifique, elle donne aux
psychothérapeutes le pouvoir de n’importe quoi. Les dogmes et les sectes
sont sécurisants quand ces récits affirment la Vérité qui Sauve, avant que
le patient découvre l’escroquerie. Mais quand la psychiatrie n’est que
scientifique, elle mène à la tragédie. Descartes avec son corps-machine a
permis le développement de la médecine expérimentale en négligeant
l’étude des mondes intérieurs. La lobotomie est scientifique : en détruisant
le cerveau préfrontal, socle neurologique de l’anticipation, elle supprime
l’angoisse de l’avenir. Le quotient intellectuel (QI) est scientifique : on
peut le calculer, en étudier la répartition sociale et l’évolution selon les
milieux affectifs et socioculturels au risque d’en faire un cadeau pour les
racistes qui en ont fait un outil de hiérarchisation sociale. La classification
des souffrances psychiques (DSM) est scientifique : en donnant aux
phénomènes inévitables de la vie mentale une connotation morbide, elle
pathologise la condition humaine.
L’objet psychiatrique est beaucoup trop hétérogène pour être expliqué
par une seule discipline. Depuis Nabuchodonosor, toute explication a été
tragique chaque fois qu’elle a été totalitaire. Mais quand elle est
artisanale, elle aide à comprendre et à soigner.

1. Leroi-Gourhan A., Dictionnaire de la Préhistoire, Paris, PUF, 1988, p. 1070.

2. Porter R., Madness, New York, Oxford University Press, 2003, p. 10.

3. Ariès P., Duby G., Histoire de la vie privée, Paris, Seuil, 1985, tomes 2 et 3.

4. Jorland G., Une société à soigner, Paris, Gallimard, 2010.

5. Huber J.-P., « Mélancolie », in Y. Pélicier, Les Objets de la psychiatrie, Bordeaux, L’Esprit du


Temps, 1997, p. 338.

6. Ritvo L., L’Ascendant de Darwin sur Freud, Paris, Gallimard, 1992.

7. Murat L., La Maison du docteur Blanche, Paris, J.-C. Lattès, 2001 (poche, 2013).

8. Pinel P., Traité sur l’aliénation mentale, Paris, Brosson, 1809.

9. Chiarugi V. (1759-1820), médecin présentant le traitement moral en Italie en 1804, in R. Porter,


Madness, op. cit., p. 130.

10. Broussais F. S. V., De l’irritation et de la folie, Paris, La Chevardière, 1828.

11. Clervoy P., Corcos M., Petits moments d’histoire de la psychiatrie en France, Paris, EDK,
2006.

É
12. Moreau (de Tours) J.-J., Du hachisch et de l’aliénation mentale, Paris, Éditions Fortin,
Masson, 1845.

13. Shorter E., A History of Psychiatry, New York, John Wiley, 1997, p. 76.

14. Cocks G., « German psychiatry, psychotherapy and psychoanalysis during the Nazi Period :
Historiographical reflections », in M. S. Micale, R. Porter, Discovering the History of Psychiatry,
New York, Oxford University Press, 1994, p. 282-296.

15. Lafont M., L’Extermination douce, Lormont, Le Bord de l’Eau, 2000.

16. Morel B. A., Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce
humaine, Paris, J.-B. Baillière, 1857.

17. Porter R., Madness, op. cit., 2003, p. 151-152.

18. Bustany P., « Neurobiologie de la résilience », in B. Cyrulnik, G. Jorland, Résilience.


Connaissances de base, Paris, Odile Jacob, 2012, p. 45-64.

19. Sendrail M., Histoire culturelle de la maladie, Toulouse, Privat, 1980, p. VII.

20. Grmek M. D., Fantini B. (éd.), Histoire de la pensée médicale en Occident, Paris, Seuil,
1995, p. 287-288.

21. Dagognet F., « L’entretien », Philosophie Magazine, mai 2013, no 69, p. 71.
Les mots et les soins :
la psychiatrie au crible de l’épistémologie
par André Giordan

Depuis trois siècles, la société demande à la psychiatrie de trouver des


réponses aux souffrances mentales, voire aux extrêmes de l’expérience
humaine. C’est un domaine qui interpelle, il ne laisse jamais indifférent.
On a beaucoup de mal à délimiter son périmètre, ses buts et ses fonctions.
Intervient-elle pour le « bien » de la personne ou de la société ? Et dans les
cas les plus graves, le fait-elle pour protéger l’individu de lui-même ou
pour protéger le groupe ? Son pouvoir en tout cas est immense ; la
psychiatrie est le seul domaine médical où « une contrainte à se soigner »
existe. Son pouvoir s’avère plus étendu que celui de la police, qui ne peut
garder en garde à vue que quarante-huit heures, ou que la justice : une
personne qui lui est confiée peut être internée à vie.
Son passé toutefois n’est pas neutre, son histoire se trouve plus que
chargée : enfermement sur ordre, contention brutale, méthodes
thérapeutiques de choc, complicité des dictatures, euthanasie des malades,
ordre moral, camisole chimique, etc. Et ce panorama n’est toujours pas
complet ; actuellement, la psychiatrie se trouve prise dans la dérive
gestionnaire de l’hôpital en particulier, de la santé en général. Elle est
harcelée par des contraintes sécuritaires renouvelées par le tam-tam des
médias chaque fois qu’un acte criminel est commis par un patient
« imprudemment » laissé à l’extérieur. De plus, les neurosciences la
harcèlent, souhaitant programmer la santé mentale dès l’enfance par la
présence de « biomarqueurs de vulnérabilité », pouvant justifier un
traitement médicamenteux préventif. Enfin, portée par des lobbies
financier et sécuritaire1 où convergent décideurs politiques, industrie
pharmaceutique, départements et centres de recherche, ne voit-on pas se
mettre en place une vaste entreprise à prétention hygiéniste et scientiste de
type normatif dans laquelle elle risque de se perdre à nouveau ?
De tout temps, les critiques n’ont pas manqué sur cette discipline, de
Foucault2 qui a marqué grandement les esprits avec son Histoire de la
folie (1964) à l’antipsychiatrie. Certains États comme l’Italie ont même
fait le choix de fermer tous leurs hôpitaux psychiatriques (loi Franco
Basaglia, 1978)3.
Face à ces questions, et surtout en regard de la montée en puissance
des démarches scientiste, sécuritaire et chimique, une approche
épistémologique ne pourrait-elle pas contribuer à éclairer les soignants et
les accompagner dans la mise en place des « garde-fous » pertinents ?
Ainsi la psychiatrie pourrait-elle sans doute mieux se réguler pour éviter
ses propres déviances ou ses propres suggestions, d’une part et, d’autre
part, pour mieux contenir les divers lobbyings.
À cette fin, cette étude s’intéressera à quelques-uns de ses principaux
« ressorts » épistémologiques, à savoir ses raisonnements intimes, ses
non-dits, ses fonctions latentes, ses liens avec les autres disciplines et avec
les pensées dominantes. Le corpus étudié portera sur ses mots, sur ses
soins et surtout sur son parcours conceptuel. Une autre formation des
soignants pourrait certainement en résulter ; de même, ne faudrait-il pas
envisager une approche différente du patient, plus uniquement polarisée
sur le seul passeport chimique ?
Un passé chargé…
Le domaine est très ancien ; les maladies mentales ont déjà été
repérées par les anciens Égyptiens, Grecs et Romains4. Parmi celles-ci,
l’hystérie est la plus souvent décrite ; exclusivement féminine, elle serait
due « aux déplacements verticaux de l’utérus ». On connaît des cas
d’hôpitaux réservés spécialement « aux fous », à Fez dès le VIIe siècle, à
Bagdad, au Caire aux XIIe-XIIIe siècles. Durant le haut Moyen Âge, des
établissements spécialisés proches des monastères existent en Europe ;
l’esprit chrétien de charité « profite » aux malades mentaux, auxquels il
apporte soutien et réconfort5. À la Renaissance, nombre d’érudits
s’opposent aux bûchers des sorcières. Félix Platter tente d’appliquer des
méthodes précises dans l’observation des malades ; il s’efforce de classer
les maladies mentales6.
Progressivement les hospices se multiplient en Europe pour pallier
toutes les misères. Il est à noter que dans les villes, l’augmentation
considérable des mendiants, « va-nu-pieds », sans emploi et prostituées
pose problème ; l’opinion publique les dit « dangereux » ou « voleurs ».
Ainsi le 22 avril 1656, Louis XIV promulgue le premier d’une succession
d’édits ; il s’agit d’aménager des lieux d’enfermement pour recueillir tous
les « errants » ; l’hôpital général était né dans le but d’enfermer toute
personne non en phase avec la normalité de l’époque.
L’hôpital général, ancêtre de l’hôpital psychiatrique, n’a rien à
l’origine d’un lieu de soins ; il est directement issu d’une demande du
pouvoir par rapport à la déviance, la délinquance, la dissidence, la misère
et la différence. Il s’installe en fait comme une institution carcérale qui
assure, par son pouvoir situé entre police et justice, à la fois assistance et
répression. Les personnes sont enchaînées, mal traitées ; elles vivent dans
des conditions insalubres7.
C’est dans ces conditions surhumaines que se développe une
« expertise en psychiatrie » dont les soubassements sont tout à la fois
correction, expiation et rédemption. Les personnes censées être en
difficultés sont par exemple jetées dans une fosse grouillante de serpents
« afin de les ramener à la raison » ; d’autres sont contenues, flagellées ou
inhibées à l’alcool ou à l’opium. D’autres méthodes consistent à faire
tourner les « fous » jusqu’à ce que « du sang coulât de leurs bouche,
oreilles et nez ». Il faudra attendre deux longs siècles pour que la question
du « malade mental » soit enfin pensée sérieusement : au dogme de
l’internement, un processus de « désinstitutionnalisation » est entrepris.
Ce processus conduira dans l’Hexagone à la création du système dit « de
secteur » (circulaire de 1960).
La psychiatrie comme instrument de pouvoir et, par là, de répression,
fera les « beaux jours » d’autres systèmes politiques. La plus aboutie aura
cours sous la dictature stalinienne ; elle se poursuivra jusqu’à la fin de
l’Empire soviétique, de Khrouchtchev à Brejnev. Nombre de dissidents ou
de prétendus concurrents du secrétaire général, quand ils ne sont pas
éliminés, seront internés, sous l’œil bienveillant des psychiatres du cru qui
n’osent pas déplaire. Peu s’y opposeront, de crainte de subir le même sort.
Le combat sera mené de l’extérieur, entre autres par un psychiatre
parisien, Jean Ayme. Ce sera le Congrès mondial de psychiatrie de Mexico
(1971) qui alertera l’opinion internationale. Y seront dénoncés l’usage de
médicaments psychotropes à doses excessives, l’isolement sensoriel, les
électrochocs, la contention dans des conditions insalubres et surtout le
recours à des détenus de droit commun jouant le rôle d’infirmiers
auxiliaires, genre « capo ».
Le régime nazi mit en place la même démarche pour faire disparaître
nombre d’opposants politiques. Parallèlement, les malades mentaux
allemands furent euthanasiés dans le cadre des opérations T4, l’Aktion
Brandt et 14f13 à des fins de « purification de la race aryenne ». Ces actes
ont pu se dérouler grâce à la collaboration, à l’adhésion ou à la tolérance
de la majorité des psychiatres et du corps médical allemand. Les
« chercheurs » des deux des plus prestigieux instituts, l’Institut Kaiser-
Wilhelm de recherche sur le cerveau de Berlin et l’Institut allemand de
recherche psychiatrique de Munich furent parmi les plus déterminés.
Ces conduites d’internement psychiatrique continuent à se dérouler de
nos jours, en Corée du Nord ou en Chine. Les psychiatres chinois ont
même « inventé » des maladies spécifiques, les prévenus étant « joliment
qualifiés » tour à tour :
– de « maniaque romantique » : cette pathologie concerne les personnes
dites « exhibitionnistes ou ayant un effet négatif sur l’environnement
social » ;
– de « maniaque politique » pour celui qui « hurle des slogans à
caractère révolutionnaire, qui écrit des courriers réactionnaires ou se
montre en public en prenant la parole contre le gouvernement » ;
– de « maniaque agressif », enfin, pour celui qui insulte la population,
détruit les biens publics et est nuisible pour la vie des gens !
Les noms des pathologies mentales
Si la pratique des supposés « fous » puis « aliénés » a une longue et
dramatique histoire, le terme de « psychiatrie » par contre est relativement
récent ; il fut introduit par Johann Christian Reil en 18088. D’emblée, ce
physiologiste allemand de l’Université de Halle situe cette spécialité sous
l’angle du traitement, dans la mouvance « émancipatrice » née avec la
Révolution française9. Son projet est de supprimer « la maison des fous ».
Convaincu de l’importance des soins, ce chercheur praticien peut être
considéré comme un des créateurs de ce qui deviendra la « psychothérapie
rationnelle ». Pour lui, « les sentiments et les idées sont les moyens
adéquats de corriger les troubles du cerveau et de lui rendre sa vitalité ». À
sa suite, le champ de la psychiatrie s’étend durant tout le XIXe siècle, du
diagnostic au traitement, en passant par la prévention des troubles
mentaux. Les divers troubles cognitifs, comportementaux et affectifs sont
progressivement inclus, pendant que les maladies et les malades changent
de dénominations.
Toutefois cette discipline garde de grandes difficultés à se départir
d’un certain nombre d’adhérences issues des objectifs et des pratiques de
ses origines : ceux de l’hôpital général. Par exemple, au siècle dernier, le
médecin de famille pouvait dire gentiment d’un homme âgé : « Pépé sucre
les fraises. » Aujourd’hui, ce même cas est affublé du terme brutal et
pathologique de « démence sénile » Avant, la perte d’autonomie et de la
raison était dans l’ordre des « choses » de la vie, la personne terminait
paisiblement le cours de ses jours au sein de sa famille. De nos jours,
l’individu sort stigmatisé de la consultation, pendant que le mot de
« démence » par ses connotations dramatiques, introduit une souffrance
inutile pour la famille… Le traitement paraît lui en « pure perte » ;
neurologue et psychiatre n’apportent rien en matière de qualité de vie. Le
terme avancé se veut sérieux, il est seulement masquant ; il cache
beaucoup d’ignorances derrière l’arsenal technologique flamboyant mis en
œuvre pour assurer le supposé diagnostic.
Dans le même ordre d’idées, la personne qui dit à son psychiatre :
« J’ai quelques oublis… avec l’âge » est affublée quasi immédiatement du
syndrome de « trouble mental précurseur, prémices d’Alzheimer ». Sur un
autre plan, une personne qui avance : « [Je] viens de perdre mon mari, je le
vis mal », ce qui fait partie du deuil, toujours malheureux, mais normal,
avec tristesse, perte d’appétit, troubles du sommeil et parfois sentiment de
culpabilité, sera considérée comme souffrant de « trouble dépressif
majeur ». La version IV du DSM10 estimait que ces symptômes devaient
être considérés comme pathologiques s’ils se prolongeaient au-delà de
deux mois. Désormais, avec le DSM-5, le délai est juste de quinze jours.
Par ces attributs, la personne change de statut ; la normalité de la vie est
transformée en pathologie. Une souffrance supplémentaire est introduite
sans bénéfice aucun pour l’individu. En fait, cette mise en mots n’a-t-elle
pas pour seul but de « vendre » du médicament ?
De même, en matière de simple déprime, on parlait de « coup de
blues », de « tristesse », de « mélancolie », de « spleen » ou tout
simplement de « mal de vivre ». Désormais, cet ensemble de symptômes
(syndrome) est individualisé et classifié depuis 1980 dans les « troubles de
l’humeur ». Le mot de « dépression » est maintenant avancé et, pour
accentuer un supposé sérieux, le psychiatre va la qualifier de « dépression
caractérisée », « dépression clinique » ou « dépression majeure ». Pourtant
l’étiologie est toujours incomplète et surtout sujette à discussion entre
spécialistes. Il est intéressant de noter que la dépression n’existait pas
dans toutes les cultures, notamment dans les cultures africaines ou
asiatiques. Antérieurement, elles étaient soignées à l’infusion de
millepertuis ou au chocolat. Certains médecins naturopathes proposent des
oméga-3, du zinc ou du magnésium. C’est avec l’arrivée des
antidépresseurs sur le marché que la dépression est devenue une véritable
« épidémie11 » !
Le cas le plus typique de dénomination discutable est celui de
« schizophrénie ». Littéralement, créé en 1908 par le psychiatre zurichois
Eugen Bleuler, ce terme aux consonances fortes et en apparence
scientifique signifie « fractionnement de l’esprit ». Il désigne un groupe de
psychoses dont le symptôme principal est la « dissociation » des fonctions
psychiques, avec perte de sens du réel, hallucinations, délires. Pourtant ce
nom recouvre un concept demeuré totalement flou ; plus de quarante
définitions de la schizophrénie ont été données par les spécialistes faisant
autorité, en un siècle. De plus, les psychiatres américains appellent
« schizophrénie » ce que les Anglais nomment « troubles de l’humeur » !
Mettre un nom n’est jamais neutre, et plus particulièrement en
psychiatrie. Mettre un nom, c’est faire exister, c’est définir, préciser ou
normaliser ; ce peut être également différencier, catégoriser. Encore faut-il
que cette dénomination ait du sens pour le soignant : quel concept
recouvre-t-elle ? Quels apports ? Dans quel contexte s’inscrit-elle ? À
quelle légitimité peut-elle prétendre ? Et surtout quelle est sa pertinence
pour la recherche, pour le traitement ou pour qu’elle puisse apporter un
« plus » au patient ? En la matière, ce travail reste sérieusement encore à
faire…
La fonction du DSM
Une tentative dans ce sens a été menée avec la réalisation du DSM ou
Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders. Ce « manuel »
conçu sous le couvert de l’Association américaine de psychiatrie (APA)
avait pour but avéré de nommer et de classer les diverses pathologies12.
Cet objectif devait permettre à la psychiatrie mondiale d’avoir un langage
commun13 et d’objectiver les pathologies. Cette visée est loin cependant
d’être atteinte, le DSM ne fait toujours pas consensus14. De plus, la lecture
de certaines pathologies demeure déconcertante, nombre d’entre elles
restent sans fondement et les superpositions de maladies, de leurs
symptômes et de leurs causes sont constantes.
Pis, cette démarche a totalement dérivé sous l’influence de divers
lobbies. La déviation la plus troublante est l’inflation des pathologies ; en
trente-cinq ans, son contenu est passé d’un peu moins de 150 troubles
mentaux en 198215 à 400 actuellement. Loin d’être un « plus », ce
réductionnisme ne risque-t-il pas d’aboutir à une nouvelle impasse pour la
psychiatrie ? En divisant, en catégorisant, en simplifiant, en normant et
surtout en nommant, la discipline croit pouvoir échapper à l’incertitude et
au manque de rigueur. En fait ne s’éloigne-t-elle pas davantage de toute
compréhension en se cachant derrière des mots vides de sens ? « Quand
nous avons introduit dans le DSM-IV16 le syndrome d’Asperger, forme
moins sévère d’autisme, nous avions estimé que cela multiplierait le
nombre de cas par trois, raconte le psychiatre américain Allen Frances. En
fait, ils ont été multipliés par quarante, principalement parce que ce
diagnostic permet d’avoir accès à des services particuliers à l’école et en
dehors. Il a donc été porté chez des enfants qui n’avaient pas tous les
critères17. » Pour ce professeur émérite, coauteur du DMS-IV, le nouveau
DSM ouvre tellement le champ de la « maladie mentale » que 11 millions
d’Américains se retrouveraient ainsi sous traitement lourd alors que ce
dernier risque d’être nocif pour eux.
Plusieurs questions peuvent être ainsi soulevées : ne risque-t-on pas
d’entraîner le praticien de base vers des diagnostics figés à partir de
pathologies pas suffisamment fondées, sans tenir suffisamment compte de
l’histoire et de l’environnement du patient ? Ne risque-t-on pas de
« médicaliser » certains comportements naturels, au risque de stigmatiser
certaines personnes comportant quelques troubles passagers ?
Le diagnostic posé sur certains enfants est très révélateur des limites
d’une supposée objectivation qui consiste à répertorier et nommer.
Prenons le cas des enfants dits « précoces » ou à « haut potentiel » ; dans
nombre de cas, « c’est un enfant plein de vie qui s’ennuie à l’école ». Il
peut en résulter une grande gesticulation en classe ; son comportement fait
mauvais ménage avec la scolarité, les règles, l’immobilité et les
contraintes. Le DSM et, à sa suite, nombre de psychiatres dans les pays
anglo-saxons et actuellement en Europe, affublent ces enfants du terme de
TDAH (troubles de déficit de l’attention avec hyperactivité).
Le traitement envisagé, à base de méthylphénidate contenu dans la
Ritaline, permet de modifier leur comportement. Il est censé améliorer la
concentration, l’écoute ; il diminue leur impatience et leur impulsivité,
d’où une réduction de l’agitation physique. Toutefois ce diagnostic et ce
traitement posent des questions médicales et éthiques. D’abord, par sa
parenté avec les amphétamines, l’utilisation du méthylphénidate n’est pas
sans risques directs et indirects. Entre 2005 et 2011, plus de 400 effets
indésirables ont été notifiés aux centres de pharmacovigilance français. De
plus, les risques d’addiction ne sont pas négligeables. Surtout, ce
traitement crée un type de comportement pervers chez ces jeunes : la prise
de Ritaline introduit l’idée d’un « médicament propice » pour chaque
usage de la vie. Il s’ensuit des risques d’hyperconsommation, réflexe
fréquent chez ces adultes ensuite : « J’ai besoin de me calmer », « J’ai
besoin de m’exciter », etc. Dans chacun de ces cas, le médicament adéquat
est alors recherché…
En amont, peut-on faire de ce type de comportement une pathologie
avérée ? Ces symptômes se révèlent la plupart du temps au début de la
scolarité. N’est-ce pas plutôt l’école qui est « malade », en introduisant à
longueur de journée des contraintes inadéquates pour des enfants de cet
âge et sans proposer des rituels ou simplement des intérêts qui pourraient
les leur faire accepter ?
Enfin, en psychiatrisant ces enfants de façon quasi automatique, on
élude un débat citoyen. Doit-on considérer le méthylphénidate comme un
médicament « utile » parce qu’il adoucit un handicap scolaire ou social lié
à une supposée « immaturité cérébrale » ? N’est-il pas plutôt anormal de
modifier chimiquement le comportement d’enfants dits « remuants » pour
qu’ils se plient à l’école et aux contraintes sociales ?
La question se pose à l’identique chez « l’enfant qui pique des
colères », comme on aurait dit. Aujourd’hui, cet enfant est mis en
consultation, il devient DEI (désordre explosif intermittent). S’il produit
trois crises de colère par semaine, le DSM le catégorise dans les troubles
mentaux, alors que l’étiologie reste mal définie. Cette supposée
objectivité, l’introduction de ces acronymes à consonance scientifique
pour le grand public favorisent des diagnostics rapides et pas forcément
pertinents pour ces sujets jeunes. Le problème est-il vraiment l’enfant,
n’est-ce pas plutôt une certaine éducation donnée par des parents
dépassés ? De plus, en leur collant une étiquette dont ils auront ensuite du
mal à se débarrasser, on psychiatrise des enfants pleins de vie.
Le médicament est la solution de facilité à court terme, et elle fragilise
la personne sur la durée. Une étude belge indique que ces trois dernières
années le nombre de jeunes qui atterrissent en psychiatrie (hospitalisés) a
été multiplié par sept en cinq ans. La cause serait la résultante des effets
secondaires des médicaments utilisés pour le traitement du trouble de
l’attention, ils induisent des comportements psychotiques chez ces jeunes
êtres.
De telles questions ne peuvent être actuellement éludées, au moment
où la psychiatrie paraît devenir une fois encore complice d’une nouvelle
« dictature » : celle de la mainmise de l’industrie pharmaceutique. Les
processus présidant à la conception du nouveau DSM en sont la meilleure
des illustrations. Depuis la publication du DSM-IV, le marché des
médicaments contre les troubles de l’attention est passé de 15 millions de
dollars (11,5 millions d’euros) à 7 milliards aujourd’hui (5,5 milliards
d’euros)18.
Au-delà des mots et des symptômes, il est difficile de mettre en avant
un fondement médical ou biologique assuré. Aucun test réel et fiable
n’existe ; aucune certitude ne fait encore consensus. Les maladies
répertoriées dans le DSM ne sont pas, comme dans d’autres branches de la
médecine, le résultat d’investigations scientifiques ; elles sont votées par
un comité de psychiatres qui décident ainsi des pathologies à ajouter ou à
supprimer de la liste. Ne serait-il pas préférable d’interpeller d’autres
dimensions au préalable ? Ne faut-il pas accorder plus de place à la
personne et à l’interaction environnement-patient ? D’autres approches
thérapeutiques ne seraient-elles pas plutôt à introduire ?
Histoire des techniques thérapeutiques
Après les mots et leurs usages, « penser » la psychiatrie suppose,
semble-t-il, de se pencher sur la spécificité de ses soins. Quels types de
traitements sont convoqués ? Sur quoi sont-ils fondés, notamment sur
quels présupposés, concepts ou modèles reposent-ils ? Quand on prend le
recul de l’Histoire, que n’a-t-on pas inventé au nom de la psychiatrie ! En
se limitant à la seule époque moderne, les pratiques sont déjà multiples ;
elles ont cependant une caractéristique constante, celle d’être souvent
brutales. Serait-ce toujours en lien avec les origines carcérales de ce
domaine ?
Le premier soin fréquemment envisagé a été la contention mécanique
visant à calmer par un moyen physique un patient en crise. Elle pouvait
être pratiquée à la demande du patient n’arrivant plus à se contenir, ou
proposée par l’équipe. Elle pouvait être d’urgence et imposée par l’équipe
soignante, lors d’une détresse psychique ; elle pouvait éviter une escalade
de la violence. Nombre de techniques ont été imaginées au cours des
siècles, les images ci-dessous parlent d’elles-mêmes19.
À cette contention mécanique s’ajoutait l’enfermement total du
patient, et quand celui-ci ne suffisait pas, il s’accompagnait de l’usage
punitif du cachot pour priver de relation avec les autres. De nos jours, une
salle d’isolement est toujours présente, elle accompagne une salle de
dégrisement en cas de crise d’addiction (alcool et autres drogues). Ces
pratiques reposent sur la récupération dans un endroit protégé, mais
également sur les bénéfices de la sous-stimulation. Autres formes de
contention et également de sous-stimulation : la diète ou carrément la
privation de nourriture. On peut ajouter dans cette direction la privation de
sommeil pour le traitement de la dépression.
Après la contention ou avec elle sont nées les méthodes de choc ;
celles-ci furent appliquées d’abord sous forme mécanique : tourniquets,
sièges rotatifs, trémoussoirs, casques vibrants… Réduire l’approche des
chocs au seul catalogue des techniques thérapeutiques ne peut rendre
compte des complexités conceptuelles de chaque contexte, mais l’idée
générale était que secouer le corps était « curatif » ; il « détournait l’aliéné
de ses idées folles » et « apaisait le tumulte de ses passions » dans le but
annoncé de le resocialiser. L’intervention s’inscrit dans une pédagogie
autoritaire où le soignant – on employait alors les mots d’« aliniéniste »
ou de « surveillant » – doit demeurer le maître craint. Le but principal est
de rompre « la chaîne vicieuse des idées » en ajoutant aux secousses
physiques « des secousses morales », selon les mots de Jean-Étienne
Esquirol (1838), le père de la psychiatrie française20.
D’autres chocs seront encore introduits au cours des siècles, en
apparence d’ordonnance plus thérapeutique, car basés sur l’apparence de
la scientificité médicale ou technique. L’hydrothérapie de choc à l’eau
froide sous forme de jets, de bains, de douches, s’inscrit dans une logique
humorale sur les vertus de l’eau, mais également dans une stratégie de
saisissement corporel. Le choc somatique doit remettre de l’ordre dans les
idées, d’où le succès des bains surprises par immersion brutale, mêlant
hydrothérapie et frayeur.
D’autres thérapies de chocs reposent sur d’autres principes. Par
exemple, ayant remarqué que l’état des patients atteints de paralysie
générale causée par la syphilis s’améliorait lors des accès de fièvre,
Wagner-Jauregg, professeur à l’Université de Vienne, conçoit un
traitement par inoculation du paludisme, maladie qu’il choisit parce
qu’elle est contrôlable par la quinine21. La technique « choc
hypoglycémique » (ou coma insulinique) consiste, elle, à provoquer un
coma (éventuellement des convulsions) par injection d’insuline. Elle fut
mise au point par Manfred Sakel, psychiatre et neurophysiologiste
polonais. Parmi les pionniers de son utilisation en psychiatrie, il convient
de citer le Suisse Hans Steck à Cery, qui le prescrit pour lutter contre le
refus de nourriture dans la catatonie ou comme sédatif dans le delirium
tremens, ou encore le docteur niçois Paul Cossa en matière de
schizophrénie. Très vite, la méthode va être généralisée dans le traitement
des psychoses, mais à doses faibles et généralement en association avec
des hydrates de carbone pour éviter une hypoglycémie trop prononcée : on
parle de « choc humide ou insulinothérapie à faible dose », évitant la
phase de coma, également appelé « petite insuline22 ».
La méthode de choc la plus « popularisée » fut celle par électrochocs,
appelée encore par euphémisme ECT. Ce traitement consiste à délivrer un
courant électrique23 d’intensité variable sur le scalp. Ugo Cerletti et Lucio
Bini avaient observé l’attitude des porcs qui, avant d’être tués, sont
électrisés afin d’être plus calmes. C’est en 1938 que cette équipe italienne
appliqua le premier électrochoc à un patient schizophrène ayant des
hallucinations et des confusions, sans son accord24. Quelles que soient les
expérimentations baroques et parfois les déviations institutionnelles, le
modèle qui sous-tend ce traitement consiste à stimuler l’esprit à travers la
globalité du corps pour « restructurer une pensée désorganisée ».
Une autre approche, plus ancienne25, fut la lithotomie, également
appelée extraction (ou « excision ») de la « pierre de folie ». Cette
opération, rendue célèbre par un des tableaux du peintre néerlandais
Jérôme Bosch, consiste à enlever une partie du cerveau, souvent le lobe
frontal. Reprise au XIXe siècle, elle est formalisée en 1935 par les
neurologues portugais Egas Moniz et Almeida Lima de l’Université de
Lisbonne. Elle sera reprise sous la forme d’une lobotomie, opération
chirurgicale du cerveau qui consiste en une section ou une altération de la
substance blanche d’un lobe cérébral, le plus souvent le lobe frontal. Ce
dernier intervient dans la formalisation, le contrôle et l’exécution d’un
comportement. Les effets recherchés sont une modification de la
personnalité, de l’affectivité et de la libido26. La lobotomie connaît son
essor après la Seconde Guerre mondiale, notamment avec la mise au point
d’une opération frontale transorbitaire par l’Italien Mario Adamo
Fiamberti, méthode reprise et adaptée par l’Américain Walter Freeman,
grâce à un… pic à glace27. Dès les années 1950, de sérieux doutes sur
l’efficacité d’une telle méthode commencèrent à se faire entendre ; cela
fut renforcé du fait de sa nature irréversible et surtout barbare.
Bien d’autres thérapies furent tentées au cours des temps, et même
jusqu’à récemment. On peut citer les purges, les saignées, les vésicatoires,
plus récemment la photothérapie, la narcothérapie28, pendant que par
ailleurs se sont maintenues nombre de « médecines » parallèles, avec force
amulettes, divinations, injonctions, transes, exorcismes, suivant les pays.
Certaines furent très constantes, comme la fumigation vaginale, connue
depuis l’Antiquité en matière d’hystérie. L’une d’entre elles consistait à
asseoir la femme au-dessus d’un trou rempli de braises et de matières
odorantes pour faire « redescendre son utérus » en inhalant de mauvaises
odeurs et en appliquant au contraire sur sa vulve des odeurs agréables.
L’utérus, attiré par ces dernières, « retournait » à sa place, faisant
disparaître les suffocations et autres manifestations impressionnantes de
l’hystérie.
D’autres furent plus anecdotiques comme la boulepsithérie, c’est-à-
dire le traitement de l’épilepsie par un séjour dans une étable, proposé par
le docteur Denis – l’haleine des vaches était censée neutraliser « à la
longue les principes délétères qui occasionnent le mal-caduc29 » – ou
encore le psychic driving. Donald Cameron, psychiatre américain
d’origine écossaise, utilisait un cocktail de barbituriques (Véronal,
Séconal, Nembutal) avec un puissant neuroleptique (Largactil) pour
endormir le patient. Durant son sommeil, l’objectif était de déprogrammer
(depatterning) la personne en répétant inlassablement les mêmes phrases !
La plupart de ces pratiques ont régressé depuis les années 1940, sans
toutefois disparaître totalement avec le développement des médicaments
psychotropes30. Ces derniers ont supplanté l’opium – ou ses dérivés –, le
chloral, les barbituriques, le bromure, utilisés au XIXe siècle, qui se
révélaient très toxiques et peu efficaces.
Désormais l’explication qui sous-tend ces traitements chimiques est
autre : l’activité psychique est supposée dépendre directement d’un
métabolisme biochimique au sein des cellules nerveuses ou entre celles-ci
dans les synapses. Les médicaments psychotropes moduleraient les effets
des neurotransmetteurs (ou neuromédiateurs, notamment dopamine,
sérotonine et noradrénaline) : ils amélioreraient ou stabiliseraient de la
sorte les anomalies de fonctionnement des cellules nerveuses. Toutefois la
connaissance fine des mécanismes d’action de ces médicaments reste très
imparfaite : on sait identifier leurs effets et les utiliser pour soulager les
troubles psychiques ; on suppose que tel type de médicament sera efficace
pour tel trouble donné et que telles précautions sont à prendre avec chaque
posologie, mais tout reste encore fragile et sans toujours un vrai
fondement biologique. Il est rare qu’un seul neuromédiateur intervienne
pour induire un état ; il serait préférable d’envisager un « cocktail »
sûrement complexe31.
Devant ces limites, les thérapies de la parole (psychanalyse,
psychologie comportementaliste, psychologie cognitiviste, TCC [thérapies
cognitivo-comportementales], analyse transactionnelle, thérapies brèves,
thérapies existentielles, thérapies humanistes, entretien motivationnel)
sont toujours appelées à la rescousse, en parallèle, le plus souvent
désormais en complément et sous des formes nouvelles. Des thérapies du
« faire » (atelier d’écriture, danse-thérapie, art-thérapie, théâtre interactif,
jeu de masques, jeu de rôles, ergothérapie) sont introduites en
superposition pour la maintenance de l’individu. Il est encore fait appel à
la suggestion par le biais de l’hypnose ou la sophrologie ainsi qu’à la
méditation, et les « cures de sommeil » tiennent encore une place
importante.
Les présupposés des maladies mentales
La découverte de la plupart des thérapeutiques psychiatriques (sinon
toutes) fut d’apparence fortuite, le plus souvent dans le cadre de
démarches empiriques ; parfois elles furent le fruit d’analogies ou de
principes, comme celui proposé par le médecin romain Claude Galien
(167?, publié en 1856), « le traitement par les contraires ». La frénésie
étant supposée un « échauffement des méninges », il s’agissait alors de
refroidir l’aliéné par des douches froides. La mélancolie correspondant à
une « surcharge d’atrabile », on pouvait l’évacuer par des purges, des
saignées ou des vésicatoires, etc. L’épilepsie provenait d’un
« engorgement de la pituite », un venin fabriqué par les diables et les
démons, qu’il fallait aspirer ou dessécher…
Au travers de ces multiples pratiques, ce qui surprend le plus à la
lumière de l’épistémologie, ce sont les implicites – dont un certain
pragmatisme sous-jacent faisant autorité – et surtout le manque de
spécificité de cette discipline… En permanence ce domaine est allé
chercher ses concepts, ses modèles et sa validation ailleurs, dans d’autres
disciplines. Les pratiques médicamenteuses actuelles et celles de la parole
qui étaient mises en avant à la fin du XXe siècle sont directement dérivées
pour l’une des recherches en biochimie et en neurologie, pour l’autre, des
études en psychologie et de l’empirisme psychanalytique. Aujourd’hui
encore, nombre de conceptions « exotiques » sur l’origine des pathologies
et des représentations sur les patients interfèrent en permanence dans le
choix du traitement.
Cette constante est très ancienne : quand la maladie mentale était
envisagée comme un déséquilibre des « humeurs32 », l’« harmonie » des
humeurs pouvait être obtenue par la saignée ou en utilisant les sangsues. À
la fin du XIXe siècle, quand le modèle du microbe devint dominant, la
psychiatrie partit à la recherche du « microbe de la folie », à la suite de
Pasteur lui-même qui avait émis cette hypothèse en 1881. Et en 1896, un
numéro du Scientific American lui fut consacré : « La folie est-elle due à
un microbe ? ». Pour argumenter, deux médecins décrivaient comment ils
avaient injecté du liquide céphalorachidien de malades mentaux à des
lapins, et comment ces animaux étaient tombés malades à leur tour. Les
auteurs concluaient que « certaines formes de folie » seraient dues à des
agents infectieux. Cela fut renforcé par la mise en évidence de virus (pour
la rage), de tréponème (l’agent de la syphilis) ou de streptocoques
entraînant de graves troubles psychiatriques (démence, hallucinations…).
De nos jours encore, certaines recherches reprennent ce modèle. On
présuppose l’intervention de micro-organismes pour la schizophrénie,
l’autisme, les troubles bipolaires ou autres troubles obsessionnels
compulsifs (TOC), in utero, au cours de l’enfance ou même
ultérieurement. Certains d’entre eux pourraient « attaquer » les cellules
nerveuses33 par des mécanismes auto-immuns.
Dans les années 1920-1930, à la suite des travaux de Christiaan
Eijkman qui conduisirent à reconnaître la vitamine B1 (malnutrition) et
ses influences sur les troubles neurologiques liés au béribéri, se
développèrent de nombreuses études pour rechercher cette fois la
« vitamine de la folie », celle qui, par son absence, conduirait à la
pathologie mentale. Récemment encore, des chercheurs tentent de montrer
que les vitamines E et D pourraient retarder le déclin neurologique.
La découverte de l’ADN (1954) comme matériel héréditaire et
l’engouement pour les gènes détournèrent ensuite l’attention des
psychiatres vers des causes génétiques. Plusieurs études ont tenté de
mettre en évidence des composantes héréditaires dans la schizophrénie.
D’autres travaux actuels cherchent à établir le rôle respectif des facteurs
génétiques et épigénétiques (expression-transcription des gènes,
remodelage de la chromatine) dans le développement et la dégénérescence
du système nerveux lors de la mise en place des assemblées neurales, de la
différenciation neuronale et gliale, lors de l’établissement des connexions,
voire lors de la synaptogenèse.
Actuellement, les recherches et les pratiques psychiatriques sont
largement centrées sur des modèles issus des avancées de la biochimie
d’une part ou sur ceux des sciences neurologiques d’autre part. Les enjeux
sont de repérer les synapses et l’effet des principaux neuromédiateurs sur
un plan clinique pour les uns, pour les autres de décrypter l’organisation et
le fonctionnement in vivo du système nerveux au niveau cellulaire, de
modéliser les réseaux neuronaux en incluant les cellules gliales, de définir
les règles d’intégration qui sous-tendent les grandes fonctions sensorielles,
motrices, cognitives et comportementales. Dans leur recherche de
légitimité, ces modèles de type « biomédical » sont supposés fournir
désormais, malgré des limites thérapeutiques bien réelles, la « vraie » base
scientifique à la psychiatrie, excluant par là d’autres potentialités.
Conclusion
Loin de vouloir réfuter la place institutionnelle incontournable et les
fonctions sociales et personnelles inéluctables en matière de soins de
psychiatrie, le regard que nous portons sur cette discipline souhaite
seulement mettre en lumière ses fonctionnements et leurs retombées sur
les pratiques actuelles à travers le recul que permettent l’histoire et
l’épistémologie. Notre « espoir » est que la formation des divers soignants
du domaine s’en empare. La préparation actuelle de ces spécialistes à
l’hôpital à partir du seul modèle biomédical34 et de l’urgence devient trop
fruste face à la complexité de ces pathologies. Leurs formations devraient
profondément évoluer ; les seuls savoirs biomédicaux ne paraissent plus
suffisants, ils devraient être associés et mis en perspective par des
moments de métacognition sur les usages35 avec des données transversales
sur les plans historique et épistémologique, mais pas seulement…
La psychiatrie apparaît comme une discipline à penser et à « re-
panser » et nombre de psychiatres – notamment ceux rassemblés autour de
ce livre – en ont pris conscience. Il pourrait être intéressant que les jeunes
psychiatres puissent à leur tour avoir une connaissance de l’histoire de leur
domaine et accéder à un point de vue plus épistémologique pour sortir
d’un certain enfermement et, par là, de certains travers récurrents.
Par ailleurs, l’accent mis de plus en plus souvent sur le seul organe,
voire la cellule, maintenant la synapse ou le processus chimique
immédiat n’est pas sans effets « collatéraux » pervers. En sus des contre-
indications médicamenteuses, le corps dans son ensemble reste oublié, et
ne se prive pas de réagir au quotidien. Surtout la personne, derrière ce
dernier, se sent très souvent ignorée ; son contexte de vie n’est pas pris en
compte. Même malade sur un plan mental, un capital santé demeure chez
tout individu. Il peut être entretenu et amélioré, il peut être un point
d’appui non négligeable. Les Anglo-Saxons ont développé le concept
d’empowerment (issu de power, « pouvoir » ; Ninacs, 200836). Pourquoi ne
pas développer chez l’individu adulte – mais également chez l’enfant – ses
capacités et ses compétences restantes, et surtout pourquoi ne pas lui
« donner » la possibilité de les exercer ? En matière d’éducation
thérapeutique du patient (ETP), le soignant apprend à la personne
diabétique à gérer son taux de glucose, à l’asthmatique à repérer les signes
prémonitoires d’une crise et adapter son traitement37. L’empowerment
évite la passivité, elle limite la seule et simple consommation et induit
ainsi un espace partagé de savoir et, donc, de pouvoir. La thérapie
psychiatrique aurait « tout à gagner » à s’en inspirer ; le contexte est
favorable ; les importantes avancées en matière de santé mentale, avec
entre autres la découverte des neuroleptiques (1952) et des antidépresseurs
(1957), ont dédramatisé le domaine et nombre de soignants souhaiteraient
ne plus limiter leur action à la seule « distribution de médicaments ».
L’ETP ne pourrait-elle pas ouvrir de nouvelles possibilités à la
psychiatrie, le patient (re)prenant du pouvoir sur soi38 (Giordan, Golay,
2013) ? Le soignant devrait pouvoir encore inclure dans sa formation
(initiale ou continue) de la philosophie, de l’éthique, de la sociologie et de
l’anthropologie et surtout une pratique systémique dans des centres de
soins et de prévention pour faire converger biologie, personne et
environnement dans la prise en compte des causes et le choix des
traitements. Sans doute même à terme, de nouvelles professions seraient-
elles à créer pour accompagner spécifiquement ces patients et interagir
avec eux dans un changement potentiel.

1. Sous la présidence Sarkozy ont été édictées de multiples lois et circulaires qui ont psychiatrisé
toutes formes de déviance et de délinquance et renforcé les techniques de surveillance.

2. Foucault s’est centré sur la façon dont le statut de « fou » passa de celui d’un être occupant une
place acceptée, sinon reconnue, dans l’ordre social, à celui d’un exclu, enfermé et confiné entre quatre
murs. Voir Foucault M., Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, UGE, « 10/18 », 1964.

3. Il devient parfois difficile d’hospitaliser en Italie les patients qui en auraient fortement besoin. En
France la situation est différente. Outre les maladies mentales classiques, les praticiens doivent faire
face à la prise en compte de nombre de détresses sociales croissantes résultant de la situation
économique (dépressions, stress professionnel…). Ils sont également sollicités pour des interventions
lors de catastrophes, des deuils, des migrations ou encore en matière de prévention, de dépistage
précoce, jusqu’au « traitement » de l’échec scolaire, dont on peut s’interroger sur la légitimité.

4. Soranus, médecin romain (93-138 ap. J.-C.), précisait soigner les malades mentaux en parlant
avec eux à partir de leurs occupations. Il soulignait l’importance de la relation entre le médecin et son
patient aux dépens des médicaments de l’époque.

5. La chasse aux sorcières ne démarre véritablement qu’au XIe siècle. L’opinion publique est à
l’origine de la répression : face à un malheur survenu sans raison apparente, la foule en impute la
responsabilité à une sorcière supposée, souvent une personne perturbée ou au psychisme fragilisé. Au
XIIIe siècle, l’Église prendra le relais en faisant l’amalgame entre sorciers, hérétiques et malades
mentaux. En 1239 et 1245, des Cathares par exemple seront accusés de sorcellerie par les tribunaux de
l’Inquisition.

6. Ambroise Paré multiplie les odeurs nauséabondes – bitume, huile de soufre et de pétrole,
chandelles de suif, plumes de perdrix, de bécasses, poils d’homme, de bouc, de vache, draps, vieilles
savates, poudre à canon, ammoniaque et soufre – à faire respirer aux « hystériques ». Il prépare nombre
de fumigations de « choses odoriférantes » appliquées dans le vagin. Robert Burton décrit avec précision
les symptômes de ce qu’on appelait la mélancolie. Il recommande des traitements tels que les exercices
physiques, les voyages, les purgatifs, les drogues, les diètes et, pour occuper l’esprit, la musique, les jeux
– volant, billard, cartes, dés, jeu du philosophe ou jeu du trou-madame… Pour lui, la meilleure thérapie
reste cependant la confession de « son chagrin » à un ami.

7. Le nombre des supposés « fous » enfermés dans les hôpitaux généraux relevant de l’édit de
1656 et des arrêtés suivants n’était que d’environ 10 à 15 % de l’ensemble de leur population. Ce n’est
qu’en 1660 qu’un arrêt du parlement de Paris décidera « qu’il sera pourvu d’un lieu pour enfermer les
fous et les folles qui sont à présent, ou seront ci-après audit hôpital général » (à la Salpêtrière pour les
femmes et à Bicêtre pour les hommes).

8. Reil J. C., Rhapsodies sur l’emploi d’une méthode de cure psychique dans les
dérangements de l’esprit, 1808, trad. par Marc Géraud, Nîmes, Champ social, 2006.

9. Philippe Pinel est souvent présenté comme le libérateur qui aurait supprimé les chaînes. Ses
méthodes n’en sont pas moins autoritaires ; ses traitements tels que la douche glacée et l’utilisation des
camisoles de force ont pour but la punition d’individus reconnus comme fous jusqu’à ce qu’ils
apprennent à agir normalement, les forçant effectivement à se comporter à la manière d’êtres soumis et
conformes aux règles admises.

10. American Psychiatric Association (APA), DSM-IV-TR. Manuel diagnostique et statistique


des troubles mentaux, Paris, Masson, 2002.

11. La France est « championne du monde » de la consommation d’antidépresseurs, avec


8,9 millions de consommateurs occasionnels et presque 4 millions de consommateurs réguliers et
dépendants.

12. À la Renaissance, on distinguait seulement trois principales pathologies : la frénésie, la manie et


la mélancolie expliquées par une « perturbation des humeurs » ou un « changement de la bile » sous des
influences démoniaques.

13. Ce DMS a avant tout d’autres fonctions aux États-Unis ; il fait œuvre de valeur juridique. Il est
ensuite utilisé pour les assurances ; il est parfois réclamé par les patients eux-mêmes pour faire exister
leur pathologie et avoir droit aux assurances.

14. Au quotidien, les psychiatres français disent ne pas l’utiliser pour le diagnostic. Ils lui préfèrent
le chapitre V de la Classification internationale des maladies (CIM-10) édictée par l’OMS. Le DSM fait
cependant référence dans les milieux de la recherche ; les publications, les recherches de fonds ou la
nomination des nouveaux professeurs en dépendent directement.

15. Publié pour la première fois en 1952, avec moins de 100 pathologies, alors d’inspiration
freudienne, tout comme la deuxième édition en 1968, ce manuel est devenu depuis 1980 diagnostique et
statistique, évoluant vers une approche de plus en plus catégorielle.

16. APA, DSM-IV-TR. Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, op. cit.

17. Frances A., Sommes-nous tous des malades mentaux ?, Paris, Odile Jacob, 2013.

18. Des collusions entre laboratoires pharmaceutiques et experts participant à la rédaction du DSM
ont été notamment décortiquées par l’historien américain Christopher Lane, dans son ouvrage Comment
la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions (Paris, Flammarion, 2009)
et, plus récemment, par le philosophe québécois Jean-Claude St-Onge, dans Tous fous ? L’influence de
l’industrie pharmaceutique sur la psychiatrie (Montréal, Écosociété, 2013). Une étude publiée dans
la revue Public Library of Science révèle que 69 % des 141 experts qui travaillent à la révision du
manuel entretiennent des liens financiers avec l’industrie pharmaceutique. Ces firmes ont tout à gagner
dans l’universalisation et l’amplification des dérives du psychisme humain.

19. En l’absence de traitement sédatif, l’usage traditionnel de la contrainte s’inscrivait dans la


double mission de la psychiatrie française (loi de 1838, puis celle de 1990) qui associait soin et maintien
de l’ordre moral et social. Le patient, considéré comme un immature, devait entrer dans la norme, la
punition étant appelée à la rescousse. L’emploi des neuroleptiques depuis les années 1940 a freiné son
usage, mais ne l’a pas fait disparaître.

20. Esquirol J.-É., Des maladies mentales considérées sous le rapport médical, hygiénique et
médico-légal (tomes I, II et III), Paris, J.-B. Baillière, 1838.

21. Cette méthode, la malariathérapie, utilisée jusqu’à la découverte des antibiotiques, lui valut en
1927 le prix Nobel de physiologie ou médecine « pour sa découverte de la valeur thérapeutique de
l’inoculation de la malaria dans le traitement de la dementia paralytica ».

22. Des variantes ont été proposées : association du choc insulinique au cardiazol ou à
l’électrochoc, technique du coma prolongé (jusqu’à 12 heures pour Cossa, le médecin niçois). La
méthode paraît avoir une influence sur la moitié des syndromes schizophréniques. Cossa parle de 4
chances sur 10 de guérison, et de 2 à 3 de présenter une amélioration notable, « pourvu qu’on
intervienne avant six mois »…

23. Avant la séance, le patient à jeun est amené à respirer de l’oxygène pur, afin de limiter les
lésions pendant la période de convulsion. L’intervention du courant électrique est précédée d’une
anesthésie générale et d’une curarisation temporaires d’environ cinq minutes. Le patient reprend
connaissance vingt minutes après sans aucun souvenir. Le nombre de séances varie de six à douze, au
rythme de deux à trois séances par semaine.

24. Il est encore recensé 200 000 actes d’ECT par an en Grande-Bretagne, 100 000 aux États-
Unis. En France, le nombre d’ECT serait proche de 70 000 par an d’après la Société française
d’anesthésie et de réanimation (SFAR).

25. Le médecin grec, puis romain Galien en parle déjà à la fin de l’Antiquité : C. Galien (trad.
Ch. Daremberg), De la méthode thérapeutique, à Glaucon, Paris, J.-B. Baillière, 1856.

26. La lobotomie et les électrochocs peuvent encore être pratiqués, bien que considérés désormais
comme des pratiques barbares et extrêmement dangereuses.

27. On estime à quelque 100 000 patients le nombre de lobotomisés entre 1945 et 1954, la moitié se
trouvant aux États-Unis.

28. À partir de 1903, le sommeil était provoqué à l’aide de barbituriques. En 1921, Klaesi met au
point une cure de la schizophrénie par une anesthésie générale qu’il nomme narcothérapie.

29. Rapport de Philippe Pinel, lu à la séance du 18 mai 1809, examiné par l’École de médecine de
Paris.

30. Dans les années 1940, le développement de la chimie organique conduit à la synthèse en
France de phénothiazines, les futurs Antergan®, Néoantergan®, Phénergan®, Multergan®, repérées
pour leurs propriétés antihistaminiques. En 1943, un essai est effectuée par Georges Daumézon et Léon
Cassan dans le traitement des accès maniaco-dépressifs (publié dans les Annales médico-
psychologiques, 1943, 101, p. 432-435). En 1949, Paul Guiraud introduit un autre antihistaminique, le
Phénergan®, comme sédatif anxiolytique et hypnotique (communication au Congrès des médecins
aliénistes, Besançon-Neuchâtel, juillet 1950, article cosigné avec C. David, p. 599-602). En 1950, c’est la
publication d’Henri Laborit évoquant l’action centrale de l’association Phénergan®-Diparcol®, devenue
célèbre par le film Mon oncle d’Amérique d’Alain Resnais.

31. Tous les médicaments, en particulier les neuroleptiques, n’agissent pas sur les mêmes
récepteurs, ce qui explique la variabilité des réponses à ces médicaments. De plus, si certains
antidépresseurs ont un effet sur les neurotransmetteurs comme la sérotonine, cela ne signifie pas que la
cause de la dépression est un manque de sérotonine… Un niveau bas de ce neuromédiateur ne cause
pas la dépression, pas plus qu’un niveau bas d’aspirine n’est à la base d’un mal de tête ! Le
fonctionnement neuronal est d’une très grande complexité, car il fait intervenir de nombreux systèmes
biochimiques en régulations multiples. Et ces médicaments interfèrent avec un bien grand nombre
d’autres données de la personne et du contexte.

32. On envisageait quatre humeurs – la bile noire, la bile jaune, le flegme et le sang – qui étaient
produites par différents organes du corps ; ils devaient être en équilibre pour qu’une personne restât en
bonne santé.

33. Des neurotoxines, comme l’époxomicine d’origine microbienne, induisent des syndromes
parkinsoniens chez le rat par inhibition du système de dégradation dépendant du protéasome.
Néanmoins, ces effets ne se retrouvent pas avec tous les inhibiteurs du protéasome.

34. Cette médecine dite « biomédicale » ne propose que des traitements qui visent à faire reculer la
maladie mais sans vraiment la guérir ; et la recherche dirige au mieux ses efforts vers des traitements
moins lourds.

35. Sans doute la dénomination des maladies mentales ne devrait-elle pas être laissée aux seuls
psychiatres !

36. Ninacs W. A., Empowerment et intervention. Développement de la capacité d’agir et de la


solidarité, Québec, Presses de l’Université de Laval, 2008.

