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1° Partie

Raymond Lulle
et
l’Alchimie

Né à Palma de Majorque entre 1232 et 1235, le mystique Raymond Lulle, en catalan Ramon Llull,
était le fils unique d’une noble famille catalane installée sur l’île de Majorque pour avoir participé à sa
reconquête réalisée par le roi Jacques Ier en 1229. A quatorze ans, Raymond fut page à la cour et
après avoir reçu l’instruction d’un futur chevalier, il devint le précepteur du jeune fils du Roi, le futur
Roi de Majorque Jacques II qui régna de 1276 à 1311. Il deviendra plus tard son sénéchal. Durant
cette époque, il se consacra à l'Art des troubadours. Il se maria avec la dame Blanche Picany de
laquelle il eut deux enfants. Mais après une vie mondaine dissolue, lui-même nous explique dans
son autobiographie comment il fut assailli, au alentour de la trentaine, cinq fois de suite par la vision
du Christ en croix. Il comprit que c'était la volonté de Dieu qu'il se consacre au service du Christ. Un
sermon qu'il entendit sur la vocation de Saint François d'Assise achèvera de le convaincre. Il vendit
ses biens, en laissant une partie pour son épouse et ses enfants qui réclameront ultérieurement un
administrateur et il se vêtit pauvrement, pour toujours, entamant une grande pérégrination à Notre
Dame de Rocamadour et à Saint Jacques de Compostelle et, peut-être en Terre Sainte et sur les
terres d'Orient comme s'il avait voulu, ayant décidé de se consacrer à la conversion des infidèles,
repérer les territoires de ses futures actions. De retour à Majorque, il se mit, durant neuf ans, à
étudier le latin, l’arabe et la théologie avec pour but d'écrire des œuvres qui soient irréfutables sur la
vérité du christianisme afin de convertir, par le dialogue et la raison, juifs, musulmans et gentils à la
foi chrétienne. Cette action missionnaire impliquait la création de collèges dédiés à l'enseignement
des langues orientales et, pour se faire, il lui fallait l'aide des rois et des papes de son époque
auxquels il s'adressa tout au long de sa vie et sans désemparer. Selon ce que lui-même nous dit, la
méthode qui était à la base de sa doctrine irréfutable lui fut révélé par Dieu en une illumination lors
d’un séjour érémitique à la montagne de Randa, au coeur de l’île de Majorque. Immédiatement
après, il se mit à écrire l'Art abreujada de trobar veritat qui est son premier essai de définition de son
art qu'il continuera d'élaborer tout au long de sa vie. Peu avant, il avait déjà écrit deux autres livres
majeurs : Le livre des contemplations et Le livre du gentil et des trois sages. Au moment de la mise
en place du Royaume de Majorque en 1276, il obtint du nouveau roi Jacques II la création du
collège de Miramar pour la formation des missionnaires. Toute sa vie, il écriera et son œuvre
immense comptera presque trois cents livres écrits en latin, en arabe et en catalan. Il fut ainsi le
premier grand penseur occidental à écrire en langue vernaculaire en tant que philosophe,
théologien, naturaliste, poète et mystique mais si ses écrits catalans et latins nous sont connus, nous
ne sommes plus en possession des textes arabes. A partir de 1282, Il quitte son l’île et commence
une vie de voyages avec des séjours répétés dans les différentes grandes villes de l'occident
chrétien : Barcelone, Perpignan, Montpellier, Paris, Gènes et Rome. En 1292, il a une crise
psychique dépressive et il tente de rentrer, sans succès, dans les ordres, hésitant entre les
dominicains et les franciscains. Son désir de convertir les infidèles le fait ensuite partir pour Tunis où
il y déploie une grande activité missionnaire qui fut interrompue par son incarcération et son
expulsion. Il voyagea ensuite de Naples à Montpellier en passant par Rome et, de Montpellier, il
monta une nouvelle fois à Paris où, à la chartreuse de Vauvert, il écrivit L'arbre de philosophie
d'amour (1298) et s'engagea dans la controverse contre le courant averroïste qui s'était répandu en
Europe. En 1299, il est de nouveau à Barcelone où une faveur spéciale du Roi lui accorde le pouvoir
de prêcher à l’intérieur des mosquées et des synagogues et après un bref retour à Palma de
Majorque, quittée depuis près de vingt ans, il part pour Chypre et pour l’Asie mineure car une
possible alliance entre les Catalans, les Grecs et le Grand Khan aurait pu se conclure sur la
récupération de Jérusalem et de la Terre sainte.

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L’affaire tourne court et, déçu, notre personnage à la “barbe fleurie” tombe malade tout en arrivant
toutefois à rencontrer à Chypre, Jacques de Molay, le maître du Temple qui sera plus tard brûlé sur
ordre de Philippe le Bel. De nouveau, après un bref séjour dans son île natale, il reprend son périple
dans les grandes villes de la Chrétienté où, tout en continuant d’écrire son oeuvre, il essaie sans
trop de succès de convaincre les grands de ce monde à ses idées et à ses projets. Il retourne à la
terre de maures, à Bougie (1307) où il est emprisonné pouvant, néanmoins, disputer une nouvelle
fois avec les théologiens musulmans. De retour, il fit naufrage et se réfugia à Pise où il semble qu'il
ait achevé là son Ars generalis ultima. De nouveau à Paris en passant par Avignon, il y obtint enfin
l'approbation de son Art. Il assista ensuite au Concile de Vienne en Dauphinée (1213) mais déçu
comme l'exprime son texte lo concili, il revient à Montpellier et à Malorque où il fit son testament.
Toujours tiraillé par son idéal, il retourna, à près de quatre vingt ans, à Bougie.
A partir de là, on perd sa trace mais selon la légende il aurait été lapidé là-bas et revenant dans une
barque, il aurait expiré à la vue de l'île de Majorque. Il est plus probable qu'il mourut dans sa ville
natale fin 1315 ou au début de 1316. Personnalité atypique comme le montre sa brutale conversion
religieuse alors qu’il est un grand personnage du royaume de Majorque, notre personnage semble
être un cyclothyme avec des balancements d’exaltation et de découragement. Son esprit embrasse
de vastes horizons et touche à tous les domaines de la pensée de l’époque mais son rapport
particulier à la vitalité psychique se retrouvera dans sa conception du monde. Typologiquement, c’est
un intuitif qui a une attitude mentale de type métaphorique. On l’appellera le Docteur illuminé et il se
dénommait, lui-même, fou ou fantaisiste comme dans son livre Disputatio Petri Clerici et Raymundi
Phantastici appelé aussi le Phantasticus (1311). Sa méthode noviter inventum appelée aussi l’equació
est le mouvement de l’entendement qui contemple en comparant les relations de manière analogique.
Cette démonstration dite per equiparantiam était, pour lui, supérieure à la classique preuve
syllogistique, déductive et inductive et, de plus, elle était censée s'appliquer tout autant au processus
de la substance divine qu'à celui de la combinaison des éléments matériels. Lulle prétendait
démontrer les dogmes chrétiens au moyen des "raisons nécessaires" formalisées dans un jeu de
combinaisons logico-mathématiques, valides selon lui non seulement pour l'ordre théologique mais
aussi pour le domaine naturel. Sa conception du monde s'inscrit dans la mouvance néoplatonicienne
qui conçoit une échelle de la création partant de Dieu et descendant vers les éléments matériels en
passant par les anges. L'indifférenciation faite entre la théologie et la science matérielle ainsi que le
désir de prouver "scientifiquement" la résurrection, l'un des deux dogmes chrétiens qui, avec la
Trinité, elle, non acceptée par les musulmans expliquent la présence de la théorie de la Quintessence
reprise dans l'alchimie que nous nous proposons d'aborder par la suite. L’inspiration illuminative,
propre également à l'univers franciscain, est aussi un élément essentiel dans la démarche lullienne
qui fait que l’on a du mal à savoir ce qui, dans son oeuvre, provient de l’influence des écoles
philosophiques classiques ou de sa propre invention. Ce coté libre et illuminé nous le rend
sympathique mais l’Evêque de Vic en Catalogne, le Docteur Josep Torras i Bages dit de lui qu’il n’est
pas un représentant type de la catalanité, essentiellement pratique et concrète, qui ne « se laisse pas
séduire par la nouveauté et l’originalité ». Il semble qu’à cause de ce sens des réalités concrètes, la
culture catalane génère, par compensation, des personnages hallucinés comme le furent aussi, après
Lulle, l’architecte Gaudi ou le peintre surréaliste Salvador Dali. A une époque où se durcissait
l’intolérance de l’Inquisition, la gloire de Raymond fut sa passion pour les discussions entre les
religions et son attitude missionnaire fondée sur la persuasion de l’autre par les arguments de la
dialectique. On l'a déjà dit, le penseur majorquin était convaincu que son « Art », révélé par Dieu,
permettait de prouver par "raisons nécessaires" tous les articles de la foi chrétienne et, par
conséquence, cette science chrétienne à prétention universaliste devait pouvoir convertir tous les
non-chrétiens. La pensée de Lulle se situe dans l’augustinisme médiéval qui parle de “foi en quête
d’intelligence” et c’est pourquoi il participa à la lutte contre l’averroïsme qui tentait de dissocier la
vérité de la philosophie et de la science et celle de la foi. Mais Raymond le fou va plus loin et c’est un
des griefs que lui reprochera après sa mort l’inquisiteur Eymerich :“Deixar una creéncia per una altre
és inconvenient, pero és molt convenient deixar la creéncia per la sciencia” (« Il n’est pas convenable
de laisser une croyance pour une autre mais il convient de laisser la croyance pour la science » Llibre
del Tartre i del Cristià). Cette démonstration des articles de la foi par des arguments rationnels que
l’on retrouvera, deux siècles plus tard, chez Raymond Sebond (Livre des créatures-1496) fonde ce
que l’on appelle la théologie naturelle.
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Pour celle-ci, il y a une unité de la science qui culmine dans la théologie, science divine où Dieu est
aussi un objet du savoir et Lulle parle dans ses écrits de l’Opus intrinsecum de la substance divine.
Notre auteur se situe, proche de l’Al-Andalus, dans l’orbite méridionale où l’importante conception
naturaliste imprime sa marque à la philosophie. Les universités de Valence et de Montpellier furent
particulièrement réputées pour ce domaine naturaliste et déjà Saint Bernard, à son époque,
dénommait “physicienne” l’école de Montpellier qui était politiquement, au XIIIème siècle, une
dépendance du royaume de Majorque. De l’oeuvre de Lulle, l’élément le plus connu est la
combinatoire des dignités qui aurait intéressé Nicolas de Cues, Pic de la Mirandole, Giordano Bruno
et Leibniz mais nous pensons avec le grand lulliste contemporain Lluis Sala-Molins qu’elle est
secondaire chez le majorquin. De plus, et à la suite de l’historienne Frances Yates, nous pensons que
c’est la base “physicienne” qui ordonne, en réalité, tout le corpus lullien derrière l’importance
secondaire de la combinatoire. Cela est difficile à montrer d’un premier abord car Lulle touche à tous
les domaines du savoir et participe du syncrétisme philosophique de l’époque concernant les
philosophes grecs. Avant la crise averroïste, Aristote et Platon coexistaient pacifiquement et on sait
que l’on attribuait à Aristote un livre dit la théologie d’Aristote qui est en réalité un texte néo-
platonicien. Lulle est en retard sur les problématiques intellectuelles parisiennes et sa pensée
religieuse se rattache à l’augustinisme médiéval dominant du XIIème siècle qu’il découvrit certainement
par l’abbaye cistercienne de Sainte Marie de la Real qui joua un rôle important après sa conversion.
Mais l'aspect le plus typique de notre auteur provient de son contact avec les religions non-
chrétiennes de l’Al-Andalus ; c’est à dire le judaïsme et plus spécialement l’islam. Les dignités
lulliennes qui sont originales dans le contexte occidental chrétien se retrouvent presque à l’identique
chez certains penseurs de l’Al-Andalus. Le grand arabisant Asin Palacios émis l’hypothèse d’une
filiation entre les Hadrat al-ilahîya d’Ibn ‘Arabî et les dignitates divinae lulliennes mais tout porte à
croire qu’entre Lulle et Ibn ‘Arabî il y eut la filiation, commune aux deux, d’Ibn Hazm. Cette influence
de l’univers de la pensée de l’Islam se remarque, en premier lieu, dans le texte de Lulle intitulé le livre
des bêtes inclus dans le Felix de les meravelles dont le modèle semble être le Kalila i Dimna arabe
d'origine hindou. Cette influence apparaît aussi dans le livre des cent noms de Dieu qui est une
spéculation classique de l’Islam que l’on retrouve chez de nombreux penseurs de l’Al-Andalus et en
particulier chez Ibn 'Arabî. La différence d’avec le Maître de Murcie réside dans la désignation des 99
noms mais on peut voir que la liste admise par le plus grand nombre des penseurs arabes englobe
les dignités lulliennes ainsi, bien sur, que les hadrat d’Ibn ‘Arabi qui proclamait avoir déterminé sa liste
des noms divins d’après la méthode d’Ibn Hazm. A vouloir convaincre et convertir son interlocuteur
musulman, le majorquin s’est situé sur son terrain en usant de son style; ce qui a entraîné une
confrontation inter-culturelle qu’il est un des rares à avoir assumé à son époque. Or, il y a un domaine
de la science d’alors que nous ont aussi transmis les arabes qui est la science alchimique. Lulle était-
il alchimiste ? Quel rapport y a-t-il entre la pensée lullienne et la pensée alchimique ? L’alchimiste
Arnaud de Villeneuve (1238-1316), contemporain de notre auteur, ne disait-il pas de Raymond Lulle
qu’il était le “porte-étendard de la réforme spirituelle de la chrétienté” ? On sait que le sujet est
controversé et la plupart des lullistes modernes refuse à notre auteur cette dimension qui serait une
tache dans son oeuvre. Pourtant les grands connaisseurs de l’oeuvre de Lulle des siècles passés tel
Yvo Salzinger au XVIIIème siècle ou le Docteur Josep Torras i Bages, à la fin du XIXème siècle,
soutenaient, contre vents et marées, l’importance de la dimension alchimique dans l’oeuvre du
majorquin. Peut-être, en premier lieu, faut-il se poser la question de savoir ce qu’était la pensée
alchimique et savoir surtout ce qu’était son objet d’étude qui semble ne pas correspondre à l’objet de
la chimie, fleuron de notre moderne science ? Selon les préjugés de notre “conception du monde”
scientistes, l’alchimie n’est qu’un délire pré-scientifique qui s’illusionnait sur la possibilité de
transmuter le plomb en or qu’a rendu caduque la chimie moderne. De plus, les lullistes modernes
citent des passages de l’œuvre de Lulle où celui-ci conteste aux alchimistes de pouvoir grâce au feu
faire de l’argent à partir du mercure mais c’est oublier qu’il existait un autre courant « quintessentiel »
dans l’alchimie. Il est certain que notre auteur n’était pas un magicien qui aurait essayé de faire de l’or
mais encore faut-il se rappeler que les alchimistes disaient de leur or philosophique qu’il n’était pas
l’or du vulgaire. Il est hasardeux sur la base de certains textes d’affirmer que tel auteur acceptait ou
rejetait sans appel la possibilité de la transmutation. Cet autre franciscain Roger Bacon (1214-1292) la
mit en doute dans ses productions initiales pour la défendre dans ses textes ultérieurs en distinguant
deux formes d’alchimie, la spéculative et la pratique.
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Englobé dans un processus général de transformation, l’or philosophique était une désignation parmi
d’autres pour désigner ce que d’autres alchimistes appelaient la pierre philosophale ou la
Quintessence, nom qu’emploie Lulle et avec lui des auteurs tel Jean de Roquetaillade (Johannes de
Rupescissa ) partisan de l'alchimie qu'on pourrait dire médicale (recherche de l'élixir de prolongation
de la vie) opposée ou non à l'alchimie aurifère. Il faut savoir qu'en toute généralité l’objet d'étude de
l’alchimie n’est pas la matière seconde visible mais bien la “prima materia ” spirituelle et invisible
qu’on ne peut décrire que par un langage métaphorique (et sous inspiration divine disaient-ils) et on
peut voir, dans nombre de passages de l’oeuvre de notre auteur et cela dès ses débuts, que la
référence à la “ prima materia ” est constante. La terminologie lullienne concernant la problématique
de la transformation de la “prima materia ” serait celle du passage du chaos à la quintessence qui
équivaut au passage du plomb à l’or dans la conception de l’alchimie « aurifère » que notre majorquin
ne partage pas. Il faut concevoir que le savoir « chimique » de l’époque était loin d’être homogène et
il y avait autant de différences dans ses conceptions qu’il y en a par exemples de nos jours dans les
écoles psychanalytiques. Ainsi, on peut voir que nombres de chercheurs étaient franciscains,
certainement parce qu’étant augustiniens ils partageaient la conception de l’hylémorphisme
généralisé fondatrice de la théorie de la « prima materia ». Or, pour ce qui est d’Arnaud de Villeneuve
et de Jean de Roquetaillade, ceux-ci étaient des partisans des spirituels et des béguins persécutés
par le Pape Jean XXII à cause de leur proclamation de la pauvreté absolu du Christ et des Apôtres.
Comment dès lors concevoir que ces franciscains s’adonnant à la spéculation alchimique pouvaient-
ils s’intéresser à la fabrication de l’or et vouloir le pouvoir et les richesses que celui-ci procure ? Si on
a pu dire, à juste titre, que certains textes alchimiques attribués à Lulle tel le codicille étaient des
écrits apocryphes produits par des disciples contemporains du Maître, on ne peut pas, néanmoins,
rejeter aussi ses écrits “naturalistes” tel le livre du Chaos . Celui du De secretis naturae seu de
Quintessencia a un statut bien particulier. Ce que l’on dénommait sous le vocable de l’astronomie
dans le quadrivium scolastique n’était pas autre chose que l’astrologie et le tractat d’astronomia écrit
par Lulle est, en réalité, un traité d’astrologie. De même, ce que l’on nommait comme science
chimique à l'époque n’était pas autre chose que l’alchimie car la pensée pré-scientifique supposait
une substance invisible, lieu des formes générales qui s’individualisent avec la matière seconde dans
le visible. Comme Lulle est un auteur qui touche à tous les domaines du savoir, on ne peut douter qu’il
s’est aussi essayé à ce domaine de la “physique” mais on pense communément que cela fut de
manière marginale. Pourtant, tout le monde reconnaît que le corpus lullien a une profonde cohérence
et, pour nous, loin d’être un domaine marginal, ces conceptions “physiciennes” sont à la base de tout
le corpus lullien et c’est en cela que réside l’originalité de notre auteur face aux autres grands
penseurs de l’époque. Son augustinisme franciscain, dominant à l’époque, est néanmoins fortement
marqué par la dimension physicienne que Frances Yates dit provenir d’une influence de l’écrit « De
divisione naturae » de Jean Scot Erigène. Néanmoins, les travaux d’un Dominique Urvoy laisse plutôt
penser que c’est la pensée islamique, en avance à son époque sur l’Occident chrétien dans le
domaine des sciences naturelles qui en serait la véritable source. Etienne Gilson parlait même
d’avicennisme chrétien et on sait que l’autre célèbre franciscain Roger Bacon lisait Avicenne dans le
texte et qu’il était, lui, sans conteste, un alchimiste. Pour qui connaît les théories astrologiques,
l'influence de la pensée alchimique est évidente dans le tractat d'astronomia de Lulle car l'originalité
astrologique de ce texte réside dans sa conception très alchimique du Mercure qui est dit, de
manière récurrente, "convertible". Notre thèse veut que, même si on suit ceux qui disent que Lulle ne
fut pas un praticien de l’alchimie « aurifère », c’est à dire un chercheur étudiant devant son athanor et
essayant de faire de l’or, les fondements de sa pensée n’en demeurent pas moins ceux de la pensée
alchimique. Les fines études du lulliste moderne Lluis Sala-Molins, refusant lui aussi cette composante
alchimique « aurifère » chez le majorquin mais qui demeure, pour nous, le spécialiste le plus
intéressant de la pensée lullienne, font émerger les concepts de base du corpus lullien qui se révèlent
être ceux de l’alchimie.

Les présupposés de la pensée lullienne :

Quelles furent les influences de Lulle ? Cela est difficile à dire mais même s’il faut laisser une place
importante à l’aspect ” illumination ” dans sa production spirituelle à l’instar de nombreux autres
alchimistes, il faut néanmoins tenter de situer Raymond le fou en son lieu et en son temps.
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Nous reprendrons par la suite cette dimension “illuminée” qu’il partage avec les chercheurs
alchimistes lorsque nous nous confronterons à la psychanalyse junguienne qui traite de cette mise
en acte de l’inconscient dans la recherche alchimique mais en premier lieu, il faut mettre le
majorquin en situation. Sa naissance dans l’île de Majorque, récemment reprise à la domination
arabe, l’enracine dans l’orbite catalano-occitane en contact direct avec l’Al-Andalus. De la période
d’avant sa soudaine conversion, on sait de lui qu’il menait un vie dissolue, selon ce qu’il en a dit
dans son autobiographie, la vida coetània qui fut annotée par un moine de la chartreuse de Vauvert.
Sa conversion aurait eu lieu alors qu’étant marié, il poursuivait de son assiduité une femme dont il
était amoureux et pour laquelle il composait une chansonnette d’amour. L’univers troubadouresque
a marqué l’écriture lulienne et on sait que le catalan littéraire est né au moment même où était mis à
mal la culture occitane sous les coups des croisés venus du nord. Denis de Rougement montre
dans son livre l’amour et l’occident combien les troubadours étaient redevables à la littérature
érotique arabe de l’Al-Andalus et on se souvient que c’est avec l’aide du prince musulman de Dénia
que le Comte de Barcelone, Ramon Berenguer 1er (†1076) effectua le rapt de sa future épouse
Almodis. L’étude de Pierre Bonnassie intitulé La Catalogne au tournant de l’an mil démontre
l’importance de la proximité de l’Al-Andalus dans le fondement de la culture et de l’économie
catalano-occitane. La culture arabe, musulmane mais aussi juive, plus en avance sur bien des
points sur l’Occident chrétien, influença fortement toute cette zone méditerranéenne qui allait de la
Sicile à la Catalogne. Georges Ifrah dans son livre l’Histoire universelle des chiffres indique que les
chiffres arabes, en réalité hindou, furent introduit en Occident par Gerbert d'Aurillac, le pape de l’an
Mil, depuis l’abbaye bénédictine de Ripoll en Catalogne et il signale aussi que le zéro qui fut
introduit à cette époque resta inutilisé pendant près de deux siècles. Outre que le royaume normand
de Sicile, suivit ensuite par les Hohenstaufen, participa aussi à cette pénétration des connaissances
arabes, la ville de Montpellier devint après le déclin de Salerne, la ville la plus en pointe concernant
la médecine et les sciences naturelles. Or, Jacques Ier, le conquérant de Majorque, était lui-même
né à Montpellier dont il était le seigneur. Lulle passa de nombreuses années de sa vie à Montpellier
où il dut rencontrer Arnaud de Villeneuve qui était lui aussi un «philosophe de la nature» mais le
fondement physicien de la pensée lullienne est antérieur à son premier séjour montpelliérain car on
peut voir que, dès ses premiers écrits, apparaît déjà cette conception “physicienne” qui marque tout
le corpus lullien. On ferait une erreur, parlant de sciences naturelles de l’époque, de comprendre ce
terme avec nos catégories modernes car il faut savoir qu’avant l’ère scientifique, l’objet “matériel” de
la science n’était pas tout à fait le même que celui de nos scientistes contemporains. Au Moyen Age,
la théologie, reine des sciences, chapeautait les autres savoirs et toute l’aventure occidentale de
l’esprit scientifique qui fut dirigée contre la théologie naturelle aboutit à la marginalisation du
fidéisme religieux et du moralisme comme le montre le kantisme. Le nominalisme, l’averroïsme et
l’ockhamisme ont préparé la voie à l’esprit scientifique mais c’est surtout la révolution galiléenne,
plus que la copernicienne, qui a véritablement exclu Dieu de la science. Montaigne, de son coté,
par son scepticisme en réponse au texte de Raymond Sebond, disciple lullien et dernier grand
représentant de la théologie naturelle (†1460) participa aussi, à sa manière, à cette tendance qui
interdit à la divinité d’être l’objet d’un savoir et d’une approche rationnelle. L’aphorisme augustinien
médiéval de la “foi en quête d’intelligence” laissa la place, de nos jours, à la croyance seule et à une
délimitation pacifique entre la science et la théologie :

“ il semble donc que la théologie et la science aient bien délimité leurs sphères d’influence, et on
peut dire qu’elles vivent maintenant sous un régime de non-intervention mutuelle. Il semble que
le monde moderne ait réussi à réaliser ce que le Moyen Age avait tellement reproché aux
averroïstes, c’est à dire de vivre sous un régime de double vérité. Comment cette situation s’est-
elle réalisée ? Il serait intéressant de l’étudier mais cela nous mènerait trop loin. Je crois, pour
ma part, que nous devons cette situation, invraisemblable, au fait de la disparition de cet
intermédiaire entre la science et la théologie qui était constitué jadis par la métaphysique, ce
qu’on appelait théologie naturelle ou théologie philosophique.”

Alexandre Koyré De la mystique à la science p. 180

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Pour cet historien des sciences qui a fortement influencé Jacques Lacan, la théologie ne
s’occuperait désormais que des choses qui touchent à notre salut. Le rôle de la théologie et de
l’Ecriture sainte ne serait dès lors que de nous expliquer comment on va au Ciel; ce qui, on le
conçoit aisément, n’est pas l’objet de la Science car les solutions proposées sont inaccessibles et
inconstatables, personne n’étant revenu de l’au-delà. Le plus important, néanmoins, est de voir que
la weltanschauung de l’esprit scientifique nous empêche de comprendre le bien-fondé des
conceptions qui structuraient le savoir objectal des époques pré-scientifiques :

“ La constitution spirituelle de l’homme appartenant aux cycles de culture pré-moderne était telle
que chaque perception physique comportait en même temps une composante psychique qui
l’animait en ajoutant à l’image nue une signification et en même temps une tonalité émotive
particulière et puissante. C’est ainsi que cette ancienne physique était en même temps une
théologie et une psychologie transcendantale : à cause des éclairs qui, par-dessous la matière
des sens corporels, provoquaient des essences métaphysiques. La science naturelle était en
même temps une science spirituelle et les nombreux sens des symboles recueillaient les
différents aspects d’une connaissance unique ”.
J. Evola La tradizione ermetica p. 28

L’alchimie avec ses objets animés et spirituels est la forme extrême de la théologie naturelle qu’a
remis en cause l’esprit scientifique et l’on comprend pourquoi, le temps passant, les savants,
s’intéressant à l’oeuvre du majorquin, ont de plus en plus contesté tout rapport entre son oeuvre et
l’alchimie. Encore au siècle dernier, l’évêque Josep Torras i Bages le soutenait (cf. la tradició
catalana cap. II -III p.222) mais de nos jours, tous les lullistes, même les plus intéressants comme
Lluis Sala-Molins ne veulent plus rien savoir à ce sujet. Seuls le lulliste R. Pring-Mill et l’historienne
anglaise Frances A. Yates admettaient un certain lien entre l’alchimie et la pensée lullienne :

“ ... R. Pring-Mill a pu suggérer une influence de l’alchimie arabe non seulement sur les oeuvres
pseudo-lulliennes concernant la transmutation des métaux, mais aussi sur les opinions
authentiques du bienheureux sur la constitution de la matière, par exemple dans l’Arbre
élémental de l’Arbre de science. Si l’on admet avec lui le caractère fondamental, dans la genèse
de l’Art, de la théorie des éléments, on voit comment les Musulmans et les Juifs, qui
reconnaissaient la même théorie au sujet de la structure de la matière, peuvent être contraints
par Lulle d’accepter, par analogie avec les objets naturels ramenés aux quatre éléments, la
vérité de ses principes transcendantaux.”
Urvoy - Penser l’Islam p. 160

Notre but est de prouver que les concepts fondamentaux que Lluis Sala-Molins tire du corpus lullien
sont identiques à ceux de la pensée alchimique :

 la primauté de l’agentia sur l’essentia,


 la conception de la divinité une et multiple,
 la conception de la lutte de l’être contre le non-être,
 le passage de la pluralité chaotique à la pluralité harmonieuse comme victoire de la
perfection de l’être sur le non-être.

Tous ces thèmes lulliens sont des concepts philosophiques qui sont homogènes à ceux que l’on
retrouve dans ses textes naturalistes comme le livre du Chaos et celui, contesté, du De secretis
naturae seu de Quinta Essentia et ces thèmes sont ceux de l’alchimie. Lluis Sala-Molins écrit que l’
“agentia ” est l’apport le plus original de la pensée lullienne à la pensée du Moyen Age occidental
chrétien mais il ne voit pas que ce concept provient de la pensée alchimique :

“ Ce qu’on entrevoit aujourd’hui, cette idée qui, péniblement, fait son chemin - la primauté de
l’agir sur l’être ou, tout au moins, que le non-être soit la conséquence certaine et tragique du
non-faire - constitue le postulat capital de la philosophie lullienne. Tout est subordonné à l’action
dans la pensée lullienne ; absolument tout, que ce soit dans la sphère de l’éthique ou de celle
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de l’ontologie, voire de la théosophie. [...] Ce dynamisme outrancier constitue, à mon avis,
l’apport le plus original de Raymond à la pensée du Moyen Age occidental et chrétien. Et le fait
qu’il ait été perverti par la manipulation maladroite de la combinatoire, dont la pré-Renaissance
se rendit coupable, ne change rien à l’affaire. On n’a pas vu cette intuition première, ou bien on a
considéré qu’il s’agissait là d’une fantaisie de plus de Raymond le fantasque.”

L.Sala-Molins - la philosophie de l’Amour chez Lulle p. 33

La conception de la materia prima invisible conçue comme étant initialement un chaos est au
fondement de la pensée alchimique et notre majorquin parle de cette prima materia dès ses
premiers écrits comme dans la doctrina pueril qui est un de ses tout premiers livres :

“ la première matière, fils, on ne peut pas la voir ni la toucher ni la sentir, sais-tu pourquoi ?
parce qu’elle est une corporalité naturelle confuse et mêlée.. En elle, se trouvent toutes les
choses corporelles élémentaires avant qu’elles prennent forme. Dans un second stade, se
déterminent les quatre éléments que sont le feu, l’air, la terre et l’eau qui se structurent ensemble
dans un troisième stade. En cela, comme la matière première est invisible tout comme l’est aussi
le second stade, la seconde matière est visible et sensible à partir du troisième, du quatrième et
du cinquième stade...
Lulle - Doctrina pueril cap.77

Cette conception de la première matière invisible et de la seconde visible, des cinq stades de
l’émanation ainsi que la théorie des quatre éléments sortent directement de l’école néo-
empédoclienne d’Ibn Massara qui influença le soufisme espagnol et avec lui Ibn ‘Arabî et aussi le
philosophe juif Salomon ben Gabirol. Au XI siècle, en pleine domination almoravide, l’école
ésotérique d’Almeria qui se réfère à la théosophie d’Ibn Massara posséda un important prosélyte en
la personne d’Abû Bakr al-Mallorquin. Il est ainsi indéniable que la pensée de Lulle est déterminée
par la réalité spirituelle de l’Espagne musulmane et le livre de Dominique Urvoy intitulé “Penser
l’islam : les présupposés islamiques de l’Art de Lulle” le démontre amplement. Le pourquoi de cette
influence provient, d’un coté, du contact direct géographique avec l’Islam car un demi-siècle après
la conquête de l’île, la population de Majorque était encore majoritairement musulmane et d’un autre
coté, on sait que beaucoup d’exilés juifs et musulmans trouvèrent refuges en Catalogne lorsqu’en
1147 les almohades sectaires envahirent l’Al-Andalus. La venue des juifs de l’Espagne musulmane
fut aussi à l’origine de l’auréole de l’école de médecine de Montpellier qui prit ainsi la suite de celle
de Salerne, en Italie qui était alors en plein déclin. Que l’on pense à l’importance d’Ibn Sîna
(Avicenne) en médecine mais aussi en philosophie, influence qui ira jusqu’à constituer en Occident
un augustinisme avicennien comme l’indique Etienne Gilson. Ainsi, outre le fait d’avoir recueilli et
synthétisé les savoirs grecs, iraniens, hindous et alexandriens, les arabes sont aussi responsables
de la transmission en Occident de la “philosophie hermétique” car le contact direct des occidentaux
avec le corpus hermeticum ne s’est établi que dans la seconde moitié du XV siècle lorsque les
manuscrits grecs passèrent de Macédoine en Italie et furent traduits par Marsile Ficin. Avec son
coté autodidacte, l’originalité de l’oeuvre de Lulle réside dans le fait qu’elle est une des seules, à
son époque, à effectuer la confrontation de l’occident chrétien avec un autre système de culture et
de pensée, celui de l’Islam. Dès le moment de sa conversion religieuse, le mystique catalan n’a eu
de cesse de se confronter à l’Islam. Et cela se concrétisa, pour lui-même, par l’apprentissage de
l’arabe avec l’aide d’un esclave musulman majorquin et, politiquement, par la création d’un
monastère pour l’étude des langues à Miramar suivi d'un continuel appel aux papes successifs pour
oeuvrer dans ce sens. Le livre du gentil et des trois sages, datant de la toute première époque,
montre aussi son étonnante attitude au dialogue et sa relative bonne connaissance de la religion
juive et musulmane. Et c’est dans la filiation des arabes que se trouve, au fondement de la pensée
lullienne, les éléments de base de la conception “physicienne” dont la forme la plus extrême est la
théorie de l’hylémorphisme. Cette filiation explique aussi que la terminologie de la “substance” s’y
trouve en toute chose car même Dieu y est défini comme la première substance spirituelle. Saint
Bernard dénommait “physicienne” l’école de Montpellier qui, elle aussi, due son développement à la
proximité de l’Al-Andalus.
8
Chez notre majorquin, prime la “phusis” sur “l’eidos” et Sala-Molins le traduit en écrivant que la
notion d’agentia comme efficience psychique l'emporte sur l’essentia. Dans la conception lullienne,
le mouvement, normalement propre aux choses sublunaires est aussi le fait de la Tri-unité divine
montrant par là la supériorité de la conception chrétienne sur le monothéisme des musulmans et des
Juifs. On ne peut, selon notre auteur, parler d’amour s’il n’y a pas un amant, un aimé et une
efficience du verbe aimer. Dans le livre de l’ami et de l’aimé où il tente de prouver cette nécessité de
la conception trinitaire face au monothéisme islamique, il le fait selon le style de son interlocuteur,
c'est à dire en se modelant sur celui des soufis. Des érudits ont essayé de faire un parallèle entre
certains textes lulliens et ceux du grand penseur musulman que fut Ibn ‘Arabî mais au regard des
recherches de Dominique Urvoy, il est probable qu’il n’y ait eu aucune influence directe du mystique
arabe sur notre auteur sinon une filiation commune à partir des auteurs andalous comme Ibn Hazm
ou Ibn Massara. Or, c’est dans la mouvance des soufis espagnols que s’est développée l’influence
de l’école néo-empédoclienne d’Alméria dont certaines conceptions semblent s’être retrouvées à
l’identique dans la pensée lullienne :

“Quant aux doctrines qui sont attribuées à Ibn Massara, elles ressortissent principalement aux
thèmes suivant : - précellence et ésotérisme de la philosophie et de la psychologie conduisant à
la rencontre de la rûhânîya, la personne ou réalité spirituelle de l’être caché, - absolue simplicité,
ineffabilité, mobile immobile de l’Etre premier,- théorie de l’émanation, - les catégories d’âmes, -
les âmes individuelles comme émanation de l’Ame du monde, - leur préexistence et leur
rédemption. L’ensemble est d’une grande richesse à la fois gnostique et néoplatonicienne. Le
seul point où l’on puisse insister ici, est le théorie de l’émanation hiérarchique des cinq
substances: - l’Elément primordial ou Materia prima, qui est la première des réalités intelligibles,
- l’Intelligence, - l’Ame, - la Nature, - la Matière seconde. Si l’on se réfère à la hiérarchie
plotinienne (l’Un, l’Intelligence, l’Ame, la Nature, la Matière), on s’aperçoit immédiatement de la
différence entre Plotin et le néo-Empédocle islamique. La première des hypostases plotiniennes,
l’Un, a été éliminée du schéma et remplacée par l’Elément premier ou Materia prima.... Or
précisément, l’idée de cette Matière intelligible universelle forme le théorème caractéristique de
la doctrine d’Ibn Massara (..] et elle eut une influence considérable. On ne la trouve pas
seulement chez le philosophe juif Salomon ben Gabirol mais dans l’oeuvre d’Ibn ‘Arabî qui
justement permis au grand arabisant Asin Palacios la reconstitution partielle de l’oeuvre d’Ibn
Massara. [...] Finalement l’idée d’une “matière spirituelle”( cf. la spissitudo spiritualis de Henry
More) aura une importance fondamentale dans l’eschatologie de Mollâ Sadrâ Shirâzî et de
l’école d’Ispahan.”
H. Corbin - Histoire de la philosophie islamique p. 310

Pour le lulliste Lluis Sala-Molins, c’est plus foncièrement les conceptions naturalistes de l’alchimiste
Jâbir ibn Hayyân qui sont à la base des conceptions physiciennes de Raymond lulle. Dans tous les
cas, on peut voir que cette conception de la matière ne correspond en rien à notre notion positiviste
de la matière tout en reconnaissant que la science est née de cette conception singulière que l’on
trouve à l’origine de la philosophie grecque, particulièrement chez les philosophes antérieurs à
l’idéalisme platonicien que l’on nomme les présocratiques. Chez eux, la philosophie est encore
proche de la mythologie :

“ Les mythes n’expliquent jamais rien, ils confirment toujours un précédent... Le mythe
étiologique appartient ainsi à une classe inexistante de récits, correspondant à l’inexistant “désir
d’expliquer”. C’est de cette façon que Malinowski décrit ce qu’il appelle la fonction sociale de la
mythologie et qui n’est pas un “mode d’expliquer” scientifique ou pseudo-scientifique. Ce que le
mythe est réellement, Malinowski visiblement ne trouve pas le terme précis pour le dire.
Expliquer, dans un sens d’un effort intellectuel, lui semble inadéquat. On pourrait par contre
utiliser le mot “expliquer” dans n’importe quelle autre acception qui laisserait comprendre que,
sans effort, la mythologie remplit - pour ceux qui en sont porteurs - la mission de tout rendre
clair. [...] La langue allemande possède un terme précis pour cela : c’est begründer (fonder,
indiquer la raison d’être). En réalité, la mythologie ne répond pas à la question “pourquoi ? “
mais “ à la suite de quoi ? “.
9
En grec cette différence pourrait s’exprimer avec précision. La mythologie n’indique pas les
causes (a‡tia). Elle ne le fait, elle n'est pas étiologique, que pour autant que les a‡tia comme
l'enseigne Aristote ( Metaph. A 2, 1013 a ) - sont des £rca… . Et, pour les philosophes les plus
anciens de la Grèce, les £rca pouvaient être l'eau, le feu, ou l' £peiron, ”l'illimité”. Ce ne sont
pas des ”causes premières”, mais plutôt des matières premières qui ne vieillissent jamais mais
qui toujours font tout émaner d'elles-mêmes. C'est un trait de base de la mythologie, de remonter
aux origines et aux âges premiers. A dire plus précisément, on ne trouve aucune demande
inquisitrice en tête de la mythologie, - comme aussi dans la philosophie grecque archaïque, -
mais le retour direct au £rca…qui se produit sans question directe ...

