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À SA SŒUR CAROLINE
Marseille, dimanche soir après la poste.
[28 septembre 1840.]
– 93 –
À SA SŒUR CAROLINE
[Ajaccio, 6 octobre 1840.]
9 octobre.
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comme un tableau à vue, et un autre horizon apparaît. La
route que nous parcourions contournait le bord de la mer et
nous marchions sur le sable, il y avait un soleil comme tu
n’en connais pas, qui illuminait toutes les côtes et leur
donnait une teinte blanche et vaporeuse, tous les rochers à
fleur d’eau scintillaient comme du diamant et à notre gauche
les buissons de myrtes embaumaient. J’ai pensé à toi, ma
bonne Carolo, et à la joie que tu aurais à voir tout cela.
Espérons qu’à quelque jour le père se déshuîtrera et que nous
pourrons voir quelque beau pays qui fasse pâlir Déville,
voire le Bois-guillaume. Je sympathise avec tout le mépris
que tu as pour le filateur de coton de la place Henri IV, pour
lui et pour ses enfants bouchés. Tu as bien raison d’aimer la
Corse, gens et sites. Tout est admirable et cet hiver au coin
du feu je vous en parlerai longuement, tout en tisonnant et
en bêtassant.
Si tu veux que je t’apprenne une bonne fortune, c’est
que nous serons guidés par un ancien bandit de mes amis
actuellement commandant des voltigeurs corses, et en
second lieu c’est que je pourrai te lire la relation exacte et
circonstanciée de la mort de Murat. M. Maltedo chez lequel
nous avons logé à Vico est un ancien capitaine de vélites du
roi de Naples, qui l’a suivi jusqu’à sa mort et qui pour son
dévouement a été longtemps détenu dans les prisons d’Italie
et de France. Il va venir tantôt nous raconter toutes ses
histoires, et tout ce qu’il sera dit sera écrit. Ne cr[ains]
p[oin]t qu[’il] nous rapporte des blagues et des
amp[lifica]tions. Notre homme est très simple et très grand
et n’a nullement l’air d’un craqueur. Adieu ma chère parente,
embrasse bien tous les parents grands et petits.
ton frère qui t’aime.
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Écrivez-moi à Marseille.
Jusqu’ici je n’ai trouvé aux femmes aucun costume
original, ce qui me désespère pour toi. Dans l’intérieur de la
Corse, c’est différent.
Mon compagnon ne veut jamais que je ferme mes
lettres sans que le post-scriptum ne soit rempli par les
compliments et les amitiés qu’il vous envoie. Il me charge de
vous dire que je me porte bien ce que je crois comme lui.
Nous pensons souvent à vous et vous embrassons tous
encore une fois.
À ERNEST CHEVALIER
[Rouen,] 14 novembre 1840.
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Constantinople, une esclave géorgienne encore car je trouve
stupide un homme qui n’a pas d’esclaves, y a-t-il rien de
bête comme l’égalité, surtout pour les gens qu’elle entrave,
et elle m’entrave furieusement. Je hais l’Europe, la France
mon pays, ma succulente patrie que j’enverrais volontiers à
tous les diables, maintenant que j’ai entrebâillé la porte des
champs. Je crois que j’ai été transplanté par les vents dans
ce pays de boue, et que je suis né ailleurs, car j’ai toujours eu
comme des souvenirs ou des instincts de rivages embaumés,
de mers bleues. J’étais né pour être empereur de
Cochinchine, pour fumer dans des pipes de 36 toises, pour
avoir 6 mille femmes et 1 400 bardaches, des cimeterres
pour faire sauter les têtes des gens dont la figure me déplaît,
des cavales numides, des bassins de marbre, et je n’ai rien
que des désirs immenses et insatiables, un ennui atroce, et
des bâillements continus ! De plus, un brûle-gueule écorné et
du tabac trop sec.
Adieu, merde, porte-toi bien. Si tu es choqué du cynisme
de ma lettre tant pis, ça prouverait ta bêtise et j’aime à croire
que non. Dis-moi ton adresse au plus vite et ordonne au
citoyen Hamard de m’écrire la sienne.
A[d]dio caro.
À ERNEST CHEVALIER
[1840-1841.]