37. Golay A., Lagger G., Giordan A., Motiver son patient à changer, Paris, Maloine, 2009.

38. Giordan A., Golay A., Bien vivre avec sa maladie, Paris, J.-C. Lattès, 2013.
Les suppliciés de la Grande Guerre
par Patrick Clervoy

La Grande Guerre mobilisa, côté français, environ 8 millions


d’hommes. Ils partirent convaincus de leur supériorité militaire. Les
images d’archives nous les montrent prenant le train, excités, se
bousculant avec des rires, sûrs d’une victoire rapide. Ils partirent aux
moissons, ils espéraient rentrer avant l’hiver. Ils déchantèrent vite.
Quelques mois plus tard ils étaient englués dans la boue des tranchées. Ils
étaient collés à une terre mille fois labourée par les bombes. Les saisons se
sont succédé puis sont revenues. Jour et nuit les tranchées étaient
pilonnées. Dans de grands éclats de lumière, les explosions ensevelissaient
les vivants et déterraient les morts. La mitraille hachait tout.
Indistinctement. Les arbres, les hommes et les chevaux… Une pluie de fer
mutilait ceux qui étaient debout et déchirait les cadavres qui pourrissaient
dans les trous. Ce fut un cauchemar éveillé et permanent.
Les assauts étaient précédés d’intenses bombardements des lignes. Les
soldats étaient assommés par les explosions. On parla d’ébranlement de
l’air pour désigner les ondes de choc provoquées par le souffle de ces
explosions. Sourds, commotionnés, hagards et tremblants, ils furent
nombreux à être évacués vers les hôpitaux de l’arrière.
La mémoire de ces vétérans-là fut escamotée. La Première Guerre
mondiale fit, en France, plus de 4 millions de blessés. Près de 1 million
d’entre eux furent des blessés psychiques1. Peu de gens parlèrent de leur
sort. Il nous reste de rares images. Celles, muettes, d’hommes nus et sans
âges qui tournent en file indienne dans une cour ; celles d’hommes agités
de tremblements incessants, le regard vide, que tentent vainement
d’apaiser des infirmiers ; celles d’hommes tendus et anxieux, bondissant
au moindre bruit et se cachant sous leurs lits bien longtemps après, alors
qu’il n’y avait plus de guerre.
Dans le musée du Service de santé des armées, au Val-de-Grâce, sont
présentées, posées derrière une vitrine, des statuettes figurant ces hommes
tordus et courbés. Une sculpture en plâtre blanc montre un homme nu, une
canne dans chaque main, le tronc courbé à l’horizontale. Une autre
sculpture, en cire délicatement teintée, représente un sapeur. Il est plié en
deux. De la main droite il tient un long bâton sur lequel il s’appuie pour ne
pas tomber. La main gauche est plaquée sur le bas du dos. Il est nu lui
aussi. Son visage est tourné vers celui qui l’observe. Dans ses yeux, on lit
une interrogation, comme s’il s’inquiétait de la façon dont on le regarde.
Des hommes effrayés…
Paulin, ancien élève de Sorbonne, raconte : « Je ne me rappelle plus
rien de ce qui a précédé et suivi l’explosion de la marmite [un obus
allemand]. Je sais seulement que l’on m’a porté dans la tranchée et de là
au poste de secours. En fait de blessures, je n’ai alors qu’un fort noir au
front et quelques déchirures à la peau du ventre. J’ai été projeté en l’air,
paraît-il, et me suis cogné la tête en retombant. Le premier sentiment que
j’éprouve, le troisième jour, est celui d’une stupidité qui se manifeste
principalement par des confusions de mots, un bégaiement continuel dès
que je veux parler, enfin, à certains moments, une cécité presque
complète. Je vois d’abord une sorte d’insecte qui se promène en l’air de
droite à gauche ; aussitôt tout se brouille et les objets me paraissent entrer
les uns dans les autres ; je ne distingue plus rien de l’extérieur2. »
Les observations de ce phénomène sont nombreuses. Perro, un jeune
soldat de 18 ans, a présenté, après l’éclatement d’un obus à proximité, une
surdité presque complète de l’oreille droite, avec de forts bourdonnements
du même côté, et l’illusion que les objets tournaient en cercle de gauche à
droite. Il présentait aussi des oscillations de la tête de bas en haut et de
haut en bas, ainsi que des oscillations des globes oculaires dans le même
sens, et de temps à autre, il paraissait entraîné en arrière et à gauche
comme s’il avait été sur le point de culbuter. Il avait des troubles de
l’équilibre quand il marchait devant lui ou dans le sens de la largeur, et il
s’affolait littéralement, avec angoisse, accélération du pouls, transpiration
aux tempes, si on essayait de lui faire gravir un escalier ou une échelle, ou
même si on le soulevait en l’air en le prenant sous les bras3.
Un autre était désigné courbe-tronc parce qu’il était plié en avant. Il
sentait confusément les contacts, mais il ne sentait plus les piqûres depuis
sa commotion, quelle que soit la zone de peau sur laquelle le médecin
promenait son instrument, excepté le visage4.
Un autre présentait un curieux phénomène nommé allochirie : il
attribuait au côté gauche, dont la sensibilité était restée intacte, les
contacts et les piqûres du côté droit.
Ces soldats commotionnés tremblaient, soit de façon continue, soit de
façon intermittente. Ces tremblements étaient tantôt généralisés à tous les
membres, tantôt limités à un bras ou une jambe. Un autre avait, quatre fois
par minute, des contractions localisées à l’épaule et au bras gauche.
L’avant-bras se fléchissait sur la poitrine, tandis que l’épaule remontait
brusquement. Il paraissait chaque fois regarder fixement quelque chose.
Et des médecins sûrs de leur science
À cette époque la psychiatrie n’était pas encore une discipline
médicale autonome comme aujourd’hui. Les malades mentaux n’étaient
pas soignés dans des hôpitaux, mais enfermés dans des asiles. Les soins y
étaient pour l’essentiel du gardiennage et de la contention. Les
médicaments psychiatriques n’existaient pas. Les médecins qui
s’occupaient d’eux portaient le nom d’aliénistes. Le dogme dominant était
encore celui de la dégénérescence. Les maladies mentales étaient
expliquées par l’« abâtardissement de la race ». Les malades mentaux
étaient désignés comme des « êtres dégradés », « une charge pour la
société », « des hommes tombés dans le vice », « des hideux dégénérés5 ».
Au début du XXe siècle, la France se comparaît à l’Allemagne, et chacun
des camps estimait que l’autre était dégénéré. Ces soldats qui tremblaient
donnaient de la France une mauvaise image, celle d’une nation faible et
viciée. La médecine avait pour rôle de maintenir une race forte. En 1912
l’aliéniste Édouard Toulouse écrivait : « Il y a, pense-t-on, la défense du
pays, la nécessité de l’industrie. Mais ces intérêts sont en accord avec une
race saine et non avec une proportion élevée d’inutilisables qu’il faut
entraîner dans le travail ou à la guerre6. » L’arrière-pensée de la démarche
médicale était d’éliminer cette mauvaise graine.
Il y avait en France une médecine à deux vitesses. La neurologie tenait
le haut du pavé dans les hôpitaux et dans les facultés. Faute de moyens
d’exploration permettant d’analyser le fonctionnement cérébral, les
troubles nerveux d’origine psychologique, ceux qui ne s’expliquaient pas
par une anomalie repérable du cerveau ou des nerfs, étaient regardés par
les neurologues avec beaucoup de suspicion, pour ne pas dire avec dédain
et mépris.
Le maître de la neurologie était Joseph Babinski. Il était un clinicien
hors pair. Ses élèves le décrivaient comme un grand homme taciturne.
Lorsqu’il examinait un malade, il s’y prenait méthodiquement. Sans
prononcer le moindre mot, il cherchait un par un les signes de déficit ou
d’excitation d’un nerf. Clovis Vincent raconte : « Dans les séances
ordinaires de la société, assis au premier rang, son beau visage tendu et
concentré, ses deux yeux profonds fixés comme deux lumières sur le sujet
présenté, il écoutait, s’instruisait, critiquait. Souvent on le voyait saisir
avidement l’un des membres du malade pour se convaincre de la réalité
d’une paralysie ou d’une contracture ; ou bien encore il frappait quelques
coups de son marteau sur les tendons pour préciser un état qui ne lui
paraissait pas clair7. »
Joseph Babinski avait la maladie du doute : « Il ne parlait pas en
examinant ses malades. Il cherchait des signes, souvent le même signe,
pendant des heures, des semaines8. » Au cours du même examen il pouvait
répéter sans se lasser le même geste, à vouloir vérifier ce qu’il avait déjà
constaté. L’examen d’un malade pouvait lui prendre un très long temps.
Lorsqu’il s’arrêtait, il pouvait décrire, au millimètre près, où se trouvait la
tumeur de la moelle épinière. Et chaque fois l’investigation chirurgicale
ou l’autopsie lui donnaient raison.
À la suite du travail clinique de Jean-Martin Charcot, mais en rupture
avec ses idées, Joseph Babinski avait poursuivi l’étude des manifestations
hystériques. Parce qu’elles étaient à la fois reproductibles par la
suggestion et guérissables par la persuasion, Babinski les qualifia du
néologisme de pithiatiques. Il définit l’hystérie comme un état psychique
rendant le sujet qui s’y trouve susceptible d’être suggestionné et capable
de s’autosuggestionner. Babinski affirmait : « L’hystérie est un état
pathologique se manifestant par des troubles qu’il est possible de réduire
par suggestion, chez certains sujets, avec une exactitude parfaite et qui
sont susceptibles de disparaître sous l’influence de la persuasion seule.
[…] Je crois pouvoir dire que cette définition est adéquate : elle convient à
l’objet défini tout entier et ne convient qu’à lui seul9. »
Il avait déjà inventé le signe éponyme qui permettait de distinguer une
paralysie d’origine somatique d’une paralysie d’origine hystérique. Son
projet était de donner aux médecins les éléments sémiologiques qui leur
permettraient de distinguer, chez un sujet malade, la part de ce qui
revenait à l’hystérie et celle qui revenait à la supercherie consciente. Son
intention était qu’en temps de guerre, le soldat hystérique fût l’objet de
soins appropriés – nous verrons lesquels Babinski préconisa – et que le
simulateur relevât d’une sanction disciplinaire. Mais cet objectif dévia et
aboutit en une démarche contraire qui tendit à assimiler l’un à l’autre.
Cette confusion était déjà dans une formule oxymorique de Babinski :
« l’hystérique est un simulateur de bonne foi10 », formule que tous ses
élèves répétèrent durant la guerre.
De l’hypnose des batailles à l’obusite
Au début de la guerre, les réactions qui retinrent l’attention des
médecins furent les états stuporeux. La première publication qui décrivit
ces états parut en 1915, sous la signature de Gaston Milian qui donna à ces
tableaux le nom d’« hypnose des batailles11 ». « Le malade est apporté à
l’hôpital couché ou assis. Il reste dans son lit sur le dos, immobile, les
yeux grands ouverts, le regard fixe et sans aucun battement de paupières.
Les mouches se promènent sur les paupières, entre les cils, sans amener de
clignement, le bras soulevé retombe inerte sur le lit12. » Le sujet agit par
automatisme, indifférent aux sollicitations, sans initiative ni mouvement
spontané, parfois animé de comportements somnambuliques comme s’il
était encore immergé dans la bataille. Cet état de catalepsie pouvait
perdurer plusieurs jours, voire quelques mois. Les fondements explicatifs
de ces troubles étaient basés sur les théories de la dégénérescence,
théories qui étaient encore en vogue au début du XXe siècle et qui
expliquaient la fragilité psychique des soldats par l’hérédité d’une tare
familiale. Mais il y eut des cas de confusion mentale par milliers. L’aspect
épidémique de ces troubles rendit vite caduque cette hypothèse
pathogénique. Il y eut encore quelques publications, puis cette désignation
disparut dès 191613.
Les médecins avaient constaté qu’une majorité de ces troubles
apparaissaient chez des soldats qui avaient été exposés aux
bombardements. Dans cette perspective étiologique, la première
publication parut en 1917, faite par Jules Capgras14, qui reprit l’ancienne
hypothèse du « vent du boulet » datant des guerres napoléoniennes. À ces
états confusionnels Albert Mairet et Henri Pieron donnèrent le nom de
« syndrome du vent de l’obus15 », qui devint avec Emmanuel Régis
« obusite16 » et que Charles Myers, pour les Anglais, désigna au même
moment sous le vocable de shell shock17.
Léon Lortat-Jacob décrivit ensuite le « syndrome des éboulés18 » : ce
sont des soldats qui peuvent encore marcher mais qui ont le tronc courbé
en avant, dans une attitude de porteur de hotte. Ces soldats ont le vertige
lorsqu’ils relèvent la tête. Ils éprouvent de grandes douleurs à la
mobilisation de la colonne lombaire dans les tentatives de redressement.
Leurs muscles sacro-lombaires sont contractés et prennent la forme de
cordes musculaires. Lortat-Jacob indique avoir retrouvé dans plusieurs cas
du sang dans le liquide céphalo-rachidien.
Georges Dumas décrivit ainsi la cinétique morbide des commotions
par explosifs : « L’éclatement d’un obus à proximité peut provoquer, sans
blessure apparente et d’une façon subite, des troubles neuropsychiques
divers. La commotion cérébrale proprement dite, le plus fréquent des
accidents, est un syndrome qui succède immédiatement à un choc
physique de la boîte crânienne qui se caractérise cliniquement par une
perte de connaissance complète, après laquelle le malade garde d’ordinaire
l’amnésie de l’accident et présente, pendant quelques jours, de la
courbature, de la céphalée, du ralentissement du pouls, ainsi que la
tendance aux nausées et aux vomissements. […] La perte de connaissance
dure peu, de quelques instants à quelques heures. Dès qu’elle cesse, le
malade revient très vite à la lucidité ; il est conscient et orienté ; on ne
constate guère qu’un peu de somnolence et de torpeur passagères. La
commotion cérébrale ainsi définie guérit, en général, sans laisser de
séquelles. Il peut exister dans certains cas des lésions minimes,
hémorragiques notamment, après lesquelles surviennent des altérations
des réflexes et de la sensibilité19. »
La question des simulateurs et des persévérateurs
Cette notion d’une lésion organique à l’origine des troubles devait
permettre d’envisager un traitement fondé sur la récupération
neurofonctionnelle par la mise au repos. Cependant, les rémissions ne se
firent pas. Les contractures et les paralysies persistaient. À la même
époque, on lisait partout dans la presse qu’il fallait faire la chasse aux
« planqués ». Alors émergea le soupçon de simulation des troubles.
Babinski donna cet avertissement : « Un simulateur habile et éduqué à
bonne école pourrait arriver à reproduire avec précision tous les accidents
hystériques. Il faut avouer qu’il est impossible dans chaque cas particulier
de déterminer avec certitude le degré de sincérité du sujet20. »
L’idée que ces soldats étaient des simulateurs gagnait l’ensemble des
médecins. La notion de simulation était en vogue dès avant la guerre.
Gilbert Ballet l’avait définie comme un trouble subjectif ou objectif
imaginé par le sujet dans le but d’induire, volontairement et
consciemment, l’observateur en erreur. Il lui assimilait l’exagération
consciente et la persévération consciente et voulue d’un trouble réel21.
L’idée de punir ces personnes existait aussi déjà avant la guerre. En 1906,
dans un ouvrage intitulé Diagnostic des maladies simulées, Paul Chavigny
indiquait que face à la ruse des malades, le médecin pouvait, pour les
démasquer, user de la surprise et de la violence22.
Joseph Babinski indiqua l’intérêt de traiter avec brutalité les soldats
qui présentaient des troubles hystériques. Il donna à ce principe le nom de
« méthode brusquée ». Il s’appuya sur les notes de Jean Clunet, qui était
médecin sur un bâtiment de la marine nationale, le Provence II, qui coula
le 26 février 1916. Jean Clunet décrivit lors du naufrage une panique
collective avec une épidémie de suicides lors de l’évacuation du bateau,
puis, quarante-huit heures après avoir été secourus, l’apparition de 40
« pithiatiques » sur 600 des survivants. Voici les soins donnés à ces
« pithiatiques » tels que les rapporte Babinski : « Mis entièrement nus
dans la salle de surchauffe, ils sont frottés énergiquement avec un gant de
crin imbibé d’alcool par deux vigoureux marins ; une fois réchauffés
extérieurement et intérieurement (tafia), je les prends successivement et je
les flagelle de plus en plus fort, jusqu’à ce que les troubles aient disparu,
en ne cessant de leur dire des paroles aimables et de m’extasier sur la
rapidité de la guérison. Aucun n’a résisté plus de dix minutes ; beaucoup
ont été guéris par contagion, en voyant traiter les autres. La plupart m’ont
manifesté immédiatement et pendant les jours suivants une vive
reconnaissance23. »
La mobilisation des neurologues contre les hystériques
Dès les premiers mois de la guerre, les lits des services de neurologie
furent saturés par des soldats présentant des paralysies et des contractures
étranges. Ces manifestations représentèrent jusqu’à 50 % des
hospitalisations. Dans un rapport de 1915, Babinski demanda que les
services soient « désencombrés de sujets pareils ». Dumas et Delmas
écrivirent que les hystériques de guerre constituaient « la plaie des
services de neuropsychiatrie24 ».
La fréquence de ces accidents nerveux survenus à l’occasion de la
guerre incita les neurologues à leur consacrer une partie des discussions à
la Société de neurologie de Paris, lors des séances du 18 février et du
4 mars 191525. À ce moment s’opposèrent deux positions incarnées l’une
par Pierre Marie et l’autre par Jules Déjerine.
Pierre Marie indiqua que ces soldats étaient, pour une grande part, des
simulateurs : « J’ai cru devoir attirer l’attention sur les dangers de la
présence de ces sujets dans nos formations sanitaires et sur la nécessité de
prendre à leur égard des mesures thérapeutiques spéciales. » Déjà, il
stigmatisait ces malheureux immobiles en indiquant qu’ils étaient un
danger. Parce qu’ils représentaient la faiblesse de l’armée, les hystériques
étaient assimilés à l’ennemi. Pierre Marie raconta qu’il avait ainsi envoyé
un soldat hémiplégique devant une commission disciplinaire avec la
mention de « simulation », pour qu’une punition lui fût infligée, et il se
vanta que l’intéressé fut condamné à vingt-cinq jours de prison, dont
douze d’isolement. Concernant ces soldats suspectés d’être des
simulateurs, Pierre Marie demanda que figurât sur leurs papiers militaires
la mention que leur maladie était imaginaire. Pierre Marie proposait la
double peine pour les pithiatiques : au traitement il substituait une
punition, et au châtiment il voulait ajouter une flétrissure militaire.
Celui qui incarnait le rival de Babinski sur le plan universitaire – parce
qu’il était professeur agrégé et que Babinski ne le fut jamais –, Jules
Déjerine, tint une position opposée : « J’ai déjà observé un assez grand
nombre de blessés atteints de troubles nerveux de nature fonctionnelle –
hémiplégie, paraplégie, contractures, hémianesthésie, mutisme,
bégaiement, amnésie – et chez aucun d’entre eux je n’ai eu l’impression
d’avoir affaire à de la simulation. » Tout en répondant à Pierre Marie, il
prit position contre Babinski et sa théorie de simulation inconsciente : « Je
ne crois pas qu’on puisse jamais me montrer un sujet qui, volontairement
– le simulateur n’étant autre chose que l’individu qui volontairement
reproduit un symptôme –, qui volontairement, dis-je, puisse maintenir un
membre en contracture, non pas pendant des semaines et des mois – je
n’en demande pas autant –, mais seulement pendant quelques heures. Je ne
crois pas davantage que par la volonté un sujet puisse, sans contracter
énergiquement ses muscles des membres inférieurs – et alors la
supercherie est facile à découvrir –, empêcher son réflexe cutané plantaire
de se produire26. » Déjerine conclut que ses confrères, qui voyaient partout
des simulateurs, tendaient à en exagérer la fréquence.
Gilbert Ballet prit ensuite la parole. Il refusa d’entrer dans la
discussion avec une formule impérative : il fallait agir vite et
énergiquement, au prétexte que tout menteur pouvait devenir malade de
son mensonge : « Tel trouble manifestement simulé aujourd’hui peut ne
plus mériter ce qualificatif demain. Et de même que le menteur, convaincu
d’abord de la fausseté d’une assertion, donnée dans un but intéressé, finit
par se persuader lui-même de l’authenticité de ses dires, à force de les
répéter, de même un sujet qui, au début, aura simulé une contracture ou
une paralysie avec l’intention de tromper autrui, peut devenir à la longue
la propre victime de sa supercherie27. »
Ce fut le tournant de la discussion. Ce fut le moment du glissement qui
fit que tout soldat hystérique fut considéré comme, à l’origine, fautif de
son mal, quelle que fût sa sincérité au moment de l’examen. Ernest Dupré
renchérit en indiquant qu’en général, tout simulateur devenait au fil du
temps l’objet de sa propre suggestion.
Enfin Joseph Babinski, président en exercice de la Société de
neurologie de Paris, prit la parole. Il trancha la discussion. Il balaya sans
les examiner les arguments de Déjerine : « J’estime qu’il y a lieu d’écarter
de notre discussion tout ce qui est d’ordre théorique. […] Nous devons
considérer exclusivement, dans les circonstances actuelles, le côté
pratique, avoir uniquement en vue ce qui présente un intérêt utilitaire et
formuler quelques propositions précises dont on puisse tirer un parti
immédiat. » Il pointa ces « vulgaires » simulateurs qu’il avait débusqués,
des « délinquants », « indignes de toute commisération », qu’il fallait
signaler à l’autorité militaire. Il ne voyait à l’origine de ces troubles que
des « menteurs » pris à leur propre suggestion. Il réfuta tout intérêt à
distinguer le vrai du faux de ces pathologies. « Si l’on s’obstine, dans un
cas pareil, à démêler ce qui appartient à l’un ou à l’autre de ces facteurs,
on aborde un problème ordinairement insoluble, mais dont la solution
n’est pas capitale étant donné le but que nous nous proposons28. » Il
préconisa l’emploi d’une faradisation intense qui permettrait des résultats
immédiats. Peu importe, dit-il, que le trouble fût réel ou faux, l’essentiel
était que les médecins le fissent disparaître.
À la suite de cette discussion, Babinski proposa à la Société de
neurologie de faire parvenir au ministre de la Guerre une lettre demandant
la création de services neurologiques spécialisés « organisés de façon
particulière au point de vue de la surveillance et de la discipline », dans
lesquels, isolés des autres malades, ces soldats puissent être traités sans
attente, par des méthodes qui avaient fait leurs preuves. C’est ainsi que
furent créés, pour traiter ces soldats, vingt centres neurologiques spéciaux
répartis sur toute la France. Autant de lieux où les médecins pourraient
démasquer les supercheries et pratiquer des faradisations.
Un long catalogue des curiosités médicales
En 1916 se tint le Congrès de neurologie militaire de Doulens où les
patrons retrouvèrent leurs élèves mobilisés. Ils y étaient tous : Joseph
Babinski de la Pitié, Pierre Marie et Jules Déjerine de la Salpêtrière, Jean
Abadie de Bordeaux, Jules Froment de Lyon, Georges Dumas professeur à
la Sorbonne. Ils tentèrent un répertoire nosologique de ces affections qui
déroutaient tant leur savoir. Les diagnostics se multipliaient : ils
décrivirent des « trembleurs chroniques », « des vomisseurs », des
« convulsifs », des « inertes psychiques », des « persévérateurs », des
« exagérateurs », des « crisards », des « estropiés à temps », des
« myocloniques rythmiques », des « spondylitiques », des « éructants avec
régurgitation alimentaire ». Voici ce qu’écrivirent après coup les
professeurs Georges Dumas et Achille Delmas : « La guerre a multiplié les
cas d’accidents hystériques. On a revu presque toutes les formes des temps
héroïques de l’hystérie, depuis celles des épidémies médiévales jusqu’à
l’époque de Charcot. Une énumération encore incomplète de ces formes
doit comprendre les crises, les contractures, les paralysies, les attitudes
vicieuses, les camptocormies ou troncs courbés, les tremblements, les
astasies-abasies, les pseudo-chorées, les démarches sautillantes,
steppantes, etc., les mutités, les surdités, les cécités, les léthargies, les
puérilismes, en un mot tout ce que la fécondité de sujets fabulants peut
imaginer d’une cour des miracles où seraient représentés tous les cas de la
pathologie humaine29. »
Les conversions les plus surprenantes étaient les contractures. Au
niveau des membres, elles réalisaient des attitudes monoplégiques variées.
Au niveau du tronc, elles prenaient la forme d’attitudes scoliotiques ou
lordotiques. Les plus caricaturales étaient les plicatures du tronc : les
hommes étaient pliés en deux, les jambes semi-fléchies et le dos courbé, la
tête en hyperextension pour regarder le sol où ils posaient avec prudence
un bâton sur lequel ils s’appuyaient pour ne pas se recroqueviller
totalement. La régression scientifique apparaît dans la démarche d’Achille
Souques, qui dirigeait le centre de neurologie de l’hôpital Paul-Brousse à
Villejuif, et qui souhaitait nommer ces plicatures lombaires d’un terme de
son invention : « camptocormie » – du grec « je fléchis le tronc » – avec la
proposition d’« adopter un terme univoque pour désigner une attitude du
tronc qui est la même quelle que soit la cause30 ». Ce « quelle que soit la
cause » indique qu’il ne s’agit plus de comprendre, mais uniquement de
montrer. Les neurologues abandonnent l’interrogation sur l’origine de ces
troubles. L’ignorance du processus psychosomatique intime est escamotée
par le médecin qui se pare d’une contenance savante avec des mots
obscurs. Pour les neurologues, Babinski en tête, il n’y a pas à chercher à
comprendre. Leur dédain pour toute démarche psychologique est transposé
dans ces comportements descriptifs à n’en plus finir. Après
« pithiatisme », « allochirie », « camptocormies », un autre exemple de
cette contenance avec des mots savants : il y eut des formes curieuses de
dilatation abdominale, de gros ventres aériques avec tympanisme,
auxquels Gustave Roussy donna le nom de « catiémophrénose31 », du grec
« j’abaisse le diaphragme ».
Ces accidents pithiatiques variaient suivant la zone du front où ils
étaient observés. Cela laissait les médecins perplexes, renforçait le
soupçon de simulation de ces troubles et inspirait l’idée de leur contagion
par suggestion. Henry Meige, cité par Fribourg-Blanc, évoqua le maintien
pathologique d’une attitude antalgique qui se pérennisait bien après le
traitement de la blessure, et il formula cet aphorisme : « L’habitude crée
l’aptitude à l’attitude32. » La formule put paraître habile. Elle fut reprise
dans les livres. Mais elle n’expliquait rien, sinon encore de réduire le
symptôme aux effets d’une mauvaise habitude.
La douleur infligée
Dans l’esprit des médecins, il fallait corriger ces troubles rapidement,
pour ne pas que la déformation fût définitive. La manière la plus efficace
d’obtenir cette correction résidait dans l’emploi de la douleur. Maurice
Dide, du centre neurologique de Bourges, écrivait : « La douleur est un
élément essentiel, fondamental du traitement des états névropathiques. La
supprimer est commettre une erreur psychologique dont les conséquences
sont la transformation d’incapacités temporaires en incapacités
permanentes. » Il concevait ce traitement sans cruauté et condamnait tout
dérapage moral : « La fermeté en impose, la violence déconsidère celui
qui s’y livre33. »
Les médecins y mirent du zèle. C’est ainsi que surgit l’affaire des
« suppliciés » de la Grande Guerre. Pierre Darmon estime à près de
20 00034 le nombre des soldats qui passèrent par ces centres où ils furent,
dans l’aveuglement médical, soumis à des tortures.
Léon Lortat-Jacob inventa en 1915 un appareil réducteur des
contractures digne de l’Inquisition : « Au moyen d’un écrou à oreilles, on
peut redresser progressivement la jambe contracturée en flexion et ne pas
dépasser les limites du supportable. » Un an plus tard il reconnaît : « Chez
certains sujets, le redressement n’a pu être obtenu. Les douleurs se
prolongeaient pendant dix heures et plus en même temps que la fonction
du membre se détériorait35. »
Des médecins eurent recours à des injections. Le protocole de Jean-
Athanase Sicard du centre de Marseille a consisté en des injections
d’alcool à 90 degrés dans les muscles. Le protocole de Gustave Roussy et
de Jules Boisseau du centre de Salins-les-Bains a consisté en des
injections d’éther sous la peau. Gustave Roussy écrivait : « Nous
affirmons donc au malade que nous guérissons toujours et à coup sûr les
nombreux malades semblables à lui, à l’aide de médicaments injectés sous
la peau, injection de liquide ne présentant aucun danger, mais
extrêmement douloureuse […] en poussant le liquide aussi lentement que
possible pour prolonger l’injection36. »
Ces produits n’avaient aucune action thérapeutique par eux-mêmes.
Leur injection produisait une sensation de cuisson extrêmement
douloureuse. C’était le résultat recherché. Cela justifie la qualification de
« supplices » donnée à ces pratiques médicales.
De rares voix s’élevèrent. Du centre de Lyon qu’il dirigeait, le
médecin-chef Paul Sollier s’opposa à la doctrine du traitement brusqué. En
novembre 1916, dans une correspondance au ministre de la Guerre, il
dénonçait les « théories enfantines », prônées par Babinski, et que Justin
Godart, sous-secrétaire d’État, avait généralisées en directives à
l’ensemble des centres. Il estimait que cela constituait une atteinte grave à
la conscience professionnelle et à l’indépendance scientifique des
médecins. Lors de la réunion médico-chirurgicale militaire qui se tint à
Lyon le 24 août 1915, il présenta des arguments formels pour démontrer
que ces troubles n’étaient pas simulés : les radiographies de ces soldats
objectivaient des anomalies du tissu osseux, plus fragile, décalcifié,
stigmate d’une atteinte organique. Seuls deux centres refuseront de
pratiquer la faradisation, celui de Paul Sollier à Lyon et celui de Joseph
Grasset à Montpellier37. Grasset fit établir dans son centre un atelier de
fabrication d’appareils orthopédiques, un potager et un terrain de sport.
Dans un rapport de décembre 1916, il écrivait que les moyens violents
d’électrothérapie ou de redressement mécanique ne produisaient qu’une
exaspération des contractures de défense38. Où Babinski et ses élèves
disaient guérir des pithiatiques, Grasset leur indiquait qu’ils aggravaient
leur mal.
Paul Voivenel écrivit en 1918 : « J’ose m’enorgueillir, en trois ans et
demi de guerre, de n’avoir jamais puni ou fait punir un combattant39. »
Paul Voivenel avait défendu la notion de peur morbide acquise pour
laquelle il préconisait une mise au calme et au repos : « Nous appliquons à
la lettre la cure de repos physique et émotionnel que le général Pétain a
codifiée en 191740. »
Le torpillage faradique
Vulgarisée depuis le milieu du XIXe siècle, l’électrothérapie était en
déclin au début de la guerre. Elle prouvait que les muscles pouvaient se
contracter alors même que le nerf moteur était lésé ; il n’y avait pas
d’autre bénéfice à en espérer. Dans cette période de désarroi médical face
à l’afflux des Poilus aux mouvements clownesques et aux postures
tordues, l’électrothérapie fut remise en avant.
Pierre Marie, dans son rapport de janvier 1915, indiquait : « Les
courants faradiques permettent de dépister un certain nombre de maladies
simulées. Il est préférable, dans ce cas, de les employer sous forme
tétanisante parce qu’ils sont plus douloureux41. »
Dans son rapport de mars 1916, Jean-Athanase Sicard du centre de
neurologie de Marseille écrit : « Chez ces plicaturés, placés dans le
décubitus latéral, on fait passer le long de la colonne vertébrale, pendant
dix à quinze minutes, un courant galvanique d’une très forte intensité
allant jusqu’à 100 milliampères. L’application est des plus douloureuses et
les blessés font entendre, durant le passage du courant, des plaintes et des
protestations nombreuses. Ces applications ont été continuées tous les
matins, pendant au moins trois semaines consécutives. Malgré cette
persistance dans les traitements, nous n’avons pas obtenu de résultats
favorables42. »
Jules Tinel du centre de neurologie du Mans écrivait : « La douleur
comporte un facteur émotif violent […] du même ordre que la suggestion
et la persuasion43. »
Le professeur Miraillé, directeur du centre de Nantes, décrivit
l’ambiance de ces centres. La mise en scène est soignée, les sons, les
lumières, les odeurs. Tous les éléments sont calculés pour créer une
atmosphère propice à la plus forte contre-suggestion possible : « Le
courant à haute fréquence impressionne favorablement les contracturés.
L’obscurité de la salle, les étincelles qui jaillissent du fil et du pinceau, les
effluves violettes [sic] dont ils sentent la chaleur, les étincelles qui
provoquent une contraction des muscles qu’ils croyaient à jamais
paralysés, l’odeur même d’ozone qui flotte dans l’air, tout concorde à
l’idée de leur faire accepter leur guérison44. »
Vincent de pôles
Devant la Société de neurologie, lors de la séance du 20 juin 1916,
Clovis Vincent, chef du centre de neurologie de Tours, décrivit son combat
contre les contractures : « Un grand nombre des hystériques invétérés que
nous avons traités et guéris manifestent immédiatement une joie très
grande de leur guérison. Pourtant l’instant d’avant ils luttaient contre nous
et semblaient faire tous leurs efforts pour ne pas guérir. “Pour les avoir”, il
a fallu leur livrer une vraie bataille. Pendant une heure, deux heures
parfois, il a fallu s’acharner sur eux (exhortations mille fois répétées sous
formes diverses, injures très injustes souvent, jurons, manifestations
diverses de colère sans colère, le tout appuyé par des excitations
galvaniques intenses) et tout ce temps on avait l’impression qu’ils
faisaient des efforts pour ne pas guérir, qu’ils s’opposaient à leur guérison,
qu’ils ne voulaient à aucun prix guérir et invinciblement l’idée qu’ils
étaient des simulateurs est entrée dans l’esprit du médecin qui s’épuise en
vains efforts. Pourtant, un moment après, ils se rendaient et ils étaient
heureux45. » Joseph Babinski lui rend immédiatement l’hommage de ses
félicitations : « Les résultats thérapeutiques que Clovis Vincent a obtenus
confirment cette idée que les accidents hystériques, une fois reconnus et
traités comme il convient, disparaissent généralement avec rapidité.
Comme lui j’estime essentiel d’obtenir, séance tenante si possible, la
guérison, ou tout du moins de ne pas abandonner le sujet avant d’être
parvenu à modifier son état d’une manière notable. C’est le “traitement
brusqué” dont j’ai toujours été partisan46. »
Le mot de « torpillage faradique » entra dans le langage médical, en
référence à l’expression d’un malade qui aurait dit : « Ça vous retourne
comme une torpille47. » Le mot du malade fut repris par les médecins,
pour que le nom donné à cette méthode inspirât la plus grande peur à ceux
qui devaient être soumis au traitement électrique. Une caricature d’époque
figure Clovis Vincent auréolé d’un galvanomètre et surnommé « Vincent
de pôles ».
En mai 1916, un procès opposa Clovis Vincent au zouave Baptiste
Deschamps. Ce dernier avait refusé la nouvelle séance de torpillage que
voulait lui imposer le neurologue. Alors que Clovis Vincent allait contre
ce refus, Deschamps lui décocha un coup de poing. Le zouave fut déféré en
conseil de guerre. La presse prit parti pour le malheureux soldat et le
procès fut qualifié d’« affaire Dreyfus de la médecine militaire ».
Lorsqu’il fut interpellé, le sous-secrétaire d’État à la Santé, Justin Godart,
déclara dans une correspondance du 10 mai 1916 : « Vous me signalez
l’émotion que susciterait à Tours et dans la région le procédé mis en usage
par M. le médecin-chef du centre de neurologie, Clovis Vincent […]. Ce
procédé désigné sous le nom de torpillage fut en effet adopté en ce terme
et sa valeur thérapeutique démontrée lors des réunions des médecins
neurologistes assemblés sur mon initiative et qui ont défini les méthodes
de traitement à l’égard des troubles fonctionnels du système nerveux. […]
Vous n’avez pas à tenir compte de l’émotion d’un public prompt à se
laisser impressionner parce que insuffisamment éclairé48. »
De son côté, Clovis Vincent défendit sa méthode. Au tribunal, il
déclara : « Pensons aux hommes du front, n’agissons pas comme si
l’héroïsme était une vertu qui ne doit pas dépasser la ligne de feu. Quels
seraient la colère et le découragement de ceux que l’on use jusqu’à
l’extrême limite des forces devant Verdun s’ils savaient qu’à l’intérieur il
y a des hommes depuis un an au repos et qui ne viennent pas les remplacer
parce qu’on n’a pas le courage de leur imposer une douleur toute petite à
côté de leurs maux49. »
Lors de la réunion de la Société de neurologie du 20 juillet 1916,
Clovis Vincent poursuivit sa défense. Il reconnut que la douleur liée au
traitement électrique « est vive, très vive même sans doute, parfois ».
Mais il annonçait un résultat thérapeutique dans plus de 95 % des cas qui
lui étaient adressés. Il légitimait ce qu’il faisait par ses résultats : « Grâce
au torpillage, nous avons renvoyé à leur dépôt, guéris, du 1er janvier au
1er juillet 1916, environ 300 hommes atteints de troubles pithiatiques.
Cela représente […] environ 800 hommes dans l’année, reprenant leur
place dans le rang, et cela dans la XIe région […]. Or il y a vingt et un
corps d’armée en France. C’est, par conséquent, de 15 000 à 20 000
hommes par an que l’on pourrait rendre au pays si la méthode était
systématisée. N’est-ce donc rien que deux divisions d’infanterie50 ? »
Deschamps fut condamné à six mois de prison avec sursis. Cette
condamnation, par sa légèreté, indiqua que, du point de vue des magistrats
militaires, Clovis Vincent avait dépassé les limites déontologiques.
La discussion portée à l’Assemblée nationale
Il y eut ensuite, sous l’impulsion de Paul Meunier, l’avocat de Baptiste
Deschamps et qui était aussi député de l’Aube, la proposition à
l’Assemblée nationale d’un texte législatif qui encadrât ces soins,
stipulant qu’un malade, même militaire, pouvait refuser de se soumettre à
un traitement douloureux51. Devant les parlementaires, Paul Meunier cita
l’instruction de 1915 qui interdisait la contrainte matérielle. Il interpella
Justin Godart : « J’ai le regret pénible de constater, monsieur le sous-
secrétaire d’État, que vous avez toléré des violences qu’on a exercées sur
des blessés, sur des infirmes, pour les obliger à subir un traitement dont ils
ne voulaient pas. » Paul Meunier énonça ensuite les droits des blessés :
« On n’a pas le droit d’opérer un blessé sans son consentement et en
conséquence, on ne peut pas punir un blessé qui refuse le chloroforme. On
ne peut pas davantage punir un blessé qui refuse le torpillage ; parce
qu’aucun ministre ne peut garantir que le torpillage est sans danger52. »
Un autre député, médecin celui-là, monta ensuite à la tribune, Victor
Augagneur, professeur à la faculté de médecine de Lyon, ancien ministre
et membre du groupe républicain-socialiste : « Le traitement du docteur
Vincent est douloureux. Peut-on compter sur la douleur pour déceler un
simulateur ? C’est simplement la question qui est posée ici. » Les députés
des bancs de gauche : « Très bien ! Très bien ! » Victor Augagneur
continue : « En effet, qu’est-ce en réalité que d’amener l’aveu de la
simulation par la douleur ? C’est le rétablissement de la question […]. On
n’a pas le droit d’infliger la douleur à un simulateur prétendu pour
l’amener à déceler qu’il est simulateur et à renoncer à son attitude. S’il en
était autrement, je considérerais qu’il y aurait là un acte d’inhumanité
auquel le corps médical ne pourrait pas s’associer. »
Puis il interpelle Justin Godart : « De vos déclarations il reste,
monsieur le sous-secrétaire d’État à la Santé, que vous avez officiellement
affirmé la valeur du procédé de M. Vincent. Eh bien, ceci est fâcheux. Il ne
peut y avoir, de la part d’une autorité, une affirmation de la valeur d’un
traitement médical, surtout quand ce traitement, comme ce fut le cas pour
le docteur Vincent, a été étendu hors de sa véritable destination à la
découverte des simulateurs. » Puis il entre dans le vif du projet de loi avec
une pique à Babinski : « J’en viens à ma proposition : aucun médecin n’a
le droit d’imposer un traitement douloureux à son malade, pour amener sa
guérison. […] Il ne faut pas que la médecine, en France, reçoive des
circulaires dont le signataire est, monsieur le sous-secrétaire d’État,
fâcheusement responsable et dont les inspirateurs n’ont peut-être pas toute
l’autorité voulue53. »
L’ordre du jour de Paul Meunier fut repoussé par 328 voix contre 142.
L’Assemblée était derrière Clovis Vincent et ses méthodes.
Le pire au centre de Salins-les-Bains
Après ce scandale, le centre de Tours ferma et Clovis Vincent fit la
demande de retourner au front où il était convaincu que l’exemple de son
courage et son dévouement serait plus utile à la défense de la nation : « Il
fallait que je parte pour pouvoir continuer à remplir la tâche que je me suis
fixée pendant la guerre. Et je suis allé […] au front, au vrai front […] où
on se terre, au front où sont les braves “Poilus”. J’y suis allé aussi parce
que je pense que chez un peuple comme le nôtre, où l’on vit et meurt
d’égalité, quand on fait profession de forcer les autres à aller affronter la
mort, il faut y aller de temps en temps soi-même54. »
L’amertume de Clovis Vincent était d’autant plus vive qu’au même
moment, dans le Jura, fut ouvert le centre de Salins sous la direction de
Gustave Roussy. Très vite, ce dernier se fit connaître par les guérisons
qu’il obtint, se vantait-il, dans 90 % des cas, moyennant un courant
électrique de plus en plus fort lorsque c’était nécessaire. Il est hautement
probable que Gustave Roussy exagérait ses résultats, surtout que les autres
centres lui envoyaient déjà les cas les plus résistants. Par exemple Jean-
Athanase Sicard, sur les 52 « pithiatiques » qui encombraient son centre de
Marseille, en proposa 38 pour la réforme, 10 pour le service auxiliaire, et
les 4 ultimes récalcitrants furent envoyés au centre de Salins. Là-bas, les
malades réfractaires étaient mis à l’isolement, sans droit de visite, soumis
à une diète stricte. Cet isolement était voulu pour éviter toute compassion
des personnels soignants et des autres malades. En effet cette compassion
pouvait avoir un effet de renforcement sur les troubles hystériques.
Maxime Laignel-Lavastine, du centre neurologique de Paris, parlant des
Dames de France et des infirmières de la Croix-Rouge, écrivait : « Leur
pitié univoque – voire souvent inversement proportionnelle au mal réel –
agit chez de tels sujets comme la pire des suggestions. Tel soldat algérien,
bel éphèbe de bronze, centre d’activité de plusieurs jeunes infirmières,
gisait depuis des mois sur un lit. Entré dans mon service au milieu des
protestations de ses “bienfaitrices” qui voulaient garder “leur blessé”, il
était guéri huit jours plus tard. Ce qui démontre que, si la sympathie
affectueuse avec amitié amoureuse peut être source de plaisir, elle entrave
en tout cas la thérapeutique55. »
Le 12 mai 1918, le journal Le Populaire publia un article sur la
psychiatrie militaire. La partie suivante fut censurée56 : « Les résultats
obtenus ne sont pas, nous avons le regret de le constater, en rapport avec
les tortures imposées à nos soldats. »
Au mépris des recommandations qui ont suivi le procès du zouave
Baptiste Deschamps, Gustave Roussy infligeait des sanctions
disciplinaires aux soldats récalcitrants. En janvier 1918, six d’entre eux
furent présentés devant le conseil de guerre. L’avocat des soldats, Henri
Torrès, était lui-même un blessé de guerre. Il plaida : « Il n’appartient pas
aux médecins de donner des ordres à un malade ou de lui infliger une
punition. » Les six soldats furent, là encore, condamnés à une peine
symbolique. À partir d’avril 1918, la menace du conseil de guerre
n’opérait plus. De plus en plus de soldats refusèrent le traitement
faradique. En même temps, à la Société de neurologie de Paris, les
communications sur ce sujet se firent rares, preuve qu’elles n’intéressaient
plus grand monde. Ainsi revinrent dans le rang les jeunes loups de la
neurologie qui avaient voulu offrir à leur maître Joseph Babinski la
satisfaction d’avoir dit le vrai de la science avec son « pithiatisme ».
Ailleurs et après
Juste après la guerre, le jugement moral qui condamnait ces malades
persista. Dumas et Delmas écrivaient : « On peut discuter et on discute sur
la sincérité des sujets atteints d’hystérie. Ce qui est certain, c’est que tout
se passe avec eux comme s’ils n’étaient pas sincères et comme s’ils
étaient mus par un intérêt personnel, réfléchi, concerté et conscient57. »
Dans le premier traité sur la pratique psychiatrique dans l’armée paru
en 1935, Fribourg-Blanc et Gauthier répétèrent ce jugement péjoratif
concernant ces malades : « L’hystérie a surgi dans les masses chaque fois
que les circonstances d’ordre moral ou social se sont opposées aux
réalisations des tendances naturelles et instinctives. Elle fut le fruit de
l’inquiétude, de la crainte et de la cupidité58. » Vingt ans après, ils ne
prononçaient aucune parole critique sur ces traitements. Plus tard, en
1958, dans le traité de thérapeutique neurologique et psychiatrique paru
aux éditions Masson, Paul Cossa défendait encore les « méthodes
brusquées » dans le traitement des conversions hystériques.
Il n’y a pas eu de bilan global du coût psychique de cette guerre. On
sait qu’au même moment, aux États-Unis, un aliéné sur deux était un
vétéran de la guerre de Sécession. Des études historiques réalisées sur
l’ensemble des dossiers d’un département ont montré que les Poilus ont
longtemps souffert de ces troubles. Beaucoup sont restés internés toute
leur existence. Les rares images d’archives montrent des hommes
tremblants, agités de tics, d’autres encore entièrement nus, marchant en
rond dans une cour d’asile. Des vétérans pliés en deux, humiliés et
enfermés. Comme si on ne pouvait montrer ces hommes que diminués, par
opposition aux morts qui ont été glorifiés.
Que sont-ils devenus ?
Le destin de chacun des protagonistes de cette affaire fut singulier.
Les Poilus tremblants et courbés, torpillés, auxquels les neurologues voulaient refuser toute
pension, finirent chacun réformé. La réparation financière de leurs infirmités fut tardive, mais
pour la plupart, ils purent bénéficier d’une pension. Le zouave Baptiste Deschamps fut, après le
procès, renvoyé au centre neurologique de Rennes où il s’obstina à refuser tout traitement
faradique. Le médecin-chef de ce centre, Maurice Chiray, lui fit la proposition de partir deux
semaines en cure thermale à Aix-les-Bains. Puis il proposa une réforme temporaire. Une
commission fut nommée et préconisa de renvoyer Deschamps dans ses foyers. Il fut finalement
réformé en 1920 et pensionné à 90 %. Les réfractaires de Salins-les-Bains furent eux aussi
réformés dès 1919.
Clovis Vincent fut décoré de la Légion d’honneur pour les actes de bravoure et de
dévouement qu’il montra au front. Il fut le fondateur de la neurochirurgie en France, et lui qui ne
fut jamais nommé professeur agrégé, fut le premier titulaire de la chaire de neurochirurgie créée
pour lui. Toute sa vie il se dévoua aux malades. Lors de ses obsèques, les éloges furent unanimes
sur la grandeur de son œuvre et l’excellence de son exemple : « Un exemple de foi, de charité et
d’ardeur scientifique59. » Toute son œuvre est regardée comme celle d’un bienfaiteur. Pour ses
biographes, Henri Giroire et Henri Mondor, l’épisode du procès de Baptiste Deschamps est
réduit à une mauvaise campagne de presse.
Après la guerre, Gustave Roussy poursuivit une carrière de neurologue, puis
d’anatomopathologiste. Il fonda l’Union française pour le sauvetage des enfants. Il développa
l’Institut contre le cancer de Villejuif qui aujourd’hui porte son nom.
Justin Godart, le sous-secrétaire d’État au service de santé militaire, celui qui soutint
fortement Clovis Vincent lors du procès de Tours, fut, la guerre suivante, de ceux qui dirent non à
l’armistice signé en 1940 par Philippe Pétain. L’État d’Israël lui attribua la distinction de « Juste
parmi les nations » pour son action de sauvetage des juifs durant la Shoah. Il fut cofondateur de
la Ligue contre le cancer et président de la Ligue des droits de l’homme.

1. Les termes de « blessé psychique » n’apparurent pour la première fois en France qu’en 1992 dans un texte législatif définissant
les pensions attribuées aux vétérans présentant des troubles psychiques de guerre.

2. Dumas G., Troubles mentaux et nerveux de guerre, Paris, Félix Alcan, 1919.

3. Ibid.

4. Ibid.
5. Morel B. A., Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine et des causes qui
produisent ces variétés maladives, Paris, J.-B. Baillière, 1857.

6. Toulouse É., La Dépêche, 16 août 1912.

7. Vincent C., « Hommage à Joseph Babinski », Revue neurologique, novembre 1932.

8. Mondor H., « Clovis Vincent », in Anatomistes et chirurgiens, Paris, Éditions Fragrance, 1949.

9. Babinski J., « Émotion et hystérie », Journal de psychologie normale et pathologique, mars-avril 1912.

10. Babinski J., Froment J., Hystérie-pithiatisme et troubles nerveux, Paris, Masson, 1918.

11. Milian G., « L’hypnose des batailles », Paris médical, 2 janvier 1915, p. 265-270.

12. Galtier Boissière É., Larousse médical de guerre (supplément), Paris, Larousse, 1917.

13. Crocq L., « La psychiatrie de la Première Guerre mondiale. Tableaux cliniques, options pathogéniques, doctrines
thérapeutiques », Annales médico-psychologiques, 2005, 163, p. 269-289.

14. Capgras J., « La confusion mentale dans les rapports avec les événements de guerre », Bulletin de la Société clinique de
médecine mentale, 1917, numéro spécial « Médecine mentale de guerre », p. 42-85.

15. Mairet A., « Le syndrome commotionnel au point de vue du mécanisme pathogénique et de l’évolution », Bulletin de
l’Académie de médecine, 1915, 73, p. 710-716.

16. Régis E., « Les troubles psychiques et neuropsychiques de la guerre », Presse médicale, 1915, 23, p. 177-178.

17. Myers C., « Contributions to the study of shell shock », The Lancet, 13 février 1915, p. 316-320.

18. Lortat-Jacob L., « Le syndrome des éboulés », Revue neurologique, 1914-1915, p. 1173-1174.

19. Dumas G., Troubles mentaux et troubles nerveux de guerre, op. cit.

20. Babinski J., Froment J., Hystérie-pithiatisme et troubles nerveux, op. cit.

21. Ballet G., Traité de pathologie mentale, Paris, Octave Doin, 1903.

22. Chavigny P., Diagnostic des maladies simulées dans les accidents du travail et devant les conseils de révision et de
réforme de l’armée et de la marine, Paris, J.-C. Baillière, 1906.

23. Babinski J., Froment J., Hystérie-pithiatisme et troubles nerveux, op. cit.

24. Dumas G., Delmas A., « Les troubles mentaux de guerre », in A. François, Science et dévouement, Paris, Éditions Aristide
Quillet, 1918.

25. « Discussion sur les troubles nerveux dits fonctionnels observés pendant la guerre. Bulletin de la Société de neurologie de
Paris », séances du 18 février et du 4 mars 1915, Revue neurologique, 1914-1915, p. 447-453.

26. Ibid.

27. Ibid.

28. Ibid.

29. Dumas G., Delmas A., « Les troubles mentaux de guerre », art. cit.

30. Souques A., Rosanoff-Saloff I., « Camptocormies », Revue neurologique de Paris, novembre-décembre 1915, p. 937.

31. Roussy G., « Pseudo-tympanites abdominales hystériques : les catiémophrénoses », Bulletins et mémoires de la Société
médicale des hôpitaux de Paris, 1917, XXXIII, p. 665-666.

32. Fribourg-Blanc A., Gauthier M., La Pratique psychiatrique dans l’armée, Paris, Charles Lavauzelle & Cie, 1935.

33. Dide M., Les Émotions et la Guerre, Paris, Félix Alcan, 1918.
34. Darmon P., « Des suppliciés oubliés de la Grande Guerre : les pithiatiques », in Histoire, économie et société, 2001,
20 année, no 1, p. 49-64.
e

35. Ibid.

36. Roussy G., Boisseau J., « Deux cas de pseudo-commotion labyrinthique par éclatement d’obus à distance. Commotion
labyrinthique persévérée, simulée ou suggestionnée », Bulletin et mémoires de la Société médicale des hôpitaux de Paris, séance du
11 mai 1917.

37. Darmon P., « Des suppliciés oubliés de la Grande Guerre : les pithiatiques », art. cit.

38. 16e Région, rapport du mois de décembre 1916, archives du Service de santé des armées, cité par Darmon P., « Des
suppliciés oubliés de la Grande Guerre : les pithiatiques », art. cit.

39. Jacob F., « La guerre de 1914 et les Annales médico-psychologiques », Recherches contemporaines, 1995-1996, no 3.

40. Voivenel P., « Sur la peur morbide acquise », Annales médico-psychologiques, 1918, p. 283-304.

41. Darmon P., « Des suppliciés oubliés de la Grande Guerre : les pithiatiques », art. cit.

42. Ibid.

43. Ibid.

44. Pr Miraillé, rapport d’avril 1915, archives du Service de santé des armées, cité par Darmon P., « Des suppliciés oubliés de la
Grande Guerre : les pithiatiques », art. cit.

45. Vincent C., « Au sujet de l’hystérie et de la simulation », Société neurologique de Paris, séance du 29 juin 1916, p. 104.

46. Babinski J., « Réponse à la communication de Clovis Vincent », Société neurologique de Paris, séance du 29 juin 1916,
p. 105.

47. Le Naour J.-Y., Les Soldats de la honte, Paris, Perrin, 2011.

48. Ibid.

49. Giroire H., Clovis Vincent, 1879-1947. Pionnier de la neurochirurgie française, Paris, Olivier Perrin, 1971.

50. Vincent C., « La rééducation intensive des hystériques invétérés », Bulletin de la Société médicale des hôpitaux, 21 juillet
1916.

51. Charpy Y., Paul Meunier, Paris, L’Harmattan, 2011.

52. JORF, Chambre des députés, année 1916, 3090.

53. JORF, Chambre des députés, année 1916.

54. Vincent C., À propos de diverses communications de MM. Roussy, Boisseau et autres collaborateurs sur le traitement
et le pronostic des phénomènes physiopathiques, Tours, Imprimerie Arrault, 1917.

55. Laignel-Lavastine M., « Travaux du centre neurologique de la IXe région », Revue neurologique, 1914-1915.

56. Darmon P., « Des suppliciés oubliés de la Grande Guerre : les pithiatiques », art. cit.

57. Dumas G., Delmas A., « Les troubles mentaux de guerre », art. cit.

58. Fribourg-Blanc A. et Gauthier M., La Pratique psychiatrique dans l’armée, op. cit.

59. Mondor H., « Clovis Vincent », art. cit.


Petite histoire de la boisson et de l’alcoolisme
par Serge Erlinger

« “L’alcool éteint l’Homme pour allumer la Bête” – ce


qui lui fait comprendre pourquoi il aime l’alcool. »

Albert CAMUS, Carnets (tome I)1.

« Dès qu’apparaissent les hommes dans le lointain de l’Histoire, nous


les voyons adonnés à l’usage de certaines substances dont la destination
n’est pas de les nourrir, mais de leur procurer, lorsqu’ils en sentent le
besoin, un état passager d’agréable euphorie et de confort, une impression
d’accroissement de leur bien-être subjectif. » Ainsi s’exprime le
pharmacologue berlinois Louis Lewin (1850-1929), auteur de la première
classification scientifique des drogues, pour décrire le besoin que ressent
l’homme de consommer des substances qui modifient son humeur2.
L’alcool est une de ces substances et son usage remonte à nos ancêtres
préhistoriques. Tout au long de l’Histoire, de l’Antiquité à nos jours, cette
consommation est tantôt valorisée, tantôt réprouvée. C’est ce double
regard de la société tel qu’il nous a été transmis par les « leaders
d’opinion », écrivains ou philosophes, qui est l’objet de ce chapitre.
L’alcool dans l’Histoire :
de Sumer à la Renaissance

La préhistoire : des singes ivres ?


Dès la Préhistoire, des vestiges attestent de la consommation de
substances psychoactives, et en particulier d’alcool. Les boissons
alcoolisées sont préparées à partir de fruits sucrés, de miel, de céréales, de
sève de certains arbres et de lait. Elles se limitent donc au vin de fruits, à
la bière, à l’hydromel et aux boissons fermentées dérivées du lait3.
Il est probable que certains primates et les premiers hominidés aient
consommé intentionnellement des boissons à base de fruits fermentés, à la
recherche de leurs effets sur l’humeur. Selon cette hypothèse du « singe
4
ivre », l’attirance des primates pour l’alcool aurait une base génétique ,5.
Pour séduisante qu’elle soit, cette idée a été contestée par certains
archéologues qui estiment que la concentration d’alcool obtenue par
fermentation « spontanée » est insuffisante pour avoir des effets
psychoactifs.
La première boisson alcoolisée confirmée par des analyses, dont il
restait des résidus dans des vases, a été découverte en Chine, à Jiahu, dans
la vallée du fleuve Jaune (province du Henan). Elle date de l’époque
néolithique, environ 7000-6600 av. J.-C.6. D’autres vestiges similaires de
la même époque ont été découverts en Iran et en Turquie. Dans l’Europe
néolithique, l’une des premières traces de la consommation d’alcool a été
trouvée en Espagne, dans la grotte de Cad Sadurni, près de Barcelone et
date du Ve millénaire av. J.-C.
Ces résidus alcoolisés, absorbés dans la paroi de vases ou de gobelets,
ont été découverts essentiellement dans des tombes et dans des lieux de
cérémonies rituelles ou de célébrations, ce qui suggère que la
consommation de boissons alcoolisées est liée, à cette période, à des
pratiques religieuses. Ces boissons ont sans doute un rôle sacré dans les
sociétés préhistoriques.

L’alcool dans la Bible


Le vin et la vigne sont mentionnés 443 fois dans la Bible7. Dans la
Genèse (49, 11)8, le vin est glorifié comme le « sang de la vigne », qui
« fait briller les yeux ». Mais déjà les excès et l’ivresse sont condamnés.
Dans les Proverbes (31, 6) : « Laisse le vin aux aigris de la vie, qu’ils
boivent et oublient le manque, qu’ils ne songent plus à leur fatigue. »
L’ivresse de Noé est certainement, dans la littérature, la première
description des conséquences d’un excès de boisson. Voici ce que nous dit
la Genèse :
« C’est Noé, homme du terroir, qui le premier plante une vigne. Il boit du vin, jusqu’à
l’ivresse, et se dénude au beau milieu de sa tente. Cham, père de Canaan, voit son père tout
nu, et prévient dehors ses deux frères.
Sem et Japhet s’emparent du manteau, le jettent chacun sur leurs épaules, et marchent ainsi
à reculons. Ils en recouvrent leur père nu, leur visage détourné. Ils ne voient pas sa nudité.
Noé cuve son vin. À son réveil, il apprend ce que lui a fait son plus jeune fils. Maudit
Canaan, dit-il. Les esclaves en feront leur esclave. » (Genèse, 9, 18-27)

Noé jette ainsi une malédiction sur Canaan, créant la branche


inférieure de l’humanité, les Cananéens. Ce n’est pas ici l’ivresse elle-
même qui est condamnée, mais sa conséquence, la nudité du père devant
son fils. Dès cette époque, sexe et alcool sont liés, mais la violation du
tabou sexuel est plus importante que la transgression du rite alimentaire.
Loth ne commet l’inceste avec ses filles, transgression majeure
excusable par la nécessité d’assurer sa descendance, que grâce au vin et à
l’ivresse qui lui dissimulent la gravité de ses actes (Genèse, 19, 30-38).
Dans les Proverbes, l’ivrogne invétéré, avec ses colères, ses yeux
injectés, ses visions étranges et ses hallucinations est parfaitement décrit
(Proverbes, 23, 29-35).
Les deux tendances, la valorisation du vin et la réprobation des excès
de la boisson, sont déjà présentes dans la Bible.

L’Antiquité : de la Mésopotamie à la Gaule


Tous les ingrédients nécessaires à la fabrication de boissons
alcoolisées, notamment de bière (orge, épeautre), sont présents en
Mésopotamie 8 000 ans av. J.-C. Les archéologues datent l’invention de la
bière à environ 6000 av. J.-C., grâce à des analyses chimiques de jarres et à
la présence de recettes sur des tablettes d’argile9. On trouve des preuves
formelles de son existence dans la province de Sumer au IVe millénaire
av. J.-C. La bière, appelée sikaru (littéralement pain liquide), est une des
bases de l’alimentation quotidienne. On la fabrique par cuisson de galettes
d’orge et d’épeautre, que l’on fait ensuite tremper dans l’eau afin de
déclencher la fermentation. On l’« assaisonne » avec des épices, de la
cannelle ou du miel selon les préférences des clients. La bière a sa déesse,
Ninkasi, fille d’Enki, dieu des cultures et des agriculteurs.
La vigne est cultivée en haute Mésopotamie, où l’on réserve le vin à la
cour royale et à l’aristocratie. Mais c’est dans l’Égypte pharaonique que la
viticulture prend une ampleur considérable. La culture de la vigne est
(déjà) sévèrement réglementée par l’État, avec des taxes sur la fabrication,
le transport et la commercialisation du vin. À côté du vin de raisin, le plus
répandu, on fabrique du vin de dattes et de palme pour la momification, et
du vin de grenade utilisé en médecine. L’étude des inscriptions relevées
dans les tombeaux des trente dynasties de pharaons (qui couvrent une
période aussi longue que celle qui va de la naissance de Jésus à nos jours)
permet de pratiquement tout savoir sur les méthodes de viticulture de
l’époque et sur leur évolution, vendange, foulage, fermentation dans des
jarres et transport dans des amphores fermées à l’argile :
« Les vendangeurs se répandent sous les treilles, ils détachent avec les doigts, sans couteau,
les grosses grappes à baies bleues. Ils en emplissent des couffins sans les écraser, car le
couffin n’est pas étanche, et partent en chantant, le couffin sur la tête, pour jeter les raisins
dans la cuve. Puis ils retournent à la vigne. Les cuves sont probablement en pierre, de forme
ronde et basse. De deux points diamétralement opposés partent deux colonnettes qui
supportent une poutrelle d’où pendent cinq ou six cordes auxquelles se tiennent les
vendangeurs pour fouler les raisins. Par la suite le vin recueilli dans des baquets est versé
dans des jarres à fond plat où il subit une fermentation. Il est ensuite soutiré et placé dans des
amphores bouchées avec du plâtre pour le transport10. »

Ce vin noir, très riche en alcool et très doux, est d’abord offert aux
dieux puis réservé à une élite, prêtres et nobles. Le nom d’Osiris, dieu de
la vie après la mort et du cycle de la végétation, est souvent associé au vin,
ainsi que ceux de Rê et Horus, fils d’Osiris et de sa sœur Isis.
Les amphores contenant le vin sont soigneusement étiquetées. Quand
la tombe de Toutankhamon est ouverte en 1922 par Howard Carter, il
découvre de nombreuses amphores datant de 1352 av. J.-C. Les indications
de provenance, le millésime, la qualité du vin et le nom du chef
vinificateur sont inscrits sur des sceaux. Mieux que la carte d’un
restaurant étoilé ! Seul le cépage reste inconnu.
Pour certains historiens, l’usage immodéré de boissons fermentées est
l’une des causes du déclin de l’Empire égyptien, les excès étant surtout le
fait de la classe supérieure chargée de diriger le pays.
Dans le peuple égyptien, la bière est de consommation plus courante
que le vin. En Égypte comme ailleurs, l’eau de boisson a mauvaise
réputation. Elle est source d’infections intestinales et de parasitoses, il est
donc naturel de lui préférer la bière ou le vin. Ce qui est aussi le cas dans
nos pays jusqu’au XIXe siècle !
On sait presque tout sur la fabrication et la commercialisation de ces
boissons en Égypte, mais on connaît beaucoup moins bien le regard de la
société de l’époque sur les modes de consommation et sur l’ivresse.
La situation est différente en Grèce. Le vin y tient une place
considérable et les codes régissant son usage nous ont été transmis par les
philosophes, notamment par Platon. Trop boire est fort mal vu et il est de
bon ton de boire modérément. Dans les « symposions »,
étymologiquement des réunions pour boire, le vin éveille les esprits, égaye
la société, fait apprécier les danseurs, enrichit les discussions, mais la
modération est recommandée. Le président, ou « symposiarque », fait
instruction à chacun de ce qu’il doit boire, du nombre de coupes à vider,
de la manière dont il convient de couper le vin11. Les participants sont des
hommes d’âge mûr. La question de l’âge est codifiée par Platon. Avant
18 ans, interdiction absolue :
« En même temps ne leur apprendrons-nous pas que, sur leur corps comme sur leur âme, ils
ne doivent pas avant d’en être arrivés aux travaux fatigants faire couler du feu par-dessus du
feu ? Et qu’ils doivent se tenir en garde contre ces dispositions fougueuses qui caractérisent
la jeunesse. »

Entre 18 et 40 ans, consommation modérée, sans s’enivrer :


« Notre loi prescrira au jeune homme de goûter au vin avec mesure, mais de s’abstenir
radicalement de s’enivrer en buvant avec excès. »

L’ivresse n’est permise que chez les hommes âgés, après 40 ans, pour
les consoler de la dureté de l’âge :
« Ce vin, qui, à la fois sacrement et divertissement des hommes d’âge, leur a été donné par
ce dieu [Dionysos] comme un remède à l’austérité de la vieillesse, de façon à nous rajeunir, à
faire que l’oubli de ce qui afflige le vieillard enlève à son âme la rudesse qui la
caractérise12. »

Enfin, Platon ajoute que certaines catégories de personnes ne doivent


boire que de l’eau : les hommes à la guerre, les pilotes de navires, les
juges, les esclaves, les hommes et les femmes qui veulent procréer.
Platon n’est pas un législateur. Ses préconisations sont destinées à un
État idéal et à la classe aisée à laquelle il appartient. De nombreux
témoignages attestent cependant que l’ivresse est fréquente, sans qu’on
puisse connaître l’ampleur exacte du phénomène, dans cette société.
Les Grecs ont donné un dieu au vin : Dionysos, source de fantaisie,
maître de la joie et des plaisirs. Il demeure le symbole de l’ivresse
mystique et de la fête collective.
La vigne est cultivée en Italie avant que les Grecs ne la colonisent.
Dionysos arrive avec eux et l’on célèbre les grandes et les petites
Dionysiaques au printemps et à l’automne. Dionysos devient rapidement
Bacchus, patron des bacchanales qui sont de grandes fêtes populaires.
Elles entraînent de tels excès que le Sénat doit les interdire en 186 av. J.-C.
Il n’est pas dit que cette interdiction ait été réellement respectée et
l’Histoire a retenu les noms de quelques buveurs invétérés, comme le
général Sylla, Marc-Antoine ou encore le fils de Cicéron. Toute la poésie
romaine des deux siècles avant et des deux siècles après J.-C. célèbre la
gloire du vin. Par exemple, dans le Satyricon, Pétrone décrit une orgie
copieusement arrosée au cours d’un banquet chez Trimalcion.
La vigne romaine conquiert rapidement la Gaule et le vignoble
s’implante en deux siècles sur tout le territoire, jusqu’à la Meuse et la
Moselle, avant de franchir la Manche.