Ch. Kerényi et CG Jung - Introduction à l'essence de la mythologie p.18

A la suite des notions de perception endo-psychique de Freud et de symbole de la libido de Jung,


la psychanalyse fait du mythologème une auto-représentation du sujet psychique inconscient et
c'est ce sujet psychique inconscient qui est l'objet de la métapsychologie dont Freud disait qu'on
savait peu de choses sur elle malgré son désir de fonder une topique la concernant :

” Le mythe est une représentation de désirs pulsionnels (inconscients) vaguement perçus de


manière endo-psychique ” (Freud - note du 22.08.1939)

On retrouve, par ailleurs, ces mythologèmes dans les délires des aliénés et c'est à l’occasion de
l’analyse du délire du paranoïaque Schreber que Freud exprime cette notion de la perception endo-
psychique. D’un autre coté, Jacques Lacan enseignait que dans le délire de la psychose, il n'y avait
pas de questionnement de la part du malade, pas de relation au sujet supposé savoir (transfert)
mais, bien qu’il n’y ait pas de question, il y avait néanmoins comme une réponse, déjà là, avant tout
questionnement. Le mythe qui met en scène les dieux se situe sur une dimension radicalement
altérocentrique, sans la présence d'un moi-sujet de maîtrise et c'est pour cela qu’il faut parler d'auto-
représentation du psychisme inconscient.
Les mythes de l'horizon primitif le disent clairement : au début le Ciel et la Terre coïncidaient avant
qu'ils ne se séparent mais aux dires des mystiques pré-mosaïques, ce lieu originel indifférencié
serait toujours présent comme l'Un caché derrière la multiplicité des choses du monde et comme la
source d’un nouveau recommencement. Le père-jésuite Larre traduit le Tao chinois par le
« Ciel/Terre indifférencié » qui représente symboliquement l'hermaphrodite originel. Le passage de
la mythologie à la rationalité scientifique peut être symbolisé par une séparation de l'hermaphrodite
comme passage d'une position altérocentrique hermaphrodite où la présence de l'Un est là, sans
question, à une position de séparation où s'effectue une différenciation entre le sujet pensant et
questionnant et l’objet extérieur maîtrisable (éloignement du Ciel et de la Terre). Le schéma ci-
dessous donne une idée de cette séparation de l'hermaphrodite :

10
Toutes les premières philosophies de la planète, qu’elles se situent en Chine, en Inde ou en Grèce
sont encore mythologiques et fortement marquées par la mystique de l'Un comme « perception
endo-psychique » du sujet psychique inconscient. Et pour cette mentalité, proche des origines, l’Un
primordial est tout autant psychique, métaphorique, idéel et objectal et c'est en cela que la ”matière
première”, les £rca des philosophes grecs pré-socratiques, est l'origine unique à partir de laquelle
tout émane mais qui reste présente au-delà de la multiplicité des choses. Néanmoins, chez les
présocratiques, comme l'écrit Charles Kerényi, le questionnement sur la cause transparaît derrière la
simple présence de l'Etre mais c'est surtout avec l’idéalisme platonicien et la logique aristotélicienne
que l’explication causale prendra toute son importance. Pourtant, le cheminement ne fut pas, dès
lors, nécessairement déterminé par cette optique rationnelle car la pensée de Plotin au IIème siècle
reviendra à l'Un divin, impersonnel comme le sont aussi le Brahman Hindou et le Tao Chinois. La
célèbre lutte scolastique du Moyen Age entre les nominalistes et les réalistes augustiniens néo-
platoniciens peut être ramenée, en simplifiant, au refus de l'évidence de la présence de l'Etre divin
tel que l'affirmait Saint Anselme avec sa preuve dite ontologique qu'a fini de complètement réfuter le
philosophe Emmanuel Kant. Si l'on remplace dans les textes d'Heidegger, la notion de l'Etre par
celui de Sujet psychique, nous comprenons pourquoi l'histoire de la philosophie occidentale est un
continuel et progressif éloignement de l'Etre, un oubli de la présence de l'Etre pour une ”
métaphysique achevée ” du moi-sujet, maître des étants. Ce que l'auteur allemand appelle l'oubli de
la différence correspond, pour nous, à la perte de l'altérité du sujet psychique total au profit de la
dualité du moi pensant et des choses maîtrisables. On l'a vu à propos du texte de Charles Kerényi,
le questionnement sur l'Etre est déjà un début de l'oubli de l'Etre car dans la présence pure et
simple de l'Etre il n'y a pas de question et c'est en cela que, dans la philosophie grecque, il y a déjà
en germe la techno-science de notre culture. Nous partageons, à notre manière, avec l'auteur
allemand cette vision que notre temps est au plus profond de la nuit du monde en ayant une même
référence au poète :
” Il n'y a ni au-delà, ni ici-bas
rien que la grande unité dans laquelle les êtres
qui nous surpassent, les Anges, sont chez eux. ” R.M. Rilke

Mais il faut voir que l’Être pour le philosophe allemand est plutôt un « Néant » associé au
« Temps »..Jacques Lacan le dénommera, à plus juste raison, le « manque d’être », la « béance ».
Pour les anciens, c’était différent, l’Être était identifié à Dieu et on sait que les hindous l’identifiait au
Soi (ce que reprendra CG Jung). Ce Soi, le Sujet psychique inconscient est originellement la psyché
collective avec ses effroyables mécanismes archaïques violents. Toutes les idéologies dirigées
contre la modernité glissent ainsi généralement vers une négation des valeurs de la personne et des
droits de l'homme et on sait ce que furent les sympathies politiques du philosophe allemand ainsi
que l'anti-humanisme philosophique de ses disciples de l'intelligentsia parisienne. Par ailleurs, a-t-on
le droit de regrouper sous le même terme d'humanisme les valeurs de la personne, le moi-sujet de
maîtrise technologique ou l’individualisme du désir libertaire ? Il faut être plus nuancé car, même si
on peut regretter l'unilatéralité des positions modernes, il faut toujours reconnaître l’aliénation de la
situation originelle qui nie la valeur de la personne et « sacrifie l’individu sur l’autel de la
collectivité ». Même si on constate que plus le sujet scientifique connaît et maîtrise le monde, plus il
se méconnaît lui-même, reprenant en cela le Christ et sa parole du : ” Que sert à l'homme de gagner
l'univers s'il vient à perdre son âme ”, il faut continuer à soutenir les valeurs de la personne face à la
négativité originelle de la psyché collective qui, comme l'écrit Jung, “ hait avec la même ardeur tout
développement individuel sans utilité immédiate pour des fins collectives ” (Types psychologiques
p. 83). L'Histoire de la métaphysique est certes l’histoire de l’oubli progressif de l'Etre mais si, au
début, il y a l'évidence de la présence de l'Etre, celle-ci n'est que la perception endo-psychique de
la réalité objective de la psyché collective inconsciente, ayant une ambivalence de bien et de mal et
dont un des aspect de ce mal qui nie toujours l’antagoniste était le sacrifice de l’individu. Faute
d’une structuration réconciliatrice en scènes complémentaires le conflit entre les contraires est
inhérent à la psyché humaine comme le savait le philosophe présocratique Héraclite d'Ephèse :

” Père et Roi de toute chose est la guerre ” DK 52

11
Nietzsche y est revenu sans vergogne mais, conscient du cheminement historique de l'individu hors
de l’engloutissement dans la communauté primitive, il conçoit le devenir du surhomme comme une
forme supérieure de cette volonté de puissance inconsciente. Il y a danger à contester la science
car un retour au mythos peut permettre une régression dangereuse vers l'emprise de la psyché
collective avec ses mécanismes violents. Nietzsche aussi a contesté la science des positivistes de
son époque et c'est pour cela qu'il faut méditer ce texte de l'auteur du Zarathoustra :

” Savez-vous ce qu'est le monde pour moi ? .. un monstre de force ...une force une et multiple
comme un jeu de forces et d'ondes de force ... une mer de forces en tempête et en flux
perpétuel, éternellement entrain de changer ... un flux et un reflux de ses formes.
Voilà mon univers dionysiaque, qui se crée et se détruit éternellement ... comme une réalité
pleine d'ivresse qui, à son tour, ne se préoccupe pas de l'individu, et même poursuit
l'anéantissement de l'individu et sa dissolution libératrice par un sentiment d'identification
mystique. ”

Et ce texte, on peut le comparer avec celui tiré de la Messe sur le monde (p.31) du Père Theilhard
de Chardin :
” Comme le moniste, je me plonge dans l'unité totale,
- mais l'unité qui me reçoit est si parfaite qu'en elle je sais trouver,
en me perdant, le dernier achèvement de mon individualité ”.

Le Dieu-Père de l'Evangile qui est dans l’intimité et non dans l’extériorité du social-historique, n'a rien
à voir avec la violence de la psyché collective. Rudolf Otto a tenté de théoriser le non-rationnel,
présent dans toute expérience religieuse, en insistant sur les termes de tremendum, de fascinans,
d'energicum et de majestas, mais il fut bien obligé de reconnaître, à propos d'un commentaire sur le
dialogue entre Goethe et Eckerman concernant les personnalités historiques que l'on nomme
”charismatiques” depuis Weber, que ces hommes en question ne sont pas ”saints” mais seulement
”numineux”. Le tremendum et l'orgè théou (la colère de Dieu) sont objets d'effroi et d'absolu
supériorité de puissance mais c'est, précisément, cette divinité que dénoncent les Evangiles sous
l’appellation du ” Prince des puissances et des dominations”. Dans l'Epître aux Romains (8.15),
l’apôtre Paul écrit :

” Vous n'avez pas reçu un esprit de servitude pour être encore dans la crainte ; mais vous avez
reçu l'esprit d'adoption, par lequel nous crions : Abba ! Père ! ”

Ce serait se tromper que de croire que le Père vigneron (castrateur) de l'Evangile de Saint Jean (15)
est ce deus absconditus et incompréhensibilitis. Et c'est ce même sentiment du tremendum
mysterium qui induit en erreur Goethe lorsqu'il écrit :

” Les gens traitent le nom divin comme si l'Être suprême, incompréhensible et absolument
inimaginable, n'était guère plus que leur égal. Sinon, ils ne diraient pas : ” le bon Dieu ”. S'ils
étaient pénétrés de sa grandeur ils en perdraient la parole et, par vénération, n'oseraient pas le
nommer ”.
Lettre de Goethe à Eckermann du 31 décembre 1823

Le sentiment de la majestas ou de l'absolu supériorité de puissance de Dieu est, il est vrai, présent
dans la plupart des textes mystiques de la planète et, bien plus, il semble que ce sentiment fut une
condition nécessaire à la mise en place de la dimension de la morale personnelle dans l'expérience
spirituelle juive où chaque individu devenait responsable vis-à-vis de Yavhé. Mais si le judaïsme
différencie la morale individuelle, il ne remet pas en cause le « sacrificiel » car le monothéisme juif,
comme tous les monothéisme, son un amalgame de la loi morale ave la loi sociale. Seul le Christ
exclura la figure du maître hors du religieux (le « rendez à césar, etc.. »). De ce fait, les paroles du
Christ ne relève pas de la majestas, il n'y a pas d'effroi mystique dans la relation au Père des
Evangiles et la prière que nous a enseigné le Christ n'est pas comparable à celle d'Abraham qui
”ose” parler à Dieu en ces termes :
12
” J'ai eu la hardiesse de m'entretenir avec Toi, moi qui ne suis que poudre et que cendre. ”

Genèse 18. 27

Si le passage par la Loi mosaïque fut nécessaire pour le devenir de l'humain, il ne règle en rien le
problème du mécanisme archaïque du bouc émissaire et il semble que, bien au contraire, la Loi
morale l'exaspère. René Girard a raison lorsqu'il théorise que le Sacré et le Mythe se fondent
ensemble sur la violence de l'ordre social et c'est pourquoi Rudolf Otto n'a pas tort de voir comme
élément majeur du sacré, la majestas et le tremendum mysterium mais il a tort quand il les cherche,
à contre-sens, dans l'enseignement du Christ puisque pour lui, ”méconnaître cela, c'est transformer
en idylle l'Evangile de Jésus. (R. Otto - Le sacré p.125). Il est très important de repérer ce risque
que comporte le retour au mythos car il faut conserver ce qu’a de positif l’éloignement de l’Origine et
l’exemple d’Heidegger est très instructif à cet égard. L’Histoire de l’esprit humain n’a pas été une
lutte facile contre le mythologique primitif et la conception des “physiciens” présocratiques eu
encore de beaux jours devant elle. La théorie d’Empédocle avec ses quatre éléments se trouva être
associée à la théorie médicale, à l’essor de l’astrologie, grande soeur de l’alchimie et en fin de
compte à toute la pensée “physicienne” jusqu’à la venue de l’esprit scientifique qui s’est
difficilement constituée en opposition à cette conception antique.

Empédocle d’Agrigente

Thalès de Milet, fondateur de l’école ionienne vers 600 av.JC semble avoir été le premier philosophe
à dégager un premier élément, l’Eau, pour fonder une genèse “ physique ” à partir des cosmologies
magico-religieuses de la haute antiquité bien qu’Hésiode, avant lui, ait posé le Chaos à l’origine de
toute chose. Anaximène, disciple d’Anaxagore, enseigna, lui, que l’élément premier était un fluide
invisible, substance éternellement active dont l’air était le symbole. Pour Héraclite, le “feu pensant”
est présent dans tous les phénomènes naturels mais surtout le devenir de toutes choses est un
équilibre réalisé par le Logos entre les “couples contraires” et cela, tout autant dans la nature, dans
l’homme et dans la cité. A leur suite, vers le milieu du Vème siècle av.JC, Empédocle d’Agrigente
tenta de concilier la permanence des substances avec le changement perpétuel des apparences.
Les éléments dont chaque chose est composée consistent en quatre substances différentes et
impérissables : la Terre, l’Eau, l’Air et le Feu. Dans la réalité, il n’y a rien que mélange, réunion et
combinaison qui s’opposent à la séparation des constituants contraires et à leur décomposition.
Empédocle fut donc le fondateur de la doctrine classique des quatre éléments, déjà entrevue par
ses prédécesseurs, mais à laquelle il a donné sa formule définitive. Les Pythagoriciens y ajoutèrent
des notions mathématiques et géométriques : le cube à la Terre, le tétraèdre au Feu, l'octaèdre à
l’Air et l’icosaèdre à l’Eau. Un cinquième élément que l’on trouve dans l’oeuvre d’Aristote est fait de
la synthèse des quatre et, propre aux astres du ciel correspond au dodécaèdre (12 cotés). C’est cet
élément qui est à l’origine de la quintessence des alchimistes médiévaux. Dans le Timée, Platon
reprend toutes ces idées pré-socratiques physiciennes et pythagoriciennes et la “matière première”
devient le fond commun de toutes les matières différentes. Berthelot souligne, dans ses écrits, la
parenté des théories platoniciennes du Timée avec celles des alchimistes grecs, contemporains et
disciples des néo-platoniciens. A leur suite, l’alchimiste Stephanus d’Alexandrie au VIIème siècle
enseignait que l’Art était représenté par le dodécaèdre qui correspondait aux douze signes du
zodiaque (mais aussi à la quintessence). Le médecin philosophe arabe Rhazès (864-932) donne à
l’alchimie le nom d’astronomie inférieure pour montrer son rapport avec l’astronomie supérieure :
l’astrologie. Pour les aristotéliciens, le monde céleste est immuable et incorruptible à la différence du
monde sublunaire qui est le lieu de la corruption et de la décomposition. Lluis Massignon a mis en
évidence que l’originalité de la pensée hermétique réside dans le principe des correspondances et
des corrélations fondées sur la sympathie de toutes choses : “ Il y a une physique synthétique qui,
bien loin d’opposer le monde sublunaire au Ciel empyrée (et les quatre éléments corruptibles à la
Quintessence incorruptible), affirme l’unité de l’univers ”. On retrouve cela dans la pensée de
Raymond Lulle et particulièrement dans le Livre de contemplation qui est le premier ouvrage
fondamental de notre majorquin :

13
“ Dieu créateur, Père et Seigneur de tout ce qui est ! vous qui avez créé la prima materia de rien;
[laquelle est la matière dont sont faites toutes choses avant d’avoir un corps] que vous avez
divisé en cinq parties : les quatre éléments que vous avez voulu être quatre de ces parties et le
firmament que vous avez créé comme étant la cinquième. Vous avez voulu que cette cinquième
partie fut plus subtile, plus légère, plus noble et plus belle que les autres : et pour cela, comme
étant plus noble que les autres, vous avez voulu qu’elle englobe les autres parties. Vous avez
créé cette matière dont est fait le firmament avec tant de grande subtilité et tant de grande
purification, que le firmament en est devenu incorruptible et immuable et sans aucune altération
... (cap. 32) Vous avez fait que l’homme soit situé entre deux mouvements: le premier dirigé vers
la chose qui est [l’Amour, l’Harmonie] et le deuxième mouvement vers la chose privée d’être [le
mal, la Contrariété]... Lorsque l’homme se situe dans le deuxième mouvement accidentel, il est
déchu de votre Grâce et privé de votre bénédiction qui est la caractéristique du non-être.
(cap.46) ”

Pour notre Raymond, avec la résurrection, les hommes sortiront de leur état de dysharmonie des
quatre éléments, propre au monde sublunaire et à cause du péché originel et ils pourront grâce au
Christ rédempteur retrouver un corps glorieux fait de Quintessence. Certes, la notion antique de
l’âme céleste provient certainement de l’expérience chamanique du vol astral que l’on retrouve aussi
chez les mystiques chrétiens mais il faut remarquer que cette originalité du cinquième élément est
propre à l’Occident. En Chine, tout comme chez les Toltèques amérindiens, le cinquième élément
est un élément comme les autres et ce n’est qu’autour du bassin méditerranéen qu’il a reçu ce statut
de synthèse harmonieuse des contraires. Comme on l’a écrit, la quintessence n’est pas un
cinquième élément mais un état de perfection des quatre éléments fondamentaux qui ne se trouve
qu’au ciel dans la mesure où le monde sublunaire possède le mal et l’imperfection entraînant cette
lutte des mixtes, la lutte entre l’être et le non-être. Lulle relève de la mystique chrétienne néo-
platonicienne pour qui l’Etre c’est Dieu. “ En lui, nous avons la vie, le mouvement et l’être ” écrivait
l’apôtre Paul et Denys l’Aréopagite, dans son traité Des noms divins, dit de Dieu qu’il est « la cause,
l’être et la vie de toutes choses car il est la sainteté des saints, la simplicité et l’unité de ceux qui se
divinisent en lui, et qui retrouvent en lui, en se recueillant de leur dispersion dans le multiple, la
perfection de l’unité » (cf. la Philosophie au Moyen Age d’Etienne Gilson p. 81). La nature de cette
perfection est céleste et le Ciel est la cause de tout se qui se passe dans le monde sublunaire car il
ne faut pas oublier que la quasi-totalité des philosophes du Moyen Age croit à l‘influence des astres
sur les hommes et sur les choses à cause de l’autorité d’Aristote et de Platon qui le soutiennent tous
les deux. Le psychanalyste Jung a tort de traiter de la même manière l’alchimie occidentale et
l’alchimie chinoise, tout comme il a tort d’opposer la pensée alchimique à la pensée chrétienne en
énonçant que le christianisme voulait la rédemption de l’homme alors que l’alchimie travaillait sur la
rédemption de la matière. En réalité, pour les philosophes naturalistes comme l’était Lulle, la
rédemption de l’homme était équivalente à la rédemption de la Materia prima. Le triptyque forme-
matière-conjonction ou privation est central dans la conception lullienne et le mouvement vers l’être
est une mise en forme harmonieuse de la pluralité de la materia prima tandis que le mouvement
vers le non-être est une dissociation haineuse de cette pluralité. Lulle reprend donc à son compte la
conception empédoclienne de l’opposition de la Haine, la force négative qui dissocie et décompose
et de l’Amour, celle qui veut l’unité :

“ Double, ce que je vais dire: tantôt l’Un croît pour être seul, de plusieurs qu’il était tantôt il se
sépare et devient pluriel, d’un qu’il fut ”.
Empédocle - Les Origines

Pour le philosophe “physicien” qui se précipita dans le feu de l’Etna, il y a une opposition entre une
force positive et une force négative qui est aussi une opposition entre le Bien et le mal et entre
l’unification du multiple et son morcellement. On aurait tort de croire, selon notre pensée moderne
différenciant le sujet pensant et l’objet sensible que le processus mystique consiste dans la
libération de l’âme céleste prisonnière de la matière. Le problème est plus complexe car pour la
philosophie d’Amour, l’être est le Bien comme conciliation et le mal est le non-être et le
morcellement.
14
L’oiseau de lumière qui s’envole de la cornue où se trouvait initialement l’Ouroboros n’est pas un
symbole de la libération de l’âme de la prison de la matière mais un processus de transformation
vers un état d’unification (Amour) et d’être à partir d’un état de division (Haine) et de non-être. A coté
des positions platoniciennes et empédocliennes, la conception animiste de la “materia prima” était
aussi présente dans le stoïcisme que l’on retrouve dans la pensée de Tertullien, au démarrage avec
Minucius Felix de la patristique latine (IIIème siècle) dont émergera l’importante stature de Saint
Augustin.

“ La première question est celle de la corporéité universelle. Le mot corpus peut avoir chez lui le
sens ordinaire de corps humain. Il est en ce sens synonyme de caro, chair. Il désigne la partie
matérielle de l’être par opposition à l’âme [...]
Mais le mot “corps” a chez lui une acception technique, empruntée à la philosophie stoïcienne,
et qui a souvent été mal comprise, chez lui comme dans le stoïcisme. Relevons d’abord un
certain nombre d’emplois que Tertullien fait du mot. Ainsi dans Adversus Hermogenem, 35, 2, : “
nous pensons que la matière est corporelle, puisque la substance même de quoi que ce soit est
corps”. La matière n’est pas corporelle par opposition à des substances qui ne le seraient pas.
Elle est corporelle, parce que toutes les substances sont corporelles. Mais l’âme de son coté est
aussi corporelle. C’est l’affirmation constante du De anima : “l’âme est un corps d’une qualité
propre”(9,1). Et à cette occasion Tertullien prend position contre Platon qui a affirmé l’existence
de “substances incorporelles”. Ceci, pour Tertullien, est une contradiction. A leur tour les anges
sont corporels : “ Les anges sont par nature d’une substance spirituelle, bien que corporelle,
d’un genre particulier”. Et enfin, ceci est vrai de Dieu : “qui niera que Dieu soit un corps, bien
que Dieu soit Esprit. L’Esprit en effet est un corps d’un genre particulier”. On aboutit ainsi à
l’affirmation générale de la corporéité universelle : “ tout ce qui est un corps d’un genre
particulier. Il n’y a d’incorporel que ce qui n’existe pas. Si un être a quelque chose par quoi il est,
c’est un corps”. Mais la question se pose alors, si tout est corps, de savoir à quoi s’oppose la
corporéité. L’opposition est ici entre ce qui a consistance et ce qui n’en a pas. Il s’agit donc
essentiellement de l’opposition entre ce qui a une réalité concrète, une consistance, ce qui
résiste et peut agir, et ce qui est sans réalité concrète, ce qui est sans efficacité. [...] “ En
donnant un lieu au Bien et au mal, tu en fais des choses corporelles. Tu transformes en
substance ce à quoi tu assignes un lieu”
J. Danielou - Les origines du christianisme latin p. 180

Ce texte sur Tertullien est intéressant car il insiste sur ce qui est à la base de la pensée lullienne car,
comme l’a bien vu Lluis Sala-Molins, il y a chez Lulle une primauté de l’agir sur l’être, de l’agentia sur
l’essentia et cela provient de l’intuition de la dynamis psychique dans la weltanschauung du
majorquin. L’erreur à ne pas faire est de considérer cette “agir” dans le sens de l’activité comme l’a
fait malheureusement le lulliste A. Llinarès en ramenant ce problème à une classification de notre
auteur au type “colérique” de la caractérologie de Le Senne (émotivité, activité et primarité). En
réalité, c’est l’animisme sous-jacent à la conception physicienne de la prima materia qui détermine
une importance accrue de la dimension psychique qui s’impose sur l’intellectualité qui est, elle,
dominante dans l’idéalisme. Le vouloir, pris dans le sens d’Arthur Schopenhauer, est synonyme
chez Lulle de l’Amour comme recherche de l’unité harmonieuse de la pluralité. L’Art d’Amour, autre
nom de l’Opus alchimicum, s’inscrit dans la conception empédoclienne de la lutte de l’Amour contre
la Haine. Dans son analyse des concepts fondamentaux de la pensée lullienne, Lluis Sala-Molins,
après avoir mis en évidence la notion majeure de l’agentia qui correspond, pour nous, à la dynamis
psychique, développe les traits essentiels du corpus lullien :

“ La pluralité chaotique des choses est la marque de l’empire du non-être. La pluralité


harmonieuse des choses est la marque de l’empire de l’être. L’être et le non-être se livrent une
bataille sans trêve dans le monde des mixtes. La transcendance qui est source de perfection
échappe totalement à l’empire du non-être... Dieu est Un, et il est parfait mais l’Un est plusieurs
dans une philosophie de l’agentia qui ne raisonne pas sur des états d’être mais sur des manière
de faire.”
Lluis Sala-Molins - La philosophie de l’Amour chez Lulle p. 43
15
Les actions de l’agentia sont les célèbres dignités de Lulle qui sont des potentialités psychiques
vertueuses (puissance, bonté, humilité, sagesse, etc..) mais on a vu aussi que l’agentia est, chez
notre auteur, équivalent à l’amantia qui est l’amour qui s’oppose à la haine comme chez Empédocle
et aussi dans la métapsychologie freudienne où Eros s’oppose à Thanatos. L’alchimie conçoit un
chaos primordial symbolisé par la figure de l’Ouroboros, le serpent ailé s’auto-dévorant qui se
transforme, lors de l’Opus, en un oiseau de lumière symbolisant la pierre philosophale ou la
Quintessence. Si l’on passe de la représentation imagée alchimique à l’abstraction philosophique,
on remarque que le serpent ailé représentant la “prima materia” est un mixte de l’être et du non-être
qui tend, dans l’Opus d’Amour vers une perfection de l’être.
De plus, l’alchimie conçoit une pluralité de couples d’opposés qui se réunissent harmonieusement
dans la réalisation de la Quintessence. Ainsi, la formulation philosophique des concepts de l’auteur
du livre de contemplation ne serait qu’une abstraction des intuitions imagées fondamentales du
corpus alchimique. On a vu que les alchimistes connaissaient ce qu’est la matière sensible qui était
pour eux la matière seconde visible mais, à la différence de nous autres modernes, il y avait selon
eux une autre matière, objet de leur étude, qui était une matière première invisible. Cette matière
invisible était en réalité la dynamis psychique de l’inconscient qui s’auto-représente de manière
imagée (métaphore) archétypique comme l’a théorisée la psychanalyse junguienne. Notre Raymond
pensait que la foi pure et simple devait déboucher sur le savoir des raisons nécessaires qui devait
prouver tous les articles de la foi chrétienne. Le passage du multiple à l’unité, Lulle le trouve aussi
dans la dynamis intrinsèque de la divinité et il fut une des objets de la condamnation de l’inquisiteur
Eymerich. L’inquisiteur fut agacé de trouver sous la plume du majorquin des textes de ce genre :
“Quod Deus pater est multiplicabilis et Deus filius consilliter”. Le Père est multiple et le Fils est
conciliation tandis que le processus d’unificientia se réalise par l’opération du Saint Esprit malgré le
fait qu’il n’y ait toujours qu’une unité substantielle. Cette conception de la Tri-unité qu'il fonde
rationnellement dans son Art, lui semble être cette vérité qu’il veut imposer par la puissance de son
argumentation aux Juifs et Musulmans. Mais, en réalité, cette symbolique de l’opus intrinsecum de la
substance divine comme il l’appelle est la même que celle de l’opus alchimique et c’est pourquoi
elle se retrouvera postérieurement, à l’identique, dans les écrits des alchimistes à la symbolique
chrétienne comme chez George Ripley par exemple. L’influence de l’Islam sur le majorquin est
importante et la plupart de ses propositions s’inscrivent dans l’orbite des penseurs arabes mais c’est
l’intuition du processus trinitaire qui le saisit le plus et qui l’entraîne à vouloir convertir ces “infidèles"
musulmans avec qui il partage nombre de conceptions spirituelles :

“ O divina molt alta Trinitat ! Ô très haute divine Trinité


En aixi es per tu tota pluralitat. En cela, c’est pour toi toute pluralité.
... Sens Trinitat no pogra deitat .. Sans la Trinité, la divinité ne pourrait
Estar en natura de amable, amant e amat, Être aimance, ami et aimé
Sens los quals fore vacuitat,... Sans lesquels il n’y a que non-être, ..

Livre des Cent Noms de Dieu.

Le rapport à la Tri-unité l’enracine dans le christianisme face à la seule unicité du judaïsme et de


l’islam mais il reste “physicien” dans cette prise de position car la Trinité est, pour lui, le modèle de
la “dynamis”, de l’agentia : l’amant, l’aimé et l’aimance. Cette trilogie s’applique aussi au problème
de la matière et de la forme et si Lulle relève du dualisme empédoclien concernant l’amour et la
haine (la combinaison et la décomposition), il privilégie toujours, on l’a vu, le processus trinitaire
comme le remarque aussi Dominique Urvoy :

“ A l’intérieur de ce contexte néo-platonicien commun, il est une synthèse qui a particulièrement


marqué Lulle, c’est celle du juif Salomon Ibn Gabirol. Nous avons vu plus haut que le majorquin
a pu avoir, à travers Ibn Hazm, un écho atténué de la pensée d’Ibn Massara. Ce dernier est-il
bien à la source de la théorie gabirolienne de la matière première, comme le voulait Asin
Palacios ? Rien ne permet de la nier. Ibn Çaddîq par exemple se réfère simultanément à Ibn
Gabirol et au “Livre d’Empédocle”.

16
[...] Cette théorie de la matière spirituelle, autrement dit cet hylémorphisme généralisé, ainsi que
la pluralité des formes, se retrouvent à la fois dans le Fons vitae de Gabirol et chez Lulle. Asin
Palacios voulait que le second les ait appris non du premier mais d’Ibn ‘Arabî. Or, nous avons vu
que rien, dans le milieu musulman majorquin, n’a pu permettre une telle transmission ... Par
contre, plusieurs possibilités existaient d’une connaissance directe de la pensée d’Ibn Gabirol.
Comme texte philosophique d’abord, Lulle pouvait en lire le texte arabe et, s’il est vrai qu’il a eu
peu d’audience, on n’en retrouve pas moins l’influence ici ou là jusqu’au XIVe siècle.
Ce sont d’ailleurs surtout les milieux Kabbalistes qui l’ont subie. En second lieu, cette pensée
restait vivante dans le judaïsme par les poésies de son auteur dont la plus célèbre, le Keter
Malkut, est devenue quasi canonique, a été traduite en plusieurs langues vulgaires, et a même
été imitée, comme la poésie sur l’initié de Meir ben Todros Ha-Levy ou dans une longue prière
de Salomon ben Adret lui-même, tandis que des gens comme Siméon ben Çemah Duran de
Majorque commentaient d’autres de ses poésies. [...] les Duodecim Principia Philosophiae
décrivent une forme universelle et une matière universelle dont l’union compose la substance
universelle. Plus précisément, le recours à la pluralité et à la gradation des formes se fait toujours
dans le but de limiter le pouvoirs des causes secondes face aux droits de Dieu créateur. Mais il
y a plus, et Lulle va plus loin que l’école franciscaine : “ sans faire de la matière et de la forme
des émanations divines, comme certains juifs ou Musulmans, le majorquin semble les considérer
comme les fundamenta, les productions de l’Univers, les qualités inhérentes au manifesté. il les
tient pour des sortes d’aspects de l’Unité, ou ses moyens de création (H.Probst). Aussi
l’hypothèse d’une confluence des sources musulmanes, juive et franciscaine est-elle la plus
probable. La dernière aurait progressivement donné du poids aux deux premières, un peu
négligées sur ce point dans les premiers textes de Lulle qui préfère au schéma hylémorphique
dualiste un schéma ternaire : matière - forme - conjonction ou privation.”

Dominique Urvoy - Penser l’Islam p. 112

Pour comprendre Lulle, il faut concevoir que, quand il est mystique et théologien, il est aussi
philosophe et surtout “physicien”. Surtout, contrairement aux conceptions grecques antiques pour
qui le mouvement et la métamorphose sont le fait du monde sublunaire tandis que la divinité est
immuable, il applique les conceptions physiciennes aristotéliciennes à la divinité elle-même. Son
adoration mystique de la Tri-unité implique une vue philosophique de la chose, voire un processus
objectal, l’opus intrinsecum de la substance divine comme il l’écrit. Dans son livre l’arbre de
philosophie d’amour au chapitre intitulé la conjonction de la forme et de la matière de l’amour, le
majorquin décrit cette tri-unité dynamique comme une lutte du Bien contre le mal, de l’être contre le
non-être, de l’unité contre le morcellement. A ce sujet, on peut voir que Lulle se situe bien dans
l’augustinisme pour qui le mal est une “privatio boni ” :

“ Cette conjonction est double : il y a, d’une part, la conjonction qui appartient à l’essence de
l’amour, qui conjoint la matière essentielle de l’amour; et d’autre part, la conjonction de la matière
de l’amour et des amabilités de l’aimé, que la forme de l’amour assemble à sa générale
amabilité, dans laquelle elles deviennent aimables. Les actions des racines de l’amour, c’est à
dire le bonifier, le magnifier, etc...(les dignités lulliennes) deviennent oeuvres d’amour, lorsque
l’ami se joint à son aimé par un aimer bon, grand, etc.. Ainsi, lorsque l’ami rassemble et joint
dans son aimer un grand bonifier, durer, etc..; il rassemble une grande, bonne, durable et
puissance forme et matière d’aimer. Avec le malifier et l’amoindrir l’ami acheta le bonifier et le
magnifier et il en enrichit son aimer, qui était malade à cause du malifier et du minoriser. [...]
Concorder et contrarier se combattirent dans l’aimer de l’ami. Concorder eut été vaincu, si l’ami
n’avait aimé son aimé que d’un moindre amour. Contrarier et Minorer voulaient jeter l’aimer hors
d’Amour, qui est le terme moyen de l’ami et de l’aimé. Mais ils n’y réussirent point, parce que
l’aimer (l’aimance) était demeuré longtemps dans l’amour de l’ami et de l’aimé.

Arbre de philosophie d’amour II,3

17
Notre auteur, on l’a vu, touche à tous les domaines du savoir mais ce n’est pas pour constituer un
savoir encyclopédique comme nous aimons à le faire depuis le XVIIIème siècle. Pour lui, les Idées
divines qu’il dénomme les Dignités se retrouvent à tous les niveaux depuis Dieu et ses anges de
substances incorporelles jusqu’au monde sublunaire minéral, végétal, etc... en passant par les
astres du ciel, tous de substances corporelles corruptibles ou incorruptibles. Ainsi, tous les
domaines du savoir dévoileraient, du fait de cette théophanie, des motifs « exemplaires ». Dans son
livre l’arbre de la science, il tente de démontrer cette série unique d’évidences dans le but de
constituer l’unification du savoir. Son livre veut être l’exemple pratique de l’application d’une
“méthode” universelle pour accéder à la compréhension de tous les savoirs. Il le dit, lui-même : “ Cet
Arbre a été fait pour que l’on obtienne, par lui, l’Habitus universel du savoir”(XVII,6).
D’où l’importance qu’il accorde à sa méthode qu’il appelle l’equació ou la prova per equiperalment
qui montre qu’il conçoit que l’Etre connaissable, autant en haut qu’en bas, est régi par un même
principe que son Art, qui lui a été révélé, permet de mettre en évidence. Le célèbre livre
kabbalistique du Zohar dit : “Nous savons que Dieu est en haut et qu’il est en bas [...] celui qui
s’évertue à faire une distinction entre la partie de Dieu qui est la plus haute et celle qui est la plus
basse n’a pas de part en Dieu.” L’arbre séphirotique de la kabbale relève aussi de la théorie de
l’émanation qui situe toutes choses en Dieu et en correspondance les unes avec les autres. Le
Zohar ne reprend, en cela, que le célèbre aphorisme de la table d’émeraude attribué au légendaire
Hermès Trismégiste : “ce qui est en haut est comparable à ce qui est en bas; ce qui est en bas est
comparable à ce qui est en haut”. Cet axiome de la pensée hermétique et par là-même de l’alchimie
fait que la recherche philosophique n’était pas distincte de la recherche sur l’objet matériel. La
recherche des alchimistes était tout autant matérielle que spirituelle et c’est pourquoi la “materia
prima” était décrite sous l’aspect de métaux, de végétaux, d’animaux, d’hommes, d’anges et de
signes mathématiques. De même, les alchimistes parlaient de l’or philosophique et la pierre
philosophale pour décrire cette matière première invisible qu’ils déniaient être l’or vulgaire de la
matière seconde. Par ailleurs, on pouvait être alchimiste et aussi empédoclien et, on sait qu’à la
différence de Platon qui écrivait dans le Timée que les quatre éléments pouvaient se transformer les
uns dans les autres (Air en Feu, Terre en Eau, etc..) comme le théorisera aussi Geber, Empédocle
posait la non-transmutation de ces éléments "invisibles". On sait que ces mêmes éléments étaient,
pour lui, les bases de multiples combinaisons qui se concrétisaient, dans le visible (la matière
seconde) par la multiplicité des choses et leurs multiples transformations. Mais, pour Lulle, à partir
de ces quatre éléments fondamentaux et à partir du Chaos initial se mettent en place des
transformations qui ne relèvent non de la volonté et de la pratique humaine mais du bon vouloir des
"astres" puisque toute chose sublunaire est soumise à l'influence du Ciel qui seul est responsable de
leur "être en acte". Néanmoins, comme l’énonce l’adage alchimique , « ce que la nature laisse
imparfait, l’Art le parachève » et cela n’est possible qu’avec l’intervention de Dieu et des anges. Si la
prière est si importante dans le Grand Oeuvre alchimique c'est que celui-ci relève de la volonté
divine et non du bon vouloir et de la technique humaine. Il y a là un malentendu dans la définition du
terme d'alchimiste qui ne peut correspondre, pour nous, qu'à celui de "physicien philosophe", celui
qui étudiait la "materia prima " invisible sachant que ces philosophes étaient obligatoirement
théologiens. Refuser à Lulle d'être alchimiste implique que l'on définisse ce qu'est un "physicien
philosophe" car les oeuvres du majorquin font continuellement référence à la "materia prima" et à la
théorie des quatre éléments et par là-même à la Quintessence. Dans la quinzième partie de l'arbre
de science écrit à Rome en 1295 intitulée l'arbre des exemples, notre auteur note que l'antagonisme
et l'alliance des éléments sont à la base de tout ce qui est :

" Les quatre éléments créèrent le poivre. Le feu y mit quatre onces de légèreté, la terre trois
onces de pesanteur, l'air deux onces de légèreté et l'eau une once de pesanteur. [...] Le feu du
poivre convia l'air et le terre à combattre l'eau, qui lui était également opposée par le froid et par
son poids. Il désirait détruire l'équilibre de ces deux qualité dans le poivre. Une fois cet équilibre
rompu, il pensait pouvoir anéantir l'eau. C'est ainsi que l'Envie voulait rompre l'amour entre deux
frères, en brisant l'égalité entre le pouvoir d'aimer et celui d'être aimé. Comment cela ?
demandèrent l'air et la terre. On raconte, dit le Feu, qu'un marchand, homme très riche, avait
deux fils. Il donna une épouse à chacun d'eux et il consigna par testament que, à sa mort, ils
disposeraient en commun de l'héritage, tant que tous deux seraient en vie.
18
Le marchand pensait que, de cette façon, ils s'entraideraient l'un l'autre. Alors, l'Envie se
demanda comment briser cette solidarité. Elle dit au fils aîné qu'il était anormal qu'il ne soit pas
plus riche ni plus honoré que son frère, puisque Dieu l'avait fait naître le premier. Aussi devait-il
exiger de la cour le partage des biens avec son frère et en avoir la plus grande part. Le fils aîné
répondit à l'Envie qu'elle ignorait pourquoi son père avait ainsi fait son testament [pour qu'ils
soient plus solidaires]."
Arbre des exemples chap. Racines .17

Selon la conception empédoclienne, toute chose est composée des quatre éléments invisibles qui
s'aiment et se combinent mais qui, dans la décomposition, se haïssent. Pour Lulle, l'être de toutes
choses est le fait de cet amour qui fait tenir ensemble les éléments tandis que l'absence d'amour
entraîne la putréfaction et la décomposition. L'amour est divin et toute chose tient son être de lui
malgré le fait que, dans le monde sublunaire, il y a une lutte entre l'être et le non-être. L'être divin est
céleste et l'homme est fait de ces éléments qui le poussent à la fois vers la pesanteur du bas (l'eau
et la terre), vers les enfers et vers le haut (le feu et l'air), vers le Ciel. Mais, dans cette conception
des choses, le Ciel est composé de la Quintessence, conciliatrice des contraires et on aurait tort
d'en faire uniquement un élément unilatéral de légèreté car la Quintessence d'amour est un élément
transfiguré de légèreté et de pesanteur, tout à la fois :

“ Dieu créateur, Père et Seigneur de tout ce qui est ! vous qui avez créé la prima materia de
rien; [laquelle est la matière dont sont faites toutes choses avant d’avoir un corps] que vous
avez divisé en cinq parties : les quatre éléments que vous avez voulu être quatre de ces
parties et le firmament que vous avez créé comme étant la cinquième. Vous avez voulu que
cette cinquième partie fut plus subtile, plus légère, plus noble et plus belle que les autres : et
pour cela, comme étant plus noble que les autres, vous avez voulu qu’elle englobe les autres
parties. Vous avez créé cette matière dont est fait le firmament avec tant de grande subtilité et
tant de grande purification, que le firmament en est devenu incorruptible et immuable et sans
aucune altération. Juge juste en qui est toute sagesse ! vous avez voulu que la cinquième
essence fut plus simple que les quatre autres et vous avez fait que le firmament soit composé
de matière et de forme de telle manière qu'il soit fait de la plus simple de toutes les essences.
Honneur et gloire à vous, Seigneur Dieu ! car vous avez défini la matière selon trois modes : la
légèreté comme sont fait le feu et l'air; la lourdeur comme le sont la terre et l'eau et une
synthèse de légèreté et de lourdeur comme est fait le firmament.

