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La Folle Histoire Des Idées Folles en Psychiatrie - Boris Cyrulnik
La Folle Histoire Des Idées Folles en Psychiatrie - Boris Cyrulnik
Boris Cyrulnik
Patrick Lemoine
La Folle Histoire
des idées folles
en psychiatrie
© ODILE JACOB, NOVEMBRE 2016
15, RUE SOUFFLOT, 75005 PARIS
www.odilejacob.fr
ISBN : 978-2-7381-5896-3
Rien n’est plus expliqué que la folie. De tout temps il en a été ainsi. Le
mot « folie » désigne on ne sait quoi, un égarement de l’esprit peut-être ?
Mais on ne sait pas où d’habitude se gare cet esprit, et on ne sait pas non
plus de quel esprit il s’agit, celui du fou ou celui du psychiatre ? On a donc
toujours clairement expliqué, avec une conviction quasi délirante, un
phénomène étrange, incompréhensible, égaré et désigné par le mot
« folie » qui définit on ne sait quoi.
Rien n’est plus soigné que la folie. Les nombreuses trépanations
paléolithiques étaient techniquement parfaites : une petite cupule ronde
avec un bourrelet osseux prouve que le trépané a vécu longtemps après
cette opération1. Comme on en trouve beaucoup en Afrique du Nord, on
peut penser qu’il s’agissait d’une mode thérapeutique qui consistait à
fabriquer une fenêtre dans le crâne d’un homme habité par un mauvais
esprit, à qui le thérapeute « chirurgien » permettait ainsi de s’échapper.
Dans l’Ancien Testament (qui dit toujours la vérité), on apprend que
Nabuchodonosor, roi de Babylone, soudain se mit à quatre pattes pour
aboyer et laper l’eau en compagnie des animaux. Ce comportement
inhabituel chez un puissant roi fut aussitôt expliqué par Daniel, qui en fit
la preuve d’une punition divine2. Le mot « divin », désignant une entité
non représentable dont la puissance surhumaine pouvait rabaisser un
puissant roi au rang de la bête, parvenait ainsi à expliquer un inquiétant
phénomène. Un tel enchaînement de raisons donnait une sensation de
cohérence à un phénomène incohérent. En offrant une compréhension
divine de ce phénomène incompréhensible, tout le monde se sentait mieux,
sauf peut-être Nabuchodonosor.
Quelle que soit la culture, les convulsions épileptiques faciles à
percevoir mais difficiles à comprendre furent rapidement expliquées.
L’homme est là, parlant paisiblement et partageant notre monde lorsque
soudain, il s’arrête, égaré : il lève les yeux, pousse un cri rauque, tombe à
terre, convulse, se mord la langue, urine sous lui, puis se détend, se relève,
paraît confus quelques instants et reprend la conversation. Cet étrange
scénario désoriente les témoins, qui ne se réorientent que lorsqu’on leur
explique l’incompréhensible phénomène. En Inde, on appelle Grahi le
démon qui s’empare de l’esprit du patient et le fait convulser. À Babylone
et en Mésopotamie, on affirmait qu’un tel désordre était provoqué par
l’œil du diable. On a trouvé un texte assyrien de 650 av. J.-C. qui décrivait
une crise d’épilepsie et l’expliquait, bien sûr, par une possession
démoniaque.
Quand Hippocrate (460-377 av. J.-C.) constate une crise d’épilepsie, il
en attribue la cause au cerveau et non à une punition divine. Cette réaction
naturaliste s’explique probablement par le développement de la médecine
grecque pour qui le cerveau est un centre de commande sensorimotrice et
non plus, comme chez les Égyptiens, un amas de boyaux destinés à
refroidir le corps. Hippocrate, chirurgien, baignant dans un contexte
culturel naturaliste, n’avait plus besoin de démons pour expliquer un
phénomène convulsif. C’est ce schéma de raisonnement que je propose
pour expliquer les idées folles en psychiatrie.
L’ignorance n’empêche pas d’expliquer. Au contraire même,
l’ignorance provoque un tel état de confusion qu’on s’accroche à
n’importe quelle explication afin de se sentir un peu moins embarrassé.
C’est pourquoi, moins on a de connaissances, plus on a de certitudes. Il
faut avoir beaucoup de connaissances et se sentir assez bien dans son âme
pour oser envisager plusieurs hypothèses.
Un psychiatre percevant un phénomène étrange l’analyse et
l’interprète selon sa propre personnalité et les valeurs que son contexte
culturel a imprégnées en lui. Comme tout un chacun, il peut percevoir
chez l’autre un comportement ou une expression de son monde mental qui
lui fait penser que cet autre se construit un monde non adapté au réel. Le
fou, c’est l’autre. Il donne à la représentation qu’il se fait du monde de
l’autre un nom compliqué : « démence précoce », « schizophrénie »,
« possession », « péché », qui crée une impression de sémiologie clinique,
alors qu’il s’agit en fait de l’interprétation que ce psychiatre attribue à
l’idée qu’il se fait du monde de l’autre. Le psychiatre, en fait, parle de lui-
même, de sa manière de voir le monde et de l’expliquer selon les modèles
que lui fournit sa culture.
La sémiologie psychiatrique varie étonnamment selon le psychiatre,
selon l’époque et selon la culture. Les déterminants hétérogènes du mot
qui désigne la folie ne cessent de remanier les frontières entre le normal et
le pathologique. Et pourtant l’autre souffre. Il peut souffrir d’un trouble
normal provoqué par les inévitables épreuves de l’existence comme le
deuil, la perte ou l’échec. Il peut souffrir d’un trouble de sa propre
représentation du monde qui le fait entrer en conflit incessant avec les
autres et avec le réel. Sans compter qu’une réaction anormale n’est pas
forcément pathologique. Certains, parmi nous, font un malaise
hypoglycémique quand ils ont 0,70 gramme de sucre par litre de sang, ce
qui est normal et pathologique ; alors que d’autres travaillent et sourient
quand ils ont 0,30 gramme de sucre par litre, ce qui est anormal et non
pathologique. Au contraire même, cette anormalité est signe de santé,
puisque leur organisme leur permet d’utiliser la moindre molécule de
glucose. Définir une frontière entre le normal et le pathologique témoigne
d’une incertitude philosophique.
Les déterminants culturels du mot qui désigne la folie sont encore plus
incertains. Ceux qu’on appelle « psychopathes » parce qu’ils passent à
l’acte comme un réflexe rapide, en court-circuitant la lenteur nécessaire à
l’élaboration mentale, sont décorés en temps de guerre et emprisonnés en
temps de paix. La rapidité du passage à l’acte est bénéfique en temps de
guerre et maléfique en temps de paix.
À l’époque de l’Europe féodale, être seul, errant sur les routes, loin de
son groupe familial et social, était considéré comme une preuve de folie. Il
y avait tant d’hommes mal socialisés qui, pour ne pas mourir, attaquaient
les « errants » qu’être seul sur la route était une preuve de non-adaptation
au réel, une folie3.
Il en était de même pour les « filles célibataires » qui faisaient preuve
de folie, en mettant au monde un enfant hors mariage. Les troubles
comportementaux que manifestaient les bâtards, sombres, hargneux et
batailleurs, étaient attribués au fait qu’ils étaient nés hors mariage (hors
culture, comme les enfants nés d’inceste). Tout était vrai dans ce constat :
ils étaient batailleurs (bâtards) et nés hors mariage. Celui qui aurait pensé
que ces enfants étaient bagarreurs parce qu’ils étaient désocialisés,
interdits d’école et d’Église et orientés vers les métiers de la guerre, aurait
été étiqueté comme un transgresseur, hors de la doxa qui unissait les
récitations de la majorité.
Je n’ai pas connu l’époque inquisitoriale où le cadavre des suicidés
était fouetté après leur mort, tant leur transgression paraissait hors
normes. On considérait que c’était un crime majeur que de supprimer une
âme donnée par Dieu. Mais j’ai connu l’époque où les suicidés comateux
étaient envoyés à l’hôpital psychiatrique parce que la doxa récitait qu’il
fallait être fou pour se suicider. Il y a quelques décennies, l’avortement
était considéré comme un crime majeur, alors qu’on punissait peu celui
qui, sous l’emprise de la passion, avait tué l’amant de sa femme. La
dépression et l’angoisse n’avaient aucun relief pathologique quand, dans
les familles, tous les six mois, il y avait un deuil et quand on pensait sans
cesse à la mort parce que la récolte avait été mauvaise ou qu’il avait plu
sur la moisson : si le blé est mouillé, on sera sans pain, affamé tout l’hiver.
Comment concevoir la dépression quand on pensait que la vie, le passage
sur terre, était une vallée de larmes et que l’angoisse caractérisait la
condition des humains ?
Aujourd’hui, ces souffrances prennent un relief pathologique, on pense
qu’il est légitime de les soigner. Alors, on médicalise les concepts de
dépression et d’angoisse. On les décrit avec des mots venus de la biologie,
on les classe en catégories sémiologiques et, le plus logiquement du
monde, on donne les médicaments adaptés à cette nouvelle représentation
culturelle d’un phénomène naturel. Après tout, pourquoi ne médicaliserait-
on que la pathologie ? L’accouchement est un phénomène naturel qui
condamnait à mort un nombre très élevé de femmes et de bébés (50 %
dans la première année jusqu’au XIXe siècle). La médicalisation de
l’accouchement a réduit à 1/1 000 le nombre de ces tragédies.
On comprend le monde à l’aide des images, des récits et des objets
techniques que nous fournit le contexte. Notre vision du monde dépend de
nos pensées bien plus que de nos yeux. C’est pourquoi les performances
extraordinaires de la neuro-imagerie depuis une vingtaine d’années vont
encore une fois modifier notre manière de penser la folie. Comme
d’habitude, il y aura un mélange d’idées extraordinaires et d’excès
révoltants. Les progrès médicaux au XIXe siècle ont été essentiellement
réalisés grâce aux découvertes de l’hygiène : laver les biberons a diminué
les morts par toxicose, changer les langes a fait disparaître les dermatites,
organiser les lieux de déjection a diminué les épidémies4. L’hygiène est
devenue une pensée organisatrice de notre santé et de nos rapports
sociaux. C’est donc le plus logiquement du monde qu’on a conçu dès le
début du XXe siècle la notion d’hygiène raciale qui a mené à un des plus
grands crimes de l’Histoire.
Le mot « psychiatrie », inventé par Reil en Allemagne en 1802,
contenait implicitement l’idée qu’il était possible de soigner la folie. À
l’époque où l’on pensait qu’un épileptique était possédé par le diable, le
traitement logique était le bûcher. Quand on pensait qu’un délirant était
puni pour ses fautes, la folie prenait la signification d’une justice
transcendante. Quand dans les années 1950 certains médicaments ont guéri
les infections, tandis que d’autres soignaient les maladies de cœur, ce
constat a induit les recherches sur les médicaments de l’esprit. Le
psychisme n’était plus pensé comme une âme donnée par Dieu, mais
comme une production cérébrale. Le fou, plus que jamais, a été pensé
comme un malade et non comme un coupable.
L’explosion de la technologie après la Seconde Guerre mondiale a
placé la notion de personne au sommet de la hiérarchie de nos valeurs
culturelles. La moindre invention d’un objet technologique modifie la
manière dont nous nous pensons : quand la bricole (attelage de poitrail) a
été inventée, il fut aisé de constater qu’un cheval, n’étant plus étranglé par
le licol, pouvait faire le travail de huit à dix hommes. Ce petit objet
technique a amené à se demander si l’esclavage blanc était encore
nécessaire. Quand le blocage de l’ovulation fut découvert (vers 1929) et
que la « pilule » fut légalisée (en 1967), les femmes, en maîtrisant la
fécondité, se sont demandé pourquoi elles ne maîtriseraient pas aussi leur
existence. D’inventions techniques en objets techniques, la personne
devenait une valeur, alors que dans les pays pauvres, c’est le groupe qui
garde encore sa fonction de solidarité permettant la survie.
Dans un contexte médiéval chrétien, le Diable et le bon Dieu
expliquaient la folie. Dans un contexte technique occidental, l’apparition
du monde intime ne pouvait être expliquée ni par une force surnaturelle, ni
par le dysfonctionnement des tubulures cérébrales. Dans ce contexte-là,
c’est un conflit psychique qui devenait l’organisateur des troubles. Il a
fallu attendre la Renaissance pour que la folie redevienne un phénomène
naturel. Quand les mutations culturelles ont revalorisé le corps, découvert
les hauts-fourneaux et l’imprimerie, la folie ne tombait plus du ciel, elle
poussait dans la nature.
Avec Descartes, la notion de maladie mentale a été impossible à
penser. L’âme, étant sans substance et sans étendue, ne pouvait
dysfonctionner. Seul le corps, comme une machine, pouvait provoquer un
trouble mental.
Tout trouble constaté ne peut s’expliquer que dans un cadre de récits
culturels. Quand un moine qui a consacré sa vie à Dieu se retire dans un
désert, se couche et n’a plus la force de prier, il prend la signification d’un
traître spirituel, on dit alors qu’il souffre d’acédie. Mais quand un homme
dans le siècle manifeste le même abattement et les mêmes idées noires, on
appelle ça « mélancolie ». Il faut alors évacuer la bile noire grâce à la
saignée et à l’hellébore5.
Dans notre culture occidentale du XXIe siècle, les valeurs suprêmes
sont l’épanouissement de la personne, sa rentabilité et son efficacité à
produire de la consommation. Tout homme peu expressif dont les relations
sont appauvries ou peu efficace dans la production sociale sera ressenti
comme un être-moins, un diminué, un vieux, un malade, un décrocheur ou
un névrosé. Il convient de le réintégrer dans la course au rendement.
Thomas Willis, au XVIIe siècle, a inventé la notion de « réflexe » qui,
dans une optique cartésienne, permettait d’éviter le problème de la
mentalisation, impensable à cette époque. Le monde intime devenait
sensorimoteur, ce qui convenait aux futurs béhavioristes pour qui un chaos
comportemental provoque une désorganisation psychique (et
inversement). Les spiritualistes, indignés par cette représentation
mécanique de l’esprit, s’orientaient vers une sorte de déni de matière.
Cette guerre de représentations persiste encore de nos jours quand certains
soutiennent que « le cerveau produit la pensée, comme le foie produit la
bile », alors que d’autres se révoltent contre un tel déterminisme matériel
et pensent que la parole est un avatar de l’âme. Lors des années 1970, de
nombreux psychanalystes classaient le Parkinson comme une forme
clinique d’hystérie dont il fallait lever le refoulement. Mais quand le
trouble dopaminergique a été découvert, cette maladie abandonnée aux
médecins a disparu des préoccupations psychanalytiques. Le corps ou
l’âme, il fallait choisir.
Au XVIIIe siècle, en réaction contre le machinisme cartésien, John
Locke puis Condillac ont « vu » l’esprit comme une page blanche sur
laquelle l’individu écrivait son histoire. On retrouve l’accouplement de
ces visions opposées après la Seconde Guerre mondiale. Le nazisme
pensait qu’un homme ou un animal de bonne race se développait bien,
quel que soit le milieu. En opposition, les penseurs de gauche ont vu le
psychisme comme une cire vierge sur laquelle le milieu pouvait écrire
n’importe quelle histoire.
William Cullen, en 1726 à Édimbourg, inspiré par le modèle d’une
machine corporelle capable de troubler les représentations mentales,
inventa le mot « névrose ». Ce concept voulait dire qu’une défaillance
organique altérait les conductions nerveuses. Au XIXe siècle, le
neurologue Freud a repris ce concept biologique pour expliquer les
difficultés psychiques6. Malgré le déterminisme biologique de ce concept,
le mot « névrose », dans les milieux psychanalytiques, a dérivé vers une
signification carrément opposée : c’est un conflit psychique qui provoque
les troubles et non pas une substance mal circuitée. Le langage populaire
s’est accommodé de ce couple d’opposés quand il dit qu’on « se fait du
mauvais sang » à cause d’une difficulté de l’existence. Il dit aussi qu’on
« se fait de la bile » pour le sort de quelqu’un qu’on aime, ou qu’on est
d’un « tempérament bilieux » quand le moindre événement nous donne du
souci.
Tout ce qu’on dit est vrai dans ce cafouillage conceptuel car le
psychisme ne peut pas se réduire à une vérité partielle. Une démarche
scientifique, réductionniste par méthode, ne peut produire qu’une vérité
partielle. Une substance peut intoxiquer un cerveau, provoquant ainsi une
confusion, un délire momentané ou un onirisme hallucinatoire. À
l’inverse, un conflit psychique peut abattre un psychisme et diminuer les
défenses immunologiques. Les deux propositions opposées sont vraies.
Mais un fait scientifique, partiellement vrai, peut devenir totalement faux
quand une pensée systématique le rend totalement explicatif.
Les délires psychotiques sont alimentés par des faits vrais. Je me
souviens de cette consultation où, face à moi, un homme se demandait
pourquoi tout le monde voulait lui faire du mal. Dans la salle voisine, une
infirmière a violemment claqué une porte. L’homme a sursauté et, en
légitime défense car il avait été agressé par le bruit, il m’a regardé avec
haine et s’est indigné : « Là vous exagérez, pourquoi faites-vous faire des
bruits violents ? » Toutes ses perceptions étaient réelles : le bruit l’avait
attaqué et, dans cet hôpital, c’est moi qui donnais les consignes. Toutes ces
vérités partielles avaient été intégrées dans un système cohérent mais
coupé du réel.
Il en est ainsi quand les idées philosophiques, les productions
scientifiques et les stéréotypes culturels structurent l’alentour culturel
d’un sujet. Il perçoit ces vérités partielles, les voit, les entend, il y adhère
et les intègre dans une représentation cohérente mais coupée du réel. Je
viens peut-être de définir le délire logique qui caractérise l’histoire de la
psychiatrie. J’aurais dû écrire « qui caractérise ce qu’on appelle
abusivement “histoire de la psychiatrie” ». Car jusqu’à maintenant, dans
cette histoire, il n’y a jamais eu de psychiatres ! Il y a eu des sorciers, des
prêtres, des philosophes, des forces de l’ordre, des chirurgiens, des
neurologues, des aliénistes qui ont dit comment ils pensaient la folie selon
leur personnalité et leur contexte culturel. Ils ont décrit les conduites
sociales et soignantes qui en découlaient. Ils n’ont jamais parlé d’un objet
dans le monde, hors d’eux, qui serait appelé « folie ». Ils ont parlé de la
représentation de la folie, imprégnée en eux par le contexte des récits et
des objets techniques inventés par leur culture.
Quand la violence construisait nos sociétés, elle avait une valeur
adaptative. Un homme devait être dur au mal et bien fait de ses membres,
pour travailler à la mine quinze heures par jour, toute la semaine. Il devait
être impulsif pour se battre à la guerre ou contre ses voisins plusieurs fois
au cours de son existence. Il devait serrer les dents pour aller au champ
sans se plaindre par grand froid et pour ne pas gémir quand il était malade
ou blessé. Dans un tel contexte, faiblement technologique, c’est la
violence qui permettait la survie. La normalité était impérialiste. Toute
expression personnelle, toute déviation mentale aurait affaibli le groupe.
Dans un tel contexte, les solutions violentes venaient aisément en tête des
gardiens de l’ordre, pour réguler les troubles provoqués par les errants, les
mères célibataires, les mécréants, les agités ou les incohérents qui
déliraient. Personne n’a protesté quand Egas Moniz, excellent neurologue
et passionnant homme politique, a inventé la lobotomie pour calmer les
déviants psychiques. Dans un contexte culturel où la violence avait une
fonction adaptative, on acceptait facilement la violence des traitements
par l’électrochoc, le torpillage électrique, la mise en coma insulinique, le
choc cardiozolique, la malariathérapie ou l’isolement par la force dans des
hôpitaux fermés et dans des cellules pas toujours capitonnées. Dans une
telle histoire de violence thérapeutique, les médicaments qui diminuaient
les agitations et amoindrissaient les souffrances en engourdissant le
psychisme ont fait l’effet d’un véritable progrès.
Dans ce contexte culturel où la psychiatrie n’existait pas encore en
tant qu’outil de soins situé à l’extérieur du psychiatre, les professionnels
chargés de contenir les fous croyaient ce qu’ils voyaient. Observant une
agitation ou un abattement, ils attribuaient systématiquement ces
comportements à la folie, sans penser que les murs de l’institution
pouvaient en être la cause.
Ce n’est qu’à partir de 1770 que la création de cliniques privées a
modifié la manière de penser la folie. L’hôtellerie étant meilleure et les
relations commerciales avec la famille nécessitant des précautions, les
relations avec les pensionnaires se sont modifiées. Les gardiens vivaient et
bavardaient avec les clients fous, ce qui a développé les études de cas7.
Dès lors, l’observateur n’était plus soumis à l’immédiateté de la
sémiologie de l’autre. Il découvrait que son patient aliéné avait été
autrefois sain d’esprit et qu’un moment pathologique l’avait dévié de sa
normalité. Ce raisonnement a, lui aussi, été une source de progrès puisque
le gardien observateur pouvait ainsi penser que son client fou n’était pas
qu’un aliéné, il avait une histoire, il pouvait donc évoluer et être vu
autrement.
La folie ne tombait plus du ciel et n’était plus expliquée par une
mauvaise circulation dans les tubulures cérébrales, elle devenait une
banalité dans les maisons de santé. Dans L’Almanach du commerce de
Sébastien Bottin, on pouvait lire la publicité suivante : « Blanche, docteur
médecin… Établissement pour aliénés à Montmartre… Bains sulfureux,
gélatineux, de vapeur, de sable… Pureté de l’air, beauté du site » (1826).
Dans le cadre de leur publicité, les médecins publiaient des cas de
guérison, parfois contestées par les pensionnaires eux-mêmes ou par leur
famille. Ces succès thérapeutiques amoindrissaient l’impression de
fatalité que donnait la vision médiévale de la folie. Le mot « névrose »
entrait dans la culture en signifiant qu’il s’agissait d’une émotion intense
provoquant un affolement des idées. Dans sa dérive sémantique, le mot
avait quitté son origine organique pour souligner l’importance affective
des désordres mentaux. Confier ces souffrances psychiques aux médecins
se justifiait de moins en moins. Mais parler gentiment aux fous, les
côtoyer, leur donner des bains et leur demander de raconter leur histoire
renforçait l’approche morale de la folie, en chemin vers la psychanalyse8.
