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Terrorisme, Mensonges Politiques Et Stratégie Fatale de L'occident
Terrorisme, Mensonges Politiques Et Stratégie Fatale de L'occident
DU MÊME AUTEUR
www.editionsdurocher.fr
ISBN : 978-2-268-08403-9
ISBN epub : 978-2-268-08547-0
Terrorisme
Mensonges politiques et
stratégies fatales de l’Occident
À ma cousine Valérie
1. Jacques Baud, La Guerre asymétrique ou la défaite du vainqueur, Éditions du Rocher, Monaco, 2003.
2. Ce chiffre comprend outre les 30 000 morts sur les théâtres d’opérations, les morts par suicide. (« The true
cost of the war on terror : $3,7 trillion and counting… and up to 258,000 lives », The Daily Mail, 20 juin
2011, http://www.dailymail.co.uk/news/article-2009371/Iraq-Afghanistan-Pakistan-wars-US-cost-3-
7trillion-258k-lives.html), Aux États-Unis, depuis 2003, le suicide fait environ 7000 victimes par an
parmi les vétérans des guerres d’Irak et d’Afghanistan (Janet Kemp, RN PhD & Robert M. Bossarte,
PhD, Suicide Data Report, 2012, Department of Veterans Affairs, Mental Health Services, Suicide
Prevention Program).
3. U.S. Department of State, Patterns of Global Terrorism – 1990, G.P.O., Washington D.C., 1991.
4. National Consortium for the Study of Terrorism and Responses to Terrorism, Annex of Statistical
Information, Country Reports on Terrorism 2014, College Park (MD), juin 2015.
Les acteurs
LES ÉTATS-UNIS
Plus particulièrement depuis le XIXe siècle, les États-Unis ont été un objet
d’admiration, de fascination et d’espoir pour les Européens, auquel s’est ajouté
dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, un profond sentiment de gratitude. La
crainte de l’Union soviétique, et d’une troisième guerre mondiale, a non
seulement renforcé ces sentiments, mais a également généré une confiance
quasi-aveugle des Européens envers les capacités militaires américaines, créant
une véri-table dépendance intellectuelle, qui persiste encore aujourd’hui.
En réalité, sur le plan militaire, malgré une grande opulence matérielle, les
capacités opérationnelles américaines sont inefficientes et inefficaces. Depuis la
fin de la Seconde Guerre mondiale, à part quelques victoires à la Pyrrhus dans
des conflits de dimension tactique-opérative (invasion de la Grenade, du
Panama, libération du Koweït) les forces armées américaines ont été
relativement inefficaces dans les conflits nécessitant une approche stratégique
complexe dépassant l’usage de la force brute (Vietnam, Somalie, Afghanistan,
Irak, Syrie), avec un coût humain disproportionné. Ce fut le cas avec l’emploi
des deux premières bombes nucléaires sur le Japon en 1945, comme devait le
confesser le général américain Dwight D. Eisenhower, ancien Commandant
suprême des Forces alliées en Europe et président des États-Unis :
En fait, dès la mi-septembre 2001 déjà, bien avant le début des prétendues
« révolutions citoyennes » de 2010-2012, les États-Unis avaient un plan pour
renverser 7 gouvernements du Proche et Moyen-Orient, dont le régime syrien.
En mars 2007, le général américain Wesley Clark, ancien Commandant suprême
des Forces alliées en Europe de l’OTAN, lors d’une interview télévisée, rapporte
une conversation qu’il a eue au Pentagone juste après le 11 Septembre :
On retrouve dans cette liste les 3 pays arabes qui ont renoncé au système des
pétrodollars pour vendre leur pétrole et les ennemis « traditionnels » d’Israël.
Cette intention avait aussi été évoquée dans le message attribué à Oussama Ben
Laden et diffusé le 16 février 2003, par l’entremise d’une cassette audio et
communiquée à l’agence de presse Islamic Al-Ansaar, basée en Grande-
Bretagne26 :
Ce sont apparemment les échecs – pour ne pas dire les défaites – subies par
les Américains en Irak, en Afghanistan et en Libye qui ont finalement perturbé
cette planification. Par la suite, comme nous le verrons, l’existence d’un plan
spécifique pour déstabiliser la Syrie sera également confirmée par l’ex-ministre
des Affaires étrangères, Roland Dumas.
De ces éléments, on peut retirer deux observations essentielles :
- Premièrement, il est aujourd’hui établi que l’épisode des armes de
destruction massive irakiennes n’était qu’un écran de fumée et que la guerre en
Irak était déjà prévue de longue date, comme le seront plus tard les interventions
en Libye et en Syrie. Mais outre le fait que les États-Unis ont systématiquement
menti à leurs alliés afin de les entraîner dans des conflits servant leurs propres
intérêts, il est frappant de constater l’incapacité de ces alliés à détecter les
mystifications et à avoir une capacité analytique indépendante.
- Deuxièmement, on observe que les mécanismes structurels ou
institutionnels, au sein des démocraties occidentales, ne suffisent pas à infléchir
les décisions de l’exécutif pour partir en guerre, même si les raisons sont
fallacieuses. En 2003, l’opposition française à la guerre en Irak était alors
empreinte de bon sens, mais elle ne semble pas avoir été appuyée de manière
décisive par des éléments de renseignement sur la situation en Irak.
Malgré les multiples théories du complot qui tentent d’expliquer la stratégie
américaine, la réalité semble être plus prosaïque. Les diverses guerres dans
lesquelles les États-Unis s’impliquent bruyamment – et qu’ils perdent d’ailleurs
presque systématiquement – ne sont pas conduites selon une stratégie définie,
mais à travers un ensemble d’engagements tactiques, guidés par un mélange
d’arrogance, une surestimation de leurs capacités, une propension quasi-marxiste
à propager un système politique et économique qu’ils pensent être le meilleur et,
surtout, une énorme incapacité à en comprendre la vraie nature.
ISRAËL
La logique de la violence islamiste, même si elle diffère profondément de la
logique occidentale, est relativement simple à saisir et s’appuie sur des
constantes culturelles (et religieuses) connues, qui ont une cohérence propre. La
difficulté de l’Occident à rapprocher cette logique de la sienne propre génère une
asymétrie, que nous définirons plus loin, et une difficulté fondamentale pour les
stratèges occidentaux à maîtriser la violence. En revanche, la logique avec
laquelle Israël combat le terrorisme est plus difficile à saisir. Elle est le fruit
d’une manière de penser plus ambiguë, capable de jouer sur plusieurs tableaux à
la fois, qui s’appuie sur un pragmatisme et une confiance en soi exacerbés.
De fait, Israël est le seul pays du monde à n’avoir pas su juguler la menace
terroriste en plus de 60 ans. Des centaines de terroristes ont été tués, des milliers
de maisons détruites, mais les groupes armés se sont multipliés et se sont
radicalisés au fil des ans. Il n’y a pas de fatalisme ici. Travaillant dans un
véritable carcan idéologique, les autorités et les services de renseignement n’ont
pas créé les outils nécessaires à la lutte contre le terrorisme au niveau
stratégique. La lutte est donc menée avec une certaine efficacité au niveau
tactique, mais tend à générer davantage de terrorisme. Que ce mécanisme, qui
est clairement observable, soit le résultat d’un aveuglement ou, au contraire, le
fait d’un machiavélisme cynique, est un débat qui sort du cadre de cet ouvrage.
Ce qui est certain, c’est que la politique régionale et sécuritaire d’Israël depuis sa
création a été de nature déstabilisante.
Pourtant, Israël se place dans une perspective stratégique fondamentalement
distincte de celle des pays occidentaux, en théorie tout au moins. Depuis plus de
60 ans, le pays mène une « politique du pire » à l’égard de ses voisins, qui
favorise les mouvements extrémistes, mais empêche les cohésions nationales et
rend difficile la constitution d’éventuelles coalitions arabes capables de
« rejeter » sa population à la mer. Cette politique est exactement celle qui a été
appliquée aux relations israélo-palestiniennes. Alors qu’en Europe a prévalu
l’idée que la paix et la sécurité résultent de la stabilité et de la coopération entre
voisins, Israël a construit sa sécurité en accentuant et stimulant les divisions
entre Arabes. Malgré cette divergence stratégique, pour des raisons diverses,
l’Occident a maintenu son soutien à la politique israélienne.
Le regard que les pays occidentaux, États-Unis en tête, portent sur Israël est
largement acritique. Il est alimenté par une connaissance très imparfaite de la
genèse de l’État d’Israël, qui a induit une dissymétrie profonde dans notre
lecture du conflit palestinien. Portés par la compassion et encouragés par la
dynamique de la guerre froide, les pays occidentaux ont fermé les yeux sur des
événements et des crimes du jeune État hébreu, dont le souvenir reste très vivace
chez les Palestiniens.
Pour des raisons historiques et juridiques, l’Occident peine à sortir d’une
logique manichéenne pour comprendre la position palestinienne, très largement
perçue sous l’angle de la lutte contre le terrorisme. Comme nous l’avons vu plus
haut, les notions de terrorisme (mode d’action) et de résistance à une occupation
(finalité de l’action) ne sont pas nécessairement antinomiques. Or, l’histoire des
Palestiniens est en premier lieu l’histoire d’une résistance, qui a été poussée vers
le terrorisme en raison du désintérêt de la communauté internationale, et d’une
dynamique de la guerre froide où les Pays de l’Est cherchaient à créer et à
exploiter les faiblesses de l’Occident.
Le risque
Il doit être clair qu’il n’y a pas d’espace dans le pays pour
deux peuples […] Si les Arabes s’en vont, le pays deviendra
large et spacieux pour nous… La seule solution après la fin de
la Seconde Guerre mondiale, c’est la Terre d’Israël au moins
la partie occidentale de la Terre [N.D.A. : c’est-à-dire la
Palestine à l’ouest du Jourdain] sans Arabes. Il n’y a pas de
compromis possible sur ce point. Il n’y a pas d’autre moyen
que de transférer les Arabes d’ici vers les pays voi-sins, de les
transférer tous, sauf peut-être ceux de Bethléem, de Nazareth
et de la vieille Jérusalem. Pas un village ne doit rester, pas une
tribu bédouine. Le transfert doit être organisé vers l’Irak, la
Syrie et même la Transjordanie. Pour cet objectif des fonds
doivent être trouvés […] Et c’est seulement après ce transfert
que le pays sera à même d’accueillir des millions de nos frères,
et le problème juif cessera d’exister50.
[…] Ils [les chefs du Hamas] ont reconnu que cet objectif
idéologique n’est pas atteignable et ne le sera pas à l’avenir.
Ils sont prêts et désireux de voir s’établir un État palestinien à
l’intérieur des frontières temporaires de 1967, et ils sont
conscients qu’ils devront donc emprunter un chemin qui
pourrait les mener loin de leurs objectifs originels 52.
Plus tard, comme pour confirmer cette position, le cheikh Yassine a indiqué
à plusieurs reprises qu’une indépendance palestinienne dans les limites des
frontières de 1967 (en fait, la ligne d’armistice de 1949) serait négociable avec
Israël54, suggérant par là même que le Hamas ne cherche pas l’anéantissement
d’Israël :
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le Hamas s’est efforcé – avec succès –
de maintenir sa lutte à l’intérieur de la Palestine, aussi afin d’éviter de s’aliéner
l’opinion publique internationale. Une faute qu’avaient commise les
mouvements de libération palestiniens des années 60-70, prônant alors un
combat internationaliste dans un cadre idéologique marxiste. Malgré les
accusations répétées de collusion avec « Al-Qaïda », le Hamas s’est
systématiquement distancé des tendances djihadistes qui seraient apparues en
Palestine. Il en est ainsi du Jaïsh al-Islam, qui a été brutalement démantelé par
les forces de sécurité du Hamas en septembre 2008 à Gaza et de plusieurs
groupuscules radicaux apparus dans le sillage de la montée du Djihadisme en
Syrie et en Égypte, également démantelés entre 2013 et 2015. Ainsi, le 4 mai
2015, le quartier-général du Hamas a fait l’objet d’une attaque à la bombe par
des militants salafistes du groupe Ansar Beit al-Maqdis, visant à faire libérer un
de ses chefs arrêté par le Hamas58. Le même mois, le magazine officiel de l’État
islamique rapporte que ses forces ont attaqué le groupe Aknaf Beit al-Maqdis, la
milice locale du Hamas59 qui protège les Palestiniens dans le camp de réfugiés
de Yarmouk, près de Damas en Syrie60.
La question des frontières est d’autant plus profonde qu’en Israël certains
revendiquent un territoire qui s’étendrait du Nil à l’Euphrate (« Eretz Israel »).
Par ailleurs, le discours officiel israélien tend à jouer sur l’ambigüité de la
situation :
Ceci aussi explique pourquoi une étude menée par le Dr Nurit Peled-
Elhanan, de l’université hébraïque de Jéru-salem, portant sur 6 manuels scolaires
édités après les accords d’Oslo (dont plusieurs accrédités par le ministère de
l’Éducation) montre que l’on apprend aux élèves la géographie d’un « Grand
Israël » sans zone arabe62. Un enseignement conforme à une décision de la
Knesset du 14 octobre 2007, qui interdit la représentation de la « Frontière
Verte » comme frontière d’Israël dans les manuels scolaires63.
Malgré le fait que les Palestiniens utilisent eux aussi la carte de la Palestine
d’avant la partition de 1947 (sans Israël), les divers chefs politiques du Hamas,
dont son chef actuel, Khaled Meshaal, sont restés malgré tout très souples en
déclarant accepter de baisser les armes si Israël acceptait :
Tout en soulignant :
La stratégie du chaos
Le Liban et le Hezbollah
En fait, au début des années 80, un autre problème inquiète Israël. Les
Palestiniens refoulés de Palestine après la guerre de 1967, puis de Jordanie après
les événements de septembre 1970, se sont installés au Sud-Liban dans la partie
chiite, la plus pauvre du pays, et opèrent des raids à travers la frontière contre
Israël. Par ailleurs, la dégradation rapide de la situation entre communautés
chrétiennes et islamiques dès 1975 a rendu le pays ingérable et le gouvernement
libanais n’est plus en mesure de maîtriser la situation au sud du pays.
En juin 1982, Israël lance l’Opération PAIX EN GALILÉE qui vise à
éliminer l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) de Yasser Arafat. Au
début de l’opération, la population chiite sud-libanaise accueille assez
favorablement les Israéliens. Par leur présence massive et leurs actions
transfrontalières contre Israël, les Palestiniens avaient déstabilisé la région et
entraîné la population du Sud-Liban dans un conflit qui n’était pas le sien. Mais,
au lieu de s’appuyer sur ces dissensions intra-arabes pour lutter contre les
organisations terroristes palestiniennes, les Israéliens ne font pas de différence
entre chiites libanais et sunnites palestiniens et les combattent indistinctement.
Ils parviennent donc assez rapidement à créer l’unanimité contre eux, malgré un
camp arabe profondément désuni.
Bien qu’unis de fait contre Israël, Palestiniens et chiites libanais mènent
cependant des combats différents. À ce stade, les Palestiniens réfugiés au Liban
défendent la capacité de combat qui leur est nécessaire pour récupérer leurs
terres, tandis que les chiites se battent contre l’occupation du Sud-Liban. Ainsi
apparaissent des mouvements de résistance chiites, dont le Djihad islamique, qui
reste encore à ce jour une organisation mal définie (toutes proportions gardées,
analogue à ce que l’on appelle « Al-Qaïda » aujourd’hui), sans structure de
conduite claire, à laquelle on attribue la responsabilité d’un grand nombre
d’attentats, et qui restera insaisissable.
Le 18 avril 1983, un attentat à la bombe contre l’ambassade américaine à
Beyrouth fait 63 victimes. L’attentat sera revendiqué par le Djihad islamique,
mais, selon l’ex-officier du Mossad israélien, Victor Ostrovsky, il apparaît que
les services israéliens étaient au courant des préparatifs de l’attentat, mais ont
délibérément caché l’information aux Américains86. Cet événement avait
d’ailleurs été précédé en 1982-1983 de toute une série de petites attaques contre
les forces américaines au Liban, menées par des commandos israéliens87.
Le 23 octobre 1983, deux attentats alors attribués au Djihad islamique
frappent la Force multinationale de sécurité (MNF) à Beyrouth : le premier fait
241 morts au quartier général des US Marines, et le second, 2 minutes plus tard,
anéantit le « Drakkar », tuant 58 parachutistes français. En dépit d’un narratif qui
viendra plus tard et renvoie la responsabilité de ces attentats sur le Hezbollah, et
place les Occidentaux comme simples victimes du terrorisme (iranien), la réalité
semble être sensiblement différente et mal connue.
Les raisons de l’attentat contre les parachutistes français et la chaîne de cause
à effet qui y a conduit sont encore à ce jour spéculatives, malgré une multitude
de théories possibles, comme la livraison quelques jours plus tôt d’avions Super-
Étendard à l’Irak, par la France. On est alors en effet en pleine guerre Iran-Irak,
et les combattants du Djihad islamique sont chiites, mais leurs liens avec l’Iran
pourraient constituer une explication plausible. Néanmoins, l’Iran est loin du
Liban et il faut probablement plutôt chercher l’explication dans la stratégie
adoptée par la France à Beyrouth, qui avait opté pour un appui opérationnel de
l’armée Libanaise – notamment par des patrouilles conjointes, mais sans
participation à des opérations militaires – qui l’a mise dans la position d’une
partie au conflit. Ceci expliquerait que le contingent italien – déployé entre les
secteurs américain et français – qui avait une tâche strictement humanitaire, n’ait
pas été touché par des attentats.
L’attentat contre les Marines américains est un peu plus clair et s’explique
par l’ambiguïté de la présence américaine dans la MNF. Il faut tout d’abord
comprendre que la législation américaine interdit à un militaire américain
d’obéir à une autre autorité que celle du Président des États-Unis. Il en résulte
des structures de conduite hybrides dès lors qu’une force américaine se trouve
dans une structure multinationale. Il en était ainsi au Liban où, parallèlement à
leur engagement au sein de la MNF (sous mandat des Nations unies), les
Américains ont décidé d’appuyer l’armée libanaise. En avril 1983, sans grande
consultation au sein de l’administration, Robert McFarlane, représentant spécial
au Moyen-Orient du Président, fait engager le cuirassé USS New Jersey au large
des côtes libanaises pour bombarder les villages libanais occupés par
l’opposition – causant environ un millier de victimes civiles et innocentes. Ce
sont ces bombardements qui sont à l’origine des attentats menés à titre de
représailles (et ce, contre des militaires uniquement). Il est intéressant de noter
que le commandement américain avait renoncé à élever le niveau d’alerte de son
contingent de main-tien de la paix après ces bombardements, afin de souligner le
fait que les militaires de la MNF étaient distincts des forces américaines qui
combattaient par ailleurs au Liban88. C’est exactement la même erreur qui
conduira au désastre de Mogadiscio en Somalie 10 ans plus tard, et qui
contribuera à l’insuccès de la mission de stabilisation en Afghanistan 30 ans plus
tard.
Les deux attaques terroristes restent encore à ce jour attribuées au Hezbollah.
Pourtant, aucune information sérieuse ne confirme cette responsabilité, comme
devait le dire l’ancien secrétaire à la Défense de l’époque, Caspar Weinberger,
dans une interview donnée en septembre 2001 :
Et il précise que cela est vrai même si ces « méchants » sont soutenus par
« Al-Qaïda » ! C’est ainsi que le déploiement d’unités du Hezbollah en Syrie
pour assurer la sécurité des frontières libanaises aux côtés de l’armée régulière
syrienne est perçu par Israël comme une menace directe. Les 3 et 5 mai 2013, 15
jours après l’adoption de la « Résolution 65 » par le Sénat américain, Israël
mène deux raids aériens contre un convoi militaire et un centre de recherche
syriens. En janvier 2015, Israël élimine le fils d’Imad Mougnieh, déployé en
Syrie, puis, le 20 décembre 2015, Samir Kuntar, un chef du Hezbollah déployé
pour combattre l’État islamique dans le Golan, est abattu par un raid israélien98.
Le gouvernement syrien a feint d’ignorer ces attaques, afin de ne pas être mis
sous pression pour riposter, ce qui le conduirait à mener une guerre sur trois
fronts.
Il serait erroné d’interpréter cette position comme destinée à favoriser l’État
islamique. Il s’agit plutôt d’une posture pragmatique, basée sur une lecture
beaucoup plus sobre que celle de la France ou des États-Unis, qui n’envisage pas
l’État islamique comme une structure viable à long terme, et qui – dans
l’immédiat – contribue à neutraliser l’ennemi syrien.
L’IRAN
L’Iran n’a aucune raison objective d’entrer en guerre avec Israël, voire de le
détruire. Sans frontières communes, sans liens ethniques et sans différends
politiques spécifiques et avec une minorité juive qui n’est pas persécutée (elle est
même représentée au Parlement), on imagine difficilement que le gouvernement
iranien se lance dans une aventure qui pourrait mener à sa propre destruction.
On évoque fréquemment le soutien de l’Iran au terrorisme palestinien. S’il
est vrai que, depuis le début des années 80, l’Iran appuie politiquement les
Palestiniens, rien ne permet d’affirmer qu’il soutient des activités violentes.
L’interception, en 2002, du cargo Karine A – transportant des armes iraniennes
destinées, selon les autorités israéliennes, à la résistance palestinienne –, est
souvent citée comme exemple de la volonté de Téhéran de soutenir le terrorisme
palestinien. En fait, la réalité semble plus complexe et la version officielle
israélienne présente un certain nombre d’invraisemblances qui ramènent plutôt
vers un éventuel soutien au Hezbollah libanais117. Ce d’autant plus que la
politique de l’époque du Président Khatami se voulait tournée vers le dialogue et
l’apaisement.
Ceci étant, l’intervention américaine en Irak renforce les « durs » du régime
et leur permet d’accéder au pouvoir en 2005, provoquant une hausse du ton entre
Israël et l’Iran. Il n’est donc guère surprenant de voir l’Iran offrir très
officiellement une aide financière au Hamas en février 2006118, après les
élections législatives, alors que la communauté internationale lui retirait son
aide. Les raisons de la virulence contre Israël ne sont probablement pas à
chercher dans une haine à l’égard de l’État hébreu, mais sont sans doute plus
subtiles. Le régime des Mollahs ne fait de loin pas l’unanimité en Iran et, après
l’intervention américaine en Afghanistan, puis en Irak, beaucoup d’Iraniens
sentent que leur pays pourrait être la prochaine cible des États-Unis. Or, une
partie importante de la population iranienne est pro-occidentale, et pourrait fort
bien se retourner contre le régime en cas d’invasion. Par une rhétorique
agressive contre Israël, le pouvoir iranien générait une réaction américaine
suffisamment forte pour entretenir une unité nationale, sans toutefois donner de
prétexte tangible à une intervention militaire.
La Palestine n’est pas un centre d’intérêt de l’Iran et même le Hezbollah n’a
pas réagi « militairement » à l’intervention israélienne à Gaza en décembre 2008
ou en juillet 2014, contrairement à ce que pensaient de nombreux experts
occidentaux et israéliens. La Palestine n’est pas le combat des chiites libanais ou
iraniens. Ce qui explique qu’avec le conflit syrien, l’Iran a interrompu son
soutien financier aux Palestiniens.
Mais le jeu du gouvernement iranien est délicat car, à la campagne de
désinformation américaine, s’ajoutent des actions de déstabilisation très
concrètes contre l’Iran destinées à contrer l’importance croissante du pays dans
la région depuis l’invasion de l’Irak. Dès 2003-2004, les États-Unis mènent deux
catégories d’opérations spéciales (clandestines) en Iran :
- Les opérations menées par le Joint Special Operations Command (JSOC)
qui ont été ordonnées directement par le président G. W. Bush, en sa qualité de
commandant en chef des armées, qui peut donc ainsi s’affranchir de
l’autorisation du Congrès. Ce type d’opération est mené depuis 2003-2004 au
nord et au sud du pays, depuis le Pakistan.
- Les opérations clandestines menées par les services spéciaux de la Central
Intelligence Agency (CIA), qui sont soumises à un mécanisme de surveillance
parlementaire. Ce type d’opération est autorisé depuis mars 2007 par un
Presidential Finding signé par le président George W. Bush119.
