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Titre original: Who Rules the World?

Metropolitan / Henry Holt & Co, New York


© L. Valéria Galvão-Wasserman-Chomsky, 2016
© L. Valéria Galvão-Wasserman-Chomsky, 2017 pour la postface

© Lux Éditeur, 2018 www.luxediteur.com

Conception graphique de la couverture: David Drummond

Dépôt légal: 4e trimestre 2018


Bibliothèque et Archives Canada
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
ISBN (papier): 978-2-89596-281-6
ISBN (epub): 978-2-89596-741-5
ISBN (pdf): 978-2-89596-931-0

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada pour nos activités d’édition.
Liste des sigles et acronymes

ALENA Accord de libre-échange nord-américain


APSA American Political Science Association (association américaine
de science politique)
CIA Central Intelligence Agency (agence centrale du renseignement)
CIJ Cour internationale de justice
FBI Federal Bureau of Investigation (bureau fédéral d’enquête)
FMI Fonds monétaire international
HRW Human Rights Watch
MIT Massachusetts Institute of Technology
NSA National Security Agency (agence de sécurité nationale)
NSC National Security Council (conseil de sécurité nationale)
OLP Organisation de libération de la Palestine
ONU Organisation des Nations Unies
OTAN Organisation du traité de l’Atlantique-Nord
PIB Produit intérieur brut
STRATCOM United States Strategic Command (commandement stratégique
des États-Unis)
TNP Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires
UNITA Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola
UNRWA United Nations Relief and Works Agency for Palestine
Refugees in the Near East (office de secours et de travaux des
Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-
Orient)
Introduction

I L N’EXISTE PAS DE RÉPONSE SIMPLE


et définitive à la question que soulève le titre de ce
livre. Le monde est beaucoup trop complexe et varié pour cela. Il est
néanmoins aisé de constater qu’une poignée d’acteurs exercent une influence
prépondérante sur les affaires du monde, souvent aux dépens des autres.
Au rang des nations, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-
Unis ont été et demeurent de loin les premiers. Ils président encore largement au
débat international, que celui-ci porte sur le conflit israélo-palestinien, l’Iran,
l’Amérique latine, la «guerre contre le terrorisme», l’organisation de l’économie
mondiale, les droits et la justice et j’en passe, jusqu’à la question fondamentale
de la survie de la civilisation (menacée par la guerre nucléaire et la destruction
de l’environnement). Mais si la puissance des États-Unis atteignait en 1945 un
sommet sans précédent dans l’histoire, elle n’a fait que diminuer depuis lors.
Compte tenu de cet inexorable déclin, Washington partage dans une certaine
mesure cette puissance avec le «gouvernement mondial de facto» des «maîtres
de l’univers», pour reprendre les mots de la presse d’affaires renvoyant aux
principales puissances capitalistes (les pays du G7) et aux institutions que
dirigent celles-ci dans le «nouvel âge impérial», à savoir le Fonds monétaire
international (FMI) et les organisations du commerce mondial[1].
Les «maîtres de l’univers» sont bien sûr très loin de représenter les
populations des puissances dominantes. Même dans les démocraties les plus
avancées, l’influence de la population sur les décisions politiques s’avère
minime. Aux États-Unis, d’éminents chercheurs ont établi de façon probante que
«l’influence incontestable qu’exercent les élites économiques et des
organisations agissant au nom d’intérêts commerciaux sur la politique
gouvernementale est considérable en regard de celle exercée par le citoyen
ordinaire et des groupes d’intérêts issus de la base». Les résultats de leur étude,
concluent les auteurs, «abondent fortement dans le sens des théories de la
domination économique de l’élite et du pluralisme partial, mais non en faveur de
la démocratie électorale majoritaire ou du pluralisme majoritaire». D’autres
études ont démontré que la vaste majorité de la population, au plus bas de
l’échelle, se voit dans les faits exclue du système politique, ses représentants
officiels ne tenant pas compte de ses opinions alors qu’une mince couche de la
population jouit d’une influence démesurée; à plus long terme, les contributions
aux campagnes électorales constitueraient par ailleurs un indicateur d’une
précision remarquable quant aux décisions politiques à venir[2].
Il en résulte une prétendue apathie: voter n’en vaudrait plus la peine. La
corrélation avec la classe sociale est ici frappante. Walter Dean Burnham, l’un
des principaux chercheurs en politique électorale, en a évoqué les raisons
probables voilà déjà trente-cinq ans. D’après lui, l’abstention serait due à une
«singularité fondamentale du système politique américain: l’absence totale d’un
parti de masse socialiste ou travailliste représentant un adversaire organisé sur la
scène électorale», ce qui, ajoute-t-il, explique pour une large part le
«déséquilibre de classe dans le taux d’abstention» ainsi que le peu d’estime
accordé à des choix politiques favorables à l’ensemble de la population, mais
contraires aux intérêts de l’élite. Ce constat reste d’actualité. Dans une analyse
approfondie de l’élection de 2014, Burnham et Thomas Ferguson soulignent que
les taux de participation «rappellent les premières heures du XIXe siècle», époque
à laquelle seuls les hommes libres et possédants jouissaient du droit de vote.
«Les résultats des sondages comme le bon sens, font-ils remarquer, attestent
qu’un très grand nombre d’Américains se méfient désormais des deux
principaux partis politiques et sont de plus en plus inquiets. Une vaste majorité
d’entre eux sont convaincus que les politiques obéissent à une poignée d’intérêts
dominants. Ils souhaitent que l’on agisse afin d’enrayer le déclin économique à
long terme et l’inégalité économique galopante, mais aucun des deux principaux
partis, obnubilés par l’argent, ne se montre à la hauteur de la situation. Cette
désillusion risque uniquement de précipiter la désintégration du système
politique entamée avec les élections législatives de 2014[3].»
En Europe, le déclin démocratique s’avère tout aussi alarmant, la prise de
décision au chapitre de nombreuses questions cruciales incombant désormais
aux bureaucrates de Bruxelles et aux instances financières qu’ils tendent
largement à représenter. En juillet 2015, leur mépris de la démocratie s’est
manifesté dans leur violente réaction à la seule idée que le peuple grec puisse se
prononcer sur le futur sort de sa société, ruinée par les brutales politiques
d’austérité de la troïka: la Commission européenne, la Banque centrale
européenne (BCE) et le FMI (en particulier sa frange politique, ses économistes
s’étant montrés critiques à l’égard des politiques destructrices). Ces politiques
d’austérité avaient été imposées dans l’objectif déclaré de réduire la dette de la
Grèce. En réalité, elles ont eu pour effet de la creuser relativement au produit
intérieur brut (PIB) pendant que le tissu social grec était réduit en lambeaux, et
que le pays servait d’alibi pour renflouer les banques françaises et allemandes
ayant accordé des prêts à risque.
Voilà qui n’est guère surprenant. La guerre des classes est généralement
unilatérale, et son histoire longue et amère. Dès la naissance de l’État capitaliste
moderne, Adam Smith a condamné les «maîtres de l’univers» d’alors, les
«marchands et manufacturiers» d’Angleterre, ceux-ci s’avérant «de loin les
principaux architectes» en matière de politique et veillant à ce que leurs intérêts
«soient ceux dont on s’occupait le plus particulièrement», et ce, sans égard pour
les «conséquences» d’un tel choix sur autrui (en premier lieu les victimes de leur
«injustice sauvage» à l’étranger, mais aussi la majorité de la population
britannique). L’ère néolibérale a ajouté sa propre touche à ce tableau familier, en
l’occurrence des maîtres issus des hautes sphères d’économies de plus en plus
monopolistiques, des institutions financières gargantuesques et souvent
prédatrices, des entreprises multinationales protégées par le pouvoir d’État et de
personnalités politiques agissant largement dans leurs intérêts.
Au même moment, chaque jour ou presque apporte son lot d’inquiétantes
découvertes scientifiques concernant la progression de la destruction
environnementale. Il est peu rassurant de lire qu’«aux latitudes moyennes de
l’hémisphère Nord, les températures augmentent à un rythme qui revient à se
déplacer vers le sud à raison de 10 mètres par jour», un rythme «100 fois plus
rapide que tous les changements climatiques observés par le passé», et peut-être
1 000 fois plus rapide, selon d’autres études techniques[4].
Tout aussi funeste est la menace grandissante d’une guerre nucléaire. L’ancien
secrétaire à la défense William Perry, bien renseigné et nullement une Cassandre,
estime «la probabilité d’une catastrophe nucléaire plus importante aujourd’hui»
que durant la guerre froide, où le fait d’avoir échappé à un inqualifiable désastre
relève pourtant du quasi-miracle. Pendant ce temps, les grandes puissances
s’obstinent à poursuivre leurs programmes d’«insécurité nationale», selon la
juste formulation de Melvin Goodman, analyste de longue date pour l’Agence
centrale du renseignement (CIA). Perry fait aussi partie des spécialistes qui ont
demandé que le président Obama «renonce au nouveau missile de croisière», une
arme nucléaire aux capacités de ciblage perfectionnées et de puissance réduite
censée favoriser la «guerre nucléaire limitée», laquelle n’en risquerait pas moins,
par de classiques dynamiques de surenchère, de s’intensifier et de mener au
désastre. Pire encore, le nouveau missile est doté de systèmes nucléaire et non
nucléaire, ainsi «un ennemi subissant une attaque est en droit de s’attendre au
pire et peut réagir de façon excessive, déclenchant un conflit nucléaire». Mais
rien ne laisse présager que cette mise en garde sera entendue, le programme de
plusieurs milliards de dollars du Pentagone visant à améliorer son arsenal
nucléaire allant bon train, pendant que des pays moins armés se préparent eux
aussi pour l’Apocalypse[5].
Les remarques précédentes me paraissent tracer une première ébauche des
principales forces en présence. Les chapitres suivants tentent de déterminer qui
mène le monde, par quels moyens et à quelles fins – et comment le «bas
peuple», pour emprunter à Thorstein Veblen une expression consacrée, peut
espérer triompher du pouvoir des affaires et du nationalisme pour devenir, selon
ses propres mots, «vivant et apte à vivre».
Le temps nous est compté.
Chapitre 1

La responsabilité des intellectuels, nouvelle formule

A VANT DE NOUS PENCHERsur la question de la responsabilité des intellectuels, il est


bon de préciser ce que nous entendons par cette expression.
Le concept d’«intellectuel» dans son acception moderne a gagné en notoriété
avec la publication, en 1898, du «Manifeste des intellectuels» par les
dreyfusards. Inspirés par la lettre ouverte de protestation d’Émile Zola au
président de la République, les dreyfusards y dénonçaient à la fois les
accusations de trahison fabriquées de toutes pièces contre l’officier d’artillerie
Alfred Dreyfus et leur dissimulation ultérieure par l’armée. La position des
dreyfusards présente les intellectuels comme des défenseurs de la justice,
s’opposant au pouvoir avec courage et intégrité. Mais cette vision n’était guère
répandue à l’époque. Minoritaires dans les classes instruites, les dreyfusards
furent vertement dénoncés par le courant dominant de la vie intellectuelle
d’alors, notamment par des personnalités de premier plan parmi les «immortels
de la très antidreyfusarde Académie française», selon le sociologue Steven
Lukes. L’homme politique et romancier Maurice Barrès, leur chef de file,
considérait les dreyfusards comme des «anarchistes de l’estrade». Pour
Ferdinand Brunetière, autre immortel, le mot même d’«intellectuel» évoquait
«l’un des travers les plus ridicules de notre époque, je veux dire la prétention
d’élever les écrivains, les savants, les professeurs, les philologues, au rang de
surhommes» osant «qualifier nos généraux d’idiots, nos institutions sociales
d’absurdes et nos traditions de malsaines[1]».
Qui sont donc les intellectuels? La minorité inspirée par Zola (condamné à la
prison pour diffamation et forcé de s’exiler) ou les immortels de l’Académie? La
question résonne à travers les âges, sous diverses formes.
Deux catégories d’intellectuels
La Première Guerre mondiale en a fourni une première réponse, lorsque
d’éminents intellectuels de tous les camps se sont rangés avec enthousiasme
derrière leurs États respectifs. Dans leur «Manifeste des 93», également intitulé
«Appel des intellectuels allemands aux nations civilisées», des personnalités de
l’un des bastions de la modernité en appelaient à l’Occident en ces termes:
«Croyez-nous! Croyez que dans cette lutte nous irons jusqu’au bout en peuple
civilisé, en peuple auquel l’héritage d’un Goethe, d’un Beethoven et d’un Kant
est aussi sacré que son sol et son foyer. Nous vous en répondons sur notre nom et
sur notre honneur[2].» Leurs homologues dans les tranchées intellectuelles de
l’autre camp les égalaient en ferveur, mais poussaient plus loin
l’autovalorisation, proclamant dans les pages du New Republic qu’«un travail
efficace et déterminant pour la guerre a été l’œuvre […] d’une classe que l’on
peut qualifier de façon large, quoique vague comme les “intellectuels”». Ces
progressistes étaient convaincus de veiller à ce que les États-Unis entrent en
guerre «sous l’influence d’un jugement moral résultant des plus hautes
délibérations entre les membres les plus sérieux de la communauté». Ils étaient
en réalité victimes des manigances du ministère de l’Information britannique et
de ses visées secrètes pour «influencer l’opinion de la majeure partie du monde»,
plus particulièrement celle des intellectuels progressistes américains enclins à
insuffler à un pays pacifiste la fièvre guerrière[3].
John Dewey s’avoua impressionné par les importantes «leçons
psychologiques et pédagogiques» de la guerre. Celles-ci illustraient que les êtres
humains – plus précisément «les hommes intelligents de la communauté» –
peuvent «s’emparer des affaires humaines et gérer celles-ci […] à dessein et
avec intelligence» afin de parvenir aux fins recherchées[4]. (Il n’a fallu à Dewey
que quelques années pour passer d’intellectuel responsable au moment de la
Première Guerre mondiale à «anarchiste de l’estrade», dénonçant la «presse aux
ordres» et se demandant «à quel point la véritable liberté intellectuelle et la
responsabilité sociale sont possibles à grande échelle sous le régime économique
en vigueur[5]».)
Tout le monde ne s’est pas montré aussi obéissant, bien sûr. D’importantes
figures telles que Bertrand Russell, Eugene Victor Debs, Rosa Luxembourg et
Karl Liebknecht ont été, comme Zola, envoyées en prison. Debs a fait l’objet
d’une sévérité particulière, écopant d’une peine de dix ans de prison pour avoir
osé remettre en question la «guerre pour la démocratie et les droits de l’homme»
du président Wilson. Ce dernier lui a refusé l’amnistie à l’issue du conflit, avant
que son successeur Harding ne lui accorde la grâce. Certains dissidents, comme
Thorstein Veblen, ont subi des réprimandes, mais on s’est montré moins sévère à
leur égard; Veblen a été renvoyé de son poste au Secrétariat américain aux
produits alimentaires et pharmaceutiques (FDA) pour avoir rédigé un rapport
indiquant que la pénurie de main-d’œuvre agricole pourrait être résolue si le
président Wilson mettait un terme à sa violente persécution des syndicats, plus
précisément les Industrial Workers of the World (IWW). Randolph Bourne a été
écarté des journaux progressistes pour avoir critiqué la «ligue des nations
bienveillamment impérialistes» et leurs folles entreprises[6].
Cette pratique d’éloge et de châtiment compte de nombreux précédents dans
l’histoire: ceux qui se rangent derrière l’État reçoivent généralement les
honneurs de l’ensemble de la communauté intellectuelle, et ceux qui s’y refusent
sont punis.
Plus près de nous, d’éminents chercheurs ont établi une distinction plus claire
entre les deux catégories d’intellectuels. On appelle les ridicules excentriques
des «intellectuels guidés par les valeurs», lesquels constituent «pour les
gouvernements démocratiques un risque d’une portée égale à celui qu’ont posé
par le passé les cliques d’aristocrates, les mouvements fascistes et les partis
communistes». Entre autres méfaits, ces dangereuses créatures «aiment à
contester l’autorité et à lui faire entorse», et même à s’opposer aux institutions
responsables de «l’endoctrinement de la jeunesse». Certains, comme Bourne, se
permettant même de douter de la noblesse des objectifs de la guerre. Cette sévère
critique des mécréants défiant l’autorité et l’ordre établi a été prononcée par les
chercheurs de la libérale et internationaliste Commission trilatérale (dans
laquelle l’administration Carter trouva nombre de ses membres) dans leur étude
de 1975 intitulée The Crisis of Democracy. Comme les progressistes du New
Republic lors de la Première Guerre mondiale, leur définition du concept
d’«intellectuel» s’étend au-delà de celle donnée par Brunetière, pour inclure les
«intellectuels-technocrates et axés sur les politiques», soit des penseurs sérieux
et responsables œuvrant à la tâche constructive consistant à façonner les
politiques des institutions établies, et s’assurant que l’endoctrinement de la
jeunesse suit son cours[7].
Les chercheurs de la Trilatérale s’alarmaient en particulier de l’«excès de
démocratie» au cours de la période mouvementée des années 1960. Des couches
de la population d’ordinaire passives et obéissantes ont alors investi la scène
politique pour exprimer leurs revendications: les minorités, les femmes, les
jeunes, les personnes âgées, les travailleurs… en un mot, la population,
quelquefois baptisée les «intérêts particuliers». Il faut les différencier de ceux
qu’Adam Smith surnommait les «maîtres de l’espèce humaine», «principaux
architectes» des politiques gouvernementales agissant selon leur «vile maxime»:
Tout pour nous et rien pour les autres[8]. Le rôle des maîtres sur la scène
politique n’est ni déploré ni remis en question dans le rapport de la Trilatérale,
sans doute parce que les maîtres incarnent l’«intérêt national», comme ceux qui
se félicitaient de conduire le pays à la guerre «après que les plus hautes
délibérations entre les membres les plus sérieux de la communauté» avaient
abouti à un «jugement moral».
Afin d’alléger la pression exercée sur l’État par les intérêts particuliers, les
trilatéraux appelaient à une «modération démocratique» et à ce que les citoyens
les moins méritants retrouvent leur passivité, voire à un retour à l’époque bénie
où «Truman avait été en mesure de diriger le pays avec le concours d’une
poignée d’avocats et de banquiers de Wall Street», et où la démocratie s’était
donc révélée florissante.
Les trilatéraux auraient beau prétendre qu’ils ne faisaient que respecter le but
initial de la Constitution, «un document par essence aristocratique destiné à
infléchir les tendances démocratiques de l’époque» en plaçant le pouvoir entre
les mains d’un «meilleur genre» de personnes et en défendant «aux pauvres, aux
gens d’ascendance modeste et à ceux du commun d’exercer le pouvoir
politique», selon l’historien Gordon Wood[9]. Il faut néanmoins reconnaître, à la
décharge de James Madison, que ce dernier était d’une mentalité précapitaliste.
En affirmant que le pouvoir devrait être confié à «la richesse de la nation», au
«groupe des hommes les plus aptes», il imaginait ces hommes sur le modèle de
l’«homme d’État éclairé» et du «philosophe bienveillant» d’une Rome idéale.
Ceux-ci se révéleraient «purs et nobles», «des hommes intelligents, patriotes,
possédants et d’esprit libre», «dont la sagesse saurait bien comprendre le
véritable intérêt de leur pays, et dont le patriotisme et l’amour de la justice
seraient le moins à même d’être sacrifiés au profit de considérations particulières
ou partisanes». Ainsi pourvus, ces hommes «éclaireraient et développeraient
l’opinion de la population», veillant à son intérêt contre les «frasques» des
majorités démocratiques[10]. Dans une veine similaire, les intellectuels
progressistes wilsoniens auraient trouvé rassurantes les découvertes des sciences
du comportement, expliquées en 1939 par le psychologue et théoricien de
l’éducation Edward Thorndike[11]: «La forte corrélation entre l’intelligence et le
sens moral, dont la bienveillance à l’égard d’autrui, constitue une grande chance
pour l’humanité. […] Ainsi les plus compétents sont d’ordinaire nos
bienfaiteurs, et il s’avère souvent plus sûr de leur confier nos intérêts plutôt qu’à
nous-même.»
Une doctrine rassurante, peut-être, même si d’aucuns pouvaient penser
qu’Adam Smith avait vu plus juste.

L’inversion des valeurs


La distinction entre les deux catégories d’intellectuels fournit le cadre pour
établir la «responsabilité des intellectuels». La formule est ambiguë: entend-on
par là leur responsabilité morale en tant qu’êtres humains dont le privilège et le
statut leur permettent de faire avancer les causes de la liberté, de la justice, de la
clémence, de la paix et d’autres préoccupations sentimentales du genre? Ou ce
que l’on attend d’eux en tant qu’«intellectuels-technocrates et axés sur les
politiques», servant l’autorité et les institutions établies au lieu de les contester?
Le pouvoir disposant généralement du dernier mot, ce sont les membres de la
seconde catégorie que l’on considère comme les «intellectuels responsables»,
alors que les premiers sont rejetés et discrédités, du moins dans leur propre pays.
La même distinction s’applique chez les ennemis, mais les valeurs sont alors
inversées. À l’époque de l’Union soviétique, les Américains voyaient les
intellectuels guidés par les valeurs comme d’honorables dissidents, réservant
leur mépris aux apparatchiks et aux commissaires, les intellectuels-technocrates
et axés sur les politiques. De la même façon, nous honorons les courageux
dissidents iraniens et condamnons les défenseurs du pouvoir clérical. Il en va de
même ailleurs, en règle générale.
Ainsi, le terme honorable de «dissident» fait l’objet d’un usage sélectif. Ses
connotations positives, bien sûr, ne sauraient s’appliquer aux intellectuels guidés
par les valeurs au sein même du pays ou aux opposants des régimes tyranniques
que soutiennent les États-Unis autour du monde. Prenons le cas intéressant de
Nelson Mandela: il a dû attendre 2008 pour voir son nom supprimé de la liste
officielle des terroristes du département d’État et pouvoir se rendre aux États-
Unis sans autorisation spéciale. Vingt ans plus tôt, il était à la tête de l’un des
«plus célèbres groupes terroristes» du monde, si l’on en croit un rapport du
Pentagone[12]. Le président Reagan n’avait donc d’autre choix que de soutenir le
régime de l’apartheid, intensifiant les échanges commerciaux avec l’Afrique du
Sud en violation des sanctions du Congrès et appuyant les déprédations de
l’Afrique du Sud chez ses voisins, lesquelles ont causé, selon une étude de
l’Organisation des Nations Unies (ONU), la mort de 1,5 million de personnes[13].
Voilà qui ne constitue qu’un épisode de la guerre que Reagan avait déclaré au
terrorisme, ce «fléau de l’ère moderne» ou, selon les mots du secrétaire d’État
George Shultz, ce «retour de la barbarie à l’ère moderne[14]». On peut y ajouter
des centaines de milliers de cadavres en Amérique centrale et des dizaines de
milliers d’autres au Moyen-Orient, entre autres. Rien d’étonnant à ce que le
Grand Communicateur soit adulé par les chercheurs de la Hoover Institution, qui
voient en lui un géant dont «l’esprit semble planer sur le pays, et veiller sur nous
tel un gentil fantôme[15]».
Le cas de l’Amérique latine est révélateur. Les partisans de la liberté et de la
justice dans cette région du monde ne sont pas admis au panthéon des
honorables dissidents. À titre d’exemple, une semaine après la chute du mur de
Berlin, six intellectuels de renom du Salvador, des prêtres jésuites, ont été
sauvagement assassinés sur ordre direct du haut commandement de l’armée. Les
meurtriers appartenaient à un bataillon d’élite armé et entraîné par Washington
ayant déjà à son actif une longue série d’actes macabres et semant sang et terreur
sur son passage.
Les prêtres assassinés, à l’instar d’autres dissidents au sud de l’équateur, n’ont
droit à aucune commémoration en grande pompe. On réserve cet honneur aux
défenseurs de la liberté dans les territoires ennemis d’Europe de l’Est et en
Union soviétique. S’il ne fait nul doute que ces penseurs ont connu la souffrance,
elle était sans commune mesure avec celle de leurs homologues d’Amérique
latine. Cette assertion ne saurait faire l’objet d’un débat; comme l’écrit John
Coatsworth, de 1960 à «l’effondrement de l’Union soviétique en 1990, le
nombre de prisonniers politiques, de victimes de tortures et d’exécutions de
dissidents politiques non violents en Amérique latine a largement dépassé celui
de l’Union soviétique et de ses satellites d’Europe de l’Est». On compte parmi
les victimes de nombreux martyrs religieux; des massacres ont en outre été
commis, invariablement soutenus par Washington quand elle n’en était pas
l’initiatrice[16].
Pourquoi, alors, cette distinction? On pourrait faire valoir que les événements
d’Europe de l’Est s’avèrent bien plus importants que le sort des pays du Sud
sous le joug des États-Unis. Il serait intéressant de voir cet argument clairement
expliqué, ainsi que la raison pour laquelle les principes moraux les plus
élémentaires semblent être ignorés lorsqu’il est question de politique étrangère
américaine, notamment le fait de veiller à concentrer ses efforts là où ils sont le
plus susceptibles de faire le bien, soit généralement là où la responsabilité des
États-Unis est engagée. Ces derniers n’ont aucun mal à en exiger autant de la
part de leurs ennemis.
Peu d’entre nous se soucient, ou devraient se soucier, de ce qu’Andrei
Sakharov ou Shirin Ebadi disent des crimes des États-Unis ou d’Israël; nous les
admirons pour leurs paroles et leurs actes concernant ceux de leurs propres pays,
une conclusion d’autant plus valable pour les citoyens de sociétés libres et
démocratiques, car ceux-ci disposent d’une variété de moyens d’agir
concrètement. Il est notable qu’au sein de l’élite, la pratique se situe pour
l’essentiel à l’opposé de ce que prescrivent les valeurs morales les plus
élémentaires.
Les guerres qu’ont menées les États-Unis en Amérique latine entre 1960 et
1990, outre leurs horreurs, possèdent une portée historique durable. Visant dans
une large mesure l’Église catholique, elles ont été initiées afin d’écraser une
terrible hérésie proférée en 1962 par le concile Vatican II. À cette époque, selon
l’éminent théologien Hans Küng, le pape Jean XXIII a «marqué le début d’une
nouvelle ère de l’histoire de l’Église catholique» en rétablissant l’enseignement
des Évangiles, supprimé au IVe siècle par l’empereur Constantin au moment où il
instaurait le christianisme comme religion officielle de l’Empire romain, une
«révolution», transformant ce faisant «l’Église persécutée» en une «Église
persécutrice». L’hérésie de Vatican II a été adoptée par les évêques d’Amérique
latine, qui ont vu en celle-ci une «option préférentielle» pour les pauvres[17]. Les
prêtres, les religieuses et les laïcs leur ont ensuite porté le message de paix
radical des Évangiles, et les ont aidés à s’organiser en vue d’améliorer leur sort
peu enviable sous la botte des États-Unis.
En cette même année 1962, le président John F. Kennedy a pris plusieurs
décisions lourdes de conséquences. La première a été de modifier la nature de la
mission des militaires d’Amérique latine, laquelle, de la «défense de
l’hémisphère» (un vestige de la Seconde Guerre mondiale) s’est vue affectée à la
«sécurité intérieure» (dans les faits, la guerre contre les populations locales, si
celles-ci osaient relever la tête[18]). Selon Charles Maechling Jr, superviseur des
plans de contre-insurrection et de défense intérieure des États-Unis de 1961 à
1966, la décision de 1962 a eu comme conséquence prévisible le basculement
d’une tolérance envers «la rapacité et la cruauté des militaires d’Amérique
latine» à une «complicité directe» dans leurs crimes, puis au soutien des États-
Unis à «des méthodes dignes des escadrons de la mort d’Heinrich Himmler[19]».
On compte parmi les initiatives majeures de cette époque le coup d’État militaire
au Brésil, appuyé par Washington et déclenché peu après l’assassinat de
Kennedy, et l’instauration d’un État de sécurité nationale cruel et sanguinaire
dans ce pays. Le fléau répressif s’est ensuite répandu dans l’hémisphère, en
témoignent le coup d’État de 1973 et l’instauration de la dictature de Pinochet au
Chili, et plus tard le régime le plus cruel d’entre tous et le préféré de Ronald
Reagan, la dictature argentine. Le tour de l’Amérique centrale – avec son
impression de déjà-vu – est venu dans les années 1980 sous le règne du «gentil
fantôme» dont les chercheurs de la Hoover Institution célèbrent aujourd’hui les
exploits.
Le meurtre des intellectuels jésuites au moment de la chute du mur de Berlin a
porté le coup de grâce à l’hérésie de la théologie de la libération et constituait le
point d’orgue d’une décennie d’horreurs au Salvador, inaugurée par l’assassinat,
en tous points semblable, de l’archevêque Oscar Romero, la «voix des sans-
voix». Les vainqueurs de la guerre contre l’Église en ont revendiqué la
responsabilité avec fierté. L’École des Amériques (rebaptisée depuis), célèbre
centre de formation des assassins d’Amérique latine, a alors annoncé dans l’un
de ses «points de discussion» que la théologie de la libération née au moment de
Vatican II avait été «vaincue avec l’aide de l’armée des États-Unis[20]».
En réalité, les assassinats de novembre 1989 constituaient presque un coup
fatal; celui-ci se révélerait vite insuffisant. Un an plus tard, lors des premières
élections libres en Haïti, Washington – s’attendant à la victoire facile de son
candidat choisi parmi l’élite fortunée – assistait, surprise et ébranlée, à la victoire
de Jean-Bertrand Aristide, un prêtre dévoué à la théologie de la libération, et
jouissant d’un fort soutien des mouvements populaires organisés des bidonvilles
et des montagnes. Les États-Unis ont agi sans tarder pour déstabiliser le
gouvernement élu et, à la suite du coup d’État militaire visant à le renverser
quelques mois plus tard, ont fourni un soutien substantiel à la cruelle junte
militaire et aux personnalités de l’élite accédant au pouvoir. Les échanges
commerciaux entre les deux pays se sont intensifiés, en dépit des sanctions
internationales, augmentant davantage sous la présidence de Bill Clinton, lequel
a autorisé la pétrolière Texaco à fournir du carburant aux putschistes
contrairement à ses propres directives[21]. Je passerai sur les conséquences
désastreuses, amplement passées en revue ailleurs, sauf pour signaler qu’en
2004, les deux tortionnaires traditionnels d’Haïti, la France et les États-Unis,
assistés par le Canada, sont à nouveau intervenus de façon musclée, kidnappant
le président Aristide (tout juste réélu) pour l’expédier en République
centrafricaine. Aristide et son parti ont ensuite été privés de participation aux
élections de 2010-2011, épisode le plus récent d’une histoire jalonnée de
catastrophes à répétition, guère connue des responsables des crimes, plus friands
de récits d’efforts louables pour sauver de leur triste sort les populations
affligées.
L’envoi en Colombie, en 1962, d’une mission des forces spéciales sous le
commandement du général William P. Yarborough constitue une autre décision
de Kennedy aux conséquences funestes. Le président a conseillé aux forces de
sécurité colombiennes d’entreprendre «des activités paramilitaires, de sabotage
ou terroristes contre les militants communistes connus», activités qui «seraient
appuyées par les États-Unis[22]». Alfredo Vásquez Carrizosa, président estimé du
Comité permanent pour les droits humains de Colombie et ancien ministre des
Affaires étrangères, a expliqué le sens de l’expression «militants communistes»,
précisant que l’administration Kennedy «a pris grand soin de transformer nos
armées régulières en brigades de contre-insurrection, appliquant une nouvelle
stratégie d’escadron de la mort», inaugurant ainsi «ce qu’en Amérique latine on
a baptisé du nom de doctrine de la sécurité nationale […] [non pas] la défense
contre un ennemi extérieur, mais une stratégie visant à faire des autorités
militaires les maîtres du jeu […] [en leur donnant] le droit de combattre l’ennemi
intérieur, comme démontré dans les doctrines respectives du Brésil, de
l’Argentine, de l’Uruguay et de la Colombie: c’est-à-dire le droit de combattre et
d’exterminer les travailleurs sociaux, les syndicalistes, les hommes et les
femmes opposés au régime et que l’on considère comme des extrémistes
communistes. Ce qui peut signifier tout le monde, notamment des activistes des
droits humains comme moi[23]».
Vásquez Carrizosa vivait sous garde rapprochée dans sa résidence de Bogotá
lorsque je lui ai rendu visite en 2002, dans le cadre d’une mission d’Amnesty
International. L’organisation lançait alors une campagne d’un an destinée à
protéger les militants des droits de la personne en Colombie, en réponse à
l’effrayant bilan d’attaques contre les syndicalistes, les activistes des droits de la
personne et plus généralement les habituelles victimes de la terreur d’État: les
gens pauvres et sans défense[24]. À cette terreur et à la torture dans le pays
s’ajoutait la guerre chimique (ou «fumigation») dans les zones rurales au nom de
la guerre contre la drogue, causant la misère et l’exode des survivants vers les
bidonvilles urbains. Selon le bureau du procureur général de Colombie, autour
de 140 000 personnes auraient été assassinées par les paramilitaires, souvent en
étroite collaboration avec l’armée financée par les États-Unis[25].
Les traces du massacre sont partout. En 2010, sur une route de terre quasi
impraticable menant à un village reculé du sud de la Colombie, mes
accompagnateurs et moi-même sommes passés près d’une petite clairière où
étaient plantées de nombreuses croix d’aspect sobre marquant les tombes des
victimes d’une attaque des paramilitaires contre un autobus local. Les récits du
massacre sont assez éloquents; les entendre directement de la bouche des
survivants, lesquels comptent parmi les gens les plus gentils et généreux qu’il
m’ait été donné de rencontrer, n’en rend l’image que plus saisissante et
douloureuse.
Les événements qui précèdent ne constituent qu’un échantillon des atrocités
dont les Américains portent la lourde responsabilité, et qu’ils auraient pu tout au
moins facilement limiter. Mais il est plus gratifiant de se féliciter pour son
opposition courageuse aux abus commis par ses ennemis officiels. S’il s’agit
d’un agréable passe-temps, il ne devrait sûrement pas constituer la priorité d’un
intellectuel guidé par les valeurs et attaché aux responsabilités de son statut.
Les victimes dans l’aire de domination américaine, à l’inverse de celles
d’États ennemis, sont non seulement ignorées et vite oubliées, mais font aussi
l’objet d’un cynisme insultant. En témoigne de façon frappante la visite à
Washington, quelques semaines après le meurtre des intellectuels au Salvador, de
Václav Havel, et son discours lors d’une séance conjointe du Congrès. Devant
un public ravi, Havel a salué les «défenseurs de la liberté» de Washington,
lesquels «comprennent les responsabilités découlant» du statut de «première
puissance mondiale» (notamment, aurait-il pu ajouter, leur responsabilité dans le
meurtre sauvage et encore récent de ses homologues du Salvador). Son
allocution a enthousiasmé la classe intellectuelle libérale. Havel nous a rappelé
que «nous vivons à une époque romantique», ainsi que s’en épancha Anthony
Lewis dans le New York Times[26]. D’autres éminents commentateurs libéraux se
sont délectés de «son idéalisme, son ironie, son humanité» alors qu’il «prêchait
une exigeante doctrine de responsabilité individuelle». Pour sa part, le Congrès
«éprouvait un respect sans bornes» pour son génie et son intégrité, et se
demandait pourquoi les États-Unis comptaient si peu d’intellectuels de sa
trempe, «plaçant le sens moral au-dessus de l’intérêt personnel[27]». Il est inutile
d’épiloguer quant à la réaction qu’aurait suscité le père Ignacio Ellacuría, le plus
célèbre des intellectuels jésuites assassinés, s’il s’était exprimé ainsi devant la
Douma après que des troupes d’élite armées et entraînées par l’Union soviétique
eurent abattu Havel et une demi-douzaine de ses compagnons – une scène bien
sûr inconcevable.
Comme nous parvenons à peine à voir ce qui se passe sous nos yeux, il n’est
guère surprenant que des événements légèrement plus lointains nous soient tout
à fait invisibles. En voici un exemple révélateur: l’envoi par le président Obama
d’un commando de 79 hommes au Pakistan en mai 2011, afin de commettre un
assassinat de toute évidence prémédité sur la personne d’Oussama Ben Laden,
principal suspect des actes terroristes du 11 septembre 2001[28]. Bien que la cible
de l’opération, non armée et sans défense, aurait facilement pu être appréhendée,
on s’est contenté de l’abattre et de jeter son corps à la mer sans la moindre
autopsie, un acte «juste et nécessaire» lisait-on dans la presse libérale[29]. Il n’y
aurait pas de procès, contrairement au cas des criminels de guerre nazis, un fait
que n’ont pas manqué de souligner les instances juridiques à l’étranger,
approuvant l’opération, mais non la façon de procéder. Comme nous le rappelle
la professeure d’Harvard Elaine Scarry, la proscription de l’assassinat dans la loi
internationale remonte à sa dénonciation virulente par Abraham Lincoln, qui
condamna en 1863 l’appel au meurtre, le qualifiant de «hors la loi», et
d’«outrage» considéré avec «horreur» par les «pays civilisés» et méritant les
«représailles les plus sévères[30]». Les États-Unis ont fait du chemin depuis.
Nous pourrions épiloguer au sujet de l’opération Ben Laden, notamment sur
le fait que Washington a accepté de courir le risque de déclencher une guerre de
grande ampleur, et même de permettre à des djihadistes de s’emparer de
matériaux nucléaires, comme je l’ai évoqué ailleurs. Mais concentrons-nous sur
le choix de sa nomenclature: opération Geronimo. Si le nom a suscité
l’indignation au Mexique et les protestations de groupes autochtones aux États-
Unis, il ne semble pas avoir donné lieu à d’autres remarques quant au fait
qu’Obama associe le nom de Ben Laden à celui du chef apache, meneur de la
courageuse résistance de son peuple à l’envahisseur. Ce simple choix de nom
illustre l’aisance avec laquelle les États-Unis attribuent à leurs armes meurtrières
le nom des victimes de leurs crimes: Apache, Black Hawk, Cheyenne. Quelle
aurait été notre réaction si la Luftwaffe avait baptisé ses avions de chasse «Juif»
et «Gitan»?
Ces «odieux péchés» font quelquefois l’objet d’un véritable déni. Pour n’en
citer que de récents exemples, voilà deux ans, dans la New York Review of
Books, l’une des principales revues de l’intelligentsia de gauche, Russell Baker
faisait état de ce qu’il a retenu des travaux de l’«historien de l’héroïsme»
Edmund S. Morgan: à savoir qu’à leur arrivée, Christophe Colomb et les
premiers explorateurs «ont découvert un vaste continent où ne vivaient que de
rares peuplades d’agriculteurs et de chasseurs. […] Cet espace vierge et illimité
s’étendant de la jungle tropicale au pergélisol nordique comptait à peine plus
d’un million d’habitants[31]». Ce calcul omet plusieurs dizaines de millions
d’habitants, évoquant un «vaste continent» où ont pourtant existé des
civilisations avancées. L’article est passé inaperçu, mais quatre mois plus tard, la
rédaction a publié un erratum précisant que l’Amérique du Nord avait pu
compter jusqu’à 18 millions d’habitants, en omettant toujours les dizaines
d’autres millions «de la jungle tropicale au pergélisol nordique». Ces
informations sont connues depuis des décennies – y compris en ce qui a trait aux
civilisations avancées et aux crimes qu’elles subiraient –, mais on ne les juge pas
dignes de mention. Un an plus tard, dans la London Review of Books, le célèbre
historien Mark Mazower a évoqué «le mauvais traitement des Autochtones» par
les États-Unis, toujours sans susciter le moindre commentaire[32]. Accepterait-on
l’expression «mauvais traitement» pour des crimes comparables commis par nos
ennemis?

L’importance du 11-Septembre
Si l’on entend par responsabilité des intellectuels leur responsabilité morale en
tant qu’êtres humains dont le privilège et le statut leur permettent de faire
avancer les causes de la liberté, de la justice, de la clémence, de la paix – ainsi
qu’exprimer leur opinion non seulement à propos des abus commis par les
ennemis des États-Unis, mais, plus important encore, au sujet des crimes dans
lesquels ceux-ci sont impliqués et auxquels ils peuvent mettre un terme s’ils le
décident –, que penser alors du 11-Septembre?
L’idée voulant que le 11-Septembre ait «changé le monde» est très répandue,
avec raison. Il ne fait aucun doute que cet événement a eu des conséquences
majeures, tant sur le plan national qu’international. Parmi celles-ci, on compte la
relance par le président Bush de la guerre contre le terrorisme de Reagan, sa
première mouture ayant, de façon commode, «disparu», pour employer
l’expression des assassins et tortionnaires latino-américains préférés des États-
Unis, sans doute parce que ses résultats cadraient mal avec l’image que ces
derniers souhaitaient projeter. Une autre conséquence a été l’invasion de
l’Afghanistan puis de l’Irak, et plus récemment des interventions militaires dans
plusieurs autres pays de la région, ainsi que de fréquentes menaces d’une attaque
contre l’Iran («Nous étudions toutes les options» est la phrase qui semble
résumer la position officielle). Les coûts, dans tous les domaines, se sont avérés
exorbitants. Cela soulève une question plutôt évidente déjà posée ailleurs:
existait-il une autre option?
Nombre d’analystes ont constaté que Ben Laden a remporté d’importantes
victoires dans sa guerre contre les États-Unis. Selon le journaliste Eric Margolis,
«il a fait valoir à maintes reprises que la seule façon de chasser les États-Unis du
monde musulman et de renverser leurs satrapes était de pousser les Américains à
s’engager dans une série de guerres de faible intensité, mais coûteuses, qui
finiraient par causer leur faillite. Les États-Unis, d’abord sous Bush fils puis sous
Barack Obama, ont foncé droit dans son piège. […] Des dépenses militaires
d’une ampleur grotesque entraînant une dépendance à la dette […] constituent
peut-être le legs le plus pernicieux de cet homme convaincu de pouvoir vaincre
les États-Unis[33]». Un rapport du Costs of War Project, du Watson Institute for
International and Public Affairs de l’Université Brown, estime la note finale
entre 3,2 et 4 billions de dollars[34], ce qui est loin de représenter une mince
réussite pour Ben Laden.
L’empressement de Washington à foncer droit dans le piège de Ben Laden
s’est vite révélé manifeste. Selon Michael Scheuer, analyste principal de la CIA
chargé de suivre Ben Laden de 1996 à 1999, «Ben Laden n’a fait aucun mystère
quant aux raisons pour lesquelles il avait déclaré la guerre à l’Amérique». Le
chef d’Al-Qaïda, poursuit Scheuer, «cherchait à altérer de façon radicale la
politique des États-Unis et de l’Occident à l’égard du monde islamique».
Et, comme l’explique Scheuer, il y est largement parvenu. «Les troupes et la
politique étrangère américaines finissent de radicaliser le monde islamique, ce
qu’Oussama Ben Laden essaie de faire avec une réussite remarquable mais
mitigée depuis le début des années 1990. Par conséquent, je pense qu’il est juste
de conclure que les États-Unis d’Amérique demeurent l’unique allié
indispensable de Ben Laden[35].» De toute évidence, ils le restent même après sa
mort.
Il existe de bonnes raisons de penser que le mouvement djihadiste aurait pu
être divisé et affaibli après le 11-Septembre, attaque sévèrement critiquée dans
ses rangs. En outre, ce «crime contre l’humanité», ainsi qu’on l’a qualifié avec
justesse, aurait pu être abordé comme tel, et donner lieu à une opération
internationale visant à en appréhender les auteurs présumés. Cette idée a été
évoquée au lendemain de l’attaque, mais jamais considérée par les décideurs à
Washington. Il semblerait que l’offre provisoire des talibans (à quel point
s’avérait-elle sérieuse, nous ne le saurons jamais) de livrer les chefs d’Al-Qaïda
à la justice n’ait pas non plus fait l’objet d’un examen attentif.
J’ai cité à l’époque Robert Fisk et son affirmation selon laquelle les horribles
crimes du 11-Septembre avaient été commis avec une «cruauté diabolique», un
jugement exact. On peut facilement imaginer pire. Supposons que le vol 93, qui
s’est écrasé en Pennsylvanie, se soit plutôt écrasé sur la Maison-Blanche, tuant le
président. Supposons que les auteurs du crime aient imposé une dictature
militaire, assassinant ce faisant des milliers de personnes et en torturant des
dizaines de milliers. Supposons que la dictature ait installé, avec l’appui des
criminels, un centre international de terreur voué à instaurer, partout dans le
monde, des régimes tortionnaires et terroristes. Cerise sur le gâteau, que la
dictature ait imposé des conseillers économiques (appelons-les les «Kandahar
Boys») qui, en quelques années seulement, aient mené l’économie à l’une des
pires crises de son histoire. Une telle situation aurait été nettement plus
catastrophique que l’ont été les événements du 11-Septembre.
Comme nous devrions tous le savoir, il ne s’agit pas d’une vue de l’esprit. De
tels événements ont bien eu lieu en Amérique latine, lors du «premier 11-
Septembre»: le 11 septembre 1973, date à laquelle les États-Unis, au prix
d’efforts soutenus, sont parvenus à renverser le gouvernement démocratique de
Salvador Allende au Chili grâce à un coup d’État militaire qui porta au pouvoir
le général Augusto Pinochet et son régime sanguinaire. La dictature a ensuite
chargé les Chicago Boys (des économistes formés à l’université de Chicago) de
redresser l’économie du Chili. Tenez compte des ravages économiques, des
tortures et des kidnappings, puis multipliez ces chiffres par 25 pour les ajuster
aux proportions par personne de chaque population, et vous constaterez ô
combien plus dévastateur fut le premier 11-Septembre.
Le but déclaré du putsch, selon les termes de l’administration Nixon, était de
tuer dans l’œuf le «virus» susceptible d’encourager tous ces «étrangers cherchant
à nous nuire»: à nous nuire en prenant le contrôle de leurs propres ressources et,
plus globalement, en suivant une politique indépendante de développement
honnie par Washington. En toile de fond, le National Security Council (conseil
de sécurité nationale, NSC) de Nixon décrétait que si les États-Unis n’arrivaient
pas à conserver la mainmise sur l’Amérique latine, ils ne pourraient espérer
«réussir à imposer leurs vues» ailleurs dans le monde. Il en allait de la
«crédibilité» de Washington, d’après Henry Kissinger.
Le premier 11-Septembre, à l’inverse du second, n’a pas changé le monde.
Quelques jours plus tard, Kissinger assurait à son supérieur que ce n’était là
«rien qui porte à conséquence». À en juger par la place que lui accorde l’histoire
conventionnelle, on peut difficilement le contredire, sauf en étant soi-même un
survivant.
Ces événements de peu de conséquences ne se résument pas au coup d’État
militaire qui a réduit en lambeaux la démocratie chilienne et déclenché une série
d’horreurs. Comme mentionné plus haut, le premier 11-Septembre n’a été qu’un
acte du drame initié par Kennedy lorsqu’en 1962, il a modifié la mission des
militaires d’Amérique latine afin que ceux-ci se consacrent à la «sécurité
intérieure». La destruction qui a suivi ne porte pas plus à conséquence, un
scénario bien connu quand les intellectuels responsables se font les gardiens de
l’histoire.

Les choix des intellectuels


Pour en revenir aux deux catégories d’intellectuels, il apparaît comme un fait
quasi universel dans l’histoire que les intellectuels conformistes, complices des
visées du pouvoir dont ils passent sous silence ou justifient les crimes, jouissent
des honneurs et des faveurs de leur propre société alors que, d’une façon ou
d’une autre, les intellectuels guidés par les valeurs en subissent les foudres. Les
plus anciennes archives attestent de ce schéma. L’homme accusé de corrompre la
jeunesse athénienne dût boire la ciguë, tout comme les dreyfusards se sont vus
accusés de «corrompre les âmes et, en temps venu, l’ensemble de la société» et
les intellectuels guidés par les valeurs des années 1960 d’interférer avec
«l’endoctrinement de la jeunesse[36]». On trouve dans les Écritures hébraïques
des figures qui, selon les critères actuels, s’avèrent être des intellectuels
dissidents, mais que la traduction qualifie de «prophètes». Leur analyse
géopolitique critique, leur condamnation des crimes des puissants, leurs appels à
la justice et leur souci des pauvres et des malades ont provoqué colère et
acrimonie parmi l’élite de l’époque. Le roi Achab, le plus diabolique des rois,
fustigea le prophète Élie en qui il voyait un contempteur d’Israël, le premier
«Juif qui a honte de lui-même» ou, selon son équivalent moderne,
«antiaméricain». On traitait les prophètes avec dureté, contrairement aux
courtisans, que l’on dénoncerait plus tard comme de faux prophètes. Le schéma
n’est guère étonnant. L’inverse le serait.
Concernant la responsabilité des intellectuels, je crois qu’il n’y a pas grand-
chose à en dire, sinon quelques vérités simples: les intellectuels sont
généralement privilégiés; le privilège offre des possibilités, lesquelles entraînent
des responsabilités. Chaque individu doit faire un choix.
Chapitre 2

Des terroristes recherchés dans le monde entier

L E 13 FÉVRIER 2008, Imad Mughniyeh, un commandant supérieur du Hezbollah,


était abattu à Damas. Selon le porte-parole du département d’État Sean
McCormak, «le monde est un endroit meilleur sans cet homme. D’une façon ou
d’une autre, il a été jugé[1]». Le directeur du renseignement national Mike
McConnell a ajouté que Mughniyeh était «responsable de plus de morts
d’Américains et d’Israéliens que tout autre terroriste à l’exception d’Oussama
Ben Laden[2]».
D’après le Financial Times, Israël se félicitait également que «l’un des
hommes les plus recherchés par les États-Unis et Israël» ait été puni[3]. Un autre
article du même journal, intitulé «A Militant Wanted the World Over» (Un
militant recherché dans le monde entier), rapportait que Mughniyeh avait été
«supplanté par Oussama Ben Laden sur la liste des personnes les plus
recherchées» après le 11-Septembre et qu’il n’arrivait donc qu’en deuxième
position des «militants les plus recherchés dans le monde[4]».
La nomenclature est correcte, si l’on adhère aux règles du discours anglo-
américain, en vertu duquel le «monde» se résume à la classe politique de
Washington et de Londres (et à ceux approuvant leur position relativement à
certains enjeux). Il est fréquent de lire, par exemple, que le «monde» a soutenu
de façon unanime Bush fils lorsqu’il a ordonné de bombarder l’Afghanistan.
Mais ce qui est vrai pour le «monde» ne vaut pas nécessairement pour le monde,
comme l’a révélé un sondage international de Gallup après l’annonce du
bombardement. Le soutien international s’avérait timide. En Amérique latine, où
l’on connaît bien les interventions américaines, celui-ci variait de 2 % au
Mexique à 16 % au Panama, et était conditionnel à l’identification des coupables
(toujours inconnus huit mois plus tard, selon le Federal Bureau of Investigation
[bureau fédéral d’enquête, FBI]) et à ce que les cibles civiles soient épargnées
(elles seraient aussitôt attaquées)[5]. Le monde se prononçait largement en faveur
de mesures diplomatiques et juridiques, que le «monde» a balayées du revers de
la main.

Sur les traces de la terreur


Si le «monde» comprenait le monde, on y trouverait peut-être d’autres candidats
au titre d’ennemi juré. Il est instructif de se demander pourquoi.
Le Financial Times a rapporté que si la plupart des accusations portées contre
Mughniyeh se révèlent sans fondements, «l’un des rares actes qu’on peut lui
attribuer avec certitude est le détournement d’un avion de la TWA en 1985, au
cours duquel un plongeur de la marine des États-Unis a trouvé la mort[6]». Après
un sondage, les rédactions de journaux ont désigné le terrorisme au Moyen-
Orient comme le principal sujet de l’année 1985, et ce, en raison de deux
événements majeurs. Le détournement constituait l’un d’entre eux; l’autre était
le détournement du paquebot de ligne Achille Lauro, et l’assassinat sauvage de
Leon Klinghoffer, un citoyen américain handicapé[7]. Voilà pour le point de vue
du «monde». Le monde, quant à lui, envisageait peut-être les choses autrement.
Le détournement du Achille Lauro visait à répliquer au bombardement de
Tunis déclenché une semaine plus tôt par le premier ministre d’Israël Shimon
Peres. Ses forces aériennes ont causé, entre autres horreurs, la mort de
75 Tunisiens et Palestiniens, littéralement pulvérisés par des bombes
intelligentes, selon la description saisissante de la scène par l’éminent journaliste
israélien Amnon Kapeliouk[8]. Washington a coopéré en omettant d’avertir la
Tunisie, pourtant son alliée, de l’approche des bombardiers, et ce, bien que la
6e flotte et le renseignement américain n’aient pu ignorer l’imminence de
l’attaque. Le secrétaire d’État George P. Shultz a fait part au ministre des
Affaires étrangères d’Israël Yitzhak Shamir de la «grande sympathie [de
Washington] pour l’action israélienne», la qualifiant à l’approbation générale de
«réponse légitime» à des «attaques terroristes[9]». Quelques jours plus tard, le
Conseil de sécurité de l’ONU a dénoncé de façon unanime le bombardement
comme un «acte d’agression armée» (avec l’abstention des États-Unis[10]). Une
«agression» représente bien sûr un crime autrement plus sérieux que le
terrorisme international. Mais laissons aux États-Unis et à Israël le bénéfice du
doute et tenons-nous-en à la moindre des accusations contre leurs dirigeants.
Dans les jours suivants, Peres s’est rendu à Washington afin de s’entretenir
avec le terroriste international en chef du moment, Ronald Reagan. Ce dernier a
alors fustigé le «fléau diabolique du terrorisme», à nouveau sous les
applaudissements nourris du «monde[11]».
Quant aux «attaques terroristes» ayant servi de prétextes au bombardement de
Tunis, Shultz et Peres ont invoqué le meurtre de trois citoyens israéliens à
Larnaca, sur l’île de Chypre. Les assassins, ainsi que l’a admis Israël, n’étaient
en rien liés à Tunis. On leur supposait néanmoins d’avoir des relations avec la
Syrie[12]. Tunis constituait toutefois une cible privilégiée; la ville était sans
défense, à l’inverse de Damas. Et elle présentait un autre avantage: celui de
compter de nombreux réfugiés palestiniens.
Les auteurs des meurtres de Larnaca agissaient eux aussi en représailles. Ils
répliquaient aux fréquents détournements commis par Israël dans les eaux
internationales et à leurs nombreuses victimes. Plus nombreux encore étaient les
cas d’enlèvements, dont les victimes croupissaient ensuite indéfiniment et sans
justification dans les prisons israéliennes. Le plus notoire de ces lieux de
détention secrets, également salle de torture, était baptisé Facility 1391. La
presse israélienne et internationale en a fait amplement état[13]. Aux États-Unis,
les rédacteurs en chef de la presse nationale sont évidemment au courant de ces
crimes israéliens, et les mentionnent de façon occasionnelle.
L’assassinat de Klinghoffer a suscité un effroi bien naturel qui lui a valu une
grande notoriété. On lui a consacré un opéra acclamé et un téléfilm, ainsi qu’une
pléthore de commentaires outrés déplorant la sauvagerie des Palestiniens,
qualifiés tour à tour de «monstres à deux têtes» (par le premier ministre
Menachem Begin), de «cafards drogués s’agitant dans une bouteille» (par le chef
d’état-major des forces de défense israéliennes Rafael Eitan), de «sauterelles»
dont les têtes «devraient être écrasées contre les murs et les rochers» par le
premier ministre Yitzhak Shamir) – ou, plus communément, d’«Araboushim»,
l’équivalent en argot de «youpin» ou de «nègre[14]».
Ainsi, à la suite d’une démonstration particulièrement perverse de terreur
militaro-coloniale et d’humiliation délibérée dans la ville cisjordanienne
d’Halhul en décembre 1982, jugée écœurante même par les faucons israéliens,
l’analyste politico-militaire de renom Yoram Peri, consterné, a écrit que l’une
des «tâches de l’armée à notre époque [est] de piétiner les droits de gens
innocents sous prétexte que ce sont des Araboushim vivant sur les territoires qui
nous ont été promis par Dieu». Cette tâche revêtirait une urgence nouvelle et
serait menée avec bien plus de brutalité lorsque les Araboushim se mettraient à
«relever la tête» quelques années plus tard[15].
La sincérité des émotions provoquées par le meurtre de Klinghoffer ne fait
guère de doute. Il est plus utile d’analyser les réactions envers des crimes
comparables commis par Israël avec l’aide des États-Unis. Prenons par exemple
l’assassinat, en avril 2002, de deux Palestiniens handicapés, Kemal Zughayer et
Jamal Rashid, par des troupes israéliennes déchaînées dans le camp de Jenin, en
Cisjordanie. Des journalistes britanniques ont découvert le corps écrasé de
Zughayer et des bouts de son fauteuil roulant, ainsi que des lambeaux du drapeau
blanc qu’il tenait dans sa main lorsque les tanks israéliens ont avancé dans sa
direction. Ils ont fini par lui rouler dessus, déchirant son visage en deux et
sectionnant ses bras et ses jambes[16]. Jamal Rashid a quant à lui été écrasé dans
son fauteuil roulant, l’un des énormes bulldozers Caterpillar de fabrication
américaine ayant démoli sa maison de Jenin alors que sa famille se trouvait à
l’intérieur[17]. La différence de réaction, ou plutôt l’absence de réaction, s’avère
désormais si courante et facile à expliquer qu’il est inutile d’en dire davantage.

Les voitures piégées et les «villageois terroristes»


De toute évidence, le bombardement de Tunis de 1985 constitue un acte
terroriste infiniment plus grave que le détournement du Achille Lauro ou que le
crime que l’on peut «attribuer avec certitude» à Imad Mughniyeh la même
année[18]. Mais le bombardement de la capitale tunisienne a lui aussi ses
concurrents au titre de pire atrocité commise au Moyen-Orient pendant l’année
record 1985.
On compte parmi ses rivaux un attentat à la voiture piégée devant une
mosquée de Beyrouth, dont l’explosion était programmée pour coïncider avec la
fin de la prière du vendredi. Elle a fait 80 morts et 256 blessés[19]. La plupart des
personnes décédées étaient des fillettes et des femmes sortant de la mosquée,
mais la violence de la déflagration a « brûlé vif des bébés dans leur lit», «tué une
future mariée en train d’acheter son trousseau» et «soufflé trois enfants quittant
la mosquée à pied». Elle «a [en outre] dévasté la rue principale» de cette
banlieue de Beyrouth Ouest «très densément peuplée», ainsi que l’a noté trois
ans plus tard Nora Boustany dans les pages du Washington Post[20].
L’attentat visait le dignitaire chiite cheikh Mohammad Hussein Fadlallah,
lequel est parvenu à s’échapper. L’attaque a été commanditée par la CIA de
Reagan et ses alliés saoudiens, avec l’aide de la Grande-Bretagne et l’aval du
directeur de la CIA William Casey, selon le récit qu’en livre le journaliste du
Washington Post Bob Woodward dans son ouvrage Veil: The Secret Wars of the
CIA, 1981-1987. On en sait peu au-delà des simples faits, j’en veux pour cause
le strict respect de la doctrine voulant que les États-Unis n’enquêtent jamais sur
leurs propres crimes (à moins que ceux-ci ne se révèlent trop envahissants pour
être étouffés, l’enquête se limitera alors à quelques «brebis galeuses» qui, bien
sûr, auront «perdu les pédales»).
Troisième concurrent dans cette course au prix 1985 du terrorisme au Moyen-
Orient, les opérations Poigne de fer du premier ministre Shimon Peres dans les
territoires du Liban du Sud alors occupés par Israël en violation des directives du
Conseil de sécurité. Les cibles, ainsi baptisées par le haut commandement
israélien, étaient les «villageois terroristes[21]». La politique criminelle de Peres a
alors atteint de nouveaux sommets de «brutalité calculée et d’assassinats
arbitraires», pour employer les mots d’un diplomate occidental familier de la
région, une affirmation amplement appuyée par la couverture médiatique sur
place[22]. Voilà qui, en vertu des conventions d’usage, ne présente cependant
aucun intérêt aux yeux du «monde» et ne mérite donc aucune investigation.
Nous pourrions nous demander à nouveau si ces crimes relèvent du terrorisme
international ou du crime aggravé d’agression, mais laissons à nouveau le
bénéfice du doute à Israël et à ses partisans de Washington et concentrons-nous
sur la moindre des deux accusations.
Voici donc quelques-uns des incidents auxquels sont susceptibles de penser
des gens ailleurs dans le monde lorsqu’ils évoquent l’«un des rares actes»
terroristes que l’on peut attribuer avec certitude à Imad Mughniyeh.
Les États-Unis attribuent aussi à Mughniyeh la responsabilité d’une double
attaque suicide au camion piégé contre une caserne abritant des parachutistes
français et des marines américains, à Beyrouth en 1983. Dévastatrice, celle-ci a
causé la mort de 241 marines et de 58 parachutistes. On l’accuse par ailleurs
d’une attaque antérieure contre l’ambassade des États-Unis à Beyrouth, dont le
bilan était de 63 victimes, un coup des plus sévères lorsqu’on sait qu’une réunion
d’agents de la CIA s’y tenait au même moment[23]. Le Financial Times a
toutefois attribué l’attentat contre la caserne des marines au Djihad islamique, et
non au Hezbollah[24]. Selon Fawaz Gerges, l’un des chercheurs de premier plan
sur les mouvements djihadistes et au Liban, l’attentat a été revendiqué par un
«groupe inconnu baptisé Djihad islamique[25]». Une voix s’exprimant en arabe
classique exhortait les Américains à quitter le Liban ou à se préparer à mourir.
On a fait valoir que Mughniyeh se trouvait alors à la tête du Djihad islamique,
mais à ma connaissance, très peu d’éléments l’attestent.
Nous ne disposons pas de l’avis du monde sur la question, mais il est possible
que l’on hésite à qualifier d’«attaque terroriste» un attentat contre une base
militaire dans un pays étranger. En effet, les troupes françaises et américaines
menaient au Liban des bombardements navals et des frappes aériennes de forte
intensité, et ce, peu de temps après que les États-Unis eurent offert un soutien clé
à l’invasion israélienne du Liban en 1982. Rappelons que celle-ci avait provoqué
la mort de quelque 20 000 personnes et ravagé la partie sud du pays, laissant de
vastes quartiers de Beyrouth en ruines. Le président Reagan y avait mis un terme
au lendemain des massacres de Sabra et Shatila, les protestations internationales
se faisant alors trop insistantes pour être ignorées[26].
Aux États-Unis, l’invasion israélienne du Liban est souvent dépeinte comme
une réponse aux attaques terroristes perpétrées dans le nord d’Israël par
l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) depuis ses bases du Liban,
légitimant en retour la décisive contribution américaine à ces crimes de guerre
majeurs. Dans le monde réel, les abords de la frontière n’avaient connu aucun
incident au cours de l’année écoulée, hormis les attaques répétées et souvent
meurtrières d’Israël visant à provoquer une réaction de l’OLP, futur prétexte à
l’invasion planifiée. Les dirigeants et les observateurs israéliens en ont à
l’époque clairement affiché l’objectif: consolider l’emprise d’Israël sur la
Cisjordanie occupée. Il est notable que la seule erreur sérieuse que commet
Jimmy Carter dans son livre Palestine. La paix, pas l’apartheid est de réitérer
cette propagande grossière selon laquelle l’invasion israélienne avait pour motifs
les attaques lancées par l’OLP depuis le Liban[27]. L’ouvrage a été l’objet de
critiques acerbes, et on y a désespérément cherché la moindre phrase ambiguë
tout en fermant les yeux sur cette erreur flagrante: la seule. Compréhensible,
lorsqu’on sait qu’elle accrédite d’utiles bricolages idéologiques.

Tuer sans préméditation


On accuse également Imad Mughniyeh d’être le «cerveau» derrière l’attentat du
17 mars 1992 contre l’ambassade d’Israël de Buenos Aires, dont le bilan est de
29 morts. Selon le Financial Times, l’acte visait à venger «l’assassinat [par
Israël] de l’ancien chef du Hezbollah Abbas al-Moussaoui lors d’un raid aérien
sur le Liban du Sud[28]». Aucune preuve n’est ici requise pour désigner les
coupables de l’assassinat: Israël en a fièrement revendiqué la responsabilité. Le
monde aimerait peut-être en savoir davantage. Al-Moussaoui a été abattu à l’aide
d’un hélicoptère fourni par les États-Unis, loin au nord de la «zone de sécurité»
illégale d’Israël au Liban du Sud, alors qu’il se rendait à Sidon depuis le village
de Jibchit, où il avait prononcé un discours à l’occasion d’une cérémonie en
l’honneur d’un autre imam assassiné par les forces israéliennes. Son épouse et
leur enfant de cinq ans ont également péri dans l’attaque. Israël a ensuite
dépêché d’autres hélicoptères fournis par les États-Unis afin qu’ils prennent pour
cible un véhicule transportant les survivants de la première attaque jusqu’à un
hôpital[29].
Le meurtre de la famille a poussé le Hezbollah «à changer les règles du jeu»,
comme l’a déclaré Yitzhak Rabin à la Knesset[30]. Jusqu’alors, Israël n’avait été
la cible d’aucun tir de roquette. Le jeu avait consisté à ce qu’elle puisse mener à
sa guise des attaques meurtrières partout au Liban, le Hezbollah limitant en
retour ses représailles aux territoires libanais occupés par Israël.
Après l’assassinat de son chef (et de sa famille), le Hezbollah a décidé de
répliquer aux crimes commis par les Israéliens au Liban par des tirs de roquette
visant le nord d’Israël. En réponse à ce qui constitue bien sûr d’inqualifiables
actes de terrorisme, Rabin a ordonné une invasion. Celle-ci a conduit quelque
500 000 personnes à fuir leur maison et en a tué plus d’une centaine. Les
impitoyables attaques israéliennes atteignaient le nord du Liban[31].
Au sud, 80 % des habitants de Tyr ont déserté la ville pendant que Nabatieh se
changeait, quant à elle, en «ville fantôme[32]». Environ 70 % du village de
Jibchit a été anéanti, d’après un porte-parole de l’armée israélienne expliquant
que l’objectif était «la destruction complète de ce village important pour la
population chiite du Liban du Sud». Selon un officier supérieur du
Commandement de la Région Nord d’Israël, l’opération visait plus généralement
à «rayer les villages de la carte et à semer autour d’eux la destruction[33]».
Il est possible que Jibchit ait représenté une cible de choix, parce que le
cheikh Abdel Karim Obeid y résidait avant d’être kidnappé et emmené en Israël
quelques années plus tôt. Sa demeure «a subi une frappe directe», selon le
journaliste britannique Robert Fisk, «les Israéliens visant sans doute sa femme et
ses trois enfants». Les villageois demeurés sur place se terraient de peur, écrit
Mark Nicholson dans le Financial Times, «toute apparence de mouvement à
l’intérieur ou à l’extérieur de leurs maisons étant susceptibles d’attirer l’attention
des appareils d’observation de l’artillerie, dont les obus pleuvaient sur les cibles
désignées». Par moments, les obus de l’artillerie israélienne frappaient certains
villages à raison de plus de dix impacts par minute[34].
Ces actions bénéficiaient de l’appui ferme du président Bill Clinton, qui
voyait d’un bon œil cette parfaite démonstration des «règles du jeu» à l’intention
des Araboushim. On a souligné l’héroïsme de Rabin, cet homme de paix si
différent des monstres à deux têtes, des sauterelles et des cafards drogués.
Le monde jugera peut-être de tels faits dignes d’intérêt au regard de la
responsabilité présumée de Mughniyeh dans l’attentat de représailles de Buenos
Aires.
On reproche en outre à Mughniyeh d’avoir aidé le Hezbollah à préparer sa
défense contre l’invasion israélienne du Liban en 2006, un acte terroriste
manifestement inacceptable du point de vue du «monde». Les apologistes
habituels des crimes des États-Unis et d’Israël expliquent gravement que si les
Arabes tuent des civils à dessein, les États-Unis et Israël, sociétés démocratiques,
commettent ces crimes sans le vouloir. Leurs massacres se révèlent simplement
accidentels, donc sans commune mesure avec la dépravation morale de leurs
adversaires. La Haute Cour de justice d’Israël a récemment eu recours à cette
position lorsqu’elle a autorisé une sévère sanction collective envers la population
de Gaza en la privant d’électricité (et donc d’eau, de système d’évacuation et
d’autres rudiments de la vie civilisée)[35].
Cette même ligne de défense sert souvent à justifier les peccadilles commises
par Washington dans le passé, par exemple le missile ayant causé la destruction,
en 1998, de l’usine pharmaceutique d’Al-Shifa, au Soudan[36]. L’attaque aurait
entraîné la mort de dizaines de milliers de personnes, mais là n’était pas son
objectif, elle ne peut donc être taxée de meurtre délibéré.
Pour résumer, nous pouvons distinguer trois catégories de crime: le meurtre
avec préméditation, le meurtre accidentel et le meurtre commis en connaissance
de cause, mais sans dessein précis. Les atrocités perpétrées par les États-Unis et
Israël se classent généralement dans la troisième catégorie. Ainsi, quand Israël
détruit la source de courant de Gaza ou entrave les déplacements en Cisjordanie,
il n’agit pas avec l’intention d’assassiner ceux et celles qui mourront à cause
d’une eau polluée ou à bord d’ambulances empêchées de se rendre jusqu’à un
hôpital. Bill Clinton, en ordonnant le bombardement de l’usine d’Al-Shifa, ne
pouvait ignorer la crise humanitaire qui en découlerait et dont l’a aussitôt
informé en détail Human Rights Watch (HRW); néanmoins, Clinton et ses
conseillers n’avaient pas l’intention d’assassiner des gens en particulier parmi
ceux qui, de façon inévitable, allaient mourir si l’on détruisait la moitié des
réserves pharmaceutiques d’un pays pauvre et dans l’incapacité de reconstituer
ses stocks.
Washington et ses apologistes voyaient plutôt les Africains comme des
fourmis que l’on écrase en marchant dans la rue. Nous sommes conscients
(encore faut-il s’en soucier), que nous en tuons sans doute, mais là n’est pas
notre intention et elles ne méritent pas que l’on s’attarde sur leur sort. Bien
entendu, les attaques semblables que commettent les Araboushim dans des zones
peuplées d’êtres humains sont perçues d’une tout autre manière.
Adopter, ne serait-ce qu’un seul instant, la perspective du monde pourrait
nous conduire à nous demander qui sont les criminels «recherchés dans le monde
entier».
Chapitre 3

Les notes de service sur la torture et


l’amnésie historique[1]

A U MOMENT DE LEUR DIVULGATION par la Maison-Blanche en 2009, les notes de


service sur la torture ont provoqué indignation et surprise. L’indignation est
compréhensible, en particulier devant les passages du rapport du comité des
forces armées des États-Unis relatant les efforts désespérés de Dick Cheney et de
Donald Rumsfeld pour trouver des liens entre l’Irak et Al-Qaïda, liens qu’ils
forgeront finalement de toutes pièces pour justifier leur invasion. Lors de son
témoignage, l’ex-psychiatre militaire et major Charles Burney a déclaré: «Nous
devions consacrer une bonne partie de notre temps à essayer d’établir des liens
entre Al-Qaïda et l’Irak. Plus nous étions frustrés de ne pas y parvenir […], plus
la pression était forte pour que nous appliquions des mesures permettant
d’obtenir des résultats plus rapides», c’est-à-dire la torture. Les quotidiens de la
société McClatchy ont rapporté les propos d’un ancien haut responsable du
renseignement bien au fait des techniques d’interrogatoire: «L’administration
Bush a constamment fait pression sur les interrogateurs pour qu’ils aient recours
à des méthodes musclées, en partie dans le but de découvrir des preuves de
collaboration entre Al-Qaïda et le régime du défunt dictateur irakien Saddam
Hussein. […] [Cheney et Rumsfeld] exigeaient des interrogateurs qu’ils trouvent
de telles preuves […]. “La pression sur les services de renseignement et les
interrogateurs était constante: tous les moyens étaient bons pour obtenir de
l’information, en particulier des quelques détenus de haut rang dont nous
disposions. Quand l’un de nous revenait les mains vides, les sbires de Cheney et
Rumsfeld lui intimaient de redoubler d’ardeur.”[2]»
Ces révélations, des plus significatives, ont à peine été rapportées par les
médias.
Bien qu’une telle démonstration du caractère criminel de l’administration
Bush soit effectivement choquante, le fait qu’elle ait causé la surprise est pour le
moins étonnant. En effet, même sans qu’on ait enquêté sur la question, il était
raisonnable de croire que le camp de Guantánamo était une chambre de torture.
Pour quelle autre raison aurait-on emmené des prisonniers dans un lieu situé hors
de portée de la loi, lieu, soit dit en passant, que Washington occupe au mépris
d’un traité que Cuba a été forcé de signer à la pointe du fusil? Des raisons de
sécurité ont été invoquées, mais il est difficile de les prendre au sérieux. Les
mêmes soupçons pesaient dans le cas des transferts de détenus dans les prisons
secrètes, et ils ont été confirmés par la suite.
Mais surtout, la torture est une pratique courante depuis les premières années
de la conquête du territoire américain, puis du reste du monde, alors que les
visées expansionnistes de l’«empire naissant» – c’est ainsi que George
Washington désignait la nouvelle république – embrassaient les Philippines,
Haïti et d’autres régions. De plus, la torture est le moindre des nombreux crimes
d’agression, de terrorisme, de subversion et d’étranglement économique ayant
assombri l’histoire des États-Unis, à l’instar de celle des autres puissances.
Par conséquent, les réactions des observateurs, y compris de ceux qui ont
critiqué l’administration Bush avec le plus de conviction et d’éloquence, sont
renversantes: selon Paul Krugman, par exemple, les États-Unis seraient depuis
toujours «une nation aux idéaux moraux élevés», et jamais avant Bush ses
«dirigeants n’ont-ils à ce point trahi ce qui la définit[3]». Le moins qu’on puisse
dire, c’est que cette opinion, très répandue, traduit une vision plutôt tendancieuse
de l’histoire.
Il arrive que le conflit entre les «principes» et les «actions» fasse l’objet d’un
franc débat. Hans Morgenthau, chercheur émérite et cofondateur de l’école
réaliste des relations internationales, s’est attelé à cette tâche. Dans une étude
classique publiée en 1964 et baignée de l’aura arthurienne de Kennedy,
Morgenthau expose le point de vue classique voulant que les États-Unis soient
dotés d’une «ambition transcendante»: instaurer la paix et la liberté au pays et
partout ailleurs, étant donné que «l’échiquier sur lequel les États-Unis doivent
défendre et promouvoir leur vocation est dorénavant mondial». Mais, chercheur
consciencieux, il admet aussi que le bilan historique ne s’avère guère fidèle à
cette «ambition transcendante[4]».
Ne nous laissons pas induire en erreur par cette apparente contradiction,
conseille Morgenthau; nous ne devrions pas «confondre l’apparence de la réalité
avec la réalité elle-même». La réalité constitue ici l’«ambition nationale»
inachevée et mise au jour par «les faits historiques tels que notre esprit les
traduit». Les faits historiques avérés, quant à eux, sont à ranger du côté de
l’«apparence de la réalité». Confondre celle-ci avec la réalité revient à
commettre «la même erreur que l’athéisme qui nie la validité de la religion sur
des bases comparables». Son analogie est juste[5].
La publication des notes de service sur la torture a conduit d’autres
observateurs à se pencher sur le problème. L’historien britannique Godfrey
Hodgson a fait l’objet des critiques du chroniqueur Roger Cohen, du New York
Times, pour avoir écrit que les États-Unis étaient «simplement un grand, quoique
imparfait, pays parmi d’autres». Selon Cohen, si de nombreuses preuves
appuient la thèse d’Hodgson, celui-ci se trompe en omettant de comprendre que
«l’Amérique est née en tant qu’idée, qu’elle doit donc chercher à concrétiser».
L’idée américaine se manifeste dans la naissance du pays comme «ville sur la
montagne», un «concept inspirant» ancré «profondément dans la psyché
nationale» et dans «la singularité de l’individualisme et de l’esprit d’entreprise
américains» démontrée lors de la conquête de l’Ouest. L’erreur d’Hodgson,
semble-t-il, est de s’attarder aux «entorses à l’idée américaine au cours des
dernières décennies», autrement dit à «l’apparence de la réalité[6]».
Examinons donc la «réalité elle-même»: l’«idée» de l’Amérique dès ses
origines.

«Venez nous aider»


L’inspirante formule une «ville sur la montagne» émane de John Winthrop.
Citant les Évangiles en 1630, il prédisait un avenir radieux à cette nouvelle
nation dont l’existence avait été «voulue par Dieu». Un an auparavant, sa colonie
de la baie du Massachusetts avait procédé à la création de son Grand Sceau, qui
montrait un Indien avec, près de sa bouche, un parchemin où étaient inscrits les
mots «Venez nous aider». Les colons britanniques devenaient ainsi de
bienveillants humanistes répondant à l’appel de misérables Autochtones ne
rêvant que d’échapper à leur triste sort païen.
Ce Grand Sceau est la parfaite représentation de l’«idée de l’Amérique» dès
sa naissance. Il faudrait l’exhumer des profondeurs de la psyché américaine et
l’exposer sur les murs de toutes les salles de classe. Il devrait assurément servir
d’ornement lors de toutes ces célébrations du culte, digne de celui de Kim Il-
sung, du grand meurtrier et tortionnaire que fut Ronald Reagan: il se décrivait
lui-même comme le dirigeant d’une «remarquable ville sur la montagne» alors
qu’il orchestrait les crimes atroces qui allaient marquer sa présidence, en
Amérique centrale pour les plus notoires, mais aussi ailleurs.
Le Grand Sceau constitue l’une des premières proclamations d’«intervention
humanitaire», pour employer la formule actuellement en vogue. Comme souvent
depuis, l’«intervention humanitaire» s’est soldée par un désastre pour les
supposés bénéficiaires. Le premier secrétaire à la Guerre des États-Unis, le
général Henry Knox, a décrit «l’extermination totale de tous les Indiens dans la
plupart des régions peuplées de l’Union [par des moyens] plus destructeurs pour
les Autochtones que ceux employés par les conquistadors au Mexique et au
Pérou[7]».
Longtemps après qu’il eut lui-même contribué à ces crimes, le président John
Quincy Adams pleurait sur le sort de «cette race infortunée d’Autochtones
d’Amérique, que nous exterminons avec une cruauté si perfide et impitoyable,
cruauté comptant parmi les péchés les plus odieux commis par notre nation, qui,
je l’espère, feront un jour l’objet du jugement de Dieu[8]». En lieu et place d’un
tel jugement, ces odieux péchés ne suscitent aujourd’hui que louanges pour
l’accomplissement de l’«idée américaine[9]».
Certes, d’autres ont proposé une interprétation plus commode et plus
généralement admise de cet épisode. Ce fut notamment le cas de Joseph Story,
juge à la Cour suprême: celui-ci affirmait, songeur, que la «sagesse de la
Providence» avait fait disparaître les Autochtones telles «des feuilles mortes en
automne», malgré le fait que les colons les «ont toujours respectés[10]».
«Individualisme et esprit d’entreprise» ont bel et bien marqué la conquête et
la colonisation de l’Ouest; il en va généralement ainsi du colonialisme de
peuplement, forme la plus cruelle de l’impérialisme, dont l’influent sénateur
Henry Cabot Lodge vantait les mérites en 1898. Pressant les États-Unis
d’intervenir à Cuba, il glorifiait leur bilan en matière «de conquête, de
colonisation et d’expansion territoriale, sans égales au XIXe siècle», en insistant
sur la nécessité de ne «pas y mettre un terme», les Cubains les suppliant aussi,
dans les mots du Grand Sceau, de «venir [les] aider[11]».
Leur appel a été entendu: les États-Unis ont envahi Cuba, empêchant ainsi
l’île de se libérer elle-même de l’Espagne et faisant virtuellement de celle-ci leur
colonie, ce qu’elle demeurera jusqu’en 1959.
L’«idée américaine» se manifestera encore lors de la vigoureuse campagne,
lancée presque aussitôt par l’administration Eisenhower après la révolution de
1959, visant à remettre Cuba à sa place: une guerre économique (ayant
ouvertement pour but de punir la population afin qu’elle renverse le
gouvernement désobéissant de Castro), l’invasion, la détermination des frères
Kennedy à faire subir à Cuba «toute la terreur de la terre» (la formule nous vient
de l’historien Arthur Schlesinger Jr dans sa biographie de Robert Kennedy, qui
conférait à cette tâche la plus haute priorité) et d’autres crimes au mépris des
condamnations d’une opinion internationale quasi unanime[12].
On fait souvent remonter les origines de l’impérialisme américain aux
annexions de Cuba, de Porto Rico et d’Hawaï en 1898, mais, ce faisant, on
succombe à ce que l’historien Bernard Porter appelle le «paralogisme de l’eau
salée», idée selon laquelle une conquête ne peut être qualifiée d’impérialiste que
si elle comporte la traversée d’une mer. Suivant cette logique, si le Mississippi
avait été aussi large et salé que la mer d’Irlande, on aurait pu considérer la
marche vers l’Ouest comme impérialiste. De George Washington à Henry Cabot
Lodge, les protagonistes de cette entreprise comprenaient mieux la situation.
Dans la foulée de l’intervention humanitaire de 1898 à Cuba, couronnée de
succès, les États-Unis devaient franchir une nouvelle étape de la mission
assignée par la Providence: accorder les «bienfaits de la liberté et de la
civilisation à toutes les populations affranchies» des Philippines (selon les mots
du programme du Parti républicain de Lodge), du moins aux survivants des
attaques meurtrières, de la torture à grande échelle et des autres atrocités qui les
avaient accompagnées[13]. Ces âmes heureuses ont été laissées à la merci de la
police philippine, mise sur pied par les États-Unis dans le cadre d’un nouveau
modèle de domination coloniale reposant sur des forces de sécurité dotées d’un
équipement dernier cri, et entraînées à l’exercice de formes sophistiquées de
surveillance, d’intimidation et de violence[14]. Des variantes de ce modèle ont été
adoptées en maints endroits où les États-Unis imposaient une garde nationale
brutale et d’autres mi lices agissant pour leur compte, avec les conséquences que
l’on connaît.

Le protocole de torture
C’est depuis la fin des années 1940 que des victimes de partout dans le monde
doivent endurer le «protocole de torture» de la CIA. Ces méthodes ont engendré
des coûts annuels atteignant le milliard de dollars, selon l’historien Alfred
McCoy, qui a montré dans son ouvrage A Question of Torture qu’elles ont refait
surface sans grands changements à Abou Ghraib. Jennifer Harbury n’a pas
exagéré en intitulant son étude poussée de la torture pratiquée par les États-Unis
Truth, Torture, and the American Way (Vérité, torture et la méthode américaine)
[15]. Ceux qui enquêtent sur l’infamie de la clique Bush induisent la population

en erreur lorsqu’ils se lamentent du fait qu’«en menant leur guerre contre le


terrorisme, les États-Unis se sont fourvoyés[16]».
Il est vrai que Bush, Cheney, Rumsfeld et leurs comparses ont introduit
d’importantes innovations. Normalement, la torture est confiée à des sous-
traitants agissant sous la supervision de Washington, et non pratiquée
directement par des Américains dans des salles aménagées à cette fin par l’État.
Selon Alain Nairn, qui a entrepris une enquête des plus courageuse et éclairante
sur la question, l’interdiction de la torture par Obama «ne concerne qu’une faible
proportion de celle-ci, pratiquée par des Américains, en ne visant pas la plus
grande partie des actes de torture, pratiqués par des étrangers au nom des États-
Unis et sous leur supervision. Obama aurait pu cesser de soutenir les puissances
étrangères se livrant à la torture, mais il a choisi de ne pas le faire».
Le président n’a donc pas mis fin à la torture: il «n’y a apporté que des
ajustements» en la remettant aux normes, ce qui témoigne de son indifférence
envers les victimes. Depuis la guerre du Vietnam, «les États-Unis pratiquent la
torture par allié interposé: ils paient, arment, entraînent et guident des étrangers
pour ce faire, en veillant généralement à ce qu’aucun Américain ne s’approche
trop». L’interdiction «ne touche même pas la torture pratiquée par des
Américains en d’autres contextes que les “conflits armés”. C’est pourtant là
qu’elle se pratique le plus, de nombreux régimes répressifs n’étant pas impliqués
dans des conflits armés […]». Il s’agit donc d’un «retour à la situation
antérieure, au régime de torture en vigueur de l’ère Ford à l’ère Clinton, qui,
année après année, a infligé plus de souffrances lors des interrogatoires que celui
en vigueur dans les années Bush-Cheney[17]».
L’implication des États-Unis est parfois moins indirecte. Dans une recherche
publiée en 1980, le spécialiste de l’Amérique latine Lars Schoultz avait observé
que l’aide américaine «tend à favoriser de façon disproportionnée les
gouvernements latino-américains qui torturent leurs citoyens […], ceux qui, de
manière plus ou moins radicale, violent les droits fondamentaux de la personne».
Il avait tenu compte de l’aide militaire, octroyée indépendamment des besoins, et
couvert l’ensemble des années Carter. Edward S. Herman, qui a effectué une
recherche portant sur une plus vaste période, a constaté la même corrélation et en
a proposé une explication: sans surprise, l’aide américaine tend à favoriser
davantage les pays où prévaut un contexte propice aux affaires, que ceux-ci
améliorent en procédant à l’assassinat de syndicalistes, de militants paysans ou
de défenseurs des droits de la personne, ce qui met en lumière une autre
corrélation entre l’aide et les plus grossières violations des droits de la
personne[18].
Ces deux recherches ont été effectuées avant les années Reagan, époque où la
question ne valait même pas la peine d’être étudiée tellement les liens sautaient
aux yeux.
Il n’est guère étonnant que le président ait demandé à ses concitoyens de se
tourner vers l’avenir plutôt que de ressasser le passé. Ce principe est commode
pour ceux qui brandissent la matraque; ceux qui encaissent les coups ont
tendance à voir les choses autrement, ce qui ne fait pas l’affaire de tout le
monde.

Adopter les positions de Bush


Certains défendent la thèse selon laquelle le «protocole de torture» de la CIA ne
contrevient pas à la Convention des Nations Unies contre la torture, du moins à
l’interprétation que Washington en fait. Alfred McCoy a souligné que le
protocole hautement sophistiqué de la CIA, fondé sur «les pires techniques de
torture du Komitet Gossoudarstvennoï Bezopasnosti (comité de sécurité de
l’État, KGB)», s’en tient essentiellement à la torture psychologique, évacuant la
grossière torture physique, considérée comme moins efficace pour transformer
les gens en abrutis dociles.
Selon l’historien, l’administration Reagan a soigneusement révisé la
Convention en y intégrant «quatre “réserves” diplomatiques précises portant
essentiellement sur un seul mot du traité de 26 pages: “mentales”. […]
Formulées de manière complexe, [ces] réserves diplomatiques ont redéfini la
torture telle que les États-Unis la concevaient en en excluant la privation
sensorielle et la souffrance auto-infligée, qui constituaient précisément les
techniques que la CIA avait perfectionnées à grands frais».
En 1994, quand Bill Clinton a soumis la Convention sur la torture au Congrès
pour ratification, il y a inclus les réserves de Reagan. Le président et le Congrès
ont donc exclu de l’interprétation américaine de la Convention l’essentiel du
protocole de torture de la CIA. Les réserves, a observé McCoy, ont été «reprises
mot pour mot dans les lois américaines adoptées pour donner une valeur
juridique à la Convention de l’ONU[19]». Voilà la «bombe politique» qui a
«explosé avec tant de force» à l’occasion du scandale d’Abou Ghraib et des
débats ayant entouré la honteuse Military Commissions Act (loi sur les
commissions militaires), adoptée en 2006 avec le soutien des deux grands partis.
Bien entendu, Bush est allé plus loin que ses prédécesseurs en autorisant ce
qui, à première vue, constitue des violations du droit international; plusieurs de
ses innovations radicales ont d’ailleurs été invalidées par les tribunaux. Tandis
qu’Obama, à l’instar de Bush, affirme avec éloquence l’adhésion des États-Unis
aux principes du droit international, il semble déterminé à rétablir l’essentiel des
mesures draconiennes de l’administration précédente.
Dans l’importante cause Boumediene c. Bush, entendue en juin 2008, la Cour
suprême a déclaré inconstitutionnelle la prétention de l’administration Bush
selon laquelle les prisonniers de Guantánamo n’ont pas le droit à l’habeas
corpus[20]. Le chroniqueur Glenn Greenwald a analysé les répercussions de ce
jugement dans Salon. Souhaitant «conserver le pouvoir d’enlever des gens de
partout dans le monde» et de les emprisonner sans respecter l’application
régulière de la loi, l’administration Bush a décidé de les envoyer à Bagram, en
Afghanistan, assimilant ainsi «l’arrêt Boumediene, fondé sur nos garanties
constitutionnelles les plus élémentaires, à quelque jeu stupide: si les prisonniers
kidnappés sont expédiés à Guantánamo, ils ont des droits constitutionnels, mais
si on les envoie à Bagram, on peut les faire disparaître à jamais, sans procédure
judiciaire». Obama a fait sienne la position de Bush, comme en a fait foi son
«dépôt d’un mémoire à la Cour fédérale, dans lequel, en deux phrases, il
déclarait adhérer aux thèses les plus extrémistes de Bush sur cette question». Les
arguments d’Obama peuvent être résumés ainsi: les prisonniers expédiés à
Bagram, d’où qu’ils proviennent dans le monde – dans le cas qui nous occupe, il
s’agit de Yéménites et de Tunisiens capturés en Thaïlande et aux Émirats arabes
unis –, «peuvent être emprisonnés indéfiniment sans jouir du moindre droit, tant
qu’on les garde à Bagram plutôt qu’à Guantánamo[21]».
En mars 2009, un juge fédéral nommé par Bush «a rejeté la position de Bush
et d’Obama en soutenant que la logique de l’arrêt Boumediene s’applique tout
autant à Bagram qu’à Guantánamo». L’administration Obama a annoncé qu’elle
allait porter cette décision en appel, ce qui positionne l’actuel département de la
Justice «nettement à droite d’un juge nommé par Bush fils, radicalement
conservateur et favorable à l’exécutif, sur les questions relatives aux
prérogatives de l’exécutif et aux détentions sans procès». Voilà qui rompt
radicalement avec les promesses de campagne et les déclarations antérieures
d’Obama[22].
La cause Rasul c. Rumsfeld semble avoir connu le même sort. Les quatre
requérants accusaient Rumsfeld et d’autres personnes haut placées d’être
responsables de la torture qu’ils avaient subie à Guantánamo, où ils avaient été
incarcérés à la suite de leur capture par le seigneur de guerre ouzbek Abdul
Rachid Dostom. Ils prétendaient s’être rendus en Afghanistan afin d’y fournir de
l’aide humanitaire. Dostom, voyou notoire, était alors un des chefs de l’Alliance
du Nord, faction afghane soutenue par la Russie, l’Iran, l’Inde, la Turquie et les
États d’Asie centrale, pays auxquels se sont joints les États-Unis au moment de
leur invasion de l’Afghanistan en octobre 2001.
Dostom aurait livré ses prisonniers aux autorités américaines en échange
d’une prime. L’administration Bush avait tenté de convaincre la Cour de rendre
une fin de non-recevoir. Le département de la Justice d’Obama déposera
finalement un mémoire en soutien à la position de Bush selon laquelle les hauts
fonctionnaires du gouvernement ne peuvent être tenus responsables de la torture
et des autres violations du cours normal de la loi alléguées dans cette cause, car
les tribunaux n’ont pas encore clairement défini les droits dont jouissent les
prisonniers[23].
L’administration Obama a envisagé de réinstituer les commissions militaires,
qui constituent l’une des pires violations de l’État de droit des années Bush. Elle
ne l’a pas fait sans raison: «Selon des fonctionnaires affectés au dossier
Guantánamo, les avocats du gouvernement craignent de rencontrer des obstacles
de taille si les procès des personnes accusées de terrorisme ont lieu dans les
cours fédérales. Les juges pourraient rendre difficiles les poursuites de détenus
ayant été traités avec cruauté et l’utilisation de preuves par ouï-dire recueillies
par les services de renseignement[24].» Voilà qui semble être une faille
importante du système de justice pénale.

