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Fables (1668, 1678, 1693)

de Jean de La Fontaine (1621-1695)

« Le Corbeau et le Renard » (I, 2)

Maître1 Corbeau, sur un arbre perché2,


Tenait en son bec un fromage.
Maître Renard, par l’odeur alléché3,
Lui tint à peu près ce langage :
« Et bonjour, Monsieur du Corbeau4.
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage5
Se rapporte à6 votre plumage,
Vous êtes le Phénix7 des hôtes8 de ces bois. »
À ces mots, le Corbeau ne se sent pas de joie ;
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le Renard s’en saisit, et dit : « Mon bon Monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l’écoute.
Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute. »
Le Corbeau, honteux et confus,
Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.

1. Maître : titre donné aux artisans passés maîtres en leur art, aux avocats, aux universitaires,
à certains bourgeois. 2. sur un arbre perché : perché sur un arbre. 3. alléché : attiré.
4. Monsieur du Corbeau : le Renard donne au Corbeau un titre de noblesse. 5. votre
ramage : chant d’un oiseau. 6. se rapporte à : est aussi beau que. 7. le Phénix : oiseau
fabuleux, au plumage magnifique, qui renaît de ses cendres. 8. des hôtes : habitants.

1
« Le Renard et la Cigogne » (I, 18)

Compère le Renard se mit un jour en frais1,


Et retint à dîner commère la Cigogne.
Le régal fut petit, et sans beaucoup d’apprêts2 :
Le Galant3 pour toute besogne4
Avait un brouet5 clair (il vivait chichement6).
Ce brouet fut par lui servi sur une assiette.
La Cigogne au long bec n’en put attraper miette7 ;
Et le Drôle eut lapé8 le tout en un moment.
Pour se venger de cette tromperie,
À quelque temps de là, la Cigogne le prie9 :
« Volontiers, lui dit-il, car avec mes amis
Je ne fais point cérémonie. »
À l’heure dite il courut au logis
De la Cigogne son hôtesse10,
Loua très fort la politesse,
Trouva le dîner cuit à point.
Bon appétit surtout11 ; Renards n’en manquent point.
Il se réjouissait à l’odeur de la viande
Mise en menus morceaux, et qu’il croyait friande12.
On servit, pour l’embarrasser,
En un vase à long col13 et d’étroite embouchure.
Le bec de la Cigogne y pouvait bien passer,
Mais le museau du Sire14 était d’autre mesure.
Il lui fallut à jeun retourner au logis,
Honteux comme un Renard qu’une Poule aurait pris,
Serrant la queue, et portant bas l’oreille.
Trompeurs, c’est pour vous que j’écris :
Attendez-vous à la pareille.

1. se mit un jour en frais : fit des dépenses. 2. sans beaucoup d’apprêts : sans beaucoup de
préparations. 3. le Galant : le rusé. 4. pour toute besogne : pour tout repas. 5. un brouet :
sorte de soupe trop liquide. 6. chichement : en avare. 7. miette : pas même une miette.
8. lapé : bu à coups de langue. 9. le prie : l’invite à dîner. 10. son hôtesse : celle qui le reçoit.
11. bon appétit surtout : il avait surtout un bon appétit. 12. friande : délicieuse. 13. long
col : partie étroite du vase. 14. Sire : Seigneur.

2
« Le Coq et le Renard » (II, 15)