Le Livre de contemplation chap. 32

L'art d'amour de l'alchimie consiste dans la recherche de la Quintessence qui ne peut être atteinte
sans l'intervention de la divinité. La rédemption de l'homme est aussi une rédemption de la
matière car l'homme est composé, comme toute chose, des éléments antagonistes soumis à la
double orientation de l'amour et de la haine. Le monde sublunaire et l'homme avec lui sont le lieu
des mixtes, c'est à dire le lieu de la lutte entre l'être et le non-être. " Ce que la nature laisse
imparfait, l'art le parachève " dit l'alchimiste et cette perfection est la Quintessence céleste qui
englobe les quatre éléments et maintient leur cohésion par amour. Dire que le mystique majorquin
n'a aucun rapport avec l'alchimie parce qu'il écrit qu'on ne peut pas faire de l'argent à partir du
mercure, c'est méconnaître ce que sont les alchimistes qui ne s'intéressent pas à la matière visible
mais à la "prima materia " invisible. Plus précisément, il y a un texte de Lulle où il aborde ce
problème et qui montre clairement cette dualité entre le monde invisible des archétypes et celui
de la réalité concrète :

" On raconte qu'une grande discussion eut lieu entre le soleil et le roi, qui venait d'avoir un fils
de sa femme. Le soleil prétendait en revendiquer raisonnablement la paternité... Mais le roi
disait que son fils était naturellement le sien [car il ne peut y avoir deux rois dans une même
ville]. Le soleil dit au roi qu'il ignorait les propos que Mercure avait tenus à l'alchimiste.
Comment cela ? dit le roi. On raconte, dit le soleil, qu'un alchimiste voulait faire de l'argent
avec du vif-argent. Il pensait en faire avec l'aide du feu.
19
Mercure lui dit que le vif-argent était né dans la terre et qu'il l'avait fait lui-même sur les
conseils du Bélier, du Taureau et de leurs frères, de Saturne et de ses amis, et que tous
ensemble avaient décidés, avant la conception du vif-argent, que la terre en serait la mère,
tandis que lui, Mercure, en serait le père. Il ne voulait pas pour son fils un autre père ni une
autre mère. Moi-même, ajouta le soleil, et tous mes frères, avons été d'accord. C'est pourquoi
l'alchimiste ne put faire de l'argent avec du vif-argent : il ne pouvait en faire sans notre accord
et sans celui de son premier père et de sa première mère. Le roi comprit ce que le soleil avait
voulu dire, en citant cet exemple. Le fils qu'il avait eu de sa femme était, en tant qu'être humain
[générique], le fils du soleil. Il était son fils et celui de la reine en tant qu'individu particulier
[accident].
Arbre des exemples chap. Fruit 9. traduction A. Llinarès

Ce texte qui aborde le signifiant du nom du Père cher à Jacques Lacan montre clairement que Lulle
fait dépendre la naissance des métaux dans la terre de leur être en acte déterminé par leurs astres
respectifs. A l’époque, la mentalité collective croyait que les métaux naissaient et grandissaient en
mûrissant lentement à l’intérieur de la terre (cf. Forgerons et alchimistes de M. Eliade). Certains
praticiens croyaient qu’avec l’aide du feu, il était possible d’accélérer ce phénomène de
mûrissement et de créer de l’or qui était considéré comme le dernier stade de la maturation des
métaux. Lulle s’inscrit en faux, dans plusieurs passages de ses écrits, contre cette pratique ne
tenant pas compte de la théorie interne de la « prima materia » invisible. Il dénomme alchimiste cet
homme qui veut « vainement » par sa propre technique modifier le devenir de la nature placée sous
l’influence des astres. En cela, les lullistes modernes ont raison de parler de la légende de Lulle
alchimiste mais le problème demeure de savoir ce qu’est véritablement et au regard de la littérature
hermétique, l’alchimie qui n’est en rien liée à une pratique quasi culinaire de transformation de la
matière sensible car la plupart des auteurs alchimistes ont dit de leur or philosophique qu’il n’était
pas l’or du vulgaire. L’Art alchimique n’y est jamais une technique purement humaine car elle
implique l’intervention de Dieu et des anges et explique le recours à la prière par les adeptes de cet
Art. L’Art alchimique est un « Ars angelica » qui seul permet de comprendre le sens de l’aphorisme
du « ce que la nature laisse imparfait, l’Art le parachève ». Nous sommes dans une époque pré-
scientifique où Dieu n’est pas encore mort et c’est pourquoi le maître d’œuvre de cet Art dont le but
était de perfectionner la nature ne pouvait être que Dieu lui-même aidé de ses anges serviteurs. Le
passage du Chaos à la Quintessence n’est pas une spéculation du pseudo-lullisme alchimique car
elle est sous-jacente à la pensée lulienne et ce n’est pas un hasard ou une usurpation si Lulle fut un
maître à penser pour toute la littérature alchimiste produite depuis le XIVème jusqu'au XVIIIème. La
contemplation religieuse, chez notre majorquin, n’excluait pas le savoir et aussi, on l’a vu, le savoir
“physicien” et c’est en cela que son adoration de la Tri-unité n’était pas exempte de spéculation
philosophique, voire naturaliste. C’est d’ailleurs sur ce domaine de la science physique dont les
conceptions étaient partagées par les autres religions du Livre qu’il comptait, par l’argumentation,
convertir juifs et musulmans à la dogmatique chrétienne trinitaire. Raymond le fou s’est toujours
voulu bon chrétien et a toujours pensé qu’il en était un mais, et cela fait son originalité, il était
chrétien avec des présupposés “physiciens” qui provenaient du monde musulman. L’aspect
apologétique est central pour comprendre les textes lulliens et son désir de prouver la vérité de la foi
en l’incarnation et en la résurrection du corps impliquait une théorie du monde matériel pouvant être
transfiguré et dans lequel Dieu pouvait s’incarner. Pour l’historienne Frances Yates, c’est ce désir de
convertir les infidèles à cette vérité de l’incarnation de Dieu et à celle de la résurrection du corps qui
explique l’Art dans sa forme première, celle qui lui aurait été révélée sur le Mont Randa. On l’a dit, la
pensée lullienne traduit les influences philosophiques de l’époque et c’est pour cela que certains y
reconnaissent majoritairement l’augustinisme franciscain, d’autres, le naturalisme aristotélicien, le
néoplatonisme ou bien l’érigénisme, etc... On divise généralement l’œuvre de Lulle en deux temps,
une première période dite étape quaternaire et, à partir de 1289, une deuxième période dénommée
étape ternaire. Dans cette première étape quaternaire, le nombre des dignités lulliennes
équivalentes aux attributs de Dieu est égal à 16 soit le carré de quatre alors que dans la passage à
l’étape ternaire, elles seront de 9 soit le carré de trois.

20
Dans son texte Psychologie et religion au chapitre intitulé le dogme et les symboles naturels, Jung
signale (p.109) cette présence constante dans la symbolique médiévale de ces deux chiffres dont
l’un, le quatre est toujours relatif à la matière tandis que l’autre, le trois, touche à la divinité. Certains
érudits ont reproché à l’historienne Frances Yates d’avoir étudié l’œuvre de Lulle à partir de ses
recherches sur Giordano Bruno et sur la manière dont Lulle était reçu à la renaissance. Ce Lulle du
XV-XVI siècle était certainement lu de manière trop néoplatonicienne à cause de la réaction de cette
époque contre la scolastique aristotélicienne thomiste. Or, on l’a vu, Lulle appartenait surtout à la
tradition de l’augustinisme platonicien et sa conception de la théophanie divine était marquée par
les « semblances » que les créatures gardent de leur créateur. Sa théorie des Dignités relève de cet
augustinisme platonicien qui énoncent fondamentalement que ces principes « descendent » à partir
du Dieu infini vers les créatures finies et c’est un fait que cette spéculation théologique trinitaire que
reprendra à sa manière Hegel, n’est pas du tout physicienne. Le passage à la deuxième étape
ternaire s’explique surtout par la confrontation de notre Raymond avec les problématiques
intellectuelles parisiennes. Néanmoins, la thèse de la prédominance du quaternaire dans la création
initiale de l’Art faite par Frances Yates n’est pas fausse et on sait que cette thèse sera reprise et
énoncée de manière incontestable par Pring-Mill qui, dans son texte Microcosmos lullien écriera :

« Le mécanisme combinatoire de l’Art ... est modelé directement sur le système combinatoire
des éléments. La quaternité de cette combinatoire de l’art dans sa première forme dépendrait,
en conséquence, de la quaternité de la combinatoire traditionnelle des éléments ; cette
dépendance aurait amené l’imposition d’une structure quaternaire sur tous les aspects de l’art
qui furent structurables à volonté, entre lesquels il y a le nombre des dignités [...] le nombre
seize est simplement le carré du nombre des éléments «.

La recherches des « raisons nécessaires » venant confirmer la foi chrétienne est pourrait-on dire
l’essentiel de la démarche de notre majorquin; toujours à cause de son engagement à convertir les
infidèles. Or, la base commune aux trois religions du livre était les sciences de la nature nées des
philosophes grecs ainsi que l’astrologie et c’est pourquoi la démarche structurante lullienne part des
créatures à substance corporelle alors que, comme le soutenait le lulliste Platzeck, l’ontologie
lullienne est descendante à partir des substances incorporelles. Du fait aussi que les deux articles
du dogme catholique, l’incarnation et la résurrection du corps touchent au monde sublunaire et à la
« materia prima » corrompue mais en instance de rédemption. Le dogme trinitaire demeure plus
essentiel mais en cela plus difficilement argumentable pour convertir les juifs et musulmans.
Fondamentalement, Lulle se situe toujours dans l’orthodoxie catholique même lorsque ses
formulations sont originales et par la même incomprises. Dans nombre de ses textes, il se plaint
d’être méconnu et méprisé par les siens mais il ne fut, de son vivant, jamais accusé d’hérésie. Il y a,
aussi, une part subjective dans ce sentiment d’échec et d’incompréhension tellement était grande la
certitude pour Raymond d’avoir reçu “divinement” une méthode et un Art universel applicable à tous
et à tout. Beaucoup d’érudits, connaisseurs de l’oeuvre de Lulle, reconnaissent l’impossibilité qu’il
eut de pénétrer profondément les écrits et la pensée des autres philosophes tellement il était
“absorbé” par la formulation de son propre Art. Outre le fait que Raymond n’ait pas reçu une
formation de clerc et qu’il écrivait déjà en langue vernaculaire ses productions troubadouresques
qu’il a, hélas, toutes détruites, son écriture en langue catalane relevait aussi de ce désir de faire
connaître à tous son illumination du Mont Randa :

“ En rimes et en mots simples


De façon qu’on puisse montrer
La logique et la manière de philosopher
A ceux qui ne savent ni le latin - ni l’arabe.” Logica del Gatzel Vers 6-10

Certes, son coté psychologique excessif et utopique semble être en partie responsable de ses
échecs et de ses tourments mais il faut reconnaître aussi que ses déboires font partie de sa
conception de l’amour du Christ qui passe par la persécution et le martyre :

21
“ L’ami allait par une ville comme un fou, en chantant son aimé. Et les gens lui demandèrent
s’il avait perdu le sens.[...] Dis, fou, pourquoi as-tu si grand amour ? Il répondit que long et
périlleux est le voyage en lequel je vais chercher mon aimé. [...] Si toi, fou, tu dis la vérité, tu
seras battu, moqué, emprisonné, torturé et mis à mort par les gens. Il répondit : selon tes
paroles, il s’ensuit que, si je dis des choses fausses, je serais loué, aimé, servi, honoré par les
gens et je ne compterai plus parmi les amoureux de mon aimé. [...] Par la multiplication des
tourments et de la persécution du chanoine (Raymond le fou), Dieu multipliait pour son peuple
sa puissance et sa grâce par les mérites du chanoine.

Le livre de l’ami et de l’aimé inséré dans le livre d’Evast et de Blanquerne.

Le livre de l’ami et de l’aimé est un grand texte de la mystique d’amour proche de ceux du soufisme
et des écrits d’Ibn ‘Arabî (1165-1240) mais il se situe surtout à la suite de la conversion du
troubadour que l’on retrouvera aussi chez Pétrarque :

“ Aimer une chose mortelle avec une foi


qui à Dieu seul est due et à lui seul convient ”.

A la différence d’une Sainte Thérèse d’Avila ou d’un Saint Jean de la Croix, notre Raymond est
toujours un métaphysicien pour qui l’Amour est une force qui se trouve à l’oeuvre à tous les niveaux
du monde et spécialement dans cette “prima materia” invisible comme l’enseignait Empédocle. Sa
mystique d’amour ne relève pas de celle du “je n’en veux rien savoir” qui a tant intéressé Jacques
Lacan car pour lui, comme pour le franciscain Saint Bonaventure, la “science christique universelle”
s’était révélée à lui et avait “illuminé” son entendement. Cet aspect “fou” de la personnalité du
majorquin s’affiche aussi lors de l’épisode de la vision de l’étoile : Pendant une profonde crise
psychique survenue à Gênes où la peur s’empara de lui lorsqu’il partait chercher le martyre en terre
africaine, Raymond décida de rentrer dans les ordres mendiants et entendit une voix provenant
d’une petite étoile qui lui disait : “ tu ne pourras être sauvé que chez les frères dominicains” ( Vita
coetània, 22). Que croyez-vous qu’il fit ? Comme les franciscains appréciaient mieux son Art que les
dominicains, il décida de rentrer, sans succès d’ailleurs, chez les disciples de Saint François :

“ Alors Raymond, songeant d’une part qu’il se damnerait s’il n’entrait pas chez les prêcheurs,
songeant d’autre part que son Art et ses livres se perdraient s’il n’entrait pas dans l’ordre des
mineurs, choisit sa damnation éternelle (ce qui est très admirable) plutôt que la perte de son Art,
qu’il savait, lui, avoir reçu de Dieu pour le salut de beaucoup et surtout, pour l’honneur de Dieu
lui-même. Ainsi donc, malgré la réprobation de l’étoile, il fit chercher le gardien des mineurs et lui
demanda l’habit. le gardien promit de le lui donner quand il serait plus près de la
mort.” (idem 23).

Les dépressions et les visions que l’on retrouve aussi dans l’expérience alchimique dévoilent la mise
en acte de l’inconscient chez le majorquin. Les épreuves psychiques sont les symptômes d’une
“lettre en souffrance” présente dans l’inconscient que l’écriture tente d’exorciser. Néanmoins, nous
avons déjà avancé le fait que cet état d’incompréhension était un “ jeu ” car il n’est pas certain qu’il
ne fut pas apprécié par beaucoup. L’épisode de sa condamnation post-mortem par l’inquisition
montre toute la sympathie que son oeuvre avait acquis en Catalogne : Le pape d’Avignon Grégoire
XI promulgua le 25 janvier 1376 une bulle de condamnation de toute l’oeuvre de Lulle et demanda
aux autorités ecclésiastiques d’oeuvrer dans ce sens mais l’archevêque de Tarragone et les hauts
personnages religieux du diocèse de Barcelone refusèrent d’exécuter les ordres pontificaux. La
maison royale de Barcelone n’apprécia pas, de même, la promulgation de cette condamnation et
renvoya, la corde au cou, l’inquisiteur Eymerich à la cour papale. L’affaire se calma et en 1419, le
pape Martin V réhabilita Lulle qui fut plus tard béatifié. Il eut de son vivant quelques disciples fidèles
comme le français Thomas le Myèsier qui élabora son Breviculum où l’on trouve ces intéressantes
miniatures représentant la vie de Raymond le fou ainsi que le texte de la Vita coetània écrite, on le
pense, par un moine anonyme de la chartreuse de Vauvert situé où se trouve actuellement le jardin
du Luxembourg .
22
Le majorquin eut de nombreux disciples et de nombreuses écoles et on sait que l’université de
Lleida fut un temps lullienne comme le fut aussi celle de Majorque. Raymond Lulle toucha à tous les
domaines du savoir et reformula et enrichi son Art tout au long de sa vie et de ses rencontres et cela
explique que l’exégèse de ses textes soit difficile mais nous pensons, avec Lluis Sala-Molins que
tous les fondements de la pensée lullienne sont présents dans ses premiers écrits insulaires.
Restent les disciples alchimistes que la modernité refuse de lui reconnaître mais qu’il faut bien
quand même justifier. Pourquoi les alchimistes se seraient-ils relevés de lui au point de signer du
nom du Maître les écrits qu’ils écrivaient ? On a prétendu que tous ces écrits catalans d’alchimie du
XIVème siècle devaient être attribués au juif converti Ramon de Tàrrega tout en reconnaissant que le
célèbre alchimiste Arnaud de Villeneuve était très proche du majorquin et que Jean de
Roquetaillade ("Joannes de Rupescissa"), cherchant aussi la Quintessence, donnait l’anathème à
ceux qui, par l’alchimie, essayaient de chercher les secrets naturels à des fins illicites et profanes.
L’analyse des textes alchimiques occidentaux dévoile que les alchimistes lulliens sont les premiers à
avoir fait un parallèle entre le Christ et le Lapis, la Pierre philosophale ; parallèle que l’on retrouvera
par la suite chez le paracelsien Kunrath, chez George Ripley et chez Jakob Boehme. C'est
d'ailleurs, le psychanalyste Jung qui a repéré, dans son livre Psychologie et alchimie (p. 455), cette
première mise en parallèle du Christ et de la Pierre philosophale :

" Et de même que Jésus-Christ, de la maison de David, a pris la nature humaine pour la
délivrance et la rédemption du genre humain, prisonnier du péché par suite de la
désobéissance d’Adam, de même aussi, dans notre Art, ce qui est souillé criminellement par
une chose est relevé, lavé et racheté de cette souillure autrement, et par la chose opposée." .”

Codicillus, seu vade mecum et cantilena...


in Mangetus, Johannes Jacobus (ed.) Bibliotheca Chemica Curiosa P 875-87

Après le déclin de l’alchimie alexandrine dont le plus important représentant est Zosime de
Panapolis, ce sont les arabes qui ont, surtout avec Geber (Jabir ibn Hayyan), continué cette
spéculation et qui nous l’ont transmise par la Sicile et l’Espagne musulmane. De plus, cette pensée
alchimique n’a jamais été un domaine marginal et Henri corbin signale que le corpus jabirien eut
une grande influence dans le développement de la pensée islamique. L’alchimie est en continuité
d’idées avec les spéculations théologiques, philosophiques, astrologiques et médicales. La science
moderne prisonnière des préjugés de sa conception du monde positiviste méconnaît ses origines
surtout à cause des philosophes empirico-rationalistes. La grande erreur de la philosophie empiriste
(Locke, Hume, Hill, Taine, etc...) a été de croire que la mentalité des hommes s'était formée au
contact sensoriel des choses. En réalité, l'ethnologie a montré que les primitifs organisent
mentalement les choses de leur environnement comme des êtres psychiques sociaux et projettent
sur elles les puissances inconscientes qui l'animent et le structurent dans ses relations à autrui et au
groupe social. La conception première de l’être que conçoit le primitif est une intuition de sa
« dynamis » inconsciente et c’est en cela qu’il est animiste. La mythologie se fonde sur ce que
Freud appelait la « perception endo-psychique » qui n’est surtout pas une perception sensorielle et
qui s'instaure chez l’humain avec son accession au langage-signifiant. La parole chez l’humain
apparaît avec la représentation du psychique qui relève de la métaphore linguistique d’où les deux
slogans énoncés par Lacan pour éviter le piège dans lequel serait tombée la psychologie
américaine : “ il n’y a d’inconscient que chez un sujet qui parle” et “le signifiant est ce qui représente
le sujet ..”. Le développement de la science moderne s’est faite contre la tendance animiste et
mythologique première qui faisait que le rapport sensoriel de l’humain à l’objet extérieur était
superposé à son rapport à l’objet interne, sa dynamis psychique inconsciente qu’il a toujours
représenté archétypiquement sous la forme de dieux, de démons et d’esprits. Cette dynamis
inconsciente est, à l’origine surtout, ce que l’on appelle la psyché collective car le primitif est
essentiellement un être collectif. Durkheim écrivait « qu'une société a tout ce qu'il faut pour éveiller
dans les esprits, par la seule action qu'elle exerce sur eux, la sensation du divin : car elle est à ses
membres ce qu'un dieu est à ses fidèles ». Le collectif social-historique sur-ordonne l'individu et il
existe ainsi une psyché collective qui s'auto-représente dans le métaphorique, la représentation
archétypique comme l’expriment encore de nos jours les poètes :
23
” Il n'y a ni au-delà, ni ici-bas
rien que la grande unité dans laquelle les Êtres
qui nous surpassent, les Anges, sont chez eux.” R.M. Rilke

Avant de revenir à l’alchimie qui se situe à la suite de cette tendance primordiale animiste, il faut
essayer de comprendre ce qu’est la psyché collective ou autrement dit l’inconscient collectif qui
s’impose à l’individu. Prenons le cas du sujet pubère qui doit se détacher de sa fixation aux imagos
des parents pour rentrer dans la société où il doit jouer ses rôles collectifs d’homme dans la relation
sexuelle à la femme et de père dans l’éducation des enfants. Ce passage pubertaire est un passage
entre une position infantile et une position adulte qui est représenté archétypiquement par la mort à
un état d’être et la renaissance à un être nouveau. Souvent, la symbolique des rituels pubertaires
représente l’adolescent englouti dans le ventre d'un monstre duquel il doit sortir victorieux. De
même, le rôle d’homme ou de femme doit être signifié et souvent les rites expriment la symbolique
de la séparation de l’hermaphrodite originel. Eliane Amado Levy-Valensi l'a très bien analysé dans
l'institution de la circoncision dans la Bible :

“ A Abram est ôté le prépuce - reconnu comme reste “anthropologique” du féminin et à Saraï
on ôte le yod ( la lettre i ) connu comme signe phallique. A tous deux est ajouté le hé, lettre
hautement symbolique, lettre de la détermination (qui est celui de l'article défini) et lettre qui
désigne le nom du Divin dans lequel elle apparaît deux fois. Abraham et Sarah sont
respectivement virilisés et féminisés et en même temps déterminés dans leur essence et, par la
même, relier à Dieu.

Cette conception de la circoncision rejoint celle de C. Desroches Noblecourt, spécialiste de l'Egypte


qui écrit que la “circoncision rappelle la coutume qui, en Afrique, se perd dans la nuit des temps,
ayant pour but de confirmer les sexes et de bien différencier l'homme et la femme de la nature
divine qui était androgyne ... ”. (La femme au temps des Pharaons). Cette séparation de
l’hermaphrodite dont parle également Platon dans le Banquet se retrouve aussi dans la symbolique
des signes zodiacaux que même les astrologues ne voient pas :

Signes hermaphrodites :
_ Scorpion M + flèche
_ Capricorne Corne + Queue
_ Taureau Soleil + Lune
Signes doubles
_ Balance Double trait
_ Verseau Double trait
_ Gémeaux Double trait
Signes féminins
_ Vierge M castré de la flèche
_ Poissons Queues du poissons
_ Cancer Lune seule du Cancer
Signes masculins
_ Sagittaire Flèche
_ Bélier Corne
_ Lion Soleil du Lion

De cette différenciation pubertaire de l’hermaphrodite, la psychanalyse en a étudié les difficultés


concernant l’accession par le sujet à sa fonction génitale et elle a remarqué sous l’appellation des
complexes paternels ou maternels négatifs que l’emprise des imagos parentales empêchait
l’adolescent d’accéder à ses rôles collectifs d'homme et de père jusque dans la psychose
hitchcokienne où le sujet s’identifie à la Mère terrible pour tuer les femmes.
24
Ainsi, à coté de cette loi psychique qui impose à l'enfant de devenir adulte et de jouer son rôle dans
la société humaine, il y a aussi des forces inconscientes qui s’opposent à elle. Ces forces s’auto-
représentent archétypiquement par les figures de la sorcière qui s’oppose à la relation sexuelle
matrimoniale et de l’ogre qui s’oppose à la responsabilité parentale. Mais ces tendances
s’appliquent aussi au groupe social et le complexe maternel négatif qui s’oppose à la relation
matrimoniale s’oppose aussi à l’échange en général car la femme est le primordial objet d’échange
dans la structuration sociale (cf. les textes de C. Lévi-Strauss). De fait, la pérennité d’un groupe
social est fonction de la virilité des hommes et de la prolificité des femmes mais aussi de la vaillance
des guerriers, de la fertilité des champs et du bon fonctionnement du commerce et de l’économie.
Avoir de la difficulté à trouver sa place dans la société renvoie aussi à des problèmes économiques
et sociaux de la société elle-même. Pour Durkheim, la société n’est pas la somme des individualités
car c’est l’individu qui est une partie organique du collectif qui le détermine. Dès lors, les puissances
de l’inconscient ne doivent pas être cantonnées à l’individu seul car il est évident, et le destin de
certaines familles le prouve, qu’il y a un inconscient collectif :

“ L'hypothèse de la volonté de puissance peut en appeler à des pulsions caractérisant non


seulement des individus isolés, mais aussi des mouvements politiques et sociaux .... une
possible solution est la reconnaissance et l'acceptation du soi, avec sa nature si particulière qui
embrasse en même temps l'individu et la société. Comme l'expérience nous l'a appris, les
archétypes possèdent la propriété de transgressivité, ce qui veut dire qu'ils se manifestent, le
cas échéant, comme s'ils appartenaient aussi bien à la société qu'à l'individu. ”

CG Jung Un mythe moderne p. 108

Tout comme le langage qui est un ordre symbolique, est à la fois synchronique et diachronique, le
social n’est pas que préoccupé par la pérennité de son ordre car il est aussi engagé dans l’histoire.
A coté des problèmes d’ordre et de désordre, de cohésion et de décomposition, de vitalité et de
dépérissement, il y a aussi la problématique essentielle du progrès et celle de la réaction, du moins
pour les sociétés qui sont entrées dans l’Histoire. En cela, un groupe social est travaillé par des
problématiques idéologiques et tout comme le groupe fait appel à des individus charismatiques
pour résoudre ses problèmes politico-économiques et sociaux, de même, une civilisation en marche
fait appel à des individus pour résoudre ce qui travaille en profondeur sa configuration psychique en
transformation. A coté de cela, s’il y a un temps de passage de l’infantile à l’âge adulte, la modernité
a du mal à concevoir qu’il y ait aussi un retour à l’infantile qui puisse se réaliser sans détruire
l’acquis de la position adulte. C’est le célèbre passage de l’Evangile où le Christ dit à Nicodème qu’il
faut retourner dans le ventre de la mère et renaître en Esprit. Il y est dit qu’il ne faut pas renaître de la
chair mais d’Eau et de Feu, ce qui veut dire qu’il ne faut pas retourner à de nouveaux parents réels
mais à des parents divins car il “faut redevenir comme des enfants pour entrer dans le royaume du
Père”. Dans la dynamique de passage à l’état adulte pour une adaptation réaliste et sociale, la
régression est une non-valeur, une négativité qui s’oppose et détruit la position adulte et la fonction
génitale. La régression est un instinct de mort suicidaire de l’individu et du groupe qui s’auto-
représente comme avec l’Ouroboros par un serpent qui s’auto-dévore mais cet instinct de mort qui
s’éveille dans les profondeurs peut avoir une grande valeur pour la spiritualité s’il ne détruit pas la
position adulte et l’adaptation réelle et s’il se réalise sur une autre scène. Ainsi l’investissement sur
l’objet réel et particulièrement sur l’objet sexuel doit être désinvesti (castration) pour pouvoir
régresser non sur une fixation maternelle réelle mais sur un parent d’un monde invisible. La femme
qui est l’objet-type du désir devient notre âme sur cette scène spirituelle comme l’exprime le texte
évangélique qui dit “que sert à l’homme de gagner l’univers s’il vient à perdre son âme“. De même,
l’objet du désir devient un symbole pour ce monde intérieur comme l’exprime la parabole
évangélique de la perle trouvée dans le champ. L’utilisation des paraboles et des métaphores
permet de parler de ce monde invisible avec des objets du monde extérieur. On peut même voir
que c’est l’objet auquel on a renoncé qui sert souvent à symboliser cette autre scène intérieure.
Chez l’homme, la perte de la relation sexuelle à la femme le fait régresser vers la Mère et c’est peut-
être pour cela qu’Isis ressuscite Osiris sans ses organes génitaux. Chez le Dante Alighieri, Béatrice
devient son guide dans son cheminement spirituel intérieur.
25
Jung interprétait cette mise en acte de l’instinct de mort comme propre à l’expérience spirituelle et
religieuse :

« S’appuyant sur ces faits, mon élève, la doctoresse Spielrein, a développé son idée de l’instinct
de mort qui fut acceptée par freud. A mon avis, cependant, il ne s’agit pas du tout d’un instinct
de mort, mais tout simplement d’un autre instinct (Goethe) qui signifie vie spirituelle »

(CG Jung – Notes 1 – Métamorphoses de l’âme et ses symboles p. 542).

La structuration en scènes externes et en scènes internes d’êtres spirituels permet de ne pas


détruire la légitime position adulte réaliste et responsable. Pour l’homme, cette structuration permet
la position d’un coté de l’être adulte qui a le pénis et d’un autre coté, l’être infantile féminoïde. Il y a
là un retour légitime à l’hermaphrodite primordial tout en conservant la différenciation sexuelle de
l’être adulte. Dans le Yoga hindou, le réveil de la Kundalini, le serpent lové dans le bas du ventre, fait
accéder l’être à une réunion des contraires du masculin et du féminin car l’homme est masculin sur
la scène extérieure et son âme est féminine sur la scène intérieure. Si Mircéa Eliade a raison lorsqu’il
dit qu’il y a un parallèle entre le yoga et l’alchimie, cela voudrait dire que le yoga prend le corps pour
support du phénomène psychique inconscient au moment où l’alchimiste le projette dans l’athanor.
Tout comme la chimie a dénoncé la pseudo-expérience alchimique, la médecine moderne ne
reconnaît pas les shakras hindous mais cela ne veut pas dire que cette expérience de la
métamorphose du serpent ne soit pas une réalité psychique d’un processus de l’inconscient. Pour
nous, l’illusion est la même sauf que la vie biologique étant plus proche du phénomène psychique, il
est plus difficile de rejeter la bio-énergie et ses soi-disant chakras que de rejeter les métamorphoses
de l’Ouroboros alchimique qui se réaliseraient à l’intérieur de l’athanor. Mais les anciens alchimistes
étaient-ils si bêtes ? Comment faisaient-ils pour concevoir et voir des animaux, des homoncules, des
anges, des esprits, voire des signes mathématiques à l’intérieur de leur cornue ? C’est notre science
positive qui nous permet d’avoir ce jugement de valeur devant cette attitude quelque peu bizarre. En
réalité, les alchimistes connaissaient la matière comme vous et moi mais, pour eux, elle était la
matière seconde visible et ce n’était en rien ce qui les intéressait, leur sujet d’étude était la materia
prima car c’est dans cette dernière que se faisait la problématique des transformations des formes
et des combinaisons auquel se modèle la matière seconde. A l’image “anthropocentrique” de
l’artisan qui façonne son objet suivant ses plans pré-établis, les anciens pensaient que toute chose
provenait d’une forme archétypique invisible comme le sont les idées de l’architecte. Dans le
processus d’émanation du monde, la prima materia est antérieure à la matière seconde mais elle est
quand même “à l’intérieur” de la seconde et ce n’est que par celle-ci que l’on peut essayer de
l’atteindre sachant bien qu’elle est invisible. Cette idée d’émanation n’est pas absente de notre
scientificité car, nous-mêmes, nous faisons découler les animaux des végétaux et les végétaux de la
matière inanimée ; les animaux ont une vie biologique et les végétaux un corps matériel. La
différence réside dans le fait que les anciens mettaient l’intellect agent en amont de cette genèse
alors que nous, nous ne croyons plus aux anges en sachant très bien que les idées sont tributaires
du cerveau spécifiquement humain. Pour les alchimistes, la materia prima était engagée dans la
problématique des formes archétypiques et cet objet de leur recherche était tout autant objet, âme
et esprit car l’esprit avait, pour eux, une certaine substantialité et c’est pour cela qu’ils parlaient de
l’esprit du Mercure. Au regard de la quaternité de la typologie psychique où nous repérons
l’abstraction logico-mathématique (intellect), le métaphorique (intuition), la subjectivité psychique
(sentiment) et l’objectalité matérielle (sensation), la conception de la “materia prima” fusionne ces
quatre domaines en faisant d’elle un objet animé spirituel. Et c’est cette conception qui est aberrante
pour l’esprit scientifique moderne qui ne conçoit que la dualité entre un sujet pensant et un objet
matériel. Mais ce faisant, il oublie d’où il vient et que, si ce n’est que progressivement qu’il a pu se
libérer de l’animisme primitif, il se pourrait qu’il méconnaisse une part importante de lui-même dans
cette aventure. Il est étonnant de constater que pendant que l’Occident s’aventurait vers le triomphe
de la maîtrise du sujet sur la matière, l’Orient développait une philosophie, moins en rupture avec
l’Origine, qui dénonçait comme illusoire la dualité du sujet et de l’objet (advaïta) au profit du
monisme de l’Être, le Brahman ou le Tao.

26
L’alchimie médiévale est un moment dans le cheminement de l’approche scientifique de la matière
et il faut reconnaître que c’est par elle que s’est développée la pratique expérimentale et non chez
les logiciens et les nominalistes. Certes, l’esprit moderne se reconnaît mieux en la personne d’un
Abélard ou d’un Guillaume d’Ockham mais elle oublie que la pratique de l’expérimentation provient
des “physiciens” et des “médecins” qui, à l’époque, concevaient cette étrange “prima materia”. Le
franciscain Roger Bacon que l’on dit être le premier grand théoricien de l’expérimentation, est,
comme Lulle, “suspecté” d’avoir été alchimiste tout comme il fut un lecteur des textes arabes et en
particulier de ceux d’Avicenne et de Geber. Après avoir essayé de mettre en évidence la place
importante de la pensée alchimique dans l’oeuvre de Lulle, doit-on s’en tenir à une position
d’érudition ou bien penser que le majorquin reste d’un grand intérêt pour notre temps ? A notre
époque d’oecuménisme et de rencontre entre les religions, le personnage est d’actualité bien que
son prosélytisme missionnaire, lui, ne soit plus de mode. Il y a aussi sa libre-écriture, dans un temps
d’inquisition, avec un réel souci de rester orthodoxe et cela est intéressant pour notre époque de
fuite en avant dans un “toujours plus” de transgression et d'originalité. Néanmoins, le plus important
reste que l’expérience lulienne est une expérience psychologique de la conversion et de la sortie de
l’emprise du désir amoureux.
Denis de Rougemont dans son très intéressant livre l’Amour et l’Occident (10/18) souligne que les
romances cinématographiques et l’instabilité moderne du mariage prennent leurs racines dans cette
époque des troubadours et des débuts des Universités. Peut-on épouser Iseult demande-t-il ? le
mariage est la clôture de la passion romantique et, à notre époque où l’adultère se dégage, petit à
petit, de toute culpabilité tellement est forte l’exigence du désir amoureux même après le midi de la
vie (le démon du midi !), la conversion de Lulle reste d’actualité car, de nos jours, l’homme perd de
plus en plus son âme qu’il projette sur l’objet amoureux. A l’orée de cette aventure occidentale, Lulle
et Pétrarque sont ceux qui ont fait l’expérience de l’aliénation par l’Eros et de la nécessité d’y
renoncer pour reconnaître l’essentialité de la figure du Père d’exigence morale (retour de l’enfant
prodigue). On voit que notre propos, et le lecteur l’aura compris, n’est pas uniquement d’ordre
littéraire car nous ne voulons pas uniquement nous engager dans une querelle d’érudits concernant
la vérité historique d’une pensée qui serait néanmoins “dépassée”. Toutes nos propositions
proviennent de spécialistes et nous n’avons fait que les mettre en corrélation mais notre intérêt pour
Lulle est autre car, même si l'auteur catalan se situe dans une pensée pré-scientifique, sa
formulation philosophique de l’expérience alchimique reste d’un grand intérêt pour l’analyse
psychanalytique des processus psychiques inconscients. Et l'on verra dans la deuxième partie de
notre essai que sa formulation permet de mettre en évidence l’erreur de Jung concernant son
analyse psychanalytique de l’alchimie.