Le Moyen Âge :
l’église premier viticulteur d’Europe
Au Moyen Âge, l’eau est toujours et à juste titre considérée comme
dangereuse et le vin est la boisson quotidienne. La consommation
moyenne par habitant a été estimée à 3 litres par jour en France. Il est vrai
que le titre d’alcool est relativement faible, inférieur à 10 degrés. Il
n’empêche : l’ivresse est courante et largement tolérée par la société. Elle
constitue même une circonstance atténuante en cas de crime ! La
chronique de la cour des Mérovingiens offre de nombreux exemples
d’ivrognerie. Ainsi, en 657, meurt, à l’âge de 21 ans, Clovis II, fils de
buveurs et grand buveur lui-même, après plusieurs épisodes de délire
alcoolique13.
Le christianisme s’implante en Europe occidentale en même temps
que la vigne et l’Église devient rapidement le principal viticulteur, tant
pour les besoins de sa liturgie que pour des raisons économiques : la vigne
est à la fois signe et source de richesse. Malgré plusieurs tentatives de
condamnation de l’ivrognerie, l’Église doit rapidement constater que les
prêtres et les moines boivent comme les laïques. Grégoire de Tours note au
VIe siècle que le vin a remplacé la cervoise dans les tavernes parisiennes
et il évoque les ivresses répétées des membres du clergé. Childebert Ier
(511-558) condamne l’ivresse et punit de cent coups de verge les esclaves
ivres. Du VIe au IXe siècle, plusieurs conciles s’élèvent contre l’abus du
vin par les clercs comme par les laïques, ce qui suggère que le problème
est important dans la société du Moyen Âge.

La renaissance
La littérature de la Renaissance nous informe plus sur le regard de la
société que celle du Moyen Âge. Les poèmes et les chansons à boire
fleurissent. Les hymnes au vin trouvent des accents nouveaux. Montaigne
vante ses vertus :
« Boire à la française, à deux repas et modérément, par souci de sa santé, c’est trop
restreindre les faveurs de ce dieu. Il faut consacrer à cela plus de temps et de continuité. Les
anciens passaient des nuits entières à cet exercice et y joignaient souvent les jours. Et il faut
donc donner à notre ordinaire plus d’abondance et de force. […] Il faudrait, comme des
garçons de boutique ou des travailleurs de force, ne refuser aucune occasion de boire et
avoir ce désir toujours en tête14. »

Il s’inspire des philosophes grecs et il n’est pas trop sévère avec


l’ivresse :
« Il est certain que les anciens n’ont pas fortement décrié ce vice [l’ivresse]. Les écrits eux-
mêmes des philosophes en parlent bien mollement, et, jusque chez les stoïciens, il y en a qui
conseillent de se permettre quelquefois de boire beaucoup et de s’enivrer pour donner à
l’âme une [certaine] détente. »

Mais il condamne fermement l’« ivrognerie », titre de son « essai »,


qu’il distingue de la simple ivresse, plus légère :
« L’ivrognerie me semble, entre les autres, un vice grossier et bestial. […] Il y a des vices
auxquels se mêlent la science, l’application, la vaillance, la prudence, la finesse : celui-ci est
entièrement corporel et terrestre. […] Les autres vices altèrent l’intelligence, celui-ci la
renverse et il foudroie le corps. »

On sait que Rabelais est bien plus tolérant :


« Mais ici maintenons que ce n’est pas rire, mais boire, qui est le propre de l’homme ; je ne
dis pas boire simplement et absolument, car aussi bien boivent les bêtes : je dis boire du vin
bon et frais. Notez, amis, que de vin divin on devient, et qu’il n’y a argument aussi sûr, ni
d’art de divination moins fallacieux. Vos Académiques l’affirment. […] Car il a le pouvoir de
remplir l’âme de toute vérité, de tout savoir et de toute philosophie. Si vous avez remarqué ce
qui est écrit en lettres ioniques sur la porte du temple, vous avez pu comprendre que dans le
vin est cachée la vérité. La Dive Bouteille vous y envoie, soyez vous-mêmes interprètes de
votre entreprise15. »
Le XIXe siècle : Magnus Huss et la naissance de la maladie
alcoolique

La guerre des affiches


Enjambons deux cents ans et arrivons au XIXe siècle, véritable
charnière, où les deux tendances évoquées plus haut, la valorisation des
bienfaits du vin et la réprobation des excès, s’affrontent ouvertement. On
assiste, au long de ce XIXe siècle, à une augmentation considérable de la
consommation de boissons alcoolisées. Selon Lewin16, le nombre de débits
de boissons en France passe de 282 000 en 1830 à 435 000 en 1900, la
consommation moyenne d’alcool (en litres d’alcool pur) par adulte et par
an passe de 15 à 35 litres au cours de ces mêmes années, et la
consommation d’absinthe dans le pays passe de 7 000 hectolitres en 1873
à 238 000 en 1900. Les « défenseurs » du vin s’appuient sur Pasteur, dont
le prestige est immense, en citant sa phrase célèbre : « Le vin est la plus
saine et la plus hygiénique des boissons », tirée de ses Études sur le vin17.
En réalité, dans son texte, Pasteur propose plusieurs méthodes pour
améliorer et assainir la production de vin et il écrit que, si l’on suit ses
conseils, « le vin peut être à bon droit considéré comme la plus saine et la
plus hygiénique des boissons ». Il est vrai qu’à ce moment, l’eau
« potable » était encore loin d’être sans danger pour la santé. Dans une
réclame pour le vin où cette phrase est citée, on lit également qu’il faut
préférer les « restaurants qui comprennent le vin dans le prix des repas »,
et que « la moyenne de la vie humaine est de 59 ans pour un buveur d’eau
et de 65 ans pour un buveur de vin ». Ladite réclame ne précise pas les
quantités qu’il convient d’absorber pour atteindre ces 65 ans !
Une autre sommité de l’époque, médecin et membre de l’Académie, le
professeur Landouzy, écrit : « La valeur énergétique d’une bouteille de vin
est presque l’équivalent de cinq cents grammes de viande de bœuf. » Il
conseille cependant de limiter la consommation quotidienne de vin à un
quart de litre. La bière n’est pas en reste et une autre réclame nous indique
que « la bière est nourrissante » en nous montrant une jeune maman
épanouie, un grand verre de bière à la main, allaitant un beau bébé potelé,
à côté d’une autre jeune mère bien pâle qui « n’en boit pas » et qui tente
d’allaiter un bébé chétif et visiblement mal portant.
Cette apologie de la consommation de vin et de bière atteint son
apogée pendant la Grande Guerre lorsque le gouvernement décide la
distribution gratuite de vin aux Poilus. Mais, en parallèle à cette
propagande, on assiste aux débuts des mouvements antialcooliques.

Magnus Huss et les débuts de la lutte antialcoolique


Cette nouvelle tendance naît à la suite de la publication à Stockholm
en 1849, par le médecin suédois Magnus Huss, d’un ouvrage intitulé
Alcoholismus chronicus, ou la maladie alcoolique chronique. Magnus
Huss est à l’origine du concept d’alcoolisme chronique, qui fait de la
consommation excessive d’alcool non plus un problème de conduite
sociale, désignée par les mots « ivresse », « intempérance » ou
« ivrognerie », mais un problème véritablement médical. L’alcoolisme
devient une maladie organique. Il écrit : « J’ai attribué à cette maladie le
nouveau nom d’alcoholismus chronicus, […] pour avancer qu’à travers
des symptômes caractéristiques, elle mérite une place autonome dans la
nosographie, aussi bien que les autres maladies par empoisonnement,
saturnisme et ergotisme par exemple18. »
Son livre, rapidement traduit en allemand et en français, a un
retentissement considérable. Il contribue très fortement à la prise de
conscience dans les milieux médicaux et dans le public des dangers de
l’alcool, et l’on assiste à la naissance des associations antialcooliques :
l’Association française contre l’abus des boissons alcooliques en 1872, la
Société française de tempérance en 1874, la Ligue nationale contre
l’alcoolisme en 1905 (dont Pasteur est l’un des parrains, avec Magnus
Huss et le baron Haussmann). De plus, la loi sur la « répression de
l’ivresse publique » est votée en 1873. En 1876, Zola fait paraître
L’Assommoir, description saisissante des ravages de l’alcoolisme dans le
milieu ouvrier. Les peintres ne sont pas en reste : Degas nous montre
l’infinie tristesse de deux buveurs dans L’Absinthe (1876) et Picasso la
solitude d’une buveuse dans Le Verre d’absinthe (1914).
Les revues antialcooliques se multiplient, comme le Bulletin de
l’alarme, publié tous les trimestres par la Société d’action contre
l’alcoolisme, dont le président d’honneur est Raymond Poincaré. On y lit,
par exemple, dans son numéro de juillet 1916, que « l’alcool est votre
ennemi, aussi redoutable que l’Allemagne, il a coûté à la France, depuis
1870, en hommes et en argent, bien plus que la guerre actuelle ». Les
affiches de propagande antialcoolique fleurissent, avec des titres comme
« L’alcool, voilà l’ennemi », titre repris sur un tableau mural affiché dans
les écoles montrant un homme « avant l’alcoolisme », le visage et la mise
soignés, et le même « après l’alcoolisme », amaigri, mal rasé et débraillé.
Ce même tableau illustre les lésions causées par l’alcool au foie, à
l’estomac, au cœur, aux reins et au cerveau. Toutefois ne sont accusées que
les boissons industrielles distillées, comme l’alcool de betterave ou de
pomme de terre, les « boissons naturelles », comme le vin et la bière, étant
qualifiées de « bonnes ». Un cobaye est pris à témoin, qui se remet
facilement d’un accès d’ébriété dû au vin, mais qui meurt d’épilepsie
après absorption d’un alcool industriel ! Cette notion selon laquelle le vin
ou la bière « ne sont pas de l’alcool » perdure dans l’esprit du public
jusqu’au XXe siècle.
Les psychiatres s’emparent également de la cause antialcoolique.
Bénédict Augustin Morel (1809-1873) publie en 1857 un Traité des
dégénérescences de l’espèce humaine dans lequel il reprend les idées de
Magnus Huss et fait de l’alcoolisme une des causes de
« dégénérescence19 ». Selon lui, la dégénérescence est « une dégradation
de la nature humaine ». Le « dégénéré » représente alors un danger
biologique à combattre, car sa tare se transmet de génération en
génération. N’oublions pas qu’à ce moment la théorie de Lamarck sur
l’hérédité des caractères acquis est largement acceptée. Pour la
« dégénérescence alcoolique », Morel décrit ainsi une nervosité et une
violence à la première génération, une épilepsie et une hystérie à la
deuxième, une disposition à la folie à la troisième, pour aller jusqu’à une
idiotie complète accompagnée d’une stérilité à la quatrième génération.
Selon lui, seul le renforcement de la « Loi morale », centrée sur une
médecine chrétienne sociale, permettra de « régénérer » la société en
extirpant les « dégénérés » de leurs « milieux pathogènes ». Mais les
médecins n’ont pas toujours été aussi catégoriques !
Les médecins : un rôle ambivalent

D’Hippocrate à l’alcoolothérapie
De tout temps les médecins ont vanté les bienfaits du vin sur la santé, à condition, bien
sûr, de le consommer « avec modération ». Reste à définir cette modération, définition qui,
semble-t-il, a varié au cours du temps. Certains se souviennent peut-être d’une
recommandation de l’Académie de médecine affichée dans les rames du métro parisien dans
les années 1950 limitant la consommation de vin à un litre par jour !
Qu’en dit Hippocrate (460-370 av. J.-C.) ? « Le vin est une chose merveilleusement
appropriée à l’homme si, en santé comme en maladie, on l’administre avec à-propos et juste
mesure, suivant la constitution individuelle20. » Le vin (οίνος) est mentionné 867 fois dans
le corpus hippocratique21, et ses bienfaits sont multiples. Rufus d’Éphèse (Ier siècle ap. J.-
C.) dit sensiblement la même chose : « Je loue le vin en vue de la santé plus que toute autre
chose, mais celui qui en boit a besoin de sagesse, s’il ne veut pas subir quelque mal
irrémédiable… » Galien (129-200 ap. J.-C.) consacre un long chapitre de son corpus aux
bienfaits du vin, qu’il oppose même aux inconvénients de l’eau : « Outre qu’il ne fatigue
jamais la tête, le vin lui est souvent même avantageux, en faisant cesser les petites douleurs
qui tiennent aux humeurs renfermées dans l’estomac ; car vous verrez, en effet, que
certaines gens prennent quelquefois de la céphalalgie pour avoir bu de l’eau, surtout quand
cette eau est mauvaise, parce qu’elle se corrompt et relâche la tension naturelle de
l’estomac22. »
Ces idées sont reprises par les médecins tout au long du Moyen Âge. Le vin est la
boisson la plus citée dans les textes médicaux, qui vantent ses vertus comme « gardien du
corps et de l’esprit », « tonique miraculeux », reconstituant : « Le pain fait la chair et le vin
fait le sang. » Ambroise Paré, le plus célèbre médecin de l’époque, écrit à propos de son
patient, le marquis d’Auret, victime d’un coup d’arquebuse : « Je lui fis alors boire du vin
mêlé d’eau sachant qu’il restaure et vivifie les forces23. » L’eau-de-vie est également
appréciée des médecins. Arnaud de Villeneuve, docteur de la faculté de médecine à
Montpellier, écrit : « Cette eau de vin que certains appellent eau-de-vie, et elle mérite ce
nom puisqu’elle fait vivre plus longtemps… prolonge la santé, dissipe les humeurs
superflues, ranime le cœur et conserve la jeunesse24. »
Plus tard, Dominique Larrey, chirurgien des armées de Napoléon, se sert de l’alcool
comme anesthésique et de nombreux médecins du XIXe siècle pratiqueront
l’alcoolothérapie. Le dictionnaire Littré de la médecine25 et le célèbre dictionnaire Vidal des
spécialités pharmaceutiques, dans ses premières éditions à partir de 1914, mentionnent de
très nombreuses préparations à base de vin ou d’alcool, comme les vins de Baudon,
Bugeaud, Chassaing, le diurétique Pylora, Lux Gaillac, Raimoa tonic (à base de champagne),
la liqueur de Todd et bien d’autres.
Il faut convenir que ces médecins n’avaient pas tort sur les bienfaits d’une petite
consommation d’alcool. De nombreuses études récentes montrent qu’une consommation de
20 à 30 grammes d’alcool par jour chez l’homme, soit deux à trois verres de vin, et de 10 à
20 grammes chez la femme (un à deux verres de vin) diminue la mortalité par maladie
cardio-vasculaire et prolonge l’espérance de vie par rapport à des abstinents complets26.

Naissance de l’alcoologie
On assiste, au XIXe siècle puis au XXe, à deux évolutions considérables. Avant le travail
de Magnus Huss, on attribue l’excès de boissons alcooliques à un manque de volonté. Les
personnes abusant d’alcool sont jugées négativement par la société, mais ne sont pas
considérées comme malades. Le registre est purement social. Au XIXe siècle, avec le
concept d’alcoolisme chronique proposé par Huss, on entre dans le registre médical et ces
mêmes personnes deviennent des malades. Au XXe siècle, une nouvelle évolution se
produit : du registre purement médical, on passe au domaine psychique. Les malades de
l’alcool deviennent des malades psychiatriques. Ils sont pris en charge par des psychiatres,
qui bientôt se spécialisent et deviennent des alcoologues.
Suivons brièvement le cheminement de la naissance de l’alcoologie.
En 1939, aux États-Unis, deux anciens buveurs devenus abstinents publient un livre
relatant leur expérience. Leur livre commence ainsi : « Nous, les Alcooliques anonymes,
sommes [des hommes et des femmes] qui nous sommes remis d’un état physique et mental
apparemment désespéré. Le but principal de ce livre est de montrer à d’autres alcooliques
comment nous nous sommes rétablis27. » Selon ces auteurs, l’alcoolisme est une maladie du
comportement, dont le traitement est une abstinence totale (qu’ils nomment sobriety28)
renouvelée chaque jour, abstinence facilitée par la réunion de malades qui partagent la
même expérience. Le concept s’étend rapidement hors des États-Unis et, aujourd’hui, les
Alcooliques anonymes sont présents dans 162 pays, comptent plus de 100 000 groupes et
2 millions de membres.
C’est après la Seconde Guerre mondiale que les psychiatres s’intéressent vraiment aux
malades de l’alcool et inventent peu à peu des concepts nouveaux pour mieux caractériser la
maladie. Aux États-Unis, Jellineck introduit la notion d’« addiction à l’alcool » en 195229.
En France, Pierre Fouquet et Henri Ey parlent de « névrose alcoolique » et
30
d’« alcoolomanie » ,31. En Grand-Bretagne, en 1976, Edwards introduit pour la première
fois le concept d’alcoolodépendance32, repris par l’Organisation mondiale de la santé à la fin
des années 1970, sous le nom d’alcohol-related disabilities33. Cette notion
d’alcoolodépendance figure dans la 3e édition du Diagnosis and Statistical Manual of
Mental Disorders (DSM-III) de l’Association américaine de psychiatrie en 1980. En France,
le Haut Comité d’études et d’information sur l’alcoolisme publie un Dictionnaire
d’alcoologie en 1987. L’alcoologie est née. Elle s’inscrit aujourd’hui dans une discipline
plus large, l’addictologie.
Bien que privilégiant la prise en charge psychologique des malades, les alcoologues ne
refusent pas l’aide de médicaments. Le premier médicament destiné à lutter contre
l’addiction à l’alcool a été découvert fortuitement en 1948 par deux chercheurs d’une firme
pharmaceutique danoise. Ils goûtent, pour apprécier sa sapidité, un médicament
antiparasitaire et, invités le soir même à un cocktail, ils consomment de l’aquavit. Ils
constatent avec surprise que leur face rougit, leur cœur s’accélère, leur respiration devient
difficile. C’est ainsi que le disulfure de tétraéthylthiuram (ou disulfirame) entre dans la
pharmacopée comme médicament pour dissuader les malades alcooliques de boire. Depuis,
d’autres produits ont été mis sur le marché, comme la naltrexone, l’acamprosate, le
topiramate et, plus récemment, le très médiatisé baclofène.

L’alcoolisme aujourd’hui
Alors que la consommation d’alcool augmente régulièrement en France au cours du
XIXe siècle, elle diminue au cours du XXe. En litres d’alcool pur par adulte et par an, elle
passe de plus de 25 litres en 1960 à 12 litres en 201034. Parallèlement, la mortalité par
cirrhose alcoolique en France diminue de moitié, passant, pour les hommes, de 60 pour
100 000 adultes de plus de 15 ans en 1979 à 28,5 en 1992, et, pour les femmes, de 20,2 à 10.
Est-ce la conséquence des messages antialcooliques répétés par les pouvoirs publics ou de la
modification du mode de vie populaire hérité du XIXe siècle, où l’on buvait du vin à chaque
repas, y compris sur les lieux de travail ? Lorsqu’on examine les courbes de consommation
en fonction du temps, l’action des politiques semble avoir peu d’impact. La diminution est
très régulière et l’on voit par exemple que la loi Évin de 1991 sur la publicité n’a infléchi en
rien la tendance de la courbe.
Par ailleurs, de nouveaux modes de consommation apparaissent, notamment chez les
jeunes. Le binge drinking (souvent traduit par l’horrible terme de « biture express », ou
encore « hyperalcoolisation » ou « alcoolisation massive ») se répand à la fin des années
1990, surtout dans les pays anglo-saxons et scandinaves. Il s’agit de consommer très vite le
plus d’alcool possible, à la recherche d’un état d’ivresse rapide, par épisodes ponctuels ou
répétés. Le phénomène n’est pas entièrement nouveau, des scènes d’hyperalcoolisation sont
représentées sur des gravures du XVIIe et du XVIIIe siècles. Mais il a pris une telle ampleur
chez les jeunes actuellement qu’il est devenu un problème de santé publique, aux
conséquences redoutables, comme la conduite en état d’ivresse, les viols et autres violences
urbaines, les pratiques sexuelles à risque et les décès par ivresse aiguë. Des concours de
binge drinking sont même organisés à travers les réseaux sociaux. Cette pratique pourrait
conduire, de plus, à une nouvelle augmentation des décès par cirrhose alcoolique. Déjà en
Grande-Bretagne, selon une enquête récente de l’Agence de santé publique britannique, la
mortalité par cirrhose est passée de 7 481 en 2001 à 10 948 en 2012, soit une hausse de
40 %35.
Comment expliquer ce phénomène nouveau chez les jeunes ? Peut-être par
l’assouplissement des interdits encadrant les sorties ou par une tendance accrue à la prise de
risque, ou encore par des rapports entre les sexes plus anxiogènes qu’autrefois. Des mesures
sont prises par les autorités pour limiter ces excès, comme l’interdiction de la vente d’alcool
aux mineurs ou de sa fourniture gratuite dans les fêtes des grandes écoles.
Pour terminer, on peut s’arrêter un instant sur la relation entre l’alcool et la création,
question qui mériterait un chapitre entier. Qu’il nous suffise de dire que nombreux sont les
artistes qui se sont adonnés à la boisson ou ont déclaré ne pouvoir créer que grâce à l’alcool,
de Verlaine à Prévert, de Baudelaire ou Musset à Joyce et Scott Fitzgerald, de Hemingway à
Duras ou Malraux. Sans compter les musiciens comme Beethoven (mort d’une cirrhose
alcoolique) ou les peintres comme Van Gogh, grand consommateur d’absinthe. L’alcool, qui
lève nos inhibitions, calme notre angoisse, favorise la fête et la convivialité, soulage nos
douleurs, stimule notre créativité, est notre compagnon de toujours. Notre relation avec lui,
qui vient de si loin, n’est pas près de s’éteindre.

1. Camus reprend ici le titre d’une affiche de la Ligue française contre l’alcoolisme, datant de 1906, et qu’il a vue dans une
caserne.

2. Lewin L. Phantastica. L’histoire des drogues et de leurs usages (1927), Paris, Société Edifor/Éditions Josette Lyon,
2000.

3. Guerra-Doce E., « The origins of inebriation : Archaelogical evidence of the consumption of fermented beverages and
drugs in prehistoric Eurasia », J. Archaeol. Method and Theory, 2015, 22 (3), p. 751-782.

4. Stephens D., Dudley R. « The drunken monkey hypothesis », Natural History, 2004, 113, p. 40-44.

5. Dudley R., « Ethanol, fruit ripening, and the historical origins of human alcoholism in primate frugivory », Integrative and
Comparative Biology, 2004, 44 (4), p. 315-323.

6. Les références peuvent être trouvées dans l’article très complet de Guerra-Doce cité plus haut (« The origins of
inebriation : Archaelogical evidence of the consumption of fermented beverages and drugs in prehistoric Eurasia »).

7. Androuet P., « Le vin dans la religion », in C. Quittanson et F. des Aulnoyes, L’Élite des vins de France, Centre national
de coordination, no 2, 1969.

8. La Bible, nouvelle traduction, Bayard, 2001. C’est aussi de cette traduction que sont extraites les autres citations.

9. Hornsey I. S., A History of Beer and Brewing, Cambridge, Royal Society of Chemistry, 2003, p. 1-6.

10. Montet P., La Vie quotidienne en Égypte au temps des Ramsès, Paris, Hachette, 1946.

11. Boyancé P., « Platon et le vin », Bulletin de l’Association Guillaume Budé : Lettres d’humanité, 1951, no 10, p. 3-19.

12. Dans Lois, II, in P. Boyancé, ibid.

13. Sournia J.-C., Histoire de l’alcoolisme, Paris, Flammarion, 1986 (beaucoup d’informations sont tirées de cet excellent
ouvrage).

14. Montaigne, Essais, livre II, chapitre 2.

15. Rabelais F., Cinquième Livre, chapitre 45.

16. Lewin L., Phantastic, op. cit.

É
17. Pasteur L., Études sur le vin, ses maladies, causes qui les provoquent, procédés nouveaux pour le conserver et
pour le vieillir, Paris, Imprimerie impériale, 1866.

18. Huss M., Alcoholismus chronicus, eller chronisk alkoholssjukdom, Stockholm, Beckman, 1849.

19. Morel B. A., Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine et des causes
qui provoquent ces variétés maladives, Paris, J.-B. Baillière, 1857.

20. Hippocrate, Épidémies, VI.

21. Jouanna J., « Le vin et la médecine dans la Grèce ancienne », Revue des études grecques, 1996, 109, p. 410-434.

22. Oribase, « Sur le vin », Œuvres, tome I, Paris, Imprimerie nationale, 1851. Oribase, médecin grec postérieur à Galien
(325-395), a largement diffusé et commenté les œuvres de ce dernier.

23. Paré A., Voyage en Flandres (1569-1570).

24. Villeneuve A. de, De conservenda juventute, 1309.

25. Littré É., Robin C., Dictionnaire de médecine, de chirurgie, de pharmacie, de l’art vétérinaire et des sciences qui
s’y rapportent, Paris, J.-B. Baillière et fils, 1878.

26. Voir par exemple St Leger A. S., Cochrane A. L., Moore F., « Factors associated with cardiac mortality in developed
countries with particular reference to the consumption of wine », Lancet, 1979, 1, p. 1017-1020 pour la consommation de vin et
Roereke M. et Rehm J., « The cardioprotective association of average alcohol consumption and ischaemic heart disease : A
systematic review and meta-analysis », Addiction, 2012, 107, p. 1246-1260 pour la consommation d’alcool en général.

27. Bill W., Dr Bob, Alcoholics Anonymous, New York, Works Publishing Company, 1re édition, 1939.

28. Aujourd’hui, ce mot désigne plutôt un retour à une consommation modérée et contrôlée.

29. Jellineck E. M., « Phases of alcohol addiction », Quarterly Journal of Studies on Alcohol, 1952, 13, p. 673-684.

30. Fouquet P., « Névroses alcooliques », EMC psychiatrie, 1955, II, p. 370-380, C10-C20.

31. Ey H., Bernard P., Brisset C., Manuel de psychiatrie, Paris, Masson, 1963, p. 393-412.

32. Edwards G., Gross M. H., « Alcohol dependence. Provisional description of a clinical syndrome », British Medical
Journal, 1976, 1, p. 1058-1061.

33. Edwards G. et al., « Alcohol-related disabilities », Organisation mondiale de la santé, 1977, no 32.

34. WHO (OMS), Global Status Report on Alcohol and Health, 2014.

35. Verne J., « Liver disease : A preventable killer of young adults », Public Health England, 29 septembre 2014.
Pourquoi les psychiatres n’aiment-ils pas le sexe ?
par Philippe Brenot

Curieux rapport que celui des psychiatres et du sexe. Historiquement


ce sont des psychiatres qui posent les bases de la connaissance de la
sexualité puis d’autres qui s’en détachent, d’autres encore qui s’en
méfient, s’en éloignent et aujourd’hui qui en sont dépossédés alors qu’ils
sont certainement les médecins les plus à même pour écouter, comprendre
et accompagner les hommes et les femmes en difficulté sexuelle.
Histoire du sexe et de la psychiatrie
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la sexualité qui était traditionnellement
du ressort du Droit et de l’Église entre avec fracas dans le champ de la
médecine, et tout particulièrement de la psychiatrie, par la parution, en
1886, du Psychopathia sexualis de Richard von Krafft-Ebing1. On a dit de
cette œuvre marquante en matière de psychologie sexuelle qu’elle avait
« dépénalisé » les crimes sexuels (fétichisme, homosexualité, sadisme,
perversions…). En réalité, sa lecture nosographique a plutôt
« psychiatrisé » les comportements sexuels. Krafft-Ebing considérera par
exemple comme pervers l’érotomane maniéré flanqué d’un œillet à la
boutonnière. Cet ouvrage, remarquable à plusieurs titres, a connu une
destinée extraordinaire, puisqu’il sera réédité sans interruption jusqu’au
milieu du XXe siècle puis recherché par des adeptes de l’érotomanie et
aujourd’hui vendu presque exclusivement en sex-shop !
Il faut cependant replacer cet acteur majeur dans le contexte de
l’époque. Richard von Krafft-Ebing était baron, il était le petit-fils d’un
célèbre avocat de Heidelberg qui lui avait transmis son intérêt pour les
criminels sexuels2. Ce criminologue, expert auprès des tribunaux et grand
notable viennois, occupa ainsi pendant dix ans la plus importante chaire de
psychiatrie de l’époque, celle de l’Université de Vienne, de 1892 à 1902.
C’est certainement à son titre « crypté » en latin, Psychopathia sexualis,
que son ouvrage doit de ne pas avoir été interdit, car à l’époque on ne
parlait pas impunément du sexe. Son attitude rigoriste classificatoire et sa
position sociale furent certainement les autres arguments pour la pérennité
de ses idées. Comme les censeurs de l’époque, Krafft-Ebing met en avant
l’horreur des crimes sexuels et fait un amalgame de toutes les déviations
et dépravations sexuelles : il décrète ce qui est bien et ce qui est mal, ce
qui est sain et normal, ce qui est déviant en matière de sexualité. Il
dénonce le sexe coupable, autant l’amoureux fétichiste qui se parfume à la
rose que l’adolescent découvrant ses pulsions naissantes, la jeune fille que
séduisent ses compagnes ou encore les amants qui pratiquent la
« morsure » d’amour qui, selon Krafft-Ebing, ne peut être
qu’annonciatrice d’un meurtre sadique : « On voit très bien comment ces
manifestations ataviques conduisent vers les actes les plus monstrueux. »
Nous sommes encore proches de la théorie de la dégénérescence et de la
criminalité atavique de Lombroso, alors que déjà des pensées novatrices
existent en matière de sexualité, Henry Havelock Ellis à Londres ou
Sigmund Freud à Vienne. Krafft-Ebing réussit cependant cette première
OPA sur le sexe en prenant possession, au nom de la psychiatrie, des
crimes sexuels et de l’ensemble de la sexualité. Par cet acte fondateur, le
sexe passe du domaine de la religion, qui légifère en matière de morale
sexuelle, et de la justice, qui incarcère les criminels du sexe, à la
psychiatrie qui va les codifier et les catégoriser. C’est également pour
cette raison que, très paradoxalement, les troubles fonctionnels du
comportement sexuel – impuissance, frigidité, éjaculation précoce – font
aujourd’hui partie des troubles mentaux dans les classifications
psychiatriques internationales comme le DSM-5 et la CIM-10 de l’OMS !
Avec Freud la sexualité, nouvellement dans le champ de la psychiatrie,
prend une dimension plus symbolique, devenant l’expression de « pulsions
inconscientes ». La sexualité est en effet le principe actif des névroses,
enjeu de l’édifice œdipien, mais par cela elle perd son lien avec la réalité.
Freud précisera d’ailleurs à plusieurs reprises que la psychanalyse ne
s’occupe pas directement de la réalisation sexuelle, mais de son caractère
pulsionnel inconscient.
Si l’on reprend dans le détail l’œuvre freudienne, on peut remarquer
que Freud a très peu écrit sur la sexualité au sens strict du terme : on
compte, en 1905, son fondamental ouvrage sur les stades du
développement psychosexuel, Trois essais sur la théorie de la sexualité3,
puis quelques mentions au fil de l’œuvre, enfin un recueil post mortem,
rassemblant plusieurs articles, intitulé La Vie sexuelle. Car, pour Freud, la
sexualité réalisée n’est pas un objet d’étude en soi, ses interrogations vont
du côté des pulsions inconscientes, la psychanalyse se situant à un autre
niveau que celui du corps et du symptôme sexuel, au plan des affects
intrapsychiques et psychoaffectifs.
France méfiance
Sexologie et psychanalyse firent cependant une part de chemin
ensemble, en France dans les années 1930, notamment avec le docteur
Angelo Hesnard qui, tout en étant président de la Société française de
psychanalyse, publia en 1933 son Manuel de sexologie normale et
pathologique4. Cet ouvrage très pragmatique proposait une lecture
intégrative des données de la psychanalyse confrontées aux faits
sexologiques, produits de l’interaction de la biologie et de la composante
psychosociale. Bien que ce manuel fût réédité pendant plusieurs
décennies, la résistance du courant orthodoxe de la psychanalyse à une
connaissance des faits sexologiques fut presque totale. La distance de la
psychiatrie avec le sexe et la sexologie était déjà prise. En 1960, dans son
fondamental Manuel de la psychiatrie, Henri Ey ne consacre qu’une demi-
page (sur les 1 200 pages du Manuel) à la sémiologie du comportement
sexuel en précisant : « On tâchera, avec tout le tact et la compréhension
désirables, de connaître les secrets de la vie sexuelle des patients5. »
Quelques voix novatrices se font déjà entendre, comme Jean-Georges
Lemaire6, psychiatre et psychanalyste, qui préconisera la prise en charge
des problèmes sexuels et conjugaux indépendamment de leur seule
dimension psychiatrique, dans la continuité de Michaël Balint, le grand
analyste psychosomaticien, qui pose les termes d’une analyse de la
relation de couple.
Sexologie moderne
Dans l’après-Seconde Guerre mondiale, un monde nouveau s’ouvre à
la connaissance de la sexualité. C’est tout d’abord le regard novateur
d’Alfred Kinsey, grand explorateur du sexe qui, par ses deux rapports, sur
la sexualité des hommes en 1948 puis des femmes en 19537, va
révolutionner l’Occident en proposant une photographie, objective et
statistique, du comportement sexuel des hommes et des femmes. La
qualité scientifique de son travail permettra d’accorder du crédit à
l’existence de pratiques sexuelles que l’on qualifiait auparavant de
marginales, déviantes ou « perverses » comme la masturbation,
l’homosexualité, la sodomie, la zoophilie… C’est ensuite le travail
expérimental de William Masters et Virginia Johnson sur les « réactions
sexuelles8 », publié en 1966 aux États-Unis, en 1968 en France, qui sera le
vrai déclencheur des vocations sexologiques. Dans cette période
« révolutionnaire » de libération des mœurs, de levée des interdits
traditionnels, le travail de Masters et Johnson proposait pour la première
fois des connaissances exactes et objectives sur la physiologie de la
sexualité et des protocoles de prise en charge des difficultés sexuelles.
Dans le monde entier des esprits s’éveillaient. Ils s’intéressaient depuis
longtemps à la sexualité et aux troubles sexuels sans les comprendre dans
leur complexité. Cette avancée scientifique ouvrait des portes et des
perspectives incommensurables. Ce furent en premier lieu des psychiatres
et des psychanalystes, depuis longtemps insatisfaits par les théories
sexuelles insuffisantes de l’époque, qui s’engagèrent dans cette voie
novatrice, en butte cependant à la réticence, aux critiques ou même à la
condamnation des tenants des écoles, notamment psychanalytiques. Il est
vrai que la psychanalyse classique, pour qui le sexuel était un domaine
réservé, opposa un déni à toute forme de sexologie. Ainsi, l’une des
figures marquantes de l’école française de psychiatrie, Georges Lantéri-
Laura, tiendra de tels propos, en 1979 : « Il n’existe pas plus de science du
comportement sexuel que de métaphysique pour Kant : il existe bien des
connaissances sérieusement établies et contrôlables, mais rien ne les
unifie et elles ne forment pas un système sauf sur le lit de Procuste des
sollicitations sociales et parce que la culture vient forcer le savoir à
fournir des normes9. » La première critique de la psychanalyse était le
caractère normatif auquel elle réduisait la sexologie. Pierre Fédida,
remarquable par ailleurs pour sa pensée clinique, aura des mots très durs
en affirmant qu’une sexologie ne pouvait exister : « Une sexologie peut
être utile si elle n’est point normative et si elle reste descriptive de
variantes fonctionnelles et comportementales : elle ne peut en aucun cas
prétendre à être science de la sexualité et, à ce titre, justifier d’une théorie
qui soutienne pouvoir se passer de l’inconscient10. » Mais aucune
sexologie ne fait impasse sur l’inconscient. La sexologie est un carrefour
de connaissances destiné à comprendre la complexité de la sexualité qui
ne se résume pas à la sphère psychique et inconsciente. En cela, la
sexologie se nourrit et s’enrichit de tous les apports, dont la théorie
psychosexuelle freudienne. Fédida sera plus cinglant encore, en traitant la
sexologie de « théorie sexuelle infantile savante ! […] car enfin faut-il en
revenir à ces questions naïves à double entente : qu’est-ce qu’un pénis ?
Qu’est-ce qu’un vagin ? Qu’est-ce qu’un sein ? Moyennant quoi, rien ne
servirait de chercher à y répondre11… »
Le climat était alors extrêmement tendu, la psychanalyse se sentant
dépossédée dans la mesure où elle se considérait comme la seule réponse
légitime aux difficultés sexuelles. On peut objecter à cela que la plupart
des psychanalystes ne s’occupent pas directement des symptômes sexuels
par le présupposé qui consiste à dire que : « Si l’équilibre personnel
intérieur est retrouvé, la sexualité fonctionnera à nouveau. » L’expérience
et la connaissance de la complexité sexuelle nous montrent qu’il en va tout
autrement même si tous les facteurs constitutifs de cette complexité, les
facteurs inconscients bien entendu, doivent être mobilisés pour contribuer
à un nouvel équilibre. La psychanalyse reste cependant une indication
privilégiée des troubles névrotiques en sexologie, mais ni
systématiquement, ni en première intention.
Ludwig Fineltain, neuropsychiatre, psychanalyste et sexologue, se
souvient des débuts de la sexologie en France dans les années 1970 : « Je
me souviens de la pudibonderie des milieux médicaux, en médecine, en
psychiatrie comme en psychanalyse. On y recouvrait d’un nom générique,
troubles de la libido, un ensemble très varié de troubles sexuels. Chez les
seconds, les psychiatres, le sexe était bien trop charnel et bien trop cru
pour être étudié directement comme tel. On y parlait de phallus mais on ne
pouvait y parler de pénis […]. Un collègue psychologue-psychanalyste
apprenant ma participation à la Société française de sexologie clinique
m’a dit d’un ton interrogateur et outragé : “Mais pourquoi t’intéresses-tu à
la sexualité ? Pourquoi t’occupes-tu de sexualité ?” Et, retenez bien cette
phrase admirable : “De quel droit t’intéresses-tu à la sexualité des gens ?”
Nous baignions alors, en 1970, dans une incroyable atmosphère de pensées
conventionnelles, d’orthodoxie des idées et de théories toutes faites
brandies comme des modèles intouchables. Le dogmatisme régnait… les
attaques pleuvaient de toutes parts ! On nous a fait quantité d’autres
reproches : pour l’ordre des médecins, nous étions des pervers sexuels,
pour la mouvance révolutionnaire des “sexo-flics” ou “des glapisseurs du
sexe” et, pour d’autres, des familialistes. Diriez-vous que cela nous faisait
de la peine : non, ce ne serait pas exact. Je crois même que tous ces petits
scandales ont contribué à nous faire mieux connaître12. » Ce témoignage
très vivant illustre magistralement le climat d’affrontement dans lequel
s’est faite l’apparition de la sexologie en France, reflétant surtout la
position défensive des écoles psychanalytiques, qui refusaient tout
argument ne procédant pas de l’orthodoxie freudienne.
Aujourd’hui
Le désinvestissement des psychiatres vis-à-vis de la sexualité, et de la
sexologie, fut ensuite très net dans les années 1990 et 2000, avec
l’apparition des premiers médicaments sexo-actifs, thérapeutiques
médicamenteuses novatrices notamment dans le traitement des troubles
érectiles. C’est l’arrivée du Viagra, en 1998, puis d’autres molécules de la
classe des IPDE513 et quelques essais vers des thérapeutiques
médicamenteuses de l’hypodésir féminin. Par ces avancées
pharmacologiques, une part des psychiatres et des analystes se sont encore
plus sentis dépossédés de ce domaine, réputé de leur compétence, qui
tombait aux mains d’autres disciplines, notamment des médecins
généralistes et surtout des urologues, qui firent alors une réelle et
deuxième OPA sur la sexualité, dans la mesure où ils étaient les cliniciens
de la verge et du génital masculin. Dans la mesure aussi où aucun autre
champ spécialisé ne proposait de contre-proposition. Les psychiatres
furent sur ce point particulièrement absents du débat. Mais, si l’on regarde
avec un peu plus de recul, ce sont eux, les psychiatres, qui sont
aujourd’hui les médecins les mieux à même pour prendre en charge les
troubles sexuels, masculins, féminins ou de couple, dans la mesure de
leurs compétences dans le domaine psychique et relationnel, de leur
formation psychothérapique et de leur qualification médicale qui leur
permet de manier diagnostic et thérapeutique médicamenteuse.
Grand paradoxe : pendant le cursus des études médicales, aucun
enseignement spécifique sur la sexualité n’est donné. Seules, aujourd’hui,
trois questions dans le domaine de la sexualité existent à l’examen
national qualifiant ! Des enseignements spécialisés se sont alors
progressivement mis en place pour pallier l’insuffisance de la formation
initiale en médecine, mais également dans les études de psycho ou des
disciplines paramédicales : car le sexe est absent de toutes les formations
générales ! Ces enseignements postgradués, postuniversitaires, délivrés
conjointement dans douze universités françaises, forment ainsi les
praticiens, médecins et non-médecins (psychologues, soignants…), à la
complexité de la sexualité humaine et à l’accompagnement de ses
troubles14.
La sexologie est avant tout un carrefour clinique et thérapeutique
intégratif de toutes ses composantes, c’est-à-dire de toutes les disciplines
qui contribuent à comprendre la complexité de la sexualité humaine. À
l’instar d’un Lacan, je soutiendrai qu’« il n’existe pas de sexologue ». En
effet, le terme sexologue ne doit pas être substantif, il ne peut être que
qualitatif d’une formation première qui confère au praticien sa
compétence clinique et thérapeutique. Le qualitatif sexologue précise ainsi
que ce soignant a été formé à comprendre la complexité de la sexualité
humaine. Il existe ainsi des médecins sexologues, des psychologues
sexologues, des kinés sexologues souvent spécialisés en rééducation
périnéale, des gynéco-sexologues… des psychiatres ou des psychanalystes
sexologues à part entière, car ils ont vocation à réinvestir ce champ de la
clinique qu’ils ont majoritairement contribué à décrire.
Pour des psychiatres sexologues
La mise en place d’une sexologie clinique et thérapeutique a été
relativement difficile à imposer car elle a dû se jouer de toutes les
oppositions, de la rivalité des autres disciplines, spécialités médicales, et
de la psychanalyse… La sexologie est aujourd’hui une composante
majeure pour la prise en charge des difficultés sexuelles qui concernent un
nombre croissant de patients à la mesure de l’évolution de la société et de
l’augmentation de la plainte sexuelle et de couple. Elle est en phase
d’expansion. Sa composante première, la psychiatrie, aurait aujourd’hui
tout avantage à se nourrir de ses acquis en les intégrant à la clinique
moderne de la psychopathologie et de l’étude des caractères pour
réinvestir un champ de la clinique qui est le sien et qu’elle n’aurait jamais
dû abandonner.

1. Krafft-Ebing R. von, Psychopathia sexualis, Stuttgart, Verlag von Ferdinand Enke, 1886.

2. Brenot P., Les Médecins de l’amour, Paris, Zulma, 1998.

3. Freud S., Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905), Paris, Gallimard, « Folio », 1989.

4. Hesnard A., Manuel de sexologie normale et pathologique, Paris, Payot, 1933.

5. Ey H., Manuel de psychiatrie, Paris, Masson, 1960.

6. Lemaire J.-G., « Hygiène de la vie sexuelle et conjugale », EMC, 1967.

7. Kinsey A. et al., Le Comportement sexuel de l’homme, Paris, Éditions du Pavois, 1948 et Le


Comportement sexuel de la femme, Paris, Amiot-Dumont, 1953.

8. Masters W. H., Johnson V. E., Les Réactions sexuelles, Paris, Robert Laffont, 1968.
9. Lantéri-Laura G., Lecture des perversions. Histoire de leur appropriation médicale, Paris,
Masson, 1979.

10. Fédida P., « D’une essentielle dissymétrie en psychanalyse », Nouvelle Revue de


psychanalyse, Paris, Gallimard, 1973, no 7.

11. Ibid.

12. Fineltain L., communication personnelle.

13. Les inhibiteurs de la phospho-di-estérase de type 5 ont été les premiers médicaments sexo-
actifs per os, permettant une avancée thérapeutique considérable et un changement des mentalités vis-
à-vis du trouble sexuel.

14. Le diplôme interuniversitaire (DIU) de sexologie et le DIU d’étude de la sexualité humaine est
délivré en France dans plusieurs pôles universitaires : Bordeaux, Clermont-Ferrand, Lille, Amiens, Lyon,
Marseille, Metz, Reims, Dijon, Montpellier, Nantes, Paris-V, Paris-VII, Strasbourg, Toulouse. Il s’agit
d’un diplôme national qualifiant délivré sur trois ans et sanctionné par un examen national anonyme.
La psychiatrie au temps du nazisme
par Boris Cyrulnik

Ce qui m’a frappé sur ces photos, c’était l’élégance et la beauté de ces jeunes gens. Ils avaient
probablement été bien élevés, bien diplômés, ce qui leur avait permis d’être invités en 1935 et 1937
aux congrès d’anthropo-génétique organisés à Berlin par le docteur Mengelé. Il y avait la parité parmi
ces scientifiques, car la culture germanique des années 1930 était belle et généreuse. En 1928, à la
veille de la crise, l’Allemagne était le pays le plus progressiste d’Europe : haut niveau d’éducation,
excellents scientifiques, écrivains renommés, écoles d’art, d’architecture, de cinéma, de musique
évidemment – le jazz allemand était très gai. Ce pays était le phare de la culture européenne. La toute
petite minorité juive était amoureuse de la belle culture germanique qui l’accueillait si bien, la classe
ouvrière bien organisée participait à ces échanges et « le parti nazi végétait à moins de 3 % des
suffrages1 ».
C’est dans cette belle culture, qu’en quelques années a explosé une des plus honteuses tragédies de
l’Histoire.
Je me demande pourquoi ces gens si bien éduqués étaient fascinés par l’hérédité. L’anthropologie
génétique ne parlait pas de gènes au sens où on l’entend aujourd’hui2. À cette époque les discours
désignaient plutôt la genèse depuis l’origine. Ils racontaient comment un organisme bourgeonne et
s’épanouit à partir d’un bon équipement de base. Cette manière de voir explique l’importance des
éleveurs dans les publications biologiques qui démontraient qu’à chaque génération, les chevaux bien
nés étaient plus forts et plus beaux que leurs géniteurs, ce qui impliquait que lorsqu’un animal se
développait mal, on parlait logiquement de dégénérescence3. Si l’on provient d’une filiation de bonne
qualité, on deviendra forcément un homme supérieur et, dans le cas contraire, on sera inférieur, c’est
logique. L’idéologie implicite de cette pensée paresseuse orientait la raison vers une délicieuse
soumission à l’ordre de la Nature : c’est biologique, il n’y a rien à faire. Puis on appliquait cette phrase
à l’ordre social des humains et on valorisait les jeunes qui se soumettaient. Les Jeunesses hitlériennes
devaient prêter serment au Führer : « Commande, chef, nous t’obéirons. » On admirait ces jeunes qui
s’asservissaient afin que l’ordre règne. Ils étaient heureux d’être ainsi aimés. Affectivement, c’est une
bonne affaire de se soumettre : on côtoie le chef vénéré, on n’a plus besoin de penser puisque le chef
sait tout, on se tranquillise en évitant le doute et l’argumentation qui mènent au jugement4, et on
appartient au clan de ceux qui récitent la même doxa, comme un seul homme. Si nous obéissons bien,
la machine sociale donnera la victoire à notre chef vénéré, il nous devra son triomphe. Il sera
vainqueur grâce à notre obéissance ; si par malheur il perd, nous ne serons responsables de rien. Nous
n’aurons fait qu’obéir, comme le dirent les inculpés de Nuremberg, les Hutus, les Khmers rouges, les
croisés, les tueurs de la Saint-Barthélemy et tous les génocidaires. Pas d’angoisses, pas de honte,
aucune culpabilité quand intellectuellement on fonctionne ainsi.
À la même époque, en Europe, les discours communistes introduisent les notions de « production
d’égalité », tandis que les États-Unis ne cessent de répéter « indépendance » et « compétition pour
s’enrichir ». On voit alors se mettre en place, dans une culture germanique auparavant tolérante,
intelligente et gaie un discours macabre qui, insidieusement, s’installe. La guerre et le divertissement
ne cessent de s’accoupler. Si l’on veut que les soldats supportent l’horreur de ce qu’ils ont à faire, il
faut les amuser. Mais la gaieté n’est plus légère, elle devient sarcastique quand il s’agit de ridiculiser
celui qu’on doit tuer. Le sarcasme imprègne le langage totalitaire : « À force de sourire, le public
ferme les yeux5. » On peut même penser que la gaieté culturelle des Allemands à l’époque où ils
n’étaient pas encore nazis a facilité le déni et évité l’insupportable angoisse de voir monter la stupide
horreur. Un savoir sans humanité infiltrait la culture. Les bals mondains ne rassemblaient que les gens
bien nés, les chansons ridiculisaient ceux qui ne pensaient pas comme il faut, le conformisme devenait
l’arme de ceux qui s’apprêtaient à prendre le pouvoir. Dans les écoles, on apprenait les théories de la
dégénérescence : au milieu d’un dessin, un visage hideux était entouré de trois couples de beaux jeunes
gens. On demandait aux enfants de commenter : « Le coût de l’alimentation d’un seul dégénéré
empêche les trois couples de beaux jeunes gens de se loger. Que faut-il faire ? » « Darwin nous
explique que la race va dégénérer si l’on ne pratique pas une sélection naturelle. Que faut-il faire6 ? »
Devinez la réponse : il paraissait moral d’éliminer un dégénéré à face de monstre qui empêchait le
bonheur des beaux jeunes gens et allait provoquer leur hérédo-dégénérescence. C’est la moralité du
mal qu’on enseignait dans les écoles !
Nous sommes blonds, nous sommes beaux, nous sommes cultivés, nous devons protéger notre
belle civilisation en l’épurant des juifs qui veulent se l’approprier et des fous qui vont la faire
dégénérer. Nous sommes en légitime défense, disent tous les persécuteurs. C’est au nom de la morale
qu’ils ont mis en place un incroyable processus criminel : 250 000 malades mentaux ont été tués en
Allemagne ; en France, on a laissé mourir 50 000 personnes dans les hôpitaux psychiatriques7.
La doxa, l’ensemble des opinions convenues récitées sans jugement, est nécessaire pour vivre
ensemble. Un peuple doit partager des récits communs pour développer un sentiment d’appartenance
sécurisant. Mais quand les lieux communs, les stéréotypes et les préjugés utilisent le conformisme, la
police des idées qui empêche l’argumentation, le moindre désaccord est éprouvé comme un
blasphème, non négociable puisque les préceptes du chef sont sacrés. Alors la police légitime les
contraintes. Le dissident sera arrêté, emprisonné, torturé, déporté ou rééduqué au nom de la Morale de
ceux qui ont pris le pouvoir8.
La doxa nazie était minoritaire en 1933, et pourtant elle préparait insidieusement l’élimination des
dégénérés. Six ans plus tard, le 9 octobre 1939, Hitler, au nom de la pureté raciale, fait passer, le plus
moralement du monde, une loi qui recommande de « choisir le médecin qui saura accorder une mort
miséricordieuse aux vies indignes d’être vécues9 ». Une vague récitative vient d’embarquer la culture
germanique dans un courant de plus en plus difficile à maîtriser.
Au début des années 1930, l’immense majorité des Allemands haussaient les épaules en entendant
l’absurdité des slogans nazis. Mais l’imagerie totalitaire se mettait en place : une foule strictement
ordonnée marchait au pas, les hommes se tenaient droits dans leurs bottes, les femmes gracieuses
ondulaient, le chef apparaissait, il montait de hautes marches dans la lumière des torches, les tambours
roulaient, les oriflammes claquaient, la foule en extase pleurait10. L’esthétique de cet opéra populaire
emportait la conviction11. Il n’était plus nécessaire de réfléchir ou de juger, il suffisait de se laisser
emporter par l’émotion. Leni Riefenstahl dans Le Triomphe de la volonté12 met en lumière de beaux
jeunes gens minces, blonds et musclés, tandis que dans des écoles et des expositions on illustre la
laideur des dégénérés et des juifs qui ne pensent qu’à détourner à leur profit la belle et pure culture
aryenne. Les Tziganes et les Nègres ridicules ne pensent qu’à danser. « Postures et statures du SS (le
beau) s’opposent aux physionomies juives et dégénérées (le laid) en un champ de représentation
esthético-politique13. » Le magazine littéraire Die Neue Rundschau prescrit la ligne des écrivains :
« Réconforter, enseigner les modes de conduite, se concentrer sur la vie intérieure, montrer la présence
bien vivante du passé14… »
On a là une imagerie lyrique, binaire, morale, le Bien contre le Mal, le beau contre le laid, le pur
contre la souillure. On dispose de tous les ingrédients qui provoquent l’indignation, l’émotion qui
prépare au passage à l’acte. Les beaux, les moraux, les purs se disent persécutés par les laids, les
immoraux, les impurs, ce qui légitime leur future violence. Nous ne faisons que nous défendre. C’est
une philosophie de cour d’école (« c’est lui qui a commencé ») qui désormais structure les récits
sociaux.
Dans cette pensée totalitaire, la mémoire est une arme : « Montrer la présence vivante du passé,
opposer aux événements réels une réalité intemporelle15. » La mémoire n’est pas le retour du passé,
c’est la représentation de ce passé qui révèle une intention mal consciente : aller chercher dans
l’histoire du peuple quelques images et quelques mots afin d’unir ceux qui partagent cette
représentation. On est plus proche du slogan que de la pensée, de la récitation que de la réflexion. Ce
style publicitaire réalise parfois des chefs-d’œuvre sémantiques : une image et un mot provoquent une
émotion qui déclenche un passage à l’acte, un court-circuit mental. Quand on n’a plus à faire l’effort
de juger, quand on éprouve le bonheur de l’appartenance, un simple slogan suffit à exciter le plaisir
d’être ensemble, à « faire marcher le peuple comme un seul homme ». L’individu disparaît, le monde
intime n’est plus un objet de pensée, il faut brûler les livres, qui nous invitent à découvrir d’autres
mondes, il faut mécaniser la personne afin que l’ordre règne.
L’esthétique de la mécanisation met en scène des foules nazies impeccablement ordonnées,
réalisant de magnifiques parades de gymnastique comme en Allemagne, en URSS et en Chine. Dans
ces chefs-d’œuvre d’imagerie totalitaire, l’individu est gommé. L’étrange beauté des défilés militaires
où la mécanisation du corps marche d’un même pas que la mécanisation des esprits et la
synchronisation religieuse des âmes. Il faut un langage particulier pour désigner ces phénomènes où la
masse populaire donne forme aux ordres du chef. On voit alors apparaître des syntagmes marqueurs
d’esprit totalitaire : « mettre au pas », « à plein régime », « tous ensemble »16. Les dérives verbales
révèlent la nouvelle interprétation du monde : le mot « fanatique » disparaît, remplacé par le mot
« héros » de plus en plus employé chez les nazis comme chez les communistes ; le mot « martyr »
appartient plutôt au langage totalitaire religieux : moins mécanique que les mots de la guerre
(enfoncer, pulvériser, écraser), il révèle le besoin de se faire persécuter afin de légitimer sa propre
violence, comme si le martyr disait : « Je suis innocent, et pourtant on m’a torturé, ce qui légitime ma
défense violente. »
Les médecins se sont un peu moins laissés embarquer dans cette philosophie de cour d’école. Seuls
45 % des praticiens ont pris leur carte du parti, 45 % ont vaguement suivi et 10 % se sont opposés17.
Sur 90 000 « docteurs » en Allemagne avant guerre, seuls 350 ont été inculpés de crime de guerre à la
chute du nazisme18.
Les psychiatres ont été plus impliqués dans l’activisme nazi. En Allemagne, ils ont fait stériliser
400 000 malades mentaux et ont laissé exterminer 250 000 personnes enfermées dans les asiles
allemands, dont 70 000 ont été gazées. En France, 50 000 personnes sont mortes de faim dans les asiles
où la nourriture arrivait encore plus difficilement que dans la population générale19. Il n’y a jamais eu
de loi ni d’ordre écrit pour tuer ces gens. C’est un contexte rhétorique qui a encouragé ou laissé faire
ces assassinats insidieux. Quand, dans les livres d’école, on montre un visage hideux, entouré de trois
couples de beaux jeunes gens et qu’on écrit : « Cette vie sans valeur empêche ces jeunes d’être
heureux », comment voulez-vous ne pas être indigné ? Cette émotion vertueuse est une manipulation
des foules qui prépare au passage à l’acte sans éprouver le sentiment de crime.
La bestialisation d’une population facilite sa mise à mort sans culpabilité. C’est dans ce but que les
métaphores animales sont souvent énoncées : conduire un mouton à l’abattoir, écraser un cancrelat,
éliminer les rats et la vermine, ce n’est pas un crime tout de même. Cette bestialisation des hommes
est l’exact opposé de l’éthologie qui elle, au contraire, hausse la représentation des animaux en
découvrant leurs émotions et leurs mondes mentaux. Quand une culture est ainsi structurée par un
langage sans réflexion et quand les métaphores créent un sentiment de dégoût pour celui que l’on veut
éliminer, il n’est plus besoin de loi pour passer à l’acte. Un ordre écrit aurait prouvé l’intentionnalité
des assassinats, alors que l’acquiescement silencieux d’une foule préparée par des locutions récitées
n’est pas pénalisable.
À la chute du nazisme, il y a eu très peu de procès contre ces psychiatres qui n’avaient fait que
suivre les croyances de l’époque. Ils n’étaient pas transgresseurs puisqu’ils récitaient les mêmes
stéréotypes que la majorité des bien-pensants. Les psychiatres n’ont pas été jugés pour crimes de
lobotomie ou de séquestration quand ils enfermaient sans jugement des hommes dans les asiles.
Personne n’éprouvait un sentiment de crime pour deux raisons bien simples : d’abord, la doxa leur
faisait croire qu’ils protégeaient les normaux contre la dangerosité des fous ; ensuite, ces médecins,
qu’on appelait « psychiatres » parce qu’ils « soignaient » des fous, n’étaient formés qu’à la neurologie
à une époque où la science psychiatrique n’existait pas du tout. Quand il est convenable de s’indigner
parce que les fous mènent des vies sans valeur, que les juifs complotent pour posséder le monde et que
les Tziganes volent nos poules, ce n’est pas la peine de faire voter une loi : on écrase un cloporte, c’est
tout. La plupart de ces psychiatres, criminels innocents, ont gardé leur poste et certains sont devenus
universitaires, comme en URSS, en Roumanie ou au Vietnam où ils ont privé de liberté et neuroleptisé
des personnes qui ne pensaient pas comme il faut et ne récitaient pas les slogans de la majorité.
Pendant les siècles d’Inquisition en Occident (du XIIe au XVIIIe siècle), les universités, les
parlements et les organismes judiciaires ecclésiastiques envoyaient au bûcher ceux qui ne partageaient
pas les croyances des dominants culturels de l’époque.
Il s’agit d’un langage totalitaire et non pas d’une pensée totalitaire, puisque tout langage doit
accepter la convention du signe et la soumission à son arbitraire pour nous permettre de parler
ensemble. Alors que la pensée nécessite une analyse, une remise en question, un échange, un doute, un
changement de point de vue qui aide à élaborer, à construire une représentation. Ce travail de la pensée
est fatigant, il nous prive des certitudes tranquillisantes.
Dans les années d’après-guerre, le nazisme a perdu la guerre des armes, mais pas celle des idées.
Ceux qu’on appelait « psychiatres » ou « aliénistes » étaient en fait des médecins des hôpitaux
psychiatriques qui soignaient la pneumonie du fou et non pas la folie, que l’on disait incurable. Ces
médecins continuaient à expliquer les troubles mentaux par la « neurasthénie » ou la « psychasthénie »
afin de signifier qu’il s’agissait d’hommes de moins bonne qualité atteints d’hérédo-dégénérescence.
La biologie imaginaire des nazis avait été inspirée par les éleveurs qui amélioraient la race des
animaux d’élevage en sélectionnant leurs gamètes. Après 1945, quand il a fallu reconstruire
l’Allemagne ruinée, c’est l’industrie qui a pris la parole. La technologie, le rendement professionnel et
la réussite sociale ont constitué un nouvel ethos20. Dans ce contexte pragmatique industriel, les
troubles psychiques ont pris la signification d’un handicap et non plus d’une punition divine ou d’une
tare héréditaire. Quand un bébé arrivait au monde avec une maladie génétique ou un accident
congénital, on le laissait mourir au nom de l’hygiène sociale21 : le piège rhétorique légitimait une arme
administrative. Les agents sanitaires venaient à domicile pour hospitaliser de force le grand-père
tuberculeux, pour s’emparer des bébés handicapés et les placer dans des institutions, pour enlever des
enfants à leurs parents pauvres et les mettre au bon air de la campagne22.
Les métaphores animales alimentaient la rhétorique nazie, et justifiaient les décisions
administratives : laisser s’accomplir la sélection naturelle, choisir les plus forts, les armer pour la vie
et créer à cet effet des Lebensborn, des centres de procréation de surhommes où de jolies pouliches
blondes devaient s’accoupler avec de beaux étalons militaires. C’est donc le plus logiquement du
monde qu’a été créé à Berlin l’Institut Göring23 qui, après avoir éliminé les juifs, enseignait une
psychanalyse aryenne à partir des textes de Jung, Adler et Freud ! Tous les psychiatres qui ont participé
à cet institut n’étaient pas nazis, mais tous ont accepté une « déprofessionnalisation » des juifs, comme
le disait le langage totalitaire des politiciens. La revue allemande Psycho n’a pas cessé de publier
entre 1933 et 1945 des articles de psychiatrie qui, pour être acceptés par la rédaction, devaient écrire
une ou deux phrases racistes.
Aucun concept ne peut échapper à la pression du contexte. Or les psychanalystes, installés en ville,
n’ont pas subi la contrainte des murs de l’asile ou la pression administrative. Au lieu de parquer les
dégénérés et de les éliminer sans culpabilité, ils ont établi avec eux des relations intimes. Ces
psychanalystes aryens ont donc échappé à la biologie imaginaire des nazis. Göring, le numéro 2 du
régime, a défendu les idées de son cousin Mathias Göring, créateur de l’Institut.
Le 10 mai 1945, le docteur Theo Lang remet un rapport à la Commission internationale des crimes
de guerre où il écrit : « Je désire déclarer que tous les médecins allemands […] étaient au courant […]
à la fin 1940-1941 de l’extermination par les gaz des aliénés et des malades des nerfs […]. J’ai eu avec
le professeur H. [sic] Göring, cousin du maréchal et directeur de l’Institut de psychothérapie de Berlin,
une conversation le 20 janvier 1941 […] il refusa de signer une déclaration […] sur ces exterminations
par les gaz24. »
Les pays communistes, très tôt, ont utilisé la psychiatrie à des fins politiques. Dans les années
1950, Georghiu Dedj, en Roumanie, faisait enfermer dans les « sanatoriums25 » tous les opposants au
régime. Dans la Russie on considérait comme fou celui qui s’opposait aux décisions du chef vénéré qui
sait tout, ne se trompe jamais et gouverne au nom du Peuple. Dans un tel contexte de doxa, ne pas être
d’accord devenait un symptôme de « schizophrénie torpide », cette psychose sans symptôme qui
déforme l’esprit du malade au point de l’amener à s’opposer aux théories du chef. Pour lutter contre
cette déviation, plusieurs membres du Comité central furent nommés professeurs de psychiatrie et de
psychologie (URSS, Roumanie, Vietnam) afin de contrôler la bonne pensée. Ils continuent à exercer
après la chute du Mur. À la Libération, quelques survivants des camps d’extermination furent
expertisés par ces psychiatres qui récitaient les théories nazies. Ces médecins formatés par la doxa de
leur contexte décidèrent sincèrement qu’Auschwitz n’avait eu aucun effet nuisible sur le psychisme
des déportés.
On peut se demander comment des hommes bien élevés, souvent cultivés, ont pu se soumettre à
des ordres criminels et les exécuter sans honte ni culpabilité. L’explication par le fanatisme ou le
sadisme qui vient facilement en tête est finalement une cause assez rare. C’est plutôt la pensée
paresseuse, celle qui nous invite, pour notre plus grand confort, à réciter ce que récite notre aimable
voisin afin de se sentir en communion intellectuelle avec notre chef vénéré. Cette attitude
intellectuelle consiste à juger sans faire l’effort de s’informer. Réciter tous ensemble, marcher au pas
côte à côte crée un agréable sentiment de force, de sécurité et même de conviction puisqu’on
s’entraîne à ne pas mettre en doute la vérité du chef. La soumission de la pensée donne des certitudes
tranquillisantes.
Ce petit bonheur est dangereux, car il arrête l’empathie. Il faut ignorer l’autre, s’appliquer à ne pas
découvrir d’autres mondes mentaux et culturels, afin de ne mettre en lumière que les vérités que notre
chef vénéré a bien voulu nous transmettre. Une telle soumission à une croyance non élaborée, jamais
réfutable, toujours confirmée, freine l’altérité. Dans un monde sans autre, la jouissance est simple,
puisqu’il suffit de se laisser aller et de n’apprendre qu’une seule représentation tenue pour vérité non
négociable. Plus on récite, plus on éprouve le délicieux affect de la communion. C’est ainsi que l’on
peut expliquer les actes d’une incroyable cruauté, les massacres de masse effectués dans l’indifférence
par de gentils papas, même pas sadiques. Les récits familiaux stéréotypés comme un mythe,
l’adoration de la filiation entre gens de bonne famille facilitent l’arrêt de l’empathie. On est tellement
bien entre nous qu’on ne va tout de même pas s’intéresser aux manants, aux mal nés, aux étrangers,
aux nègres, aux juifs, aux Tziganes, aux vieux et aux malades mentaux. Qu’ils souffrent, qu’ils
meurent, ça n’a aucune importance, puisqu’ils sont sans monde, ils ont des vies sans valeur, ils vivent
plus près des bêtes que des hommes.
Quand l’empathie s’arrête au clan familial, au mythe national, l’existence des autres n’est pas
pensée. Les récits racistes ne mettent en lumière que leur propre monde de surhommes et de bien-
pensants. C’est ainsi que s’explique le paradoxe des génocidaires : moraux et cultivés avec leurs
proches, pervers et incultes avec ceux dont ils ignorent le monde. En obéissant jusqu’au crime, ils se
protègent de la honte et de la culpabilité de massacrer des innocents. Ils se rabaissent ainsi au rang des
ignorants absolus qui tuent innocemment parce qu’on leur en a donné l’ordre.
Pendant la guerre d’Algérie quelques gentils soldats, ouvriers ou instituteurs, ont été amenés à
pédaler pour fournir de l’énergie à la fameuse gégène. Puisqu’on vous dit qu’ils ne torturaient pas, ils
pédalaient, c’est différent. « Les membres actifs se jugeaient comme des spécialistes très compétents
et en aucun cas comme des tortionnaires. Ils effectuaient des gestes techniques à la demande et sous
“couverture” de leurs chefs26. » Quand ils extorquaient des aveux, ils avaient le sentiment d’avoir
protégé leurs camarades, ce qui était moral. Il n’y avait que trois ou quatre spécialistes par DOP
(détachement opérationnel de… protection). Protéger ses proches, être un bon spécialiste, bien obéir
au chef pour remporter la victoire, où voyez-vous un drame ? Ainsi opère le langage totalitaire, le plus
moralement du monde. On épure une société en écrasant les parasites, on protège ses enfants, on est un
bon spécialiste, c’est à ce prix que l’ordre règne.
Pourrait-on dire qu’il s’agit d’une morale perverse ? « Morale », parce qu’on cherche à
comprendre et protéger ceux auxquels on est attachés. Et « perverse » parce qu’en empêchant notre
empathie de découvrir le monde des autres, on se comporte comme des pervers centrés sur nos propres
intérêts, notre propre jouissance.
Au cas où cette proposition serait pertinente, cela voudrait dire que nous pouvons tous devenir des
« moraux pervers ». Savez-vous que depuis que vous avez commencé la lecture de cet
article 12 743 Chinois viennent de mourir ? Non seulement vous vous en fichez, mais encore cette idée
vous surprend et vous fait sourire : vous venez de réagir comme un pervers.
Cette morale perverse n’est pas une bonne affaire parce que ces esprits totalitaires qui désirent se
soumettre aux raisons de leur chef finissent par se persécuter les uns les autres. Au nom de cette
morale limitée, l’esprit totalitaire est une guerre sans fin. On a tous de bonnes raisons de faire la
guerre à l’autre, notre voisin. On se rend prisonnier du passé en s’inventant une histoire merveilleuse
qui aurait pu apporter le bonheur au monde si l’autre, notre voisin, n’avait pas tenté de souiller nos
beaux projets.
L’amour et la haine forment un couple durable, l’indignation nous pousse à l’acte en court-
circuitant la réflexion. Cette manière de ne pas vivre ensemble coûte un prix humain exorbitant, mais
il en est ainsi depuis que nous faisons des théories.
Nous ne pouvons pas ne pas faire de théorie puisque c’est ainsi que nous nous donnons du monde
une vision cohérente. Mais la tragédie survient quand nous nous soumettons à une seule théorie : celle
du chef vénéré. Quand la pensée s’arrête et se transforme en chorale de perroquets, notre jouissance
immédiate est une déclaration de guerre à tous ceux qui ne chantent pas comme nous.