Pinel, après la Révolution française, avait suggéré qu’une relation
affective pouvait modifier le moral d’un aliéné bien plus efficacement
qu’une remontrance intellectuelle. Si la folie était d’origine « morale », on
pouvait la guérir relationnellement, alors que s’il s’agissait d’une maladie
du cerveau, il n’y avait rien à faire, pensait-on à cette époque9. Les
cliniques privées qu’on appelait « maisons de santé » obtenaient, à coup
sûr, des améliorations et peut-être même des guérisons en s’occupant
gentiment des fous-clients.
L’introduction de l’affectivité dans la maladie mentale a permis de
décrire la paranoïa, la nymphomanie, la pyromanie et tout ce qui risquait
de provoquer un plaisir délirant. Le cerveau n’était pas loin dans cet
éclairage affectif de la folie. Le mot « démence » est apparu au
XIXe siècle, pour dire qu’une altération cérébrale modifiait l’affectivité.
Mais surtout, l’extension de la syphilis a renforcé le modèle médical de la
folie. La méningite, complication fréquente de cette maladie vénérienne,
provoquait en même temps des symptômes neurologiques (tremblement,
difficulté d’élocution, atteinte cognitive) et un étrange délire incohérent,
absurde et euphorique. Quand le bacille du tréponème était trouvé dans le
liquide céphalo-rachidien, un traitement par la pénicilline faisait
rapidement disparaître ces délires puisque les méninges désinfectées ne
stimulaient plus le thalamus. L’origine infectieuse de la folie était
quasiment démontrée. Les progrès médicaux lors de la Seconde Guerre
mondiale ont renforcé la vision médicale de la folie. La méningite
tuberculeuse qui, elle aussi, allait être guérie, les troubles cognitifs et
affectifs des traumatismes crâniens dus au développement industriel, la
folie urémique des insuffisances rénales qu’on ne savait pas encore
soigner, le crétinisme des Alpes par manque d’iode légitimaient
l’explication médicale de la folie10. L’épilepsie, depuis le début du
XIXe siècle, n’était plus attribuée à une possession diabolique, mais on a
longtemps décrit le psychisme épileptique qui expliquait les crises
jusqu’au jour où les progrès médicamenteux les ont fait disparaître de
l’espace public. Grâce aux médicaments, les épileptiques ne sont plus
considérés comme des possédés, des fous ou des personnes troublées
psychologiquement. Ils sont malades et on les soigne, voilà tout.
Comme d’habitude, ces réels progrès dans la compréhension et dans
les soins ont dérivé jusqu’à l’absurde vers des vérités trop générales.
Puisque la pénicilline guérit les hallucinations et le délire des méningites
syphilitiques, c’est un antibiotique anticolibacillaire qui devra guérir la
schizophrénie11. Moreau de Tours, en décrivant les accès de confusion
provoqués par les drogues, les hallucinations et les moments délirants, en
a conclu que les malades qui manifestaient ces symptômes sans avoir pris
de drogue souffraient d’une dégénérescence du système nerveux12.
Toute découverte technologique induit une nouvelle explication de la
folie. Quand Meynert, grâce au microscope, parvient à observer des
cellules nerveuses, il propose aussitôt une théorie histologique de la
folie13. On a toujours fonctionné ainsi, on explique un phénomène étrange
par le modèle des objets dominants dans le contexte culturel. Quand les
automates caractérisaient la culture du XVIIe siècle, on expliquait le
fonctionnement cérébral au moyen de poulies et de câbles. Quand la
chimie a réalisé des performances, elle a expliqué la transmission
neuronale. La découverte de l’électricité dans la nature a permis de
découvrir la conduction électrique des neurones. Et depuis que
l’ordinateur réalise des performances extraordinaires, on pense que le
cerveau est un superordinateur. Les objets techniques sont intériorisés
comme des modèles explicatifs pour donner une forme claire aux énigmes
indéchiffrables. Mais, de même qu’une machine s’use, se rouille et
fonctionne mal, on pense au mot « dégénérescence » pour expliquer la
folie. Meynert, qui avait un microscope pour observer la folie, ne
possédait pas un outil qui lui aurait permis de faire des études de cas et
d’observer, comme le docteur Blanche, une évolution favorable. Comme il
ne s’intéressait pas à l’histoire ou à l’évolution des personnes, il en a
conclu que lorsqu’une cellule était altérée, le cerveau fonctionnait de plus
en plus mal, ce qui expliquait l’aspect dégénéré des fous. Partant d’une
vraie découverte sur le fonctionnement des neurones, il aboutissait à une
information facile à récupérer par ceux qui avaient dans leur esprit un
désir de racisme.
La culture se prêtait à cette dérive. On avait envie de penser que les
fous étaient irrécupérables, enfermés dans des asiles par de cruels
psychiatres. La notion de création de l’hôpital général (1656) que Michel
Foucault dénomme « Grand Renfermement » n’est pas du tout confirmée
par d’autres historiens de la psychiatrie. J’ai personnellement vu à Damas
un petit hôpital d’une vingtaine de chambres autour d’un patio, daté du
Xe siècle. De nombreux patients en sortaient, après leur guérison. Et
même le sinistre Bedlam, rendu célèbre par un dessin qui montrait une
passerelle de bourgeois endimanchés jetant pour s’amuser des bouteilles
d’alcool aux fous qui s’agitaient et rampaient sur le sol, parle plus du
fantasme du dessinateur que de la réalité des soins. La vision
exclusivement organique de la folie, en ignorant l’histoire des patients et
les innombrables autres déterminants de leur vie psychique, offrait un
cadeau aux racistes. Constatant que les parents des fous étaient eux-
mêmes en souffrance, ils n’en concluaient pas que leurs difficultés
sociales pouvaient expliquer les carences éducatives de leurs enfants. Ils
affirmaient simplement qu’ils avaient la preuve de l’hérédo-
dégénérescence. Il suffisait de voir.
Une telle malédiction héréditaire entraînait un nihilisme thérapeutique
qui, en abandonnant les fous, confirmait la théorie de la dégénérescence.
L’enchaînement logique de ces idées absurdes aboutissait à la conclusion
qu’il était immoral de s’occuper des dégénérés. « Puisqu’il n’y avait rien à
faire, tout cet argent jeté par les fenêtres empêchait de beaux jeunes gens
d’acheter un logement où ils auraient été heureux. Il devenait moral
d’éliminer les fous14. »
En Angleterre le prestigieux Henry Maudley, dans une optique
nietzschéenne, se préoccupait de « la sélection des inaptes » qui n’étaient
pas éliminés parce que la tolérance des sociétés modernes, en les aidant à
survivre, affaiblissait la communauté. Cet argument structurait les
stéréotypes occidentaux, lors des années d’avant-guerre où les médecins
universitaires refusaient de créer des services de néonatalogie afin de ne
pas faire survivre les prématurés inaptes. Aujourd’hui on sait que ces
bébés rattrapent leur retard en quelques mois et se développent comme les
autres. Mais cette donnée clinique ne correspondait pas au désir
d’eugénisme qui menait aux théories nazies.
L’impact de la « dégénérescence » sur la société se posait en termes
économiques et moraux. Ces « vies sans valeur » coûtaient tellement cher
à la société qu’elles étaient coupables d’empêcher le bonheur des jeunes
gens de bonne qualité biologique. Pour faire justice, il fallait trouver des
solutions scientifiques et légales afin de lutter contre ce scandale.
L’enfermement de ces vies sans valeur (maladies génétiques,
encéphalopathies, psychoses, épilepsie et déviants sociaux) devait se faire
dans des bâtiments fermés, à distance des villes et des villages. La
stérilisation était une solution médicale et hygiénique qui assainissait les
populations. Les solutions technocratiques amélioraient le fonctionnement
social des bien portants et bien-pensants, mais elle demeurait coûteuse. Le
nazisme devait aller plus loin dans cette logique d’hygiène sociale en
légalisant l’eugénisme. En éliminant ces vies sans valeur, il réalisait un
programme économique et moral15.
Lors des années 1970, les étudiants en psychiatrie devaient encore
apprendre les théories de la dégénérescence16 s’ils voulaient être reçus à
leurs examens. Il est très difficile d’argumenter contre la représentation
facile d’une tare qui se transmet inexorablement à travers les générations,
explique n’importe quel trouble et ne nécessite pas d’autre traitement que
la résignation ou l’exclusion. Valentin Magnan au XIXe siècle avait
proposé un slogan qu’il croyait évolutionniste : « Le progrès ou la mort. »
Émile Zola avait illustré la dégénérescence hérédo-alcoolique des ouvriers
dans L’Assommoir (1877) et la transmission de la tare chez les bourgeois
dans Les Rougon-Macquart (1871-1893), histoire naturelle et sociale
d’une généalogie. Après la défaite de la France à Sedan, contre l’armée
prussienne (1870), après la sanglante Commune (1871), le développement
du socialisme devenait pour les nantis la preuve de la dégénérescence
sociale. En Allemagne Krafft-Ebing, en écrivant Psychopathia Sexualis
(1886), expliquait les perversions sexuelles par la dégénérescence
constitutionnelle. Et, en Italie, Cesare Lombroso apprenait aux psychiatres
à repérer les futurs criminels grâce aux stigmates de la dégénérescence
physique des mâchoires et des formes de crâne. La craniométrie nazie fut
virtuose de ces repères objectifs. Georges Beard, en Angleterre, popularisa
le concept de « neurasthénie ». Il expliquait cette aptitude à la fatigue
nerveuse par la frénésie sociale qui épuisait les plus faibles. Pierre Janet
décrivit alors la psychasthénie, équivalent psychique de cette défaillance
constitutionnelle.
On retrouve encore aujourd’hui l’explication d’une souffrance
psychique par une tare héréditaire. Une petite dégénérescence à la
première génération s’aggrave à chaque transmission pour donner à la
troisième génération une imbécillité grave, une tendance à la criminalité
ou à la prostitution17. Dans les années 1990, c’est le non-dit d’un secret
qui transmettait une altération psychique et provoquait une schizophrénie
à la troisième génération. Puis ce fut la maltraitance qui devint une
malédiction récitée par la plupart des professionnels : « Cet enfant a été
maltraité, il deviendra un parent maltraitant. » Actuellement, ce sont les
études sur les descendants de la Shoah qui récitent cette malédiction
transgénérationnelle.
À partir d’un constat vrai (on ne peut pas ne pas transmettre, quand on
vit avec quelqu’un), on aboutit à une conclusion fausse (la malédiction est
inexorable). Les études épigénétiques actuelles précisent la transmission
des métabolismes modifiés par un traumatisme18, mais analysent aussi la
rhétorique comportementale et narrative des blessés de l’âme. On explique
ensuite comment une action sur le milieu et sur le sujet peut interrompre
la transmission.
La transmission des préjugés est plus difficile à guérir puisque, encore
aujourd’hui, toute une partie de la psychiatrie décrit une sémiologie
invisible comme le narcissisme, l’aliénation parentale ou la schizophrénie
torpide des psychiatres communistes.
La morale de cette histoire folle
La médecine du corps n’a pas échappé à ses histoires folles :
« L’histoire de la médecine […] relate comment selon les âges [nos aînés]
ont entendu l’exercice de leur art, quelles doctrines ont […] trouvé crédit
auprès d’eux, quel enchaînement de découvertes a révélé la structure des
corps, leurs fonctions ou leurs défaillances19. »
Aux temps où nos ancêtres habitaient encore les jardins de l’Éden, il
n’y avait ni maladies ni péchés. Mais quand Adam a croqué la pomme, ils
furent chassés du Paradis et ces fléaux devinrent quotidiens. On ne pouvait
les repérer, les expliquer et les soigner qu’en se référant aux objets du
contexte. Pour comprendre le monde qui nous faisait souffrir et pour s’en
libérer, il fallait chercher dans l’alentour physique et culturel des objets
susceptibles de nous protéger du mal. Ce qui revient à dire que ce qu’on
observe dans le monde extérieur parle plus de la culture de l’observateur
que de la chose observée.
À l’époque où la culture occidentale baignait dans le monde de la
faute, la maladie physique fournissait la preuve de la culpabilité. Quand on
voit le monde ainsi, le traitement préventif consiste à ne pas offenser ceux
qui promulguent les lois. La soumission culturelle aux puissants du ciel et
de la terre prend un effet de protection. Mais une fois que la faute a été
commise, le traitement curatif consiste à expier, à payer pour la
transgression. Le malade meurt, mais l’ordre règne.
Le balbutiement sémiologique, étiologique et thérapeutique ne peut
qu’être progressif puisqu’il nécessite une transgression. Ce n’est pas Dieu
qui envoie la fièvre typhoïde, c’est un agent matériel, mais on ne sait pas
lequel. D’abord, la sémiologie est approximative. Le typhus est confondu
avec la dysenterie et toutes les fièvres intestinales20. Quand le choléra
venu d’Asie a frappé les Européens pauvres, la première décision fut
d’inculper les riches, les jésuites et les juifs qui en souffraient moins. On
ne savait pas à cette époque qu’ils devaient cette protection à une
meilleure hygiène. On expliquait le typhus par la chaleur, les fruits verts et
les viandes salées. Le paludisme, la malaria (le « mauvais air ») qui a sévi
dans le monde entier et a désertifié de nombreuses régions riches, était
attribué au brouillard. Il a fallu une cascade de hasards sérendipiteux pour
découvrir le moustique et le traitement par le quinquina.
« Ce n’est qu’au début du XIXe siècle que s’instaure cette nouvelle
relation du corps à son extériorité. À partir de Laennec et de l’invention de
l’auscultation par stéthoscope, vers 1820, un dedans corporel, trouble,
incertain, trompeur, va être projeté au-dehors, extériorisé et susceptible
d’être lu21. » Une masse pulmonaire profonde sera mise à la surface du
thorax grâce au stéthoscope qui en fait un symptôme audible, révélant une
lésion profonde invisible. À la fin du siècle (1890) Babinski en grattant la
plante du pied d’un hémiplégique provoque « l’extension majestueuse du
gros orteil », au lieu d’en provoquer sa flexion, et rend visible à l’extérieur
de la plante des pieds une lésion cérébrale profonde. Le corps fait signe, à
condition que le clinicien apprenne la sémiologie.
Pour la folie, il en va autrement. L’objet du cardiologue est hors du
cardiologue. Le médecin peut faire du cœur malade un objet observable et
manipulable, hors de la personne du malade. Il peut, à la surface du corps,
entendre les bruits du cœur et, grâce à la technologie moderne, en faire une
image et le regarder fonctionner.
L’objet du psychiatre n’est pas à l’extérieur du psychiatre. Il est dans
le médecin autant que dans la culture qu’il partage avec son patient.
L’objet psychiatrique, follement hétérogène, est en constante transaction
entre le médecin, son patient et leur culture commune ou différente. La
production de la folie, verbale ou comportementale, fait impression dans
l’esprit du soigneur et prend un relief qui dépend de son émotivité et des
représentations qu’il a acquises au cours de sa propre histoire.
Si un psychiatre est homosexuel, il éprouvera les souffrances
exprimées par son patient homosexuel comme une évocation personnelle.
Le sujet tourmenté, en parlant du harcèlement qu’il a subi à l’école à cause
de son habitus sexuel étrange, ne sait pas qu’il parle en même temps de la
sexualité de son thérapeute.
D’autres psychiatres éprouveront cette sexualité minoritaire avec une
distance émotionnelle si grande que le patient leur fera l’effet d’un
Martien. Aucune représentation ne pourra être partagée entre ces deux
personnes. La société reconnaît au médecin (puisqu’il est diplômé) la
possibilité de savoir et le pouvoir de décider. Un tel psychiatre va
sincèrement diagnostiquer une maladie homosexuelle et, comme
l’endocrinologie fait d’excellentes performances, il va chercher la cause
hormonale de cette homosexualité. Croyant parler de son patient, ce
psychiatre n’aura parlé que de ses récitations culturelles.
Dans d’autres cultures, l’homosexualité est ressentie comme une
transgression. Quand le psychiatre a intériorisé les règles religieuses ou
laïques qui énoncent ce qu’est une sexualité normale, toute déviance
sexuelle devient anormale. Dans une telle culture, l’homosexuel fait
l’effet d’un transgresseur qui mérite d’être puni par la loi.
L’objet du cardiologue, étant hors du cardiologue, bénéficie des
progrès de la technologie pour devenir un objet de plus en plus technique.
L’objet du psychiatre, résultant d’une transaction entre le patient, son
soigneur et leur culture, contient un implicite idéologique. Le thérapeute
qui a envie de croire que la folie repose sur un substrat biologique trouvera
à coup sûr les publications qui confirmeront la pertinence de son désir
d’explication biologique. Le soigneur qui aura bien intériorisé la théorie
ontogénétique de la psychanalyse expliquera sans sourciller que son
patient est envahi par des rituels obsessionnels parce que sa mère, quand il
avait 18 mois, le mettait sur le pot de manière rigide. La représentation est
claire, cohérente et reconnue par les pairs.
Les thérapeutes se soumettent à l’idée qu’ils se font de la folie. Les
organicistes méprisent les psychistes, qu’ils considèrent comme des
rêveurs romantiques, et les mentalistes se moquent des biologistes, qu’ils
appellent « dresseurs » ou mécaniciens de l’âme. Le choix d’un camp
épistémologique se réfère à une idéologie fantasmatique bien plus qu’à
une démarche scientifique.
Quand la psychiatrie n’est pas scientifique, elle donne aux
psychothérapeutes le pouvoir de n’importe quoi. Les dogmes et les sectes
sont sécurisants quand ces récits affirment la Vérité qui Sauve, avant que
le patient découvre l’escroquerie. Mais quand la psychiatrie n’est que
scientifique, elle mène à la tragédie. Descartes avec son corps-machine a
permis le développement de la médecine expérimentale en négligeant
l’étude des mondes intérieurs. La lobotomie est scientifique : en détruisant
le cerveau préfrontal, socle neurologique de l’anticipation, elle supprime
l’angoisse de l’avenir. Le quotient intellectuel (QI) est scientifique : on
peut le calculer, en étudier la répartition sociale et l’évolution selon les
milieux affectifs et socioculturels au risque d’en faire un cadeau pour les
racistes qui en ont fait un outil de hiérarchisation sociale. La classification
des souffrances psychiques (DSM) est scientifique : en donnant aux
phénomènes inévitables de la vie mentale une connotation morbide, elle
pathologise la condition humaine.
L’objet psychiatrique est beaucoup trop hétérogène pour être expliqué
par une seule discipline. Depuis Nabuchodonosor, toute explication a été
tragique chaque fois qu’elle a été totalitaire. Mais quand elle est
artisanale, elle aide à comprendre et à soigner.
2. Porter R., Madness, New York, Oxford University Press, 2003, p. 10.
3. Ariès P., Duby G., Histoire de la vie privée, Paris, Seuil, 1985, tomes 2 et 3.
7. Murat L., La Maison du docteur Blanche, Paris, J.-C. Lattès, 2001 (poche, 2013).
11. Clervoy P., Corcos M., Petits moments d’histoire de la psychiatrie en France, Paris, EDK,
2006.
É
12. Moreau (de Tours) J.-J., Du hachisch et de l’aliénation mentale, Paris, Éditions Fortin,
Masson, 1845.
13. Shorter E., A History of Psychiatry, New York, John Wiley, 1997, p. 76.
14. Cocks G., « German psychiatry, psychotherapy and psychoanalysis during the Nazi Period :
Historiographical reflections », in M. S. Micale, R. Porter, Discovering the History of Psychiatry,
New York, Oxford University Press, 1994, p. 282-296.
16. Morel B. A., Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce
humaine, Paris, J.-B. Baillière, 1857.
19. Sendrail M., Histoire culturelle de la maladie, Toulouse, Privat, 1980, p. VII.
20. Grmek M. D., Fantini B. (éd.), Histoire de la pensée médicale en Occident, Paris, Seuil,
1995, p. 287-288.
21. Dagognet F., « L’entretien », Philosophie Magazine, mai 2013, no 69, p. 71.
Les mots et les soins :
la psychiatrie au crible de l’épistémologie
par André Giordan
1. Sous la présidence Sarkozy ont été édictées de multiples lois et circulaires qui ont psychiatrisé
toutes formes de déviance et de délinquance et renforcé les techniques de surveillance.
2. Foucault s’est centré sur la façon dont le statut de « fou » passa de celui d’un être occupant une
place acceptée, sinon reconnue, dans l’ordre social, à celui d’un exclu, enfermé et confiné entre quatre
murs. Voir Foucault M., Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, UGE, « 10/18 », 1964.
3. Il devient parfois difficile d’hospitaliser en Italie les patients qui en auraient fortement besoin. En
France la situation est différente. Outre les maladies mentales classiques, les praticiens doivent faire
face à la prise en compte de nombre de détresses sociales croissantes résultant de la situation
économique (dépressions, stress professionnel…). Ils sont également sollicités pour des interventions
lors de catastrophes, des deuils, des migrations ou encore en matière de prévention, de dépistage
précoce, jusqu’au « traitement » de l’échec scolaire, dont on peut s’interroger sur la légitimité.
4. Soranus, médecin romain (93-138 ap. J.-C.), précisait soigner les malades mentaux en parlant
avec eux à partir de leurs occupations. Il soulignait l’importance de la relation entre le médecin et son
patient aux dépens des médicaments de l’époque.
5. La chasse aux sorcières ne démarre véritablement qu’au XIe siècle. L’opinion publique est à
l’origine de la répression : face à un malheur survenu sans raison apparente, la foule en impute la
responsabilité à une sorcière supposée, souvent une personne perturbée ou au psychisme fragilisé. Au
XIIIe siècle, l’Église prendra le relais en faisant l’amalgame entre sorciers, hérétiques et malades
mentaux. En 1239 et 1245, des Cathares par exemple seront accusés de sorcellerie par les tribunaux de
l’Inquisition.
6. Ambroise Paré multiplie les odeurs nauséabondes – bitume, huile de soufre et de pétrole,
chandelles de suif, plumes de perdrix, de bécasses, poils d’homme, de bouc, de vache, draps, vieilles
savates, poudre à canon, ammoniaque et soufre – à faire respirer aux « hystériques ». Il prépare nombre
de fumigations de « choses odoriférantes » appliquées dans le vagin. Robert Burton décrit avec précision
les symptômes de ce qu’on appelait la mélancolie. Il recommande des traitements tels que les exercices
physiques, les voyages, les purgatifs, les drogues, les diètes et, pour occuper l’esprit, la musique, les jeux
– volant, billard, cartes, dés, jeu du philosophe ou jeu du trou-madame… Pour lui, la meilleure thérapie
reste cependant la confession de « son chagrin » à un ami.