Fabriquer des terroristes


Maintes discussions ont eu lieu pour savoir si la torture s’est avérée efficace pour
obtenir des renseignements, une hypothèse voulant apparemment que, si cette
technique donne des résultats, elle puisse alors être justifiée. En suivant cette
même logique, on pourrait affirmer que, quand les autorités nicaraguayennes ont
capturé le pilote américain Eugene Hasenfus en 1986, après avoir abattu l’avion
dans lequel il transportait du matériel destiné aux contras, elles n’auraient pas dû
lui faire subir un procès, le juger coupable et l’extrader aux États-Unis, comme
elles l’ont fait. Elles auraient plutôt dû appliquer le protocole de torture de la
CIA, en tentant de soutirer au pilote des renseignements sur les autres crimes
terror istes planifiés et mis en œuvre par Washington, ce qui n’aurait pas été une
mince affaire pour un petit pays pauvre subissant les attaques incessantes de la
superpuissance mondiale.
Le Nicaragua aurait assurément dû faire la même chose s’il avait pu capturer
le coordonnateur des opérations terroristes John Negroponte, alors ambassadeur
au Honduras, plus tard nommé directeur du renseignement national, soit pape du
contre-terrorisme, sans susciter le moindre murmure. Cuba aussi aurait dû faire
de même s’il avait pu mettre la main sur les frères Kennedy. Inutile de s’attarder
sur ce qu’auraient dû faire les victimes de Kissinger, de Reagan et d’autres
leaders terroristes, dont les exploits laissent Al-Qaïda loin derrière et qui
disposaient certainement de renseignements dont l’obtention aurait pu
désamorcer d’autres «bombes à retardement».
De tels questionnements ne manquent pas, mais ne semblent jamais faire
l’objet d’un débat public. Par conséquent, on sait quel crédit accorder aux
arguments concernant d’éventuels renseignements utiles.
Bien entendu, cela s’explique: le terrorisme des États-Unis – car c’est
effectivement de cela qu’il s’agit – est bienveillant puisqu’il émane de la «ville
sur la montagne». Michael Kinsley, rédacteur en chef de l’hebdomadaire The
New Republic, considéré à cette époque comme l’organe de la «gauche», a sans
doute fourni la plus éloquente illustration de cette thèse. Americas Watch (alors
une division de HRW) avait contesté la confirmation par le département d’État
d’ordres exigeant des forces terroristes de Washington qu’elles attaquent des
«cibles vulnérables» – c’est-à-dire des objectifs civils non protégés – en évitant
de s’en prendre à l’armée nicaraguayenne, ce qu’elles auraient pu faire grâce à la
maîtrise par la CIA de l’espace aérien du pays et au système de communication
sophistiqué dont disposaient les contras. Kinsley a expliqué que les attaques
terroristes commises par les États-Unis contre des cibles civiles sont justifiées si
elles respectent des critères pragmatiques: une «politique raisonnable [doit] être
fondée sur une analyse coûts-bénéfices» par laquelle on évalue «la quantité de
sang versé et l’ampleur de la misère infligée à l’aune de la probabilité de voir en
fin de compte émerger la démocratie[25]» – la démocratie telle que définie par les
élites américaines.
À ma connaissance, aucun média n’a commenté ces idées, qui semblent avoir
été considérées comme acceptables. Il en découle que les dirigeants américains
et leurs hommes de main ne peuvent être tenus coupables d’avoir appliqué de
bonne foi des politiques à ce point raisonnables, même si leur jugement peut à
l’occasion faire défaut.
Peut-être y verrait-on davantage matière à culpabilité, selon les critères
moraux en vigueur, si l’on découvrait que la torture pratiquée par
l’administration Bush a coûté la vie à des Américains. C’est du moins la
conclusion qu’a formulée le major américain Matthew Alexander (il s’agit d’un
pseudonyme), l’un des interrogateurs les plus expérimentés ayant servi en Irak,
qui, selon le correspondant Patrick Cockburn, a fourni «l’information ayant
permis à l’armée américaine de trouver Abou Moussab Al-Zarqaoui, chef d’Al-
Qaïda en Irak».
Alexander ne ressent que mépris à l’égard des techniques d’interrogatoire
cruelles: selon lui, non seulement «le recours à la torture par les États-Unis»,
n’a-t-il pas permis d’obtenir des renseignements utiles, mais il «s’est avéré si
contre-productif qu’il pourrait avoir entraîné la mort d’autant de soldats
américains qu’il y a eu de civils tués lors des événements du 11 septembre». Les
centaines d’interrogatoires qu’il a menés lui ont permis de comprendre que des
combattants étrangers venaient en Irak en réaction aux sévices infligés aux
détenus de Guantánamo et d’Abou Ghraib, et que leurs alliés locaux
commettaient des attentats-suicides et d’autres actes terroristes pour les mêmes
raisons[26].
Il existe aussi des preuves de plus en plus abondantes démontrant que la
torture pratiquée sous les ordres de Cheney et de Rumsfeld a suscité des
vocations terroristes de manière encore plus directe. Parmi les cas étudiés de
manière approfondie se trouve celui du Koweïtien Abdallah al-Ajmi, emprisonné
à Guantánamo parce qu’on l’accusait d’avoir «pris part à deux ou trois combats
contre l’Alliance du Nord». Il avait gagné l’Afghanistan après avoir tenté en
vain d’aller en Tchétchénie pour y lutter contre l’invasion russe. Au bout de
quatre ans de mauvais traitements à Guantánamo, on l’a renvoyé au Koweït. Il
s’est ensuite rendu en Irak où, en mars 2008, il a foncé sur une installation
militaire irakienne au volant d’un camion chargé d’explosifs, trouvant la mort et
tuant 13 soldats. Selon le Washington Post, il s’agit de «l’acte de violence le plus
haineux ayant été commis par un ex-prisonnier de Guantánamo» et, selon son
avocat américain, d’une conséquence directe de sa détention abusive[27].
Pour toute personne raisonnable, il semble que cela va de soi.

La non-exception américaine
Un autre prétexte souvent invoqué pour justifier la torture est le contexte: la
«guerre contre le terrorisme» déclarée par Bush dans la foulée des événements
du 11 septembre 2001. Ce crime a fait du droit international une réalité
«dépassée». C’est du moins ce qu’a expliqué à Bush son conseiller juridique
Alberto Gonzales, qui deviendra plus tard procureur général. Cette idée a été
largement reprise, sous l’une ou l’autre forme, dans les éditoriaux et les analyses.
L’attaque perpétrée le 11 septembre 2001 n’a incontestablement pas
d’équivalent dans l’histoire, et ce, à bien des égards. D’abord par le lieu vers
lequel les armes ont été pointées: d’habitude, elles sont braquées dans l’autre
sens. Il s’agissait en effet de la première attaque d’importance sur le territoire
national des États-Unis depuis l’incendie de Washington par les Britanniques en
1814.
On justifie souvent les agissements des États-Unis au nom de la doctrine de
l’«exceptionnalisme américain». Il n’y a pourtant rien là d’exceptionnel. De
telles politiques ont sans aucun doute été le fait de toutes les puissances
impériales. La France a proclamé sa «mission civilisatrice» alors que son
ministre de la Guerre appelait à l’«extermination de la population indigène»
d’Algérie. La grandeur du Royaume-Uni constituait une «première pour le
monde», avait déclaré John Stuart Mill, en pressant cette puissance angélique
d’achever sa libération de l’Inde sans plus attendre. Il avait rédigé son article sur
l’ingérence humanitaire, qui deviendra un classique, peu de temps après
qu’eurent été rendues publiques les horribles atrocités commises par les
Britanniques lors de la répression de la rébellion indienne de 1857. Le Royaume-
Uni procédera à la conquête du reste de l’Inde en bonne partie dans le but de
s’arroger le monopole du commerce de l’opium, dans le cadre de sa vaste
entreprise de narcotrafic, de loin la plus colossale de l’histoire, imaginée avant
tout afin de contraindre la Chine à accepter les produits britanniques.
De même, il n’y a aucune raison de douter de la sincérité des militaristes
japonais, qui apportaient à la Chine le «paradis sur Terre» en exerçant leur tutelle
bienveillante, tout en se livrant au massacre de Nankin et à d’autres crimes
atroces. L’histoire regorge d’épisodes glorieux du même genre.
Tant que de telles thèses «exceptionnalistes» persisteront, les révélations
émanant de l’«apparence de la réalité» produiront à l’occasion des effets
contraires à ceux attendus, oblitérant ainsi de terribles crimes. Le massacre de
My Lai, au Vietnam du Sud, en est un bon exemple: il ne constitue qu’un simple
détail en regard des atrocités nettement plus graves qui ont été commises dans le
cadre des programmes de pacification ayant suivi l’offensive du Têt, lesquelles
sont passées inaperçues pendant que l’indignation au pays se concentrait surtout
sur ce crime.
On ne peut réfuter le fait que le scandale du Watergate a été une affaire
criminelle, mais l’indignation qu’il a suscitée a laissé dans l’ombre des crimes
d’État nettement plus graves, commis aux États-Unis et ailleurs, comme
l’assassinat commandité du militant noir Fred Hampton, arrangé par le FBI dans
le cadre de la tristement célèbre campagne de répression COINTELPRO
(programme de contre-espionnage), ou encore le bombardement du Cambodge,
pour ne mentionner que deux exemples flagrants. La torture est une pratique
abominable, mais l’invasion de l’Irak est un crime bien pire. En mettant l’accent
sur certaines atrocités, il arrive souvent qu’on en masque d’autres, ce qui est
regrettable.
L’amnésie historique est un phénomène inquiétant, non seulement parce
qu’elle porte atteinte à l’intégrité morale et intellectuelle, mais aussi parce
qu’elle prépare le terrain pour les crimes à venir.
Chapitre 4

La main invisible du pouvoir

L ES SOULÈVEMENTS DÉMOCRATIQUES dans le monde arabe furent une spectaculaire


démonstration de courage, d’engagement et de détermination des forces
populaires, coïncidant, fruit du hasard, avec la remarquable mobilisation de
dizaines de milliers de personnes en faveur des travailleurs et de la démocratie à
Madison, dans le Wisconsin, et dans d’autres villes des États-Unis. Néanmoins,
si les révoltes du Caire et de Madison présentaient des points communs, elles
différaient sur un aspect crucial: au Caire, on réclamait des droits fondamentaux
à une dictature égyptienne récalcitrante, alors qu’à Madison, on défendait des
droits acquis à la suite de luttes de longue haleine et aujourd’hui sérieusement
menacés.
Chacune de ces révoltes constitue un échantillon des tendances de la société
mondialisée, tout en revêtant des formes variées. Il faut certainement s’attendre à
de profondes retombées dans le cœur industriel en décrépitude de l’un des pays
les plus riches et puissants de l’histoire mondiale, et dans ce que le président
Dwight Eisenhower a qualifié de «région du monde la plus importante d’un
point de vue stratégique», «une incroyable source de pouvoir stratégique» et,
selon le département d’État des années 1940, «sans doute le plus beau joyau
économique du monde sur le plan des investissements extérieurs», un joyau sur
lequel les États-Unis et leurs alliés entendaient conserver la mainmise au sein du
nouvel ordre mondial qui se dessinait alors[1].
En dépit des nombreux changements survenus depuis, il y a toute raison de
supposer que les décideurs actuels accordent toujours le plus grand crédit à la
thèse de l’influent conseiller du président Franklin Delano Roosevelt, Adolf A.
Berle, selon laquelle la mainmise sur les considérables réserves énergétiques du
Moyen-Orient donnerait aux États-Unis la «réelle maîtrise du monde[2]». Par
conséquent, aux yeux des décideurs, toute perte de contrôle dans cette région
menace le projet américain de domination planétaire clairement énoncé pendant
la Seconde Guerre mondiale et maintenu malgré des changements majeurs sur
l’échiquier mondial depuis lors.
Dès le début de la guerre, en 1939, Washington anticipait que celle-ci
aboutirait à une domination sans partage des États-Unis. De hauts responsables
du département d’État et des spécialistes en politique étrangère se sont
rencontrés au cours du conflit afin d’établir des plans pour le monde d’après-
guerre. Ils ont délimité une «Grande Région» que les États-Unis étaient censés
dominer et qui comprenait l’hémisphère occidental, l’Extrême-Orient et l’ancien
Empire britannique, notamment ses ressources en énergie au Moyen-Orient.
Alors que l’Union soviétique commençait à écraser les troupes nazies à la suite
de la bataille de Stalingrad, les États-Unis ont étendu leurs objectifs
d’hégémonie à la plus grande partie possible de l’Eurasie, en prenant soin d’y
inclure au moins son cœur économique, l’Europe occidentale. Dans la Grande
Région, les États-Unis maintiendraient un «pouvoir incontesté» en veillant à
«limiter tout exercice de souveraineté» par des États susceptibles d’interférer
avec ces visées planétaires[3].
Ces plans minutieux, établis dans un climat de guerre, furent bientôt mis en
œuvre.
On tenait compte du fait que l’Europe pourrait décider de voler de ses propres
ailes; le Traité de l’Organisation du traité de l’Atlantique-Nord (OTAN)
entendait notamment répondre à cette menace. Dès que sa raison d’être officielle
est devenue caduque en 1989, il a été étendu à l’Est, et ce, en violation des
engagements verbaux pris envers le leader soviétique Mikhaïl Gorbatchev.
L’OTAN constitue à présent une force d’intervention dirigée par les États-Unis et
couvrant un important rayon d’action, comme l’a affirmé son secrétaire général,
Jaap de Hoop Scheffer lors d’une conférence de l’organisation: «Les troupes de
l’OTAN doivent surveiller les gazoducs et les oléoducs desservant les pays
occidentaux», et plus généralement protéger les routes maritimes empruntées par
les navires-citernes et d’autres «infrastructures essentielles» de la filière
énergétique[4].
La doctrine de la Grande Région prône l’intervention militaire à volonté.
L’administration Clinton en a clairement fait état lorsqu’elle a déclaré que les
États-Unis disposaient du droit d’employer la force militaire pour s’assurer
l’«accès illimité aux marchés clés, à l’approvisionnement énergétique et aux
ressources stratégiques» et devaient maintenir le «déploiement avancé»
d’importantes forces militaires en Europe et en Asie «afin de façonner l’opinion
publique à [leur] égard» et «d’agir sur les événements affectant [leur]
subsistance et [leur] sécurité[5]».
Les mêmes principes régissaient l’invasion de l’Irak. À mesure que l’échec
des États-Unis d’y imposer leur volonté se révélait patent, les beaux discours
n’ont plus suffi à en masquer les objectifs réels. En novembre 2007, la Maison-
Blanche a publié une «déclaration de principes» exigeant que les troupes
américaines demeurent déployées en Irak pour une durée indéterminée et offrant
le pays sur un plateau à des investisseurs américains triés sur le volet[6]. Deux
mois plus tard, le président Bush informait le Congrès qu’il rejetterait tout projet
de loi visant à limiter la présence permanente de troupes américaines en Irak ou
«la mainmise des États-Unis sur les ressources pétrolières de l’Irak», des
exigences auxquelles les États-Unis ont dû renoncer peu après compte tenu de la
résistance irakienne[7].
En Tunisie et en Égypte, les soulèvements populaires de 2011 ont remporté
d’éclatantes victoires, mais comme l’a rapporté la Fondation Carnegie pour la
paix internationale, à nouveaux noms, mêmes régimes: «Nous sommes encore
loin d’un changement de l’élite dirigeante et du système de gouvernement[8].»
Le rapport évoque les obstacles internes à la démocratie sans faire mention de
ceux venant de l’extérieur, comme toujours non négligeables.
Les États-Unis et leurs alliés occidentaux n’hésiteront pas à faire tout ce qui
est en leur pouvoir afin d’empêcher l’émergence d’une véritable démocratie dans
le monde arabe. Pour en comprendre la raison, il suffit de se pencher sur les
études d’opinion par des instituts de sondage américains. Bien qu’elles ne soient
guère ébruitées, les planificateurs en ont assurément pris connaissance. Elles
révèlent qu’une écrasante majorité des Arabes perçoivent les États-Unis et Israël
comme les plus grandes menaces qui pèsent sur eux: c’est le cas de 90 % des
Égyptiens et, en moyenne, de plus de 75 % des habitants de la région. À
l’inverse, seulement 10 % des Arabes croient que l’Iran représente une menace.
La politique américaine suscite une telle opposition que la majorité des
personnes interrogées – jusqu’à 80 % d’entre elles en Égypte – pensent que si
l’Iran disposait d’armes nucléaires, leur sécurité en serait renforcée[9]. D’autres
chiffres font état du même constat. Si l’opinion publique avait le moindre effet
sur les politiques, les États-Unis perdraient non seulement leur mainmise sur la
région, mais s’en verraient chassés aux côtés de leurs alliés, et les fondations
mêmes de leur domination mondiale en seraient ébranlées.

La doctrine Muasher
Le soutien à la démocratie appartient aux idéologues et aux propagandistes.
Dans le monde réel, l’élite voue à la démocratie une haine profonde. Une foule
de preuves atteste du fait que la démocratie ne bénéficie de son appui que tant
qu’elle contribue à ses objectifs économiques et sociaux, une conclusion devant
laquelle s’inclinent à regret les plus éminents chercheurs.
Le mépris de l’élite pour la démocratie est apparu de façon spectaculaire après
les révélations de WikiLeaks. Celles qui ont suscité le plus grand intérêt, ainsi
que des commentaires euphoriques, concernaient des documents selon lesquels
les États-Unis disposaient de l’appui du monde arabe pour leur politique
iranienne. On entendait ici les dictateurs à la tête des pays arabes; le point de vue
de leurs populations n’était pas évoqué.
Marwan Muasher, ancien ministre des Affaires étrangères jordanien puis
directeur de la recherche au Moyen-Orient pour la Fondation Carnegie, a décrit
le principe appliqué: «L’argument qui prévaut généralement [chez les dirigeants]
du monde arabe et au-delà est que tout va pour le mieux et que l’on maîtrise la
situation. Adoptant cette façon de penser, les pouvoirs en place prétendent que
les opposants et les étrangers qui appellent à des réformes font preuve
d’exagération par rapport à la réalité sur le terrain[10].»
Selon ce principe, si les dictateurs se rangent du côté des États-Unis, quelle
importance le reste peut-il bien avoir?
La doctrine Muasher est rationnelle et respectable. Pour ne citer qu’un cas
tout à fait pertinent aujourd’hui, dans une discussion privée, en 1958, le
président Eisenhower exprimait son inquiétude au sujet de la «campagne de
haine» contre les États-Unis dans le monde arabe, non le fait des gouvernements,
mais de la population. Le NSC a alors expliqué au président le point de vue du
monde arabe selon lequel les États-Unis soutiennent des dictatures et entravent
la démocratie et le développement afin de s’arroger la mainmise sur les
ressources de la région. Ce point de vue s’avère en outre plutôt fidèle à la réalité,
concluait le NSC, et c’est là exactement le rôle que devraient jouer les États-
Unis, en recourant à la doctrine Muasher. Si on en croit les études menées par le
Pentagone après le 11-Septembre, le même point de vue prévaut aujourd’hui[11].
Il semble normal que les vainqueurs expédient l’histoire à la poubelle alors
que les victimes s’y attachent. Quelques brèves remarques sur cette question
essentielle peuvent être utiles. Ce n’est pas la première fois que, confrontés à des
problèmes similaires, l’Égypte et les États-Unis empruntent des directions
opposées. Ce qui est vrai aujourd’hui l’était déjà au début du XIXe siècle.
Selon des historiens de l’économie, les conditions étaient alors réunies pour
que l’Égypte connaisse un développement économique rapide, tout comme les
États-Unis à la même époque[12]. Les deux pays pouvaient compter sur une
agriculture florissante comprenant la production du coton, élément moteur des
premières heures de la révolution industrielle. Mais à l’inverse de l’Égypte, les
États-Unis ont dû développer la production du coton et la force de travail
nécessaire par la conquête, l’extermination et l’esclavage, avec les conséquences
que l’on connaît aujourd’hui pour les survivants dans les réserves et les prisons,
lesquelles se sont multipliées depuis les années Reagan afin d’abriter la
population rendue superflue par la désindustrialisation.
Autre différence fondamentale entre les deux pays, les États-Unis avaient
acquis leur indépendance et s’estimaient par conséquent libres d’ignorer les
recommandations de la théorie économique, alors dispensées par Adam Smith en
des termes assez similaires à ceux employés aujourd’hui pour prêcher la bonne
parole aux pays en développement. Smith incitait les colonies émancipées à
exporter leurs matières premières et à importer des biens manufacturés
britanniques, prétendument de meilleure qualité, et à surtout se garder de
nationaliser les biens les plus essentiels, en particulier le coton. Toute autre voie,
les avertit Smith, «retarderait les progrès ultérieurs de la valeur de leur produit
annuel, bien loin de les accélérer, et entraverait la marche de leur pays vers
l’opulence et la grandeur, bien loin de les favoriser[13]».
Une fois indépendantes, les colonies américaines ont simplement ignoré son
conseil, optant plutôt pour un développement encadré par l’État sur le modèle de
celui de l’Angleterre, établissant des tarifs élevés pour protéger leur industrie des
exportations britanniques (d’abord sur le textile puis sur l’acier et d’autres
matières) et adoptant nombre d’autres dispositifs pour stimuler leur
développement industriel. La jeune république a également tenté de s’arroger le
monopole du coton, et ce, dans le but de «mettre toutes les autres nations à [ses]
pieds», en premier lieu l’ennemi britannique, comme l’ont proclamé les
présidents de la démocratie jacksonienne en annexant le Texas et la moitié du
Mexique[14].
Le pouvoir britannique a veillé à ce que l’Égypte n’emprunte pas pareille
trajectoire. Lord Palmerston a déclaré qu’«aucune bienveillance [envers
l’Égypte] ne devrait compromettre une nécessité aussi impérieuse» que la
préservation de l’hégémonie économique et politique de l’Angleterre, exprimant
en outre sa «haine» à l’encontre du «barbare ignorant» Méhémet Ali, qui osait
aspirer à une voie indépendante, et déployant la flotte et le pouvoir financier
britanniques pour mettre fin à la quête d’indépendance de l’Égypte et à son
développement économique[15].
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors que les États-Unis
prenaient la place de l’Angleterre au rang de première puissance mondiale,
Washington a adopté une position identique, affichant clairement son refus de
fournir de l’aide à l’Égypte, à moins que celle-ci n’adhère aux règles en vigueur
réservées aux faibles, règles que les États-Unis ont continué à enfreindre,
imposant des tarifs élevés pour faire obstacle au coton égyptien et provoquant
une paralysante pénurie de dollars, conformément aux principes des règles du
marché les plus communément admises.
Il n’est guère surprenant que la «campagne de haine» contre les États-Unis
dont s’inquiétait Eisenhower ait été fondée sur le constat que ceux-ci soutiennent
les dictateurs et entravent la démocratie et le développement, tout comme leurs
alliés.
Il faut ajouter, à la décharge d’Adam Smith, qu’il avait anticipé ce qui se
produirait si l’Angleterre suivait les règles de la rationalité économique,
aujourd’hui baptisée «néolibéralisme». Si les industriels, les marchands et les
investisseurs britanniques devenaient libres d’importer, d’exporter et d’investir à
l’étranger à leur guise, avertissait-il, ils seraient les seuls à en profiter, au
contraire de la société britannique, qui en pâtirait. Il considérait toutefois qu’une
telle éventualité était improbable: selon lui, les capitalistes anglais étaient plus
enclins à investir et à acheter dans leur propre pays, comme si une «main
invisible» protégeait la Grande-Bretagne des ravages du libéralisme
économique.
Difficile de manquer ce passage. Le terme «main invisible» n’apparaît qu’une
seule fois dans son ouvrage classique, Recherches sur la nature et les causes de
la richesse des nations. David Ricardo, autre éminent fondateur de l’école
classique, a tiré des conclusions du même ordre, espérant que la «préférence
nationale» dont il est question conduira les possédants à «se contenter d’un taux
de profit moins élevé dans leur propre pays, plutôt que d’aller chercher dans des
pays étrangers un emploi plus lucratif pour leurs fonds», sentiments «que je
serais fâché de voir affaiblis», ajoutait-il[16]. Outre leurs prédictions, ces
économistes classiques ont su faire preuve d’une profonde intuition.

Les «menaces» iranienne et chinoise


On compare quelquefois le soulèvement démocratique dans le monde arabe à
celui survenu en Europe de l’Est à la chute du mur de Berlin, mais l’analogie se
révèle douteuse. Le soulèvement de 1989 était en effet toléré par Moscou et
appuyé par les puissances occidentales en vertu de la doctrine standard: il
s’accordait parfaitement aux objectifs économiques et stratégiques et constituait
de ce fait une noble entreprise, objet de tous les honneurs, à l’inverse des luttes
alors en cours «pour défendre les droits fondamentaux de la personne» en
Amérique centrale, comme le rappelait l’archevêque du Salvador. Ce dernier fait
partie des centaines de milliers de victimes des forces militaires entraînées et
équipées par Washington[17]. L’Occident ne comptait durant ces terribles années
pas plus de Mikhaïl Gorbatchev dans ses rangs qu’aujourd’hui. L’hostilité
occidentale envers la démocratie dans le monde arabe reste intacte et, pour ses
auteurs, justifiée.
La doctrine de la Grande Région continue de s’appliquer aux crises et aux
conflits actuels. Dans les cercles décisionnels et chez les commentateurs
politiques occidentaux, l’Iran, considéré comme la plus grande menace à l’ordre
mondial, doit donc constituer la priorité de la politique étrangère américaine,
l’Europe suivant dans son sillage.
L’historien militaire israélien Martin van Creveld a écrit voilà des années que
«le monde a été témoin de la manière dont les États-Unis s’en sont pris à l’Irak,
une invasion sans raison valable. Les Iraniens seraient fous de ne pas tenter de se
doter d’un arsenal nucléaire», surtout lorsqu’on sait qu’ils sont sous la menace
constante d’une attaque, en contravention à la Charte des Nations Unies[18].
Les États-Unis et l’Europe condamnent d’une seule voix l’Iran pour sa mise
en péril de la «stabilité» – selon le sens technique du terme, signifiant la
conformité aux exigences américaines –, mais il est utile de rappeler à quel point
ils sont minoritaires: les pays non alignés ont fermement appuyé le droit de
l’Iran à enrichir de l’uranium. La Turquie, première puissance de la région, a
voté au Conseil de sécurité contre les sanctions proposées par les États-Unis,
tout comme le Brésil, fleuron du Sud mondialisé. Leur insubordination a conduit
à une censure stricte, fidèle à l’usage: la Turquie avait fait l’objet de sévères
réprimandes en 2003, lorsque son gouvernement, cédant à la volonté de 95 % de
la population, avait refusé de prendre part à l’invasion de l’Irak, démontrant ainsi
son peu d’aptitude pour la démocratie à la sauce occidentale.
Si les États-Unis peuvent passer outre la désobéissance turque – avec
consternation toutefois –, la chose s’avère plus difficile dans le cas de la Chine.
La presse s’alarme du fait qu’«en Iran, les investisseurs et les exportateurs
chinois comblent le vide laissé par le départ des entreprises étrangères, en
particulier européennes», ajoutant que la Chine renforce son rôle déjà dominant
dans l’industrie énergétique iranienne[19]. La réaction de Washington est
empreinte d’une certaine exaspération. Le département d’État a prévenu la Chine
que si celle-ci tenait à être acceptée par la «communauté internationale» – autre
terme technique se référant aux États-Unis et à leurs alliés du moment –, alors
elle devait veiller à ne pas «manquer à ses responsabilités sur le plan
international, [lesquelles] sont claires»: à savoir obéir aux ordres des États-
Unis[20]. Il est peu probable que la Chine s’en émeuve.
La menace grandissante que représenterait l’armée chinoise constitue
également une grande source d’inquiétude. Selon une étude récente du
Pentagone, le budget militaire de la Chine s’élèverait à «un cinquième de la
somme dépensée par le Pentagone pour les interventions en Irak et en
Afghanistan», autrement dit une fraction du budget militaire américain.
L’augmentation des effectifs militaires de la Chine pourrait «priver les navires de
guerre américains de la capacité d’opérer dans les eaux internationales au large
de ses côtes», enchérissait le New York Times[21].
Nous parlons bien des côtes de la Chine; personne n’a encore proposé que les
États-Unis mettent fin à la présence des forces militaires privant les navires de
guerre chinois de l’accès à la mer des Caraïbes. L’ignorance de la Chine quant
aux règles de la civilité internationale se manifeste d’autant plus clairement dans
ses objections à ce que le dernier-né des porte-avions à propulsion nucléaire
américains, le George Washington, se livre à des exercices navals à quelques
kilomètres des côtes chinoises, le dotant de la capacité présumée de frapper
Pékin.
À l’inverse, l’Occident conçoit que les États-Unis entreprennent de telles
opérations afin d’assurer la «stabilité» et leur propre sécurité. Le libéral The New
Republic a fait part de son inquiétude après que «la Chine a affrété dix de ses
navires de guerre dans les eaux internationales au large de l’île japonaise
d’Okinawa[22]». Il s’agit en effet d’une provocation, contrairement au fait, passé
sous silence, que Washington a transformé cette île en importante base militaire
en dépit des vives protestations de la population d’Okinawa. Voilà qui ne
constitue nullement une provocation, en vertu du principe établi selon lequel le
monde appartient aux États-Unis.
Toute doctrine impérialiste mise à part, les voisins de la Chine ont de fortes
raisons de s’inquiéter de son pouvoir militaire et économique grandissant.
Si la doctrine de la Grande Région continue de prévaloir, il est dorénavant
plus difficile pour ses partisans de la mettre en œuvre. La puissance des États-
Unis a connu son apogée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lorsque
la moitié de la richesse mondiale se trouvait littéralement entre leurs mains.
Néanmoins, le déclin était inévitable alors que les autres nations industrielles et
leurs économies se remettaient des dévastations de la guerre et que la
décolonisation entamait son laborieux processus. À l’aube des années 1970, la
part de la richesse mondiale détenue par les États-Unis avait chuté à 25 %, et le
monde industriel se divisait désormais en trois pôles: l’Amérique du Nord,
l’Europe et l’Extrême-Orient (alors dominé par le Japon).
L’économie des États-Unis a en outre subi un changement radical au cours des
années 1970, alors qu’elle évoluait vers la financiarisation et la délocalisation de
sa production. Une multitude de facteurs ont convergé pour créer un cercle
vicieux d’extrême concentration de la richesse, profitant surtout à la fraction la
plus riche de l’élite, celle des PDG, des gestionnaires de fonds de placement et
de leurs semblables. Il en résulte une concentration du pouvoir politique et, de ce
fait, des politiques étatiques visant à accroître la concentration économique:
politiques fiscales, règles de la gouvernance d’entreprise, dérèglementation et
j’en passe. Simultanément, les coûts des campagnes électorales se sont envolés,
forçant les partis à se tourner vers les détenteurs du capital concentré et, de plus
en plus, financier. Pour les républicains, la chose tenait du réflexe; pour les
démocrates (désormais comparables aux républicains modérés de jadis), elle
deviendrait vite une habitude.
Les élections ne sont plus qu’une gigantesque parodie orchestrée par
l’industrie de la communication. Après sa victoire en 2008, cette industrie a
couronné Obama marketeur de l’année. Les cadres étaient euphoriques, confiant
à la presse d’affaires que s’ils vendaient des candidats comme des marques
grand public depuis Ronald Reagan, 2008 constituait néanmoins leur plus belle
réussite et allait souffler le renouveau dans les conseils d’administration des
entreprises. L’élection de 2012 aura coûté deux milliards de dollars, acquittés
pour l’essentiel par les contributions des grandes sociétés[23]. Il est tout naturel
qu’Obama attribue les postes clés de son administration à des dirigeants du
monde des affaires. L’opinion publique peut gronder, tant que prévaut la doctrine
décrite par Muasher, sa colère importe peu.
Pendant que la richesse et le pouvoir se concentraient aux mains d’une élite
toujours plus réduite, les revenus réels de la majorité de la population stagnaient
et il est devenu de plus en plus difficile pour les gens de joindre les deux bouts,
entre l’augmentation des heures de travail, les dettes et l’inflation du prix des
actifs, régulièrement dépréciés par les crises financières déclenchées, dans les
années 1980, par le démantèlement des mécanismes de réglementation.
Rien de tout cela n’est préoccupant pour les très riches: ceux-ci profitent de la
police d’assurance du gouvernement en vertu de laquelle ils seraient «trop
importants pour qu’on les laisse tomber». En tenant uniquement compte de la
possibilité pour les banques d’emprunter à des taux d’intérêt réduits – grâce aux
subventions implicites des contribuables – Bloomberg News, citant un document
de travail du FMI, estime que «les contribuables versent aux grandes banques
83 milliards de dollars par an», soit pratiquement l’intégralité de leurs bénéfices,
un point «crucial pour comprendre la menace que les grandes banques
représentent pour l’économie mondiale[24]». Les banques et les entreprises
d’investissement peuvent en outre se permettre d’effectuer des transactions
risquées en vue de gains substantiels puis, lorsque le système finit
inévitablement par s’effondrer, d’accourir auprès de l’État providence, leurs
ouvrages de F.A. Hayek et Milton Friedman en main, pour un sauvetage aux
frais des contribuables.
Ce processus se répète depuis Reagan, chaque crise s’avérant plus grave que
la précédente, tout du moins pour la population. Le chômage réel atteint un taux
digne de la Grande Dépression, alors que Goldman Sachs, l’une des principales
banques responsables de la crise actuelle, croule sous les bénéfices. La banque a
discrètement annoncé avoir perçu 17,5 milliards de dollars en compensation
pour l’année 2010. Son PDG Lloyd Blankfein a touché une prime de
12,6 millions de dollars pendant que son salaire de base triplait[25].
Mais ces faits ne doivent pas retenir l’attention. En conséquence, la
propagande doit pointer du doigt d’autres boucs émissaires, par exemple les
fonctionnaires avec leurs juteux salaires et leurs exorbitantes prestations de
retraite. Un fantasme inspiré de l’analogie de Reagan selon laquelle des mères
afro-américaines se rendraient à bord de limousines jusqu’au bureau d’aide
sociale pour y recevoir leur chèque, et autres inventions non dignes de mention.
Nous devons tous nous serrer la ceinture. Enfin, presque tous.
Les enseignants constituent une cible privilégiée dans le cadre des tentatives
délibérées de démanteler le système public d’enseignement de la maternelle à
l’université grâce à la privatisation. Voilà encore une politique favorable aux
riches, mais aux effets désastreux pour l’ensemble de la population ainsi que la
santé de l’économie à long terme, bien qu’il s’agisse là d’une des externalités
ignorées par les principes du marché en vigueur.
Les immigrants offrent, comme toujours, une autre cible de choix. L’histoire
des États-Unis n’est pas avare d’exemples en la matière, particulièrement lors
des périodes de crise économique. Cette situation est aujourd’hui exacerbée par
un sentiment répandu dans la population blanche: on lui vole son pays et elle se
retrouvera bientôt en minorité. Si on peut comprendre la colère de ceux qui ont
tout perdu, la cruauté des politiques, elle, est révoltante.
Qui sont les immigrants pointés du doigt? Dans l’est du Massachusetts, où je
réside, un grand nombre d’entre eux sont des Mayas fuyant les suites du quasi-
génocide perpétré dans la région des Hauts-Plateaux du Guatemala par les tueurs
attitrés de Reagan. D’autres sont des Mexicains sévèrement affectés par l’Accord
de libre-échange nord-américain (ALENA) de Clinton, l’un des rares traités qui
soient parvenus à causer du tort aux travailleurs dans tous les pays y ayant
adhéré, le Canada, les États-Unis et le Mexique. Alors que l’ALENA était adopté
en toute hâte par le Congrès malgré une forte opposition populaire en 1994,
Clinton entreprenait simultanément de militariser la frontière entre les États-Unis
et le Mexique, jusque-là plutôt ouverte. Des esprits rationnels prévoyaient que
l’ouverture du Mexique à un flot de produits agricoles américains grassement
subventionnés allait tôt ou tard miner son agriculture, et que ses entreprises
allaient être incapables d’affronter la concurrence des grandes sociétés des États-
Unis, qui en vertu des mal-nommés accords de «libre-échange» doivent jouir
d’un «traitement national», privilège accordé uniquement aux personnes morales
et non à celles en chair et en os. De façon guère surprenante, ces mesures ont
entraîné l’émigration de Mexicains acculés au désespoir et, au pays, à une
hystérie anti-immigrants croissante de la part des victimes des politiques
étatiques favorables au monde des affaires.
La même situation semble prévaloir en Europe, où le racisme s’avère sans
doute plus endémique qu’aux États-Unis. On ne peut que s’interroger devant les
plaintes de l’Italie concernant la vague de réfugiés venus de Libye. Après la
Première Guerre mondiale, l’est du pays, alors récemment libéré, fut le théâtre
d’un génocide commis par le gouvernement fasciste italien. Ou lorsque la
France, qui demeure la protectrice attitrée des dictatures sanguinaires dans ses
anciennes colonies, s’arrange pour occulter les atrocités dont elle est responsable
en Afrique, pendant que son président, Nicolas Sarkozy, agite la menace d’un
«déluge d’immigrants» et que Marine Le Pen lui reproche son manque de
fermeté. Est-il besoin de mentionner la Belgique, qui remporte sans doute la
palme au chapitre de ce qu’Adam Smith appelait «la barbarie et l’injustice des
Européens»?
La montée des partis néofascistes dans une grande partie de l’Europe serait un
phénomène effrayant même sans le souvenir des événements qu’a connus le
continent au siècle dernier. Imaginons simplement les réactions si les Juifs
étaient expulsés de France vers une misère et une oppression certaines, puis
constatons l’absence de réactions alors que les Roms, également victimes de
l’Holocauste et population la plus maltraitée d’Europe, subissent le même sort.
En Hongrie, le parti néofasciste Jobbik a obtenu 19 % des voix lors des
dernières élections nationales, résultat sans doute peu surprenant lorsqu’on sait
que les trois quarts de la population s’estiment moins bien lotis que sous le
communisme[26]. On pourrait se rassurer qu’en Autriche, le parti d’extrême
droite de Jörg Haider n’a rassemblé que 10 % des voix en 2008, sinon pour le
fait que le Parti de la liberté, situé à sa droite, en a lui remporté 17 %[27]. (Il fait
froid dans le dos de se rappeler qu’en 1928, les nazis recueillaient seulement 3 %
des votes en Allemagne[28].) En Angleterre, le British National Party (parti
national britannique, BNP) et l’English Defence League (ligue de défense
anglaise, EDL), étendards de la droite ultraraciste, constituent des forces
politiques majeures.
En Allemagne, le livre de Thilo Sarrazin accusant les immigrants de tous les
maux affligeant le pays a connu un succès retentissant en librairie. La
chancelière Angela Merkel, si elle a condamné l’ouvrage, a ajouté que le
multiculturalisme se révélait un «échec total»: les Turcs que l’on a fait venir en
Allemagne en vue d’accomplir les tâches ingrates n’arrivent pas à se
métamorphoser en vrais Aryens blonds aux yeux bleus[29].
Les plus ironiques se rappelleront peut-être que Benjamin Franklin, l’une des
plus grandes personnalités des Lumières, a mis en garde les colonies alors
récemment libérées au sujet de l’immigration des Allemands et des Suédois,
jugés trop basanés. Au cours du XXe siècle, les mythes grotesques à propos de la
pureté anglo-saxonne n’étaient pas rares aux États-Unis, notamment chez les
présidents et d’autres dirigeants. Le racisme dans la culture littéraire du pays a
atteint une ampleur obscène et il s’est révélé bien plus aisé d’éradiquer la polio
que cet horrible fléau, qui retrouve régulièrement sa virulence dans les périodes
de détresse économique.
Il faut encore mentionner une autre externalité négligée par les marchés: le
sort des autres espèces. Les risques systémiques au sein du système financier
peuvent être assumés par les contribuables, on l’a vu, mais personne ne se
portera à la rescousse de l’environnement. Sa destruction n’est pas loin de
représenter un impératif institutionnel. Les personnalités du monde des affaires
menant des campagnes de propagande en vue de convaincre la population que le
réchauffement climatique est une supercherie des libéraux sont tout à fait
conscientes de la gravité de la menace, mais elles doivent maximiser les profits à
court terme et leurs parts de marché. Sinon, d’autres s’en chargeront à leur place.
Ce cercle vicieux pourrait bien se révéler fatal. Afin de prendre la pleine
mesure du danger, il suffit de se tourner vers les membres du Congrès des États-
Unis, propulsés au pouvoir par les contributions financières et la propagande du
monde des affaires. L’écrasante majorité des républicains sont des
climatosceptiques. Ils ont déjà commencé à suspendre le financement de
mesures susceptibles d’atténuer la catastrophe environnementale. Pire, certains
s’avèrent de bons chrétiens; prenons par exemple le nouveau chef d’un sous-
comité pour l’environnement, selon lequel le réchauffement climatique ne
saurait constituer un problème, étant donné que Dieu a promis à Noé qu’il n’y
aurait pas de second déluge[30].
Si de telles choses avaient lieu dans quelque petit pays lointain, nous
pourrions en rire, mais pas lorsqu’elles surviennent au cœur de la première
puissance mondiale. Et avant d’en rire, n’oublions pas que la crise économique
actuelle peut être attribuée dans une très large mesure à la croyance fanatique en
des dogmes comme l’hypothèse du marché efficient, et plus généralement à ce
que Joseph Stiglitz, lauréat du prix de la Banque de Suède en sciences
économiques en mémoire d’Alfred Nobel, qualifiait il y a une quinzaine
d’années de «religion» des marchés. Celle-ci a empêché la Réserve fédérale et
l’ensemble des économistes, sauf quelques exceptions honorables, de
s’apercevoir de l’existence d’une bulle immobilière de huit billions de dollars ne
s’expliquant par aucune des théories économiques reconnues, laquelle, en
éclatant, a ravagé le pays[31].
Tout cela, et bien plus, peut suivre son cours tant que prévaut la doctrine
Muasher. Aussi longtemps que l’ensemble de la population demeure passive,
indifférente et distraite par le consumérisme et la haine envers les plus
vulnérables, les puissants peuvent agir comme bon leur semble, et il ne restera
plus aux survivants qu’à contempler le résultat.
Chapitre 5

Le déclin américain:
causes et conséquences

L
« ’IDÉE EST RÉPANDUE»
selon laquelle les États-Unis, que «l’on considérait encore
récemment comme un géant au pouvoir et à l’attrait inégalés […] connaissent un
déclin les menant à leur inexorable chute[1]». Cette idée, développée dans le
numéro de l’été 2011 de la revue de l’Academy of Political Science, s’avère en
effet très répandue, pour de bonnes raisons. Cependant, un certain nombre de
précisions s’imposent. Le déclin est engagé depuis l’apogée de la puissance des
États-Unis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et les beaux discours
triomphants prononcés tout au long de la décennie consécutive à l’implosion de
l’Union soviétique relevaient de l’aveuglement. En outre, le corollaire récurrent
en vertu duquel la puissance des États-Unis reviendrait à la Chine et à l’Inde est
tout à fait discutable. Il s’agit de pays pauvres affligés de nombreux problèmes
internes. Le monde tend sans aucun doute vers davantage de diversité, mais
malgré le déclin de l’hégémonie américaine, celle-ci ne fait face dans un avenir
proche à aucun concurrent sérieux.
Pour rappeler certains faits historiques pertinents, pendant la Seconde Guerre
mondiale, les planificateurs américains entrevoyaient que celle-ci aboutirait à la
domination sans partage des États-Unis. Les documents d’archives attestent
clairement que «le président Roosevelt entendait établir l’hégémonie des États-
Unis dans le monde d’après-guerre», pour citer l’étude de l’historien de la
diplomatie Geoffrey Warner, l’un des spécialistes du sujet les plus en vue[2]. On
élabora des plans, en fonction des visées évoquées plus haut, afin de garantir aux
États-Unis la mainmise sur une «Grande Région» d’étendue planétaire. Ces
doctrines sont encore d’actualité, même si leur portée est réduite.
Les plans échafaudés durant la guerre, bientôt mis en œuvre, n’étaient pas
irréalistes. La richesse des États-Unis, de loin supérieure à celle des autres pays,
n’était plus à démontrer. La guerre avait mis fin à la Grande Dépression,
quadruplant la capacité industrielle américaine alors que ses rivaux étaient
anéantis. À l’issue de la guerre, les États-Unis disposaient de la moitié de la
richesse mondiale et d’une sécurité inégalée[3]. On a assigné à chaque territoire
de la Grande Région sa «fonction» au sein du système planétaire. La «guerre
froide» qui a suivi consistait largement, pour les deux superpuissances, à
imposer l’ordre chez leurs vassaux: pour l’Union soviétique, l’Europe de l’Est;
pour les États-Unis, la majeure partie du monde.
Dès 1949, la mainmise des États-Unis sur la Grande Région commençait déjà
à sérieusement s’affaiblir avec ce que l’on a appelé la «perte de la Chine[4]». La
formule est intéressante: on ne peut «perdre» que ce que l’on possède, et il est
entendu que les États-Unis possèdent la quasi-totalité de la planète de plein droit.
L’Asie du Sud-Est glisserait bientôt à son tour entre les doigts de Washington,
entraînant d’atroces guerres en Indochine et de grands massacres en Indonésie en
1965, année où la domination américaine y serait rétablie. Pendant ce temps, les
actes de subversion et la violence à grande échelle se poursuivaient ailleurs afin
de maintenir la prétendue «stabilité».
Néanmoins, le déclin était inévitable, les autres nations industrielles
commençant leur reconstruction et la décolonisation empruntant son tortueux
chemin. À l’aube des années 1970, la part de la richesse mondiale détenue par
les États-Unis avait chuté à 25 %[5]. Le monde industriel se divisait désormais en
trois pôles: l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Extrême-Orient, alors dominé par
le Japon et en voie de devenir la région la plus dynamique du globe.
Vingt ans plus tard, l’Union soviétique s’effondrait. La réaction de
Washington en dit long quant au bien-fondé de la guerre froide. L’administration
de Bush père, alors au pouvoir, a aussitôt déclaré que sa politique n’en serait
guère altérée. Toutefois, les prétextes changeraient; l’énorme complexe militaro-
industriel serait maintenu non pas pour assurer la défense contre les Russes, mais
pour parer à la «sophistication technologique» des puissances du tiers-monde.
De la même manière, il s’avérait nécessaire de conserver la «base industrielle
vouée à la défense», un euphémisme pour une industrie de pointe fortement
dépendante des subventions et initiatives gouvernementales. Les forces
d’intervention seraient toujours concentrées vers le Moyen-Orient où,
contrairement à ce que l’on avait prétendu pendant un demi-siècle, on «ne
pouvait tenir le Kremlin responsable» des nombreux problèmes. On a concédé à
demi-mot que ceux-ci avaient toujours eu pour cause le «nationalisme radical»,
autrement dit des velléités, de la part des pays, d’emprunter une voie
indépendante en violation des principes de la Grande Région[6]. Ces principes ne
connaîtraient aucune modification fondamentale, ainsi que la doctrine Clinton
(autorisant les États-Unis à user unilatéralement de la force militaire pour
favoriser leurs intérêts économiques) et l’expansion planétaire de l’OTAN en
fourniraient bientôt la preuve.
La chute de la superpuissance ennemie a suscité une période d’euphorie,
fourmillante de récits enthousiastes à propos de «la fin de l’histoire» et de
vibrants éloges à la politique étrangère du président Clinton, dorénavant
empreinte de «noblesse» et d’une «aura de sainteté». En effet, pour la première
fois dans l’histoire, l’«altruisme» et les «principes et valeurs» présideraient à la
destinée d’un pays. Rien n’empêchait dès lors l’existence d’un «Nouveau Monde
idéaliste déterminé à éradiquer la barbarie», dont les responsables pourraient
finalement mener à bien et sans entraves leurs interventions humanitaires selon
la norme internationale alors émergente. Il ne s’agit là que d’un échantillon des
fervents hommages rendus à l’époque par des intellectuels de premier plan[7].
Tout le monde n’était pas aussi ravi. Les habituelles victimes du Sud
mondialisé ont condamné avec virulence le «prétendu “droit” à l’intervention
humanitaire», n’y voyant qu’une nouvelle mouture de l’ancien «droit» à la
domination impérialiste[8]. Simultanément, des membres plus modérés de l’élite
politique nationale ont constaté qu’aux yeux de la majorité des habitants de la
planète, les États-Unis «faisaient figure de superpuissance voyou» et
constituaient la «principale menace extérieure pesant sur leur société», selon
Samuel P. Huntington, professeur de sciences du gouvernement à Harvard et
Robert Jervis, président de l’American Political Science Association (association
américaine de science politique, APSA)[9]. À la suite de l’élection de Bush fils,
l’hostilité grandissante de l’opinion planétaire pouvait difficilement être ignorée;
dans le monde arabe en particulier, la cote de confiance de Bush a dégringolé.
Obama a accompli l’exploit de tomber plus bas que son prédécesseur, sa cote
n’atteignant qu’un maigre 5 % en Égypte et guère davantage dans le reste de la
région[10].
Entre-temps, le déclin se poursuivait. Au cours de la dernière décennie, les
États-Unis ont également «perdu» l’Amérique du Sud. Rien n’est plus
inquiétant; en effet, au moment où l’administration Nixon préparait sa
destruction de la démocratie chilienne (le coup d’État militaire appuyé par les
États-Unis lors du «premier 11-Septembre», et l’installation au pouvoir du
général Augusto Pinochet), le NSC a averti l’administration que si les États-Unis
perdaient la mainmise sur l’Amérique latine, alors ils ne pouvaient s’attendre «à
imposer leurs vues ailleurs dans le monde[11]». Néanmoins, les velléités
d’indépendance au Moyen-Orient se révéleraient les plus préoccupantes, pour
des raisons clairement énoncées aux premiers stades de la planification d’après-
guerre.
Plus dangereux encore: l’éventualité de tendances démocratiques affirmées.
Le directeur de la rédaction du New York Times, Bill Keller, a commenté de
façon émouvante «la volonté [de Washington] d’inclure les démocrates en
devenir d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient[12]». Mais des sondages dans le
monde arabe ont très clairement indiqué que toutes démarches en vue de la
création de véritables démocraties, dans lesquelles l’opinion publique pèserait
sur les décisions politiques, se révéleraient désastreuses pour Washington. En
effet, comme on l’a vu, la population arabe considère les États-Unis comme une
menace grave, et chasserait la superpuissance et ses alliés de la région si on lui
en offrait la possibilité.
Si les politiques américaines instaurées de longue date demeurent largement
en application au prix de quelques ajustements tactiques, la présidence d’Obama
a donné lieu à certains changements importants. L’analyste militaire Yochi
Dreazen et ses coauteurs ont souligné dans The Atlantic que si la politique de
Bush consistait à capturer (et à torturer) des suspects, celle d’Obama se
contentait de les assassiner, banalisant le recours aux armes de terreur (les
drones) et aux effectifs des forces spéciales, pour beaucoup d’entre elles des
unités entraînées pour l’assassinat[13]. Des unités des forces spéciales ont été
déployées dans 147 pays[14]. Équivalents en nombre à toute l’armée canadienne,
ces soldats constituent de fait l’armée privée du président, ce dont a traité en
détail le journaliste d’investigation américain Nick Turse[15]. Le groupe de
soldats envoyé par Obama pour assassiner Oussama Ben Laden avait déjà à son
actif une bonne dizaine de missions similaires au Pakistan. Comme l’indiquent
ces événements et bien d’autres, si l’hégémonie des États-Unis a décliné, son
ambition, elle, demeure intacte.
Une autre idée répandue, du moins parmi ceux et celles qui refusent de se
voiler la face, est que l’Amérique participe dans une large mesure à son déclin.
La tragi-comédie qui se tient à Washington chaque fois que ressurgit la tentation
de «dissoudre» le gouvernement, au plus grand dégoût de la population (dont la
vaste majorité considère que le Congrès devrait être démantelé) et sous les
regards abasourdis du reste du monde, compte peu de précédents dans les
annales de la démocratie parlementaire. Le spectacle en vient même à effrayer
ses propres mécènes. Le milieu des affaires craint à présent que les extrémistes
qu’il a aidé à porter au pouvoir décident de faire s’écrouler l’édifice d’où il puise
sa prospérité et ses privilèges, le puissant «État providence» pourvoyant à ses
intérêts.
L’éminent philosophe social américain John Dewey a déjà décrit la politique
comme «l’ombre de la grande entreprise sur la société, ombre dont l’atténuation
ne changera rien à la substance[16]». Depuis les années 1970, cette ombre s’est
changée en un nuage noir enveloppant la société et le système politique. Le
pouvoir des grandes sociétés, reposant désormais pour une large part sur le
capital financier, a atteint un tel degré que les positions des deux organisations
politiques (qu’on ne peut guère encore qualifier de partis) quant aux enjeux
majeurs du moment se situent à l’extrême droite de celles de la population.
Le taux de chômage alarmant constitue la principale préoccupation de
l’opinion publique. Dans les circonstances actuelles, ce grave problème n’aurait
pu être surmonté qu’à l’aide de mesures de relance conséquentes de la part du
gouvernement, bien supérieures à celles qu’Obama a mises en place en 2009:
celles-ci compensaient à peine le déclin de l’emploi et des dépenses publiques
des États, bien qu’elles aient sans doute permis de sauver des millions d’emplois.
Le déficit représente la première préoccupation des institutions financières, et
donc le seul sujet digne d’être discuté. À cet égard, une vaste majorité de la
population (72 %) se prononce en faveur de la solution consistant à taxer les très
riches[17]. Une majorité tout aussi écrasante s’oppose aux coupes dans les
programmes de santé (69 % dans le cas de Medicaid, 78 % pour Medicare[18]). Il
y a donc fort à parier qu’il se produira l’inverse.
Selon Steven Kull, directeur du Program for Public Consultation, une étude
menée dans le cadre du programme et portant sur la manière dont l’opinion
publique se propose de combler le déficit révèle que «l’administration comme la
Chambre des représentants aux mains des républicains se trouvent en décalage
manifeste avec les valeurs et les priorités de l’opinion publique au chapitre du
budget. […] En ce qui a trait aux dépenses, l’opinion publique prône
d’importantes réductions budgétaires en matière de défense, alors que
l’administration et la Chambre se disent favorables à de modestes
augmentations. […] L’opinion publique en appelle par ailleurs à des dépenses
sur le plan de la formation professionnelle, de l’éducation et de la prévention de
la pollution sans commune mesure avec celles que préconisent l’administration
ou la Chambre[19]».
D’après les estimations, le coût des guerres de Bush et d’Obama en Irak et en
Afghanistan atteindrait aujourd’hui 4,4 billions de dollars, une victoire de taille
pour Oussama Ben Laden, qui ne cachait pas son intention d’entraîner les États-
Unis dans un piège afin de causer leur faillite[20]. En 2011, le budget militaire du
pays (équivalant presque à celui du reste du monde combiné) était à son apogée,
en tenant compte de l’inflation, depuis la Seconde Guerre mondiale, une hausse
qui devait se poursuivre. On parle beaucoup de futures réductions budgétaires,
mais sans mentionner que si elles sont bel et bien appliquées, elles tiendront
compte des taux de croissance prévus par le Pentagone.
La crise du déficit a été conçue dans une large mesure comme une arme visant
à saborder des programmes sociaux honnis dont dépend une grande partie de la
population. Selon Martin Wolf, journaliste économique reconnu du Financial
Times, «la situation budgétaire des États-Unis n’est pas préoccupante à court
terme. […] Le pays peut compter sur des facilités de paiement, avec des
rendements à dix ans sur les emprunts approchant les 3 %, comme le prédisaient
les quelques esprits lucides. Il s’agit d’un défi à long terme, mais non dans
l’immédiat». De façon plus significative, il ajoute: «La situation budgétaire
fédérale a cela de stupéfiant qu’on prévoit que les recettes de l’État ne
représenteront que 14,4 % du PIB en 2011, un chiffre bien inférieur à leur
moyenne de l’après-guerre, proche des 18 %. L’impôt sur le revenu des
particuliers devrait constituer un maigre 6,3 % du PIB en 2011. En tant que non-
Américain, je ne vois pas pourquoi on fait tant d’histoires: en 1988, au terme de
la présidence de Ronald Reagan, les rentrées d’argent représentaient 18,2 % du
PIB. Combler le déficit demande d’augmenter considérablement les recettes
fiscales.» Stupéfiant, en effet, mais les institutions financières et les très riches
exigent une réduction du déficit et, dans une démocratie en déclin accéléré, nous
ne sommes plus à une contradiction près[21].
Si la crise du déficit a été fabriquée dans le but de mener une impitoyable
guerre de classes, la dette n’en représente pas moins un problème sérieux à long
terme, et ce, depuis que l’irresponsabilité budgétaire de Ronald Reagan a fait des
États-Unis, jadis premier créditeur du monde, son principal débiteur, triplant ce
faisant la dette nationale et suscitant des menaces envers l’économie que Bush
fils veillerait à accentuer. Néanmoins, la crise du chômage constitue dans
l’immédiat le principal souci des Américains.
Au bout du compte, le «compromis» trouvé – ou, plus exactement la
capitulation devant l’extrême droite – se situait à l’opposé des vœux de la
population. Peu d’économistes sérieux seraient en désaccord avec leur confrère
d’Harvard, Lawrence Summers, lorsque celui-ci affirme que «le problème des
États-Unis à l’heure actuelle est davantage un déficit d’emplois et de croissance
qu’un déficit budgétaire excessif» et que les mesures adoptées à Washington
pour rehausser la limite de la dette, bien que préférables à un (très peu probable)
défaut de paiement, risquent fort d’accélérer la détérioration de l’économie[22].
Entièrement absente du débat est la possibilité, soulevée par l’économiste
Dean Baker, de combler le déficit en remplaçant l’inefficace système de soins de
santé privé par l’équivalent de ceux d’autres sociétés industrielles, pour la moitié
du coût par habitant et des résultats comparables sinon meilleurs en matière de
santé[23]. De telles options, pourtant loin d’être utopistes, n’ont toutefois pas la
moindre chance d’être retenues devant la puissance des institutions financières et
de l’industrie pharmaceutique. Pour des raisons similaires, d’autres options
économiques risquées, comme l’imposition d’une taxe modeste sur les
transactions financières, sont mises à l’index.
Pendant ce temps, on continue de se montrer des plus généreux envers Wall
Street. Le House Committee on Appropriations (commission de contrôle des
finances publiques) de la Chambre des représentants a réduit les demandes de
crédits budgétaires de la Securities and Exchange Commision des États-Unis
(commission des valeurs mobilières, SEC), principal rempart à la fraude
financière, et le Congrès brandit d’autres armes dans sa bataille contre les
générations futures. Dans le sillage de l’opposition républicaine à toute
protection environnementale, on lit dans le New York Times qu’«un service
public américain de premier plan suspend une initiative remarquable visant à
capturer le dioxyde de carbone émanant d’une centrale au charbon en activité,
portant un coup sévère aux mesures destinées à réduire les émissions
responsables du réchauffement climatique[24]».
Ces coups que s’infligent les États-Unis, s’ils s’avèrent de plus en plus
violents, ne datent pas d’hier. Ils remontent aux années 1970, époque où
l’économie politique nationale a subi de profondes transformations. Celles-ci ont
marqué la fin de ce que l’on a pour habitude d’appeler «l’âge d’or du capitalisme
[d’État]». Ce virage a été marqué par deux éléments majeurs, la financiarisation
et la délocalisation de la production, tous deux liés à la baisse des taux de profit
dans le secteur manufacturier et au démantèlement du système de contrôle des
capitaux et de régulation monétaire instauré dans l’après-guerre suivant les
accords de Bretton Woods. Le triomphe idéologique des «doctrines du marché
libre» a enfoncé le clou alors que ces doctrines, discriminantes par nature, se
traduisaient par la dérégulation et des règles de la gouvernance d’entreprise
récompensant généreusement les PDG en fonction de profits à court terme, entre
autres décisions politiques. La concentration résultante de la richesse s’est
traduite quant à elle par un pouvoir politique accru, précipitant un cercle vicieux
dans lequel une infime minorité jouit d’une extraordinaire richesse alors que les
revenus réels de la majorité de la population stagnent.
Au même moment, le coût des élections grimpait en flèche, forçant les deux
partis à faire de plus en plus appel au monde des affaires. Le régime
démocratique déjà mal en point s’est vu encore plus discrédité lorsque les deux
partis ont entrepris de vendre aux enchères des postes de premier plan au
Congrès. L’économiste politique Thomas Ferguson note que «les partis
parlementaires des États-Unis fixent désormais un prix pour les rôles clés du
processus législatif, ce dont on ne trouve nul équivalent parmi les législatures
des pays développés». Les législateurs finançant le parti obtiennent les postes, et
se retrouvent essentiellement contraints d’agir à titre de serviteurs zélés du
capital privé. Par conséquent, ajoute Ferguson, les débats «reposent largement
sur l’incessante répétition d’une poignée de slogans éprouvés pour l’attrait qu’ils
exercent sur les groupes d’investisseurs et les groupes d’intérêts nationaux dont
les dirigeants dépendent pour leur financement[25]».
L’économie d’après l’âge d’or donne vie à un scénario cauchemardesque
envisagé par les économistes classiques Adam Smith et David Ricardo. Au cours
des trente dernières années, les «maîtres de l’espèce humaine», ainsi nommés
par Smith, ont abandonné tout souci d’ordre sentimental pour le bien-être de leur
société. Ils ont préféré se concentrer sur les gains à court terme et les primes
juteuses, et qu’importe le sort du pays.
La une du New York Times en fournit une parfaite illustration au moment
d’écrire ces lignes. Deux articles se partagent la une: le premier traite de la
fervente opposition des républicains à toute entente «impliquant la hausse des
recettes fiscales», un euphémisme pour l’imposition des riches[26]; l’autre a pour
titre «Even Marked Up, Luxury Goods Fly Off Shelves[27]» (Malgré des prix
majorés, on s’arrache les biens de luxe).
Ce tableau encore incomplet fait l’objet d’une juste description dans une
brochure destinée aux investisseurs publiée par Citigroup, grande banque
s’abreuvant aux mamelles de l’État depuis trente ans en suivant le cycle «prêts à
risque, profits démesurés, faillite, sauvetage». On y dépeint un monde bientôt
divisé en deux blocs, la ploutonomie et le reste, soit une société planétaire où la
croissance est l’œuvre d’une riche minorité, consommant l’essentiel de ses fruits.
Privés des gains de la ploutonomie, les «non-riches», la vaste majorité, compose
ce que l’on appelle parfois aujourd’hui le «précariat planétaire», une main-
d’œuvre à l’existence de plus en plus instable et indigente. Aux États-Unis, ses
membres sont soumis à une «insécurité d’emploi croissante», base d’une
économie florissante si l’on en croit les explications qu’a livrées Alan
Greenspan, président de la Réserve fédérale, alors qu’il faisait l’éloge de ses
propres compétences en gestion économique devant le Congrès[28]. Voilà qui
constitue la véritable mutation du pouvoir dans la société mondialisée.
Les analystes de Citigroup conseillent aux investisseurs d’adopter une
stratégie reposant sur les grandes fortunes, c’est-à-dire sur les milieux qui
comptent. Le rendement de leur «panier d’actions ploutonomique» – ainsi l’ont-
ils nommé – surpasse l’indice mondial des marchés développés, et ce, depuis
1985, époque où les programmes d’enrichissement des plus riches de Reagan et
Thatcher prenaient vraiment leur envol[29].
En amont du krach de 2008 dont elles furent les principales responsables, les
institutions financières de l’après-âge d’or avaient acquis un pouvoir
économique étonnant, triplant leur part des bénéfices des sociétés selon les plus
basses estimations. À la suite du krach, de nombreux économistes se sont
intéressés à leur rôle en des termes purement économiques. Selon Robert Solow,
lauréat du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire
d’Alfred Nobel, leur incidence, de façon générale, a toutes les chances de se
révéler négative, car «leurs réussites contribuent sans doute peu voire pas du tout
à l’efficacité de l’économie réelle, tandis que les désastres [qu’elles
occasionnent] transfèrent la richesse des contribuables aux financiers[30]».
En saccageant les vestiges du régime démocratique, les institutions
financières jettent les bases qui serviront à perpétuer le processus destructeur,
tant que leurs victimes acceptent de souffrir en silence.
Pour en revenir à l’«idée répandue» selon laquelle les États-Unis «connaissent
un déclin les menant à leur inexorable chute», si ces lamentations s’avèrent
nettement exagérées, elles comportent leur part de vérité. La puissance
américaine dans le monde poursuit en effet son déclin consécutif à son apogée au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Si les États-Unis demeurent la
première puissance mondiale, la planète n’en continue pas moins de se
diversifier et leur volonté se heurte à un nombre croissant d’obstacles. Mais ce
déclin est nuancé et complexe. La société américaine connaît un déclin à bien
des égards, et les effets qu’en subissent certains se traduisent pour d’autres par
une richesse et des privilèges inouïs. La ploutonomie ou, pour être plus précis,
l’infime strate au sommet de l’élite jouit de richesses et de privilèges en
abondance, alors que la vaste majorité des gens entrevoient de sombres
perspectives, quand ils ne sont pas confrontés à des problèmes de survie dans un
pays aux avantages pourtant inégalés.
Chapitre 6

La fin de l’Amérique?

C ERTAINS ANNIVERSAIRES IMPORTANTSfont l’objet d’une commémoration solennelle,


par exemple l’attaque du Japon sur la base navale américaine de Pearl
Harbor. D’autres, passés sous silence, sont riches d’enseignements quant aux
scénarios probables qui attendent le monde.
Aucune célébration n’est venue souligner le cinquantième anniversaire du
déclenchement, par le président John F. Kennedy, de l’agression la plus
destructrice et meurtrière de l’après-guerre: l’invasion du Vietnam du Sud puis
de l’Indochine, qui a dévasté quatre pays et causé des millions de morts, sans
compter le bilan toujours croissant de victimes subissant les effets à long terme
de substances cancérigènes comptant parmi les plus mortelles, et dont on a
arrosé le pays afin d’y détruire le couvert végétal et les cultures vivrières.
Le Vietnam du Sud constituait la cible prioritaire. L’agression a ensuite gagné
le Vietnam du Nord, puis la société paysanne reculée du nord du Laos et enfin le
Cambodge rural, pilonné sans relâche à un niveau équivalent à la totalité des
opérations aériennes alliées dans le Pacifique au cours de la Seconde Guerre
mondiale, dont les deux bombes atomiques larguées sur Hiroshima et Nagasaki.
Cette fois, les ordres émanaient du conseiller national pour la sécurité Henry
Kissinger: «Tout ce qui vole sur tout ce qui bouge», un appel explicite au
génocide sans grand précédent dans l’histoire[1]. Peu de gens s’en souviennent
aujourd’hui. À l’époque, seuls des cercles réduits de militants politiques en
avaient connaissance.
Le déclenchement de l’invasion, voilà cinquante ans, suscitait si peu de doutes
qu’on n’a guère eu besoin de le justifier. Il a suffi d’un fervent plaidoyer du
président, déclarant que «nous sommes aux prises avec une conspiration
mondiale, d’un bloc monolithique et implacable qui repose essentiellement sur
des moyens secrets pour étendre sa sphère d’influence», et ajoutant que si ce
complot parvenait à ses fins au Laos et au Vietnam, «la porte serait grande
ouverte[2]».
À une autre occasion, le président Kennedy a étendu sa mise en garde aux
«sociétés complaisantes, indulgentes et faibles, qui seraient bientôt reléguées aux
marges de l’histoire [car] seuls les forts […] survivent», des réflexions inspirées
par l’échec des agressions et de la terreur américaines devant l’indépendance
cubaine[3].
Quelques années plus tard, au moment où le mouvement contre la guerre
prenait de l’ampleur, Bernard Fall, historien militaire de renom et spécialiste du
Vietnam, qui n’a rien d’une colombe, estimait que «le Vietnam, en tant qu’entité
historique et culturelle, […] est menacé d’extinction […] [alors que] ses régions
rurales meurent littéralement sous les coups de la plus colossale machine
militaire jamais déployée dans une zone de cette taille[4]». Il se référait ici au
Vietnam du Sud.
Au terme de la guerre, huit terribles années plus tard, l’opinion publique était
divisée entre ceux qui voyaient en celle-ci une «noble cause» dont les États-Unis
auraient pu sortir vainqueurs à force de détermination et, à l’autre extrême, les
critiques, pour qui elle ne représentait qu’une «erreur» trop coûteuse. Le
président Carter ne soulèverait guère de réactions lorsqu’en 1977, il expliquerait
que les États-Unis n’avaient «aucune dette» envers le Vietnam, car «la
destruction avait été mutuelle[5]».
Il y a d’importantes leçons à tirer de tout cela, outre un rappel supplémentaire
que seuls les faibles et les vaincus ont à répondre de leurs crimes. D’abord, si
nous voulons comprendre les événements en cours, il est important de ne pas
s’arrêter aux faits déterminants pour le monde réel, souvent effacés de l’histoire,
mais de se pencher aussi sur les croyances des dirigeants et de l’élite, aussi
délirantes soient-elles. Ensuite, en parallèle des chimères concoctées pour
terrifier et polariser l’opinion (lesquelles sont peut-être séduisantes si on ne voit
pas plus loin que sa propre rhétorique), il existe des plans géostratégiques fondés
sur des principes rationnels, stables et durables, émanant eux-mêmes
d’institutions établies et reflétant leurs intérêts. Je reviendrai sur ce point, mais
j’aimerais souligner ici que les facteurs persistants à l’origine de l’action de
l’État font généralement l’objet d’une savante dissimulation.
La guerre en Irak constitue à cet égard un cas d’école. L’argumentation
habituel de l’autodéfense devant la menace de l’anéantissement a servi à
convaincre une opinion publique terrifiée. La «seule question», ont déclaré
George W. Bush et Tony Blair, était de savoir si Saddam Hussein mettrait fin à
son programme de développement d’armes de destruction massive. Lorsque
cette question a reçu une mauvaise réponse, la rhétorique du gouvernement a
alors basculé naturellement vers l’«aspiration démocratique», et l’opinion
éclairée lui a dûment emboîté le pas.
Plus tard, alors que l’ampleur de la défaite américaine en Irak ne faisait plus
guère de doute, le gouvernement a discrètement admis ce dont on pouvait se
douter depuis le début. En 2007, l’administration a officiellement annoncé que
tout règlement définitif devait accorder aux États-Unis des bases militaires ainsi
que le droit de mener des opérations de combat, et privilégier les investisseurs
américains relativement à la riche filière énergétique du pays, des demandes
auxquelles Washington n’a renoncé qu’à regret devant la résistance irakienne, et
dont la population des États-Unis ne sut rien[6].

Mesurer le déclin américain


Ces leçons à l’esprit, il est fort éclairant de se pencher sur ce qui fait couler de
l’encre chez les principales revues politiques et d’opinion. Tournons-nous vers la
plus prestigieuse d’entre elles, Foreign Affairs. Son numéro de novembre-
décembre 2011 titre en gros caractères: «Is America Over?» (La fin de
l’Amérique?).
L’article vedette plaide pour un «repli» des «missions humanitaires» à
l’étranger, accusées de gaspiller les richesses du pays, et ce, afin d’enrayer le
déclin américain, thème de discussion majeur des affaires internationales
souvent suivi de son corollaire voulant que le pouvoir se déplace vers l’Orient et
la Chine, ainsi que (peut-être) vers l’Inde[7].
Le numéro s’ouvre sur deux billets d’opinion traitant du conflit israélo-
palestinien. Le premier, rédigé par deux hauts responsables israéliens, s’intitule
«The Problem Is Palestinian Rejectionism» (Le problème, c’est le refus
palestinien) et défend la position selon laquelle il ne peut y avoir de résolution
du conflit tant que les Palestiniens refusent de reconnaître en Israël un État juif
(conformément aux principes diplomatiques les plus élémentaires: seuls les États
sont reconnus, et non des secteurs particuliers en leur sein[8]). L’exigence d’une
reconnaissance par les Palestiniens n’est qu’un nouveau stratagème destiné à
éloigner la menace d’une solution politique risquant de compromettre les
objectifs expansionnistes d’Israël.
La position inverse, défendue par un professeur américain, est résumée par le
titre de l’article, «The Problem Is the Occupation[9]» (Le problème, c’est
l’occupation) et son sous-titre, «How the Occupation Is Destroying the Nation»
(L’occupation est en train de détruire le pays). Quel pays? Israël, bien sûr. Les
deux articles sont annoncés en couverture sous le titre «Israel Under Siege»
(Israël assiégé).
Le numéro de janvier-février 2012 exhorte une nouvelle fois à bombarder
l’Iran avant qu’il ne soit trop tard. Alertant les lecteurs des «dangers de la
dissuasion», l’auteur suggère que «les sceptiques de l’intervention militaire
peinent à mesurer le danger qu’un Iran équipé d’armes nucléaires poserait aux
intérêts des États-Unis au Moyen-Orient et au-delà. Leurs prévisions
catastrophistes présument que le remède serait pire que le mal, c’est-à-dire que
les conséquences d’une attaque des États-Unis contre l’Iran se révéleraient aussi
désastreuses sinon pires que la concrétisation des ambitions nucléaires de l’Iran.
Mais il s’agit là d’une hypothèse erronée. En réalité, une frappe militaire visant
la destruction du programme nucléaire iranien, si elle est menée avec soin,
pourrait débarrasser la région et le monde d’une menace bien réelle et accroître
considérablement la sécurité nationale des États-Unis à long terme[10]». Certains
font valoir que le coût en serait trop élevé, alors que d’autres vont plus loin,
indiquant qu’une telle attaque constituerait une violation du droit international,
au même titre d’ailleurs que la position des modérés et leur menace régulière
d’employer la violence au mépris de la charte de l’ONU.
Penchons-nous à notre tour sur ces enjeux majeurs.
Si le déclin américain est bien réel, sa version apocalyptique reflète la
conception typique de la classe dirigeante: toute brèche dans sa domination
absolue s’apparente à une véritable catastrophe. En dépit de ces pathétiques
lamentations, les États-Unis restent de loin la première puissance mondiale, sans
rival sérieux à l’horizon, et ce, pas seulement dans le domaine militaire, où leur
règne s’avère bien sûr sans partage.
Si la Chine comme l’Inde ont enregistré une croissance rapide (bien que
fortement inégalitaire), les deux pays n’en demeurent pas moins très pauvres et
minés par d’importants problèmes internes sans équivalent en Occident. La
Chine est le premier centre manufacturier du monde, mais elle agit surtout à titre
d’usine d’assemblage pour les puissances industrielles avancées situées à sa
périphérie et pour les multinationales occidentales. Cette situation devrait
changer avec le temps. La fabrication constitue souvent la base de l’innovation
et même de progrès décisifs, ainsi qu’on le constate parfois en Chine
aujourd’hui. Un exemple, source d’admiration chez les spécialistes occidentaux,
est la mainmise de la Chine sur le florissant marché mondial des panneaux
solaires, non pas grâce à une main-d’œuvre bon marché, mais par la planification
coordonnée et, de façon croissante, l’innovation.
Mais la Chine doit composer avec de sérieux problèmes, notamment
démographiques si on en croit l’analyse de Science, principal hebdomadaire
scientifique aux États-Unis. Son étude montre que le taux de mortalité a connu
une baisse spectaculaire sous le maoïsme, «grâce surtout au développement
économique et aux améliorations en matière d’éducation et de services de santé,
en particulier le mouvement d’hygiène publique responsable d’une forte baisse
de la mortalité due aux maladies infectieuses». Mais le lancement de réformes
capitalistes il y a une trentaine d’années a mis un frein à ces progrès, et le taux
de mortalité a repris une courbe ascendante.
Qui plus est, la récente croissance économique de la Chine s’est largement
appuyée sur un «atout démographique»: son importante population en âge de
travailler. «Mais le moment d’en tirer profit touche peut-être à sa fin», ce qui
aura «une forte incidence sur le développement. […] Le surplus de main-
d’œuvre bon marché, l’un des principaux facteurs à l’origine du miracle
économique chinois, cessera alors de se produire[11]».
La démographie ne représente qu’un des nombreux défis se profilant à
l’horizon. Ces derniers sont d’autant plus graves dans le cas de l’Inde.
Tous les observateurs chevronnés ne prédisent pas le déclin des États-Unis.
Dans la presse internationale, le Financial Times fait figure de référence. Le
quotidien a récemment consacré une pleine page aux prévisions optimistes selon
lesquelles les nouvelles technologies destinées à l’extraction des combustibles
fossiles nord-américains permettraient aux États-Unis de garantir leur autonomie
énergétique, et donc de conserver leur hégémonie mondiale pour le siècle à
venir[12]. On n’évoque nulle part le genre de monde sur lequel les États-Unis
règneraient si cet heureux scénario venait à se réaliser, mais ce n’est pas faute
d’indices.
À la même période, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) a rapporté qu’à
cause de l’augmentation rapide des émissions de carbone dues à l’utilisation des
combustibles fossiles, la limite de sécurité en ce qui concerne les changements
climatiques serait atteinte en 2017 si le monde continue sur sa lancée. «La porte
se ferme», a déclaré l’économiste en chef de l’AIE, et très bientôt celle-ci «sera
fermée pour toujours[13]».
Peu de temps auparavant, le département de l’Énergie publiait ses chiffres
annuels relatifs aux émissions de dioxyde de carbone. Ceux-ci «effectuant le
bond le plus important jamais enregistré» atteignaient un niveau dépassant le
pire des scénarios envisagés par le Groupe d’experts intergouvernemental sur
l’évolution du climat (GIEC)[14]. De nombreux scientifiques n’en furent guère
étonnés, notamment les membres du programme sur le changement climatique
du Massachusetts Institute of Technology (MIT): les chercheurs jugent depuis
plusieurs années les prédictions du GIEC trop conservatrices.
Ces critiques des prédictions du GIEC sont quasi absentes du débat public,
contrairement aux propos de climatosceptiques marginaux, soutenus par le
monde des affaires et d’importantes campagnes de propagande. Celles-ci ont
conduit un grand nombre d’Américains à se désintéresser de la sphère
internationale en rejetant les menaces du changement climatique. L’appui du
monde des affaires se traduit en outre par un pouvoir politique concret. Le
scepticisme ne constitue qu’une facette du prosélytisme auquel doivent se livrer
les candidats républicains à l’occasion de grotesques campagnes électorales
désormais permanentes. Au Congrès, les climatosceptiques sont assez puissants
pour s’opposer à la moindre évocation des effets du réchauffement climatique,
sans parler de l’adoption de mesures sérieuses.
En résumé, il est possible d’endiguer le déclin américain si nous renonçons à
tout espoir d’une vie décente, une perspective des plus réelles au vu de
l’équilibre des forces dans le monde.
«Perdre» la Chine et le Vietnam
Laissons de côté ces pensées désagréables. Un examen attentif du déclin
américain indique que la Chine y joue bel et bien un rôle déterminant, et ce,
depuis soixante ans. Le déclin qui suscite les préoccupations actuelles ne date
pas d’hier. Il remonte au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, période à
laquelle les États-Unis disposaient de la moitié de la richesse mondiale et
jouissaient d’une sécurité et d’un niveau de confiance sans égal. Les décideurs
avaient naturellement conscience de l’énorme déséquilibre de puissance et
entendaient bien que celui-ci perdure.
Ce point de vue fondamental a été ébauché avec une remarquable franchise
dans un important document d’État en 1948. Son auteur, l’un des architectes du
nouvel ordre mondial de l’heure, était l’homme d’État et historien George
Kennan, président du groupe de la planification des politiques du département
d’État et colombe modérée sur le spectre politique. Il affirmait que les politiques
des États-Unis devaient avoir comme principal objectif de maintenir le «rapport
de disparité», garant de notre énorme richesse et de la pauvreté des autres pays.
Pour parvenir à cette fin, conseillait-il, les États-Unis «doivent cesser de parler
d’objectifs vagues et […] irréalistes comme les droits de la personne, la hausse
du niveau de vie et la démocratisation» et «agir suivant des concepts de
puissance» sans «s’encombrer de slogans idéalistes» plaidant pour «l’altruisme
et la bienveillance à l’égard du monde[15]».
Kennan faisait directement allusion à la situation en Asie, mais ses
observations peuvent s’appliquer, avec quelques exceptions, à tous les
protagonistes du système mondial dominé par les États-Unis. Il allait de soi, en
revanche, que les «slogans idéalistes» seraient proclamés haut et fort, notamment
à l’intention des milieux intellectuels, que l’on souhaitait voir ensuite tenir le
flambeau.
Les plans que Kennan a aidé à concevoir et à mettre en œuvre comptaient sur
la domination américaine de l’hémisphère occidental, de l’Extrême-Orient, de
l’ancien Empire britannique (dont les incomparables ressources en énergie du
Moyen-Orient) et de la plus grande partie possible de l’Eurasie, essentiellement
ses centres industriels et commerciaux. Compte tenu alors de la répartition de la
puissance, ces objectifs étaient tout sauf irréalistes. Mais le déclin s’est aussitôt
amorcé.
En 1949, la Chine a proclamé son indépendance, déclenchant les vertes
remontrances des États-Unis et des dissensions internes quant aux responsables
de cette «perte». Il semblait implicite, conformément aux présomptions des
planificateurs d’après-guerre, que les États-Unis «possédaient» de droit la Chine
au même titre que le reste du monde.
La «perte de la Chine» a marqué la première étape du «déclin des États-
Unis». Ses conséquences en matière de politique se sont révélées majeures.
D’abord, on a décidé sans attendre de soutenir les efforts de la France pour
reconquérir son ancienne colonie d’Indochine afin que celle-ci, à son tour, ne
soit pas «perdue». L’Indochine elle-même ne constituait pas un enjeu important,
en dépit de l’argument du président Eisenhower et d’autres concernant ses
ressources considérables. Plus préoccupante était la «théorie des dominos».
Souvent tournée en ridicule lorsque les dominos ne tombent pas, elle demeure un
principe directeur de la politique étrangère des États-Unis parce qu’elle s’avère
rationnelle. Selon la version d’Henry Kissinger, une région échappant à la
maîtrise des États-Unis peut agir à titre de «virus» et «répandre la contagion» en
incitant les autres à emprunter une voie similaire.
Dans le cas du Vietnam, on s’inquiétait de voir le virus du développement
indépendant infecter l’Indonésie, dont la richesse en ressources n’est plus à
démontrer. Le Japon – ce «super domino», comme l’a nommé John Dower,
éminent historien de l’Asie – pourrait alors être tenté de se montrer «conciliant»
envers une Asie indépendante, et s’imposer comme centre technologique et
industriel d’un système hors de portée de la puissance des États-Unis[16]. Ces
derniers auraient alors perdu, dans les faits, la guerre du Pacifique, dont
l’objectif avait été d’empêcher le Japon d’établir un nouvel ordre de ce type en
Asie.
Il n’y a qu’une façon de résoudre le problème: il faut détruire le virus et
«vacciner» tout pays qui en présente les symptômes. Pour le Vietnam, le choix
rationnel a été de détruire tout espoir d’un développement indépendant réussi et
d’imposer de cruelles dictatures dans les régions limitrophes. Ces tâches ont été
menées à bien, mais l’histoire sait se montrer machiavélique et on assiste depuis
à un développement similaire à celui que l’on cherchait à éviter dans l’Extrême-
Orient, au plus grand désespoir de Washington.
La plus importante victoire des guerres d’Indochine a eu lieu en 1965, année
où le général Suharto, soutenu par les États-Unis, a déclenché en Indonésie un
coup d’État militaire et commis des crimes de masse qualifiés par la CIA comme
étant dignes de ceux d’Hitler, de Staline ou de Mao. Ce «massacre abominable»,
ainsi décrit par le New York Times, a fait l’objet d’une ample et minutieuse
couverture médiatique, et ce, dans la plus totale euphorie[17].
Il s’agissait d’un «rayon de lumière» en Asie, comme l’a fait remarquer James
Reston, commentateur libéral, du New York Times[18]. Le coup d’État a éliminé
la menace démocratique en anéantissant le parti politique de souche populaire,
établi une dictature en passe d’afficher l’un des pires bilans d’atteintes aux droits
de la personne du monde, et offert sur un plateau les richesses du pays aux
investisseurs étrangers. Il n’est guère étonnant qu’après toutes ces horreurs,
auxquelles s’ajoutent l’invasion et le quasi-génocide au Timor oriental,
l’administration Clinton ait accueilli en 1995 Suharto comme «notre genre de
gars[19]».
Des années après les événements majeurs de 1965, McGeorge Bundy,
conseiller national pour la sécurité sous Kennedy puis Johnson, a déclaré avec le
recul qu’il aurait été alors sage de mettre fin à la guerre du Vietnam: le «virus»
était pour l’essentiel éradiqué et le principal domino solidement en place et
maintenu par d’autres dictatures appuyées par les États-Unis dans la région. Des
méthodes semblables ont été appliquées, de façon routinière, en d’autres lieux;
Kissinger se référait en particulier à la menace d’une démocratie socialiste au
Chili, laquelle a pris fin lors du «premier 11-Septembre», avec l’instauration au
pouvoir de la dictature impitoyable du général Pinochet. Les virus ont également
essaimé ailleurs dans le monde, notamment au Moyen-Orient, où la menace du
nationalisme laïque a souvent préoccupé les décideurs britanniques et
américains, les poussant à soutenir le fondamentalisme islamique pour l’enrayer.

La concentration de la richesse
et le déclin américain
Malgré ces victoires, le déclin américain s’est poursuivi. Au cours des années
1970, il est entré dans une nouvelle phase: il est devenu conscient et auto-infligé,
alors que les planificateurs des secteurs privé et public orientaient l’économie
américaine vers la financiarisation et la délocalisation de la production, en
réaction notamment à la baisse du taux de profit dans la fabrication nationale.
Ces décisions ont instauré un cercle vicieux: la richesse n’a cessé de se
concentrer (de façon dramatique entre les mains de 0,1 % de la population),
entraînant une concentration du pouvoir politique et, par conséquent, des
mesures législatives destinées à perpétuer le cercle vicieux: imposition révisée et
autres politiques fiscales, dérégulation, modifications des règles de la
gouvernance d’entreprise permettant aux cadres d’empocher d’énormes gains, et
ainsi de suite.
Pendant ce temps, les salaires réels de la majorité des travailleurs stagnaient,
ceux-ci ne joignant les deux bouts que grâce à de plus lourdes charges de travail
(sans équivalents en Europe), au surendettement et, depuis les années Reagan, à
des bulles économiques à répétition dont la richesse éphémère s’évapore
inévitablement lorsqu’elles éclatent, après quoi les coupables sont souvent
renfloués par le contribuable. Parallèlement, le système politique a été
progressivement réduit en miettes. La montée en flèche des coûts des élections a
accentué la dépendance des deux partis envers les milieux d’affaires, de façon
grotesque pour les républicains et à peine plus modérée pour les démocrates.
Une récente étude publiée par l’Economic Policy Institute (EPI), principale
source de données fiables sur ces évolutions depuis des années, s’intitule Failure
by Design (Échec délibéré). L’épithète «délibéré» est judicieux; d’autres options
étaient certainement envisageables. En outre, comme le souligne l’étude, cet
«échec» est assumé par une classe sociale en particulier. Il n’y a pas d’échec
pour les responsables, tant s’en faut. Les politiques ne représentent un échec que
pour la vaste majorité – les 99 %, pour emprunter l’image des mouvements
Occupy – et pour le pays, dont le déclin se trouve ainsi perpétué.
La délocalisation de la production en constitue un facteur. Comme le montre
l’exemple des panneaux solaires chinois évoqué plus haut, la capacité de
fabrication constitue la base et le stimulant de l’innovation et permet d’accéder à
des paliers plus élevés de sophistication en matière de production, de conception
et d’invention. Ces bénéfices aussi sont délocalisés. Il ne s’agit guère d’un
problème pour les «pontes de la finance» qui, de façon croissante, décident des
politiques, mais une sérieuse source de préoccupation pour les travailleurs et les
classes moyennes, et un vrai désastre pour les plus opprimés: les Afro-
Américains, jamais libérés du legs de l’esclavage et de ses sombres lendemains,
et dont la maigre prospérité s’est pratiquement envolée après l’éclatement de la
bulle immobilière de 2008 et le déclenchement de la plus récente crise
financière, la pire à ce jour.