Ces opérations s’appuient sur les mouvements séparatistes baloutches et
ahwazi iraniens, ainsi que sur d’autres organisations dissidentes, et comprennent
un soutien actif du Joint Special Operations Command (JSOC) – livraison
d’armes et d’équipements, entraînement de troupes, etc. – à des mouvements
comme le Parti de la vie libre au Kurdistan (PJAK) ou le Modjahedin-e-Khalq
(MeK), pourtant considéré comme un mouvement terroriste par les USA depuis
le 10 août 1997120 et considéré comme l’un des principaux exemples de la
connivence de l’Irak avec le terrorisme121 ! Ces opérations coïncident avec une
recrudescence des attentats à la bombe commis par ces minorités ethniques
(notamment à Ahvaz, le 12 juin et le 15 octobre 2005 et le 24 janvier 2006), et
pour lesquels, le gouvernement iranien a accusé les gouvernements américain et
britannique122.
LA TURQUIE
La Turquie est un grand pays dans de multiples sens : géographique, culturel
et historique, pour ne mentionner que ceux-ci, et il en retire une fierté légitime.
Sa volonté de s’affirmer comme un pays européen, à la fin de la Première Guerre
mondiale, s’est heurtée dès le début à un certain dédain de la part des Européens
pour ce pays alors encore en voie de développement, et à une hostilité liée au
traitement de la minorité arménienne durant la guerre.
Accueillie avec enthousiasme au sein de l’OTAN durant la guerre froide, en
raison de sa position stratégique sur le flanc sud de l’Union soviétique et
gardienne des détroits gouvernant l’accès à la Méditerranée, la Turquie a vu son
image européenne se dégrader dès la fin de la guerre froide. Une présence
immigrée importante en Europe et la montée générale de la conscience islamique
dans le monde ont généré des opinions très marquées et divergentes sur son
entrée au sein de l’Union européenne.
Sa situation géographique de carrefour entre le monde chrétien et le monde
musulman, entre le monde européen et le monde asiatique, entre le monde
méditerranéen et l’Asie centrale, et entre modernité et archaïsme, en fait un pays
complexe et mal compris en Europe.
Dans ce contexte, la Turquie a toujours perçu l’unité nationale comme un
facteur critique de survie et de succès, où l’intégration des diverses minorités qui
la composent constitue un enjeu national ; tandis qu’au plan international
l’instrumentalisation de ces mêmes minorités alimente les ambitions régionales
de ses voisins, comme cela a été le cas pour les Kurdes. Par ailleurs, stimulée par
une politique américaine maladroite, et ignorée par une Europe centrée sur ses
propres enjeux, l’affirmation croissante d’une identité islamique touche tout le
Proche et Moyen-Orient dès le début des années 90 et affecte également la
Turquie. Cette évolution vient se superposer à un nationalisme musulman latent,
qui bouscule la laïcité voulue par le fondateur de la Turquie moderne, Mustafa
Kemal Atatürk, comme un fondement de la république. Entre un séparatisme
kurde imprégné de marxisme et la montée d’un islamisme qui ne cache pas ses
sympathies pour la résistance irakienne, la marge de manœuvre du
gouvernement turc est étroite.
Les Kurdes sont les lointains héritiers de l’empire mède. Un État
indépendant leur avait été promis par le Traité de Sèvres (10 août 1920), mais ils
ne l’ont jamais eu en raison de la victoire de Mustafa Kemal Atatürk contre la
Grèce, qui a conduit au Traité de Lausanne (24 juillet 1923), lequel morcelle le
Kurdistan entre les divers pays de la région alors sous contrôle des Européens.
L’Union soviétique, qui perpétue la rivalité ancestrale entre la Russie orthodoxe
et les Ottomans, et qui est engagée dans une lutte féroce contre les insurgés
musulmans en Asie centrale et dans le Caucase (« Basmatchis »), soutient les
Kurdes dans leur combat pour l’indépendance. Il en résulte une lutte armée
kurde à forte composante communiste et révolutionnaire, qui sera
instrumentalisée et soutenue par l’Union soviétique jusqu’à la fin de la guerre
froide, et qui conservera ses aspirations marxistes jusqu’à nos jours.
Les Kurdes partagent avec les Turcs une solide réputation de combattants
déterminés, tenaces et endurants. Ce n’est donc pas un hasard s’ils sont
aujourd’hui les protagonistes les plus fiables et les plus efficaces dans la lutte
contre la poussée islamiste en Irak et en Syrie. Mais leur aspiration à un État
indépendant pourrait bien se heurter à terme à un Occident qui soutiendrait
l’intégrité territoriale de la Turquie.
La Turquie a toujours eu un rôle particulier et considérable au sein du
dispositif stratégique occidental : il est le seul pays musulman de l’OTAN, le
seul pays de l’OTAN situé sur le continent asiatique, le seul pays de l’OTAN qui
était limitrophe de l’URSS123 et le seul pays en mesure de fermer l’accès à la
Méditerranée à la Flotte Soviétique. Les bases aériennes des États-Unis qui y
sont implantées constituent un tremplin indispensable à leur dispositif de
projection des forces vers l’Asie centrale et le Moyen-Orient.
En 1990-1991, la Turquie avait soutenu la coalition internationale contre
l’Irak : l’Irak était dans une position d’agresseur, et la coalition avait une
légitimité assez large. En 2003, en revanche, la Turquie a exprimé des réserves
sérieuses sur la volonté américaine de démanteler le pouvoir irakien. Pressentant
le chaos qui en résulterait et le renforcement du nationalisme kurde, elle a refusé
de participer à la coalition proposée par George Bush junior. Aujourd’hui, à la
menace kurde, s’ajoute la menace islamiste. Le « nationalisme islamiste », né
avec Oussama Ben Laden et qui s’est prolongé jusque dans l’État islamique,
jouit d’une certaine sympathie dans la population turque. Durant les années
1990-2000, une croissance économique exemplaire a permis de contenir un
islamisme qui se nourrit d’animosité envers l’Occident. Mais le vent tourne au
début des années 2000. Les guerres menées par les Occidentaux en Irak et en
Afghanistan, la brutalité d’Israël envers la population palestinienne, ont
encouragé des sentiments favorables aux islamistes.
La notion de « croisade », utilisée par les Américains pour intervenir en
Afghanistan et en Irak, a alimenté un véritable nationalisme islamique qui touche
non seulement le monde arabe mais aussi la population turque, réveillant
probablement dans son sillage le souvenir d’une grandeur passée. Le
gouvernement turc est donc dans une situation extrêmement délicate. Avec une
population globalement favorable aux islamistes et à 22,2 % favorable à l’État
islamique124, son défi est d’éviter une contagion de ses voisins, alimentée par les
« nationalismes » kurdes et islamiques. Il doit donc naviguer près du vent, en
tenant compte des intérêts de ses alliés occidentaux. Le gouvernement de Recep
Tayyip Erdogan a compris qu’attaquer de front les islamistes en Syrie ne pour-
rait que stimuler les extrémistes et partisans de l’État islamique en Turquie
même. Ceci explique pourquoi la Turquie s’est contentée de jouer un rôle
d’arrière-plan dans le conflit syrien125 et s’est concentrée sur le maintien de
l’unité nationale en luttant contre les résurgences kurdes.
Cette dynamique a favorisé une ouverture vers l’islamisation de la société
turque, comme une manière « d’absorber » la pression intégriste, afin d’éviter
qu’elle ne dégénère en une opposition violente. Le gouvernement a tiré les
leçons des attentats à la bombe d’Istanbul des 15 et 20 novembre 2003 (qui
avaient fait 57 victimes et 700 blessés). En décembre 2003, la Syrie avait extradé
22 suspects vers la Turquie, dont deux jeunes filles d’origine turque qui avaient
dû s’expatrier pour étudier dans une école islamiste, car les lois turques
interdisaient le port du « voile islamique » en classe126. Ainsi, pour reprendre le
contrôle sur l’islamisme, les Turcs ont compris qu’il fallait « lâcher du lest » sur
la laïcité, et, par exemple, autoriser le port du voile dans les écoles.
Cette ambiguïté tout orientale est mal comprise en Europe – où l’on fustige
volontiers le « messianisme » du « sultan Erdogan127 » –, mais elle s’inscrit dans
une cohérence stratégique. Depuis une quarantaine d’années, l’opinion publique
européenne a développé une certaine sympathie pour les Kurdes, initialement
dans les cercles de la gauche politique, et aujourd’hui partagée par certains
cercles de droite – en raison de la présence de pétrole dans les zones couvertes
par le Kurdistan. Il faut comprendre qu’à tort ou à raison, pour l’État turc,
l’image de la menace est constituée par les Kurdes, alors que l’État islamique ne
figure pas dans cette image, du moins pas directement. On peut certes contester
cette priorité, mais elle est fondée sur un critère objectif du point de vue de la
Turquie et se situe dans le prolongement de sa neutralité dans les conflits qui ont
secoué la région.
Or, même pour les attentats de 1998, aucune preuve n’existe et un doute
important subsiste sur l’implication même d’OBL. Ainsi, le président Bill
Clinton écrivit sur une note, à propos de ces attentats et de Ben Laden, à
l’intention de Sandy Berger, son conseiller à la sécurité nationale : « Sandy, si
cet article est correct, la CIA a certainement exagéré les faits qui m’ont été
présentés. Quels sont les faits19 ? »
En clair, Oussama Ben Laden a été, dès 1998, une sorte de bouc émissaire
des services américains – et occidentaux – pour tenter de faire croire qu’ils
connaissaient les réseaux responsables des attentats. Or, il n’en était rien et cette
situation perdure à ce jour. Au-delà des supputations diverses, rien n permet –
encore à l’heure actuelle – d’identifier une chaîne de commandement qui aurait
lié de manière fonctionnelle Oussama Ben Laden aux diverses cellules coupables
d’actes terroristes dans le monde.
APRÈS LE « 9/11 »
ENTRE FANTASMES ET RÉALITÉ
Peu après les attentats du 11 Septembre, les États-Unis – suivis en cela
aveuglément par tous les services de renseignement occidentaux – ont tracé un
portrait très exagéré de l’organisation, lui attribuant des ambitions mondiales
avec des installations complexes et hautement sophistiquées pour l’entraînement
des terroristes et la conduite des opérations, dans le massif de Tora-Bora en
Afghanistan. Or, les opérations coalisées menées par la suite dans cette région
ont démontré que ces « experts » sur « Al-Qaïda » ne nous avaient servi que des
élucubrations. Si effectivement les combattants afghans utilisaient bien des
grottes pour s’abriter, celles-ci étaient naturelles, de petites dimensions, ni
aménagées, ni bétonnées, et loin d’abriter les installations sophistiquées que l’on
prétendait25.
Par la suite, on constatera que l’adhésion des groupes islamistes aux objectifs
d’Oussama Ben Laden, que l’on qualifie d’« allégeance » (« Bayah »), n’est pas
toujours aussi claire que la presse et les services de renseignements occidentaux
le prétendent.
En fait, ce que nous appelons « allégeance » serait mieux traduit par
« ralliement » et est le plus souvent une déclaration unilatérale d’un groupe, qui
cherche une caution « politique », mais elle n’est pas nécessairement une
démarche bilatérale. Autrement dit, le ralliement n’est pas toujours reconnu par
l’autorité (en l’occurrence, Ben Laden ou « Al-Qaïda »). De plus, il semble que
les ralliements formulés par les divers groupes islamistes se soient attachés plus
à la personne même de Ben Laden – érigée en mythe par les Occidentaux – qu’à
ses idées et ses objectifs (que bien peu connaissaient en réalité). Ainsi, les
documents retrouvés à Abbottabad, lors du raid américain, ont confirmé que si
de nombreux mouvements djihadistes dans le monde se réclamaient d’« Al-
Qaïda » et rapportaient leurs exploits à Ben Laden, aucun élément n’indiquait
qu’ils agissaient sur les ordres de ce dernier. Il semble même que Ben Laden ait
été fortement coupé du monde extérieur durant des années et qu’il n’ait pas
donné d’instructions ou de directives à des groupes extérieurs. La
correspondance retrouvée indique même que Ben Laden était agacé du nombre
de mouvements qui se réclamaient de son enseignement mais avaient des
objectifs totalement différents26.
Manifestement, les États-Unis ont eu des difficultés à admettre que les
événements du 11 Septembre aient pu être l’œuvre de simples « amateurs ».
Pour un pays réputé pour la qualité de ses forces de sécurité, il était difficilement
concevable de ne pas y voir une organisation puissante, dotée de moyens
illimités. L’image d’un milliardaire fanatique, approvisionné par quelques
« États renégats » était l’explication la plus acceptable. Or, non seulement il s’est
avéré plus tard que la fortune d’Oussama Ben Laden était bien plus modeste que
ce que l’on avait imaginé, mais encore que les organes de surveillance financiers
– qui avaient rapidement pointé du doigt des pays comme le Luxembourg ou la
Suisse – n’ont pu découvrir que de petits financements épars de sources très
diverses et non une puissance financière.
En fait, de nombreux points obscurs demeurent dans la connaissance
publique du 11 Septembre. Le rapport des Commissions spéciales sur le
renseignement du Congrès américain publié en décembre 200227, outre de
nombreuses erreurs factuelles (dues notamment à des informations obtenues
sous la torture et invérifiées), comporte 28 pages, qui ont été classifiées et tenues
à l’écart du public. Les tentatives d’obtenir la déclassification de ces pages par
de nombreux parlementaires américains se sont heurtées jusqu’à présent à
l’opposition des présidents Bush et Obama. Les spéculations sur leur contenu
restent nombreuses et certains évoquent le fait que l’implication de personnalités
saoudiennes serait à l’origine des réticences présidentielles.
Alors que l’essence du terrorisme est d’atteindre des objectifs stratégiques
par l’action tactique, on observe toute une série d’attentats, notamment à Djerba
(11 avril 2002), Bali (12 octobre 2002) et Casablanca (16 mai 2003) qui ne
s’inscrivent dans aucune cohérence opérationnelle ou stratégique et qui ne
semblent pas être associés à des objectifs concrets autres que toucher des
Occidentaux. Il n’en demeure pas moins que les différentes interventions
occidentales menées par la suite ont donné au combat des islamistes un sens
articulé autour de la notion de « résistance » (« Djihad »), tout d’abord militaire,
puis contre l’omniprésence d’un Occident – et des États-Unis en particulier – qui
cherche à imposer ses modèles culturels, politiques, légaux, voire sociétaux.
La surdramatisation, qui a suivi le 11 Septembre aux États-Unis, a très
largement contribué à donner un profil plus marqué au terrorisme, et donc à le
rendre plus efficace. Alors que le nombre d’objectifs potentiels pour des attentats
terroristes recensés dans le pays s’élevait à 160 en 2003, il est passé à 300 000
en 2007. L’État de l’Indiana, avec 8591 objectifs potentiels, dépassait New
York, qui n’en n’avait « que » 5687. Les objectifs terroristes potentiels
comprenaient la fabrique de pop-corn du Pays Amish, le marché aux puces de
Sweetwater, et même une « plage au bout d’une rue28 » ! Dans un souci de
pouvoir punir tous les terroristes potentiels, des termes comme « armes de
destruction massive » (qui désignent, à l’origine les armes nucléaires, chimiques
et bactériologiques) ont été redéfinis pour couvrir toutes sortes d’armes, y
compris la simple grenade à main29 !
Au-delà de l’anecdote, cette obsession de punir a conduit à ne plus savoir ce
que l’on combat, à ne plus pouvoir faire la différence entre un « simple » crime
et un attentat terroriste. Car même si les deux peuvent se manifester (bombe,
fusillade, etc.) et donc se combattre de manière identique au niveau tactique, ils
exigent souvent des stratégies très différentes pour être prévenus. Les États-Unis,
suivis de pratiquement tous les pays occidentaux, ont ainsi – par défaut –
encouragé le développement du terrorisme : les mesures pour intercepter les
terroristes abondent, mais aucun pays n’a adopté de réelle stratégie pour lutter
contre le terrorisme.
LA DIMENSION ASYMÉTRIQUE
DU DJIHADISME
Une vidéo d’un autre terroriste du 7 juillet 2005, Shehzad Tanweer, publiée
un an plus tard par la chaîne Al-Jazirah, reprend exactement les mêmes thèmes
en s’adressant aux Britanniques :
laissant ainsi entendre que les États-Unis ne réagiraient pas en cas de coup de
force contre le Koweït. Cette réponse sera lourde de conséquences et de
malentendus, car c’est fort de cette « carte blanche » des États-Unis que Saddam
Hussein décide d’envahir le Koweït, afin de le contraindre à cesser ce qu’il
considérait comme le vol de son pétrole.
Après l’invasion irakienne, l’option d’une réponse militaire internationale
était loin d’être acquise au Conseil de sécurité des Nations unies. Malgré cette
évidente infraction au droit international, il était clair que l’Irak voulait
simplement « mettre au pas » son ancienne province8 et ne cherchait pas à
conquérir le Moyen-Orient, et qu’une solution politique était donc possible.
Plusieurs pays, dont la Russie, étaient d’ailleurs opposés à une intervention
militaire internationale.
Afin de créer les conditions politiques favorables à une intervention
internationale, le gouvernement koweïtien et le gouvernement américain
s’associent alors dans une opération de désinformation, destinée à influencer
l’opinion publique internationale. Aujourd’hui oublié en Occident, ce mensonge
organisé reste encore très présent dans la mémoire des pays arabes, qui
continuent à y voir – non sans raison – une intention délibérée des Occidentaux
pour intervenir dans la région.
énumérant ainsi les problèmes qu’il rencontrera 10 ans plus tard, comme vice-
président des États-Unis, après avoir prôné exactement l’inverse !
Après l’attentat de juin 1996 contre les tours Khobar, Oussama Ben Laden
est expulsé du Soudan sous la pression des États-Unis. Il se réfugie en
Afghanistan, dans la région de Kandahar, où il poursuit sa lutte contre la
présence américaine en Arabie saoudite. Avec un bémol toutefois, car dès 1998,
les Taliban lui imposent comme condition, pour rester dans le pays, de
n’entreprendre aucun acte d’agression contre les États-Unis18 ; et comme nous
l’avons vu, rien n’indique que Ben Laden ait rompu cet accord. Pourtant, les
efforts des Taliban n’empêcheront par les États-Unis d’attaquer en octobre 2001,
ce qui alimentera l’idée que la capture de Ben Laden n’était qu’un prétexte pour
mener une Croisade.
Au début 1998, Ben Laden crée un mouvement, nommé « Front islamique
mondial pour le combat contre les Juifs et les Croisés » (Al-Jabhah al-Islamiya
al-’Alamiyah li-Qital al-Yahud wal-Salibiyyin), qui rassemble plusieurs groupes
djihadistes, dont les motivations sont énoncées dans une déclaration (« fatwa »)
du 23 février 1998 :
Il ne s’agit pas ici d’une simple erreur de vocabulaire, mais d’une idée plus
profonde, qu’illustre l’affirmation de George W. Bush à la délégation
palestinienne, lors des négociations avec Abou Mazen, Premier ministre
palestinien et Nabil Shaath, son ministre des Affaires étrangères, à Charm el-
Cheikh, en juin 2003 :
Il en est même résulté un cours au Joint Forces Staff College de Norfolk sur
la « Guerre totale contre l’islam », qui préconisait la destruction par l’arme
nucléaire des villes comme Médine et La Mecque et soulignant l’invalidité des
conventions de Genève dans cette situation. Préparé par un cabinet de
consultants proches du parti républicain, le Strategic Engagement Group, le
cours a finalement été retiré du programme en avril 2012 après les plaintes de
plusieurs élèves, mais souligne que la lutte contre le terrorisme aux États-Unis se
base sur des notions extrêmement simplistes24.
Mais ce n’est pas tout, et l’idée d’une guerre religieuse contre l’islam
s’infiltre jusque dans les plus petits détails. La firme Trijicon, qui fournit des
dispositifs de visée pour les fusils d’assaut, a gravé sur tous ses viseurs ACOG
des références aux évangiles, à tel point que les fusils ainsi équipés ont été
surnommés « fusils de Jésus » en Afghanistan25 !
Après les attentats « hors normes » du 11 Septembre, le geste des terroristes
a été analysé de manière simpliste, comme un « acte de folie » ou le « début
d’une nouvelle guerre » contre l’Occident. Le point commun à toutes ces
« analyses » est qu’elles ont vu ces attentats hors contexte. Comme c’est le cas
aujourd’hui encore, afin d’éviter de confondre « explication » et « justification »,
on a esquivé la nécessité d’en trouver les causes profondes. Les interprétations
de l’événement sont alors empreintes de naïveté, et jouxtent la bêtise :
Or, pour les auteurs des attentats, il ne s’agissait pas de commencer une
guerre, mais plutôt de la terminer. La guerre avait commencé 10 ans plus tôt, en
1991, par une présence américaine ressentie comme illégitime. L’Occident a une
mémoire courte et une grande indulgence par rapport à ses propres actions.
Comme nous le verrons, les diverses interventions occidentales au Proche et
Moyen-Orient ont toutes été entourées d’une atmosphère de mensonges et de
tromperies, rapidement oubliée par l’opinion publique occidentale, mais bien
connue et très présente dans la mémoire des populations concernées. Ainsi,
depuis plus de 25 ans, avec une candeur affligeante, l’Occident n’a pas même
envisagé que ses tricheries et ses meurtres puissent provoquer une réaction.
Cette forme de déni n’est pas une exclusivité américaine. On se rappellera
que le même phénomène s’est produit après les attentats de janvier et novembre
2015 en France, où non seulement la politique extérieure n’a à aucun moment
fait l’objet d’une évaluation critique, mais en plus on a persisté dans une
direction qui ne pouvait que conduire à une aggravation dans le futur. Et
pourtant, Amédy Coulibaly dans sa vidéo posthume expliquait clairement que
son geste – et celui des frères Kouachi – était une conséquence directe de la
politique du gouvernement Hollande.
Les groupes djihadistes qui arriveront plus tard, après l’intervention
américaine en Irak, avec des structures plus ou moins définies, seront assimilés à
« Al-Qaïda ». Issus du combat, leur doctrine, cependant, sera très différente :
orientée sur la résistance à l’occupant. Leur action internationale visera
essentiellement à exercer une pression sur les forces occidentales déployées sur
le terrain en Irak. Elle sera exemplifiée en 2004 à Madrid, avec l’apparition d’un
nouveau concept avant la lettre : le « terrorisme de dissuasion », qui frappe les
pays impliqués dans la guerre sur leurs arrières (en Europe), afin de les inciter à
se retirer du conflit. Le même exemple sera repris un an plus tard à Londres.
Formalisée et définie de manière doctrinale, c’est une dynamique semblable qui
animera les attentats de 2015 à Paris.
Que les Américains aient compris ou non le message qui leur avait été
martelé à coup d’attentats dès 1995, pour retirer leurs troupes d’Arabie saoudite,
reste une question ouverte, même si les indices suggèrent que les États-Unis ont
préféré ignorer les divers coups de semonce des terroristes. Plus le temps passait,
plus il devenait difficile d’envisager un retrait des troupes américaines sans
sembler céder aux exigences terroristes et perdre la face. Il est toutefois évident
que les islamistes ont progressivement augmenté la pression jusqu’au 7 août
1998, avec deux frappes simultanées sur les ambassades américaines de Nairobi
et de Dar-Es-Salam.
La réponse américaine à ces attentats a été deux groupes de frappes
ordonnées par le président Bill Clinton et exécutées le 20 août 1998 sous le nom
de code INFINITE REACH. Effectuées au moyen de 79 missiles de croisière
lancés depuis des navires situés dans le Golfe persique, ces attaques visaient 4
camps d’entraînement dans la région de Khost-Jala-labad (Afghanistan) et le
complexe pharmaceutique Al-Shifa, près de Khartoum (Soudan). Basées sur des
informations non vérifiées et dépassées, aucune de ces frappes n’a touché de
cibles terroristes, mais elles ont causé plusieurs dizaines de victimes civiles. Au
Soudan, selon l’ancien ambassadeur d’Allemagne à Khartoum, Werner Daum, la
destruction du complexe Al-Shifa – principal centre de production de
médicaments pour le Soudan – a causé « la mort de plusieurs dizaines de milliers
de personnes civiles27 ».
