JEUDI 31 MARS 2022

78E ANNÉE – NO 24021

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Ukraine : de timides espoirs sur le front diplomatique
▶ L’Ukraine résiste ENTRETIEN
toujours sur le terrain
Michel Eltchaninoff, spé­
face aux troupes cialiste de la philosophie
russes et a repris russe : « Poutine mène une
quelques localités guerre de civilisation »
▶ Lors des négocia­ PAG E 30

tions à Istanbul, Kiev

a proposé d’opter REPORTAGE
pour un statut de Entre Kherson et Myko­
neutralité, contre des laïv, les villages libérés
garanties de sécurité après une courte occupa­
tion russe enterrent leurs
▶ La Russie a promis
morts et se préparent à
de réduire ses activi­ la poursuite des combats
tés militaires au nord PAG E 3
du pays et aux abords
de la capitale, mais PROPAGANDE
ses intentions En France, la doxa du
demeurent floues Kremlin est relayée par
▶ Le secrétaire des leaders de la mou­
général de l’OTAN, vance antivax et par des
profils complotistes
Jens Stoltenberg, PAG E 17
reste sceptique sur
la recherche d’une RÉCIT
issue diplomatique
Une famille séparée ra­
de la part du Kremlin conte le conflit vu de Kiev,
PAG ES 2-6, 17, 30 ET 31 où le mari, chirurgien, est
resté, et de Lyon, où la
Des militaires ukrainiens,
femme s’est réfugiée avec
dans des tranchées, au nord leurs trois enfants chez
de Kiev, le 29 mars. un médecin français
VADIM GHIRDA/AP PAG E 6

Sondages Un exécutif très soucieux de son image Présidentielle La Chine blinde son économie

« le monde » a eu accès, après
une procédure au tribunal admi­
nistratif, à 300 sondages confi­
dentiels commandés entre 2017
et 2021 par le service d’informa­
tion du gouvernement, dépen­
dant de Matignon, qui se refusait
jusqu’à présent à les communi­
quer. Les questions qui compo­
13­Novembre
Les « révélations »
pleines de
contradictions de
Mohamed Abrini
PAGE 15
VU PAR EMAD HAJJAJ  (JORDANIE)
sent ces multiples enquêtes
d’opinion sont révélatrices des
ou les plaintes pour agression
sexuelle contre Gérald Darmanin
Les électeurs de  l’ampleur des sanctions prises
contre la Russie et les menaces
pays occidentaux. Les dirigeants
ont cependant identifié les
préoccupations, qui portent
beaucoup sur l’image indivi­
et Nicolas Hulot.
Le gouvernement a aussi sondé
droite éparpillés  qui pèsent sur sa propre écono­
mie en cas de soutien à Moscou
points de faiblesse, à commencer
par l’énergie ou les semi­conduc­
duelle des membres de l’exécutif,
voire sur celle des opposants, et
largement sur la crise sanitaire,
sur les « gilets jaunes » ou sur les et décontenancés  ont fini de convaincre la Chine de
renforcer son autosuffisance.
teurs. La dépendance au dollar
reste également élevée, mais le
sur l’impact des différents scan­
dales qui ont émaillé le quin­
quennat, comme l’affaire Benalla
retraites, pour mesurer en amont
l’effet des mesures à prendre.
PAGE 12
par la campagne Pékin sait que de telles déci­
sions contre son économie se­
raient plus douloureuses pour les
pays contrôle davantage les capi­
taux que son voisin russe.
PAGE 18
Dans la Sarthe, l’ancien
fief de François Fillon,
Sport Contraception le sentiment de découra­
gement domine chez les
Florence Hardouin Près d’une sympathisants de droite LES GRANDS
ferraille pour grossesse sur deux PAGE 11
JOURS
de printemps !
rester à la tête du dans le monde
football français n’est pas planifiée Théâtre
PAG E 2 3 PAGE 9
Jean­Michel 
   CARTOONING FOR PEACE
Ribes passe
la main au
Rond­Point
Laurence de Magalhaes
et Stéphane Ricordel, qui
dirigent Le Monfort, pren­
dront la relève du drama­
turge en janvier 2023
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0123
JEUDI 31 MARS 2022
Dans les villages
libérés de
la province
de Mykolaïv
Les habitants des bourgs de Zacylla
et Kvitneve racontent les quinze jours
passés sous l’occupation russe
REPORTAGE
zacillya et kvitneve (ukraine) ­
envoyé spécial
A
u­delà des limites du
cimetière du village
de Zacylla, perdu au
cœur de la grande
plaine à blé qui sépare les villes
de Mykolaïv et Kherson, deux sil­
houettes d’homme s’affairent
à combler une tombe fraîche­
ment creusée. Face à eux, une
femme seule assiste à la scène, le
visage sombre, la tête baissée et
les mains calées au fond des po­
ches d’un épais manteau.
Elle enterre sa mère, diabétique,
morte, faute de soins, lors des af­
frontements entre forces russes
et ukrainiennes. « Je n’ai même
pas pu trouver un cercueil, on l’a
mise comme ça, dans le trou, on
raconte pas la guerre, il faut la vi­
vre pour comprendre », lâche­t­
elle dans un souffle de colère à
peine contenue. Derrière elle,
d’autres tombes, dont la seule
pièce en bois est aussi la croix qui
surplombe le monticule de terre.
Celle d’un soldat tué pour que Za­
cylla soit de nouveau ukrainien
n’a pas même pas été dressée, elle
a juste été posée à plat.
Andreï Mirkov, l’un des fos­
soyeurs, raconte comment le vil­
lage vivait, il y a encore une se­
maine, sous le feu croisé ukrainien
et russe lors de bombardements.
« Quand les Russes sont arrivés,
ajoute­t­il, on nous avait dit de ne
pas les provoquer, mais mon
meilleur ami, qui était un partisan,
a tenté de voler un de leurs camions
en y plantant un drapeau ukrai­
nien, il a été tué par un sniper. » Il
raconte tout cela avec force détails
avant de se faire rappeler à l’ordre
pour finir sa tâche. Les soldats
ukrainiens revenus, les habitants
ont à cœur de relater ces quinze
jours vécus sous la férule russe.
La maison de Feodor Volkov, âgé
de 61 ans, est située juste en face de
la grande usine de transformation
du grain de Zacylla. Ce moulin in­
dustriel aux infrastructures fati­
L’immeuble du gouverneur régional éventré par un missile russe
Douze personnes ont été tuées dans cette frappe, intervenue mardi, après plusieurs jours de relative accalmie à Mykolaïv
mykolaïv (ukraine) ­
envoyé spécial
L e bâtiment de l’administra­
tion régionale, symbole du
pouvoir politique et mili­
taire de Mykolaïv, la ville verrou
du sud de l’Ukraine qui bloque
l’accès d’Odessa aux troupes rus­
ses depuis le début du conflit, a
été frappé, mardi 29 mars, à
8 h 45, par un puissant missile qui
a littéralement éventré l’immeu­
ble de neuf étages et provoqué
d’importants dégâts. Selon le der­
nier bilan fourni, dans la soirée,
par les secours locaux, douze per­
sonnes ont été tuées, toutes des
civils, et trente­trois autres bles­
sées. Le gouverneur régional,
Vitali Kim, dont le bureau a été
guées emploie, en temps normal,
près de 200 personnes, de quoi di­
gérer la production intensive de
champs s’étendant à perte de vue
mais qui ne voient plus un paysan
depuis un mois. La ligne de che­
min de fer borde l’édifice. Les wa­
gons à l’arrêt attendent que la
guerre cesse pour que le trafic re­
parte en direction des bateaux à
quai dans les ports d’Odessa. « Sept
soldats ukrainiens qui dînaient
dans l’usine au début des combats
ont été tués par une seule frappe,
mais les bombes ont aussi touché
les maisons voisines », assure Feo­
dor, en montrant la collection de
débris des roquettes tombées à
proximité de chez lui.
« Je suis resté ici pendant les
quinze jours, les Russes passaient
devant chez moi, il n’y a pas que
leurs bombes qui ont fait des
morts, un habitant du village a été
abattu sur le pont qui enjambe le
canal d’irrigation derrière l’usine
parce qu’il avait un drapeau
ukrainien à la main », confie
Feodor Volkov devant Marina Sa­
vitch, une voisine de 42 ans, qui
prend part à la discussion, lais­
sant son fils tirer une carriole
remplie de paille. Elle aussi a son
histoire sur les soldats russes :
« L’un d’eux, âgé de 25 ans, était là,
pas loin, il avait perdu une jambe
durant les combats, il était encore
là quand les Ukrainiens sont arri­
vés, ils l’ont emmené pour le soi­
gner mais on nous a dit qu’il était
mort. » Au milieu d’une intense
« LES SOLDATS NE SONT  pés dans des bottes fourrées, Va­
PAS RESPONSABLES  village proche de Zacylla, Kvi­
DE CE QU’ON LEUR  tneve, que l’on atteint vite,
DEMANDE DE FAIRE.  jambe le canal d’irrigation der­
POUTINE A PAS DÛ AIMER  son mari, Petro, l’ont quitté le ma­
QUELQUE CHOSE… »
GALIA LEONTIVNA KHOTOUBEÏ
87 ans, dernière habitante
de Kvitneve
atteint par ce tir, n’a pas été tou­
ché par l’attaque.
La ville, qui n’avait pas connu de
bombardements depuis plu­
sieurs jours, débutait doucement
sa journée après une nuit ponc­
tuée de plusieurs alertes et le
bruit d’explosions lourdes mais
restées lointaines. A la différence
d’autres frappes aériennes, le son
produit par ce missile ne s’est pas
propagé au­delà du lieu de l’ex­
plosion. Pour beaucoup se trou­
vant alors dans le centre­ville,
près duquel est situé l’imposant
édifice régional de Mykolaïv, dé­
sormais percé d’un trou béant
dans sa partie centrale, ce sont les
sirènes des secours, pompiers et
ambulances, qui ont alerté sur
l’existence d’un grave incident.
Une habitante de Kherson réfugiée dans une école à Lymany, à l’ouest de Mykolaïv, le 28 mars. VINCENZO CIRCOSTA/ZUMA PRESS/REA
agitation et de montagnes de
dons pour venir en aide aux réfu­
giés de ces villages nouvellement
libérés, le chef de la Croix­Rouge
de Mykolaïv, Andrii Skorokhod,
pouvait constater, lundi 28 mars,
les conséquences du retrait des
troupes russes. « On a 100
à 200 personnes qui arrivent ici
chaque jour, à mesure que nos
troupes progressent vers Kherson,
mais la situation peut être chan­
geante, les Russes peuvent décider
de contre­attaquer », dit­il. De­
vant lui, assises, deux babouch­
kas arrivées le même jour de Za­
cylla, Tania et Olena, attendent à
l’entrée des locaux de la Croix­
Rouge qu’on leur assigne un loge­
ment d’urgence. « On n’a pas
bougé de nos caves pendant que
les Russes étaient là, on avait de
l’eau et de la nourriture », disent­
elles d’une même voix.
Bétail dans la nature
Près de Tania et Olena, une autre
grand­mère patiente aussi avant
d’être prise en charge par la Croix­
Rouge. Emmitouflée dans un bon
manteau d’hiver ukrainien, la tête
à moitié recouverte d’un foulard
bleu, les pieds solidement cam­
lentina Honcharova vient d’un
500 mètres après le pont qui en­
rière l’usine à grains. Valentina et
tin même. « Un volontaire est
venu nous chercher avec sa propre
voiture, dit­elle, moi, je ne voulais
plus rester là­bas, trop de mauvais
souvenirs, la guerre peut revenir à
Le blast a néanmoins fait tom­
ber les vitres et les huisseries des
immeubles situés dans l’immé­
diate proximité. Dix minutes
après la frappe, la poussière sou­
levée par la chute d’étages entiers
reste encore en suspension, et la
sidération saisit quelques ins­
tants les premiers témoins, y
compris au sein des forces de l’or­
dre positionnées dans cette zone
à l’accès réservé.
Une résilience rodée
Les premiers blessés – souvent
des coupures liées aux bris de
verre tombés sur les passants –
ont laissé la place à ceux, plus gra­
vement atteints, qui étaient pré­
sents à l’intérieur du bâtiment et
qui ont été pris en charge par les
tout instant. » A côté d’elle, son
mari jure avoir parlé aux soldats
russes qui s’étaient installés dans
l’école de Kvitneve pendant les
quinze jours d’occupation. « Il y
avait aussi des gars de Donetsk, je
leur ai demandé à tous pourquoi
ils s’en prenaient à des vieux
comme nous et pourquoi ils atta­
quaient l’Ukraine, ils ont mal
réagi, mais moi aussi j’étais en co­
lère et maintenant nous voilà, on
voudrait rester à Mykolaïv », dit­il.
Leur village a été moins bom­
bardé que Zacylla mais de nom­
breux stigmates des combats de­
meurent, maisons brûlées, arbres
coupés par l’artillerie et le souve­
nir du couple tué par un obus
dans son champ qui hante encore
les survivants.
Kvitneve doit à sa taille d’avoir
été un peu plus épargné. Le vil­
lage se résume à un bout de route
en forme de « L », bordée de mai­
sons aujourd’hui totalement vi­
des, à l’exception d’une seule.
Derrière la barrière de sa maison
bleue, Galia Leontivna Khotoubeï
ne fait pas ses 87 ans. Trop de vie
dans ses yeux, trop de sourire sur
son visage, trop de joie dans sa
voix. « Je suis trop vieille pour aller
me cacher, assure­t­elle, j’ai déjà
tout, onze enfants, trente petits­
enfants, mon père, d’origine polo­
naise, a été un héros et j’aidais déjà
mon pays pendant la guerre
en 1945, alors vous savez… » Le
reste du village est parti, laissant
les animaux errer, cochons, va­
ches, chiens et poules qui se sont
égaillés dans la nature. « On les
voit plus, leurs animaux, je me de­
mande où ils sont », glisse Galia,
malicieuse.
médecins sur des civières posées
à même le sol.
Comme lors de scénarios identi­
ques, les regards s’interrogent sur
une possible seconde frappe. Puis
l’inquiétude sur le nombre de vic­
times grandit. Les autorités ont in­
diqué qu’« entre cinquante et cent
personnes se trouvaient à leur bu­
reau quand le missile a heurté l’im­
meuble ». Très vite, sur place, le vi­
sage de ces mêmes personnes
change. La responsable de la
presse pour la région, elle­même
couverte de poussière, le front en­
taillé par du verre, s’affaire à con­
trôler les images de l’événement.
La sécurité prend position, appli­
quant une forme de routine face à
l’horreur. Avec une rapidité sur­
prenante, vingt minutes après
guerre en ukraine | 3
« ON REPREND  pédagogue vétéran de la guerre
DOUCEMENT DU TERRAIN,  dans le Donbass en 2014, ayant re­
CE N’EST PAS UNE VASTE  des points de faiblesse du côté
OFFENSIVE MAIS DES  cela économise des vies humaines
UNITÉS TRÈS MOBILES
QUI VONT ET VIENNENT »
ILYA SHPOLIANSKY
41 ans, vétéran de la guerre
dans le Donbass en 2014
Dans ses propos, nul grief
contre les soldats russes. « Pas par
nostalgie de l’Union soviétique, ré­
pond­elle, parce que ça me faisait
tellement de peine de voir ces visa­
ges si jeunes marcher sur la route
devant la maison, j’en pleurais.
Pourquoi tout cela, les soldats ne
sont pas responsables de ce qu’on
leur demande de faire. Poutine a
pas dû aimer quelque chose… »
Pour l’heure, Galia ne compte
pour voisins que des soldats
ukrainiens de passage et ayant
élu domicile dans une maison
voisine. Mais ceux­ci vont bientôt
partir. Ils n’en disent pas plus
sous les yeux de leur officier.
La campagne entre Mykolaïv et
Kherson est ainsi parsemée de
petits groupes de soldats ukrai­
niens qui surgissent au détour
d’un virage ou d’un bosquet d’ar­
bres noircis par les combats qui
ont fait rage dans cette zone tam­
pon entre forces ennemies.
« On reprend doucement du ter­
rain, ce n’est pas une vaste offen­
sive mais des unités très mobiles
qui vont et viennent, explique Ilya
l’écroulement de l’immeuble, de
gros engins de levage font leur ap­
parition afin de venir en aide à
d’éventuelles personnes coincées
sous les débris de béton. Une rési­
lience rodée après un mois de
guerre dans une ville et une ré­
gion déjà durement touchées par
les bombardements.
« Les Russes ont compris qu’ils ne
pourraient pas prendre Mykolaïv
et ont décidé de me dire bonjour, de
nous dire bonjour à tous », a réagi,
sur sa page Facebook, le gouver­
neur régional. En écho à ce ton iro­
nique et distancié face à une ten­
tative d’élimination des Russes
qui visait personnellement Vitali
Kim, le cours de la vie dans la ville
ne change en rien en dépit du
bruit des sirènes. Aucune panique
Shpoliansky, 41 ans, un affable et
pris du service. Dès que l’on repère
russe, on lance des attaques éclair,
et du matériel dont on manque. »
Matériels russes récupérés
Ancien artilleur, il a intégré l’un
des bataillons de la défense terri­
toriale de la région au début de
l’invasion russe et organise le ra­
vitaillement des troupes entre
Mykolaïv et Kherson. Il sourit
quand on lui signale avoir croisé,
à plusieurs reprises, sur la route,
de retour du front, de grosses dé­
panneuses traînant, ici des chars
russes, là des camions russes lan­
ce­roquettes multiples dits
« Grad ». Ces matériels sont em­
menés vers des garages à l’ar­
rière, soit à Mykolaïv, soit à
Odessa, où ils sont remis en état
de marche avant de servir la
cause ukrainienne.
Face aux complaintes des villa­
geois de Zacylla et de Kvitneve sur
les bombardements, Ilya Shpo­
liansky rétorque qu’à la différence
de Marioupol « l’artillerie, ici, n’a
pas été massive, elle a essayé d’être
précise et variée ». De plus, selon
lui, si les Russes ont reculé, c’est
parce que leurs lignes étaient trop
étendues entre la Crimée et
Mykolaïv. « Ils étaient parvenus
à 7 kilomètres de Mykolaïv mais ils
ont été incapables de sécuriser
cette ligne et d’assurer la logisti­
que. S’ils sont sur la défensive,
nous restons vulnérables face à
leurs missiles longue portée. » 
jacques follorou
n’est visible dans les rues adjacen­
tes, les promeneurs poursuivent
leur chemin, les transports conti­
nuent à circuler, les cafés ac­
cueillent comme si de rien n’était
leurs clients, et la circulation n’est
même pas interrompue dans la
rue située à 50 mètres de l’impact.
Dans l’après­midi, les pelles méca­
niques déblaient toujours diffici­
lement l’énorme tas de gravats se
trouvant au pied du bâtiment dé­
truit. En fin de journée, les sauve­
teurs, considérant n’avoir plus
aucune chance de retrouver des
rescapés, commencent à quitter
les lieux, alors que les services de
communication organisent des
visites du site en ruine pour les
journalistes présents dans la ville.
j. fo.

4 | guerre en ukraine
« Un recours
aux armes
chimiques aurait
des conséquences
massives »
Jens Stoltenberg, secrétaire général
de l’OTAN, réitère la mise en garde
de Joe Biden à l’encontre de Moscou
ENTRETIEN
bruxelles ­ bureau européen
U
n peu plus d’un mois
après le début de la
guerre en Ukraine, le
secrétaire général de
l’OTAN, Jens Stoltenberg, revient
sur les risques de ce conflit pour
l’Alliance et la réponse que son or­
ganisation doit y apporter.
Le président Zelensky a indi­
qué il y a peu que l’Ukraine
pourrait renoncer à une
adhésion à l’OTAN et devenir
neutre. Cela pourrait­il faire
partie de la solution politique
au conflit avec la Russie
à laquelle vous appelez ?
Nous respectons toutes les déci­
sions d’une nation souveraine et
indépendante, qu’elle décide de
poser sa candidature à l’adhésion
ou non. C’est à l’Ukraine de déci­
der, sur son éventuel statut de
neutralité aussi. Je note cependant
que les propos du président n’évo­
quaient pas une décision formelle
mais une déclaration d’intention.
Plus de 100 000 militaires amé­
ricains sont désormais posi­
tionnés en Europe, dont beau­
coup en Pologne, où les troupes
de l’OTAN dépassent les
10 000 soldats. Cela ne risque­
t­il pas d’être considéré par
Moscou comme une entorse
à l’acte fondateur de 1997,
qui encadre le face­à­face
OTAN­Russie et limite en prin­
cipe de tels déploiements
à 3 000 soldats ?
L’acte fondateur indique claire­
ment que l’intégrité territoriale de
tous les pays européens doit être
respectée, et la Russie l’a constam­
ment violé. En 2008, en envahis­
sant la Géorgie ; en 2014, en an­
nexant la Crimée ; et depuis, tous
les jours, en déstabilisant l’est de
Les passeports et les visas « dorés » dans le viseur de Bruxelles
La Commission européenne exhorte les Vingt­Sept à mettre fin aux procédures permettant aux oligarques russes de s’acheter un accès à l’UE
bruxelles ­ bureau européen
A lors que les Européens
ont multiplié les sanc­
tions contre les Russes et
Biélorusses, ils cherchent désor­
mais à s’assurer que celles­ci ne
sont pas contournées. Les
« trous dans la raquette », recon­
naît la Commission, sont nom­
breux : sociétés écrans, prête­
noms, passeports ou visas « do­
rés », dont peuvent bénéficier cer­
tains oligarques.
Lundi 28 mars, l’exécutif com­
munautaire a exhorté les Vingt­
Sept à leur retirer ces documents.
« Certains ressortissants russes ou
biélorusses qui font l’objet de sanc­
tions ou soutiennent la guerre en
Ukraine pourraient avoir acquis la
citoyenneté de l’Union euro­
péenne [UE] ou un accès privilégié
à l’Union, y compris pour voyager
l’Ukraine, et, récemment, en l’en­
vahissant. Nous devons envoyer
un message clair à Moscou et nous
le faisons pour éviter que le conflit
ne dégénère. Il ne doit y avoir
aucun malentendu sur le fait
qu’une attaque contre un de nos
alliés engagerait une réponse de
toute l’Alliance. En envoyant ces
troupes, nous fournissons une
dissuasion crédible qui n’a pas
pour but de provoquer le conflit
mais de l’empêcher et d’assurer la
paix. Ceci étant, cette présence des
Etats­Unis n’est pas totalement
nouvelle. Elle a augmenté progres­
sivement depuis 2014 face à une
Russie de plus en plus agressive
Ces troupes étaient toutefois
plus éparpillées auparavant…
Une grande partie était déjà pré­
sente avant cette guerre. Nous
étions bien préparés, avec plus
d’exercices, plus d’équipements,
plus de dépenses pour la défense,
plus de présence aérienne, no­
tamment en mer Noire. Depuis
2014, nous avons aussi établi qua­
tre groupes tactiques dans les pays
baltes et en Pologne [désormais au
nombre de huit]. Quand l’invasion
s’est produite, nous avons, dès le
premier jour, activé nos plans de
défense et immédiatement en­
voyé plus de troupes. La France a
participé à cette adaptation histo­
rique, en envoyant des soldats en
Roumanie et en Estonie. La France
aura le commandement des trou­
pes déployées en Roumanie et
sera désignée « nation cadre ».
Comment analysez­vous
l’annonce de la Russie d’une
possible concentration de ses
efforts sur le Donbass et, donc,
d’un relâchement de la pres­
sion sur Kiev, entre autres ?
Restons prudents dans l’inter­
prétation de certaines prises de
position. Nous avons vu que
librement dans l’espace Schen­
gen », a expliqué la Commission.
Depuis quelques années, plu­
sieurs pays de l’UE offrent à des
citoyens issus de pays tiers la
citoyenneté ou un titre de séjour
en échange d’un investisse­
ment de leur part. Selon le Parle­
ment européen, « entre 2011 et
2019, 42 180 demandes au titre
des programmes de citoyenneté/
résidence contre investissement
ont été approuvées, et plus
de 132 000 personnes, y compris
des membres de la famille de de­
mandeurs issus de pays tiers » en
ont bénéficié, « et ce, pour un in­
vestissement total estimé
à 21,4 milliards d’euros ».
Trois pays vendaient, jusqu’à ré­
cemment, des « passeports do­
rés » : Chypre, Malte et la Bulgarie.
Depuis que la Commission a lancé
une procédure d’infraction à ce su­
Jens
Stoltenberg,
lors d’une
conférence
de presse
à Berlin,
le 17 mars.
JOHN MACDOUGALL/
AFP
M. Poutine, M. Lavrov et d’autres
ont su mentir en affirmant que
l’Ukraine ne serait pas envahie,
alors même que nous assistions,
mois après mois, au renforcement
de leur présence militaire. Cela
avait été décrit abondamment,
notamment par les services amé­
ricains. Ceci dit, la Russie a totale­
ment sous­estimé les capacités de
résistance des Ukrainiens, tandis
qu’elle surestimait le potentiel de
ses propres forces armées. D’où
son obligation de réviser ses plans
quant à l’évolution du conflit.
Les dirigeants occidentaux
disposaient de beaucoup
d’informations, mais, à la veille
du 24 février, ils conversaient
toujours avec M. Poutine.
Ont­ils été naïfs ?
Nous avons partagé l’informa­
tion, de manière transparente.
Nous connaissions les plans, les
capacités, les intentions mais, bien
sûr, nous avons continué de
travailler à une solution politi­
que. Les Etats­Unis, moi­même,
d’autres, avons travaillé en ce sens,
comme la France et le président
jet contre les deux premiers en oc­
tobre 2020, les choses ont évolué.
Nicosie a mis fin à cette procédure
le 1er novembre 2020 et poursuit
ses enquêtes sur les naturalisa­
tions qu’elle a accordées précé­
demment. A la suite du déclenche­
ment de la guerre en Ukraine, le
Parlement bulgare a voté l’aboli­
tion de ce régime le 24 mars. Quel­
ques jours plus tôt, Malte avait sus­
pendu « jusqu’à nouvel ordre » l’ac­
cès des Russes et Biélorusses à ces
précieux sésames.
En revanche, les pays au sein de
l’UE qui offrent un « visa doré » –
c’est­à­dire un permis de séjour
contre investissement – restent
nombreux. La Commission en
compte dix­neuf – Bulgarie, Espa­
gne, Estonie, Irlande, Grèce,
France, Croatie, Italie, Chypre,
Lettonie, Lituanie, Luxembourg,
Malte, Pays­Bas, Pologne, Portu­
Macron qui ont joué et jouent en­
core un rôle important pour es­
sayer de trouver une issue. Il n’y a
pas de contradictions entre le fait
d’avoir été clairs sur les risques
d’invasion et les tentatives pour
trouver une solution politique.
Le président américain,
Joe Biden, a indiqué qu’une
attaque russe avec des armes
chimiques entraînerait une
réaction de l’OTAN. Laquelle ?
L’usage d’armes chimiques se­
rait totalement inacceptable, hor­
rible, et changerait la nature du
conflit. Cela souligne la nécessité
d’arrêter ce conflit dangereux.
Tous les alliés ont estimé qu’une
violation de l’interdiction du re­
cours à de telles armes, à laquelle
la Russie a souscrit, aurait des con­
séquences massives. Je ne les dé­
taillerai pas.
Les alliés disposent­ils
de renseignements indiquant
que Moscou pourrait utiliser
l’arme chimique ?
Je ne peux commenter les ren­
seignements dont nous dispo­
gal, Roumanie, République tchè­
que et Slovaquie – « avec des ni­
veaux minimaux d’investisse­
ment allant de 60 000 euros (Let­
tonie) à 1 250 000 (Pays­Bas) »,
précise le Parlement européen.
Lundi, le gouvernement letton a
annoncé qu’il allait abroger cette
législation.
Argent sale
« Ces programmes ne servent qu’à
fournir une porte dérobée pour en­
trer dans l’UE aux individus sus­
pects qui ne peuvent pas y entrer
par la grande porte. Le moment
est venu de fermer cette porte,
pour que les oligarques russes et
d’autres personnes disposant d’ar­
gent sale restent dehors », juge
l’eurodéputée libérale (Renew)
Sophie in ’t Veld. L’élue néerlan­
daise est l’autrice d’un rapport in­
vitant la Commission à agir, qui a
sons et je refuse de spéculer sur la
suite du conflit. Mais plusieurs al­
liés sont préoccupés par le fait que
la Russie a accusé certains d’entre
eux, ainsi que l’Ukraine, de se pré­
parer à user de telles armes. Nous
avons vu par le passé Moscou te­
nir ce genre de discours pour mas­
quer ses propres intentions.
Récemment, un haut responsa­
ble américain a affirmé
que les Etats­Unis et les alliés
réfléchissaient à l’envoi de mis­
siles antinavires à l’Ukraine.
On a aussi évoqué le projet
d’envoi de Mig­29, finalement
abandonné. Où en est­on ?
Les alliés de l’OTAN fournissent
de l’aide à l’Ukraine depuis des
années. Les Etats­Unis, le Royau­
me­Uni et le Canada ont en parti­
culier fourni des armes antichars,
des systèmes de défense antiaé­
riens et d’autres types d’équipe­
ments. Ils sont efficaces et extrê­
mement importants pour les
Ukrainiens, et ils font la diffé­
rence sur le terrain. Depuis le dé­
but de la guerre, la France et
d’autres ont également décidé
été adopté par le Parlement euro­
péen le 9 mars, par 595 voix
(12 contre, 74 abstentions).
« En ces temps de guerre, nous
devons tout faire pour que les Rus­
ses ou Biélorusses qui sont visés
par des sanctions ou qui soutien­
nent la guerre de Poutine ne puis­
sent pas acheter leur accès à l’UE »,
martèle la commissaire aux affai­
res intérieures, Ylva Johansson.
Pour l’heure, on ne connaît pas la
liste de ces personnalités, mais la
Commission a demandé aux
Etats membres de s’y atteler d’ici
au mois de mai – tout en sachant
qu’elle n’a pas les moyens,
aujourd’hui, de les contraindre à
suivre ses recommandations.
A Chypre, les autorités ont fait
savoir qu’un oligarque sous sanc­
tions avait acquis la nationalité,
sans révéler son nom. A la ques­
tion de savoir si celui­ci perdrait
0123
JEUDI 31 MARS 2022
« LA FRANCE AURA 
LE COMMANDEMENT 
DES TROUPES DÉPLOYÉES 
EN ROUMANIE 
ET SERA DÉSIGNÉE 
“NATION CADRE” »
d’envoyer des armes. Mais, pour
des raisons opérationnelles, il
n’est pas utile de commenter en
détail ces livraisons.
M. Biden aurait finalement
renoncé à modifier la posture
nucléaire américaine,
alors qu’on pensait que l’arme
nucléaire ne serait plus
utilisée que dans « le seul but »
de dissuader ou de répondre
à une attaque du même type.
De nombreux alliés
redoutaient cette évolution,
craignant une réduction de
la dissuasion en cas d’attaque
majeure, autre que nucléaire.
Est­ce une bonne nouvelle ?
Les Etats­Unis ont consulté
leurs alliés sur la future posture
nucléaire à venir, comme c’est le
cas sur tous les sujets de sécurité
importants. Mais ce document
n’est pas encore publié. Le rôle de
l’OTAN est de mettre fin aux ar­
mes nucléaires, mais tant qu’elles
existeront, nous resterons une al­
liance nucléaire. Tant que la Rus­
sie, la Chine ou la Corée du Nord
auront des armes de ce type, le
monde ne sera pas plus sûr si
nous n’en possédons pas. Nous
reconnaissons ainsi l’importance
des Etats­Unis dans nos capacités
de dissuasion, auxquelles la
France contribue bien sûr aussi.
Comment voyez­vous l’avenir ?
Nous sommes dans une situa­
tion très difficile à prédire et les
guerres sont par nature imprévi­
sibles. Ce que je sais, c’est qu’il faut
continuer à exercer un maxi­
mum de pression sur la Russie
pour lui imposer un coût.
Comment voyez­vous le rôle
de la Chine dans cette guerre ?
Emmanuel Macron a paru vous
contredire quant à la menace
qu’elle représenterait,
lors du sommet de la semaine
dernière…
L’OTAN est une alliance régio­
nale concentrée sur l’Amérique
du Nord et l’Europe, mais elle doit
affronter des menaces globales.
Le fait que Moscou et Pékin tra­
vaillent étroitement ensemble
entraîne des conséquences sécu­
ritaires pour nous. Il y a quelques
semaines, Vladimir Poutine et
Xi Jinping ont publié une déclara­
tion commune critiquant notre
politique de la « porte ouverte ». 
propos recueillis par
jean­pierre stroobants
et elise vincent
son passeport, le président Nicos
Anastasiades est resté flou : « On
verra », a­t­il répondu, lundi.
Au Portugal, le cas de Roman
Abramovitch fait débat. Ce pro­
che du président russe, Vladimir
Poutine, placé sur la liste noire
des Européens, n’y a pas acheté
son passeport mais s’est vu natu­
ralisé, en avril 2021, grâce à une loi
permettant aux descendants des
juifs séfarades expulsés à la fin du
XVe siècle d’obtenir réparation.
En janvier, une enquête judiciaire
a été ouverte, qui a déjà débouché
sur la mise en examen du rabbin
de Porto, soupçonné d’avoir déli­
vré des faux certificats d’ascen­
dance séfarade. Le 17 mars, Lis­
bonne a annoncé avoir durci les
critères d’attribution de la natio­
nalité portugaise dans le cadre de
cette loi. 
virginie malingre
0123
JEUDI 31 MARS 2022
Rapprochement entre soldats des pays nordiques
Suédois et Finlandais participent jusqu’au 1er avril à des manœuvres de l’OTAN en Norvège
narvik (norvège) ­ envoyé spécial
A
quelques jours (et dé­
cennies) près, la vi­
sion des soldats de­
vait être la même, les
chemins verglacés, les rafales de
neige, le soleil parfois sur les
montagnes écrasantes, les bou­
leaux nains effeuillés et les sa­
pins qui laissaient des touches
verdâtres, des maisons éparses le
long des fjords qui s’enchaînent
sans fin, battues par les vents de
l’Arctique et de l’Atlantique Nord.
L’exercice de l’OTAN « Cold Res­
ponse 2022 », qui se termine en
Norvège le 1er avril et rassemble
30 000 soldats de vingt­sept na­
tionalités, se déroule sur les lieux
mêmes de la bataille de Narvik,
qui se déroula pendant soixante­
deux jours, à partir du 9 avril 1940.
Bataille épique qui vit notamment
la Légion étrangère et les chas­
seurs alpins français rejoindre
troupes norvégiennes, polonaises
et britanniques, et repousser, dans
un premier temps, l’agression al­
lemande. Première victoire de la
guerre contre les nazis, qui fut
toutefois de courte durée.
« Question politique »
A l’aube de l’invasion, la Norvège
avait pourtant fait le choix de la
neutralité, comme lors de la pre­
mière guerre mondiale. Au lende­
main de la guerre, après cinq ans
d’occupation, elle ne se posera
plus la question de cette neutra­
lité vite bafouée par les nazis. Elle
sera l’un des membres fondateurs
de l’OTAN, en 1949, et fut long­
temps le seul pays de l’alliance mi­
litaire occidentale à partager une
frontière avec l’URSS. A ses côtés,
ces dernières semaines, alors que
la guerre fait rage en Ukraine à la
suite de l’invasion russe, le 24 fé­
vrier, ce sont les troupes suédoi­
ses et finlandaises qui se trouvent
dans un entre­deux.
La Suède et la Finlande, avec qui
la Norvège partage une frontière,
n’ont plus vraiment la neutralité
affichée pendant la guerre froide,
après avoir adhéré à l’Union
européenne en 1995, et plus vrai­
ment la liberté d’alliance depuis
qu’elles ont rejoint, en 1994, le
Partenariat pour la paix, pro­
gramme de coopération bilaté­
rale avec l’OTAN. Depuis 2006,
elles participent notamment aux
manœuvres de « Cold Response ».
Selon le scénario de l’exer­
cice 2022, le royaume scandinave
Le conflit tend les relations entre Varsovie et Budapest
La Pologne condamne sans réserve l’invasion russe, tandis que la Hongrie se garde de critiquer directement la Russie
vienne et varsovie ­
correspondants
I l est rare d’entendre une criti­
que émanant du gouverne­
ment ultra­conservateur
polonais envers le premier minis­
tre nationaliste hongrois Viktor
Orban. Mais depuis que la Russie
a envahi l’Ukraine, rien ne va plus
dans le binôme constitué par les
deux pays d’Europe centrale,
membres de l’Union européenne
(UE). D’habitude alliés dans leurs
virulentes attaques contre
« Bruxelles », ils affichent au
grand jour des divisions sur le
président russe, Vladimir Pou­
tine, à tel point que la position
hongroise mine jusqu’à l’unité du
groupe de Visegrad, qui regroupe
depuis 1991 Pologne, Hongrie, Ré­
publique tchèque et Slovaquie.
Une réunion des ministres de la
défense de ces quatre pays qui de­
vait avoir lieu mercredi 30 mars à
Budapest a ainsi dû être annulée à
a subi une attaque et activé l’arti­
cle 5 du traité de l’Atlantique Nord,
qui prévoit une assistance mu­
tuelle des Etats membres de
l’OTAN en cas d’agression. Les Fin­
landais sont aux côtés des Sué­
dois et des Norvégiens pour sécu­
riser la côte norvégienne face à
cette attaque arrivant par la mer.
Des éléments français de la 9e bri­
gade d’infanterie de marine parti­
cipent à l’opération. Sur une mon­
tagne à l’intérieur des terres, le
lieutenant finlandais Ville Heik­
kilä commande trois canons Tam­
pella 155 K 83 et trente­cinq sol­
dats, dont trente­deux conscrits.
Quand on lui demande si la si­
tuation en Ukraine rend plus ac­
tuelle pour lui une éventuelle ad­
hésion de son pays à l’OTAN, la
chargée de communication fin­
landaise présente répond avant
l’officier : « C’est une question poli­
tique, on ne répond pas à ça. »
« Dans ce type de période, dit tout
de même le lieutenant, on ne peut
pas miser que sur l’OTAN pour assu­
rer notre sécurité. On se doit d’avoir
une armée forte, mais c’est impor­
tant de s’entraîner avec l’OTAN, ça
nous permet de nous améliorer. »
Pour passer d’une position à
une autre, il faut serpenter le long
des routes montagneuses vers le
nord, au départ de Narvik. On y
croise beaucoup de blindés, amé­
ricains notamment, et des pan­
neaux de signalisation annon­
çant l’exercice militaire en cours,
qui alternent avec les panneaux
marqués « Narvik 1940 » vers les
hauts lieux de la bataille.
Hasard de la programmation, la
radio publique norvégienne dif­
fuse une émission sur la « guerre
d’hiver », que la Finlande mena
contre les troupes soviétiques de
la fin de 1939 au début de 1940, et
passe la chanson Niet Molotoff,
Narvik
Mer RUSSIE
de Norvège
ue
ctiq
laire ar
po
Cercle
FINLANDE
NORVÈGE
SUÈDE
Mer
DANEMARK Baltique
400 km
la dernière minute, après que plu­
sieurs participants ont fait con­
naître leurs refus de s’y rendre. La
ministre de la défense tchèque
Jana Cernochova, membre du
parti conservateur ODS du pre­
mier ministre Petr Fiala, a été la
première à faire savoir qu’elle
boycotterait cette rencontre en se
disant « vraiment désolée que le
pétrole russe bon marché soit plus
important pour les politiciens
hongrois que le sang ukrainien ».
Le ministère polonais de la dé­
fense, Mariusz Blaszczak, lui a en­
suite emboîté le pas.
Dès le 26 mars, le président po­
lonais Andrzej Duda avait dit
comprendre « l’énorme dépen­
dance » énergétique de la Hongrie
envers la Russie, mais qu’« avec
l’agression russe en Ukraine et la
mort des milliers de civils [il avait]
du mal à admettre la position du
premier ministre hongrois Viktor
Orban ». « Cette politique va lui
coûter cher », avait­il estimé.
Des soldates finlandaises, le
26 mars, durant l’exercice de l’OTAN
Cold Response, dans le nord de la
Norvège. SATU HUJANEN
écrite en 1942 pour se moquer de
Viatcheslav Molotov, ministre
des affaires étrangères russe, et
des envahisseurs soviétiques re­
poussés notamment grâce aux
fameux cocktails inflammables
que les soldats finlandais fini­
ront par nommer sous le nom du
dignitaire.
« L’opinion bouge »
Dans les montagnes au nord de
Narvik, les soldats suédois aussi
ont reçu pour consigne de ne pas
s’exprimer sur une éventuelle ad­
hésion de leur pays à l’OTAN.
« Mais je pense que c’est important
de montrer où est notre place, dit
Johan Nyberg, c’est­à­dire du côté
de l’OTAN. » Avec des éléments de
son unité du régiment Norrbot­
ten I19, cet officier réserviste et in­
firmier passe des heures à l’ar­
rière d’un petit véhicule chenillé
et blindé, en face d’un autre infir­
mier soldat de métier, Jens Karls­
son, qui a déjà participé à plu­
sieurs exercices avec l’OTAN.
« Pour moi, que la Suède soit
dans l’OTAN ou non n’est pas l’es­
sentiel, on est proches de toute fa­
çon, estime Jens Karlsson. Ce qui
Tandis que le premier ministre
polonais, Mateusz Morawiecki,
dénonce l’« Etat totalitaire » mis
en place par le président russe, le
Hongrois Viktor Orban, qui a en­
tretenu des relations chaleureu­
ses avec le Kremlin ces dernières
années, s’efforce, lui, de maintenir
un savant équilibre. S’il soutient
les décisions communes prises au
niveau européen et au sein de
l’OTAN, il refuse catégoriquement
de livrer des armes à l’Ukraine, ou
même de les laisser transiter sur
son territoire. Il s’oppose aussi à
toute sanction dans le secteur
énergétique. En pleine campagne
pour les élections législatives du
3 avril, le leader magyar se garde
même de critiquer trop directe­
ment la Russie et conserve une
forme de neutralité, sous couvert
de « défendre les intérêts hon­
grois » et de vouloir « garder la
Hongrie en dehors du conflit ».
Autant d’éléments qui exaspè­
rent ses alliés polonais, tchèques
est plus important, c’est cette coo­
pération avec la Finlande, qu’on a
développée au sein d’une brigade
suédo­finlandaise. Je crois bien
plus en la coopération nordique
qu’au fait de compter sur un pays
de l’autre côté de l’Atlantique, car
nos voisins, y compris la Norvège
et le Danemark, seront plus en­
clins à nous aider. »
A une vingtaine de kilomètres
de là, Ulrik Langeland, 19 ans, un
soldat norvégien de l’escadron
d’assaut 4 d’un bataillon de chars,
entassé avec sept autres soldats à
l’arrière d’un CV90, un véhicule
de combat d’infanterie, lui fait
écho : « C’est rassurant de s’entraî­
ner avec les soldats de pays voi­
sins, ça a plus de poids que de
compter sur les Américains. »
L’officier responsable de son es­
cadron, le capitaine norvégien
Björn Erik Fjellstad­Moe, a parti­
cipé à de nombreux exercices de
l’OTAN, notamment avec la Suède
et la Finlande. « L’opinion vis­à­vis
de l’OTAN bouge chez eux, estime­
t­il. J’ai lu que 61 % des Finlandais y
seraient favorables maintenant.
C’est du même ordre en Suède. Je
suis certain qu’aujourd’hui on ne
et slovaques, tous profondément
engagés derrière l’Ukraine. « Le Fi­
desz [hongrois]et le PiS [le parti
polonais conservateur Droit et
justice] n’ont jamais été sur la
même ligne en ce qui concerne la
Russie, même si, au cours des sept
dernières années, cette division a
été écrasée par leur lutte commune
contre Bruxelles. Mais, mainte­
nant qu’il existe une réelle menace
existentielle, “l’éléphant dans la
pièce” ne peut plus être ignoré »,
explique Edit Zgut, politologue
hongroise à l’institut de philoso­
phie et de sociologie de l’Acadé­
mie polonaise des sciences.
Des alliés dans leurs batailles
La question russe explique
d’ailleurs en grande partie l’échec
de M. Orban à former un groupe
parlementaire commun regrou­
pant toutes les droites radicales
au Parlement de Strasbourg. Lors
de leur dernier rendez­vous à Ma­
drid, fin janvier, Marine Le Pen
guerre en ukraine | 5
portant, « la vraie question n’est
« C’EST RASSURANT  pas tellement d’être ou pas dans
l’OTAN, mais plutôt : qu’est­ce qui
DE S’ENTRAÎNER  est le plus sûr ? ». « Vaut­il mieux
AVEC LES PAYS VOISINS.  rester en dehors de l’OTAN et ren­
forcer notre coopération comme
ÇA A PLUS DE POIDS  nous le faisons, ou bien y adhérer et
risquer de provoquer des réactions
QUE DE COMPTER  de la Russie ? C’est une question
SUR LES AMÉRICAINS »,  pour les politiques », ajoute­t­il.
Les responsables finlandais et
ESTIME UN MILITAIRE  suédois ont toutefois déclaré ces
dernières semaines qu’une de­
NORVÉGIEN mande d’adhésion à l’OTAN, en ce
moment, serait de nature à ac­
croître les tensions et à déstabili­
serait pas aussi mal accueillis en ser l’Europe du Nord. De fait,
Suède que lors de manœuvres aux­ Moscou a menacé à plusieurs re­
quelles j’avais participé en 2010. » prises la Suède et la Finlande de
Cette année­là, un exercice de « représailles politiques et militai­
l’OTAN en Norvège prévoyait des res » si elles envisageaient d’ad­
incursions en Suède, avec le con­ hérer à l’organisation. A Narvik,
cours des troupes suédoises. on insiste d’ailleurs sur le fait que
« Quand on était arrivés côté sué­ l’édition 2022 de « Cold Res­
dois, on avait été accueillis par des ponse » avait été planifiée huit
manifestants avec des pancartes mois avant l’invasion de
qui disaient qu’ils ne voulaient pas l’Ukraine et que ces manœuvres
de l’OTAN en Suède. » de l’OTAN se tiennent tous les
Pour le commandant Patrick deux ans, à 500 kilomètres à vol
Knutsson, du régiment suédois d’oiseau de la frontière russe, afin
Norrbotten I19, pour qui la Fin­ d’éviter tout malentendu. 
lande est le partenaire le plus im­ olivier truc
avait ainsi refusé de signer le pas­ 7 mars. « Je ne peux pas accepter
sage condamnant Moscou, âpre­ ne serait­ce qu’une once d’agres­
ment défendu par le PiS, même si sion de l’impérialisme russe et de
le conflit n’était alors pas encore
déclaré. Dans le groupe de Vise­
grad, la Hongrie se retrouve
maintenant isolée. Dans un en­
tretien paru sur le site hongrois
la tragédie qui touche le peuple
ukrainien », a­t­il expliqué.
Mais si le dossier russe déclen­
che un froid dans la relation polo­
no­hongroise, on n’est toutefois
Mandiner, le 3 mars, Viktor Orban pas encore dans un divorce irré­
n’a pas hésité à s’en prendre aux médiable. Le leader du PiS, Jaros­
Polonais qui « veulent pousser la law Kaczynski, a dit lui­même à la
frontière du monde occidental jus­ radio le 25 mars qu’il avait beau
qu’au monde russe ». ne pas se « réjouir » de la situation,
Signe des tensions, la tradition­ il « attend[ait] les élections » du
nelle Journée de l’amitié, qui de­ 3 avril pour juger son allié Orban,
vait être célébrée les 18 et 19 mars laissant entendre qu’il espérait
avec les présidents hongrois et un repositionnement du diri­
polonais à Bochnia (Pologne), geant hongrois après son éven­
avait été reportée sine die. « Le tuelle réélection. Les deux pays
temps n’est pas propice à une célé­ restent aussi alliés dans leurs ba­
bration festive », avait indiqué so­ tailles contre l’UE, qui souhaite
brement un communiqué de la les priver de fonds européens – y
présidence polonaise. Face à l’atti­ compris du fonds de relance – en
tude jugée indéfendable de la raison de leurs dérives sur l’Etat
Hongrie, le consul honoraire de de droit. 
Hongrie en Pologne, Artur Balazs, jean­baptiste chastand
a même présenté sa démission le et interim