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À ERNEST CHEVALIER
Rouen, 10 j[anvier 1841].
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propension pour ce genre d’être. Voilà tous les voiles levés,
si je ne t’en ai pas dit plus, c’est que je n’en avais pas plus à
te dire, mon gros. Il faut donc te contenter de ce que je
t’envoie, de mes épîtres, romans, etc. ; je n’ai rien de plus
beau à te donner si ce n’est ma bénédiction.
Adieu, porte-toi bien, tâche de te rétablir. Bonsoir et
bonne nuit.
À ERNEST CHEVALIER
24 janvier 1841.
À ERNEST CHEVALIER
[Rouen, 28 mars 1841.]
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arrivés là ensemble quelque peu échauffés de punch, je
fumais une trentième pipe ! ce qui scandalisait M. Sognel fils
qui en restait ébahi […]. Aussi il en est mort, les Dieux, les
justes Dieux l’ont puni. Tu me retrouveras toujours le même,
m’inquiétant peu de l’avenir de l’humanité, transcendant
dans le culottage des pipes.
Quant à toi, il me semble que tu changes, ce dont je ne
te félicite pas, je crois que tu as besoin de te retremper dans
la blague que tu me parais négliger. Tu me dis que tu n’as
pas de femme. C’est ma foi fort sage, vu que je regarde cette
espèce comme assez stupide, la femme est un animal
vulgaire dont l’homme s’est fait un trop bel idéal, le goût de
la statuaire rend masturbateur, la réalité nous semble
ignoble. De plus, tu travailles, tu as raison car la science est
encore la moins ennuyeuse des bêtises, j’aime mieux un
livre que le billard, mieux une bibliothèque qu’un café ; c’est
une gourmandise qui si elle rend puant ne fait jamais vomir.
Mais tu assaisonnes ensuite ta lettre d’une série de
doléances que tu voudrais te persuader, ce qui me fait
craindre que dans peu de temps tu ne deviennes un homme
sensé, admiré des pères de famille, raisonnable, moral,
huître, très bien, fort sot. Nous ne pourrions plus
sympathiser, et tu me regarderais comme un gamin trop
décolleté, comme un pot à moutarde trop baveux. – Quand
tu me parles de la vie comme d’un temps d’épreuves, qu’il
est doux de rêver un but, etc., j’aime à croire que tu as dit
tout ça pour te foutre de moi, et tu as bien fait. Allons je
t’aime toujours, je t’embrasserai avec plaisir, et nous nous
gaudysserons ensemble.
Alfred, qui depuis cinq semaines a un épanchement
dans la poitrine, va mieux. Je vais tous les jours le voir, pour
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tâcher de distraire un peu ce brave homme. Dis-moi jusqu’à
quelle époque tu comptes rester chez toi ?
Je fais du grec et du latin comme tu sais, rien de plus,
rien de moins, je suis un assez triste homme.
Je suis délivré de Malleux que j’ai presque l’autre jour
foutu à la porte. Je te remercie beaucoup encore une fois de
ta lettre où tu me racontais ses aventures. Si me suys-je
gaudy un petit à ouyr raconter par votre épistre comment ce
jeune fol faquin et bravache s’amouracha d’une dame,
laquelle estoit une éhontée putain et garce qui, cuyde bien,
le trompait au déduict et appétoit seulement sa bourse
(voyre d’argent, mais vuyde), comme soulent ces ordes
bestes.
Adieu, écris-moi, réponds-moi le plus tôt que tu pourras,
tes lettres sont toujours reçues avec des mains crispées qui
déchirent l’adresse.
le vostre.
À ERNEST CHEVALIER
[Rouen, 6 avril 1841.]
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je te réciterai de loin, comme dans les tragédies ; ça pourra
bien être des vers/eaux, avec bien du mal des vers mi-sots ;
heureux si malgré toute ma peine et le sel que j’y mettrai
j’arrive à faire des vers mi-sel. Tu trouves que c’est déjà
assez de vert-dure comme ça, je m’arrête car à force de
répéter la même chose je n’ai l’air que d’un vert-vert, c’est
un air de père hoquet et avec tous ces verres-là, j’ai l’air
lune-attique, tu vois que je m’occupe d’histoire grecque.