Sur la branche d’un arbre était en sentinelle


Un vieux Coq adroit et matois1.
« Frère, dit un Renard, adoucissant sa voix,
Nous ne sommes plus en querelle :
Paix générale cette fois.
Je viens te l’annoncer ; descends que je t’embrasse.
Ne me retarde point de grâce :
Je dois faire aujourd’hui vingt postes2 sans manquer3.
Les tiens et toi pouvez vaquer4
Sans nulle crainte à vos affaires :
Nous vous y servirons en frères.
Faites-en les feux5 dès ce soir.
Et cependant6 viens recevoir
Le baiser d’amour fraternelle7.
– Ami, reprit le Coq, je ne pouvais jamais
Apprendre une plus douce et meilleure nouvelle
Que celle
De cette paix.
Et ce m’est une double joie
De la tenir de toi. Je vois deux Lévriers8,
Qui, je m’assure9, sont courriers10
Que pour ce sujet on envoie.
Ils vont vite, et seront dans un moment à nous.
Je descends ; nous pourrons nous entrebaiser tous.
– Adieu, dit le Renard, ma traite11 est longue à faire.
Nous nous réjouirons du succès de l’affaire
Une autre fois. » Le Galant12 aussitôt
Tire ses grègues13, gagne au haut14,
Mal content de son stratagème15 ;
Et notre vieux Coq en soi-même
Se mit à rire de sa peur ;
Car c’est double plaisir de tromper le trompeur.

1. matois : rusé. 2. une poste : environ 6 à 8 km (distance habituelle entre deux relais de
poste). 3. sans manquer : sans faute, obligatoirement. 4. vaquer (à vos affaires) : vous
occuper de vos affaires. 5. les feux : des feux de joie pour célébrer la paix. 6. cependant : en
attendant. 7. fraternelle : accord avec amour, au genre féminin au XVIIe siècle. 8. Lévriers :
chiens rapides utilisés pour chasser les lièvres et les renards. 9. je m’assure : j’en suis sûr.
10. courriers : messagers. 11. ma traite : route. 12. le Galant : le coquin (le Renard).
13. tire ses grègues : s’en va (les grègues étaient une sorte de pantalon). 14. gagne au haut :
s’enfuit. 15. son stratagème : ruse, procédé.

3
« Le Loup et le Renard » (XI, 6)

Mais d’où vient qu’au Renard Ésope accorde un point ?


C’est d’exceller en tours pleins de matoiserie1.
J’en cherche la raison, et ne la trouve point.
Quand le Loup a besoin de défendre sa vie,
Ou d’attaquer celle d’autrui,
N’en sait-il pas autant que lui2 ?
Je crois qu’il en sait plus ; et j’oserais peut-être
Avec quelque raison contredire mon maître3.
Voici pourtant un cas où tout l’honneur échut4
À l’hôte des terriers5. Un soir il aperçut
La Lune au fond d’un puits : l’orbiculaire6 image
Lui parut un ample fromage.
Deux seaux alternativement
Puisaient le liquide élément7.
Notre Renard, pressé par une faim canine8,
S’accommode en celui9 qu’au haut de la machine
L’autre seau tenait suspendu.
Voilà l’animal descendu,
Tiré d’erreur10, mais fort en peine,
Et voyant sa perte prochaine.
Car comment remonter, si quelque autre affamé,
De la même image charmé,
Et succédant à sa misère,
Par le même chemin ne le tirait d’affaire ?
Deux jours s’étaient passés sans qu’aucun vînt au puits.
Le temps qui toujours marche avait pendant deux nuits
Échancré11 selon l’ordinaire
De l’astre au front d’argent la face circulaire.
Sire Renard était désespéré.
Compère Loup, le gosier altéré12,
Passe par là ; l’autre dit : « Camarade,
Je veux vous régaler ; voyez-vous cet objet13 ?
C’est un fromage exquis. Le Dieu Faune14 l’a fait,
La vache Io15 donna le lait.
Jupiter, s’il était malade,
Reprendrait l’appétit en tâtant d’un tel mets16.
J’en ai mangé cette échancrure17,
Le reste vous sera suffisante pâture18.
Descendez dans un seau que j’ai mis là exprès. »
Bien qu’au moins mal qu’il pût il ajustât l’histoire19,
Le Loup fut un sot de le croire :
Il descend, et son poids, emportant l’autre part20,
Reguinde21 en haut maître Renard.
Ne nous en moquons point : nous nous laissons séduire
Sur aussi peu de fondement22 ;
Et chacun croit fort aisément
Ce qu’il craint et ce qu’il désire.
4
1. matoiserie : ruse, fourberie. 2. autant que lui : autant que le Renard. 3. mon maître :
Ésope. 4. échut : revint. 5. l’hôte des terriers : le Renard. 6. orbiculaire : ronde. 7.
puisaient le liquide élément : servaient à puiser l’eau. 8. une faim canine : une faim de
chien. 9. s’accommode en celui : s’installe comme il peut dans le seau. 10. tiré d’erreur :
conscient de son erreur (que le fromage n’était qu’un reflet). 11. échancré […] la face
circulaire : entamé le disque lunaire ; La Fontaine évoque ici le cycle de la Lune pleine, puis
en croissant. 12. le gosier altéré : ayant la gorge sèche, assoiffé. 13. cet objet : l’image de la
Lune dans l’eau. 14. Faune : dieu romain protecteur des cultures et des troupeaux ; on le
représente avec des cornes et des sabots de chèvre. 15. Io : princesse que Zeus séduisit, puis
transforma en vache, pour éviter que sa femme, Héra, ne découvrît son infidélité ; on
l’identifia à la déesse Lune. 16. en tâtant d’un tel mets : en goûtant un pareil aliment.
17. cette échancrure : le morceau qui manque. 18. pâture : nourriture. 19. bien que cette
histoire qu’il avait forgée ne fût pas très crédible. 20. l’autre part : l’autre partie de la
machine, c’est-à-dire le seau dans lequel était le Renard. 21. reguinde en haut : remonte.
22. avec aussi peu de fondement sur des choses aussi peu sûres que celle-là.