6 | guerre en ukraine
De Kiev à Lyon, une famille séparée par le conflit
Andriy, chirurgien ukrainien, s’est engagé dans l’armée, alors qu’un confrère français accueille ses proches
REPORTAGE
kiev ­ envoyé spécial
lyon ­ correspondant
L
a fumée des explosions
couvre l’horizon d’un lin­
ceul noirâtre. Les tirs de
l’artillerie russe sont, ce
matin­là, un peu moins intenses
que la veille. Cela fait tout de
même quelque temps que l’an­
tenne médicalisée chargée de
recueillir les blessés du front
d’Irpine a quitté le carrefour de la
rue du Général­Naumov, trop ex­
posé, et a planté sa tente derrière
un bâtiment de Sviatochynsky, le
dernier quartier avant le front au
nord­ouest de Kiev, pour se proté­
ger un peu des roquettes et des
obus de mortiers.
Les secouristes ukrainiens at­
tendent que des civils sortent de
l’enfer d’Irpine, attaquée depuis
un mois par les forces russes. Des
ambulances et des fourgonnettes
de volontaires sont prêtes, à tout
moment, sur un appel radio, à
foncer jusqu’au pont d’Irpine, où
il n’est pas rare qu’elles soient el­
les­mêmes ciblées par une volée
d’obus. Discrètement garé un peu
à l’écart des civils et des humani­
taires, un van militaire médica­
lisé attend aussi que sa radio cré­
pite. Cette équipe­là a une tâche
plus rude encore : elle se consacre
au secours des combattants sur le
champ de bataille.
A côté du Transporter, un
homme veille, une oreille tendue
vers la radio militaire, l’autre vers
son téléphone portable. Son fusil
automatique est négligemment
posé sur le siège passager. Il est
souriant, décontracté. Andriy
Rusnak, 46 ans, n’est, en temps de
paix, ni infirmier ni ambulancier
militaire, ni même médecin ur­
gentiste : il est le chef des chirur­
giens cardiaques d’Ukraine.
« Je suis plus utile ici, dans cette
équipe de soins d’urgence », ra­
conte Andriy Rusnak d’une voix
douce. Le service qu’il dirige à
l’Institut national de chirurgie
cardio­vasculaire Amosov, à Kiev,
n’accepte plus que les urgences, et
le nombre d’opérations est passé
de dix par jour à deux ou trois par
semaine. Alors, le chirurgien, qui
n’avait « jamais vu une blessure de
guerre » de sa vie, dit­il en riant, se
sent davantage à sa place dans
cette fourgonnette qui convoie
des combattants blessés entre les
fronts et les hôpitaux de Kiev.
Comme pour tous les Ukrai­
niens, la vie d’Andriy a basculé le
24 février, jour de l’attaque russe.
Il était chez lui, à Kiev, avec sa
femme Elena et leurs trois en­
fants de 9, 5 et 3 ans, lorsque les
premiers raids aériens ont visé la
capitale ukrainienne. « Le plus pe­
tit ne comprenait pas ce qu’il se
passait, il songeait à des feux d’ar­
tifice ou un truc comme ça, sourit
le médecin. Puis, nous avons tous
eu très peur et vécu trois jours
cloîtrés, enfermés dans la salle
de bains », la seule pièce sans
fenêtres.
Andriy décide de mettre sa fa­
mille à l’abri à la campagne, chez
les grands­parents, à quelques
kilomètres de la frontière rou­
maine. Lui veut rester à Kiev pour
s’engager dans l’armée. C’est à ce
moment­là que son passé fran­
çais rattrape le chirurgien ukrai­
nien. Car, après avoir effectué un
LA FAMILLE D’ANDRIY  Elena se retrouve bloquée une
RUSNAK A D’ABORD ÉTÉ  de franchir la frontière roumaine.
MISE À L’ABRI PRÈS DE LA  Ses trois enfants accrochés à elle,
FRONTIÈRE ROUMAINE,  réfugiés se pressait sur des centai­
AVANT DE REJOINDRE  pour avancer de 500 mètres », ra­
LYON AU BOUT D’UN  conte­t­elle. Depuis la Roumanie,
VOYAGE ÉREINTANT
Elena Rusnak et ses trois enfants, installés dans une maison lyonnaise, le 29 mars. BRUNO AMSELLEM « POUR LE MONDE »
stage de deux ans à l’hôpital Bi­
chat, à Paris, au milieu des années
2000, il a été formé à la chirurgie
cardiaque à Lyon. Le professeur
Jean­François Obadia, chef de ser­
vice à l’hôpital cardiologique de la
capitale des Gaules, a enseigné à
son jeune collègue ukrainien les
techniques d’avant­garde en chi­
rurgie cardiaque, notamment les
interventions mini­invasives. Le
médecin lyonnais s’est ensuite
rendu en Ukraine avec lui. L’élève
est passé maître dans son pays.
Les deux hommes sont restés en
contact.
La peur des armes chimiques
« Lorsque le professeur Obadia m’a
appelé et a proposé d’accueillir ma
famille, je n’ai pas hésité », raconte
Andriy Rusnak, qui, outre qu’il dit
ignorer combien de temps cette
guerre pourrait durer, avoue sur­
tout avoir « peur que les Russes uti­
lisent des armes chimiques ou nu­
cléaires ». Son sourire le quitte mo­
mentanément et le chirurgien af­
fiche un air grave. « L’Ukraine peut
gagner la guerre sur le terrain, au
combat, et je ne crains pas trop que
Kiev soit conquise, explique­t­il.
Mais les Russes sont capables de
tout, même d’utiliser du nucléaire
tactique », ces « mini » armes nu­
cléaires destinées au champ de ba­
taille ou à anéantir des positions
ennemies à l’arrière. Alors Andriy
veut simplement que sa femme et
ses enfants soient « le plus loin
possible des Russes ».
Le couple accepte l’offre de leur
ami lyonnais. « La situation empi­
rait, on sentait le danger, les en­
fants avaient peur, témoigne
Elena, à Lyon. Quand nous avons
su qu’une ligne de bus allait rejoin­
dre Lyon depuis la Roumanie,
nous avons pensé que c’était le
moment. » La jeune femme prend
ses trois enfants sous le bras,
quelques affaires, et se lance dans
un voyage épique. Il faut des heu­
res de train pour traverser
l’Ukraine, à seize dans un com­
partiment prévu pour quatre.
nuit dehors, sous la neige, avant
le petit dans les bras. « La foule des
nes de mètres, j’ai mis six heures
il faut trois jours et trois nuits de
bus pour arriver à la gare routière
Andriy Rusnak, le mari d’Elena, à Irpine (Ukraine), le 28 mars. CHLOÉ SHARROCK/MYOP POUR « LE MONDE »
de Perrache, à Lyon, à deux heu­
res du matin. Jean­François Oba­
dia l’y attend.
Elena est désormais hébergée
dans une maison cosy des années
1950, typique de l’habitat du quar­
tier Montchat à Lyon, où les méde­
cins résident à proximité des
grands hôpitaux. Le professeur
Obadia ne veut surtout pas être
mis en valeur pour son geste. « Ce
n’est pas grand­chose, je leur ai sim­
plement dit que ma maison leur
était ouverte, dit le médecin lyon­
nais. Ça s’est imposé comme une
évidence. Que peut­on faire quand
un peuple est attaqué de la sorte ? »
Elena, 37 ans, est une battante. A
Kiev, elle était coach auprès d’en­
trepreneurs, tout en dirigeant
une agence de voyages, compo­
sée de quinze employés. Sa spé­
cialité : les séjours d’études propo­
sés aux étudiants dans le monde
entier. Grande voyageuse, elle se
plaît à comptabiliser « cinquante­
trois pays visités » depuis son ado­
lescence. C’est d’ailleurs lors d’un
séjour en France qu’elle a rencon­
tré son futur mari, alors en stage à
Bichat. Depuis qu’elle est réfugiée
à Lyon, Elena a obtenu un poste
d’accueil dans un centre de re­
cherche, en espérant prochaine­
ment mieux utiliser ses compé­
tences. Le petit bénéficie d’une
place en crèche, les deux plus
grands sont scolarisés.
Elena vit l’engagement de son
mari dans l’armée ukrainienne
avec des sentiments contradictoi­
res. « Qu’il risque sa vie de cette fa­
0123
JEUDI 31 MARS 2022
« L’URSS, C’EST FINI, 
L’URSS S’ARRÊTE ICI ! JE 
VEUX UNE UKRAINE 
UKRAINIENNE ET 
EUROPÉENNE, POUR
 MES ENFANTS »
ANDRIY RUSNAK
médecin sur le front
çon, ça me met en colère. Il est l’un
des meilleurs chirurgiens cardia­
ques de notre pays, il peut sauver
tellement de vies, il n’a pas le droit
de mourir ! dit­elle dans un fran­
çais fluide teinté d’un léger accent
slave. J’enrage, mais je respecte son
choix. Il défend notre patrie. »
Andriy n’a de son côté pas l’om­
bre d’un doute sur la nécessité de
s’engager. « C’est notre terre, on
doit les arrêter ! L’URSS, c’est fini,
l’URSS s’arrête ici ! Je veux une
Ukraine ukrainienne et euro­
péenne, pour mes enfants. » Le chi­
rurgien explique que « connais­
sant le voisin russe, [ils savaient]
tous qu’une guerre était possible ».
Il estime « préférable qu’elle tombe
sur [sa] génération, plutôt que sur
celle de [leurs] enfants ». C’est un
sentiment largement partagé en
Ukraine : au­delà du patriotisme,
de la volonté de résistance et de
survie du pays, les combattants
sont convaincus de se sacrifier
pour les générations futures.
Comme si cette guerre était forcé­
ment la dernière bataille avant un
avenir radieux.
A Lyon, Jean­François Obadia
n’arrive pas à imaginer Andriy
Rusnak dans un rôle de combat­
tant. « Je garde de lui le souvenir
d’un homme très calme, qui parle
doucement, tellement pacifique.
La guerre impose ses destins », phi­
losophe le professeur. « Je sais
qu’il le fait pour nous », dit Elena.
La jeune femme reçoit un appel
d’Andriy sur sa messagerie. « Je
suis utile ici. Je n’ai pas de regrets,
lui explique son mari. Et je le fais
aussi pour nos enfants, pour que
cette terre reste à eux. »
Un appel tous les jours
Andriy raconte peu ses opérations
militaires à sa famille à Lyon. Il
évoque des villages désertés,
« sans aucune présence humaine,
sans même un animal ». La conver­
sation est ponctuée de profonds
silences. Un peu plus tard, Elena
montre sur son téléphone la
photo d’une camionnette criblée
de balles. L’image a été envoyée
par Andriy aux premiers jours du
conflit. « Sa voiture a été visée. Il est
passé dans des zones extrêmement
dangereuses, s’inquiète Elena. Il
me dit qu’il attend la fin des com­
bats, la nuit dans des forêts, pour
aller chercher des blessés. »
Adossé à son van médicalisé,
près d’Irpine, Andriy sourit. « J’ap­
pelle Lyon chaque jour. Je dis à mes
enfants que je travaille à l’hôpital,
pour ne pas les inquiéter », raconte
le chirurgien devenu secouriste
militaire. « Ma femme, elle, sait
bien sûr que je suis dans l’armée,
mais elle non plus ne sait pas
tout… », ajoute­t­il avec un sourire
malicieux.
En quelques semaines, entre
Kiev et Lyon, la guerre a fait bascu­
ler la vie de la famille Rusnak dans
l’inconnu. Dans l’ambulance, la
radio crépite. Fausse alerte. Une
salve d’obus siffle au­dessus des
têtes, c’est cette fois l’artillerie
ukrainienne qui pilonne les posi­
tions russes. Au­delà de la forêt, à
quelques kilomètres, la bataille
continue. Andriy Rusnak a le
calme olympien des hommes qui
savent qu’ils sont là où ils doivent
être, à leur place. 
rémy ourdan
et richard schittly
0123
JEUDI 31 MARS 2022
Centrafrique : Wagner revoit sa présence à la baisse
Les départs d’une partie des mercenaires russes soulèvent la question de leur possible transfert vers l’Ukraine
L
es mercenaires de la
société russe Wagner
sont­ils en train de délais­
ser la Centrafrique pour
l’Ukraine, berceau de leurs inter­
ventions armées, et le Sahel, leur
nouvelle zone d’expansion ? De­
puis le début de leur déploiement
au Mali, dénoncé fin décem­
bre 2021 par les Occidentaux, et
plus encore depuis l’entrée en
guerre de la Russie contre son
voisin, deux mois plus tard, les
intentions de ces paramilitaires,
décrits comme la force occulte
de Vladimir Poutine, font l’objet
d’incessantes spéculations à
Bangui.
L’opacité qui entoure leurs actes
en Centrafrique, laboratoire de­
puis quatre ans du retour de
Moscou sur le continent, empê­
che toute assertion définitive,
mais l’ensemble des sources
contactées confirment une ré­
duction des effectifs, laissant
augurer une forme de repli ou de
réorganisation. « Des départs
auraient commencé après des
tensions internes entre mercenai­
res russes et ukrainiens qui vou­
laient sans doute rejoindre leur
pays pour aller se battre », indique
un observateur étranger, indi­
quant par ailleurs que « Wagner
n’a plus que deux hélicoptères de
combat » sur place.
« On note ces dernières semaines
une diminution des rotations
d’Iliouchine [avions servant au
transport de troupes et de maté­
riel] sur le tarmac de l’aéroport de
TCHAD SOUDAN
Boromata
VAKAGA
Gordil Am Dafok
Sam Ouandja
N’délé
SOUDAN
RÉP. CENTRAFRICAINE DU SUD
Mine d’or
de Ndassima Bria
Bangui
CAM.
RÉP. DÉM.
DU CONGO
500 km
Villes où des mercenaires
du Groupe Wagner ont été vus
Boris Johnson de nouveau rattrapé par le scandale du « partygate »
Une condamnation du premier ministre britannique pourrait mettre à mal le regain de popularité que lui a conféré la guerre en Ukraine
londres ­ correspondante
B oris Johnson n’en a pas fini
avec le scandale du « par­
tygate », occulté depuis un
mois par la guerre en Ukraine. Les
vingt amendes distribuées par la
police du Grand Londres (Scotland
Yard), mardi 29 mars, ont remis
cette histoire de fêtes organisées à
Downing Street en plein confine­
ment sur le devant de l’actualité
politique britannique. La police
n’a certes pas précisé si le premier
ministre a lui­même écopé d’une
amende – elle n’en est qu’à sa pre­
mière salve de pénalités, d’autres
devraient suivre. Mais le fait
qu’elle ait établi des violations pa­
tentes des règles sanitaires au
cœur de l’exécutif national in­
quiète Downing Street et donne
des arguments renouvelés aux
partis d’opposition.
Rappelons les faits : à la suite
d’une série de révélations média­
tiques, Scotland Yard a annoncé
en janvier enquêter sur douze
« événements » ayant eu lieu à
Downing Street et Whitehall (le
quartier des ministères) entre
mai 2020 et avril 2021, en pleine
pandémie de Covid­19, alors que
les Britanniques étaient soit
Des mercenaires de la société russe Wagner et des militaires centrafricains, à Bangui, le 4 janvier 2021. NACER TALEL/ANADOLU AGENCY/AFP
Bangui­M’Poko », relève une autre
source basée dans la capitale
centrafricaine. « Après être mon­
tés au­delà de 2 000 hommes, ils
sont aujourd’hui bien moins de
1 500 et ont dû abandonner plu­
sieurs bases à l’intérieur du pays »,
complète une troisième.
Dans la masse des rumeurs qui
agitent Bangui, une « informa­
tion » n’est pas passée inaperçue
ces derniers jours. Vitali Perfilev,
conseiller du président, Faustin­
Archange Touadéra, et chef mili­
taire de Wagner en Centrafrique,
assurait, dans un article publié le
19 mars par le site Le Potentiel
centrafricain, avoir été contraint à
une évacuation sanitaire après
avoir été « empoisonné par certai­
nes personnes » et « exposé à une
substance toxique ».
Cet ancien soldat de la Légion
étrangère française, parti de Cen­
trafrique « une dizaine de jours
avant le déclenchement de la
confinés soit interdits de réunions
à plus de deux ou six personnes.
Parmi les événements les plus do­
cumentés : une booze party s’est
tenue dans les jardins de Downing
Street le 20 mai 2020, et une autre
fête également très arrosée a eu
lieu la veille de l’enterrement du
prince Philip, en avril 2021. Boris
Johnson a participé à une demi­
douzaine de ces rassemblements,
mais affirmait encore, le 1er dé­
cembre 2021, à la Chambre des
communes : « On m’a assuré que
les règles n’ont pas été violées et
qu’il n’y a pas eu de fêtes. »
Appels à la démission
« Le premier ministre disait [à
l’époque] sa compréhension des
événements », a réagi un porte­pa­
role de Downing Street, mardi.
Quant à reconnaître que des fêtes
ont bien eu lieu en dépit des règles
sanitaires, « c’est à la police de tirer
des conclusions, pas au premier
ministre », a­t­il ajouté.
Le Labour, principal parti d’op­
position, en a profité pour renou­
veler ses appels à la démission :
« La culture [au sein de Downing
Street] vient du sommet. C’est le
premier ministre qui en est res­
ponsable, c’est lui qui a passé des
guerre en Ukraine », selon une
source française, n’accusait pas
nommément Paris, mais, sur
place, les insinuations suffisent
largement à désigner un coupa­
ble. Qu’il soit parti se soigner ou
batailler sur d’autres théâtres de
guerre, Vitali Perfilev est depuis
revenu aux commandes des « ins­
tructeurs » déployés en Centrafri­
que, comme Moscou et Bangui les
qualifient. Mais avec quels plans ?
Si la réduction du nombre de
mercenaires est bien effective,
elle a été précédée ces dernières
semaines d’opérations armées
dans le nord­est du pays, à
l’intérieur et autour de la préfec­
ture de la Vakaga. Parties des
villes de N’Délé et Bria, plus au
sud, celles­ci les ont menés jus­
qu’aux environs d’Am Dafok, à la
frontière du Soudan, un autre
pays où Wagner est implanté. « A
Sam Ouandja, ils ont pillé les
magasins et tué un de nos élé­
Pour les tories,
le moment est
trop dangereux
pour se lancer
dans la recherche
d’un nouveau
chef
mois à mentir à ses concitoyens,
c’est la raison pour laquelle il doit
partir. Il est honteux que le gou­
vernement de Boris Johnson ait
agi comme si les règles ne s’appli­
quaient pas à lui, alors que le reste
du pays les a suivies », a regretté
Angela Rayner, la cheffe adjointe
du Labour.
Le mandat de Boris Johnson
est­il de nouveau menacé ? Les
élections générales n’étant pas
prévues avant 2024, le danger
pour le dirigeant, depuis le début
du « partygate », vient moins des
formations d’opposition que de
son propre camp. Le Parti conser­
vateur a en effet la possibilité de le
déposer, à condition qu’au moins
un quart des députés tory à la
Chambre des communes (soit 54)
ments. A Gordil, ils ont tué le chef
du village ainsi qu’un de nos géné­
raux, sa femme et ses enfants. En
tout, presque quinze personnes.
Puis, à Boromata, ils ont égorgé
trois éleveurs. Avant de se replier
sur N’Délé, ils ont aussi tué neuf
chameliers », énumère un chef
rebelle de la zone.
Un nouvel ambassadeur
Bastion des rébellions centrafri­
caines depuis plus d’une décen­
nie et désertée de toute adminis­
tration depuis des lustres, la zone
est réputée pour ses richesses
minières, notamment diamanti­
fères. La récente percée des para­
militaires de Wagner avait­elle
pour but de mettre la main sur
certains sites « sauvages » dont les
revenus profitent encore aux
groupes rebelles, comme le
pensent certains observateurs ?
La brièveté du raid laisse davan­
tage penser à une opération de
réclament un vote de confiance et
qu’ils le gagnent. Or, depuis le dé­
but de la guerre en Ukraine, les vel­
léités de changement au sein des
tories ont beaucoup diminué.
Certains, comme Douglas Ross, le
chef des conservateurs écossais,
un des premiers à se désolidariser
du premier ministre et à deman­
der son départ, en janvier, a même
fait savoir qu’il retirait sa de­
mande d’un vote de confiance.
Comme ailleurs en Europe de­
puis le début de la guerre en
Ukraine, M. Johnson bénéficie de
la prime au dirigeant en place. En
privé, les conservateurs estiment
que le moment géopolitique est
trop dangereux pour se lancer
dans la recherche d’un nouveau
chef. Ils trouvent par ailleurs que
leur premier ministre s’en sort
plutôt bien depuis le début de
l’agression russe – les médias
nationaux aussi. Certes, Downing
Street a un peu tardé à sanction­
ner les oligarques et refuse
d’ouvrir grand les portes du pays
aux réfugiés ukrainiens (qui doi­
vent décrocher un visa pour avoir
le droit de venir, même dans le ca­
dre d’un regroupement familial).
Mais le Royaume­Uni fut le pre­
mier pays européen à envoyer des
international | 7
rapine, comme les mercenaires
en ont déjà mené dans d’autres
parties du pays… Motos, bétail et
téléphones revendus sur les mar­
chés font aussi partie de leur
butin, ainsi que – plus significati­
vement – les douanes, sur les­
quelles ils sont en train de pren­
dre le contrôle, en dépit des pres­
sions des bailleurs de fonds.
A ce jour, la plus notable des
compensations offertes par l’Etat
centrafricain à ses nouveaux
protecteurs est la mine d’or de
Ndassima, dont les réserves sont
estimées à près de 2,5 milliards
d’euros. Pour ce faire, les permis
d’exploitation du site ont été reti­
rés de façon litigieuse en 2019 à
un consortium canadien afin
d’être attribués à Midas Ressour­
ces, une société basée à Madagas­
car, mais dont les intérêts remon­
tent en direction de la Russie. Une
grue avec des capacités d’excava­
tion de 30 tonnes a été acheminée
armes défensives à l’Ukraine – en
janvier. Fin mars, Londres a de
nouveau annoncé l’envoi de
6 000 missiles antichars ainsi que
de missiles antiaériens. « Londres
a fait du bon travail en investissant
beaucoup dans l’entraînement de
l’armée ukrainienne et dans l’envoi
d’armes défensives », a jugé Robin
Niblett, le directeur de Chatham
House, lors d’une conférence,
mardi, du célèbre centre de ré­
flexion britannique.
« Aucun successeur évident »
Par ailleurs, le successeur poten­
tiel le plus évident de M. Johnson,
son chancelier de l’Echiquier,
Rishi Sunak, a vu son étoile brus­
quement pâlir. Les médias multi­
plient les critiques à son encon­
tre, car il refuse d’aider davantage
les ménages britanniques, qui
feront face, à partir du 1er avril, à
un bond historique de leur fac­
ture d’énergie (en moyenne de
54 %). « Il n’y a aucun successeur
évident qui pourrait rassembler
une majorité au sein du Parti con­
servateur », estime Tim Durrant,
du groupe d’experts indépen­
dants Institute for Government.
Pour autant, l’entourage de
Boris Johnson reste fébrile : quelle
Selon un
observateur
étranger, « des
départs auraient
commencé après
des tensions
entre mercenaires
russes et
ukrainiens »
sur place depuis le Cameroun ces
derniers mois, laissant envisager
le début d’une exploitation semi­
industrielle.
Selon le groupe d’experts sur la
Centrafrique nommé par le
Conseil de sécurité de l’ONU,
en 2021, 95 % de l’or extrait dans le
pays était exporté illégalement.
« Une situation qui profite au
Groupe Wagner, puisque ses acti­
vités minières échappent à tout
contrôle étatique », prévient Na­
thalia Dukhan, enquêtrice pour
l’organisation The Sentry, qui dé­
cèle dans la politique du Kremlin
une stratégie « pour soutenir un
effort de guerre global », allant de
la captation des richesses au re­
crutement de combattants dans
les pays de déploiement.
Dans le contexte actuel, Alexan­
der Bikantov, le nouvel ambassa­
deur russe, récemment débarqué
en Centrafrique, neuf mois après
le départ de son prédécesseur,
aura­t­il pour mission de rendre
le soutien de Moscou plus offi­
ciel ? L’isolement dans lequel l’a
placée la guerre en Ukraine invite
la Russie à appuyer les ambitions
de ses alliés. De bonne source, le
8 mars, deux membres de l’am­
bassade de Russie se sont ainsi
rendus au bureau de la présidente
de la Cour constitutionnelle pour
s’enquérir des moyens permet­
tant de faire sauter la limite des
deux mandats présidentiels, une
ambition qui commence à s’affir­
mer dans l’entourage du prési­
dent Touadéra. 
cyril bensimon
Retrouvez en ligne l’ensemble de nos contenus
sera la réaction des élus conserva­
teurs si le premier ministre est
lui­même condamné à une
amende ? Surtout si les élections
locales du 5 mai, dans des cen­
taines de communes anglaises,
tournent au désaveu pour le parti
majoritaire. « Beaucoup de dépu­
tés attendent maintenant le
résultat de ces élections pour se
prononcer », confie un élu tory,
qui avoue ne « pas du tout savoir »
ce que réserve l’avenir proche à
M. Johnson.
Hasard malheureux du calen­
drier : mardi soir, Boris Johnson
organisait une party pour les élus
conservateurs – assumée celle­ci,
et autorisée, les règles sanitaires
ayant été toutes levées – dans un
hôtel du quartier de Westminster.
Au même moment, à quelques
centaines de mètres, l’association
Covid­19 Bereaved Families for
Justice UK, une des plus critiques
à l’égard du « partygate », célé­
brait le premier anniversaire du
« mur du souvenir », un mur de
500 mètres de long au bord de la
Tamise sur lequel ont été peints
plus de 150 000 cœurs rouges, re­
présentant chacun une victime
britannique du virus. 
cécile ducourtieux

8 | international
Le retour des attentats dans les villes israéliennes
Un Palestinien a abattu cinq personnes près de Tel­Aviv, portant à onze le nombre de morts en une semaine
jérusalem ­ correspondance
C’
est le troisième at­
tentat à frapper Is­
raël en une semaine.
Cinq personnes sont
mortes dans une attaque com­
mise par un Palestinien de Cisjor­
danie, mardi 30 mars au soir, dans
la ville de Bnei Brak, une banlieue
ultra­orthodoxe de Tel­Aviv. Le
22 mars, quatre personnes avaient
perdu la vie dans une attaque à la
voiture­bélier et au couteau dans
la ville de Beersheba, dans le Né­
guev israélien. Dimanche 27 mars,
deux militants se revendiquant de
l’organisation djihadiste Etat isla­
mique (EI) avaient tué deux poli­
ciers, dont une Franco­Israé­
lienne, lors d’une fusillade dans la
ville côtière d’Hadera.
Il était presque 20 heures, mardi
soir, quand un homme s’est mis à
tirer à l’arme automatique sur des
passants à Bnei Brak. Parmi les vic­
times, deux hommes ultra­ortho­
doxes – Yaakov Shalom, 36 ans, et
Avishai Yehezkel, 29 ans –, deux
migrants dont on ne connaît pas
encore l’identité, et un policier. Ce
dernier, Amir Khoury, 32 ans,
Arabe israélien, est issu d’une fa­
mille de Galilée. C’est un de ses col­
lègues qui a finalement abattu
l’assaillant, Diaa Hamarsheh,
26 ans, qui résidait à Yaabad, près
de Jénin, dans le nord de la Cisjor­
danie. Si les deux précédentes at­
taques ont été commises par des
personnes liées à l’EI, le tireur de
Bnei Brak ne semble pas avoir été
en rapport avec cette organisa­
tion. Selon les médias locaux, il
aurait passé quatre ans dans les
prisons israéliennes.
Célébrations pour le « martyr »
La police israélienne a relevé sa vi­
gilance à son niveau le plus haut
depuis la guerre de mai 2021. L’ar­
mée a elle aussi renforcé sa pré­
sence à la frontière avec Gaza et en
Cisjordanie et s’est déployée en
force dans la localité de Yaabad.
« De tels actes de violence ne peu­
vent jamais être justifiés et doivent
être condamnés par tous », a dé­
noncé le chef de l’ONU Antonio
Coup de boutoir contre l’empire financier de Riad Salamé en Europe
Cent vingt millions d’euros d’avoirs, appartenant au gouverneur de la Banque du Liban, soupçonné d’enrichissement illicite, ont été saisis
beyrouth ­ correspondante
I l ne se passe plus guère une
semaine sans un nouveau re­
bondissement dans l’enquête
financière transnationale qui vise
Riad Salamé, l’inamovible gouver­
neur de la Banque du Liban (BDL).
Après avoir été inculpé dans son
pays pour enrichissement illicite
le 21 mars, l’homme de 71 ans se
trouve de nouveau placé sous les
projecteurs par les autorités judi­
ciaires européennes.
La France, l’Allemagne et le
Luxembourg ont saisi 120 mil­
lions d’euros d’avoirs dans le cadre
d’une enquête qui vise M. Salamé
et des personnes de son entou­
rage. « La principale enquête est di­
rigée contre cinq suspects accusés
de blanchiment d’argent. Ils sont
soupçonnés d’avoir détourné des
fonds publics au Liban pour des
montants de plus de 330 millions
de dollars [environ 296 millions
d’euros] et 5 millions d’euros, res­
pectivement, entre 2002 et 2021 », a
précisé, lundi 28 mars, l’agence
européenne pour la coopération
judiciaire (Eurojust), sans dévoiler
leur identité.
Le patrimoine du grand argen­
tier libanais, en poste depuis 1993,
est au cœur d’enquêtes ouvertes
dans au moins cinq pays euro­
péens – l’Allemagne, la France, le
Liechstenstein, le Luxembourg et
L’autorité
palestinienne,
en perte
de légitimité,
a explicitement
condamné
l’attentat
Guterres dans un communiqué.
« Le terrorisme a une nouvelle fois
frappé Israël », a réagi Emmanuel
Macron sur son compte Twitter,
ajoutant que l’Etat hébreu pouvait
« compter sur le soutien de la
France et sur [s]on engagement to­
tal dans la lutte contre ce fléau ».
Le président de l’Autorité palesti­
nienne, Mahmoud Abbas, a, fait
rare, explicitement condamné
l’attentat, prévenant que « la mort
de civils palestiniens et israéliens ne
fait qu’aggraver la situation, alors
[qu’ils] cherch[ent] à préserver la
stabilité à l’approche du mois sacré
du Ramadan, et des fêtes chrétien­
nes et juives ». L’Autorité palesti­
nienne, en perte de légitimité,
peine de plus en plus à contrôler
son territoire.
A Gaza et en Cisjordanie, des cé­
lébrations impromptues ont eu
lieu pour fêter le « martyr » de Diaa
Hamarsheh. Des militants ont
marché en procession devant chez
lui, tandis que d’autres distri­
buaient des friandises aux pas­
sants dans les rues. Si aucun des
principaux mouvements palesti­
niens n’a revendiqué l’attentat, les
islamistes du Hamas, qui contrô­
lent la bande de Gaza, l’ont qualifié
de « réponse naturelle aux crimes
de l’occupation ».
Difficiles à anticiper, ces attaques
individuelles pourraient mettre le
feu aux poudres alors que les Pa­
lestiniens commémorent ce
30 mars la Journée de la terre, en
mémoire du mouvement de lutte
contre l’expropriation des terres
des Palestiniens citoyens d’Israël.
Le rassemblement le plus symbo­
lique se tiendra à Deir Hanna, en
Galilée. Cette journée est sensible.
la Suisse. Leur coopération, facili­
tée depuis l’automne 2021 par
Eurojust, a permis de démêler une
partie de l’écheveau de holdings,
de comptes et de propriétés déte­
nus par le patron de la BDL et son
entourage à travers l’Europe, dont
la valeur est estimée à plusieurs
centaines de millions de dollars.
Des « saisies d’ampleur »
L’ex­banquier d’affaires affirme
avoir fait fortune grâce à des inves­
tissements réalisés, en toute léga­
lité, à partir du patrimoine de
23 millions de dollars qu’il déte­
nait lorsqu’il a pris la tête de la BDL.
La justice suisse, qui a ouvert une
enquête préliminaire début 2021,
le soupçonne, elle, d’avoir, avec
son frère cadet Raja, détourné plus
de 330 millions de dollars de com­
missions sur la vente de titres fi­
nanciers de la BDL entre 2002 et
2015, dans le cadre d’un contrat de
courtage avec la société Forry
Associates LTD, détenue par Raja
Salamé.
Les magistrats helvètes soup­
çonnent que l’argent a été trans­
féré en Suisse, puis sur des comp­
tes détenus par Raja Salamé au Li­
ban, avant d’être utilisé pour ache­
ter des propriétés en Europe. « La
justice suisse a gelé, dès le début de
l’enquête préliminaire, les avoirs
bancaires de Riad Salamé et de son
frère Raja », révèle Zena Wakim,
Une équipe médicale évacue un corps du lieu où s’est déroulé l’attentat de Bnei Brak, le 29 mars, près de Tel­Aviv. NIR ELIAS/REUTERS
Les violences de mai 2021 dans les
villes dites « mixtes », où cohabi­
tent Arabes et Juifs, ont échauffé
les esprits de la droite israélienne
militante. Mardi soir, plusieurs
personnalités rappelaient qu’il fal­
lait combattre « l’ennemi inté­
rieur ». A Bnei Brak, des manifesta­
tions ont été organisées sur les
lieux de l’attaque, aux cris de « re­
vanche » et « mort aux Arabes ».
Le Hamas a cependant déplacé à
la dernière minute plusieurs ma­
nifestations prévues à l’origine le
long de la barrière de sécurité qui
sépare la bande de Gaza d’Israël.
C’est le signe que le mouvement is­
lamiste n’a pas intérêt à une con­
frontation armée, alors que le ter­
ritoire souffre encore des destruc­
tions provoquées par les onze
jours du conflit qui l’a opposé à
avocate de la fondation suisse Ac­
countability Now, à l’origine de
plaintes contre M. Salamé en
France, au Royaume­Uni et en
Suisse.
Les saisies ordonnées par Paris,
Berlin et Luxembourg « mar­
quent une accélération évidente
des enquêtes en Europe et une in­
tensification de la coopération en­
tre ces trois pays, qui a vocation à
s’étendre à d’autres pays », se féli­
cite l’avocat William Bourdon, qui
a déposé plainte en France contre
M. Salamé – aussi détenteur de la
nationalité française – pour le
compte de l’association Sherpa,
spécialisée dans la lutte contre la
criminalité économique, et du
Collectif des victimes des prati­
ques frauduleuses et criminelles
au Liban, un groupement de
Franco­Libanais engagés contre
la corruption.
Les plaintes en France ont donné
lieu à l’ouverture, en juillet 2021,
d’une information judiciaire con­
tre X par le Parquet national finan­
cier (PNF) pour des chefs de
« “blanchiment en bande organi­
sée”, “association de malfaiteurs”
et “recel de délit” commis notam­
ment en France et au Liban ». L’en­
quête s’intéresse notamment à
des biens immobiliers à Paris, qui
appartiennent à M. Salamé, son
frère Raja et son ancienne compa­
gne Anna Kosakova, ainsi qu’à la
l’Etat hébreu, au printemps 2021,
et que la population est exténuée
par quinze ans de blocus israélo­
égyptien et de guerres à répéti­
tion. Israël vient d’ailleurs de rele­
ver le nombre de permis de travail
accordés aux Gazaouis à vingt
mille – près du triple de leur ni­
veau d’octobre 2021. Les hommes,
triés sur le volet, qui peuvent tra­
verser la frontière, apportent une
manne financière non négligeable
à Gaza, où plus de la moitié des ac­
tifs sont au chômage. Les exporta­
tions de l’enclave côtière sont, el­
les, revenues à leur plus haut ni­
veau depuis 2007.
Ces mesures économiques, loin
d’être nouvelles, sont l’un des pi­
liers de la doctrine de « réduction
du conflit » prônée par le premier
ministre, Naftali Bennett, et par
location de bureaux pour laquelle
la BDL aurait payé près de 5 mil­
lions d’euros à une société déte­
nue par Mme Kosakova.
Le PNF a salué lundi des « saisies
d’ampleur » dans le cadre de cette
information judiciaire. Selon le dé­
tail fourni par Eurojust, les autori­
tés françaises ont saisi deux en­
sembles immobiliers à Paris d’une
valeur de 16 millions d’euros, des
comptes en France mais aussi à
Monaco pour plus de 46 millions
d’euros, ainsi qu’un immeuble à
Bruxelles. En Allemagne, trois pro­
priétés ont notamment été saisies
à Hambourg et à Munich et des
parts dans une société immobi­
lière basée à Düsseldorf d’une va­
leur d’environ 28 millions d’euros.
Le Luxembourg a, pour sa part,
saisi environ 11 millions d’euros
d’avoirs bancaires.
Me Pierre­Olivier Sur, l’avocat en
France de Riad Salamé, a fait savoir
lundi que son client exercerait
« tous les recours utiles ». Toutefois,
aux yeux de Zena Wakim, « l’incul­
pation devient assez inévitable dès
lors que les avoirs sont gelés ». Et
l’enquête est loin d’être achevée.
La France a notamment émis, se­
lon l’avocate, une demande d’en­
traide judiciaire à l’Irlande, à Jer­
sey, au Liechstenstein, au Luxem­
bourg, à Monaco, au Royaume­
Uni et à Singapour.
L’avancée de l’enquête bute en
son successeur annoncé, Yaïr
Lapid, à leur accession au pouvoir
en juin 2021. Une solution politi­
que au conflit étant dans leur es­
prit impossible, il s’agirait de se fo­
caliser sur l’amélioration des con­
ditions de vie des Palestiniens.
Au­delà de ces mesures symbo­
liques, la violence est loin d’être
contenue. En Cisjordanie, l’ar­
mée israélienne fait sentir sa pré­
sence jusque dans le centre des
villes palestiniennes, en procé­
dant à des vagues d’arrestations
quotidiennes. Au moins vingt­
cinq Palestiniens ont été tués ces
six derniers mois en Cisjordanie
et à Jérusalem­Est, dont six mi­
neurs, selon les Nations unies.
Dans la plupart des cas, l’armée a
invoqué un argument sécuri­
taire : toute expression de vio­
Le travail des
magistrats a été
systématiquement
entravé par l’élite
politico-financière
du Liban
revanche sur l’absence de coopé­
ration de la justice libanaise. Le tra­
vail des magistrats a été systémati­
quement entravé par l’élite poli­
tico­financière du pays, qui fait en
grande partie bloc derrière Riad
Salamé. Selon des médias libanais,
le chef du gouvernement, Najib
Mikati, qui est lui­même action­
naire d’une banque, est intervenu
dans l’enquête, ouverte au Liban à
la suite de la demande d’entraide
judiciaire suisse, pour empêcher la
perquisition d’établissements
bancaires détenant des comptes
de Raja Salamé.
Si les poursuites récemment en­
gagées contre M. Salamé au Liban
ont quelque peu fissuré le camp de
ses soutiens, sa mise à l’écart n’est
pas encore à l’ordre du jour. Cer­
tains craignent d’être à leur tour
mis en cause. « Les enquêtes sur
Riad et Raja Salamé mettent déjà
en exergue une ramification vers
d’autres hommes politiques liba­
nais », confirme Me Wakim.
0123
JEUDI 31 MARS 2022
lence – du jet de pierre à la partici­
pation à une manifestation – est
assimilée au terrorisme. Dans le
même temps, l’expansion des co­
lonies juives en Cisjordanie con­
tinue, créant des faits accomplis
sur le terrain qui attisent la colère
des Palestiniens.
Lors de son premier discours à
l’Assemblée générale des Nations
unies, en septembre 2021, Naftali
Bennett avait assuré que « les Is­
raéliens ne se levaient pas le ma­
tin en pensant au conflit ». Malgré
les succès diplomatiques de l’Etat
hébreu, démontrés par le som­
met organisé lundi dans le Né­
guev, en présence des ministres
des affaires étrangères des Emi­
rats arabes unis et du Maroc, le
réveil est brutal. 
nicolas rouger
Des demandes d’entraide judi­
ciaire ont aussi été émises par la
France, le Luxembourg et l’Allema­
gne. « A notre connaissance, le Li­
ban n’a pas répondu positivement
à la demande de coopération fran­
çaise. Ce blocage a des raisons stric­
tement politiques mais, heureuse­
ment, il ne nuit pas à la poursuite
de l’enquête française, au vu des
saisies, commente Me Bourdon.
Nous attendons de la France qu’elle
pèse pour favoriser ce déblocage,
en cohérence avec les déclarations
faites par le président Emmanuel
Macron depuis deux ans. »
L’absence de coopération judi­
ciaire pourrait entraver l’instruc­
tion ouverte par la juge Ghada
Aoun contre M. Salamé et son en­
tourage pour « enrichissement il­
licite » dans l’affaire du patri­
moine parisien. « Il aurait été pré­
férable qu’il y ait une coopération
qui fonctionne et que chaque juri­
diction puisse mener sérieusement
ses enquêtes sur un périmètre pré­
cis sans qu’il y ait de chevauche­
ment, selon une source proche de
l’enquête. Au Liban, rien n’est étan­
che du politique. » La crainte existe
que l’instruction, ouverte par une
juge proche du camp du président
Michel Aoun, qui réclame la desti­
tution du gouverneur de la BDL,
ne soit instrumentalisée à l’appro­
che des élections. 
hélène sallon
 PLANÈTE
0123
JEUDI 31 MARS 2022
Près d’une grossesse sur deux est non planifiée
Selon le Fonds des Nations unies pour la population, 121 millions de femmes sont concernées chaque année
C
hoisir d’avoir un enfant
ou non, quand et avec
qui. Ce droit fondamen­
tal, évoqué dans de
nombreux accords internatio­
naux depuis cinquante ans, est
encore loin d’être acquis, puisque
tous les ans près de la moitié des
grossesses ne sont pas planifiées,
soit près de 121 millions de fem­
mes concernées. C’est sur ce cons­
tat inquiétant que le Fonds des
Nations unies pour la population
(UNFPA) a choisi d’axer son rap­
port annuel, publié mercredi
30 mars sous le titre Voir l’invisi­
ble. « Quand presque la moitié des
grossesses ne sont pas choisies,
cela nous donne une image alar­
mante de l’état de négligence de la
liberté reproductive des femmes, a
souligné la directrice exécutive
du Fonds, Natalia Kanem, mardi.
Cette crise est en partie invisible
parce qu’elle est extrêmement
fréquente. Presque tout le monde
connaît une femme ayant dû
faire face à une grossesse non in­
tentionnelle. »
Une réalité d’autant plus vio­
lente en temps de crise, et notam­
ment de conflit armé, lors des­
quels de nombreuses femmes
perdent accès à leur contracep­
tion et sont davantage soumises
au risque de violences sexuelles.
Entre autres exemples récents,
la pandémie de Covid­19 a accen­
tué en 2020 les problèmes d’ap­
provisionnement en contracep­
tifs dans certains pays comme la
Guinée­Bissau, le Rwanda ou la
29 mars
30 2022
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Zambie. Cette interruption de ser­
vices aurait mené à 1,4 million de
grossesses non planifiées supplé­
mentaires, selon le premier rap­
port de la Commission sur le
sommet de Nairobi paru en 2021.
Concernant l’Ukraine, les don­
nées manquent encore pour
connaître les conditions de sécu­
rité et de santé sexuelle des réfu­
giées, mais près de 250 000 fem­
mes étaient enceintes au début de
la guerre, selon Natalia Kanem,
qui alerte sur leur situation de
soins dégradée. « Notre rapport
montre que ces droits fondamen­
taux sont sous­estimés en temps
de paix et mis à mal en temps de
conflit », insiste la médecin.
Avortements à risque
D’une manière générale, les au­
teurs du rapport estiment qu’en­
viron 257 millions de femmes ne
désirant pas tomber enceintes
n’ont pourtant pas recours à
des moyens de contraception
sûrs et modernes comme le
préservatif, la pilule ou le stérilet.
Parmi elles, 172 millions n’en uti­
lisent aucun. Ce n’est pas tant
l’accès aux contraceptifs qui
pose problème que la demande
des femmes. Selon une étude bré­
silienne menée dans 47 pays et
publiée en 2019 dans la revue
Reproductive Health, 40,9 % des
femmes sexuellement actives
n’utilisent aucune méthode
contraceptive.
Les raisons le plus souvent
avancées sont la peur des effets
3e édition
60 % des
grossesses non
intentionnelles
aboutissent
à un avortement
secondaires, notamment pour la
pilule contraceptive, et des rap­
ports sexuels trop peu fréquents
pour nécessiter une protection.
Pour les femmes mariées, l’op­
position d’un tiers entre davan­
tage en ligne de compte, tandis
que les femmes les moins sco­
larisées ou vivant en zone rurale
ont souligné le manque d’accès
et d’information. Par ailleurs, se­
lon les données du rapport, près
d’un quart des femmes ne sont
pas en mesure de dire non à une
relation sexuelle.
En définitive, 60 % de ces gros­
sesses non intentionnelles abou­
tissent à un avortement. Soit, au
total, 30 % de l’ensemble des gros­
sesses, un chiffre confirmant de
précédentes études. « Les lois res­
trictives sur l’avortement dans les
pays à faible et moyen revenu
n’ont pas montré qu’ils réduisaient
le recours à l’avortement. Mais
dans les pays à revenu élevé avec
des lois plus libérales sur le sujet,
une proportion significativement
plus faible de grossesses non dé­
sirées aboutissait à des avor­
tements », précisent les auteurs
du rapport.
Merci aux 3000 acteurs
du handicap et de l'emploi
réunis à Lille
pour l’#URRH2022 !
Près de la moitié de ces inter­
ventions (45 %) se font alors dans
des conditions d’insécurité qui
mettent en péril la vie de la mère,
conduisant à l’hospitalisation de
7 millions de femmes par an. Ces
avortements illégaux causent de
5 % à 13 % des morts maternelles
annuelles, ce qui en fait la cause
principale de mort chez les fem­
mes attendant un enfant. En con­
séquence, le coût annuel des com­
plications d’un avortement à ris­
que est estimé à 553 millions de
dollars (499 millions d’euros).
Investir dans l’« empowerment »
Parmi les recommandations, les
auteurs insistent sur le besoin de
financer les services de santé
contraceptive et de les considérer
comme essentiels, même en cas
de crise, mais aussi d’investir
dans la recherche pour mieux
comprendre ce dont les femmes
ont besoin pour leur contracep­
tion. Une autre piste avancée est
l’extension de la protection so­
ciale, à l’exemple de pays comme
le Rwanda, la Thaïlande ou le
Vietnam, qui ont intégré les tra­
vailleurs informels à leur système
de sécurité sociale.
Plus généralement, ces constats
alarmants imposent de mieux
contrer les violences faites aux
femmes et de faire évoluer les
normes sociales dans les trop
nombreux pays dépourvus de
lois punissant le viol et conti­
nuant d’empêcher les femmes de
travailler dans certains emplois
|9
ou industries. Enfin, les auteurs
appellent à investir dans l’em­ LES CHIFFRES
powerment des femmes et jeunes
filles. « Partout, les filles doivent
être habilitées à voir et à réaliser
un avenir au­delà de la grossesse 331 000
précoce », écrivent­ils. C’est le nombre de femmes
« L’empowerment, c’est le ren­ qui, tous les jours en moyenne,
forcement du pouvoir d’agir, ex­ tombent enceintes de manière
plique Annabel Desgrées du Loû, non planifiée dans le monde.
directrice de recherche à l’Institut
de recherche pour le dévelop­
pement. Concernant la sexualité, 40 %
cela recouvre plusieurs choses : C’est la proportion de femmes
la disponibilité des ressources en qui, dans quarante-sept pays
termes de structures et de moyens étudiés, n’utilisent aucun
contraceptifs, connaître cette moyen de contraception pour
offre, être capable de saisir cette éviter une grossesse.
offre sans être stigmatisée, mais
aussi avoir conscience de ses
droits, c’est­à­dire pouvoir dire 193 000
non et exiger l’utilisation de C’est le nombre de décès
contraceptifs. » maternels causés tous les ans
Un processus qui ne doit par des avortements à risque.
pas être seulement individuel
mais aussi collectif, pour confor­
ter ses connaissances auprès de 553 MILLIONS
personnes expérimentant la C’est la somme en dollars
même chose que soi. L’éducation (soit 499 millions d’euros)
sexuelle des hommes et des fem­ dépensée chaque année
mes respectant l’égalité de genre dans les pays en voie w
est donc un enjeu primordial des de développement pour
années à venir. « Les grossesses l’hospitalisation des femmes
non intentionnelles ne sont pas à la suite d’un avortement
seulement un problème personnel à risque.
pour les femmes concernées, mais
aussi une question de santé
publique pour la population et
un enjeu de droits humains pour
les Etats du monde entier »,
conclut Natalia Kanem. 
delphine roucaute
EMPLOI & HANDICAP

10 | planète
COP biodiversité : les
négociations patinent
Les représentants de 150 pays se sont réunis à Genève
pour la première fois en présentiel depuis deux ans
genève ­envoyée spéciale
C
ela aurait dû être la der­
nière étape avant la
15e conférence mondiale
des Nations unies
(COP15) sur la biodiversité. Mais les
discussions qui s’achèvent mardi
29 mars à Genève (Suisse) ont fina­
lement avancé à un rythme bien
plus lent que prévu, suscitant frus­
trations et inquiétudes quant à la
suite du processus. A l’issue de
leurs travaux, les quelque
2 000 délégués réunis pendant
quinze jours n’ont pas réussi à se
mettre d’accord sur un projet de
texte pouvant être, en l’état, négo­
cié puis adopté par les chefs d’Etat
et de gouvernement pour mettre
fin à la destruction du vivant.
A Genève, les représentants de
plus de 150 pays se sont retrouvés
pour la première fois après deux
ans de discussions à distance. Re­
portée à trois reprises en raison
du Covid­19, la COP15 s’est ouverte
de façon protocolaire en octo­
bre 2021 à Kunming, en Chine, et
les négociations proprement di­
tes sont attendues fin août – les
dates officielles n’ayant toujours
pas été annoncées par Pékin.
« Nous avions clairement sous­es­
Le chat forestier, un des rares félins sauvages d’Europe, en expansion
L’espèce profite de la déprise agricole pour regagner ses anciens territoires mais est menacée par l’hybridation avec les chats domestiques
massif des corbières (aude) ­
envoyée spéciale
S ur un sentier du massif des
Corbières, dans l’Aude,
Maxime Belaud fait défiler
les images prises par son piège
photo. Soudain, il apparaît : un
gros chat au pelage gris fauve lé­
gèrement marbré. Sa queue touf­
fue, ornée d’anneaux noirs, ne
laisse guère de doute : c’est un
chat forestier, Felis silvestris silves­
tris, l’un des deux félins sauvages
d’Europe avec le lynx. « Un beau
mâle », estime M. Belaud, de l’as­
sociation Nature en Occitanie.
L’animal hésite, hume les sous­
bois… « Et voilà, il se frotte au tronc
au lieu d’utiliser mon piège à
poils ! », peste le naturaliste. Cette
fois, il n’y aura donc rien à collec­
ter sur la brosse en bois, impré­
gnée de racines de valériane pour
attirer les matous. Mais peu im­
porte : depuis décembre 2021, l’as­
sociation a pu récolter suffisam­
ment de clichés et d’échantillons
pour confirmer, sous réserve des
analyses génétiques, la présence
de chats forestiers dans le secteur.
Et élargir encore un peu son aire
de répartition officielle.
Depuis quelques années, les dé­
couvertes se succèdent sur le petit
félin, qui connaît une indéniable
expansion en France. En 2020,
l’Office français de la biodiversité
(OFB) attestait sa présence dans
l’Hérault. Peu après, il était photo­
graphié pour la première fois dans
la Drôme par des chasseurs – sans
analyses génétiques néanmoins.
En 2021, l’association Nature en
Occitanie dévoilait sa présence sur
la montagne Noire, dans le Tarn,
avec quelque 70 échantillons de
poils et 400 clichés à l’appui.
Cette nouvelle étude dans
l’Aude, qui touche à sa fin, vise à
mieux comprendre les con­
nexions entre les chats de la mon­
tagne Noire et ceux des Pyrénées,
foyer relictuel où ils n’ont jamais
disparu. « On essaie de faire res­
sortir les chemins empruntés par
l’espèce pour recoloniser le terri­
toire, en concentrant nos recher­
timé le besoin des délégués de s’ex­
primer, reconnaît Basile van Ha­
vre, le coprésident du groupe de
travail chargé de la rédaction du
futur cadre mondial. Cela a ralenti
le processus et nous ne sommes pas
allés aussi loin qu’on l’espérait. »
La COP15 doit permettre d’adop­
ter une nouvelle feuille de route
visant à mettre un terme à l’éro­
sion de la biodiversité d’ici à 2030.
L’enjeu est crucial : les espèces dis­
paraissent à un rythme sans pré­
cédent, plus d’un million est me­
nacé d’extinction et 75 % de la sur­
face terrestre a déjà été altérée par
l’homme. Experts et observateurs
espèrent que ce rendez­vous sus­
citera une prise de conscience et
un sursaut similaires à ceux qu’a
provoqués l’accord de Paris sur le
climat conclu en 2015.
A Genève, les discussions n’ont
pas reflété ce sentiment d’urgence,
Plus
de un million
d’espèces sont
menacées
d’extinction
ches sur les corridors écologiques :
les haies, les ripisylves [boise­
ments bordant les cours d’eau],
les îlots forestiers…, explique
Maxime Belaud. On cherche aussi
à savoir si l’A61, qui passe entre les
deux secteurs, constitue un obsta­
cle. » Plus largement, l’association
coopère avec l’OFB pour cartogra­
phier sa présence dans toute l’Oc­
citanie : l’établissement public
prospecte de son côté dans l’Avey­
ron, le Lot et la Lozère.
Lente reconquête
L’expansion du chat forestier
semble s’accélérer depuis quel­
ques années, mais elle n’est pas
nouvelle. Dès les années 1980 et
1990, les premières études sur sa
répartition montraient déjà une
dynamique favorable : ses effec­
tifs se densifiaient dans les foyers
les plus anciens. En plus des Pyré­
nées, le quart nord­est de l’Hexa­
gone abrite la plus grande popu­
lation de chats sauvages en
France, où ils n’ont jamais dis­
paru non plus. Depuis ces deux
zones sources, l’espèce a ensuite
entamé sa lente reconquête.
En 2008, un vaste état des lieux,
s’appuyant sur la collecte de dé­
pouilles victimes de collisions
routières, établit sa présence dans
44 départements français.
Aujourd’hui, il est observé dans
54 départements, après avoir re­
colonisé la région Centre, une
grande partie de l’Auvergne et du
Limousin, la Savoie, l’Isère… « Et
ça ne va pas s’arrêter là !, s’enthou­
siasme François Léger, spécialiste
de cette espèce à l’OFB. Dans un
avenir proche, on aura une coagu­
lation des deux populations, celle
du Nord­Est et celle du Sud­Ouest,
probablement entre l’Aveyron et la
Lozère. La population sera ainsi
continue depuis le Portugal et l’Es­
pagne, jusqu’en Belgique, en Alle­
magne et en Suisse. » Au­delà des
frontières françaises, le chat fo­
restier se propage partout en Eu­
rope occidentale – à l’exception
des pays du pourtour méditerra­
néen, où il se porte moins bien.
A quoi doit­il cette santé rayon­
donnant parfois l’impression de
repartir de zéro. Le projet de cadre
mondial présenté en juillet, issu
des sessions de travail en ligne et
articulé autour de quatre grands
objectifs pour 2050 et 21 cibles
pour 2030, a servi de base aux
échanges. Mais au lieu de parvenir
à des consensus sur ces jalons, les
délégués ont remis sur la table de
nombreuses propositions. « Les
coprésidents avaient soumis un
projet de cadre mondial rédigé
dans un langage simple et efficace
et ils s’attendaient à ce qu’il soit en­
core renforcé et amélioré, constate
Elizabeth Maruma Mrema, la se­
crétaire exécutive de la conven­
tion pour la diversité biologique
des Nations unies. Au lieu de cela,
beaucoup d’éléments ont été ajou­
tés et chaque phrase fait désormais
10 ou 12 lignes avec plein de choses
entre parenthèses ! »
« Le texte n’a fait que s’allonger,
observe également Nicky Kingu­
nia Ineet, délégué de la République
démocratique du Congo. Et sur les
points qui sont prioritaires pour
nous, nous n’avons pas suffisam­
ment avancé. »
L’enjeu du financement reste en­
tier. « Des promesses de dons ont
déjà été faites mais elles ne sont pas
Un chat
forestier,
photographié
par un
appareil
automatique,
dans le cadre
du suivi
de l’espèce
en Occitanie.
MATHIEU PUJOL POUR
«LE MONDE»
nante ? Le petit félin profite de la
déprise agricole et de l’avancée
des forêts, retrouvant peu à peu
son habitat favori : des bois et des
prairies naturelles, en plaine ou
en moyenne montagne. Son sta­
tut d’espèce protégée, acquis
en 1979, porte aussi ses fruits. Jus­
qu’au XXe siècle, le chat était piégé
pour sa fourrure, ou parce qu’il
était considéré comme un nuisi­
ble, concurrençant les chasseurs
sur le petit gibier. Des légendes
circulaient sur sa prétendue féro­
cité. Persécuté, le chat sauvage
était aussi très mal connu. « Les
premières études sur l’espèce ont
été lancées en Lorraine dans les an­
nées 1960, relate François Léger.
Au départ, le but était déjà de le dis­
tinguer du chat domestique, grâce
à des éléments de son pelage, la
taille de son crâne et de son intes­
tin… Il y avait encore beaucoup de
confusion, et des connaissances
très grossières sur sa répartition. »
suffisantes, estime Brian O’Don­
nell, le directeur de Campaign for
Nature, une coalition rassemblant
plus d’une centaine d’organisa­
tions. Si cela reste le cas, la COP sera
un échec. » Le projet d’accord pré­
voit d’accroître les ressources con­
sacrées à la protection de la biodi­
versité pour les porter à au moins
200 milliards de dollars (180 mil­
liards d’euros) par an. Un montant
que la Fondation pour la recher­
che sur la biodiversité, qui a ana­
lysé l’ensemble des 21 cibles, juge
insuffisant, les besoins étant plu­
tôt estimés aux alentours de
850 milliards de dollars.
Maintenir la pression
Le texte initial proposait par
ailleurs d’augmenter d’au moins
10 milliards de dollars par an les
flux financiers internationaux
vers les pays en développement.
Mardi, une coalition composée
des pays africains, de certains
Etats d’Amérique du Sud, des Ca­
raïbes, de l’Inde et du Pakistan a
déclaré vouloir multiplier ce chif­
fre par dix pour le porter à
100 milliards de dollars « dans un
premier temps », puis à 700 mil­
liards de dollars d’ici à 2030.
« Il y a des vrais besoins de finan­
cements supplémentaires mais les
chiffres mis sur la table sont telle­
ment énormes qu’ils risquent de
paralyser les discussions », regrette
une source proche de la dégéla­
tion européenne. « Les 700 mil­
liards ne doivent pas être compris
comme provenant seulement de
bailleurs internationaux, des res­
sources domestiques peuvent aussi
être mobilisées », précise Elizabeth
Maruma Mrema. Des pays en dé­
veloppement réclament égale­
ment la création d’un nouveau
fonds réservé à la biodiversité et
Le statut
d’espèce
protégée, acquis
en 1979, porte ses
fruits
Aujourd’hui, l’espèce est mieux
connue, même si elle reste dis­
crète. « Quand je fais des conféren­
ces, les gens sont très étonnés de
découvrir qu’il vit autour de chez
eux ! », raconte M. Léger. Chasseur
nocturne, somnolent le jour à
l’abri des fourrés, le chat forestier
passe inaperçu. Si on a quelques
chances de l’apercevoir, c’est plu­
tôt l’été, quand il traque les petits
rongeurs, les oiseaux et reptiles
dans les prairies fauchées – les fe­
melles, surtout, aiment y emme­
ner leurs chatons pour leur ap­
prendre à chasser. Encore faut­il
« Des promesses
de dons ont été
faites, mais elles
ne sont pas
suffisantes.
Si cela reste
le cas, la COP
sera un échec »
BRIAN O’DONNELL
directeur de Campaign
for Nature
une simplification des conditions
d’accès aux fonds déjà existants.
Une fois adoptés, comment ces
objectifs seront­ils mis en œuvre
et grâce à quels indicateurs les
progrès seront­ils évalués ? Ces
évaluations seront­elles obligatoi­
res ? Ces questions, cruciales pour
éviter un nouvel échec de la com­
munauté internationale à enrayer
l’érosion de la biodiversité, n’ont
pas non plus été abordées en dé­
tail. « Les délégués n’ont pas pu par­
ler de ce qu’il devra y avoir concrè­
tement dans les plans d’action et
d’engagement qu’ils vont utiliser »,
explique par exemple Georgina
Chandler, responsable des politi­
ques internationales à la Société
royale pour la protection des
oiseaux, au Royaume­Uni.
Parmi les autres cibles, la ques­
tion du partage juste et équitable
des informations et bénéfices is­
sus du séquençage numérique des
ressources génétiques a été vive­
ment débattue jusqu’aux derniè­
res heures de la session. L’objectif
visant à protéger 30 % des terres et
des mers d’ici à 2030 a, en revan­
che, semblé susciter un relatif con­
ne pas le confondre avec un chat
domestique.
Sa proximité avec l’animal de
compagnie est telle qu’il peut se
reproduire avec lui et engendrer
des descendants fertiles. Seule
ombre au tableau, cette hybrida­
tion fragilise l’espèce, en plus de
l’urbanisation, de l’intensification
agricole et des routes qui rongent
son habitat. « Au niveau national,
on a estimé un taux d’hybridation
entre 10 % et 20 % en moyenne, rap­
porte Sébastien Devillard, cher­
cheur en écologie évolutive à l’uni­
versité Lyon 1. Sur le long terme, ça
peut suffire à polluer son intégrité
génétique, et constituer une me­
nace pour sa conservation. »
La cohabitation est pourtant an­
cienne entre Felis silvestris silves­
tris – l’espèce européenne, jamais
domestiquée – et Felis silvestris
catus, le chat domestique, qui
descend, lui, d’une autre sous­es­
pèce : Felis silvestris lybica, origi­
0123
JEUDI 31 MARS 2022
sensus, un grand nombre d’Etats
ayant exprimé leur volonté de le
voir adopter. La reconnaissance
des droits des peuples autochto­
nes et la nécessité d’obtenir leur
consentement libre et éclairé
avant d’établir une aire protégée
sur leurs territoires ont également
été clairement énoncées. « Ces
avancées sont prometteuses, se ré­
jouit Jennifer Tauli Corpuz, origi­
naire des Philippines et représen­
tante des peuples indigènes. Il faut
maintenant maintenir la pression
pour que ces éléments restent bien
dans le texte jusqu’au bout. »
Des Etats et des organisations de
la société civile ont par ailleurs
proposé de rehausser l’ambition
pour 2030, en appelant à « arrêter
et inverser » la tendance à la perte
de biodiversité afin d’obtenir « un
gain net » pour la nature. « Dire
nous voulons plus de nature d’ici à
la fin de la décennie, c’est un cri de
ralliement très clair, qui peut être
l’équivalent du “zéro émission
nette” pour le climat, insiste Marco
Lambertini, le directeur général
du Fonds mondial pour la nature.
C’est aussi un signal fort à l’atten­
tion des acteurs économiques. »
Au vu de l’ampleur des progrès
restant à accomplir avant la COP,
l’organisation d’une session sup­
plémentaire de négociations fin
juin au Kenya a été annoncée
lundi. D’ici à cette date, des discus­
sions informelles devraient se
poursuivre et une impulsion poli­
tique forte est attendue. « Si le sen­
timent d’urgence qui a fait défaut à
Genève est davantage présent et
que les négociateurs ont un man­
dat clair, la session de Nairobi peut
permettre d’établir un cadre ambi­
tieux avant la COP », espère Geor­
gina Chandler. 
perrine mouterde
naire d’Afrique du Nord et du
Moyen­Orient. Cette dernière
aurait été domestiquée dans le
Croissant fertile et en Egypte il y a
environ huit mille ans, avec la
naissance de l’agriculture, puis
introduite il y a quatre mille à six
mille ans en Europe. Mais ses ef­
fectifs ont explosé bien plus ré­
cemment : il y a aujourd’hui plus
de 14 millions de chats dans les
foyers français.
Dans les milieux anthropisés, la
probabilité pour un chat sauvage
de rencontrer son cousin domes­
tique est donc élevée… surtout si
sa propre population est faible.
Dans la montagne Noire, les
échantillons analysés par Nature
en Occitanie ont révélé 70 % de
chats forestiers hybrides. Inquiète,
l’association prévoit d’y mener
une campagne de sensibilisation
pour inciter les propriétaires de
chats à stériliser leur animal. 
angela bolis
 FRANCE
0123
JEUDI 31 MARS 2022 | 11

A la recherche d’une droite éparpillée
Dans la Sarthe, ex­fief de François Fillon, les électeurs LR sont décontenancés par la campagne présidentielle

REPORTAGE
sarthe ­ envoyée spéciale

L
e marché de Mamers
s’éveille lentement sur
la place Carnot, lundi
28 mars. Les habitants de
cette commune rurale du nord
de la Sarthe prennent leur temps.
Le long de la pharmacie, une
quinzaine de personnes font la
queue pour un test de dépistage Dans les
du Covid­19. locaux de
Au fronton de la mairie, tenue la fédération
depuis 2014 par Frédéric Beauchef sarthoise
(Les Républicains, LR), un drapeau du parti Les
ukrainien se mêle à ceux de la Républicains,
France et de l’Union européenne. au Mans,
Installés devant l’édifice munici­ le 28 mars.
pal, douze panneaux électoraux, NICOLAS KRIEF
toujours vides : aucune affiche POUR « LE MONDE »
n’y a été collée, à l’exception de
celle du souverainiste Nicolas Du­
pont­Aignan.
Sur le marché, personne ne
parle spontanément de la prési­
dentielle, qui se tient pourtant
dans moins de deux semaines.
« Les gens sont blasés ou perdus, ils
ne savent pas pour qui voter, nous
les premiers », lance Nadège (qui
n’a pas souhaité donner son
nom), la charcutière de la Maison
du boudin.