Agitation à l’étranger
Pendant que le déclin conscient et auto-infligé suivait son cours au pays, les
«pertes» ont continué de s’accumuler ailleurs. Au cours de la dernière décennie
et pour la première fois en cinq cents ans, l’Amérique du Sud a introduit des
mesures couronnées de succès pour se libérer de la domination occidentale.
Œuvrant en faveur d’une intégration accrue, les pays du continent se sont
penchés sur certains des graves problèmes internes de leurs sociétés dirigées
dans une large mesure par des élites européanisées, de minuscules îlots
d’extrême richesse dans un océan de misère. Ces pays se sont en outre
débarrassés de toutes leurs bases militaires américaines et du joug du FMI. La
Communauté d’États latino-américains et caribéens (CELAC), une nouvelle
organisation, rassemble tous les pays de l’hémisphère occidental à l’exception
des États-Unis et du Canada. Si elle s’avère effective, elle marquera une autre
étape du déclin américain, ici dans une région toujours vue par les États-Unis
comme leur «arrière-cour».
Plus grave encore serait la perte des pays du Moyen-Orient et de l’Afrique du
Nord (MENA), considérés depuis les années 1940 par les planificateurs comme
«une incroyable source de pouvoir stratégique et l’un des plus beaux joyaux
économiques du monde[20]». À n’en point douter, si les prévisions d’autonomie
énergétique basées sur l’extraction des ressources nord-américaines venaient à se
concrétiser, l’importance du contrôle des pays du MENA s’en trouverait quelque
peu réduite, quoique modestement. La maîtrise a toujours constitué un plus
grand impératif que le simple accès. Néanmoins, les conséquences probables
pour la planète sont d’un si mauvais augure qu’en discuter s’apparenterait à de la
rhétorique.
Le Printemps arabe, autre événement historique majeur, laisse présager tout
au moins une «perte» partielle des pays du MENA. Les États-Unis et leurs alliés
ont veillé à ce qu’il n’en soit rien, jusqu’ici avec un succès considérable. Leur
politique à l’égard des soulèvements populaires est demeurée fidèle aux
directives standard: soutenir les forces les plus favorables à l’influence et à la
mainmise des États-Unis.
Les dictateurs privilégiés par les États-Unis doivent être appuyés aussi
longtemps que leur autorité n’est pas menacée (comme dans les principaux États
pétroliers). Lorsque celle-ci s’avère compromise, on les écarte tout en tâchant de
réinstaurer leur régime à la lettre (comme en Tunisie et en Égypte). On a observé
ce modèle général ailleurs dans le monde avec Somoza, Marcos, Duvalier,
Mobutu, Suharto et bien d’autres. Dans le cas de la Libye, les trois puissances
impériales historiques, faisant fi de la résolution du Conseil de sécurité des
Nations Unies qu’elles venaient de présenter, ont agi à titre de forces aériennes
des rebelles, causant une nette augmentation du nombre de victimes civiles et
entraînant crise humanitaire et chaos politique alors que le pays sombrait dans la
guerre civile et que des armes tombaient aux mains de groupes djihadistes en
Afrique de l’Ouest et ailleurs[21].

Israël et le Parti républicain


Dans le même ordre d’idées, penchons-nous sur l’autre enjeu majeur abordé
dans le numéro de novembre-décembre 2011 de Foreign Affairs: le conflit
israélo-palestinien. Voilà un domaine où la phobie de la démocratie des États-
Unis ne pourrait s’exprimer de façon plus éloquente. En janvier 2006, une
élection déclarée libre et juste par les observateurs internationaux s’est tenue en
Palestine. Les États-Unis (et bien sûr Israël), épaulés par une Europe obéissante,
ont aussitôt réagi en punissant sévèrement les Palestiniens, qui avaient choisi le
mauvais candidat.
Il ne s’agit nullement d’une première. Ces sanctions s’inscrivent dans la
lignée des principes généraux énoncés par le courant dominant: les États-Unis
soutiennent la démocratie si, et seulement si, elle s’accorde avec leurs objectifs
stratégiques et économiques, comme le fait tristement remarquer le néoreaganien
Thomas Carothers, analyste érudit, rigoureux et respecté des initiatives de
«promotion de la démocratie».
Plus généralement, les États-Unis prônent depuis quarante ans le refus dans le
conflit israélo-palestinien, et font obstacle à un consensus international plaidant
pour un règlement politique selon des termes bien connus. Selon la rengaine
occidentale, Israël serait favorable à des négociations sans condition préalable,
alors que les Palestiniens s’y refuseraient. C’est plutôt l’inverse qui est vrai: les
États-Unis et Israël imposent de strictes conditions préalables, lesquelles sont en
outre conçues pour s’assurer que les négociations mènent à la capitulation des
Palestiniens sur les questions essentielles, ou qu’elles se heurtent à un mur.
La première des conditions préalables exige que les négociations se déroulent
sous la supervision de Washington. Autant demander à l’Iran de superviser les
négociations relatives aux conflits opposant les sunnites et les chiites en Irak.
Toute négociation sérieuse devrait avoir lieu sous les auspices de quelque partie
neutre, jouissant de préférence d’un certain respect international, par exemple le
Brésil. Ces pourparlers viseraient à résoudre le conflit entre les deux camps: les
États-Unis et Israël d’un côté, le reste du monde de l’autre.
La deuxième condition préalable réaffirme le droit d’Israël de poursuivre son
expansion illégale en Cisjordanie. En théorie, les États-Unis s’y opposent, mais
en se limitant à de simples reproches et sans remettre en cause leur soutien
économique, diplomatique et militaire. Dans les cas où les États-Unis formulent
des objections même limitées, celles-ci sont aussitôt suivies d’effets. En
témoigne le projet de corridor E1, destiné à relier le Grand Jérusalem à la ville
de Ma’aleh Adumim. Ce projet, hautement prioritaire pour les planificateurs de
tout le spectre politique israélien, aurait pratiquement scindé en deux la
Cisjordanie. Des objections ont été soulevées à Washington, forçant Israël à
recourir à des moyens détournés pour en réaliser une version réduite[22].
Le simulacre d’opposition a atteint des proportions grotesques en février
2011, lorsque Obama a mis son veto à une résolution du Conseil de sécurité des
Nations Unies demandant la mise en œuvre de la politique officielle des États-
Unis (et réaffirmant l’opinion quasi unanime selon laquelle les colonies sont
illégales, sans parler de leur expansion). On entend peu parler depuis lors de
mettre fin à l’expansion des colonies; celle-ci se poursuit et constitue un acte de
provocation délibéré.
Ainsi, en janvier 2011, à la veille d’une rencontre entre les représentants des
deux camps en Jordanie, Israël a annoncé la construction de nouvelles colonies à
Pisgat Ze’ev et Har Homa, déclarant que ces secteurs de la Cisjordanie
appartenaient au Grand Jérusalem, désormais très étendu, déjà annexé et
colonisé à titre de capitale d’Israël en violation des directives strictes du Conseil
de sécurité[23]. D’autres actions obéissent à un plan d’ensemble visant à séparer
le peu d’enclaves de Cisjordanie encore aux mains de l’administration
palestinienne de leur centre culturel, commercial et politique situé dans
l’ancienne Jérusalem.
Il est compréhensible que les droits des Palestiniens n’occupent qu’une place
marginale dans la politique et le discours américains. Les Palestiniens n’ont ni
pouvoir ni richesse. Ils n’ont pour ainsi dire rien à proposer susceptible
d’intéresser les États-Unis; en réalité, à titre de nuisance causant l’agitation de la
«rue arabe», leur valeur s’avère négative.
À l’inverse, Israël est une société prospère dotée d’une industrie
technologique de pointe largement destinée au secteur de la défense. Elle
constitue depuis des décennies un allié stratégique et militaire de grande valeur,
plus particulièrement depuis 1967, année où elle rendit un fier service aux États-
Unis et à leur allié saoudien en éliminant le «virus» nassérien, établissant ce
faisant sa «relation privilégiée» avec Washington telle qu’on la connaît[24]. Les
investissements américains dans son secteur des hautes technologies sont
également en hausse. Les industries de pointe des deux pays, surtout dans le
domaine militaire, sont d’ailleurs très liées[25].
Outre ces considérations élémentaires sur la politique des grandes puissances,
il faut tenir compte de certains facteurs culturels. Le sionisme chrétien en
Grande-Bretagne et aux États-Unis est de loin antérieur au sionisme juif, et a
représenté dans l’élite une tendance importante aux répercussions évidentes en
matière de politiques (lesquelles sont notamment à l’origine de la déclaration
Balfour). Lorsque le général Edmund Allenby a conquis Jérusalem au cours de
la Première Guerre mondiale, la presse américaine a vu en lui le retour de
Richard Cœur de Lion, vainqueur des croisades ayant débarrassé la Terre sainte
des païens.
Il restait alors au peuple élu à retourner sur la Terre promise par Dieu.
Exprimant un point de vue largement partagé par l’élite, Harold Ickes, ministre
de l’Intérieur du président Franklin Roosevelt, a décrit la colonisation de la
Palestine par les Juifs comme une réalisation «sans précédent dans l’histoire de
l’humanité[26]». De telles conceptions s’inscrivent sans mal dans les doctrines
providentialistes qui prédominent tant dans la culture populaire que chez l’élite
depuis l’aube du pays: la croyance que Dieu a un plan pour le monde que les
États-Unis appliquent, ainsi que l’a énoncé une longue liste de dirigeants.
Le christianisme évangélique constitue en outre un mouvement de masse
incontournable aux États-Unis. Plus à l’extrême, le sionisme chrétien jouit
également d’une importante portée populaire, renforcée dans un premier temps
par la création de l’État d’Israël en 1948, puis par la conquête du reste de la
Palestine en 1967, autant de signes, selon cette croyance, que la fin des temps et
le retour du Messie approchent.
Ces forces ont gagné en importance à partir des années Reagan, les
républicains abandonnant alors toute prétention à incarner un parti politique au
sens traditionnel pour se consacrer avec un dévouement quasi absolu à servir les
super riches et le monde des affaires. Néanmoins, ces derniers représentant un
électorat réduit, ce parti nouvelle formule doit chercher sa base ailleurs. Sa seule
option est de mobiliser des tendances présentes de longue date dans la société,
quoique rarement organisées politiquement: en premier lieu des nativistes
tremblant de peur et de haine et des religieux considérés comme extrémistes
selon les critères internationaux, mais pas aux États-Unis. Il en résulte entre
autres une croyance aveugle à l’égard de prophéties bibliques présumées,
expliquant non seulement l’appui à Israël et à ses velléités de conquête et
d’expansion, mais aussi l’enthousiasme passionnel pour Israël désormais au
cœur du prosélytisme que doivent pratiquer les candidats républicains (talonnés
là encore par les démocrates).
Ces facteurs mis à part, il convient de rappeler que le «monde anglo-saxon»
(la Grande-Bretagne et ses ramifications) est composé de sociétés fondées par
des colonies de peuplement et bâties sur les cendres de populations autochtones
anéanties ou pratiquement exterminées. Des pratiques jugées correctes, voire,
dans le cas des États-Unis, ordonnées par la Providence. Par conséquent, on
témoigne souvent d’une bienveillance instinctive à l’égard des enfants d’Israël
lorsque ceux-ci suivent le même chemin. Mais avant tout, les intérêts
économiques et géostratégiques prévalent, et les politiques ne sont pas gravées
dans le marbre.

La «menace» iranienne
et la question nucléaire
Tournons-nous enfin vers la troisième des questions à l’ordre du jour des revues
du courant dominant citées plus haut, soit la «menace iranienne». Les élites et la
classe politique considèrent généralement celle-ci comme la principale menace à
l’ordre mondial. Les populations, elles, sont d’un autre avis. En Europe, des
sondages montrent qu’Israël est perçu comme le principal danger pour la
paix[27]. Dans les pays du MENA, il partage ce statut avec les États-Unis, à tel
point qu’en Égypte, à la veille du soulèvement de la place Tahrir, 80 % de la
population estimait que la région serait plus sûre si l’Iran disposait d’armes
nucléaires[28]. Les mêmes sondages ont établi que seulement 10 % des Égyptiens
voyaient en l’Iran une menace, contrairement aux dictateurs au pouvoir, dont les
intérêts divergent[29].
Aux États-Unis, avant les campagnes de propagande à grande échelle des
dernières années, la majeure partie de la population reconnaissait comme le reste
du monde le droit de l’Iran, en tant que signataire du Traité sur la non-
prolifération des armes nucléaires (TNP), d’enrichir de l’uranium. Aujourd’hui
encore, une vaste majorité se prononce en faveur de l’emploi de méthodes
pacifiques à l’égard de l’Iran. Il existe même un fort courant d’opposition à une
intervention militaire dans l’éventualité d’une guerre entre l’Iran et Israël.
Seulement un quart des Américains s’inquiètent du danger que pose l’Iran pour
les États-Unis[30]. Mais ce ne serait pas la première fois que l’on constate un
écart – voire un fossé – entre l’opinion publique et les politiques.
Pourquoi au juste l’Iran est-il perçu comme une si grande menace? La
question est rarement soulevée, mais il n’est pas difficile de lui trouver une
réponse. Celle-ci, comme souvent, n’est pas à chercher dans les déclarations
enfiévrées de l’élite politique. L’explication la plus officielle nous vient du
Pentagone et des services de renseignement, dont les fréquents rapports à
l’intention du Congrès font remarquer que «le programme nucléaire iranien et la
détermination du pays à se laisser la possibilité de développer des armes
nucléaires sont au cœur de sa stratégie de dissuasion[31]».
Il va sans dire que ce sondage est loin d’être exhaustif. Parmi les sujets
d’importance dont il n’est fait aucune mention, on peut citer le changement en
matière de politique militaire à l’égard de la région Asie-Pacifique, et les
nouveaux ajouts à l’énorme système de bases militaires en cours sur l’île de Jeju,
au large de la Corée du Sud, ainsi que dans le nord-ouest de l’Australie, autant
d’éléments s’inscrivant dans la politique de «confinement de la Chine». La
question des bases américaines d’Okinawa, suscitant la vive opposition des
habitants de l’île depuis de nombreuses années et faisant l’objet d’une crise
perpétuelle entre Washington, Tokyo et Okinawa, y est étroitement liée[32].
Les analystes stratégiques américains, révélant à quel point les hypothèses
fondamentales ont peu changé, décrivent les effets du programme militaire
chinois comme un «“dilemme sécuritaire” classique, où des programmes
militaires et des stratégies nationales considérées comme défensives par leurs
planificateurs sont perçus comme une menace par l’autre camp», pour employer
les mots de Paul Godwin, du Foreign Policy Research Institute (FPRI)[33]. Le
dilemme sécuritaire porte sur la maîtrise des eaux au large des côtes chinoises.
Les États-Unis estiment leur politique de mainmise sur ces eaux «défensive»,
mais la Chine y voit une menace; de la même manière, la Chine juge ses
agissements dans la région de nature «défensive», mais ceux-ci constituent une
menace aux yeux des États-Unis. Un tel débat portant sur les eaux côtières de
ces derniers serait inimaginable. Ce «dilemme sécuritaire classique» s’avère
logique, là encore, en vertu du postulat selon lequel les États-Unis disposent du
droit de dominer la plus grande partie du monde, leur sécurité exigeant une
mainmise quasi absolue sur celui-ci.
Si les principes de la domination impériale ont peu changé, le pouvoir des
États-Unis de les mettre en œuvre a connu un déclin marqué alors que la
puissance se répartissait plus largement dans un monde désormais multipolaire.
Les conséquences sont nombreuses. Néanmoins, il est important de garder à
l’esprit que, malheureusement, aucune n’a dissipé les deux nuages noirs dont
l’ombre plane sur toute considération en matière d’ordre mondial: la guerre
nucléaire et la catastrophe environnementale, et leur menace concrète pour la
survie des espèces.
Ce serait plutôt l’inverse: ces deux menaces s’aggravent avec le temps.
Chapitre 7

La Magna Carta, son devenir et le nôtre

L A MAGNA CARTA, l’un des événements fondateurs de l’établissement des droits de


la personne, aura bientôt mille ans. Nous ignorons pour l’heure si cet
anniversaire sera célébré, déploré ou occulté.
La question devrait sans tarder figurer à l’ordre du jour. La façon dont nous
agissons aujourd’hui, ou notre incapacité à le faire déterminera le genre de
monde dans lequel adviendra ce millénaire. Il s’agit d’une perspective peu
réjouissante si les tendances actuelles se maintiennent: nous assistons chaque
jour à la mise en pièces de la Magna Carta.
On doit la publication de la première édition savante de la Magna Carta à
William Blackstone, éminent jurisconsulte anglais. La tâche n’avait rien de
facile; il n’existait aucune version intacte du texte. Comme il l’a noté, «les rats
ont malheureusement rongé les pages de la charte», une observation empreinte a
posteriori d’un symbolisme lugubre à l’heure où nous entreprenons de finir le
travail commencé par les rats[1].
L’édition de Blackstone comprend en réalité deux chartes. La première, la
Charte des libertés, est largement reconnue comme la pierre angulaire des droits
fondamentaux des peuples de langue anglaise ou, selon la définition plus large
de Winston Churchill, «la charte essentielle de la liberté et du respect humains
dans tous les temps et en tous lieux[2]». Churchill se référait spécifiquement à la
réaffirmation de la Charte par le Parlement dans la Pétition des droits, implorant
le roi Charles Ier de reconnaître la primauté de la loi sur le roi. Ce dernier y a
consenti pour un temps, mais a rapidement trahi sa promesse, ouvrant ainsi la
voie à la sanglante première révolution anglaise.
Après un conflit violent opposant le roi et le Parlement, le pouvoir royal, en la
personne de Charles II, a été restauré. Mais la défaite n’a pas chassé la Magna
Carta des esprits. L’un des chefs du Parlement, Henry Vane dit «le jeune» a été
décapité; sur l’échafaud, il a tenté de lire un discours dénonçant sa condamnation
comme une violation de la Magna Carta, mais ses propos scandaleux ont été
noyés dans un concert de trompettes afin que la foule en délire ne les entende
pas. On l’accusait en premier lieu d’avoir rédigé une pétition désignant le peuple
– et non le roi ni même Dieu – comme «l’origine de tout pouvoir juste» dans la
société civile[3]. Cette position sera vivement défendue par Roger Williams,
fondateur de la première colonie laïque dans l’État actuel du Rhode Island. Ses
opinions hérétiques ont influencé Milton et Locke, bien que Williams se soit
montré plus radical: on lui doit la doctrine moderne de la séparation de l’Église
et de l’État, encore fortement contestée jusque dans les démocraties libérales.
Comme souvent, la défaite apparente a néanmoins encouragé la lutte pour la
liberté et les droits. Peu après l’exécution de Vane, le roi Charles II a accordé
aux plantations du Rhode Island une charte royale, déclarant «[sa] forme de
gouvernement démocratique» et habilitant le petit État à proclamer la liberté de
conscience pour les catholiques, les athées, les juifs, les musulmans et même les
quakers, l’une des sectes religieuses les plus redoutées et persécutées parmi les
nombreuses qui ont vu le jour au cours de cette époque mouvementée[4]. Toutes
ces libertés étaient alors inédites.
Quelques années plus tard, la Charte des libertés a été renforcée par la Loi
d’Habeas Corpus de 1679, d’abord intitulée «Loi pour mieux assurer la liberté
du sujet et pour la prévention des emprisonnements outre-mer». La Constitution
des États-Unis, s’inspirant de la common law britannique, stipule que «les actes
de l’Habeas Corpus ne sauraient être suspendus, sauf en cas de révolution ou
d’invasion. Dans une décision unanime, la Cour suprême a maintenu que les
droits protégés par cette loi étaient «considérés par les fondateurs [de la
République américaine] comme les plus hautes garanties de la liberté». Voilà qui
devrait trouver un écho aujourd’hui.

La seconde charte et les ressources communes


La signification de la charte complémentaire, la Charte de la forêt, s’avère tout
aussi profonde et peut-être même d’une pertinence accrue à notre époque,
comme l’explique en détail Peter Linebaugh dans son histoire richement
documentée et captivante de la Magna Carta et de son évolution à travers les
âges[5]. La Charte de la forêt stipulait que les ressources communes devaient être
protégées de tout pouvoir extérieur. Elles constituaient une source de subsistance
pour la population en général: son combustible, sa nourriture, ses matériaux de
construction et tout le nécessaire en vue de sa survie. La forêt n’avait rien d’un
milieu sauvage et primitif. Elle avait été entretenue avec soin au fil des
générations, en commun et au bénéfice de tous, et préservée pour les générations
futures – des pratiques que l’on rencontre aujourd’hui principalement chez des
sociétés traditionnelles menacées autour du monde.
La Charte de la forêt imposait des limites à la privatisation. La légende de
Robin des Bois en capture l’essence (il n’est guère étonnant que Les aventures
de Robin des Bois, feuilleton télévisé populaire des années 1950, aient été
l’œuvre anonyme de scénaristes d’Hollywood inscrits sur une liste noire pour
leurs idées gauchistes)[6]. Au tournant du XVIIE siècle, cependant, la charte pâtira
de l’essor de l’économie marchande et des pratiques et principes capitalistes.
Les ressources communes n’étant plus protégées en vue d’un usage et d’un
entretien concertés, les droits du peuple ont été limités à ce qui ne pouvait être
privatisé, une catégorie en voie de disparition. En Bolivie, les tentatives de
privatiser l’eau se sont soldées par un soulèvement et l’accession au pouvoir,
pour la première fois dans l’histoire, de la majorité autochtone[7]. La Banque
mondiale a statué que la grande société minière Pacific Rim pouvait en toute
légitimité poursuivre le Salvador pour avoir cherché à préserver des terres et des
communautés des effets dévastateurs de l’extraction aurifère. Les contraintes
environnementales menacent de priver l’entreprise de futurs bénéfices, un crime
tombant sous le coup des règles du régime des droits des investisseurs appelé à
tort «libre-échange»[8]. Et ce n’est là qu’un minuscule échantillon des luttes en
cours dans une grande partie de la planète, parfois avec une violence inouïe
comme dans l’est du Congo où, au cours des dernières années, des millions de
personnes ont été assassinées pour assurer l’accès à l’approvisionnement en
minéraux destinés notamment aux téléphones portables, en vue bien sûr de
profits colossaux[9].
L’essor du système capitaliste a entraîné une refonte radicale de la gestion des
ressources communes, et de la manière dont celles-ci sont perçues. Le point de
vue dominant aujourd’hui est résumé par les propos influents de Garrett Hardin:
«La liberté, en matière de ressources communes, cause notre ruine», ou la
célèbre «tragédie des communs»: ce qui n’est pas privatisé sera détruit par
l’avidité individuelle[10].
Le concept de terra nullius en constitue un équivalent international, employé
pour justifier l’expulsion des populations autochtones des colonies de
peuplement des sociétés anglo-saxonnes, ou leur «extermination», ainsi que les
pères fondateurs de la République américaine ont évoqué leurs actes, parfois
avec remords, après les faits. En vertu de cette doctrine bien commode, les
Indiens, considérés comme des vagabonds au milieu d’une nature sauvage, ne
jouissaient d’aucun droit de propriété. Les colons, vaillants travailleurs,
pouvaient par conséquent créer de la valeur là où elle n’existait pas auparavant
en donnant à cette même nature une vocation commerciale.
En réalité, les colons savaient ce qu’ils faisaient: la Couronne et le Parlement
avaient recours à de complexes procédures d’achat et de ratification, lesquelles
seraient plus tard annulées avec violence lorsque les créatures impies
résisteraient à leur extermination. On attribue souvent la doctrine de terra nullius
à John Locke, mais cette affirmation est discutable. À titre d’administrateur
colonial, celui-ci comprenait la nature des événements en cours, et on ne trouve
nulle trace du concept dans ses écrits, comme l’ont démontré de récents travaux,
en particulier ceux du chercheur australien Paul Corcoran. (C’est d’ailleurs en
Australie que la doctrine a été appliquée avec la plus grande brutalité[11].)
Les funestes prévisions découlant de la tragédie des ressources communes
sont loin de faire l’unanimité. Feu l’économiste et politologue américaine Elinor
Ostrom s’est vu attribuer en 2009 le prix de la Banque de Suède en sciences
économiques en mémoire d’Alfred Nobel pour ses travaux démontrant les vertus
de la gestion par les utilisateurs des stocks de poissons, des pâturages, des bois,
des lacs et des bassins hydrogéologiques. Mais la doctrine conventionnelle a
force de loi si nous adhérons à son postulat implicite: les humains obéissent
aveuglément à ce que les ouvriers américains, à l’aube de la révolution
industrielle, qualifiaient amèrement de «nouvel esprit du temps: faire fortune en
ne pensant qu’à soi[12]».
À l’image de leurs prédécesseurs dans les champs et les usines d’Angleterre,
les travailleurs américains dénonçaient ce nouvel esprit qui leur était imposé, le
considérant comme avilissant, destructeur et menaçant pour la nature même des
hommes et des femmes libres. J’insiste sur le mot «femmes»: parmi les
opposants les plus virulents à la destruction des droits et de la dignité des gens
libres aux mains du système industriel capitaliste, on trouvait les «filles
d’usine», de jeunes femmes d’origine paysanne. Celles-ci étaient à leur tour
contraintes d’intégrer le régime supervisé et contrôlé du salariat, vu alors comme
différent de l’esclavage traditionnel seulement par son caractère temporaire.
Cette conception semblait si naturelle que le Parti républicain l’a adoptée comme
slogan, et qu’elle servira d’étendard aux travailleurs du Nord durant la guerre de
Sécession[13].

Limiter l’aspiration démocratique


Voilà qui nous ramène cent cinquante ans en arrière, et plus loin dans le cas de
l’Angleterre. Le nouvel esprit du temps a depuis été inoculé à la population au
prix d’efforts soutenus. Des industries majeures se consacrent désormais à cette
tâche: les relations publiques, la publicité et plus généralement le marketing,
générant ensemble une part non négligeable du PIB. Leur rôle consiste à «exciter
l’envie», selon la formule du grand économiste politique Thorstein Veblen[14].
Les dirigeants économiques parlent quant à eux d’amener les gens vers
«les choses superficielles» de la vie, telles que «les tendances
de consommation». Les gens en deviennent ainsi atomisés, séparés les uns des
autres, guidés par la seule quête de gains personnels et détournés de toute
inclination à penser par eux-mêmes et à remettre en question l’autorité.
Le processus consistant à façonner les opinions, les comportements et les
perceptions a été baptisé «fabrique du consentement» par Edward Bernays, l’un
des fondateurs de l’industrie moderne des relations publiques. Bernays était un
progressiste estimé de la trempe de Wilson, Roosevelt et Kennedy, tout comme
son contemporain, le journalise Walter Lippmann, le plus grand intellectuel
américain du XXe siècle. Celui-ci a salué en la «fabrique du consentement» une
«nouvelle forme d’art» dans la pratique de la démocratie.
Ils admettaient l’un comme l’autre la nécessité de remettre la population «à sa
place», de la marginaliser et de la contrôler, et ce, dans son propre intérêt, bien
sûr. Les gens étaient trop «stupides et ignorants» pour qu’on leur laisse la
conduite de leurs propres affaires. Cette tâche incombait à la «minorité
intelligente», laquelle devait vivre à l’abri «du piétinement et des beuglements
du troupeau en déroute», ces «observateurs ignorants et indiscrets» ou, pour
employer les mots de leurs prédécesseurs du XVIIe siècle, cette «foule de
gredins». On attendait de la population, dans une société démocratique idéale,
qu’elle se comporte en «spectateurs» et non en «participants[15]».
En outre, on doit parfois priver les spectateurs de ce qu’il y a à voir. Le
président Obama a établi de nouvelles normes en la matière. Sous son
gouvernement, les lanceurs d’alerte ont été condamnés dans une proportion
égale à celle de tous les présidents précédents réunis, un exploit de taille pour
une administration arrivée au pouvoir en promettant la transparence.
La politique étrangère compte parmi les nombreux sujets dans lesquels le
troupeau en déroute ne doit pas mettre son nez. Quiconque a analysé des
documents secrets déclassifiés peut témoigner que, dans une large mesure, leur
classification visait à permettre à de hauts responsables d’échapper à la vigilance
de l’opinion publique. À l’intérieur des frontières, la populace n’est pas censée
avoir eu vent du conseil donné par les tribunaux aux grandes sociétés,
encourageant celles-ci à contribuer de façon ostentatoire à des bonnes œuvres,
afin que l’opinion «piquée au vif» ne découvre pas les énormes bénéfices que
leur avait accordés l’État providence[16].
Plus généralement, l’opinion publique américaine doit ignorer que «les
politiques étatiques sont dans leur écrasante majorité rétrogrades, et qu’elles
renforcent et accentuent les inégalités sociales». Elles sont toutefois conçues de
manière à «suggérer que l’aide du gouvernement ne profite qu’à des pauvres
sans mérite, ce qui permet aux politiciens de propager les idées et les discours
opposés au gouvernement sans cesser de gâter leurs électeurs les plus fortunés».
Je cite ici Foreign Affairs, principale revue de la classe dirigeante, et non
quelque feuille de chou gauchiste[17].
Avec le temps, alors que les sociétés devenaient plus libres et que le recours à
la violence d’État se faisait moins fréquent, la nécessité d’élaborer des méthodes
sophistiquées destinées à contrôler les comportements et les opinions n’a fait
qu’augmenter. La gigantesque industrie des relations publiques n’aurait pu voir
le jour ailleurs que dans les sociétés les plus libres, soit les États-Unis et la
Grande-Bretagne. Le premier organe de propagande moderne fut le ministère de
l’Information britannique durant la Première Guerre mondiale. Le Committee on
Public Information (commission Creel), son équivalent américain, a été fondé
par Woodrow Wilson afin d’insuffler à une population pacifiste une haine
profonde à l’égard de l’Allemagne en général, avec des résultats remarquables.
La publicité commerciale américaine comptait nombre d’admirateurs; l’un
d’eux, Joseph Goebbels, s’en est inspiré pour la propagande nazie, avec le
succès que l’on connaît[18]. Les dirigeants bolcheviques ont essayé d’en faire
autant, avec une plus grande maladresse et des résultats moins concluants.
Au États-Unis, il a toujours été de la plus haute priorité de «se défier de la
foule», ainsi que l’essayiste Ralph Waldo Emerson a résumé les préoccupations
des dirigeants politiques vers le milieu du XIXe siècle, époque où l’essor
démocratique s’avérait de plus en plus difficile à contenir[19]. Plus récemment,
l’activisme des années 1960 a réveillé les inquiétudes de l’élite envers «l’excès
de démocratie», et l’a poussée à demander des mesures visant à imposer
«davantage de modération» en la matière.
Il importait en particulier de resserrer le contrôle des institutions
«responsables de l’endoctrinement de la jeunesse»: les écoles, les universités et
les églises, jugées inefficaces dans l’exécution de cette tâche essentielle. Je cite
ici des réactions émanant de la gauche du courant idéologique dominant, soit les
internationalistes libéraux qui officieraient par la suite dans les rangs de
l’administration Carter et leurs homologues au sein d’autres sociétés
industrielles[20]. La droite s’est montrée plus sévère. L’une des nombreuses
manifestations de cette tendance est la hausse marquée des frais de scolarité. Les
raisons n’en sont pas économiques, ainsi qu’il est facile de le démontrer. Ce
stratagème, néanmoins, permet de piéger et de contrôler les jeunes par
l’entremise de la dette, souvent pour la vie, contribuant ainsi à un
endoctrinement plus efficace.

Les humains aux trois cinquièmes


En approfondissant ces sujets importants, on constate que la destruction de la
Charte de la forêt et son effacement des mémoires sont à mettre en étroite
relation avec la démarche visant progressivement à restreindre les engagements
de la Charte des libertés. Le nouvel esprit du temps ne saurait tolérer la
conception précapitaliste de la forêt comme bien partagé par l’ensemble de la
communauté, entretenu par tous dans leur propre intérêt et celui des générations
futures, et protégé de la privatisation à des fins de profit et non de la satisfaction
de besoins réels. L’inculcation du nouvel esprit constitue une condition
essentielle à la réalisation de ces desseins, afin d’empêcher la Charte des libertés
d’être employée à mauvais escient et d’inspirer des citoyens libres à décider de
leur propre sort.
Les luttes populaires pour l’avènement d’une société plus libre et plus juste se
sont heurtées à la violence et à la répression, ainsi qu’à des efforts soutenus pour
maîtriser les opinions et les comportements. Au fil du temps, elles ont cependant
remporté des victoires retentissantes, même si le chemin à parcourir est encore
long et jalonné de nombreux obstacles.
Le passage le plus célèbre de la Charte des libertés est son article 39, en vertu
duquel «aucun homme libre» ne peut être puni de quelconque manière, «sans un
jugement légal de ses pairs et conformément aux lois du pays».
Au fil du temps et des luttes, ce principe a revêtu une acception plus large. La
Constitution des États-Unis stipule que «nul ne pourra être privé de sa vie, de sa
liberté ou de ses biens sans application régulière de la loi et un jugement public
et rapide» par un jury impartial. Le principe ici à l’œuvre est celui de la
présomption d’innocence. Les historiens du droit, se référant à l’article 39,
voient en celle-ci «le germe de la liberté anglo-américaine contemporaine» et,
après le procès de Nuremberg, un «type particulièrement américain de juridisme,
réservant la punition seulement à ceux qui seraient reconnus coupables au terme
d’un procès équitable accompagné d’une panoplie de protections procédurales»,
et ce, même si leur participation à certains des pires crimes de tous les temps ne
fait aucun doute[21].
Il va sans dire que les pères fondateurs n’entendaient pas à ce que le terme de
«personne» s’applique à n’importe qui: les Autochtones n’étaient pas considérés
comme tels. Leurs droits s’avéraient virtuellement inexistants. Les femmes
étaient à peine des personnes; on tenait pour acquis que les épouses étaient
«protégées» par l’état civil de leur mari de la même manière dont les enfants
étaient assujettis à leurs parents. Selon les principes de Blackstone, «l’être
même, ou l’existence légale de la femme, est suspendu tout le temps du mariage,
ou tout au moins il est incorporé et intégré à celui de son mari: c’est sous l’aile,
la protection et la garantie de celui-ci qu’elle exécute tout[22]». Les femmes sont
ainsi la propriété de leur père ou de leur mari. Ce principe est demeuré en
vigueur jusqu’à une époque récente; les femmes ont dû attendre 1975 et une
décision de la Cour suprême pour obtenir le droit de siéger à des jurys. Jusque-
là, on ne les considérait pas comme des pairs.
Les esclaves, bien sûr, n’étaient pas des personnes. La Constitution les
considérait comme humains aux trois cinquièmes, de façon à octroyer à leurs
propriétaires un droit de vote plus large. Les pères fondateurs ne prenaient pas le
maintien de l’esclavage à la légère: il s’agit d’un des facteurs ayant conduit à la
guerre de l’Indépendance américaine. En 1772, dans la cause Somerset, Lord
Mansfield a jugé l’esclavage «odieux» et intolérable en Angleterre, même s’il est
resté en vigueur dans les colonies britanniques durant de nombreuses années[23].
Les propriétaires d’esclaves américains s’attendaient à voir le vent tourner si les
colonies demeuraient sous le joug de la couronne. Il est en outre bon de rappeler
que les États esclavagistes, dont la Virginie, exerçaient un pouvoir et une
influence prédominants dans les colonies. Le célèbre aphorisme du Dr Johnson
selon lequel «les plus ardents défenseurs de la liberté se trouvent parmi les
propriétaires de Nègres» est ici fort à propos[24].
Les amendements consécutifs à la guerre de Sécession ont étendu le concept
d’individu aux Afro-Américains et mis fin à l’esclavage, du moins en théorie.
Après une décennie de liberté relative, un accord Nord-Sud réintroduisait une
situation comparable à l’esclavage autorisant en substance la criminalisation des
Noirs. Un homme noir se tenant à un carrefour pouvait être arrêté pour
vagabondage ou pour tentative de viol s’il avait regardé une femme blanche de
la mauvaise façon. Une fois derrière les barreaux, cet homme avait peu de
chance de sortir un jour du système d’«esclavage déguisé», pour emprunter la
formule utilisée par Douglas Blackmon, chef de bureau au Wall Street Journal,
dans une saisissante étude[25].
La version révisée de cette «institution particulière» a largement servi de base
à la révolution industrielle américaine, en fournissant une main-d’œuvre idéale
aux industries sidérurgique et minière. La production agricole, pour sa part,
pouvait compter sur les chaînes de forçats, qui présentaient l’avantage de se
montrer dociles, obéissants et peu enclins aux grèves. Les employeurs se
voyaient en outre libérés de l’obligation de soutenir leurs travailleurs, une nette
amélioration par rapport au système de l’esclavage. Le nouveau système a
perduré dans une large mesure jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, moment où
la main-d’œuvre gratuite a dû être réquisitionnée pour la production de guerre.
Le boom économique de l’après-guerre était source d’emplois; un homme
afro-américain pouvait travailler dans une usine automobile syndiquée, toucher
un salaire décent, devenir propriétaire et, dans certains cas, inscrire ses enfants à
l’université. Cette situation a prévalu durant environ deux décennies, jusqu’aux
années 1970 et la redéfinition radicale de l’économie selon les nouveaux
principes néolibéraux en vogue, soit une financiarisation croissante et la
délocalisation de la production. La population noire, désormais largement
superflue, s’est vue une nouvelle fois criminalisée.
Avant la présidence de Ronald Reagan, le taux d’incarcération aux États-Unis
se situait dans la moyenne de ceux d’autres sociétés industrielles. Il s’avère bien
supérieur de nos jours. Il concerne particulièrement les hommes noirs, mais aussi
de plus en plus les femmes noires et les Latino-Américains, souvent coupables
de crimes sans victime s’inscrivant dans la frauduleuse «guerre contre la
drogue». En parallèle, la prospérité des familles afro-américaines a été
pratiquement réduite à néant par la dernière crise financière, causée en grande
partie par la conduite criminelle des institutions financières. Les responsables,
profitant de l’immunité, sont aujourd’hui plus riches que jamais.
Si l’on retrace l’histoire des Afro-Américains depuis leur arrivée en tant
qu’esclaves voilà quatre cents ans, il ne fait guère de doute que ceux-ci n’ont
bénéficié du statut de véritable personne que durant quelques décennies. Il y a du
chemin à faire pour concrétiser les promesses de la Magna Carta.

Les personnes sacrées et la


non-application de la loi
Le quatorzième amendement, postérieur à la guerre de Sécession, accordait aux
anciens esclaves le statut de personnes, du moins en théorie. Simultanément, il
créait une nouvelle catégorie de personnes dotées de droits: les grandes sociétés.
En effet, l’essentiel des affaires présentées par la suite devant la cour et tombant
sous le coup du quatorzième amendement portait sur les droits des grandes
sociétés. Voilà maintenant cent ans, les tribunaux ont estimé que ces fictions
juridiques collectives, fondées et financées par le pouvoir d’État, jouissaient des
mêmes droits que les personnes en chair et en os, voire, en réalité, de droits bien
plus étendus en raison de leur envergure, de leur pérennité et de la protection
offerte par la responsabilité limitée. Les droits des grandes sociétés outrepassent
à présent, et de beaucoup, ceux des simples êtres humains. En vertu des «accords
de libre-échange», la grande société minière Pacific Rim peut, par exemple,
poursuivre en justice le Salvador pour ses mesures de protection de
l’environnement; les individus ne jouissent pas d’une telle possibilité. General
Motors peut faire valoir des droits nationaux au Mexique. Il est inutile
d’épiloguer sur ce qui adviendrait si un individu de nationalité mexicaine
revendiquait des droits aux États-Unis.
De récentes décisions de la Cour suprême élargissent de façon conséquente le
pouvoir politique déjà démesuré des grandes sociétés et des super-riches dans le
pays, détruisant encore davantage les vestiges chancelants du régime
démocratique.
Pendant ce temps, la Magna Carta subit des attaques plus directes. Rappelons-
nous la Loi d’Habeas Corpus de 1679, interdisant «la détention par-delà les
mers» et la procédure autrement plus cruelle de détention à l’étranger à des fins
de torture, aujourd’hui désignée par l’euphémisme d’«extradition», comme
lorsque Tony Blair a remis le dissident libyen Abdelhakim Belhaj entre les mains
du colonel Kadhafi; ou quand les autorités américaines ont déporté le citoyen
canadien Maher Arar vers sa Syrie natale pour y être emprisonné et torturé,
admettant ensuite qu’il n’existait aucune accusation contre lui[26]. Beaucoup
d’autres ont connu le même sort et transité par l’aéroport de Shannon, en Irlande,
donnant lieu à de courageuses manifestations.
La campagne internationale d’assassinat par drone de l’administration Obama
a étendu le concept d’application régulière de la loi jusqu’à rendre caduc cet
élément central de la Charte des libertés (et de la Constitution). Selon les
explications fournies par le ministère de la Justice, l’application régulière de la
loi, garantie constitutionnelle remontant à la Magna Carta, est à présent couverte
par les délibérations privées du pouvoir exécutif et limitée à ce cadre[27].
L’avocat de droit constitutionnel de la Maison-Blanche n’a rien trouvé à redire.
Le roi Jean sans Terre aurait sans doute approuvé.
La question s’est posée après que le président a ordonné l’assassinat par drone
d’Anwar al-Awlaki, accusé d’appeler au djihad dans ses discours, ses écrits ainsi
que pour d’autres actes. Une manchette du New York Times reflétait la réaction
d’une grande partie de l’élite à son assassinat lors de l’attaque en question, le
tout accompagné des habituels «dommages collatéraux». On y lisait notamment:
«L’Occident salue la mort d’un dignitaire religieux[28].» Ce ne fut pas sans
provoquer quelques froncements de sourcils, cependant, car al-Awlaki était
citoyen américain, ce qui soulevait la question de l’application régulière de la
loi, considérée désuète lorsque des citoyens étrangers sont assassinés sur les
caprices du grand chef. Grâce aux innovations juridiques de l’administration
Obama en la matière, voilà qu’elle devient à présent obsolète pour les citoyens
des États-Unis.
La présomption d’innocence a en outre fait l’objet d’une nouvelle
interprétation, fort commode. Un article ultérieur du New York Times rapporte
que «M. Obama a adopté une méthode controversée de comptage des victimes
civiles qui lui laisse une grande marge de manœuvre. Selon plusieurs
responsables de l’administration, on considère en effet tous les “hommes en âge
de combattre” d’une zone de frappe comme des combattants, sauf si des
renseignements fiables viennent prouver leur innocence à titre posthume[29]». La
preuve d’innocence postérieure à l’assassinat garantit donc le respect du principe
sacré de présomption d’innocence.
Ce serait manquer de tact que de rappeler (comme s’abstient de le faire
l’article du New York Times) les Conventions de Genève, fondements du droit
humanitaire contemporain: celles-ci proscrivent «les exécutions effectuées sans
un jugement préalable, rendu par un tribunal régulièrement constitué, assorti des
garanties judiciaires reconnues comme indispensables par les peuples
civilisés[30]».
Le plus récent cas d’assassinat ordonné par le président, et le plus célèbre, est
celui d’Oussama Ben Laden, exécuté après son arrestation par 79 membres des
forces spéciales alors qu’il se trouvait sans défense et seulement accompagné de
son épouse. Quoi que l’on pense de lui, il n’était rien d’autre qu’un suspect.
Même le FBI en convenait.
La nouvelle a déclenché une liesse extraordinaire aux États-Unis, mais
quelques questions ont été soulevées quant au rejet absolu du principe de
présomption d’innocence, surtout lorsqu’on sait qu’un procès s’avérait largement
envisageable. Ces commentaires se sont heurtés à de sévères condamnations. La
plus intéressante émanait de Matthew Yglesias, commentateur politique estimé
de la gauche libérale, selon lequel «une des principales fonctions des institutions
internationales est précisément de légitimer l’usage de la force militaire létale
par les puissances occidentales». Il est donc d’«une naïveté stupéfiante» de
suggérer que les États-Unis sont tenus de respecter le droit international ou
d’autres conditions qu’ils imposent rigoureusement aux plus faibles[31].
Seules les objections d’ordre tactique, semble-t-il, s’avèrent recevables en
matière d’agression, d’assassinat, de cyberguerre ou de toute action entreprise
par le Saint État au service de l’humanité. Si les victimes traditionnelles sont
d’un avis quelque peu différent, elles ne font que témoigner de leur retard sur le
plan moral et intellectuel. L’opposant occidental qui, pour sa part, ne
comprendrait pas ces vérités fondamentales mérite d’être taxé de «ridicule»,
explique Yglesias. Soit dit en passant, c’est à moi qu’il fait ici allusion, et je
reconnais allègrement mes torts.

Les listes de terroristes de Washington


L’attaque la plus virulente contre les fondements des libertés fondamentales est
peut-être la cause Holder c. Humanitarian Law Project, une affaire méconnue
présentée devant la Cour suprême par l’administration Obama. L’ONG a fait
l’objet d’une condamnation pour avoir fourni une «assistance matérielle» à la
guérilla du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Celui-ci mène une lutte de
longue haleine pour les droits du peuple kurde en Turquie et figure sur la liste
des groupes terroristes recensés par le pouvoir exécutif. En guise d’«assistance
matérielle», il s’agit ici de conseils juridiques. La formulation de la décision
pourrait s’appliquer à bien des situations, par exemple des discussions ou des
enquêtes à des fins de recherche, et même des conseils au PKK de s’en tenir à
des moyens d’action non violents. Quelques critiques marginales se sont à
nouveau fait entendre, mais généralement sans remettre en cause la légitimité de
la liste de terroristes de l’État, produit de décisions arbitraires émanant du
pouvoir exécutif et dépourvues de tout recours judiciaire[32].
Le bilan de la liste de terroristes s’avère fort éclairant. Parmi les plus hideux
trophées qu’elle compte à son tableau figurent les populations de Somalie
victimes de torture. Au lendemain du 11-Septembre, les États-Unis ont mis fin
aux activités d’Al Barakaat, un réseau caritatif somalien, au motif que celui-ci
finançait le terrorisme[33]. Cette mesure a été applaudie comme l’une des plus
grandes réussites de la «guerre contre le terrorisme». À l’inverse, le retrait par
Washington de toutes ses accusations, non fondées, un an plus tard est passé
quasi inaperçu.
Al Barakaat était responsable de près de la moitié des 500 millions de dollars
de fonds destinés chaque année à la Somalie, soit «plus que ce que tout autre
secteur économique rapporte à la Somalie et dix fois le montant de l’aide
internationale qu’elle perçoit», a estimé une analyse de l’ONU[34]. L’organisme
de bienfaisance gérait également d’importantes entreprises dans le pays, toutes
condamnées à la faillite. Selon Ibrahim Warde, chercheur de renom sur la
«guerre financière contre le terrorisme» de Bush, cette attaque futile visant une
société fragile a non seulement ravagé l’économie, mais «pourrait [aussi] avoir
contribué à l’essor […] du fondamentalisme islamique», une autre conséquence
fréquente de la «guerre contre le terrorisme[35]».
L’idée même que l’État puisse disposer de l’autorité de porter de tels
jugements sans en rendre compte constitue une infraction grave à la Charte des
libertés, tout comme le fait qu’elle ne fasse l’objet d’aucun débat. Si la tombée
en disgrâce de la Charte suit la voie empruntée ces dernières années, l’avenir des
droits et des libertés s’annonce des plus sombres.

Qui rira le dernier?


Encore quelques mots au sujet du sort de la Charte de la forêt. Celle-ci avait pour
vocation de protéger la source de subsistance de la population, les ressources
communes, de tout pouvoir extérieur, soit d’abord la noblesse puis, au fil du
temps, les enclosures et autres formes de privatisation par de grandes sociétés
prédatrices épaulées par l’État. Les privatisations n’ont cessé de se multiplier
depuis et d’entraîner tant des bénéfices faramineux que des dommages
irréparables.
Le Sud mondialisé a de nos jours beaucoup à apprendre à qui sait tendre
l’oreille, par exemple que «la conversion de biens publics en propriété privée par
l’entremise de la privatisation de notre environnement naturel, détenu jusqu’ici
en commun, constitue l’une des façons dont les institutions néolibérales défont
les liens fragiles entre les pays africains. La politique se résume aujourd’hui à
une entreprise lucrative où le retour sur investissement l’emporte sur les mesures
qui contribueraient à la reconstruction d’environnements, de communautés et de
pays sévèrement dégradés. Voilà l’un des prétendus avantages que les
programmes d’ajustement structurel ont infligés au continent africain: la
consécration de la corruption». Je cite ici Nnimmo Bassey, poète et activiste
nigérian, directeur des Amis de la Terre international, dans son exposé virulent
du ravage des richesses de l’Afrique, To Cook a Continent, un ouvrage analysant
la dernière phase en date de la torture de l’Afrique par l’Occident[36].
Cette torture a toujours été planifiée dans les plus hautes sphères et doit être
reconnue comme telle. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis
jouissaient d’une puissance sans précédent sur le plan international. De façon
prévisible, on a élaboré des plans minutieux et sophistiqués pour organiser le
monde. Chaque région s’est vu attribuer une «fonction» par les planificateurs du
département d’État sous la supervision de l’éminent diplomate George Kennan.
Selon ce dernier, l’Afrique ne représentant que peu d’intérêt pour les États-Unis,
le continent pouvait être confié à l’Europe afin qu’elle l’«exploite» en vue de sa
reconstruction[37]. Compte tenu des rapports historiques entre les deux
continents, on aurait pu imaginer une relation bâtie sur des bases nouvelles, mais
rien n’indique que l’on ait envisagé cette voie.
Plus près de nous, les États-Unis se sont à leur tour décidés à exploiter
l’Afrique aux côtés de nouveaux acteurs comme la Chine, laquelle n’épargne
aucun effort pour battre des records en matière de destruction de
l’environnement et d’oppression de populations infortunées.
Il ne devrait pas être nécessaire de s’étendre sur les graves dangers que pose
l’une des principales sources des obsessions prédatrices responsables de
calamités partout dans le monde: la dépendance aux combustibles fossiles, qui
mène tout droit à un désastre planétaire, et ce, à brève échéance. On peut certes
débattre des détails, mais il ne fait guère de doute que le problème est grave
sinon majeur, et que plus nous tardons à le résoudre, plus horrible sera notre legs
aux générations futures. Si des changements tenant compte de cette réalité ont
été amorcés, ils demeurent bien trop timides.
Pendant ce temps, les monopoles de pouvoir chargent à contre-courant, dans
le sillage du pays le plus riche et le plus puissant de tous les temps. Les membres
républicains du Congrès démantèlent les modestes protections
environnementales mises en place par Richard Nixon, qui ferait figure de
dangereux gauchiste dans l’arène politique actuelle[38]. Les principaux lobbys
d’affaires lancent des campagnes de propagande tapageuses visant à convaincre
l’opinion publique qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter, avec des résultats probants,
comme le montrent les sondages[39].
Les médias collaborent en négligeant de faire état des prévisions de plus en
plus alarmistes des agences internationales voire du département de l’Énergie en
matière de réchauffement climatique. De façon désormais classique, le débat
oppose les alarmistes aux sceptiques: d’un côté une majorité de scientifiques
qualifiés, de l’autre une poignée de récalcitrants. Un très grand nombre d’experts
sont absents du débat, notamment les participants au programme sur le
changement climatique du MIT. Ceux-ci critiquent la position scientifique
dominante pour son conservatisme et sa prudence, et affirment que la vérité,
dans le cas du changement climatique, est bien plus dramatique. Comme on
pourrait s’y attendre, la confusion s’installe.
Dans son discours sur l’état de l’Union de 2012, le président Obama s’est
félicité de la perspective radieuse d’un siècle d’autonomie énergétique, rendue
possible par les nouvelles technologies permettant l’extraction d’hydrocarbures
des sables bitumineux canadiens, du schiste et d’autres sources auparavant
inaccessibles[40]. D’autres, comme le Financial Times, lui font écho et prédisent
aux États-Unis un siècle d’indépendance énergétique[41]. La question de savoir
quel monde survivra à cette offensive rapace n’est jamais évoquée.
En première ligne devant la crise partout dans le monde se trouvent les
communautés autochtones, ferventes défenseures de la Charte de la forêt. La
position la plus ferme a été adoptée par le seul pays gouverné par des
Autochtones, la Bolivie, nation la plus pauvre d’Amérique du Sud et victime
depuis des siècles de la destruction par les Occidentaux de l’une des sociétés les
plus avancées de l’hémisphère à l’ère précolombienne.
Après l’échec cuisant de la conférence de Copenhague de 2009 sur les
changements climatiques, la Bolivie a organisé la Conférence mondiale des
peuples sur le changement climatique. Celle-ci a accueilli 35 000 participants
venus de 140 pays, non seulement des représentants de gouvernements, mais
aussi des membres de la société civile et des militants. La conférence a donné
lieu à un Accord des peuples appelant à des réductions marquées des émissions,
et à l’adoption d’une Déclaration universelle des droits de la Terre-Mère[42].
Déterminer les droits de la planète constitue une revendication essentielle des
communautés indigènes partout dans le monde. Elle est tournée en dérision par
les Occidentaux raffinés, mais à moins d’acquérir un peu de la sensibilité des
Autochtones, ce sont sans doute eux qui riront les derniers, d’un rire de
désespoir.
Chapitre 8

La semaine où le monde
a retenu son souffle

E N 1962, LE MONDE, apprenant que l’Union soviétique avait installé des missiles à
têtes nucléaires sur l’île de Cuba, a retenu son souffle durant la dernière
semaine d’octobre et jusqu’à la résolution officielle de la crise, laquelle se
poursuivra à titre officieux et à l’insu de l’opinion publique.
L’image du monde retenant son souffle nous vient de Sheldon Stern, ancien
historien de la John F. Kennedy Presidential Library and Museum et éditeur de la
version de référence des enregistrements des réunions du comité exécutif du
NSC (ExComm). Kennedy et un cercle restreint de ses conseillers y débattent de
la façon d’affronter la crise. On doit l’enregistrement confidentiel de ces
réunions au président, ce qui explique peut-être sa position relativement modérée
lors des discussions, à l’inverse des autres participants qui n’avaient pas
conscience de s’adresser à la postérité.
Stern est l’auteur d’une étude claire et minutieuse de ce document à
l’importance cruciale, finalement déclassifié dans les années 1990. Je m’en
tiendrai ici à cette version. «Jamais auparavant ou depuis, affirme-t-il, la survie
de la civilisation humaine ne s’est trouvée à ce point menacée durant quelques
courtes semaines d’inquiétantes délibérations» ayant abouti à «la semaine où le
monde a retenu son souffle[1]».
Le monde avait toutes les raisons de s’inquiéter. Une guerre nucléaire, capable
de «détruire l’hémisphère Nord» selon la mise en garde du président Dwight
Eisenhower, semblait des plus imminentes[2]. Kennedy évaluait quant à lui sa
probabilité à 50 %[3]. Les estimations ont augmenté à mesure que la
confrontation atteignait son apogée et que le «plan secret du gouvernement pour
assurer sa survie en cas d’apocalypse était mis à exécution» à Washington,
comme en fait état le journaliste Michael Dobbs dans son best-seller documenté
sur la crise (bien qu’il n’explique pas l’intérêt pour le gouvernement de survivre,
compte tenu des conséquences probables d’une guerre nucléaire[4]).
Dobbs cite Dino Brugioni, «membre clé de l’équipe de la CIA chargée du
suivi de la crise des missiles soviétiques», pour qui il n’existait d’autre issue que
«la guerre et la destruction totale» au moment où l’aiguille de l’horloge indiquait
«minuit moins une», titre de l’ouvrage de Dobbs[5]. L’historien Arhur M.
Schlesinger Jr, proche collaborateur de Kennedy, a qualifié les événements de
«moment le plus dangereux de l’histoire de l’humanité[6]». Le secrétaire à la
Défense Robert McNamara s’est quant à lui demandé tout haut s’il «vivrait
jusqu’au samedi suivant», admettant plus tard qu’«on l’avait échappé belle» – de
justesse[7].

«Le moment le plus dangereux»


Un examen plus approfondi de la situation teinte ces jugements d’un sombre
présage, toujours valable à notre époque.
Les candidats au titre de «moment le plus dangereux» sont nombreux. On
pourrait citer le 27 octobre 1962, jour où les contre-torpilleurs américains,
appliquant une quarantaine autour de Cuba, ont largué des grenades sous-
marines sur des submersibles soviétiques. Selon le récit qu’en a livré Moscou,
rapporté par la National Security Archive, les commandants des sous-marins
étaient «assez ébranlés pour envisager de répliquer par l’envoi d’une torpille
nucléaire, dont la puissance explosive de 15 kilotonnes approchait celle de la
bombe larguée sur Hiroshima en août 1945[8]».
À une occasion, la décision anticipée d’armer une torpille nucléaire en
préparation au combat a été annulée à la dernière minute par l’officier Vassili
Arkhipov, dont le geste a peut-être sauvé le monde d’une catastrophe
nucléaire[9]. On peut facilement imaginer la réaction des États-Unis si la torpille
avait été lancée, ou celle des Soviétiques devant leur pays en flammes.
Kennedy avait déjà relevé le niveau d’alerte nucléaire en deçà d’un
lancement, DEFCON 2, autorisant «des avions de l’OTAN pilotés par des Turcs
[…] [ou d’autres] […] à décoller, puis à voler en direction de Moscou pour
larguer une bombe», d’après Graham Allison, analyste stratégique averti de
l’Université Harvard[10].
On pourrait également évoquer le 26 octobre. Cette journée a été désignée
comme «la plus dangereuse» par le major Don Clawson, pilote de B-52 aux
commandes d’un des appareils de l’OTAN. Il livre un récit à faire dresser les
cheveux sur la tête des missions de l’opération Chrome Dome menées durant la
crise, à l’aide de «B-52 en alerte en vol» et de leurs armes nucléaires
«embarquées et prêtes à servir».
Le 26 octobre, «le pays a frôlé la guerre nucléaire», écrit-il dans ses
«anecdotes irrévérencieuses d’un pilote de l’armée de l’air». Ce jour-là, Clawson
est lui-même passé très près de déclencher un cataclysme mondial. «Nous avons
été foutrement chanceux de ne pas faire sauter la planète, déclare-t-il, mais ce
n’est certainement pas grâce aux autorités politiques ou militaires de ce pays.»
Si les erreurs, la confusion, les accidents évités de justesse et
l’incompréhension des autorités dont fait état Clawson suffisaient à effrayer
quiconque, ce n’est rien à côté des règles en matière de commandement et de
contrôle, ou plutôt de leur absence. Comme le raconte Clawson, affecté à
15 missions de vingt-quatre heures de l’opération Chrome Dome, soit le
maximum autorisé, ses supérieurs «ne disposaient pas du pouvoir d’empêcher
des membres d’équipage voyous d’armer et de lancer leurs armes
thermonucléaires» ou même de les empêcher de diffuser l’ordre d’une mission
déclenchant l’offensive de «toute la flotte en alerte en vol sans possibilité de
rappel». Une fois l’équipage en vol et transportant des armes thermonucléaires,
écrit-il, «il aurait été possible d’armer et de larguer celles-ci sans en attendre
l’ordre. Aucun des systèmes n’était muni de dispositif de sécurité[11]».
Environ un tiers des effectifs se trouvaient en vol, selon le général David
Burchinal, directeur des plans et programmes de l’état-major aérien au quartier
général de l’armée de l’air. Le Commandement aérien stratégique (SAC),
théoriquement responsable, ne semblait avoir qu’une maîtrise limitée des
événements. Toujours d’après le récit de Clawson, l’Autorité nationale de
commandement, une organisation civile, était maintenue dans l’ignorance par le
SAC. Il est donc probable que les «décideurs» de l’ExComm s’interrogeant sur
le sort du monde en savaient encore moins. Le compte rendu oral du général
Burchinal s’avère tout aussi effrayant, et révèle un mépris prononcé à l’égard du
commandement civil. À ses yeux, la capitulation soviétique n’a jamais fait de
doute. L’opération Chrome Dome visait à démontrer sans détour à l’Union
soviétique qu’elle ne faisait pas le poids en cas de confrontation militaire, et
qu’elle serait rapidement réduite à néant le cas échéant[12].
À partir des enregistrements de l’ExComm, Sheldon Stern conclut que le
26 octobre, le président Kennedy «penchait en faveur d’une action militaire
destinée à détruire les missiles» à Cuba, laquelle serait suivie d’une invasion,
conformément aux plans du Pentagone[13]. Il ne faisait alors aucun doute qu’une
telle action risquait de conduire à une guerre totale, une conclusion corroborée
bien plus tard par des révélations attestant du déploiement d’armes nucléaires
tactiques et de la sous-estimation par le renseignement américain de la force de
frappe soviétique.
Le 26 octobre à 18 heures, au moment d’ajourner les réunions, le président
Kennedy a reçu une lettre de Nikita Khrouchtchev lui étant personnellement
destinée. Son «message semblait limpide, écrit Stern. Les missiles seraient
retirés si les États-Unis promettaient de ne pas envahir Cuba[14]».
Le lendemain à 10 heures, le président a de nouveau mis en route le
magnétophone caché. Il a lu tout haut une dépêche qu’on venait de lui remettre:
«Le premier ministre Khrouchtchev a déclaré aujourd’hui, dans un message au
président Kennedy, qu’il retirerait ses armes offensives de Cuba si les États-Unis
en faisaient autant avec leurs roquettes en Turquie» (des missiles Jupiter équipés
d’ogives nucléaires)[15]. La dépêche n’a pas tardé à être authentifiée.
S’il a pris de court le comité, en réalité le message avait été anticipé: comme
Kennedy en a informé ses conseillers, «[n]ous l’attendions depuis une semaine».
Le président savait qu’il serait délicat de manifester publiquement son refus: les
missiles en question n’étaient plus opérationnels et leur retrait était déjà prévu,
tout comme leur remplacement imminent par des missiles Polaris embarqués sur
sous-marin, beaucoup plus destructeurs et, de fait, invulnérables. En outre,
Kennedy n’ignorait pas qu’il se retrouverait dans une «position intenable si
[Khrouchtchev] en faisait sa proposition», à la fois, car les missiles turcs
s’avéraient inutiles et destinés à être retirés quoi qu’il en soit, et parce qu’«aux
yeux de tout membre des Nations Unies ou de toute personne rationnelle, cette
offre paraîtra des plus raisonnables[16]».
Maintenir la puissance sans bornes des États-Unis
Les décideurs se trouvaient donc devant un sérieux dilemme. Khrouchtchev
proposait deux façons quelque peu différentes de mettre fin à la menace d’une
guerre désastreuse, et chacune aurait paru raisonnable à toute personne
«rationnelle». Que faire alors?
On aurait pu respirer enfin, soulagé que la civilisation survive, et accepter les
deux offres; annoncer que les États-Unis, conformément au droit international,
s’engageaient à ne jamais envahir Cuba; et procéder au retrait des missiles
obsolètes de Turquie puis, comme prévu, pourvoir à leur remplacement par une
menace nucléaire accrue, dans le cadre de la stratégie globale d’encerclement de
l’Union soviétique. Mais voilà qui était inconcevable.
La raison en a été donnée par le conseiller national pour la sécurité McGeorge
Bundy, ancien doyen de l’Université Harvard et réputé pour être l’esprit le plus
brillant auprès du bureau ovale. Le monde, a-t-il insisté, devait comprendre que
«la menace actuelle envers la paix ne se situe pas en Turquie, mais à Cuba», où
les missiles pointaient en direction des États-Unis[17]. Un arsenal de missiles
américains à la puissance inégalée, dirigé vers un ennemi soviétique faible et
vulnérable, ne pouvait être perçu comme une menace pour la paix, car les États-
Unis œuvrent pour le bien, comme auraient pu en témoigner quantité de gens
dans le monde occidental et ailleurs, notamment les victimes de la guerre
terroriste en cours contre Cuba, ou celles de la «campagne de haine» au sein du
monde arabe dont s’inquiétait Eisenhower, à l’inverse du NSC, qui en
comprenait très bien les motifs.
Les discussions se poursuivant, le président a fait valoir que le pays se
retrouverait «dans une situation délicate» s’il décidait de déclencher un conflit
mondial en refusant des propositions qu’auraient jugées raisonnables d’éventuels
survivants (pour peu que ceux-ci en aient cure). Les considérations d’ordre
moral n’iraient pas au-delà de cette position «pragmatique[18]».
Dans son analyse de documents récemment déclassifiés traitant de la terreur
sous Kennedy, Jorge Domínguez, spécialiste de l’Amérique latine à l’Université
Harvard, observe qu’«à une seule reprise, dans ce document de près de mille
pages, un responsable américain soulève ce qui peut s’apparenter à une vague
objection morale au terrorisme commandité par le gouvernement des États-
Unis»: un membre du NSC a fait remarquer que les raids, «aléatoires et
meurtriers qui tuent des innocents […] pourraient recevoir une publicité négative
dans certains pays amis[19]».
Les mêmes considérations ont dominé les discussions privées durant la crise
des missiles, comme lorsque Robert Kennedy a souligné qu’une invasion à
grande échelle de Cuba «tuerait un sacré paquet de gens, et nous causerait un
sacré paquet d’ennuis[20]». Cette mentalité reste aujourd’hui de mise dans
l’immense majorité des cas, ainsi qu’il est facile de le constater.
Les États-Unis auraient pu se retrouver «dans une position plus fâcheuse
encore» si le monde avait eu une meilleure connaissance de leurs agissements du
moment. On ignorait jusqu’à récemment que, six mois plus tôt, ils avaient
secrètement déployé sur l’île d’Okinawa des missiles en tous points semblables à
ceux que l’Union soviétique enverrait à Cuba[21]. Dans un contexte de tensions
régionales exacerbées, les missiles américains étaient assurément pointés vers la
Chine. À ce jour, Okinawa demeure le site d’importantes bases militaires
américaines à vocation offensive, en dépit de la vive opposition de ses habitants.

Un insolent mépris pour les opinions de l’humanité


Les délibérations subséquentes s’avèrent fort éclairantes, mais je les laisserai de
côté pour cette fois. Elles ont bel et bien abouti à une décision. Les États-Unis se
sont engagés à retirer les missiles obsolètes de Turquie, mais ont refusé d’en
faire état publiquement ou noir sur blanc: il importait que Khrouchtchev ait l’air
de capituler. Un motif intéressant a été invoqué, jugé acceptable par les
chercheurs et les commentateurs. Comme l’explique Michael Dobbs, «s’il
apparaissait que les États-Unis procédaient au démantèlement des bases de
lancement de missiles de façon unilatérale sous pression de l’Union soviétique,
[l’OTAN] aurait pu se fissurer» ou, pour reformuler de façon plus correcte, si les
États-Unis substituaient à d’inutiles missiles une menace nucléaire bien plus
dangereuse, ainsi qu’on prévoyait déjà de le faire, dans le cadre d’un échange
avec l’Union soviétique jugé raisonnable par toute «personne rationnelle»,
l’OTAN aurait pu se fissurer[22].
Assurément, un retrait par les Soviétiques de la seule force de dissuasion dont
disposait Cuba contre les attaques constantes des États-Unis – et leur menace
non moins constante d’une invasion directe –, en laissant le pays livré à lui-
même, risquait de provoquer la colère des Cubains (ce fut en effet le cas, avec
raison). Mais nous savons désormais qu’il s’agit là d’un argument irrecevable:
les Américains sont des êtres humains qui comptent, alors que les Cubains ne
sont que des «non-personnes», pour emprunter à George Orwell sa formule
éprouvée.
Kennedy s’est également engagé de façon informelle à ne pas envahir Cuba,
mais à certaines conditions: outre le retrait des missiles, les Soviétiques devaient
«grandement réduire», sinon renoncer à toute présence militaire dans l’île.
(Contrairement à la Turquie, frontalière de l’Union soviétique, où tout retrait
américain était inenvisageable.) Si Cuba n’était plus un «camp armé», alors «[les
États-Unis] renonceraient sans doute à l’envahir» selon les mots du président,
ajoutant que si l’île souhaitait être débarrassée de la menace d’une invasion
américaine, elle devait cesser sa «subversion politique» (la formule vient de
Sheldon Stern) en Amérique latine[23]. La «subversion politique» constituait
depuis des années un thème récurrent du discours américain, invoqué notamment
lors du renversement par Eisenhower du gouvernement parlementaire du
Guatemala, qui a plongé ce pays éprouvé dans un abîme dont il n’est toujours
pas sorti. Ce thème est demeuré d’actualité tout au long de la cruelle campagne
de terreur de Reagan en Amérique centrale dans les années 1980. La «subversion
politique» de Cuba consistait à soutenir les résistants aux attaques meurtrières
des États-Unis et de leurs régimes inféodés, et peut-être parfois – comble de
l’horreur – à leur fournir des armes.
Si ces postulats sont inhérents à la doctrine en vigueur au point d’en être
pratiquement invisibles, il arrive que les rapports internes en fassent état.
Concernant Cuba, le groupe de la planification des politiques du département
d’État a expliqué que «le principal danger posé par Castro se situe […] dans
l’incidence qu’a l’existence même de son régime sur les mouvements de gauche
de nombreux pays d’Amérique latine […] En clair, Castro incarne une
opposition réussie à l’égard des États-Unis, une réfutation de toute notre
politique dans l’hémisphère depuis bientôt un siècle et demi», soit depuis que la
doctrine Monroe a exprimé l’intention de Washington, alors irréalisable, de
dominer l’Occident[24].
Le droit de dominer constitue un principe directeur de la politique étrangère
américaine dans la plupart des situations, bien que généralement masqué par une
rhétorique défensive: au cours de la guerre froide, par l’invocation de la
«menace soviétique» y compris lorsque les Soviétiques se tenaient tranquilles.
L’ouvrage important de l’historien iranien Ervand Abrahamian, traitant du coup
d’État fomenté par les États-Unis et l’Angleterre contre le régime parlementaire
de l’Iran en 1953, en révèle un exemple éclairant pour notre époque. Par
l’examen minutieux de sources internes, il démontre de façon probante le
caractère erroné de la version officielle. Le coup d’État n’était lié ni à la guerre
froide, ni à l’irrationalité iranienne devant les «intentions bénignes» de
Washington, ni même à l’accès au pétrole et aux profits, mais plutôt au fait que
l’exigence des États-Unis d’une «mainmise globale» – et tout ce que celle-ci
comprenait en matière de domination mondiale – se voyait compromise par le
nationalisme indépendant[25].
Nous le découvrons de façon systématique en étudiant des cas particuliers,
notamment celui de Cuba (ce qui n’a rien d’étonnant), bien qu’ici le fanatisme
dont on a fait preuve mérite que l’on s’y arrête. La politique des États-Unis
envers Cuba est l’objet d’une sévère condamnation partout en Amérique latine
ainsi que dans la plus grande partie du monde, mais «le respect sincère des
opinions de l’humanité» n’est entendu qu’au titre de rhétorique creuse bonne à
composer de beaux discours lors de la fête nationale. Depuis qu’il existe des
sondages sur la question, une très vaste majorité de la population des États-Unis
se prononce en faveur de la normalisation des relations avec Cuba, mais voilà
qui n’a également guère d’importance[26].
Le rejet de l’opinion publique est bien sûr prévisible. Mais il s’avère
intéressant ici de constater le rejet de l’avis de puissants secteurs du pouvoir
économique des États-Unis, également favorables à une normalisation et
d’ordinaire hautement influents en matière de politiques: l’agroalimentaire et les
industries énergétique et pharmaceutique, entre autres.
Ce qui suggère qu’outre les facteurs culturels dont témoigne l’hystérie des
intellectuels à la solde du pouvoir, de puissants intérêts d’État appellent à punir
les Cubains.
Sauver le monde d’une destruction nucléaire
La crise des missiles a officiellement pris fin le 28 octobre. Son issue était
prévisible. Ce soir-là, à l’occasion d’une édition spéciale du journal télévisé de
CBS, Charles Collingwood a déclaré que le monde venait d’échapper «à la plus
terrible menace de cataclysme nucléaire depuis la Seconde Guerre mondiale»
avec une «humiliante défaite pour la diplomatie soviétique[27]». Dobbs fait
remarquer que les Soviétiques ont pour leur part prétendu que l’issue constituait
«une autre victoire de la politique étrangère pacifiste de Moscou devant les
impérialistes bellicistes» et que «les dirigeants de l’Union soviétique, grâce à
leur suprême sagesse, avaient sauvé le monde de la destruction nucléaire[28]».
Si l’on s’en tient aux faits les plus évidents malgré leur interprétation ridicule,
l’assentiment de Khrouchtchev à capituler avait en effet «sauvé le monde d’une
destruction nucléaire».
La crise, néanmoins, n’était pas terminée. Le 8 novembre, le Pentagone a
annoncé que toutes les bases de lancement de missiles soviétiques connues
avaient été démantelées[29]. Le même jour, rapporte Stern, «une équipe de
sabotage menait une attaque contre une usine cubaine», et ce, en dépit du fait
que la campagne de terreur du président Kennedy, baptisée opération Mongoose,
avait officiellement pris fin au plus fort de la crise[30]. L’attentat du 8 novembre
vient étayer le constat de McGeorge Bundy selon lequel la menace pour la paix
se trouvait à Cuba et non en Turquie, où l’Union soviétique ne conduisait aucune
attaque meurtrière. Mais Bundy l’entendait certainement dans un sens différent.
Des détails supplémentaires nous sont fournis par Raymond Garthoff, éminent
chercheur disposant d’une vaste expérience au sein du gouvernement, dans son
récit détaillé de la crise des missiles datant de 1987. Le 8 novembre, écrit-il,
«une équipe secrète de saboteurs cubains envoyée des États-Unis est parvenue à
faire sauter une installation industrielle cubaine», tuant 400 ouvriers, selon une
missive adressée par le gouvernement cubain au secrétaire général de l’ONU.
Garthoff ajoute: «Les Soviétiques ne pouvaient [y] voir qu’une tentative de
faire marche arrière quant à ce qui demeurait à leurs yeux l’enjeu clé: les
garanties américaines de ne pas attaquer Cuba», surtout du fait que l’attaque
terroriste avait été lancée depuis les États-Unis. Ces actions et d’autres
perpétrées par des «tierces parties» révèlent là encore, conclut-il, «que le risque
et le danger pour les deux camps pouvaient s’avérer extrêmes, et qu’une
catastrophe n’était pas exclue». Garthoff se penche également sur les opérations
meurtrières et destructrices s’inscrivant dans la campagne de terreur de
Kennedy: celles-ci justifieraient amplement l’entrée en guerre des États-Unis
s’ils en étaient les victimes et non les auteurs[31].
L’ouvrage de Garthoff nous apprend par ailleurs que le 23 août 1962, le
président avait émis le National Security Action Memorandum (NSAM) no 181,
«une directive visant à fomenter une révolte intérieure qui serait suivie d’une
intervention militaire des États-Unis», nécessitant «des plans, des manœuvres et
un déploiement de forces et de matériel conséquents de la part de l’armée
américaine», dont avaient certainement connaissance Cuba et l’Union
soviétique[32]. En août également, les attentats ont redoublé, dont une attaque à
la mitrailleuse depuis un hors-bord contre un hôtel de la côte cubaine, «où des
techniciens militaires soviétiques avaient pour habitude de se réunir, causant un
grand nombre de victimes russes et cubaines»; des attaques contre des navires de
transport britannique et cubain; la contamination d’un chargement de sucre; ainsi
que d’autres atrocités et actions de sabotage, commises la plupart du temps par
des organisations d’exilés cubains fonctionnant librement en Floride. «Le
moment le plus dangereux de l’histoire de l’humanité», quelques semaines plus
tard, n’arrivait donc pas exactement de nulle part.
Kennedy a officiellement relancé les opérations terroristes une fois la crise
dissipée. Dix jours avant d’être assassiné, il approuvait un plan de la CIA
prévoyant la conduite, par des forces agissant sur procuration des États-Unis,
d’«opérations de destruction […] visant une importante raffinerie de pétrole et
ses installations de stockage, une installation électrique de premier plan, des
raffineries de sucre, des ponts ferroviaires, des infrastructures portuaires et la
destruction de docks et de navires». Un complot pour assassiner Castro a été
apparemment mis en branle le jour de l’assassinat de Kennedy. On mettrait un
terme à la campagne de terreur en 1965, mais, selon Garthoff, «l’une des
premières mesures de Nixon à son arrivée au pouvoir en 1969 a été d’ordonner à
la CIA d’intensifier les opérations secrètes contre Cuba[33]».
Il est enfin possible d’entendre les voix des victimes grâce à l’historien
canadien Keith Bolender, dont le livre constitue le premier récit de la campagne
de terreur et l’un des nombreux ouvrages dont la publication risque d’être peu
soulignée en Occident, sinon passée sous silence, compte tenu des révélations
dont il fait état[34].
Montague Kern note que la crise des missiles de Cuba constitue l’une de ces
«crises sévères […] où un adversaire idéologique (l’Union soviétique) est perçu
de façon unanime comme ayant lancé les hostilités, entraînant un sursaut
patriotique qui se traduit par un regain de confiance à l’égard du président et
confère ainsi à celui-ci un pouvoir accru en matière de politiques[35]».
Kern voit juste quant à la «perception unanime», sauf à parler de ceux qui se
sont suffisamment débarrassés de leurs œillères idéologiques pour prêter
attention à la réalité, et dont il fait lui-même partie. Sheldon Stern admet lui
aussi ce que de tels déviants savent depuis longtemps. Comme il l’écrit, nous
savons à présent que «l’explication qu’a donnée initialement Khrouchtchev pour
l’envoi de missiles à Cuba était fondamentalement exacte: le dirigeant soviétique
n’avait jamais eu l’intention de menacer la sécurité des États-Unis, mais
considérait plutôt leur déploiement comme une manœuvre défensive visant à
protéger ses alliés cubains d’attaques américaines, dans une tentative désespérée
de donner du poids à l’Union soviétique dans l’équilibre des forces
nucléaires[36]». Dobbs reconnaissait lui aussi que «Castro et ses protecteurs
soviétiques avaient toutes les raisons de craindre la déstabilisation du régime par
les Américains et notamment, en dernier recours, une invasion de Cuba par les
États-Unis. […] Le souhait de [Khrouchtchev] de défendre la Révolution
cubaine contre son redoutable voisin du Nord s’avérait en outre sincère[37]».

«La terreur de la terre»


Aux États-Unis, les attaques américaines sont souvent reléguées par les
commentateurs au rang de farces stupides, de manigances de la CIA ayant
dégénéré. La vérité est toute autre. L’invasion ratée de la baie des Cochons a
déclenché une quasi-hystérie parmi la crème de la crème, notamment chez le
président. Il déclarera solennellement au pays: «Les sociétés complaisantes,
indulgentes et faibles seront bientôt reléguées aux marges de l’histoire. Seuls les
forts […] survivront.» Et ils ne survivraient, croyait-il manifestement, qu’en
ayant recours à la terreur à grande échelle, bien que ce dernier point ait été tenu
secret et soit toujours ignoré par les loyalistes, persuadés que l’adversaire
idéologique a «lancé les hostilités» (une opinion quasi universelle, comme le fait
remarquer Kern). Au lendemain de la défaite de la baie des Cochons, rapporte
l’historien Piero Gleijeses, John F. Kennedy a décrété un terrible embargo
destiné à punir les Cubains pour avoir mis en échec une invasion américaine, et
«a demandé à son frère, le procureur général Robert Kennedy, de prendre la tête
du groupe d’élite interagences chargé de superviser l’opération Mongoose,
programme d’opérations paramilitaires, de guerre économique et de sabotage
lancé par le président fin 1961 afin de déchaîner “la terreur de la terre” sur Fidel
Castro et, de façon plus prosaïque, de le renverser[38]».
L’expression «terreur de la terre» vient d’Arthur Schlesinger dans sa
biographie quasi officielle de Robert Kennedy, qui s’est vu assigner la
responsabilité de mener la guerre terroriste et a informé la CIA que le problème
cubain représentait «la priorité absolue du gouvernement des États-Unis […] [et
que] tous les efforts, les effectifs et le temps nécessaires devaient être consacrés
au renversement du régime cubain[39]». Les opérations Mongoose étaient
conduites par Edward Lansdale, rompu aux méthodes de «contre-insurrection»
(un terme courant pour désigner le terrorisme des États-Unis). Celui-ci a établi
un calendrier censé aboutir à «une révolte ouverte et au renversement du régime
communiste» en octobre 1962. Selon la «version définitive» du programme,
«une réussite totale exigera l’intervention militaire décisive des États-Unis»
après que le terrorisme et la subversion lui auront préparé le terrain.
L’intervention militaire devait avoir lieu en octobre 1962, moment où a éclaté la
crise des missiles. Les craintes de Cuba et de l’Union soviétique s’avéraient
donc justifiées.
Des années plus tard, Robert McNamara a admis que Cuba avait toutes les
raisons de redouter une attaque. «Si je m’étais trouvé à la place des Cubains ou
des Soviétiques, je l’aurais pensé aussi», a-t-il commenté lors d’une grande
conférence marquant le quarantième anniversaire de la crise des missiles[40].
Quant aux «efforts désespérés [de l’Union soviétique] pour se donner un
semblant de poids sur l’équilibre des forces nucléaires», dont parle Stern,
rappelons-nous que la victoire très serrée de Kennedy lors des élections de 1960
reposait dans une large mesure sur l’«avance [de l’Union soviétique] en matière
de missiles» fabriquée de toutes pièces afin de terrifier le pays et de pointer du
doigt la faiblesse de l’administration Eisenhower en matière de sécurité
nationale[41]. Cette «avance» existait bel et bien, mais elle était nettement à
l’avantage des États-Unis.
La première «déclaration publique et sans équivoque de l’administration»
quant aux véritables faits, selon l’analyste stratégique Desmond Ball dans son
étude de référence sur le programme des missiles de Kennedy, a été faite en
octobre 1961, le secrétaire adjoint à la Défense Roswell Gilpatric informant alors
le Business Council qu’«après une attaque-surprise, les États-Unis
conserveraient un système de vecteurs nucléaires plus important que la force
nucléaire dont disposerait l’Union soviétique lors d’une première frappe[42]».
Les Soviétiques, bien sûr, étaient tout à fait conscients de leur faiblesse et de leur
vulnérabilité relatives. En outre, la réaction de Kennedy ne leur avait pas
échappé au moment où Khrouchtchev, ayant proposé une réduction draconienne
de la capacité militaire offensive, avait entrepris celle-ci de façon unilatérale: le
président n’avait pas répondu, préférant lancer un programme d’armement de
grande envergure.