27
2° Partie

La Psychanalyse
et
l’Alchimie

Pour les scientistes, l’alchimie est une production fantaisiste pré-scientifique dont il a été difficile de
se libérer dans l'élaboration de la véritable science chimique tout comme la médecine des humeurs
s’est longtemps opposée à l’avènement du véritable savoir médical. L’oeuvre épistémologique de
Gaston Bachelard met en évidence l'obstacle qu’a représenté la théorie empédoclienne des quatre
éléments dans la constitution de la science moderne. On sait aussi qu’une deuxième facette de son
oeuvre est consacrée à l’importance de ces quatre éléments dans le domaine poétique et cela à la
suite de son oeuvre d’historien des sciences où il remarque que “les théorèmes se sont fondés par
le refus des poèmes”. Qu’en faire alors de ces théories fantaisistes que la vraie science a balayé ?
La première solution fut de dire que c’était de l’imagination conçue comme la “folle du logis” qui ne
relève d'aucun déterminisme qui est seulement en oeuvre dans la science du réel. La seconde
solution arriva avec Freud qui théorisa que toutes les productions psychiques, même les plus
aberrantes, relevaient d’un déterminisme : un lapsus languae, un acte manqué ou un fragment
imaginaire, sans compter les symptômes névrotiques, ne sont pas les signes d’une défaillance
neurologique mais relève de la mise en acte de l’inconscient. Le début du XXème siècle fut la grande
époque de “l’herméneutique” psychanalytique qui s’appliqua à toutes les productions culturelles de
l’humanité. Ce fut le temps des travaux, autour de 1910, de Riklin, d’Abraham, de Rank, de Mäder,
de Jones, de Silberer et celui de Pfister sur la religion chrétienne, sans compter ceux de Jung alors
premier président de l’Internationale de psychanalyse. Mais, une fois encore, c’est Freud qui
proposa l’outil d’analyse psychanalytique qui permet d’aller plus loin dans cette affaire. Dans son
analyse du délire paranoïaque du Président Schreber (in Cinq psychanalyses - P.U.F), le célèbre
viennois remarqua que le système délirant de ce malade était, sous forme imagée et mythologique,
le reflet de sa propre théorie de la libido et c’est à cette occasion qu’il articula son concept de la
perception endo-psychique. Le délire quasi-gnostique du malade était une auto-représentation
d’une réalité psychique intérieure, celle de ce nouvel objet qu’était la libido de l’inconscient freudien
et cette auto-représentation se faisait à l’insu du malade qui croyait avoir affaire à quelque chose
d’extérieur. Concernant l’alchimie, le premier travail important fut celui d’Herbert Silberer intitulé
problème der mystik und ihrer symbolik qui fut publié en 1914 au moment où Jung était finalement
exclu du mouvement freudien suite à la publication en 1912 de son livre les métamorphoses et
symboles de la libido. Ce sont, à notre avis, ces notions de perception endo-psychique de Freud, de
catégories fonctionnelles de Silberer et d’images primordiales (plus tard dites archétypiques) de
Jung qui ont amené la psychanalyse à s’intéresser de près à l’alchimie comme symbolique d’une
certaine expérience psychique. C’est bien sûr, le psychiatre suisse qui approfondit le problème mais
il reconnut toujours que ce fut Silberer, dans la mouvance viennoise de Stekel, premier compagnon
de Freud, qui intuitionna le premier ce rapport étroit qu’il put y avoir entre l’alchimie et la
psychanalyse. La thèse jungienne articule que la materia prima invisible de l’alchimie est
l’inconscient, nouvel objet de la science psychanalytique et que le processus alchimique est un
processus psychique de structuration et de conciliation des antagonismes. A l'instar de la materia
prima avec ses quatre éléments, la psyché humaine se structure généralement selon un double
couple d’opposés qui appelle à un certain équilibre tout comme l’alchimie propose un processus
d’harmonisation dans la Quintessence. La psychanalyse aurait ainsi retrouvé avec l’inconscient un
objet interne qu’aurait perdu l’aventure scientifique en ne reconnaissant qu’un objet extérieur. Déjà,
à l’orée de l’aventure scientifique, Saint Bonaventure essaya, sans succès, de maintenir cette double
orientation face à la pression des averroïstes et autres aristotéliciens :

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“ [...] Cet effort d'abstraction n'est d'ailleurs même pas toujours nécessaire ; il ne s'impose que
lorsque notre pensée tourne sa face inférieure vers les corps pour en acquérir la science, non
lorsqu'elle tourne sa face supérieure vers l'intelligible pour acquérir la sagesse. En effet, le
recours à la connaissance sensible est nécessaire à l'intellect pour connaître tout ce qui n'est
pas lui-même et Dieu. C'est à dire tous les produits mécaniques et tous les objets naturels. Mais
il en va tout autrement lorsque l'intellect se tourne vers l'âme, toujours présente à elle-même, et
vers Dieu qui lui est plus présent encore. Ce n'est plus Aristote qui doit cette fois l'emporter,
c'est Platon. A partir du moment où nous dépassons les objets sensibles pour nous élever aux
vérités intelligibles, nous faisons appel à une lumière intérieure. Aristote a su parler le langue de
la science et il a bien vu contre Platon que la connaissance ne s'élabore pas dans le monde des
Idées ; Platon a parlé la langue de la Sagesse en affirmant les raisons éternelles et les Idées ...
[…] C’est oublier l’un des deux aspects de la nature humaine que de sacrifier soit Aristote, soit
Platon ”
Saint Bonaventure cité par E. Gilson
La Philosophie au Moyen Age (Payot)

Le frère franciscain s’inquiétait auprès de Saint Thomas d’Aquin, lui reprochant d’avoir mélangé
l’eau profane avec le vin sacré. Le frère dominicain lui répondit qu’à Cana l’eau avait été changé en
vin mais l’histoire a montré qu’il avait tort car c’est le vin qui fut transformé en eau. La compromission
du thomisme avec l’aristotélisme un tant soit peu épuré ne fut qu’un épisode stratégique vers la
liquidation de la théologie naturelle, nécessaire au demeurant à l’émergence de la pensée
scientifique. On peut ici revenir à Lulle qui, dans sa lutte contre les averroïstes, se situait dans la
mouvance des augustiniens qui résistaient désespérément contre la pression historique de
l’aventure occidentale en direction de la rationalité scientifique. Dans le Breviculum élaboré par son
disciple Thomas le Myèsier, on voit de manière étrange deux armées qui partent à l’assaut de la
forteresse de l’erreur, le système lullien d’un coté et l’armée d’Aristote et d’Averroès de l’autre. Or, si
Lulle participa à la lutte contre l’averroïsme, il essaie de faire une place importante au système
aristotélicien et à la théorie de " l’être en acte " dans son oeuvre. On pourrait croire qu’à l’instar de
Bonaventure, il fait la part des choses entre Aristote et Platon mais l’épisode de la vision de l’étoile
où il hésite entre les dominicains et les franciscains traduit un conflit plus profond et une plus grande
intrication entre les deux philosophes. Il demandait constamment et de manière pressante aux
autorités la création d’écoles des langues pour la conversion des infidèles mais il faut se souvenir
que les meilleurs connaisseurs des langues hébraïques et arabes de l’époque étaient les
dominicains. On ne peut pas, concernant ce problème, ne pas parler du barcelonais Ramon Marty
qui avait certainement une meilleure connaissance que Lulle des textes juifs et arabes mais cela
dans une optique différente. On peut ici aborder le problème de l’intolérance qui fut la tache
majeure de l’Occident chrétien. En général, on se trompe lorsqu’on accuse l’obscurantisme d'être
responsable de cette ignominie dont nous aurait libéré l’ère des lumières. Notre thèse est que
l’acharnement contre les hérétiques et les magiciens fut le fait du conflit névrotique des religieux qui
se portaient caution de la dynamique historique progressiste qui, en réalité, voulaient leur propre
disparition. L’acharnement de l’inquisition se situe à la fin du Moyen Age, tout comme la chasse au
sorcière fut le fait de l’ordre social du XVIIème siècle qui acquiesçait entièrement à la décision de
Colbert et de l’académie des sciences en 1666 d'interdire à tous les astronomes d’être astrologue.
La crise psychique de la vision de l’étoile que Lulle eut à Gènes traduisait ce conflit historique entre
deux pôles antagonistes, la franciscaine et la dominicaine. Le conflit entre les contraires fait que l’on
a tendance à occuper collectivement des positions respectives unilatérales mais il faut voir que c’est
l’ambivalence des deux qui nécessite l’exutoire d’un “bouc émissaire” pour refouler le malaise que
procure l’ambivalence névrotique. On l’a vu, une certaine synthèse fut, à l’époque, élaboré par Saint
Bonaventure mais au prix d’une relégation d’Aristote au seul domaine naturel alors que Saint
Thomas élaborait, à la même époque, une nouvelle théologie à partir d’Aristote lui-même. Lulle, lui,
tenta l’impossible d’être totalement aristotélicien tout en resta fidèle à l’augustinisme franciscain et
c’est pourquoi sa vie et son oeuvre garde un aspect fou et délirant qu’il reconnaissait lui-même dans
sa propre personne. On dit communément que la vérité émerge de la folie et l’intérêt du personnage
de Lulle réside dans ce fait que chez lui les signifiants de cette vérité ne sont pas totalement
assumés.
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La cyclothymie, la répétition d’échec et l’instabilité de résidence furent souvent le lot de ceux qui
mirent en acte l’inconscient collectif de leur époque. Les poètes en donnent de bons exemples et
Baudelaire dans son poème l’albatros traduit à merveille cet état d’inflation psychique propre à celui
qui est possédé par les signifiants d’une problématique spirituelle et psychique collective. Pour la
psychanalyse "anagogique", le métaphorique est une tentative de résolution d’un conflit de
tendances antagonistes mais les poètes en restent, le plus souvent, à la jouissance esthétique des
signifiants qui doivent pourtant être signifiés. L’investissement extraverti sur l’objet externe
débouche, avec la frustration, sur une régression et une fuite dans l’imaginaire. En général, celui-ci
propose un nouvel objet désirable qui remplacera le précédent et permettra un nouvel
investissement sur le réel mais il y a aussi le cas où la destruction frustrante extérieure se couple à
une force intérieure castratrice qui demande d’inverser l’imaginaire en mythologique (métaphore).
Cette puissance psychique intérieure peut aussi, d’elle-même, se mettre en acte et entraîner une
régression et un détachement qui se traduisent par cette production mythologique sans qu’il n'y ait
eu de cause extérieure majeure. La force de rupture provient de l’inconscient car dans la psyché il y
a un antagonisme entre une force d’investissement et une force de désinvestissement. Pourquoi
cela ? parce que la psyché humaine possède des processus de développement qui font que le
sujet doit se transformer et changer son investissement. Le plus connu est la crise de l’adolescence
où le sujet doit désinvestir les imagos parentales pour prendre femme et avoir des enfants. Tout
processus psychique est à l’image de la marche qui est un déséquilibre rattrapé et sans force de
destruction de l’état statique, il n’y a pas de devenir psychique car celui-ci est toujours dialectique. Il
faut mourir à la position ancienne pour renaître à l’homme nouveau comme l’expriment, depuis
toujours, les religions qui s’occupent de métamorphoses intérieures. Dans les sociétés primitives, le
passage de la puberté est vécu comme une descente dans le ventre d’un monstre pour renaître à
une position d’adulte. La mythologie renferme un savoir psychologique sous forme métaphorisé. La
mythologie a, depuis toujours, donné des exemples de perte de pénis en liaison à la Mère comme
dans le couple Attis et Cybèle où Attis s’émascule. Le complexe maternel négatif représenté par la
figure de la sorcière est une force inconsciente qui s’oppose, à la puberté, à l’accession par le sujet
à sa fonction génitale et à son rôle d’homme en société. Dès lors, le Père et la Mère de l’enfance se
retrouvent déplacés dans la figure du chef politique et du groupe social d’appartenance. Mais, si
l’on en croit le Christ, on peut aussi redevenir des enfants du Père et retourner dans le ventre de la
Mère pour renaître en Esprit. S’il y a une potentialisation des puissances parentales négatives dans
l’inconscient qui empêche d’accéder à la dimension adulte, il semble qu’il faille concevoir qu’il y ait
aussi une potentialisation positive des complexes inconscients des parents qui entraîne le sujet vers
une expérience mystique légitime. Freud s’en est tenu à l’unique aspect de l’inconscient négatif qui
castre la sexualité et, contrairement à Jung qui reprend le “certains se sont fait eunuques pour le
royaume du Père” évangélique, il n’a pas reconnu la légitimité d’une castration de la sexualité dans
l’expérience religieuse qui restait, pour lui, une névrose. Dès lors, il faut concevoir deux attitudes
envers la production métaphorique :

 une attitude réductrice qui doit libérer le sujet de l’emprise de l’inconscient castrateur
pour tourner l'investissement vers l’objet extérieur.
 une attitude symbolique qui détourne le sujet de la réalité (“mon royaume n’est pas de ce
monde”) en direction d’un « monde » invisible que les images des objets extérieurs tentent
de représenter métaphoriquement.

La sexualité est liée à l’investissement objectal tout comme la fonction génitale pubertaire est liée à
l’insertion du nouvel adulte dans le social-historique et, en cela, l’expérience mystique christique
sera une dé-identification à ce personnage collectif que Jung dénomme la persona, personnage
s’insertion sociale. Il y a donc un antagonisme entre sexualité et mystique comme le disait Freud qui
prit parti pour la sexualité contre la névrose religieuse. De notre coté, nous pensons aussi que
nombre de productions de mystiques, un tant soit peu hystériques, transfigure de la sexualité
refoulée mais on peut tout autant voir que dans les formes aberrantes de la perversion sexuelle se
glisse du symbolique qui n’a rien à voir avec la fonction génitale. Le psychanalyste Stekel, premier
compagnon de Freud, posait aussi une bipolarité fondamentale dans la psyché humaine et il n’avait
pas peur de dire que le pervers sexuel fétichiste était en réalité un mystique refoulé.
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Chez les lacaniens, la perversion fétichiste est la perversion type qui permet de comprendre les
autres perversions et on sait que, pour eux, le fétichiste nie l’absence du pénis chez la Mère. Or, en
langage sexuel, être le “phallus de la Mère” (hermaphrodite) c’est être objet partiel et pur semblant
de la Mère qui renvoie à la définition de l’âme chez les mystiques :

“ Quand nous parlons de l'union de l'âme avec Dieu, nous n'avons pas en vue cette union qui
existe en fait avec toutes les créatures, mais l'union de l'âme avec Dieu et sa transformation en
lui par Amour .... ”
Livre II chapitre IV La montée du carmel St Jean de la Croix.

A coté de la thèse freudienne du refoulement par la censure et le surmoi moral, les dissidents
comme W. Stekel ou CG Jung ont envisagé que le refoulement était le fait de l’unilatéralité
psychique qui refoule toujours son antagoniste; le refoulement freudien n'étant ainsi qu'un cas
particulier d’unilatéralité, celui, important, de la morale négative contre le désir. A partir de là, la
question se pose du retour du refoulé, celui de l’antagoniste qui ne doit pas aboutir sur une
alternance radicale de l’un ou de l’autre mais sur une co-existence et une synergie des deux
opposants. Cette synergie est une réunion des contraires en scènes complémentaires, l’un sur une
scène intérieure et l’autre sur une scène extérieure et l’on sait que cette dichotomie entre l’intérieur
et l’extérieur est un “signifiant-clé” de l’inconscient que nous délivre la névrose phobique avec ses
symptômes de l’agoraphobie et de la claustrophobie. Il est troublant de voir que dans la théorie
physicienne antique et dans l’alchimie du Moyen Age, les facteurs qui se combinent (amour) et se
décomposent (haine) sont des couples d’opposés. L’astrologie, grande soeur de l’alchimie,
présente des couples d’opposés tel Mars et Venus, Jupiter et Saturne, Soleil et Lune. Le Soleil et la
Lune sont mêmes les représentants types de l’opposition fondamentale des contraires qui est
l’opposition du masculin et du féminin. Il faut alors noter que le symbole du Mercure (S) est une croix
qui donne accès à l’union du Soleil et de la Lune. Cette réunion des antagonistes est le thème
majeur de l’alchimie que l’on retrouve représenté dans les nombreux grimoires de l’époque :

Cette réunion des contraires est un symbole archétypique auto-représentatif de l’expérience


intérieure qui concilie, chez l’humain masculin, l’attitude adulte virile externe d’un coté et l’attitude
infantile féminine interne de l’autre. D’un coté, l’attitude réaliste et responsable socialement en
relation à l’épouse et à l’enfant et d’un autre coté, l’attitude mystique infantile de relation aux divinités
parentales. Or, cette structuration de la deuxième partie de la vie qui ne peut se réaliser que tout
autant que le sujet a réalisé ses dimensions psychiques extraverties, se produit par la mise en acte
d’une force de mort régressive qui tend à détruire les personae construites. Ces persona e sont
généralement symbolisées par les vêtements et les masques auxquels le moi s’identifie et la mise en
acte de l’instinct de mort contre cette fonction génitale (et urétrale) se représente dans la mise en
scène du songe par la présence du serpent ou du dragon. Mais ces rêves ne doivent pas engager
le rêveur dans une attitude défensive contre cette force de mort car il doit accepter la castration de
la fonction génitale pour retrouver, sur une autre scène, son âme d’enfant.

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Jung écrit que cette structuration se symbolise dans le rêve par le thème de la naissance de
l’enfant. En réalité, le rêve est le lieu du désir ou de l’attitude auxquels il faut renoncer et le rêve de la
naissance de l’enfant appelle à un dépassement de la fonction parentale pour redevenir soi-même
un enfant. De même, le thème de l’objet précieux ou du trésor appelle à un renoncement à
l’investissement sur l’objet réel au profit d’un trésor spirituel. Comme le dit Jung dans son livre les
types psychologiques, le symbole religieux a pour but de déprécier l’objet réel pour castrer tout
investissement extraverti et pour faire que cette représentation qui ne doit plus exciter le désir soit
une représentation métaphorique d’un « objet » invisible. Dire que le rêve est une réalisation d’un
désir est bien mais encore faut-il dire si ce désir on doit l’assumer ou bien y renoncer. Notre position
est claire quand nous disons que le songe est le lieu du renoncement et lorsque Saint Augustin se
plaint à Dieu de ses rêves libidinieux, il faut savoir que sa légitime conversion s’est effectuée sur ce
problème du renoncement au désir sexuel auquel il s’adonnait sans restriction. Doit-on laisser
entendre que Saint Augustin était un refoulé sexuel alors qu’il ne connaissait que trop cette
dimension-là de son être ? De même, un rêve de naissance d’enfant n’implique pas une réalisation
d’un désir d’enfant mais bien une réalisation de redevenir soi-même comme un enfant. Certes, on ne
peut pas prouver que Dieu est Père et Mère protecteurs dans le chemin de la vie mais néanmoins,
cette réalisation intérieure nous libère de la force de mort dirigée contre l’unilatéralité de la position
génitale adulte. La spiritualité s’inscrit dans la mise en acte de l’instinct de mort contre lequel on ne
doit pas se battre héroïquement car il faut aller dans le sens de cette régression qui, si elle se réalise
sur le plan intérieur, ne met plus à mal la dimension externe des personae. Il existe, bien entendu,
d’autres exutoires qui sont une surcompensation de la tendance castratrice (mégalomanie ou une
pulsion génitale exacerbée) ou bien la soi-disant découverte de son homosexualité refoulée qui
semble devenir courante à notre époque. La bisexualité est une problématique spirituelle et son
actualité se signifie dans les symptômes des perversions sexuelles qui sont toujours dues au
refoulement du coté spirituel de l’humain. La psychanalyse n’est pas une branche de la sexologie et
les fantasmes sexuels n’ont pas à être satisfaits car si le sexe “ça parle” comme l’écrit Lacan,
l’inconscient doit être interprété et il est intéressant de voir que la problématique bisexuelle fut un
des thèmes majeurs de l’alchimie. Nous sommes conscients qu’à une époque où règne la bio-
technologie, il est difficile de faire admettre qu’une pratique sexuelle comme la bisexualité puisse
être en rapport avec cette vieille pensée pré-scientifique, complètement délirante dit-on, que fut
l’alchimie. Mais peut-être faudrait-il revenir encore une fois sur celle-ci pour comprendre qu’elle
exprime sous forme imagée (métaphore) une problématique psychique et spirituelle de l’homme
occidental engagé dans une histoire bien particulière dans laquelle il est entrain de s’égarer et de
perdre le fil d’ariane.

Historique de l’alchimie.

Le mot alchimie provient de l’arabe al-kimiya qui découlerait de l’égyptien kem-it, “noir” qui
évoquerait soit la terre noire, nom traditionnel selon Plutarque de l’Egypte, soit la noirceur
caractéristique de la décomposition des métaux que l’on retrouve dans la nigredo, le stade de
dissolution de la “prima materia”. Toutefois, en arabe, le mot al-kimiya est synonyme du mot al-iksir
dont le français élixir découle. On envisage aussi que Kimiya pourrait être d’origine hébraïque et
signifierait une science divine. Dans l’oeuvre de Jabir ibn Hayyan (Geber), al-iksir est conçu comme
une émanation de l’esprit divin. Festugière rappelle que les plus anciens alchimistes grecs
rapportaient le nom et la chose à un fondateur mythique appelé chémès ou chymès. Le plus célèbre
alchimiste alexandrien Zosime de Panopolis au VIème siècle faisait de lui un prophète juif. Il n’ignorait
pas qu’en hébreu chemesch est le nom du soleil et dans ses instructions à Eusébie, il déclare : “
c’est le grand soleil qui produit l’oeuvre car c’est par le soleil que tout s’accomplit”.
Dans la tabula smaragdina, la table d’émeraude, codex alchimique attribué à Hermès Trismégiste,
le Grand Oeuvre alchimique est dénommé l’opération du Soleil. Ayant certainement son origine dans
les pratiques magico-religieuses des forgerons de la haute antiquité, l’alchimie occidentale se trouve
être aux confluents des influences iraniennes, juives, grecques et égyptiennes. L’alchimie est
l’astrologie “d’en bas” comme le disait le philosophe arabe Rhazès et toutes deux sont un produit de
la civilisation suméro-babylonienne car la Mésopotamie est incontestablement le berceau des
civilisations du proche-orient.
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De l’interpénétration de la culture des akkadiens, peuple sémitique, avec celle des sumériens à la fin
du troisième millénaire av.JC sortit cette civilisation chaldéenne dont la doctrine astrale influença
toutes les conceptions des autres civilisations. Dans cette religion astrale, le dieu solaire dénommé
Shamash, fils du dieu lunaire dénommé Sin, était le maître de la Vie, l’adversaire de la mort et le
seigneur de la Justice. Le patriarche Abraham serait parti de Ur en Chaldée et nous savons
aujourd’hui par les études des tablettes cunéiformes tout ce que la spiritualité juive doit à la religion
babylonienne. Outre que les thèmes de la Genèse biblique sont déjà présents dans les mythes
mésopotamiens, la problématique centrale hébraïque du “ juste souffrant ” s’y trouve aussi, bien que
la spiritualité juive lui ait donné une solution originale. Le Sinaï est un des nombreux ”déserts du Sin”
qui font référence au dieu lunaire qui fixait, dans la religion astrale, les années, les mois et les jours
mais aussi la destinée humaine. Ce dieu était appelé “le fruit qui se dévore lui-même” qui n’est pas
s’en faire penser à l’Ouroboros alchimique, “le serpent qui se dévore lui-même”. Les racines
consonantiques du nom shamash du dieu soleil de la religion astrale des chaldéens sont les mêmes
que celles du nom chémesch, nom du soleil en hébreu puisque dans les écritures sémitiques seules
existent les consonnes. Ainsi, paradoxalement et contre l’avis de Jung qui la considérait comme une
compensation antagoniste au christianisme, l’alchimie se trouve être dans la dynamique historique
du judéo-christianisme en étant une formulation archétypique de celle-ci. On l’a précédemment dit,
l’alchimie a pénétré l’Occident par les traductions des écrits arabes bien avant le premier contact
direct avec le corpus hermeticum qui ne s’est établi que dans la seconde moitié du XV siècle
lorsque le manuscrit grec passa de Macédoine en Italie et fut traduit par Marsile Ficin.
Peut-être que ce sont les savants juifs, établis en Occitanie après avoir été chassés de Cordoue par
le fanatisme des almohades en 1147 qui ont joué un rôle important dans la diffusion de ces traités
arabes. En ce qui concerne l’alchimie occidentale, René Alleau la divise en deux branches
principales, à coté d’un aspect archaïque purement magique quasi-inexistant :

“ la première, aristotélicienne, a développé les applications de la théorie antique des quatre


éléments à la transmutation des métaux. Préchimique et relativement rationnelle, elle se rattache
plutôt à la tendance expérimentale du philosophe et médecin arabe Rhazès. La seconde,
concevant le monde comme un vaste organisme animé, reprenant les théories des stoïciens sur
la sympathie et l’antipathie des êtres, a recherché les relations entre la vie des métaux et l’âme
universelle [...] Une seule gnose, “l’Art d’Amour” dominait cette philosophie de la nature. Son
orientation la rapproche plutôt de la gnose jabirienne. C’est la voie traditionnelle la plus
importante et la plus généralement suivi par les maîtres de l’alchimie occidentale.”

Cette opposition entre l’aristotélisme et la conception stoïcienne de la sympathie et de l’antipathie


des êtres a une certaine vérité mais la gnose jabirienne intègre l’aristotélisme des quatre éléments et
surtout la quintessence propre à Aristote. Il faut voir que jusqu’à ce moment de l’Histoire,
l’aristotélisme était entremêlé sans problèmes au platonisme dans le corpus philosophique. C’est
particulièrement marquant chez les philosophes arabes hellénisants, les falasîfa et pendant
longtemps, on a cru que la théologie dite d’Aristote, texte néoplatonicien, était du philosophe et Lulle
participe souvent de cette synthèse surtout à cause du néo-empédoclisme qui intègre la théorie des
quatre éléments présente chez Aristote avec celle de l’âme universelle (anima mundi) et de l’Art
d’Amour d’orientation stoïcienne et néo-platonicienne. Cette fusion de l’aristotélisme, du néo-
platonisme et du stoïcisme propre aux falâsifa semble donner raison de la conceptualisation
lullienne qui reprend souvent à son compte les questions philosophiques posées par le Stagirite.

Lulle et Aristote

S’opposant à l’eidos céleste platonicien, Aristote pointe du doigt, comme dans la fresque de
Raphaël intitulée l’école d’Athènes, le monde des choses d’en bas et on sait que la physique fut un
domaine important de l’œuvre du philosophe grec. De la nature à la vie, de la vie à l’âme, la
transition est continue et la nature est définie, chez le précepteur d’Alexandre le Grand, comme le
principe interne du mouvement (ex : la pierre faite majoritairement de l’élément terre tend vers le
bas). On sait aussi que le philosophe fonda la biologie et si la nature animée était pour lui un cas
particulier de la nature en général, elle lui servait néanmoins de modèle.
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Tout comme pour la majorité des anciens exceptés les épicuriens matérialistes, l’animisme de
l’horizon primitif contamine la conception aristotélicienne de la nature. L’agir, le mouvement, est
« une sorte de vie appartenant à tout ce qui existe par nature « (Phy VIII I 250 b 14). En biologie, le
philosophe est finaliste et, bien avant Lamarck, il énonçait que la fonction crée l’organe. En réalité,
cet animisme résiduel fait qu’on a toujours affaire à une psychologie généralisée où l’agir et le
mouvement proviennent de « tendances vers un but » ou de processus en vue d’une cause finale.
La poésie elle-même est imitation (mimesis), non un simple calque de la réalité mais une sorte de re-
création figurative de cet « acte »(energia) qui constitue la vie. La tragédie, en particulier, « imite
non pas les hommes mais une action et la vie, le bonheur et l’infortune ; or, le bonheur et l’infortune
sont dans l’action et la fin de la vie est une certaine manière d’agir, non une manière d’être » (Poe 6,
1450 a 15). Les astres qui sont «ce qu’il y a de visible parmi les choses divines» (Meta E 1 1026 a
17) se meuvent eux-mêmes parce que leur matière (la quintessence) a pour nature de se mouvoir
toujours ( Du Ciel 1,3). D’un autre coté, ce mouvement astral, cet agir, est toujours «causé» par une
motion qui ne meut pas mécaniquement mais est plutôt un «objet d’amour» car il faut concevoir
cette motion comme «désirable». Il faut en cela, en bout de chaîne, situer un premier moteur,
immobile, qui est Dieu comme le suprême «objet d’amour». Aristote énonce que si l’on ne pose
qu’un seul principe, on rend le mouvement impossible - ce qui serait l’erreur des Eléates pour qui
l’Être est un, en n’ayant d’autre réalité que celle de l’essence - A un tel être, il ne peut rien arriver et
ainsi, la prise en considération du mouvement, de l’agir, amène à reconnaître que l’être est, à la fois,
un et multiple. Le mouvement, l’être en acte, écrit Aristote est «extatique», ce qui veut dire qu’il fait
sortir l’être de soi-même en l’empêchant de n’être qu’essence. De fait, on retrouve dans l’œuvre du
philosophe les concepts fondamentaux du mystique majorquin, la différence entre l’agentia et
l’essentia ainsi que le thème central de l’un et du multiple. Toujours, selon Aristote, il y a trois
principes du mouvement :

 un point d’arrivée du mouvement (finalité) qu’est la forme c’est à dire ce que devient la
chose par transformation
 un point de départ de l’avènement de la forme qu’est la privation
 Une continuité du mouvement du fait d'une matière qui subsiste sous le changement.

De même, on sait l’importance qu’a chez Lulle cette trilogie forme-matière-privation ou conjonction
ainsi que la trilogie, trinitaire, de l’aimé, l’amant et l’aimance car pour lui, comme pour Aristote,
l’agentia est amantia. Autre point identique est la différence entre nature et art : la Nature, chez
Aristote, agit spontanément comme cause finale (entéléchie), comme principe auto-organisateur
ayant un but a atteindre (processus). L’Art, à la différence, nécessite un agent extérieur au
processus. On comprend dès lors pourquoi les philosophes de la nature énonçaient que « ce que la
Nature laisse imparfait, l’Art le parachève ». La métaphysique aristotélicienne qui englobe ontologie
et théologie n’est pas, comme on le croit trop souvent, en rupture de la physique car elle ne fait que
la prolonger. Ce qui laisse entière la théologie naturelle qui ne peut se comprendre que parce que la
physique ancienne était encore empreinte d’animisme ; c’est à dire que son objet était « en soi » un
objet psychique, une projection de l’inconscient de l’homme. Le philosophe grec sépare
radicalement le monde céleste éternel et le monde sublunaire où les choses naissent et meurent
On sait d’ailleurs que c’est la remise en cause, faite par Galilée, de cette dualité du monde qui
permis le démarrage de la science moderne. Lulle, ainsi que les alchimistes pensaient que le
monde sublunaire vouait à la corruption à cause du péché originel pouvait être sauvé et atteindre à
un état de perfection, celui de la quintessence céleste et cela avait impliqué une descente et une
incarnation de Dieu dans ce monde d’en bas. Le christianisme était pour lui l’incarnation de Dieu et
la perfection quintessentielle du corps dans la résurrection. L’alchimie c’est comme chez Jâbir ibn
Hayyân la recherche du « corpus glorificationis » et c’est en cela que le coelum, le ciel, est si
important dans les textes alchimiques. Comme chrétien, Lulle pense que la résurrection est la chose
la plus importante et il la conçoit comme une transfiguration de l’homme qui devient non un ange qui
n’a pas de corps mais un être avec un corps fait de quintessence incorruptible :

Si no es resurrecció
Lo mon no ha perfecció Cant VI Dictat de Ramon
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La corruption du monde sublunaire est le fait du péché originel dont le Christ nous délivre et ce
monde est en état de transformation comme l’écrivait également l’Apôtre :

« Aussi la création attend-elle avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu. Car la création
a été soumise à la vanité (..) avec l’espérance qu’elle aussi sera affranchie de la servitude de la
corruption .... or, nous savons que, jusqu'à ce jour, la création tout entière soupire et souffre des
douleurs de l’enfantement. Et ce n’est pas elle seulement; mais nous aussi, qui avons les
prémices de l’Esprit, nous aussi nous soupirons en nous-mêmes, en attendant la rédemption de
notre corps. »
St Paul Romains 8 - 19

On l’a déjà écrit, la différenciation de l’essentia et de l’agentia, fondamentale chez Lulle, s’origine
dans la conceptualisation aristotélicienne. C’est cette différence qui sera théorisée par le philosophe
Al-fârâbî (872-950) comme différence entre essence et existence qui aura le destin que l’on sait
dans les philosophies des siècles à venir. Lulle et les scolastiques la connurent, probablement par la
diffusion des textes d’Avicenne (980-1037) qui avait repris à son compte les travaux de son
prédécesseur. Malgré son engagement anti-averroïste et son indéniable appartenance à
l’augustinisme traditionnel, Lulle reste marqué par cette synthèse arabe et c’est pourquoi son œuvre
possède d’importants fondements aristotéliciens. Alors que pour les Eléates on ne pouvait rien dire
de Dieu sauf qu’il était et que ses attributs étaient négatifs (non-né, non-changeant, non-multiple,
etc…) à l’opposé des choses du monde d’ici-bas, la synthèse arabe permit à Lulle de séparer en
Dieu l’essentia indicible et l’agentia (amantia) susceptible d’être connu par « raisons nécessaires ».
C’est donc bien à la suite d’Aristote que Lulle énoncera que seule l’agentia peut être objet de savoir
alors que l’essentia reste ineffable et inconnaissable. Ce que Aristote appliquait aux objets en
mouvement autres que le dieu immobile, Lulle l’appliquera à la tri-unité divine et fera du Christ la
« cause finale » de l’Univers. L’influence de cet Aristote platonisé chez Lulle est grande ; pourtant,
rien n’est plus opposé au lullisme que le thomisme aristotélicien qui interdisait l’illumination
augustinienne. Chez l’intellectuel Thomas d’Aquin, l’âme, rivée au corps, tire du sensible toute
connaissance, même celle de l’intelligible et se voit fermer les routes directes qui conduisent par
l’illumination à la connaissance de Dieu. Lulle est dans la mouvance des franciscains pour qui l’état
sentimental, qu’ils préféraient à toutes les joies de la terre, provenait d’une union mystique et d’une
tendresse personnelle entre leur âme et Dieu. Cette double appartenance du mystique majorquin à
l’aristotélisme et à l’augustinisme platonicien traditionnel expliquerait, peut-être, le conflit existentiel
de la vision de l’étoile où il hésitât douloureusement dans le choix concernant la prise de l’habit des
dominicains ou celui des franciscains. Mais, on l’a dit, cette double appartenance provient surtout
de l’importante influence qu’il faut attribuer, dans la doctrine lullienne, à la philosophie arabe qui
dominait les conceptions physiciennes de l’époque avec la stature imposante d’Avicenne dont les
écrits peuvent faire comprendre la position de Lulle dans l’anti-averroïsme :

« Les âmes célestes (Angeli coelestes) n’ont point de facultés sensibles mais possèdent
l’Imagination à l’état pur, libérées des sens, et dont le désir, aspirant à l’Intelligence dont elles
procèdent, communique à chacun des Cieux leur mouvement propre. Les révolutions célestes
auxquelles s’origine tout mouvement sont donc l’effet d’une aspiration d’amour toujours
inassouvie. C’est cette théories des âmes célestes et conséquemment celle d’une imagination
indépendante des sens corporels, qu’Averroës rejeta avec véhémence .... mais fructifia chez les
avicenniens iraniens. [...] A partir de la dixième Intelligence, l’Emanation explose, pour ainsi dire,
dans la multitude des âmes humaines (...). c’est elle qui est désignée comme l’Intelligence
agente ou active, celle dont émanent nos âmes, et dont l’illumination projette les idées ou formes
de la connaissance sur celles des âmes qui ont acquis l’aptitude à se tourner vers elle. L’intellect
humain n’a ni le rôle ni le pouvoir d’abstraire l’intelligible du sensible. Toute connaissance et
toute réminiscence sont une émanation et une illumination provenant de l’Ange».

Henri Corbin Histoire de la philosophie islamique p. 243

35
Ce genre de théories métaphysiques semble délirant pour notre mentalité moderne surtout lorsque
l’on sait que les dix Intelligences aviceniennes font références aux dix sphères célestes (la sphère
des sphères, la sphère des étoiles fixes, les sept sphères des planètes et la sphère sublunaire) mais
elles ont néanmoins un certain intérêt si l’on retient la thèse junguienne. L’aspect
anthropomorphique de l’affaire relèverait d’une projection du monde intérieur inconscient dans
l’inconnu qu’était le firmament pour les anciens. La noétique avicennienne pourrait être ainsi un
essai de psychogenèse comme le sont toutes les théories de l’émanation dans le néoplatonisme.
L’autre intérêt est l’opposition entre Avicenne et Averroës qui, outre qu’elle symbolise selon Henri
Corbin les destinées spirituelles respectives de l’Orient et de l’Occident, symbolise également
l’opposition de la typologie psychologique entre la fonction sensorielle du réalisme pratique et la
fonction intuitive du monde « imaginal ». C’est d’ailleurs cette opposition typologique qu’a décrit
Avicenne lui-même dans son récit symbolique Hayy ibn Yaqzân avec ses deux personnages de
Salamân et d’Absâl. Dans la pensée islamique, il n’y a pas de rupture entre l’homme et l’Ange, ni
entre philosophie et théologie. L’Intelligence agente avicenienne équivalent au Nouj néoplatonicien
est à la fois l’Ange de la connaissance pour les philosophes et l’Ange de la révélation pour les
prophètes et c’est particulièrement en contre de cette conception que l’averroïsme latin professait sa
théorie de la « double vérité ». Certes, l’augustinisme avicennien représenté surtout par Roger
Bacon essaya de christianiser Avicenne en transférant à Dieu cette fonction illuminative de
l’Intelligence agente.

De l’être et du non-être chez Aristote.