Voter Pécresse « par principe »

« C’est le calme plat », cette campa­
gne, observe Jean­Michel Etienne.
Ce retraité est grand maître de la
Confrérie des chevaliers des rillet­
tes sarthoises, et militant LR. Il
connaît bien l’ancien premier mi­
nistre et ex­maire de Sablé­sur­
Sarthe, François Fillon, qui vient pour la primaire, quand personne normale. » Soit « ferme sur l’immi­ des Alpes­Maritimes] Eric Ciotti ». En cas de défaite de Pécresse au
le week­end dans son manoir de n’y croyait. « Il nous disait : c’est
« En regardant gration », mais qui « ne promet Dans la foulée, l’ex­responsable a premier tour, il veut croire que la
Beaucé, à Solesmes, au sud du dé­ comme aux 24 Heures du Mans, le meeting de pas, comme Zemmour, de mettre reçu « une soixantaine » de mails droite – lui aussi reprend le mot –
partement. Il l’a même sacré « of­ tout peut se jouer dans les derniè­ tous les étrangers dehors, c’est d’adhérents partageant sa décep­ « normale », que certains ont
ficier » de sa confrérie. res minutes », évoque la con­
Valérie Pécresse inapplicable ». Il observe que la tion. « Je ne sais par où commencer voulu « décomplexer », d’autres
Le crash de sa candidature seillère régionale. au Zénith, candidate a commencé à baisser tant je suis déçue de cette campa­ « moderniser », restera ancrée
en 2017 a longtemps hanté la Cinq ans plus tard, au congrès après ça, acculée. gne après avoir tant espéré !, lui dans le pays : « C’est celle de
droite sarthoise, mais Jean­Mi­ de LR, Anne a voté Pécresse, dont
je me suis dit, La fédération LR de la Sarthe, écrit ainsi une militante de 89 ans De Gaulle, de la Résistance, de
chel assure que celle­ci a tourné la elle loue le « parcours » et la « soli­ c’est mal barré » installée au Mans, à 57 km de Ma­ qui se dit, pour la première fois de Pompidou… On peut changer de
page. Comme beaucoup d’autres dité ». Pour elle aussi, le Zénith a mers, comptait 2 500 adhérents [sa] longue vie, effarée à l’idée que nom mais on sera toujours là. »
JEAN-MICHEL ÉTIENNE
dans ce département historique­ été une déception. Devant sa télé­ en 2010. Après la défaite de Fillon, la droite républicaine » puisse se Annick arrive avec des cafés. Elle
retraité et militant LR
ment ancré à droite, il a pensé que vision, l’élue s’est demandé pour­ elle n’en avait plus que 430. retrouver « en cinquième posi­ a été chiraquienne, puis sarko­
Valérie Pécresse, première femme quoi la candidate s’était « laissée Aujourd’hui, elle en revendi­ tion » « Quelle humiliation ! », ré­ zyste, a voté Michel Barnier au
investie par LR, pourrait sauver le entraîner dans un format de mee­ que près de 1 000, beaucoup sume l’octogénaire qui aurait tant congrès, mais trouve que Valérie
parti, relégué depuis dix ans dans ting fait pour un homme » : nuel Macron. « Je ne supporte pas ayant repris leur carte pour voter aimé que la candidate suscite de Pécresse a du « courage ». Elle dit
l’opposition. Mais il n’y croit plus « Quelle erreur ! » Mais elle a les gens qui changent de camp », au congrès. Mais l’hiver a été rude. « l’élan » et de la « bonne humeur ». qu’elle a commencé à s’inquiéter
depuis la mi­février et le meeting trouvé les attaques qui ont suivi lance le retraité. Plusieurs militants proches du « Je ne comprends pas ce qui s’est fin janvier quand la candidate
raté du Zénith, à Paris. « En regar­ injustes et disproportionnées. mouvement conservateur Sens passé », conclut­elle tristement. a concentré « toutes les attaques ».
dant la télé, je me suis dit, c’est mal « On a été tellement sonnés par ce « Pour une droite… normale » commun ont quitté le parti pour D’autres en ont profité pour « On l’a chamboulée exactement
barré », confie le retraité. Il votera qui s’est passé avec Fillon qu’on Lui a voté Xavier Bertrand au rejoindre la section sarthoise de glisser qu’ils quittaient LR pour comme on l’avait fait avec Fillon.
pour la candidate « par principe », prend désormais les choses avec congrès puis s’est rangé derrière Reconquête !, dont Miguel Fimiez, rejoindre Zemmour. « Ce qui se La droite allait passer, il fallait la
ce qui n’est pas le cas de beaucoup du recul », philosophe­t­elle, per­ Pécresse, jugeant qu’une femme à ex­délégué de la 4e circonscription passe aujourd’hui dans la fédé­ détruire », veut croire la militante,
de ses amis, qui se partage­ suadée que la candidate peut l’Elysée, « ce serait bien ». Il trouve de la Sarthe, celle de Sablé­sur­ ration de la Sarthe se passera qui en a assez de se faire « voler »
ront entre Emmanuel Macron et « créer la surprise » le 10 avril. qu’elle « percute vite », connaît ses Sarthe, fief de François Fillon. demain à LR », pronostique l’élection présidentielle.
Eric Zemmour. Michel Le Men le croit lui aussi. dossiers, aligne de bonnes mesu­ Quant au président de la « fédé », Maxime Meunier. Dimanche 10 avril, elle ouvrira
Au Bar des Halles, place Carnot, Conseiller municipal de Mamers, res pour le pouvoir d’achat et veut Maxime Meunier, 31 ans, il a dé­ Ceux qui sont restés relativi­ la permanence à 19 heures. An­
l’épouse du maire, Anne Beau­ ancien gendarme, « gaulliste », ad­ réduire les dépenses publiques. missionné début mars, ne se re­ sent ces départs. « La situation nick n’ose pas imaginer une nou­
chef, se souvient. En 2017, elle mirateur de Pompidou et de Chi­ Mais elle n’aurait « pas dû » em­ connaissant plus dans la campa­ s’est stabilisée », assure Annick velle défaite. « Une deuxième fois
était la représentante pour la rac, il est très fâché contre Nicolas ployer l’expression « grand rem­ gne de Mme Pécresse qui « s’est pris Roger, pilier de la « fédé », qui re­ Macron contre Le Pen, ce n’est pas
Sarthe de Force républicaine, le Sarkozy qui « enquiquine » la cam­ placement » dans son meeting du les pieds dans le tapis en reniant la çoit au Mans dans un local flam­ possible ! » « Allez, il reste quinze
microparti de François Fillon, pagne de la candidate à force de 13 février, dit­il. « Moi, je suis pour droite modérée dont elle est issue bant neuf en rez­de­chaussée. jours !, se ressaisit­elle. Il ne faut
dont elle a piloté la campagne « tournicoter » autour d’Emma­ une droite… [il cherche le mot] pour parler comme [le député LR Une poignée de militants sont pas se décourager ! »
venus aussi. Ils ont patienté de­ Dans un coin de la pièce,
vant une chaîne info, qui diffuse 20 000 tracts, empilés. Il ne reste
Pécresse retrouve le terrain et espère relancer sa campagne des images d’immeubles ukrai­
niens noirs et éventrés. « Ce con­
qu’un seul week­end pour les dis­
tribuer. Elle se tourne vers les
texte de crise favorise le prési­ autres : « Je vais avoir besoin
pour son retour en campagne après vidéo où elle prononce la fameuse phrase phié cette rencontre que je devais avoir avec dent », soupire Catherine Pai­ de toutes les bonnes volontés ! » Le
plusieurs jours d’isolement à cause de sa « rien de tel qu’une femme pour faire le mé­ les Français dans quinze jours. » Comme un neau, numéro deux de la fédéra­ directeur de la campagne, Patrick
contamination au Covid­19, Valérie Pé­ nage ». « C’était il y a dix ans, que celui qui inventaire avant l’heure. tion et élue dans le canton de Stefanini, a appelé, mardi, l’ex­res­
cresse pensait arriver en terrain connu. n’a jamais commis de bourde me jette la Mardi, Valérie Pécresse a aussi tenté de Loué. Elle aussi regrette qu’il n’y ponsable de la fédération,
Deux séquences avaient été concoctées première pierre », a rétorqué la candidate reprendre la main dans l’après­midi lors ait pas de campagne, pas d’espace Maxime Meunier, sans savoir
dans les Hauts­de­France par son équipe, visiblement excédée. d’une déambulation à Roubaix, où elle est médiatique, pas de débat pour qu’il avait démissionné, pour
mardi 29 mars, sur des sujets que la candi­ allée à la rencontre des habitants d’un permettre aux candidats de lui demander pourquoi « dix
date du parti Les Républicains (LR) maî­ Un inventaire avant l’heure quartier où l’émission « Zone interdite » confronter leurs projets. Ce qui militants sarthois seulement »
trise : l’économie et la sécurité. Mais si la se­ Invité à monter sur scène, le président des avait tourné un reportage sur les dérives aurait permis à Valérie Pécresse s’étaient inscrits pour le grand
conde s’est correctement déroulée, la pre­ Hauts­de­France, Xavier Bertrand, a fait re­ communautaristes. Arrivée devant une de montrer qu’elle apportait des meeting parisien de Valérie Pé­
mière a été pour le moins surprenante. In­ marquer à sa championne que rien ne lui boutique justement mise en cause dans le « solutions concrètes » aux pro­ cresse, le 3 avril.
vitée à s’exprimer devant un parterre avait été « épargné ». De fait, Mme Pécresse, reportage télévisuel pour la vente de livres blèmes quotidiens des Français. Aux murs de la « fédé », des pho­
d’entrepreneurs au Flandres Business club cible privilégiée des moqueries principale­ et d’objets faisant la promotion de l’isla­ tos de Chirac, Balladur, Juppé, Se­
à Marcq­en­Barœul, Mme Pécresse a parlé de ment relayées par des comptes Twitter misme, elle a assisté à la fermeture des ri­ « On sera toujours là » guin, Fillon, Pasqua ou Sarkozy…
tout sauf de pouvoir d’achat ou de « débu­ d’extrême droite, mène une campagne deaux en fer. « Il a fermé, on ne voit pas les De son côté, Gérard Loubier, et l’appel du 18 juin 1940, encadré
reaucratisation » comme elle le souhaitait. particulièrement difficile : critiques sur le livres qu’il vend. Ça veut dire que rien n’a 69 ans, responsable logistique avec soin. Sur une table, une affi­
Sur une estrade devant des chefs d’entre­ déroulé de ses meetings, silence de Nicolas changé à Roubaix, a­t­elle lancé. Je veux de la fédération, s’inquiète de che de la candidate LR, impecca­
prise en train de déjeuner, elle a eu droit à Sarkozy, qui refuse de la soutenir publique­ donner aux maires et aux préfets le pouvoir l’état d’esprit des Français, qui ble carré blond et sourire figé, bar­
un interrogatoire un peu particulier. Alors ment, baisse continue dans les sondages, de fermer les commerces dans lesquels sont « dans une forme de colère et rée de son slogan : « La nouvelle
qu’elle venait de regretter des questions et enfin le Covid­19, qui l’a obligée à annu­ se vendent les livres contraires à la Républi­ de rejet ». France ». Posé sur l’affiche, un
parfois sexistes sur ses tenues, l’organisa­ ler des visites sur le terrain. « On apprend que. » Objectif de la séquence : montrer que Sur les marchés, les militants LR vieux Paris Match élimé, daté du
teur de l’événement, Olivier Albert, n’a pas plus de ses échecs que de ses succès. J’ai ap­ la candidate demeure ferme sur ses appuis se font régulièrement tancer. « Ils 21 novembre 1970. « L’adieu à de
hésité à lui demander si sa notoriété n’était pris à me relever, c’est une leçon de vie », a sécuritaires, histoire de gagner quelques nous disent, c’est tous les mêmes, Gaulle » est titré ce « numéro his­
pas une gêne pour son époux. Quelques répondu la candidate à une question sur le points pour terminer devant Eric Zem­ on nous promet tout et on n’a torique », publié dix jours après
minutes tard, il lui demandait si elle n’ap­ meeting raté du Zenith. Cette campagne mour le 10 avril.  rien », raconte Gérard. Ce thermi­ la mort du Général, le 9 novem­
préhendait pas de travailler dans un milieu est courte (…). Avec le Covid, les gestes bar­ sarah belouezzane (nord, cien retraité espère que les élec­ bre 1970 à Colombey. 
masculin, avant de diffuser sur un écran la rières, la guerre en Ukraine, tout ça a atro­ envoyée spéciale) teurs finissent par « se réveiller ». solenn de royer

12 | france
Un exécutif très attentif aux humeurs de l’opinion
« Le Monde » a eu accès à quelque 300 sondages commandés par le service d’information du gouvernement
ENQUÊTE
I
l est des questions plus ins­
tructives que les réponses
qu’elles appellent. Particuliè­
rement lorsqu’il s’agit des
sondages commandés par l’exé­
cutif pour s’enquérir de l’opinion
des Français. « Pensez­vous [qu’un
événement analogue à l’invasion
du Congrès américain par les par­
tisans du candidat perdant, Do­
nald Trump] pourrait survenir en
France à la suite d’une élection ? »
Concernant « la démission de Gé­
rard Collomb, diriez­vous qu’elle af­
faiblit (…) le président de la Républi­
que ? » Edouard Philippe est­il « un
homme de droite » ?
Ces interrogations figurent,
parmi des milliers d’autres, dans
les quelque 300 sondages com­
mandés entre juin 2017 et
mars 2021 par le service d’infor­
mation du gouvernement (SIG) et
dont Le Monde a obtenu la copie,
fin février. Questionnements sur
l’actualité, prospection sur de fu­
turs projets de loi, coups de sonde
sur l’image du pouvoir… Ces étu­
des confidentielles, jusqu’alors ja­
mais publiées, retracent, en creux,
les obsessions et les inquiétudes
d’un exécutif très soucieux de la
perception de son image et de son
action. A dix jours du premier tour
de l’élection présidentielle, ils ra­
content aussi l’appétit pour les re­
montées de terrain d’un pouvoir
qui, à force de cultiver la vertica­
lité, s’est en partie coupé d’autres
thermomètres pour mesurer l’état
d’esprit des Français, comme les
élus locaux ou les syndicats.
Des montants colossaux
Les chiffres sont éloquents. Les dé­
penses du SIG en matière de son­
dages sont passées de 1,4 million
d’euros en 2017, à 1,9 million
en 2018, puis à 3,3 millions en 2019
– dont près de la moitié a servi à
analyser les contributions du
grand débat national. En 2020, la
facture s’est élevée à 2,6 millions
d’euros, dont près de 40 % sur l’épi­
démie de Covid­19, et celle – non
encore connue – de l’année sui­
vante, devrait encore être supé­
CONTEXTE
COMMENT « LE  confidentiel commandé par l’exé­
MONDE » A OBTENU  cutif détaille sur une centaine de
LES SONDAGES
Pour obtenir ces quelque
300 sondages, Le Monde a fait
plusieurs demandes auprès du
service d’information du gouver-
nement (SIG) à partir d’août 2019,
en invoquant la loi du
17 juillet 1978 qui accorde à toute
personne un droit d’accès aux
écrits, bases de données et codes
sources produits ou reçus par
l’Etat. S’il a fourni dès le départ
les baromètres mensuels de
« suivi de l’action gouvernemen-
tale », le SIG s’est longtemps
refusé à transmettre les sondages
couvrant l’actualité au nom du
« secret des délibérations du gou-
vernement ». Un argument qui n’a
pas convaincu la Commission
d’accès aux documents adminis-
tratifs. Dans un avis daté de dé-
cembre 2020, cette autorité indé-
pendante a estimé que les études
d’opinion commandées en
amont des projets de réforme ne
relevaient pas de ce secret, « sauf
circonstances particulières, non in-
voquées en l’espèce ». Malgré cet
avis favorable, le SIG a poursuivi
son obstruction et nous avons dû
saisir le tribunal administratif.
En février, alors que le tribunal
ne s’était pas encore prononcé,
une partie des documents nous
a été transmise. Le reste, concer-
nant surtout les retraites et le
Covid, ainsi que les documents
postérieurs à février 2021, ne
nous ont pas été communiqués.
rieure : entre janvier et septem­
bre 2021, 2,1 millions d’euros
avaient déjà été dépensés, dont
20 % en lien avec la crise sanitaire.
Des montants d’autant plus colos­
saux qu’ils n’incluent pas l’écoute
et l’analyse des réseaux sociaux,
rassemblés dans un marché per­
mettant des dépenses jusqu’à
2,8 millions d’euros par an.
Sous François Hollande, les dé­
penses de sondages s’étaient sta­
bilisées autour de 2 millions
d’euros par an, et la veille sur les ré­
seaux sociaux ne dépassait pas
600 000 euros annuels. Mais c’est
la mandature précédente, celle de
Nicolas Sarkozy, qui sert à la fois de
référence et de repoussoir en la
matière. Entre 2007 et 2012, l’Ely­
sée a dépensé directement
9,4 millions d’euros, en plus de la
dizaine de millions d’euros d’en­
quêtes commandées par le SIG.
Depuis le scandale engendré par
les sondages commandés hors de
tout appel d’offres par la prési­
dence Sarkozy, et les condamna­
tions judiciaires qui s’en sont sui­
vies, l’Elysée ne commande plus
d’enquêtes d’opinion sur son bud­
get. Les demandes passent par le
SIG, sous tutelle de Matignon, qui
valide ou amende. Le palais valide­
t­il également ces questionnaires,
notamment lorsqu’ils concernent
le chef de l’Etat ? Les équipes du
premier ministre se refusent à
tout commentaire. Les résultats
des sondages sont, en revanche,
bien communiqués à la prési­
dence, selon nos informations.
Grandes réformes, crise des « gi­
lets jaunes », Covid­19… Quel que
soit le sujet, la curiosité du pouvoir
porte autant sur le fond que sur la
perception de son exercice. Les
sondés sont ainsi invités à donner
leur avis aussi bien sur le report de
l’âge de la retraite que sur « la sincé­
rité du gouvernement en matière
de lutte contre la pauvreté ». « La
perception est une réalité en politi­
que. Il faut y répondre », avait in­
sisté auprès des parlementaires de
la majorité Emmanuel Macron, en
septembre 2019, alors que le der­
nier baromètre de « suivi de l’ac­
tion gouvernementale », publié
deux mois plus tôt, affichait seule­
ment 8,7 % de Français convaincus
que cette dernière « tend à amélio­
rer leur situation personnelle ».
Le baromètre mensuel d’Ipsos
est truffé de ce type d’interroga­
tions. Chaque mois, ce document
pages les réponses des Français, les
divisant par genre, âge, région, re­
venu, niveau d’études, proximité
partisane actuelle ou encore vote à
la présidentielle de 2017. Il com­
mence invariablement par les
principales préoccupations des
sondés et se termine sur l’image
du premier ministre : est­il « rassu­
rant », « courageux », « sympathi­
que » ? Des qualificatifs qui intéres­
sent particulièrement Edouard
Philippe. Premier ministre entre
2017 et 2020, il commande ainsi,
en plus du baromètre, une « mé­
diascopie » disséquant les réac­
tions en temps réel de 151 person­
nes à sa prestation à « L’Emission
politique », en septembre 2017.
Polémiques et petites phrases
L’image, ce sont aussi les polémi­
ques et les affaires. Les controver­
ses impliquant l’Elysée figurent en
bonne place des « questions d’ac­
tualité », une enquête hebdoma­
daire, incluant également les bal­
lons d’essai et autres retours sur
les réformes déjà mises en œuvre.
L’impact des petites phrases d’Em­
manuel Macron sur Pétain (« On
peut avoir été un grand soldat pen­
dant la première guerre mondiale
et conduire à des choix funestes du­
rant la deuxième ») et les minima
sociaux (« On dépense un pognon
de dingue ») est ainsi testé…
L’analyse des actualités pouvant
éclabousser l’exécutif est encore
plus sensible. Ainsi de l’affaire
Benalla, dont l’impact a été abon­
Ces coups de
sonde racontent
en creux un
pouvoir qui s’est
coupé d’autres
thermomètres,
comme
les élus locaux
ou les syndicats
damment testé, bien qu’officielle­
ment le chef de l’Etat ait encore re­
lativisé son importance, en dé­
cembre 2021. En juillet 2018, quel­
ques jours après la révélation de
l’affaire par Le Monde, le SIG s’in­
terroge sur l’audience de la vidéo
montrant le collaborateur de la
présidence frappant des manifes­
tants lors du 1er­Mai et se demande
si son intervention violente est ju­
gée « choquante ». Suivent, fin
juillet, des interrogations sur la
portée de l’événement (« affaire
grave qui relève surtout de dérives
et d’erreurs individuelles » ou « af­
faire d’Etat » ?) et sur son traite­
ment médiatique. Puis, en fé­
vrier 2019, des sondages sur la per­
ception du rapport de la commis­
sion d’enquête du Sénat.
En février 2018, le SIG interroge
les Français pour mesurer l’effet
des plaintes contre Nicolas Hulot
et Gérald Darmanin, accusés
d’agressions sexuelles, ainsi que la
perception du soutien d’Edouard
Philippe à ses ministres. Le pre­
mier ministre « a raison », jugent
69 % des sondés. Ils seront moins
cléments avec François de Rugy,
en juillet 2019, mis en cause par un
article de Mediapart. La dizaine de
dîners luxueux organisés aux
frais de l’Assemblée nationale est
injustifiée pour 69 % des person­
nes interrogées. M. de Rugy sera
contraint de quitter ses fonctions
de ministre de la transition écolo­
gique, là où ses deux collègues du
gouvernement resteront à leur
poste, malgré les affaires.
Est­ce le rôle du SIG que d’inter­
roger les Français sur les affaires et
les petites phrases de l’exécutif ? Ce
service « assure le suivi et la com­
préhension de l’état de l’opinion
aussi bien au regard de l’actualité
que de l’action et de la communica­
tion gouvernementales et des su­
jets de société. Dans ce cadre, il est
amené à mesurer l’impact de tout
fait d’actualité sur l’opinion », ré­
pond Matignon.
Prétester les annonces
Les enquêtes servent aussi à pré­
tester les annonces présidentiel­
les : dans les jours précédant le dis­
cours d’Emmanuel Macron sur les
mesures de la loi « séparatisme »,
le SIG veut tester la popularité
d’une dizaine d’idées. Il passe alors
par deux instituts, l’IFOP et Harris.
Problème, alors que seuls quatre
jours les séparent, leurs résultats
sont très différents. Pour Harris,
77 % des Français sont favorables à
l’interdiction de délivrance de cer­
tificats de virginité, quand pour
l’IFOP ils y sont défavorables (34 %
pour ; 42 % contre). La mesure figu­
rera finalement dans le projet de
loi présenté par le gouvernement,
contrairement à une autre, unani­
mement rejetée, visant à créer un
fichier des élèves scolarisés dans
les écoles privées hors contrat.
Les sondages influencent­ils le
futur contenu des lois ? « A aucun
moment, le gouvernement ne
prend ses décisions sur la base de la
popularité des mesures », affirme
Matignon, ce que confirment des
anciens du SIG interrogés. Avec un
bémol : « Dans le contexte particu­
lier de la crise Covid », disposer
d’indicateurs rendant compte de
« l’état d’esprit des Français » était
cependant crucial, car « l’adhésion
aux mesures [est l’une] des condi­
tions de leur respect ». En janvier et
en février 2021, l’IFOP teste ainsi
l’idée d’un confinement des per­
sonnes âgées ou vulnérables, l’ins­
tauration d’un passe vaccinal ou
encore la légitimité d’un confine­
ment le week­end.
Les multiples études spécifiques
commandées sur la crise sanitaire
– 47 études pour plus de
900 000 euros entre mars et jui­
llet 2020 – testent aussi la compré­
hension par les citoyens des gestes
barrières ou encore de leur appré­
hension à aller voter aux munici­
pales. Autant de réponses utiles
pour cibler les campagnes d’infor­
mation gérées par le SIG.
Impossible cependant d’en sa­
voir plus sur les sondages concer­
nant les nombreuses polémiques
de la période, des regrets d’Agnès
Buzyn sur le maintien des élec­
tions municipales à la petite
phrase d’Emmanuel Macron sur
les non­vaccinés (« J’ai très envie de
les emmerder ») en passant par la
déclaration de la porte­parole du
gouvernement de l’époque, Sibeth
Ndiaye, sur l’inutilité du port du
masque pour le grand public. Le
SIG a refusé de communiquer les
vingt­huit « questions d’actualité »
commandées entre mars et mi­
juin 2020, tout comme celles po­
sées après mars 2021.
Matignon se retranche derrière
une exception au droit à la com­
munication des documents admi­
nistratifs, qui autorise l’Etat à gar­
der secrets des écrits préparant
des décisions qu’il n’a pas encore
prises. Un argument discutable
alors que le gouvernement n’est
plus en mesure de faire voter de
lois à l’approche de l’élection prési­
dentielle. Un argument égale­
ment opposé à la plupart des do­
cuments demandés concernant
la réforme des retraites. Entre avril
et mai 2018, 20 études sur les régi­
mes spéciaux de la SNCF sont
commandées en soixante jours.
Le régime général, au cœur de la
réforme suivante avortée, fait, lui,
l’objet de 13 études spécifiques
pour 401 656 euros, d’après une
source parlementaire.
Toutefois, quelques « questions
d’actualité » communiquées au
Monde permettent de voir les élé­
ments de langage testés. Allonge­
ment de l’espérance de vie, sys­
tème français plus généreux que
ceux des voisins européens… En
octobre 2019, alors que le sujet de
la réforme des retraites revient sur
0123
JEUDI 31 MARS 2022
« A aucun
moment,
le gouvernement
ne prend
ses décisions
sur la base de
la popularité
des mesures »,
affirme Matignon
le devant de la scène, l’exécutif
teste les arguments les plus effica­
ces pour promouvoir l’allonge­
ment de la durée du travail, à un
moment où « l’adhésion » à son
projet reste faible : 30 % des Fran­
çais s’y déclarent favorables, con­
tre 43 % opposés et 25 % ni l’un ni
l’autre. Entre décembre 2019 et
janvier 2020, alors que les grèves
se multiplient et que le pouvoir
craint de voir monter l’exaspéra­
tion dans le pays, le SIG demande à
neuf reprises aux sondés : « Selon
vous, qui est avant tout responsa­
ble de ce conflit social ? » Une ques­
tion déjà posée durant le mouve­
ment des « gilets jaunes ».
Questions partisanes
Ces derniers constituent l’autre
grand conflit social au cœur des at­
tentions du SIG. Entre le 3 et le
19 décembre 2018, l’exécutif dispo­
sera de neuf études (ce qui repré­
sente 140 000 euros), en plus des
« questions d’actualité » comman­
dées chaque semaine, où les « gi­
lets jaunes » figureront en bonne
place, entre novembre 2018 et
mai 2019. Outre l’interrogation ré­
gulière concernant le « soutien »
des Français vis­à­vis du mou­
vement, les sondeurs testent de
nouveau des éléments de langage,
début décembre 2018, sur les
« critiques à adresser aux “gilets
jaunes” ». Des arguments qui
convainquent peu les sondés :
seuls 22 % trouvent le mouvement
« violent », 21 % « manipulé par des
partis politiques », 10 % le jugent
« d’extrême droite » et 13 % « d’ex­
trême gauche ».
Plus étonnant, le pouvoir teste,
toujours en décembre 2018, le « ju­
gement à l’égard de l’attitude »
de MM. Macron et Philippe, mais
aussi de certains de leurs oppo­
sants – Marine Le Pen, Jean­Luc
Mélenchon, Nicolas Dupont­
Aignan – face au mouvement.
Sans être illégales, ces questions
sur l’opposition, ainsi que celles
portant sur la vie privée, étaient
rarement posées depuis l’affaire
des sondages de l’Elysée, qui avait
révélé un usage partisan des étu­
des payées sous Nicolas Sarkozy.
D’autres questions financées
par l’exécutif interrogent quant à
leur caractère partisan, traduisant
peut­être sa fébrilité à l’approche
d’élections. En mars 2019, à deux
mois des européennes, le SIG dis­
sèque l’audience de l’intervention,
quelques jours plus tôt, de Natha­
lie Loiseau sur le plateau de
« L’Emission politique ». Invitée en
tant que ministre des affaires
européennes, pour y débattre face
à Marine Le Pen, elle en avait pro­
fité pour annoncer sa candidature
comme tête de liste macroniste à
ces mêmes élections. Le slogan sur
lequel la majorité présidentielle a
fait campagne est aussi testé.
Cette tentation d’utiliser les son­
dages commandés par l’exécutif,
même très ponctuellement, à des
fins partisanes inquiète la députée
du parti Les Républicains Marie­
Christine Dalloz. Mi­mars, la rap­
porteuse spéciale d’un rapport sur
le budget des services du premier
ministre, dont dépend le SIG, a de­
mandé à avoir accès aux sondages
commandés depuis le début de
l’année. Une demande de préci­
sions lui a été demandée, mais
aucun document ne lui a été re­
mis. « Pour eux, c’est circulez, il n’y a
rien à voir », déplore­t­elle. 
pierre januel et laura motet
0123
JEUDI 31 MARS 2022
Face à Le Pen,
Mélenchon
veut éviter
le choc frontal
Depuis le début de la campagne,
le candidat a ciblé Zemmour,
moins Le Pen, qui capte pourtant
une partie de l’électorat populaire
L’
affrontement avec Ma­
rine Le Pen, Jean­Luc
Mélenchon connaît.
Cette bataille a com­
mencé par un « Qui elle est cel­
le­là ? » sur un plateau de télévi­
sion en 2002. Puis elle a été
émaillée de coups d’éclat et de re­
vers, comme à Hénin­Beaumont
(Pas­de­Calais), aux élections lé­
gislatives de 2012, quand le chef
du Front de gauche d’alors avait
été sorti dès le premier tour et
que la présidente du Front natio­
nal à l’époque avait, elle, échoué
au second tour.
Confronté à l’extrême droite,
Jean­Luc Mélenchon est celui qui
a théorisé la nécessité de descen­
dre dans l’arène. Alors, pourquoi,
cette année, Marine Le Pen
semble­t­elle plus épargnée que
d’habitude, comme si le leader
des « insoumis » cherchait à
éviter le choc frontal ? Plus dédia­
bolisée que jamais par l’émer­
gence d’Eric Zemmour, la députée
du Pas­de­Calais représente pour­
tant un obstacle sur la route du
candidat de l’Union populaire,
devenu le troisième homme de
l’élection présidentielle dans les
enquêtes d’opinion.
Dimanche 27 mars, à Marseille,
le candidat a raillé l’idée d’« un
second tour low cost, avec d’un
côté l’actuel propriétaire des lieux
et ses amis, de l’autre l’héritière de
la firme familiale après qu’elle
s’est débarrassée du doberman
qui était monté sur la table ».
C’est l’issue la plus probable,
contre laquelle les soutiens de
l’Union populaire engagent leurs
forces. Devancer Marine Le Pen
au premier tour relèverait de
l’exploit, mais le candidat assure
être bien placé, « pile poil devant
le trou de souris ».
La justice se penche sur le dossier des indemnités prud’homales
La Cour de cassation doit dire si les magistrats peuvent déroger dans certains cas au barème plafonnant les sommes versées aux salariés
L a Cour de cassation s’ap­
prête à arbitrer une longue
querelle déclenchée par
Emmanuel Macron. Jeudi
31 mars, elle doit se pencher sur
quatre litiges relatifs à l’une des
réformes emblématiques portées
par le chef de l’Etat au début de
son quinquennat : le plafonne­
ment des dommages­intérêts oc­
troyés par la justice à un salarié
victime d’un licenciement « sans
cause réelle et sérieuse ».
Depuis son adoption en septem­
bre 2017 dans le cadre des ordon­
nances qui ont réécrit le code du
travail, cette mesure est combat­
tue parce qu’elle contreviendrait
aux engagements internationaux
de la France. L’un des principaux
enjeux de l’audience de jeudi est
de savoir si les magistrats peuvent,
dans certaines circonstances spé­
cifiques, s’affranchir des règles
fixées par le législateur et se mon­
trer plus généreux que celles­ci.
Le dispositif à l’origine du diffé­
rend se présente sous la forme
d’un barème, avec des montants
Dans cette campagne, Jean­Luc
Mélenchon a commencé par s’en
prendre à Eric Zemmour. Lors de
l’émergence du polémiste, à
l’automne 2021, Marine Le Pen
était en difficulté. L’ancien jour­
naliste du Figaro et le candidat de
La France insoumise (LFI) avaient
l’avantage de parler la même lan­
gue, de s’être côtoyés et de parta­
ger le goût des références histori­
ques, même si c’était pour dire des
choses diamétralement oppo­
sées. Eric Zemmour, en divisant
l’électorat d’extrême droite, faisait
baisser le ticket d’entrée au se­
cond tour, notait alors avec espoir
l’équipe du candidat.
A l’époque, certains à gauche
accusaient même le député des
Bouches­du­Rhône de faire mon­
ter le polémiste en débattant avec
lui, relançant le vieux débat sur la
manière de faire campagne contre
l’extrême droite. Après l’avoir pris
deux fois pour contradicteur, Jean­
Luc Mélenchon lui est passé de­
vant. Mais cette baisse de régime
du candidat de Reconquête ! s’est
faite au prix d’une remontée pres­
que mécanique de Marine Le Pen,
qui barre maintenant la route au
candidat de l’Union populaire.
Changement de stratégie
C’est désormais une évidence,
« l’extrême droite est autour de
30 %, pour Jean­Luc Mélenchon, il
vaut mieux que chacun de ses can­
didats soit à 15 %, plutôt que l’un à
10 %, l’autre à 20 % », relève An­
toine Bristielle, directeur de l’Ob­
servatoire de l’opinion de la Fon­
dation Jean­Jaurès. Le candidat
peut­il réussir à entretenir une
dynamique supérieure à celle de
Marine Le Pen ? Le chercheur en
science politique note que la logi­
que de vote utile joue à plein à
minimaux et maximaux de dé­
dommagements en fonction de
l’ancienneté du salarié. Le but est
d’offrir de la « prévisibilité » aux
employeurs et de « lever la peur de
l’embauche ».
Guérilla des cours d’appel
Sitôt entré en vigueur, ce référen­
tiel a provoqué une fronde. A par­
tir de la fin 2018, plusieurs con­
seils de prud’hommes ont refusé
de s’y conformer, au motif qu’il
violerait des traités signés par la
France, dont la Convention n° 158
de l’Organisation internationale
du travail (OIT). Ce texte prévoit
que le tribunal d’un pays doit
pouvoir attribuer une indemnité
« adéquate » au salarié abusive­
ment renvoyé par son patron. Or,
des juridictions ont estimé que la
grille mise en place en 2017 ne
permettait pas de garantir le res­
pect de ce droit. Elles se sont donc
soustraites au barème – du fait de
son « inconventionnalité » – et ont
accordé des montants supérieurs
aux plafonds.
Le candidat de LFI à la présidentielle, Jean­Luc Mélenchon, en meeting à Marseille, le 27 mars. CYRIL BITTON/DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
l’extrême droite, tandis qu’à gau­
che, il y a plus de freins. « Au fond,
l’enjeu pour lui, c’est d’arriver le jour
de l’élection avec un écart avec Ma­
rine Le Pen qui soit le plus faible
possible, et que face à ces deux, trois
points d’écart, des gens qui préfé­
raient Roussel ou Jadot se disent :
“Je prends mes responsabilités.” »
Parallèlement, afin de contrer
l’attrait d’une partie de l’électorat
populaire pour Marine Le Pen, l’ex­
pression des « fâchés pas fachos »
fait un retour discret. Jean­Luc Mé­
lenchon, qui évoque depuis 2012
l’existence d’un vote Le Pen par dé­
tresse sociale plutôt que par adhé­
sion à ses thèmes identitaires, l’a
prononcée, samedi, sur France 3.
« Bien sûr », il veut parler à ces lepé­
nistes, mais pas en allant sur tou­
tes les thématiques. Pour cette
élection, la stratégie a changé. La
France insoumise a mis à distance
une partie de son aile souverai­
niste : partis en 2018, François Cocq
est désormais un des soutiens de
Fabien Roussel ; Djordje Kuzmano­
vic, ex­conseiller aux affaires inter­
nationales, a tenté de candidater
en son nom sur une sortie de
l’Union européenne.
Les « insoumis » évitent, dans
cette campagne, les signes subli­
minaux à l’extrême droite et ne
mettent par exemple pas l’accent
sur les frontières et leurs bénéfices
pour les travailleurs. Son candidat
parle créolisation, assume de
La mesure
est combattue
car elle
contreviendrait
aux engagements
internationaux
de la France
Cette situation a engendré une
belle pagaille car dans le même
temps, la majorité des conseils de
prud’hommes ont appliqué les
maxima instaurés par le législa­
teur. Pour démêler l’imbroglio, la
Cour de cassation a été saisie afin
de donner son avis. Ce qu’elle a
fait, en juillet 2019, en indiquant
que le cadre délimité dans les
ordonnances de 2017 était compa­
tible avec la Convention de l’OIT.
Ses appréciations n’avaient pas de
pouvoir contraignant, mais le
gouvernement s’était réjoui de
cette clarification, qui permettait
répéter les mots du poète Edouard
Glissant. Dans ses discours, son
programme, le vocabulaire des
nouvelles luttes antiracistes a ga­
gné en visibilité. Une ligne aux
antipodes des angoisses zemmou­
riennes. « Les gens qui peuvent
voter avec des illusions sur le carac­
tère antisystème de Marine Le Pen,
ceux­là, dans le secret de l’isoloir, ils
feront ce qu’ils veulent si l’on accède
au second tour, mais ce n’est pas
notre cible première au premier
tour », précise le député de Seine­
Saint­Denis Eric Coquerel.
Social et pouvoir d’achat
Et pourtant cet électorat pourrait
peser. Selon la dernière vague de
l’enquête électorale Ipsos­Sopra
Steria pour Le Monde, la Fonda­
tion Jean Jaurès et le Cevipof, sur
cent électeurs de Marine Le Pen
qui disent pouvoir changer
d’avis, dix choisiraient Jean­Luc
Mélenchon en second choix – et,
inversement, 13 % des électeurs
de ce dernier se reporteraient sur
Marine Le Pen. Mais par stratégie
politique, avant le premier tour,
la captation de cet électorat ne
doit pas empiéter sur la mécani­
que de vote utile enclenchée à
gauche, plus porteuse.
Par souci de ne heurter per­
sonne, le terrain d’affrontement
avec le Rassemblement national
se joue donc exclusivement sur
le social et le pouvoir d’achat.
de clore un « court épisode judi­
ciaire », selon la formule de Muriel
Pénicaud, alors ministre du tra­
vail. Tel ne fut pas le cas puisque la
guérilla a continué. Plusieurs
cours d’appel ont considéré
qu’elles avaient la faculté de véri­
fier si la grille d’indemnités offre
une réparation financière suffi­
sante, au regard du dommage subi
par le salarié et de sa situation par­
ticulière (âge, état de santé, handi­
cap éventuel, etc.). Dans la langue
des juristes, on parle d’un contrôle
concret – ou « in concreto » – de
l’application de la loi.
C’est ce raisonnement que la
cour d’appel de Paris a tenu dans
un différend opposant une mu­
tuelle et une salariée, Aline D., âgée
de 53 ans au moment de son licen­
ciement. Dans un arrêt rendu en
mars 2021, les magistrats ont attri­
bué à cette femme un peu plus de
sept mois de salaires alors que les
textes prévoyaient deux fois
moins. Pour la cour d’appel, il y
avait lieu d’« écarter » le barème
car celui­ci ne permettait pas « une
« Le refus
d’Emmanuel
Macron de faire
des débats
arrange bien
Marine Le Pen »
ÉRIC COQUEREL
député (LFI)
de Seine-Saint-Denis
Marine Le Pen l’a remarqué, elle
s’emploie à écarter le candidat de
l’Union populaire du champ des
« patriotes ». « J’en appelle aux
électeurs qui sont attachés à la
France, parce que Jean­Luc Mélen­
chon soutient des théories racia­
listes, des groupements islamistes
(…), une politique de déconstruc­
tion de notre pays », lançait­elle le
21 mars sur Franceinfo.
Pour sa part, si Jean­Luc Mélen­
chon ne dit plus de la candidate
du Rassemblement national
qu’elle est « semi­démente »,
comme en 2012, il s’attache à la
montrer comme étant dans la
continuité du programme éco­
nomique d’Emmanuel Macron,
le « mépris de race » en plus.
Quand certains commencent
déjà à brandir l’idée de faire bar­
rage à Marine Le Pen au second
tour, il botte en touche, se refu­
indemnisation adéquate et appro­
priée (…), compatible avec les exi­
gences » de la Convention de l’OIT.
La décision avait tenu compte de
« la situation concrète et particu­
lière » de Aline D. et de « sa capacité
à trouver un nouvel emploi ».
C’est surtout cette affaire, parmi
les quatre ayant été transmises à
la Cour de cassation, qui retiendra
l’attention, jeudi. Les débats se
tiendront devant la chambre so­
ciale siégeant en formation plé­
nière. En dehors des parties direc­
tement concernées par les litiges,
plusieurs organisations ont sou­
haité prendre la parole en tant
qu’intervenant volontaire : la
CFDT, FO et le Syndicat des avo­
cats de France, qui a joué un rôle­
clé dans la contestation, espèrent
que l’arrêt de la cour d’appel de
Paris de mars 2021 sera confirmé.
L’un de leurs arguments devrait
porter sur la faiblesse des som­
mes allouées aux salariés ayant
des anciennetés comprises entre
deux et cinq ans : ceux­ci sont les
« grands perdants » de la réforme,
france | 13
sant, comme en 2017, aux consi­
gnes de vote. « Si réellement vous
avez l’intention de faire barrage
au deuxième tour, j’ai une propo­
sition plus intéressante à vous
faire, faites barrage dès le premier
tour en votant pour nous ! », di­
sait­il dimanche à Marseille.
Dans l’affrontement avec
Le Pen, les armes sont limitées.
La candidate « avance masquée,
parle moins immigration, beau­
coup social, relève la députée de
Seine­Saint­Denis Clémentine
Autain. Les flèches se sont concen­
trées sur Zemmour, elle s’est bien
banalisée. » Dans cette campagne
sans débat entre les candidats,
les occasions sont rares de se
confronter à l’héritière de Jean­
Marie Le Pen. « Le refus d’Emma­
nuel Macron de faire des débats
arrange bien Marine Le Pen. On
serait prêt à un débat avec elle,
mais les éviter la satisfait », me­
sure Eric Coquerel.
Pour parler aux indécis, à ceux
qui hésitent à aller voter dans ces
derniers jours avant le premier
tour, la campagne se concentre
donc sur les quartiers populai­
res. Les caravanes contre l’abs­
tention sont relancées, et le
« parlement de campagne » y
multiplie cette semaine les réu­
nions dans leur direction. Avec
un mot d’ordre : « Aux votes, ci­
toyennes et citoyens. » 
julie carriat
selon une étude réalisée pour le
comité d’évaluation des ordon­
nances de 2017.
Le Medef sera également inter­
venant volontaire pour défendre
le point de vue inverse, c’est­à­dire
réclamer l’application scrupu­
leuse des textes. L’ex­employeur
d’Aline D. sera sur la même ligne et
demandera, par la voix de son avo­
cat, que l’arrêt de la cour d’appel de
Paris soit cassé, notamment parce
que celui­ci ouvre la voie à « un
droit à la carte », contraire au prin­
cipe d’égalité devant la loi.
Selon nos informations, la pre­
mière avocate générale devrait
recommander le rejet du pourvoi
de l’ancien patron d’Aline D. Elle
devrait aussi indiquer que le
« contrôle “in concreto” », exercé
par la cour d’appel de Paris, est ad­
mis, sous réserve de l’encadrer
par la jurisprudence. L’analyse de
cette magistrate constitue une
proposition de solution que la
chambre sociale est libre de sui­
vre ou pas. 
bertrand bissuel