Posséder le monde, hier et aujourd’hui


Voici les deux questions fondamentales à propos de la crise des missiles:
comment a-t-elle commencé? Et comment s’est-elle terminée? Elle a commencé
avec l’attaque terroriste de Kennedy contre Cuba, en octobre 1962, et la menace
d’une invasion. Elle s’est terminée sur le rejet par le président des propositions
soviétiques, raisonnables aux yeux de toute personne «rationnelle», mais
inconcevables dans leur remise en cause du principe fondamental en vertu
duquel les États-Unis disposent du droit unilatéral de déployer des missiles
nucléaires sur l’ensemble du globe, qu’ils soient dirigés vers la Chine, l’Union
soviétique ou tout autre pays, voire installés à leurs frontières, et le principe
afférent voulant que Cuba n’ait aucun droit de posséder des missiles destinés à
dissuader une invasion américaine vraisemblablement imminente. Afin d’établir
fermement ces principes, il était justifié de courir le risque de déclencher un
cataclysme sans précédent et de rejeter des façons plus simples et manifestement
raisonnables d’écarter la menace.
Garthoff constate qu’«aux États-Unis, la gestion de la crise par le président
Kennedy a fait l’objet d’une approbation quasi unanime[43]». Dobbs écrit pour sa
part que «le ton farouchement optimiste a été donné par l’historien de la cour
Arthur M. Schlesinger Jr, qui a écrit que Kennedy avait “ébloui le monde” par sa
“ténacité, sa retenue, sa détermination, son sang-froid et son jugement, dosés et
appliqués avec un brio sans pareil”[44]». Plus sobrement, Stern est en partie
d’accord, soulignant le rejet de Kennedy, à maintes reprises, des
recommandations vindicatives de ses conseillers et collaborateurs, partisans
d’une solution militaire au mépris des options pacifiques. Les événements
d’octobre 1962 sont largement salués comme l’heure de gloire de Kennedy.
Graham Allison est de ceux qui y voient «un guide pour désamorcer les conflits,
gérer les relations entre grandes puissances et prendre des décisions éclairées en
matière de politique étrangère[45]».
Au sens strict, cette opinion semble acceptable. Les enregistrements de
l’ExComm révèlent que le président, en rejetant l’usage prématuré de la
violence, se distinguait des autres parties prenantes, de façon parfois très
minoritaire. Il existe cependant une autre question: quel crédit accorder à la
modération relative de John F. Kennedy dans la gestion de la crise compte tenu
des considérations générales évoquées plus haut? Mais cette question n’a pas
droit de cité dans une culture intellectuelle et morale aux ordres, qui souscrit
aveuglément au principe élémentaire selon lequel les États-Unis possèdent le
monde de droit et agissent par conséquent de façon vertueuse malgré
d’occasionnels erreurs et malentendus. Ce principe justifie le déploiement à
grande échelle par les États-Unis de forces offensives partout dans le monde là
où il serait outrageux pour d’autres (à l’exception des alliés et des régimes
clients) de faire le moindre pas dans cette direction ou même de songer à parer la
menace de l’usage de la violence par le bienveillant colosse mondial.
Cette doctrine est à l’origine de la principale accusation portée contre l’Iran
aujourd’hui: la dissuasion que celui-ci est susceptible d’opposer aux forces
américaines et israéliennes. La même considération entrait en ligne de compte
lors de la crise des missiles. Dans des discussions privées, les frères Kennedy
exprimaient leurs craintes que les missiles cubains dissuadent les États-Unis
d’envahir le Venezuela, ainsi qu’on l’envisageait alors. «La baie des Cochons
était [donc] justifiée», selon John F. Kennedy[46].
Ces principes font encore courir au monde le risque d’une guerre nucléaire.
On ne compte plus les dangers majeurs survenus depuis la crise des missiles. Dix
ans après celle-ci, durant le conflit israélo-arabe de 1973, le conseiller à la
sécurité nationale Henry Kissinger a décrété un haut niveau d’alerte nucléaire
(DEFCON 3) visant à contraindre les Soviétiques à lui laisser les mains libres au
moment où il autorisait secrètement Israël à enfreindre le cessez-le-feu imposé
par les États-Unis et l’Union soviétique[47]. À l’arrivée au pouvoir de Ronald
Reagan quelques années plus tard, les États-Unis ont déclenché des opérations
destinées à tester les défenses soviétiques et simuler des attaques aériennes et
navales, tout en installant en Allemagne des missiles Pershing capables
d’atteindre en cinq à dix minutes les premières cibles soviétiques, permettant ce
que la CIA qualifiait de «première frappe super soudaine[48]». Naturellement,
tout cela s’avérait alarmant pour l’Union soviétique, habituée aux invasions
répétées et à la destruction à grande échelle, contrairement aux États-Unis. On
frôla à nouveau la guerre en 1983. On recense des centaines de cas où
l’intervention humaine a annulé une première frappe quelques minutes avant son
lancement, et ce, après que des systèmes automatisés ont déclenché de fausses
alertes. Nous ne disposons pas des rapports russes à ce sujet, mais il ne fait
aucun doute que leurs systèmes sont bien plus sujets aux accidents.
Depuis lors, l’Inde et le Pakistan ont frôlé la guerre nucléaire à plusieurs
reprises et les causes de leur conflit demeurent inchangées. Les deux pays, à
l’instar d’Israël, ont refusé de signer le TNP et bénéficient du soutien des États-
Unis pour le développement de leur programme d’armement nucléaire.
En 1962, Khrouchtchev a accepté de se plier aux velléités hégémoniques de
Kennedy afin d’éviter la guerre. Mais on ne peut guère espérer qu’une telle
sagesse l’emporte indéfiniment. Que le monde ait échappé jusqu’ici à une guerre
nucléaire relève presque du miracle. Il est plus que jamais temps de tenir compte
de la mise en garde de Bertrand Russell et d’Albert Einstein, vieille de bientôt
soixante ans, selon laquelle nous sommes devant un «dilemme implacable, d’une
terrifiante simplicité: allons-nous mettre fin à la race humaine ou l’humanité
renoncera-t-elle à la guerre[49]»?
Chapitre 9

Les accords d’Oslo:


contexte et conséquences

E N SEPTEMBRE1993, le président Clinton a présidé, sur la pelouse de la Maison-


Blanche, à une poignée de main entre Yitzhak Rabin, premier ministre
israélien, et Yasser Arafat, président de l’OLP, couronnant ce que la presse a
salué avec déférence comme un «jour béni[1]». On dévoilait à cette occasion la
Déclaration de principes sur des arrangements intérimaires d’autonomie, fruit de
réunions tenues en secret à Oslo sous l’égide du gouvernement norvégien et
visant la résolution du conflit israélo-palestinien.
Israël et les Palestiniens menaient depuis novembre 1991 des négociations
indépendantes amorcées par les États-Unis, alors forts du succès de la première
guerre d’Irak. Celle-ci avait établi que «ce qui vaut pour nous vaut pour tous»,
comme le clamait triomphalement le président Bush père[2]. Les négociations se
sont ouvertes sur une brève conférence organisée à Madrid avant de se
poursuivre sous l’égide des États-Unis (assistés en théorie de l’Union soviétique
chancelante, de façon à donner l’illusion d’une supervision internationale). La
délégation palestinienne, composée de Palestiniens des territoires occupés
(dorénavant les «Palestiniens de l’intérieur»), était dirigée par Haidar Abdel
Shafi, nationaliste de gauche dévoué et intègre, sans doute la personnalité
palestinienne jouissant de la plus grande considération. Les «Palestiniens de
l’extérieur», soit l’OLP, basée à Tunis et dirigée par Yasser Arafat, étaient exclus
du processus, mais disposaient d’un observateur officieux en la personne de
Faisal Husseini. L’importante population de réfugiés palestiniens était totalement
exclue, et ce, sans égard pour leurs droits, y compris ceux que leur garantissait
l’Assemblée générale des Nations Unies.
Pour comprendre la nature et la signification des accords d’Oslo et en mesurer
les conséquences, il importe de connaître le contexte dans lequel se sont
déroulées les négociations de Madrid et d’Oslo. Je reviendrai dans un premier
temps sur les faits marquants qui ont contribué à déterminer le contexte des
négociations, puis je me pencherai sur la Déclaration de principes et les
conséquences du processus d’Oslo, toujours d’actualité, pour finir avec quelques
mots sur les leçons à en tirer.
L’OLP, Israël et les États-Unis avaient affiché un peu plus tôt leurs positions
officielles respectives quant aux principaux enjeux qui seraient abordés lors des
négociations de Madrid et d’Oslo. La position de l’OLP, présentée en novembre
1988 dans une déclaration du Conseil national palestinien (CNP), relançait une
longue série d’initiatives diplomatiques restées lettre morte. Elle appelait à la
création d’un État palestinien au sein des territoires occupés par Israël depuis
1967 et demandait au Conseil de sécurité des Nations Unies de «formuler et
garantir des arrangements pour la paix et la sécurité entre tous les États
concernés dans la région, dont l’État palestinien», aux côtés d’Israël[3]. La
déclaration du CNP, qui se ralliait à l’écrasant consensus international pour un
règlement diplomatique, s’avérait en tous points semblable à la solution à deux
États présentée en 1976 devant le Conseil de sécurité par les «États impliqués
dans la confrontation» (l’Égypte, la Syrie et la Jordanie). Les États-Unis lui
avaient alors opposé leur veto, avant de récidiver en 1980. Civilités
diplomatiques mises à part, ils font obstacle au consensus international depuis
quarante ans.
À partir de 1988, la position de refus de Washington s’est révélée délicate à
tenir. En décembre, l’obstination de plus en plus désespérée de l’administration
Reagan sortante à rester sourde aux propositions accommodantes de l’OLP et
des pays arabes en avait fait la risée du reste du monde. De mauvaise grâce,
Washington a décidé de «crier victoire», affirmant que l’OLP avait enfin été
contrainte de prononcer les «mots magiques» du secrétaire d’État George Shultz
et de manifester sa volonté de rechercher une solution diplomatique[4]. Comme
l’indique clairement ce dernier dans ses mémoires, la manœuvre consistait à
s’assurer d’humilier profondément l’OLP tout en reconnaissant ses offres de
paix. Ainsi qu’il en informa le président Reagan, Arafat déclarait d’un côté
«capi» et de l’autre «tule», mais ne pouvait se résoudre à prononcer le mot
«capitule» et à courber l’échine avec l’humilité que l’on attendait de lui. On
s’entretiendrait donc avec l’OLP de questions mineures, mais il était acquis que
les discussions resteraient lettre morte: plus précisément, il était stipulé que
l’OLP devait renoncer à sa demande d’une conférence internationale, et ce, afin
que les États-Unis conservent toute leur mainmise[5].
En mai 1989, le gouvernement de coalition israélien rassemblant les
travaillistes et le Likoud a formulé une réponse officielle au consentement
palestinien d’une solution à deux États, déclarant qu’il ne pouvait exister
d’«autre État palestinien» entre la Jordanie et Israël (la Jordanie constituant déjà
un État palestinien aux yeux d’Israël, quoi que puissent en penser les Jordaniens
et les Palestiniens), et qu’«il n’y [aurait] aucun changement dans le statut de la
Judée, de la Samarie et de Gaza [soit Gaza et la Cisjordanie] en dehors des lignes
directrices générales édictées par le gouvernement [israélien][6]». D’autre part,
Israël se refuserait à toute négociation avec l’OLP. Il autoriserait toutefois des
«élections libres» sous sa supervision militaire, et ce, alors que la majorité de
l’Autorité palestinienne se trouvait en prison sans aucun motif ou avait été
expulsée de Palestine.
En décembre 1989, dans le plan proposé par le secrétaire d’État James A.
Baker, la nouvelle administration Bush, fraîchement arrivée au pouvoir, appuyait
sans réserve les propositions israéliennes. Voilà qui résume les trois positions
officielles à la veille des négociations de Madrid, Washington y tenant le rôle
d’«intermédiaire impartial».
Lorsque Arafat s’est rendu dans la capitale américaine pour prendre part au
«jour béni» en septembre 1993, la une du New York Times a salué la poignée de
main comme un «important symbole» qui ferait de «M. Arafat un homme d’État
et un artisan de la paix» renonçant finalement à la violence sous la tutelle de
Washington[7]. À l’extrémité la plus critique du courant dominant, le chroniqueur
du New York Times Anthony Lewis a écrit que jusqu’alors, les Palestiniens
avaient toujours «rejeté les compromis», mais qu’ils se révélaient enfin prêts à
«œuvrer pour la paix[8]». Bien sûr, les États-Unis et Israël étaient ceux qui
avaient refusé la diplomatie, et l’OLP celle qui se disait disposée à des
compromis depuis des années, mais l’inversion des faits par Lewis n’avait rien
d’inhabituel et n’a fait l’objet d’aucune contestation de l’opinion publique.
D’autres événements cruciaux eurent lieu au cours des quelques années
précédant Madrid et Oslo. En décembre 1987, la première Intifada éclatait à
Gaza et gagnait rapidement l’ensemble des territoires occupés[9]. Ce
soulèvement, qui reposait sur une base très large et faisait preuve d’une retenue
remarquable, a pris de court tant l’OLP à Tunis que les forces d’occupation
israéliennes, pourtant dotées d’un vaste système de troupes militaires et
paramilitaires, de surveillance et d’indicateurs. L’Intifada ne réagissait pas
uniquement à l’occupation. Elle représentait aussi une révolution sociale de la
société palestinienne, brisant les schémas d’asservissement des femmes et
d’autorité des notables, entre autres formes de hiérarchie et de domination.
Si le moment choisi de l’Intifada était une surprise, il en allait autrement du
soulèvement lui-même, du moins pour ceux qui prêtaient attention aux
opérations que menait Israël dans les territoires occupés. Quelque chose devait
arriver; les gens ne peuvent souffrir indéfiniment. Au cours des vingt années
précédentes, les Palestiniens, sous occupation militaire, avaient subi une
répression, une brutalité et une humiliation cruelles tout en voyant leur pays
disparaître sous leurs yeux à mesure qu’Israël mettait en œuvre ses programmes
de peuplement, procédait à de gigantesques aménagements en infrastructure
destinés à annexer de précieux secteurs des territoires, pillait leurs ressources et
instaurait d’autres dispositions visant à entraver le développement économique
(avec l’appui militaire, économique et diplomatique indéfectible des États-Unis,
ainsi qu’un renfort idéologique déterminant en ce qui a trait à la définition des
enjeux).
Pour ne citer qu’un des nombreux cas qui n’ont guère retenu l’attention en
Occident, peu après le déclenchement de l’Intifada, Intissar al-Atar, une fillette
palestinienne, a été tuée d’une balle par un résident d’une colonie juive voisine
alors qu’elle se trouvait dans la cour d’une école de Gaza[10]. L’homme faisait
partie de plusieurs milliers d’Israéliens installés à Gaza grâce à des aides
substantielles de l’État. Protégés par une considérable présence militaire, ceux-ci
se sont emparés d’une grande partie des terrains et des rares réserves d’eau de la
bande de Gaza, vivant «avec opulence dans 22 colonies, entourées de 1,4 million
de Palestiniens démunis», ainsi qu’en témoigne le chercheur israélien Avi Raz
dans son récit du crime[11].
Shimon Yifrah, le meurtrier de l’écolière, a été arrêté puis mis en liberté sous
caution: le tribunal avait décidé que «le crime [n’était] pas suffisamment grave»
pour mériter l’emprisonnement. Le juge a signalé que Yifrah avait seulement
voulu effrayer la fillette en lui tirant dessus dans la cour de l’école, et non la tuer.
Il ne s’agissait donc pas d’une «affaire criminelle où le responsable doit être puni
et dissuadé de récidiver par la détention». Yifrah a écopé d’une peine de sept
mois avec sursis, à la plus grande joie des colons présents dans la salle
d’audience. Ailleurs, le silence habituel. Après tout, ce n’était que la routine.
En effet, au moment où était libéré Yifrah, la presse israélienne rapportait
qu’une patrouille de l’armée avait ouvert le feu en prenant pour cible la cour
d’une école d’un camp de réfugiés de Cisjordanie, blessant cinq enfants, là
encore dans la seule intention de les «effrayer». Les responsables n’ont pas été
inquiétés, et l’événement est à nouveau passé inaperçu. Il ne constituait qu’un
énième épisode du programme de «punition par l’analphabétisme», comme l’a
baptisée la presse israélienne, comprenant la fermeture d’écoles, l’usage de
bombes au gaz, le tabassage d’étudiants avec des crosses de fusils et la privation
d’aide médicale pour les victimes. Au-delà des écoles, un règne d’extrême
brutalité a été instauré sur ordre du ministre de la Défense Yitzhak Rabin et a
franchi un nouveau seuil de sauvagerie durant l’Intifada. Après deux ans d’une
répression violente et sadique, Rabin a informé les dirigeants de Peace Now
qu’«étant donné la sévère pression militaire et économique que subissaient les
habitants des territoires, ils finiraient par renoncer» et se plier aux conditions
d’Israël. On le vérifierait lorsque l’autorité d’Arafat serait restaurée au cours du
processus d’Oslo[12].
Les négociations de Madrid entre Israël et les Palestiniens de l’intérieur se
sont poursuivies de façon guère concluante à partir de 1991, en premier lieu
parce qu’Abdel Shafi insistait pour qu’Israël mette fin à son expansion coloniale.
Les colonies étaient toutes illégales, ainsi que l’avaient décrété à maintes
reprises les instances internationales, dont le Conseil de sécurité des Nations
Unies (notamment dans la résolution UNSC 446, adoptée à 12 voix contre 0 et
avec l’abstention des États-Unis, du Royaume-Uni et de la Norvège[13]). Le
caractère illégal des colonies serait plus tard confirmé par la Cour internationale
de justice (CIJ). Les colonies ont également été reconnues comme telles par les
plus hautes autorités juridiques israéliennes et de hauts responsables du
gouvernement fin 1967, moment où étaient lancés les premiers projets de
peuplement. Cette entreprise criminelle comprenait l’annexion du Grand
Jérusalem et de vastes plans pour son développement, en violation flagrante des
directives réitérées par le Conseil de sécurité[14].
La position israélienne à l’ouverture de la conférence de Madrid a été résumée
avec justesse par Danny Rubinstein, journaliste israélien et analyste parmi les
mieux informés sur les territoires occupés[15]. À Madrid, écrivait-il, Israël et les
États-Unis se prononceraient pour une certaine forme d’«autonomie»
palestinienne, telle qu’exigée par les accords de Camp David de 1978, mais
celle-ci s’apparenterait à «l’autonomie dans un camp de prisonniers de guerre,
où les détenus jouissent de l’“autonomie” de faire la cuisine sans surveillance et
d’organiser des événements culturels[16]». On accorderait aux Palestiniens à
peine plus que ce dont ils disposaient déjà, soit la maîtrise des services locaux, et
les programmes de peuplement israéliens suivraient leur cours.
Pendant que se déroulaient les négociations de Madrid et les pourparlers
secrets en vue des accords d’Oslo, ces programmes se sont rapidement étendus,
d’abord sous Yitzhak Shamir puis sous Yitzhak Rabin, élu premier ministre en
1992. Ce dernier «se vantait du fait qu’au cours de son mandat, le nombre de
logements construits dans les territoires était plus élevé que n’importe quand
depuis 1967». Rabin en a expliqué le principe directeur avec concision:
«L’important, c’est ce qui se trouve à l’intérieur des frontières, peu importe où se
situent ces frontières, tant qu’Israël couvre l’essentiel de la Terre d’Israël [Eretz
Israël, l’ancienne Palestine], dont la capitale est Jérusalem.»
Selon des chercheurs israéliens, l’objectif du gouvernement Rabin était
d’élargir radicalement la «zone d’influence du Grand Jérusalem», qui s’étend de
Ramallah à Hébron et jusqu’à la frontière de Ma’aleh Adoumim, près de Jéricho,
et ce afin d’«achever la construction de cercles de colonies juives contiguës dans
la zone d’influence du Grand Jérusalem, de sorte à compléter l’encerclement des
communautés palestiniennes, limiter leur développement et empêcher toute
possibilité que Jérusalem Est puisse devenir une capitale palestinienne». D’autre
part, «un vaste réseau routier était en construction, formant la colonne vertébrale
du modèle de peuplement[17]».
Les programmes ont été étendus sans tarder au lendemain des accords d’Oslo,
et comprenaient de nouvelles colonies et la «densification» de colonies établies
de longue date afin d’inciter la venue de nouveaux habitants, ainsi que des
projets d’autoroutes destinés à cantonner les territoires. Jérusalem-Est mise à
part, la construction immobilière a connu une hausse de 40 % entre 1993 et 1995
d’après une étude signée Peace Now[18]. En 1994, soit l’année ayant suivi les
accords, les subventions gouvernementales aux colonies des territoires ont
augmenté de 70 %[19]. Davar, le journal du Parti travailliste au pouvoir, a
souligné que l’administration Rabin demeurait fidèle aux priorités de son
prédécesseur, le gouvernement d’extrême droite de Shamir. Tout en feignant de
bloquer l’expansion des colonies, les travaillistes «leur fournissaient un soutien
financier plus important que ne l’avait jamais fait le gouvernement Shamir», et
étendaient les colonies «partout en Cisjordanie, y compris aux endroits les plus
névralgiques[20]». Cette politique se poursuivrait au cours des années suivantes,
et constitue le fondement des programmes actuels du gouvernement Netanyahu.
Elle vise à doter Israël de la maîtrise de 40 à 50 % de la Cisjordanie, le reste du
territoire étant alors cantonné, cerné par la mainmise israélienne sur la vallée du
Jourdain et coupé de Gaza, privant une éventuelle entité palestinienne de tout
accès au monde extérieur, et ce, en violation flagrante des accords d’Oslo.
L’Intifada était l’œuvre des Palestiniens de l’intérieur. Les tentatives de l’OLP
d’exercer depuis Tunis quelque contrôle sur les événements se sont avérées
vaines. L’expansion coloniale du début des années 1990, alors même que se
tenaient les négociations, a creusé le fossé existant entre les Palestiniens de
l’intérieur et les dirigeants de l’OLP à l’étranger.
Dans de telles circonstances, il n’est guère étonnant qu’Arafat ait cherché à
restaurer l’autorité de l’OLP. Il en aurait l’occasion lors des négociations secrètes
avec Israël sous les auspices de la Norvège, dont les autorités locales
palestiniennes ont été tenues à l’écart. Au terme des négociations, en août 1993,
la tombée en disgrâce croissante de l’OLP a fait l’objet d’une analyse de Lamis
Andoni, l’une des rares journalistes à surveiller de près la situation des
Palestiniens dans les territoires occupés et les camps de réfugiés des pays
voisins.
Selon cette dernière, l’OLP se retrouvait «confrontée à la pire crise de son
histoire […] les factions, à l’exception du Fatah, et les indépendants prenant
leurs distances avec l’organisation [et la] clique de plus en plus réduite de Yasser
Arafat». D’autre part, «deux membres haut placés du comité exécutif de l’OLP,
le poète palestinien Mahmoud Darwich et Shafiq al-Hout, ont remis leur
démission», alors que des négociateurs palestiniens les imitaient et que des
factions restées fidèles à l’organisation prenaient elles aussi leurs distances vis-à-
vis d’Arafat. Le dirigeant du Fatah au Liban a exhorté Arafat à démissionner. Au
même moment, l’opposition à son égard et envers l’OLP, perçue comme
corrompue et autocratique, montait dans les territoires. Outre «le rapide
délitement du groupe dominant et la perte d’appui d’Arafat parmi son propre
mouvement […] la désintégration accélérée des institutions de l’OLP et l’érosion
continue de sa base politique pourraient rendre futile toute avancée dans les
négociations de paix».
«Une telle opposition envers l’autorité de l’OLP, et de la personne d’Arafat,
constitue une première dans son histoire, fait remarquer Andoni. Pour la
première fois, il existe un sentiment croissant selon lequel protéger les droits
nationaux des Palestiniens ne revient plus à défendre le rôle de l’OLP. Beaucoup
de Palestiniens considèrent que ce sont les politiques des dirigeants qui
détruisent leurs institutions et mettent en péril leurs droits nationaux.»
Voilà pourquoi, ajoute-t-elle, Arafat se déclarait en faveur de l’accord Jéricho-
Gaza proposée par l’entente d’Oslo. Il espérait par là «asseoir l’autorité de
l’OLP, surtout compte tenu des signes indiquant que le gouvernement israélien
était prêt à négocier directement avec l’organisation, compensant ainsi la
légitimité que celle-ci perdait sur son territoire».
Les autorités israéliennes étaient à n’en point douter au courant de ces
évolutions. De là, on peut présumer qu’elles ont jugé pertinent de négocier avec
ceux qui «détruisent les institutions [des Palestiniens] et mettent en péril leurs
droits nationaux», avant que ces derniers n’envisagent d’autres manières
d’obtenir un État et des droits.
Les Palestiniens des territoires occupés ont réagi de façon contrastée aux
accords d’Oslo. Ces derniers ont suscité un grand espoir chez certains. D’autres
n’y ont guère vu de raison de se réjouir. Toujours selon Lamis Andoni, «les
dispositions de l’entente ont alarmé même les Palestiniens les plus modérés, qui
craignent qu’elle ne fasse que renforcer la mainmise d’Israël dans les
territoires». Saeb Erekat, négociateur palestinien chevronné, a fait remarquer que
«selon toute vraisemblance, cette entente vise à réorganiser l’occupation
israélienne et non à progressivement y mettre fin[21]». Même Faisal Husseini,
proche d’Arafat, a déclaré que l’accord «ne ressemble en rien au nouveau départ
qu’attendait notre peuple». Haidar Abdel Shafi a critiqué les dirigeants de l’OLP
pour avoir consenti à un accord permettant à Israël de poursuivre ses politiques
coloniales et ses expropriations, ainsi que «l’annexion et la judaïsation» de la
grande région de Jérusalem et son «hégémonie économique» sur les Palestiniens.
Il comptait donc parmi les absents des célébrations sur la pelouse de la Maison-
Blanche[22]. De nombreuses personnes s’agaçaient particulièrement de ce
qu’elles percevaient comme «l’attitude mesquine des dirigeants de l’OLP,
notamment leur tendance à ignorer les Palestiniens, victimes de vingt-sept ans
d’occupation israélienne, au profit d’exilés venus de Tunis pour prendre le
pouvoir», comme en fit état Youssef Ibrahim dans le New York Times. Il
rapportait en outre que les représentants de l’OLP «avaient été la cible des jets de
pierre de jeunes Palestiniens alors qu’ils entraient dans [Jéricho] à bord de jeeps
de l’armée israélienne[23]». Selon Julian Ozanne, reporter du Financial Times à
Jérusalem, la liste provisoire du gouvernement d’Arafat témoignait du fait «qu’il
[était] déterminé à s’entourer de loyalistes et de membres de la diaspora
palestinienne», et ne comprenait que deux Palestiniens «de l’intérieur», Faisal
Husseini et Zakaria al-Agha, tous deux loyalistes[24]. Le reste du gouvernement
se composait de «factions politiques loyales» basées hors des territoires.
Un survol du véritable contenu des accords d’Oslo révèle que ces réactions,
d’abord et avant tout, péchaient par optimisme.
Si la Déclaration de principes s’avérait sans équivoque quant à la satisfaction
des exigences israéliennes, les droits nationaux des Palestiniens y avaient peu
droit de cité. Elle était conforme à la conception énoncée par Dennis Ross,
principal conseiller du président Clinton pour le Moyen-Orient, négociateur à
Camp David en 2000 et plus tard également l’un des conseillers clés d’Obama.
Dans ses propres termes, Israël a des besoins, mais les Palestiniens n’ont que des
demandes, d’une importance manifestement moindre[25].
D’après l’Article 1 de la Déclaration de principes, le processus doit aboutir à
«une solution permanente conformément aux résolutions 242 et 338 du Conseil
de sécurité». Quiconque connaît un tant soit peu la diplomatie entourant le
conflit israélo-palestinien n’aura aucune difficulté à en saisir le sens. Les
résolutions 242 et 338 ne font jamais mention des droits des Palestiniens, en
dehors d’une vague référence à une «solution juste au problème des
réfugiés[26]». Des résolutions ultérieures évoquant leurs droits nationaux ont été
écartées de la Déclaration de principes. Si l’aboutissement du «processus de
paix» est instauré en vertu de tels principes, les Palestiniens pourraient dire adieu
à tout espoir de droits nationaux, même limités, dans l’ancienne Palestine.
D’autres articles de la Déclaration sont éloquents à cet égard. Ils stipulent que
l’autorité palestinienne s’étend «à la Cisjordanie et à la bande de Gaza, à
l’exception d’enjeux qui feront l’objet de négociations visant à déterminer leur
statut permanent: Jérusalem, les colonies, les sites militaires et la population
israélienne[27]» (soit les enjeux essentiels). Par ailleurs, «postérieurement au
retrait israélien, Israël conservera la responsabilité de la sécurité extérieure, de la
sécurité intérieure et de l’ordre public des colonies et du peuple israélien. Les
troupes et les civils israéliens pourront continuer à emprunter librement les
routes dans la bande de Gaza et autour de Jéricho» (soit les deux secteurs d’où
Israël s’était engagé à se retirer… un jour ou l’autre[28]). En bref, rien ne
changerait véritablement. La Déclaration de principes ne faisait en outre aucune
mention des programmes de peuplement au cœur du conflit. Avant même la
grande expansion dans le cadre du processus d’Oslo, ceux-ci compromettaient
déjà toute perspective réaliste de parvenir à une forme d’autodétermination
véritable pour les Palestiniens.
Pour résumer, il faut être frappé de ce que l’on qualifie parfois d’«ignorance
volontaire» pour croire que le processus d’Oslo pouvait mener à la paix. Les
intellectuels et les commentateurs occidentaux l’ont pourtant pratiquement érigé
en dogme.
Les accords d’Oslo ont été suivis d’ententes supplémentaires entre Israël et
l’OLP en la personne d’Arafat. La première, et la plus importante, était baptisée
Oslo II et a été conclue en 1995, peu avant l’assassinat du premier ministre
Rabin, un événement tragique même si les beaux discours qui en font un «artisan
de la paix» ne résistent guère à l’analyse.
L’entente Oslo II aurait pu être l’œuvre de brillants étudiants en droit à qui
l’on aurait confié la tâche d’élaborer un document donnant aux autorités
américaines et israéliennes toute latitude pour agir selon leur bon vouloir, tout en
laissant la porte ouverte à des spéculations en vue d’une issue plus acceptable.
Celle-ci tardant à se concrétiser, les «extrémistes» pouvaient être tenus pour
responsables de son échec.
À titre d’exemple, l’entente Oslo II stipulait que les colons (illégaux) des
territoires occupés demeureraient sous l’autorité d’Israël et soumis à sa
législation. Selon la formulation officielle, «le gouvernement militaire israélien
[au sein des territoires] conserve les prérogatives législatives, judiciaires et
exécutives nécessaires, conformément au droit international», qu’Israël et les
États-Unis ont toujours interprété à leur guise, avec le consentement tacite de
l’Europe. Cette marge de manœuvre donnait en outre aux autorités un droit de
veto au chapitre de la législation palestinienne. En vertu de l’entente, toute
«décision législative visant à amender ou à abroger des lois ou des ordres
militaires israéliens [imposés] en vigueur […] sera considérée comme nulle et
non avenue si elle outrepasse l’autorité du Conseil [palestinien]» – dont
l’autorité dans les territoires était minime, et soumise ailleurs à l’approbation
d’Israël – ou sera «jugée incompatible avec la présente entente ou d’autres».
D’autre part, «le camp palestinien devra respecter les droits des Israéliens (dont
les entreprises détenues par des Israéliens) relativement aux terrains situés dans
des secteurs sous autorité du Conseil», soit dans les quelques secteurs où les
responsables palestiniens jouiraient d’une autorité soumise à l’approbation
d’Israël; plus précisément, les droits des Israéliens en matière de gouvernement
et de terrains «abandonnés», une complexe fabrication juridique qui, dans les
faits, place sous autorité israélienne les terrains des Palestiniens absents des
territoires annexés par Israël[29]. Ces deux dernières catégories constituent la
plus grande partie de la région, bien que le gouvernement israélien, qui établit
ses frontières de façon unilatérale, n’ait publié aucune donnée officielle à ce
sujet. Selon la presse du pays, les «terres domaniales non colonisées»
équivaudraient à environ la moitié de la Cisjordanie, et le total des terres
domaniales à près de 70 %[30].
Oslo II rescindait ainsi la décision de la vaste majorité du monde et de toutes
les autorités juridiques compétentes, selon laquelle Israël ne dispose d’aucun
droit légitime sur les territoires occupés en 1967, notamment celui de les
coloniser. Le camp palestinien reconnaissait le caractère légal des colonies,
parmi d’autres droits non spécifiés des Israéliens dans les territoires, comprenant
les zones A et B (sous autorité palestinienne). Oslo II entérinait avec fermeté le
principal résultat d’Oslo I: l’abrogation de toutes les résolutions des Nations
Unies portant sur les droits des Palestiniens, dont celles concernant la légalité
des colonies, le statut de Jérusalem et le droit au retour. Ce faisant, on balayait
d’un revers de la main des décennies de diplomatie au Moyen-Orient au profit de
la version instaurée par le «processus de paix» mené de façon unilatérale par les
États-Unis. Non seulement les faits les plus fondamentaux ont été occultés, en
tout cas par les observateurs américains, mais on les a aussi officiellement
effacés de l’histoire.
Ces questions n’en restent pas moins d’actualité.
Comme on l’a vu, il semblait normal qu’Arafat profite de l’occasion de saper
l’autorité des dirigeants des Palestiniens de l’intérieur et tente de réaffirmer son
pouvoir déclinant dans les territoires. Mais qu’en est-il des négociateurs
norvégiens? Que croyaient-ils accomplir? La seule étude sérieuse sur le sujet, à
ma connaissance, est celle d’Hilde Henriksen Waage, mandatée par le ministre
des Affaires étrangères de Norvège pour mener des recherches. Elle s’est vu
accorder l’accès aux documents internes, pour constater à son grand étonnement
l’absence de comptes rendus de la période la plus cruciale des négociations[31].
Waage fait remarquer que les accords d’Oslo marquent assurément un
tournant dans l’histoire du conflit israélo-palestinien, établissant ce faisant Oslo
comme la «capitale [mondiale] de la paix». Le processus d’Oslo «devait apporter
la paix au Moyen-Orient», écrit-elle, mais «pour les Palestiniens, il s’est traduit
par un morcèlement de la Cisjordanie, le doublement du nombre de colons
israéliens, l’érection d’un mur de séparation paralysant, un régime de barrières
draconien et une séparation sans précédent entre la bande de Gaza et la
Cisjordanie[32]».
Elle conclut que plausiblement «le processus d’Oslo pourrait servir de cas
d’école en matière de lacunes» dans le modèle de la «médiation par de petits
pays tiers dans des conflits fortement asymétriques», ajoutant sans ambages que
«le processus d’Oslo s’est déroulé selon les prémisses d’Israël, la Norvège
agissant à titre de messager fidèle».
«Les Norvégiens, précise-t-elle, étaient convaincus que le dialogue et
l’instauration progressive d’une relation de confiance feraient naître un
irréversible élan de paix qui aboutirait à une solution. Le problème avec cette
approche, c’est que nous ne sommes pas devant un problème de confiance, mais
de pouvoir. Le processus engagé masque cette réalité. Au bout du compte, un
tiers médiateur faible ne peut espérer accomplir davantage que ce qui est
acceptable pour le plus fort des deux camps. […] Toute la question est de savoir
si un tel modèle s’avère opportun[33].»
Voilà une question pertinente, digne de réflexion, en particulier lorsqu’on sait
que l’opinion occidentale éclairée souscrit désormais à l’hypothèse ridicule selon
laquelle des négociations sérieuses entre Israéliens et Palestiniens peuvent se
dérouler avec les États-Unis dans le rôle d’«intermédiaire impartial», alors que
ces derniers s’associent depuis quarante ans à Israël pour faire obstacle à une
solution diplomatique bénéficiant d’un soutien quasi unanime.
Chapitre 10

À deux doigts de l’anéantissement

L ORSQUE L’ON ENVISAGE CE QUE L’AVENIR NOUS RÉSERVE, il peut s’avérer pertinent
d’observer l’espèce humaine de l’extérieur. Imaginez-vous dans la peau d’un
extraterrestre qui tenterait, à partir d’une position neutre, de comprendre ce qui
se passe sur notre planète, voire dans celle d’un historien du siècle prochain (en
supposant qu’il existe encore des historiens dans cent ans, ce qui n’a rien
d’évident) étudiant notre époque. Ce que vous verriez alors serait tout sauf
anodin.
Pour la première fois de son histoire, l’humanité possède les moyens de son
propre anéantissement. On le sait depuis 1945. En outre, il est enfin admis que
des processus à plus long terme, comme la destruction de l’environnement, sont
également à l’œuvre, menant sinon à un anéantissement total, du moins à la
destruction des conditions d’une existence décente.
D’autres dangers nous guettent, comme les pandémies, qui découlent des
interactions mondialisées. Il existe donc des processus en cours et des
institutions en place, tels les systèmes d’armes nucléaires, capables de
compromette sérieusement la vie en société, voire d’y mettre un terme.

Comment détruire une planète sans le moindre effort


Une question s’impose: que fait l’humanité? Cette situation n’est un secret pour
personne. Elle saute aux yeux. L’ignorer exigerait même un effort. Les réactions,
elles, varient: il y a ceux qui font tout leur possible pour parer à ces menaces et
d’autres qui s’évertuent à les exacerber. Si vous, futur historien ou observateur
extraterrestre, étudiiez de plus près la composition de chaque groupe, vous
constateriez un phénomène des plus étranges: les sociétés qui tentent d’éloigner
ou de désamorcer la menace sont parmi les moins développées. Il s’agit des
populations autochtones, ou de ce qu’il en reste, les sociétés tribales et les
Premières Nations du Canada. Leur préoccupation n’est pas la guerre nucléaire,
mais la destruction de l’environnement, et elles essaient d’agir en ce sens.
En effet, de l’Australie à l’Amérique du Sud, des luttes sont en cours, parfois
même des guerres. C’est le cas en Inde, où des sociétés tribales sont en guerre
ouverte contre des exploitations extractives dont les effets sont néfastes tant à
l’échelle locale que de façon plus générale. Dans les sociétés où les
communautés autochtones ont de l’influence, elles sont nombreuses à afficher
une position ferme. La Bolivie, pays à majorité autochtone dont les prescriptions
constitutionnelles tiennent compte des «droits de la nature», s’est montrée la plus
intransigeante en ce qui a trait au réchauffement climatique. L’Équateur, qui
compte lui aussi une importante population autochtone, constitue à ma
connaissance le seul pays exportateur de pétrole dont le gouvernement,
renonçant à extraire et à exporter ses réserves, souhaite qu’on l’aide à les laisser
sous terre (soit à leur place).
Le défunt président vénézuélien Hugo Chávez, objet de railleries, d’insultes et
de haine de la part du monde occidental, a assisté il y a quelques années à une
séance de l’Assemblée générale des Nations Unies. Tourné en ridicule pour avoir
qualifié George W. Bush de «diable», il y a également prononcé un discours
pour le moins intéressant. Le Venezuela est un important producteur de pétrole,
dont il tire l’essentiel de son PIB. Dans son discours, Chávez alertait les pays
producteurs et consommateurs à propos des dangers de l’utilisation excessive
des combustibles fossiles et les exhortait à collaborer afin de réduire celle-ci.
Voilà qui s’avérait remarquable de la part d’un producteur de pétrole. Chávez
était en partie indien, d’ascendance autochtone. Si l’on s’amusa de ses
déclarations sur Bush, sa véritable action aux Nations Unies fut passée sous
silence[1].
Nous avons donc, à un extrême, les sociétés tribales et autochtones qui tentent
d’enrayer l’engrenage fatal. À l’autre extrême, les sociétés les plus riches et les
plus puissantes de tous les temps, comme les États-Unis et le Canada, redoublent
d’ardeur pour détruire l’environnement à très brève échéance. Contrairement à
l’Équateur et à d’autres sociétés autochtones dans le monde, ces pays tiennent à
extraire sans tarder la moindre goutte d’hydrocarbure. Les républicains comme
les démocrates, le président Obama, les médias et la presse internationale
semblent se réjouir à la perspective de ce qu’ils ont qualifié de «siècle
d’autonomie énergétique» pour les États-Unis. Voilà qui constitue un concept
pratiquement dénué de sens, mais laissons cela de côté. Ils entendent par là
qu’ils disposeront d’un siècle pour maximiser l’utilisation des combustibles
fossiles et contribuer à la destruction de la planète.
On retrouve le même schéma partout ou presque, même s’il est vrai que sur le
plan du développement des énergies renouvelables, l’Europe a une longueur
d’avance par rapport aux États-Unis. Pendant ce temps, la première puissance
mondiale est le seul parmi la centaine de pays concernés à ne disposer ni d’une
politique nationale visant à réduire l’utilisation des combustibles fossiles ni
d’objectifs en matière d’énergies renouvelables. La population n’est pas en faute;
les Américains s’inquiètent du réchauffement climatique presque autant que le
reste du monde. Mais les institutions font obstacle au changement. Le monde des
affaires s’y oppose et exerce un pouvoir démesuré sur l’élaboration des
politiques. On observe donc un large fossé entre l’opinion publique et les
décisions relatives à de nombreux enjeux, dont celui-ci.
Voilà donc ce que constaterait l’historien du futur, s’il existe. Il pourrait par
ailleurs consulter les revues savantes actuelles, dont les prédictions semblent
plus désastreuses les unes que les autres.
La guerre nucléaire constitue un autre enjeu. On sait depuis longtemps qu’une
première frappe d’une grande puissance, même en l’absence de représailles,
détruirait vraisemblablement la civilisation en entraînant un hiver nucléaire. Le
Bulletin of the Atomic Scientists en fait amplement état; il ne subsiste guère de
doutes à ce sujet. Le danger s’est donc toujours avéré bien plus grave qu’on le
pensait.
On a récemment dépassé le cinquantième anniversaire de la crise des missiles
de Cuba. Le monde avait alors frôlé le désastre. Ce ne serait pas la dernière fois.
Mais d’une certaine manière, l’aspect le plus dramatique de ces sinistres
événements est qu’ils n’aient pas servi de leçon. Dix ans plus tard, en 1973, le
secrétaire d’État Henry Kissinger décrétait l’état d’alerte nucléaire maximal. Il
souhaitait ainsi dissuader les Soviétiques d’intervenir dans le conflit israélo-
arabe en cours et, plus particulièrement, d’interférer avec son autorisation
donnée à Israël d’enfreindre un cessez-le-feu tout juste décrété par les États-Unis
et l’Union soviétique[2]. Heureusement, l’alerte a fini par être levée.
Dix ans plus tard, ce serait au tour de Ronald Reagan. Peu après son arrivée
au pouvoir, le président et ses conseillers ont donné l’ordre à des avions
militaires américains de pénétrer dans l’espace aérien soviétique dans le but de
récolter des informations sur les systèmes d’alerte russes; l’opération était
baptisée Able Archer 83[3]. Il s’agissait en fait d’attaques simulées. Les
Soviétiques ont été pris au dépourvu, certains hauts gradés craignant que ces
dernières constituent la première phase d’une première frappe réelle. Par chance,
ils n’ont pas répliqué, mais le monde l’a échappé belle. Jusqu’à la fois suivante.

L’Iran, la Corée du Nord et les prétendues crises nucléaires


La question nucléaire, en ce qui concerne l’Iran et la Corée du Nord, fait
régulièrement la une. Il existe des moyens de gérer ces crises actuelles. Rien ne
garantit leur succès, mais ils méritent d’être envisagés. Ils ne sont pourtant ni
envisagés ni même évoqués.
Prenons le cas de l’Iran, perçu en Occident (mais pas dans le monde arabe ni
en Asie) comme la plus grande menace pour la paix dans le monde. Il s’agit
d’une obsession occidentale dont il serait intéressant d’analyser les raisons, mais
je laisserai celles-ci de côté dans l’immédiat. Existe-t-il un moyen de conjurer la
plus grande menace présumée pour la paix? En réalité, on en connaît quelques-
uns. Le premier, pour le moins raisonnable, a été proposé lors d’une réunion des
pays non alignés à Téhéran en 2013. Il réitérait en fait une proposition vieille de
plusieurs décennies, appuyée tout spécialement par l’Égypte et approuvée par
l’Assemblée générale des Nations Unies.
La proposition vise à l’établissement progressif d’une zone exempte d’armes
nucléaires dans la région. Sans constituer la solution à tous les problèmes, voilà
qui n’en serait pas moins une avancée notable. Des occasions d’emprunter cette
voie se sont présentées: en décembre 2012, une conférence internationale devait
avoir lieu en Finlande sous les auspices de l’ONU pour mettre en œuvre ce plan.
Que s’est-il passé? Vous ne trouverez pas la réponse dans les journaux, car
seules les revues spécialisées en ont parlé. Début novembre, l’Iran a accepté
d’assister à la réunion. Quelques jours plus tard, le président Obama annulait
celle-ci, prétextant que le moment était mal choisi[4]. Le Parlement européen a
publié une déclaration appelant à la tenue de la réunion, tout comme les pays
arabes. Elle est restée lettre morte.
L’Asie du Nord-Est offre un cas de figure similaire. La Corée du Nord est
peut-être un régime ubuesque; il s’agit sans aucun doute d’un pays unique en son
genre. Mais il est utile de se demander ce qui pousse les gens à agir de façon à
première vue irrationnelle. Imaginez-vous simplement à leur place. Imaginez,
lors de la guerre de Corée des années 1950, assister à la destruction totale de
votre pays par une superpuissance, celle-ci ne se privant pas par ailleurs de se
vanter de ses actes. Imaginez l’empreinte que cela laisserait.
Gardez à l’esprit que les dirigeants nord-coréens ont sans doute eu
connaissance des comptes rendus militaires publics de cette superpuissance.
D’après ceux-ci, comme il ne restait rien d’autre à détruire en Corée du Nord,
l’aviation avait reçu l’ordre de bombarder les gigantesques barrages assurant son
approvisionnement en eau (un crime de guerre, soit dit en passant, passible de
pendaison à Nuremberg). Et ces comptes rendus officiels de disserter avec
enthousiasme devant le spectacle qu’offraient l’eau s’engouffrant dans les
brèches et engloutissant les vallées, et les «Asiatiques» courant en tous sens pour
tenter de survivre[5]. On se réjouissait du sort qui attendait ces derniers, soit des
horreurs dépassant l’imagination. Par exemple, la destruction des récoltes de riz,
entraînant la famine et la mort. Quel spectacle! Si les Américains l’ont effacé de
leur mémoire, les Nord-Coréens, eux, ne l’ont certainement pas oublié.
Revenons au présent. Voici un fait récent digne d’intérêt: en 1993, Israël et la
Corée du Nord étaient à deux doigts de conclure un accord en vertu duquel cette
dernière cesserait ses exportations de missiles ou de technologie militaire vers le
Moyen-Orient, en échange de quoi Israël reconnaîtrait ce pays. Le président
Clinton s’y est opposé[6]. Peu après, à titre de représailles, la Corée du Nord a
procédé à un premier essai de missile. Les États-Unis et la Corée du Nord ont
fini par parvenir à un accord-cadre en 1994. Celui-ci suspendait le programme
nucléaire nord-coréen et a été respecté, dans ses grandes lignes, par les deux
camps. À l’arrivée au pouvoir de George W. Bush, la Corée du Nord ne disposait
que d’une seule arme nucléaire et, de façon vérifiable, n’en produisait plus.
Le militarisme virulent de Bush et sa menace à la Corée du Nord (membre
prétendue de l’«Axe du mal») ont poussé le pays à renouer avec son programme
nucléaire. Au terme du second mandat de Bush, la Corée du Nord possédait
entre huit et dix armes nucléaires ainsi qu’un système de missiles, une autre
réussite à mettre au compte des néoconservateurs[7]. Mais ce n’est pas tout. En
2005, les États-Unis et la Corée du Nord sont en fait parvenus à un accord en
vertu duquel cette dernière devait mettre fin au développement de tout armement
nucléaire; en retour, l’Occident – mais surtout les États-Unis – s’engageait à lui
fournir un réacteur à eau ordinaire pour ses besoins médicaux et à cesser ses
déclarations agressives. L’accord devait ensuite évoluer vers un pacte de non-
agression et des accommodements.
L’accord s’avérait prometteur, mais Bush a presque aussitôt entrepris de le
saboter. Il a retiré l’offre du réacteur à eau ordinaire et a lancé des programmes
visant a contraindre les banques à refuser toute transaction impliquant la Corée
du Nord, et ce, même si celles-ci se révélaient tout à fait légales[8]. Les Nord-
Coréens ont réagi en relançant leur programme d’armement nucléaire.
Ce scénario est bien connu. Les travaux de recherche américains les plus
classiques en font état. Ceux-ci affirment en substance: ce régime est ubuesque,
mais il mène aussi en quelque sorte une politique de donnant donnant. Au
moindre signe d’hostilité, il répondra par une folle manœuvre de son cru. En
revanche, tout geste d’assouplissement sera suivi de sa réciproque.
Ces derniers temps, par exemple, la Corée du Sud et les États-Unis ont mené
des exercices militaires conjoints dans la péninsule coréenne, ce qui ne peut que
causer la nervosité de la Corée du Nord. Les Américains les trouveraient
menaçants s’ils avaient lieu au Canada et pointaient dans leur direction. Au
cours de ces exercices, des B-2 et des B-52, les bombardiers furtifs les plus
sophistiqués de tous les temps, ont simulé des attaques nucléaires le long de la
frontière nord-coréenne[9].
Ces manœuvres n’ont sans doute pas manqué de réveiller les fantômes du
passé. Les Nord-Coréens ont bonne mémoire, ils réagissent donc de façon
extrêmement virulente. L’Occident ne perçoit généralement de cette situation
que la folie et la tyrannie des dirigeants nord-coréens. Celles-ci sont bien réelles,
mais elles ne constituent qu’une partie du problème, car le monde est ainsi fait.
Il existe pourtant d’autres possibilités. Mais elles ne sont pas envisagées.
Voilà qui est dangereux. Le tableau qu’offrent les scénarios futurs n’est guère
réjouissant. Nous devons donc agir. Tant qu’il est possible de le faire.
Chapitre 11

Israël-Palestine: les vraies options

L E 13 JUILLET 2013, l’ancien directeur du Shin Bet (service de sécurité intérieure


israélien), Yuval Diskin, a lancé une dramatique mise en garde au
gouvernement de son pays: celui-ci devait parvenir à une solution acceptable à
deux États, à défaut de quoi la situation évoluerait alors «presque inévitablement
vers la seule option restante – un seul État, “de la Méditerranée au Jourdain”».
Cette issue fatidique, soit «un État pour deux nations», posera «une menace
existentielle immédiate pour l’identité d’Israël en tant qu’État juif et
démocratique», bientôt composé en majorité de Palestiniens arabes[1].
Dans le même ordre d’idées, Clive Jones et Beverley Milton-Edwards,
éminents spécialistes du Moyen-Orient, écrivent dans la principale revue
britannique consacrée aux affaires internationales que «si Israël souhaite
demeurer juif et démocratique», il doit adopter «la solution à deux États[2]».
Les exemples de ce genre ne manquent pas, mais il est inutile de les citer. En
effet, selon une opinion quasi unanime, deux options plausibles s’offrent à la
Palestine: deux États – palestinien et juif démocratique – ou un seul État «de la
Méditerranée au Jourdain». Les observateurs israéliens s’inquiètent du
«problème démographique» que représenteraient trop de Palestiniens dans un
État juif. Nombre de Palestiniens et de leurs défenseurs appuient la «solution à
un seul État», anticipant une lutte pour les droits civils et contre l’apartheid qui
conduira à l’instauration d’une démocratie laïque. D’autres analystes présentent
invariablement les options en des termes similaires.
Cette analyse, presque universelle, est aussi essentiellement erronée. Il existe
une troisième option – soit celle à laquelle aspire Israël avec l’appui indéfectible
des États-Unis – qui constitue la seule possibilité pour Israël d’éviter la solution
à deux États.
Il est à mes yeux pertinent d’envisager une future démocratie laïque
binationale dans l’ancienne Palestine, de la Méditerranée au Jourdain. Pour ce
que cela vaut, c’est ce que je défends depuis soixante-dix ans. Mais j’insiste sur
le verbe «défendre». Défendre les droits, qui ne se résume pas à simplement
proposer, exige d’ébaucher la marche à suivre. Les modalités d’une véritable
défense des droits ont évolué avec les circonstances. Depuis le milieu des années
1970, moment où la cause nationale palestinienne a été portée sur le devant de la
scène, un processus par étapes à partir d’une solution à deux États constitue la
seule forme crédible de défense des droits. Parmi les autres solutions suggérées,
aucune n’a la moindre chance de réussir. Proposer une solution binationale («un
seul État») sans défendre les droits des Palestiniens revient à appuyer la
troisième option, soit celle qui prend forme à l’heure actuelle. Israël étend de
façon systématique les plans ébauchés et lancés peu après la guerre des Six Jours
de 1967, et pleinement officialisés lors de l’arrivée au pouvoir du Likoud de
Menahem Begin dix ans plus tard.
La première étape consistait à créer ce que Yonatan Mendel a qualifié de
«nouvelle ville inquiétante», toujours nommée Jérusalem, mais s’étendant bien
au-delà de la Jérusalem historique, annexant des dizaines de villages palestiniens
et leurs terres adjacentes, et désormais désignée ville juive et capitale d’Israël[3].
Tout cela en violation flagrante des directives explicites du Conseil de sécurité
de l’ONU. Un corridor à l’est de ce nouveau Grand Jérusalem comprend la ville
de Ma’aleh Adoumim (fondée dans les années 1970, mais bâtie pour l’essentiel à
la suite des accords d’Oslo de 1993) et des terres qui s’étendent presque jusqu’à
Jéricho, ce qui revient à couper la Cisjordanie en deux. Les corridors situés au
nord, en intégrant les colonies d’Ariel et de Kedumim, divisent davantage les
territoires sur lesquels les Palestiniens conservent un semblant d’autorité[4].
Simultanément, Israël annexe le territoire situé de son côté du «mur de
séparation» illégal (en réalité un mur d’annexion), s’empare de terres arables, de
sources d’eau et de nombreux villages, étrangle la ville de Qalqilya et sépare les
villageois palestiniens de leurs champs. La zone située entre le mur et la
frontière, désignée «zone tampon» par Israël et qui représente près de 10 % de la
Cisjordanie, est accessible à tous – sauf aux Palestiniens. Les habitants de la
région doivent se soumettre à une complexe procédure administrative pour
obtenir un droit d’entrée temporaire. Quitter la zone – par exemple en vue de
recevoir des soins médicaux – s’avère tout aussi compliqué. Comme on pouvait
s’y attendre, les vies des Palestiniens en ont été profondément bouleversées.
Selon des rapports de l’ONU, le nombre de paysans cultivant régulièrement leurs
terres a chuté de plus de 80 %, le rendement total des oliveraies diminuant pour
sa part de 60 %, entre autres effets néfastes[5]. La sécurité a servi de prétexte à la
construction du mur, mais il s’agit de la sécurité des colons juifs illégaux; près
de 85 % du mur traverse la Cisjordanie occupée[6].
Israël s’empare aussi de la vallée du Jourdain, emprisonnant ainsi
complètement les cantons encore aux mains des Palestiniens. D’énormes projets
d’infrastructure relient les colons aux centres urbains d’Israël en veillant à ce que
ceux-ci ne rencontrent aucun Palestinien. Conformément au modèle néocolonial
traditionnel, les élites palestiniennes conservent un îlot de modernité à Ramallah,
alors que dans sa vaste majorité, le reste de la population se morfond.
Pour achever la séparation du Grand Jérusalem d’avec les cantons palestiniens
restants, Israël doit mettre la main sur la zone E1. Jusqu’ici, Washington s’y est
opposé, obligeant Israël à user de subterfuges comme la construction d’un
commissariat. Obama est le premier président des États-Unis à n’avoir imposé
aucune limite aux agissements d’Israël. Il reste à déterminer s’il permettra à
l’État juif d’annexer E1 – tout en exprimant peut-être son désaccord,
accompagné d’un clin d’œil diplomatique pour signifier que celui-ci ne serait
pas suivi d’effets.
Les expulsions de Palestiniens sont monnaie courante. Rien que dans la vallée
du Jourdain, la population est passée de 300 000 habitants en 1967 à 60 000
aujourd’hui. Des procédés semblables sont en cours ailleurs[7]. Obéissant à des
politiques vieilles d’un siècle, chaque action est limitée dans son ampleur de
façon à ne pas trop attirer l’attention de la communauté internationale, mais
l’effet cumulé et l’intention parlent d’eux-mêmes.
D’autre part, depuis que Gaza et la Cisjordanie ont été désignées comme une
unité territoriale indivisible par les accords d’Oslo, le duo américano-israélien
s’évertue à séparer les deux régions. L’un des effets notables est de priver toute
entité palestinienne éventuelle d’un accès au monde extérieur.
Les fréquentes expulsions qu’Israël mène dans les régions qu’il annexe
finissent de réduire une population palestinienne déjà décimée et dispersée. Il en
résultera un Grand Israël composé d’une importante majorité juive. Cette
troisième option ne comporte ni «problème démographique» ni lutte pour les
droits civils et contre l’apartheid – seulement la situation qui prévaut déjà à
l’intérieur des frontières reconnues d’Israël, où la mélodie du refrain «juif et
démocratique» apaise ceux qui choisissent d’y accorder foi, inconscients de ses
contradictions inhérentes, pourtant loin d’être seulement symboliques.
Sauf à y parvenir par étapes, l’option d’un seul État se révélera illusoire. Elle
n’a aucun soutien international, et rien n’indique qu’Israël et son chaperon
américain y donneront leur aval.
Quant à savoir si le belliciste premier ministre Benjamin Netanyahu
accepterait un «État palestinien», la question, bien que récurrente, s’avère
trompeuse. En effet, son administration a été la première à approuver cette
possibilité lors de son arrivée au pouvoir en 1996, rompant avec la position de
ses prédécesseurs, Yitzhak Rabin et Shimon Peres. Selon David Bar-Illan,
directeur de la communication et de la planification des politiques de Netanyahu,
certaines régions seraient laissées aux Palestiniens et si ces derniers voulaient
appeler celles-ci «un État», Israël n’y verrait pas d’objection. Ils pourraient tout
aussi bien les affubler du surnom de «poulet frit[8]». Sa déclaration illustre bien
l’état d’esprit de la coalition américano-israélienne à l’égard des droits des
Palestiniens.
Les États-Unis et Israël appellent à des négociations sans condition préalable.
Les observateurs dans les deux pays et ailleurs en Occident affirment
généralement que ce sont les Palestiniens qui, en imposant de telles conditions,
freinent le «processus de paix». En réalité, ce sont les États-Unis et Israël qui
insistent pour que d’exigeantes conditions préalables soient remplies. La
première concerne le rôle de médiateur des États-Unis, alors qu’il va de soi que
toutes négociations sérieuses devraient se dérouler sous l’égide d’un pays neutre
jouissant d’un respect suffisant sur la scène internationale. La deuxième
condition préalable est qu’Israël puisse poursuivre son expansion coloniale,
comme il l’a fait sans interruption au cours des vingt ans qui ont suivi la
signature des accords d’Oslo.
Dans les premières années de l’occupation, les États-Unis se sont joints au
reste du monde en traitant les colonies d’illégales, ainsi que l’avaient décrété le
Conseil de sécurité de l’ONU et la CIJ. Depuis les années Reagan, les colonies
sont considérées comme de simples «obstacles à la paix». Obama a encore
édulcoré cette désignation, indiquant qu’elles «ne facilitaient pas la paix[9]». Le
rejet obstiné d’Obama a fini par attirer l’attention en février 2011, moment où il
a mis son veto à une résolution du Conseil de sécurité qui appuyait pourtant la
politique américaine officielle, soit la fin de l’expansion coloniale[10].
Tant que ces conditions préalables restent en vigueur, les efforts
diplomatiques continueront sans doute à s’enliser. À de brèves et rares
exceptions près, il en va ainsi depuis janvier 1976, date à laquelle les États-Unis
ont opposé leur veto à une autre résolution du Conseil de sécurité, proposée par
l’Égypte, la Jordanie et la Syrie et réclamant une solution à deux États selon les
frontières internationalement reconnues (la «ligne verte») ainsi que des garanties
pour la sécurité de chaque État à l’intérieur de frontières reconnues et stables[11].
Voilà qui constitue le consensus international et désormais unanime, à
l’exception des deux dissidents habituels. Le consensus a été révisé afin
d’inclure des «ajustements mineurs et mutuels» à la ligne verte, pour emprunter
la formulation officielle des États-Unis avant qu’ils n’aient rompu avec le reste
du monde[12].
Il en va de même pour toutes négociations qui se tiendraient à Washington ou
ailleurs sous la supervision de Washington. Au vu de ces conditions préalables,
on ne peut guère espérer mieux que la poursuite du projet israélien consistant à
s’emparer de tout ce qu’il estime précieux en Cisjordanie et sur le plateau du
Golan syrien, annexé en violation des directives du Conseil de sécurité, tout en
maintenant le siège de Gaza. On est bien sûr en droit d’espérer mieux, mais il est
difficile d’être optimiste.
L’Europe pourrait contribuer à promouvoir les aspirations internationales à
une solution diplomatique pacifique si elle était disposée à emprunter une voie
indépendante. Une décision de l’Union européenne consistant à exclure les
colonies de Cisjordanie de toute entente future avec Israël pourrait être un pas
dans cette direction. Les politiques américaines ne sont pas non plus gravées
dans le marbre, bien qu’elles reposent sur des fondements stratégique,
économique et culturel solides. À défaut de tels changements, il y a toutes les
raisons de s’attendre à ce que la troisième option l’emporte. Les droits et les
aspirations des Palestiniens seront mis de côté, du moins temporairement.
Sans résolution du conflit israélo-palestinien, une solution de paix pour le
Moyen-Orient a peu de chance de voir le jour. Les conséquences d’un tel échec
sont considérables, surtout pour ce que les médias américains ont surnommé «la
plus grave menace à la paix dans le monde»: le programme nucléaire iranien.
Les conséquences se dessinent plus clairement si nous nous penchons sur les
principaux moyens employés pour contrer la menace présumée et sur les
résultats obtenus. Il convient d’abord de se poser deux questions préliminaires:
qui juge cette menace d’une si haute importance? Et en quoi consiste cette
menace présumée?
La «menace» iranienne constitue dans une écrasante mesure une obsession
occidentale; les pays non alignés – la vaste majorité de la planète – soutiennent
vivement le droit de l’Iran, à titre de signataire du TNP, d’enrichir de
l’uranium[13]. Si on en croit le discours occidental, les pays arabes appuieraient
la position des États-Unis vis-à-vis de l’Iran, mais on se réfère alors aux
dictateurs arabes, non à la population en général. Il est en outre courant
d’évoquer «le face-à-face entre la communauté internationale et l’Iran», pour
citer la documentation savante actuelle. L’expression «communauté
internationale» se limite ici aux États-Unis et à leurs alliés du moment. Il s’agit
dans le cas qui nous occupe d’une infime fraction de la communauté
internationale, mais dont le poids politique est proportionnel à sa puissance.
En quoi, alors, cette menace présumée consiste-t-elle? Les fréquentes analyses
de la sécurité mondiale par le renseignement américain et le Pentagone
fournissent une réponse officielle à cette question. D’après leurs conclusions,
l’Iran ne constitue pas une menace militaire. Ses dépenses militaires sont
modestes même selon les critères de la région, tout comme ses capacités de
déploiement de troupes. Sa doctrine stratégique est fondée sur la défense et
destinée à résister à d’éventuelles attaques. Selon le milieu du renseignement, il
n’existe aucune preuve que l’Iran construit des armes nucléaires, mais si tel était
le cas, cela s’inscrirait dans sa stratégie de dissuasion.
Il est difficile d’imaginer un pays ayant davantage besoin d’un moyen de
dissuasion que l’Iran. Le pays subit le harcèlement sans relâche de l’Occident
depuis le renversement de son régime parlementaire par un coup d’État
américano-britannique en 1953, d’abord sous le règne cruel du shah puis par le
biais des attaques meurtrières de Saddam Hussein menées avec le soutien de
l’Occident[14]. L’intervention des États-Unis a largement contribué à la
capitulation de l’Iran devant l’Irak. Peu après, le président George H.W. Bush a
invité des ingénieurs nucléaires irakiens aux États-Unis pour y suivre une
formation avancée en production d’armement nucléaire, ce qui constituait une
menace considérable pour l’Iran[15].
L’Irak n’a pas tardé à devenir un ennemi des États-Unis, mais entre-temps
l’Iran a été soumis à de sévères sanctions, renforcées à l’initiative des États-
Unis. Le pays a en outre été la cible de menaces constantes d’attaques par les
États-Unis et Israël, et ce, en violation de la Charte de l’ONU, si quelqu’un s’en
soucie.
On peut néanmoins comprendre que les États-Unis et Israël voient dans le
pouvoir de dissuasion iranien une intolérable menace. Celui-ci limiterait leur
capacité de contrôler la région, en employant s’ils le décident la manière forte,
comme ils l’ont si souvent fait. Voilà en quoi consiste réellement la menace
iranienne.
S’il ne fait guère de doute que la République des mollahs représente une
menace pour son propre peuple, elle est malheureusement loin d’être unique en
son genre. Mais c’est faire preuve d’une grande naïveté de penser que la
répression en Iran préoccupe le moins du monde les grandes puissances.
Quoi que l’on pense de cette menace, existe-t-il des moyens de l’atténuer?
Plus d’un, en réalité. L’un des plus raisonnables, comme je l’ai évoqué ailleurs,
consisterait à l’établissement progressif d’une zone exempte d’armes nucléaires
dans la région. Les pays arabes et d’autres réclament des mesures immédiates
visant à éliminer les armes de destruction massive, en vue d’assurer la sécurité
de la région. Les États-Unis et Israël, en revanche, formulent la directive inverse,
exigeant la sécurité régionale – autrement dit celle d’Israël – comme condition
préalable à l’élimination de telles armes. En arrière-plan rapproché figure le fait
implicite qu’Israël est le seul pays de la région à disposer d’un système d’armes
nucléaires de conception avancée. L’État juif refuse par ailleurs de signer le TNP,
tout comme l’Inde et le Pakistan, deux pays profitant eux aussi du soutien des
États-Unis pour la mise au point de leur arsenal nucléaire.
Le lien entre le conflit israélo-palestinien et la menace iranienne présumée est
donc évident. Tant que les États-Unis et Israël persisteront dans leur attitude de
refus et feront obstacle au consensus international prônant une solution à deux
États, il ne pourra y avoir dans la région ni entente de sécurité ni zone exempte
d’armes nucléaires. Il en va de même de l’atténuation, voire de la fin, de ce que
les deux pays qualifient de plus grave menace à la paix dans le monde – ou, du
moins, de ses implications les plus dramatiques.
Il est bon de préciser que les États-Unis, ainsi que l’Angleterre, ont comme
responsabilité particulière de consacrer leurs efforts à l’établissement d’une zone
exempte d’armes nucléaires au Moyen-Orient. Tentant de donner un semblant de
légitimité juridique à leur invasion de l’Irak en 2003, les deux agresseurs ont
invoqué la résolution 687 du Conseil de sécurité de l’ONU, datant de 1991, qui
stipule que Saddam Hussein a enfreint l’obligation de mettre fin à son
programme d’armement nucléaire. La résolution comporte également un autre
article, demandant des «mesures en vue de l’établissement d’une zone exempte
d’armes de destruction massive au Moyen-Orient», forçant les États-Unis et
l’Angleterre, plus encore que tout autre pays, à prendre cette initiative au
sérieux[16].
Naturellement, ces commentaires ne tiennent pas compte de nombre d’enjeux
pressants, parmi lesquels la terrible menace de suicide de la Syrie et l’inquiétante
évolution de la situation en Égypte, dont l’incidence sur la région ne fait aucun
doute. Voilà toutefois comment je perçois personnellement certains des enjeux
fondamentaux.
Chapitre 12

«Rien pour les autres»: la guerre des classes aux États-


Unis

L NORMAN WARE sur le travailleur industriel, la première en son


A CÉLÈBRE ÉTUDE DE
genre, a maintenant 90 ans[1]. Elle conserve toute son importance. Compte
tenu des similarités frappantes entre les années 1920 et notre époque, les
conclusions que Ware tire de son observation minutieuse des effets de la
révolution industrielle naissante sur les vies des travailleurs et de la société en
général n’ont rien perdu de leur pertinence.
Il importe de se rappeler quelle était la condition des travailleurs au moment
où Ware rédigeait son ouvrage. Le puissant et influent mouvement ouvrier
américain, né au cours du XIXe siècle, était alors l’objet de violentes attaques.
Celles-ci connaîtraient leur apogée au terme de la Première Guerre mondiale,
lorsque Woodrow Wilson brandirait la menace du péril rouge. Au cours de la
décennie suivante, le mouvement a subi de terribles revers; une autre étude
classique, signée d’un éminent historien du mouvement ouvrier, David
Montgomery, s’intitule The Fall of the House of Labor (La chute de la maison
ouvrière). Cette chute remonte aux années 1920. À la fin de la décennie, écrit-il,
«la mainmise du secteur privé sur la société américaine semblait assurée. […] La
rationalisation des affaires pouvait donc se poursuivre avec le soutien
indispensable du gouvernement», un gouvernement largement entre les mains
des milieux d’affaires[2]. Ce processus n’a rien eu de paisible; l’histoire ouvrière
américaine est marquée d’une violence peu ordinaire. Selon une étude
universitaire, «en termes absolus et relativement à leur population, les États-
Unis, à la fin du XIXE siècle, dénombrent plus de morts attribuables aux luttes
ouvrières que tout autre pays hormis la Russie tsariste[3]». L’expression «lutte
ouvrière» est une façon polie de se référer à la violence de l’État et des forces de
sécurité privée exercée sur les travailleurs. Cette situation a perduré jusqu’à la
fin des années 1930; j’ai assisté à de telles scènes durant mon enfance.
Par conséquent, souligne Montgomery, «la société américaine moderne s’est
bâtie sur les mouvements de protestation de ses travailleurs, et ce, même si
chaque étape de sa construction a été influencée par des activités, des organismes
et des propositions émanant de la classe ouvrière», sans parler des bras et des
cerveaux des principaux intéressés[4].
Le mouvement ouvrier a connu une résurgence durant la Grande Dépression,
exerçant une influence marquée sur les mesures législatives et suscitant la
crainte chez les industriels. Dans leurs publications, ces derniers s’alarmaient des
«dangers» que représentait le militantisme ouvrier soutenu par «le pouvoir
politique nouvellement révélé des masses».
Si la répression violente n’a pas pris fin, celle-ci n’était plus adaptée à la
situation. Il fallait œuvrer avec une plus grande subtilité pour imposer la
domination des grandes sociétés, principalement par le biais d’un déluge
d’habile propagande et de «méthodes antigrèves scientifiques» dont les
entreprises spécialisées dans cette tâche ont fait du grand art[5].
N’oublions pas l’observation perspicace d’Adam Smith selon laquelle les
«maîtres de l’espèce humaine» (en son temps les marchands et les
manufacturiers d’Angleterre) n’ont de cesse d’appliquer leur «vile maxime»:
Tout pour nous et rien pour les autres[6].
La contre-attaque du monde des affaires a été suspendue durant la Seconde
Guerre mondiale, mais vite restaurée ensuite. Des lois sévères ont été adoptées
afin de restreindre les droits des travailleurs, accompagnées d’une extraordinaire
campagne de propagande visant les usines, les écoles, les églises et toute autre
forme d’association. Tous les moyens de communication disponibles ont été
employés. À partir des années 1980 et l’arrivée au pouvoir de l’administration
Reagan, fortement opposée aux intérêts des travailleurs, l’offensive a redoublé
d’intensité. Le président a clairement indiqué au monde des affaires que les lois
protégeant les travailleurs, pourtant guère contraignantes, ne seraient pas
appliquées. Les licenciements illégaux d’organisateurs syndicaux sont montés en
flèche et les États-Unis ont renoué avec les briseurs de grève, hors-la-loi dans la
plupart des pays développés hormis l’Afrique du Sud. L’administration Clinton,
libérale, a miné le mouvement ouvrier à sa manière. Parmi les moyens les plus
efficaces, figure la création de l’ALENA entre le Canada, le Mexique et les
États-Unis.
À des fins de propagande, on a décrit l’ALENA comme un «accord de libre-
échange». Or il n’en est rien. Comme d’autres accords du même genre, il
comportait de fortes clauses protectionnistes et ne concernait qu’en faible
proportion les échanges commerciaux; il portait avant tout sur les droits des
investisseurs. Et comme d’autres «accords de libre-échange», il va sans dire
qu’il s’est révélé nuisible aux travailleurs des pays participants. L’un de ses
effets fut d’affaiblir considérablement le syndicalisme: une étude menée sous les
auspices de l’ALENA a démontré que les luttes syndicales fructueuses avaient
connu un déclin marqué. On peut attribuer celui-ci à certaines pratiques du
patronat, comme celle consistant à menacer de délocalisation au Mexique toute
entreprise syndiquée[7]. De telles pratiques sont bien sûr illégales, mais voilà qui
est sans importance tant que les milieux d’affaires peuvent compter sur le
«soutien indispensable du gouvernement» qu’évoque Montgomery.
À cause de ces pratiques, les syndicats du secteur privé ne représentent plus
que 7 % de la main-d’œuvre, et ce, en dépit du fait que la plupart des travailleurs
leur sont favorables[8]. L’attaque a ensuite visé les syndicats du secteur public,
jusque-là quelque peu protégés par la loi. Leur démantèlement se poursuit à un
rythme acharné, ce qui n’est pas une première. D’aucuns se souviendront peut-
être qu’en 1968, Martin Luther King Jr a été assassiné alors qu’il soutenait une
grève des fonctionnaires à Memphis, au Tennessee.
À bien des égards, la condition des travailleurs telle que décrite par Ware est
similaire à celle d’aujourd’hui, à l’heure où les inégalités retrouvent leurs
niveaux inouïs de la fin des années 1920. Pour une infime minorité, la richesse
s’est accumulée jusqu’à dépasser les rêves les plus cupides. Au cours de la
dernière décennie, 1 % de la population (en réalité, une fraction de celle-ci) a
empoché 95 % des revenus de la croissance[9]. Le revenu médian de la
population est inférieur à celui du début des années 1990 et, chez les hommes,
inférieur à celui de 1968[10]. La part des ouvriers dans la production a chuté à
son niveau le plus bas depuis la Seconde Guerre mondiale[11]. On ne peut
attribuer ces résultats à quelque rouage mystérieux des lois du marché ou de
l’économie, mais bien, là encore, au soutien «indispensable» et à l’initiative d’un
gouvernement largement entre les mains des milieux d’affaires.
Selon Ware, la révolution industrielle a marqué «un tournant majeur dans la
vie américaine» au cours des années 1840 et 1850. Si son aboutissement peut
paraître «satisfaisant avec le recul, il s’avérait révoltant pour un segment
incroyablement large de la population américaine d’alors». Ware passe en revue
les épouvantables conditions de travail imposées à des artisans et fermiers
habitués à leur indépendance, ainsi qu’aux «filles d’usine», ces jeunes femmes
d’origine paysanne employées dans les usines de textile des environs de Boston.
Néanmoins, il se concentre en premier lieu sur des aspects fondamentaux de la
révolution qui persistèrent en dépit de l’amélioration de certaines conditions au
fil de luttes de longue haleine.
Ware rappelle «l’avilissement subi par le travailleur industriel», la perte «du
statut et de l’indépendance» qui avaient constitué ses biens les plus chers à titre
de citoyen libre de la République, une perte qu’aucun progrès matériel n’était en
mesure de compenser. Ware analyse les effets dévastateurs de la «révolution
sociale [capitaliste], dans laquelle la maîtrise des affaires économiques a été
transférée de l’ensemble de la communauté à une classe particulière» de maîtres,
un groupe «étranger aux producteurs» et généralement à la production elle-
même. Il montre que «pour chaque manifestation contre l’industrie mécanique,
on en trouve une centaine s’opposant au nouveau pouvoir du capitalisme de
production et à sa discipline».
Les grèves des travailleurs portaient non seulement sur les salaires, mais
également sur leurs conditions de vie. Ils demandaient la dignité et
l’indépendance, ainsi que la reconnaissance de leurs droits d’hommes et de
femmes libres. Ils créèrent leurs propres publications ouvrières indépendantes,
rédigées et imprimées par ceux et celles qui peinaient dans les usines. Dans leurs
journaux, ils condamnaient «l’influence prépondérante des principes
monarchiques en territoire démocratique». Ils considéraient que ces atteintes aux
droits fondamentaux de la personne ne cesseraient que lorsque «ceux qui
travaillent dans les usines en deviendraient les propriétaires», restaurant la
souveraineté des producteurs libres. Les travailleurs ne seraient plus alors «les
subalternes ou les humbles sujets d’un despote invisible [les propriétaires
absentéistes], des esclaves [qui] s’échinent […] pour leur maître». Au lieu de
quoi ils regagneraient leur statut de «citoyens américains libres[12]».
La révolution capitaliste a apporté un changement crucial par le passage du
prix au salaire. Lorsque le producteur vendait son produit à un prix, écrit Ware,
«il conservait son intégrité. Mais en vendant sa force de travail, il se vendait lui-
même» et perdait alors sa dignité de personne en devenant un esclave, un
«esclave salarié», selon le terme en usage. Le salariat n’était perçu comme
différent de l’esclavage traditionnel que par son caractère (théoriquement)
temporaire. Cette conception s’avérait si répandue que le Parti républicain en fit
un slogan repris par sa figure de proue, Abraham Lincoln[13].
L’idée selon laquelle les moyens de production devraient appartenir aux
travailleurs était monnaie courante vers le milieu du XIXe siècle, et ce, non
seulement chez Marx et la gauche, mais aussi dans l’esprit du plus éminent
représentant du libéralisme classique de l’heure, John Stuart Mill. Ce dernier
soutenait que «si l’humanité fait des progrès, la forme d’association que l’on doit
espérer de voir prévaloir à la fin est […] l’association d’ouvriers placés dans des
conditions d’égalité, possédant en commun le capital au moyen duquel ils font
leurs opérations et travaillant sous la direction de gérants élus par eux et qu’ils
peuvent révoquer[14]». Cette idée s’avère en effet fortement teintée des
perceptions au fondement de la pensée libérale classique. De là, il n’y a qu’un
pas pour y associer le contrôle d’autres institutions et communautés dans un
cadre de libre association et d’organisation de type fédéral, sur le modèle d’une
lignée de pensées qui comprend, outre un large segment de la tradition anarchiste
et le marxisme antibolchevik, le corporatisme syndical de G.D.H. Cole et
nombre d’autres travaux théoriques récents[15]. Plus important encore, elle
comprend les actions des travailleurs de tous horizons en vue de retrouver la
maîtrise de leur vie et de leur destin.
Afin de tuer dans l’œuf ces doctrines subversives, les «maîtres de l’espèce
humaine» se trouvaient dans l’obligation d’essayer de changer les
comportements et les convictions qui les nourrissaient. Ware rapporte la mise en
garde des syndicalistes contre le nouvel «esprit du temps: faire fortune en ne
pensant qu’à soi», l’ignoble maxime que les maîtres tentaient naturellement
d’imposer à leurs sujets, sans ignorer que l’essentiel de la fortune disponible leur
demeurerait inaccessible. S’opposant vivement à cet esprit humiliant, les
mouvements d’ouvriers et de paysans radicaux, alors en plein essor, étaient
attachés à la solidarité et à l’entraide[16]. Il s’agit des plus importants
mouvements populaires démocratiques dans l’histoire américaine. Ils furent
vaincus, en général par la force. Mais la bataille est loin d’être terminée, malgré
les revers, la répression souvent violente et les vastes efforts pour entrer
l’ignoble maxime dans la tête des gens avec l’aide des ressources du système
éducatif, la gigantesque industrie de la publicité et d’autres institutions de
propagande se consacrant à cette tâche.
La lutte pour la justice, la liberté et la dignité est jonchée de sérieux obstacles.
Ceux-ci vont au-delà de la guerre acharnée que mène le monde des affaires,
animé d’une forte conscience de classe, avec le «soutien indispensable» des
gouvernements qu’il contrôle dans une large mesure. Ware évoque certaines de
ces menaces insidieuses du point de vue des travailleurs de l’époque. Il rapporte
le raisonnement de travailleurs qualifiés new-yorkais qui, voilà cent soixante-dix
ans, réitéraient la conception commune selon laquelle un salaire quotidien
équivalait à une forme d’esclavage. Un jour viendrait peut-être, avertissaient-ils
avec perspicacité, où les esclaves salariés «auraient oublié ce qui revient de droit
à l’humanité au point de se complaire dans un système qui leur a été imposé par
la force des choses et en opposition avec leurs désirs d’indépendance et d’estime
de soi[17]». Ils espéraient que ce jour soit «encore lointain». Aujourd’hui, on en
trouve les signes partout, mais les revendications en matière d’indépendance,
d’estime de soi, de dignité personnelle et de maîtrise sur sa vie professionnelle et
personnelle, à l’image de la vieille taupe de Marx, continuent de travailler sous
terre, prêtes à réapparaître à l’appel des circonstances et de l’activisme militant.
Chapitre 13

La sécurité de qui? Washington et les intérêts du


secteur privé

S AVOIR CE QUI DÉTERMINE LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE


est indispensable pour comprendre les
affaires internationales. Dans ce chapitre, je propose tout au plus quelques
pistes permettant selon moi d’étudier la question de façon utile, en me limitant
pour plusieurs raisons aux États-Unis. D’abord, ces derniers jouissent d’une
importance et d’une influence incomparables sur la scène internationale. Ensuite,
il s’agit d’une société exceptionnellement ouverte, sans doute unique en son
genre, ce qui signifie que nous en connaissons long à son sujet. Enfin, cette
question revêt tout simplement un caractère prioritaire pour les Américains,
lesquels peuvent peser sur les choix politiques dans leur pays, et même pour
d’autres populations, dans la mesure où leurs actions sont susceptibles d’influer
sur ces choix. Les principes généraux que nous aborderons ici s’appliquent
néanmoins aux autres grandes puissances ainsi qu’à nombre de pays.
Il existe une «version standard communément admise» et que l’on retrouve
chez les universitaires, dans les déclarations du gouvernement et dans le discours
public. Celle-ci soutient que la vocation première des gouvernements est de
nature sécuritaire, et que la menace soviétique constituait le souci primordial des
États-Unis et de leurs alliés après 1945.
On peut analyser cette doctrine sous différents angles. Une question évidente
serait: qu’est-il arrivé après la disparition de cette menace en 1989? La réponse:
rien n’a changé.
Les États-Unis ont aussitôt envahi le Panama, provoquant sans doute la mort
de centaines de personnes, et y ont instauré un régime d’État client. Si cette
pratique s’avérait courante dans les régions sous le joug de la première puissance
mondiale, elle revêtait ici un caractère inhabituel. Pour la première fois, une
décision majeure en matière de politique étrangère n’était pas légitimée par une
prétendue menace soviétique.
On a échafaudé une série de prétextes afin de justifier l’invasion. Ceux-ci ne
résistent à aucune analyse. Les médias ont fait chorus, saluant l’exploit que
représentait la victoire sur le Panama, indifférents au fait que les prétextes se
révélaient absurdes, que l’invasion elle-même constituait une violation du droit
international et qu’elle faisait l’objet de sévères condamnations à l’étranger, plus
particulièrement en Amérique latine. On a aussi passé sous silence le veto des
États-Unis à une résolution unanime du Conseil de sécurité condamnant les
crimes de troupes américaines lors de l’invasion, l’Angleterre seule
s’abstenant[1].
Voilà qui n’est que routine. Et sujet à l’oubli (routinier lui aussi).

Du Salvador à la frontière russe


En réaction à l’effondrement de son ennemi mondial, l’administration Bush père
a adopté une nouvelle politique de sécurité nationale, ainsi qu’un budget de
défense adapté. L’ancienne politique demeurait en vigueur pour l’essentiel, seuls
les prétextes changeaient. Il s’avérait manifestement nécessaire de conserver des
effectifs militaires comparables à ceux du reste du monde combinés et nettement
plus sophistiqués sur le plan technologique, mais pas pour se défendre contre
l’Union soviétique agonisante. On a plutôt évoqué la «sophistication
technologique» des puissances du tiers-monde[2]. Les intellectuels aux ordres
savaient qu’il aurait été déplacé de s’esclaffer, ils ont donc gardé un silence poli.
La nouvelle politique enjoignait expressément les États-Unis à conserver leur
«base industrielle de défense». La formule constitue un euphémisme, renvoyant
de façon générale à une industrie de pointe hautement dépendante des aides de
l’État pour ses travaux de recherche et développement, souvent commandités par
le Pentagone au sein de ce que de nombreux économistes persistent à appeler
l’«économie de marché libre» des États-Unis.
L’une des dispositions les plus intéressantes de cette nouvelle politique portait
sur le Moyen-Orient. Washington, affirmait-on, devait maintenir des forces
d’intervention dans cette région stratégique où les principaux problèmes «ne
pouvaient être attribués à Moscou». Rompant avec cinquante ans de supercherie,
on admettait discrètement que le principal souci dans la région n’était pas les
Soviétiques, mais ce qu’on a appelé le «nationalisme radical», soit le
nationalisme indépendant échappant à la maîtrise des États-Unis[3].
Malgré son rapport évident avec la version standard communément admise
ou, peut-être, en raison de ce rapport, tout cela est passé inaperçu.
D’autres événements importants se sont déroulés juste après la chute du mur
de Berlin qui mettait fin à la guerre froide. Le premier au Salvador, principal
bénéficiaire de l’aide militaire des États-Unis après Israël et l’Égypte (lesquels
constituent une catégorie à part), et affichant l’un des pires bilans du monde en
matière de droits de la personne. Cette étroite corrélation n’a rien d’inédit.
Le haut commandement du Salvador a donné l’ordre au bataillon Atlacatl de
prendre d’assaut l’université jésuite et d’assassiner six intellectuels latino-
américains de premier plan, tous des prêtres jésuites, dont le recteur, Fr. Ignacio
Ellacuría, ainsi que tous les témoins se trouvant sur les lieux, soit sa gouvernante
et la fille de celle-ci. Le bataillon avait déjà à son actif un bilan sanguinaire de
milliers d’assassinats dans le cadre de la campagne de terreur menée par les
États-Unis au Salvador, qui s’inscrivait elle-même dans une plus vaste campagne
de terreur et de torture à l’échelle de la région[4]. Ces faits routiniers ont été
oubliés sinon ignorés aux États-Unis et chez leurs alliés, comme d’habitude.
Mais ils en disent long sur les facteurs déterminant la politique, si nous
acceptons de voir les choses en face.
Un deuxième événement d’importance a eu lieu en Europe. Le président
soviétique Mikhaïl Gorbatchev a donné son accord en vue de la réunification de
l’Allemagne et de son adhésion à l’OTAN, une alliance militaire pourtant
hostile. Compte tenu de l’histoire récente, voilà qui représente une concession
stupéfiante. Elle a toutefois fait l’objet d’un malentendu: après s’être engagés à
ce que l’OTAN ne s’étende pas «d’un pouce à l’est», soit en Allemagne de l’Est,
le président Bush et le secrétaire d’État James Baker ont fait tout l’inverse.
Naturellement, Gorbatchev en a été scandalisé, mais lorsqu’il a manifesté son
mécontentement, Washington l’a informé qu’il ne s’agissait que d’une promesse
verbale, un engagement d’honneur, donc sans conséquence[5]. S’il avait été assez
naïf pour croire en la parole des dirigeants des États-Unis, c’était son problème.
Là encore, rien d’inhabituel, tout comme le consentement tacite et
l’approbation de l’expansion de l’OTAN, aux États-Unis et dans la plupart des
pays occidentaux. Le président Clinton a ensuite étendu l’alliance jusqu’aux
frontières de la Russie. Ces politiques sont loin d’être sans rapport avec la
sérieuse crise que traverse le monde aujourd’hui.

L’intérêt de détrousser les pauvres


Les documents historiques rendus publics constituent une autre source de
preuves. Ils contiennent des explications révélatrices quant aux motifs réels de la
politique de l’État. Si l’histoire se révèle riche et complexe, quelques thèmes
récurrents y jouent un rôle prépondérant. L’un d’eux a fait l’objet d’une
formulation claire lors d’une conférence de l’hémisphère occidental sous l’égide
des États-Unis au Mexique en 1945. À cette occasion, Washington a imposé une
«Charte économique des Amériques» visant à éradiquer le nationalisme
économique «sous toutes ses formes[6]». À une exception tacite près: les États-
Unis, dont l’économie dépend massivement des aides du gouvernement.
L’élimination du nationalisme économique dans les autres pays entrait
directement en conflit avec la position alors prédominante en Amérique latine,
décrite par des membres du département d’État comme «la philosophie du
nouveau nationalisme [laquelle] adopte des politiques visant à instaurer une
meilleure répartition des richesses et à élever le niveau de vie des masses[7]».
Ainsi que l’ont ajouté des analystes des politiques des États-Unis, «aux yeux des
Latino-Américains, la première bénéficiaire de l’exploitation des ressources d’un
pays doit être la population de ce pays[8]».
Voilà qui est inacceptable. Aux yeux de Washington, les «premiers
bénéficiaires» doivent être les investisseurs américains, l’Amérique latine se
contentant de remplir son rôle d’auxiliaire. Comme le démontreraient clairement
les administrations Truman et Eisenhower, celle-ci n’était pas censée
entreprendre un «développement industriel excessif» susceptible de porter
atteinte aux intérêts des États-Unis. Ainsi, le Brésil était autorisé à produire de
l’acier de piètre qualité dont les grandes sociétés américaines n’avaient pas
l’utilité, mais il se serait avéré «excessif» qu’il en vienne à concurrencer ces
entreprises.
Des préoccupations similaires émaillent toute la période de l’après-guerre. Le
système planétaire sous domination des États-Unis se voyait menacé par ce que
les documents internes appellent les «régimes radicaux et nationalistes»
satisfaisant à des exigences populaires de développement indépendant[9]. On doit
entre autres à de telles préoccupations les renversements des régimes
parlementaires de l’Iran et du Guatemala en 1953 et 1954. Dans le cas de l’Iran,
on se souciait particulièrement de l’incidence de son indépendance sur l’Égypte,
alors en proie à l’agitation en raison des pratiques coloniales britanniques. Au
Guatemala, outre le crime de la nouvelle démocratie consistant à soutenir la
majorité paysanne et à empiéter sur la propriété de la United Fruit Company,
déjà assez grave, Washington voyait d’un mauvais œil le mécontentement
ouvrier et la mobilisation populaire au sein des dictatures voisines soutenues par
les États-Unis.
Dans les deux cas, les conséquences se font sentir encore aujourd’hui. Depuis
1953, il ne s’est littéralement pas passé un jour sans que les États-Unis torturent
les Iraniens. Le Guatemala reste l’un des pires théâtres d’horreurs du monde; la
population maya continue à fuir les effets de la campagne militaire quasi
génocidaire menée par le gouvernement dans la région des Hauts-Plateaux, avec
le soutien de Ronald Reagan et des hauts responsables de son administration.
Comme en a fait état en 2014 le directeur national d’Oxfam au Guatemala, un
médecin, «nous assistons à une détérioration dramatique du contexte politique,
social et économique. Les agressions contre les défenseurs [des droits de la
personne] ont connu une augmentation de 300 % au cours de l’année écoulée. Il
s’agit de toute évidence d’une stratégie très bien coordonnée du secteur privé et
de l’armée, qui se sont emparés du gouvernement afin de maintenir le statu quo
et d’imposer le modèle économique extractif en expulsant sans ménagement les
populations autochtones de leurs terres au bénéfice de l’industrie minière,
d’African Palm et des plantations de canne à sucre. Le mouvement social qui
défend les terres et les droits des Autochtones s’est vu en outre criminalisé.
Nombre de ses chefs de file se trouvent en prison et bien d’autres ont été
assassinés[10]».
On ignore tout de ces faits aux États-Unis, et leur cause pourtant évidente
demeure occultée.
Dans les années 1950, le président Eisenhower et le secrétaire d’État John
Foster Dulles ont exposé plutôt clairement le dilemme auquel étaient confrontés
les États-Unis. Ils se plaignaient de l’avantage injuste dont disposaient les
communistes: ceux-ci se révélaient capables de «toucher directement les
masses» et de «s’arroger la maîtrise des mouvements populaires, ce que nous ne
sommes pas en mesure de reproduire. Ils s’adressent aux pauvres, qui ont
toujours voulu détrousser les riches[11]».
Voilà qui pose problème. Les États-Unis trouvent passablement difficile de
s’adresser aux pauvres par l’intermédiaire d’une doctrine selon laquelle les
riches doivent détrousser les pauvres.

L’exemple de Cuba
Cuba constitue une bonne illustration de cette tendance générale. L’île a
finalement accédé à l’indépendance en 1959. Dans les mois qui ont suivi, elle a
commencé à subir des agressions militaires. Peu après, l’administration
Eisenhower a pris la décision secrète de renverser son gouvernement. Lorsque
John F. Kennedy, qui souhaitait accorder une attention accrue à l’Amérique
latine, est devenu président, il a créé une commission d’études vouée à
l’élaboration de politiques et dirigée par l’historien Arthur M. Schlesinger Jr.
Celui-ci a résumé ses conclusions au président entrant.
Selon Schlesinger, un Cuba indépendant représentait une menace à cause «de
l’idée castriste d’autodétermination». Cette idée, malheureusement, s’avérait
séduisante pour les masses populaires d’Amérique latine, où «la répartition des
terres et d’autres richesses nationales est largement en faveur des classes
possédantes, et [où] les pauvres et les défavorisés, encouragés par l’exemple de
la Révolution cubaine, revendiquent à présent de meilleures conditions de
vie[12]». Washington se retrouvait devant le dilemme habituel.
Comme l’a expliqué la CIA, «l’influence croissante du “castrisme” ne découle
pas d’une quelconque puissance de Cuba. […] L’ombre de Castro s’étend sur
l’Amérique latine, car les conditions sociales et économiques y suscitent
l’opposition au pouvoir en place et encouragent l’agitation en faveur d’un
changement radical», pour lequel Cuba constituait un modèle[13]. Kennedy
craignait que l’aide soviétique fasse de Cuba une «vitrine» pour le
développement et confère à l’Union soviétique un avantage dans la région[14].
Selon le groupe de planification des politiques du département d’État, «le plus
grand danger posé par Castro […] est dans l’incidence de l’existence même de
son régime sur les mouvements gauchistes de nombre de pays d’Amérique
latine. […] Pour le dire simplement, Castro montre qu’il est possible de tenir tête
aux États-Unis [ce qui relève d’]une réfutation de toute notre politique dans
l’hémisphère depuis un siècle et demi», soit depuis la doctrine Monroe de 1823,
dans laquelle les États-Unis exprimaient leur intention de dominer les
Amériques[15].
L’objectif prioritaire lors de l’élaboration de cette doctrine était la conquête de
Cuba, mais celle-ci s’avérait impossible compte tenu de la puissance de l’ennemi
britannique. Néanmoins, le grand stratège John Quincy Adams, père intellectuel
de la doctrine Monroe et de la destinée manifeste, a informé ses collaborateurs
qu’avec le temps, Cuba tomberait entre les mains des États-Unis en vertu des
«lois de la gravité politique», selon le schéma de la pomme tombant de
l’arbre[16]. En résumé, la puissance des États-Unis s’accroîtrait et celle de
l’Angleterre déclinerait.
La prévision d’Adams s’est réalisée en 1898: les États-Unis ont envahi Cuba
usant du prétexte de sa libération. En réalité, ils ont empêché l’île de se libérer
du joug de l’Espagne et l’ont transformée en «quasi-colonie», pour emprunter les
mots des historiens Ernest May et Philip Zelikow[17]. Cuba est demeurée une
quasi-colonie des États-Unis jusqu’en janvier 1959, date de son indépendance.
Depuis lors, elle a été la cible de campagnes de terreur majeures de la part de son
puissant voisin, surtout durant la présidence de Kennedy, et d’asphyxie
économique. Mais les Soviétiques n’y étaient pour rien.
Les États-Unis ont toujours prétendu agir contre la menace soviétique, un
prétexte absurde peu remis en question. Pour en évaluer la légitimité, il suffit là
encore d’observer ce qui s’est passé après la disparition de toute menace
soviétique: la politique des États-Unis envers Cuba s’est durcie sous l’impulsion
des démocrates libéraux, dont Bill Clinton, qui a débordé Bush père sur sa droite
lors des élections de 1992. À première vue, ces événements devraient
sérieusement entamer la validité du cadre théorique des discussions en matière
de politique étrangère et des facteurs déterminant celle-ci. Là encore, cependant,
les effets se font peu sentir.