Dans le livre du gentil et des trois sages apparaît souvent l’opposition entre être et non-être pour
toutes les dignités présentées mais plus particulièrement pour celles de l’amour et de la perfection.
Dans le texte en français de ce livre traduit par Lluis Sala-Molins, on peut voir qu’à la différence du
texte en ancien catalan qui associe le non-être avec le « defaylement », Lluis Sala-Molins traduit ce
terme par « défaut » perdant en cela le « mouvement », le processus en direction du non-être. Mais
il ne faut pas lui en tenir rigueur car c’est ce même Lluis Sala-Molins qui a, dans son livre « la
philosophie de l’amour chez Raymond Lulle », particulièrement bien mis en avant le « dynamisme
outrancier » dans la pensée du Bienheureux montrant involontairement que notre Raymond était
bien plus proche d’Aristote qu’on ne le croit :
« Vous avez fait que l’homme soit situé entre deux mouvements: le premier dirigé vers la chose
qui est [l’Amour, l’Harmonie] et le deuxième mouvement vers la chose privée d’être [le mal, la
contrariété]... Lorsque l’homme se situe dans le deuxième mouvement accidentel, il est déchu
de votre Grâce et privé de votre bénédiction qui est la caractéristique du non-être ». (chap.46 du
Livre des contemplations).
Il faut, dans les recherches concernant la psychanalyse anagogique, prendre en compte cette
conception de la « privatio boni » ainsi que la conception d’un mixte d’être et de non-être à l’origine
de tout processus (psychique) et cela explique l’intérêt actuel pour notre majorquin car nous
croyons que ces deux notions qui découlent de la pensée aristotélicienne font parties des principes
de base du corpus lullien, bien plus que l’Art lui-même dont on sait que Lulle a pu, revenant de Paris
à Montpellier, le refondre radicalement sans pour autant que le « corpus » perde de sa cohérence.
Certes, tout au long de sa vie et à cause surtout de sa confrontation avec les penseurs parisiens et
« last but not least » les averroïstes latins, il semble que ces deux notions très ouvertement
exprimées dans les écrits de la période pré-Art et de la période quaternaire se soient estompées par
la suite mais, malgré cela, elles sont restées quand même fondamentales. Chez les lullistes, on fait
surtout référence à l’aspect platonicien de la pensée de notre personnage, cela est indéniable mais
notre Raymond est aussi et surtout aristotélicien parce qu’à la suite des philosophes arabes
hellénisants, les falâsifa, il synthétisait comme eux Platon et Aristote. Mieux qu’eux-mêmes car par
sa trouvaille des corrélatifs (-tivum, -bile et –are) en Dieu-Trine, il place toute la dynamique du
mouvement propre à Aristote dans le monde divin déconnecté du sensible propre à Platon.
L’évêque de Vic, le Dr Torras i Bages dans la Tradició catalana insiste sur cet aspect platonicien de
la pensée lullienne :

36
« Elle a quelque chose de la théorie des idées archétypes de Platon ; c’est une imagination de
monstrueuse envolée, échauffée par la méditation et la contemplation, mais à laquelle manque la
base d’une éducation scolastique qui l’assujettit aux liens de la rationalité et de la réalité des
choses ; Elle ne monte pas de la terre au ciel, comme déjà l’enseignait Saint Paul, sinon que du
ciel elle descend sur la terre et veut pratiquer une rénovation complète de la terre; Elle relève,
donc, beaucoup d’un utopiste, d’un rêveur, d’un réformateur a prioriste, choses très impropres à
notre race, et en cela, selon notre humble point de vue, Lulle est un penseur exotique ». [Un peu
plus loin, il écrit : ]« …. La construction de son système métaphysique, nous devons le qualifier
d’utopiste et d’aprioriste, et d’une certaine manière, de platonicienne … » [tout en reconnaissant
que ]« personne peut-être autant que lui, en cette époque médiévale, excepté l’autre
franciscain Roger Bacon, n’a fait autant d’usage ni fait un usage et une défense admirable du
système d’observation et d’expérimentation, … ».

Mais, si on s’attelle à la lecture des écrits de Lulle lui-même, force est de constater que ses
concepts de base sont aristotéliciens, jusque dans le détail. Outre sa conception des éléments, de
la prima materia, de la quintessence propre au ciel empirée et celle du monde sublunaire, dominent
surtout les trois principes aristotéliciens : matière - forme - conjonction ou privation.
On trouve aussi la différence entre l’essentiel et l’accidentel, et bien d’autres termes encore. Dans
de nombreux textes, il écrit que « le ciel nous meut », typiquement aristotélicien et sa conception de
la génération de l’homme est « texto » celle d’Aristote. Le stagirite écrit dans ses leçons de
physique : « … car l’homme et le soleil engendrent l’homme » et Lulle écrit dans l’Arbre des
exemples : « Le roi comprit ce que le soleil avait voulu dire, en citant cet exemple. Le fils qu'il avait
eu de sa femme était, en tant qu'être humain [générique], le fils du soleil. Il était son fils et celui de la
reine en tant qu'individu particulier [accident] ». L’Intelligence, la Prudence et même le concept, si
important, de l’Art se trouve chez Aristote. Indéniablement, Lulle est aristotélicien et son disciple
Thomas le Myésier le représente, à juste titre, dans les 12 miniatures de Sankt Peter à la suite
d’Aristote et d’Averroès (celui-ci, il est vrai, bridé par l’évêque) à l’assaut de la forteresse de la
fausseté. Mais sa philosophie aristotélicienne, il la tient du monde musulman et, certainement, de sa
formation pendant neuf ans auprès d’un esclave dont la « Vita coetània» et les miniatures nous
racontent la triste fin. Dans son livre « Penser l’islam …. », Dominique Urvoy donne une importance
majeure à Ibn Hazm par qui il aurait connu le neo-empédoclien Ibn Masarra, Ibn ‘Arabi, le soufisme
et bien d’autres auteurs mais Lulle ne fournit pas les titres des œuvres arabes qu’il utilise ni les noms
des auteurs dont il s’inspire. Un de ses premiers écrits fut un texte sur la logique d’Al-Ghazâlî qui est
connu pour avoir exposé les théories des philosophes hellénisants même si lui-même les combattait.
Le premier d’entre les falâsifa, Al-Kindi, né à la fin du VIIIème siècle, se trouve à Bagdad au moment
des traductions du grec en arabe des textes philosophiques grecs. Aristocrate fortuné, il fit travailler
de nombreux traducteurs. La théologie dite d’Aristote, en réalité de Plotin, fut traduite en arabe pour
lui par ‘Abdol-Masih d’Emèse, traducteur également de la sophistique et de la physique d’Aristote.
Fut traduit aussi pour lui la métaphysique d’Aristote par Eustathios. Il fut un esprit universel, il
synthétisa comme le fera à sa suite Al-Fârâbi, Avicenne et les falâsifa en général, les divers courants
de la philosophie grecque. Tout comme Lulle, il croyait à l’astrologie, partageait les idées
naturalistes de l’alchimiste Jâbir ibn Hayyân et prenait en compte les conceptions pythagoriciennes
et platoniciennes tout en soutenant la création du monde ex nihilo et la résurrection corporelle qui
sont, surtout la première, toutes deux contraires aux dires du philosophe macédonien prônant
l’éternité du monde. Son disciple Al-Fârâbi écriera un grand traité très explicite intitulé l’Accord entre
les doctrines des deux sages, Platon et Aristote. On sait aussi que c’est contre cet Aristote néo-
platonisé que Averroès fit un « retour » à ce qu’il croyait être le vrai Aristote. C’est à l’intérieur de
cette problématique synthétique des falâsifa que notre Raymond comprend que la dynamique ad
intra de la divinité trine chrétienne peut seule donnait raison, et de Platon, et d’Aristote.
Contrairement à ce qu’a écrit (ci-dessus) le Dr Torras i Bages, notre Raymond n’est pas totalement
irrationnel, déconnecté « dels lligams del raciocini i de la realitat de les coses » car sa révélation
solutionnait la difficile synthèse du platonisme et de l’aristotélicisme. Certes, Lulle comme chrétien
ne croit pas à l’éternité du monde et c’est en partie contre cette thèse qu’il luttera contre l’averroïsme
latin mais pour lui le monde créé est en lui-même actif et tend vers sa perfection (c’est un principe
typiquement aristotélicien) même si, pour lui, cette perfection finale c’est le Christ incarné.
37
Nous ne connaissons aucun texte de lullistes qui traitent explicitement de ce qui chez notre
Raymond relève des deux philosophes grecs majeurs respectifs sauf à voir qu’à cause de son
engagement anti-averroïste, Averroès étant dit « le commentateur » d’Aristote, on désigne
généralement Lulle comme platonicien alors qu’il y avait en Islam manifestement deux Aristote,
celui néo-platonisé des falâsifa et celui d’Averroès. Au fondement de la pensée d’Aristote il y a le
« mouvement », pas seulement le déplacement d’un objet dans un espace mais aussi la
transformation de sa forme. La physique du philosophe définie comme la science des choses
soumises au mouvement provient du mot phusis qui vient du verbe phuestai signifiant « naître » et
« croître ». Le mouvement est « une sorte de vie appartenant à tout ce qui existe par nature »
(Leçons de physique, VIII). Pour lui, la philosophie comme science des causes doit trouver dans
le monde sensible les causes du devenir. Il réfute les Idées platoniciennes parce qu’il ne les
trouve pas assez « agissantes » et les accuse « d’insuffisances causales ». Il écrit « … mais si les
Idées (platoniciennes) sont immobiles, d’où le mouvement pourrait-il venir ? Or, en supprimant le
mouvement, on anéantit du même coup toute étude de la nature (Livre A, VII). « les Idées ne
donnent aux êtres que leur essence, comme l’Unité la donne aux Idées elles-mêmes. Quant au
but final, auquel tendent tous les actes, tous les changements et tous les mouvements des
choses, ces philosophies n’en étudient pas les causes (Livre A, VI) ». Croyant expliquer l’essence
des choses, la théorie des Idées ne ferait qu’imaginer d’autres substances en nombre égal à coté
de celles-là. Le concept platonicien de « participation » liant les choses imparfaites aux respectifs
modèles divins n’est pour lui qu’un « mot creux ». Une autre de ces critiques concernant toujours
le mouvement est dirigée contre Parménide et l’école des Eléates accusés aussi de rendre
impossible le mouvement. Parmi les présocratiques, il ne reconnaît vraiment de mérite qu’au seul
Empédocle pour avoir défini les quatre éléments matériels et avoir trouvé les deux principes
contraires de l’Amour et de la Discorde (Bien et mal) : « il n’assigne pas une cause unique au
mouvement et il le fait venir de deux causes contraires l’une à l’autre » (Livre Λ, X). Pour le
stagirite, « tout changement est le passage de l’être en puissance à l’être actuel » et ce
mouvement a trois principes, les mêmes que l’on retrouve dans le corpus lullien : la matière, la
forme et la privation sachant que la « matière qui est unique n’est contraire à quoi que ce soit. Et
de plus, tout aura sa part de mal puisque le mal lui-même est un des deux autres éléments
(privatio) » (Livre Λ, X). L’autre, de Bien, est la forme, « l’essence qui fait qu’une chose est ce
qu’elle est , ne comporte pas de matière puisque c’est l’acte même, l’Entéléchie, ce qui a en soi
sa propre fin (Livre Λ, VIII) car « ce n’est pas la matière qui se donne à elle-même le
mouvement ». Contrairement à certaines hérésies manichéennes et à Jung lui-même qui associent
le mal à la matière, on voit que ce n’est pas le cas pour Aristote qui maintient toutefois la dualité
des antagonismes de Bien et de mal : « l’une de ces parties, en effet, qui demeure et subsiste,
concourt avec la forme pour produire comme mère tous les phénomènes qui adviennent, mais
quant à l’autre partie (le mal) de l’opposition des contraires, elle pourrait plus d’une fois faire l’effet
de ne point exister du tout pour celui qui ne regarderait en elle que son coté destructif. En effet,
comme il y a dans les choses un élément divin, excellent et désirable, nous disons que l’un de nos
deux principes est contraire à cet élément, tandis que l’autre est fait par sa propre nature pour
rechercher et désirer cet élément divin » (Leçon de physique, X). Le philosophe macédonien
soutient la vérité de ces deux mouvements antagonistes (Bien et mal) mais contrairement encore à
Jung et à Pauli, il ne soutient pas que ces deux antagonistes soient réunis en Dieu car celui-ci est
le suprême Etre en acte pur, la substance absolu immobile et éternelle alors que la privatio (mal)
n’a pas de substance. Il écrit : « la matière est le non-être par accident tandis que la privation est
le non-être en soi et que la matière fort voisine de la substance est, à certains égards, substance
elle-même tandis que la privatio ne l’est pas du tout » (Leçon de physique, X). « la substance est
l’objet de nos études puisque ce sont les principes et les causes des substances que nous
cherchons …. Sans les substances, les modes des choses et leur mouvement ne sauraient exister
» (Livre Λ, V). Aristote définit trois substances : une sensible propre au monde sublunaire
composée d’une substance éternelle et d’une substance périssable et une autre éternelle propre
au ciel empyrée, toutes les deux relevant de la physique et sujettes au mouvement (à la fois
moteur et mu); et enfin une troisième éternelle, immobile et incorporelle (moteur et non-mu)
relevant de la science première, de la métaphysique (Livre Λ, I).

38
Malgré son opposition à Platon, Aristote partage néanmoins avec lui sa croyance au Souverain
Bien qui est, pour lui, la cause finale de toute chose : « ils ignorent que c’est le Bien qui est
précisément cette cause pour laquelle tout se produit et tout existe, car ils ne font pas du Bien le
but absolu des choses, et ce n’est qu’indirectement qu’ils arrivent à le considérer ainsi » (Livre Λ,
VI). Bien que le stagirite maintienne la dualité du Bien et du mal, son Dieu est le Souverain Bien
comme il l’est pour Lulle et les augustiniens médiévaux car le mal comme privatio boni n’a pas de
substance dans leur philosophie. On peut voir en cela encore à quel point la conception lullienne
de l’être et du non-être relève de la pensée du philosophe macédonien. Petite différence avec
nous-mêmes, Aristote conçoit une opposition des contraires mutuellement antagonistes
simplement en vis à vis et refuse de concevoir que le mal comme privatio puisse se retourner
contre lui-même tel qu’on le trouve dans la symbolique alchimique avec le motif de l’Ouroboros, le
serpent qui s’auto-dévore. Il écrit : « Mais dans les théories que nous combattons, il arrive que le
contraire (le mal) désire sa propre destruction …(Leçon de physique, X). On ne la trouve pas non
plus dans le corpus lullien, ce qui renforce d’autant plus sa proximité avec la philosophie
péripatéticienne. De même également, son concept central du grand Art sort de cette
philosophie : « l’expérience nous apprend simplement que la chose est ; mais elle ne nous dit
pas le pourquoi des choses. L’art, au contraire, nous en révèle le pourquoi et la cause. Ainsi en
chaque genre ce sont les hommes supérieurs, les architectes que nous estimons le plus, et à qui
nous supposons plus de science qu’aux ouvriers qui ne font que travailler de leurs mains. Si les
premiers nous paraissent plus savants et plus éclairés, c’est qu’ils connaissent les causes …
Aussi le premier qui inventa un art quelconque, en allant au-delà des impressions sensibles que
tout le monde éprouve, dut vraisemblablement exciter parmi les hommes une réelle admiration,
non pas seulement comme ayant fait une découverte utile mais comme étant un sage, fort
supérieur à tous ses semblables » (Livre A, I). Mais notre Raymond est aussi manifestement
platonicien et sa contemplation des dignités à la suite des noms divins de la mystique musulmane
est bien évidemment platonicienne. Néanmoins, en généralisant les trois corrélatifs de l’action (-
tivum, -bile, -are ) à toutes les dignités (l’agent, l’agi et l’agir), il se permet de reconnaître l’image
du Dieu-Trine dans tous les aspects du monde créé, c’est à dire dans la forme, la matière, et la
conjonction-privation qui régissent les réalités corporelles. On sait que Platon se méfiait du
sensible et demandait que l’on se détourne de lui pour accéder aux Idées éternelles alors que
pour Aristote on n’accède pas à l’intelligible en se détournant du sensible mais à partir du
sensible. Lulle synthétise les deux positions, dans son Arbre de science, il hiérarchise les
connaissances en commençant par le monde physique (arbre des éléments) en s’élevant jusqu’à
Dieu (arbre divin). Il soutenait que la raison pouvait s’élever et atteindre la connaissance
rationnelle des objets. Il signale dans l’ars inventiva que Aristote et Averroës y arrivent mais il écrit
aussi qu’il y a une seconde ascension qui permet d’accéder en fin de compte à l’essence divine,
degré supérieur de la divinité que le mystique découvre et dans lequel tous les noms divins
coïncident (nous avons là, l’Un platonicien situé au dessus des Idées). Lulle précise aussi que
cette suprême essence divine échappe à l’entendement humain et ne peut qu’être qu’objet de la
foi. Le célèbre tableau de Raphaël des philosophes grecs représente Platon montrant du doigt le
ciel pendant qu’Aristote le pointe vers la terre et Jung, dans ses études de typologie, classe
Platon comme introverti et Aristote comme extraverti. Mais c’est une méprise car ce que voit
Aristote dans la réalité sensible c’est la dynamique psychique inconsciente encore projetée,
vestige de l’animisme primitif, dans l’objet externe. Quant à Platon, ses Idées comme modèle des
objets externes ne sont qu’une inversion du processus intellectuel de l’abstraction. La dualité sujet
connaissant/objet sensible pervertit la quasi totalité des systèmes philosophiques car, en vérité, il
faut concevoir une quaternité, c’est à dire le couple intellect/objet pour la scène externe et le
couple « dynamique psychique/auto-représentation intuitive » sur la scène de l’interne. Depuis
Charles Darwin, nous sommes sûrs et certains que tel cheval n’est pas la pâle copie d’une idée
éternelle de Dieu et déjà Aristote dans son Organum écrivait que « c’est de la pluralité des cas
que se dégage l’universel ». De nos jours, nous ne croyons plus, scientifiques que nous sommes
tous devenus, aux archétypes qu’ils soient divins ou non, exceptée la psychanalyse anagogique
qui repère dans les fantaisies, les rêves et les délires des aliénés des motifs typiques
universellement partagés sur toute la surface de la planète.

39
A l’époque médiévale, l’intellect est amalgamé avec la spiritualité et c’est pourquoi ils ont la trilogie
corps, âme et esprit mais avec l’esprit scientifique l’intellect a été différencié de l’intuition
spirituelle et associé plutôt avec la sensation (empirico-rationalisme). Nous repérons désormais
avec Jung la quaternité sensation-sentiment-intuition-pensée plutôt que la triade corps-âme-esprit.
On peut voir ainsi que l’intellectualité est plutôt le fait de l’extraversion (avec la sensation) tandis
que le sentiment et l’intuition le sont de l’introversion (en tenant compte que ces mêmes fonctions
sont aussi mise au services de leur contraires). De ce fait, le platonisme ayant un rapport avec
l’intellectualité ne serait donc pas introverti mais extraverti tandis que l’aristotélisme qui projette les
« dynamismes inconscients » dans l’extériorité serait plutôt introverti qu’extraverti. C’est en cela
que le tableau de Raphaêl est une sublime méprise. On peut voir aussi que la thèse junguienne
de l’alchimie avec ses processus et ses symboles archétypiques fondés à partir de la philosophie
du mouvement d’Aristote renvoie sur l’introversion. Certes l’archétype est à la base une
terminologie platonicienne mais les représentations archétypiques junguiens n’ont rien à voir avec
les modèles idéels de Platon car elles représentent les processus psychiques intérieurs. Ces
représentations inconscientes sont des métaphores dites par l’âme inconsciente à l’insu du moi
conscient signifiants le psychisme intérieur. Paul Ricoeur écrivait que « le langage qui porte les
symboles est moins parlé par les hommes que parlé aux hommes » De l'interprétation p. 40 (Le
Seuil). Et si ces motifs sont universellement partagés c’est qu’ils sont les représentations de
processus psychiques propres à l’humaine condition. En fait, Aristote est bien plus introverti que
Platon et sa « mimesis », spécialement dans la tragédie, se rapproche des motifs archétypiques
symboles représentatifs des processus psychiques inconscients. Croyez-vous que nous nous
éloignons de Raymond Lulle ? Relisons ce qu’écrit Charles Lohr au sujet de la conception
psychologique du Bienheureux : « Pour découvrir son moi véritable, l’esprit doit s’abstraire des
changements qui sont le lot de la perception sensible et de la connaissance rationnelle . Il doit se
tourner en soi. Il doit se détourner de l’activité contingente de l’esprit ad extra et s’élever vers son
dynamisme nécessaire, interne et propre » (Les fondements de la logique nouvelle in Cahiers de
Fanjeaux p. 244 Ed. Privat). Une de nos topiques psychiques est totalement homogène à celle de
Lulle décrite par Charles Lohr et notre Raymond n’a pu la produire qu’à cause de sa géniale
synthèse qu’il réussit à faire entre Platon et Aristote. Mais il n’y a pas que l’humain, Dieu lui-même
pour notre Raymond est extraverti (ad extra) et introverti (ad intra). Néanmoins, cette topique
psychique relève d’un savoir inconscient sur le sujet psychique interne que l’âme inconsciente
détient de manière a priori. Or, Lulle a toujours soutenu que sa science et son art était le fruit d’une
révélation. Au fondement de la théorie psychanalytique, il y a l’accession à la parole et au
langage-signifiant qui schize en deux le sujet : conscient/inconscient, d’où le célèbre « il n’y a
d’inconscient que chez un sujet qui parle » de Jacques Lacan mais avec cette accession à la
parole et au langage-signifiant se situe également l’entrée dans le narcissisme, la prise dans le
miroir pour le moi conscient et la représentation métaphorique du Sujet psychique interne par
l’âme inconsciente. (comme l’écrit encore Lacan, dans le monde animal qui ne possède pas la
parole et le langage-signifiant, rien ne représente le sujet). Mais la représentation du Soi, de
l’Autre par l’âme au regard du moi, est en fait une adoration d’autrui (altérocentrique) par l’âme
tandis que le moi conscient est proprement narcissique et égocentrique ( cf. le texte de Paul
Ricoeur « soi-même comme un autre »). Dans la problématique de l’hominisation, concomitant à
l’accession à la parole et au langage-signifiant se situent les représentations rupestres que l’on
trouve dans les grottes préhistoriques, lieux, à l’époque, d’expériences chamaniques (visions,
transes, paroles somnambuliques). Dès lors, le monde du rêve, celui des esprits, des dieux, des
morts et des ancêtres mythiques, prit chez l’humain une importance supérieure à la réalité
profane. Est-ce que nous nous éloignons encore de Raymond Lulle ? notre personnage avait
l’intuition que la parole et le langage étaient fondamentaux. Il en faisait un sixième sens, l’affatus,
indispensable dans toutes les relations à autrui et aussi pour servir Dieu écrivait-il. Or, la théorie
psychanalytique associe l’accession à la parole à la relation à la figure du Père, garant de la vérité
de cette parole dite à l’Autre et de la vérité psychologique sur soi-même mais aussi garant de la
Loi morale castratrice du désir. Si c’est bien légitime de faire de Raymond, au regard de la
combinatoire des figures de son Art, l’ancêtre mythique de l’informatique moderne, on pourrait tout
autant dire qu’il n’est pas sans liens avec un certain savoir psychanalytique des plus actuels.

40
Saint Bonaventure (1217-1274).

On ne peut pas parler de Raymond Lulle s’en faire référence à Saint Bonaventure. Lorsque
Raymond revient de pèlerinages, après son expérience visionnaire, l’audition d’un sermon sur Saint
François d’Assise par l’Evêque de Cuitat de Mallorca lui fait embrasser la cause franciscaine. Or, à
l’époque de cet épisode que l’on peut dater autour des années 1264-1265, le frère Bonaventure est
depuis 1257 ministre général de l’ordre des frères mineurs et figure centrale de la pensée
franciscaine. Tous ses écrits sont quasiment faits ainsi que le récit de la vie de Saint François, la
legenda maior demandait en 1260 par le Chapitre général de Narbonne. Il meurt en 1274 au Concile
de Lyon, la même année que son double antagoniste Thomas d’Aquin au moment où Raymond Lulle
commence à écrire. Etienne Gilson dans le chapitre de sa monumentale Philosophie au Moyen
Âge intitulé d’Alexandre de Halès à Raymond Lulle, insère notre Raymond à la suite des penseurs
franciscains du moment. Néanmoins, comme la plupart des auteurs qui abordent le majorquin, il voit
en lui simplement un penseur franciscain exceptée l’originale combinatoire de son art. Mais s’il est
vrai qu’il se situe à la suite de Saint Bonaventure, c’est son aristotélisme, un peu spécial, qui est, de
notre point de vue, sa véritable originalité. Gilson dit de Bonaventure qu’il est un Saint François
d’Assise qui s’oublierait à philosopher (la P.A.M p.450). L’auteur de l’itinéraire de l’esprit vers Dieu
dit d’Alexandre de Hales qui occupa la première chaire franciscaine de théologie à l’université de
Paris qu’il fut son maître et son père spirituel. Bonaventure, après avoir suivi son enseignement,
occupa par la suite, de 1248 à 1255, cette chaire réservée aux franciscains. En dépit de la
campagne acharnée pour interdire aux ordres mendiants d’enseigner à l’Université, on sait que le
Pape confirma dominicains et franciscains dans leur droit d’y occuper des chaires et c’est le même
jour, en octobre 1257, que Thomas et Bonaventure reçurent leur grade de Docteur mais déjà
nommé Général de son ordre le frère franciscain abandonna pour toujours l’enseignement.
Autour de 1265, au moment de l’adhésion de notre Raymond au franciscanisme, il y a déjà près de
vingt ans que la nouvelle théologie d’inspiration aristotélicienne, au grand dam de cet autre
franciscain Jean Peckham, s’est objectivement constitué. Depuis 1250, Albert le Grand travaille sur
ses commentaires d’Aristote et Thomas d’Aquin a élaboré sa somme contre les gentils de 1258 à
1264. De son coté, le groupe d’Alexandre de Halès restait fidèle à l’augustinisme et aux victoriens et
« refusait de répudier l’intuition intellectuelle au profit de l’abstraction ». Jean Peckham que
Bonaventure soutiendra en 1270 dans sa lutte contre Thomas d’Aquin pour la défense, entre autres,
de l’illumination divine, identifiait l’opposition entre les deux doctrines théologiques aux deux ordres
franciscains et dominicains. Pourtant, dans ses premiers écrits, on peut voir que Bonaventure
connaît bien Aristote qu’il prend en compte mais la question ne se posait pas encore de l’utilisation
d’Aristote pour constituer la théologie comme science. Bonaventure cantonnait Aristote dans un
domaine inférieur, celui d’une science touchant uniquement aux « produits mécaniques et aux
objets naturels » et il lui déniera toujours une quelconque place en ce qui concerne le savoir sur
l’âme et sur Dieu. Ce que notre personnage a de commun avec Raymond Lulle, c’est sa référence
aux « raisons nécessaires » pour prouver les articles de la foi chrétienne. Plus de cent ans après,
Bonaventure est le principal disciple de Saint Anselme et le meilleur interprète de son « fides
quarens intellectum ». La foi est le guide de l’intelligence même au plan philosophique et si les
raisonnements philosophiques, à la différence de ceux de la théologie, tirent leur rigueur des seuls
principes de la raison, ils nous font voir l’univers selon son sens véritable qui est l’expressionisme
divin. Bonaventure fait partie de ce courant chrétien pour qui Dieu s’est révélé dans deux livres : la
Bible et le livre du monde. La véritable signification de la création met en évidence la
correspondance de l’essence des êtres créés avec Dieu. Sa notion dite « proportio » est identifiable
à celle de l’equació ou prova per equiperalment de Lulle. La philosophie naturelle toute entière
nous parle du Christ, verbe de Dieu, par ces « relations de proportion ». L’univers tout entier n’est
qu’un livre dans lequel se lit partout la Trinité (La P.M. Â. p.442). On voit en quoi ces conceptions de
Bonaventure sont très proches de celles de Lulle car ils mettent, tous deux et à la suite de Saint
François d’Assise, l’exemplarisme au centre de leur pensée. Tous deux ont enseigné l’unité du
savoir humain. En s’élevant dans la voie illuminative, on « décèle la présence secrète de Dieu à
l’intérieur de chacun des êtres que nous rencontrons le long du chemin » (Bonaventure De
reductione artium ad theologiam n.26).

41
Et cette voie illuminative possède trois temps pour Bonaventure : 1° la contemplation de Dieu dans
ses « vestiges » pour le monde sensible. 2° la contemplation de Dieu dans l’âme. 3° l’extase
mystique. Egalement, tous les deux fondent leur théologie sur l’Histoire sur la base de la médiation
absolue du Christ et tous les deux refusent l’idée de Joachim de Flore d’un septième âge, celui de
l’Esprit. C’est cette même idée que reprendront les spirituels franciscains et Arnaud de Villeneuve,
leur compagnon de route. Mais la différence et l’originalité de Lulle par rapport à Bonaventure
résident dans les corrélatifs de la dynamique trinitaire (-tivum, -bile et –are), celle de l’agent, de l’agi
et de l’agir, les trois aspects de l’agentia qui est aussi amantia. Par ce fait, notre majorquin met
radicalement le « mouvement », notion philosophique typiquement aristotélicienne, dans le plérôme
divin, domaine réservé pourtant à l’« immuabilité » platonicienne par le courant des franciscains
augustiniens. Certes, Bonaventure lit partout la Trinité dans le livre du monde mais ses textes ne
mettent jamais en évidence l’omniprésence du schéma ternaire : matière - forme - conjonction ou
privation comme c’est le cas chez Lulle. Ce schéma ternaire, notre Raymond le tient d’Aristote dont
les conceptions, nous le voyons, sont bien plus présentes chez lui que chez le natif de Bagnorea.
Nous l’avons dit, c’est certainement le fait d’appartenir, tout à la fois, à ces deux courants
antagonistes s’affrontant à son époque qui explique la crise psychique qu’il vécut à Gênes où il
hésitait entre les dominicains et les franciscains. Cela expliquerait aussi pourquoi lorsqu’il s’affrontait
aux averroistes parisiens, c’était pour proposer un autre Aristote, différent de celui de ces mêmes
averroistes comme le montrent les miniatures de sankt Peter réalisées par son disciple Thomas le
Myèsier. Les deux disciples français de Raymond Lulle, Pierre de Limoges et Thomas le Myèsier
étaient, et ce n’étaient pas un hasard, tous deux médecins. Certes, notre bienheureux était très
proche de ses frères franciscains mais son contact avec l’Al-andalus imposait à sa pensée, même si
c’était dans un but missionnaire, une dimension « physicienne » dans laquelle l’Aristote des falâsifa
régnait en maître. Or, cette dimension « physicienne » reposait sur le quaternaire des éléments que
l’historienne F. Yates et R. Pring Mill mettaient au premier plan dans le corpus lullien . Mais que ce
soit le quaternaire ou le ternaire, tous les deux renvoient à Aristote et montrent l’importance du
macédonien, surtout si on met en comparaison la pensée de Lulle avec celles des autres
franciscains de l’époque et en particulier avec celle de Saint Bonaventure. Reste que la pensée des
philosophes hellénisants arabes est indissociable de l’alchimie à laquelle s’intéressait cet autre frère
franciscain Roger Bacon. Néanmoins, c’est surtout à Geber, de son vrai nom Abu ‘Abd Allah Jabir
ibn Hayyan al-Sufi (VIII siècle) que l’alchimie arabe dut son renom extraordinaire pendant le Moyen
Âge. Dans la “science de la Balance”, la recherche “spirituelle” dévoile la relation qui existe entre le
manifesté, l’exotérique (zahir) et le caché, l’ésotérique (batin), entre l’accidentel et l’essentiel.
L’alchimie y est définie comme la science qui enlève l’accidentel qui est comme une gangue pour
accéder à l’essentiel. Les métaux “vils” dans leur état initial peuvent devenir “nobles” par leur mort et
leur résurrection. D’ou la nécessité de l’Art et d’une seconde naissance pour les ennoblir. “Ce que la
nature laisse imparfait, l’Art le parachève” dit l’aphorisme et l’adepte de l’alchimie pénétrait dans
l’univers du Grand Oeuvre en découvrant la mystérieuse “matière première” invisible. Le monde de
l’alchimie est à la fois subjectif et objectif, spirituel et matériel et c’est selon l’expression d’Henry
Corbin, un « monde imaginal » que le grand connaisseur de la pensée islamique a décrit chez Ibn
‘Arabî dont l’oeuvre influencée par celle d’Ibn Massara n’est pas sans lien avec celle de notre
majorquin. Chez tous les trois, on retrouve les mêmes conceptions d’une matière première invisible,
d’une matière seconde sensible et d’une émanation en cinq stades. De leur coté, les alchimistes
occidentaux font aussi la différence entre la matière visible et la matière première invisible et
spirituelle et c’est pourquoi, on l’a dit, ils font la différence entre l’or ordinaire (aurum vulgi, or du
vulgaire) et l’or philosophique, la pierre d’invisibilité (lapis invisibilitatis). On sait de nos jours que les
alchimistes n’avaient rien à découvrir dans la fabrication de l’or ordinaire mais l’alchimiste, devant
l’inconnu de cette matière invisible, projetait l’inconscient et intuitionnait les processus de
transformation psychique qui s’auto-représentent de manière métaphorique. Pour l’alchimiste
Sendivogius, Dieu seul connaît la prima materia et pour Hoghelande l’illumination divine est
nécessaire par le fait que la fabrication de la Pierre dépasse la raison et que seule une science
surnaturelle et divine connaît le temps exact de la naissance de la Pierre. De son coté, l’alchimiste
paracelsien Khunrath écrit que l’on prépare le chaos naturae (la materia prima) en vue de la
perfection grâce à une vision et à une révélation divine secrète:

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“ L’habitaculum Materiae Lapidis (l’habitacle de la substance de la pierre) cabalistique, qui fut à
l’origine, révélé d’en haut par inspiration divine et par révélation particulière, toutes deux avec et
sans intermédiaire, aussi bien dans l’état de veille que dans le sommeil ou le rêve”.

Khunrath - Von hylealischen, das ist, pri-materialischen catholischen,


oder algemeinem natürlichen chaos Magdebourg 1597

On voit par là que la pratique alchimique est en prise directe avec l’inconscient et avec ses
productions métaphorique mythologiques. L’athanor et les objets matériels n’étaient pour les
alchimistes qu’un support de réception de ces fantasmes tout comme le corps l’est dans le yoga
hindou. Mircéa Eliade a mis en évidence que la symbolique alchimique recoupait celle du yoga : Le
serpent Kundalini aussi se métamorphose à partir du bas du ventre en montant vers le cerveau où il
réalise la réunion des contraires du masculin et du féminin, l’union de Shiva et de sa Shakti. De plus,
la référence à l’illumination divine ancre l’alchimie et toute la théologie naturelle dans l’augustinisme
avicennien dans lequel s’inscrit la pensée de Raymond Lulle. Assez étrangement, il y a une
expérience onirique du chimiste Kékulé qui peut donner une idée de l’impact du rêve dans la
recherche des physiciens philosophes. L’inventeur de la structure du benzène raconte qu’il dut sa
découverte à un rêve qu’il fit après un temps de recherche infructueuse :

” Je tournais ma chaise vers la cheminée et tombai dans un demi-sommeil. Les atomes valsèrent
devant mes yeux ...tournant et ondoyant comme des serpents. Mais que se passait-il ? Un des
serpents mordait sa propre queue et l'image tournoyait, méprisante, devant mes yeux.
Comme sous l'effet d'un choc, je m'éveillais. J'occupai le reste de ma nuit à analyser les
conséquences de cette hypothèse.”
(Hadsfield)

Les lullistes modernes refusant tout rapport entre Lulle et l’alchimie évoquent la thèse d’un catalan
vivant à Londres qui aurait produit cette littérature “occultiste et nécromancienne” qui aurait peu de
chose à voir avec l’oeuvre du Maître. De fait, il est certainement vrai que le texte du “codicille” est un
apocryphe et qu’il fut produit par un disciple et non par lui-même. Néanmoins, les termes péjoratifs
d’occulte et de nécromancie traduisent des préjugés que l’Occident charrie depuis le XVIIe siècle.
René Alleau reconnaît qu’il existait un courant “magique” de l’alchimie mais il écrit qu’il était
insignifiant et que c’était le courant “animiste” d’inspiration jabirienne qui dominait largement cet
univers de pensée du Moyen Age. La non-compréhension de ce qu’était véritablement la pensée
alchimique, celle des physiciens philosophes, interdit à nos lullistes modernes d’envisager que Lulle
ait pu avoir le moindre rapport avec l’alchimie. Nos auteurs, encore pris dans les préjugés
scientistes, mettent dans un même sac qui sent le souffre et la sorcellerie, toutes les approches
naturalistes pré-scientifiques et font des alchimistes des sorciers et des nécromanciens usant de
magie noire. Notre thèse, à l’encontre de cette position, émet l’avis que Lulle qui est, avec Arnaud
de Villeneuve, l’auteur le plus cité dans les écrits alchimistes du XVe siècle, le penseur du Moyen
Âge qui a le mieux traduit philosophiquement les concepts symboliques de l’alchimie et de la
science “physique” d’alors. Tous les lullistes reconnaissent l’unité du corpus lullien car son Art se
veut universel et applicable à tous les domaines du savoir et, comme le majorquin reprend à son
compte la problématique alchimique du Chaos, état d’indifférenciation de la prima materia, et le
processus d’Amour pour réaliser la Quintessence, cette conception alchimique se retrouve ainsi à
tous les niveaux de sa formulation qu’elle soit philosophique ou théologique. Même si on refuse avec
justesse au codicille d’avoir été écrit par Lulle lui-même, on sait, par l’étude des textes, qu’il fut le
premier écrit alchimique qui mit en parallèle la Pierre philosophale et le Christ. Cet écrit apocryphe
est en cohérence avec l’Art du majorquin et comme on a la certitude qu’il fut écrit avant le milieu du
XIVe siècle, l’auteur alchimiste de l’apocryphe fut un vrai disciple et connaisseur du Maître et c’est à
lui que l’on doit ce premier mouvement de “christianisation” des représentations alchimiques que
l’on retrouvera en abondance chez les auteurs alchimistes majeurs postérieurs tels Ripley et
Khunrath. Cette introduction des représentations chrétiennes dans le corpus alchimique nous
semble avoir été faite sans problèmes dans la mesure où nous pensons que la spiritualité juive, et à
sa suite la chrétienne, est plus qu’on ne le croit en lien avec la pensée alchimique.
43
Le long cheminement, lors de ces derniers siècles, du christianisme avec la rationalité
scientifique, explique que la conception hermétique soit taxée d’occultisme magique païen. De
plus, le fait que le judaïsme soit véritablement une religion anti-païenne et anti-dionysiaque nous
empêche d'envisager qu’il puisse être en lien avec cet univers d’une symbolique douteuse que
serait l’hermétisme. Ce qui est plus troublant, c’est que les plus anciens alchimistes comme
Zosime de Panopolis faisaient de Chymès, le fondateur légendaire de l’alchimie, un juif. Certains
érudits pensent que le nom de ce fondateur mythique pourrait provenir de l’hébreu chemesch, de
même que le mot Kimya dont dérive le mot alchimie, pourrait avoir aussi une origine hébraïque.
Les juifs étaient nombreux à Alexandrie du temps de Philon et leur influence sur la philosophie ne
fut pas des moindres. On a longtemps contesté les positions des Pères de l’église qui disaient
que ce qu’il y avait de bien dans la philosophie grecque était dû à l’influence de la Bible mais il
semble pourtant certain aujourd’hui que la culture juive a joué un rôle des plus importants dans
l’histoire de la pensée et particulièrement dans l’hermétisme. Daniélou montre dans sa belle étude
sur la théologie du judéo-christianisme que le démarrage du mouvement gnostique est inscrit
dans les récits apocalyptiques juifs, tout comme on peut voir dans les actes des apôtres que
Simon le mage était samaritain. La gnose juive se remarque toujours par sa référence aux sept
ciels qui seraient les sept planètes. Philon d’Alexandrie tout comme Flavius Josèphe notent aussi
que les sept flammes du chandelier sacré juif, la Menorah, sont liées aux sept ciels. Il semble
certain que la spéculation juive du temps du Christ n’était pas totalement étrangère à la
conception astrale universellement admise à l’époque. L’histoire des Rois Mages dans la nativité
du Christ fait référence à un problème d’astrologie qui s’associait à l’attente messianique d’un
sauveur, propre à l’histoire juive.
D’un autre coté, Eliane Amado Levy-Valensi pense qu’au IIIème siècle, Plotin et Origène ont connu
le “secret de l’Ecole d’Ammonius” qui aurait été ce judaïsme ésotérique. Contrairement aux
religions païennes anciennes fondées sur le retour du même et dont la divinité est une
ambivalence créatrice et destructrice comme chez le dieu Shiva ou la déesse Kali en Inde, le
judaïsme ne met plus l’âge d’or à l’Origine mais se tourne, historiquement vers le Futur. Ce fut une
révolution dans l’Histoire de l’humanité car Dieu engage son peuple élu en direction du futur et
leur dit : “je suis qui je serai”.
La Bible est essentiellement le produit de deux courants, l’un élohiste où la divinité “elohim” est un
pluriel et le courant “yavhiste” qui est le véritable courant monothéiste dans le judaïsme. Cette
tension entre l’un et le multiple est important dans la pensée juive et Paul Nothomb dans son livre
les récits bibliques de la création note la difficulté qu’il y a à saisir la notion d’unité dans la Bible.
Le “jour un” de la Genèse serait à rapprocher du “coeur un” dont parle Ezéchiel et qui dans la
Bible de Jérusalem devient un “seul coeur”, après avoir été “un autre coeur” dans la septante et
un “coeur neuf” dans la version syriaque. Il signale que toutes ces traductions divergentes
reflètent une incompréhension de la notion d’unité dans la pluralité infinie de la plénitude
qu’exprime le un biblique. Cette problématique de la pluralité et de l’unité est celle de l’alchimie et
on a vu aussi qu’elle était centrale dans le système lullien. Que l’on se souvienne que le “Quod
Deus pater est multiplicabilis et Deus filius consililiter” fut une des propositions qui furent retenues
contre l’oeuvre du majorquin par l’inquisiteur Eymerich. En cela, Lulle n’était pas en contradiction
avec les Evangiles lorsque l’on sait que la traduction de Chouraqui parle “des faces de mon Père”.
En rupture avec la pensée païenne pour qui le monde est une ambivalence de Bien et de mal à
l’image de ses dieux à la fois créateur et destructeur, le judaïsme pose le Bien en rupture du mal
et pour lui “le mal ne peut pas demeurer en Dieu” comme l’écrit le Zohar (II,193a) qui ne fait que
reprendre le Psaumes 5,5 : “ Car tu n’es pas un Dieu qui prenne plaisir au mal”.
Comme de nombreuses cosmogonies telle celle d’Hésiode en Grèce, la Bible pose un Chaos
originel et la tradition juive fait commencer le jour, non le matin, mais le soir. Le premier temps de la
création est le chaos, le “tohu-et-bohu” ou les ténèbres et ce n’est que dans un second temps que la
lumière fut : “jour un”. Le judaïsme monothéiste est hanté par le problème de l’unité et pour Eliane
Amado Levy-Valensi, c'est en ce sens qu'il faut comprendre le “je suis qui je suis ” (ehyeh asher
ehyeh) de la révélation mosaïque car, pour elle, Dieu pose sa présence dans le futur comme
l'indique le tétragramme qui signifie le présent avec, en plus, le yod du futur. L’auteur de Réponse à
Jung propose ainsi une traduction plus fidèle et plus intéressante du tétragramme :

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“ je suis (dans mon essence permanente) celui que ou qui je serai (de main d'homme). [...]
Celui que j'ai été de génération en génération, Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, vient vers
vous pour être le sens des générations futures. [...] L'unité divine n'est pas un donné mais une
oeuvre. A la question est-elle l'oeuvre de Dieu et de l'homme, on ne peut répondre qu'elle est,
comme tout acte d'amour, un processus d'unification qui exige les deux partenaires et leur
entière adhésion.
E.A. Levy-Valensi - Réponse à Jung (Cerf).