7. Le nombre des supposés « fous » enfermés dans les hôpitaux généraux relevant de l’édit de
1656 et des arrêtés suivants n’était que d’environ 10 à 15 % de l’ensemble de leur population. Ce n’est
qu’en 1660 qu’un arrêt du parlement de Paris décidera « qu’il sera pourvu d’un lieu pour enfermer les
fous et les folles qui sont à présent, ou seront ci-après audit hôpital général » (à la Salpêtrière pour les
femmes et à Bicêtre pour les hommes).
8. Reil J. C., Rhapsodies sur l’emploi d’une méthode de cure psychique dans les
dérangements de l’esprit, 1808, trad. par Marc Géraud, Nîmes, Champ social, 2006.
9. Philippe Pinel est souvent présenté comme le libérateur qui aurait supprimé les chaînes. Ses
méthodes n’en sont pas moins autoritaires ; ses traitements tels que la douche glacée et l’utilisation des
camisoles de force ont pour but la punition d’individus reconnus comme fous jusqu’à ce qu’ils
apprennent à agir normalement, les forçant effectivement à se comporter à la manière d’êtres soumis et
conformes aux règles admises.
13. Ce DMS a avant tout d’autres fonctions aux États-Unis ; il fait œuvre de valeur juridique. Il est
ensuite utilisé pour les assurances ; il est parfois réclamé par les patients eux-mêmes pour faire exister
leur pathologie et avoir droit aux assurances.
14. Au quotidien, les psychiatres français disent ne pas l’utiliser pour le diagnostic. Ils lui préfèrent
le chapitre V de la Classification internationale des maladies (CIM-10) édictée par l’OMS. Le DSM fait
cependant référence dans les milieux de la recherche ; les publications, les recherches de fonds ou la
nomination des nouveaux professeurs en dépendent directement.
15. Publié pour la première fois en 1952, avec moins de 100 pathologies, alors d’inspiration
freudienne, tout comme la deuxième édition en 1968, ce manuel est devenu depuis 1980 diagnostique et
statistique, évoluant vers une approche de plus en plus catégorielle.
16. APA, DSM-IV-TR. Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, op. cit.
17. Frances A., Sommes-nous tous des malades mentaux ?, Paris, Odile Jacob, 2013.
18. Des collusions entre laboratoires pharmaceutiques et experts participant à la rédaction du DSM
ont été notamment décortiquées par l’historien américain Christopher Lane, dans son ouvrage Comment
la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions (Paris, Flammarion, 2009)
et, plus récemment, par le philosophe québécois Jean-Claude St-Onge, dans Tous fous ? L’influence de
l’industrie pharmaceutique sur la psychiatrie (Montréal, Écosociété, 2013). Une étude publiée dans
la revue Public Library of Science révèle que 69 % des 141 experts qui travaillent à la révision du
manuel entretiennent des liens financiers avec l’industrie pharmaceutique. Ces firmes ont tout à gagner
dans l’universalisation et l’amplification des dérives du psychisme humain.
20. Esquirol J.-É., Des maladies mentales considérées sous le rapport médical, hygiénique et
médico-légal (tomes I, II et III), Paris, J.-B. Baillière, 1838.
21. Cette méthode, la malariathérapie, utilisée jusqu’à la découverte des antibiotiques, lui valut en
1927 le prix Nobel de physiologie ou médecine « pour sa découverte de la valeur thérapeutique de
l’inoculation de la malaria dans le traitement de la dementia paralytica ».
22. Des variantes ont été proposées : association du choc insulinique au cardiazol ou à
l’électrochoc, technique du coma prolongé (jusqu’à 12 heures pour Cossa, le médecin niçois). La
méthode paraît avoir une influence sur la moitié des syndromes schizophréniques. Cossa parle de 4
chances sur 10 de guérison, et de 2 à 3 de présenter une amélioration notable, « pourvu qu’on
intervienne avant six mois »…
23. Avant la séance, le patient à jeun est amené à respirer de l’oxygène pur, afin de limiter les
lésions pendant la période de convulsion. L’intervention du courant électrique est précédée d’une
anesthésie générale et d’une curarisation temporaires d’environ cinq minutes. Le patient reprend
connaissance vingt minutes après sans aucun souvenir. Le nombre de séances varie de six à douze, au
rythme de deux à trois séances par semaine.
24. Il est encore recensé 200 000 actes d’ECT par an en Grande-Bretagne, 100 000 aux États-
Unis. En France, le nombre d’ECT serait proche de 70 000 par an d’après la Société française
d’anesthésie et de réanimation (SFAR).
25. Le médecin grec, puis romain Galien en parle déjà à la fin de l’Antiquité : C. Galien (trad.
Ch. Daremberg), De la méthode thérapeutique, à Glaucon, Paris, J.-B. Baillière, 1856.
26. La lobotomie et les électrochocs peuvent encore être pratiqués, bien que considérés désormais
comme des pratiques barbares et extrêmement dangereuses.
27. On estime à quelque 100 000 patients le nombre de lobotomisés entre 1945 et 1954, la moitié se
trouvant aux États-Unis.
28. À partir de 1903, le sommeil était provoqué à l’aide de barbituriques. En 1921, Klaesi met au
point une cure de la schizophrénie par une anesthésie générale qu’il nomme narcothérapie.
29. Rapport de Philippe Pinel, lu à la séance du 18 mai 1809, examiné par l’École de médecine de
Paris.
30. Dans les années 1940, le développement de la chimie organique conduit à la synthèse en
France de phénothiazines, les futurs Antergan®, Néoantergan®, Phénergan®, Multergan®, repérées
pour leurs propriétés antihistaminiques. En 1943, un essai est effectuée par Georges Daumézon et Léon
Cassan dans le traitement des accès maniaco-dépressifs (publié dans les Annales médico-
psychologiques, 1943, 101, p. 432-435). En 1949, Paul Guiraud introduit un autre antihistaminique, le
Phénergan®, comme sédatif anxiolytique et hypnotique (communication au Congrès des médecins
aliénistes, Besançon-Neuchâtel, juillet 1950, article cosigné avec C. David, p. 599-602). En 1950, c’est la
publication d’Henri Laborit évoquant l’action centrale de l’association Phénergan®-Diparcol®, devenue
célèbre par le film Mon oncle d’Amérique d’Alain Resnais.
31. Tous les médicaments, en particulier les neuroleptiques, n’agissent pas sur les mêmes
récepteurs, ce qui explique la variabilité des réponses à ces médicaments. De plus, si certains
antidépresseurs ont un effet sur les neurotransmetteurs comme la sérotonine, cela ne signifie pas que la
cause de la dépression est un manque de sérotonine… Un niveau bas de ce neuromédiateur ne cause
pas la dépression, pas plus qu’un niveau bas d’aspirine n’est à la base d’un mal de tête ! Le
fonctionnement neuronal est d’une très grande complexité, car il fait intervenir de nombreux systèmes
biochimiques en régulations multiples. Et ces médicaments interfèrent avec un bien grand nombre
d’autres données de la personne et du contexte.
32. On envisageait quatre humeurs – la bile noire, la bile jaune, le flegme et le sang – qui étaient
produites par différents organes du corps ; ils devaient être en équilibre pour qu’une personne restât en
bonne santé.
33. Des neurotoxines, comme l’époxomicine d’origine microbienne, induisent des syndromes
parkinsoniens chez le rat par inhibition du système de dégradation dépendant du protéasome.
Néanmoins, ces effets ne se retrouvent pas avec tous les inhibiteurs du protéasome.
34. Cette médecine dite « biomédicale » ne propose que des traitements qui visent à faire reculer la
maladie mais sans vraiment la guérir ; et la recherche dirige au mieux ses efforts vers des traitements
moins lourds.
35. Sans doute la dénomination des maladies mentales ne devrait-elle pas être laissée aux seuls
psychiatres !
37. Golay A., Lagger G., Giordan A., Motiver son patient à changer, Paris, Maloine, 2009.
38. Giordan A., Golay A., Bien vivre avec sa maladie, Paris, J.-C. Lattès, 2013.
Les suppliciés de la Grande Guerre
par Patrick Clervoy
1. Les termes de « blessé psychique » n’apparurent pour la première fois en France qu’en 1992 dans un texte législatif définissant
les pensions attribuées aux vétérans présentant des troubles psychiques de guerre.
2. Dumas G., Troubles mentaux et nerveux de guerre, Paris, Félix Alcan, 1919.
3. Ibid.
4. Ibid.
5. Morel B. A., Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine et des causes qui
produisent ces variétés maladives, Paris, J.-B. Baillière, 1857.
8. Mondor H., « Clovis Vincent », in Anatomistes et chirurgiens, Paris, Éditions Fragrance, 1949.
9. Babinski J., « Émotion et hystérie », Journal de psychologie normale et pathologique, mars-avril 1912.
10. Babinski J., Froment J., Hystérie-pithiatisme et troubles nerveux, Paris, Masson, 1918.
11. Milian G., « L’hypnose des batailles », Paris médical, 2 janvier 1915, p. 265-270.
12. Galtier Boissière É., Larousse médical de guerre (supplément), Paris, Larousse, 1917.
13. Crocq L., « La psychiatrie de la Première Guerre mondiale. Tableaux cliniques, options pathogéniques, doctrines
thérapeutiques », Annales médico-psychologiques, 2005, 163, p. 269-289.
14. Capgras J., « La confusion mentale dans les rapports avec les événements de guerre », Bulletin de la Société clinique de
médecine mentale, 1917, numéro spécial « Médecine mentale de guerre », p. 42-85.
15. Mairet A., « Le syndrome commotionnel au point de vue du mécanisme pathogénique et de l’évolution », Bulletin de
l’Académie de médecine, 1915, 73, p. 710-716.
16. Régis E., « Les troubles psychiques et neuropsychiques de la guerre », Presse médicale, 1915, 23, p. 177-178.
17. Myers C., « Contributions to the study of shell shock », The Lancet, 13 février 1915, p. 316-320.
18. Lortat-Jacob L., « Le syndrome des éboulés », Revue neurologique, 1914-1915, p. 1173-1174.
19. Dumas G., Troubles mentaux et troubles nerveux de guerre, op. cit.
20. Babinski J., Froment J., Hystérie-pithiatisme et troubles nerveux, op. cit.
21. Ballet G., Traité de pathologie mentale, Paris, Octave Doin, 1903.
22. Chavigny P., Diagnostic des maladies simulées dans les accidents du travail et devant les conseils de révision et de
réforme de l’armée et de la marine, Paris, J.-C. Baillière, 1906.
23. Babinski J., Froment J., Hystérie-pithiatisme et troubles nerveux, op. cit.
24. Dumas G., Delmas A., « Les troubles mentaux de guerre », in A. François, Science et dévouement, Paris, Éditions Aristide
Quillet, 1918.
25. « Discussion sur les troubles nerveux dits fonctionnels observés pendant la guerre. Bulletin de la Société de neurologie de
Paris », séances du 18 février et du 4 mars 1915, Revue neurologique, 1914-1915, p. 447-453.
26. Ibid.
27. Ibid.
28. Ibid.
29. Dumas G., Delmas A., « Les troubles mentaux de guerre », art. cit.
30. Souques A., Rosanoff-Saloff I., « Camptocormies », Revue neurologique de Paris, novembre-décembre 1915, p. 937.
31. Roussy G., « Pseudo-tympanites abdominales hystériques : les catiémophrénoses », Bulletins et mémoires de la Société
médicale des hôpitaux de Paris, 1917, XXXIII, p. 665-666.
32. Fribourg-Blanc A., Gauthier M., La Pratique psychiatrique dans l’armée, Paris, Charles Lavauzelle & Cie, 1935.
33. Dide M., Les Émotions et la Guerre, Paris, Félix Alcan, 1918.
34. Darmon P., « Des suppliciés oubliés de la Grande Guerre : les pithiatiques », in Histoire, économie et société, 2001,
20 année, no 1, p. 49-64.
e
35. Ibid.
36. Roussy G., Boisseau J., « Deux cas de pseudo-commotion labyrinthique par éclatement d’obus à distance. Commotion
labyrinthique persévérée, simulée ou suggestionnée », Bulletin et mémoires de la Société médicale des hôpitaux de Paris, séance du
11 mai 1917.
37. Darmon P., « Des suppliciés oubliés de la Grande Guerre : les pithiatiques », art. cit.
38. 16e Région, rapport du mois de décembre 1916, archives du Service de santé des armées, cité par Darmon P., « Des
suppliciés oubliés de la Grande Guerre : les pithiatiques », art. cit.
39. Jacob F., « La guerre de 1914 et les Annales médico-psychologiques », Recherches contemporaines, 1995-1996, no 3.
40. Voivenel P., « Sur la peur morbide acquise », Annales médico-psychologiques, 1918, p. 283-304.
41. Darmon P., « Des suppliciés oubliés de la Grande Guerre : les pithiatiques », art. cit.
42. Ibid.
43. Ibid.
44. Pr Miraillé, rapport d’avril 1915, archives du Service de santé des armées, cité par Darmon P., « Des suppliciés oubliés de la
Grande Guerre : les pithiatiques », art. cit.
45. Vincent C., « Au sujet de l’hystérie et de la simulation », Société neurologique de Paris, séance du 29 juin 1916, p. 104.
46. Babinski J., « Réponse à la communication de Clovis Vincent », Société neurologique de Paris, séance du 29 juin 1916,
p. 105.
48. Ibid.
49. Giroire H., Clovis Vincent, 1879-1947. Pionnier de la neurochirurgie française, Paris, Olivier Perrin, 1971.
50. Vincent C., « La rééducation intensive des hystériques invétérés », Bulletin de la Société médicale des hôpitaux, 21 juillet
1916.
54. Vincent C., À propos de diverses communications de MM. Roussy, Boisseau et autres collaborateurs sur le traitement
et le pronostic des phénomènes physiopathiques, Tours, Imprimerie Arrault, 1917.
55. Laignel-Lavastine M., « Travaux du centre neurologique de la IXe région », Revue neurologique, 1914-1915.
56. Darmon P., « Des suppliciés oubliés de la Grande Guerre : les pithiatiques », art. cit.
57. Dumas G., Delmas A., « Les troubles mentaux de guerre », art. cit.
58. Fribourg-Blanc A. et Gauthier M., La Pratique psychiatrique dans l’armée, op. cit.
Ce vin noir, très riche en alcool et très doux, est d’abord offert aux
dieux puis réservé à une élite, prêtres et nobles. Le nom d’Osiris, dieu de
la vie après la mort et du cycle de la végétation, est souvent associé au vin,
ainsi que ceux de Rê et Horus, fils d’Osiris et de sa sœur Isis.
Les amphores contenant le vin sont soigneusement étiquetées. Quand
la tombe de Toutankhamon est ouverte en 1922 par Howard Carter, il
découvre de nombreuses amphores datant de 1352 av. J.-C. Les indications
de provenance, le millésime, la qualité du vin et le nom du chef
vinificateur sont inscrits sur des sceaux. Mieux que la carte d’un
restaurant étoilé ! Seul le cépage reste inconnu.
Pour certains historiens, l’usage immodéré de boissons fermentées est
l’une des causes du déclin de l’Empire égyptien, les excès étant surtout le
fait de la classe supérieure chargée de diriger le pays.
Dans le peuple égyptien, la bière est de consommation plus courante
que le vin. En Égypte comme ailleurs, l’eau de boisson a mauvaise
réputation. Elle est source d’infections intestinales et de parasitoses, il est
donc naturel de lui préférer la bière ou le vin. Ce qui est aussi le cas dans
nos pays jusqu’au XIXe siècle !
On sait presque tout sur la fabrication et la commercialisation de ces
boissons en Égypte, mais on connaît beaucoup moins bien le regard de la
société de l’époque sur les modes de consommation et sur l’ivresse.
La situation est différente en Grèce. Le vin y tient une place
considérable et les codes régissant son usage nous ont été transmis par les
philosophes, notamment par Platon. Trop boire est fort mal vu et il est de
bon ton de boire modérément. Dans les « symposions »,
étymologiquement des réunions pour boire, le vin éveille les esprits, égaye
la société, fait apprécier les danseurs, enrichit les discussions, mais la
modération est recommandée. Le président, ou « symposiarque », fait
instruction à chacun de ce qu’il doit boire, du nombre de coupes à vider,
de la manière dont il convient de couper le vin11. Les participants sont des
hommes d’âge mûr. La question de l’âge est codifiée par Platon. Avant
18 ans, interdiction absolue :
« En même temps ne leur apprendrons-nous pas que, sur leur corps comme sur leur âme, ils
ne doivent pas avant d’en être arrivés aux travaux fatigants faire couler du feu par-dessus du
feu ? Et qu’ils doivent se tenir en garde contre ces dispositions fougueuses qui caractérisent
la jeunesse. »
L’ivresse n’est permise que chez les hommes âgés, après 40 ans, pour
les consoler de la dureté de l’âge :
« Ce vin, qui, à la fois sacrement et divertissement des hommes d’âge, leur a été donné par
ce dieu [Dionysos] comme un remède à l’austérité de la vieillesse, de façon à nous rajeunir, à
faire que l’oubli de ce qui afflige le vieillard enlève à son âme la rudesse qui la
caractérise12. »
Le Moyen Âge :
l’église premier viticulteur d’Europe
Au Moyen Âge, l’eau est toujours et à juste titre considérée comme
dangereuse et le vin est la boisson quotidienne. La consommation
moyenne par habitant a été estimée à 3 litres par jour en France. Il est vrai
que le titre d’alcool est relativement faible, inférieur à 10 degrés. Il
n’empêche : l’ivresse est courante et largement tolérée par la société. Elle
constitue même une circonstance atténuante en cas de crime ! La
chronique de la cour des Mérovingiens offre de nombreux exemples
d’ivrognerie. Ainsi, en 657, meurt, à l’âge de 21 ans, Clovis II, fils de
buveurs et grand buveur lui-même, après plusieurs épisodes de délire
alcoolique13.
Le christianisme s’implante en Europe occidentale en même temps
que la vigne et l’Église devient rapidement le principal viticulteur, tant
pour les besoins de sa liturgie que pour des raisons économiques : la vigne
est à la fois signe et source de richesse. Malgré plusieurs tentatives de
condamnation de l’ivrognerie, l’Église doit rapidement constater que les
prêtres et les moines boivent comme les laïques. Grégoire de Tours note au
VIe siècle que le vin a remplacé la cervoise dans les tavernes parisiennes
et il évoque les ivresses répétées des membres du clergé. Childebert Ier
(511-558) condamne l’ivresse et punit de cent coups de verge les esclaves
ivres. Du VIe au IXe siècle, plusieurs conciles s’élèvent contre l’abus du
vin par les clercs comme par les laïques, ce qui suggère que le problème
est important dans la société du Moyen Âge.
La renaissance
La littérature de la Renaissance nous informe plus sur le regard de la
société que celle du Moyen Âge. Les poèmes et les chansons à boire
fleurissent. Les hymnes au vin trouvent des accents nouveaux. Montaigne
vante ses vertus :
« Boire à la française, à deux repas et modérément, par souci de sa santé, c’est trop
restreindre les faveurs de ce dieu. Il faut consacrer à cela plus de temps et de continuité. Les
anciens passaient des nuits entières à cet exercice et y joignaient souvent les jours. Et il faut
donc donner à notre ordinaire plus d’abondance et de force. […] Il faudrait, comme des
garçons de boutique ou des travailleurs de force, ne refuser aucune occasion de boire et
avoir ce désir toujours en tête14. »
D’Hippocrate à l’alcoolothérapie
De tout temps les médecins ont vanté les bienfaits du vin sur la santé, à condition, bien
sûr, de le consommer « avec modération ». Reste à définir cette modération, définition qui,
semble-t-il, a varié au cours du temps. Certains se souviennent peut-être d’une
recommandation de l’Académie de médecine affichée dans les rames du métro parisien dans
les années 1950 limitant la consommation de vin à un litre par jour !
Qu’en dit Hippocrate (460-370 av. J.-C.) ? « Le vin est une chose merveilleusement
appropriée à l’homme si, en santé comme en maladie, on l’administre avec à-propos et juste
mesure, suivant la constitution individuelle20. » Le vin (οίνος) est mentionné 867 fois dans
le corpus hippocratique21, et ses bienfaits sont multiples. Rufus d’Éphèse (Ier siècle ap. J.-
C.) dit sensiblement la même chose : « Je loue le vin en vue de la santé plus que toute autre
chose, mais celui qui en boit a besoin de sagesse, s’il ne veut pas subir quelque mal
irrémédiable… » Galien (129-200 ap. J.-C.) consacre un long chapitre de son corpus aux
bienfaits du vin, qu’il oppose même aux inconvénients de l’eau : « Outre qu’il ne fatigue
jamais la tête, le vin lui est souvent même avantageux, en faisant cesser les petites douleurs
qui tiennent aux humeurs renfermées dans l’estomac ; car vous verrez, en effet, que
certaines gens prennent quelquefois de la céphalalgie pour avoir bu de l’eau, surtout quand
cette eau est mauvaise, parce qu’elle se corrompt et relâche la tension naturelle de
l’estomac22. »
Ces idées sont reprises par les médecins tout au long du Moyen Âge. Le vin est la
boisson la plus citée dans les textes médicaux, qui vantent ses vertus comme « gardien du
corps et de l’esprit », « tonique miraculeux », reconstituant : « Le pain fait la chair et le vin
fait le sang. » Ambroise Paré, le plus célèbre médecin de l’époque, écrit à propos de son
patient, le marquis d’Auret, victime d’un coup d’arquebuse : « Je lui fis alors boire du vin
mêlé d’eau sachant qu’il restaure et vivifie les forces23. » L’eau-de-vie est également
appréciée des médecins. Arnaud de Villeneuve, docteur de la faculté de médecine à
Montpellier, écrit : « Cette eau de vin que certains appellent eau-de-vie, et elle mérite ce
nom puisqu’elle fait vivre plus longtemps… prolonge la santé, dissipe les humeurs
superflues, ranime le cœur et conserve la jeunesse24. »
Plus tard, Dominique Larrey, chirurgien des armées de Napoléon, se sert de l’alcool
comme anesthésique et de nombreux médecins du XIXe siècle pratiqueront
l’alcoolothérapie. Le dictionnaire Littré de la médecine25 et le célèbre dictionnaire Vidal des
spécialités pharmaceutiques, dans ses premières éditions à partir de 1914, mentionnent de
très nombreuses préparations à base de vin ou d’alcool, comme les vins de Baudon,
Bugeaud, Chassaing, le diurétique Pylora, Lux Gaillac, Raimoa tonic (à base de champagne),
la liqueur de Todd et bien d’autres.