Le virus du nationalisme
Henry Kissinger a capturé l’essence de la véritable politique étrangère des États-
Unis lorsqu’il a qualifié le nationalisme indépendant de «virus» capable de
«contagion[18]». Il se référait alors au Chili de Salvador Allende; l’idée selon
laquelle il pourrait exister une voie parlementaire vers une forme de démocratie
socialiste constituait le virus. On réagissait à cette menace en détruisant le virus
et en vaccinant les porteurs potentiels, généralement par l’instauration d’États
policiers sanguinaires. Ce scénario a été appliqué au Chili, mais il est bon de
rappeler que cette conception valait, et vaut toujours, pour le reste du monde.
À titre d’exemple, elle sous-tendait la décision de faire barrage au
nationalisme vietnamien dans les années 1950 et de soutenir la France dans ses
efforts visant à reconquérir son ancienne colonie. On craignait que le
nationalisme indépendant du Vietnam constitue un virus susceptible d’infecter
les régions environnantes, dont l’Indonésie, riche en ressources. Voilà qui aurait
même pu conduire le Japon à s’imposer comme le cœur industriel et commercial
d’un nouvel ordre indépendant, du type de celui pour lequel le Japon impérial
avait peu de temps auparavant lutté pour instaurer. Le remède, dont la nature ne
faisait guère de doute, a été administré à grande échelle. Le Vietnam a été
presque entièrement détruit et encerclé par des dictatures militaires mandatées
pour contenir le «virus».
On peut en dire autant de l’Amérique latine à la même époque: à tour de rôle,
les virus ont subi des attaques brutales et ont été éradiqués ou acculés à la simple
survie. À partir du début des années 1960, une épidémie de répression sans
précédent dans l’histoire de l’hémisphère s’est abattue sur le continent avant
d’atteindre l’Amérique centrale dans les années 1980, un sujet sur lequel il n’est
nul besoin de s’étendre.
Il en allait de même pour le Moyen-Orient. La relation singulière entre les
États-Unis et Israël a été établie dans sa forme actuelle en 1967, année où Israël
a porté un coup décisif à l’Égypte, cœur du nationalisme laïque arabe. Ce faisant,
il protégeait l’Arabie saoudite, alliée des États-Unis, alors engagée dans un
conflit militaire avec l’Égypte au Yémen. Il va de soi que l’Arabie saoudite
s’avère le plus fondamentaliste des États islamiques, ainsi qu’un État
missionnaire, consacrant des sommes d’argent considérables à l’établissement de
ses doctrines wahhabite et salafiste au-delà de ses frontières. Il est utile de
rappeler que les États-Unis, comme l’Angleterre avant eux, ont eu tendance à
favoriser l’islam fondamentaliste aux dépens du nationalisme laïque, perçu
encore récemment comme une plus grande menace d’indépendance contagieuse.

La valeur du secret
Les exemples ne manquent pas, mais les documents historiques suffisent à
démontrer le peu de fondement de la doctrine standard. La sécurité, selon son
sens usuel, ne constitue pas un facteur déterminant dans l’élaboration des
politiques.
Je répète: «selon son sens usuel». Mais dans notre analyse de la doctrine
standard, il faut nous demander ce qu’on entend par «sécurité»: la sécurité de
qui?
Voici une première réponse: la sécurité du pouvoir d’État. Il en existe de
nombreuses illustrations. En mai 2014, par exemple, les États-Unis se sont
déclarés favorables à une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies
appelant la Cour pénale internationale (CPI) à enquêter sur des crimes de guerre
en Syrie, mais avec une clause conditionnelle: l’enquête ne pouvait porter sur
d’éventuels crimes de guerre commis par Israël[19]. Ou par Washington, même
s’il s’avérait inutile d’ajouter cette précision; les États-Unis disposent d’une
immunité unique en ce qui a trait au droit pénal international. Le Congrès a
d’ailleurs promulgué une loi autorisant le président à user de la force pour
«secourir» tout citoyen américain traduit en justice à La Haye, parfois évoquée
en Europe sous le nom d’«Acte d’invasion des Pays-Bas[20]». Celle-ci illustre à
nouveau l’importance de protéger la sécurité du pouvoir d’État.
Mais la protéger de qui? Il existe en réalité de solides raisons de penser que
l’un des soucis premiers du gouvernement est la sécurité du pouvoir d’État vis-à-
vis de la population. Comme devraient le savoir tous ceux qui ont consacré du
temps à éplucher les archives, si le gouvernement a rarement recours au secret
pour répondre à un véritable besoin de sécurité, l’opacité s’avère fort utile pour
laisser la population dans l’ignorance. Les raisons ne manquent pas et ont été
expliquées avec une grande clarté par Samuel Huntington, éminent chercheur
libéral et conseiller du gouvernement.
Selon lui, «les acteurs du pouvoir aux États-Unis doivent constituer une force
omniprésente, mais invisible. Le pouvoir conserve sa force lorsqu’il demeure
dans l’ombre; il s’étiole lorsqu’on l’expose à la lumière[21]».
Huntington a écrit ces mots en 1981, au moment où la guerre froide voyait sa
température remonter. Il expliquait d’autre part qu’«il peut être nécessaire de
présenter [une intervention ou toute autre forme d’action militaire] de façon à
créer l’illusion de combattre l’Union soviétique. C’est ce que font les États-Unis
depuis l’élaboration de la doctrine Truman[22]».
Ces simples vérités sont rarement admises, mais elles offrent une vision de
l’intérieur du pouvoir d’État et de ses politiques, dont les conséquences se font
sentir aujourd’hui.
Le pouvoir d’État doit se protéger contre son ennemi intérieur; à l’opposé, la
population ne jouit d’aucune protection contre le pouvoir d’État. Le programme
de surveillance à grande échelle mené par l’administration Obama en violation
flagrante de la Constitution en représente un exemple frappant. La «sécurité
nationale» a bien sûr été évoquée en guise de prétexte. Comme il en va ainsi de
la plupart des actions de tous les États, cela ne nous apprend pas grand-chose.
Lorsque Edward Snowden a révélé le programme de surveillance de la
National Security Agency (agence de sécurité nationale, NSA), les hauts
responsables ont prétendu qu’il avait permis de déjouer 54 attentats terroristes.
Puis une enquête a réduit ce nombre à une douzaine. Une commission
gouvernementale a ensuite découvert qu’il n’existait en réalité qu’un seul cas:
quelqu’un avait envoyé 8 500 dollars en Somalie. Ce cas constituait
l’aboutissement de l’attaque en règle contre la Constitution des États-Unis ainsi,
bien sûr, que celles d’autres pays du monde[23].
Le comportement de l’Angleterre est intéressant: selon un article du
Guardian, en 2007, le gouvernement britannique a demandé à la tentaculaire
agence d’espionnage de Washington d’«analyser et de conserver tous les
numéros de téléphone portable et de fax, les courriels et les adresses IP de
citoyens britanniques tombés dans ses filets[24]». Voilà qui donne une bonne idée
de l’importance relative, aux yeux des gouvernements, du droit à la vie privée de
leurs propres citoyens devant les exigences de Washington.
La sécurité du secteur privé est une autre préoccupation. J’en veux pour
exemple les accords commerciaux à grande échelle, les partenariats
transpacifique et transatlantique, actuellement en négociations. Celles-ci se
déroulent «en secret», quoique pas entièrement. Elles n’ont aucun secret pour les
centaines d’avocats de grandes sociétés qui en rédigent les clauses détaillées. Il
est aisé d’en prévoir les résultats, et les quelques fuites à leur sujet semblent
confirmer ces prévisions. Comme l’ALENA et d’autres partenariats du même
type, il ne s’agit pas d’accords de libre-échange. En fait, il ne s’agit même pas
d’accords commerciaux, mais en premier lieu d’ententes sur les droits des
investisseurs.
Là encore, le secret se révèle d’une importance cruciale en vue de protéger le
principal groupe de pression intérieur pour les gouvernements concernés: le
secteur privé.

La civilisation humaine vit-elle son dernier siècle?


Il existe d’autres exemples, trop nombreux pour être mentionnés, mais
suffisamment avérés pour être enseignés à l’école primaire dans une société
libre.
En d’autres mots, il est amplement prouvé que la protection du pouvoir d’État
et des concentrations d’intérêts privés contre la population constituent des
facteurs majeurs dans la conception des politiques. Bien sûr, rien n’est si simple.
Il existe des cas atypiques, récents pour certains, où ces intérêts entrent en
conflit. On peut considérer ceux-ci comme une ébauche d’opposition radicale à
la doctrine standard communément admise.
Posons-nous une autre question: qu’en est-il de la sécurité de la population? Il
est facile de démontrer qu’il s’agit d’une préoccupation secondaire pour les
planificateurs. Citons deux exemples criants d’actualité, le réchauffement
climatique et les armes nucléaires. Toute personne instruite n’est pas sans savoir
qu’ils représentent deux graves menaces pour la sécurité de la population. En
nous penchant sur la politique de l’État, nous constatons qu’elle s’engage à les
accentuer, et ce, en raison de ses deux principales préoccupations, soit la
protection du pouvoir d’État et des concentrations d’intérêts privés.
Prenons le cas du réchauffement climatique. Aux États-Unis, on évoque
actuellement avec une folle exubérance le «siècle d’autonomie énergétique», qui
verra le pays endosser le rôle d’«Arabie saoudite du siècle à venir», peut-être le
dernier pour la civilisation humaine si les politiques ne changent pas
radicalement de cap.
Voilà qui illustre clairement la nature de la préoccupation pour la sécurité et
son peu d’égards pour la population, ainsi que le calcul moral au fondement du
capitalisme d’État contemporain: mis en balance avec les impératifs de profits
accrus à court terme, le sort de nos petits-enfants n’a guère d’importance.
Ces conclusions sont confirmées par une analyse détaillée du système de
propagande. Nous assistons, aux États-Unis, à une campagne de communication
de grande envergure, menée assez ouvertement par les géants de l’énergie et le
monde des affaires, et visant à convaincre la population que le réchauffement
climatique, lorsqu’il n’est pas décrit comme une pure invention, ne peut être
attribué à l’activité humaine. Cette campagne fonctionne. On s’inquiète moins
du réchauffement climatique aux États-Unis que dans d’autres pays, et les
statistiques suivent une courbe logique: chez les républicains, parti le plus
dévoué aux intérêts des milieux d’affaires, cette inquiétude est de loin inférieure
à la moyenne internationale[25].
La Columbia Journalism Review, principale revue savante de critique des
médias, a publié à ce sujet un article intéressant, attribuant ces résultats à la
doctrine médiatique du «juste et équilibré[26]». En d’autres mots, lorsqu’une
revue publie un article d’opinion reflétant les conclusions de 97 % des
scientifiques, elle doit aussi publier sa contrepartie par les grandes sociétés du
secteur de l’énergie.
C’est bien là le principe en vigueur, mais celui-ci n’a rien de «juste et
équilibré». Ainsi, lorsqu’une revue publie un article dénonçant le crime
d’annexion de la Crimée du président russe Vladimir Poutine, elle n’est
certainement pas soumise à l’obligation de publier un article soulignant que, s’il
s’agit en effet d’un crime, la Russie dispose aujourd’hui de raisons bien plus
fondées que lorsque les États-Unis ont envahi, il y a plus de cent ans, le sud de
Cuba, dont son principal port Guantánamo, qu’ils refusent de restituer depuis en
dépit des demandes répétées des Cubains. Ce déséquilibre vaut pour bien
d’autres situations. Les médias se montrent en réalité «justes et équilibrés»
lorsque les intérêts du secteur privé sont en jeu, mais certainement pas dans
d’autres cas.
Quant à la question des armes nucléaires, les documents historiques s’avèrent
tout aussi intéressants… et terrifiants. Ceux-ci font clairement état du fait que la
sécurité de la population n’a jamais représenté un enjeu, ni hier ni aujourd’hui.
S’il n’est nul besoin d’évoquer les documents en détail, il ne fait guère de doute
que les décideurs jouent depuis un certain temps à la roulette russe avec la survie
des espèces.
Comme nous le savons tous, l’humanité est confrontée aux perspectives les
plus funestes de son histoire. De nombreux problèmes auraient besoin d’être
résolus, mais deux d’entre eux dépassent tous les autres en importance: la
destruction de l’environnement et la guerre nucléaire. Pour la première fois de
l’histoire, nous sommes devant la possibilité d’un anéantissement de tout espoir
d’existence digne, et ce, à brève échéance. Cette raison justifie à elle seule que
l’on dissipe les enfumages idéologiques afin d’aborder avec honnêteté et
réalisme la question des facteurs déterminant les politiques, et ce qu’il est
possible de faire pour les changer avant qu’il ne soit trop tard.
Chapitre 14

Outrage

C HAQUE JOUR OU PRESQUE charrie son lot de crimes horribles, mais certains
s’avèrent monstrueux et sournois au point d’en éclipser tous les autres. Il
s’est produit un cas de ce genre le jour où le vol 17 de Malaysia Airlines a été
abattu en plein vol au-dessus de l’Ukraine, et que 298 personnes ont trouvé la
mort.
Le parangon de vertu à la Maison-Blanche a dénoncé cet acte comme un
«outrage dépassant l’entendement», l’attribuant au «soutien russe[1]». Son
ambassadrice aux Nations Unies a déclaré avec fracas que «lorsque 298 civils
périssent» à la suite d’une «attaque horrible» contre un avion civil, «nous ne
devons reculer devant rien pour identifier les responsables et les traduire en
justice». Elle a également exhorté Vladimir Poutine à cesser ses tentatives
indignes d’échapper à sa responsabilité pourtant flagrante[2].
Certes, l’«agaçant nabot» à la «face de rat», comme l’a décrit Timothy Garton
Ash, avait appelé à une enquête indépendante. Bien sûr, ce geste ne pouvait être
dû qu’aux sanctions imposées par le seul pays assez courageux pour le faire, les
États-Unis, pendant que les Européens tremblaient de peur[3].
À en croire la déclaration sur CNN de William Taylor, ancien ambassadeur
des États-Unis en Ukraine, l’agaçant nabot «[était] clairement responsable […]
de l’attaque de l’appareil[4]». Des semaines durant, les manchettes ont évoqué la
détresse des familles, les vies des victimes, les efforts internationaux pour
retrouver les corps et l’indignation entourant ce crime horrible qui «sidérait le
monde», ainsi que le rapportait quotidiennement la presse sans lésiner sur les
détails macabres.
Toute personne cultivée et assurément tous les éditorialistes et journalistes
auraient dû aussitôt se remémorer une occurrence similaire, affichant un bilan de
morts comparable: le vol 655 d’Iran Air, et ses 290 victimes, dont 66 enfants,
abattu à l’intérieur de l’espace aérien iranien alors qu’il suivait une route
aérienne commerciale clairement identifiée. Les mêmes personnes auraient pu
aussi se souvenir du responsable de ce crime: il s’agissait du croiseur lance-
missiles USS Vincennes, naviguant dans les eaux iraniennes du golfe Persique.
David Carlson, capitaine d’un navire des États-Unis se trouvant à proximité, a
écrit dans Proceedings, le magazine du U.S. Naval Institute, qu’il «n’en avait pas
cru ses oreilles» en entendant «le Vincennes faire part de son intention»
d’attaquer ce qui s’avérait manifestement un appareil civil. Il avait supposé que
«Croiseur Robo», surnom donné au Vincennes en raison de son comportement
agressif, «éprouvait le besoin de prouver l’efficacité d’Aegis [son système de
défense aérienne embarqué] dans le golfe Persique, et que [son équipage] ne
cherchait qu’un prétexte pour en faire la démonstration[5]».
Deux ans plus tard, le capitaine du Vincennes et l’officier responsable de la
lutte antiaérienne ont reçu la Légion du mérite des États-Unis pour «conduite
exceptionnellement méritoire dans l’accomplissement de leur service» et pour le
«sang-froid et le professionnalisme» dont ils avaient fait preuve au cours de la
période ayant suivi l’attaque contre l’Airbus iranien. La destruction de l’appareil
elle-même n’a fait l’objet d’aucune mention lors de la remise du prix[6].
Le président Ronald Reagan a attribué la responsabilité du désastre à l’Iran et
défendu les agissements du navire de guerre. Celui-ci avait «obéi à un ordre
permanent et aux procédures courantes, consistant à faire feu en vue de se
protéger contre une attaque potentielle[7]». Son successeur, George H.W. Bush, a
proclamé: «Je ne m’excuserai jamais au nom des États-Unis, peu importe la
nature des faits. […] Je ne suis pas le genre d’homme qui s’excuse pour
l’Amérique[8].»
Aucun déni de responsabilité à déplorer ici, contrairement aux barbares de
l’Est.
Cet événement n’a guère provoqué de réactions à l’époque: ni indignation, ni
recherche désespérée des corps des victimes, ni dénonciation des responsables,
ni plainte éloquente de l’ambassadrice des États-Unis aux Nations Unies au sujet
de l’«immense et déchirante perte» causée par l’attaque de l’avion de ligne. Si
les condamnations émanant de l’Iran ont quelquefois été relayées, ce fut pour
mieux les écarter comme de «banales critiques des États-Unis», ainsi que l’a
formulé Philip Shenon dans le New York Times[9].
Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que cet événement antérieur et insignifiant
n’ait mérité que de brèves allusions aux États-Unis à l’occasion de la clameur
médiatique entourant un crime (véritable, lui) dans lequel l’ennemi diabolique
était peut-être indirectement impliqué.
Seul Dominic Lawson, du Daily Mail de Londres, s’est montré plus disert,
écrivant que si les «défenseurs de Poutine» étaient susceptibles d’évoquer
l’attaque du vol d’Iran Air, la comparaison attestait en réalité de la supériorité
morale des États-Unis. Ceux-ci, à l’inverse de ces misérables Russes niant leur
responsabilité à propos du vol MH 17, avaient en effet aussitôt annoncé que leur
navire de guerre avait abattu l’appareil iranien, et ce, en toute légitimité[10].
Quelle meilleure preuve pourrait-on avancer de la noblesse des uns et de la
barbarie des autres?
Si nous savons pourquoi les Ukrainiens et les Russes se trouvent dans leur
propre pays, on peut en revanche se demander ce que le Vincennes fabriquait
dans les eaux iraniennes. La réponse est pourtant simple: il épaulait Saddam
Hussein, grand ami de Washington, dans son agression meurtrière contre l’Iran.
Pour ce dernier, l’attaque contre l’avion de ligne marquait un tournant. Selon
l’historien Dilip Hiro, l’Iran a alors accepté l’idée que la guerre devait prendre
fin[11].
Il est utile de rappeler l’étendue du dévouement de Washington envers son
ami Saddam. Reagan a retiré son nom de la liste des terroristes du département
d’État afin de pouvoir lui acheminer de l’aide visant à faciliter son agression
contre l’Iran. Il nierait plus tard les crimes atroces d’Hussein contre des Kurdes,
dont l’utilisation d’armes chimiques, et ferait obstacle à leur condamnation par le
Congrès. Il a également accordé au chef d’État irakien un privilège jusque-là
réservé à Israël: l’attaque par l’Irak du USS Stark à l’aide de missiles Exocet,
tuant 37 membres d’équipage, n’a suscité aucune réaction majeure, tout comme
celle du USS Liberty, pris pour cible par des jets et des lance-torpilles israéliens
en 1967, pour un bilan de 34 morts[12].
Bush père, succédant à Reagan, a reconduit l’aide à Saddam, grandement
nécessaire au terme de la guerre contre l’Iran déclenchée par le Raïs. Bush a en
outre invité des ingénieurs du nucléaire irakien aux États-Unis afin qu’ils y
suivent une formation avancée en matière de production d’armement. En avril
1990, il a dépêché une délégation de hauts responsables du Sénat, sous la
houlette du futur candidat républicain à la présidentielle Bob Dole, pour qu’elle
transmette à son ami Saddam ses sincères salutations et calme ses inquiétudes au
sujet des critiques inconsidérées de la «presse gâtée et arrogante»: les mécréants
avaient été exclus de Voice of America[13]. L’adulation pour Saddam n’a pris fin
que quelques mois plus tard, moment où il s’est soudain transformé en un nouvel
Hitler pour avoir enfreint les ordres, ou les avoir mal interprétés, et envahi le
Koweït avec des conséquences fort éclairantes que je dois ici laisser de côté.
D’autres précédents à l’attaque du vol MH 17 avaient déjà été relégués aux
oubliettes de l’histoire parmi les faits de peu d’importance. Prenons par exemple
le cas de l’avion de ligne libyen, pris dans une tempête de sable en 1973 et
abattu par des jets fournis par les États-Unis à Israël alors qu’il se trouvait à deux
minutes du Caire, sa destination[14]. Le bilan n’était cette fois-là que de
110 victimes. Israël a accusé le pilote français de l’appareil libyen, avec l’appui
du New York Times, qui a ajouté que le geste des Israéliens était «au pire […] un
acte insensible que même la sauvagerie des agissements antérieurs des Arabes ne
saurait excuser[15]». L’incident a été rapidement oublié aux États-Unis, suscitant
peu de critiques. À son arrivée à Washington quatre jours plus tard, la première
ministre d’Israël Golda Meir n’a été soumise à aucune question embarrassante,
et elle est rentrée au pays les bras chargés de cadeaux sous la forme de nouveaux
avions militaires. Le soutien de Washington à l’Union nationale pour
l’indépendance totale de l’Angola (UNITA), organisation terroriste angolaise
soupçonnée d’avoir abattu deux avions de ligne transportant des civils, a été
accueilli de façon semblable.
Revenons-en au seul crime atroce digne de ce nom. Selon le New York Times,
Samantha Power, ambassadrice des États-Unis aux Nations Unies, «a évoqué
avec une boule dans la gorge les bébés tués dans l’écrasement de l’appareil de
Malaysia Airlines en Ukraine [et] Frans Timmermans, ministre des Affaires
étrangères des Pays-Bas, n’a pas caché sa colère après avoir vu les images de
“voyous” arrachant des alliances des doigts des victimes[16]».
Au cours de la même séance, poursuit l’article, on a également procédé à «une
longue récitation des noms et des âges d’enfants tués lors de la dernière
offensive israélienne dans la bande de Gaza». Seul l’envoyé palestinien, Riyad
Mansour, «[serait] soudain devenu très calme[17]».
En revanche, l’offensive menée par Israël contre Gaza en juillet a provoqué
l’indignation de Washington. Le président Obama a «réitéré sa “condamnation
ferme” des attaques à la roquette ou en empruntant des tunnels perpétrées par le
Hamas contre Israël», comme l’a rapporté The Hill. Il «a également fait part de
son “inquiétude grandissante” au sujet du nombre croissant de victimes civiles
palestiniennes à Gaza», mais sans émettre de condamnation[18]. Le Sénat s’est
engouffré dans la brèche, votant à l’unanimité en soutien aux actions israéliennes
dans la bande de Gaza tout en condamnant «les tirs de roquettes sans
provocation [du Hamas] contre Israël», et en encourageant «le président de
l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas à mettre fin à son entente de
gouvernement d’unité avec le Hamas et à condamner les attaques visant
Israël»[19].
Quant au Congrès, il suffirait peut-être de se faire l’écho des 80 % de
l’opinion publique qui en désapprouvent la position, même si le terme
«désapprouver» semble plutôt faible dans les circonstances[20]. À la décharge
d’Obama, il est possible que celui-ci n’ait pas la moindre idée de ce qu’Israël
fabrique à Gaza avec les armes qu’il a l’amabilité de lui fournir. Après tout, il se
fie aux services de renseignement américains, lesquels sont peut-être trop
occupés à intercepter les appels téléphoniques et les courriels des citoyens pour
prêter attention à des faits aussi marginaux. Il peut donc s’avérer utile
d’examiner ce que chacun devrait savoir.
L’objectif d’Israël a toujours été simple: le calme pour le calme, et un retour à
la normale (même s’il pourrait aujourd’hui se mettre à en exiger davantage).
Mais alors, de quoi cette normale est-elle constituée?
En Cisjordanie, la normale consiste pour Israël à poursuivre sa construction
illégale de colonies et d’infrastructures, afin que tout terrain de valeur soit
annexé à Israël, pendant que les Palestiniens sont consignés dans des secteurs
peu enviables et soumis à une répression et à une violence intenses. Ces quatorze
dernières années, il s’est révélé tout aussi normal qu’Israël tue plus de deux
enfants palestiniens par semaine. L’un de ces carnages les plus récents a été
déclenché le 12 juin 2014, à la suite de l’assassinat sauvage de trois garçons
israéliens d’une colonie de peuplement de Cisjordanie occupée. Un mois
auparavant, deux garçons palestiniens avaient été abattus par balle à Ramallah,
ville de Cisjordanie. Ce meurtre n’a suscité aucune réaction, et ce, en raison de
son caractère routinier. «Le mépris institutionnel pour les vies palestiniennes en
Occident explique notamment pourquoi les Palestiniens ont recours à la
violence», affirme Mouin Rabbani, analyste réputé du Moyen-Orient, «mais
aussi les dernières offensives israéliennes contre la bande de Gaza[21]».
Sa politique du retour à la normale a également permis à Israël de poursuivre
son programme visant à séparer Gaza de la Cisjordanie. Ce programme est mis
en œuvre avec vigueur et l’appui indéfectible des États-Unis depuis que ces
derniers et Israël ont signé les accords d’Oslo, en vertu desquels les deux régions
sont pourtant considérées comme une entité territoriale indivisible. Il suffit de
regarder une carte pour saisir toute la logique de la manœuvre. Gaza constituant
l’unique accès des Palestiniens au monde extérieur, une fois celle-ci séparée de
la Cisjordanie, toute forme d’autonomie accordée par Israël aux Palestiniens en
Cisjordanie les isolerait entre deux États ennemis, Israël et la Jordanie. Cet
isolement tendra à s’accentuer à mesure qu’Israël applique son programme de
dépossession des Palestiniens dans la vallée du Jourdain en vue d’y établir des
colonies.
La normale, en ce qui a trait à Gaza, a fait l’objet d’une description détaillée
de Mads Gilbert, le courageux chirurgien-traumatologue norvégien. Ayant
exercé dans le principal hôpital de Gaza dans les heures les plus sombres des
attaques israéliennes, il y est retourné pour l’offensive en cours. En juin 2014,
juste avant son déclenchement, il a soumis un rapport sur le secteur de la santé
de Gaza à l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés
de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), qui s’efforce, avec des bouts de
ficelle, de venir en aide aux réfugiés.
Selon Gilbert, «au moins 57 % des foyers de Gaza manquent de nourriture et
environ 80 % d’entre eux reçoivent de l’aide. En raison de cette insécurité
alimentaire et de la pauvreté croissante, la plupart des résidents ne sont pas en
mesure de répondre à leurs besoins caloriques quotidiens. D’autre part, plus de
90 % de l’eau de Gaza a été déclarée impropre à la consommation», une
situation qui s’est aggravée lorsque Israël s’en est pris une nouvelle fois aux
systèmes d’alimentation et d’assainissement des eaux, compromettant de façon
encore plus sévère l’accès de plus d’un million de personnes au minimum
vital[22].
Gilbert rapporte plus loin que les «enfants palestiniens de Gaza souffrent
énormément. Un grand nombre d’entre eux subissent les conséquences du
régime de malnutrition imposé par le blocus israélien. L’anémie touche 72,8 %
des enfants de moins de deux ans. L’émaciation, les retards de croissance et
l’insuffisance pondérale ont quant à eux été estimés respectivement à 34,3 %,
31,4 % et 31,45 %[23]». Et la situation se dégrade au fil du rapport.
Raji Sourani, avocat émérite des droits de la personne, a été témoin de la
brutalité et de la terreur israéliennes à Gaza pendant de nombreuses années. Il
affirme que «la réaction la plus commune à l’évocation d’un cessez-le-feu était
qu’il valait mieux que nous mourions tous plutôt que de revenir à la situation
antérieure à cette guerre. On ne veut pas revivre ça. Nous avons perdu notre
dignité, notre fierté; nous ne sommes que des cibles vulnérables, et nos vies ne
valent pas grand-chose. Si cette situation ne s’améliore pas, alors il est préférable
de mourir. Il s’agit d’une opinion partagée par les intellectuels, les universitaires
et monsieur et madame Tout-le-Monde[24]».
Les plans du retour à la normale pour Gaza ont été décrits sans détour par Dov
Weisglass, proche d’Ariel Sharon et négociateur du retrait des colons israéliens
de Gaza en 2005. Salué comme un geste admirable par les alliés d’Israël, ce
retrait constituait en fait une soigneuse mise en scène de «traumatisme national»,
tournée en dérision par les commentateurs israéliens les plus avisés, dont Baruch
Kimmerling – sociologue de premier plan du pays. Ce qui s’est véritablement
passé: les faucons israéliens, Ariel Sharon en tête, ont saisi toute la pertinence de
transférer les colons illégaux de leurs communautés subventionnées dans la
bande de Gaza dévastée, où leur financement s’avérait exorbitant, à des colonies
subventionnées des autres territoires occupés, qu’Israël entend conserver. En lieu
et place d’un simple transfert, il était manifestement plus utile de montrer au
monde les images de jeunes enfants suppliant les soldats de ne pas détruire leur
maison, pendant que leurs parents scandaient «Plus jamais ça», un slogan qui
parlait par lui-même. Plus évident encore, cette mascarade était une réplique de
la mise en scène du traumatisme de 1982, année où Israël avait dû évacuer la
partie égyptienne du Sinaï. Mais elle a eu les effets escomptés sur l’opinion
nationale et internationale.
Weisglass y est allé de sa propre description du transfert des colons de Gaza
aux autres territoires occupés: «Selon ce qui a été convenu avec les Américains
[les principaux blocs de colonies de Cisjordanie] ne seront jamais démolis, et le
reste ne le sera que lorsque les Palestiniens se seront changés en Finlandais»,
mais un type particulier de Finlandais, prêts à accepter sans broncher l’autorité
d’une puissance étrangère. «L’intérêt, c’est le gel du processus politique, ajoutait
Weisglass, car il empêche la création d’un État palestinien et toute discussion sur
les réfugiés, les frontières et Jérusalem. En ce qui nous concerne, la création de
cette entité baptisée État palestinien, et tout ce qu’elle implique n’est plus à
l’ordre du jour, et ce, pour une durée indéterminée. Nous pouvons compter à cet
égard sur l’autorité et l’approbation [du président Bush] et une ratification par
les deux chambres du Congrès[25].»
Selon Weisglass, les Gazaouis demeureraient soumis «à un régime, mais sans
mourir de faim» (ce qui aurait nui à la réputation déjà bien entamée d’Israël)[26].
Grâce à leur efficacité technique notoire, les experts israéliens ont déterminé
avec précision le nombre de calories quotidiennes indispensables à la survie des
Gazaouis, tout en les privant de médicaments et des autres ressources nécessaires
à une vie digne. Les forces militaires israéliennes, en contrôlant les voies
terrestres, navales et aériennes, les consignaient à ce que le premier ministre de
Grande-Bretagne David Cameron a justement décrit comme un camp de
prisonniers. Malgré son retrait, Israël a gardé le plein contrôle sur la bande de
Gaza et a ainsi maintenu son statut de puissance occupante selon le droit
international. Pour couronner cette tactique d’enfermement, Israël prive les
Palestiniens d’accès à une vaste région longeant la frontière et comprenant plus
d’un tiers des rares terres cultivables de Gaza. On a évoqué comme justification
la sécurité des Israéliens, mais il suffisait à cette fin d’établir une zone de
sécurité du côté israélien de la frontière, ou mieux, de mettre un terme au siège
impitoyable et aux autres mesures répressives.
Si l’on en croit l’histoire officielle, Israël, dans sa grande générosité, aurait
cédé Gaza aux Palestiniens dans l’espoir qu’ils y bâtissent un État florissant. Ces
derniers auraient alors révélé leur véritable nature en soumettant Israël à
d’incessants tirs de roquette et en forçant la population captive à se changer en
martyrs afin d’entacher l’image d’Israël. La réalité est toute autre.
Quelques semaines après le retrait des troupes israéliennes, qui n’entamait en
rien l’occupation, les Palestiniens ont commis un crime impardonnable. En
janvier 2006, lors d’élections placées sous haute surveillance, ces derniers ont en
effet confié leur Parlement au Hamas. Selon la rengaine des médias israéliens, le
Hamas a toujours eu comme objectif la destruction du pays. En réalité, ses
dirigeants se sont prononcés à maintes reprises en faveur d’une solution à deux
États, conformément au consensus international auquel les États-Unis et Israël
font barrage depuis quarante ans. À l’inverse, hormis de rares déclarations
insignifiantes, Israël a pour objectif la destruction de la Palestine et s’engage à la
mettre en œuvre.
Certes, Israël a accepté la «feuille de route» en vue d’une solution à deux
États proposée par le président Bush et adoptée par le «quartette» censé la
superviser: les États-Unis, l’Union européenne, l’ONU et la Russie. Mais tout en
acceptant la feuille de route, le premier ministre Ariel Sharon a aussitôt formulé
14 réserves ôtant toute substance à celle-ci. Si les militants n’ignoraient pas ces
faits, l’opinion publique les a découverts dans un ouvrage signé Jimmy
Carter[27]. Les médias, pour leur part, continuent de les occulter.
Dans son programme (non révisé) de 1999, le Likoud, la coalition au pouvoir
en Israël dirigée par Benjamin Netanyahu, «rejette catégoriquement la création
d’un État palestinien arabe à l’ouest du Jourdain[28]». Pour ceux qui prêteraient
encore attention à des chartes vides de sens, la principale formation au sein du
Likoud, le parti Herout de Menahem Begin, demeure fidèle à sa doctrine
fondatrice en vertu de laquelle le territoire des deux côtés du Jourdain appartient
à la Terre d’Israël.
Le crime commis par les Palestiniens en janvier 2006 a été réprimé sur-le-
champ. Les États-Unis et Israël, suivis par une Europe indigne, ont imposé de
sévères sanctions à la population errante, et la violence d’Israël s’est accrue.
Avant le mois de juin, moment où les attaques se sont brusquement intensifiées,
Israël avait déjà lancé plus de 7 700 obus sur le nord de Gaza[29].
Les États-Unis et Israël ont rapidement dressé les plans d’un coup d’État
militaire visant à renverser le gouvernement élu. Le Hamas ayant eu
l’outrecuidance de faire échouer ces plans, les attaques israéliennes et le siège
ont alors gagné en brutalité, justifiée par l’argument selon lequel le Hamas s’était
emparé de la bande de Gaza par la force.
On ne devrait pas avoir à revenir sur le bilan des horreurs commises depuis
lors. Le siège implacable et les attaques barbares ont été jalonnés d’épisodes où
l’armée israélienne «tond le gazon», pour emprunter la joyeuse formule
évoquant ses manœuvres périodiques consistant à tirer dans le tas dans le cadre
de ce qu’il qualifie de «guerre d’autodéfense».
Une fois le gazon tondu, pendant que la population désespérée se remet autant
que possible de la dévastation et des assassinats, un accord de cessez-le-feu est
signé. Du propre aveu d’Israël, ces accords ont fait l’objet d’un respect assidu du
Hamas, du moins jusqu’à ce qu’Israël les enfreigne avec une violence
renouvelée.
Le plus récent des accords de cessez-le-feu a été établi après l’attaque
israélienne d’octobre 2012. En dépit du maintien par Israël de son siège
dévastateur, le Hamas a respecté l’accord, comme l’admettent les responsables
israéliens[30]. La situation a changé en juin, moment où le Fatah et le Hamas ont
conclu une entente d’unité nationale établissant un nouveau gouvernement
composé de technocrates et écartant toute participation du Hamas, avant
d’accéder aux demandes du quartette. Voilà qui a naturellement provoqué la
colère d’Israël, exacerbée par l’approbation de l’administration Obama. Non
seulement l’entente d’unité rejetait l’argument d’Israël selon lequel négocier
avec une Palestine divisée s’avérait impossible, mais il menaçait d’autre part
l’objectif à long terme de séparation de Gaza et de la Cisjordanie, ainsi que la
poursuite de politiques destructrices dans les deux régions.
Il fallait y remédier, et le meurtre des trois garçons israéliens en Cisjordanie
allait bientôt en fournir l’occasion. Le gouvernement Netanyahu, ayant reçu la
confirmation immédiate de leur mort, a prétendu l’ignorer. Il pouvait ainsi se
livrer à un carnage en Cisjordanie, visant le Hamas et déstabilisant le
gouvernement d’unité redouté, et intensifier la répression.
Netanyahu affirmait disposer d’informations incriminant le Hamas. Il
s’agissait là aussi d’un mensonge, vite révélé. On ne s’était pas soucié de
présenter des preuves. Shlomi Eldar, spécialiste israélien de premier plan en ce
qui a trait au Hamas, a presque aussitôt fait remarquer que les tueurs étaient
probablement issus d’un clan dissident d’Hébron, bête noire de longue date du
Hamas. «Je suis certain qu’ils n’avaient pas reçu le feu vert de la direction du
Hamas et qu’ils considéraient simplement que c’était le bon moment d’agir[31]»,
a-t-il ajouté.
Le carnage, long de dix-huit jours, est parvenu à déstabiliser le gouvernement
d’unité honni et à intensifier la répression d’Israël. Selon des sources militaires
israéliennes, au cours de la fouille de milliers d’habitations, les soldats de Tsahal
ont procédé à l’arrestation de 419 Palestiniens, dont 335 sympathisants du
Hamas, tué 6 personnes et confisqué 350 000 dollars[32]. L’armée israélienne a
en outre mené des dizaines d’attaques à Gaza, tuant 5 membres du Hamas le
7 juillet[33].
Le Hamas a finalement réagi par ses premiers tirs de roquettes en dix-neuf
mois, ont rapporté les responsables israéliens, fournissant le prétexte au
déclenchement de l’opération Bordure protectrice le 8 juillet[34].
On a amplement fait état des exploits de l’armée autoproclamée la plus
morale du monde. Si l’on en croit l’ambassadeur d’Israël aux États-Unis, celle-ci
serait digne de recevoir le prix Nobel de la paix. À la fin du mois de juillet, on
dénombrait 1 500 morts du côté palestinien, un chiffre dépassant le bilan des
crimes de l’opération Plomb durci de 2008-2009. Les civils, dont des centaines
de femmes et d’enfants, constituaient 70 % des victimes[35]. Trois civils ont
également trouvé la mort du côté israélien[36]. De vastes secteurs de Gaza étaient
en ruines. Lors de brèves accalmies pendant les bombardements, les gens
fouillaient désespérément les ruines, cherchant les corps meurtris des membres
de leur famille ou des objets personnels. La principale centrale électrique de
Gaza a été attaquée (une manie israélienne), réduisant de façon draconienne les
ressources en électricité déjà limitées et, pire encore, la maigre quantité d’eau
potable disponible, un autre crime de guerre. Pendant ce temps, les ambulances
et les équipes de secours subissaient des attaques répétées. Alors que les
atrocités se perpétraient à Gaza, Israël a prétendu que son objectif était la
destruction des tunnels frontaliers.
Quatre hôpitaux ont été pris pour cible, autant de crimes de guerre
supplémentaires. Le premier, l’hôpital de réadaptation Al-Wafa de Gaza-Ville, a
été attaqué le jour où les forces terrestres israéliennes ont pris d’assaut la prison.
Un article du New York Times, à propos de l’invasion terrestre, rapportait en
quelques lignes que «la plupart des 17 patients et des 25 membres du personnel
hospitalier avaient pu être évacués avant que l’électricité ne soit coupée et que
des bombardements intensifs ne détruisent presque intégralement le bâtiment,
ont affirmé des médecins. “Nous les avons évacués en plein bombardement, a
raconté le Dr Ali Rabu Ryala, porte-parole de l’hôpital. Les infirmières et les
médecins ont dû porter les patients sur leur dos, certains chutant parfois dans
l’escalier. L’hôpital est en proie à une panique sans précédent.”[37]»
Trois hôpitaux en activité ont ensuite été attaqués. Leurs patients et leur
personnel se sont retrouvés livrés à eux-mêmes. Un crime israélien a toutefois
fait l’objet d’une condamnation unanime: l’attaque contre une école des Nations
Unies abritant 3 300 réfugiés terrifiés. Ceux-ci avaient fui leurs quartiers en
ruines sur ordre de l’armée israélienne. Indigné, Pierre Krähenbühl, commissaire
général de l’UNRWA, a déclaré: «Je condamne avec la plus grande fermeté cette
violation du droit international par les forces israéliennes. […] Aujourd’hui, le
monde a honte[38].» On a dénombré au moins trois frappes israéliennes sur le
bâtiment servant d’abri aux réfugiés, un endroit dont la vocation était connue de
Tsahal. «L’emplacement de l’école élémentaire Jabalia pour jeunes filles et le
fait que celle-ci abritait des milliers de personnes déplacées ont été
communiqués à l’armée israélienne à 17 reprises afin d’assurer sa protection,
Krähenbühl a-t-il ajouté, la dernière fois à 20 h 50 hier soir, soit quelques heures
avant le bombardement fatidique[39].»
L’attaque a également fait l’objet de la condamnation «la plus ferme» de Ban
Ki-moon, secrétaire général des Nations Unies d’ordinaire plus réservé. «Rien
n’est plus indigne que de s’en prendre à des enfants endormis[40]», a affirmé
celui-ci. Rien n’indique en revanche que l’ambassadrice des États-Unis aux
Nations Unies «ait évoqué avec une boule dans la gorge les enfants tués» lors
des frappes israéliennes, ou de l’attaque contre Gaza en général.
Bernadette Meehan, porte-parole de la Maison-Blanche, a néanmoins réagi.
«Nous sommes vivement préoccupés par le sort des milliers de Palestiniens
déplacés qui, après s’être vus forcés d’évacuer leurs maisons par l’armée
israélienne, ne sont pas en sûreté dans les refuges désignés par l’ONU à Gaza.
Nous condamnons également ceux qui ont dissimulé des armes dans les
installations des Nations Unies à Gaza», a-t-elle déclaré. Elle négligeait de
mentionner que ces installations se révélaient inoccupées et que les armes
avaient été découvertes par l’UNRWA, qui s’était déjà prononcé pour condamner
les coupables[41].
L’administration s’est plus tard associée à de plus franches condamnations de
ce crime précis, sans cesser de livrer des armes à Israël. Ce faisant, le porte-
parole du Pentagone Steve Warren a néanmoins déclaré aux journalistes: «Il est
désormais évident que les Israéliens doivent redoubler d’efforts pour satisfaire à
leurs standards très élevés […] au chapitre de la protection des civils», les
standards élevés qu’Israël a maintenus des années durant tout en utilisant des
armes américaines[42].
Les attaques contre des enceintes de l’ONU abritant des réfugiés constituent
une autre spécialité israélienne. Parmi les cas notoires, citons le bombardement
d’un centre d’accueil pour réfugiés de Qana, clairement identifié comme tel, au
cours de la campagne sanguinaire baptisée Raisins de la colère, menée par
Shimon Peres en 1996. Cent six civils libanais qui y avaient trouvé refuge sont
morts, dont 52 enfants[43]. Il va sans dire qu’Israël n’a pas l’apanage de telles
méthodes. Vingt ans plus tôt, l’Afrique du Sud, son alliée, procédait à des
frappes aériennes visant le camp de réfugiés de Cassinga, situé dans une région
reculée de l’Angola et géré par le mouvement indépendantiste namibien South
West African People’s Organization (SWAPO)[44].
Les hauts responsables israéliens vantent la clémence de leur armée, laquelle
va jusqu’à informer les résidants du bombardement imminent de leur quartier. La
journaliste israélienne Amira Hass a décrit cette pratique comme du «sadisme
complaisamment déguisé en clémence». «Un message enregistré presse des
centaines de milliers de personnes de quitter leurs maisons ciblées et de gagner
un endroit tout aussi dangereux à dix kilomètres de là[45].» En réalité, il n’existe
aucun endroit dans cette prison à ciel ouvert qui soit protégé du sadisme
israélien.
Il s’avère difficile pour certains de profiter de la sollicitude d’Israël. Dans un
appel mondial, l’Église catholique de Gaza citait un prêtre témoignant de la
détresse des patients de la Maison du Christ, une maison de santé destinée au
soin des enfants handicapés. Israël ayant annoncé son intention d’attaquer le
secteur, ceux-ci ont été déplacés à l’église de la Sainte Famille. Néanmoins, le
prêtre écrivait peu après que «l’église a reçu un ordre d’évacuation. Ils vont
bombarder le secteur de Zeitun et les gens ont déjà commencé à fuir. Le
problème, c’est que le prêtre F. George et les trois sœurs de Mère Teresa doivent
veiller sur 29 enfants handicapés et 9 dames âgées incapables de se déplacer.
Comment feront-ils pour s’en aller? Si quelqu’un peut intercéder en leur faveur
auprès d’un dirigeant, et prier, qu’il le fasse[46]».
Voilà qui n’aurait pas dû poser de problème. Israël avait déjà donné des
instructions à cette fin à l’hôpital de réadaptation Al-Wafa. Par ailleurs, quelques
États sont heureusement intervenus, dans la mesure de leurs capacités. Cinq pays
d’Amérique latine – le Brésil, le Chili, l’Équateur, le Salvador et le Pérou – ont
rappelé leurs ambassadeurs en Israël, imitant ainsi la Bolivie et le Venezuela, qui
avaient rompu leurs relations diplomatiques avec Israël à la suite de précédents
crimes[47]. Ces gestes symboliques constituaient un nouveau signe de
l’admirable changement en cours des relations internationales, alors qu’une
grande partie de l’Amérique latine se libère progressivement de la domination
occidentale et présente un modèle de conduite civilisée à ceux qui l’exercent
depuis cinq cents ans.
Le président le plus moral du monde, fidèle à ses habitudes, a réagi d’une tout
autre manière à ces affreuses révélations: il a exprimé sa sympathie aux
Israéliens, sévèrement condamné le Hamas et appelé à la modération des deux
camps. Lors de sa conférence de presse du mois d’août, Barack Obama a
néanmoins exprimé son inquiétude au sujet des Palestiniens «pris entre deux
feux» (où?), tout en réaffirmant vivement son soutien au droit d’Israël à se
défendre, comme tout le monde. Ou presque: il va de soi que les Palestiniens ne
jouissent pas de ce droit, surtout lorsque Israël fait preuve de bonne conduite et
s’en tient à sa norme du retour à la normale, consistant à les déposséder de leurs
terres, à les expulser de leurs maisons, à les soumettre à un siège barbare et à
mener contre eux de constantes attaques à l’aide des armes fournies par son
protecteur.
Les Palestiniens sont comme les Noirs africains, les réfugiés namibiens du
camp de Cassinga par exemple, tous des terroristes ne bénéficiant pas du droit à
l’autodéfense.
Une trêve humanitaire de soixante-douze heures devait entrer en vigueur le
1er août à 8 heures. Elle a été rompue presque aussitôt. Selon un communiqué de
presse du centre pour les droits de la personne Al Mezan de Gaza, réputé pour sa
fiabilité, l’un de ses travailleurs à Rafah, ville du Sud située près de la frontière
égyptienne, a entendu des tirs d’artillerie israéliens aux alentours de 8 h 05. Vers
9 h 30, la capture d’un soldat israélien ayant entre-temps été rapportée, le
bombardement de Rafah par l’artillerie et l’aviation battait son plein, faisant
vraisemblablement des dizaines de morts et des centaines de blessés parmi les
habitants rentrés chez eux à l’annonce de l’entrée en vigueur du cessez-le-feu,
bien que les chiffres n’aient pu être vérifiés.
La veille, le 31 juillet, la Coastal Municipalities Water Utility, unique
fournisseur d’eau dans la bande de Gaza, avait annoncé qu’elle n’était plus en
mesure d’assurer les services de distribution et d’assainissement d’eau en raison
d’une pénurie de carburant et d’attaques répétées contre son personnel. Selon le
centre Al Mezan, à ce moment-là «la plupart des services sanitaires élémentaires
[avaient] cessé de fonctionner dans la bande de Gaza à cause du manque de
services d’eau, de ramassage des ordures et d’hygiène environnementale.
L’UNRWA a également émis une alerte de risque imminent de propagation des
maladies dû à l’interruption des services d’eau et d’assainissement[48]». Pendant
ce temps, à la veille de l’entrée en vigueur du cessez-le-feu, les missiles
israéliens continuaient de pleuvoir et de tuer et blesser les habitants de la région.
Lorsque la débauche de sadisme actuelle prendra fin, on ne sait pas quand,
Israël compte bien continuer à mener en toute liberté ses politiques criminelles
dans les territoires occupés, et ce, sans ingérence extérieure. Les Gazaouis, en
vertu du retour à la normale, seront libres de réintégrer leurs prisons dirigées par
Israël et d’assister sans broncher, en Cisjordanie, au démantèlement du peu de
biens fonciers qu’il leur reste.
Voilà qui constitue l’issue la plus probable si les États-Unis maintiennent leur
soutien décisif et pratiquement unilatéral aux crimes israéliens et persistent dans
leur rejet du consensus international de longue date en faveur d’une solution
diplomatique. Mais il suffirait que les États-Unis retirent ce soutien pour qu’un
avenir nettement différent se dessine. Il serait alors possible d’avancer vers la
«solution durable» pour Gaza préconisée par le secrétaire d’État John Kerry.
Celle-ci a fait l’objet d’une condamnation hystérique en Israël, car on peut y lire
un appel à la fin du siège de Gaza et des attaques routinières de l’armée
israélienne ainsi que, comble de l’horreur, un plaidoyer pour la mise en œuvre du
droit international dans les territoires occupés.
Respecter le droit international ne menacerait en rien la sécurité d’Israël; au
contraire, celle-ci en serait renforcée. Mais, comme l’a expliqué il y a quarante
ans Ezer Weizman, général puis président israélien, Israël ne pourrait alors
«exister à l’échelle, dans l’esprit et avec la qualité qu’il incarne désormais[49]».
On a vu des cas semblables dans l’histoire récente. Les généraux indonésiens
juraient qu’ils ne renonceraient jamais à ce que Gareth Evans, ministre des
Affaires étrangères de l’Australie, qualifiait de «province indonésienne du Timor
oriental» au moment de négocier un contrat en vue de mettre la main sur le
pétrole timorais. Tant que les États-Unis continuaient de les soutenir, comme ils
le faisaient depuis des décennies malgré des massacres dignes d’un génocide,
l’objectif des généraux était réaliste. En septembre 1999, cédant aux pressions
considérables de l’opinion américaine et internationale, le président Clinton a
fini par leur dire que la récréation était terminée. Ils se sont aussitôt retirés du
Timor oriental, Evans se lançant pour sa part dans une nouvelle carrière d’apôtre
bien-aimé de la «responsabilité de protéger», selon une interprétation visant bien
sûr à permettre à l’Occident d’employer la violence à sa guise[50].
L’Afrique du Sud constitue un autre exemple éclairant. En 1958, son ministre
des Affaires étrangères a informé l’ambassadeur des États-Unis que si son pays
était en passe de devenir un État paria, ce statut n’aurait aucune importance tant
qu’il bénéficierait du soutien de Washington. Cette estimation s’est révélée assez
juste; trente ans plus tard, Ronald Reagan incarnerait le dernier allié notable du
régime de l’apartheid, qui tenait bon envers et contre tous. En l’espace de
quelques années, Washington s’est rangée du côté du reste du monde et le
régime s’est effondré. Il va de soi que ce ne fut pas l’unique raison: on occulte
généralement, en Occident, le rôle remarquable et décisif joué par Cuba dans la
libération de l’Afrique du Sud. Les principaux intéressés, eux, s’en
souviennent[51].
Il y a quarante ans, Israël a pris la décision fatidique de tourner le dos à la
sécurité en faveur de l’expansion, rejetant un traité de paix proposé par l’Égypte
en échange de l’évacuation de la partie égyptienne du Sinaï, où il s’apprêtait à
entreprendre d’importants projets de construction et de peuplement. Depuis lors,
Israël n’a pas dérogé à cette politique, suivant un raisonnement similaire à celui
de l’Afrique du Sud en 1958.
Dans le cas d’Israël, un changement de politique des États-Unis s’avérerait
encore plus lourd de conséquences. Il en va ainsi des relations de pouvoir,
comme on l’a constaté à chaque occasion où Washington a exigé d’Israël qu’il
renonce à l’un de ses objectifs prioritaires. Ce dernier dispose désormais de peu
de recours. L’adoption de certaines politiques a fait de ce pays profondément
admiré un État redouté et décrié, une voie sur laquelle Israël continue avec une
détermination aveugle et qui l’entraîne vers le déclin moral et, potentiellement,
sa destruction.
La politique des États-Unis pourrait-elle changer? Voilà qui est loin d’être
impossible. L’opinion publique a largement basculé au cours des dernières
années, surtout parmi les jeunes, ce dont on ne peut faire entièrement
abstraction. Il existe depuis quelques années une solide base de revendications
exigeant de Washington qu’elle respecte ses propres lois et coupe l’aide militaire
à Israël. La loi des États-Unis stipule en effet qu’«aucune assistance en matière
de sécurité ne devrait être apportée à un État dont le gouvernement se livre
systématiquement à des violations flagrantes de droits de la personne reconnus
par les institutions internationales». Israël est assurément coupable de telles
violations systématiques des droits. Pour cette raison, Amnesty International,
pendant le déroulement de l’opération Plomb durci à Gaza, a appelé à un
embargo sur les armes contre Israël et le Hamas[52]. Le sénateur Patrick Leahy,
qui a rédigé cette disposition de la loi, en a évoqué l’application potentielle à
Israël à plusieurs reprises, et une action éducative, associative et militante
concertée pourrait permettre de mener cette initiative à bien[53]. Les effets en
seraient déjà significatifs, et fourniraient un tremplin pour d’autres actions,
visant à non seulement punir Israël pour ses agissements criminels, mais aussi à
contraindre Washington à rejoindre la «communauté internationale» dans le
respect du droit international et des principes moraux élémentaires.
Rien n’aurait davantage d’importance pour les Palestiniens, victimes tragiques
de nombreuses années de violence et de répression.
Chapitre 15

Compte à rebours jusqu’à minuit

S I UNE ESPÈCE EXTRATERRESTRE QUELCONQUE


reconstituait l’histoire d’homo sapiens, elle
pourrait diviser celle-ci en deux ères distinctes: celle d’avant les armes
nucléaires et celle qui s’est ouverte le 6 août 1945, premier jour du compte à
rebours menant peut-être à la fin peu glorieuse de cette curieuse espèce
d’hominidés. Tout indique en effet que l’être humain dispose désormais d’une
intelligence lui permettant de mettre au point les moyens de sa propre
destruction, mais pas des capacités morales et intellectuelles de freiner ses pires
instincts.
La nouvelle ère a été inaugurée par le «succès» de Little Boy, une simple
bombe atomique. Le quatrième jour, Nagasaki découvrait à ses dépens la
grandeur technologique de Fat Man, d’une conception plus sophistiquée. Cinq
jours plus tard, on a procédé à ce que l’histoire officielle de l’armée de l’air
désigne sous le nom d’«apothéose», soit un raid aérien de 1 000 avions – une
réalisation de taille – sur les villes du Japon. Le raid a fait des milliers de
victimes alors que des tracts tombant du ciel proclamaient: «Le Japon a
capitulé.» Le président a annoncé cette capitulation avant même que le dernier
B-29 ait regagné sa base[1].
Voilà sous quels auspices favorables s’est ouverte l’ère des armes nucléaires.
À l’heure où nous entrons dans sa soixante-dixième année, nous devrions nous
émerveiller du fait d’être encore en vie. On ne peut que supposer le nombre
d’années qu’il nous reste.
Le général Lee Butler, ancien commandant du United States Strategic
Command (STRATCOM), responsable des armes et de la stratégie nucléaires,
s’est prononcé au sujet de ces sombres perspectives. Il y a plus de vingt ans,
Butler écrivait que l’humanité avait jusqu’alors survécu à l’ère des armes
nucléaires «grâce à une combinaison d’habileté, de chance et d’intervention
divine, cette dernière comptant à mon avis pour beaucoup[2]». Revenant en détail
sur sa longue carrière consacrée au développement de stratégies d’armement
nucléaire et à l’organisation des forces chargées de les mettre en œuvre avec
efficacité, il a admis non sans regret avoir fait partie «des plus ardents défenseurs
de la foi dans les armes nucléaires». Néanmoins, poursuivait-il, il avait
finalement pris conscience qu’il était désormais de son «devoir d’affirmer avec
la plus grande conviction qu’elles nous avaient causé un tort considérable». «Au
nom de quelle autorité des générations successives de dirigeants dans les pays
dotés d’armes nucléaires s’arrogent-ils le pouvoir de décider des chances de
survie sur notre planète? demandait-il. De façon plus pressante, comment se fait-
il que l’on continue à faire preuve d’une si stupéfiante témérité à un moment où
l’on devrait se mettre à trembler devant notre folie et à coopérer pour mettre un
terme à ses manifestations les plus létales[3]?»
Butler a désigné le plan stratégique américain de 1960 appelant à une frappe
automatique massive contre le monde communiste de «document le plus absurde
et irresponsable qu’il m’a été donné de voir[4]». Sa contrepartie soviétique
s’avérait sans doute encore plus insensée. Mais il est important de garder à
l’esprit que les cas de folie ne manquent pas, à commencer par le fatalisme
devant des menaces si inquiétantes pour la vie sur Terre.

La survie à l’aube de la guerre froide


Si l’on en croit la doctrine communément admise chez les intellectuels, la
première vocation de l’État est d’assurer la «sécurité nationale». Il est
amplement démontré, toutefois, que la doctrine de la sécurité nationale
n’englobe pas la sécurité de la population. L’histoire révèle par exemple que la
menace d’une destruction instantanée par des armes nucléaires ne figure pas en
tête des préoccupations des décideurs. Ceux-ci en ont très vite fourni la preuve,
et leurs priorités n’ont guère changé depuis.
Aux premières heures de l’ère des armes nucléaires, les États-Unis jouissaient
d’une puissance considérable et d’une sécurité à toute épreuve; ils avaient la
mainmise sur l’hémisphère, les océans Atlantique et Pacifique ainsi que sur ce
qui se trouvait sur les autres rives de ces océans. Bien avant la Seconde Guerre
mondiale, il s’agissait de loin du pays le plus riche du monde, aux atouts
inégalés. Durant la guerre, leur économie a prospéré alors que les autres sociétés
industrielles étaient dévastées ou terriblement affaiblies. Au moment où
s’ouvrait la nouvelle ère, les États-Unis disposaient de près de la moitié de la
richesse mondiale et d’une part encore plus importante de sa capacité de
production.
Il existait, néanmoins, une menace potentielle: des missiles balistiques
intercontinentaux à tête nucléaire. Cette menace a fait l’objet d’un examen dans
le cadre d’une étude savante classique sur les politiques nucléaires, dont l’auteur,
le conseiller à la sécurité nationale des administrations Kennedy et Johnson,
McGeorge Bundy, disposait d’un accès aux sources les plus confidentielles[5].
Selon ce dernier, «le développement opportun de missiles balistiques sous
l’administration Eisenhower constitue l’une des plus belles réalisations de ces
huit années. Cependant, il faut d’abord admettre que les États-Unis, comme
l’Union soviétique, se trouveraient confrontés à une menace nucléaire bien
moindre de nos jours si [ces] missiles n’avaient jamais été conçus». Son
commentaire suivant est éclairant: «Je n’ai connaissance d’aucune proposition
actuelle, émanant de ces gouvernements ou d’autres institutions, en vue d’une
entente visant à interdire les missiles balistiques[6].» En bref, il n’existait
visiblement aucune volonté d’écarter la seule menace sérieuse à l’endroit des
États-Unis, c’est-à-dire la menace d’une destruction totale lors d’une guerre
nucléaire avec l’Union soviétique.
Cette menace aurait-elle pu être écartée? On ne peut bien sûr en avoir le cœur
net, mais voilà qui est loin d’être inconcevable. Les Soviétiques, accusant du
retard sur le plan du développement industriel et technologique, se trouvaient
d’autant plus exposés à la menace. Leur vulnérabilité devant de tels systèmes
d’armement était donc largement supérieure à celle des États-Unis. Des
occasions d’envisager la possibilité d’un désarmement se sont peut-être
présentées, mais compte tenu de l’extraordinaire hystérie ambiante de l’époque,
elles n’auraient guère pu rencontrer d’écho. Et cette hystérie s’avérait bel et bien
extraordinaire; la rhétorique employée dans d’importants documents officiels de
l’heure, comme le NSC-68 du NSC, en témoigne de façon troublante.
Parmi les occasions d’atténuer la menace, on peut citer la proposition
admirable, en 1952, du dirigeant soviétique Joseph Staline de permettre à
l’Allemagne de se réunifier lors d’élections libres à la condition qu’elle ne se
joigne pas ensuite à une alliance militaire hostile. Cette condition n’avait rien
d’excessif au regard de l’histoire du demi-siècle alors écoulé, durant lequel
l’Allemagne avait pratiquement détruit l’Union soviétique à deux reprises,
imposant un lourd tribut en vies humaines.
Si elle a été prise au sérieux par James Warburg, observateur politique
respecté, on a surtout ridiculisé, voire ignoré l’offre de Staline. De récentes
recherches font état d’un changement de point de vue. Pour Adam Ulam,
spécialiste de l’Union soviétique farouchement anticommuniste, la proposition
de Staline reste un «grand mystère». Washington «a aussitôt rejeté
catégoriquement l’initiative de Moscou», écrit-il, pour des motifs «qui
manquaient cruellement de sérieux». Cet échec politique et, plus généralement,
intellectuel a laissé en suspens «la question fondamentale», ajoute Ulam:
«Staline était-il réellement prêt à sacrifier la jeune République démocratique
allemande (RDA) sur l’autel de la véritable démocratie», ce dont les
conséquences pour la paix mondiale et la sécurité américaine auraient pu
s’avérer considérables[7]?
En analysant de récentes études dans les archives soviétiques, Melvyn Leffler,
chercheur de premier plan en ce qui a trait à la guerre froide, a constaté que
nombre de ses homologues étaient surpris de découvrir «[la suggestion faite] au
Kremlin par [Lavrenti] Beria – le sinistre et cruel chef de la police secrète
[soviétique] – de proposer à l’Ouest un marché portant sur la réunification et la
neutralisation de l’Allemagne», et acceptant «de sacrifier le régime communiste
d’Allemagne de l’Est pour atténuer les tensions entre l’Est et l’Ouest» et
améliorer les conditions politiques et économiques en Union soviétique, autant
d’occasions manquées au profit de l’adhésion de l’Allemagne à l’OTAN[8].
Dans ces circonstances, il n’est pas exclu que l’on ait pu aboutir à un accord
qui aurait protégé la sécurité de la population américaine envers la principale
menace à l’horizon. Mais selon toute apparence, cette possibilité n’a pas été
envisagée, encore une illustration frappante du véritable rôle que joue la sécurité
dans la politique d’État.

La crise des missiles de Cuba et ses répercussions


Cette conclusion serait réaffirmée à maintes reprises au cours des années
suivantes. Lorsqu’à la mort de Staline, Nikita Khrouchtchev a pris les rênes du
pouvoir en Union soviétique, il a reconnu que son pays n’avait pas la capacité de
se mesurer militairement aux États-Unis, nation la plus riche et puissante de tous
les temps. Si elle souhaitait surmonter son retard économique et les effets
dévastateurs de la dernière guerre mondiale, l’Union soviétique allait devoir
freiner la course aux armements.
Pour ce faire, Khrouchtchev a suggéré de draconiennes réductions mutuelles
en matière d’armes offensives. L’administration Kennedy entrante a étudié la
proposition avant de la rejeter, optant à sa place pour une expansion militaire
rapide, et ce, malgré la nette domination des États-Unis à ce chapitre. Selon le
regretté Kenneth Waltz, soutenu à cet égard par d’autres analystes stratégiques
étroitement liés au renseignement américain, l’administration Kennedy «a
entrepris le plus important renforcement des capacités militaires stratégiques et
classiques dont le monde a été témoin en temps de paix […] malgré les efforts de
Khrouchtchev pour aboutir à une réduction majeure des forces classiques et à
une stratégie de dissuasion minimale, et en dépit du fait que l’équilibre des
armes stratégiques s’avérait nettement en faveur des États-Unis». Là encore, le
gouvernement a choisi de mettre en péril la sécurité nationale pour accroître le
pouvoir d’État.
Les Soviétiques ont alors réagi en installant, en octobre 1962, des missiles
nucléaires à Cuba afin de rétablir quelque peu l’équilibre. Ce geste était entre
autres motivé par la campagne de terreur de Kennedy contre le pays de Fidel
Castro, censée se solder par une invasion le mois même, ce dont l’Union
soviétique et Cuba avaient peut-être connaissance. La «crise des missiles» qui
s’ensuivit a constitué «le moment le plus dangereux de l’histoire», pour
emprunter les mots d’Arthur Schlesinger Jr, conseiller et confident du président
Kennedy. Il est symptomatique que Kennedy soit couvert d’éloges pour le
courageux sang-froid et la qualité d’homme d’État dont il a fait preuve au plus
fort de la crise, alors qu’il avait exposé la population à un risque majeur dans le
seul intérêt de préserver l’image du pays et la sienne.
Dix ans plus tard, aux derniers jours de la guerre du Kippour de 1973, une
alerte nucléaire a été déclarée par Henry Kissinger, alors conseiller à la sécurité
nationale du président Nixon. Celle-ci avait pour objet de dissuader les
Soviétiques d’intervenir dans les délicates manœuvres diplomatiques destinées à
assurer la victoire israélienne (relative, les États-Unis conservant la maîtrise
unilatérale de la région). Et les manœuvres s’avéraient effectivement délicates:
les États-Unis et l’Union soviétique avaient imposé conjointement un cessez-le-
feu, que Kissinger avait discrètement autorisé Israël à enfreindre. D’où la
nécessité d’une alerte nucléaire pour tenir les Soviétiques à l’écart. La sécurité
des Américains, quant à elle, demeurait toujours aussi incertaine[9].
Au début des années 1980, l’administration Reagan a déclenché des
opérations visant à éprouver les défenses aériennes russes en simulant des
attaques aérienne et navale ainsi qu’une alerte nucléaire maximale, que les
Soviétiques étaient censés détecter. Ces agissements avaient lieu dans un
contexte de tensions déjà élevées: Washington déployait en Europe des missiles
stratégiques Pershing II, dont le temps de vol jusqu’à Moscou était de dix
minutes. Le président Reagan avait en outre annoncé le programme d’initiative
de défense stratégique (ou «Guerre des étoiles»), qui, aux yeux des Soviétiques,
apparaissait comme une arme de première frappe, conformément à
l’interprétation standard de la défense antimissile chez tous les protagonistes.
D’autres tensions s’aggravaient également.
Naturellement, ces actions suscitaient la plus grande inquiétude en Union
soviétique, laquelle, contrairement aux États-Unis, était non seulement
vulnérable, mais aussi habituée aux invasions et aux destructions. On a frôlé la
guerre de peu en 1983. Des archives récemment rendues publiques révèlent que
le danger était plus sérieux encore que les historiens ne l’avaient d’abord cru.
Une étude émanant des plus hautes sphères du renseignement américain,
intitulée «The War Scare Was for Real» (La Guerre des étoiles n’était pas une
blague), a montré que le renseignement sous-estimait peut-être les craintes
soviétiques et la menace d’une frappe nucléaire préventive de l’Union
soviétique. Les manœuvres des États-Unis «ont presque conduit à une frappe
nucléaire préventive», selon un article du Journal of Strategic Studies[10].
Le danger ne s’arrêtait pas là, ainsi qu’on l’a appris en automne 2013. La
BBC a en effet relaté que pendant ces événements lourds de menaces pour le
monde, les systèmes d’alerte lointaine de l’Union soviétique ont détecté une
frappe balistique imminente des États-Unis, déclenchant le plus haut niveau
d’alerte de son arsenal nucléaire. Le protocole pour l’armée soviétique était de
riposter par sa propre attaque nucléaire. Heureusement, l’officier en poste,
Stanislav Petrov, a décidé de désobéir aux ordres et de ne pas signaler l’alerte à
ses supérieurs. Il a reçu une réprimande officielle. Grâce à son manquement au
devoir, nous sommes là pour en parler aujourd’hui[11].
Comme leurs prédécesseurs, les décideurs de l’administration Reagan
faisaient peu de cas de la sécurité de la population. Il en va toujours ainsi à notre
époque en dépit des nombreux accidents nucléaires quasi catastrophiques
survenus au fil des années, dont un grand nombre sont passés en revue par Eric
Schlosser dans une terrifiante étude[12]. Autrement dit, les conclusions du
général Butler s’avèrent difficilement contestables.

La survie dans l’après-guerre froide


Le bilan des actions et des doctrines de l’après-guerre froide n’est pas plus
rassurant. Tout président qui se respecte se doit d’avoir une doctrine. Clinton
résumait la sienne par le slogan «multilatéral si possible, unilatéral si
nécessaire». Cette dernière partie de la formule a fait l’objet d’une explication
plus détaillée devant le Congrès: les États-Unis s’arrogent le droit de recourir
«unilatéralement [à la] puissance militaire» afin de s’assurer «un accès illimité
aux marchés clés, à l’approvisionnement énergétique et aux ressources
stratégiques[13]».
Simultanément, le STRATCOM publiait une importante étude intitulée
«Essentials of Post-Cold War Deterrence» (Aspects fondamentaux de la
dissuasion dans l’après-guerre froide), et ce, bien après la chute de l’Union
soviétique et alors que Clinton mettait en œuvre le projet de Bush père consistant
à élargir l’OTAN vers l’est, ce dont on observe les répercussions aujourd’hui[14].
Cette étude portait sur «le rôle des armes nucléaires dans l’après-guerre froide».
Selon l’une de ses principales conclusions, il est impératif que les États-Unis
conservent le droit de déclencher une première frappe, y compris contre des pays
non dotés d’armes nucléaires. Qui plus est, il faut constamment tenir les armes
nucléaires prêtes à être utilisées, car elles «jettent une ombre sur tout conflit».
Autrement dit, celles-ci sont déployées à chaque instant, à la manière d’un
revolver que l’on utiliserait sans faire feu lors d’un braquage (un argument
maintes fois invoqué par Daniel Ellsberg). Toujours selon le STRATCOM, «les
décideurs ne devraient pas faire preuve de trop de rationalité en déterminant […]
ce qui compte le plus aux yeux de l’adversaire». Il existe nombre de cibles
potentielles. «Il est désavantageux de paraître trop rationnels et pondérés. […]
Les États-Unis devraient projeter une image suggérant qu’ils peuvent se montrer
vindicatifs et irrationnels si leurs intérêts vitaux sont menacés.» Il est «bénéfique
[pour leur position stratégique] si certains éléments donnent l’impression de
pouvoir se révéler “incontrôlables”», représentant ainsi une constante menace
d’attaque nucléaire – une violation grave de la Charte de l’ONU, pour ceux que
ça intéresse.
L’étude mentionne à peine les nobles desseins sans cesse proclamés ou,
d’ailleurs, les obligations découlant du TNP d’agir de «bonne foi» pour
débarrasser la planète de ce fléau. Elle évoque plutôt une adaptation du célèbre
distique d’Hilaire Belloc sur la mitrailleuse Maxim (pour citer le brillant
historien africain Chinweizu):
Quoi qu’il arrive, nous avons
la bombe atomique, et pas eux.

Clinton a bien sûr cédé la place à Bush fils, dont l’appui indéfectible à la guerre
préventive légitime pleinement une attaque comme celle du Japon contre la base
navale de Pearl Harbor en décembre 1941, lancée à un moment où les
militaristes japonais n’ignoraient pas que les usines de montage américaines
tournaient à plein régime pour fournir des B-17 (ou «forteresses volantes»)
destinés à être déployés vers ces bases dans l’intention de «réduire en cendres le
cœur industriel de l’empire en larguant des bombes incendiaires sur les
grouillantes fourmilières de bambou d’Honshu et de Kyushu». Du moins est-ce
ainsi que les objectifs d’avant-guerre ont été décrits par leur concepteur, le
général de l’armée de l’air Claire Lee Chenneault, avec l’approbation
enthousiaste du président Franklin Roosevelt, du secrétaire d’État Cordell Hull
et du général George Marshall, chef d’état-major de l’armée de terre[15].
Barack Obama est ensuite arrivé au pouvoir en tenant de beaux discours sur
l’abolition des armes nucléaires – qui coïncidaient avec le projet de consacrer un
billion de dollars à l’arsenal nucléaire des États-Unis au cours des trente
prochaines années, un pourcentage du budget militaire «comparable aux
dépenses effectuées sous le président Reagan dans les années 1980 pour doter [le
pays] de nouveaux systèmes stratégiques», d’après une étude du James Martin
Center for Nonproliferation Studies du Middlebury Institute of International
Studies de Monterey[16].
En outre, Obama n’a pas hésité à jouer avec le feu pour marquer des points.
Prenons par exemple la capture et l’assassinat d’Oussama Ben Laden par les
forces spéciales de la marine des États-Unis. Obama a évoqué l’événement avec
fierté à l’occasion d’un important discours sur la sécurité nationale en mai 2013.
Si le discours a fait l’objet d’une vaste couverture médiatique, un paragraphe
crucial a néanmoins été occulté[17].
Obama s’est félicité de l’opération avant d’ajouter que celle-ci ne saurait
constituer la norme. En effet, a-t-il déclaré, les risques «étaient énormes». Les
forces spéciales auraient pu «se laisser entraîner dans une longue fusillade». Si
par chance ce ne fut pas le cas, «les conséquences sur les relations [des États-
Unis] avec le Pakistan ainsi que les réactions de l’opinion pakistanaise devant
cette intrusion territoriale ont été […] dramatiques».
Ajoutons maintenant quelques détails à ce tableau. Les forces spéciales
avaient reçu l’ordre de résister à une éventuelle arrestation. En cas de fusillade,
elles ne se seraient pas retrouvées livrées à elles-mêmes; les États-Unis auraient
employé toute la puissance militaire nécessaire pour les tirer de là. Le Pakistan
dispose d’une armée puissante et bien entraînée, très protectrice de la
souveraineté nationale. Il possède par ailleurs des armes nucléaires, et les
spécialistes pakistanais s’inquiètent d’une possible infiltration djihadiste dans
leurs systèmes de sécurité. D’autre part, chacun sait que les campagnes de
terreur par drone de Washington, entre autres politiques, ont suscité aigreur et
radicalisation parmi la population pakistanaise.
Alors que les forces spéciales se trouvaient toujours à l’intérieur du repaire de
Ben Laden, le chef d’état-major pakistanais, Ashfaq Parvez Kayani, a eu vent du
raid et a donné l’ordre à son armée d’«affronter tout avion non identifié»,
supposant qu’il s’agirait d’un avion indien. Pendant ce temps, à Kaboul, David
Petraeus, commandant de la Force internationale d’assistance et de sécurité
(FIAS), ordonnait aux «avions de combat de répliquer» en cas de «décollage
immédiat des chasseurs à réaction» pakistanais[18].
Obama n’a pas tort, nous avons heureusement évité le pire, même si l’issue
aurait pu s’avérer catastrophique. Mais ces risques ne constituaient pas un motif
d’inquiétude manifeste. Ni un sujet de commentaires.
Comme l’a noté le général Butler, avoir échappé jusqu’ici à la destruction
relève du quasi-miracle, et plus nous persistons à tenter le sort, plus nos espoirs
qu’une intervention divine perpétue le miracle s’amenuisent.
Chapitre 16

Des cessez-le-feu
constamment rompus

L E 26 AOÛT 2014, Israël et l’Autorité palestinienne ont conclu un cessez-le-feu


après cinquante jours d’offensive israélienne contre Gaza. Celle-ci avait
causé la mort de 2 100 Palestiniens et laissé dans son sillage un paysage de
dévastation. L’entente stipulait qu’Israël, comme le Hamas, devait mettre fin à
toute opération militaire et exigeait une levée partielle du blocus subi par Gaza
depuis de nombreuses années.
Ce cessez-le-feu ne constituait néanmoins que le dernier-né d’une série
d’accords signés au terme de chaque phase de recrudescence de la violence
israélienne contre Gaza. Les termes de l’accord n’ont guère changé au fil du
temps. Israël a pour habitude de les enfreindre, alors que le Hamas les respecte
jusqu’à ce qu’une brusque augmentation de la violence de l’État juif le pousse à
riposter, offrant en retour un prétexte à Israël pour redoubler de brutalité. Si le
jargon israélien parle souvent de «tondre le gazon» en référence à ces escalades,
dans le cas de l’opération de 2014, la description d’un officier militaire
américain, affirmant avec consternation qu’on avait «arraché la couche arable»,
s’avère plus juste.
La première de ces trêves s’inscrivait dans le cadre de l’Accord sur les
déplacements et l’accès, conclu par Israël et l’Autorité palestinienne en
novembre 2005. Les deux camps ont alors convenu d’ouvrir le point de passage
de Rafah, entre Gaza et l’Égypte, à l’exportation des biens et à la circulation des
personnes, de laisser ouverts en tout temps les points de passage entre Gaza et
Israël en vue de l’importation et de l’exportation de biens et de la circulation des
personnes, de réduire les entraves aux déplacements en Cisjordanie, d’organiser
des convois d’autocars et de camions entre la Cisjordanie et Gaza, de construire
un port de mer à Gaza et de remettre en service l’aéroport de Gaza, détruit par
les bombes israéliennes.
L’accord a été signé peu après le retrait des colons et des militaires israéliens
de Gaza. Dov Weisglass, proche du premier ministre Ariel Sharon alors
responsable de le négocier et de le mettre en œuvre, en a expliqué le motif avec
un cynisme caractéristique: «Le désengagement est en réalité du formaldéhyde.
Il fournit la dose de formaldéhyde nécessaire pour écarter tout processus
politique avec les Palestiniens[1].»
Les faucons israéliens estimaient en effet qu’au lieu de consacrer des
ressources considérables au maintien de quelques milliers de colons dans les
colonies illégales d’une Gaza dévastée, il s’avérait plus judicieux de les
transférer dans des communautés illégales et subventionnées situées dans des
zones de Cisjordanie qu’Israël a bien l’intention de conserver.
Le retrait a été dépeint comme un effort de paix exemplaire, mais la réalité
était fort différente. Israël n’a jamais renoncé à sa mainmise sur Gaza. Par
conséquent, il y détient le statut de puissance occupante aux yeux des Nations
Unies, des États-Unis et d’autres pays (hormis bien sûr lui-même). Dans leur
histoire détaillée de la colonisation des territoires occupés, Idith Zertal et Akiva
Eldar, respectivement historienne et journaliste israéliens, décrivent ce qui s’est
réellement produit lors de ce «retrait»: Israël n’a pas accordé au territoire en
ruine «le moindre répit militaire ou un quelconque allègement du tribut
quotidien que les habitants doivent payer à l’occupant». À la suite du retrait,
«Israël a laissé dans son sillage une terre brûlée, des services publics réduits à
néant et une population désorientée. La destruction des colonies était l’œuvre
peu magnanime d’un occupant peu clairvoyant, qui dans les faits continue de
régner sur le territoire en tuant et en harcelant ses habitants au moyen de sa
puissance militaire colossale[2]».

Les opérations Plomb durci et Pilier de défense


Israël a eu tôt fait de trouver un prétexte pour enfreindre plus sérieusement
l’accord de novembre. En janvier 2006, les Palestiniens ont commis un grave
impair. Ils se sont «trompés de candidat» à l’occasion d’élections placées sous
haute surveillance, confiant les rênes de leur Parlement au Hamas. Israël et les
États-Unis ont aussitôt imposé de sévères sanctions, révélant au monde la vraie
nature de leur conception de la «promotion de la démocratie», et ont bientôt
planifié un coup d’État militaire destiné à renverser l’intolérable gouvernement
élu, selon la procédure d’usage. Le Hamas a devancé le coup en 2007,
provoquant l’intensification du blocus contre Gaza et inaugurant une série
d’attaques régulières par Israël. Voter pour le mauvais candidat lors d’élections
libres constituait une offense déjà grave, mais mettre en échec un coup d’État
militaire planifié par les États-Unis s’est révélé un crime impardonnable.
Un nouvel accord de cessez-le-feu a été conclu en juin 2008. Il stipulait lui
aussi l’ouverture des points de passage frontaliers de sorte à «permettre la
circulation de tous les biens ayant fait l’objet d’interdiction ou de restrictions».
Israël s’y est formellement engagé, avant d’ajouter que le Hamas devait d’abord
libérer Gilad Shalit, un soldat israélien qu’il détenait prisonnier.
L’État juif affiche lui-même un lourd bilan en matière d’enlèvements de civils
au Liban ou dans les eaux internationales, les soumettant ensuite à des détentions
prolongées malgré l’absence d’accusations crédibles, quelquefois à titre
d’otages. L’emprisonnement de civils à partir d’accusations douteuses ou
inexistantes constitue en outre une pratique courante dans les territoires contrôlés
par Israël.
Non content de maintenir le blocus en violation de l’accord de cessez-le-feu
de 2008, Israël s’y est appliqué avec une extrême rigueur, allant même jusqu’à
empêcher l’UNRWA de renouveler ses stocks[3]. Le 4 novembre, alors que tous
les regards étaient tournés vers l’élection présidentielle aux États-Unis, les
troupes israéliennes ont pénétré dans Gaza et tué une demi-douzaine de militants
du Hamas. Le Hamas a riposté par des tirs de missiles et un échange de feux en a
résulté (toutes les victimes étaient palestiniennes). Fin décembre, le Hamas a
proposé un renouvellement du cessez-le-feu. Après avoir étudié la proposition,
Israël l’a rejetée, optant plutôt pour le déclenchement de l’opération Plomb
durci, un raid de trois semaines mené dans la bande de Gaza avec une puissance
militaire disproportionnée. Les atrocités commises ont été amplement
documentées par les organismes internationaux et israéliens des droits de la
personne.
Le 8 janvier 2009, alors que l’opération Plomb durci déchaînait toute sa
fureur, le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté une résolution unanime (avec
l’abstention des États-Unis) appelant à un «cessez-le-feu immédiat suivi du
retrait complet d’Israël, à l’approvisionnement de tout Gaza en vivres, en
carburant et en services médicaux, ainsi qu’au renforcement des dispositions
internationales pour lutter contre le trafic d’armes et de munitions[4]».
Un nouvel accord de cessez-le-feu a bien été conclu, semblable aux
précédents. Comme les autres, il n’a jamais vraiment été respecté et est tombé en
désuétude lors du déclenchement de l’épisode de tonte du gazon suivant,
l’opération Pilier de défense, en novembre 2012. Un coup d’œil au bilan des
victimes pour la période allant de janvier 2012 au déclenchement de cette
opération offre un bon aperçu de ce qui s’est produit entre-temps: 1 Israélien a
été tué par des tirs en provenance de Gaza alors que l’armée israélienne abattait
78 Palestiniens[5].
L’opération Pilier de défense s’est ouverte avec l’assassinat d’Ahmed Jabari,
officier de haut rang de l’aile militaire du Hamas. Aluf Benn, rédacteur en chef
du principal quotidien israélien, Haaretz, a décrit Jabari comme le «sous-
traitant» d’Israël à Gaza, alors chargé d’y faire régner un semblant d’ordre
depuis plus de cinq ans. On a comme d’habitude fourni un prétexte à
l’assassinat, mais Gershon Baskin, militant pacifiste israélien, en a fourni la
raison probable. Selon Baskin, qui négociait directement avec Jabari depuis des
années, dans les heures précédant sa mort, ce dernier «avait reçu l’ébauche d’un
accord de trêve permanente avec Israël, comprenant des mécanismes pour
maintenir le cessez-le-feu en cas de flambées de violence entre Israël et des
factions dans la bande de Gaza[6]».
Avec le temps, on ne compte plus les interventions israéliennes visant à faire
échouer toute possibilité de solution diplomatique.
Le premier acte de l’opération Pilier de défense s’est néanmoins soldé par un
accord de cessez-le-feu. Réitérant des clauses désormais bien connues, celui-ci
appelait les deux parties à mettre fin à toute opération militaire et à la levée
effective du blocus contre Gaza. Israël devait pour sa part «ouvrir des points de
passage afin de faciliter les déplacements des personnes et la circulation des
biens, et s’abstenir de restreindre la liberté de circulation des résidents et de
prendre ceux-ci pour cibles dans les zones frontalières[7]».
Nathan Thrall, analyste principal pour le Moyen-Orient de l’International
Crisis Group, a relaté ce qui s’est produit ensuite. Comme l’a admis le
renseignement israélien, le Hamas respectait les clauses du cessez-le-feu. «Israël,
écrit Thrall, ne voyait donc guère d’intérêt à respecter sa part du marché. Dans
les trois mois qui ont suivi la signature du cessez-le-feu, ses troupes ont mené de
fréquentes incursions à Gaza, fait feu sur des paysans palestiniens et des
résidents fouillant parmi les tas de déchets et les décombres de l’autre côté de la
frontière, et tiré sur des bateaux, empêchant les pêcheurs d’accéder à la majeure
partie des eaux de Gaza.» Autrement dit, le blocus n’a jamais pris fin. «Les
points de passage étaient sans cesse fermés. De prétendues zones tampons ont
été réinstaurées à l’intérieur de la bande de Gaza [auxquelles n’ont pas accès les
Palestiniens et qui contiennent un tiers ou plus de ses terres cultivables déjà bien
modestes]. Les importations ont connu une forte baisse, les exportations ont été
bloquées et il est devenu plus difficile pour les Gazaouis d’obtenir un permis
pour se rendre en Israël ou en Cisjordanie[8].»

Opération Bordure protectrice


Cette situation a prévalu jusqu’en avril 2014, moment où a eu lieu un événement
décisif. Les deux principaux groupes palestiniens, soit le Hamas, basé à Gaza, et
l’Autorité palestinienne, dominée par le Fatah et basée en Cisjordanie, ont
conclu un accord d’unité. Le gouvernement d’unité ne comptait dans ses rangs
aucun membre ou allié du Hamas, une concession de taille pour celui-ci. À bien
des égards, comme le fait remarquer Thrall, le Hamas cédait à l’Autorité
palestinienne la direction de Gaza. Elle y déploierait plusieurs milliers de
membres des forces de sécurité, et posterait ses gardes aux frontières et aux
points de passage, sans accorder au Hamas la réciproque dans le dispositif de
sécurité de la Cisjordanie. Pour finir, le gouvernement d’unité a accepté les trois
conditions émises de longue date par Washington et l’Union européenne: la non-
violence, le respect des accords antérieurs et la reconnaissance de l’État d’Israël.
Les autorités israéliennes étaient furieuses. Le gouvernement a aussitôt
déclaré qu’il refuserait de traiter avec le gouvernement d’unité et a annulé les
négociations à venir. Sa fureur a redoublé lorsque les États-Unis, aux côtés de la
vaste majorité du monde, ont fait part de leur soutien au gouvernement d’unité.
Israël a de bonnes raisons de s’opposer à l’unification des Palestiniens. La
première est que le conflit entre le Hamas et le Fatah lui a longtemps fourni un
prétexte rêvé pour refuser d’entamer des négociations sérieuses. Comment
négocier avec une entité divisée? Plus important, depuis plus de vingt ans, Israël
s’évertue à séparer Gaza et la Cisjordanie en violation des accords d’Oslo, qui
les désigne comme une unité territoriale indivisible. Il suffit d’un coup d’œil à
une carte pour saisir la logique de la manœuvre: séparée de Gaza, toute enclave
de Cisjordanie laissée aux Palestiniens se retrouve entièrement coupée du monde
extérieur.
D’autre part, Israël s’est systématiquement emparé de la vallée du Jourdain,
en chassant les Palestiniens, en implantant des colonies, en creusant des puits et
en s’assurant plus généralement que la région – environ un tiers de la
Cisjordanie et comprenant un large segment de ses terres arables – finira par être
intégrée à l’État juif au même titre que les autres qu’il a annexées. Ainsi, les
cantons palestiniens restants seront complètement cernés. L’unification avec
Gaza gênerait ces plans, qui remontent aux premières heures de l’occupation et
bénéficient de l’appui des deux principaux blocs politiques, auxquels
appartiennent des personnalités présentées comme des colombes, par exemple
l’ancien président Shimon Peres, l’un des maîtres d’œuvre de l’expansion
coloniale en Cisjordanie.
Comme d’habitude, il suffisait d’un prétexte pour se livrer à une nouvelle
surenchère de violence. L’occasion s’est présentée avec l’assassinat sauvage de
trois garçons israéliens d’une colonie de Cisjordanie. Un carnage de dix-huit
jours ciblant en premier lieu le Hamas s’est ensuivi. Le 2 septembre, Haaretz
rapportait qu’après des interrogatoires musclés, les services de sécurité israéliens
avaient déterminé que l’enlèvement des adolescents «était l’œuvre d’une cellule
indépendante» sans lien direct avec le Hamas[9]. Dix-huit jours de carnage
s’étaient néanmoins chargés de miner le gouvernement d’unité tant redouté.
Le Hamas a finalement riposté en tirant ses premières roquettes en dix-huit
mois, fournissant à Israël le prétexte dont il avait besoin pour déclencher
l’opération Bordure protectrice le 8 juillet. Cette offensive de cinquante jours
s’est révélée l’exercice le plus violent de tonte du gazon – à ce jour.