Il y a dans la pensée juive une volonté de sortir de la divinité originelle qui est une ambivalence du
Bien et du mal à l’image de l’Ouroboros. Sur ce symbole représentant la “prima materia”, voilà ce
qu’en dit Georges Ifrah :

“ L'Ouroboros, c'est le serpent qui se mord la queue ; il symbolise par là même le cycle d'une
évolution refermée sur elle-même.[...] L'union du monde chthonien, figuré par le serpent, et du
monde céleste, figuré par le cercle. L'Ourobouros, dans certaines représentations, serait moitié
noir, moitié blanc. Il signifierait ainsi l'union des deux principes opposés, soit le ciel et la terre,
soit le Bien et le mal et toutes les valeurs dont ces opposés sont porteurs. [...] Mais pour bien
marquer les interrelations du ciel et de la terre, ce cercle a été quelquefois coupé par deux
diamètres perpendiculaires. Il est vrai que le signe en forme de X ou de croix symbolise la terre
avec ses quatre horizons. Le cercle coupé d'une croix n'est donc autre que l'opposition céleste-
terrestre de la mystique du serpent. Or, la paléographie prouve que ce dernier graphisme n'est
autre, cursivement parlant, que le signe en forme de S ou de 8, décelé plus haut dans bon
nombre de traditions magiques ou ésotériques en tant que marque de multitude ou d'éternité.
A cet égard, la formation même des chiffres de la numération romaine archaïque est très
significative ... Le cercle coupé par une croix ( = 1000 ) évolua graphiquement vers un signe en
forme de S ou de 8 couché. Là aussi, mais probablement d'une manière inconsciente, telle une
connaissance refoulée au fond du psychisme latent, le S et le 8 couchés étaient devenus
synonymes de la grande quantité, de l'indénombrable et donc de l'infini, même si ces signes
n'ont jamais servi aux Romains à exprimer clairement ces idées. Avec ces graphismes, les
Latins revenaient donc, sans le savoir, aux temps reculés du culte et du mythe du serpent
originel.”
Georges Ifrah - Histoire universelle des chiffres II p. 74

C’est ce serpent-dragon « complexio oppositorum » de bien et de mal que l’on trouve en Chine avec
la Tao originel :

Eliane Amado Levy-Valensi écrit que l'unité divine n'est pas un donné mais une oeuvre en précisant
que cette oeuvre, cet opus, est, comme tout acte d'amour, un processus d'unification qui exige les
deux partenaires et leur entière adhésion. De même, l’alchimie est un Art d’amour et la tradition dit
que “ce que la nature laisse imparfait, l’Art le parachève”. La transformation de l’Ouroboros, le
serpent ailé qui se mord la queue, en oiseau de lumière représente le déroulement de l’Opus
alchimique qui est un passage de l’ambivalence du Bien et du mal au Bien uniquement car “le mal
ne peut pas demeurer en Dieu” comme l’écrit le Zohar.
45
Il semble donc bien, comme le disaient les anciens alchimistes grecs, que l’alchimie soit
d’inspiration juive et on sait que l’important personnage légendaire alchimique de Marie la juive était
censée être la soeur de Moïse. Nombre de grimoires alchimiques possède le signe du bouclier de
David  qui était un des symboles de l’Opus représentant l’union des contraires entre l’Eau et le
Feu. Mais si cette filiation première de la pensée juive dans le fondement de l’alchimie semble
probable, qu’en est-il de l’influence du judaïsme pour l’alchimie et le naturalisme du temps de Lulle ?
Au moment de la conversion de notre majorquin, l’école kabbalistique de Gérone de Nahmanide et
d’Azriel est en plein déclin bien qu’elle fut relayée par l’école barcelonaise de Salomon ben Adret.
On pense que ces écoles kabbalistiques catalanes s’inspiraient du livre du Bahir à la différence de
la kabbale castillane qui relevait plutôt du sepher ha-Zohar. On envisage, concernant
l’hylémorphisme que Lulle aurait pu être influencé par l’oeuvre écrite en arabe de Salomon ibn
Gabirol mais on sait que les kabbalistes n’avaient pas lu directement l’auteur du Fons vitae que les
scolastiques appelaient Avicebron mais de nombreuses de ses conceptions communes auraient été
acheminées par les écrits d’Isaac Israël. Paradoxalement, un passage du Sefer ha’iyyun des débuts
de la kabbale en Provence attribué à un soi-disant babylonien Hay Gaon note que l’hylé (la materia
prima) serait née après l’émanation des séfirot. Le schéma décrit correspond à l’enseignement de
Scot Erigène pour qui l’hylé et le monde des quatre éléments, conçus encore selon un mode non
sensible, apparaissent en qualité d’effets immédiats du monde des causes primordiales qui ont la
même fonction que les séfirot. Le livre du pseudo-Hay Gaon possède une phrase, surprenante pour
Gershom Scholem, qui explique que les “physiciens” étaient aussi des philosophes qui s’occupaient
de métaphysique : “ A propos de l’emplacement de l’hylé, c’est ainsi qu’écrivent les sages de la
nature, les philosophes versés dans la métaphysique”. Etonné de cette identification des physiciens
(les alchimistes) avec les philosophes métaphysiciens, G. Scholem écrit : “ Je serais enclin à
supposer que les sages de la nature sont ceux qui, à l’instar d’Erigène, ont écrit à son sujet, étant
entendu qu’il s’agit là de toute la hiérarchie du réel. C’est la seule façon de s’expliquer l’assimilation
aisée des sages de la nature aux métaphysiciens”. Cette influence possible de Scot Erigène (De
division naturae III p.19), émule du pseudo-Denys l’Aréopagite, à l’origine de la théologie négative
occidentale, expliquerait peut-être la conception de l’En-sof (l’infini ineffable) qu’Azriel de Gérone
situe à l’origine de l’émanation. Pour certains kabbalistes provençaux tel David ben Abraham Ha-
Laban, le néant d’où chaque chose a jailli est plus réel que toute autre réalité. La splendeur et la
fécondité du néant commun à la kabbale et à la pensée du pseudo-Denys l’Aréopagite ne vont pas
sans faire penser à la poésie du non-être lullien : “Du néant de l’espèce de l’huile vit la flamme de
Feu dans la lampe” (Arbre de sciència). Le rapport entre l’être et le non-être est le domaine le plus
paradoxal et le plus difficile à saisir dans l’oeuvre du majorquin. On y trouve une façon de présenter
les dignités comme étant les racines du monde au même moment où il définit la racine comme un
pur néant. Le néant lullien est une non-agentia qui possède en “virtualité” l’agentia avec ses dignités
et sa dynamique tri-unitaire. Dans son livre Raymond Lulle et Jean Scot Erigène, Frances Yates a
tenté de montrer un lien possible entre notre majorquin et Jean Scot Erigène mais l’absence de
l’astrologie chez l’auteur d’outre manche prouverait ou bien que cette influence s’est faite par des
intermédiaires ou bien que c’est la thèse musulmane qui est la plus probable. On voit que le néant
des théologies négatives ou mieux dites « apophatiques » se situe à l’origine et doit donc être
radicalement différencié avec le non-être qui chez Lulle est l’absence du Bien, non-être que l’on
trouve dans les créatures faites d’être et de non-être peuplant le monde sublunaire.
Pour Raymond Lulle, ce monde sublunaire est le lieu de la lutte des mixtes, mixte d’être et de non-
être que symbolise l’Ouroboros, le serpent ailé qui s’auto-dévore, le Chaos de la « prima materia »
qui se métamorphose dans l’athanor en oiseau de lumière. On sait que Goethe dans le Faust fait
dire à Méphistophélès que le mal est cette force qui veut le mal mais crée le Bien. Pour notre
majorquin, la réalité quotidienne est le lieu des mixtes, du mélange de l’être et du non-être, du Bien
et du mal mais pas dans un sens païen où la divinité est une alternance sans fin du Bien et du mal
comme avec le Tao chinois ☯ ou selon la sagesse traditionnelle qui nous demande d’accepter cette
réalité de l’alternance cyclique de la création et de la destruction (mythe de l’éternel retour).
Raymond se veut “fou" suivant en cela l’apôtre Paul qui le fut face aux sages athéniens de
l’Aréopage et il croit à la victoire de l’Amour sur la Mort et sur le mal et à une rédemption du l’homme
et du monde (du microcosme et du macrocosme).

46
Face à la sagesse antique, le judéo-christianisme est une folie car il prétend qu’il y a un processus
de rédemption qui libère le monde de l’ambivalence du Bien et du mal au profit de l’unique Bien. La
transformation alchimique du serpent ailé en oiseau de lumière symbolise cette “folie” et c’est pour
cela que l’alchimie occidentale est pleinement judéo-chrétienne contrairement à ce qu’en a pu dire
le psychanalyste Jung qui pensait que le but de l’opus alchimique était un retour à une union du
Bien et du mal. Pour le psychiatre suisse, le retour à cette unité aurait été rendu nécessaire à la suite
du refoulement du mal, de l’Ombre par une soi-disant unilatéralité du Bien, de la Morale dont serait
cause le judéo-christianisme qui aurait coupait en deux la réalité divine qui est une union du Bien et
du mal ( cf. Réponse à Job Buchet/Chastel). Dans la suite de cet essai, nous reviendrons sur cette
thèse erronée du junguisme mais, dans un premier temps, nous soulignerons que le problème
majeur qui a travaillé le judaïsme biblique fut celui de la rivalité des frères ennemis (Caïn et Abel,
Esaü et Jacob). “ Suis-je le gardien de mon frère ? ” dit Caïn dans la Genèse, la réflexion biblique
porte sur ce problème de la réconciliation des antagonistes. Le combat entre Jacob et l’ange
semble incompréhensible si l’on ne connaît pas la tradition juive qui le nomme l’ange d’Esaü. L’autre
antagoniste est aussi intérieur car l’inconscient, c’est l’autre en nous. L’analyse de la névrose
dostoievskienne met en évidence qu’au même moment où le sujet lutte contre son rival et veut jouir
et posséder l’objet de son désir, il fait tout pour perdre et souffrir et faire gagner son rival.
Le sujet veut réussir avec sa main droite et perdre avec sa main gauche en se mettant lui-même les
“bâtons dans les roues”. Son inconscient se met alors au service du rival et lutte contre lui-même
tout comme l’ange d’Esaü lutte contre Jacob. Dans Matthieu (5, 37), le Christ dit : “ dites oui, oui ou
non, non car ce qu’on y ajoute vient du malin” qui laisse entendre qu’il ne faut pas dire oui et non en
même temps, ce qui est le propre de la névrose. Les Evangiles, à la suite de la spiritualité juive,
insistent aussi sur la sortie de la négation de l’antagoniste : “ Accorde-toi promptement avec ton
adversaire, pendant que tu es en chemin avec lui, de peur qu’il ne te livre au juge” (Matthieu 5, 25)
mais, surtout, ils appellent au refus du bouc émissaire en dénonçant le lynchage du “tous contre un
” inhérent à la culture humaine :

“ Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! parce que vous bâtissez les tombeaux des
prophètes et ornez les sépulcres des justes, et que vous dites : si nous avions vécu du temps de
nos pères, nous ne nous serions pas joints à eux pour répandre le sang des prophètes. Vous
témoignez ainsi contre vous-mêmes que vous êtes les fils de ceux qui ont tué les prophètes.
[...] C'est pourquoi, voici, je vous envoie des prophètes, des sages et des scribes. vous tuerez et
crucifierez les uns, vous battrez de verges les autres dans vos synagogues et vous les
persécuterez de ville en ville, afin que retombe sur vous tout le sang innocent répandu sur la
terre, depuis le sang d'Abel le juste jusqu'au sang de Zacharie, fils de Barachie, que vous avez
tué entre le temple et l'autel ”.
Matthieu 23 - 29

Le seul passage important où le Christ se révèle comme fils de Dieu est la parabole des vignerons
assassins où il décrit la permanence du lynchage dans le fonctionnement du groupe humain :

[...] Il se mit ensuite à dire au peuple cette parabole :


Un homme planta une vigne, l'afferma à des vignerons, et quitta pour longtemps le pays. Au
temps de la récolte, il envoya un serviteur vers les vignerons, pour qu'ils lui donnassent une part
du produit de la vigne. Les vignerons le battirent, et le renvoyèrent à vide. Il envoya de nouveau
un autre serviteur ; ils le battirent, l'outragèrent, et le renvoyèrent à vide.
Il en envoya encore un troisième ; ils le blessèrent, et le chassèrent. Le Maître de la vigne dit :
Que ferai-je ? J'enverrai mon fils bien-aimé ; peut-être auront-ils pour lui du respect. Mais, quand
les vignerons le virent, ils raisonnèrent entre eux, et dirent : voici l'héritier ; tuons-le, afin que
l'héritage soit à nous. Et ils le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent. [...] Jésus dit : Que signifie
donc ce qui est écrit ( Psaumes 118 - 22 ) :
La pierre qu'ont rejetée ceux qui bâtissaient est devenue la principale de l'angle.
Quiconque tombera sur cette pierre s'y brisera, et celui sur qui elle tombera sera écrasé ”.

Matthieu 20 - 2
47
La réconciliation avec l’autre que l’on nie dans le meurtre du rival et dans le meurtre collectif du
“tous contre un” relève d’un processus d’une réunion des contraires où son âme, c’est l’autre en
nous. Doit-on, en s’inspirant des alchimistes lulliens, dire que le Christ qui est la pierre qu’ont rejetée
ceux qui bâtissent est la pierre philosophale ? Les “physiciens philosophes” ne disaient-ils pas qu’à
l’image de Job, leur pierre est rejetée par tous ? : “ in stercore invenitur ” (on la trouve dans le
fumier).
“ Notre précieuse pierre, qui fut jetée sur le fumier, est devenue entièrement vile ... ”

Ars Chemica “ Tractatus aureus ” p. 7

Si la materia prima alchimique est l’équivalent ancien de la substance de la science de l’inconscient


et si les alchimistes chrétiens ont raison de faire un parallèle entre le Christ et la Pierre d’immortalité,
il faut alors tenter de mettre en rapport la psychanalyse et le texte évangélique. Cette mise en
parallèle de l’Evangile avec la psychologie n’est pas sans rapport avec le personnage de Raymond
Lulle puisque Etienne Gilson, un des meilleurs connaisseurs de la philosophie du Moyen Âge, fait de
lui le lien entre la connaissance de soi de Saint Augustin et celle de Montaigne par le relais de
Raymond Sebond, disciple de Lulle. Ce rapport du Christ avec la psychanalyse, nous l’avons déjà
abordé avec le thème de la régression (Nicodème) ainsi qu’avec le refus de l’ambivalence
psychique mais il y a aussi un passage dans Matthieu 23 - (27.26) qui est très révélateur de cette
intuition de l’inconscient dans les Evangiles:

“ Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! parce que vous ressemblez à des sépulcres
blanchis, qui paraissent beaux au dehors, et qui, au dedans sont pleins d'ossements de morts et
de toutes espèces d'impuretés. Vous de même, au dehors vous paraissez justes aux hommes,
mais au dedans, vous êtes pleins d'hypocrisie et d'iniquités. [...] Pharisien aveugle ! nettoie
premièrement l'intérieur de la coupe et du plat, afin que l'extérieur aussi devienne net ”.

La référence christique à l'aveuglement montre bien que le terme d'hypocrisie n’est pas équivalent à
un état conscient de double jeu où l'hypocrite leurrerait son entourage sur la vérité de son être mais
dont lui-même ne serait pas dupe. La définition péjorative du pharisien n'est équivalente à celui de
l'hypocrite qu’à la condition que l’on y adjoigne l'adjectif d'inconscient (aveugle). Pourtant cette
réalité de “canaille” que le pharisien se refuse à reconnaître semble être son véritable être, l’état de
son âme et cela implique alors que la personnalité consciente est un “ faux-self ”: une construction
factice et idéalisée de soi-même auquel le “moi” s’identifie. D’un autre coté, le Christ utilise la
dichotomie intérieur/ extérieur qui est, selon nous fondamentale dans la topique psychique
(signifiants que l’on retrouve dans les symptômes de la névrose avec la claustrophobie et
l’agoraphobie). En langage junguien, le texte de Matthieu équivaut à dire que le “moi” s’identifie à un
masque construit au regard de valeurs et d’idéaux éducatifs tandis que la non-valeur, l’Ombre,
contamine l’âme. Mais, dans d’autres endroits, le Christ montre qu’à coté de cette conception de la
construction factice du “faux-self”, il conçoit aussi l’existence d’une véracité de l’être humain qu'il
exprime par sa métaphore de la maison construite sur le roc et non sur le sable. L’insistance répétée
des Evangiles à séparer la scène de César de celle de Dieu en affirmant que son royaume n’est pas
de ce monde reprend la dichotomie intérieur/extérieur. L’être immergé dans le social-historique en
relation au réel projette son âme qui devient l’objet du désir et c’est en cela que le Christ dit : “Que
sert à l’homme de gagner l’univers s’il vient à perdre son âme”. Retrouver son âme, c’est redevenir
un enfant en relation aux imagos parentales spirituelles car l’insertion dans le social-historique est
l’accession, durant la crise pubertaire, à la fonction génitale adulte. De fait, le “redevenir un enfant”
implique une dépotentialisation partielle de cette fonction génitale et c’est pourquoi l’Evangile écrit
que “certains se sont faits eunuques pour le royaume du Père”. Le grand penseur chrétien Tertullien,
à la suite de la pensée stoïcienne, disait que l’on “transforme en substance ce à quoi on assigne un
lieu” et la découverte de l'inconscient devait inévitablement déboucher sur une topique. Nous
venons ainsi de montrer que les dires du Christ relèvent de la topique jungienne du masque moïque
extérieur et de l’âme intérieure (Conscient/Inconscient). C’est cette dichotomie de l’intérieur et de
l’extérieur qui structure l’expérience introspective de Saint Augustin (Les confessions) qui fut le
maître du “socratisme chrétien” du “connais-toi toi-même” :
48
“ Tard je t'ai aimée, Beauté si antique et si nouvelle, tard je t'ai aimée, et pourtant tu étais
dedans, mais moi, j'étais dehors et dehors je te cherchais en me ruant sans beauté vers ces
beautés que tu as faites : Tu étais au-dedans de moi mais moi, j'étais toujours au dehors ! ” .

C’est à partir de la reconnaissance de l’intérêt de cette topique junguienne que nous essayerons de
mettre en évidence qu’étant trop simple, elle ne permet pas de résoudre le problème de la
formulation de la dynamique de l’inconscient. Car celle-ci n’est pas duelle mais quaternaire et c’est
cette topique duelle qui fut la cause de l’erreur du maître de Küsnacht en ce qui concerne
l’interprétation de l’alchimie. Pour l’analyste zurichois, la psychanalyse est l’expérience du retour du
refoulé, de l’Ombre comme il dit, qui aboutit, selon lui, sur une synthèse entre le conscient et
l’inconscient, entre le masculin et le féminin et entre les valeurs positives et les valeurs négatives
(ombre). Cette soi-disant synthèse du Bien et du mal, il la repère dans la symbolique alchimique qui,
avec son motif de l’Ouroboros, exprimerait cette ineffable ”coincidentia oppositorum ” des
antagonismes de Bien et de mal. A juste titre, le psychiatre suisse dit que le processus intérieur est
une expérience de la totalité et non celle de la perfection qui serait, elle, responsable du
refoulement. Néanmoins, il a tort d’associer la réunion du masculin et du féminin et la soi-disant
réunion du bien et du mal car c’est la réunion structurée en scènes complémentaires qui libère du
mal sachant que c’est l’unilatéralité d’un dimension qui est ambivalence car le mal est toujours la
négation de l’antagoniste. Jung théorise que la processus alchimique est un processus de réunion
du bien et mal qu’aurait séparer le christianisme. Il est certain que l’Ouroboros, le serpent dragon
qui s’auto-dévore que l’on trouve dans la description du Grand Oeuvre alchimiquue est une
« complexio oppositorum » de bien et mal mais cet Ouroboros comme mixte d’être et de non-être se
situe au début du processus et non à la fin qui elle est une libération du mal. La doctrine lullienne
nous aidera à le prouver et à voir, contre le junguisme, que la pensée alchimique est en adéquation
avec cette “folie” chrétienne d’une victoire de l’être sur le non-être, de l’unité sur le morcellement, de
la vie sur la mort et du Bien sur le mal.
Le psychisme possède un ensemble de couples pulsionnels qui se structurent en une quaternité :

A cette quaternité extravertie mettant en jeu les dimensions de puissance et de désir (jouissance)
dédoublées au champ de l’autre, il faut lui opposer une autre quaternité introvertie mettant en jeu les
dimensions respectivement antagonistes de l’amour et de la morale, toutes deux anti-sexuelles :

49
Dans l’absence d'une réunion structurée des contraires, chaque position unilatérale possède deux
aspects : un aspect positif et un aspect négatif qui nie son antagoniste. Prenons l'exemple de
l'antagonisme psychique du désir du désir et de la Loi morale castratrice que Lacan a si bien
analysé : d'un coté il y a une Loi morale négative qui s'acharne contre le désir du désir et de l'autre
coté, il y a un désir du désir négatif qui lutte contre la Loi morale positive. Un sujet qui occupe une
position unilatérale développera ainsi l’aspect positif de cette position mais dans la mesure où il
n’est pas attentif à la position antagoniste positive, il développera aussi un aspect négatif de cette
position unilatérale. Seule la configuration d'une synergie des contraires sur des scènes
complémentaires permet de se libérer de l'aspect négatif qui nie l'antagonisme. Le mal est donc
bien une “privatio boni ”, une absence de réconciliation entre les contraires. A l'origine, il y a une
double quaternité (huitaine) et ce n'est que chez l'individu ayant réalisé la structuration de la
quaternité en scènes complémentaires que les aspects négatifs sont supprimés (la négation de la
négation). Cette structuration des dimensions psychiques ne peut se faire que par une
différenciation et une unilatéralisation momentanée des potentialités psychiques et ce n’est que
dans un deuxième temps que peut se réaliser la synthèse des contraires et par la-même la libération
du mal. Il y aurait donc un processus qui différencierait une fonction principale, puis une fonction
secondaire, puis une synthèse entre la fonction troisième et la fonction deuxième et enfin la synthèse
entre la fonction quatrième et la fonction principale. Ce processus est formulé en alchimie par le
célèbre axiome de Marie la juive :

Et l'un devient deux; et deux devient trois


et trois devient l'Un comme quatrième.

Concernant la quaternité des fonctions psychologiques, ce processus quaternaire se réalise à


l’intérieur de la problématique, chez l’homme, des personae moïque viriles et de l’âme infantile et
féminine et c’est en cela que le Mercurius est l’union du Soleil et de la Lune. L’intégration de l’âme
féminine amenant avec elle la différenciation de ma quatrième fonction. Ce processus a été très bien
vu par CG Jung mais il n’a vu que celui-ci. Or, les grimoires alchimiques montre bien que outre la
réunion du soleil et de la lune, il y a aussi deux autres couples d’opposés que sont Mars et Venus et
Saturne et Jupiter qui, également, se réunissent dans le Mercurius. Comme on l’a écrit, CG Jung fait
l’erreur d’associer la réunion structurée des contraires avec la réunion du bien et du mal car ce n’est
que dans l’état originel et initial inconscient que les contraires sont fusionnées et possède
également l’ambivalence de bien et de mal (Ouroboros). Avec le processus engagé en lien avec la
conscience, il y a une différenciation unilatérale et ce n’est qu’avec le quatrième élément qu’est
retrouvé l’unité quaternaire mais structurée en scènes complémentaires.

50
La pensée de Lulle montre bien cette réalité de la materia prima , lieu des mixtes d’être (bien) et de
non-être (mal) et du processus de l’Art d’Amour qui débouche sur la quintessance et la libération du
mal. Une des causes de la méprise de Jung provient du fait qu’il n'a jamais bien fait la différence
entre fusion (indifférenciation et intrication) des contraires et structuration (réunion différenciatrice)
des contraires. Les deux textes suivants mettent en évidence cette ambiguïté présente dans ses
écrits :

Le problème des contraires suscité par l'ombre joue un rôle important, voire décisif, en alchimie
puisque cette dernière conduit à la phase ultime de l'oeuvre, à l'union des contraires sous la
forme archétypique du hieros gamos, c'est à dire du ”mariage chimique”. Dans ce dernier, les
opposés suprêmes (comme le Yin et le Yang chinois), sont fondus en une unité qui ne contient
plus de contraires.
CG Jung - Psychologie et alchimie p. 54

“ Il est un fait à noter : que peut-être la majeure partie des dieux créateurs du monde sont
bisexués. L'hermaphrodite ne signifie rien d'autres que la réunion des contrastes les plus forts et
les plus marquants. Cette réunion indique d'abord une mentalité primitive, entre les digues de
laquelle les différences et les contrastes ne sont encore que peu séparés ou même peuvent être
totalement estompés. Avec la clarté croissante de la conscience, les contrastes se séparent plus
nettement et deviennent incompatibles. Si donc l'hermaphrodisme n'était qu'un produit de la
non-différenciation primitive, on devrait s'attendre à ce qu'avec le développement de la
civilisation il ait vite été déraciné. Or ce n'est nullement le cas : au contraire, l'imagination s'est
sporadiquement occupée de cette figure, et cela même aux degrés élevés et supérieurs de la
civilisation, comme nous pouvons le voir par la philosophie grecque tardive et par celle du
syncrétisme du gnosticisme. Dans la philosophie naturaliste du Moyen Age, le Rebis
hermaphrodite joue un rôle important; aux époques actuelles on entend parler de l'androgynie
du Christ dans la mystique catholique. Il ne peut s'agir ici de survivances d'un fantasme primitif,
d'une contamination originelle de contrastes. La figuration de l'origine s'est plutôt transformée,-
comme nous le voyons précisément par les oeuvres médiévales - en un symbole de la réunion
constructive de contrastes, en un vrai “symbole réunissant”.

CG Jung et C. Kerényi Introduction à l'essence de la mythologie p. 134

Le Tao est pour Jung un modèle de la réunion des contraires du masculin et du féminin également
réunion de bien et de mal. En fait, le symbole du Tao traduit le fait que quand l’un arrive à son
apogée naît en son sein son contraire et ainsi tourne l’éternel retour comme le montrent les saisons
où les forces créatrices agissent au printemps et les forces de destruction en automne. Il n’y a pas
là aucune synthèse entre les contraires et comme le voyait Hegel, on a là l’alternance des opinions
contraires sans qu’il y ait la moindre synthèse. Ce que symbolise le Tao c’est l’état originel des
sociétés non entrées dans l’Histoire et son développement de la conscience discriminatrice et
différenciatrice. Et il est vrai comme l’ont d’ailleurs bien vu, autant CG Jung que M. Eliade, que les
divinités originelles sont des ambivalences de bien et de mal (cf. le livre de CG Jung intitulé le fripon
divin). On sait aussi qu’il n’y a pas d’individualité différencié pour les primitifs comme le reconnaît
également Jung :

« L’être (primitif) est incapable de réaliser son tout dans le cadre de sa personnalité. Il ne
peut l'éprouver que dans la communauté avec [le clan], la tribu ou la nation ... Il est encore à
l'état de l'identification inconsciente avec la pluralité du groupe ... ».

Jung et Kerényi Introduction à l'essence de la mythologie p.124

Le Tao comme nombre de divinité archaïque représente cet état initial sans conscience que les
alchimistes symbolisaient sous le motif de l’Ouroboros. Or, la théorie junguienne fait souvent le lien
entre la réunion des contraires et l'individuation lié à la conscience différenciatrice et discriminatrice.

51
A juste titre, CG Jung écrit que la conscience est apparu historiquement avec l’organisation
étatique, l’écriture et les premiers savoirs, c’est à dire les premiers empires civilisateurs valorisant le
mythe solaire comme le montre M. Eliade. Dans le mot individu, il y a le mot indivisible qui s'oppose
au morcellement des potentialités psychologiques propre à l'inconscience primitive. La psyché du
primitif est un « système fragmentaire » où le moi crépusculaire laisse facilement la place à des
entités autonomes. Adorcisme et exorcisme sont unes des pratiques majeures du shaman de cet
horizon primitif. Ce morcellement se traduit par une concomitance des éléments contradictoires
dans un même être qui, selon la dialectique hégélienne, s’engage toujours en direction d’une
possible synthèse. Tout processus passe par des temps de crise et de déstructuration dans la
mesure où, pour laisser une place à la nouvelle fonction jusque-là rejetée, il faut dépotentialiser
partiellement la situation présente où domine la fonction unilatérale. On l’a dit, le signe du Mercurius
représente une croix qui donne accès à la réunion du Soleil et de la Lune. Cette synthèse, dans
l'individuation, est une répartition des antagonismes sur des scènes complémentaires et dans tous
les cas, l'unité est à faire et elle ne peut se réaliser que dans une histoire personnelle, c'est à dire
dans un vécu existentiel de l'individu. Le grand penseur chrétien qu'était Origène disait déjà au IIIème
siècle : “ Tu vois comment celui qui semble être un n'est pas un, mais qu'au contraire il paraît y
avoir en lui autant de personnes que de façons d'être ” et proposait comme but à l'homme de “
devenir intérieurement unifié ” (cf. Migne Patrologiae cursus complétus vol. XII). L’aspect le plus
important de l’individuation réside dans l’immunisation de l’individu contre les épidémies psychiques
collectives. Eugène Ionesco représentait la montée du nazisme comme une épidémie, la rhinocérite
qui contaminait progressivement tout le corps social. Que ce soit la puissance de l’ordre social, la
révolte libertaire ou le communautarisme, etc.. toutes épidémies psychiques collectives s’appuient
sur l’unilatéralité psychique de l'individu et sur sa vulnérabilité au regard des puissances intérieures
du mal. Tout autant que Jung, Nietzsche a montré que l'être primitif était un être collectif :

“ L'homme commence par vivre comme la partie d'un tout, un tout doté de qualités organiques
propres et qui se sert de l'individu comme d'un organe, si bien qu'en vertu d'une longue
habitude, les hommes éprouvent d'abord à l'égard d'autres individus, à l'égard d'autres
sociétés, non des sentiments individuels, mais des sentiments sociaux ”.

Nietzsche - Oeuvres posthumes XII, I ,224.

Le psychiatre suisse voit bien le problème de l'individuation et de la métamorphose de


la psyché qui se traduit par une transformation historique de la conception de la divinité. L'entrée
dans l'Histoire est une sortie de cette conception ambivalente originelle de la divinité. En Grèce,
Chronos, garant de l’ordre social et de la paternité nécessaire à la pérennité du groupe et aussi une
figure d'Ogre qui dévore ses propres enfants. En Palestine et dans l’orbite ougaritique également il
fallait sacrifier le premier né à la divinité. Le cheminement humain se déroula sur un refus de telles
divinités ambivalentes. Jung l'attribue aussi à la différenciation de la sensibilité :

“ On dirait que le développement plus accentué du sentiment chez l'homme Occidental l'aurait
acculé à cette décision qui coupe en deux la divinité. En Orient, par contre, l'attitude
intellectuelle-intuitive prédominante n'a concédé aucun droit de décision aux valeurs du
sentiment, et c'est pourquoi les dieux ont pu conserver sans être troublés la nature morale pleine
de paradoxe qu'ils avaient à l'origine ”.
CG Jung Les racines de la Conscience p. 122

La rationalité y fut pour beaucoup dans à cette évolution comme Jung le reconnaît aussi:

“ La contradiction ne commence à se faire sentir qu'au moment où s'instaure un développement


personnel de la psyché, moment crucial où la ratio va se mettre à discerner l'incompatibilité des
éléments qui s'opposent. De cette connaissance nouvelle naît le combat du refoulement : on
veut être bon et c'est pourquoi on se sent obligé de refouler le mal ... ”

CG Jung Dialectique du moi et de l'Ics. p. 88


52
Paradoxalement, c’est son coté encore freudien qui induit le psychanalyste suisse dans son erreur
de la réunion des contraires du Bien et du mal car, au lieu de considérer le problème du refoulement
comme un rejet de l’antagoniste en toute généralité, il le spécifie comme un refoulement dû à la
Morale. Dès lors, pour lui, c’est le Bien de la perfection morale qui est cause du refoulement et le
retour à la totalité entraînerait donc un retour à une divinité “coincidentia oppositorum ” de Bien et de
mal. Le maître de Küsnacht ne voit pas que le mal provient d'une négation de l'antagoniste, d'une
absence de structuration cohérente des contraires qui peuvent et doivent se compléter dans un
même sujet. Pour lui, le mal fut refoulé par l'unilatéralité du Bien et le retour à la réunion des
contraires implique une nouvelle intégration du mal, un retour à la divinité archaïque “coincidentia
oppositorum ” conciliant le Bien et le mal. C'est en cela qu'il fait du Dieu de Moïse une divinité
archaïque ambivalente en opposition au Christ qui serait l'unilatéralité du Bien (cf.“ Réponse à Job
”). Le Dieu de la Torah est en réalité une double unilatéralité de la loi sociale et de la Loi morale qui
coupe en deux la divinité originelle. La Torah est un texte de Morale qui rejette le mal (le serpent) et
Yavhé n'a rien à voir avec le dieu Shiva hindou ou bien avec le dieu Quetzalcoalt précolombien
(l'Oiseau-serpent). Certes, le Yavhé historique contient une négativité mais cette négativité n'est pas
la négativité de l'ambivalence originelle mais la négativité propre à l'unilatéralité qui ne tient pas,
encore plus, compte de l'antagoniste. La tragique méprise de Jung provient du fait qu'il ne repère
pas que l'unilatéralité d'une position cache en son sein une valeur négative qui ne sera transfigurée
que par la réunion structurée des contraires. Il reconnaît pourtant souvent dans ses écrits que
l'unilatéralité qui fait suite à l'ambivalence initiale est encore de la barbarie mais il n'en tient pas
compte dans sa théorisation. L'unilatéralité des positions légalistes qui rejettent le mal représenté
archétypiquement sous la forme du serpent, développe en son sein une négativité symbolisée par le
rhinocéros (ou l'éléphant) comme représentant le mécanisme du bouc émissaire. A coté de
l'opposition du désir et de la Loi morale, il y a aussi l'opposition entre la puissance de l’ordre social
et l'Amour de l'exclu. La thèse de René Girard décrit ce retour dans les Evangiles du “rejeté” qu'est
le bouc émissaire par l'intégration de la dimension de l'Amour de l'exclu, sans une remise en cause
de l'ordre social. Cette conciliation s'ajoute à celle où le Christ s'oppose à la morale aliénante
pharisaïque sans remettre en cause la Loi morale légitime qui est, dès lors, intériorisée. Nietzsche
avait l'intuition que le Christ n'était pas du coté du légalisme de l’ordre moral :

“ Jésus de Nazareth aimait les méchants, et non les bons : la vue de leur indignation morale
l'amenait à jurer lui-même. Partout où l'on jugeait il a pris parti contre ceux qui jugeaient : il
voulait être le destructeur de la Morale ”.
Nietzsche Aphorismes

Dans cet aphorisme, l’auteur allemand attribue à Jésus sa propre unilatéralité car le
Christ, même s'il se révolte contre la morale aliénante pharisaïque, n'en reconnaît pas
moins un “Père dans le secret” qui est d'une grande exigence morale. Historiquement, la morale
s'adjoint à la loi sociale pour s'opposer radicalement au mal et, en cela, la morale ne règle pas le
problème du bouc émissaire qui est au fondement de la loi sociale comme l'a bien vu René Girard.
Bien plus, elle l'exaspère comme le montre le lynchage de la femme adultère dans la société juive
du temps du Christ, sans parler des nombreux épisodes similaires dans l'histoire de la chrétienté et
dans toutes les sociétés d'ordre moral. Jung posait, à tort, qu'il y avait deux temps dans la
problématique psychique de l'humain, un temps de différenciation morale comme sortie de
l'ambivalence originelle et un deuxième mouvement du retour du refoulé qu'il conçut comme un
retour à l'union des contraires de Bien et de mal. Ce processus serait alors un retour à l'unité
primordiale par l'intégration de l'Ombre refoulée qui serait le problème principal de la psychanalyse.

