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Études photographiques

12 | novembre 2002
L'« âge d'or » revisité/Alentours de Bayard

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/etudesphotographiques/518
ISSN : 1777-5302

Éditeur
Société française de photographie

Édition imprimée
Date de publication : 1 novembre 2002
ISBN : 2-911961-12-9
ISSN : 1270-9050

Référence électronique
Études photographiques, 12 | novembre 2002, « L'« âge d'or » revisité/Alentours de Bayard » [En ligne],
mis en ligne le 12 février 2005, consulté le 15 juin 2022. URL : https://journals.openedition.org/
etudesphotographiques/518

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Propriété intellectuelle
1

SOMMAIRE

L'alchimie de l'âge d'or


André Gunthert

L'« âge d'or » revisité

Calotypomanie
Guide du gourmet en photographie historique
Abigail Solomon-Godeau

L'institution du photographique
Le roman de la Société héliographique
André Gunthert

Alentours de Bayard

Jules Ziegler un élève oublié d’Hippolyte Bayard


Jacques Werren

Le positif direct d’Hippolyte Bayard reconstitué


Tania Passafiume

Débats

Critiques de la crédulité
Yves Michaud

Reproduire, diffuser

Robert J. Bingham, photographe du monde de l’art sous le Second Empire


Laure Boyer

Varia

La photographie au service du simultanisme


L’utilisation de l’image de mode par Sonia Delaunay
Cécile Godefroy

Dernières nouvelles du Caire


Sylvie Aubenas et Mercedes Volait

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L'alchimie de l'âge d'or


André Gunthert

image On surprendrait peut-être plus d'un spécialiste en affirmant qu'aujourd'hui


encore, l'histoire de la photographie est pour une large part une mythologie. Mérite-t-
elle un autre nom, la discipline qui persiste à afficher, jusque sur les cimaises d'un
grand musée parisien, la bucolique catégorie de l'"âge d'or" ? Introuvable dès le XIXe
siècle parmi les travaux d'histoire savante, réfutée au XXe siècle jusque sur le terrain
de l'histoire de l'art, cette périodisation mélancolique ne trouve plus guère refuge
désormais que dans l'historiographie photographique. Pour le positiviste, cet emploi ne
peut être que le témoignage attristant d'une immaturité scientifique. Pour l'historien
attentif aux usages de l'histoire, la résistance de cette notion révèle les conditions dont
dépend la mise en récit d'une pratique.
image Lorsque Walter Benjamin utilise, en toute bonne foi, la catégorie de l'"âge d'or"
pour dépeindre la photographie des années 1850-1860, celle-ci a déjà une longue
histoire1. Introduite par Nadar dans ses souvenirs pour s'inscrire aux rangs des
vétérans qui ont inauguré l'emploi raffiné de cette technologie 2, elle a notamment fait
florès dans les cercles des collectionneurs allemands des années 1910-1920, où elle a
rempli, avec les termes d'"incunables" ou de "primitifs", le rôle de sauf-conduit d'une
valorisation esthétique de la photographie ancienne 3 première étape de la constitution
d'une histoire culturelle du médium, qui va rapidement remplacer la chronologie
technicienne qui en formait jusque-là la chronique. De Hill et Adamson à Victor Hugo,
la courte liste des héros qui constitue alors le programme de cette petite révolution de
cabinet fournira l'ossature du catalogue de Beaumont Newhall, premier sommaire
officiel de la photographie de musée4. La restauration de l'"âge d'or" proposée par
André Jammes quelques décennies plus tard en offre une intéressante variante, qui la
spécialise dans la caractérisation des [p. 2] procédés négatifs sur papier. On verra dans
ce numéro, avec la traduction de l'article d'Abigail Solomon-Godeau, comment cette
interprétation nourrit dans les années 1980 le revival américain de la photo- graphie
historique.
image Mais cette thèse n'est pas qu'un outil de légitimation a posteriori d'une esthétique
du médium. Avec l'article consacré à la formation de la Société héliographique, on
découvrira qu'une stratégie similaire était déjà à l'oeuvre au sein des groupes militants

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des années 1850. Seul l'historien naïf en sera surpris: la constitution d'une mythologie
est bien la clef qui a autorisé l'accès de la photographie à l'empyrée de la culture noble.
La précocité de cet investissement est sans nul doute l'un des ressorts qui a permis à
l'enregistrement visuel de faire histoire.
image S'il paraît souhaitable d'appliquer à l'historiographie spécialisée l'exercice de
réflexivité depuis longtemps recommandé dans les sciences, on n'oubliera pas le lien
complexe qui, depuis ses origines, noue la dimension symbolique au récit de la
photographie, et sans lequel nous aurions cessé depuis longtemps de nous intéresser en
historiens à cette technologie. Comme toute bonne fable, la nôtre comporte donc deux
leçons, parmi lesquelles on choisira selon son humeur: l'or de la mythologie a sauvé la
photographie de l'indignité; l'histoire ne se produit pas à n'importe quelles conditions.
[p. 3]

NOTES
1. Cf. Walter Benjamin, "Petite histoire de la photographie" [1931], Études
photographiques, n°1, novembre 1996, p.7.
2. Cf. Félix Nadar, Quand j'étais photographe, Paris, Flammarion, 1900, p. 209.
3. Voir notamment: Helmuth Bossert, Heinrich Guttmann, Aus der Frühzeit der Photo-
graphie.1840-1870, Francfort/Main, Societäts-Verlag, 1930.
4. Cf. Beaumont Newhall, Photography. 1839-1937, New York, MoMA, 1937.

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L'« âge d'or » revisité

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Calotypomanie
Guide du gourmet en photographie historique

Abigail Solomon-Godeau

Selon la pratique traditionnelle, le butin fait partie du cortège triomphal.


C'est ce qu'on appelle les biens culturels. Ceux-ci trouveront en
l'historien matérialiste un spectateur distancié.Lui, en songeant
à la provenance de cet héritage, ne pourra se défendre d'un frisson.
Walter Benjamin, "Sur le concept d'histoire".
image La discipline de l'histoire de l'art et son plus récent avatar, l'histoire de la
photographie, se différencient de toutes autres approches de la production culturelle
(telles que la musicologie, l'histoire de l'architecture, les études littéraires, etc.) par le
fait que l'objet étudié a aussi une existence propre en tant que produit dans un système
de marché. Ainsi, la recherche érudite si désintéressée soit-elle est inévitablement en
relation avec un monde parallèle de collectionneurs et de marchands d'art,
d'investisseurs et de spéculateurs. On a pu constater par exemple que la
"redécouverte", par les historiens de l'art, des gloires oubliées du luminarisme
américain, de l'art de la Restauration des Bourbons ou de l'art anecdotique victorien, a
déclenché une foule d'événements. Sont alors parus articles, monographies et
ouvrages; des oeuvres, jusque-là cantonnées aux réserves, sont remontées à la lumière;
les musées ont accueilli maintes expositions; la presse spécialisée a fidèlement rendu
compte de ce phénomène ce qui s'est évidemment répercuté sur les activités des
collectionneurs, des marchands et des commissaires-priseurs.
image Habituellement, les historiens de l'art sont réputés se tenir à l'écart du monde du
marché de l'art. Mais, dans la pratique, il n'est guère aisé, ni même peut-être possible,
de maintenir une telle distance. Il est parfaitement admis dans les limites dcertaine
déontologie qu'un historien de l'art fasse des expertises pour des marchands, qu'il
rédige des essais pour des catalogues à la demande de galeries ou de salles des
ventes.Qu'il collectionne, dans son domaine de compétence, et à titre privé, des oeuvres
d'art (voire qu'il en fasse négoce), ou qu'il joue le rôle de consultant auprès de
collectionneurs [p. 5] ou de sociétés privées ne semble nullement condamnable. Mais, si
floue que soit la ligne de démarcation entre l'empyrée de la recherche désintéressée et
le vulgaire pré carré du commerce, elle existe bel et bien. En vérité, l'apparition de

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telles distinctions pratiques a historiquement marqué le passage de l'histoire de l'art au


rang d'activité professionnelle reconnue, passage qu'illustre le transfert de ce savoir de
la sphère des collections et des bibliothèques privées à celle de l'université et du musée.
Ainsi, dans la mesure où l'étude de l'art (ou de la photographie) ne saurait, dans l'état
actuel des choses, être complètement dissociée des opérations du marché, une pratique
éthiquement responsable requiert pour le moins une connaissance de ces
contradictions et quelque conscience des contradictions qu'impliquent ces
fluctuations1. Les historiens de la photographie semblent afficher une candeur virginale
face à de telles questions, ce qui correspond parfaitement à leur incapacité à
comprendre que l'activité historique se déroule sur un terrain idéologique. Le
corollaire qui voudrait que l'histoire de la photographie qui s'écrit aujourd'hui soit
dénuée de toute valeur marchande (nonobstant son affirmation d'une esthétique
photographique fondée sur une ontologie du médium) est particulièrement
remarquable, en un temps où la plupart des historiens de l'art, hormis les
conservateurs les plus récalcitrants, s'accordent à reconsidérer de façon critique les
valeurs et les programmes promus par leur discipline.
image Au XVIIIe siècle, l'histoire de l'art naît à la confluence de l'esthétique, des goûts
de l'antiquaire et du savoir du connaisseur. On peut prêter un visage à la transition
entre le cabinet de l'antiquaire et le département moderne d'histoire de l'art: celui de
Bernard Berenson. Impresario de la Renaissance italienne (notamment des prétendus
primitifs du Quattrocento florentin), collectionneur, connaisseur et marchand,
Berenson est, d'une part, concerné par la notion de Kunstwissenschaft alors développée
par des érudits tels que Giovanni Morelli et lié, d'autre part, au commerce de l'art
international exercé par lord Joseph Duveen. Dans la mesure où ses fonctions
d'historien de l'art et d'acquéreur se chevauchaient, le caractère impartial des
recherches de Berenson s'en trouvait peut-être inévitablement affecté. Quand certaines
de ses attributions ont été révisées, ce fut toujours à la baisse. La célébrité et
l'extraordinaire prestige dont a joui Berenson tout au long de sa carrière (familles
royales, présidents et stars de cinéma se pressaient à sa villa I Tatti) attestent son
charisme personnel autant que sa renommée professionnelle. Mais, à l'heure de sa mort
en 1959, l'histoire de l'art, en Amérique, avait radicalement changé. Au regard de la
formation esthétique qu'il reçut à Harvard (qui se réduisait aux conférence de Charles
Eliot Norton), il faut reconnaître que le champ de l'histoire de l'art d'après-guerre
s'était modifié du tout au tout2. Les apports de la théorie critique moderne, l'influence
d'historiens de l'art émigrés de l'Europe occidentale ou orientale, l'importance accrue
de l'histoire sociale ou de l'analyse iconographique: tous ces éléments ont contribué à
faire de l'histoire de l'art un domaine qui ne reposait plus [p. 6] principalement sur
l'attribution, la datation et l'analyse du style. Alors que ces ingrédients demeurent
appropriés à la rédaction d'une thèse, une nouvelle génération représentée par les
impressionnantes figures de Meyer Shapiro ou d'Erwin Panofsky, aussi dissemblables
de par leur caractère que par leurs méthodes a abordé l'histoire de l'art à travers la
mise au jour de déterminations culturelles et religieuses propres à chaque lieu, à
chaque époque faisant de l'oeuvre d'art le topos d'un sens, le champ d'une signification
construite (et sujette à variations). De plus, un courant influent de l'histoire de l'art en
Europe qu'incarnent des personnalités telles que Max Dvorak, Friedrich Antal et, plus
récemment, Arnold Hauser se revendique d'une approche prenant en compte les
déterminations économiques, politiques et sociales de la production artistique.
Rappelons encore que, dans les années 1930, un historien de l'art qui ne travaillait pas

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dans le cadre d'une université constituait une exception aussi rare que l'était, soixante-
quinze ans plus tôt, quelqu'un qui aurait, lui, exercé dans ce cadre. L'entreprise de
l'historien de l'art, bien loin de la quête de l'amateur érudit, est devenue une carrière
professionnalisée (et salariée), qui n'a plus rien de commun avec celle des connaisseurs,
ni par ses fins, ni par ses moyens.
image Quoique la racine étymologique du mot "connaisseur" puise à celle du mot
"connaissance", on peut affirmer que toutes les formes de "savoir" recherchées par le
connaisseur entrent dans les paramètres de l'esthétique, alors que celles auxquelles
s'attache l'historien moderne de l'art concernent de plus en plus les diverses
significations de l'oeuvre d'art dans la perspective élargie de la culture et de l'histoire.
Je n'entends pas ici faire le panégyrique de l'histoire de l'art académique en tant que
telle; discipline profondément conservatrice s'intéressant surtout aux artefacts de la
grande culture, elle s'avère prédéterminée par des dispositifs plus amples
institutionnels comme culturels. En outre, les élans révisionnistes susceptibles de
l'affecter proviennent plus souvent de la "droite" que de la "gauche". L'oeuvre de
Panofsky, si brillante soit-elle, se résume le plus souvent à un étalage de sources; les
nouvelles méthodologies et les approches théoriques (comme le féminisme ou le post-
structuralisme) ont tendance à faire passer au second rang de leurs préoccupations
l'histoire de l'art, où elles rencontrent davantage de résistances.
image Ces remarques générales sur l'évolution et l'exercice de l'histoire de l'art, ainsi
que ma tentative visant à les différencier nettement de l'activité du connaisseur,
trouvent leur justification dans l'examen des pratiques les plus sujettes à caution et des
contradictions les plus aveuglantes qui président de plus en plus à l'écriture, à
l'enseignement et à la présentation de l'histoire de la photographie. Quoique plusieurs
critiques, y compris moi-même, aient engagé une âpre controverse à propos de
l'esthétisation de l'histoire de la photographie3, force est de reconnaître que le modèle
d'histoire de l'art qui y est le plus couramment appliqué est en train de devenir, au sein
même de la discipline, de plus en plus discrédité, sinon obsolète 4. Dans une certaine
mesure, la tendance de l'histoire de la photographie [p. 7] à singer une forme de
discours académique des plus rétrograde est imputable aux circonstances particulières
qui ont propulsé celle-ci au musée comme à l'université, mais sur le mode d'une
discipline confidentielle. S'étant hissée de ses origines antiquaires au rang de discipline
enseignée à l'université en un laps de temps relativement bref (environ une quinzaine
d'années), l'histoire de la photographie affronte d'un coup les pièges grossiers du
savoir moderne en histoire de l'art et le caractère fondamental du connoisseurship dix-
neuviémiste.
image La vogue récente de l'intérêt érudit pour les calotypes français et anglais offre
l'occasion rêvée pour un examen détaillé des présupposés, des méthodes et des
conséquences inhérentes à cette approche. Entre septembre 1982 et mars 1983, il n'y a
pas eu moins de trois expositions majeures: "The Era of French Calotype" à la George
Eastman House, dont le commissaire était Janet E. Buerger; "Paper and Light: The
Calotype in France and Great Britain, 1839-1870", confiée à Richard Brettell, qui s'est
tenue au Museum of Fine Arts de Houston, et fut à l'origine de l'inauguration d'une
nouvelle aile consacrée à la photographie à l'Art Institute de Chicago; enfin,
"Masterpieces of the French Calotype" au Princeton University Art Museum, exposée
en même temps que la collection de photographies historiques et d'ouvrages consacrés
à cet art de Robert O. Dougan récemment acquise par le musée. De plus, "The Era of the
French Calotype" a donné lieu à la publication d'un catalogue illustré, et l'exposition

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"Paper and Light" à un ouvrage éponyme présentant trois essais (par Nancy Keeler, Roy
Flukinger, et le dernier dû à Keeler, Brettell et Sydney Kilgorer) précédés d'une
introduction de Brettell. Au mois de février 1983, les presses de l'université [p. 8] de
Princeton ont publié le somptueux (mais coûteux) The Art of French Calotype, cosigné par
André Jammes et Eugenia Parry Janis. Enfin, l'exposition de Houston comme celle de
Princeton ont entraîné nombre de colloques et de symposiums. Cette mode sépia, pour
ainsi dire, est le résultat tangible de toute une série d'activités qui remontent aux
années 1970 au moment où l'histoire de la photographie s'est vue définie comme un
prolongement de l'histoire de l'art, toutes autres considérations, ou presque, mises à
part5. Mais avant d'examiner les plus récents fruits de cette histoire de l'art de la
photographie, il faut rappeler brièvement le rôle d'André Jammes dans le
développement de ce que j'ai appelé ici "calotypomanie": une approche prétendument
historique de la photographie du milieu du XIXe siècle, caractérisée par un
enthousiasme délirant et une esthétique très fin de siècle.
image Quoique le nom de Berenson ait été associé à celui de Helmut Gernsheim 6, le
parallèle entre Berenson et André Jammes semble bien plus pertinent. De fait, la
conception du calotype comme objet d'étude en soi ne serait guère possible sans la
considérable influence (et surtout sans la collection) d'André Jammes. Ce qui n'est
certes pas un phénomène isolé dans l'historiographie spécialisée: la volumineuse
History of Photography des Gernsheim est issue de leur propre collection et la History of
Photo- graphy de Beaumont Newhall est dérivée de celle du Museum of Modern Art 7. De
telles pratiques posent un problème évident, même si l'on fait abstraction, pour
l'instant, de tout principe de méthodologie: à savoir que toute histoire écrite à partir
d'une collection personnelle reflétera inévitablement les préjugés, les préférences et les
omissions imputables à son propriétaire; les histoires écrites à partir d'un fonds
institutionnel seront porteuses des mêmes types de biais. Tout comme l'Histoire de la
photographie, classique, de Raymond Lécuyer ne vaut guère que pour les travaux
français de la seconde moitié du XIXe siècle, l'ouvrage des Gernsheim et, dans une
moindre mesure, celui de Newhall ne traitent que superficiellement de la production
française (la collection des Gernsheim était principalement d'origine britannique). La
photographie italienne, espagnole ou allemande, si l'on en juge par les documents
accessibles, n'a quasiment jamais existé.
image La singularité d'André Jammes (qui fait qu'en l'évoquant, on pense à Berenson)
tient à ce qu'il s'est spécialisé contrairement à Eder, Potonniée, Lécuyer, Newhall,
Gernsheim dans une période particulière, par ses activités de collectionneur et
d'auteur, et qu'il s'est attaché à comprendre et à diffuser son savoir en termes de
connoisseurship. L'attention privilégiée que l'un comme l'autre accordaient aux
"primitifs", dont la production renvoie à la notion d'un âge d'or, mérite aussi d'être
signalée8.
image Entamée à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la collection d'André Jammes
s'est constituée tout au long d'une période d'une trentaine d'années. Comme son frère
Paul, libraire en livres anciens, Jammes exerce à la librairie Paul Jammes à Paris, dans le
VIe arrondissement. Depuis la fin des années 1950, il a publié nombre de monographies,
ouvrages et articles; il a aussi eu le privilège d'écrire l'introduction du [p. 9] catalogue
(sa femme Marie-Thérèse se chargeant de la rédaction des entrées) de la première
enchère au cours de laquelle des photographies furent présentées en tant qu'oeuvres
d'art plutôt que comme objets destinés à des antiquaires9. Jammes a également traduit

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en français l'Histoire de la photographie de Beaumont Newhall. Au contraire de la plupart


des collectionneurs américains contemporains de photographies du XIXe siècle,
Jammes ne s'est jamais contenté d'amasser des tombereaux de matériau et d'attirer
l'attention des conservateurs et des marchands10. Bien au contraire, il s'est résolument
fait l'avocat d'une certaine vision de la photographie française pendant le Second
Empire, non seulement en publiant à compte d'auteur des monographies (Charles Nègre,
1820-1880, en 1963, et Gustave Viaud, photographe de Tahiti 1859, en 1965), mais aussi en
organisant des expositions à partir de sa propre collection ou en la prêtant
généreusement pour d'autres manifestations.
image C'est toutefois en Amérique que l'influence de Jammes s'est fait le plus sentir.
L'exposition "French Primitive Photo- graphy" de 1969 au Philadelphia Museum of Art,
organisée avec l'aide de Michael Hoffman (éditeur de Aperture), et le catalogue
éponyme, qui comprend des essais de Minor White, de Robert Sobieszek et de Jammes,
ont largement contribué à faire connaître à toute une génération d'historiens de l'art et
de la photographie américains les oeuvres des premiers photographes français. En
1977, l'exposition "The First Century of Photography: Niépce to Atget", entièrement
consacrée à des éléments de la collection de Jammes, a été présentée à l'Art Institute of
Chicago, accompagnée d'un catalogue illustré. La toute dernière exposition du
Princeton Museum, aussi largement organisée autour de la collection de Jammes,
constitue ainsi la troisième manifestation d'importance toute ou en partie tirée de cette
même source qui représente, il va sans dire, le plus grand ensemble de photographies
anglaises et françaises du milieu du XIXe siècle en mains privées. Cette collection
exceptionnelle, de surcroît, a sans cesse été perfectionnée, restructurée et agrandie,
non dans le seul souci de la quantité, mais de façon à apporter la démonstration de la
thèse de Jammes selon laquelle la photographie des "primitifs" français (et, dans une
moindre mesure, anglais) pouvait être collectivement subsumée sous un discours
esthétique [p. 10] articulé par les concepts de maître, chef-d'oeuvre, oeuvre, style, école
et influence. Ce langage, qui est aussi celui de Berenson celui de la Kunstwissenschaft
convient parfaitement à l'entreprise d'un collectionneur d'oeuvres d'art. Le fait que ces
catégories poussiéreuses s'appliquent à des photographies plutôt qu'à des gravures, des
dessins ou des tableaux de maître constitue la seule différence notable.
image De façon générale, je ne trouve rien à redire aux activités d'André Jammes,
qu'elles relèvent de son rôle de collectionneur, de conservateur, ou même de militant
pour une esthétique de la photographie "primitive". Il a sauvé pour la postérité des
centaines, voire des milliers d'images qui, sans lui, auraient été perdues; son zèle à
exposer sa collection confine au service d'utilité publique; ses monographies et autres
publications sont autant de précieuses sources d'information. On ne peut qu'espérer
que son immense collection soit transmise à une bibliothèque ou à un musée français,
car, on ne le sait que trop, les collections détenues par des personnes (ou des sociétés)
privées (là où se concentrent, progressivement, la plupart des photographies anciennes
qui ne sont pas déjà acquises par des musées ou des bibliothèques 11) [p. 11] ne sont pas
aisément mises à la disposition des chercheurs, et encore moins accessibles aux simples
curieux12.
image Le problème naît de l'importance et de la nature même de l'influence de Jammes
sur la connaissance érudite dans le domaine photographique. Cette influence, bien sûr,
est un symptôme bien plus qu'une cause de la construction et de la ratification
idéologique de la "photographie en tant qu'art moderne". En témoigne, par exemple,

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cet extrait de l'introduction de David Travis au catalogue de l'exposition The First


Century of Photography: Niépce to Atget (Travis est, par ailleurs, conservateur du
département Photographie de l'Art Institute de Chicago):
image "S'il suffit d'un seul génie pour qu'un médium soit digne d'être étudié, on peut
aisément soutenir que le génie d'Atget, celui de Cameron, de Nadar ou de Charles
Szathmari, ce personnage obscur, est amplement suffisant. Mais connaître l'un de ces
photographes ne constitue qu'un début. Un examen plus fouillé révélera que si le génie
de la photographie a guidé certains photographes, il a aussi, chemin faisant, accompli
de brèves mais merveilleuses visites. Sans doute, ces visites sont bien plus nombreuses,
bien plus éparpillées que ce qu'il nous est donné de savoir aujourd'hui 13."
image Justifier l'étude de la photographie par ses soi-disants "génies" récemment
proclamés c'est recourir à une notion d'une telle absurdité qu'elle est difficile à balayer
d'un revers de main. Il suffit de dire qu'à peine vingt ans après l'invention du médium
le critique français Philippe Burty remarquait que "la photographie couvre le monde
entier de ses produits". Les visitations du génie de la photographie participent d'une
notion fantaisiste qui n'est pas sans rapport avec la nécessité de justifier la présence de
la photographie au musée ou le besoin manifeste de parer le plus omniprésent des
systèmes de vision des qualités de rareté, de personnalité, d'aura. Pour autant que le
musée doive rationaliser ses acquisitions et ses expositions, la foi aveugle de Travis en
l'itinérante muse de la photographie est, en certaine manière, une croyance nécessaire
inhérente à sa fonction.
image Mais s'il n'est pas surprenant d'entendre des conservateurs de musée réciter
comme un mantra la familière litanie de génies, de style et d'oeuvre, il est plus difficile
d'admettre que des historiens de l'art rallient des collectionneurs pour corroborer et
étayer un argument directement issu de la nature et du contenu d'un ensemble de
possessions, lequel est censé administrer la preuve de ce qui, déjà, préside à sa
constitution. Ainsi, si l'on peut dire que The Art of French Calotype par Jammes et
l'historienne de l'art Eugenia Parry Janis représente la somme des activités de Jammes, il
n'en est pas pour autant un travail d'érudit, mais plutôt une pédante entreprise de
relations publiques, une glose empesée mettant en lumière la sensibilité patricienne de
Jammes doublée d'un exercice délicat ès gourmandises photographiques.
image Si The Art of French Calotype n'était qu'un ouvrage mauvais ou superficiel de plus,
il ne mériterait pas qu'on lui accorde davantage d'attention; nombreux sont les livres
assez mauvais ou [p. 13] trop superficiels qui, éphémères, tombent d'eux-mêmes dans
l'oubli. Mais The Art of French Calotype avec son imprimatur d'une presse universitaire,
parce qu'il bénéficie de soutiens influents, et dans la mesure où il est appelé à légitimer
insidieusement l'implacable transformation en produit de marché de la photographie
du XIXe siècle, ne doit pas être traité à la légère. Fruit de la collaboration d'un
collectionneur de première importance et d'une historienne de l'art reconnue (à ma
connaissance, il n'y eut aucune autre collaboration de ce type dans l'histoire de l'art
moderne), il expose en plein jour les forces en présence qui déterminent la nouvelle
histoire de la photographie.
image La thèse centrale de The Art of French Calotype est, à vrai dire, celle de Jammes lui-
même. Si elle a évolué à mesure que celui-ci publiait articles et monographies, elle était
déjà parfaitement structurée lors de l'exposition et de la publication du catalogue
associé "Die Kalotypie in Frankreich" (1966), puis réaffirmée dans l'essai intitulé Alfred-
Nicolas Normand et l'art du calotype. En gros, son argument se résume à ces grandes

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lignes: quoique le calotype (procédé photographique négatif-positif recourant à un


négatif papier puis à une impression ou un développement sur divers types de papier)
ait été inventé par Talbot peu de temps après la divulgation du daguerréotype en
France (1839), c'est surtout en ce dernier pays qu'il a été utilisé, et qu'il a connu son
accomplissement esthétique le plus achevé. En Angleterre, à cause des restrictions à
l'usage de son brevet que Talbot est parvenu à imposer, l'exploitation de son procédé
est demeurée relativement limitée. En France, toutefois, plusieurs petites améliorations
techniques apportées par les expérimentateurs locaux (notamment Blanquart-Évrard
et Le Gray) ont permis aux tribunaux français de juger que les calotypistes de leur pays
n'employaient pas le procédé de Talbot. Ainsi, le calotype a joui en France d'un
patronage officiel enthousiaste (les missions photographiques de 1851, puis diverses
commandes gouvernementales ou impériale), et, de surcroît, a été copieusement
employé dans des contextes expéditionnaires ou touristiques outre-mer (par Du Camp,
Salzmann, de Clercq, etc.). Qui plus est (c'est du moins ce que souligne cet argument), le
calotype constituait une esthétique unifiée de la photographie. Les principaux praticiens
de cet art sont ainsi considérés comme une race distincte de celle des entrepreneurs
des boulevards, fussent-ils des Nadar, Disdéri, ou Mayer et Pierson. Les qualités plus
douces, permettant plus de détails, jugées plus "picturales" du négatif papier le
recommandaient aux artistes et aux esthètes. Les adeptes du calotype, des amateurs
pour la plupart d'entre eux (dont Jammes situe le règne entre 1850 et 1860),
constituaient ainsi un échantillon d'officiels, de savants, littérateurs, expérimentateurs
et autres dilettantes du Second Empire. Jammes a pour eux ces mots: "Ces "happy few"
qui pratiquent la photographie sur papier forment un groupe homogène dont les
structures se décalquent sur la société artistique du temps14."
image Prenant ce schéma comme point de [p. 13] départ, Janis a passé ces huit
dernières années à étayer, broder, entrer dans le détail et à délayer cette hypothèse.
Grosso modo, elle s'est appliquée à démontrer que "les photographes qui avaient opté
pour le travail sur papier, partageant une même idéologie visuelle, constituaient une
sorte de première école photographique15". Aux commandes de la grosse artillerie de
l'exégèse en histoire de l'art, Janis déniche une filiation picturale à la production
française de calotypes représentée (entre autres) par la "manière noire" de la
lithographie romantique, la tradition pittoresque et les lithographies paysagères,
architecturales ou topographiques tirées de l'ouvrage en vingt-deux volumes de
Charles Nodier et du baron Taylor Voyages pittoresques et romantiques dans la France
ancienne (1820-1878)16. L'esthétique supposée du calotype est alors raccrochée à la
poussiéreuse théorie wölfflinienne de la ligne contre la forme, du classique opposé au
romantique, le "classique" étant en l'occurrence le collodion ou l'albumine sur verre, et
le "romantique"le médium "pictural" du calotype17.
image Ayant dès lors établi la généalogie stylistique des arts graphiques, Janis s'emploie
à relier les calotypistes à l'évolution des arts sous le Second Empire et parvient même, à
cet effet, à recruter le réalisme radical et politique de Courbet. Enfin, pour bien
montrer sa compréhension du Zeitgeist dans lequel vivaient et travaillaient les
calotypistes (il faut noter ici la quasi-inexistence de toute prise en compte des profonds
bouleversements sociaux, des immenses transformations économiques et industrielles
qui ont affecté l'épo- que), Janis larde son texte de références à Victor Hugo (on y
retrouve assez fréquemment l'adjectif "hugolien") et va jusqu'à diviser en deux parties:
"The Shadows" et "The Light" l'essai qui constitue l'introduction à son livre, en
hommage au recueil de poésie Les Rayons et les Ombres18. De même, L'Éducation

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sentimentale de Flaubert est servie à toutes les sauces, qu'il s'agisse d'établir le coût
relatif d'un calotype (huit francs, alors que le déjeuner d'un étudiant coûte 43 sous, prix
que paya Frédéric Moreau), ou de fournir la description d'une promenade en forêt de
Fontainebleau, que Janis cite à l'occasion [p. 14] du commentaire stylistique d'un
calotype de Gustave Le Gray.
image Janis peut tirer profit de ses références littéraires, là n'est pas la question. Mais,
parce qu'elle ignore ce que signifient les oeuvres qu'elle cite, ou pire, se méprend
totalement sur leur sens, celles-ci finissent par fonctionner comme autant de
remplissages de circonstance propres à alimenter la nostalgie de l'historienne pour ces
romantiques "rêveurs et visionnaires" qu'elle croit voir chez les calotypistes. Prenons,
par exemple, L'Éducation sentimentale: disséquant cruellement la banqueroute du
romantisme de deuxième génération du Second Empire, le roman contredit en tous
points cette image d'un "âge d'or" que Jammes et Janis veulent donner de l'époque du
calotype19. Le barbouilleur Pellerin, personnage qui, au long du roman de Flaubert,
rebondit de style en style et de carrière en carrière, répond sans doute davantage, du
point de vue descriptif, à ce qu'était un photographe du Second Empire que ne le font
ces esthètes héroïques que Janis prétend avoir retrouvés ("Pellerin, après avoir donné
dans le fouriérisme, l'homéopathie, les tables tournantes, l'art gothique et la peinture
humanitaire, était devenu photographe; et sur toutes les murailles de Paris, on le voyait
représenté en habit noir avec un corps minuscule et une grosse tête 20").
image L'usage irréfléchi qui est fait de Hugo et de Flaubert n'est qu'un détail dans The
Art of French Calotype. Il est néanmoins [p. 15] révélateur d'une grave faille de cet
ouvrage une totale absence de distance critique, d'analyse (en dépit de la "stylistique",
de l'"esthétique"), ou de contextualisation historique. Après avoir assidûment
compulsé chaque exemplaire de La Lumière, chaque article concernant la photographie
écrit par des critiques contemporains, tels que Francis Wey ou Ernest Lacan, médité sur
des dictionnaires biographiques, et lu tous les Bulletins de la Société française de
photographie, Janis se contente de paraphraser, de citer ou de récapituler tout cela, le
plus souvent sous forme d'adaptations de la théorie académique de l'art,
soigneusement reformulée, puis appliquée à la photographie. Alors que l'ordre du jour
commun à tous ces premiers lobbyistes se révèle être une prémonition pertinente des
pratiques actuelles (tout comme l'insistance à soutenir que la subjectivité
photographique est la pierre angulaire de tout débat sur l'art de la photographie, qu'il
s'agisse de celle du Second Empire ou de la Photo-Sécession), Janis brandit ces textes,
revues et traités, etc., comme autant de preuves d'une théorie esthétique aboutie non
seulement de la photographie, mais précisement de la photographie sur papier. Ainsi,
la théorie des sacrifices de Gustave Le Gray dont Janis fait tant de cas est-elle proférée
comme la preuve d'une esthétique de la photographie profondément élaborée, alors
que son principal élément la subordination du détail externe au profit de l'effet pictural
global est celui d'une théorie académique de l'art, qui remonte pour le moins aux
Discours de sir Joshua Reynolds. En tant que tel, il aurait dû être parfaitement connu
d'un peintre académique tel que Le Gray (ou Charles Nègre, Henri Le Secq ou Roger
Fenton, enfin de tous ceux qui étaient passés par l'atelier de Paul Delaroche 21).
image La principale revendication de "The Art of Calotype" comme, en fait, de "Paper
and Light", des expositions de Chicago et de Princeton, et de la plupart des conférences
associées est l'affirmation qu'il existe réellement quelque chose que l'on peut appeler
"esthétique du calotype". Cette proposition est loin d'être aussi irréfutable que ne le

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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pensent ses partisans. Quoiqu'il y ait nombre de paragraphes, de pages, et de chapitres


dévolus aux panégyriques des propriétés formelles du calotype (couleur, gamme tonale,
clair-obscur, etc.), il est autant d'arguments qui peuvent leur être opposés.
image Pour commencer par le plus évident, le calotype n'était pas une technologie
rigidement codifiée, mais, au contraire, comprenait tout un éventail de variations et
d'expérimentations individuelles concernant la préparation des négatifs, des papiers
utilisés, les produits chimiques, le développement et l'impression. Ce fait est reconnu
par tous et sert fréquemment à étayer la thèse d'un choix esthétique (comment en
serait-il autrement!). Selon moi, c'est pourtant cette souplesse et la variété des effets
qui remettent en cause l'idée d'un cadre esthétique homogène22. Le grain doux et
ombré, caractéristique, par exemple, des portraits du milieu des années 1840 de Hill et
Adamson ou des natures mortes de Le Secq en 1856, ne ressemble guère à l'aspect
finement détaillé de "L'abbaye et la ville de Saint-Antoine en Dauphiné" d'Édouard-
Denis Baldus (réalisé en 1851, dans le cadre de [p. 16] la commande de la commission
des Monuments historiques). Le procédé de Talbot exigeait que l'on dépose l'émulsion
photosensible à la surface du négatif papier, mais Blanquart-Évrard avait découvert que
l'on obtenait des images plus finement détaillées, moins ligneuses, en imprégnant le
support dans la solution. De même, le procédé de Le Gray, demandant que l'on cire le
papier avant l'exposition, pouvait être employé afin de produire les effets relativement
contrastés du "Saint-Antoine¤" de Baldus ou du "Un aloès: Pompéi" (1851) d'Alfred-
Nicolas Normand, de rendre la surface plus douce, plus sombre, comme celle de la
plupart des oeuvres paysagères de Le Gray. Avec l'apparition de papiers positifs à
l'albumine (qui fournissaient une surface non poreuse, lisse), on ne pouvait et on ne
peut toujours pas distinguer aisément une épreuve tirée d'un négatif papier ciré, à la
texture très fine, d'une épreuve qui serait faite à partir d'un négatif au collodion ou à
l'albumine23. De même, quelques-unes des études brumeuses des manoeuvres militaires
au camp de Châlons de Le Gray (effectuées à la demande d'une commission impériale en
1858) ressemblent fort à des calotypes mais furent réalisées à partir de négatifs au
collodion. Qui plus est, un négatif à l'albumine sur verre était parfaitement susceptible
de rendre les sortes d'effets que Janis et consorts décrivent à l'envi comme la
caractéristique particulière au calotype c'est le cas de l'"Étude d'une voie forestière" de
Louis-Alphonse de Brébisson (ca. 1855).
image En dehors du fait que les qualités picturales du calotype ne se rapportaient pas
exclusivement à l'appareil lui-même, une autre question se pose, qui concerne les
activités des calotypistes eux-mêmes. Pour une grande part, ceux qui s'étaient engagés
professionnellement dans la photographie (les frères Bisson, [p. 18] Charles Marville,
Gustave Le Gray, Roger Fenton, Charles Nègre, Édouard-Denis Baldus, entre autres)
passaient volontiers du négatif papier aux plaques humides. On ne peut donc en
déduire que les négatifs papier étaient utilisés pour "l'art", et le verre uniquement pour
les commandes et les travaux utilitaires Le Gray, par exemple, utilisait le collodion
humide pour des marines qu'il voulait artistiques, et Marville photographiait les chefs-
d'oeuvre du Louvre sur des négatifs papier. L'imprimerie de Blanquart-Évrard à Loos-
lès-Lille produisait des planches individuelles, des albums et des livres illustrés au
moyen exclusif de calotypes (mais ces livres donnaient à voir des oeuvres d'art, "L'art
chrétien", "Les sept sacrements de Poussin", etc.), autant que des recueils de
photographies plus connus comme le Jérusalem de Salzmann, et les Égypte, Nubie, et
Palestine et Syrie de Du Camp. Quelques photographes étaient conscients des qualités
pratiques spécifiques à la photographie papier, comme ils connaissaient les avantages

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dans certains contextes (sa plus grande facilité de manipulation par rapport au verre,
sa capacité à être sensibilisé des semaines avant l'exposition, etc.), et ses inconvénients
dans d'autres (il fallait, par exemple, un temps d'exposition plus long). Le négatif
papier a sans doute été préféré, au point de devenir le médium exclusif de certains
photographes amateurs, pour des raisons strictement techniques; mais englober dans
cette catégorie tous les photographes célèbres dont on sait qu'ils ont employé le
calotype et déclarer que ce choix était le résultat d'"une idéologie visuelle collective"
est une aberration. La seule idéologie visuelle qui soit ici à l'oeuvre est celle de
l'historien de l'art24.
image On ferait mieux de se demander pourquoi presque tous ces photographes ont
totalement cessé d'exercer [p. 19] vers le début de 1860, si ce n'est plus tôt. Il est tout à
fait édifiant, à cet égard, de feuilleter le dictionnaire critique qui figure dans la seconde
partie de The Art of French Calotype et de comparer les dates de décès des calotypistes à
celles de leurs dernières photographies (ou aux dernières mentions contemporaines).
Cet étrange aspect de la photographie sur papier durant le Second Empire (dans la
mesure où il a été jugé digne de susciter quelque commentaire) est vaguement
expliqué, par Jammes dans ses articles et par Janis dans son livre, par (c'est selon)
l'hégémonie technologique éventuelle du procédé au collodion humide, par la
disparition du public cultivé, éclairé, auquel sles calotypistes, ou par un déclin
généralisé du bon goût issu de vulgarités lucratives telles que la carte-de-visite et
autres produits d'une photographie commerciale professionnalisée. Ces éléments, bien
sûr, se trouvaient déjà dans la thèse de Gisèle Freund dès 1936, La Photographie en France
au XIXe siècle, et l'on ne peut que constater que cet ouvrage n'a pas été réactualisé
depuis un demi-siècle, ce qui en dit long sur l'état des recherches en la matière 25.
image Si la soudaine disparition de tous ces photographes (qui ne se sont pas contentés
d'abandonner le calotype, mais qui ont pour la plupart purement et simplement arrêté
la photographie) est passée relativement inaperçue, c'est peut-être parce qu'elle coupe
subtilement l'herbe sous les pieds des tenants de l'hypothèse esthétique. Comme le
remarque Rosalind Krauss: "Le concept d'artiste implique plus que la simple paternité
des oeuvres. Il suggère aussi que l'on doive passer par un certain nombre d'étapes pour
avoir le droit de se revendiquer en tant qu'auteur: le mot artiste est en quelque sorte
sémantiquement lié à la notion de vocation [¤]. Si c'est cela qui doit être présent,
totalement ou en partie, dans le mot artiste, peut-on alors imaginer être artiste pendant
simplement une année26?" Pour le véritable esthète, le vrai croyant, sans nul doute, la
réponse serait: "Oui" (il suffit, à ce propos, de consulter l'entrée Maxime Du Camp dans
le dictionnaire de Jammes et Janis). Krauss poursuit en remettant en question
l'appropriation qu'autorisent les autres écoles d'histoire de l'art des notions de carrière
et d'oeuvre. Et c'est justement sur ces fondements que semble reposer toute la
construction d'une esthétique du négatif papier. Qui soutient que les calotypistes
étaient en mesure de faire comme bon leur semblait au rythme de leurs tambours
apolliniens (parce qu'appartenant à ces "happy few", ils étaient libres de toutes
entraves commerciales, en quelque sorte, libres de leurs choix, et nantis par ailleurs de
théories esthétiques abouties) devrait s'interroger sur ce prétendu statut d'auteur que
la plupart d'entre eux ont abandonné alors qu'il leur restait vingt à quarante ans à
vivre27.
image Si l'on en croit les documents disponibles, il est bien plus pertinent d'attribuer
ces quelques années de succès du calotype à un phénomène de mode ou de tocade

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plutôt qu'à celui d'un âge d'or mythique d'artistes qui auraient connu un bref élan
créatif commun. Le fait que toutes les oeuvres retrouvées soient de bonne qualité ne
cache nul mystère: les mauvaises épreuves n'étaient en général pas conservées, et les
divers facteurs de survie des calotypes (les commissions institutionnelles, leur parution
[p. 21] dans des livres ou des recueils, le répertoire du Dépôt légal de la Bibliothèque
nationale, le genre et la nature du sujet représenté, etc.) constituent déjà, en soi, des
critères de sélection. On pourrait aussi tenir compte du fait que le calotypiste moyen
instruit, cultivé, souvent pourvu de connaissances en art était à même de produire, à
partir d'un sujet donné, des images bien composées, d'une facture élaborée. (N'avons-
nous pas récemment rencontré des critiques d'art qui se sont révélés être des
photographes vraiment talentueux?) De même que les gentlemen du Second Empire, loin
d'être analphabètes, avaient une écriture élégante, ils possédaient aussi quelque
connaissance de Marcantonio Raimondi ou du Titien. L'abandon de la photographie par
des hommes tels que Roger Fenton ou Victor Regnault, tout comme la silencieuse
disparition de la scène d'autres praticiens, suggèrent qu'ils sentaient leur chasse gardée
patricienne envahie par une photographie qui se généralisait. [p. 21] Ou encore, pour
présenter les choses un peu différemment, peut-être l'assimilation de la photographie à
tous les domaines du savoir et du discours (comme le souhaitait si ardemment François
Arago) leur donnait-elle l'impression fût-ce de façon subliminale d'assister à la
naissance d'un monstre digne de Frankenstein? Quelle que soit la raison de cette
soudaine faillite de l'ère de l'amateur éclairé, il faut tenir compte du fait que, pendant
les heures de gloire de la Société française de photographie ou de la Royal Photographic
Society, cet art était fort prisé, on le considérait à la mode, très moderne, "tendance".
Ce n'était pas la technique du calotype en soi, mais la photographie d'amateur qui
faisait les beaux jours des nantis. C'est précisément la distance que les gentlemen de la
Société française ou de la Royal Society avaient vis-à-vis de la production de masse, du
commerce et des contingences financières qui garantissait leur prestige. Cette attitude
mandarinale était appelée à devenir le modèle et le vrai prototype de tout discours
futur sur l'art de la photographie. On retrouve cette insistance sur le caractère
"amateur" de la photographie d'art, comme condition sine qua non de l' art
photographique dans la formation du Linked Ring, de la Photo-Sécession, dans les
pronunciamientos d'Alfred Stieglitz, et dans la canonisation de la photo couleur "non
commerciale" de William Eggleston. Si l'on estime nécessaire de faire quelque distinguo
dans la photographie du milieu du XIXe siècle, ce doit être en fonction de critères
d'utilisation et d'opérateurs, et non selon l'invention laborieuse d'une esthétique
imaginaire.
image L'entreprise collective de construction d'une histoire esthétique du calotype met
en oeuvre, en plus de l'imposition de méthodologies empruntées à l'histoire de l'art
conventionnelle, nombre de stratégies. Comme toute la machinerie d'historisation
artistique de l'histoire de la photographie est fondée sur un scénario complexe de
passage au crible (quelles images, parmi les milliers qui sont encore conservées,
passeront les portes du temple?), le processus de sélection remplace effectivement
toute méthode analytique. Or, on peut précisément affirmer des historiens de l'art qui
se lancent dans cette aventure qu'on leur a bien mâché le travail, dans la mesure ou les
André Jammes ou les Phyllis Lambert de notre monde existaient déjà autrefois 28.
L'exposition "Paper and Light" de Houston et Chicago est un cas tout aussi édifiant. On
a proposé en 1978 à Richard Brettell d'organiser une exposition des calotypes anglais
issus de la collection de photographies du Humanities Research Center de l'université

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du Texas à Austin (connue également sous le nom de Gernsheim Collection). Avec un


groupe d'étudiants diplômés, Brettell a entrepris un travail de recherche et de
préparation, mais a aussi élargi son domaine. Quand, en 1980, on lui offre un poste de
conservateur à l'Art Institute de Chicago, l'exposition est reprise par David Travis, mais
elle a alors pour thème "Le calotype en soi". Lorsque l'exposition est enfin présentée,
environ un quart de son contenu provenait de la collection d'André Jammes, une plus
petite part de celle de Phyllis Lambert, un autre [p. 22] quart était issu du fonds de
l'Humanities Research Center, et le reste de la National Gallery d'Ottawa, du Science
Museum de Londres, et d'autres petites collections privées. Sans nul doute,
l'élargissement du domaine de l'exposition était dû au fait que les calotypes français
étaient plus beaux et plus nombreux que les anglais (quoiqu'on y ait présenté des
clichés de Talbot, d'Annan et de Hill et Adamson) et que la collection Gernsheim n'était
pas jugée à la hauteur des canons esthétiques de la nouvelle histoire de la
photographie.
image The Art of French Calotype, plus encore que l'exposition "Paper and Light",
témoigne du fait que la majeure partie de la recherche habituelle en matière de
photographie, aujourd'hui, n'a pas de but plus élevé que celui de rencontrer la
ratification du goût des collectionneurs et des marchands, qui (faut-il encore le répéter)
confondent le rôle du connaisseur et celui de l'historien. Des huit sources des
illustrations présentes dans The Art of French Calotype, toutes sauf trois (la Bibliothèque
nationale, la Caisse nationale des monuments historiques et la Société française de
photographie) émanent des principaux marchands et des grandes collections de
France29. Juste en-dessous, on peut lire: "Les oeuvres dont l'origine n'est pas précisée
proviennent de collections privées."
image Dans la mesure où le livre annonce en première page qu'il s'agit d'une
"collaboration entre un collectionneur français et une historienne de l'art américaine"
et que "le travail d'écriture de ce livre a été confié à E. P. Janis", on ne comprend pas
très bien pourquoi la moitié des calotypes en provenance de la collection de Jammes
ont été dissimulés sous l'appellation évasive "collections privées 30". À vrai dire, il n'y a
que le quart des reproductions du livre qui émane de collections privées, bien que le
cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale ait une collection bien fournie. Je ne
peux que me demander si les presses de l'université de Princeton, ou les auteurs eux-
mêmes, se sont jamais souciés de l'apparence, si ce n'est du bien-fondé, d'un ouvrage
censé être d'essence universitaire, dont le propos est aussi étroitement lié à la
propriété d'un seul et unique collectionneur.
image Les opérations de sélection, comme les canons, servent autant à exclure qu'à
inclure, et il ne fait aucun doute que l'esthétique du calotype que l'on revendique est la
nôtre, non celle du XIXe siècle. Les exemples des modes les plus kitsch du Second
Empire: odalisques vaguement pornographiques, tableaux vivants et autres sont aussi
absents de The Art of French Calotype que des dernières expositions des musées. Ainsi,
alors que la nouvelle construction esthétique englobe des photographies telles que
celles des fortifications de terre de la guerre de Crimée de Jean-Charles Langlois qu'elle
tient pour art ("Langlois ne se soucie guère des riches textures incrustées que les autres
photographes emploient pour remplir leur cadre. La beauté de son oeuvre tient à ses
compositions de formes sobres qu'il isole violemment dans un espace sec, sans air 31"),
elle rejette certaines images indubitablement "artistiques" au prétexte que celles-ci ne
seraient pas au goût du jour. Je préfère, moi aussi, les reportages rugueux de Langlois