14 | france
CARNET  Tchernobyl industriel. » Patrice
DE CAMPAGNE
par guillaume herbaut
Le service public se convertit
au mécénat de compétences
Le dispositif instauré en 2003 séduit déjà les entreprises privées
U
ne passion ? Non,
Emmanuel Matte,
59 ans, ne dirait pas
que le vélo est une
passion. Mais un art de vivre, un
plaisir, une compétence, sans
aucun doute. Voilà pourquoi celui
qui fait entre 20 et 25 kilomètres à
bicyclette tous les jours est parti­
culièrement satisfait d’aider la
Cyclofficine de Pantin (Seine­
Saint­Denis), une association qui
organise des ateliers accompa­
gnant les citoyens dans la répara­
tion de leur vélo.
Emmanuel Matte est un pion­
nier. Il est bénévole, mais d’un
genre particulier. C’est en effet
son employeur, le conseil dépar­
temental de Seine­Saint­Denis,
qui lui permet de travailler dans
cette association, un jour par
mois, pendant son temps de
travail. Comme lui, soixante
« agents solidaires » de la collecti­
vité locale œuvrent dans le
domaine de l’aide alimentaire, de
l’accompagnement social ou en­
core de la transition écologique.
On appelle cela du « mécénat de
compétences ». Encadré par une
loi de 2003, ce dispositif « se déve­
loppe beaucoup dans le privé
depuis cinq ans », a rappelé Elsa
Chaucesse, de l’association Pro
Bono Lab, lors d’un colloque orga­
nisé par le conseil départemental
le 10 février. Et aujourd’hui, selon
les estimations de Pro Bono Lab
(avec Admical), 21 % des entrepri­
ses qui font des dons pratiquent le
mécénat de compétences, soit
quelque 22 000 sociétés.
Mais dans le public, cela n’avait
pas encore pris. La Seine­Saint­
« c’est tchernobyl, ici. Un
Sinoquet, délégué CFDT, fait
visiter les locaux abandonnés
de l’entreprise Whirlpool
d’Amiens, avec son collègue
Frédéric Chantrelle, le 24 mars.
Ils ont accompagné le départ
des 300 ouvriers qui fabri­
quaient des sèche­linge. « On
faisait des ruptures convention­
nelles à 57 ans pour que les gens
aillent jusqu’à 60 ans avec leur
Denis se targue d’ailleurs d’avoir
été, en octobre 2020, « le premier
département de France » à propo­
ser une telle possibilité à ses huit
mille agents. C’est la crise sani­
taire qui a enclenché le mouve­
ment. « Positionnées en première
ligne, a indiqué le président socia­
liste du conseil départemental,
Stéphane Troussel, les collectivités
ont dû renforcer considérable­
ment leur rôle de bouclier, parfois
bien au­delà de leurs propres
compétences. »
Actions de solidarité
L’effort a été mené en étroite
liaison avec les associations loca­
les. Le mécénat de compétences
permet de poursuivre ce travail
commun, même si le départe­
ment finance déjà chaque année
près de 1 400 d’entre elles pour
plus de 55 millions d’euros de
subventions. Le dispositif, a
précisé M. Troussel, « répond à la
fois aux besoins de renfort humain
des associations, sur le terrain,
mais aussi au désir d’engagement
de nos agentes et de nos agents ».
Emmanuel Matte témoigne du
fait que certains de ses collègues
ont participé à ces actions de soli­
darité pendant la crise sanitaire et
qu’« ils ont trouvé ça super ». Pour
lui, c’est un peu différent, puisque
c’est par le vélo qu’il est entré dans
le dispositif, il y a un an. Et par l’as­
sociation. C’est en effet peu après
avoir adhéré à la Cyclofficine qu’il
a eu l’idée de proposer à son
employeur de l’intégrer dans le
dispositif. Cela a été effectué
d’autant plus facilement que le
département subventionnait
GUILLAUME HERBAUT/AGENCE VU’POUR « LE MONDE »
chômage. » Devant une série de
photos de collègues, ils se
souviennent d’Alain. Il est mort
d’un arrêt cardiaque deux mois
après son licenciement. « Il
avait 58 ans. Il avait fait trente­
cinq années ici. Il avait acheté
un camping­car pour profiter de
la vie avec les sous de la négocia­
tion. Il s’était fait plaisir. Il a pas
roulé avec. » Ils voient la photo
de Didier, l’ancien délégué syn­
dical qui avait formé Frédéric
déjà la structure – pour un total de
27 000 euros depuis 2013.
Au conseil départemental, la
fonction de M. Matte consiste à
s’assurer que les réseaux d’assai­
nissement gérés par la collectivité
ne pâtissent pas des travaux
publics. « Avec les projets du Grand
Paris, explique­t­il, ils creusent des
tunnels de métro qui passent sous
les égouts. Il y a donc des risques
d’affaissement et de fissuration. »
Lorsqu’il passe du temps au sein
de l’association, l’agent veille à ce
que cela ne perturbe pas le service
et à demeurer joignable. « Cer­
tains de mes collègues hésitent à
s’engager parce qu’ils craignent
d’être mal vus. Cela peut être une
source de tensions avec leur chef »,
reconnaît l’agent en se réjouis­
sant qu’il n’y ait « pas de souci »
avec sa propre responsable.
A la Cyclofficine, le quinquagé­
naire fait un peu de tout. L’asso­
ciation récupère des vieux vélos
abandonnés. « Certains démar­
rent du cadre et refont tout »,
souligne Emmanuel Matte.
L’« agent solidaire » démonte,
bricole, range et participe aux
ateliers de rue organisés dans les
communes alentour.
Laboratoire
M. Matte, qui met en avant sa
« sensibilité écologique », souli­
gne le « côté transmission » de
son engagement. « On montre
aux gamins comment réparer
leur vélo, témoigne­t­il. Trans­
mettre ce savoir­faire, c’est être
utile à la société. »
Du point de vue des services
publics, l’aspect laboratoire de
Chantrelle. « Pareil, un arrêt car­
diaque à 62 ans, le 5 février 2016.
Il n’a pas bénéficié d’un an de
retraite. » Les politiques ? Ils ont
vu Le Pen sur le parking, pen­
dant la campagne présiden­
tielle en 2017, puis Macron. « Le
grand déballage, pour rien. Du
vent, des repreneurs bidon, par
contre, la tristesse des gens, elle
est toujours là. » Macron est
revenu deux fois à Whirlpool.
L’usine a fermé quand même. 
nouvelles pratiques est égale­
ment présent. « Nous avons voulu
montrer que les institutions publi­
ques peuvent innover, construire
de nouvelles formes de collabora­
tion avec le territoire et avec les
acteurs associatifs », a expliqué
Stéphane Troussel lors du collo­
que. Le président du conseil
départemental parle de « temps de
travail réinventé », voired’« exten­
sion du service public ».
Pour Elsa Chaucesse, de l’asso­
ciation Pro Bono Lab, « il y a vrai­
ment un intérêt » des collectivités
publiques pour ce type de disposi­
tifs. Parmi les motivations, elle
évoque « la recherche de sens pour
les agents », « la mobilité pour ceux
qui seraient en usure » profession­
nelle ou des collectivités « en sur­
capacité ». Elle pointe « la cohésion
sociale » et « l’intérêt général » :
« Les compétences des collectivités
se rapprochent du champ d’action
des associations. Pourquoi est­ce
qu’une collectivité ne pourrait pas
aider une association qui œuvre
sur la même compétence qu’elle ? »
Le gouvernement explore lui­
même la manière dont les servi­
ces publics pourraient évoluer
dans les prochaines années. La loi
« 3DS », votée le 9 février, offre de
nouvelles possibilités de recourir
au mécénat de compétences. Par
ailleurs, en décembre, l’exécutif a
annoncé le lancement d’une
opération pour ainsi dire « mi­
roir ». Un accélérateur d’initiatives
citoyennes financera des projets
individuels qui pourraient venir
en renfort des missions de l’admi­
nistration. 
benoît floc’h
En Nouvelle­Calédonie,
l’examen du budget
ravive les tensions
La réforme fiscale des indépendantistes
a cristallisé l’opposition de loyalistes
nouméa ­ correspondante
D epuis le fracas du troi­
sième référendum sur
l’indépendance, le 12 dé­
cembre 2021 – largement rem­
porté par les loyalistes (96,5 %)
mais boycotté et contesté par les
indépendantistes –, une sorte d’in­
dolence océanienne s’était abat­
tue sur la scène politique calédo­
nienne. L’examen du budget au
Congrès (assemblée délibérante)
lui a redonné de la vigueur. Pour la
première fois depuis le début de
l’accord de Nouméa, en 1998, les
indépendantistes du Front de libé­
ration nationale kanak et socia­
liste (FLNKS) contrôlent à la fois le
gouvernement collégial – l’exécu­
tif – et le Congrès, à la faveur d’une
majorité construite avec le parti
charnière L’Eveil océanien.
Lundi 28 mars, les débats
s’étaient ouverts dans une am­
biance tendue avant de virer au
clash, mardi, à la suite d’une passe
d’armes entre le loyaliste Philippe
Blaise et l’indépendantiste Gilbert
Tyuienon, chargé de la fiscalité au
gouvernement. En bloc, les vingt­
cinq élus non indépendantistes
– sur cinquante­quatre – ont cla­
qué la porte de l’hémicycle. A l’ori­
gine de leur courroux, l’« absence
de dialogue et de concertation » au
sein du gouvernement collégial
lors de l’élaboration du budget de
la collectivité.
« Nous pensions qu’ici, au Con­
grès, il y aurait une autre approche,
mais nous constatons qu’il n’en est
rien. Ça n’a pas de sens qu’on conti­
nue à siéger », a asséné la prési­
dente du groupe L’Avenir en
confiance, Virginie Ruffenach. Au
diapason, son homologue de
Calédonie ensemble (centre droit),
Philippe Michel, a dénoncé « un
abandon quasi manifeste de la col­
légialité au profit d’une logique
majoritaire », tandis que Nicolas
Metzdorf, de Génération calédo­
nienne, refusait de « se faire mar­
cher dessus, car [ils ne sont] pas des
paillassons ». La droite loyaliste
conteste le coup de rabot de 5 mil­
liards de francs CFP (41,6 millions
d’euros) sur les dotations aux
provinces et aux communes et les
crédits « généreux » attribués aux
secteurs gérés au gouvernement
par des indépendantistes, alors
que ceux aux mains de loyalistes
ont été « punis ».
Le chef de l’exécutif, Louis Ma­
pou, a regretté ce coup de théâtre,
rappelant « le nombre de fois où
[son] camp a dû encaisser » par le
passé sans « jamais quitter l’hémi­
cycle ». Le FLNKS a dénoncé « la
mauvaise foi et la posture politi­
que » de la droite, l’accusant de « se
désengager de sa responsabilité »
alors que la Nouvelle­Calédonie
est « au bord de la faillite après
trente ans d’immobilisme ».
Sous le double effet de facteurs
conjoncturels – crise sanitaire, re­
pli économique lié aux incertitu­
des institutionnelles, déboires de
JUSTICE
CCIF : report du procès
de Marine Le Pen
Le procès de Marine Le Pen,
mardi 29 mars, pour ses pro­
pos contre le Collectif contre
l’islamophobie en France
(CCIF) a été reporté au 6 oc­
tobre, après la période électo­
rale, « pour une bonne admi­
nistration de la justice ». La
présidente du Rassemble­
ment national avait qualifié,
le 17 mars 2019, le CCIF de
« collectif de fondamentalistes
islamistes » après les attentats
contre deux mosquées de
Christchurch (Nouvelle­
Zélande), où 51 personnes
0123
JEUDI 31 MARS 2022
Sous le double
effet de facteurs
conjoncturels et
structurels, l’état
des finances
de la Nouvelle-
Calédonie est
calamiteux
l’industrie minière – et structurels
– déficit des comptes sociaux, fis­
calité obsolète, millefeuille admi­
nistratif –, l’état des finances de la
Nouvelle­Calédonie est calami­
teux. C’est grâce à un prêt de
175 millions d’euros contracté
auprès de l’Agence française de
développement et garanti par
l’Etat que le budget primitif a pu
être voté en équilibre sur le fil, à
l’avant­veille de la date butoir du
31 mars où l’Etat reprend la main
et arrête les comptes en lieu et
place des élus, scénario qui s’était
produit en 2021. Surendetté après
un précédent emprunt de
240 millions d’euros en 2020, le
Caillou est au pied du mur.
Les enchères montent
« La Nouvelle­Calédonie est arrivée
à un point où l’Etat dit : “L’émanci­
pation, c’est bien gentil, mais faites
les efforts qui vont avec.” C’est ce
que j’ai compris », a lâché M. Ma­
pou. Paris est en effet échaudé par
les engagements de réformes
structurelles qu’avait pris début
2020 l’exécutif calédonien, alors
présidé par un loyaliste, en contre­
partie du premier prêt, et qui n’ont
pas été tenus. Désormais à la
manœuvre, les indépendantistes
ont promis de s’y atteler et ont mis
en chantier une réforme fiscale,
étalée sur trois ans. Lutte contre la
fraude, taxe sur les plus­values im­
mobilières, sur les exportations
de nickel, réforme du barème de
l’impôt sur le revenu ou encore
taxation révisée des dividendes
sont au menu, autant de mesures
impopulaires auprès de l’électorat
loyaliste et avec lesquelles ses re­
présentants semblent avoir voulu
prendre leurs distances.
Ces tensions interviennent alors
que, après le troisième et dernier
référendum de l’accord de Nou­
méa, le processus de décolonisa­
tion arrive à son terme et que la
question d’un nouveau statut
pour l’archipel va se poser. Les dis­
cussions sont au point mort pour
cause d’élections présidentielle et
législatives, mais, localement, les
enchères montent. Les indépen­
dantistes veulent un nouveau ré­
férendum, qualifiant le dernier de
« bidon ». Les loyalistes, forts de
leurs trois victoires successives,
entendent ancrer « définitive­
ment » la Nouvelle­Calédonie dans
la France. Il reviendra au prochain
locataire de l’Elysée de tenter de
concilier les antagonismes. 
claudine wéry
avaient été tuées. Le CCIF
avait alors dénoncé « le carac­
tère global du phénomène
islamophobe ».
Jean-Vincent Placé
mis en examen pour
agression sexuelle
Jean­Vincent Placé, ex­secré­
taire d’Etat écologiste et an­
cien sénateur, a été mis en
examen, mardi 29 mars, pour
« agression sexuelle et harcèle­
ment sexuel par une personne
abusant de l’autorité conférée
par sa fonction ». Une affaire
déclenchée en novembre 2021
par la plainte d’une ex­collabo­
ratrice. – (AFP.)
0123
JEUDI 31 MARS 2022
13­Novembre :
les « révélations »
frustrantes de
Mohamed Abrini
« L’homme au chapeau » a tenté,
mardi, de se dédouaner et
de dédouaner Salah Abdeslam
P
rès de sept mois après
l’ouverture du procès des
attentats du 13­Novem­
bre, l’audience aborde
enfin les deux immenses points
d’interrogation qui escortent ce
dossier depuis six ans. Le princi­
pal : Salah Abdeslam a­t­il renoncé
à activer sa ceinture explosive
ou celle­ci était­elle défectueuse ?
L’intéressé doit s’en expliquer lors
de son interrogatoire, mercredi
30 mars. Avant cela, mardi
29 mars, c’était son ami d’enfance
et voisin de Molenbeek, à Bruxel­
les, qui faisait face à la cour d’assi­
ses spéciale de Paris : Mohamed
Abrini, « l’homme au chapeau ».
Le 22 mars 2016, bob sur la tête,
Abrini déambulait dans l’aéroport
de Bruxelles aux côtés de deux
hommes poussant, comme lui,
un chariot rempli d’explosifs. Ses
deux voisins avaient activé leur
bombe. Lui avait renoncé au der­
nier moment et pris la fuite.
Avait­il déjà renoncé, quatre mois
plus tôt, à participer aux attentats
de Paris ? Tel est le second point
d’interrogation.
Pendant toute l’instruction, l’in­
téressé a martelé qu’il n’avait
jamais été question qu’il y parti­
cipe, et que si, le 12 novem­
bre 2015, il avait accompagné les
membres des commandos jus­
que dans leurs planques en ban­
lieue parisienne, avant de rega­
gner Bruxelles en catastrophe
dans la nuit du 12 au 13, c’était sim­
plement pour dire au revoir à
ses amis. Mardi 22 mars, légère
stupeur, il avait esquissé une nou­
velle version : « J’étais prévu pour
le 13. » Sans en dire plus, et pro­
mettant de s’expliquer le mo­
ment venu.
Le moment est donc venu,
mardi, au cent unième jour
d’audience. Mohamed Abrini se
lève. « Vous nous avez dit que vous
aviez des révélations à faire, on
vous écoute », commence le prési­
A Marseille, un plan d’urgence réclamé pour les collèges
Les enseignants d’établissements classés REP enchaînent les grèves depuis le 14 mars pour dénoncer une baisse des dotations horaires
marseille ­ correspondant
L e mouvement est parti
doucement le 14 mars, à
l’initiative des enseignants
de trois collèges du nord de Mar­
seille classés réseau d’éducation
prioritaire (REP). Depuis, la mobi­
lisation fait tache d’huile et a été
ralliée par une quinzaine d’éta­
blissements qui, durant une jour­
née chacun, ont pris leur tour
dans un processus inédit de
« grève en chaîne ».
Mardi 29 mars, pour la première
journée unitaire du mouvement,
près de cent cinquante ensei­
gnants, dont certains venus de
villes environnantes, ont défilé
dans le centre de la cité pho­
céenne, à l’appel cette fois
d’une intersyndicale réunissant
la CGT, SUD­Education et la CNT.
Le cortège accueillait également
des représentants de la MPE 13,
principale association de pa­
rents d’élèves du département,
dent Jean­Louis Périès, invitant
l’accusé à enlever son masque s’il
le souhaite. « Vous avez raison
monsieur le président, bas les mas­
ques !, répond ce dernier en ôtant
le sien. Nous portons tous des mas­
ques, et un jour il devient difficile de
les enlever sans s’arracher la peau. »
L’entrée en matière, très « abri­
nienne », était prometteuse. Mais
au bout de cinq heures d’un pro­
pos abondant et décousu, très
« abrinien » aussi, l’une des jour­
nées les plus attendues du procès
est devenue l’une des plus frus­
trantes. Et il n’est pas certain que
la cour ait été convaincue par le
scénario dans lequel l’accusé s’est
attribué le rôle du kamikaze dési­
gné malgré lui, ignorant tout des
détails d’attaques auxquelles il
avait, en son for intérieur, re­
noncé dès le départ.
« Moi, je ne participe pas à ça »
Selon Mohamed Abrini, les cho­
ses se seraient donc déroulées de
la manière suivante. Au début de
septembre 2015, Abdelhamid
Abaaoud, tête pensante des atten­
tats, lui annonce qu’il y partici­
pera, sans donner de détail. « Il me
dit : “Tu vas faire partie d’un pro­
jet.” Je sais même pas que c’est le
Bataclan, que c’est la France. Je dis
pas oui, je dis pas non, j’essaie d’es­
quiver. Je ne peux pas aller à l’af­
front avec Abaaoud », ami d’en­
fance envers qui il se sent redeva­
ble. Mais il est déjà clair pour lui
Le scénario dans
lequel l’accusé
s’attribue le rôle
du kamikaze
désigné malgré
lui peine à
convaincre
des surveillants de collège (ADE),
quelques professeurs de lycées
et était soutenu par le SNES­FSU,
ainsi que FO.
Tous réclament la mise en place
d’un « plan d’urgence » pour les
établissements des Bouches­du­
Rhône, et la compensation d’une
perte de dotation horaire globale
qu’ils estiment à 1 900 heures sur
la période 2018­2022, soit l’équi­
valent de 105 postes à temps
plein. Des chiffres que la direction
des services départementaux de
l’éducation nationale, qui a reçu,
mardi, une délégation intercollè­
ges, ne commente pas.
« Un effet Père Noël »
Dans une ville, Marseille, que
le président Emmanuel Macron
a choisie pour être un de ses la­
boratoires en matière de politi­
que éducative, en accordant no­
tamment un financement de
410 millions d’euros pour la
rénovation des établissements
Mohamed Abrini. IVAN BRUN POUR LE MONDE
qu’il n’en sera pas : « Je peux pas ti­
rer sur des gens comme ça, je peux
pas attaquer des gens non armés. »
Abrini poursuit son existence
normalement, entre son travail
dans un snack et les préparatifs
de son mariage. Le 8 novembre,
il prévient Brahim Abdeslam,
grand frère de Salah et futur
membre du commando des ter­
rasses, qu’il ne faudra pas comp­
ter sur lui : « Moi, je ne participe
pas à ça. » Il se rend quand même
à Paris, le 12 novembre avec « le
convoi de la mort », comme il l’a
nommé. Certains membres sont
des amis : « Je sais qu’ils vont tuer
des gens et se faire tuer. Je sais que
je passe mes derniers instants
avec eux. » Abdelhamid Abaaoud
tente de le convaincre qu’il est
trop impliqué pour faire ma­
chine arrière : « Le 12, il m’a dit : “Ils
vont remonter jusqu’à toi, tu vas
finir ta vie en prison.” Moi je me di­
sais naïvement que, peut­être, j’al­
lais passer sous les radars et re­
prendre ma vie normale. » Dans la
nuit du 12 au 13, il regagne Bruxel­
les en taxi : il avait demandé au
chauffeur de l’emmener à la gare,
mais celui­ci lui avait fait remar­
quer qu’à minuit passé il n’y avait
plus de train.
« Ça me semble un peu curieux. »
« On peut avoir du mal à vous
croire. » « Mouais… Bon. Dont
acte. » Souvent, le président Périès
soupire. Chaque fois, l’accusé
Abrini insiste. « J’ai rien à cacher. »
« C’est difficile à croire, mais c’est
primaires et de 2,5 millions
d’euros de crédit pédagogique
pour les projets du plan Ecoles
innovation, la revendication
prend un écho très particulier.
Membre du conseil d’adminis­
tration de ce collège du très pau­
périsé 3e arrondissement de Mar­
seille, Bruno Mathieu estime à
soixante­six le nombre d’heures
hebdomadaires d’enseignement
perdues par son établissement
sur les quatre dernières années.
Dans une ville
laboratoire
de la politique
éducative du
président Macron,
la revendication
prend un écho
très particulier
comme ça. » « Vous pouvez me pas­
ser au détecteur de mensonges ! »
L’accusation, convaincue
qu’Abrini devait être le onzième
homme du 13­Novembre, qu’il sa­
vait les détails du projet et n’a re­
noncé que la veille des attentats,
a le sentiment de s’être fait flouer
par sa promesse faite une se­
maine plus tôt : « Donc, quand
vous dites “j’étais prévu le 13”, de­
mande Nicolas Le Bris, du Parquet
national antiterroriste (PNAT),
vous étiez prévu dans l’esprit
d’Abaaoud, mais pas dans le vôtre,
c’est ça ? » « C’est ça », répond
Abrini.
« Personne n’y croit »
Poursuivant le travail engagé par
la cour, les deux représentants du
PNAT mettent alors l’accusé face à
ses incohérences, parmi lesquel­
les sa participation active aux ul­
times préparatifs. La liste est lon­
gue : s’il a renoncé, alors pour­
quoi, le 9, aller avec Salah Abdes­
lam louer les voitures qui
serviront lors des attentats ?
Pourquoi, le 10, faire un aller­re­
tour à Bobigny (Seine­Saint­De­
nis) avec Brahim Abdeslam pour
louer une planque ? Pourquoi,
le 11, faire un autre aller­retour à
Alfortville (Val­de­Marne), cette
fois avec Salah Abdeslam, pour
louer une seconde planque ?
Pourquoi faire tout ça à visage
découvert, si ce n’est parce qu’il se
sait engagé dans une voie sans
retour ? Quand il n’en bredouille
Un déficit qui se traduit notam­
ment, explique sa collègue Ma­
rine Di Renzo, par « l’arrêt de dé­
doublements de classes de langue
ou de projets pédagogiques
comme les classes patrimoine,
médias ou théâtre en anglais ».
« Avec le plan Ecoles innovation,
on a l’impression d’un effet Père
Noël. Les moyens tombent sans
cohérence avec la situation
des établissements. Nous, on ne
demande pas d’argent, on veut
des heures d’enseignement »,
poursuit cette professeure d’an­
glais gréviste.
Au début de l’année 2020, une
mobilisation des enseignants de
collèges marseillais avait déjà
mis en avant les mêmes
problématiques. Le premier con­
finement l’avait stoppée net.
Deux ans plus tard, les revendica­
tions sont encore amplifiées par
l’effet de la pandémie. « Nos élè­
ves ont d’autant plus besoin d’un
encadrement renforcé qu’ils ont
pas une incohérente, Abrini n’a
« pas de réponse ».
Pourquoi cesse­t­il d’utiliser
son téléphone portable à partir
du 11 novembre, comme plu­
sieurs terroristes du 13 ? « Je sais
plus… » « Vous dites que vous avez
renoncé, mais vous avez continué
de vous comporter comme un
auteur des attentats », insiste Ni­
colas Braconnay, autre voix de
l’accusation. Ultime incohérence
indiquant, selon le PNAT, que
l’accusé s’est rendu à Paris en
pensant qu’il n’y aurait jamais de
retour en Belgique : rentré à
Bruxelles, il s’est retrouvé en­
fermé dehors, car il n’avait pas la
clé de chez lui. Mohamed Abrini :
« Je pensais l’avoir avec moi, mais
visiblement je l’avais perdue. » Ni­
colas Le Bris : « Vous pouvez dire
plein de choses, je vous assure que
personne n’y croit. »
Après avoir suscité une certaine
attente, Mohamed Abrini n’a
donc pas étanché la soif générale
d’informations sur l’architecture
des attentats. Face à la frustration
des avocats de parties civiles, il a
fini par s’agacer : « Je n’ai jamais
dit que j’apporterais toutes les ré­
ponses, j’ai juste dit que j’étais
prévu pour le 13 et que je m’en ex­
pliquerais aujourd’hui. Ça fait
trois heures que je m’explique. Si ça
ne vous satisfait pas, je suis désolé
pour vous. » Il n’y aura pas beau­
coup de monde pour penser, avec
son avocate Marie Violleau, que
Mohamed Abrini a fait mardi
perdu les codes de comportement,
les rythmes scolaires. Il y a une
casse énorme, énormément de
décrochages », constate, dépité,
Bruno Mathieu.
Professeure de français au col­
lège Arthur Rimbaud (15e arron­
dissement) depuis neuf ans, My­
riam Khettabi note, elle, que « les
élèves non­lecteurs qui arrivent en
6e sont plus nombreux que d’habi­
tude ». « Le Covid a encore creusé
l’inégalité entre les élèves des
quartiers populaires et les autres »,
complète Lydia Icard, ensei­
gnante de français au collège Rosa
Parks (15e) qui dit voir une baisse
inédite du score de fluence en
lecture chez ses élèves.
« Création de vingt-six postes »
Face aux revendications, la direc­
trice académique adjointe (Daa­
sen) Véronique Blua avance ses
chiffres : « Il y a 136 collèges dans
les Bouches­du­Rhône », rappelle­
t­elle, après avoir reçu la déléga­
france | 15
« Ça fait trois
heures que
j’explique. Si ça
ne vous satisfait
pas, je suis désolé
pour vous »
MOHAMED ABRINI
« un pas de géant » en admettant
que sa participation aux attentats
avait été, un temps, prévue. Il
n’avait jamais formulé l’idée, cer­
tes, mais personne n’en avait ja­
mais douté.
Mohamed Abrini a, cela dit, bel
et bien livré une révélation
mardi : Salah Abdeslam, a­t­il af­
firmé, n’était « pas prévu » pour
participer aux attentats. S’il s’est
retrouvé embarqué dans le pro­
jet, c’est à la dernière minute,
contre sa volonté qui était de par­
tir pour la Syrie, et uniquement
parce que lui­même avait re­
noncé. Le 12 novembre, dans la
planque de Bobigny, a dit Abrini,
« j’ai vu la détermination dans les
yeux de tout le monde, mais pas
dans les yeux de Salah Abdes­
lam. Je savais qu’il ne ferait pas
ça ». Se dédouaner et dédouaner
son ami en même temps : mardi,
Mohamed Abrini souhaitait faire
d’une pierre deux coups. Il en a
fait zéro. 
henri seckel
tion intercollèges, pour établir
une comparaison avec la quin­
zaine d’établissements grévistes.
La « Daasen 13 » assure que la ren­
trée 2022 « verra la création de
vingt­six postes à temps plein
dans le département alors que
l’augmentation des effectifs ne
sera que de 120 élèves ». Et de
poursuivre : « Pour nous, les
moyens sont satisfaisants pour
assurer la rentrée. »
La grogne est toutefois bien
réelle : depuis les vacances de fé­
vrier, vingt­trois établissements
ont demandé une audience spéci­
fique aux services académiques
pour contester la baisse de leurs
dotations horaires.
Et, jeudi 31 mars, Marseille verra
son premier lycée rejoindre le
mouvement. L’équipe pédagogi­
que du lycée Antonin­Artaud, si­
tué dans le 13e arrondissement, a
décidé de prendre son tour dans
la grève en chaîne. 
gilles rof

16 | france
Au procès Zepeda, le lourd dossier de l’accusé
Le jeune Chilien est poursuivi pour l’assassinat d’une étudiante japonaise, Narumi Kurosaki, à Besançon
D’
abord, il y a ce jeune
homme cravaté,
qui plie soigneuse­
ment sa veste de
costume marine avant de la poser
sur le banc, décline son identité,
ses diplômes de management et
sa profession de « fondateur et ad­
ministrateur d’une petite entre­
prise » d’un ton affable avant de re­
mercier « Señor Presidente » de l’at­
tention qu’il veut bien lui accor­
der. Ensuite, il y a ces rangées
d’interprètes qui se relaient au mi­
cro pour traduire l’espagnol en
français ou en japonais, tandis
qu’à l’extérieur s’affairent les en­
voyés spéciaux des chaînes de té­
lévision nippones et chiliennes.
Et sous ces allures de congrès in­
ternational, mardi 29 mars, il y a la
cour et les jurés du Doubs, réunis
au palais de justice de Besançon,
pour juger Nicolas Zepeda, accusé
d’avoir assassiné Narumi Kuro­
saki, la nuit du 4 au 5 décem­
bre 2016, chambre 106, résidence
universitaire Colette, bâtiment
Rousseau. Elle était arrivée en
France quatre mois plus tôt dans
le cadre d’un échange entre son
université japonaise de Tsukuba
et celle de Besançon, pour suivre
un cursus de licence en économie.
Narumi Kurosaki était née à To­
kyo, elle avait 21 ans, son corps n’a
jamais été retrouvé.
« Accusation monstrueuse »
Il a fallu plus de trois ans aux auto­
rités françaises pour obtenir l’ex­
tradition de ce ressortissant chi­
lien qui se rendait en Porsche
Cayenne au tribunal de Santiago
et qui faisait valoir son droit au si­
lence devant le juge d’instruction
et le procureur français venus l’in­
terroger. Mais enfin il est là, dans
le box, face à la mère et à la sœur de
Narumi Kurosaki, assises au banc
des parties civiles et face à une
cour d’assises qui, pendant deux
semaines, va devoir jongler avec
les décalages horaires pour enten­
dre les témoins « aux deux antipo­
des du continent », comme l’a dit le
président, Matthieu Husson.
Il est là et il a chargé ses avocates,
Mes Jacqueline Laffont et Julie
Benedetti, de plaider son acquitte­
ment. Ses parents sont venus eux
aussi soutenir farouchement l’in­
nocence de leur fils, si gentil, si at­
tentionné, si brillant, « élevé dans
les valeurs chrétiennes ». Ils prient,
En Suisse, la thèse du suicide collectif d’une famille française
Trois adultes et deux enfants ont sauté d’un balcon. Selon la police, ils vivaient en « quasi­autarcie » et s’intéressaient aux théories complotistes
montreux (suisse) ­
envoyée spéciale
M ontreux est bien
calme, dans cette en­
tre­saison où les plaids
en fausse fourrure côtoient les
premières glaces en terrasse. Sur
les quais de la petite ville suisse,
un kiosque biblique se fait une
place discrète entre les hôtels
multiétoilés et les promeneurs
photographiant un amoureux,
un arbre, un chien. Comme sou­
vent, l’important, au bord du lac
Léman, c’est l’arrière­plan.
Derrière la statue de Freddie
Mercury, la rue du casino a, elle
aussi, retrouvé sa tranquillité. Un
moteur vrombit brusquement,
avec le toupet de sa prestigieuse
griffe. Sans lui, on aurait presque
raté cet hommage pudique, au
pied du premier palmier. Une pas­
sante secoue la tête devant l’élé­
phant en peluche qui y repose, ac­
compagné de quelques fleurs et
bougies. « Quel malheur. » Jeudi
24 mars, cinq personnes, dont
deux enfants, sont tombées d’un
balcon au septième étage. Une
chute de plus de vingt mètres,
Nicolas Zepeda et ses avocates, au palais de justice de Besançon, au premier jour de son procès, le 29 mars. PATRICK HERTZOG/AFP
disent­ils, pour que revienne celle
qu’ils continuent d’appeler « la
portée disparue ». Ses deux sœurs
cadettes, restées au Chili, ont cha­
cune écrit une longue lettre à la
cour, dans lesquelles elles expri­
ment le vœu de pouvoir de nou­
veau serrer leur frère dans leurs
bras. Même la femme de ménage
de la famille a rédigé une attesta­
tion disant combien l’homme est
attachant et respectueux.
Nicolas Zepeda est le dernier à
avoir vu Narumi vivante. Le 4 dé­
cembre 2016, il l’a emmenée au
restaurant avant de passer la nuit
avec elle dans la chambre 106. Puis
il est reparti. Dès le lendemain ?
avait­il indiqué dans un premier
temps. Le surlendemain, a­t­il fini
par admettre. Pour lui, l’histoire
s’arrête là. « Merci de me laisser ré­
pondre à cette accusation mons­
trueuse. Je tiens à dire clairement
que je n’ai pas tué Narumi. Cela fait
cinq ans qu’elle a disparu. Et depuis,
c’est un cauchemar », a­t­il déclaré
à l’ouverture de son procès. Mais il
juste devant le casino. Seul l’ado­
lescent a survécu. Mardi 29 mars,
il était toujours dans le coma.
La thèse du suicide collectif est
privilégiée par les enquêteurs. Se­
lon des témoins, les cinq membres
de cette famille française ont sauté
les uns après les autres, au petit
matin, dans un intervalle de cinq
minutes. La mère et sa sœur ju­
melle de 41 ans, le père de 40 ans, le
garçon de 15 ans et la fillette de
8 ans. Un escabeau a été retrouvé
sur le balcon. Sans aucune trace de
lutte ni cri entendu, et personne
d’autre dans l’appartement. Que
s’est­il joué dans ce huis clos fami­
lial en plein cœur de Montreux ?
Au septième et dernier étage de
l’immeuble endeuillé, les scellés
indiquent que la police est passée
par là. Elle a laissé la petite décora­
tion en bois accrochée à l’œilleton,
sur laquelle on peut lire une ins­
cription : « Jesus is the reason for
the season ». Derrière cette porte,
numéro 72, cinq pièces remplies
de provisions de nourriture et de
médicaments ont été découver­
tes. Un « stock impressionnant »,
« très organisé » et « devant per­
mettre de faire face à une crise ma­
y a le dossier. Et il pèse très lourd
sur l’accusé poli et cravaté.
Nicolas Zepeda était alors âgé de
27 ans. Il avait connu Narumi au Ja­
pon où il étudiait comme elle
l’économie, ils avaient vécu en­
semble quelques mois, elle l’avait
quitté, il était rentré au Chili. Il sa­
vait que, depuis leur séparation, la
jeune femme était tombée amou­
reuse d’un étudiant qui vivait dans
sa résidence. Le 28 novembre 2016,
Nicolas Zepeda a pris, sans préve­
nir son ex­compagne, un vol Santi­
ago­Madrid, puis Madrid­Genève,
a rejoint Dijon en train, où il a ré­
cupéré une voiture de location
qu’il avait réservée, et il a roulé jus­
qu’à Besançon. « Je suis venu dans
le but d’avoir les idées claires sur la
poursuite de mes études », dit­il. Le
président relève aussitôt qu’il n’a
fait aucune démarche en ce sens.
Pendant quelques jours, il a en
revanche beaucoup erré entre les
deux villes et surtout beaucoup
tourné autour du bâtiment Rous­
seau. Il n’était « pas au courant »
« Cette famille
était visiblement
dans une situation
particulière
depuis
un moment »
JEAN-CHRISTOPHE SAUTEREL
porte-parole de la police
du canton de Vaud
jeure », décrit la police du canton
de Vaud dans un communiqué pu­
blié mardi, précisant que « depuis
le début de la pandémie, la famille
était très intéressée par les thèses
complotistes et survivalistes ».
Les voisins de palier se souvien­
nent des colis qui arrivaient pres­
que chaque jour, sans que per­
sonne ne prenne plus la peine
d’ouvrir au facteur. Il avait fini par
les déposer sur le paillasson, et les
voisins pouvaient voir s’entasser
des sacs de poireaux, des livres, du
papier toilette à profusion… avant
qu’une main ne les ramène à l’in­
térieur. « Ils faisaient des stocks
de guerre là­dedans », raconte un
que Narumi logeait là. Il a aussi
procédé à des achats surprenants à
Dijon le 1er décembre : un bidon de
cinq litres de produit inflamma­
ble, du détergent, et une boîte d’al­
lumettes. Deux jours plus tard, à
Besançon, il a fait l’acquisition
d’une chemise et d’un blazer.
Cris de douleur « affreux »
Le 4 décembre, il a « rencontré par
hasard » Narumi devant sa rési­
dence, qui revenait de son cours de
danse. Ils sont partis en voiture
jusqu’à Ornans, à 25 kilomètres de
Besançon, ont dîné au restaurant
et sont rentrés ensemble à la rési­
dence. Ils ont fait l’amour toute la
nuit, a­t­il indiqué, en donnant des
précisions sur les « gémissements
expressifs » de sa partenaire. Au
milieu de la nuit, les voisins, eux,
ont entendu les cris de douleur
« affreux » et « terribles » d’une
femme et un « bruit de choc ».
Au petit matin du 6 décembre,
Nicolas Zepeda a repris sa voiture
garée devant la résidence, em­
retraité, sur le perron attenant.
Aux étages inférieurs, le même
discours se propage sur cette fa­
mille rarement croisée, qui vivait
« en vase clos » et esquivait toute
discussion. Personne ne les con­
naissait vraiment ni ne peut tout
à fait les décrire. A part la canne
sur laquelle s’appuyait la mère ces
derniers temps, ou les shorts por­
tés par le père en toute saison. Et
cette odeur d’encens persistante,
notamment les trois jours précé­
dant ce fameux jeudi.
« Famille retirée de la société »
« La famille vivait en quasi­autar­
cie, retirée de la société », confirme
la police cantonale vaudoise dans
son communiqué. « Si je les ai croi­
sés cinq fois en trois ans, c’est le
maximum », acquiesce un voisin.
Lui est surtout concierge dans le
quartier, aux premières loges des
conciliabules entre résidents de­
puis la semaine dernière. Une dé­
rive sectaire ? Peut­être. Mais peut­
être juste « des gens influença­
bles », avance­t­il, prudent : « Avec
cette pandémie, la guerre et tout ce
qu’on voit passer, les gens devien­
nent de plus en plus fous. »
prunté un parcours de routes se­
condaires au milieu de vastes fo­
rêts – il a été reconstitué par le trac­
ker du véhicule et par les bornes
activées par son téléphone – avant
de ramener le véhicule à l’agence
de location de Dijon. Il était très
sale, couvert de terre côté conduc­
teur, sa roue arrière était endom­
magée. Le GPS indiquait qu’il avait
parcouru 776 kilomètres en une
semaine. Le 7 décembre, Nicolas
Zepeda s’est envolé de Genève vers
Barcelone, où il est resté quelques
jours chez un cousin. Avant d’em­
barquer, le 12, vers le Chili, il lui a
demandé de rester discret sur son
séjour, au prétexte de ne pas aler­
ter son père, qui n’était pas au cou­
rant de ce voyage en Europe.
Pendant ce temps, à Besançon,
l’amoureux français de Narumi,
Arthur del Piccolo, s’inquiétait.
Elle ne répondait plus au télé­
phone alors qu’ils se parlaient ou
s’envoyaient des textos quarante
fois par jour ; elle n’avait pas réap­
paru au centre de cours de fran­
Le porte­parole de la police du
canton de Vaud, Jean­Christophe
Sauterel, nuance tout autant :
« Cette famille était visiblement
dans une situation particulière de­
puis un moment. » La mère avait
ainsi annoncé en avril 2016 aux
autorités suisses qu’elle partait
pour le Maroc avec sa petite fille.
« Elles n’étaient pas censées vivre à
Montreux », insiste M. Sauterel. Ce
qui expliquerait que la fillette soit
inconnue de l’administration hel­
vétique, tout comme sa déscolari­
sation. Quant à l’adolescent survi­
vant, c’est de lui que les gendarmes
étaient venus s’enquérir, une de­
mi­heure à peine avant que la fa­
mille ne se jette dans le vide. Ils
« devaient craindre que l’autorité
vienne s’immiscer dans leur mode
de vie », conclut la police vaudoise.
Vers 6 h 15 ce matin­là, deux gen­
darmes en civil sont venus exécu­
ter un mandat d’amener en lien
avec la scolarisation à domicile du
fils de 15 ans, le père n’ayant pas
répondu aux convocations de
contrôle des autorités scolaires.
Les gendarmes sonnent. Une voix
masculine leur demande qui est
là. Ils répondent. Puis plus rien.
0123
JEUDI 31 MARS 2022
L’accusé avait
vécu avec
Narumi quelques
mois, puis celle-ci
l’avait quitté
çais, sa porte restait close. Mais par
le biais des réseaux sociaux, il a
soudain reçu d’elle une série de ré­
ponses brutales lui annonçant
qu’elle avait « rencontré un gar­
çon » et qu’il devait « la laisser tran­
quille ». Les amis de Narumi, qui
demandaient aussi de ses nouvel­
les, se sont étonnés de la formula­
tion peu habituelle de ses messa­
ges, dans lesquels elle leur indi­
quait qu’elle était allée refaire son
visa au consulat à Lyon, alors
qu’elle dépendait de celui de Stras­
bourg, ou qu’elle avait décidé de
partir en voyage au Luxembourg.
A Tokyo, sa sœur et sa mère étaient
destinataires de messages écrits
aux fautes de syntaxe étranges,
dans lesquels Narumi se disait
très occupée et s’excusait de ne
pas pouvoir les appeler.
L’enquête a montré que Nicolas
Zepeda, geek confirmé, avait
acheté en France un VPN permet­
tant de masquer les adresses IP, et
que des connexions suspectes
avaient été établies sur le compte
Facebook de Namuri depuis Ma­
drid ou le Chili, après sa dispa­
rition. Il avait aussi sollicité
une amie pour qu’elle lui traduise
en japonais plusieurs phrases
– comme « Je pars seule » – et lui
avait demandé d’effacer leurs
échanges. A partir du 12 décembre,
Narumi n’a plus donné aucun si­
gne de vie sur les réseaux sociaux.
Lorsqu’ils ont pénétré, le 15 dé­
cembre 2016, dans la chambre 106,
les enquêteurs ont trouvé le lieu
rangé et nettoyé. Toutes les affai­
res de l’étudiante étaient là : son
manteau d’hiver, son portefeuille
avec de l’argent dedans et ses deux
cartes bancaires, ses chaussures,
sa trousse de maquillage, son ordi­
nateur portable, son agenda, sa
carte SNCF et un dossier d’inscrip­
tion en vue d’un séjour au ski
avec Arthur. Le passage au Blue­
star n’a révélé aucune trace de
sang. Ne manquaient que sa valise
et la couverture de son lit. 
pascale robert­diard
« Après avoir attendu quelques mi­
nutes et conformément aux règles
applicables, [ils sont] repartis sans
avoir pu mener à bien leur mis­
sion », précise le communiqué.
Dans la même résidence, au nu­
méro suivant, Ibrahima Bangoura
prépare son café à cette heure­là.
Sa tasse est sur le balcon. Le soleil
se lève, pas un nuage. Le temps
d’aller éteindre les plaques électri­
ques sous sa cafetière italienne, et
à son retour, deux corps gisent en
bas de la rue. Il descend en trombe.
Cinq sont au sol. Ce riverain n’en
revient toujours pas. Il a beau tour­
ner et retourner cette histoire, il
n’arrive pas à saisir ce qui peut
pousser toute une famille à en ar­
river là. Encore moins depuis qu’il
sait que la mère était dentiste
– mais ne pouvait plus exercer en
Suisse « pour des raisons adminis­
tratives », selon Le Temps –, sa ju­
melle ophtalmologue, et que le
père aurait fait Polytechnique.
« C’est absurde, je ne comprends
pas, répète en boucle le comptable
de 55 ans, père de deux enfants.
C’est complètement fou que ça ar­
rive à des gens comme ça. » 
lucie soullier
0123
JEUDI 31 MARS 2022
Ces comptes en français, relais de la doxa du Kremlin
Trolls anonymes et leaders complotistes défendent un contre­récit diabolisant l’Ukraine sur les réseaux sociaux
N
on sans dérision, il
se présente comme
un « poutinolâtre mo­
déré ». Son pseudo­
nyme Twitter, « Troll Russe », n’est
guère ironique : il a publié plus de
11 000 tweets depuis son appari­
tion fin février, récitant les man­
tras du Kremlin : l’Ukraine bom­
barderait son propre peuple,
l’OTAN menacerait la Russie, les
Ukrainiens seraient des nazis, etc.
Son premier post, « Le Z », réfé­
rence à la lettre par laquelle se re­
connaissent des unités russes en
Ukraine, ressemble presque à une
signature : s’il est au service d’un
pays, c’est celui des tsars.
Comme lui, des centaines de
comptes en français se sont enga­
gés depuis le début de la guerre en
Ukraine dans le relais de la doxa du
Kremlin. S’il est dur de prouver
qu’ils sont pilotés par la Russie, ils
en reprennent fidèlement les ar­
guments. Et piochent allègrement
dans les visuels et vidéos de propa­
gande des groupes russophiles du
réseau Telegram, cœur névralgi­
que de la communication russe.
De TikTok à Facebook en passant
par LinkedIn et YouTube, aucune
plate­forme n’est épargnée.
Certains s’apparentent à des pe­
tits soldats anonymes de la désin­
formation. Ces profils souvent
polyglottes ont une audience
confidentielle, mais ils se multi­
plient rapidement, et dissémi­
nent des graines de désinforma­
tion sous chaque contenu viral
sur l’Ukraine. Au fil de l’eau, leurs
publications racontent une autre
vision du conflit : l’armée russe
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serait lancée dans une opération
de libération contre un gouverne­
ment fasciste, les mesures occi­
dentales seraient une déclaration
de guerre, un génocide aurait lieu
dans le Donbass…
Apparu fin février, mais hyperac­
tif depuis, le compte « Alexandre
Nevsky », référence à un héros na­
tional russe, assume de mener
« une guerre de l’information ». Il
s’agit pour lui et ses partenaires de
rappeler que l’Ukraine, « un pays
mafieux, corrompu, désorganisé »,
est à la solde des « ukro­nazis ».
« Instiller le doute »
L’idée est martelée sous toutes les
formes, de drapeaux ukrainiens
redécorés avec une croix gammée
à des vidéos « spontanées » de sol­
dats russes tombant sur un dra­
peau nazi dans le salon d’une mai­
son ukrainienne. Eux diraient la
vérité. Ces comptes poutinophiles
appuient sur les exemples de dé­
sinformation pro­Kiev, comme la
rumeur selon laquelle le mémo­
rial juif de Babi Yar aurait été dé­
truit, ce qui s’est avéré erroné. Ils
recourent aussi à des sites de véri­
fication lancés par Moscou pour
l’occasion, comme War on Fakes.
L’interdiction
d’émettre
de RT et Sputnik
en France
n’a eu qu’un effet
modéré
© ©
RUBRIQUE
BONNES ADRESSES
france | 17
Les « petits télégraphistes » du début du conflit, d’autres exis­ ments de propagande. A l’instar de
Kremlin jettent un voile de suspi­ taient depuis des mois voire des
Ces profils l’ancien sénateur centriste de Paris
cion sur tous les documents sus­ années. Ils relayaient diverses in­ souvent Yves Pozzo di Borgo qui multiplie
ceptibles d’embarrasser Moscou. formations, souvent pro­« gilets les partages de contenus issus de
« La trame narrative est très simi­ jaunes » et antivax, ce qui leur a
polyglottes ont sources prorusses parfois fort
laire à celle du conflit en Syrie : la dé­ permis de se constituer une une audience douteuses. « Si je réagis sur Twitter
sinformation russe œuvre à instiller audience auprès des antisystème c’est parce que j’ai été énervé par le
en permanence le doute sur ce qui de France. Ainsi du mystérieux
confidentielle, narratif des médias mainstream,
se passe vraiment, en utilisant des Stern, qui jusqu’à peu inondait mais se souvent au détriment de la réalité
postulats conspirationnistes », dé­ Twitter de prétendues morts des que j’avais perçue », explique l’an­
taille Marie Peltier, autrice d’Obses­ vaccins anti­Covid­19. Depuis, il
multiplient vite cien élu au Monde, nous ren­
sion : dans les coulisses du récit partage telles quelles les inter­ voyant à une longue interview, pu­
complotiste (Inculte, 2018). Tout est ventions des officiels russes. La bliée sur… FranceSoir, média de ré­
bon pour faire passer des photos bascule est parfois acrobatique. 96 % de ses abonnés déclarent férence de la mouvance antivac­
de guerre pour des mises en scène, Comme quand « Natacha Olyn­ avoir plus peur d’Emmanuel Ma­ cin. Et l’interdiction d’émission
d’un appareil de chantier ajouté kova », un autre compte suspect, cron que de Vladimir Poutine. En de RT et Sputnik, principaux orga­
à l’ordinateur en passant par une s’indigne que les Ukrainiens puis­ regard, le président ukrainien Vo­ nes de diffusion de la voix du
archive Instagram présentant sent fuir leur pays en train sans lodymyr Zelensky est systémati­ Kremlin en France, n’a eu qu’un ef­
comme une actrice une femme montrer de passe vaccinal. quement moqué. Il « joue du piano fet modéré. « On a réagi trop tard,
enceinte en état de choc. L’un des Le terreau conspirationniste avec sa bite », s’insurge l’ex­journa­ regrette Marie Peltier. Ce type de
comptes, « Stern », 3 000 abonnés, français s’avère souvent réceptif liste Richard Boutry, référence à un discours est déjà implanté bien au­
va jusqu’à présenter les scènes de à ces récits alternatifs. Ainsi, sketch de l’ancien humoriste. delà des médias pro­Kremlin. Le
dévastation à Marioupol comme à peine la crise en Ukraine instal­ vers est déjà dans le fruit. »
un film, avec son « script ». lée, le chef d’entreprise et influen­ « On a réagi trop tard » Depuis la suspension des deux
« Les astuces logiques, l’inversion ceur conspirationniste Silvano Si les contenus issus de trolls rus­ médias russes en France, les
de la cause et la conséquence, la Trotta, 150 000 abonnés sur Tele­ ses alimentent la complosphère comptes diplomatiques de Mos­
manipulation des intentions, tout gram, délaisse la « plandémie » et le en ragots, l’inverse est vrai aussi. cou ont pris le relais. Ainsi, l’am­
cela ça a été théorisé par l’armée « nouvel ordre mondial » pour dé­ C’est ainsi dans les milieux QAnon bassade de Russie à Paris n’hésite
russe pour tromper et même refor­ fendre le discours du Kremlin. « Je et pro­Raoult qu’ont d’abord cir­ plus à répondre directement sur
mater l’adversaire », convient Di­ rappelle à tous que les Russes n’at­ culé en février les rumeurs de la­ Twitter aux personnes qui met­
mitri Minic, chercheur à l’Institut taquent pas les civils ukrainiens, boratoires de savants américains tent en cause l’agression russe, ou
français des relations internatio­ uniquement les installations mili­ diaboliques en Ukraine, avant à retweeter des comptes antisys­
nales (IFRI) et spécialiste de la pen­ taires », affirme­t­il doctement. « Je d’être repérés par Moscou, qui s’est tème. Le 24 mars, elle va jusqu’à
sée stratégique russe. Mais ce n’est ne suis pas pro­Kremlin, je suis pro­ empressé de les reprendre. « Bien publier une caricature montrant
pas systématique. Derrière ces vérité », explique­t­il au Monde. sûr la guerre fait des victimes, mais un homme allongé, symbolisant
faux « farfelus et grossiers », il in­ La propagande russe s’acharne beaucoup moins que les expérien­ l’Europe, perclus de seringues pro­
vite à voir aussi « une transparence aussi à présenter Vladimir Poutine ces vaccinales des Mengele d’Occi­ diguées par l’Oncle Sam, étique­
dans leurs inquiétudes », fussent­ comme un président visionnaire dent ! », s’offusquera Maria Zakha­ tées « Covid­19 », « néonazisme »,
elles déconnectées de la réalité : les et imperturbable, qui « sauve le rova, porte­parole du ministère ou encore « sanctions ». La publica­
élites russes se distinguent par monde », comme l’affirme « Rto­ russe des affaires étrangères, dans tion, jugée « inacceptable » par le
leur propre porosité aux théories nioSrt » sur TikTok. Un discours une déclaration relayée par les « té­ Quai d’Orsay, qui a convoqué l’am­
du complot, souligne le chercheur. qui, là aussi, porte. D’après les ré­ légraphistes » de Moscou. bassadeur, a été supprimée. 
Si certains de ces comptes de ponses à un questionnaire lancé Même des personnalités politi­ william audureau
propagande sont apparus avec le par Silvano Trotta sur sa chaîne, ques se font le relais de ces élé­ et samuel laurent
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18 |
Une grue décharge des engrais importés, dans le port de Yantai (est de la Chine), le 9 mars. COSTFOTO/FUTURE PUBLISHING VIA GETTY IMAGES
shanghaï ­ correspondance
L
es sanctions occidenta­
les, qui visent à isoler éco­
nomiquement la Russie
après qu’elle a envahi
l’Ukraine, et les menaces expri­
mées par le président des Etats­
Unis, Joe Biden, si la Chine s’avi­
sait de soutenir matériellement
Moscou, ne sont pas prises à la lé­
gère par le pouvoir de Pékin, alors
que ses visées sur Taïwan, île in­
dépendante qu’il considère
comme une province rebelle,
sont toujours d’actualité.
L’impact de telles mesures se­
rait bien plus important tant la
Chine, deuxième puissance éco­
nomique mondiale et premier
pays exportateur de la planète, est
nettement plus intégrée dans
l’économie que la Russie. « Appli­
quer de larges sanctions entraîne­
rait des perturbations d’une ma­
gnitude tout autre, à la fois pour la
Chine, mais aussi pour les puissan­
ces qui en seraient à l’origine, pré­
vient Martin Chorzempa, spécia­
liste de la finance chinoise au Pe­
terson Institute for International
Economics. Si, depuis les sanctions
qui ont suivi l’annexion de la Cri­
mée [en 2014], Moscou a cherché à
réduire ses connexions avec le
reste du monde, ce n’est pas le cas
de la Chine, qui a continué à ren­
forcer ses liens avec l’extérieur. »
La question est jugée suffisam­
ment pertinente pour que des
grandes entreprises et banques
occidentales examinent leur ex­
position au marché chinois. L’em­
pire du Milieu, lui, prend ce risque
d’autant plus au sérieux qu’il en a
fait l’expérience dans le cadre du
conflit commercial avec les Etats­
Unis. Après les champions chi­
nois des télécoms ZTE et Huawei,
sanctionnés à partir de 2018, des
dizaines d’entreprises chinoises
ont été visées par Washington
pour leurs liens supposés avec
l’appareil militaire chinois ou
pour la surveillance et l’exploita­
tion de la minorité ouïgoure.
De quoi remettre au goût du
jour des slogans issus de la pé­
riode révolutionnaire. En 1945,
Mao Zedong avait fait de la « régé­
nération de la patrie, en s’ap­
puyant sur ses propres forces »,
une priorité pour le Parti commu­
niste chinois (PCC). En 2018, en
pleine brouille avec les Etats­Unis
de Donald Trump, le président Xi
Jinping avait déclaré : « Les tech­
nologies avancées sont de plus en
La Chine ou la tentation
de l’autosuffisance
Pour Pékin, les sanctions prises par les Occidentaux contre la Russie
en réaction à l’invasion de l’Ukraine confortent sa stratégie, qui vise à
renforcer son indépendance énergétique, alimentaire et technologique
plus difficiles à obtenir à l’interna­
tional. L’unilatéralisme et le pro­
tectionnisme ont progressé, nous
forçant à emprunter la route de
l’autosuffisance. » Depuis, les
autorités multiplient les appels à
réduire la dépendance aux im­
portations dans les secteurs­clés,
de l’énergie à l’agriculture, en pas­
sant par l’industrie.
Des marchés financiers peu tri­
butaires de l’étranger Les mar­
chés chinois sont­ils assez liqui­
des, profonds et solides pour faire
face à d’éventuelles sanctions ?
Oui, répond Dan Wang, écono­
miste en chef à la banque hon­
gkongaise Hang Seng. « Le sys­
tème financier chinois est cons­
truit comme une pyramide, avec la
banque centrale au sommet, les
cinq grandes banques commercia­
les, aux reins solides, qui représen­
tent 80 % des actifs, et des banques
locales dans les grandes villes. Le
système est organisé de sorte qu’en
cas de crise, ou de sanctions inter­
nationales, la banque centrale
puisse facilement ordonner aux
grandes banques de distribuer des
liquidités là où il faut. C’est pour
cela que, depuis quarante ans, la
Chine n’a pas connu la moindre
crise financière », explique­t­elle.
En 2008, face à la crise finan­
cière partie des Etats­Unis, le gou­
vernement a ainsi injecté
4 000 milliards de yuans
(572 milliards d’euros) dans l’éco­
nomie par l’intermédiaire de la
banque centrale et des grandes
banques, vers les grandes entre­
prises d’Etat, les gouvernements
locaux ou des institutions finan­
cières créées pour l’occasion.
Autre force du système chinois :
le contrôle des capitaux, qui per­
met de limiter la fuite des devises
en période difficile. « Comparé à
d’autres pays émergents comme la
Russie, le Brésil ou l’Argentine, la
Chine contrôle beaucoup plus les
capitaux, et dépend très peu des
marchés internationaux pour se fi­
nancer. La dette chinoise est essen­
tiellement détenue par des Chi­
nois. Le système est clos et stable »,
observe Dan Wang.
Une dépendance au dollar en­
core forte Certains secteurs dé­
pendent toutefois davantage de
l’étranger. Beaucoup d’entrepri­
ses chinoises, comme Alibaba,
sont cotées sur des places bour­
sières américaines. Par ailleurs,
les entreprises chinoises utilisent
massivement le dollar pour leurs
transactions internationales.
Malgré les déclarations officiel­
les sur « l’internationalisation du
yuan », la monnaie chinoise n’est
utilisée que pour 3,2 % des échan­
ges internationaux. La faute no­
tamment au contrôle des capi­
taux, qui empêche le yuan de de­
venir une monnaie de réserve
comme le dollar. La Chine est le
deuxième Etat détenteur de dette
américaine, juste derrière le Ja­
pon, possédant 1 100 milliards de
La force du
système chinois :
le contrôle des
capitaux, qui
permet de limiter
la fuite des
devises en
période difficile
dollars (1 000 milliards d’euros)
de bonds du Trésor américain.
Quant au système de paiement
interbancaire Cross­Border Inter­
bank Payment System, né en 2015
et présenté comme une solution
de remplacement au système do­
minant, Swift, il permet de trans­
férer des sommes d’argent, mais
utilise encore Swift comme outil
de messagerie. « Si vous déplacez
des sommes d’argent très impor­
tantes sur la base d’un message,
vous devez être sûr que ce message
est légitime, qu’il n’a pas pu être pi­
raté, qu’il est précis et standardisé.
Il faut du temps pour que des insti­
tutions financières fassent con­
fiance à un nouveau système »,
note Martin Chorzempa.
Une importation toujours sou­
tenue de machines L’industrie
manufacturière est l’un des prin­
cipaux éléments du « miracle chi­
nois », qui a permis au pays le plus
peuplé du globe de sortir de la
pauvreté. Après avoir absorbé
une partie de la confection mon­
diale grâce à de faibles coûts de
production à partir de la fin des
années 1980, la Chine a cherché à
monter en gamme. Un pari en
partie réussi puisqu’elle est
aujourd’hui la première exporta­
trice de produits électroniques.
Mais Pékin ne capte encore
qu’une faible partie de la valeur
ajoutée des smartphones et ordi­
nateurs exportés.
Pour soutenir cette montée en
gamme, l’Etat chinois a publié
en 2 015 son plan Made in China
2 025, identifiant dix secteurs­clés
dans lesquels la Chine devait obte­
nir environ 70 % de part de mar­
ché d’ici à 2 025 : semi­conduc­
teurs, aéronautique, véhicules
électriques, robots industriels,
énergies renouvelables… Alors
que la date approche, le bilan est
mitigé. « Il faut voir cela plutôt
comme des objectifs stratégiques à
long terme. Peut­être que certains
prendront vingt ans ou plus à at­
teindre », tempère Yin Xingmin,
professeur d’économie indus­
trielle à l’université de Fudan, à
Shanghaï. Il y a quatre secteurs
dans lesquels la Chine reste vrai­
ment dépendante des technologies
étrangères : les puces électroniques,
les logiciels industriels, les machi­
nes­outils et l’aéronautique, encore
dominée par Airbus et Boeing. »
Le point faible des semi­conduc­
teurs Si la Chine est la première
productrice mondiale d’appareils
électroniques, les puces qui ren­
dent ces objets intelligents repré­
sentent le premier secteur d’im­
portation chinois, devant le pé­
trole. En 2021, 15,9 % des puces uti­
lisées dans le pays étaient
produites localement, mais 6 %
étaient fabriquées par des entre­
prises chinoises. Les Américains
le savent : en coupant Huawei,
géant chinois des télécoms, de
l’accès aux meilleures puces du
monde, ils ont réussi à mettre le
fleuron chinois à genoux.
« Il y avait déjà un effort pour
maintenir l’industrie chinoise à
deux ou trois générations de ce qui
se fait de plus innovant », note Ma­
thieu Duchâtel, directeur du pro­
gramme Asie de l’Institut Montai­
gne. Pour autant, la Chine a des
outils de politique industrielle im­
pressionnants : le fonds souverain
est piloté de manière très stratégi­
que. Il y a quatre ans, ils cher­
chaient à faire changer d’échelle
les fleurons chinois comme [le
0123
JEUDI 31 MARS 2022
Le plan
quinquennal
pour 2021-2025
prévoit
de développer
le nucléaire
et les énergies
renouvelables
géant des semi­conducteurs]
SMIC, pour atteindre une compéti­
tivité accrue à l’international.
Aujourd’hui, les investissements
sont dirigés vers les vulnérabilités
industrielles de la Chine : les équi­
pements et les logiciels », explique
M. Duchâtel.
Un pays pauvre en énergie L’ap­
provisionnement en énergie est
l’une des faiblesses de la Chine,
devenue la première importatrice
mondiale de pétrole en 2017. Le
pays possède peu de réserves de
gaz et d’or noir, et les exploite mal.
Résultat : le charbon, présent en
abondance dans le sol chinois, as­
sure encore 60 % de sa produc­
tion d’électricité. Le plan quin­
quennal pour l’énergie pour 2021­
2025, publié en détail le 22 mars,
fait de la sécurité énergétique sa
principale préoccupation. Pour
renforcer la sécurité de son mix
énergétique et réduire son em­
preinte carbone, le plan prévoit de
diversifier les approvisionne­
ments en matières premières
auprès de différents Etats, et de
développer le nucléaire ainsi que
les énergies renouvelables.
L’obsession de la sécurité ali­
mentaire Comme nombre de
pays, la Chine ne veut pas dépen­
dre de l’étranger pour son appro­
visionnement en nourriture.
Toutefois, la tâche est ardue : la
Chine compte 22 % de la popula­
tion mondiale, mais seulement
7 % des terres arables de la pla­
nète. Une surface en baisse du fait
de l’urbanisation et de la pollu­
tion des sols. Le PCC est conscient
du potentiel déstabilisateur des
crises alimentaires.
« Il ne faut pas croire que le pro­
blème alimentaire n’est pas aussi
essentiel que celui de l’industriali­
sation, et nous ne devons pas dé­
pendre des marchés internatio­
naux », a déclaré Xi Jinping, le
6 mars. Il a appelé à renforcer la
production afin que « le bol des
Chinois soit principalement rempli
de nourriture chinoise », une ques­
tion de « sécurité nationale ».
La Chine possède les plus gran­
des réserves de grains au monde,
et est la seule nation à constituer
des stocks pour la viande de porc.
Leur ampleur est tenue secrète,
mais le pays a reconnu, en novem­
bre 2021, qu’elles atteignaient un
niveau « historiquement élevé »,
capable par exemple d’assurer un
an et demi de consommation de
blé, quand le reste du monde
maintient en général des réserves
pour six mois maximum.
Deux raisons à cette prévoyance
extrême, pour Darin Friedrichs,
analyste des marchés agricoles
pour le cabinet de conseil Sitonia
Consulting, à Shanghaï. La pre­
mière concerne la taille du pays :
« Importer l’essentiel de sa con­
sommation n’est pas un problème
pour un plus petit pays, mais si de­
main la Chine fait une mauvaise
récolte, les quantités disponibles
sur le marché international ne se­
raient pas suffisantes. »
La seconde est historique. Entre
30 millions et 50 millions de Chi­
nois sont morts de faim entre
1959 et 1961, lors du Grand Bond
en avant, et le rationnement ali­
mentaire s’est poursuivi jusqu’au
début des années 1990. « Dans les
années 1970, il y avait encore des
sanctions américaines contre le ré­
gime communiste, qui interdi­
saient même l’export de produits
alimentaires. Cela a changé sous
Nixon, mais la plupart des diri­
geants actuels étaient nés et se
souviennent de cette époque où la
Chine avait faim et où elle ne pou­
vait pas importer de nourriture »,
conclut Darin Friedrichs. 
simon leplâtre
0123
JEUDI 31 MARS 2022 économie & entreprise | 19

