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Sophie en Iran : des clichés à la réalité de l’expatriation

Ludovic Caillu et Audrey Rouzies

Après avoir souhaité une bonne nuit à son chauffeur, Peter regarda sa montre, déjà 21 heures... depuis
qu’il avait commencé la révision des appels d’offre au début de ce mois, il rentrait rarement avant la
nuit. Il traversa le jardin, longea la piscine et monta les marches de la grande villa silencieuse. Sophie
était dans le salon. Elle sanglotait au téléphone :
« maman, j’ai peur de ne pas tenir jusqu’à la fin de l’année ».
Sophie et Peter vivent en Iran depuis huit mois. Peter a été envoyé dans ce pays en mai 2008 par son
entreprise, une société norvégienne de construction pour gérer la fonction achat et logistique d’un grand
chantier pour une période de dix-huit mois.
Peter est né en Norvège, il y a 28 ans. À la fin de ses études secondaires, il a choisi de venir étudier
l’économie en France, à l’Université de Toulouse. Il a ensuite passé sa troisième année d’études à
Madrid en Espagne où il s’est spécialisé en gestion. De retour à Toulouse il s’est inscrit dans un Master
de management international enseigné en anglais. Durant son parcours universitaire, Peter a eu
l’opportunité de réaliser plusieurs stages en Norvège et en France. Recruté par une entreprise
norvégienne, il a intégré un parcours spécifique aux jeunes cadres intégrant une série de missions
ponctuelles en Suède, au Danemark, en Algérie et en Libye.
Sophie est française, elle a 26 ans. Elle a étudié le droit à l’Université de Toulouse où elle a rencontré
Peter. Ils se sont fiancés peu après. Peter est retourné en Norvège pour son premier emploi, et pour se
rapprocher de lui, Sophie a décidé de passer une année d’échange universitaire en Suède. Elle l’a rejoint
en Norvège tout en suivant une formation à distance en management des ressources humaines. Sophie
a beaucoup apprécié cette période de sa vie :
« ... j’ai cuisiné dans un restaurant italien pendant à peu pris un mois (puis) j’ai vu une offre dans une
école internationale... le chef français de la cafétéria recherchait une personne... je cuisinais et je
servais aux enfants, et c'était fabuleux... j'ai adoré ce que j’ai fait et ça a été assez dur de quitter ce
travail (...) on avait une bonne équipe, de vrais amis en fait. C'était fabuleux vraiment... avec les enfants,
avec les profs aussi. J'ai eu une vie sociale grâce à ça... le chef m’a appris beaucoup de choses en
cuisine... en un mot c'était génial ! (...) Parallèlement à ça, j'ai commencé ma formation (en management
des ressources humaines). Je travaillais toute la journée et le soir je suivais des cours à partir d'une
plateforme pédagogique sur Internet donc j'étais bien occupée. »

L'Iran ? Pas question !

Après deux ans d’observation, l’entreprise reconnaissant les compétences de Peter lui propose plusieurs
options d’expatriation entre le Brésil, l’Algérie et l’Iran. Peter réalise qu’il s’agit d’une étape importante
de son parcours professionnel dans la mesure où l’entreprise expatrie rarement des managers de son âge.
C’est une proposition que Peter sait ne pas pouvoir refuser. Après avoir étudié les différentes options, il
décide que l’Iran est certes un défi mais sans doute la stratégie la plus payante en termes de carrière. Il
lui reste cependant à convaincre Sophie de l’intérêt du projet.
« Pas question ! » a été la première réaction de Sophie. Elle était heureuse en Norvège entre son travail
et ses études. Je lui ai présenté les avantages des expatriés : mon salaire. Les conditions de vie
confortables, la possibilité de voyager en week-end à Dubaï, Oman... mais de toute façon nous avions
moins d’une semaine pour nous décider ».
Sophie face à cette proposition soudaine réagit en deux temps : « au début j’ai eu peur, l'Iran est un
pays particulier... Mes parents ont dû avoir peur aussi mais ont bien réagi. Ils ont essayé de me soutenir
vraiment dans ce choix, sans porter de jugement, en posant les bonnes questions... rapidement, je me
suis renseignée toute seule et ça m’a fait peur... tout ce qu’on voit sur Internet, dans les journaux n'est
pas très rassurant... L'entreprise a très vite organisé un contact téléphonique avec Ingrid la femme
d’Olav, le futur manager de Peter en Iran, qui était déjà sur place depuis deux ans et demi. Olav a
proposé que je le contacte par téléphone pour poser plein de questions... au moins cela m’a permis
d'avoir des éléments objectifs sur par exemple la tenue vestimentaire, la sécurité dans la rue... Ensuite
la décision a été prise très vite, ça n’a pas été facile mais je le prends comme un défi... ».
Peter ayant donné une réponse positive, l’entreprise met en route la préparation au départ. En principe,
la procédure prévoit un séminaire d’un jour et demi sur la culture, l’histoire et la vie dans le pays
d’expatriation suivi d’un voyage de découverte de deux semaines pour l’expatrié et sa famille. Compte
tenu de l’urgence, Sophie et Peter ont suivi le séminaire mais n’ont pas bénéficié du voyage et doivent
se contenter de visionner un CD de photos prises par un employé iranien.