En fait, ces frappes ont été planifiées sur la base d’informations mal
analysées et, au final, n’ont pas atteint les objectifs visés. En 1999, un rapport
officiel du Département de l’énergie américain concluait – entre autres – que ces
frappes…
- Constituaient une justice douteuse, car elles n’avaient touché que des
innocents ;
- Avaient eu une efficacité discutable sur les capacités opérationnelles d’Al-
Qaïda ;
- Tendaient à démontrer que les USA avaient peur d’affronter directement
les terroristes ;
- Avaient suscité plus de projets terroristes ;
- Avaient frappé les Taliban, qui n’avaient probablement eu aucune
responsabilité sur les activités terroristes vu leur autorité limitée sur le
territoire28.
Rapidement oubliés en Occident, ces bombardements indiscriminés et
touchant exclusivement des victimes innocentes, depuis plusieurs milliers de
kilomètres, sans permettre aucune parade, et sans que leurs auteurs ne s’exposent
physiquement, ont généralement été perçus comme un acte de lâcheté :
Ces attaques n’ont donc frappé que des innocents, qui n’avaient ni de près ni
de loin un lien avec les attentats de Nairobi et Dar-es-Salam. Les États-Unis
n’ont jamais fourni d’excuses ou de dédommagements aux victimes30.
L’Amérique – comme les autres pays occidentaux qui l’imitent – n’a pas
compris qu’on se situe déjà dans une logique asymétrique. En voulant montrer sa
force, elle a montré sa faiblesse aux yeux des islamistes : a) en manifestant le fait
qu’elle n’était pas disposée à mettre en jeu ses combattants (l’expérience de la
Somalie est encore proche) ; b) parce qu’elle n’avait pas été capable de savoir
d’où « venaient les coups » et c) parce qu’elle n’avait pas été capable de
reconnaître son erreur. Sans parler du fait qu’en frappant de manière aveugle des
populations civiles, les États-Unis se plaçaient dans la même posture que les
terroristes qu’ils voulaient combattre. Quelques jours après les frappes, le
magazine The Economist prophétisait que les bombardements avaient « créé 10
000 nouveaux fanatiques là où il n’y en aurait eu aucun31 ». Tandis que Louis
Freeh, directeur du Federal Bureau of Investigation (FBI) devait d’ailleurs
déclarer qu’après ces frappes « il y aura[it] probablement plus d’attaques
[terroristes] et plus de morts32 ».
De plus, dans l’opinion publique américaine, ces frappes semblaient
constituer une manœuvre politique du Président Bill Clinton, alors empêtré dans
l’affaire Lewinsky et qui venait de comparaître devant le « Grand Jury » le 17
août. Pour de nombreux commentateurs de la politique intérieure américaine, les
attaques contre l’Afghanistan et le Soudan, le 20 août avaient pour objectif
« stratégique » de restaurer l’image du Président face à son opinion et de
« gommer » les contradictions de son témoignage. Si cette interprétation est
correcte, l’objectif réel des frappes n’aurait pas été le terrorisme, mais
l’opposition républicaine33. On évoque alors la « théorie du Wag The Dog », du
nom d’un film de fiction (diffusé en français sous le titre Des Hommes
d’influence) de 1997, réalisé par Barry Levinson, où l’état-major du Prési-dent
des États-Unis crée une situation de guerre afin de couvrir un scandale de mœurs
impliquant le Président.
Les commentateurs avaient raison. Le 25 août, le restaurant Planet
Hollywood du Cap, en Afrique du Sud, fait l’objet d’un attentat à la bombe qui
fait 25 morts et 26 blessés, revendiqué par les « musulmans contre une
oppression globale, un groupe islamiste inconnu, en représailles des
bombardements américains. Mais plus grave, on sait aujourd’hui que les
attentats du 11 Septembre ont été conçus comme une réplique de ces frappes par
les missiles de croisière.
Le 11 Septembre
LA GUERRE EN AFGHANISTAN
Malgré notre accès quasi illimité à l’information, nous avons évacué des
pans complets de l’Histoire pour ne garder qu’une « histoire officielle » qui
transcende les clivages politiques. C’est le cas du terrorisme, du rôle des
Taliban, de Ben Laden et autres, qui échappent désormais à un regard critique et
autorisent l’adoption de politiques absurdes et contre-productives avec des
conséquences dramatiques dans le long terme. C’est le cas de la guerre en
Afghanistan.
Les Taliban
Le « djihadisme » afghan
Les Taliban ne sont pas des Djihadistes, et n’ont jamais eu pour objectif de
diffuser leur doctrine à travers le monde. On peut noter ici qu’ils n’ont jamais été
désignés comme une organisation terroriste, ni par les États-Unis (pourtant très
prompts à enrichir leurs listes), ni par les Nations unies48.En revanche, ils
soutiennent – plus par conviction religieuse que par ambition politique ou
territoriale – les efforts des combattants islamistes de la région49, notamment le
conflit du Jammu-et-Cachemire, opposant l’Inde au Pakistan, et qui draine alors
des combattants islamistes du monde entier, qui s’installent dans les « zones
tribales » à la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan. Ce sont ces
combattants qui seront capturés à la fin 2001 début 2002 par les forces spéciales
américaines et constitueront le premier contingent de prisonniers à Guantanamo.
En fait, les Taliban sont essentiellement concentrés sur les affaires afghanes
et luttent contre les chefs djihadistes locaux :
LA GUERRE EN IRAK
Après la guerre du Golfe en 1991, l’idée de renverser Saddam Hussein reste
vivace aux États-Unis. Immédiatement après le conflit, le gouvernement
américain entreprend une campagne de désinformation intense, afin de préparer
le terrain pour un renversement de pouvoir par l’opposition. La CIA mandate le
Rendon Group63, une entreprise de communication et de relations publiques
basée à Boston, avec un budget de 23 millions de dollars pour publier des
brochures, livres et autres médias destinés à ridiculiser Saddam Hussein et son
régime et à encourager les membres de ses forces de sécurité à déserter. En
1992, le Rendon Group contribue à la création d’un mouvement d’opposition
irakien appelé « Iraqi National Congress » (INC), à la tête duquel est placé
Ahmed Chalabi, en octobre. Au total, entre 1992 et 2004, la CIA versera quelque
100 millions de dollars à l’INC par l’entremise du Rendon Group.
L’INC est composé d’opposants au régime en Irak avec des antennes hors du
pays. Fortement contestés par la CIA qui leur reproche la mauvaise qualité de
leurs informations et leur absence de sens moral, Chalabi et son INC fourniront
une majorité des informations concernant les armes de destruction massive
irakiennes. En fait, l’INC a tout intérêt à provoquer une intervention occidentale
et n’hésite pas à désinformer l’Occident avec la complicité du vice-président
Richard (Dick) Cheney et du sous-secrétaire à la Défense Paul Wolfowitz, dont
il s’attire les bonnes grâces.
Déjà en 1990, les États-Unis ont réclamé un embargo contre l’Irak qui sera
entériné par le Conseil de sécurité des Nations unies. Son objectif premier est de
forcer l’Irak à se retirer du Koweït et à payer des réparations. Mais il y a un autre
but. Les objets sur lesquels porte l’embargo (notamment les médicaments) sont
de nature à provoquer une révolte de la population contre le régime de Saddam
Hussein.
Il s’agit, en fait, de la même stratégie que celle qui avait été appliquée à
l’Allemagne et au Japon durant la Seconde Guerre mondiale : frapper les
populations civiles afin de les couper de leurs dirigeants et de les monter contre
eux. Au final, non seulement la population irakienne ne s’est pas révoltée, mais
les conséquences humaines ont été terribles.
Selon les Nations unies, cet embargo aurait causé la mort de plus d’un demi-
million d’enfants irakiens65. Le 12 mai 1996, Madeleine Albright66, alors
ambassadrice des États-Unis auprès des Nations unies à New York, apparaît
dans une émission télévisée consacrée à l’embargo en Irak :
C’est dans ces événements qu’il faut voir le point de dé-part des velléités
djihadistes. Un mélange d’incompréhension et de manœuvres, qui a mis en doute
la sincérité de l’intervention occidentale au Moyen-Orient et qui, renforcée par
des propos très maladroits à connotation religieuse, n’a fait que consolider les
conditions d’un Djihad pour les islamistes radicaux.
En octobre 2001, des envois postaux contenant des germes d’anthrax et
adressés à certaines personnalités (journalistes, juifs et affiliés au parti
démocrate) sont immédiatement perçus comme étant dans le prolongement des
attaques de septembre et l’incident est rapidement connu sous le nom
d’« Amerithrax ». Dès son apparition, l’Amerithrax présentait toutes les
caractéristiques d’un problème intérieur aux USA, mais sa coïncidence avec les
événements de septembre 2001 a orienté les recherches des services de
renseignement vers l’Irak et les réseaux « Al-Qaïda ». Or, la nature des objectifs
et la séquence des attaques dans le temps, de même que la nature des souches
d’anthrax, tendaient à exclure l’implication de l’Irak, qui avait pourtant été
montré du doigt par le Federal Bureau of Investigation (FBI) américain, et dont
on avait évoqué les liens avec des agents d’« Al-Qaïda74 ». Le 28 octobre, le FBI
annonçait l’abandon des investigations en relation avec le réseau « Al-Qaïda » et
la réorientation de son enquête sur une piste criminelle américaine.
Après le 11 Septembre, l’Irak devient pour les États-Unis la cause de toutes
les activités terroristes dans le monde. Alors que, dans les semaines qui ont suivi
le « 11 Septembre », le public américain n’y avait pas immédiatement associé
l’Irak ; début 2003, 44 % des Américains estimaient que les terroristes étaient
irakiens, tandis que 45 % étaient convaincus que Saddam Hussein était
personnellement impliqué dans ces attentats75.
Le message alors martelé par le président George Bush et les membres de
son administration imprime dans la tête des Américains l’idée d’un lien
organique entre le terrorisme et Saddam Hussein. Le secrétaire à la Défense
Donald Rumsfeld affirme détenir les preuves « irréfutables » de l’implication de
l’Irak dans le 11 Septembre76. C’est évidemment un mensonge éhonté : on sait
aujourd’hui que ces liens sont sortis de l’imagination de l’administration Bush77.
Pourtant, malgré la publication du rapport de la commission d’enquête du
Congrès qui souligne l’absence de liens entre l’Irak et « Al-Qaïda », le vice-
président Richard (Dick) Cheney persiste dans une interview avec CBS News en
2004 :
avant de faire marche arrière en 2009, dans une interview avec NBC News, où il
déclare qu’il n’y a jamais eu aucun lien entre l’Irak et les terroristes
djihadistes79.
Si aujourd’hui la manipulation liée aux armes de destruction massive
apparaît comme une raison majeure pour l’intervention américaine en Irak,
l’importance du lien fabriqué entre l’Irak et les auteurs des attentats du 11
Septembre ne doit pas être sous-estimée. En fait, pour une majorité
d’Américains, ce lien était une raison beaucoup plus valable d’intervenir en Irak
que les armes de destruction massive. Au final, non seulement l’intervention en
Irak a été soutenue par 72 % des Américains, qui n’ont rien compris à la guerre
dans laquelle ils s’engageaient, mais la cote de popularité du président Bush a
bondi à la fin mars 2003 pour atteindre 71 % d’opinions positives80. Les mêmes
causes ayant les mêmes effets, c’est le même mécanisme que l’on observera en
France en 2015.
En 2003, les Américains entrent en Irak en libérateurs, mais sans avoir aucun
plan pour restaurer des institutions capables de prendre la relève du régime de
Saddam Hussein. Il n’y a alors pas de groupes islamistes militants en Irak, mais
les services de renseignement ont très largement sous-estimé le phénomène
communautariste. Ainsi, peu après leur arrivée à Bagdad, les forces américaines
se sont trouvées confrontées à une résistance populaire vigoureuse dont les
objectifs diffèrent significativement, mais dont les efforts convergent vers un
rejet de la présence américaine :
- Les forces islamistes sunnites, comme les Partisans de l’Islam (Ansar al-
Islam), les Partisans de la Sunna (Ansar al-Sunna), ou de l’État islamique d’Irak
(EII) (Dawlat al-’Eiraq al-Islamiyah), qui cherchent à instaurer un régime
sunnite sous la loi islamique en Irak ;
- Les forces associées au régime de Saddam Hussein et au parti Baath,
comme les Martyrs de Saddam (Feddayin Saddam), le Retour (al-Awda), ou la
Flamme de l’Irak (Wahaj al`Eiraq), dont l’objectif est de restaurer un régime laïc
en Irak ;
- Les forces chiites – qui représentent la majorité de la population irakienne –
et visent à instaurer un régime islamique sur le modèle iranien, comme le Front
islamique de la résistance irakienne (al-Jabha al-Islamiyya al-Iraqiyya
alMuqawima).
La stratégie opérationnelle des Américains, lors de leur avancée vers
Bagdad, a été de disloquer la conduite irakienne et de couper les troupes de leur
commandement afin de les rendre plus vulnérables. Cette manière de procéder,
déjà utilisée lors de la Seconde Guerre mondiale et remise à jour du-rant la
guerre froide107, a pour conséquence une désagrégation du commandement des
forces irakiennes, et une atomisation des forces qui poussent les ex-militaires du
régime dans les divers groupes de résistance. La différence toutefois –
totalement ignorée du commandement américain – est que, durant la dernière
guerre mondiale et la guerre froide, le concept s’appliquait à des forces qui
n’étaient pas sur leur sol national. Or, en Irak, les Américains sont les
envahisseurs et les populations locales installent des mécanismes de résistance.
Dès lors, les groupes de résistance se sont multipliés – comme cela a été le cas
en France après 1940 – mais les Américains en 2003 n’ont ni un de Gaulle, ni un
Jean Moulin, pour unifier la résistance et la maîtriser ! À ce stade, un maintien,
voire une reconstitution, d’une structure armée est quasi-impossible.
Après la prise de Bagdad, il ne s’agit plus de combattre, mais de rétablir la
sécurité. Convaincus que la chute de Saddam Hussein apportera ipso facto un
vent de liberté et de démocratie au peuple irakien, les Américains ne s’attendent
pas à devoir mener une « guerre d’occupation » contre une résistance populaire.
Les jeunes GI’s, formés pour opérer sur des champs de bataille dynamiques, ne
sont pas préparés à une guerre de type anti-insurrectionnel et il faut relativement
rapidement les appuyer par des unités de réservistes et par la Garde nationale
américaine, plus mûres.
Pour faire face à cette situation, les Américains se lancent hâtivement dans la
reconstitution des forces de sécurité. Entre juin 2004 et septembre 2005, ils
distribuent quelque 185 000 fusils d’assaut AKM/AK-47, 170 000 pistolets, 215
000 gilets pare-balles et 140 000 casques. Mais l’exécution s’effectue dans la
précipitation et, jusqu’en décembre 2004, les armes n’ont fait l’objet d’aucun
enregistrement (!). Au final, dans cette opération, 110 000 fusils d’assaut et plus
de 80 000 pistolets importés en Irak par les États-Unis ont été disséminés, sans
laisser aucune trace, sans que l’on sache exactement à qui ils ont été
distribués110. Notons ici qu’en Afghanistan, la situation n’est guère meilleure.
De fait, les États-Unis ne sont pas en mesure de dire exactement où sont les
quelque 465 000 armes légères distribuées aux forces armées afghanes et autres
factions « amies », selon un rapport d’audit de l’inspecteur-général spécial pour
la reconstruction de l’Afghanistan111, publié en juillet 2014112.
La « stratégie » du général Petraeus, appliquée dès 2007, basée sur le
financement de milices sunnites locales, a souvent été qualifiée de novatrice et
de « solution ». En réalité, il n’en est rien. Le fait d’exploiter les rivalités et
loyautés locales pour régler des problèmes d’insurrection est vieux comme le
monde et avait déjà été utilisé au Vietnam et au Laos par les Français, puis par
les Américains, avec succès. La différence – et non des moindres – est qu’en
Irak les loyautés ne s’articulent plus autour d’une idéologie politique, du pouvoir
des tribus ou de l’argent, mais autour de rapports de force entre communautés
religieuses, ce que les stratèges américains n’ont pas compris. Ainsi, dans leur
volonté de « diviser pour régner » les États-Unis ont distribué très libéralement
des armes à divers groupes armés sunnites, qui seront connus collectivement
sous le nom de « Mouvement du Réveil » ou des « Fils d’Irak ». Ceux-là mêmes
qui constitueront la base de ce qui deviendra plus tard l’État islamique.
L’incapacité des Américains à remettre en place un régime dont l’autorité se
positionne au-dessus des nombreux clivages de la société irakienne a provoqué
un déplacement des enjeux du domaine politique vers le domaine religieux.
Comme on l’avait observé en Palestine après la chute du monde communiste –
qui soutenait jusqu’alors la cause palestinienne –, l’élément fédérateur est
devenu la religion, alimenté par un communautarisme latent que le régime de
Saddam Hussein était parvenu à contenir par la force. Ce déplacement du
curseur sur un logiciel religieux a été totalement sous-estimé par les stratèges
américains, ce qui était logique puisqu’ils n’avaient pas su en tirer les
conclusions 10 ans auparavant. Ainsi, les combattants nouvellement équipés par
les États-Unis se sont assez rapidement retrouvés dans une opposition armée113,
faisant réapparaître ces armes dans les mains de combattants islamistes.
Cette polarisation des forces en présence le long de clivages religieux est
catastrophique pour les populations chrétiennes et autres minorités, qui
constituaient l’une des richesses culturelles et humaines de cette région. Ainsi,
par une cruelle ironie de l’Histoire, la lutte contre l’islamisme déclenchée par les
« bigots » chrétiens américains a conduit à la perte des chrétiens d’Orient.
À peine la Libye tombée aux mains des islamistes en octobre 2011, les États-
Unis et la France ont déjà un œil sur le prochain théâtre d’opérations : la Syrie.
Ce dessein sera servi par la quantité incroyable d’armes accumulées en
Libye, que certains experts expliquent de manière assez simpliste par la
recherche d’un « apanage de puissance150 » par le colonel Mouammar Kadhafi.
En réalité, il faut rappeler que – comme nous l’avons vu plus haut – depuis 2001,
les États-Unis avaient un plan qui devait conduire au renversement du régime
libyen. Ainsi, convaincu qu’il serait l’objet d’une agression occidentale, le
colonel Kadhafi avait organisé la défense de la Libye avec des dépôts d’armes
répartis sur l’ensemble du territoire, afin de constituer une véritable résistance
par des milices et tribus locales, comme l’avait fait naguère le Mahdi soudanais
contre les Britanniques. Rappelons ici que la Libye n’était pas un État au sens
westphalien du terme, mais une coordination entre les diverses tribus du pays.
De même, après le raid américain d’avril 1986, où il a perdu sa petite-fille, le
président libyen s’est pris d’une véritable obsession de la défense aérienne et a
acquis plusieurs dizaines de milliers de missiles antiaériens – portables ou non –
également répartis sur une bonne partie du territoire. Après les frappes aériennes
occidentales qui ont disloqué les structures de conduite de l’armée libyenne, ces
armes se sont retrouvées à la portée des groupes les plus divers.
L’ambassadeur américain Chris Stevens, mandaté dès mars 2011 par le
Département d’État pour assurer la liaison avec Abdel Hakim Belhadj du
Groupe islamique combattant en Libye (GICL) – qui est alors encore sur la liste
des mouvements terroristes étrangers du Département d’État américain151 –,
négocie pour racheter les armes découvertes dans les dépôts et caches des forces
de sécurité libyennes afin de les fournir aux rebelles syriens. En novembre 2011,
Belhadj se rend à Istanbul, où il rencontre les représentants de l’Armée syrienne
libre, dans le but officiel de leur fournir des armes et de les soutenir
financièrement152. À la même époque, le journal turc Milliyet rapporte que les
services français sont à Tripoli (au Liban) avec leurs homologues américains
pour prendre contact avec les rebelles syriens, afin d’organiser la révolte contre
le gouvernement légal de Bachar al-Assad et d’entraîner des milices rebelles153.
Dès le début 2012, la CIA met en place une « Rat Line » (« Couloir de
rats ») pour acheminer les armes libyennes vers la Syrie via la Turquie. Il s’agit
essentiellement d’une filière clandestine destinée à acheminer des armes vers
l’Arabie saoudite et le Qatar, puis vers la Turquie et la Croatie d’où elles sont
envoyées vers la Syrie. En Syrie, les armes sont prises en charge par des agents
de la CIA qui les répartissent entre les divers groupes de l’opposition armée154.
L’attaque du 11 septembre 2012 contre le « consulat » américain de
Benghazi – en réalité, l’antenne de la CIA en Libye, placée sous la protection de
la Brigade des martyrs du 17 février155, dont la page d’accueil sur Facebook est
alors ornée d’un combattant avec le drapeau djihadiste, et qui a donné naissance
au groupe Ansar al-Sharia, l’un des plus virulents groupes djihadistes de la
région – avait pour objet les missiles antiaériens SA 7156, que l’ambassadeur
américain Chris Stevens (mort dans l’attentat) avait convenu de faire transporter
en Syrie par Abdel Hakim Belhadj, chef du Conseil militaire de Tripoli et ancien
chef du GICL157.
C’est donc plus tard, comme nous le verrons, que le conflit se durcit, après
que les pays occidentaux, notamment la France183, la Grande-Bretagne et les
États-Unis, ont formé des combattants et fourni des armes aux insurgés. À ce
moment, l’État islamique n’est pas encore apparu en Syrie, mais les atrocités
commises par les rebelles – notamment les décapitations de chrétiens –, elles,
sont bien réelles184, et les armes livrées par les Occidentaux ne sont pas utilisées
comme levier pour moraliser le conflit, bien au contraire.
Afin de justifier son intervention en Syrie, le gouvernement français a
simplifié à l’extrême la situation sur le terrain, en divisant les intervenants en
deux catégories principales : le gouvernement et les opposants, qui se
subdivisent en l’État islamique (« Daech »), les islamistes modérés et les Kurdes.
L’opposition étant considérée par définition comme légitime, toutes les pertes
(soit environ 220 000 personnes – chiffre qui n’a jamais fait l’objet d’une
quelconque vérification) sont ainsi attribuées au gouvernement syrien.
La réalité est plus complexe. En 2015, on peut évaluer le nombre des
groupes armés combattant en Syrie à environ 1200, toutes tendances confondues.
Avant l’émergence de l’État islamique, ces groupes peuvent être catégorisés
comme suit :
- L’opposition islamiste, qui se subdivise de la manière suivante, d’après les
islamistes eux-mêmes185 :
• Les factions islamiques, qui regroupaient les groupes djihadistes y
compris les combattants étrangers (« Muhajirin »), comme l’État islamique en
Irak, issues de l’État-Islamique en Irak et en Syrie, apparus comme groupes de
résistance à l’occupation occidentale de l’Irak ;
• Les factions « islamiques » avec un agenda nationaliste, qui
privilégiaient la dimension islamique, dans un contexte nationaliste. Elles sont
fondées sur une doctrine salafiste, et leurs combattants ont une pratique
religieuse plus assidue. Dans cette catégorie, on compte les Hommes libres du
levant (Ahrar al-Sham), l’Armée de l’Islam (Jaysh al-Islam), le Front al-Nosrah
(Jabhat al-Nosrah186 ou Jabhat al-Jawlānī) ;
• Les factions nationalistes avec un agenda « islamique », qui sont
essentiellement nationalistes, mais ont un langage islamiste. Dans cette catégorie
se trouvent, notamment, le Front islamique (Jabhat al-Islamiya), l’Armée des
moudjahidines (Jaïsh al-Moudjahidin), le Front levantin (Jabhat al-Shamiyyah),
le Corps du levant (Faylaq ash-Sham), etc.
• Les factions laïques avec un agenda séculier, qui comprend l’Armée
syrienne libre (ASL), dont l’existence effective sur le terrain reste un objet de
controverses.