Il faut convenir que ces médecins n’avaient pas tort sur les bienfaits d’une petite
consommation d’alcool. De nombreuses études récentes montrent qu’une consommation de
20 à 30 grammes d’alcool par jour chez l’homme, soit deux à trois verres de vin, et de 10 à
20 grammes chez la femme (un à deux verres de vin) diminue la mortalité par maladie
cardio-vasculaire et prolonge l’espérance de vie par rapport à des abstinents complets26.
Naissance de l’alcoologie
On assiste, au XIXe siècle puis au XXe, à deux évolutions considérables. Avant le travail
de Magnus Huss, on attribue l’excès de boissons alcooliques à un manque de volonté. Les
personnes abusant d’alcool sont jugées négativement par la société, mais ne sont pas
considérées comme malades. Le registre est purement social. Au XIXe siècle, avec le
concept d’alcoolisme chronique proposé par Huss, on entre dans le registre médical et ces
mêmes personnes deviennent des malades. Au XXe siècle, une nouvelle évolution se
produit : du registre purement médical, on passe au domaine psychique. Les malades de
l’alcool deviennent des malades psychiatriques. Ils sont pris en charge par des psychiatres,
qui bientôt se spécialisent et deviennent des alcoologues.
Suivons brièvement le cheminement de la naissance de l’alcoologie.
En 1939, aux États-Unis, deux anciens buveurs devenus abstinents publient un livre
relatant leur expérience. Leur livre commence ainsi : « Nous, les Alcooliques anonymes,
sommes [des hommes et des femmes] qui nous sommes remis d’un état physique et mental
apparemment désespéré. Le but principal de ce livre est de montrer à d’autres alcooliques
comment nous nous sommes rétablis27. » Selon ces auteurs, l’alcoolisme est une maladie du
comportement, dont le traitement est une abstinence totale (qu’ils nomment sobriety28)
renouvelée chaque jour, abstinence facilitée par la réunion de malades qui partagent la
même expérience. Le concept s’étend rapidement hors des États-Unis et, aujourd’hui, les
Alcooliques anonymes sont présents dans 162 pays, comptent plus de 100 000 groupes et
2 millions de membres.
C’est après la Seconde Guerre mondiale que les psychiatres s’intéressent vraiment aux
malades de l’alcool et inventent peu à peu des concepts nouveaux pour mieux caractériser la
maladie. Aux États-Unis, Jellineck introduit la notion d’« addiction à l’alcool » en 195229.
En France, Pierre Fouquet et Henri Ey parlent de « névrose alcoolique » et
30
d’« alcoolomanie » ,31. En Grand-Bretagne, en 1976, Edwards introduit pour la première
fois le concept d’alcoolodépendance32, repris par l’Organisation mondiale de la santé à la fin
des années 1970, sous le nom d’alcohol-related disabilities33. Cette notion
d’alcoolodépendance figure dans la 3e édition du Diagnosis and Statistical Manual of
Mental Disorders (DSM-III) de l’Association américaine de psychiatrie en 1980. En France,
le Haut Comité d’études et d’information sur l’alcoolisme publie un Dictionnaire
d’alcoologie en 1987. L’alcoologie est née. Elle s’inscrit aujourd’hui dans une discipline
plus large, l’addictologie.
Bien que privilégiant la prise en charge psychologique des malades, les alcoologues ne
refusent pas l’aide de médicaments. Le premier médicament destiné à lutter contre
l’addiction à l’alcool a été découvert fortuitement en 1948 par deux chercheurs d’une firme
pharmaceutique danoise. Ils goûtent, pour apprécier sa sapidité, un médicament
antiparasitaire et, invités le soir même à un cocktail, ils consomment de l’aquavit. Ils
constatent avec surprise que leur face rougit, leur cœur s’accélère, leur respiration devient
difficile. C’est ainsi que le disulfure de tétraéthylthiuram (ou disulfirame) entre dans la
pharmacopée comme médicament pour dissuader les malades alcooliques de boire. Depuis,
d’autres produits ont été mis sur le marché, comme la naltrexone, l’acamprosate, le
topiramate et, plus récemment, le très médiatisé baclofène.
L’alcoolisme aujourd’hui
Alors que la consommation d’alcool augmente régulièrement en France au cours du
XIXe siècle, elle diminue au cours du XXe. En litres d’alcool pur par adulte et par an, elle
passe de plus de 25 litres en 1960 à 12 litres en 201034. Parallèlement, la mortalité par
cirrhose alcoolique en France diminue de moitié, passant, pour les hommes, de 60 pour
100 000 adultes de plus de 15 ans en 1979 à 28,5 en 1992, et, pour les femmes, de 20,2 à 10.
Est-ce la conséquence des messages antialcooliques répétés par les pouvoirs publics ou de la
modification du mode de vie populaire hérité du XIXe siècle, où l’on buvait du vin à chaque
repas, y compris sur les lieux de travail ? Lorsqu’on examine les courbes de consommation
en fonction du temps, l’action des politiques semble avoir peu d’impact. La diminution est
très régulière et l’on voit par exemple que la loi Évin de 1991 sur la publicité n’a infléchi en
rien la tendance de la courbe.
Par ailleurs, de nouveaux modes de consommation apparaissent, notamment chez les
jeunes. Le binge drinking (souvent traduit par l’horrible terme de « biture express », ou
encore « hyperalcoolisation » ou « alcoolisation massive ») se répand à la fin des années
1990, surtout dans les pays anglo-saxons et scandinaves. Il s’agit de consommer très vite le
plus d’alcool possible, à la recherche d’un état d’ivresse rapide, par épisodes ponctuels ou
répétés. Le phénomène n’est pas entièrement nouveau, des scènes d’hyperalcoolisation sont
représentées sur des gravures du XVIIe et du XVIIIe siècles. Mais il a pris une telle ampleur
chez les jeunes actuellement qu’il est devenu un problème de santé publique, aux
conséquences redoutables, comme la conduite en état d’ivresse, les viols et autres violences
urbaines, les pratiques sexuelles à risque et les décès par ivresse aiguë. Des concours de
binge drinking sont même organisés à travers les réseaux sociaux. Cette pratique pourrait
conduire, de plus, à une nouvelle augmentation des décès par cirrhose alcoolique. Déjà en
Grande-Bretagne, selon une enquête récente de l’Agence de santé publique britannique, la
mortalité par cirrhose est passée de 7 481 en 2001 à 10 948 en 2012, soit une hausse de
40 %35.
Comment expliquer ce phénomène nouveau chez les jeunes ? Peut-être par
l’assouplissement des interdits encadrant les sorties ou par une tendance accrue à la prise de
risque, ou encore par des rapports entre les sexes plus anxiogènes qu’autrefois. Des mesures
sont prises par les autorités pour limiter ces excès, comme l’interdiction de la vente d’alcool
aux mineurs ou de sa fourniture gratuite dans les fêtes des grandes écoles.
Pour terminer, on peut s’arrêter un instant sur la relation entre l’alcool et la création,
question qui mériterait un chapitre entier. Qu’il nous suffise de dire que nombreux sont les
artistes qui se sont adonnés à la boisson ou ont déclaré ne pouvoir créer que grâce à l’alcool,
de Verlaine à Prévert, de Baudelaire ou Musset à Joyce et Scott Fitzgerald, de Hemingway à
Duras ou Malraux. Sans compter les musiciens comme Beethoven (mort d’une cirrhose
alcoolique) ou les peintres comme Van Gogh, grand consommateur d’absinthe. L’alcool, qui
lève nos inhibitions, calme notre angoisse, favorise la fête et la convivialité, soulage nos
douleurs, stimule notre créativité, est notre compagnon de toujours. Notre relation avec lui,
qui vient de si loin, n’est pas près de s’éteindre.
1. Camus reprend ici le titre d’une affiche de la Ligue française contre l’alcoolisme, datant de 1906, et qu’il a vue dans une
caserne.
2. Lewin L. Phantastica. L’histoire des drogues et de leurs usages (1927), Paris, Société Edifor/Éditions Josette Lyon,
2000.
3. Guerra-Doce E., « The origins of inebriation : Archaelogical evidence of the consumption of fermented beverages and
drugs in prehistoric Eurasia », J. Archaeol. Method and Theory, 2015, 22 (3), p. 751-782.
4. Stephens D., Dudley R. « The drunken monkey hypothesis », Natural History, 2004, 113, p. 40-44.
5. Dudley R., « Ethanol, fruit ripening, and the historical origins of human alcoholism in primate frugivory », Integrative and
Comparative Biology, 2004, 44 (4), p. 315-323.
6. Les références peuvent être trouvées dans l’article très complet de Guerra-Doce cité plus haut (« The origins of
inebriation : Archaelogical evidence of the consumption of fermented beverages and drugs in prehistoric Eurasia »).
7. Androuet P., « Le vin dans la religion », in C. Quittanson et F. des Aulnoyes, L’Élite des vins de France, Centre national
de coordination, no 2, 1969.
8. La Bible, nouvelle traduction, Bayard, 2001. C’est aussi de cette traduction que sont extraites les autres citations.
9. Hornsey I. S., A History of Beer and Brewing, Cambridge, Royal Society of Chemistry, 2003, p. 1-6.
10. Montet P., La Vie quotidienne en Égypte au temps des Ramsès, Paris, Hachette, 1946.
11. Boyancé P., « Platon et le vin », Bulletin de l’Association Guillaume Budé : Lettres d’humanité, 1951, no 10, p. 3-19.
13. Sournia J.-C., Histoire de l’alcoolisme, Paris, Flammarion, 1986 (beaucoup d’informations sont tirées de cet excellent
ouvrage).
É
17. Pasteur L., Études sur le vin, ses maladies, causes qui les provoquent, procédés nouveaux pour le conserver et
pour le vieillir, Paris, Imprimerie impériale, 1866.
18. Huss M., Alcoholismus chronicus, eller chronisk alkoholssjukdom, Stockholm, Beckman, 1849.
19. Morel B. A., Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine et des causes
qui provoquent ces variétés maladives, Paris, J.-B. Baillière, 1857.
21. Jouanna J., « Le vin et la médecine dans la Grèce ancienne », Revue des études grecques, 1996, 109, p. 410-434.
22. Oribase, « Sur le vin », Œuvres, tome I, Paris, Imprimerie nationale, 1851. Oribase, médecin grec postérieur à Galien
(325-395), a largement diffusé et commenté les œuvres de ce dernier.
25. Littré É., Robin C., Dictionnaire de médecine, de chirurgie, de pharmacie, de l’art vétérinaire et des sciences qui
s’y rapportent, Paris, J.-B. Baillière et fils, 1878.
26. Voir par exemple St Leger A. S., Cochrane A. L., Moore F., « Factors associated with cardiac mortality in developed
countries with particular reference to the consumption of wine », Lancet, 1979, 1, p. 1017-1020 pour la consommation de vin et
Roereke M. et Rehm J., « The cardioprotective association of average alcohol consumption and ischaemic heart disease : A
systematic review and meta-analysis », Addiction, 2012, 107, p. 1246-1260 pour la consommation d’alcool en général.
27. Bill W., Dr Bob, Alcoholics Anonymous, New York, Works Publishing Company, 1re édition, 1939.
28. Aujourd’hui, ce mot désigne plutôt un retour à une consommation modérée et contrôlée.
29. Jellineck E. M., « Phases of alcohol addiction », Quarterly Journal of Studies on Alcohol, 1952, 13, p. 673-684.
30. Fouquet P., « Névroses alcooliques », EMC psychiatrie, 1955, II, p. 370-380, C10-C20.
31. Ey H., Bernard P., Brisset C., Manuel de psychiatrie, Paris, Masson, 1963, p. 393-412.
32. Edwards G., Gross M. H., « Alcohol dependence. Provisional description of a clinical syndrome », British Medical
Journal, 1976, 1, p. 1058-1061.
33. Edwards G. et al., « Alcohol-related disabilities », Organisation mondiale de la santé, 1977, no 32.
34. WHO (OMS), Global Status Report on Alcohol and Health, 2014.
35. Verne J., « Liver disease : A preventable killer of young adults », Public Health England, 29 septembre 2014.
Pourquoi les psychiatres n’aiment-ils pas le sexe ?
par Philippe Brenot
1. Krafft-Ebing R. von, Psychopathia sexualis, Stuttgart, Verlag von Ferdinand Enke, 1886.
3. Freud S., Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905), Paris, Gallimard, « Folio », 1989.
8. Masters W. H., Johnson V. E., Les Réactions sexuelles, Paris, Robert Laffont, 1968.
9. Lantéri-Laura G., Lecture des perversions. Histoire de leur appropriation médicale, Paris,
Masson, 1979.
11. Ibid.
13. Les inhibiteurs de la phospho-di-estérase de type 5 ont été les premiers médicaments sexo-
actifs per os, permettant une avancée thérapeutique considérable et un changement des mentalités vis-
à-vis du trouble sexuel.
14. Le diplôme interuniversitaire (DIU) de sexologie et le DIU d’étude de la sexualité humaine est
délivré en France dans plusieurs pôles universitaires : Bordeaux, Clermont-Ferrand, Lille, Amiens, Lyon,
Marseille, Metz, Reims, Dijon, Montpellier, Nantes, Paris-V, Paris-VII, Strasbourg, Toulouse. Il s’agit
d’un diplôme national qualifiant délivré sur trois ans et sanctionné par un examen national anonyme.
La psychiatrie au temps du nazisme
par Boris Cyrulnik
Ce qui m’a frappé sur ces photos, c’était l’élégance et la beauté de ces jeunes gens. Ils avaient
probablement été bien élevés, bien diplômés, ce qui leur avait permis d’être invités en 1935 et 1937
aux congrès d’anthropo-génétique organisés à Berlin par le docteur Mengelé. Il y avait la parité parmi
ces scientifiques, car la culture germanique des années 1930 était belle et généreuse. En 1928, à la
veille de la crise, l’Allemagne était le pays le plus progressiste d’Europe : haut niveau d’éducation,
excellents scientifiques, écrivains renommés, écoles d’art, d’architecture, de cinéma, de musique
évidemment – le jazz allemand était très gai. Ce pays était le phare de la culture européenne. La toute
petite minorité juive était amoureuse de la belle culture germanique qui l’accueillait si bien, la classe
ouvrière bien organisée participait à ces échanges et « le parti nazi végétait à moins de 3 % des
suffrages1 ».
C’est dans cette belle culture, qu’en quelques années a explosé une des plus honteuses tragédies de
l’Histoire.
Je me demande pourquoi ces gens si bien éduqués étaient fascinés par l’hérédité. L’anthropologie
génétique ne parlait pas de gènes au sens où on l’entend aujourd’hui2. À cette époque les discours
désignaient plutôt la genèse depuis l’origine. Ils racontaient comment un organisme bourgeonne et
s’épanouit à partir d’un bon équipement de base. Cette manière de voir explique l’importance des
éleveurs dans les publications biologiques qui démontraient qu’à chaque génération, les chevaux bien
nés étaient plus forts et plus beaux que leurs géniteurs, ce qui impliquait que lorsqu’un animal se
développait mal, on parlait logiquement de dégénérescence3. Si l’on provient d’une filiation de bonne
qualité, on deviendra forcément un homme supérieur et, dans le cas contraire, on sera inférieur, c’est
logique. L’idéologie implicite de cette pensée paresseuse orientait la raison vers une délicieuse
soumission à l’ordre de la Nature : c’est biologique, il n’y a rien à faire. Puis on appliquait cette phrase
à l’ordre social des humains et on valorisait les jeunes qui se soumettaient. Les Jeunesses hitlériennes
devaient prêter serment au Führer : « Commande, chef, nous t’obéirons. » On admirait ces jeunes qui
s’asservissaient afin que l’ordre règne. Ils étaient heureux d’être ainsi aimés. Affectivement, c’est une
bonne affaire de se soumettre : on côtoie le chef vénéré, on n’a plus besoin de penser puisque le chef
sait tout, on se tranquillise en évitant le doute et l’argumentation qui mènent au jugement4, et on
appartient au clan de ceux qui récitent la même doxa, comme un seul homme. Si nous obéissons bien,
la machine sociale donnera la victoire à notre chef vénéré, il nous devra son triomphe. Il sera
vainqueur grâce à notre obéissance ; si par malheur il perd, nous ne serons responsables de rien. Nous
n’aurons fait qu’obéir, comme le dirent les inculpés de Nuremberg, les Hutus, les Khmers rouges, les
croisés, les tueurs de la Saint-Barthélemy et tous les génocidaires. Pas d’angoisses, pas de honte,
aucune culpabilité quand intellectuellement on fonctionne ainsi.
À la même époque, en Europe, les discours communistes introduisent les notions de « production
d’égalité », tandis que les États-Unis ne cessent de répéter « indépendance » et « compétition pour
s’enrichir ». On voit alors se mettre en place, dans une culture germanique auparavant tolérante,
intelligente et gaie un discours macabre qui, insidieusement, s’installe. La guerre et le divertissement
ne cessent de s’accoupler. Si l’on veut que les soldats supportent l’horreur de ce qu’ils ont à faire, il
faut les amuser. Mais la gaieté n’est plus légère, elle devient sarcastique quand il s’agit de ridiculiser
celui qu’on doit tuer. Le sarcasme imprègne le langage totalitaire : « À force de sourire, le public
ferme les yeux5. » On peut même penser que la gaieté culturelle des Allemands à l’époque où ils
n’étaient pas encore nazis a facilité le déni et évité l’insupportable angoisse de voir monter la stupide
horreur. Un savoir sans humanité infiltrait la culture. Les bals mondains ne rassemblaient que les gens
bien nés, les chansons ridiculisaient ceux qui ne pensaient pas comme il faut, le conformisme devenait
l’arme de ceux qui s’apprêtaient à prendre le pouvoir. Dans les écoles, on apprenait les théories de la
dégénérescence : au milieu d’un dessin, un visage hideux était entouré de trois couples de beaux jeunes
gens. On demandait aux enfants de commenter : « Le coût de l’alimentation d’un seul dégénéré
empêche les trois couples de beaux jeunes gens de se loger. Que faut-il faire ? » « Darwin nous
explique que la race va dégénérer si l’on ne pratique pas une sélection naturelle. Que faut-il faire6 ? »
Devinez la réponse : il paraissait moral d’éliminer un dégénéré à face de monstre qui empêchait le
bonheur des beaux jeunes gens et allait provoquer leur hérédo-dégénérescence. C’est la moralité du
mal qu’on enseignait dans les écoles !
Nous sommes blonds, nous sommes beaux, nous sommes cultivés, nous devons protéger notre
belle civilisation en l’épurant des juifs qui veulent se l’approprier et des fous qui vont la faire
dégénérer. Nous sommes en légitime défense, disent tous les persécuteurs. C’est au nom de la morale
qu’ils ont mis en place un incroyable processus criminel : 250 000 malades mentaux ont été tués en
Allemagne ; en France, on a laissé mourir 50 000 personnes dans les hôpitaux psychiatriques7.
La doxa, l’ensemble des opinions convenues récitées sans jugement, est nécessaire pour vivre
ensemble. Un peuple doit partager des récits communs pour développer un sentiment d’appartenance
sécurisant. Mais quand les lieux communs, les stéréotypes et les préjugés utilisent le conformisme, la
police des idées qui empêche l’argumentation, le moindre désaccord est éprouvé comme un
blasphème, non négociable puisque les préceptes du chef sont sacrés. Alors la police légitime les
contraintes. Le dissident sera arrêté, emprisonné, torturé, déporté ou rééduqué au nom de la Morale de
ceux qui ont pris le pouvoir8.
La doxa nazie était minoritaire en 1933, et pourtant elle préparait insidieusement l’élimination des
dégénérés. Six ans plus tard, le 9 octobre 1939, Hitler, au nom de la pureté raciale, fait passer, le plus
moralement du monde, une loi qui recommande de « choisir le médecin qui saura accorder une mort
miséricordieuse aux vies indignes d’être vécues9 ». Une vague récitative vient d’embarquer la culture
germanique dans un courant de plus en plus difficile à maîtriser.
Au début des années 1930, l’immense majorité des Allemands haussaient les épaules en entendant
l’absurdité des slogans nazis. Mais l’imagerie totalitaire se mettait en place : une foule strictement
ordonnée marchait au pas, les hommes se tenaient droits dans leurs bottes, les femmes gracieuses
ondulaient, le chef apparaissait, il montait de hautes marches dans la lumière des torches, les tambours
roulaient, les oriflammes claquaient, la foule en extase pleurait10. L’esthétique de cet opéra populaire
emportait la conviction11. Il n’était plus nécessaire de réfléchir ou de juger, il suffisait de se laisser
emporter par l’émotion. Leni Riefenstahl dans Le Triomphe de la volonté12 met en lumière de beaux
jeunes gens minces, blonds et musclés, tandis que dans des écoles et des expositions on illustre la
laideur des dégénérés et des juifs qui ne pensent qu’à détourner à leur profit la belle et pure culture
aryenne. Les Tziganes et les Nègres ridicules ne pensent qu’à danser. « Postures et statures du SS (le
beau) s’opposent aux physionomies juives et dégénérées (le laid) en un champ de représentation
esthético-politique13. » Le magazine littéraire Die Neue Rundschau prescrit la ligne des écrivains :
« Réconforter, enseigner les modes de conduite, se concentrer sur la vie intérieure, montrer la présence
bien vivante du passé14… »
On a là une imagerie lyrique, binaire, morale, le Bien contre le Mal, le beau contre le laid, le pur
contre la souillure. On dispose de tous les ingrédients qui provoquent l’indignation, l’émotion qui
prépare au passage à l’acte. Les beaux, les moraux, les purs se disent persécutés par les laids, les
immoraux, les impurs, ce qui légitime leur future violence. Nous ne faisons que nous défendre. C’est
une philosophie de cour d’école (« c’est lui qui a commencé ») qui désormais structure les récits
sociaux.