Travailler avec les Iraniens

Sophie et Peter arrivent à Téhéran sous le soleil du printemps. Ils profitent ensemble des premiers jours
et apprécient les conditions de vie très agréables d’expatriés occidentaux en Iran. Leur maison se trouve
dans la partie la plus riche et la plus agréable de la ville au pied des montagnes. Sophie qui imaginait
les femmes iraniennes entièrement vêtues de noir est surprise lors de ses premières sorties par la diversité
de couleur des tchadors. Peter après quelques jours de travail apprécie les échanges avec ses collègues
iraniens. Habitué aux équipes internationales, il est conscient que des problèmes de communication
apparaîtront sans doute mais il s’y attend. Il profite de ses expériences en appliquant une « méthode »
rodée qui consiste tout d’abord à s’imprégner des informations de base sur le pays, son histoire et ses
caractéristiques, puis de faire savoir à ses collègues iraniens qu’il s’intéresse à leur culture et respecte
leur mode de vie. Il sait que l’ajustement avec une équipe internationale demande de la patience et de
l’empathie.
Les membres norvégiens du projet ont en moyenne une cinquantaine d’année et une longue expérience
professionnelle. Néanmoins, pour la plupart, l’Iran est une première expatriation. Peter, bien qu’étant le
plus jeune de l’équipe a cumulé plus de temps hors de son pays natal que la majorité de ses compatriotes.
Après quelques semaines, Peter réalise que travailler et négocier avec des partenaires iraniens est plus
facile pour lui qu’avec les entrepreneurs arabes qu’il a connus précédemment.
Les Iraniens lui apparaissent plus posés. S’agissant de ses collaborateurs, Peter constate des différences
notables avec les Norvégiens.
« Il y a parfais des heurts, pas violents bien sûr mais qui génèrent des frustrations des deux côtés... les
managers norvégiens et les Iraniens ont des styles de prise de décision différents, le temps n'a pas la
même signification. L'Iran est très hiérarchique, il me semble que les Iraniens ont besoin d'un
management plus ferme. Il faut cadrer les projets de A à Z. Les Iraniens n'ai- ment pas prendre des
initiatives, alors que c'est encouragé en Norvège où l'échec est admis. Les Norvégiens sont moins
préoccupés par la hiérarchie, je peux par exemple faire des blagues sur mon chef en public... ce qui
serait inconcevable en Iran ».
Peter ne regrette pas son choix de s’expatrier en Iran, même si la viande de porc et un peu de vin de
temps à autre lui manquent... Il travaille cependant de 50 à 60 heures par semaine sans compter les temps
de trajet et le travail à la maison. En effet, les jours chômés étant le jeudi et vendredi en Iran, Peter doit
souvent se rendre disponible pour communiquer avec le siège social au détriment de ses week-ends avec
Sophie.