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aux [p. 23] extravagances kitsch de Moulin, mais ce qui importe ici, c'est le fait que
cette construction esthétique particulière ne tient rigoureusement aucun compte des
différences entre le discours esthétique du Second Empire et le nôtre. Qui plus est, les
commentaires photographiques de critiques tels que Lacan révèlent leur incapacité à
effectuer une distinction d'ordre qualitatif entre ce qui, à nos yeux, passe pour du
kitsch et ce que l'on tient pour de véritables chefs-d'oeuvre. Tout ceci contribue à
démontrer que les tout premiers critiques photographiques se consacraient bien plus à
la propagande du médium qu'à la sauvegarde si ce n'est à l'invention de rigoureux
critères esthétiques.
image Il est intéressant, à ce propos, de lire un essai tel que celui de Roy Flukinger, l'un
des trois textes qui figurent dans l'ouvrage Paper and Light, "The Calotype and the
Photography Exhibition of the Society of Arts, London, 1852-1853" [Le calotype et
l'exposition photographique de la Société des arts, Londres, 1852-1853]. À l'examen de
la nature de l'exposition et de ces nombreux contributeurs, Flukinger semble
sincèrement abasourdi du nombre de rubriques consacrées à des photographes
obscurs, (qui nous sont) inconnus, ou même, pire, à des individus comme Pecquerel
(représenté par soixante et une images) alors que ceux que l'on porte aujourd'hui aux
nues ne font l'objet que d'une chiche mention, quand ils ne sont pas totalement
ignorés. Il va sans dire que si John Szarkowski en avait été le commissaire, l'exposition
nous aurait été bien plus accessible. Parce qu'elle se fonde sur des préférences qui sont
modernes, l'histoire de l'art de la photographie voit des problèmes là où il n'y en a pas,
et reste aveugle à ceux qui se posent vraiment.
image L'incessante quête d'une esthétique au détriment de toute autre considération
concernant l'utilisation, les fonctions de la photographie au XIXe siècle et les discours
qui s'y rapportent mène inéluctablement à des déformations, à des erreurs, comme à de
considérables omissions. À la lecture de l'entrée consacrée à Auguste Salzmann dans [p.
24] The Art of French Calotype, j'ai constaté avec surprise que son collaborateur Durheim
(qui, Salzmann le précise, est resté en arrière à Jérusalem pour réaliser quelque
cinquante des planches de l'ensemble) n'a plus eu la faveur d'être mentionné. C'est à
croire que les "happy few"se font encore plus rares quand il s'agit de préserver le statut
d'auteur.
image L'esthétisme est une idéologie, quels que soient les fantasmes que nourrissent les
historiens de l'art ou ceux de l'art de la photographie. Et il n'est pas vraiment
nécessaire d'être un historien matérialiste pour engager une controverse à propos
d'une perception de l'activité photographique française au Proche-Orient qui aurait pu
être décrite du point du vue du colonialiste de 1850 : "Le voyage en Égypte a perpétué la
tradition technique [du calotype] bien au-delà de l'apogée qu'il connut en d'autres
lieux. L'intense lumière du soleil égyptien cajole des produits chimiques assoupis, et les
monuments imperturbables, silencieux, semblent totalement imperméables aux
outrages du temps. Comparé aux changements radicaux qui défigurent Paris, l'éternel
calme qui règne à l'ombre d'un sphinx omniscient semble offrir au voyageur français
moderne un profond réconfort32."
image Il va sans dire que l'éternel calme du sphinx n'était pas seulement troublé par les
bouleversements dus à l'urbanisation et à la modernisation en Égypte même, mais aussi
par les ambitions, intérêts et investissements impériaux concomitants français et
anglais, qui allaient même jusqu'à dicter les activités des photographes de ces deux
nations. En refusant d'aborder ces sujets en refusant même de reconnaître la simple

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existence de tels problèmes , The Art of French Calotype, nonobstant ses prétentions
académiques, [p. 25] ne fonctionne que sur le mode de la connaissance éclairée.
Toutefois, Princeton University Press n'a aucune raison d'être fière de laisser passer ce
guide du gourmet pour un travail historique sérieux.
image Le monde des historiens de l'art et de la photographie étant un petit cercle où
tout le monde se connaît (sans doute en était-il de même de la Société française de
photographie au milieu des années 1850), on ne peut s'étonner que des colloques tels
que ceux de Houston ou de Princeton se caractérisent par un consensus quasi familial
concernant tous les sujets qui fâchent et où rarement se fait entendre une voix
discordante. Par son intervention judicieuse et son approche quelque peu plus
conceptuelle du calotype (en témoigne son organisation de "The Era of French
Calotype" à la Eastman House), Janet E. Buerger a conféré à la rencontre de Houston un
ton plus radical. Maria Morris Hambourg, qui travaillait alors au département
photographique du Museum of Modern Art et participait au cycle Atget fit une
conférence sur "Le calotype français et le pittoresque". Bien qu'elle soit une spécialiste
d'Atget (et qui eût cru, il y a vingt ans, qu'une étudiante en photographie aurait pu ne
traiter que la vie et l'oeuvre d'un seul et unique photographe?), sa présence à ce
colloque, autant que son sujet, était peut-être en partie due au fait qu'elle était une
ancienne élève de Janis. S'appliquant à broder autour de l'assertion de Janis selon
laquelle "un négatif papier placé dans une caméra, intrinsèquement, livre du
"pittoresque33"", elle discourait sur les Voyages pittoresques, montrant en quoi ils
laissent présager la photographie ou lui sont concomitants. Janis, quant à elle,
présentait "The Photographic Idealism of Gustave Le Gray" [L'idéalisme
photographique de Gustave Le Gray], assénant la théorie des sacrifices et autres aspects
de l'esthétique de Le Gray. James Borcoman, conservateur à la National Gallery
d'Ottawa, livrait une thèse semblable sur l'effet pictural 34, et Richard Brettell évoquait
l'oeuvre de William Ivins dans le but de parler du calotype en tant que médium pour
l'imprimerie35.
image Le colloque de Princeton avait invité Eugenia Parris Janis, André Jammes, Robert
Sobieszek, Roger Taylor, Marjorie Munsterburg (une ancienne élève de Janis qui a
travaillé pour la collection Lambert/CCA), Françoise Heilbrun (conservatrice de
photographie au musée d'Orsay qui, après avoir obtenu ce poste, fut envoyée à
Princeton pour épauler Peter Bunnell, lui-même organisateur de la rencontre) 36et Joel
Snyder. Inutile de dire qu'il n'y a pas eu de surprises, sauf celle, plutôt plaisante, que
nous réserva Robert Taylor avec son intervention consacrée aux vues topographiques
anglaises entre 1850 et 1880. Étant donné que, dans la seule Angleterre, et durant la
seconde partie du XIXe siècle, il ne se fit pas moins de deux millions de clichés, Taylor
n'eut pas à évoquer le pensum de l'esthétique, et fut libre de discourir sur cette
industrie de masse, son histoire sociale et sa fonction culturelle. Après Taylor, comme
on pouvait s'y attendre, les choses ont mal tourné. Difficile de situer le nadir de
l'événement: était-ce la lecture esthétique des photographies d'horreurs
physionomiques du Dr Hugh Diamond et [p. 26] de Duchenne de Boulogne ("La curiosité
de Duchenne de Boulogne, à l'origine purement scientifique, s'oriente elle aussi vers
une préoccupation d'ordre esthétique, ou du moins vers la quête d'un effet artistique"),
qui montrent des femmes (le plus souvent) enfermées dans des asiles, bardées
d'électrodes et d'appareils orthopédiques37, ou l'attaque contre le prétendu camp
contextualiste (dont, d'ailleurs, aucun représentant n'était présent)? Tout ce que l'on
peut retirer de ce genre de rencontre, c'est la constatation désabusée d'une sorte de loi

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de Gresham à l'oeuvre. Le problème n'est pas tant que cet ersatz d'académisme empêche
l'exercice d'une vraie érudition, mais que sous cet empire de l'esthétisme, d'autres
points de vue, d'autres approches, d'autres questions ne puissent même plus être
évoqués.
image Dans la mesure où une bonne part de l'histoire de la photographie est élaborée
dans le contexte du musée, on ne peut que s'attendre à ce que les enjeux historiques
tombent dans le cadre (aux deux sens du terme) du discours muséal. Une exposition
telle que "Before Photography", présentée en 1981 par Peter Galassi au Museum of
Modern Art, avant d'entamer une itinérance, est l'exemple par excellence de la façon
dont la muséification de la photographie ne se contente pas de réécrire l'histoire, mais
parvient à l'annihiler purement et simplement. Galassi était fondamentalement chargé
de fabriquer une justification académique et érudite aux préférences et à l'appareil
critique du département photographique du MoMA. Ainsi, "Before Photography" était
conçu pour fournir exactement la thèse qu'exigeait le musée, à savoir que l'histoire de
la photographie, ontologiquement, essentiellement, n'est pas un produit de l'art, mais
qu'on ne saurait la considérer indépendamment de celui-ci. Que cette proposition, on
ne peut plus suspecte (à laquelle on est parvenu, je dois dire, et qui est largement
soutenue dans le texte accompagnant l'exposition, grâce à une combinaison de tours de
passe-passe, de projections de diapositives, d'omissions et de déformations) ait recueilli
les hosannas de la part du plus grand nombre des historiens de la photographie, de
certains historiens de l'art et de toute la communauté des marchands et des
collectionneurs ne devrait surprendre personne38. Bien entendu, Marjorie Munsterburg
a rédigé une glose élogieuse du texte de Galassi dans le Journal of Visual Communications,
et Before Photography s'est accompagné des notes de bas de page dignes de toute
publication académique. Des trente-cinq photographies qui font autorité,
soigneusement sélectionnées pour illustrer "la syntaxe picturale moderne de
perceptions synoptiques, immédiates, et les formes d'une discontinuité insoupçonnée",
vingt provenaient des collections de Jammes, Wagstaff, Crane, etc.
image Cependant, malgré l'accumulation d'acquisitions et expositions de
photographies au musée, et bien qu'aujourd'hui cet art semble au plus grand nombre y
avoir sa place, quelques relents d'une mentalité arriviste persistent. Le design et les
installations trop étudiés des diverses expositions en fournissent la preuve. L'éclairage
tamisé (de façon à ne pas décolorer les [p. 27] épreuves), les murs de couleur bistre,
taupe ou bordeaux, et même (en l'occurrence, lors de l'installation de "Paper and
Light") la calligraphie "à l'ancienne" de certains cartels rendent compte des diverses
stratégies mises en oeuvre pour créer et diffuser la notion d'une aura qui émanerait du
photographique. Les cartels, de même, sont rédigés de façon à promouvoir cette
approche quasi mystique de la photographie du XIXe siècle, comme l'atteste
pleinement cette déclaration assurée de Brettell à l'exposition "Paper and Light":
"Accrochées côte à côte, les images des photographes français et anglais dévoilent un
monde unifié, grâce au médium du calotype, un monde de sérénité et de clarté où passé
et présent se rejoignent et où les documents visuels se transforment en oeuvres d'art."
Il va de soi que les documents ne se transforment pas en oeuvres d'art comme les
chrysalides en papillons; ils sont plutôt condamnés à devenir oeuvres d'art du fait de
désirs et de besoins complexes, intimement liés, propres à une culture qui les
appréhende comme elle les consomme. Il faut comprendre que la force génératrice de
la nouvelle histoire de la photographie vient précisément de ce que le marché, comme
le musée, exigent que la photographie soit perçue comme un art.

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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image Le besoin est si impérieux, la séduction si irrésistible, que même une exposition
comme "The Era of the French Calotype" de Janet Buerger, laquelle fit une tentative
désabusée pour présenter la photographie du milieu du XIXe siècle un tant soit peu
dans son contexte, n'était pas franchement si différente des autres. Alors que le titre
aurait permis de tout exposer, des portraits mortuaires à la photographie médicale,
scientifique, commerciale voire stéréoscopique, la teneur générale de la sélection était
aussi plombée par le goût contemporain en la matière qu'à Princeton ou à Chicago.
Buerger, elle aussi, trouve recevable le concept d'esthétique du calotype, et l'absence
de ferme engagement, ou bien l'ignorance d'approches alternatives, réduit la portée de
ses références au contexte (ainsi, au-dessus d'un cartel intitulé "Transports", pouvait-
on voir les calotypes du port de Dieppe de Le Secq, images qu'il fallait sans doute juger
"artistiques").
image Que le musée se sente concerné par la construction d'une histoire de la
photographie pose déjà, intrinsèquement, problème. La mission d'un musée est
esthétique, et on ne peut raisonnablement espérer qu'une telle institution se mêle
d'une sociologie, d'une sémiotique, ou d'une histoire culturelle et sociale de la
photographie. Il revient alors aux chercheurs et aux historiens d'élargir l'enquête, de
prendre en compte ces aspects, de plus en plus marginalisés, mais néanmoins critiques,
de la photographie. Quand les chercheurs acceptent, sans protester, de faire leurs les
définitions proposées par l'institution muséale, quand ils pensent que le sens de ces
photographies, abordées collectivement ou individuellement, se situe entre des
frontières ainsi établies, ils ne font pas oeuvre de chercheurs, mais d'intermédiaires
entre le musée et le marché.
image On ne doit pas s'étonner du fait que la dernière photographie du catalogue, [p.
28] Niépce to Atget, soit l'oeuvre d'Atget, ou que Eugenia Parry Janis, tout comme John
Szarkowski, l'évoque comme une muse de l'art de la photographie. Atget est devenu le
véhicule par lequel des morceaux choisis du passé de la photographie peuvent, comme
par magie, rencontrer la sensibilité contemporaine de façon à faire naître une tradition
unitaire (et mythique). De même, Atget peut être analysé en termes d'histoire de l'art,
et décrit comme marqué du sceau indélébile de la Kunstwissenschaft: un Alter- stil 39.
image Les historiens qui promeuvent une histoire de l'art de la photographie à sens
unique fonctionnent collectivement comme une pouponnière pour la prochaine
génération d'historiens de la photographie. Persuadés que, de toute évidence, les
artistes naissent au monde comme des poulets (qu'il suffit d'identifier, de reconnaître
et de nommer), ils sont en train de construire une structure parfaitement spécieuse,
inconsciente de ses propres prémices. Rien d'étonnant à ce que la seule entreprise
fiable, autoritaire, et dépourvue de la moindre contradiction dans ce monde de la
calotypomanie soit celle du collectionneur l'homme de toutes les situations.
1 (Traduit de l'anglais par Pierre Camus) [p. 29]
2 "Calotypomania: The Gourmet Guide to Nineteenth-Century Photography" a paru dans After-
image (été 1983, vol.11, n°1-2), puis a été republié en 1991 dans le recueil Photography at the
Dock, Essays on Photographic History, Institutions and Practices (Minneapolis, University
of Minnesota Press), version à partir de laquelle a été établie la traduction française.[p. 30]

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ANNEXES
Notice
Fidèle à une inspiration benjaminienne qui traverse la critique américaine "radicale" de
l'après-1975, Abigail Solomon-Godeau a constamment placé le moment présent au
coeur de ses essais "sur l'histoire, les institutions et les pratiques photographiques 40".
L'objet du texte qui précède est la "vague sépia" qui apporta aux Etats-Unis, en
1982-1983, plusieurs expositions, publications et manifestations de grande envergure
sur "l'ère" et "l'art" du calotype français. Mais à travers cette petite ironie de l'histoire
qu'est la calotypomanie américaine, se profile un contexte plus large que la critique
ramène à deux faits: le "boom" muséal et spéculatif qui à partir de 1975 transforma la
photographie en nouvelle frontière du marché américain de l'art, et "l'ascension
culturelle et politique de la droite" qui l'accompagna41. Cette conjoncture vit
l'émergence d'un establishment photographique grandes collections institutionnelles,
consolidation d'une échelle des valeurs et des pouvoirs mais aussi, de manière
typiquement américaine, d'une déconstruction virulente et quasi simultanée de la
nouvelle orthodoxie, entreprise explicitement politique qui fut portée par des revues
comme Art Journal, Afterimage, et surtout October42. Vingt ans après sa parution, ce
texte a gardé non seulement toute sa vigueur critique, mais aussi, selon l'expression
consacrée, toute son actualité, par quoi il faut entendre que l'actualité des eighties
américaines résonne de manière troublante dans les années 2000 en France.
François Brunet

NOTES
1. Je suis redevable à Linda Nochlin pour ces remarques concernant l'éthique de
l'histoire de l'art.
2. Erwin Panofsky dépeint l'évolution de l'histoire de l'art depuis la Geschichte der Kunst
des Alternums de Winckelmann en 1764 (premier ouvrage à utiliser le terme d'"histoire
de l'art") jusqu'aux années 1950 dans un essai intitulé "Art History in the US".
Toutefois, Panofsky considère que l'histoire de l'art aux États-Unis est parvenue à l'âge
adulte au cours de la décennie 1923-1933 (Cf. Erwin Panofsky, Meaning in the Visual Arts,
New York, Anchor Books, 1955).
3. Pour en donner quelques exemples, qui ne constituent pas une liste exhaustive:
Martha Rosler, "Lookers, Buyers, Dealers and Makers: Thoughts on Audience", Exposure,
vol. 17, n° 1, 1979, p. 10-25; Douglas Crimp, "The Museum's Old, the Library New
Subject", Parachute, n° 22, printemps 1981, p. 8-12; Allan Sekula, "The Traffic in
Photographs", Art Journal, vol. 41, n° 1, printemps 1981, p. 15-25, et "On the Invention of
Photographic Meaning", Artforum, vol. 8, n°5, janvier 1975, p. 37-45 [ces deux essais ont
été repris in A. Sekula, Photography Against the Grain: Essays and Works, Halifax, The Nova
Scotia College of Art and Design, 1985]; "Michael Photography and Other Art Historical
Lacunæ", Afterimage, vol. 9, n° 7, février 1982, p. 6-7; Rosalind Krauss, "Photography's
Discursive Spaces. Lanscape/View", Art Journal, vol. 42, n° 4, hiver 1983, 311-319 [réédité
in R. Krauss, The Originality of the Avant-Garde, Cambridge, MIT Press, 1985, trad. sous le
titre: "Les espaces discursifs de la photographie" dans Le Photographique. Pour une théorie
des écarts, Paris, Macula, 1990, p. 37-58]; mes propres écrits: "Tunnel Vision", The Print

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Collector's Newletter, vol. 12, n° 6, janvier-février 1982, p. 173-175, et "A Photographer in


Jérusalem. Auguste Salzmann and His Time", October, n°18, automne 1981, p. 91-107.
4. Voir, par exemple, Art Journal, vol. 42, n° 4, hiver 1983, numéro spécial consacré à "la
crise dans la discipline".
5. Voir l'analyse de ce phénomène in Douglas Crimp, "The Museum's Old, the Library
New Subject", art. cit.
6. Quoiqu'il en soit, Gernsheim dixit: "J'ai été ravi d'être célébré comme le Berenson de
la photographie." Cette citation est tirée d'une interview fascinante de Gernsheim dans
Dialogue with Photography (éd. Paul Hill et Thomas Cooper, New York, Farrarn Straus &
Giroux, 1979, p. 196). Un autre passage
(p. 181) de la même interview est tout aussi intéressant: "Une fois piqué par le virus du
collectionneur, vous êtes condamné. J'ai déjà été un collectionneur invétéré dans
d'autre domaines artistiques, et j'ai appliqué les mêmes critères à la photographie. Je
n'ai acheté que ce qui me plaisait, mais avec, pour la qualité, l'¤il exercé du
connaisseur. Il n'y avait pour me guider ni livres ni collections publiques. [Gersnheim
ne savait-il alors rien de l'existence du Victoria and Albert Museum, de la Bibliothèque
nationale, de la Société française, de la Royal Photographic Society, des mémoires de
Nadar, etc.?]. J'ai dû par moi-même explorer ce domaine¤ S'il est aisé d'acquérir le
savoir et l'argent, le goût et le discernement sont en revanche des dons que certains
ont, et d'autres non. Ces quatre éléments sont nécessaires à la constitution d'une bonne
collection." Que l'on compare ces propos à ceux de l'essai d'André Jammes dans The
First Century of Photography: Nièpce to Atget, From the Collection of André Jammes, Chicago,
The Art Institute of Chicago, 1977, p. 10: "Il y a vingt-cinq ans, il était impossible
d'étudier l'histoire de la photographie sans rassembler soi-même le matériau de base.
Ainsi, il fallait regrouper des milliers de documents d'une valeur esthétique très inégale
pour pouvoir établir le cadre dans lequel l'artiste avait évolué."
7. Cf. Marta Braun, "A History of The History of Photography", Photo Communiqué, hiver
1980-1981, p. 12-14, et l'indispensable "The Judgement Seat of Photography" de
Christopher Phillips, October, n° 22, automne 1982, p. 27-63.
8. Cette notion d'"âge d'or" des débuts de la photographie, dont les calotypistes
français seraient les pionniers, est centrale pour la constitution de la collection de
Jammes, comme dans ses écrits. On la retrouve aussi dans les mémoires de Nadar,
Quand j'étais photographe, rédigés dans les années 1890. À ce propos, Eugenia Parry Janis
n'y va pas par quatre chemins: "Cette étude a trait aux charmes des négatifs papier.
Nous avons examiné les négatifs papier photographiques français comme d'autres
historiens ont pu examiner les aquarelles anglaises du milieu du xixe siècle ou les
gravures allemandes de la fin du xve c'est-à-dire de façon à comprendre un art à partir
de son âge d'or", A. Jammes, E. Parry Janis, The Art of French Calotype, Princeton,
Princeton University Press, 1983, p. xiii.
9. La Photographie, des origines au début du xxe siècle, catalogue de la vente, Genève,
Nicholas Rauch, 1961. Dans la mesure où aucune information n'est disponible en ce qui
concerne l'origine des photographies proposées lors de cette vente, Christopher
Phillips estime qu'elles doivent provenir en fait de la propre collection d'André
Jammes.
10. Tout se passe comme s'il s'agissait d'une tradition familiale. Isabelle, la fille de
Jammes, a reçu (à ma connaissance) le premier doctorat décerné à des travaux
concernant l'histoire de la photographie pour avoir rédigé un catalogue raisonné
intitulé Blancart-Évrard et les origines de l'édition photographique française, Genève,

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Librairie Droz, 1981. Elle dirige aujourd'hui la Fondation Lartigue au sein du musée
d'Orsay.
11. La collection photographique du Canadian Center for Architecture, elle-même
invention personnelle de Phyllis Lambert, l'héritière de Seagram, par exemple, n'a que
neuf ans d'âge, et regroupe déjà 25 000 "chefs-d'¤uvre" photographiques, pour la
plupart du xixe siècle. La collection de la Gilman Paper Corporation, elle aussi
relativement récente, détient également un véritable trésor, quoique moins important.
L'une des conséquence du boom de la photographie est que les musées et bibliothèques
sont rarement en mesure de surenchérir sur des personnes ou des sociétés privées. De
plus, nombre d'ouvrages reliés et d'albums sont fréquemment démontés par des
marchands des Puces à Paris ou des galeries de la 57e rue. Tel fut le sort d'albums
comme l'extraordinaire ouvrage de Braquehais sur la Commune et la démolition de la
colonne Vendôme (dépecé par Daniel Wolf), de la Columbia River de Carleton Watkin
(vendu planche par planche par la Weston Gallery), etc. La nouvelle "cote" des
photographies du xixe siècle est ainsi un phénomène à double tranchant: la
préservation d'images isolées au détriment d'ensembles discursifs. Toutefois, quoique
les collectionneurs et les marchands évoquent sans cesse l'extrême rareté du bon
matériau du xixe siècle, l'énorme quantité de celui accumulé par Lambert et la CCA, par
la Gilman Corporation, ou par des collectionneurs privés tels que Sam Wagstaff, Arnold
Crane ou Jammes (sans compter tout ce qui se trouve déjà à la Bibliothèque nationale, à
la Société française de photographie, à l'International Museum of Photography de la
George Eastman House, etc.) donne à réfléchir quant à ce que l'on entend vraiment par
rare. Pour avoir un point de comparaison, songeons qu'il n'y a pas au monde trente
tableaux de Vermeer.
12. Durant l'été 1984, le J. Paul Getty Museum a fait l'acquisition de dix-neuf collections
photographiques dont celles d'André Jammes, de Sam Wagstaff, d'Arnold Crane et de
Daniel Wolf. Ce dernier, lui-même marchand de photographies, a facilité la négociation
pour une commission dont le montant reste inconnu. Le montant exact de la
transaction n'a jamais été révélé, mais on parle d'une somme qui se situerait entre dix
et vingt millions de dollars [note ajoutée pour l'édition de 1991].
13. "If it takes but one genius to make any medium worth study, we might easily say
that Atget's genius, Cameron's genius, Nadar's genius, or the genius of that obscure
figure, Charles Szathmari, is enough.But to know one of those photographers is just a
beginning.Further study will reveal that althought photography's genius has favored
several photographers, it made many small, but marvellous, visits along the
way.Certainly, those visits are more numerous and scattered than we can know at this
time", David Travis, "Introduction", The First Century of Photography, op. cit., p. 8.
14. A. Jammes, Alfred-Nicolas Normand et l'art du calotype, (cat. exp.). Cette hypothèse des
"happy few" est reprise par Janis dans The Art of French Calotype: "[Le calotype] étant
alors largement inconnu en France, il jouissait d'une certaine indépendance à la
périphérie et devint l'art des expérimentateurs, des enthousiastes et des curieux de ces
"happy few" qui s'employaient à se faire plaisir et à s'épater les uns les autres", p. 16.
15. The Art of French Calotype, op. cit., p. xiv.
16. Voir à ce sujet le propos de Christopher Phillips, "A mnemonic Art? Calotype
Æsthetics in Princeton", October, n° 25, automne 1983, p. 35-62.
17. Comme la plupart des étudiants en histoire de l'art le savent, la méta-stylistique de
Wölfflin (Principles of Art History) ne convient déjà plus à la peinture maniériste du xvie
siècle, et encore moins à la photographie. Les historiens de la photographie, toutefois,

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sont très attachés à un système qui leur permet de situer toute image entre deux pôles,
qu'il s'agisse de "expressif-objectif", "miroir-fenêtre" ou "pictural-documentaire".
18. Par exemple, Janis utilise Notre-Dame de Paris comme s'il s'agissait d'une célébration
unilatérale de la culture médiévale. Mais il ne faut pas confondre l'admiration que
ressent Hugo pour l'architecture gothique avec sa perception de la civilisation de cette
époque, et le roman lui-même est un indice du changement des opinions politiques de
l'écrivain, alors qu'il bascule du camp des Ultras à une position, mûre, de champion de
la social-démocratie égalitaire. Dans Notre-Dame de Paris, la cathédrale est perçue
comme l'emblème d'un monde devenu incompréhensible, un amas de pierres sinistre,
vide, reliquat d'une culture défunte qui, dans le cours du roman, sera attaquée par le
peuple. La modernité, elle, est symbolisée par la presse imprimée, par la prophétie
d'une alphabétisation et d'une éducation généralisée. Janis ne se rend jamais compte
que le "gothique", comme l'imagination romantique elle-même, est un terrain
mouvant; en divers temps historiques, sa signification change. Le renouveau gothique
en France, depuis la fin du xviiie siècle, a ainsi pu signifier le goût des antiquités, la
politique et les valeurs de la Restauration, la rébellion romantique contre les classiques,
le pastiche éclectique (le style troubadour des années 1830), le nationalisme et la notion
de patrimoine, etc.
19. On peut considérer cette conception comme un élément participant de la
réhabilitation en cours du Second Empire. Janis a rédigé la partie consacrée à la
photographie pour l'énorme exposition "Le Second Empire", au Grand Palais en 1978.
20. Gustave Flaubert, L'Éducation sentimentale [1869], Paris, Flammarion, 2001, p. 548.
21. La théorie selon laquelle la pratique consistant à faire des transpositions
photographiques des modèles des beaux-arts pouvait légitimer ou étayer les
prétentions esthétiques de la photographie était souvent évoquée dans les cercles
photographiques du Second Empire. Disdéri l'inventeur de la carte-de-visite en parle
dans son traité, à l'instar de Le Gray. Comme d'habitude, les historiens de la
photographie sont particulièrement impressionnés par cette pratique. James Borcoman
a brodé autour de cette seule longue référence à la "théorie de sacrifices" au point
d'en tirer une thèse détaillée faisant allusion à "l'effet" photographique. De même,
quoique de façon plus contradictoire, Robert Sobieszek interprète le traité de Disdéri
comme l'équivalent de ce qu'est le programme réaliste en peinture. Cf. John Borcoman,
Charles Nègre, Ottawa, The National Gallery of Canada, 1976, et Sobieszek, in One Hundred
Years of Photo- graphy. Essays in Honor of Beaumont Newhall, Albuquerque, University of
New Mexico Press, 1975.
22. "Étant donné les variables dans le procédé de mise en ¤uvre des négatifs de
calotypes, on ne peut guère s'étonner des différences de couleur, de densité, de clarté
et de transparence, ni espérer qu'ils soient determinés par une esthétique dominante",
Nancy Keeler, Richard Brettell, Sydney Kilgoren, "The Calotype as Print Medium" in
Paper and Light, op. cit. Toutefois, malgré cette déclaration, l'esprit général des essais qui
composent Paper and Light témoignent d'une opinion contraire. Je dois reconnaître,
cependant, qu'il ne m'a été donné à voir que des épreuves, et que je n'ai pas lu
l'introduction de Richard Brettell à cet ouvrage.
23. C'est évidemment pour cela que les légendes et les cartels ont tendance à se faire
vagues. Une épreuve à l'albumine peut aussi bien vouloir dire que le négatif était de
l'albumine sur verre ou que le papier était albuminé. Une épreuve aux sels se réfère au
papier, pas au négatif, mais elle est presque toujours tirée d'un négatif papier.

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Toutefois, dans les nombreux cas où le négatif a été perdu, il n'est pas de moyen
infaillible pour déterminer au moyen de quelle technologie le négatif a été obtenu.
24. Comme on pouvait s'y attendre, l'idéologie de l'esthétique accorde plus de poids à
l'"appréciation" qu'à l'analyse. Je cite un passage, assez représentatif (p. 87), de The Art
of the French Calotype traitant d'une photographie paysagère de Le Gray: "Dans une
étude comprise dans un album unique consacré par Le Gray à Fontainebleau, un jeune
chêne éclairé par l'arrière au fond des bois s'élève au milieu de pierres monstrueuses,
les célèbres rochers de Fontainebleau, envahies par ce lichen qui surgit de la terre du
sol de la forêt pour s'étaler à la base des arbres comme autant de girafes endormies. La
forme de l'arbre retient une tapisserie scintillante de feuilles esquissées, battues par les
vents, qui s'étend jusqu'aux buissons environnants. Les branches, se déployant, ancrent
leur tracé semblable à une toile jusqu'aux confins du cadre, figeant ainsi tous ces menus
détails des ombres et lumières de la surface changeante en un mouvement qui se
propage de l'écorce aux rochers, puis des rochers aux buissons. D'étranges absences de
délinéaments remplacent le feuillage pulvérisé d'une convention toute picturale, et
l'effet, engendré par la nature même, assistée d'une douce brise, "peint"
ponctuellement certaines branches, en laissant d'autres à l'arrêt durant le long temps
d'exposition¤ C'est un sentiment de calme et de profonde intimité qui sourd de la
répartition d'ombres et de lumières saisie par Le Gray pendant que la photographie se
prend à traduire les espaces subtils et la coloration du chaud au froid de la nature en un
univers de chiaroscuro tremblant."
25. Photography and Society, par Gisèle Freund, qui relate une partie de la thèse de 1936,
n'a été publié en anglais qu'il y a deux ans (Boston, David R. Godine, 1980). Anne
McCauley, historienne de la photographie, est en train de faire des recherches
concernant l'infrastructure économique de la photographie au Second Empire. Si je ne
me trompe, c'est elle qui a émis l'idée que l'accès des masses à la carte-de-visite
photographique serait incorrecte, et que son coût aurait été prohibitif pour le plus
grand nombre. [Cf. A. McCauley: A.A.E. Disdéri and the Carte-de-visite Portrait Photograph,
New Haven, Yale University Press, 1985; id., Industrial Madness.Commercial Photography in
Paris, 1848-1871, Yale University Press, 1994].
26. "The concept artist implies more than the mere fact of authorship; it invokes as well
the steps one must go through to earn the right to claim the condition of being an
author, artist somehow grammatically being connected with the notion of vocation. [¤]
If this, or at least some part of it, is what is necessarily included in the term artist, could
we then imagine someone who was an artist for just one year?", Rosalind Krauss,
"Photography's Discursive Spaces". [En français, voir "Les espaces discursifs de la
photographie", Le Photographique, op. cit., p.46-47 (trad. par J. Kempf.]
27. A. Jammes, lors du symposium qui eut lieu au Princeton Art Museum en même
temps qu'était inaugurée l'exposition et que The Art of French Calotype était présenté, a
prononcé ces quelques mots: "Quand j'ai préparé cette exposition et le livre qui
l'accompagne, l'idée que j'avais présente à l'esprit était celle de la liberté, de la liberté
des photographes de l'ère du calotype, époque d'une extrême importance¤ C'était sans
doute la seule époque de totale liberté durant laquelle les photographes français
pouvaient exercer leur art sans la moindre contrainte." Si le ton et le contenu de ce
discours auraient pu être confondus avec celui d'un collecteur de fonds pour quelque
Héritage Foundation, cet hymne à la liberté, cette croyance en la non-contingence de la
production culturelle semblent, à de rares exceptions près, avoir été partagés par la
plupart des plus académiques historiens de la photographie.

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28. Le Canadian Center for Architecture de Phyllis Lambert à Montréal a généré son
propre discours photographique en suivant les mêmes grandes lignes qu'ici je remets
en question. En l'occurrence, c'est la photographie d'architecture qui est complètement
décontextualisée. Voir, par exemple, le luxueux ouvrage tiré de la collection du Centre,
Photography and Architecture, préfacé et composé par Richard Pare, Montréal, New York,
Centre Canadien d'Architecture et Calloway Editions, 1982.
29. Ces collections et marchands sont: Yvan Christ, Gérard Lévy, Alain Paviot (galerie
Octant), Frédéric Proust, et la collection Texbraun.
30. Voulant en connaître la raison, j'ai appelé l'éditeur des Princeton University Press,
lequel, furieux de me voir me lancer dans une enquête et trouvant le terme "évasif"
bien insolent, m'a renvoyée à Eugenia Parry Janis. En ce qui concerne les attributions,
celle-ci m'a précisé que la décision revenait à A. Jammes.
31. The Art of French Calotype, op. cit., p. 199.
32. "Travel to Egypt kept the technical tradition [of the calotype] going long after its
apogee elsewhere.Egypt's intense sunlight cajoled sluggish chemicals, and the ever-still
and silent monuments seemed particularly impervious to the ravages of
time.Compared to the radical changes affecting the face of Paris, the eternal calm in the
shade of an all-seeing sphinx seemed to offer profound solace to the modern French
traveler", Ibid., p. 23.
33. Ibid., p. 84.
34. J. Borcoman, Charles Nègre, op. cit.
35. Prints and Visual Communication, New York, Da Capo Press, 1969, de William M. Ivins
Jr., est un ouvrage qui a eu la plus grande influence sur la pensée de nombre de
conservateurs et d'historiens académiques de la photographie. Le concept de "syntaxe"
d'Ivins et son corollaire selon lequel "les assertions exactement reproductibles"
entendez par là les photographies sont le prolongement des médiums graphiques par
d'autres moyens ont suffi à justifier une approche de la photographie guère différente
de celle du département des gravures et estampes d'un musée. En fin de compte, le
cadre de travail général de Brettell et de ses confrères dans le texte de Paper and Light,
avec ses analyses à propos de papiers, de filigranes et de variations dues à l'impression,
ne diffèrent en rien de l'examen qu'on a l'habitude d'associer au travail du connaisseur
en gravures. D'un autre côté, si l'on pense à l'interprétation par Barthes de l'apparition
de la photographie dans le monde comme à "un changement décisif dans l'économie de
l'information", on ne se sentira guère concerné par des histoires de filigranes.
36. L'establishment de l'art photographique contemporain en France (encore plus
récemment forgé que le nôtre, car la plupart de ses adhérents puisent leurs
informations aux États-Unis). Voir à ce propos mon essai: "The Reification of
Photography in France", Photo Communiqué, décembre 1980, p. 14-19.
37. Une fois encore, on peut considérer que Jammes s'est comporté en hérault de
l'esthétisme. Dans un article intitulé: "La grimace provoquée et Nadar", publié en
décembre 1978 dans la Gazette des beaux-arts, Jammes analyse les deux volumes de La
Mécanique de la physiologie humaine de Duchenne (1862) en termes de paternité esthétique;
plus précisément, il se demande si Adrien ou Félix Tournchon en était le photographe,
compte tenu du fait que ces clichés révèlent "la main d'un maître". Je suis redevable de
cette information à Christopher Phillips.
38. De toutes les voix dissidentes, je ne citerai que celles-ci: Peter Schejldahl, "Is there
Life before Photography", The Village Voice, 27 mai 1981; S. Varnedoe, "Of Surfaces
Similarities, Deeper Disparities, First Photographs and the Function of Form:

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27

Photography and Painting after 1839", Arts Magazine, septembre 1981; Christopher
Phillips, "The Judgement Seat of Photography", art. cit.; Rosalind Krauss, "Photography
Discursive Spaces", art. cit.; et mon propre essai "Tunnel Vision".
39. Dans le second des livres du MoMA consacré à Atget, The Art of Old Paris, New York,
Museum of Modern Art, 1982, Hambourg retient la thèse d'un style noble, tardif et
poétique d'Atget, qui s'étendrait de 1918 à sa mort en 1927. Il s'agirait alors d'un corpus
de 1700 images (sélectionnées sur quelque 10000). N'ayant pas eu la possibilité de
consulter ces 1700 clichés, je n'ai pas l'intention d'entrer dans cette polémique.
Toutefois, je me hasarde à mentionner le fait que le simple désir de construire une
notion de "style tardif" est déjà éloquent.
40. Cf. l'important recueil de ses essais de la période 1981-1988, Photography at the Dock,
op. cit.
41. Ibid., p. xxi. Rappelons que Ronald Reagan fut élu en novembre 1980, après la longue
crise des otages en Iran, sur le slogan d'un "retour de l'Amérique" d'une Amérique
conservatrice, ultra-libérale et militariste.
42. Pour un excellent échantillon de la critique post-structuraliste de l'art dans cette
dernière revue, voir l'anthologie établie par Annette Michelson et al. (éd.), October, The
First Decade, 1976-1986, Cambridge (Mass.), Londres, The MIT Press, 1987. Parmi les très
nombreuses contributions de ce courant au renouveau de l'histoire et de la pensée de la
photographie, on citera bien sûr les travaux de Rosalind Krauss (Le Photographique, Pour
une théorie des Ecarts, trad. par Marc Bloch et Jean Kempf, préf. d'Hubert Damisch, Paris,
Macula, 1990) mais aussi ceux d'Alan Sekula (Photography Against the Grain. Essays and
Works, Halifax, The Nova Scotia College of Art and Design, 1985) et de Christopher
Phillips (en particulier, sur la redécouverte du calotype, le remarquable essai "A
Mnemonic Art? Calotype Aesthetics at Princeton", October, 1983, n°26, p. 35-62). On
notera enfin que le parcours propre d'A. Solomon-Godeau a été marqué, surtout après
1985, par la place croissante du point de vue féministe.

Études photographiques, 12 | novembre 2002


28

L'institution du photographique
Le roman de la Société héliographique

André Gunthert

1 On cherchera en vain dans les histoires de la photographie un chapitre consacré à l’un


de ses principaux tournants : l’institution du photographique, soit l’œuvre de la Société
héliographique1. Quoique la fondation de cette association en 1851 fasse l’objet de
nombreuses mentions, elle est habituellement évoquée en quelques lignes, sans guère
d’explications. Ce traitement expéditif suggère au lecteur qu’il se trouve face à un
phénomène des plus banal, où il ne faut apercevoir qu’un contrecoup logique de la
formation du champ photographique. Cette approche implique une bonne dose de
paresse intellectuelle et plusieurs erreurs de perspective. La première est celle qui
consiste à penser une forme institutionnelle comme le produit de “forces” socio-
historiques aveugles, alors que la mise en commun de ressources individuelles en vue
de la réalisation d’un programme, la création d’une dynamique visant à la réforme du
domaine participent de l’événementialité la plus chaude. La deuxième est celle qui
tendrait à conférer à la Société une représentativité globale de l’activité
photographique de l’époque, quand celle-ci est au contraire une faction militante, dont
la stratégie et l’action s’écartent sensiblement des options alors majoritaires. C’est bien
parmi les résultats de ses travaux qu’il faut compter la naissance d’un champ
proprement dit, c’est-à-dire d’un espace de tensions structuré et orienté, auquel rien
n’apparentait jusqu’alors le paysage de la photographie.
2 Si l’on considère que la majeure partie des textes documentant cet événement
appartient au corpus le plus sollicité par les spécialistes de la période, son invisibilité
ne laisse pas de surprendre. Au-delà du peu d’intérêt des commentateurs pour l’histoire
institutionnelle du médium, un facteur explique cette myopie : la seule archive connue
de la Société est son organe, La Lumière. Premier et pendant quelques années seul
périodique européen exclusivement consacré à la photographie, qui livre à un rythme
hebdomadaire une avalanche d’informations, mais surtout de débats et de controverses
sans commune mesure avec la morne matière des manuels de la décennie précédente,
ce journal constitue la principale source des historiens pour la compréhension du
moment charnière formé par le début des années 18502. L’absence de contrepoint
comme la richesse des prises de position du périodique dissimulent leur caractère

Études photographiques, 12 | novembre 2002


29

partisan, minoritaire ou spécieux. Renverser l’angle d’analyse, considérer La Lumière,


non comme la scène neutre de la manifestation des discussions qui agitent le sérail,
mais comme l’outil militant de la production d’un discours élaboré, est la première
condition pour rétablir dans sa pleine dimension un épisode qui fournit les clés de la
compréhension de la pratique photographique durant toute la seconde moitié du XIXe
siècle, offre un modèle constitutif à son historiographie à partir du début du XXe siècle,
et fonde le mythe d’une “ère du calotype français”.

Le papier, creuset de la sociabilité photographique


3 Dans sa préface à la réédition de La Lumière, Gilbert Beaugé souligne que le périodique
est loin de former un tout homogène3. Ce qui est vrai de toute publication collective ne
doit pas masquer la profonde convergence des textes qui alimentent les colonnes de
l’hebdomadaire. Cette cohérence globale, qui marque tout particulièrement la première
série (9 février-29 octobre 1851), garde sa pertinence jusqu’à la fin des années Lacan
(1851-1860). Au-delà du fond des articles ou des contradictions de détail, c’est avant
tout un certain ton qui identifie la publication, la distingue sans hésitation des
périodiques concurrents, et en favorise une réception par les contemporains comme
une entité singulière, à vrai dire plus qu’homogène : doctrinale. Dans le premier
numéro du Bulletin de la Société française de photographie, publié en avril 1855, un
long préambule justifie le choix de la nouvelle association de créer une publication
indépendante : « Le Bulletin sera naturellement en dehors de tout esprit de parti, de
toute répulsion passionnée et, ce qui n’est pas le moins désirable, de toute admiration
exclusive. […] Le cadre de notre publication ne donnera jamais à la disette de
documents photographiques l’occasion ou le prétexte d’ouvrir ses colonnes à des
matières étrangères4. » Comme en témoigne la réponse cinglante que s’attire la Société
de la part de La Lumière5, ces lignes apparemment bénignes ont un contenu implicite
parfaitement lisible, puisqu’elles ne font que reprendre en creux les reproches adressés
de longue date à l’hebdomadaire. Loin du « leadership d’opinion à peine contesté 6 »
dont le créditent ses lecteurs modernes, un examen attentif des sources montre que le
périodique a suscité des réactions contrastées. « Certains, à leur apparition, se sont fait
précéder de trompettes sonnant à plein poumons, se sont posés comme centre d’action
de la Photographie, comme devant donner la plus vigoureuse impulsion aux
découvertes et aux perfectionnements qui doivent compléter cette science nouvelle,
comme archivistes des Beaux-Arts, etc. […] Hélas ! Comme au pauvre Esope, que nous
ont-ils donc laissé ? Avant eux le domaine de la photographie n’était-il peuplé que de
Quinze-Vingts [d’aveugles]7 ? »

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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Fig.1. W. H. F. Talbot, “St-George Chapel, Windsor Castle”, calotype, 16,8 x 20,3 cm, 1843 (album
Regnault, n°86), coll. SFP.

4 Dispersées dans les manuels, plusieurs mentions font écho à l’irritation exprimée par le
rédacteur en chef du Propagateur, journal concurrent créé en 1853, devant la
prétention affichée par « Dame Lumière ». Mais c’est dans ses propres colonnes que
figure la critique la plus sévère des parti pris du journal. Le 29 octobre 1851, un avis
annonce brusquement la cessation de sa parution. À peine deux semaines plus tard, le
17 novembre, l’hebdomadaire renaît, racheté par Alexis Gaudin. Selon l’éditorial rédigé
par son nouveau directeur : « La trop grande place faite à la photographie sur papier,
au détriment des procédés relatifs au daguerréotype, avait créé beaucoup de
mécontents. Cela devait être ; car […] parmi les opérateurs, dix-neuf sur vingt se livrent
presque exclusivement au travail sur plaque métallique, et ne porteraient que peu
d’intérêt à une publication qui ne leur serait presque jamais profitable 8. »
5 On aurait tort de penser que la pertinence de cette remarque s’amoindrit du fait qu’elle
émane d’un fabricant de matériels de daguerréotypie. La réaction de Gaudin témoigne
en réalité de l’efficace du système mis en place par la Société héliographique, qui
repose sur la création d’un antagonisme polaire entre les pratiques de la photographie
sur papier et du daguerréotype. Ce piège rhétorique s’est refermé depuis si longtemps
sur l’historiographie qu’il paraît difficile aujourd’hui de reconnaître le caractère
construit de cette distinction, inextricablement mêlée aux effets de la diversification
technologique. Pour en mesurer le poids symbolique, il faut revenir rapidement sur la
généalogie qui a déterminé ce choix.
6 Les histoires du médium attribuent classiquement à Talbot la paternité de l’invention
de la photographie sur papier (calotype), troisième avancée majeure après la mise au
point du procédé au bitume de Niépce (héliographie) et celle du procédé sur plaque
argentée de Daguerre (daguerréotype). Ce tableau ne concorde guère avec le rôle joué

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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par le papier durant la période des origines : depuis Wedgwood, son usage forme le
point de départ de tous les essais d’enregistrement visuel. La simplicité du principe qui
consiste à le mouiller d’un sel d’argent comme le confort de manipulation qu’il apporte
expliquent aisément cette forme de réflexe expérimental. Niépce, Da-guerre, puis
Talbot, obtiennent ainsi des images qu’on n’appelle pas encore négatives : cette
inversion des valeurs, qu’aucun n’arrive à modifier, est pour chacun d’eux la principale
cause de l’abandon des recherches sur ce support. Bayard est le premier à résoudre le
problème qui a arrêté tous ses devanciers : celui de l’obtention d’une image positive sur
papier9. Mais, comme les essais que Talbot reprend en 1839, le positif direct est un
procédé sans image latente, qui ne peut se mesurer aux performances du
daguerréotype10. Bayard lui-même l’abandonnera quelques années plus tard et propose
en novembre 1839 une formule qui associe à un support papier préparé selon la
méthode de Talbot un développement aux vapeurs de mercure emprunté à Daguerre.
Ce bricolage technologique lui permet d’inaugurer le premier procédé négatif à image
latente sur papier11. L’usage même de son inventeur, qui le délaisse pour la pratique du
daguerréotype et du calotype, montre que cette technique n’était pas exempte
d’inconvénients.
7 L’histoire de la photographie sur papier est d’abord celle de ses échecs et de ses
abandons. Malgré tous les efforts de Talbot, cette destinée contrariée demeure le lot du
calotype, dont le développement est bridé par le poids des brevets, l’inconstance du
procédé, les défauts d’aspect des épreuves et surtout la concurrence du daguerréotype,
dont l’aboutissement technologique a fait dès 1839 un véritable produit commercial.
Aucune de ces données n’est fondamentalement modifiée au cours de la décennie
1840-1850. Malgré la publication en 1847 des travaux de Blanquart-Évrard (fig. 2) et de
Guillot-Saguez (fig. 3)12, qui proposent une version mieux maîtrisée du procédé, son
principal handicap reste son support : le papier. Au-delà de la question de la texture ou
de l’homogénéité du matériau, rien ne semble pouvoir résoudre les problèmes de
taches ou d’irrégularités rencontrées par les praticiens, dues à la présence de résidus
des produits chimiques employés lors des diverses phases de sa fabrication, qui altèrent
de façon imprévisible les résultats de la réaction photosensible 13. Qu’est-ce qui a
changé, entre le début et la fin des années 1840, pour transformer la perception des
procédés sur papier au point d’en faire le nouvel étendard de la pratique
photographique ? Bien peu de chose en apparence : l’ébauche d’une sociabilité issue de

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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la situation de marginalité des calotypistes, dans un contexte de renouvellement


technologique.