Dans cette pensée totalitaire, la mémoire est une arme : « Montrer la présence vivante du passé,
opposer aux événements réels une réalité intemporelle15. » La mémoire n’est pas le retour du passé,
c’est la représentation de ce passé qui révèle une intention mal consciente : aller chercher dans
l’histoire du peuple quelques images et quelques mots afin d’unir ceux qui partagent cette
représentation. On est plus proche du slogan que de la pensée, de la récitation que de la réflexion. Ce
style publicitaire réalise parfois des chefs-d’œuvre sémantiques : une image et un mot provoquent une
émotion qui déclenche un passage à l’acte, un court-circuit mental. Quand on n’a plus à faire l’effort
de juger, quand on éprouve le bonheur de l’appartenance, un simple slogan suffit à exciter le plaisir
d’être ensemble, à « faire marcher le peuple comme un seul homme ». L’individu disparaît, le monde
intime n’est plus un objet de pensée, il faut brûler les livres, qui nous invitent à découvrir d’autres
mondes, il faut mécaniser la personne afin que l’ordre règne.
L’esthétique de la mécanisation met en scène des foules nazies impeccablement ordonnées,
réalisant de magnifiques parades de gymnastique comme en Allemagne, en URSS et en Chine. Dans
ces chefs-d’œuvre d’imagerie totalitaire, l’individu est gommé. L’étrange beauté des défilés militaires
où la mécanisation du corps marche d’un même pas que la mécanisation des esprits et la
synchronisation religieuse des âmes. Il faut un langage particulier pour désigner ces phénomènes où la
masse populaire donne forme aux ordres du chef. On voit alors apparaître des syntagmes marqueurs
d’esprit totalitaire : « mettre au pas », « à plein régime », « tous ensemble »16. Les dérives verbales
révèlent la nouvelle interprétation du monde : le mot « fanatique » disparaît, remplacé par le mot
« héros » de plus en plus employé chez les nazis comme chez les communistes ; le mot « martyr »
appartient plutôt au langage totalitaire religieux : moins mécanique que les mots de la guerre
(enfoncer, pulvériser, écraser), il révèle le besoin de se faire persécuter afin de légitimer sa propre
violence, comme si le martyr disait : « Je suis innocent, et pourtant on m’a torturé, ce qui légitime ma
défense violente. »
Les médecins se sont un peu moins laissés embarquer dans cette philosophie de cour d’école. Seuls
45 % des praticiens ont pris leur carte du parti, 45 % ont vaguement suivi et 10 % se sont opposés17.
Sur 90 000 « docteurs » en Allemagne avant guerre, seuls 350 ont été inculpés de crime de guerre à la
chute du nazisme18.
Les psychiatres ont été plus impliqués dans l’activisme nazi. En Allemagne, ils ont fait stériliser
400 000 malades mentaux et ont laissé exterminer 250 000 personnes enfermées dans les asiles
allemands, dont 70 000 ont été gazées. En France, 50 000 personnes sont mortes de faim dans les asiles
où la nourriture arrivait encore plus difficilement que dans la population générale19. Il n’y a jamais eu
de loi ni d’ordre écrit pour tuer ces gens. C’est un contexte rhétorique qui a encouragé ou laissé faire
ces assassinats insidieux. Quand, dans les livres d’école, on montre un visage hideux, entouré de trois
couples de beaux jeunes gens et qu’on écrit : « Cette vie sans valeur empêche ces jeunes d’être
heureux », comment voulez-vous ne pas être indigné ? Cette émotion vertueuse est une manipulation
des foules qui prépare au passage à l’acte sans éprouver le sentiment de crime.
La bestialisation d’une population facilite sa mise à mort sans culpabilité. C’est dans ce but que les
métaphores animales sont souvent énoncées : conduire un mouton à l’abattoir, écraser un cancrelat,
éliminer les rats et la vermine, ce n’est pas un crime tout de même. Cette bestialisation des hommes
est l’exact opposé de l’éthologie qui elle, au contraire, hausse la représentation des animaux en
découvrant leurs émotions et leurs mondes mentaux. Quand une culture est ainsi structurée par un
langage sans réflexion et quand les métaphores créent un sentiment de dégoût pour celui que l’on veut
éliminer, il n’est plus besoin de loi pour passer à l’acte. Un ordre écrit aurait prouvé l’intentionnalité
des assassinats, alors que l’acquiescement silencieux d’une foule préparée par des locutions récitées
n’est pas pénalisable.
À la chute du nazisme, il y a eu très peu de procès contre ces psychiatres qui n’avaient fait que
suivre les croyances de l’époque. Ils n’étaient pas transgresseurs puisqu’ils récitaient les mêmes
stéréotypes que la majorité des bien-pensants. Les psychiatres n’ont pas été jugés pour crimes de
lobotomie ou de séquestration quand ils enfermaient sans jugement des hommes dans les asiles.
Personne n’éprouvait un sentiment de crime pour deux raisons bien simples : d’abord, la doxa leur
faisait croire qu’ils protégeaient les normaux contre la dangerosité des fous ; ensuite, ces médecins,
qu’on appelait « psychiatres » parce qu’ils « soignaient » des fous, n’étaient formés qu’à la neurologie
à une époque où la science psychiatrique n’existait pas du tout. Quand il est convenable de s’indigner
parce que les fous mènent des vies sans valeur, que les juifs complotent pour posséder le monde et que
les Tziganes volent nos poules, ce n’est pas la peine de faire voter une loi : on écrase un cloporte, c’est
tout. La plupart de ces psychiatres, criminels innocents, ont gardé leur poste et certains sont devenus
universitaires, comme en URSS, en Roumanie ou au Vietnam où ils ont privé de liberté et neuroleptisé
des personnes qui ne pensaient pas comme il faut et ne récitaient pas les slogans de la majorité.
Pendant les siècles d’Inquisition en Occident (du XIIe au XVIIIe siècle), les universités, les
parlements et les organismes judiciaires ecclésiastiques envoyaient au bûcher ceux qui ne partageaient
pas les croyances des dominants culturels de l’époque.
Il s’agit d’un langage totalitaire et non pas d’une pensée totalitaire, puisque tout langage doit
accepter la convention du signe et la soumission à son arbitraire pour nous permettre de parler
ensemble. Alors que la pensée nécessite une analyse, une remise en question, un échange, un doute, un
changement de point de vue qui aide à élaborer, à construire une représentation. Ce travail de la pensée
est fatigant, il nous prive des certitudes tranquillisantes.
Dans les années d’après-guerre, le nazisme a perdu la guerre des armes, mais pas celle des idées.
Ceux qu’on appelait « psychiatres » ou « aliénistes » étaient en fait des médecins des hôpitaux
psychiatriques qui soignaient la pneumonie du fou et non pas la folie, que l’on disait incurable. Ces
médecins continuaient à expliquer les troubles mentaux par la « neurasthénie » ou la « psychasthénie »
afin de signifier qu’il s’agissait d’hommes de moins bonne qualité atteints d’hérédo-dégénérescence.
La biologie imaginaire des nazis avait été inspirée par les éleveurs qui amélioraient la race des
animaux d’élevage en sélectionnant leurs gamètes. Après 1945, quand il a fallu reconstruire
l’Allemagne ruinée, c’est l’industrie qui a pris la parole. La technologie, le rendement professionnel et
la réussite sociale ont constitué un nouvel ethos20. Dans ce contexte pragmatique industriel, les
troubles psychiques ont pris la signification d’un handicap et non plus d’une punition divine ou d’une
tare héréditaire. Quand un bébé arrivait au monde avec une maladie génétique ou un accident
congénital, on le laissait mourir au nom de l’hygiène sociale21 : le piège rhétorique légitimait une arme
administrative. Les agents sanitaires venaient à domicile pour hospitaliser de force le grand-père
tuberculeux, pour s’emparer des bébés handicapés et les placer dans des institutions, pour enlever des
enfants à leurs parents pauvres et les mettre au bon air de la campagne22.
Les métaphores animales alimentaient la rhétorique nazie, et justifiaient les décisions
administratives : laisser s’accomplir la sélection naturelle, choisir les plus forts, les armer pour la vie
et créer à cet effet des Lebensborn, des centres de procréation de surhommes où de jolies pouliches
blondes devaient s’accoupler avec de beaux étalons militaires. C’est donc le plus logiquement du
monde qu’a été créé à Berlin l’Institut Göring23 qui, après avoir éliminé les juifs, enseignait une
psychanalyse aryenne à partir des textes de Jung, Adler et Freud ! Tous les psychiatres qui ont participé
à cet institut n’étaient pas nazis, mais tous ont accepté une « déprofessionnalisation » des juifs, comme
le disait le langage totalitaire des politiciens. La revue allemande Psycho n’a pas cessé de publier
entre 1933 et 1945 des articles de psychiatrie qui, pour être acceptés par la rédaction, devaient écrire
une ou deux phrases racistes.
Aucun concept ne peut échapper à la pression du contexte. Or les psychanalystes, installés en ville,
n’ont pas subi la contrainte des murs de l’asile ou la pression administrative. Au lieu de parquer les
dégénérés et de les éliminer sans culpabilité, ils ont établi avec eux des relations intimes. Ces
psychanalystes aryens ont donc échappé à la biologie imaginaire des nazis. Göring, le numéro 2 du
régime, a défendu les idées de son cousin Mathias Göring, créateur de l’Institut.
Le 10 mai 1945, le docteur Theo Lang remet un rapport à la Commission internationale des crimes
de guerre où il écrit : « Je désire déclarer que tous les médecins allemands […] étaient au courant […]
à la fin 1940-1941 de l’extermination par les gaz des aliénés et des malades des nerfs […]. J’ai eu avec
le professeur H. [sic] Göring, cousin du maréchal et directeur de l’Institut de psychothérapie de Berlin,
une conversation le 20 janvier 1941 […] il refusa de signer une déclaration […] sur ces exterminations
par les gaz24. »
Les pays communistes, très tôt, ont utilisé la psychiatrie à des fins politiques. Dans les années
1950, Georghiu Dedj, en Roumanie, faisait enfermer dans les « sanatoriums25 » tous les opposants au
régime. Dans la Russie on considérait comme fou celui qui s’opposait aux décisions du chef vénéré qui
sait tout, ne se trompe jamais et gouverne au nom du Peuple. Dans un tel contexte de doxa, ne pas être
d’accord devenait un symptôme de « schizophrénie torpide », cette psychose sans symptôme qui
déforme l’esprit du malade au point de l’amener à s’opposer aux théories du chef. Pour lutter contre
cette déviation, plusieurs membres du Comité central furent nommés professeurs de psychiatrie et de
psychologie (URSS, Roumanie, Vietnam) afin de contrôler la bonne pensée. Ils continuent à exercer
après la chute du Mur. À la Libération, quelques survivants des camps d’extermination furent
expertisés par ces psychiatres qui récitaient les théories nazies. Ces médecins formatés par la doxa de
leur contexte décidèrent sincèrement qu’Auschwitz n’avait eu aucun effet nuisible sur le psychisme
des déportés.
On peut se demander comment des hommes bien élevés, souvent cultivés, ont pu se soumettre à
des ordres criminels et les exécuter sans honte ni culpabilité. L’explication par le fanatisme ou le
sadisme qui vient facilement en tête est finalement une cause assez rare. C’est plutôt la pensée
paresseuse, celle qui nous invite, pour notre plus grand confort, à réciter ce que récite notre aimable
voisin afin de se sentir en communion intellectuelle avec notre chef vénéré. Cette attitude
intellectuelle consiste à juger sans faire l’effort de s’informer. Réciter tous ensemble, marcher au pas
côte à côte crée un agréable sentiment de force, de sécurité et même de conviction puisqu’on
s’entraîne à ne pas mettre en doute la vérité du chef. La soumission de la pensée donne des certitudes
tranquillisantes.
Ce petit bonheur est dangereux, car il arrête l’empathie. Il faut ignorer l’autre, s’appliquer à ne pas
découvrir d’autres mondes mentaux et culturels, afin de ne mettre en lumière que les vérités que notre
chef vénéré a bien voulu nous transmettre. Une telle soumission à une croyance non élaborée, jamais
réfutable, toujours confirmée, freine l’altérité. Dans un monde sans autre, la jouissance est simple,
puisqu’il suffit de se laisser aller et de n’apprendre qu’une seule représentation tenue pour vérité non
négociable. Plus on récite, plus on éprouve le délicieux affect de la communion. C’est ainsi que l’on
peut expliquer les actes d’une incroyable cruauté, les massacres de masse effectués dans l’indifférence
par de gentils papas, même pas sadiques. Les récits familiaux stéréotypés comme un mythe,
l’adoration de la filiation entre gens de bonne famille facilitent l’arrêt de l’empathie. On est tellement
bien entre nous qu’on ne va tout de même pas s’intéresser aux manants, aux mal nés, aux étrangers,
aux nègres, aux juifs, aux Tziganes, aux vieux et aux malades mentaux. Qu’ils souffrent, qu’ils
meurent, ça n’a aucune importance, puisqu’ils sont sans monde, ils ont des vies sans valeur, ils vivent
plus près des bêtes que des hommes.
Quand l’empathie s’arrête au clan familial, au mythe national, l’existence des autres n’est pas
pensée. Les récits racistes ne mettent en lumière que leur propre monde de surhommes et de bien-
pensants. C’est ainsi que s’explique le paradoxe des génocidaires : moraux et cultivés avec leurs
proches, pervers et incultes avec ceux dont ils ignorent le monde. En obéissant jusqu’au crime, ils se
protègent de la honte et de la culpabilité de massacrer des innocents. Ils se rabaissent ainsi au rang des
ignorants absolus qui tuent innocemment parce qu’on leur en a donné l’ordre.
Pendant la guerre d’Algérie quelques gentils soldats, ouvriers ou instituteurs, ont été amenés à
pédaler pour fournir de l’énergie à la fameuse gégène. Puisqu’on vous dit qu’ils ne torturaient pas, ils
pédalaient, c’est différent. « Les membres actifs se jugeaient comme des spécialistes très compétents
et en aucun cas comme des tortionnaires. Ils effectuaient des gestes techniques à la demande et sous
“couverture” de leurs chefs26. » Quand ils extorquaient des aveux, ils avaient le sentiment d’avoir
protégé leurs camarades, ce qui était moral. Il n’y avait que trois ou quatre spécialistes par DOP
(détachement opérationnel de… protection). Protéger ses proches, être un bon spécialiste, bien obéir
au chef pour remporter la victoire, où voyez-vous un drame ? Ainsi opère le langage totalitaire, le plus
moralement du monde. On épure une société en écrasant les parasites, on protège ses enfants, on est un
bon spécialiste, c’est à ce prix que l’ordre règne.
Pourrait-on dire qu’il s’agit d’une morale perverse ? « Morale », parce qu’on cherche à
comprendre et protéger ceux auxquels on est attachés. Et « perverse » parce qu’en empêchant notre
empathie de découvrir le monde des autres, on se comporte comme des pervers centrés sur nos propres
intérêts, notre propre jouissance.
Au cas où cette proposition serait pertinente, cela voudrait dire que nous pouvons tous devenir des
« moraux pervers ». Savez-vous que depuis que vous avez commencé la lecture de cet
article 12 743 Chinois viennent de mourir ? Non seulement vous vous en fichez, mais encore cette idée
vous surprend et vous fait sourire : vous venez de réagir comme un pervers.
Cette morale perverse n’est pas une bonne affaire parce que ces esprits totalitaires qui désirent se
soumettre aux raisons de leur chef finissent par se persécuter les uns les autres. Au nom de cette
morale limitée, l’esprit totalitaire est une guerre sans fin. On a tous de bonnes raisons de faire la
guerre à l’autre, notre voisin. On se rend prisonnier du passé en s’inventant une histoire merveilleuse
qui aurait pu apporter le bonheur au monde si l’autre, notre voisin, n’avait pas tenté de souiller nos
beaux projets.
L’amour et la haine forment un couple durable, l’indignation nous pousse à l’acte en court-
circuitant la réflexion. Cette manière de ne pas vivre ensemble coûte un prix humain exorbitant, mais
il en est ainsi depuis que nous faisons des théories.
Nous ne pouvons pas ne pas faire de théorie puisque c’est ainsi que nous nous donnons du monde
une vision cohérente. Mais la tragédie survient quand nous nous soumettons à une seule théorie : celle
du chef vénéré. Quand la pensée s’arrête et se transforme en chorale de perroquets, notre jouissance
immédiate est une déclaration de guerre à tous ceux qui ne chantent pas comme nous.
1. Roux F., Auriez-vous crié « Heil Hitler » ?, Paris, Max Milo, 2012, p. 10.
2. Gènes : unités biologiques constituées d’acide désoxyribonucléique (ADN) situées sur les chromosomes qui transmettent les caractères
héréditaires d’une génération à la suivante.
3. Picoche J., Dictionnaire étymologique du français. Les usuels, Paris, Le Robert, 1993.
6. Weindling P., Health, Race and German Politics. Between National Unification and Nazism, 1870-1945, Cambridge, Cambridge
University Press, 1989.
8. Amossy R., « Les avatars du “raisonnement partagé”. Langage, manipulations et argumentations », in L. Aubry, B. Turpin (éd.),
Viktor Klemperer. Repenser le langage totalitaire, Paris, CRNS Éditions, 2012, p. 86.
9. Bonah C., Danion-Grilliat A., Olff-Nathan J., Schappacher N. (éd.), Nazisme, science et médecine, Paris, Glyphe, 2006, p. 31.
11. Chaix M., Les Lauriers du lac de Constance, Paris, Seuil, 1998.
14. « Die Neue Rundschau », in Die Stockholm Neue Rundschau, Auswall-Berlin, Suhrkamp, 1949, p. 15, cité in V. Platini, Lire,
s’évader, résister, op. cit., p. 41.
15. Ibid.
16. Klemperer V., LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996. Ces syntagmes sont répartis dans le livre LTI.
17. Schmuhl H.-W., « Rassen hygien. National Sozialism, euthanasie, 1890-1945 », in M. S. Micale, R. Porter (éd.), Discovering the
History of Psychiatry, Oxford, Oxford University Press, 1994, p. 285.
18. Mitscherlich A., Vers la société sans pères, Paris, Gallimard, 1969.
20. Doerner K., Madmen and the Bourgeoisie : A Social History of Insanity and Psychiatry, Oxford, Basic Blackwell, 1981.
21. Cocks G., « German psychiatry, psychotherapy and psychoanalysis during the Nazis period : Historiographical reflections », in
M. S. Micale, R. Porter (éd.), Discovering the History of Psychiatry, op. cit., p. 286.
22. David M., Le Placement familial. De la pratique à la théorie, Paris, Dunod, 2004.
23. Cocks G., « German psychiatry, psychotherapy and psychoanalysis during the Nazis period : Historiographical reflections », art. cit.
24. Pichot A., La Société pure, de Darwin à Hitler, Paris, Flammarion, 2000, p. 264-266.
1. http://www.roqyaonline.com/
2. Boukovski V., Une nouvelle maladie mentale en URSS : l’opposition, Paris, Seuil, 1971.
4. http://www.yabiladi.com/forum/
4. Ibid.
6. Je ne parlerai pas de la lobotomie, qui est sans doute l’une des pires techniques jamais utilisées
en psychiatrie, car n’étant pas une technique dite de choc, elle sort du champ de cet article.
Remarquons cependant au passage que son histoire est comparable à celle de l’électrochoc : la
chirurgie barbare, souvent pratiquée sans anesthésie, visant à déconnecter le lobe frontal eut un succès
planétaire, puis fut abandonnée pour renaître récemment grâce à des techniques ultraspécifiques de
stimulation électrique continue, remarquables dans le Parkinson, les TOC et probablement d’autres
maladies.
La dégénérescence,
origine et conséquences d’une théorie
dommageable
par Jacques Hochmann
1. Hochmann J., Les Antipsychiatries. Une histoire, Paris, Odile Jacob, 2015.
2. Ézéchiel 18,1-20, notamment : « Que voulez-vous dire, vous qui vous servez ordinairement de ce
proverbe touchant le pays d’Israël, en disant : Les pères ont mangé le raisin vert et les dents des enfants
en sont agacées ?… Le fils ne portera point l’iniquité du père et le père ne portera point l’iniquité du
fils ; la justice du juste sera sur lui, et la méchanceté du méchant sera sur lui » (traduction Osterwald).
3. « Le péché originel […] se répète malheureusement à chaque instant de la durée, quoique d’une
manière secondaire […]. Tout être qui a la faculté de se propager ne saurait produire qu’un être
semblable à lui […]. Si donc un être est dégradé, sa postérité ne sera plus semblable à l’état primitif de
cet être, mais bien à l’état où il a été ravalé par une cause quelconque […] dans l’ordre physique
comme dans l’ordre moral. […] La maladie […] devient maladie originelle et peut gâter toute une
race », J. de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg, Paris, Librairie grecque, latine et française,
1821.
6. Lucas P., Traité philosophique et physiologique de l’hérédité naturelle dans les états de
santé et de maladie du système nerveux, Paris, J.-B. Baillière, 1847.
9. Gobineau A. de, Essai sur l’inégalité des races humaines (1854), Œuvres, tome I, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1983.
10. Daudet L., Le Stupide XIXe Siècle, Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1922.
12. Freud S., « L’hérédité et l’étiologie des névroses, Revue neurologique, 1896, 4 (6), p. 161-
169.
13. Freud S. (1904), « La méthode psychanalytique de Freud », Standard Edition, t. VII.
14. Bourget P., Essais de psychologie contemporaine, Paris, Alphonse Lemerre, 1883.
15. Cité par Valette M. L., Mythes et théories de l’hérédité à la fin du XIXe siècle, thèse de
médecine, Lyon, 1989.
17. Zola É., Le Docteur Pascal (1893), Les Rougon-Macquart, Paris, Gallimard, « Bibliothèque
de la Pléiade », tome V, 1967.
19. Goddard H. cité par Trent J. W., Inventing the Feeble Mind. A History of Mental
Retardation in the United States, Berkeley, University of California Press, 1994.
20. Kanner L., A History of the Care of Mentally Retarded, Springfield (Ill.), C. C. Thomas,
1964.
21. Lacan J., « L’institution familiale », Encyclopédie française, sous la direction d’A. de Monzie,
tome VIII, 1938.
Dans le cliché dont on nous rebat les oreilles et que nous avons fini par
prendre comme allant de soi – « dans les autres cultures, la folie est traitée
autrement que chez nous » –, le vrai problème n’est pas l’éventuel
traitement différent ou le diagnostic différent mais bien le mot « folie »
utilisé comme une évidence. Nous pratiquons là une indexation analogique
à ce qui est pour nous « la folie » et nous ne nous occupons que de son
supposé traitement social et/ou médical ailleurs.