Opération nom à déterminer


Les circonstances sont aujourd’hui favorables pour qu’Israël mette fin à
plusieurs décennies de politiques visant à séparer Gaza de la Cisjordanie, et
respecte enfin un accord de cessez-le-feu majeur. La menace démocratique en
Égypte voisine s’est estompée, du moins provisoirement, et la violente dictature
militaire du général Abdel Fattah al-Sissi constitue un allié de choix appuyant le
maintien de l’emprise israélienne sur Gaza.
Le gouvernement palestinien d’unité, on l’a vu, a confié la surveillance des
frontières de Gaza aux troupes de l’Autorité palestinienne, entraînées par les
États-Unis. Le pouvoir pourrait être transféré à l’Autorité palestinienne, qui
dépend d’Israël pour sa survie et son financement. Israël pourrait estimer qu’il a
peu à craindre d’une autonomie limitée des enclaves palestiniennes restantes.
La remarque du premier ministre Benjamin Netanyahu comporte en outre une
part de vérité: «De nombreux acteurs de la région comprennent désormais que,
dans la lutte qui les menace, Israël constitue non pas un ennemi, mais un
partenaire[10].» Akiva Eldar, correspondant diplomatique israélien de premier
plan, ajoute cependant que «tous ces “nombreux acteurs de la région”
comprennent également qu’aucune avancée diplomatique conséquente ne peut
avoir lieu sans accord préalable sur la création d’un État palestinien basé sur les
frontières de 1967 et une solution juste et consensuelle au problème des
réfugiés». Voilà qui ne figure pas à l’ordre du jour israélien, observe-t-il[11].
Certains observateurs israéliens informés, notamment le chroniqueur Danny
Rubinstein, estiment qu’Israël est prêt à faire marche arrière et à relâcher son
emprise sur Gaza.
Nous verrons bien.
Le bilan des dernières années laisse entendre le contraire, et les premiers
signes ne sont guère prometteurs. Au terme de l’opération Bordure protectrice,
Israël a annoncé sa plus importante annexion de terres cisjordaniennes en trente
ans, soit près de 400 hectares. Selon la radio israélienne, cette prise de contrôle
constituait une mesure de représailles après l’assassinat de trois adolescents juifs
par des «militants du Hamas». Un garçon palestinien a été brûlé vif en réponse à
ces meurtres, mais les Palestiniens n’ont reçu aucune terre israélienne en
compensation. Un soldat israélien a tué Khalil Anati, âgé de dix ans, dans une
rue calme d’un camp de réfugiés près d’Hébron, avant de partir au volant de sa
jeep alors que l’enfant se vidait de son sang, là encore sans susciter de
réaction[12].
Anati comptait parmi les 23 Palestiniens (dont 3 enfants) tués par les forces
d’occupation israéliennes en Cisjordanie au cours de l’assaut contre Gaza, selon
l’ONU, qui rapporte également plus de 2 000 blessés, dont 38 % par des tirs à
balles réelles. «Aucune des victimes ne menaçait la vie des soldats», a écrit le
journaliste israélien Gideon Levy[13]. Tout cela dans le plus grand silence, le
même silence qui régnait pendant qu’Israël tuait, en moyenne, plus de deux
enfants palestiniens par semaine ces quatorze dernières années. Il s’agit après
tout de non-personnes.
Il est communément admis dans chaque camp que si l’annexion des terres
palestiniennes par Israël a tué dans l’œuf la solution à deux États, elle laisse
comme seule possibilité celle d’un État unitaire à l’ouest du Jourdain. Certains
Palestiniens s’en félicitent, prévoyant de mener alors une lutte pour leurs droits
civils inspirée du mouvement antiapartheid en Afrique du Sud. De nombreux
observateurs israéliens s’alarment du fait que le «problème démographique» qui
en résulterait, soit un taux de natalité arabe supérieur à celui des Juifs et la
diminution de l’immigration juive, compromettrait leur espoir de voir émerger
un «État juif démocratique».
Mais ces croyances sont contestables. De façon plus réaliste, on peut imaginer
qu’Israël, en lieu et place d’une solution à deux États, poursuivra la mise en
œuvre de ses plans consistant à s’emparer de tout ce qu’il juge valable en
Cisjordanie, empêchant ce faisant les concentrations de population palestinienne
et chassant les Palestiniens des zones en voie d’être intégrées à Israël. Voilà qui
devrait anticiper le «problème démographique».
Ces politiques fondamentales ont cours depuis la conquête de 1967 et
obéissent à un principe énoncé par Moshe Dayan, alors ministre de la Défense et
l’un des dirigeants israéliens les plus sensibles à la cause palestinienne. Celui-ci
encourageait les collègues de son parti à dire aux réfugiés palestiniens de
Cisjordanie: «Nous n’avons aucune solution. Vous continuerez à vivre comme
des chiens. Ceux qui souhaitent partir peuvent le faire. Nous verrons bien où
mènera ce processus[14].»
Cette proposition s’avérait naturelle en vertu de la conception dominante
exprimée en 1972 par le futur président, Chaïm Herzog: «Je ne m’oppose pas à
ce que les Palestiniens aient une opinion sur les sujets qui les concernent. […]
Mais je ne suis en aucun cas prêt à les considérer comme des partenaires sur une
terre dont notre nation a hérité il y a des milliers d’années. Pour les Juifs de cette
terre, il ne peut y avoir de partenaire.» Dayan demandait également qu’Israël
exerce une «domination permanente» (memshelet keva) sur les territoires
occupés[15]. La position actuelle de Netanyahu n’est donc guère nouvelle.
Durant un siècle, la colonisation sioniste de la Palestine s’est principalement
fondée sur la politique pragmatique du fait accompli, que le monde a fini par
accepter. Cette politique s’est révélée hautement efficace. Il y a tout lieu de
croire qu’elle perdurera tant que les États-Unis fourniront les soutiens militaire,
économique, diplomatique et idéologique nécessaires. Pour quiconque se soucie
des droits des Palestiniens opprimés, il ne peut exister plus grande priorité que
d’essayer de peser sur les politiques de Washington, un rêve qui n’a rien d’une
chimère.
Chapitre 17

Les États-Unis, un État terroriste de premier plan

I MAGINONS QUE L’ARTICLE À LA UNEde la Pravda fasse état d’une étude du KGB
analysant les opérations terroristes d’envergure menées par le Kremlin dans le
monde afin de déterminer les raisons de leur réussite ou de leur échec. Sa
conclusion: les réussites étant malheureusement rares, une refonte de la politique
s’impose. Supposons que l’article rapporte ensuite des propos de Vladimir
Poutine, selon lesquels celui-ci aurait demandé au KGB de conduire cette
enquête dans le but de trouver des cas où «le financement et la fourniture
d’armes à des insurrections dans des pays étrangers se sont avérés efficaces».
Compte tenu de la rareté de tels exemples, le président se dit réticent à
poursuivre ce type d’opérations.
Si, contre toute attente, un article de ce genre était publié, il ne manquerait pas
de susciter des cris d’indignation qui s’élèveraient jusqu’au ciel. La Russie serait
l’objet de condamnations (ou pire), non seulement pour le cruel bilan terroriste
dont elle ferait ouvertement état, mais également pour l’indifférence de ses
dirigeants et de sa classe politique, hormis en ce qui concerne l’efficacité du
terrorisme russe et les possibilités de l’améliorer.
S’il est en effet difficile d’imaginer la publication d’un tel article, elle a
récemment eu lieu, du moins en partie.
Le 14 octobre 2014, l’article à la une du New York Times rapportait une étude
de la CIA analysant les principales opérations terroristes menées par la Maison-
Blanche autour du monde, et ce, afin d’en déterminer les facteurs de réussite ou
d’échec. Ses conclusions s’avéraient identiques à celles mentionnées ci-dessus.
L’article citait ensuite le président Obama, lequel affirmait avoir mandaté la CIA
pour mettre en lumière les cas où «le financement et la fourniture d’armes à des
insurrections dans des pays étrangers se sont avérés efficaces». Étant donné, là
encore, les maigres résultats, le président se disait effectivement peu disposé à
continuer ces opérations[1].
Aucun cri d’indignation ne s’est élevé. Silence total.
Nous pouvons donc facilement en déduire que dans la culture politique
occidentale, il est considéré comme tout à fait naturel et juste qu’un État
terroriste voyou occupe la place de chef du monde libre et fasse publiquement
état de sa supériorité en matière de crimes. Et il s’avère tout aussi naturel et juste
que le lauréat du prix Nobel de la paix et avocat de droit constitutionnel
d’obédience libérale qui tient les rênes du pouvoir se soucie uniquement de
mener ces actions avec plus d’efficacité.
Un examen plus approfondi montre toute la pertinence de ces déductions.
L’article évoque en premier lieu les opérations des États-Unis, «de l’Angola à
Cuba en passant par le Nicaragua». Permettez-moi de réparer ici certaines
omissions, en m’appuyant sur les importantes recherches de Piero Gleijeses sur
le rôle de Cuba dans la libération de l’Afrique, notamment dans son dernier
ouvrage[2].
En Angola, les États-Unis se sont associés à l’Afrique du Sud pour apporter
un soutien décisif à Jonas Savimbi et à l’UNITA, son armée terroriste. Ce
soutien a continué même après la cuisante défaite de Savimbi lors d’une élection
placée sous haute surveillance et le retrait du soutien de l’Afrique du Sud à ce
«monstre dont la soif de pouvoir a entraîné d’épouvantables souffrances à son
peuple», comme l’a affirmé Marrack Goulding, ambassadeur du Royaume-Uni
en Angola, une déclaration appuyée par le chef du bureau de la CIA à Kinshasa.
Selon ce dernier, «il n’était guère judicieux» de soutenir le monstre «en raison de
l’étendue des crimes de Savimbi. Il était d’une extrême brutalité[3]».
En dépit d’opérations terroristes sanguinaires et de grande envergure
soutenues par les États-Unis en Angola, les forces cubaines ont chassé
l’agresseur sud-africain du pays, l’ont contraint à mettre fin à son occupation
illégale de la Namibie et ont ouvert la voie à une élection en Angola. Selon le
New York Times, au lendemain de sa défaite, Savimbi «a entièrement rejeté l’avis
de près de 800 observateurs électoraux internationaux [qui avaient jugé] le
scrutin […] libre et équitable», et continué à mener sa guerre de terreur avec
l’appui des États-Unis[4].
Nelson Mandela, enfin relâché de prison, n’a pas manqué de saluer la
contribution de Cuba à la libération de l’Afrique du Sud et à la fin de l’apartheid,
déclarant: «Au cours de ma captivité, Cuba a constitué une source d’inspiration
et Fidel Castro un symbole de ténacité. […] [Les victoires de Cuba] ont détruit le
mythe d’invincibilité de l’oppresseur blanc [et] redonné espoir aux masses
combattantes d’Afrique du Sud, […] un tournant dans la libération de notre
continent, et de mon peuple, du fléau de l’apartheid. […] Quels autres pays
peuvent faire valoir un altruisme comme celui dont a fait preuve Cuba dans ses
relations avec l’Afrique[5]?»
Le chef terroriste Henry Kissinger, à l’inverse, «avait une crise d’apoplexie»
devant l’indiscipline du «nabot» Castro, lequel, à ses yeux, devait être «écrasé»,
comme le rapportent William LeoGrande et Peter Kornbluh dans un ouvrage
rédigé à partir de documents récemment déclassifiés[6].
En ce qui a trait au Nicaragua, il est inutile de s’attarder sur la guerre de
terreur de Ronald Reagan. Celle-ci a continué bien après que la CIJ a ordonné à
Washington de mettre un terme à son «usage illégal de la force» (autrement
appelé «terrorisme international») et de verser d’importantes compensations, et
malgré l’adoption, en dépit du veto de Washington, d’une résolution du Conseil
de sécurité de l’ONU appelant tous les États (soit les États-Unis) à respecter le
droit international[7]. Il faut cependant reconnaître que la guerre terroriste de
Reagan au Nicaragua, prolongée par l’«homme d’État» George H.W. Bush, ne
fut pas aussi destructrice que le terrorisme d’État qu’il a appuyé avec zèle au
Salvador et au Guatemala. Le Nicaragua pouvait compter sur son armée pour
combattre les forces paramilitaires soutenues par les États-Unis, mais dans les
pays voisins, les terroristes visant la population étaient les forces de sécurité
nationale, armées et entraînées par Washington.
À Cuba, les opérations de terreur ont été déclenchées avec le plus grand
acharnement par le président Kennedy et son frère, le procureur général Robert
Kennedy, afin de punir Cuba d’avoir tenu en échec les États-Unis lors du
débarquement de la baie des Cochons. Cette guerre terroriste n’avait rien
d’anodin. Elle a mobilisé 400 Américains, 2 000 Cubains, une flotte privée de
hors-bords et un budget annuel de 50 millions de dollars. Elle était en partie
dirigée par une antenne de la CIA basée à Miami, et ce, en violation de la loi de
la neutralité ainsi que vraisemblablement de la loi interdisant à la CIA de mener
des opérations sur le territoire des États-Unis. Ces opérations comprenaient les
attentats contre des hôtels et des installations industrielles, l’envoi par le fond de
bateaux de pêche, l’empoisonnement de récoltes et de cheptels, la contamination
de stocks de sucre destinés à l’exportation, etc. Certaines de ces opérations
n’étaient pas officiellement avalisées par la CIA, mais étaient menées par des
forces terroristes qu’elle finançait et entraînait. La distinction n’a donc ici guère
d’importance.
Comme on le sait depuis, cette guerre de terreur (opération Mongoose) a
largement participé à l’envoi par Khrouchtchev de missiles à Cuba et à la «crise
des missiles», lors de laquelle le monde s’est retrouvé à deux doigts de
l’anéantissement nucléaire. Les «opérations» américaines à Cuba avaient donc
de profondes répercussions.
Un aspect plutôt mineur de cette guerre de terreur a retenu l’attention: les
nombreuses tentatives d’assassinat contre Fidel Castro, généralement
considérées comme de petites manigances de la CIA. En dehors de ces dernières,
rien de ce qui s’est produit n’a suscité un grand intérêt ou des analyses poussées.
La première étude sérieuse en anglais, largement ignorée malgré sa qualité
certaine, est l’œuvre du chercheur canadien Keith Bolender et a été publiée en
2010[8].
Les trois exemples évoqués dans l’article du New York Times à propos du
terrorisme des États-Unis ne constituent que la partie émergée de l’iceberg.
Néanmoins, il est bon de voir cet aveu de reconnaissance officielle de
l’implication de Washington dans des opérations de terreur sanguinaires et
destructrices, et de l’indifférence de sa classe politique, qui considère comme
normal et juste le fait d’appartenir à une superpuissance terroriste, à l’abri du
droit et des principes de la civilisation.
Chose curieuse, le monde n’y voit rien de normal. Selon les sondages
internationaux, les États-Unis sont perçus de très loin comme la principale
menace à la paix dans le monde[9]. Par chance, on a épargné aux Américains
cette information sans importance.
Chapitre 18

Le geste historique d’Obama

L ’INSTAURATION DE RELATIONS DIPLOMATIQUES entre les États-Unis et Cuba a été


largement saluée comme un événement de portée historique. Dans le
New Yorker, un article du journaliste Jon Lee Anderson, qui a signé des analyses
approfondies de la région, illustre la réaction typique des intellectuels libéraux:
Barack Obama a prouvé qu’il était un homme d’État capable de marquer l’histoire. Tout comme, à cette
occasion, Raúl Castro. Pour les Cubains, il s’agira d’un moment émotionnellement cathartique et
historiquement transformateur. Depuis cinquante ans, leur relation avec leur riche et puissant voisin du
Nord demeurait figée dans les années 1960. Leurs destinées restaient elles aussi figées, à un degré
surréaliste. [Ce réchauffement] est également important pour les Américains. La paix avec Cuba nous
ramène provisoirement à l’époque bénie où les États-Unis étaient une nation aimée partout dans le
monde et où John F. Kennedy, un jeune homme élégant, était au pouvoir – avant le Vietnam, avant
Allende, avant l’Irak et tous les autres malheurs – et nous permet de nous sentir fiers de nous-mêmes, car
nous avons finalement fait le bon choix[1].

Le passé n’est pas si idyllique que le suggère le mythe tenace de Camelot. La


présidence de John F. Kennedy n’a pas eu lieu «avant le Vietnam» – ni même
avant Allende et l’Irak, mais laissons cela de côté. Au Vietnam, au moment de
l’arrivée au pouvoir de John F. Kennedy, la brutalité du régime de Ngô Dinh
Diem imposé par les États-Unis avait fini par provoquer une résistance populaire
que le dirigeant ne parvenait pas à contenir.
Kennedy s’est donc empressé de transformer l’intervention américaine en
agression pure et simple, donnant l’ordre à ses forces aériennes de bombarder le
Vietnam du Sud (sous les couleurs sud-vietnamiennes, mais personne n’était
dupe), autorisant la destruction des récoltes et du bétail à l’aide de napalm et
d’armes chimiques et instaurant des mesures visant à envoyer les paysans dans
ce qui s’apparentait à des camps de concentration, afin de les «protéger» des
guérillas auxquelles, comme le savait Washington, ils étaient favorables.
En 1963, les rapports de la situation sur place suggéraient que la guerre de
Kennedy portait ses fruits. Mais celle-ci devait rencontrer un grave problème. En
août, l’administration apprenait que le gouvernement Diem souhaitait
entreprendre des négociations avec le Vietnam du Nord pour mettre fin au
conflit.
Si John F. Kennedy avait eu la moindre intention de battre en retraite, voilà
qui aurait constitué l’occasion rêvée de le faire avec élégance, sans coûts
politiques à la clé. Il aurait pu prétendre, fidèle à l’usage, que la courageuse
intervention américaine pour la liberté avait contraint le Vietnam du Nord à
«capituler». Au lieu de quoi Washington a appuyé un coup d’État militaire
destiné à porter au pouvoir des généraux bellicistes mieux disposés envers les
véritables visées de John F. Kennedy. Ce faisant, le président Diem et son frère
ont été assassinés. La victoire se dessinant manifestement à l’horizon, Kennedy a
accepté à contrecœur une proposition du secrétaire à la Défense Robert
McNamara en vue du retrait progressif des troupes, mais à une seule condition
cruciale: après la victoire seulement. Kennedy n’en démordrait pas jusqu’à son
assassinat quelques semaines plus tard. De nombreuses théories ont été
formulées au sujet de ces événements, mais elles s’effondrent rapidement sous le
poids de l’abondante documentation s’y rapportant[2].
Ailleurs, l’histoire ne ressemblait pas davantage aux légendes de Camelot.
L’une des décisions les plus lourdes de conséquences de Kennedy, en 1962, a été
de modifier la mission des armées d’Amérique latine, qui de «défense de
l’hémisphère» est passée à «sécurité intérieure», ce qui s’est soldé par des
retombées catastrophiques pour le continent. Quiconque n’est pas atteint du
syndrome que le spécialiste des relations internationales Michael Glennon a
qualifié d’«ignorance volontaire» complètera sans mal ce tableau[3].
Concernant Cuba, Kennedy a hérité d’Eisenhower sa politique d’embargo et
ses plans officiels pour renverser le régime, qu’il a rapidement intensifiés avec
l’invasion de la baie des Cochons. L’échec de l’invasion a déclenché une quasi-
hystérie à Washington. Le sous-secrétaire d’État Chester Bowles a noté que
l’ambiance de la première réunion du Cabinet après les faits était «presque
terrifiante. On réclamait désespérément un plan d’action[4]». Kennedy a traduit
cette hystérie avec éloquence dans ses allocutions publiques, non sans savoir,
ainsi qu’il l’a déclaré en privé, que les alliés des États-Unis les «trouvaient un
brin excessifs» sur le dossier cubain[5]. Et avec raison.
Kennedy a joint le geste à la parole.
La question de savoir s’il faut retirer Cuba de la liste des États soutenant le
terrorisme suscite moult débats. Une pareille question ne peut que rappeler les
paroles de Tacite: «Quand le scandale est évident, il faut recourir à l’audace[6].»
À cela près que le scandale n’a pas été révélé, et ce, grâce à la «trahison des
intellectuels».
En prenant ses fonctions au lendemain de l’assassinat de Kennedy, Lyndon
Johnson a mis un frein au règne de terreur, qui perdurerait cependant jusqu’aux
années 1990. Mais le président n’était pas pour autant disposé à laisser Cuba
vivre en paix. Johnson a confié au sénateur William Fulbright, que s’«[il n’allait
pas se] lancer dans une nouvelle baie des Cochons», il n’en sollicitait pas moins
des conseils quant à la manière dont les États-Unis pourraient «pourrir davantage
la vie [des Cubains][7]». L’historien de l’Amérique latine Lars Schoultz observe
que «la politique américaine consiste depuis lors à pourrir la vie des autres[8]».
Assurément, ces délicats procédés n’étaient pas suffisants aux yeux de
certains. Prenons par exemple Alexander Haig, membre du cabinet de Richard
Nixon. Comme celui-ci l’a dit au président, «donnez-m’en seulement
l’autorisation et je transformerai cette île de merde en terrain vague[9]». Son
éloquence illustre vivement la frustration accumulée de Washington à l’égard de
cette «infernale petite république cubaine», pour emprunter la formule employée
par Theodore Roosevelt alors qu’il fulminait devant la réticence de Cuba à
accepter gentiment l’invasion de 1898. Celle-ci empêcherait l’île de se libérer de
l’Espagne et en ferait une colonie virtuelle. À n’en point douter, la conquête de
la colline de San Juan servait une juste cause. (On néglige le plus souvent de
mentionner que les bataillons composés de soldats afro-américains sont
largement responsables de cette victoire[10].)
Selon l’historien Louis Pérez, l’intervention, saluée aux États-Unis comme un
acte humanitaire censé «libérer» Cuba, a atteint ses véritables objectifs. «Une
guerre de libération cubaine a été transformée en une guerre de conquête
américaine» – ou «guerre hispano-américaine» selon sa désignation impériale –
visant à dissimuler une victoire cubaine que l’invasion s’est rapidement chargée
de saborder. L’issue a dissipé les craintes américaines à propos de «ce que tous
les décideurs nord-américains depuis Thomas Jefferson avaient frappé
d’anathème, soit l’indépendance de Cuba[11]».
Comme les choses ont changé en deux siècles.
Différentes tentatives pour restaurer les relations ont eu lieu au cours des
cinquante dernières années, analysées en détail par William LeoGrande et Peter
Kornbluh[12]. Quant à savoir si les États-Unis devraient être «fiers» des
démarches entreprises par Obama, voilà qui est discutable, mais elles n’en
demeurent pas moins la «voie à suivre», même si l’embargo dévastateur reste en
vigueur au mépris du reste du monde (hormis Israël) et que le tourisme est
toujours frappé d’interdit. Dans son discours à la nation pour annoncer la
nouvelle politique, le président a clairement laissé entendre que d’autres
sanctions visant à punir Cuba pour son refus de se plier à la volonté et à la
violence américaines seraient maintenues, évoquant de ridicules prétextes qui se
passent de commentaires.
Ces paroles du président méritent néanmoins que l’on s’y attarde: «Depuis
cinquante ans, les États-Unis soutiennent avec fierté la démocratie et les droits
de la personne à Cuba. Nous l’avons fait principalement à l’aide de politiques
destinées à isoler l’île, privant les Américains des voyages d’agrément et des
échanges commerciaux dont ils jouissent partout ailleurs. Bien que cette
politique soit fondée sur les meilleures intentions, aucun autre pays ne s’est joint
à nous pour appliquer ces sanctions et elles ont eu comme principal effet de
fournir au gouvernement cubain un prétexte pour imposer des restrictions à sa
population. […] Aujourd’hui, je vais me montrer honnête avec vous. Nous ne
pouvons effacer notre histoire commune[13].»
On ne peut qu’admirer la stupéfiante audace d’une telle déclaration, qui nous
rappelle une nouvelle fois les paroles de Tacite. Obama n’est certainement pas
sans connaître la véritable histoire. Celle-ci comprend non seulement la guerre
terroriste meurtrière et l’embargo économique révoltant, mais aussi l’occupation
militaire du sud-est de Cuba (la baie de Guantánamo), où se trouve le principal
port de l’île, en dépit de demandes répétées du gouvernement depuis
l’indépendance pour que les États-Unis restituent ce qu’ils ont volé à la pointe
du fusil – une politique qui ne s’explique que par un engagement idéologique à
empêcher le développement économique de Cuba. En comparaison, l’annexion
illégale de la Crimée par Vladimir Poutine semble presque anodine. La
détermination à faire payer aux Cubains leur résistance éhontée à la domination
des États-Unis s’est révélée si extrême qu’elle a même eu préséance sur les
souhaits de normalisation de puissants segments du monde des affaires – les
industries pharmaceutique, agricole et énergétique –, ce qui constitue un fait
nouveau dans la politique étrangère américaine. Les politiques cruelles et
vindicatives de Washington ont pratiquement isolé le pays dans l’hémisphère et
lui ont valu mépris et railleries autour du monde. Washington et ses acolytes
aiment à prétendre qu’ils ont «isolé» Cuba, comme l’a entonné Obama, mais il
est facile de constater qu’en réalité, ce sont les États-Unis qui se sont isolés. Ce
constat est sans doute au cœur de leur changement partiel de direction.
L’opinion publique américaine a également joué un rôle dans le «geste
historique» d’Obama – bien que son appui à la normalisation ne date pas d’hier.
Un sondage réalisé par CNN en 2014 a révélé que seulement un quart des
Américains considèrent désormais Cuba comme une grave menace pour les
États-Unis. Les deux tiers de la population étaient de cet avis il y a trente ans, à
l’époque où le président Reagan sonnait l’alarme au sujet du danger vital posé
par la capitale mondiale de la noix de muscade (Grenade) et par l’armée du
Nicaragua, postée à deux jours de marche du Texas[14]. Ces menaces s’étant
passablement atténuées, peut-être pouvons-nous à présent relâcher un peu notre
vigilance.
Dans la pléthore de commentaires qu’a suscités la décision d’Obama, on a
souvent répété que les timides efforts de Washington pour apporter la démocratie
et les droits de la personne aux malheureux Cubains, uniquement entachés par
les manigances de la CIA, s’étaient avérés un échec. Les nobles objectifs des
États-Unis n’ayant pu être atteints, un regrettable changement de direction
s’impose enfin.
Les politiques se sont-elles réellement soldées par un échec? Tout dépend de
l’objectif initial. Les archives sont claires à ce sujet. La menace cubaine est le fil
rouge parcourant l’histoire de la guerre froide. L’administration Kennedy
entrante l’a clairement énoncé: on se souciait d’abord que Cuba, en agissant à
titre de virus, «répande la contagion». Comme le fait remarquer l’historien
Thomas Paterson, «Cuba, à la fois comme symbole et réalité, menaçait
l’hégémonie des États-Unis en Amérique latine[15]».
On supprime un virus en le tuant et en vaccinant tout porteur éventuel. Cette
politique sensée est exactement celle qu’a adoptée Washington, avec un succès
indéniable. Cuba a survécu, mais privé de la capacité d’atteindre son potentiel
tant redouté. On a «vacciné» la région à l’aide de dictatures militaires cruelles, à
commencer par le régime de terreur et de torture au Brésil, instauré à la suite
d’un coup d’État militaire encouragé par Kennedy peu avant son assassinat.
Selon un câble de l’ambassadeur Lincoln Gordon, les généraux avaient conduit
une «rébellion démocratique». La révolution constituait une «grande victoire
pour le monde libre», qui évitait la «perte totale pour l’Occident de toutes les
républiques d’Amérique du Sud» et devait «créer un climat nettement plus
favorable aux investissements privés». Cette révolution démocratique
représentait «la victoire la plus décisive de la liberté du milieu du XXe siècle»,
selon Gordon, et l’un des «tournants majeurs dans l’histoire du monde» de cette
période, débarrassant le Brésil de João Goulart, en qui Washington voyait une
réplique de Castro[16].
Cela vaut tout autant pour la guerre du Vietnam, considérée elle aussi comme
un échec et une défaite. Le Vietnam lui-même ne constituait pas un souci majeur,
mais comme le révèlent les archives, Washington s’inquiétait qu’un
développement réussi de son indépendance ne contamine la région. Le Vietnam
a donc été pratiquement rayé de la carte, afin qu’il n’incarne un modèle pour
personne. La région serait protégée par l’instauration de dictatures sanguinaires,
à l’instar de l’Amérique latine à la même époque. Il n’est pas rare que la
politique impériale emprunte des voies similaires en différents endroits de la
planète.
La guerre du Vietnam est présentée comme un échec, une défaite des États-
Unis. En réalité, elle a représenté une victoire partielle. Contrairement à
l’objectif, le Vietnam n’est pas devenu les Philippines, mais les principales
craintes ont été écartées, tout comme elles l’ont été pour Cuba. On qualifie donc
ces résultats de défaite, d’échec et de mauvaises décisions.
La mentalité impériale est décidément pleine de surprises.
Chapitre 19

«Sans équivoque»

A U LENDEMAIN DE L’ATTENTATcontre Charlie Hebdo, qui a tué 12 personnes dont le


rédacteur en chef et 4 autres caricaturistes, et du meurtre, deux jours plus
tard, de 4 juifs dans un supermarché casher, le premier ministre de la France
Manuel Valls a déclaré «la guerre au terrorisme, au djihadisme, à l’islam radical
et à tout ce qui menace la liberté, l’égalité et la fraternité[1]».
Des millions de personnes ont manifesté pour condamner les atrocités,
exprimant leur dégoût sous la bannière «Je suis Charlie». L’acte a donné lieu à
d’éloquents discours indignés, bien résumés par Isaac Herzog, dirigeant du Parti
travailliste israélien, qui a affirmé que «le terrorisme, c’est le terrorisme. C’est
sans équivoque», et que «tous les pays aspirant à la paix et à la liberté [doivent
composer] avec la menace croissante» de la violence aveugle[2].
Les crimes ont en outre suscité une pléthore de commentaires. Cherchant la
source de ces attaques révoltantes dans la culture islamique, ceux-ci
s’interrogeaient sur la manière d’enrayer la vague meurtrière d’attentats
djihadistes sans renoncer aux valeurs occidentales. Le New York Times a décrit
les attaques comme un «choc de civilisations[3]», avant d’être corrigé par Anand
Giridharadas, un de ses chroniqueurs, dans un tweet affirmant qu’il ne s’agissait
pas «ni hier ni aujourd’hui d’une guerre de civilisations ou entre celles-ci, mais
d’une guerre POUR la civilisation contre des groupes au-delà de cette
démarcation».
Steven Erlanger, correspondant de longue date du New York Times en Europe,
a livré une description saisissante de la situation à Paris et dans ses environs:
«Toute la journée, des sirènes, des hélicoptères survolant la ville, des bulletins
d’information affolants; des cordons de police et des foules inquiètes; des
enfants évacués des écoles pour leur sécurité. Cette journée, comme les deux
précédentes, a été marquée par le sang et l’horreur[4].»
Erlanger citait également un journaliste survivant: «Tout s’est effondré. Il n’y
avait aucune issue. De la fumée partout. C’était affreux. Les gens hurlaient. On
nageait en plein cauchemar.» Un autre rapportait «une forte détonation, puis
l’obscurité totale». La scène, rapportait Erlanger, «était désormais familière:
verre brisé, murs détruits, poutres effondrées, peinture brûlée et scènes de
dévastation».
Mais les citations du paragraphe précédent, comme nous le rappelle le
journaliste indépendant David Peterson, ne datent pas de janvier 2015. En effet,
elles sont extraites d’un article rédigé par Erlanger le 24 avril 1999 et qui n’a
guère retenu l’attention. Le journaliste évoquait l’«attaque au missile [de
l’OTAN] contre le siège de la télévision d’État serbe». La radiotélévision de
Serbie (RTS) avait alors «cessé d’émettre», et 16 journalistes étaient morts.
«L’OTAN et les responsables américains ont justifié l’attaque, écrit Erlanger,
[en affirmant qu’elle visait] à déstabiliser le régime du président Slobodan
Milosevic en Yougoslavie.» Kenneth Bacon, porte-parole du Pentagone a déclaré
lors d’une conférence de presse à Washington que «la télévision serbe fait partie
de la machine meurtrière de Milosevic au même titre que son armée», et
constituait donc une cible légitime[5].
Cette attaque n’a déclenché à l’époque ni manifestation d’indignation, ni
slogan «Nous sommes RTS», ni questions cherchant à attribuer les causes de
l’attaque à l’histoire et à la culture chrétiennes. Au contraire, l’offensive contre
le siège de la chaîne de télévision a été applaudie. Richard Holbrooke, diplomate
des plus estimés alors en poste en Yougoslavie, l’a décrite comme «une étape
cruciale et, à mes yeux, positive[6]».
Il existe un grand nombre d’événements qui ne suscitent aucune interrogation
au sujet de l’histoire et de la culture occidentales, notamment l’acte terroriste le
plus atroce commis en Europe de mémoire récente, soit l’assassinat, en juillet
2011, de 77 personnes, pour la plupart des adolescents, par l’islamophobe et
extrémiste chrétien ultrasioniste Anders Breivik.
La «guerre contre le terrorisme» escamote en outre la vague d’attentats la plus
sanglante de l’époque moderne: la campagne planétaire d’assassinats par drone
du président Obama, ciblant des gens soupçonnés de nourrir l’intention de porter
un jour atteinte aux États-Unis, ainsi que tous ceux qui ont le malheur de se
trouver dans les parages. Et les malchanceux ne manquent pas, j’en veux pour
exemple les 50 civils tués à l’occasion d’un raid aérien mené par les États-Unis
en Syrie au mois de décembre, dont on n’a guère parlé[7].
Une personne a tout de même été punie à la suite de l’attaque de l’OTAN
contre la RTS: un tribunal serbe a condamné Dragoljub Milanovié, son directeur
général, à dix ans de prison pour n’avoir pas réussi à faire évacuer le bâtiment.
Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) a établi que
l’attaque de l’OTAN ne constituait pas un crime et que le bilan des victimes
civiles, bien que «malheureusement élevé, ne semble pas nettement
disproportionné[8]».
La comparaison entre ces deux événements permet de comprendre ce qui a
poussé Floyd Abrams, avocat des droits de la personne connu pour sa défense
vigoureuse de la liberté d’expression, à dénoncer le New York Times. «Il y a un
temps pour la retenue, écrit Adams, mais au lendemain de la plus sinistre attaque
contre la presse de mémoire vivante [la rédaction du New York Times] aurait
servi la cause de la liberté d’expression en en faisant la démonstration», c’est-à-
dire en publiant les caricatures de Charlie Hebdo ridiculisant Mahomet, causes
de l’attentat[9].
Abrams voit juste lorsqu’il décrit les événements de Charlie Hebdo comme
«la plus sinistre attaque contre la presse de mémoire vivante». En effet, le
concept de «mémoire vivante» constitue une catégorie élaborée avec soin pour
inclure leurs crimes contre nous en excluant scrupuleusement nos crimes contre
eux. Les nôtres ne sont d’ailleurs pas des crimes, mais une défense héroïque des
valeurs les plus nobles, au prix de quelques erreurs de parcours.
On recense quantité d’autres illustrations de la curieuse catégorie de
«mémoire vivante». Par exemple, l’attaque des marines contre Falloujah en
novembre 2004, soit l’un des pires crimes perpétrés dans le cadre de l’invasion
américano-britannique de l’Irak. Les marines ont d’abord occupé l’hôpital
général de la ville, un crime de guerre majeur. Celui-ci a fait la une du New York
Times, accompagné d’une photo montrant «des patients et le personnel
hospitalier évacués manu militari par des soldats armés, qui leur ont ordonné de
s’asseoir ou de s’allonger sur le sol avant de leur attacher les mains dans le dos».
L’occupation de l’hôpital a été considérée comme louable et justifiée, car elle
«visait ce qui, selon les officiers, s’avérait une arme de propagande pour les
militants [soit] l’hôpital général de Falloujah, et ses nombreux bilans de victimes
civiles[10]».
Il va de soi que le fait de détruire cette «arme de propagande» ne constituait
pas une attaque contre la liberté d’expression, et qu’il n’y a pas lieu de l’inclure
dans la «mémoire vivante».
On peut soulever d’autres questions. Il serait par exemple légitime de se
demander jusqu’à quel point la France respecte la liberté d’expression
lorsqu’elle applique la loi Gayssot, qui confère à l’État le droit de déterminer la
«vérité officielle» et de punir tout écart vis-à-vis de ses décrets. Ou de ce qu’elle
fait de sa devise sacrée Liberté, égalité, fraternité lorsqu’elle expulse les Roms,
misérables descendants de survivants de l’Holocauste, et les condamne à être
persécutés en Europe de l’Est, ou encore, quand elle traite de façon déplorable
les immigrés nord-africains des cités de la région parisienne, lieux de
radicalisation des terroristes de Charlie Hebdo.
Toute personne attentive ne manquera pas de remarquer que la mémoire
vivante comporte d’autres omissions frappantes. On a passé sous silence par
exemple, l’assassinat de trois journalistes en Amérique latine en décembre 2014,
portant le total pour l’année à 31. On dénombre des dizaines de meurtres de
journalistes au Honduras depuis le coup d’État militaire déclenché en 2009 avec
l’appui des États-Unis, plaçant ce pays en tête de liste au chapitre des meurtres
de journalistes par habitant. Là encore, il ne s’agissait pas d’une atteinte à la
liberté de la presse dans le cadre de la mémoire vivante.
Ces quelques exemples illustrent un principe général respecté avec une
constance et un dévouement remarquables: en matière de crimes, plus l’ennemi
est coupable, plus grande est notre indignation; plus notre responsabilité est
engagée (ainsi donc que notre capacité à mettre fin aux crimes), plus timorée est
notre réaction et plus nous avons la mémoire courte.
Contrairement à ce que prétendent les discours éloquents, il est faux
d’affirmer qu’il ne peut y avoir d’équivoque en matière de terrorisme. Il en
existe indiscutablement deux versions: la leur et la nôtre. Ce qui vaut également
pour d’autres domaines.
Chapitre 20

Un jour dans la vie d’un lecteur du New York Times

O N PEUT SANS DOUTE CONSIDÉRER


le New York Times comme le premier quotidien du
monde. Source indispensable d’information et d’analyse, il s’avère
instructif à bien d’autres égards si on le lit attentivement et avec un esprit
critique. Limitons-nous à un jour précis, le 6 avril 2015, bien que toute autre
journée ou presque offrirait une vision similaire de l’idéologie et de la culture
intellectuelle dominantes.
Un article en une est dédié à la couverture erronée d’un viol sur un campus
par le magazine Rolling Stone, révélée par la Columbia Journalism Review. Ce
manque d’intégrité journalistique est si sévère qu’il fait également l’objet d’une
manchette dans le cahier des affaires, où une pleine page est consacrée à la suite
des deux comptes rendus. Scandalisés, les articles évoquent plusieurs crimes
antérieurs de la presse: quelques cas de fabulations, rapidement révélés, et des
cas de plagiat («trop nombreux pour être cités»). Rolling Stone, pour sa part, est
accusé de «manque de scepticisme», qui constitue «de bien des manières la plus
insidieuse» des trois catégories[1].
Il est rafraîchissant de voir le New York Times si soucieux de l’intégrité du
journalisme.
En page 7 du même numéro figure un article important signé Thomas Fuller
et intitulé «One Woman’s Mission to Free Laos from Millions of Unexploded
Bombs» (La mission d’une femme pour sauver le Laos des bombes non
explosées). L’article relate «la détermination» de Channapha Khamvongsa, une
Américaine d’origine laotienne, «pour débarrasser son pays natal des millions de
bombes encore enfouies dans son sol, legs de la campagne aérienne menée
durant neuf ans par les États-Unis, faisant du Laos l’un des endroits les plus
lourdement bombardés de la planète». L’article indique qu’à la suite du
lobbyisme de Mme Khamvongsa, les États-Unis ont augmenté leurs dépenses
annuelles consacrées au déminage du territoire, d’un généreux montant de
12 millions de dollars. Les plus meurtrières sont les bombes à dispersion,
conçues pour «faire le maximum de victimes parmi les troupes» en pulvérisant
«des centaines de bombes miniatures dans le sol[2]». Près de 30 % d’entre elles
demeurant non explosées, elles tuent et mutilent les enfants qui les ramassent, les
paysans qui travaillent la terre et d’autres malchanceux. L’article est illustré par
une carte de la province du Xieng Khouang, dans le nord du Laos, plus connue
sous le nom de plaine des Jarres et principale cible des bombardements intensifs
qui ont connu leur apogée en 1969.
Selon Fuller, Mme Khamvongsa «a décidé d’agir après être tombée sur une
série de dessins, concernant les bombardements, réalisés par des réfugiés et
rassemblés par Fred Branfman, un activiste antiguerre ayant contribué à révéler
la guerre secrète[3]». Les dessins apparaissent dans son remarquable ouvrage,
Voices from the Plain of Jars, publié en 1972 et réédité en 2013 avec une
nouvelle introduction. Les dessins montrent de façon saisissante les souffrances
des victimes, des paysans démunis d’une région isolée pratiquement sans rapport
avec la guerre du Vietnam, ainsi que l’admet la version officielle. Le récit
emblématique d’une infirmière de 26 ans reflète le caractère de l’offensive
aérienne: «Il n’y avait pas un soir où nous pensions vivre jusqu’au matin, aucun
matin où nous pensions survivre jusqu’au soir. Nos enfants pleuraient-ils? Oh
oui, et nous aussi. Je restais dans ma grotte. Je n’ai pas vu la lumière du soleil
pendant deux ans. À quoi est-ce que je pensais? Oh, je ne cessais de répéter:
“Faites que les avions ne viennent pas, faites que les avions ne viennent pas,
faites que les avions ne viennent pas.”[4]»
Branfman est effectivement parvenu, par sa détermination et son courage, à
sensibiliser certains esprits à ces atrocités. Ses recherches assidues ont également
mis à jour les raisons de la destruction de cette société paysanne sans défense. Il
en fait à nouveau état dans l’introduction à la nouvelle édition de Voices: «L’une
des révélations les plus bouleversantes au sujet des bombardements fut la
découverte des raisons de leur intensification considérable en 1969, ainsi que
l’avaient décrit les réfugiés. J’appris que le président Lyndon Johnson, après
avoir décrété, en novembre 1968, l’arrêt des bombardements sur le Vietnam du
Nord, avait simplement redirigé les avions vers le nord du Laos. Il n’y avait
aucune raison stratégique derrière ce geste. Comme l’a déclaré Monteagle
Stearns, chef de mission adjoint, devant la Commission des Affaires étrangères
du Sénat des États-Unis en octobre 1969: “Eh bien, ces avions étaient là, il fallait
bien leur donner quelque chose à faire.”[5]»
Par conséquent, on lança les avions désœuvrés sur de pauvres paysans,
dévastant la paisible plaine des Jarres, située pourtant loin du théâtre des guerres
d’agression meurtrières de Washington en Indochine.
Observons à présent la manière dont ces révélations sont traduites en
novlangue du New York Times. Selon Fuller, «les cibles étaient les troupes nord-
vietnamiennes, surtout le long de la piste Hô Chi Minh, dont une grande partie
traversait le Laos, ainsi que leurs alliés communistes laotiens du Vietnam du
Nord[6]». Nous sommes loin du témoignage du chef de mission adjoint et des
déchirants récits illustrés du livre de Fred Branfman.
Le journaliste du New York Times dispose certes d’une source: la propagande
américaine. Voilà qui suffit sans doute à obscurcir de simples faits relatifs à l’un
des pires crimes de l’après-Seconde Guerre mondiale, rapportés en détail dans la
source même qu’il cite, soit les importantes révélations de Fred Branfman.
Il y a tout lieu de croire que ce mensonge éhonté au bénéfice de l’État ne fera
l’objet d’aucune divulgation détaillée et qu’il ne suscitera pas la moindre
dénonciation des scandaleux écarts de conduite de la presse libre, tels que le
plagiat et le manque de scepticisme.
Le même jour, le New York Times nous régale d’un article de l’inimitable
Thomas Friedman. Consciencieux, ce dernier rapporte un discours du président
Obama présentant ce que le journaliste qualifie de «doctrine Obama». (Chaque
président se doit d’en posséder une.) Le cœur de la doctrine porte sur
«“l’engagement”, associé à la satisfaction des besoins stratégiques clés[7]».
Le président a illustré sa doctrine par un exemple déterminant: «Prenez un
pays comme Cuba. Faire l’essai d’un engagement visant à améliorer la situation
du peuple cubain ne comporte guère de risques. Il s’agit d’un pays minuscule. Il
ne menace aucunement notre sécurité, [il n’y a donc aucune raison de ne pas]
mettre à l’essai cette proposition. S’il s’avère qu’elle ne conduit à aucune
amélioration, nous pourrons toujours ajuster nos politiques[8].»
Le lauréat du prix Nobel de la paix s’étend ensuite sur les raisons qui le
poussent à entreprendre ce que la New York Review of Books, revue de
l’intelligentsia libérale de gauche, salue comme la «démarche véritablement
historique» et «courageuse» consistant à restaurer les relations diplomatiques
avec Cuba[9]. Selon notre héros, ce geste vise à «permettre l’émancipation réelle
du peuple cubain», les efforts précédents des États-Unis pour lui apporter la
liberté et la démocratie n’étant pas parvenus à accomplir leurs nobles
objectifs[10].
Chaque édition recèle des perles. Par exemple, un article de fond signé Peter
Baker et traitant du programme nucléaire iranien faisait quelques jours plus tôt la
manchette, alertant les lecteurs des crimes de l’Iran selon la liste qu’en dresse
régulièrement le système de propagande de Washington. S’il s’avère instructif
d’analyser ces crimes, aucun n’est aussi révélateur que le délit iranien suprême:
la «déstabilisation» de la région par le biais de son soutien aux «milices chiites
ayant tué des soldats américains en Irak[11]». Nous sommes à nouveau devant le
tableau classique. Quand les États-Unis envahissent l’Irak, en ravagent la
majeure partie et déclenchent des conflits sectaires qui déchirent le pays et
désormais l’ensemble de la région, le discours officiel (et donc les médias) parle
de «stabilisation». Lorsque l’Iran appuie des milices résistant à l’agression, il
s’agit de «déstabilisation». Et on ne peut concevoir crime plus odieux que le
meurtre de soldats américains se livrant à l’attaque de votre maison.
Cet état de fait, dans ses nombreuses manifestations, est cohérent pour qui
accepte avec obéissance la doctrine communément admise: les États-Unis
possèdent le monde de plein droit. Un article de la New York Review of Books
signé Jessica Matthews, ancienne présidente de la Fondation Carnegie pour la
paix internationale, en énonçait clairement les raisons en mars 2015. «Les
contributions des États-Unis à la sécurité internationale, à la croissance
économique planétaire, à la liberté et au bien-être de l’humanité ont été, de toute
évidence, si exceptionnelles et altruistes que les Américains considèrent depuis
longtemps les États-Unis comme une sorte de pays à part. Là où les autres
agissent en fonction de leurs intérêts nationaux, les États-Unis le font en vertu de
principes universels[12].»
La défense se retire.
Chapitre 21

La «menace iranienne»:
principal danger pour la paix mondiale?

L ’ACCORD DE VIENNE SUR LE NUCLÉAIRE IRANIEN,


signé par l’Iran et les pays du P5+1, soit
les cinq membres du Conseil de sécurité des Nations Unies disposant du
droit de veto et l’Allemagne, a été accueilli avec soulagement et optimisme dans
le monde entier. La vaste majorité de la planète est manifestement du même avis
que l’Arms Control Association (association pour le contrôle des armes, ACA)
des États-Unis, qui affirme que «le plan global d’action conjoint instaure une
formule convaincante et efficace permettant d’empêcher par tous les moyens
l’acquisition par l’Iran de matériel destiné à des armes nucléaires, et ce, durant
plus d’une génération, ainsi qu’un régime d’inspections d’une durée
indéterminée visant à détecter et à dissuader rapidement d’éventuelles tentatives
de l’Iran de se lancer dans une course clandestine à la bombe nucléaire[1]».
Il y a néanmoins des exceptions notoires à l’enthousiasme général: les États-
Unis et ses plus proches alliés dans la région, Israël et l’Arabie saoudite. Par
conséquent, les grandes sociétés américaines, à leur grand regret, ne peuvent
affluer à Téhéran comme leurs homologues européennes. D’importants segments
du pouvoir et de l’opinion aux États-Unis, adhérant à la position des deux alliés
régionaux, frôlent l’hystérie sur la question de la «menace iranienne». Des
analyses posées émanant de tout le spectre politique américain présentent l’Iran
comme la «principale menace pour la paix mondiale». Les partisans de l’accord
sont eux-mêmes sur leurs gardes, compte tenu de la gravité de la menace. Après
tout, comment faire confiance aux Iraniens, étant donné leur bilan désastreux en
matière d’agression, de violence, de déstabilisation et de duperie?
L’opposition de la classe politique est si marquée que l’opinion publique,
d’abord favorable à l’accord, s’est rapidement divisée sur le sujet en deux camps
égaux[2]. Les républicains s’opposent au plan global d’action conjoint de façon
quasi unanime. Les primaires du parti en 2016 ont offert un bon aperçu des
motifs invoqués. Selon la mise en garde du sénateur Ted Cruz, qui fait figure
d’intellectuel parmi la foule de candidats à l’élection, l’Iran pourrait toujours
produire des armes nucléaires et s’en servir un jour pour déclencher une onde
électromagnétique qui «détruirait le réseau d’alimentation en électricité de tout
le littoral est» des États-Unis, «provoquant la mort de dizaines de millions
d’Américains[3]». Deux autres candidats, l’ancien gouverneur de la Floride Jeb
Bush et celui du Wisconsin, Scott Walker, ont débattu du moment le plus
judicieux pour bombarder l’Iran: juste après l’élection ou après la première
réunion du Cabinet[4]. Lindsey Graham, seul candidat d’expérience en matière
de politique étrangère, a qualifié l’accord de «condamnation à mort pour l’État
d’Israël», ce qui ne manquera pas d’étonner le renseignement et les analystes
stratégiques israéliens. Graham lui-même savait que cela n’a aucun sens, et il est
légitime de s’interroger sur ses véritables motivations[5].
Il est important de garder à l’esprit que le Parti républicain a depuis longtemps
renoncé à toute prétention de fonctionner comme un parti parlementaire
classique. Comme l’a observé Norman Ornstein, analyste politique estimé de
l’American Enterprise Institute, très conservateur, les républicains constituent
désormais une «insurrection radicale» ne se souciant guère de participer à la
marche normale de la politique parlementaire[6]. Depuis la présidence de Ronald
Reagan, la direction du parti a plongé si profondément dans les poches des très
riches et du secteur privé qu’elle doit désormais, pour s’assurer des votes,
mobiliser des segments de la population qui ne comptaient pas jusque-là parmi
les forces politiques organisées. Citons à titre d’exemple les évangélistes
chrétiens extrémistes, qui représentent sans doute la majorité des électeurs
républicains à l’heure actuelle; les reliquats d’anciens États esclavagistes; des
nativistes terrifiés de voir les «autres» s’emparer de leur pays blanc, chrétienet
anglo-saxon; et d’autres qui font des primaires républicaines un spectacle sans
liens avec la tendance dominante dans la société moderne, quoique non sans
liens avec la tendance dominante au sein du pays le plus puissant de l’histoire.
L’écart par rapport aux normes internationales, cependant, n’est pas limité à
l’insurrection radicale des républicains. D’un bout à l’autre du spectre politique,
on approuve généralement la conclusion «pragmatique» du général Martin
Dempsey, de l’Instance collégiale des chefs d’état-major, selon lequel l’accord
de Vienne «n’empêche pas les États-Unis de frapper les installations iraniennes
si les responsables estiment que [l’Iran] ne respecte pas ses engagements»,
même si une frappe militaire unilatérale s’avère «bien moins probable» en cas de
bonne conduite de l’Iran[7]. Dennis Ross, ancien négociateur pour le Moyen-
Orient des administrations Clinton et Obama, affirme de façon habituelle:
«L’Iran doit s’attendre à ce que toute relance de sa course à l’armement nucléaire
déclenche un usage de la force», et ce, même au terme de l’accord, moment où
l’Iran sera libre d’agir à sa guise[8]. En réalité, ajoute-t-il, le fait que l’accord
arrive à terme au bout de quinze ans constitue «son principal problème». Il
suggère par ailleurs aux États-Unis de fournir à Israël des bombardiers B-52 et
des bombes à pénétration afin que l’État juif anticipe l’arrivée de l’échéance
fatidique[9].

«La principale menace»


Les opposants à l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien lui reprochent de ne
pas aller assez loin. Des partisans en conviennent, affirmant que «pour que
l’accord de Vienne ait un sens, l’ensemble du Moyen-Orient devrait renoncer
aux armes de destruction massive». L’auteur de ces propos, le ministre des
Affaires étrangères de l’Iran Javad Zarif, a ajouté que «l’Iran, à titre national et
en sa qualité de président actuel du Mouvement des pays non alignés [soit les
gouvernements de la vaste majorité de la population mondiale] est prêt à
collaborer avec la communauté internationale en vue d’atteindre ces objectifs,
sachant pertinemment qu’il risque de se heurter en cours de route à nombre
d’obstacles dressés par les sceptiques en matière de paix et de démocratie».
L’Iran a signé un «accord nucléaire historique», poursuit-il, et c’est désormais au
tour d’Israël, «le réfractaire[10]».
Israël, comme on le sait, est l’une des trois puissances nucléaires, aux côtés de
l’Inde et du Pakistan, dont les programmes d’armement nucléaire ont bénéficié
de l’appui des États-Unis et qui refusent de signer le TNP.
Zarif se référait à la Conférence d’examen du TNP, tenue tous les cinq ans. En
avril dernier, celle-ci s’est soldée par un échec après que les États-Unis (épaulés
cette fois par le Canada et la Grande-Bretagne) ont à nouveau fait barrage à
l’initiative visant à établir au Moyen-Orient une zone exempte d’armes de
destruction massive. L’Égypte et d’autres États arabes œuvrent en ce sens depuis
vingt ans. Jayantha Dhanapala et Sergio Duarte, deux des personnalités chargées
d’en faire la promotion auprès du TNP, d’autres agences des Nations Unies ainsi
que du mouvement Pugwash, ont fait remarquer que «l’adoption, en 1995, de la
résolution visant à instaurer au Moyen-Orient une zone exempte d’armes de
destruction massive constituait l’élément clé d’un ensemble de mesures ayant
permis la prorogation illimitée du TNP[11]».
Le TNP, par conséquent, s’avère le plus important des traités de contrôle des
armes nucléaires. Une adhésion unanime pourrait mettre un terme au fléau de
l’armement nucléaire. À maintes reprises, la mise en œuvre de la résolution s’est
heurtée au refus des États-Unis. Le président Obama s’y est opposé en 2010,
puis une nouvelle fois en 2015. Dhanapala et Duarte observent que «l’initiative a
de nouveau été bloquée au nom d’un État qui n’adhère pas au TNP et qui, de
l’avis général, est le seul dans la région à posséder des armes nucléaires», une
allusion voilée à Israël. Cet échec, espèrent-ils, «ne portera pas le coup de grâce
aux deux objectifs de longue date du TNP consistant à procéder rapidement au
désarmement nucléaire et à instaurer au Moyen-Orient une zone exempte
d’armes de destruction massive». Leur article, publié dans la revue de l’ACA,
s’intitule: «Is There a Future for the NPT?» (Le TNP a-t-il un avenir?).
Une zone exempte d’armes de destruction massive au Moyen-Orient
permettrait de neutraliser à sa source toute menace prétendument posée par
l’Iran, mais la persistance de Washington à saboter l’initiative afin de protéger
son client israélien révèle de plus vastes enjeux. Ce n’est pas la première fois
que l’occasion d’écarter la menace iranienne présumée se voit gâchée par
Washington, ce qui soulève d’autres questions quant aux enjeux véritables.
Il est fort éclairant, lorsqu’on étudie la situation, d’analyser à la fois les
postulats implicites et les interrogations rarement soulevées. Observons certains
de ces postulats de plus près, à commencer par le plus sérieux d’entre eux, soit
l’affirmation voulant que l’Iran constitue la principale menace à la paix dans le
monde.
Aux États-Unis, c’est presque devenu un cliché pour les hauts responsables et
les analystes d’attribuer ce triste statut à l’Iran. Mais le monde ne se limite pas
aux États-Unis, et bien que les opinions du reste de la planète ne soient guère
évoquées par les médias américains de premier plan, elles ne sont peut-être pas
dépourvues d’intérêt. Selon les plus importants instituts de sondage occidentaux,
le statut de «principale menace» appartient aux États-Unis, considérés par le
reste du monde comme le plus sérieux danger pour la paix mondiale. Les États-
Unis disposent d’une avance confortable sur le Pakistan, deuxième du
classement, sans doute en raison du vote indien. L’Iran se classe après ces deux
pays, aux côtés de la Chine, d’Israël, de la Corée du Nord et de l’Afghanistan[12].

«Le principal commanditaire du terrorisme dans le monde»


Voilà qui nous amène logiquement à la question suivante: en quoi consiste, au
juste, la menace iranienne? Pourquoi, par exemple, Israël et l’Arabie saoudite
tremblent-ils d’effroi devant cette menace? Quelle qu’elle soit, elle peut
difficilement être de nature militaire. Il y a de cela des années, le renseignement
américain a informé le Congrès que les dépenses militaires de l’Iran étaient
modestes pour la région et que sa politique stratégique était essentiellement
défensive, c’est-à-dire destinée à prévenir les agressions[13]. Ce rapport affirme
en outre qu’il ne dispose d’aucune preuve de l’existence d’un programme
d’armement nucléaire iranien et que «[ce programme] et la détermination de
l’Iran à conserver la possibilité de développer des armes nucléaires sont au cœur
de sa stratégie de dissuasion[14]».
L’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), dans
son rapport faisant autorité sur le développement de l’armement, classe comme
d’habitude les États-Unis à la première place au chapitre des dépenses militaires,
loin devant les autres pays. La Chine arrive en deuxième position, avec des
dépenses équivalant au tiers de celles des États-Unis. Loin derrière, les dépenses
de la Russie et de l’Arabie saoudite sont néanmoins largement supérieures à
celles de n’importe quel pays d’Europe de l’Ouest. L’Iran est à peine
mentionné[15]. Tous les détails figurent dans le rapport d’avril 2015 du Center for
Strategic and International Studies (centre d’études stratégiques et
internationales, CSIS), qui constate «de façon probante que les États du golfe
Persique disposent […] d’un avantage considérable [sur] l’Iran au chapitre des
dépenses militaires comme en matière d’accès aux armements modernes». Les
dépenses militaires de l’Iran représentent une fraction de celles de l’Arabie
saoudite et sont même largement inférieures à celles des Émirats arabes unis.
Ensemble, les dépenses des États du Conseil de coopération du Golfe (CCG) – le
Bahreïn, le Koweït, Oman, le Qatar, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis
– s’avèrent environ huit fois supérieures à celles de l’Iran, un déséquilibre vieux
de plusieurs décennies[16]. Toujours selon le rapport du CSIS, «les États du golfe
Persique disposent et font l’acquisition d’armes parmi les plus sophistiquées et
efficaces du monde [alors que] l’Iran demeure pour l’essentiel enfermé dans le
passé, et dépend souvent de systèmes datant de l’époque du shah». Soit des
systèmes virtuellement hors d’usage[17]. En ce qui a trait à Israël, il va de soi que
le déséquilibre est d’autant plus prononcé. Doté d’armement américain de pointe
et agissant en qualité de base militaire à l’étranger pour la première puissance
mondiale, l’État juif possède également un stock important d’armes nucléaires.
Il ne fait aucun doute qu’Israël doit composer avec les «menaces à son
existence» proférées par l’Iran: le guide suprême Khamenei et l’ancien président
Mahmoud Ahmadinejad l’ont notoirement menacé de destruction. Sauf qu’ils ne
l’ont pas directement menacé et même s’ils l’avaient fait, cela n’aurait guère
porté à conséquence[18]. Ils ont prédit qu’«avec la grâce de Dieu [le régime
sioniste] sera rayé de la carte» (selon une autre traduction, Ahmadinejad aurait
affirmé que Israël «devait être effacé de l’histoire», citant une déclaration de
l’ayatollah Khamenei datant de l’époque où Israël et l’Iran étaient des alliés
tacites). En d’autres termes, ils espèrent qu’un changement de régime finira par
avoir lieu. Voilà qui est très loin des appels directs, lancés par Washington et Tel-
Aviv, à un changement de régime en Iran, sans parler des actions entreprises en
ce sens. Celles-ci remontent bien sûr au véritable «changement de régime» de
1953, année où les États-Unis et l’Angleterre fomentèrent un coup d’État
militaire destiné à renverser le gouvernement parlementaire de l’Iran pour
installer à sa place la dictature du shah, laquelle afficherait bientôt l’un des pires
bilans du monde en matière de droits de la personne. Amnesty International et
d’autres organismes humanitaires avaient connaissance de ces crimes, mais pas
les lecteurs de la presse américaine. Celle-ci a consacré une place importante aux
violations iraniennes des droits de la personne, mais seulement à partir de 1979,
soit l’année du renversement du régime du shah. Ces faits éclairants font l’objet
d’une étude détaillée de Mansour Farhang et William Dorman[19].
Rien de tout cela ne constitue une entorse à la norme. Les États-Unis, comme
on le sait, sont les champions du monde du changement de régime, et Israël n’est
pas à la traîne. La plus destructrice de ses invasions du Liban, en 1982, visait
ouvertement à renverser le régime ainsi qu’à consolider son emprise sur les
territoires occupés. Les prétextes invoqués étaient peu convaincants et n’ont pas
tenu longtemps. Voilà qui est là aussi dans l’ordre des choses et vaut pour la
plupart des sociétés, qu’il s’agisse des complaintes dans la Déclaration
d’indépendance des États-Unis au sujet des «Indiens sauvages et impitoyables»
ou d’Hitler prétendant défendre l’Allemagne contre les «hordes sauvages» de
Polonais.
Aucun analyste sérieux ne croit que l’Iran utiliserait un jour, s’il en possédait
une, une arme nucléaire ou même menacerait de le faire, se condamnant ainsi à
une destruction immédiate. Il existe néanmoins un vrai danger qu’une arme
nucléaire tombe entre les mains de djihadistes, non pas en Iran, où cette menace
n’est pas sérieuse, mais au Pakistan, allié des États-Unis, où elle est bien réelle.
Dans la revue du Royal Institute of International Affairs (institut royal
britannique des affaires internationales), plus connu sous le nom de Chatham
House, Pervez Hoodbhoy et Zia Mian, deux scientifiques nucléaires pakistanais
de premier plan, écrivent que les craintes croissantes que «des militants
s’emparent d’armes ou de matériel nucléaires en vue de commettre des actes
terroristes [ont conduit à] […] la création d’une force spéciale de plus de
20 000 soldats responsable de la surveillance des installations nucléaires. Il n’y a
toutefois aucune raison de penser que cette force est à l’abri des problèmes
rencontrés par les unités chargées de surveiller les autres types d’installations
militaires», lesquelles ont régulièrement subi des attaques avec «une aide de
l’intérieur[20]». En bref, le problème est bien réel, mais on l’attribue à l’Iran pour
alimenter des fictions fabriquées à d’autres fins.
Parmi les préoccupations liées à la menace iranienne, on donne également à
ce pays le rôle de «principal commanditaire du terrorisme dans le monde»,
d’abord à cause de son soutien au Hezbollah et au Hamas[21]. Ces deux
mouvements sont nés en résistance à la violence et à l’agression israéliennes
appuyées par les États-Unis, qui dépassent largement tout ce que l’on peut mettre
sur le dos de ces organisations. Quoi que l’on pense de celles-ci, ou d’autres
bénéficiaires du soutien iranien, l’Iran est loin de compter parmi les principaux
commanditaires du terrorisme dans le monde, y compris dans le monde
musulman. Parmi les États islamiques, l’Arabie saoudite est la grande
championne du soutien au terrorisme islamiste, non seulement grâce au
financement direct émanant de richissimes Saoudiens et d’autres citoyens du
Golfe, mais surtout par le zèle missionnaire avec lequel les Saoudiens
promulguent leur version wahhabite-salafiste de l’islam par l’intermédiaire
d’écoles coraniques, de mosquées, de mollahs et des autres moyens à la
disposition d’une dictature religieuse immensément riche en pétrole. L’État
islamique est un rejeton de l’extrémisme religieux saoudien, qui attise les
flammes du djihadisme.
Pour ce qui est d’engendrer la terreur islamiste, cependant, rien n’égale la
guerre contre le terrorisme des États-Unis. Celle-ci a permis à l’épidémie de se
répandre, d’une petite région tribale à la frontière entre l’Afghanistan et le
Pakistan à une vaste zone s’étendant de l’Afrique de l’Ouest à l’Asie du Sud-Est.
À elle seule, au cours de sa première année, l’invasion de l’Irak a multiplié par
sept les attentats terroristes, dépassant de loin les prévisions des services de
renseignement[22]. Les attaques de drone contre des populations tribales
marginalisées et opprimées ont par ailleurs suscité des désirs de vengeance,
comme on l’a amplement constaté.
Ces deux clients de l’Iran, le Hezbollah et le Hamas, ont également commis
l’impair de remporter le vote populaire lors des seules élections libres qu’ait
connues le monde arabe. Crime plus odieux encore, le Hezbollah a contraint
Israël à cesser son occupation du Liban du Sud. Enfreignant des directives du
Conseil de sécurité remontant à plusieurs décennies, celle-ci constituait un
régime illégal de terreur, jalonné d’épisodes de violence extrême, de meurtres et
de destruction.

«Entretenir l’instabilité»
Une autre préoccupation, exprimée devant les Nations Unies par Samantha
Power, ambassadrice des États-Unis, est l’«instabilité que l’Iran entretient au-
delà de son programme nucléaire[23]». Les États-Unis continueront de surveiller
ces écarts de conduite, a-t-elle ajouté. Elle faisait ainsi écho aux propos d’Ashton
Carter, secrétaire à la Défense, prononcés alors qu’il se tenait à la frontière nord
d’Israël: «Nous continuerons à aider Israël à contrer l’influence néfaste de
l’Iran», soit le soutien de ce dernier au Hezbollah, les États-Unis se réservant le
droit d’employer la force militaire s’ils le jugent nécessaire[24].
La manière dont l’Iran «entretient l’instabilité» est particulièrement visible en
Irak, où, entre autres crimes, il est le seul à avoir aussitôt fourni son aide aux
Kurdes luttant contre l’invasion de l’État islamique, et où il construit une
centrale de 2,5 milliards de dollars afin de restaurer l’alimentation en électricité à
son niveau antérieur à l’invasion américaine[25]. L’ambassadrice Power donne
une interprétation courante: lorsque les États-Unis envahissent un pays,
provoquent la mort de centaines de milliers de personnes et l’exil de millions
d’autres, commettent des actes de torture et de destructions barbares que les
Irakiens comparent aux invasions mongoles, font de ce pays le plus malheureux
de la planète selon des sondages Win/Gallup, le tout en déclenchant des conflits
sectaires qui déchirent la région et en préparant le terrain pour l’horrible État
islamique avec l’aide de leur allié saoudien, alors il s’agit de «stabilisation[26]».
Les actions indignes de l’Iran, quant à elles, «entretiennent l’instabilité».
L’absurdité de cette interprétation courante atteint parfois des sommets de
surréalisme: James Chace, commentateur libéral et ancien rédacteur en chef de
Foreign Affairs, a par exemple expliqué que les États-Unis cherchaient à
«déstabiliser le gouvernement marxiste démocratiquement élu du Chili» parce
que «[ils] étaient déterminés à rétablir la stabilité» grâce à la dictature de
Pinochet[27].
D’autres s’indignent du simple fait que Washington doive négocier avec un
régime si «méprisable» que celui de l’Iran, pays à l’atroce bilan en matière de
droits de la personne, et l’exhortent plutôt à œuvrer en vue d’«une alliance entre
Israël et les États sunnites sous l’égide des États-Unis». C’est le point de vue de
Leon Wieseltier, collaborateur à la rédaction du vénérable magazine libéral The
Atlantic, dont la haine viscérale pour tout ce qui a trait à l’Iran est palpable[28].
Cet intellectuel libéral estimé recommande sans sourciller que l’Arabie saoudite,
à côté de laquelle l’Iran fait presque figure de paradis terrestre, et Israël, dont on
ne compte plus les crimes violents à Gaza et ailleurs, s’allient pour donner une
bonne leçon à l’Iran. Ce conseil est peut-être sensé si l’on tient compte du bilan
des droits de la personne des régimes que les États-Unis ont imposés et appuyés
partout dans le monde.
S’il ne fait nul doute que le régime iranien représente une menace pour son
propre peuple, ce n’est malheureusement pas le pire en son genre, et il est loin
d’égaler sur ce plan les alliés privilégiés des États-Unis. Mais Washington n’en a
cure, sans parler de Tel-Aviv ou de Riyad.
Rappelons en outre qu’il ne s’est pas passé un jour, depuis 1953, où les États-
Unis ne se sont pas employés à causer du tort aux Iraniens, lesquels, à n’en point
douter, s’en souviennent. En 1979, au lendemain du renversement du régime du
shah imposé par les États-Unis, Washington a aussitôt entrepris de soutenir
l’offensive meurtrière de Saddam Hussein contre l’Iran. Le président Reagan est
allé jusqu’à nier le principal crime du Raïs, l’utilisation d’armes chimiques
contre la population kurde d’Irak, dont il a préféré accuser l’Iran[29]. Lorsque
Saddam a été jugé sous les auspices des États-Unis, ce crime horrible (ainsi que
d’autres, commis avec la complicité des États-Unis) a été soigneusement écarté
des accusations, qui se sont limitées à l’un de ses crimes mineurs, soit le meurtre
de 148 chiites en 1982, une futilité dans son bilan macabre[30].
À la fin de la guerre Iran-Irak, les États-Unis ont continué à soutenir Saddam
Hussein, principal ennemi de l’Iran. Le président Bush père a même invité des
ingénieurs nucléaires irakiens aux États-Unis pour y suivre une formation
avancée en production d’armement, ce qui représentait une menace des plus
sérieuses pour l’Iran[31]. Le pays a fait l’objet de sanctions renforcées, tout
comme les entreprises étrangères engagées dans des transactions commerciales
avec lui, et des démarches ont été entreprises visant à l’exclure du système
financier international[32].
Plus récemment, les marques d’hostilité se sont étendues au sabotage, au
meurtre de scientifiques nucléaires (vraisemblablement par Israël) et à la
cyberguerre, ainsi qu’on l’a proclamé avec fierté[33]. Le Pentagone considère
cette dernière comme un acte de guerre justifiant des représailles militaires, ce
qu’approuve l’OTAN. L’alliance a affirmé en septembre 2014 que les
cyberattaques peuvent forcer ses puissances membres à réagir au nom de la
défense collective (quand, bien sûr, celles-ci sont la cible et non l’agresseur[34]).

«Le premier État voyou»


Il faut reconnaître qu’il y a eu certaines exceptions à la règle. Le président Bush
fils a rendu de fiers services à l’Iran en éliminant ses deux principaux ennemis,
soit Saddam Hussein et les talibans. Il a même donné à l’Iran une certaine
influence sur son ennemi irakien après la défaite américaine, si sévère que
Washington a dû renoncer à son objectif officiel d’établir des bases militaires
permanentes et de garantir aux grandes sociétés américaines un accès privilégié
aux importantes ressources pétrolières de l’Irak[35].
Les dirigeants iraniens ont-ils l’intention de développer des armes nucléaires?
Libre à nous d’accorder ou non du crédit à leurs démentis, mais le fait qu’ils en
aient nourri le projet par le passé n’est pas matière à débat. L’autorité suprême en
a fait état publiquement, déclarant aux journalistes que l’Iran développerait un
arsenal nucléaire «assurément, et plus tôt qu’on le pense[36]». Selon le père du
programme d’énergie nucléaire iranien et ancien directeur de l’Organisation de
l’énergie atomique (OEAI), les autorités du pays avaient comme projet de
«fabriquer une bombe nucléaire[37]». La CIA a également affirmé n’avoir «aucun
doute» quant aux intentions de l’Iran de développer des armes nucléaires si les
pays voisins s’engageaient sur cette voie (ce qu’ils ont fait)[38].
Tout cela s’est déroulé sous le règne du shah, l’«autorité suprême» citée plus
haut, autrement dit durant la période où les hauts responsables américains
(Cheney, Rumsfeld, Kissinger et d’autres) pressaient le shah de poursuivre les
programmes nucléaires et faisaient pression sur les universités pour qu’elles
fournissent à ces efforts toute l’aide nécessaire[39]. C’est ainsi que ma propre
université, le MIT, a conclu, à l’occasion d’une réunion dont se souviennent à
n’en point douter les professeurs les plus âgés, un accord avec le shah visant à
accueillir des étudiants iraniens au programme d’ingénierie nucléaire en échange
de subventions du chef suprême, au grand mécontentement du corps étudiant,
mais avec un appui marqué du corps professoral[40].
Interrogé plus tard sur la raison du retrait de son soutien à ces programmes,
qu’il avait approuvés du temps du shah, mais auxquels il s’opposait maintenant,
Kissinger a répondu en toute honnêteté que l’Iran était alors un allié des États-
Unis[41].
Oublions tous les non-sens et posons la question suivante: qu’a donc fait
l’Iran pour inspirer une telle crainte et déclencher une telle fureur? Tournons-
nous, pour changer, vers les services de renseignement américains. Souvenons-
nous de leur analyse selon laquelle l’Iran ne constitue aucunement une menace
militaire, ses doctrines stratégiques s’avérant défensives et son programme
nucléaire (qui, pour autant qu’on le sache, ne comprend aucun projet de
fabrication de bombes) «au cœur de sa stratégie de dissuasion».
Qui, alors, se soucierait du rôle dissuasif de l’Iran? La réponse est simple: les
États voyous qui saccagent la région et ne sauraient tolérer la moindre entrave à
leur recours à la violence et à l’agression.
Les chefs de file sur ce plan sont les États-Unis et Israël, l’Arabie saoudite
faisant son possible pour se joindre à leur cercle fermé, d’abord en envahissant le
Bahreïn (afin d’y appuyer la répression d’un mouvement réformiste), puis en
menant une offensive meurtrière contre le Yémen qui accentue la crise
humanitaire en cours dans le pays.
Pour les États-Unis, la caractérisation n’a rien d’inédit. Voilà quinze ans,
Samuel Huntington, éminent analyste politique, avertissait les lecteurs de
Foreign Affairs, revue de l’intelligentsia, que pour la majeure partie du monde,
les États-Unis étaient «en passe de devenir une superpuissance voyou, […] la
première menace extérieure contre leurs sociétés[42]». Peu après, Robert Jervis,
président de l’APSA, a abondé en son sens: «Aux yeux de la majorité du monde,
en réalité, les États-Unis sont le premier État voyou[43].» L’opinion
internationale, nous l’avons vu, partage cet avis par une marge considérable.
Le titre est en outre arboré avec fierté. C’est là le véritable sens de
l’entêtement des dirigeants et de la classe politique à préserver le droit des États-
Unis à recourir à la force s’ils estiment, de façon unilatérale, que l’Iran enfreint
un engagement quelconque. Cette politique ne date pas d’hier en ce qui concerne
les démocrates libéraux, et ne se limite nullement à l’Iran. La doctrine Clinton
autorisait les États-Unis à employer «la force militaire unilatéralement», y
compris pour s’assurer «l’accès illimité à des marchés clés, à
l’approvisionnement en énergie et à des ressources stratégiques», sans parler de
résoudre de prétendus problèmes d’ordre «sécuritaire» ou «humanitaire[44]».
L’adhésion à diverses variantes de cette doctrine s’est vue largement confirmée
en actes, comme le savent tous ceux qui veulent bien se pencher sur les
événements historiques récents.
Voilà certaines des questions cruciales qui devraient retenir l’attention lors de
l’examen de l’accord de Vienne sur le nucléaire.
Chapitre 22

L’horloge de la fin du monde

E N JANVIER2015, le Bulletin of the Atomic Scientists a avancé sa fameuse horloge


de la fin du monde à minuit moins trois minutes, un niveau de menace
qu’elle n’avait pas atteint depuis trente ans. Pour en expliquer les raisons, le
Bulletin a invoqué les deux principales menaces à la survie: les armes nucléaires
et le «changement climatique incontrôlé». Sa déclaration dénonçait les dirigeants
de la planète, lesquels «n’ont pas pris les mesures nécessaires pour protéger les
citoyens d’une catastrophe potentielle», et mettent en danger «chaque habitant
de la Terre [en] n’accomplissant pas leur tâche la plus importante, [soit] garantir
et préserver la santé et la vitalité de la civilisation humaine[1]».
Depuis lors, nous n’avons fait que nous rapprocher de l’heure fatidique.
À la fin de la même année, les dirigeants du monde se sont réunis à Paris pour
s’attaquer au «changement climatique incontrôlé», un sérieux problème. Chaque
jour ou presque apporte de nouvelles preuves de la gravité de la situation. Pour
prendre un cas parmi d’autres, à la veille de la conférence de Paris de 2015 sur le
climat, une étude publiée par le Jet Propulsion Lab de la National Aeronautics
and Space Administration (NASA) a causé la surprise et l’inquiétude des
scientifiques étudiant les glaces de l’Arctique. D’après celle-ci, le Zachariae
Isstrom, un énorme glacier du Groenland, «est entré depuis 2012 dans une phase
de retrait accéléré», une évolution inattendue et de très mauvais augure. Le
glacier «renferme suffisamment d’eau pour faire monter le niveau moyen des
mers du globe de plus de 18 pouces (46 centimètres) s’il fond entièrement. Il
fond désormais à vue d’œil, perdant cinq milliards de tonnes de glace par an.
Toute cette glace s’écoule dans l’océan Atlantique Nord[2]».
On ne s’attendait pourtant guère à ce que les dirigeants du monde réunis à
Paris «prennent les mesures nécessaires pour protéger les citoyens d’une
catastrophe potentielle». Même si, par quelque miracle, ils l’avaient fait, leur
geste n’aurait eu qu’une portée limitée, pour des raisons particulièrement
inquiétantes.
Lors de l’adoption de l’accord de Paris sur le climat, le ministre des Affaires
étrangères de la France Laurent Fabius, qui avait présidé aux négociations, a
annoncé que l’accord était «juridiquement contraignant[3]». On peut l’espérer,
mais il existe à cet égard plus d’un obstacle méritant un examen attentif.
Parmi la vaste couverture médiatique de la conférence de Paris, ces phrases,
noyées à la fin d’une longue analyse du New York Times, sont peut-être les plus
significatives: «Habituellement, les négociateurs cherchent à composer un traité
juridiquement contraignant qui, pour avoir force de loi, doit être ratifié par les
gouvernements des pays participants. Voilà qui s’avère impossible dans le cas
présent, à cause des États-Unis. Sans le vote à la majorité des deux tiers du
Sénat, contrôlé par les républicains, le traité deviendrait caduc dès son arrivée au
Capitole. Les mesures facultatives remplacent donc les objectifs contraignants et
obligatoires[4].» Et on sait ce qu’il advient des mesures facultatives.
«À cause des États-Unis». Plus précisément, à cause du Parti républicain, qui
représente désormais un véritable danger pour la survie de l’humanité.
Un autre article du même quotidien tire les mêmes conclusions. Après avoir
longuement salué l’adoption de l’accord, son auteur souligne que le mécanisme
élaboré lors de la conférence «dépend fortement des intentions des futurs
dirigeants du monde responsables de la mise en œuvre de ces politiques. Aux
États-Unis, tous les candidats républicains à l’élection présidentielle de 2016 ont
publiquement démenti ou remis en question les données scientifiques sur le
changement climatique, et ont fait part de leur désaccord avec les politiques
d’Obama en la matière. Mitch McConnell, chef de l’opposition républicaine et
principal pourfendeur du programme d’Obama sur le changement climatique, a
déclaré devant le Sénat: “Avant que les partenaires internationaux sablent le
champagne, j’aimerais leur rappeler qu’il s’agit d’un accord irréalisable, basé sur
une politique énergétique nationale sans doute illégale, qui fait l’objet d’actions
en justice dans la moitié des États [américains] et que le Congrès a déjà rejeté
par un vote”[5]».
Les deux principaux partis ont pris un virage vers la droite au cours de la
dernière génération, marquée par le néolibéralisme. Les démocrates traditionnels
s’apparentent désormais à ce qu’on appelait jadis les «républicains modérés». Le
Parti républicain, pour sa part, a largement débordé du spectre pour devenir ce
que Thomas Mann et Norman Ornstein, analystes conservateurs respectés, ont
qualifié d’«insurrection radicale» ayant dans les faits renoncé à la pratique
politique parlementaire telle qu’on la connaît. Compte tenu de ce virage à droite,
l’attachement du Parti républicain à la richesse et aux privilèges a atteint de tels
extrêmes qu’il doit dorénavant aller chercher ses votes au sein d’une nouvelle
base populaire, composée d’évangélistes chrétiens attendant le retour du
Messie[6], de nativistes terrifiés de voir «les autres» s’emparer de leur pays, de
racistes rétrogrades[7], de gens aux griefs réels qui se méprennent gravement sur
les causes[8], et d’autres qui, comme eux, représentent des proies faciles pour les
démagogues et peuvent aisément former une insurrection radicale.
Jusqu’à récemment, l’élite républicaine était parvenue à museler les voix
émanant de sa base. Mais ce n’est plus le cas. Fin 2015, la tête du parti déplorait
amèrement son incapacité à contrôler son électorat, dont les positions
commençaient à s’écarter de la ligne établie.
Les élus républicains et les prétendants à l’élection présidentielle à venir n’ont
fait aucun mystère de leur dédain pour les négociations de Paris, refusant même
d’assister aux débats. Les trois candidats alors en tête des sondages – Donald
Trump, Ted Cruz et Ben Carson – ont adopté la position de la base, à majorité
évangéliste: le réchauffement climatique, s’il existe vraiment, ne peut être
attribué aux humains. Les autres candidats se déclaraient opposés à toute
intervention du gouvernement à cet égard. Aussitôt après qu’Obama, dans son
discours de Paris, s’est engagé à faire des États-Unis le chef de file d’une action
mondiale, le Congrès à majorité républicaine a voté pour saborder les récentes
dispositions de l’Agence pour la protection de l’environnement visant à réduire
les émissions de carbone. Comme l’a rapporté la presse, il s’agissait «d’un
message provocateur destiné à plus de 100 dirigeants [du monde] et visant à
montrer que le président des États-Unis ne disposait pas du plein appui de son
gouvernement au chapitre de la politique sur le climat», ce qui est un
euphémisme. Pendant ce temps, Lamar Smith, chef républicain de la
Commission sur les sciences, l’espace et la technologie de la Chambre des
représentants, a poursuivi sa croisade contre les scientifiques du gouvernement
qui avaient osé rapporter les faits[9].
Le message est clair. Les citoyens américains font face à une lourde
responsabilité dans leur propre pays.
Selon un autre article du New York Times, «deux tiers des Américains se
disent favorables à l’adoption par les États-Unis d’un accord international
contraignant visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre». En outre,
trois Américains sur cinq considèrent que le climat doit l’emporter sur
l’économie. Mais c’est sans importance. L’opinion publique ne compte guère.
Voilà un autre message provocateur, adressé cette fois aux Américains. Il leur
appartient de réparer ce système politique dysfonctionnel dans lequel leur avis
ne représente qu’un facteur marginal. Le contraste entre l’opinion publique et les
politiques, dans le cas présent, est lourd de conséquences pour le sort de la
planète.
Il n’y a bien sûr pas lieu de revenir à un quelconque «âge d’or». Néanmoins, il
est ici question d’importants changements. L’affaiblissement du fonctionnement
démocratique constitue l’un des aspects de l’offensive néolibérale menée contre
la population mondiale au cours de la dernière génération. Et ce phénomène ne
se limite pas aux États-Unis; il est peut-être encore plus prononcé en Europe[10].
Tournons-nous vers l’autre préoccupation (habituelle) des experts atomistes
qui règlent l’horloge de la fin du monde: les armes nucléaires. La menace
actuelle d’une guerre nucléaire justifie amplement leur décision d’avancer, en
janvier 2015, l’horloge à minuit moins deux minutes. Ce qui s’est passé depuis
lors fait apparaître d’autant plus clairement cette menace, une question qui, à
mes yeux, n’est pas suffisamment prise au sérieux.
La dernière fois que l’horloge de la fin du monde a indiqué minuit moins trois
minutes remonte à 1983, année où l’administration Reagan a effectué son
exercice Able Archer; ce dernier simulait une attaque contre l’Union soviétique
afin d’en tester les systèmes de défense. Des archives russes récemment rendues
publiques ont révélé que les Soviétiques, fort inquiets de ces manœuvres, se
préparaient à répliquer, ce qui aurait tout simplement signifié: minuit.
Melvin Goodman, chef et analyste principal de la division des Affaires
soviétiques de la CIA à cette époque, a fourni de plus amples détails sur ces
manœuvres risquées et téméraires et leur grave danger pour le monde. «Outre
l’exercice Able Archer dont s’est alarmé le Kremlin, écrit-il, l’administration
Reagan a autorisé des manœuvres militaires d’une rare agressivité près de la
frontière soviétique, lesquelles, dans certains cas, ont violé la souveraineté
territoriale de l’Union soviétique. Parmi les actions dangereuses du Pentagone
figurait l’envoi de bombardiers stratégiques au-dessus du pôle Nord afin de
tester les radars soviétiques, et des exercices navals militaires contre l’Union
soviétique là où les navires américains ne s’étaient jamais aventurés auparavant.
D’autres opérations secrètes simulaient des attaques navales surprises contre des
cibles soviétiques[11].»
Nous savons désormais que l’on doit la survie du monde à Stanislav Petrov,
un officier russe, et à sa décision de ne pas transmettre à ses supérieurs le rapport
des systèmes automatiques de détection faisant état d’une attaque au missile
contre l’Union soviétique. Petrov imitait ainsi le geste du commandant de sous-
marin russe Vassili Arkhipov. À un moment critique de la crise des missiles de
Cuba, en 1962, celui-ci avait refusé d’autoriser le lancement de torpilles
nucléaires pour répliquer à une attaque des contre-torpilleurs américains
imposant une quarantaine.
D’autres cas récemment rendus publics viennent alourdir ce bilan alarmant.
Selon Bruce Blair, spécialiste en sécurité nucléaire, «les États-Unis sont passés
le plus près d’un lancement accidentel en 1979, année où une cassette de
formation à l’alerte lointaine du [Commandement de la défense aérospatiale de
l’Amérique du Nord] NORAD simulant une frappe stratégique soviétique à
grande échelle a été diffusée par inadvertance sur le véritable réseau d’alerte
lointaine. Le conseiller à la sécurité nationale Zbigniew Brzezinski a reçu dans la
nuit deux appels l’informant que les États-Unis étaient attaqués, et il s’apprêtait
à téléphoner au président Jimmy Carter pour le persuader d’autoriser sur-le-
champ une riposte de grande envergure, lorsqu’un troisième appel lui a signalé
qu’il s’agissait d’une fausse alerte[12]».
Cet exemple nous rappelle un grave incident survenu en 1995. La trajectoire
d’une roquette américano-norvégienne transportant du matériel scientifique avait
alors paru emprunter celle d’un missile nucléaire. L’inquiétude est montée d’un
cran du côté russe et le président Boris Eltsine, rapidement informé, a dû décider
s’il devait ou non déclencher une frappe nucléaire[13].
Blair puise d’autres exemples dans sa propre expérience. À une occasion, lors
de la guerre des Six Jours, «l’équipage d’un avion-lanceur nucléaire a reçu, au
lieu d’un ordre d’exercice, l’ordre de mener une véritable attaque nucléaire».
Quelques années plus tard, au début des années 1970, le STRATCOM, basé à
Omaha, «a diffusé un exercice […] en guise d’ordre de lancement réel». Dans
les deux cas, les contrôles de code n’avaient pas fonctionné; seule l’intervention
humaine a empêché le lancement. «Mais vous voyez où je veux en venir, ajoute
Blair. Il n’était pas rare que ce genre de cafouillage se produise.»
Blair a livré ces commentaires en réaction à un rapport récemment déclassifié
de John Bordne, membre de l’armée de l’air américaine. Bordne était en service
sur la base militaire d’Okinawa en octobre 1962, moment de la crise des missiles
de Cuba ainsi que de sérieuses tensions en Asie. Le système d’alerte nucléaire
des États-Unis avait alors atteint le niveau DEFCON 2, soit l’échelon précédant
DEFCON 1, niveau où les missiles nucléaires peuvent être lancés
immédiatement. Au sommet de la crise, le 28 octobre, un équipage a reçu par
erreur l’autorisation d’envoyer ses missiles nucléaires. Ils ont décidé de désobéir,
évitant vraisemblablement une guerre nucléaire et rejoignant Petrov et Arkhipov
au panthéon des hommes ayant décidé de faire fi du protocole, sauvant ainsi la
planète.
Comme le fait remarquer Blair, ces incidents n’ont rien d’inhabituel. Une
récente étude menée par un spécialiste dénombre, entre 1977 et 1983, de 43 à
255 fausses alertes par an. Seth Baum, auteur de l’étude, en fournit une synthèse
intéressante: «La guerre nucléaire est le cygne noir que nous ne pouvons voir,
excepté pendant le bref instant où il nous détruit. Nous repoussons l’élimination
de ce danger à nos risques et périls. C’est maintenant qu’il faut éradiquer la
menace, pendant que nous sommes encore vivants[14].»
Ces études, comme celles qui figurent dans une analyse détaillée d’Eric
Schlosser, concernent principalement les systèmes américains[15]. Il ne fait aucun
doute que les dispositifs russes sont bien plus sujets à l’erreur. Et nous ne parlons
même pas du danger extrême que représentent les autres systèmes, notamment
celui du Pakistan.
Il arrive, comme dans le cas d’Able Archer, que la menace ne soit pas le fait
d’un accident, mais d’un aventurisme. La crise des missiles de Cuba de 1962 en
constitue l’exemple le plus criant, la menace d’un désastre ayant alors atteint son
paroxysme. La façon dont on a géré la crise est scandaleuse, tout comme
l’interprétation qu’on en livre généralement, ainsi qu’on l’a vu.
En gardant à l’esprit ce sinistre bilan, il est instructif de se pencher sur les
débats et la planification stratégiques. L’étude conduite en 1995 par le
STRATCOM sous Clinton, intitulée «Essentials of Post-Cold War Deterrence»
(Aspects fondamentaux de la dissuasion dans l’après-guerre froide) en offre une
illustration effrayante. L’étude plaide pour que les États-Unis conservent le droit
à la première frappe, y compris contre des pays ne disposant pas d’armes
nucléaires. Elle explique que ces dernières sont constamment évoquées, au sens
où elles «jettent une ombre sur toute crise ou sur tout conflit». Elle appelle en
outre les États-Unis à bâtir une «image nationale» d’irrationalité et d’hostilité
afin d’intimider le reste du monde.
La doctrine actuelle fait l’objet d’un article à la une de l’International
Security, l’une des revues qui font autorité dans le domaine stratégique[16]. Selon
les auteurs, les États-Unis sont attachés à la «primauté stratégique», soit
l’immunité pour toute frappe de représailles. Cette dernière constitue le
fondement de la «nouvelle triade» d’Obama (le renforcement des capacités des
sous-marins, des missiles sol-sol intercontinentaux et des bombardiers
nucléaires), aux côtés des missiles de défense visant à contrer une frappe de
représailles. Les auteurs craignent que l’exigence de la primauté stratégique des
États-Unis ne pousse la Chine à renoncer à sa politique du «non-recours en
premier» et à renforcer ses moyens de dissuasion limités. Si les auteurs estiment
qu’elle n’en fera rien, l’avenir seul en décidera. Il est néanmoins certain que la
doctrine américaine augmente les dangers dans une région déjà en proie aux
tensions et aux conflits.
On peut en dire autant de l’expansion vers l’est de l’OTAN en violation de la
promesse verbale faite à Mikhaïl Gorbatchev au moment de la chute de l’Union
soviétique, et ce, malgré le fait qu’il ait accepté que l’Allemagne réunifiée
intègre l’OTAN, une concession remarquable compte tenu de l’histoire du
XXe siècle. L’OTAN a aussitôt été étendue à l’Allemagne de l’Est et, au cours des
années suivantes, jusqu’aux frontières russes; on menace même à présent d’y
faire entrer l’Ukraine, cœur de la sphère géostratégique de la Russie[17]. On ne
peut qu’imaginer la réaction des États-Unis si, le pacte de Varsovie étant
toujours en vigueur, la majorité des pays d’Amérique latine en étaient devenus
membres, et que le Mexique et le Canada s’apprêtaient à les imiter.
Ces considérations mises à part, la Russie (comme la Chine et, d’ailleurs, les
stratèges américains) sait pertinemment que les systèmes de missile de défense
des États-Unis installés à ses portes constituent, dans les faits, des armes de
première frappe destinées à établir la primauté stratégique, soit l’immunité vis-à-
vis de toutes représailles. Celle-ci s’avère peut-être tout à fait irréalisable,
comme le soutiennent certains spécialistes. Mais les cibles ne peuvent jamais en
avoir le cœur net. Les réactions vindicatives de la Russie, quant à elles, sont
logiquement perçues par l’OTAN comme une menace contre l’Occident.
Un chercheur britannique spécialiste de l’Ukraine propose ce qu’il qualifie de
«paradoxe géographique dramatique»: le fait que l’OTAN a pour vocation de
«gérer les risques créés par son existence[18]». Les menaces ne faiblissent pas.
On peut se féliciter que l’incident lors duquel un F-16 turc a abattu un avion
russe en novembre 2015 n’ait pas déclenché de crise internationale, mais vu les
circonstances, nous l’avons échappé belle. L’avion se trouvait en mission de
bombardement en Syrie. Il a survolé, durant quelque dix-sept secondes, une
mince bande du territoire turc débordant sur la Syrie, sa destination évidente, où
il s’est écrasé. S’il semblait que la décision de l’abattre n’ait été qu’un acte
provocateur d’une témérité vaine, il n’en reste pas moins lourd de conséquences.
En réaction, la Russie a annoncé que ses bombardiers seraient dorénavant
accompagnés de chasseurs à réaction et qu’elle déploierait en Syrie des systèmes
de missiles antiaériens de pointe. La Russie a également donné l’ordre à son
croiseur lance-missiles Moskva, doté d’un système de défense antiaérienne de
longue portée, de se rapprocher des côtes, afin d’être «prêt à détruire toute cible
aérienne représentant un danger potentiel pour nos appareils», selon Sergeï
Shoïgu, ministre de la Défense. Voilà qui prépare le terrain pour des conflits dont
l’issue pourrait s’avérer fatale[19].
Les tensions sont aussi monnaie courante aux frontières de l’OTAN et de la
Russie, j’en veux notamment pour preuve les manœuvres militaires de part et
d’autre. Peu après que l’horloge de la fin du monde se fut dangereusement
rapprochée de minuit, la presse américaine a rapporté que «des véhicules de
combat de l’armée des États-Unis ont défilé mercredi dans une ville estonienne
frontalière débordant en Russie, un geste symbolique qui a mis en lumière les
enjeux pour les deux camps dans un climat de tensions jamais vu depuis la
guerre froide[20]». Peu auparavant, un avion militaire russe avait frôlé à quelques
secondes près la collision avec un avion de ligne danois. Procédant à une
mobilisation et à un redéploiement rapides de leurs troupes à la frontière de
l’OTAN et de la Russie, «les deux [camps] ne considèrent plus la guerre comme
inconcevable[21]».
Si tel est bien le cas, les deux camps ont perdu la tête, étant donné qu’une
guerre pourrait se révéler synonyme de destruction totale. On sait depuis des
décennies qu’une première frappe d’une grande puissance suffirait à détruire
celle-ci, même en l’absence de ripostes, par les seuls effets de l’hiver nucléaire.
Mais il s’agit du monde dans lequel nous vivons, et ce, depuis maintenant
soixante-dix ans. Les raisonnements dominants ne manquent pas d’intérêt.
Comme nous l’avons vu, les décideurs ne se soucient guère, en règle générale,
de la sécurité de la population. Cet état de fait remonte aux premières heures de
l’âge nucléaire: on n’a entrepris aucun effort, lors de l’élaboration des politiques,
pour éliminer la seule menace sérieuse contre les États-Unis, ainsi qu’il aurait
été possible de le faire. Apparemment, cette possibilité n’a même pas été
envisagée. La situation a donc perduré jusqu’à aujourd’hui, comme en font foi
les quelques exemples ci-dessus.
C’est le monde dans lequel nous avons vécu et dans lequel nous vivons
aujourd’hui. Les armes nucléaires représentent un danger permanent de
destruction instantanée, mais au moins nous savons, en théorie, comment
atténuer cette menace et même l’éliminer, un engagement pris (et renié) par les
puissances nucléaires signataires du TNP. Si la menace du réchauffement
climatique n’est pas immédiate, ses effets à long terme s’annoncent
catastrophiques, et rien ne nous dit que la situation ne va pas soudainement se
dégrader. Il n’est pas certain que nous puissions y remédier, mais il est
indiscutable que plus nous attendons, plus terrible sera la catastrophe.
Les perspectives de survie à long terme ne sont guère encourageantes à moins
de procéder à d’importants changements. C’est à nous que revient, en grande
partie, cette responsabilité, car nous en avons le pouvoir.
Chapitre 23

Les maîtres de l’espèce humaine

L ORSQUE NOUS NOUS DEMANDONS «Qui mène le monde?» nous adoptons


généralement la vision habituelle voulant que les acteurs sur la scène
internationale soient des États, en premier lieu les grandes puissances, et nous
analysons leurs décisions et leurs relations. Cette conception n’a rien d’erroné.
Mais il est bon de rappeler qu’un tel degré d’abstraction peut se révéler
trompeur.
Il va sans dire que les États ont des structures internes complexes. Les choix
et les décisions des gouvernants dépendent largement des centres de pouvoir,
l’ensemble de la population étant rarement consulté. Cela vaut pour les plus
démocratiques des sociétés ainsi, bien sûr, que pour les autres. On ne peut pas
avoir une vision réaliste de qui mène le monde sans tenir compte des «maîtres de
l’espèce humaine», ainsi qu’Adam Smith avait baptisé en son temps les
marchands et les manufacturiers d’Angleterre, ancêtres des conglomérats
transnationaux, des géants de la finance et des empires de la vente au détail de
notre époque. En nous référant toujours à Smith, il est éclairant de se pencher sur
la «vile maxime» animant les «maîtres de l’espèce humaine»: Tout pour nous et
rien pour les autres – une doctrine qui revient à mener sans relâche une guerre
de classes acharnée, souvent unilatérale, au plus grand détriment des peuples
visés, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières.
Dans l’ordre mondial actuel, les institutions des maîtres jouissent d’un
pouvoir démesuré non seulement sur la scène internationale, mais également
dans leurs pays respectifs, sur lesquels elles s’appuient pour conserver leur
pouvoir et dont elles tirent leur assise économique par toutes sortes de moyens.
Afin d’analyser le rôle des maîtres de l’humanité, tournons-nous vers l’une des
priorités du moment en matière de politique d’État, soit le Partenariat
transpacifique (PTP), accords portant sur les droits des investisseurs qualifiés à
tort d’«accords de libre-échange» par la propagande et les observateurs. Si leurs
négociations se déroulent à huis clos, ils n’ont en revanche aucun secret pour les
centaines d’avocats d’affaires et de lobbyistes qui en rédigent les détails
essentiels. L’objectif étant de les faire adopter selon la bonne vieille méthode
stalinienne, grâce à des «procédures accélérées» destinées à empêcher tout débat
et à ne laisser en guise de choix que oui ou non (c’est-à-dire oui). Les décideurs
s’en tirent généralement à bon compte, comme l’on s’y attendrait. Les gens ne
sont qu’accessoires, avec les conséquences que l’on connaît.