Le PDG de Petrobras limogé pour Decathlon suspend

ses activités en Russie
avoir relevé le prix des carburants L’enseigne d’équipement sportif rencontre
des difficultés d’approvisionnement
Le président brésilien, Jair Bolsonaro, reprocherait à Joaquim Silva e Luna
d’avoir annulé les efforts de l’Etat pour juguler l’inflation liée à l’énergie

rio de janeiro ­ correspondance
lier brésilien, comme ce fut le cas sur le pétrole, le gaz et les biocom­
L a gestion quotidienne des
boutiques russes de De­
cathlon a fini par avoir rai­
son des principes affichés par
l’enseigne d’équipement sportif.
n’étaient plus acceptées pour
payer les factures.
« Afin de respecter scrupuleuse­
ment les sanctions internationa­
les, toutes les décisions logistiques
lors du départ de Roberto Castello
Le géant bustibles, à Rio de Janeiro. Dans un communiqué diffusé étaient prises avec nos services ju­

L
a décision ne sera vrai­
ment effective qu’à partir
du 13 avril, à l’occasion
du conseil d’administra­
tion de l’entreprise pétrolière Pe­
trobras. Mais, lundi 28 mars, le
président de la compagnie, le gé­
néral de réserve Joaquim Silva e
Luna, a bien été limogé par le chef
de l’Etat, Jair Bolsonaro – une déci­
sion confirmée dans la soirée par
le ministre des mines et de l’éner­
gie. Il sera resté moins d’un an aux
commandes du groupe et, comme
son prédécesseur, Roberto Cas­
tello Branco, ses relations ont été
très tendues avec le président de la
République sur l’épineuse ques­
tion des prix à la pompe.
Selon la presse spécialisée brési­
lienne, le sort du général, ancien
ministre de la défense, a été scellé
le 10 mars, lorsque Petrobras a an­
noncé une nouvelle augmenta­
tion de 18,8 % du prix de l’essence
et de 24,9 % de celui du diesel. Sur
les onze mois de gestion de Joa­
quim Silva e Luna, le coût du die­
sel a crû de 47 % (+ 27 % pour l’es­
sence et le gaz).
Le chef de l’Etat n’aurait pas ap­
précié que cette dernière hausse
intervienne début mars, en
même temps que la baisse des
taxes sur les carburants, approu­
vée par le Congrès et sanctionnée
par l’exécutif. Résultat, la popula­
tion n’a nullement perçu l’effort
budgétaire consenti par l’Etat,
comme le confirme une enquête
d’opinion menée par l’institut de
sondages Datafolha : 68 % des
Brésiliens jugent le gouverne­
ment responsable de la hausse du
prix des carburants. A sept mois
de l’élection présidentielle, jugu­
ler l’inflation est devenu la prio­
rité absolue du président, en com­
mençant par les prix à la pompe.
Le limogeage du général a sus­
cité la crainte d’une turbu­
lence sur l’action du géant pétro­
Branco, en février 2021, lorsque la
compagnie avait perdu 20 % de sa
valeur en Bourse. A l’époque, la
désignation d’un militaire avait
fait redouter une intervention
autoritaire pour contrôler les
prix, ce que n’a jamais fait Joa­
quim Silva e Luna. Il l’a encore
réaffirmé à la presse, mardi : « Pe­
trobras suit des directives qui ne
peuvent être remises en cause
pour des questions politiciennes. »
L’action du groupe n’a chuté
que de 2,6 % à l’ouverture de la
Bourse, mardi à Sao Paulo, et s’est
même rétablie dans la journée. Le
nom de son successeur a, selon la
formule consacrée, « rassuré les
marchés » : il s’agit d’Adriano Pi­
res, directeur et fondateur du
Centre brésilien des infrastructu­
res, une société de conseil spécia­
lisée dans les énergies fossiles.
Cet économiste, qui a fait
son doctorat à l’université Paris­
XIII (aujourd’hui Sorbonne­Paris­
Nord) en 1988, justement sur le
« système de prix de l’énergie en
Amérique latine », s’est toujours
opposé à un quelconque contrôle
des prix par l’Etat brésilien.
« Capacité d’investir »
Cependant, dans le journal O Es­
tado de Sao Paulo, où il tenait une
colonne, M. Pires a estimé que « le
consommateur brésilien ne devait
pas payer “le prix de la guerre” »,
en référence à l’invasion russe de
l’Ukraine. Au­delà d’un baril de
pétrole à 95 dollars (85 euros),
l’économiste a prôné la constitu­
tion d’un fonds pour subvention­
ner les prix à la pompe et qui se­
rait alimenté par les dividendes
versés par Petrobras à son action­
naire majoritaire, l’Etat brésilien,
qui détient 37 % des parts de la
première entreprise brésilienne.
Cette proposition aurait séduit
Jair Bolsonaro pour stabiliser les
prix ces prochains mois.
pétrolier
a accéléré,
au cours
des dernières
années, la vente
de ses actifs
A l’image de ses devanciers,
Adriano Pires défend le maintien
de la politique du prix pari­
taire d’importation (PPI), adop­
tée par Petrobras en 2016, pour­
tant très critiquée à chaque
hausse du baril de brut. Cette po­
litique consiste à vendre les car­
burants et le gaz produits par le
groupe brésilien à un prix identi­
que à celui des combustibles im­
portés par le Brésil. Elle offre de
confortables bénéfices à la so­
ciété, mais augmente le prix des
carburants et les rend plus vola­
tils face aux aléas du marché in­
ternational et du dollar.
Selon Petrobras, ce PPI se­
rait nécessaire pour éviter une pé­
nurie énergétique sur le marché
brésilien. Aujourd’hui, le pays
n’est plus autosuffisant en déri­
vés d’hydrocarburants et en im­
porte près de 30 % pour sa con­
sommation. En revanche, Petro­
bras exporte toujours plus de pé­
trole brut non raffiné (près de
45 % de sa production), pour le­
quel la Chine est son premier
client, suivie par les Etats­Unis.
« L’entreprise a fait le choix de se
concentrer sur l’extraction et de
délaisser le raffinage. C’est une
stratégie qui n’est suivie par
aucune des majors publiques, qui
veulent plutôt contrôler toute la
chaîne de production, du puits au
poste essence : l’extraction, la raffi­
nerie, la distribution et la vente »,
relève William Nozaki, chercheur
à l’Institut d’études stratégiques
Petrobras a accéléré, au cours des
dernières années, la vente de ses
actifs : son réseau de stations­ser­
vice (BR Distribuidora) en 2017,
puis son réseau de gazoducs de
4 500 kilomètres au nord du pays
en 2019 (Transportadora Asso­
ciada de Gas). Depuis 2020, huit de
ses treize raffineries ont été mises
en vente, et deux ont déjà été re­
prises par des groupes privés. « La
logique serait de reprendre le raffi­
nage pour ne plus dépendre de
l’extérieur et ne pas faire peser sur
le consommateur le prix d’une es­
sence importée. D’autant que Pe­
trobras a la capacité d’investir dans
ses raffineries », observe Felipe
Coutinho, président de l’associa­
tion des ingénieurs de Petrobras.
En guise de solution immédiate,
et face à l’augmentation du baril,
William Nozaki plaide pour un
compromis : « Pas de blocage des
prix pour que Petrobras puisse
continuer à investir, mais que le
fonds de soutien ne dépende pas
uniquement des dividendes. Une
taxe sur le pétrole brut, par exem­
ple, permettrait de relancer le raf­
finage. » Des choix stratégiques
qui attendent le prochain patron,
lequel devra agir vite s’il ne veut
pas connaître le même sort que
ses prédécesseurs. 
anne vigna
HORS-SÉRIE
mardi 29 mars, l’entreprise a ainsi
fait part de sa décision d’y « sus­
pendre l’exploitation de ses maga­
sins », jugeant « que les conditions
d’approvisionnement [n’étaient]
plus réunies pour [qu’elle pour­
suive] son activité en Russie ».
Sans pour autant annoncer son
retrait du pays.
L’entreprise, qui ne réalise là­
bas qu’environ 2 % de son chiffre
d’affaires chaque année, y avait
jusqu’alors maintenu son acti­
vité. Elle justifiait cette décision
par le souci de permettre aux
2 500 personnes employées dans
ses 60 magasins de travailler
« dans des conditions de sécurité »
mais aussi par le service rendu à
la population.
Toutefois, au fil des jours, le tra­
vail des équipes dans la gestion
des approvisionnements deve­
nait de plus en plus compliqué,
l’entreprise important l’essentiel
de ses marchandises pour rem­
plir les rayons des magasins. La
chute du rouble n’est pas seule en
cause. A cela s’ajoutaient les ports
fermés, les routes impraticables
et le fait qu’il faille vérifier que les
nouveaux transporteurs ne figu­
rent pas sur la liste des entrepri­
ses sanctionnées par les Occiden­
taux. Sans compter que certaines
devises, à l’image du dollar,
ridiques », explique­t­on au sein
du groupe. Dès lors, la situation
était trop ardue à gérer. « La déci­
sion a été prise ces dernières qua­
rante­huit heures. » Les 2 500 sala­
riés continueront à être payés,
comme le sont leurs collègues en
Ukraine.
« Totale autarcie »
De son côté, Auchan, une autre
enseigne appartenant à la famille
Mulliez qui poursuit ses activités
dans ses 231 magasins en Russie
(10 % de son chiffre d’affaires
mondial), est moins handicapée
par ces problématiques d’appro­
visionnement extérieur, dans la
mesure où elle « fonctionne en to­
tale autarcie », a rappelé l’entre­
prise, dimanche 27 mars.
Ses fournisseurs sont majoritai­
rement des locaux, notamment
depuis l’embargo imposé sur les
produits alimentaires occiden­
taux en 2014, après l’annexion de
la Crimée, qui a donné un coup de
fouet à la restructuration du sec­
teur de l’industrie agroalimen­
taire russe. « Avant 2014, on ven­
dait du camembert français.
Aujourd’hui, ce sont des fromages
russes. Et nous avons beaucoup de
marques propres », souligne­t­on
à Auchan. 
cécile prudhomme

PERTES & PROFITS | VINFAST
p a r phi l i ppe e s cand e

LA
Un printemps vietnamien GÉOPOLITIQUE
MONDIALE EN

D’une guerre à l’autre, d’un prin­
temps à l’autre. Alors que le ciel
de mars 2022 est obscurci en Eu­
rope par les bombes pleuvant
sur l’Ukraine, le 30 avril 1975
s’achevait le plus long conflit
mondial de l’après­guerre, celui
de la guerre du Vietnam. A 7 h 53,
le dernier hélicoptère américain
décollait péniblement du toit de
l’ambassade américaine de
Saïgon. Quarante­sept ans après,
le 29 mars 2022, le premier et
tout jeune constructeur automo­
bile vietnamien, VinFast, a an­
noncé un investissement de près
de 2 milliards de dollars (1,8 mil­
liard d’euros) dans la construc­
tion d’une usine automobile en
Caroline du Nord (Etats­Unis).
Elle est prévue pour démarrer
en 2024 et produire 150 000 voi­
tures électriques par an.
L’ancien ennemi communiste
entrera alors dans le club très
fermé des producteurs automo­
biles américains. Ironie de l’his­
toire, cette aventure asiatique
commence justement en
Ukraine. Diplômé en géologie de
l’université de Moscou, le jeune
boursier Pham Nhat Vuong, ori­
ginaire d’Hanoï, s’installe au dé­
but des années 1990 en famille à
Kharkiv et ouvre un restaurant.
Manifestement doué pour les af­
faires, le jeune ingénieur se
lance en 1993 dans la fabrication
de nouilles instantanées et de­
vient leader du secteur en
Ukraine. En 2009, il revend sa ju­
teuse affaire à Nestlé pour
150 millions de dollars et re­
tourne fortune faite au Vietnam.
Il y crée la société VinGroup qui
se déploie dans l’immobilier, la
santé, l’éducation, la distribu­
tion, le tourisme. En 2018, il
lance le premier constructeur
automobile vietnamien, VinFast.
Il utilise des bases et des mo­
teurs de BMW.
Beaucoup de convives
Il aurait vendu 35 000 véhicules
en 2021 et rêve de grimper à plus
de 700 000 exemplaires d’ici
cinq ans. Pour cela, il a choisi
son créneau, celui du haut de
gamme avec des gros SUV, qui
seront tous électriques d’ici à la
fin 2022. Après l’implantation
aux Etats­Unis, une autre pour­
rait venir en Europe, par exem­
ple en Allemagne. La fortune
sourit aux audacieux. Et celle
amassée par Pham Nhat Vuong,
estimée par Forbes à 9 milliards
de dollars (il est l’homme le plus
riche du Vietnam), lui permet de
prendre des risques. Car il n’est
pas tout seul à partir à la con­
40
quête de la citadelle automobile.
Des milliers d’aventuriers sont
sur les rangs, dont plusieurs cen­
taines rien qu’en Chine. Inspirés
par l’exemple de l’américain
Tesla, ils comptent tous évidem­
ment sur la rupture technologi­ CARTES
que du passage à l’électrique De l’invasion de l’Ukraine à la nouvelle
pour percer dans cette industrie «guerre froide» Etats-Unis − Chine,
si sophistiquée. des enjeux climatiques et sociaux à l’impact
du Covid-19, comment le monde bascule LA
Il n’est pas sûr qu’il y ait beau­ GÉOPOLITIQUE
dans l’incertitude… MONDIALE EN
coup d’élus à l’arrivée. Car le
basculement accéléré vers cette
technologie va avoir pour pre­
40 CARTES
mière conséquence de renchérir
les produits et donc de réduire
le marché. Pour encore de nom­
breuses années, le prix des bat­
teries rendra plus chère la voi­
ture électrique par rapport à son A l’Ouest, la guerre en Ukraine ravive le face-à-face Russie-OTAN, alors qu’en
équivalent thermique. Plus de Asie s’installe la confrontation Chine - Etats-Unis dans l’Indo-Pacifique. En
convives pour un gâteau plus
petit, voilà qui ne promet pas quarante cartes, nous dessinons un état du monde confronté aux conflits et
des matins très calmes, pas plus tensions géopolitiques, mais aussi aux crises sanitaire, environnementale et
aux futurs prétendants qu’aux sociale.
acteurs en place. Surtout quand
on ne possède aucune culture
de l’industrie automobile,
comme VinFast. Mais après
tout, Tesla non plus ne venait DEUX FACES D’UN MONDE EN CRISE
pas de ce monde, et quand on
réussit à faire fortune en ven­ Un hors-série du « Monde »
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taine habitude des situations
compliquées. 

20 | économie & entreprise
Les opérateurs poussent la vente
de smartphones à crédit
Cette offre répond à la concurrence des distributeurs comme Amazon.
Apple réfléchirait aussi à une solution de location directe de ses iPhone
L
a maison fait crédit. » Les
opérateurs télécoms
pourraient afficher l’écri­
teau à l’entrée de leurs
boutiques. Tour à tour, Orange,
SFR, Free et Bouygues Telecom
ont lancé des offres permettant
d’acheter un téléphone mobile à
crédit afin d’étaler dans le temps
le paiement d’une facture sou­
vent salée, certains smartphones
dépassant les 1 000 euros.
Dernière à se lancer, la filiale de
Bouygues propose, depuis le
28 mars, de payer son smartphone
en 12, 24 ou 36 mensualités, à taux
fixe. « Complémentaire de nos dif­
férentes solutions existantes »,
comme la facilité de paiement sur
vingt­quatre mois qui s’ajoute au
prix de l’abonnement, « cette offre
de crédit répond à une demande de
nos clients », explique Christophe
Gauthier, directeur terminaux et
logistique de Bouygues Telecom.
Ce crédit s’adresse aux détenteurs
de forfait premium et qui utilisent
souvent des appareils haut de
gamme neufs ou reconditionnés,
mais, en fonction de son accueil,
la solution pourrait être étendue à
d’autres forfaits.
Cette offre « représente un argu­
ment commercial important », ad­
met M. Gauthier, alors que tous les
concurrents de Bouygues Telecom
offraient déjà ce service. Grâce à sa
filiale Orange Bank, Orange a sorti
ses premiers crédits pour smart­
phones dès 2019. Ce financement
permet de gagner un abonné ou
d’empêcher qu’il parte à la concur­
rence. Free Mobile attribue une
large partie de ses 700 000 abon­
nés recrutés en 2021 au lance­
ment, en juillet, de Free Flex, seule
offre du marché sous format loca­
tion avec option d’achat (leasing)
sur vingt­quatre mois. « Elle dé­
Arnaud Lagardère sème le trouble en ouvrant
la voie à une cession de ses titres
L’héritier a pris une option, dans le cadre de l’OPA formulée par Vivendi sur Lagardère,
qui lui permettrait de céder plus de 7 % du capital
L e 14 février, tout avait l’air
clair dans l’esprit d’Arnaud
Lagardère. Non, au grand
jamais, il ne céderait sa partici­
pation dans le groupe créé par son
père, Jean­Luc Lagardère. Inter­
rogé au Sénat dans le cadre de la
commission sur la concentration
des médias, l’héritier répétait
ainsi qu’il ne participerait pas à
l’OPA lancée par Vivendi sur le
groupe qui possède Hachette, Pa­
ris Match, Europe 1, Le JDD ou les
boutiques Relay. « Le lancement de
l’OPA est suivi d’une période d’un
mois durant laquelle les actionnai­
res décident d’apporter leurs titres,
ou non. En ce qui me concerne,
je n’apporterai pas », affirmait­il
sous serment aux sénateurs.
Un mois plus tard, les inten­
tions du dirigeant paraissent
moins limpides. Dans le docu­
ment de réponse de Lagardère à
l’OPA de Vivendi, rendu public
le 22 mars, le fils de Jean­Luc La­
gardère a bien confirmé qu’il ne
participerait pas à « l’offre princi­
pale » faite par Vivendi. Autre­
ment dit, le sexagénaire ne ven­
dra pas sa participation de 11 % au
prix de 25,50 euros par action pro­
posé par le groupe de Vincent Bol­
loré. Pour être déclenchée, cette
opération attend encore l’avis de
l’Autorité des marchés financiers.
En revanche, Arnaud Lagardère
a jeté le trouble en se disant prêt à
coule de notre précédent service de
location et permet d’avoir accès
à un téléphone exactement au
même prix que s’il avait été acheté
comptant, sans frais cachés et sans
augmentation du montant du for­
fait », souligne Camille Perrin, di­
rectrice marketing de Free.
Pour rendre son offre imbatta­
ble, Bouygues Telecom propose le
crédit à 0 %. Il pourrait ensuite être
fixé, à une date non déterminée,
à 9,69 %, assurance incluse. L’opé­
rateur franchira­t­il le pas ? Privilé­
giant l’argument commercial par
rapport à la génération de reve­
nus additionnels, Orange conti­
nue d’offrir un taux zéro trois ans
après le lancement de son crédit.
SFR reste aussi à 0 %.
« Changement stratosphérique »
Les opérateurs se devaient de
réagir pour ne pas se faire court­
circuiter par les distributeurs
comme Amazon ou Fnac Darty.
« La moitié des ventes de smartpho­
nes sont réalisées en France par des
groupes de distribution, en ligne ou
en magasin, qui proposent égale­
ment des offres de financement. Le
lancement de notre solution visait
aussi à faire face à cette concur­
rence », observe Thibaut Welsch,
directeur marketing et digital de
SFR. « L’achat d’un smartphone
reste un acte physique, les consom­
mateurs souhaitant prendre l’ap­
pareil en main. En proposant un
crédit attractif, nous gardons un
lien avec le client tout en étant en
capacité de lui proposer d’autres
services », ajoute Bona Ung, direc­
teur marketing mobile d’Orange.
Autre avantage pour les opéra­
teurs : le crédit engage d’une cer­
taine façon l’abonné le temps de
son remboursement. Les télé­
coms français ne sont pas les
apporter 10 millions des 15,6 mil­
lions de titres qu’il possède à
« l’offre subsidiaire ». Ce méca­
nisme complexe permet aux ac­
tionnaires de Lagardère de ne pas
participer à l’OPA immédiate­
ment, mais d’attendre la fin de
l’année 2023 pour décider s’ils
vendent ou non leurs actions.
En se déclarant immédiatement,
Vivendi leur propose un prix
plancher de 24,10 euros.
Cette astuce a été imaginée par
le groupe de Vincent Bolloré, qui
voulait lancer son offre de rachat
avant même d’avoir obtenu l’aval
des autorités de la concurrence
européennes. De fait, le groupe
Lagardère n’aura certainement
pas le même visage après l’obten­
tion de cette autorisation. L’OPA
suppose de marier Hachette et
Editis, deux fleurons de l’édition.
Ce qui obligera Vivendi à procéder
En 2019, l’homme
d’affaires ployait
sous une dette
de 213 millions
d’euros, dont
164 millions
d’euros dus au
Crédit agricole
« La logique
du paiement par
mensualités
prend de plus
en plus
d’importance
en Europe »
GEOFFROY GUIGOU
cofondateur de
la fintech Younited
seuls à succomber aux charmes
du crédit. « La logique du paie­
ment par mensualités prend de
plus en plus d’importance en Eu­
rope », note Geoffroy Guigou, co­
fondateur de Younited, la fintech
associée à Bouygues Telecom
pour son offre et partenaire de
Microsoft pour l’achat à crédit de
sa console de jeux XBox.
Les fabricants, Apple et Samsung
en tête, proposent, eux aussi, des
crédits pour l’achat d’un smart­
phone. Le groupe américain pour­
rait même à aller un cran plus loin.
Selon Bloomberg, la marque à la
pomme réfléchit à une solution
de location de ses iPhone. « Une
idée surveillée de près par les opé­
rateurs », reconnaît un dirigeant
français, et qui rencontre déjà un
écho positif chez Morgan Stanley :
ses analystes y voient une pour­
suite de « la transition d’un modèle
de vente de produits selon la for­
mule traditionnelle déterminée par
les prix et les volumes vers un sys­
tème de rentabilisation, via des
abonnements mensuels, de la base
installée de plus d’un milliard d’uti­
lisateurs d’appareils Apple. »
Ce changement pourrait aussi
« augmenter » la part d’iPhone
à des cessions. Quel périmètre
aura Lagardère en définitive ?
L’action vaudra­t­elle plus ou
moins qu’aujourd’hui ? Pour évi­
ter de léser les actionnaires qui
préfèrent attendre de voir com­
ment réagira Bruxelles, Vivendi
s’est résolu à leur offrir une ga­
rantie, sans obligation de vente
de leurs titres.
Généreux dividendes
Toutefois, en voulant bénéficier
de cette option, Arnaud Lagar­
dère, qui n’a pas répondu aux sol­
licitations du Monde, ouvre la
voie à son désengagement. La ces­
sion potentielle des 7,16 % du ca­
pital qu’il possède, déjà évoquée
par BFM Business la semaine du
21 mars, a créé l’émoi, obligeant à
une mise au point en interne. Se­
lon nos informations, il a ainsi été
expliqué que le fils de Jean­Luc La­
gardère participait à cette offre
uniquement pour répondre aux
besoins de Vivendi.
Dans l’hypothèse où ce dernier
n’atteindrait pas les 50 % du capi­
tal de Lagardère, il aurait de fait la
possibilité de puiser dans cette of­
fre subsidiaire, et, par consé­
quent, dans l’option d’Arnaud La­
gardère. Sauf que cette hypothèse
est fortement improbable : Vi­
vendi étant déjà propriétaire de
45 % du capital de Lagardère, il de­
vrait facilement obtenir les 5 %
vendus par Apple « directement
au consommateur », relève la ban­
que d’affaires. Or, seulement 15 %
des iPhone, 30 % des Mac et iPad
et 20 % à 25 % des accessoires Air­
Pods ou Apple Watch sont com­
mercialisés par le biais d’Ap­
ple.com ou de l’un des 518 maga­
sins de la marque.
Le fabricant californien pourrait
prendre le contrôle des ventes et
récupérer une part de la marge
– estimée par Morgan Stanley à
7 % – versée aux distributeurs de
ses produits. Cela représenterait
un « changement stratosphéri­
que » par rapport au modèle ac­
tuel, selon lequel Apple s’appuie
beaucoup sur ses partenaires,
opérateurs télécoms en tête, re­
marquent les analystes de Mor­
gan Stanley. Un tel modèle serait
d’autant plus favorable à Apple
qu’il lui permettrait de renforcer
sa stratégie de services, et donc
d’augmenter sa base de 785 mil­
lions d’utilisateurs d’une de ses
offres payantes : Apple TV+, Apple
Music, iCloud, Apple Arcade…
Apple pourrait aussi espérer ti­
rer davantage de revenus de ses
clients : « L’utilisateur moyen est
probablement prêt à payer davan­
tage qu’un dollar par jour [soit 90
centimes d’euro, montant quoti­
dien calculé à partir de la dépense
annuelle moyenne en appareils et
en services Apple] », croit Morgan
Stanley. Le modèle par abonne­
ment « pousserait les utilisateurs à
changer plus souvent de matériel »
et « réduirait la cyclicité » de l’acti­
vité, se réjouissent les analystes fi­
nanciers. Reste à déterminer si
cela ne serait pas un désavantage
pour les consommateurs, et pour
l’environnement… 
olivier pinaud
et alexandre piquard
qui lui manquent dès le lance­
ment de son OPA.
Pour certains, si M. Lagardère
se dirige vers une cession de
ses titres, c’est en raison de sa si­
tuation financière personnelle.
En 2019, l’homme d’affaires
ployait encore sous une dette de
213 millions d’euros, dont 164 mil­
lions d’euros dus au Crédit agri­
cole. Pour se protéger, la banque
verte avait ainsi « nanti » (pris en
garantie) 9,5 millions de titres
d’Arnaud Lagardère. Depuis, elle
n’a pas desserré son étreinte, en
nantissant en 2021 quelque 5 mil­
lions d’actions supplémentaires.
Une cession d’une partie des ac­
tions pourrait permettre à Ar­
naud Lagardère de rembourser sa
banque. En deux ans, sa situation
financière s’est nettement amé­
liorée avec la remontée du cours
de Bourse : ses actions valent dé­
sormais 395 millions d’euros, bien
au­dessus de son endettement.
En attendant, l’héritier va tou­
cher de généreux dividendes.
En avril, il encaissera, en plus de
sa rémunération, 7,8 millions
d’euros. Et, en 2023, 19,5 millions
d’euros. De quoi oublier l’enquête
ouverte en 2021 par le Parquet na­
tional financier pour des soup­
çons d’achat de vote, d’abus de
biens sociaux et d’information
fausse et trompeuse. 
sandrine cassini
Noisy­le­Grand accorde
une nouvelle vie
à son métro fantôme
La mairie lance un appel à projet pour
reconvertir une ligne construite en 1993
D ans la salle des billets, le
distributeur automati­
que trône toujours sur le
sol de granit rose. Mais il est éven­
tré, vide, couvert de graffitis… et
n’accepte que des francs. A vrai
dire, personne ne l’a jamais uti­
lisé, sinon une figurante de la
RATP, pour un film de promotion.
A l’époque, en 1993, le nouveau
métro automatique de Noisy­le­
Grand, en Seine­Saint­Denis, était
censé représenter le comble de la
modernité. Raté. Murs tagués, vi­
tres brisées, pièces inondées, ma­
tériel renversé : trente ans après
sa construction, la petite ligne ja­
mais mise en service a été très
abîmée, et s’apprête à être défini­
tivement démontée. Le préalable
à une deuxième vie pour ce site
hors norme. Et, en principe, à un
réveil de l’ensemble du quartier.
Le 8 avril, la mairie de Noisy­le­
Grand doit lancer un appel à
projet pour trouver un nouvel
usage à la gare et au tunnel à
l’abandon. Trois candidats seront
sélectionnés en juin, avant la dé­
signation du lauréat, en décem­
bre. Objectif : aller vite, pour que
l’inauguration puisse avoir lieu
« avant 2026 » et les prochaines
élections municipales, sourit la
maire (Les Républicains) Brigitte
Marsigny. « Avant, il faudrait tout
de même que ce projet soit débattu
au conseil municipal », s’agace
l’écologiste Eric Manfredi.
Sur le papier, tout est ouvert.
Mais la maire a déjà des idées
arrêtées. Elle verrait bien un bar
branché, une salle d’exposition et
un mur d’escalade s’installer dans
la gare, renommée « Station K ».
Des champignons ou des endives
pourraient pousser dans le tun­
nel de 518 mètres. « Ce type de
lieux hybrides, on en parle beau­
coup pour Paris et la première cou­
ronne, mais ici, plus loin de la capi­
tale, il y en a peu », plaide Laurent
Foret, le directeur de la société pu­
blique d’aménagement qui super­
vise le projet. « Cet espace pourrait
attirer au­delà de Noisy, rayonner
dans tout le sud du 93 », espère la
maire. Et effacer enfin l’incroya­
ble fiasco de ce métro fantôme.
Tout commence en 1988. Noisy­
le­Grand, un des pôles de la ville
nouvelle de Marne­la­Vallée, est
en pleine croissance. Christian
Pellerin, l’un des plus célèbres
promoteurs du moment, prévoit
de construire un quartier de bu­
reaux appelé « Mailles Horizon ».
Une sorte de petite Défense qu’il
veut relier au centre­ville par un
métro spécifique. Les pouvoirs
publics sont séduits. Deux gares
sont construites, l’une juste à côté
de la station de RER Noisy­le­
Grand ­ Mont­d’Est, l’autre, dans
le futur quartier d’affaires, appelé
ÉN ERG IE
Gaz : l’Allemagne active
son plan d’urgence
pour garantir
l’approvisionnement
Le ministre de l’économie
allemand, Robert Habeck, a
annoncé, mercredi 30 mars,
l’activation du premier ni­
veau de son plan d’urgence
pour garantir l’approvision­
nement en gaz naturel
face à la menace d’un arrêt
des livraisons russes. – (AFP.)
FIN ANC E
Les délais de paiement
plus longs qu’avant
la crise sanitaire
En France, les retards de
paiement entre entreprises
se sont, en moyenne, rac­
courcis en 2021, tout en res­
tant au­dessus de leur niveau
d’avant la crise sanitaire, a
0123
JEUDI 31 MARS 2022
en principe à compter 12 000 em­
plois. Entre les deux gares, un
système français, appelé « SK », est
installé : les cabines circulent sur
des rails mais sont tractées par
des câbles. De quoi transporter de
4 000 à 5 000 passagers par heure.
Le problème, c’est qu’une fois la
ligne terminée, en 1993, le flam­
boyant promoteur a fait faillite, et
son projet immobilier s’est effon­
dré. Le métro relie la station de
RER à un terrain vague. La ligne
reste donc fermée. Les équipe­
ments sont entretenus quelques
années. Le métro tourne à vide
une fois par mois. Puis, il devient
évident que la ligne n’ouvrira ja­
mais, et le site est définitivement
placé sous cloche. Jusqu’à ce que
des amateurs d’exploration ur­
baine se glissent dans les lieux, le
couvrent de graffitis, y donnent
quelques fêtes mémorables, et
qu’un incendie achève de ravager
l’endroit, en 2016. « Un gâchis »,
juge la maire Brigitte Marsigny.
Plus de 10 millions d’euros ont
été investis dans la construction
de ce métro inutile.
Végétaliser l’espace
Depuis, l’avenir du lieu restait en
suspens. La station située aux
Mailles Horizon a été détruite
pour faire place à d’autres aména­
gements, quand un nouveau
quartier a fini par voir le jour.
Mais que faire de l’autre gare, et
du tunnel ? Après réflexion, la
mairie a choisi de ne rien démolir,
et de parier sur ce souterrain ex­
ceptionnel pour redynamiser les
abords peu reluisants du RER et
du centre commercial Arcades.
« Le quartier présente les stigma­
tes d’un urbanisme sur dalle de­
venu vieillissant », constatent les
officiels. Pour corriger le tir, la
gare routière a déjà été déména­
gée, et des bassins paysagers ont
été implantés en 2021. D’autres
travaux sont prévus pour végéta­
liser l’espace, transformer des bu­
reaux en logements, recréer des
petits commerces. Au total, les in­
vestissements prévus atteignent
27 millions d’euros.
Le modèle économique de la fu­
ture « Station K » reste toutefois à
trouver. Comment rentabiliser ce
type de souterrains ? Des investis­
seurs accepteront­ils de payer les
murs 1,75 million d’euros, comme
demandé ? Par précaution, la mai­
rie prépare la création d’une fon­
cière publique qui pourrait dé­
tenir les actifs immobiliers, et
louer l’espace aux divers parte­
naires. L’expérience de Paris in­
cite à la prudence. Sur la trentaine
de lieux souterrains proposés
en 2018 au privé, onze n’avaient
alors pas trouvé preneur. 
denis cosnard
rapporté, mercredi 30 mars,
le cabinet spécialisé Altares.
Les sociétés ont enregistré
un pic à quatorze jours à l’été
2020, avant de retomber
à 12,5 jours, en moyenne,
tout au long de 2021,
précise le cabinet. – (AFP.)
MÉDIAS
Cyril Petit va quitter
son poste de directeur
de la rédaction du
« Journal du dimanche »
Cyril Petit, à la tête de la ré­
daction du Journal du di­
manche, quittera son poste
le 13 mai, a déclaré, mardi
29 mars, à l’AFP, une com­
municante de Lagardères
News, le propriétaire de
l’hebdomadaire, qui est
passe d’être racheté par
Vivendi, le groupe de
Vincent Bolloré. – (AFP.)
 0123
JEUDI 31 MARS 2022 économie & entreprise | 21

ÉTATS-UNIS

TEXAS
LOUISIANE
Port Arthur
Ri o

Austin
Calcasieu
Gr

nd
Houston
a

e Pass
Corpus Christi Sabine Pass
Golfe
du Mexique
MEXIQUE 400 km

REPORTAGE
sabine pass, houston
(louisiane, texas) ­ envoyé spécial

D
ans les herbes
folles, un héron
fait mine d’igno­
rer le défilé des
pétroliers géants.
Ces derniers pro­
gressent, en ce mardi 8 mars à
l’aube, à travers la Sabine Pass, un
canal entre le Texas et la Loui­
siane sur le golfe du Mexique,
pour rejoindre l’immense com­
plexe pétrolier de Port Arthur. Ce
bout du monde a des airs de fin
du monde, avec ses raffineries et
leurs fumerolles, ses routes dé­
foncées, ses maisons de gardes­
côtes surélevées pour résister
tant bien que mal aux ouragans
qui dévastent chaque année le
golfe du Mexique. Mais c’est de là
que viendra peut­être le salut des
Européens, si dépendants de la
Russie pour leurs hydrocarbures.
En face d’un mémorial, qui rap­
pelle une bataille perdue par la
marine d’Abraham Lincoln contre
les confédérés pendant la guerre
de Sécession, un terminal génère
un bruit assourdissant : c’est celui
de l’entreprise Cheniere Energy,
où du gaz naturel liquéfié (GNL)
est chargé dans deux méthaniers
d’une belle couleur orange. Des
cuves de gaz flambant neuves sont
en bordure du canal, alimentées
par un pipeline et une immense
usine de compression. Un inves­
tissement supérieur à 25 milliards
de dollars (22,5 milliards d’euros).
Tout cela n’existait pas il y a quel­
ques années. Ce terminal est l’une
des infrastructures qui doivent
permettre aux Européens de rem­
placer en partie le gaz russe.
L’un des hommes à l’origine
de cette révolution, c’est un
Américain d’origine libanaise,
Charif Souki, 69 ans, qui nous
reçoit à Houston, en marge de la
CERAWeek by S&P Global, le fo­
rum pétrolier mondial. Jeune
homme, il était parti étudier aux
Etats­Unis et y est resté en raison
de la guerre civile dans son pays. Il
devient banquier d’affaires, s’ins­
talle provisoirement à Paris. Cet
arabophone fait des affaires dans
ces années 1970, en plein chocs
pétroliers, quand le monde arabe
est roi, au point de s’arrêter de tra­
vailler au milieu des années 1980.
Renverser la vapeur
Après une dizaine d’années à vi­
vre la dolce vita à Aspen, dans les
montagnes du Colorado, à court
d’argent, il se lance dans le gaz
naturel liquéfié aux Etats­Unis.
Sur une mauvaise intuition, mais
qui lui mettra le pied à l’étrier.
L’extraction de gaz se révélant
coûteuse aux Etats­Unis, Charif
Souki se dit que le pays aura bien­
tôt besoin d’importer du GNL et
se lance dans la création d’un ter­
minal d’importation à Sabine
Le cargo « Gail » fait le plein de gaz naturel liquéfié dans le canal de Sabine Pass (Louisiane), en mars 2018. CHENIERE/AP
PLEIN CADRE
Au Texas, la révolution
du gaz naturel liquéfié
Le complexe pétrolier de Port Arthur développé par l’homme
d’affaires libanais Charif Souki permettra d’exporter du GNL
vers l’Europe, qui cherche à réduire sa dépendance au gaz russe
Pass. Un investissement de 2 mil­ la vapeur et on va commencer à
liards d’euros, qui consiste à ga­ exporter du gaz au lieu d’en impor­
zéifier du GNL importé. ter. » Le pari est pris, qui conduira
En réalité, la révolution du gaz à des années de cheminement
de schiste se profile, qui va rendre tortueux. Cheniere se lance alors
le gaz pléthorique et bon marché dans la création de deux ter­
dans le pays. Et le jour où Charif minaux, à Sabine Pass et à Corpus
Souki inaugure son terminal de Christi, principal port d’expor­
gazéification, en avril 2008, le tation du Texas, pour un investis­
cours de son action s’effondre, sement supérieur à 35 milliards
victime des vendeurs à décou­ de dollars. A l’époque, l’expor­
vert. « Elle est passée de 22 dollars tation de pétrole est interdite
à 7 dollars ce jour­là », nous ra­ – Obama la lèvera début 2016 −, et
conte dans un français parfait celle du gaz est possible à condi­
M. Souki. Il finit par se renflouer, tion de ne pas créer de pénurie lo­
juste avant la faillite de Lehman cale. « Personne ne se donnait la
Brothers en septembre 2009. Il peine de regarder la loi », com­
observe que, si le prix du pétrole mente Charif Souki.
est passé de 40 à 70 dollars, celui Ces années­là, Charif Souki dé­
du gaz est tombé de 9 à 4 dollars. Il fraye la chronique en devenant
y a donc un intérêt à acheter ce en 2013 le PDG le mieux payé des
gaz peu cher, le liquéfier et le ven­ Etats­Unis, avec 142 millions de
dre plus cher en Asie ou en Eu­ dollars de revenu – « J’ai gagné un
rope, mais il faut s’assurer qu’à ce paquet d’argent », commente l’in­
prix bradé les exploitants améri­ téressé −, mais la légende ne doit
cains continueront à forer. « Fin pas masquer la dure réalité de ces
2009, je suis allé voir mon conseil années d’incertitudes où les hy­
d’administration, on va renverser drocarbures jaillissent à flots
mais ne rapportent pas un cen­
time aux actionnaires. Au con­
traire, ils les ruinent. Les relations
Charif Souki se dégradent avec ses investis­
seurs, notamment le tycoon de
défraye Wall Street, Carl Icahn, entré au
la chronique en capital de Cheniere. « Les relations
n’étaient pas des plus cordiales »,
devenant en 2013 concède Souki. Fin décem­
le PDG le mieux bre 2015, M. Souki est démis de ses
fonctions par son conseil d’admi­
payé des nistration. Mais la tendance est
Etats-Unis, avec amorcée et, quelques semaines
plus tard, Cheniere expédie son
142 millions de premier méthanier. L’entreprise
dollars de revenu vaut aujourd’hui 38 milliards de
dollars en Bourse : son cours s’est
envolé lorsque Joe Biden a an­
noncé, fin mars, que les Etats­Unis
s’efforceraient d’envoyer 50 mil­
liards de mètres cubes de GNL par
an d’ici à 2030 pour aider les Euro­
péens, qui cherchent à réduire
leur dépendance envers les éner­
gies fossiles russes depuis l’inva­
sion de l’Ukraine par Moscou.
Contrat étendu avec Engie
Souki, lui, a fait une petite for­
tune, ayant reçu en huit ans
11 millions d’actions de son
groupe, d’une valeur initiale d’un
dollar. « Quand je suis parti, les ac­
tions en valaient 75. Cela fait beau­
coup. » Il peut repartir à l’aven­
ture, avec une nouvelle compa­
gnie, Tellurian, dont il détient
avec sa famille près de 10 %. Dopé
par la crise ukrainienne et désor­
mais valorisé 3 milliards de dol­
lars, Tellurian projette la cons­
truction de nouveaux terminaux
de GNL, mais dans un autre canal
de Louisiane, la Calcasieu Pass,
avec un premier investissement
de 12 milliards de dollars appelé
à doubler. Le début des travaux
commence et leur achèvement
est prévu en 2026. Trois cents
hectares, des usines de liquéfac­
tion, des citernes à moins 160 °C
d’une hauteur équivalente à
16 étages permettant de réduire
le volume de gaz « six cents fois »,
selon M. Souki. Le projet peut
être financé grâce à la signature,
en 2021, de trois mégacontrats
à long terme d’une valeur esti­
mée à 12 milliards de dollars
chacun, avec la multinationale
Tellurian achète
le gaz américain
au prix
de marché,
le liquéfie
moyennant
une redevance
et le revend
à ses clients
Shell, l’entreprise de négoce
suisse Vitol et celle de Singapour,
Gunvor. Les contrats sont signés
sur dix ans. « C’est cent vingt mé­
thaniers, un tous les trois jours »,
détaille M. Souki.
La clé du business est simple :
Tellurian achète le gaz américain
au prix de marché, le liquéfie
moyennant une redevance de
3 dollars le MMbtu (unité énergé­
tique équivalente au cinquième
d’un baril de pétrole) et le revend
à ses clients. « Je prends le risque
sur l’écart entre le prix américain
et le prix mondial. Aujourd’hui,
c’est un bon pari », déclare, avec le
sourire, l’homme d’affaires. Ce
jour­là, le prix était de 4 dollars
aux Etats­Unis et de 27 dollars en
Europe. Parmi les acheteurs de
GNL américain, on trouve des
Asiatiques, et des Européens, qui
se ruent vers l’Amérique depuis la
crise ukrainienne, au point que
des méthaniers partis des Etats­
Unis pour l’Asie ont été détournés
fin 2021 en plein océan Indien
pour rejoindre l’Europe. Parmi
eux, le français Engie. Le groupe
avait été échaudé par le gouver­
nement français, qui l’avait em­
pêché de signer à l’automne 2020
un mégacontrat avec la société
texane NextDecade au motif
que le GNL est mauvais pour l’en­
vironnement. Mais, en juin 2021,
elle a signé discrètement un
nouveau contrat d’approvision­
nement avec Cheniere, qui a été
renforcé en février, sans avoir à
obtenir l’approbation de son
conseil d’administration – et
donc du gouvernement Macron.
« Nous sommes sur des volumes
annuels allant de 0,9 à 1,2 million
de tonnes de GNL sur vingt ans, au
lieu des onze ans prévus initiale­
ment. Ce contrat étendu reste en
dessous du seuil de 30 milliards de
kilowattheures par an, pour lequel
l’autorisation préalable du conseil
[d’administration] est requise »,
fait savoir Engie.
Le GNL d’Engie sera exporté
non pas de Sabine Pass mais de
Corpus Christi, le grand port
d’exportation d’hydrocarbures
du golfe du Mexique, qui se met
en ordre de bataille comme tout
le reste du Texas. « Nous appro­
fondissons notre canal d’accès.
C’est un projet à 600 millions de
dollars », nous confie Sean Straw­
bridge, le président du site, pre­
mier port d’exportation de pro­
duits pétroliers, qui prédit « un
regain d’intérêt pour ce qu’il ap­
pelle les “4P” : la production, les
pipelines, le processing [raffine­
rie, liquéfaction…] et les ports ». Y
compris de la part de Wall Street,
qui affirmait ces derniers temps
ne plus vouloir financier l’indus­
trie pétrolière et le gouverne­
ment. « Nous implorons l’admi­
nistration Biden de financer com­
plètement sa part », explique­t­il.
M. Strawbridge déplore l’attitude
antipétrole du locataire de la
Maison Blanche, mais estime
que la crise va conduire à la réo­
rientation d’une partie des fonds
d’infrastructures vers son sec­
teur. « Il a été très difficile d’enga­
ger les discussions avec l’adminis­
tration Biden. Il est dommage
qu’il ait fallu la crise ukrainienne
pour qu’elle se réveille. » 
arnaud leparmentier
22 | management 0123
JEUDI 31 MARS 2022

La transition écologique se fraie un chemin CARNET DE BUREAU 

CHRONIQUE PAR ANNE RODIER

dans le dialogue social des entreprises Le retour des « comités

Les questions d’impact environnemental prennent de plus en plus de poids dans les CSE patates » ?