1. Roux F., Auriez-vous crié « Heil Hitler » ?, Paris, Max Milo, 2012, p. 10.

2. Gènes : unités biologiques constituées d’acide désoxyribonucléique (ADN) situées sur les chromosomes qui transmettent les caractères
héréditaires d’une génération à la suivante.

3. Picoche J., Dictionnaire étymologique du français. Les usuels, Paris, Le Robert, 1993.

4. Meyer M., Qu’est-ce que l’argumentation ?, Paris, Vrin, 2005, p. 31.

5. Platini V., Lire, s’évader, résister, Paris, La Découverte, 2014, p. 89.

6. Weindling P., Health, Race and German Politics. Between National Unification and Nazism, 1870-1945, Cambridge, Cambridge
University Press, 1989.

7. Lafont M., L’Extermination douce, Lormont, Le Bord de l’Eau, 2000.

8. Amossy R., « Les avatars du “raisonnement partagé”. Langage, manipulations et argumentations », in L. Aubry, B. Turpin (éd.),
Viktor Klemperer. Repenser le langage totalitaire, Paris, CRNS Éditions, 2012, p. 86.

9. Bonah C., Danion-Grilliat A., Olff-Nathan J., Schappacher N. (éd.), Nazisme, science et médecine, Paris, Glyphe, 2006, p. 31.

10. Brasillach R., Les Sept Couleurs, Paris, Plon, 1939.

11. Chaix M., Les Lauriers du lac de Constance, Paris, Seuil, 1998.

12. Riefenstahl L., Le Triomphe de la volonté, film, 1935.


13. D’Almeida F., Images et propagande. XXe siècle, Paris, Casterman/Fiunti, 1995, p. 44-46.

14. « Die Neue Rundschau », in Die Stockholm Neue Rundschau, Auswall-Berlin, Suhrkamp, 1949, p. 15, cité in V. Platini, Lire,
s’évader, résister, op. cit., p. 41.

15. Ibid.

16. Klemperer V., LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996. Ces syntagmes sont répartis dans le livre LTI.

17. Schmuhl H.-W., « Rassen hygien. National Sozialism, euthanasie, 1890-1945 », in M. S. Micale, R. Porter (éd.), Discovering the
History of Psychiatry, Oxford, Oxford University Press, 1994, p. 285.

18. Mitscherlich A., Vers la société sans pères, Paris, Gallimard, 1969.

19. Lafont M., L’Extermination douce, op. cit.

20. Doerner K., Madmen and the Bourgeoisie : A Social History of Insanity and Psychiatry, Oxford, Basic Blackwell, 1981.

21. Cocks G., « German psychiatry, psychotherapy and psychoanalysis during the Nazis period : Historiographical reflections », in
M. S. Micale, R. Porter (éd.), Discovering the History of Psychiatry, op. cit., p. 286.

22. David M., Le Placement familial. De la pratique à la théorie, Paris, Dunod, 2004.

23. Cocks G., « German psychiatry, psychotherapy and psychoanalysis during the Nazis period : Historiographical reflections », art. cit.

24. Pichot A., La Société pure, de Darwin à Hitler, Paris, Flammarion, 2000, p. 264-266.

25. Il s’agissait en fait d’hôpitaux.

26. Vaujany J., témoignage, lettre personnelle, 15 mars 2010.


Psychiatrie, religion et éthique
par Saïda Douki Dedieu et Hager Karray
Introduction
Psychiatrie et religion ont toujours entretenu des relations étroites
autant que conflictuelles, se disputant notamment les frontières de la vie
psychique, le terrain des valeurs collectives et, surtout, l’enjeu de la vérité.
De fait, la religion s’est longtemps substituée à la médecine dans le
domaine de la souffrance psychique. Elle en est exclue par la médecine
arabo-musulmane triomphante entre les VIIe et XIIe siècles, qui
proposera, longtemps avant l’heure, le modèle bio-psycho-social
aujourd’hui prépondérant ainsi que les premiers hôpitaux dans leur
acception moderne – dénommés « bimaristans », c’est-à-dire « lieux pour
malades » en perse. Malheureusement, avec la chute de l’empire islamique
s’amorce, à partir du XVe siècle, le déclin de la médecine et la reconquête
du fait psychiatrique par le surnaturel et l’irrationnel. L’assistance aux
aliénés est désormais dévolue aux marabouts et autres derviches ou
santons. Parallèlement, les bimaristans tombent peu à peu en décrépitude –
l’usage actuel réserve d’ailleurs le mot « maristane » à l’asile
psychiatrique. Ce glissement sémantique traduit vraisemblablement
l’évolution historique qui voit ces hôpitaux péricliter et finir par n’abriter
que des malades exclus, pour l’essentiel des aliénés sans soutien familial
ou jugés irrécupérables, dans des conditions déplorables. Les médecins de
l’époque rompent totalement avec la riche tradition médicale des époques
classiques. Les rares allusions à des maladies mentales bien définies,
comme la mélancolie, se perdent dans les nouveaux traités de médecine
qui n’utilisent plus que la terminologie populaire comme : mejdub,
majnun, mukhtabal pour désigner le malade mental.
Psychiatrie et religion :
une histoire conflictuelle
Il faut attendre la Révolution française pour que naisse la psychiatrie
comme discipline médicale vouée au traitement des pathologies mentales
arrachées à leurs causes surnaturelles. Progressivement la religion est
évacuée de la médecine et même exclue de l’espace public tout entier,
comme le consacre en France la loi de 1905. Le divorce semble
consommé, à quelques exceptions près, tels ces exorcismes pratiqués sur
des malades et qui défraient de temps à autre la chronique des faits divers.
Toutefois, à la faveur dudit « printemps arabe », nous assistons à un retour
en force du religieux qui s’empare aussi du psychiatrique, ce qui ne va pas
sans soulever certaines interrogations. C’est ce nouvel épisode dans les
relations tumultueuses de la religion et de la psychiatrie que nous voulons
aborder aujourd’hui pour nous demander si une telle liaison ne risque pas
de devenir dangereuse.
Une (més)alliance nouvelle ?
Cette question s’est posée à nous devant la multiplication des signes
de convergence entre religion et psychiatrie, en Tunisie, lorsqu’un pouvoir
islamiste s’y est installé, comme le projet de création d’une faculté de
médecine islamique au sein de l’Université Zitouna qui abrite l’Institut
supérieur de théologie. À ce sujet, le grand imam de la Grande Mosquée
de Tunis – du même nom, Zitouna – a expliqué : « Nous voulons avoir des
médecins […] qui ont le diplôme de la Zitouna et une médecine avec la
morale et l’éthique en plus, chose que nous avons perdue pour le moment ;
nous avons des médecines matérielles qui ont perdu de vue que le corps
qu’ils soignent est l’œuvre de Dieu. » Des psychiatres « choisis » sont
ainsi sollicités pour donner un avis d’expert sur des dissidents, mais c’est
surtout l’afflux de thérapeutes de plus en plus nombreux à intégrer leur
croyance dans leur pratique qui nous interroge. Les jeunes psychiatres
voilées, et leurs collègues masculins barbus, peuplent désormais les
centres hospitaliers, arborant leur allégeance à cet islam nouveau
d’inspiration wahhabite, habités par la conviction que la religion ne saurait
se limiter à la sphère privée, mais doit régir toute l’existence. Alors peut-
on être psychiatre et islamiste ?
Un antagonisme radical
Psychiatrie et religion semblent a priori absolument antithétiques,
l’une valorisant l’unicité de l’être humain, sa singularité, les différences,
et la seconde leur uniformité à travers la conformité de tous à une même
règle, y compris vestimentaire, l’une privilégiant l’individu et l’autre
préconisant l’appartenance communautaire, l’une ambitionnant
l’indépendance du sujet et l’autre prônant sa soumission à l’ordre établi
censément divin, l’une protégeant l’intimité et l’autre exigeant la
transparence, l’une semant et cultivant le doute rationnel et l’autre
imposant la vérité sacrée.
Vérité et savoir
Ces professionnels, d’un genre nouveau, posent d’entrée la
problématique de la vérité et du savoir, évoquée par Descartes dès le
XVIIe siècle et reprise plus tard par Lacan. La profession de médecin
s’exerce au nom d’un savoir, par définition limité et toujours remis en
question, en quête permanente d’extension et d’innovation. La croyance
religieuse s’établit au nom d’une vérité absolue, immuable, à laquelle est
totalement étranger le doute scientifique : elle ne peut qu’infléchir
l’écoute du psychiatre qui y adhère, pétri de certitudes et représentant
d’une norme intangible. Or, contrairement au confesseur, le meilleur
cadeau que puisse faire un thérapeute à son patient, c’est sa capacité
professionnelle à l’écouter quoi qu’il dise, à ne pas se dérober ni empiéter.
Ne pas sortir de sa place, mais la tenir. Sa promesse à lui, c’est son
éthique. Et l’éthique professionnelle, affirmée dans tous les codes, impose
le respect de la vérité du patient, fût-elle parfois contraire à son intérêt –
par exemple dans le cas d’un refus de traitement. Il y va de sa dignité
d’humain.
C’est pourquoi, d’ailleurs, les corps de métier qui travaillent dans le
relationnel sont tenus de porter un uniforme pour effacer la personne
derrière la fonction. L’uniforme est vestimentaire et comportemental, il
consacre (et transmet) un savoir partagé et non une vérité personnelle, fût-
elle considérée comme sacrée. La blouse du médecin est le symbole d’une
fonction et d’un savoir, dont on peut se départir, car le savoir du
psychiatre ne peut rien à lui seul, étant donné que seul le malade porte en
lui la solution. Par contre, l’uniforme islamiste, notamment le voile, est
l’incarnation d’une idéologie et d’une vérité que l’on porte à jamais. On
nous rétorque souvent que des religieuses chrétiennes peuvent exercer la
médecine et la psychiatrie, mais une différence de taille, au moins, les
sépare : ces religieuses chrétiennes ont refusé la soumission à l’homme en
renonçant au mariage pour ne se soumettre qu’à Dieu ; se voiler, c’est
proclamer sa dépendance à un dogme interprété par un homme, non à
Dieu, renvoyant d’emblée l’aliéné à ses propres chaînes.
Toutefois, on ne peut occulter certains questionnements quant au rôle
de la religion dans l’acte thérapeutique. Les religions n’ont-elles pas, et
depuis toujours, rendu compte de l’humain ? N’ont-elles pas encore
quelque droit à parler au nom du sujet, sur la nature de sa souffrance, de
ses besoins fondamentaux, les principes fondamentaux du lien soignant,
l’éthique du thérapeute ? Bien plus, dans cette attention portée à l’intime,
à la vérité subjective, psychiatrie et religion ne peuvent-elles pas s’éclairer
l’une l’autre ?
Dans ce registre, on assiste depuis quelques années à un franc
renouveau des pratiques et des recherches. Dans les pays anglo-saxons, un
intérêt croissant s’est porté sur les pratiques religio-thérapeutiques et la
valeur ajoutée qu’apporte la prise en compte des dimensions culturelles et
religieuses de la santé, de la guérison, de la cure. Peut-on, en d’autres
termes, évacuer la dimension spirituelle et le vécu culturel chez l’homme
malade ? Qu’elles se rapportent ou non aux courants d’interprétation
psychanalytique des écrits bibliques, qu’elles s’intéressent aux traditions
chrétiennes, juives, islamiques, bouddhistes ou animistes, qu’elles
émanent de praticiens eux-mêmes croyants ou non, ces contributions font
le constat commun de la pertinence persistante des clés de lecture de la
souffrance psychologique et de l’intervention subjective curative, héritées
des traditions religieuses. Dans la culture islamique, par exemple, la roqya
chariya permet de traiter les maladies, principalement les maladies
d’origine occultes, à l’aide de la récitation de versets coraniques et des
traitements basés sur les plantes médicinales connues pour leurs effets sur
la sorcellerie et le mauvais œil1. Reconnues comme œuvrant sur un champ
à bien des égards commun, religion et psychiatrie sont ainsi, par une sorte
de raisonnement utilitariste, mises en demeure de collaborer sur la base de
bonnes pratiques dans les deux disciplines, sans que l’une empiète sur
l’autre, la rupture entre celles-ci étant dénoncée comme un phénomène
purement occidental.
Il est clair que ce rapprochement interroge fondamentalement la
pratique psychiatrique, et donc psychothérapique, sur le point précis
suivant : être thérapeute peut-il consister à n’être, à l’égard de celui qui
souffre, que l’anonyme moyen d’une restauration fonctionnelle ?
Lorsqu’on est thérapeute, peut-on nier que c’est à l’autre comme sujet que
l’on fait appel ? N’est-ce pas en acceptant, et avec toutes les difficultés
que cela comporte, d’être quelqu’un pour ce quelqu’un que peuvent
s’ouvrir à lui les voies d’une dynamique qui ne débouche pas sur le constat
désespéré de son insignifiance dont on ne voit pas en quoi il serait
libératoire ?
Si l’on peut évidemment considérer avec intérêt ces tentatives de
rapprochement, il importe de ne pas méconnaître les profondes différences
entre l’objet des démarches médicales rationalistes et l’objet de la
religion. Elles dépassent la seule question des moyens, car il s’agit bien
d’une autre conception du sens et des objectifs du soin. De ce point de vue,
en effet, il n’est pas faux de dire que la psychanalyse s’oppose à la religion
en ce qu’elle disqualifie in fine le transfert, considéré comme passage
obligé de la fin du symptôme, alors que le message religieux institue
l’adhésion personnelle, sans cause ni raison, comme seule mais libre
condition de la délivrance.
Pour la psychanalyse, c’est la parole qui sauve, celle qui fonde le sujet
comme « parlêtre », comme disait Lacan. Pour la religion, c’est la foi en
l’autre qui sauve, l’engagement personnel sans le prétexte de l’obligation
technique. On peut par ailleurs relever la contradiction qui existe entre
cette vision (et l’utilisation) culturelle des religions et, au moins pour les
religions révélées, leur prétention à se faire les porte-parole de la vérité.
En effet, vérité et savoir ne vont pas forcément de pair. De surcroît,
l’absolu de toute vérité religieuse défie le relativisme inhérent à tout
savoir issu de la science. Or il n’y a que la vérité qui tue, comme disait
Nietzsche, elle tue au minimum le désir à la base de tout savoir et de toute
vie, elle tue la différence qui fait l’essence même de la vie et qui fonde la
singularité de chacun comme sujet unique et différent. L’intégrisme veut
exclure le doute, la différence, et imposer la conformité, la mêmeté,
synonymes de glacis psychique, elle pose la question de l’identité qui est à
l’origine de tous les extrémismes et totalitarismes. Ce n’est pas nier
l’importance d’un accompagnement spirituel dans l’aventure
thérapeutique, mais il doit relever, non du médecin, mais d’un homme de
religion. Ainsi s’illustre un antagonisme radical dont l’exercice de la
liberté est l’enjeu, mais où la psychiatrie, mise en situation d’avoir à
répondre d’elle-même, doit se soucier d’éviter de considérer comme hors
de discussion certains de ses modèles. En effet, notre discipline, en se
voulant « scientifique » – non pas science humaine, mais science dure –,
prétend parfois non seulement au savoir, fût-il relatif, mais à la vérité.
C’est le cas des « intégristes de la science ».
Les intégristes de la science
La même honnêteté scientifique nous amène à reconnaître que bien
des professionnels pratiquent un autre intégrisme et ne vénèrent qu’une
vérité, celle de la science ; pour eux, le DSM fait office de Coran ou de
Bible et les applications de ses diktats ne souffrent pas non plus
d’improvisation. Ils oublient que le DSM est une entreprise dont la
numérotation même indique la limite de sa viabilité, son caractère
éphémère. Ainsi les critères diagnostiques varient-ils au fil des versions au
point de disparaître, telle l’homosexualité qui a perdu son caractère
pathologique pour des raisons que nous ne discuterons pas aujourd’hui.
Mais même quand la vérité scientifique est établie, elle a moins de
portée que la vérité dite sacrée. Et il n’est nul besoin de remonter à Galilée
pour l’illustrer. Un récent exemple, situé en France, nous en donne une
preuve contemporaine. Alors que l’Association des musulmans de France
annonçait le début du ramadan le 9 juillet 2014, en vertu des données
astronomiques, la Grande Mosquée de Paris lui apportait, quelques heures
plus tard (le temps de la négociation), un cinglant démenti, en le fixant au
10, au nom de la vérité religieuse – en fait de la tradition et de la
politique !
Le psychiatre et la politique :
au risque du totalitarisme
Nous y voilà, en fin de compte. Par-delà la foi et la pratique du
thérapeute, le danger est surtout celui de son apparente (ostentatoire)
appartenance politique, en l’occurrence son allégeance au pouvoir
islamiste tunisien établi et récusé, dès les premières élections
démocratiques d’octobre 2011, par 60 % des Tunisiens. Les vêtements
sont une écriture, affirme Boris Cyrulnik. Le port du voile pour les
femmes, de la barbe (voire de la djellaba) pour l’homme signent, à tort ou
à raison, pour l’interlocuteur, l’adhésion au parti Nahdha et à son projet de
théocratie. Le principal risque auquel cette liaison antagonique nous
expose est celui de l’instrumentalisation de la psychiatrie au bénéfice de la
dérive totalitaire. Et comment ne pas le craindre quand on lit sur un site
islamiste qu’« une santé mentale stable et saine veut dire un cœur bon,
véridique, propre ou guidé qui est calme et qui est donc en accord avec les
lois islamiques » ! Or l’histoire a multiplié les exemples où la psychiatrie
s’est mise au service de bien des idéologies…

La psychiatrie au service du projet eugénique hitlérien


On estime que 40 % des psychiatres allemands étaient membres du
parti nazi. Les psychiatres furent massivement impliqués et jouèrent un
rôle considérable dans la « biocratie » du IIIe Reich. Sans parler de
l’horreur innommable qu’a constituée la Shoah, le bilan est effrayant,
allant des 360 000 stérilisations de malades « héréditaires » (96 % des
stérilisés sont des patients psychiatriques) à l’« euthanasie sauvage » de
psychotiques jugés « incurables » et handicapés mentaux, euthanasie
laissée à la libre initiative des psychiatres ayant pleins pouvoirs, en
passant par la castration des homosexuels, la déportation des « asociaux »,
l’extermination des criminels et des Tziganes.

L’utilisation de la psychiatrie comme instrument de répression


politique en ex-URSS
Nul n’ignore plus que des dissidents indemnes de troubles mentaux
furent placés en masse dans des établissements psychiatriques gérés par le
ministère de l’Intérieur. Le livre de Boukovski2 apporte des témoignages
accablants sur des expertises truquées de psychiatres aux ordres. C’est ce
qui valut à la Société soviétique de psychiatrie d’être exclue de
l’Association mondiale.

La psychiatrie au service de l’entreprise coloniale française


La théorie « constitutionnaliste » prônée par l’École de psychiatrie
d’Alger considérait les « indigènes » comme des malades mentaux
potentiels du fait de l’infériorité de leur « race » et des enseignements de
leur religion, justifiant la « mission civilisatrice » de la colonisation. On
peut lire ainsi, sous la plume d’Antoine Porot, dans les Annales médico-
psychologiques de 1918 : « Chez l’indigène, les préoccupations d’ordre
végétatif et instinctif l’emportent déjà, constitutionnellement, sur celles
d’ordre affectif et intellectuel […]. Hâbleur, menteur, voleur et fainéant,
le Nord-Africain musulman se définit comme un débile hystérique, sujet
de surcroît à des impulsions homicides imprévisibles. »

Même la psychanalyse peut faire bon ménage avec la dictature


En Argentine, durant les périodes de dictature, la psychanalyse n’a pas
seulement été tolérée par le pouvoir, mais elle l’a même servi, comme on
peut le lire dans L’Histoire de la psychanalyse en Argentine. Une réussite
singulière de Mariano Plotkin3, historien argentin. En effet, des
psychanalystes n’ont pas hésité à prêter main-forte aux généraux : « Le
terrorisme [la subversion de gauche] est une maladie mentale […] qui
répond à une seule et même cause : la crise de la famille traditionnelle. »
L’auteur explique que « le freudisme est une théorie qui conteste l’ordre
social, mais force est de constater que la psychanalyse peut être manipulée
à des fins très diverses. Elle peut être intégrée à la culture dominante ou
contribuer à définir ce qui ne peut être remis en question […] loin de
contester les valeurs sociales établies, certaines pratiques peuvent les
renforcer ou offrir de nouvelles façons de les canaliser, ce que les
Généraux n’ont pas tardé à comprendre ».
Quel rôle pour le psychiatre dans une théocratie ?
Le cruel dilemme du psychiatre islamiste
« Est-il, d’abord, licite de consulter un psychiatre ? s’interroge une
jeune fille sur un forum4. J’aimerais consulter un psychiatre, est-ce hram
[péché] ? » « Pourquoi pas ? lui fut-il répondu. Si tu trouves une
psychiatre, ce sera mieux… Essaie dans un premier temps de te soigner
par les invocations et l’assiduité aux prières. Il y a des invocations contre
l’angoisse, la peur et la tristesse. » Un second lui concède : « Va voir un
psychiatre si ça peut te faire du bien. Les troubles anxieux sont une
maladie comme une autre… On ne sait pas trop comment shaytan [Satan]
rentre dans cette histoire. Les armes à ta disposition : Coran, sunna et la
foi. Si persistance : science, psychiatrie et… Coran, sunna et foi. Tout en
te rappelant que, quoi qu’il arrive, c’est Dieu qui donne la guérison. »
Le psychiatre sera-t-il le régulateur des comportements déviants dans
le 6e Califat que les autorités islamistes appellent de leurs vœux ? À
défaut de couper des têtes, ne peut-on se contenter de décérébrer ? En
effet, bien des comportements que nous jugeons pathologiques sont
passibles de châtiments corporels pouvant aller jusqu’à la peine de mort !
L’Islam nouveau n’a rien inventé, puisque le psaume LII de David
affirmait déjà l’identité de l’hérésie et de la folie en prescrivant que
« Dixit insipiens in corde suo : non est Deus ! »
Comment dès lors ne pas craindre le jugement moral d’un tel médecin
qui se comporterait davantage comme un directeur de conscience et le
représentant d’un pouvoir tyrannique que comme un écran neutre et
bienveillant de projection ? À travers quel filtre va-t-il décoder les
symptômes du patient et surtout sa prescription ? Que faire, par exemple,
face à un homosexuel qui est passible, selon la charia, de la peine de mort
sur terre et des flammes de l’enfer dans l’au-delà ? Ramzy, Tunisien gay
soumis à des collègues experts, a dû, selon la tradition totalitaire bien
connue, se livrer à des aveux télévisés sur la chaîne nationale où il
reconnaissait (en récitant manifestement une leçon mal apprise) être
homosexuel et athée, et exprimait son souhait d’un régime laïc lui
permettant de vivre son homosexualité… Quant au mélancolique
suicidaire, une collègue députée du parti islamiste Nahdha à l’Assemblée
nationale constituante a expliqué à la télévision que le suicide était une
offense à Dieu… Quant à l’obsessionnel torturé par des pensées obscènes,
voire sacrilèges…
Le parcours d’Amina, première Femen tunisienne, en est une
illustration confondante. Cette jeune fille de 18 ans s’est affichée sur le
réseau social Facebook, les seins nus, à l’instar de ses inspiratrices,
portant cette inscription : « Mon corps m’appartient, il n’est l’honneur de
personne ! » Elle exhibait son opposition au régime par la plus grave des
provocations, celle de prétendre s’approprier son corps et sa nudité. Que
pensez-vous qu’il arriva ? Elle fut poursuivie et incarcérée pour « atteinte
aux bonnes mœurs » par les autorités et soumise par sa famille à un
traitement psychiatrique qui l’amena à se repentir en public ! De l’avis de
ceux qui la connaissent, elle ne souffrait d’aucun trouble mental
caractérisé mais avait déjà fréquenté la psychiatrie parce qu’elle avait
toujours été une enfant, puis une adolescente rebelle et révoltée. Et voilà
une opposante qui risquait de faire des émules tout simplement discréditée
pour crime de folie. Évidemment, seule la folie peut conduire une femme
musulmane à se déshabiller. Et voilà à quoi sont invités les psychiatres
pour « protéger » des dissidents en invalidant leur parole. Ils choisissent
de les déclarer « malades mentaux » afin de leur éviter l’infamie de
l’incarcération pour une « affaire de mœurs ». Mais je reste pleine
d’espérance quand je lis ce message en réponse à mes inquiétudes :
« Dr Douki, je suis médecin et je portais le voile avant l’arrivée de ce
régime mafieux au pouvoir (je ne discute pas le port du voile, chacun a sa
lecture du Coran à ce sujet). Mais je confirme ce que vous dites, je suis
très gênée par ce voile sous le règne de cette secte de Nahdha [le parti
islamiste] à tel point que je l’enlève au travail bien que je ne sois que
pédiatre. »
La contextualisation
Alors, la dernière question que nous aimerions poser, c’est celle de
l’avènement, dans cette aventure humaine dont la diversité a fait la
richesse et la fulgurante progression, d’une nouvelle ère de conformisme,
d’uniformisation. L’offensive islamiste ne répondrait-elle qu’à l’insolente
et arrogante domination occidentale où l’exception culturelle française
ferait office d’archaïsme ? C’est en tout cas ce qu’a déclaré le président de
la Commission européenne, Manuel Barroso, en 2013, quand il a
condamné la décision prise d’exclure l’audiovisuel des négociations
commerciales entre l’Europe et les États-Unis afin de protéger l’exception
culturelle européenne. Est-ce en islamisant la science, comme le démontre
brillamment Faouzia Farida Charfi dans La Science voilée5, que les
fondamentalistes pensent parvenir à contrer la domination culturelle
occidentale ? Certainement pas, car la quête du savoir a même été édictée
par l’Islam. Un hadith préconise de « rechercher la science de la naissance
à la mort et de l’Inde en Chine ». En attendant un autre Freud pour
analyser ce nouveau « malaise dans la civilisation » (jouissance et pensée
unique), permettez-nous de souligner la valeur suprême de la laïcité qui
seule est garante du bien vivre ensemble dans la différence, l’égalité des
droits et la dignité, surtout pour les plus vulnérables d’entre nous. Cela
suppose de rétablir la Loi et le Désir. Rétablir la Loi au sein de la Cité,
malmenée par le déclin de la fonction paternelle, c’est garantir la sécurité
et renforcer l’identité ; rétablir le Désir au cœur de la vie, c’est assurer la
liberté de l’homme surtout dans sa pensée et, partant, la pérennité de
l’humanité.
Conclusion
Pour libérer l’Autre, l’Aliéné, de ses chaînes psychiques, ce qui reste
la plus noble mission de la psychiatrie, encore faut-il l’être soi-même et
en quête permanente d’un savoir qui nous échappera toujours et que nous
nous devons éthiquement de rattraper. Notre noble passé mérite d’être
revisité non pas à travers les filtres d’une idéologie a priori mais plutôt
d’un questionnement permanent.

1. http://www.roqyaonline.com/

2. Boukovski V., Une nouvelle maladie mentale en URSS : l’opposition, Paris, Seuil, 1971.

3. Plotkin M., L’Histoire de la psychanalyse en Argentine. Une réussite singulière, Paris,


Éditions Campagne première, 2010.

4. http://www.yabiladi.com/forum/

5. Charfi F. F., La Science voilée, Paris, Odile Jacob, 2013.


La folle histoire des thérapies de choc
par Patrick Lemoine

S’il y a eu de vraies, de grandes folies dans l’histoire des idées en


psychiatrie, celle de la découverte des techniques de chocs à visée
thérapeutique doit à l’évidence figurer au premier plan. Leur énumération
constitue même un véritable florilège des fantasmes des aliénistes, si l’on
est bien disposé, de leur sadisme si on adopte un point de vue autre. C’est
aussi l’histoire d’un certain nombre d’idées fausses qui ont abouti à des
traitements efficaces.
Parmi ces idées bizarres, il y avait celle qui consistait à penser qu’un
choc, une émotion, pouvait mener à la folie et que, par conséquent, un
autre choc comparable, voire identique, pouvait mener à la guérison. Cette
idée a été à l’origine d’un certain nombre de scénarios de films à la
Hitchcock. Il faut d’ailleurs reconnaître que cette théorie n’est pas
entièrement erronée si l’on pense à ce qu’il est convenu d’appeler le
syndrome de stress post-traumatique (SSPT). Il est vrai en effet que
certains traumatismes sévères ou bien des traumatismes d’apparence plus
anodine se produisant chez des personnes vulnérables engendrent un
tableau clinique fait de cauchemars répétitifs, de flash-back dans la
journée qui constituent parfois un tableau sévère pouvant mener à la
dépression, au suicide, à l’alcoolisme, à la toxicomanie. Une infirmière de
San Francisco, Francine Shapiro, ayant vécu l’annonce sans ménagement
de son cancer a ainsi conçu une méthode originale, l’EMDR (Eyes
Movements Desensitization Reprocessing, désensibilisation et
reprogrammation par les mouvements des yeux) qui consiste à faire
revivre dans sa chair, grâce à une technique proche de l’hypnose, le ou les
traumatismes à l’origine du tableau clinique de SSPT. Et il s’avère que
cette technique le plus souvent très pénible à supporter est d’une efficacité
remarquable. Conclusion : la catharsis ou art de revivre, même
violemment, son traumatisme dans un milieu sécurisant avec un
thérapeute rassurant permet de chasser les conséquences néfastes dudit
traumatisme. En revanche, penser que la folie est toujours due à un choc
est sans aucun doute une erreur qui a conduit à des traitements parfois très
cruels. Qu’on en juge.
Les bains surprises
Il a longtemps été d’usage de construire les hôpitaux près des fleuves
des grandes villes. Ainsi des hôtels-Dieu de Paris ou de Lyon. La
possibilité de se débarrasser des déchets directement dans le courant en
était l’une des raisons, mais les architectes prenaient en plus la précaution
de prévoir des passages discrets permettant de se rendre directement des
loges (sortes de cages où les fous étaient enfermés) aux berges. Et parfois,
selon la légende, le soir, de préférence en hiver, les fous étaient amenés
sur la rive et plongés par surprise dans l’eau glacée. La frayeur, le choc
hypothermique étaient considérés comme propres à déclencher une
réaction salutaire de guérison. Malheureusement, aucune étude
scientifique sérieuse ne permet de juger de l’efficacité de cette méthode
pour le moins musclée dont on peut néanmoins raisonnablement douter.
Sans parler des aspects éthiques.
Plus tard, lorsque le fou était suffisamment riche pour accéder à une
maison de santé privée, ce traitement pouvait être l’objet d’une mise en
scène inspirée des jardins à surprises du XVIIIe siècle comme on peut en
admirer au palais d’Été de Saint-Pétersbourg. L’aliéné de luxe pouvait se
promener dans un beau parc parsemé de cours d’eau qu’il pouvait franchir
grâce à des ponts arqués à la chinoise. Une fois parvenu au milieu du pont,
celui-ci s’écartait brusquement et le malheureux fou tombait à l’eau d’où
il était immédiatement sorti, secouru et séché ! Qu’importait, l’essentiel
encore une fois était de déclencher une épouvante supposée bénéfique.
Plus tard, la balnéothérapie a connu un grand succès et les malades
étaient alignés dans des baignoires fermées dont seule leur tête émergeait ;
ils infusaient pour un temps indéterminé. Généralement, la température
était douce et le traitement agréable. Enfin, certains établissements
contemporains pratiquent avec bonheur les cures thermales et là, on n’est
plus dans le choc, mais dans la détente et le sevrage médicamenteux.
Sacrée idée d’ailleurs si l’on considère que des médecins patentés sont
obligés d’imaginer des méthodes pour débarrasser les malades des
traitements devenus toxiques prescrits par d’autres médecins… mais c’est
une autre histoire.
L’orgue à chats pour fou mélomane
Inventé en 1549 et décrit par Jean-Baptiste Weckerlin, il n’était à
l’origine qu’une curiosité et était utilisé dans des défilés ou des
processions pour produire une cacophonie propre à réjouir les badauds : un
orgue à chats célèbre était juché sur un char et c’était un ours qui tapait sur
les touches. Jugez-en plutôt : un clavier dont les touches sont reliées par
un ingénieux système aux queues d’un certain nombre de matous (jusqu’à
une vingtaine). Chaque félin était dans une boîte différente et rangé par
ordre de tessiture. Lorsque l’organiste jouait, cela entraînait une traction
de l’appendice caudal des malheureux greffiers qui poussaient alors des
miaulements épouvantables, causant une émotion compréhensible à celui
qui pensait obtenir des sons mélodieux. Une variante piquait la queue du
chat, ce qui donnait le même résultat. L’histoire ne dit pas comment l’ours
organiste réagissait à l’exercice. Mais pour finir, laissons la plume au père
Athanasius Kircher dans le livre VI de la Musurgie : « Sous les doigts
agiles des pianistes, les pointes des marteaux allaient attaquer avec art les
queues des différents animaux. Ceux-ci répondaient d’abord par des
miaulements brefs et nets, mais bientôt, mis en fureur par la fréquence des
piqûres, ils modulaient, crescendo et rinforzando, des sons capables de
dérider les plus moroses et de mettre en danse les souris elles-mêmes – et
vel sorices ipsos ad saltum conotare. »
Le médecin allemand Johann Christian Reil (1759-1813) a proposé
l’orgue à chats comme traitement à des malades atteints de catatonie ; les
patients forcés de voir et d’entendre ou, mieux, de jouer sur un tel
instrument seraient nécessairement bouleversés, et forcément guéris.
Quoique ! Ainsi, dans certains établissements huppés fréquentés par des
fous mélomanes, ceux-ci étaient gentiment invités à plaquer des accords
de manière à provoquer une émotion salutaire chez eux qui s’attendaient à
provoquer une musique céleste et déchaînaient tous les sons de l’enfer ;
n’oublions pas que le chat noir fait partie des avatars du Démon ! Il fallait
vraiment être fou pour concevoir de tels systèmes – je parle des aliénistes
de l’époque bien sûr ! Heureusement, ils n’étaient pas tous ainsi et certains
ont su se battre contre la barbarie de certaines conceptions car,
malheureusement, nous ne sommes pas au bout de notre excursion au pays
des idées folles.
L’impaludation
Cette technique pourtant fort dangereuse a valu le prix Nobel en 1927
à son concepteur, le bon docteur Julius Wagner Ritter von Jauregg,
psychiatre autrichien qui, le 14 juin 1917, inocula pour la première fois à
trois patients atteints de paralysie générale du sang prélevé sur un
militaire atteint du paludisme. L’idée sous-jacente était qu’une forte fièvre
pouvait guérir le délire. Et quoi de plus fiévreux qu’un paludéen ? Et quoi
de plus délirant qu’un patient atteint de paralysie générale ?
Les résultats stupéfièrent la communauté médicale de l’époque
puisque cette maladie due en réalité à la syphilis tertiaire était
constamment mortelle dans des délais relativement brefs. Il faut savoir
que cette maladie infectieuse aujourd’hui disparue en France et en Europe
occidentale provoquait un impressionnant délire mégalomaniaque (de
grandeur) et était donc considérée comme une maladie mentale. C’était
donc la première fois qu’une psychose pouvait être guérie médicalement
et ce fut une véritable révolution dans les esprits des médecins comme des
philosophes. La malariathérapie était née. Elle fut essayée dans d’autres
désordres psychiatriques, d’autres psychoses, toutes sortes de folies mais
malheureusement, à ce jour, on ne connaît pas d’autre délire chronique à
avoir une origine spécifiquement infectieuse et cette technique ne fut
finalement utile que dans cette seule indication… jusqu’à l’arrivée de la
pénicilline et l’éradication de la vérole. Et du coup, l’impaludation ne
servit plus à rien. Sauf que le paludisme est une maladie grave,
potentiellement mortelle et qu’on peut donc supposer qu’un certain
nombre de malheureux schizophrènes y laissèrent leur peau. Aucune
statistique ne semble les avoir recensés.
Ironie de l’histoire, certaines recherches récentes permettent de penser
que des virus contractés pendant la grossesse pourraient déclencher une
schizophrénie chez les sujets génétiquement vulnérables et que certaines
infections digestives pourraient être un facteur causal dans le trouble
bipolaire, la maladie d’Alzheimer, la maladie de Parkinson… et que dans
ce cas, les antibiotiques pourraient produire des améliorations sensibles.
L’Histoire ne se répète peut-être pas, mais il y a des moments où elle
bégaie sérieusement !
Et pourtant, pour en revenir à nos moutons, la malariathérapie fut
utilisée pendant un certain temps et la légende (non vérifiée) veut que son
abandon fut essentiellement lié à l’évasion de moustiques porteurs du
Plasmodium falciparum qui eurent le mauvais goût de piquer – et donc de
contaminer – des soignants plutôt que des syphilitiques. Un traitement
dangereux pour les aliénés, voire pour leurs gardiens, passe encore, mais
quand il comporte des risques pour les médecins, une seule solution :
l’abandonner !
Néanmoins, un article de 19741 rend hommage à la technique qui,
selon l’auteur, était toujours utilisée en Roumanie et aux États-Unis.
Apparemment, sans cette technique, le rôle des moustiques dans le cycle
de reproduction du parasite n’aurait probablement pas été découvert,
notamment son passage hépatique. En effet, le succès de la méthode a
poussé les psychiatres à sélectionner les souches de parasites les moins
virulents, à rechercher les meilleurs moustiques vecteurs parmi les
différentes espèces anophélines, à découvrir que certains sujets avaient
une résistance particulière à l’infection. Étonnamment, dans l’article cité,
l’auteur ne remet pas une fois en question l’efficacité de l’impaludation
dans les différentes maladies schizophréniques, les oligophrénies, les
« psychoses affectives » qu’il énumère ainsi que dans la chorée.
Et encore plus étonnamment, le même auteur explique sans barguigner
que « pour le maintien courant des souches, on a recours à ces catégories
de malades, vu la rareté des cas de syphilis nerveuse […]. Ces impératifs
ne peuvent être résolus qu’en faisant appel à des volontaires ou, tenant
compte des principes d’éthique médicale, en s’adressant aux malades des
services de neuropsychiatrie qui pourraient bénéficier du traitement
antipaludique ». On n’ose imaginer ce que cette phrase apparemment
anodine peut recouvrir à une époque (1974) où les neuroleptiques
existaient depuis déjà deux décennies.
Les cures de Sakel :
chocs humides ou chocs secs ?
L’insuline était utilisée à faible dose pour le traitement des opiomanes
et ce qui devait arriver arriva : quelques patients très sensibles à l’insuline
ou bien certains dosages un peu trop généreux provoquèrent des comas
hypoglycémiques. Observant ce phénomène et surtout ces patients après
leur réveil, un psychiatre autrichien, Manfred Joshua Sakel, réalisa que
chez les patients à la fois opiomanes et fous, le coma pouvait guérir les
troubles mentaux ou, du moins, provoquer des rémissions.
De plus, l’insuline qui induit une baisse de la glycémie provoque
automatiquement une envie de sucre et fut logiquement utilisée pour
ouvrir l’appétit des schizophrènes qui refusaient de s’alimenter quand ils
étaient catatoniques. On observa chez eux une amélioration des
symptômes délirants. Enfin, le Suisse Hans Steck à Cery près de Lausanne
se mit à prescrire le produit comme sédatif dans le delirium tremens, et
surtout dans les agitations catatoniques. Bref, de nombreuses observations,
un faisceau de preuves comme disent les Américains, permettaient de
penser que l’insuline pouvait être intéressante chez les psychotiques.
Comme pour bien d’autres thérapeutiques psychiatriques (sinon toutes), la
découverte de Sakel, comme il l’a écrit lui-même, fut fondée sur la
sérendipité (serendipity2) chère aux Anglo-Saxons. Elle fut en effet
fortuite et empirique, étayée sur des hypothèses considérées aujourd’hui
comme fantaisistes3… Des agents toxiques affaiblissent le métabolisme
de certaines des cellules cérébrales du schizophrène ; le coma provoque la
régénérescence des cellules dysfonctionnelles ou la destruction des
connexions neuronales pathologiques et, de ce fait, en améliore le
fonctionnement. En ce qui me concerne, et compte tenu des recherches les
plus récentes, je ne suis pas complètement certain aujourd’hui que
l’hypothèse ait été aussi fantaisiste que cela !
Manfred Sakel conçut donc en 1933 un traitement qui consistait à
plonger des schizophrènes dans un coma hypoglycémique produit par de
l’insuline utilisée cette fois-ci à fortes doses. Il y consacra trois articles
entre 1933 et 1936. L’insulinothérapie, plus connue sous le nom de « cure
de Sakel », était née et se généralisa dans le monde entier. Elle connut
cependant un coup d’arrêt dans l’Allemagne nazie, Hitler l’ayant interdite
pour la simple et bonne raison que le docteur Sakel était juif et qu’il était
par conséquent impossible que sa cure soit bénéfique !
Selon que l’hypoglycémie provoquée par l’insuline était plus ou moins
importante et qu’elle provoquait ou non une transpiration, le coma était dit
sec ou humide. Le protocole folklorique au début se codifia
progressivement et, tout au moins dans les bons services, reposait sur le
maternage infirmier (nursing) lors du « resucrage ». Une dame en blanc de
préférence plantureuse et d’un certain âge appuyait la tête du comateux
contre sa poitrine si possible généreuse et gentiment, tendrement lui
enfournait des cuillerées de sirop sucré en lui parlant comme à un petit
enfant. Pour beaucoup d’auteurs de l’époque, c’était justement cette phase
de régression enfantine – concept très à la mode dans les années 1960-
1970 – qui constituait l’essentiel du traitement. En cette époque
d’obédience très psychanalytique, seul un retour aux seins (dans le sein ?)
d’une « mère suffisamment bonne » pouvait laisser entrevoir une guérison
toujours repoussée à l’horizon psychodynamique… On peut aussi
considérer que la cure de Sakel permit à la profession infirmière en
psychiatrie de prendre son essor en lui donnant une compétence spécifique
qu’elle s’appropria le plus souvent remarquablement.
Une hypersudation (jusqu’à un litre de sueur excrétée) précédait
l’endormissement, le « choc humide » étant parfois le seul objectif afin
d’éviter le coma et ses risques éventuels4. Parfois, le coma
hypoglycémique provoquait une crise d’épilepsie, mais ce n’était pas le
but du jeu. La cure pouvait compter jusqu’à trente, voire cinquante séances
à raison de trois par semaine. Ce n’était donc pas une mince affaire.
Certains praticiens sont allés jusqu’à prolonger le coma sur des durées
pouvant atteindre douze heures. La méthode aurait permis de transformer
le pronostic d’environ la moitié des syndromes schizophréniques.
Pour avoir eu l’opportunité d’observer une fois cette technique dans
mes jeunes années d’externe des hôpitaux (1971), je dois dire que j’en ai
gardé un souvenir mitigé. D’un côté, une malade vociférante, délirante,
écumante, désespérante et, de l’autre, une équipe mobilisée et concentrée
sur une thérapeutique considérée comme de la dernière chance – une
technique qui paraissait assez peu scientifique à l’étudiant en médecine
que j’étais, plus habitué à la technicité des services universitaires de
chirurgie. Il me semble aussi que tant que les soignants ont eu peur du
pépin (le non-réveil toujours à redouter), que la technique était mal
maîtrisée, elle devait marcher, l’angoisse des soignants pouvant s’avérer
terriblement efficace en tant que placebo, mais, dès lors que la cure de
Sakel devint codifiée, quasi à la chaîne, elle perdit progressivement de son
efficacité et fut finalement abandonnée. Le comble fut atteint quand le
resucrage fut obtenu par des injections de Glucagon, substance hormonale
capable de remonter la glycémie… Exit le maternage de la douce, la
gentille maman tout habillée de blanc.
Il faut dire aussi que l’armada des neuroleptiques, tranquillisants et
autres antidépresseurs avait commencé à déferler sur l’hôpital
psychiatrique, rendant obsolètes des techniques probablement placebo-
thérapeutiques et donc indéfendables d’un point de vue éthique puisque le
traitement par placebo n’est correct que s’il ne comporte aucun risque, à
condition qu’il n’y ait pas d’alternative efficace et surtout qu’il soit
accepté officiellement par le patient, ce qui implique un minimum de
transparence.
Il n’y eut bien évidemment jamais d’évaluation scientifique sérieuse
de cette méthode selon les critères modernes. Bon nombre de psychiatres
pensent que l’essentiel de l’efficacité de la cure de Sakel reposait sur la
prise en charge massive du patient par une équipe soignante complètement
mobilisée autour de lui, et qu’il s’agissait donc d’une sorte de
psychothérapie intensive déguisée. Or le risque majeur de cette technique
était le décès du patient au cours du coma. Sacrée psychothérapie !
Dans l’esprit des idées folles en psychiatrie de choc, je dois confesser
une technique que je suis probablement le seul à avoir testée en France et
même en Europe : la dialyse des schizophrènes. Une chercheuse
californienne avait en effet cru découvrir chez les psychotiques une
protéine anormale appelée gamma-endorphine, responsable selon elle de
la maladie. Une solution s’imposait : la dialyse permettait de purifier le
sang impur de ces malades. J’ai donc aussi sec contacté les néphrologues
lyonnais et nous conçûmes une méthode originale : après avoir dûment
recueilli le consentement des cinq schizophrènes chroniques et de leurs
familles respectives, nous leur fîmes poser un shunt artério-veineux au pli
du coude afin de pouvoir faire une étude contrôlée par placebo : le bras
passait à travers le trou d’un paravent et le patient avait donc une séance
soit de vraie dialyse, soit de dialyse factice. C’était une procédure appelée
cross-over (chassé-croisé), ce qui signifie que par tirage au sort, les sujets
commençaient soit par deux semaines de traitement actif, puis deux
semaines sans rien (retour à l’état initial) puis deux semaines de
traitement placebo (A – 0 – B) ou bien le contraire (B – 0 – A). Il y avait
trois séances par semaine.
Les résultats furent remarquables et tous les patients furent largement
améliorés, qu’ils soient en période de dialyse active ou de dialyse
placebo ! Et en y réfléchissant a posteriori, ce phénomène peut s’expliquer
facilement : imaginez que vous êtes schizophrène et que vous êtes
hospitalisé depuis plusieurs dizaines d’années dans un hôpital
psychiatrique où vous vous êtes chronicisé, ce qui signifie que plus
personne, plus aucun soignant ne s’occupe plus de vous ou presque.
Abandonné des dieux et des hommes ! Un jeune psychiatre dynamique et
enthousiaste vous promet monts et merveilles, un traitement unique au
monde, à la pointe du progrès. Puis vous allez trois fois par semaine dans
un grand service universitaire de médecine où tous les patrons viennent
vous voir et s’intéressent à vous ! Vous êtes donc dans les conditions
optimales pour développer un effet placebo majeur et c’est bien ce qui se
produisit. L’idée était donc folle mais heureusement, notre précaution de
contrôler les résultats grâce à une période placebo évita de pérenniser une
méthode qui comportait quand même quelques risques.
Il est très difficile de savoir quand la cure de Sakel fut définitivement
abandonnée, certaines rumeurs évoquant des cures çà et là. D’après
L’Express du 1er décembre 2012, bien qu’elle soit tombée en désuétude,
cette méthode serait encore de temps à autre employée en France,
notamment au centre psychothérapique de l’Ain. Nous avons recueilli le
témoignage d’un proche d’une personne hospitalisée en 1999, dans ce
même hôpital, à qui ce régime fut également administré. Pour ma part, un
de mes patients, à mon insu, eut à subir (bénéficier de ?) ce traitement
dans une clinique du sud de la France, également dans les années 1990…
J’avoue avoir été furax car il n’était pas psychotique mais bipolaire !
Heureusement, il n’en est pas mort mais le traitement n’eut évidemment
aucun effet chez lui.
Les chocs au camphre puis au cardiazol
Un aphorisme très ancien affirmait que l’on ne pouvait pas être fou et
épileptique. D’ailleurs, le Haut Mal concernait les plus grands hommes
comme Alexandre le Grand ou Jules César… – de Caligula, le moins que
l’on puisse dire est que ses crises comitiales ne le guérirent pas de sa folie
meurtrière, bien au contraire. Le mot comitial vient du fait que les
comices romains se séparaient si, dans l’assistance, un épileptique avait
une crise. Les comices étaient les assemblées destinées à élire des
magistrats ou voter des lois. On peut néanmoins supposer que les « crises
comitiales » qui frappaient les citoyens exposés à des insolations après des
journées entières en plein air auraient pu avoir guéri certains d’entre eux
de leur « folie dépressive ».
Par ailleurs, des psychiatres avaient observé que certains
schizophrènes s’amélioraient transitoirement après une ou plusieurs crises
d’épilepsie. De ce fait, les aliénistes se mirent à rechercher le meilleur
moyen de déclencher des crises convulsives de manière fiable et aussi peu
dangereuse que possible. Après avoir utilisé des injections intraveineuses
de camphre en 1934, Ladislas Joseph von Meduna, psychiatre hongrois,
eut l’idée en 1935 de le remplacer par un dérivé, le cardiazol ou métrazol.
Peu de temps après l’introduction de cette abominable substance
thérapeutique (avant les convulsions, le malade était parfaitement
conscient et ressentait d’atroces angoisses dont il se souvenait par la
suite), certains aliénistes remarquèrent que, si l’efficacité de cette
méthode était inconstante pour traiter les schizophrènes, elle faisait preuve
en revanche d’une efficacité étonnante pour traiter les dépressions sévères.
Les chocs au cardiazol étaient considérés comme plus efficaces quand ils
étaient associés à une cure de Sakel. Dieu merci, l’avènement de
l’électrochoc fit rapidement tomber en désuétude le terrible choc au
cardiazol.
L’électrochoc
Il arrive, bien que cela soit plutôt rare, que certains psychiatres soient
saisis par le démon de la science et travaillent sur des modèles animaux.
C’était le cas d’Ugo Cerletti, un neuropsychiatre italien qui étudiait les
lésions anatomo-pathologiques produites par les crises d’épilepsie
déclenchées expérimentalement chez les animaux. Pour ce faire, il utilisait
des courants électriques mais, à son grand dam, un bon nombre d’animaux
mouraient d’électrocution. Un beau jour, apprenant par hasard qu’aux
abattoirs de Rome, on tuait les porcs en les électrocutant, il décida de
visiter les abattoirs, persuadé que décidément, cette méthode électrique
était vraiment dangereuse. Il réalisa alors que, en fait, les tueurs
humanistes se contentaient de rendre les porcs inconscients par le passage
transcrânien d’un courant électrique, ceci pour leur éviter la peur et la
douleur. Cerletti observa que le courant les faisait convulser, ce qui le
réjouit grandement d’autant plus que si l’on s’abstenait de les égorger
pendant leur coma postcritique5, les cochons se réveillaient frais et dispos.
Sur sa demande, un ingénieur électricien italien, Lucio Bini,
construisit alors un appareil qui permettait de bien titrer la quantité
d’électricité délivrée… Ce fut avec une angoisse fort compréhensible que
Cerletti réalisa le 15 avril 1938 le premier électrochoc sur l’un de ses
patients schizophrènes et non consentants qui, au réveil, dit : « Pas de
second essai, c’est mortel ! » On recommença donc avec lui et avec
d’autres, car bien évidemment, il n’était pas de mise à l’époque d’attacher
une quelconque importance aux paroles d’un fou ! Les résultats furent
spectaculaires et on prétend encore que dans les hôpitaux psychiatriques
où la technique fut utilisée, la moitié des patients promis à un internement
définitif sortirent sans délai. C’était en vérité le premier traitement
biologique efficace en psychiatrie.
Rapidement aussi, les psychiatres se rendirent compte que c’était – et
c’est toujours – dans les formes gravissimes de dépression – appelées à
cette époque « mélancolie délirante » – que l’on obtenait les meilleurs
résultats et non dans les cas de schizophrénie. Une fois de plus, une théorie
fausse (l’épilepsie guérit la folie) s’avérait capable d’engendrer par le plus
grand des hasards une méthode efficace : l’électrochoc guérit la
dépression.
La méthode fut dès lors administrée aux quatre coins de la planète psy
et même la Seconde Guerre mondiale ne lui donna pas de coup d’arrêt.
C’est ainsi qu’à Lyon, au Vinatier, un psychiatre, le docteur Paul Balvet
prit le train en plein conflit pour se rendre à Paris, en zone occupée, afin
de rapporter le précieux appareil de Lapipe et Rondepierre. Précisons au
passage que Paul Balvet s’illustra par la suite comme un des principaux
leaders en France du mouvement antipsychiatrique et devint donc un grand
contempteur de l’électrochoc.
La théorie de l’antipsychiatrie condamnait sans appel la pratique
institutionnelle de la psychiatrie en tant qu’instrument de répression au
même titre que l’armée et l’école. Elle connut un extraordinaire succès à
cette époque gauchisante de l’Internationale triomphante. Ce fut encore un
Italien, Basaglia, qui en fut le principal théoricien bien qu’il eût été
précédé par deux Anglais, Ronald Laing et David Cooper. La théorie était
simple : la maladie mentale n’existe pas, elle n’est que le symptôme d’une
société capitaliste malade. Provoquons, organisons le « Grand Soir »,
changeons la société, et les fous guériront d’eux-mêmes. C’est ainsi
qu’au-delà des Alpes, l’internement et même l’hospitalisation
psychiatrique furent proscrits. Du jour au lendemain, tous les asiles
(manicomii) italiens furent fermés, avec les conséquences qu’on peut
imaginer, les rues remplies de schizophrènes clochardisés…
Mais c’est le chef-d’œuvre de Milos Forman qui faillit donner le coup
de grâce à la sismothérapie. Le contexte sociologique plus le talent de Jack
Nicholson dans Vol au-dessus d’un nid de coucou établissent un savant
amalgame (était-ce volontaire ?) entre l’inoffensif mais spectaculaire
électrochoc et l’abominable mais relativement peu cinégénique lobotomie.
Toutes les bonnes âmes s’apitoyèrent – et s’indignèrent – sur le sort du
pauvre journaliste, victime des tortionnaires en blouses blanches et
finissant à l’état de légume. Et tous de répudier l’électrochoc dorénavant
assimilé à une technique violente, barbare et répressive. Et pourtant, le
film est parfaitement clair : l’électrochoc ne fait absolument rien au héros
et c’est bien la lobotomie qui le légumise6.
Il faut dire aussi que progressivement une dérive s’était produite dans
certaines institutions psychiatriques où l’électrochoc était indiqué plus
pour des raisons lucratives ou disciplinaires que proprement
thérapeutiques, sa cotation par la Sécurité sociale étant supérieure à celle
des médicaments ou de la psychothérapie. Enfin, ses indications étaient
plus que floues ; du coup, c’était un peu tout le monde qui « passait à la
gégène », autre malheureux amalgame avec le sobriquet que les militaires
donnaient à ce générateur d’électricité qui servait à torturer les fellaghas
pendant la guerre d’Algérie et que certains psychiatres pas très malins
donnaient à leur traitement. D’autres parlaient de « zinzin », d’autres de
narcose, d’autres encore d’électronarcose, appellation toujours utilisée çà
et là. Ces sobriquets qui n’ont d’autre but que de plonger les malades dans
l’ignorance de ce qu’on leur fait montrent à quel point la technique était
devenue honteuse.
En 1973, Alexandre Soljenitsyne était venu à point nommé pour
dénoncer, à juste titre, les atrocités commises par les psychiatres
soviétiques au service de L’Archipel du Goulag. Le monde occidental,
effaré, apprenait à quel point la psychiatrie pouvait être violente.
N’oublions pas que 300 000 patients exterminés (250 000 pour
l’Allemagne et 50 000 pour la France) avaient été délibérément affamés
du fait de l’idéologie nazie des « vies sans valeur de vie »
(lebensunwerten).
Les beaux esprits de l’époque crièrent donc « haro sur l’ECT », qui
commença progressivement à être abandonnée. La ville de Berkeley
organisa une consultation électorale pour demander aux citoyens s’il
fallait interdire l’électrochoc en tant que « coups et blessures
volontaires ». Bien entendu, le peuple vota pour l’interdiction, résultat que
la Cour suprême censura, Dieu merci, comme non constitutionnel. Un peu
comme si l’on proposait au peuple français de voter pour décider si la
neurochirurgie, le scanner ou la pratique des perfusions doivent être
abandonnés !
C’est au moment (1985) où la technique était sur le point d’être
définitivement bannie que l’OMS commença à s’émouvoir et se posa la
question de l’opportunité de supprimer une méthode qui avait tant été
encensée moins de trente ans plus tôt. Une étude statistique (méta-analyse)
fut organisée qui permit de comparer les effets des médicaments
antidépresseurs et ceux de l’électrochoc rebaptisé électro-convulsivo-
thérapie (ECT). Le verdict ne tarda pas à tomber, implacable : quand
l’indication était bien posée (dépression sévère avec mélancolie,
dépression résistante, catatonie, cardiaques déprimés, etc.), l’ECT faisait
mieux, plus rapidement et plus régulièrement que les antidépresseurs.
Comme avec les médicaments, la rechute intervenait assez souvent
quelque temps après l’arrêt du traitement. De plus, l’ECT s’avérait plutôt
moins dangereuse et mieux tolérée que les antidépresseurs de l’époque – à
tel point qu’une des indications officielles concerne la femme enceinte,
l’ECT étant au final le traitement le moins dangereux pour le bébé. Une
conférence de consensus fut organisée, qui fixa les conditions éthiques
(consentement éclairé donné par écrit) et techniques (indications claires et
énumérées, anesthésie générale sous curare, choc unilatéral en cas de
troubles de la mémoire) de la méthode. Aujourd’hui, l’ECT est pratiquée
avec succès dans de nombreux centres et même utilisée comme traitement
préventif (ECT d’entretien), chez les patients en rémission après une
première cure d’ECT. En effet, ceux qui sont habitués à faire des rechutes
ou les patients bipolaires reviennent à intervalles réguliers (au maximum
tous les deux mois), ce qui leur évite de prendre des médicaments.
On aurait pu croire qu’à partir de ce moment, la presse et l’ensemble
des médias réhabiliteraient l’électrochoc. Que nenni ! Maintenant encore,
le sujet reste sulfureux. J’ai souvent été contacté par des journalistes
désireux de réaliser des reportages sur l’ECT dans les services que j’ai
dirigés, mais aucun (sauf un) ne fut jamais diffusé, les rédacteurs en chef
jugeant le sujet « pas encore arrivé à maturité » (sic !) et, de fait,
l’électrochoc garde sa mauvaise image dans l’esprit du public. Sacré
paradoxe puisque ce sont justement ces mêmes médias qui permettent à un
sujet d’arriver à maturité !
De plus, une secte numériquement importante, opposée à la
psychiatrie, a pris l’ECT comme cheval de bataille et distribue
régulièrement des tracts à la porte des hôpitaux psychiatriques. Soulignons
néanmoins que dans sa clairvoyance, ladite secte s’est elle-même qualifiée
de « scientiste » ou « scientologique », deux termes tout à fait à l’opposé
de « scientifique ». Cette attitude sectaire est dommageable ; en effet, il
arrive souvent que des patients vulnérables soient horrifiés, car mal
informés, et refusent d’en bénéficier, voire abandonnent le traitement en
cours, prenant un risque mortel du fait du taux élevé de suicides dans ce
type de maladie. Il arrive même que ce soient les médecins généralistes,
voire certains psychiatres qui, par idéologie ou par défaut de
connaissances, réfutent cette indication.
Conclusion
Ce bref survol de l’histoire des chocs permet de comprendre un grand
nombre de choses propres à l’histoire des idées en médecine et en
particulier en psychiatrie :
• Le fou, l’aliéné, l’autre étymologiquement est souvent considéré – et
utilisé – comme bouc émissaire dans les périodes de crise. En période
de paix, il reste une figure inquiétante, cible de tous les excès, voire
de tous les sadismes qui vont de l’Inquisition à l’horreur hitlérienne.
• Comme ailleurs en médecine, les découvertes se font parfois au prix
du sacrifice de nombreux cobayes humains. N’oublions pas que
jusqu’à l’invention des antibiotiques, 100 % des malheureux qui
étaient trépanés mouraient rapidement. De même, tous les greffés du
cœur sont rapidement décédés jusqu’à l’apparition des médicaments
antirejet. Dieu merci, aujourd’hui, l’éthique médicale fait obligation
aux chercheurs, même géniaux, de contrôler leurs travaux en
comparant les résultats de leur méthode à un placebo. Cela évite de
multiplier et pérenniser les risques par des généralisations abusives.
• Le contexte particulier de la psychiatrie et des abus politiques qui ont
jalonné son histoire, le fait aussi que les « esprits faibles » constituent
un gibier de choix pour les sectes rendent le sujet particulièrement
sensible, d’autant que les médias ne sont pas souvent objectifs et
relaient des rumeurs au détriment du bien des patients. Ainsi va
l’histoire des chocs en psychiatrie, une histoire parsemée d’horreurs,
de drames, de sang et de larmes et qui, finalement, a abouti à des
techniques efficaces, relativement anodines, aujourd’hui encore
injustement décriées.
1. Lupascu G., « Applications actuelles de la malariathérapie », Bull. Org. mond. santé, 1974, 50,
p. 165-167.