Voilà déjà que tu es ébahi, il faut t’attendre à bien
d’autres, tu vas en avoir : un hôte. Nous nous gaudysserons,
pantagruéliserons à mort, buvant d’autant, tambourinant et
remuerons nos ventres à beaux vis démesurés.
Je m’ennuyais de ne pas avoir de tes nouvelles et j’ai
résolu de t’écrire pour me convier chez toi. Tu vois que je ne
suis pas bégueule et que je ne demande pas mieux que
d’aller t’embrasser, causer et blaguer, ayant une foule de
sujets, de quoi épuiser l’éternité.
Adieu, je t’embrasse et je te serre la main.
Tu peux déjà commander un feu d’artifice et
800 000 000 000 kil[ogs] de pain pour les inondés du Midi,
distribution qui sera faite par moi en signe de réjouissance.
À ERNEST CHEVALIER
[Rouen,] jeudi [8 avril 1841].
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Je te tombe sur le casaquin samedi matin pendant que
tu dormiras encore. Le soleil commencera à briller en même
temps que j’arriverai.
Je t’apporterai peut-être une cigarette de dame, pour
moi je ne fume plus ayant quitté toutes mes mauvaises
habitudes. Peut-être une ou – deux – pipes de temps en
temps mais encore……(ruse de style).
Si je te (réticence) serait-il possible que……
(suspension).
J’occupe ma journée de vendredi à quelques courses de
commerce ; je me mets en route à 6 heures pour jusqu’à
minuit, ayant besoin d’aller acheter quelques denrées.
Adieu, mon sire. Dans 48 heures c’est-à-dire pour toi
dans moins de 24 nous nous embrasserons.
Je te serre le bout du nez à la manière hottentote.
DESCAMBEAUX.
Alfred va bien.
Un grand malheur public : le sieur Braquehais s’est tué,
canaillerie insigne envers le public qui comptait le voir,
envers les gens vertueux indignés qui se promettaient de
l’insulter, envers Me Mesnard qui préparait un beau discours,
envers 3 journaux, quantité de dames de bonne société et
Duboc louageur qui l’aurait voituré de Rouen à Yvetot !!!
Le procureur se reposera et deux rosses resteront à
l’écurie.
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CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
[Rouen, 11 avril 1841.]
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Il est vrai qu’à la même heure tu seras à La Neuville,
mais qui pourrait disputer mon cœur au Père Dumée !!
J’aurais bien des commissions à te donner pour Louise,
mais tu ne pourrais les faire, ainsi c’est inutile. Dis
seulement à Maria que le « Roquet Savant » se porte
toujours bien et qu’il ne l’oublie pas. Demande aussi à
Mme de Maupassant si on lui a remis son col et si elle en est
contente. Adieu, cher Gustave. Voilà assez de bêtises
ensemble ; il vaut mieux que je m’arrête. Je t’embrasse de
tout cœur et suis pour la vie ton Rat dévoué.
CAROLINE FLAUBERT.
À ERNEST CHEVALIER
[Rouen, 7 juillet 1841.]
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Narcisse sort de ma chambre, il vient à Rouen pour des
affaires d’intérêt, il va hériter de 10 000 francs. –
Voici quels sont les contingents futurs. Nous irons
certainement, autant qu’on peut être certain de ce qui [est] à
faire, passer 15 jours à Trouville vers le milieu du mois
prochain. C’est dans le but de distraire ma pauvre sœur dont
le caractère finit par s’assombrir, résultat d’une maladie
longue et irritante qui la reprend à intervalles et dont elle est
loin d’être quitte. Mme Bonenfant et ses enfants viendront
probablement à la même époque pour aller avec nous au
bord de la mer. Peut-être irai-je la chercher à Nogent, ce
serait dans environ un mois. Je passerai par Paris si tu y es
encore à cette époque et je suis dans l’intention de m’y
donner une cuillerée avec toi. Du reste ceci est très éventuel.
Il n’y a que si elle hésite à venir seule.