Fig. 2. D. Blanquart-Évrard, portrait de


groupe, papier salé, 1847, 20,5 x 16 cm (album Regnault, n°66), coll. SFP

Fig. 3. A. Guillot-Saguez, « Fait à San Pietro


in Vincoli » (Moïse de Michel-Ange), papier salé, 24 février 1847, 16,5 x 12,4 cm (album Regnault, n°69),
coll. SFP

8 Plus encore que par leurs avancées procédurales, les formules de Blanquart-Évrard et
Guillot-Saguez (auxquelles il faut ajouter les recherches de Niépce de Saint-Victor sur le

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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négatif verre) attirent l’attention des contemporains à la manière d’un signal. Pour les
photographes, la publication rapprochée de ces travaux apporte la preuve de
l’ébranlement d’un paysage figé. Dans un opuscule de janvier 1848, Alphonse de
Brébisson, en saluant la création récente de la Calotype Society à Londres 14, lui trouve
immédiatement son pendant français : la parution du Recueil de mémoires et de
procédés nouveaux concernant la photographie sur plaques métalliques et sur papier,
édité par Charles Chevalier15. Le rapprochement est significatif des premières
tentatives de regroupement, de dialogue et de reformulation des problématiques du
domaine au sein des cercles spécialisés. Collection de lettres et d’articles rassemblés par
Chevalier parmi le réseau de sa clientèle à des fins publicitaires, qui comprend
notamment des contributions du baron Gros, d’Edmond de Valicourt ou encore le
rapport de l’Académie des beaux-arts rédigé par Jean-Baptiste Biot et Victor Regnault à
propos du procédé Blanquart-Évrard, le Recueil est la première publication collective
française à prendre clairement parti pour la photographie sur papier, au détriment du
daguerréotype.
9 Intimement liée au redéploiement des procédés sur papier, l’émergence de la sociabilité
photographique puise sa raison d’être dans leur histoire contrariée. La situation
minoritaire des calotypistes comme les progrès nécessaires à apporter à cette
technologie alimentent un désir de réforme. En se réunissant sur la base de motivations
pragmatiques pour échanger leurs informations et partager leurs expériences, les
spécialistes découvrent les autres ressources de la collégialité : le moyen d’obtenir une
meilleure reconnaissance, de peser sur le débat public, de favoriser des circulations
d’idées, ou encore – selon une structure largement éprouvée dans le champ littéraire –
la possibilité de transformer la marginalité en avant-garde.

Le chemin de l'institution
10 Fruit de cette dynamique, la création de la Société héliographique n'en est pas une
manifestation primitive, mais déjà une forme élaborée, qui vise de la façon la plus claire
au statut d'avant-garde, par la conscience de ses ambitions, la formulation d'un
programme, la volonté institutionnelle, la qualité de ses acteurs ou le choix de ses
moyens d'expression. Si nous ignorons quelles furent les étapes préparatoires à sa
fondation, nous savons que celles qui ont précédé la création de la Société française de
photographie, quelques années plus tard, se sont étendues sur plus de six mois. En
prenant pour point de repère la parution du premier numéro de La Lumière, le 9 février
1851, il n’est donc probablement pas excessif de faire remonter les premiers projets de
formation de l’association à l’été 1850, soit peu de temps après la publication du Traité
pratique de photographie sur papier et sur verre de Gustave Le Gray.
11 Même pour les photographes majeurs qui ont fait l’objet d’études approfondies, il faut
bien admettre que l’information biographique reste encore lacunaire – à plus forte
raison pour la plupart des acteurs de la période, dont nous ne connaissons souvent que
le nom, au mieux un reliquat d’œuvre, trop rarement les dates de naissance et de mort
– et dont nous ignorons à peu près tout le reste. Tel est le cas du Valencien Benito
Monfort (dit de Monfort ou de Montfort), dont seules les colonnes de La Lumière nous
apprennent tardivement qu’il fut le richissime mécène à l’origine de la création et de
l’installation de la Société, ainsi que du financement de son organe. Qu’il qualifie
publiquement Le Gray d’« ami16 » doit-il suffire à nous entraîner sur la piste d’un projet

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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initial liant les deux hommes ? En l’état actuel de la recherche, la formulation


d’hypothèses, fussent-elles aventurées, est un outil de travail susceptible d’ouvrir le
chemin à un examen plus élaboré. À une condition : convenir des fondements déductifs
du raisonnement, ce qui n’est pas une précaution oratoire, mais déjà un progrès de
méthode en comparaison du récit proposé par les histoires classiques de la période,
dont la linéarité masque le caractère partiel et souvent biaisé des informations
disponibles.
12 Qui, parmi les quarante membres fondateurs de l’association, dont la liste est publiée
dans le premier numéro de La Lumière, a participé activement à sa mise en place 17 ? La
composition et les débats ultérieurs de la Société indiquent l’existence de groupes ou de
réseaux dont l’agrégation n’a pas dilué les contours. On y reconnaît notamment
quelques membres du cercle Chevalier (François Lemaître, Edmond de Valicourt), des
élèves de Bayard (François-Auguste Renard, Jules Ziegler) ou de Le Gray (notamment
Olympe Aguado, Benjamin Delessert, Léon de Laborde, Henri Le Secq, Mestral, Charles
Nègre, Joseph Vigier18), ou encore des représentants de l’”académie” formée par le
séminaire de Victor Regnault au Collège de France (Edmond Becquerel, Hippolyte
Fizeau). Ces divers regroupements sont bien sûr loin d’être étanches, mais les comptes
rendus des séances permettent d’identifier assez nettement deux branches distinctes,
réunies autour des deux spécialistes incontestés de la photographie sur papier : Bayard
et Le Gray. Si le second entraîne avec lui le groupe le plus fourni de l’association, le
premier n’est pas dépourvu d’atouts : il siège au comité, ainsi que Renard, secrétaire de
l’association et gérant du journal, et Ziegler, vice-président en titre et président de fait
de la Société. Le premier numéro de La Lumière confirme la prépondérance initiale du
“courant Bayard” : Renard rédige l’article d’ouverture, Ziegler, qui est
vraisemblablement l’auteur des statuts, en signe la présentation dans le second texte
publié. Le troisième est dû à Francis Wey, dont les liens avec l’un ou l’autre des acteurs
de l’association n’ont pu être jusqu’à présent élucidés19. Sachant que c’est Ziegler qui
engage Ernest Lacan (d’abord pigiste, celui-ci deviendra le rédacteur en chef de la
seconde série de l’hebdomadaire), il est tentant de penser qu’il est peut-être aussi à

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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l’origine du recrutement du critique, dont les nombreuses contributions forment


l’ossature théorique principale de la première série20.

Fig. 4. V. Regnault, expérience d'acoustique au


Collège de France (Francis Wey), papier salé, v. 1849, 16,2 x 11,2 cm (album Regnault, n°19), coll. SFP

13 Un scénario plausible de la formation de la Société paraît donc reposer sur l’association


de quatre acteurs principaux : deux photographes, Le Gray et Bayard, l’un en pleine
ascension, l’autre vétéran de la photographie sur papier, tous deux expérimentateurs
chevronnés et talentueux producteurs d’images ; deux “hommes du monde 21”, Monfort
et Ziegler, l’un disposant d’importants moyens, l’autre d’un considérable entregent,
tous deux amis des sciences, férus d’alchimie, habités d’un idéal universaliste. Les
débats ultérieurs de la Société héliographique suggèrent toutefois une relation tendue
entre Bayard et Le Gray. Les rapports de Monfort et Ziegler, quant à eux, semblent
ressortir de l’estime courtoise plutôt que du registre amical. Le schéma d’association
entre ces quatre personnages se présente par conséquent comme celui de la rencontre
de deux paires symétriques, et peut-être de deux générations22 : Le Gray/Monfort et
Bayard/Ziegler. Sans surestimer l’écart qui peut exister entre les deux couples, il faut
remarquer que cette alliance s’appuie moins sur une camaraderie de cercle ou de
réseau que sur la mise à profit objective d’une exceptionnelle réunion de talents et de
pouvoirs, où le désir d’entreprendre et l’expertise technique sont balancés par de
sérieuses garanties financières et sociales. Cette architecture confère d’emblée au
projet une ampleur qui dépasse la simple conjonction d’intérêts circonstanciels et
témoigne d’une véritable maturité institutionnelle – indice probable de l’échec de
tentatives antérieures, dont l’histoire n’a pas gardé la trace 23.
14 L’ambition de cette construction est sa plus visible caractéristique, le trait qui explique
ses options stratégiques initiales, voire certaines dérives ultérieures. L’exemple le plus
flagrant de cet appétit est aussi le plus inaperçu. Pourtant, compte tenu du caractère
inaugural du choix de doter l’association d’un organe régulier, peut-on négliger la
signification de le soumettre sans délai au rythme très lourd de la périodicité

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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hebdomadaire ? Composée en corps 9, la feuille de quatre pages permet l’insertion de


50 000 signes de rédactionnel, soit un total d’environ 200 000 signes par mois. À titre de
comparaison, la Société française de photographie, quatre ans plus tard, plus
nombreuse, dans un champ mieux structuré et avec un secrétariat de rédaction
rémunéré, optera pour un Bulletin mensuel trois fois moins volumineux (70 000 signes
en moyenne) – et bien moins pénible à réaliser. Outre des contraintes multipliées de
gestion, le rythme hebdomadaire impose une production rédactionnelle à jet continu,
une fuite en avant sans trêve. Le caractère risqué de ce choix ne tardera pas à
apparaître lorsque, faute d’une actualité photographique consistante, le journal sera
contraint de meubler ses colonnes par des comptes rendus de la réparation de la tour
du lycée Henri-IV, de l’installation de la statue de Lavoisier sur la façade de la mairie de
Paris ou de la découverte d’un cimetière romain près de Fécamp. Mais au-delà de ses
contraintes pratiques, le choix du rythme hebdomadaire témoigne d’un pari sur le
domaine : celui d’une matière suffisamment abondante pour l’alimenter régulièrement,
celui d’un public suffisamment intéressé pour l’absorber en proportion. En retour, il
permet d’escompter des bénéfices spécifiques : asseoir une présence constamment
renouvelée, instaurer une dynamique feuilletonesque dans la relation de l’information
photographique, créer un sentiment d’urgence dans sa consommation.
15 Clé de voûte de la construction de la Société héliographique, La Lumière impose par son
rythme une énergétique qui entraîne jusqu’aux activités de l’association : sa parution
anticipe d’un mois sur la première réunion régulière, tenue le 7 mars 1851, et qui aura
désormais lieu tous les quinze jours24. La périodicité a aussi des répercussions sur la
présentation des contenus : interdisant de s’inspirer des modèles proposés par les
recueils de communications des sociétés savantes, elle conduit tout naturellement à la
forme éditoriale de la feuille, qui puise à ceux du journalisme littéraire et artistique. La
comparaison avec tous les périodiques spécialisés ultérieurs, dont la part la plus
importante reste occupée par l’expérimentation procédurale, montre à quel point
l’impératif périodique, dans un contexte de recherche technologique encore peu
substantiel, a encouragé le développement de la réflexion esthétique, du débat
théorique et d’un travail du langage qui contamine jusqu’aux plus rébarbatives
revendications d’antériorité, auxquelles les rebondissements et les controverses
confèrent des allures de feuilleton. Cette tournure lettrée de la présentation de
l’information spécialisée reflète une des ambitions majeures de la Société : donner du
style au champ photographique.

Le langage de la Société héliographique


16 Les spécialistes de la période, lorsqu’ils citent La Lumière, sont souvent contraints
d’éclairer le lecteur sur les risques de confusion portant sur l’usage du terme
“photographie”, dont la signification ne correspond pas à son sens actuel, mais désigne
exclusivement les procédés sur papier – usage que certains expliquent en notant qu’à
cette époque, la sémantique du lexique n’est pas encore stabilisée. Ce faisant, ils
rendent le plus bel hommage à la création terminologique de la Société héliographique,
qui commence avec son propre titre. Selon l’article inaugural de François-Auguste
Renard : « L’héliographie […] comprend le daguerréotype, ou dessin par les procédés
perfectionnés de M. Daguerre (sur plaques métalliques), et la photographie, ou dessin
par la lumière (sur papier). » Cette trinité articulée sur la distinction des supports n’est

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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nullement une tentative de clarification d’un vocabulaire incertain, mais une invention
pure et simple qui contredit la quasi-totalité des usages répertoriés. Proposé par John
Herschel en 1839 comme un vocable générique, le terme “photographie” avait dès ce
moment été accepté des deux côtés de la Manche dans son sens le plus large, entraînant
la restriction de “daguerréotype” à la seule désignation de la pratique sur plaque. À
quoi correspond l’exhumation de l’antique procédé de Niépce, abandonné depuis vingt
ans, pour remplacer l’hyperonyme d’origine anglaise ? Comme le montre le
déséquilibre de la définition de Renard25 (pourquoi ne pas faire correspondre
“daguerréotype” à “calotype” ? pourquoi ne pas mettre en balance les « procédés
perfectionnés de M. Daguerre » avec ceux de Talbot ou de Blanquart-Évrard ? pourquoi
réserver à la photographie sur papier l’exclusivité du « dessin par la lumière » ?), cette
substitution satisfait à une série d’évitements soigneusement pesés. Elle permet à la fois
d’effacer du lexique la paternité britannique du procédé négatif-positif, de réserver au
support le moins pratiqué l’emploi du terme le plus noble, enfin de sauter par-dessus la
fondation daguerrienne de la photographie, pour lui préférer la dignité d’un patronage
historique lointain. Au cœur de la stratégie de la Société, cette construction subtile est
l’œuvre de Ziegler, qui s’en expliquera à l’occasion d’une des nombreuses discussions
terminologiques de l’association, invoquant le précédent du rapport de Léon de
Laborde sur l’exposition des produits de l’industrie de 1849 26.
17 Claire indication de sa doctrine, cette création langagière ne peut dissimuler que
l’exercice auquel se livre la Société, en élisant contre le daguerréotype une technologie
dont il faut simultanément occulter l’origine anglaise, a des aspects schizophrènes.
Bien des représentants de l’association, malgré leurs efforts pour se plier à cette grille
contraignante, trahiront par des lapsus leur difficulté d’y adhérer tout à fait – à
commencer par Le Gray, dont la célèbre formule : « L’avenir de la photographie est tout
entier dans le papier27 » constitue un pléonasme ou un non-sens au regard du dogme.
Cet embarras montre que le triangle lexical inventé par Ziegler n’est pas un simple
outil descriptif, mais bel et bien une arme de combat visant à imposer, par l’emploi d’un
langage, une orientation du champ. L’obligation faite aux acteurs du domaine de
“parler héliographie” produit immédiatement une cartographie lisible des forces en
présence. Par leur plus ou moins grande conformité à la grille, il est facile de mesurer le
degré d’orthodoxie des intervenants. Entre Francis Wey, qui s’en montre l’adepte le
plus exact et le plus constant, et François Claudet, photographe français installé à
Londres, qui réfute catégoriquement le système28, on peut observer une vaste gamme
de positionnements. En Angleterre, seul Robert Hunt déclare son intérêt pour la
dénomination29. L’absence de tout signe de contamination dans les textes de Louis
Figuier atteste sa distance avec la Société30. À l’inverse, Hippolyte Bayard, qui parlera
encore en 1857 d’« héliographie sur papier31 », témoigne du plus fidèle attachement à
son dialecte.
18 Ces jeux de signification n’ont rien d’anecdotique. Ils démontrent l’inanité de ramener
l’antagonisme procédural édicté par la Société à une simple confrontation de
technologies. Coût, reproductibilité, confort d’utilisation, aspect des images, fiabilité
des résultats, applications : tout sépare daguerréotype et calotype. Pour autant, Ceci
doit-il nécessairement tuer Cela, comme l’écrira Nadar en pastichant Hugo 32 ? En
accueillant avec chaleur la communication de Blanquart-Évrard, Edmond de Valicourt
pensait au contraire en 1847 que, « loin d’être rivales et exclusives l’une de l’autre, la

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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photographie sur papier et celle sur métal constituent deux arts en quelque sorte
parallèles et destinés à se prêter un mutuel secours33 ».

Fig. 5. V. Regnault, portrait de


Jules Ziegler, papier salé, v. 1849, 13,6 x 12 cm (album Regnault, n°24), coll. SFP

19 Cette opinion mesurée est la seule conforme à l’économie de la diversification


technologique. Là n’est pas le sens de la distinction prononcée par les militants
héliographes. Car la ligne de démarcation qu’ils tracent vise moins à séparer deux
supports que deux exercices, deux conceptions de la photographie. Celle qu’ils
défendent découle d’une approche esthétique, anti-utilitaire et individuellement
marquée du médium. Celle qu’ils refusent relève de son emploi vulgaire, commercial ou
de pur enregistrement. L’emprise de ces usages triviaux sur l’activité du domaine a
jusque-là conditionné sa réception, et fait de la photographie une pratique moquée et
dépréciée, exclue de toute dignité culturelle, dans les cercles artistiques ou
aristocratiques dont sont issus les calotypistes. Fonder la légitimité esthétique de leur
démarche n’est donc pas une mince affaire : pour prouver qu’il existe une autre
photographie, il faut d’abord se distinguer radicalement de celle qui a acquis le statut
de modèle dominant. Cette situation, qui est celle de toutes les avant-gardes, impose de
recourir à un schéma longuement éprouvé depuis la querelle des Anciens et des
Modernes : un clivage orienté, qui indique simultanément la ligne de partage entre Eux
et Nous et lui associe la flèche du temps désignant le sens de l’Histoire. Comme c’est
souvent le cas dans le domaine technique, le recours aux catégories de la pratique est le
plus sûr moyen de traduire, de justifier et d’autonomiser les affrontements symboliques
du champ. Dans le combat contre la routine commerciale et la mauvaise image du
médium, les supports sont devenus des emblèmes : “daguerréotype” et “photographie”,
“plaque” et “papier” se transforment en noms de guerre, en dénominations de camps,
en signaux de ralliement.
20 Car cette dichotomie n’est pas une fin en soi, mais l’outil de l’établissement de la
dignité esthétique de la photographie. Elle s’appuie sur une perception bientôt

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convertie en argument, l’un des plus neufs et des plus intéressants produits par la
réflexion de l’époque : l’argument du style. Occultée par la dimension technologique de
la production des représentations, l’idée que l’on puisse identifier dans l’image des
éléments témoignant d’une intention de l’auteur n’était pas familière au monde de la
photographie. En 1839 ou en 1840, l’examen des expérimentations de Bayard puis de
Talbot avait donné lieu à la formulation de particularités d’aspect des épreuves par
comparaison avec le daguerréotype, interprétées comme des distinctions
procédurales34. Depuis lors, la perception de différences au sein de la pratique
photographique se limitait à celles engendrées par le degré de maîtrise de l’instrument.
En 1851, à l’occasion de la confrontation d’un grand nombre d’images d’origines
diverses lors de l’Exposition universelle de Londres, on avait pu constater des
tentatives de caractérisation d’ordre géographique35 – mais rien encore qui s’approche
de la notion de style individuel. En instrumentalisant la distinction procédurale, la
Société héliographique est la première à s’avancer sur ce terrain. À la différence du
daguerréotype, explique Francis Wey dès le premier numéro de La Lumière, le procédé
sur papier « procède par masses, dédaignant le détail comme un maître habile,
justifiant la théorie des sacrifices, et donnant, ici l’avantage à la forme, et là aux
oppositions de tons36 ». C’est pourquoi, « le goût particulier du photographe perce dans
son œuvre […] et l’influence de l’individu est assez perceptible pour que les amateurs-
experts, à la vue d’une planche sur papier, devinent d’ordinaire le praticien qui l’a
obtenue37 ».
21 La mauvaise réputation du support papier tenait à sa médiocre définition, due au grain
et aux irrégularités du support, incomparable avec la précision microscopique de la
plaque daguerrienne. Renversant les termes de l’opposition, les militants de la
photographie artistique font de ce défaut une qualité, de cette qualité un défaut : le
papier est défini comme l’instrument d’une interprétation intelligente et souple de la
nature, quand la plaque n’est que l’outil d’une reproduction servile. Née de la pratique
sur papier, la thèse du style photographique paraît une évolution de la compréhension
initiale du procédé sur métal, caractérisée par la production mécanique de l’image.
Mais l’opposition n’est pas chronologique : forgées d’un seul et même trait, ces deux
approches traduisent l’argumentaire clivé de la Société héliographique, la nécessaire
correspondance des termes d’une antithèse stratégique. Démontrant l’efficacité
heuristique du système, cet argument rencontrera un succès certain dans les milieux
spécialisés, pour lesquels il constitue la première légitimation d’un exercice esthétique
de la photographie. Lier la compréhension du médium à une dualité aussi rigide n’était

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toutefois pas sans risque. Un accident de parcours imprévu en apportera bientôt la


preuve.

Fig. 6. V. Regnault (attr.), essaie de tirage (virage aux sels d'or), papier salé, v. 1850, 26,5 x 34,5 cm
(album Reganult, n°108-111), coll. SFP

La Société victime de son style


22 À quel moment cessent les activités de la Société héliographique ? Mal assurée, la glose
aujourd’hui répétée par la vulgate évite d’affronter directement cette question, et y
répond par la seule évocation de la création de la Société française de photographie
(SFP) en 185438. La première histoire de la photographie à accorder quelque attention à
la réunion de la rue de l’Arcade39, celle de Raymond Lécuyer, proposait apparemment
une réponse plus ferme, sans mentionner sa source : « La Société héliographique, si
brillamment composée et née dans l’enthousiasme, après deux années d’existence
s’était éteinte40. » Cette indication, il est vrai, ouvrait le sous-chapitre intitulé :
“Fondation de la SFP”, et se poursuivait par ces mots : « Mais de ses cendres était née, le
15 novembre 1854, la Société française de photographie. » Faute de mieux, André
Jammes et Eugenia Parry Janis empruntent à Lécuyer – sans le citer – la date de 1853
dans The Art of French Calotype41. Quoiqu’elle insère une césure entre les deux formes
institutionnelles, cette chronologie, par la proximité qu’elle suppose entre l’extinction
de la première et la naissance de la seconde, laisse subsister l’idée d’une « continuité 42 »
entre les deux associations. Cette thèse ne résiste pas à l’examen : malgré la présence
d’un fort contingent de membres issus des rangs de la Société héliographique, la
création de la SFP repose pour l’essentiel sur un refus de l’héritage de sa devancière.
Laisser dans le flou la fin de l’aventure des héliographes, en l’inscrivant dans une
généalogie qui tend à gommer son interruption, présente toutefois un avantage : celui
de laisser ouverte la périodisation d’un “âge d’or” de la calotypie française.

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23 Récemment mis à jour par Sylvie Aubenas et Anne de Mondenard, un document


d’archive semble enfin autoriser de poser un terme certain à l’histoire de la Société.
Daté du 31 mars 1853, un courrier adressé au conservateur des estampes de la
Bibliothèque nationale déclare l’association dissoute et fait part de la décision de lui
remettre le célèbre album dont les pages de La Lumière avaient appris la constitution 43.
Mais cette manifestation formelle atteste-t-elle véritablement l’existence de la Société à
la date de sa rédaction ? L’absence du fameux album dans les collections de la
Bibliothèque nationale laisse à penser que la sentence n’a pas été suivie de l’effet
attendu. Dépourvu des formules habituelles de délégation institutionnelle, le courrier
rédigé par Renard et paraphé par huit membres (dont Bayard, Ziegler et Le Gray – mais
ni Monfort, Gros, de Laborde ou Durieu), au lieu de se présenter comme l’expression
autorisée de la volonté générale de l’association ou de son instance dirigeante, n’est
attribué qu’aux « soussignés ». Aucune réunion de ses membres n’est mentionnée à
l’appui de cette grave décision. Plutôt que la preuve de la persistance de la Société, ce
document témoigne d’une survie fantomatique et de la disparition de tout
fonctionnement régulier à la date où il est produit.
24 Les activités de l’association avaient cessé depuis longtemps. Dans le numéro de La
Lumière du 17 août 1851, un entrefilet annonce la suspension des séances et donne
rendez-vous à ses membres le 5 décembre. Lors de la précédente réunion, Monfort avait
fait remarquer « l’absence de plusieurs des sociétaires que la belle saison et l’exécution
de travaux héliographiques fort importants appellent au dehors44 ». La dernière séance,
probablement tenue le vendredi 8 août, ne fera l’objet d’aucun compte rendu. Il n’y
aura pas de réunion du 5 décembre : non seulement parce que la date est mal choisie 45,
mais parce que La Lumière a entre-temps cessé de paraître – et la Société d’exister. Mis
à part le bandeau de titre de l’hebdomadaire, qui continue à indiquer jusqu’au 29
octobre l’adresse du siège de l’association, plus aucune mention ne fait état de ses
travaux ni ne s’y réfère comme à une entité active après le 17 août. Pas étonnant que
Roger Fenton, lors de sa visite à Paris en octobre 1851, ne puisse décrire que les
élégants locaux de la rue de l’Arcade, désertés depuis l’été 46.
25 Enterrée sans tambour ni trompette, la Société héliographique n’a pas survécu à la
grave crise qui a opposé ses principaux dirigeants. Preuve s’il en fallait que La Lumière
ne constitue pas la source impavide qui permet de suivre « avec précision les débats et
polémiques qui agitent le monde la photographie dans cette année 1851 47 », cette crise
est bien sûr largement occultée dans ses colonnes – ce qui n’est pas la moindre cause de
la cessation de sa publication. L’explication du différend apparaît au contraire avec le
premier numéro de Cosmos, revue encyclopédique hebdomadaire des progrès des
sciences, lancé par Benito Monfort et François Moigno le 1 er mai 1852, qui s’offre à
« prendre la succession de La Lumière, en remplissant les conditions imposées par le
fondateur48 ». Outre l’abandon revendiqué de la terminologie héliographique 49, ce
premier numéro est marqué par l’accueil enthousiaste du procédé au collodion sur

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verre « qui en ce moment fait tourner toutes les têtes photographiques et préoccupe
tous les esprits50 ».

Fig. 7. G. Le Gray, « Épreuve obtenue avec un


négatif sur papier préparé avec l'iodure, le cyanure et le fluorure de potassium en 8 secondes à
l'ombre », papier salé, v. 1850, 14 x 10,3 cm (album Regnault, n°68), coll. SFP

26 De ce bouleversement majeur, on ne peut pas dire qu’un abonné de La Lumière avait


véritablement pris toute la mesure. Publié en mars 1851, le procédé de Frederick Scott
Archer avait immédiatement fait sensation en Angleterre en raison de ses qualités
techniques, mais aussi parce qu’il s’agissait d’un des premiers procédés rendus publics,
et donc librement utilisables, dont les composés comme les manipulations s’écartaient
significativement des formules protégées par Talbot51. Plusieurs épreuves avaient été
présentées dans le cadre de l’Exposition universelle de Londres, ouverte au mois de
mai, à laquelle s’étaient notamment rendus Ziegler, de Laborde ou de Brébisson.
Pourtant, dans un journal aussi sensible à l’actualité, aussi réactif que La Lumière, il
faut attendre le mois d’août pour voir apparaître un signalement de la proposition
anglaise, par l’intermédiaire d’un courrier de lecteur, qui le décrit à partir d’une source
secondaire52. Le procédé d’Archer ne sera pas publié dans la première série de
l’hebdomadaire, ni commenté par aucun de ses rédacteurs fétiches.
27 Ce silence insolite s’explique essentiellement par la position ambiguë d’un des piliers
de l’association : Gustave Le Gray. Une fois le succès du procédé établi, il assurera
avoir été « le premier à appliquer le collodion à la photographie 53 », en s’appuyant sur
une évocation elliptique publiée dans son Traité de 1850. Il n’empêche : Le Gray est
plutôt celui qui a tenté d’enterrer le collodion que celui qui l’a promu. À l’époque de la
Société héliographique, il n’utilise guère le procédé que de façon strictement
expérimentale, et entreprend au contraire de défendre la technique du papier ciré,
présentée en séance le 18 avril 1851. Convaincu de la supériorité du papier sur le
verre, lourd et fragile, il pense avoir trouvé la solution qui permet enfin de résoudre
les problèmes spécifiques du support. Tel n’est pas l’avis de Moigno, qui exprime

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ironiquement son opposition l’année suivante dans le Cosmos : « C’est blesser peut-
être la susceptibilité artistique de M. Le Gray que de ne pas avoir le même avis que lui
sur l’avenir esthétique de la photographie ; toutefois, en exprimant une opinion sur ce
sujet, nous croyons ne pas donner seulement la nôtre, mais celle de presque tous les
artistes et critiques consciencieux54. »
28 Mais à la Société héliographique, on ne remet pas en cause facilement le verdict de Le
Gray. Appuyé sur sa vaste pratique expérimentale, celui-ci se montre un intervenant
souvent cassant durant les réunions de l’association55. Alors que rien n’interdisait de
présenter concurremment les deux procédés, l’autorité et la susceptibilité du
photographe entraînent La Lumière à soutenir le papier ciré tout en escamotant
sciemment le collodion, comme le prouvent quelques opérations de diversion. Le
procédé anglais ayant frappé les esprits par sa haute sensibilité, plusieurs articles font
leur apparition à partir du mois d’août pour présenter divers essais d’instantanéité
français, avec deux contributions de Wey consacrées au daguerréotype accéléré des
frères Macaire, qui se referment sur une accusation en forme d’aveu : « Déjà
l’Angleterre annonce bruyamment l’invention d’une méthode encore plus rapide que
celle de nos compatriotes : elle est possédée d’un grand zèle pour l’appropriation de nos
trouvailles, et d’une certaine habileté à déclarer après coup qu’elle a précédemment
inventé ce que nous découvrons56. »
29 Mesurée à l’aune de la mission d’information de l’hebdomadaire, l’occultation du
procédé Archer est une grave erreur, dont plusieurs membres sont conscients – à
commencer par Benito Monfort qui, selon le témoignage de Fenton, expérimente sur
collodion en octobre, bientôt rejoint par Ziegler et Aguado. Doit-on lire dans le numéro
du 17 août, derrière le compliment appuyé et tout à fait hors de propos adressé par Wey
à « l’esprit libéral, ardent, éclairé57 » qui a fondé le journal, autrement dit Monfort, une
tentative pour effacer les traces d’une discussion trop vive ? Déjà secouée un mois plus
tôt par la mort de Daguerre, et en l’absence de Le Gray, retenu en province par la
commande de la commission des Monuments historiques, l’association tangue et se
divise. La décision de Monfort d’interrompre la parution du journal, qui suit de peu le
retour du photographe dans la capitale, met un point final à la crise. Victime de son
style excessif et partisan, de son assurance imprudente et de son anglophobie, la
Société n’a pas été capable de surmonter sa première dispute. Les dirigeants de la SFP
retiendront la leçon en favorisant la recherche du consensus, fût-ce au prix de
nouvelles contradictions – et du sacrifice d’un certain panache.
30 Un semestre d'intense activité, 154 pages de texte et un album invisible : le bilan concret
de la Société héliographique paraît sans commune mesure avec la marque qu'elle
imprime sur la photographie. Le résultat des travaux des commissions nommées en son
sein est à peu près nul : l'examen de la question de la papeterie photographique débouche
sur un constat d'échec ; celle de l'imprimerie photographique se clôt de fait avec la
création indépendante de l'entreprise lilloise de Blanquart-Évrard. Devant la résistance
des opticiens, la Société s'avère même incapable de mettre en place une commission
chargée de l'examen des objectifs. Tout autre est son bilan symbolique. Élaborée à la façon
d'une avant-garde par des acteurs déterminés, elle forge un esprit de parti, crée entre ses
membres ce lien précieux de la cause commune, de la conviction partagée contre
l'adversité, scellé par la dynamique de l'institution58. Par l'invention d'un antagonisme de
discours, par l'affirmation d'une esthétique, par le recours à la stylistique du journalisme,
de la polémique et de l'urgence, la Société donne corps à une nouvelle image du médium.

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À la photo-graphie comme pratique, elle substitue le photo-graphique59 comme mytho-


logie. Le ressort de cet exercice de légitimation culturelle repose sur ce que François
Brunet appelle une « dé-vulgarisation60 ». À rebours du modèle d'inspiration saint-
simonienne proposé par Arago douze ans plus tôt, la photo-graphie s'y trouve définie non
par ses caractères populaires ou égalitaires, mais comme une activité exigeante et élitaire,
encadrée par une hiérarchie de maîtres et de chefs-d'œuvre, à l'égal du grand art. Cette
revalorisation passait par l'emprunt d'un ordre esthétique profondément conservateur,
en partie dépassé et à vrai dire assez éloigné des potentialités propres de l'enregistrement
visuel. Cette étape était nécessaire. Jusqu'alors, l'exercice du médium relevait de la
technique, du commerce et de l'utilité. La Société héliographique fait de la photographie
un roman : il n'en fallait pas moins pour la faire accéder au rang de pratique culturelle. La
précocité de ce changement de statut restera un atout incomparable dans l'histoire de la
réception de cette technologie.

NOTES
1. Que l’on ne confondra pas avec “l’institution de la photographie”, expression par laquelle
François BRUNET caractérise le processus de divulgation du daguerréotype en 1839 (La Naissance
de l’idée de photographie, Paris, Puf, 2000, p. 57-116).
2. « La Lumière, a journal absolutely fundamental to the study of French photography in this
period, provides in weekly installments the most perfectly sustained picture in the richest
possible detail of photographic activity during the 1850s and 1860s », André J AMMES, Eugenia
PARRY JANIS, The Art of French Calotype, Princeton, Princeton University Press, 1983, p. 133.
3. Gilbert B EAUGÉ, “Un monument de l’archive photographique : La Lumière”, Collection du
journal La Lumière (1851-1860), Marseille, éd. Jeanne Laffitte, 1995, vol. I, p. 12. L’auteur a repris
et développé cette position dans un courrier adressé à la rédaction d’Études photographiques
(“Correspondance”, n°3, novembre 1997, p. 154). Je m’empresse de dire que cette lecture me
paraît parfaitement légitime, du point de vue d’une analyse structurale du sujet de l’énonciation.
Tel n’est pas mon angle d’approche, qui vise au contraire à identifier les modes de constitution
historiques d’un discours par une instance collective.
4. [Préambule], Bulletin de la Société française de photographie, vol. 1, janvier 1855, p. 3-4. Les
trois premiers numéros du Bulletin, couvrant les mois de janvier, février et mars, sont publiés
début avril. Daté du 1er janvier 1855, le texte du préambule, dû à Eugène Durieu, n’a pu être
rédigé à cette date (à laquelle les conditions de la décision de publication étaient loin d’être
réunies), mais plus vraisemblablement début mars.
5. Cf. Ernest LACAN et al., “Correspondance”, La Lumière, Ve année, n°19, 12 mai 1855, p. 73-75 (un
travail ultérieur sera consacré à la “bataille des périodiques” qui forme le cadre de la naissance
de la Société française de photographie).
6. G. BEAUGÉ, art. cit., p. 13.
7. Auguste CARON, [éditorial], Le Propagateur, n°1, 20 novembre 1853, n. p. [p. 1].
8. Alexis GAUDIN, “Programme”, La Lumière, IIe année, n°1, 17 novembre 1851, p. 1.
9. Cf. Tania PASSAFIUME, “Le positif direct d’Hippolyte Bayard reconstitué”, Études photo-graphiques,
n° 12, novembre 2002, p. 98-109.

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10. Cf. André GUNTHERT, “Daguerre ou la promptitude. Archéologie de la réduction du temps de


pose”, Études photographiques, n°5, novembre 1998, p. 11-12.
11. Comme le note René C OLSON (Mémoires originaux des créateurs de photographie, Paris,
Carré/Naud, 1898, p. 78). Rappelons que la découverte du principe de l’image latente par Talbot
date de septembre 1840.
12. Cf. Désiré BLANQUART-ÉVRARD, Procédés employés pour obtenir les épreuves de photographie sur
papier, Paris, Ch. Chevalier, 1847 (voir également : Jean-Claude GAUTRAND, Alain BUISINE, Blanquart-
Évrard, Douchy-les-Mines, Centre régional de la photographie Nord-Pas-de-Calais, 1999, p. 18-23) ;
A. GUILLOT-SAGUEZ, Méthode théorique et pratique de photo-graphie sur papier, Paris, Masson, 1847.
Contraire-ment à une idée répandue, la proposition de Blanquart-Évrard n’est pas un simple
décalque du brevet de Talbot : la modification de la préparation du papier, sans apport d’acide
gallique (cause de la majorité des échecs du calotype originel), constitue un progrès notable. Le
procédé Guillot-Saguez, en supprimant le bain de nitrate d’argent, constitue lui aussi un
perfectionnement des plus utile (je remercie Alan Greene pour ses précieux éclaircissements).
13. Sauf à fabriquer soi-même son matériau, comme le conseille Stéphane G EOFFRAY, qui propose
une revue détaillée de ces problèmes dans son Traité pratique pour l’emploi des papiers du
commerce en photographie, Paris, Cosmos/Delahaye, 1855.
14. La fondation de cette association, également appelée “Calotype Club”, issue de la Graphic
Society, est attestée par un article de l’Athenæum du 18 décembre 1847 (je remercie Roger T AYLOR
de cette indication. Voir notamment, du même auteur : “All Art, and nothing but Art. The
Graphic Society and Photography”, History of Photography, vol. 23, n°1, printemps 1999,
p. 59-67).
15. Alphonse DE B RÉBISSON, Glanes photographiques. Notes complémentaires concernant la
photographie sur papier, Falaise, chez l’auteur, 1848, p. 1 (je remercie Paul-Louis Roubert de
m’avoir signalé cette note) ; Charles CHEVALIER [éd.], Recueil de mémoires et de procédés
nouveaux concernant la photographie sur plaques métalliques et sur papier, Paris, Baillière/
Roret, décembre 1847.
16. Cf. Benito M ONFORT, “Communication intéressante”, La Lumière, n°3, 23 février 1851, p. 10
(dans ce même article, Bayard n’a droit qu’à l’épithète de “collègue”).
17. Ibid., n°1, 9 février 1851, p. 2 (voir annexe). Nombreux sont les historiens de la photographie
qui se bornent à identifier l’appartenance à la Société à partir de ce document, alors que d’autres
adhérents rejoignent bien évidemment l’association par la suite. Les comptes rendus des séances,
en spécifiant l’identité des intervenants, ainsi que la souscription pour le monument à Niépce et
Daguerre permettent de compléter la liste initiale d’une trentaine de noms, dont : André Belloc,
Louis Auguste Bisson, Buron, César Daly, Étienne-Jean Delécluze, Maxime Du Camp, Hippolyte
Fizeau, Edmond Fruit, Marc-Antoine Gaudin, Ernest Lacan, C.-L. Leblanc, Honoré d’Albert de
Luynes, Frédéric Martens, Louis-Auguste Martin, Charles Nègre, Eugène Piot, Auguste Ribot,
Jean-Baptiste Sabatier-Blot, Secrétan, Edmond de Valicourt, Julien Vallou de Villeneuve. Ce
relevé porte le total des membres signalés à soixante-huit, ce qui suggère une forte croissance de
l’association au cours du premier semestre 1851. En l’absence d’indications plus précises sur les
entrées (ou les sorties) dans ses rangs, on restera toutefois prudent sur sa composition.
18. Cf. Sylvie A UBENAS (dir.), Gustave Le Gray. 1820-1884 (cat. exp.), Paris, Bnf/Gallimard, 2002,
p. 34-40.
19. Cf. Anne DE MONDENARD, “Entre réalisme et romantisme. Francis Wey, critique d’art”, Études
photographiques, n° 8, novembre 2000, p. 22-43.
20. À l’appui de cette thèse, les indices sont minces, mais pas négligeables. La plupart des auteurs
de La Lumière maniant l’étiquette avec la circonspection qui sied aux membres de la bonne
société, on ne mésestimera pas l’épithète d’« ami » que Wey accorde à Ziegler (« Déjà, dans un
remarquable article, notre confrère et ami, M. Ziegler, s’est élevé contre la manie de colorier les

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portraits sur plaque. […] Je suis heureux, à cet égard, de m’appuyer sur le sentiment d’un artiste
d’un goût pur et d’un sentiment délicat, tel qu’est l’auteur du Daniel et du Giotto », “De
l’inconvénient de retoucher les épreuves héliographiques”, La Lumière, n° 11, 20 avril, 1851,
p. 43). Ziegler, quant à lui, dans l’unique référence qui accompagne ses articles publiés dans la
première série de l’hebdomadaire, cite un obscur ouvrage de Wey de 1843 (“Note de M. Ziegler
sur le prix proposé par M. Anthony”, ibid., n°14, 11 mai 1851, p. 55) : il est le seul membre de la
Société à manifester sa connaissance de l’œuvre antérieur de l’écrivain. Plus au fond, une lecture
parallèle de leurs contributions montre une parfaite concordance des prises de position ou des
argumentations de Ziegler et de Wey. À plusieurs reprises, comme dans l’article cité ci-dessus, le
second rebondit sur une note ou une remarque en séance du premier, et en développe ou en
prolonge les attendus. La présence de portraits de Wey et de Ziegler au sein de l’album Regnault
(voir la série p. 10-13, relative à une expérience acoustique effectuée dans le laboratoire du
Collège de France en 1849, cf. fig. 4 et 5), tend à confirmer l’existence de liens entre le peintre et
le critique avant la création de la Société héliographique.
21. Pour reprendre l’expression par laquelle l’éditorial de François-Auguste RENARD définit le
principal groupe destinataire du journal (“But du journal La Lumière”, La Lumière, n°1, 9 février
1851, p. 1). Sur Ziegler, cf. Jacques WERREN, “Jules Ziegler, un élève oublié de Bayard”, Études
photographiques, n° 12, novembre 2002, p. 64-97.
22. Bayard est né en 1801, Ziegler en 1804. Nous ignorons les dates de naissance et de mort de
Benito Monfort, mais ses interventions trahissent une autorité moins assurée que celle des
principaux participants aux séances de l’association, tels Ziegler, Durieu ou Regnault, ce qui
autorise à penser qu’il est probablement plus proche de la génération de Le Gray, né en 1820.
23. Répertorié dans le précieux Manuel bibliographique du photographe français d’É[mile]
B[ELLIER] DE L[A CHAVIGNERIE] (Paris, Aubry, 1863, p. 18, n° 143), un opuscule d’avril 1848 atteste
notamment la fondation d’un éphémère “Athénée de photographie”, à l’initiative des frères
Mayer, placé sous le patronage de Daguerre et hébergé chez Charles Chevalier.
24. Le parallèle s’impose encore une fois avec la Société française de photographie, dont le
Bulletin paraît trois mois après la première séance régulière, et dont les réunions sont organisées
à un rythme mensuel. Notons au passage que les deux entités Société héliographique/La Lumière,
l’une emmenée par Ziegler, l’autre par Monfort, ont chacune une autonomie marquée : leurs
principaux animateurs forment deux équipes distinctes, qu’indique la statistique des comptes
rendus et des articles publiés (voir annexe). Du côté des séances de l’association, Ziegler, Le Gray,
Bayard, Durieu, Delessert et Regnault totalisent à eux seuls les deux tiers des interventions. Du
côté de La Lumière, les contributions de Clavel, Wey, Lacan et Monfort fournissent près de la
moitié des textes signés de la première série.
25. Celle-ci sera corrigée quelques numéros plus tard par Francis W EY, dans sa reprise
commentée de l’éditorial (“Exposé sommaire du but et des principaux éléments du journal”, La
Lumière, n° 5, 9 mars 1851, p. 17).
26. Cf. Jules Z IEGLER, in Louis-Auguste MARTIN, “Société héliographique. Séance du 4 avril”, ibid.,
n° 11, 20 avril 1851, p. 42. Sur le goût de Ziegler pour les systèmes terminologiques, cf. J. W ERREN,
art. cit., p. 68.
27. Gustave L E GRAY, Nouveau Traité théorique et pratique de photographie sur papier et sur
verre, Paris, Lerebours & Secrétan, juillet 1851, p. 9.
28. « On a appelé le procédé de Daguerre, daguerréotype, et l’on doit par la même raison adopter
la dénomination de talbotype pour la découverte de M. Talbot. Mais il n’y a aujourd’hui que la
France qui se refuse à appeler talbo-type le procédé inventé par M. Talbot. Cette dénomination
est adoptée par tous, en Angleterre, en Amérique. En France, j’ai souvent entendu parler du
daguerréotype sur papier, et cette expression est aussi fausse que celle de photographie, qui est
le terme générique de tous les procédés dans lesquels la lumière est l’agent principal », François
CLAUDET, in L.-A. MARTIN, “Société héliographique. Séance du 4 avril”, loc. cit.