- Des acteurs, qui ne sont pas le gouvernement syrien, qui ne partagent pas
nécessairement les vues du gouvernement, mais qui sont de son côté car il s’agit
de leur sécurité – et de leur survie – face aux islamistes sunnites :
• Les milices locales d’auto-défense villageoises laïques, sans coloration
religieuse particulière ;
• Les milices locales chiites ;
• Les milices chrétiennes, assyriennes, ou syriaques ;
• Les milices du Hezbollah ;
• Les milices kurdes.
La « sur-simplification » de cette réalité par le gouvernement français a
ouvert la porte à une critique virulente contre Bachar al-Assad, en délimitant de
manière plus nette et artificielle le camp des « méchants » et celui des
« gentils ». Le problème est que cette simplification appliquée au terrain, à
travers un soutien matériel, financier et militaire à l’opposition au régime, a tout
simplement sacrifié les communautés chrétiennes comme nous le verrons.
Il faut rappeler ici que la Syrie est le berceau des plus anciennes formes de
chrétienté. Dès 2004, le pays a accueilli ces populations persécutées – et
délaissées par les pays occidentaux – depuis l’intervention américaine en Irak.
Dès 2011, en Syrie, avec le soutien occidental à l’insurrection sunnite, les
massacres des populations syriaques, chiites, chrétiennes, alaouites, kurdes,
assyriennes, ismaéliennes et autres ont suivi le même schéma qu’en Irak.
Dénoncés par Amnesty International187, ces massacres n’ont suscité aucune
réaction, tandis que les tentatives occidentales de renverser le gouvernement
syrien – qui les protège – provoqueront l’explosion de l’émigration syrienne (en
grande partie chrétienne) dès l’été 2014.
Très tôt, l’absence de chiffres précis et fiables sur le nombre total de victimes
du conflit syrien devient un outil politique en Amérique et en Europe. Assez
logiquement, le gouvernement syrien ne fait pas d’annonce sur ses pertes afin de
ne pas démoraliser ses troupes – le crédit des rebelles en la matière est plus que
discutable –, tandis que l’absence de la présence internationale rend l’évaluation
du nombre des morts extrêmement hasardeuse et ouvre la porte à la propagande
et la désinformation.
En fait, une seule source d’information s’est imposée dès le début de
l’insurrection syrienne : l’Observatoire syrien des Droits de l’homme (OSDH).
Un nom pompeux qui cache une réalité bien modeste. Basé dans un appartement
de deux pièces à Londres, l’OSDH est géré par un seul individu, Rami Abder
Rahman, ancien opposant sunnite au régime syrien, qui tient une boutique de
vêtements188. La qualité relative des informations de l’OSDH est relevée par
l’ancien chef du renseignement de sécurité de la DGSE, Alain Chouet189 :
Le soutien occidental
Il fait part de ses inquiétudes sur le fait que les services de renseignement
syriens se doutent du soutien de Washington à l’opposition :
Et il ajoute :
En fait, on savait déjà, dès 2012, que l’Armée syrienne libre (ASL)
était dominée par les islamistes209 et que les armes fournies par
l’Occident arrivaient immanquablement dans les mains des Djihadistes210. On
observe dès cette période une modification des logos des diverses factions de
l’ASL vers une symbolique plus islamiste211 ; il s’agissait alors aussi pour ces
groupes d’accentuer leur image sunnite pour bénéficier de l’aide de l’Arabie
saoudite et du Qatar.
En 2013, l’OTAN considère que l’ASL ne combat plus contre Assad et que
seuls les islamistes assurent ce combat212. En effet, la présence écrasante
d’islamistes radicaux au sein de l’ASL remet en question son existence-
même213. Ainsi, en octobre 2015, le ministre des Affaires étrangères russe
Sergueï Lavrov, répondant aux critiques occidentales sur les premières vagues
de bombardements russes contre les rebelles syriens, déclarait :
L’État islamique
Nous avons été très clairs envers le régime Assad, ainsi qu’avec
d’autres acteurs sur le terrain, qu’une ligne rouge est pour nous le fait
de voir une quantité d’armes chimiques être déployée ou utilisée. Cela
changerait mon calcul. Cela modifierait mon équation257.
Mais les prétendues attaques de 2012 ne déclenchent rien : les observations
rapportées par les services de renseignement français et britanniques ne sont pas
solides. Il faudra attendre le 19 mars 2013, avec une attaque chimique qui frappe
le village de Khan al-Assal, suivie de plusieurs attaques confirmées et non
confirmées en avril, pour avoir des informations plus consistantes sur l’usage
d’armes chimiques.
Toutefois à ce stade, et en dépit des accusations des gouvernements français
et américain contre le régime syrien, l’usage des armes chimiques par les
rebelles ne fait guère de doute. Début mai 2013, il est déjà établi que les groupes
rebelles syriens sont en possession d’armes chimiques. Des informations
concordantes indiquent que les attaques de mars et avril viennent des rebelles.
Le 6 mai 2013, Mme Carla del Ponte, membre de la Commission d’enquête des
Nations unies sur la Syrie258 déclare que les rebelles ont utilisé des armes
chimiques lors des attaques de mars et avril 2013259. Les conclusions des
Nations unies sont confirmées par l’ambassadeur russe auprès des Nations unies,
Vladimir Churkin, qui a fait analyser des échantillons récupérés à Khan al-Assal
par un laboratoire agréé par l’Organisation pour l’interdiction des armes
chimiques (OIAC) : on constate alors l’absence de stabilisateur dans les
composants chimiques des munitions, confirmant une fabrication artisanale par
la brigade rebelle Bashair al-Nasr260.
Le 31 mai 2013, un fût de 2 kg de produit toxique chimique de type Sarin est
découvert dans le sud de la Turquie, par les forces de sécurité, dans
l’appartement d’un islamiste syrien affilié au Jabhat al-Nosrah li-Ahli al-Sham
(Front pour la protection du peuple du Levant, plus connu sous l’appellation
courte de Front al-Nosrah)261 un des groupes rebelles syriens soutenus par les
États-Unis, Israël et la France (!). Le 20 juin, un rapport secret de la Defense
Intelligence Agency (DIA) américaine – l’équivalent de la Direction du
renseignement militaire (DRM) française – confirme que le Front al-Nosrah a
établi une capacité de production de toxiques chimiques sans précédent262.
Comme pour confirmer les conclusions américaines, le 7 juillet, l’armée
syrienne découvre à Banias un laboratoire clandestin destiné à la fabrication de
toxiques chimiques, avec 281 fûts pleins, entreposés à l’intérieur263.
Mais ce sont les événements de la nuit du 20 au 21 août 2013 à Al-Ghouta,
où des armes chimiques auraient été utilisées contre la population civile
syrienne, causant quelque 1500 morts, qui ont frappé l’opinion mondiale. Les
Prési-dents Obama et Hollande sont alors prêts à intervenir militairement avec
des frappes aériennes contre le gouvernement syrien. En France, le 2 septembre,
une « Synthèse nationale de renseignement déclassifié » est rendue publique afin
d’appuyer la position du président Hollande. Proposant une analyse très
sommaire, elle contredit les informations disponibles à ce moment et conclut :
Coïncidence ou non, 9 jours plus tard, la presse rapportait que les rebelles
recevaient leurs premières armes lourdes275…
Il apparaît très clairement aujourd’hui que les armes chimiques utilisées en
2013 en Syrie, l’ont été par les rebelles. Une opération « sous fausse bannière »
afin de donner aux États-Unis et à la France une raison pour intervenir contre le
régime de Bachar al-Assad.
Le 8 décembre 2012, le gouvernement syrien avait informé les Nations
unies276 que le Front al-Nosrah s’était emparé d’une usine chimique à Al-Safira,
près d’Alep, avec près de 200 tonnes de chlore277. Le 1er octobre 2014, les
Nations unies annoncent que les stocks syriens déclarés d’armes chimiques ont
été détruits et que les sites destinés à la production et au stockage seront
démantelés sous contrôle international le même mois, indiquant que le
gouvernement syrien remplit ses obligations278. Pourtant, le 6 mars 2015, à
l’instigation de la France, le Conseil de sécurité des Nations unies adopte la
Résolution 2209, qui condamne l’usage d’armes chimiques au chlore en
Syrie279, malgré le fait que jusqu’à cette date aucune attaque au chlore n’avait
été rapportée280. Or, dans les 2 mois qui suivent la promulgation de la résolution,
35 attaques au chlore par le gouvernement syrien sont rapportées281. Bachar al-
Assad attendait-il donc une résolution des Nations unies pour engager des armes
qui le condamneraient ?
Le Groupe « Khorasan »
C’est alors qu’apparaît de manière très opportune dans les médias un groupe
terroriste d’une virulence encore inconnue :
En clair, les États-Unis ont simplement créé de toutes pièces une raison –
légitime aux yeux du Congrès, mais qui reste illégale au regard du droit
international – pour intervenir militairement en Syrie. En inventant une menace
imminente, l’administration Obama plaçait les frappes américaines sous le label
de la légitime défense. Un an plus tard, la France fera exactement la même chose
– sans aller jusqu’à inventer l’existence d’un groupe pour la circonstance – afin
de justifier ses frappes – illégales – en Syrie.
L’intervention russe
CARICATURES ET DÉMOCRATIE
Le 7 janvier 2015, vers 11 h 30, les frères Chérif et Saïd Kouachi font
irruption dans la salle de rédaction du journal Charlie Hebdo, à Paris. Ils
exécutent froidement 11 personnes et abattront encore un gardien de la paix dans
leur fuite. Ils parviennent à s’extraire avant l’arrivée des forces de l’ordre et une
chasse à l’homme s’engage, qui se terminera deux jours plus tard à Dammartin-
en-Goële, au nord de Paris, par la mort des deux terroristes. Afin de couvrir leur
cavale, des actions de diversion sont menées par un troisième protagoniste,
Amédy Coulibaly, qui attaque l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes le 9
janvier après avoir abattu, la veille, une gardienne de la paix.
L’émotion considérable, suscitée par ces événements, se traduira le 11
janvier par de gigantesques manifestations à Paris et en province pour dénoncer
le terrorisme et défendre la liberté d’expression.
Cet épisode tragique est l’expression du décalage culturel qui alimente et
envenime la situation que l’on connaît au Proche et Moyen-Orient. Nous le
répétons : sans, bien évidemment, exonérer les auteurs des attentats, dont les
actes sont manifestement criminels, ces actions sont des réponses. En d’autres
termes, cet événement aurait aisément pu être évité grâce à une meilleure
compréhension de ce qui était réellement en jeu et par une politique extérieure
plus judicieuse, sans remettre en cause en aucune manière nos valeurs, nos
libertés et ce que la démocratie représente.
Cet attentat trouve son origine le 30 septembre 2005, dans la publication, par
le journal danois Jyllands-Posten, des résultats d’un concours où 12 dessinateurs
présentaient des caricatures du Prophète Mohammed, sous le titre « Le visage de
Mohammed315 ».
Les réactions sont vives dans certains milieux islamiques danois. Le 12
octobre 2005, une entrevue avec le Premier ministre danois, Fogh Rasmussen,
est alors sollicitée par des imams. Mais elle n’aura pas lieu. La raison avancée
officiellement est que la presse est libre et qu’il n’entre pas dans les attributions
du gouvernement de l’influencer, ni a fortiori de s’excuser pour ses possibles
écarts. Le 27 octobre, une plainte est alors déposée à Copenhague contre le
journal, mais elle n’aboutira à aucun résultat, bien que le droit danois condamne
le blasphème. Le 6 décembre, l’Organisation de la conférence islamique tente,
sans succès, de porter la question devant le Conseil de sécurité des Nations
unies.
En Norvège, le 13 janvier 2006, un magazine chrétien publie à son tour les
dessins en question. Mais l’Église luthérienne de Norvège condamne cette
publication, tandis que le gouvernement, alors dirigé par Jens Stoltenberg,
présente des excuses officielles, non pour la publication ellemême – la liberté de
la presse est même soulignée – mais pour l’offense qu’elle pourrait constituer
envers certains316. C’est ce qu’attendaient les musulmans : pas une interdiction,
mais une reconnaissance.
Les caricatures provoquent des accès de violence dans le monde entier à la
fin janvier-début février 2006. Ils toucheront principalement le Danemark, dont
les produits font même l’objet de boycotts et, dans une très moindre mesure, la
Norvège. Répercutés au Proche et Moyen-Orient, ces troubles causeront la mort
de plus de 150 personnes à travers le monde317. C’est ce moment-là, le 8 février,
après des journaux comme France Soir et Le Soir, que Charlie Hebdo choisit
pour publier ces mêmes caricatures, ne pouvant ainsi que mettre de l’huile sur le
feu. Cette deuxième vague de publications en Europe, au moment où éclataient
ces réactions violentes un peu partout dans le monde, a été perçue par les musul-
mans comme un acte d’hostilité. Ceci d’autant plus que le monde occidental était
engagé – sur des bases clairement mensongères – dans une « croisade » (selon
les termes de George W. Bush) en Afghanistan et en Irak, guerre alors soutenue
par Charlie Hebdo ! L’affaire prenait alors une dimension quasi-puérile et
provocatrice avec l’intention manifeste de blesser, sous le couvert d’un débat sur
la liberté de la presse et de la laïcité. Le Président Chirac déclare alors avec
sagesse :
Pourtant, cette position changera très rapidement après cette déclaration, qui
cache que des militaires français sont déjà déployés en Syrie, comme nous
l’avons vu. Ceci étant, le ministre ne ment pas vraiment, puisqu’à ce stade, ces
militaires sont là pour contribuer à un renversement de régime et non pas pour
lutter contre l’État islamique, qui partage le même objectif.
Le 5 septembre 2014, en marge du Sommet de l’OTAN du Pays de Galles,
les États-Unis réunissent 9 pays336 autour d’eux dans une coalition destinée à
lutter contre l’État islamique tout d’abord en Irak, puis en Syrie, non pas pour
protéger l’Occident – qui n’est pas menacé – mais pour préserver la fragile
stabilité de l’Irak Cette coalition sera augmentée de 18 pays337 lors de la
conférence de Paris du 15 septembre 2014. Le 18 septembre 2014, lors de sa
conférence de presse, le président Hollande informe qu’à la demande du
gouvernement irakien, l’armée française frappera les groupes terroristes en Irak.
Formellement effectuées à la demande du gouvernement irakien, les frappes en
Irak contre l’État islamique n’ont pas besoin de l’aval des Nations unies. Ainsi,
le 19 septembre, François Hollande annonce que la France a mené ses premières
frappes sur des cibles en Irak :
En fait, les pays occidentaux n’ont pas réalisé qu’ils s’engageaient dans un
combat asymétrique : l’usage de la force n’a eu pas d’effet dissuasif – comme
dans la logique des conflits symétriques – mais au contraire a renforcé la posture
de l’État islamique :
Il faut certes placer cette lecture dans son contexte. Nous passerons
rapidement sur l’affirmation factuellement fausse selon laquelle l’attentat contre
Charlie Hebdo aurait été conçu ou décidé en Syrie, puisque – de l’aveu même
des terroristes – cette action a été commanditée et financée par la Base du Djihad
dans la péninsule arabique (BDPA) au Yémen et non par l’État islamique en Irak
et en Syrie. Juste à l’aube d’une période électorale, il était difficile de reconnaître
que les attentats étaient une conséquence directe de la politique française en Irak
et en Syrie. Mais il est évident, d’autre part, que les terroristes ne sont pas
irrationnels au point de penser que des attentats puissent « détruire » la France,
et mettre en danger son « existence » ou celle de sa société. C’est absurde et
appelle plusieurs remarques.
En premier lieu, cette affirmation tend à révéler une erreur stratégique : que
les décideurs français ont considéré les parties irakienne et syrienne du groupe
État islamique (« DAECH345») comme deux entités différentes, ignorant que les
islamistes réfléchissent en termes de « communauté » sans frontière délimitée.
Ainsi, si le fait de bombarder l’État islamique en Syrie ou en Irak fait une
différence considérable aux yeux des Occidentaux et du Droit international, il
n’en fait aucune pour les islamistes et au niveau stratégique.
En deuxième lieu, en liant les attentats à l’existence même de la France ou de
sa société, non seulement on ignore les revendications et multiples explications
données par les terroristes, mais, plus grave, on tend à les placer dans le cadre
d’une fatalité contre laquelle on ne peut rien, puisque la France existe. C’est le
même type d’explication que l’on entend de la part des autorités israéliennes
pour expliquer le conflit avec les Palestiniens, et qui permet d’éviter d’y
répondre de manière stratégique et d’y trouver des solutions.
En troisième lieu, en définissant pour les attentats un objectif (à savoir la
destruction de la France et de sa société) sans commune mesure avec les moyens
utilisés, on place la discussion dans un registre totalement irrationnel, qui est
générateur de panique et dégage la responsabilité du gouvernement. Aucune des
revendications pour les attentats de Paris ne mentionne la destruction de la
France, de sa société, voire l’imposition de la loi islamique. Cette démarche est
particulièrement grave, car elle conduit à créer un amalgame entre les
revendications des populations immigrées et celles – imaginaires – des
terroristes. Or, ce sont deux problèmes distincts et qui demandent des solutions
différenciées. C’est exactement la même démarche qui avait été adoptée par le
gouvernement Bush aux États-Unis après le 11 Septembre, qui visait à créer
délibérément une psychose qu’il puisse exploiter politiquement.
Cette explication de Laurent Fabius doit être rapprochée d’une autre
simplification qu’il avait déjà évoquée en 2014 et que nous avons vue plus haut :
l’affirmation d’une « alliance objective » entre le régime de Bachar al-Assad et
les terroristes, évidemment fallacieuse, mais qui fournit le prétexte d’une
intervention en Syrie sous le label de la « légitime défense ». Ici également, on
retrouve les mêmes ingrédients qui avaient permis aux Américains d’associer
Saddam Hussein à « Al-Qaïda », ouvrant ainsi la porte à la guerre.
Ces sophismes – pour ne pas dire cette désinformation – ont alimenté
l’aveuglement de la conduite française, et empêché les décisions stratégiques qui
auraient pu prévenir les attentats de novembre 2015, et ont rendu le
gouvernement français incapable de maîtriser l’escalade déclenchée en 2014: les
attentats de janvier 2015 étaient une réponse aux frappes françaises de 2014 en
Irak, puis la réaction française en Syrie a constitué la motivation pour les
attentats de novembre 2015.
La politique de l’autruche
Sur un plan doctrinal, on peut constater qu’à l’inverse du message qui a été
compris en Occident, les inspirateurs des attentats de janvier 2015 à Paris ne
cherchent pas à « détruire ce que nous sommes » ou à « combattre notre
religion » :
Même si, au niveau tactique, les actes terroristes djihadistes ont un caractère
offensif, sur le plan stratégique, ils ont essentiellement un caractère de
« réponse » (un concept pas très éloigné de ce que les Soviétiques appelaient
« offense-défensive »). Notre analyse du phénomène terroriste tend à extrapoler
linéairement l’action tactique pour en tirer une image stratégique. Cette
démarche est manifestement fausse et nous pousse vers des stratégies erronées.
De fait, l’étude des diverses revendications et les analyses des Djihadistes eux-
mêmes nous montrent un discours beaucoup plus sobre que celui qui est colporté
par les dirigeants politiques occidentaux. Comme nous l’avons vu, il ne s’agit
pas de détruire l’Occident, mais d’apporter une réponse à ses actions.
Il est d’ailleurs significatif de constater que l’attentat multiple du 13
novembre 2015, qui a bouleversé la politique française au point de pousser le
gouvernement à demander l’aide militaire de l’Union européenne, n’est
mentionné qu’en quelques lignes dans Dabiq (l’organe « officiel » de l’État
islamique) à la 13e place, après 12 autres opérations en Syrie, au Sinaï et
ailleurs358.
On a vu, dans les divers attentats parisiens de 2015, un ciblage récurrent
« d’objectifs » juifs, comme un fil rouge qui semble les lier. C’est certes un point
commun. Pourtant, les textes de revendications et analyses « officielles »
publiées par l’EI – en janvier comme en novembre – ne singularisent pas les
« juifs », et mettent l’accent sur la réponse aux bombardements français. Ce
choix semble d’autant plus surprenant qu’à l’exception de la situation en
Palestine (que les Palestiniens eux-mêmes ne considèrent pas comme un conflit
religieux) les communautés juives et musulmanes coexistent généralement bien
et de manière pacifique dans les pays musulmans. Alors, pourquoi cet accent
porté sur des objectifs juifs ?
De fait, dans sa revendication des attentats du 13 novembre 2015 pour
répondre aux bombardements français, l’État islamique a bien précisé que les
objectifs avaient été « choisis minutieusement », et donc que les terroristes
n’avaient pas frappé au hasard dans Paris (comme dans le métro ou dans une
gare) :
Ainsi, au lieu de frapper au hasard, les terroristes ont frappé ceux qui leur
semblaient les « plus coupables » : en janvier, Charlie Hebdo qui avait attisé les
violences en 2006 était la cible principale ; l’Hyper Cacher de Vincennes, que
l’on a « minutieusement choisi360 », vraisemblablement en raison des
événements de Gaza en juillet-août 2014 (si l’on en croit le terroriste Amédy
Coulibaly) et probablement parce que l’on n’y trouverait pas de musulmans,
n’était en réalité qu’une diversion pour diminuer la pression policière sur les
frères Kouachi. En novembre, on trouve un scénario analogue : le Bataclan, qui
était fréquenté par la Ligue de défense juive (LDJ) et le Bétar – deux
organisations extrémistes juives – étaient l’objectif principal avec le Stade de
France ; c’est sur ces deux objectifs qu’étaient placées les bombes et où les
terroristes étaient prêts à causer un maximum de dommages. Quant aux
mitraillages dans les rues de Paris, ils semblent avoir eu la même fonction que
l’attaque contre l’Hyper Cacher en janvier, à savoir des actions de diversion afin
d’empêcher les forces de l’ordre de se concentrer sur les objectifs principaux. Ce
qui a d’ailleurs bien fonctionné, puisque les forces d’intervention de la police
sont arrivées au Bataclan une demi-heure après le début de la prise d’otages,
après avoir été engagées sur les « mitraillages » qui étaient déjà terminés.
Concernant le Bataclan, certains « experts » ont évoqué un lien avec
l’attentat du 22 février 2009 à Khan el-Khalili, au Caire, car certains acteurs
associés à cet événement se retrouvent en novembre 2015361. C’est un exemple
de la différence entre l’analyse de renseignement stratégique et tactique. Sur le
plan tactique, on trouve évidemment des points communs à travers les
personnes, l’évocation du Bataclan comme objectif possible d’un attentat. Mais
au niveau stratégique, aucune similitude n’apparaît. Considéré comme un
attentat « anti-français » par la France362, les motifs de l’attentat du Caire restent
cependant inconnus à ce jour et s’apparentent davantage à une opération « anti-
touristes », dirigé contre le gouvernement égyptien, qui avait cédé aux pressions
américaines et israéliennes dans sa politique à l’égard de la Bande de Gaza. Les
attentats de novembre 2015, eux, sont de manière évidente « anti-français » avec
des motifs clairement exprimés : les frappes en Syrie et en Irak. Le fait que le
Bataclan soit mentionné dans les deux affaires tend à accréditer l’idée que les
Djihadistes ont une sorte de « catalogue » informel d’objectifs possibles. Ainsi,
pour toucher la France, les terroristes n’ont pas frappé n’importe quel citoyen
« au hasard », mais ont choisi ceux qui – à leurs yeux – étaient les plus
« coupables », les clients de l’établissement étant des victimes « collatérales ». Il
s’agissait donc, vraisemblablement, plus d’un « choix par défaut » qu’une
attaque contre Israël ou des intérêts juifs, ainsi que l’ont d’ailleurs confirmé les
témoignages des survivants du Bataclan363.
La lutte contre le terrorisme est trop souvent comprise comme une affaire de
police et d’accumulation de données. C’est vrai en ce qui concerne la chasse aux
individus. Mais pour combattre efficacement le phénomène lui-même, il est
essentiel de commencer en amont, avec des stratégies et des postures telles
qu’elles empêchent des individus de basculer dans une stratégie terroriste.
