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LE MYSTÈRE DYATLOV
Traduit du russe
par Véronique Patte
Titre original :
Pereval Diatlova, ili Taina deviati
Voici sans doute l’histoire la plus étrange qui soit survenue dans l’Oural au
XXe siècle.
Au mois de février 1959, un groupe d’étudiants de l’Institut polytechnique de
l’Oural s’est engagé dans les cols de l’Oural du Nord, montagnes rudes bien que
de faible altitude, en suivant un parcours de difficulté supérieure. Igor Dyatlov
était à la tête du groupe, lequel comprenait deux jeunes filles. Au début, la
randonnée s’est déroulée sans encombre, conformément au planning ; tous en
effet étaient des professionnels. Et soudain, ce fut la catastrophe. Au cours d’un
bivouac, à la tombée de la nuit, une chose si terrible s’est produite que ces
randonneurs expérimentés et endurcis, capables de survivre n’importe où avec
seulement un couteau, ont été pris de terreur.
Ils ont découpé leur tente et se sont enfuis dans le froid, pour certains en
chaussettes, et ont dévalé la pente en portant leurs trois camarades blessés,
abandonnant tout derrière eux. Pas un n’a survécu jusqu’à l’aube, mais ceux qui
étaient encore conscients se sont battus comme des lions pour sauver leur vie et
celle de leurs camarades. Et les neiges mortelles du vallon ont conservé les
traces des « postures dynamiques » de ceux qui ont rampé pour essayer de
rejoindre la tente abandonnée.
Il a fallu longtemps pour les localiser, grâce à des recherches de grande
ampleur : hélicoptères, équipes de sauveteurs à skis. On les a finalement
retrouvés. Le col voisinant le « col des Cadavres » a pris le nom de « col
Dyatlov ».
Aujourd’hui encore, on ne sait pas exactement ce qui s’est passé cette nuit de
février sur ce lointain col enneigé. Les versions sont nombreuses : chute d’une
fusée ou attaque de zeks 2 en fuite, bagarre alcoolisée pour une fille, vengeance
des divinités anciennes, expérimentation de bombe à hydrogène ou sifflement
mortel d’ultrasons provoqué par des tourbillons de vent dans les rochers. Le
mystère sur les causes de l’accident est par ailleurs amplifié par la personnalité
des victimes : ils étaient jeunes, forts, aventureux, expérimentés, solidaires,
honnêtes. Ils représentaient l’élite des bâtisseurs du communisme.
Dans l’histoire du groupe Dyatlov, c’est bien sûr la mort de jeunes gens qui
est tragique, mais que ce soit précisément CES jeunes-là est dramatique. À cette
époque ils auraient passé avec succès les épreuves de sélection pour devenir
cosmonautes, et aujourd’hui le casting impitoyable pour quelque superprojet de
la télévision, mais le destin, tel un tyran païen, a choisi de sacrifier les meilleurs
au Minotaure.
C’est injuste.
L’ignorance des causes réelles de l’accident alimente ce sentiment d’injustice
depuis quarante ans. Pour le Minotaure, on peut comprendre : la bête dévore ses
victimes. Mais quelle est donc la bête qui a accepté ce sacrifice humain sur les
versants du Kholat Siakhyl, la montagne des Cadavres ?
Le sentiment d’injustice face à ce mystère est le moteur principal du roman
d’Anna Matveeva. Percer le mystère, soit, mais le cheminement devient le plus
souvent un but en soi. Ainsi fait-on danser les idées de complot, jongler les faits,
valser les élucubrations. Les jeux de l’esprit prennent le relais des douleurs de
l’âme. Il faut ajouter que, à l’époque postsoviétique, Anna Matveeva fut la
PREMIÈRE à écrire un livre sur le sujet, définissant ainsi les paramètres de ses
recherches : « Nous cherchons ce qui tourmente notre conscience. » Les
amateurs de miracles ont ignoré ce qui était la priorité de Matveeva parce que
seule la curiosité morbide les animait.
Anna Matveeva perce le mystère. Comment aurait-il pu en être autrement ?
Parallèlement à son travail sur les documents d’archives, elle développe un autre
sujet. Son héroïne principale, une jeune femme qu’un concours de circonstances
a poussé à s’occuper de cette histoire et à se passionner pour elle, mène
l’« enquête ». Nous sommes dans les « féroces » années quatre-vingt-dix, et le
malaise de notre héroïne ne provient pas tant du manque d’argent que du secret
étouffant dont les autorités entourent l’affaire.
L’héroïne traverse une phase douloureuse de sa vie. Son existence s’améliore
au fur et à mesure que sont levés les voiles du secret sur la mort du groupe
Dyatlov, et ces deux évolutions paraissent interdépendantes.
Pour quelle raison l’auteure a-t-elle fait ce choix ?
Un roman n’est pas un essai documentaire. Un recueil de documents s’adresse
à un public précis, un roman, à tout le monde. Le roman nécessite que le lecteur
se projette dans les faits, ou plutôt dans les documents. Matveeva pousse le
lecteur à voir l’affaire Dyatlov comme un élément du destin de son héroïne en
installant celle-ci devant les archives. S’identifiant à l’héroïne, le lecteur est
amené à compatir au destin du groupe Dyatlov : la compassion fonctionne
comme en écho. C’est la simplicité même de ce procédé littéraire qui le rend
complexe.
Et, bien entendu, le contraste entre les deux lignes du récit : l’histoire de
Dyatlov et celle de l’héroïne. La bilinéarité permet une distance créant ainsi un
effet stéréophonique indispensable à la compréhension des événements. La
tragédie du groupe Dyatlov fait aujourd’hui partie de l’histoire, elle est actuelle.
Le contraste permet de déceler la signification essentielle du drame, même si
celle-ci n’est pas évidente. Matveeva transforme une tragédie en drame parce
que c’est mieux ainsi. Dans la tragédie, les personnages maudissent, dans le
drame ils pleurent ; dans la tragédie, on serre les poings, dans le drame le cœur
souffre ; la tragédie est immédiate, le drame, intemporel.
Au bout du compte, la tragédie est la même pour les neuf personnes qui
en 1959 sont parties à la conquête des montagnes mystiques et maussades de
l’Oural du Nord sans rien savoir du destin qui les attendait. Le drame est le
même pour ceux qui aujourd’hui encore éprouvent de la compassion pour les
disparus.
Avant-propos de l’auteur
L’événement dont il est question dans ce livre est authentique. Tout ce qui y
est rapporté a vraiment eu lieu. La mort énigmatique de neuf randonneurs
bouleversa Sverdlovsk même si en 1959 personne ou presque n’en entendit
parler en dehors de la ville. L’armée et le Parti étouffèrent l’affaire. Toutefois
cette tragédie ne cessa de tourmenter les esprits.
Entourée de mystère, elle obsède même ceux qui n’aiment pas la montagne ou
n’ont jamais mis les pieds dans l’Oural. Depuis la première publication de mon
roman (vous avez entre les mains la quatrième édition), de nouvelles
investigations, de nouveaux livres, de nouveaux films ont vu le jour. Parfois je
me dis que l’intérêt porté au groupe Dyatlov est exagéré, et qu’il est grand temps
de laisser leurs âmes en paix… J’éprouve même une sorte de culpabilité en
voyant que la tragédie du col Dyatlov a été érigée en « malheur national ». Mais,
hélas, la lumière n’a pas été faite, le dossier « n’est pas clos », et nous ne
pouvons toujours pas dire : c’est bon, voici la vérité, tout est clair, reposez en
paix !
Dans mon livre, j’ai cherché à raconter l’histoire de 1959 du point de vue
d’une personne ayant eu connaissance de cette tragédie longtemps après. Mon
but n’était pas de percer l’effroyable mystère de la montagne des Cadavres –
c’est à vous, cher lecteur, qu’incombe cette tâche – mais de faciliter
l’élucidation de cette énigme.
Les documents présentés dans le livre sont des reproductions originales, avec
parfois de légères coupes, indiquées par des points de suspension entre crochets.
Les personnages contemporains du roman sont fictifs bien que certains aient
leurs prototypes dans la réalité.
J’exprime ma profonde reconnaissance à tous ceux qui ont participé aux
secours, à ceux qui ont gardé le souvenir de leurs conversations avec les victimes
comme à ceux qui ont élaboré leur propre version des faits, pour leur fidèle
amitié et leur volonté de rétablir la vérité. Je les prie de m’excuser si nos
opinions divergent.
Enfin il m’incombe d’avertir le lecteur : ce livre est réellement terrifiant. Je
n’ai rien exagéré, c’était inutile : l’histoire du groupe Dyatlov est terrible.
D’ailleurs, certaines personnes se sont tant consacrées à la quête de la vérité
qu’elles ont été victimes de manifestations étranges. Sans qu’il ne faille rien y
voir de surnaturel, il s’agit là sans doute d’une pure coïncidence.
Les informations documentaires ont été mises en retrait par rapport au texte
normal. Elle permettra aux lecteurs intéressés exclusivement par ces documents
de les repérer facilement.
Anna Matveeva
Je tiens à remercier Alekseï Koskine, auteur de diverses thèses, et Elena
Koskina, conservatrice d’archives, pour m’avoir aidée dans mon travail, ainsi
que :
Innokenti V. Cheremet,
Vlad Nekrassov,
le professeur A.K. Matveev,
Tatiana Dyatlova-Perminova,
Igor et Svetlana Doubinine,
Egor Nevoline,
Maria Boudina
et tous ceux à qui la mémoire des randonneurs du groupe Dyatlov est chère.
En hommage aux neuf
Celui qui parle ne sait pas.
Celui qui sait ne parle pas.
PREMIÈRE PARTIE
À LA LUMIÈRE DU JOUR
PAR UNE JOURNÉE ENSOLEILLÉE
1999
Il fait très froid dans mon appartement. Le thermomètre indique onze degrés.
Des peaux d’ours, des mains épaisses qui brisent des os à moitié cuits au coin
d’un feu, le reflet des flammes caressant des visages barbus. L’image hante mon
imagination. Impossible d’y échapper.
Mi-novembre, la lutte contre les températures glaciales, partie de plaisir
typique de l’Oural, vient de s’engager. Jusqu’au mois de mars il faudra que je me
donne des coups de pied aux fesses pour me lever et affronter le froid matinal.
Le chat saute avec légèreté sur le rebord de la fenêtre et scrute une proie qu’il est
seul à voir dans la pénombre malgré la blancheur de la neige qui craque comme
une feuille de chou gelée.
Je ne me bats pas contre le froid, ni ne m’en plains : cela ne sert à rien. À quoi
bon rabâcher que notre maire est un voyou, que si j’ai froid, c’est parce que ce
scélérat, lui, a chaud ? Et que les immeubles modernes sont rarement bien
chauffés – le mien a cinq ans à peine. En plus, les radiateurs ne marchent pas et
les fenêtres sont si mal fichues qu’on ne peut pas les calfeutrer.
Seules la chaleur de mon convecteur et les innombrables tasses de thé me
sauvent, dans l’attente du printemps.
Le soir, je vérifie que ma porte est bien fermée. Nous vivons une époque où
verrous et grilles sont devenus les meilleurs amis de l’homme. Je tourne la
poignée, puis, à tout hasard, je jette un œil par le judas.
Il y a des gens, immobiles. Le verre de l’œilleton déforme leurs visages, mais
ils sont souriants. Deux jeunes filles et des hommes. Ils portent tous des fuseaux
et des anoraks.
« Qui cherchez-vous ? » leur demandé-je.
Ils restent silencieux.
J’aperçois des skis appuyés au mur.
Reviennent-ils d’une excursion ? Par un temps pareil ? Ils sont dingues.
Au petit matin, ma porte fut martelée de coups si violents que je crus qu’on
condamnait mon entrée. Je consultai ma montre – sept heures et demie, les
ordures ! – et je bondis de mon doux refuge de plumes.
« Ania, ouvre vite ! »
Ces mots, mêlés à des pleurs, des cris et autres signes de panique collective
balayèrent ma colère, tandis que je m’élançais vers l’entrée.
Sur le palier où hier encore se tenaient les skieurs j’aperçus ma voisine Ira
entourée de voisins.
« Ania, il faut que je téléphone d’urgence, Emil Sergueevitch est mort. »
Ira éclata en sanglots et se mit à parler à toute vitesse. Je ne compris pas
grand-chose à son récit – Ira parlait toujours trop vite.
Pendant qu’elle joignait au téléphone les urgences, la milice et les pompes
funèbres, je sortis sur le palier et, me faufilant entre les épaules compatissantes,
j’entrai dans l’appartement d’Ira.