2. Découverte scientifique ou d’une invention technique réalisée de façon inattendue, accidentelle,


à la suite d’un concours de circonstances fortuit et très souvent dans le cadre d’une recherche
concernant un autre sujet, ce qui n’enlève rien au génie de ces découvreurs car, comme le disait
Pasteur, « la chance ne favorise que les esprits préparés ».

3. Voir Caire M., Histoire de la psychiatrie en France (site Internet :


http://psychiatrie.histoire.free.fr/).

4. Ibid.

5. « Postcritique » signifie après la crise d’épilepsie.

6. Je ne parlerai pas de la lobotomie, qui est sans doute l’une des pires techniques jamais utilisées
en psychiatrie, car n’étant pas une technique dite de choc, elle sort du champ de cet article.
Remarquons cependant au passage que son histoire est comparable à celle de l’électrochoc : la
chirurgie barbare, souvent pratiquée sans anesthésie, visant à déconnecter le lobe frontal eut un succès
planétaire, puis fut abandonnée pour renaître récemment grâce à des techniques ultraspécifiques de
stimulation électrique continue, remarquables dans le Parkinson, les TOC et probablement d’autres
maladies.
La dégénérescence,
origine et conséquences d’une théorie
dommageable
par Jacques Hochmann

« Elle l’entendait gronder au fond d’elle, le démon du mal


héréditaire. »
Émile ZOLA, Le Rêve.

Le XIXe siècle, dans le monde occidental, a été traversé par


l’exaltation du progrès, source aussi d’insécurité et d’angoisse. En même
temps qu’une espérance, la rupture avec le passé et l’entrée dans un monde
nouveau ont suscité un accrochage désespéré à la tradition, un discrédit du
changement assimilé à une détérioration de l’homme et de la société
comme prix à payer pour les révolutions politiques, industrielles et
culturelles. Née avec le siècle, la psychiatrie (on disait alors la médecine
« spéciale » ou « aliéniste »), cette branche de l’art de guérir qui se donne
pour objet la folie, a été prise dans ce tourment idéologique. Elle a
représenté d’abord une incontestable avancée dans la condition de ceux
qu’on a appelés désormais « aliénés » puis « malades mentaux », et dont
l’appartenance à l’humanité, comme sujets pensants, a été mieux prise en
compte. Très vite cependant, elle a été accusée (non sans raison) de
confondre originalité, voire génie, et folie, en soumettant ses victimes à
une normalisation forcée dans des asiles devenus rapidement des prisons
infâmes, où s’exerçait, en l’absence d’un contrôle judiciaire efficace, le
seul pouvoir des médecins. C’est que la psychiatrie reposait (elle repose
toujours, dans une certaine mesure) sur un triple paradoxe.
À une époque où la médecine, avec la naissance d’une observation
clinique plus rigoureuse jointe à un affinement de l’analyse des organes et
des tissus malades, acquérait un statut scientifique, la psychiatrie, plus que
les autres branches du savoir médical, était dans une situation fragile.
Alors que l’anatomo-clinique triomphante permettait de plus en plus de
définir une maladie non seulement par des symptômes et par une
évolution, mais aussi par une lésion et un dysfonctionnement
physiologique, la psychiatrie restait (elle reste toujours, en grande partie)
sans lésions organiques connues et donc sans tests biologiques
diagnostiques autorisant à affirmer ou à infirmer l’existence d’une
affection précise. Tenue, par ailleurs, de veiller autant au sort de l’individu
souffrant qu’à l’équilibre social mis en danger par un comportement
anormal, elle ne pouvait (ne peut toujours pas) s’abstraire d’une mission
de maintien de l’ordre qui venait parfois contredire son souci de favoriser
le bien-être de ses clients. S’adressant enfin à des sujets dont la liberté
était entravée par un trouble de l’entendement et des désordres affectifs,
elle se trouvait confrontée au dilemme de faciliter, dans des lieux
spécialement dédiés, l’expression de ces troubles pour mieux en
comprendre l’origine et le déroulement, tout en visant à les réprimer pour
ramener ces sujets à la raison.
Dénonçant ces paradoxes, les critiques ont à la fois protesté contre le
laxisme des psychiatres, qui exemptaient de la sanction, sans preuves
convaincantes, des délinquants ou des criminels décrétés irresponsables, et
contre leur arbitraire de policiers des mœurs, au service d’une société
dominée par la peur du fou et le refus de l’anticonformisme. L’histoire de
la psychiatrie est indissociable de celle d’une antipsychiatrie1. Sensibles
en effet à la contestation, les psychiatres ont réagi en se modelant sur cette
contestation, comme sur un moule. Afin de justifier leurs pratiques, ils ont
en vain ouvert les crânes (et aujourd’hui multiplient aussi vainement les
IRM et les dosages biologiques) pour trouver la lésion dont on leur
reprochait l’absence. Faute d’y parvenir, ils ont multiplié les théories.
Celle de la dégénérescence a été la grande réponse des psychiatres de la
deuxième moitié du XIXe siècle aux antipsychiatres de l’époque. Elle a eu
un succès considérable, bien au-delà des cercles directement concernés.
Analogue au rôle qu’a joué la psychanalyse de nos jours, elle a influencé
la littérature, les sciences humaines naissantes et même eu des rejetons
politiques. Bien que n’ayant plus aujourd’hui aucun fondement
scientifique, elle continue obscurément à marquer de son sceau les
attitudes et les discours vis-à-vis de la folie.
Les origines
Comme la psychanalyse, la théorie de la dégénérescence n’a pas surgi
d’un coup de la seule tête de son créateur, ici le médecin aliéniste français
Bénédict Augustin Morel. Elle repose sur toute une filiation philosophique
qu’il importe de rappeler. Elle répond aussi au besoin de légitimation
d’une profession discutée et a ouvert à cette profession en crise de
nouveaux horizons.
La Révolution semblait avoir réalisé l’idéal des Lumières,
définitivement établi le règne de la raison et relégué aux archives les
croyances religieuses. C’était sans compter avec la vitalité d’un courant
qui, comme une ombre portée, avait accompagné les Lumières,
l’illuminisme, cette persistance, tout au long du XVIIIe siècle, de la
conception néoplatonicienne de la Chute et du retour possible à la Lumière
originelle d’un petit nombre d’élus, par la seule quête spirituelle.
Imprégnant la franc-maçonnerie mystique de Jean-Baptiste Willermoz,
portée par un « philosophe inconnu », Claude de Saint-Martin, et par un
mage, Martinès de Pasqually, elle a influencé le renouvellement et
l’extension du dogme « infernal » du péché originel (pour reprendre un
qualificatif de Voltaire) par le philosophe catholique intégriste et
farouchement antirévolutionnaire, le comte Joseph de Maistre. Ce
gentilhomme savoyard, ambassadeur du roi de Piémont-Sardaigne à Saint-
Pétersbourg, voyait dans la Révolution et dans le sang répandu par la
Terreur les justes punitions et le rachat par le sacrifice d’une aristocratie
jouisseuse qui s’était adonnée, pendant des décennies, aux plaisirs
intellectuels et sensuels, dans l’atmosphère de liberté de pensée et de
mœurs entretenue, non sans peine, par les Encyclopédistes. Interprétant
librement les Prophètes et les Évangiles, proclamant une malédiction de la
chair corruptible, soumise à l’acte de génération, il affirmait, reprenant un
proverbe cité, mais récusé au nom de la responsabilité individuelle, par
Ézéchiel2, que les pères ayant mangé les raisins verts, les dents des enfants
en resteraient agacées. Soutenant l’effrayante thèse de la Réversibilité, il
ajoutait que les souffrances des fils viendraient éponger les dettes morales
des pères et inventait un péché originel de « second ordre » faisant de
toute maladie, physique ou morale, l’effet d’une « dégradation » due à des
conduites pécheresses et aux « prévarications » des ascendants3. Tenant
toute forme créée pour un produit définitif de la Providence divine, il
considérait toute évolution naturelle ou sociale comme une régression et
voyait dans l’état des peuples dits primitifs le résultat d’une suite de
péchés qui les avaient écartés du premier type adamique. Ce destin
attendait les peuples civilisés, s’ils ne se soumettaient pas aux
prescriptions de la religion catholique formulées par l’autorité suprême :
le pape. Reprise par le vicomte Louis de Bonald4, cette doctrine
antiprogressiste (qui devait revenir au goût du jour sous le régime de
Vichy) tenait chaque changement humain ou sociétal pour une entorse à la
volonté de Dieu. Répétant un geste premier, l’éducation devait au
contraire appeler l’intelligence de l’homme « servie par des organes » à
retrouver les fondements de tout savoir inclus dans la Révélation et
conservés par une société immuable : l’Église. Un temps séminariste,
Morel avait baigné dans cette ambiance, avec toutefois un penchant plus
libéral, orienté par Lamennais. Il devait emprunter à un autre philosophe
catholique « de gauche », ancien carbonaro, fondateur de coopératives
ouvrières et brièvement président de l’Assemblée nationale issue de la
révolution de 1848, Philippe Benjamin Joseph Buchez, une inspiration
voisine quoique moins étroitement réactionnaire et plus ouverte sur le
progrès5. Pour Buchez, deux forces s’affrontaient dans l’histoire de la
Création : une force circulaire, où, dans la ronde des causes et des effets,
le même engendrait le même (l’identique soumis à sa destinée
providentielle ne pouvant que persister en lui-même ou se dégrader) et une
force d’innovation, qu’il appelait « sérielle », suite de sauts successifs
imprévisibles dont le modèle était la Révélation divine transmise par
l’éducation. Sous une forme ramassée, il avait déjà formulé l’essentiel de
la théorie de la dégénérescence : « La prédisposition aux maladies
nerveuses, à l’épilepsie et à la folie est transmissible par voie de
génération […]. Ces prédispositions n’ont pas constamment existé chez
les ascendants de ceux chez qui on les observe ; elles ont été acquises par
l’un quelconque de ces ascendants et de lui elles ont passé à tous ses
descendants en se prononçant davantage à chaque génération […]. La
filiation finit par s’éteindre. » Au même moment, un aliéniste, théoricien
de l’hérédité, Prosper Lucas6, opposait deux forces analogues : l’hérédité,
ou transmission du semblable (parfois aggravé), et ce qu’il appelait
l’« innéité », émergence chez un individu d’une nouveauté salvatrice. (On
verra plus loin que Zola, lecteur de Prosper Lucas, a repris cette
distinction.)
La dégénérescence selon Morel
En 1857, Bénédict Augustin Morel, condisciple resté ami très proche
de Claude Bernard, devenu aliéniste d’abord à Maréville, près de Nancy,
puis à l’asile de Saint-Yon près de Rouen, publie un Traité des
dégénérescences de l’espèce humaine7. Les psychiatres, on l’a dit,
cherchaient sans succès des lésions cérébrales qui donneraient enfin une
légitimité à leurs diagnostics et fonderaient leur pouvoir sur un savoir
incontestable. La trouvaille de Morel est de renoncer à cette quête et de
faire l’hypothèse de ce qu’il appelle une « lésion métaphysique », un
trouble général de la « vitalité » transmis par l’acte de génération. Ce que
l’autopsie refuse de montrer, il le demande au regard porté sur les visages
ou les silhouettes et accumule les « stigmates » : une déformation même
minime du nez ou des oreilles, un strabisme, un bec-de-lièvre, un pied-bot.
Il complète son livre par un album où voisinent des têtes de « dégénérés »,
toutes plus éloignées les unes que les autres, avec leur « cachet typique »,
des canons de la beauté ordinaire. De ces anomalies du corps on peut
déduire des anomalies de l’esprit : la dégénérescence représente une
« variation maladive du type primitif » créé par Dieu, à la fois sur le plan
physique et sur le plan moral. Cet écart commence par un déséquilibre
léger, dont Morel, afin de pouvoir dépister très tôt une lignée
pathologique, a précisé la clinique, préparant la reconnaissance des
névroses, des états anxieux, des états dépressifs et des troubles de la
personnalité. Il peut conduire à l’alcoolisme avec son évolution
caractéristique : d’abord de légers tremblements, une ébauche de
paralysie, puis un embarras de parole, un déclin des facultés
intellectuelles, des éléments délirants, enfin l’effondrement dans un état
démentiel terminal. Un seul individu peut traverser tous les stades de cette
sombre évolution. Dans d’autres cas, elle s’arrête en chemin, mais les
descendants prennent le relais là où leur ascendant l’a laissé, l’évolution
de la lignée reproduisant alors en miroir l’évolution individuelle. Héritiers
du « principe dégénérateur », « soumis aux mêmes habitudes », « victimes
involontaires des influences de l’hérédité », les descendants poursuivent
une marche inéluctable vers la déchéance et « leur intelligence qui n’a
jamais été bien développée s’éteint sous l’influence des causes les plus
diverses ». À leur tour, ils transmettent à leurs enfants la prédisposition
fatale. Ceux-ci peuvent alors manifester les signes d’une des maladies
mentales que les aliénistes commencent à individualiser dans le grand
ensemble de l’aliénation, mais dont Morel soutient la profonde parenté.
Ainsi un fou périodique (ce que nous appelons aujourd’hui un bipolaire)
peut engendrer un dément précoce (ce que nous appelons aujourd’hui un
schizophrène) qui lui-même donnera naissance à des imbéciles ou à des
idiots (nos autistes actuels). Pour rendre compte de cette diversité, Morel,
prenant ses distances avec la tradition, utilise le concept d’« hérédité
dissimilaire ». L’hérédité n’est plus seulement répétition à l’identique. Ce
qui se répète, c’est le mal, mais celui-ci, comme les démons du possédé de
l’Évangile, a pour nom « légion » et peut se manifester sous des formes
différentes. Responsable ainsi d’un rameau déviant de l’humanité, la
dégénérescence s’arrête lorsque la lignée atteint les derniers échelons
frappés de stérilité.
Les causes sont diverses. On a déjà mentionné l’alcoolisme auquel un
Suédois, Magnus Huss, vient de consacrer une étude. Morel se réfère
également aux travaux du père Huc sur la consommation d’opium en
Chine. Précurseur des écologistes, il fait intervenir les aliments frelatés et
en particulier le maïs fermenté, cause d’une maladie cutanée qui associe
des troubles neurologiques et mentaux : la pellagre, dont il ne peut savoir,
à son époque, qu’elle est due à une avitaminose. Bien que le rôle de la
carence en iode dans le crétinisme goitreux soit déjà connu, il considère
les crétins comme des sortes de dégénérés et juge (faussement) le
crétinisme transmissible par l’hérédité. Il suspecte le plomb et les divers
poisons industriels de contribuer à la dégénérescence des ouvriers, mais
met, de plus, en cause les « miasmes intoxicants » qui s’amoncellent dans
des taudis mal aérés et se combinent avec des facteurs « moraux » : la
promiscuité, le mauvais exemple et l’absence d’éducation.
Annonçant l’eugénisme, il conseille, pour éviter la propagation du
mal, l’isolement des dégénérés et une surveillance des mariages. Son
contemporain, Francis Devay, un médecin lyonnais, vient par ailleurs
d’écrire un livre où le médecin, non content de détecter les premiers
signes de déviation et de prévenir les mariages dangereux, s’introduit dans
les familles, à la place ou en complément du directeur de conscience, pour
orienter les unions dans un sens favorable à l’amélioration de la race8.
Morel le suit et entonne un hymne à la gloire de la vigueur des
montagnards et des paysans dont il souhaite qu’ils viennent irriguer de
leur semence les plaines et les villes où l’entassement et l’air vicié
atrophient et détruisent une succession de miséreux. Il est même partisan
du mélange des races, un sang neuf pouvant revitaliser un sang appauvri.
En effet, contrairement à un autre contemporain, le pseudo-comte de
Gobineau, auteur d’un Essai sur l’inégalité des races humaines9 qui lui
vaudra une célébrité posthume dans l’Allemagne nazie, Morel n’est pas
d’un racisme exclusif. Bien que persuadé, comme la plupart de ses
contemporains, de la supériorité de la race blanche, il ne considère pas,
comme le fait Joseph de Maistre, les primitifs comme des dégénérés
coupables, mais, à la suite de Buffon, auquel il emprunte d’ailleurs le
terme de « dégénération », comme des variations naturelles de l’humanité
liées au climat et à la nourriture. Il pense que l’amélioration des
conditions de vie peut conduire ces peuples au progrès et voit donc la
colonisation d’un œil favorable. Dans la ligne de son maître Buchez, il a
des préoccupations sociales, l’amélioration de l’habitat et de
l’alimentation, l’élimination des produits toxiques et surtout un véritable
réarmement moral, une éducation, qui seule peut apporter un espoir de
régénération. Les aliénistes déconsidérés par leurs échecs thérapeutiques
et les incertitudes de leur savoir se voient dès lors destinés à une nouvelle
mission, plus valorisante que celle de gardiens d’asiles où croupit un
cheptel de déchets sociaux. Promus en même temps hygiénistes et
spécialistes de l’hérédité, ils s’offrent aux pouvoirs publics comme
correcteurs des dérives liées au progrès : une dégénérescence effet négatif
de l’industrialisation et de l’expansion économique. Écoutons Morel
chercher les applaudissements, par des propos emphatiques, qui annoncent
le Zola de La Curée, de L’Argent et du Docteur Pascal : « Ce fut, encore
une fois, un spectacle digne de l’admiration des hommes que celui du zèle,
du dévouement et de la profonde abnégation que déployèrent les médecins
dans la recherche et l’application des moyens préventifs. Tandis que
l’immense impulsion donnée à toutes les branches de l’industrie et du
commerce frappait comme de vertige les populations haletantes ; tandis
que la soif de la fortune d’une part et le besoin impérieux de vivre de
l’autre précipitaient tout le monde, maîtres, ouvriers, prolétaires, dans
cette voie exagérée où tant d’individus ont laissé leur raison et leur santé,
les médecins veillaient aux dangers de la situation ; ils la signalaient dans
leurs ouvrages, ils étaient à la recherche de tous les moyens capables de
combattre des maux qu’ils prévoyaient. Les motifs qui les faisaient agir
prenaient exclusivement leur source dans les devoirs de la profession ;
leur seule consolation souvent, en présence de l’ingratitude des hommes, a
été la fidélité à cette noble devise qui a inspiré de si grandes choses :
Science et Humanité. »
Morel est mort en 1873, au retour d’une cérémonie en l’honneur de
Jeanne d’Arc, dont avançait le procès en canonisation plaidé par
monseigneur Dupanloup et où il avait, dit-on, prononcé un discours qui
avait tiré des larmes à l’auditoire !
La dégénérescence, suite et fin ?
Dès son apparition, la théorie de la dégénérescence connaît un
immense succès. Elle permet de ranger la folie sous le sceptre d’une cause
unifiante. Elle fournit, avec l’hérédité, ce genre d’explication universelle
que cherche, en quête d’absolu, un siècle perturbé par la fin de la
monarchie de droit divin, les progrès des sciences, la montée de l’esprit
critique et la perte des références religieuses. Sous une forme
apparemment scientifique, en laïcisant le dogme de la Chute et du péché
originel, elle réintroduit subrepticement ces références. D’un point de vue
plus corporatiste, transformant l’aliéniste en hygiéniste, elle procure à une
spécialité contestée et parfois méprisée une nouvelle notabilité.
Les années qui suivent vont à la fois renforcer son emprise et la rendre
encore plus acceptable par les modernes, en l’enveloppant dans un
manteau emprunté au discours scientifique contemporain. Morel était
antitransformiste. Il avait suivi à Paris, au Museum d’histoire naturelle,
les cours de Henry-Marie Ducrotay de Blainville, un zoologiste élève de
Cuvier, qui s’opposait aux théories de l’évolution. Vers 1880, après la
publication des ouvrages de Darwin, cette position devient difficilement
tenable. Même s’ils se divisent encore entre lamarckiens et darwinistes,
partisans de la transformation par l’adaptation spontanée de l’organe au
milieu (le cou de la girafe qui s’allonge quand les feuilles des arbres
s’éloignent) ou tenants de la variabilité des espèces et de la sélection
naturelle, tous les esprits éclairés acceptent l’évolution. C’est Valentin
Magnan, un aliéniste originaire de Montpellier, devenu parisien après un
passage comme interne à Lyon, qui procède à l’aggiornamento. Celui-ci
porte sur trois points. D’une part, la dégénérescence n’explique plus
l’ensemble des troubles psychiques. Elle se limite à une catégorie : les
« dégénérés héréditaires », atteints de désordres variés, mais qui, par le
polymorphisme et l’aspect mal défini de leurs troubles, se distinguent des
autres malades mentaux caractérisés par des signes précis, comme dans le
délire systématisé progressif, dont Magnan décrit l’évolution rigoureuse
en quatre phases. D’autre part, aux stigmates physiques de Morel, Magnan
ajoute des stigmates psychiques : des phobies diverses, des obsessions et
des impulsions irrésistibles, des troubles du caractère et de la conduite,
notamment sexuelle. Il enrichit ainsi la clinique de toute une nouvelle
séméiologie et ouvre à une psychiatrie d’extension un champ plus voisin
de la normalité, dont profiteront surtout les maisons de santé et les
psychiatres privés. Enfin, reprenant les modèles évolutionnistes du
système nerveux issus de Darwin, ceux de Herbert Spencer et de John
Hughlings Jackson, il considère l’axe cérébrospinal comme un étagement
de centres hiérarchisés, les plus récents contrôlant les plus anciens. La
dégénérescence représente désormais une dissolution par renversement du
processus évolutif. Libérés de l’inhibition par les centres supérieurs lésés,
les centres inférieurs entrent automatiquement en action. Les dégénérés
supérieurs, sujets intelligents mais instables, aux passions déréglées,
joueurs invétérés, buveurs ou toxicomanes, dons Juans ou nymphomanes,
accumulant les liaisons sans lendemain, victimes parfois de bouffées
délirantes passagères, s’opposent aux dégénérés bulbaires ou spinaux,
brutes violentes et débiles, parfois pervers sexuels.
Les médecins voient alors la dégénérescence partout. Un psychiatre
criminologue italien, Cesare Lombroso, cherche dans la forme du crâne,
du nez, des oreilles, de la mâchoire, dans l’espacement et l’enfoncement
des orbites, dans la longueur des bras, la preuve d’un retour atavique du
« criminel-né » aux origines simiesques de l’humanité. Débusquant tous
les écarts à la normale, il va jusqu’à considérer l’homme de génie comme
porteur d’une dégénérescence, ce qu’avait déjà laissé entendre un aliéniste
français, Moreau de Tours, dans ses études sur la « psychologie morbide ».
Malgré les découvertes pasteuriennes et une meilleure connaissance de la
nature infectieuse de nombreuses maladies dont la syphilis, la neurologie
naissante continue, elle aussi, à sacrifier au dogme héréditaire. Le grand
Charcot n’a ainsi jamais voulu admettre l’origine syphilitique du tabès
qu’il tenait pour une maladie héritée. Son élève, Charles Féré, écrit un
ouvrage intitulé La Famille névropathique où il écrit que « le défaut de
ressemblance dans la descendance constitue un caractère qui met en
évidence le défaut de l’énergie embryogénique » responsable, à terme, de
l’exténuation, puis de l’extinction des races. Un autre neurologue de poids,
Jules Déjerine, consacre sa thèse d’agrégation à l’hérédité dans les
maladies du système nerveux. Sur un terrain « neurasthénique », premier
signe de l’appartenance à une « souche commune », viennent pousser et se
transmettre par l’hérédité toutes les « variantes d’un même type
ancestral » : les diverses maladies mentales ou neurologiques. Cette
conception, sans bases scientifiques sérieuses, justifie incidemment
l’annexion de la psychiatrie par la neurologie et produit un hybride, la
neuropsychiatrie, voué, comme tout hybride, à une stérilité qui pèsera
lourdement pendant plus d’un demi-siècle sur le développement d’une
médecine mentale réduite au rang d’annexe sans prestige d’une neurologie
en pleine ascension. Revenant sur cette époque, Léon Daudet, le fils
d’Alphonse, polémiste catholique d’extrême droite, écrira, trente ans plus
tard : « À l’époque où je concourais pour l’internat des hôpitaux (1891) et
qui marquait l’apogée des insanités triomphantes issues de la Réforme et
de l’Encyclopédie, et portées sur les ailes de la politique, le monde animé
et la nature humaine, le premier créant la seconde, étaient considérés
comme une sorte de bagne héréditaire, tendant néanmoins au progrès et au
bonheur. Les mêmes doctes personnages qui posaient la loi du progrès
continu et indéfini par la science comme réel affirmaient aussi
l’inéluctable fatalité héréditaire, sans s’apercevoir de la contradiction.
L’homme asservi dans sa lignée, l’humanité libre et indéfiniment
ascendante, telle était l’antinomie sur laquelle vécurent les deux
générations de 1870 et de 190010. » La parenté initiale de la théorie de la
dégénérescence avec le dogme chrétien du péché originel avait été
décidément bien habilement travestie.
L’excès engendre la critique. Quelques voix discordantes commencent
à s’élever. Ainsi, devant l’abus de notions métaphysiques sans substrat
précis (le « trouble de la vitalité », « l’énergie embryogénique »), un
aliéniste, Jules Cotard, remarque finement « qu’un germe soit
transmissible, tout le monde l’admet. Il est moins aisé de concevoir que la
transmission elle-même soit un germe ». Or c’est bien ce qui se passe
quand l’hérédité, en elle-même, devient un mal, « la cause des causes »,
comme l’a proclamé par ailleurs un autre aliéniste, Ulysse Trélat.
On attribue généralement à la thèse d’un jeune psychiatre parisien,
Georges Genil-Perrin, la mise à mort définitive de la théorie de la
dégénérescence11. En fait, à y regarder de près, Genil-Perrin, s’il critique
l’extension du recours à une « épithète à tout faire » pour expliquer des
pathologies diverses et variées, continue à se référer à la notion de
constitution déterminée par l’hérédité et à ses applications eugéniques. Un
autre élève de Charcot, voué à une autre célébrité, Sigmund Freud, dans un
article paru en français, a déjà marqué son opposition à l’explication
universelle par l’hérédité12. Il a remis en cause la notion de « famille
névropathique » et l’invocation d’une transmission héréditaire sur la foi de
la seule découverte d’un trouble nerveux quelconque chez un membre de
la famille. Surtout, il a dénoncé l’absence d’enquêtes généalogiques
sérieuses et le concept d’« hérédité dissimilaire » qu’aucun argument
empirique ne vient confirmer et « sans qu’on puisse dévoiler une loi qui
dirige la substitution d’une maladie par une autre ou l’ordre de leur
succession à travers les générations ». Freud, dans la suite de son œuvre,
montrera néanmoins quelques difficultés à se libérer d’une théorie qui
reste, chez lui, liée à un reste de jugement moral implicite. À la
« sensibilité morale » des hystériques qu’il entend réhabiliter, à la suite de
Charcot, il opposera longtemps « l’infériorité morale innée » des
dégénérés, leur mauvaise foi, leurs tendances à la simulation et
reconnaîtra que « des malformations enracinées du caractère, des traits de
constitution dégénérée réelle apparaissent au cours du traitement comme
des résistances quasi impossibles à surmonter13 ». Décidément, résistant
elle-même, jusque dans l’esprit de leur auteur, à toutes les découvertes
psychanalytiques, la théorie de la dégénérescence aura la vie dure !
La dégénérescence dans la culture
Si même le père de la psychanalyse reste encore marqué par une
théorie que l’ensemble de son œuvre et l’accent mis sur le rôle essentiel
dans l’histoire de l’individu des avatars de son désir contribuent, par
ailleurs, à discréditer, c’est que celle-ci a fortement imprégné la culture du
temps. En France, la défaite de 1870, l’insurrection de la Commune de
Paris et sa répression sanglante ont laissé un sentiment douloureux de
décadence nationale et une peur des « classes dangereuses » qu’exploite un
écrivain comme Paul Bourget. Dans ses Essais de psychologie
contemporaine14, parus en 1883, il décrit la société comme un organisme
biologique fatigué et vieillissant, produisant trop peu d’individus de valeur
(une conception qui sera reprise, au siècle suivant, tant par le philosophe
allemand Oswald Spengler, auteur du Déclin de l’Occident, que par les
mouvements fascistes). Écoutons, en 1902, dans son roman L’Étape, la
description d’un ouvrier par Bourget : « L’ouvrier relieur avait une étroite
et longue figure jaune de fanatique bilieux, avec d’énormes traits, comme
taillés à la serpe, des cheveux bruns, des yeux très petits, intensément
noirs. Ils brillaient d’un éclat presque sauvage qui accentuait le caractère
animal de sa physionomie : il était marqué de prognathisme15. » On
croirait voir surgir la figure du dégénéré stigmatisé de Morel ou du
criminel-né de Lombroso, avec des traits du jaune asiatique, menaçant,
selon Gobineau, de submerger et d’anéantir la race des beaux Aryens
blonds.
De cette « décadence » certains se feront, à l’inverse, un emblème
esthétique, caractéristique de l’esprit fin de siècle. Prenant comme devise
les vers de Verlaine :
Je suis l’Empire à la fin de la décadence
Qui regarde passer les grands Barbares blancs.

Anatole Baju fonde ainsi un journal intitulé Le Décadent littéraire et


artistique où toute une génération d’écrivains et de peintres symbolistes
viendra confronter ses recherches stylistiques. Après avoir sacrifié à la
mode, en créant un exemple de dégénéré supérieur, avec son personnage
de À rebours16, le duc Jean des Floressas des Esseintes, « un grêle jeune
homme de 30 ans, anémique et nerveux aux joues caves » « efféminé » par
« la décadence de sa race », Joris Karl Huysmans, repu de contemplation
morose et d’attente jouissive d’un désastre annoncé, cherchera, lui, dans la
conversion au catholicisme remède à son désespoir distingué. Le thème a
été repris aujourd’hui par Michel Houellebecq, dans son roman
Soumission.
Huysmans avait entamé sa carrière littéraire dans le sillage d’Émile
Zola. Les Rougon-Macquart, cette « histoire naturelle et sociale d’une
famille sous le Second Empire » est, on le sait, une illustration de la
théorie de la dégénérescence héréditaire tressée avec une description
critique de la société française sous Napoléon III. Adélaïde Fouque, jeune
fille fortunée mais déséquilibrée, a épousé Rougon, son jardinier, dont elle
a eu un fils. Après la mort de son époux, elle devient la maîtresse d’un
contrebandier, Macquart, lui aussi « déséquilibré et ivrogne », qui lui
donne deux enfants avant d’être tué par les gendarmes. C’est pour
Adélaïde le début d’une lente descente vers la folie, accélérée par le décès
tragique de son petit-fils Silvère, lors des troubles qui précèdent le coup
d’État du 2 décembre. Du côté Macquart, le fils, Antoine, lui aussi
alcoolique, marié à une alcoolique, donne naissance à Gervaise, la
malheureuse héroïne de L’Assommoir, qui termine ses jours dans
l’alcoolisme, la misère et la prostitution. Elle-même est la mère de Nana,
prostituée de luxe, ruinée et emportée par la petite vérole, de Jacques
Lantier, le héros de La Bête humaine, assassin possédé par la violence
héréditaire, et de Claude Lantier, peintre impuissant, malgré son génie,
acculé au suicide par pendaison et dont le fils hydrocéphale meurt dans
l’enfance. La fille d’Adélaïde, Ursule Macquart, mariée au chapelier
Mouret, morte phtisique, est la mère de François Mouret, marié lui-même
à sa cousine Marthe Rougon, folle mystique. Devenu fou lui aussi, il périt
dans l’incendie de sa maison, qu’il a allumé. Son fils Serge, l’abbé
Mouret, doué d’une religiosité excessive, caractérisée par une dévotion
sans limites à la Vierge et une répression sexuelle énergique, connaît un
bref retour sensuel à la nature et à l’amour physique dont il se repent par
un retour à ses macérations. Désirée, sa sœur, vit à ses côtés, atteinte d’une
névrose héréditaire « se tournant en imbécillité ». Du côté Rougon, le
déséquilibre reste longtemps cantonné dans le goût du pouvoir et de
l’intrigue (Eugène Rougon, ministre de l’empereur) ou dans une soif
voluptueuse et débridée d’argent et de puissance (Aristide Rougon dit
Saccard). Aristide, ayant violé une fille du peuple, en a eu un fils, au
visage déformé, devenu violeur à son tour. Son autre fils, celui-là légitime,
Maxime, coureur, joueur, jouisseur, à l’aspect féminin, couche avec sa
belle-mère, épouse une jeune noble pour son argent et après s’être réfugié
dans un luxe désenchanté, évoquant celui de Des Esseintes, finit ataxique
(une atteinte neurologique d’origine syphilitique, mais considérée alors
comme liée à une dégénérescence héréditaire). D’une brève liaison avec
une servante fille d’alcoolique, il a eu Charles, « dernière expression
de l’épuisement d’une race » qui, idiot et hémophile, meurt d’une
hémorragie. On l’a dit, Zola s’est très soigneusement documenté auprès de
Prosper Lucas. Son dernier héros, le docteur Pascal Rougon, qui étudie en
savant l’histoire de sa famille, reprend les théories de Lucas, en
distinguant, chez chacun de ses parents, dans l’arbre généalogique qu’il
trace de sa famille, le conflit entre « innéité » et « hérédité ». Les
documents qu’il laisse en mourant révèlent la tare de la famillle et feraient
sa honte, s’ils n’étaient découverts et brûlés par Félicité Rougon, la mère
du docteur Pascal, qui a lutté toute sa vie « pour écarter les vilaines
histoires et laisser [des siens] une légende glorieuse17 ».
Propagandiste du poids de l’hérédité biologique sur la destinée
humaine, Zola ne s’attendait pas, sans doute, à figurer lui-même parmi les
dégénérés. Or c’est le sort que lui réserve Max Nordau, un publiciste juif
austro-hongrois, cofondateur du sionisme avec Theodor Herzl, en publiant
un livre intitulé Dégénérescence où Zola, qui n’a pas encore écrit
« J’accuse » et pris courageusement le parti de défendre le capitaine
Dreyfus, apparaît comme un adepte du « culte prémédité du pessimisme et
de l’ordure », signe d’un état morbide. « Les romans de M. Zola, écrit
Nordau, ne prouvent pas que les choses du monde soient mal arrangées,
mais bien que le système nerveux de M. Zola est malade […]. M. Zola est
atteint de coprolalie à un très haut degré. C’est pour lui un besoin
d’employer des expressions sales, et sa conscience est continuellement
poursuivie de représentations qui se rapportent aux matières fécales […].
La confusion de son penser […], son penchant instinctif à représenter des
déments, des criminels, des prostituées et des demi-fous, […] sa
prédilection pour l’argot caractérisent suffisamment M. Zola comme
dégénéré supérieur » et, ajoute l’auteur, comme « psychopathe sexuel18 ».
Il se trouve, sous cette plume, en bonne compagnie et voisine avec Tolstoï,
Wagner, Nietzsche, Ibsen, Verlaine, les symbolistes, les parnassiens et
évidemment ceux qui s’intitulent eux-mêmes décadents, comme
Huysmans ou Rémy de Gourmont. Dans son ouvrage dédié à Lombroso,
Nordau jette un cri d’alarme sur le « crépuscule des peuples » mis en
danger par le poids des dégénérés sur la culture. En effet, note-t-il, « les
dégénérés ne sont pas toujours des criminels, des anarchistes ou des fous
déclarés ; ils sont maintes fois des écrivains et des artistes. Mais ces
derniers présentent les mêmes traits intellectuels – et le plus souvent aussi
somatiques – que les membres de la même famille anthropologique qui
satisfont leurs instincts malsains avec le surin de l’assassin ou la
cartouche du dynamiteur, au lieu de les satisfaire avec la plume ou le
pinceau ». Ils sont tout aussi dangereux car leur influence délétère peut
corrompre une génération. Il est vain de prétendre les traiter. « Il n’y a rien
à sauver ni à améliorer en eux », pense Nordau. Il faut donc abandonner à
son « inexorable destin » « la bande porcine des pornographes se vautrant
dans l’ordure ». On peut seulement la dénoncer et, par des écrits
explicatifs, contrer les effets de mode et arracher le public à la fascination
qu’elle exerce. Les médecins aliénistes ont ainsi un devoir à remplir. En
France et en Angleterre ils ont compris qu’il fallait éclairer l’opinion et lui
montrer dans le détail « le trouble intellectuel des artistes et des auteurs
dégénérés ». Nordau invite les psychiatres allemands, dont aucun n’a
encore pris part à ce nécessaire combat, « à suivre cet exemple ». Nul
n’ignore que, sous le IIIe Reich, son conseil sera écouté et que la lutte
contre « l’art dégénéré » connaîtra de beaux jours. Ironie de l’histoire :
6 millions de coreligionnaires de Nordau, jetés hors de l’humanité, seront
alors exterminés ! S’en souviennent-ils ceux qui, oublieux parfois de leurs
origines et de leur propre histoire, se vautrent aujourd’hui dans le
déclinisme, annoncent, avec la perte de l’identité nationale et culturelle, la
dégénérescence de la race sous l’effet des métissages, et reprennent, sans
le savoir peut-être, une théorie psychiatrique éculée, à laquelle les progrès
de la génétique n’apportent, contrairement à ce que beaucoup croient,
aucune légitimation ?
Vers l’eugénisme
Traversant l’Atlantique, la théorie de la dégénérescence était arrivée
auparavant aux États-Unis alors que l’abolition de l’esclavage d’une part,
l’afflux des immigrés d’autre part semblaient mettre en danger la pureté
de la race des pionniers, blancs, anglo-saxons et protestants (les Wasps).
Un néodarwinisme social (qui plongeait d’ailleurs plus ses racines dans la
philosophie de Herbert Spencer que dans l’œuvre scientifique de Darwin)
commençait à contester les programmes publics ou privés d’aide aux
pauvres et aux faibles, considérés comme contraires à la sélection
naturelle des plus aptes et au progrès. En 1912, un psychologue, Henry
Goddard, directeur du service de recherche de l’école de Vineland, dans le
New Jersey, qui recevait des déficients mentaux, publia sa propre saga des
Rougon-Macquart, l’histoire prétendue vraie, sur plusieurs générations,
d’une famille américaine issue, elle aussi, de deux unions d’un ancêtre
commun. Un valeureux soldat de l’armée américaine, combattant de la
révolution, aurait, dans une taverne, engrossé, un soir de ribote, une
serveuse débile, avant d’épouser plus décemment une héritière bien dotée
des Pilgrim Fathers. Un siècle plus tard, un tiers des descendants de la
première union étaient anormaux avec parmi eux des idiots, nombre
d’enfants illégitimes, des prostituées, des alcooliques, quelques criminels
et une forte mortalité infantile. Ceux issus de la seconde union étaient tous
sains, respectables, « bons citoyens : des docteurs, des avocats, des juges,
des éducateurs, des commerçants, des propriétaires terriens19 ». La preuve
était donc faite : la déficience mentale, comme l’alcoolisme, comme
l’immoralité ou le crime étaient héréditaires. Retraçant la sombre histoire
de l’eugénisme américain, Leo Kanner, l’inventeur de l’autisme infantile
précoce, fait remarquer que l’enquête de Goddard, dont l’auteur devait lui-
même reconnaître plus tard le caractère peu scientifique, « avait allumé
une étincelle qui fut bientôt à l’origine d’un incendie ». En effet, pour
empêcher les déviants de se reproduire, certains États américains
légalisèrent la stérilisation sous différentes formes de ceux qui
s’écartaient de la norme, en particulier des « faibles d’esprit ». Benjy, le
héros du roman de William Faulkner Le Bruit et la Fureur, qu’on
diagnostiquerait aujourd’hui autiste, fut contraint d’y sacrifier sa virilité.
Des personnalités de renom comme Charles Eliot Norton, ancien président
de l’Université Harvard, ou comme deux prix Nobel français, Charles
Richet et Alexis Carrel, voulurent aller plus loin et réclamèrent une
euthanasie des fous et des incapables, appliquée ensuite à grande échelle
par l’Allemagne nazie. Comme le dit encore Kanner : « Il ne semblait pas
venir à l’esprit de tous ces prêcheurs de ténèbres que notre civilisation
était en effet gravement en danger, mais que ce danger ne venait pas des
déficients mentaux. Les chauvinistes d’Europe centrale qui ont déclenché
la Première Guerre mondiale n’avaient pas un quotient intellectuel
particulièrement bas […]. Le seul Hitler, qui n’aurait probablement pas eu
de trop mauvais résultats à l’échelle de Binet et Simon [une mesure de
l’intelligence], a fait plus de mal que tous les déficients mentaux depuis le
début de l’Histoire20. »
Persistance d’une théorie apparemment défunte
On comprend que devant ce délire eugéniste les bons esprits aient
vigoureusement réagi et que, pendant plusieurs décennies, les théories
héréditaristes et leur application à la sauvegarde de la race aient été tenues
en suspicion, au moins dans les cercles les plus éclairés de la société
occidentale. Sensible une fois de plus au contexte du temps, la majorité
des psychiatres des années 1950-1980, aux États-Unis comme en Europe
occidentale, se sont détournés de l’idéologie de la tare. Mâtinée de
phénoménologie et de sciences sociales, la psychanalyse a étendu son
influence. Dans le déterminisme des troubles mentaux, les facteurs
d’environnement et la manière dont un individu construit sa propre
histoire à travers ses vécus divers ont pris le pas sur les facteurs
génétiques. Mais la mythologie de la transmission n’en a pas moins
persisté, sous des formes diverses.
Certains psychanalystes américains, comme Frieda Fromm-
Reichmann ou Theodore Lidz, ont alors parlé de « mère
schizophrénogène », un concept empreint de comportementalisme. C’était
en effet par son comportement ambivalent, un mélange d’affection et de
haine dissimulée ou une haine travestie en affection, que la mère était
supposée induire la psychose de l’enfant, en lui transmettant ainsi, sous
une forme aggravée, quelque chose de sa propre folie. Les thérapeutes dits
« systémistes » voulurent ensuite préciser dans le système de
communication familiale les déviations qui manifestaient cette
ambivalence. On connaît en particulier la célèbre théorie du double bind
ou « double impasse » selon laquelle un discours d’allure schizophrénique
est, pour l’enfant, la seule manière possible de répondre aux injonctions
paradoxales qu’il reçoit continuellement de ses parents. Patient identifié,
il est ainsi le témoin d’une pathologie familiale diffuse. La transmission
de la tare n’est plus biologique, elle se transforme en transmission
microsociale, préservant l’idée dominante d’une transmission.
En France, pays de vieille tradition catholique où était née la théorie
de la dégénérescence, celle-ci devait prendre une forme particulière. Très
épuré, très caché, mais toujours vivant, le dogme du péché originel
reprenait vigueur. Le grand maître de la psychanalyse « à la française »,
Jacques Lacan, avait préparé le terrain. Dans un article resté longtemps
peu connu, publié en 1938 dans l’Encyclopédie française d’Anatole de
Monzie, il avait, comme Freud avant lui, montré sa difficulté à se dégager
des vieilles références à l’hérédité. Certes, il dénonçait « les piètres
pathogénies organiques », préférait parler d’« hérédité psychologique »
(un terme forgé en 1894 par le psychologue français Théodule Ribot) ou
de « causalité mentale ». Il n’en écrivait pas moins que la famille
« transmet des structures de comportement et des représentations dont le
jeu déborde les limites de la conscience. Elle établit ainsi entre les
générations une continuité » qui « se manifeste par la transmission à la
descendance de dispositions qui confinent à l’inné ». Féré avec sa
« famille névropathique » ne disait pas autre chose. Reprenant presque
« l’hérédité dissimilaire » de Morel, Lacan mentionnait encore « la
transmission de la paranoïa en ligne familiale directe avec souvent
aggravation de la forme vers la paraphrénie et précession temporelle
relative ou même absolue de son apparition chez les descendants ». Il
ajoutait, dans la ligne du même Morel, que « si quelque tare est décelable
dans le psychisme avant la psychose, c’est aux sources mêmes de la
vitalité du sujet, au plus radical, mais aussi au plus secret de ses élans et
de ses aversions qu’on doit la pressentir21 ». Ses élèves ont exploité sans
réserve ces premières indications. Se démarquant à leur tour d’un
organicisme non prouvé, ils ont seulement remplacé la tare biologique par
une déformation vicieuse du désir et, retrouvant l’ancien anathème porté
par Joseph de Maistre sur la génération, multiplié les références au
« transgénérationnel ». Ils ont affirmé qu’il fallait au moins trois
générations pour faire un schizophrène, dénoncé l’inclusion des enfants
dans la « jouissance maternelle » ou le rôle pathogène des pulsions
mortifères (sinon des « prévarications ») des parents. Ainsi une
psychanalyste lacanienne, Maud Mannoni, a pu écrire dans un style quasi
prophétique : « Le climat favorisant l’éclosion psychotique, c’est avant
même la naissance de l’enfant qu’il existe. Dès la conception, le sujet joue
pour sa mère un rôle très précis sur le plan fantasmatique ; son destin est
déjà tracé ; il sera cet objet sans désirs propres dont le seul rôle sera de
combler le vide maternel22. » Quel vide ? Celui de la foi ?
Bien que de nombreux psychanalystes aient contesté cette attribution
de la psychose de l’enfant aux aléas du désir inconscient de la mère, la
psychanalyse dans son ensemble a été alors prise pour cible par les
familles de malades qui s’estimaient injustement culpabilisées. Elle a
connu, dans l’opinion, une défaveur au moins égale au prestige dont elle
avait joui, laissant une place que, par un effet de balancier, les recherches
neurobiologiques et génétiques tentent à nouveau d’occuper, avec des
moyens très supérieurs en quantité et en qualité à ceux d’autrefois.
Dans l’attente de résultats concluants, on peut toutefois s’interroger
sur le fonds idéologique qui sous-tend aujourd’hui les nombreuses
publications où se trouve répété, comme un credo, le caractère génétique
de la plupart des maladies mentales. Faut-il rappeler que, contrairement à
toute maladie génétique connue, aucun trouble mental ne peut être relié à
une mutation génétique spécifique, présente chez tous les patients atteints
de ce trouble et seulement chez eux ? Les quelques anomalies génétiques
retrouvées chez un nombre restreint d’autistes, de schizophrènes ou de
dépressifs ne rendent compte ni de l’ensemble des autismes, ni de la
totalité des schizophrénies ou des dépressions. Elles sont parfois
responsables de troubles neurologiques autres sur lesquels viennent se
greffer des réactions autistiques, schizophréniques ou dépressives. Le
concept de « vulnérabilité polygénique » qui est alors invoqué reste aussi
flou que ceux de « trouble de la vitalité » ou de « lésion métaphysique »
utilisés au XIXe siècle. À défaut de pouvoir déterminer de manière
certaine l’« hérédité » d’un trouble, c’est-à-dire sa transmission directe
d’un géniteur à son rejeton, on la recouvre habilement par une notion
statistique, l’« héritabilité », c’est-à-dire la mesure de la part probable de
cette transmission dans une population porteuse de ce trouble, une
hypothèse qui permet d’évaluer un pourcentage de risque mais qui ne rend
pas compte des mécanismes en jeu dans un cas individuel. On est alors en
droit de se demander si la facilité avec laquelle sont accueillies des
proclamations victorieuses sur le gène de l’autisme, de la schizophrénie ou
de la dépression, voire sur le chromosome du crime, ne traduisent pas
l’obscure rémanence d’une théorie qu’on croyait oubliée.

1. Hochmann J., Les Antipsychiatries. Une histoire, Paris, Odile Jacob, 2015.

2. Ézéchiel 18,1-20, notamment : « Que voulez-vous dire, vous qui vous servez ordinairement de ce
proverbe touchant le pays d’Israël, en disant : Les pères ont mangé le raisin vert et les dents des enfants
en sont agacées ?… Le fils ne portera point l’iniquité du père et le père ne portera point l’iniquité du
fils ; la justice du juste sera sur lui, et la méchanceté du méchant sera sur lui » (traduction Osterwald).

3. « Le péché originel […] se répète malheureusement à chaque instant de la durée, quoique d’une
manière secondaire […]. Tout être qui a la faculté de se propager ne saurait produire qu’un être
semblable à lui […]. Si donc un être est dégradé, sa postérité ne sera plus semblable à l’état primitif de
cet être, mais bien à l’état où il a été ravalé par une cause quelconque […] dans l’ordre physique
comme dans l’ordre moral. […] La maladie […] devient maladie originelle et peut gâter toute une
race », J. de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg, Paris, Librairie grecque, latine et française,
1821.

4. Bonald L. de, Législation primitive, Toulouse, Adrien Le Clère, 1847.

5. Buchez P. B. J., Traité complet de philosophie du point de vue du catholicisme et du


progrès, Paris, E. Éveillard et Cie, 1838.

6. Lucas P., Traité philosophique et physiologique de l’hérédité naturelle dans les états de
santé et de maladie du système nerveux, Paris, J.-B. Baillière, 1847.

7. Morel B. A., Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce


humaine et des causes qui produisent ces variétés maladives, Paris, J.-B. Baillière, 1857.

8. Devay F., Hygiène des familles ou Du perfectionnement physique et moral de l’homme


dans ses rapports avec l’éducation et les besoins de la civilisation moderne, Paris-Lyon, Labé-
Dorier, 1846.

9. Gobineau A. de, Essai sur l’inégalité des races humaines (1854), Œuvres, tome I, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1983.

10. Daudet L., Le Stupide XIXe Siècle, Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1922.

11. Genil-Perrin G., Histoire des origines et de l’évolution de l’idée de dégénérescence en


médecine mentale, Paris, Alfred Leclerc, 1913.

12. Freud S., « L’hérédité et l’étiologie des névroses, Revue neurologique, 1896, 4 (6), p. 161-
169.
13. Freud S. (1904), « La méthode psychanalytique de Freud », Standard Edition, t. VII.

14. Bourget P., Essais de psychologie contemporaine, Paris, Alphonse Lemerre, 1883.

15. Cité par Valette M. L., Mythes et théories de l’hérédité à la fin du XIXe siècle, thèse de
médecine, Lyon, 1989.

16. Huysmans J.-K., À rebours, Paris, G. Charpentier et Cie, 1884.

17. Zola É., Le Docteur Pascal (1893), Les Rougon-Macquart, Paris, Gallimard, « Bibliothèque
de la Pléiade », tome V, 1967.

18. Nordau M., Dégénérescence, Paris, Félix Alcan, 1894.

19. Goddard H. cité par Trent J. W., Inventing the Feeble Mind. A History of Mental
Retardation in the United States, Berkeley, University of California Press, 1994.

20. Kanner L., A History of the Care of Mentally Retarded, Springfield (Ill.), C. C. Thomas,
1964.

21. Lacan J., « L’institution familiale », Encyclopédie française, sous la direction d’A. de Monzie,
tome VIII, 1938.

22. Mannoni M., L’Enfant arriéré et sa mère, Paris, Seuil, 1964.


Fou(s) de Chine
par François Lupu

« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce


monde. »
Albert CAMUS,
Sur une philosophie de l’expression, 1944.

Ouvrons avec Confucius (Kong Zi)1. Avec le Maître, il y a toujours à


apprendre. Les Entretiens (Lunyu)2 nous livrent ce dialogue entre Zi Lu
(542-480 avant l’ère commune), disciple de Kong Zi, et le Maître.
ZI LU – Si le souverain de Wei vous invitait et vous confiait le gouvernement, que feriez-
vous en premier lieu ?
KONG ZI – Rectifier les noms pour sûr !
ZI LU – Vraiment ? Vous allez chercher loin ! Les rectifier pour quoi faire ?
KONG ZI – Zi Lu, vous n’êtes qu’un rustre ! Un honnête homme ne se prononce jamais sur
ce qu’il ignore. Quand les noms ne sont pas corrects, le langage est sans objet. Quand le
langage est sans objet, les affaires ne peuvent être menées à bien, les rites et la musique
dépérissent, les peines et les châtiments manquent leur but. Quand les peines et les
châtiments manquent leur but, le peuple ne sait plus sur quel pied danser. Pour cette raison,
tout ce que l’honnête homme conçoit, il doit pouvoir le dire, et ce qu’il dit, il doit pouvoir le
faire. En ce qui concerne son langage, l’honnête homme ne laisse rien au hasard3.