“ Il ne faut pas oublier en effet que si l'attitude consciente peut se glorifier d'une certaine
ressemblance à la divinité, parce qu'elle vise le suprême et l'absolu, une attitude inconsciente se
développe dont la ressemblance à la divinité est orientée vers le bas, vers un dieu archaïque de
nature sensuelle et violente. L'énantiodromie d'Héraclite veille et le moment viendra où ce deus
absconditus arrivant à la surface écrasera le dieu de notre idéal ”.

CG Jung Types psychologiques p. 95


53
En réalité, face à l'inconscience première et hermaphrodite qui contient la quaternité indifférenciée, il
faut concevoir deux temps successifs dans le cheminement historique, l'un doublement sacrificiel et
viril qui refoule les antagonistes, l'autre doublement anti-sacrificiel qui, avec le retour du refoulé
négatif, amène des dimensions féminines et maternelles nouvelles. L'exemple de la configuration de
la moralité négative et du retour du « diable lubrique » associé à la femme érotique relève de ce
deuxième temps anti-sacrificiel tout comme l’est aussi le retour du « bouc émissaire » de l’ordre
social négatif amenant avec lui une dimension maternelle d’Amour. Dans le problème de
l'individuation, le passage par la position de différenciation unilatérale est nécessaire mais ne
consiste pas en lui-même l'individuation car l'individu reste encore tributaire de la psyché collective :

Pour développer les multiples virtualités de l'homme, il n'y avait pas d'autre moyen que de les
opposer les unes aux autres. L'antagonisme des forces est le grand instrument de la culture ;
mais il n'en est que l'instrument, car aussi longtemps qu'il dure, on n'est encore que sur la voie
qui mène à celle-ci .... Une activité unilatérale des forces conduit immanquablement l'individu à
l'erreur, mais elle mène l'espèce à la vérité.

F. Schiller Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme ( XVIII )

Freud disait que l'inconscient ne connaissait pas la contradiction à l'opposé du moi conscient qui se
fonde sur le principe de non-contradiction. D’un coté, il y a l’inconscient comme totalité des
contraires indifférenciés et de l’autre la conscience discriminatrice et différenciatrice. De ce fait,
l’individuation ne peut être qu’une réunion des contraires entre l’inconscient et le conscient, entre la
totalité quaternaire et la conscience différenciatrice ; c’est à dire une réunion structurée en scènes
complémentaires qui permet la différenciation tout en réalisant la totalité quaternaire. Le passage de
l'unité indifférenciée originelle à l'unité différenciée finale répond à l'adage ésotérique du “deviens
ce que tu es”, de même qu'il se symbolise dans le célèbre aphorisme alchimique de Marie la juive
mais il faut ajouter, contrairement à Jung, qu’il y a un passage du clair-obscur à lumière et à une
libération du mal. Dans la mesure où l'Occident a eu du mal à utiliser le zéro, on peut se permettre
de rectifier l’axiome ésotérique de Marie la juive dans un sens plus conforme à la vérité :

Et le Zéro comme totalité initiale indifférenciée devient l'un


et l'un devient le deux
et le deux devient le trois
et le trois devient la totalité différenciée comme quatrième.

Dans Matthieu (5, 26), le Christ énonce : “ En vérité, je te le dis, tu ne sortiras pas de là que tu n’aies
payé le dernier quadrant”. Le Moyen Age était fasciné par le célèbre problème de la quadrature du
cercle et par celui de la Quintessence et on doit à Jung d'avoir montré que les représentations
archétypiques sont des représentations de processus inconscients qui, pour certains, s'échelonnent
sur des millénaires. Dès lors, comment se fait-il que le psychanalyste zurichois, bien qu’il ait vu le
problème du processus quaternaire, ait pu s'égarer sur le problème du mal à l'opposé d'Hegel qui
intuitionnait que le mal, nécessaire au processus dialectique, était dépassé par la négation de la
négation ? L'Ouroboros, le serpent qui s'auto-dévore symbolise cette négation de la négation. De
même, les fantasmagories alchimiques qui ont tant intéressées le psychiatre suisse représentent
d’une manière évidente leur processus sous l'image de la métamorphose du serpent ailé en oiseau
de lumière. Cette erreur est d’autant plus étonnante que c’est le maître de Küsnacht qui fut le
premier à voir cette mise en parallèle entre la pierre philosophale et le Christ chez les disciples
alchimistes de Raymond Lulle ; Or, il appuie sa thèse de la réunion du Bien et du mal dans la figure
du Christ comme faisant suite à l’unilatéralité de perfection de Bien alors que, par ailleurs, il
reproche à la figure du Christ d’être une unilatéralité de Bien, cause du refoulement.
En réalité, tout comme la Pierre philosophale, le Christ est le rédempteur qui vainc la mort, les
ténèbres, le mal et le morcellement (l’étymologie du diable signifie celui qui divise). Une analyse
plus profonde de l’oeuvre jungienne met en évidence que cette méprise provient essentiellement de
la non-différenciation que le psychanalyste suisse ne fit jamais entre le processus historique et le
processus d'individuation proprement dit.
54
L’Histoire et l’individuation :

Dans les sociétés traditionnelles, il n’y a pas d’adolescence car celle-ci implique une lutte entre les
anciens et les modernes (réactionnaires et progressistes). Cette dimension quasi absente de
l’adolescence dans les sociétés où règnent la coutume et l’aliénation aux normes mythiques devient
très importante dans nos sociétés modernes qui n’ont de cesse de vouloir se libérer de tous les
tabous anciens. A coté de son insertion dans le groupe social, le jeune pubère s’insère aussi dans
la problématique historique de son époque et c’est pour cela que l’on doit parler de social-
historique. Dans la parabole évangélique de l’enfant prodigue, la crise libertaire adolescente
précède le retour ultérieur au Père intérieur d'exigence morale qui permet une réunion des
contraires entre le désir et la Loi morale présente dans le processus d’individuation. Dans le devenir
historique, comme le formulait la philosophie allemande, l’Humanité va toujours plus vers plus de
rationalité et de liberté individuelle. A partir de la structuration clanique originelle (degré zéro),
l'entrée dans l’Histoire est l'émergence première de l'organisation étatique impérialiste qui permet le
développement de la civilisation (écriture, monnaie, lois écrites, sciences, etc...). Mircéa Eliade
l'associe au mythe solaire :

“ On a cru jadis, aux temps héroïques de l'histoire des religions, que le culte du soleil avait été
connu de toute l'humanité. Les premiers essais de mythologie comparée en déchiffraient, autant
dire partout, les vestiges. Pourtant, dès 1870, un ethnologue aussi considérable que A. Bastian
observait que ce culte solaire ne se rencontre, en fait que dans de très rares contrées du globe.
Et un demi-siècle plus tard, Sir James Frazer, reprenant le problème dans le cadre de ses
patientes enquêtes sur l'adoration de la nature, remarquera (the worship of nature p. 441)
l'inconsistance des éléments solaires en Afrique, en Australie, en Mélanésie et en Micronésie. La
même inconsistance se vérifie, à peu d'exceptions près, dans les deux Amériques. Ce n'est
guère qu'en Egypte, en Asie et dans l'Europe archaïque que ce qu'on a appelé le “ culte du
soleil ” a joui d'une faveur pouvant devenir, à l'occasion, en Egypte par exemple, une véritable
prépondérance. Si l'on tient compte que, outre-Atlantique, le culte solaire s'est uniquement
développé au Pérou et au Mexique, c'est à dire chez les seuls peuples américains “civilisés”, et
les seuls qui aient atteint le niveau d'une authentique organisation politique, on n'est pas sans
distinguer une certaine concordance entre la suprématie des hiérophanies solaires et les
destinées “ historiques ”. On dirait que le soleil prédomine là où, grâce aux rois, aux héros, aux
empires, “ l'histoire se trouve en marche ”.
M. Eliade Traité d'histoire des religions chap III p. 115

Cette position d’Eliade s’accorde avec les travaux de Pierre Clastres qui, dans son livre une société
contre l’Etat, montre que les sociétés primitives refusent l’instauration de cette organisation étatique
hiérarchique. Notre thèse pose que le cheminement de l'Humanité est l'émergence successive de la
puissance étatique, de la Sagesse et de la Morale, de la Rationalité et du désir progressiste et de
l'Amour du faible et de l’exclu. Contrairement à Jung qui fait de Yavhé un dieu archaïque de bien et
de mal, nous en faisons un dieu de puissance et de morale situé à la suite des grands empires de
l'antiquité égyptienne et suméro-babylonienne. Les récentes études sur la civilisation suméro-
babylonienne montre, à quel point, le texte biblique lui est redevable. Un des symboles majeurs de
ces grands empires de l'antiquité est le sphinx égyptien et le « chérubin » mésopotamien qui
représentent une quaternité dont un élément est une figure humaine. Ce symbole se retrouve dans
le célèbre rêve d'Ezéchiel et sur les portails de nos églises médiévales comme représentations des
évangélistes. A partir de la position zéro des sociétés primitives où l'humain et l'animal sont
indifférenciés (cf. Lévy-Bruhl La mythologie primitive p.33), le premier temps du cheminement de
l'Humanité est symbolisé par l'émergence d'une figure humaine associée à trois figures animales
(1/3). Le judaïsme, les monothéismes et la dualité manichéenne semblent représenter la double
schize intermédiaire et le christianisme symboliserait alors l'intégration de la dimension maternelle
d'Amour de l'exclu (4/4) par le retour du refoulé du mécanisme du bouc émissaire lié au sacrificiel
inhérent à la puissance de l’ordre social. Dans cette optique, la dynamique occidentale initié en
Grèce serait l'intégration de l’autre dimension féminine qui est le “manque”, l'objet du désir et
particulièrement l'objet de la passion romantique (cf. l'Amour et l'Occident de Denis de Rougemont).
55
Ce manque dans l'Autre comme le théorise Lacan focalise le désir libertaire qui s’oppose à la loi
morale aliénante. Si la dimension christique se fonde sur le refus du sacrificiel et la prise en compte
de la « condamnation des innocents » ave le retour du « bouc émissaire ». C'est du retour du
refoulé du « diable lubrique » associé à la femme érotique que s’instaure la dynamique libératrice
sur la scène extérieure. En général, la figure du maître n’est bien différenciée de la figure du Père
moral et cette lutte contre la morale aliénante castratrice du désir libertaire est une lutte contre
l’ordre moral. De nos jours, ce sont le catholicisme ou l’islamisme qui focalisent les progressistes
libertaires. C’est le désir amoureux qui est le désir par excellence et il est le propre de l'adolescence
et on sait que notre société moderne est la seule qui ait autonomisé à ce point cette époque de la
vie. Dans les sociétés archaïques conservatrices, tournées vers le passé et le respect de la tradition,
l'enfant passe directement à la puberté dans la vie adulte et ce n'est que dans les sociétés entrées
dans l'Histoire et tournées vers le futur que se met en place une lutte idéologique des générations
entre les anciens et les modernes. Cette lutte est particulièrement importante dans l'Histoire
occidentale car la dimension de la « liberté » associée à la rationalité scientifique y sont dominantes
et opposées à la Loi morale négative qui est toujours considérée comme conservatrice et passéiste.
De fait, dans ce troisième temps du devenir historique, c'est la transfiguration du diable lubrique
refoulé par l'aspect négatif de la Loi morale qui amène cette dimension de la « béance » qui
entraîne l’ordre social dans la diachronie du progressisme. Victor Hugo, dans son poème intitulé “la
Fin de satan”, fait de l'Ange de la liberté le “coté béni” du diable. La psychanalyse freudienne
présentifie cette dynamique collective historique qui s'oppose à l'aliénation surmoïque du Moyen
Age. Lacan s'appuyant sur le jeu de mots de l'universitaire (unis-vers-cythère) théorise que la
science, liée au désir, ne s'est construite qu'en raison du réaménagement de l'éthique (cf. Kant avec
Sade in Ecrits II). Le manque qui soutient le désir guide ainsi la démythologisation historique du
monde car la modernité résulte du retour du refoulé de la Loi morale aliénante et Jung était
conscient de ce sens historique de l'expérience freudienne. La liberté individuelle est le troisième
temps de la dynamique historique initiée par les sophistes du siècle de Périclès insurgés contre la
tradition. Tous les grands sociologues (Louis Dumont, Norbert Elias, etc…) ont montré cette
individualisation croissante dans les sociétés occidentales. Norbert Elias parla de la « société des
individus » mais le revers de médaille au désir exacerbé est l’individualisme, la société de
consommation, le désir d’ailleurs (voyage), le narcissisme, le désir adultère, la drogue, etc… et son
effondrement névrotique dans la dépression. On peut ainsi voir que cette individualisation moderne
n’a rien à voir avec l’individuation qui est, lui, un processus de réunion structurée des contraires.
Au regard de l'individuation, la révolte contre la morale aliénante n'est qu'un temps (nécessaire)
intermédiaire de ce processus (éloignement du père) qui doit par la suite entraîner un retour
mystique à un Dieu moral intérieur (le retour de l'enfant prodigue). A notre époque, l'intégration
historique du diable lubrique refoulé ne débouche pas sur une dimension mystique d'un dieu
“coincidentia oppositorum " de Bien et mal mais sur un athéisme accrue et une survalorisation du
désir et un engloutissement identitaire de l’humain dans le devenir historique. Pour notre époque, le
Dieu moral est mort comme le prophétisait Nietzsche et ce refus de la castration morale entraîne une
mise en acte de l'imago féminine chez l'homme et de l'imago masculine chez la femme. Lacan
écrivait que « c’est en tant qu’autre sexe que l’humain désire » et Elisabeth Badinter prophétise
l'humain nouveau par-delà la différence des sexes (l'un est l'autre p.307) :

“ L'émergence de notre nature androgynale multiplie nos exigences et nos désirs. Nous voulons
tout parce que nous nous éprouvons nous-mêmes comme une totalité en soi. Nous avons le
sentiment plus ou moins prononcé d'être un exemplaire représentatif de toute l'humanité. Un
succédané de la totalité divine.. L'aspiration sans précédent à la totalité rend plus douloureuse
que jamais la conscience du manque... Le stoïcisme n'est plus de ce monde, la nécessité n'est
plus vertu. Si c'est l'autre qui est cause de notre insatisfaction, nous le quittons. Mieux vaut
cultiver son moi qu'étouffer un aspect de sa personnalité .... Le moi est objet de culte et de
culture, parce qu'on mise tout sur lui.

Certes, l'individuation passe par une révolte liée à l'adolescence contre la Loi morale aliénante
pharisaïque mais ce n'est qu'un des premiers temps de ce processus car le retour au “Père dans la
secret” est un des aspects du but de ce cheminement intérieur.
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Il y a donc une différence entre le processus collectif individualisant où le “manque” guide l'Histoire
(démythologisation) et le processus individuel où le “manque” n'est qu'un temps qui doit être suivi
par un retour mystique au Père d'exigence morale (le retour de l'enfant prodigue). Malgré le fait qu'il
ait soutenu contre Freud que la morale était intrinsèque à la psyché et non uniquement le fait de
l'introjection par l'éducation du code des moeurs, Jung ne fait pas, dans ses textes, de
différenciation assez grande entre le processus collectif historique individualisant et le processus
mystique intérieur. Autre chose est l’hermaphrodisme sexuel moderne du fait de son refus de la
morale castratrice et autre chose est l’hermaphrodite mystique comme réunion structurée des
contraires propre à l’individuation.
Un texte du psychiatre suisse semble rejoindre celui d'Elisabeth Badinter précédemment cité
et il montre que le cheminement de la conscience entraîne une inflation psychique de l'humain :

« Dans les temps reculés, l'élément principal de la vie psychique résidait apparemment à l'extérieur
dans des objets : il était projeté, comme nous disons aujourd'hui. Or dans un état de projection plus
ou moins complète il n'y a guère de place pour le conscient. C'est par le retrait des projections que
la connaissance consciente s'est lentement développée. Chose curieuse, la science débuta par la
découverte des lois astronomiques, donc par le retrait de la projection en quelque sorte la plus
lointaine. Ce fut là une première étape hors de l'animisme qui imprégnait l'univers. Un pas suivit
l'autre : on retira les dieux des montagnes et des rivières. Plus tard ils se sont fondus en un Dieu, et
ensuite ce Dieu … paraît descendre de son trône et se dissoudre dans l'homme quotidien. C'est
sans doute pour cela que son siège est vide et c'est sans doute par voie de conséquence que
l'homme moderne souffre d'une démesure de sa conscience. [...] La place de la divinité semble
être prise par la totalité de l'homme.
CG Jung Psychologie et religion p. 163

Face à cette inflation de l'humain moderne, Jung insiste sur un nécessaire retour au religieux car
l'inflation est une attribution à soi-même d'une énergétique qui doit légitimement être attribuée à Dieu.
Il écrit : « Ce qui est requis est de mettre un terme à la dissociation fatale qui existe entre la partie
supérieure (civilisée) et la partie inférieure de l’homme. A la place, il nous faudrait réunir l’homme
conscient et le primitif » (CG Jung parle p. 310). Certes, c’est vrai qu’il faut revenir à l’infantile religieux
mais pas au religieux archaïque d'une divinité “coincidentia oppositorum ” :comme le montre son co-
religionnaire M. Eliade :

“ Ces terribles déesses (Durga et Kali) demandent le sang, ou la virilité, ou la volonté de leurs
fidèles. Mais, comprendre ces déesses, c'est en même temps recevoir une révélation d'ordre
philosophique. On comprend que cette union de vertus et de péchés, de crimes et de
générosité, de créativité et de destruction, c'est la grande énigme de la vie. Si l'on doit vivre
l'existence d'un homme, et non celle d'un automate ou d'un animal, ni celle d'un ange, c'est bien
avec cette réalité- là qu'on se trouve confronté. Dans un monde qui nous est plus familier, en
Iahvé, nous voyons le Dieu créateur et bon, mais aussi le Dieu terrible, jaloux, destructeur ; et cet
aspect négatif de la divinité nous révèle que Dieu est Tout. De même, pour tous les peuples qui
acceptent la Grande Mère, le culte de ces déesses terribles est une introduction à l'énigme de
l'existence et de la vie. La vie elle-même est cette ” Grande Mère terrible ” qui coupe les têtes et
qui enfante ; qui à la fois assure la fertilité et le crime, et encore : l'inspiration, la générosité, la
richesse. Cette totalisation des contraires se révèle dans les mythes de la Grande Mère comme
dans l'Ancien testament, avec la colère de Iavhé ... On se rend compte alors que le sens de
toute cette horreur est de révéler la totalité divine, la totalité énigmatique, c'est à dire la
coïncidence des contraires, des opposés, dans la vie ”.

Mircéa Eliade L'épreuve du Labyrinthe p. 143-144.

Jung théorise que la position du civilisé serait celle de la religion chrétienne au Christ unilatéral de
Bien et, dès lors, la réunion avec le primitif serait ce retour à cette divinité archaïque « complexio
oppositorum » de bien et de mal. Or, la position moderne est plutôt celle du désir libertaire et de la
rationalité consciente liée à la techno-science et à la laïcité en politique.
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Contrairement à ce que Jung écrit dans son livre Aïon , le devenir historique n’est pas ces deux
temps de la divinité archaïque « coincidentia oppositorum » de bien et de mal qui, par la
différenciation de la conscience, le temps de la figure d’un Christ unilatéral de Bien. A partir de cette
fausse conception duelle de l’Histoire, le dieu Yavhé hébraïque n’est pas différencié et reste, à
l’instar du Fripon divin archaïque, une divinité « complexio oppositorum » de bien et de mal alors
qu’il se situe à mi-chemin de l’Histoire dans la position amalgamant la figure du maître propre à
l’organisation étatique et la figure du Père moral propres aux monothéismes d’ordre moral :

le schéma ci-dessus situe le Christ dans un quatrième temps historique dans la différenciation des
quatre dimensions fondamentales et ce quatrième temps concerne la sortie du « sacrificiel » et du
« bouc émissaire magique » inhérents à l’ordre social et sa figure du maître. Quant au Yavhé de
Moïse, il se situe au deuxième temps associant l’ordre social et la loi morale. Si le décalogue
s’oppose moralement au meurtre du prochain dans la rivalité des frères ennemis (Caïn et Abel), il ne
règle en rien le problème du lynchage du tous contre un comme le montre le passage de la Bible de
la lapidation du pauvre bougre ayant transgressé le shabbat (Nombres 15 : 32). Le retour du refoulé
du « bouc émissaire » par l'ordre social négatif donne la dimension de l'Amour de l'exclu tandis que
le retour du « diable lubrique » refoulé par la Loi morale négative donne la dimension du désir
libertaire sur la scène extérieure. Associé à l’ordre social est l’ordre familial qui différencie les rôles
familiaux adulte (époux, épouse, père, mère) dont Eliane Amado Levy-Valensi dit être au fondement
de la circoncision dans la Bible. Or, nous avons vu que face à cette différenciation du stade génital,
le processus de réalisation de l’hermaphrodite exprimait une réunion pour l’humain masculin de la
position virile adulte et de la position infantile féminine de relation à la Vierge-Mère intérieure. On a
vu aussi que cette entité féminine, l’âme, représentée par la Lune (Cancer) dans les figurations
archétypiques n’est pas la dimension féminine que développe l’humain lorsqu’il s’installe sur le lieu
du désir individuel libertaire opposé à la loi morale aliénante (le « c’est en tant qu’autre sexe que
l’humain désire » lacanien). Nos contemporains et avec eux Elisabeth Badinter et certains junguiens
font l’erreur de penser que cette émergence de la bisexualité psychique ait un rapport avec
l’hermaphrodisme des représentations archétypiques. A la puberté, l’être moderne adolescent
diffère son insertion dans l’ordre social au profit de sa dimension « historique » de refus de la
tradition et de la morale conservatrice. Roméo et Juliette symbolise en Occident cette révolte contre
la coutume et le mariage arrangé par les familles. Depuis les troubadours jusqu’aux romances
cinématographiques et aux chansonnettes télévisuelles, le désir et la passion amoureuse sont les
désirs majeurs de l’adolescence qui, après le mariage, se retrouvera être un désir adultère.
Raymond Lulle en est un exemple lui qui se convertit suite à une mise en acte intérieure d’une force
qui s’opposât à un désir amoureux adultère.
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A l’opposé, le retour du diable lubrique refoulé par la respectabilité morale (Dr Jekill et Mister Hyde)
propre à l’ordre moral de l’époque victorienne débouche sur la valorisation moderne du désir et sur
cette position androgyne qui n’a rien à voir avec la réunion mystique des contraires, ni avec un soi-
disant nécessaire retour à une divinité “coincidentia oppositorum” de Bien et de mal. Durant une
longue époque, les sagesses et la morale religieuse ont fait du désir une composante psychique
négative à laquelle il fallait renoncer pour pouvoir être. Contrairement aux libertaires modernes qui
fustigent l’inhibition morale qui empêche de « jouir sans entraves », encore chez Kant, on pensait la
liberté comme une obéissance à la loi morale tandis que se laisser entraîner par le désir était une
aliénation. Notre époque est « adolescentesque » car le désir aiguillonné par la publicité est
omniprésent et à tous les âges. Le passage comtien entre la métaphysique et la scientificité est
aussi ce renversement de la position face au désir. Le triomphe de la techno-science et de
l’agnosticisme croissant sont concomitants au triomphe du désir et les dires d’un Pétrarque : “ Aimer
une chose mortelle avec une foi qui à Dieu seul est due et à lui seul convient ” sont inaudibles. Pour
Luc Ferry, la modernité est née avec Pic de la Mirandole qui fut le premier à dire que l’humain n’a
pas d’essence et qu’il se créé lui-même dans l’Histoire. A partir de là, toutes les philosophies
occidentales ont repris le motif jusqu’à Sartre qui écrivait que « l’existence précède l’essence ». Le
fait que l’humain se créé lui-même dans l’Histoire signifie surtout qu’il n’est pas soumis à une
processus de transformation intérieure qui viendrait d’un Autre puisque c’est lui qui est cause de soi.
Or, c’est bien de cela qu’il est question avec le processus d’individuation symbolisé par les
représentations archétypiques. On trouve tout autant chez Hegel que chez Nietzsche, le refus du
« deviens ce que tu es « aristotélicien car avec l’entéléchie du Stagirite, on est encore dans un
processus intérieur aux mains d’un Autre qui est la cause de ce que nous sommes. Pour les anciens
philosophes, aucune créature n’est « cause de soi » tandis que pour les philosophes modernes
c’est l’humain lui-même qui est « cause de soi », c’est cela l’inflation psychique de l’humain
moderne. L'aphorisme central de l'ésotérisme du “deviens ce que tu es ” montre que l'être est à la
fin du processus et, comme on l’a déjà écrit, au début il y a une intrication de l'être et du non-être
comme le formulait le mystique majorquin. Dans un processus dialectique de transformation vers un
but à atteindre, le but est présent dès le commencement :

“ Car l'histoire ne peut pas être Raison si elle n'a pas une raison d'être, qui est sa fin (telos), qui
lui est aussi nécessairement fixée (donc depuis toujours) que les voies de sa progression. Ce
n'est là qu'une autre manière de dire que le temps est aboli comme il l'est dans toute véritable
téléologie ; car, pour toute téléologie achevée et nécessaire, tout est commandé depuis la fin,
laquelle est posée et déterminée dès l'origine du procès, posant et déterminant les moyens qui
la feront apparaître comme accomplie. Le temps n'est dès lors qu'un pseudonyme de l'ordre de
position et d'engendrement réciproque des termes du procès, ou, comme temps effectif, simple
condition extérieure qui n'a rien à faire avec le procès comme tel.

C. Castoriadis L'institution imaginaire de la société p. 241

Cette abolition du temps fait que l'être final est présent dès l'origine et à tous les moments du
devenir de la transformation mais c'est cet être final qui est l'essence même et non l'origine qui est
une intrication de l'être et du non-être comme elle est une intrication du Bien et du mal. Toute
transformation découle d'un conflit dialectique où le mal est une composante essentielle mais qui
n'est, néanmoins, qu'une “privatio boni ” qui disparaîtra avec le dévoilement du Bien comme le clair-
obscur du petit matin disparaît avec le lever du soleil. Ainsi, le mal est véritablement un non-être qui
tend à s'auto-détruire pour laisser la place au Bien. La “materia prima ” alchimique, l'Ouroboros
représente cette fusion originelle du Bien et du mal qui, dans le processus hermétique, se
métamorphose en oiseau de lumière. L'individuation est un processus individuel qui est tout différent
du devenir de l'humanité malgré le fait qu'il soit tributaire de celui-ci. L'individuation (la réalisation du
« soi ») se réalise avec la désimmersion de l'individu hors de son appartenance sociale et historique
car celle-ci différencie unilatéralement les opposés tandis que l'individuation réalise la réunion des
antagonistes. La délivrance du mal, propre au processus d'individuation, est un problème individuel
et non collectif car le devenir historique ne se réalise que par l'unilatéralité psychique des personnes
qui sont forcément englouties dans le social-historique.
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Ce qui ne veut pas dire que les sociétés n'aient pas, pour elles-mêmes, un certain équilibre entre les
antagonistes mais celui-ci n'est pas le fait de l'individu qui demeure le plus souvent unilatéral donc
porteur en puissance d'une négativité envers son antagoniste. En puissance veut dire que si arrive
une « épidémie psychique », le dit individu qui n’est pas immunisé contre elle, tombera dans cette
négativité. « L’occasion fait le larron » dit le proverbe. La terminologie de l’individuation de la théorie
junguienne fait courir le risque d’une confusion avec l’individualisation croissante des sociétés
occidentales d’autant plus que l’hermaphrodite archétypique symbolisant l’individuation a le défaut
d’être également confondu avec la bisexualité moderne liée à l’opposition à l’ordre social et à la loi
morale, tout à la fois, positivement que négativement. En général, les « épidémies collectives »
comme celle de mai 68 sont unilatérales et ambivalentes et à coté d’indéniables aspects positifs
contre un conservatisme négatif, ce phénomène collectif avait aussi un aspect négatif d’exacerber
le désir opposé à la figure du Père moral. A l’opposé, l’individuation tend à réconcilier les contraires
de la morale et du désir. L’éloignement de l’imago du Père est nécessaire pour pouvoir accéder au
désir sur la scène extérieure de l’historique mais il y a aussi un deuxième temps où le sujet devra
revenir au Père castrateur sur une scène intérieure. Le Christ refuse l’ordre moral des pharisiens et
le lynchage de la femme adultère mais il lui dit en aparté : va et ne pêche plus au regard du « Père
qui est dans le secret ». L’approche junguienne s’est voulue universelle et de la comparaison qu’il
fait de la messe avec les rituels sacrificiels mexicains, avec le mythe de Frobenius du héros englouti
par le monstre ou bien avec la décomposition de la nigredo alchimique suivi de résurrection, il
théorise une symbolique qui renverrait à un évangile éternel, celui « qu’on peut aimer Dieu mais qu’il
faut aussi le craindre » (cf. Jung Réponse à Job). Contrairement à l’horizon primitif qui refuse le
temps pour toujours essayer de re-accéder au temps éternel, la modernité, elle, n’existe que dans le
mouvement de l’Histoire et chez M. Eliade, l’expérience mystique ne peut être qu’une nouvelle prise
en compte de ce temps éternel des origines où la divinité est une « complexio oppositorum » de
bien et de mal. Pour nous, il n’y a pas uniquement une opposition entre la conscience moïque
historique rationnelle et l’altérité divinisé d’un inconscient anhistorique, il y a une théophanie
historique d’une divinité qui se révèle dans l’Histoire et cette divinité, contrairement aux divinités
archaïques, se trouve être une divinité de Bien libératrice du mal.

Le Logos héraclitéen et le Logos johannique :

Le fait de mettre en parallèle le Christ avec la psychanalyse et l’alchimie entraîne que nous
concevons les Evangiles comme un texte “ ésotérique ” qui se rapporte à un cheminement intérieur
mystique. A ne pas tenir compte de cet aspect, la morale christique risque de
tomber inévitablement dans le domaine de l’ordre moral et l’Amour de l’exclu dans un
communautarisme égalitariste nostalgique du communisme primitif. L’autre écueil fait verser
l’Evangile dans un dolorisme masochiste qui fait dire : “Heureux ceux qui souffrent”. La récente
traduction d’André Chouraqui revenant sur la traduction classique trop marquée par la recherche du
bonheur propre à la philosophie grecque, écrit “ En marche, ceux qui souffrent car le royaume des
cieux est à eux ”. On l’a vu, la marche est le symbole du cheminement dialectique qui ne peut pas
faire l’économie de l’épreuve dans l’accession à la réconciliation des contraires. De même, cette
recherche de la réconciliation des contraires est ce que les Evangiles appellent la recherche de la
justice de Dieu. Dans l’optique évangélique et paulinienne, être justifié c’est être sauvé c’est à dire
être libéré de l’emprise du mal. On ferait néanmoins fausse route en faisant référence à la justice
des hommes car celle-ci n’a d’autre but que de maintenir l’ordre social en punissant et excluant
l’individu coupable. Comme l’a bien vu René Girard, c’est toute la différence qu’il y a entre le Logos
héraclitéen et le Logos de l’Evangile de Saint Jean. Héraclite qui est sensible à la résolution du
conflit entre les hommes voit bien que c’est le retrait, la mort de l’individu qui soude la communauté
humaine et c’est ce mécanisme sacrificiel du “un exclu de tous” qui fonde ce Logos qui fait tenir
ensemble le groupe social (et l’ordre cosmique) menacé de dissolution à cause de la transgression
des lois sociales par les individus qui le composent. A la différence de la tradition grecque, la
spiritualité juive s’interroge sur celui qui est injustement puni car tel est Job qui clame son innocence
face à Oedipe qui s'auto-mutile parce qu'il se croit responsable des épidémies et des malheurs de
la cité de Thèbes.

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Le Logos johannique propose une réconciliation entre les antagonistes qui ne se fasse pas sur le
dos d’un troisième exclu et sacrifié comme c’est souvent le cas dans toute cohésion du groupe
social. Si le Christ est le véritable maître de Justice qu’attendaient aussi les Esséniens, c’est qu’il est
la Pierre qu’ont rejetées ceux qui bâtissent et qui est devenue la principale de l’angle. Le malin est
doublement meurtrier car, outre le meurtre du rival (Caïn et Abel), le péché originel est aussi cet
acharnement du “tous contre un” dont se satisfait l’ordre social pour assurer la cohésion du groupe.
Les Evangiles font dire à Caïphe : “ il est de notre intérêt qu'un seul homme meure pour le peuple et
que la nation entière ne périsse pas ” (Jean 11- 50). Au ”tous contre un” de l’emprise collective
originelle, l’Ecriture y répond par la parabole du bon berger qui délaisse le troupeau pour
rechercher l’unique brebis égarée. La mystique johannique s’appuie, comme toutes les mystiques,
sur un dépassement de l'ego mais elle est la seule à proposer une accession à l’Amour de l’exclu
par-delà l’identification au personnage d’insertion sociale et par-delà le cautionnement de la
puissance de l’ordre social dont l’aspect négatif nie les valeurs de la personne humaine (le bouc
émissaire). Le processus d’individuation ne s’arrête pas à la position intérieure de prise en compte
du complexe négatif maternel (la sorcière) qui tend à détruire la relation homme-femme, la relation
matrimoniale propre à l’ordre familial que Jung a très bien analysé dans son écrit Dialectique du moi
et de l’Inconscient. Certes, le processus d’individuation débute avec cette union des contraires entre
la double relation au complexe maternel positif (la Vierge-mère et ses anges gardiens) et au
complexe maternel négatif (la sorcière) mais il implique aussi les autres dimensions antagonistes
que sont le désir et la loi morale et la loi sociale et l’Amour de l’exclu. Le processus d’individuation
que dans le cas de cette accession à l’Amour de l’exclu nous libérant de la négativité de l’ordre
social et ses mécanisme d’exclusion (bouc émissaire) sans pour autant remettre en cause et
détruire ce qu’a de légitime la volonté de puissance de l’ordre social. Union des contraires entre
l’Amour de l’exclu et la puissance de la loi sociale, entre le désir et la Loi morale, le texte
évangélique n’est ni une mystique dionysiaque, ni une mystique de la puissance car elle situe la
divinité sur une scène de l’intime comme une Mère englobante d’Amour et un Père moral castrateur :

“ Je suis le cep, vous êtes les sarments la Mère englobante


Et mon Père est le vigneron le Père castrateur
Tout sarment qui est en moi
Et qui ne porte pas de fruits,
Il le retranche.
Mais celui qui demeure en moi et
en qui je demeure, porte beaucoup de fruits
Et je vous ai dit ces choses,
Afin que ma joie soit en vous,
Que votre joie soit parfaite ”. Evangile de Saint Jean 15

Le danger est grand de confondre la réconciliation des antagonismes avec l'harmonie de l'ordre
social qui est toujours sacrificielle. Le Moyen Age y a succombé et la symbolique de la
Quintessence céleste y fut pour beaucoup. Dans les sociétés primitives, lorsque le fait social est en
souffrance (mauvaise récolte, sécheresse, épidémie, défaite militaire, etc..) c'est qu'il y a une raison
magique, le chef a perdu son mana ou bien un individu est porteur du “mauvais oeil". Dans tous les
cas, le sacrifice ou l'expulsion de l'individu est la solution à tous les problèmes car le mal provient du
fait que l'individu ne respecte pas la loi divine céleste. En Chine, être en Tao, en harmonie, c'est se
conformer à la loi céleste mais cette conception n'est pas si archaïque que cela car en
psychanalyse jungienne, le névrosé est celui qui ne respecte pas les “lois psychiques de
l'inconscient". Face à cela, il existait dans les années soixante, un mouvement anti-psychiatrique dit
“anti-sacrificiel" qui énonçait que le malade mental était souvent le “souffre-douleur" du groupe,
familial ou social. A Athènes, dans l'antiquité, on allait chercher dans les quartiers pauvres de la ville
un individu qu'on dénommait le phàrmakos et que l'on sacrifiait pour remédier à tous les maux de la
cité. La réconciliation des contraires n’est pas l'Harmonie de l'ordre cosmique et social et le risque
est de concevoir le mal qui divise les contraires comme étant la puissance de mort qui tend à faire
éclater la cohésion du groupe.
61
Freud a commis cette erreur en associant la sexualité et l'amour en opposition à Thanatos. A la
puberté, l'individu s'insère dans le fait social et assume sa fonction génitale et on sait que la
sexualité, dans les sociétés pré-mosaïques, est l'énergie qui permet l'harmonie du groupe. On dit de
la Sorcière qui est responsable des calamités du groupe qu'elle “noue les aiguillettes" et de fait, la
sexualité comme le disait Freud, a une fonction d'unification face à Thanatos qui tend au
morcellement du groupe social. Mais cela n'a rien à voir avec la réconciliation des contraires
psychiques du processus d'individuation. La négativité du Thanatos freudien n'est qu'un cas
particulier, celle de la « sorcière » qui s'oppose à l'accession de l'individu à sa fonction génitale
adulte. Le vrai couple d'opposés est celui qui oppose l'individu et le collectif car s'il y a un ordre
social positif qui s'oppose à un individualisme négatif, il y a aussi un ordre social négatif qui nie les
valeurs de la personne (sacrificiel). On doit citer à nouveau les Evangiles qui font dire à Caïphe : “ il
est de notre intérêt qu'un seul homme meure pour le peuple et que la nation entière ne périsse pas ”
(Jean 11- 50). La méconnaissance par Freud de cette problématique essentielle de la psychologie
humaine s'est signifié et a fait retour dans ses deux dissidences majeures :

- la psychologie individuelle
individu d'Alfred Adler
et - l'inconscient collectif de CG Jung

Un des aspects de la réconciliation des antagonistes réside précisément dans la synthèse de la


dimension collective et de la dimension personnaliste. Associer, comme le fait Freud, la sexualité et
l'amour est une erreur car la sexualité génitale de l'homme est volonté de puissance comme le
prouve le terme d'impuissance sexuelle. Que dire des exactions sexuelles de la violence
soldatesque pendant les guerres sinon qu'il est difficile de parler d'amour à leur sujet. De plus, il est
évident que psychologiquement, l'Amour et la tendresse s'opposent à la volonté de puissance et de
domination et que cet amour-là n’est pas sexuel. L’homme a le pénis comme il possède une arme
ou un outil. Le complexe maternel, qu'il soit positif ou négatif est anti-sexuel car il n'y a pas que le
“ Père-sévère ” moral qui soit castrateur, la “ Mère-veilleuse ” de tendresse est aussi castratrice.
Cette opposition Eros-Thanatos est trompeuse, surtout lorsque l'on méconnaît la problématique
essentielle de la psyché humaine qui est l'opposition entre l'individu et le collectif et que l'on ne voit
pas que la sexualité est un instinct de l'espèce qui est associé, chez l'humain, au personnage
d'appartenance hiérarchique sociale. L’opposition freudienne de l'amour et de l'instinct de mort
recoupe l'opposition empédoclienne de la combinaison et de la décomposition et dans la mesure où
les anciens n'étaient, pas plus que Freud, conscients de la problématique de l'individuation,
beaucoup de leurs discours sur l'amour ramène à une problématique d'harmonie de l'ordre social et
à une soumission à la loi sociale céleste. Dans le Banquet, Platon donne la parole à Aristophane :

“ ... les gelées, la grêle, la nielle proviennent du défaut de proportions et d'ordre que cet amour
met dans l'union des éléments. La connaissance des influences de l'amour sur la révolution des
astres et les saisons de l'année s'appelle l'astronomie. En outre, tous les sacrifices et tout ce qui
relève de la divination, laquelle met en communication les hommes et les dieux, n'ont pas d'autre
objet que d'entretenir ou guérir l'amour ”.