Le plus souvent, cette indexation analogique consiste à tout rapporter à
notre vision des choses, ce qui crée une inutile étrangeté. En réalité, le fou
n’est fou que pour celui qui participe d’une société qui en possède l’idée,
le concept. Pour ceux qui appartiennent à une culture où le concept n’est
pas pertinent, celui que nous « voyons » comme fou n’est pas fou, mais il
peut être bien autre chose s’il est considéré comme « à part ». Autre chose.
Oui, autre chose. Et c’est fou comme cette « autre chose » est variée. Dans
toute description, le problème essentiel est : décrivons-nous ce que nous
voyons ou voyons-nous ce que nous décrivons ?
Du côté de la Chine…
La médecine comme la pensée chinoise pratique la contradiction ou
l’ambivalence, accepte la pluralité des contraires et des solutions en
fonction du contexte de réalisation. Autrement dit, une chose peut être à la
fois blanche et noire en fonction du contexte de sa réalisation.
Contrairement à ce qu’on entend souvent, la médecine chinoise n’est
pas un corpus clos toujours répété, mais, bien au contraire, une médecine
dynamique dans ses notions comme dans ses pratiques. Cependant, on ne
peut comprendre ce dynamisme que si l’on garde en mémoire qu’en Chine
le nouveau n’efface jamais l’ancien. Ainsi la pensée médicale chinoise ne
procède pas par effacement d’une position ancienne au profit d’une
position nouvelle. L’idée même d’une novation en rupture avec le passé ne
peut se penser. Le nouveau se dégage de l’ancien par le biais des
commentaires et des contextualisations et le recouvre tout en restant
structurellement lié à lui. Ainsi, si l’on constate d’une part plusieurs
siècles de continuité, on constate en même temps plusieurs siècles de
défrichements et de développements : la médecine chinoise est une
médecine du commentaire adaptatif et innovant.
L’harmonie (xie ou he) moteur de la vie
La médecine chinoise repose sur le principe d’harmonie (au sens
musical du terme) et non pas sur la notion d’équilibre4. Ce principe
d’harmonie établit des correspondances (par analogie ou par opposition)
entre le corps humain et la nature (zi ran, l’allant de soi5). C’est
probablement ce qui fait que la médecine chinoise a été la première à
prendre en compte le climat et l’environnement (externe et interne)
comme facteurs de santé ou de maladie, notamment avec les six
changements climatiques : « Le ciel couvert et le beau soleil, le vent et la
pluie, le sombre et la clarté [tout comme] le sombre intense conduit au
doute et à la confusion de même que la clarté intense entraîne également
des perturbations de l’esprit6. » Le Xunzi ajoute même que l’obscurité des
locaux favorise les illusions et trouble la vue : « Ainsi, en marchant dans
l’obscurité, on prendra pour un tigre la pierre qui couche sur la route et
pour un homme l’arbre qui s’implante sur le chemin7. »
La physiologie chinoise repose sur ce principe d’harmonie, principe
qui conditionne l’état de santé. Le non-respect de l’harmonie ou la
disharmonie entraîne la maladie car chaque organe, chaque orifice, chaque
méridien, chaque fonction du corps ne peut se réaliser qu’en harmonie.
Une illustration de cette théorie est donnée dans l’œuvre de Sun
Simiao8, qui classe les troubles de disharmonie mentale dans la catégorie
des « maladies dues au vent », en précisant que « le vent-folie pénètre dans
les méridiens yin9 ».
Liu Wansu (劉完素, 1120-1200)10, quant à lui, préfère mettre en cause
le feu : « Si le feu du cœur est fort, l’eau du rein s’en trouve affaiblie, et
par conséquent le sujet perd l’esprit et devient fou. » Il est d’ailleurs fort
conséquent puisqu’il préconise la prescription de remèdes « à caractères
froids et frais ».
Dans le Huangdi Nei Jing Su Wen11, on lit que la folie résulte de
« facteurs pervers qui pénètrent dans le yang et qui perturbent l’harmonie
entre le yin et le yang ». Parmi ces facteurs, le feu qui entraîne la panique
et la fièvre favorise un déficit de yang et l’apparition d’hallucinations,
d’insomnie et de troubles du langage ; le délire y apparaît et on précise
qu’il est parfois la conséquence d’un état fébrile favorisé par des
températures inhabituelles, trop lourdes ou trop froides et, donc, trop yin
ou trop yang. Dans ce même traité, on lit que le vertige en altitude,
l’amnésie, la boulimie, l’insomnie ou la somnolence sont dus à une
absence de coordination entre le yin et le yang. Sous la dynastie des Han
(- 206 à + 220) on propose une distinction entre folie et épilepsie fondée
sur le principe d’harmonie yin/yang : « Si les symptômes sont
principalement du yang, c’est la folie. Si les symptômes sont
principalement du yin, c’est l’épilepsie. »
Bien plus qu’un organe : le cœur
En médecine chinoise classique, le cœur est plus qu’un organe. Il est le
« principe même du corps » ; c’est aussi le siège de la pensée. Le cœur est
donc l’organe de l’esprit et de la folie !
Il faut attendre le XIXe siècle pour que Wang Qing Ren12 fasse la
première allusion au rôle possible du cerveau : « L’esprit et la mémoire ne
résident pas dans le cœur mais dans le cerveau » et « Les folies sont dues à
la stagnation du sang et de l’énergie, à la non-communication entre
l’énergie du cerveau et celle des viscères. C’est pourquoi le malade est
comme dans un rêve ».
Le rôle primordial du vent
Des textes oraculaires gravés sur des omoplates de bovins, datant du
XIVe siècle avant l’ère commune, font allusion au vent comme sources de
céphalées. Avec eux, commence la longue histoire du « vent » facteur
pathogène, notamment dans les disharmonies mentales.
Le vent est associé à diverses maladies. En tant qu’agent pathogène, le
vent désigne des manifestations cliniques ayant en commun une apparition
rapide ou une grande mobilité, une instabilité : symptômes erratiques,
douleurs (particulièrement articulaires) se déplaçant facilement d’un
endroit à un autre. Enfin, le vent est associé aux paralysies parce qu’il
attaque aussi brusquement qu’il s’arrête.
Le vent… Quel vent ?
Il y a le vent réel, qu’on appelle le vent externe, et le vent interne. Le
plus souvent, le vent externe provoque des symptômes de raideur
musculaire et/ou des spasmes car son action nocive pénètre à l’intérieur
des couches musculaires par les méridiens du « Trois Foyers13 » et par
ceux de l’intestin grêle et y bloque la circulation normale du qi14,
occasionnant ainsi les raideurs musculaires et les spasmes.
Le vent interne est généré à l’intérieur de l’organisme et provient du
dysfonctionnement des organes, principalement du foie (mais non
exclusivement). Il est issu du vide (déficience) de yin ou de yang ou de la
chaleur extrême, et il donne naissance à des symptômes tels que vertiges,
spasmes, convulsions, paralysie et perte de connaissance. Sa présence est
le plus souvent associée à une maladie du foie.
• Une extrême chaleur (interne ou externe) peut se transformer en
« feu » interne et engendrer un vent du foie (phases finales des
maladies fébriles graves accompagnées de fièvre très élevée, de
délire ou de coma, opisthotonos, convulsions).
• Une montée du yang du foie peut aussi causer un vent du foie. Les
symptômes seront alors des étourdissements et des céphalées pouvant
aller jusqu’à la perte de connaissance brutale et l’hémiplégie.
• Une déficience du sang du foie peut occasionner un vent du foie
caractérisé cette fois par des engourdissements, des tremblements,
des spasmes, une vision trouble ou des vertiges.
Mais pourquoi ?
Cela s’explique par le fait qu’une des fonctions importantes du foie est
la régulation du débit sanguin en fonction des besoins de l’organisme, en
particulier au niveau des muscles et du cerveau. Si cette fonction est
compromise par un vent interne, la nutrition des muscles, des ligaments et
des tendons, par le biais du sang, ne se fait plus correctement. Le sujet
éprouvera alors des symptômes apparentés au vent comme des
tremblements, des spasmes, des tics et des convulsions. Si, en plus, le sang
irrigue mal le cerveau, l’alimentation cérébrale s’appauvrira et les
conséquences seront des pertes de conscience, du délire et des vertiges
graves.
Le vent au centre de la disharmonie mentale
On constate que la grande majorité des travaux chinois classiques sur
le désordre mental ont d’abord été centrés sur le vent et ses conséquences.
Ainsi, lorsque fut créé le Collège impérial de médecine en 1060 de l’ère
commune, trente étudiants sur les cent vingt qui y étaient inscrits devaient
se consacrer au vent, dans le cadre d’un département spécial, différent de
celui des maladies internes.
Le jeu des émotions comme facteurs pathogènes
En dehors des causes externes, il y a les causes internes, nous l’avons
vu, des maladies. Outre le vent interne, la médecine chinoise considère les
émotions comme les principales causes internes (nei yin ; 内因).
Les émotions entre normal et pathologique
Comme on s’en doute, l’activité émotionnelle, selon la médecine
chinoise, est normale : c’est une réponse à un stimulus venant de
l’environnement extérieur. Mais, comme toujours dans la médecine
chinoise, lorsqu’une harmonie est rompue, cela induit une maladie. Ainsi,
quand une émotion est trop intense, voire oppressante, elle peut blesser
des organes et engendrer une maladie. La disharmonie sera plus ou moins
accentuée en fonction de l’intensité, de la durée ou de la répétition de
l’émotion.
Les Classiques de la médecine chinoise recensent sept émotions qui
sont : la joie (xi ; 喜), la colère (nu ; 怒), l’anxiété (you ; 忧), les soucis
(si ; 思), la tristesse (bei ; 悲), la peur (kong ; 恐), la frayeur (jing ; 惊).
Les cinq organes yin du corps humain produisent cinq sortes
d’énergies émotionnelles. Cinq ? Les Classiques disent en fait sept
émotions (en prenant bien soin de signaler qu’elles sont seulement les plus
ressenties) qui sont toujours associées aux cinq organes yin (zang).
La joie est associée au cœur, la colère est associée au foie, l’anxiété et
la tristesse sont associées aux poumons, les soucis sont associés à la rate,
la peur et la frayeur sont associées aux reins. Les émotions sont aussi
associées aux cinq dynamismes naturels15 : la joie est associée au feu, la
colère est associée au bois, la tristesse et l’anxiété sont associées au métal,
les soucis sont associés à la terre, la peur et la frayeur sont associées
à l’eau.
Les émotions :
des données complexes
Dans la réalité, nous pouvons ressentir bien plus de sept émotions,
cependant certaines émotions peuvent être connectées à d’autres car elles
font partie du même ressenti de base. Ainsi, ce n’est pas en fait une
émotion mais un ensemble d’émotions qui peut être relié à un organe.
Mais, selon le patient, ce groupe d’émotions touchera cependant souvent
d’autres organes.
Groupes d’émotions ayant une relation privilégiée avec
un organe
• Joie, allégresse, euphorie, rire, agitation, excitation, envie démesurée,
instabilité mentale ont une relation privilégiée avec le cœur
(dynamisme Feu).
• Colère, rancœur, frustration, amertume, irritabilité ont une relation
privilégiée avec le foie (dynamisme Bois).
• Tristesse, anxiété, chagrin, mélancolie, regrets, oppression,
accablement, découragement, désespoir, dépression ont une relation
privilégiée avec les poumons (dynamisme Métal).
• Soucis, ressassement, nostalgie, rêverie, focalisation sur un point
particulier, excès d’activité mentale ont une relation privilégiée avec
la rate (dynamisme Terre).
• Peur, anxiété chronique, incertitude, réserve, timidité, angoisse,
méfiance, frayeur ont une relation privilégiée avec les reins
(dynamisme Eau).
La plupart des émotions affectent souvent un deuxième organe, voire
plus, par exemple : l’anxiété a une relation privilégiée avec le poumon,
mais peut blesser également la rate. Quant à la colère qui a une relation
privilégiée avec le foie, elle peut également toucher l’estomac, la rate, les
intestins ou/et le cœur. Le fait d’exprimer ou de refouler une émotion a
également son importance au même titre que les circonstances amenant à
le faire. Si on reprend l’exemple de la colère, elle troublera surtout le foie,
créant une montée du yang du foie ou une montée du feu du foie (cette
dernière pouvant envahir le cœur par la suite) lorsqu’elle est exprimée.
Elle entraînera des stases de sang du foie si elle est refoulée. Une colère
survenant à l’heure du repas affectera l’estomac et la rate.
Quoi qu’il en soit, ce sont les symptômes accompagnant l’émotion qui
permettent de savoir si c’est réellement l’organe associé qui est touché.
Une colère excessive accompagnée de symptômes autres que ceux du foie
n’est pas une colère qui affecte le foie. L’analyse de ces symptômes
permet de connaître les organes concernés et détermine l’approche à
adopter par le praticien dans son choix de traitement.
Une notion centrale :
kuang 狂 (furieux, arrogant, fou)
La notion de kuang recouvre ce qu’on pourrait appeler une folie agitée
ou « folie furieuse ».
Les premières descriptions du kuang, traduit habituellement par le mot
« folie », souvent par indexation analogique, se trouvent dans le Huangdi
Neijing Suwen : « Au début, le malade dort sans avoir faim, il se vante
d’être sage, intelligent et digne de respect ; il débite des injures jour et
nuit […], il parle fort, rit facilement, aime à chanter et à danser, il erre
sans cesse […]. Il mange beaucoup, voit facilement les démons et les
dieux, riant facilement sans s’extérioriser ». Un autre texte dit : « Le
malade craint les gens et le feu ; les bruits sourds le paniquent et le
surprennent et le mettent en palpitation, il s’enferme […] ; dans les cas
extrêmes, le malade peut grimper sur les murs et atteindre le sommet de la
maison, marcher en se débarrassant de ses vêtements. Les endroits qu’il
atteint, parce qu’il est fou, lui sont inaccessibles ordinairement. » Cette
description est plus ou moins reprise sous la dynastie des Ming (1368-
1644) : « Dans les cas légers, les fous se montrent présomptueux et aiment
chanter et danser ; dans les cas graves, ils s’enfuient en se débarrassant de
leurs vêtements, grimpent sur les murs et montent au sommet des
maisons : dans les cas encore plus graves, ils crient à tue-tête et ne
craignent ni le feu ni les cours d’eau et pensent parfois tuer des gens. »
Dian (aliénation, anomalie, folie, démence)
Une autre notion essentielle est celle de dian ou folie calme : « Le
malade atteint de dian, tantôt chante et rit, tantôt pleure et crie, tantôt crie
sans cesse, tantôt gémit sans répit, tantôt se croit coupable, tantôt se prend
au sérieux, tantôt se couche sans s’endormir, tantôt conserve la parole sans
dire un mot. » Un autre texte dit : « Dian, c’est l’anomalie. D’ordinaire, on
parle bien, maintenant on se tait. D’ordinaire on parle peu, maintenant on
gémit. Dans les cas extrêmes, le malade s’allonge sur le ventre, il est
rigide, le regard fixé droit devant lui. Il est souvent triste. » La notion est
ancienne, un texte de la dynastie des Jin (265-420) dit : « Tantôt il dort
pendant des jours et des nuits sans se réveiller, tantôt il s’assoit des jours
et des nuits, sans dormir. Ou bien il coud étanchement les vêtements qu’il
porte, ou bien il cache les objets d’autrui. Parlant à quelqu’un, il parle peu
et distraitement. Parlant à soi-même, il parle d’une voix basse et pleure. Si
on lui donne à manger, il trouve l’aliment trop maigre et ne veut pas se
servir. Si on ne lui donne pas à manger, il avale du charbon avec plaisir. »
Le grand Sun Simiao (581-682, dynastie des Tang) décrit ainsi ce qu’il
nomme dian : « Le malade garde le silence ou bavarde et parle à tort et à
travers. Il chante ou pleure, gémit ou rit ; il s’assoit ou se couche dans des
fossés ou canaux et avale des excréments ou se déshabille complètement ;
il pleure jour et nuit ou débite des injures à tout bout de champ, il est agité
et gesticule violemment avec des regards vifs et mouvants. »
Actuellement, le terme dian-kuang désigne plus ou moins la psychose
maniaco-dépressive. À titre d’exemple, nous donnons la définition
proposée par un « Manuel à l’usage des étudiants en médecine » (édité en
1981) : « Dian : le développement de la maladie est lent, commence par un
état dépressif, une lourdeur de l’esprit. Puis se présente le désordre de la
parole. Le malade aime le calme et dort beaucoup. Kuan : la maladie
débute vite. Le malade se montre d’abord agité, s’excite facilement, dort
et mange peu. Puis, l’agitation s’aggrave avec beaucoup de gestes
désordonnés. Le malade débite des injures bruyantes et cause souvent des
dommages matériels et humains. »
Dian xian (épilepsie)
Le légendaire Bian Que dans son Traité classique traitant des
problèmes difficiles, aborde le dian et le xian. Pour lui, dian désigne les
convulsions et xian signifie l’épilepsie ne survenant jamais avant l’âge de
10 ans. D’autres auteurs du XVe siècle après notre ère affirmeront que le
xian des adultes et le dian des enfants ne forment qu’une seule maladie.
Sous la dynastie des Song (960-1279) apparaissent de belles descriptions
de l’épilepsie : « Le malade a des vertiges et tombe par terre, ses yeux se
tournent vers le haut, son rachis se raidit, il pousse des cris, il salive et
reprend conscience quelques moments après. »
Le célèbre médecin Zhu Zhenheng (1281 environ-1358) dresse une
classification originale fondée sur le cri que le malade émet au
commencement de la crise. Il divise ainsi l’épilepsie en cinq types :
cheval, bœuf, coq, cochon et mouton. Li Yan, quant à lui, propose en 1575
dans son Introduction à la médecine une division en cinq types en fonction
de la couleur du visage exprimant la couleur des viscères : vert pour le
foie, rouge pour le cœur, jaune pour la rate, blanc pour le poumon, noir
pour le rein.
Zangzao
Le zangzao que Philippe Sionneau voit comme une « hystéro-
dépression » est décrit ainsi par Zhang Zhongjing (150-219 de l’ère
commune) souvent considéré comme l’Hippocrate chinois : « La femme
atteinte de zangzao est triste et a envie de pleurer et elle sent dans la gorge
quelque chose qui brûle. »
La simulation
Dans le Shiji ou « Mémoires historiques », Sima Qian (109-91 avant
l’ère commune) raconte un exemple de simulation de folie : « Un lettré,
ayant vu sa critique envers le roi Shou refusée, simule la folie pour éviter
la peine de mort. » Mais nous devons à Wang Shuhe (180-270), le maître
de la sphygmologie (son ouvrage Mai Jing, le « Classique des pouls », fait
toujours référence), une véritable clinique de la simulation : « Quand le
médecin commence à examiner le pouls, si le sujet se met en position
assise, cela signifie qu’il n’est pas fou. S’il gémit au moment de l’examen,
il n’est pas fou ; mais s’il gémit toute la journée, il est fou. Si le sujet est
couché avec la figure contre le mur et qu’il ne s’assoit pas de surprise en
entendant arriver le médecin, qu’il regarde fixement ce dernier en avalant
de la salive au moment de l’examen du pouls, c’est de la simulation. »
Les thérapeutiques
Les plus anciens traités de médecine proposent des points
d’acupuncture pour soigner les maladies de dysharmonie mentale. Ainsi
Huang Fu Mi (215-283) auteur du Zhen Jiu Jia Yi Jing, le « Classique de
l’acupuncture et moxibustion », premier ouvrage consacré exclusivement
à l’acupuncture, affirme pouvoir guérir par la poncture « les épilepsies, les
folies, les céphalées, l’angoisse, l’insomnie, les hallucinations visuelles, le
désir de se suicider ou de tuer quelqu’un ».
Les remèdes
De nombreux auteurs anciens citent (ou copient sans le citer) le
Shennong Bencao Jing (« Traité des plantes médicinales » attribué à
Shennong) rédigé au Ier siècle de l’ère commune. Nombre de ces plantes
médicinales furent utilisées pour combattre des symptômes de
disharmonie mentale. Il semble qu’il s’agisse d’infusions ou de décoctions
dont l’heure de la prise est fixée avec une grande précision pour satisfaire
au principe de correspondance entre le nycthémère et le yin/yang. Nombre
de ces plantes se prescrivent toujours en psychiatrie, souvent pour atténuer
les effets secondaires des neuroleptiques.
« Psychothérapie » ?
« S’entretenir avec un homme de bien aide à dissiper le doute dans
l’esprit », dit le Shi Jing (« Classique de la poésie » ou « Livre des odes »).
Pour Lao Zi, « il faut mener une vie sobre et simple et restreindre les
désirs et les plaisirs » et, pour Zhuang Zi, « la sérénité contribue à guérir
la maladie ».
Dans le Huangdi Neijing Suwen, on trouve une progression quasi
hiérarchique des différentes interventions thérapeutiques : traiter l’esprit,
savoir nourrir le corps, prescrire des remèdes, poncturer à l’aiguille. Cette
progression s’appuie notamment sur le principe selon lequel il existe une
correspondance entre les cinq émotions et les cinq principaux organes et
que pour vaincre une émotion, il faut la mettre en compétition avec une
autre émotion :
– la colère blesse le foie, la tristesse vainc la colère ;
– la joie blesse le cœur, la peur vainc la joie ;
– la méditation blesse la rate, la colère vainc la méditation ;
– la tristesse blesse les poumons, la joie vainc la tristesse ;
– la peur blesse les reins, la méditation vainc la peur.
La correspondance entre les émotions et les organes est complétée par
une autre correspondance entre les organes et les cinq ouvertures du
corps : les reins, par exemple, sont en relation avec les oreilles, le foie
avec les yeux. Le corps est un réseau complexe de relations internes mais
également le jeu de correspondances naturelles avec les cinq qi (chaud,
froid, sec, humide et igné) et les cinq dynamismes (eau, feu, bois, métal et
terre). Le choix d’un aliment, d’une plante médicinale ou d’un point
d’acupuncture est toujours dicté par ces principes qui donnent à la fois les
moyens du diagnostic et de la thérapeutique.