Dans le cliché dont on nous rebat les oreilles et que nous avons fini par
prendre comme allant de soi – « dans les autres cultures, la folie est traitée
autrement que chez nous » –, le vrai problème n’est pas l’éventuel
traitement différent ou le diagnostic différent mais bien le mot « folie »
utilisé comme une évidence. Nous pratiquons là une indexation analogique
à ce qui est pour nous « la folie » et nous ne nous occupons que de son
supposé traitement social et/ou médical ailleurs.
Le plus souvent, cette indexation analogique consiste à tout rapporter à
notre vision des choses, ce qui crée une inutile étrangeté. En réalité, le fou
n’est fou que pour celui qui participe d’une société qui en possède l’idée,
le concept. Pour ceux qui appartiennent à une culture où le concept n’est
pas pertinent, celui que nous « voyons » comme fou n’est pas fou, mais il
peut être bien autre chose s’il est considéré comme « à part ». Autre chose.
Oui, autre chose. Et c’est fou comme cette « autre chose » est variée. Dans
toute description, le problème essentiel est : décrivons-nous ce que nous
voyons ou voyons-nous ce que nous décrivons ?
Du côté de la Chine…
La médecine comme la pensée chinoise pratique la contradiction ou
l’ambivalence, accepte la pluralité des contraires et des solutions en
fonction du contexte de réalisation. Autrement dit, une chose peut être à la
fois blanche et noire en fonction du contexte de sa réalisation.
Contrairement à ce qu’on entend souvent, la médecine chinoise n’est
pas un corpus clos toujours répété, mais, bien au contraire, une médecine
dynamique dans ses notions comme dans ses pratiques. Cependant, on ne
peut comprendre ce dynamisme que si l’on garde en mémoire qu’en Chine
le nouveau n’efface jamais l’ancien. Ainsi la pensée médicale chinoise ne
procède pas par effacement d’une position ancienne au profit d’une
position nouvelle. L’idée même d’une novation en rupture avec le passé ne
peut se penser. Le nouveau se dégage de l’ancien par le biais des
commentaires et des contextualisations et le recouvre tout en restant
structurellement lié à lui. Ainsi, si l’on constate d’une part plusieurs
siècles de continuité, on constate en même temps plusieurs siècles de
défrichements et de développements : la médecine chinoise est une
médecine du commentaire adaptatif et innovant.
L’harmonie (xie ou he) moteur de la vie
La médecine chinoise repose sur le principe d’harmonie (au sens
musical du terme) et non pas sur la notion d’équilibre4. Ce principe
d’harmonie établit des correspondances (par analogie ou par opposition)
entre le corps humain et la nature (zi ran, l’allant de soi5). C’est
probablement ce qui fait que la médecine chinoise a été la première à
prendre en compte le climat et l’environnement (externe et interne)
comme facteurs de santé ou de maladie, notamment avec les six
changements climatiques : « Le ciel couvert et le beau soleil, le vent et la
pluie, le sombre et la clarté [tout comme] le sombre intense conduit au
doute et à la confusion de même que la clarté intense entraîne également
des perturbations de l’esprit6. » Le Xunzi ajoute même que l’obscurité des
locaux favorise les illusions et trouble la vue : « Ainsi, en marchant dans
l’obscurité, on prendra pour un tigre la pierre qui couche sur la route et
pour un homme l’arbre qui s’implante sur le chemin7. »
La physiologie chinoise repose sur ce principe d’harmonie, principe
qui conditionne l’état de santé. Le non-respect de l’harmonie ou la
disharmonie entraîne la maladie car chaque organe, chaque orifice, chaque
méridien, chaque fonction du corps ne peut se réaliser qu’en harmonie.
Une illustration de cette théorie est donnée dans l’œuvre de Sun
Simiao8, qui classe les troubles de disharmonie mentale dans la catégorie
des « maladies dues au vent », en précisant que « le vent-folie pénètre dans
les méridiens yin9 ».
Liu Wansu (劉完素, 1120-1200)10, quant à lui, préfère mettre en cause
le feu : « Si le feu du cœur est fort, l’eau du rein s’en trouve affaiblie, et
par conséquent le sujet perd l’esprit et devient fou. » Il est d’ailleurs fort
conséquent puisqu’il préconise la prescription de remèdes « à caractères
froids et frais ».
Dans le Huangdi Nei Jing Su Wen11, on lit que la folie résulte de
« facteurs pervers qui pénètrent dans le yang et qui perturbent l’harmonie
entre le yin et le yang ». Parmi ces facteurs, le feu qui entraîne la panique
et la fièvre favorise un déficit de yang et l’apparition d’hallucinations,
d’insomnie et de troubles du langage ; le délire y apparaît et on précise
qu’il est parfois la conséquence d’un état fébrile favorisé par des
températures inhabituelles, trop lourdes ou trop froides et, donc, trop yin
ou trop yang. Dans ce même traité, on lit que le vertige en altitude,
l’amnésie, la boulimie, l’insomnie ou la somnolence sont dus à une
absence de coordination entre le yin et le yang. Sous la dynastie des Han
(- 206 à + 220) on propose une distinction entre folie et épilepsie fondée
sur le principe d’harmonie yin/yang : « Si les symptômes sont
principalement du yang, c’est la folie. Si les symptômes sont
principalement du yin, c’est l’épilepsie. »
Bien plus qu’un organe : le cœur
En médecine chinoise classique, le cœur est plus qu’un organe. Il est le
« principe même du corps » ; c’est aussi le siège de la pensée. Le cœur est
donc l’organe de l’esprit et de la folie !
Il faut attendre le XIXe siècle pour que Wang Qing Ren12 fasse la
première allusion au rôle possible du cerveau : « L’esprit et la mémoire ne
résident pas dans le cœur mais dans le cerveau » et « Les folies sont dues à
la stagnation du sang et de l’énergie, à la non-communication entre
l’énergie du cerveau et celle des viscères. C’est pourquoi le malade est
comme dans un rêve ».
Le rôle primordial du vent
Des textes oraculaires gravés sur des omoplates de bovins, datant du
XIVe siècle avant l’ère commune, font allusion au vent comme sources de
céphalées. Avec eux, commence la longue histoire du « vent » facteur
pathogène, notamment dans les disharmonies mentales.
Le vent est associé à diverses maladies. En tant qu’agent pathogène, le
vent désigne des manifestations cliniques ayant en commun une apparition
rapide ou une grande mobilité, une instabilité : symptômes erratiques,
douleurs (particulièrement articulaires) se déplaçant facilement d’un
endroit à un autre. Enfin, le vent est associé aux paralysies parce qu’il
attaque aussi brusquement qu’il s’arrête.
Le vent… Quel vent ?
Il y a le vent réel, qu’on appelle le vent externe, et le vent interne. Le
plus souvent, le vent externe provoque des symptômes de raideur
musculaire et/ou des spasmes car son action nocive pénètre à l’intérieur
des couches musculaires par les méridiens du « Trois Foyers13 » et par
ceux de l’intestin grêle et y bloque la circulation normale du qi14,
occasionnant ainsi les raideurs musculaires et les spasmes.
Le vent interne est généré à l’intérieur de l’organisme et provient du
dysfonctionnement des organes, principalement du foie (mais non
exclusivement). Il est issu du vide (déficience) de yin ou de yang ou de la
chaleur extrême, et il donne naissance à des symptômes tels que vertiges,
spasmes, convulsions, paralysie et perte de connaissance. Sa présence est
le plus souvent associée à une maladie du foie.
• Une extrême chaleur (interne ou externe) peut se transformer en
« feu » interne et engendrer un vent du foie (phases finales des
maladies fébriles graves accompagnées de fièvre très élevée, de
délire ou de coma, opisthotonos, convulsions).
• Une montée du yang du foie peut aussi causer un vent du foie. Les
symptômes seront alors des étourdissements et des céphalées pouvant
aller jusqu’à la perte de connaissance brutale et l’hémiplégie.
• Une déficience du sang du foie peut occasionner un vent du foie
caractérisé cette fois par des engourdissements, des tremblements,
des spasmes, une vision trouble ou des vertiges.
Mais pourquoi ?
Cela s’explique par le fait qu’une des fonctions importantes du foie est
la régulation du débit sanguin en fonction des besoins de l’organisme, en
particulier au niveau des muscles et du cerveau. Si cette fonction est
compromise par un vent interne, la nutrition des muscles, des ligaments et
des tendons, par le biais du sang, ne se fait plus correctement. Le sujet
éprouvera alors des symptômes apparentés au vent comme des
tremblements, des spasmes, des tics et des convulsions. Si, en plus, le sang
irrigue mal le cerveau, l’alimentation cérébrale s’appauvrira et les
conséquences seront des pertes de conscience, du délire et des vertiges
graves.
Le vent au centre de la disharmonie mentale
On constate que la grande majorité des travaux chinois classiques sur
le désordre mental ont d’abord été centrés sur le vent et ses conséquences.
Ainsi, lorsque fut créé le Collège impérial de médecine en 1060 de l’ère
commune, trente étudiants sur les cent vingt qui y étaient inscrits devaient
se consacrer au vent, dans le cadre d’un département spécial, différent de
celui des maladies internes.
Le jeu des émotions comme facteurs pathogènes
En dehors des causes externes, il y a les causes internes, nous l’avons
vu, des maladies. Outre le vent interne, la médecine chinoise considère les
émotions comme les principales causes internes (nei yin ; 内因).
Les émotions entre normal et pathologique
Comme on s’en doute, l’activité émotionnelle, selon la médecine
chinoise, est normale : c’est une réponse à un stimulus venant de
l’environnement extérieur. Mais, comme toujours dans la médecine
chinoise, lorsqu’une harmonie est rompue, cela induit une maladie. Ainsi,
quand une émotion est trop intense, voire oppressante, elle peut blesser
des organes et engendrer une maladie. La disharmonie sera plus ou moins
accentuée en fonction de l’intensité, de la durée ou de la répétition de
l’émotion.
Les Classiques de la médecine chinoise recensent sept émotions qui
sont : la joie (xi ; 喜), la colère (nu ; 怒), l’anxiété (you ; 忧), les soucis
(si ; 思), la tristesse (bei ; 悲), la peur (kong ; 恐), la frayeur (jing ; 惊).
Les cinq organes yin du corps humain produisent cinq sortes
d’énergies émotionnelles. Cinq ? Les Classiques disent en fait sept
émotions (en prenant bien soin de signaler qu’elles sont seulement les plus
ressenties) qui sont toujours associées aux cinq organes yin (zang).
La joie est associée au cœur, la colère est associée au foie, l’anxiété et
la tristesse sont associées aux poumons, les soucis sont associés à la rate,
la peur et la frayeur sont associées aux reins. Les émotions sont aussi
associées aux cinq dynamismes naturels15 : la joie est associée au feu, la
colère est associée au bois, la tristesse et l’anxiété sont associées au métal,
les soucis sont associés à la terre, la peur et la frayeur sont associées
à l’eau.
Les émotions :
des données complexes
Dans la réalité, nous pouvons ressentir bien plus de sept émotions,
cependant certaines émotions peuvent être connectées à d’autres car elles
font partie du même ressenti de base. Ainsi, ce n’est pas en fait une
émotion mais un ensemble d’émotions qui peut être relié à un organe.
Mais, selon le patient, ce groupe d’émotions touchera cependant souvent
d’autres organes.
Groupes d’émotions ayant une relation privilégiée avec
un organe
• Joie, allégresse, euphorie, rire, agitation, excitation, envie démesurée,
instabilité mentale ont une relation privilégiée avec le cœur
(dynamisme Feu).
• Colère, rancœur, frustration, amertume, irritabilité ont une relation
privilégiée avec le foie (dynamisme Bois).
• Tristesse, anxiété, chagrin, mélancolie, regrets, oppression,
accablement, découragement, désespoir, dépression ont une relation
privilégiée avec les poumons (dynamisme Métal).
• Soucis, ressassement, nostalgie, rêverie, focalisation sur un point
particulier, excès d’activité mentale ont une relation privilégiée avec
la rate (dynamisme Terre).
• Peur, anxiété chronique, incertitude, réserve, timidité, angoisse,
méfiance, frayeur ont une relation privilégiée avec les reins
(dynamisme Eau).
La plupart des émotions affectent souvent un deuxième organe, voire
plus, par exemple : l’anxiété a une relation privilégiée avec le poumon,
mais peut blesser également la rate. Quant à la colère qui a une relation
privilégiée avec le foie, elle peut également toucher l’estomac, la rate, les
intestins ou/et le cœur. Le fait d’exprimer ou de refouler une émotion a
également son importance au même titre que les circonstances amenant à
le faire. Si on reprend l’exemple de la colère, elle troublera surtout le foie,
créant une montée du yang du foie ou une montée du feu du foie (cette
dernière pouvant envahir le cœur par la suite) lorsqu’elle est exprimée.
Elle entraînera des stases de sang du foie si elle est refoulée. Une colère
survenant à l’heure du repas affectera l’estomac et la rate.
Quoi qu’il en soit, ce sont les symptômes accompagnant l’émotion qui
permettent de savoir si c’est réellement l’organe associé qui est touché.
Une colère excessive accompagnée de symptômes autres que ceux du foie
n’est pas une colère qui affecte le foie. L’analyse de ces symptômes
permet de connaître les organes concernés et détermine l’approche à
adopter par le praticien dans son choix de traitement.
Une notion centrale :
kuang 狂 (furieux, arrogant, fou)
La notion de kuang recouvre ce qu’on pourrait appeler une folie agitée
ou « folie furieuse ».
Les premières descriptions du kuang, traduit habituellement par le mot
« folie », souvent par indexation analogique, se trouvent dans le Huangdi
Neijing Suwen : « Au début, le malade dort sans avoir faim, il se vante
d’être sage, intelligent et digne de respect ; il débite des injures jour et
nuit […], il parle fort, rit facilement, aime à chanter et à danser, il erre
sans cesse […]. Il mange beaucoup, voit facilement les démons et les
dieux, riant facilement sans s’extérioriser ». Un autre texte dit : « Le
malade craint les gens et le feu ; les bruits sourds le paniquent et le
surprennent et le mettent en palpitation, il s’enferme […] ; dans les cas
extrêmes, le malade peut grimper sur les murs et atteindre le sommet de la
maison, marcher en se débarrassant de ses vêtements. Les endroits qu’il
atteint, parce qu’il est fou, lui sont inaccessibles ordinairement. » Cette
description est plus ou moins reprise sous la dynastie des Ming (1368-
1644) : « Dans les cas légers, les fous se montrent présomptueux et aiment
chanter et danser ; dans les cas graves, ils s’enfuient en se débarrassant de
leurs vêtements, grimpent sur les murs et montent au sommet des
maisons : dans les cas encore plus graves, ils crient à tue-tête et ne
craignent ni le feu ni les cours d’eau et pensent parfois tuer des gens. »
Dian (aliénation, anomalie, folie, démence)
Une autre notion essentielle est celle de dian ou folie calme : « Le
malade atteint de dian, tantôt chante et rit, tantôt pleure et crie, tantôt crie
sans cesse, tantôt gémit sans répit, tantôt se croit coupable, tantôt se prend
au sérieux, tantôt se couche sans s’endormir, tantôt conserve la parole sans
dire un mot. » Un autre texte dit : « Dian, c’est l’anomalie. D’ordinaire, on
parle bien, maintenant on se tait. D’ordinaire on parle peu, maintenant on
gémit. Dans les cas extrêmes, le malade s’allonge sur le ventre, il est
rigide, le regard fixé droit devant lui. Il est souvent triste. » La notion est
ancienne, un texte de la dynastie des Jin (265-420) dit : « Tantôt il dort
pendant des jours et des nuits sans se réveiller, tantôt il s’assoit des jours
et des nuits, sans dormir. Ou bien il coud étanchement les vêtements qu’il
porte, ou bien il cache les objets d’autrui. Parlant à quelqu’un, il parle peu
et distraitement. Parlant à soi-même, il parle d’une voix basse et pleure. Si
on lui donne à manger, il trouve l’aliment trop maigre et ne veut pas se
servir. Si on ne lui donne pas à manger, il avale du charbon avec plaisir. »
Le grand Sun Simiao (581-682, dynastie des Tang) décrit ainsi ce qu’il
nomme dian : « Le malade garde le silence ou bavarde et parle à tort et à
travers. Il chante ou pleure, gémit ou rit ; il s’assoit ou se couche dans des
fossés ou canaux et avale des excréments ou se déshabille complètement ;
il pleure jour et nuit ou débite des injures à tout bout de champ, il est agité
et gesticule violemment avec des regards vifs et mouvants. »
Actuellement, le terme dian-kuang désigne plus ou moins la psychose
maniaco-dépressive. À titre d’exemple, nous donnons la définition
proposée par un « Manuel à l’usage des étudiants en médecine » (édité en
1981) : « Dian : le développement de la maladie est lent, commence par un
état dépressif, une lourdeur de l’esprit. Puis se présente le désordre de la
parole. Le malade aime le calme et dort beaucoup. Kuan : la maladie
débute vite. Le malade se montre d’abord agité, s’excite facilement, dort
et mange peu. Puis, l’agitation s’aggrave avec beaucoup de gestes
désordonnés. Le malade débite des injures bruyantes et cause souvent des
dommages matériels et humains. »
Dian xian (épilepsie)
Le légendaire Bian Que dans son Traité classique traitant des
problèmes difficiles, aborde le dian et le xian. Pour lui, dian désigne les
convulsions et xian signifie l’épilepsie ne survenant jamais avant l’âge de
10 ans. D’autres auteurs du XVe siècle après notre ère affirmeront que le
xian des adultes et le dian des enfants ne forment qu’une seule maladie.
Sous la dynastie des Song (960-1279) apparaissent de belles descriptions
de l’épilepsie : « Le malade a des vertiges et tombe par terre, ses yeux se
tournent vers le haut, son rachis se raidit, il pousse des cris, il salive et
reprend conscience quelques moments après. »
Le célèbre médecin Zhu Zhenheng (1281 environ-1358) dresse une
classification originale fondée sur le cri que le malade émet au
commencement de la crise. Il divise ainsi l’épilepsie en cinq types :
cheval, bœuf, coq, cochon et mouton. Li Yan, quant à lui, propose en 1575
dans son Introduction à la médecine une division en cinq types en fonction
de la couleur du visage exprimant la couleur des viscères : vert pour le
foie, rouge pour le cœur, jaune pour la rate, blanc pour le poumon, noir
pour le rein.
Zangzao
Le zangzao que Philippe Sionneau voit comme une « hystéro-
dépression » est décrit ainsi par Zhang Zhongjing (150-219 de l’ère
commune) souvent considéré comme l’Hippocrate chinois : « La femme
atteinte de zangzao est triste et a envie de pleurer et elle sent dans la gorge
quelque chose qui brûle. »
La simulation
Dans le Shiji ou « Mémoires historiques », Sima Qian (109-91 avant
l’ère commune) raconte un exemple de simulation de folie : « Un lettré,
ayant vu sa critique envers le roi Shou refusée, simule la folie pour éviter
la peine de mort. » Mais nous devons à Wang Shuhe (180-270), le maître
de la sphygmologie (son ouvrage Mai Jing, le « Classique des pouls », fait
toujours référence), une véritable clinique de la simulation : « Quand le
médecin commence à examiner le pouls, si le sujet se met en position
assise, cela signifie qu’il n’est pas fou. S’il gémit au moment de l’examen,
il n’est pas fou ; mais s’il gémit toute la journée, il est fou. Si le sujet est
couché avec la figure contre le mur et qu’il ne s’assoit pas de surprise en
entendant arriver le médecin, qu’il regarde fixement ce dernier en avalant
de la salive au moment de l’examen du pouls, c’est de la simulation. »
Les thérapeutiques
Les plus anciens traités de médecine proposent des points
d’acupuncture pour soigner les maladies de dysharmonie mentale. Ainsi
Huang Fu Mi (215-283) auteur du Zhen Jiu Jia Yi Jing, le « Classique de
l’acupuncture et moxibustion », premier ouvrage consacré exclusivement
à l’acupuncture, affirme pouvoir guérir par la poncture « les épilepsies, les
folies, les céphalées, l’angoisse, l’insomnie, les hallucinations visuelles, le
désir de se suicider ou de tuer quelqu’un ».
Les remèdes
De nombreux auteurs anciens citent (ou copient sans le citer) le
Shennong Bencao Jing (« Traité des plantes médicinales » attribué à
Shennong) rédigé au Ier siècle de l’ère commune. Nombre de ces plantes
médicinales furent utilisées pour combattre des symptômes de
disharmonie mentale. Il semble qu’il s’agisse d’infusions ou de décoctions
dont l’heure de la prise est fixée avec une grande précision pour satisfaire
au principe de correspondance entre le nycthémère et le yin/yang. Nombre
de ces plantes se prescrivent toujours en psychiatrie, souvent pour atténuer
les effets secondaires des neuroleptiques.
« Psychothérapie » ?
« S’entretenir avec un homme de bien aide à dissiper le doute dans
l’esprit », dit le Shi Jing (« Classique de la poésie » ou « Livre des odes »).
Pour Lao Zi, « il faut mener une vie sobre et simple et restreindre les
désirs et les plaisirs » et, pour Zhuang Zi, « la sérénité contribue à guérir
la maladie ».
Dans le Huangdi Neijing Suwen, on trouve une progression quasi
hiérarchique des différentes interventions thérapeutiques : traiter l’esprit,
savoir nourrir le corps, prescrire des remèdes, poncturer à l’aiguille. Cette
progression s’appuie notamment sur le principe selon lequel il existe une
correspondance entre les cinq émotions et les cinq principaux organes et
que pour vaincre une émotion, il faut la mettre en compétition avec une
autre émotion :
– la colère blesse le foie, la tristesse vainc la colère ;
– la joie blesse le cœur, la peur vainc la joie ;
– la méditation blesse la rate, la colère vainc la méditation ;
– la tristesse blesse les poumons, la joie vainc la tristesse ;
– la peur blesse les reins, la méditation vainc la peur.
La correspondance entre les émotions et les organes est complétée par
une autre correspondance entre les organes et les cinq ouvertures du
corps : les reins, par exemple, sont en relation avec les oreilles, le foie
avec les yeux. Le corps est un réseau complexe de relations internes mais
également le jeu de correspondances naturelles avec les cinq qi (chaud,
froid, sec, humide et igné) et les cinq dynamismes (eau, feu, bois, métal et
terre). Le choix d’un aliment, d’une plante médicinale ou d’un point
d’acupuncture est toujours dicté par ces principes qui donnent à la fois les
moyens du diagnostic et de la thérapeutique.
Le principe du « sentiment qui chasse l’autre » peut être rapproché de
la loi du yin/yang qui veut que la maladie procède d’une dysharmonie
entre le yin et le yang par excès de l’un aux dépens de l’autre. Ici, un
sentiment en excès peut être réduit à de plus saines dimensions si l’on sait
accroître le sentiment opposé qui subissait alors un déficit. Ainsi, la
tristesse pouvant guérir la colère, le médecin émeut le malade avec des
paroles tristes. La joie pouvant guérir la tristesse, le médecin amuse le
malade avec des paroles plaisantes. La peur pouvant guérir le foie, le
médecin épouvante le malade en faisant allusion à la mort. La colère
pouvant guérir la méditation, le médecin excite le malade avec des injures.
La méditation pouvant guérir la peur, le médecin prive le malade de sa
peur avec toutes sortes de soucis. Il va de soi que tout cela requiert
beaucoup de talent de la part du médecin.
Quelques cas cliniques
Dans « Histoire de la forêt des lettrés ou Chronique indiscrète des
mandarins », Wu Jingzi (1698-1754) décrit le cas suivant : « Un messager
annonça à Fan Tsin qu’il était brillamment reçu à l’examen de licence de
la province de Kouang Tong. Fan Tsin craignit de n’avoir pas bien
compris. Il frappa des mains, et s’écria en riant : “Ah ! bien, je suis reçu
licencié.” En parlant, il recula et tomba par terre, ses dents se serrèrent et
il perdit connaissance. Sa mère eut peur et versa rapidement de l’eau
bouillante entre les lèvres. Il reprit connaissance et se leva en frappant de
nouveau des mains : il rit aux éclats. Personne ne put l’arrêter ; toujours
frappant des mains et riant, il alla tout droit vers le marché. Ils se
regardèrent tous, ceux qui avaient les yeux petits, ceux qui avaient les
yeux grands, et dirent unanimement : “Vraiment, une trop grande joie a
rendu fou le nouveau grand personnage.” » Tout le monde discuta sur la
façon de ramener le pauvre Fan Tsin à la raison.
« J’ai tout de même une idée, dit l’un des messagers, je ne sais pas si
elle est applicable. Cette folie subite est née d’une joie trop intense,
l’émotion est montée et a bouché les orifices de son cœur. Il suffirait en ce
moment que cet homme dont le seigneur Fan a peur vienne lui donner une
gifle en grondant : “Ces messagers mentent, vous n’êtes pas reçu
licencié.” Alors, sous ce choc provoqué par la peur, il crachera l’émotion
et reprendra ses esprits. » Celui dont le seigneur Fan avait le plus peur
était le boucher Hou. Le boucher Hou, pressé par la foule, ne pouvait faire
autrement qu’avaler des bols de vin pour se donner du courage : rejetant
ses scrupules, il recouvra sa physionomie méchante des jours ordinaires.
Remontant ses manches graisseuses, il marcha à grands pas vers le
marché, suivi de quelques gens du quartier. La vieille mère courut après
lui et cria : « Mon cher Hou, faites-lui peur seulement, ne le blessez pas. »
Les voisins répondirent pour Hou : « Cela va de soi, inutile de le
recommander. »
Tout en parlant, ils marchaient vite. Au marché, ils trouvèrent Fan Tsin
debout devant la porte d’un temple. Ses cheveux étaient en désordre, son
visage plein de boue, et une de ses chaussures était perdue : il était encore
en train de battre des mains en criant : « J’ai réussi ! J’ai réussi ! » Le
boucher Hou, semblable à un ogre, s’approcha de lui et rugit : « Ah, animal
qui mérite la mort, à quoi as-tu réussi ? » et il lui appliqua une gifle. Tous
les spectateurs ainsi que les voisins, en voyant cela, éclatèrent de rire sans
pouvoir se retenir.
Bien qu’apparemment le boucher Hou, enhardi par la liqueur, ait
rassemblé son courage pour frapper une fois, il avait eu peur
intérieurement, sa main déjà tremblait et il n’osait pas frapper une seconde
fois. La gifle d’ailleurs avait été suffisante pour envoyer à terre Fan Tsin,
qui s’était évanoui. Les voisins se pressaient alentour pour lui masser la
poitrine et lui taper dans le dos. Après un certain temps de ces exercices,
Fan Tsin commença à respirer faiblement et à ouvrir les yeux. Sa folie
était passée.
Une observation comparable se trouve dans le « Recueil
d’observations médicales ». Il s’agit aussi d’un lettré qui a remporté un
concours, cette fois national. Après cette bonne nouvelle, il a pris congé
pour retourner dans son pays natal. À mi-chemin, il est tombé malade. Le
médecin qu’il a consulté lui a dit : « Votre maladie est incurable : vous
mourrez dans sept jours. Dépêchez-vous de rentrer, sinon vous
n’atteindrez pas le seuil de votre maison. » Très abattu, le lettré est rentré
à toute vitesse chez lui. Les sept jours écoulés, il n’a ressenti aucune
souffrance. Un serviteur est rentré en tendant une lettre de ce médecin ; il
était écrit : « Vous étiez malade de la grande joie d’avoir réussi ce
concours. Les remèdes ne peuvent vous guérir, c’est la raison pour
laquelle je vous ai épouvanté avec la menace de mort. »
« La méditation blesse la rate,
la colère vainc la méditation »
Voici un cas rapporté dans une biographie de Zhu Zhenheng (1280-
1358). Une femme était alitée depuis plus de six mois, ne mangeant
pratiquement plus. Les médecins étant incapables de la guérir, on fit venir
le docteur Zhu. Après l’avoir examinée, il déclara : « Elle pense trop à
l’homme, dont le qi stagne dans la rate. » Le père expliqua que le mari de
sa fille était parti depuis cinq ans pour la province de Guangdong. Zhu
Zhenheng répondit que « le seul moyen de la guérir est de la mettre en
colère car la colère peut dissiper le qi qui stagne dans la rate ». Le père
gifla sa fille à trois reprises en lui reprochant de penser à un autre homme
qu’à son mari. La fille se fâcha furieusement contre son père et retrouva
l’appétit et la santé.
« La tristesse blesse les poumons,
la joie vainc la tristesse »
Une femme, bien qu’affamée, n’a aucun appétit. Elle est triste et
injurie les gens de temps en temps. Beaucoup de médecins essaient de la
guérir, mais sans succès. Le docteur Zhang Zuizen l’examine et dit :
« Cette maladie ne peut être traitée par les remèdes. » Il fait venir deux
actrices pour qu’elles amusent la malade avec leurs numéros. Le
lendemain, il ordonne à ces actrices d’offrir un spectacle de lutte. À la vue
de ces scènes, la malade s’amuse beaucoup. Puis le médecin donne à
manger à ces actrices en les invitant à vanter la qualité des aliments. La
malade est séduite à son tour et demande aussi à manger. Le médecin lui
donne à manger par petites quantités. Pendant des jours, l’appétit de la
malade augmente progressivement et elle finit enfin par guérir.
« La colère blesse le foie,
la tristesse vainc la colère »
Une femme est atteinte de hoquet après s’être querellée avec sa belle-
sœur. Pendant trois mois, les hoquets l’empêchent d’avaler quoi que ce
soit et elle n’a plus que la peau sur les os. Le médecin explique au mari
comment conduire son épouse vers la guérison. Le mari entre dans la
chambre et dit à sa femme que leur fils est tombé dans la rivière. Cette
nouvelle plonge la malade dans une grande tristesse. Quelque temps après,
le mari revient avec le garçon, en annonçant : « Heureusement, il est
sauvé. » La malade se précipite vers son fils, le prend dans ses bras et
l’embrasse. Elle pleure de joie et ses hoquets disparaissent.
« La peur blesse le rein,
la méditation vainc la peur »
Zhang Zihe dit qu’il faut « banaliser la peur ». Les spécialistes de
thérapie comportementale reconnaîtront peut-être dans cette observation
les bases de ce qu’ils nomment aujourd’hui la désensibilisation par
immersion. Dans un hôtel, une femme en voyage dort. Des bandits
attaquent l’hôtel, volent tout ce qui est possible et y mettent le feu.
Surprise dans son sommeil, la voyageuse tombe en bas du lit. Depuis,
chaque fois qu’elle entend un bruit, elle s’évanouit de surprise. À la
maison, tout le monde est obligé de marcher sur la pointe des pieds sans
oser faire le moindre bruit. Des médecins lui administrent des
médicaments qui restent sans effet. Cela dure plus d’un an. Le docteur
Zhang la voit et dit : « La surprise vient de l’extérieur et la peur surgit de
l’intérieur. » Il dit à deux servantes de bien tenir leur maîtresse dans le
fauteuil et il frappe devant elle la table avec un morceau de bois. La
femme est surprise mais ne s’évanouit pas. Le médecin lui dit : « Pourquoi
êtes-vous tellement surprise ? » Quelques moments après, il recommence.
Cette fois-ci, la surprise de la femme est moins importante. Le jeu
continue et la femme manifeste de moins en moins sa surprise. Puis, le
médecin demande à un proche de frapper la porte avec un bâton et enfin la
fenêtre, qui se trouve derrière le dos de la femme. Elle ne manifeste plus
de surprise. Heureuse, la femme demande quelle est cette thérapeutique.
Le docteur Zhang répond : « Dans le Huangdi Neijing Suwen, il est dit :
“Ceux qui sont surpris, il faut les calmer. Pour les calmer, il faut banaliser
les choses. Une fois les choses devenues banales. le malade n’a plus de
surprise.” »
En guise de conclusion
Les Chinois ne viennent pas de la planète Mars et ne vivent pas dans
un zoo. Je veux dire par là que toutes les cultures du monde évoluent et
sont en contact avec d’autres cultures auxquelles elles font des emprunts
qu’elles métabolisent pour les intégrer dans leur réalité vernaculaire.
La Chine et, donc, la médecine chinoise ne se sont pas développées en
isolement et les influences étrangères ont toujours existé. La première
d’entre elles et celle que l’on connaît le moins est l’influence de la
médecine arabo-musulmane, notamment de la pharmacopée. Il y a celle
aussi en provenance de l’Inde, probablement venue avec le bouddhisme,
car il ne faut pas oublier que les premiers « missionnaires » bouddhistes
étaient des Indiens. Et puis, bien sûr, il y a l’influence de la médecine
occidentale, qui est moins récente qu’on le croit.
Après les folles destructions de la période maoïste, la situation
actuelle est la suivante. Il y a en Chine deux offres thérapeutiques (y
compris en psychiatrie) : une offre en médecine chinoise et une offre en
médecine « occidentale ». Ces deux offres correspondent à deux
formations : une formation de sept ans au moins en médecine chinoise qui
ouvre sur un diplôme de docteur (daifu) en médecine, les diplômés
exerçant dans des hôpitaux de médecine chinoise, et une formation en
médecine occidentale de sept ans au moins qui débouche sur un diplôme
de médecin équivalent au diplôme de médecine chinoise. Ces médecins
exerceront dans des hôpitaux de médecine occidentale. Mais, comme je
l’ai dit plus haut, dans la pensée chinoise, le nouveau n’efface jamais
l’ancien et on constate de plus en plus une collaboration entre les deux
médecines, collaboration qui débouche sur des approches nouvelles des
phénomènes relevant de la psychiatrie comme de la médecine générale et
de la chirurgie.
Peut-être que cette idée de collaboration que l’on voit se développer
est le chemin de l’avenir. Si nous aussi, les Occidentaux, pouvions faire
que le nouveau n’efface pas l’ancien, que l’ailleurs ne détruise pas l’ici,
alors les patients subiraient moins l’indexation analogique dont nous
parlions au début de ce texte et on traiterait moins la maladie que l’être
dans sa globalité personnelle, familiale, culturelle.

1. Confucius (551-479 avant l’ère commune), de son vrai nom Kong Qiu, connu sous le nom de
Kong Zi, c’est-à-dire Maître Kong, est né dans l’État de Lu, l’actuelle province du Shandong, et ce sont
les jésuites qui ont latinisé son nom en Confucius. Kong Zi est une des figures majeures de la pensée
chinoise, il est considéré comme le premier éducateur et comme le maître à penser des relations entre le
pouvoir et les hommes. Érigeant la vertu, la piété filiale et les rites comme ciment et cheville ouvrière de
la société, Kong Zi reste un des creusets de la pensée politique chinoise. Après la période maoïste qui
l’avait rangé au rang des « vieilleries » à éliminer, il reprend aujourd’hui sa place.

2. Lunyu (« Les Entretiens » ou « Les Analectes ») sont un recueil de remarques et d’anecdotes


où l’on voit Confucius vivre et parler avec ses disciples. C’est le livre qui permet sans doute de
s’approcher au plus près de la pensée originale du Maître. Pierre Ryckmans, qui a proposé une des
meilleures traductions des Entretiens, affirme que « nul écrit n’a exercé une plus durable influence sur
une plus grande partie de l’humanité » et précise : « Le texte des Entretiens a été compilé après la mort
de Confucius et ce travail de compilation effectué par au moins deux générations successives de
disciples s’est poursuivi pendant quelque trois quarts de siècle, jusqu’aux environs de 400 av. J.-C. Cette
compilation a d’abord circulé en deux versions différentes qui ont finalement été refondues et
amalgamées peu avant le début de notre ère sous la forme que nous lui connaissons aujourd’hui. Le
texte comporte donc naturellement des lacunes, des redites, des interpolations, des fragments
hétérogènes, des obscurités, des insertions d’éléments étrangers et anachroniques. Et pourtant, malgré
tous les rapetassages et accidents de transmission, si l’on considère son âge vénérable, il a conservé
dans l’ensemble une verdeur, une vigueur et une cohérence étonnantes : la personnalité même de
Confucius lui donne sa vie et son unité. »

3. Les Entretiens de Confucius, 13.3, traduction Pierre Ryckmans, Paris, Gallimard, 1987.

4. La médecine chinoise, à la différence de la médecine occidentale, ne fait pas de l’équilibre un


idéal à obtenir, loin de là. Pour les Chinois, l’équilibre est synonyme de stabilité organique et donc de
mort. À cette notion, il préfère celle d’harmonie (he), l’harmonie étant à entendre à peu près au sens
musical du terme : l’émission simultanée de plusieurs sons différents. 和 est composé de 禾 he qui
signifie « moisson » et de 口 kou qui signifie « bouche » et, ici, « chant qui sort de la bouche ». Pour
mieux comprendre le sens du caractère, il faut se référer à l’ancienne écriture chinoise où harmonie qui
s’écrivait 龢 avait comme sens général « un groupe de moissonneurs chante un air, un autre groupe lui
répond ». Ainsi, 和 l’harmonie est à comprendre comme la combinaison d’un chant et d’un contre-
chant qui renvoie au premier chant tout en étant différent. Dans le jeu de l’harmonie, les éléments
constitutifs agissent de concert plutôt qu’à l’unisson. Cela signifie que 和 he est un flux permanent de
« conflits », de « négociation » et de « réajustement » : 和 he se réalise au travers d’une série
permanente d’interactions d’ajustement. La médecine chinoise pense donc que dans la vie tout est
mouvement et changement permanent, mutation, voire métamorphose. Un dicton dit que la seule chose
qui ne change pas, c’est que tout change tout le temps. Cette notion d’harmonie commande, selon la
médecine chinoise, tous le jeu des organes, des énergies et des rapports entre les maladies et les santés :
on peut être à la fois un peu malade et un peu en santé ou très en santé et malade. De même la
médecine n’a pas pour but de ramener le patient à un état originel, pas de retour à l’innocence
biologique qui n’existe pas. Le médecin soigne en accompagnant le patient dans son état présent et
complexe de vie. Si la médecine occidentale traite les maladies, la médecine chinoise soigne des
patients, c’est-à-dire des humains dans leur globalité et en fonction de leur harmonie propre à un
moment donné.

5. En chinois, 自然 ziran (ou 大自然 da zi ran ou encore 自然界 zi ran jie) que l’on peut
traduire par « de soi-même ainsi », « allant de soi » désigne et définit la nature. Une nature qui est un
« de soi-même ainsi » sans commencement et sans fin, sans création d’aucune sorte, sans
transcendance, sans sens non plus et dont les manifestations sont aléatoires et contextuelles. La pensée
chinoise du monde s’est développée sans l’idée de Création, sans transcendance et sans métaphysique.
Certes, le Ciel (天 tian) est un outil conceptuel fondamental de la vision chinoise du monde. Mais ne
refaisons pas l’erreur qui coûta si cher aux jésuites tentant d’évangéliser les Chinois au XVIIe siècle ;
erreur qui est d’avoir confondu le « Ciel » chinois avec le nôtre. Or 天, dans la pensée chinoise, n’est
qu’une des façons d’exprimer le principe auquel tout ce qui est dans le monde est soumis. Le 天 tian
n’est rien d’autre, comme le dit Jacques Gernet, que la simple reconnaissance de l’existence d’une
raison concrète appartenant aux choses elles-mêmes, « immanente » au réel. Et cela change beaucoup
de choses, d’autant plus que ce mécanisme immanent ne porte aucune finalité. La nature, l’« allant de
soi » ne porte aucun « projet », ne résulte d’aucune intention transcendantale. Sans commencement,
sans fin, sans direction, la nature ne témoigne de rien d’autre que d’elle-même. L’allant de soi n’est rien
d’autre que la vie faisant écho à elle-même.

6. Texte du Zuo Zhuan. Compilé au IVe siècle avant l’ère commune, le Zuo Zhuan est le
principal commentaire des Annales des Printemps et Automnes, chronique de l’État de Lu de 722 à
480. L’ouvrage a été retrouvé sous la dynastie des Han dans un mur de la maison de Kong Zi
(Confucius), après l’autodafé de 213 avant notre ère. Le style des descriptions, discours et dialogues
font du Zuo Zhuan l’un des chefs-d’œuvre de la littérature chinoise.

7. Xun Zi/Xunzi (IIIe siècle avant l’ère commune, soit à la fin de l’époque des Royaumes
combattants), confucianiste sévère et exigeant, luttant pour la pureté de la doctrine du Maître, fait des
rites la « colonne vertébrale » de l’homme et de la société. Son ouvrage (que l’on appelle le Xunzi) est
le premier en Chine à être déterminé uniquement par l’enchaînement des idées. L’ouvrage, à vocation
encyclopédique, aborde les sujets les plus variés : histoire, rites, linguistique, divination, musique,
physiognomonie. Il deviendra, à l’époque impériale, une des pierres angulaires des examens impériaux et
tout lettré se devait de le connaître et de le commenter. Il ne faut pas confondre Xun Zi et Sun Zi,
général chinois du VIe siècle avant notre ère (544-496) à qui l’on doit le premier traité d’art militaire
(L’Art de la guerre) selon lequel l’objectif de la guerre est de contraindre l’ennemi à abandonner la
lutte, y compris sans combat, grâce à la ruse, l’espionnage et la mobilité.
8. Sun Simiao (581-682) est un des plus grands médecins chinois. Son œuvre fait encore
aujourd’hui référence. Toutes les branches de la médecine et de la pharmacologie y sont traitées. Il est
le premier à faire basculer la médecine de l’ère des démons malfaisants à celle de la médecine
expérimentale. Il fait une grande place à l’acupuncture et à la pharmacopée, mais aussi à la diététique et
l’art de la chambre à coucher comme vecteurs de santé ou de maladie. La légende veut aussi qu’il ait
inventé la poudre à canon.

9. Une célèbre plaisanterie court dans les milieux médicaux chinois : « Si vous avez tout compris
du yin et du yang, c’est qu’on vous l’a mal expliqué », et il est vrai que l’on a pratiquement tout dit et
son contraire sur le yin et le yang, surtout dans les interprétations occidentales. Yin et yang sont un seul
dynamisme, mais double par différence de mouvement et par alternance. Le yang anime le cerveau, le
haut du corps, la face externe des membres et correspond à une activité diurne ; le yin anime le sang, le
bas du corps, la face interne des membres et correspond au repos nocturne. Le yin vient surtout des
aliments et se transforme en yang dans le corps ; le yang vient surtout du soleil et de l’air et se
transforme en yin. Leur unité s’exprime dans un état d’harmonie, chaque aspect croissant au détriment
de l’autre. Inversement, le déclin de l’un favorise l’ascension de l’autre. Il s’agit donc d’une harmonie
dynamique qui évolue sous une forme cyclique. Le yin est la substance, la matière et le yang est
l’activité fonctionnelle, la fonction. La condition d’existence de l’un est l’existence de l’autre.
L’harmonie dynamique du yin/yang découle de l’alternance de phases de croissance et de décroissance
pour chacun des deux aspects. La croissance de l’un se fait simultanément et proportionnellement à la
décroissance de l’autre. Autrement dit, rien n’est jamais entièrement yin, ou entièrement yang, tout est
relatif. Tout peut être divisé en yin ou yang à l’infini.

10. Liu Wansu, appelé aussi Liu Houzhen, proposa la théorie selon laquelle les maladies étaient
causées par une chaleur excessive dans le corps et évoqua l’emploi de la médecine du « froid » ; il est
l’auteur du Su Wen Xuan Ji Yuan Bing hi, « Étiologies basées sur le Su Wen », et de beaucoup d’autres
travaux médicaux qui influencèrent l’école des maladies infectieuses fébriles des dynasties des Ming et
des Qing.

11. Le Huangdi Nei Jing ou « Classique interne de l’empereur Jaune » est le plus ancien et le
plus célèbre ouvrage de la médecine chinoise. Il est attribué à Huangdi, le mythique empereur Jaune qui
aurait vécu au XXVIIIe siècle avant l’ère commune et se présente comme un dialogue entre l’empereur
Jaune et son médecin et ministre Qi Bai. Les historiens considèrent que l’ouvrage qui aborde tous les
domaines de la médecine chinoise aurait pu être compilé durant la période couvrant les Royaumes
combattants (- 500 à - 220) et la dynastie Han (- 206 à + 200). Aujourd’hui encore, on commente le
Huangdi Nei Jing, même si les Occidentaux ont une fâcheuse tendance à en faire une « Bible » et à
délaisser un peu trop les milliers d’autres ouvrages qui garnissent les bibliothèques de médecine en
Chine. Le Huangdi Nei Jing comporte deux parties : le Su Wen et le Ling shu.

12. Wang Qing Ren (1768-1831) insistait sur le fait qu’un médecin doit connaître l’anatomie
interne, notamment des organes avant de soigner (lui-même courait les cimetières et les lieux
d’exécutions pour étudier l’anatomie). Cela donna naissance à l’un de ses ouvrages majeurs : le Yi Lin
Gai Cuo (« Correction des erreurs de la forêt médicale ») paru en 1830 qui tenta de corriger les erreurs
anatomiques des textes anciens. Sur le plan clinique, il pensait que beaucoup de maladies sont
provoquées par une stase de sang par stagnation de qi ou vide de qi. Ainsi, il mit au point une série de
formules pour traiter la stase de sang qui sont très utilisées aujourd’hui (note rédigée d’après Philippe
Sionneau).
13. San Jiao (Trois Foyers) n’a pas de forme physique. La médecine chinoise regroupe sous le
concept de Trois Foyers un certain nombre de fonctions physiologiques. Son activité est une synthèse de
l’ensemble des activités viscérales et il est divisé en trois complexes. Le Foyer supérieur (Shang Jiao)
réunit cœur et poumons, il est en charge de la diffusion des fluides et de l’essence subtile des aliments,
de la propulsion et de la régulation du qi et du sang et de la circulation des énergies nourricières ; le
Foyer médian (Zhong Jiao) réunit la rate et l’estomac, il est chargé de la digestion, de la transformation
et du transport de l’essence subtile des aliments et de la production du qi et du sang ; le Foyer inférieur
(Xia Jiao) réunit reins, vessie, intestin grêle et gros intestin, généralement on y situe également le foie, il
se charge de la séparation du Clair et du Trouble, mais sa principale fonction est l’excrétion.

14. Le 氣 qi est le dynamisme vital qui constitue et configure l’univers. Le qi représente l’activité
physiologique des viscères, le dynamisme qui circule dans les méridiens et leurs ramifications, les six
dynamismes climatiques pouvant se transformer en dynamismes pathogènes, les quatre étapes de la
pénétration des maladies de chaleur, la force de contention et de propulsion du sang.

15. La théorie des cinq dynamismes (ou cinq mouvements) décrit cinq mouvements (wuxing) qui
sont appelés du nom de cinq éléments : le Bois, le Feu, le Métal, l’Eau et la Terre. On les a nommés
ainsi parce que les caractéristiques naturelles de ces éléments peuvent aider à rappeler ce que
symbolise chacun des mouvements. Le mouvement Bois représente la force d’activation et de
croissance, il correspond à la naissance du yang ; le Bois est une force active et volontaire comme la
force puissante et primitive de la vie végétale qui germe, croît, émerge du sol et s’élève vers la lumière.
Le Bois se courbe et se redresse. Le mouvement Feu représente la force de transformation et
d’animation maximale du yang à son apogée. Le Feu monte, s’élève. Le mouvement Métal représente
la condensation, la prise d’une forme durable par refroidissement, assèchement et durcissement, qui est
présente quand le yang décroît vers la fin de son cycle. Le Métal est malléable, mais il conserve la
forme qu’on lui donne. Le mouvement Eau représente la passivité, l’état latent de ce qui attend un
nouveau cycle, la gestation, l’apogée du yin, alors que le yang se cache et prépare le retour du cycle
suivant. L’Eau descend et humidifie. Le mouvement Terre, dans le sens d’humus, de terreau, représente
le support, le milieu fécond qui reçoit la chaleur et la pluie : le Feu et l’Eau. C’est le plan de référence
duquel émerge le Bois et dont s’échappe le Feu, où s’enfonce le Métal et à l’intérieur duquel coule
l’Eau. La Terre est à la fois yin et yang puisqu’elle reçoit et qu’elle produit. La Terre permet de semer,
de faire pousser et de récolter. Les cinq éléments ne sont pas des constituants de la nature, mais cinq
dynamismes fondamentaux, cinq caractéristiques, cinq phases d’un même cycle ou cinq potentialités de
changement inhérentes à tout phénomène. C’est une grille d’analyse qui peut être appliquée à une
variété de phénomènes pour en reconnaître et en classer les composantes dynamiques.
Une idée folle en psychiatrie :
la certitude
Par Pierre Lamothe