Son beau-père gisait sur le plancher. Les pieds du défunt étaient crispés dans
des pantoufles trouées aux orteils.
« C’est le cœur », articula une voix calme dans mon dos.
Emil Sergueevitch était souffrant depuis plusieurs années, je le savais. C’était
un adorable vieillard ; en fait pas si âgé que ça, car si ma mémoire est bonne, il
avait pris sa retraite quatre années plus tôt. Il adorait la lecture et m’empruntait
régulièrement des livres. Je les lui prêtais volontiers, contrairement à mon
habitude – je n’aime pas que des mains inconnues touchent mes affaires. Emil
Sergueevitch était très soigneux et me rendait mes volumes recouverts d’une
page de la revue Literatournaïa Gazeta.
Mort, le vieillard avait l’air plus soigné, et même plus beau, que de son vivant.
AFFAIRE N°_
Affaire criminelle suspendue
Circonstances de l’affaire :
Le 23 janvier 1959, un groupe indépendant de skieurs de fond composé de
10 individus est parti en randonnée en suivant l’itinéraire Ivdel – mont
Otorten. 9 ont quitté le secteur Nord 2 pour poursuivre la randonnée. Le
1er février 1959, le groupe a entamé l’ascension du mont Otorten et dans la
soirée a bivouaqué sur le sommet 1079.
Dans la nuit du 2 février tous les 9 ont péri dans des circonstances non
élucidées 3.
Parquet de la République
Socialiste Soviétique
De la Fédération de Russie
Juste après suivait une note manuscrite, d’une écriture penchée, comme celle
des écrivains présomptueux dédicaçant leurs livres :
11/VII 59.
Je me décidai à faire une pause thé. Le dossier et tous ces papiers bizarres ne
s’envoleraient pas de toute façon. Il fallait que je réfléchisse aux manifestations
étranges dont j’étais l’objet. Avant, c’était la cigarette qui m’aidait à réfléchir (en
fait, elle m’en empêchait, c’est évident, la cigarette rend bête, il faut bien le
reconnaître), maintenant il ne me restait plus que le thé.
Il m’arriva alors une chose tout à fait extraordinaire. Six chiffres se mirent à
danser dans ma tête. Comme une chanson : huit-cinq-un-quatre-neuf-deux. Ils
tournoyaient inlassablement dans mon esprit…
Six chiffres, tous différents : aucun ne se répétait dans la combinaison.
Un index ?
Un code ?
Était-il temps de me faire soigner… ?
Le téléphone sonna.
Le téléphone !
Je décrochai – c’était une erreur. On demandait Evguénia Ivanovna.
Je réfléchis : huit, c’était le préfixe interurbain – ce numéro était impossible…
Je le composai malgré tout et une voix infantile et guillerette me répondit
aussitôt :
« Je vous félicite, vous êtes le premier à avoir contacté Radio La Bémol !
— La première, rectifiai-je machinalement. Et alors ? Où voulez-vous en
venir… ?
— Vous avez gagné notre concours. Il ne vous reste plus qu’à venir récupérer
un cadeau extraordinaire ! »
Le combiné retentit de chuintements et de cris sauvages.
« Je n’avais pas du tout l’intention de participer à votre concours. »
La voix puérile se mit à rire et répondit d’un ton incrédule :
« Veuillez noter l’adresse ! »
Je pris docilement mon stylo. Une intellectuelle qui réagit de manière
automatique, ça me rend malade.
3
« Nous n’avons pas fait signer nos laissez-passer, se souvint Sveta alors que
nous étions déjà dans l’escalier. Il faudrait y retourner, mais c’est un peu gênant.
— On va essayer de sortir comme ça », répondis-je en me dirigeant vers
l’ascenseur d’un pas décidé.
Le gardien nous fit un grand sourire.
« Ilia Petrovitch m’a prévenu que vous alliez sortir. Félicitations !
— Ilia Petrovitch, c’est probablement la silhouette bizarre », dis-je.
Sveta s’étonna :
« J’aurais juré que c’était une femme. »
Nous éclatâmes de rire et j’eus l’impression de connaître Sveta depuis très
longtemps. Pourtant, j’ai peu d’amies depuis que j’ai été victime de la bassesse
extrême de l’une d’entre elles, qui me prit mon mari avec la grâce des
compétiteurs dans les études de jeux d’échecs qu’on doit à Rachid
Rejmetdinov 7. J’avoue qu’elle s’y prit avec aisance et brio, comme on vole les
moutons en Orient. J’eus à peine le temps de placer mes pions que j’avais déjà
perdu mon roi et criais à leur suite « bordel ! ». Après cette mésaventure, je
coupai les ponts avec les tenants des deux sexes. Schumacher reste mon seul ami
et compagnon.
Sveta se préparait à me dire quelques mots polis en guise d’adieu, je le voyais
sur sa charmante frimousse de renarde. À l’évidence, elle changea d’avis car
c’est tout autre chose que j’entendis :
« Je te raccompagne, assieds-toi ! »
Je m’installai dans sa N° 8 8 verte et elle démarra prudemment. Deux minutes
plus tard, nous étions en bas de chez moi.
« Tu montes ? demandai-je en hésitant, parce que ce n’est pas très prudent de
laisser une inconnue pénétrer chez soi. Vadik, mon ex-mari, m’aurait tuée pour
une telle légèreté ! Enfin ! Il ferait mieux de tuer mon, ou plutôt, son amie !
— D’accord, répondit Sveta. Si ça se trouve tu es vraiment la personne que je
cherche. »
4
Alors que je glissais ma clé dans la serrure et que Schumacher poussait des
miaulements quasi surnaturels, la porte voisine s’ouvrit et Nadejda
Gueorguievna, la bouche fardée, apparut sur le palier. Son sourire découvrit ses
dents tachées de rouge à lèvres, lui donnant un air funeste.
« Il y a une infection rotavirale qui traîne en ville », déclara-t-elle en guise de
bonjour.
Les mauvaises nouvelles la mettaient toujours de bonne humeur. Quant à
l’infection rotavirale, j’imaginai une sorte de fantôme du communisme.
« Une grippe intestinale, faites attention, les filles ! On compte déjà quatre
mille malades dans les cliniques de la ville ! »
De son appartement nous parvenait le son étouffé du journal télévisé de
Cheremet 9.
« Merci de nous avoir prévenues », répondis-je et Sveta lui fit aussi un signe
de tête.
Mon invitée ne dit pas un mot du froid, pourtant, la veille, il m’avait semblé
voir du givre sur les murs. Schumacher sauta aussitôt dans les bras de Sveta
pendant que je préparais un café. Il se mit à ronronner et s’endormit. Ce chat est
un psychologue d’une grande finesse (même s’il est lourdaud d’allure, bref
passons) et tous mes doutes s’évanouirent. Je pouvais faire confiance à Sveta,
elle n’allait pas me donner un coup de poêle Tefal sur la tête pour piller les
trésors de mon appartement. Les nouvelles du soir ne montreraient pas mon
corps raide et couvert de bleus, la jupe remontée jusqu’au cou.
« C’est très bien », dis-je à haute voix.
Sur neuf feuilles vierges, je traçai des lignes horizontales et inscrivis en haut
de chacune un nom et un prénom. Je n’avais plus qu’à compléter, mais ce serait
pour le lendemain. En attendant, je pris une douche et me mis au lit avec une des
chemises qu’avait laissées Emil Sergueevitch intitulée « Affaire…, classeur ».
En fait, rien de classé, mais des petits carnets tout minces aux couleurs
passées, verdâtres, blancs ou roses. C’étaient les journaux de bord de groupes de
randonneurs et leurs itinéraires couvrant les années 1955-1957 : une randonnée
dans le Caucase, une autre dans l’Oural du Sud, les ruines de Tchortovo 11
(orthographié selon les règles de l’époque). La composition des groupes,
reportée sur un formulaire quadrillé, était différente, mais deux noms figuraient
dans chaque liste : I. Dyatlov, le plus souvent désigné comme responsable du
groupe, et Z. Kolmogorova chargée des secours médicaux et du matériel. Le
nom de Tibo (sans Briniol) apparaissait à deux reprises.
Venu me rejoindre, Schumacher renifla l’odeur d’encre (celle des cahiers de
ma mère, couverts de bonnes notes, que ma grand-mère agitait sous mon nez de
mauvaise élève).
Je pris mon chat dans les bras et nous nous mîmes à lire ensemble.
8. Journal de bord
10/11/57
Dernier jour des examens. Les uns sont encore en train de passer les
épreuves, les autres règlent leurs skis, font provision de pellicules ou
complètent leur équipement. Cette nuit le train nous emportera dans des
contrées lointaines !
Les notes s’arrêtaient là, l’auteur avait dû être interrompu. J’avais appris de
mon père que, pendant les randonnées, les marcheurs tiennent d’habitude le
journal à tour de rôle, sans grand enthousiasme pour la plupart d’entre eux. On
repère tout de suite s’il s’agit d’une femme : l’écriture est moins appuyée, le
récit plus détaillé, ponctué de descriptions ou de citations : « il a dit », « elle a
répondu ». Les hommes n’aiment pas perdre leur temps : en général, ils
mentionnent laconiquement la situation du groupe et les conditions
météorologiques. Au mieux, ils décrivent les charmes du paysage environnant, si
tant est qu’ils le trouvent charmant !
Le journal que je lisais n’avait rien à voir avec l’accident, comment pouvais-je
savoir qui l’avait tenu ?
En tout cas, il était sûr que cette note du journal provenait d’une femme.
Dans un autre cahier, je trouvai un itinéraire précisé jour par jour, avec
l’indication des buts et objectifs (c’était probablement une exigence du club de
sport), les listes détaillées de l’équipement ainsi que le tracé du chemin, les plans
de ce qui me semblait être un poêle, des colonnes de comptes et des croquis de
visages à l’encre. Qui les avait dessinés ? Peut-être Dyatlov ?
C’était deux ans avant l’horrible accident de son groupe.
J’ouvris un autre cahier recouvert de plastique. Sur la première page, l’auteur
avait noté au crayon :
Au début, les filles décrivent avec enthousiasme et force détails leur itinéraire
et ce qu’elles en attendent. Puis apparaît une écriture plus large.
26 août 1957
Le temps est bizarre, c’est peut-être habituel dans ces régions ; dans la
journée, la chaleur est intenable mais les nuits sont froides. C’est la steppe,
la steppe à l’infini. Ces plaines ont été le théâtre des batailles historiques
de la Seconde Guerre mondiale. Dans une petite gare de campagne, un
monument en forme de canon honore la mémoire des artilleurs tombés au
combat.
Nous arrivons bientôt à Stalingrad. Tout ici évoque la dernière guerre. Les
trous d’obus, les sépultures communes signalées par une stèle. La gare est
grandiose, dans le style héroïque. Des sculptures des défenseurs de la ville,
soldats ou marins, en gardent l’entrée. Voici la Volga. Le train ne suit pas le
cours de la rivière, on aperçoit juste par instants le miroir de sa surface
bleue. Voici le canal Lénine, navigable entre le Don et la Volga. À l’entrée
du canal, une majestueuse statue de Staline. Le train longe le canal.
Quelques hameaux blancs, récents, sans doute habités par les ouvriers du
canal. Et partout la steppe desséchée. Le long de la voie ferrée la terre
semble plus fertile, riche en engrais, on aperçoit des citrouilles, des
pastèques énormes et bien mûres. Et c’est sans fin. Pas très impressionnant.
Des éclairs de chaleur éclatent à des centaines de kilomètres.
Dyatlov I.
Le journal de bord du Caucase était plus précis que les autres mais je ne
retrouvai nulle part l’écriture large de Dyatlov. En tant que responsable, il devait
être dispensé de cette obligation. En revanche, les autres participants parlaient
souvent et volontiers de lui :
Il fallait prendre une décision : quelqu’un devait-il rester pour surveiller les
affaires ? Kolia, Slavka et Pacha insistaient, assurant que sinon tout serait
volé. Igor y était tout d’abord fermement opposé, mais voyant que les
garçons revenaient à la charge, il se leva et, comme Napoléon, prit le temps
de réfléchir avant de déclarer calmement : « Alors, ce sera Kolia et toi,
Jénia. » C’était une surprise pour moi parce que je n’en avais pas exprimé
le désir et que je préférais rentrer.