Naturellement, une telle démarche n’est possible que si l’on admet que le
terrorisme n’est pas une fatalité…
Dans ce contexte, la teneur du message de soutien adressé par le président
Hollande au gouvernement israélien en juillet 2014364, ou le lien affiché et
affirmé du Premier ministre Manuel Valls avec la communauté juive365, ont sans
doute eu plus de conséquences qu’on n’imagine, en suggé-rant une posture plus
généralement partisane du gouvernement français en faveur d’Israël et
impliquant une certaine « connivence » entre les deux pays. Même s’il est
légitime pour une personnalité politique d’avoir des affinités pour une
communauté, celles-ci devraient s’accompagner de la retenue nécessaire, afin
d’inspirer la confiance et de ne pas suggérer un manque d’impartialité. C’est le
sens fondamental de la laïcité républicaine.
Si l’on écarte la multitude de ceux – que Lénine appelait les « idiots utiles »
– qui se sont félicités des attentats sans réellement en connaître le contexte, pour
se concentrer sur les textes « officiels » de l’EI, on peut en déduire que la
sélection des objectifs (Charlie Hebdo, Hyper Cacher, Bataclan) a probablement
suivi une démarche plus fine qu’il n’y paraît.
Il n’en demeure pas moins que les morts et les blessés sont des victimes
innocentes, et donnent le sentiment de cibles choisies au hasard. Mais il semble,
malgré tout, qu’il y ait un processus de sélection des objectifs, ainsi que le
précise la doctrine djihadiste :
En clair, à leurs yeux, les victimes des actes terroristes sont des « dommages
collatéraux » – au même titre que les victimes civiles en Irak et en Syrie. La
similitude avec les victimes collatérales provoquées par les bombardements
occidentaux est exploitée par les terroristes islamistes depuis le début des années
90.
Pour comprendre ce raisonnement, il faut rappeler qu’exception faite des
bombardements alliés contre l’Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale,
de l’usage des bombes atomiques contre le Japon, de l’usage indiscriminé de
bombes à sous-munitions lors du bombardement de la ville de Bagdad en 2003,
ou du bombardement délibéré de l’hôpital de Qunduz en Afghanistan (3 octobre
2015), les frappes aériennes occidentales ne visent généralement pas des civils.
Mais la nature des méthodes de ciblage et leur capacité limitée de distinguer
entre civils et militaires font que l’on peut raisonnablement estimer que les
frappes toucheront des civils. Ce sont alors des « dommages collatéraux ». Or,
on oublie volontiers de mentionner en Occident que les frappes de la coalition
internationale, dont fait partie la France, auraient fait entre 2232 et 2958 victimes
civiles « collatérales » en Irak et Syrie entre août 2014 et mars 2016 selon le site
Air-wars, une plateforme coopérative sur l’analyse des frappes aériennes
internationales367.
Contrairement à la rhétorique officielle et aussi à celle de nombreux
« experts », les opérations de janvier et novembre 2015 à Paris présentaient
toutes les caractéristiques des « opérations de dissuasion », qui ont pour objectif
déclaré de forcer les pays occidentaux à stopper leurs frappes, comme le précise
l’organe « officiel » de l’État islamique :
Je crois qu’on ne peut pas faire plus clair. Ce sont donc les
bombardements aveugles français qui sont la cause de cette
menace. Menace qui a été mise à exécution le 13 novembre
2015 à Paris et Saint-Denis368.
DÉFINITION
La traduction de « Djihad » par « guerre sainte », que l’on rencontre
fréquemment en Occident, est inexacte et nous renvoie, en fait, à un vocabulaire
utilisé par les chrétiens lors des Croisades, alimentant la perception d’un islam
offensif, dont l’objectif est la conquête et la destruction de l’Occident. Cette
perception est très largement conditionnée par le fait que l’Occident, comme
nous l’avons vu plus haut, a systématiquement occulté ses propres interventions,
dont le Djihad est la conséquence. Un exemple significatif est la résistance
(Djihad) qui s’est constituée après l’intervention occidentale en Irak, que l’on
continue à qualifier de rebelle, au caractère plus offensif.
Le mot « Djihad » est étymologiquement lié à la notion de s’efforcer
(djahada), d’effort (djouhd), dans le sens de résistance et de refus d’abandon aux
tentations. Le Djihad est donc essentiellement une attitude de l’esprit, qui
cherche à préserver un ensemble de valeurs et qui suppose un certain nombre de
sacrifices pour y parvenir. En arabe, le mot « guerre », dans son sens militaire, se
traduit par « harb » ou « qital ».
Le « Djihad dans la voie de Dieu » (Djihad fi Sabil Allah ou Djihad fi
sabilillah) peut prendre des formes diverses et de nombreux exégètes islamiques
ont exprimé des vues différentes à ce sujet, qui ne sont pas nécessairement
contradictoires et appartiennent au débat intellectuel normal. Les deux
principales formes du Djihad sont :
- le Djihad al-Akbar (« Grand Djihad1 »), qui est une démarche individuelle
et permanente et un devoir (fard ay’n), qui vise à élever son esprit en dépit des
tentations du monde matériel, à travers une recherche de Dieu (Djihad bil-Nafs).
Pour les musulmans pratiquants, le (grand) Djihad est une démarche quotidienne
et essentiellement individuelle et pacifique, par laquelle il s’efforce de maintenir
une ligne de conduite en accord avec sa foi.
- le Djihad al-Asghar (« petit Djihad2 ») – le « plus facile » selon
Mohammed – qui s’inscrit dans une démarche collective et vise à protéger
l’islam contre des agressions extérieures (Djihad bis-Sayf). Il désigne avant tout
la volonté de défendre à titre individuel ou collectif l’Islam contre une agression
extérieure, que celle-ci soit d’ordre moral ou physique.
Lorsqu’il conduit à la guerre (harb), le Djihad a, avant tout, une connotation
défensive et militaire. Mais, comme dans toute conception de la guerre, la notion
de « défense » ne se limite pas à attendre passivement l’action de l’adversaire,
mais peut aussi avoir une forme offensive (en termes opérationnels modernes on
parlerait de « guerre préemptive3 »). Il ne constitue alors qu’une obligation
collective pour l’Oummah4, dont la responsabilité incombe au chef de guerre.
Les croyants peuvent donc s’y soustraire à titre individuel5. En revanche, selon
l’État islamique, face à une agression frontale et une « invasion », la Résistance
(Djihad) devient un devoir individuel (fard’ayn6).
Comme dans toutes les autres religions, le discours fondamentaliste n’est pas
nouveau dans l’islam. Mais il s’est radicalisé à cause de la présence occidentale
croissante dans le monde, qui s’est accompagnée d’une volonté d’imposer des
cadres normatifs perçus comme déconnectés du contexte culturel musulman,
comme les Droits de l’homme ou des modèles de gouvernance occidentaux. Le
Djihadisme est la forme exacerbée d’une résistance à ce qui est perçu comme
une ingérence dans le cœur des sociétés.
Naturellement, et particulièrement dans la multiplicité des sources et textes
disponibles, on trouvera aisément des interprétations plus offensives du Djihad,
qui dépassent très nettement la notion de « défense » dans une vision de
domination du monde. Mais ces interprétations sont le fait d’individus
relativement isolés. L’expérience et l’examen des écrits publiés par les groupes
ou mouvements djihadistes, ainsi que les interrogatoires de combattants
djihadistes montrent que leur réflexion s’inscrit dans des sentiments assez
largement répandus dans les populations, même si elles n’en partagent pas la
violence.
Le régime de terreur
Le terrorisme djihadiste
L’usage du terrorisme par les Djihadistes en Occident, depuis les années 90,
a une finalité différente. Il a pour seul objectif de nous inciter à nous désengager
du Proche et Moyen-Orient. Les théories selon lesquelles l’objectif du terrorisme
serait de nous inciter à nous engager au Moyen-Orient afin de générer
l’exaspération et la haine nécessaires pour alimenter une reconquista islamique,
comme le suggère Yuval Noah Harari de l’université de Jérusalem17, n’est pas
crédible, car elle ne tient pas compte de l’absence de moyens pour réaliser cette
reconquête. En fait, l’Occident accueille toujours plus d’émigrés en provenance
de pays musulmans et la manière la plus sûre d’effectuer cette reconquête serait
de capitaliser sur la démographie. Or, le terrorisme aurait plutôt tendance à faire
ralentir ce processus qu’à l’accélérer.
Nous avons la mémoire courte et avons le sentiment que l’Histoire
recommence à chaque événement terroriste ou avec l’apparition de chaque
groupe terroriste. La complexité du terrorisme djihadiste vient de notre difficulté
à voir la simplicité des relations de cause à effets qui lient ces événements.
Les islamistes sont loin d’être des idiots ou des fous. Ils savent qu’ils n’ont
pas le soutien populaire pour restaurer un califat sur tout le pourtour de la
Méditerranée. Ils savent aussi qu’ils n’auront pas besoin de la violence pour
l’instaurer. Les modèles à partir desquels nous basons nos réflexions sont les
expériences faites par l’État islamique en Irak, qui ont été traduites en une
doctrine pour être employées en Syrie. Le processus qui y est décrit18 s’appuie
sur les conséquences d’une agression par une coalition occidentale, provoquant
un mouvement de résistance armée qui s’est ensuite transformée en une lutte
fratricide pour le pouvoir. C’est l’exemple irakien, qui se prolonge en Syrie, et
où les agresseurs occidentaux – essentiellement les États-Unis et la France –
permettent de maintenir la « flamme ». Ici, le rôle des Occidentaux a été celui
d’un catalyseur, qui a permis une consolidation de l’État islamique et lui donnant
l’image de la seule structure « gardienne » de l’Islam contre les « Croisés ». Ceci
explique les déclarations ambiguës des islamistes – déjà bien avant l’État
islamique – qui « remercient » l’intervention occidentale, mais la combattent en
même temps. Car en définitive, comme nous l’avons vu, ce n’est pas le résultat,
mais le fait de combattre (pour la défense de l’Islam) qui est important.
Par définition, la résistance n’existe que du fait d’une agression. C’est la
raison pour laquelle le mollah Omar, un des chefs des Taliban, avait remercié
ouvertement George W. Bush :
Nous lisons trop souvent les messages de victoire des terroristes comme des
bravades et de la rhétorique propagandiste et écartons ainsi les messages qu’ils
contiennent. Après les attentats de Paris, en novembre 2015, on pouvait lire dans
la version française de la revue de l’État islamique :
En clair, les terroristes ont compris que nous refusons – volens nolens –
d’expliquer et de comprendre la nature du terrorisme, et que, par conséquent, nos
réactions sont prévisibles, « forcément stupides(s) », et nous placent dans une
posture négative. Force est de constater que les Djihadistes nous comprennent
mieux que nous les comprenons, ce qui est la pire des situations stratégiques
selon le stratège chinois Sun Tsu.
Une lecture que l’on retrouvera dans la notion de victoire. Pour simplifier et
reprendre une terminologie occidentale, l’action n’a pas d’obligation de résultat,
mais une obligation d’effort.
Ceci explique en partie le fait que des islamistes soupçonnés de terrorisme
s’attribuent la paternité d’un nombre incalculable – et souvent bien peu réaliste –
d’attentats. Cela a été notamment le cas dans les affaires de Khalid Sheikh
Mohammed (surnommé « KSM »), de Zacarias Moussaoui et de José Padilla aux
États-Unis. KSM a « avoué » sa participation à plus de 30 attentats terroristes
dans le monde (y compris le 11 Septembre, les chaussures-bombes de Reid,
l’attentat de Bali et bien d’autres), si invraisemblable qu’il a été surnommé le
« One-Stop Shopping Terrorist Super Store25 ».
Au-delà du fait que ces aveux ont été obtenus sous la torture, le refus de
l’assistance d’un conseil juridique (à défaut d’un avocat) par les « coupables »
souligne le caractère djihadiste de leurs « aveux ». Sans doute innocents pour la
plupart des crimes dont ils s’accusent, ils en assument une responsabilité au
niveau de l’intention. Ainsi, le système judiciaire américain leur donne
l’opportunité de poursuivre leur Djihad et de servir de modèle pour de nouvelles
générations de terroristes ! Ici également, cette démarche éclaire une dimension
asymétrique. Le système des « Commissions militaires », mis en place par les
États-Unis en 2006 pour juger les terroristes présumés, ne permet pas de
produire des témoins ou des discussions contradictoires par rapport aux charges
retenues contre les accusés. Il n’y a ainsi aucun moyen de déterminer la véracité
des crimes dont s’accusent les détenus, et ces procès ne permettent pas de faire
toute la lumière sur les faits réels. Ces « tribunaux », qui se veulent plus durs,
permettent ainsi aux inculpés de s’attribuer des succès et, dans cette logique
asymétrique, contribuent à donner un sens au Djihadisme.
La prééminence de l’intention sur l’action, que l’on retrouve assez largement
dans la culture des pays musulmans, tend à encourager une forme de résilience
qui rend les musulmans généralement plus « philosophes » par rapport aux
événements politiques ou militaires. Ce décalage entre l’intention et l’action –
souvent traduit par le terme d’« irja » – tend à déborder sur la pratique religieuse,
qui est ainsi souvent interprétée de manière flexible. Or, récemment, on constate
une importance accrue portée sur une cohérence plus rigide entre l’intention et
l’action dans la littérature de l’État islamique. En d’autres termes, il ne s’agit
plus seulement d’être en accord avec le Djihad, mais de le pratiquer
effectivement et concrètement dans tous ses aspects. La raison de ce recentrage
est double et vise d’une part à lutter contre les islamistes qui préfèrent rejoindre
les factions islamistes voisines – pour éviter d’être bombardés par la coalition
occidentale – et d’autre part à pousser les militants à un engagement plus concret
et plus radical.
La notion de victoire
La notion d’espace
Parce que nous projetons nos propres schémas sur l’adversaire, nous lui
attribuons des stratégies dérivées de notre compréhension des choses. Ainsi,
dans l’esprit occidental, la notion de guerre est indissociable de celle de « gain ».
Dès lors, nous comprenons mal ceux qui partent au combat prêts à mourir et à
mener des actions qui s’inscrivent dans une discontinuité géographique : l’action
militaire dans le cadre du Djihad ne s’inscrit en effet pas nécessairement dans
une logique territoriale mais dans celle d’une communauté.
Ainsi, le Djihad transcende la notion de « frontières », car il se positionne
dans le cadre de la défense de l’Islam et donc au niveau de la communauté
musulmane, l’Oummah. Il ne s’agit pas d’une dimension « multinationale »
comme nous le comprenons, mais d’une dimension encore plus large, qui se
comprend comme un seul espace religieux et sociétal qui transcende la notion de
« nation » et les questions ethniques, administratives et linguistiques.
C’est la raison pour laquelle l’absence d’attentats sur le sol américain depuis
2001 tend à accréditer l’efficacité des mesures de protection. Ce n’est pas tout à
fait exact. Dans l’esprit des Djihadistes, le Djihad s’est poursuivi, mais en
Afghanistan et en Irak, avec une extension de la zone de guerre voulue par les
États-Unis, où les « victimes » ont été amenées aux Djihadistes, et non l’inverse.
Dès lors, frapper un Américain en Irak équivaut à aller le frapper sur le sol des
États-Unis :
Ainsi, peu importe l’endroit où l’on combat son adversaire. L’important est
de le combattre. Cette lecture est d’autant plus légitime aux yeux des terroristes,
que les États-Unis et les autres pays occidentaux ne respectent pas non plus les
frontières nationales (comme au Pakistan, par exemple) pour mener leurs
guerres.
L’émergence du Califat
La nature du terrorisme
Cette interprétation est proche du débat qui oppose l’Occident et les pays en
voie de développement depuis plus de 40 ans, et pourrait se résumer à la
distinction entre le « combattant de la liberté » et le « terroriste ». Sur un plan
sémantique, il s’agit de deux choses fondamentalement différentes :
« combattant de la liberté » définit une finalité, alors que « terroriste » définit un
mode d’action. On peut « résister » par le « terrorisme » et donc être à la fois
« résistant » et « terroriste ». Techniquement, l’un n’exclut donc pas l’autre,
mais bien peu font cette analyse, par crainte de donner une justification au
terrorisme, ou de ternir l’image d’une « résistance » légitime (comme la
Résistance en France, par exemple).
Les Djihadistes définissent donc le terrorisme à travers ses motivations et
distinguent deux types fondamentaux de terrorisme37 :
- Le terrorisme blâmable (irhab madhmum), qui est le terrorisme du
mensonge (irhab al-batil) et de l’usage de la force du mensonge (quwwat al-
batil). Il concerne les actions, discours ou comportements qui ont pour but de
blesser ou de terroriser les innocents sans une juste cause. Ce type de terrorisme
comprend le terrorisme associé au vol, au brigandage, aux envahisseurs, aux
assaillants, aux oppresseurs et aux dirigeants illégitimes des peuples. L’auteur
d’un acte de terrorisme de cette sorte doit être puni en fonction de ses actes et de
leurs effets. (Nota : cette définition proche de la notion de « terrorisme d’État »
souvent évoquée en Occident, concerne plus particulièrement les
bombardements occidentaux par drones ou missiles de croisière, contre lesquels
on ne peut se prémunir et qui frappent, de manière « très mal discriminée »,
combattants et non-combattants, et sont vus comme particulièrement lâches dans
le monde islamique.)
- Le terrorisme louable (irhab mahmud) est le terrorisme du juste qui a été
injustement traité. Il vise à combattre l’injustice dont est victime l’oppressé et est
pratiqué de sorte à terroriser et repousser l’oppresseur. Le terrorisme du
personnel de sécurité qui combat les voleurs et les brigands est de même nature
que le terrorisme de ceux qui résistent à une occupation, et le terrorisme des
peuples « qui se défendent contre les servants de Satan ». (Nota : Cette lecture
du terrorisme rejoint la position de certains pays en voie de développement dans
les discussions sur la définition du terrorisme dans les enceintes internationales
comme l’ONU, avec en point de mire des situations telles que l’occupation
israélienne des territoires palestiniens).
Si cette lecture rend la répression et la condamnation du terrorisme plus
difficiles, elle en facilite la cohérence stratégique. Or, cette cohérence stratégique
constitue le principal problème de l’Occident. C’est exactement le dilemme – et
l’impasse – des positions américaine et française en Syrie, qui soutiennent, pour
déstabiliser des États légaux, des groupes comme le Jabhat al-Nosrah, ou le
Groupe combattant islamique en Libye (GICL), et bien d’autres, qui sont
clairement de nature terroriste.
Le terrorisme est une méthode et non une finalité. Le problème de fond est
que dans le cadre du terrorisme islamiste, la méthode se place dans un référentiel
religieux, plus large que celui dans lequel la mentalité occidentale place la guerre
– ce qui explique aussi pourquoi le terrorisme est devenu plus meurtrier. Assez
paradoxalement, on pourrait voir ici une interprétation extrême de la relation
« rousseauiste » entre intérêt particulier et intérêt général, où l’individu s’efface
– et accepte de se sacrifier – dans l’intérêt de la communauté des croyants
(Oummah).
L’incapacité des Occidentaux à maintenir leurs interventions dans une
cohérence stratégique a permis aux islamistes de placer leur combat dans le
cadre d’un Djihad, renforçant l’idée du « choc des civilisations ». Le même
phénomène s’est produit en Israël avec les Palestiniens, dont le combat est
essentiellement territorial et séculier, mais où l’absence de résultat dans ces
domaines les a poussés à placer leur lutte dans un référentiel religieux, ouvrant la
porte à une action plus radicale du Hamas. Aujourd’hui, un phénomène analogue
se produit à nouveau, qui tend à déborder le Hamas par sa droite, et pourrait
conduire à terme à un terrorisme encore plus brutal et ainsi constituer alors une
menace sur l’existence même d’Israël.
Même lorsqu’ils présentent des caractéristiques et méthodes similaires, les
attentats terroristes s’inscrivent dans une logique qui leur est propre. Le
terrorisme islamiste en Algérie, les vagues d’attentat de 1995 et de 2005 en
France, les actions de Mohammed Merah (2012) ont tous des objectifs très
différents. Si les terroristes islamistes utilisent la religion comme plateforme
(leur « système d’exploitation », en quelque sorte), leur objectif peut être de
nature très séculière, comme nous l’avons vu pour les attentats de Madrid
(2004), de Londres (2005) et de Paris (2015)
Il serait faux de voir dans l’approche islamiste un caractère inéluctable dicté
par la volonté de s’attaquer irrémédiablement aux démocraties occidentales et
« d’imposer » une manière de voir ou un système. Si c’était le cas, les terroristes
nous diraient ce qu’ils veulent imposer à notre société. Les revendications des
attentats terroristes ne reflètent pas cette « volonté d’imposer » l’islam ou autre
chose. En revanche, les conflits et tensions issues de notre politique
d’assimilation laïque, qui tend à gommer l’appartenance religieuse (comme le
voile islamique, par exemple), permettent de définir une « image de l’ennemi »,
justifiant – ou excusant – l’emploi de la violence.
En réalité, les actes terroristes sont une combinaison variable de vengeance
et de dissuasion, la première alimentant fréquemment la seconde :
Une guerre initiée par une coalition occidentale en Irak et en Syrie, contre un
adversaire qui alors ne constituait pas une menace contre l’Occident. Pourtant, à
aucun moment, l’action française au Moyen-Orient n’a été remise en question.
Or, au 14 novembre 2015, la coalition occidentale avait largué au total 28 578
bombes en Irak et en Syrie, au cours de 8174 sorties et provoqué la mort de 639
à 1974 civils innocents, dont plus d’une centaine d’enfants41. Victimes
collatérales, probablement. Mais au nom de quel objectif stratégique ?
Sur les réseaux sociaux, les sympathisants des terroristes ne se sont pas
appuyés sur des arguments religieux, mais sur des considérations
géostratégiques. Plus exactement, l’argument religieux est venu en appui du
raisonnement géostratégique et non l’inverse. Les attaques de Paris ont été
fréquemment désignées « ghazawat » (razzias), un terme militaire qui se réfère
aux raids menés par les partisans de Mohammed au VIIe siècle, et qui continue à
désigner les opérations entre tribus que l’on observe en Afrique du Nord, par
exemple. On a ainsi une violence qui trouve sa justification à travers l’histoire
religieuse, mais qui n’a pas un objectif religieux en soi. Un raisonnement pas
très différent de la réflexion occidentale, qui accepte l’usage de la torture au nom
des Droits de l’homme et des valeurs occidentales. Les victimes collatérales des
bombardements occidentaux en Afghanistan, au Pakistan, en Irak, en Syrie, au
Yémen, etc. sont des sujets récurrents dans les messages des organisations
islamistes et non la diffusion de la foi islamique.
Nous aimons voir dans les terroristes des individus « paumés » ou des
« branleurs »44 et leur appliquons les qualificatifs les plus divers. Sous-estimer
son ennemi est une grave erreur stratégique… que nous nous complaisons à
répéter. La réalité est bien différente. On trouve certes aussi des individus avec
peu d’éducation et un passé criminel, mais il serait faux d’en tirer une règle.
L’État islamique, par exemple attire un grand nombre d’universitaires et
d’individus ayant une formation supérieure45.
Dans leur majorité, les « martyrs » sont jeunes. En Israël, environ 67 % des
auteurs d’attentats-suicide avaient entre 17 et 23 ans, tandis que les « martyrs »
du Hamas sont en moyenne plus âgés que ceux du Djihad islamique. Le plus
jeune « martyr » palestinien avait 16 ans, mais les forces de sécurité ont arrêté
des volontaires de 13 ans ! En revanche, leur niveau intellectuel et de formation
est élevé. Un chercheur de la RAND Corporation, Berrebi, a relevé qu’en Israël,
sur 208 cas où une biographie des terroristes était disponible, 96 % d’entre eux
(200) avaient au moins une formation universitaire, 65 % (135) avaient une
éducation supérieure, alors que dans la population « normale » ces chiffres
étaient de 51 % et 15 %46. Ce qui s’explique en partie par le fait que les
mouvements islamistes, et particulièrement le Hamas, recrutent dans l’université
Al-Najah de Naplouse et à l’université islamique de Gaza47.