P L
ar petites touches, le dia­
logue social se teinte de
vert : la loi Climat et rési­
lience du 22 août 2021 a
d’ailleurs ajouté les enjeux envi­
ronnementaux aux prérogatives
des comités sociaux et économi­
ques (CSE). « Ce cadre légal assoit
la légitimité des représentants du
personnel à poser le sujet sur la ta­
ble », explique Adrien Gaillard, se­
crétaire du CSE du groupe de ser­
vices informatiques Hifield, qui
compte 250 salariés.
Un sujet d’autant plus crucial
que « la transition écologique va
amener les marchés à se transfor­
mer, comme par exemple celui
de l’automobile, et les emplois
vont en être affectés. Le dialogue
social doit impérativement accom­
pagner cette transition », avertit
Jean­Baptiste Obéniche, respon­
sable du pôle innovation, diver­
sité et performance au travail
d’EDF, et par ailleurs administra­
teur de l’association Réalités du
dialogue social, qui regroupe un
peu plus de 300 membres (entre­
prises, structures publiques et or­
ganisations syndicales salariales
et patronales).
LES CHIFFRES
78 %  Cap Gemini. Les entreprises l’ont
C’est le pourcentage de salariés
qui choisiraient – à offres
équivalentes – de rejoindre
une entreprise engagée dans
la transition écologique.
88 %
C’est le taux des salariés estimant
que la transition écologique est
un sujet important dans leur
entreprise, d’après une étude
de l’institut CSA pour LinkedIn
et l’Ademe, publiée en juin 2021.
Alexis Bugada, professeur de
droit à l’université Aix­Marseille,
voit dans la loi « un changement
de paradigme. Les négociations
collectives ne se limitent plus aux
thèmes syndicaux classiques : sa­
laires, conditions de travail, ga­
ranties sociales… » L’enjeu est ni
plus ni moins un changement
culturel. Et pour Agnès Rivière,
cofondatrice de Represente.org,
société qui aide notamment les
CSE à verdir leurs activités sociales
et culturelles, les comités et leurs
11 milliards d’euros de dépenses
annuelles sont de véritables le­
viers de la transition écologique.
« Ils ont à la fois un rôle culturel
et de contre­pouvoir, souligne­t­
elle. S’ils ne sont pas décisionnai­
res, ils peuvent néanmoins influen­
cer. » Comment ? En poussant,
par exemple, l’entreprise à faire
un bilan carbone, en incitant la
direction à former les salariés
au numérique responsable, voire
à changer de prestataire pour
diriger l’épargne salariale vers
des fonds respectueux de l’en­
vironnement.
Une commission écologie
Car l’état d’esprit des salariés évo­
lue. « Les jeunes sont particuliè­
rement sensibles à la question en­
vironnementale et en demande
d’actions », constate Magali Frey,
membre du CSE de Cap Gemini
Invent, filiale conseil du groupe
bien compris et en font un argu­
ment de la marque employeur.
Pour le groupe minier et métal­
lurgique Eramet, qui produit no­
tamment les « métaux de la tran­
sition énergétique » – nickel, co­
balt et lithium –, « la loi ne change
pas grand­chose, note Virginie de
Chassey, directrice du développe­
ment durable et engagement
d’entreprise. Notre feuille de route
RSE [responsabilité sociétale des
entreprises] 2018­2023 intègre le
développement durable. Le sujet
Les élus
ne disposent pas
de moyens
supplémentaires :
ni en matière
de budget ni en
nombre d’heures
de délégation
est ancré dans notre projet d’en­
treprise et notre raison d’être ».
Aujourd’hui, les accords orien­
tés sur la politique environ­
nementale de l’entreprise sont
inexistants. Alexis Bugada, qui a
passé au crible quelque 300 textes
(entreprise, groupe, branche…),
note cependant l’apparition de
« clauses vertes » : mobilités dou­
ces, formations aux comporte­
ments écoresponsables… dans
des accords plus larges, de qualité
de vie au travail, notamment. « Le
constat demeure modeste, mais le
droit informel de la RSE a, semble­
t­il, ruisselé dans les négociations
collectives », constate­t­il.
Reste les points de fragilité de
la loi : la formulation « consé­
quences environnementales » est
pour le moins floue. D’autre part,
les élus ne disposent pas de
moyens supplémentaires, ni en
matière de budget ni en nombre
d’heures de délégation.
Pourtant, les compétences né­
cessaires sont très techniques.
« L’exercice n’est pas facile, car ce
qui est nouveau, c’est qu’il faut te­
nir compte de la dimension envi­
ronnementale dans toutes les né­
gociations. Ainsi, pour chaque ac­
cord nous devons avoir les outils
techniques et réglementaires pour
faire bouger les lignes », souligne
Magali Frey. « La loi est certes im­
parfaite, reconnaît Jean­Baptiste
Obéniche, mais c’est un pied dans
la porte pour installer le sujet dans
le dialogue social. » « Les choses
évoluent dans le bon sens, mais
hélas pas assez vite », regrette ce­
pendant Adrien Gaillard.
Au sein du groupe Hifield, le
CSE a créé une commission
écologie, ouverte à des salariés
non élus. Parmi les actions me­
nées : la sensibilisation à l’écolo­
gie via l’atelier « La Fresque du cli­
mat » (aussi utilisé par Suez, EDF
ou L’Oréal), la réalisation du bilan
carbone (non obligatoire compte
tenu de l’effectif de l’entreprise),
le travail sur le plan de mobilité
durable… Et Adrien Gaillard d’ex­
poser les projets à venir : « La
mise à jour de la base de données
économiques, sociales et environ­
nementales afin d’éviter le “green­
washing” ; la mise en place d’un
conseil déontologique interne
pouvant mettre un veto sur le
choix de missions ou de clients, ou
encore le calcul de la croissance de
l’entreprise non pas sur des indices
financiers, mais sur des indices
humains et environnementaux. »
L’influence de l’actualité et no­
tamment de la guerre en Ukraine
pourrait aussi se faire sentir.
Soit celle­ci reporte à des jours
meilleurs le Green Deal européen,
soit, face au problème de la dépen­
dance énergétique, les entreprises
cherchent des solutions (plus de
sobriété dans la consommation,
diversification des approvision­
nements, valorisation des dé­
chets…). « Autant d’innovations qui
sont à discuter avec les partenaires
sociaux », estime Alexis Bugada.
« Nous sommes au début de la dé­
marche, mais il va falloir progres­
ser rapidement, souligne, pour
sa part, Jean­Baptiste Obéniche.
Le coût des hydrocarbures va aug­
menter, donc les modalités de pro­
duction, de distribution et de trans­
port vont changer. Nous avons be­
soin d’une multiplicité d’actions.
Sans attendre le grand soir, il faut
agir ici et maintenant. » 
myriam dubertrand
es « répercussions [de la guerre en Ukraine] affecteront
aussi bien l’inflation, de façon quasi immédiate par la
hausse des prix de l’énergie et d’autres matières premiè­
res, que la croissance », pronostiquait la Banque de
France à la mi­mars, en avançant une prévision de 3,5 % à 4,4 %
d’inflation en 2022, selon l’évolution de la situation. « Nous in­
tégrons en particulier dans le scénario dégradé les conséquences
sur les prix des produits alimentaires d’une hausse du cours du
blé de l’ordre de 65 % par rapport à son niveau de fin février »,
précise la note de la Banque de France.
Lors de la création des comités d’entreprise par la loi du
16 mai 1946, le pic inflationniste était proche de 60 %. Quel­
que 10 000 comités d’entreprise avaient ainsi vu le jour dans
l’immédiate après­guerre. Jusqu’en 1946, des comités exis­
taient déjà au sein des usines. Les comités sociaux d’établisse­
ments créés par Pétain en 1941 avaient été remplacés en 1944
par trois types de « comités d’usine » : les « patriotiques » char­
gés d’éliminer les directions collaborationnistes, les « comités
à la production » et les « comités de gestion ».
Les salariés parlaient plus simplement de « comités patates »,
car leurs cantines et coopératives de ravitaillement avaient été
un soutien précieux pour faire face aux pé­
nuries alimentaires. Les derniers tickets de
IL S’AGIT DE  rationnement de sucre, d’essence ou de café
S’INTERROGER  ne disparaîtront qu’en décembre 1949. On
n’en est pas là. Loin s’en faut. Il ne s’agit pas
SUR LE SOUTIEN AU  de dramatiser à outrance les conséquences
de la hausse de l’inflation en France, mais
POUVOIR D’ACHAT  de s’interroger sur le soutien au pouvoir
d’achat des salariés au sein de l’entreprise.
DES SALARIÉS  Les prestataires de services aux entrepri­
ses constatent une hausse des commandes
de « tickets » en tout genre pour limiter l’impact d’une inflation
attendue initialement autour de 2 %. « Depuis le début de l’an­
née, la demande augmente sur les Ticket Restaurant, les tickets
mobilité (vélo, voiture électrique et essence) et les tickets cadeaux,
qu’elle vienne des directions des ressources humaines ou des
comités sociaux et économiques (CSE). On a aussi observé
une hausse de la valeur faciale du Ticket Restaurant de 2,5 % sur
un an », indique Ilan Ouanounou, le directeur général d’Edenred
France. Le dirigeant du groupe spécialisé en solutions de paie­
ment pour les salariés note également qu’« ils dépensent davan­
tage sur notre plate­forme d’e­commerce ».
Les CSE, héritiers des comités d’entreprise, doivent­ils
aujourd’hui redonner la priorité à la redistribution ? Chez Air
France, par exemple, « les syndicats viennent de signer un
avenant pour augmenter les indemnités kilométriques. On se
pose la question de l’inflation, mais le financement n’est pas de
notre ressort », estime Christophe Malloggi. Le secrétaire gé­
néral de FO Air France reconnaît toutefois que « le CSE a prévu
d’augmenter au maximum la redistribution auprès des sala­
riés dans les chèques culture, voyages et rentrée scolaire ».
Va­t­on voir revenir les « comités patates » ? « Chaque CSE a
sa propre ligne », résume­t­il. 

AVIS D’EXPERT  |  DROIT SOCIAL LES SCOP, UNE RÉALITÉ PLURIELLE

La défense des intérêts collectifs des indépendants

L L
e préambule de la Constitution française
affirme que « tout travailleur participe,
par l’intermédiaire de ses délégués, à la dé­
termination collective des conditions de travail »,
et l’article L. 2221­1 du code du travail reconnaît
« le droit des salariés à la négociation collective
de l’ensemble de leurs conditions d’emploi et de
travail et de leurs garanties sociales ».
L’exercice de ces droits se traduit, notam­
ment, par la conclusion de conventions collecti­
ves. « L’autonomie tarifaire » ou « la liberté
contractuelle » des syndicats et de l’employeur
ou des représentants des syndicats patronaux
de fixer les conditions des contrats de travail est
toutefois, en droit français du moins, stricte­
ment encadrée par la loi, le décret ou l’arrêté.
L’Etat organise d’abord à travers la notion de
représentativité les modalités de reconnais­
sance des acteurs collectifs considérés comme
légitimes à agir au nom des salariés et des em­
ployeurs. Plus encore, le code du travail régle­
mente le processus de la négociation, sous l’ori­
flamme de la « promotion du dialogue social ».
Deux titres entiers du code du travail encadrent,
de façon minutieuse, ce qui doit être négocié, à
quel moment et à quelle fréquence. Cette mise
en œuvre dirigiste du précepte de détermi­
nation collective des conditions de travail vient
de connaître un nouveau développement.
L’ordonnance 2021­484 du 21 avril 2021 a in­
troduit dans le code du travail, toujours comme
outil de la défense du travailleur, un article
L. 7342­6 : il affirme d’abord que les travailleurs
indépendants recourant pour l’exercice de leur
activité professionnelle à une ou plusieurs
plates­formes numériques « bénéficient du
droit de constituer une organisation syndicale,
d’y adhérer et de faire valoir par son intermé­
diaire leurs intérêts collectifs ».
Aussi des élections sont­elles program­
mées du 9 au 16 mai afin de distiller parmi ces
« organisations syndicales » celles qui seront
« représentatives », donc parties à une négo­ orsque Anne­Catherine coup d’autres sont le fruit d’une
ciation collective. Wagner réalise, pour son transformation d’association en
L’originalité de ce décalque du « dialogue so­ enquête, un entretien coopérative, d’une transmission
cial des salariés », à présent appliqué à des indé­ avec le président du con­ d’entreprise « saine », ou sont
pendants, réside notamment en ce qu’il a été seil d’administration de la coopé­ créées ex nihilo. Les entités indus­
créé à la fin de l’année 2021 une Autorité des rative SCOP TI, il se déroule dans trielles sont minoritaires : deux
relations sociales des plates­formes d’emploi le bureau de la direction, sous… le tiers de ces sociétés relèvent du
(ARPE). Cet établissement public sous tutelle de portrait de Che Guevara. Le res­ secteur des services. Parmi elles,
l’Etat doit organiser ladite élection, financer la ponsable du site était auparavant beaucoup sont des entreprises
formation des représentants des chauffeurs secrétaire du comité d’entreprise. « engagées » (pour une alimenta­
VTC, et assurer « leur protection contre les ris­ Et son bureau est également celui tion saine par exemple), portées COOPÉRER. LES SCOP ET LA 
ques de discrimination ». de la CGT. par des coopérateurs « en quête de FABRIQUE DE L’INTÉRÊT COLLECTIF
Cette autorité doit aussi jouer un rôle d’ob­ L’entreprise est devenue un sens » et majoritairement issus d’Anne-Catherine Wagner
servatoire de l’activité des plates­formes numé­ symbole. Celui de la reprise mili­ des classes moyennes diplômées. CNRS Editions, 300 p., 25 €.
riques d’emploi et doit tante d’une société (Fralib) mena­
payer « des indemnités cée de délocalisation par un grand Tensions et remous
versées aux travailleurs
UNE AUTORITÉ  groupe (Unilever). Sa transforma­ Les SCOP constituent ainsi une Plusieurs SCOP appliquent des re­
indépendants pour com­ DES RELATIONS  tion en société coopérative et par­ réalité plurielle où diffère le sens cettes du management tradi­
penser la perte de chiffre ticipative (SCOP) au terme d’une de la propriété collective : une re­ tionnel qui seront diversement
d’affaires liée à l’exercice SOCIALES DES  lutte de mille trois cent trente­six prise en main des moyens de pro­ appréciées. D’autres se voient
de leur mandat ». jours a marqué les esprits. Un sym­ duction face à l’éloignement des contraintes de pratiquer des li­
La loi no 2022­139 du
PLATES­FORMES  bole mais aussi un leurre. Car si ces centres de décision pour certaines cenciements, une « épreuve » sou­
7 février 2022 autorise le D’EMPLOI A ÉTÉ  reprises d’entreprises en difficulté coopératives ouvrières, un enga­ vent douloureusement vécue par
gouvernement à com­ par leurs salariés ont une place im­ gement commun dans un projet les sociétaires, qui « [met] en ques­
pléter ces règles, tou­ CRÉÉE FIN 2021 portante dans l’imaginaire collec­ de société pour des SCOP de ser­ tion la solidarité coopérative ».
jours par ordonnance, tif, elles ne représentent qu’une vices… Les rétributions symboli­ Les remous touchant ces SCOP
donc sans débat parlementaire. Ainsi, seront dé­ faible part des créations de coopé­ ques mises en avant pour complé­ peuvent être nombreux. Ils ne re­
finies des modalités de représentation de l’autre ratives (12,5 % en 2019). ter les rémunérations monétaires mettent toutefois pas en cause
partie à une éventuelle négociation, les plates­ A travers son ouvrage, Coopérer. varient aussi, tout comme le degré leur principe cardinal, qui expli­
formes. Des règles permettant « l’organisation de Les SCOP et la fabrique de l’intérêt d’autonomie de ces sociétés par que en grande partie leur capacité
négociations » sont à venir. collectif, Mme Wagner, professeure rapport à leur environnement ou d’attraction : elles « ont en com­
L’ARPE deviendra une sorte de ministère du de sociologie à l’université Paris­I­ les limites rencontrées, en interne, mun de subordonner la réussite
travail pour ces catégories d’indépendants : elle Panthéon­Sorbonne, met juste­ dans l’exercice de la « démocratie économique à la cause collective
sera chargée de « l’homologation » des accords ment en perspective ce monde des d’entreprise ». que doit servir la coopérative, indi­
conclus, elle sera aussi médiatrice en cas de diffé­ coopératives et en décrit toute la Des tensions internes peuvent que Mme Wagner. Les résultats fi­
rend entre les plates­formes et leurs travailleurs. complexité. De fait, ce secteur en se faire jour. Certains opérateurs nanciers y sont recherchés comme
Ce jacobinisme social répliqué suffira­t­il plein développement (3 611 socié­ ont la sensation de travailler dans preuve de la capacité des ouvriers
pour réussir une amélioration des conditions tés coopératives en 2020, contre « une usine à pistons », « bourrée à produire autrement, ou comme
de travail des intéressés ?  522 en 1970) se révèle être d’une d’injustices », où des cadres peu­ moyen de poursuivre et de déve­
grande diversité. vent se plaindre face à des salariés lopper une activité à forte dimen­
Francis Kessler est maître de conférences Si certaines SCOP naissent à la qui « donnent leur avis sur des sion morale ». 
à l’université Paris­I­Panthéon­Sorbonne faveur de luttes sociales, beau­ compétences qu’ils n’ont pas ». françois desnoyers
0123
JEUDI 31 MARS 2022
La franc-tireuse de la FFF
La directrice générale
de la Fédération
française de football
est au cœur des
critiques depuis
l’élimination précoce
des Bleus à l’Euro 2021
S
ans escale, un vol Paris­Doha s’ef­
fectue en sept heures. Mais, en res­
senti, le voyage de la délégation
française qui s’envole au Qatar
pour le tirage au sort de la Coupe
du monde de football 2022, ven­
dredi 1er avril, risque d’être beaucoup plus
long. Plus glacial aussi, tant les relations sont
tendues entre la directrice générale de la Fédé­
ration française de football (FFF), Florence
Hardouin, 55 ans, et plusieurs membres de
l’encadrement de l’équipe de France, sous le
regard impassible de leur patron. « Un prési­
dent de fédération est­il obligé de porter un ju­
gement sur sa directrice générale ? Ma réponse
est non, balaye Noël Le Graët, 80 ans. Je ne ferai
aucun commentaire sur ma principale collabo­
ratrice, en bien ou en mal. » Il y a peu de temps
encore, Florence Hardouin, en poste à la FFF
depuis 2013, était encore la « super­inten­
dante » des Bleus, celle qui se pliait en quatre
pour le sélectionneur, Didier Deschamps, et
déjeunait à ses côtés. Un poste exposé, mais
aussi jalousé. « Vous savez, je me mettais dans
mon petit coin et je ne discutais pas trop avec
les joueurs », minimise l’intéressée, évoquant
un simple « rôle de trait d’union administra­
tif » entre « le sportif » et le président de la FFF.
Mais, en juin 2021, lors de l’Euro, une série de
décisions contestées va précipiter la mise à
l’écart de la dirigeante. Au lendemain de l’éli­
mination de l’équipe de France en huitièmes
de finale, face à la Suisse, elle est tenue respon­
sable d’un changement d’hôtel malencon­
treux à la veille du match. Au grand dam du
staff des Bleus, déjà échaudé par le remplace­
ment de l’intendant habituel, récemment
opéré, par un chauffeur de camion transpor­
tant le matériel des Bleus. Pour ne rien arran­
ger, Mme Hardouin réclame la tête de Guy Ste­
phan, l’adjoint et ami de Didier Deschamps.
AMERTUME ET RANCŒUR
Aussi, dans la foulée de la défaite des Bleus, le
trait d’union va s’effacer après un aller­retour
de la directrice générale au domicile de son
président, à Guingamp (Côtes­d’Armor) : « une
mise à l’écart sur décision présidentielle », certi­
fie un proche de la direction de la FFF. Au
Monde, Mme Hardouin donne sa propre ver­
sion. « C’est ma décision de prendre du recul, et
elle a été validée par le président. C’est un be­
soin et un ressenti, j’ai trop souffert. » Loin des
Bleus, elle se définit désormais comme « une
opérationnelle », désireuse de se recentrer sur
sa « superboîte » avec son budget de 250 mil­
lions d’euros et ses 300 salariés. Malgré ses dé­
négations, Florence Hardouin a gardé de l’épi­
sode estival amertume et rancœur, au point
d’attaquer en privé Didier Deschamps, qu’elle
juge dépassé dans la gestion de son groupe. La
belle unité de la campagne victorieuse lors du
Mondial de Russie en 2018 paraît bien loin. Le
sélectionneur a pris ses distances avec la DG. Il
ne se mouille plus pour la soutenir publique­
ment, pas plus que les membres de son staff
ou les joueurs de l’équipe de France.
L’ancienne escrimeuse a­t­elle fini par per­
dre la bonne distance ? « Tout ce qui entoure le
football peut être éblouissant pour une per­
sonne venue de l’extérieur. C’est fascinant d’être
aux côtés des Bleus », observe Jean­Michel
Aulas, président de l’Olympique lyonnais et
membre influent du comité exécutif de la FFF.
Avec Mme Hardouin, la fédération, jusqu’alors
gérée « à l’ancienne », a découvert un nou­
veau champ lexical fait de process, de montée
en compétences ou d’objectifs à atteindre.
Une petite révolution culturelle. « Sa grande
réussite est d’avoir modernisé et réorganisé
l’administration fédérale », vante Eric Bor­
ghini, membre du comité exécutif. Le tout à la
pointe de l’épée et sans prendre de gants.
« C’est elle le “mâle dominant” de la fédération,
elle est cash », explique, avec ses mots, l’élu.
« J’ai appliqué les méthodes d’un groupe privé à
une association », assume cette diplômée
d’économie et gestion à Paris­Dauphine.
Florence Hardouin, au siège parisien de la Fédération française de football, le 24 mars. SIMONE PEROLARI POUR « LE MONDE »
Pour cette fille de pharmacien et de labo­
rantine élevée à Saint­Maur­des­Fossés (Val­
de­Marne), le sport de haut niveau n’était pas
un chemin tout tracé. « Mes parents se de­
mandaient ce que j’allais faire derrière, ce
n’était pas avec l’escrime qu’on gagnait sa
vie. » Mais avec son 1,80 mètre, « la Grande »
(son surnom encore aujourd’hui à la FFF)
remporte trois épreuves de Coupe du
monde. En 1996, elle vit les Jeux olympiques
d’Atlanta comme réserviste et assiste de loin
à la victoire de ses coéquipières emmenées
par Laura Flessel.
Ensuite, malgré trois années passées en Ita­
lie, au club d’escrime de Rome, le football
reste un objet assez lointain pour elle. Avant
sa retraite sportive, l’escrimeuse entre,
en 1995, dans le groupe Bouygues et se charge
des visites du chantier du Stade de France. Un
premier pas dans le monde du ballon rond,
suivi d’un autre comme responsable marke­
ting chez SFR, sponsor de la FFF. « On cher­
chait un directeur du marketing quand Le
Graët a proposé son nom, se souvient Jacques
Lambert alors directeur général. J’ai trouvé
l’idée excellente. » A l’époque, M. Le Graët est
vice­président de la fédération et chapeaute
le secteur économique. Et l’entrepreneur
bouillonne d’idées. La principale est la rup­
ture avec l’agence Sportfive et l’internalisa­
tion des différents droits commerciaux de la
« 3F ». Recrutée en 2008 comme directrice
marketing, Florence Hardouin porte ce chan­
gement et gagne la confiance du Breton. « Il y
a des atomes crochus entre les deux. Ils parlent
le même langage : contrats télévisés, sponso­
ring », résume Philippe Diallo, actuel vice­
président de la fédération.
Au quotidien, la responsable du marketing
impose sa cadence, à en croire Vincent Ans­
tett, sous ses ordres dans ce tout nouveau
service. « Dans les fédérations, ça ronronne un
peu, remarque l’ancien sabreur. Et du temps,
Florence ne voulait pas spécialement en per­
dre. » Boulevard de Grenelle, au siège de la
FFF, elle n’en perd pas pour elle­même. Dans
une institution traumatisée par l’épisode des
mutins de Knysna lors du Mondial 2010, elle
retient des sponsors inquiets. Un petit mira­
cle. Sur sa lancée, elle brigue la direction gé­
nérale. Le président de l’époque, Fernand Du­
chaussoy, reconnaît ses qualités, mais privi­
légie une candidature extérieure « pour ne
pas susciter des jalousies en interne ». Elu pré­
sident en juin 2011, Noël Le Graët fera sciem­
ment patienter sa protégée durant deux ans.
« Noël et Florence sont un peu chien et chat,
mais in fine, ils sont toujours ensemble. Si elle
n’était pas satisfaite, elle aurait démissionné »,
assure aujourd’hui un ex­cadre fédéral. Pour
horizons | 23
d’autres anciens de la fédération, la directrice
générale ne serait jamais qu’un « paraton­
nerre », encline à encaisser les coups à la place
de l’animal politique qu’est l’octogénaire et à
« avaler les couleuvres ».
« Le ticket Le Graët/Hardouin n’a pu durer
dix ans que parce qu’il y a une relation de con­
fiance très forte, défend Pascal Parent, mem­
bre du comex. Mais cela peut aussi passer par
de bonnes engueulades. » Franc­tireuse, Har­
douin n’est pas du genre à tendre l’autre joue
et se nourrit aussi du conflit. « Quand elle doit
pointer, elle pointe », schématise Alain Christ­
nacht, prédécesseur de Mme Hardouin à la di­
rection générale. Pourtant, depuis la victoire
de 2018 et les ennuis de santé du président de
la FFF, guéri depuis d’une leucémie, les rela­
tions entre les deux fortes têtes ont semble­
t­il viré à la cohabitation forcée. « L’osmose est
toujours là, veut croire la directrice générale.
Oui, parfois il y a des frictions, mais c’est un
peu comme dans une vie de couple. »
« IL N’Y A  MANAGEMENT ABRUPT
ABSOLUMENT PAS  Quand elle n’est pas à la FFF, Mme Hardouin
peut se ressourcer au sein du comité exécutif
DE CLIMAT TOXIQUE  de l’UEFA, dont elle est la première femme
élue. Le patron du football européen, Alek­
AUJOURD’HUI  sander Ceferin, ne tarit pas d’éloges sur elle :
« Elle est très respectée et nous a aidés à chan­
[À LA FÉDÉRATION].  ger une perception décadente de notre beau
L’AMBIANCE EST  sport dans un environnement à prédomi­
nance masculine. » A deux ans du terme de
DÉSORMAIS SAINE,  son quatrième mandat, M. Le Graët a récem­
ment soufflé à l’un de ses proches qu’il
APAISÉE » n’avait pas envie « de s’emmerder, à son âge, à
FLORENCE HARDOUIN virer la Grande » et qu’il comptait « laisser »
directrice générale cette besogne à son successeur. Il en aurait
de la FFF pourtant eu l’opportunité. A l’automne 2019,
treize directeurs de la FFF (sur dix­sept)
avaient signé une motion de défiance pour
dénoncer le management abrupt de
Mme Hardouin. « Probablement qu’elle avait
une bonne tête de bouc émissaire, défend son
amie Nathalie Iannetta, directrice des sports
de Radio France. Le sexisme est toujours un
facteur aggravant… Comme le président est
un élu, donc par essence intouchable, ça
tombe souvent sur la DG. »
Cette fronde, qualifiée de « crise de relations
interpersonnelles » par l’intéressée, a poussé
Noël Le Graët à diligenter, en 2020, un audit
interne par un cabinet externe. Le contenu
du rapport n’a jamais été divulgué aux sala­
riés et élus de la FFF. En revanche, Florence
Hardouin assure avoir pu le lire. « Il n’y a ab­
solument pas de climat toxique aujourd’hui.
L’ambiance est désormais saine, apaisée »,
plaide­t­elle, alors que la FFF a été condam­
née par le conseil des prud’hommes de Paris,
en octobre 2021, à verser des dommages et in­
térêts à une ex­collaboratrice, victime de
« faits de harcèlement sexuel » de la part du
directeur financier.
Mais à la fédération, un dossier brûlant en
chasse un autre. Pour la première fois de son
histoire, la FFF a mis en place en 2021 un plan
de sauvegarde de l’emploi (PSE) pour écono­
miser 2 millions d’euros en raison, officielle­
ment, de la crise liée au Covid­19 et des réper­
cussions du désengagement brutal du diffu­
seur Mediapro. Ce PSE – signé de la main de
Mme Hardouin – a acté la suppression de dix­
huit postes et a été perçu par de nombreux
salariés comme une reprise en main dégui­
sée de l’appareil par son initiatrice. « Je réfute
ce terme de purge ciblée. A aucun moment, on
a visé des personnes. On a d’abord supprimé
des activités et des postes », jure l’intéressée,
alors que quatre de ses directeurs, lassés de
ses méthodes musclées, ont quitté l’institu­
tion avant le plan social. En décembre, ce PSE
a été retoqué sur la forme par le tribunal ad­
ministratif de Paris, relevant que la directrice
générale n’avait pas la « compétence » pour si­
gner l’accord majoritaire.
Malgré les coups, les critiques et les polémi­
ques, l’ancienne épéiste cherche toujours la
parade­riposte pour défendre son poste et les
émoluments associés. Selon nos informa­
tions, elle émarge à un salaire de
330 000 euros brut par an (hors primes),
auquel s’ajoute une rémunération de plus de
150 000 euros à l’UEFA. « Je n’ai pas du tout à
me plaindre », dit­elle. Le départ probable
en 2024 de Noël Le Graët ne présage pas forcé­
ment le sien. Du moins à ses yeux. « J’ai envie
de rester. Je suis en CDI. Mon avenir n’est pas lié
au sien. Je suis très reconnaissante de tout ce
qu’il a fait et suis très heureuse d’avoir travaillé
avec lui mais j’aime mon job, l’institution. »
A ce jour, Florence Hardouin est la femme
la plus influente du football français et en­
tend le rester. Un ancien collaborateur de la
« 3F » résume : « A l’instar d’un politique fran­
çais, elle pourrait éructer un “la FFF c’est moi”
que ça ne surprendrait personne en interne. »
« Le successeur de Noël et Florence devront sa­
voir si ça “matche” entre eux ou pas », anticipe
Pascal Parent. Avant cela, elle devra faire face
à une nouvelle polémique, née du refus de
l’attaquant Kylian Mbappé de prendre part à
des activités de sponsoring des champions
du monde, mardi 22 mars. En pourparlers ré­
guliers avec l’avocate de la star, Florence Har­
douin n’a jusque­là jamais donné satisfac­
tion au joueur, désireux de modifier la ges­
tion collective du droit à l’image. 
rémi dupré
et alexandre pedro
24 | carnet
Marie­Thérèse
Allier
Figure de la danse
Le 3 mars, à Paris. JACOB KHRSIT/HANS LUCAS
L
a chevelure rousse vapo­
reuse, le visage dissimulé
derrière des lunettes
épaisses, Marie­Thérèse
Allier, patronne de la Ménagerie
de verre, haut lieu parisien de la
création contemporaine depuis
les années 1980, attirait irrésisti­
blement. Qu’elle vous invite à par­
tager un morceau à la cantine ou
vous accueille à la billetterie, elle
concentrait autour d’elle une
énergie puissante. Sa place de pré­
dilection dans la petite salle de
spectacle était sur le côté gauche
du gradin, où on lui installait un
siège avant que les lumières ne
s’éteignent. Un brin de confort
pour cette femme dont l’instinct
et la témérité artistiques ont bou­
leversé la danse et le théâtre.
Marie­Thérèse Allier est morte
dans son sommeil le 26 mars, à
l’hôpital Corentin­Celton, à Issy­
les­Moulineaux, où elle avait été
hospitalisée trois jours aupara­
vant pour une grippe. Elle avait
91 ans. Jusqu’au bout, elle a dirigé
sa Ménagerie. Le 25 mars, elle en­
voyait encore un message d’en­
couragement au chorégraphe
Alexandre Roccoli, artiste associé
du lieu et très proche d’elle, pour
la première de sa pièce Di Grazia, à
l’affiche du festival Etrange Cargo.
Lister les chorégraphes et met­
teurs en scène qui sont passés par
chez elle est quasiment mission
impossible tant elle a su surfer sur
toutes les vagues esthétiques. Des
débuts de la danse contempo­
raine avec Daniel Larrieu, Régine
Chopinot et Philippe Decouflé
aux expérimentations de Jérôme
Bel, Christian Rizzo, Raimund Ho­
ghe ou Philippe Quesne, pas une
signature n’a échappé à sa saga­
cité. « Toujours en éveil, Marie­
Thérèse Allier vivait pour l’art, a
commenté Jack Lang. Pugnace et
téméraire, elle rendait l’impossible
possible et avec elle, l’improbable
devenait toujours réalité. Formi­
dable dénicheuse de talents, féline
au regard d’expert, elle découvrira
toujours l’extraordinaire. »
Marie­Thérèse Allier est née
le 3 mars 1931, à Nancy (Meurthe­
et­Moselle). Elle y prend ses pre­
miers cours de danse classique à
l’âge de 5 ans. Huit ans plus tard,
elle décroche le prix du conserva­
toire. Elle se distingue ensuite
dans Les Ballets des Champs­Ely­
sées. Elle nous confiait, en 2013,
pour Télérama : « Mais à la fin,
j’avais besoin de respirer. Le classi­
que, c’est sublime, mais c’est un
dressage (…). J’ai eu envie de décou­
vrir le contemporain. »
Sa trajectoire bascule en 1983.
« J’avais cette idée d’un lieu pour
la danse, mais je ne savais pas
encore exactement à quoi cela al­
lait ressembler, racontait­elle. Je
suis entrée dans ce qui était une
ancienne imprimerie, quasiment
3 MARS 1931 Naissance
à Nancy
1983 Ouvre
la Ménagerie de verre
1995 Lance le festival
Les Inaccoutumés
26 MARS 2022 Mort
à Issy-les-Moulineaux
(Hauts-de-Seine)
abandonnée, dans ce 11e arrondis­
sement où je n’avais jamais mis
les pieds. C’était une horreur abso­
lue ! » C’est là qu’elle ouvre son
« laboratoire de création contem­
poraine » qu’elle baptise la Ména­
gerie de verre en raison de ses
immenses verrières.
Vite, les jeunes chorégraphes de
l’époque s’échangent le nom pour
y répéter. « La location des studios
n’y était pas chère, se souvient Da­
niel Larrieu. Ils n’étaient pas inso­
norisés et le mixage depuis la café­
téria ressemblait fort à Radio
Nova. On y crève de chaud l’été, les
pannes de chauffage sont légion
l’hiver, qu’importe. Travailler là,
où j’ai conçu une vingtaine de piè­
ces, c’est aussi entrer dans la mé­
moire de ces presque quarante an­
nées. La Ménagerie de verre restera
pour moi un lieu d’élaboration. »
Nouvelles tendances
En 1995, Marie­Thérèse Allier
lance le festival Les Inaccoutumés,
tremplin des nouvelles tendances.
Elle réserve le « garage », salle bun­
ker basse de plafond, aux repré­
sentations. C’est là que Jérôme Bel,
de Jérôme Bel, « le plus gros choc de
sa vie », voit le jour. Depuis, la ma­
nifestation, relayée en 1997 par un
autre rendez­vous, Etrange Cargo,
est toujours le baromètre de ce qui
s’imagine de plus aventureux
dans le spectacle vivant.
Marie­Thérèse Allier n’a jamais
cessé de travailler : le menu des
Inaccoutumés, en octobre 2022,
est fait et celui du quarantième
anniversaire de la Ménagerie
en 2023, bien avancé. Elle a créé,
en 2010, un fonds de dotations
pour que son engagement soit pé­
rennisé. Si elle confiait à Alexan­
dre Roccoli « qu’il ne fallait pas
penser à l’âge », elle parlait régu­
lièrement avec lui de la mort dans
le cadre du projet Ars Moriendi,
mené par l’artiste avec des per­
sonnages âgés.
Elle suivait depuis quelques se­
maines des ateliers en tête à tête
avec le chorégraphe Paco Dècina.
« Je pensais qu’elle avait dix ans de
moins, glisse­t­il. Nous faisions
des exercices debout ou assis. Elle
avait toujours un port de bras de
danseuse et, surtout, ce regard de
l’interprète en scène qui surgissait
instantanément dès qu’elle faisait
le moindre geste… » 
rosita boisseau
Le Carnet
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AU CARNET DU «MONDE»
Décès
Marseille. Toulouse.
Pierre, Marie-Ange et Bruno Amiel,
ses enfants,
leurs conjoints
et leurs enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
de
M. Michel AMIEL,
survenu le 22 mars 2022,
à l’âge de quatre-vingt-treize ans.
Anne,
son épouse,
Elsa et Olivier, Camille et Julien,
ses enfants,
Arthur, Eugène, Martin, Marilou,
Gaspard et Joséphine,
ses petits-enfants,
Ses frères, sœurs, beaux-frères
et belles-sœurs,
Colette,
sa belle-mère,
Parents
Et amis,
ont la profonde tristesse de faire part
du décès de
Pierre-Do BAYART,
lecteur assidu du Monde,
parapentiste heureux,
alpiniste généreux,
aquarelliste enthousiaste.
Il s’est battu courageusement contre
la maladie.
Un hommage lui a été rendu le
mardi 29 mars 2022, à 15 heures, à la
salle polyvalente de Peyrus (Drôme).
Fleurs naturelles ou dons à la
Ligue contre le cancer.
Cet avis tient lieu de faire-part.
Isabelle et Jack Gasperini,
Anne Gaston-Carrère et Patrick
Cosse,
ses filles et leurs conjoints,
Aurélie, Marie et Alexandre,
Thomas et Priscilla, Alice, Marilou,
ses petits-enfants
et leurs conjoints,
Hugo, Aimy, Millie, Adam,
ses arrière-petits-enfants,
ont la douleur de faire part du décès
du
docteur Michèle CANON,
survenu le 23 mars 2022.
Les obsèques sont célébrées ce
mercredi 30 mars, à 10 heures, en
l’église Saint-François-Xavier, Paris 7e.
L’inhumation sera effectuée au
cimetière du Montparnasse, Paris 14e.
6, rue Copreaux,
75015 Paris.
igasper@wanadoo.fr
anne.gaston.carrere@gmail.com
Lyon. Francheville.
M. Lucien Chich,
Marianne, Danièle et Emmanuelle,
ses filles,
Ses petits-enfants,
Ses gendres,
Ses beaux-frères et belle-sœur,
ont la douleur d’annoncer le décès
de
Andrée CHICH,
née PLANA,
professeur d’italien,
survenu le 27 mars 2022.
L’inhumation aura lieu le 2 avril,
à 10 h 15, au nouveau cimetière de
Francheville, 54, route du Bruissin
(Rhône).
Bernard Florent Assemekang
Mizokouo,
son compagnon,
Norbert,
son fils,
Juliette et Marie Jacqueline,
ses filles,
Claude, Christian, Andrée, Danielle,
la famille Rodrigue,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Mme Renée Marie
De JESUS RODRIGUE,
survenu à Rosny-sous-Bois, le 25 mars
2022, à l’âge de soixante et onze ans.
Une messe se déroulera le lundi
4 avril, à 10 heures, en l’église Sainte-
Geneviève de Rosny-sous-Bois.
« Ferrer est un peu ma découverte.
Loin du Pop Art, du Mec’Art
et de leurs succédanés, il me paraît
profondément authentique. »
Max Ernst, 1968.
Joaquin FERRER,
artiste peintre,
1928-2022.
Un hommage lui sera rendu le
jeudi 31 mars 2022, à 11 heures, au
crématorium du cimetière du Père-
Lachaise, Paris 20e.
Ni fleurs ni couronnes, un don
suggéré en faveur de l’association
ARTIC du professeur Stéphane Oudard.
Annick,
son épouse,
François et Cécile, Pierre et Valérie,
ses enfants,
Édouard et Julie, Étienne, Clément,
Paul,
ses petits-enfants,
Macha,
son arrière-petite-fille,
ont la grande tristesse de faire part
du décès de
Jacques GUILLOCHEAU,
ingénieur Arts et Métiers
Angers 1948,
survenu le 23 mars 2022,
à l’âge de quatre-vingt-treize ans.
Les obsèques seront célébrées dans
l’intimité familiale.
Dons possibles à l’Institut Curie.
Le président,
Le conseil d’administration,
La médecin directrice
Et l’ensemble du personnel
de l’institut de victimologie,
ont appris avec une profonde
tristesse la disparition, survenue le
25 mars 2022, du
docteur Gérard LOPEZ
et s’associent à la peine de sa famille.
Psychiatre, Gérard Lopez a fondé
l’institut de victimologie dont il a été
le président pendant vingt-cinq ans.
Gérard Lopez a été un pionnier
de la reconnaissance du psycho-
traumatisme en France et un
infatigable promoteur de la prise
en charge des victimes, et de son
enseignement au plus grand nombre,
notamment par le Centre du
psychotrauma de l’institut de
victimologie ( CPIV). Il a aussi participé
à la création des CUMP.
Les obsèques se dérouleront le
jeudi 31 mars, à 10 h 30, au cimetière
du Père-Lachaise, Paris 20e.
Biarritz. Bordeaux.
Mme Vanessa Ménégon,
son épouse,
née Jeanne,
Paola, Mattéo et Emma,
ses enfants,
Marie et Wilfried Ménégon,
ses parents,
Corinne et Vincent Ménégon,
son frère et son épouse
et leurs enfants,
Ses beaux-parents,
Ses cousins,
Ses amis,
ont l’immense douleur de faire part
du décès du
docteur Patrice MÉNÉGON,
disparu brutalement dans sa
cinquante-cinquième année.
Une cérémonie religieuse sera
célébrée le vendredi 1er avril 2022,
à 14 h 30, en l’église Sainte-Eugénie
de Biarritz, suivie de l’inhumation au
cimetière marin de Socoa.
Une visite peut lui être rendue
au funérarium de Biarritz, à compter
du lundi 28 mars.
PF Côte basque,
17, avenue du Sabaou,
64200 Biarritz.
Tél. : 05 59 43 95 95.
Sa vie, Yvette l’a passée à aider,
soigner les corps et les bleus à l’âme,
défendre la liberté de vivre et de
mourir dans la dignité, au cours de sa
carrière à l’AP-HP, de son engagement
syndical, social à la Mutuelle et au
planning familial.
Soyons-lui reconnaissants d’avoir
pu partager avec elle une rencontre,
un bout de vie. C’est une belle
personne qui est partie.
Yvette ROBINET
est décédée à l’âge de quatre-vingt-
deux ans, à Paris.
Une cérémonie aura lieu à 11 heures,
au crématorium du cimetière du Père-
Lachaise, Paris 20e, le mercredi 30 mars
2022.
Paris. New York. Cambridge.
John Alexander TULLY,
astronome honoraire (OCA),
ancien élève de M. J. Seaton (UCL),
nous a quittés le 3 mars 2022,
à l’âge de quatre-vingt-quatre ans.
Françoise Le Guet Tully,
Christine et Pierre-Eugène,
Thomas et Claire,
ses enfants et beaux-enfants,
Lucia, Robin et Maud,
ses petits-enfants,
Gina Burgess-Winning,
l’amie fidèle.
Ses obsèques ont eu lieu dans
l’intimité familiale.
Un hommage lui sera rendu dans
sa Bretagne adoptive.
tully@free.fr
Rickard et Cecilia Vinde,
ses enfants,
Kaisu, Håkan et Pim,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Pierre VINDE,
secrétaire d’État
aux finances de Suède,
secrétaire général
adjoint PNUD-ONU,
secrétaire général adjoint OCDE,
survenu à Stockholm, le 15 mars 2022,
dans sa quatre-vingt-onzième année.
Åsögatan 116,
116 24 Stockholm,
Suède.
M. Eduardo Andrealo,
son conjoint,
Séverine, Marie et Bertrand,
ses enfants,
Martin,
son petit-fils
Et toute la famille et belle-famille,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Mme Odile WALDBILLIG,
survenu dans sa soixante-quinzième
année.
Les obsèques se déroulent au
cimetière de Passavant-en-Argonne
(Marne), ce mercredi 30 mars, à
16 heures, dans l’intimité familiale
selon le souhait du défunt.
Hommage
Le président
Et l’ensemble des équipes
de l’Établissement public du musée
d’Orsay et du musée de l’Orangerie-
Valéry Giscard d’Estaing,
rendent hommage à
Caroline MATHIEU,
conservatrice en chef du patrimoine
au musée d’Orsay,
en charge des collections
d’architecture
(1980-2014).
Nommée conservatrice du
patrimoine en 1978, Caroline
Mathieu a œuvré à la naissance du
musée d’Orsay au sein de l’équipe de
préfiguration.
Elle a contribué au renouveau
des études sur l’architecture du
XIXe siècle à travers des publications,
des expositions (Viollet-Le-Duc en
1980), et des acquisitions majeures
qui font aujourd’hui du musée
d’Orsay une collection de référence
pour ce domaine.
Ses expositions pionnières au Japon,
qui la fascinait, ont inauguré des
échanges aussi durables qu’amicaux
entre le musée et les grandes
institutions.
Nous nous souviendrons de son
engagement sans faille, de son
enthousiasme et de son sourire
rayonnant.
0123
JEUDI 31 MARS 2022
Prix de recherche
Prix de la Recherche
de l’École nationale
de la magistrature 2022.
L’ENM décerne deux prix destinés
à distinguer deux thèses en droit
ou en histoire du droit,
portant sur les pratiques judiciaires
internes ou comparées,
ou sur l’organisation
et le fonctionnement de la justice.
Les étudiants ayant soutenu
leur thèse
entre le 1er janvier 2021
et le 31 décembre 2021
peuvent se porter candidats
via le formulaire de candidature
en ligne sur
https://www.enm.justice.fr/
les-prix-de-l-ENM.
Date limite de dépôt
des candidatures : 15 avril 2022.
Prix de thèse
Prix de thèse
de l’Association des juristes
en droit des Outre-Mer 2022
L’AJDOM décerne un prix destiné
à distinguer une thèse de doctorat
en droit soutenue entre
le 1er janvier 2020 et le 31 décembre
2021 apportant une contribution
significative au droit des outre-mer.
Ce prix consiste en une subvention
à la publication
d’un montant de 1 500 €.
Informations et règlement sur :
www.lajdom.fr
Dépôt des candidatures au plus tard
le 30 juin 2022, par courriel :
lajdom.contact@gmail.com
Communications diverses
Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !
Les bénévoles de SOS Amitié
écoutent
par téléphone et/ou par internet
ceux qui souffrent de solitude,
de mal-être et peuvent avoir
des pensées suicidaires.
Nous recherchons des écoutants
bénévoles
sur toute la France.
L’écoute peut sauver des vies
et enrichir la vôtre !
Choix des heures d’écoute,
formation assurée.
En IdF RDV sur
www.sosamitieidf.asso.fr
En région RDV sur
www.sos-amitie.com
Inscriptions pour
le Diplôme d’Université
d’ethnomédecine de l’Inalco,
jusqu’au 22 avril 2022.
Formation à distance en deux ans.
Public : professions médicales
et para-médicales
ou bac+2 en anthropologie/
ethnologie
ou tout public bac+3.
Contact : anne.gehant@inalco.fr
www.inalco.fr
Société éditrice du « Monde » SA
Président du directoire, directeur de la publication
Louis Dreyfus
Directeur du « Monde », directeur délégué de la
publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directrice de la rédaction Caroline Monnot
Direction adjointe de la rédaction
Grégoire Allix, Maryline Baumard, Hélène Bekmézian,
Philippe Broussard, Nicolas Chapuis, Emmanuelle
Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre Lanne-
longue, Harold Thibault
Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
Directrice déléguée au développement des services
abonnés Françoise Tovo
Directeur délégué aux relations avec les lecteurs
Gilles van Kote
Rédaction en chef Laurent Borredon, Laetitia Clavreul,
Emmanuel Davidenkoff (Evénements), Michel Guerrin,
Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux (chef
d’édition), Christian Massol, Franck Nouchi (Débats
et Idées)
Directrice du design Mélina Zerbib
Direction artistique du quotidien Sylvain Peirani
Infographie Delphine Papin
Directrice des ressources humaines du groupe
Emilie Conte
Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Conseil de surveillance Jean-Louis Beffa, président,
Sébastien Carganico, vice-président

0123
JEUDI 31 MARS 2022
Le tandem
du Monfort 
occupera 
le Rond­Point
Laurence de Magalhaes
et Stéphane Ricordel succéderont
en janvier 2023 à Jean­Michel Ribes
THÉÂTRE
S
ur le téléphone de Lau­
rence de Magalhaes, le si­
gnal des SMS n’arrête pas
de retentir, le 28 mars
au soir, au théâtre Le Monfort, à
Paris. Les messages de félicitations
se succèdent. Le communiqué de
presse n’a pas encore été envoyé
que tout le milieu sait déjà le résul­
tat des courses : c’est elle et son
mari – compagnon de toutes ses
aventures –, Stéphane Ricordel, à la
tête du Monfort, qui ont été choi­
sis par le ministère de la culture
et la Mairie de Paris pour prendre
la suite de Jean­Michel Ribes à la
direction du Théâtre du Rond­
Point, à partir du 1er janvier 2023.
« Ça arrive au bon moment. C’est
le bon timing pour nous. Le Rond­
Point est un super théâtre, central,
emblématique, lâche Laurence
de Magalhaes avec cette énergie
enthousiaste dont elle ne semble
jamais se départir. On s’entend
bien avec Jean­Michel [Ribes].
Quand on est arrivés au Monfort,
« Au Monfort,
on ne manquait
pas d’artistes
internationaux,
on manquait
de budget »
LAURENCE DE MAGALHAES
Redécouvrir Béla Tarr
La Cinémathèque programme plusieurs films du cinéaste hongrois
CINÉMA
D epuis bientôt dix ans,
Toute la mémoire du
monde, à La Cinémathè­
que française, offre l’exemple
d’un festival patrimonial de
grande tenue. On y trouvera, lors
de cette neuvième édition, un
hommage à l’actrice Carole Bou­
quet, un éclairage sur l’œuvre ci­
nématographique d’un grand
homme de théâtre, André An­
toine, un hommage au cinéaste
expérimental Gustav Deutsch,
ainsi qu’une flopée de raretés.
Egalement, une rétrospective
consacrée au réalisateur hongrois
Béla Tarr, 66 ans, invité d’hon­
neur de cette édition mais absent
pour raisons de santé, qui a tiré
depuis douze ans le rideau en tant
que metteur en scène avec son
film Le Cheval de Turin.
Restent quelques titres inoublia­
bles, tels Satantango (1994), lan­
guide et hypnotique tableau
d’apocalypse de sept heures trente
depuis une ferme hongroise, et
Les Harmonies Werckmeister
(2000), chant lancinant du monde
tel qu’il semble être voué à la souf­
france et à la destruction perma­
nente, qui ferait passer Ingmar
Bergman pour Dany Boon. C’est
il y a douze ans, c’était un peu la ré­
férence, sur Paris. On est allés
le voir, il nous a dit : “Si au bout
de deux ans ça ne marche pas, par­
tez ! Parce que ça veut dire que
vous êtes mauvais.” » Elle rigole.
« Au bout de quelques mois, il nous
a appelés et nous a dit : “Mais vous
êtes assez forts, en fait !” »
Stéphane Ricordel garde le si­
lence. Lui, avec qui elle créa,
en 1993, la compagnie Les Arts
Sauts – elle, à la gestion ; lui, accro­
ché à son trapèze, attrapant les
voltigeurs de sa main sûre –, est
concentré sur la soirée.
Grand écart
A regarder la foule bigarrée, jeune
et bruyante qui occupe le théâtre,
on se dit qu’il y a tout de même
un grand écart entre ce repaire
de saltimbanques perdu à la porte
de Vanves, au pied des cités d’un
15e arrondissement par ailleurs
bourgeois, et le très chic Rond­
Point, sur les Champs­Elysées.
Laurence de Magalhaes sourit :
« Un théâtre avec un bar, une librai­
rie et où, après, tu peux aller dîner ?
Un lieu où les gens arrivent très tôt,
partent très tard, où c’est le bordel,
vivant, où on passe un long mo­
ment. C’est un peu comme ici. Pour
moi, c’est ça le théâtre, aujourd’hui.
Et ça, on va le continuer. »
Elle a beau avoir l’air détaché,
le pari n’est pas mince : en passant
du Monfort au Rond­Point, le duo
double de jauge. Trois salles dans
les deux cas, mais une jauge
ainsi que Béla Tarr, virtuose de la
stase et de la durée entêtante, se
sera imposé comme une des prin­
cipales figures de la mélancolie
dans le cinéma du XXe siècle,
d’autant plus définitive qu’il a eu
le courage de cesser de tourner
quand il a estimé avoir tout dit de
ce qu’il avait à dire. Ce qu’on avait
oublié, et que nous révèle cette ré­
trospective, c’est qu’un Béla Tarr
antédiluvien existait.
Miracle de liberté
Deux films nous le révèlent, qui
sont ses deux premiers longs­mé­
trages, réalistes, percutants, pui­
sant dans la participation d’ac­
teurs non professionnels et dans
leur style documentaire un puis­
sant sentiment de vérité. Le pre­
mier, réalisé à l’âge de 22 ans, s’in­
titule, par antiphrase, Le Nid fami­
lial (1977). Tourné en noir et blanc,
il met en scène une jeune mère lo­
gée chez ses beaux­parents, avec
sa fillette, pendant le service mili­
taire de son mari, sur fond de
crise du logement. Le beau­père,
personnage de monstre dégouli­
nant et moralisateur comme on
en a rarement vu au cinéma, lui
rend ce séjour infernal et le retour
de son mari ne changera pas
grand­chose à l’affaire.
CULTURE
| 25
Le metteur en scène et drama­
Stéphane Ricordel turge a fait, à l’époque, un pari ris­
et Laurence qué : ne faire jouer que des textes
de Magalhaes, d’auteurs vivants. « Une étude de
à Paris, en 2012. 2000­2001 montrait que 92 % des
STÉPHANE GRANGIER/CORBIS pièces qui étaient jouées étaient
VIA GETTY IMAGES celles d’auteurs disparus, et les 8 %
restants étaient jouées dans des
petites salles et, parfois, dans des
cages d’escalier. L’année où je suis
arrivé, on avait joué ici neuf Ecoles
des femmes différentes, affirme­
t­il. Chaque metteur en scène pou­
vait penser que sa version était
la meilleure, il n’empêche… On a
redonné confiance aux auteurs. »
Le tandem du Monfort assure
vouloir continuer dans cette
veine. « D’ailleurs, c’est ce que nous
faisons principalement au Mon­
fort, souligne Laurence de Magal­
haes. Si vous regardez bien, entre
Jean­Michel Ribes et nous, il y a
déjà des similitudes de program­
mation. Et puis, on va continuer
dans la pluridisciplinarité, comme
nous le faisons ici. Ce que Jean­
Michel pratique de plus en plus, lui
qui, il y a vingt ans, faisait davan­
tage de pur théâtre. »
S’ils rendent les clés du Monfort
(« Ce théâtre a encore plein de cho­
ses à vivre »), le couple va garder,
pour l’instant, la direction du fes­
tival Paris l’été, qu’ils dirigent de­
puis 2017 – « Pas pendant dix ans,
mais au moins jusqu’aux Jeux
olympiques. On a envie de faire un
projet pour l’occasion » – et ima­
gine déjà s’ouvrir sur l’extérieur,
avec des partenaires comme
le Grand ou le Petit Palais, qui
jouxtent le Rond­Point. « Et s’il y a
une quatrième salle, ce sera en ex­
térieur », annonce la future direc­
trice, avant d’ajouter : « Evidem­
ment, la piétonnisation des
de 450 ici pour la plus grande, Jean­Michel Ribes le confirme d’aborder les choses. Comme moi, Champs­Elysées, cela fait rêver… »
contre 750 au Rond­Point. Même avec faconde : « On est cousins ils ont sauvé un théâtre. Quand Nous voilà prévenus : « Ce ne sont
pas peur : « Bien sûr, la grande salle dans l’énergie, la création et une j’ai repris le Rond­Point en 2001, pas les directeurs qui font les lieux,
demande des artistes confirmés. espèce d’audace joyeuse. Nous ne il était moins une qu’il ne devienne mais, enfin, à un moment donné,
C’est aussi ce qui nous incitait sommes pas semblables, mais j’ad­ le showroom des couturiers on change de monde. » 
à bouger. Il était important, pour mire leur courage et leur manière de l’avenue Montaigne. » laurent carpentier
nous, de travailler autrement. On
ne manquait pas d’artistes interna­
tionaux, on manquait de budget.
Pour autant, on n’arrêtera pas de
travailler avec des artistes émer­
gents. On aime porter de jeunes
équipes et, au Rond­Point, il y a des
salles qui le permettent, explique­
t­elle, volubile. De toute façon,
quand tu arrives dans un lieu, quel
qu’il soit, tu as une chute de la fré­
quentation. Je l’ai dit aux tutelles :
au début, les gens regardent un peu
de loin, et puis ils reviennent. Parce
qu’on change leurs habitudes. Jean­
Michel Ribes est très présent dans
sa maison, il a son public, mais,
nous aussi, on habite notre théâtre,
on aime être dans notre maison. »
Le second, L’Outsider (1981), est
le cruel roman de formation
d’Andras, jeune et talentueux
violoniste rétif aux engagements
que la société requiert de lui.
L’enfance au foyer, le frère mé­
chant comme une teigne, le
poids constant de la pauvreté, les
relations sentimentales empoi­
sonnées par les contingences
matérielles, un enfant dont il est
séparé, des métiers dont il ne
supporte pas la discipline. Tout
cela pourrait donner lieu à une
chronique misérabiliste si le film,
tout en ellipses et en dérives,
n’était un petit miracle de liberté,
de poésie, d’attachement aussi à
l’identité hongroise. Film magni­
fique, aux influences possible­
ment fassbindériennes, qui, à
l’instar du précédent, offre le ta­
bleau d’un système communiste
à bout de souffle, générateur de
médiocrité et de tristesse. Ces
deux œuvres inédites sortiront
en salle le 6 avril, complétées par 30.03.2022
21.08.2022
Damnation (1987), le film dans le­
quel Béla Tarr s’inventa. 
jacques mandelbaum
5/7 rue de Fourcy, 75004 Paris Mask & Cherry, 2011
© Lin Zhipeng (aka n°223). Courtoisie in)(between gallery
Toute la mémoire du monde. Informations et réservation : mep-fr.org Conception graphique : Joanna Starck
La Cinémathèque française,
51, rue de Bercy, Paris 12e.
Du 30 mars au 3 avril.