Suivait un long paragraphe détaillé de sept pages rédigées d’une écriture nette
et lisible. Cette écriture retint aussitôt mon attention et je remarquai par la suite
qu’elle revenait souvent dans le journal. L’auteur était indéniablement une
femme qui racontait ses impressions avec plaisir, on voyait qu’elle aimait écrire.
Zina nous a bien amusés : grimpée sur le dos de Kolia, elle est passée sur
l’autre rive en faisant des grimaces et a provoqué les rires bienveillants des
autres. Pauvre Kolia ! Il lui a fallu porter ses propres 64 kg + Zina qui en
pesait autant, au total 128 kg. Pas facile !
Nous faisons une pause-déjeuner. Tout va bien, sinon que les chargés de la
popote ont fait brûler le cacao qu’Igor avait trouvé dans le creux d’un
grand pin là où nous avons fait notre halte. Nous avons atteint le col mais
ne l’avons pas encore traversé. La marche s’est déroulée sans incident,
« par monts et par vaux ». L’endroit pour bivouaquer est bien choisi. Il y a
beaucoup de bois, les alpinistes vont nous en apporter. Le responsable,
Volodia, souffle de tous ses poumons pour faire démarrer le feu. Mais l’eau
met bien du temps à chauffer, on se demande si elle finira par bouillir.
Vers la fin du cahier, Schumi et moi trouvâmes une autre note de Zina dont le
contenu me stupéfia. Aurait-elle eu des pressentiments ?
Il faut dire qu’il ne fait pas chaud quand nous avançons vers le col. Si
Dongouz-Orounbachi a été surnommé le col des Squelettes de chevaux,
ânes et autre bétail, Bass mérite le nom de col des Squelettes humains,
personne ne peut dire s’ils sont allemands ou russes, bourgeois ou
soviétiques. Un sentier assez monotone serpente vers le col, la marche est
en fait assez facile. Au sommet, on aperçoit un autre col, celui de Tchiper-
Azaou, certains ont regretté de ne pas l’avoir choisi. Mais pour la majorité
d’entre nous, tout va bien, les chansons parlent de mer et de vallées. Nous
avons trouvé une surface plane pour la nuit ; une tombe coiffe un petit
monticule où tous ceux qui passent ces deux cols se recueillent
probablement. Les autres sont partis ramasser du bois, je dois y aller aussi.
Schumacher écartait ses minuscules narines avec délice : une odeur de viande
braisée flottait dans l’appartement.
Vadik ôta son tablier à la hâte. Des champignons marinés, un ragoût maison,
du fromage de brebis accompagné d’olives et de pignons et enfin deux tasses en
grès décoraient la table. Une nuée de vapeur montait des tasses comme au-
dessus des plaques d’égout dans les rues de Manhattan en hiver, au cinéma. Un
grog ! Cette fameuse boisson qui dix ans plus tôt nous avait rapprochés, pour
ainsi dire. Il avait sans doute caché la bouteille sous sa veste parce que chez moi
les réserves d’alcool ne font pas long feu ! Et l’idée avait dû lui venir d’une
revue au papier glacé, Machka adorait la presse magazine.
« Et alors ? demandai-je. Tu t’imagines que je vais fondre, m’attendrir et
t’honorer à nouveau de ma confiance ? Et toi tu vas rester là, confus, et une
larme discrète tracera un sillon humide sur ta joue virile et burinée.
— Pas ma joue, ma peau, dit Vadik, vexé. Pour une rédactrice, tu pourrais
vérifier tes citations.
— Vadik, tu ne devrais pas lire ces journaux, tu n’y trouveras pas de bons
conseils. Merci d’avoir préparé le déjeuner, tu m’as fait gagner du temps. Alors
maintenant, tu manges en vitesse et goodbye, j’ai beaucoup de travail.
— Tu es dure ! Et tu vois, malgré tes grands discours, ces journaux ne sont
pas écrits par des imbéciles. Ils s’adressent à des femmes normales, pas à des
écrivains blessés par la vie comme toi.
— Blessés par toi, mon petit Vadik, pas par la vie… »
D’après son âge, c’est sans doute la sœur de Sacha 16 Kolevatov. (Vadik n’a
pas tout à fait tort, je les appelle effectivement par leur prénom, que ce soit dans
ma tête ou à voix haute.)
Bonjour à tous.
Aujourd’hui 26 février partons randonnée. Bien arrivés point départ. Serai
Sverdlovsk entre 12 et 15 février. Passerai sans doute pas maison,
demandez Roufa apporter chambre linge pour voyage Penza. Retour Penza
entre 5 et 7 mars.
Salut, Igor
Donc, Igor n’était pas attendu chez lui avant le mois de mars.
À cet instant, la sonnerie du téléphone vint brutalement interrompre mes
pensées.
« Ania, excuse-moi de te déranger… »
J’ai oublié de dire que Sveta avait une agréable manière de ne pas rouler les r.
Je faisais pareil dans mon enfance, mais les orthophonistes avaient corrigé mon
défaut de prononciation.
« Tu ne me déranges absolument pas ! J’allais justement t’appeler. »
Sveta me dit d’un ton coupable :
« Tu as dû me trouver pleine de mystère et de prétention, mais en réalité,
j’étais horriblement gênée, j’avais peur que tu te moques de moi.
— Et pourquoi donc ?
— Tu sais, les filles de mon âge s’intéressent d’habitude à d’autres choses…
et moi je vis avec quarante ans de retard. Un ami m’a même dit : “Les vivants ne
t’intéressent pas”. Mais ce n’est pas vrai ! Je ne sais pas moi-même comment
l’expliquer.
— Explique-moi plutôt autre chose. »
Je bloquai le combiné entre mon oreille et mon épaule, malgré les conseils des
esthéticiennes qui affirment que cela abîme le cou.
« Comment t’es-tu retrouvée avec la copie du dossier judiciaire, et pourquoi
est-il incomplet et dans un tel désordre ?
— Pas de problème, je peux t’expliquer », répondit-elle d’un ton un peu triste.
Elle regrettait sans doute ses confidences.
« Attends, je vais éteindre la bouilloire, ajouta-t-elle, je reviens tout de suite. »
La bouilloire sifflait bruyamment au fond de son appartement. J’imaginais un
linoléum bien entretenu, un buffet à vaisselle impeccablement rangé et une
fenêtre au rez-de-chaussée pourvue d’une grille et d’une moustiquaire.
« Sveta, tu habites un rez-de-chaussée et tu as des grilles aux fenêtres ?
— Oui, tu le vois au téléphone ? »
J’étais au bord du malaise. Voilà que je devenais extralucide ! Par chance,
Sveta n’y fit pas vraiment attention. Nous aimons tous parler de nous plutôt
qu’écouter les autres !
« Je m’intéresse à la randonnée en montagne depuis le lycée. Quand j’étais en
première on m’a raconté qu’un groupe d’étudiants avait péri dans l’Oural du
Nord. C’était déjà à l’époque une sorte de légende, comme celle de l’or de
Demidov 17. Cette rumeur a été un choc pour moi ! Tu sais, parfois dans la vie il
y a des histoires que l’on ne peut pas oublier avant de les avoir vraiment
creusées et de pouvoir en imaginer toutes les circonstances…
» Alors j’ai commencé à fouiller, à interroger des randonneurs confirmés sur
le moindre détail. En ce temps-là, presque tout le monde avait peur de dire la
vérité, ce n’était pas vraiment l’époque idéale pour ce genre d’enquête. Pourtant,
en 1989, je suis tombée sur un employé des Archives régionales qui m’a
beaucoup aidée. J’ai pu faire des photocopies du rapport d’enquête, je savais
qu’il pouvait être bientôt détruit pour prescription. J’ai lu ce dossier de la
première à la dernière ligne et j’ai vite compris qu’il y manquait un grand
nombre de documents… Tu as raison, on dirait qu’il a été censuré. Sur les pages
manquantes figurent vraisemblablement les réponses. Alors j’ai commencé à
fouiller ailleurs. J’ai retrouvé l’un après l’autre les membres des équipes de
recherche, j’ai rencontré les familles du groupe et tous ceux qui avaient un
rapport même indirect avec cette affaire.
— Les familles ? demandai-je, méfiante. Que je sache, aucun d’eux n’avait
d’enfants, quant à leurs parents ils sont sans doute déjà…
— Zolotariov pouvait très bien être marié, c’est probablement le cas,
d’ailleurs. Mais on ne sait rien de lui. C’était le plus âgé, il avait trente-sept ans à
l’époque. Ce qui en a étonné plus d’un par la suite : quelle mouche l’avait piqué
de partir en randonnée avec ces jeunes ? Il paraîtrait même que Kolevatov s’était
opposé à sa présence. Rien n’exclut, bien sûr, que ce soit une invention. Tu ne
manqueras pas de tomber sur des mensonges extravagants. Essaye de ne croire
qu’aux faits.
» Quant aux familles, n’oublie pas qu’ils avaient presque tous des frères et des
sœurs, qui sont encore là, eux. Tu sais bien qu’à l’époque les couples avaient
beaucoup d’enfants. Igor Dyatlov avait deux sœurs, Roufina et Tatiana, et un
frère, Slava ; Liouda Doubinina avait un frère, Igor. Si nécessaire, nous pourrons
aller les voir et discuter avec eux.
— Bien sûr, ça sera nécessaire ! Sveta, et après ? Tu as rassemblé tous ces
documents et puis, qu’est-ce que tu as fait ? »
Sveta soupira.
« Nous sommes allés sur cette montagne le 2 février 1989, trente ans après les
faits. J’ai vu le col et la plaque commémorative fixée là-bas. Ensuite, les
journalistes ont commencé à s’intéresser à cette histoire, des articles en veux-tu
en voilà ont paru avec des photographies et les versions les plus
abracadabrantes ; l’une d’entre elles disait même que le groupe de Dyatlov serait
tombé par hasard sur un trésor des anciens Aryens… J’en passe et des
meilleures.
» Les spécialistes de l’affaire Dyatlov se multiplient comme des petits pains,
et de faire l’important et de discutailler sur ce qui s’est passé. Moi, en revanche,
j’ai de moins en moins envie d’en parler parce qu’on n’a rien trouvé de nouveau
et qu’on ne sait toujours rien.
» C’est pourquoi j’ai été tellement contente de te rencontrer. Tu sais, tous ces
machins surnaturels ne me font absolument pas peur et si tu les as inventés pour
te rendre intéressante, eh bien, écris-le quand même, ce livre, ça servira peut-être
à quelque chose.
— Je n’ai rien inventé, quant à écrire… »
Je voulais lui raconter les nouveaux « machins surnaturels » de mon
ordinateur mais je m’arrêtai à temps.
« Avant d’écrire, je dois lire, et c’est ce que je fais », conclus-je.
Sveta ne put cacher sa joie, j’entendis même un sourire dans sa voix :
« Je ne vais pas te déranger plus longtemps ! »
10
PROCÈS-VERBAL
de l’examen des objets trouvés sur le lieu des événements.
(Stop ! J’ai déjà rencontré ce nom. Iarovoï, c’est l’auteur du livre Difficultés
de niveau supérieur. Aurait-il pris part aux recherches ? Je serais curieuse de
savoir comment il s’y est pris ! J’imagine que tout était classé secret, peut-être
pas les recherches elles-mêmes, mais à coup sûr les examens et expertises qui
ont suivi…)
… cape, moufles de laine bleues avec dessin marron… moufles bleues type
« crispin », chaussons de toile neufs avec sapin dessiné sur semelles
extérieures.
J’étudiai très attentivement la liste des vêtements que portait Zina au moment
de sa mort. Elle était habillée assez chaudement.
Voilà un tas de vêtements qui en auraient des choses à raconter ! Sans oublier
les tentes, les bouleaux, les congères…
Bonnet de ski bleu, petit sac en coton. Mouchoirs de femme, 2 blancs avec
liseré marron, 1 à carreaux.
En résumé, Roustem, Igor et Zina ont été trouvés dans la neige entre la tente
et le cèdre où gisaient Krivonichtchenko et Dorochenko. Si ma mémoire est
bonne, ceux que l’on avait découverts près du cèdre étaient habillés moins
chaudement que les autres, ils portaient un équipement très léger. « Ceux du
ruisseau » étaient assez chaudement vêtus, mais Dyatlov, Slobodine et Zina
étaient mieux protégés du froid.
L’écriture sans émotion d’Ivanov m’entraînait plus loin :
J’imaginais très bien cette gourde, mon père avait la même. Je me demandais
ce que portaient les « quatre derniers » quand ils ont été retrouvés. Le procès-
verbal renvoyait aux rapports d’autopsie rangés dans un autre dossier.