Cet amour est l'harmonie de l'ordre social et cosmique qui se fait toujours sur le dos d'un tiers, le
bouc émissaire sacrifié comme le furent les juifs au Moyen Age. Dans les sociétés anciennes,
lorsqu'il y avait des épidémies ou des calamités agricoles, le groupe social se “purifiait” en
expulsant l'individu ou le sous-groupe “étranger” hors de son territoire. L'hypothétique exode
biblique avec ses épidémies et ses fléaux relèvent de cette pratique même si les auteurs de la Bible,
écrite longtemps après, ont reconstruit l'événement dans un sens héroïque pour le peuple juif. De
même, la signification du mythe d'Oedipe est bien autre chose que ce qu'en a vu Freud car le
personnage de Sophocle est un des exemples types de l'individu qui, en s'auto-mutilant, se porte
caution de la persécution de la psyché collective négative contre l'individualité. De manière
différente, le personnage de Job, préfiguration du Christ, clame son innocence face à l'acharnement
des forces de mort contre lui-même. De son coté, le Christ vient dévoiler cette vérité de
l'acharnement du “tous contre un” de la psyché collective en y répondant par l'Amour de l'exclu.

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L'harmonie sociale et cosmique a peu de chose à voir avec l'harmonie fraternelle christique car l'une
est sexuelle et collective alors que l'autre est asexuelle et personnaliste. L’amour dont parle Platon
dans le Banquet a pris souvent la place, historiquement, de l'Amour christique et pour reprendre
l'analyse que fait René Girard entre le Logos héraclitéen et le Logos johannique, on peut, avec lui,
regretter que la chrétienté, et particulièrement celle du Moyen Age, fut “sacrificielle” méconnaissant,
en cela, le message évangélique.

La théologie de l’être et la théologie négative :

Notre propos repose sur la thèse selon laquelle la materia prima des alchimistes serait en réalité le
sujet de l’inconscient qui s’auto-représente de manière mythologique. Mais que savons-nous de cet
objet de la science que Freud appelait la métapsychologie ? La première solution est de ne faire de
l’inconscient qu’une fonction cérébrale et à partir de là, notre analyse de la projection de
l’inconscient chez l’alchimiste reste proche du scientisme même si nous donnons un sens aux
fantasmagories hermétiques. La deuxième solution est de voir que l’inconscient qui ne serait pas
uniquement localisable dans le cerveau et le neurologique, serait une qualité de la matière elle-
même. Certaines expériences de la mécanique quantique impliquant le sujet qui observe, donnent à
penser qu’un certain psychisme est déjà présent au niveau de la particule élémentaire. De même,
l’analyse du destin, des coïncidences significatives, de la télépathie et de la parapsychologie
montre aussi que l’inconscient interfère dans des domaines que ne permet pas d’expliquer la
conception d’un inconscient limité à la sphère neurologique, voire biologique.
S’il en est ainsi, la thèse de la materia prima invisible des alchimistes n’est plus cette illusion de la
projection de l’inconscient mais, loin d’être une méprise pré-scientifique, cette thèse serait à prendre
au sérieux dans toute sa dimension et nous obligerait à renoncer à notre mépris positiviste envers
ces chercheurs de l’invisible. En se plaçant dans cette optique, on pourrait ainsi faire du lieu de
l’être-Un, le lieu de l’inséparabilité quantique. De même, l’espace-temps de la théorisation moderne
pourrait être assimilé à un ordre symbolique possédant une béance que serait le « trou noir » tel un
maelström dans lequel s’effondrent les lignes d’univers de l’espace-temps. Outre que nous
apprenons que, dans un trou noir, la fin se retrouverait au début (l’w et l’a), nous pourrions ainsi
nous représenter l’espace-temps selon la topologie de la pomme avec un trou blanc initial et un trou
noir final qui coïncident. Passant de cette topologie en quatre dimensions à une topologie en trois
dimensions, nous avons alors le dessin de l’Ouroboros, le serpent qui avale sa queue. De plus, les
extrapolations de la théorie physique moderne semblent envisager un lieu d’éternité qui permettrait
d’accéder à tous les lieux de l’espace-temps, on sait que cela fait le bonheur de la science-fiction
qui envisage la possibilité des voyages dans le futur. Encore plus, si on accepte l’idée de la
cybernétique qui énonce que toute chose est énergie et langage, c’est à dire possédant un aspect
externe visible et un aspect interne psychique invisible, nous pourrions faire de l’inséparabilité
quantique, le lieu de l’Etre-Un , du lieu des « trous noirs », celui du manque tandis que le lieu de
l’éternité serait celui de la déité de la théologie négative, à la fois lié à l’Etre et au manque d’être.
Nombreuses sont les cultures qui intuitionnent ces lieux, par-delà l’Etre mais, le plus souvent, elles
les placent uniquement à l'Origine du temps comme « racines « de l’émanation. “ Tout procède de
l'Un, de la source et tout y retourne ” disent les Ennéades de Plotin et les Psaumes, comme de
nombreux mythes, nous racontent aussi que “les fleuves remonteront vers leurs sources”. Mircéa
Eliade a mis en évidence que le modèle type de l'expérience mystique archaïque consiste en une
régression dans “ l'illo tempore ”, au commencement du monde, pour une régénération de la vitalité
psychique (cf. le mythe de l’éternel retour). La philosophie oppose les métaphysiques de l'Etre à la
métaphysique de l'Un qui fut représentée en Occident par la philosophie néo-platonicienne à la
suite de Plotin (IIème siècle). Cette métaphysique de l'Un conçoit qu'il y a, antérieur à l'Etre, un lieu
qu'elle a dénommé l'Un comme lieu de l'ineffable, du caché non révélé et non révélable. Dans le
Gandhavyûha, texte sacré du Bouddhisme Mahayana, la lumière de la vacuité originelle ne
s'oppose pas à l'ombre et dépasse ainsi l'opposition de l'Etre et du Néant. Le Moyen Age fut
caractérisé par la confrontation entre le monde religieux de la révélation du Dieu Unique personnel
et l'univers de la pensée spéculative grecque selon un combat opposant Platon et Aristote en vue
de l'héritage biblique.

63
On connaît la pseudo-réussite que connut la synthèse faite par Saint Thomas d'Aquin mais il est plus
intéressant, à notre avis, de connaître les autres solutions concernant, spécialement, la confrontation
entre le Dieu de Moïse et l'Un des néo-platoniciens. Une de ces solutions a été donné au XIIIème
siècle par le cercle kabbalistique catalan de Gerone et en particuliers par Azriel :

“En-sof est le Dieu auquel nous pensons tous dans la théologie. Il agit par ses sefirot qu'il a
hypostasiées en qualité d'intermédiaires pour la création, mais il est lui-même la divinité qui vit
en elles. Toutefois, dans d'autres écrits spéculatifs plus profonds on perçoit un élément plotinien
plus prononcé ; quant aux déterminations négatives et paradoxales de la chose cachée, de
l'unité indifférenciée qui renferme l'identité des contraires, sur laquelle, de ce fait, la pensée n'a
pas prise, elles sont prépondérantes dans ces traités. A ma connaissance, nul texte autre que
son traité portant sur les thèses véritables et erronées sur Dieu ne s'approprie la conception
platonicienne avec tant de fermeté et de détermination. Johannes Reuchlin connaissait ce texte
d'Azriel ainsi que certains autres de cet auteur. Au sein du monde chrétien il fut le premier à faire
un exposé concis des thèses kabbalistiques sans toutefois déterminer avec netteté qu'Azriel en
était l'auteur. […] Il présenta le concept divin des kabbalistes en des termes tout à fait adéquats
: “ il est appelé En-sof, c'est à dire infinitude qui est la chose la plus haute, en soi
incompréhensible et ineffable ; dans le mouvement de retrait au plus secret de sa divinité, il se
retire et se cache dans l'abîme inaccessible de sa lumière qui est la source. [...]
Elle est être et non-être sans distinction, enveloppant en toute simplicité toutes les choses qui
paraissent à notre raison contraires entre elles et contradictoires comme une unité libre et
séparée ” (J. Reuchlin - De arte cabbalistica). L'être de Dieu dépasse tout, est détaché de tout,
et pourtant il embrasse tout. L'Un conçu comme identité des contraires est en fait l'élément
dominant qui attire Azriel dans En-sof.
Gershom Scholem - la lutte entre le Dieu de Plotin et le
Dieu de la Bible dans la kabbale ancienne p. 30

Cette description de l'Un le définit également comme une indifférenciation des contraires
qui fut le problème central de la théologie négative. A l'évidence, l'Un des néoplatoniciens
se réfère au zéro et à l'infini et on sait qu'historiquement ces deux éléments mathématiques
découlent du concept mystique hindou de la vacuité (sûnyatâ). Le zéro que ne connaissaient pas
les grecs fut d'une grande importance dans le développement de la science moderne mais les
chiffres dits arabes sont en réalité indiens bien que l'Occident les ait connu grâce à l'Espagne
musulmane. Gerbert, le célèbre pape de l'an Mil les aurait introduit à partir de l'abbaye bénédictine
catalane de Ripoll mais ce n'est qu'à partir du XIIIème siècle que le zéro commença à être utilisé. On
situe par contre au environ du Vème siècle, à l’époque Gupta, l'invention du zéro chez les hindous et,
en sanskrit, le terme privilégié désignant le zéro est sûnya qui signifie le vide, le néant, etc.. Ce
terme fut de longue date un concept de la philosophie mystique du sûnyavâda, ce qui prédisposait
la culture indienne pour la création de ce symbole mathématique. L'écriture du zéro était alors un
petit cercle ou un point (sûnya-bundi) mais pour signifier le zéro, les mathématiciens indiens
utilisaient aussi le terme sanskrit d'ananta qui signifie l'infini. Le terme d'ananta fait référence au
serpent mythologique de l'éternité sur lequel Vishnou se repose entre ses créations et duquel sort la
quaternité et le lotus :

Brahma sortant sur une fleur de lotus du nombril de Vishnou couché sur le serpent Ananta
d'après M.A. Dubois de Jancigny, l'Univers pittoresque Hachette, Paris, 1846.
64
C'est le mathématicien anglais John Wallis qui a introduit en 1655 le signe mathématique de l'infini et
l'iconographie mythologique hindoue montre un symbole identique se rapportant, il est vrai, à un
domaine en dehors des mathématiques. L'ananta comme serpent de l'éternité s'y trouve représenté
lové sur lui-même en une sorte de huit couché. Comme on pense que le mathématicien anglais
n'avait eu aucun lien avec la culture orientale, il apparaît que c'est le même archétype psychique qui
soit à l'origine du symbole retenu. Avec le 8 et le S que l'on retrouve dans de nombreuses figurations
mythologiques, ces symboles renvoient, comme tous les symboles archétypiques, au sujet
psychique total qui fut, à l'origine, représenté par l'image de l'Ouroboros (le serpent qui se mordant
la queue forme la totalité). A coté de cette analyse paléographique qui fait du 8 un symbole de la
totalité originelle, il faut aussi montrer qu'à notre époque, c'est dans le huit des inscriptions en
cristaux liquides de nos mini-calculettes que s'inscrivent tous les chiffres dits ghubar devenus
universels. Le monde est donc bien régit par une huitaine de potentialités psychiques répartie selon
une opposition du Bien et du mal. Ainsi, si le nombre sept symbolise dans l'univers juif le processus
de création en marche vers un futur où se réalise l'Unique, le nombre huit symbolise l'Origine et
l’Ouroboros comme mixte de l’être et du non-être.
Toutes les religions non-entrées dans l'Histoire conçoivent la divinité comme ambivalente, dieu de
création et de destruction tel le fripon divin des sociétés primitives ou les divinités hindoues telles
Kali, Durga ou Shiva. Le Tao chinois exprime aussi cette dualité des forces antagonistes de Bien et
de mal et on sait que les sagesses du monde entier nous demandent d'accepter cette réalité de
l'alternance des forces positives et négatives. “Il y a un temps pour construire et un temps pour
détruire ” dit l'Ecclésiaste et Clément de Rome écrivait que Dieu gouverne le monde de sa main
droite de Bien et de sa main gauche de mal. Jung fait remarquer dans son livre Réponse à Job que
si on veut maintenir l'unité de la divinité tout en reconnaissant la dualité du Bien et du mal, il faut,
selon lui, concevoir une divinité qui soit à la fois bonne et méchante et c'est pourquoi il nous
demande de revenir à une conception archaïque de la divinité. Pour nous, le mal ne doit pas être
pris en compte dans le problème de l'être mais uniquement dans celui du devenir et de la
transformation car le mal est indispensable à toute métamorphose et sans conflit dialectique le
devenir s’arrêterait. C’est cette réalité du mal qui incite Jung à soutenir sa conception de la divinité
« complexio oppositorum » de bien et de mal. Or, dans les Evangiles on trouve écrit « le scandale
est nécessaire mais malheur par qui vient le scandale », ce qui laisse clairement entendre que le
mal est nécessaire. Jung pour justifier sa théorie cite le notre Père qui dirait « ne nous induit pas à la
tentation (Et ne nos inducas in tentationem)» . On sait que cette traduction fait débat et il y a très peu
de temps le Vatican a demandé qu’on précise le texte : « ne nous laisse pas succomber à la
tentation » car ce n’est pas Dieu qui tente mais le diable. Cette traduction que l’on trouvait déjà
comme sur les portes de la Sagrada família à Barcelone est d’ailleurs plus en conformité avec le
texte canonique de l’Epître de Jacques (1 : 13) : « Que personne, lorsqu’il est tenté, ne dise : c’est
Dieu qui me tente. Car Dieu ne tente personne ». Or, Jung cite Maître Eckart : « c’est pourquoi Dieu
a frappé le plus souvent de la misère du péché justement les hommes qu’il a choisi pour de grandes
choses … ». De notre part, nous ne nions pas la nécessité du mal dans toute métamorphose vers le
bien mais cela n’implique pas que le mal soit en Dieu. Contrairement à Hegel qui parlait de la
négation de la négation et du “pouvoir magique de transformer la négation en être”, Jung n’a jamais
analysé le symbole du serpent qui s’auto-dévore (ou du scorpion qui se pique lui-même ). Dans les
Evangiles, le personnage incarnant le mal, Judas, n’est pas tué par les anges vengeurs de dieu
mais se suicide. Le « qui se servira de l’épée périra par l’épée » relève du même principe tout
comme le « Satan chasse Satan » ou le « laissez les morts enterrer les morts ». Dans la parabole
des Vignerons assassins , la violence du tous contre le Christ se retourne contre les persécuteurs
qui « tombe sur un os » par un effet boomerang (Matthieu 20 - 2). Dans cette réflexion sur le mal, il
faut refuser les propositions de type junguien nous demandant le “sacrificium intellectus” car toutes
les mystiques du “je n'en veux rien savoir” régressent toujours sur une position archaïque de la
divinité et cela à l'encontre des Evangiles qui disent « qu'il n'y a rien de caché qui ne doive être
découvert, rien de secret qui ne doive être mis au jour » (Luc 4 - 22). Le risque que court la
théologie négative est de glisser dans la « coincidentia oppositorum » de bien et de mal archaïque.
Jung conteste la conception du mal comme « privatio boni » car il voit bien la réalité du mal dans
toute transformation psychique mais il ne voit pas que le mal disparaît à la fin du processus.

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Son interprétation intéressante de l’alchimie n’en demeure pas moins fausse et c’est l’étude de la
pensée lullienne qui nous a permis de mettre en évidence que celle-ci est une représentation
archétypique de la dynamique judéo-chrétienne qui est une révélation d’un Dieu de Bien
uniquement, une victoire de l’être sur le non-être. La pensée lullienne est une pensée alchimique,
même si les lullistes modernes n’en veulent rien savoir et cet aspect alchimique, dans l’oeuvre de
Lulle, était reconnu comme tel, à la fin du siècle dernier, par l’évêque catalan Josep Torras i Bages
dont nous essayerons de traduire ce passage d’un de ses écrits concernant notre auteur :

“ L’un des points les plus disputés dans les questions lulliennes, est de savoir si notre Docteur
illuminé était ou non alchimiste. L’illustre professeur de chimie Luanco a écrit une thèse érudite
sur ce problème. Les anciens étaient divisés sur ce sujet ; mais c’est Salzinger, le plus grand
des lullistes du siècle passé (XVIIIe), qui semble être l’homme le plus apte à juger sur cette
question en raison du grand nombre de manuscrits lulliens qu’il arriva à compulser et dont la
plupart étaient en langue catalane. Cet auteur qui passa vingt ans à les étudier et qui se faisait
fort de dire, quelque manuscrit qu’on lui présenta, s’il était oui ou non de Lulle, défend contre
vents et marées que Lulle fut alchimiste, et nous-mêmes sommes aussi pleinement convaincus
de cela, prenant ce nom dans sa signification de naturaliste expérimental. Salzinger qualifiait les
nombreux auteurs contemporains qui le contestaient, de faux-amis car ils considéraient
l’alchimie comme une superstition, une nécromancie ou une vulgaire sorcellerie et en fin de
compte comme un art criminel avec des objectifs illicites, comme Lulle lui-même la considère
quelque part dans son oeuvre et croyaient offenser la sainteté du glorieux martyr de la foi
catholique en le faisant passer pour tel; mais Salzinger, très instruit de naturalisme, prouve, au
contraire, que l’alchimie est sa principale gloire scientifique. [...] Les intérêts naturalistes sont
évidentes dans de nombreux passages de ses écrits incontestés et il existe surtout le “ livre du
Chaos ” qui le prouve à lui seul sans même recourir à celui de la Quinte Essence qui, c’est
probable, fut écrit par lui dans sa première version .... P. Pascual donne la solution, en
distinguant les livres d’alchimie superstitieux et vulgaires et les traités à fin scientifique dont on
peut affirmer qu’ils proviennent de Lulle par l’égalité du système, l’identité du style et l’unité du
but ”.
Texte traduit de “La tradició catalana p. 222 ” de Josep Torras i Bages.

A la fin de sa vie, notre troubadour converti s’est remis, comme à ses débuts, à l’écriture en arabe et
il intuitionna dans le liber deo et suis propris qualitatibus infinitis cette différence entre l’infinitude et
le quantifiable, entre l’éternité et le temps. Certains auteurs pensent que les derniers textes du
majorquin, peu traduits et peu édités par la suite, trahissent l’échec de sa démarche car il y
reconnaît que l’Art ne répond pas à toutes les questions - ce qui limiterait le principe de la théologie
naturelle qui prétend prouver tous les articles de la religion par des arguments rationnels. Pour Lulle,
l’infinitude se pose à coté du quantifiable comme le “majus esse” se situe à coté du “minor esse” et
cette essentia divine infinie, différente de l’agentia quantifiable, est ineffable et seulement objet de la
foi à la différence de l’agentia (l’amantia) qui demeure l'objet d’un possible savoir. Néanmoins,
concernant la théologie négative apophatique, notre Raymond ne tombe pas dans l’erreur de faire
de Dieu une « coincidentia oppositorum » de bien et de mal. Concernant la question de savoir si
Lulle était ou non alchimiste, nous avons vu qu’il fallait avant toutes choses essayer de connaître
véritablement ce qu’était la pensée alchimique et voir que le clivage moderne entre science et
théologie nous empêche de comprendre ce que Alexandre Koyre appelle théologie naturelle ou
philosophique. Et c’est en cela que Lulle était anti-averroiste car il n’y avait pas pour lui, d’un coté,
les « raisons nécessaires » en lien avec la philosophie et la science des choses naturelles et de
l’autre coté, la foi et la théologie. Dans son livre intitulé "Rationalité de l'alchimie au XVIIème siècle"
Bernard Joly montre qu'encore au XVIIème siècle, siècle d'un renouveau important de l'alchimie
suite à la diffusion de l'œuvre de Paracelse, l'alchimie relevait encore et toujours d'une rationalité
organisée à partir d'a priori théoriques cohérents. Il écrit : " la distinction entre chimie et alchimie n'a
pas grand sens, si l'on veut bien se rappeler que « al « est simplement l'article arabe". Il signale
également que la plupart des alchimistes de cette époque sont encore le plus souvent des
médecins soucieux de la guérison des corps et, concernant le philosophe Leibniz, autre lecteur de
Lulle, il écrit :
66
" secrétaire d'un groupe d'alchimistes à Nuremberg pendant quelques mois en 1667, il aurait
espéré trouver dans l'alchimie l'explication de la résurrection des corps …. ou tout simplement
des renseignements pour sa combinatoire. Toujours est-il qu'en 1690, son intérêt pour l'alchimie
ne s'est jamais démenti. Dans une lettre du 27 juin, il s'interroge sur la véritable identité de Basile
Valentin, l'auteur des Douze clefs de la philosophie. Constatant que Basile signifie roi, c'est à
dire l'or et Valentin la santé, il conclut : " Et ainsi il apparaît que l'auteur a voulu indiquer les deux
principaux effets de la merveilleuse pierre que l'on met communément en avant : le
perfectionnement du corps humain et celui des métaux" (p. 27).

C'est la question de la résurrection des corps qui rend évidente la thèse du Lulle « alchimiste de la
Quintessence ». La première caractéristique de la pensée lullienne se définit par son essai de
"prouver les articles de la foi par les raisons nécessaires". Or les trois plus importants dogmes de la
chrétienté sont la Trinité, l'Incarnation et la Résurrection; tous trois intrinsèquement liés. Il est vrai
néanmoins que le dogme de la Trinité et celui de l'incarnation domine la spéculation lullienne parce
que les musulmans ne croient pas à ces deux premiers dogmes alors qu'ils partagent avec les
chrétiens la croyance en la résurrection et l'on sait que la deuxième caractéristique de la pensée
lullienne est d'être apologétique, au service de la conversion des infidèles. La résurrection des
corps est malgré tout importante d'autant plus que liée à l'incarnation elle peut permettre
l'acceptation par les musulmans du dogme de l'Incarnation du fait qu'ils croient à la résurrection et
qu'ils se réfèrent aussi à la science aristotélicienne. On sait que Lulle s'engagea dans la lutte anti-
averroiste lorsqu'il était à Paris mais il n'était pas contre Aristote car il proposait une autre "Aristote",
différent de celui des averroistes latins. Les miniatures de sankt Peter dite de Karlsruhe réalisées par
son disciple Thomas le Myèsier montre Lulle se situant à la suite d’Aristote, tous les deux montant à
l'assaut de la forteresse de la fausseté. Nous avons essayé de le montrer, la pensée lullienne doit
énormément à la pensée aristotélicienne et, en particulier, elle lui doit le concept de la quintessence.
Prouver le dogme de la résurrection des corps par des "raisons nécessaires" implique un savoir sur
la matière qui est celui des quatre éléments et la transfiguration des corps dans la résurrection
engage inévitablement la théorie de la quintessence comme harmonisation des quatre éléments
sachant que le monde astral divin incorruptible situé au dessus du monde sublunaire est parfait et
constitué de quintessence. L'incarnation et la transfiguration des corps ne peuvent s'expliquer que
par la théorie de la quintessence céleste. Pour Lulle, c'est tout l'univers qui trouve son
aboutissement en Christ comme cela l'était pour l'Apôtre Paul (Romains 8 – 19) :

" Aussi la création attend-elle avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu. Car la création a
été soumise à la vanité (..) avec l'espérance qu'elle aussi sera affranchie de la servitude de la
corruption .... or, nous savons que, jusqu'à ce jour, la création tout entière soupire et souffre des
douleurs de l'enfantement. Et ce n'est pas elle seulement; mais nous aussi, qui avons les
prémices de l'Esprit, nous aussi nous soupirons en nous-mêmes, en attendant la rédemption de
notre corps. "

En 1297, à Paris, Lulle écrit, pour l'offrir au roi de France, son livre "Contemplacio Raymundi" dans
lequel il lui expose sa théorie de la création-incarnation qui pose que Dieu s'est fait homme pour que
l'homme se fasse Dieu, non qu'il devienne un ange lequel n'a pas de corps mais pour que sa nature
corporelle soit divinisée. L'incarnation du Christ est la fin ultime -la termenació écrit-il - de l'œuvre de
création car tous les "êtres spirituels et corporels se reposent en Christ au regard de cette fin ultime".
Aristote est, ici, manifeste car le terme de "repos final" renvoie à l'entéléchie aristotélicienne et fait
ainsi du Christ ressuscité la " cause finale " du monde. Dans "El Dictat de Ramon", il écrit que " si
Dieu ne s'était pas fait homme aucun corps n'aurait en lui sa propre fin ". Indéniablement, c'est à
partir de Lulle que les philosophes de la nature occidentaux ont introduit la quintessence dans leur
spéculation qu'ils fussent ou non partisans de la transmutation des métaux. Concernant les deux
thèmes, celui du parallélisme entre le Christ et la Pierre philosophale et celui de la Quintessence que
le Moyen Âge tenait d’Aristote, lorsque l’on remonte le plus loin dans l’Histoire à partir des
alchimistes post-paracelsiens, on tombe sur le XIVe siècle avec l’Aurora Consurgens , les textes
« pseudo-lulliens » du Testamentum, du Codicillus, du Liber de secretis naturae seu de quinta
essencia et enfin le Liber de consideratione quintae essentiae de Jean de Rupescissa.
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La position universitaire actuelle est de dire qu’à l’origine du courant quintessentiel de l’alchimie, il y
a le Liber de consideratione quintae essentiae de Rupescissa et, d’un autre coté, d’insister sur le fait
que la présence du nom de Lulle dans cet univers ésotérique est complètement injustifié et relève
d’une imposture. Le chercheur au CNRS Didier Kahn écrit : « Depuis au moins Roger Bacon (1219
–1292), l’alchimie, loin de se limiter à la recherche de la transformation des métaux vils en or,
présentait également un courant orienté vers la prolongation de la vie : l’alchimie médicale. Au milieu
du XIVème siècle (c. 1351-1352), le mystique visionnaire franciscain Johannes de Rupescissa
imprima très durablement sa marque à ce courant en y ajoutant une idée appelée à une prodigieuse
fortune : celle de la Quintessence. […] Reprises très rapidement dans le Liber de secretis naturae
seu de quinta essencia faussement attribué à Raymond Lulle, les doctrines de Rupescissa se
diffusèrent aussi sous le nom du philosophe de Majorque ». Par ailleurs, il écrit également que : «
Sous le nom de Raymond Lulle, un vaste corpus de textes apocryphes alchimiques se constitua à
partir du XIème siècle et ne cessa de se développer … Lulle lui-même n’avait que mépris pour
l’alchimie… mais dans le sillage de son prodigieux succès (!) en tant que philosophe, des lullistes
anonymes se mirent à composer sous son nom un nombre croissant de traités d’alchimie, dont le
premier, sans doute, et l’un des plus célèbres, fut le Testamentum. […] c’est à partir de ce traité
qu’allait se constituer, dans la seconde moitié du XIVème siècle, un autre texte majeur de la
mouvance pseudo-lullienne, le Liber de secretis naturae seu de quinta essencia , qui n’est autre
qu’une version « lullifiée » du Liber de consideratione quintae essentiae de Jean de Rupescissa ».
Concernant le possible auteur anonyme du Liber de secretis naturae seu de quinta essencia ,
Michela Pereira émet l’hypothèse d’un « médecin ayant acquis une bonne connaissance de l’Art
lullien ». Quant à Rupescissa, il connaissait très bien les oeuvres de Lulle et il envisage même un
moment dans un de ses écrits fait en prison en 1356 qu’il puisse être la réincarnation de Minerve, la
déesse de la sagesse et des arts. L’idée de la quintessence est aristotélicienne et le lullisme voulait
proposer un autre Aristote que celui des averroistes latins condamnés en 1277. C’est, nous croyons,
faire trop d’honneur à Rupescissa que d’en faire le point de départ de ce « courant quintessentiel
qui aura tant d’importance par la suite ».
La professeur italienne note et ce n’est pas sans importance que le prologue du composite Liber de
secretis naturae seu de quinta essencia a une conception de la quintessence comme harmonie des
quatre éléments et non comme un cinquième élément individualisé qui était par contre la conception
retenue par Rupescissa (alors que la première était celle de Lulle). Didier Kahn insiste pour dire que
l’alchimie « présentait également un courant orienté vers la prolongation de la vie : l’alchimie
médicale ». Mais Lulle aussi répond à Thomas le Myèsier que cette prolongation de la vie est
possible dans les « Quaestiones Attrebatenses » et c’est en cela qu’il serait plus juste de dire de
Lulle qu’il refuse dans ses écrits l’alchimie aurifère, la transmutation des métaux en or, comme
d’ailleurs par le passé, tout un courant de l’aristotélisme et cela certainement à cause de la théorie
de la quintessence. Michela Pereira rappelle que les textes proprement médicaux du Liber de
secretis naturae seu de quinta essencia furent les premiers à être publiés dans une collection
d’écrits médicaux non intéressés par l’alchimie aurifère. Par la suite, la plupart des alchimistes
mélangeront tout mais on sait que leurs diverses théories sont le plus souvent disparates et
incohérentes. Notre chercheur au CNRS remarque que Rupescissa lui-même fait une différence
entre l’or alchimique qui serait fait de matières corrosives et l’or naturel uniquement à partir duquel
on peut extraire l’aqua ardens qui ajoutée à la quintessence produirait la médecine universelle.
Michela Pereira signale que le système lullien a permis au XIVème siècle de les unifier et de les
insérer en un « système théorique compact ». Le prologue et l’épilogue du composite Liber de
secretis naturae seu de quinta essencia prennent appui sur les conceptions du corpus lullien
orthodoxe alors que la reprise du Liber de consideratione quintae essentiae de Rupescissa n’est
que de la « cuisine alchimique » (distillation de la quintessence du vin). De fait, s’il y a une légende
alchimique concernant Raymond Lulle ( voyage en Angleterre, fabrication de l’or, etc..) et s’il faut
attribuer le Liber de secretis naturae seu de quinta essencia à un médecin bon connaisseur de
l’œuvre de Lulle, le nom de Lulle accolé à l’alchimie n’est pas une « aberration » historique comme
on le laisse entendre. L’œuvre de Lulle, et non celle de Rupescissa, est à l’origine de ce courant de
christianisation de l’alchimie qui s’imposera par la suite : le parallèle entre le Christ et la Pierre
philosophale, l’Ouroboros comme « chaos naturae », mixte d’être et de non-être et la Quintessence
comme harmonie entre les contraires ….
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La controverse encore ouverte chez les lullistes entre ceux qui mettent au premier plan, à la suite de
Frances Yates et de Robert Pring-Mill, la " théorie élémentale " et les autres privilégiant le
néoplatonisme des dignités montre le risque qu'il y a de tomber dans cette vaine dualité provenant
de notre conception moderne post-cartésienne opposant la transcendance d’un intellect créateur et
l'immanence matérielle. En vérité, concernant Lulle, il faut uniquement différencier l'opposition entre,
d'un coté, le savoir sur l'agentia comme sagesse angélique, la " science christique " d'un
Bonaventure, mettant en jeu l'illumination divine concernant les " raisons nécessaires " confirmant la
foi et, d'un autre coté, l'inconnaissance de l'essentia divine uniquement accessible, elle, par la foi.
Dans l’alchimie arabe, le “livre de la Balance” de Geber (Jâbir Ibn Hayyân), livre ayant beaucoup
influencé la pensée islamique, fut un des plus importants essais fait pour quantifier les données des
sciences de la nature de l’époque :

“ La science de la Balance ayant pour principe et fin de mesurer le désir de l’Ame du monde
incorporé à chaque substance, il est difficile d’y voir une anticipation de la science quantitative
moderne ; en revanche, elle pourrait être regardée comme une anticipation de cette “énergétique
de l’âme” qui sollicite de nos jours tout un ensemble de recherche [psychanalytique] ”.

Henri Corbin in Histoire de la philosophie islamique p. 191

Dans son livre La philosophie de l'Amour chez Raymond Lulle (page 19), Lluis Sala-Molins, faisant
siennes les opinions d'Ibrahim Madkour, écrit que Raymond reprend les idées scientifiques de
l’alchimiste Geber; ce qui justifie pleinement notre thèse de la parenté du corpus lullien et de
l'alchimie.

Jâbir Ibn Hayyân

Le célèbre alchimiste persan était un ultra-shiite proche des ismaéliens d’Alamut et c’est la
problématique de la résurrection qui demeurait pour eux la question majeure. On sait que les
ismaéliens d’Alamut, à la différence des shiites duodécimains, ont proclamé dès 1164 la Grande
Résurrection mettant au second plan l’observance de la sharî’at révélée par le Prophète.
Pierre Lory dans son livre Alchimie et mystique en terre d’islam (ed. Verdier) écrit que dans le
Corpus jabirien, « l’humanité subit une longue évolution pour converger à la fin des temps en la
personne du Résurrecteur, le Qâ’im, en qui les hommes trouveront leur accomplissement tout autant
collectif qu’individuel » (p.24). De même, pour Lulle comme l’a bien vu Charles Lohr, la
« termenació » de la création se réalise en Christ ressuscité. L’incarnation du Christ est la fin ultime
de l’œuvre de création car tous les « êtres spirituels et corporels se reposent en Christ au regard de
cette fin ultime ». Henry Corbin signale à plusieurs reprises que l’imâmologie shiite est l’homologue
d’une christologie gnostique. L’alchimie jabirienne est essentiellement fondée sur la problématique
de la résurrection et sur le « Corpus Glorificationis ». Sur ce point, musulmans et chrétiens partagent
le même point de vue mais bien sûr, pour Raymond Lulle à la différence de Geber, la personne du
Résurrecteur c’est le Christ. Le psychanalyste CG Jung écrit qu’historiquement, c’est par les
alchimistes lulliens marqués par la problématique de la quintessence qu’apparaît en Occident le
parallèle entre la Pierre philosophale et le Christ. Or, il existe chez Geber cette même identification
mais dans son cas entre l’Elixir-Pierre philosophale et l’Imam intérieur-le Résurrecteur.
Pour l’alchimiste perse, le Résurrecteur, le Qâ’im, est le point omega de toute créature dont le
développement progressif tend vers cette personne céleste identique à un astre divin fait de
quintessence. Pierre Lory montre l'influence décisive du shiisme sur l'ésotérique alchimique. Il
énonce que " le but de l'alchimie est de faire naître le corps de résurrection de celui qui le pratique".
Henri Corbin écrit, de son coté, que « les historiens de la pensée scientifique ont faussé l’évaluation
des œuvres alchimiques en y séparant l’aspect matériel des considérations plus symboliques et de
leur implications spirituelles, alors que les deux termes sont le plus souvent indissociables ». Nous
l’avons déjà écrit, encore au XVIII° siècle, un Leibnitz se faisait secrétaire d’un groupe d’alchimistes
pour en savoir plus sur la résurrection. Outre que toutes les conceptions « scientifiques » du Corpus
lullien se trouvent dans le Corpus jabirien, les « Dignités » elles-mêmes s’y trouvent sous
l’appellation des « Dignitaires ».
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Dans le livre de l’Ami (Kitab al-khalil), l’Ami est un fidèle de l’Imam et lui apporte son dévouement et
sa ferveur mais la thèse du livre veut que si le moteur de l’ascension spirituelle de l’âme est l’amour
qu’elle porte à l’Imâm/Elixir, l’aide, elle, lui vient des « dignitaires », ce qui est on ne peut plus lullien.
Néanmoins, c’est la question de la résurrection qui reste le lien le plus important entre les deux
auteurs car tous deux croyaient à une explication « scientifiques » de celle-ci. Pour Lulle, dans le
Christ ressuscité se trouvent être unifié et mis en concordance la Trinité divine, le Cercle parfait
céleste et la quaternité des éléments corporels (triangulation et quadrangulation du cercle) et c’est
en Christ qu’est la « cause finale » de la création. De la même manière, c’est le Qâ’im, l’Elixir/Imâm
intérieur qui se trouve être, chez Geber, le but de tous les processus alchimiques. L’Elixir/Être divin
est la substance dont les éléments sont parfaitement équilibrés et dont la matière est complètement
spiritualisée. Devenu incorruptible, elle peut transmettre cette puissance salvatrice et délivrer de la
souillure du monde, en premier lieu de l’ignorance, tous les êtres du monde sublunaire soumis à la
corruption et à la mort dues à la disharmonie entre les contraires. Avec le « Corpus Glorificationis »,
il y a une indistinction et une interchangeabilité de l’âme et du corps et c’est pour cela que dans
l’alchimie, la Pierre philosophale est le Christ de la nature tandis que le Christ est la Pierre
philosophale de l’esprit. Les mêmes symboles s’appliquent aux processus matériels et spirituels
parce que, au fond, il y a identité entre eux. Dans son livre sur Paracelse (p.77), Alexandre Koyré
montre clairement cette identité :
« Encore une fois la doctrine du microcosme, la doctrine alchimique de l’identité foncière des
processus dans la nature et dans l’homme vient nous aider. Et puisque l’homme sera
transfiguré, le monde le sera aussi… or, cette transfiguration, cette déification de l’univers est
déjà commencée. Le Christ en est la preuve. Il est ressuscité, il a revêtu un corps spirituel,
symbole de la transfiguration du monde ».
Ce texte ci-dessus de Koyré prouve à lui seul que la pensée de Raymond Lulle est une pensée
s’enracinant dans la pensée alchimique même si notre majorquin ne croyait pas dans la
transmutation des métaux entre eux à cause de la rigueur de sa pensée et de sa conception de la
quintessence comme harmonie des quatre éléments. Nous avons vu que Johannes de Rupescissa
ne la partageait pas à la différence de l’auteur anonyme supposé de l’apocryphe Liber de secretis
naturae seu de quinta essencia situé au démarrage des écrits alchimiques du pseudo-lullisme. A
cause de ce lien entre notre bienheureux et l’alchimiste persan que Roger Bacon connaissait bien et
disait être le « maître des maîtres », le nom de Raymond Lulle doit être, légitimement et contre le
discours universitaire actuel dominant, associé à l’alchimie et on peut même considérer que le
majorquin fut le principal penseur qui effectua le passage entre la pensée alchimique musulmane et
celle que l’on trouvait encore au XVIII° siècle en Occident.
Que les lullistes modernes le veuillent ou non, l’Art d’Amour de Lulle n’est pas si éloigné qu’ils
l’affirment de cet autre Art d’Amour qu’était l’Opus alchimicum. L'oeuvre de rédemption de la
“matière spirituelle” répond à l’adage hermétique énonçant que ce que la “nature laisse imparfait,
l’Art le parachève” et contrairement à ce qu’a écrit Jung, cette expérience intérieure est une
expérience de libération du mal comme le théorise Lulle et non une soi-disant expérience de la
réintégration de la négativité refoulée par l’unilatéralité du Bien qu’aurait soi-disant imposée le
christianisme. Les bases de la weltanschauung lullienne, identique à celle de l’alchimie occidentale,
laissent entrevoir que, loin de vouloir une union du Bien et du mal, l’Art d’Amour est une victoire du
Bien sur le mixte primordial d’être et de non-être, de Bien et de mal que symbolise l’Ouroboros
originel.

Gérard RABAT

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