La deuxième superpuissance
Les programmes néolibéraux de la dernière génération ont concentré la richesse
et le pouvoir entre les mains d’une élite toujours plus réduite, tout en entravant la
bonne marche de la démocratie, mais ils ont aussi réveillé la contestation, en
Amérique latine surtout, mais également au cœur même des grandes
puissances[1]. L’Union européenne, l’un des projets les plus prometteurs de
l’après-Seconde Guerre mondiale, s’est vue ébranlée dans ses fondements par les
effets dévastateurs des politiques d’austérité mises en œuvre durant la dernière
récession, désapprouvées même par le FMI (sinon par ses figures politiques). La
démocratie s’est affaiblie à mesure que le processus décisionnel était transféré à
la bureaucratie de Bruxelles, dont les mesures trahissent l’emprise des banques
du Nord. Les partis dominants ont rapidement perdu du terrain, les électeurs se
tournant vers la gauche et la droite radicales. Le directeur général du groupe de
réflexion EuropaNova, basé à Paris, attribue le désenchantement général à «un
sentiment d’impuissance et de frustration [dû au fait que] le véritable pouvoir
d’influencer le cours des événements a été largement transféré des dirigeants
politiques nationaux [qui, en théorie du moins, sont soumis aux règles
démocratiques] au marché, aux institutions européennes et aux grandes
sociétés», conformément à la doctrine néolibérale[2].
Des processus sensiblement similaires sont en cours aux États-Unis, pour des
raisons à peu près identiques. Il s’agit d’une question importante et
préoccupante, non seulement pour le pays, mais, compte tenu de la puissance
américaine, pour le monde.
L’opposition croissante à l’offensive néolibérale met en lumière un autre
aspect clé de la convention standard: celle-ci fait abstraction de la population,
dont les membres refusent souvent de tenir le rôle de simples «spectateurs»
(préférant celui de «participants») que lui attribue la théorie de la démocratie
libérale[3]. Les classes dominantes se sont toujours inquiétées de pareille
désobéissance. Si l’on s’en tient à l’histoire des États-Unis, George Washington
considérait les gens du peuple composant les milices sous son autorité comme
«des gens extrêmement sales et déplaisants, dont les plus pauvres [font preuve
d’]une inconcevable stupidité[4]». Dans une brillante analyse des soulèvements
allant de l’«insurrection américaine» à l’Afghanistan et à l’Irak actuels, William
Polk affirme que le général Washington «tenait tant à écarter [les miliciens qu’il
méprisait] qu’il a failli perdre la révolution». En effet, il «l’aurait peut-être
perdue» si l’intervention massive de la France n’avait pas «sauvé la révolution»,
dominée jusque-là par les guérilléros – que nous appellerions aujourd’hui
«terroristes» –, pendant que l’armée de type britannique de Washington
«enchaînait les défaites et passait à deux doigts de perdre la guerre[5]».
Selon Polk, les leaders de soulèvements victorieux ont pour trait commun, une
fois retombé le soutien populaire, de chercher à supprimer les «gens sales et
déplaisants» qui ont gagné la guerre par des tactiques de guérilla et de terreur, de
peur qu’ils contestent les privilèges de l’élite. Le mépris de cette dernière pour
«les plus pauvres [d’entre eux]» a revêtu différentes formes au fil des années.
Récemment, ce mépris s’est manifesté notamment par l’appel à la passivité et à
l’obéissance (la «modération démocratique») des internationalistes libéraux
s’alarmant devant les dangereuses retombées démocratiques des mouvements
populaires des années 1960.
Les États décident parfois de tenir compte de l’opinion publique, déclenchant
la plus grande colère des centres du pouvoir. Un exemple spectaculaire de cela a
eu lieu en 2003, année où l’administration Bush avait demandé à la Turquie de
s’allier à elle pour envahir l’Irak. Quatre-vingt-quinze pour cent des Turcs s’y
sont opposés et, à la profonde stupéfaction de Washington, le gouvernement turc
s’est rangé à leur avis. On a vertement condamné la Turquie pour sa conduite
irresponsable. Paul Wolfowitz, secrétaire adjoint à la Défense, désigné par la
presse comme l’«idéaliste en chef» de l’administration, a fustigé l’armée turque
pour avoir toléré l’outrecuidance du gouvernement et a exigé des excuses.
Imperturbables devant cette manifestation supplémentaire de la légendaire
«aspiration démocratique» des États-Unis, des observateurs respectés ont
continué à encenser le président George W. Bush pour son attachement à la
«promotion de la démocratie», s’aventurant parfois à le critiquer pour sa naïveté
de croire qu’une puissance extérieure puisse imposer aux autres ses aspirations
démocratiques.
Les Turcs n’étaient pas seuls. L’agression des États-Unis et de l’Angleterre
s’est heurtée à une opposition massive dans le monde. Selon des sondages
internationaux, le soutien aux visées guerrières de Washington atteignait à peine
10 % dans la plupart des pays. D’imposantes manifestations ont été organisées
partout sur la planète ainsi qu’aux États-Unis. L’offensive impériale a fait l’objet
de fortes protestations avant même d’être déclenchée, ce qui constituait sans
doute une première dans l’histoire. À la une du New York Times, le journaliste
Patrick Tyler a écrit que «la planète compte peut-être encore deux
superpuissances: les États-Unis et l’opinion publique internationale[6]».
Les manifestations sans précédent aux États-Unis témoignaient d’une
opposition remontant à des décennies et à la condamnation des guerres
américaines en Indochine. Les marches pacifistes avaient atteint une ampleur
considérable, finissant par influer, bien que tardivement, sur le cours des
événements. Fin 1967, le mouvement contre la guerre constituant dès lors une
force non négligeable, l’historien militaire et spécialiste du Vietnam Bernard Fall
écrivait que «le Vietnam, en tant qu’entité historique et culturelle, […] est
menacé d’extinction […] [alors que] ses campagnes meurent littéralement sous
les coups de la plus colossale machine militaire jamais déployée dans une zone
de cette taille[7]». Mais on ne pouvait plus ignorer le mouvement contre la
guerre. Celui-ci permettrait en outre de tempérer les ardeurs de Ronald Reagan
lors de son arrivée au pouvoir, l’Amérique centrale dans sa ligne de mire. Son
administration a soigneusement imité les méthodes employées vingt ans plus tôt
par John F. Kennedy pour déclencher la guerre contre le Vietnam du Sud, mais a
dû battre en retraite en raison de protestations populaires que n’avait pas connues
le début des années 1960. L’agression contre l’Amérique centrale n’en reste pas
moins terrible. Les victimes en souffrent encore. Mais ce qui s’est produit au
Vietnam du Sud puis dans toute l’Indochine, et que la «deuxième
superpuissance» n’est parvenue que sur le tard à stopper, s’avère d’une
incomparable atrocité.
On affirme souvent que la formidable opposition populaire à l’invasion de
l’Irak est demeurée sans effet. Voilà qui me paraît inexact. Là encore, l’invasion
fut assez horrible en soi, et ses conséquences sont proprement grotesques.
Néanmoins, les choses auraient largement pu être pires. Le vice-président Dick
Cheney, le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld et le reste de la clique des
hauts responsables de l’administration Bush n’auraient jamais pu, ne serait-ce
qu’envisager le genre de mesures adoptées quarante ans plus tôt par les
présidents Kennedy et Johnson, et ce, sans opposition ou presque.

La puissance occidentale sous pression


Il y aurait certes encore beaucoup à dire au sujet des facteurs déterminant les
politiques, qui sont mis de côté si nous adoptons la vision habituelle selon
laquelle les États constituent les acteurs sur la scène internationale. En gardant à
l’esprit ces mises en garde, adoptons néanmoins cette conception, du moins à
titre de première ébauche de la réalité. La question de savoir qui mène le monde
nous conduit aussitôt à nous préoccuper de la montée en puissance de la Chine et
de ses enjeux pour les États-Unis et l’«ordre mondial», de la nouvelle guerre
froide qui couve en Europe de l’Est, de la guerre planétaire contre le terrorisme
et de l’hégémonie américaine et de son déclin, parmi un éventail de
considérations du même acabit.
Gideon Rachman, éditorialiste en chef en matière de politique étrangère pour
le Financial Times de Londres, a résumé de façon fort utile les défis qui, selon le
cadre conventionnel, attendent l’Occident au début de 2016[8]. Il commence par
dresser un tableau de l’ordre mondial selon ce dernier: «Depuis la fin de la
guerre froide, l’écrasante supériorité militaire des États-Unis constitue l’élément
central de la politique internationale.» Tout particulièrement dans trois régions:
l’Asie de l’Est, où «la marine des États-Unis considère désormais le Pacifique
comme un “lac américain”»; l’Europe, où l’OTAN – c’est-à-dire les États-Unis,
qui «représentent, fait sidérant, les trois quarts des dépenses militaires de
l’organisation» – «garantit l’intégrité territoriale de ses États membres»; et le
Moyen-Orient, où les énormes bases navales et aériennes des États-Unis
«servent à rassurer leurs amis et à intimider leurs adversaires».
Le problème de l’ordre mondial actuel, poursuit Rachman, vient du fait que
«la sécurité est à présent menacée dans les trois régions», en raison de
l’intervention russe en Ukraine et en Syrie et à cause de la Chine, dont les mers
proches sont passées du statut de «lac américain» à celui d’«eaux clairement
contestées». La question fondamentale pour les relations internationales est donc
de déterminer si les États-Unis devraient «accepter que d’autres grandes
puissances disposent d’une certaine zone d’influence dans leur région».
Rachman estime qu’ils le devraient, invoquant en guise d’explications la
«répartition du pouvoir économique dans le monde – ainsi que le simple bon
sens».
Il existe à n’en point douter différents angles pour analyser le monde. Mais
limitons-nous à ces trois régions, d’une importance assurément capitale.

Les défis actuels: l’Asie de l’Est


En ce qui a trait au «lac américain», on a pu s’étonner, en décembre 2015,
d’apprendre qu’«un bombardier B-52 américain survolant la mer de Chine
méridionale en mission de routine s’était approché par inadvertance à moins de
deux milles marins d’une île artificielle bâtie par la Chine, selon de hauts
responsables à la Défense, envenimant des tensions déjà vives entre Washington
et Pékin relativement à cet enjeu[9]». Toute personne familière avec le sinistre
bilan des soixante-dix années de l’ère nucléaire reconnaîtra là le genre d’incident
qui a souvent conduit la planète à deux doigts de l’anéantissement. Il n’est nul
besoin d’appuyer les agissements hostiles et provocateurs de la Chine en mer de
Chine méridionale pour remarquer que l’incident n’impliquait pas un
bombardier nucléaire survolant les Caraïbes, ou au large des côtes de la
Californie, où la Chine n’a aucunement la prétention d’établir un «lac chinois».
Le monde s’en réjouit.
Les dirigeants de la Chine savent pertinemment que ses routes commerciales
maritimes sont bordées de puissances hostiles, du Japon au détroit de Malacca et
au-delà, appuyées par l’écrasante force militaire des États-Unis. Par conséquent,
la Chine a entamé son expansion vers l’ouest par l’intermédiaire
d’investissements massifs et de prudentes démarches d’intégration. Ces avancées
s’inscrivent notamment dans le cadre de l’Organisation de coopération de
Shanghai (OCS), qui comprend les pays d’Asie centrale et la Russie, et bientôt
l’Inde et le Pakistan. L’Iran fait pour l’instant partie des observateurs, un statut
refusé aux États-Unis, à qui on a par ailleurs demandé de retirer toutes leurs
bases militaires de la région. La Chine trace une version moderne de l’ancienne
route de la soie, dans l’intention de non seulement placer la région sous son
influence, mais aussi d’atteindre l’Europe et les régions productrices de pétrole
du Moyen-Orient. Elle consacre des sommes d’argent colossales à la création
d’un système asiatique intégré d’énergie et de commerce, doté d’un réseau
étendu de trains à grande vitesse et de pipelines.
Parmi ses projets figure la construction d’une autoroute traversant certaines
des plus hautes montagnes du monde pour relier le port récemment aménagé par
ses soins à Gwadar, au Pakistan, protégeant ainsi ses acheminements de pétrole
de toute interférence des États-Unis. La Chine et le Pakistan espèrent en outre
que le projet stimule le développement industriel au Pakistan, ce que les États-
Unis n’ont pas entrepris de faire malgré une aide militaire substantielle, et incite
le Pakistan à se montrer plus ferme envers le terrorisme, qui constitue un sérieux
problème pour la Chine dans sa province occidentale du Xinjiang. Gwadar
s’inscrit dans la stratégie chinoise du «collier de perles», soit l’installation de
bases dans l’océan Indien à des fins commerciales, mais aussi, au besoin,
militaires. La Chine s’attend en effet à pouvoir un jour projeter sa puissance
jusqu’au golfe Persique, et ce, pour la première fois à l’époque moderne[10].
Tout cela au nez et à la barbe de Washington, dont l’écrasante puissance
militaire ne peut rien hormis l’anéantissement nucléaire, ce qui signifierait
également la destruction des États-Unis.
En 2015, la Chine a d’autre part fondé la Banque asiatique d’investissement
pour les infrastructures (BAII), dont elle est la principale actionnaire. Des
représentants de 56 pays ont participé à son inauguration à Pékin au mois de
juin, dont l’Australie et la Grande-Bretagne, alliées de Washington, et d’autres
qui, ensemble, ont contrarié les volontés de cette dernière. Les États-Unis et le
Japon comptaient parmi les absents. Selon certains analystes, la nouvelle banque
pourrait venir concurrencer les institutions de Bretton Woods (le FMI et la
Banque mondiale), dans lesquelles les États-Unis jouissent d’un droit de véto.
Certains estiment par ailleurs que l’OCS pourrait devenir le pendant asiatique de
l’OTAN[11].

Les défis actuels: l’Europe de l’Est


Tournons-nous à présent vers la seconde région, l’Europe de l’Est, où une crise
couve à la frontière entre l’OTAN et la Russie. L’heure est grave. Dans une étude
fort éclairante sur la région, Richard Sakwa avance l’hypothèse plausible selon
laquelle la «deuxième guerre d’Ossétie du Sud, en août 2008, constituait dans les
faits la première des “guerres [visant à] stopper l’élargissement de l’OTAN”; la
crise ukrainienne de 2014 était la deuxième. Il n’est pas certain que l’humanité
survivrait à une troisième[12]».
L’Occident perçoit l’élargissement de l’OTAN comme étant sans
conséquence. Sans surprise, la Russie ainsi qu’une grande partie du Sud
mondialisé ne sont pas du même avis, tout comme certaines personnalités
occidentales. George Kennan a été parmi les premiers à faire valoir que
l’élargissement de l’OTAN représentait une «regrettable erreur», la qualifiant
dans une lettre ouverte adressée à la Maison-Blanche et cosignée par de hauts
responsables de l’appareil d’État d’«erreur politique d’ampleur historique[13]».
Les origines de la crise actuelle remontent à 1991, année de la fin de la guerre
froide et de l’effondrement de l’Union soviétique. Il existait alors deux
conceptions opposées du nouveau système de sécurité et de l’économie politique
de l’Eurasie. Selon Sakwa, la première plaidait pour une «“Europe élargie”,
gravitant autour de l’Union européenne, mais [dont les intérêts] s’accorderaient
de façon croissante [avec ceux de] la sécurité et de la communauté politique
nord-atlantique; en face, on [avait] l’idée d’une “Grande Europe”, soit la vision
d’une Europe continentale s’étendant de Lisbonne à Vladivostok et ayant
plusieurs centres comprenant Bruxelles, Moscou et Ankara, mais dont le dessein
commun consisterait à surmonter les divisions qui, traditionnellement, avaient
déchiré le continent».
Le dirigeant soviétique Mikhaïl Gorbatchev était le principal défenseur de la
Grande Europe, un concept qui prenait également sa source dans le gaullisme et
d’autres initiatives européennes. Mais à mesure que la Russie s’effondrait sous le
poids des réformes libérales dévastatrices des années 1990, cette vision s’est
estompée. Il a fallu attendre qu’elle commence à se rétablir et à retrouver sa
place sur la scène internationale sous Vladimir Poutine pour en entendre à
nouveau parler. Ce dernier, épaulé par son acolyte Dimitri Medvedev, n’a cessé
«d’appeler à l’unification géopolitique de toute la “Grande Europe” de Lisbonne
à Vladivostok, en vue de créer un véritable “partenariat stratégique”[14]».
Ces démarches ont été «reçues avec un mépris poli», écrit Sakwa, et
interprétées comme «de simples prétextes à l’établissement d’une “Grande
Russie” par des moyens détournés», et une tentative de «semer la discorde»
entre l’Amérique du Nord et l’Europe occidentale. Ces craintes renvoient à
d’autres, remontant à la guerre froide, que l’Europe s’impose comme une
«troisième force», indépendante de la première puissance et tende à se
rapprocher de puissances mineures (comme en faisait foi l’Ostpolitik mise en
œuvre par Willy Brant, parmi d’autres initiatives).
En Occident, l’effondrement de l’Union soviétique a été accueilli
triomphalement. On y a salué la «fin de l’histoire», la victoire finale de la
démocratie capitaliste occidentale, un peu comme si on avait demandé à l’Union
soviétique de revenir à son statut d’avant la Première Guerre mondiale, soit à
peu de choses près celui de colonie économique de l’Occident. L’élargissement
de l’OTAN a pris effet sur-le-champ, en violation des promesses verbales faites à
Gorbatchev, selon lesquelles les forces de l’OTAN ne se déplaceraient pas d’«un
pouce vers l’est». Gorbatchev avait donné son accord pour que l’Allemagne
réunifiée intègre l’OTAN, ce qui constituait une remarquable concession quand
on connaît l’histoire. Cette discussion portait exclusivement sur l’Allemagne de
l’Est. La possibilité que l’organisation s’étende au-delà de l’Allemagne n’a pas
été évoquée avec Gorbatchev, bien qu’elle ait été envisagée en haut lieu[15].
Ce qui n’a pas tardé à se produire, et ce, jusqu’aux frontières de la Russie.
L’OTAN, dont la mission générale a été officiellement modifiée, est désormais
mandatée pour protéger les «infrastructures essentielles» du système énergétique
mondial, soit les couloirs maritimes et les pipelines, ce qui lui confère un rayon
d’opération planétaire. Qui plus est, en vertu d’une refonte décisive de la
doctrine aujourd’hui largement acclamée de la «responsabilité de protéger», fort
différente de la version officielle des Nations Unies, l’OTAN peut dorénavant
servir de force d’intervention sous le commandement des États-Unis[16].
La Russie s’inquiète particulièrement de voir l’Ukraine intégrer l’OTAN. Des
plans en ce sens ont été formulés de façon explicite lors du sommet de l’OTAN
qui s’est tenu à Bucarest en avril 2008, et où la Géorgie et l’Ukraine se sont vu
promettre une adhésion future. La formulation était sans équivoque: «L’OTAN
salue les aspirations euroatlantiques de l’Ukraine et de la Géorgie et leur souhait
d’adhérer à l’OTAN. Nous avons décidé aujourd’hui que ces pays deviendraient
membres de l’OTAN.» À l’occasion de la «révolution orange» et de la victoire
des candidats pro-occidentaux en Ukraine en 2004, le représentant du
département d’État Daniel Fried s’est empressé de se rendre en Ukraine afin de
«souligner le soutien des États-Unis [à ses] aspirations euroatlantiques et à sa
candidature à l’OTAN», comme l’a révélé WikiLeaks[17].
On comprend aisément les inquiétudes de la Russie. Elles sont décrites par le
chercheur en relations internationales John Mearsheimer dans Foreign Affairs,
principal organe de l’intelligentsia: «La crise actuelle [au sujet de l’Ukraine] a
pour origines l’élargissement de l’OTAN et l’engagement de Washington à
attirer l’Ukraine dans son orbite», ce que Poutine percevait comme «une menace
directe envers les intérêts fondamentaux de la Russie».
«Comment lui en vouloir?» demande Mearsheimer, indiquant que «si
Washington désapprouve la position de Moscou, elle devrait en comprendre la
logique». Voilà qui ne devrait pas être trop difficile. Après tout, comme chacun
le sait, «les États-Unis ne sauraient tolérer que d’autres grandes puissances
déploient des forces militaires dans l’hémisphère occidental, encore moins près
de leurs frontières». La position des États-Unis s’avère en réalité beaucoup plus
ferme. Ils ne sauraient tolérer ce que l’on qualifie officiellement d’«attitude
hostile ouverte» envers la doctrine Monroe de 1823. Celle-ci décrétait (mais sans
pouvoir la mettre en œuvre) la mainmise des États-Unis sur l’hémisphère. Un
petit pays qui ferait preuve d’une telle désobéissance pourrait être amené à subir
la «terreur de la terre» et un embargo dévastateur, comme dans le cas de Cuba. Il
est inutile de se demander quelle aurait été la réaction des États-Unis si les pays
d’Amérique latine avaient adhéré au pacte de Varsovie, et que le Mexique et le
Canada avaient eu l’intention d’en faire autant. Au moindre signe d’un premier
pas dans cette direction, la CIA «y aurait coupé court sans aucune réserve», pour
employer son propre jargon[18].
Comme pour la Chine, il n’est pas nécessaire de voir les agissements et les
motifs de Poutine sous un jour favorable pour en saisir la logique ou percevoir
l’importance de comprendre celle-ci au lieu de la condamner. Et comme pour la
Chine, les enjeux sont colossaux et vont – littéralement – jusqu’à la question de
la survie.

Les défis actuels: le monde islamique


Tournons-nous enfin vers la troisième région constituant un enjeu majeur, le
monde (à prédominance) islamique, également le théâtre de la guerre planétaire
contre le terrorisme déclarée par George W. Bush en 2001, au lendemain des
attentats du 11 septembre. Pour être plus précis, il l’a redéclarée. La guerre
planétaire contre le terrorisme avait été déclenchée par l’administration Reagan à
son arrivée au pouvoir, accompagnée d’une rhétorique enfiévrée au sujet d’un
«fléau répandu par les opposants dépravés de la civilisation» (selon Reagan) et
d’un «retour de la barbarie à l’époque moderne» (selon son secrétaire d’État
George Shultz). La première guerre planétaire contre le terrorisme a été
discrètement effacée de l’histoire. Elle s’est rapidement transformée en guerre
sanguinaire et destructrice affligeant l’Amérique centrale, le sud de l’Afrique et
le Moyen-Orient, et dont les sombres répercussions se font sentir jusqu’au
présent, ce qui a valu aux États-Unis une condamnation de la CIJ (rejetée par
Washington). Quoi qu’il en soit, cette histoire cadrant mal avec la version
officielle, elle a disparu.
On peut mesurer le succès de la guerre planétaire contre le terrorisme à la
sauce Bush-Obama à l’aide d’éléments concrets. Au moment où la guerre a été
déclarée, les terroristes visés étaient confinés à une petite région tribale de
l’Afghanistan. Les Afghans, dont la majorité les tenait en aversion, les
protégeaient en vertu du code de l’hospitalité. Les Américains étaient déroutés
de voir que de pauvres paysans refusent «de livrer Oussama Ben Laden contre la
somme, astronomique à leurs yeux, de 25 millions de dollars[19]».
Il existe de bonnes raisons de penser qu’une action policière bien ficelée ou
même des négociations diplomatiques sérieuses avec les talibans auraient pu
permettre aux États-Unis de mettre la main sur les suspects des crimes du 11-
Septembre en vue d’un procès. Mais ces options n’ont pas eu droit de cité. On
leur a préféré la violence à grande échelle – non pas dans le but de renverser les
talibans (cela viendrait plus tard), mais afin d’illustrer le peu de cas que les
États-Unis faisaient des offres provisoires des talibans en vue d’une éventuelle
extradition de Ben Laden. On ne saura jamais à quel point ces offres s’avéraient
sérieuses, étant donné qu’elles se sont heurtées à un refus immédiat. Ou, peut-
être, les États-Unis cherchaient-ils simplement «[…] à se livrer à une
démonstration de force, à remporter une victoire et à intimider le reste du
monde. Ils n’en ont rien à faire des souffrances des Afghans ou du nombre de
soldats qui périront».
Ces propos nous viennent d’Abdul Haq, chef antitaliban très respecté et l’un
des nombreux opposants à la campagne de bombardements américaine d’octobre
2001. Haq a dénoncé celle-ci comme un «grand pas en arrière» pour la lutte
menée dans le pays afin de renverser les talibans, un objectif qu’il considérait
réaliste. Son jugement est confirmé par Richard A. Clarke, responsable du
contre-terrorisme à la Maison-Blanche sous le président Bush au moment où
étaient dressés les plans pour envahir l’Afghanistan. Selon le compte rendu de la
réunion donné par Clarke, ayant été informé que l’offensive contreviendrait au
droit international, «le président a crié, dans la petite salle de conférence: “Je me
fiche de ce que disent les avocats. […] On va leur montrer de quel bois on se
chauffe.”» L’attaque a en outre été sévèrement condamnée par les principales
organisations humanitaires travaillant en Afghanistan: des millions de personnes
se trouvant au bord de la famine, les conséquences pouvaient se révéler
désastreuses[20].
Des années plus tard, ces conséquences n’ont guère besoin d’être détaillées.
La destination suivante du rouleau compresseur était l’Irak. L’invasion
américano-britannique, sans prétexte valable, constitue le principal crime du
XXIe siècle. Elle a causé la mort de centaines de milliers de personnes, dans un
pays où les sanctions américaines et britanniques avaient déjà ravagé la société
civile, sanctions considérées comme «génocidaires» par les deux éminents
diplomates internationaux responsables de leur application, qui ont d’ailleurs fini
par démissionner en signe de protestation[21]. L’invasion a d’autre part engendré
des millions de réfugiés, détruit la majeure partie du pays et déclenché un conflit
sectaire qui déchire à présent l’Irak et l’ensemble de la région. Il est stupéfiant
que dans les cercles les mieux informés, on puisse l’appeler sans sourciller «la
libération de l’Irak». Voilà qui en dit long sur notre culture morale et
intellectuelle[22].
Selon des sondages du Pentagone et du ministère de la Défense britannique,
seulement 3 % des Irakiens considéraient comme légitime la vocation sécuritaire
des États-Unis dans leur quartier, moins de 1 % estimait que les forces de la
«coalition» (États-Unis et Grande-Bretagne) garantissaient leur sécurité, 80 %
s’opposaient à la présence des forces de la coalition dans le pays, et une majorité
soutenait les attaques contre ses troupes. L’Afghanistan avait été dévasté au point
de rendre impossible tout sondage fiable, mais il y a fort à parier que la même
chose vaut pour ce pays. En Irak particulièrement, les États-Unis ont subi un
sérieux revers, finissant par renoncer à leurs objectifs de guerre officiels et par se
retirer du pays sous l’influence de l’Iran, unique vainqueur dans cette
tragédie[23].
Le rouleau compresseur a également servi ailleurs, notamment en Libye, où
les trois puissances impériales historiques (la Grande-Bretagne, la France et les
États-Unis) ont veillé à l’adoption de la résolution 1973 du Conseil de sécurité
puis l’ont aussitôt enfreinte, agissant à titre de force aérienne des rebelles. Cette
violation a eu pour effet de couper court à toute possibilité de négociation en vue
d’une solution pacifiste; d’augmenter nettement le nombre de victimes (par un
facteur d’au moins dix, selon le politologue Alan Kuperman); de laisser la Libye
en ruines et aux mains de factions belligérantes; et, plus récemment, de fournir à
l’État islamique une base d’où répandre sa terreur. Des propositions plutôt
raisonnables ont été formulées par l’Union africaine et acceptées en principe par
Mouammar Kadhafi, mais le triumvirat impérial n’en a pas tenu compte, comme
le rapporte Alex de Waal, spécialiste de l’Afrique. Grâce à l’afflux d’armes et de
combattants, la terreur et la violence djihadistes s’étendent de l’Afrique de
l’Ouest (désormais championne des meurtres terroristes) au Levant, alors que les
offensives de l’OTAN ont déclenché une vague de réfugiés africains cherchant à
gagner l’Europe[24].
Encore un bel exemple d’«intervention humanitaire» qui n’a rien d’inhabituel,
comme en témoigne la longue histoire d’atrocités similaires, dont les origines
modernes remontent à quatre cents ans.
Les coûts de la violence
En résumé, la stratégie du rouleau compresseur de la guerre planétaire contre le
terrorisme a propagé le terrorisme djihadiste d’une région reculée de
l’Afghanistan à la plus grande partie de la planète, de l’Afrique à l’Asie du Sud-
Est en passant par le Levant et l’Asie du Sud. Elle a également incité à des
attentats en Europe et aux États-Unis. L’invasion de l’Irak a contribué de façon
substantielle à ce phénomène, comme l’avaient prédit les services de
renseignement. Selon Peter Bergen et Paul Cruickshank, spécialistes du
terrorisme, la guerre en Irak aurait «entraîné une augmentation spectaculaire du
nombre annuel d’attentats djihadistes meurtriers. […] [Ceux-ci] ont septuplé, ce
qui s’est traduit par des centaines d’attentats supplémentaires et la mort de
milliers de civils; même en excluant le terrorisme en Irak et en Afghanistan, les
attentats meurtriers dans le reste du monde se sont accrus de plus d’un tiers».
D’autres manœuvres ont abouti aux mêmes résultats[25].
Un groupe d’organismes de défense des droits de la personne de premier plan
– Physicians for Social Responsibility (médecins pour la responsabilité sociale,
États-Unis), Médecins pour la survie mondiale (Canada) et l’Association
internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire
(Allemagne) – ont conduit une étude visant à «établir l’estimation la plus réaliste
possible du nombre total de victimes dans les trois principales zones de guerre
[Irak, Afghanistan et Pakistan] durant les douze années de la “guerre contre le
terrorisme”», et comprenant un examen approfondi «des principales recherches
et des données publiées relativement au nombre de victimes dans ces pays», en
plus d’information supplémentaire sur les opérations militaires. Selon leur
«estimation prudente», ces guerres auraient tué environ 1,3 million de personnes,
un bilan «qui pourrait encore s’alourdir et dépasser les 2 millions[26]». Une
recherche dans des bases de données effectuée par David Peterson, chercheur
indépendant, au lendemain de la publication du rapport s’est avérée guère
fructueuse. Qui s’en soucie?
Plus généralement, des études menées par le Peace Research Institute Oslo
(PRIO) indiquent que les deux tiers des décès liés au conflit dans la région
s’inscrivaient dans le cadre de contentieux d’abord locaux où se sont immiscés
des intervenants extérieurs. Dans le cas de différends de ce type, 98 % des décès
ont eu lieu seulement après l’intervention de la puissance militaire étrangère. En
Syrie, le nombre de morts directement liés au conflit a plus que triplé après le
déclenchement des frappes aériennes occidentales contre l’État islamique
autoproclamé et le début de l’ingérence militaire indirecte de la CIA dans la
guerre[27] – ingérence qui semble avoir attiré la Russie dans l’arène, alors que les
missiles antichars de pointe des États-Unis décimaient les forces de son allié
Bachar al-Assad. Selon les premières indications, les bombardements russes
entraînent les conséquences habituelles.
Les preuves examinées par le politologue Timo Kivimäki démontrent que les
«guerres de protection [menées par des “coalitions des pays aptes et disposés à
intervenir”] représentent désormais la principale source de violence dans le
monde, occasionnant jusqu’à plus de 50 % du total des décès liés à des conflits».
De plus, dans nombre de ces cas, dont la Syrie, les possibilités de solutions
diplomatiques existantes ont été ignorées. Ainsi qu’évoquées ailleurs, ces
pratiques ont prévalu dans d’autres situations terribles, notamment dans les
Balkans au début des années 1990, durant la première guerre du Golfe et bien
sûr lors des guerres d’Indochine, qui constituent les pires crimes depuis la
Seconde Guerre mondiale. Dans le cas de l’Irak, la question ne se pose même
pas. Il y a assurément des leçons à en tirer.
Les conséquences globales du recours au rouleau compresseur contre des
sociétés vulnérables ne sont guère surprenantes. L’étude minutieuse des
soulèvements par William Polk, citée plus haut, s’avère une lecture
indispensable pour qui veut comprendre les conflits actuels, ainsi certainement
que pour les décideurs, à supposer qu’ils se soucient des répercussions humaines
et non seulement du pouvoir et de la domination. Polk lève le voile sur un
schéma bien établi. Les envahisseurs – affichant parfois les plus nobles
intentions – suscitent naturellement l’hostilité de la population, qui leur désobéit,
d’abord de manière anodine, entraînant une réponse musclée, laquelle exacerbe
en retour l’opposition et l’appui à la résistance. Ce cycle de violence gagne en
intensité jusqu’au retrait des envahisseurs – ou jusqu’à ce que ceux-ci
parviennent à leurs fins à l’aide de moyens qui peuvent s’apparenter à un
génocide.
La campagne mondiale d’assassinat par drone d’Obama, une innovation
remarquable en matière de terrorisme international, suit le même schéma. Tout
indique qu’elle suscite des vocations terroristes plus rapidement qu’elle
n’assassine ceux suspectés de vouloir un jour nuire aux États-Unis. Voilà qui
représente une étonnante contribution de la part d’un avocat de droit
constitutionnel à l’heure du huit centième anniversaire de la Magna Carta, base
du principe de la présomption d’innocence qui constitue le fondement du droit
civilisé.
Parmi les autres caractéristiques de ce type d’interventions, figure la
conviction que l’on peut venir à bout d’une insurrection en éliminant ses
meneurs. Mais lorsqu’on y parvient, le chef honni est le plus souvent remplacé
par un autre plus jeune, plus déterminé, plus brutal et plus efficace. Polk en
fournit de nombreux exemples. Andrew Cockburn, historien militaire, a analysé
sur une longue période les campagnes américaines destinées à supprimer d’abord
des «barons» de la drogue puis des chefs terroristes, et a abouti aux mêmes
conclusions. On peut affirmer avec quelque certitude que le schéma va perdurer.
Il ne fait aucun doute qu’à l’heure actuelle, les stratèges américains cherchent
des moyens de tuer Abu Bakr al-Baghdadi, «calife de l’État islamique», ennemi
juré du chef d’Al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri. Bruce Hoffman, éminent
spécialiste du terrorisme et professeur agrégé du Combating Terrorism Center de
la U.S. Military Academy (centre de lutte contre le terrorisme de l’académie
militaire américaine), a prédit les conséquences probables d’un tel exploit: «La
mort d’al-Baghdadi ouvrirait sans doute la voie à un rapprochement [avec Al-
Qaïda] et à la création d’une force terroriste sans précédent quant à son ampleur,
sa taille, son ambition et ses ressources[28].»
Polk cite un traité de doctrine militaire signé Henri Jomini, inspiré de la
défaite de Napoléon aux mains des guérillas espagnoles et qui s’est imposé
comme ouvrage de référence pour des générations de cadets à l’académie
militaire de West Point. Jomini a observé que ce type d’interventions par de
grandes puissances se soldaient invariablement par des «guerres d’opinion» et
presque toujours par des «guerres nationales», sinon au début, au fil de la lutte,
d’après les dynamiques décrites par Polk. Jomini en conclut qu’«il est peu
judicieux pour les commandants d’armées régulières de s’engager dans de telles
guerres, car ils les perdront» et que même les victoires apparentes se révéleront
de courtes durées[29].
Des études poussées sur Al-Qaïda et l’État islamique ont montré que les
États-Unis et leurs alliés suivent pas à pas le plan des deux organisations
terroristes. Leur but est en effet d’«attirer l’Occident le plus profondément
possible dans le bourbier» et de «continuellement pousser les États-Unis et leurs
alliés à s’engager dans une série d’interventions prolongées à l’étranger», qui
déstabiliseront leurs sociétés, seront coûteuses en ressources et attiseront les
flammes de la violence, enclenchant la dynamique qu’évoque Polk[30].
Scott Atran, l’un des plus clairvoyants spécialistes des mouvements
djihadistes, estime que «les attentats du 11 septembre ont coûté entre 400 000 et
500 000 dollars à réaliser, alors que le coût de la réaction militaire et sécuritaire
des États-Unis et de leurs alliés est de l’ordre de 10 millions de fois ce chiffre.
D’un strict point de vue des coûts-bénéfices, ce mouvement terroriste s’est
révélé diablement efficace, bien au-delà de ce qu’imaginait initialement
Ben Laden, et poursuit sur cette lancée. Voilà qui constitue le fondement de la
guerre asymétrique, consistant, comme au jujitsu, à employer les armes et le
poids de l’adversaire contre lui. Après tout, qui serait en mesure d’affirmer que
la situation s’est améliorée ou que le danger global a diminué?» L’entêtement
des États-Unis et de leurs alliés à employer le rouleau compresseur,
conformément au scénario des djihadistes, conduira probablement ces derniers à
redoubler de violence et leur donnera un attrait supplémentaire. Le bilan, selon
Atran, «devrait inspirer un changement radical en matière de contre-stratégies».
Al-Qaïda et l’État islamique profitent de l’aide de certains Américains qui
appliquent leurs directives: par exemple, Ted «arrosez-les de bombes» Cruz,
candidat républicain à l’élection présidentielle. Ou, à l’autre bout de l’échiquier
traditionnel, Thomas Friedman, principal chroniqueur du Moyen-Orient et des
affaires internationales du New York Times; invité du Charlie Rose Show en
2003, celui-ci y est allé de ses conseils quant à la manière dont Washington
devait s’y prendre en Irak. «Il y avait ce que j’appellerais la bulle du terrorisme.
[…] Et nous devions nous rendre dans cette partie du monde pour crever cette
bulle. Il fallait aller là-bas et, en gros, à l’aide d’un grand bâton, en plein cœur de
cette région, crever cette bulle. Et il n’y avait qu’une seule façon de le faire. […]
Ils devaient voir des Américains, des garçons et des filles, aller de maison en
maison, de Basra à Bagdad, en disant, en gros, qu’est-ce que vous ne comprenez
pas? Vous croyez que nous ne sommes pas attachés à notre société libre, que
nous allons laisser cette bulle imaginaire exister? Bien, prenez ça. OK. Voilà,
Charlie, en quoi consistait cette guerre[31].» Voilà qui devrait donner une bonne
leçon aux barbus.

Aller de l’avant
Atran et d’autres observateurs attentifs s’entendent généralement sur les
dispositions à prendre. Les États-Unis doivent commencer par tenir compte de ce
qu’ont démontré de façon probante des recherches minutieuses: les candidats au
djihad «cherchent à renouer avec leur histoire, leurs traditions, leurs héros et
leurs principes moraux; et l’État islamique, aussi brutal et révoltant soit-il pour
les Occidentaux et une grande partie du monde arabo-musulman, répond
directement à ce besoin. […] Aujourd’hui, l’inspiration des plus féroces
combattants vient non pas du Coran, mais d’une cause et d’un appel à l’action
exaltant qui leur promettent gloire et estime aux yeux de leurs amis». En effet, la
plupart des djihadistes disposent d’une formation rudimentaire en matière de
textes islamiques, s’ils en ont une[32].
La meilleure stratégie, selon Polk, serait «un programme multinational axé sur
le bien-être psychologique […] qui rendrait la haine si chère à l’État islamique
moins virulente. Nous en connaissons les composants: les besoins de la
communauté, des compensations pour les agressions antérieures et des appels à
un nouveau départ. Des excuses formulées avec soin pour les actes passés ne
coûteraient pas cher et auraient d’importantes répercussions[33]», ajoute-t-il. Un
tel projet pourrait être mis en œuvre dans les camps de réfugiés ou dans les
«taudis et les cités sinistres de la banlieue parisienne» où, écrit Atran, son équipe
de recherche a «constaté une tolérance ou un appui assez répandus aux valeurs
de l’État islamique». On accomplirait d’autant plus en privilégiant
systématiquement la diplomatie et les négociations au lieu du recours à la
violence.
Il serait pour le moins important d’apporter une solution honorable à la «crise
des réfugiés», qui couvait depuis longtemps, mais dont l’Europe a pu observer
toute l’ampleur en 2015. La moindre des choses serait d’augmenter
considérablement le secours humanitaire dans les camps du Liban, de Jordanie et
de Turquie, où les malheureux réfugiés syriens s’accrochent à la survie. Mais les
enjeux sont loin de s’arrêter là, et dressent un tableau des prétendus «pays
éclairés» qui n’est guère flatteur et devrait pousser à agir.
Certains pays engendrent des réfugiés par leur emploi de la violence à grande
échelle, comme les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France. D’autres, en
revanche, accueillent des réfugiés en grand nombre, dont ceux qui tentent
d’échapper à la violence de l’Occident: le Liban (champion haut la main en
proportion de sa population), la Jordanie et la Syrie (avant le déclenchement de
la guerre), parmi d’autres pays de la région. Certains des pays précités font
«double emploi» en engendrant à la fois des réfugiés et en refusant d’en
accueillir, qu’il s’agisse de ceux du Moyen-Orient ou de citoyens de la «cour
arrière» des États-Unis au sud de la frontière. Un tableau étrange, triste à
contempler.
Un tableau réellement fidèle situerait l’apparition des réfugiés bien plus tôt
dans l’histoire. Robert Fisk, correspondant de longue date au Moyen-Orient, fait
remarquer que l’une des premières vidéos produites par l’État islamique
«montrait un bulldozer démolissant un rempart de sable à la frontière entre l’Irak
et la Syrie. Alors que l’engin détruit le revêtement en terre, la caméra effectue un
zoom sur une affiche rédigée à la main et traînant dans le sable. On peut y lire
“Fin du Sykes-Picot”».
Pour les habitants de la région, l’accord Sykes-Picot représente le symbole du
cynisme et de la cruauté de l’impérialisme occidental. Conspirant au cours de la
Première Guerre mondiale, le Britannique Mark Sykes et le Français François
Georges-Picot ont partagé la région en États artificiels afin de satisfaire leurs
visées impériales, et ce, avec le plus parfait mépris pour les intérêts des
populations et en violation des promesses faites aux Arabes pour les inciter à se
joindre à l’effort de guerre des Alliés. L’accord imitait en tous points les
pratiques dévastatrices des États européens en Afrique. Il a «transformé ce qui
constituait jusque-là des provinces relativement tranquilles de l’Empire ottoman
en certains des États les moins stables et les plus dangereux pour la sécurité du
monde[34]».
Depuis lors, les interventions occidentales répétées au Moyen-Orient et en
Afrique y ont exacerbé les tensions, les conflits et les désordres, ravageurs pour
les sociétés. La «crise des réfugiés» à peine tolérable pour l’Occident en est le
résultat direct. L’Allemagne est apparue comme la conscience de l’Europe,
accueillant d’abord près d’un million de réfugiés (elle a depuis fermé les vannes)
– dans l’un des pays les plus riches du monde, dont la population se chiffre à
80 millions d’habitants. Par contraste, le Liban, pays pauvre, a accueilli environ
1,5 million de réfugiés syriens qui constituent désormais le quart de sa
population et s’ajoutent au demi-million de Palestiniens enregistrés auprès de
l’UNRWA, pour la plupart des victimes des politiques israéliennes.
L’Europe gémit aussi sous le fardeau des réfugiés originaires des pays
africains qu’elle a dévastés, non sans l’aide des États-Unis, comme peuvent en
témoigner entre autres les Congolais et les Angolais. Elle tente à présent de
soudoyer la Turquie (qui compte déjà plus de deux millions de réfugiés syriens)
pour qu’elle tienne à distance de ses frontières les victimes de l’horreur syrienne,
tout comme Obama fait pression sur le Mexique pour qu’il tienne à l’écart de la
frontière des États-Unis les malheureux fuyant les répercussions de la guerre
contre le terrorisme de Reagan, ainsi que les victimes de plus récentes
catastrophes, dont le coup d’État militaire au Honduras, qu’Obama fut presque le
seul à approuver et qui s’est révélé l’une des pires chambres des horreurs de la
région[35].
Aucun mot ne peut traduire la réaction des États-Unis à la crise des réfugiés
syriens, du moins aucun mot de ma connaissance.
Pour en revenir à la question initiale, «Qui mène le monde?», celle-ci en
soulève une autre: «Quels principes et quelles valeurs mènent le monde?» Cette
question devrait préoccuper en premier lieu les citoyens des pays riches et
puissants. Ceux-ci jouissent en effet d’une liberté, de privilèges et de possibilités
considérables, fruits des luttes de leurs prédécesseurs, et se trouvent devant des
choix décisifs quant à la manière de répondre à des enjeux d’une importance
cruciale pour l’humanité.
Postface à l’édition 2017

L A QUESTION DE SAVOIR QUI MÈNE LE MONDE


est devenue d’autant plus importante le
8 novembre 2016, date qui pourrait être décisive dans l’histoire de
l’humanité, selon la manière dont nous réagirons. Il ne s’agit pas d’une
exagération. L’information principale de cette journée, en elle-même lourde de
signification, a été largement occultée.
Le 8 novembre, l’Organisation météorologique mondiale (OMM) a présenté
une analyse à l’occasion de la COP22, l’assemblée annuelle de la Conférence
des Nations Unies sur les changements climatiques, qui se tenait au Maroc.
Selon l’OMM, les cinq années précédentes avaient été les plus chaudes jamais
enregistrées. L’organisation signalait une augmentation du niveau des mers,
destinée à se poursuivre en raison de la fonte étonnamment rapide de la calotte
glaciaire. La superficie couverte par les glaces de l’Arctique au cours des cinq
années en question s’avérait inférieure de 28 % à la moyenne des trois décennies
précédentes. Cette diminution a pour effet de réduire la capacité de réverbération
des rayons du soleil des glaces polaires, et donc d’accélérer le réchauffement
climatique. Plus alarmant encore, la fonte rapide et inattendue des gigantesques
glaciers de l’Antarctique de l’Ouest pourrait faire monter le niveau des mers de
près d’un mètre, et conduire à la désintégration de l’intégralité de la glace de
l’Antarctique de l’Ouest. L’OMM rapportait en outre que la hausse des
températures avoisinait d’ores et déjà dangereusement le niveau maximum établi
par les accords de Paris lors de la COP21 l’année précédente, entre autres
analyses et prédictions de mauvais augure[1].
Un autre événement, ce jour-là, monopolisait l’attention du monde. Mais là
encore, on ne s’est guère attardé sur son aspect le plus important. Le
8 novembre, la première puissance mondiale élisait son nouveau président.
L’élection a confié la maîtrise de toutes les branches du gouvernement – la
présidence, le Congrès, la Cour suprême – au Parti républicain, soit la plus
dangereuse organisation de tous les temps.
À l’exception de la fin de la dernière phrase, cette description ne prête guère à
controverse. La dernière affirmation, à l’inverse, peut sembler farfelue, voire
choquante. Mais l’est-elle vraiment? Les faits suggèrent le contraire. Le Parti
républicain est dévoué corps et âme à la destruction rapide de toute vie en
société, une position inédite dans l’histoire.
En ce qui a trait au changement climatique, la vaste majorité des candidats
aux primaires républicaines ont nié son existence. Quelques prétendus modérés
se sont montrés à peine plus nuancés. Jeb Bush a affirmé que l’on ne pouvait
jurer de rien, mais que l’augmentation de la production de gaz naturel des États-
Unis grâce à la fracturation hydraulique dispensait le pays d’agir. Dans le même
ordre d’idées, John Kasich, sans nier l’existence du réchauffement climatique, a
déclaré au sujet de l’utilisation du charbon, le plus polluant des combustibles
fossiles: «Nous allons le brûler en Ohio, et nous n’allons pas nous en excuser[2].»
Pendant ce temps, Donald Trump plaidait pour une augmentation rapide de
l’utilisation des combustibles fossiles, la dérèglementation, la suppression de
l’aide aux pays cherchant à développer les énergies renouvelables et, plus
généralement, pour une course effrénée vers le précipice[3].
Les effets du déni républicain se faisaient déjà sentir avant l’élection de
Trump. Certains avaient espéré, par exemple, que l’accord de Paris sur le climat
conduirait à un traité juridiquement contraignant, mais ils ont dû y renoncer. En
effet, le Parti républicain refusait tout engagement à cet égard. La COP21 n’aura
abouti qu’à un accord sur une base volontaire, d’une portée manifestement
moindre.
L’incidence du réchauffement climatique pourrait bientôt prendre une ampleur
beaucoup plus dramatique qu’à l’heure actuelle. Au Bangladesh, on estime que
la montée du niveau des mers et les phénomènes météorologiques violents
obligeront des dizaines de millions de personnes à évacuer les plaines à basse
altitude au cours des prochaines années. Cet exode créera une crise migratoire
sans commune mesure avec celle que nous connaissons aujourd’hui. Le principal
climatologue du Bangladesh, Atiq Rahman, affirme avec une grande justesse que
l’«on devrait accorder à ces migrants le droit de s’établir dans les pays émetteurs
de gaz à effet de serre. Les États-Unis devraient accueillir des millions de
personnes[4]». Ces réfugiés devraient également pouvoir se rendre dans les autres
pays nantis qui se sont enrichis en provoquant la transformation radicale de
l’environnement. Les conséquences catastrophiques de cette transformation se
feront sentir non seulement au Bangladesh, mais dans toute l’Asie du Sud, en
raison de la hausse inexorable des températures et de la fonte des glaciers de
l’Himalaya, qui menacent l’approvisionnement en eau de la région. En Inde,
quelque 330 millions de personnes seraient déjà touchées par une sécheresse
sévère[5].
Il est difficile de trouver les mots pour exprimer le fait que, confrontés à
l’enjeu le plus crucial de leur histoire – la survie de la vie en société telle que
nous la connaissons –, les êtres humains choisissent de courir au désastre. On
peut en dire autant au sujet de l’autre grande menace pour la survie de
l’humanité, le danger d’une destruction nucléaire, qui plane au-dessus de nos
têtes depuis soixante-dix ans et augmente à l’heure où j’écris ces lignes.
Il s’avère tout aussi compliqué d’expliquer le fait invraisemblable que parmi
la vaste couverture médiatique du grand cirque électoral, ni la catastrophe
climatique imminente ni le danger nucléaire n’ont suscité d’intérêt au-delà de
brèves mentions. Pour ma part, les mots me manquent.
S’il ne fait aucun doute qu’Hillary Clinton a obtenu la majorité des voix –
l’issue du scrutin ayant été faussée par les particularités du système politique
américain –, il convient néanmoins de souligner le soutien passionné dont a pu
profiter Donald Trump auprès des mécontents et des défavorisés, surtout parmi
les électeurs blancs non diplômés, la classe ouvrière et la classe moyenne
inférieure. Si les raisons de ce soutien sont bien sûr nombreuses, ces électeurs
sont les victimes des récentes politiques néolibérales, détaillées dans une
déposition au Congrès par l’ancien président de la Réserve fédérale des États-
Unis, Alan Greenspan (surnommé «saint Alan» par ses admirateurs jusqu’à ce
que le miracle économique américain dont il assurait la supervision s’effondre en
2007-2008, menaçant d’entraîner toute l’économie mondiale avec lui). Comme
Greenspan l’a expliqué au cours de sa période de grâce, le succès de ses
politiques reposait largement sur l’«insécurité accrue des travailleurs».
Intimidés, ces derniers n’exigeaient pas d’augmentation de salaire ou de
meilleurs avantages sociaux, mais acceptaient des niveaux de vie plus bas en
échange de la possibilité de conserver un emploi. Selon les normes néolibérales,
cette politique s’apparentait à une «économie prospère […] et en bonne
santé[6]».
Les travailleurs qui ont servi de cobayes à cette expérience en théorie
économique sont assez mécontents du résultat. À titre d’exemple, ils n’ont guère
de raison de se réjouir du fait qu’en 2007, à l’apogée du miracle néolibéral
précédant le krach, les salaires constants des travailleurs subalternes s’avéraient
plus bas qu’en 1979, année du lancement de l’expérience[7]. Les salaires réels
des hommes sont similaires à ceux du début des années 1970, alors qu’une
poignée de privilégiés – non pas les «1 %», mais une fraction de ceux-ci – ont
enregistré des gains spectaculaires[8]. Ce déséquilibre n’est dû ni au mérite, ni à
la réussite, ni même à la loi du marché, mais à des choix politiques délibérés.
Un coup d’œil au salaire minimum aux États-Unis permet d’illustrer ce
phénomène. Durant les périodes de forte croissance des années 1950 et 1960, le
salaire minimum – qui sert de base de référence pour les autres salaires – suivait
la productivité. La mise en œuvre de la doctrine néolibérale a mis un terme à
cette tendance. Depuis, si l’on tient compte de l’inflation, le salaire minimum est
en chute libre. Si la tendance précédente avait perduré, il atteindrait sans doute
aujourd’hui 20 dollars de l’heure. Au lieu de quoi la proposition de l’augmenter
à 15 dollars semble désormais révolutionnaire[9].
Aux yeux d’un travailleur, il existe une différence de taille entre, d’un côté, un
emploi industriel stable avec des salaires et des avantages sociaux obéissant à un
barème syndical et de l’autre, un emploi temporaire et précaire dans le secteur
des services. Outre la baisse du salaire, des avantages sociaux et de la sécurité
d’emploi, cette régression se traduit par une perte de dignité, d’espoir en l’avenir
et du sentiment d’occuper une place et un rôle utile dans la société.
La colère ambiante n’a rien de surprenant. Interrogés à la sortie des bureaux
de vote, les partisans de Trump ont expliqué leur choix par la conviction que le
candidat républicain incarnait le changement, alors qu’ils voyaient en Clinton
celle qui perpétuerait le déplorable statu quo. De nombreux électeurs de Trump
avaient voté pour Barack Obama en 2008, accordant foi à son message d’«espoir
et de changement». Se sentant trahis, ils adhèrent désormais à la rhétorique de
Trump, qui promet de «rendre sa grandeur à l’Amérique». Toutefois, ils se
trompent s’ils pensent qu’il honorera ses promesses grandioses et remédiera à
leurs difficultés: il suffit d’un regard à ses propositions budgétaires et à la
composition de son cabinet pour constater qu’il n’en sera rien. Mais on peut
comprendre que les effets de plans annoncés de façon vague ou indirecte
s’avèrent flous pour des gens qui, vivant dans une société atomisée, sont isolés,
sans syndicats ou autres associations vers lesquels se tourner pour s’informer et
s’organiser. Le désespoir des travailleurs de notre époque contraste fortement
avec l’optimisme qui régnait chez les travailleurs des années 1930, pourtant
confrontés aux épreuves de la Grande Dépression.
Le Parti démocrate s’est désintéressé du sort des travailleurs à partir des
années 1970, poussant ces derniers à se tourner vers leurs ennemis jurés, qui
prétendent au moins parler leur langage: il suffit de penser à Ronald Reagan, à
son style blagueur et bon enfant, mâchant des bonbons haricots; ou à George
W. Bush soignant son image de gars ordinaire aimant boire une bière dans un bar
et tailler des broussailles sur son ranch texan par 40 °C. Et maintenant Trump,
donnant voix au chapitre à ceux qui, ayant non seulement perdu leurs emplois,
mais aussi leur estime de soi, fulminent contre le gouvernement qu’ils
considèrent – avec raison – comme responsable d’avoir gâché leur vie.
L’une des plus belles réussites du système doctrinaire américain est d’avoir
détourné la colère visant le secteur privé en direction du gouvernement, qui met
en œuvre les programmes conçus par le secteur privé. C’est le gouvernement,
par exemple, que l’on blâme pour les accords hautement protectionnistes des
droits des investisseurs et des grandes sociétés, systématiquement qualifiés à tort
d’«accords de libre-échange» par les observateurs et les médias. Le
gouvernement étant, à l’inverse du monde des affaires, soumis dans une certaine
mesure à l’influence et au contrôle de la population, il est donc grandement
avantageux pour le secteur privé d’entretenir la haine et le mépris envers les
fonctionnaires-technocrates empochant les impôts des contribuables. Cette
méprise permet de faire oublier à chacun l’idée subversive selon laquelle le
gouvernement pourrait devenir l’instrument de la volonté populaire, autrement
dit un gouvernement par et pour le peuple.
D’autres facteurs ont bien sûr contribué à la victoire de Trump. Des études ont
révélé que l’idéologie de la suprématie blanche demeure fortement ancrée dans
la culture des États-Unis – dépassant à cet égard l’Afrique du Sud, par exemple.
Chacun sait par ailleurs que la population américaine blanche est sur le déclin.
D’ici dix ou vingt ans, on estime que les Blancs représenteront une minorité de
la main-d’œuvre et, peu après, de la population. La culture conservatrice
traditionnelle serait également «menacée» et assiégée par les «politiques
identitaires», lesquelles constitueraient la chasse gardée des élites qui
n’éprouvent que mépris pour les patriotes américains, travailleurs, pratiquants et
aux valeurs familiales intactes, qui voient leur pays disparaître sous leurs yeux.
Cette culture conservatrice traditionnelle, profondément imprégnée de
religion, conserve une forte emprise sur un large segment de la société.
N’oublions pas qu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis, en
dépit de leur statut de pays le plus riche du monde, n’occupaient qu’une place
modeste sur la scène internationale, et demeuraient une sorte de désert culturel.
Quelqu’un qui souhaitait étudier la physique se rendait en Allemagne; un
aspirant artiste ou écrivain allait à Paris. La Seconde Guerre mondiale a marqué
un tournant à cet égard, pour des raisons évidentes. Mais seule une partie de la
population américaine en a profité, la majeure partie du pays restant jusqu’à ce
jour culturellement traditionnelle. Pour ne citer qu’un exemple (assez
regrettable) de ce traditionalisme, la question du réchauffement climatique aux
États-Unis se heurte à la conviction, défendue par 40 % des Américains, que
Jésus-Christ reviendra probablement ou certainement sur Terre en 2050, et qu’il
n’y a donc pas lieu de s’alarmer devant les terribles menaces de désastres
climatiques pour les prochaines décennies. Un pourcentage similaire estime que
la Terre a été créée il y a tout juste quelques milliers d’années[10].
Si la science contredit la Bible, tant pis pour la science. En témoigne le choix
de Trump au poste de secrétaire à l’Éducation, la milliardaire Betsy DeVos,
membre d’une confession protestante ayant décrété que «toutes les théories
scientifiques sont soumises aux Saintes Écritures» et que «l’humanité est créée à
l’image de Dieu; toutes les théories minimisant ce fait ainsi que les théories de
l’évolution niant l’activité créatrice de Dieu sont rejetées[11]». Il serait difficile
de trouver un phénomène semblable dans d’autres sociétés.
En réalité, Trump n’incarne pas un mouvement entièrement nouveau sur
l’échiquier politique américain. Les deux principaux partis ont pris un virage à
droite au cours de la période néolibérale. Les nouveaux démocrates
d’aujourd’hui s’apparentent à bien des égards à ceux que l’on qualifiait autrefois
de «républicains modérés». La «révolution politique» à laquelle a
judicieusement appelé Bernie Sanders n’aurait guère fait sourciller Dwight
Eisenhower. Les républicains, pour leur part, se situent désormais si loin à droite
en ce qui a trait à leur attachement pour les riches et le secteur privé qu’ils ne
peuvent espérer récolter de voix sur la base de leur programme politique. Ils
préfèrent mobiliser des segments de la population présents de longue date, mais
jusqu’ici peu organisés politiquement: les évangélistes, les nativistes, les racistes
et les victimes des formes de mondialisation visant à mettre en concurrence les
travailleurs du monde tout en protégeant les riches.
Les dernières primaires républicaines ont illustré ce phénomène de façon
flagrante. Lors de précédentes périodes électorales, chaque candidat issu de la
base – Michele Bachmann, Herman Cain, Rick Santorum, etc. – s’était révélé si
extrême que la direction du parti avait dû déployer de considérables ressources
pour les réduire au silence. La différence, en 2016, est que l’establishment du
parti n’y est pas parvenu, à son grand désarroi.
Il existe des similarités notables entre l’élection de Trump, le référendum du
Brexit et l’ascension générale des partis d’extrême droite ultranationalistes en
Europe. Leurs dirigeants – Nigel Farage, Marine Le Pen, Viktor Orbán et
d’autres comme eux – se sont empressés de féliciter Trump, en qui ils voient l’un
des leurs. Cette tendance n’a rien de rassurant. Un coup d’œil aux sondages en
Autriche et en Allemagne suffira à alarmer quiconque est familier des années
1930, particulièrement ceux qui ont vécu cette décennie. Je me revois, enfant,
écoutant les discours d’Hitler sans en comprendre les mots, mais trouvant leur
ton et la réaction de la foule suffisamment effrayants. Le premier article que je
me souviens avoir écrit date de février 1939, peu après la chute de Barcelone, et
parlait de l’inexorable progression du fléau fasciste. Par une étrange coïncidence,
c’est à Barcelone que ma femme et moi avons assisté aux résultats de l’élection
de 2016.
J’écris et je m’exprime depuis des années à propos du risque de voir émerger
un idéologue charismatique aux États-Unis: quelqu’un qui serait en mesure
d’exploiter la peur et la colère présentes dans une grande partie de la société, et
de détourner celles-ci des vrais coupables vers des cibles vulnérables. Voilà qui
pourrait effectivement mener à ce que le sociologue Bertram Gross, dans une
étude lucide datant de plusieurs décennies, a qualifié de «fascisme à visage
humain[12]». Mais il faudrait pour cela un idéologue sincère, du genre d’Hitler, et
non pas quelqu’un dont la seule idéologie perceptible est le narcissisme. Quoi
qu’il en soit, le danger existe et ne date pas d’hier.
On ne peut prédire la manière dont Trump s’y prendra pour faire marcher ce
qu’il a non pas créé, mais déclenché. Son trait de caractère le plus frappant est
peut-être son imprévisibilité. Naturellement, ses nominations et son choix de
conseillers seront déterminants, et les premières indications à ce chapitre ne sont
guère réjouissantes, pour user d’un euphémisme. Il est presque certain que la
Cour suprême demeurera aux mains de réactionnaires pour de nombreuses
années, ce dont on peut imaginer les conséquences.
En ce qui concerne la politique étrangère, l’admiration de Trump pour
Vladimir Poutine laisse espérer un relâchement des tensions croissantes entre la
Russie et les États-Unis. L’Europe pourrait en outre prendre ses distances avec
l’Amérique de Trump (ainsi que l’ont déjà suggéré la chancelière allemande
Angela Merkel et d’autres dirigeants européens) et, à la suite du Brexit, avec
l’antenne britannique du pouvoir américain.
L’Europe pourrait ainsi entamer des efforts pour apaiser ses tensions avec la
Russie, voire entreprendre la construction, inspirée de la vision de Mikhaïl
Gorbatchev, d’un système de sécurité intégré pour l’Eurasie qui rendrait
caduques les alliances militaires. Cette vision a été rejetée par les États-Unis au
profit de l’élargissement de l’OTAN, mais a récemment été ravivée par Poutine,
même si l’on ignore tout de ses intentions réelles.
Que sommes-nous en droit d’attendre de la politique étrangère américaine
sous la nouvelle administration? Se révèlera-t-elle plus ou moins militariste
qu’elle l’était sous George W. Bush ou Obama? Nul ne peut répondre avec
certitude. Encore une fois, Trump est trop imprévisible. De nombreuses
questions restent en suspens.
Nous pouvons être certains, cependant, que ceux et celles qui sont révoltés par
ce qui se trame actuellement à Washington, par les décisions de Trump, sa vision
et la brochette de personnages dont il s’est entouré, auront un rôle déterminant à
jouer. La mobilisation populaire et l’activisme, organisés et mis en œuvre de
façon adéquate, peuvent conduire à d’importants changements. Comme on l’a vu
plus haut, les enjeux actuels sont immenses.
Notes

Introduction

[1] James Morgan, journaliste économique de la BBC, Financial Times, 25-26 avril 1992.
[2] Martin Gilens et Benjamin I. Page, «Testing Theories of American Politics: Elites, Interest Groups, and
Average Citizens», Perspectives on Politics, vol. 12, no 3, septembre 2014, "site web"; Martin Gilens,
Affluence and Influence: Economic Inequality and Political Power in America, Princeton (NJ), Princeton
University Press, 2010; Larry Bartels, Unequal Democracy: The Political Economy of the New Gilded Age,
Princeton (NJ), Princeton University Press, 2008; Thomas Ferguson, Golden Rule: The Investment Theory
of Party Competition and the Logic of Money-Driven Political Systems, Chicago (IL), University of
Chicago Press, 1995.
[3] Walter Dean Burnham, dans Thomas Ferguson et Joel Rogers (dir.), The Hidden Election, New York
(NY), Random House, 1981; Walter Dean Burnham et Thomas Ferguson, «Americans Are Sick to Death of
Both Parties: Why Our Politics Is in Worse Shape Than We Thought», Alternet, 18 décembre 2014,
"site web".
[4] Ken Caldeira, «Stop Emissions!», MIT Technology Review, vol. 119, no 1, janvier-février 2016;
«Current Pace of Environmental Change Is Unprecedented in Earth’s History», communiqué de presse,
Université de Bristol, 4 janvier 2016, "site web".
[5] Julian Borger, «Nuclear Weapons Risk Greater Than in Cold War, Says Ex-Pentagon Chief», The
Guardian, 7 janvier 2016, "site web"; William Broad et David Sanger, «As U.S. Modernizes Nuclear
Weapons, “Smaller” Leaves Some Uneasy», The New York Times, 12 janvier 2016, "site web".

Chapitre 1

[1] Steven Lukes, Émile Durkheim: His Life and Work, Palo Alto (CA), Stanford University Press, 1973,
p. 335.
[2] «Manifeste des 93», Wikipédia, "site web".
[3] «Who Willed American Participation», The New Republic, 14 avril 1917, p. 308-309.
[4] John Dewey, The Middle Works of John Dewey, t. 2, 1899-1924: Journal Articles, Essays, and
Miscellany Published in the 1918-1919 Period, Jo Ann Boydston (dir.), Carbondale (IL), Southern Illinois
University Press, 1987, p. 81-82.
[5] John Dewey, «Our Un-Free Press», dans The Later Works of John Dewey, t. 2, 1925-1953: Essays,
Reviews, Trotsky Inquiry, Miscellany, and Liberalism and Social Action, Jo Ann Boydston (dir.),
Carbondale (IL), Southern Illinois University Press, 1987, p. 270.
[6] Randolph Bourne, «Twilight of Idols», Seven Arts, octobre 1917, p. 688-702.
[7] Michael Crozier, Samuel P. Huntington et Joji Watanuke, The Crisis of Democracy: Report on the
Governability of Democraties to the Trilateral Commission, New York (NY), New York University Press,
1975, "site web".
[8] Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776, Saguenay, Les
classiques des sciences sociales, 2002.
[9] Gordon S. Wood, The Creation of the American Republic, 1776-1787, New York (NY), W.W. Norton,
1969, p. 513-514; Lance Banning, dans The Sacred Fire of Liberty: James Madison and the Founding of the
Federal Republic (Ithaca [NY], Cornell University Press, 1995), insiste fortement sur le dévouement de
Madison envers la volonté populaire, mais souscrit néanmoins à la thèse de Wood quant au but initial de la
Constitution (p. 245).
[10] James Madison à Thomas Jefferson, 9 décembre 1787, "site web". Voir aussi Ralph Louis Ketcham,
James Madison: A Biography, Charlottesville (VA), University of Virginia Press, 1990, p. 236, 247 et 298.
[11] Edward L. Thorndike, «Leadership in Democratic Living: How May We Improve the Selection,
Training, and Life-Work of Leaders?», Teachers College Record, avril 1939, p. 593-605.
[12] «Terrorist Group Profiles», département d’État, janvier 1989. Voir aussi Robert Pear, «US Report Stirs
Furor in South Africa», The New York Times, 14 janvier 1989.
[13] Équipe spéciale interinstitutions des Nations Unies sur le redressement économique et le
développement de l’Afrique / Commission économique pour l’Afrique, South African Destabilization: The
Economic Cost of Frontline Resistance to Apartheid, New York, (NY), 1989, p. 13.
[14] Noam Chomsky, «The Evil Scourge of Terrorism», discours devant l’International Erich Fromm
Society, Stuttgart, Allemagne, 23 mars 2010.
[15] Remarques sur Ronald Reagan formulées par Martin et Annelise Anderson de la Hoover Institution à
l’Université Stanford, citées par Paul Boyer, «Burnishing Reagan’s Disarmament Credentials», Army
Control Today, septembre 2009.
[16] John Coatsworth, «The Cold War in Central America, 1975-1991», dans Melvyn P. Leffler et Odd
Arne Westad (dir.), The Cambridge History of the Cold War, t. 3, Endings, Cambridge (MA), Cambridge
University Press, 2010.
[17] Noam Chomsky, Futurs proches. Liberté, indépendance et impérialisme au XXIe siècle, Montréal, Lux,
2011, p. 336-337.
[18] Documents de John F. Kennedy, Presidential Papers, National Security Files, Meetings and
Memoranda, National Security Action Memoranda [NSAM]: NSAM 134, Report on Internal Security
Situation in South America, JFKNSF-335-013, John F. Kennedy Presidential Library and Museum, Boston,
Massachusetts.
[19] Lars Schoultz, Human Rights and United States Policy Toward Latin America, Princeton (NJ),
Princeton University Press, 1981; Charles Maechling Jr, «The Murderous Mind of the Latin American
Military», Los Angeles Times, 18 mars 1982.
[20] Voir à ce sujet Adam Isacson et Joy Olson, Just the Facts, Washington, DC, Latin America Working
Group and Center for International Policy, 1999, p. IX.
[21] Noam Chomsky, «Humanitarian Imperialism: The New Doctrine of Imperial Right», Monthly Review,
1er septembre 2008.
[22] Noam Chomsky, Rogue States, Chicago (IL), Haymarket Books, 2015, p. 88.
[23] Noam Chomsky, Deterring Democracy, New York (NY), Hill and Wang, 1991, p. 131.
[24] Chomsky, Futurs proches, op. cit., p. 78.
[25] Daniel Wilkinson, «Death and Drugs in Colombia», The New York Review of Books, 23 juin 2011.
[26] Anthony Lewis, «Abroad at Home», The New York Times, 2 mars 1990.
[27] Mary McGrory, «Havel’s Gentle Rebuke», The Washington Post, 25 février 1990.
[28] Mark Mazzetti, Helene Cooper et Peter Baker, «Behind the Hunt for Bin Laden», The New York Times,
2 mai 2011.
[29] Eric Alterman, «Bin Gotten», The Nation, 4 mai 2011.
[30] Elaine Scarry, «Rules of Engagement», Boston Review, 8 novembre 2006.
[31] Russell Baker, «A Heroic Historian on Heroes», The New York Review of Books, 11 juin 2008.
[32] Mark Mazower, «Shorts Cuts», London Review of Books, 8 avril 2010.
[33] Eric Margolis, «Osama’s Ghost», American Conservative, 20 mai 2011.
[34] Daniel Trotta, «Cost of War at Least $3.7 Trillion and Counting», Reuters, 29 juin 2011.
[35] Michael Scheuer, Imperial Hubris: Why the West Is Losing the War on Terror, Washington, DC,
Potomac Books, 2004.
[36] Accusations contre les dreyfusards citées dans Geoffrey Hawthorn, Enlightenment and Despair:
A History of Social Theory, Cambridge (MA), Cambridge University Press, 1976, p. 117.

Chapitre 2

[1] Nada Bakri et Graham Bowley, «Top Hezbollah Commander Killed in Syria», The New York Times,
13 février 2008.
[2] Associated Press, «Intelligence Chief: Hezbollah Leader May Have Been Killed by Insiders or Syria»,
17 février 2008.
[3] Cynthia O’Murchu et Farrid Shamsuddin, «Seven Days», Financial Times, 16 février 2008.
[4] Ferry Biedermann, «A Militant Wanted the World Over», Financial Times, 14 février 2008.
[5] Une revue de presse par Jeff Nygaard n’a recensé qu’une seule référence au sondage de Gallup, sous la
forme d’une brève dans le Omaha World-Herald qui en «déformait complètement les résultats». Nygaard
Notes Independent Periodic News and Analysis, 16 novembre 2001, reproduit dans Counterpoise, vol. 5,
no 3-4, 2002.
[6] Biedermann, «A Militant Wanted the World Over», loc. cit.
[7] Noam Chomsky, Middle East Illusions, Londres, Rowman & Littlefield, 2004, p. 235.
[8] Amnon Kapeliouk, Yediot Aharonot, 15 novembre 1985.
[9] Bernard Gwertzman, «U.S. Defends Action in U.N. on Raid», The New York Times, 7 octobre 1985.
[10] Yearbook of the United Nations, vol. 39, 1985, p. 291.
[11] Bernard Weinraub, «Israeli Extends “Hand of Peace” to Jordanians», The New York Times, 18 octobre
1985.
[12] Voir Noam Chomsky, Necessary Illusions, Toronto, House of Anansi, 1995, chap. 5.
[13] Voir, par exemple, Aviv Lavie, «Inside Israel’s Secret Prison», Haaretz, 23 août 2003.
[14] Lettre de Yoav Biran, ministre plénipotentiaire, ambassade d’Israël, au Manchester Guardian Weekly,
25 juillet 1982; Gad Becker, Yediot Aharonot, 13 avril 1983; Reuters, «Shamir Promises to Crush Rioters»,
The New York Times, 1er avril 1988.
[15] Yoram Peri, Davar, 10 décembre 1982.
[16] Justin Huggler et Phil Reeves, «Once Upon a Time in Jenin», Independent, 27 avril 2002.
[17] Amira Hass, Haaretz, 19 avril 2002, reproduit dans Amira Haas, Reporting from Ramallah: An Israeli
Journalist in an Occupied Land, Los Angeles (CA), Semiotext(e), 2003.
[18] Biedermann, «A Militant Wanted the World Over», loc. cit.
[19] Bob Woodward et Charles R. Babcock, «Anti-Terrorist Unit Blamed in Beirut Bombing», The
Washington Post, 12 mai 1985.
[20] Nora Boustany, «Beirut Bomb’s Legacy Suspicion and Tears», The Washington Post, 6 mars 1988.
[21] Ethan Bronner, «Israel Lets Reporters See Devastated Gaza Site and Image of a Confident Military»,
The New York Times, 16 janvier 2009.
[22] Julie Flint, «Israeli Soldiers in New Terror Raid on Shiite Village», The Guardian, 6 mars 1985.
[23] Adam Goldman et Ellen Nakashima, «CIA and Mossad Killed Senior Hezbollah Figure in Car
Bombing», The Washington Post, 30 janvier 2008.
[24] «Three Decades of Terror», Financial Times, 2 juillet 2007.
[25] Fawaz A. Gerges, Journey of the Jihadist: Inside Muslim Militancy, New York (NY), Mariner Books,
2007.
[26] «Text of Reagan’s Letter to Congress on Marines in Lebanon», The New York Times, 30 septembre
1982. Voir aussi Micah Zenko, «When Reagan Cut and Run», Foreign Policy, 7 février 2014.
[27] Jimmy Carter, Palestine. La paix, pas l’apartheid, Paris, L’Archipel, 2007.
[28] Tobias Buck, «Israel Denies Killing Hizbollah Commander», Financial Times, 13 février 2008.
[29] Noam Chomsky, Israël, Palestine, États-Unis. Le triangle fatidique, Montréal, Écosociété, 2006,
p. 595.
[30] Ibid.
[31] Ibid., p. 594.
[32] Henry Kamm, «Ruins of War Litter Hills and Valleys of Lebanon», The New York Times, 20 juin 1982.
[33] Chomsky, Israël, Palestine, États-Unis, op. cit., p. 594.
[34] Ibid.
[35] Isabel Kershner, «Israel Reduces Electricity Flow to Gaza», The New York Times, 9 février 2008.
[36] James Astill, «Strike One», The Guardian, 2 octobre 2001.

Chapitre 3

[1] Version remaniée par l’auteur du texte publié dans Noam Chomsky, Futurs proches. Liberté,
indépendance et impérialisme au XXIe siècle, Montréal, Lux, 2001.
[2] Rapport du comité sur les forces armées du Sénat, Inquiry into the Treatment of Detainees in U.S.
Custody, 20 novembre 2008, "site web"; Jonathan Landay, «Abusive Tactics Used to See Iraq-al Qaida
Link», McClatchy Bureau DC, 21 avril 2009.
[3] Paul Krugman, «Reclaiming America’s Soul», The New York Times, 23 avril 2009.
[4] Hans Morgenthau, The Purpose of American Politics, New York (NY), Knopf, 1964.
[5] Ibid.
[6] Roger Cohen, «America Unmasked», The New York Times, 24 avril 2009.
[7] Voir Richard Drinnon, Facing West: The Metaphysics of Indian-Hating and Empire-Building, Norman
(OK), University of Oklahoma Press, 1997; Henry Knox, cité par Reginald Horsman dans Expansion and
American Indian Policy 1783-1812, Norman (OK), University of Oklahoma Press, 1992, p. 64.
[8] Krugman, «Reclaiming America’s Soul», loc. cit.
[9] Voir Horsman, Expansion and American Indian Policy 1783-1812, op. cit.; William Earl Weeks, John
Quincy Adams and American Global Empire, Lexington (KY), University Press of Kentucky, 1992.
[10] Pour un inventaire des justifications providentielles des crimes les plus odieux et de la manière dont
elles ont façonné l’«idée américaine», voir Nicholas Guyatt, Providence and the Invention of the United
States, 1607-1876, Cambridge (MA), Cambridge University Press, 2007.
[11] Cité par Lars Schoultz dans That Infernal Little Cuban Republic: The United States and the Cuban
Revolution, Chapel Hill (NC), University of North Carolina Press, 2009, p. 4.
[12] Arthur M. Schlesinger Jr, Robert Kennedy and His Times, Boston (MA), Mariner Books, 2002, p. 480.
[13] Programme du Parti républicain, «Republican Party Platform of 1900», 19 juin 1900, "site web".
[14] Alfred McCoy, Policing America’s Empire: The United States, the Philippines, and the Rise of the
Surveillance State, Madison (WI), University of Wisconsin Press, 2009.
[15] Jennifer K. Harbury, Truth, Torture, and the American Way: The History and Consequences of U.S.
Involvement in Torture, Boston (MA), Beacon Press, 2005.
[16] Alfred McCoy, A Question of Torture: CIA Interrogation, from the Cold War to the War on Terror,
New York (NY), Metropolitan Books, 2006. Voir aussi Alfred McCoy, «The U.S. Has a History of Using
Torture», History News Network, 6 décembre 2006.
[17] Allan Nairn, «The Torture Ban That Doesn’t Ban Torture: Obama’s Rules Keep it Intact, and Could
Even Accord with an Increase in US-Sponsored Torture Worldwide», 24 janvier 2009, "site web".
[18] Lars Schoultz, «U.S. Foreign Policy and Human Rights Violations in Latin America: A Comparative
Analysis of Foreign Aid Distributions», Comparative Politics, vol. 13, no 2, janvier 1981, p. 149-170;
Noam Chomsky et Edward S. Herman, Économie politique des droits de l’homme, Paris, Albin Michel,
1981; Edward S. Herman, The Real Terror Network: Terrorism in Fact and Propaganda, Boston (MA),
South End Press, 1982.
[19] McCoy, «The U.S. Has a History of Using Torture», loc. cit.; Sanford Levinson, «Torture in Iraq and
the Rule of Law in America», Dædalus, vol. 133, no 3, été 2004.
[20] Linda Greenhouse, «Justices, 5-4, Back Detainee Appeals for Guantánamo», The New York Times,
13 juin 2008.
[21] Glenn Greenwald, «Obama and Habeas Corpus—Then and Now», Salon, 11 avril 2009.
[22] Ibid.
[23] Daphne Eviatar, «Obama Justice Department Urges Dismissal of Another Torture Case», The
Washington Independent, 12 mars 2009.
[24] William Glaberson, «U.S. May Revive Guantánamo Military Courts», The New York Times, 1er mai
2009.
[25] Michael Kinsley, «Down the Memory Hole with the Contras», The Wall Street Journal, 26 mars 1987.
[26] Patrick Cockburn, «Torture? It Probably Killed More Americans than 9/11», Independent, 26 avril
2009.
[27] Rajiv Chandrasekaran, «From Captive to Suicide Bomber», Washington Post, 22 février 2009.