Le père de Lioussia !
Lire les paroles écrites par ce père qui venait de perdre sa fille sans avoir
accepté cette perte, sans l’avoir même tout à fait réalisée parce que le corps de
son enfant n’avait pas encore été retrouvé à ce moment-là me faisait mal,
littéralement.
J’ai entendu des étudiants de l’Institut raconter que seules une explosion et
une forte exposition à des radiations auraient pu les forcer à quitter la tente
à moitié nus… La déclaration faite par le camarade Ermach, directeur du
centre administratif du comité régional du P.C.U.S. 19 à la sœur de feu
Kolevatov et selon laquelle les quatre personnes non retrouvées à ce jour
n’auraient pu survivre que d’une heure et demie ou deux aux personnes déjà
retrouvées me pousse à croire que l’explosion d’un missile et les radiations
à proximité du point 1079 ont entraîné la fuite précipitée des jeunes gens
hors de la tente, que la propagation du contenu de ce missile les a obligés à
s’enfuir encore plus loin et a très vraisemblablement endommagé leurs
fonctions vitales, en particulier leur vue.
Ça alors ! Le père de Lioussia n’a pas hésité à formuler ses conclusions. Quel
courage pour l’époque ! Cette idée que les membres du groupe avaient été
aveuglés m’avait à vrai dire déjà traversé l’esprit. En fait, le feu au pied du cèdre
avait dû brûler une heure et demie ou deux heures ; pour l’entretenir il fallait que
quelqu’un (très probablement les randonneurs eux-mêmes puisque rien ne
signale la présence d’autres personnes sur les lieux) grimpe à cet immense arbre
très fourni pour réussir à briser les branches en sautant dessus. La même
personne avait coupé les branches des petits bouleaux qui poussaient tout près
avec son couteau, pourtant il était tout à fait possible de les arracher à la main.
De plus, selon les témoignages des équipes de secours, un tas de bois mort se
trouvait à deux pas de là. Ainsi, tout porte à croire qu’ils ne voyaient rien…
Même si l’on suppose qu’il faisait nuit noire, quelque chose cloche malgré tout
parce qu’il y avait la lumière de la lune et son reflet sur la neige.
Aux alentours de sept heures du matin, la lueur d’un missile 2/II a été
aperçue dans la ville de Serov. D’après les déclarations de plusieurs
étudiants de l’IPOu, c’est un groupe de randonneurs se trouvant à cet
instant-là au pied de la montagne Tchistop qui l’a remarquée. Je pense que
ce missile a été lancé depuis l’extérieur du territoire soviétique, c’est
pourquoi je m’étonne que les circuits de randonnée au départ d’Ivdel
n’aient pas été fermés…
De plus, à mon avis, si le missile a dévié et n’est pas tombé dans le
polygone visé, les services responsables doivent expédier une mission de
reconnaissance aérienne sur les lieux de la chute et de l’explosion afin
d’évaluer les dégâts et d’apporter si besoin est les secours nécessaires.
Si cette reconnaissance a bien eu lieu on peut supposer qu’elle a emporté
les quatre corps restants.
Je n’ai communiqué cette opinion personnelle à personne, estimant qu’elle
n’a pas vocation à être divulguée.
Je marchais dans une belle ville enneigée. Je fais souvent ce rêve mais la ville
n’est pas Ekaterinbourg 20. Des maisons hautes et fines tanguent et bruissent
comme des arbres, de rares pins aux cimes déplumées, et restent immobiles
tandis que les voitures roulent en un flot dense et monotone. Les fenêtres
s’allument les unes après les autres, un ivrogne au vin joyeux tombe sur un
chemin que la glace damée fait scintiller. J’avance dans ma pelisse usée, tenant
des deux mains mon col relevé. La nuit tombe, les réverbères s’allument.
Un vieil homme devant moi se déplace avec précaution comme si un
mouvement trop brusque risquait de réveiller une maladie. Ses pas sont
réguliers, presque automatiques : une deux, une deux. Le chemin est étroit et je
suis obligée de suivre sa cadence militaire. Mais je suis pressée dans mon rêve et
le dos du vieillard se retrouve bientôt sous mon nez, je peux même sentir une
odeur de médicaments.
Il se retourne.
« Emil Sergueevitch ?
— Bonjour, Anetchka 21 ! »
Nous ne bougeons plus. Repos ! Une deux ! Une vraie séance d’instruction
militaire.
« Mais vous êtes… euh… on vous a déjà… »
Je ne réussis pas à articuler, pourtant je n’ai absolument pas peur.
« Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? Ah oui ! C’est sans importance ! Écoute bien
ce qui compte, Anetchka. Tu lis tous ces papiers d’affilée et c’est très bien, mais
tu devrais avant tout essayer de trouver dans mes dossiers une petite enveloppe
en carton et regarder ce qu’il y a dedans. Et aussi, Ania, n’oublie pas que tu n’as
pas tous mes documents. Ira n’a jamais été très soigneuse, et elle n’a pas vu les
quelques feuilles que j’étais justement en train de regarder le jour où… hum,
hum… Alors retrouve-les, s’il te plaît. Je suis venu te voir pour cette raison. Tu
as compris, Ania ? »
J’acquiesçai. C’était on ne peut plus clair. Devant moi, la neige épaisse et
tassée était déserte. Mais je n’étais plus pressée. Comme ce passager qui
demande au cocher de la troïka de ralentir ses chevaux 22.
Que le temps était agréable ! Un vrai jour d’hiver, tel que les émigrés dans
leurs lointains Paris ou New York se l’imaginent… La température était
inférieure à zéro, mais il ne faisait pas froid et la neige craquait sous mes pas
comme si je marchais à la campagne et non dans cette « ville-usine ».
Je descendis lentement ma rue, la rue des Décembristes. C’est étrange à quel
point un nom peut vite perdre son sens. En route vers la Sibérie, les
Décembristes avaient marché dans cette rue alors qu’aujourd’hui s’y écoulait un
flot de voitures.
À droite, se trouve le parc où je viens souvent me promener. À gauche, un
magasin dans un immeuble qui hébergeait autrefois le Café Oriental, un bar à
bières où l’on pouvait rencontrer les gens les plus divers et les plus étonnants.
Où sont-ils aujourd’hui ?
Avant le croisement avec la rue Belinski, j’entrai dans la librairie de l’Oural,
achetai un ou deux livres et traversai pour me retrouver sur le côté droit. Sur le
vieux pont de pierre, en contemplant la surface de l’eau qui fumait, je me
souvins du rêve oublié ce matin. Je le revis très nettement, comme si je venais de
me réveiller.
Je fus tentée de rentrer en hâte à la maison pour regarder ce qu’il y avait dans
ce dossier. Toutefois, j’avais fort envie de me promener encore un peu : les
papiers n’allaient pas s’envoler. Quant à l’appartement d’Emil Sergueevitch, il
était inaccessible pour l’instant, le nouveau locataire ne devant emménager que
la semaine suivante au dire de Nadejda Gueorguievna. Ira sera là. Nadejda
Gueorguievna avait fait de vagues allusions concernant les relations entre Ira et
ce fameux locataire, mais j’avais feint de ne pas comprendre pour éviter de
répondre.
Bon, je vais continuer à marcher un peu. Je vais aller jusqu’à la cathédrale
Alexandre Nevski où le musée ethnographique régional était installé dans mon
enfance. Un tank avait occupé la cour pendant de nombreuses années, mon frère
et moi grimpions dessus. C’était à la fois effrayant et amusant.
Ici, il y avait déjà moins de voitures.
Je passai devant les mendiants qui s’insultaient grossièrement en se disputant
la meilleure place et changèrent aussitôt de registre à mon approche, devant trois
vieilles voitures garées pratiquement sous l’icône qui ornait la porte d’entrée,
devant des passants qui perdaient l’équilibre sur les sentiers glissants. J’arrivai à
l’église et m’arrêtai face à l’entrée.
Une vieille femme de petite taille coiffée d’un foulard noir sortit de l’église
accompagnée d’un jeune homme. Ils se signèrent avec ferveur.
J’aurais bien voulu être capable d’en faire autant… J’envie ceux qui croient
sincèrement sans afficher des sentiments inexistants et des émotions feintes. Je
n’ai pas de mal à imaginer que la foi peut être un soutien extrêmement puissant.
En fait, seule la foi peut tout justifier et expliquer, jusqu’aux événements les plus
absurdes et les plus terribles de la vie.
Les croyants n’ont pas peur de mourir parce qu’ils pensent qu’une vie
meilleure les attend quelque part.
Mais moi, je ne peux pas. Je ne sais pas si l’éducation athée à laquelle a été
soumise toute ma génération en est la cause ou bien si les livres que j’ai lus dans
mon enfance n’étaient pas les bons. Pourtant, j’aimerais vraiment croire qu’il y a
quelque chose après la mort. Depuis mon enfance, j’ai peur de la mort. En fait,
ce n’est pas la mort elle-même qui me fait peur mais d’imaginer qu’il n’y a rien
après. Ce rien nourrissait mes cauchemars. Je voyais une sorte de statue nue dans
laquelle on m’enfermerait, qui aurait les traits de mon visage et où j’étoufferais.
Petite fille, je ne pouvais même pas expliquer à ma mère ce qui m’effrayait, je
me contentais de lui poser la question :
« Maman, je mourrai un jour ?
— Non », répondait ma mère, et je me calmais.
Un peu plus tard une amie m’avait dit :
« Tout le monde meurt sans exception. On peut douter d’autres choses, mais
personne n’a jamais réussi à échapper à la mort. »
La vérité de ces paroles m’avait proprement terrassée. Même avec les années,
la peur n’a jamais disparu, j’ai simplement appris à vivre avec.
La morale soviétique ne me satisfaisait pas : il suffirait soi-disant de réaliser
un exploit ou bien de faire une découverte pour que les gens se souviennent de
moi et s’identifient à moi. Mais je m’en fiche complètement ! Qu’est-ce que ça
change si entre-temps mon corps a cessé d’exister, quant à mon âme… Qui a dit
que l’âme existait ? Jusqu’à présent, seuls les journaux populaires, ceux qui
laissent de l’encre sur les doigts, l’affirment.
Il y a quelques années, une de mes amies avait invité deux femmes de sa
connaissance pour les fêtes de Sviatki 23 et toutes les quatre, adultes et
autonomes, nous avons organisé une séance de spiritisme. Nous avons écrit les
lettres de l’alphabet autour d’un cercle tracé sur du papier à dessin puis allumé
des bougies et commencé à faire tourner une soucoupe. En réalité, nous ne
l’avons pas fait tourner, elle se déplaçait toute seule et écrivait un galimatias en
se servant de nos lettres. Nous nous contentions de tenir les mains à quelques
centimètres de la soucoupe et je suis prête à jurer que mes compagnes ne
touchaient à rien.
Nous avons commencé par invoquer l’esprit de Bellingshausen 24. Pourquoi
lui ? Je ne m’en souviens pas. Mais il est apparu, a répondu longuement et en
détail à toutes nos questions idiotes : quand me marierai-je ? Combien aurai-je
d’enfants ?
Je vois encore Natacha lui demander aussi sérieusement et poliment que si elle
s’adressait à un médecin :
« Pouvez-vous me dire si mon époux sera riche ? »
Ensuite, nous l’avons « libéré » puis nous avons invoqué l’esprit du poète
Nikolaï Oleïnikov. Les choses étranges sont apparues à ce moment-là. La
soucoupe volait littéralement autour du cercle en composant des mots que nous
avons reconnus comme des vers du poète. J’ai vérifié par la suite dans un
recueil : il nous lisait son poème sur le « scarabée antisémite », dont il est peu
probable que mes amies connaissent l’existence.
L’esprit s’est tu, a repris haleine avant d’écrire un seul mot : putains.
Natacha a blêmi et demandé :
« Nous ne vous plaisons pas ? »
Il a répondu : Je vous aime.
Les prédictions ne se sont jamais réalisées. Natacha, à qui avait été promise
une « vie heureuse » dans tous les domaines, est toujours seule, quant aux autres,
y compris moi, il n’y a pas de changement dans nos vies, sinon en pire. Nous
nous sommes souvent demandé ce qui avait bien pu se passer ce jour-là : une
psychose collective ? Une crise d’hystérie ? Ou bien l’une d’entre nous faisait-
elle tourner la soucoupe ?
