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JEAN DE LA FONTAINE

LE CHENE ET LE ROSEAU

Le Chêne un jour dit au roseau :


Vous avez bien sujet (1)d'accuser la Nature ;
Un Roitelet pour vous est un pesant fardeau.
Le moindre vent qui d'aventure (2)
Fait rider la face de l'eau,
Vous oblige à baisser la tête :
Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d'arrêter les rayons du soleil, Cette fable nous montre deux manières
Brave l'effort de la tempête. opposées de faire face à l'adversité : - Le
Tout vous est aquilon ; tout me semble zéphir (3). chêne, repose à la fois sur la conviction
Encor si vous naissiez à l'abri du feuillage que sa force est indestructible et sur le
Dont je couvre le voisinage, mépris de son voisin de la forêt qui ne
Vous n'auriez pas tant à souffrir : montre pas sa robustesse et qui est
Je vous défendrais de l'orage ; apparemment plus faible ou plus fort.
Mais vous naissez le plus souvent Vulnérable.
Sur les humides bords des Royaumes du vent.
La Nature envers vous me semble bien injuste.
Votre compassion, lui répondit l'Arbuste ,
Part d'un bon naturel ; mais quittez ce souci.
Les vents me sont moins qu'à vous redoutables.
Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu'ici
Contre leurs coups épouvantables
Résisté sans courber le dos ;
Mais attendons la fin. Comme il disait ces mots,
Du bout de l'horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le Nord eût porté jusque-là dans ses flancs.
L'Arbre tient bon ; le Roseau plie.
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu'il déracine
Celui de qui la tête au ciel était voisine,(4)
Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts.(5)
LA CIGALE ET LA FOURMI (*)

La Cigale, ayant chanté


Tout l'été,
Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue.
Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau (1).
Elle alla crier famine
Chez la Fourmi sa voisine,
La priant de lui prêter
La morale de la fable La sauterelle et la
Quelque grain pour subsister
fourmi nous dit qu'il faut partager son
Jusqu'à la saison nouvelle.
temps pour tout, passer un temps à
Je vous paierai, lui dit-elle,
s'amuser, un autre à travailler, et qu'il ne
Avant l'août (2), foi d'animal,
faut pas toujours croire que tout ira bien
Intérêt et principal.
pour nous, car il y a de bonnes fois et
La Fourmi n'est pas prêteuse ;
mauvais.
C'est là son moindre défaut (3).
Que faisiez-vous au temps chaud ?
Dit-elle à cette emprunteuse (4).
Nuit et jour à tout venant
Je chantais, ne vous déplaise.
Vous chantiez ? j'en suis fort aise :
Et bien ! dansez maintenant.

LE CORBEAU ET LE RENARD

Maître Corbeau, sur un arbre perché,


Tenait en son bec un fromage.
Maître Renard, par l'odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage :
Et bonjour, Monsieur du Corbeau,
Morale : dans la vie il faut faire attention
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
aux gens qui nous flattent et nous disent
Sans mentir, si votre ramage
trop de belles choses sans raison, car
Se rapporte à votre plumage,
peut-être ont-ils seulement l'intention de
Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois.
nous tromper et d'obtenir quelque chose
À ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie,
de nous.
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le Renard s'en saisit, et dit : Mon bon Monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l'écoute.
Cette leçon vaut bien un fromage sans doute.
Le Corbeau honteux et confus
Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.
LE LIÈVRE ET LA TORTUE

Rien ne sert de courir ; il faut partir à point.