Le monde de Sophie

Dès son arrivée, Sophie a cherché un poste dans le domaine des ressources humaines et a passé à Téhéran
plusieurs entretiens avec des entreprises occidentales sans succès. Faisant contre mauvaise fortune bon
cœur, Sophie profite des conditions de vie exceptionnelles pour une jeune femme de son âge : la piscine,
les domestiques, les services offerts.
« L'entreprise de Peter prend vraiment soin de nous (...) peut-être un peu trop d'ailleurs, tout est lié à
l'entreprise. Les gens que je fréquente sont tous Norvégiens. C'est une petite communauté de femmes
d'expatriés qui ont entre 50 et 60 ans... comme je suis toute seule la journée, j'essaie de créer des liens
avec mon chauffeur qui parle anglais et qui m'apprend des choses sur l'Iran. Avec la femme de ménage,
on fait semblant de se comprendre et on boit le thé... ».
Sophie doit respecter un code vestimentaire très strict. Lorsqu’elle sort, elle porte un voile couvrant la
tête et les épaules et des vêtements amples dissimulant les bras et les jambes. Sophie s’expose à des
sanctions graves ainsi que son chauffeur si elle déroge à ces règles. Elle essaye néanmoins d’explorer
son environnement mais son isolement, les difficultés liées à la circulation, à la pollution et à la
communication avec les Iraniens tendent à la décourager.
« J'essaie de vivre les choses au moment présent. Mais j'avoue maintenant que je prends les choses en
grippe... tout m'énerve. Il y a quelques jours par exemple, il s'est mis à neiger et il y a eu six heures et
demie de coupure d'électricité et rien ne marchait... d'une petite chose on fait un gros problème... c'est
ce qui me dérange le plus finalement là-dedans : me retrouver seule à réfléchir à des broutilles alors
que finalement ce n'est pas important dans la vie. Ça serait en France, je n'y penserais même pas. Là-
bas tout devient plus gros et ça c'est une expérience commune à toutes les femmes d'expatriés... On est
un peu obsédé par tout ce qui est quotidien, survie immédiate dans la maison... toutes les choses
pratiques prennent beaucoup d'importance.
Parfais ça me pèse un peu et là je prends les choses en grippe. Je ne peux plus voir les gens en peinture.
Le foulard, je ne le supporte plus. Pour une femme c'est une contrainte physique énorme d'avoir à porter
ça. Et au départ je le vivais assez bien et bizarrement plus ça va et moins je le supporte. C'est un signe
d'humiliation assez fort et sans porter de jugement, aucune femme ne trouve ça confortable. Et on voit
tout le temps les femmes le remettre en place... Si j'étais un homme, je ne porterais pas ça, je serais moi-
même en quelque sorte. Peter, lui, il est tout à fait normal... c'est vraiment un carcan. (...) Enfin... ça ira
mieux dans quelque temps. Mais c'est vrai que je trouve que les choses sont de plus en plus difficiles
pour moi, avec l'inactivité. Si je travaillais, l'absence de Peter ne me pèserait pas autant... ce n'est pas
sa faute... Mais c'est vrai que parfois il travaille six jours sur sept, parfois sept jours sur sept. Et même
quand il est à la maison parfois il travaille le soir... Nous deux ça se passe bien, donc ça va. (...) Mais
ce qu'il me manque, je pense, c'est le contact avec des gens de mon âge. Maintenant, je reste chez moi,
j'évite de sortir au maximum. ».
Une année c’est véritablement assez pour Sophie, ce qu’elle souhaite avant tout c’est quitter ce pays.
Elle n’écarte pas une nouvelle expatriation mais il est hors de question pour elle de rester au Moyen-
Orient ou en Afrique. Elle espère aller dans un pays où elle puisse trouver un emploi qui corresponde à
ses aspirations.

Épilogue

L’entreprise de Peter a du mal à lui trouver un remplaçant, elle lui a proposé une promotion sur place à
condition de rester un an de plus au minimum. Sophie a bénéficié d’un stage de trois mois dans
l’entreprise, mais du fait des désordres politiques liés aux élections présidentielles du printemps 2009,
elle a dû quitter l'Iran après seulement quelques semaines de travail. Elle vient de retourner près de Peter
après deux mois de séparation mais pense rentrer en Europe pour faire son stage de fin d'études.
Peter résume la situation : « je suis confronté à un vrai dilemme : rester en Iran pour terminer le projet
et me donner plus de temps pour trouver un nouveau poste ou partir pour rester près de Sophie ».

QUESTIONS :

1. Peter et Sophie ont-ils un profil favorable à l’expatriation ? Pourquoi ?


2. Évaluez la qualité de la préparation et des conditions de leur expatriation ?
3. Une fois installée en Iran, quelles sont les difficultés liées à la situation d’expatriation
rencontrées par Peter et par Sophie ?
4. Vous êtes Olav le manager de Peter. Vous avez lu une étude récente expliquant que la plupart
des échecs d’expatriation sont dus au conjoint. Que comptez-vous mettre en œuvre pour vous assurer
de la bonne fin de leur séjour ?