Après cette aventure, je suis allée aussi à l’église et ai mis un cierge pour que
reposent en paix les âmes de Faddeï Bellingshausen et Nikolaï Oleïnikov, ces
ombres que quatre jeunes filles stupides avaient été déranger.
Je crois malgré tout qu’Oleïnikov prenait plaisir à bavarder avec nous.
Comment vivent-elles, ces âmes dans l’au-delà ? D’où les avons-nous fait
venir ? Pourquoi ne renaissent-elles pas dans les corps des nouveau-nés ?
Raisonnablement, pourquoi créer de nouvelles âmes pour de nouvelles
personnes ? Ce serait mieux de prendre les anciennes. Rentabilisons les âmes !
Et celles qui sont vraiment trop mauvaises, qu’elles restent en enfer pour
l’éternité. Mais il y en a peu, dans l’ensemble tout le monde ou presque mérite
de vivre.
J’ai vu un jour à la télévision des funérailles hindouistes dans le temple de
Pashupatinath au Népal. Les hindouistes brûlent leurs cadavres sur le bord de la
rivière sacrée et se réjouissent ensuite que l’âme du défunt commence sa
nouvelle vie, celle qu’il a méritée dans la précédente.
Il ne m’est jamais venu à l’esprit de me réjouir à la mort de quelqu’un.
Je ne sais qu’une chose de la mort : elle ressemble à ce rare moment de calme
qui précède parfois l’entrée dans le sommeil profond, quand il nous est égal de
nous réveiller ou non.
Voilà ce qui me traversait l’esprit alors que je regardais la cathédrale. Les
deux personnes qui s’étaient signées avaient disparu depuis longtemps et j’étais
pratiquement seule sur le parvis de l’église.
Ma grand-mère m’a baptisée alors que j’avais passé l’âge du baptême depuis
longtemps, ce qui me permet d’entrer l’esprit tranquille dans une église, je
réussis parfois même à prier à ma façon et à allumer des cierges.
Cette fois, je voulais en mettre neuf.
Je demandai à une vieille femme à l’air sévère qui vendait des revues
religieuses, des petites icônes et des cierges à l’entrée s’il était possible de mettre
un cierge pour quelqu’un qui n’était pas baptisé.
« Oui, vous pouvez même prier pour eux, mais vous n’avez pas le droit de
demander à l’autel que leur nom soit mentionné pendant l’office. »
Je ne suis pas sûre que les randonneurs du groupe de Dyatlov aient été
baptisés tous les neuf. L’époque n’était pas tendre pour les croyants, mais les
enfants recevaient souvent le baptême en secret. Zina faisait sans doute partie de
ceux-là, elle venait de la campagne, comme probablement beaucoup d’entre eux.
Je ne savais toutefois rien de précis sur le sujet.
J’achetai non pas neuf, mais dix cierges. J’eus soudain envie d’en allumer un
pour le salut de mon ex-mari Vadik.
Le temps d’arriver devant l’icône de la crucifixion où brûlaient les cierges
consacrés au repos des âmes, la cire me collait aux mains. J’installai mes
bougies l’une après l’autre, elles étaient bien droites et leurs flammes s’étiraient
vers le ciel.
Mon Dieu, accorde le repos à l’âme de ton esclave Igor, à tous mes frères en
Christ et bienfaiteurs, pardonne-leur leurs péchés volontaires ou involontaires et
accueille-les dans le Royaume des Cieux aujourd’hui comme demain et pour
l’éternité.
Je répétai cette prière neuf fois. Je souhaitais vraiment que le Seigneur
entende ma prière, je ne suis pas une brebis tout à fait égarée.
Je m’approchai d’une autre icône avec mon dernier cierge et c’est alors que
survint quelque chose d’inattendu : le cierge se courba dans ma main, et quand je
voulus le redresser, il se brisa en deux moitiés reliées par la mèche. Je ne voulais
pas le jeter et ne savais que faire.
Je dus ôter la mèche d’une des moitiés et allumer devant l’icône un cierge
raccourci terminé par une longue ficelle. La flamme était droite et ardente mais
je restais convaincue que ma relation avec Vadik n’avait pas d’avenir.
Je mis dans mon sac la moitié que je ne pouvais plus allumer et me dirigeai
vers la sortie en faisant des signes de croix étriqués et maladroits.
12
LEXIQUE ALPHABÉTIQUE
1959
BASE (camp de) : construction légère dans la forêt, sur pilotis ou dans les
arbres, que randonneurs ou chasseurs utilisent pour entreposer vivres et
affaires. La base du groupe Dyatlov était en amont de la rivière Aouspia. Ils
y avaient laissé des vivres et une partie des affaires qui les auraient gênés
pendant l’ascension du mont Otorten. La base a été retrouvée intacte lors
des opérations de recherche.
BOIS MORT : arbres, branches ou brindilles cassés par le vent et tombés à
terre. Très abondant à proximité du feu près du cèdre où ont été retrouvés
les corps de Krivonichtchenko et Dorochenko. Sa présence prouverait selon
certains enquêteurs que les jeunes gens avaient été aveuglés puisqu’ils ont
utilisé des branches du cèdre au lieu du bois qu’ils avaient sous la main. Si
ce sont eux qui ont allumé le feu, il leur a fallu grimper à l’arbre et en briser
des branches avec beaucoup de difficultés. Il paraît évident qu’ils n’ont pas
vu le bois mort.
CROQUIS DU PARCOURS : plan d’un endroit réalisé à vue d’œil. Les croquis
sont des morceaux de cartes dessinés à la main ou bien un dessin
« cartographique » des lieux réalisé sur place. On a retrouvé les croquis du
parcours menant au mont Otorten dans les affaires du groupe qui a péri
tragiquement le 2 février 1959 sur un versant du Kholat-Siakhyl.
F
FEU DE CAMP : tas de bûches, branches, etc. qui se consument. Dans l’affaire
de la mort du groupe Dyatlov figure un seul feu, celui qui a brûlé environ
une heure sous le cèdre où les corps de Krivonichtchenko et Dorochenko
ont été retrouvés. Le feu avait été fait avec des branches arrachées au cèdre
à grand-peine. Cependant, des témoins ayant pris part aux recherches
(Souvorov en particulier) affirment qu’il y avait un autre feu dont on a
retrouvé les traces le 4 mai avec les corps des « quatre derniers » :
Doubinina, Kolevatov, Tibo-Briniol et Zolotariov. Dans la mesure où trois
d’entre eux avaient des blessures mortelles, la présence de ce feu peut
s’expliquer de deux façons. Soit il a été allumé par Kolevatov, Dyatlov et
Kolmogorova (ceux qui sont morts de froid d’après les rapports d’autopsie),
soit il y avait quelqu’un d’autre ce soir-là sur le col.
JOURNAL DE BORD : notes prises chaque jour. Presque tous les membres du
groupe de Dyatlov tenaient un journal personnel. C’est ainsi que dans le
rapport d’enquête sont évoqués les journaux de Dyatlov, Kolmogorova,
Doubinina, Kolevatov, le carnet de Slobodine, etc. En plus des journaux
personnels, il y avait dans le groupe un journal commun que les skieurs
remplissaient à tour de rôle. Les dernières notes qui y furent inscrites datent
du 31 janvier dans le journal commun et du 28 janvier dans le journal
personnel de Doubinina. Presque tous les journaux personnels ont été
retrouvés sur le lieu de la tragédie en février 1959. Il existe une version
selon laquelle les dernières prises de notes (personnelles ou communes)
auraient été subtilisées par des militaires arrivés sur les lieux et faisant
partie des équipes de « nettoyage » ou bien au moment où la tente a été
découverte. Le journal de Kolevatov n’a pas été retrouvé bien qu’il se soit
toujours montré très scrupuleux à ce sujet et y ait attaché beaucoup
d’importance.
Dans le dossier de l’affaire figure également le journal de Maslennikov qui
était à la tête de l’opération de sauvetage, mais celui-ci est conservé par l’un
des membres de l’équipe de sauvetage et peu de personnes y ont eu accès.
OVNI : objet volant non identifié, appellation courante pour certains objets
aperçus dans l’espace sans qu’il soit possible de trouver une explication
rationnelle. On nomme ainsi les soucoupes volantes, les boules de feu, etc.
Certains considèrent que les extraterrestres envoient ces ovnis ou même
qu’ils se déplacent dedans. C’est l’une des thèses : le 1er février, un ovni
aurait survolé ce qui sera par la suite nommé le col Dyatlov, causant la perte
des neuf membres du groupe. Cette version a été surnommée « la version
anormale ». Il est à noter qu’Ivanov, le conseiller de justice adjoint qui a
mené l’enquête, croyait à cette thèse.
TENTE : abri provisoire fait de tissu tendu sur des piquets. Les randonneurs
partant pour un parcours de plusieurs jours dans des lieux non peuplés
emportent une tente. La tente du groupe Dyatlov avait été faite à la main,
les membres du groupe l’avaient cousue eux-mêmes. De taille assez grande,
elle était constituée de deux tentes en bâche cousues entre elles en 1956.
Le 26 février 1959, les secouristes Slobtsov et Charavine ont découvert la
tente sur le flanc de la montagne Kholat-Siakhyl à 300 mètres du sommet.
D’après leur témoignage, elle était plantée sur le versant des contreforts du
sommet 1079 qui à cet endroit présente une déclivité de 18 à 20 degrés.
L’entrée faisait face au col. La neige l’avait presque totalement recouverte,
ne laissant voir que la pointe du piquet d’entrée. Elle était grande ouverte et
les draps servant de rideau dépassaient. Le côté placé en amont était déchiré
près de l’entrée et une veste de fourrure bouchait le trou. Le côté placé en
aval était en lambeaux. Sur le côté opposé, une torche qui s’alluma sans
difficulté bien qu’étant restée en plein froid pendant un mois entier. Sous la
torche, une couche de neige amassée sur le tissu de la tente. Devant
l’entrée, une paire de skis attachés. Dans le sas, un poêle et des seaux (dans
l’un d’entre eux, une gourde contenant de l’alcool à 90°), une scie, une
hache, un peu plus loin des appareils photo ; au fond dans le coin, un sac
avec les cartes et des papiers, l’appareil photo de Dyatlov, le journal de
Kolmogorova, un bocal avec de l’argent. À droite de l’entrée, les vivres et
deux paires de chaussures à côté. À peu près au milieu de la tente, trois
paires et demie de bottes de feutre. Près d’un sac contenant des biscottes,
une bûche provenant du feu fait lors d’un précédent bivouac. Les sacs à dos
sont disposés dans le bas de la tente, les chaussures et les couvertures
posées dessus. Sur les couvertures, les vêtements chauds. D’après le
témoignage de Brousnitsyne, dans la moitié de la tente la plus proche de la
sortie, des biscottes éparpillées sur les couvertures ainsi que de la couenne
de poitrine fumée.
L’inspecteur Ivanov a révélé les faits suivants : la disposition et la présence
des objets dans la tente (presque toutes les chaussures, les vêtements
chauds, les objets personnels et les journaux) sont la preuve que les jeunes
gens ont dû quitter la tente précipitamment et tous ensemble ; de plus,
comme l’a démontré l’expertise criminelle qui a suivi, la partie de la tente
exposée au vent, là où les randonneurs posaient leur tête pour dormir, avait
été découpée de l’intérieur en deux endroits, de façon à permettre de sortir
sans obstacle par ces ouvertures. La tente avait été découpée sur
environ 32,89 et 42 cm de longueur.
La manière dont la tente avait été montée fait encore débat. Certains
affirment que tout avait été fait dans les règles de l’art, d’autres soulignent
que seul un randonneur peu expérimenté pouvait installer le campement sur
une pente, étant donné que le lieu choisi était exposé à des vents très forts.
C’est bien cette observation qui fait dire à certains enquêteurs qu’il pourrait
s’agir d’une mise en scène. Ils pensent que la tente avait été plantée tout à
fait correctement mais dans un autre endroit protégé du vent. Cependant,
après la mort ou l’assassinat des neuf personnes, l’équipe chargée du
« nettoyage » aurait effacé les traces en les supprimant du lieu du crime.
Les tenants de cette théorie estiment que la tente aurait été déplacée sur le
flanc de la montagne des Cadavres précisément dans ce but.
J’affirme :
(N. Klimov)
… mai 1959
Le blanc devait être complété plus tard, j’avais effectivement entendu dire que
le procureur avait demandé à sa secrétaire de ne pas préciser la date tout de suite.