Le Lièvre et la Tortue en sont un témoignage.
Gageons, dit celle-ci, que vous n'atteindrez point
Si tôt que moi ce but. Si tôt ? Êtes-vous sage ?(1)
Repartit l'Animal léger.(2)
Ma Commère, il vous faut purger
Avec quatre grains (3) d'ellébore.
Sage ou non, je parie encore.
Ainsi fut fait : et de tous deux
On mit près du but les enjeux.
Savoir quoi, ce n'est pas l'affaire ;
Le lièvre a appris qu'il ne faut pas se
Ni de quel juge l'on convint. (4)
moquer des autres et qu'il ne faut pas se
Notre Lièvre n'avait que quatre pas à faire ;
faire confiance, car l'arrogance peut nous
J'entends de ceux qu'il fait lorsque prêt d'être atteint
faire perdre la course
Il s'éloigne des Chiens, les renvoie aux calendes, (5)
Et leur fait arpenter les landes. La tortue nous a appris que petit à petit,
Ayant, dis-je, du temps de reste pour brouter, lentement mais sûrement, le but est aussi
Pour dormir, et pour écouter atteint. Pour cette raison, ne craignez
D'où vient le vent, il laisse la Tortue jamais d'aller trop lentement, car
Aller son train de Sénateur. (6) l'important n'est pas de s'arrêter et de
Elle part, elle s'évertue ; continuer d'un pas ferme et constant.
Elle se hâte avec lenteur.
Lui cependant méprise une telle victoire ;
Tient la gageure (7) à peu de gloire ;
Croit qu'il y va de son honneur
De partir tard. Il broute, il se repose,
Il s'amuse à toute autre chose
Qu'à la gageure. À la fin, quand il vit
Que l'autre touchait presque au bout de la carrière, (8)
Il partit comme un trait ; mais les élans qu'il fit
Furent vains : la Tortue arriva la première.
Eh bien, lui cria-t-elle, avais-je pas raison ? (9)
De quoi vous sert votre vitesse ?
Moi l'emporter ! et que serait-ce
Si vous portiez une maison ?
LE LOUP ET LE AGNEAU

La raison du plus fort est toujours la meilleure :


Nous l'allons montrer tout à l'heure (1).
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d'une onde pure.
Un Loup survient à jeun, qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
Qui te rend si hardi (2) de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
Sire, répond l'Agneau, que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu'elle considère
Que je me vas (3) désaltérant Morale : « Ces puissants qui oppriment
Dans le courant, les plus faibles cherchent en vain des
Plus de vingt pas au-dessous d'Elle ; excuses, car ils savent qu'ils ne le font
Et que par conséquent, en aucune façon, que par mal ».
Je ne puis troubler sa boisson.
Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l'an passé.
Comment l'aurais-je fait si (4) je n'étais pas né ?
Reprit l'Agneau ; je tette encor ma mère
Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.
Je n'en ai point. C'est donc quelqu'un des tiens:
Car vous ne m'épargnez guère,
Vous, vos Bergers et vos Chiens.
On me l'a dit : il faut que je me venge."
Là-dessus, au fond des forêts
Le loup l'emporte et puis le mange,
Sans autre forme de procès.
LA LAITIÈRE ET LE POT AU LAIT

Perrette, sur sa tête ayant un Pot au lait


Bien posé sur un coussinet,
Prétendait (1) arriver sans encombre à la ville.
Légère et court vêtue elle allait à grands pas ;
Ayant mis ce jour-là pour être plus agile
Cotillon (2) simple, et souliers plats.
Notre Laitière ainsi troussée
Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait, en employait l’argent,
Achetait un cent d’ œufs, faisait triple couvée ;
La chose allait à bien par son soin diligent.(3)
Il m’est, disait-elle, facile
D’élever des poulets autour de ma maison :
Le Renard sera bien habile, Morale: Nos rêves et nos projets ne
S’il ne m’en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s’engraisser coûtera peu de son ; doivent pas nous séparer de la réalité
Il était quand je l’eus de grosseur raisonnable ;
J’aurai le revendant de l’argent bel et bon ;
Et qui m’empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il (4) est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau ?
Perrette là-dessus saute aussi, transportée.
Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée ;
La Dame de ces biens, quittant d’un oeil marri
Sa fortune ainsi répandue,
Va s’excuser à son mari
En grand danger d’être battue.
Le récit en farce (5) en fut fait ;
On l' appela le Pot au lait.

Quel esprit ne bat la campagne ?


Qui ne fait châteaux en Espagne ?
Picrochole, Pyrrhus (6), la Laitière, enfin tous,
Autant les sages que les fous ?
Chacun songe en veillant, il n’est rien de plus doux :
Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes :
Tout le bien du monde est à nous,
Tous les honneurs, toutes les femmes.
Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi ;
Je m écarte (7), je vais détrôner le Sophi (8) ;
On m’élit Roi, mon peuple m’aime ;
Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant :
Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même ;

Je suis gros Jean (9) comme devant.

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