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29. Cf. Robert H UNT, “Photography. With some of its peculiar phenomena”, The Art-Journal, vol.
IV [nouv. série], 1er avril 1852, p. 101-102.
30. Cf. Louis F IGUIER, “La photographie”, Exposition et histoire des principales découvertes
scientifiques modernes, Paris, Masson, Langlois & Leclerc, vol. I, 1851, p. 1-72.
31. Hippolyte B AYARD, “Note sur un procédé de photographie sur papier”, Bulletin de la Société
française de photographie, t. III, 1857, p. 24.
32. Cf. Félix NADAR, Quand j’étais photographe, Paris, Flammarion, 1900, p. 193.
33. Edmond DE VALICOURT, “Nouveaux renseignements sur le procédé de photographie sur papier”
[Le Technologiste, mars 1847], reproduit in Charles CHEVALIER [éd.], Recueil de mémoires…, op.
cit., p. 85.
34. Cf. Raoul ROCHETTE, “Rapport sur les dessins produits par le procédé de M. Bayard”, Académie
des beaux-arts, séance du 2 novembre 1839, cit. in Jean-Claude G AUTRAND, Michel FRIZOT,
Hippolyte Bayard. Naissance de l’image photographique, Amiens, Trois Cailloux, 1986, p. 195 ;
SCHNETZ, [rapport de l’Académie des beaux-arts], séance du 18 avril 1840, cit. in Françoise
HEILBRUN, “Vingt-quatre dessins photogéniques inédits de William Henry Fox Talbot conservés à
l’Académie des beaux-arts”, Lettre de l’Académie des beaux-arts, n° 28, hiver 2002, p. 9.
35. Cf. [Anon.], “Photography in the Palace of Glass”, The Athenæum, n°1233, 14 juin 1851, p. 632.
36. F. W EY, “De l’influence de l’héliographie sur les beaux-arts”, La Lumière, n° 1, 9 février 1851,
p. 3.
37. Ibid.
38. « La Société héliographique cédera la place en 1854 à la Société française de photographie »,
Michel FRIZOT, Nouvelle Histoire de la photographie, Paris, Bordas/Adam Biro, 1995, p. 70 ; voir
également Quentin BAJAC, L’Image révélée. L’invention de la photographie, Paris, Gallimard/
Réunion des Musées nationaux, 2001, p. 96.
39. Je ne compte pas ici les simples mentions de fondation (cf. Josef Maria E DER, Ge-schi-chte der
Photographie, 3e éd. revue et augm., Halle a. S., Knapp, 1905, p. 452).
40. Raymond LÉCUYER, Histoire de la photographie, Paris, Baschet, 1945, p. 254.
41. L’expression « officially founded in 1854 from the ashes of the former organization »
témoigne de la source utilisée (The Art of French Calotype, op. cit., p. 39).
42. « The continuity between the two organisations remains vague », ibid., p. 42. Les auteurs ont
visiblement remarqué qu’il n’existe aucune preuve tangible d’une quelconque forme de
continuité. Leur prudence s’explique par la position à cette époque de la SFP, dont André Jammes
est administrateur : en concurrence avec la Royal Photographic Society pour le titre de plus
ancienne association photographique au monde, celle-ci encourage complaisamment l’idée d’un
enchaînement entre les deux formes institutionnelles (« La Société française de photographie est
la plus ancienne des sociétés de photographie du monde, puisqu’elle fut fondée en 1851 sous le
nom de Société héliographique, prenant en 1854 le nom actuel », Gérald M ESSADIÉ, “Il faut sauver
la Société française de photographie”, Photo-Revue, mai 1981, n° 5, p. 7).
43. « À Monsieur Duchêne Ainé, conservateur des Estampes à la Bibliothèque nationale./
Monsieur,/Les soussignés membres du Comité et membres de la Société héliographique décident
que le moment est venu de remettre l’album de la Société au Cabinet dont vous êtes
conservateur ; que si la Société se reforme de nouveau un nouvel album pourra être recomposé.
Qu’enfin la Société se dissout et que la décision contenue dans le n° 6 de La Lumière en date du 16
mars 1851, doit avoir son effet./Voici Monsieur, le texte de cette décision : “En cas de dissolution
de la Société, l’album dont il s’agit sera déposé au Cabinet de la Conservation des estampes de la
Bibliothèque nationale.”/Ces lignes sont signées pour le comité par M. Renard secrétaire et
gérant du journal La Lumière et représentant M. de Monfort./Les soussignés remercient
M. Duchêne Ainé de la peine qu’il veut bien prendre pour la remise de l’album et le prient
d’agréer leurs sentiments de haute estime et de sincère reconnaissance./Paris, le 31 mars 1853./

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Signé :/Bayard, Fortier, H. Le Secq, Aug. Leisse, J. Ziegler, Leblanc, Gustave Le Gray, H. Plaut, F. A.
Renard, Secrétaire de la Société héliographique et ancien gérant du journal La Lumière »,
Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la Photographie, Ye1 réserve,
Archives (1847-1880), folio 928 (je remercie Sylvie Aubenas pour la communication de ce
document).
44. B. M ONFORT, in “Société héliographique ; Séance du vendredi 23 juillet 1851”, La Lumière,
n° 27, 10 août 1851, p. 106. Monfort fait allusion à la célèbre “Mission héliographique”, qui
concerne Le Secq, Baldus, Bayard, Le Gray et Mestral, cf. A. de MONDENARD , La Mission
héliographique. Cinq photographes parcourent la France en 1851 (cat. exp.), Paris, Monum/éd. du
Patrimoine, 2002. Si la commande fait l’objet de plusieurs articles de La Lumière, on notera que
cette évocation discrète constitue sa seule mention au sein des comptes rendus des réunions de
l’association : contrairement à l’opinion répandue qui voit dans ce programme l’expression
majeure de l’œuvre de la Société, celui-ci constitue visiblement une initiative distincte de ses
travaux répertoriés.
45. Quelques jours après le coup d’État du 2 décembre, la plus grande agitation règne encore dans
les rues de la capitale (voir notamment Rodolphe APPONYI, De la révolution au coup d’État,
Genève, La Palatine, 1948, p. 190-207).
46. Cf. Roger F ENTON, “Photography in France”, The Chemist. A Monthly Journal of Chemical
Philosophy, vol. III (nouv. série), n° 29, février 1852, p. 221-222.
47. J.-P. GAUTRAND, Hippolyte Bayard, op. cit., p. 46.
48. F[rançois] MOIGNO, “Cosmos, centre photographique”, Cosmos, vol. I, n°1, mai 1852, p. 3.
49. « À propos d’épreuves sur papier, hâtons-nous de faire notre profession de foi. Le véritable
inventeur de la photographie en général, c’est Joseph-Nicéphore Niépce, et non pas Daguerre : le
véritable inventeur de la photographie sur plaques iodurées est certainement Daguerre : le
véritable inventeur de la photographie sur papier est certainement M. Talbot ; et le nom tant
combattu de talbotypie est aussi vrai, aussi légitime que le nom universellement adopté de
daguerréotypie », ibid., p. 4.
50. Ibid., p. 3.
51. Ce contexte a son importance, qui fait présenter à Archer son procédé comme « admirably
adapted for photographic purposes as a substitute for paper » (Frederick Scott ARCHER , “On the
use of collodion in photography”, The Chemist. A Monthly Journal of Chemical Philosophy, vol. II
[nouv. série], n°18, mars 1851, p. 257). Dans l’esprit de celui qui sera l’un des cofondateurs de la
Photographic Society en 1853, il s’agit avant tout de proposer un « substitut » efficace à la
méthode de Talbot. Mais du point de vue des défenseurs français de la photographie sur papier,
le texte d’Archer constitue une attaque en règle contre les positions de la Société.
52. L. d’ AUBRÉVILLE, “Héliographie sur verre. Images instantanées”, La Lumière, n° 29, 24 août
1851, p. 114-115. La source dont ce courrier propose une traduction partielle est une reprise par
The Patent Journal (n° 273, vol. XI, 16 août 1851, p. 238), non de la description originale du
procédé, mais d’une note de Horne citée par R. HUNT (“Photography. Recent Improvements”, The
Art-Journal, vol. III [nouv. série], 1er juillet 1851, p. 188-190).
53. G. LE GRAY, Photographie. Traité nouveau théorique et pratique des procédés et manipulations
sur papier et sur verre, Paris, Lerebours & Secrétan, mai 1854, p. 89. Le Gray déclare avoir
expérimenté sur collodion depuis 1849 – ce qui est également le cas d’Archer (cf. F. S. A RCHER, The
Collodion Process on Glass, Londres, chez l’auteur, 1854 [2 e éd. augm.], p. 10).
54. F. MOIGNO, “Photographie”, Cosmos, n° 22, 26 septembre 1852, p. 524-528.
55. Exemple typique de discussion sur un procédé : à la lecture d’une proposition soumise à
l’examen des membres, Bayard réagit en suggérant une amélioration : « Je crois qu’en enlevant
l’excès d’humidité par un buvard, et en soumettant ensuite le papier à l’alcool, l’action serait
meilleure. » Le Gray est plus net : « J’ai déjà essayé ce système il y a un an, mais il ne m’a pas

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donné de résultats » (cit. in L. A. MARTIN, “Société héliographique. Séance du 18 avril”, La


Lumière, n° 12, 27 avril 1951, p 46).
56. F. W EY, “Héliographie sur plaques. Épreuves instantanées”, La Lumière, n° 38, 29 octobre
1851, p. 150 (pour un commentaire plus détaillé de cet intéressant épisode, cf. A. G UNTHERT, “La
légende du cheval au galop”, Romantisme, n° 105, octobre 1999, p. 23-34).
57. F. WEY, “Publications héliographiques”, ibid., n° 28, 17 août 1851, p. 110.
58. Entendons ici, non la forme sociale achevée, mais l'acte constitutif d'une entité nouvelle qui
modifie l'équilibre existant (cf. Cornélius CASTORIADIS, L'Institution imaginaire de la société, Paris,
éd. du Seuil, 1975).
59. Sur l’usage de ce terme, cf. A. GUNTHERT, Michel POIVERT, “Laboratoire du photo-graphique”, Études
photo-graphiques, n° 10, novembre 2001, p. 6.
60. F. BRUNET, op. cit., p. 15-16.

RÉSUMÉS
On cherchera en vain dans les histoires de la photographie un chapitre consacré à l’un de ses
principaux tournants : l’institution du photographique, soit l’œuvre de la Société
héliographique1. Quoique la fondation de cette association en 1851 fasse l’objet de nombreuses
mentions, elle est habituellement évoquée en quelques lignes, sans guère d’explications. Ce
traitement expéditif suggère au lecteur qu’il se trouve face à un phénomène des plus banal, où il
ne faut apercevoir qu’un contrecoup logique de la formation du champ photographique. Cette
approche implique une bonne dose de paresse intellectuelle et plusieurs erreurs de perspective.
La première est celle qui consiste à penser une forme institutionnelle comme le produit de
“forces” socio-historiques aveugles, alors que la mise en commun de ressources individuelles en
vue de la réalisation d’un programme, la création d’une dynamique visant à la réforme du
domaine participent de l’événementialité la plus chaude. La deuxième est celle qui tendrait à
conférer à la Société une représentativité globale de l’activité photographique de l’époque, quand
celle-ci est au contraire une faction militante, dont la stratégie et l’action s’écartent sensiblement
des options alors majoritaires. C’est bien parmi les résultats de ses travaux qu’il faut compter la
naissance d’un champ proprement dit, c’est-à-dire d’un espace de tensions structuré et orienté,
auquel rien n’apparentait jusqu’alors le paysage de la photographie.

AUTEUR
ANDRÉ GUNTHERT
ANDRÉ GUNTHERT est maître de conférences à l’école des hautes études en sciences sociales où il
dirige le Laboratoire d’histoire visuelle contemporaine (Lhivic). Fondateur de la revue études
photographiques, il a notamment dirigé avec Michel Poivert L’Art de la photographie des origines à nos
jours (Citadelles/Mazenod, 2007). Ses recherches actuelles portent sur les nouveaux usages des
images numériques et sur les formes visuelles de la culture populaire. Cet article a été rédigé
dans le cadre de l’ANR “Les artistes en régime numérique”.

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Alentours de Bayard

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Jules Ziegler un élève oublié


d’Hippolyte Bayard
Jacques Werren

L’auteur remercie Nancy Keeler, auteur d’une thèse sur Hippolyte Bayard, et Pierre-Marc
Richard, expert en photographies anciennes, pour leurs observations précoces sur l’importance
de l’œuvre photographique de Ziegler, qui ont conduit à l’exploitation de la collection du fonds
Ziegler conservé au musée de Langres. Ces photographies sont pour la première fois
intégralement publiées, avec l’aimable autorisation du conservateur du musée, Sophie Serra :
qu’elle en soit ici chaleureusement remerciée également. Benoît Decron, son prédécesseur à
Langres, avait permis la publication par le GRECB, en 1995, de trois photographies concernant la
céramique.
« De tous les artistes contemporains, Ziegler était
celui qui ressemblait le plus aux maîtres du XVIe
siècle par ses aspirations encyclopédiques. Il y
avait du Léonard de Vinci dans cette tête à
système toujours occupée de quelque recherche
mystérieuse. »
Théophile Gautier

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Fig. 1. J. Ziegler, frontispice des Etudes céramiques, papier salé, 41,6 x 29,1 cm, v. 1854, coll. musée de
Langres.

1 « M. Ziegler fut un des premiers peintres qui comprirent toute l’influence que la
photographie devait exercer sur le progrès des arts, aussi s’adonna-t-il avec
enthousiasme à la pratique de ces procédés », écrit Ernest Lacan 1 en présentant Jules
Ziegler2 comme un acteur décisif de la photographie. Esprit curieux de tout,
constamment en éveil, il disperse une énergie considérable à poursuivre ses recherches
et ses rêves dans de nombreux domaines, passant d’un sujet à l’autre sitôt le but atteint
ou le succès arrivé, peu soucieux semble-t-il d’exploiter jusqu’au bout le filon de ses
réussites. Causeur brillant dont la compagnie stimulante et érudite est recherchée, il
fréquente les sphères du pouvoir administratif et politique, sans discontinuité entre la
Monarchie de Juillet, la République et le Second Empire. « Différent de beaucoup de
songeurs, il rêvait et pratiquait […]. Il a trop cédé aux curiosités de son esprit et
disséminé de puissantes facultés d’invention », écrit après sa mort Théophile Gautier,
ami fidèle, soulignant à regret que le peintre à la réussite précoce « n’avait qu’à suivre
le chemin où ses premiers pas s’étaient empreints si fortement et n’avait pas besoin de
se remettre à la recherche d’autres théories et d’autres manières […]. Moins spirituel et
moins ingénieux, il serait peut-être un plus grand peintre ». L’homme a en effet de quoi
dérouter par le foisonnement inventif d’une vie partagée entre de nombreuses
recherches et de multiples passions. La contribution de Ziegler à l’aventure de la
photographie aux temps primitifs, thème de cette courte étude, nous échappe
cependant aujourd’hui encore largement. Si l’influence d’Hippolyte Bayard est
dominante, tant du point de vue technique qu’artistique, les travaux photographiques
de Ziegler sont également fortement marqués par son œuvre de céramiste, et, aussi, de
peintre.

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Un élève d’Ingres aux accents caravagesques

Fig. 2. F. Nadar, « Ziegler », papier salé, 21,6 x 17,3 cm, v. 1854-1860, coll. musée d’Orsay/RMN-
Lewandowski.

2 Car c’est bien à la peinture qu’il consacre la plus grande partie de sa vie. Né à Langres
en 1804 dans une famille aisée3, il fait son droit à Paris pour satisfaire son père, mais
s’intéresse parallèlement aux sciences :
« Ses goûts paraissaient alors le porter vers l’étude des sciences, à laquelle il se
livrait avec une espèce de passion. Il suivait la plupart des cours professés à la
Sorbonne et au Jardin des Plantes, et acquit des connaissances étendues dans les
sciences physiques et naturelles4. »
3 Ces doubles études ne l’empêchent nullement de s’adonner à sa vocation la plus
précoce, la peinture. Dès 1826, il entre dans l’atelier d’Ingres et se forme à « cette
discipline austère [qui lui] donne le goût de la ligne… et la netteté d’exécution qui
caractérisent les élèves d’Ingres5». Il y fait la connaissance d’Amaury-Duval, qui des
années plus tard dans ses souvenirs6 évoquera sa farouche motivation et la
détermination presque brutale de son caractère :
« Un des élèves de l’atelier qui travaillait avec le plus d’ardeur, était Ziegler. Plus
âgé que la plupart de nous, reçu avocat, ce qui nous inspirait beaucoup de respect, il
avait un besoin de produire qui peut-être, à mon sens, lui fut nuisible… Son
ambition perçait déjà… il avait passé bien plus rapidement que nous par tous les
degrés de l’apprentissage. Il voulait peindre… Il voulait faire un tableau, rien ne
l’arrêtait. » Son physique, aussi, l’impressionne : « [...] un homme grand, déjà
énorme, à chevelure noire abondante et retombant sur son front bas [et qui] avait
quelque chose d’effrayant à voir quand il marchait, indiquant du geste ce qu’il
venait d’exprimer. »
4 Ce que confirme Théophile Gautier en évoquant « sa haute taille, sa construction
athlétique, sa face puissamment modelée, ses cheveux abondants et noirs, où peu de fils

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argentés se montraient, ses dents superbes, ses yeux d’un noir brillant, pleins de vie et
d’intelligence » et, plus loin, « ses longues conversations, auxquelles il savait donner un
charme particulier, car c’était un merveilleux causeur ». Les portraits photographiques
de Ziegler par Nadar (fig. 2), Bayard (fig. 3) et Regnault confirment cette description 7.
Les mains puissantes aux doigts énormes, Ziegler pose sur le premier avec assurance
devant une peinture et une céramique, résumées de son œuvre artistique : une
réduction de Saint Luc peignant la Vierge, et un grand vase aux apôtres en grès, chef-
d’œuvre de sa courte mais importante période céramique. Pressé de réussir, ce qui
suscite parfois l’agacement de ses amis, il bénéficie dès les premières années de la
Monarchie de Juillet du mécénat royal. Le roi Louis-Philippe acquiert une première
toile au Salon de 1831.

Fig. 3. H. Bayard, Ziegler dans la cour de sa maison parisienne, daguerréotype, 14,5 x 20 cm, v. 1844,
coll. SFP.

5 En 1833, c’est la consécration avec son Giotto dans l’atelier de Cimabue, qui fait sensation,
« la meilleure invention du salon » selon la critique. Sa carrière de peintre, dès lors, est
lancée. Plusieurs commandes publiques lui sont attribuées, notamment pour le
nouveau musée historique de Versailles (la future galerie des Batailles), et des
compositions à sujet religieux, dans le cadre du vaste programme initié par le roi pour
décorer les églises, auquel les élèves d’Ingres, en particulier, participent massivement.
Raphaël et les maîtres italiens de la Renaissance constituent bien sûr la référence
majeure de son apprentissage. Mais le répertoire de sa peinture ingriste emprunte aussi
beaucoup au Caravage et aux maîtres espagnols – il est considéré comme le chef de
l’école espagnole au moment où Louis-Philippe ouvre sa Galerie espagnole –, cherchant
par de larges aplats de couleurs les contrastes de la lumière. « Le choix de sujets plus
volontiers bibliques qu’évangéliques, un traitement tantôt d’une précision obsédante,
tantôt d’une largeur presque sommaire, le caractère comme farouche des personnages
donnent à l’œuvre de Ziegler une originalité peu commune », écrit Bruno Foucart en

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19878. C’est à la faveur d’une mission en Allemagne en 1834, où le roi l’envoie étudier le
vitrail, qu’il s’intéresse à la céramique, et plus particulièrement aux fameux grès
allemands du Moyen Âge. Ces pièces de luxe vernies au sel ou émaillées de couleurs
connaissent alors un peu partout en Europe une très grande vogue auprès des
collectionneurs, et tout particulièrement en Allemagne, avec la montée du courant
“Historismus” qu’accompagne le nationalisme germanique naissant. À son retour,
Ziegler donne à la manufacture de Sèvres les dessins de vitraux qui sont exécutés pour
la chapelle royale de Dreux et les châteaux d’Eu et de Compiègne. Et puis, en 1835, se
produit l’événement décisif dans la carrière de l’artiste, « une de ces fortunes rares
qu’un artiste peut attendre en vain toute sa vie », dira Gautier. À l’occasion d’un dîner,
Thiers, alors ministre de l’Intérieur, conquis par le brio de son exposé, décide de confier
à Ziegler, et non à Paul Delaroche, pourtant préalablement sélectionné, la décoration de
la coupole de l’église de la Madeleine à Paris. Ziegler réalise une vaste composition
“philosophico-humanitaire”, l’histoire du christianisme, dans le genre des peintures à
fresque qu’il avait étudiées et admirées en Allemagne auprès du peintre Cornélius.
Après trois années de labeur, Ziegler termine épuisé, mais couvert de gloire. Le roi le
fait chevalier de la Légion d’honneur. Mais il doit cesser de peindre, car sa vue est très
affaiblie.

Un céramiste novateur
6 Ziegler fonde alors, près de Beauvais, une manufacture de grès artistiques, dans la
tradition rhénane du Moyen Âge qu’il avait étudiée en mission. En un temps record,
grâce en partie aux ouvriers et mouleurs qu’il fait venir d’Allemagne 9, il réintroduit le
premier en France les techniques ancestrales du grès salé 10 et, en fabriquant des pièces
de luxe, redonne ses lettres de noblesse à ce matériau imperméable, employé jusque-là à
la fabrication d’ustensiles domestiques ou de pièces pour l’industrie chimique. Il ouvre
une boutique à Paris dans le quartier à la mode, sur les grands boulevards, pour y
vendre sa production. Ses pièces rencontrent un vif succès, et pénètrent dans les
intérieurs de la grande et moyenne bourgeoisie, aux côtés de la porcelaine 11. Elles
surprennent par l’originalité de leurs décors empruntés à une multitude de sources
d’inspiration, dans le goût éclectique de l’époque, mais aussi par leurs formes très
étudiées, que Ziegler théorise dans son ouvrage majeur, Études céramiques. Dans cet
essai testamentaire esthétique autant que philosophique, d’une lecture parfois difficile,
Ziegler expose ses principes universels sur le Beau dans l’architecture et la céramique,
gouvernés par des lois communes et, affirme-t-il, universelles 12. Le monde des formes et
des couleurs est engendré à partir d’éléments primitifs par combinaisons successives,
ce qui lui donne unité et harmonie. Cette pensée combinatoire, appuyée sur un principe
d’analogie universelle, dans l’ordre artistique aussi bien que politique et moral, confère
au système philosophique de Ziegler son unité, en même temps qu’il crée un lien très
étroit entre ses multiples recherches et créations : l’étude approfondie de son œuvre
photographique ne pourra faire l’impasse ni sur sa peinture, ni sur sa céramique.
Ziegler invente aussi une nomenclature originale pour décrire et classer les formes
types de ses vases artistiques, qu’il soumet à Alexandre Brongniart avec l’espoir d’en
imposer bientôt l’usage13. Ce dernier dirige la manufacture royale de céramique à
Sèvres, et s’impose pendant la première moitié du siècle comme le « père de la
céramique française ». Son Traité des arts céramiques, qui reste aujourd’hui encore une
référence, abonde en témoignages d’estime pour Ziegler, et Brongniart, à la suite de

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plusieurs visites qu’il effectue à sa manufacture, apprécie « ce peintre d’histoire de


grand talent… [qu’il a] trouvé déjà très versé dans la pratique, et pouvant faire suivre
les opérations et en expliquer les diverses phases bien autrement qu’un ouvrier
illettré ». Il acquiert pour le musée de Sèvres une importante collection de pièces, dont
il publie, privilège rare, une planche entière dans l’importante Description méthodique du
musée céramique.

Fig. 4. Attr. à J. Ziegler, homme accoudé à un buffet, papier salé, 51,7 x 39,4 cm, v. 1849-1854, coll.
musée de Langres.

7 En 1843, Ziegler se voit décerner la médaille d’or de la Société d’encouragement pour


l’industrie nationale, à l’issue du concours lancé pour retrouver les techniques de
fabrication des grès fins, afin de lutter contre la sévère concurrence des potiers anglais.
C’est une consécration. L’année suivante, en 1844, le jury de l’exposition des Produits
de l’industrie française lui décerne sa médaille d’argent, avec ce commentaire qui
résume tout : « C’est surtout à l’intervention d’un de nos artistes célèbres, M. Ziegler,
que la manufacture doit la célébrité rapide qu’elle s’est faite. M. Ziegler a consacré son
talent de peintre à la reproduction des belles formes de l’Antiquité, de la Renaissance et
de l’Orient. Il y a joint des créations personnelles où il a su introduire de la nouveauté
sans affectation. En un mot, de la poterie la plus vulgaire 14 il a su faire dès le début une
œuvre d’art qui prend place à côté des porcelaines, des cristaux et des bronzes. Rien
n’égale le nombre et le choix, l’élégance et l’originalité des modèles composés d’après
les dessins de l’artiste, empruntés à la poterie et à l’orfèvrerie des meilleurs temps,
exécutés avec autant de rigueur que de légèreté. » Ziegler laissera une trace profonde
sur l’histoire de la céramique, après seulement trois années consacrées à dessiner des
modèles et inventer des formes, notant quelques années plus tard, avec fierté mais non
sans raison : « La plupart des fabriques d’Europe ont copié mes modèles ou s’en sont
inspirées. » C’est peut-être son œuvre céramique, courte parenthèse dans sa carrière de

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peintre, qui pourrait un jour offrir à Ziegler ce que la peinture et la photographie lui
ont refusé : sortir de l’oubli15.
8 Dès 1842, il reprend ses pinceaux, mais peu à peu sa gloire s’amoindrit. Commence aussi
une période sur laquelle certaines zones d’ombre subsistent. On le retrouve engagé
avec quelques artistes lors des journées insurrectionnelles de février 1848, pendant
lesquelles il se distingue en protégeant des manifestants les objets d’art du château des
Tuileries, qu’il fait porter au Louvre. C’est peut-être cette ferveur civique qui le conduit
quelques semaines plus tard à présenter sa candidature à la députation républicaine en
Haute-Marne, mais sans succès. Il se présente à nouveau en mars 1849, après la
dissolution de l’Assemblée qui suit l’élection de Louis Napoléon Bonaparte. Réduction
des dépenses de l’État, notamment du budget militaire, renforcement des contrôles sur
les fonctionnaires ayant des responsabilités directes sur les dépenses publiques, baisse
des impôts afin de soutenir le développement économique, sont quelques-uns de ses
thèmes de campagne, où son libéralisme économique se conjugue avec l’espoir d’une
harmonie sociale et d’une entente entre les peuples européens, sans égalitarisme
fouriériste ni renoncement national. Mais les électeurs boudent à nouveau cet artiste
atypique qui prône « la paix universelle […] et une ère de prospérité inouïe [qui] en
résultera entre les peuples » dans un manifeste16 ambitieux et enthousiaste où affleure
l’esprit maçonnique. Car il est possible que, plus secrètement, Ziegler entre en loge :
versé autant dans les sciences que dans les arts, c’est un esprit universel, que les débats
philosophiques et politiques passionnent, d’évidence. La franc-maçonnerie qu’a peut-
être connue Ziegler est celle de la Monarchie de Juillet, éprise de perfectionnements
dans les sciences, la morale et les arts (il faut se souvenir que le père de Louis Philippe
fut Grand Maître du Grand Orient de France) et non celle, laïque et anticléricale, de la
IIIe République. Ainsi pourraient s’expliquer certains détails décoratifs de sa céramique
et de sa peinture, voire de ses images photographiques. Un détail, seul élément tangible
jusqu’à présent découvert, vient renforcer cette hypothèse : un certain Ziegler signe à
deux reprises le registre des visiteurs de la loge des Trinosophes en qualité de Maître,
comme l’atteste la boucle finale qui entoure un « M » suivi des trois points en triangle 17
(fig. 5). En 1854, Ziegler se fait nommer directeur de l’école des Beaux-Arts de Dijon, et
directeur du musée de la ville, preuve qu’il conserve sous le Second Empire les faveurs
que lui avait prodiguées la Monarchie de Juillet. Mais des démêlés avec sa tutelle
administrative, que son caractère indépendant et difficile et son absentéisme répété
finissent par irriter, le contraignent à la démission18 en 1856. Il meurt quelques mois
plus tard à Paris, et se fait enterrer non loin de Langres à Soyers, près de son cher
domaine du Romont, dont les riches fermages lui auront permis de financer tout au
long de sa vie ses nombreuses et coûteuses recherches – notamment en photographie.

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Fig. 5. Signature d’un nommé « Ziegler », extrait du registre des visiteurs de la loge des Trinosophes,
tenue du 3 mai 1845, fonds maçonnique, de la BNF.

Un esprit éminemment chercheur19


9 Ziegler se consacre à la photographie, sans renoncer à la peinture, sans doute dès le
début des années 1840. Ce n’est pas, au sens strict, un inventeur, mais plutôt un
révélateur comme le qualifie sans malice – mais au contraire avec beaucoup
d’admiration – Henri de Lacretelle20, en raison non seulement de ses créations
photographiques et de ses fines analyses artistiques, mais aussi de ses multiples
expérimentations. Car pour cet esprit aux aspirations encyclopédiques, la photographie
a constitué d’abord un fantastique univers de recherches et d’études. Le papier, les
préparations chimiques, les objectifs, la lumière, les couleurs, les instruments, les
procédés… ouvrent à ce chercheur infatigable un champ presque infini
d’expérimentation.
10 Ziegler pratique le procédé au collodion, notamment pour réaliser de grands portraits,
et serait même, selon l’affirmation d’Ernest Lacan l’« un des premiers amateurs » en
France à l’avoir adopté, fin 185121. Ziegler devient un inconditionnel du collodion
humide qu’il considère « comme la plus prompte, la plus parfaite et la plus commode
des matières iconogéniques » : ce mot de son invention fait partie des termes
étymologiques qu’il aimerait réussir à faire adopter par la communauté des
photographes, afin « de convenir de la valeur des mots sous peine de malentendus et de
disputes vaines […] en cas de babélisme héliographique 22», selon la même démarche
intellectuelle qu’il avait déjà adoptée pour sa nomenclature des formes céramiques. Le
collodion fournit à Ziegler une nouvelle application de sa loi d’analogie. Sa plus grande
sensibilité est interprétée comme étant le produit d’une réaction chimique analysée
comme une explosion dans laquelle l’éther et l’alcool « carbonisent » la fibre végétale du
fulmicoton ; le nitrate d’argent, l’éther inflammable et le protoxyde de fer présents
dans le collodion jouent ainsi le rôle du salpêtre, du soufre et du charbon contenus dans
la poudre. Le calotype, moins sensible, est en revanche, selon la même analyse, le
résultat d’une combustion lente23. « Il y a peu d’opérateurs habiles et patients comme
MM. Plumier, Renard et Ziegler ! », affirme par ailleurs l’opticien Lerebours, à propos
des premiers praticiens du collodion24. Lorsque William Fox Talbot fait connaître à
l’Académie des sciences anglaise, fin 1851, un nouveau procédé au collodion qui permet
de réduire le temps de pose, Ziegler demande aussitôt à Lacan, qui parle couramment
l’anglais, d’interroger « ce fort galant homme » pour lui demander la composition
exacte des produits chimiques qu’il utilise : « Ainsi l’acide acétique sans qualification

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est-il l’acide acétique cristallisable ? À quel degré est employé l’alcool ? Comment M.
Talbot prépare-t-il le proto-iodure de fer ? Enfin, les dosages exprimés en grammes
dans le journal sont-ils exacts ? » La précision de ses questions montre que Ziegler ne
s’est pas contenté d’utiliser les préparations mises au point par d’autres, mais a cherché
à en maîtriser les moindres détails, en chimiste averti. Son expérience de céramiste,
notamment l’émaillage en couleurs de ses grès avec des oxydes métalliques, a sans
doute contribué à lui faciliter l’apprentissage des procédés chimiques, dont la maîtrise
est indispensable au photographe de l’époque. Louis Robert et Victor Regnault, à
Sèvres, ne partagent-ils pas avec Ziegler le même parcours d’expérience ? Et lorsque
Bayard parvient à son tour à réduire fortement le temps de pose, grâce à la mise au
point d’un nouveau collodion début 1852, Ziegler participe à l’expérience à ses côtés,
comme il le rapporte dans une note publiée dans La Lumière témoignant de l’étroitesse
de leur coopération technique : « Je le déclare comme ayant pris part aux essais de cette
observation, que du reste, je ne divulgue qu’avec l’assentiment de M. Bayard […] trop
timide à publier ses découvertes. »
11 Ziegler étudie tout aussi soigneusement les lentilles de ses objectifs, et fait réaliser sur
mesure celles dont il se sert. « Pour cette partie la plus importante de l’héliographie »,
comme l’affirme Ziegler, il réclame là encore une nomenclature précise et un nom pour
chaque type d’objectif, afin que chacun puisse aisément identifier leurs propriétés
techniques car « l’objectif est pour le photographe le premier instrument après le
soleil25». Sa réputation amène Lacan à solliciter son avis pour trancher un débat entre
deux portraitistes londoniens26 qui se divisent sur les possibilités et les limites d’un
système optique permettant de combiner netteté et luminosité. Ziegler démontre à
cette occasion qu’il est possible d’obtenir avec un objectif de grandes dimensions une
image à la fois lumineuse et sans déformation. L’un des deux protagonistes du débat, le
photographe français Claudet installé à Londres, réalise le portrait de Ziegler lors de
l’Exposition universelle de 1851 sans diaphragme « probablement pour la première fois
[…] sur les instances de M. Ziegler ». Ziegler se fait connaître aussi pour les portraits
qu’il réalise en utilisant de grands objectifs : « Ces images [collodions] étaient produites
au moyen d’un objectif de 8 ou 10 pouces qu’il avait fait construire, et dont il avait
calculé lui-même les courbures. Il nous semble encore le voir, assis à l’ombre d’un
figuier dans son jardin, nous expliquant, le compas à la main, les problèmes qu’il lui
avait fallu résoudre pour la confection de cette lentille ; et nous croyons entendre
encore les exclamations de surprise de quelques amis qu’il avait conviés un jour, pour
venir voir sa gigantesque chambre noire et assister aux expériences d’essai », rapporte
Ernest Lacan. La visite à l’Exposition de Londres donne aussi à Ziegler l’idée de faire
acquérir par la Société héliographique, pour compte commun de ses membres, le
meilleur des objectifs exposés, afin de permettre aux opticiens français de tirer parti
des avancées technologiques étrangères ; dans le même esprit confraternel, animé du
désir libéral de faire progresser l’ensemble de la communauté des photographes, il
propose que la Société constitue aussi une collection de papiers photographiques de
toutes les fabriques d’Europe et du reste du monde27.
12 Ziegler invente par ailleurs une petite lunette, sorte de viseur optique, qu’il nomme
iconomètre28, utile aux photographes de plein air pour procéder aux divers réglages de la
prise de vue, et en apprécier à l’avance les effets sur le papier ou la plaque. « On vient
de me montrer un petit instrument qui je crois rendra des services à MM. les
photographes voyageurs », note Hippolyte Bayard : « Il tient dans la poche du gilet […]
et ce sont ces divers avantages qui m’engagent à vous signaler l’iconomètre, que nous

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devons à un de nos peintres distingués, qui s’est occupé quelquefois de photographie et


toujours avec succès29 », rendant ainsi un hommage aussi discret que précis à son ami.

Fig. 6. Attr. à J. Ziegler, « La palette du peintre », 26 x 19,8 cm, v. 1849, coll. musée de Langres.

13 C’est encore Bayard que Ziegler consulte lorsqu’il étudie lui aussi les propriétés
lumineuses spécifiques à chaque couleur30. L’une des photographies du fonds Ziegler
conservées au musée de Langres, “la palette du peintre” (fig. 6), témoigne de cette
recherche. Comme Bayard, Ziegler étudie les différences de capacité de chaque couleur
à impressionner la plaque photographique, du blanc au violet, en passant par le bleu et
le rose. Ziegler se livre aussi dans son atelier à des expériences de décomposition de la
lumière à l’aide d’un prisme qui lui permettent de prouver, à rebours des théories
newtoniennes couramment admises à l’époque que « la couleur des corps leur
appartient en propre » et que la « couleur est distincte de la lumière ». Les conclusions
méthodiques qu’il tire de ses expériences parfois complexes – que beaucoup de
scientifiques patentés de l’époque n’ont pas toujours menées avec le même talent ni la
même indépendance d’esprit – sont jugées « conformes aux recherches et aux progrès
de la photochromie » les plus récents par le Dr Clavel, qui relève avec une certaine
admiration31 ses nombreuses « excursions dans le domaine de la science » et la
profondeur de « ses vues philosophiques qui attirent les intelligences ». Les
observations de Ziegler le conduisent à diviser les couleurs en primitives, mixtes et
composites, selon une théorie qu’il développe dans son Traité de la couleur et de la lumière
tout comme il l’avait fait dans ses Études céramiques 32 pour les proportions
architecturales et les formes céramiques. Ziegler revisite donc, à propos de la couleur,
sa loi d’analogie des principes universels du Beau. Son Traité, ouvrage technique dans
lequel il présente ses recherches et les conclusions auxquelles il parvient, n’est pas
seulement le fruit des réflexions d’un peintre, banalement intéressé par l’étude des
couleurs et de la lumière. En lui permettant d’élargir le champ de ses recherches, ces
« révélations de la photographie », comme il le note lui-même, sont peut-être à

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l’origine d’un éclaircissement de sa palette dans les dernières années de sa carrière 33,
alors que les clairs-obscurs de sa peinture à ses débuts l’avaient inscrit dans la filiation
des maîtres espagnols et du Caravage.
14 Dès 184234, Ziegler se fait connaître aussi pour ses talents de coloriste de
daguerréotypes, dans cette spécialité qui exige minutie et patience, et dans laquelle,
note-t-il comme pour lui-même, « le goût et le talent de l’opérateur ne sont pas sans
influence sur les résultats ». Dans une lettre adressée à M. de Montfort, qui la publie
dans La Lumière, Ziegler expose longuement ses techniques et évoque – dans les termes
d’un alchimiste – le « secret » et les « arcanes » des procédés chimiques pour la
préparation des poudres. Mais il réprouve toute tentative de retouche des épreuves
photographiques sur papier, comme on le pratique couramment en Angleterre. « Quels
sont les hommes capables de retoucher la nature ? […] On doit s’abstenir de retoucher
les œuvres du Soleil35», ajoutant, malicieusement : « Lorsqu’une épreuve est mauvaise,
le seul parti à prendre est d’en faire une meilleure. » Mais Ziegler ne se contente pas de
colorier les daguerréotypes, il utilise lui aussi ce procédé, en particulier pour réaliser
des portraits, réputés pour leur format important. Il se taille une solide réputation dans
la production d’images pour les peintres d’atelier, permettant à ces derniers, selon la
raison communément avancée, d’économiser les frais de modèles. Eugène Delacroix
note dans son Journal : « Laurens m’apprend que Ziegler fait une grande quantité de
daguerréotypes, et entre autres des hommes nus. J’irai le voir pour lui demander de
m’en prêter. » Les daguerréotypes d’hommes nus de Ziegler seraient même à l’origine
de nombreux dessins de Delacroix ; aucun ne semble toutefois être connu aujourd’hui 36.
15 À la fois praticien et expérimentateur, il est aussi apprécié pour ses analyses
artistiques. C’est ainsi qu’il est nommé juré pour la photographie lors de l’Exposition
universelle de 1851 à Londres, témoignage probant de l’importance reconnue par ses
contemporains37 à ses compétences techniques et critiques. Pour l’Exposition de Paris
en 1855, il rédige le compte rendu de la section photographique, occasion pour lui de
rendre aussi hommage à son maître, derrière lequel il se range quinze ans après sa
rivalité avec Daguerre : « Parmi les noms des exposants, je place avant tout celui de M.
Bayard, parce qu’il est le plus ancien photographe français, et que ses recherches et ses
découvertes sont antérieures à la publication des procédés de Daguerre ; les épreuves
qu’il a exposées sont aussi du premier mérite. »
16 Ziegler est donc un artiste photographe déjà fort reconnu, lorsqu’est créée, en 1851, la
Société héliographique. Sa contribution à cette initiative majeure va au-delà du rôle qui
lui est traditionnellement reconnu. Car il fait non seulement partie de ses membres
fondateurs, et en devient même le vice-président un mois à peine après sa création,
mais il ne fait aucun doute qu’il est aussi le rédacteur des statuts de la Société, et donc à
ce titre doit être considéré comme ayant joué un rôle qui dépasse celui de partisan de la
première heure38. Il faut se souvenir que Ziegler est aussi avocat et qu’il s’est sans doute
naturellement imposé parmi le cercle des artistes fondateurs pour effectuer ce travail.
Le règlement écrit par Ziegler est délibérément court, la Société n’étant pas « autre
chose, en principe, qu’une réunion agréable, où la causerie permet à chacun de choisir
ses interlocuteurs. Les sociétaires sont des invités. Le photographe, le peintre, le
littérateur, le savant, le sculpteur, l’architecte, l’opticien, le graveur, se consultent et se
rendent des services mutuels ». Ziegler, d’évidence, décrit son rêve, mais n’est-ce pas
aussi un peu de l’esprit maçonnique qu’il insuffle ici ? On devine en tout cas combien
Ziegler a dû se sentir à l’aise dans ce cercle largement ouvert aux débats d’idées et au

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partage des recherches. C’est cette ambiance de causeries ouvertes, stimulantes et


désintéressées qui lui fait regretter l’initiative prise la même année par un Américain
offrant la somme « considérable » de 2500 francs à l’auteur du meilleur procédé
héliographique : « Jeté au milieu d’une société d’amis, qui par leurs confidences
réciproques impriment à l’art photographique un mouvement rapide vers la perfection,
ce prix tend à individualiser leurs efforts, à figer leurs ardentes coopérations, à les
séparer en rivaux dans le moment où leur union décuple leurs progrès », déplore-t-il 39.
Ziegler exerce une influence importante et s’impose comme un véritable meneur au
sein de la jeune Société, non seulement en présidant nombre de séances à ses débuts,
mais surtout en participant activement à ses travaux et à ses réflexions, comme en
témoignent abondamment les comptes rendus de La Lumière. Son rôle dans la création
de ce journal n’est sans doute pas négligeable non plus, puisque Ernest Lacan écrit, à la
mort de Ziegler : « Il nous enrôla dans la rédaction de ce journal [La Lumière], et il nous
fit aimer cet art dont nous avions jusqu’alors ignoré la puissance. » La période de 1851 à
1853 correspond certainement à celle de sa plus grande activité photographique. Un
indice, parmi d’autres, ne trompe pas : il ne présente aucune toile au Salon de 1855,
faute probablement d’avoir pu consacrer le temps nécessaire à la préparation d’une
œuvre, événement auquel cet artiste exigeant consacre toujours plusieurs mois, voire
plusieurs années. En avril 1851, il lance avec beaucoup d’autorité un appel aux
sociétaires en faveur de l’album (idée dont il n’est pas l’inventeur) : « Je vous engage
donc, au nom de la Société, au nom de la photographie, à venir déposer dans cet album
tout ce que vous aurez de mieux à y joindre, et autant que possible, une notice sur les
objets reproduits, et sur les divers procédés que vous aurez employés. » À partir
toutefois de 1853, il ne fait plus que de rares communications, et lorsqu’est créée, en
1854, la Société française de photographie, il ne fait pas partie de ses membres. Il est
alors installé à Dijon, et s’il n’a pas cessé la pratique photographique, on peut supposer
que ses nouvelles fonctions ne lui laissent plus guère le loisir de participer aux travaux
de la Société.
17 Ziegler est de ces peintres qui, au lieu de s’effrayer de la concurrence qui menace de
balayer portraitistes et lithographes, comprend très vite tout le parti qu’un artiste peut
tirer du nouveau médium. Sa position n’est cependant pas dénuée de contradictions,
comme le sont aussi les débats d’intellectuels de l’époque. Car si Ziegler revendique
pour la photographie une pleine reconnaissance parmi les arts d’imitation – exposer
aux côtés de la peinture est bien le leitmotiv lancinant de ses partisans –, la place qu’il
est prêt à lui ménager n’est cependant pas exempte d’ambiguïtés. Prompt, comme on
l’a vu, à inventer un ordre pour classer toutes les créations de l’esprit et attribuer « à
chacun des arts un domaine qui lui est propre, une sorte de caractère exclusif qui fait
son essence », Ziegler réserve à la photographie le champ spécifique de l’« extrême
finesse » et de l’« extrême netteté […] jointe, bien entendu, à la juste valeur des
lumières », à la peinture la « belle exécution », voire pour la peinture religieuse « la
sobriété dans l’exécution », et au vitrail « le brillant des couleurs ». Mais Ziegler,
paradoxalement, récuse le métissage, lui qui pourtant n’aura cessé de cultiver
l’universalisme dans tous les arts40, et accuse par avance d’égarement le photographe
qui « sous prétexte de se rapprocher des œuvres d’un autre art, néglige la finesse ». Il
est fascinant de constater que même chez un esprit aussi ouvert, la peinture reste,
seule, capable d’exprimer la « supériorité de l’intelligence humaine ». Preuve
supplémentaire, sans doute, que les milieux intellectuels sont encore loin d’avoir pris la
mesure des bouleversements artistiques introduits par le nouvel art. La position de

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Ziegler s’en révèle d’autant plus courageuse, en dépit de ces limites, à l’heure où les
amis de la photographie eux-mêmes peinent à définir clairement les spécificités de son
langage artistique. Ziegler aura aidé, avec d’autres peu nombreux encore, à préparer les
esprits à la reconnaissance de la photographie, sinon tout à fait à l’égal de la peinture,
du moins comme un mode d’expression artistique à part entière 41, ce qui n’est pas la
moindre de ses contributions à la photographie. Son commentaire sur Bayard, « je
connais de M. Bayard certains paysages qui font penser à Ruysdael », publié dans le
compte rendu de la photographie à l’Exposition universelle de 1855, constitue donc
certainement à ses yeux un éloge particulièrement admiratif. Si les deux hommes ont à
l’évidence été très liés, comme l’attestent les nombreux témoignages d’estime
réciproque qu’ils se sont manifestés à travers leurs œuvres et leurs écrits, cette relation
semble toutefois être moins une amitié fraternelle qu’un respect mutuel, un peu
empesé par les conventions sociales de l’époque42.

Un élève de Bayard

Fig. 7. J. Ziegler, jeune femme devant un vase aux apôtres, papier salé, 39,7 x 29,4 cm, v. 1852, coll.
musée de Langres.

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Fig. 8. Attr. à J. Ziegler, le jardin de Ziegler, papier salé, 13,9 x 11,8 cm, v. 1852, coll. musée de Langres.

18 « Ses thèmes [de Ziegler] étaient les mêmes que ceux de Bayard […]. L’œuvre des deux
hommes est si étroitement mêlée que certaines de leurs images conservées par la
Société française de photographie sont mélangées. Rien n’est plus facile que de
supposer une influence réciproque, qui remonterait jusqu’au début des travaux de
Bayard. C’est une hypothèse qui promet d’intéressants débats entre les futurs
chercheurs en histoire de la photographie », observait déjà fort justement André
Jammes en 197543. Les images du fonds Ziegler conservées au musée d’Art et d’Histoire
de Langres – les seules connues à ce jour – en témoignent. On peut en effet hésiter sur
le véritable auteur de certaines de ces épreuves. Cette incertitude peut être expliquée
non seulement par l’influence du maître sur l’élève, mais aussi, peut-être plus
simplement, par une collaboration artistique étroite entre les deux hommes,
comparable à celle qui les réunit sur le plan technique. Sur les vingt-deux épreuves qui
au total constituent le fonds Ziegler de Langres, j’aboutis pour ma part aux attributions
suivantes : quatorze à Ziegler (voir fig. 1, 4, 6-13, 14-15 et 18-19) et quatre à Bayard (voir fig.
16 et 19-21)44; les quatre dernières (voir fig. 22) ne présentent en revanche aucune
incertitude quant à leur auteur, elles sont de Bayard.
19 D’emblée, on remarque que la production iconographique de Ziegler n’est pas
seulement celle d’un praticien habile et inventif ; c’est surtout celle d’un véritable
artiste, qui organise méticuleusement ses compositions et joue des effets de la lumière
avec beaucoup de maîtrise. Ziegler montre une épreuve (voir fig. 7) à ses amis réunis
pour une soirée photographique au domicile d’Ernest Lacan, où chacun fait part « de
ses travaux, de ses progrès et de ses découvertes, dans l’intérêt de l’art et de la
science ». Une jeune femme pose avec grâce devant une niche dans laquelle est
disposée la pièce maîtresse de son œuvre céramique, un grand vase aux apôtres, avec à
ses pieds une autre de ses pièces importantes, une grande carafe ajourée. C’est l’image

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la plus intimiste45 connue de Ziegler. Ernest Lacan, en commentant cette soirée du 13


avril 1852 où Baldus, Le Secq, Le Gray (de retour de leur Mission héliographique) et
Nègre, ont aussi apporté leurs épreuves, évoque celles qui « portent le cachet du
peintre éminent [Ziegler]. Ton chaud, ombres vigoureusement dessinées, lumières
hardiment choisies, composition heureuse, tout concourt à en faire des œuvres d’art
d’un grand mérite », en s’attardant plus particulièrement sur celle présentée ici : « Une
petite Vierge dans une niche de pierre, comme celles que l’on rencontre en Italie, au
bord des routes, et où le passant se repose dans la prière ; au pied de la madone, un vase
qu’une jeune fille y a déposé, pendant qu’appuyée sur la margelle de pierre, elle se
recueille et rêve ; à droite et à gauche du reposoir, deux arbres dont les feuilles
naissantes serviront bientôt de dais à la sainte image, et d’abri au voyageur : tel est le
sujet pittoresque que M. Ziegler a rendu avec une vérité parfaite et une grâce
charmante. Ce serait un délicieux tableau, si ce n’était une admirable épreuve. » La
composition de Ziegler évoque fortement celles de Bayard avec l’utilisation
d’instruments de jardinage – on voit ici une pelle, un arrosoir, une chaise. Le jardin (fig.
8), au fond duquel se trouve peut-être le figuier dont parle Lacan, est celui de sa maison
parisienne, sorte d’atelier dans lequel Ziegler réalise nombre de ses épreuves.

Fig. 9. J. Ziegler, collodion au grand corner chinois, 49 x 37,1 cm, coll. musée de Langres. Mention
manuscrite de Ziegler en bas à droite : « 2e essai collodion Français 2/3 Anglais 1/3 J. Ziegler 1852 le
20 avril ».