ANNEXES

Annexe 1 : présentation de l’Iran

L’Iran est un pays du Moyen-Orient situé entre le golfe Persique et la mer Caspienne. Sa capitale
est Téhéran. Le pays est divisé en 30 provinces peuplées d'environ 70 millions d’habitants. L'Iran a des
frontières communes avec l’Afghanistan, l’Azerbaïdjan, l’Arménie, l’Irak, le Pakistan, la Turquie et le
Turkménistan. Le pays est constitué de nombreux groupes ethniques dont 51% de Persans. La langue
officielle de l’Iran est le farsi dont l’alphabet est proche de l’arabe. L’Iran appelé autrefois la Perse est
un des berceaux de l’humanité. En occident, le pays est connu pour son histoire récente et en particulier
la révolution islamique de 1979 qui a détrôné le dictateur Mohammed Reza « shah » Pahlavi. Depuis,
sous la direction de l’Ayatollah Khomeiny et de ses successeurs l’Iran est devenu une république
islamique. Le pouvoir politique est aux mains du clergé et la religion est omniprésente dans la vie
personnelle, économique et politique. L’Islam impose différentes obligations aux croyants dont la prière
cinq fois par jour, la prohibition de la consommation d’alcool et de viande de porc, le respect d’un mois
de jeûne (Ramadan). Le repos hebdomadaire est fixé au jeudi et au vendredi. La société iranienne impose
depuis la révolution certaines normes. Les femmes ont l’obligation de porter un foulard masquant les
cheveux (tchador) et une tenue couvrant l’essentiel du corps. Les hommes doivent également porter des
vêtements longs.
Après une guerre désastreuse contre son voisin iraquien entre 1980 et 1988, l’Iran a perdu plus d’un
million de victimes et la reconstruction du pays a coûté près de 300 milliards de dollars. L’économie
iranienne actuelle (2008) repose principalement sur le secteur pétrolier et gazier qui représente 70 % des
recettes du pays et 80 % de ses exportations. L’Iran est marqué par une forte intervention de l’État qui
emploie d’après certaines sources près de 90 % de la population. Du fait de ses prises de positions sur
la scène internationale, l’Iran subit de nombreuses sanctions économiques. Depuis 1996, les États-Unis
ont imposé un embargo sur les importations de pétrole et d’autres produits iraniens, puis l’interdiction
pour les firmes américaines d’investir dans le pays. Depuis, le pays a entamé une politique économique
de privatisation et d'ouverture en encourageant les investissements étrangers en particulier européens.

Annexe 2 : copie d’un courrier électronique de Olav K. supérieur hiérarchique immédiat de Peter

"Hei Peter,

Ingrid et moi avons beaucoup apprécié le dîner avec ta compagne jeudi soir. La cuisine française du sud-ouest
était parfaite. Sans vouloir me mêler de ce qui ne me regarde pas... j’ai trouvé que Sophie était un peu absente ou
peut-être légèrement déprimée ï Je sais d'expérience pour avoir passé les 15 dernières années dans plusieurs postes
d'expatriés la difficulté que cela peut représenter pour nos femmes. Ingrid, qui s'adapte généralement bien a très mal
supporté notre séjour en Azerbaïdjan car les enfants étaient en pension en Suisse et il n'y avait aucune possibilité de
travailler sur place pour elle. Je sais que tu es très motivé par le job et que tu démarres dans la carrière mais fais
attention à ne pas négliger ta vie personnelle. J'espère que tu ne te formaliseras pas de cette « intrusion » de ma
part...
Au fait, n'oublie pas le reporting sur le projet de chantier dû au siège pour la semaine prochaine.

Olav

Annexe 3 : détail des avantages offerts à Peter et Sophie


- Indemnité compensatoire d'expatriation, allocation de loisir pour le conjoint,
- Maison entièrement équipée et meublée, avec piscine et jardin dans Téhéran,
- Chauffage et électricité,
- Personnel de maison,
- Voiture avec chauffeur,
- Accès au club de sport avec piscine et golf pour la famille,
- Cours de langue persane,
- Retraite complémentaire spécifique pour l’expatrié et son conjoint,
- Assurance santé internationale,
- Service médical dédié,
- Téléphone international et Internet illimités,
- Budget pour des voyages touristiques dans la région (Dubaï, Oman, vols intérieurs en Iran),
- Billets d’avion aller-retour pour l’Europe plusieurs fois par an,
- Service de sécurité permanent fourni par l’entreprise.

Sources :

Cerdin J.-L. (2002), L'expatriation, Paris, Éditions d’Organisation.


Schneider S. et Barsoux J.-L. (2003), Managing across cultures, 2e éd.» Prentice Hall.

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