5
« Le Renard et les Poulets d’Inde1 » (XII, 18)

Contre les assauts d’un Renard


Un arbre à des Dindons servait de citadelle2.
Le perfide, ayant fait tout le tour du rempart3,
Et vu chacun en sentinelle4,
S’écria : « Quoi ! ces gens se moqueront de moi !
Eux seuls seront exempts de la commune loi5 !
Non, par tous les Dieux ! non. » Il accomplit son dire6.
La Lune alors luisant semblait contre le sire
Vouloir favoriser la dindonnière gent7.
Lui qui n’était novice8 au métier d’assiégeant
Eut recours à son sac9 de ruses scélérates,
Feignit10 vouloir gravir, se guinda11 sur ses pattes,
Puis contrefit le mort12, puis le ressuscité.
Harlequin13 n’eût exécuté14
Tant de différents personnages.
Il élevait sa queue, il la faisait briller,
Et cent mille autres badinages.
Pendant quoi15 nul Dindon n’eût osé sommeiller.
L’ennemi les lassait, en leur tenant la vue
Sur même objet16 toujours tendue.
Les pauvres gens étant à la longue éblouis17,
Toujours il en tombait quelqu’un : autant de pris,
Autant de mis à part ; près de moitié succombe.
Le Compagnon18 les porte en son garde-manger.
Le trop d’attention qu’on a pour le danger
Fait le plus souvent qu’on y tombe.

1. Poulets d’Inde : dindons. 2. citadelle : refuge (les Renards ne grimpent pas aux arbres).
3. rempart : image pour désigner l’arbre. 4. en sentinelle : les dindons se comportent comme
une troupe de soldats qui font la garde. 5. exempts de la commune loi : échapperont à la loi
naturelle qui veut que les Renards en fassent leur repas. 6. son dire : ce qu’il avait dit. 7. la
dindonnière gent : la race des dindons. 8. qui n’était pas novice : ayant fait souvent ce
« métier » (d’assiéger). 9. eut recours à son sac : d’après l’expression, avoir plus d’un tour
dans son sac. 10. feignit : fit semblant. 11. se guinda : se hissa. 12. contrefit le mort : fit
semblant d’être mort. 13. Harlequin : personnage de comédie. 14. n’eût exécuté : n’aurait
pas su exécuter. 15. pendant quoi : pendant ce temps-là. 16. sur même objet : sur le même
spectacle. 17. éblouis : fascinés. 18. le Compagnon : le Renard.

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