20 Au cours d’une autre soirée photographique, Charles Bauchal rend compte d’une épreuve
présentée par Ziegler (fig. 9) : « Il y avait de M. Ziegler une épreuve au collodion de la
plus grande vigueur. Assemblage harmonieux de choses dissemblables, tout ce qui s’y
trouve réuni – vases richement ornementés, fleurs, médaillons, bas-reliefs, chapiteaux
brisés, statuettes, humbles instruments de jardinage – se complète par l’opposition. Là
ce sont des détails charmants, produits par le jeu de la lumière sur la tresse d’un panier,
qui se détache sur des ombres largement massées ; puis une vigne folle se cramponnant

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aux aspérités d’un vieux mur, et projetant sur la pierre fouillée par le temps son ombre
grêle et contournée ; au fond creusé en arcade, des fruits de toute sorte se dessinent
dans l’ombre transparente. » Si les thèmes de Ziegler sont bien ceux de Bayard, son
balai évoque irrésistiblement une autre icône… Mais peut-on raisonnablement affirmer
qu’il y a plus qu’une coïncidence, un clin d’œil au « fort galant homme » ? Ce n’est pas
exclu, lorsque l’on sait que Ziegler, très attaché aux signes, aux symboles allusifs dans
sa peinture comme dans sa céramique, accorde beaucoup d’attention aux moindres
détails. À gauche, sur un vase conique retourné qui sert de pied, est posée une carafe
dans le goût des cruches allemandes de Westerwald ; au centre, une exceptionnelle et
rare jardinière ajourée remplie de fleurs, avec à ses côtés un grand cornet chinois, sur
lequel repose, mystérieusement, l’os d’une mâchoire. La niche creusée dans le mur de
pierre, d’une hauteur d’environ 1,50 mètre d’après le cornet chinois, n’est pas celle du
jardin que l’on voit sur les figures 7 et 12 ; le buste en ronde-bosse de Bonaparte
accroché sur le mur (sans doute un moule en plâtre) a été utilisé par Ziegler pour
décorer ses pots à tabac en grès, et le vase Médicis au bord cassé est le même que celui
de la figure 12. La composition signée en bas à droite de la main de J. Ziegler, est datée
du 20 avril 1852 et complétée de l’indication : « 2e essai collodion Français 2/3 Anglais
1/3 ». Son premier essai date peut-être du début du mois d’avril, lorsque par une lettre
datée du 10 il s’adresse au fabricant de produits chimiques Puech pour lui faire part de
sa satisfaction d’avoir « réussi complètement » son épreuve au collodion. « Les noirs
sont d’un ton de velours supérieur aux teintes un peu rousses du collodion de M.
Archer. Mon épreuve est de 51 centimètres de hauteur sur 38 de largeur, elle n’a pas
une tache. » Les dimensions exceptionnelles du collodion présenté, qui « excitèrent à
cette époque un vif étonnement, car on n’en avait pas encore vu d’aussi grandes » selon
Lacan, correspondent à celles annoncées par Ziegler, compte tenu du fait que les bords
ont été coupés, entamant à demi le nom J. Ziegler tracé en haut à droite, au-dessus de la
mention 1852. Mais cette épreuve est intéressante à un autre titre. Il s’agit peut-être en
effet du premier essai de Ziegler de réaliser un catalogue photographique de sa
production céramique. Cette hypothèse ne se comprend qu’à l’examen de la
photographie suivante.

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Fig. 10. Attr. à J. Ziegler vue de la cour, papier salé, 14,2 x 11 cm, v. 1854, coll. musée de Langres.

Fig. 11. Attr. à J. Ziegler, composition murale de céramiques, papier salé, 34 x 26,5 cm, v. 1854, coll.
musée de Langres.

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Fig. 12. Attr. à J. Ziegler, composition archéologique avec un moulage de la Vénus de Milo, papier salé,
44,4 x 28,1 cm, v. 1852-1854, coll. musée de Langres.

21 Ce qui est avéré, en effet, c’est la tentative de Ziegler de réaliser un catalogue


photographique de ses céramiques. L’épreuve (voir fig. 1) – probable frontispice de
l’ouvrage – en témoigne sans ambiguïté : l’auteur annonce son intention sur l’affichette
fixée au-dessus du grand vase aux apôtres : Études céramiques. Cette deuxième édition est
datée de 1854. Ziegler est alors installé à Dijon, mais on sait qu’il fait de fréquents
déplacements, aussi bien à Soyers qui n’est pas loin, qu’à Paris. Si Ziegler a abandonné
ses recherches photographiques, il n’en a donc pas pour autant renoncé à la pratique.
Le frontispice promet dix planches. Mais seules deux photographies conservées à
Langres peuvent être rattachées à ce projet : une petite vue (fig. 10) de médiocre
qualité46, par rapport aux grands formats, reprend à l’identique la composition
précédente et permet de voir la cour (on remarque la même draperie et la même
sellette que sur la figure 7), et une série de pièces de sa production (fig. 11) accrochées à
un mur. Sur cette dernière brille dans l’ombre de la statue l’oreillette d’une œnochoé,
tel l’œil rond d’un animal au long bec. Théophile Gautier, venu visiter son ami
céramiste, avait poétiquement évoqué cette « cigogne, qui se penche pour boire, [et
qui] indique avec son long cou recourbé, différents motifs de goulot. Les plantes
grimpantes, en s’enroulant autour d’un fût d’arbre ou de colonne, dessinent des anses
que l’observateur attentif agrafe sur ses vases, où palpitent dans l’argile les formes
familières à la nature. Ce n’est pas, vous le sentez, un vulgaire ouvrier qui peut saisir
ces lointains rapports, ces vagues similitudes, et trouver le sujet d’un vase dans une
fleur, dans un fruit, dans un oiseau : il faut toute la rêverie d’un poète et d’un artiste
amoureux de la ligne, et qui la poursuit jusque dans ses détours les plus cachés, dans
ses caprices les plus secrets… ». Ziegler est sans doute le premier à utiliser la
photographie pour la réalisation d’un catalogue de pièces céramiques. Ce n’est en effet
qu’en 1855 que la manufacture de Sèvres, sous la direction de Louis Robert, responsable

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des ateliers de peinture, entreprend de photographier les pièces de ses collections pour
l’Exposition universelle à Paris. On sait qu’autour de Victor Regnault s’est constitué à
Sèvres un petit groupe d’artistes photographes très actifs dont fait naturellement
partie Ziegler, lui qui est lié depuis si longtemps, en tant que céramiste et peintre, à la
manufacture et à ses principaux dirigeants, comme l’illustre le portrait réalisé par
Regnault47. Mais ce qui est aussi intéressant dans ses images, c’est le parti pris
artistique, original et inventif, qui le conduit à réaliser une composition dans l’esprit
d’une nature morte, sans chercher à représenter entièrement les pièces cataloguées, ce
qu’aurait fait tout photographe moins artiste48. Ici le projet s’efface devant la recherche
esthétique, la composition, les jeux de lumière. La photographie, en élargissant ses
possibilités techniques, lui a permis de développer une approche beaucoup plus
créative que celle de son premier catalogue, réalisé en 1850 à partir de planches
lithographiques sur lesquelles chaque pièce est présentée sans recherche esthétique
particulière.
22 L’accumulation de pièces sur l’épreuve de la figure 12, où se mêlent grès, statues, objets
en bois et moules en plâtre utilisés pour les décors de ses pièces céramiques, laisse
penser à une étude sur les propriétés de matériaux divers à réfléchir ou capter la
lumière, dans l’esprit des essais de “la palette du peintre” (voir fig. 6), plutôt qu’à une
planche de son catalogue céramique. Le désordre de la composition n’est qu’apparent ;
les statues semblent briller aux côtés des surfaces mates du grès, tandis que la lumière
souligne le bord du vase Médicis et les arêtes du vase aux apôtres. Ziegler a réalisé cette
épreuve dans son jardin, en utilisant la sellette installée dans la petite “chapelle” (voir
fig. 7). On perçoit bien ici également une autre caractéristique commune à Bayard et
Ziegler (et à quelques autres artistes photographes de cette époque) : utiliser le jardin
jouxtant l’atelier comme un prolongement de celui-ci, pour bénéficier de plus de
lumière. Les objets photographiés sont donc des pièces sorties de l’atelier, comme les
différents moulages en plâtre, ou de simples instruments du jardin qui se trouvent là,
un balai, un râteau ou un panier tressé.

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70

Fig. 13. Attr. à J. Ziegler, cheminée avec une tête de lion, papier salé, 13,9 x 10,6 cm, v. 1852-1854, coll.
musée de Langres.

23 On reconnaît sur la figure 13 quelques-uns des objets de l’atelier de Ziegler disposés


dans son jardin (ainsi que le mur et le trottoir de la figure 10), ce qui permet de lui
attribuer49 nombre d’épreuves conservées à Langres : Vierge à l’enfant, femme drapée
tenant à deux mains une coupe, sur laquelle Ziegler dispose souvent l’un de ses petits
vases, forme au motif de feuille d’acanthe, chapiteau en pierre, et, sur d’autres
épreuves, statue de la Vénus de Milo – comme Bayard – et buste de Romain. Il est
possible que la plaque accrochée sur la cheminée soit un bas-relief d’après Clodion –
analogue à ceux de Bayard (voir fig. 16 et 20) – utilisé par Ziegler pour servir de décor à
ses vases, tout comme les deux pièces rondes accrochées au-dessus de la tête de lion.
L’objet de cette épreuve paraît être plutôt lié à une étude sur la lumière ; Ziegler, on le
sait, détermine avec un soin très attentif les éclairages et les ombres. Il réalise de
nombreuses épreuves dans le jardin de sa maison parisienne, dont on peut retrouver
aujourd’hui, à la même adresse, la topographie générale, avec la cour, la terrasse et le
sol en pente50. Cette composition réaliste témoigne, comme les précédentes, de
l’élargissement du champ créatif de Ziegler sous l’influence de la photographie. Celle-ci
aura donc permis à ce peintre officiel resté tout au long de sa carrière fidèle aux thèmes
religieux, historiques ou allégoriques, de participer, ne fût-ce qu’un peu, à la révolution
réaliste initiée par Courbet.

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Fig. 14. Attr. à J. Ziegler, composition de sculptures, papier salé, 31,9 x 26,3 cm, v. 1849-1854, coll.
musée de Langres.

Fig. 15. Attr. à J. Ziegler, buste de romain, papier salé, 26,3 x 17 cm, v. 1849-1854, coll. musée de
Langres.

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Fig. 16. Attr. à H. Bayard, bas-reliefs de Clodion, papier salé, 27,7 x 22 cm, v. 1840-1850, coll. musée de
Langres.

24 L’épreuve, un peu étrange, de la figure 14 – une étude de regards ? – réalisée devant la


cheminée sur le muret de son jardin, avec deux têtes aux yeux clos et la statue de
Romaine au visage dissimulé dans l’ombre, évoque davantage une composition à la De
Chirico que le réalisme contemporain de Courbet. C’est la présence du buste romain qui
nous conduit à attribuer l’épreuve suivante (fig. 15) à Ziegler, et non à Bayard, auteur
lui-aussi de plusieurs images de bustes : l’argument, il faut bien l’admettre, est fragile,
d’autant qu’on pourrait estimer que la paroi en bois devant laquelle est posé le buste
est celle qui tapisse l’atelier de Bayard51. C’est principalement aussi en raison de la
présence de la statue de femme drapée, qui à l’évidence appartient à l’atelier de Ziegler,
ainsi que de quelques grès (le pichet au pied du buffet par exemple) que l’épreuve de la
figure 4, aux dimensions exceptionnelles, un homme en haut de forme accoudé à un
buffet, lui est aussi attribuée.

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Fig. 17. Attr. à J. Ziegler, la Vénus de Milo avec un pichet en grès de Ziegler, papier salé, 45,1 x 29,7 cm,
v. 1849-1854, coll. musée de Langres.

Fig. 18. Attr. à J. Ziegler, la Vénus de Milo, papier salé, 39,5 x 21,1 cm, v. 1849-1854, coll. musée de
Langres.

25 Mais l’hésitation – pour ne pas dire la confusion – s’accroît avec les figures 17 et 18,
représentant un moulage de la Vénus de Milo. On connaît la réputation de photographe

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de statues que Bayard s’est acquise. Commentant l’Exposition universelle de Paris en


185552, Ernest Lacan note en effet : « M. Bayard a exposé quelques reproductions bien
connues de bas-reliefs, de gravures, et de plusieurs études d’après la Vénus de Milo. M.
Bayard excelle dans ce genre surtout et dans l’exécution de ce sujet. Il est impossible de
trouver dans aucune épreuve plus de finesse, de transparence, de lumière et de modelé.
Mais il aurait dû varier un peu ses motifs, afin de prouver que la reproduction de la
Vénus n’est pas pour lui comme une sorte de spécialité, et qu’un artiste de son habileté
n’a pas besoin de traiter depuis cinq ou six ans le même sujet pour arriver à la
perfection. » La Vénus de Milo constitue toutefois un objet courant et banal dans
l’atelier d’un peintre. Ziegler semble aussi à l’aise avec ce thème pour lequel, remarque-
t-il53, « le choix d’un point de vue, de l’heure précise où ce point de vue est le mieux
éclairé, la pose d’un modèle vivant, la détermination des ombres d’une statue exigent le
coup d’œil et le sentiment de l’artiste, et l’on peut reconnaître aisément une épreuve
faite par un homme qui a pratiqué les beaux-arts ». Un détail est particulièrement
troublant : la présence – qui ne peut être fortuite – d’un petit pichet tout droit sorti des
fours de Ziegler, posé aux pieds de la statue sur l’une des images (on peut aussi
reconnaître le haut des deux sellettes que celui-ci a utilisées pour ses différentes autres
épreuves). Il reste que si, pour ces raisons, une attribution à Ziegler plutôt qu’à Bayard
est préférée, cette statue, tout comme ces compositions aux objets muets et figés, un
peu énigmatiques, démontre à tout le moins avec force la grande proximité artistique
entre les deux artistes.

Fig. 19. Attr. à H. Bayard, statuettes, papier salé, 35,2 x 28,5 cm, v. 1840-1850, coll. musée de Langres.

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Fig. 20. Attr. à H. Bayard, statuettes sur fond tapissé, papier salé, 32,4 x 26 cm, v. 1840-1850, coll.
musée de Langres.

26 Quatre épreuves du fonds Ziegler sont en revanche attribuées à Bayard (voir fig. 16 et
19-21). Les trois premières appartiennent à l’importante série (plus d’une centaine
d’images) réalisée par Bayard sur le thème des “statuettes”, qu’elles complètent, et qui
a été décrite et analysée en détail par Michel Frizot54. La figure 19 est une composition
sur fond noir, fréquent dans cette série, tout comme la figure 16 qui présente en
particulier quelques bas-reliefs (enfant assis sur le dos d’un chien, ou tirant une
chèvre), copies d’après Clodion, célèbre sculpteur, que Ziegler a beaucoup utilisé pour
la décoration de ses vases et pichets en grès : il en avait, nécessairement, fait réaliser
des moulages pour sa manufacture, identiques à ceux-ci… Sur la figure 20, la
composition du décor est réalisée en utilisant le même rideau que pour le Napoléon III
en buste (fig. 21). Enfin, les quatre derniers « daguerréotypes sur papier 55» du fonds sont
bien de Bayard ; ils ont été offerts à la ville de Langres par Ziegler en 1850, et
témoignent, à nouveau, de l’admiration qu’il porte à leur auteur. Le premier est, selon
la mention manuscrite de Ziegler (portée sur le carton sur lequel est collée l’épreuve),
une « vue prise du ministère des Finances par M. Bayard », signée « HB 1849 ». Le
second est un « fragment du palais de justice de Rouen », tandis que le troisième (fig.
22), représentant le pont des Arts à Paris a été, selon la précision ajoutée au crayon par
Ziegler « exécuté par le procédé de M. Bayard et par lui-même ». Sur le support du
dernier signé « HB 1849 », représentant le portail de la bibliothèque du Louvre, Ziegler
a noté : « Par M. Bayard dont j’ai cité une lettre dans mon livre des Études céramiques 56. »
On peut supposer que ces quatre images font partie d’une série dont il s’est servi pour
l’exposition de Londres en 1851, à l’occasion de laquelle elles furent peut-être données
à son ami Ziegler (rappelons que celui-ci est nommé juré dans la section
photographique de l’Exposition universelle). F.-A. Renard, élève et collaborateur de
Bayard, note en effet à propos des pièces exposées par ce dernier à Londres :

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« Ces épreuves sont au nombre de dix-sept ; elles représentent des vues d’ensemble
et de détail prises sur nos plus beaux monuments de Paris et de Rouen 57. »

Fig. 21. Attr. à H. Bayard, buste de Napoléon III, papier salé, 29 x 24,4 cm, v. 1840-1850, coll. musée de
Langres.

27 En constatant, pour conclure, que Ziegler a presque systématiquement fait figurer ses
grès, parfois de façon très discrète, sur ses photographies (douze 58 des quatorze qui lui
sont attribuées), on ne peut s’empêcher de considérer leur présence comme une
véritable signature, et reconnaître au jugement de Maxime Du Camp (cf. note 19) une
grande pertinence. Si la photographie a sensiblement élargi le champ créatif de Ziegler
au-delà de ce qu’il s’est autorisé en peinture, il est toutefois difficile de percevoir une
influence réciproque de style entre ses deux pratiques. Sans doute Ziegler lui-même
est-il responsable au premier chef de ce cloisonnement, lui qui défendait pour chaque
art un domaine spécifique. Il reste malgré tout que son œuvre photographique manifeste
le même idéal artistique sophistiqué, sous des apparences de grande simplicité, que
celui que l’on retrouve dans sa peinture et ses créations céramiques.
28 L’empreinte laissée aujourd’hui par Ziegler sur la photographie apparaît au total fort
réduite. Il a certes joué un rôle estimé à son époque, beaucoup plus important que celui
de nombreux artistes praticiens. Il correspond assez précisément au profil du
photographe artiste selon la définition qu’en a donnée Lacan. Il n’est pas impossible
d’ailleurs qu’il ait contribué à inspirer le portrait type à Lacan, caractérisé par une vaste
intelligence et une instruction étendue, dont l’atelier un peu mystérieux est comparé à un
sanctuaire59. N’étant pas un inventeur, sa notoriété ne peut toutefois s’appuyer que sur
son corpus photographique, lequel souffre d’une extrême minceur, du moins tel qu’il
nous est parvenu aujourd’hui60. Ziegler n’a évidemment consacré que peu de temps à la
photographie, au grand dam de Charles Bauchal : « Nous regrettons vivement que des
travaux plus importants empêchent cet éminent artiste de consacrer plus de temps à
l’héliographie », rejoignant le commentaire dépité d’un autre ami :

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« Vous ne donnez qu’un jour sur quinze à la photographie », auquel Ziegler répond
qu’elle n’est pour lui qu’une charmante distraction61. La publication de son œuvre va
peut-être contribuer à lui restituer un rôle et une place plus justes aux côtés de ses
contemporains les plus admirés.
29 Ziegler s’est appliqué de façon presque obsessionnelle à rechercher des
apparentements, des analogies entre les diverses formes de création artistique, pour
tenter de construire une unité globale et donner un sens à l’ensemble. L’interprétation
de l’œuvre artistique de Ziegler, pour être fidèle à l’esprit universel de l’artiste, doit
s’envisager dans sa totalité, à travers la peinture, la céramique et la photographie. C’est
certainement en pensant à sa quête incessante dans les arts et les techniques du feu, de
la terre, de la lumière et des métaux précieux – matières primitives de la céramique et
de la photographie, qui en sont les produits mixtes et composites, selon une formule que
n’aurait peut-être pas reniée cette tête à systèmes – que Théophile Gautier évoquera la
mémoire d’un artiste attachant, aujourd’hui oublié :
« Quand ce n’était pas la céramique qui l’occupait, c’était quelque cosmogonie
bizarre, quelque théorie nouvelle de la lumière et des couleurs, quelque recherche
de procédé perdu, quelque invention chimique […] Au Moyen Âge, Ziegler eût été
alchimiste ; il y avait chez lui du souffleur hermétique. »

Fig. 22. H. Bayard, le pont des Arts, positif direct, 20,5 x 26,6 cm, v. 1849, coll. musée de Langres.

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Fig. 23. H. Bayard (attr.), portail de la bibliothèque du Louvre, 19,3 x 22,7 cm, 1849, coll. musée de
Langres.

NOTES
1. Ernest LACAN, rédacteur en chef de La Lumière, 3 janvier 1857, p. 3.
2. À son prénom de baptême, Claude, ses parents ont vite préféré Jules, qui est resté. Quant à
l’orthographe de son nom, elle est à l’époque très fréquemment présentée avec un “é” accentué ;
nous lui préférons bien sûr celle utilisée par l’artiste lui-même.
3. Jules est né à Langres, le 16 mars 1804 ; son grand-père est originaire de Mulhouse et
appartient à l’une des plus vieilles familles de cette ville. Il est propriétaire et gérant de l’hôtel de
la Poste, ouvert encore aujourd’hui sur la place Ziegler à Langres. Du côté de la mère, la famille
Cosson possède également du bien, notamment la propriété de Soyers, petite commune rurale
située non loin de Langres, dont héritera Jules.
4. Selon le biographe langrois Théodore P ISTOLLET DE SAINT FERGUEUX, Biographie universelle, 1865.
C’est peut-être la précoce fréquentation du Jardin des Plantes qui explique l’intérêt de Ziegler
pour les fleurs, qu’il décrit avec beaucoup de précision et de sciences dans ses ouvrages, et peint
avec une grande habileté sur quelques-unes de ses toiles (La Rosée, Pluie d’été) ; il est aussi
réputé pour les décors rampants de ses vases en grès, constitués de fleurs ou de fruits, que les
Anglais copieront abondamment (cf. J. WERREN, Bulletin du GRECB, n°20, 1998, p. 120).
5. Théophile G AUTIER, article nécrologique, L’ARTISTE, 4 janvier 1857, ainsi que la citation
précédente.

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6. AMAURY-DUVAL, L’Atelier d’Ingres, Paris, éd. Charpentier, 1878 ; c’est aussi un grand ami de
Bayard.
7. Fig. 2 : ce portrait de Ziegler par Nadar fait aussi partie de l’Album Bayard conservé au J. Paul
Getty Museum. La réduction de Saint Luc peignant la Vierge est aujourd’hui exposée au musée
Magnin de Dijon, tandis que l’original est au musée de Dunkerque. Le portrait “anonyme” de
l’Album de Regnault, a été publié par Raymond LECUYER, Histoire de la photographie, 1945, p. 56.
À noter que le musée de Langres conserve un petit portrait sur papier de Ziegler, peut-être aussi
de Bayard.
8. Bruno F OUCART, Le Renouveau de la peinture religieuse en France (1800-1860), Paris, éd.
Arthéna, 1987, p. 214-216 : « Le puissant Ziegler : un éclectisme fort et brutal, aux accents quasi
caravagesques. »
9. Ziegler parle couramment allemand ; deux bibles en allemand figurent d’ailleurs sur la liste des
pièces vendues aux enchères après sa mort (lots n°102 et 103) ainsi qu’un Tite Live (lot n°127), en
allemand lui aussi.
10. L’argile à grès cuite à haute température donne une surface très dure et un peu rêche ; afin de
la recouvrir d’un vernis brillant et lisse, qui lui donne un aspect plus doux, on projette dans le
four en fin de cuisson du sel de cuisine, d’où l’appellation commune de grès vernis au sel qu’on
donne à ces objets.
11. Dans le roman de Jules SANDEAU, Madeleine, Paris, éd. Hetzel & Cie, p. 122, l’auteur décrit ainsi
l’intérieur de l’appartement d’un bourgeois ruiné dans lequel « le marbre de la cheminée n’avait
d’autre parure que deux vases de terre au col évasé, échantillon de la poterie de Ziegler… ».
Ziegler a, par ailleurs, habilement baptisé quelques-uns de ses vases artistiques du nom de
certaines personnalités du monde politique ou économique de l’époque ; ainsi le vase égyptien
Sellières (dédié au baron Achille Sellières en 1842), le vase Crillon (le duc de Crillon possède un
château dans l’Oise), ou encore le vase Crèvecœur (préfet de l’Oise en 1842).
12. « […] alors je me livrai à l’étude des monuments d’Athènes. Je recherchai dans les écrits des
philosophes grecs les vestiges d’une civilisation où les beaux-arts jouèrent un si grand rôle.
Puissé-je avoir retrouvé les traces de ces lois d’Analogie, de Proportions et d’Eurythmie, dont les
Grecs ont conservé le secret jusque dans Rome… », Études céramiques, Paris, Mathias, 1850, p. 6.
13. « Je crois important d’ajouter que mon travail a été soumis […] à M. Alexandre Brongniart,
qui portait à cet essai le plus vif intérêt, soit pour l’art en lui-même, soit par l’effet d’une
ancienne et réciproque amitié. J’ai l’espoir que ces vingt-quatre figures, semblables à un alphabet
nouveau, seront un jour d’un emploi facile et peut-être usuel. », ibid., p. 42.
14. L’usage du grès était réservé exclusivement à la production d’ustensiles pour la cuisine et
l’industrie chimique, en raison de sa très forte résistance aux liquides, même les plus corrosifs.
C’est, dans l’histoire de la céramique française, à Ziegler que l’on doit d’avoir réintroduit le grès
comme matériau pour les pièces artistiques, ouvrant ainsi la voie aux artisans céramistes de la fin
du siècle. Aucune médaille d’or n’est décernée cette année-là dans la section céramique.
15. Cf. Marguerite C OFFINIER, “Jules Claude Ziegler (1804-1856) sa vie, son œuvre”, Bulletin du
GRECB, n°5, 1978, p 50-212 ; sur l’œuvre céramique, voir Yves P ELTIER, L’Objet d’art, n°274,
novembre 1993, et J. Werren, “Jules Ziegler (1804-1856) rénovateur du grès artistique en France”,
Bulletin du GRECB, n°17, 1995, p 9-223 et suite dans le Bulletin du GRECB, n°20, 1998, p 99-210 ;
sur l’œuvre picturale, voir la thèse de Stéphane GUÉGAN, université de Paris IV, 1999 ; voir aussi J.
Werren, “Les grès artistiques de Ziegler à travers la photographie”, Bulletin du GRECB, n°20, où
sont présentés des nus de Jacques-Antoine Moulin portant des vases de Ziegler.
16. J. Z IEGLER, À mes concitoyens du département de la Haute-Marne, daté du 19 mars 1849, et
conservé au musée de Langres.
17. Le registre conservé dans le Fonds maçonnique de la Bibliothèque nationale sous la référence
FM3 198 contient les émargements, comme visiteurs, de « Ziegler » page 36 (14 avril 1845) et page

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37 (3 mai 1845) ainsi que de « Boyard » (Bayard ?) en page 53 (6 novembre 1846) dont la signature
cursive n’est pas sans fortement rappeler celle du célèbre photographe… sur lequel il reste peut-
être encore à apprendre, en dépit des nombreuses études qui lui ont été consacrées. Les
Trinosophes, qui constituent l’une des loges les plus influentes politiquement, se sont aussi
appelés à leur début (en 1818) Les Amis constants de la vraie lumière… joli clin d’œil à l’histoire !
18. Le maire de Dijon se met rapidement en tête d’obtenir la démission de Ziegler, à la suite
notamment d’une absence dont il n’a pas été préalablement informé, alors même que la présence
de Ziegler était indispensable aux délibérations du jury municipal d’un concours de peinture que
devait présider l’édile (auquel Ziegler dénie ouvertement toute compétence en ce domaine…). À
la suite de plusieurs rapports municipaux, le ministre envoie Arago, inspecteur général des
Beaux-Arts, enquêter sur place, mais, de guerre lasse devant le harcèlement mesquin du maire
qui, soutenu par le préfet, menace de démissionner, il finit par lâcher Ziegler qui offre enfin sa
démission le 8 février 1856, moins de deux ans après sa double nomination (cf. Archives
départementales de la Côte d’Or, réf : 32 T 2 b/2). Ziegler meurt à Paris le jour de Noël de la même
année.
19. Maxime D U CAMP, Le Salon de 1857, Paris, 1857, p. 9-12 : « C’était un esprit éminemment
chercheur et philosophique, qui se plaisait aux rapprochements étranges et qui tentait d’établir
une sorte de symbolisme général dans les détails et dans l’exécution de ses œuvres. Lettré autant
que pas un, métaphysicien serré, habile chimiste, liseur infatigable et toujours en quête, Ziegler
ne se contentait pas d’exécuter matériellement un tableau ; il essayait, par toutes sortes de
moyens, de lui imposer une portée vivante, et pour ainsi dire, une voix qui pût expliquer sa
pensée toute entière. »
20. La Lumière, 28 février 1852 ; Henri de Lacretelle tient la chronique sur les beaux-arts dans La
Lumière ; c’est un des partisans de l’assimilation de la photographie à la peinture.
21. « J’ai obtenu de grands portraits en 80 secondes », La Lumière, mai 1852, p. 75. Le procédé dit
au collodion humide mis au point par l’anglais Scott Archer est diffusé sans brevet par une note
publiée en mars 1851 dans The Chemist.
22. À la suite d’un débat de la Société héliographique placé sous sa présidence (4 avril 1851),
Ziegler affirme que la photographie doit désigner la reproduction des images sur le papier, tandis
que l’héliographie, qui comprend la daguerréotypie et la photographie, est le terme général.
23. La Lumière, 30 décembre 1851, p. 15.
24. La Lumière, 1 er mai 1852, p. 75 ; F.-A. Renard, architecte, est l’éditeur de La Lumière pendant
la première année. C’est un élève de Bayard, établi aussi en Haute-Marne (Bourbonnes-les-Bains),
tout comme Girault de Prangey, peintre photographe voyageur et ami d’enfance de Ziegler.
25. La Société héliographique débat de la « question des objectifs » lors de la séance du 30 mai
1852 ; voir aussi La Lumière, 1852, p. 93. Au cours de la séance de la Société héliographique du 21
mars 1851, qu’il préside, Ziegler exprime le vœu que chaque objectif reçoive un nom comme cela
se fait « pour les canots, les embarcations, les navires, les pièces d’artillerie, etc. Autrefois, les
chevaliers ont baptisé leurs épées ou donné des noms aux chevaux… », La Lumière, p. 30.
26. La Lumière, 12 juin 1852 : il s’agit de sir David Brewster et d’Antoine Claudet. Le premier,
physicien réputé, est un grand ami de Talbot ; le second exerce à Londres, où il est très connu,
puisqu’il est aussi le photographe de la Cour.
27. La Lumière, 20 juillet 1851, p. 93.
28. Ziegler avait déjà, lors d’un débat de la Société héliographique du 28 juin 1851 placé sous sa
présidence, proposé d’adopter le terme d’iconogénique pour qualifier les papiers ou les produits
susceptibles de recevoir la lumière.
29. Hippolyte BAYARD, La Lumière, 9 avril 1853, p. 59.
30. Dans les Études céramiques, op. cit., p. 219, Ziegler publie cette lettre de Bayard datée du 8
février 1850 : « Monsieur/En réponse à votre demande, voici, par ordre d’action photogénique la
plus prononcée, les couleurs ou nuances que l’expérience m’a fait reconnaître comme étant les

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plus impressionnantes après le blanc : 1° bleu clair 2° mauve, 3° lilas, 4° rose, 5° violet. Plus ces
couleurs se rapprochent du blanc, plus elles sont actives ; cette activité varie encore suivant que
les couleurs sont minérales ou végétales, ces dernières étant un peu plus actives ; mais il n’y a pas
lieu d’en tenir compte./ Votre très dévoué serviteur/Bayard. »
31. La Lumière, 25 mai 1851, p. 61 : la référence contemporaine est constituée par les travaux du
professeur Chevreul ; le Dr Clavel assure une chronique scientifique pour La Lumière et le lien
avec l’Académie des sciences.
32. Les Études céramiques, achevées en 1849 et publiées en 1850, contiennent des
développements consacrés à « la coloration des reliefs », dont une partie, les vingt et unième et
vingt-deuxième études (p. 191-223) sont reprises sous forme d’articles publiés dans les numéros
6, 7, 8, 9 et 12 de La Lumière entre janvier et mars 1852, avant d’être à leur tour réunis et
intégralement publiés à Paris en 1852 dans le Traité de la couleur et de la lumière. On peut
consulter l’un des cent exemplaires édités, au musée de Langres ; à noter que celui-ci est
incomplet et s’achève à la page 40, comme d’ailleurs la série publiée dans La Lumière.
33. C’est particulièrement évident avec Notre-Dame de Bourgogne, présentée au Salon de 1857, et
aujourd’hui exposée au musée de Langres.
34. « […] alors que le daguerréotype était près de son déclin, le peintre Ziegler fit en France des
épreuves aussi finement coloriées que des miniatures », écrit Georges P OTONNIÉE, Histoire de la
découverte de la photographie, 1925, p.238 ; « en 1842, on commence à colorier des
daguerréotypes. Quelques peintres miniaturistes comme Ziegler, Maucomble, Meyer, etc.
acquirent un certain renom dans cette spécialité », analyse par ailleurs ce même auteur,
“Exposition internationale de la photographie contemporaine (1936) – section rétrospective
(1839-1900)”.
35. La “retouche” des épreuves photographiques excitait beaucoup les débats, et les critiques vis-
à-vis de ces pratiques en vigueur dans les ateliers des grands boulevards à Paris étaient vives :
ainsi de Montfort s’en prend-il à son tour à « ces vicieux procédés » dans La Lumière du 29 avril
1851 en citant le « remarquable article [de] notre confrère et ami, M. Ziegler », à propos duquel il
écrit : « Je suis heureux, à cet égard, de m’appuyer sur le sentiment d’un artiste d’un goût pur et
d’un sentiment délicat, tel qu’est l’auteur du Daniel et du Giotto. »
36. Journal de Delacroix, t. II, 1856, p. 38. C’est peut-être en pensant aux notes de Delacroix que
Bernard Marbot, commissaire de l’exposition “Regards sur la photographie en France au XIXe
siècle”, au Petit Palais à Paris, en 1980, a publié un daguerréotype d’homme assis nu (demi-
plaque) qu’il attribue à Ziegler (n°170) ; cette image est reprise p. 47 de la Nouvelle Histoire de la
photographie, Michel FRIZOT (dir.), 1994, comme étant « anonyme ». Waeston N AEF note, dans le
catalogue (p. 32 et note 64) de la même exposition : « Les photographies de Ziegler ne semblent
pas lui avoir survécu, mais on est tenté de lui attribuer un daguerréotype non identifié de la
Bibliothèque nationale (phot. 170). » Voir aussi Aaron S CHARF, Art and Photography, 1968, rééd.
Penguin Books, 1986, p. 342, qui cite André Joubin pour les travaux photographiques de
Delacroix.
37. Envoyé en Champagne et en Lorraine pour la Mission héliographique, Henri Le Secq
photographie la maison natale de Ziegler en 1851, l’hôtel de la Poste aux chevaux à Langres (coll.
du musée des Arts décoratifs). Léon de Laborde, vice-président, comme Ziegler, de la Société
héliographique, est aussi nommé juré de l’Exposition de 1851, preuve que c’est à leur fonction au
sein de la Société qu’ils doivent cet honneur.
38. Ziegler signe le premier article après celui du fondateur, F.-A. Renard, dans le n°1 du 9 février
1851 de La Lumière, dans lequel il présente les statuts de la Société, accompagnés de
commentaires et d’anecdotes exposées dans les “pièces à l’appui” de cet article fondateur.
39. Cf. “Note de M. Ziegler sur le prix proposé par M. Anthony”, La Lumière, 11 mai 1851, p. 55.
40. « Pourquoi reprocher aux artistes vivants cette double activité qu’on admire dans les artistes
d’autrefois ? », écrit Ziegler en introduction à ses Études céramiques, en soulignant la diversité

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des domaines dans lesquels les grands artistes de la Renaissance ont excellé, pour mieux se
défendre d’avoir consacré trois années à la céramique, sans renoncer à la peinture (et avant de
s’intéresser à la photographie…).
41. Toutes les citations sont extraites du Compte rendu de la photographie à l’Exposition
universelle de 1855, édité à Dijon en 1855 en cinquante exemplaires hors commerce (un
exemplaire donné par Ziegler à Langres est conservé au musée de la ville), après avoir été publié
en plusieurs articles dans le journal La Patrie. Dans le même compte rendu, qui témoigne du rôle
éminent reconnu à Ziegler du fait même d’avoir été choisi pour cette rédaction, il ajoute : « Étant
essentiellement un art d’imitation, elle [la photographie] pourrait à ce titre réclamer une place
parmi les arts d’imitation, aussi bien que la lithographie et les divers genres de gravure. Ceci n’a
pas été admis. Il faut toujours, même en fait d’art, un peu de temps pour la naturalisation d’un
étranger : il faut aussi réserver quelque chose au progrès : plus tard cela se fera. »
42. André J AMMES a aussi noté, dans Hippolyte Bayard, Ein verkannter Erfinder und Meister des
Photographie, Bucher, 1978, p. 8 : « Nous devons enfin évoquer une amitié qui a tenu une place
particulière dans la vie de Bayard et sur laquelle nous n’avons que très peu d’informations : son
amitié avec Jules Ziegler. »
43. Ibid. ; A. Jammes attribue la planche 63 (fig. 7 de cet article) à Bayard, et corrige ensuite son
erreur dans The Art of French calotype, 1983, p. 148, illustration supplémentaire de son propre
commentaire…
44. Il n’a pas été possible d’expliquer de manière satisfaisante les circonstances de l’entrée au
musée de ces dix-huit photographies. Nulle mention de leur achat ne figure dans les registres de
la Société historique et archéologique de Langres (SHAL) conservés au musée (que Mme Maryse
Turot soit ici remerciée pour ses patientes recherches), alors que toutes les acquisitions de
tableaux de Ziegler sont soigneusement consignées, notamment lors de la vente aux enchères des
biens de l’artiste en mars 1857. À moins que les photographies n’aient eu que peu de valeur aux
yeux des premiers responsables de la SHAL…
45. Une image identique (31,5 x 37,8 cm) est conservée dans les collections de la SFP ; au dos
figure la mention manuscrite : «… Melle GOIX jardin du peintre Jules Ziegler vers 1850 rue de la
Bienfaisance à Paris ». Melle Goix était sa gouvernante, et probablement aussi sa maîtresse, dont
il fit par testament sa légataire universelle.
46. Pierre-Marc Richard estime que cette grande différence de qualité sur le plan esthétique
(comme d’ailleurs aussi pour la fig. 8) est peut-être l’indice qu’un deuxième homme a participé à
la séance photographique.
47. Dès 1834, à la faveur de la mission effectuée en Allemagne à la demande du roi, Ziegler rédige
un Projet de réorganisation de la Manufacture royale de Sèvres inspiré de l’organisation de
l’Établissement de peinture sur verre du roi de Bavière, avec le directeur duquel il s’est lié
d’amitié. Les vitraux que le roi lui commande (ainsi qu’à Ingres et à d’autres élèves du maître)
pour la chapelle royale de Dreux et les châteaux de Compiègne et d’Eu, sont réalisés par la
manufacture de Sèvres ; Louis Robert a d’ailleurs photographié certains de ceux-ci. La verrière du
portail de l’église d’Eu dessinée par Ziegler est publiée dans Description méthodique du musée
céramique de Sèvres (1845, pl. 5). On a rappelé aussi les relations fortes entre Ziegler et
Brongniart (sans oublier Riocreux, premier conservateur du musée de céramique, qui fait entrer
une importante série de pièces en grès de Ziegler dans les collections du musée) ; Ziegler fait
aussi émailler certains de ses grès par des ouvriers de la manufacture (A. André et V. Baury, par
exemple), comme en témoignent certaines pièces conservées dans les collections de Sèvres (inv.
3043). Pour une étude plus précise sur le cercle des photographes de Sèvres, voir par exemple :
“La photographie à Sèvres sous le Second Empire : du laboratoire au jardin”, par Quentin B AJAC,
La Revue du musée d’Orsay, n°5, 1995, p. 74-85.
48. On pense en particulier au calotype d’Henri Fox Talbot, “Articles of China”, pl. III, Pencil of
Nature, 1844.

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49. En partant des épreuves dont l’attribution à Ziegler ne fait pas de doute (fig. 7 : présentée par
Ziegler à une soirée chez Lacan ; fig. 9 : collodion signé « JZ » ; fig. 1 : frontispice des Études
céramiques et fig. 10 : idem), on peut de proche en proche attribuer les autres images à partir soit
des pièces en grès produites par Ziegler, soit des objets placés par lui sur les épreuves ; ainsi le
drap de la fig. 1 a été utilisé sur la fig. 6 ; la sellette de la fig. 6 se retrouve sur les fig. 1, 10 et sans
doute 18 ; la forme en bois ou en pierre à la feuille d’acanthe apparaît sur les fig. 1, 10, 13 et 14 ; la
femme romaine drapée est présente sur les fig. 6, 11, 12, 13, 14 et 4 ; le chapiteau en pierre est
visible sur les fig. 11, 12 et 14 ; la Vierge à l’enfant, sur les fig. 7 et 13 ; enfin la sellette ronde de la
fig. 7 est celle de la fig. 12, et sans doute celle de la fig. 17 dont on ne voit que le haut.
50. Ziegler possède une maison au 23, rue de la Bienfaisance à Paris (à proximité de l’église Saint-
Augustin dans le VIIIe). La construction actuelle date de la fin des années 1860, et fut bâtie lors de
l’aménagement de la plaine Monceau, réalisé sous l’impulsion du baron Haussmann. Cependant,
la topographie des lieux tels qu’ils sont aujourd’hui reconstruits, avec une cour rectangulaire au
rez-de-chaussée et une double terrasse au niveau supérieur, plantée d’un arbre et fermée par un
mur mitoyen qui a pu servir à l’artiste pour les fig. 9 et 1 en particulier, rend l’hypothèse d’une
prise de vue à cet endroit tout à fait plausible. La différence de niveau entre cour et terrasse
expliquerait aussi la pente que l’on constate sur les fig. 12 et 13. Enfin, la présence d’une
abondante végétation, visible sur les fig. 7 et 12, peut aisément s’expliquer par le fait que
l’endroit se situe à la lisière de la zone urbaine, au moment où Ziegler habite la maison.
51. Cf. “L’atelier de Bayard”, collection de la SFP.
52. Esquisses photographiques, Paris, 1856,Paris, rééd. Jean-Michel Place, p. 116.
53. Compte rendu de la photographie à l’Exposition universelle de 1855, op. cit., Dijon, 1855.
54. M. FRIZOT, J.-C. GAUTRAND, Hippolyte Bayard, Éditions des Trois Cailloux, 1986, p. 81-86.
55. Selon l’expression encore courante à l’époque, Registre des délibérations de la SHAL, séance
du 18 déc. 1850, p. 120, où l’on a noté aussi : « Ces épreuves avaient été offertes à la ville par M.
Ziegler. »
56. La lettre de Bayard est rapportée en note à propos de la fig. 6 : “La palette du peintre”.
57. La Lumière, 20 juillet 1851, p. 27 ; Anne DE MONDENARD a publié, dans le catalogue de
l’exposition La Mission héliographique, Paris, Éditions du Patrimoine, 2002, p. 31, une épreuve
identique, en précisant qu’un autre tirage se trouvait également conservé au Centre canadien
d’architecture à Montréal.
58. Avec, toutefois, un doute sur le petit vase disposé sur le plateau de la fig. 14, qui n’est peut-
être pas de Ziegler.
59. « Si vous entrez dans son atelier, vous y remarquerez de suite cet aimable désordre,
inévitable conséquence de la mobilité d’esprit de celui qui l’habite. Les papiers préparés ou non,
les objectifs, les bassines, les flacons, les cartons à dessin, les pinceaux, les palettes, les poupées
d’atelier, les chevalets, tout cela concourt à cet aspect étrange, qui fait éprouver aux yeux ce que
l’oreille ressent lorsqu’elle écoute une symphonie, où les instruments de toute nature, de toute
puissance, mêlent leurs voix si dissemblables dans un ensemble où tout se fond et s’harmonise »,
La Lumière, 8 janvier 1853, p. 7, évoquant irrésistiblement aussi l’observation de Théophile
Gautier : « [...] son atelier, sanctuaire mystérieux dont il [Ziegler] n’entrebâillait pas volontiers la
porte, renferme un assez grand nombre de morceaux, compositions, esquisses, fragments,
études, toiles terminées, où l’esprit inquiet de l’artiste cherchait la perfection par les voies les
plus diverses » (article nécrologique, art. cit.).
60. Le catalogue de la vente de ses biens en mars 1857 (Paris, Maulde et Renou) mentionne « un
portefeuille contenant des essais photographiques » (lot 100) et « Héliographie, photographie,
plusieurs pièces dans un gros vol. de papier blanc » (lot 101).
61. La Lumière, 1er mai 1852, p. 75. Ziegler s’efforçait lui-même de ressembler à ces artistes de la
Renaissance qu’il admirait tant. Dans son introduction aux Études céramiques, Ziegler se justifiait,
déjà, d’avoir été distrait de sa peinture pour consacrer quelques années à l’art céramique :

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« Pourquoi reprocher aux artistes vivants cette double activité qu’on admire dans les artistes
d’autrefois ? »

AUTEUR
JACQUES WERREN
Jacques Werren est chercheur au Groupe de recherches et d’études de la céramique du Beauvaisis
(GRECB) que préside Jean Cartier (8, avenue Victor-Hugo, Beauvais, Oise).

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Le positif direct d’Hippolyte


Bayard reconstitué
Tania Passafiume
Traduction : Gaëlle Morel

L’auteur tient à remercier la Andrew W. Mellon Foundation, Grant Romer, Mark Osterman, Gary
Albright, Carole Troufléau et Ian Brian (George Eastman House), ainsi que Doug Severson (The
Art Institute of Chicago).

Fig. 1. H. Bayard, « Le Noyé (3) » (sur cet exemplaire figure l’empreinte d’un dossier), positif direct, 25,6
x 21,5 cm, octobre 1840, coll. SFP.

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1 Appuyée sur une longue et abondante tradition, la pratique des procédés anciens,
daguerréotype ou calotype, constitue un sport prisé de nombreux amateurs à travers le
monde. Depuis Abel Niépce de Saint-Victor, et quoique de façon plus confidentielle, la
reconstitution de la formule de l’héliographie au bitume de Niépce a également tenté
plusieurs spécialistes. Mais l’éphémère technologie dite du positif direct, mise au point
par Hippolyte Bayard dès le printemps 1839, n’avait fait l’objet d’aucune vérification
expérimentale publiée depuis la période des origines. Ce procédé a pourtant laissé des
images remarquables, dont la présentation avait frappé les contemporains. Il semblait
intéressant, à partir des deux seules descriptions parvenues jusqu’à nous, de tenter de
mieux comprendre le processus par lequel le pionnier français avait réussi, en l’espace
de quelques mois, à obtenir ce qui avait été refusé durant de longues années à tous ses
devanciers : produire un enregistrement sur papier respectant l’équilibre tonal de la
vision.
2 Selon une indication manuscrite du carnet d’essais de Bayard conservé à la Société
française de photographie, reprise dans le rapport du 2 novembre de l’Académie des
beaux-arts1, c’est le 20 mars 1839 que celui-ci obtient ses premières photographies à la
chambre « en sens direct2 ». Onze mois plus tard, le 24 février 1840, le photographe
adresse à l’Académie des sciences un courrier dans lequel il décrit brièvement sa
méthode : « Du papier à lettres ordinaire ayant été préparé suivant la méthode de M.
Talbot, et noirci par l’influence de la lumière, je le fais tremper pendant quelques
secondes dans une solution d’iodure de potassium, puis appliquant ce papier sur une
ardoise, je le place dans le fond d’une chambre obscure. Lorsque le dessin est formé, je
lave ce papier dans une solution d’hyposulfite de soude, et ensuite dans une eau pure et
chaude, et je fais sécher à l’obscurité3. » Cette description sommaire restera la seule
connue de la main de Bayard jusqu’à la publication en 1869 de La Photographie, ses
origines, ses progrès, ses transformations par Désiré Blanquart-Évrard, qui reproduit en
note une formulation plus détaillée du procédé positif direct, communiquée par
l’inventeur à une date non spécifiée :
1. Faire tremper le papier pendant cinq minutes dans une dissolution de sel
d’ammoniaque à 2 %. Faire sécher.
2. Poser ce papier sur un bain de nitrate d’argent à 10 % pendant cinq minutes
et faire sécher à l’abri de la lumière.
3. Exposer le côté du papier nitraté à la lumière jusqu’au noir, en ayant le soin
de ne pas pousser l’action jusqu’au bronze. Laver ensuite à plusieurs eaux,
sécher et conserver en portefeuille pour l’usage.
4. Tremper le papier pendant deux minutes dans une solution d’iodure de
potassium à 4 % ; appliquer le côté blanc sur une ardoise bien dressée,
grainée au gros sable et mouillée avec la solution d’iodure ; exposer aussitôt
dans la chambre noire. La lumière fera blanchir selon son intensité.
5. Laver l’épreuve à plusieurs eaux ; puis dans un bain composé d’une partie
d’eau et d’une partie d’ammoniaque, laver encore à l’eau ordinaire et faire
sécher.