RÉSOLUTION
Ici étaient énumérés les noms et prénoms que je connaissais si bien. Tous les
randonneurs étaient bien entraînés et tout à fait à la hauteur d’un parcours de
catégorie de difficulté III. Le groupe disposait de l’équipement et des vivres
indispensables, le comité syndical de l’Institut polytechnique de l’Oural avait
assuré le financement.
Comme je l’ai déjà dit plus haut, le père de Roustem Slobodine était à la tête
du comité syndical.
Ensuite :
Ivanov décrivait ensuite des faits que je connaissais déjà bien : comment les
randonneurs avaient été trouvés, quels dommages ils avaient subis, mais je
trouvai la dernière page particulièrement intéressante.
Je n’en croyais pas mes yeux : il l’avait reconnu, écrit, confirmé, puis rayé !
Cela valait la peine de vérifier si ces informations ont été conservées dans
l’arrêté définitif et de trouver ce tableau d’expertise.
C’est le matin, il est neuf heures et demie, nous sommes samedi 15 décembre.
C’est bientôt le nouvel an, le dernier de ce siècle. Il fait froid. La porte et le
téléphone se mirent à sonner en même temps et je répondis d’abord au
téléphone.
« Je suis derrière la porte, me dit Vadik.
— Tu es au téléphone et sur le palier ?
— Ouais. Je suis un peu en avance, ce n’est pas grave ? J’ai une bonne raison,
je l’ai dans les mains. Ouvre-moi et tu verras ! »
C’est ce qu’il appelle « un peu en avance » ? Il faut environ trente minutes
pour aller de chez moi à Beriozovski en voiture en respectant le code de la route
que Vadik a l’habitude de totalement ignorer. Si une Lada 2109 noire roule à
fond la caisse et à contresens sur les voies du tramway ou bien si elle fait un
demi-tour joyeux sur une route d’un mètre de large, on peut être sûr que c’est
Vadik qui la conduit. C’est à peine croyable, mais il n’a jamais eu ni retrait de
permis ni accident et pas la moindre souris ne s’est retrouvée sous ses roues.
Tout compte fait, il ne doit pas être mauvais conducteur.
« Tu as vraiment du culot, râlai-je en traînant les pieds jusqu’à la porte. Même
le samedi pas moyen de dormir, et grâce à qui ? À mon ex de chez ex-mari qui
ne m’intéresse pas le moins du monde. »
Mon ex de chez ex se tenait sur le palier et affichait un sourire radieux. Il
tenait un paquet de taille moyenne à la main.
Je lui tournai le dos et revins dans la chambre pendant qu’il enlevait
bruyamment ses chaussures dans le couloir.
Dans les films étrangers, on ne voit personne se déchausser, les rues sont
propres dans ces pays-là. Mais dans ce pays-ci, les invités se promènent toujours
en chaussettes ; sans chaussettes, ce serait sans doute pire.
Voilà une pensée d’une valeur inestimable !
Je m’écroulai sur mon lit et me glissai sous la couverture. Schumi adressait
ses miaulements exclusivement à Vadik.
« Tu ne lui as pas donné à manger ? »
À tout hasard, il évita de prononcer le nom du chat.
« Tu n’as qu’à le faire, le Whiskas est dans le frigo, et change son eau, moi je
vais dormir encore un peu. »
Dans l’entrebâillement de la porte apparut le visage un peu soucieux de Vadik,
un peu trop soucieux à mon goût.
« Tu n’es pas malade ?
— Non, mais je me suis couchée tard. »
Les chemises et papiers éparpillés sur l’autre côté du lit en étaient la preuve et
l’illustration.
« Tu veux que je te concocte un petit-déjeuner ?
— Concocte donc ! Avec du café, mais ne me l’apporte pas au lit, je me
lèverai d’ici une demi-heure.
— D’accord. Au fait, tu sais qui je viens de rencontrer ? Les Bachkirtsev !
Toute la famille au complet, avec chiens et bébé. »
Les Bachkirtsev étaient nos amis avant leur mariage. Séparément, ils sont
merveilleux, mais le couple qu’ils formaient depuis leur sortie de la mairie était
devenu proprement insupportable. Chacun avait complété et développé les
défauts de l’autre, bref nous avions cessé de nous voir. Ils n’en avaient nullement
pris ombrage. Ils se sentaient très bien dans leur petit nid douillet soigneusement
tissé et aménagé, ils avaient adopté des chiens et donné naissance à un garçon au
début de l’année. Ils possédaient maintenant tout ce dont on peut rêver.
« Alors, leur fils a commencé à parler ?
— Non, mais sa mère parle pour deux. J’ai eu droit à une flopée de nouvelles :
leurs dernières vacances, les talents culinaires de Liouda, le bon salaire de
Sacha. En plus, ils n’arrêtaient pas de se bécoter pendant que leurs chiens me
sautaient dessus avec leurs pattes sales. »
Effectivement, son pantalon avait l’air d’avoir souffert.
« Prends une brosse dans l’entrée.
— Jawohl », répondit Vadik en hochant la tête et en me lançant le paquet.
Celui-ci tomba sur Schumacher qui avait mal choisi son moment pour s’étirer,
le pauvre matou poussa un hurlement et s’élança du lit comme un avion de ligne
décollant à la verticale.
Vadik prit peur.
« Je ne l’ai pas fait exprès, tu sais bien que je l’aime ton… chat.
— Il s’appelle Schumacher, c’est si difficile de s’en souvenir ?
— Quand même, je ne lui veux que du bien.
— Ça va. » J’eus pitié de lui. « Va lui donner à manger pour faire la paix. »
Le paquet était par terre, la mine triste. Je n’avais pas envie de le ramasser
parce qu’il me rappelait ces jours heureux où nous nous offrions des cadeaux
joliment enveloppés. Je n’aimais pas déchirer le papier cadeau… Cette coutume,
nouvelle pour nous, d’emballer les cadeaux est un signe d’embourgeoisement.
Le jour où nous saurons arracher le papier sans regret marquera la victoire
définitive du capitalisme.
N’ayant plus du tout sommeil, je tirai un autre feuillet de la chemise que
j’avais consultée la veille. C’était le dernier.
En haut de la feuille, en caractères à peine lisibles :
V. Kareline
Monter la tente en amont de la forêt était une erreur, le groupe n’avait pas
voulu redescendre pour avoir à regrimper le lendemain. Ils préféraient
avancer sur la neige durcie qui rend la marche beaucoup plus aisée.
Une fois la tente plantée, le groupe s’est installé pour la nuit et a préparé un
repas froid. À ce moment-là quelque chose leur a fait peur et ils se sont tous
précipités hors de la tente pieds nus. Seul un événement inhabituel,
exceptionnel, a pu effrayer des personnes de cette trempe. Le sifflement du
vent, un simple bruit ou même un coup de fusil isolé n’aurait pas suffi. Je
ne peux en revanche rien dire, rien assurer au sujet de Zolotariov que je ne
connais pas. D’ailleurs, sa présence au sein du groupe Dyatlov me paraît
tout à fait insolite. Nous avons vu clairement les traces de ceux qui se sont
enfuis de la tente sur le versant de la montagne. Au départ, nous en avons
repéré huit ou neuf, puis de moins en moins et elles ont totalement disparu.
Il est probable que les jeunes gens aient été désorientés dans l’obscurité et
ne se soient pas tous réunis près du cèdre. Après une tentative pour allumer
un feu qui n’a pas pu les sauver parce que le bois manquait, ils ont décidé
de retourner à la tente. Les positions de Dyatlov, Slobodine et Kolmogorova
montrent qu’ils se dirigeaient vers elle.
Les quatre autres randonneurs n’étaient sans doute pas près du feu ou bien
s’en sont approchés plus tard, alors que Krivonichtchenko et Dorochenko
étaient déjà morts de froid. Sans leurs skis, ces quatre personnes n’ont pas
pu aller loin.
Il sera peut-être possible de résoudre ce mystère quand les quatre derniers
corps seront retrouvés.
En conclusion, je tiens à noter qu’en tout état de cause le groupe Dyatlov
n’a pu prendre peur que devant un groupe armé constitué de dix personnes
au moins, bien qu’aucun élément n’indique de présence étrangère sur les
lieux.
Qu’ils aient eu peur, soit ! Mais quelque chose d’autre aurait pu les tuer. Je
commençais à deviner ce qui s’était vraiment passé sur ce col Dyatlov quarante
ans plus tôt. Je ne peux pas dire que personne n’a avancé cette hypothèse, au
contraire, certains penchaient pour elle, mais…
À cet instant, Vadik interrompit mes pensées en passant le nez par la porte
pour me dire d’un ton humble :
« Le petit-déjeuner t’attend, et moi aussi. »
15
Une omelette au fromage et un café bien fort. Décidément, Vadik n’avait pas
l’intention de laisser passer sa chance. C’était très bon !
« À ton avis, pourquoi deux membres du groupe ont-ils été enterrés à part au
cimetière Ivanovskoïe et pas avec leurs compagnons ? demandai-je à mon ex-
mari après ce petit-déjeuner royal.
— Je ne peux pas te répondre.
— Alors, il faut que je téléphone. Et tu sais, j’aimerais bien examiner encore
un peu ces papiers avant de partir. »
Vadik acquiesça.
« Je ne vais pas te déranger, je reviendrai à une heure et demie. »
Il sortit, redressant les épaules d’un air conquérant.
L’imbécile !
Ça alors !
(Le camp ?)
[…] non pas dans la vallée de la Lozva mais en amont de l’Aouspia, fait
étayé par de nombreuses preuves, la plus convaincante […], ne pas laisser
trop de traces dans la Lozva et ne pas empêcher les chiens de faire leur
travail.
LE COL DYATLOV
Les mots jaillissaient l’un après l’autre et je ne revins à moi qu’une heure et
demie plus tard ; je n’avais plus le temps de me relire, juste de prendre une
douche et de m’habiller à toute vitesse. Moi qui pensais commencer la semaine
prochaine ! Je tirai un pull de l’armoire sans même regarder, enfilai un pantalon
et me précipitai dehors tout en fourrant mon bloc et mon magnétophone dans
mon sac.
La Lada noire m’attendait devant l’entrée.
M’étant laissé tomber sur le siège à côté de Vadik, je me souvins que je
n’avais toujours pas ouvert son cadeau.
16
« Ça t’a plu ? demanda-t-il au bout de vingt minutes, alors que nous avions
déjà quitté la ville.
— Je n’ai pas eu le temps de regarder, lui répondis-je sans mentir, j’étais
plongée dans mon travail. »
Vadik prit une cigarette et l’alluma.
« Tu ne fumes toujours pas ?
— Non.
— Bravo ! »
La route était étroite, avec beaucoup de virages et même un habitué des rallyes
comme Vadik ne pouvait la quitter des yeux. Quand nous arrivâmes au passage à
niveau, une grosse dame abaissa la barrière.
« Quelle adresse à Beriozovski ? » demanda Vadik d’un ton distant.
Il m’en voulait à cause du cadeau.
Une demi-heure plus tard, nous étions devant la maison des Doubinine.
Je dus suer sang et eau pour convaincre Vadik de venir avec moi. Il résistait
comme si son avenir en dépendait.
« Si tu ne m’accompagnes pas, ne compte pas obtenir quelque chose de moi »,
lui lançai-je comme dernier argument. Efficace !
Comment pouvait-il imaginer que je le laisserais plusieurs heures dans sa
voiture glaciale ?
Igor Aleksandrovitch Doubinine n’était pas là. Sa fille nous ouvrit, c’était une
jeune femme grande et très belle.
« Papa est parti à votre rencontre ! »
Nous étions très en retard.
« Entrez. »
Nous pénétrâmes dans une maison soignée et confortable qui me donna envie
d’imaginer que j’étais venue m’installer chez des parents pour quelques jours.
Ce foyer me rendait nostalgique de la vie de famille.
Igor Aleksandrovitch fut bientôt de retour.
« J’ai cru que vous aviez du mal à trouver », dit-il.
Je le scrutais avec peut-être trop d’insistance. Il me rappelait un peu mon père,
non par les traits de son visage mais par sa façon d’être. La même ironie pleine
de douceur et de tendresse dans le regard quand il s’adressait à sa fille, la même
assurance et en même temps un manque de confiance en soi touchant, signes
indéfectibles d’une grande distinction.
« Vous voulez commencer tout de suite ? demandai-je.
— C’est à vous de voir. »
J’allumai le magnétophone.
17
MOI : Vous vous entendiez bien avec votre sœur ? Quelle différence d’âge y
avait-il entre vous ?
DOUBININE : Je dis toujours que Lioussia et moi vivions des vies parallèles.