Le principe du « sentiment qui chasse l’autre » peut être rapproché de
la loi du yin/yang qui veut que la maladie procède d’une dysharmonie
entre le yin et le yang par excès de l’un aux dépens de l’autre. Ici, un
sentiment en excès peut être réduit à de plus saines dimensions si l’on sait
accroître le sentiment opposé qui subissait alors un déficit. Ainsi, la
tristesse pouvant guérir la colère, le médecin émeut le malade avec des
paroles tristes. La joie pouvant guérir la tristesse, le médecin amuse le
malade avec des paroles plaisantes. La peur pouvant guérir le foie, le
médecin épouvante le malade en faisant allusion à la mort. La colère
pouvant guérir la méditation, le médecin excite le malade avec des injures.
La méditation pouvant guérir la peur, le médecin prive le malade de sa
peur avec toutes sortes de soucis. Il va de soi que tout cela requiert
beaucoup de talent de la part du médecin.
Quelques cas cliniques
Dans « Histoire de la forêt des lettrés ou Chronique indiscrète des
mandarins », Wu Jingzi (1698-1754) décrit le cas suivant : « Un messager
annonça à Fan Tsin qu’il était brillamment reçu à l’examen de licence de
la province de Kouang Tong. Fan Tsin craignit de n’avoir pas bien
compris. Il frappa des mains, et s’écria en riant : “Ah ! bien, je suis reçu
licencié.” En parlant, il recula et tomba par terre, ses dents se serrèrent et
il perdit connaissance. Sa mère eut peur et versa rapidement de l’eau
bouillante entre les lèvres. Il reprit connaissance et se leva en frappant de
nouveau des mains : il rit aux éclats. Personne ne put l’arrêter ; toujours
frappant des mains et riant, il alla tout droit vers le marché. Ils se
regardèrent tous, ceux qui avaient les yeux petits, ceux qui avaient les
yeux grands, et dirent unanimement : “Vraiment, une trop grande joie a
rendu fou le nouveau grand personnage.” » Tout le monde discuta sur la
façon de ramener le pauvre Fan Tsin à la raison.
« J’ai tout de même une idée, dit l’un des messagers, je ne sais pas si
elle est applicable. Cette folie subite est née d’une joie trop intense,
l’émotion est montée et a bouché les orifices de son cœur. Il suffirait en ce
moment que cet homme dont le seigneur Fan a peur vienne lui donner une
gifle en grondant : “Ces messagers mentent, vous n’êtes pas reçu
licencié.” Alors, sous ce choc provoqué par la peur, il crachera l’émotion
et reprendra ses esprits. » Celui dont le seigneur Fan avait le plus peur
était le boucher Hou. Le boucher Hou, pressé par la foule, ne pouvait faire
autrement qu’avaler des bols de vin pour se donner du courage : rejetant
ses scrupules, il recouvra sa physionomie méchante des jours ordinaires.
Remontant ses manches graisseuses, il marcha à grands pas vers le
marché, suivi de quelques gens du quartier. La vieille mère courut après
lui et cria : « Mon cher Hou, faites-lui peur seulement, ne le blessez pas. »
Les voisins répondirent pour Hou : « Cela va de soi, inutile de le
recommander. »
Tout en parlant, ils marchaient vite. Au marché, ils trouvèrent Fan Tsin
debout devant la porte d’un temple. Ses cheveux étaient en désordre, son
visage plein de boue, et une de ses chaussures était perdue : il était encore
en train de battre des mains en criant : « J’ai réussi ! J’ai réussi ! » Le
boucher Hou, semblable à un ogre, s’approcha de lui et rugit : « Ah, animal
qui mérite la mort, à quoi as-tu réussi ? » et il lui appliqua une gifle. Tous
les spectateurs ainsi que les voisins, en voyant cela, éclatèrent de rire sans
pouvoir se retenir.
Bien qu’apparemment le boucher Hou, enhardi par la liqueur, ait
rassemblé son courage pour frapper une fois, il avait eu peur
intérieurement, sa main déjà tremblait et il n’osait pas frapper une seconde
fois. La gifle d’ailleurs avait été suffisante pour envoyer à terre Fan Tsin,
qui s’était évanoui. Les voisins se pressaient alentour pour lui masser la
poitrine et lui taper dans le dos. Après un certain temps de ces exercices,
Fan Tsin commença à respirer faiblement et à ouvrir les yeux. Sa folie
était passée.
Une observation comparable se trouve dans le « Recueil
d’observations médicales ». Il s’agit aussi d’un lettré qui a remporté un
concours, cette fois national. Après cette bonne nouvelle, il a pris congé
pour retourner dans son pays natal. À mi-chemin, il est tombé malade. Le
médecin qu’il a consulté lui a dit : « Votre maladie est incurable : vous
mourrez dans sept jours. Dépêchez-vous de rentrer, sinon vous
n’atteindrez pas le seuil de votre maison. » Très abattu, le lettré est rentré
à toute vitesse chez lui. Les sept jours écoulés, il n’a ressenti aucune
souffrance. Un serviteur est rentré en tendant une lettre de ce médecin ; il
était écrit : « Vous étiez malade de la grande joie d’avoir réussi ce
concours. Les remèdes ne peuvent vous guérir, c’est la raison pour
laquelle je vous ai épouvanté avec la menace de mort. »
« La méditation blesse la rate,
la colère vainc la méditation »
Voici un cas rapporté dans une biographie de Zhu Zhenheng (1280-
1358). Une femme était alitée depuis plus de six mois, ne mangeant
pratiquement plus. Les médecins étant incapables de la guérir, on fit venir
le docteur Zhu. Après l’avoir examinée, il déclara : « Elle pense trop à
l’homme, dont le qi stagne dans la rate. » Le père expliqua que le mari de
sa fille était parti depuis cinq ans pour la province de Guangdong. Zhu
Zhenheng répondit que « le seul moyen de la guérir est de la mettre en
colère car la colère peut dissiper le qi qui stagne dans la rate ». Le père
gifla sa fille à trois reprises en lui reprochant de penser à un autre homme
qu’à son mari. La fille se fâcha furieusement contre son père et retrouva
l’appétit et la santé.
« La tristesse blesse les poumons,
la joie vainc la tristesse »
Une femme, bien qu’affamée, n’a aucun appétit. Elle est triste et
injurie les gens de temps en temps. Beaucoup de médecins essaient de la
guérir, mais sans succès. Le docteur Zhang Zuizen l’examine et dit :
« Cette maladie ne peut être traitée par les remèdes. » Il fait venir deux
actrices pour qu’elles amusent la malade avec leurs numéros. Le
lendemain, il ordonne à ces actrices d’offrir un spectacle de lutte. À la vue
de ces scènes, la malade s’amuse beaucoup. Puis le médecin donne à
manger à ces actrices en les invitant à vanter la qualité des aliments. La
malade est séduite à son tour et demande aussi à manger. Le médecin lui
donne à manger par petites quantités. Pendant des jours, l’appétit de la
malade augmente progressivement et elle finit enfin par guérir.
« La colère blesse le foie,
la tristesse vainc la colère »
Une femme est atteinte de hoquet après s’être querellée avec sa belle-
sœur. Pendant trois mois, les hoquets l’empêchent d’avaler quoi que ce
soit et elle n’a plus que la peau sur les os. Le médecin explique au mari
comment conduire son épouse vers la guérison. Le mari entre dans la
chambre et dit à sa femme que leur fils est tombé dans la rivière. Cette
nouvelle plonge la malade dans une grande tristesse. Quelque temps après,
le mari revient avec le garçon, en annonçant : « Heureusement, il est
sauvé. » La malade se précipite vers son fils, le prend dans ses bras et
l’embrasse. Elle pleure de joie et ses hoquets disparaissent.
« La peur blesse le rein,
la méditation vainc la peur »
Zhang Zihe dit qu’il faut « banaliser la peur ». Les spécialistes de
thérapie comportementale reconnaîtront peut-être dans cette observation
les bases de ce qu’ils nomment aujourd’hui la désensibilisation par
immersion. Dans un hôtel, une femme en voyage dort. Des bandits
attaquent l’hôtel, volent tout ce qui est possible et y mettent le feu.
Surprise dans son sommeil, la voyageuse tombe en bas du lit. Depuis,
chaque fois qu’elle entend un bruit, elle s’évanouit de surprise. À la
maison, tout le monde est obligé de marcher sur la pointe des pieds sans
oser faire le moindre bruit. Des médecins lui administrent des
médicaments qui restent sans effet. Cela dure plus d’un an. Le docteur
Zhang la voit et dit : « La surprise vient de l’extérieur et la peur surgit de
l’intérieur. » Il dit à deux servantes de bien tenir leur maîtresse dans le
fauteuil et il frappe devant elle la table avec un morceau de bois. La
femme est surprise mais ne s’évanouit pas. Le médecin lui dit : « Pourquoi
êtes-vous tellement surprise ? » Quelques moments après, il recommence.
Cette fois-ci, la surprise de la femme est moins importante. Le jeu
continue et la femme manifeste de moins en moins sa surprise. Puis, le
médecin demande à un proche de frapper la porte avec un bâton et enfin la
fenêtre, qui se trouve derrière le dos de la femme. Elle ne manifeste plus
de surprise. Heureuse, la femme demande quelle est cette thérapeutique.
Le docteur Zhang répond : « Dans le Huangdi Neijing Suwen, il est dit :
“Ceux qui sont surpris, il faut les calmer. Pour les calmer, il faut banaliser
les choses. Une fois les choses devenues banales. le malade n’a plus de
surprise.” »
En guise de conclusion
Les Chinois ne viennent pas de la planète Mars et ne vivent pas dans
un zoo. Je veux dire par là que toutes les cultures du monde évoluent et
sont en contact avec d’autres cultures auxquelles elles font des emprunts
qu’elles métabolisent pour les intégrer dans leur réalité vernaculaire.
La Chine et, donc, la médecine chinoise ne se sont pas développées en
isolement et les influences étrangères ont toujours existé. La première
d’entre elles et celle que l’on connaît le moins est l’influence de la
médecine arabo-musulmane, notamment de la pharmacopée. Il y a celle
aussi en provenance de l’Inde, probablement venue avec le bouddhisme,
car il ne faut pas oublier que les premiers « missionnaires » bouddhistes
étaient des Indiens. Et puis, bien sûr, il y a l’influence de la médecine
occidentale, qui est moins récente qu’on le croit.
Après les folles destructions de la période maoïste, la situation
actuelle est la suivante. Il y a en Chine deux offres thérapeutiques (y
compris en psychiatrie) : une offre en médecine chinoise et une offre en
médecine « occidentale ». Ces deux offres correspondent à deux
formations : une formation de sept ans au moins en médecine chinoise qui
ouvre sur un diplôme de docteur (daifu) en médecine, les diplômés
exerçant dans des hôpitaux de médecine chinoise, et une formation en
médecine occidentale de sept ans au moins qui débouche sur un diplôme
de médecin équivalent au diplôme de médecine chinoise. Ces médecins
exerceront dans des hôpitaux de médecine occidentale. Mais, comme je
l’ai dit plus haut, dans la pensée chinoise, le nouveau n’efface jamais
l’ancien et on constate de plus en plus une collaboration entre les deux
médecines, collaboration qui débouche sur des approches nouvelles des
phénomènes relevant de la psychiatrie comme de la médecine générale et
de la chirurgie.
Peut-être que cette idée de collaboration que l’on voit se développer
est le chemin de l’avenir. Si nous aussi, les Occidentaux, pouvions faire
que le nouveau n’efface pas l’ancien, que l’ailleurs ne détruise pas l’ici,
alors les patients subiraient moins l’indexation analogique dont nous
parlions au début de ce texte et on traiterait moins la maladie que l’être
dans sa globalité personnelle, familiale, culturelle.
1. Confucius (551-479 avant l’ère commune), de son vrai nom Kong Qiu, connu sous le nom de
Kong Zi, c’est-à-dire Maître Kong, est né dans l’État de Lu, l’actuelle province du Shandong, et ce sont
les jésuites qui ont latinisé son nom en Confucius. Kong Zi est une des figures majeures de la pensée
chinoise, il est considéré comme le premier éducateur et comme le maître à penser des relations entre le
pouvoir et les hommes. Érigeant la vertu, la piété filiale et les rites comme ciment et cheville ouvrière de
la société, Kong Zi reste un des creusets de la pensée politique chinoise. Après la période maoïste qui
l’avait rangé au rang des « vieilleries » à éliminer, il reprend aujourd’hui sa place.
3. Les Entretiens de Confucius, 13.3, traduction Pierre Ryckmans, Paris, Gallimard, 1987.
5. En chinois, 自然 ziran (ou 大自然 da zi ran ou encore 自然界 zi ran jie) que l’on peut
traduire par « de soi-même ainsi », « allant de soi » désigne et définit la nature. Une nature qui est un
« de soi-même ainsi » sans commencement et sans fin, sans création d’aucune sorte, sans
transcendance, sans sens non plus et dont les manifestations sont aléatoires et contextuelles. La pensée
chinoise du monde s’est développée sans l’idée de Création, sans transcendance et sans métaphysique.
Certes, le Ciel (天 tian) est un outil conceptuel fondamental de la vision chinoise du monde. Mais ne
refaisons pas l’erreur qui coûta si cher aux jésuites tentant d’évangéliser les Chinois au XVIIe siècle ;
erreur qui est d’avoir confondu le « Ciel » chinois avec le nôtre. Or 天, dans la pensée chinoise, n’est
qu’une des façons d’exprimer le principe auquel tout ce qui est dans le monde est soumis. Le 天 tian
n’est rien d’autre, comme le dit Jacques Gernet, que la simple reconnaissance de l’existence d’une
raison concrète appartenant aux choses elles-mêmes, « immanente » au réel. Et cela change beaucoup
de choses, d’autant plus que ce mécanisme immanent ne porte aucune finalité. La nature, l’« allant de
soi » ne porte aucun « projet », ne résulte d’aucune intention transcendantale. Sans commencement,
sans fin, sans direction, la nature ne témoigne de rien d’autre que d’elle-même. L’allant de soi n’est rien
d’autre que la vie faisant écho à elle-même.
6. Texte du Zuo Zhuan. Compilé au IVe siècle avant l’ère commune, le Zuo Zhuan est le
principal commentaire des Annales des Printemps et Automnes, chronique de l’État de Lu de 722 à
480. L’ouvrage a été retrouvé sous la dynastie des Han dans un mur de la maison de Kong Zi
(Confucius), après l’autodafé de 213 avant notre ère. Le style des descriptions, discours et dialogues
font du Zuo Zhuan l’un des chefs-d’œuvre de la littérature chinoise.
7. Xun Zi/Xunzi (IIIe siècle avant l’ère commune, soit à la fin de l’époque des Royaumes
combattants), confucianiste sévère et exigeant, luttant pour la pureté de la doctrine du Maître, fait des
rites la « colonne vertébrale » de l’homme et de la société. Son ouvrage (que l’on appelle le Xunzi) est
le premier en Chine à être déterminé uniquement par l’enchaînement des idées. L’ouvrage, à vocation
encyclopédique, aborde les sujets les plus variés : histoire, rites, linguistique, divination, musique,
physiognomonie. Il deviendra, à l’époque impériale, une des pierres angulaires des examens impériaux et
tout lettré se devait de le connaître et de le commenter. Il ne faut pas confondre Xun Zi et Sun Zi,
général chinois du VIe siècle avant notre ère (544-496) à qui l’on doit le premier traité d’art militaire
(L’Art de la guerre) selon lequel l’objectif de la guerre est de contraindre l’ennemi à abandonner la
lutte, y compris sans combat, grâce à la ruse, l’espionnage et la mobilité.
8. Sun Simiao (581-682) est un des plus grands médecins chinois. Son œuvre fait encore
aujourd’hui référence. Toutes les branches de la médecine et de la pharmacologie y sont traitées. Il est
le premier à faire basculer la médecine de l’ère des démons malfaisants à celle de la médecine
expérimentale. Il fait une grande place à l’acupuncture et à la pharmacopée, mais aussi à la diététique et
l’art de la chambre à coucher comme vecteurs de santé ou de maladie. La légende veut aussi qu’il ait
inventé la poudre à canon.
9. Une célèbre plaisanterie court dans les milieux médicaux chinois : « Si vous avez tout compris
du yin et du yang, c’est qu’on vous l’a mal expliqué », et il est vrai que l’on a pratiquement tout dit et
son contraire sur le yin et le yang, surtout dans les interprétations occidentales. Yin et yang sont un seul
dynamisme, mais double par différence de mouvement et par alternance. Le yang anime le cerveau, le
haut du corps, la face externe des membres et correspond à une activité diurne ; le yin anime le sang, le
bas du corps, la face interne des membres et correspond au repos nocturne. Le yin vient surtout des
aliments et se transforme en yang dans le corps ; le yang vient surtout du soleil et de l’air et se
transforme en yin. Leur unité s’exprime dans un état d’harmonie, chaque aspect croissant au détriment
de l’autre. Inversement, le déclin de l’un favorise l’ascension de l’autre. Il s’agit donc d’une harmonie
dynamique qui évolue sous une forme cyclique. Le yin est la substance, la matière et le yang est
l’activité fonctionnelle, la fonction. La condition d’existence de l’un est l’existence de l’autre.
L’harmonie dynamique du yin/yang découle de l’alternance de phases de croissance et de décroissance
pour chacun des deux aspects. La croissance de l’un se fait simultanément et proportionnellement à la
décroissance de l’autre. Autrement dit, rien n’est jamais entièrement yin, ou entièrement yang, tout est
relatif. Tout peut être divisé en yin ou yang à l’infini.
10. Liu Wansu, appelé aussi Liu Houzhen, proposa la théorie selon laquelle les maladies étaient
causées par une chaleur excessive dans le corps et évoqua l’emploi de la médecine du « froid » ; il est
l’auteur du Su Wen Xuan Ji Yuan Bing hi, « Étiologies basées sur le Su Wen », et de beaucoup d’autres
travaux médicaux qui influencèrent l’école des maladies infectieuses fébriles des dynasties des Ming et
des Qing.
11. Le Huangdi Nei Jing ou « Classique interne de l’empereur Jaune » est le plus ancien et le
plus célèbre ouvrage de la médecine chinoise. Il est attribué à Huangdi, le mythique empereur Jaune qui
aurait vécu au XXVIIIe siècle avant l’ère commune et se présente comme un dialogue entre l’empereur
Jaune et son médecin et ministre Qi Bai. Les historiens considèrent que l’ouvrage qui aborde tous les
domaines de la médecine chinoise aurait pu être compilé durant la période couvrant les Royaumes
combattants (- 500 à - 220) et la dynastie Han (- 206 à + 200). Aujourd’hui encore, on commente le
Huangdi Nei Jing, même si les Occidentaux ont une fâcheuse tendance à en faire une « Bible » et à
délaisser un peu trop les milliers d’autres ouvrages qui garnissent les bibliothèques de médecine en
Chine. Le Huangdi Nei Jing comporte deux parties : le Su Wen et le Ling shu.
12. Wang Qing Ren (1768-1831) insistait sur le fait qu’un médecin doit connaître l’anatomie
interne, notamment des organes avant de soigner (lui-même courait les cimetières et les lieux
d’exécutions pour étudier l’anatomie). Cela donna naissance à l’un de ses ouvrages majeurs : le Yi Lin
Gai Cuo (« Correction des erreurs de la forêt médicale ») paru en 1830 qui tenta de corriger les erreurs
anatomiques des textes anciens. Sur le plan clinique, il pensait que beaucoup de maladies sont
provoquées par une stase de sang par stagnation de qi ou vide de qi. Ainsi, il mit au point une série de
formules pour traiter la stase de sang qui sont très utilisées aujourd’hui (note rédigée d’après Philippe
Sionneau).
13. San Jiao (Trois Foyers) n’a pas de forme physique. La médecine chinoise regroupe sous le
concept de Trois Foyers un certain nombre de fonctions physiologiques. Son activité est une synthèse de
l’ensemble des activités viscérales et il est divisé en trois complexes. Le Foyer supérieur (Shang Jiao)
réunit cœur et poumons, il est en charge de la diffusion des fluides et de l’essence subtile des aliments,
de la propulsion et de la régulation du qi et du sang et de la circulation des énergies nourricières ; le
Foyer médian (Zhong Jiao) réunit la rate et l’estomac, il est chargé de la digestion, de la transformation
et du transport de l’essence subtile des aliments et de la production du qi et du sang ; le Foyer inférieur
(Xia Jiao) réunit reins, vessie, intestin grêle et gros intestin, généralement on y situe également le foie, il
se charge de la séparation du Clair et du Trouble, mais sa principale fonction est l’excrétion.
14. Le 氣 qi est le dynamisme vital qui constitue et configure l’univers. Le qi représente l’activité
physiologique des viscères, le dynamisme qui circule dans les méridiens et leurs ramifications, les six
dynamismes climatiques pouvant se transformer en dynamismes pathogènes, les quatre étapes de la
pénétration des maladies de chaleur, la force de contention et de propulsion du sang.
15. La théorie des cinq dynamismes (ou cinq mouvements) décrit cinq mouvements (wuxing) qui
sont appelés du nom de cinq éléments : le Bois, le Feu, le Métal, l’Eau et la Terre. On les a nommés
ainsi parce que les caractéristiques naturelles de ces éléments peuvent aider à rappeler ce que
symbolise chacun des mouvements. Le mouvement Bois représente la force d’activation et de
croissance, il correspond à la naissance du yang ; le Bois est une force active et volontaire comme la
force puissante et primitive de la vie végétale qui germe, croît, émerge du sol et s’élève vers la lumière.
Le Bois se courbe et se redresse. Le mouvement Feu représente la force de transformation et
d’animation maximale du yang à son apogée. Le Feu monte, s’élève. Le mouvement Métal représente
la condensation, la prise d’une forme durable par refroidissement, assèchement et durcissement, qui est
présente quand le yang décroît vers la fin de son cycle. Le Métal est malléable, mais il conserve la
forme qu’on lui donne. Le mouvement Eau représente la passivité, l’état latent de ce qui attend un
nouveau cycle, la gestation, l’apogée du yin, alors que le yang se cache et prépare le retour du cycle
suivant. L’Eau descend et humidifie. Le mouvement Terre, dans le sens d’humus, de terreau, représente
le support, le milieu fécond qui reçoit la chaleur et la pluie : le Feu et l’Eau. C’est le plan de référence
duquel émerge le Bois et dont s’échappe le Feu, où s’enfonce le Métal et à l’intérieur duquel coule
l’Eau. La Terre est à la fois yin et yang puisqu’elle reçoit et qu’elle produit. La Terre permet de semer,
de faire pousser et de récolter. Les cinq éléments ne sont pas des constituants de la nature, mais cinq
dynamismes fondamentaux, cinq caractéristiques, cinq phases d’un même cycle ou cinq potentialités de
changement inhérentes à tout phénomène. C’est une grille d’analyse qui peut être appliquée à une
variété de phénomènes pour en reconnaître et en classer les composantes dynamiques.