Chapitre 4

[1] Tareq Y. Ismael et Glenn E. Perry (dir.), The International Relations of the Contemporary Middle East:
Subordination and Beyond, Londres, Routledge, 2014, p. 73; Noam Chomsky, Dominer le monde ou sauver
la planète? L’Amérique en quête d’hégémonie mondiale, Paris, Fayard, 2004; Daniel Yergin, The Prize: The
Epic quest for Oil, Money and Power, New York (NY), Free Press, 1991.
[2] Noam Chomksy, Futurs proches. Liberté, indépendance et impérialisme au XXIe siècle, Montréal, Lux,
2011, p. 73.
[3] Laurence H. Shoup et William Minter, (dir.), Imperial Brain Trust: The Council on Foreign Relations
and United States Foreign Policy, New York (NY), Monthly Review Press, 1977, p. 130.
[4] Chomsky, Futurs proches, op. cit., p. 295.
[5] Gerard Van Bilzen, The Development of Aid, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing,
2015, p. 497.
[6] «Declaration of Principles for a Long-Term Relationship of Cooperation and Friendship Between the
Republic of Iraq and the United States of America», communiqué de presse de la Maison-Blanche,
26 novembre 2007, "site web".
[7] Charlie Savage, «Bush Declares Exceptions to Sections of Two Bills He Signed into Law», The
New York Times, 14 octobre 2008.
[8] Marina et David Ottaway, «Of Revolutions, Regime Change, and State Collapse in the Arab World»,
Fondation Carnegie pour la paix internationale, 28 février 2011, "site web".
[9] «Egyptians Embrace Revolt Leaders, Religious Parties and Military, As Well», Pew Research Center,
25 avril 2011, "site web".
[10] Marwan Muasher, «Tunisia’s Crisis and the Arab World», Fondation Carnegie pour la paix
internationale, 24 janvier 2011, "site web".
[11] Thom Shanker, «U.S. Fails to Explain Policies to Muslim World, Panel Says», The New York Times,
24 novembre 2004.
[12] Afaf Lutfi Al-Sayyid Marsot, Egypt in the Reign of Muhammad Ali, Cambridge (MA), Cambridge
University Press, 1984. Pour un examen plus approfondi de la situation de l’Égypte au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale, voir Noam Chomsky, World Orders Old and New, New York, Columbia
University Press, 1994, chap. 2.
[13] Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776, Saguenay, Les
classiques des sciences sociales, 2002.
[14] Noam Chomsky, L’an 501. La conquête continue, Montréal, Écosociété, 2016, p. 200.
[15] Chomsky, Futurs proches, op. cit., p. 103.
[16] David Ricardo, The Works of David Ricardo: With a Notice of the Life and Writings of the Author by
J.R. McCulloch, Londres, John Murray, 1846, p. 77.
[17] Tony Magliano, «The Courageous Witness of Blessed Oscar Romero», National Catholic Reporter,
11 mai 2015.
[18] Martin van Creveld, «Sharon on the Warpath: Is Israel Planning to Attack Iran?», The New York Times,
21 août 2004.
[19] Clayton Jones, «China is a Barometer on Whether Israel Will Attack Nuclear Plants in Iran», The
Christian Science Monitor, 6 août 2010.
[20] Kim Ghattas, «US Gets Serious on Iran Sanctions», BBC News, 3 août 2010.
[21] Thom Shanker, «Pentagon Cites Concerns in China Military Growth», The New York Times, 16 août
2010.
[22] Joshua Kurlantzick, «The Belligerents», New Republic, 17 février 2011.
[23] Stephen Braun et Jack Gillum, «2012 Presidential Election Cost Hits $2 Billion Mark», Associated
Press, 6 décembre 2012; Amie Parnes et Kevin Cirilli, «The $5 Billion Presidential Campaign?», The Hill,
21 janvier 2015.
[24] «The Secret Behind Big Bank Profits», Bloomberg News, 21 février 2013.
[25] Christine Harper et Michael J. Moore, «Goldman Sachs CEO Blankfein Is Awarded $12.6 Million in
Stock», Bloomberg Business, 29 janvier 2011.
[26] Eszter Zalan, «Hungary’s Orban Wins Another Term, Jobbik Support Jumps», EU Observer, 7 avril
2014.
[27] «Élections législatives autrichiennes de 2008», Wikipédia, "site web".
[28] Donny Gluckstein, The Nazis, Capitalism, and the Working Class, Chicago (IL), Haymarket Books,
1999, p. 37.
[29] Matthew Weaver, «Angela Merkel: German Multiculturalism Has “Utterly Failed”», The Guardian,
17 octobre 2010.
[30] Darren Samuelsohn, «John Shimkus Cites Genesis on Climate Change», Politico, 10 décembre 2010.
[31] Joseph E. Stiglitz, «Some Lessons from the East Asian Miracle», The World Bank Research Observer,
août 1996, "site web".

Chapitre 5

[1] Giacomo Chiozza, recension de Carla Norrlof, America’s Global Advantage: US Hegemony and
International Cooperation, dans Political Science Quarterly, été 2011, p. 336-337.
[2] Geoffrey Warner, «The Cold War in Retrospect», International Affairs, vol. 87, no 1, janvier 2011,
p. 173-184.
[3] Noam Chomsky, Idéologie et pouvoir, Anvers, EPO, 2004, p. 27-28.
[4] «The Chinese Revolution of 1949», département d’État des États-Unis, Office of the Historian,
"site web".
[5] Robert Kagan, «Not Fade Away. The myth of American decline», The New Republic, 2 février 2012.
[6] Noam Chomsky, Le pouvoir mis à nu, Montréal, Écosociété, 2002, p. 144.
[7] Pour un éventail plus exhaustif, voir Noam Chomsky, Le nouvel humanisme militaire. Leçons du
Kosovo, Montréal, Écosociété, 2000; et A New Generation Draws the Line: Kosovo, East Timor, and the
Responsibility to Protect Today, Boulder (CO), Paradigm, 2011.
[8] Noam Chomsky, Futurs proches. Liberté, indépendance et impérialisme au XXIe siècle, Montréal, Lux,
2011, p. 341-342.
[9] Samuel P. Huntington, «The Lonely Superpower», Foreign Affairs, vol. 78, no 2, mars-avril 1999;
Robert Jervis, «Weapons Without Purpose? Nuclear Strategy in the Post-Cold War Era», recension de Jan
Lodal, The Price of Dominance: The New Weapons of Mass Destruction and Their Challenge to American
Leadership, dans Foreign Affairs, vol. 80, no 4, juillet-août 2001.
[10] Jeremy White, «Obama Approval Rating in Arab World Now Worse Than Bush», International
Business Times, 13 juillet 2011.
[11] Bulletin du département d’État des États-Unis, 8 décembre 1969, p. 506-507, cité dans David
F. Schmitz, The United States and Right-Wing Dictatorships, 1965-1989, Cambridge (MA), Cambridge
University Press, 2006, p. 89.
[12] Bill Keller, «The Return of America’s Missionary Impulse», New York Times Magazine, 15 avril 2011.
[13] Yochi Dreazen, Aamer Madhani et Marc Ambinder, «The Goal Was Never to Capture bin Laden», The
Atlantic, 4 mai 2011.
[14] Nick Turse, «Iraq, Afghanistan, and Other Special Ops “Successes”», TomDispatch, 25 octobre 2015,
"site web".
[15] Voir également Nick Turse, The Changing Face of Empire: Special Ops, Drones, Spies, Proxy
Fighters, Secret Bases, and Cyberwarfare, Chicago (IL), Haymarket Books / Dispatch Books, 2012; et
Tomorrow’s Battlefield: U.S. Proxy Wars and Secret Ops in Africa, Chicago (IL), Haymarket Books /
Dispatch Books, 2015.
[16] Robert B. Westbrook, John Dewey and American Democracy, Ithaca (NY), Cornell University Press,
1991, p. 440.
[17] Jennifer Epstein, «Poll: Tax Hike Before Medicare Cuts», Politico, 20 avril 2011.
[18] Jon Cohen, «Poll Shows Americans Oppose Entitlement Cuts to Deal with Debt Problem», The
Washington Post, 20 avril 2011.
[19] «Public’s Budget Priorities Differ Dramatically from House and Obama», communiqué de presse de
l’université du Maryland-College Park, Newswise.com, 2 mars 2011, "site web".
[20] Catherine Lutz, Neta Crawford et Andrea Mazzarino, «Costs of War», Brown University Watson
Institute for International and Public Affairs, "site web".
[21] Martin Wolf, «From Italy to the US, Utopia vs. Reality», Financial Times, 13 juillet 2011.
[22] Lawrence H. Summers, «Relief at an Agreement Will Give Way to Alarm», Financial Times, 2 août
2011.
[23] «Health Care Budget Deficit Calculator», Center for Economic and Policy Research, "site web".
[24] Matthew L. Wald et John M. Broder, «Utility Shelves Ambitious Plan to Limit Carbon», The New York
Times, 13 juillet 2011.
[25] Thomas Ferguson, «Best Buy Target Are Stopping a Debt Deal», Financial Times, 26 juillet 2011.
[26] Robert Pear, «New Jockeying in Congress for Next Phase in Budget Fight», The New York Times,
4 août 2011.
[27] Stephanie Clifford, «Even Marked Up, Luxury Goods Fly Off Shelves», The New York Times, 3 août
2011.
[28] Louis Uchitelle, «Job Insecurity of Workers Is a Big Factor in Fed Policy», The New York Times,
27 février 1997.
[29] Ajay Kapur, «Plutonomy: Buying Luxury, Explaining Global Imbalances», 16 octobre 2005,
"site web".
[30] Noam Chomsky, Making the Future: Occupations, Interventions, Empire and Resistance, San
Francisco (CA), City Lights, 2012, p. 289.

Chapitre 6

[1] Elizabeth Becker, «Kissinger Tapes Describe Crises, War and Stark Photos of Abuse», The New York
Times, 27 mai 2004.
[2] John F. Kennedy, «The President and the Press», discours devant l’American Newspaper Publishers
Association, Hôtel Waldorf-Astoria, New York (NY), 27 avril 1961, "site web".
[3] John F. Kennedy cité dans Thomas G. Paterson, «Fixation with Cuba: The Bay of Pigs, Missile Crisis,
and Covert War Against Castro», dans Kennedy’s Quest for Victory: American Foreign Policy, 1961-1963,
Oxford, Oxford University Press, 1989, p. 136.
[4] Edward S. Herman et Noam Chomsky, La fabrique de l’opinion publique. La politique économique des
médias américains, Paris, Le Serpent à plumes, 2003, p. 148-149.
[5] Jimmy Carter, «The President’s News Conference», 24 mars 1977, The American Presidency Project,
"site web".
[6] Suzanne Goldenberg, «Bush Commits Troops to Iraq for the Long Term», The Guardian, 27 novembre
2007. Voir aussi Guy Raz, «Long-Term Pact with Iraq Raises Questions», Morning Edition, National Public
Radio, 24 janvier 2008. Pour un examen plus approfondi, voir Noam Chomsky, Making the Future:
Occupations, Interventions, Empire and Resistance, San Francisco (CA), City Lights, 2012, p. 64-66;
Charlie Savage, «Bush Asserts Authority to Bypass Defense Act», Boston Globe, 30 janvier 2008.
[7] Joseph M. Parent et Paul K. MacDonald, «The Wisdom of Retrenchment», Foreign Affairs, vol. 90,
no 6, novembre-décembre 2011.
[8] Yosef Kuperwasser et Shalom Lipner, «The Problem Is Palestinian Rejectionism», Foreign Affairs,
vol. 90, no 6, novembre-décembre 2011.
[9] Ronald R. Krebs, «Israel’s Bunker Mentality», Foreign Affairs, vol. 90, no 6, novembre-décembre 2011.
[10] Matthew Kroenig, «Time to Attack Iran», Foreign Affairs, vol. 90, no 1, janvier-février 2012.
[11] Xizhe Peng, «China’s Demographic History and Future Challenges», Science, vol. 33, no 6042,
29 juillet 2011, p. 581-587.
[12] Daniel Yergin, «US Energy Is Changing the World Again», Financial Times, 16 novembre 2012.
[13] Fiona Harvey, «World Headed for Irreversible Climate Change in Five Years, IEA Warns», The
Guardian, 9 novembre 2011.
[14] «“Monster” Greenhouse Gas Levels Seen», Associated Press, 3 novembre 2011.
[15] Noam Chomsky, Le pouvoir mis à nu, Montréal, Écosociété, 2002, p. 182.
[16] John W. Dower, «The Superdomino In and Out of the Pentagon Papers», dans Noam Chomsky et
Howard Zinn (dir.), The Pentagon Papers: The Senator Gravel Edition, t. 5, Boston (MA), Beacon Press,
1972, p. 101-142.
[17] Seymour Topping, «Slaughter of Reds Gives Indonesia a Grim Legacy. Slaughter of Reds Gives
Indonesians a Legacy of Blood Lust», The New York Times, 24 août 1966.
[18] James Reston, «Washington: A Gleam of Light in Asia», The New York Times, 19 juin 1966.
[19] David E.Sanger, «Real Politics: Why Suharto Is In and Castro Is Out», The New York Times,
31 octobre 1995.
[20] Noam Chomsky, Dominer le monde ou sauver la planète? L’Amérique en quête d’hégémonie
mondiale, Paris, Fayard, 2004, p. 224.
[21] Alan J. Kuperman, «Obama’s Libya Debacle», Foreign Affairs, vol. 94, no 2, mars-avril 2015.
[22] Barbara Ferguson, «Israel Defies US on Illegal Settlements», Arab News, 6 septembre 2006.
[23] Herb Keinon, «EU Condemns Building in Har Homa, Neveh Ya’akov, Pisgat Ze’ev», The Jerusalem
Post, 6 février 2014.
[24] «U.S. Daily Warns of Threat of “Nasserite Virus” to Moroccan, Algerian Jews», Jewish Telegraphic
Agency, 21 février 1961, "site web".
[25] Debbie Buchwald, «Israel’s High-Tech Boom», inFocus Quarterly, vol. 2, no 2, été 2008.
[26] Chomsky, Making the Future, op. cit., p. 251.
[27] Peter Beaumont, «Israel Outraged as EU Poll Names It a Threat to Peace», The Guardian, 2 novembre
2003. Le sondage, réalisé par Taylor Neslon Sofres-EOS Gallup Europe, a été conduit du 8 au 16 octobre
2003.
[28] Sondage auprès de l’opinion publique arabe de 2010, Zogby International-Brookings Institution, 2010,
"site web".
[29] Ibid. En réponse à la question «Nommez les deux pays qui vous semblent les plus menaçants pour
votre sécurité», Israël a été nommé par 88 % des répondants, les États-Unis par 77 %; quant à l’Iran, il a été
cité par 9 % des personnes âgées de plus de 36 ans, et 11 % des personnes âgées de moins de 36 ans.
[30] Scott Clement, «Iranian Threat: Public Prefers Sanctions Over Bombs», The Washington Post, 14 mars
2012; Steven Kull et al., «Public Opinion in Iran and America on Key International Issues», sondage réalisé
par WorldPublicOpnion.org, 24 janvier, 2007, "site web".
[31] «Unclassified Report on Military Power of Iran, April 2010», département de la Défense des États-
Unis, "site web".
[32] Gavan McCormack, «“All Japan” versus “All Okinawa”—Abe Shinzo’s Military-Firstism», The Asia-
Pacific Journal, vol. 13, no 4, 16 mars 2015.
[33] Paul Godwin, «Asia’s Dangerous Security Dilemma», Current History, vol. 109, no 728, septembre
2010, p. 264-266.

Chapitre 7

[1] William Blackstone, The Great Charter and Charter of the Forest, Oxford, Clarendon Press, 1759,
conservée à la British Library.
[2] Winston Churchill, Histoire des peuples de langue anglaise, t. 2, Le Monde nouveau, Paris, Plon, 1957,
p. 206.
[3] James Kendall Hosmer, The Life of Young Sir Henry Vane, Governor of Massachusetts Bay, and Leader
of the Long Parliament: With a Consideration of the English Commonwealth as a Forecast of America,
Boston (MA), Houghton Mifflin, 1888, p. 462, conservé par la Cornell University Library.
[4] The Famous Old Charter of Rhode Island, Granted by King Charles II, in 1663, Providence (RI),
I.H. Cady, 1842. Voir aussi «Rhode Island Royal Charter», Wikipédia, "site web".
[5] Peter Linebaugh, The Magna Carta Manifesto: Liberties and Commons for All, Berkeley (CA),
University of California Press, 2009.
[6] Dudley Jones et Tony Watkins (dir.), A Necessary Fantasy? The Heroic Figure in Children’s Popular
Culture, New York (NY), Taylor and Francis, 2000.
[7] Emily Achtenberg, «From Water Wars to Water Scarcity: Bolivia’s Cautionary Tale», NACLA Report on
the Americas, 6 juin 2013, "site web".
[8] Randal C. Archibold, «El Salvador: Canadian Lawsuit over Mine Allowed to Proceed», The New York
Times, 5 juin 2012.
[9] Erin Banco, «Is Your Cell Phone Fueling Civil War in Congo?», The Atlantic, 11 juillet 2011.
[10] Garrett Hardin, «The Tragedy of the Commons», Science, vol. 162, no 3859, 13 décembre 1968,
p. 1243-1248.
[11] Voir Paul Corcoran, «John Locke on the Possession of Land: Native Title vs. the “Principle” of Vacuum
domicilum», exposé présenté lors de l’Australian Political Studies Association Annual Conference,
septembre 2007, "site web".
[12] Norman Ware, The Industrial Worker 1840-1860: The Reaction of American Industrial Society to the
Advance of the Industrial Revolution, Chicago (IL), Ivan Dee, 1990.
[13] Michael J. Sandel, Democracy’s Discontent: America in Search of a Public Philosophy, Cambridge
(MA), Belknap Press, 1996.
[14] Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970.
[15] Clinton Rossiter et James Lare (dir.), The Essential Lippman: A Political Philosophy for Liberal
Democracy, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1982, p. 91-92; Edward Bernays, Propaganda.
Comment manipuler l’opinion en démocratie, Paris/Montréal, La Découverte / Lux, 2007.
[16] Scott R.Bowman, The Modern Corporation and American Political Thought: Law, Power and
Ideology, University Park (PA), Penn State University Press, 1996, p. 133.
[17] Desmond King, «America’s Hidden Government: The Costs of a Submerged State», recension de
Suzanne Mettler, The Submerged State: How Invisible Government Policies Undermine American
Democracy, dans Foreign Affairs, vol. 91, no 3, mai-juin 2012.
[18] Robert W. McChesney, «Public Scholarship and the Communications Policy Agenda», dans Amit
M. Schejter (dir.), And Communications for All: A Policy Agenda for a New Administration, New York
(NY), Lexington Books, 2009, p. 50.
[19] Ralph Waldo Emerson, Essais politiques et sociaux, Paris, Armand Colin, 1926.
[20] Michael Crozier, Samuel P. Huntington et Joji Watanuki, The Crisis of Democracy: Report on the
Governability of Democracies to the Trilateral Commission, New York (NY), New York University Press,
1975, "site web"
[21] Margaret E. McGuinness, «Peace v. Justice: The Universal Declaration of Human Rights and the
Modern Origins of the Debate», Diplomatic History, vol. 35, no 5, novembre 2011, p. 749.
[22] William Blackstone, Commentaires sur les lois angloises, t. 1, Paris, Bossange-Rey et Gravier-Aillaud,
1822.
[23] Somerset v. Stewart, 1772, English Court of King’s Bench, "site web".
[24] Samuel Johnson, Taxation No Tyranny: An Answer to the Resolutions and Address of the American
Congress, Londres, 1775.
[25] Douglas A. Blackmon, Slavery by Another Name: The Re-Enslavement of Black Americans from the
Civil War to World War II, New York (NY), Anchor Books, 2009.
[26] Ian Cobain, «Revealed: How Blair Colluded with Gaddafi Regime in Secret», The Guardian,
23 janvier 2015; Benjamin Wieser, «Appeals Court Rejects Suit by Canadian Man over Detention and
Torture Claim», The New York Times, 3 novembre 2009.
[27] «Lawfulness of a Lethal Operation Directed Against a U.S. Citizen Who Is a Senior Operational
Leader of Al-Qa’ida or an Associated Force», département de la Justice des États-Unis, document non daté
publié par NBC, 4 février 2013.
[28] Anthony Shadid et David D. Kirkpatrick, «As the West Celebrates a Cleric’s Death, the Mideast
Shrugs», The New York Times, 1er octobre 2011.
[29] Jo Becker et Scott Shane, «Secret “Kill List” Proves a Test of Obama’s Principles and Will», The
New York Times, 29 mai 2012.
[30] Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, Article 3,
Genève, 12 août 1949, "site web".
[31] Matthew Yglesias, «International Law Is Made by Powerful States», Think-Progress, 13 mai 2011.
[32] Holder v. Humanitarian Law Project, 561 U.S. 1, 2010, "site web".
[33] Paul Beckett, «Shutdown of Al Barakaat Severs Lifeline for Many Somalia Residents», The Wall Street
Journal, 4 décembre 2001.
[34] Ibrahim Warde, Propagande impériale et guerre financière contre le terrorisme, Marseille, Agone,
2007, p. 101-102.
[35] Ibid., p. 102.
[36] Nnimmo Bassey, To Cook a Continent: Destructive Extraction and The Climate Crisis in Africa,
Oxford, Pambazuka Press, 2012, p. 25.
[37] Melvyn P. Leffler, A Preponderance of Power: National Security, the Truman Administration, and the
Cold War, Palo Alto (CA), Stanford University Press, 1993, p. 144.
[38] John M. Broder, «Bashing E.P.A. Is New Theme in G.O.P. Race», The New York Times, 17 août 2011.
[39] «57 % Favor Use of “Fracking” to Find More US Oil and Gas», Rasmussen Reports, 26 mars 2012,
"site web"; «Who’s Holding Us Back: How Carbon-Intensive Industry Is Preventing Effective Climate
Change Legislation», rapport de Greenpeace, novembre 2011, "site web".
[40] «Remarks by the President in State of the Union Address», communiqué de presse de la Maison-
Blanche, 24 janvier 2012, "site web".
[41] Guy Chazan, «US on Path to Energy Self-Sufficiency», Financial Times, 18 janvier 2012.
[42] Les textes intégraux de l’Accord des peuples et de la Déclaration universelle peuvent être
respectivement consultés à npa2009.org et rio20.net.

Chapitre 8
[1] Sheldon M. Stern, The Week the World Stood Still: Inside the Secret Cuban Missile Crisis, Palo Alto
(CA), Stanford University Press, 2005, p. 5.
[2] Noam Chomsky, Dominer le monde ou sauver la planète? L’Amérique en quête d’hégémonie mondiale,
Paris, Fayard, 2004, p. 104.
[3] Michael Dobbs, One Minute to Midnight: Kennedy, Khrushchev, and Castro on the Brink of Nuclear
War, New York (NY), Vintage, 2008, p. 251.
[4] Ibid., p. 310.
[5] Ibid., p. 311.
[6] Ibid., p. xiii.
[7] Chauncey G. Parker III, «Missile Crisis: Cooked Up for Camelot?», Orlando Sentinel, 18 octobre 1992;
Robert McNamara, entrevue avec Richard Roth, CNN, diffusée le 28 novembre 2003. Retranscription
publiée sur CNN.com, "site web".
[8] «The Submarines of October», dans William Burr et Thomas S. Blanton (dir.), National Security
Archive Electronic Briefing Book No 75, 21 octobre 2002, "site web".
[9] Edward Wilson, «Thank You Vassili Arkhipov, the Man Who Stopped Nuclear War», The Guardian,
27 octobre 2012.
[10] Graham Allison, «The Cuban Missile Crisis at 50: Lessons for U.S. Foreign Policy Today», Foreign
Affairs, vol. 91, no 4, juillet-août 2012.
[11] Don Clawson, Is That Something the Crew Should Know? Irreverent Anecdotes of an Air Force Pilot,
Twickenham, Athena Press, 2003, p. 80-81.
[12] Office of Air Force History, entrevue d’histoire orale avec le général David A. Burchinal, USAF, par le
colonel John B. Schmidt et le lieutenant-colonel Jack Straser, 11 avril 1975, Iris No 010111174, dans USAF
Collection, AFHRA.
[13] Stern, The Week the World Stood Still, op. cit., p. 146.
[14] Ibid., p. 147.
[15] Ibid., p. 148.
[16] Ibid., p. 149, en italique dans la version originale.
[17] Ibid., p. 154.
[18] Compte rendu sommaire de la 7e assemblée du comité exécutif du NSC, 27 octobre 1962, John
F. Kennedy Presidential Library and Museum, "site web".
[19] Jorge I. Dominguez, «The @# $ % & Missile Crisis (Or, What Was “Cuban” About U.S. Decisions
During the Cuban Missile Crisis?», Diplomatic History, vol. 24, no 5, printemps 2000, p. 305-315.
[20] Ernest R. May et Philip D. Zelikow (dir.), The Kennedy Tapes: Inside the White House During the
Cuban Missile Crisis, édition abrégée, New York (NY), W.W. Norton, 2002, p. 47.
[21] Jon Mitchell, «Okinawa’s First Nuclear Missile Men Break Silence», Japan Times, 8 juillet 2012.
[22] Dobbs, One Minute to Midnight, op. cit.
[23] Sheldon M. Stern, Averting «The Final Failure»: John F. Kennedy and the Secret Cuban Missile Crisis
Meetings, Palo Alto (CA), Stanford University Press, 2003, p. 273.
[24] Piero Gleijeses, Conflicting Missions: Havana, Washington, and Africa, 1959-1976, Chapel Hill (NC),
University of North Carolina Press, 2003, p. 26.
[25] Ervand Abrahamian, The Coup: 1953, the CIA, and the Roots of Modern U.S.-Iranian Relations,
New York (NY), New Press, 2013.
[26] «Most Americans Willing to Re-Establish Ties with Cuba», sondage d’opinion Angus Reid, février
2012, "site web".
[27] Dobbs, One Minute to Midnight, op. cit.
[28] Ibid., p. 333.
[29] Stern, Averting «The Final Failure», op. cit.
[30] Ibid., p. 406.
[31] Raymond L. Garthoff, «Documenting the Cuban Missile Crisis», Diplomatic History, vol. 24, no 2,
printemps 2000, p. 297-303.
[32] Documents de John F. Kennedy, Presidential Papers, National Security Files, Meetings and
Memoranda, National Security Action Memoranda (NSAM): NSAM 181, Re: Action to be taken in
response to new Bloc activity in Cuba (B), septembre 1962, JFKNSF-338-009, John F. Kennedy
Presidential Library and Museum, Boston (MA).
[33] Garthoff, «Documenting the Cuban Missile Crisis», loc. cit.
[34] Keith Bolender, Voices From the Other Side: An Oral History of Terrorism Against Cuba, Londres,
Pluto Press, 2010.
[35] Montague Kern, recension de Brigitte L. Nacos, Yaeli Bloach-Elkon et Robert Y. Shapiro, Selling
Fear: Counterterrorism, the Media, and Public Opinion, dans Political Science Quarterly, vol. 127, no 3,
automne 2012, p. 489-492.
[36] Stern, The Week the World Stood Still, op. cit.
[37] Dobbs, One Minute to Midnight, op. cit.
[38] Gleijeses, Conflicting Missions, op. cit.
[39] Arthur M. Schlesinger Jr, Robert Kennedy and His Times, Boston (MA), Mariner Books, 2002, p. 480;
Chomsky, Dominer le monde ou sauver la planète?, op. cit., p. 116-117.
[40] Chomsky, Dominer le monde ou sauver la planère?, op. cit., p. 154.
[41] Stern, The Week the World Stood Still, op. cit., p. 2.
[42] Desmond Ball, Politics and Force Levels: The Strategic Missile Program of the Kennedy
Administration, Berkeley (CA), University of California Press, 1980, p. 97.
[43] Garthoff, «Documenting the Cuban Missile Crisis», loc. cit.
[44] Dobbs, One Minute to Midnight, op. cit., p. 342.
[45] Allison, «The Cuban Missile Crisis at 50», loc. cit.
[46] Sean M. Lynn-Jones, Steven E. Miller et Stephen Van Evera (dir.), Nuclear Diplomacy and Crisis
Management: An International Security Reader, Cambridge (MA), MIT Press, 1990, p. 304.
[47] William Burr (dir.), «The October War and U.S. Policy», National Security Archive, publié le
7 octobre 2003, "site web".
[48] La formule «première frappe super soudaine» vient de McGeorge Bundy et figure dans John
Newhouse, War and Peace in the Nuclear Age, New York (NY), Knopf, 1989, p. 328.
[49] Noam Chomsky, Les États manqués. Abus de puissance et déficit démocratique, Paris, Fayard, 2007,
p. 9.

Chapitre 9

[1] Voir par exemple David M. Shribman, «At White House, Symbols of a Day of Awe», Boston Globe,
29 septembre 1995; Maureen Dowd, «Mideast Accord: The Scene; President’s Tie Tells it All: Trumpets for
a Day of Glory», The New York Times, 14 septembre 1993 («les blasés n’en revenaient pas»).
[2] George H.W. Bush, entrevue dans NBC Nightly News, 2 février 1991.
[3] Observateur permanent de l’OLP au secrétaire général des Nations Unies, 16 novembre 1988,
"site web".
[4] R.C. Longworth, «Shultz Helps Arafat Get Right Words», Chicago Tribune, 15 décembre 1988.
[5] George P. Shultz, Turmoil and Triumph: My Years as Secretary of State, New York (NY), Scribner,
1993, p. 1043.
[6] «Israel’s Peace Initiative», archives de l’ambassade des États-Unis en Israël, 14 mai 1989.
[7] Elaine Sciolino, «Mideast Accord: The Ceremony; Old Enemies Arafat and Rabin to Meet», The
New York Times, 12 septembre 1993.
[8] Anthony Lewis, «Abroad at Home; A Chance to Live», The New York Times, 13 septembre 1993.
[9] Edward W. Said, «Intifada and Independence», dans Zachary Lockman et Joel Beinin (dir.), Intifada:
The Palestinian Uprising Against Israeli Occupation, Boston (MA), South End Press, p. 5-22.
[10] Dan Fisher, «Israeli Settlers Kill Arab Girl, 17, at Gaza Protest», Los Angeles Times, 11 novembre
1987.
[11] Avi Raz, The Bride and the Dowry: Israel, Jordan, and the Palestinians in the Aftermath of the June
1967 War, New Haven (CT), Yale University Press, 2012.
[12] Noam Chomsky, Israël, Palestine, États-Unis. Le triangle fatidique, Montréal, Écosociété, 2006,
p. 621-649.
[13] Résolution du Conseil de sécurité de l’ONU 446, 22 mars 1979, "site web".
[14] CIJ, «Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé»,
30 janvier 2004, "site web"; Gershom Gorenberg, The Accidental Empire: Israel and the Birth of the
Settlements, 1967-1977, New York (NY), Times Books, 2006.
[15] Danny Rubinstein, Haaretz, 23 octobre 1991. En l’absence de sources pour les passages suivants, voir
Noam Chomsky, World Orders Old and New, New York, Columbia University Press, 1994.
[16] Chomsky, Israël, Palestine, États-Unis, op. cit., chap. 10.
[17] Chomsky, World Orders Old and New, op. cit., p. 261-264.
[18] Dean Andromidas, «Israeli “Peace Now” Reveals Settlements Grew Since Oslo», EIR International,
vol. 27, no 49, 15 décembre 2000; Chomsky, World Orders Old and New, op. cit., p. 282.
[19] Chomsky, World Orders Old and New, op. cit., p. 282.
[20] The Other Front, octobre 1995; News from Within, novembre 1995. Voir aussi Chomsky, World Orders
Old and New, op. cit., et Noam Chomsky, Le pouvoir mis à nu, Montréal, Écosociété, 2002.
[21] Sauf mention contraire, les citations précédentes sont extraites de Lamis Andoni, «Arafat and the PLO
in Crisis», Middle East International, vol. 457, 28 août 1993; et, «Arafat Signs Pact Despite Misgivings All
Around Him», Christian Science Monitor, 5 mai 1994.
[22] Chomsky, World Orders Old and New, op. cit., p. 269.
[23] Youssef M. Ibrahim, «Mideast Accord: Jericho; Where P.L.O. Is to Rule, It Is Nowhere to Be Seen»,
The New York Times, 6 mai 1994.
[24] Chomsky, World Orders Old and New, op. cit., p. 269.
[25] Pour une analyse détaillée des positions de Ross, voir Norman Finkelstein, Dennis Ross and the Peace
Process: Subordinating Palestinian Rights to Israeli «Needs», Washington, DC, Institute of Palestine
Studies, 2007.
[26] Résolution du Conseil de sécurité de l’ONU 242, 22 novembre1967, "site web"; Résolution du Conseil
de sécurité de l’ONU 338, 22 octobre 1973, "site web".
[27] Accord intérimaire israélo-palestinien sur la Cisjordanie et la bande de Gaza, article 11, 28 septembre
1995.
[28] Chomsky, World Orders Old and New, op. cit., p. 248.
[29] Accord intérimaire israélo-palestinien sur la Cisjordanie et la bande de Gaza, article 11, 28 septembre
1995.
[30] Chomsky, World Orders Old and New, op. cit., p. 278.
[31] Hilde Henriksen Waage, «Postscript to Oslo: The Mystery of Norway’s Missing Files», Journal of
Palestine Studies, vol. 38, no 1, automne 2008, p. 54-65.
[32] Voir, par exemple, Edward Said, «Arafat’s Deal», The Nation, 20 septembre 1993; et «The Israel-
Arafat Agreement», Z Magazine, octobre 1993.
[33] Waage, «Postscript to Oslo», loc. cit.

Chapitre 10

[1] Discours d’Hugo Chávez lors de la 61e Assemblée générale des Nations Unies, 20 septembre 2006,
"site web".
[2] «Kissinger Gave Green Light for Israeli Offensive Violating 1973 Cease-Fire», communiqué de presse,
National Security Archive, 7 octobre 2003, "site web".
[3] Nate Jones (dir.), «The Able Archer 83 Sourcebook», National Security Archive, 7 novembre 2013,
"site web".
[4] Jillian Kestler-D’Amours, «Opportunity Missed for Nuclear-Free Middle East», Inter Press Service,
2 décembre 2012.
[5] Sur le bombardement des digues comme crime de guerre, voir par exemple Gabriel Kolko, «Report on
the Destruction of Dikes: Holland, 1944-45 and Korea, 1953», dans John Duffet (dir.), Against the Crime of
Silence: Proceedings of the Russell International War Crimes Tribunal, Stockholm, Copenhagen, 1967,
New York (NY), O’Hare Books, 1968, p. 224-226. Voir également Jon Halliday et Bruce Cumings, Korea:
The Unknown War, New York (NY), Viking, 1988, p. 195-196; Noam Chomsky, Towards a New Cold War:
Essays on the Current Crisis and How We Got There, New York (NY), Pantheon, 1982, p. 121-122.
[6] Oded Granot, «Background on North Korea-Iran Missile Deal», Ma’ariv, 14 avril 1995.
[7] Fred Kaplan, «Rolling Blunder. From the Archives: How the Bush Administration Let North Korea Get
Nukes», Washington Monthly, mai 2004.
[8] Shreeya Sinha et Susan C. Beachy, «Timeline on North Korea’s Nuclear Program», The New York
Times, 20 novembre 2014; Leon V. Sigal, «The Lessons of North Korea’s Test», Current History, vol. 105,
no 694, novembre 2006.
[9] Bill Gertz, «U.S. B-52 Bombers Simulated Raids over North Korea During Military Exercises», The
Washington Times, 19 mars 2013.

Chapitre 11

[1] Yuval Diskin, «Israel Nears Point of No Return on Two-State Solution», The Jerusalem Post, 13 juillet
2013.
[2] Clive Jones et Beverley Milton-Edwards, «Missing the “Devils” We Knew?» Israel and Political Islam
Amid the Arab Awakening», International Affairs, vol. 89, no 2, mars 2013, p. 399-415.
[3] Yonatan Mendel, «New Jerusalem», New Left Review, vol. 81, mai-juin 2013.
[4] Amos Harel, «West Bank Fence Not Done and Never Will Be, It Seems», Haaretz, 14 juillet 2009.
[5] Voir «Les colons israéliens entravent l’accès des Palestiniens à l’eau», Bureau de la coordination des
affaires humanitaires des Nations Unies (BCAH), mars 2012; «Dix ans après l’avis de la CIJ, “le dispositif
de mur et de barrières est intact et la vie des Palestiniens se dégrade à une vitesse alarmante”», BCAH,
9 juillet 2014; «Case Study: The Impact of Israeli Settler Violence on Palestinian Olive Harvest», BCAH,
octobre 2013; Humanitarian Monitor Monthly Report, BCAH, décembre 2012.
[6] «The Humanitarian Impact of the Barrier», BCAH, juillet 2013.
[7] «A Dry Bone of Contention», The Economist, 25 novembre 2010.
[8] David Bar-Illan, «Palestinian Self-Rule, Israeli Security», Palestine-Israel Journal, vol. 3, no 3-4, 1996.
[9] «Obama Calls Israeli Settlement Building in East Jerusalem “Dangerous”», Fox News, 18 novembre
2009.
[10] «Le Conseil de sécurité rejette un projet de résolution exigeant d’Israël la cessation des implantations
de colonies dans le Territoire palestinien occupé», Département de l’information des Nations Unies,
18 février 2011, "site web".
[11] Comptes rendus officiels du Conseil de sécurité des Nations Unies, notes de la 1 879e réunion,
26 janvier 1976.
[12] Noam Chomsky, Dominer le monde ou sauver la planète? L’Amérique en quête d’hégémonie
mondiale, Paris, Fayard, 2004, p. 233.
[13] Marwan Bishara, «Gauging Arab Public Opinion», Al Jazeera, 8 mars 2012.
[14] Joyce Battle, «Shaking Hands with Saddam Hussein, The U.S. Tilts Toward Iraq 1980-1984», National
Security Archive Electronic Briefing Book No 82, 25 février 2003, "site web".
[15] Gary Milhollin, «Building Saddam Hussein’s Bomb», The New York Times Magazine, 8 mars 1992,
p. 30.
[16] Résolution 687 du Conseil de sécurité des Nations Unies, 1991, "site web".

Chapitre 12

[1] Norman Ware, The Industrial Worker 1840-1860, Chicago (IL), Ivan Dee, 1990.
[2] David Montgomery, The Fall of the House of Labor: The Workplace, the State, and American Labor
Activism, 1865-1925, Cambridge (MA), Cambridge University Press, 1989.
[3] Charles Lindholm et John A. Hall, «Is the United States Falling Apart?», Dædalus, vol. 126, no 2,
printemps 1997, p. 183-209.
[4] Montgomery, The Fall of the House of Labor, op. cit.
[5] Alex Carey, Taking the Risk out of Democracy: Corporate Propaganda Versus Freedom and Liberty,
Champaign (IL), University of Illinois Press, 1997, p. 26.
[6] Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776, Saguenay, Les
classiques des sciences sociales, 2002.
[7] Kate Bronfenbrenner, «We’ll Close! Plant Closings, Plant-Closing Threats, Union Organizing and
NAFTA», Multinational Monitor, vol. 18, no 3, mars 1997, p. 8-14.
[8] Richard B. Freeman, «Do Workers Still Want Unions? More than Ever», Economic Policy Institute,
22 février 2007, "site web"; «In U.S. Majority Approves of Unions, but Say They’ll Weaken», sondage
Gallup, 30 août 2013, "site web".
[9] Richard Fry et Rakesh Kochhar, «America’s Wealth Gap Between Middle-Income and Upper-Income
Families Is Widest on Record», Pew Research Center, 17 décembre 2014, "site web".
[10] «Income and Poverty in the United States: 2013, Current Population Report», U.S. Census Bureau
Publication, septembre 2014.
[11] John Bellamy Foster et Robert W. McChesney, The Endless Crisis: How Monopoly-Finance Capital
Produces Stagnation and Upheaval from the USA to China, New York (NY), Monthly Review Press, 2012,
p. 21.
[12] Sauf mention contraire, les citations précédentes sont extraites de Ware, The Industrial Worker 1840-
1860, op. cit.
[13] Abraham Lincoln, «First Annual Message», 3 décembre 1861, The American Presidency Project,
"site web".
[14] John Stuart Mill, Principes d’économie politique avec leurs applications en philosophie sociale, Paris,
Les Belles Lettres, 2016 [1861], p. 54-55.
[15] G.D.H. Cole, Guild Socialism: A Plan for Economic Democracy, New York (NY), Frederick A. Stokes
Company, 1921.
[16] Lawrence Goodwyn, The Populist Moment: A Short History of the Agrarian Revolt in America,
New York (NY), Oxford University Press, 1978.
[17] Ware, The Industrial Worker 1840-1860, op. cit.

Chapitre 13

[1] Don Shannon, «U.N. Assembly Condemns U.S. Invasion», Los Angeles Times, 30 décembre 1989.
[2] «National Security Strategy of the United States», Maison-Blanche, mars 1990, "site web".
[3] Ibid.
[4] Voir Noam Chomsky, Futurs proches. Liberté, indépendance et impérialisme au XXIe siècle, Montréal,
Lux, 2011. chap. 12.
[5] Ibid.
[6] «U.S. Economic and Industrial Proposals Made at Inter-American Conference», The New York Times,
26 février 1945.
[7] David Green, The Containment of Latin America: A History of the Myths and Realities of the Good
Neighbor Policy, New York (NY), Quadrangle Books, 1971, p. 175.
[8] Ibid., p. vii.
[9] «United States Objectives and Courses of Action with Respect to Latin America», Foreign Relations of
the United States, 1952-1954, Vol. IV, Document 3, 18 mars 1953.
[10] Luis Paiz à Noam Chomsky, 13 juin 2014, propriété de l’auteur.
[11] Dwight Eisenhower, cité par Richard H. Immerman dans «Confessions of an Eisenhower Revisionist:
An Agonizing Reappraisal», Diplomatic History, vol. 14, no 3, été 1990; John Foster Dulles dans un appel
téléphonique à Alan Dulles, «Minutes of Telephone Conversations of John Foster Dulles et Christian
Herter», 19 juin 1958, Dwight D. Eisenhower Presidential Library.
[12] Noam Chomsky, Rogue States, Chicago (IL), Haymarket Books, 2015, p. 114.
[13] Piero Gleijeses, Conflicting Missions: Havana, Washington, and Africa, 1959-1976, Chapel Hill (NC),
University of North Carolina Press, 2003, p. 22.
[14] Noam Chomsky, Dominer ou sauver la planète? L’Amérique en quête d’hégémonie mondiale, op. cit.,
p. 114.
[15] Ibid.
[16] Walter LaFeber, The New Empire: An Interpretation of American Expansion, 1860-1898, Ithaca (NY),
Cornell University Press, 1963, p. 4.
[17] Ernest R. May et Philip D. Zelikow (dir.), The Kennedy Tapes: Inside the White House During the
Cuban Missile Crisis, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1997, p. xi.
[18] Noam Chomsky, Futurs proches, op. cit. p. 156.
[19] Somini Sengupta, «U.N. Will Weigh Asking Court to Investigate War Crimes in Syria», The New York
Times, 22 mai 2014.
[20] H. R. 4775, 2002 Supplemental Appropriations Act for Further Recovery from and Response to
Terrorist Attacks on the United States, 107th Congress (2001-02), "site web".
[21] Samuel P. Huntington, American Politics: The Promise of Disharmony, Cambridge (MA), Harvard
University Press, 1981, p. 75.
[22] Stanley Hoffmann, Samuel P. Huntington, Ernest R. May et al., «Vietnam Reappraised», International
Security, vol. 6, no 1, été 1981, p. 3-26.
[23] Justin Elliott et Theodoric Meyer, «Claim on “Attacks Thwarted” by NSA Spreads Despite Lack of
Evidence», ProPublica, 23 octobre 2013, "site web".
[24] James Ball, «US and UK Struck Secret Deal to Allow NSA to “Unmask” Britons’ Personal Data», The
Guardian, 20 novembre 2013.
[25] Frank Newport, «Americans Show Low Levels of Concern on Global Warming», Sondage Gallup,
4 avril 2014, "site web".
[26] Robert S. Eshelman, «The Danger of Fair and Balanced», Columbia Journalism Review, 1er mai 2014.
Chapitre 14

[1] Katie Zezima, «Obama: Plane Crash in Ukraine an “Outrage of Unspeakable Proportions”», The
Washington Post, 18 juillet 2014.
[2] «Explanation of Vote by Ambassador Samantha Power, US Permanent Representative to the United
Nations, After a Vote on Security Council Resolution 2166 on the Downing of Malaysia Airlines Flight 17
in Ukraine», United States Mission to the United Nations, 21 juillet 2014, "site web".
[3] Timothy Garton Ash, «Putin’s Deadly Doctrine», The New York Times, 18 juillet 2014.
[4] Entrevue avec William Taylor par Anderson Cooper, CNN, 18 juillet 2014, retranscription publiée sur
"site web".
[5] United Press International, «Vincennes Too Aggressive in Downing Jet, Officer Writes», Los Angeles
Times, 2 septembre 1989.
[6] David Evans, «Vincennes Medals Cheapen Awards for Heroism», Daily Press, 15 avril 1990.
[7] Ronald Reagan, «Statement on the Destruction of an Iranian Jetliner by the United States Navy over the
Persian Gulf», The American Presidency Project, 3 juillet 1988, "site web".
[8] Michael Kinsley, «Rally Round the Flag, Boys», Time, 12 septembe 1988.
[9] Philip Shenon, «Iran’s Chief Links Aid to Better Ties», The New York Times, 6 juillet 1990.
[10] Dominic Lawson, «Conspiracy Theories and the Useful Idiots Who Are Happy to Believe Putin’s
Lies», The Daily Mail, 20 juillet 2014.
[11] Dilip Hiro, The Longest War: The Iran-Iraq Military Conflict, New York (NY), Psychology Press,
1989.
[12] John Crewdson, «New Revelations in Attack on American Spy Ship», Chicago Tribune, 2 octobre
2007.
[13] Miron Rezun, Saddam Hussein’s Gulf Wars: Ambivalent Stakes in the Middle East, Westport (CT),
Praeger, 1992.
[14] Michael Omer-Man, «This Week in History: IAF Shoots Down Libyan Flight 114», The Jerusalem
Post, 25 février 2011.
[15] Edward W. Said et Christopher Hitchens (dir.), Blaming the Victims: Spurious Scholarship and the
Palestinian Question, New York (NY), Verso, 2001, p. 133.
[16] Somini Sengupta, «Why the U.N. Can’t Solve the World’s Problems», The New York Times, 26 juillet
2014.
[17] Ibid.
[18] Laura Barron-Lopez, «Obama Pushes for “Immediate” Cease-Fire Between Israël, Hamas», The Hill,
27 juillet 2014.
[19] «A resolution expressing the sense of the Senate regarding the United States support for the State of
Israël as it defends itself against unprovoked rocket attacks from the Hamas terrorist organization»,
résolution du Sénat 498, 113e Congrès (2013-2014), "site web".
[20] Frank Newport, «Congress Approval Sits at 14 % Two Months Before Elections», Sondage Gallup,
8 septembre 2014, "site web".
[21] Mouin Rabbani, «Institutionalised Disregard for Palestinian Life», LRB Blog, 9 juillet 2014.
[22] Mads Gilbert, «Brief Report to UNRWA: The Gaza Health Sector as of June 2014», University
Hospital of North Northway, 3 juillet 2014.
[23] Ibid.
[24] Roma Rajpal Weiss, «Interview with Raji Sourani in Gaza: We Are Just Soft Targets: We Are Very
Cheap», Qantara, 16 juillet 2014.
[25] Ari Shavit, «The Big Freeze», Haaretz, 7 octobre 2004.
[26] Conal Urquhart, «Gaza on Brink of Implosion as Aid Cut-Off Starts to Bite», The Guardian, 16 avril
2006.
[27] Jimmy Carter, Palestine. La paix, pas l’apartheid, Paris, L’Archipel, 2007.
[28] Copie archivée du site Web de la Knesset, «Likud-Platform», "site web".
[29] «Israël: Gaza Beach Investigation Ignores Evidence», rapport de HRW, 19 juillet 2006, "site web".
[30] Nathan Thrall, «Hamas’s Chances», London Review of Books, vol. 36, no 16, 21 août 2014, p. 10-12.
[31] Jodi Rudoren et Said Ghazali, «A Trail of Clues Leading to Victims and Heartbreak», The New York
Times, 1er juillet 2014.
[32] Ibid.
[33] «Live Updates: July 7, 2014: Rockets Bombard South, Hamas Claims Responsibility», Haaretz,
8 juillet 2014.
[34] Ibid.
[35] Jason Burke, «Gaza “Faces Precipice” as Death Toll Passes 1,400», The Guardian, 31 juillet 2014.
[36] «Live Updates: Operation Protective Edge, Day 21», Haaretz, 29 juillet 2014.
[37] Jodi Rudoren et Anne Barnard, «Israeli Military Invades Gaza, with Sights Set on Hamas Operations»,
The New York Times, 17 juillet 2014.
[38] «UNRWA Strongly Condemns Israeli Shelling of Its School in Gaza as a Serious Violation of
International Law», UNRWA, 30 juillet 2014, "site web".
[39] Ibid.
[40] «Le secrétaire général en visite officielle au Costa Rica», ONU, "site web".
[41] Barak Ravid, «UN Chief Condemns “Shameful” Shelling of School in Gaza», Haaretz, 30 juillet 2014.
[42] Sudarsan Raghavan, William Booth et Ruth Eglash, «Israel, Hamas Agree to 72-Hour Humanitarian
Cease-Fire», The Washington Post, 1er août 2014.
[43] Document 337 du Conseil de sécurité des Nations Unies, S/1996/337, 7 mai 1996, "site web".
[44] Annemarie Heywood, The Cassinga Event: An Investigation of the Records, Archives nationales de
Namibie, 1996.
[45] Amira Hass, «Reaping What We Have Sown in Gaza», Haaretz, 21 juillet 2014.
[46] «Gaza: Catholic Church Told to Evacuate Ahead of Israeli Bombing», Independent Catholic News,
29 juillet 2014.
[47] «Five Latin American Countries Withdraw Envoys from Israel», Middle East Monitor, 30 juillet 2014.
[48] «Humanitarian Truce Fails and IOF Employ Carpet Bombardment in Rafah Killing Dozens of People»,
Communiqué de presse d’Al Mezan, 1er août 2014, "site web".
[49] Ezer Weizman, discours rapporté dans Haaretz, 20 mars 1972.
[50] Voir Lou Pingeot et Wolfgang Obenland, «In Whose Name? A Critical View on the Responsibility to
Protect», Global Policy Institute, mai 2014, "site web".
[51] Voir Piero Gleijeses, Visions of Freedom: Havana, Washington, Pretoria, and the Struggle for Southern
Africa, 1976-1991, Chapel Hill (NC), University of North Carolina Press, 2013.
[52] Amnesty International, «Israël/Gaza: en fournissant des armes, les pays étrangers alimentent le
conflit», 23 février 2006, "site web".
[53] Barak Ravid, «US Senator Seeks to Cut Aid to Elite IDF Units Operating in West Bank and Gaza»,
Haaretz, 16 août 2011.

Chapitre 15

[1] Wesley F. Craven et James L. Cate (dir.), The Army Air Forces in World War II, t. 5, Chicago (IL),
University of Chicago Press, 1953, p. 732-733; Makoto Oda, «The Meaning of “Meaningless Death”»,
Tenbo, janvier 1965, traduit dans le Journal of Social and Political Ideas in Japan, août 1966, p. 75-84. Voir
aussi Noam Chomsky, «On the Backgrounds of the Pacific War», Liberation, septembre-octobre 1967,
reproduit dans American Power and the New Mandarins: Historical and Political Essays, New York (NY),
The New Press, 2002.
[2] Général Lee Butler, discours devant le Canadian Network Against Nuclear Weapons, Montréal, Canada,
11 mars 1999.
[3] Général Lee Butler, «At the End of the Journey: The Risks of Cold War Thinking in a New Era»,
International Affairs, vol. 82, no 4, juillet 2006, p. 763-769.
[4] Général Lee Butler, discours devant le Canadian Network Against Nuclear Weapons, Montréal, Canada,
11 mars 1999.
[5] McGeorge Bundy, Danger and Survival: Choices About the Bomb in the First Fifty Years, New York
(NY), Random House, 1988, p. 326.
[6] Ibid.
[7] James P. Warburg, Germany: Key to Peace, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1953, p. 189;
Adam B. Ulam, «A Few Unresolved Mysteries About Stalin and the Cold War in Europe», Journal of Cold
War Studies, vol. 1, no 1, hiver 1999, p. 110-116.
[8] Melvyn P. Leffler, «Inside Enemy Archives: The Cold War Reopened», Foreign Affairs, vol. 75, no 4,
juillet-août 1996.
[9] Noam Chomsky et Irene Gendzier, «Exposing Israel’s Foreign Policy Myths: The Work of Amnon
Kapeliuk», Jerusalem Quarterly, vol. 54, été 2013.
[10] Benjamin B. Fischer, «A Cold War Conundrum: The 1983 Soviet War Scare», Center for the Study of
Intelligence, 7 juillet 2008, "site web"; Dmitry Dima Adamsky, «The 1983 Nuclear Crisis–Lessons for
Deterrence Theory and Practice», Journal of Strategic Studies, vol. 36, no 1, 2013, p. 4-41.
[11] Pavel Aksenov, «Stanislav Petrov: The Man Who May Have Saved the World», BBC News Europe,
26 septembre 2013, "site web".
[12] Eric Schlosser, Command and Control: Nuclear Weapons, the Damascus Accident, and the Illusion of
Safety, New York (NY), Penguin, 2013.
[13] Bill Clinton, discours à l’Assemblée générale des Nations Unies, 27 septembre 1993, "site web";
secrétaire à la Défense William Cohen, rapport annuel au président et au Congrès, département de la
Défense, Washington, DC, 1999, "site web".
[14] «Essentials of Post-Cold Ware Deterrence», extraits déclassifiés reproduits dans Hans Kristensen,
Nuclear Futures: Proliferation of Weapons of Mass Destruction and US Nuclear Strategy, British American
Security Information Council, Basic Research Report, vol. 98, no 2, mars 1998, appendice 2.
[15] Michael S. Sherry, The Rise of American Airpower: The Creation of Armageddon, New Haven (CT),
Yale University Press, 1987.
[16] Jon B. Wolfsthal, Jeffrey Lewis et Marc Quint, The Trillion Dollar Nuclear Triad: US Strategic
Nuclear Modernization over the Next Thirty Years, James Martin Center for Nonproliferation Studies,
janvier 2014, "site web". Voir aussi Tom Z. Collina, «Nuclear Costs Undercounted GAO Says», Arms
Control Today, juillet-août 2014.
[17] «Remarks by the President at the National Defense University», communiqué de presse de la Maison-
Blanche, 23 mai 2013, "site web".
[18] Jeremy Scahill, Le nouvel art de la guerre. Dirty Wars, Montréal, Lux, 2014, p. 574-575 et 564-565.

Chapitre 16

[1] Ari Shavit, «The Big Freeze», Haaretz, 7 octobre 2004.


[2] Idith Zertal et Akiva Eldar, Lords of the Land: The War over Israel’s Settlements in the Occupied
Territories, 1967-2007, New York (NY), Nation Books, 2007, p. xii.
[3] «De nombreuses délégations appellent les États membres à renforcer leur soutien financier et politique à
l’UNRWA», communiqué de presse du Département de l’information des Nations Unies, 29 octobre 2008,
"site web".
[4] «Le Conseil de sécurité examine les moyens de mettre un terme immédiat et permanent à l’escalade de
la violence à Gaza», communiqué de presse du Conseil de sécurité des Nations Unies, 6 janvier 2009,
"site web".
[5] Isabel Kershner, «Gaza Deaths Spike in 3rd Day of Air Assaults While Rockets Hit Israel», The
New York Times, 10 juillet 2014.
[6] Amos Harel, Avi Issacharoff, Gili Cohen, Allison Kaplan Sommer et agences de presse, «Hamas
Military Chief Ahmed Jabari Killed by Israeli Strike», Haaretz, 14 novembre 2012.
[7] Reuters, «Text: Cease-Fire Agreement Between Israel and Hamas», Haaretz, 21 novembre 2012.
[8] Nathan Thrall, «Hamas’s Chances», London Review of Books, vol. 36, no 16, 21 août 2014, p. 10-12.
[9] Amos Harel, «Notes from an Interrogation: How the Shin Bet Gets the Low Down on Terror», Haaretz,
2 septembre 2014.
[10] Akiva Eldar, «Bibi Uses Gaza as Wedge Between Abbas, Hamas», Al-Monitor, 1er septembre 2014.
[11] Ibid.
[12] Gideon Levy et Alex Levac, «Behind the IDF Shooting of a 10-Year-Old-Boy», Haaretz, 21 août 2014.
[13] Gideon Levy, «The IDF’s Real Face», Haaretz, 30 août 2014.
[14] Zertal et Eldar, Lords of the Land, op. cit., p. 13.
[15] Noam Chomsky, Deterring Democracy, New York (NY), Hill and Wang, 1991, p. 435.

Chapitre 17

[1] Mark Mazzetti, «C.I.A. Study of Covert Aid Fueled Skepticism About Helping Syrian Rebels», The
New York Times, 14 octobre 2014.
[2] Piero Gleijeses, Visions of Freedom: Havana, Washington, Pretoria and the Struggle for Southern
Africa, 1976-1991, Chapel Hill (NC), University of North Carolina Press, 2013.
[3] Noam Chomsky, Pirates et empereurs. Le terrorisme international dans le monde contemporain, Paris,
Fayard, 2003, p. 134-135.
[4] Kenneth B. Nobel, «Savimbi, Trailing, Hints at New War», The New York Times, 4 octobre 1992.
[5] Isaac Risco, «Mandela, a Loyal Friend of Cuba’s Fidel», Havana Times, 7 décembre 2013.
[6] William M. LeoGrande et Peter Kornbluh, Back Channel to Cuba: The Hidden History of Negociations
Between Washington and Havana, Chapel Hill (NC), University of North Carolina Press, 2014, p. 145.
[7] Résumé des arrêts de la CIJ, «Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci»,
Nicaragua c. États-Unis d’Amérique, 27 juin 1986, "site web".
[8] Keith Bolender, Voices From the Other Side: An Oral History of Terrorism Against Cuba, Londres,
Pluto Press, 2010.
[9] «End of Year Survey 2013», Sondage WIN-Gallup International, "site web".

Chapitre 18

[1] Jon Lee Anderson, «Obama and Castro Seize History», The New Yorker, 18 décembre 2014.
[2] Documents de John F. Kennedy, Presidential Papers, National Security Files, Meetings and Memoranda
Series, National Security Action Memoranda, National Security Action Memorandum Number 263, John
F. Kennedy Presidential Library and Museum, Boston, Massachusetts.
[3] Michael Glennon, «Terrorism and “Intentional Ignorance”», The Christian Science Monitor, 20 mars
1986.
[4] Département d’État des États-Unis, Office of the Historian, Foreign Relations of the United States,
1961-1963, Document 158, «Notes on Cabinet Meeting», 20 avril 1961, "site web".
[5] Ernest R. May, Seymour M. Hersh et Philip D. Zelikow (dir.), The Kennedy Tapes: Inside the White
House During the Cuban Missile Crisis: The Dark Side of Camelot, Cambridge (MA), Harvard University
Press, 1998, p. 84.
[6] Tacite, Annales, Livre XI, Paris, Gallimard, 1993, p. 258.
[7] Michael R. Beschloss, Taking Charge: The Johnson White House Tapes 1963-1964, New York (NY),
Simon & Schuster, 1998, p. 87.
[8] Lars Schoultz, That Infernal Little Cuban Republic: The United States and the Cuban Revolution,
Chapel Hill (NC), University of North Carolina Press, 2011, p. 5.
[9] Nancy Reagan, My Turn: The Memoirs of Nancy Reagan, New York (NY), Random House, 2011, p. 77.
[10] Bibliothèque nationale des États-Unis, Roosevelt Papers, Theodore Roosevelt à Henry L. White,
13 septembre 1906.
[11] Noam Chomsky, Futurs proches. Liberté, indépendance et impérialisme au XXIe siècle, Montréal, Lux,
2011, p. 67.
[12] William M. LeoGrande et Peter Kornbluh, Back Channel to Cuba: The Hidden History of Negociations
Between Washington and Havana, Chapel Hill (NC), University of North Carolina Press, 2014.
[13] «Statement by the President on Cuba Policy Changes», communiqué de presse de la Maison-Blanche,
17 décembre 2014, "site web".
[14] Sondage CNN-ORC, 18-21 décembre 2014, "site web".
[15] Chomsky, Futurs proches, op. cit., chap. 7; Dennis Merrill et Thomas Paterson, Major Problems in
American Foreign Relations, t. 2, Since 1914, Boston (MA), Cengage Learning, 2009, p. 394.
[16] Noam Chomsky, Deterring Democracy, New York (NY), Hill and Wang, 1991, p. 228.

Chapitre 19
[1] Dan Bilefsky et Maïa de la Baume, «French Premier Declares “War” on Radical Islam as Paris Girds for
Rally», The New York Times, 10 janvier 2015.
[2] Jodi Rudoren, «Israelis Link Attacks to Their Own Struggles», The New York Times, 9 janvier 2015.
[3] Liz Alderman, «Recounting a Bustling Office at Charlie Hebdo, Then a “Vision of Horror”», The
New York Times, 8 janvier 2015.
[4] Steven Erlanger, «Days of Sirens, Fear and Blood: “France Is Turned Upside Down”», The New York
Times, 9 janvier 2015.
[5] Sauf indication contraire, les citations précédentes sont tirées de Steven Erlanger, «Crisis in the Balkans:
Belgrade; Survivors of NATO Attack on Serb TV Headquarters: Luck, Pluck and Resolve», The New York
Times, 24 avril 1999.
[6] Amy Goodman, «Pacifica Rejects Overseas Press Club Award», Democracy Now!, Pacifica Radio,
23 avril 1999.
[7] Roy Gutman et Mousab Alhamadee, «U.S. Airstrike in Syria May Have Killed 50 Civilians»,
McClatchy, DC Bureau, 11 janvier 2015.
[8] David Holley et Zoran Cirjakovic, «Ex-Chief of Serb State TV Gets Prison», Los Angeles Times, 22 juin
2002; «Rapport du procureur sur la campagne de frappes aériennes de l’OTAN», communiqué de presse du
TPIY, 13 juin 2000, "site web".
[9] Floyd Abrams, «After the Terrorist Attack in Paris», The New York Times, 8 janvier 2015.
[10] Richard A. Oppel Jr, «Early Target Of Offensive Is a Hospital», The New York Times, 8 novembre
2004.

Chapitre 20

[1] Jonathan Mahler, «In Report on Rolling Stone, a Case Study in Failed Journalism», The New York Times,
5 avril 2015.
[2] Thomas Fuller, «One Woman’s Mission to Free Laos from Millions of Unexploded Bombs», The
New York Times, 5 avril 2015.
[3] Ibid.
[4] Fred Branfman (dir.), Voices from the Plain of Jars: Life Under an Air War, Madison (WI), University of
Wisconsin Press, 2013.
[5] Ibid., p. 36.
[6] Fuller, «One Woman’s Mission to Free Laos from Millions of Unexploded Bombs», loc. cit.
[7] Thomas L. Friedman, «Iran and the Obama Doctrine», The New York Times, 5 avril 2015.
[8] Ibid.
[9] Enrique Krauze, «Cuba: The New Opening», The New York Review of Books, 2 avril 2015.
[10] David Martosko et Associated Press, «Obama Tries “New Approach” on Cuba with Normalized Trade
Relations and Diplomacy Between Washington and Havana for the First Time in a Half-Century», Daily
Mail, 17 décembre 2014.
[11] Peter Baker, «A Foreign Policy Gamble by Obama at a Moment of Truth», The New York Times, 2 avril
2015.
[12] Jessica T. Matthews, «The Road from Westphalia», The New York Review of Books, 19 mars 2015.
Chapitre 21

[1] Kelsey Davenport, «The P5+1 and Iran Nuclear Deal Alert, August 11», Arms Control Association,
11 août 2015, "site web".
[2] Scott Clement et Peyton M. Craighill, «Poll: Clear Majority Supports Nuclear deal with Iran», The
Washington Post, 30 mars 2015; Laura Mackler et Kristina Peterson, «U.S. Public Split on Iran Nuclear
Deal–WSJ/NBC Poll», Washington Wire, 3 août 2015, "site web".
[3] Philip Weiss, «Cruz Says Iran Could Set Off Electro Magnetic Pulse over East Coast, Killing 10s of
Millions», Mondoweiss, 29 juillet 2015.
[4] Simon Maloy, «Scott Walker’s Deranged Hawkishness: He’s Ready to Bomb Iran During His
Inauguration Speech», Salon, 20 juillet 2015.
[5] Amy Davidson, «Broken», The New Yorker, 3 août 2015; «Former Top Brass to Netanyahu: Accept Iran
Accord as “Done Deal”», Haaretz, 3 août 2015.
[6] Thomas E. Mann et Norman J. Ornstein, «Finding the Common Good in an Era of Dysfunctional
Governance», Dædalus, vol. 142, no 2, printemps 2013.
[7] Helene Cooper et Gardiner Harris, «Top General Gives “Pragmatic” View of Iran Nuclear Deal», The
New York Times, 29 juillet 2015.
[8] Dennis Ross, «How to Make Iran Keep Its Word», Politico, 29 juillet 2015.
[9] Dennis Ross, «Iran Will Cheat. Then What?», Time, 15 juillet 2015; «Former Obama Adviser: Send B-
52 Bombers to Israel», Haaretz, 17 juillet 2015.
[10] Javad Zarif, «Iran Has Signed a Historic Nuclear Deal—Now It’s Israel’s Turn», The Guardian,
31 juillet 2015.
[11] Jayantha Dhanapala et Sergio Duarte, «Is There a Future for the NPT?», Arms Control Today, juillet-
août 2015.
[12] «End of Year Survey 2013», sondage WIN-Gallup International, "site web".
[13] Anthony H. Cordesman, «Military Spending and Armes Sales in the Gulf», Center for Strategic &
International Studies, 28 avril 2015, "site web".
[14] Unclassified Report on Military Power of Iran, département de la Défense des États-Unis, avril 2010,
"site web".
[15] SIPRI Military Expenditure Database, "site web"; Trita Parsi et Tyler Cullis, «The Myth of the Iranian
Military Giant», Foreign Policy, 10 juillet 2015.
[16] Parsi et Cullis, «The Myth of the Iranian Military Giant», loc. cit.
[17] Cordesman, «Military Spending and Armes Sales in the Gulf», loc. cit., p. 4.
[18] Seyed Hossein Mousavian et Shahir Shahidsaless, Iran and the United States: An Insider’s View on the
Failed Past and the Road to Peace, New York (NY), Bloomsbury, 2014, p. 214-219.
[19] William A. Dorman et Mansour Farhang, The U.S. Press and Iran: Foreign Policy and the Journalism
of Deference, Berkeley (CA), University of California Press, 1988.
[20] Pervez Hoodboy et Zia Mian, «Changing Nuclear Thinking in Pakistan», Asia Pacific Leadership
Network for Nuclear Non-Proliferation and Disarmament et Centre for Nuclear Non-Proliferation and
Disarmament, Policy Brief, no 9, février 2014, "site web".
[21] Haroon Siddique, «Bush: Iran “the World’s Leading Supporter of Terrorism”», The Guardian, 28 août
2007.
[22] Peter Bergen et Paul Cruickshank, «The Iraq Effect: War Has Increased Terrorism Sevenfold
Worldwide», Mother Jones, 1er mars 2007.
[23] Somini Sengupta, «U.N. Moves to Lift Iran Sanctions After Nuclear Deal, Setting Up a Clash in
Congress», The New York Times, 20 juillet 2015.
[24] Helene Cooper, «U.S. Defense Secretary Visits Israel to Soothe Ally After Iran Nuclear Deals», The
New York Times, 20 juillet 2015.
[25] Anne Barnard, «120 Degrees and No Relief? ISIS Takes Back Seat for Iraqis», The New York Times,
1er août 2015.
[26] «Happiness Is on the Rise», 30 décembre 2014, Sondage WIN-Gallup, "site web".
[27] James Chace, «How “Moral” Can We Get?», The New York Times Magazine, 22 mai 1977.
[28] Leon Wieseltier, «The Iran Deal and the Rut of History», The Atlantic, 27 juillet 2015.
[29] Shane Harris et Matthew M. Aid, «Exclusive: CIA Files Prove America Helped Saddam as He Gassed
Iran», Foreign Policy, 26 août 2013.
[30] Voir Alex Boraine, «Justice in Iraq: Let the UN Put Saddam on Trial», The New York Times, 21 avril
2003.
[31] Gary Milhollin, «Building Saddam Hussein’s Bomb», The New York Times Magazine, 8 mars 1992.
[32] Robert S. Litwak, «Iran’s Nuclear Chess: Calculating America’s Moves», rapport du Wilson Center,
18 juillet 2014, p. 29, "site web".
[33] Par exemple, David E. Sanger, «Obama Order Sped Up Wave of Cyberattacks Against Iran», The
New York Times, 1er juin 2012; Farnaz Fassihi et Jay Solomon, «Scientist Killing Stokes U.S.-Iran
Tensions», Wall Street Journal, 12 janvier 2012; Dan Raviv, «US Pushing Israel to Stop Assassinating
Iranian Nuclear Scientists», CBSNews.com, 1er mars 2014.
[34] «Contemporary Practices of the United States», American Journal of International Law, vol. 109, no 1,
janvier 2015.
[35] Charlie Savage, «Bush Asserts Authority to Bypass Defense Act», Boston Globe, 30 janvier 2008.
[36] Elaine Sciolino, «Iran’s Nuclear Goals Lie in Half-Built Plant», The New York Times, 19 mai 1995.
[37] Mousavian et Shahidsaless, Iran and the United States, op. cit., p. 178.
[38] «Special National Intelligence Estimate 4-1-74: Prospects for Further Proliferation of Nuclear
Weapons», rapport de la CIA (déclassifié et publié par la National Security Archive de l’université George
Washington), 23 août 1974, "site web".
[39] Roham Alvandi, Nixon, Kissinger, and the Shah: The United States and Iran in the Cold War, Oxford,
Oxford University Press, 2014; Mousavian et Shahidsaless, Iran and the United States, op. cit., p. 178.
[40] Farah Stockman, «Iran’s Nuclear Vision Initially Glimpsed at Institute», Boston Globe, 13 mars 2007.
[41] Dafna Linzer, «Past Arguments Don’t Square with Current Iran Policy», Washington Post, 27 mars
2005.
[42] Samuel P. Huntington, «The Lonely Superpower», Foreign Affairs, vol. 78, no 2, mars-avril 1999.
[43] Robert Jervis, «Weapons Without Purpose? Nuclear strategy in the Post-Cold War Era», recension de
Jan Lodal, The Price of Dominance: The New Weapons of Mass Destruction and Their Challenge to
American Leadership, dans Foreign Affairs, vol. 80, no 4, juillet-août 2001.
[44] Maison-Blanche, «A National Security for a New Century», Homelande Security Digital Library,
décembre 1999, "site web".
Chapitre 22

[1] «2015: It Is Three Minutes to Midnight», Bulletin of the Atomic Scientists, "site web".
[2] «In Greenland, Another Major Glacier Comes Undone», Jet Propulsion Lab, California Institute of
Technology, 12 novembre 2015, "site web".
[3] Hannah Osborne, «COP21 Paris Climate Deal: Laurent Fabius Announces Draft Agreement to Limit
Global Warming to 2C», International Business Times, 12 décembre 2015, "site web".
[4] Coral Davenport, «Paris Deal Would Herald an Important First Step on Climate Change», The New York
Times, 29 novembre 2015.
[5] Coral Davenport, «Nations Approve Landmark Climate Accord in Paris», The New York Times,
12 décembre 2015.
[6] La première primaire républicaine, en Iowa, est largement dominée par les évangélistes. Selon les
sondages effectués dans cet État, «près de six [électeurs républicains] sur dix considèrent le changement
climatique comme un canular. Plus de la moitié se disent en faveur de la déportation des immigrés
clandestins. Six sur dix souhaiteraient abolir l’Internal Revenu Service [agence américaine du revenu, IRS]»
(ce qui reviendrait à offrir un somptueux cadeau aux super riches et au secteur privé). Trip Gabriel, «Ted
Cruz Surges Past Donald Trump to Lead in Iowa Poll», The New York Times, 12 décembre 2015.
[7] Selon les sociologues Rory McVeigh et David Cunningham, l’existence d’une importante section du Ku
Klux Klan dans le sud des États-Unis dans les années 1960 constitue un bon indicateur des habitudes de
vote actuelles des électeurs républicains. Bill Schaller, «Ku Klux Klan’s Lasting Legacy on the U.S.
Political System», Brandeis Now, 4 décembre 2014. "site web".
[8] Shawn Donnan et Sam Fleming, «America’s Middle-Class Meltdown: Fifth of US Adults Live in or
near to Poverty», Financial Times, 11 décembre 2015.
[9] Sewell Chan et Melissa Eddy, «Republicans Make Presence Felt at Climate Talks by Ignoring Them»,
The New York Times, 10 décembre 2015; David M. Herszenhorn, «Votes in Congress Move to Undercut
Climate Pledge», The New York Times, 1er décembre 2015; Samantha Page, «America’s Scientists to House
Science Committee: Go Away», ClimateProgress, 25 novembre 2015.
[10] Giovanni Russonello, «Two-Thirds of Americans Want U.S. to Join Climate Change Pact», The
New York Times, 30 novembre 2015.
[11] Melvin Goodman, «The “War Scare” in the Kremlin, Revisited: Is History Repeating Itself?»,
Counterpunch, 27 octobre 2015.
[12] Aaron Tovish, «The Okinawa Missiles of October», Bulletin of the Atomic Scientists, 25 octobre 2015.
[13] David Hoffman, «Shattered Shield: Cold-War Doctrines Refuse to Die», Washington Post, 15 mars
1998.
[14] Seth Baum, «Nuclear War, the Black Swan We Can Never See», Bulletin of the Atomic Scientists,
21 novembre 2014.
[15] Eric Schlosser, Command and Control: Nuclear Weapons, the Damascus Accident, and the Illusion of
Safety, New York (NY), Penguin, 2013.
[16] Fiona S. Cunningham et M. Taylor Fravel, «Assuring Assured Retaliation: China’s Nuclear Posture
and U.S.-China Strategic Stability», International Security, vol. 40, no 2, automne 2015, p. 7-50.
[17] Au lendemain du soulèvement ayant porté au pouvoir le gouvernement pro-occidental, le Parlement
ukrainien a voté «à 303 voix contre 8 pour mettre fin à la politique de “non-alignement” et renforcer les
liens militaires et stratégiques avec l’Occident, […] autant de pas vers une adhésion à l’OTAN». David
M. Herszenhorn, «Ukraine Vote Takes Nation a Step Closer to NATO», The New York Times, 23 décembre
2014.
[18] Jonathan Steele, recension de Richard Sakwa, Frontline Ukraine: Crisis in the Borderlands, dans The
Guardian, 19 février 2015.
[19] Lauren McCauley, «In Wake of Turkey Provocation, Putin Orders Anti-aircraft Missiles to Syria»,
Common Dreams, 25 novembre 2015.
[20] Michael Birnbaum, «U.S. Military Vehicles Paraded 300 Yards from the Russian Border», The
Washington Post, 24 février 2015, "site web".
[21] Ian Kearns, «Avoiding War in Europe: The Risks From NATO-Russian Close Military Encounters»,
ACA, novembre 2015, "site web".

Chapitre 23

[1] Voir notamment Mark Weisbrot, Failed, New York (NY), Oxford University Press, 2015; David M.
Kotz, The Rise and Fall of Neoliberal Capitalism, Cambridge (MA), Harvard University Press, 2015; Marc
Blyth, Austerity: The History of a Dangerous Idea, New York (NY), Oxford University Press, 2013.
[2] Alison Smale et Andrew Higgins, «Election Results in Spain Cap a Bitter Year for Leaders in Europe»,
The New York Times, 23 décembre 2015, paraphrasant François Lafond, directeur d’EuropaNova. Au sujet
des élections en Espagne sur fond de politique d’austérité néolibérale désastreuse, voir Marc Wesibrot,
«Spain Votes “No” On Failed Economic Policies», Al Jazeera America, 23 décembre 2015, "site web".
[3] Il s’agit d’un thème récurrent des essais progressistes de Walter Lippmann sur la démocratie.
[4] John Shy, A People Numerous and Armed, New York (NY), Oxford University Press, 1976, p. 146.
[5] William R. Polk, Violent Politics: A History of Insurgency, Terrorism and Guerrilla War from the
American Revolution to Iraq, New York (NY), HarperCollins, 2007. Remarquable historien et spécialiste du
Moyen-Orient, Polk s’inspire également de son expérience sur le terrain et aux plus hauts niveaux de la
planification des politiques du gouvernement des États-Unis.
[6] Patrick E.Tyler, «A New Power in the Streets», The New York Times, 17 février 2003.
[7] Bernard B. Fall, Last Reflections on a War, New York (NY), Doubleday, 1967.
[8] Gideon Rachman, «Preserving American Power After Obama», The National Interest, janvier-février
2016.
[9] Jeremy Page et Gordon Lubold, «U.S. Bomber Flies over Waters Claimed by China», The Wall Street
Journal, 18 décembre 2015.
[10] Tim Craig et Simon Denver, «From the Mountains to the Sea: A Chinese Vision, a Pakistani Corridor»,
The Washington Post, 23 octobre 2015; «China Adds Pakistan’s Gwadar to “String of Pearls”», BMI
Research, 26 mai 2011, BMI Research. Plus généralement, Alfred McCoy, «Washington’s Great Game and
Why It’s Failing», TomDispatch, 7 juin 2015, "site web".
[11] Jane Perez, «Xi Hosts 56 Nations at Founding of Asian Infrastructure Bank», The New York Times,
19 juin 2015.
[12] Richard Sakwa, Frontline Ukraine: Crisis in the Borderlands, New York (NY), I.B.Tauris, 2016, p. 55.
[13] Ibid., p. 46.
[14] Ibid., p. 26.
[15] Sur ces questions, l’étude de référence à l’heure actuelle est l’œuvre de Mary Elise Sarotte, 1989: The
Struggle to Create Post-Cold War Europe, Princeton (NJ), Princeton University Press, 2011.
[16] Voir Noam Chomsky, Futurs proches. Liberté, indépendance et impérialisme au XXIe siècle, Montréal,
Lux, 2011, p. 231.
[17] Sakwa, Frontline Ukraine, op. cit., p. 4 et 52.
[18] John J. Mearsheimer, «Why the Ukraine Crisis Is the West’s Fault: The Liberal Delusions That
Provoked Putin», Foreign Affairs, vol. 93, no 5, septembre-octobre 2014; Sakwa, Frontline Ukraine,
op. cit., p. 234-235.
[19] Polk, Violent Politics, op. cit., p. 191.
[20] Richard A. Clarke, Against All Enemies: Inside America’s War on Terror, New York (NY), Free Press,
2004. Pour un exposé plus détaillé, voir le spécialiste du droit international Francis A. Boyle, «From 2001
Until Today: The Afghanistan War Was and Is Illegal», 9 janvier 2016, "site web". Pour d’autres analyses et
sources, voir Noam Chomsky, Dominer le monde ou sauver la planète? L’Amérique en quête d’hégémonie
mondiale, Paris, Fayard, 2004, chap. 8.
[21] Voir H.C. von Sponeck, A Different Kind of War: The UN Sanctions Regime in Iraq, New York (NY),
Berghahn, 2006. Cette étude, d’une importance cruciale, est rarement mentionnée aux États-Unis et en
Grande-Bretagne. D’un point de vue technique, les sanctions ont été administrées par l’ONU, mais elles y
sont décrites à raison comme des sanctions américano-britanniques largement attribuables à Bill Clinton.
[22] Brian Katulis, Siwar al-Assad et William Morris, «One Year Later: Assessing the Coalition Campaign
against ISIS», Middle East Policy, vol. 22, no 4, hiver 2015.
[23] Timo Kivimäki, «First Do No Harm: Do Air Raids Protect Civilians?», Middle East Journal, vol. 22,
no 4, hiver 2015. Voir également Chomsky, Futurs proches, op. cit., p. 291.
[24] Alan J. Kuperman, «Obama’s Libya Debacle», Foreign Affairs, vol. 94, no 2, mars-avril 2015; Alex de
Waal, «African Roles in the Libyan Conflict of 2011», International Affairs, vol. 89, no 2, 2013, p. 365-379.
[25] Peter Bergen et Paul Cruickshank, «The Iraq Effect: War Has Increased Terrorism Sevenfold
Worldwide», Mother Jones, 1er mars 2007.
[26] «Body Count: Casualty Figures After 10 Years of the “War on Terror”, Iraq, Afghanistan, Pakistan»,
Physicians for Social Responsibility, mars 2015, "site web".
[27] Kivimäki, «First Do No Harm», loc. cit.
[28] Andrew Cockburn, Kill Chain: The Rise of the High-Tech Assassins, New York (NY), Henry Holt,
2015; Bruce Hoffman, «ISIS Is Here: Return of the Jihadi», The National Interest, janvier-février 2016.
[29] Polk, Violent Politics, op. cit., p. 33-34.
[30] Scott Atran, «ISIS Is a Revolution», Aeon, 15 décembre 2015, "site web"; Hoffman, «ISIS Is Here»,
loc. cit.
[31] Thomas Friedman invité du Charlie Rose Show, PBS, 30 mai 2003, "site web"; Dan Murphy, «Thomas
Friedman, Iraq War Booster», Christian Science Monitor, 18 mars 2013.
[32] Atran, «ISIS Is a Revolution», loc. cit.
[33] William R. Polk, «Falling into the ISIS Trap», Consortiumnews, 17 novembre 2015, "site web".
[34] Ayse Tekdal Fildis, «The Troubles in Syria: Spawned by French Divide and Rule», Middle East Policy
Council, vol. 18, no 4, hiver 2011, cité par Anne Joyce, Middle East Policy, vol. 22, no 4, hiver 2015.
[35] Sur l’histoire sordide de la politique des États-Unis en matière d’immigration, voir Aviva Chomsky,
Undocumented: How Immigration Became Illegal, Boston (MA), Beacon Press, 2014.

Postface
[1] «Le climat mondial 2011-2015: chaud et fantasque», communiqué de presse de l’OMM, 8 novembre
2016, "site web".
[2] Ben Geman, «Ohio Gov. Kasich Concerned by Climate Change, But Won’t “Apologize” for Coal», The
Hill, 2 mai 2012, "site web".
[3] Coral Davenport, «Donald Trump Could Put Climate Change on Course for “Danger Zone”», The
New York Times, 10 novembre 2016.
[4] Atiq Rahman cité dans Gardiner Harris, «Facing Rising Seas, Bangladesh Confronts the Consequences
of Climate Change», The New York Times, 28 mars 2014.
[5] Avaneesh Pandey, «India Says 330 Million People Reeling Under Severe Drought Triggered By Heat
Wave, Low Monsoon Rains», International Business Times, 20 avril 2016.
[6] Alan Greenspan, «The Revolution in Information Technology», exposé devant la Boston College
Conference on the New Economy, Boston (MA), 6 mars 2000, "site web"; et Alan Greenspan,
«Performance of the U.S. Economy», témoignage devant le Comité économique mixte, Congrès des États-
Unis, Washington, DC, 20 mars 1997, "site web".
[7] Lawrence Mishel, Elise Gould et Josh Bivens, «Wage Stagnation in Nine Charts», Economic Policy
Institute, 6 janvier 2015, "site web".
[8] Lawrence Mishel et Colin Gordon, «Real Hourly Wage Growth: The Last Generation», Economic
Policy Institute, 10 octobre 2012, "site web".
[9] John Schmitt, «The Minimum Wage is Too Damn Low», rapport du Center for Economic and Policy
Research, mars 2012, "site web".
[10] «Jesus Christ’s Return to Earth», Pew Research Center, 14 juillet 2010; Frank Newport, «In U.S., 46 %
Hold Creationist View of Human Origins», Gallup, 1er juin 2012.
[11] Lawrence M. Krauss, «Donald Trump’s War on Science», The New Yorker, 13 décembre 2016.
[12] Bertram Gross, Friendly Fascism: The New Face of Power in America, New York (NY), M. Evans,
1980.
Table des matières

Liste des sigles et acronymes


Introduction

1. La responsabilité des intellectuels, nouvelle formule


Deux catégories d’intellectuels
L’inversion des valeurs
L’importance du 11-Septembre
Les choix des intellectuels

2. Des terroristes recherchés dans le monde entier


Sur les traces de la terreur
Les voitures piégées et les «villageois terroristes»
Tuer sans préméditation

3. Les notes de service sur la torture et l’amnésie historique


«Venez nous aider»
Le protocole de torture
Adopter les positions de Bush
Fabriquer des terroristes
La non-exception américaine

4. La main invisible du pouvoir


La doctrine Muasher
Les «menaces» iranienne et chinoise

5. Le déclin américain: causes et conséquences


6. La fin de l’Amérique?
Mesurer le déclin américain
«Perdre» la Chine et le Vietnam
La concentration de la richesse et le déclin américain
Agitation à l’étranger
Israël et le Parti républicain
La «menace» iranienne et la question nucléaire

7. La Magna Carta, son devenir et le nôtre


La seconde charte et les ressources communes
Limiter l’aspiration démocratique
Les humains aux trois cinquièmes
Les personnes sacrées et la non-application de la loi
Les listes de terroristes de Washington
Qui rira le dernier?

8. La semaine où le monde a retenu son souffle


«Le moment le plus dangereux»
Maintenir la puissance sans bornes des États-Unis
Un insolent mépris pour les opinions de l’humanité
Sauver le monde d’une destruction nucléaire
«La terreur de la terre»
Posséder le monde, hier et aujourd’hui

9. Les accords d’Oslo: contexte et conséquences

10. À deux doigts de l’anéantissement


Comment détruire une planète sans le moindre effort
L’Iran, la Corée du Nord et les prétendues crises nucléaires

11. Israël-Palestine: les vraies options

12. «Rien pour les autres»: la guerre des classes aux États-Unis

13. La sécurité de qui? Washington et les intérêts du secteur privé


Du Salvador à la frontière russe
L’intérêt de détrousser les pauvres
L’exemple de Cuba
Le virus du nationalisme
La valeur du secret
La civilisation humaine vit-elle son dernier siècle?

14. Outrage

15. Compte à rebours jusqu’à minuit


La survie à l’aube de la guerre froide
La crise des missiles de Cuba et ses répercussions
La survie dans l’après-guerre froide

16. Des cessez-le-feu constamment rompus


Les opérations Plomb durci et Pilier de défense
Opération Bordure protectrice
Opération nom à déterminer

17. Les États-Unis, un État terroriste de premier plan

18. Le geste historique d’Obama

19. «Sans équivoque»

20. Un jour dans la vie d’un lecteur du New York Times

21. La «menace iranienne»: principal danger pour la paix mondiale?


«La principale menace»
«Le principal commanditaire du terrorisme dans le monde»
«Entretenir l’instabilité»
«Le premier État voyou»

22. L’horloge de la fin du monde

23. Les maîtres de l’espèce humaine


La deuxième superpuissance
La puissance occidentale sous pression
Les défis actuels: l’Asie de l’Est
Les défis actuels: l’Europe de l’Est
Les défis actuels: le monde islamique
Les coûts de la violence
Aller de l’avant

Postface à l’édition de 2017


Notes
DÉJÀ PARUS DANS LA COLLECTION
«FUTUR PROCHE»

– Atossa Araxia Abrahamian, Citoyennetés à vendre. Enquête sur le marché international des passeports
– Normand Baillargeon et Jean-Marc Piotte (dir.), Au bout de l’impasse, à gauche. Récits de vie militante et
perspectives d’avenir
– Franco «Bifo» Berardi, Tueries. Forcenés et suicidaires à l’ère du capitalisme absolu
– Gaétan Breton, La dette. Règlement de comptes
– Gaétan Breton, Faire payer les pauvres. Éléments pour une fiscalité progressiste
– Gaétan Breton, Tout doit disparaître. Partenariats public-privé et liquidation des services publics
– Jean Bricmont, L’impérialisme humanitaire. Droit humanitaire, droit d’ingérence, droit du plus fort?
– Pierre-Luc Brisson, L’âge des démagogues. Entretiens avec Chris Hedges
– Noam Chomsky, Comprendre le pouvoir
– Noam Chomsky, Futurs proches. Liberté, indépendance et impérialisme au XXIe siècle
– Noam Chomsky, L’optimisme contre le désespoir. Entretiens avec C.J. Polychroniou
– Gabriella Coleman, Anonymous. Hacker, activiste, faussaire, mouchard, lanceur d’alerte
– Francis Dupuis-Déri (dir.), Québec en mouvements. Idées et pratiques militantes contemporaines
– Chris Hedges, L’empire de l’illusion. La mort de la culture et le triomphe du spectacle
– Chris Hedges, La mort de l’élite progressiste
– Edward S. Herman et David Peterson, Génocide et propagande. L’instrumentalisation politique des
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– Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS), Dépossession: une histoire économique
du Québec contemporain. Tome 1: les ressources
– Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques
– Naomi Klein, Dire non ne suffit plus. Contre la stratégie du choc de Trump
– Naomi Klein, No logo. La tyrannie des marques
– Naomi Klein, Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique
– Andrea Langlois et Frédéric Dubois (dir.), Médias autonomes. Nourrir la résistance et la dissidence
– Linda McQuaig, Les milliardaires. Comment les ultra-riches nuisent à l’économie
– Luc Rabouin, Démocratiser la ville. Le budget participatif: de Porto Alegre à Montréal
– Sherene H. Razack, La chasse aux Musulmans. Évincer les Musulmans de l’espace politique
– Jeremy Scahill et l’équipe de The Intercept, La machine à tuer. La guerre des drones
– Jeremy Scahill, Le nouvel art de la guerre. Dirty Wars
– Tom Slee, Ce qui est à toi est à moi. Contre Airbnb, Uber et autres avatars de l’«économie du partage»
– Nick Snircek, Capitalisme de plateforme. L’hégémonie de l’économie numérique
– Astra Taylor, Démocratie.com. Pouvoir, culture et résistance à l’ère des géants de la Silicon Valley
– Lesley J. Wood, Mater la meute. La militarisation de la gestion policière des manifestations
La révision du texte est de Thomas DÉRI

L’epub et la mise en page sont


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