Ces observations sont confirmées par d’autres études sur les terroristes
islamistes, où l’on constate également un niveau intellectuel et social
relativement élevé. Un document SECRET de 200 pages, établi par le Service de
sécurité (MI-5) britannique en 2011, constate que plus de 60 % des 200
personnes arrêtées en Grande-Bretagne pour des affaires liées au terrorisme,
proviennent de la classe moyenne, la plupart ayant bénéficié d’une éducation
dans le supérieur. Par ailleurs, 90 % d’entre eux étaient qualifiés de « sociables »
et avaient une vie de famille normale et des amis nombreux, contredisant ainsi
l’image répandue du « loup solitaire », psychopathe et mal intégré48.
Ces constatations sont corroborées par une étude de deux chercheurs en
sociologie de l’université d’Oxford, en Grande-Bretagne, qui ont étudié les
profils psychologiques de 404 terroristes impliqués dans des attentats islamistes
et le plus souvent des attentats-suicides. Ils observent qu’entre 48,5 % et 69 %
des terroristes avaient reçu une éducation académique supérieure. Parmi ceux-ci,
une majorité (56,7 %) avait fait des études en sciences, médecine et ingénierie,
non pas parce que les études d’ingénierie sont populaires dans les zones de
recrutement ou parce que les organisations terroristes ont besoin de concepteurs
de bombes, mais en raison du manque de débouchés après les études d’une part,
et du caractère plutôt conservateur et religieux des ingénieurs. Par ailleurs, les
chercheurs notent que la plupart des terroristes provenaient de milieux aisés et
avaient une vie familiale stable49.
On est donc bien loin des diatribes occidentales sur les « fous de Dieu » et
les théories selon lesquelles la pauvreté serait un moteur du Djihad. Ce qui ne
signifie pas qu’une situation économique florissante n’aurait pas d’influence sur
le terrorisme ; ni que les combattants du Jabhat al-Nosrah ou de l’État islamique
en Syrie ont un profil similaire. Il faut néanmoins considérer que les terroristes
qui mènent des opérations d’importance, ont probablement un niveau
d’éducation plus élevé que les « combattants de base » déployés sur le champ de
bataille.
Ceci étant, les nouveaux concepts de « Djihad ouvert » et de « terrorisme
individuel », qui émergent actuellement en réponse à l’omniprésence des
moyens de surveillance des services de renseignement, pourraient changer
radicalement ces constatations dans le futur. En effet, on observe d’une part une
capacité stratégique et doctrinale des terroristes qui s’améliore, mais qui reste
localisée au Moyen et Proche-Orient, et d’autre part, comme on a pu le constater
avec les attentats en France en 2015, un niveau opérationnel qui tend à recruter
des jeunes qui ont grandi en Occident, qui ne peuvent se valoriser ou obtenir une
reconnaissance sociale au niveau professionnel, et sont ainsi plus vulnérables au
« romantisme guerrier », comme nous le verrons ultérieurement.
LE « DJIHAD OUVERT »
La Base du Djihad dans la péninsule arabique (BDPA) (Qa’idat al-Jihad fi
Jazirat al-Arab – plus connue sous l’appellation d’Al-Qaïda dans la péninsule
arabique (AQPA)62 – fait partie de ces « franchises » qui n’ont jamais reçu
l’approbation d’Oussama Ben Laden. Elle est pourtant devenue, depuis 2010, la
principale source doctrinale du mouvement djihadiste. Elle a notamment
développé le concept de « Djihad Ouvert » (« Open Jihad »), qui allège
considérablement les activités terroristes et rend les structures, les réseaux, les
voyages inutiles. Basé sur l’exploitation des ressources offertes par les nouvelles
technologies et Internet, il s’agit d’un concept de décentralisation extrême du
Djihad qui fait de chaque Djihadiste une cellule indépendante. La connaissance
technique et doctrinale est fournie à travers les réseaux sociaux et Internet, tandis
que le moteur et le déclencheur de l’action terroriste est fonction de l’action
occidentale (bombardements, action clandestine, etc.) qui agit comme un
catalyseur.
À la différence des fatwas d’Oussama Ben Laden, qui avaient un objectif et
des intentions limitées dans l’espace et dans le temps, le Djihad moderne s’est
adapté aux interventions globales et plus agressives de l’Occident. Ainsi le
Djihad est-il devenu l’Appel à la résistance islamique globale (Da’wat al-
Muqāwamah al-Islāmīyyah al-’Alāmīyyah), un concept générique dans lequel
prend place l’action djihadiste. On en retiendra le terme de « Résistance » qui
suggère – dans l’esprit de ses auteurs – qu’il s’agit d’un combat répondant à une
agression (ou ce qui est ressenti comme tel), ainsi que le précise très clairement
un dirigeant de la BDPA :
À mon avis, ce type de méthode djihadiste peut être l’un des
principaux motifs pour faire cesser la guerre agressive contre
les Musulmans […] Le Djihad individuel contre l’Occident,
particulièrement lorsqu’il s’intensifiera, créera un climat de
terreur et d’anxiété, un ressentiment public et des plaintes
contre les gouvernements et les politiques qui ont amené le
Djihad individuel 63 […]
On peut constater ici une cohérence avec les revendications des divers
attentats qui ont frappé l’Occident, et la France en particulier. Le terrorisme qui
frappe l’Occident n’est pas une fatalité, fruit de quelque esprit dérangé, et il
serait, par conséquent, possible de mettre un frein à cette violence. En théorie
cependant, car l’action américaine et française – notamment en Irak, en Libye et
en Syrie, en sou-tenant et stimulant l’éclosion de mouvements islamistes – a créé
des déséquilibres durables et des tendances probablement irréversibles dans le
moyen terme.
Principes de base
Les théoriciens du Djihad ont identifié 4 facteurs qui créent une dissymétrie
entre les moyens utilisés par les Occidentaux et ceux utilisés par la Résistance et
qui exigent une adaptation de leur stratégie d’action64 :
- La vulnérabilité des organisations clandestines structurées, face aux
moyens sécuritaires internationaux et à des coalitions internationales et
régionales ; et donc la nécessité de disposer de structures plus souples capables
de résister à l’arrestation de leurs membres et à l’usage de la torture ;
- L’incapacité des structures clandestines à atteindre et à intégrer tout le
potentiel des ressources de la jeunesse de l’Oummah (Communauté des
croyants) qui voudrait s’engager dans le Djihad et à participer à toutes sortes
d’activités sans vouloir assumer des responsabilités dans une structure
centralisée ;
- La présence d’un adversaire (l’Occident) réparti sur de très larges zones,
avec des objectifs variés et sur des sites très distants, rendant difficile un combat
sur des fronts ouverts et par des structures centralisées ;
- L’utilisation par l’Occident de moyens aériens et de missiles pour mener
des frappes aériennes, pilotées par des satellites, qui peuvent également voir des
objets et installations cachées, rendent difficiles des confrontations ouvertes à
partir de positions permanentes, et sont des facteurs qui doivent être pris en
considération dans la planification du combat.
De ces constatations découlent les principes généraux d’une théorie plus
large, qui utilise la violence de manière plus diffuse par l’action djihadiste
individuelle et dénommée « Appel à la résistance islamique globale » (ARIG)
(Da’wat al-Muqa-wamah al-Islāmīyyah al-’Alāmīyyah). Ses principes sont65 :
- Propager la culture de la Résistance et en faire un phénomène stratégique
cohérent et pas seulement un ensemble de réactions individuelles ;
- Propager l’idéologie de la Résistance, son programme, ses bases légales et
politiques, et ses théories opérationnelles afin qu’elles soient accessibles à la
jeunesse de la communauté islamique (Oummah), qui veut fortement participer
au Djihad et à la Résistance ;
- Diriger les combattants de la Résistance vers des zones d’opération
adaptées au « Djihad par terrorisme individuel » ;
- Diriger les combattants de la Résistance vers les objectifs les plus
significatifs qu’il faut viser dans des opérations de Résistance et le Djihad de
petites unités ;
- Propager les sciences et les connaissances légales, politiques, militaires et
autres nécessaires aux moudjahidines pour mener des opérations de Résistance,
sans courir le risque d’une dislocation des réseaux comme cela peut être le cas
avec des structures centralisées ;
- Instruire les jeunes en matière de méthodes opérationnelles pour
l’établissement de cellules de Résistance comme un « système d’action » (nizam
al-amal) et non comme une « organisation d’action clandestine » (tanzim lil-
amal) ;
- Coordonner les efforts de façon à combiner leurs résultats en un mécanisme
qui désoriente l’ennemi et l’épuise, tout en stimulant l’esprit de la Nation
islamique afin qu’il s’associe au phénomène de Résistance.
Les constatations énoncées plus haut conduisent à une réflexion sur une
nouvelle articulation de la lutte armée fondée sur 2 formes de Djihad (militaire) :
- Le « Djihad par terrorisme individuel » (Djihad al-Irhab al-Fardi) qui
comprend des activités clandestines menées par de très petites unités
indépendantes ; il constitue une première étape vers la seconde forme de Djihad
qu’il appuie ;
- Le « Djihad par front ouvert » qui est un affrontement sur le champ de
bataille à partir de positions établies contre un agresseur, et qui permet, lorsque
les conditions le permettent, la confrontation sur le terrain et la saisie de
territoires indispensables à l’émergence d’un État – objectif final de la
Résistance.
Cette doctrine est issue de l’occupation occidentale en Irak et ailleurs, elle a
ici clairement un objectif de reconquête, face à l’occupation étrangère et aux
gouvernements mis en place par l’Occident. On pourrait voir dans ce passage
fluide entre le terrorisme et l’action sur le champ de bataille, une similitude avec
la doctrine du général vietna-mien Nguyen Vô Giap. Mais elle ne s’applique que
sur un territoire occupé par des puissances illégitimes et, en l’état, ne concerne
que l’Irak et la Syrie. Cependant, ce schéma pourra assez facilement s’étendre à
d’autres régions où l’Occident s’efforce de promouvoir des régimes qui lui sont
favorables, comme en Égypte ou en Tunisie.
Le Djihad individuel n’est pas une nouveauté totale. Il a été utilisé dans les
attaques dites « vert-contre-bleu » (« green-on-blue »), qui sont les attaques de
militaires afghans ou irakiens contre leurs instructeurs occidentaux. En
Afghanistan seulement, ces attaques ont fait 16 morts en 2012, 35 en 2011 et 61
en 201272. Outre les attentats de Paris en 2015, les exemples les plus
spectaculaires ont été l’attentat de Boston (2012), l’attentat contre le Musée juif
de Bruxelles (2014), l’attentat contre le Thalys (2015), l’attentat de San
Bernardino (Californie) (2015) et l’attentat de Londres (6 décembre 2015).
Du fait que le terrorisme est considéré par les islamistes comme un
témoignage du refus d’abandonner le combat face à des puissances
numériquement supérieures, l’action est déjà une victoire en soi. Il en résulte que
les frappes aériennes en Irak et en Syrie constituent certes des victoires tactiques
pour les Occidentaux, mais chaque réponse à ces frappes, sous forme attentat ou
tentative d’attentat constituera une nouvelle victoire stratégique pour les
Djihadistes.
La mise en œuvre
Il semble inéluctable que nos sociétés aient une lecture ethnocentrique des
réalités. Nous voyons ce que nous voulons bien voir ou comprendre et nous
interprétons la réalité selon nos codes comme le font les autres sociétés en nous
observant. La différence fondamentale entre le reste du monde et l’Occident est
que ce dernier tend à imposer ses valeurs et sa manière de voir aux autres
sociétés. C’est d’ailleurs en substance la signification de la « mondialisation »
qui, ironiquement dans ce contexte, présente de grandes similitudes avec les
principes marxistes que défendent ses détracteurs. Depuis la Seconde Guerre
mondiale, à gauche comme à droite, les Occidentaux ont cultivé une vocation
missionnaire.
Nous voyons nos morts mais fermons les yeux sur les milliers d’autres que
nous générons. Il est ainsi symptomatique – et cela a été relevé par certains
internautes africains – que la tuerie de Garissa, au Kenya, qui avait fait 148
victimes, le 2 avril 2015, a été à peine qualifiée de « terroriste » et n’a
évidemment pas été l’objet de la même couverture médiatique que les attentats
de Paris7. Les Kenyans ont « été Charlie », mais les Français n’ont pas « été
Garissa » et bien sûr, il a fallu les attentats de Paris (130 morts) pour avoir un
« mark safe button » dans Facebook… Rappelons ici que la France mène une
guerre en Syrie, sans l’accord de son gouvernement, et contraire aux dispositions
de la Charte des Nations unies, alors que le Kenya est engagé dans une mission
de soutien à la paix en Somalie.
La destruction du vol de ligne Iran Air 655 causant 290 morts, dont 66
enfants, le 3 juillet 1988, « par une méprise » (c’est-à-dire par une suite
d’incompétences tout au long de la chaîne de commandement) du navire de
guerre américain USS Vincennes, n’a jamais fait l’objet ni d’excuses de la part
du gouvernement américain, ni de protestations en Europe. Aucun pays
occidental ne s’est élevé contre les frappes américaines d’août 1998, alors que
l’on savait qu’elles avaient touché des populations totalement innocentes. On
pourrait multiplier les exemples.
Notre approche des questions humanitaires, des conflits et de la paix, est
égocentrique et égoïste. La compassion est corrompue par les intérêts politiques,
à tous les niveaux. Dans la guerre comme dans la paix, nos politiques ont
l’horizon des échéances électorales, et satisfont notre indignation du moment,
sans regard sur l’avenir. Le renversement du régime de Saddam Hussein, de
Mouammar Kadhafi et l’acharnement contre Bachar al-Assad en sont des
exemples caricaturaux. Mais cela s’applique aussi à des domaines qui semblent
mineurs. Des interventions qui se voulaient humanitaires et humanistes ont
provoqué des désastres. Ainsi, lorsque l’on a lutté contre la mortalité infantile
des pays du tiers-monde dans les années 70-80 – une noble cause en soi – les
conséquences à long terme d’une brutale augmentation de la population n’ont
pas été prises en compte. Pas plus que l’on a adapté les programmes de
construction d’infrastructures, ni prévu l’encadrement nécessaire pour cette
masse de jeunes, afin de transformer ce bouleversement sociétal en richesse
économique. On a ainsi condamné des pays déjà pauvres à une asphyxie
démographique meurtrière. Ce sont eux qui, aujourd’hui, constituent les
migrants qui affluent en Europe.
Cette vision s’applique également au terrorisme. On a annoncé des attentats
pour le 11 septembre 2002, pour le 11 septembre 2011 – dixième anniversaire du
11 Septembre – pour les fêtes chrétiennes de Noël, pour les grands
rassemblements du Nouvel An, etc. Il n’est guère besoin de beau-coup
d’imagination pour constater qu’il serait possible de faire relativement
facilement un nombre considérable de victimes dans nos grands magasins, dans
des paquebots, dans des aérogares, etc. Or, rien de tel ne s’est produit. Même au
Stade de France, en novembre 2015, les trois explosions n’ont fait qu’une
victime (en plus des terroristes). Tout simplement parce que nous voyons le
terrorisme comme un but en soi, qui cherche à faire simplement un maximum de
victimes. Parce ce que nous avons une approche quantitative de la guerre.
La société occidentale n’est plus perçue comme « exemplaire ». Son modèle
économique montre des signes de vulnérabilité, tandis que la substance même de
sa société – l’Homme – apparaît comme profondément faible. Cette faiblesse est
attribuée, à tort ou à raison, à un manque de développement spirituel et à
l’abandon de valeurs dont la religion est la garante, selon les islamistes, et est
apparente au sein des forces armées.
Une vidéo de propagande diffusée par l’État Islamique en novembre 2015, et
intitulée « No Respite » rappelle ces faiblesses américaines8, qui reflètent – aux
yeux des islamistes – les faiblesses de la société occidentale et justifient la
nécessité de leur résistance à l’influence occidentale sur leur société. Entre le 7
octobre 2001 et le 28 juillet 2015, les forces armées américaines ont été
engagées dans 5 opérations majeures, et ont déploré au total 6855 morts9 mais
chaque année 8000 vétérans des guerres d’Irak et d’Afghanistan se donnent la
mort (soit 22 par jour)10. En clair, l’Amérique perd plus de militaires chaque
année par suicide, qu’en 14 ans de guerre.
Le raisonnement est simpliste, mais pas complètement faux. La perte de
repères, l’ambiguïté autour de nos « valeurs » et des notions de morale qui
évoluent très – voire trop – rapidement, ont souvent un caractère déstructurant et
déstabilisant. Ces changements se traduisent trop souvent chez nous par le
suicide, la violence ou d’autres dérives, et rendent notre « modèle occidental »
peu attirant pour d’autres sociétés.
Dès l’été 2014, l’Europe fait face à une vague d’immigration sans précédent
en provenance de Syrie, du Kosovo, d’Afghanistan, d’Albanie, d’Irak, du
Pakistan, d’Érythrée, de Serbie, d’Ukraine et du Nigéria11. Nous ne nous
attarderons pas sur le fait que le Kosovo, l’Albanie, la Serbie et l’Ukraine sont
des pays qui vivent déjà largement de l’aide occidentale. En Afghanistan et en
Irak, deux pays où les Droits de l’homme, la démocratie et le mode de vie
occidental devaient amener le développement, la corruption règne, alimentée par
ceux-là mêmes qui voulaient l’éliminer12. Quinze ans de guerre et des milliards
de dollars d’investissements n’ont apporté que l’insécurité et le désespoir.
De la Syrie, arrivent soudainement des chrétiens qui étaient protégés par le
régime de Bachar Al-Assad. Les bombardements occidentaux contre le régime
syrien – et accessoirement contre l’État islamique – favorisent en effet la
progression des multiples factions islamistes tout aussi radicales que l’EI (mais
dont les gouvernements américains, français ou belges ne parlent jamais) et qui
menacent aussi sûrement les nombreuses communautés non-musulmanes.
L’étrange et difficile distinction faite par la France et les États-Unis entre
islamistes modérés et radicaux, afin de justifier le renversement du régime de
Bachar al-Assad, a ainsi accru le danger contre les populations chrétiennes
depuis l’été 2014. Les Yazidis, Ismaéliens, Assyriens et autres communautés
chrétiennes sont persécutés depuis 2004 par les islamistes sunnites soutenus par
les Occidentaux en Irak et en Syrie. Jusqu’en 2014, ces populations – protégées
par la Syrie – avaient l’espoir de survivre. Un espoir qui a été ruiné dès l’été
2014 par les Occidentaux, et la France en particulier, à cause d’une politique qui
visait clairement à renverser le régime syrien, provoquant ainsi une vague
d’émigration vers l’Europe, dans laquelle se sont engouffrés d’autres migrants –
économiques ceux-là – en provenance d’autres régions du monde.
Nul doute que l’Occident et l’Europe arriveront, d’une manière ou d’une
autre, à accueillir et à faire survivre ces migrants. Mais en voulant les intégrer
trop vite, nous créerons des défis et des bouleversements culturels et sociétaux
considérables. En réalité, la vague massive d’émigration de 2014-2015 cache un
phénomène plus insidieux. Très largement soutenu par les diverses gauches
européennes, il est ce que nous pouvons appeler un « colonialisme négatif ».
Animé par une compassion occidentale, souvent de bonne foi, face au
différentiel de développement croissant entre l’hémisphère nord et l’hémisphère
sud, l’accueil de migrants s’est accéléré et s’est accompagné, dans de nombreux
pays, de mécanismes de naturalisation qui préviennent le retour éventuel de ces
immigrés dans leur pays d’origine. Il a le mérite d’apporter une aide immédiate à
ceux qui en ont besoin. Mais qu’en est-il des effets dans le long terme ?
En visite au Kosovo en 2002, l’auteur rencontrait le maire de la ville de
Suva-Reka au sud du pays. À la question de savoir pourquoi l’économie du
Kosovo ne parvenait pas à « décoller », le maire a répondu sans hésiter : « Parce
que les gens dont nous aurions besoin sont partis chez vous ! » Or, l’émigration
depuis les pays en phase de développement ne devrait pas être permanente, mais
être mise à profit par les pays occidentaux pour former les migrants, de sorte à
créer des capacités offrant un potentiel de croissance pour leurs pays d’origine.
Or trop souvent, l’Occident rechigne à former ces ressources et à les restituer
lorsqu’il les a formées. On assiste ainsi à une sorte de « colonisation en creux »,
où des pays comme la France, la Belgique et la Grande-Bretagne, utilisent la
main-d’œuvre immigrée pour des travaux dédaignés par les Européens, mais ne
créent aucun potentiel de développement pour les pays qui en auraient besoin.
Des pays comme le Kosovo – et bien des pays africains – vivent dès lors des
rentes en provenance de leurs expatriés, mais ne se développent jamais et restent
dans une forme de dépendance à l’Occident.
L’appel prononcé par Mgr Nicolas Djomo, évêque de Tshumbe et président
de la Conférence épiscopale de la République démocratique du Congo à
Kinshasa en août 2015, va dans la même direction :
En clair, l’effet pervers de l’émigration est qu’elle vide les pays d’émigration
de leur substance culturelle, intellectuelle et laborieuse. De plus, dans le cas de la
Syrie, cette émigration laisse le champ libre aux islamistes, permettant ainsi à la
France et aux États-Unis de satisfaire leur objectif de renverser le régime de
Bachar al-Assad. Mais à quel prix ? Quelles qu’en aient été les motivations,
l’engagement de la France et des États-Unis pour renverser le gouvernement
syrien par la force ne pouvait que générer une catastrophe humanitaire dans le
court, moyen et long terme. C’est ce qui explique la vague d’émigration sans
précédent qui a suivi la décision des États-Unis et de la France d’intervenir en
Syrie pour renverser le gouvernement en place.
Au-delà du fait que nos politiques d’immigration incohérentes et davantage
motivées par un sentiment de culpa-bilité que par une réelle volonté d’aider,
provoquent l’appauvrissement des pays d’émigration en « aspirant » la portion la
plus dynamique et la plus industrieuse de leurs populations, c’est un changement
sociétal profond qui guette les pays occidentaux, et européens en particulier. En
effet, le « système d’exploitation » judéo-chrétien sur lequel fonctionnait
l’Occident est en train de migrer vers un logiciel plus musulman. En France, ce
changement est déjà amorcé, il se développe derrière le paravent de la laïcité et
le désintérêt des autorités, qui ne veulent pas faire écho aux revendications de ce
que l’on appelle l’« extrême-droite ». Or, ce lent changement fait résonner
différemment les décisions politiques et entre dans l’équation de la
radicalisation, notamment lorsqu’elle se combine avec ce qui est perçu comme
de l’injustice. Ainsi, le soutien de François Hollande au gouvernement israélien
lors de l’intervention de Gaza et la bruyante campagne du Premier ministre Valls
contre l’humoriste Dieudonné, seraient sans doute passés inaperçus il y a
quelques décennies. Mais aujourd’hui, sur un fond d’interventions associées à
des croisades, elles ont sans aucun doute un impact que nous évaluons mal sur la
radicalisation des jeunes et sur la montée de l’antisémitisme.
En France, comme on l’avait observé après le 11 Septembre aux États-Unis,
des médias acritiques qui relaient le message officiel partagent de facto la
responsabilité du gouvernement dans la radicalisation d’une partie de la société.
Une analyse des flux de messages (en arabe) sur les réseaux sociaux
effectuée par des chercheurs italiens, à la fin 2014, montre que le soutien à l’État
islamique est plus fort en Europe qu’en Syrie même ! En Occident, la proportion
de messages positifs envers l’EI s’articule comme suit : Belgique, 31 % ; Grande
Bretagne, 23,8 % ; États-Unis, 21,4 % ; France, 20,8 % ; Canada, 15,3 % ; Italie,
9,8 %. Par ailleurs, il est intéressant de constater que, selon la même étude, les
sentiments négatifs envers l’État islamique dus aux attentats terroristes ne sont
que de 4,7 %, tandis que les sentiments positifs sont à 37,5 %, dus au fait que
l’EI est perçu comme défendant l’islam14.
La première phase d’une vraie stratégie de lutte contre le terrorisme devrait
s’attacher à corriger ces chiffres, et ils ne le seront pas simplement en limitant
l’accès à certains sites web. Or, en Belgique comme en France, qui ont toutes
deux une présence musulmane importante et une politique sociale qui encourage
l’inaction et les activités parallèles, aucune stratégie contre-terroriste globale
n’est réellement mise en place.