26 | culture
« Le retour à la normale sera plus lent qu’espéré »
La crise sanitaire complique la réforme de l’Opéra de Paris que doit mener son directeur Alexander Neef
ENTRETIEN
D
irecteur de l’Opéra de
Paris depuis septem­
bre 2020, l’Allemand
Alexander Neef pré­
sente sa deuxième saison sur
fond d’incertitudes en matière de
fréquentation et de perspectives
économiques fragiles.
Comment l’Opéra de Paris
sort­il de la pandémie ?
Nous avons rouvert progressi­
vement en juin 2021 et cette re­
prise a été marquée par des prises
d’abonnements plus tardives,
l’absence de public international
et des levers de rideau qui ne se
font pas à cause du Covid­19. Mais,
sur les 70 représentations du
mois de décembre, nous n’en
avons perdu que cinq, alors que
janvier et février ont été difficiles
avec l’explosion du variant Omi­
cron. Il y a eu beaucoup d’artistes
touchés sur scène et dans l’orches­
tre, donc plusieurs annulations.
Mais il ne faut pas surproblémati­
ser nos difficultés. Ce qui était
grave pendant la pandémie,
c’était la quasi­absence de recettes
et l’impossibilité de vendre des
places, alors que notre modèle re­
pose à près de 60 % sur des recet­
tes propres. Nous n’avons pas pu
jouer pendant dix mois en 2020.
Nos ressources propres ont en­
core été en déficit d’environ
60 millions d’euros en 2021, con­
tre près de 90 millions en 2020.
Comment la fréquentation
se porte­t­elle ?
Aujourd’hui, il est plus difficile
de dire à l’avance comment une
série de représentations va mar­
cher. Sur Don Giovanni, en février,
on était inquiets et, finalement,
nous avons dépassé les prévisions.
Pour les nouvelles productions, la
demande est telle que nous
n’avions aucun souci. A Bastille,
avec 2 700 places, il est plus diffi­
cile de remplir avec des reprises.
Pour les équipes chargées des ven­
tes, le changement de contexte et
de comportement des spectateurs
est un défi quand on sait que 20 %
des places, souvent les plus chères,
sont d’habitude achetées par les
touristes venus d’Asie ou d’Améri­
que du Nord. On a commencé la
saison 2021­2022 avec 40 %
d’abonnements en moins. Nous
avons lancé des études pour com­
prendre si ces changements sont
structurels ou conjoncturels.
Une trentaine d’opéras et de ballets pour la saison 2022­2023
Onze reprises et sept nouvelles productions sont notamment à l’affiche de l’Opéra de Paris, dont trois confiées à des metteuses en scène
OPÉRA
T rois cent soixante­six le­
vers de rideau et une tren­
taine de programmes,
dont quatorze nouveaux specta­
cles à parité entre l’opéra et le bal­
let : la prochaine saison de l’Opéra
de Paris espère bien en finir avec
les reports et annulations (grèves,
conflits internes, pandémie de
Covid­19) qui fragilisent son fonc­
tionnement depuis trois saisons.
Dix­huit opéras sont au pro­
gramme, contre vingt et un l’an­
née précédente, soit onze reprises
et sept nouvelles productions,
dont trois confiées à des metteu­
ses en scène invitées pour la pre­
mière fois – Valentina Carrasco,
Deborah Warner et Lydia Steier,
cette dernière ouvrant le bal.
C’est avec Salomé, de Richard
Strauss, que l’Américaine fera ses
premières armes en octobre sur le
plateau de Bastille, la fosse ac­
cueillant la baguette de Simone
Young. Second tandem féminin
de choc en janvier 2023 avec le
Peter Grimes, de Britten : Deborah
Comment faire venir
un public plus local ?
C’est une réflexion générale.
Nous essayons de ne pas baisser
les prix, car, dans l’équilibre de no­
tre budget, les recettes sont impor­
tantes. Un tiers des places est tou­
jours à moins de 50 euros. Nous
voulons protéger cela. Il faut des
places abordables. Après, pour des
spectacles qui marchent très bien,
pouvons­nous pousser à la hausse
le prix des places les plus chères ?
C’est une réflexion que nous
avons.
Vous avez été fortement aidés
pendant la pandémie.
Anticipez­vous de demander
de nouveau du soutien ?
Nous avons été très aidés. Sur les
106 millions d’euros que nous
aurons reçus sur trois ans,
86 millions sont des soutiens
pour faire face à la crise. Par rap­
port à d’autres structures dont les
agents sont payés par l’Etat, nous
avons beaucoup plus de charges
fixes. Il n’y a pas eu de chômage
partiel à l’Opéra. Pour 2022, le sou­
tien exceptionnel prévu en fonc­
tionnement est de 5 millions
d’euros mais les perspectives de
nos recettes vont être dégradées
plus durablement. Le retour à la
normale sera plus lent qu’espéré.
Cela vous oblige­t­il à faire
plus d’efforts ?
Ce soutien public nous oblige à
montrer que nous faisons les ef­
forts nécessaires pour faire évo­
luer notre fonctionnement et li­
miter nos coûts, en trouvant des
voies de consensus. Il faut regar­
der où on met le curseur. L’évolu­
tion de nos modèles se fait en dia­
logue avec la tutelle et les person­
nels, et en même temps nous de­
vons rester ambitieux.
L’Opéra est­il réformable ?
L’Opéra est une maison très ex­
posée depuis sa création. Cela
crée de l’attention, mais aussi de
l’opposition, de la contestation.
Ce que je remarque, c’est qu’il
n’est pas facile de se rendre
compte de notre taille et des en­
jeux qui vont avec. On retient les
grands chiffres, un grand budget,
une grande subvention, beau­
coup d’activités. Mais on fait
400 spectacles par an, avec du
chant, de la musique, de la danse,
des scénographies… Garnier et
Bastille représentent 4 800 places
presque chaque soir et la moitié
Warner signera la régie tandis que
Joana Mallwitz débutera dans la
fosse du Palais Garnier. Mais c’est
à la très attendue entrée au réper­
toire de Nixon in China, de John
Adams, en mars 2023, que s’attel­
lera Valentina Carrasco, la musi­
que du compositeur américain se
voyant défendue à Bastille par le
directeur musical en personne,
Gustavo Dudamel.
Deux opéras français inspirés
de Shakespeare se partageront
également la scène du 12e arron­
dissement : Hamlet, d’Ambroise
Thomas, mis en scène par Krzysz­
tof Warlikowski sous la direction
de Thomas Hengelbrock
(mars 2023), Thomas Jolly se
voyant confier le Roméo et Juliette
de Gounod, qui terminera la sai­
son en juin 2023. Quant à Robert
Carsen, il poursuivra en avril 2023
son parcours haendélien avec
Ariodante, sous la direction
d’Harry Bicket à la tête de l’En­
glish Concert, tandis que les jeu­
nes chanteurs de l’Académie se
joueront des pièges rossiniens de
La Scala di Seta au Théâtre de
Au Palais Garnier,
à Paris,
en 2020.
ÉDOUARD CAUPEIL/PASCO & CO
des entrées des spectacles lyri­
ques et chorégraphiques en
France ! Cela n’existe nulle part
ailleurs. Nous avons 1 500 sala­
riés, dont 300 à 400 qui peuvent
être mobilisés sur un spectacle un
soir. Et le Met de New York a des
coûts de représentation plus éle­
vés que les nôtres ! Il faut prendre
en compte ce contexte, tout en
s’inscrivant dans une démarche
d’avenir pour la maison.
Comment faire venir
de nouveaux publics ?
Quand vous avez une grande di­
versité de spectacles, vous avez
des publics plus larges. A Garnier,
Hofesh Shechter attire un public
différent de celui de Don Qui­
chotte à Bastille. Il faut toujours
faire des efforts pour les familles,
pour les jeunes avec des avant­
premières, mais il faut aller en­
core plus loin. Avec l’Académie,
nous allons accentuer nos efforts
à l’égard des collectivités. Notre
modèle économique nous force à
jouer en salle mais il y a beaucoup
de demandes, d’attentes éma­
« Le Lac
des cygnes »,
chorégraphié
par Rudolf
Noureev, est un
rendez-vous qui
ne se rate jamais
l’Athénée (Pascal Neyron, Jean­
François Verdier).
Parmi les onze reprises, le my­
thique Tristan et Isolde, de Wa­
gner, conçu à quatre mains
en 2005 par Peter Sellars et Bill
Viola, sous la direction explosive
de Gustavo Dudamel. Nombreux
sont les titres italiens qui feront la
part belle aux nouvelles baguet­
tes. De la talentueuse Speranza
Scappucci dans Bellini (Les Capu­
let et les Montaigu, par Robert Car­
sen) à Aziz Shokhakimov dans Do­
nizetti (la Lucia di Lammermoor,
d’Andrei Serban), en passant par
Diego Matheuz dans La Ceneren­
tola, de Rossini (Guillaume Gal­
nant de tout le territoire auxquel­
les nous ne pouvons pas répon­
dre car ces tournées sont défici­
taires. Il faut répondre à des objec­
tifs contradictoires. L’Académie a
une belle présence cette saison
avec deux productions à Dijon et,
dans le futur, nous voulons déve­
lopper cela avec des partenariats
intelligents avec d’autres mai­
sons. Nous ne sommes pas dans
une démarche impérialiste.
Comptez­vous toujours
créer une troupe de chanteurs
lyriques ?
Si tout va bien, elle sera créée à
partir de la saison 2023­2024.
L’idée est née lors du premier con­
finement, on s’est demandé com­
ment stabiliser économiquement
les chanteurs et s’il n’était pas op­
portun de fidéliser un groupe
d’entre eux, pour qu’il se produise
régulièrement à l’Opéra, comme le
font les danseurs du Ballet. Ces
chanteurs seraient là pour une du­
rée de trois à cinq ans, après avoir
été sélectionnés sur audition.
On ne veut pas avoir une troupe
lienne) ou Jader Bignamini dans
La Force du destin, de Verdi (Jean­
Claude Auvray). Sans oublier la
Carmen de Fabien Gabel (Calixto
Bieito), ou Paolo Bortolameolli,
qui partagera en ouverture de sai­
son La Tosca (Pierre Audi) avec
Gustavo Dudamel. Compléteront
l’affiche deux Italiens – Le Trou­
vère verdien d’Alex Ollé et La Bo­
hème puccinienne de Claus Guth
– et deux Mozart – Les Noces de Fi­
garo de Netia Jones et La Flûte en­
chantée de Robert Carsen.
Gustavo Dudamel en puissance
Comme attendu, l’aura de Gus­
tavo Dudamel gagnera en puis­
sance avec trois opéras (Tosca, Tris­
tan et Isolde et Nixon in China), un
ballet (The Dante Project), ainsi
qu’une tournée avec l’Orchestre de
l’Opéra. Au programme, la Neu­
vième Symphonie, de Mahler à Bar­
celone et Genève (20 et 22 septem­
bre), Messiaen, Haydn, Ravel et
Strauss à Vienne et à Londres (14 et
22 avril 2023), deux concerts don­
nés en amont à la Philharmonie de
Paris (16 septembre et 8 avril 2023).
« Je remarque
qu’il n’est pas
facile de se rendre
compte de notre
taille et des
enjeux qui
vont avec »
de 100 chanteurs lyriques dans
vingt­cinq ans mais un groupe
restreint, 10 à 20 chanteurs, qu’on
accompagnera et qui seront ame­
nés à se renouveler. Cela restera
minoritaire et il y aura toujours
des chanteurs invités.
Qu’allez­vous faire
de la seconde salle de Bastille,
qui n’a jamais été exploitée ?
Elle va être occupée par la RMN­
Grand Palais, qui y fera des exposi­
tions immersives à partir de sep­
tembre, la première sur Venise.
C’est une valorisation économi­
que intéressante pour l’Opéra. Et
cela va attirer un autre public.
La saison 2022­2023 du Ballet
de l’Opéra national de Paris s’an­
nonce également consistante
avec de gros morceaux toujours
bienvenus, mais aussi des invi­
tations insolites. Les œuvres qui
maintiennent la réputation de
la compagnie font rutiler la tech­
nique académique. Parmi cel­
les­ci, Le Lac des cygnes, choré­
graphié par Rudolf Noureev, est
un rendez­vous qui ne se rate ja­
mais. A quelques encablures
stylistiques, George Balanchine
(1904­1983) sera à l’honneur avec
Ballet impérial (1941), exercice
de virtuosité sur Tchaïkovski,
ainsi que le tout swing Who Ca­
res ?, sur Gershwin.
Côté français, Maurice Béjart
(1927­2007) est fêté avec L’Oiseau
de feu, Le Chant du compagnon er­
rant et son Boléro. Après Le Rouge
et le Noir, dans la mise en scène de
Pierre Lacotte, c’est Mayerling,
conçu en 1978 par Kenneth Mac­
Millan, qui ajoute un chapitre au
rayon néoclassique narratif dans
lequel les danseurs de l’institu­
tion parisienne excellent.
0123
JEUDI 31 MARS 2022
Un an et demi après votre
arrivée à Bastille, où en êtes­
vous de votre programmation ?
La saison actuelle est la première
que j’ai entièrement conçue. J’en
suis assez heureux et assez fier. Le
défi est de concilier les ressources
humaines de la maison et la pro­
grammation. J’ai engagé un dialo­
gue en interne, pour éviter les sur­
charges à certaines périodes et di­
minuer les coûts. Ce pilotage de
programmation engagé va don­
ner encore plus de fruits dans les
prochaines années. Sur la nature
des spectacles, il y a déjà beaucoup
de XXe siècle avec Bernstein, dans
cette saison, et même du XXIe siè­
cle avec Kurtag. J’aime les pro­
grammations variées, même si
on ne peut pas tout mettre dans
une saison : l’Opéra, c’est quatre
cents ans de répertoire et nous ne
représentons que 30 titres par an !
Ma liste est toujours plus longue
que ce qu’on peut faire, ce qui est
une bonne chose. 
propos recueillis par
guillaume fraissard
et cédric pietralunga
Parmi les entrées au répertoire
qui attisent la curiosité, The Dante
Project, créé à Londres en 2021 par
Wayne McGregor, revisite La Di­
vine Comédie en trois actes sur
une musique de Thomas Adès.
Plus théâtral, Kontakthof (1978),
chef­d’œuvre somptueusement
inconfortable de Pina Bausch,
exige un talent d’acteur aiguisé.
Dans un autre registre de danse­
théâtre, le Norvégien Alan Lucien
Oyen, qui devait présenter son
spectacle en 2020, est enfin au
programme avec une production
d’envergure. Inconnue en France,
Bobbi Jene Smith, américaine pas­
sée par la Batsheva Dance Com­
pany, est invitée pour la première
fois à travailler avec le Ballet. En­
fin, la troupe belge Peeping Tom,
toujours violemment intimiste,
convie à un plongeon dans son
univers de cauchemar avec Trip­
tych. Un hommage à Patrick Du­
pond (1959­2021) sera également
à l’affiche avec des pièces variées,
dont Vaslaw, de John Neumeier,
autour de Vaslav Nijinski. 
marie­aude roux
0123
JEUDI 31 MARS 2022
L’Arménie au cœur
du Printemps des
arts de Monte­Carlo
L’événement embrasse le répertoire arménien,
des origines populaires au ballet contemporain
FESTIVAL
monte­carlo (monaco) ­
envoyée spéciale
U
ne lumière bleue élec­
trise la salle des Etoi­
les du Sporting Mon­
te­Carlo, contrastant
avec le soleil voilé qui baigne Mo­
naco en ce dimanche 27 mars.
Bientôt, la voiture officielle de la
princesse Caroline. La présidente
du Printemps des arts est une
passionnée de culture, férue de
création contemporaine. Telle la
première mondiale du ballet Sept,
les anges de Sinjar, chorégraphié
par Michel Hallet Eghayan, qui
couronne un grand week­end
consacré à l’Arménie. Autour de la
figure tutélaire du compositeur
Vardapet Komitas (1869­1935),
emblématique de la culture armé­
nienne, trois concerts de musi­
que instrumentale et vocale, des
origines populaires aux parti­
tions d’aujourd’hui.
Cette commande originale a été
confiée aux compositeurs Aram
Hovhannisyan et Michel Petros­
sian. Sur le plateau, sept portants
revêtus de grandes étoles colo­
rées, une jaune, cinq vertes et une
rouge. En fond de scène, les douze
instrumentistes de l’Ensemble
Orchestral contemporain, sous la
direction de Léo Margue. Un solo
de flûte piccolo a ouvert l’espace
du Temps qui passe (Michel Pe­
trossian), méditation ornemen­
tale sur le souffle d’un hymne yé­
zidi, qui engendrera l’apparition
de sept anges vêtus de noir entrés
Vercors interroge avec « Zoo »
la part d’humain dans l’animal
Emmanuel Demarcy­Mota adapte à l’Espace Cardin à Paris
une pièce méconnue de l’auteur du « Silence de la mer »
THÉÂTRE
U ne question le hantait :
qu’est­ce qu’un être hu­
main ? En 1943, Jean Brul­
ler a publié Le Silence de la mer,
sous son nom de résistant, « Ver­
cors », qu’il conservera comme
pseudonyme littéraire. Ses livres
suivants n’ont jamais fait oublier
le premier, mais cela n’a pas em­
pêché le fondateur des Editions
de Minuit (et dessinateur du fa­
meux logo, l’étoile), de continuer
à creuser la question éthique de
l’humain. « C’est la faute des na­
zis », disait­il. En 1952, Vercors
(1902­1991) a publié Les Animaux
dénaturés, dont il a tiré une pièce,
Zoo ou l’Assassin philanthrope,
mise en scène, en 1975, par Jean
Mercure, le directeur du Théâtre
de la Ville, à Paris.
Presque cinquante ans plus
tard, voici la pièce de nouveau à
l’affiche du même théâtre, mise
en scène par celui qui en est le di­
recteur, Emmanuel Demarcy­
Mota. Venant de lui, le choix de
Zoo, surprenant dans le paysage
théâtral d’aujourd’hui, est cohé­
rent. Demarcy­Mota aime rappe­
ler le souvenir des pièces d’hier à
thèmes (Rhinocéros, de Ionesco,
L’Etat de siège, de Camus, ou Les
Sorcières de Salem, d’Arthur
Miller), et il a engagé son théâtre
dans un vaste projet « Arts et
sciences ». Zoo réunit les deux
préoccupations. Sa version 2022 a
d’ailleurs bénéficié de l’apport de
en déambulation. Lui répond la
voix grave de la flûte en sol, dé­
ployant des modes de jeu comple­
xes (Aram Hovhannisyan) tandis
que l’Ange Nouraïl, à la chasuble
jaune, développe en apesanteur
rythmique une lente gestuelle
d’iconographie sacrée.
Sept, les anges de Sinjar fait réfé­
rence à la cosmogonie angéli­
que yézidie : la création par
Xwede (Dieu) d’un ange chaque
jour de la semaine dont l’aboutis­
sement dominical n’est autre
que la figure duelle de Malek
Tawus, l’Ange Paon lumineux et
maléfique, qui a longtemps valu
aux Yézidis la réputation d’« ado­
rateurs du diable ». Le spectacle, à
rebours de la chronologie my­
thologique, enchaînera les solos
dansés de Chemaïl (vendredi),
Anzazil (jeudi), Machaël (mer­
credi), Israfil (mardi) et Dardaïl
(lundi), chacun entrecoupé de
marches hébraïques, arménien­
nes, arabes, perses.
Naturellement plus ancrée dans
les corps, l’écriture chorégraphi­
L’écriture
chorégraphique
de Michel Hallet
Eghayan
superpose
à la musique les
échos tragiques
de l’histoire
conseillers scientifiques : la neu­
rochirurgienne Carine Karachi,
l’astrophysicien Jean Audouze, la
biologiste Marie­Christine Mau­
rel et le biologiste philosophe
Georges Chapouthier.
Tribunal désarmé
La pièce relate un procès, sujet
éminemment théâtral. Un jour­
naliste, Douglas Templemore, tue
son enfant, une fille, d’une injec­
tion de strychnine, juste après sa
naissance. Il appelle un médecin,
le docteur Figgins, pour que ce­
lui­ci constate le décès. Stupéfac­
tion du médecin : pour lui, l’en­
fant n’en est pas un, il s’apparente
à un singe. Douglas Templemore
lui explique que sa fille, qu’il a pris
le temps de faire baptiser et de dé­
clarer à la mairie, a été conçue, par
insémination artificielle de son
sperme, avec une femelle de l’es­
pèce Paranthropus erectus, les tro­
pis, sorte inconnue d’hominidés,
découverte par hasard par une ex­
pédition scientifique en Nouvel­
le­Guinée, à laquelle il participait.
Au procès, Douglas Templemore
explique qu’il a tué sa fille dans un
but bien précis : passer en juge­
ment pour que le doute soit levé :
la victime est­elle un enfant ou un
animal ? Le tribunal est désarmé
face à cette question qui en ap­
pelle d’autres sur l’évolution, la
classification, la définition de l’hu­
main et de l’animal… Zoo les pose
en jouant du va­et­vient entre des
flash­back et le procès, qui bascule
culture | 27
Margot Bain,
dans « Sept,
les anges
de Sinjar »,
au Sporting
Monte­Carlo,
à Monaco,
le 27 mars.
ALAIN HANEL
que de Michel Hallet Eghayan su­ rection de Bruno Mantovani, chef pièces, Prayer and Despair, est Plus enlevée, la seconde partie
perpose à la musique les échos d’orchestre, compositeur, et nou­ d’ailleurs au programme de ce enchaînera huit pièces transcrites
tragiques de l’histoire récente qui veau directeur du festival moné­ concert consacré au genre aréva­ par Komitas. La dernière, Msho
a mené ce peuple au bord de l’ex­ gasque, après 19 Printemps des gali (littéralement « pour la ve­ Shoror, est une danse de la région
termination. Ainsi le solo percus­ arts programmés par son homo­ nue du soleil »). de Moush. Très précises quant
sif de l’Ange Anzazil explorant des logue et collègue, Marc Monnet. aux sonorités traditionnelles
dynamiques de bêtes prises au La veille, l’Opéra de Monte­ Sonorité douce et fondante authentiques ainsi que sur la ma­
piège ou celui de l’Ange Machaël, Carlo accueillait l’Ensemble Gur­ Le vibrionnant zurna (sorte de nière de les transcrire au piano,
corps psychotique, en torsion sur djieff, du nom du musicien et hautbois à anche double), puis­ les partitions du musicien ont
lui­même. Des souvenirs de Sacre mystique. Comme Komitas, son sant et nasal, a convié tout le permis à Levon Eskenian, direc­
stravinskien volent çà et là. L’Ange contemporain, le prophète con­ monde à la célébration. La mélo­ teur artistique de l’Ensemble Gur­
Dardaïl ramènera au violoncelle troversé de la « Quatrième voie » die sacrée de l’Aravot Luso (« Lu­ djieff, de restituer ces musiques
les bribes d’un Qawal chanté a rassemblé chants traditionnels mière du matin »), composition aux instruments anciens. Pour le
autour du mausolée de Cheikh arméniens, arabes, kurdes, assy­ du XIIe siècle de Nerses Shnorhali, plus grand bonheur de la mé­
Adi, le centre spirituel yézidi de riens, grecs, perses ou cauca­ s’élèvera lentement, reprise par le moire arménienne. 
Lalich, en Irak. siens. Un corpus de quelque 300 duduk (instrument traditionnel marie­aude roux
compositions, qui influencera arménien) dont la sonorité douce
Séisme corporel notamment le pianiste Keith et fondante évoque aussi bien la Printemps des arts de Monte­
Il ne faudra pas moins de deux tut­ Jarrett, comme en témoigne voix, les ondes Martenot ou la Carlo (Monaco). Prochain week­
ti pour célébrer l’Ange Paon. Une l’album Sacred Hymns. Une des scie musicale. end du 31 mars au 3 avril.
partie sombre, séisme corporel
qu’accompagnent percussions,
trémolos de cordes, dissonances
des vents. Un long son grave d’ar­
chet de contrebasse frotté sous le
cordier immobilisera le temps.
CAROLE BOUQUET
Une belle et émouvante réalisa­
tion dont la musique a fait l’objet
d’un disque enregistré sous la di­ MARRAINE DU FESTIVAL
LA CINÉMATHÈQUE
FRANÇAISE |
MUSÉE DU LOUVRE,
AUDITORIUM MICHEL
LACLOTTE |
FILMOTHÈQUE |
REFLET MÉDICIS |
ARCHIPEL |
FONDATION JÉRÔME
SEYDOUX-PATHÉ |
VINCENNES |
ALCAZAR
quand comparaît Vancruysen, un
homme d’affaires australien. Ce­
lui­ci envisage de faire travailler
gratuitement dans ses usines les
tropis qu’il considère comme des
animaux domestiques.
Nous ne dirons pas ce que le jury
décidera à l’issue du procès. Ce qui
compte, c’est le chemin : une re­
présentation de Zoo rapide, agile,
parfois un peu trop didactique,
mais qui tient en haleine. Emma­
nuel Demarcy­Mota aime la clarté
d’élocution et sait entraîner ses
comédiens – la troupe du Théâtre
de la Ville. A travers eux, on en­
tend la voix de Vercors, qui déjà en
son temps redoutait les manipu­
lations génétiques – au regard de
Cet Obscur Objet du Désir © 1977 STUDIOCANAL. Tous droits réservés. Photographe : Jean Distinghin.
celles que les nazis avaient prati­
quées pendant la seconde guerre TOUTE LA MÉMOIRE
mondiale – et alertait sur les dan­
gers scientifiques et éthiques que
DU MONDE
courent les hommes depuis qu’ils
sont devenus des « animaux dé­
9 FESTIVAL
e
naturés ». Cinquante ans plus INTERNATIONAL
DU FILM RESTAURÉ
tard, son appel à la résistance, en
ce domaine, reste patent. 
brigitte salino
Zoo, d’après « Zoo ou l’Assassin
30.03 > 03.04.2022
philanthrope » et « Les Animaux
dénaturés », de Vercors.
Adaptation et mise en scène,
Emmanuel Demarcy­Mota. Avec Grands mécènes de La Cinémathèque française Amis de La Cinémathèque française Partenaire des ciné-concerts
Mathias Zahkar, Ludovic Parfait
Goma, Valérie Dashwood, Marie­
Partenaires officiels du Festival Partenaire média
France Alvarez, Sarah
Karbasnikoff. Espace Cardin, 1,
avenue Gabriel, Paris 8e. De 10 € à
30 €. Durée : 1 h 30. Jusqu’au 12 avril.
28 | télévision
Ben Whishaw, victime et bourreau de l’hôpital public
L’exceptionnel acteur enfile la blouse d’Adam Kay, ancien médecin et créateur d’une habile série britannique
CANAL+
JEUDI 31 – 21 H 10
SÉRIE
E
n 1994, une série médi­
cale appelée à un grand
avenir mettait en scène,
dans son épisode pilote,
la tentative de suicide d’une infir­
mière (jouée par une actrice tout
aussi prometteuse, Julianna Mar­
gulies). Au cours des années sui­
vantes, Urgences allait non seule­
ment révolutionner le genre sé­
riel, mais aussi radicalement mo­
derniser le genre, en plaçant en
son centre les tourments intéri­
eurs de ses personnages, la pres­
sion que l’exercice de la médecine
inflige à ses praticiens et la dégra­
dation des conditions de travail
à l’hôpital public.
Aucune série médicale, pas
même Grey’s Anatomy, n’oserait
aujourd’hui passer sous silence
le mal­être que les soignants sem­
blent partager à travers le monde,
et que la pandémie de Covid­19 a
à la fois aggravé et mis en lumière.
Sorte d’Hippocrate à l’anglaise,
This Is Going to Hurt s’inspire des
Mémoires à succès du médecin
britannique Adam Kay, Ça risque
de faire mal ! (City Editions),
publiés en 2017. Autre point
commun avec la série de Thomas
Lilti, c’est Adam Kay lui­même qui
signe l’adaptation de son livre,
au scénario et derrière la caméra.
Ces femmes qui ont écrit l’histoire de l’automobile au XXe siècle
Un documentaire rend hommage aux pionnières qui se sont emparées de la voiture dès son invention
ARTE.TV
À LA DEMANDE
DOCUMENTAIRE
E n cette année 1899, Wilhel­
mine Ehrhardt (1866­1945)
fait sensation. Comé­
dienne et épouse du directeur
de l’usine d’Eisenach (Thuringe),
en Allemagne, elle accueille les vi­
siteurs de la première foire d’ex­
position de voitures à moteur
Wartburg. Mais Wilhelmine ne se
contente pas d’un rôle d’hôtesse.
C’est elle qui prend le volant des
véhicules pour effectuer des tours
GRILLE N° 22 - 076
PAR PHILIPPE DUPUIS
1 2 3 4 5 6
I Fait la preuve. V. Sa dépêche a mis
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X Précieuse essence de l’Inde. 5. Tou-
SOLUTION DE LA GRILLE N° 22 - 075
HORIZONTALEMENT I. Déboussolées. II. Esus. Airelle. III. BP. Sauteuses.
IV. Aisance. Rait. V. Goutte. Or. Sr. VI. On. UE. Chef. VII. Unir. Ore. Ere.
VIII. Lirette. Oser. IX. Eté. Révulsée. X. Respirateurs.
VERTICALEMENT 1. Débagouler. 2. Espionnite. 3. Bu. Su. Ires. 4. Ossature.
5. Ante. Tri. 6. Sauce. Oter. 7. Site. Creva. 8. Ore. Ohé. Ut. 9. Leurre. Olé.
10. Elsa. Fessu. 11. Eléis. Réer. 12. Sestrières.
Adam
(Ben Whishaw).
ANIKA MOLNAR/SISTER/BBC/
BBC STUDIOS/AMC
La différence entre les deux pro­
ductions (toutes les deux diffu­
sées sur Canal+) se situe néan­
moins dans leur point de vue.
Petits traumas du quotidien
Si Thomas Lilti s’est totalement
effacé derrière ses personnages,
Adam Kay se met lui­même en
scène sous les traits de l’excep­
tionnel Ben Whishaw (Keats dans
Bright Star, Q chez James Bond).
C’est donc à travers ses yeux
qu’est dressé l’état des lieux, sans
d’essai avec les clients potentiels.
Elle montre comment régler l’al­
lumage en fonction de l’accéléra­
teur ou comment se servir de
l’embrayage. Deux ans plus tard,
Wilhelmine Ehrhardt participera
à sa première course automobile.
Le XXe siècle n’est pas encore en­
tamé que quelques femmes sor­
tant de l’ordinaire se font déjà re­
marquer dans ce nouvel univers
automobile. Grâce à d’inédites ar­
chives filmées d’époque, ce docu­
mentaire leur rend hommage.
Bricoleuse de génie, Bertha Benz
(1849­1944) effectue, en 1888, un
7 8 9 10 11
concession, des conditions de tra­
vail au sein du National Health
Service, la machine à soigner pu­
blique britannique.
Et rien ne nous est épargné de la
brutalité des situations auxquel­
les est confronté ce gynécologue­
obstétricien aux yeux cernés, qui
tient le compte des naissances
comme on compte les jours de
prison. Césarienne à même le sol,
expulsion dans l’ascenseur, bizar­
reries gynécologiques et cham­
bres insalubres : This Is Going to
voyage de 106 kilomètres en com­
pagnie de ses deux fils au volant
de la Benz Patent Motorwagen in­
ventée par son mari, Carl Benz.
Pilotes, aventurières, inventrices
Louise Sarazin (1847­1916) re­
prend les affaires de son mari dé­
cédé, ancien agent en France de
Gottlieb Daimler, l’un des inven­
teurs du moteur à explosion. Né­
gociant habilement les brevets,
elle rend possible la percée des
moteurs Daimler. L’énergique
Sophie Opel (1840­1913), épouse
d’Adam Opel, se lance dès 1899
HORIZONTALEMENT
I. Qui évitera de se retrouver en-
ceinte. II. Premiers propos repris.
Dans un sens ou dans l’autre, ses pro-
pos sont un régal. III. Fait tout pour
se faire remarquer. Accord d’en bas.
12
IV. Font grand ménage à l’intérieur.
le feu aux poudres. Forme d’avoir.
Gouverné. VI. Patron en région. Trois
points sur quatre. Cours de la Botte.
Dieu à tête de faucon. VII. Complète-
ment insensés. Vieille bécane.
VIII. Sur les épaules des officiants.
Cours du Nord. Piégés. IX. Sanction
universitaire. Criasse comme un duc.
X. Voudraient bien aller se faire voir
ailleurs.
VERTICALEMENT
1. Enquiquinant pour rester bien poli.
2. Joliment garnie. 3. Lumières de la
ville. Comme un opéra, pas à la Bas-
tille mais à la télé. 4. Succès populaire.
jours à répliquer, même s’il est par-
fois subtil. 6. Un messager dans
nos vaccins. Choisi pour résister au
déluge. Donné par le hautbois. 7. Voit
de plus haut. Déplacement dans l’es-
pace. 8. Affluent de la Seine. Un très
grand chez les lourds. 9. Fut grand
maréchal du palais impérial. Fait
un beau carreau. 10. Possessif. Métal.
Lâché pour avancer. 11. Nourrice
de Dionysos. Lagopède d’Ecosse.
12. Troublent les pouvoirs en place.
Hurt égrène ces petits traumas
du quotidien de médecin qui fi­
nissent par saper le moral et la
confiance en soi, éloignent des
autres et déshumanisent.
C’est lorsque Adam commet
une erreur en faisant sortir une
patiente – qui, plus tard, accou­
chera d’un grand prématuré – que
son armure se fissure et que le
médecin commence à douce­
ment perdre pied. En brisant le
quatrième mur – généralement
pour faire preuve d’un délicieux
dans la production automobile,
alors qu’Anne de Rochechouart
de Mortemart (1847­1933) devien­
dra, en 1898, la première femme
à obtenir son permis de conduire.
D’autres portraits confirment
le rôle important pris, jusqu’à la
seconde guerre mondiale, par des
femmes de caractère dans le mi­
lieu très masculin de l’automobile.
Maîtrisant les lourdes voitures de
l’époque, adorant la vitesse, rem­
portant des courses mixtes, elles
sont nombreuses à faire la « une »
des actualités. Comme Camille du
Gast (1868­1942), qui participe à
SUDOKU
N°22­076
7 5
1 8
3 7
5 4
9 8 3 1 Complétez
8 5 4
1 3
4 6 2 9
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
En vente chez votre marchand de journaux
humour noir –, Adam prend le té­
léspectateur à témoin : personne
ne pourra dire qu’on ne savait pas.
Sans faire preuve d’une grande
originalité scénaristique – toutes
les situations ont plus ou moins
été déjà vues ailleurs –, This Is
Going to Hurt tient largement
la distance grâce à sa propre schi­
zophrénie, sa capacité à dépein­
dre une situation critique tout
en célébrant ce (et ceux) qui
la rend(ent) supportable, de l’in­
firmière au bout du rouleau à la
jeune interne dépassée, en pas­
sant par le compagnon d’Adam,
qui subit amoureusement ses ab­
sences et son stress.
L’habileté de la série est
d’ailleurs de doubler la chronique
hospitalière du portrait, tendre et
délicat, d’un jeune gay mal sorti
du placard. Cela fait de This Is
Going to Hurt un objet rare, hy­
bride : une série brute de décof­
frage capable d’une immense fi­
nesse. Tout comme son inter­
prète principal, qui rappelle à qui­
conque en doutait à quel point
il est un acteur précieux. 
audrey fournier
This Is Going to Hurt,
série créée par Adam Kay.
Avec Ben Whishaw, Ambika Mod,
Michele Austin, Alex Jennings
(RU, 7 × 52 min). Deux épisodes
le 31 mars. A la demande
sur MyCanal (en intégralité).
plusieurs courses internationales
avant de devenir pilote, en 1904,
de Benz. Ou la « reine du volant »,
la Tchèque Eliska Junkova (1900­
1994), qui remportera des courses
prestigieuses avec sa Bugatti.
Des aventurières se sont aussi
distinguées, comme Clärenore
Stinnes (1901­1990), qui se lance
en 1927 dans un tour du monde en
voiture. Ou ces six pilotes intrépi­
des qui, au volant de trois modèles
Aero, partent de Tchécoslovaquie
pour l’Afrique, en 1934. Six pays
traversés en six semaines et
14 000 kilomètres sans incident.
3 4 7 2 8 9
1 6 8 3 5 7
5 2 9 4 6 1
6 7 4 8 1 3
8 9 3 7 2 5
4 2 5 1 6 9 4 8
4 8 2 9 3 6
9 1 6 5 7 8
3 5 1 4 2 6
2
Moyen
toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
1 Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
7 seule fois par ligne,
par colonne et par
carré de neuf cases.
0123
JEUDI 31 MARS 2022
NOTRE
SÉLECTION
JE UDI 3 1 MARS
France 5
Révélations sur les manuscrits
de la mer Morte
21.00 Les Esséniens, antique secte
juive, sont-ils à l’origine des
manuscrits vieux de deux mille ans,
découverts en 1947 dans une grotte,
près de la mer Morte ? Une enquête
historique bien documentée.
Chérie 25
Shutter Island
21.05 Leonardo DiCaprio
en inspecteur dans une île-prison
au large de Boston, en 1954. Entre
thriller et fantastique, peut-être le film
le plus sombre de Martin Scorsese.
TMC
Hunger Games : l’embrasement
21.15 Le deuxième volet de
l’adaptation par Francis Lawrence de
la saga littéraire de Suzanne Collins.
Jennifer Lawrence, tout juste
oscarisée pour Happiness Therapy,
en 2013, porte le film sur ses épaules.
OCS Géants
L’une chante, l’autre pas
22.15 A Paris, en 1962, Pauline
(Valérie Mairesse), 17 ans, rencontre
Suzanne (Thérèse Liotard), 22 ans,
qui a deux enfants avec un
photographe (Robert Dadiès), qui
se suicide. Dix ans plus tard, elles
se retrouvent au cœur des combats
féministes. En 1977, Agnès Varda
signait là le portrait d’une époque.
C’est aussi à des femmes que
l’on doit des inventions vitales,
comme la création d’une troi­
sième vitesse pour monter
les côtes (Bertha Benz), le chauf­
fage à bord (l’Américaine Marga­
ret Wilcox, en 1893) ou le rétrovi­
seur (la Britannique Dorothy
Levitt, dès 1909). 
alain constant
Vitesse, bravoure, créativité.
L’histoire de l’automobile
au féminin, d’Anna Schmidt
(All., 2021, 52 min).
Sur Arte.tv jusqu’au 7 juin.
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
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2 9 4
7 3 8 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
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4 1 6
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7 3
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1 5 7
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n° 0722 C 81975 ISSN 0395-2037
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L’Imprimerie, 79, rue de Roissy,
93290 Tremblay-en-France
Montpellier (« Midi Libre »)
Origine du papier : France, Belgique.
Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
0123
JEUDI 31 MARS 2022
MODE
P
aulo et Roberto Ruiz Mu­
ñoz étaient enfants lors­
qu’ils ont quitté le Pérou,
où leur père travaillait
dans une usine de canne à sucre,
pour Ris­Orangis, dans l’Essonne.
Aujourd’hui, pourtant, c’est à leur
héritage sud­américain que les ju­
meaux de 29 ans rendent hommage
dans les collections de leur label de
mode masculine, DNI (pour Docu­
mento nacional de identidad, « carte
d’identité »). Chemises à imprimé
vieux timbres figurant des lamas ;
motifs étals de marché (avocat, ana­
nas…) ; reprise de typographie bigar­
rée chicha qui fait le sel des devantu­
res des cevicherias ; teinture de cer­
taines pièces à la chicha morada,
boisson à base de maïs violet… Leur
langage vestimentaire cite ouverte­
ment des éléments folkloriques du
nord du Pérou.
« On essaie de les réinterpréter sans
craindre le premier degré et de ma­
nière pop, expliquent les frères. Au
Pérou, les designers, souvent issus de
familles riches et puissantes, ne ju­
rent que par les robes du soir qu’on
voit sur tous les continents. On s’est
plutôt dit : pourquoi ne pas mettre en
valeur ce folklore précieux qu’on ne
voit nulle part ? Pourquoi une bou­
teille d’Inca Kola, la boisson pé­
tillante nationale, n’aurait pas sa
place sur un tee­shirt vendu au Prin­
temps de l’homme ? » De fait, ils pro­
posent, du 19 mars au 8 mai, leurs
vêtements dans un stand du grand
magasin parisien, où ils en profi­
tent pour inviter d’autres créateurs
péruviens à commercialiser leurs
spécialités typiques : pisco, tabou­
rets peints, bougeoirs fleuris…
Le folklore ? Depuis quelques an­
nées, le terme avait quasiment dis­
paru des cénacles de la mode. Trop
vieux jeu. Trop risqué. Non seule­
ment manier du pittoresque sans
doigté pouvait vous enfermer dans
le kitsch, cette antichambre du mau­
vais goût. Mais surtout vous pou­
viez vous y brûler les doigts, accusé
d’« appropriation culturelle », soit la
façon décomplexée dont un créa­
teur occidental pille des composan­
tes d’une culture étrangère perçue
Quand le folklore
prend corps
Alors que les accusations
d’appropriation culturelle
pleuvent, de jeunes créateurs
osent puiser l’inspiration
dans d’autres pays et patrimoines,
pour proposer une mode différente
et « authentique », inspirée ici
d’un paysage péruvien,
là d’une robe tyrolienne
comme dominée, sans jamais la cré­
diter. Gucci pointé du doigt pour
s’être emparé d’un turban sikh, Cha­
nel d’un boomerang aborigène…
Plus un mois ne passe désormais
sans qu’une griffe se retrouve épin­
glée sur les réseaux sociaux. Rien
que depuis le début de l’année 2022,
Sézane s’est vu accusé de mettre en
scène Guillermina Gutiérrez, une
femme indigène zapotèque, sans la
rétribuer (dans le cadre d’une cam­
pagne interne à l’entreprise) ; Junya
Watanabe de faire siennes les rayu­
res multicolores tissées, une spécia­
lité textile de Saltillo, au Mexique ;
Proenza Schouler de vendre des bra­
celets plumés imitant des modèles
traditionnels hawaïens.
Mantilles et pantalons flamenco
« On trouve aujourd’hui irritant, in­
sultant voire insupportable des cho­
ses que l’on tolérait il y a vingt ou
trente ans, rappelle le sémioticien et
consultant Luca Marchetti. Autre­
fois, qu’un Yves Saint Laurent soit
présenté comme un génie qui s’ins­
pire de l’Afrique ne choquait per­
sonne. Mais désormais, lorsqu’une
culture blanche, occidentale et hégé­
Le vestiaire des jumeaux de DNI emprunte
à leur héritage sud­américain, comme
cette référence aux étals de marchés. DNI
Le vocabulaire d’Arturo Obegero
revisite les tenues de flamenco et
de matadors, pour donner une image
sensuelle et théâtrale de l’Espagne.
ARTURO OBEGERO
monique emprunte, pour la énième
fois, à une culture minoritaire, pau­
vre et marginalisée, notre conscience
post­colonialiste fait que nous ne
pouvons plus l’accepter. »
Comme une réponse incons­
ciente à ce phénomène, une nou­
velle génération de créateurs
émerge aujourd’hui, donnant au
folklore une coloration plus implan­
tée, plus « authentique » – terme om­
niprésent dans le milieu depuis cinq
ans. Vingtenaires ou trentenaires,
ces designers ne travaillent pas à la
manière d’un John Galliano, l’An­
glais qui, durant ses années Dior (de
1996 à 2011), avait pour habitude
de partir en voyage exploratoire au
« Plus vous croyez
vous en éloigner,
plus votre culture
vous revient
en boomerang »
PAULO ET ROBERTO
RUIZ MUÑOZ
label DNI
styles | 29
bout du monde et d’en revenir avec
des fantasmes de couture exoti­
sants, envoyés sur les podiums :
pharaonnes, guerrières masaï, geis­
has hautaines… « Nous, au contraire,
ne parlons que de nos vies, que de ce
qui est vrai », souligne l’Italienne Je­
zabelle Cormio, 31 ans, qui joue, pour
son label Cormio, avec le folklore du
Tyrol du Sud, découvert lors d’un sé­
jour, au travers de mailles à petites
fleurs, blouses, corsets ou Lederho­
sen (« culottes courtes »).
Ils ont pour point commun d’avoir
redécouvert le patrimoine d’une ré­
gion ou d’un pays dont ils avaient
sous­estimé la beauté. « Etudiant à
Londres, je voulais fuir l’Espagne,
avoue par exemple Arturo Obegero
qui vient de Tapia de Casariego, une
commune des Asturies. Mais pen­
dant mon master, j’ai compris à quel
point la mode a à voir avec l’héritage.
Ma mère m’avait, après tout, tou­
jours donné à écouter du flamenco,
et le sens du drame à l’espagnole
avait toujours nourri mon imagi­
naire. » Aujourd’hui, son vocabu­
laire, pur et grandiloquent, remixe
explicitement les mantilles de veu­
ves à la Almodovar dans des pièces
en dentelle, recompose les panta­
lons taille haute des flamenquistes
ou les tenues des matadors. Une
image sensuelle et théâtrale de l’Es­
pagne qu’il malaxe en noir, avec son
sens du tailleur.
« Plus vous croyez vous en éloigner,
plus votre culture vous revient en
boomerang », abondent les ju­
meaux Ruiz Muñoz de DNI qui, à
Casa Grande, la ville dont ils sont
originaires dans le nord du Pérou,
ont transformé une ancienne
bâtisse familiale en studio de créa­
tion où ils se rendent régulière­
ment. C’est qu’être implanté dans
les lieux du folklore qu’on manipule
« assoit votre légitimité à vous en
emparer », pointe Luca Marchetti.
Certains, dans le luxe, en ont même
fait un business, tels Dolce & Gab­
bana, basés à Milan, qui transfor­
ment les clichés italiens en robes
de charmeuses siciliennes et costu­
mes de mafieux, d’aubergistes ou de
héros de Visconti.
Si Jezabelle Cormio vit à Rome, elle
raconte traquer, dans le Tyrol du
Sud, une attitude, une coupe : « Je
peux passer du temps au restaurant
à regarder une famille dîner pour
parfaire un Lederhose ou un
Dirndl », une robe paysanne. A
10 000 kilomètres de là, Maiko Kuro­
gouchi a tenu à se plonger durant
des heures, pour la collection
automne­hiver 2022 de sa marque,
Mame Kurogouchi, au Musée natio­
nal de Tokyo afin d’étudier les pote­
ries de la période Jomon, trésor du
pays. « Ce sont les plus vieilles pote­
ries en argile du monde, vante­t­elle.
J’en voyais des fragments, petite, à
Nagano où j’ai grandi. J’ai tenu à faire
les choses dans l’ordre, à échanger
avec des archéologues, à les regarder,
les photographier, afin d’en retra­
duire les formes dans des mailles tex­
turées à plusieurs fils. Je voulais leur
faire honneur. »
Rien de littéral
Citation ou revisite ? Emprunt ou
réinterprétation ? Le folklore, en
mode, se dose. « Il faut que le vête­
ment ne devienne pas un costume,
mais s’il fraye avec, cela ne me déplaît
pas, assume Arturo Obegero. A cha­
cun ensuite de l’adopter à sa guise. »
D’autres sont plus rétifs à être aussi
explicites. « Plutôt que de citer di­
rectement, j’essaie de retranscrire
mes références dans un langage mo­
derne », plaide ainsi Mohamed
Khattabi. Ancien commercial chez
Comme des garçons, ce trentenaire
originaire de Tétouan, à l’est de Tan­
ger, vient de lancer Reward If Found
(les initiales suggérant le Rif maro­
cain), où l’on trouve une garde­robe
chahutée et chamarrée qui puise
dans « l’allure de femmes que je
voyais en lisière de Casablanca qui
mélangeaient les imprimés ; ou en­
core dans les carrelages irréguliers
et graphiques de certains quartiers
populaires. J’aime savoir que mes
idées viennent de là et que d’autres
peuvent y voir autre chose, que rien
ne soit littéral », dit­il.
« Je bannis le mot “traditionnel” »,
tranche, quant à lui, Andreas Stei­
ner, le fondateur de Rier, un noble la­
bel également nourri du Tyrol du
Sud, dont l’uniforme local est ma­
gnifiquement refaçonné en lodens,
costumes brodés de fleurs tradi ou
jupes portefeuille façon tabliers.
Après dix ans à travailler pour le
luxe, de Prada à Vuitton, ce fils d’hô­
teliers est retourné chez lui, à Cas­
telrotto. « C’est là que m’est venu le
désir d’imaginer un vestiaire utili­
taire et hybride. Chez moi, on vit
dans la verticalité, un tee­shirt fin
sous un pull en laine, tant on peut en
quelques minutes perdre 2 000 mè­
tres d’altitude et quinze degrés. »
Les polaires extra­douces croisent
donc de courts shorts en velours ;
les sous­vêtements de ski en laine
et soie voisinent avec des chemises
en popeline.
On reconnaît les clins d’œil tyro­
liens sans qu’il ait besoin de recourir
à des couvre­chefs en feutre ou des
salopettes kitsch. « Ce qui m’inté­
resse est de décontextualiser le vête­
ment pour lui donner une pertinence
nouvelle », défend Steiner. Comme
s’il s’agissait d’être bien ancré dans
un lieu pour mieux en valoriser le
savoir­faire et en vendre ensuite,
ailleurs, l’imaginaire et l’esthétique.
Dans une époque où la mode est
mondialisée, les grandes maisons
étant distribuées de Séoul à Bogota,
et les jeunes pousses cherchant à sé­
duire des acheteurs aussi bien amé­
ricains que chinois, c’est comme si
une jeune génération tenait à dire
d’où elle venait, d’où elle parlait.
« C’est en effet devenu essentiel, re­
marque Luca Marchetti. Situer
aujourd’hui son propos offre une
valeur ajoutée à la marque, aide à en
fabriquer le storytelling, à la faire
accepter, à la promouvoir, à la ven­
dre. Bref, à la rendre désirable sur un
marché global. » 
valentin pérez
 IDÉES
30 |
Michel Eltchaninoff
« Poutine mène
une guerre de civilisation »
La défense
du conservatisme
traditionaliste russe
face au modernisme
de l’Occident,
considéré comme
décadent, constitue le
ressort idéologique de
l’invasion de l’Ukraine
par le président russe,
explique l’essayiste
ENTRETIEN
S
pécialiste de la philosophie
russe, Michel Eltchaninoff est
également rédacteur en chef à
Philosophie magazine. Il a no­
tamment publié Lénine a mar­
ché sur la Lune. La folle histoire
des cosmistes et transhumanistes russes
(Solin/Actes Sud, 256 pages, 21 euros) et
vient de rééditer une version augmentée
et actualisée de Dans la tête de Vladimir
Poutine (Actes Sud, « Babel », 208 pages,
7,50 euros), ouvrage dans lequel il ana­
lyse le « substrat intellectuel » du prési­
dent russe qui se considère comme
« un philosophe de la mission civilisation­
nelle de la Russie, et aussi comme un his­
torien ».
Quelles raisons idéologiques ont
poussé Vladimir Poutine à envahir
l’Ukraine ?
L’indépendance de l’Ukraine est vécue
par Vladimir Poutine comme « une tra­
gédie ». Elle est « le résultat d’un travail
délibéré de forces qui ont toujours tendu
à briser notre unité », dit­il, dans le sillage
d’Ivan Ilyine [1883­1954], ce philosophe
qui imaginait déjà une « dictature natio­
nale » comme remède au chaos sépara­
tiste qui suivrait la fin du communisme
et qui est une de ses grandes références
intellectuelles. Vladimir Poutine affirme
depuis longtemps que « Kiev est la mère
des villes russes », selon une formule at­
tribuée au prince Oleg au Xe siècle, et pré­
tend restaurer « l’unité historique des
Russes et des Ukrainiens ». Sa conviction
repose sur une vision biaisée de l’his­
toire, écrite à l’époque impériale, au
XIXe siècle, qui établit un lien de conti­
nuité entre la principauté de Kiev [IXe­
XIIIe siècle] et l’origine de la Russie con­
temporaine, qui se met en place à partir
du XIIIe avec le royaume de Moscovie.
Or, la Rus’ de Kiev est un empire mul­
tiethnique et non pas une entité slave.
Ainsi la vision de Vladimir Poutine est­
elle une reconstruction impériale.
L’Ukraine redécouvre son identité au
XIXe siècle et devient même une Répu­
blique indépendante en 1919. Les fami­
nes de 1932­1933, la répression des dissi­
dents et la répression de sa culture vont
nourrir sa volonté d’indépendance à
l’égard de l’Union soviétique, obtenue
en 1991 après un vote massif en sa fa­
veur. De la révolution orange de 2004 au
Maïdan de 2013­2014, la volonté d’indé­
pendance politique de l’Ukraine n’a
cessé de s’affirmer – les régions russo­
phones adhérant, elles aussi, pleinement
à Kiev. L’histoire impériale commune
n’empêche pas le désir de souveraineté.
Le 21 février, trois jours avant d’envahir
l’Ukraine, Poutine a donné un cours
d’histoire à la télévision russe en remon­
tant au débat qui opposa, en 1922, Lénine
– qui a, selon lui, mis « une bombe nu­
cléaire » sous l’URSS en donnant aux ré­
publiques le droit à l’autodétermina­
tion – et Staline, qui voulait les inclure
dans un grand ensemble étatique et
dont il prend, sur ce point précis, le parti.
Juste avant d’envahir l’Ukraine,
Poutine a également rappelé l’inter­
vention de l’OTAN en Serbie en 1999.
Dans quelle mesure est­elle restée une
blessure, voire un casus belli pour lui ?
C’est une humiliation majeure pour lui
et incontestablement une des pierres an­
gulaires de son intervention en Ukraine.
Lorsque l’OTAN bombarde Belgrade, sans
mandat de l’ONU, il faut le rappeler,
Poutine s’apprête à devenir premier mi­
nistre et il perçoit dans cet événement
l’aboutissement de la domination occi­
dentale postsoviétique. Malgré ses pre­
mières années dites « libérales », qui ne
sont qu’une phase d’observation, Poutine
va, peu à peu, se mettre à lutter contre ce
qu’il perçoit comme une hubris occiden­
tale – au lieu de mettre en place une ré­
flexion collective, dans son pays, sur le
siècle soviétique et ses tragédies.
Quelles sont les racines idéologiques
du poutinisme ?
Son idéologie repose sur quatre piliers :
un néosoviétisme, une slavophilie, un
eurasisme et un conservatisme. Vladi­
mir Poutine n’a jamais cru au commu­
nisme, mais il est sensible au patrio­
tisme sacrificiel du soviétisme. Il pense
que l’idée communiste était « une belle
histoire dangereuse », notamment sur le
plan politique et économique. Il n’a ja­
mais été marxiste­léniniste, mais il reste
soviétophile. Mythologie de la seconde
guerre mondiale, apologie de la con­
quête spatiale, opposition au monde oc­
cidental composent le néosoviétisme de
cet ancien lieutenant­colonel du KGB qui
glorifie cette école des cadres d’élite du
Parti qui l’a formé.
Dès 2004, Poutine emprunte ce que j’ap­
pelle une « voie russe » forgée à partir de la
deuxième génération des intellectuels sla­
vophiles. Non pas celle des années 1830,
avec des disciplines de l’idéalisme alle­
mand de Hegel, Fichte et Schelling, qui
pensent qu’un peuple particulier, comme
la Russie avec son organisation politique
locale, ses traditions paysannes et son or­
thodoxie, peut être porteur de l’universel.
Mais celle de la deuxième génération, à
partir de la défaite de la guerre de Crimée
[1856], qui est plus offensive à l’égard de
l’Occident.
Cette deuxième génération est notam­
ment incarnée par Nikolaï Yakovlevitch
Danilevski [1822­1885], auteur de La Russie
et l’Europe [1869], livre de chevet des élites
poutiniennes, qui ajoute à la slavophilie
originelle l’idée d’un développement or­
ganique de la Russie et d’une confronta­
tion inévitable avec l’Occident, marquée
par le règne du droit, la prééminence du
commerce et une forme de matérialisme
qui s’opposeraient frontalement à une
Russie imprégnée de christianisme mes­
sianique et de spiritualité. L’apologie de la
guerre et la croyance en un fondement
biologique de la civilisation slave sont les
deux vecteurs du poutinisme. Vladimir
Poutine cite également Constantin Léon­
tiev [1831­1891], penseur conservateur, qui
voit dans l’Europe moderne une « catas­
trophe anthropologique », entrée en déca­
dence depuis la Renaissance.
Pourquoi le conservatisme est­il
devenu la doctrine officielle
de la Russie à partir de 2013 ?
Après une réélection difficile en 2012,
Poutine avait besoin de se relancer idéo­
logiquement et de soulever l’adhésion du
peuple russe autour de lui pour réussir
son troisième mandat. Il a très attentive­
YANN LEGENDRE
ment suivi les manifestations contre le
mariage pour tous en France, dont cer­
tains activistes s’étaient tournés vers
l’ambassade de Russie afin qu’elle leur
vienne en aide. Dans un grand discours
tenu au Club Valdaï, en 2013, qui réunit les
experts internationaux de la Russie, il cri­
tique le mariage entre personnes du
même sexe et loue la famille tradition­
nelle. Face au péril que représente, selon
lui, l’offensive libérale, la Russie doit atti­
rer les conservateurs du monde entier,
intellectuels et politiques opposés au
triomphe du politiquement correct.
Poutine veut faire de la Russie le pôle
mondial du conservatisme.
Dans quelle mesure son conserva­
tisme s’appuie­t­il également sur
l’eurasisme ?
L’eurasisme est un courant né dans les
années 1920, parmi des penseurs russes
émigrés en Europe, notamment à Prague
ou à Sofia. Ces intellectuels affirment que
la Russie est une aire géographique et lin­
guistique à part. La Russie n’a rien à voir
avec le monde dit romano­germanique et
SELON LE PRÉSIDENT l’Europe occidentale, assurent­ils, mais
avec les populations asiatiques, notam­
RUSSE, LES ment musulmanes, les Slaves et les peu­
EUROPÉENS SONT ples turciques qui composent une sym­
phonie spécifique. Dans leur vision du
DES ENFANTS GÂTÉS, monde, l’Eurasie a vocation à se tourner
vers l’Orient. D’où la fidélité des élites
ZOMBIFIÉS PAR poutiniennes à l’égard d’un penseur
LA CONSOMMATION, comme Lev Nikolaïevitch Goumilev
[1912­1992], ethnologue et historien spé­
RIVÉS À DES cialiste des peuples des steppes.
En résumé, Vladimir Poutine a trois li­
QUERELLES vres de chevet : Nos missions [1954],
PATHÉTIQUES SUR d’Ivan Ilyine, théoricien de l’armée blan­
che, La Philosophie de l’inégalité [1918], de
LA RACE ET LE GENRE Nicolas Berdiaev [1874­1948], et La Russie
et l’Europe, de Nikolaï Yakovlevitch Dani­
levski. Poutine se considère d’abord
comme un historien, mais il cite de nom­
breux philosophes. Depuis 2005, il déve­
loppe une idéologie cohérente, même si
l’eurasisme peut entrer en contradiction
avec la « voie russe » orthodoxe.
Ses discours s’en prennent de façon
virulente à la « cancel culture » et au
« wokisme ». Poutine est­il un dicta­
teur anti­woke ?
Assurément. En octobre 2021, au Club
Valdaï, il explique que, après la chute du
communisme, l’Occident s’est fourvoyé.
D’une part en menant des guerres sans
fin en Irak ou en Afghanistan : « Où sont
les principes humanistes de la philoso­
phie occidentale ? Ce n’est que du bavar­
dage », déclare­t­il. D’autre part, dans des
polémiques stériles. Il caricature les dé­
bats occidentaux en déplorant qu’on de­
mande couramment aux enfants – sans
l’accord de leurs parents – s’ils veulent
changer de sexe, en se désolant qu’on ne
peut plus lire Shakespeare parce qu’il vé­
hiculerait des préjugés arriérés et que les
minorités dictent leurs volontés à la ma­
jorité. Il explique même que la Russie
avait connu le « wokisme » dans les an­
nées 1920, période des avant­gardes pour
les élites intellectuelles, marquée par la
libéralisation des mœurs avec des divor­
0123
JEUDI 31 MARS 2022
ces à la minute et des films au sein des­
quels on pouvait voir évoluer des cou­
ples à trois. Mais Poutine, là encore, fier
de la supériorité russe, se réjouit que sa
société ait réussi à dépasser ce moment,
même s’il omet de rappeler que c’est la
chape de plomb stalinienne qui referma
brutalement cette parenthèse libertaire.
Selon Poutine, les Européens sont des
enfants gâtés, zombifiés par la consom­
mation, rivés à des querelles pathétiques
sur la race et le genre. D’où cette révolte
des masses, comme celle des « gilets jau­
nes », qu’il suivait de près. Face à cette dé­
cadence de l’Occident, la Russie posséde­
rait une maturité et une supériorité qu’il
faut défendre et préserver.
Les raisons de la guerre qu’il mène
en Ukraine sont­elles donc
civilisationnelles ?
Poutine mène en effet, dans son esprit
de plus en plus enfermé dans l’idéologie,
une guerre de civilisation. Il cherche à
étendre la domination russe sur le conti­
nent eurasien. Dimanche 6 mars, le pa­
triarche Kirill, chef de l’Eglise orthodoxe
russe, a expliqué à Moscou que le conflit
ukrainien était une « lutte métaphysi­
que » notamment contre les pays qui
autorisent la Gay Pride. Les poutiniens
considèrent qu’il s’agit d’un combat en­
tre le conservatisme traditionaliste et le
modernisme occidentaliste. Et, dans son
discours du 21 février, Poutine renchérit
en soutenant qu’« ils nous en veulent
parce que nous existons ». Il évoque donc
un péril existentiel. La Russie, ce plus
grand pays du monde, est pour lui fonda­
mentalement différente de la civilisation
occidentale. Elle porte en elle une jeu­
nesse et une force vitale que l’Europe a
perdues depuis longtemps. Depuis l’an­
nexion de la Crimée en 2014, il se prépare
à la grande confrontation avec l’Occident.
Les dissidents russes ont­ils les
moyens de s’opposer à la guerre ?
Le 6 mars, alors que le patriarche de
Moscou justifiait cette « guerre de civili­
sation », de nombreuses manifestations
féministes ont été réprimées. Or, ces
mouvements féministes peuvent
aujourd’hui parler aux citoyennes ordi­
naires russes, non seulement en expli­
quant que la guerre est une des nom­
breuses manifestations de la domina­
tion masculine, mais qu’elle menace
leurs enfants, leurs amis et leurs maris.
Ainsi, de nouvelles formes de dissidence
apparaissent, faisant renaître des initia­
tives dissidentes comme à l’ère soviéti­
que, tels les samizdats [des ouvrages dif­
fusés clandestinement] (désormais sur
Internet) et l’humour ravageur. Puisque
les citoyens n’ont pas le droit de dire
« guerre » mais seulement « opération
spéciale », on voit des images et des
montages circuler au sein desquels le
chef­d’œuvre de Tolstoï ne s’appelle plus
Guerre et Paix, mais « Opération spéciale
et paix ». Comme au temps du sovié­
tisme, l’humour, souvent noir, va rede­
venir une forme d’opposition à la
guerre : l’arme du désespoir. 
propos recueillis par nicolas truong
0123
JEUDI 31 MARS 2022 idées | 31