Dis-moi à quelle époque tu seras reçu avocat. Si tu as
diplôme en poche vers le 1er viens à cette époque. Sinon je
t’attends dans le mois de septembre, au quantième que tu
voudras. Il y aura encore du soleil, nous pourrons aller en
barque, et fumer quelques pipes. J’oubliais de te dire que
j’irai avec ma mère et Caroline voir les joutes au Havre
avant d’aller à Trouville. Achille a été blessé d’un coup de
pied de cheval, pour ne pas dire de plusieurs. Il y a
aujourd’hui 5 semaines qu’il est couché. La membrane qui
enveloppe l’articulation du genou avait été déchirée, un
rhumatisme qu’il a de temps en temps à l’épaule s’était jeté
là-dessus. Mon père a été pendant 3 jours dans de fort
graves inquiétudes ; heureusement c’est fini : il n’éprouve
plus qu’un peu de raideur, mais il ne se lèvera pas avant 8 ou
10 jours, peut-être avant 15 et avant qu’il ait sa jambe droite
vigoureuse et ferme. Quant à moi je deviens colossal,
monumental, je suis bœuf, sphinx, butor, éléphant, baleine,
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tout ce qu’il y a de plus énorme, de plus empâté et de plus
lourd au moral comme au physique. Si j’avais des cordons
avec des souliers je serais incapable de les nouer. Je ne fais
que souffler, hanner, suer et baver, je suis une machine à
chyle, un appareil qui fait du sang qui bat et me fouette le
visage, de la merde qui pue et me barbouille le cul.
Questions sociales
Quel est le Saint que tu préfères ? – c’est le Saint-Peray ?
Pourquoi les séraphins baisent-ils salement ? – c’est
qu’ils se servent de leurs vis d’ange.
Question d’Alger
Quand le bey de Constantine fut expulsé de cette ville
on le réduisit à l’état de rafraîchissement. On lui dit Sors-bey
(sorbet).
Quand le dey d’Alger fut expulsé d’Alger et qu’on lui
ordonna de s’embarquer on lui dit : en mer dey !
Les Français sont très élevés en Afrique, ils y tiennent
O-rang.
Merde.
T[out] à t[oi].
À ERNEST CHEVALIER
Trouville, 22 août 1841.
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À ERNEST CHEVALIER
[Trouville,
mardi 21 septembre 1841.]
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Le temps n’est plus où les cieux et la terre se mariaient
dans un immense hymen, le soleil pâlit et la lune devient
blême à côté des becs de gaz, – chaque jour quelque astre
s’en va, hier c’était Dieu, aujourd’hui l’amour, demain l’art.
Dans cent ans, dans un an peut-être il faudra que tout ce qui
est grand, que tout ce qui est beau, que tout ce qui est poète
enfin, se coupe le cou de désœuvrement ou aille se faire
renégat en Turquie. – Je suis légèrement empiffré,
pardonne-moi tout ceci. Tu es venu à Rouen, je n’y étais pas,
sort heureux ! Dans 10 jours environ je serai de retour, tu
reviendras, j’y compte.
Adieu, merde pour moi.
Je t’embrasse, mon vieil ami.
t[out] à t[oi].
À ERNEST CHEVALIER
[Rouen, 23 octobre 1841.]
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Quel sacré nom de Dieu de bougre de mâtin de mille
foutre couillon de nom d’un pet tu fais ! Comment, sacré
mâtin, je t’attends depuis une semaine et tu n’arrives pas, tu
ne réponds même pas. Ah ah ah c’est plus fort que moi, je ne
me tiens pas, qu’on m’attache, qu’on m’enchaîne, qu’on me
passe le caleçon de force, le gilet de force, la culotte de force,
les bottes de force, le collier de force. Oh je m’attendais à te
voir arriver, je te voyais déjà à côté de Jean vous langottant
tous deux. J’apercevais ta balle, nous prenions de l’absinthe
au café Rouennais et personne, personne. Je suis un lion, un
tigre – tigre d’Inde, boa constrictor !
– 111 –
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
[Rouen, jeudi 11 novembre 1841.]
– 112 –
Oh ! Eh ! Monsieur et Ami, nous venons de faire une
perte irréparable. Nous ne verrons plus jamais le bonnet
pyramidal d’Estelle ; elle est morte la povera vecchia !
À ERNEST CHEVALIER
[Rouen, 30 novembre 1841.]