3 Nota : En plaçant un verre dépoli devant l’objectif et en regardant par une ouverture
faite au devant de la chambre noire, on peut juger de la venue de l’épreuve. (Ces
épreuves peuvent être renforcées à l’acide pyrogallique par la méthode ordinaire ; on
fixe alors à l’hyposulfite4.)

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4 Ces deux descriptions correspondent sans aucun doute à la même formule, elles sont
pratiquement identiques, à l’exception de la dernière opération. Selon la
communication à l’Académie, le papier est fixé grâce à une solution d’hyposulfite de
soude, tandis que Blanquart-Évrard affirme que Bayard stabilisait ses tirages à l’eau
ammoniaquée. Ces produits chimiques ont des résultats différents sur l’apparence et la
pérennité de l’image. Avec la formule citée par Blanquart-Évrard, les images sont
intensifiées par l’ajout d’acide pyrogallique, dont il n’est fait aucune mention en 1840
(le procédé négatif-positif déposé par Bayard à l’Académie des sciences en 1846 inclut
au contraire l’acide gallique). La méthode publiée en 1869 témoigne donc d’une
modification postérieure à la description de 1840. Afin de reconstituer le positif direct
dans son état initial, j’ai donc suivi les mesures chimiques telles qu’elles sont décrites
dans la formule publiée par Blanquart-Évrard, tout en lui restituant un fixage à
l’hyposulfite, sans utiliser l’acide pyrogallique comme accélérateur.

Fig. 2. Préparation du papier (sauf mention contraire, les illustrations proviennent de la collection de
l’auteur).

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Fig. 3. Séchage.

Fig. 4. Insolation dans la boîte à UV.

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Fig. 5. Aspect du papier après insolation.

5 Pour ma première expérience, j’ai suivi l’exemple de Bayard et utilisé du papier à


lettres ordinaire. Le papier fut enduit de sel d’ammoniaque à 2 % (fig. 2) et séché. Les
feuilles furent ensuite brossées avec du nitrate d’argent à 10 % (fig. 3), puis séchées. Ces
travaux préliminaires ayant été réalisés à Rochester pendant le mois de janvier, à un
moment où la lumière naturelle est la plus faible, j’ai eu recours à une boîte à rayons
ultraviolets pour l’exposition (fig. 4). Les feuilles présensibilisées y étaient disposées
jusqu’à leur noircissement, en évitant de pousser jusqu’à la teinte “bronze”, comme
l’indiquait la formule. Le terme “noir” est arbitraire puisque les différents papiers
foncent selon des tonalités variées. Certains viraient au violet, d’autres au marron, mais
j’ai rarement trouvé un papier qui devenait littéralement noir. Une fois les feuilles
préparées, l’excès d’argent était enlevé par un nettoyage à l’eau puis elles étaient
séchées (fig. 5). À ce stade, les papiers préparés pouvaient être conservés dans
l’obscurité jusqu’à utilisation.

Fig. 6. Trois concentrations d’iodure de potassium sur papier insolé

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Fig. 7. Différence de coloration obtenues avec un papier fin (en haut) et un papier épais (en bas).

Fig. 8. Insolation sur ardoise.

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Fig. 9. Insolation sur papier buvard imprégné.

6 La dernière opération consistait à appliquer de l’iodure de potassium à 4 % sur le papier


et à l’exposer encore humide. La quantité d’iodure de potassium utilisée par Bayard
était incertaine, mais elle fut rapidement déterminée par l’expérience suivante. Trois
différentes quantités d’iodure de potassium à 4 % furent appliquées sur une feuille de
papier (fig. 6). L’iodure de potassium fut appliqué sur le papier avec un coton d’abord en
un coup bref (zone A), ensuite en deux coups (zone B), enfin en trois coups (zone C).
Une décoloration immédiate due à l’iodure de potassium apparut. Celle-ci fut constatée
dans la partie inférieure du papier aux endroits B et C, bien que cette moitié ait été
couverte durant l’exposition dans la boîte à UV. À ce stade, le procédé positif direct
était révélé. À l’endroit où les trois touches finales d’iodure de potassium avaient été
appliquées, une étendue de solution restait sur la portion découverte et dans cette
zone, le papier noirci vira au blanc (zone C). Les rayons les plus lumineux avaient
blanchi la surface noire du papier dans la chambre obscure. Tel était le positif direct.
7 Cet excès d’iodure de potassium était la clé pour reconstituer le procédé. Mais quelle
était l’utilité de l’ardoise ? Les expériences avec différentes épaisseurs de papier ont
aidé à résoudre cette question. Des papiers fins et des papiers épais furent immergés
dans de l’iodure de potassium à 4 % pendant plusieurs minutes et exposés dans la boîte
à UV. Mais les papiers fins séchèrent durant l’exposition, provoquant l’arrêt de la
réaction chimique et entraînant une exposition incomplète (fig. 7). Avec un papier plus
épais, la décoloration réussit et une image apparut. Agissant comme un réservoir, les
feuilles épaisses avaient retenu l’humidité plus longtemps que le papier fin. Dans la
communication de 1840, l’utilisation de l’ardoise avait pour but de préserver l’humidité
d’un papier fin durant l’exposition. Après cette découverte, les positifs directs furent
facilement réalisés dans la boîte à UV (fig. 8). Au lieu d’une ardoise, j’utilisai un buvard
trempé à l’iodure de potassium placé derrière le papier préparé, préservant ainsi une
source constante d’humidité qui permettait la réaction de décoloration avant le
dessèchement du papier (fig. 9). Après l’exposition, le tirage était lavé à l’eau, fixé à
l’hyposulfite, lavé une dernière fois puis séché.

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8 La chimie sur laquelle s’appuie le procédé positif direct de Bayard est relativement
simple. Quand le sel ammoniac (NH4Cl) est mélangé au nitrate d’argent (AgNO3), du
chlorure d’argent (AgCl) est produit par décomposition. L’exposition à la lumière
favorise l’apparition de particules d’argent sur le papier, donnant l’apparence du
“noircissement”. L’excès d’argent est alors lavé à l’eau. Enfin, quand l’iodure de
potassium (KI) est appliqué, il réagit avec le chlorure d’argent sur le papier (AgCl),
formant de l’iodure d’argent (AgI). C’est ce qui provoque la décoloration. Les zones les
plus décolorées sont d’une tonalité jaune-blanc et les ombres restent sombres. La
couleur jaune est le résultat d’un excès d’iodure. Si l’épreuve n’est pas complètement
fixée à l’hyposulfite, le papier continuera irrésistiblement à jaunir, jusqu’à la complète
disparition de l’image.
9 L’hiver était fini. Avec l’arrivée du printemps, je pouvais continuer mes essais en
extérieur. Mais je réalisai vite que ce procédé était beaucoup plus difficile à mettre en
œuvre à la chambre qu’avec une boîte à UV. On sait peu de choses sur le matériel de
Bayard. Le rapport de Raoul Rochette de novembre 1839 mentionne un objectif de 14
pouces de focale5. L’année suivante, dans un courrier au ministère de l’Intérieur, le
secrétaire de l’Académie des beaux-arts indique que le format des images produites est
passé de 21 cm à 34 cm6. Le dispositif que j’ai utilisé, copie d’une chambre de la fin du
XIXe siècle prêtée par Mark Osterman, était équipé d’une mise au point radiale, d’un
vieil objectif à portraits de 3 pouces ouvrant à f : 3,75 et d’un châssis à volet
spécialement réalisé, pour un format de cliché de 6 x 6 pouces.

Fig. 10. Jardins de la George Eastman House, papier Rising, exposition de 10h 10 à 11h 30, 5 juin
2000.

10 Comment Bayard déterminait-il ses temps d’exposition ? Il était peu utile de les
chronométrer à l’aide d’une montre puisque la moindre variation d’intensité lumineuse
prolongeait ou diminuait cette durée. Cet arbitraire me mit constamment en échec lors

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de mes premiers essais à la chambre. Pour trouver le délai adéquat, je devais


développer un sens de l’observation des tirages correctement exposés quand je
regardais dans l’appareil en tenant compte des modifications produites au moment du
fixage. Ces expériences furent menées avec différents papiers à la George Eastman
House et à Mount Hope Cemetery, tous deux situés à Rochester, au cours de l’été 2000
et de l’été 2001. Francis Wey décrit ainsi les épreuves de Bayard en 1851 : « On
contemple les épreuves directes comme au travers d’un mince rideau de vapeurs 7. » Les
images que j’obtenais ressemblent beaucoup à cela. Elles ont une apparence douce, avec
des changements subtils de tonalités et une texture granuleuse qui leur donne un
caractère très esthétique (fig. 10 à 14).

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Fig. 11-12. Green House, George Eastman House, papier Ingres (à gauche), exposition de 9h à 10h ;
papier Cranes (à droite) exposition de 10h à 11h, 16 juin 2000.

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Fig. 13-14. Mount Hope Cemetery, Rochester, papier Cranes (à gauche), exposition de 11h 30 à 14h
20 ; papier Ingres (à droite), exposition de 10h30 à 11h10, 17 juin 2000.

11 Les prises de vue en extérieur devaient être faites dans la matinée. Les épreuves
réalisées l’après-midi manquaient de contraste et avaient une apparence brumeuse
(voir fig. 15). Ce problème existait aussi autrefois : le Traité de Robert Hunt de 1841
énonce que « l’ensoleillement du matin entre huit heures et midi produit un meilleur
effet que celui de l’après-midi. Cela résulte probablement d’une plus grande action
absorbante de l’atmosphère, due à l’élévation de vapeur d’eau provenant de la Terre.
Dans le voisinage des grandes villes, cela s’explique par le fait que l’air devient au cours
de la journée de plus en plus imprégné de fumée de charbon, etc., provoquant une
interruption importante du libre passage de la lumière chimique 8 ». Bayard a dû lui
aussi être affecté par ces changements atmosphériques… Comme on peut le constater
sur plusieurs positifs directs de la collection de la Société française de photographie,
derrière l’arrière-plan noir des statues, des bustes et des bas-reliefs, il y a trois fenêtres
(voir fig. 16). Ses prises de vue en extérieur se limitaient aux endroits situés à proximité
de son domicile, rue Royale, et de son lieu de travail au ministère des Finances.
12 Après avoir réalisé plusieurs positifs directs à la chambre, de nombreuses questions
restaient sans réponse. Que fallait-il entendre par du « papier à lettres ordinaire » ?
Comment Bayard obtenait-il un éventail si large de couleurs ? Comment était-il
parvenu à réduire le temps de pose d’une heure à une quinzaine de minutes ?

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Fig. 15. Fontaine, George Eastman House, papier Ingres, exposition de 14h 10 à 15h20, 16 juin 2000.

13 Les descriptions originales indiquent que Bayard utilisait du papier à lettres ordinaire.
« La qualité de papier que M. Bayard juge la plus propre à assurer le succès de son
opération est celle du papier fin à la mécanique. Il préfère le papier blanc au papier de
couleur, dont la coloration se perd inégalement par suite de la préparation qu’il lui
donne : d’où il résulte des taches qui nuisent au dessin, tandis que le papier blanc
acquiert, par le fait même de cette préparation, une coloration qui, partant de la teinte
rougeâtre, et passant par les teintes bistre pour arriver à la teinte neutre tirant au bleu,
produit un effet aussi harmonieux qu’agréable9. » Bayard utilisait-il du papier français
ou anglais ? Les deux étaient à sa disposition. La description d’un procédé de tirage
positif de 1851 inclut une mention indiquant l’usage du papier Wattmann 10. Parmi la
collection de 282 épreuves positives directes de la Société française de photographie
datant de 1839-1843 et le carnet d’essais figurent deux épreuves avec le filigrane de « J.
Wattmann Turkey Mill 1838 ». Le second album de Bayard, conservé au Getty, quoiqu’il
ne comporte pas de positif direct, comprend également plusieurs épreuves avec ce
même filigrane – c’est en tout cas le seul que livre l’examen des deux fonds.

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Fig. 16. H. Bayard, statuette, positif direct, 9,8 x 12,2 cm, v. 1839, coll. SFP.

14 Mais si Bayard utilisait le même papier, comment obtenait-il la multitude de couleurs


variant du rouge au jaune, du violet au vert ou au marron ? Le papier anglais est encollé
à la gélatine, qui produit des clichés de teinte violette. Un papier français typique est
encollé à l’amidon, et produit des épreuves de couleur marron. Les recherches sur la
technique du dessin photogénique de William Henry Fox Talbot, qui occasionne
également une grande variété de tonalités, peuvent aider à expliquer ces couleurs.
Talbot avait remarqué que la préparation et la qualité du papier étaient deux facteurs
déterminants pour sa coloration. Les deux types d’encollage du papier, à l’amidon et à
la gélatine ne pouvaient être contrôlés, chaque préparation de lot différant de la
suivante. De plus, à cette époque, la pâte à bois du papier était mal manufacturée. Les
variations de teintes peuvent également avoir été causées par les différences au cours
des procédures chimiques industrielles ou par l’utilisation de stabilisateurs et de
fixateurs, en l’absence de toute standardisation11. Est-ce que des préparations avec des
sels d’argent différents étaient susceptibles de provoquer des couleurs différentes 12 ?
Est-ce que les produits chimiques utilisés dans la fabrication industrielle du papier
pouvaient réagir avec les produits chimiques photosensibles ajoutés ? Comment
différents stabilisateurs tels que l’ammoniaque ou le bromure de potassium, des
fixateurs tels que l’hyposulfite de sodium pouvaient-ils altérer la couleur finale de
l’image ? Ces questions restent encore sans réponse et requièrent des investigations
plus poussées.
15 Comment Bayard a-t-il accru la sensibilité du positif direct pour atteindre des temps de
pose de l’ordre du quart d’heure ? Je testai différents papiers, différents encollages, des
prises de vue à différents moments de la journée ou la substitution d’un fixage à
l’ammoniaque ou au bromure de potassium – sans réussir à produire aucune
diminution significative du temps de pose. Le photographe avait-il modifié sa formule ?

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Avait-il déjà commencé à recourir à l’acide gallique ou pyrogallique, comme l’indique la


note publiée par Blanquart-Évrard ? Il était largement accepté au cours des années 1830
que l’adjonction de substances telles que l’acide urique, l’acide tannique ou les acides
galliques amélioraient la sensibilité du nitrate d’argent. D’après les publications de
1839, plusieurs expérimentateurs comme John Herschel, J. B. Reade, Alfred Smee ou G.
P. Alexander Petzholdt, mentionnent l’emploi de l’acide gallique 13. Découvert en 1831
par Henry Braconnot, l’acide pyrogallique, mentionné dans la version de 1869 du
procédé, ne sera toutefois appliqué au développement photographique qu’en 1851 par
Victor Regnault14.
16 Daté du 18 octobre 1840, le fameux “Noyé” peut-il être le résultat de la formule du
positif direct telle qu’elle est décrite à l’Académie (voir fig. 1) ? Mes propres essais à la
chambre, dans des conditions expérimentales évidemment différentes, ont fourni des
résultats convenables pour des temps de pose situés entre une demi-heure et une
heure. Une durée aussi longue est exclue pour l’autoportrait. Il n’y a aucun signe de
mouvement dans l’image. Le sujet n’est pas flou et il n’y a aucune image fantôme. Le
carnet d’essais comprend certes plusieurs autoportraits primitifs. Mais ceux-ci sont
d’une qualité médiocre et d’un format très inférieur. Même en tenant compte de la
meilleure qualité des optiques utilisées par Bayard en 1840, la taille remarquable du
“Noyé”, pour un temps de pose probablement inférieur à dix minutes, requérait une
sensibilité nettement supérieure à l’état initial du procédé. Celle-ci a-t-elle été obtenue
par l’adjonction d’un acide organique ? Seules des analyses scientifiques de l’épreuve
seront susceptibles de le démontrer. À tout le moins, l’hypothèse d’une amélioration du
procédé entre 1839 et 1840 et au-delà (comme le confirme l’introduction de l’usage de
l’acide pyrogallique dans la note publiée par Blanquart-Évrard, qui ne peut être
antérieure à 1851) contredit l’idée d’un abandon rapide du positif direct par son auteur.
17 Deux cents ans ont passé depuis la naissance d’Hippolyte, qui n’ont pas dissipé les
interrogations au sujet de son invention. En expérimentant le positif direct, je n’ai pu
m’empêcher de me prendre de sympathie pour celui qui se décrit lui-même en cadavre,
« celui de M. Bayard, inventeur du procédé dont vous venez de voir, ou dont vous allez
voir les merveilleux résultats15 ». Qui était l’homme Bayard, qui commença sa lutte avec
la photographie durant les sombres mois d’hiver ? Mon voyage pour comprendre ce
personnage et ses essais photographiques ne fait que commencer. J’espère le
poursuivre en reconstituant ses procédés négatif-positif, divulgués en 1839 et 1851. Du
moins mes travaux ont-ils pu me convaincre que l’exploit consistant à capturer la
lumière sur du papier, quoique basé sur une réaction chimique élémentaire, dépendait
d’interactions subtiles entre les différents éléments mis en œuvre, autrement dit d’un
vrai talent d’expérimentateur.

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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NOTES
1. Cf. Raoul ROCHETTE, “Rapport sur les dessins produits par le procédé de M. Bayard” (Académie
des beaux-arts, séance du 2 novembre 1839), cit. in Jean-Claude GAUTRAND, Michel FRIZOT,
Hippolyte Bayard. Naissance de l’image photographique, Amiens, Trois Cailloux, 1986, p. 193.
2. « Le 20 mars obtenu des images en sens direct par la chambre noire », Hippolyte BAYARD, carnet
d’essais (coll. SFP), p. 3.
3. Id., communication du 24 février 1840 à l’Académie des sciences, cit. in René COLSON, Mémoires
originaux des créateurs de la photographie, Paris, Carré/Naud, 1898, p. 75. Plusieurs autres
expérimentateurs, tels Fyfe, Herschel, Hunt, Lassaigne et Talbot travaillèrent aussi sur le procédé
direct entre 1839 et 1853.
4. Désiré BLANQUART-ÉVRARD , La Photographie, ses origines, ses progrès, ses transformations, Lille,
Danel, 1869, p. 11.
5. R. ROCHETTE, loc. cit., p. 194.
6. Id., courrier du 14 novembre 1840, cit. in La Lumière, n° 49, IV e année, 9 décembre 1854, p. 196.
7. Francis WEY, “Album de la Société héliographique”, ibid., n° 15, 18 mai 1851, p. 58.
8. Robert HUNT, A Popular Treatise on the Art of Photography, Richard Griffin & Co., Glasgow,
1841, p. 30.
9. R. ROCHETTE, loc. cit., p. 194.
10. H. BAYARD, “Note sur un procédé nouveau de photographie sur papier”, séance du 14 avril
1851, Comptes rendus de l’Académie des sciences, vol. XXXII, p. 553.
11. Cf. Larry SCHAAF, The Photographic Art of William Henry Fox Talbot, New Jersey, Princeton
University Press, 2000, p. 20 ; voir également Hans P. KRAUSS Jr., Sun Pictures (9). William Henry
Fox Talbot: Friends and Relations, New York, chez l’auteur, 1999, p. 40.
12. Cette hypothèse n’a pas été vérifiée expérimentalement. Cf. Mike WARE, Mechanisms of Image
Deterioration in Early Photographs. The Sensitivity to Light of W. H. F. Talbot’s Halide-Fixed
Images 1834-1844, Londres, Science Museum/National Museum of Photography, Film &
Television. 1994, p. 13.
13. Cf. Josef Maria EDER, History of Photography (traduction de Edward Epstean), New York, Dover
Publications, 1972, p.335.
14. Cf. François Auguste RENARD, “Nouvelle substance accélératrice pour la photographie”, La
Lumière, n° 1, 9 février 1851, p. 3.
15. H. BAYARD, cit. in J.-Cl. GAUTRAND, M. FRIZOT, op. cit., p. 204.

AUTEURS
TANIA PASSAFIUME
The Art Institute of Chicago

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Débats

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Critiques de la crédulité
Yves Michaud

image Nous savons tous que les images sont produites. Je veux dire par là : nous savons
bien qu'elles ne sont pas de simples émanations de la réalité, des simulacres ou petites
images émises par les choses comme le prétendaient les Épicuriens, des pellicules
arrachées à elles, mais des objets construits entretenant avec la réalité des relations
compliquées. Nous savons bien que ce que nous voyons dans les magazines ou sur nos
écrans de télévision n'est pas la réalité mais des signes humains d'origine technique,
qui entretiennent avec le réel une relation problématique. Et pourtant, nous ne voulons
pas y croire et nous nous empressons de prendre pour argent comptant ce que nous
apportent les médias. Même les intellectuels critiques croient tout ce qu'on leur
montre. L'expression "vu à la télévision" témoigne non seulement de notre manière de
concevoir la notoriété mais aussi de notre manière de concevoir la réalité. Il y a là
quelque chose qui touche en profondeur au régime de la croyance dans nos sociétés de
médias. Au point que comme au XVIIIe siècle, c'est d'une théorie et d'une critique du
témoignage et de la crédulité que nous aurions avant toute autre chose et constamment
besoin. Il nous faut inlassablement reprendre l'analyse et faire de nouveau valoir de
salutaires banalités à propos du caractère construit, produit et fabriqué des images, y
compris de celles qui se présentent comme les plus vraies et les moins contestables. Il y
a là comme un travail de Sisyphe. Entre parenthèses, cette tâche devrait conduire à
s'interroger non seulement sur la malédiction des dieux mais sur les capacités réelles
de Sisyphe, sur la nature de son rocher et la crédulité de ceux qui regardent la scène.
[p. 111]
image Je vais donc à mon tour m'atteler à cette tâche à propos des images du
photojournalisme. Sans entrer dans des questions compliquées concernant le statut
ontologique des images, j'entendrai sous ce terme tous ces documents apparemment
doués de ressemblance ou de semblance qui nous paraissent rapporter la réalité avec
un indice de vérité particulier, qu'il s'agisse d'images photographiques ou d'images
vidéo. Ma définition, on s'en doute, est on ne peut plus prudente, mais elle couvre assez
bien l'ensemble des objets considérés.

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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image Avant même d'entamer l'analyse, il faut faire quelques remarques sur la manière
dont ces images nous arrivent je ne parle pas du médium technique de la transmission
mais des modalités d'apparition.
image Elles nous parviennent tantôt isolées (une image, un cliché), tantôt en paquets
(les images d'un événement au sein d'un reportage). Elles nous arrivent aussi tantôt
comme de simples documents ("le lieu où fut trouvé le corps de la victime", "la scène de
l'attentat", "l'accident"), tantôt déjà transformées en icônes, insignes, emblèmes ou
symboles (je ne choisis pas parmi ces termes qui renvoient chacun à leur manière à la
valeur symbolique particulière de l'image) d'un fait ou d'une situation humaine : le
malheur des Palestiniens, la guerre du Viêt Nam, la douleur d'une mère, l'accablement
des victimes, la brutalité du soudard.[p. 112] Qu'elles nous viennent seules ou au sein
d'une série, quelle que soit leur valeur symbolique ou leur banalité, ces images sont de
toute manière prises dans un flux: l'immense fleuve de toutes les images qui sortent des
laboratoires et des boutiques de développement rapide, qui se succèdent dans les
journaux et magazines, sur les télévisions, sur les panneaux publicitaires urbains, sur
les écrans vidéo des boutiques ou des galeries marchandes, sur les murs d'images des
sièges des grandes sociétés et des ministères, sur les stands des salons d'affaire, etc.,
etc. Nous vivons dans un monde de surabondance et même d'indigestion d'images, très
différent de mondes anciens pas si éloignés de nous qui étaient pauvres, très pauvres,
voire quasiment démunis d'images et qui les considéraient en conséquence comme
extrêmement précieuses, menaçantes ou bien dotées de pouvoirs magiques à aborder et
à manipuler avec la plus grande précaution.
image Nous accordons aussi aux images une valeur de véracité particulière: elles sont
vraies pour ainsi dire par principe. Ce qui recouvre des raisons passablement
différentes. Parce qu'elles rapportent comment étaient les choses ou comment elles se
sont passées. Parce qu'on nous assure qu'elles sont vraies, parce que les canaux de
communication par lesquels elles nous viennent sont consacrés à l'information et donc
"objectifs". L'historienne de l'art Patricia Fortini Brown a écrit un livre sur la peinture
vénitienne du xve siècle 1où elle montre que les peintures de l'époque étaient investies
par les contemporains d'une valeur de véracité particulière: on pouvait dire d'une
chose ou d'un événement qu'ils étaient vrais parce que c'était ainsi que les
représentaient les peintures peintes dans un esprit de témoignage oculaire. C'était vrai
parce que c'était peint ainsi. Pour nous, c'est vrai parce que c'est ainsi sur l'image,
parce que ce fut photographié ou pris en vidéo ainsi. Le plus souvent on a rapporté, et
on rapporte encore aujourd'hui, cette véracité particulière de l'image photographique
au caractère automatique et mécanique de la prise de vue et de l'enregistrement
photographique, à l'objectivité de l'"objectif", à la brûlure du réel sur l'empreinte
photographique (Benjamin), au caractère d'index du signe photographique. On sait très
bien qu'il n'en est rien. Il reste pourtant beaucoup de cette conception dans notre
crédulité envers les images (que l'on songe seulement au culte de la photocopie dans
l'administration, bien qu'il n'y ait rien de plus facile à falsifier et que, de toute manière,
on ne regarde jamais la copie!), alors que nous savons pertinemment bien que les
images sont produites, fabriquées et donc peuvent être aussi bricolées, montées et
remontées, pour tout dire trafiquées et falsifiées. [p. 113]
image Dans les pages qui suivent, je vais argumenter la thèse banale mais largement
déniée en dépit de toute l'évidence que l'image est le produit de dispositifs de
production et que si degré particulier de véracité il y a, il doit être compris et évalué

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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par rapport à ces dispositifs de production. Il se peut que ces réflexions jettent des
doutes ou des ombres sur le photojournalisme.
image La prise de vue
image La prise de vue comme saisie ou capture de l'image, moment en principe premier
et fondateur du processus, est soit accidentelle, soit professionnelle. Quelqu'un se
trouvait être là avec un appareil: un passant avec sa caméra, un insomniaque sur son
balcon qui prend la vidéo d'une bavure policière (affaire Rodney King), ou bien un
reporter (en général c'est plutôt une foule de reporters) était arrivé sur les lieux.
image Il faut cependant remarquer, avant même de raisonner sur ces considérations,
que la prise de vue a une contingence très particulière et qu'elle peut en fait être tout
simplement absente, ratée ou détruite: il n'y avait personne sur place quand la chose
est arrivée, ou bien ceux qui étaient là sont morts, ou bien encore personne n'a eu le
temps ou la présence d'esprit de réagir. Il n'y a pas de photos des cadavres de tous ceux,
très nombreux, qui se jetèrent dans le vide le 11 septembre 2001 depuis les étages en
feu des Twin Towers et s'écrasaient au sol en des impacts sourds que l'on entend dans
le film des frères Jules et Gédéon Naudet sans que les spectateurs actuels ni même ceux
du moment (les pompiers présents dans les halls) osent comprendre de quel bruit il
s'agit. Cela tient non seulement à des raisons de décence dont je vais très vite parler,
mais aussi à ce qu'il n'y avait tout bonnement personne en dessous pour prendre ces
photos, ou encore à ce que ceux qui s'y aventurèrent, s'il y en eut, sont morts. Cette
extrême contingence de l'image, qui explique pourquoi de la plupart des événements
les plus graves et les plus tragiques il n'y a aucune image, devrait faire réfléchir sur les
documents qui existent en s'interrogeant sur leur existence à partir de tous ceux qui
n'existent pas et qui auraient pu, voire dû, exister: par quel miracle une prise de vue
nous arrive-t-elle? Comment cela se fait-il qu'il y ait eu un témoin? Comme on sait, les
miracles sont rares¤ Je suggère que nous prenions modestement et lucidement la
mesure de cette exception: ce jour du 3 février 1968 où Eddie Adams photographia
l'assassinat d'un prisonnier viêt-công par le général Nguyen Ngoc Loan, ce reporter fut
certainement le seul [p. 114] à saisir aussi emblématiquement cet instant fatal, mais il
n'est pas scandaleux de rappeler que, ce jour-là précisément, les photoreporters
avaient été convoqués par la police sud-vietnamienne pour couvrir une opération
d'envergure¤
image Accidentelle, la prise de vue est le plus souvent amateur, bougée, mal cadrée et,
en fait, insignifiante: quelqu'un se trouvait là et a saisi ce qu'il a pu, d'où il était (dans le
cas des vidéos de surveillance, de là où était fixée la caméra). Il faut donc, après l'avoir
découvert, recadrer, nettoyer, agrandir le document. Certaines des photographies les
plus impressionnantes et émouvantes des attentats du 11 septembre 2001 sont des vues
de loin prises par de simples témoins où l'on découvre dans le [p. 115] détail agrandi,
saisie par inadvertance, la situation désespérée d'une femme coincée entre décombres
et vide, et qui va bientôt mourir.
image Professionnelle, la prise de vue est le fait de reporters partis couvrir un
événement ou une crise.
image Ce qui implique déjà un différé temporel, une organisation, une préparation en
fait toute une logistique. Les photojournalistes peuvent en dire plus que moi sur
l'intendance de leur profession, mais il y a là un ensemble de conditions dont
l'énumération risque d'être incomplète, qui cependant doit être indiquée, même en
gros.

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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image L'accès à l'image dépend d'abord des moyens financiers pour se rendre sur les
lieux et des possibilités de transport. Il faut aller en Afghanistan, trouver ensuite un
passage en hélicoptère, en camion, en taxi vers la zone des combats. Il faut se faire
guider à travers le pays et parmi les belligérants.
image L'accès à l'image dépend aussi de la connaissance de la région et des lieux, qui,
elle-même, dépend des guides et des informateurs disponibles, plus ou moins
compétents ou intéressés, plus ou moins partisans, plus ou moins professionnalisés (les
officiers de presse). La prise de vue dépend encore, bien évidemment, du contrôle et de
la censure exercés par les acteurs du conflit sur les lieux et les événements. Cette
censure peut être faite d'interdictions formelles. C'est beaucoup plus fréquent qu'on ne
pense, mais quand la censure est stricte, on ne la discute pas: la zone est simplement
"interdite" et il est toujours difficile de rapporter l'absence. La censure peut passer plus
subtilement par des suggestions, incitations, mises à disposition qui organisent le
visible: le reportage devient un voyage de presse.
image Très concrètement et très brutalement, l'accès à l'image dépend en fait de la
possibilité d'accéder aux événements compte tenu du danger physique ou des risques
courus. On parle régulièrement, avec des trémolos dans la voix, du "lourd tribut que
paient les reporters" à la liberté de l'information. On se souvient en effet avec émotion
des disparitions de journalistes au Cambodge au début des années 1970 (du point de vue
des massacreurs, elles furent très efficaces pour assurer le black-out sur les actions des
Khmers rouges), on se souvient aussi des reporters tués ou blessés lors de l'insurrection
de Budapest en 1956, des photographies tremblées du débarquement en Normandie par
Robert Capa. Les organisations professionnelles tiennent la comptabilité noire de ces
risques du métier. Il devrait cependant venir à l'idée que par rapport à [p. 116] tous les
reporters qui paient de leur vie leur métier, il y a aussi tous ceux qui vont indemnes
d'un théâtre d'opérations à un autre au sein d'une sorte de caravane des médias. Sont-
ils plus habiles, plus prudents, plus chanceux ou bien vont-ils là d'où l'on revient
indemne?
image Je n'insiste pas plus avant sur l'ensemble de ces conditions, mais elles conduisent
à dire sans aucune hésitation que ce qui est photographié, c'est d'abord ce qui peut être
photographié, au sens à la fois de possibilité physique et de possibilité morale et
d'autorisation. Compte tenu en effet du rôle considérable de l'information dans les
conflits, il faut se résoudre à penser que même l'immunité du reporter est organisée et
que ce qui est photographié est en fait ce qui doit être photographié à la suite d'une
mise en scène plus ou moins organisée. Garry Winogrand disait: "Je photographie pour
trouver à quoi une chose ressemblera quand on la photographie"; on pourrait dire à sa
manière: "Le document de reportage montre à quoi les choses ressemblent quand on
parvient à les photographier2."
image Un autre aspect de la prise de vue est la sélectivité inévitable du cadrage et
l'élision du photographe. L'image, toute image, est toujours un prélèvement sur la
réalité, une partie pour le tout. Elle laisse déjà de côté par [p. 117] force les dimensions
perceptives non visuelles qui sont pourtant essentielles à la perception et à la
compréhension: les bruits, les cris (les hurlements des blessés), les odeurs (l'odeur de la
scène d'un attentat), les vibrations et secousses (d'un tremblement de terre ou d'une
explosion). Elles laissent aussi en dehors tous les à-côtés visuels et même optiques des
scènes qui sont pourtant indispensables pour savoir ce qui se passe vraiment. Un seul
exemple ici, les photographies du petit Mohammed Amal Al Durreh tué par balles le 30

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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septembre 2000 aux côtés de son père en Palestine: elles sont toutes, y compris dans
leur série, des prélèvements sur la réalité d'un événement qui doit ensuite être
reconstitué hypothétiquement par les croquis des positions des différents acteurs de la
scène (tireurs israéliens, tireurs palestiniens, victimes, journalistes). Avec, on s'en
doute, plusieurs reconstitutions différentes en conflit.
image Une question qui devrait donc sans cesse venir à l'esprit, tant elle va d'elle-
même, est celle de la place du photographe. Où était-il lors de la prise du cliché?
Comment était-il protégé? Comment a-t-il pu se placer là, comment est-il arrivé? Par
quels moyens et [p. 118] sous quelle protection? Où était donc le photographe quand le
conquérant de l'impossible arriva épuisé et radieux en haut du sommet inviolé? Sur le
sommet inviolé lui-même ou juste un peu en surplomb?
image Les possibilités de falsification qui tiennent au recadrage et à l'élision du
contexte sont énormes. Ceux-ci ont en outre l'avantage de permettre un trucage sans
retouche, un trucage donc "innocent" et sans culpabilité: il suffit de laisser de côté.
Quant à l'élision de la place du photographe, elle suspend la question de la véracité
même de l'image: et si le photographe était en fait bien à l'abri pour une prise de vue
faite durant des manoeuvres (Capa et le combattant espagnol tué au moment de
l'assaut: était-ce au moment d'un assaut ou lors de manoeuvres?), ou bien encore pour
une photographie posée, voire reconstituée et finalement fabriquée. Pas mal d'images
splendidement orientalistes de la campagne en Afghanistan en 2001 et 2002 donnaient
cette impression de posé ou de joué dans une guerre "en images" et, comme d'habitude,
l'on n'a guère vu d'images d'affrontements, mais plutôt des paysages d'avant et d'après
la bataille.
image L'acceptabilité et la sélection
image Une fois que les documents existent, ils ont à être montrés, publiés, diffusés.
image Je vais parler maintenant des conditions esthétiques de l'exhibition, en entendant
par esthétique, en un sens large mais pas vague ni incohérent pour autant, ce qui relève
à la fois de la sensibilité, de la correction morale et éventuellement de l'art.
image Parmi ces conditions esthétiques, il y a en tout premier lieu des conditions à la
fois morales et de sensibilité qui imposent une censure spontanée, je dirais même
naturelle, de l'horreur et de l'obscénité, notamment en matière de violence. Quoi qu'on
prétende dans les débats hypocrites sur la liberté de l'information (ils ont atteint des
sommets de malhonnêteté en France après le 11 septembre), cette censure est
naturelle, spontanée et quasiment inévitable. Elle est d'ailleurs le fait, pour
commencer, des auteurs eux-mêmes qui s'autocensurent souvent. L'idée que j'avance
est difficile à "prouver" parce que justement les vrais documents de violence ne sont
quasiment jamais diffusés. Seuls les spécialistes savent à quel point les documents bruts
de la violence sont insoutenables et pires que pornographiques. Pour quelques
photographies intolérables et insupportables d'un supplicié chinois découpé vivant en
[p. 119] morceaux présentées par Georges Bataille dans les Larmes d'Éros, photographies
elles-mêmes récupérées dans un savant traité de psychologie à la diffusion très limitée
(le traité de psychologie de Georges Dumas) qui les empruntait, lui-même, aux archives
d'un médecin collectionneur dont les goûts devaient être étranges, il y a heureusement
toutes les horreurs que l'on ne montrera jamais. Les raisons de cette autocensure sont
faciles à comprendre et je ne vois pas comment on pourrait s'opposer à elles. Il y a
d'abord les simples exigences de la dignité humaine, et notamment de la dignité des
victimes dont on peut difficilement admettre qu'après avoir été torturées, lynchées,

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éventrées ou défigurés elles aient en plus droit à être exhibées comme de la viande à
l'étal. Il y a ensuite les exigences de la responsabilité politique: celui qui aurait montré
les grappes de malheureux qui sautèrent dans le vide depuis les tours du World Trade
Center le 11 septembre 2001 aurait dû endosser la responsabilité des émeutes raciales
qui se seraient produites le soir même contre certains quartiers arabes américains. Il y
a encore le problème de la pornographie de l'horreur. Comment offrir gratuitement, en
grand et au grand public, des documents que des pervers recherchent avidement dans
des officines clandestines ou sur Internet? Comment démocratiser le snuff movie alors
qu'au même moment les producteurs de ces sortes de documents sont traqués car, en
dépit des dénégations vertueuses de ceux qui ne veulent pas voir cette réalité sordide,
les snuff movies existent3, sauf [p. 120] qu'on ne les appelle pas ainsi quand on tombe sur
eux et que leurs réalisateurs passent devant les tribunaux sous l'appellation normale
d'assassins ayant commis des actes de barbarie en réunion?
image Ces conditions de sensibilité et de pudeur sont au demeurant reprises,
prolongées et organisées par les règles du droit, et notamment par les lois qui
protègent le droit des victimes à la protection de leur image. On peut toujours prendre
de grands airs à la Alain Genestar, patron de Paris-Match, au nom de la liberté de la
presse et s'indigner que la publication des photos des lieux d'un attentat fasse l'objet de
poursuite de la part des victimes qui s'y retrouvent dénudées, choquées et
ensanglantées, mais on ne voit pas pourquoi à l'horreur dmutilation et d'un
traumatisme, les victimes devraient ajouter le fait de se retrouver les fesses nues entre
deux sauveteurs dans Paris-Match pour que le magazine dénonce encore mieux le
terrorisme et la violence tout en engrangeant l'argent du sensationnel. Il faut ajouter à
ce sujet que ceux qui sont aujourd'hui livrés en pâture à notre indignation bien
pensante sont désormais des taliban, des combattants africains, ou des victimes
exotiques d'attentats lointains, de pauvres diables donc, comme par hasard du tiers-
monde, qui n'ont nul représentant légal pour les protéger: au moins on peut continuer
à publier (et voir) des meurtres et des exécutions publiques avec la conscience
tranquille, le bon vieux mépris colonial de toujours et sans ennuis légaux. [p. 121]
image Outre ces conditions de sensibilité et de droit, interviennent, bien sûr, des
conditions esthétiques au sens habituel. Est-ce que le document est bon ou pas bon?
Est-ce que la photographie est belle ou non? Est-ce que le photographe est connu ou
non? Est-ce que cela cadre avec le style de l'agence ou de la publication, selon que les
critères en sont le sexy, le glamour, le chic, le "tendance", le sensationnel, le people, le
crade, l'excitation du tabloïd? Je ne m'étends pas là-dessus.
image Tout cela forme ce que j'appelle un ensemble de conditions a priori de l'acceptabilité,
auxquelles il faut surtout ne pas oublier d'ajouter les conditions commerciales: est-ce
que le document est vendu cher ou non par l'agence ou le photographe? Est-ce qu'il
fera vendre ou non? Est-ce qu'il vaut la peine qu'on prenne des risques juridiques avec
lui?
image C'est pour la commodité de l'analyse que je distingue entre ces conditions
d'acceptabilité et celles qui commandent la présentation physique elle-même du
document, mais elles viennent en fait en continuité. Interviennent alors de nouveau la
sélection, le montage, le cadrage, mais aussi le légendage, la mise en pages, le rythme
donné à la présentation, le choix des articles qui vont encadrer le document. De
nouveau toutes les manipulations sont possibles en jouant des effets de
contextualisation. Ceci vaut de la présentation des images sur un support journalistique

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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comme dans le cadre d'une exposition de photos documents. Quel est le propos: est-il
esthétique et artistique, ou encore documentaire? Vise-t-il un effet de propagande, un
effet publicitaire, un effet de mode ou d'art? Tout cela est trop connu pour qu'il soit
nécessaire d'insister.
image Les modes perceptifs
image Il faut dire quelques mots maintenant des modes de réception. Cela pourra
paraître bizarre dans le cours d'une réflexion sur le système de production de l'image.
Sauf que ce moment de la réception est assez connu des producteurs pour qu'ils
l'intègrent à leur pratique: chacune des parties, producteurs comme regardeurs, de
part et d'autre, sait assez bien à quoi l'autre joue et comment elle le fait. Les historiens
de l'art savent à quel point les peintres ont toujours intégré à leur production picturale
les conditions de la perception de la peinture: la lenteur, l'attention recueillie, le désir
de parler qui se prolonge dans la description paraphrastique. Les photographes
intègrent de la même manière d'autres modalités perceptives.
image Parmi ces modalités perceptives, il y a celles qui tiennent aux effets de flux, à la
banalisation et à l'inattention qu'ils induisent, au besoin corrélatif [p. 122] de chocs
perceptifs réguliers pour exciter l'attention blasée, la réveiller et la ressaisir. La
banalité des images doit être régulièrement scandée d'images chocs. Cette banalisation
assortie de saccades s'accorde avec la pratique désormais généralisée du scanning des
données perceptives: les images en flux sont balayées avec une attention flottante qui
est à la recherche justement du choc ou de la dissonance qui arrêtera un temps son
parcours distrait.
image Dans ce flux scanné, les images sont reçues sans autre contexte que celui
d'autres images. Ce qui fait passer au premier plan les valeurs affectives des images au
détriment de la saisie intellectuelle de leurs significations. On perçoit la peine, la
douleur, la joie, le plaisir, l'excitation, pas leurs raisons, leurs conditions, leur naissance
ni leur épuisement. La perception, celle de tout un chacun, intellectuels et philosophes
compris, devient un curieux mélange d'hyper-émotivité, d'insensibilité due à la
banalisation et à la répétition, d'inattention par excès de sollicitation. À quoi s'ajoute
l'absence de mémoire induite par le renouvellement en continu des stimulations. Tout
cela contribue à une suspension du jugement critique et même de la pensée qu'un
jugement critique serait possible. Les temps de la sémiologie furent ceux de la lecture
de l'image. Celle-ci a été presque aussitôt neutralisée et vaincue par le déluge des
images: quand il y en a tant, il ne s'agit plus de les lire mais de les regarder défiler. On
en a l'illustration dans quasiment tous les magazines qui proposent des reportages dont
les images contredisent allègrement les textes: tel escroc mondain dont le reportage
photographique montre en cinq ou six photos l'intégrité physique explique longuement
dans la page qui livre "le premier (sic) interview sincère d'un menteur professionnel"
que sa mère l'abandonna si précipitamment qu'en claquant la portière de la voiture elle
lui coupa le doigt. Tel philosophe à la mode explique son avant-gardisme artistique,
mais il est photographié dans un salon louis-philippard ou style Louis XV à pleurer. Peu
importe: on ne lit plus les images, on les voit passer.
image Et pourtant, en dépit de tout cela, refait surface encore et toujours le principe de
la véracité de l'image: c'est ainsi parce qu'on vous le montre. On se prend à souhaiter
des expositions ou des ouvrages qui démonteraient les mécanismes de trucage, de
recadrage, de falsification par omission ou décontextualisation, de propagande mais
c'est toujours une Leni Riefenstahl paléolithique quoique ultra-liftée et poudrée qui

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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parade au milieu de Noubas bien huilés comme s'il n'y avait nul génocide ni famine au
Sud-Soudan. [p. 123]
image La conclusion de ces quelques remarques sera banale comme la plupart des
remarques qui l'ont précédée. D'abord, la construction de la réalité visuelle telle que la
rapportent en prétendant la refléter les reportages du photojournalisme est aussi
artificieuse que la construction de toute réalité sociale. Nous vivons un monde fait de
très peu d'expériences directes, de peu de savoir, qui plus est en général assez flou et
chaotique, et de beaucoup d'images. Ce que nous appelons la réalité est un système
assez peu satisfaisant d'expériences sensorielles en petit nombre, de croyances mal
étayées et d'images reçues à la va-vite: un journal télévisé de TF1 est une assez bonne
illustration de cette "réalité". Cela ne signifie nullement que les journalistes qui tentent
d'apporter des informations soient tous des faussaires, des menteurs, ou eux-mêmes
victimes des mensonges de ceux qui les manipulent encore que les cas de fausses
interviews ou de reportages bidonnés n'aient pas manqué, y compris chez certaines
grandes consciences. Cela signifie que nous devons appliquer au photojournalisme les
mêmes critères d'examen que nous sommes censés appliquer au journalisme écrit sans
d'ailleurs le faire non plus. Il en va des constructions sociales de la réalité comme des
constructions conceptuelles des sciences: ce sont des architectures qui font tenir
ensemble plus ou moins solidement des observations, des concepts explicatifs et des
raisonnements déductifs plus ou moins explicités ou présupposés comme allant d'eux-
mêmes. La même forme de critique doit être vigilante dans tous les cas. Les images de
CNN, pour l'heure, ne valent pas mieux que celles d'Al Jazirah et celles d'Al Jazirah ne
valent pas mieux que celles de CNN.
image Une seconde conclusion, de nature déontologique, serait qu'il appartient dans
ces conditions aussi aux journalistes et reporters d'être les premiers conscients qu'ils
sont pris dans un tel système de production des images. Ils sont des rouages de ce
système et leur bonne foi candide de voyageurs pressés ne peut leur servir d'excuse. La
conscience lucide de leur situation serait déjà un premier pas hors de l'aliénation mais
pas hors de la manipulation. C'est pourquoi les principes de l'action collective et de
l'organisation de la profession ont tout autant d'importance: la politique des agences
les concerne au premier chef, tout comme celle des médias qui publient et diffusent
leurs reportages. On ne peut pas dire honnêtement que la guerre du Golfe ait été
réellement couverte par les photoreporters. Il importe d'en tenir [p. 124] compte pour
des situations futures qui verraient se renouveler des contrôles du même ordre sur
l'information.
image La troisième conclusion est plus générale: il est plus que jamais indispensable et
urgent d'analyser la crédulité de l'homme contemporain prétendument hyper- ou sur-
informé. Les analyses que Jean Baudrillard a données de nos croyances sont pour la
plupart très convaincantes. Reste, pour le philosophe, à se demander comment il se fait
que nous croyions aussi volontiers des choses aussi incroyables ou que, si nous ne les
croyons pas vraiment, comme il semble plus probable, nous soyons si bien disposés à
faire comme si nous les croyions¤ [p. 125]
image Une version orale de ce texte, avant rédaction, a été donnée le 5 septembre 2002 au
colloque "Le photojournalisme en question" organisé dans le cadre de Visa pour l'image, 14e
festival international du photojournalisme à Perpignan. Je remercie Jean-François Leroy et Jean-
Jacques Fouché de m'avoir donné ainsi l'occasion de préciser mes idées.