Aujourd’hui, Israël peut compter sur le soutien de l’Europe et des États-Unis.
Mais qu’en sera-t-il demain, lorsque les « logiciels » culturels auront changé15 ?
Sans vouloir dramatiser une évolution qui reste hypothétique à ce stade, il faut
compter avec une opinion publique dont les sensibilités seront sans doute
différentes dans quelques décennies, et plus critiques à l’égard de certains pays
et de leur politique étrangère. Dans un contexte comme celui-là, le fait d’entrer
en guerre sans raison majeure en Syrie favorise plus que ne ralentit le terrorisme.
Les manigances de l’Occident envers le Moyen et Proche-Orient ont été
absorbées par le fatalisme du plus grand nombre, et provoqué la violence d’une
minorité. Mais nous approchons lentement la limite de la résilience des
populations. « Al-Qaïda » ne représentait qu’une idée, mais aujourd’hui, les
rebelles syriens et irakiens (y compris l’État islamique), représentent des entités
palpables, qui cristallisent l’indignation des jeunes islamistes et poussent vers
une « popularisation » du radicalisme. Ce mécanisme déclenche des effets
parallèles – qui s’observent déjà – à travers une montée des extrêmes
occidentaux, avec le danger de voir la communauté juive se trouver prise en étau
entre les deux.
Quelle sécurité ?
D’où viennent donc ces 200 000 morts additionnels, qui ont été
largement utilisés pour accuser le Prési-dent Omar al-Bachir de
génocide ? Rappelons ici que le Soudan était l’un des 7 pays visés par le plan
américain de déstabilisation établi en 2001, mentionné plus haut.
Le même phénomène se produit aujourd’hui avec le Président Bachar al-
Assad.
Le gouvernement français a abondamment mentionné les quelque 55 000
photos de prisonniers torturés par le régime de Bachar al-Assad, copiées par
« César », pseudonyme d’un ex-agent qui aurait volé ces fichiers alors qu’il était
au service de la police de sécurité syrienne. Pourtant, malgré leur caractère
« irréfutable », selon les termes de Laurent Fabius, les documents posent
question. Publiées le 20 janvier 2014 par CNN et le Guardian, deux jours avant
l’ouverture des négociations de paix sur la Syrie à Genève, les photos sont
accompagnées d’un rapport48. Ce rapport, élaboré par le cabinet juridique
Carter-Ruck & Co à Londres, est financé par le Qatar, qui soutient l’opposition
syrienne djihadiste. Il affirme que les photographies représentent quelque 11 000
détenus des prisons du gouvernement syrien. Toutefois, une analyse plus
approfondie menée par Human Rights Investigations (HRI) démontre que 24 568
images représentent des militaires et des policiers syriens morts au combat. Les
28 707 photos restantes n’ont pu être vérifiées à ce jour par HRI, sauf pour 27
détenus, qui semblent avoir été effectivement torturés dans les geôles syriennes.
Mais là encore, des questions subsistent car un certain nombre de cas de tortures
avaient été externalisés en Syrie par les États-Unis avant 2011…
Dans cette guerre des chiffres et des horreurs, beaucoup de commentateurs
ont alors flairé la réédition de la source « Curveball », un transfuge irakien, dont
le témoignage avait été central dans la « décision » d’envahir l’Irak49. Si
effectivement des atrocités ont eu lieu, l’authentification des « preuves » et
surtout l’attribution des crimes à une des parties restent très sujettes à caution, et
ne devraient – en l’état – constituer une justification pour entrer en guerre. Cela
ne signifie pas qu’il faut les ignorer, mais qu’il est difficile de les exploiter pour
porter des jugements catégoriques.
Comme pour les armes chimiques de 2013, les échantillons d’armes
chimiques irakiennes de 2003, les incubateurs de 1990, les services de
renseignement restent trop souvent passifs devant ces informations, qui sont
lancées « gratuitement» en appui à des fins de détournement du droit
international.
« Intelligence-led Operations »
À ceci s’ajoutent des procédures parfois discutables sur le choix des cibles.
Aux États-Unis, les frappes de drones sont exécutées par deux entités
principales : l’US Air Force et la Central Intelligence Agency (CIA). Lorsqu’elle
est effectuée par les militaires, la sélection des cibles (« targeting ») obéit à des
critères et des procédures strictes, transparentes (même si elles sont classifiées)
et faisant l’objet de contrôles sévères. Il en va autrement des frappes de la CIA,
qui applique des procédures de ciblage dont le processus est totalement opaque,
et – comme cela est déjà arrivé – peut être effectué par un simple contractant
sans aucune supervision. Lorsque l’on est dans une zone de combat où des forces
nationales sont engagées, la définition des combattants – et donc des cibles – est
une tâche relativement justifiable légalement. Il en va autrement sur des théâtres
d’opérations qui ne sont pas des zones où les forces (occidentales) combattent :
il est alors plus difficile de justifier le choix des cibles par une « menace
imminente » ou d’en faire un cas de « légitime défense ». Dès lors, les
éliminations sont simplement une manière détournée d’appliquer la peine de
mort sans jugement préalable. Aux États-Unis, l’élimination de Sheikh Anwar
al-Awlaki65, un citoyen américain, radicalisé après l’invasion de l’Irak, et abattu
par un drone américain le 30 septembre 2011, a été l’occasion d’un débat sur la
question des exécutions extra-judiciaires.
La même question se pose pour un pays qui utiliserait les ressources d’un
autre pays afin d’éliminer un individu, comme la France, qui utilise
apparemment aussi les services de drones américains pour supprimer des
terroristes, comme cela a été le cas en Somalie pour l’élimination d’Ahmed Abdi
Godane d’al-Shabaab en septembre 2014.
Aux États-Unis, on notera que l’usage de la force létale contre des terroristes
– et a fortiori contre des terroristes de nationalité américaine – est généralement
justifié par le caractère « imminent » de la menace. Cette notion suggère deux
choses : que l’action terroriste est proche dans le temps et que l’on dispose d’un
faisceau d’indices qui le confirment. Or, malgré leurs ressources considérables,
les services de renseignement américains ne sont pas en mesure de détecter
l’imminence d’une attaque, ce qui implique que l’élimination d’un terroriste au
Pakistan serait légalement virtuellement impossible. Mais c’est évidemment sans
compter sur le fait que le Président Obama est un juriste ! En février 2013, la
chaîne de télévision NBC News a rendu public un « Papier Blanc » du
département de la Justice, qui fournit les interprétations nécessaires à l’usage de
la « force létale » contre des citoyens américains associés à « Al-Qaïda », et qui
redéfinit le mot « imminent ». Ainsi, en application de la « Doctrine du 1 % », le
département de la Justice considère que la nature même d’un groupe terroriste
fait que ses actions peuvent toujours être considérées comme imminentes. Dès
lors :
Dès lors qu’il définit qui est la menace et qu’il a la liberté de la neutraliser,
un service de renseignement devient juge et partie, et les risques de
compromission et de corruption sont importants. En effet, les services peuvent
alors créer eux-mêmes les conditions qui leur permettent d’intervenir. Et ce n’est
plus de la fiction !
Une étude de Human Rights Watch de 201470 constate que les principales
opérations terroristes mises à jour aux États-Unis impliquent des agents du
gouvernement71 ! Suivant une pratique qui a été développée pour la lutte contre
la drogue – qui autorise des agents infiltrés à inciter des criminels potentiels à
accomplir des actes illégaux afin de les prendre « la main dans le sac » –, la
police américaine et le FBI ont engagé plus de 15 000 informateurs et infiltrés,
qu’ils utilisent pour générer des actes terroristes et arrêter ensuite les coupables.
Une pratique qui a conduit en prison des individus relativement simples d’esprit,
qui n’avaient à l’origine aucune intention de mener des actions violentes, qui ne
constituaient aucune menace pour la sécurité nationale, souvent sans emploi, à
s’engager dans des opérations qui ne leur seraient même pas venues à l’esprit,
mais à qui on a fait miroiter une somme d’argent pouvant aller jusqu’à un quart
de million de dollars72. Dans certains cas, le FBI a fourni des explosifs et armes
factices à l’apprenti-terroriste, qui n’aurait en aucun cas été une menace pour qui
que ce soit, ce qui n’a pas empêché qu’il soit condamné à 25 ans de prison.
Jusqu’en 2012, sur 22 tentatives d’attentat jugées aux États-Unis, 14 – soit deux
tiers – avaient été provoquées par le FBI73 !
L’un des plus récents exemples de ces « attentats », organisés par le FBI est
l’arrestation, très opportune, le 30 décembre 2015, d’Emanuel Lutchman, un
chrétien récemment converti à l’islam et sujet à des troubles psychiques. Il a été
attiré dans un complot par des informateurs du FBI et toute la préparation de
l’« attentat » – y compris l’achat de la machette et de la cagoule qu’il devait
utiliser – avait été effectuée par le FBI74!
Ainsi, aussi étrange et paradoxal qu’il y paraisse, le FBI est devenu le
principal organisateur d’attentats terroristes aux USA, avant même « Al-Qaïda »
ou l’État islamique75 !
Le rôle du renseignement dans la lutte contre le terrorisme tel qu’il s’est
développé depuis 2001 s’insère dans une dynamique qui réside dans un axiome :
« La sécurité ou la liberté individuelle. » On peut en effet concevoir que la
sécurité exige une présence un peu plus appuyée de l’État. Le problème est
qu’elle tend à placer lentement les forces de sécurité audessus des lois. Un
phénomène qui apparaît relativement clairement aux États-Unis et qui
commence à prendre pied en Europe.
On retrouve ainsi, de plus en plus, les caractéristiques des pays de l’Est
durant la guerre froide : un rétrécissement toujours plus grand de la sphère
privée au bénéfice de l’État, des restrictions toujours plus grandes à la liberté de
pensée, des restrictions naissantes à la liberté de religion, etc. On peut certes
accepter ces restrictions, mais il arrivera un jour où il sera difficile d’expliquer
les valeurs que l’on défend si on y renonce. Or, ce grignotage progressif des
valeurs qui font la démocratie crée une demande pour de nouvelles valeurs. Ce
débat, qui a commencé seulement à se développer aux États-Unis, notamment
après la publication du rapport sur l’usage de la torture (que nous verrons plus
loin), est encore totalement inexistant en France, où il est occulté par un débat
politicien qui vise à lutter non pas contre le terrorisme, mais contre l’extrême
droite.
Guantánamo
Nous ne voulons pas entrer dans une discussion juridique détaillée des
problèmes liés à l’extra-territorialité de la base de Guantánamo, et leurs
conséquences sur les Droits de l’homme, qui sortent du cadre de cet ouvrage.
Nous nous concentrerons sur la gestion des activités de renseignement qui y ont
été menées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Relativement peu
d’information factuelle a transpiré sur son fonctionnement, et seuls quelques
articles ont rendu compte de l’inefficience et de l’inefficacité dans l’usage qui en
a été fait82.
Ici également, le dilettantisme a régné en maître derrière l’apparence d’une
mécanique bien rodée, et les Américains, dans leur esprit de revanche aveugle,
se sont engagés dans une voie qui leur a certainement plus coûté politiquement
et opérationnellement qu’elle ne leur a rapporté, à part, peutêtre, la satisfaction
des gardiens. Tout d’abord, il faut relever que les premiers pensionnaires du
« Camp-X » avaient combattu aux côtés des Taliban lors de l’intervention
américaine – illégale aux yeux du droit international – en Afghanistan. Il
s’agissait de simples combattants, parmi lesquels certains avaient été formés
pour combattre au Jammu-Cachemire, mais aucun n’avait été formé pour
combattre en Occident.
Un premier problème était la question de la finalité de ce camp de détention.
Pour les diverses agences de renseignement qui géraient les prisonniers – le
Federal Bureau of Investigation (FBI) du département de la Justice, la Central
Intelligence Agency (CIA) dépendant du Président, et la Defense Intelligence
Agency (DIA) du département de la Défense – il s’agissait d’une installation
permettant de regrouper des individus porteurs d’informations. Pour l’US
Southern Command (US SOUTHCOM) responsable de la gestion de la base, il
s’agissait d’une installation abritant des prisonniers, dont le traitement devait
être conforme à un certain nombre de règles (notamment l’interdiction de
l’usage de la torture).
Le statut des prisonniers capturés en Afghanistan et détenus à Guantánamo
est un exemple d’inadéquation des bases juridiques de la lutte contre le
terrorisme, de l’absence de séparation des pouvoirs aux États-Unis ainsi que
l’absence de respect du droit international et humanitaire par les ÉtatsUnis,
puisqu’ils ont refusé aux captifs le traitement de prisonniers de guerre83. Selon
Donald Rumsfeld, alors secrétaire à la Défense, ces détentions devaient avoir un
effet préventif :
La conduite de la guerre
Le terrorisme, comme son nom le suggère, cherche son effet à travers les
émotions, et l’Occident y a répondu de manière émotionnelle. Une peur
irrationnelle, basée sur une absence totale d’analyse du phénomène terroriste, a
conduit l’Occident à se retrancher derrière des murailles sécuritaires.
Aux États-Unis, en plus de la peur, est né un sentiment de revanche quasi-
animal, qui s’est traduit principalement par l’intervention en Afghanistan et en
Irak, mais aussi par une gesticulation sans aucun effet sécuritaire, mais qui pèse
lourd dans les relations entre cultures. La torture, telle qu’elle a été utilisée par
l’armée et la CIA américaines, en est un exemple.
Le 7 février 2002, Georges W. Bush signe un ordre exécutif qui dégage les
Etats-Unis de leurs obligations internationales en vertu des Conventions de
Genève :
Abu Ghraïb
Les actes révélés par la presse en avril 2004 sur les traitements infligés par
les forces armées américaines aux prisonniers irakiens dans la prison d’Abou
Ghraïb à Bagdad, avaient – en réalité – pour objectif de « préparer » les
prisonniers à des interrogatoires non coercitifs. Toutefois, dans l’esprit et dans la
manière de faire, ils s’apparentent davantage aux tortures « sadiques » telles
qu’elles sont pratiquées dans le tiers-monde et qui cherchent à avilir l’ennemi.
Le rapport SECRET établi par le major-général Antonio M. Taguba et publié en
mai 2004 indique clairement :
Le souci est bien évidemment légitime. Ceci étant, le problème n’est pas le
rapport lui-même, mais bien les activités tout à la fois mal conçues, mal gérées,
mal conduites, et inefficaces qui ont été menées au mépris des valeurs que l’on
défend. Au-delà des aspects légaux, un aspect stratégique en ressort, comme en
témoigne le Dr Ayman al-Zawahiri, ancien bras droit d’Oussama Ben Laden,
dans une interview sur la chaîne islamiste Al-Sahab :
La maîtrise de la mondialisation
Cette situation est encore accentuée par l’importance considérable des ONG
américaines, souvent financées par des églises et autres communautés religieuses
chrétiennes, ce qui stimule évidemment le Djihad. Il s’agirait de développer un
dialogue avec la société civile – dont font partie les ONG – en vue d’une
meilleure coordination de sa présence et son action afin qu’elle puisse s’intégrer
dans une politique globale, qui tienne aussi compte d’une stratégie contre-
terroriste.
En appui de l’action de politique étrangère diplomatique, les services de
renseignement peuvent aussi apporter une contribution précieuse. Leur avantage
est de combiner la crédibilité due à une relation étroite avec le pouvoir, la
disponibilité de réseaux qui ont un accès aux acteurs de la violence et la
possibilité d’utiliser des canaux « discrets ». Ils constituent ainsi une sorte de
« porte dérobée » pour communiquer avec un adversaire.
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2. Feinstein : CIA torture techniques far more brutal than approved (full speech), YouTube, 9 décembre 2014
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13. Nsango ya Bisu, « Immigration – L’Église catholique appelle la jeunesse afri-caine à ne pas céder à la
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23. Floyd Rudmin, « Why Does the NSA Engage in Mass Surveillance of Americans When It’s Statistically
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24. https://fr.wikipedia.org/wiki/Conflit_nord-irlandais
25. http://www.preventionroutiere.asso.fr/Nos-publications/Statistiques-d-accidents
26. NdA: Ce chiffre est monté à 45 avec la tuerie de Chattanooga (juillet 2015) et San Bernardino (décembre
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27. Scott Shane, « Homegrown Extremists Tied to Deadlier Toll than Jihadists in U.S. Since 9/11” », The
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33. Lorenzo Franceschi-Bicchierai, “Small-Town Cops Pile Up On Useless Military Gear”, Wired.com,
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34. Charles Kurzman and David Schanzer, Law Enforcement Assessment of the Violent Extremism Threat,
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41. http://airwars.org/data/(consulté le 6 mars 2016)
42. « In response to changed priorities, and decreased resources, the intelligence community’s analytic cadre
underwent changes in both its organization and its methodological orientation. Perhaps the most
significant change was the shift from long-term in-depth analysis in favor of more short-term products
intended to provide direct support to policy. » (Kerr Group, Intelligence and Analysis on Iraq : Issues for
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43. Maggie Ybarra, « FBI admits no major cases cracked with Patriot Act snooping powers », The
Washington Times, 21 mai 2015 ; et Peter Bergen, David Sterman, Emily Schneider, and Bailey Cahall,
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44. BBC News, « 9/11 hijackers on US no-fly list », 6 octobre 2006.
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49. Bob Drogin, Nom de code: CURVEBALL, Altipresse, Levalois-Perret, juin 2014
50. Équivalent d’une directive présidentielle, mais de portée ponctuelle.
51. L’Executive Order 12333 du 4 décembre 1981.
52. Abu Musab al-Suri, « The Jihadi Experiences: Individual Terrorism Jihad and the Global Islamic
Resistance Units », Inspire Magazine, n° 5, printemps 2011, p. 32.
53. Greg Miller, « White House approves broader Yemen drone campaign », The Washington Post, 25 avril
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56. « Former NSA & CIA director : “We kill people based on metadata” », You-Tube, 11 jun 2014.
57. Andrew Blake, « Obama-led drone strikes kill innocents 90 % of the time: report », The Washington
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58. http://www.thebureauinvestigates.com/2014/10/16/only-4-of-drone-victims-in-pakistan-named-as-al-
qaeda-members/(consulté le 25 janvier 2015)
59. NdA : Mokhtar Belmokhtar est réputé être un terroriste de la Base du Djihad au Maghreb islamique. En
réalité, c’est un personnage mal connu, dont la spécialité était la contrebande de marchandises (y
compris des cigarettes et des armes) dans le sud algérien. Son rôle exact dans des entreprises terroristes
n’a jamais été formellement établi et on lui « attribue » de nombreuses actions, comme l’attaque de la
base pétrolière d’Amenas en Libye. Incidemment, les opérations qu’on lui attribue ne cadrent pas avec
les autres actions islamistes et s’apparentent davantage à des opérations de « simple » banditisme.
60. NdA : cette action a été menée par des avions F-15 et non par des drones, mais elle illustre la politique
américaine à l’égard des victimes.
61. « Mokhtar Belmokhtar : Top Islamist ‘killed’ in US strike », BBC News (US & Canada), 15 juin 2015.
62. Richard Spencer, « Mokhtar Belmokhtar has survived several previous claims to have killed him », The
Telegraph, 19 juin 2015 (http://www.telegraph.
co.uk/news/worldnews/africaandindianocean/libya/11686244/One-eyed-sheikh-Mokhtar-Belmokhtar-
alive-says-al-Qaeda.html)
63. Jack Serle, « More than 2400 dead as Obama’s drone campaign marks five years comments », The
Bureau of Investigative Journalism, 23 janvier 2014.
64. Jo Becker et Scott Shane, « Secret ‘Kill List’ Proves a Test of Obama’s Principles and Will », The New
York Times, 29 mai 2012.
65. Le cheikh Anwar al-Awlaki est un imam né aux États-Unis, considéré comme un spécialiste de
l’islamisme, il est invité au Pentagone peu après le 11 Septembre afin de présenter à des hauts
fonctionnaires la situation de l’islam radical dans le monde. Pon de l’Irak, le scandale d’Abou Ghraïb et
l’usage de la torture par les États-Unis le radicalisent et il s’expatrie au Yémen où il devient l’un des
théoriciens du Djihadisme. Il échappe à plusieurs attaques de drones jusqu’au 30 septembre 2011.
66. Department of Justice White Paper, « Lawfulness of a Lethal Operation Directed Against a U.S. Citizen
Who Is a Senior Operational Leader of AlQa’ida or an Associated Force », 4 février 2013.
67. Vincent Nouzille, Les Tueurs de la République, Fayard, 21 janvier 2015.
68. « Les frappes françaises en Syrie ont tué au moins 6 Français djihadistes », BFM TV, 17 octobre 2015.
69. Arab Barometer Survey Project - Yemen Report
(http://www.arabbarometer.org/sites/default/files/Yemenreport1.pdf)
70. Illusion of Justice : Human Rights Abuses in US Terrorism Prosecutions, Human Rights Watch, 21
juillet 2014.
71. Spencer Ackerman, « Government agents ‘directly involved’ in most high-profile US terror plots », The
Guardian, 21 juillet 2014.
72. « Report finds government agents ‘directly involved’ in many U.S. terror plots », Police State USA, 31
juillet 2014. (http://www.policestateusa.com/2014/report-finds-fbi-plans-its-own-terror-plots/)
73. David K. Shipler, « Terrorist Plots, Hatched by the F.B.I. », The New York Times, 29 avril 2012.
74. Jonathan Dienst, Tom Winter and Tracy Connor, « ISIS Lover Emanuel Lutchman Planned New Year’s
Machete Attack:FBI », CBS News, 31 décembre 2015.
75. Trevor Aaronson, The Terror Factory: Inside the FBI’s Manufactured War on Terrorism, Ig Publishing,
January 2013; voir également la video : « The FBI is Responsible for More Terrorism Plots in the United
States than any other Organization. More Than Al Qaeda, More Than Al Shabaab, More Than the
Islamic State, More Than All Of Them Combined », WashingtonsBlog, 5 juin 2015.
76. Groupe des 28 pays de l’Union européenne, plus la Norvège et la Suisse, créé en 1971 pour échanger des
renseignements sur le terrorisme international.
77. Groupe de pays, créé en 1977, échangeant régulièrement des informations sur le terrorisme international.
Ses réunions sont secrètes. Les pays membres de Kilowatt sont : l’Allemagne, la Belgique, le Canada, le
Danemark, la France, l’Irlande, Israël, l’Italie, la Grande-Bretagne, le Luxembourg, la Norvège, les
Pays-Bas, la Suède, la Suisse et les USA.
78. Sunday Times, 6 septembre 2002.
79. Gordon Thomas, Globe-Intel, 6 septembre 2002.
80. Guillaume Dasquié, « 11 Septembre : les Français en savaient long », Le Monde, 16 avril 2007.
81. Final Report of the National Commission on Terrorist Attacks upon the United States, The 9/11
Commission Report, Authorized Edition, W.W. Norton & Company, New York, 2004.
82. Voir James R. Van de Velde, « Camp Chaos : U.S. Counterterrorism Operations at Guantanamo Bay,
Cuba », International Journal of Intelligence and CounterIntelligence (IJIC), 23 février 2005, vol. 18,
Nr. 3, automne 2005.
83. Selon les conventions de Genève, lorsqu’il y a un doute sur le statut de prisonniers capturés au combat,
ceux-ci doivent être traités comme des prisonniers de guerre, en attendant qu’un tribunal compétent
précise leur statut. (Convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre du 12 août
1949, article 5)
84. Martin Bright, « Guantanamo has « failed to prevent terror attacks » », The Observer, 3 octobre 2004.
85. Ibid.
86. https://www.aclu.org/feature/close-guantanamo?redirect=closegitmo
87. Elizabeth Bumiller, « Later Terror Link Cited for 1 in 7 Freed Detainees », The New York Times, 20 mai
2009.
88. Seymour M. Hersh, « Selective Intelligence », The New Yorker, 12 mai 2003.
89. Pour la petite Histoire, la Maison Blanche a refusé de remettre à la Commission d’enquête du Sénat le
PDB en question – même sous la protection d’une classification – et n’a fait qu’en reconnaître
l’existence.