J’avais alors dix-sept ans et elle vingt. J’étais étudiant moi aussi mais
j’avais mon groupe d’amis et elle le sien. Je ne me souviens même pas de
ses camarades. Mais c’est étrange, quand j’étais à Leninogorsk, avec mon
premier salaire j’ai acheté un cadeau pour… Lioussia. Je lui avais dégoté la
première radio soviétique de petite taille de la marque Touriste.
DOUBININE : N’oubliez pas qu’en 1959 Staline était déjà mort, c’était le
dégel de Khrouchtchev. On respirait un petit air de liberté. En fait, mon père
a été jusqu’à sa mort un virulent détracteur de Khrouchtchev parce qu’il
l’estimait indirectement responsable de la mort de sa fille. Mon père et ma
mère sont morts assez jeunes, lui en 1967 et elle en 1980. Je pense que la
perte de leur fille y était pour quelque chose.
MOI : Que disaient vos parents des causes du drame ? Quelles hypothèses
avançaient-ils ?
DOUBININE : Je ne dirais pas tout à fait ça. Il est sûr que le groupe de
Dyatlov dont faisait partie ma sœur a été victime d’expérimentations
militaires qui ont échoué. Mais de quelles armes s’agit-il ? Une bombe, une
arme de dissuasion ou autre chose ? Je n’en sais rien. Et je ne suis pas
certain non plus qu’on les ait achevés, même si ce n’était pas exclu à
l’époque où l’État gardait si jalousement ses secrets. Le pire pour moi serait
que la version du « nettoyage » se confirme…
MOI : Les vêtements de votre sœur étaient imprégnés d’une grosse quantité
de matières radioactives. Est-ce cet élément qui vous porte à croire que des
essais militaires ont sans aucun doute possible causé la mort de votre sœur ?
DOUBININE : Oui, mais est venu beaucoup moins de monde qu’en mars,
quand on a enterré les premiers corps. Les « quatre derniers » étaient dans
des cercueils fermés, même les parents n’ont pas pu les voir. Papa a malgré
cela réussi à voir sa fille deux jours avant les funérailles. Il nous a dit, à
maman et à moi : « Vous, ce n’est pas la peine que vous la voyiez. »
« Si vous en avez besoin, je peux vous donner les carnets de Lioussia, dit Igor
Aleksandrovitch. Je me suis préparé à votre venue et je les ai relus. Vous
trouverez aussi son journal, celui qu’elle a tenu pendant cette dernière
randonnée. À la fin, vous y lirez quelque chose de curieux, vous verrez vous-
même. »
Doubinine apporta une pile de carnets aux couvertures usées et aux pages
abîmées, recouvertes d’inscriptions au crayon ou à l’encre.
Après nous être carrément gavés, nous regardâmes la maîtresse de maison
servir le thé et couper le gâteau. Un gâteau somptueux, appelé « Piaterik ».
« Il est constitué de cinq 34 ingrédients », nous expliqua Tatiana.
Je songeai encore une fois que j’aurais bien aimé avoir une famille comme les
Doubinine, mais je n’osai pas le leur dire.
Nous restâmes encore une heure, je feuilletai un vieil album de famille ;
c’était un album chinois, avec des incrustations sur la couverture et des feuilles
fines comme du papier à cigarettes entre les pages. Sur certaines photos,
Lioussia semblait me regarder, bébé, puis petite fille, jeune fille et jeune femme :
avec ses parents, avec Igor, avec ses amis et camarades de classe, en vacances,
en randonnée, à l’école. Je reconnaissais à chaque fois sans me tromper son
charmant visage.
« Lioussia était inscrite à l’atelier de théâtre de l’école, continua Igor
Aleksandrovitch, elle était passionnée ; un jour elle joua le rôle de la Reine des
neiges. J’ai vu beaucoup de films d’après Andersen par la suite mais jamais je
n’ai vu de meilleure Reine des neiges que Lioussia. Elle avait bien réussi à
exprimer le caractère glacé du personnage… »
Igor Aleksandrovitch se tut.
Nous rentrâmes à Sverdlovsk en prenant les routes de Beriozovski défoncées
d’horribles ornières.
« Il est cinq heures et quart, me dit Vadik. J’ai quelques trucs à faire et je serai
chez toi à neuf heures précises pour la course de Formule 1. »
Nous dûmes encore une fois nous arrêter au passage à niveau. Cette fois, la
dame en veste de travail orange nous stoppa pour une bonne raison : on entendait
au loin le grincement et le cognement des roues. Un train surgissait de
l’obscurité.
« Un train de marchandises ! se réjouit Vadik, en tirant son portefeuille de sa
poche. “Un train de marchandises passe, tiens de l’argent dans la main ! Le train
t’apportera la richesse.” »
Il se sentit gêné :
« C’est mon neveu qui me l’a appris. »
Assis dans le noir, nous tenions le billet chacun par un bout et devant nous
clignotaient les lumières de wagons dont le chargement et la destination nous
étaient inconnus.
19
Cette chanson était longue comme les autres du carnet et je croyais entendre
dans ma tête sa mélodie toute simple, quatre accords de guitare (deux barrés) et
les voix appliquées de deux jeunes filles chantant en chœur. C’étaient des
chansons humoristiques, même celles qui parlaient de sujets sacrés pour des
marcheurs.
LA CULTURE MÉSOZOÏQUE
La culture mésozoïque, t’en souviens-tu ?
Nous étions sous un rocher
D’une aiguille de pierre tu cousais
La peau de bête déchirée sur mon corps nu
(Refrain)
Si tu as les crocs, viens donc,
Viens dans ma caverne, viens donc,
Une trompe de mammouth nous mâcherons
Nos ventres sont vides mais nos dents aiguisées,
Et jusqu’au matin nous resterons enlacés…
« Sur mille personnes, seules deux sont vraiment capables d’aimer, les
autres s’imaginent qu’elles aiment. »
Kouprine.
En face, une page avec des notes très touchantes :
Lire des écrits qui ne m’étaient pas destinés me mettait mal à l’aise. Je déteste
quand on lit les miens. Mais je me justifiais en me disant que j’allais peut-être
trouver quelque indice. J’arrivai bientôt à un petit carnet grisâtre qui portait sur
sa couverture :
Quel destin ! Bienko pour des examens de rattrapage et Ioudine grâce à une
crise de sciatique avaient gardé la vie sauve. Et Zolotariov, dont personne ne
voulait au début, avait dû batailler dur pour aller au-devant de sa mort.
Lioussia avait un peu la même écriture que moi et les problèmes qui
l’intéressaient ne m’étaient pas étrangers : j’ai parfois l’impression que certaines
personnes me prennent pour une idiote.
25 janvier. Ils m’ont réveillée sans me donner le temps de récupérer. J’ai dit
à Roustik que je n’irais pas faire ma toilette, que les conditions n’étaient
pas idéales. Il était d’accord. À ce moment-là le car est arrivé et nous nous
sommes dépêchés de tout charger. Nous étions installés sur trois niveaux.
Kolia Tibo était complètement coincé entre nous et le plafond. […] Nous
avons encore chanté, cela va de soi. J’ai la voix complètement éraillée à
force de chanter. Jenka continue de me lancer des piques. Quelle langue de
vipère, celui-là ! Je commence à deviner son jeu, ce n’est bien sûr pas
nouveau, mais désormais j’ai l’impression d’y voir plus clair. Et pourtant,
Iourka 37 est quelqu’un de bienveillant, en tout cas si l’on en juge par son
comportement. Je resterai fidèle à moi-même.
Jenka et Zina ont chanté : « Ah ! Si tes yeux n’étaient pas si bleus… »
Arrivé à l’embranchement, le car a continué tout droit et devait repasser
nous prendre une heure plus tard. Pendant ce temps, nous avons avancé à
pied. C’était très agréable de marcher sur cette route et par ce beau temps.
Nous avons un peu fait les fous en nous roulant dans la neige.
Pendant que nous marchions, il y a eu un petit incident : une voiture
transportant du bois qui arrivait en sens inverse s’est enfoncée dans la
neige. Les garçons se sont précipités pour donner un coup de main, ils ont
réussi à la sortir de là, non sans mal. À ce moment-là, notre car est arrivé
et nous nous y sommes tassés une nouvelle fois. La discussion portait
maintenant sur le bonheur. D’une façon générale, notre groupe était le plus
actif dans le débat. Nous avons essayé de donner une définition du bonheur,
mais au bout du compte, chacun avait la sienne.
Nous sommes arrivés à Vijaï vers deux heures. Le groupe de Blinov a
l’intention de continuer avec le bus 41, mais nous, nous allons sans doute
passer la nuit sur place. Nous nous sommes séparés en pleurant, nous
sommes tous tristes. Zina et moi avons chanté pour Jenia en guise d’adieu :
« Ah ! Si tes yeux… » Bref, j’ai vraiment le cafard.
27 janvier. Il fait moins cinq, il ne fait pas froid, les skis ne glissent pas
bien. Nous nous préparons depuis ce matin, nous commençons notre circuit
aujourd’hui. Pour l’instant nous attendons un cheval qui doit porter nos
sacs à dos et nous, nous irons à ski. La chance nous sourit.
La chance leur sourit ! Elle fait tout pour qu’ils arrivent au plus tôt à la
montagne des Cadavres.
Ioura Ioudine est malade. Un nerf dans la jambe, en fait une sciatique, et il
va rentrer chez lui. Bon, nous serons désormais neuf. Pour l’instant nous
attendons et nous chantons. Nos hôtes grattent leur guitare, Roustik sa
mandoline. À fendre l’âme. Nous sommes au point limite de la civilisation.
[…] En fait, j’aime beaucoup la guitare, j’adore les gens qui font de la
musique. Ces garçons sont tous très bien. Nous avons discuté avec Ognev.
Il sait beaucoup de choses, c’est intéressant de parler avec lui, en ce
moment il nous parle de notre itinéraire et de plein d’autres choses.
À mon avis, c’est lui le plus intéressant du lot. Sa barbe rousse est très
longue, il n’a pourtant que vingt-sept ans mais on lui en donnerait plus. Il y
a aussi Valia qui joue bien de la guitare (ils en jouent presque tous) et dont
j’ai dit pour plaisanter qu’il me plaisait. Maintenant ils sont presque tous là
et ils chantent en s’accompagnant à la guitare. Les nouvelles chansons que
nous avons entendues sont vraiment chouettes, nous espérons que Roustik
sera capable de les chanter pendant la randonnée. Nous leur demandons
quelques mots en mansi.
À la suite, Lioussia avait écrit une colonne de mots mansis avec leur
traduction à droite. Cette liste et les notes précédentes montraient qu’elle n’avait
pas grand-chose à dire, mais tenir son journal lui permettait de rester à côté de
ces géologues mûrs et passionnants. Comme je la comprenais !
Premier mot :
Ia 39 – ruisseau
Mon Dieu ! Ia – ruisseau. Et elle avait été retrouvée dans un ruisseau où elle
était restée plusieurs mois, jusqu’à ce que la neige épaisse fonde…
28 janvier. Ce matin à huit heures, nous avons été réveillés par des voix.
C’étaient Ioura Kri et Sachka Kole qui marmonnaient. Il ne fait pas plus
froid qu’hier (moins cinq).
Après le petit-déjeuner, une partie du groupe, Ioura Ioudine, Kolia et Ioura
Dorochenko sont allés à la réserve de carottes de forage ramasser des
pierres pour leur collection. Ils n’ont rien trouvé dans la roche à part de la
pyrite et quelques veines de quartz.
Ils se sont longuement préparés, ajustant leurs fixations et fartant leurs
skis.
C’est ainsi que s’achevait son journal. Elle avait écrit un dernier mot mais elle
l’avait ensuite rayé plusieurs fois. C’était le mot ensuite.
Ce qui s’était passé ensuite, personne ne le savait. Je restai à fixer les pages
blanches dans l’espoir absurde qu’elles me révéleraient soudain quelques lettres
mystérieuses. Je feuilletai même tout le carnet page par page mais ne trouvai
qu’un coin corné sur l’avant-dernière.
Ensuite…
20
Neuf heures moins trois. J’allai ouvrir la porte à Vadik : son expression disait
qu’il avait envie de me prendre dans ses bras. Je fis un bond de côté, me
retrouvai juste en face du miroir et faillis me trouver mal en voyant mon reflet.