Commençons par quelques remarques en guise d’introduction sur des


idées folles dont on va voir le retentissement sur la psychiatrie mais qui
surtout changent le paysage social et les rapports entre les personnes. Il est
difficile de dire si le président Sarkozy avait été élu pour son impatience à
tolérer certaines réalités, sa promptitude à réagir et son activisme
revendiqué ou s’il était simplement emblématique d’un mouvement
général de société, mais il est clair qu’il a été en adéquation avec un
paysage politique et institutionnel qui l’avait un peu précédé et parfois lui
survit, qu’on pourrait aborder en paraphrasant les menus des restaurants
chinois ou les recettes des coachs et thaumaturges gourous des people : les
sept mythes terribles…
Corollaire de la liaison perverse entre le fonctionnement des médias et
la démocratie qui en devient du coup paradoxalement « im-médiate », les
sept mythes s’énoncent ainsi.
• Premièrement il est possible de savoir tout, tout de suite et
simplement. À coups d’images kaléidoscopiques, la télé avec des
dépêches d’agences identiques et parfois les mêmes images d’une
chaîne à l’autre fait croire au citoyen qu’il dispose d’une vraie
information en temps réel d’autant que périodiquement « des
plateaux » de spécialistes réduits à leur posture par leur parole
formatée complètent l’illusion d’un approfondissement. La télévision
pousse, voire cantonne au registre de la fascination. L’illusion que
l’image est la vérité est entretenue même si de l’intérieur même de la
télévision des émissions ou des acteurs du système critiquent cette
illusion. L’image est peut-être vraie, mais elle n’est que point de vue
et n’est pas la Vérité. En revanche, l’image, « spectaculaire », est très
mobilisatrice de l’émotion. Le découpage télé la sert en boucle,
répétitive, de plus en plus partielle et partiale à mesure qu’elle a été
promise et promue, quitte à l’abandonner sans suite, si l’excitation
qu’elle génère est chassée par une autre qui lui vole l’actualité.
• Deuxièmement, le mythe de la nécessité de réponses politiques en
temps réel en découle avec une « loi-caprice » pour chaque fait divers
sans continuité avec la conviction qu’il faut annuler l’imprévu a
posteriori et que l’absence de proposition instantanée d’action
signifie absence de capacité de réaction. On passe du vœu pieux à la
tentative de rendre obligatoire l’impossible. La logique dite
managériale a pendant un temps été un modèle industriel à la mode :
elle supposait qu’un manager est plutôt handicapé que servi par une
trop grande connaissance du terrain et de l’outil de production,
devenant alors trop sensible aux arguments des techniciens qui
veulent toujours faire trop bien, trop tard et trop cher alors que
doivent être suivis sans états d’âme les responsables du marketing qui
savent, eux, ce qui se vendra et ce que veut le client et quand l’offrir,
quitte à subir la sanction du marché s’ils se sont trompés. La logique
managériale a dérivé en décomposition des unités de production
gérées dans une perspective « zéro » (zéro défaut, zéro délai, zéro
stock, etc.) jusqu’à l’impossibilité pour les ouvriers de retrouver un
sens à leur travail et un plaisir à le faire. Elle a failli mettre en péril
de grands groupes pourtant très solides et elle a dû être adaptée dans
la douleur avec au contraire la réorganisation de la production, autant
que faire se peut, en petites unités autonomes et responsables… au
moment où les organisations non industrielles commençaient à être
séduites et vouloir l’appliquer. La logique managériale est devenue
dans les institutions, sous couvert d’améliorer la productivité, de
contourner le pouvoir de blocage et les facteurs humains, culture du
résultat. On appellera ainsi le mythe qu’on peut aller vers le but de
façon plus efficace et plus économique sans méthode et sans principe.
Est-il besoin de dire que l’inefficacité et le gaspillage découlent
souvent des corollaires plus ou moins inéluctables de la culture du
résultat, comme on l’a vu avec l’hallucinante présidence de
George W. Bush qui n’a pas vraiment été désavouée par le
pragmatisme d’Obama : un moindre mal devient un bien et, la fin
justifiant les moyens, le but même qui justifiait le tout est dévoyé.
• Troisièmement, le mythe du risque zéro accompagne la nécessité de
forcer la réalité et les faits têtus au rendez-vous du résultat. Il ne peut
y avoir d’insupportable incertitude, incompatible aussi bien avec la
promesse électorale qu’avec la sécurité que réclame le peuple. Il
n’est pas question d’attendre la démonstration d’une causalité qui, de
toute façon, ne saurait être admise comme complexe pour appliquer
le générateur maléfique du risque zéro, le principe de précaution.
Bien loin des énoncés écologiques des bases écrites à la conférence
de Rio en 1992, le principe de précaution est détourné par sa
généralisation abusive et tend à se substituer à la prudence et à la
rigueur jusqu’à l’absurde. Alors qu’il ne devait pas être inscrit dans la
loi selon ses concepteurs et toujours être jugé en termes de rapport
bénéfice/risque par rapport à son retentissement sur ce qui est établi,
le principe de précaution abusif agit sur l’activité elle-même et non
sur le risque, paralysant l’expérience et la création.
• Quatrièmement, le mythe de la responsabilité en découle avec la
société du contrôle (et non de la discipline) et la tolérance zéro. Il est
nécessaire d’identifier, à chaque défaillance compromettant le
résultat, l’agent qui endosse l’échec institutionnel découlant des
promesses politiques. Rassurez-vous, il n’a rien d’un bouc émissaire
et les mécanismes subtils de la réparation le restaureront plus ou
moins, les tribunaux judiciaires ou administratifs finissant toujours
par compenser à long terme par mutation avec avancement ou
indemnités les sanctions spectaculaires et inconséquentes des
politiques. Mais accréditer la possibilité d’identifier un responsable
unique dans une causalité simple est nécessaire. On a vu ainsi le
garde des Sceaux promettre d’identifier les coupables du
dysfonctionnement dans l’affaire de Nantes avec le triste meurtre de
Laetitia par Tony Meilhon et, du coup, annoncer qu’il avait été mis
fin aux fonctions du directeur interrégional des services pénitentiaires
qui n’en pouvait mais et n’a en fin de compte subi qu’un avancement
de carrière bien loin d’une sanction, ce qui était heureux, car
personne n’avait vraiment « dysfonctionné » dans cette affaire, même
si on peut quelque part parler d’échec. Le droit à l’erreur n’existe pas
dans la culture du résultat alors qu’il est pourtant indissociable de la
nécessité de choisir. Dans l’élan, le ministre de la Justice s’était
indigné qu’on puisse avoir dans les cabinets des juges des
« priorités » alors que si tout est important, rien n’est important !
Accessoirement, la compassion qui se veut affirmation des capacités
des leaders médiatiques à éprouver des émotions appropriées se substitue
à l’empathie. Les victimes de la vie et de la réalité, au centre du discours
compassionnel, ne peuvent être que déçues lorsqu’après des années de
procès, la responsabilité promise est dissociée de la culpabilité dénoncée
avec des décisions judiciaires où le bon sens enfin rétabli n’est pas
toujours compris par rapport à l’indignation initiale. Quant à la tolérance
zéro, délestée de ses obligations pour l’État d’être aussi irréprochable dans
la mise en œuvre de ses moyens que le citoyen dans le respect de la ligne
tracée (rappelons que la tolérance zéro supposait à New York de réparer
immédiatement les carreaux cassés), elle aboutit à transformer la loi en
règlement en la maintenant extérieure au sujet et en restreignant les
possibilités de son intégration consensuelle, telle qu’elle est nécessaire à
la constitution d’un appareil légal intrapsychique permettant le respect de
l’autre.
• Cinquièmement, la science apportera demain la solution que le
politique ne fait qu’anticiper, et ce sera la science exacte bien
entendu (sans tolérance, alors que le jeu est l’âme de la mécanique !).
Le mythe scientiste est du coup très ambivalent. Les nuages noirs qui
s’amoncellent avec la perspective que les activités humaines
détruisent la terre ou l’épuisent amènent à se réfugier dans la
superstition. Autrefois « avec leur bombe atomique ils nous
détraquaient le temps » ; maintenant, on découvre que les
promenades en famille et les pets des vaches font pire avec le CO2 et
l’effet de serre. Mais si la science est la cause de tout, elle sera aussi
la solution de tout et on est en droit de la sommer de faire son devoir
de progrès, par exemple face à l’insupportable incertitude du
lendemain…
• Sixièmement, le mythe du complot des élites est la contrepartie de
leur supposée supériorité : si les choses ne vont pas comme on les
attend ou vont contre nos intérêts, c’est qu’on nous cache quelque
chose auquel ont accès les sachants qui nous dirigent ; on peut être
avec eux (ou contre eux !) dans la gnose sur le nucléaire, les OGM ou
les cancers du téléphone mobile, rêver d’être de ceux qui ont compris
le Da Vinci Code ou qui ont su gagner dans la faillite boursière. De
toute façon, l’étalage des « injustices » (toujours l’info en temps
réel !) ne convainc pas le peuple qu’on ne s’enrichit qu’avec la
chance, le génie ou le travail ou par combinaison de ces trois facteurs
auxquels on ne peut guère opposer la raison. La rancœur et la
superstition autant que la déroute de la conception des programmes
politiques en sont la conséquence. Que fait la police… et que font les
psychiatres pour nous protéger des fous et des dangereux ? Le
politique promet de les faire mieux travailler !
• Septièmement, le néopositivisme devient la position scientifique
normale, pragmatique et compatible avec la culture du résultat,
reprenant la hiérarchie des sciences et les principes d’Auguste Comte,
mais affranchie de ce que lui-même plaçait en étape ultime, la
morale. Le mythe du naturalisme tient lieu de morale et la science qui
peut tout devrait d’abord rester au service de cet ordre naturel qui est
le bien et qui conduit au déterminisme, chacun à sa place et dans son
destin, de l’ours polaire au délinquant sexuel !
Déterminée par ses gènes, sa programmation synaptique
environnementale ou l’inconscient qui en découle (Freud étant au fond très
déterministe !), la culture du résultat suppose qu’on tienne compte de la
dangerosité du schizophrène comme d’une nuisance à neutraliser sans état
d’âme, sans que la légèreté des conduites des psychiatres ou la complexité
de leurs élucubrations prennent le pas sur le pragmatisme. De même avec
quelques protocoles bien conçus, on devrait éradiquer les suicides des
prisons sans être obligé de se préoccuper de l’autonomie du suicidant ni de
changer le sort qui lui est fait. Une administration irréprochable devrait
être capable d’empêcher ses administrés de mourir sans se poser la
question de savoir si elle les empêche de vivre. Le nombre de lois
réglementaires qui se substituent à la morale ou au bon sens pour nous
protéger contre nous-même et faire notre bonheur est impressionnant et
semble ne connaître aucune limite avec l’activisme de notre représentation
nationale.
Il y a eu pas moins de douze lois successives sur les dernières années
tentant d’encadrer la récidive, devenue le crime des crimes, et surtout la
marque de l’échec de la réponse sociale à la transgression, le titre même
de ces lois devenant de plus en plus alambiqué et traduisant bien
l’exaspération de l’impuissance constatée face au rêve de toute-puissance
(loi no 2010-242 du 10 mars 2010 tendant à amoindrir le risque de
récidive criminelle). La volonté d’éradiquer la dangerosité et à défaut de
neutraliser les dangereux a fini par prendre un tour surréaliste en
supposant, entre autres, que les psychiatres pouvaient les identifier, leur
appliquer un traitement approprié ou assurer une garde et une surveillance
qui minimiseraient leurs capacités de nuisance. L’homme dangereux est
vécu comme un nuisible, un doryphore à éliminer ou, au moins, à contenir.
Mais la notion même de dangerosité dans la loi devient dans l’idéologie de
certitude une aberration clinique ; en dehors de quelques situations
rarissimes et très visibles (mais aussi très faciles à traiter !), un homme
n’est pas dangereux en soi, mais dans une situation et une conjoncture :
parce qu’il a été blessé dans son honneur, parce qu’il a pris un toxique,
parce qu’il se croit menacé, parce qu’on s’en prend à ses enfants,
parce qu’il a conduit trop longtemps, etc.
L’idée d’une dangerosité existant pour elle-même va conduire à la
nécessité d’une évaluation sûre et certaine pour ne pas prendre de risque
(le risque du crime certes, mais surtout le risque d’avoir manqué à
l’obligation de résultat !). Un tournant très important, changeant
complètement les relations de la psychiatrie à la justice et même de la
psychiatrie à la société, a été pris avec l’introduction, puis la priorité
donnée aux expertises de pronostic. Celles-ci concernent essentiellement
la partie postsentencielle et l’exécution des peines, mais même dans la
mission traditionnelle d’évaluation de la responsabilité qui est le pont aux
ânes habituel des experts psychiatres, l’attente des juridictions et le suivi
médiatique des procès se tournent vers les mesures à prendre et le
pronostic.
Certes, depuis longtemps et notamment depuis l’élaboration commune
d’une mission, sinon standard (rappelons que les magistrats sont toujours
libres du choix de leurs questions), du moins techniquement et
éthiquement acceptable par les deux parties, la question de l’évolution du
justiciable pendant, après ou à la place de la peine est posée ; mais elle
était jusqu’à ces dernières années une invitation pour l’expert, censé avoir
tiré son autorité de sa pratique auprès de patients, à faire « toute remarque
utile » sans qu’on considère que sa parole avait valeur d’engagement. Or
la logique de la certitude avec responsabilité de l’expert conduit
inéluctablement au refus du risque et à l’hypothèse de précaution la plus
pessimiste. Les experts d’autrefois assumaient bien sûr leur opinion et
beaucoup ne manquaient pas de coquetteries narcissiques pour la défendre,
jusqu’à quelques divas des prétoires qui se permettaient parfois de parler
en oracles. Mais précisément, la parole libre ne les engageait pas dans une
prédiction quasi contractuelle comme l’attention médiatique et la
commande sociale relayée par la justice l’exigent aujourd’hui. On a pu
voir les critiques médiatiques et l’appel par le père de la victime à la
radiation de l’expert qui avait examiné lors d’un précédent viol Mathieu,
l’assassin mineur d’Agnès Marin, comme le messager de Sparte apportant
la nouvelle de la défaite.
Il est à noter que ces questions favorisent une clinique appauvrie de
ses aspects relationnels, qui supposent que le psychiatre dévoile quelque
chose de son propre fonctionnement « par défaut » et des réponses du type
« il n’existe pas de troubles psychiques ou neuropsychiques ». En
revanche, comme il n’est pas attendu de rigueur particulière dans la
démonstration, de nombreux experts semblent fonctionner en routine avec
un principe de précaution extensif, appelant par exemple des réserves sur
le pronostic quant à la récidive ou en recommandant systématiquement
une injonction de soin du suivi sociojudiciaire pour les délinquants
sexuels, voire un traitement antihormonal d’aide au contrôle des pulsions
sans réelle argumentation clinique (mais en jouant sur l’imaginaire
collectif de la « castration chimique » qui évoque quelque part de punir le
monstre par où il a péché).
Certains experts ont la nostalgie d’un travail scientifique et rêvent
peut-être de barèmes de responsabilité comme on dispose de barèmes
d’IPP, souhaitant en tout cas donner l’illusion d’une clinique objective et
reproductible en utilisant les échelles et notamment le DSM-5 (Manuel
diagnostique et statistique de l’Association américaine de psychiatrie). Le
risque en est évident, non seulement d’un appauvrissement d’une clinique
déjà restreinte dans son ouverture par le cadre particulier et les questions,
mais encore par l’extrême danger de faire fonctionner les échelles de
façon réversible dans un sens prédictif.
Rappelons que même si les experts s’en servent de façon quotidienne,
l’usage du DSM au tribunal est exclu par son principe même, comme l’a
souvent rappelé Robert Spitzer, président de la Task Force de l’American
Psychiatry Association depuis la première rédaction du DSM. Il s’agit
d’un outil qui permet en principe de s’affranchir des choix nosologiques
du médecin pour décrire les signes présentés par son malade, les regrouper
en syndrome permettant l’inclusion de ce malade dans un groupe
relativement homogène pour une étude épidémiologique ou une
surveillance, mais certainement pas pour argumenter à partir de ce
diagnostic, par exemple pour obtenir un avantage social ou une mise sous
tutelle, pas plus que pour justifier un internement. Le diagnostic, même en
utilisant tous les axes, du DSM n’est pas considéré comme une
« étiquette » individuelle fiable et suffisante.
Le danger est surtout que si l’inclusion dans un groupe de malades
peut accepter un certain flou dans les critères, l’usage du diagnostic du
DSM comme diagnostic individuel, diagnostic longitudinal ou de
circonstance, risque d’aboutir de façon plus ou moins consciente à la
recherche et au constat inévitables des critères manquant initialement. Le
diagnostic devient alors en quelque sorte « opposable » au malade avec
tous les risques d’un déterminisme qui n’a pas lieu d’être. Hors du champ
de la criminologie clinique, il n’est que de voir ce que devient par exemple
le diagnostic de maladie bipolaire utilisé sans rigueur avec une
complaisance abusive en forçant le trait du symptôme, fourre-tout
recouvrant tout autre chose que la psychose maniaco-dépressive en son
temps et souvent intempestif pour la thérapeutique et l’insertion au travail.
Un pas de plus peut être franchi, d’ailleurs souhaité par certains juges
qui reprochent aux psychiatres français l’ambiguïté de leurs propos et
imaginent volontiers (ou en tout cas nous le disent) que la méthodologie
de l’expertise et les connaissances scientifiques en matière de
criminologie sont plus grandes au Canada ou en Suisse, avec des tentatives
de quantification qui donnent des résultats d’allure nette, mais le plus
souvent très arbitraires et surtout encore moins utilisables pour les
décisions de justice que la parole de l’expert qu’elles prétendent
remplacer. Que pourrait faire en effet un jury des conclusions de l’expert
fournies sous la forme « l’inculpé est responsable à 53 % et a 47 % de
chances de récidiver » ?
Certains pays européens en sont arrivés à cette fausse rigueur avec les
échelles de la psychiatrie actuarielle qui a surtout pour effet d’établir un
fonctionnement « cliniquement correct », paralysant dans un conformisme
certain les experts successifs du dossier et notamment grevant
l’appréciation d’une éventuelle amélioration du fonctionnement psychique
du détenu par rapport à son crime pourtant essentiel à interroger et
comprendre pour le réconcilier avec lui-même. Ce point est
particulièrement important en matière d’expertise des auteurs
d’infractions à caractère sexuel, ces expertises conditionnant directement
l’accès aux mesures d’aménagement de peine, permissions ou libérations
conditionnelles, voire réductions de peine.
Le drame est que certains psychiatres sont prêts à adopter la logique
de certitude avec ses méthodes et ses aspects objectifs dont l’avantage
proclamé serait de s’affranchir de la personne du cotateur, quitte à
répondre, perversion contre perversion, d’une façon inutilisable à la
question mal posée. La psychiatrie a gardé la nostalgie de ne pas être une
science « dure » ; le divorce consommé après 1968 d’avec la neurologie ne
cesse de se déconflictualiser, avec une reprise de la vie commune, et de
multiples exemples des neurosciences réconcilient sereinement l’approche
psychiatrique, psychologique ou même psychodynamique et les données
expérimentales d’imagerie fonctionnelle par exemple. Le problème en est
parfois complexifié plus que simplifié comme la question du rapport entre
les émotions, les choix moraux et les choix rationnels dans les processus
de décision. Mais les neurosciences gagnent en prudence et la psychiatrie
en rigueur, se retrouvant dans la modestie pour la description des acquis et
les hypothèses de structure et de fonctionnement. Pourtant certains
n’hésitent pas à utiliser la science de plus en plus spectaculaire, mais
toujours fragile, pour un déterminisme qui rassure les partenaires, des
patients aux utilisateurs judiciaires de la psychiatrie. Les adeptes de la
neuropsychologie triomphante et les (rares) généticiens qui traquent le
chromosome du crime n’ont pas le monopole de la prédiction revendiquée
objective de la dangerosité. Freud, ai-je dit, était d’une certaine façon
déterministe et, si Einstein a œuvré pour empêcher qu’on lui décerne un
prix Nobel qui l’aurait comblé, il a toujours envisagé quelque chose de
certain et objectif dans sa théorie de l’inconscient, aussi bien dans la
description topique que dans des métaphores comme le frayage synaptique
sur le modèle d’un chemin en forêt (partiellement vérifié d’ailleurs).
Certains experts se revendiquant de la psychanalyse n’hésitent pas à
afficher les convictions déterministes de Marie Bonaparte (réfutées
pourtant très tôt par Ferenczi) : le criminel n’est peut-être pas un criminel-
né, mais il ne pouvait pas aller ailleurs que là où son inconscient le
conduisait et le conduit. Il n’est donc pas coupable au sens philosophique
mais doit subir des mesures de contrainte à vie du fait de sa dangerosité.
On ne pourrait que se réjouir de ce que l’expert ne soit pas
qu’évaluateur du justiciable au moment des faits ou même au moment de
l’examen et soit consulté à nouveau pour les orientations en cours de peine
et les aménagements de celle-ci. La suppression de la peine de mort était
implicitement non seulement la volonté du respect de toute vie et donc de
la vie du condamné (mettant fin à l’aberration d’un garde des Sceaux qui
disait à ce propos « que messieurs les assassins commencent » alors
qu’évidemment tout progrès dans l’Histoire et toute diminution de la
criminalité sont venus de ce que les gens de bien ont commencé en
précédant les criminels !), mais elle était aussi l’hypothèse d’un retour
possible, même lointain, et même s’il ne devait jamais se produire, à la vie
communautaire et à l’humanité.
La proposition hardie du détenu-citoyen, usager du service public de la
justice, avait été faite de façon « romantique » et idéologique dans l’élan
de 1981, ce qui a provoqué son rejet comme élucubration idéaliste et, de
surcroît, marquée politiquement « de gauche », donc opposée à l’ordre et à
la sécurité. Mais tout condamné est potentiellement un futur homme libre
et devrait être espéré de surcroît comme un futur citoyen à son retour à la
liberté. Le fait de retarder l’échéance de ce retour ne permet pas de faire
l’économie de tout mettre en œuvre pour favoriser qu’il advienne dans des
conditions qui soient celles de la citoyenneté (autonomie, respect d’autrui
et de la loi, conditions matérielles décentes) au sens d’appartenance à la
communauté, même si l’ancien détenu est amputé de certains de ses droits
civils, de vote ou de commerce par exemple.
Les frissons face aux horreurs froides débitées par Michel Fourniret à
son procès n’ont pas conduit à rappeler aux lecteurs des journaux ou aux
téléspectateurs du 20 heures quel était le sens de « faire justice » dans ce
procès comme dans tout autre. Il ne s’agit pas seulement de rétribuer par
la punition un acte criminel, il s’agit aussi et surtout de rappeler que le
criminel reste homme, soumis à la loi, sans pouvoir lui-même se retirer de
l’humanité en se revendiquant « à part », avec le statut de monstre qui
dispenserait de répondre à la loi commune fondatrice.
De ce point de vue, la réponse de la société postmoderne au terrorisme
est désastreuse. Il n’y a pas d’angélisme à faire et les acteurs du terrorisme
sont clairement des ennemis qu’il faut combattre et même éliminer, tuer
dans une guerre dont les formes sont par ailleurs très floues. Mais on ne
peut en aucune manière espérer « terroriser le terrorisme » selon le mot de
Charles Pasqua et encore moins présenter cette idée comme un but pour la
civilisation et la démocratie ! La société dite civilisée ne peut ni ne veut
utiliser les armes et la dialectique du terrorisme et pas plus que l’individu
criminel, le terroriste, quel que soit son groupe ou l’idéologie dans
laquelle il s’est fourvoyé, ne peut s’affranchir de l’humain ni la société
penser son extermination en tant qu’inhumain. La civilisation résisterait
bien mieux d’ailleurs en rappelant que ses symboles ne sont pas
destructibles par le terrorisme. Des individus seront toujours accessibles
aux actes de violence et il se peut qu’ils occupent des fonctions
symboliques, mais leur vulnérabilité n’est pas la vulnérabilité du
symbole ! On ne tue pas la liberté d’expression en tuant des dessinateurs.
La culture du résultat (qui n’est évidemment jamais acquis en sciences
humaines !) suppose la nécessité d’une évaluation pour justifier que
chacun a fait ce qu’il devait faire et que l’échec du tout n’est pas de son
fait. On remplace le sentiment de « bien faire » par la nécessité d’être
irréprochable par rapport à l’évaluation. Cette évaluation va fractionner la
démarche de fonctionnement ouverte en tenant compte de l’autre comme
d’un être humain (nous ne sommes pas en logique de production !) en une
série d’actes les plus concrets possible et mesurables, même si le critère
de la mesure est inadapté au vrai travail et à son sens. Il n’est pas possible
d’identifier de façon mesurable un « bon » entretien psychiatrique ni un
entretien utile à la mission d’un CPIP (conseiller pénitentiaire d’insertion
probation), ce qui va conduire à compter les rendez-vous par exemple
comme indice d’un bon soin… On passe de la responsabilité de chacun
dans son métier à la capacité de justifier ce qu’on a fait ou dit, pour qu’à
son tour le commanditaire ou le supérieur hiérarchique se justifie par
rapport à la convocation médiatique et son jugement sans appel.
La nature même des éléments appréciés dans l’évaluation du travail
accompli en matière de soins devenu obligatoire pour le patient mais, du
coup aussi, pour le psychiatre par les CPIP ou les JAP (juges de
l’application des peines) dans le cadre judiciaire ou par les préfets dans les
protocoles de soins ambulatoires sans consentement de la loi de 2011,
viole souvent allègrement le secret médical malgré les rappels solennels
des préambules des diverses lois établissant ces contrôles. Il suffit
d’ailleurs aux instances évaluatrices de contourner la résistance des
psychiatres à donner des détails sur le traitement en les demandant
directement au patient sous peine de considérer qu’il ne satisfait pas à ses
obligations. Sous couvert de recherche de sécurité-certitude, JAP et préfet
demandent par exemple des copies d’ordonnance, avec l’idée que les NAP
(neuroleptiques à action prolongée par voie parentérale) constituent la
seule thérapeutique admissible susceptible de se passer du consentement
du patient, alors qu’il faut aller vers sa collaboration et que les études en
UMD (unités pour malades difficiles, dans les hôpitaux psychiatriques,
sécurisées et de règlement particulier) et en UHSA (unités hospitalières
spécialement aménagées, pour les patients détenus), où en moyenne moins
de 60 % des patients sont sous NAP, montrent que la compliance
thérapeutique est meilleure à terme avec la voie orale…
Le droit à l’erreur est et doit être associé à tout choix autonome. Il
n’est pas question de réclamer une impunité des psychiatres face à la
faute, la négligence, voire l’incompétence, mais la sécurité n’est pas
l’impunité. Le psychiatre doit pouvoir sereinement prendre le risque de
l’autre, le risque de son contact, de la relation avec lui, le risque que l’un
et l’autre se dérangent. Peut-on imaginer aborder un auteur d’infraction à
caractère sexuel (ou tout autre délinquant d’ailleurs !) en postulant qu’on
est à l’abri de sa possible emprise sur nous, de ce que sa parole pourrait
nous faire ? Si je n’accepte pas que ma vie mentale soit perturbée par le
contact avec autrui, comme la présence et la masse d’une étoile en
perturbe une autre proche, comment puis-je non seulement interagir (dans
la perspective thérapeutique) mais comprendre l’autre ou même
simplement lui faire place et le respecter ? Enfermer le pervers dans la
peur ou l’horreur qu’il fait, le réduire à son comportement est en fin de
compte se comporter comme lui. Montaigne le rappelle : il existe des
hommes inhumains mais ce serait l’être plus qu’eux que leur dénier
l’humanité… et ce serait sans doute certainement les pousser à la
récidive ! Freud a décrit le syndrome de Richard III selon le personnage de
Shakespeare (plus noir sans doute que le vrai dont le squelette tordu a été
retrouvé récemment dans les travaux d’un parking !) qui trouve légitimité
à ses crimes dans l’injustice de ses malformations de naissance et estime
avoir une créance de sang qui l’autorise à s’affranchir de la loi : rejeté
dans l’inhumain par l’affirmation qu’il ne saurait être autre que ce qu’il a
été, le pervers y trouverait une raison de persévérer alors qu’au contraire
nous devons toujours l’attendre là où nous souhaitons qu’il nous rejoigne.
Le principe de certitude et l’illusion d’une psychiatrie objective
permettent enfin au psychiatre expert de prétendre qu’il reste dans le
domaine de la clinique et non de la morale, comme si son avis technique
était lui aussi suspendu dans un absolu où ce que la personne examinée a
fait ou a dit n’interférerait en aucune manière avec son jugement moral et
ses valeurs. La dénégation de ces interférences ne peut que conduire au
contraire à une position moralisatrice bien plus « fermée » que
l’acceptation de la vulnérabilité du psychiatre à la personne examinée qui
lui fait horreur ou le séduit, l’exaspère ou l’ennuie. Encore faut-il qu’il
réagisse à la pression de la nouvelle défense sociale, conscient de la peur
de l’autre renforcée par les restrictions de l’espace vital de chacun, la
menace qui pèse sur les traditions des générations précédentes, sur la
liberté d’agir sur l’environnement, etc.
« Nous autres civilisations savons maintenant que nous sommes
mortelles », disait Valéry après le traumatisme de la Grande Guerre,
remarquant, amer, que les grandes vertus des peuples allemands avaient
engendré plus de maux que l’oisiveté n’avait jamais créé de vices. Sa
découverte de l’évidence qu’« une civilisation a la même fragilité qu’une
vie » pourrait être reprise actuellement en remarquant que la terre a aussi
la même fragilité qu’une vie, constat récent bien différent des
superstitions millénaristes. Nous voyons cette fois le fond du bocal et si,
bien sûr, la fin n’est pas pour demain, la perception de la finitude a
complètement changé de nature : nous autres Terriens savons maintenant
que nous sommes mortels. Cette prise de conscience de la maturité, qui
fait passer d’une perception primitive de la mort « castration », perte de
quelque chose, à la mort « narcissique », disparition de la personne, n’est
en règle générale accessible qu’à l’acmé de la vie montante (souvent à la
cinquantaine, l’âge de Valéry en 1921) et elle se métabolise selon
différents processus de défense plus ou moins élaborés – déni, révolte,
projection, délire, rationalisation ou mysticisme, angoisse et dépression,
etc. – jusqu’à la sérénité et la transmission, nouvelle créativité dans le
meilleur des cas.
Ces processus de défense et d’adaptation sont les mêmes pour la
société que pour l’individu atteignant la maturité. Nous sommes
actuellement en grande difficulté pour le comprendre dans une société qui
maintient ses enfants dans l’excitation permanente, dans la décharge plus
que dans l’élaboration, fixés dans les positions archaïques infantiles de la
dyade mère-enfant, le mythe de la certitude n’étant pas compatible avec la
fragilité de la vie « ouverte » ni même avec l’existence d’autrui. Saint
Augustin disait que le père commence avec l’incertitude et ce n’est aussi
qu’avec elle que l’on peut passer de l’éprouvé sensoriel à la vie
psychique ; la seule certitude est la mort. Nous ne pouvons donner la vie à
nos enfants que dans la vulnérabilité, mais c’est le contraire du slogan des
surréalistes : ce qui doit finir n’est pas déjà fini ! Quelqu’un peut-il
expliquer à nos décideurs que ce n’est pas la peine de courir ou d’être
Harry Potter, qu’on peut vivre en étant mortel et même en n’étant pas tout-
puissant ? On peut faire de la psychiatrie en n’étant pas dans la certitude ni
de la cause, ni de la nature de la souffrance du patient, ni de son évolution
qui peut être contraire à ce qu’on attendait surtout si on n’en attendait
rien !
L’âge d’or de la psychiatrie arrive !
par Philippe Courtet

« Il faut être pur avec vous-même et impur avec


l’histoire qui existe déjà. »
Israel GALVAN.

Deux cents ans après sa naissance, qu’est-ce qui ne va pas avec la


psychiatrie ? Elle ne cesse de traverser des crises d’identité. En 2009,
Pierre Pichot, figure emblématique de la psychiatrie française et ancien
président de l’Association mondiale de psychiatrie, concluait son chapitre
sur « L’histoire de la psychiatrie en tant que spécialité médicale » du New
Oxford Textbook of Psychiatry sur cette crise d’identité : la psychiatrie
serait menacée d’être absorbée par les autres spécialités médicales, ou de
ne plus être une science médicale. À travers les nombreuses publications
spécialisées et les incessantes polémiques qui atteignent la presse grand
public, on peut se demander si la psychiatrie survivra dans la seconde
moitié du XXIe siècle, si elle devrait même continuer d’exister, si les
« maladies mentales » ne deviendront pas des « maladies du cerveau ». On
aurait tort de réserver ces questions à des esprits pessimistes ou à quelques
corporatismes inquiets de l’organisation de la pénurie en psychiatrie.
Sinon, pourquoi l’Association mondiale de psychiatrie aurait-elle lancé
des programmes de déstigmatisation de la psychiatrie et des psychiatres,
et de promotion de la carrière de psychiatre ? Quelle autre discipline
médicale est aussi sujette à controverses ? La formulation même de cette
question est problématique : la psychiatrie est-elle une discipline
médicale ? N’est-elle pas au regard des avancées considérables des
neurosciences une partie de la neurologie ? Que faisons-nous alors de
l’humain, et ne devrions-nous pas laisser cette place aux psychologues et
aux travailleurs sociaux ? Bref, la psychiatrie a-t-elle un avenir ? Doit-elle
faire la peau à Descartes et au dualisme cerveau/esprit pour exister ?
La psychiatrie meurt aussi
La splendide exposition d’art contemporain Les statues meurent aussi
(curateur Lorenzo Benedetti, Palazzo Strozzi, Florence, 2015) était
inspirée du documentaire éponyme de 1953 (Chris Marker, Alain Resnais
et Ghislain Cloquet) et de sa phrase légendaire : « Quand les hommes sont
morts, ils entrent dans l’Histoire. Quand les statues sont mortes, elles
entrent dans l’Art. Cette botanique de la mort, c’est ce que nous appelons
la culture. » Et si la psychiatrie était déjà morte ? Elle est devenue culture,
culture de masse, bien de consommation culturel courant. Qui peut nier
l’influence qu’a eue la psychanalyse sur le surréalisme ou sur la
filmographie d’Alfred Hitchcock ? Dans combien de unes la presse ne
nous invite-t-elle pas à nous diagnostiquer « bipolaire » ou « hyperactif »,
à rechercher dans l’amour déçu un « pervers narcissique » et dans un
emploi devenu épuisant la source du burn-out ? Puisque chacun est
« schizophrène », « psy » ou autre, que le plus fameux des antidépresseurs,
le Prozac®, a atteint le statut de Frigidaire®, force est de constater que la
psychiatrie a envahi notre univers, sans rival au sein de la médecine ! La
problématique de cette sublimation, au sens chimique (passage direct d’un
corps de l’état solide à l’état gazeux), de la psychiatrie constitue le nœud
gordien de sa définition.
L’histoire de la psychiatrie illustre sa place grandissante dans
l’organisation des systèmes de soins, sa connaissance par les familles et
par le public, puisque après avoir été isolée dans de grands hôpitaux, elle
est présente partout, des CHU aux cabinets de psychiatrie privé des
centres-villes. Au cours des trente dernières années, la psychiatrie s’est
développée. Plus de professionnels mieux formés soignent plus de
patients. Plus de traitements sont disponibles et les pratiques sont
sûrement plus homogènes. La psychiatrie académique a réalisé des études
interventionnelles rigoureuses, des revues et méta-analyses qui
consolident les connaissances et proposent des recommandations de bonne
pratique clinique. On a progressé. La vulgarisation de la psychiatrie se
traduit par une moindre réticence à consulter un psychiatre, mais aussi par
des attentes exagérées de la part de personnes souffrant de manifestations
légères qui n’ont pas besoin de l’aide de psychiatres et par la tendance de
certains services de soins à se renommer « cliniques de bien-être en santé
mentale ». Pendant que la psychiatrie étend son emprise au-delà de ce
qu’elle sait faire, et vers qui n’en a pas vraiment besoin, ses moyens se
réduisent comme peau de chagrin dans l’ensemble des pays industrialisés.
Les tentatives de démédicaliser les soins des sujets présentant des
maladies psychiatriques sévères sont légion. Elles viennent des politiques,
à la recherche d’économies de santé illusoires, des rivalités
interprofessionnelles, du scepticisme de certains psychiatres à l’égard des
explications biomédicales des maladies et de l’idée répandue selon
laquelle les maladies psychiatriques sont synonymes de chronicité et
d’absence de traitement efficace. La psychiatrie est la seule au sein des
spécialités médicales à étendre ainsi son champ d’action pour délaisser sa
vocation première. Pourtant, certaines circonstances requièrent des
médecins entraînés au diagnostic et au traitement des maladies
psychiatriques, et non psychiatriques sous-jacentes. Éviter la
médicalisation des patients psychiatriques est au mieux déroutant, au pire
mortel. Finalement, ceux qui ont le plus besoin des psychiatres sont laissés
pour compte !
La psychiatrie doit-elle disparaître ?
La récente crise d’identité de la psychiatrie britannique a été
déclenchée par une orientation visant à améliorer les soins psychosociaux
pour les patients psychiatriques. L’enfer est pavé de bonnes intentions !
Puisqu’il est évident que les interventions psychologiques et sociales sont
importantes pour nos patients, cette initiative est compréhensible autant
que bienvenue. Pourtant, elle s’est soldée par la dégradation des soins
médicaux. Ainsi, là où un patient était d’abord référé à un psychiatre, il est
référé à une équipe dans laquelle les responsabilités sont partagées. Il
bénéficie d’un accompagnement psychologique non spécifique, sans
recevoir d’évaluation diagnostique, qui pourtant en psychiatrie comme
ailleurs est le préalable indispensable à la mise en route d’un traitement
spécifique. Ainsi, dans nombre de pays industrialisés, la tendance est de
« remplacer » la psychiatrie. Pour ce faire, les politiques sont conseillés
par les associations de patients et les autres professionnels de santé
mentale, tandis que l’influence des psychiatres ne cesse de décroître. Les
psychiatres ne peuvent pas laisser faire et ainsi contribuer à désavantager
les patients psychiatriques en leur refusant l’accès aux traitements qui
marchent1 ! Même si l’organisation de la psychiatrie française est très
différente quant à son histoire, à sa densité de psychiatres
incomparablement plus élevée (et unique au monde), au rôle prépondérant
du « secteur » dont l’importance est réaffirmée dans les dernières lois de
santé, elle n’échappe pas à la tendance générale. La même règle prévaut
partout et depuis des lustres : pour réduire les coûts de santé, réduisons les
moyens de la psychiatrie. Dans la novlangue de nos élites,
« mutualisation » et « rationalisation » se soldent par la réduction
drastique du nombre de lits, des équipes soignantes et des moyens dédiés
aux soins ambulatoires.
En même temps que les psychiatres perdent de l’influence, d’autres
professionnels se préparent à prendre le relais. Les professionnels de
santé mentale sont autonomes et s’approprient des tâches d’ordinaire
confiées à la psychiatrie, en bénéficiant de la stigmatisation créée par la
fréquentation d’un psychiatre2. Les psychothérapies, développées à
l’origine en psychiatrie, sont désormais essentiellement du ressort des
non-médecins. Les médecins généralistes sont les plus gros prescripteurs
d’antidépresseurs, les neurologues et les gériatres traitent les démences et
les troubles déficitaires de l’attention notamment. Dans certains pays, la
tendance est de limiter le rôle du psychiatre à la supervision des soins
psychiatriques effectués par les autres acteurs… Il est évident que cette
combine malicieuse, où les psychiatres n’auront plus qu’un rôle indirect,
conduira à leur mise à l’écart par ceux qui, eux, voient les patients !
La psychiatrie est confrontée à un problème encore plus sérieux,
l’image négative qu’elle véhicule aux yeux du public et au sein de la
médecine. Chaque psychiatre a déjà vécu cette étrange interrogation :
« C’est vrai, vous êtes vraiment psychiatre ? » Les portraits de psychiatres
ou les descriptions de soins psychiatriques sont rarement flatteurs dans
l’imagerie collective, au cinéma par exemple, et nombre de stéréotypes
circulent, sur un ton plus ou moins amusé : « professeurs foldingues »,
« aussi fous que leurs malades » ; l’« analyste », « celui qui ne répond pas
quand on lui parle »3… Les psychiatres partagent le stigma qui affecte
leurs patients ! Cela est en partie à l’origine de la désaffection des
étudiants en médecine pour la carrière de psychiatre. Les jeunes médecins
qui abandonnent le cursus de psychiatre considèrent que l’image de la
psychiatrie dans le public est déplorable, qu’ils ne sont pas respectés par
leurs confrères des autres disciplines et que la psychiatrie manque de
prestige4. À cette image des psychiatres, correspond une stigmatisation
des soins psychiatriques et de ceux qui en reçoivent. Chacun
recommanderait a priori de consulter n’importe quel « psy » pourvu qu’il
ne soit pas psychiatre et qu’il soit « contre les médicaments ». La situation
est donc bien étrange avec des psychiatres qui sont des acteurs de la
déstigmatisation, la source du stigma, mais aussi bien souvent stigmatisés
eux-mêmes !
Le mécontentement du public à l’encontre de la psychiatrie trouve un
terrain fertile sur Internet, qui permet aujourd’hui à chacun de partager
son expérience, bonne, surtout mauvaise, de raconter son histoire au
monde entier. Tout y passe, des erreurs diagnostiques aux négligences dans
la qualité des soins et aux internements arbitraires. S’y manifestent même
les « survivants de la psychiatrie » (www.enusp.org) selon lesquels il ne
devrait plus exister de psychiatrie… En parallèle, l’évolution du rôle des
patients et de leur entourage est remarquable et même s’il ne s’agit pas
d’une menace explicite à l’égard de la psychiatrie, les professionnels
peuvent le vivre comme une prise de pouvoir indue. Les patients sont
devenus des « clients », puis des « consommateurs » (de soins) et enfin des
« usagers » (de services), et leur entourage des « aidants ». Ces
changements sémantiques, passés dans le langage officiel, indiquent
surtout que la relation thérapeutique entre le médecin et le patient,
autrefois paternaliste, est devenue plus symétrique et distanciée vis-à-vis
de la médecine. Les associations d’entraide sont d’authentiques
organisations politiques dont l’influence est manifeste dans les prises de
décision stratégiques, voire dans les changements de paradigmes puisque
l’amélioration de la santé mentale donne désormais autant d’importance à
l’éthique, la preuve, l’expérience des usagers et la qualité de vie5.
La diminution du nombre de psychiatres atteint son apogée, puisque la
moitié environ sera à la retraite dans les cinq ans. Trouver un psychiatre
prêt à pratiquer dans un milieu hospitalier reviendra à chercher une
aiguille dans une botte de foin. Qu’adviendra-t-il de cette pénurie
silencieuse qui conduit à la disparition des psychiatres, tandis que les
patients demeurent ? L’Association européenne de psychiatrie vient de
présenter ses recommandations pour améliorer l’image de la psychiatrie et
du psychiatre. Redorer l’image de la profession et agir contre la mauvaise
perception des troubles psychiatriques sont une démarche nécessaire pour
réduire la stigmatisation frappant les malades eux-mêmes6.
Un défi majeur pour la psychiatrie sera la définition de ses frontières,
et des traitements et des responsabilités qu’elle veut garder. Les praticiens
peuvent-ils continuer à essayer de couvrir un spectre aussi large de
compétences, de connaissances et d’intérêts ? Pour son bicentenaire, la
psychiatrie doit reconsidérer des valeurs centrales et redoubler d’efforts
pour mettre à disposition les compétences psychiatriques au profit des
patients.
La psychiatrie n’est pas (assez) scientifique !
À l’origine des malheurs de la psychiatrie, la principale cause semble
bien être son manque de crédit scientifique. Lorsque les spécialités
médicales s’appuient sur la pathologie pour formuler les diagnostics, la
psychiatrie se réfère à des classifications basées sur la
« psychopathologie », c’est-à-dire des listes de signes anormaux de l’état
mental et du comportement du patient. Les deux classifications majeures
qui fournissent des critères et des catégories diagnostiques pour les
troubles psychiatriques, utilisées pour guider les traitements, sont
nécessaires et utiles. Toutefois, ces classifications, notamment la dernière
édition du DSM, ont subi récemment des attaques en règle. Il faut admettre
que si la communication entre psychiatres y a gagné, la validité demeure
largement critiquable et que ce que l’on définit comme des « troubles
psychiatriques » n’a toujours pas accès au statut de maladies (qui seraient
définies par des anomalies cliniques et biologiques) ! Certains comparent
même ces classifications psychiatriques à celles des botanistes des XVIIe
et XVIIIe siècles7. À l’heure où l’ensemble de la médecine demande à être
« fondé sur les preuves », la psychiatrie reste isolée et le flou persistant
dans la définition des maladies psychiatriques conduit à la considérer
comme non scientifique. De surcroît, la preuve de l’efficacité des
médicaments les plus largement utilisés ne cesse d’être remise en cause.
Les antidépresseurs pourraient ne pas faire mieux que le placebo dans les
dépressions légères, et les antipsychotiques de seconde génération ne
seraient finalement pas supérieurs aux anciens. Si l’on ajoute à cela les
effets secondaires inattendus des psychothérapies8, comment ne pas
comprendre ce sentiment de défiance généralisée à l’égard des pratiques
de soins en psychiatrie ? Derrière le doute produit par les bases
scientifiques branlantes de la psychiatrie, restent à l’affût les vieilles
polémiques théoriques. « Interrogez trois psychiatres et vous aurez quatre
réponses » : nous entendons souvent cela de la part des décideurs qui
saisissent une excuse pour ne rien faire en faveur de la psychiatrie. Il faut
bien avouer que ces dissonances existent. Considérant qu’un corpus de
connaissance commun est un élément central dans la définition d’une
profession, les divisions sont une menace considérable à la cohérence de la
psychiatrie. Puisque la psychiatrie manque des fondements scientifiques
solides qui existent dans les autres grandes spécialités médicales, de
profonds clivages se manifestent entre les psychiatres. C’est sur
l’étiologie et la prise en charge des maladies mais aussi sur la nature
même de la maladie mentale que l’on s’oppose : modèle biomédical ou
psychosocial, esprit ou cerveau, pharmacologie et neuroscience dans un
camp, psychologie, sociologie et psychothérapie dans l’autre, chacun se
voyant accusé de réductionnisme9.
Les maladies psychiatriques trouvent-elles leur origine dans le cerveau
ou l’esprit ? Le débat qui ne date pas d’hier est schématisé dans le
dualisme cartésien selon lequel cerveau et esprit sont deux entités
séparées. Si la séparation entre le cerveau et les maladies mentales est
véritablement erronée, le débat se corse quand il s’agit de lier l’esprit au
cerveau, de définir ce qu’est l’esprit, où il commence et où il finit, et
comment il émerge du fonctionnement cérébral. La psychiatrie souffre
d’être la seule spécialité à traiter une part conceptuelle du corps humain
qui flirte avec la métaphysique. Son défi majeur pour l’avenir est alors de
décider ce qu’elle doit vraiment traiter : le cerveau ? l’esprit ? la société ?
tout à la fois ? et jusqu’où ? Cette crise d’identité a conduit à la situation
actuelle de la psychiatrie en proie à diverses idéologies qui explique les
difficultés des psychiatres dans leur ensemble à défendre leur place au
sein de la médecine. Des positions inconciliables de ces deux approches
finiraient par forcer la psychiatrie à se diviser en deux spécialités, une
option radicale qui fut suggérée dans un article de la fameuse revue
médicale The Lancet10. À n’en pas douter, la psychiatrie en perdrait sa
place au centre de la santé mentale et, pire, son statut de profession. Le
poids des idéologies a toujours été très important en psychiatrie,
notamment du fait de modes d’exercice très divers. Quand on passe sa vie
à ne voir qu’un certain type de patients, avec un état d’esprit sélectif, il est
difficile de se faire une idée globale ! Cela était vrai pour nos « pères
fondateurs » qui ont développé leurs concepts dans des milieux
particuliers : les patients psychotiques dans les hôpitaux psychiatriques
pour Emil Kraepelin, les patients névrosés de la pratique privée pour
Sigmund Freud. La psychiatrie navigue au sein de deux cultures, chacune
affirmant sa supériorité, préconisant l’intégration sans surtout réaliser
aucun effort pour qu’elle n’aboutisse11. Comment s’étonner que l’opinion
du public soit désastreuse ? La résolution de cette situation extraordinaire
dans la médecine moderne est fondamentale pour le futur de la
psychiatrie.
Il est vrai que si la psychiatrie s’est développée, qu’elle est mieux
armée aujourd’hui qu’hier pour soigner des patients toujours plus
nombreux et qu’elle occupe une place culturelle dans la société, rien de
nouveau depuis longtemps, au moins en apparence. Les médicaments
psychiatriques ne sont pas beaucoup plus efficaces que ceux découverts il
y a soixante ans déjà. Les laboratoires pharmaceutiques disposent de peu
de candidats prometteurs dans leurs « pipelines » et ils ont tendance à
abandonner12. Le constat est clair, il est bien difficile de développer des
nouveaux traitements en psychiatrie. À cela une raison majeure : on n’en
sait pas suffisamment sur le mécanisme des maladies13. Du coup, on peut
regretter que la recherche en « psychopharmacologie » ait concentré trop
d’efforts dans le sillon étroit des premières drogues qui ont été
découvertes par hasard, à la recherche de composés semblables et en les
peaufinant pour gagner en efficacité, surtout en effets secondaires, et de
façon non négligeable en préservant les revenus générés par les
médicaments protégés par des brevets. La psychiatrie a eu de la chance dès
le début, et puis elle est restée dans une ornière. Les grands courants de
l’organisation des soins qui ont créé hôpitaux de jour, dispensaires,
équipes mobiles et soins communautaires ont plus de trente ans. Les
traitements les plus efficaces ont été découverts il y a plus d’un demi-
siècle. Idem pour les grands courants psychothérapeutiques. Les progrès de
la recherche fondamentale dans les domaines adjacents à la psychiatrie
sont considérables, et leurs applications à la pratique imminentes. Mais
jusqu’à présent aucune révolution n’a permis à la psychiatrie de changer
d’époque et de rejoindre le reste de la médecine, enfin…
Pourtant, la psychiatrie semble en danger d’extinction au moment
14 15
même où elle entre dans son âge d’or , ,16. Si les progrès de la recherche
n’en sont qu’à leurs débuts, la science nous laisse entrevoir des
développements extrêmement importants, non seulement pour les
psychiatres, mais pour tout un chacun. Cet âge d’or a le pouvoir de régler
de nombreux problèmes de la psychiatrie, en vivifiant une des
composantes les plus importantes de la profession : son corpus de
connaissances. La compréhension des maladies mentales et des
thérapeutiques rendra sans aucun doute leur standing aux psychiatres, et
les aidera à repenser leur implication dans le traitement des maladies
psychiatriques. Les fondements scientifiques s’en verront renforcés. La
psychiatrie sera de nouveau attractive pour de nouveaux psychiatres. La
connaissance aidera à diminuer le stigma des maladies mentales, comme
ce fut le cas par exemple pour l’épilepsie, autrefois mystérieuse maladie
divine.
Lorsque les territoires de l’esprit et du cerveau eux-mêmes seront
mieux délimités, il sera plus facile pour les psychiatres de marquer leur
territoire. La psychiatrie a une place particulière au sein de la médecine en
embrassant les neurosciences, la psychologie, la sociologie, la
philosophie. Elle a l’opportunité unique d’être au centre des
développements scientifiques majeurs et cruciaux pour lutter contre les
maladies, mais aussi une influence dans la façon dont nous voyons le
monde et notre place en son sein. Les psychiatres pourraient trouver une
place à l’interface entre cerveau, esprit et environnement, et exceller dans
les compétences requises pour exercer dans chacun de ces domaines.
L’idée que le psychiatre serait un esprit universel n’est pas
invraisemblable !
L’avenir appartient à la psychiatrie
L’importance de la psychiatrie ne va cesser de s’affirmer au cours des prochaines décades. Les maladies
mentales sont et continueront d’être les principales causes de souffrance humaine et de mortalité, avec
17
notamment plus de 800 000 morts par suicide chaque année dans le monde ,18. Ces affections sont très
fréquentes dans la population, d’autant que leur apparition se fait à un âge de plus en plus précoce. Ainsi les
troubles de l’humeur sont appelés à devenir la seconde cause de handicap après les pathologies coronariennes en
2020 dans le monde. Les patients souffrant de pathologies sévères (schizophrénies et troubles bipolaires) ont une
espérance de vie réduite de quinze ans en comparaison de la population générale19. Face à un phénomène d’une
telle ampleur, il est évident que l’amélioration de la santé de la population ne sera possible qu’à la condition que
les États décident que la prévention et le traitement des maladies mentales sont une priorité de santé publique.
Les progrès considérables de la biologie moléculaire et des neurosciences qui ont commencé à voir le jour au
cours de la dernière décennie fourniront des outils puissants qui permettront de mieux appréhender les systèmes
biologiques impliqués dans la psychopathologie de nos patients20. L’optimisme règne et chacun s’accorde à
envisager grâce aux neurosciences le développement d’outils diagnostiques et pronostiques fiables. Il n’y a
qu’un pas pour considérer que suivront alors des nouveaux traitements basés sur cette compréhension exacte des
mécanismes des maladies et des processus cérébraux sous-jacents21.

La neuroscience macroscopique
La neuroscience macroscopique étudie les circuits, réseaux et systèmes neuronaux. La neuroscience moderne
souligne de plus en plus que le cerveau fonctionne comme un ensemble de circuits et de systèmes de traitement
de l’information, plutôt que comme un ensemble de régions distinctes. Les affections du cerveau sont donc un
problème de circulation de l’information à travers ses circuits. Cette perspective de perturbations de la
circuiterie a déjà trouvé des retombées dans la pratique médicale à travers la stimulation cérébrale profonde,
utilisée dans le traitement de la dépression et du TOC22. Les neurochirurgiens implantent des électrodes dans des
régions cérébrales dont on a montré qu’elles sont impliquées dans la régulation des émotions et des cognitions.
Cette approche encore expérimentale est réservée par exemple aux patients sévèrement déprimés qui ne
répondent pas à des traitements non invasifs ; elle aide les trois quarts d’entre eux selon la pionnière mondiale
Helen Mayberg. La démarche permet en outre de saper les vieux concepts des maladies mentales considérés
comme des déséquilibres chimiques (trop ou trop peu de sérotonine par exemple) et porte l’emphase sur la
circuiterie cérébrale dysfonctionnelle comme clé des troubles psychiatriques. Ainsi après avoir cherché le gène,
la région, la molécule de la dépression, nous devons penser le cerveau comme « un système dynamique qui doit
être correctement chorégraphié », nous dit Mayberg23. Mieux comprendre les perturbations de cette circuiterie se
traduira par le développement de nouveaux traitements, grâce à de grands projets comme l’emblématique
BRAIN Initiative, lancée par Barack Obama en 2013. D’autres techniques de stimulation moins invasives sont
24
également en plein essor, qu’elles soient magnétique transcrânienne ou en courant continu ,25.
Une technique fascinante et très puissante pour étudier les circuits neuronaux au niveau de la cellule même
est l’optogénétique. Inventée par Karl Deisseroth, et consacrée découverte capitale de la décennie par Science en
2010, elle combine l’optique, par l’emploi du laser, et le génie génétique pour stimuler ou inhiber des classes
spécifiques de neurones. Ces méthodes utilisées de façon expérimentale chez le rongeur ou chez le singe
permettent d’approcher de façon extrêmement précise les circuits perturbés dans les troubles psychiatriques26.
La visualisation de l’activité cérébrale est permise par les techniques d’imagerie cérébrale et notamment
l’IRM fonctionnelle ou la tomographie par émission de positons. Elles permettent d’examiner l’activité des
régions du cerveau au repos ou en réponse à différents types de stimulations. Si performantes que soient ces
méthodes, elles ne sont pas encore d’utilisation courante en pratique, comme le sont ailleurs en médecine le
scanner ou l’IRM structurale. Le problème vient de la difficulté à identifier les signaux de dysfonctionnements
du fait de la grande hétérogénéité de l’activité cérébrale des sujets sains. La solution viendra de l’examen de la
diversité humaine dans des études à très grande échelle. Ce succès est attendu du projet Health’s Human
Connectome, dans lequel l’activité et la structure cérébrales seront mesurées chez 1 000 sujets sains27. Il sera
ainsi possible de trouver des variations d’activité à mettre sur le compte de pathologies pour disposer d’outils
pertinents pour le diagnostic et le traitement. L’imagerie cérébrale fonctionnelle est d’autant plus prometteuse en
psychiatrie que les anomalies de structures cérébrales sont rares. Au cours de ces dernières années, les données
révélées par l’application de techniques informatiques ultrasophistiquées à l’imagerie sont fascinantes. Ainsi,
l’analyse des signaux d’IRM pendant le sommeil permettrait de déterminer le contenu des rêves28. Une autre
étude identifie, au sein de la complexité des activations cérébrales, la signature neurale de la douleur avec une
robustesse et une précision incroyables29 ! La définition des circuits cérébraux impliqués dans les différentes
pathologies mentales commence à se préciser30. Par exemple, il a été montré que chez des sujets déprimés, ceux
qui réalisent des tentatives de suicide présentent une hypersensibilité aux signaux indiquant le rejet social avec
une augmentation d’activité du cortex orbitrofrontal et aussi une augmentation d’activité du cortex cingulaire
antérieur en réponse à des signaux positifs ambigus. Ces données aident à préciser la circuiterie qui serait
dysfonctionnelle en fonction des expériences sociales des sujets qui risquent de se suicider31. Des perspectives
thérapeutiques voient aussi le jour. Ainsi, chez des patients déprimés, l’activité fonctionnelle avant l’instauration
d’un traitement permettrait de prédire l’efficacité d’un antidépresseur ou d’une thérapie cognitivo-
comportementale32. Plus précisément, les sujets qui ont une baisse du métabolisme de l’insula seraient traités
efficacement par la psychothérapie, tandis que ceux qui ont un métabolisme augmenté répondraient à
l’antidépresseur. Disposer d’un biomarqueur, ici en imagerie, qui permet de choisir le traitement à proposer à un
patient donné sera crucial.

La neuroscience microscopique
La neuroscience microscopique privilégie, elle, l’étude des cellules et des molécules. Les immenses progrès
dans la recherche sur les cellules souches ouvrent des perspectives incroyables en psychiatrie. La découverte des
cellules souches, qui a valu le prix Nobel de médecine à Shinya Yamanaka et John Gurdon, stimule les progrès
en thérapie cellulaire. Récemment, des chercheurs ont travaillé sur des cellules de la peau de malades
schizophrènes transformées en neurones. En recueillant des fibroblastes par biopsie de la peau des patients, il est
possible de dédifférencier ces cellules en cellules souches induites pluripotentes, puis de le redifférencier en
populations cellulaires définies, notamment en neurones. Des neurones spécifiques de chacun de ces malades ont
pu être créés. Les neurones produits à partir des malades étaient différents de ceux issus de sujets sains, produits
de la même façon. Ils développent moins de connexions entre eux et ils ont des prolongements moins
développés. En outre, l’analyse de l’expression des gènes a permis d’identifier plusieurs voies biologiques
cellulaires altérées. Les chercheurs ont aussi observé que certains médicaments utilisés dans la schizophrénie
pouvaient restaurer certaines de ces anomalies moléculaires et cellulaires. Il s’agit donc d’un nouvel outil de
modélisation des maladies mentales, qui permet d’observer directement les neurones d’un patient33. Jusqu’où
ces techniques permettront-elles de soigner les patients ? Pourquoi ne pas fabriquer à partir de cellules souches
de patients des neurones fonctionnels et les transplanter ? Il y a quelques mois une publication a relaté le succès
de la transplantation de neurones corticaux chez le rongeur34 ! Il est envisagé prochainement de tenter de
transplanter des neurones dopaminergiques, produits à partir de cellules souches, dans la maladie de Parkinson.
Leur transplantation permettrait de stopper ou de retarder la progression de la maladie. Nous en sommes au
début des recherches sur les cellules souches en psychiatrie avec des perspectives fascinantes pour une médecine
dite « personnalisée ».
La nouvelle ère de la « médecine de précision » s’achemine vers l’utilisation du séquençage de l’ADN pour
le diagnostic des maladies du cerveau. Une fraction de troubles pédiatriques, comme l’autisme, est causée par
des mutations qui peuvent être identifiées en séquençant l’ADN du génome du patient. Les causes peuvent être
des mutations transmises par les parents ou des réarrangements chromosomiques apparus de novo et qui
n’affectent que l’enfant atteint. Il est encore très rare que ces séquences révèlent une mutation curable
médicalement, mais cette connaissance génétique peut éclairer sur les causes de troubles encore largement
méconnus. Ainsi les troubles du spectre autistique résultent probablement de centaines de mutations sur de
nombreux gènes, suggérant que l’autisme n’est pas une seule maladie, mais plusieurs. Néanmoins, ces gènes
impliqués dans l’autisme font souvent partie de familles de gènes qui agissent conjointement sur une fonction
biologique, par exemple dans la signalisation synaptique et le développement cérébral35. Sera-t-il possible de
réparer ces anomalies en reprogrammant les neurones à partir des cellules souches de patients ? La piste
annoncée est à suivre36. Étudier les profils d’expression génétique, en étudiant l’activité de milliers de gènes
dans ces neurones humains pourrait aussi permettre d’identifier les perturbations des voies biologiques liées aux
gènes qui confèrent un risque d’autisme pour chercher des médicaments les corrigeant.
Les grandes collaborations en génétique humaine réussissent à mieux définir le risque génétique de maladies
de l’adulte, comme la schizophrénie ou la dépression. Ici chacun des facteurs génétiques augmente le risque de
maladie de façon très modeste, indiquant que ces maladies résultent de combinaisons de gènes et de l’interaction
entre les gènes et les facteurs environnementaux. Même si le niveau de complexité constaté semble éloigner les
perspectives thérapeutiques, ce n’est pas toujours exact. Ainsi, la dernière très grande étude publiée sur la
schizophrénie indique que le risque génétique est conféré par plusieurs gènes codant pour des canaux calciques
voltage-dépendants37. Il se trouve que ces canaux ont été très étudiés par l’industrie pharmaceutique du fait de
leur rôle dans la fonction cardio-vasculaire… Rien n’empêche alors que l’on « recycle » des drogues déjà
existantes vers le traitement de la schizophrénie.
La génétique psychiatrique est l’illustration parfaite pour les sceptiques de l’absence de retombée
scientifique dans la pratique, en dépit de considérables investissements réalisés depuis trente ans. Certes, mais la
réalité est un peu différente. D’abord les chercheurs eux-mêmes n’ont jamais pensé trouver le gène de telle
maladie, tant il a toujours été évident que les maladies psychiatriques comportent une composante génétique de
vulnérabilité, et que celle-ci impliquerait sûrement de nombreux gènes. La difficulté à identifier les gènes de
susceptibilité à la schizophrénie, à la dépression et au suicide suit deux grandes problématiques. D’une part, les
patients étudiés dans les études génétiques sont diagnostiqués selon les classifications des maladies
psychiatriques en vigueur, qui ne reposent sur aucune validité biologique et encore moins génétique. Il est de
coutume de dire que « le DSM ne connaît pas la génétique ». Il est d’ailleurs intrigant qu’une des études les plus
grandes et des plus récentes ait rapporté que plusieurs affections psychiatriques de l’enfant et de l’adulte
(autisme, trouble déficitaire de l’attention, trouble bipolaire, dépression et schizophrénie) avaient plus de gènes
en commun qu’elles n’en avaient de différents38. Cela nous indique bien que la génétique n’explique pas les
troubles psychiatriques tels que nous les concevons actuellement, mais que la génétique rend compte
d’anomalies « biologiques » que l’on peut retrouver dans les différentes maladies psychiatriques, dont les
frontières ne sont pas claires.
L’autre défi auquel étaient confrontés les psychiatres généticiens est également en train de se résoudre.
Même si beaucoup a été investi dans ces recherches, ce n’est rien par rapport aux efforts nécessaires. Nous
sommes au milieu du gué (pour les optimistes) ; alors continuons. La connaissance de l’ensemble du génome
humain (grâce au projet Génome humain entrepris en 1990), la diminution considérable des coûts de laboratoire
et la possibilité actuelle de créer d’immenses consortiums réunissant des centaines de scientifiques et de
laboratoires de par le monde rendent possibles des études d’ampleur considérable et aux retombées enfin
prometteuses. C’est ainsi que Sullivan et ses 300 coauteurs du Consortium de psychiatrie génétique ont publié en
2014 dans la prestigieuse revue Nature les résultats d’une étude comparant l’ensemble du génome humain de
37 000 patients schizophrènes à celui de 113 000 sujets sains ! Ils ont identifié 108 régions impliquées dans le
développement de la schizophrénie. La preuve en est que l’architecture génétique de la schizophrénie est
complexe. Ce travail n’est pas un aboutissement puisqu’il faut désormais aux chercheurs comprendre ce qui se
passe au niveau de ces nombreux gènes, comment ils sont exprimés dans le cerveau des patients, de quelles
anomalies biologiques ils sont responsables… C’est au prix de bien des efforts, encore considérables, qu’il sera
possible d’identifier des médicaments capables de corriger les anomalies biologiques de la maladie que ces
gènes voudront bien indiquer, pour mieux soigner la schizophrénie. Quel en est le corollaire ? L’engagement sans
compter des chercheurs, des psychiatres et des patients et… celui des mécènes qui accepteront d’investir l’argent
nécessaire dans ces recherches. On apprend que Ted Stanley, philanthrope, a donné 650 millions de dollars au
Broad Institute pour aider à la poursuite de ces recherches…
Si les gènes contribuent à la genèse des maladies mentales, ils ne sont pas les seuls en cause.
L’épidémiologie nous indique le rôle capital de nombreux facteurs environnementaux. Dans un article qui fut
l’un des plus cités de son époque, paru en 2003 dans la grande revue Science, Avshalom Caspi a introduit avec
brio le concept d’« interaction gène-environnement ». Dans cette grande étude ont été suivis de la naissance à
l’âge adulte 1 000 sujets, qui ont été évalués régulièrement sur le plan psychiatrique39. Caspi a démontré que les
sujets qui développaient une dépression étaient à la fois en proie à de nombreux « stress », mais qu’ils portaient
également une forme particulière d’un gène (codant pour le transporteur de la sérotonine). Ainsi c’est la
conjonction d’un facteur génétique et de facteurs environnementaux qui conduit à la dépression.
Réciproquement, les sujets porteurs de l’autre conformation du même gène et ceux qui ne subissent pas de stress
ne développaient pas de dépression. Cette étude illustre bien le concept de vulnérabilité où certains sujets ont un
risque (génétique) de développer une maladie quand ils rencontrent des circonstances défavorables. L’autre
conclusion plus fondamentale de cette étude est qu’il est désormais indispensable quand on recherche des gènes
de vulnérabilité aux maladies psychiatriques de prendre en compte la mesure de l’environnement. « Ne pas le
faire serait aussi stupide que d’étudier le paludisme dans un pays sans moustiques », disait en substance un
coauteur de l’article de Caspi.
En résumé, on pourrait concevoir ainsi le développement des maladies psychiatriques. Des gènes ayant
souvent une fonction dans le développement du cerveau vont interagir avec des facteurs environnementaux pour
conférer une vulnérabilité, qui s’exprimera chez certains sous l’influence de l’âge, de facteurs hormonaux, de la
prise de toxiques ou d’autres facteurs environnementaux. Parmi les facteurs de risque précoces, qui pourraient
agir dès la vie in utero (pendant la grossesse) lorsque le cerveau commence à se développer, on trouve :
infections, exposition aux toxiques, alcool, tabac, drogues, médicaments, déficits nutritionnels, stress maternel.
D’autres facteurs environnementaux agissent après la naissance : la maltraitance infantile, le bas niveau socio-
économique, l’adoption, l’immigration, la vie en condition urbaine. Nous imaginons en conséquence l’enjeu des
travaux à venir qui permettront d’indiquer les pistes biologiques et les séquences développementales conduisant
à l’apparition d’une maladie particulière. La vulnérabilité conditionnée par cette combinaison de facteurs
génétiques et environnementaux s’exprime par des traits de personnalité ou cognitifs qui représentent des
chaînons intermédiaires préalables à la maladie. Parmi les traits de vulnérabilité génétique à la schizophrénie et
au trouble bipolaire, on retrouve les dispositions à la créativité40. Des données génétiques récentes, grâce à
l’étude de plusieurs dizaines de milliers de sujets, renforcent les observations d’Aristote sur le lien entre génie
créatif et maladies mentales. Cela témoigne du fait que les gènes qui augmentent le risque de certaines maladies
peuvent avoir aussi des effets bénéfiques – sinon pourquoi seraient-ils là ? La créativité représente une facette
positive de la maladie mentale, loin d’être négligeable dans une perspective de promotion du bien-être et de
réduction du stigma.
Une autre découverte fascinante a fait irruption dans la psychiatrie, qui n’attendait que ça pour lier adversité
précoce et génétique dans la genèse des troubles psychiatriques. Les travaux du groupe de Michael Meaney nous
permettent de mieux comprendre comment des facteurs environnementaux de survenue très précoce peuvent se
traduire par des affections psychiatriques qui apparaîtront des années plus tard. Il s’agit de l’hypothèse
épigénétique. L’épigénétique est l’étude des changements de l’activité des gènes, en l’absence de modification
de la séquence d’ADN. Il a été démontré dans une série d’études que la maltraitance précoce conduit à des
anomalies épigénétiques sur certains gènes41. Il s’agit de modifications chimiques, comme des méthylations de
l’ADN. En conséquence, les gènes touchés ne seront pas exprimés, ce qui va entraîner des anomalies du
fonctionnement de certaines voies biologiques. En détail, la maltraitance précoce induit des méthylations du
gène du récepteur aux glucocorticoïdes, responsables de la diminution d’expression de ces récepteurs au niveau
de l’hippocampe, ce qui conduira à une sensibilité accrue au stress à l’âge adulte et à un risque accru de
dépression. Il reste aux chercheurs à identifier les anomalies épigénétiques, touchant les différents gènes,
associées aux divers facteurs de stress environnementaux et responsables des maladies psychiatriques. Ces
modifications épigénétiques sont potentiellement réversibles, contrairement aux mutations de l’ADN. Il est donc
envisageable, et cela commence à se démontrer, que certains traitements médicamenteux ou psychologiques
peuvent renverser les anomalies épigénétiques induites par des stress ou associées aux maladies42.

La médecine de précision
L’annonce par le président Obama d’un programme d’investissements pour le développement de la médecine
de précision a créé une grande excitation au sein de la communauté médicale. Elle fait la une des plus grandes
revues médicales depuis quelques mois et tous parient qu’il s’agit de l’avancée majeure de la médecine
contemporaine43. Le directeur de l’Institut de santé mentale des États-Unis nous informe que la médecine de
précision est arrivée en psychiatrie. Il s’agit d’une approche plus ciblée des maladies, qui est déjà devenue
réalité pour le cancer, où la possibilité de proposer des traitements plus spécifiques, individualisés, est bénéfique
pour les patients. La médecine de précision se définit par la possibilité de traiter de façon ciblée un patient en
fonction des caractéristiques génétiques, biologiques au sens large, phénotypiques ou psychosociales qui le
distinguent d’un autre patient qui présente un tableau clinique similaire. Cette foule d’informations viendra de la
convergence des « -iques » : génétique, épigénétique, protéomique et métabolomique, mais aussi informatique et
imagerie… Alors qu’il y a encore peu, on osait à peine imaginer le jour où les informations du génome se
retrouveraient dans le dossier du patient44, sous l’influence d’investissements substantiels, le jour arrive où la
connaissance de ce que le sujet a de plus secret se transformera en bénéfice pour sa santé. À l’heure actuelle
plusieurs initiatives suivent le même cheminement destiné à transformer les diagnostics, qu’il s’agisse du
programme « RDoC » américain45, de la feuille de route européenne46 ou du programme européen Innovative
Medicines Initiative, tous cherchant à lier la clinique neuropsychiatrique et la neurobiologie quantitative.
Le passage linguistique des « troubles mentaux » aux « troubles cérébraux » ou aux « troubles des circuits
neuronaux » est encore prématuré, mais il reconnaît la nécessité d’aller au-delà des seuls contenus subjectifs et
des comportements observables. Les données scientifiques commencent à valider cette démarche et des études
utilisant à la fois des tests cognitifs, de l’imagerie et des analyses génomiques ont permis de déterminer des
sous-groupes biologiques pertinents de troubles de l’humeur ou de troubles psychotiques47. Il est d’ailleurs
intéressant d’observer que ces entités biologiquement définies ne correspondent pas strictement aux syndromes
cliniques. De même, l’imagerie et la neurophysiologie ont démontré l’existence de trois sous-types de troubles
de déficit de l’attention avec hyperactivité qui répondent différemment aux traitements psychostimulants48.