90. Aux États-Unis, la coordination de la Communauté du Renseignement (Intelligence Community) était
l’affaire du directeur de la Central Intelligence Agency jusqu’en 2004, puis – conséquences des réformes
consécutives au 11 Septembre – cette tâche a été attribuée à un directeur du Renseignement national
(Director of National Intelligence – DNI).
91. Il faut noter ici que les Taliban afghans n’ont jamais été considérés comme une organisation terroriste par
la Maison Blanche, ni par le Département d’État (voir
http://www.state.gov/j/ct/rls/other/des/123085.htm), même si le Département du Trésor les considère
comme un groupe qui mérite les mêmes sanctions qu’un groupe terroriste.
92. Memorandum du 7 février 2002, qui sera réaffirmé dans l’Ordre Exécutif 13440 du 20 juillet 2007. Voir
le document original : https://www.gpo.gov/fdsys/pkg/FR-2007-07-24/pdf/07-3656.pdf
93. John Barry, Michael Hirsh & Michael Isikoff, « The Roots of Torture », Newsweek, 24 mai 2004.
94. AR 15-6 Investigation of the 800th Military Police Brigade, Investigating Officer MG ANTONIO M.
TAGUBA, Deputy Commanding General Support, Coalition Forces Land Component Command,
DODD0A-000248, 27.05.2004. (NdA: Le (S) signifie que le paragraphe est secret)
95. Déclaration de l’un des terroristes sur la vidéo de la décapitation de Nicolas Berg (Iraq Occupation
Watch Center, San Francisco, Californie).
96. Mattew Alexander (pseudonyme d’Amy Goodman), « I’m Still Tortured by What I Saw in Iraq »,
Washington Post, 30 novembre 2008.
97. https://www.youtube.com/watch?v=5rXPrfnU3G0 (vu plus de 15 millions de fois au 20 février 2016)
98. Bradley Manning: a sentence both unjust and unfair, The Guardian, 21 août 2013.
99. Senate Select Committee on Intelligence, « Committee Study of the Central Intelligence Agency’s
Detention and Interrogation Program », 3 décembre 2014 (téléchargeable sur
http://fas.org/irp/congress/2014_rpt/ssci-rdi.pdf).
100. Art 2, al. 2, « Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou
dégradants », adoptée et ouverte à la signature, à la ratification et à l’adhésion par l’Assemblée générale
des Nations unies le 10 décembre 1984, entrée en vigueur: le 26 juin 1987. (http://www.ohchr.
org/FR/ProfessionalInterest/Pages/CAT.aspx)
101. Philip Ross, « Who Are Jim Mitchell And Bruce Jessen? CIA Torture Psychologists Were Experts In
Communist Chinese Interrogation », International Business Time, 10 décembre 2014.
102. Associated Press, 24 avril 2002.
103. Richard Norton-Taylor, « Waterboarding is no basis for truth », The Guardian, 9 novembre 2010.
104. Interview de l’un des interrogateurs (Associated Press, 24 avril 2002).
105. Richard Norton-Taylor, op. cit.
106. Email du 31 juillet 2003 de John Rizzo, cité par Mme Feinstein devant le Congrès le 9 décembre 2014.
107. Audrey Gillan, « Judges in row over torture ruling », The Guardian, 12 août 2004.
108. Son nom complet est « Uniting and Strengthening America by Providing Appropriate Tools Required to
Intercept and Obstruct Terrorism Act of 2001 » (Acte de 2001 pour unir et renforcer l’Amérique en
fournissant les outils adaptés nécessaires pour intercepter et empêcher le terrorisme).
109. Ce supplice, souvent traduit par « simulation de noyade », correspond au supplice de la « baignoire »
jadis utilisé par la Gestapo.
110. Dexter Filkins, « Khalid Sheikh Mohammed and the C.I.A. », The New Yorker, 31 décembre 2014.
111. Spencer Ackerman, Dominic Rushe, & Julian Borger, « Senate report on CIA torture claims spy agency
lied about ‘ineffective’ program », The Guardian, 9 décembre 2014.
112. « Iman Defeats Arrogance », Inspire Magazine, n° 12, printemps 2014, p. 11.
113. Eliott C. McLaughlin, « Paris terror attack suspect may be in Syria », CNN, 30 novembre 2015.
114. Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP), note d’analyse, « Comment
lutter efficacement et durablement contre le terrorisme ? », Bruxelles, 27 septembre 2001.
115. La simple notion d’« assurance » est controversée par certains fondamentalistes islamiques, car
interprétée comme une tentative de corriger la décision de Dieu.
116. La notion de « droit » ou « devoir d’ingérence humanitaire » est attribuée à Bernard Kouchner, homme
politique français, co-fondateur de Médecins sans frontières et à Mario Bettati, professeur de droit
international public à l’université Paris II à la fin des années 80.
117. Military intervention against ISIL (https://en.wikipedia.org/wiki/Military_intervention_against_ISIL)
(Note de l’auteur : après détection de cette erreur de Wikipédia par l’auteur, suite à une action du
ministère suisse des Affaires étrangères, la mention de la Suisse a été supprimée de la page en question
le 11 décembre 2015)
118. Op. cit.
119. Female genital mutilation (https://en.wikipedia.org/wiki/Female_genital_mutilation)
120. C’est notamment grâce aux ONG que l’élimination des mines antipersonnel a pu faire l’objet d’un
accord international (Traité d’Ottawa – 1997).
121. International Center for Not-for-Profit Law (ICNL), NGO Law Monitor: Afghanistan, 6 novembre 2015
(http://www.icnl.org/research/monitor/afghanistan.html).
122. Arundhati Roy, « Les périls du tout-humanitaire », Le Monde Diploma-tique, octobre 2004, p. 24.
123. Sarah V. Marsden, « Little evidence to show that prisons have become ‘universities of terror’ »,
Radicalisation Research, 24 novembre 2015 (http://www.radicalisationresearch.org/debate/marsden-
prisons-radicalisation/)
124. Voir, par exemple : Expert Group on Violent Radicalisation, « Radicalisation Processes Leading to Acts
of Terrorism », Submitted to the European Commission, 15 mai 2008.
125. « Portiques de sécurité pour les Thalys : ce sera comme pour l’Eurostar de Londres », RTBF, 25
novembre 2015.
126. Son nom complet est « Uniting and Strengthening America by Providing Appropriate Tools Required to
Intercept and Obstruct Terrorism Act of 2001 » (acte de 2001 pour unir et renforcer l’Amérique en
fournissant les outils adaptés nécessaires pour intercepter et empêcher le terrorisme).
127. Témoignage du lieutenant-général Michael V. Hayden (USAF), Directeur de la National Security
Agency (NSA) et Chef du Central Security Service devant la Commission d’Enquête Conjointe de la
Commission Spéciale du Sénat sur le Renseignement et la Commission Spéciale de la Chambre des
Représentants sur le Renseignement (Joint Inquiry of the Senate Select Committee on Intelligence and
House Permanent Select Committee on Intelligence), 17.10.2002, paragraphe 39.
(https://www.nsa.gov/public_ info/speeches_testimonies/17oct02_dirnsa.shtml)
Conclusions
Sun Tsu1
Sun Tsu8
Mener le Djihad en Occident n’est donc qu’une manière d’agir sur nos
arrières, exactement comme les Alliés l’ont fait en bombardant les populations
civiles allemandes en 1942-1945, afin d’affaiblir leur soutien au régime nazi.
Ainsi, comme on l’a vu, les priorités du terrorisme individuel ne sont pas en
Occident, mais au Proche et Moyen-Orient. Actuellement, l’objectif de l’État
islamique est de s’installer comme « État » et de consolider sa présence. Dans le
processus de genèse du Califat défini par l’État islamique, on se situe entre les
phases de déstabilisation et de consolidation (Tamkin). Ces phases décrivent
clairement un mécanisme dans un environnement proche-oriental – avec des
forces rivales, des gouvernements à la solde de l’étranger et une présence
militaire étrangère –, et non en Occident15.
Les motifs pour lesquels la France a voulu s’engager en Irak et ses objectifs
stratégiques n’ont pas vraiment fait l’objet d’un débat politique. Aucune
personnalité politique (à l’exception du Front National) n’a remis en question
ces déplorables et coupables décisions de politique étrangère… Bien au
contraire, on tend à s’enfoncer davantage dans les mêmes errements.
Aux États-Unis, le débat sur la politique à l’égard du Moyen et Proche-
Orient se développe au gré des rivalités politiciennes, et suit le calendrier des
élections présidentielles. En 2014-2015, l’approche de la fin du second mandat
du Président Obama engendre les plus vives critiques de la part des
Républicains, qui n’ont cependant aucun regard critique sur les causes de la
situation actuelle, clairement imputables au « ticket Bush-Cheney ».
Il est urgent de comprendre que nous nous sommes engagés dans une spirale
de la violence, déterminée par l’asymétrie de la stratégie adverse et alimentée par
nos actions, et qui ne nous conduit nulle part. Pour la casser, il nous faudrait
admettre que notre usage de la force ne conduit à rien, et accepter que ceux que
nous combattons installent leur propre manière de gouverner, qu’elle nous plaise
ou non. Le problème est que, ce faisant, nos décideurs courraient le risque de
donner l’impression de céder aux « terroristes ». À moins de saisir l’opportunité
de changements politiques dans les puissances occidentales, nous sommes
condamnés à vivre avec des crises que nous avons créées, et que nous sommes
conduits à envenimer.
Muhammad
Chauffeur à Kaboul
« Notre situation est donc telle que “plus nous travaillons dur,
plus nous reculons” ? »
Donald Rumsfeld20
C’est ainsi que les frappes occidentales en Irak et en Syrie, dès l’été
2014, se sont sans doute super-posées à l’intervention israélienne à
Gaza pour provoquer une recrudescence des combattants étrangers et un
doublement des combattants français21 dans ces deux pays, comme devait le
constater le ministre de l’Intérieur français Bernard Cazeneuve, le 19 mai
201522. Il nous faut une fois pour toutes regarder la réalité en face et repenser
nos politiques, afin de prévenir une extension du terrorisme. Le problème, dans
cette situation, est de pouvoir se remettre en question sans sembler céder aux
pressions des terroristes. Cette difficulté à revenir en arrière sur des décisions
stratégiques devrait inciter à avoir un renseignement stratégique plus efficace et
capable d’anticiper.
Notre immobilisme stratégique est compensé par une suractivité tactique,
coûteuse, dangereuse et stérile, qui a poussé les Djihadistes à développer des
stratégies nouvelles pour contourner nos moyens techniques et tactiques,
exemplifiées par le concept de « terrorisme individuel » ou « Djihad
individuel ». Le problème se complique encore lorsque les États occidentaux
eux-mêmes ne respectent plus le Droit, le Droit international, ou l’État de Droit,
cassant ainsi les référentiels légaux, éthiques et moraux qui sont à la base de la
démocratie et justifient un « État de Jungle » où tout est permis.
À LA RECHERCHE DE SOLUTIONS
S’il y avait le plein-emploi à des salaires décents en Irlande
du Nord, l’IRA serait-elle aussi active ? Si le gouvernement
d’Israël autorisait simplement la liberté de commerce sur une
base égale avec les Palestiniens, est-ce que leur inclination
envers le terrorisme serait aussi grande ? […] Le terrorisme
est probablement faux dans toutes les circonstances, mais il y
en a trop dans lesquelles il peut être compréhensible, peut-être
même pardonnable. Nous devons faire ce que nous pouvons
pour minimiser les « circonstances » de cette sorte27.
Jan Narveson
Les évidences sur lesquelles nous basons nos jugements ne sont souvent que
des perceptions et ne reflètent pas nécessairement la réalité objective des choses.
Mais on peut admettre que d’autres – en particulier nos adversaires – puissent
avoir une lecture différente de la réalité, voire développer une vision plus
objective que nous de cette même réalité. L’opinion publique occidentale reste
convaincue de la culpabilité d’Oussama Ben Laden dans le 11 Septembre,
malgré l’absence totale de preuves matérielles et les affirmations mêmes des
Américains qui le disculpent depuis 2006 au moins. Ce simple fait devrait
éveiller notre attention et nous rendre plus prudents.
Si les Européens continuent à se faire littéralement mener par le « bout du
nez » par les États-Unis, c’est essentiellement parce qu’ils n’ont pas su, en plus
de 20 ans, développer des capacités analytiques de renseignement capables de
question-ner les divers aspects stratégiques de la guerre. Dans chaque cas, les
répercussions et conséquences des crises étaient connues ou prévisibles.
Les événements de 2001, 2004, 2005 ou 2015 ont, à juste titre, provoqué
notre émoi et notre compassion. Mais fai-sons-nous preuve de la même
sollicitude à l’égard des victimes innocentes que nous causons, sans aucune
raison, dans des opérations que nous avons déclenchées ou autorisées en toute
connaissance de cause ? Nous entraînons des combattants à achever les
prisonniers, nous attaquons des pays et renversons des gouvernements au mépris
du droit international. Si les armes deviennent plus précises, les méthodes de
ciblage par des « combattants », bien à l’abri à des milliers de kilomètres du
champ de bataille, ont accru le nombre de victimes civiles en nous forgeant une
image de lâches… pas très différente de ce que recouvre la notion de
« terroristes »…
Le problème ne se situe pas seulement dans les conflits ouverts, mais
également dans la multitude d’actions politiques maladroites qui contribuent à la
radicalisation des jeunes et dont nous avons déjà mentionné certaines. À cela
s’ajoutent des événements mineurs dans leur essence, mais qui tendent à
alimenter ce processus, comme les images de ces Israéliens, qui viennent se
distraire en regardant et en applaudissant les bombardements sur Gaza28, ou
l’audition au commissariat de police de Nice d’un enfant de 8 ans, qui aurait
tenu des propos solidaires des auteurs des attentats de janvier 2015 à Paris29.
Le monde occidental – et donc, en majorité chrétien – est certes considéré
comme un ennemi par les Djihadistes, pour les raisons vues précédemment.
Toutefois, dans cette situation, il faut se garder de faire des amalgames trop
faciles, qui ne font qu’accroître les tensions avec les communautés musulmanes.
Trois points méritent d’être soulignés :
En premier lieu, les musulmans – y compris les Djihadistes – ont du respect
pour les croyants quels qu’ils soient. Juifs, chrétiens et musulmans sont tous des
« peuples du livre » (Ahl al-Kitab) selon le Coran. Ainsi, des personnages
comme Jésus (Issa) ou Marie (Maryam) font aussi partie de la religion
musulmane, avec des rôles évidemment différents, mais importants. En Syrie, le
Front al-Nosrah, par exemple, comprend des Phalanges de Jésus fils de Marie
(Kataeb Issa bin Maryam). Dans le Califat tel qu’il existait entre le VIIe et le
XVe siècle, les chrétiens et les juifs avaient un statut particulier (dhimmi), qui
les dispensait de l’impôt religieux obligatoire pour les musulmans (zakat), mais
les soumettait à un impôt particulier (jizyah) et leur interdisait de faire partie de
l’armée. Mais il n’y avait pas de politiques de conversions forcées, comme les
ont pratiquées les Chrétiens en Amérique du Sud ou en Espagne.
En deuxième lieu, et dans le prolongement de ce qui vient d’être dit, ce que
les Djihadistes reprochent aux Occidentaux en général est leur abandon des
pratiques religieuses, raison pour laquelle ils nous qualifient volontiers
d’« apostats ». La notion de laïcité est souvent perçue et instrumentalisée dans
une perspective « marxiste ». Nous avons tendance à comprendre la laïcité
comme une sorte de « page blanche » qui doit faciliter la communication entre
communautés et qui nous conduit parfois à « laïciser » des fêtes religieuses
chrétiennes et en oublier leur sens profond. C’est une erreur que d’abandonner
les symboles traditionnels chrétiens, (comme la crèche de Noël), ou de
renommer des manifestations comme on l’a vu dans certaines communes de
France et de Belgique (comme le « marché de Noël » à Bruxelles, qui devient les
« Plaisirs d’Hiver »). Dans des régions où l’on a délibérément encouragé une
immigration musulmane, il faut l’assumer, mais pas au détriment des autres
croyances, bien au contraire. Sans quoi, nous alimentons l’image que les
islamistes ont de notre « apostasie », et contribuons – sur le plan stratégique – à
leur radicalisation. La diversité n’est pas un choix entre deux cultures, mais leur
coexistence acceptée et raisonnable.
En troisième lieu, à tort ou à raison, le monde tend à fonctionner au diapason
occidental : en droit international, dans le commerce, dans la culture, dans les
habitudes alimentaires, en économie, dans les mœurs, etc. En Europe, cette
« uniformisation » génère un sentiment croissant de perte d’identité et de
souveraineté au profit d’une situation qui n’est pas meilleure, alimentant ainsi les
mouvements politiques souverainistes et indépendantistes. Au Proche-Orient,
cette tendance a été accentuée par des interventions militaires, dont le but avoué
était de transformer les sociétés et d’y imposer des standards occidentaux. Dès
lors, l’objectif du Djihad est d’empêcher cette « occidentalisation » forcée de la
société ; même si dans ce contexte les Chrétiens représentent l’ennemi, il ne
s’agit pas de détruire leur (notre) société.
Actuellement en Occident, nous avons tendance à mélanger deux
phénomènes pourtant distincts par essence : l’immigration musulmane et le
terrorisme. Les deux ont été et continuent à être piètrement gérés, et leur
convergence aujourd’hui à travers des actes violents n’est que la conséquence du
manque de vision politique à long terme de nos dirigeants, plus le résultat d’une
grande stratégie islamiste pour subjuguer l’Occident. En refusant de chercher à
expliquer le terrorisme – comme Manuel Valls le préconise – les gouvernements
occidentaux entretiennent une confusion qui masque leurs erreurs stratégiques.
Ce déni accentue les tensions internes de la société, et autorise des affirmations
simples (comme l’interdiction du territoire américain aux musulmans proposée
par le candidat à la présidence des États-Unis, Donald Trump30) qui tendent à
encourager la radicalisation et, à terme, le terrorisme.
Adopter une attitude critique
Saint Augustin
Anticiper
Sun Tsu
L’Art de la Stratégie (Livre Vlll)
1. Sun Tsu, The Art of Strategy, (traduit par R.L. WING), New York, 1988, Livre III.
2. Philip Smith, Why War? - The Cultural Logic of Iraq, the Gulf War, and Suez, University of Chicago
Press, 2005.
3. Pauline Fréour, « 2012 : un sondage donne Le Pen devant DSK et Sarkozy », lefigaro.fr, mis à jour le 8
mars 2011.
4. Maxime Vaudano, « Chômage : le biais de François Hollande », lemonde.fr, 29 juillet 2015.
5. Nous admettrons ici que pour les États-Unis, l’intervention en Irak pouvait constituer une sorte
d’obligation morale, compte tenu que le problème est arrivé en raison de leur manque de jugement.
6. The XX Committee, The Lessons of Mali, 16 janvier 2013 (http://20committee.com/2013/01/16/the-
lessons-of-mali/)
7. Interview de Manuel Valls, France Inter, 11 décembre 2015.
8. Sun Tsu, L’art de la Guerre, Wikisource (https://fr.wikisource.org/wiki/L%E
2%80%99Art_de_la_guerre). (Sun Tsu, Chapitre 12 – L’essence du triomphe, The Art of Strategy,
traduction de R.L. Wing, Dolphin/Doubleday, New York, 1988).
9. « Pour Valls, il ne peut y avoir d’ “explication” possible aux actes des Djihadistes », lefigaro.fr, 9 janvier
2016.
10. Ibid.
11. « Either you are with us or you are with the terrorists », YouTube (https://www.youtube.com/watch?
v=cpPABLW6F_A)
12. « The Extinction of the Grayzone », Dabiq Magazine, n° 7, p.54.
13. « The Extinction of the Grayzone », Dabiq Magazine, n° 7, p.66.
14. Vice Emir de la Base du Djihad dans la Péninsule Arabique, Inspire Magazine, n° 2, automne 2010, p.
44.
15. Voir « From Hijra to Khilafat », Dabiq Magazine, n° 1, pp. 34-40.
16. « Afghan conflict: What we know about Kunduz hospital bombing », BBC News, 25 novembre 2015.
17. Rod Nordland, « U.S. General Says Kunduz Hospital Strike Was ‘Avoidable’ », The New York Times, 25
novembre 2015.
18. Christopher Hope, « Tony Blair “could face war crimes charges” over Iraq War », The Telegraph, 6
janvier 2015.
19. « UK government dismisses petition to arrest Netanyahu », Times of Israel, 26 août 2015.
20. Mémorandum du 16 octobre 2003, de Donald Rumsfeld (Secrétaire à la Défense), adressé à diverses
personnalités du département de la Défense : général de l’Air Force Richard Myers, chef du Joint Chiefs
of Staff; vice-secrétaire à la Défense Paul Wolfowitz; général des Marine Peter Pace, vice-chef du Joint
Chiefs, et Douglas Feith, sous-secrétaire à la Défense pour la Stratégie (USA Today, 22 octobre 2003).
21. NOVOpress, « Djihad : en 18 mois, +100 % de combattants Français en Syrie, +200 % d’“impliquées” »,
19 mai 2015.
22. http://www.dailymotion.com/video/x2qnlp1_Djihadisme-le-nombre-defrancais-impliques-en-hausse-de-
203-par-rapport-a-2014_news
23. Eric Schmitt, « In Battle to Defang ISIS, U.S. Targets Its Psychology », The New York Times, 28
décembre 2014.
24. La « Loi de Parkinson », énoncée en 1955, stipule qu’une « tâche nécessite toujours tout le temps dont on
dispose pour l’effectuer ».
25. « Le Renseignement est pieds et poings liés », 20 Minutes, 17 novembre 2015.
26. En France : la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et la Direction du renseignement
militaire (DRM) ; en Grande-Bretagne : le Secret Intelligence Service (SIS) ; en Italie : l’Agenzia per le
Informazioni e la Siccurezza Esterna (AISE) ; aux États-Unis : la Central Intelligence Agency (CIA) ; en
Allemagne : le Bundesnachrichtendienst (BND).
27. Jan Narveson, « Terrorism and Morality », Violence, Terrorism, and Justice, Ed by R.G. Frey &
Christopher W. Morris, Cambridge University Press, New York, 1991.
28. https://www.youtube.com/watch?v=pFdBtZgnHlE
29. « Âgé de 8 ans, il est entendu pour apologie du terrorisme », Europe 1, 29 janvier 2015.
30. Patrick Bèle, « Donald Trump veut interdire l’entrée des musulmans aux États-Unis », lefigaro.fr, 8
décembre 2015.
31. Conseil de l’Union européenne, 30 novembre 2005 – Stratégie de l’Union européenne visant à lutter
contre le terrorisme (http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=URISERV%3Al33275).
32. Shlomo Shamir, « Study: Israel Leads in Ignoring Security Council Resolutions », Haaretz, 10 octobre
2002.
TABLE DES MATIÈRES
Préambule
LES ACTEURS
Les États-Unis
Une histoire de manipulations
Des intérêts sans stratégie
Le bouleversement programmé du Moyen-Orient
Israël
Une Histoire entre mythes et réalités
Territoires occupés et frontières
La stratégie du chaos
L’Iran
L’Iran et son environnement stratégique
Un contexte régional bouleversé
La Turquie
L’Arabie Saoudite et les Émirats
LE CONSTAT
Une société en mutation
Une vision ethnocentrique du monde
Le nouveau logiciel de nos sociétés
Le mythe de la puissance américaine
Le mirage du renseignement électronique
Quelle sécurité ?
Les services de renseignement
Un déficit analytique chronique
« Intelligence-led Operations »
Le renseignement et la lutte contre le terrorisme
Guantánamo
La conduite de la guerre
La torture – Erreur tactique et trahison stratégique
Contre-terrorisme ou antiterrorisme ?
L’action préventive : le contre-terrorisme
L’action préemptive : l’antiterrorisme
CONCLUSIONS
L’agressivité, symptôme de faiblesse gouvernementale
Comprendre n’est pas accepter
Comprendre le changement de paradigme
La dimension asymétrique de la guerre
Une faiblesse chronique – le renseignement stratégique
À la recherche de solutions
Poser le problème correctement
Adopter une attitude critique
Anticiper
Achevé d’imprimer par
Laballery,
en avril 2016
N° d’imprimeur : 603411
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