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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NOTES
image 1 Patricia Fortini Brown, Venetian Narrative Painting in the Age of Carpaccio,
New Haven et Londres, Yale University Press, 1988.
image 2 Garry Winogrand, "Interview", in Peninah R. Petruck, The Camera Viewed,
Writings on Twentieth Century Photography, vol. 2, Syracuse, E. P. Dutton, 1979, p. 126.
image 3 Cette idée du snuff movie qui n'aurait jamais existé est conceptuellement
intéressante dans la manière dont elle opère sa dénégation. Elle consiste en effet à
fantasmer l'existence d'un film mettant en scène l'agonie et la mort, de préférence
assortie de sévices sexuels, d'une victime à des fins de commercialisation
pornographique. La conception qui en est faite ("un film mettant en scène l'agonie et la
mort, de préférence assortie de sévices sexuels, d'une victime à des fins de
commercialisation pornographique") affaiblit à la fois le caractère intolérable et le
caractère criminel du film dans l'idée de la commercialisation mais aussi de la
représentation pornographique. Rien de surprenant donc à ce qu'on ne trouve jamais le
snuff movie sur les rayons des vendeurs de pornographie, même les plus clandestins.
Quand on le trouve, on trouve en fait un objet criminel utilisé: 1) à titre de preuve ou
d'élément d'enquête, 2) à titre d'élément aggravant dans la procédure, y compris
contre le distributeur devenu ipso facto complice. Le snuff movie est en fait un rêve de
petit-bourgeois: inexistant comme objet pornographique supposant encore une forme
de représentation, fût-elle la plus ténue, il est en réalité une pièce à conviction bien
réelle. Il en va donc du snuff movie comme de ces photos de la violence dont j'ai dit
qu'on ne les montrait jamais: de là à dire qu'elles n'existent pas, il y a une légère
différence¤ Derrière cette question se profile celle des limites de la représentation et de
l'esthétisation, une question abordée par Carole Talon-Hugon dans son livre Goût et
Dégoût, les limites affectives de l'esthétisable, Nîmes, éditions Jacqueline Chambon,
collection Rayon Art, 2003, sous presse.

Études photographiques, 12 | novembre 2002


110

Reproduire, diffuser

Études photographiques, 12 | novembre 2002


111

Robert J. Bingham, photographe du


monde de l’art sous le Second
Empire
Laure Boyer

Fig. 1. E. Meissonier, Graveur, reproduction photographique de R. J. Bingham, tirage albuminé, 24 x


14,7 cm, publié par Bingham le 1er mai 1863, coll. Bibliothèque nationale.

1 Sous le Second Empire naît un nouveau type de marché dans lequel les artistes, de plus
en plus autonomes, ne dépendant plus des commandes et se situant en rupture avec la
tradition, doivent vendre pour vivre. Pour vendre, ils ont besoin d’intermédiaires afin

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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de se faire connaître des clients potentiels. Ces intermédiaires prennent différentes


formes, du marchand de tableaux à l’estampe de reproduction. Au début du XIXe siècle,
le marchand moderne apparaît pour répondre à deux nécessités conjointes, la première
émanant des artistes eux-mêmes de plus en plus nombreux, la seconde venant d’un
plus grand public et d’amateurs nouveaux1. Parallèlement au marchand de tableaux, les
éditeurs-imprimeurs, graveurs et lithographes diffusent un nombre croissant de
tableaux par le biais de reproductions. Ce commerce suscite une vogue sans précédent
pour les reproductions qui font la fortune des périodiques et des marchands de
l’époque tels Adolphe Goupil et plus tard Eugène Druet. Il soulève cependant le
problème de droit d’auteur, les reproductions ayant souvent plus de succès que les
œuvres originales.
2 Dès le milieu du XIXe siècle, la photographie de reproduction d’œuvres d’art apparaît
comme une pratique prometteuse pour les services qu’elle est susceptible de rendre
aux artistes. Équivalent visuel d’un tableau, elle fait intervenir la notion de substitution
impliquant des approches interprétatives et des applications commerciales diverses.
Comment les différents acteurs du monde de l’art ont-ils utilisé la photographie de
reproduction ? Quel statut et quel rôle avait-elle à leurs yeux ? Parmi les spécialistes, le
photographe Robert Jefferson Bingham (1825-1870) est une figure emblématique de
cette période, un maître de la reproduction de tableaux (voir fig. 11). L’étude de sa
carrière permet de déterminer quel a été l’impact de la photographie de reproduction
sur les artistes et dans le monde de l’art du Second Empire alors en pleine mutation.

La création d’un genre photographique


3 Dans un contexte marchand nouveau qui fait passer l’art de la sphère institutionnelle à
la sphère privée, entraînant une forte demande d’images émanant du public, des
institutions artistiques et des artistes, la photographie apparaît comme un
intermédiaire idéal entre l’artiste et son public. Plus rapide d’exécution, plus réaliste et
moins onéreuse que la gravure, elle promet de faire connaître à l’amateur les œuvres
mises en vente, de comparer et de choisir, et au jury du Salon de pouvoir sélectionner
les ouvrages, comme l’envisage Jules-Claude Ziegler dans La Lumière en 1851 :
« Parmi les services que la photographie rend aux artistes, ajoute M. le Président,
j’en connais un d’une importance considérable, c’est la facilité avec laquelle ils
pourront, après avoir reproduit photographiquement leurs tableaux, les faire voir à
différentes personnes qui désirent les connaître pour les acheter, soit à l’étranger,
soit en France. On peut de la sorte reproduire toute une muraille couverte de
tableaux, et répondre ainsi aux désirs des amateurs qui veulent comparer et choisir.
Il est arrivé cette année à la direction des Beaux-Arts un nombre considérable de
demandes accrues de photographies représentant divers tableaux. Les artisans
n’avaient pas d’autres moyens de faire connaître leurs œuvres, le nombre des
ouvrages exposés au Palais-National étant si considérable, que l’indication du
numéro et du sujet eussent été insuffisants pour provoquer un jugement de
l’administration des Beaux-Arts. Il y a donc une importance énorme, et même une
importance pécuniaire, à ce que la photographie vienne en aide aux artistes dans
des cas comme ceux-là. C’est ainsi que M. Le Gray vient de faire une belle épreuve
d’un tableau de M. Meissonier2. »
4 Il faudra cependant attendre l’avènement d’améliorations techniques avant que la
photographie puisse produire la reproduction satisfaisante d’un tableau.

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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5 L’évolution des moyens mis en œuvre dans ce domaine a été d’une importance
significative pour les progrès de la photographie. Dans les années 1850, la reproduction
constitue un ferment du nouveau médium et détermine une voie nouvelle, celle de
l’édition photographique, motivant l’emploi du tirage et du négatif papier puis du
négatif verre au collodion et des procédés photomécaniques (héliogravure et
lithophotographie). La plupart des grands ateliers dont ceux de Talbot, Blanquart-
Évrard, Bisson frères, Lemercier, et des photographes tels Bayard, Berthier, Baldus, Le
Secq, Le Gray, Marville, Michelez et Richebourg, en tirent une part importante de leur
revenus. Cet engouement se confirme dans la décennie suivante. La reproduction
photographique d’œuvre d’art devient une spécialité, un genre très prisé qui assure
pécuniairement une activité à plein temps et artistiquement une notoriété incontestée.
Il fallait cependant répondre aux exigences de l’art et du commerce, c’est-à-dire
produire des images de qualité à prix abordables. À ce titre, l’activité de Bingham
représente une étape décisive.
6 On sait peu de chose sur le début de sa vie passée en Angleterre 3. Bingham est
probablement né en 1825, et devient assistant chimiste au laboratoire de la London
Institution, comme l’indique le titre de son traité Photogenic manipulation4. Familier du
daguerréotype et du calotype, il expérimente le procédé au collodion dont il se
proclame l’inventeur5, procédé qui allait donner un nouveau souffle à la photographie.

Fig. 2. R. J. Binham, « Vue de l’Exposition universelle de 1855, aménagement des stands », tirage
albuminé, 33,7 x 26,6 cm, 1855, coll. S. Kakou, Paris.

7 En 1851, Bingham participe à l’Exposition universelle de Londres à plus d’un titre. En


tant qu’exposant, d’une part, il présente dix-neuf épreuves6, et en tant que
photographe, d’autre part, commandité par Henry Cole (1808-1882), président du
comité et directeur du South Kensington Museum, il effectue des clichés des objets
couronnés par la commission de l’Exposition universelle. Bingham aurait à cette

Études photographiques, 12 | novembre 2002


114

occasion fait une meilleure offre que Talbot à Cole en regard du coût de l’impression
des épreuves destinées à illustrer le rapport du jury7. Les photographies du Reports by
the Juries sont montrées lors de la première exposition uniquement consacrée à la
photographie, “Recent Specimens of Photography”, à la Society of Art de Londres, dans
laquelle Bingham expose des vues de Jersey8, aux côtés de Delamotte, Fenton, Le Secq,
Maxime Du Camp, Owen et Renard entre autres.

Fig. 3. R. J. Binham, « Vue de l’Exposition universelle de 1855 », tirage albuminé, 33,7 x 26,6 cm, 1855,
coll. S. Kakou, Paris.

8 Cette première expérience en matière de reproductions d’œuvres d’art se renouvelle en


1855. Bingham est à nouveau commandité par Henri Cole, avec Charles Thurston
Thompson, graveur converti à la photographie, pour réaliser des vues des édifices et
des objets présentés à l’Exposition universelle de Paris (fig.2 et 3). À cette occasion,
Henri Cole, chargé par le département des Sciences et des Arts d’organiser la section
anglaise à l’Exposition, et grâce à l’autorisation de l’empereur, les envoie photographier
les collections du Louvre9. Les reproductions des œuvres de ce prestigieux musée
permettaient d’avoir des fac-similés d’œuvres inaccessibles au public anglais. L’idée de
constituer une collection de photographies se dessinait déjà dans l’esprit de Cole, qui
nommait l’année suivante Thurston Thompson superintendant de la Photographie au
South Kensington Museum.
9 Bingham ne semble pas s’installer à Paris avant le milieu des années 1850. Il s’associe en
1855 avec le photographe Warren-Thompson et se spécialise dans les portraits « aussi
grands que nature10 ». Il obtient une médaille de première classe à l’Exposition
universelle de 1855 pour « ces œuvres plus curieuses qu’agréables pour leurs
résultats11 », mais il n’aura pas de réel succès. Il retournera au format habituel et
préférera le portrait carte-de-visite pour immortaliser les nombreux artistes qui vont
défiler dans son atelier12.

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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10 En 1857, Bingham décide de se lancer dans la reproduction d’œuvres d’art et ouvre un


nouvel atelier au cœur de la Nouvelle Athènes, 58, rue de La Rochefoucauld à Paris 13. Il
participe à plusieurs manifestations à Londres et à Dublin pour lesquelles il envoie des
reproductions de peintures que « l’on se dispute et que l’on s’arrache 14 », ainsi qu’à
l’exposition de la Société française de photographie où il montre neuf reproductions 15,
une vue d’une des salles de l’Exposition universelle et un portrait d’Horace Vernet, un
des premiers artistes à lui confier ses œuvres. Comme la plupart des photographes,
Bingham expose la diversité de son savoir-faire (portraits d’artistes, reproductions
diverses) et se met au service des artistes et des amateurs. Cette nouvelle orientation se
confirme avec le projet d’une publication d’envergure : la reproduction de l’œuvre de
Paul Delaroche, entreprise qui promet de prendre les proportions « d’un monument
historique16 ».
11 La photographie de peintures relevait d’un exercice particulièrement difficile eu égard
aux limites des procédés photographiques et à l’accès limité aux œuvres. La copie de
gravures anciennes, plus facile à exécuter, fournissant de parfaits fac-similés, était
davantage pratiquée dans les années 1850 comme en témoigne les publications des
frères Bisson sur Dürer et Rembrandt et par Benjamin Delessert sur Marc-Antoine
Raimondi. En outre, le paradigme interprétatif hérité de la gravure était une des
conditions essentielles pour prétendre à l’art. Pour la reproduction de peinture, on
exigeait du praticien qu’il donne, non pas une simple copie de l’original, mais une
interprétation, une sorte de commentaire graphique sur l’œuvre. Dans un ouvrage
récent, Stephen Bann17 a rappelé qu’à cette époque l’estampe de reproduction, lente et
prestigieuse, était considérée comme un art de plein droit. Le graveur devait insuffler
une part de sa personnalité et de son style dans la copie. Cette retranscription, plus ou
moins interprétée, donnait un caractère artistique à la copie appréciée par la critique.
En photographie, le paradigme interprétatif se fonde sur un paradoxe. Alors que le
processus de reproduction photographique, totalement mécanique et parfaitement
fidèle, apparaît comme tout ce qu’il y a de moins artistique, celui-ci se trouve magnifié
en un acte artistique par contamination du vocabulaire esthétique emprunté aux arts
graphiques : on prête à la photographie les mêmes capacités interprétatives que la
gravure en désignant ses imperfections comme des marques d’interprétations.
12 Un point essentiel de cette pratique relevé par la critique est la transposition en noir et
blanc de tableaux en couleurs. Une des tâches du traducteur consistait à retranscrire
les couleurs en tonalités de gris par des hachures de manière à créer une ressemblance.
En photographie, les procédés de négatifs papier produisaient des images comparables
à des estampes dans leur texture, mais étaient jugés insuffisants pour la reproduction
de peintures. Les problèmes d’inactinisme des négatifs (peu sensibles au rouge) et
l’altérabilité des épreuves étaient les causes essentielles qui firent encore un temps
préférer l’estampe à la photographie. Chimiste de formation, Bingham parvient à
vaincre le premier obstacle grâce à l’utilisation particulière qu’il fait du négatif au
collodion. Étrangement, on relève sa capacité à reproduire les couleurs en noir et blanc,
formulées non pas par des traits, mais par des teintes : « On n’aurait jamais cru, il y a
quatre ou cinq ans, que l’on arriverait à reproduire les couleurs avec tant de bonheur,
avec des gradations de teintes qui les représentent convenablement et reproduisent
l’original avec une harmonie d’ensemble et de détails plus que satisfaisante 18. »
13 Ou encore « les copies de tableaux de M. Bingham laissent loin en arrière tout ce qui a
été publié dans ce genre jusqu’à ce jour. Il semble que pour lui toutes les couleurs aient,

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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dans le rapport de leur valeur, la même action photogénique19 », écrit-on à propos de


ses épreuves exposées en 1857.
14 Il est en effet un des premiers collodionistes, avec Richebourg, à apporter des solutions
satisfaisantes au problème des reproductions de tableaux, dont il devient un des
spécialistes. À l’occasion de l’exposition de la Société française de photographie au
palais des Champs-Elysées en 1859, Bingham expose vingt-trois photographies d’après
Delaroche et vingt et une reproductions d’œuvres d’après Meissonier, Cabanel, Vernet,
Chiffard, Jalabert, Bellangé, Piloty, Yvon et Pils. Philippe Burty et Théophile Gautier
attirent particulièrement l’attention du public sur la copie de La Jeune Martyre (voir fig.
4) de Delaroche, tableau daté de 1855. Leurs critiques tendent à une esthétisation de la
reproduction photographique. Replaçant celle-ci dans la controverse des arts opposant
les dessinateurs aux coloristes, la ligne à l’effet, ils fondent l’esthétique du
photographique sur un paradoxe faisant des imperfections du médium, une perfection.

Fig. 4. P. Delaroche, La Jeune Martyre, reproduction photographique de R. J. Bingham, planche 75 de


L’œuvre de Paul Delaroche, tirage albuminé, 21,5 x 16,6 cm, 1858, coll. musée Goupil, Bordeaux.

15 Burty admire le talent de Bingham, mais il remet en question la fidélité photographique


du fait de la non-correspondance entre les valeurs colorées du tableau et les tonalités
monochromatiques de l’image, estimant que celle-ci procède davantage d’un relevé
graphique de l’œuvre20. Gautier au contraire est charmé. Reprochant à la gravure son
impuissance, il voit dans l’image photographique une application artistique de la
fameuse théorie des sacrifices empruntée aux beaux-arts21. Interprétant à sa manière la
toile exposée devant son objectif, elle se fait artiste et parvient même à améliorer en
beaux tableaux des toiles assez médiocres que ce soit dans le changement de couleurs
ou dans la réduction des toiles aux dimensions de l’album. Partisan de l’idéal contre le
réalisme, Gautier désigne en fait la lumière, l’effet du hasard et surtout les
imperfections du procédé22, comme seuls auteurs de l’interprétation réussie, reléguant
la photographie à n’être que la servante des arts et le photographe un simple praticien

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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dépourvu de sens artistique. Si l’aspect mécanique du processus (l’exactitude) et la


fidélité trompeuse des images due à leurs défaillances techniques (inactinisme,
contours flous) ont d’abord choqué les regards, on finit par attribuer à celles-ci des
capacités interprétatives dignes d’un artiste. La photographie de peintures fonde sa
spécificité sur ce paradoxe. Cherchant à atteindre ses lettres de noblesse à travers la
pratique de la reproduction de peintures, la photographie se situe dans la continuité de
la gravure. Perçue aujourd’hui comme un document, elle est alors considérée comme
une pratique artistique tout aussi prestigieuse que la gravure. De plus en plus exposée,
faisant l’objet de comptes rendus et de médailles (Bingham en reçoit une à l’Exposition
universelle de Londres en 1862), elle se distingue en devenant dans les années 1860 une
spécialité reconnue et remplace la gravure de reproduction à la fin du siècle.
16 Habile opérateur de la lumière et de l’action photogénique des couleurs, Bingham
représente une césure entre la gravure et la photographie de reproduction. Il se situe à
la fois dans la continuité d’une tradition, autorisant la légitimation de la photographie
au rang d’art, tout en provoquant une rupture esthétique (le passage du trait à la
teinte) et pratique (la rapidité) avec celle-ci, ouvrant un nouvel espace de circulation
des œuvres à l’usage du commerce de l’art et de l’artiste.

Un nouvel intermédiaire
17 Paul Delaroche avait été le premier artiste en 1839 à soutenir l’utilité pour les peintres
du daguerréotype en vue de la constitution de collections d’études. Il est aussi le
premier peintre contemporain à qui la photographie rend hommage. La publication de
L’Œuvre de Paul Delaroche23 en mars 1858 marque le début de la collaboration entre
Bingham et Adolphe Goupil (1806-1893), éditeur d’estampes et marchand d’art.
Travaillant avec les graveurs les plus réputés du moment tels Mercuri, Henriquel-
Dupont et Calamatta, Goupil en adoptant la photographie pour des raisons
commerciales cherche des praticiens de qualité. Installé boulevard Montmartre puis 9,
rue Chaptal à Paris, à proximité de l’atelier de Bingham, il n’hésite pas à faire appel à
l’habileté du photographe anglais pour réaliser les clichés effectués d’après les
originaux (dessins et tableaux non reproduits en gravure) et d’après des gravures issues
de son fonds. Faisant suite à la grande exposition posthume consacrée à Delaroche en
1857 à l’École des beaux-arts, l’album constitue le premier catalogue raisonné de
l’œuvre d’un artiste contemporain illustré de photographies. En 1860, Goupil réitère sa
confiance envers Bingham avec la publication d’une seconde monographie dédiée à Ary
Scheffer24, dont on venait de célébrer l’œuvre. Bien que le succès de ces albums soit
relatif en raison de leur coût, ils inaugurent le début d’un nouveau type d’ouvrages en
histoire de l’art.

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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Fig. 5. R. J. Bingham, « Portrait d’Emile Pereire », carte-de-visite, tirage albuminé, 8 x 6,5 cm, 1863, coll.
S. Kakou, Paris.

Fig. 6. R. J. Bingham, « Vue de la galerie Pereire », tirage albuminé, 18 x 27,3 cm, 1863, coll. S. Kakou,
Paris.

18 Les publications de monographies d’artistes jouissent au milieu du XIXe siècle d’un fort
engouement. Elles se fondent sur le modèle épistémologique des Vite de Vasari, avec en
frontispice un portrait gravé de l’artiste, suivi de sa vie et de son œuvre, racontées
selon le cycle biologique de sa croissance, sa maturité et sa décadence. Le monumental
ouvrage de Charles Blanc (1813-1882), Histoire des artistes de toutes les écoles (1849-1875),

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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en est un exemple symptomatique. Le grammairien des arts est aussi le premier à


publier en 1853 une monographie sur Rembrandt, illustrée de photographies signées
Bisson frères. La première tentative pour l’art contemporain est celle du critique d’art
Théophile Silvestre (1823-1876) dont le projet est de publier une Histoire des artistes
vivants français et étrangers, sous-titrée Étude d’après nature (1853-1856), agrémentée de
portraits d’artistes et de reproductions photographiques de leurs principales œuvres,
par Édouard Baldus, Victor Laisné, Émile Defonds et Henri Le Secq. Quoi de plus normal
que d’utiliser la photographie sur papier pour illustrer une critique subjective et
indépendante, engagée à montrer les artistes tels qu’ils sont. Cependant, seules la
première livraison sur Corot et une trentaine d’épreuves seront diffusées, le reste de
l’ouvrage ne se composant plus que de portraits gravés par Masson d’après les
photographies25. L’indifférence du public et le coût des épreuves ne permit pas à
Silvestre de poursuivre son projet de publication photographique. L’ouvrage en lui-
même connut un succès considérable et plusieurs rééditions.
19 Il faut attendre la fin des années 1850 pour que ce type d’initiative réapparaisse, menée
cette fois par les marchands-éditeurs nouvellement installés sur le marché. Bingham
devient un de leurs principaux collaborateurs. La maison Goupil & Cie, ouvre à partir de
1859 une galerie d’art contemporain, qui lui assure une clientèle régulière d’artistes et
d’amateurs. La même année, Bingham est sollicité par Louis Martinet, graveur et
éminent marchand d’art, pour photographier les tableaux exposés au Salon avant son
ouverture26. À en croire La Lumière du 21 août 1859, annonçant la première livraison des
œuvres de Baudry, Breton, De Curzon, Hamon, Leys et Ingres, la beauté des épreuves de
Bingham, « un des maîtres de la photographie », et l’intelligente direction de Martinet
promettent de faire de cet ouvrage « le répertoire de l’école moderne 27 ». L’Album,
photographies d’après les dessins et les tableaux des premiers artistes français et étrangers,
paru en livraisons chez les marchands d’art Francis Petit, puis Paul Durand-Ruel en
album de cent planches photographiques, accompagnées de notices des critiques
Théophile Gautier, Paul de Saint-Victor et Frédéric Henriet, constitue un autre jalon
important de l’édition sur l’art contemporain28. Bingham bénéficie en outre d’une
grande indépendance car il publie des planches au nom de son atelier et offre ses
services à d’autres éditeurs tel Alfred Cadart qui publie l’œuvre de Chifflart 29. Les
marchands-éditeurs et critiques d’art s’approprient ainsi la nouvelle image comme
support visuel du texte illustrant l’art en train de se faire et comme extension pérenne
du Salon.
20 Parallèlement aux marchands d’art, les collectionneurs ont de plus en plus recours à la
photographie pour enregistrer leurs collections avant leur vente, sorte d’ultime
embaumement avant leur dispersion, ou pour en garder le souvenir. Les catalogues
illustrés du fonds d’atelier de la maison Bingham révèlent que plusieurs figures de
collectionneurs font appel à lui, du riche amateur au bourgeois élitiste. Émile Pereire,
riche banquier et amateur d’art, lui commande en 1863 un album de photographies de
sa galerie, composé de quinze planches dont six vues d’ensemble de la collection
montrant l’ordre dispersé de l’accrochage30 (fig. 5 et 6). Un collectionneur anonyme fait
faire une série de vues de sa galerie de peintures, montrant deux salles décorées avec
luxe et austérité, ornées de tableaux de l’école hollandaise du XVIIe siècle. Là encore, ce
ne sont pas tant les œuvres qui importent que la représentation du lieu. Le comte de
Pourtalès (fig. 7) fait reproduire une partie de sa collection de tableaux de maîtres
anciens, d’objets d’art et d’antiques, publiée en 1863 par Goupil & Cie avant sa vente 31.

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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L’amateur bourgeois fait lui aussi photographier son intérieur privé (fig. 8). Les vues
présentent d’étranges cadrages, la plupart excentrés, et sont peut-être le fait
d’amateurs qui faisaient tirer leurs épreuves chez Bingham. La photographie apparaît
aussi comme un moyen de promotion du mécénat exercé par l’empereur. À
l’achèvement du chantier du musée Napoléon à Amiens, Bingham participe avec
Michelez à la publication d’un album de dix planches, avec cinq reproductions des
toiles de Puvis de Chavannes et Barrias destinées à entrer dans la collection 32.

Fig. 7. P. Delaroche, Portrait du comte de Pourtalès Gorgier, reproduction photographique de R. J.


Bingham, planche 47 de L’œuvre de Paul Delaroche, tirage albuminé, 14,2 x 8,9 cm, 1858, coll.
Bibliothèque nationale.

21 Ces albums luxueux sont les prémices des catalogues de vente des marchands d’art et
des catalogues d’exposition de galeries privées illustrés de photographies qui
apparaissent à partir des années 1890. Encore relativement onéreuse, l’image
photographique devient cependant pour les artistes un moyen prompt et efficace de
faire connaître leur œuvre auprès d’une clientèle de plus en plus vaste.
22 On connaît l’utilisation que les artistes ont fait de la photographie comme modèle mais
beaucoup moins comme moyen de reproduction. Refusant pour la plupart un statut
artistique à la nouvelle image, leur rapport à celle-ci est le plus souvent ambivalent.
Cette ambivalence se fonde sur une apparente contradiction : ils en parlent peu dans
leurs écrits alors qu’elle semble omniprésente dans leurs ateliers. La Gavinie n’affirme-
t-il pas que les belles reproductions des chefs-d’œuvre de la peinture et
particulièrement celles faites d’après Delaroche par Bingham « ornent maintenant
l’atelier des artistes33 » ?

Études photographiques, 12 | novembre 2002


121

Fig. 8. R. J. Bingham, « Vue d’un intérieur bourgeois », tirage albuminé, 22 x 17,8 cm, v. 1865, coll. S.
Kakou, Paris.

23 À partir des années 1860, la reproduction photographique devient courante chez les
artistes pour vulgariser leurs œuvres. Son usage varie en fonction de ses destinations.
Jean-Léon Gérôme (1824-1904) pour le compte de la maison Goupil & Cie, et Jean-Louis
Ernest Meissonier (1815-1891), avec qui Bingham tisse des liens étroits, font
systématiquement photographier leurs peintures avant de les vendre (voir fig. 1). À ce
titre, le photographe s’inscrit encore une fois dans la tradition de l’estampe, chaque
artiste ayant un graveur attitré (Ingres et Calamatta, Delacroix et Adolphe Mouilleron),
le modèle se perpétue en photographie. Travaillant essentiellement avec les artistes
officiels – tels Ingres34 et Henri Lehmann 35 qui lui confient leurs tableaux –, et
photographiant les tableaux des Salons de 1861, 1863, 1864 et 1867, Bingham contribue
ainsi à promouvoir le “bon goût” dominant, le style académique établi par le jury du
Salon.
24 La photographie faisait aussi l’objet de nombreux échanges épistolaires entre les
artistes et leurs mécènes. Gustave Moreau (1826-1898), voisin de Bingham, envoie en
1866 à l’un de ses clients une série de photographies exécutées par celui-ci d’après les
tableaux exposés au Salon dans le but de lui montrer ses dernières créations 36. La
photographie se substitue ainsi à l’œuvre et en propose ce que Théophile Thoré appelle
une « seconde vue37 », formule métonymique qui sous-entend une façon transitoire
d’appréhender et d’accéder à l’œuvre par l’usage d’une image mnémonique durable.
Dans le cas d’artistes refusés, la photographie offre ce que l’on pourrait appeler une
“première vue”, permettant aux œuvres non exposées de circuler et susciter l’intérêt
du public.
25 À cet égard, les artistes, comme envers leurs graveurs, avaient de fortes exigences
envers leurs photographes. Considérant qu’elles faisaient partie intégrante de leur

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œuvre, ils contrôlaient étroitement la qualité et la diffusion des photographies. Ce


phénomène témoigne de l’ampleur que prend la reproduction des œuvres dans la
promotion d’un artiste auprès du public, doublé du développement du marché de l’art
et d’une demande croissante d’images. Alors que l’autorité du Salon était remise en
question, les artistes refusés n’étaient pas indifférents au fait qu’elle contribuait à une
autonomisation de l’art.
26 Un exemple de cet usage nous est donné avec Gustave Courbet (1819-1877). Partant à la
conquête de l’indépendance nécessaire à l’art, Courbet comprend que la connaissance
de son art serait mieux servie par la large diffusion des photographies de ses œuvres,
dont il espère d’ailleurs tirer quelques revenus. Son exigence envers la photographie,
que l’on retrouve chez Delacroix, est significative de l’importance du rôle des
reproductions, auxquelles du reste il aura recours tout au long de sa carrière. En
relation avec Victor Laisné dès 1853 pour l’ouvrage de Silvestre, Courbet fait à nouveau
appel à lui deux ans plus tard dans le but de vendre des photographies de ses tableaux
dans son Pavillon du réalisme. Fort mécontent du résultat, il envisage de quitter le
photographe38. Au début des années 1860, il fait la connaissance d’Étienne Carjat (qui
deviendra un ami fidèle), de Richebourg et Bingham. Refusé au Salon de 1863, il confie à
ce dernier la reproduction du Retour de conférence (fig. 9), mais encore une fois, Courbet
est déçu du résultat39. La reproduction lui permet néanmoins de faire connaître son
œuvre et, le tableau ayant été détruit par un catholique fervent, d’en conserver une
trace. Agissant en dehors du circuit officiel, la photographie possède une forte valeur
“auratique”, car à travers elle, le tableau censuré continue à porter atteinte à la
morale : en 1867, l’État fait détruire les clichés chez Bingham, provoquant l’indignation
de l’artiste40. Courbet fait encore reproduire Vénus et Psyché – refusé au Salon de 1864 –
par Bingham qui doit prendre sa « revanche41 ». Dans les années 1870, Courbet choisira
Michelez pour promouvoir son œuvre par la photographie.

Fig. 9. G. Courbet, Retour de conférence, reproduction photographique de R. J. Bingham, tirage


albuminé, 17 x 25 cm, 1863, coll. musée Gustave-Courbet, Ornans.

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27 Au cours des années 1860, Bingham est reconnu comme un maître de la photographie
de peintures modernes et anciennes et participe activement aux expositions de la
Société française de photographie42. Défenseur de l’estampe contemporaine dans la
Gazette des beaux-arts, Philippe Burty n’hésite pas à l’encenser au sujet de ses
reproductions d’après Meissonier43. L’œuvre de l’artiste ayant été peu gravée ou
lithographiée, la photographie apporte un précieux secours à son étude. Meissonier ne
pouvait être mieux représenté que par celui que Burty nomme le plus habile
photographe français. Pour lui, l’esprit du tableau se transmet dans la copie et fait,
pour ainsi dire, un véritable portrait de l’œuvre : « M. Bingham, qui a poussé au dernier
point l’étude de la reproduction des peintures, est arrivé à rendre la présence de l’air, à
tourner l’écueil de la diversité des tons, presque cette touche qui est si précise, si juste
et si personnelle, et aussi l’expression intime des physionomies 44. »

Fig. 10. Yvon, La Prise de Malakoff, reproduction de Ch. Nègre d’après un négatif au collodion de R. J.
Bingham, héliogravure, 28,3 x 41,8 cm, v. 1858 ; coll. SFP.

28 Burty indique en outre qu’il faisait faire ses tirages par l’entreprise Jacquin à Paris,
chargée de l’exploitation du procédé au charbon Garnier et Salmon 45.
29 Bingham se montre en effet soucieux de la pérennité des images. Dès 1857, il
collaborait, avec la reproduction de La Prise de Malakoff de Yvon, à l’expérimentation du
procédé de gravure héliographique de Charles Nègre (fig. 10). En 1867, il divulgue le
procédé de Walter Woodbury, la photoglyptie, dont Goupil achète les droits pour la
France46, et présente l’invention à la Société française de photographie. Alphonse
Davanne signale l’année suivante comment il a su surmonter la difficulté de la taille des
épreuves en diversifiant les formats47. Mais alors que Bingham participe à l’essor de la
production industrielle de la photographie, il quitte Paris à la fin des années 1860 et
meurt mystérieusement à Bruxelles le 21 février 1870. Son atelier est repris par Ferrier
et Lecadre qui continuent l’exploitation de ses clichés et réalisent de nouvelles
campagnes jusqu’en 187548.
30 Alliant l’art et la science, les différents acteurs du monde artistique et de la
photographie, Bingham est un des premiers photographes à diffuser et à promouvoir

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l’art de son temps et à faire de la photographie un substitut efficace de l’œuvre, un


nouvel intermédiaire entre l’artiste et le public. Il incarne à la fois une continuité et
une rupture avec la tradition de la reproduction gravée faisant de la photographie de
reproduction un art à part entière. Artistes, marchands, collectionneurs, conservateurs
et éditeurs s’emparent rapidement de ses pouvoirs de “représentationalité” – la copie
prenant lieu et place de l’œuvre originale – dans des visées protocolaires, commerciales
ou pédagogiques.
31 Pour Ernest Lacan, Bingham crée un véritable musée d’art contemporain : « L’histoire
de l’art moderne se trouve tout entière dans ses importantes et riches collections 49. » La
photographie de reproduction produit un déplacement de lieu, de l’œuvre originale
vers son succédané. Que ce soit par la multiplicité des images rassemblées ou par la
double dimension interprétative (optique – lors de la prise de vue – et visuelle – à la
lecture de l’image) qu’elle introduit, la photographie participe à l’avènement d’un
nouveau réseau de circulation des œuvres et un nouveau champ d’étude critique de
l’art qui fondent les prémices d’une configuration moderne du monde de l’art.

Fig. 11. Harrison, « Portrait de Bingham », tirage au charbon, 54 x 40 cm, 1865, coll. SFP.

NOTES
1. Sur l’évolution de l’histoire de la peinture et la mise en place du système “marchand-critique”
à cette époque, voir C. HARRISON et Cynthia A. WHITE, La Carrière des peintres au XIXe siècle, Paris,

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Flammarion, 1991 ; Pierre NAHON, Les Marchands d’art en France, XIXe et XXe siècles, Paris, La
Différence, 1998.
2. Louis-Auguste M ARTIN, “Utilité de la photographie pour les exposants”, La Lumière, 8 juillet
1851, p. 87. Le président de la Société héliographique est Jules-Claude Ziegler (1804-1856) peintre
formé dans l’atelier d’Ingres, directeur de l’École impériale des beaux-arts et du musée de Dijon.
3. Stephen B ANN, Parallel lines, Printmakers, Painters and Photographers in Nineteenth-Century
France, New Haven & London, Yale University Press, 2001, p. 118-119.
4. Photogenic Manipulation : Part I containing The Theory and Plain Instructions in the art of
Photography or the Production of pictures through the agency of light : including calotype,
fluorotype, ferrotype, chromotype, chrysotype, cyanotype, catalisotype and anthotype, by Robert
J. Bingham, late chemical assistant in the laboratory of the London Institution, illustrated by
woodcuts, 6th edition, London, Published by Georges Knight and Sons, Manufactures of chemical
apparatus and Philosophical instrument fosterlane, Cheapside, 1850. Bann (2001, n. 86 p. 224)
signale une 4e édition publiée en 1847, copie dans la Collection spéciale du Getty Research
Institute. Cet ouvrage contenait la description de plusieurs procédés et évoquait la possibilité de
remplacer l’albumine par le collodion pour le procédé du négatif sur verre.
5. Dans une brochure publiée à Londres en 1850, Bingham affirme avoir inventé le collodion et
inscrit sur son cachet : « Inventeur du procédé collodion ». Mais ce n’est qu’en mai 1852, un an
après la publication de Frederick Scott Archer (mars 1851), qu’il communique à l’Académie des
sciences de Paris le principe de ce procédé. Il expose la possibilité d’obtenir une image positive
sur verre et assure pouvoir réduire le temps d’exposition nécessaire à l’obtention d’un négatif de
trois à quatre secondes, c’est-à-dire moitié moins que pour le daguerréotype. Cf. La Lumière, 29
mai 1852, p. 91-92 ; “Photographie”, Cosmos, 16 mai 1852, p. 56, signale la différence entre
Bingham et Archer pour le développement du négatif verre au collodion, le premier se servant de
l’acide gallique (employé pour l’albumine) au lieu de l’acide pyrogallique employé par Archer.
6. J.-J. A RNOUX, “Exposition universelle”, La Lumière, 29 juin 1851, p. 82. Les sujets ne sont pas
précisés.
7. A. J. HAMBER, “A Higher Branch of the Art”, Photographing the Fine Art in England, 1839-1880,
London, Gordon Breach Publisher, 1996, p. 263 ; N. KEELER, “Illustrating the ‘Repport by the
Jury’of the Great Exhibition of 1851”, History of Photography, vol. 6, n°3, 1982, p. 269, signale
qu’Hennemann, assistant de Talbot, avait fait un arrangement avec Bingham pour qu’il l’aide à
photographier l’exposition. Le journal Cosmos, art. cit., affirme que Bingham avait installé à cette
époque un établissement d’impression dans une villa à Versailles, produisant chaque jour des
épreuves par centaine. La Société héliographique n’en fait cependant aucune mention dans son
journal et avait d’ailleurs chargé Gustave Le Gray et François-Auguste Renard, en mars 1851, de
fournir un devis sur le fonctionnement d’une « imprimerie photographique ». Un tel
établissement n’existait pas en France avant l’ouverture des entreprises Fonteny à Paris et
Blanquart-Évrard à Lille en août 1851.
8. F. SCOT, La Lumière, 22 janvier 1853, p. 15 et 29 mai 1853, p. 86. Cette exposition, organisée par
Joseph Cundall, Henry Delamotte (1820-1889) et Roger Fenton (1819-1869), présentait 774
épreuves.
9. Voir Mark Haworth-Booth et Anne McCauley, The Museum and The Photograph, Williamstown
(Massachusetts), Sterling and Francine Clark Art Institute, 1998, p. 11-13 ; A. Hamber, op. cit., p.
402 et 415. Il ne reste cependant aucune trace du passage de Bingham et de T. Thompson au
Louvre dans les archives des musées nationaux. Cette époque demeure confuse au Louvre, l’accès
au musée n’était pas encore réglementé, Charles Marville avait été désigné photographe officiel
des musées nationaux à partir de 1851. T. Thompson aurait été formé par Bingham. Le Victoria
and Albert Museum conserve cependant un album et des photographies d’objets du Louvre pris
par Thurston Thompson en 1855 (n°32 : 492-32 : 633, 36 : 370, archives 109-254) et des vues de

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l’Exposition universelle de Paris (archives n°853-899). L’auteur remercie Kate Best, conservateur
assistante au Victoria and Albert Museum, Londres.
10. Warren-Thompson, photographe anglais, s’installe en 1849-1850 à Paris, 14, bd Poissonnière,
en 1851, 24, rue Basse-du-Rempart puis de 1853 à 1859 au 22, rue de Choiseul. Cf. La Lumière, 24
février, 30 juin et 13 octobre 1855. Les épreuves mesurent environ 80 x 60 cm et sont obtenues à
partir de négatifs au collodion et à l’aide d’un objectif 12 pouces (33 cm) de Plagniol et d’une
chambre noire de 4 m de tirage fabriquée par Alexis Gaudin et frères. Le problème est le coût
élevé des épreuves. Ernest Lacan apprécie la vigueur, l’effet artistique très puissant des épreuves,
mais reproche l’exagération des défauts de l’épiderme, le grossissement des traits et le manque
de netteté. Après une visite dans l’atelier, les frères Goncourt ne voient dans ces portraits qu’une
apparence morbide : « Il y a comme une mort dans cet embaumement de la ressemblance ; un
funèbre portrait de la vie, toutes ces faces diverses amoncelées et rangées dans des boîtes comme
dans une bière, toutes ces chairs et ces yeux morts, sans couleur, ni physionomie. », J. et Ed. DE
GONCOURT, 21 déc. 1856, Journal : Mémoires de la vie littéraire, rééd. Robert Laffont, vol. 1, 1989.
L’auteur remercie Pamela Warner pour l’indication de cette source.
11. “Extrait des Rapports du Jury mixte international de l’Exposition universelle”, La Lumière, 20
juin 1857, p. 99.
12. BNF : cartes-de-visite, série de portraits d’artistes par Bingham, non cotée.
13. La date d’ouverture de son atelier en 1857, 58, rue de La Rochefoucauld, communément
annoncée en 1859, est attestée par le Catalogue de la deuxième exposition annuelle de la Société
française de photographie, 1857, Paris, rééd. Jean-Michel Place, p. 5.
14. “Soirée photographique au King’s College”, Revue photographique, 5 janvier 1857, p. 226, et
ibid., “La photographie à l’Association britannique pour l’avancement des sciences”, 5 octobre
1857, p. 372.
15. Cf. Catalogue de la deuxième exposition…, op. cit. ; Bingham expose dans la section française
trois reproductions de tableaux originaux (Agneni, H. Vernet, La Bataille de l’Alma, E. Dubuffe),
deux reproductions de gravure et dessin (Willis, G. Lévy), trois reproductions de sculptures
(Lucca del Robbia, Gonon et J. Goujon) et une reproduction d’émaux.
16. “Soirée photographique...”, Revue photographique, art. cit. ; sur Bingham et Horace Vernet,
voir S. BANN, Parallel lines, Printmakers…, op. cit., p. 122-124.
17. S. BANN, ibid. ; H. ZERNER, “Gustave Le Gray, artiste héliographe”, Gustave Le Gray. 1820-1884,
Paris, BNF/Gallimard, 2002, p. 218.
18. “La photographie à l’Association britannique...”, Revue photographique, art. cit.
19. E. H., “Revue photographique”, La Lumière, 12 septembre 1857, p. 145.
20. P. BURTY, “Exposition de la Société française de photographie”, Gazette des beaux-arts, 15 mai
1859, p. 218 : « Quelques autres épreuves d’après Paul Delaroche sont également très
satisfaisantes, quoique cependant, La Jeune Martyre, dont le corps flotte sur les eaux dans une
sorte d’apothéose, ait, à cause des tons jaunes, complètement changé d’effet. Mais si, ne tenant
pas compte de la relation des tons, on ne cherche que l’émotion que donne la composition, que le
charme du dessin, que la séduction des expressions, on doit reconnaître que M. Bingham, par la
perfection de ses appareils et la sûreté de sa pratique, est celui qui réussit le mieux dans cette
spécialité. »
21. Th. G AUTIER, “L’œuvre de Paul Delaroche photographié”, L’Artiste, t. III, 7 mars 1858, p. 155 :
« La Jeune Martyre noyée a été rendue par ce moyen mécanique et qui ne l’est pas d’une façon
surprenante. Ce corps charmant à demi submergé rayonne sous l’auréole à travers la fluidité des
vagues, si souple, si abandonné, si chaste, que toute gravure de ce chef-d’œuvre devient
désormais inutile. Et remarquez combien la photographie a le sens de l’art : les deux figures
distrayantes et mauvaises du fond ont, pour ainsi dire, disparu sous l’intensité de la teinte. »
22. Pour Gautier, la photographie n’est pas exacte mais fantasque : « Elle efface, elle estompe, elle
assourdit et met en relief avec un art dont on ne la juge pas capable. [...] Chaque toile est ainsi

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reproduite avec des hasards et des bonheurs qu’on a de la peine à ne pas croire intelligents. [...]
La photographie, si exacte en face de la nature, devient fantasque en face des tableaux ; elle les
éteint ou les illumine à son gré », ibid.
23. Œuvre de Paul Delaroche reproduit en photographie par Bingham accompagné d’une notice
sur la vie et les ouvrages de Paul Delaroche par Henri Delaborde et du catalogue raisonné de
l’œuvre par Jules Goddé, Paris, Goupil & Cie, Éditeurs, 19, bd Montmartre, 1858 ; composé d’une
notice sur la vie du peintre (27 p.), 86 planches photographiques chacune accompagnée d’un
texte explicatif, la liste des élèves de l’artiste, une table chronologique de l’œuvre et la liste des
souscripteurs. Prix : 550 F (1 676 euros). Sur Goupil, voir États des lieux, tomes I et II, Bordeaux,
musée Goupil, 1996-1999.
24. Ary Scheffer (Dordrecht 1795-Argenteuil 1858), son œuvre est largement reproduite et
diffusée par la maison Goupil & Cie. En 1859, une grande exposition posthume organisée par le
marchand Francis Petit réunit cent quatre peintures et trois sculptures de Scheffer dans l’hôtel
du marquis d’Hertford, 26, bd des Italiens. BURTY regrettera que les tableaux absents n’aient pas
été représentés soit par des gravures, soit par des photographies (“Exposition des œuvres d’Ary
Scheffer”, Gazette des beaux-arts, 1859, p. 41). Bingham a sans doute réalisé les clichés à cette
occasion pour publier les épreuves dans L’Œuvre de Ary Scheffer, reproduit en photographie
d’après les tableaux et les dessins originaux par Bingham, accompagné d’une notice sur la vie et
les ouvrages de Ary Scheffer, par L. Vitet de l’Académie française, un vol. format grand folio
contenant 60 pl., prix de l’ouvrage complet : 300 F (914 euros).
25. BNF : Eo 226, fol., Histoire des artistes vivants français et étrangers, Peintres, sculpteurs,
architectes, graveurs, photographes. Étude d’après nature par Théophile Silvestre, portrait des
artistes et reproduction de leurs principaux ouvrages par la photographie, Paris, E. Blanchard,
1853. L’édition de 1856 mentionne « dix portraits pris au daguerréotype et gravés sur acier »
alors qu’il s’agit de calotypes reproduits par la gravure. Seule une première série de l’ouvrage
parut, en dix numéros respectivement consacrés à Delacroix, Courbet, Ingres, Barye, Rude, Diaz,
Decamps, Corot, Préault et Chenavard. La seconde série resta à l’état de projet sauf pour la
première livraison dédiée à Horace Vernet. Devaient y figurer Daumier, David d’Angers,
Delaroche, Devéria, Dupré, Huet, Jeanron, Théodore Rousseau et Troyon. La Lumière, 27 août
1853, p. 139-140.
26. Achille Louis Martinet (1806-1877), peintre-graveur et marchand d’art. En 1858, il ouvre à
Paris, au 26, bd des Italiens, un lieu permanent d’exposition pour les artistes contemporains. En
1862, il crée avec Théophile Gautier (président) la Société nationale des beaux-arts qui réunit
Ingres, Courbet et Manet, avec des expositions à la galerie Martinet de 1862 à 1865. Archives des
musées nationaux, X 1859, 2 : Lettre du comte de Nieuwerkerke à Louis Martinet, 23 février 1859 :
autorisation de photographier. Bingham devait obtenir l’accord des artistes et ne pouvait accéder
au palais de l’Industrie. Deux autres demandes sont accordées, le 29 mars à E. Rasseti (Journal des
Salons) et en mai au photographe Franck.
27. La Lumière, 21 août 1859, p. 135, encart extrait de La Patrie ; et LA GAVINIE, “Chronique”, La
Lumière, 26 mars 1859, p. 51.
28. L’album complet est vendu à un prix proche de la gravure, 150 F (457 euros), la moitié de
l’ouvrage 75 F (228 euros), chaque livraison de 10 photographies 20 F (61 euros), et chaque
épreuve 3 F (10 euros). Le titre de l’ouvrage devient : L’Album. Recueil de photographies des
chefs-d’œuvre de l’art contemporain publié par Louis Martinet, [...], 1860. L’École des beaux-arts
en acquiert un exemplaire en décembre 1860. Francis Petit est marchand d’art à Paris, 42, rue de
Provence ; Paul Durand-Ruel (1831-1922) est en passe de reprendre la galerie de son père à Paris,
alors située 1, rue de la Paix.
29. BNF, Dc 284 : Œuvres de Chifflart, grand prix de Rome, 1 re série, Paris, Alfred Cadart, Éditeur,
3, rue Saint-Fiacre, 1859. Contient des lithographies, des gravures et des photographies. Nicolas-
François Chifflart, peintre et graveur français, 1er prix de Rome en 1851, connaît un début de

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carrière brillant, mais n’arrive pas à séduire les commanditaires. Alfred Cadart est marchand
d’estampes et éditeur ; d’abord favorable à la photographie, qu’il publie, il s’y oppose fermement
à partir de 1862 en fondant la Société des aquafortistes.
30. Comme le signale T HORÉ-BÜRGER, “Galerie de MM. Pereire”, Gazette des beaux-arts, 1er vol.,
1864, p. 192-213 : « Quel classement adopter pour donner une idée de ces trésors d’art qui ne sont
pas rapprochés en série comme les diverses écoles dans un musée bien ordonné ? », BNF, Est. : Aa
181 pet. fol., Galerie Pereire, Paris, s. d., 1 vol., vers 1863. Les catalogues illustrés du fonds de
l’atelier Bingham (1860-1875) proviennent d’une collection privée.
31. Souvenirs de la galerie Pourtalès, reproduction des Antiques, Tableaux et Objets d’art les plus
remarquables de la collection du comte Pourtalès Gorgier, volume grand in-folio comprenant 63
planches. L’album est publié par Goupil & Cie au prix de 300 F (914 euros) Les œuvres sont prises
isolément ou en groupe, le photographe demeure anonyme. La vente a lieu en février 1865.
32. Album photographique du musée Napoléon, publié avec l’autorisation de la Commission des
Monuments fondée à Amiens sous le patronage de S. M. l’Empereur, Amiens, 1863 ; cf. Le Comte
de Nieuwerkerke, Art et pouvoir sous Napoléon III, Paris, RMN, 2000, p. 104.
33. LA GAVINIE, “Chronique”, La Lumière, 20 nov. 1858, p. 187. Les fonds Gustave Moreau et
Auguste Rodin en témoignent.
34. Jean Auguste Dominique Ingres, cf. S. B ANN, “Ingres in reproduction”, Art History, vol. 23, n°
5, déc. 2000, p. 722.
35. Henri Lehmann, élève d’Ingres, peintre d’histoire, de compositions religieuses et murales,
portraitiste, néoclassique. Il participe aux Salons (1837-1877), reçoit des commandes de l’État et
enseigne à l’École des beaux-arts (1875-1881). Cf. BNF, Est., Dc 264 fol., où sont conservées une
douzaine de photographies de Bingham et autant de Ferrier et Lecadre, successeurs de Bingham,
reproduisant des tableaux de Lehmann entre 1862 et 1873 (Vénus et Cupidon, Le Char de l’amour,
ou encore des décors peints de la Salle du trône au palais du Luxembourg). On trouve aussi une
reproduction de Rêve d’amour (1848), faite par G. Le Gray en 1853.
36. BNF, département des Manuscrits : Mss Fr n.a.fr. 22 884, f°129, Lettre de Gustave M OREAU à X,
16 août 1866. Gustave Moreau et Bingham étaient voisins. Une reproduction encadrée d’Orphée
par Bingham est encore accrochée dans la salle à manger du musée (Inv. OVY 88-12). L’auteur
remercie Patrick Absalon de lui avoir signalé cette lettre.
37. Th. THORÉ, “Salon de 1864”, L’Indépendance belge, mai-juin 1864, p. 11.
38. Correspondance de Courbet, éd. établie par Petra ten-Doesschate Chu, Paris, Flammarion,
1996, p. 129, Lettre de G. COURBET à Alfred Bruyas [Paris, 11 mai 1855], n° 55.5 : « Je vendrai des
photographies de mes tableaux que je fais faire à M. Laisné en ce moment-ci. Il me fait cela au
collodion et j’en suis fort mal-content. Je suis sur le point de le quitter. »
39. Id., p. 214, Lettre de G. COURBET à E. F. Haro [Ornans, 15 mars 1864], n° 64.5 : « Je désirerais que
M. Bingham me fasse une photographie [de Vénus et Psyché], mais mieux réussie que celle qu’il
m’a faite des Curés [Le Retour de conférence]. »
40. Id., p. 275, Lettre n° 67.9 de G. C OURBET à J. Castagnary, Maisières, dimanche 21 [avril 1867] :
« La police vient de détruire arbitrairement les clichés des Curés chez Bingham, je ne sais de quel
droit enfin. »
41. Id., Lettres n° 64.5 et n° 65.6 de G. C OURBET à J. Luquet [Ornans, 17 mars 1864] : « Le tableau est
pour deux jours seulement soit chez M. Haro […] ou chez M. Bingham, photographe. »
42. En 1861, Bingham présente 33 épreuves, dont 23 reproductions de tableaux modernes
(d’après Meissonier, Decamps, Giraud, Bouguereau, Vernet, Dubuffe, Cabanel, Boulanger,
Gérôme, etc.), et 10 reproductions de dessins et tableaux anciens (d’après Véronèse et surtout
Raphaël). En 1863, il expose la quantité exceptionnelle de 72 reproductions de tableaux modernes
(d’après Leys, Scheffer, Lehmann, Heilbuth, Tissot, Ingres, Flandrin, Winterhalter, etc.) et anciens
(Vernet, Murillo et Greuze). En 1864 et 1865 c’est, à chaque exposition, une cinquantaine de

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reproductions de peintures (Moreau, Corot, etc.) qui sont présentées. Cf. Catalogues des
expositions de la Société française de photographie, 1857-1874, op. cit.
43. P. BURTY, “L’œuvre de M. Meissonier et les photographies de M. Bingham”, Gazette des beaux-
arts, 1866, p. 78-89.
44. Id., p. 85. Dix ans plus tôt, en 1856, H. Delaborde affirme le contraire, tandis qu’A. B ONNARDOT
pense comme Burty : « Dans ces produits matériels, on doit nécessairement retrouver la poésie,
l’art, puisqu’ils sont les reflets des grands génies. », “La photographie et les arts”, Revue
universelle des arts, oct. 1855-mars 1856, t. II, cit. in André R OUILLÉ, La photographie en France,
textes et controverses : une anthologie 1816-1871, Paris, Macula, 1989, p. 254.
45. Maison Jacquin, spécialisée dans le tirage au charbon de 1863-1876 à Paris, 71, rue Notre-
Dame-des-Champs. Le procédé au charbon Garnier et Salmon est décrit dans B ARRESWILL et
DAVANNE, Chimie photographique, Paris, Mallet-Bachelier, 1861, p. 360, signalé par Burty. Dérivé
du procédé au charbon d’Alphonse Poitevin, il consiste en l’obtention d’un tirage positif à partir
d’un cliché positif exposé de huit à trente minutes sur une feuille sensibilisée au citrate de fer
que l’on saupoudre de charbon. Cette méthode paraît assez longue et il est probable que Bingham
l’ait uniquement utilisée pour les reproductions de dessins de Meissonier.
46. Walter Bentley Woodbury invente la photoglyptie en 1865, procédé inaltérable qui permet
d’obtenir, à partir d’une matrice en plomb, un tirage de quelques centaines d’épreuves d’une
qualité égale au charbon. Goupil & Cie achète le droit d’exploitation exclusif en 1867, sans doute
grâce à l’intermédiaire de Bingham. Il installe une machine à vapeur dans ses ateliers en 1869 et
cède les licences à Braun, Lemercier et L. Vidal en 1870.
47. Assemblée générale de la Société française de photographie, Bulletin de la Société française
de photographie, 2 août 1867, p. 197 : Bingham évoque la rapidité du tirage des épreuves, quatre
par minute. À cette même séance, Adolphe Braun présente des reproductions de dessins de
maîtres obtenus selon le procédé au charbon Swann. A. Davanne, “Exposition universelle de 1867,
Photographie”, Le Moniteur de la photographie, 15 sept. 1868, p. 162 : “II. Impression par le
bichromate de potasse et les matières colorantes”. La photoglyptie nécessite une forte pression
pour obtenir des moules en plomb ce qui limite l’emploi du procédé à de petites dimensions
(environ 13 x 19 cm). Si Davanne affirme que Bingham est parvenu à produire les grandeurs les
plus fréquentes, il n’explique pas comment.
48. Edmond Lecadre succède à Bingham en 1870, en association avec Alexandre Ferrier puis seul
à partir de 1875, 56, rue de La Rochefoucauld. Ils publient en 1872 une série de dix photographies,
les Peintures murales exécutées dans la salle à manger d’un hôtel à Paris par Henri Lehmann
(BNF, Est. : Dc 264, fol.).
49. E. LACAN, “Revue photographique”, Le Moniteur de la photographie, 15 mars 1870, p. 1.