La renaissance intellectuelle de la psychiatrie


Et si l’aube du nouveau millénaire annonçait la renaissance intellectuelle de la psychiatrie ? La
neurobiologie éclaire le fonctionnement cérébral comme on n’osait l’imaginer, et la recherche psychosociale y
prend tout son sens.
Le traditionnel modèle médical reste mal vu pour sa façon d’appréhender les maladies mentales. Ce
processus scientifique destiné à informer sur les maladies, ce qui est commun à toutes les branches de la
médecine, est considéré comme une obsession réductionniste et froide pour la biologie et la pharmacologie49.
Pis, il n’apporterait que peu de connaissances utiles, et il reste incapable d’expliquer les troubles mentaux ;
normal puisqu’il n’en explore qu’une face. Ces critiques ne sont plus d’actualité, même si les progrès des
neurosciences n’en sont encore qu’au début de l’explication de la complexité des maladies mentales. Alors que
le cerveau est sûrement l’organe le plus complexe du corps humain et le plus inaccessible, il est désormais
possible de l’étudier à tous les niveaux, des gènes aux comportements, en combinant génomique, protéomique,
électrophysiologie, neuro-imagerie et tests des fonctions cognitives.
Fort de ces avancées, un nouveau modèle médical verrait la recherche en neurosciences se combiner à la
psychologie, la sociologie, l’épidémiologie afin de pouvoir expliquer complètement les maladies psychiatriques.
Par exemple, quelle sera la meilleure stratégie thérapeutique pour remédier aux « troubles de la circuiterie
cérébrale » ou « troubles mentaux » ? Si les médications doivent garder une place, nous avons signalé l’intérêt
des techniques de stimulation profondes ou non invasives. De façon paradoxale (pour ceux qui gardent des
représentations archaïques), les interventions les plus spécifiques et puissantes pourraient être des
psychothérapies ciblées, qui utilisent la plasticité intrinsèque du cerveau pour modifier les circuits neuronaux et
en conséquence les pensées et comportements délétères50. Ce n’est surtout pas parce que ces développements
n’en sont qu’à leurs débuts que l’on doit douter de leurs promesses, qui amélioreront le déficit d’image
scientifique de la psychiatrie.
Situé à l’opposé du modèle médical, le modèle psychosocial met au centre de la psychiatrie le comportement
humain et la psychologie, porte l’emphase sur les seules interventions psychosociales et sur l’importance de la
philosophie et de l’interface entre psychiatrie et public. Il bénéficie généralement d’un regard bienveillant de la
part des patients, du public et des élites… L’une des raisons historiques vient de l’emprise qu’a eue la
psychanalyse pendant un demi-siècle sur les différentes psychiatries occidentales. Il est légitime de se demander
comment une théorie invérifiable et une méthode qui n’a jamais apporté aucune preuve de son efficacité ont pu
exercer une domination idéologique sans partage. Trois caractéristiques de la médecine d’avant 1950 peuvent
être avancées. D’abord les traitements en médecine étaient basés sur « l’expérience clinique » plus que sur les
études randomisées. Ensuite, la psychiatrie ne disposait que de peu d’options thérapeutiques valides et sûres
(électrochocs dans la dépression, chocs insuliniques dans la schizophrénie) et d’aucune autre théorie globale.
Enfin et surtout, la psychanalyse a eu l’incroyable vertu de demander aux médecins d’écouter leurs patients pour
les aider, à une époque où les autres médecins portaient plus leur regard sur la biologie de la maladie que sur
l’individu. Depuis, de nombreux travaux scientifiques sont venus apporter les preuves de l’efficacité des
traitements psychologiques spécifiques dans telle ou telle pathologie : intervention familiale pour diminuer les
rechutes de schizophrénie, thérapies cognitives, psychothérapie interpersonnelle et thérapie par résolution de
problème pour traiter la dépression, thérapie cognitivo-comportementale pour les troubles des conduites
alimentaires et les troubles anxieux51… Toutefois, on peut aussi juger ce modèle réductionniste, arrogant vis-à-
vis de la supériorité de ses interventions, non scientifique et neurophobe. Si la psychothérapie est largement
préconisée, compte tenu de son efficacité dans le traitement de bien des troubles psychiatriques, parfois
supérieure à celle des médicaments52, certains types de psychothérapie ne bénéficient d’aucune preuve
scientifique de leur intérêt, et la réticence de certains psychiatres à accepter que les neurosciences jouent un rôle
majeur n’est plus justifiable… En effet, le cerveau se recâble continuellement et change l’expression des gènes
en fonction des apprentissages et des événements de vie (plasticité et épigénétique). L’étude des effets de
l’environnement sur les structures cérébrales montre que les expériences environnementales, notamment
précoces, ont un effet sur l’expression des gènes et des réseaux neuronaux complexes. Ces séquences
développementales conduisent à la susceptibilité aux maladies mentales et inversement, des interventions
sociales ou psychothérapeutiques peuvent traiter ou prévenir la maladie. Ces faits scientifiques récents apportent
un poids considérable aux psychothérapies et aux approches psychosociales en général et ne peuvent être
ignorés. D’ailleurs, la majorité des psychiatres proposent à tous leurs patients des interventions verbales tout en
prescrivant des médicaments et la séparation entre psycho- et pharmaco-thérapies est avant tout artificielle, à tel
point qu’elles agissent sur des voies communes, mais de façon différente… Il pourrait donc être justifié de
combiner les traitements pour gagner en efficacité. Ainsi, chez les patients les plus sévèrement déprimés, la
combinaison d’un antidépresseur et d’une thérapie cognitive est plus efficace que le médicament seul53.
Alors finalement, pourquoi ne pas remettre au goût du jour notre fameux modèle biopsychosocial ? L’idée du
modèle biopsychosocial n’est pas neuve et est largement utilisée en psychiatrie comme instrument clinique
d’évaluation et de prise en charge54. Aucun des modèles opposés n’est suffisant à lui seul et les vieilles
frontières ne tiennent plus à l’aune des recherches les plus récentes. Une force paradigmatique vient de
l’adoption d’une perspective sociale. Il ne s’agit pas de dire qu’assurer la paix, l’égalité sociale et le plein-
emploi seront des sources de bien-être psychiatrique ; c’est le travail des politiques… La perspective sociale de
la recherche psychiatrique englobe la nature sociale de l’existence humaine. Les troubles psychiatriques sont
définis au sein d’un débat social, raison pour laquelle ils sont souvent controversés. Rappelons-nous la
déclassification de l’homosexualité en 1973. Les troubles mentaux sont exprimés dans des interactions sociales.
Observez un individu parler seul et à haute voix, votre interprétation sera différente selon que vous aurez ou non
repéré l’oreillette de son mobile… L’expression du comportement nécessite le contexte social pour conclure à ce
qui se passe dans son esprit et dans la biologie de son cerveau. Les troubles mentaux sont diagnostiqués et traités
au cours d’interactions avec des professionnels de santé, qui sont le noyau de leurs habiletés et compétences
professionnelles. Enfin, les ruptures relationnelles sont largement impliquées dans l’apparition des maladies
psychiatriques, notamment quand elles surviennent tôt dans l’existence. Aussi, le paradigme social requiert de la
recherche qu’elle prenne en compte ce qui se passe entre les individus plutôt que seulement ce qui ne fonctionne
pas chez un sujet déconnecté du contexte social. Une appréciation complète de la contribution sociale aux
troubles et à leur traitement a un intérêt théorique manifeste mais aussi des implications pratiques directes. Par
exemple, peu de services ambulatoires travaillent activement à stimuler la « cohésion sociale » et le « capital
social » dans la communauté afin d’améliorer la santé mentale des individus. Dans une société de plus en plus
fragmentée, ce travail communautaire devrait aider les patients à établir et maintenir des relations avec leur
famille, leurs amis, au sein de réseaux sociaux (non virtuels).
Les recherches psychosociales permettent désormais de démêler précisément les facteurs de risque sociaux
qui influencent le devenir pathologique. Ainsi, plusieurs exemples concrets : 1) des stratégies sociales, comme
« l’efficacité collective » (définie comme la cohésion sociale entre voisins prêts à intervenir au nom du bien
commun), permettent de réduire l’incidence de la violence55 ; 2) l’isolement social est un facteur de risque de
mortalité, indépendamment du sentiment de solitude56 ; 3) la pauvreté induit directement des altérations des
fonctions cognitives57. La pénurie économique consomme des ressources mentales, ce qui laisse moins d’espace
à d’autres tâches. En conséquence, contrairement aux discours de politiciens irresponsables, il faut assister les
personnes en situation de pauvreté, pour un grand nombre de tâches que l’effet de la pauvreté sur leur cerveau les
empêche d’accomplir ; 4) l’ampleur des problèmes de santé mentale à l’échelle mondiale et leur relation avec
les cycles récurrents de violence, la pauvreté, les guerres intestines et les déplacements forcés sont pris en
compte désormais comme une première étape dans les programmes de prévention des Nations unies58 ; 5)
Abhijit Banerjee, Esther Duflo et leurs collègues59 ont démontré qu’il était possible de remédier à l’extrême
pauvreté en développant dans différents sites de pays très défavorisés des programmes multifocaux. Les
bénéfices sont nets (et rentables économiquement) en termes d’enrichissement et d’amélioration des conditions
de vie des habitants, et aussi en termes de santé mentale !
Les champs biologiques et sociaux peuvent s’intégrer pour promouvoir la prévention des maladies mentales.
Puisque la génétique permettra d’identifier le risque précis de développer des maladies, les épidémiologistes
auront à leur tour la possibilité de mettre le doigt sur les facteurs de risque ou de protection psychosociaux
spécifiques au niveau individuel et non plus seulement collectif. Souvenons-nous de l’étude de Caspi (interaction
gène-environnement) pour lui donner ici une perspective de prévention dans la dépression de l’enfant. Les
enfants porteurs à la fois de la conformation à risque du gène du transporteur de la sérotonine et qui avaient subi
des abus dans l’enfance étaient donc à risque élevé de dépression. Les mesures d’adoption les protégeaient et le
risque de dépression n’augmentait pas60. Il serait donc possible de proposer de la résilience sur mesure ! Ainsi,
les progrès en génétique n’auront pas pour effet de faire disparaître l’intérêt pour les facteurs environnementaux,
mais au contraire de les rendre encore plus pertinents.
Les neurosciences sociales sont une plateforme intégrative de variétés d’approches méthodologiques,
cérébrales, hormonales, cellulaires, moléculaires, génétiques et épidémiologiques stimulant une approche
61
interdisciplinaire ,62. L’élucidation des maladies psychiatriques et les applications préventives futures
bénéficieront de l’étude des altérations des processus neuraux liés à des stimuli sociaux spécifiques. Les
contextes sociaux marqués par la pauvreté et la négligence contribuent au risque de maladie psychiatrique. Des
travaux récents confortent le rôle de « la défaite sociale » pour des facteurs de risque que sont le fait de grandir
en ville et la migration. Des travaux de neurosciences ont démontré l’impact spécifique du stress social sur
l’activation de circuits limbiques chez des sujets sains exposés à ces facteurs63. La somme de connaissances
actuelles indique qu’un circuit impliquant des régions limbiques et des régions cérébrales plus récentes qui le
contrôlent (cortex préfrontal médial et latéral) représente une voie clé par laquelle les stresseurs sociaux
induisent un risque psychiatrique64. En outre, les déficiences dans cette circuiterie fondamentale sont influencées
par des gènes, en interaction avec l’environnement, notamment avec l’adversité précoce et elles sont associées à
la symptomatologie clinique des patients. En clair, gènes et environnement précoce induisent des
dysfonctionnements d’une circuiterie cérébrale particulière, qui générera des manifestations psychiatriques
lorsque les sujets seront exposés à des stress sociaux spécifiques. La clarification de ces interactions entre
facteurs génétiques, neuraux, environnementaux est cruciale pour orienter les traitements et la prévention. Au
total, les neurosciences sociales permettent d’étudier de façon plus approfondie les composantes de
l’environnement social, sur lesquelles l’épidémiologie a mis l’accent (défaite sociale, discrimination, solitude).
Cela se fera grâce aux sciences sociales qui permettront de mesurer avec précision les facettes du paysage social.
On pourrait aller encore plus loin et proposer la réalisation parallèle d’études expérimentales en laboratoire, et
d’études de terrain combinant imagerie cérébrale, mesure de biomarqueurs, mesures expérientielles in vivo, tests
neuropsychologiques mobiles et localisation des sujets dans le cours normal de leur existence. Meyer-
Lindenberg a ainsi étudié les aspects de l’environnement urbain, supposé délétère dans la genèse de la
schizophrénie, en conjuguant géographie urbaine et imagerie cérébrale65. Une magnifique renaissance de la
« psychogéographie » chère à Guy Debord, grâce aux neurosciences… La science-fiction est réalité et des
investissements voient le jour dans de grands programmes de recherche utilisant les approches
neuroscientifiques autrefois limitées au laboratoire, dont la puissance sera multipliée grâce aux méthodes
épidémiologiques permettant le suivi longitudinal en conditions écologiques de grandes cohortes de sujets
(comme l’étude européenne IMAGEN66). Si à cela on ajoute des mesures de l’expression à grande échelle des
gènes, dont on sait que l’environnement social peut la modifier, il est envisageable d’identifier des cibles cette
fois-ci moléculaires et cellulaires des troubles liés aux stress sociaux67.
La clinique n’est pas renvoyée aux oubliettes, au contraire ! Le diagnostic psychiatrique continue de se
limiter aux signes observables et à des symptômes subjectifs, ce qui permet aussi, à juste titre, aux cliniciens de
ressentir une certaine fierté pour leur écoute empathique et leurs habiletés d’observateurs rodés. Le
développement des techniques d’analyse des dossiers médicaux électroniques et la capture d’informations en
temps réel à l’aide d’apps pour smartphones fourniront des bases de données colossales, dont l’intérêt sera
capital à partir du moment où l’on disposera des algorithmes informatiques permettant de tout analyser ! Dans ce
sens, la clinique psychiatrique, non pas celle de la critériologie nosographique simpliste, mais la clinique
descriptive de tradition européenne, postjaspersienne, pourrait retrouver sa place68. C’est ce que propose De
Leon, psychiatre américain d’origine européenne : « Il est temps de réveiller la Belle au bois dormant », en
référence à la psychiatrie européenne qui s’est endormie dans les bras du DSM69… De plus, il ne s’agit pas de
remplacer le clinicien par le traitement informatique de ces masses de données considérables (ne sommes-nous
pas entrés dans le big data ?). Le clinicien restera maître de l’embarcation ; on lui aura enfin remis les outils
nécessaires à sa navigation.
La santé connectée
La télémédecine, qui consiste à délivrer des soins à distance en
utilisant des technologies audiovisuelles, n’est pas très nouvelle, mais la
qualité du développement d’Internet en fait un mode de soins commun
pour nombre de spécialités médicales. La télépsychiatrie permet aux
psychiatres de poser des diagnostics de façon valide et aussi de dispenser
des psychothérapies comme en cabinet. L’usage de la vidéo-consultation,
des thérapies informatisées ou par Internet permet d’améliorer l’accès aux
soins, d’éviter la stigmatisation et d’éviter des déplacements parfois
difficiles ou inutiles70. En outre, l’intérêt de la télépsychiatrie est évident
pour évaluer des patients trop souvent écartés du système de soins
psychiatrique, en prison ou en maison de retraite. Bien entendu,
l’apparition d’une nouvelle technologie n’est pas sans poser de nouveaux
défis relatifs aux capacités d’utilisation de ces technologies, à l’alliance
thérapeutique, à la confidentialité, mais aussi aux remboursements des
soins, aux équipements, etc. Espérons tout de même que la France
rattrapera son retard, en 2012 la moitié des hôpitaux d’Amérique du Nord
disposaient de programmes actifs de télémédecine…
La difficulté d’accès à des psychothérapeutes qualifiés pourrait
trouver une solution grâce aux nouvelles technologies. Les thérapies
assistées par ordinateur sont devenues communes dans de nombreux pays,
notamment en Grande-Bretagne. Ces techniques ont d’ailleurs montré une
efficacité comparable à celle de la thérapie en face-à-face. Nous pouvons
imaginer les cris d’orfraie des psychothérapeutes à l’annonce de tels
propos, qui bénéficient de preuves scientifiques71… Au-delà de toute
polémique, notre propos se limitera ici à signaler les bénéfices que
permettent d’envisager ces nouvelles stratégies pour soigner des patients
qui ne le sont pas. Il est de bon ton de répéter que les jeux vidéo sont la
cause de nombreux maux – obésité, agressivité, addiction72. Pourtant, il
est aussi bien démontré qu’ils peuvent être bénéfiques pour le
fonctionnement cérébral, en favorisant par exemple la capture de détails
visuels, la rotation des images mentales, en aidant à adopter des
comportements positifs73. SPARX est un « jeu vidéo sérieux » qui permet
de lutter contre la dépression chez les adolescents. Tel un jeu en ligne, ce
jeu de rôles se déroule dans un univers fantastique, le joueur crée son
avatar, avance à travers différents niveaux où il doit résoudre des énigmes.
Le jeu basé sur les principes des thérapies cognitivo-comportementales
permet de combattre les pensées négatives en apprenant des techniques de
relaxation, d’augmenter la confiance en soi et fournit des enseignements
qu’on peut appliquer dans sa vie quotidienne (psychoéducation). Voilà que
l’on disposerait d’un traitement efficace, bon marché, simple à diffuser et
qui permettrait à des adolescents, qui ne se font habituellement pas
soigner, de l’être en toute intimité74 !
Puisque les neuroscientifiques démontrent l’existence d’anomalies de
circuiterie cérébrale liées à des troubles des fonctions cognitives chez les
sujets déprimés, et que l’on connaît la possibilité du cerveau de se
remodeler sous l’effet de l’apprentissage et de l’environnement (plasticité
cérébrale), une équipe propose un traitement par remédiation cognitive
chez les sujets âgés déprimés. Ce jeu sur ordinateur corrigerait les déficits
cognitifs pour ensuite corriger les anomalies cérébrales de la dépression.
Des sujets déprimés âgés ont effectué plusieurs jeux sur ordinateur afin
d’entraîner précision, attention et rapidité. Cette stratégie fonctionne sur la
dépression comme les antidépresseurs, mais beaucoup plus vite ! Il s’agit
d’un autre exemple illustrant le bénéfice à attendre du développement des
stratégies dites de remédiation cognitive, dans les pathologies
psychiatriques75. Les collaborations entre les scientifiques et l’industrie du
jeu répondront aux questions brûlantes concernant l’impact qu’ont sur les
cerveaux et sur nos vies ces technologies envahissantes. Le public en sera
mieux informé, de façon rationnelle, et les patients bénéficieront de
techniques prometteuses.
Le magazine Time titrait en juillet 2015 : « Votre téléphone sait si vous
êtes déprimé ! » Cela illustre l’intérêt croissant de la recherche actuelle
pour les apps et les sms dans les soins psychiatriques. Au-delà des apps
fournissant des informations sur les pathologies ou destinées à être des
coachs de santé, ces technologies pourraient assister le médecin76. Cette
technologie mobile, discrète, permettant la surveillance continue en temps
réel, fonctionne pour de nombreux paramètres de santé, le nombre de pas
quotidien, la fréquence cardiaque, la glycémie ; pourquoi ne pas lui
demander d’évaluer notre humeur, notre anxiété ou nos idées suicidaires ?
Le recueil de ces données en temps réel permettrait un suivi du patient de
très haute qualité, qui serait repris de façon pertinente avec le médecin.
Des alertes en temps réel pourraient également renforcer l’observance au
traitement (« N’as-tu pas oublié ton comprimé ce matin ? »), inviter le
patient à consulter avant qu’il ne soit trop tard, délivrer des conseils
d’hygiène de vie ou des conseils cognitifs pour lutter contre les pensées
négatives. L’étude qui intéressait Time indique que les modalités mêmes
d’utilisation du téléphone prédisent avec une grande précision que son
utilisateur est déprimé77 ! « Big Brother » enregistre simplement les
données d’utilisation du téléphone. Si vous restez chez vous
(géolocalisation), que vous bougez peu, que votre rythme
chronobiologique (veille/sommeil) est perturbé, que vous téléphonez
beaucoup, alors vous avez un risque d’être déprimé. Et on n’a pas encore
tout vu ! Microsoft et Victoria’s Secret travaillent sur un soutien-gorge
électronique destiné à enregistrer les émotions…
Je « like » sur Facebook, donc je suis. Chacun a fait l’expérience d’une
publicité qui apparaît sur son ordinateur ou dans ses mails après avoir
recherché une information sur Internet. Cela va plus loin, puisqu’on sait
désormais que les informations délivrées sur Facebook permettent de
connaître non seulement les goûts de consommation mais aussi la
personnalité78. Les réseaux sociaux entrent eux aussi dans le champ de la
santé mentale. S’ils peuvent être délétères et prôner l’anorexie, le suicide,
l’« antipsychiatrie », ils peuvent également aider dans les soins, par cette
capture d’informations personnelles. D’ailleurs, la presse relate
régulièrement des cas d’individus sauvés in extremis du suicide par leurs
amis sur Facebook qui ont pu alerter les secours à temps. Du coup, la
fameuse firme se lance elle-même dans la prévention du suicide.
Dispositifs médicaux, apps santé pour smartphones, soutien social,
éducation feront partie du package nécessaire à l’amélioration de la santé
mentale. Il s’agira alors de déterminer comment sélectionner cet attirail
pour un patient donné en fonction de ses choix, de ses besoins et de sa
pathologie « neuronale » spécifique.
La science qui accompagne la psychiatrie connaîtra un futur
extraordinairement prometteur. Et nous n’avons rien dit de « la révolution
du microbiome79 », de la redécouverte du rôle de l’immunité et de
l’inflammation80, des possibilités des alicaments81 et des
nanotechnologies82 ! La neuroscience et la médecine reconnaissent
l’importance capitale de la physiologie : les fonctions émergent d’un
système entier et non pas de ses parties. Les approches intégratives de
l’étude des maladies psychiatriques et des maladies du cerveau
permettront aux découvertes scientifiques d’émerger. Les connaissances
s’accumulent comme jamais dans notre histoire, et ses retombées dans la
pratique clinique sont aux portes de nos cabinets.
Avec tout cela en main, les psychiatres devront être parfaitement
qualifiés au sein de services correctement équipés et aptes à fournir des
diagnostics et des prises en charge adéquates. Les patients seront alors en
droit d’espérer des diagnostics rapides et précis suivis de la mise en œuvre
de traitements basés sur les preuves. Cela impliquera des tests
biologiques, psychologiques, d’imagerie complétant des évaluations
cliniques précises. Les interventions psychologiques et sociales
continueront d’être d’une importance cruciale, comme c’est le cas pour les
affections non psychiatriques d’ailleurs, et viendront compléter des
traitements dits biologiques tout aussi indispensables. Bref, chacun est en
droit d’attendre que les malades psychiatriques bénéficient de la même
rigueur dans la délivrance des soins que les patients de cardiologie ou de
cancérologie.
Le problème est que la route qui conduit le patient au cabinet du
psychiatre est longue et tortueuse. Les délais pour obtenir un diagnostic
exact et précis sont souvent de plusieurs années au cours desquelles les
patients errent dans des organisations sanitaires complexes83. En France,
la fondation FondaMental propose un modèle de soins original basé sur les
« centres experts », dans lesquels les patients bénéficient d’évaluations
minutieuses, précises et complètes, permettant d’aider les médecins
traitants dans la prise en charge de pathologies souvent chroniques et
compliquées. En outre, cette initiative plaide pour une augmentation des
moyens pour la psychiatrie, parent pauvre de la médecine, tant pour les
soins que pour la recherche. Le lecteur consultera avec intérêt les
propositions formulées dans le rapport réalisé avec la collaboration de
l’Institut Montaigne
(http://www.institutmontaigne.org/fr/publications/prevention-des-
maladies-psychiatriques-pour-en-finir-avec-le-retard-francais).
Si chacun se félicite de la désinstitutionnalisation de la psychiatrie et
de la fin des « asiles psychiatriques » (au nom de l’humanisme ou de
l’économie budgétaire…), on peut se questionner sur les bénéfices réels
pour les patients. La réalité est que bon nombre de patients ont été
« transinstitutionnalisés », dans d’autres lieux pour les plus chanceux et
vers la rue ou la prison pour les autres. Ces choix de société engagent
chacun et rappelons que l’on juge la qualité d’une société à la façon dont
elle s’occupe des malades et des plus vulnérables84…
Conclusion
Le mouvement tectonique de l’évolution de la psychiatrie a bien eu lieu, tant ses fondements intellectuels
ont accepté d’incorporer les concepts de la biologie moderne, à travers la neuroscience contemporaine cognitive,
affective et sociale. « Mondialisation » et « globalisation » sont la règle dans les progrès scientifiques pendant
que s’organisent de toutes parts des consortiums destinés à mettre en commun la masse de données scientifiques
permettant l’étude de l’humain. La vitesse des progrès dépendra de la volonté de la société à investir dans la
recherche au profit des malades mentaux. La transformation des progrès scientifiques en bénéfice pour les soins
dépendra de la capacité des psychiatres à se faire entendre pour que le public soutienne la qualité des soins en
psychiatrie.
Devant l’enthousiasme provoqué par les avancées neuroscientifiques, la question du rapprochement de la
psychiatrie et de la neurologie au sein de la « neuroscience clinique » se pose85. Tant nos destins semblent liés,
un colloque sur « l’évolution historique et le futur de la neurologie et de la psychiatrie » s’est tenu en juin 2014 à
l’Institut de psychiatrie de Londres (récemment rebaptisé l’Institut de psychiatrie, psychologie et neuroscience).
Pour Shitij Kapur, son doyen, il n’est pas envisageable de refonder la feue neuropsychiatrie du fait seul des
progrès en neurosciences, ces spécialités attirant différents types de médecins vers des pratiques différentes. Par
contre, il serait sûrement judicieux de faire converger les formations, de les interpénétrer pour que les
paradigmes de soins futurs encouragent la collaboration.
Sans oublier ni renoncer à sa mission première, soigner les patients souffrant de maladies mentales, la
psychiatrie occupe une place unique dans la culture et dans la société. « Les psychiatres fonctionnent
essentiellement en vivant, comprenant et agissant » (Jaspers, 1913). Sur combien d’enjeux actuels on
demanderait à entendre les psychiatres : justice, « radicalisation », adoption, etc. Forts d’une identité qui
reposera sur les fondements renaissants de leur science, ils pourraient participer pour le plus grand bien de la
société à ses débats. Ils apporteraient des éléments de compréhension utiles à chacun, ce qui romprait avec la
pauvreté des invectives et des idéologies qui affolent la société à la moindre occasion.

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Conclusion
Un monde sans psychiatrie ?
Par Patrick Lemoine

Est-ce un affreux cauchemar ou alors un beau rêve ? Après tant et tant


de nuits où je me suis réveillé en sursaut à la fin de cette étrange songerie,
jamais je n’ai réussi à répondre à cette question : comment tournerait
notre univers de pauvres humains si personne n’avait jamais inventé ce
curieux métier de psychiatre et son corollaire occidental, l’univers
psychiatrique ? Ou asilaire, c’est selon. Je veux parler de l’asile de fous,
ce phénix qui sans cesse renaît de ses cendres dans la tête du public
comme dans celle de ses promoteurs. Sans parler de celle de ses usagers.
Faudrait-il choisir entre un monde sans hôpitaux psychiatriques ou un
monde sans fous ? Un monde sans exclusion ou un monde sans
différences ? Ou un monde libéré ?
Oui, comment serait-il notre monde si la psychiatrie n’existait pas ?
Après toutes ces pages où tant d’histoires folles de fous – et de
psychiatres – ont été racontées, est-il concevable d’évoluer dans un
univers où rien n’aurait été conçu pour contenir, encadrer, soulager,
apaiser les malades et ce qui les entoure ?
Le plus logique pour tenter d’esquisser un début de réponse à
l’impossible question d’un monde apsychiatrique, donc dépsychiatrisé, est
d’observer les cultures où, justement, ce type d’organisation n’a jamais été
créé. Prenons l’Afrique noire par exemple. Comme tant de mes confrères,
mon enfance de bébé psychiatre a été bercée par les récits du docteur
Collomb qui travaillait à Dakar, dans l’hôpital de Fann, à l’époque où,
véritable précurseur de l’ethnopsychiatrie moderne, il insistait sur la
nécessité de collaborer avec les sorciers locaux rebaptisés
tradithérapeutes, ce qui est certes plus politiquement correct.
L’acculturation de la médecine occidentale à une population différente par
l’intermédiaire de ces confrères non universitaires, ou comment faire
accepter par une population africaine des traitements occidentaux… Par la
même occasion, il démontrait, vidéos à l’appui, que l’Afrique
traditionnelle avait développé une tolérance remarquable vis-à-vis des
fous, qu’elle parvenait à intégrer à la vie du village.
Des films comme Le N’Doep et Les Maîtres-fous ont permis de
vulgariser la prise en charge traditionnelle à l’africaine de ces malades ; ce
fut un grand progrès pour l’idée de tolérance en psychiatrie. Tolérance
pour ce qui ne venait pas de nos facultés, un péché mortel jusqu’alors.
Tolérance pour nos confrères sans diplômes. Et pour ma part, je trouvais
tout cela remarquable et j’ai modestement à Lyon commencé à créer des
liens collaboratifs avec les marabouts pour certains de mes patients
maghrébins. Je n’ai jamais su si le sourcilleux Conseil de l’ordre aurait été
en accord avec l’idée d’introduire des tradithérapeutes dans le soin. Étais-
je complice, instigateur même d’un exercice illicite de la médecine ?
Et puis, un jour, me promenant du côté de Djibouti où, horrifié, j’avais
visité un service sans médecins ni psychologues ni infirmiers mais peuplé
de psychotiques encadrés par des gardiens armés de redoutables gourdins
– heureusement, un psychiatre militaire venait deux fois par semaine et
prescrivait… ce qu’il pouvait –, j’ai eu à mon retour à l’hôtel une longue
discussion avec un psychiatre africain qui gentiment, patiemment, a
commencé à me mettre en boîte, moi le médecin blanc et mon idée
romantique d’une société africaine néo-rousseauiste où les bons sauvages
accueillent leurs fous considérés comme des talismans, et il m’a brossé un
tableau légèrement différent de la réalité : « Tant qu’ils sont gentils, qu’ils
délirent, ont des hallucinations, un comportement original à l’image de
votre Pythie à Delphes, pas de problème, ils sont nourris, protégés,
honorés même, car considérés comme des aimants à bonnes choses ou des
boucliers contre le mauvais sort […] selon les tribus […] mais dès qu’ils
commencent à devenir violents, qu’ils s’intéressent d’un peu trop près aux
petites filles ou aux petits garçons, on les emmène faire un tour dans la
forêt ou la savane. Un petit tour dont ils ne reviennent jamais… et qui fait
le bonheur des hyènes et des vautours. »
Serait-ce cela, le paradis apsychiatrique ? Un univers où l’on choie les
fous quand ils sont gentils et où l’on estourbit les autres ?
Autrefois, à Bonifacio1, en Corse du Sud, la société ne connaissait pas
la psychiatrie. Lorsqu’un citoyen – homme ou femme, adulte ou enfant –
était un peu trop différent, on l’enfermait dans un placard à l’insu de
l’entourage, des voisins, des autorités. Il y avait une petite porte en haut
(pour la nourriture) et une petite porte en bas (pour les déjections) et une
chaise. Et l’aliéné restait là pendant un temps indéterminé. Il restait
jusqu’à ce qu’il meure ; alors on l’emmurait. Il paraît que dans la Ville
haute, lorsqu’on fait des travaux dans les appartements, il arrive que l’on
trouve des squelettes assis, ce qui avait amené certains apprentis
ethnologues à imaginer des rites funéraires corses à l’image des Incas !
Plus tard, comme il n’y avait pas d’asile d’aliénés en Corse, on avait
imaginé un lieu dans la Ville haute pour « stocker les fous ». Une sorte de
résidence surveillée devenue depuis la poste. Les malheureux venaient là
depuis toute l’île de Beauté et c’est là qu’ils attendaient que la nave
bianca passe, en principe deux fois par an, et les emmène pour un voyage
généralement sans retour à Montpellier ou à Marseille.
Cette histoire rappelle un rituel ancien, celui du Pharmakeios. Cela se
passait à Athènes où des sortes d’élevages de déviants à l’usage des fous,
des originaux, des mendiants, des prisonniers, des esclaves en fuite avaient
été créés et où ils étaient hébergés et nourris avec un certain luxe. Quand
une catastrophe se produisait, tremblement de terre, épidémie, guerre, on
en prélevait un ou plusieurs que l’on parait de fleurs, hissait sur un char
décoré et promenait dans la ville, jusque dans ses moindres recoins sous
les acclamations de la foule. Et une fois la cité drainée de ses influences
maléfiques, on sacrifiait le Pharmakeios (littéralement « poison » ou
« médicament ») ou bien on le bannissait, ce qui, à l’époque, était
considéré comme équivalent.
Goulag
Prenons alors les pays où la psychiatrie n’est pas de la psychiatrie, où
les psychiatres ne sont pas des psychiatres mais sont des agents politiques,
utilisés comme des instruments, une sorte d’alibi au service de la dictature
du prolétariat. Je pense par exemple à l’URSS où le goulag servait en
partie à enfermer les opposants, les dissidents, tous ceux qui souffraient de
« schizophrénie blanche », cette curieuse entité où les malades n’avaient
pas de délire, pas de discordance, pas de signes positifs – ou négatifs – de
psychose : simplement, ils n’adhéraient pas au système marxiste-léniniste,
preuve évidente de folie pour les dirigeants de l’époque. Un délire
anticommuniste. Du coup, ils étaient enfermés et surtout neuroleptisés et,
par conséquent, transformés en légumes. Jusqu’à ce qu’ils meurent de
faim, de froid, de solitude. D’abandon.
En France, au cours de la Seconde Guerre mondiale, près de
50 000 morts supplémentaires furent déplorés dans les asiles de l’époque,
chiffre qu’il faut mettre en relation avec les 250 000 aliénés gazés, puis
affamés en Allemagne nazie. Hitler avait une conception radicale de la
prise en charge des « vies sans valeur de vie ». Pourtant, il se trouve
toujours des pseudo-historiens pour proclamer qu’il n’y eut aucune
intentionnalité en France, qu’ils mouraient parce qu’il n’y avait rien à
manger à l’époque, oubliant qu’une circulaire ministérielle accordait des
rations de suralimentation aux pensionnaires de tous les établissements de
santé, des hôpitaux aux sanatoriums en passant par les maisons de repos, à
l’exception notable des asiles d’aliénés et qu’un texte de Vichy enjoignait
aux aliénistes de l’Isère de trier les récupérables (ceux qui pourraient
retravailler dans les six mois) et de ne nourrir que ceux-là, condamnant à
mort les incurables. Comme quoi, un monde sans voix psychiatrique peut
s’avérer un monde mortel pour les fous.
Antipsychiatrie
C’était le projet des antipsychiatres d’imaginer un monde réformé par
le politique, un monde qui ne fabriquerait plus ni fous ni psychiatres, car,
selon eux, « la folie n’existe pas, elle n’est que le symptôme d’une société
capitaliste oppressive. Changeons la société, il n’y aura plus de fous ».
Las ! On a vu le résultat, des milliers de psychotiques jetés à la rue. Une
nouvelle race de clochards venait d’être inventée !
En allant un peu plus loin, observons ce qui se passe dans les régions
du monde où la doctrine appelée antipsychiatrie a été mise en application.
Prenons par exemple l’Italie où un psychiatre, le docteur Franco Basaglia,
avait forgé un certain nombre d’aphorismes dont le plus célèbre était :
« La maladie mentale n’existe pas, elle n’est que le symptôme d’une
société (capitaliste) malade. » En d’autres termes, rien ne sert de soigner
les fous ; soignons plutôt la société qui, du coup, ne fabriquera plus de
fous.
Créons enfin le paradis socialiste où, comme chacun sait, tout le
monde sera heureux et plus personne ne déprimera, ne délirera, ne mourra
de faim ou d’anorexie. Et c’est ainsi que du jour au lendemain, dès que la
loi eut été votée, tous les hôpitaux psychiatriques italiens ont fermé, jetant
à la rue des milliers de psychotiques. Il semble que cet épisode fut terrible,
sauf dans les régions comme Trieste, fief du docteur Franco Basaglia, où
les choses avaient été préparées avec la mise en place de structures
alternatives comme les foyers, les hôpitaux de jour, les comunità qui
fonctionnent toujours et dont certaines sont de remarquables outils
d’intégration tant elles permettent aux malades de se mélanger plutôt
harmonieusement dans la mesure du possible à la population.
Aujourd’hui encore, la quasi-absence de structures hospitalières en
Italie constitue un manque assez cruel si l’on en discute avec les confrères
de la péninsule. Il y a quelques années, l’un d’entre eux me confiait sans
rire que lorsqu’un de ses patients avait vraiment besoin d’être hospitalisé,
vu le manque de lits, il lui conseillait de commettre un petit délit, un
larcin par exemple, de manière à aller en prison pour être contenu,
rencontrer un psychiatre et être soigné. Comme quoi, une société
officiellement sans malades psychiatriques ou plutôt sans structure
psychiatrique peut mener à un univers complètement répressif et carcéral.
Finalement, ce sont le plus souvent les congrégations catholiques qui se
sont organisées comme lieux d’accueil. Du coup, si le lecteur me permet
ce raccourci, c’est le Parti communiste italien qui a fait la fortune de
l’Église !
Tout cela me rappelle l’époque où en URSS, on ne trouvait aucun
suicide dans les publications épidémiologiques, tout simplement parce que
les suicides étant interdits, ils ne pouvaient pas exister. Il était donc hors
de question de les comptabiliser. Rappelons-nous l’époque de l’Inquisition
où les cadavres des suicidés étaient torturés, brûlés post mortem. Il aurait
pourtant été simple de comprendre que la maladie ne se décrète pas et que
la maladie mentale est universelle. Il est frappant de voir que la fréquence
de la schizophrénie, comme celle du trouble bipolaire, est d’une
remarquable constance, que ce soit dans l’espace ou que ce soit dans le
temps. En d’autres termes, le pourcentage de ces patients est le même en
Afrique, en Asie, en Europe, en Asie ou en Océanie et il a toujours été le
même dans toutes les époques où ce genre de données est extrapolable.
Il faut donc bien se résigner à la réalité : la folie est une maladie
comme les autres. Et à ce titre, elle a aussi une dimension organique,
biologique, génétique et, quels que soient l’époque et le lieu que l’on
considère, le pourcentage de schizophrènes, de bipolaires, de trisomiques,
pour citer les principales entités cliniques, reste désespérément stable.
Rien de plus démocratique que la schizophrénie qui frappe les riches
comme les pauvres, les puissants comme les misérables. Certes, il existe
des maladies comme l’anorexie mentale, l’état de stress post-traumatique,
qui sont totalement ou presque liées à l’environnement culturel ou
circonstanciel, mais, dans la plupart des cas, le poids des gènes est tel que
la folie était, est – et sera ? – inexorablement présente parmi nous.
Eugénisme
Qui dit génétique dit eugénisme et j’ai déjà évoqué les horreurs de la
Seconde Guerre mondiale et ses centaines de milliers de malades mentaux
sacrifiés sur l’autel du nazisme en Allemagne, en France mais aussi en
Scandinavie, en Italie et probablement ailleurs encore. « Plus jamais ça »
fut le cri de ralliement des aliénistes à la Libération et il résonne encore
aux oreilles des psychiatres pas trop sourds ou aveugles d’aujourd’hui.
Ceux qui ne sont pas trop dans le déni. Je me souviens encore de la phrase
de l’un d’entre eux à propos de mon livre Droit d’asiles2 où je décrivais le
calvaire des fous lors de la Seconde Guerre mondiale : « Si ce que tu dis
est vrai, je ne pourrai plus mettre les pieds dans mon service de
psychiatrie ni même pénétrer dans l’hôpital. » Ce à quoi je n’ai pas pu
m’empêcher de répondre : « Alors, tu ne peux plus entrer dans une église à
cause de l’Inquisition ni te rendre en Allemagne à cause du nazisme… » Il
suffit de lire le chapitre de Patrick Clervoy à propos des séances de torture
(la faradisation) pour comprendre que le rôle de nos prédécesseurs n’a pas
toujours été très reluisant. Mais sommes-nous responsables des erreurs –
horreurs – de nos pères ?
Si l’on prend l’exemple de la Chine où la notion de maladie mentale et
donc d’hygiène mentale n’existe pas dans leur médecine classique, je suis
allé visiter quelques services et j’avoue avoir été étonné. Les
schizophrènes sont évidemment les mêmes là-bas que chez nous et j’ai pu
constater que, malgré mon absence de compréhension du mandarin, j’étais
capable de poser un diagnostic correct à peu près à tous les coups. Le
problème est que là-bas, les services psychiatriques ne semblent
apparemment servir qu’à enfermer les gens dangereux. J’ai encore en
mémoire ces longs corridors sinistres barrés par d’épais barreaux derrière
lesquels des gens en pyjamas rayés horizontalement étaient tous au lit à
midi trente, généralement en surpoids et avec des mouvements anormaux
directement dus aux neuroleptiques dont ils sont abreuvés. Un peu comme
si en France il n’y avait que des UMD (unités pour malades dangereux).
En revanche, là-bas, si on est déprimé, anorexique, bipolaire, toxicomane,
borderline, suicidaire et si on n’est pas très riche ni capable de financer
une hospitalisation à l’étranger, il n’existe aucune structure spécialisée ou
presque. Et apparemment c’est un peu dur ! Il semble néanmoins qu’une
prise de conscience soit en train d’émerger et qu’un réseau de soins soit à
l’étude… Espérons.
Et chez nous, autrefois ? Comment se comportait notre société
européenne avec ses fous quand la notion de psychiatrie n’avait pas encore
été inventée ? Au Moyen Âge, tout au moins dans sa première partie, le fol
était protégé, nourri bien qu’exclu. Il était certes considéré comme un
pécheur, donc un possédé, mais c’était avant tout un « pauvre d’esprit à
qui le royaume des cieux appartenait », pour reprendre les Béatitudes des
Évangiles. Il fallait donc montrer de la compassion à son égard et le
protéger, même si on le tenait à l’écart, car, malgré tout, c’était un
pécheur. Le statut du fol était d’ailleurs tellement privilégié que, parfois,
des profiteurs, à savoir les bandits de grand chemin, les vide-goussets, les
coupe-jarrets, se déguisaient en aliénés, après leur avoir volé leur signe
distinctif, le chapeau jaune, de manière à être comme eux protégés et
nourris, voire hébergés. Ce n’est qu’avec l’Inquisition, elle-même issue
des grands fléaux comme la peste, les famines, les guerres, que le statut
des malades mentaux a radicalement changé, un bon nombre d’entre eux,
mélancoliques, hystériques, s’étant retrouvés brûlés vifs en tant que
possédés du diable, hérétiques, abominables sorcières, que sais-je ! Ce
n’est pas moi qui le dis, mais un prêtre courageux de l’époque, un jésuite
nommé Jean Wier. Un Juste parmi les Justes qui pensait que les
malheureux avaient besoin de soins, pas du bûcher, et qui osait railler les
inquisiteurs.
Ce n’est finalement que l’invention de la psychiatrie et de l’asile par
Pinel et surtout Esquirol qui a permis de transformer le destin des aliénés.
Certes, la psychiatrie morale a connu bien des dérives, bien des excès, bien
des arbitraires, mais aussi, combien de vies a-t-elle sauvées ? Le
30 juin 1838, jour de la promulgation de la loi portant assistance aux
aliénés, peut être considéré comme la véritable date de naissance de la
psychiatrie moderne. Donner à manger, un toit, des soins, de la sécurité à
des sujets respectés et protégés de la vindicte du public, tel était le projet
des députés au bout d’un long et passionnant débat à l’Assemblée
nationale. Quel bilan peut-on en tirer cent soixante-dix-sept ans plus tard ?
Points négatifs : un peu partout, les asiles sont rapidement devenus un
lieu de ségrégation, pire, d’esclavage au sens propre du terme ! À force
d’être conçus comme des microcosmes avec une ferme modèle, un
moulin, une forge, une imprimerie, une blanchisserie, des ateliers en tous
genres, les asiles d’aliénés, sous couvert de réhabilitation, ont gardé de
force des gens parfois guéris, car sans eux l’institution n’aurait pas pu
tourner. Pour un salaire symbolique (pécule du malade) fixé par la loi au
maximum à deux timbres-poste par jour, plus un paquet de cigarettes
Caporal ou de tabac gris, plus un litre de vin pour les fous anciens
combattants, des malheureux ont travaillé durement pendant des
décennies, des vies entières, sont morts à la tâche. L’ergothérapie n’est
tolérable que si l’hôpital peut s’en passer pour assurer sa pérennité. Sinon,
c’est la porte ouverte à tous les excès. J’ai vu des chaînes de petites
voitures où des psychotiques répétaient toute la semaine le même geste,
comme en usine, à la différence près qu’eux n’étaient quasiment pas
payés.
Les traitements médicamenteux apparus dans les années 1950 ont
guéri les soignants (plus que leurs patients) de leur peur des fous et de
leurs coups, leur ont enfin permis de penser, de réfléchir. En revanche, les
mêmes soignants ont perdu aussi la peur de les prescrire et de les
distribuer. Que penser de ces traitements distribués larga manu, capables
de faire prendre des dizaines de kilos et, selon Stephen Stahl3, d’abréger la
vie de vingt à trente ans ? La routine appelée chronicité en psychiatrie
s’infiltre partout, notamment dans les habitudes thérapeutiques jamais
remises en question et qui font des ravages.
Points positifs : Dieu merci, les progrès en tous genres, médicaments,
psychothérapies diverses et variées, séjours de plus en plus brefs,
accompagnement des malades à l’extérieur sont intervenus depuis les
années 1960 et ont permis aux patients, notamment les schizophrènes, de
retrouver une vie subnormale dans la cité. La politique de secteur centrée
sur l’extrahospitalier, quand elle est bien comprise, ce qui
malheureusement est l’exception pour ce que nous avons pu en juger,
participe à l’évidence de ce progrès.
Antiques querelles
Voilà des siècles, des millénaires peut-être que les psychiatres
s’étripent sur une question qui ne manque pas d’amuser nos confrères
chinois : la folie a-t-elle une origine psychologique ou organique ? Cette
question purement idéologique ne cesse de hanter la pensée occidentale et
a mené aux pires horreurs, des bûchers de l’Inquisition (psychogenèse) à
la lobotomie (organogenèse). La bataille qui fait toujours rage entre
psychanalystes et neuroscientifiques en est le moderne et consternant
avatar. Les adorateurs du dieu Science jettent l’anathème sur ceux du dieu
Freud et vice versa et leurs sectateurs médiatiques jettent leurs saintes
huiles sur le feu. Et pourtant !
Si enfin les protagonistes des deux camps acceptaient d’ouvrir les
yeux sur les découvertes les plus récentes et arrêtaient de dénigrer l’autre
partie, prétendant, d’un côté, que « la psychanalyse est inefficace, toutes
les études le prouvent » et, de l’autre, que « les neurosciences n’ont rien
apporté et que l’imagerie ne montre rien dans ce domaine » et s’ils
acceptaient simplement de se documenter sur un sujet aussi nouveau que
crucial, l’épigenèse, ils comprendraient que cette querelle est résolue,
obsolète et que, désormais, le combat de la psychanalyse se confond avec
celui des neurosciences.
Prenons l’exemple simple de la psychose. Pour être schizophrène, il
faut tout d’abord et de manière nécessaire être porteur de gènes de
vulnérabilité (lesquels ne s’exprimeront pas toujours). Si au cours de la
grossesse, la mère est en contact avec un virus, le risque d’éclosion de la
maladie augmente. Et si enfin, au cours de la petite enfance, se produisent
des « événements de vie », mère perturbée par les petits troubles qu’elle
perçoit inconsciemment chez son petit, divorce, traumatismes, toutes les
conditions sont réunies pour voir apparaître entre 15 et 35 ans un délire
paranoïde. Que signifie cette théorie ?
Les généticiens et les neuroscientifiques ont raison (gènes, virus). Les
psychanalystes ont raison : familles perturbées avec cercles vicieux
pathogènes. Je ne résiste pas au plaisir de citer un de mes maîtres
lyonnais, Jacques Hochmann : « Personne n’a jamais prouvé que les
parents rendent malades leurs enfants, mais ce qui est certain, c’est que les
enfants rendent malades leurs parents ! » Les comportementalistes ont
raison : conditionnement à la maladie. Les sociologues, systémiciens
familiaux, antipsychiatres de tout poil ont raison…
Comment et pourquoi ont-ils raison ? Il faut savoir que la pression de
l’environnement (polluants, événements de vie, abondance ou disette…)
provoque des mutations épigénétiques transmissibles aux descendants. Par
exemple, un fumeur augmente le risque de cancer du poumon de ses fils,
petits-fils et arrière-petits-fils ; une fumeuse augmente le risque de cancer
du poumon de ses filles, petites-filles et arrière-petites-filles. Une mère
et/ou un père perturbés et/ou perturbants peuvent provoquer une mutation
qui va permettre au gène de la schizophrénie de s’exprimer. Tout cela reste
à ce jour assez spéculatif, mais représente à mon sens l’avenir de la
spécialité, avenir qui devrait permettre aux soignants et aussi aux
théoriciens d’imaginer les ponts que jusqu’à présent ils avaient échoué à
lancer.
Si un sévice sexuel dans l’enfance entraîne une mutation épigénétique
qui va induire un état borderline et qu’une psychothérapie bien conduite
entraîne une mutation dans l’autre sens, ce qui semble relativement bien
prouvé aujourd’hui, on ne voit pas pourquoi cette théorie ne pourrait pas
s’étendre à l’ensemble de notre pratique. De ce fait, toute psychothérapie
bien conduite devient un acte biologique. Et comme on sait que la théorie
de ladite psychothérapie compte moins que la qualité du psychothérapeute,
tout est dit. En d’autres termes, un « bon » psychanalyste, même si sa
théorie est « mauvaise », aura de bien meilleurs résultats qu’un
« mauvais » comportementaliste, même si sa théorie est parfaitement
validée.
Je sais bien que certains psychanalystes ne vont pas manquer de penser
avec amusement que je suis en train de réconcilier mon papa
neuroscientifique avec ma maman psychanalyste, mais qu’importe
l’interprétation pourvu qu’on ait l’ivresse du soin ! La psychiatrie n’est
certainement pas parfaite, loin de là, mais, à bien y regarder, elle n’a pas à
rougir de son niveau scientifique, qui la situe dans une bonne moyenne si
on la compare à la cardiologie (probablement la plus scientifique de toutes
les spécialités), à la neurologie ou à la dermatologie (probablement au bas
de l’échelle). Alors ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain, critiquons en
permanence la psychiatrie, elle le mérite, mais protégeons-la aussi, car,
quand on y regarde de plus près, on voit que chaque fois qu’une crise
survient dans une société, c’est le fou qui est en première ligne et qui est
désigné comme le bouc émissaire, la victime sacrificielle pour reprendre
les mots de René Girard dans La Violence et le Sacré.
Aujourd’hui encore, chez nous, en Europe, en pleine crise économique,
force est de constater que les moins bien lotis, les moins bien dotés des
hôpitaux sont sans conteste les hôpitaux psychiatriques. Chaque fois que
dans un hôpital général des coupes budgétaires interviennent, ce sont les
services psychiatriques qui trinquent, comme si, dans l’esprit des
décideurs, la psychiatrie passait après les spécialités considérées comme
plus nobles. Je ne pense pas être misérabiliste ni envieux, mais je suis bien
obligé de voir la grande misère actuelle de certaines institutions en France,
en Europe et de par le monde, y compris aux États-Unis. Lorsqu’en 1982
j’étais chercheur à Stanford en Californie du Nord, une des plus belles,
plus modernes, plus prestigieuses, plus riches universités du monde, en
plein cœur de la Silicon Valley, je travaillais dans un service de psychiatrie
étonnant de vétusté et d’inconfort : deux dortoirs pour une trentaine de
patients, l’un d’entre eux était gaiement meublé d’une table de ping-pong,
sans doute pour le rendre plus intime et silencieux !
Alors, je le dis sans ambages, il faut non seulement protéger la
psychiatrie, mais aussi les malheureux psychiatres (endangered species),
car leur mission première est de protéger les malades, les plus vulnérables
d’entre nous. Malheureux, les psychiatres ? Oui sans doute, car une de
leurs principales missions est d’être dénigrés, moqués, vilipendés,
toujours pris en tort de trop de laxisme ou d’excès d’autoritarisme
arbitraire. Mais après tout, n’est-ce pas une de leurs fonctions sociales
d’être en quelque sorte des boucs émissaires sociologiques, des boucliers
pour leurs malades dont ils sont avant tout chargés de prendre soin dans
tous les sens du terme ? C’est même en partie pour cela qu’ils sont payés !
Les protéger ? Oui sans doute et surtout contre eux-mêmes tant ils sont
capables d’aberrations de toutes sortes quand ils sont livrés sans contrôle à
leur imagination sans limite. De l’orgue à chats à la faradisation, de
certains excès de la psychanalyse à ceux des thérapies cognitives et
comportementales, à l’impaludation, à la cure de Sakel, aux bains
surprises, à l’extermination, voilà ce qui se passe quand la psychiatrie
n’est pas pensée comme un objet de sciences et de soins cohérent. Voilà ce
qui se passe quand les psychiatres ne sont pas obligés de se frotter aux
autres scientifiques. L’isolement sensoriel mène au délire !
Et puis, au fond, quand on y réfléchit, ce qu’on appelle « histoire de la
psychiatrie » a été fait la plupart du temps par des non-psychiatres : des
prêtres inquisiteurs ou non, des sorciers, des devins, des aliénistes, des
médecins sans formation aucune, des neurologues, des juristes, des
neurophysiologistes, etc. L’objet psychiatrie est follement hétérogène, car
il est bio-psycho-social, comme le dit l’OMS, et paradoxalement sa
cohérence interne ne viendra que lorsqu’elle acceptera de se situer à
l’interface des sciences humaines, toutes les sciences humaines, et des
sciences fondamentales, toutes les sciences fondamentales. Jusqu’à
présent, la psychiatrie universitaire qui est tout sauf universelle a toujours
refusé et follement critiqué cette position, préférant rester dans une
endogamie stérilisante, se montrant exclusivement intéressée par les
arcanes diplomatiques hexagonaux plutôt que par le métissage avec la
psychiatrie étrangère et avec des disciplines comme la génétique, la
mathématique, la statistique, l’histoire, la sociologie, l’ethnologie…
Pourtant, chacun sait que la consanguinité mène à la stérilité et c’est bien
ce que l’on observe en France si l’on en juge par la position de notre pays
en ce qui concerne le nombre de publications internationales, loin derrière
des pays comme la Suisse, la Belgique, l’Italie, l’Espagne pourtant moins
peuplés pour les premiers, moins riches pour les seconds… À quand une
chaire de psychiatrie donnée à un épidémiologiste statisticien ou à un
ethnologue ? Il en va de même pour les autres instances telle l’Académie
de médecine et les instituts publics de recherche qui, pourtant, auraient la
possibilité et se devraient de réunir les compétences, mais qui
fonctionnent exactement comme l’université, malheureusement.
Je rêve, nous rêvons d’une psychiatrie comme celle décrite par
Philippe Courtet, une psychiatrie ouverte, créative, joyeuse, une
psychiatrie folle, mais pas psychotique. Pur délire, pensez-vous ? OK,
j’assume et même je demande à être immédiatement interné avec des
matheux, des chimistes, des juristes mais pas avec des psychiatres… Vite,
vite, la camisole !

1. L’histoire m’a été contée par les docteurs N. et J.-B. Lantieri, psychiatres corses.

2. Lemoine P., Droit d’asiles, Paris, Odile Jacob, 1997.

3. Stahl S., Psychopharmacologie essentielle, Paris, Lavoisier, 2015.


Les auteurs

Philippe Brenot, psychiatre et anthropologue, est directeur des


enseignements de sexologie et sexualité humaine à l’université Paris-
Descartes ainsi que président de l’Observatoire international du
couple.

Patrick Clervoy, professeur de médecine à l’École du Val-de-Grâce,


ancien titulaire de la chaire de psychiatrie et de psychologie médicale
appliquées aux armées, est spécialiste du stress et des comportements
pathologiques dans les conditions extrêmes de guerre et de
catastrophe.

Philippe Courtet, professeur de psychiatrie à l’université de


Montpellier, coordonnateur du département d’urgences et
posturgences psychiatriques au CHU-Montpellier, dirige un groupe
de recherche sur la vulnérabilité suicidaire au sein de l’unité
INSERM-1061. Il est actuellement le président de l’Association
française de psychiatrie biologique et neuropsychopharmacologie.

Boris Cyrulnik, psychiatre, directeur d’enseignement master 2-DIU


à l’université Toulon-Sud, anime plusieurs groupes de recherche et de
réflexion sur l’attachement et la résilience.

Saïda Douki Dedieu, ancien professeur associé à l’université Claude-


Bernard de Lyon et ancienne présidente de la Fédération des
psychiatres arabes, est professeur émérite de psychiatrie à la Faculté
de médecine de Tunis.

Serge Erlinger, médecin hospitalier et universitaire, est professeur


honoraire à la faculté de médecine Xavier-Bichat (université de Paris-
VII-Diderot). Spécialiste des maladies du foie, il est ancien chef du
service d’hépatologie de l’hôpital Beaujon (APHP) et ancien
directeur de l’Unité de recherches de physiopathologie hépatique de
l’Institut national de la santé et de la recherche médicale.
André Giordan, spécialiste des hormones de l’hypophyse, puis
épistémologue, est professeur à l’Université de Genève où il a créé le
Laboratoire de didactique et épistémologie des sciences. Il intervient
actuellement en éducation thérapeutique du patient dans le cadre de
l’École de Genève.

Jacques Hochmann, professeur émérite de psychiatrie à l’université


Claude-Bernard, médecin honoraire des hôpitaux de Lyon, a
développé dans une orientation de psychiatrie communautaire et de
psychothérapie institutionnelle un dispositif public de soins
ambulatoires intensifs pour les enfants et les adolescents. Il s’est
intéressé aux rapports entre psychanalyse et neurosciences et étudie
actuellement l’histoire des idées en psychiatrie.

Hager Karray est psychiatre, psychanalyste et praticien hospitalier


au CHS de la Savoie. Ancienne assistante hospitalo-universitaire des
Hôpitaux de Tunisie, elle est cofondatrice de l’Espace analytique
franco-tunisien.

Pierre Lamothe, psychiatre des hôpitaux et médecin légiste, a


accompagné le développement de la médecine et de la psychiatrie en
milieu pénitentiaire dans les textes et sur le terrain. Expert agréé par
la Cour de cassation et désigné par la Cour pénale internationale de
La Haye, il a quotidiennement constaté la difficulté d’une évaluation
en criminologie surtout lorsqu’elle doit déboucher sur des mesures
concrètes et répondre à des attentes sociales ou politiques.

Patrick Lemoine, ancien praticien hospitalier et chef d’intersecteur


psychiatrique, est actuellement directeur médical international de la
division Psychiatrie du groupe Clinéa-Orpéa. Docteur en
neurosciences et habilité à diriger la recherche (université Claude-
Bernard de Lyon), il est ancien Research Fellow à l’Université
Stanford en Californie et ancien chercheur associé à l’Université de
Montréal. Il est professeur associé de l’Université de Pékin.

François Lupu, né en 1946, est ethnologue, spécialisé en


anthropologie de l’alimentation. Il travaille en Chine sur l’approche
de la diététique de la grande vieillesse par la médecine chinoise et les
savoirs communs.
Remerciements

Les auteurs tiennent à remercier chaleureusement M. Patrick de Saint-


Jacob, directeur national de la division psychiatrique Clinéa, d’avoir tant
facilité l’organisation de leurs réunions.
DES MÊMES AUTEURS
CHEZ ODILE JACOB

Boris Cyrulnik :
Ivres paradis, bonheurs héroïques, 2016.
Les Âmes blessées, 2014.
Résilience. De la recherche à la pratique (dir. avec Marie Anaut), 2014.
Résilience et personnes âgées (dir. avec Louis Ploton), 2014.
Sauve-toi, la vie t’appelle, 2012.
Résilience. Connaissances de base (dir. avec Gérard Jorland), 2012.
Quand un enfant se donne « la mort ». Attachement et sociétés, 2011.
Famille et résilience (dir. avec Michel Delage), 2010.
Mourir de dire. La honte, 2010.
Je me souviens…, « Poches Odile Jacob », 2010.
Autobiographie d’un épouvantail, 2008.
École et résilience (dir. avec Jean-Pierre Pourtois), 2007.
Psychanalyse et résilience (dir. avec Philippe Duval), 2006.
De chair et d’âme, 2006.
Parler d’amour au bord du gouffre, 2004.
Le Murmure des fantômes, 2003.
Les Vilains Petits Canards, 2001.
De l’inceste (avec Françoise Héritier et Aldo Naouri), « Poches Odile Jacob », 2000.
Un merveilleux malheur, 1999.
L’Ensorcellement du monde, 1997.
Les Nourritures affectives, 1993.

Patrick Lemoine :
Le Mystère du nocebo, 2011.
Droit d’asiles, 1998.
Le Mystère du placebo, 1996.
Table
Page de titre

Copyright

Pourquoi tant d’idées folles en psychiatrie ? - par Boris Cyrulnik

La morale de cette histoire folle

Les mots et les soins : la psychiatrie au crible de l’épistémologie -


par André Giordan

Un passé chargé…

Les noms des pathologies mentales

La fonction du DSM

Histoire des techniques thérapeutiques

Les présupposés des maladies mentales

Conclusion

Les suppliciés de la Grande Guerre - par Patrick Clervoy

Des hommes effrayés…

Et des médecins sûrs de leur science


De l’hypnose des batailles à l’obusite

La question des simulateurs et des persévérateurs

La mobilisation des neurologues contre les hystériques

Un long catalogue des curiosités médicales

La douleur infligée

Le torpillage faradique

Vincent de pôles

La discussion portée à l’Assemblée nationale

Le pire au centre de Salins-les-Bains

Ailleurs et après

Que sont-ils devenus ?

Petite histoire de la boisson et de l’alcoolisme - par Serge Erlinger

L’alcool dans l’Histoire : de Sumer à la Renaissance

Le xixe siècle : Magnus Huss et la naissance de la maladie


alcoolique

Les médecins : un rôle ambivalent

Pourquoi les psychiatres n’aiment-ils pas le sexe ? - par Philippe


Brenot

Histoire du sexe et de la psychiatrie

France méfiance

Sexologie moderne
Aujourd’hui

Pour des psychiatres sexologues

La psychiatrie au temps du nazisme - par Boris Cyrulnik

Psychiatrie, religion et éthique - par Saïda Douki Dedieu et Hager


Karray

Introduction

Psychiatrie et religion : une histoire conflictuelle

Une (més)alliance nouvelle ?

Un antagonisme radical

Vérité et savoir

Les intégristes de la science

Le psychiatre et la politique : au risque du totalitarisme

Quel rôle pour le psychiatre dans une théocratie ? Le cruel


dilemme du psychiatre islamiste

La contextualisation

Conclusion

La folle histoire des thérapies de choc - par Patrick Lemoine

Les bains surprises

L’orgue à chats pour fou mélomane

L’impaludation

Les cures de Sakel : chocs humides ou chocs secs ?


Les chocs au camphre puis au cardiazol

L’électrochoc

Conclusion

La dégénérescence, origine et conséquences d’une théorie


dommageable - par Jacques Hochmann

Les origines

La dégénérescence selon Morel

La dégénérescence, suite et fin ?

La dégénérescence dans la culture

Vers l’eugénisme

Persistance d’une théorie apparemment défunte

Fou(s) de Chine - par François Lupu

Du côté de la Chine…

L’harmonie (xie ou he) moteur de la vie

Bien plus qu’un organe : le cœur

Le rôle primordial du vent

Le vent… Quel vent ?

Mais pourquoi ?

Le vent au centre de la disharmonie mentale

Le jeu des émotions comme facteurs pathogènes


Les émotions entre normal et pathologique

Les émotions : des données complexes

Groupes d’émotions ayant une relation privilégiée avec un organe

Une notion centrale : kuang 狂 (furieux, arrogant, fou)

Dian (aliénation, anomalie, folie, démence)

Dian xian (épilepsie)

Zangzao

La simulation

Les thérapeutiques

Les remèdes

« Psychothérapie » ?

Quelques cas cliniques

« La méditation blesse la rate, la colère vainc la méditation »

« La tristesse blesse les poumons, la joie vainc la tristesse »

« La colère blesse le foie, la tristesse vainc la colère »

« La peur blesse le rein, la méditation vainc la peur »

En guise de conclusion

Une idée folle en psychiatrie : la certitude - Par Pierre Lamothe

L’âge d’or de la psychiatrie arrive ! - par Philippe Courtet

La psychiatrie meurt aussi


La psychiatrie doit-elle disparaître ?

La psychiatrie n’est pas (assez) scientifique !

L’avenir appartient à la psychiatrie

La santé connectée

Conclusion

Conclusion Un monde sans psychiatrie ? - Par Patrick Lemoine

Goulag

Antipsychiatrie

Eugénisme

Antiques querelles

Les auteurs

Remerciements

Des mêmes auteurs chez Odile Jacob

Quatrième de couverture

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