Erri de Luca
Voyage en Ukraine
A 71 ans, le romancier italien a participé
à un convoi humanitaire à destination
de Sighet, ville roumaine frontalière
de l’Ukraine. Il raconte comment la guerre
a transformé « des individus en peuple »
Sighetu Marmatiei est la ville natale
d’Elie Wiesel, qui a été enfant à Auschwitz,
puis récompensé par le prix Nobel de la
paix. Je n’en trouve aucune trace dans la
ville. Sighetu Marmatiei est séparée de
l’Ukraine par un fleuve, un pont les relie.
A l’arrivée, nous livrons notre charge­
ment dans un hôpital pédiatrique qui ac­
cueille des enfants ukrainiens. Une femme
terprètes. Nous sommes une trentaine de
bénévoles dans ce voyage.
Toute guerre a une forme fratricide, mais
celle­ci encore plus, à cause du lien étroit
de culture et d’histoire entre Ukrainiens et
Russes. Gogol, Boulgakov, Nekrassov, Ba­
bel – mon préféré, qui m’a poussé à étudier
sa langue – sont des écrivains ukrainiens
en langue russe. L’alphabet cyrillique me
et transformés en petits soldats sans uni­
forme. La transformation en peuple de per­
sonnes qui, peu de temps avant, avaient en­
core des vies individuelles, des projets, des
nécessités propres, part de leur comporte­
ment. Brusquement, ils se taisent, plongés
dans leurs pensées, leurs peurs, leurs préoc­
cupations. Brusquement, ils parlent en di­
sant les mêmes phrases, en faisant les mê­

C
e voyage en Ukraine me ramène
forcément à ceux faits durant la
guerre de Bosnie entre 1992 et
1995. J’avais alors la quarantaine,
j’ai maintenant 71 ans, mais le désoriente­
ment du retour à la maison est toujours
le même. Après les journées passées avec
ceux qui ont tout perdu et qui campent
dans des dortoirs de fortune, après la
distribution de notre chargement et une
fois nos camions vidés, le retour à la base
de départ laisse aussi étourdis qu’alors.
Et ça ne vient pas de la fatigue, ça vient
d’un vide, le désarroi de celui qui peut re­
venir sain et sauf.
Aux réfugiés, il reste une valise et la cau­
tion d’être vivants, de pouvoir attendre.
C’est leur conjugaison du temps, l’indicatif
présent du verbe « attendre », sans regards
tournés vers le passé ou le futur.
Après 1 350 kilomètres de voyage sur de
bonnes routes, à travers la Slovénie, la
Hongrie, la Roumanie, le convoi arrive
à Sighetu Marmatiei, ville à la frontière
de l’Ukraine. Parti de Modène, il est orga­
nisé par les bénévoles de [la fondation]
Time4Life, qui interviennent dans plu­
sieurs régions du monde, de la Syrie au
Nicaragua. Je ne les connaissais pas. C’est
une bénévole des années de Bosnie qui
me les a signalés.
vient d’y accoucher, après avoir retenu ses
contractions jusqu’à l’hôpital. Elle a quitté
Kiev par une ligne de chemin de fer encore
en service menant au sud, à 3 kilomètres
environ de la frontière roumaine, et de là a
marché jusqu’au pont des frontières, où
elle a aussitôt été accueillie par la Croix­
Rouge roumaine.
Elle met son bébé dans les bras des béné­
voles qui, après le déchargement, passent
dans les services pour saluer. La guerre en
Bosnie m’a appris l’immense besoin de
chaleur humaine, de proximité, d’affec­
tion, nécessaire pour ne pas se sentir seul
dans le chaos des pertes et des fuites. Il est
bon d’être plusieurs pour se manifester,
demander des nouvelles avec l’aide d’in­
AUX RÉFUGIÉS,
IL RESTE UNE VALISE
ET LA CAUTION
D’ÊTRE VIVANTS,
DE POUVOIR
ATTENDRE
permet de lire les noms des lieux, des en­
seignes, des panneaux. Nous traversons le
pont entre les deux frontières. Le long des
trottoirs, quelqu’un a laissé pour les en­
fants ukrainiens des poupées, des jouets
qui seront là pour les accueillir. On appelle
déjà ce pont le « pont des jouets ».
Union de destin et de condition
Au­delà de la frontière avec l’Ukraine,
nous franchissons les voies de la ligne de
Kiev et nous pénétrons dans le territoire
d’un peuple envahi. Nous nous arrêtons
dans un ensemble de bâtiments scolaires
où les salles ont été transformées en loge­
ments. Chaque étage a une cuisine, une
machine à laver, des toilettes. Plusieurs
centaines de femmes ont trouvé une place
ici. Elles ne veulent pas quitter l’Ukraine.
Elles viennent de Marioupol, de Kiev, d’Ir­
pine. Grâce à leurs téléphones portables,
elles restent en contact avec les hommes
restés au milieu des combats. Elles sont au
courant des destructions, des saccages,
des viols. Aucune ne se lamente, ne
s’épanche. Elles ont un sang­froid de com­
battantes, renforçant celui des hommes
qui se battent Dieu sait où.
Les enfants aussi sont disciplinés, ils
jouent sans s’exciter ; si on les appelle, ils ré­
pondent, obéissants. Ils ressentent la guerre
qui les a projetés loin, entassés quelque part
mes gestes. C’est aux enfants qu’on voit la
transformation des individus en peuple,
union de destin et de condition.
Tandis que nous retournons en Rouma­
nie, nous voyons trois hommes se jeter
dans le fleuve frontière, pour le traverser à
la nage. C’est bientôt le soir, le froid intense
de la fin de l’hiver. Les hommes ne sont pas
autorisés à quitter l’Ukraine. Ils le font en
descendant dans le courant à un endroit
étudié au préalable, en amont des rapides.
De la rive, un soldat leur crie de s’arrêter,
puis il tire des coups en l’air. Les trois sont
sur l’autre rive, trempés, et ils courent vers
un bosquet de hêtres. Déserteurs ou non,
eux aussi se dirigent vers l’arrière­ligne de
la guerre. Parce que telle est l’Europe
aujourd’hui, la vaste arrière­ligne occiden­
tale de l’Ukraine. 
(Traduit de l’italien par Danièle Valin)
Erri de Luca, né à Naples en 1950,
est romancier et traducteur. Son dernier
roman, « Impossible », a été publié
en 2020, chez Gallimard. L’écrivain avait
déjà participé à plusieurs convois
humanitaires pendant la guerre
de Bosnie (1992-1995)

Pascale Brudon Monsieur le secrétaire

général de l’ONU, faites de la politique !
L’ancienne fonctionnaire internationale à l’Organisation mondiale de la santé constate que l’Organisation
des Nations unies est la grande absente de la guerre en Ukraine et exhorte Antonio Guterres à se faire entendre

A
près avoir, sans succès et
à plusieurs reprises, som­
mé le président russe
d’arrêter ce conflit meur­
trier et de respecter la charte des
Nations unies, Antonio Guterres,
le secrétaire général de l’ONU,
semble avoir disparu des radars.
Les chefs d’Etat parlent à Poutine,
les chefs d’Etat visitent l’Ukraine
et le secrétaire général reste dans
son bureau, à New York… loin des
combats et des images.
Face à un Poutine qui a depuis
longtemps décidé cette guerre et
cette invasion et a préparé son
peuple à croire tous les menson­
ges qu’il profère, tous les efforts
restent vains. Les résolutions du
Conseil de sécurité des Nations
unies sont bloquées par le veto
russe, celles de l’Assemblée
générale des Nations unies, non
contraignantes légalement, ne
sont pas respectées par la Russie.
Malgré sa marge de manœu­
vre limitée, il est urgent que le
secrétaire général intervienne
de nouveau avec force et utilise
ce qui reste de pouvoir à l’ONU
pour imposer un cessez­le­
feu immédiat et l’ouverture de
négociations qui prennent en
compte le droit des peuples à dis­
poser d’eux­mêmes (Charte des
Nations unies, article 1er, alinéa 2).
Peut­être ne réussira­t­il pas,
mais essayer est un devoir lié à sa
charge et une obligation morale.
Il est indispensable qu’il ne se
contente pas de discours, mais
qu’il agisse sur tous les fronts.
Mais où est­il ? A­t­il développé
avec ses équipes une stratégie
d’influence, en soutien aux dis­
cussions qu’il devrait avoir avec
tous les pays sur des solutions
acceptables par les deux parties ?
A­t­il nommé des envoyés pour
aller discuter avec les leaders
d’opinion, les politiques, la
société civile sur tous les conti­
nents ? Peut­être l’a­t­il fait, nous
ne le savons pas…
Répercussions mondiales
Et pourtant, en dehors du prix
terrible que paie l’Ukraine et
du non­respect par la Russie
des droits humains et autres
conventions, tous les pays – et
surtout les plus pauvres, dont
certains se sont abstenus au
moment du vote à l’Assemblée
générale – vont souffrir de ce qui
se passe aujourd’hui. L’augmen­
tation du prix du blé, de l’énergie,
de certains métaux, ajoutée aux
conséquences du dérèglement
climatique, va avoir un impact
majeur sur tous les continents. Il
est probable que des émeutes de
la faim, telles que celles que nous
avons connues dans le passé,
éclatent, augmentant les souf­
frances des populations et ren­
forçant des régimes autoritaires.
Ce conflit n’est pas seulement
une guerre européenne, il aura
des répercussions dans le
monde entier. C’est le rôle de l’Or­
ganisation des Nations unies et
de ses agences spécialisées d’être
un outil de paix, d’influence et
d’information, comme inscrit
dans la Charte des Nations unies
SOYEZ PRÉSENT
SUR TOUS LES
FRONTS, UNIFIEZ
LE SECRÉTARIAT
ET TOUTES
LES AGENCES DANS
UN MÊME COMBAT
POUR LA PAIX
signée en 1945 et dans la Déclara­
tion universelle des droits de
l’homme de 1948.
L’ONU n’est pas seulement là
pour corriger les dommages de
la guerre, mais elle existe aussi
pour développer des solutions
politiques avec les Etats mem­
bres et défendre les peuples. L’Or­
ganisation des Nations unies est­
elle l’Organisation des Nations
unies politiquement neutrali­
sée ? Ne lui resterait­il que l’hu­
manitaire – évaluer les dégâts,
s’occuper des victimes, envoyer
du matériel, trouver des finance­
ments –, sans moyen d’agir sur
les causes ? Il semble bien que ce
soit ce qui se passe : le volet
humanitaire est déployé, sou­
vent avec efficacité, en Ukraine et
dans les pays alentour, mais
l’ONU ne l’utilise pas pour faire
avancer l’agenda politique…
A cet égard, il est intéressant de
noter que la plupart des agences
des Nations unies impliquées en
Ukraine évitent soigneusement
de prononcer le mot « guerre » et
de nommer l’agresseur, la Fédéra­
tion de Russie. Attitude dénoncée
par quelques médias, mais qui
persiste, malgré la mise au point
du secrétaire général. Dernier
exemple en date : le 17 mars, le
directeur général de l’OMS n’a pas
mentionné une seule fois les
mots « Fédération de Russie » lors
des remarques sur l’Ukraine fai­
tes devant le Conseil de sécurité.
Nommer ce qui se passe de la
façon la plus objective possible
est une des tâches primordiales
du secrétariat. Est­il en train de
capituler face à la Russie ?
Solution acceptable
Monsieur le secrétaire général, ré­
veillez­vous ! Il faut que les
Nations unies se mobilisent
autour d’une stratégie qui donne
la priorité à la politique, à l’infor­
mation et à la mobilisation de
l’ensemble des pays en faveur
d’une solution négociée accepta­
ble pour l’Ukraine. Tout le person­
nel, où qu’il se trouve, peut et doit
œuvrer pour une paix juste, tous
les moyens doivent être utilisés.
Soyez présent sur tous les fronts,
unifiez le secrétariat et toutes les
agences dans un même combat
pour la paix, communiquez ce
que vous savez de la situation, des
fausses nouvelles, des atrocités, et
faites des propositions qui pour­
raient amener à des négocia­
tions justes – par exemple avec
l’OSCE [Organisation pour la sécu­
rité et la coopération en Europe] et
d’autres organisations régiona­
les –, soutenez les efforts du CICR
[Comité international de la Croix­
Rouge] en défense des conven­
tions de Genève et du respect
du droit humanitaire, soutenez
les batailles juridiques actuelles à
la Cour internationale de justice.
Faites de la politique !
Eviter un désordre mondial qui
entraînera plus de souffrances est
une priorité. Ce conflit ouvre un
chapitre particulièrement dange­
reux des relations internationa­
les et signe peut­être la fin de l’Or­
ganisation des Nations unies.
Monsieur le secrétaire général,
utilisez les armes du courage, de
la volonté, de l’intelligence et de
l’éthique face à la plus grande
crise que le monde ait connue
depuis la fin de l’URSS… On ne
peut plus attendre ! 
Pascale Brudon est ancienne
fonctionnaire internationale
à l’Organisation mondiale de
la santé, qu’elle a notamment
représentée au Vietnam,
de 1999 à 2004
 0123
32 | idées JEUDI 31 MARS 2022

RÉGALIEN
les prérogatives de la couronne », relate Fran­
çois Saint­Bonnet, historien du droit.
Chacun de ces droits continue néanmoins
d’être contesté, tout comme l’autorité du roi.
Face à la faiblesse relative du monarque et
aux troubles qui agitent la France, le philoso­
phe et magistrat Jean Bodin (1530­1596) cher­
che à fonder l’unité du principe politique. Il
ne retient comme signe de la souveraineté
Jadis prérogatives de la puissance royale, comme faire la guerre, du prince que la puissance à donner et à cas­
préserver l’ordre et battre monnaie, ces domaines ser la loi. Pour certains, Bodin aurait présagé
de l’essor de l’absolutisme qui triomphe au
correspondent par extension, dans la Ve République, siècle suivant sous Louis XIV.
aux pouvoirs les plus importants de l’Etat
L’idée d’une monarchie républicaine
Sous son règne, « l’affaire de la régale » donne
HISTOIRE D’UNE NOTION en retracer l’origine. « Alors que le pouvoir
monarchique se met en place, l’ancien fran­
une illustration de sa capacité à imposer sa
volonté. Un droit ancien, mais controversé,
Un siècle plus tard, les révolutionnaires
français sont au fait de ces évolutions, et cer­
tains souhaitent s’en inspirer, notamment
lorsque l’Assemblée nationale travaille à
l’adoption de la Constitution, en 1791. « Entre
patriotes et monarchiens, une vive discussion
s’engage et se poursuit au cours du siècle sui­
vant : l’exécutif doit­il être un simple exécutant
dont la conduite est dictée par la loi ou jouit­il
au contraire d’un domaine réservé ? », rappelle
François Saint­Bonnet. Le terme « régalien »
est employé à cette époque de manière péjo­
rative, en synonyme de « tyrannique ». Au
XIXe siècle, les juristes continuent néanmoins
d’utiliser l’expression « droit régalien ». Sous
les IIIe et IVe Républiques, où le pouvoir parle­
mentaire domine, le terme se raréfie.
Il fait un retour dans la seconde moitié du

D
ans le tumulte de la campagne
électorale, et alors que la guerre a
éclaté en Ukraine, se recentrer sur
certains sujets permettrait aux
candidats à la présidentielle de démontrer
qu’ils ont la stature et le sérieux nécessaires
pour occuper la plus haute magistrature. Il
suffit pour eux de revenir au régalien, affir­
ment les commentateurs. Mais de quoi
s’agit­il ? On fait ici référence aux prérogati­
ves qui formaient hier le cœur de la puissance
royale : battre monnaie, faire la guerre, pré­
server l’ordre et rendre justice en dernier res­
sort. Dans un langage plus moderne, on dirait
qu’il s’agit des pouvoirs les plus importants
de l’Etat. La quadrature n’a pas vraiment
changé, sauf pour ce qui a trait à la monnaie,
on préfère désormais parler de la conduite de
la politique économique en général.
Le terme « régalien » a une longue histoire.
C’est au Moyen Age qu’il faut remonter pour
çais emprunte au latin le vocabulaire attaché
au roi. L’adjectif “regalis”, dérivé de “regis”
(“roi”), sert de base pour former deux synony­
mes, “royal” et “régale” », rappelle Olivier Ber­
trand, linguiste, spécialiste de l’histoire du
français. Le terme « regalia » apparaît égale­
ment pour désigner l’ensemble des objets cé­
rémoniaux propres au roi, le sceptre, le globe,
la couronne. « Entre le XIIe et le XIVe siècle, cer­
tains de ces regalia vont se dématérialiser. La
couronne vient ainsi à désigner aussi le pou­
voir détenu par le roi. Cependant, la puissance
de celui­ci est à cette époque encore limitée
par le fait qu’il ne dispose pas des forces néces­
saires pour soumettre militairement l’ensem­
ble des seigneurs locaux. Des légistes vont
donc chercher à fonder dans le droit l’autorité
du roi par la définition de pouvoirs considérés
vitaux pour la survie de l’Etat. Ces regalia, que
l’on appellera par la suite droits régaliens,
émergent à la faveur de débats incessants sur
permettait à la couronne de placer sous sa
protection un siège épiscopal vacant et de s’en
approprier les revenus. Dans les faits, le roi n’a
pas toujours usé de ce droit, mais, en 1673,
Louis XIV ordonne son application dans tout
le royaume, et s’ensuivent de vives tensions.
AU MOMENT Neuf ans plus tard, la régale est néanmoins ac­
DE L’ADOPTION DE ceptée par l’assemblée du clergé. Le pape
concède à son tour la victoire au monarque
LA CONSTITUTION,  en 1693. Signe des temps, c’est d’ailleurs à
cette époque qu’apparaît l’adjectif « régalien ».
EN 1791, LE TERME  En 1690, il fait son entrée dans le dictionnaire
d’Antoine Furetière qui le définit comme ce
« RÉGALIEN »  « qui ne se dit que des droits qui appartiennent
EST SYNONYME aux Rois et aux Princes comme Souverains. Les
droits de battre monnoye, de donner des gra­
DE « TYRANNIQUE » ces, de faire des loix, sont des droits regaliens ».
A la même époque, l’Angleterre évolue dans
un tout autre sens, une vive critique de l’abso­
lutisme prend forme et exerce une grande in­
fluence au siècle suivant en France.
XXe siècle, après l’avènement de la Ve Républi­
que. « Michel Debré, qui dirige les travaux me­
nant à rédaction de la Constitution, défendait
depuis longtemps le projet d’une monarchie ré­
publicaine, souligne Nicolas Roussellier, his­
torien spécialiste du pouvoir exécutif. Pour
autant, le mot “régalien” n’apparaît qu’une
seule fois dans ses écrits, mais il y a une idée
commune entre ces deux expressions, celle
d’un pouvoir fort et stable. » Le terme « réga­
lien » se diffuse à partir des années 1970,
et quitte les ouvrages spécialisés, souvent
consacrés à l’administration, pour entrer
dans le vocabulaire politique. « On a peut­être
d’autant plus tendance à parler aujourd’hui du
régalien que la technocratie et l’Europe jouent
un large rôle, ce qui affaiblit le président tout en
lui laissant ce domaine privilégié, associé au
pouvoir régalien, qui lui permet de s’affirmer
en tant qu’élu », ajoute Nicolas Roussellier. 
marc­olivier bherer

CHRONIQUE  | PAR JEAN­BAPTISTE FRESSOZ  LE NUCLÉAIRE FRANÇAIS, QUESTION CENTRALE

La guerre n’épargne LE LIVRE liste à Alternatives économiques,
intitulé Nucléaire. Stop ou encore ?
ses sources officielles et d’analy­
ses d’experts – souvent critiques

pas non plus le climat D ans le domaine de l’éner­

gie, la France est dans
une position unique au
monde : 70 % de l’électricité pro­
duite dans l’Hexagone provient
de 56 réacteurs nucléaires, ce qui
Fouillé et instructif, le livre retrace
les principaux enjeux que posent
la construction de réacteurs et le
maintien en France de la filière : la
place centrale d’EDF, la question
épineuse du coût, l’alternative
de l’atome. Il insiste sur la néces­
sité d’un débat nourri et démo­
cratique sur un sujet souvent
confisqué par les experts. « A par­
tir de l’examen des faits, ce livre
conclut qu’il est préférable de ne

L a mode est au rappel du souve­

nir des chocs pétroliers de 1973
et de 1979 : envolée du prix des
carburants, « chasse au gaspi », heure
d’été, limitation de la vitesse, hantise
miné par convois ferroviaires de
130 000 tonnes. La productivité des
mines est multipliée par dix. Une loi
de 1977 subventionne la conversion
au charbon des centrales thermiques. NUCLÉAIRE. 
en fait le pays le plus dépendant
de l’atome. Cette situation parti­
culière, issue du premier choc pé­
trolier et de la volonté de bâtir
une souveraineté énergétique
contestée des énergies renouvela­
bles, les risques d’accident, l’échec
industriel de l’EPR de Flamanville.

Un choix d’abord politique

du pic pétrolier. L’évocation s’arrête
souvent là, et l’on oublie la suite :
l’énorme « contre­choc » qui fit suite
au renchérissement des années 1970.
En cherchant à modifier les termes de
l’échange, l’OPEP lança, contre son
gré, un renouveau mondial de l’ex­
traction d’énergie fossile. Capitaux,
technologies et soutien politique ren­
dirent possible l’offshore profond en
mer du Nord ou dans le Golfe du
Mexique, la fracturation hydraulique,
ou encore l’exploitation des schistes
bitumineux d’Alberta (Canada). Enfin
et surtout, les chocs pétroliers relan­
cèrent l’extraction de charbon…
Jimmy Carter, président des Etats­
Unis de 1977 à 1981, incarne parfaite­
ment l’ambiguïté de cette décennie.
Certes, il fait installer devant les ca­
méras de télévision des panneaux so­
laires sur le toit de la Maison Blanche ;
certes, il prononce un discours reten­
tissant sur la « transition énergéti­
que » (18 avril 1977). Mais qu’on ne s’y
trompe pas, la « transition » est alors
une affaire de souveraineté natio­
nale, et l’expression, encore peu usi­
tée, servait simplement à donner un
aspect futuriste à un programme qui
ne l’était guère. Après la présentation
de son « plan énergétique national » –
qui prévoit un triplement de l’extrac­
tion houillère –, le New York Times
écrit le 30 avril 1977 : « Les Etats­Unis et
le monde sont au début d’une nouvelle
transition énergétique. »
Dans les années qui suivent, le char­
bon se modernise grâce aux capitaux
de l’industrie pétrolière. Par exemple,
Total investit dans des mines en Afri­
que du Sud. Aux Etats­Unis, Exxon et
d’autres compagnies assurent le dé­
veloppement d’immenses mines à
ciel ouvert. Au lieu d’aller chercher le
charbon sous le sol, on enlève le sol
qui le recouvre. Le charbon est ache­
AVEC LE CONFLIT EN  n’ont jamais produit que de minuscu­
UKRAINE, LA HAUSSE DES  la courbe des émissions globales de
COURS ACTUELS REND  leurs rebonds ultérieurs. 
SOLVABLES LES ÉNERGIES 
FOSSILES LES PLUS SALES  et chercheur au CNRS
pas s’engager dans la relance du
nucléaire. (…) A partir de l’examen
des mêmes faits, le lecteur pourra
tirer une conclusion contraire »,
reconnaît Antoine de Ravignan.
Résultat : le charbon américain croit STOP OU ENCORE ? française, se trouve désormais à Le livre arrive au moment où Em­ Une manière de rappeler qu’il
fortement jusqu’à son pic de 2008. d’Antoine un moment crucial. manuel Macron vient d’annoncer s’agit d’abord d’un débat politi­
En Chine, le second choc pétrolier de Ravignan Les installations construites un programme de construction que et non d’une tâche que la
correspond à l’arrivée de Deng Xiao­ Les Petits Matins, dans les années 1980 arrivent pro­ d’au moins six réacteurs de type science ou l’expertise pourraient
ping au pouvoir. Profitant de la hausse 336 p., 17 €. gressivement à l’âge vénérable de EPR, s’il était réélu. Cette vo­ accomplir seules.
des cours mondiaux, le PCC choisit 40 ans. Certaines pourront être lonté est d’ailleurs partagée par L’auteur rappelle également
d’exporter son pétrole et d’utiliser du prolongées de dix ans, peut­être plusieurs candidats à la prési­ que, quels que soient les choix po­
charbon. On assiste alors à un phéno­ de vingt. Mais une chose est sûre : dentielle, notamment Valérie litiques actés, la France ne pourra
mène rare de régression technologi­ dans vingt­cinq ans, la quasi­tota­ Pécresse (LR), les candidats d’ex­ se passer de deux évolutions ma­
que avec la prolifération de petites mi­ lité aura cessé de produire de trême droite Marine Le Pen (RN) jeures. D’abord un développe­
nes villageoises n’utilisant presque l’électricité. Faut­il engager ou non et Eric Zemmour (Reconquête !) ment considérable des énergies
aucune machine. Celles­ci produisent la construction de nouveaux réac­ ou le communiste Fabien Roussel. renouvelables, en particulier le
près de la moitié du charbon chinois teurs nucléaires pour 2050 ? Ou au L’auteur ne cache pas son parti solaire et l’éolien. Surtout, elle de­
au prix de milliers de morts. Le taux contraire laisser mourir de leur pris : il n’est pas favorable à la re­ vra adopter une politique plus sé­
d’accidents est deux à quatre fois su­ belle mort les installations actuel­ lance du nucléaire par la France rieuse de réduction de la consom­
périeur à celui des mines européen­ les et ne pas les renouveler ? et penche pour un scénario 100 % mation d’énergie pour atteindre
nes au XIXe siècle. Dans les années C’est autour de ces questions énergies renouvelables. Son ses objectifs climatiques. Avec ou
2010, chaque année, la Chine extrait centrales qu’est construit l’ouvra­ ouvrage permet de faire un tour sans nucléaire. 
davantage de charbon que la France ge d’Antoine de Ravignan, journa­ d’horizon, à partir de nombreu­ nabil wakim
durant toute son histoire.
L’attractif Venezuela
Suivant le dicton « un mal pour un
bien », chaque « choc » énergétique gé­
nère pléthore de discours sur l’écolo­
Le droit à l’eau | par serguei
gie, le changement climatique et la
« prise de conscience ». Pendant la
pandémie, on a voulu rêver d’un
« monde d’après » qui s’écrirait sans
CO2. Manque de chance, les émissions
ont connu, en 2021, une croissance re­
cord. Aujourd’hui, les chars de Poutine
sont perçus comme les fourriers de
l’écologie. Contrainte d’abandonner le
pétrole et le gaz russes, l’Europe passe­
rait enfin à l’acte, non seulement pour
le climat, mais pour l’Ukraine, la dé­
mocratie et la liberté. Pourtant, ni l’ac­
tualité ni l’histoire ne cautionnent cet
optimisme. La hausse des cours ac­
tuels rend solvables les fossiles les
plus sales. Dès les premiers jours du
conflit, le gouvernement américain a
envoyé des émissaires au Venezuela,
pays qui détient les premières réser­
ves de pétrole du monde, encore large­
ment inexploitées. Les épidémies, les
guerres, et dans une bien moindre
mesure les chocs pétroliers sont aussi
des catastrophes pour le climat : ils
les encoches à peine discernables sur
CO2, et ils ont créé les conditions de
Jean­Baptiste Fressoz est historien
0123
JEUDI 31 MARS 2022
GÉOPOLITIQUE | CHRONIQUE
par sylv i e kauf fmann
Europe centrale,
le souffle de la guerre
L ORBAN, AMI
es Polonais ont le tragi­
que de l’histoire inscrit
dans les gènes et, pour
eux, la guerre de la Russie
en Ukraine en est une consécra­
tion. Le 13 août 2008, alors que
l’armée russe intervenait en
Géorgie, le président polonais de
l’époque, Lech Kaczynski, s’était
rendu à Tbilissi, la capitale, ac­
compagné de son collègue ukrai­
nien, Viktor Iouchtchenko, et des
trois dirigeants baltes, pour sou­
tenir le président géorgien. Dans
un discours enflammé devant
des milliers de manifestants, il
avait lancé cette mise en garde :
« Aujourd’hui c’est la Géorgie, de­
main ce sera l’Ukraine, après­de­
main les pays baltes et peut­être,
plus tard, viendra le tour de mon
pays, la Pologne ! »
Lech Kaczynski est mort deux
ans plus tard dans une catastro­
phe aérienne à Smolensk, en Rus­
sie. Le 15 mars dernier, son frère
jumeau, Jaroslaw, aujourd’hui nu­
méro deux du gouvernement et
chef du parti nationaliste­conser­
vateur au pouvoir, Droit et justice
(PiS), a, à sa manière, voulu lui
donner raison, en accompagnant
trois premiers ministres, le Polo­
nais Mateusz Morawiecki, le
Tchèque Petr Fiala et le Slovène Ja­
nez Jansa à Kiev, où, en pleine
guerre, ils ont rencontré le prési­
dent Volodymyr Zelensky. C’était
un geste audacieux, venu d’Eu­
rope centrale et revendiqué
comme tel car où, mieux que
dans cette région, connaît­on les
desseins russes ? Varsovie en
avait juste informé la veille le pré­
sident du Conseil européen, Char­
les Michel, et la présidente de la
Commission, Ursula von der
Leyen. L’absence de deux diri­
geants, pourtant, était remar­
quée : celle du premier ministre
slovaque, Eduard Heger, qui re­
gretta plus tard s’être plié aux ob­
jections de ses services de sécu­
rité, et, surtout, celle du premier
ministre hongrois, Viktor Orban –
qui, lui, n’a rien regretté, n’ayant
pas été invité.
Nouvelle aura polonaise
L’Europe centrale n’aura pas
échappé aux nombreux boulever­
sements géopolitiques infligés
par la guerre en Ukraine. Fin jan­
vier, les premiers ministres hon­
grois et polonais s’affichaient en­
core ensemble aux côtés de Ma­
rine Le Pen dans un « sommet
souverainiste » à Madrid. Deux
mois plus tard, leur proximité po­
litique s’est fracassée sur l’offen­
sive russe, contre laquelle M. Or­
ban, ami de Vladimir Poutine, a re­
fusé de laisser les livraisons d’ar­
mes occidentales transiter par la
Hongrie, alors que la Pologne de­
venait, elle, une véritable plaque
tournante de l’assistance militaire
à l’Ukraine. Juste avant la guerre,
Viktor Orban avait pris soin d’aller
négocier au Kremlin la sécurité de
son approvisionnement en gaz.
Aujourd’hui, le président polo­
nais, Andrzej Duda, le critique
ouvertement à la télévision, et le
numéro deux de la diplomatie à
Varsovie, Marcin Przydacz, quali­
fie la politique russe de Budapest
d’« erronée » et « à courte vue ».
Depuis trois décennies, la Hon­
grie, la Pologne, la Slovaquie et la
République tchèque coopéraient
étroitement au sein du groupe de
Visegrad. « Je ne sais pas ce qu’il
reste de Visegrad », confiait, mardi
29 mars, le politologue polonais
C’EST À VARSOVIE  pas changé, pas plus que son re­
QUE JOE BIDEN A CHOISI  vie est preneur de l’aide finan­
DE PRONONCER  mais pas de sa coordination. La
L’UNIQUE DISCOURS DE  guerre en Ukraine a bouleversé la
SON VOYAGE EUROPÉEN
0123 | 33
PROCHE­ORIENT : 
LE BRASIER  contre pourtant historique organisée dans par les Emirats arabes unis, face à l’invasion
le Néguev, sur le sol israélien, le 28 mars. Elle de l’Ukraine par la Russie.
ISRAÉLO­
PALESTINIEN 
a rassemblé quatre responsables arabes avec
les chefs de la diplomatie de l’Etat hébreu et
des Etats­Unis et devait souligner les pro­
Ces divergences de vues ne peuvent sur­
prendre et l’objet de rencontres comme celle
du 28 mars est précisément de permettre de
COUVE TOUJOURS grès enregistrés par la nouvelle phase de la
normalisation régionale avec Israël engagée
par les accords Abraham, conclus en 2020.
les mettre sur la table. On ne peut en revan­
che que déplorer, dans ces circonstances, que
cette normalisation en cours puisse conti­
Il s’agit de l’un des rares legs que l’admi­ nuer d’ignorer le dossier palestinien, réduit à
nistration de Joe Biden a conservés de celle quelques formules devenues creuses.
 
de son prédécesseur, Donald Trump. Cette Il est difficile de rendre hommage à l’un
normalisation n’est certes que très par­ des pères d’Israël, David Ben Gourion, en se
DE POUTINE, A REFUSÉ  tielle, puisqu’elle reste limitée aux Emirats rendant dans le Néguev à Sde Boker, sa der­
arabes unis, au Maroc et à Bahreïn, mais la nière retraite, en faisant en sorte d’oblitérer
DE LAISSER LES  rencontre du Néguev en constitue un nou­ une partie fondamentale de son héritage.
LIVRAISONS D’ARMES 
OCCIDENTALES 
TRANSITER 
T rois attaques terroristes endeuillent
à nouveau Israël. En quelques jours
seulement, deux Arabes israéliens se
revendiquant de la nébuleuse djihadiste
Etat islamique, puis un Palestinien de Cisjor­
veau jalon.
La menace périphérique constituée par
les ambitions de l’Iran n’a pas été pour rien
dans ce rapprochement. Elle a été une nou­
velle fois à l’ordre du jour, les participants
« Lorsque nous avons été confrontés au
choix entre la terre entière d’Israël sans Etat
juif ou un Etat juif sans la terre entière d’Is­
raël, nous avons choisi un Etat juif sans la
terre entière d’Israël », avait­il déclaré
danie, ont tué onze personnes, dont une arabes souhaitant que les Etats­Unis res­ en 1949 dans une formule qui a conservé,
PAR LA HONGRIE majorité de civils. Ces attaques, qui ne peu­ tent engagés dans la région en dépit de vel­ hélas, toute son actualité.
vent qu’être condamnées, constituent, à la léités d’éloignement auxquelles les nom­ Les Israéliens ne sont pas les uniques res­
veille du mois du ramadan et de la Pâque breux échecs qu’ils y ont essuyés n’ont pas ponsables. Outre une direction palesti­
Marcin Zaborowski, au moment juive, souvent sources de tensions, un in­ peu contribué. nienne impotente, la génération actuelle
où était annoncée l’annulation quiétant rappel, un an après la crise du prin­ Israël a d’autres priorités à faire valoir à des dirigeants du Golfe, l’Emirati Moham­
d’une réunion des ministres de la temps 2021. Cette dernière avait vu des Washington, puisqu’il désapprouve préven­ med Ben Zayed et le Saoudien Mohammed
défense des quatre pays à Buda­ émeutiers juifs et arabes israéliens s’affron­ tivement sa volonté de ressusciter l’accord Ben Salman, est en effet la première à ne pas
pest : la Tchèque, puis le Polonais, ter dans plusieurs villes pour la première international sur le nucléaire iranien, dé­ proposer de plan de paix régional qui
puis le Slovaque ont refusé de s’as­ fois depuis des décennies, après des ten­ chiré par l’ex­président républicain en 2018. prenne en compte le droit des Palestiniens à
seoir avec leur collègue hongrois – sions à Jérusalem. Onze jours de combats Antony Blinken, le secrétaire d’Etat améri­ l’autodétermination. Des décennies de né­
à cause de l’Ukraine. Du jamais­vu. entre l’armée israélienne et le Hamas pales­ cain, a lui aussi ses préoccupations, en l’oc­ gation d’Israël ne peuvent pourtant être sol­
« Orban s’en fiche, il va être tinien de Gaza s’étaient ensuivis. currence, la relative indifférence de certains dées au prix d’une autre négation, surtout
réélu », analyse Zaborowski, tout Ces accès de violence relativisent la ren­ pays présents dans le Néguev, à commencer lorsque couve un brasier mal éteint. 
en reconnaissant que, par sa com­
plaisance à l’égard de Moscou, « la
Hongrie s’est mise au ban [de l’Eu­
rope], elle est devenue complète­
ment insulaire et ça laissera des
traces ». D’autant plus que, paral­
lèlement à l’« insularisation » de la
Hongrie, la Pologne, elle, s’est re­
marquablement renforcée à la fa­
veur de cette guerre. Pour trois
raisons : parce qu’elle a vu clair
sur les visées expansionnistes de
Poutine ; parce que son accueil
exemplaire de plus de deux mil­
lions de réfugiés en un mois, en
grande partie grâce à la société ci­
vile, qui, en relevant un défi bien
supérieur à celui de l’Allemagne
en 2015, a réhabilité son image ; et
enfin parce que sa position de
« hub » pour l’aide militaire à
l’Ukraine, sur le flanc oriental de
l’Union européenne (UE) et de
l’OTAN, en a fait un allié crucial
pour les Etats­Unis. COURS DU SOIR GÉOPOLITIQUE
Le président Joe Biden a acté ce
rôle central en passant deux jours
en Pologne, la semaine dernière,
LES ÉTATS-UNIS
après les sommets de Bruxelles.
C’est à Varsovie qu’il a choisi de
prononcer l’unique discours de ce
voyage européen, un discours fort,
AU XXIE SIÈCLE
tout entier axé sur le conflit avec la
Russie. La consécration d’une rela­
tion privilégiée avec les Etats­Unis,
pour des dirigeants polonais qui
avaient courtisé Donald Trump
dont ils étaient plus proches poli­
tiquement, change la donne pour
l’influence potentielle de la Polo­
gne dans la région, et en Europe.
Que fera la Pologne de cette nou­
velle aura ? « Pour la première fois
depuis longtemps, la Pologne tente
d’avoir un rôle moteur en Europe,
observait récemment Stanley Bill,
de l’université de Cambridge, au
© Marc Chaumeil
cours d’une conférence de l’Aspen
UK. Sa capacité à remplir ce rôle
reste limitée, mais maintenant elle
va être davantage écoutée. » Beau­
coup dépendra de l’évolution de
l’équilibre politique interne. Piotr
À partir du 7 avril, participez à 6 séances de
Buras, du think tank European 2 heures. De l’hyper-puissance au repli, des
Council on Foreign Relations, re­ années Obama au séisme Trump, retour sur
lève que Joe Biden, pendant sa vi­
site, « a semblé miser sur le prési­ 20 ans d’histoire(s) des États-Unis.
dent Duda », figure plus modérée
du conservatisme polonais, et
s’est abstenu de rencontrer Jaros­
Alain Frachon est éditorialiste au Monde,
law Kaczynski, l’idéologue du PiS, spécialiste des relations internationales
qui n’a d’ailleurs pas assisté à son et ancien directeur du Monde. Ancien
discours. « Reste à voir si Duda sera
capable de jouer un rôle plus indé­ correspondant à Washington, il est l’auteur de
pendant », observe M. Buras. La Chine contre l’Amérique : le duel du siècle
Reste à voir aussi si le gouverne­
ment polonais va tenter d’utiliser et de L’Amérique des néo-conservateurs :
cette nouvelle virginité pour faire l’illusion messianique.
oublier son conflit avec l’UE sur
l’Etat de droit. A Paris, on rend
hommage à la formidable solida­ ateliers.lemonde.fr
rité de la Pologne avec l’Ukraine,
mais on constate que le PiS n’a
gard sur Bruxelles : ainsi, Varso­
cière de l’UE pour les réfugiés,
Pologne, mais peut­être pas jus­
qu’au sommet. 