AUTEUR
LAURE BOYER
Université Marc-Bloch, Strasbourg
Laure Boyer prépare une thèse sur Les Reproductions photographiques d‘œuvres d’art au XIXe
siècle en France, sous la direction de Roland Recht (Collège de France).

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130

Varia

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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La photographie au service du
simultanisme
L’utilisation de l’image de mode par Sonia Delaunay

Cécile Godefroy

NOTE DE L’ÉDITEUR
Cécile Godefroy a rédigé en 1999 une maîtrise d’histoire de l’art sur les photographies
de mode du fonds Delaunay. Elle poursuit son enquête en thèse, sous la direction de
Serge Lemoine (université Paris IV).

L’auteur remercie vivement Sylvie Aubenas et Marie-Cécile Miessner, conservatrices au


département des Estampes et de la Photographie de la BNF, pour leur aimable concours ainsi que
Serge Lemoine et Françoise Ducros, professeurs à Paris IV-Sorbonne, pour avoir suivi ses
recherches de maîtrise. L’auteur et la rédaction remercient L & M Services pour leur autorisation
de reproduire les photographies de mode du fonds Delaunay de la BNF.
1 En 1977, Sonia Delaunay faisait don à la Bibliothèque nationale de France de l’essentiel
de ses archives et de son fonds photographique1. Parmi cet ensemble, quelque deux
cents photographies de mode2 réalisées entre 1913 et 1935 témoignent de l’aventure de
Sonia Delaunay dans le domaine spécifique de la mode 3. Réalisés par des photographes
professionnels, des artistes, des amateurs ou des amis, ces clichés s’inscrivent dans
cette période charnière, longtemps restée obscure, où la photographie de mode
commence timidement à s’affirmer comme un art à part entière. Exécutées par une
trentaine de photographes, ces images font toutefois apparaître un seul et même style.
Pendant plus de vingt ans, Sonia Delaunay aura utilisé la photographie de mode à des
fins aussi bien commerciales qu’artistiques, faisant du médium un des outils de
promotion les plus tangibles du simultanisme4.
2 L’expérience de Sonia Delaunay dans la mode s’est construite en plusieurs temps et son
usage de la photographie de mode a évolué en conséquence. Effectivement, on relève
trois grandes périodes durant lesquelles le type de photographie utilisé par Sonia

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Delaunay pour garder trace de ses créations vestimentaires s’est peu à peu transformé.
Lorsque l’artiste réalise ses premiers vêtements simultanés autour de 1913, elle cherche
avant tout à s’amuser. Cette création témoigne de son attachement pour les arts
appliqués et détermine sa volonté de briser toute hiérarchie des genres. Le port de
l’habit simultané, construit à partir de chutes de tissus de matières et de coloris variés,
récupérées chez le tailleur de Robert, son époux, choque les foules et enthousiasme le
groupe d’artistes et d’intellectuels qui gravitent autour des Delaunay dans les années
19105. Dès cette époque, Sonia Delaunay pose seule ou avec ses amis, habillés eux aussi
en vêtements simultanés pour l’occasion (fig. 2). En 1915, les Delaunay se réfugient au
Portugal puis en Espagne. Pour des raisons financières, Sonia Delaunay ouvre sa
première boutique de mode et de décoration intérieure à Madrid6. La production de
vêtements s’élargit au domaine de la décoration intérieure. Sonia Delaunay emploie des
ouvriers et des ouvrières. Elle continue à poser elle-même devant l’objectif, habillée de
ses premières tenues commerciales, faisant très rarement appel à des mannequins
professionnels. Des amis et des célébrités apparaissent également sur les clichés
habillés par la “Casa Sonia”. 1924 marque un changement significatif dans l’usage de la
photographie de mode. En effet, à compter de l’ouverture de la boutique parisienne 7,
Sonia Delaunay se consacre entièrement à la production de tissus, de vêtements et
d’accessoires ainsi qu’à la réalisation de projets d’aménagement d’intérieur. Elle se
retrouve à la tête d’une véritable entreprise, s’associant avec de grandes maisons de
couture comme celle de Jacques Heim par exemple. L’artiste prend conscience de
l’importance et de la nécessité du médium photographique dans la diffusion de son
travail. Si Sonia Delaunay et ses amis figurent toujours en tenues simultanées sur les
clichés, la plupart des photographies présentant les vêtements de la boutique sont
désormais des photographies de mode pour lesquelles posent des mannequins
professionnels ; ces clichés font l’objet d’un travail systématique, avec des visées
mercantiles. Jusqu’à la fermeture de la boutique en 1931, la photographie accompagne
chaque nouvelle création de Sonia Delaunay. Cette dernière réalise un inventaire de
chaque vêtement en conservant les clichés dans des albums de grand format 8. Malgré
l’importance croissante de la photographie de mode au fil des années, nous remarquons
que le portrait de mode reste essentiel dans cette production d’images de 1913 à 1935.
Ce constat est symptomatique d’une époque où la photographie de mode reste
dépendante du portrait de mode et dans le cas présent, il fait aussi la preuve de
l’appartenance de Sonia Delaunay à une élite artistique et intellectuelle internationale 9
(fig. 3), donnant immédiatement une valeur avant-gardiste à l’ensemble de sa
production de vêtements et d’arts appliqués.
3 Le rôle du photographe a aussi évolué en fonction du statut des créations de Sonia
Delaunay. Jusqu’à l’ouverture de la maison Sonia en 1924, l’artiste fait peu appel à des
professionnels. Puis elle coopère avec au moins une trentaine de photographes
différents10 qui vont de l’ami(e) au portraitiste de quartier. Deux cas de figure dominent
dans ce choix de photographes. Soit Sonia Delaunay, réputée pour accueillir le Tout-
Paris et aider les artistes étrangers qui viennent de s’installer, fait appel à ses ami(e)s
photographes de passage dans son appartement. Commande sérieuse ou simple
échange d’artiste à artiste, elle collabore le temps d’une prise de vue avec l’Américaine
Thérèse Bonney en 1924, l’Allemande Germaine Krull en 1925 et la Française Florence
Henri en 1930.
4 L’artiste collabore de même avec des photographes et des studios de photographes
professionnels. La plupart d’entre eux travaillent pour des revues de mode telles que

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Fémina, L’Art et la Mode, L’Illustration des modes, L’Officiel de la mode et certaines revues
spécialisées étrangères comme Women’s Wear Dealy11. Ces photographes et studios de
photographes sont reconnus comme des professionnels mais ne comptent pas parmi les
photographes de mode célèbres à Paris qui travaillent pour les deux principales revues
spécialisées de l’époque, Vogue et Le Jardin des modes. Souvent ils se présentent comme
portraitistes d’art et ne pratiquent la photographie de mode qu’en activité subsidiaire 12.
Ceci laisse planer une interrogation sur cet apparent refus de Sonia Delaunay de faire
appel à ces professionnels de la mode, tel Albin-Guillot, Scaïoni, D’Ora ou les frères
Lipnitzky qui signent à cette époque les clichés les plus célèbres dans les revues de
mode internationales, mais surtout de ne pas chercher à privilégier une collaboration
unique.
5 Ce choix de travailler avec autant de photographes de style et de formation différents
peut ainsi paraître hasardeux13. Cette observation n’exclut aucunement la part de
créativité des photographes, mais Sonia Delaunay ne semble pas avoir recherché
particulièrement cette participation active du photographe. D’autres couturiers de
mode tel Paul Poiret se sont intéressés dès le début des années 1910 aux nouvelles
possibilités de la photographie, collaborant avec de grands photographes de mode, tels
Steichen puis Man Ray. Sonia Delaunay, toujours en quête de modernité et en relation
étroite avec des artistes photographes comme Krull et Henri, semble avoir
volontairement nié les enjeux de la photographie de mode naissante des années 1920.
Nous savons que l’artiste n’utilise pas elle-même l’appareil photographique ;
cependant, il est fort probable qu’elle assiste et contrôle systématiquement chacune
des prises de vue. Or après avoir observé les images, il apparaît qu’une grande partie de
l’intérêt de ces clichés réside dans le contenu de l’image : la lisibilité du vêtement, le
lieu et le décor de la prise de vue, trois domaines dans lesquels Sonia Delaunay peut
intervenir directement.
6 L’étude des lieux et des décors choisis pour présenter les créations vestimentaires de
Sonia Delaunay permet de distinguer deux types de photographies de mode. Il existe
une photographie de mode réalisée dans un cadre arbitraire, qui reste fortement liée au
portrait photographique : studio de photographe, faux décors d’extérieur reconstitués
(fig. 4), demeures de particuliers et champs de course parisiens servent à cette date de
lieux communs pour la réalisation des portraits et des photographies de mode. Ces
clichés signés Henri Manuel, les frères Manuel, Studio Iris et Paul Géniaux non dénués
d’originalité, mettent l’accent avant tout sur la clarté du produit présenté.
7 Le fonds révèle ensuite un autre type de photographies de mode réalisées dans un lieu
correspondant à l’art « visuel et constructif » de son temps14: la rue Mallet-Stevens
inaugurée en 1927 (fig. 5) comme le paquebot, un des emblèmes de la modernité
technologique du XXe siècle en France (fig. 6), offrent un cadre singulier aux vêtements
de la maison “Sonia”. De même, l’Exposition internationale des arts décoratifs et
industriels modernes de 1925 plante un décor moderne, géométrique, abstrait et
parfois mobile (fig. 7) autour des tenues coloristes de l’artiste, légitimant dans un même
temps l’appartenance des Delaunay à cette nouvelle esthétique moderne des années
1920.
8 En outre, de nombreuses photographies sont réalisées dans des décors aménagés par
l’artiste elle-même : environnements de tissus juxtaposés mêlant les arts plastiques et
la mode (voir fig. 8), stands de mode ou salon de l’appartement-boutique au 19,
boulevard Malesherbes, ces environnements constitués par Sonia Delaunay servent très

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souvent de décor pour les prises de vue des photographies de mode. La boutique située
dans l’appartement des Delaunay est le lieu idéal pour présenter simultanément mode
et arts appliqués : les murs du salon sont tapissés d’une toile géométrique réalisée
d’après un dessin de l’artiste, les tapis, les rideaux, le tissu recouvrant les fauteuils
dessinés par Sonia, les coussins, des châles et des sacs posés sur les meubles et les
paravents, des aquarelles et des photographies de mode témoignent de la multiplicité
du travail de l’artiste. L’appartement entier est simultané. Les mannequins qui
présentent les tissus et les vêtements de la boutique se fondent dans le décor
environnant (voir fig. 1).
9 Comme les portraits de l’artiste de 1913, ces photographies de mode présentent
clairement les créations de la maison “Sonia” et témoignent dans le même temps des
correspondances existantes entre mode, arts appliqués et arts plastiques au sein même
de l’œuvre simultanée. Par cette assimilation complète entre vêtements, tissus,
peinture et arts appliqués, l’idée d’une œuvre d’art totale est ici pleinement suggérée.
Photographies de mode ou images simultanées ? La destination des clichés dans la
presse nous aide à déterminer le statut de ces images.
10 Les albums de presse montés par l’artiste15 rendent compte de l’importance des
publications françaises et étrangères issues de la boutique simultanée. Ils permettent
aussi de distinguer les deux types de photographies qui coexistent dans le fonds
Delaunay. D’une part, une photographie de mode documentaire réalisée par des
professionnels, souvent portraitistes d’art de métier, travaillant dans leur propre
studio et usant d’une technique du XIXe siècle ; cette catégorie de clichés montre les
vêtements créés par Sonia Delaunay de façon statique, dans un studio neutre ou décoré
par le photographe, comme si l’on montrait le vêtement d’un autre couturier.
Reproduites dans les revues Minerva, Fémina, L’Excelsior-Mode ou encore Le Petit Bleu 16...,
ces photographies sont soit détourées pour les besoins de la mise en pages, soit bordées
d’un cadre dessiné par la rédaction duquel dépassent souvent un bras, une main, le
haut d’un chapeau ou le pied du mannequin. Le format de ces images est généralement
réduit. Peu de clichés sont publiés en pleine page dans les revues féminines de l’époque.
La photographie de mode se cantonne à illustrer un article ou à combler une mise en
pages.
11 En outre, il apparaît un autre type de photographie qui assimile le vocabulaire plastique
avant-gardiste et dans lequel Sonia Delaunay intervient directement ; ce second type
d’image est diffusé dans la grande presse et au sein des revues modernistes françaises
et étrangères qui mêlent art et mode, soignant la qualité de reproduction des images et
leur attribuant une place de choix dans la mise en pages. En effet, depuis 1913, la presse
présente le travail des Delaunay, peinture et arts appliqués confondus. Les premières
photographies publiées montrent Sonia Delaunay en robe simultanée, avec quelques-
uns de ses travaux d’arts appliqués et les premières toiles abstraites de Robert
Delaunay. Ces photographies ne sont d’aucun caractère commercial mais font état de la
pluralité d’expression du simultanisme. Par exemple, un journal français consacre en
1914 un article au “Cubisme industriel”, reproduisant simultanément deux gravures de
Sonia Delaunay vêtue de sa première robe simultanée, d’après photographies, et la
reproduction de la sculpture Cheval de Robert Delaunay présentée au Salon d’automne
de Berlin en 1913. La même année, paraît un article dans le journal Montjoie ! intitulé
“De la mode esthétique vivante” : Edmond Courtot constate que les « robes pures » de
Sonia Delaunay s’appliquent si bien au « nouvel art décoratif qu’elles semblent se

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fondre avec le décor dans lequel on les présente17». Mode, arts appliqués et peinture
des Delaunay sont défendus au sein des mêmes articles de presse. Pendant la Première
Guerre mondiale, les journaux espagnols encensent cette jeune artiste étrangère que
tout le monde appelle simplement “Sonia”. Robert Delaunay est reconnu en Espagne
comme un peintre d’avant-garde et les créations de son épouse pour la boutique sont
directement assimilées à ses toiles et aux projets de décoration monumentale du
couple18. Par exemple, en 1917, Joan Sacs écrit un article sur “Le simultanisme de M. et
Mme Delaunay19” et Ramón Gomez de la Serna publie en 1918 un article dans El Fígaro
intitulé : “Une visite aux époux Delaunay. Le simultanisme. M. Robert Delaunay et Mme
Sonia Terk20”. Si la photographie de mode acquiert un trait nettement plus commercial,
étant désormais liée à l’existence de la boutique de mode, son utilisation reste encore
spontanée et aléatoire et elle souligne avant tout l’origine plastique des créations
vestimentaires. À compter de l’ouverture de la boutique parisienne, les nombreux
clichés de mode commandés par Sonia Delaunay sont publiés dans la presse féminine,
au sein de réclames et d’articles spécialisés, tandis que la grande presse et la presse
artistique du monde entier continuent de publier les photographies et les portraits de
mode dans des articles faisant immédiatement référence à la totalité de l’œuvre des
Delaunay (fig. 9).
12 Pendant une vingtaine d’années, Sonia Delaunay bénéficie d’un solide appui de la
presse, quotidienne, spécialisée et artistique, française et étrangère, selon deux axes
distincts : une presse féminine qui, dès l’ouverture de la première boutique de mode en
Espagne, publie les photographies de mode des créations de Sonia. Ces clichés relèvent
essentiellement du document de mode. Par ailleurs, et ce dès 1913, la grande presse et
la presse artistique diffusent des images de l’artiste puis de mannequins en tenues
simultanées dans des environnements correspondant à l’esthétique simultaniste, ou
publient dans les mêmes pages des reproductions de peintures et d’arts appliqués. Le
souci des Delaunay d’élargir le simultanisme au domaine de la vie, sans hiérarchie des
genres, est ainsi promu par la presse dès le début des années 1910.
13 L’utilisation de la photographie de mode par Sonia Delaunay nous est dévoilée par
l’étude des images et des revues de presse. Là où un premier type de photographies se
limite à une utilisation purement commerciale, livrant en outre plusieurs images d’un
intérêt multiple et considérable, le second type d’images, auquel se rattache l’ensemble
des portraits de Sonia Delaunay et de « gens à la mode simultanée 21 », apparaît aussi
comme un acte de revendication artistique, assimilant le langage plastique du
simultanisme et son application dans le cadre de vie : peinture, mode et plus largement
arts appliqués révèlent, grâce à l’image de mode, la quête à laquelle se livrent les
Delaunay, et plus particulièrement Sonia depuis 1913, d’un art total (fig. 10 et 11). La
photographie de mode diffusée dans la presse internationale promeut ainsi les
multiples pratiques du mouvement simultaniste auprès d’un public averti et aussi
auprès d’un large public, essentiellement féminin, jusqu’alors ignoré. Plus que la mode
de Sonia Delaunay, réservée à une certaine élite, la photographie de mode diffuse à
grande échelle et de manière efficace l’idée d’un art pour tous, d’un art dans la vie.
Derrière l’acte commercial, le portrait de mode comme la photographie de mode
auraient ainsi servi d’instrument d’autopromotion, revendiquant l’extension maximale
du simultanisme dans le cadre de vie.

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NOTES
1. Voir le catalogue de l’exposition Sonia et Robert Delaunay, Paris, BNF, 1977.
2. BNF/Département des Estampes, fonds Delaunay (donation 1977), 196 photographies de mode
(Cote Oa-887- (1-7) Pet. Fol.) et 160 portraits de mode montrant l’artiste ou des amis de l’artiste
portant les habits simultanés de Sonia Delaunay. Microfilms (cote MF R.130.664 ; bobine 698). Une
cinquantaine de photographies de mode et une centaine de plaques de verre sont également
conservées au Mnam/CGP, provenant de la donation de Charles Delaunay de 1985
(Documentation du Mnam/Photothèque, boîte n° 13).
3. Voir l’ouvrage d’André LHOTE, Sonia Delaunay, ses objets, ses tissus simultanés, ses modes ; poèmes de
Cendrars, Delteil, Tzara, Soupault, Paris, Librairie des Arts décoratifs, 1925.
4. Au sujet du simultanisme, voir les études de Pascal R OUSSEAU, notamment le chapitre “Visions
simultanées. L’optique de Robert Delaunay”, in Robert Delaunay. 1906-1914, De l’impressionnisme à
l’abstraction (cat. exp.), Paris, Centre Georges-Pompidou, Mnam, été 1999, p. 77-91.
5. Cf. Sonia DELAUNAY, Nous irons jusqu’au Soleil, Paris, Robert Laffont, 1978, chap. 4, “Voulez-vous
jouer à la vie ?”, p. 31-41.
6. “Casa Sonia”, boutique de couture et de décoration, 2 calle de Columela, Madrid. Voir le
chapitre de Rosa M. MARTÍN I ROS, “La Casa Sonia y la obra textil y decorativa de Sonia Delaunay-
Terk entre 1917 y 1921”, Robert y Sonia Delaunay, Barcelone, Museu Picasso y Museu Textil i
d’Indumentaria, 2000-2001.
7. Boutique de mode et de décoration d’intérieur. Créations de modèles. Enseigne “Sonia”, 19,
boulevard Malesherbes, Paris VIIIe. Cf. Annette MALOCHET, Atelier Simultané di Sonia Delaunay
1923-1934, Milan, Boyer, Patricia Eckert, 1984.
8. Les photographies étaient rangées dans de grands albums, parfois légendées par Sonia
Delaunay, indiquant le nom du photographe ou du studio de photographie, de la personne
photographiée, la date et plus rarement le type du modèle présenté. Peu avant la donation,
l’artiste a découpé les pages de ses albums de mode. Néanmoins la plupart des clichés sont restés
contrecollés sur leurs cartons d’origine.
9. Voir par exemple les portraits de Claire et Yvan Goll (1922), René Crevel (1924), Nell Walden
(1925), Golfinger (1925), Nelly et Théo Van Doesburg (ca 1928), Sophie Taueber-Arp et Jean Arp,
fonds Delaunay, BNF.
10. Parmi les photographes et studios de photographes identifiés figurent Paul Berger, Thérèse
Bonney, Luigi Diaz, Paul Géniaux, Florence Henri, Lucie Isabey, Germaine Krull, Manuel Frères,
Henri Manuel, Henryka Philipp, Photos Presse Paris, Studio Rep, Studio Iris, Studio Landau. Pour
la liste complète, voir C. GODEFROY, “Images simultanées. Les photographies de mode de Germaine
Krull commandées par Sonia Delaunay”, Histoire de l’art, n° 48, juin 2001, p. 110. Les
professionnels ayant photographié l’artiste ou les amis de l’artiste en tenue simultanée sont
inclus dans cette liste, ce qui explique la présence de photographes comme Florence Henri qui a
réalisé des portraits de Sonia et de Robert Delaunay mais aucune photographie de mode. Un tiers
des clichés restent à ce jour anonymes.
11. Cf. C. G ODEFROY, “Liste des revues de presse et documents illustrés dans lesquels ont été
publiées les photographies de mode commandées par Sonia Delaunay”, mémoire de maîtrise, op.
cit., t. 2, p. 298-307.
12. Une exception doit être faite pour Luigi Diaz, puisque ce dernier travaille pendant les années
1920 pour Le Jardin des modes avant de collaborer à Vogue (Paris) au cours des années 1930.
13. De fait, le point commun entre tous ces photographes semble être celui d’habiter à proximité
du boulevard Malesherbes : Diaz réside dans le IXe arrondissement de Paris, comme Géniaux,
Berger, les frères Joaillier, Henri Manuel et l’agence Wide World. Dans le VIII e arrondissement,

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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quartier de la Madeleine, se situent les ateliers des frères Manuel, Matthès, Philipp, René et celui
du Studio Piaz.
14. Sonia Delaunay, “Les artistes et l’avenir de la mode”, Revue de Jacques Heim, n° 3, Paris,
septembre 1932.
15. BNF/Département des Estampes, Fonds Delaunay (donation 1977) : albums de presse de Sonia
Delaunay, contenant toutes les coupures de presse recueillies par l’artiste sur Robert et elle-
même entre 1911 et 1978. Microfilms (cote yb35016/Fol. - M220473-M228868).
16. Cf. C. GODEFROY, op. cit.
17. Edmond C OURTOT, “De la mode esthétique vivante”, Montjoie !, n°4-5-6, avril-mai-juin 1914, p.
23-24. Cité par Pascal Rousseau, “La mode simultaniste ou les couleurs de la modernité. La
Parisienne de Robert Delaunay”, in Robert Delaunay (cat. exp.), Saint-Tropez, Musée de
l’Annonciade, 1997, p. 73-74.
18. Ainsi, la décoration du Petit Casino à Madrid, conçue par Sonia Delaunay en 1919, a rendu le
couple très célèbre dans tout le pays espagnol.
19. Joan SACS, “El simultanisme del senyor i la senyora Delaunay”, Vell i Nou, Barcelone, 15
décembre 1917, n°57, p. 672-679.
20. Ramón GOMEZ DE LA SERNA, “Una visita a los esposos Delaunay. EL SIMULTANISMO. M. Roberto
Delaunay y Mme Sonia Terk”, El Fígaro, 23 octobre 1918, p. 16.
21. Les photographies prises à l’occasion de spectacles, de bals costumés, de défilés, de théâtres
et de tournages cinématographiques, mettant en situation réelle ou mondaine les vêtements et
tissus de l’artiste, se rattachent à l’ensemble de ces images simultanées. Voir par exemple les
photogrammes du film Vertige de Marcel L’Herbier et du P’tit Parigot, film de René Le Somptier
(1926) BNF/Département des Arts du Spectacle, fonds Delaunay.

Études photographiques, 12 | novembre 2002


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Dernières nouvelles du Caire


Sylvie Aubenas et Mercedes Volait

Fig. 1. H de Montault, portrait de-charge de G. Le Gray, tirage sur papier albuminé d’après un négatif au
collodion, 6,2 x 8,2 cm, v. 1861, coll. dép. des Estampes et de la Photographie, BNF.

1 Les recherches menées lors de la préparation de l’exposition récemment consacrée à


Gustave Le Gray par la Bibliothèque nationale de France1 se sont révélées
particulièrement difficiles concernant le long séjour du photographe en Égypte. Les
documents, hormis ceux conservés aux archives du ministère des Affaires étrangères,
étaient rares et les hypothèses ardues à vérifier. Une des sources de renseignements
que l’on pouvait espérer était le dossier de pension du photographe dans les Archives
publiques égyptiennes : ayant exercé différentes fonctions sous l’autorité du pacha,
comme professeur de dessin de ses fils, bénéficiaire de commandes officielles de
photographie et enfin professeur de dessin dans l’école préparatoire à l’École
polytechnique du Caire, Le Gray devait, comme tout fonctionnaire, être l’objet d’un
dossier administratif dans les archives khédiviales. La recherche de ces documents
nécessitait non seulement une bonne connaissance de ces fonds, en langue arabe, mais
surtout l’accréditation requise pour y accéder. Aussi la recherche a-t-elle été menée
grâce à l’amicale collaboration de Ghislaine Alleaume, directrice du CEDEJ (Centre
d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales), centre de
recherches du CNRS et du ministère des Affaires étrangères au Caire, et confiée à une
jeune historienne égyptienne, Mona Attallah. Un dossier a effectivement été trouvé 2.
Mais la découverte, puis la traduction en français, n’ont été disponibles qu’au début de
l’été 2002, alors que le catalogue de l’exposition avait déjà paru. En signalant ici
l’existence de ces documents et en fournissant les principaux éléments de leur teneur
(dégagés d’un écheveau fort complexe d’équivalences monétaires et de calendriers
concurrents, copte, hégirien et occidental), nous espérons contribuer à la poursuite des
recherches sur la longue dernière période de la vie du photographe.
2 Cet ensemble d’une dizaine de pièces est en réalité postérieur au décès de Le Gray :
celui-ci étant mort en exercice (ce qu’on ignorait), il s’agit du versement d’une pension
à sa veuve. On y trouve cependant les résultats d’une enquête sur les états de service du
photographe, menée à cette occasion dans les registres du ministère de l’Instruction
publique. Les renseignements sur la durée de son activité au service du pacha, le

Études photographiques, 12 | novembre 2002


139

montant de son traitement, son statut, sont ainsi indiqués année par année. Si ces
détails ne révolutionnent pas l’état des connaissances déjà acquises, ils précisent la
chronologie, le cadre et les conditions matérielles des activités de Le Gray au Caire et
permettent au passage d’éclaircir quelques points douteux ou de confirmer quelques
hypothèses.
3 Le Gray apparaît d’abord comme instructeur de dessin à l’école préparatoire du Caire, à
compter du 18 juillet 1864 avec un traitement mensuel de 25 lires (équivalant à 2 437
piastres indiennes et 20 paras). Le 5 décembre suivant, sur décision du directeur des
Écoles, il est plus spécialement chargé d’enseigner le dessin de perspective (avec le
même traitement). Nous avons déjà soutenu dans le catalogue l’hypothèse émise par
Eugenia Parry Janis3, selon laquelle il se serait définitivement installé au Caire en 1864 :
celle-ci est désormais pratiquement confirmée. Dès lors et jusqu’à sa mort il sera
employé à plein temps dans l’administration égyptienne, quoique sans grade et sans
contrat, avec un statut d’auxiliaire ou de surnuméraire. On ignore l’horaire effectif de
son service, mais le rythme d’enseignement des écoles civiles et militaires laisse
supposer qu’il pouvait être occupé jusqu’à six grosses matinées par semaine 4 : autant de
temps en moins à consacrer à la photographie. On notera tout de même que, lorsqu’il
s’absente à la demande du pacha, comme en 1867 pour son voyage sur le Nil, il est
tacitement considéré par le Trésor comme présent à son poste, son traitement lui étant
versé sans retenue.
4 Le calcul de ce traitement varie au fil des avatars du système monétaire égyptien et au
gré des difficultés des finances du pacha. À partir de l’année 1867-1868 et jusqu’en 1877,
Le Gray reçoit 19,50 livres-or par mois (ou 1 950 piastres tarif), soit 6 084 francs par an 5 ;
ce qui confirme l’ordre de grandeur indiqué en 1872 par Édouard Dor, dans un
témoignage que nous avons déjà cité ailleurs et qui précise que ce revenu fait de Le
Gray le professeur le mieux payé de l’école6. En 1878, son traitement mensuel est
descendu à 1 397,10 piastres tarif, soit environ 4 360 francs par an 7. Le 12 août 1879 il
remonte à 1 500 piastres, et enfin le 1er juillet 1881 à 2 000 piastres. Cette rémunération
était appréciable sans plus, surtout si l’on considère que beaucoup de Français
obtenaient au Caire des postes autrement plus rémunérateurs ; à titre de comparaison,
le directeur des écuries khédiviales, Gaston de Saint-Maurice, fut appointé en 1868 avec
environ 5 000 piastres par mois. Le Gray, lui, avait été recruté peu au-dessus de la
cinquième et dernière classe du cadre des fonctionnaires égyptiens 8.
5 Au-delà de la routine comptable, le dossier répertorie aussi un certain nombre
d’incidents qui émaillent sa carrière, dans la mesure précisément où ils ont des
répercussions sur le versement de son traitement. Ce sont entre 1869 et 1878 une série
d’importantes dettes, puis dans les dernières années une certaine irrégularité dans son
service, sanctionnée par des retenues.
6 En 1869 une prime lui est retenue, jusqu’à ce qu’il ait réglé une dette de 547 piastres et
31 paras à un photographe dont le nom écrit en arabe peut être translittéré en
“Chnidir9”, et représenté par un procureur nommé Louis Martin (ou un nom
approchant). Le remboursement est effectif en août 1869.
7 L’année 1875 voit survenir de nouvelles difficultés : le traitement du professeur est
d’abord suspendu en novembre 1875 jusqu’en août 1876, en attendant le jugement
d’une dette réclamée par un épicier italien, Giovanni Costanzo 10. En mars 1876, la
suspension totale est commuée en retenue d’un quart du salaire, effective de juillet à
décembre. La dette totale se monte à la fin du procès, frais compris, à 8 014 piastres.

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8 Cette même année 1876, une retenue supplémentaire de 450 francs est ordonnée sur
son salaire au profit de deux nouveaux créanciers, Joseph Louverche (?) et la veuve
Pirchounet (?).
9 À partir de juillet 1877, une somme mensuelle de 1 000 piastres (soit plus de la moitié de
son traitement) est retenue au profit d’autres créanciers encore, Aslan Furino et ses
associés, pour 9 300 piastres. À la fin de l’année, Le Gray est en outre mis à l’amende
une première fois pour ses retards répétés à l’école (186,12 piastres).
10 En 1878, c’est à son propriétaire, Tadros Barsoum, qu’il doit 6 704 piastres, valeur du
loyer jusqu’en décembre 1877 : il cède donc à celui-ci 600 piastres sur son traitement
(déjà diminué cette même année), soit près de la moitié. Le montant de la dette
correspond vraisemblablement au total des loyers dus pour plusieurs années
d’occupation. La location d’une ancienne maison dans un quartier populaire reflète
donc sans doute un goût d’artiste11, certes, mais aussi l’état toujours précaire des
finances de Le Gray12.
11 En 1880, l’école retient 500 piastres, soit dix jours de traitement, pour de nouveaux
retards ; en 1882, ce sont 934 piastres pour 14 jours.
12 Le dossier contient en outre des renseignements d’un ordre plus intime : en quittant
Paris, on sait que Le Gray avait de fait abandonné sa femme et ses enfants. On sait aussi
qu’il vivait au Caire, au moins depuis 1882, avec une jeune Grecque, Anaïs Candounia 13,
dont il eut un enfant en janvier 1883. N’ayant pu se remarier (du moins civilement 14)
faute de prouver le décès de sa première femme, il tenta néanmoins de faire inscrire la
naissance de son enfant sur les registres de l’état civil français en faisant passer Anaïs
pour son épouse légitime. Ce subterfuge, qui réussit d’abord, fut aussitôt après mis en
échec par la vigilance du consulat. L’entrée ainsi annulée était par ailleurs truffée
d’inexactitudes, et donnait notamment à l’enfant les prénoms de son père 15.
13 Quelques jours après la mort de Le Gray, le 3 août 1884, Anaïs fit baptiser l’enfant, en
réalité une fille du nom d’Hélène, à l’église Saint-Nicolas du Caire, selon le rite grec
orthodoxe. Elle produisit ensuite le certificat de baptême pour affirmer les liens
légitimes qui l’unissaient au défunt et réclamer à l’État égyptien une pension pour elle,
pour sa fille et pour un autre enfant dont elle se disait enceinte. Cette nouvelle
manœuvre est le reflet de la nécessité où elle se trouvait, comme en témoigne sa
supplique : « Mon état actuel ainsi que celui de mon enfant est misérable. » La requête
fut satisfaite et Anaïs toucha une pension de 1 000 piastres, un tiers pour elle et un tiers
pour chacun de ses enfants. Elle ne se remaria pas16 et sa pension lui fut versée jusqu’à
sa mort, survenue à Qaliûb, près du Caire, le 7 janvier 1909. À cette date sa fille Hélène,
sa seule héritière17, était mariée à un certain Sidhom Effendi Mikhaïl, nom qui indique à
la fois un chrétien copte et un “lettré” (titulaire du certificat d’études), sans doute
agent d’un statut intermédiaire dans l’administration égyptienne.
14 Notons pour terminer ce toponyme, Qaliûb : il fournit l’explication de trois œuvres,
probablement de Le Gray, qui se trouvaient chez lui selon son inventaire après décès :
« une petite aquarelle, Galioub » et « deux tableaux, Galioub, cadres dorés ». Le plus
tentant est d’imaginer qu’il devait s’agir du lieu d’origine d’Anaïs Candounia, d’où son
choix de s’y retirer après son veuvage. Peut-être ce détail d’ordre privé permettra-t-il
d’identifier certaines photographies.
15 Les éléments contenus dans ce dossier sont au total d’une minutie et d’une trivialité
toutes bureaucratiques. La plupart n’ont d’intérêt que dans la mesure où les noms et les

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dates transcrits fournissent des indices pour de futures découvertes intéressant plus
directement les activités artistiques et les relations de Le Gray au Caire. L’identification
précise de ses divers débiteurs, en particulier du photographe “Chandir” et peut-être
aussi d’Aslan Furino, pourrait ajouter des précisions utiles à la connaissance de ses
activités au Caire en dehors de son enseignement.
16 Quant aux problèmes d’argent évoqués, ils donnent un autre poids à ce que l’on savait
déjà d’un procès de Le Gray contre son boucher en 188118 et ils font écho à ses dettes
parisiennes. L’homme « gâcheur, flâneur, très inexact » que décrivait Maxime Du Camp
continue donc une vie de panier percé, et de plus il est mis à l’amende pour ses
irrégularités de service. Léger, irresponsable ou simplement trop absorbé par ses
curiosités personnelles pour se plier à une quelconque contrainte, Le Gray semble être
resté en grande partie le même au Caire qu’à Paris.
17 On est surtout frappé d’observer que cette vie en Orient, que l’on était libre de parer de
toutes les séductions tant qu’on en ignorait tout, se révèle bien modeste dans son
organisation quotidienne : un salaire sans éclat pour enseigner le dessin tous les jours
durant vingt ans à de jeunes militaires, bref une routine administrative là où on aurait
imaginé trouver, à défaut de la fortune, une misère romantique.
18 De l’œuvre de Le Gray, ces documents ne nous apprennent évidemment rien, si ce n’est
le peu de temps libre dont l’artiste disposait pour lui-même. Dans sa maison, à sa mort,
outre les tirages et les négatifs sur papier non dénombrés, ne se trouvaient que trois
cent vingt-deux négatifs sur verre : ce qui est peu pour vingt-quatre années d’activité
comme photographe, mais plus appréciable ou du moins compréhensible si on le
rapporte aux heures de loisir d’un professeur de dessin ayant les exigences de Gustave
Le Gray.
19 Il reste que ces papiers posthumes et indirects sont loin de tout dire, ils ne révèlent Le
Gray que par le biais administratif : on ne saurait réduire deux décennies de la vie d’un
artiste à la sécheresse d’un dossier de pension. Après tout, vue sous le même angle,
l’existence qu’il menait à Paris était elle aussi faite de travail, de soucis financiers et de
détails quotidiens médiocres. Mais ces difficultés matérielles, auxquelles peu d’artistes
échappent, étaient compensées par le contexte qui le portait : l’extraordinaire
effervescence qui pendant une dizaine d’années entoura la photographie, les
nombreuses amitiés, les élèves illustres et enthousiastes, les expositions, les
commandes impériales. Ce qui change au Caire, ce n’est pas tant Le Gray lui-même, ni
ses exigences personnelles et ses difficultés face à la vie matérielle, c’est la solitude qui
se resserre autour de lui au fil des années. Sa conception de la photographie n’est plus
partagée par personne, ni au Caire de toute évidence, ni même à Paris. On peut bien, de
l’extérieur, considérer la fin de la vie de Le Gray comme une relative déchéance. Mais
seuls des écrits plus personnels pourront dire comment lui-même la vécut.

NOTES
1. Du 16 mars au 19 juin 2002.

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2. Le Caire, Dâr al-mahfûzât al-umûmiyya (Archives publiques égyptiennes), fonds des dossiers de
pension, armoire 17, casier 4, liasse 376, dossier 10 951 : dossier de M. Le Gray, professeur de
dessin aux écoles gouvernementales, octobre 1884/28 zul-higga 1301.
3. The Photography of Gustave Le Gray, Chicago/Londres, Art Institute of Chicago/University of
Chicago Press, 1987, p. 146 ; Sylvie AUBENAS, “La fuite en Egypte : un exil sans retour”, in Gustave Le
Gray, 1820-1884 (cat. exp.), Paris, Gallimard/Bibliothèque nationale de France, 2002, p. 190.
4. Le programme de l’École préparatoire était de quatre années, centrées sur l’apprentissage des
langues, des mathématiques et du dessin (ce qui faisait de Le Gray un des principaux
enseignants), d’après un article de L’Égypte, 27 novembre 1869. En 1875, elle comptait 88 élèves au
total. Le Gray y enseignait le dessin aux côtés d’un certain Esperon : rapport d’Édouard DOR du 25
décembre 1875, Le Caire, Dâr al-Wâthâ’îq al-Qawmiyya (Archives nationales égyptiennes), fonds
Douin, boîte 188.
5. La piastre tarif vaut presque exactement 26 centimes français.
6. Édouard DOR, L’instruction publique en Égypte, Paris, 1872, p. 384, concernant “Lagrée”,
professeur de dessin dans l’école préparatoire à l’École polytechnique. L’identification de Lagrée
avec Le Gray, du même coup, est confirmée (cf. S. AUBENAS, “La fuite en Égypte…”, loc. cit., p. 199).
Le montant indiqué, 6 240 francs annuels, équivaut plus exactement à 20 livres (2 000 piastres) :
la somme mensuelle a sans doute été arrondie au départ du calcul. Sur le salaire des
fonctionnaires égyptiens, voir F. Robert HUNTER, Egypt under the Khedives, 1805-1879. From Household
Government to Modern Bureaucracy, Pittsburgh, 1984.
7. Cette variation est due à l’instauration après 1871 d’un nouveau système de calcul des
traitements, qui aboutit à une réduction générale (ibid., p. 58).
8. Les agents de la 5e classe gagnaient 1 500 piastres ; ceux de la 4e classe, 2 500 piastres.
9. La translittération de l’arabe pourrait donner aussi bien “Chandir”, “Chindir” “Chundir”, etc.,
mais le nom le plus plausible est Schneider. Nous n’avons trouvé cependant aucun candidat
satisfaisant parmi les photographes européens présents au Caire à cette époque. Les
translittérations de l’arabe sont toujours approximatives : ainsi Le Gray devient “Lûgrih” et Anaïs
Candounia (sa femme) “Analise Koudounia”. On en tiendra compte pour tous les noms indiqués
ci-après.
10. Le nom est indiqué sous deux formes différentes à deux dates (le sieur [étranger] Giovanni
Costanku et le sieur épicier Qostadio ou Qostazio), mais l’affaire est manifestement la même.
11. Le photographe Beniamino Facchinelli, qui prit de nombreuses vues du Caire dont deux de la
maison de Le Gray (S. AUBENAS, “La fuite en Égypte…”, loc. cit., p. 203), habitait lui aussi à cette
époque dans les vieux quartiers.
12. Il faut ici corriger sur un point notre texte concernant l’adresse de Le Gray (ibid.) : la maison
« proche de l’Esbekieh » citée en 1869 par Philippe de Chennevières est la même que celle du
quartier copte ; aucun déménagement n’est donc attesté. L’erreur provient d’une confusion entre
la place de l’Esbekieh et le lac du même nom, qui jusqu’en 1868 (date de sa transformation en
parc) s’étendait jusqu’au quartier copte.
13. La nationalité de cette personne, précédemment déduite de son nom, est confirmée par sa
religion, grecque orthodoxe, mentionnée plus bas.
14. Il n’est pas exclu qu’il y ait eu une bénédiction nuptiale selon le rite orthodoxe, Anaïs
invoquant dans le dossier un certificat de mariage (qui ne semble cependant pas avoir été
produit…).
15. Cf. S. AUBENAS, “La fuite en Égypte…”, loc. cit., p. 204.
16. Le dossier précise que ce revenu lui sera supprimé en cas de remariage.
17. On n’a aucun renseignement sur l’enfant qu’Anaïs disait porter à la mort de Le Gray, soit
qu’elle l’ait inventé pour la cause, soit qu’elle l’ait perdu en bas âge.
18. Cf. S. AUBENAS, “La fuite en Égypte…”, loc. cit.

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