Une idée folle en psychiatrie :
la certitude
Par Pierre Lamothe
La neuroscience macroscopique
La neuroscience macroscopique étudie les circuits, réseaux et systèmes neuronaux. La neuroscience moderne
souligne de plus en plus que le cerveau fonctionne comme un ensemble de circuits et de systèmes de traitement
de l’information, plutôt que comme un ensemble de régions distinctes. Les affections du cerveau sont donc un
problème de circulation de l’information à travers ses circuits. Cette perspective de perturbations de la
circuiterie a déjà trouvé des retombées dans la pratique médicale à travers la stimulation cérébrale profonde,
utilisée dans le traitement de la dépression et du TOC22. Les neurochirurgiens implantent des électrodes dans des
régions cérébrales dont on a montré qu’elles sont impliquées dans la régulation des émotions et des cognitions.
Cette approche encore expérimentale est réservée par exemple aux patients sévèrement déprimés qui ne
répondent pas à des traitements non invasifs ; elle aide les trois quarts d’entre eux selon la pionnière mondiale
Helen Mayberg. La démarche permet en outre de saper les vieux concepts des maladies mentales considérés
comme des déséquilibres chimiques (trop ou trop peu de sérotonine par exemple) et porte l’emphase sur la
circuiterie cérébrale dysfonctionnelle comme clé des troubles psychiatriques. Ainsi après avoir cherché le gène,
la région, la molécule de la dépression, nous devons penser le cerveau comme « un système dynamique qui doit
être correctement chorégraphié », nous dit Mayberg23. Mieux comprendre les perturbations de cette circuiterie se
traduira par le développement de nouveaux traitements, grâce à de grands projets comme l’emblématique
BRAIN Initiative, lancée par Barack Obama en 2013. D’autres techniques de stimulation moins invasives sont
24
également en plein essor, qu’elles soient magnétique transcrânienne ou en courant continu ,25.
Une technique fascinante et très puissante pour étudier les circuits neuronaux au niveau de la cellule même
est l’optogénétique. Inventée par Karl Deisseroth, et consacrée découverte capitale de la décennie par Science en
2010, elle combine l’optique, par l’emploi du laser, et le génie génétique pour stimuler ou inhiber des classes
spécifiques de neurones. Ces méthodes utilisées de façon expérimentale chez le rongeur ou chez le singe
permettent d’approcher de façon extrêmement précise les circuits perturbés dans les troubles psychiatriques26.
La visualisation de l’activité cérébrale est permise par les techniques d’imagerie cérébrale et notamment
l’IRM fonctionnelle ou la tomographie par émission de positons. Elles permettent d’examiner l’activité des
régions du cerveau au repos ou en réponse à différents types de stimulations. Si performantes que soient ces
méthodes, elles ne sont pas encore d’utilisation courante en pratique, comme le sont ailleurs en médecine le
scanner ou l’IRM structurale. Le problème vient de la difficulté à identifier les signaux de dysfonctionnements
du fait de la grande hétérogénéité de l’activité cérébrale des sujets sains. La solution viendra de l’examen de la
diversité humaine dans des études à très grande échelle. Ce succès est attendu du projet Health’s Human
Connectome, dans lequel l’activité et la structure cérébrales seront mesurées chez 1 000 sujets sains27. Il sera
ainsi possible de trouver des variations d’activité à mettre sur le compte de pathologies pour disposer d’outils
pertinents pour le diagnostic et le traitement. L’imagerie cérébrale fonctionnelle est d’autant plus prometteuse en
psychiatrie que les anomalies de structures cérébrales sont rares. Au cours de ces dernières années, les données
révélées par l’application de techniques informatiques ultrasophistiquées à l’imagerie sont fascinantes. Ainsi,
l’analyse des signaux d’IRM pendant le sommeil permettrait de déterminer le contenu des rêves28. Une autre
étude identifie, au sein de la complexité des activations cérébrales, la signature neurale de la douleur avec une
robustesse et une précision incroyables29 ! La définition des circuits cérébraux impliqués dans les différentes
pathologies mentales commence à se préciser30. Par exemple, il a été montré que chez des sujets déprimés, ceux
qui réalisent des tentatives de suicide présentent une hypersensibilité aux signaux indiquant le rejet social avec
une augmentation d’activité du cortex orbitrofrontal et aussi une augmentation d’activité du cortex cingulaire
antérieur en réponse à des signaux positifs ambigus. Ces données aident à préciser la circuiterie qui serait
dysfonctionnelle en fonction des expériences sociales des sujets qui risquent de se suicider31. Des perspectives
thérapeutiques voient aussi le jour. Ainsi, chez des patients déprimés, l’activité fonctionnelle avant l’instauration
d’un traitement permettrait de prédire l’efficacité d’un antidépresseur ou d’une thérapie cognitivo-
comportementale32. Plus précisément, les sujets qui ont une baisse du métabolisme de l’insula seraient traités
efficacement par la psychothérapie, tandis que ceux qui ont un métabolisme augmenté répondraient à
l’antidépresseur. Disposer d’un biomarqueur, ici en imagerie, qui permet de choisir le traitement à proposer à un
patient donné sera crucial.
La neuroscience microscopique
La neuroscience microscopique privilégie, elle, l’étude des cellules et des molécules. Les immenses progrès
dans la recherche sur les cellules souches ouvrent des perspectives incroyables en psychiatrie. La découverte des
cellules souches, qui a valu le prix Nobel de médecine à Shinya Yamanaka et John Gurdon, stimule les progrès
en thérapie cellulaire. Récemment, des chercheurs ont travaillé sur des cellules de la peau de malades
schizophrènes transformées en neurones. En recueillant des fibroblastes par biopsie de la peau des patients, il est
possible de dédifférencier ces cellules en cellules souches induites pluripotentes, puis de le redifférencier en
populations cellulaires définies, notamment en neurones. Des neurones spécifiques de chacun de ces malades ont
pu être créés. Les neurones produits à partir des malades étaient différents de ceux issus de sujets sains, produits
de la même façon. Ils développent moins de connexions entre eux et ils ont des prolongements moins
développés. En outre, l’analyse de l’expression des gènes a permis d’identifier plusieurs voies biologiques
cellulaires altérées. Les chercheurs ont aussi observé que certains médicaments utilisés dans la schizophrénie
pouvaient restaurer certaines de ces anomalies moléculaires et cellulaires. Il s’agit donc d’un nouvel outil de
modélisation des maladies mentales, qui permet d’observer directement les neurones d’un patient33. Jusqu’où
ces techniques permettront-elles de soigner les patients ? Pourquoi ne pas fabriquer à partir de cellules souches
de patients des neurones fonctionnels et les transplanter ? Il y a quelques mois une publication a relaté le succès
de la transplantation de neurones corticaux chez le rongeur34 ! Il est envisagé prochainement de tenter de
transplanter des neurones dopaminergiques, produits à partir de cellules souches, dans la maladie de Parkinson.
Leur transplantation permettrait de stopper ou de retarder la progression de la maladie. Nous en sommes au
début des recherches sur les cellules souches en psychiatrie avec des perspectives fascinantes pour une médecine
dite « personnalisée ».
La nouvelle ère de la « médecine de précision » s’achemine vers l’utilisation du séquençage de l’ADN pour
le diagnostic des maladies du cerveau. Une fraction de troubles pédiatriques, comme l’autisme, est causée par
des mutations qui peuvent être identifiées en séquençant l’ADN du génome du patient. Les causes peuvent être
des mutations transmises par les parents ou des réarrangements chromosomiques apparus de novo et qui
n’affectent que l’enfant atteint. Il est encore très rare que ces séquences révèlent une mutation curable
médicalement, mais cette connaissance génétique peut éclairer sur les causes de troubles encore largement
méconnus. Ainsi les troubles du spectre autistique résultent probablement de centaines de mutations sur de
nombreux gènes, suggérant que l’autisme n’est pas une seule maladie, mais plusieurs. Néanmoins, ces gènes
impliqués dans l’autisme font souvent partie de familles de gènes qui agissent conjointement sur une fonction
biologique, par exemple dans la signalisation synaptique et le développement cérébral35. Sera-t-il possible de
réparer ces anomalies en reprogrammant les neurones à partir des cellules souches de patients ? La piste
annoncée est à suivre36. Étudier les profils d’expression génétique, en étudiant l’activité de milliers de gènes
dans ces neurones humains pourrait aussi permettre d’identifier les perturbations des voies biologiques liées aux
gènes qui confèrent un risque d’autisme pour chercher des médicaments les corrigeant.
Les grandes collaborations en génétique humaine réussissent à mieux définir le risque génétique de maladies
de l’adulte, comme la schizophrénie ou la dépression. Ici chacun des facteurs génétiques augmente le risque de
maladie de façon très modeste, indiquant que ces maladies résultent de combinaisons de gènes et de l’interaction
entre les gènes et les facteurs environnementaux. Même si le niveau de complexité constaté semble éloigner les
perspectives thérapeutiques, ce n’est pas toujours exact. Ainsi, la dernière très grande étude publiée sur la
schizophrénie indique que le risque génétique est conféré par plusieurs gènes codant pour des canaux calciques
voltage-dépendants37. Il se trouve que ces canaux ont été très étudiés par l’industrie pharmaceutique du fait de
leur rôle dans la fonction cardio-vasculaire… Rien n’empêche alors que l’on « recycle » des drogues déjà
existantes vers le traitement de la schizophrénie.
La génétique psychiatrique est l’illustration parfaite pour les sceptiques de l’absence de retombée
scientifique dans la pratique, en dépit de considérables investissements réalisés depuis trente ans. Certes, mais la
réalité est un peu différente. D’abord les chercheurs eux-mêmes n’ont jamais pensé trouver le gène de telle
maladie, tant il a toujours été évident que les maladies psychiatriques comportent une composante génétique de
vulnérabilité, et que celle-ci impliquerait sûrement de nombreux gènes. La difficulté à identifier les gènes de
susceptibilité à la schizophrénie, à la dépression et au suicide suit deux grandes problématiques. D’une part, les
patients étudiés dans les études génétiques sont diagnostiqués selon les classifications des maladies
psychiatriques en vigueur, qui ne reposent sur aucune validité biologique et encore moins génétique. Il est de
coutume de dire que « le DSM ne connaît pas la génétique ». Il est d’ailleurs intrigant qu’une des études les plus
grandes et des plus récentes ait rapporté que plusieurs affections psychiatriques de l’enfant et de l’adulte
(autisme, trouble déficitaire de l’attention, trouble bipolaire, dépression et schizophrénie) avaient plus de gènes
en commun qu’elles n’en avaient de différents38. Cela nous indique bien que la génétique n’explique pas les
troubles psychiatriques tels que nous les concevons actuellement, mais que la génétique rend compte
d’anomalies « biologiques » que l’on peut retrouver dans les différentes maladies psychiatriques, dont les
frontières ne sont pas claires.
L’autre défi auquel étaient confrontés les psychiatres généticiens est également en train de se résoudre.
Même si beaucoup a été investi dans ces recherches, ce n’est rien par rapport aux efforts nécessaires. Nous
sommes au milieu du gué (pour les optimistes) ; alors continuons. La connaissance de l’ensemble du génome
humain (grâce au projet Génome humain entrepris en 1990), la diminution considérable des coûts de laboratoire
et la possibilité actuelle de créer d’immenses consortiums réunissant des centaines de scientifiques et de
laboratoires de par le monde rendent possibles des études d’ampleur considérable et aux retombées enfin
prometteuses. C’est ainsi que Sullivan et ses 300 coauteurs du Consortium de psychiatrie génétique ont publié en
2014 dans la prestigieuse revue Nature les résultats d’une étude comparant l’ensemble du génome humain de
37 000 patients schizophrènes à celui de 113 000 sujets sains ! Ils ont identifié 108 régions impliquées dans le
développement de la schizophrénie. La preuve en est que l’architecture génétique de la schizophrénie est
complexe. Ce travail n’est pas un aboutissement puisqu’il faut désormais aux chercheurs comprendre ce qui se
passe au niveau de ces nombreux gènes, comment ils sont exprimés dans le cerveau des patients, de quelles
anomalies biologiques ils sont responsables… C’est au prix de bien des efforts, encore considérables, qu’il sera
possible d’identifier des médicaments capables de corriger les anomalies biologiques de la maladie que ces
gènes voudront bien indiquer, pour mieux soigner la schizophrénie. Quel en est le corollaire ? L’engagement sans
compter des chercheurs, des psychiatres et des patients et… celui des mécènes qui accepteront d’investir l’argent
nécessaire dans ces recherches. On apprend que Ted Stanley, philanthrope, a donné 650 millions de dollars au
Broad Institute pour aider à la poursuite de ces recherches…
Si les gènes contribuent à la genèse des maladies mentales, ils ne sont pas les seuls en cause.
L’épidémiologie nous indique le rôle capital de nombreux facteurs environnementaux. Dans un article qui fut
l’un des plus cités de son époque, paru en 2003 dans la grande revue Science, Avshalom Caspi a introduit avec
brio le concept d’« interaction gène-environnement ». Dans cette grande étude ont été suivis de la naissance à
l’âge adulte 1 000 sujets, qui ont été évalués régulièrement sur le plan psychiatrique39. Caspi a démontré que les
sujets qui développaient une dépression étaient à la fois en proie à de nombreux « stress », mais qu’ils portaient
également une forme particulière d’un gène (codant pour le transporteur de la sérotonine). Ainsi c’est la
conjonction d’un facteur génétique et de facteurs environnementaux qui conduit à la dépression.
Réciproquement, les sujets porteurs de l’autre conformation du même gène et ceux qui ne subissent pas de stress
ne développaient pas de dépression. Cette étude illustre bien le concept de vulnérabilité où certains sujets ont un
risque (génétique) de développer une maladie quand ils rencontrent des circonstances défavorables. L’autre
conclusion plus fondamentale de cette étude est qu’il est désormais indispensable quand on recherche des gènes
de vulnérabilité aux maladies psychiatriques de prendre en compte la mesure de l’environnement. « Ne pas le
faire serait aussi stupide que d’étudier le paludisme dans un pays sans moustiques », disait en substance un
coauteur de l’article de Caspi.
En résumé, on pourrait concevoir ainsi le développement des maladies psychiatriques. Des gènes ayant
souvent une fonction dans le développement du cerveau vont interagir avec des facteurs environnementaux pour
conférer une vulnérabilité, qui s’exprimera chez certains sous l’influence de l’âge, de facteurs hormonaux, de la
prise de toxiques ou d’autres facteurs environnementaux. Parmi les facteurs de risque précoces, qui pourraient
agir dès la vie in utero (pendant la grossesse) lorsque le cerveau commence à se développer, on trouve :
infections, exposition aux toxiques, alcool, tabac, drogues, médicaments, déficits nutritionnels, stress maternel.
D’autres facteurs environnementaux agissent après la naissance : la maltraitance infantile, le bas niveau socio-
économique, l’adoption, l’immigration, la vie en condition urbaine. Nous imaginons en conséquence l’enjeu des
travaux à venir qui permettront d’indiquer les pistes biologiques et les séquences développementales conduisant
à l’apparition d’une maladie particulière. La vulnérabilité conditionnée par cette combinaison de facteurs
génétiques et environnementaux s’exprime par des traits de personnalité ou cognitifs qui représentent des
chaînons intermédiaires préalables à la maladie. Parmi les traits de vulnérabilité génétique à la schizophrénie et
au trouble bipolaire, on retrouve les dispositions à la créativité40. Des données génétiques récentes, grâce à
l’étude de plusieurs dizaines de milliers de sujets, renforcent les observations d’Aristote sur le lien entre génie
créatif et maladies mentales. Cela témoigne du fait que les gènes qui augmentent le risque de certaines maladies
peuvent avoir aussi des effets bénéfiques – sinon pourquoi seraient-ils là ? La créativité représente une facette
positive de la maladie mentale, loin d’être négligeable dans une perspective de promotion du bien-être et de
réduction du stigma.
Une autre découverte fascinante a fait irruption dans la psychiatrie, qui n’attendait que ça pour lier adversité
précoce et génétique dans la genèse des troubles psychiatriques. Les travaux du groupe de Michael Meaney nous
permettent de mieux comprendre comment des facteurs environnementaux de survenue très précoce peuvent se
traduire par des affections psychiatriques qui apparaîtront des années plus tard. Il s’agit de l’hypothèse
épigénétique. L’épigénétique est l’étude des changements de l’activité des gènes, en l’absence de modification
de la séquence d’ADN. Il a été démontré dans une série d’études que la maltraitance précoce conduit à des
anomalies épigénétiques sur certains gènes41. Il s’agit de modifications chimiques, comme des méthylations de
l’ADN. En conséquence, les gènes touchés ne seront pas exprimés, ce qui va entraîner des anomalies du
fonctionnement de certaines voies biologiques. En détail, la maltraitance précoce induit des méthylations du
gène du récepteur aux glucocorticoïdes, responsables de la diminution d’expression de ces récepteurs au niveau
de l’hippocampe, ce qui conduira à une sensibilité accrue au stress à l’âge adulte et à un risque accru de
dépression. Il reste aux chercheurs à identifier les anomalies épigénétiques, touchant les différents gènes,
associées aux divers facteurs de stress environnementaux et responsables des maladies psychiatriques. Ces
modifications épigénétiques sont potentiellement réversibles, contrairement aux mutations de l’ADN. Il est donc
envisageable, et cela commence à se démontrer, que certains traitements médicamenteux ou psychologiques
peuvent renverser les anomalies épigénétiques induites par des stress ou associées aux maladies42.
La médecine de précision
L’annonce par le président Obama d’un programme d’investissements pour le développement de la médecine
de précision a créé une grande excitation au sein de la communauté médicale. Elle fait la une des plus grandes
revues médicales depuis quelques mois et tous parient qu’il s’agit de l’avancée majeure de la médecine
contemporaine43. Le directeur de l’Institut de santé mentale des États-Unis nous informe que la médecine de
précision est arrivée en psychiatrie. Il s’agit d’une approche plus ciblée des maladies, qui est déjà devenue
réalité pour le cancer, où la possibilité de proposer des traitements plus spécifiques, individualisés, est bénéfique
pour les patients. La médecine de précision se définit par la possibilité de traiter de façon ciblée un patient en
fonction des caractéristiques génétiques, biologiques au sens large, phénotypiques ou psychosociales qui le
distinguent d’un autre patient qui présente un tableau clinique similaire. Cette foule d’informations viendra de la
convergence des « -iques » : génétique, épigénétique, protéomique et métabolomique, mais aussi informatique et
imagerie… Alors qu’il y a encore peu, on osait à peine imaginer le jour où les informations du génome se
retrouveraient dans le dossier du patient44, sous l’influence d’investissements substantiels, le jour arrive où la
connaissance de ce que le sujet a de plus secret se transformera en bénéfice pour sa santé. À l’heure actuelle
plusieurs initiatives suivent le même cheminement destiné à transformer les diagnostics, qu’il s’agisse du
programme « RDoC » américain45, de la feuille de route européenne46 ou du programme européen Innovative
Medicines Initiative, tous cherchant à lier la clinique neuropsychiatrique et la neurobiologie quantitative.
Le passage linguistique des « troubles mentaux » aux « troubles cérébraux » ou aux « troubles des circuits
neuronaux » est encore prématuré, mais il reconnaît la nécessité d’aller au-delà des seuls contenus subjectifs et
des comportements observables. Les données scientifiques commencent à valider cette démarche et des études
utilisant à la fois des tests cognitifs, de l’imagerie et des analyses génomiques ont permis de déterminer des
sous-groupes biologiques pertinents de troubles de l’humeur ou de troubles psychotiques47. Il est d’ailleurs
intéressant d’observer que ces entités biologiquement définies ne correspondent pas strictement aux syndromes
cliniques. De même, l’imagerie et la neurophysiologie ont démontré l’existence de trois sous-types de troubles
de déficit de l’attention avec hyperactivité qui répondent différemment aux traitements psychostimulants48.
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Conclusion
Un monde sans psychiatrie ?
Par Patrick Lemoine
1. L’histoire m’a été contée par les docteurs N. et J.-B. Lantieri, psychiatres corses.
Boris Cyrulnik :
Ivres paradis, bonheurs héroïques, 2016.
Les Âmes blessées, 2014.
Résilience. De la recherche à la pratique (dir. avec Marie Anaut), 2014.
Résilience et personnes âgées (dir. avec Louis Ploton), 2014.
Sauve-toi, la vie t’appelle, 2012.
Résilience. Connaissances de base (dir. avec Gérard Jorland), 2012.
Quand un enfant se donne « la mort ». Attachement et sociétés, 2011.
Famille et résilience (dir. avec Michel Delage), 2010.
Mourir de dire. La honte, 2010.
Je me souviens…, « Poches Odile Jacob », 2010.
Autobiographie d’un épouvantail, 2008.
École et résilience (dir. avec Jean-Pierre Pourtois), 2007.
Psychanalyse et résilience (dir. avec Philippe Duval), 2006.
De chair et d’âme, 2006.
Parler d’amour au bord du gouffre, 2004.
Le Murmure des fantômes, 2003.
Les Vilains Petits Canards, 2001.
De l’inceste (avec Françoise Héritier et Aldo Naouri), « Poches Odile Jacob », 2000.
Un merveilleux malheur, 1999.
L’Ensorcellement du monde, 1997.
Les Nourritures affectives, 1993.
Patrick Lemoine :
Le Mystère du nocebo, 2011.
Droit d’asiles, 1998.
Le Mystère du placebo, 1996.
Table
Page de titre
Copyright
Un passé chargé…
La fonction du DSM
Conclusion
La douleur infligée
Le torpillage faradique
Vincent de pôles
Ailleurs et après
France méfiance
Sexologie moderne
Aujourd’hui
Introduction
Un antagonisme radical
Vérité et savoir
La contextualisation
Conclusion
L’impaludation
L’électrochoc
Conclusion
Les origines
Vers l’eugénisme
Du côté de la Chine…
Mais pourquoi ?
Zangzao
La simulation
Les thérapeutiques
Les remèdes
« Psychothérapie » ?
En guise de conclusion
La santé connectée
Conclusion
Goulag
Antipsychiatrie
Eugénisme
Antiques querelles
Les auteurs
Remerciements
Quatrième de couverture