J’avais mis mon pull devant derrière et la petite étiquette de marque censée
être sur le dos se retrouvait devant. J’avais sans doute aussi dans le dos les
renflements laissés par ma poitrine. Et je me suis souvenue d’un seul coup que je
m’étais mise au travail sans me changer, ce qui voulait dire – oh, mon Dieu ! –
que j’étais allée chez les Doubinine dans cet état, avec cette étiquette !
« Tu avais remarqué ?
— Quoi ? »
Il était écrit sur son visage qu’il avait très bien vu.
« Tu aurais pu me le dire, salaud !
— Je ne comprends pas de quoi tu parles », répondit bravement Vadik.
J’enlevai ce maudit pull avec rage et le jetai par terre. Schumacher s’approcha,
ravi, et s’allongea dessus pour dormir.
Essayant d’éviter mon regard, Vadik traversa la pièce et alluma la télévision.
On entendait déjà les grondements des bolides et la voix excitée du
commentateur. La course était commencée mais ma honte devant mon ex-mari et
cette charmante famille qui m’était presque inconnue n’allait pas m’empêcher
d’être le supporter de mon coureur préféré.
Vadik me dit :
« Si tu avais mis ton pull à l’envers, ç’aurait été encore pire. Ça porte
malheur. »
Je fus obligée de lui donner un coup de télécommande sur la tête. À cet
instant, Michael Schumacher fit une percée.
L’écran clignota juste à ce moment-là et la course disparut. La lumière dans la
pièce, Vadik aussi, bref, tout disparut.
« Les plombs ? demandai-je à un Vadik invisible.
— Je vais voir. »
Mes yeux s’habituaient peu à peu à l’obscurité.
Pendant ce temps, Vadik avait atteint l’entrée et ouvert la porte du palier.
« Ne laisse pas Schumi sortir ! »
La porte claqua. Schumacher était à côté de moi, ses yeux brillaient comme
des ampoules vertes.
« L’immeuble d’en face est dans le noir lui aussi. Ça ne devrait pas durer
longtemps.
— Oui, mais la course… »
Je me levai et essayai de marcher. J’avançais bizarrement, les bras tendus sur
les côtés je tâtonnais pour reconnaître les objets familiers. Je tombai sur la
manche rugueuse du pull de Vadik et sur la paume de sa main.
« Toi aussi, tu vois dans le noir ? Comment va Schumacher ? »
Il y avait des bougies dans le tiroir de la cuisine mais il fallait encore trouver
un bougeoir. Et tout cela à tâtons, grâce à la lune qui éclairait la fenêtre.
Une minute plus tard, la bougie était allumée, Vadik et moi étions assis à table
comme au Moyen Âge. Schumacher ne souhaita pas se joindre à nous et moi, je
repensai soudain à ma récente visite à l’église et au cierge cassé.
« Tu me manques », me dit Vadik.
C’est à ce moment pathétique que la lumière revint. Nous nous précipitâmes
vers le téléviseur, j’appuyai sur le bouton de la télécommande et vis Michael
Schumacher le visage tordu de douleur. Häkkinen était arrivé premier.
« Bon, Ania, j’y vais. »
Vadik avait à peine meilleure mine que le coureur blessé.
Je regrettai presque de le voir partir.
La porte refermée, le chat sortit dans le couloir. Il s’affala sur le tapis,
exhibant son ventre dodu orné de boules de poil duveteuses.
21
17 février 1959
A. Kissel,
Chef de liaison adjoint
de la mine de Vysokogorsk
Il est étonnant que la presse ait été autorisée à publier cette information ! Et
celui qui a fermé les yeux a dû se faire taper sur les doigts.
D’autres papiers étaient agrafés à la copie de l’article.
À l’attention du Chef
du bureau de police d’Ivdel
Ces histoires de boules de feu restent néanmoins bien obscures. Que viennent-
elles faire dans cette affaire ? Que sont-elles exactement ? Comment ont-elles pu
causer la mort du groupe de Dyatlov ? Dans son « Lexique 1959 », Emil
Sergueevitch ne s’était pas trop étendu sur la question.
Je rangeai les feuilles dans la chemise et aperçus soudain le paquet de Vadik.
Sous l’emballage, je trouvai un livre volumineux à la reliure verte.
Un homme part vérifier ses pièges. Quand il rentre chez lui, la nuit tombe.
Il rencontre l’âme d’un nouveau-né qui avance, traînant son berceau.
L’homme porte une pelle. De sa pelle, il repousse l’enfant et poursuit son
chemin. Il est déjà loin quand il entend le défunt :
Et quoi donc !
Nous avons vécu notre temps
Dans des lieux joyeux où
Courent des canards
Nous nous sommes amusées.
Ce que nous devions accomplir
Nous avons pu le finir
Dans des lieux joyeux où
Courent des petites oies
Nous nous sommes amusées.
Le chemin que nous devions parcourir
Nous l’avons fait en entier.
Rien à dire, ce conte était très gai ! Et la morale qui couronne ce récit, c’est
qu’une personne âgée accepte sereinement la mort. Je feuilletai encore une
dizaine de pages et trouvai un autre conte singulier :
Le conte était long mais, contrairement aux autres légendes mansis, la fin était
heureuse : ils sont vivants et heureux.
Bref, je feuilletai le livre jusqu’à la fin sans trouver d’indices mythologiques.
Je m’endormis en pensant au couplet :
Je me plongeai dans l’écriture de mon livre pour deux bonnes semaines. Entre
les chapitres, je ne faisais que dormir et donner à manger à mon chat. Quant à
moi, je me nourrissais de pommes de terre et de pâtes. À la quatre-vingt-
douzième page, je revins à moi, rebranchai le téléphone qui sonna aussitôt, pour
la première fois depuis tout ce temps.
« Tu avances bien ? » me demanda Sveta.
Je lui répondis qu’elle pouvait lire quatre-vingt-douze pages dès maintenant
mais qu’il valait mieux lire l’ensemble un peu plus tard.
« D’accord, je le lirai plus tard, dit-elle. Au fait, meilleurs vœux ! »
Je regardai le calendrier et eus un haut-le-cœur, comme si j’avais avalé du
Whiskas. Nous étions le 31 décembre ! Les guirlandes et les sapins scintillaient
derrière les fenêtres qui faisaient face aux miennes. Chez moi, tout était calme et
sombre comme dans le tombeau d’un pharaon.
« Merci, Sveta, je te souhaite moi aussi de bonnes fêtes.
— Tu fais quelque chose ?
— Je n’y ai pas encore réfléchi.
— Pourquoi ne viendrais-tu pas à la maison ? Je réunis quelques amis, tout
sera parfaitement décent et ennuyeux.
— Non ! Je préfère rester chez moi, je ne peux pas laisser mon chat. »
J’espérais une autre compagnie pour le nouvel an.
En essuyant la poussière qui tapissait tout mon appartement, je bavardai avec
Schumacher, ravi de voir que sa maîtresse avait enfin décollé le nez de son
ordinateur et faisait quelque chose d’utile.
Dans mon réfrigérateur, comme disait ma voisine Nadejda Gueorguievna, une
souris s’était pendue. Je regardai maussadement les clayettes vides et branlantes
et claquai la porte. Ce serait mon premier réveillon du nouvel an le ventre creux
et le cœur gros. Seule l’idée que les clochards étaient encore plus mal lotis que
moi me consolait un peu.
J’essayai de m’imaginer à la place d’un clochard, emmitouflée dans une
couverture miteuse, assise sur un carton sous un pont ancien. Ce n’était pas
difficile à se représenter. À ce moment-là, quelqu’un sonna à la porte.
Schumacher courut devant moi, agitant fièrement sa queue touffue. Le visage
de Nadejda Gueorguievna se dessina derrière le judas. Ce n’était pas Vadik.
« Tu vis encore, ma vieille mère 41 », demanda-t-elle.
Je faillis lui rappeler que la vieille, c’était plutôt elle.
« Que se passe-t-il ? Tu ne montres pas le bout de ton nez depuis des
semaines, tu es toute pâle, on dirait une chenille. Je t’ai apporté des pirojki et des
bonbons, mange un petit peu. »
J’eus honte de mes pensées. Et pourtant, dès que j’eus fini de la remercier et
mis de l’eau à chauffer, elle commença à me casser les oreilles. Je réalisai que
j’allais payer très cher ce qu’elle m’avait apporté.
« Ira a téléphoné de Serov. Elle te souhaite une bonne année, elle se demandait
où tu étais passée. Je lui ai dit que tu t’étais remise à écrire. »
J’ébauchai un sourire modeste.
« Donc, avec son locataire c’est définitif, il déménagera juste après
l’Épiphanie. »
Ensuite, Nadejda Gueorguievna me raconta longuement et avec force détails
sa vie avec « le grand-père », comme elle appelait son mari Antip Petrovitch. Je
l’écoutais d’une oreille distraite, malheureusement ma mémoire torturée gardait
les expressions imagées dont elle décorait son bavardage : je cours comme un
chat dans la fumée (elle parlait d’elle avant les fêtes), maigre comme une aiguille
à tricoter informe (ici, il s’agissait de moi), etc., etc.
Allongé sur le tabouret entre nous, Schumacher plissait le museau.
LE CIERGE BRISÉ
2000
23
La fracture du côté gauche de l’os frontal n’a pas été constatée tout de suite. Il
est aisé d’imaginer à quel point cette circonstance a dérangé « ceux d’en haut »,
qui ont suivi sans relâche l’enquête sur cette affaire. Il aurait été plus facile de
considérer que les étudiants étaient simplement morts de froid.
Dorochenko :
[…] la mort a été causée par une exposition à une température très basse
(hypothermie) […] l’examen externe a montré la présence de blessures sous
forme d’éraflures, écorchures et autres lésions de la peau causées par un
objet contondant et qui ont pu survenir à la suite d’une chute ou au contact
violent avec une pierre, de la glace ou autre. […]
Par leur nature, les blessures mentionnées ci-dessus appartiennent à la
catégorie des blessures légères sans dommages pour la santé.
Krivonichtchenko :
[…] la mort a été causée par une exposition à une température très basse
(hypothermie) […] l’examen externe a montré la présence de blessures sous
forme d’éraflures, écorchures et autres lésions de la peau causées par un
objet contondant et qui ont pu survenir à la suite d’une chute ou au contact
violent avec une pierre, de la glace ou autre.
[…] on constate des fractures des côtes II, III, IV, V et VI du côté droit, sur
une ligne allant de la région parasternale à la région axillaire moyenne avec
hémorragie des muscles intercostaux afférents.
Que l’être humain est bien fait ! Et qu’il doit être terrible de voir cette
harmonie outragée, le corps détruit et réduit à des « organes », des « muscles »,
des « os »…
Je me demande si les médecins légistes éprouvent ce genre de sentiments, ne
serait-ce que de temps en temps. Ou bien leur travail – même s’ils l’aiment –
finit-il par devenir pour eux aussi une contrainte et un moyen de gagner de
l’argent… ?
Bon, la peur du médecin devant Dieu n’était pas mon problème. Mon
problème était de lire le rapport d’autopsie du randonneur Zolotariov.
Dans ce texte trop dense, tapé sans intervalles, plusieurs majuscules à la suite
les unes des autres attiraient aussitôt le regard. C’était dans la partie « examen
externe ».
Désolée, je vois mal comment une telle chute est possible : on dirait que Kolia
s’est cogné la tête de façon très violente, mais qui est à l’origine du choc, un
homme, un animal, une explosion ? Ce n’est pas très clair.
En résumé, il est indéniable que les « quatre derniers » ont subi les
traumatismes les plus graves, à l’exception de Kolevatov. Ils ont été recherchés
bien plus longtemps que les autres et retrouvés à proximité d’un lit de
branchages qu’ils avaient eux-mêmes installé mais qu’ils n’ont visiblement pas
eu le temps d’utiliser. Peut-être Liouda, Tibo et Zolotariov ont-ils subi le choc en
premier ? Et peut-être les autres, tant qu’ils en avaient les forces, ont-ils essayé
de leur venir en aide ? Ils les ont portés jusqu’au ruisseau, leur ont préparé un
matelas de branchages, les ont habillés chaudement ? (On se souvient que
Liouda était vêtue des vêtements de Iouri Krivonichtchenko, ou bien elle portait
simplement son pull puisqu’elle avait oublié le sien, comme elle l’avait noté
dans son journal ?) Lui et le second Ioura – Dorochenko – ont peut-être essayé
(aveugles ?) de faire un feu sous le cèdre pour se réchauffer après avoir donné
tous leurs vêtements à leurs camarades grièvement blessés et agonisants ? Ou, au
contraire, ils sont morts les premiers, ce qui expliquerait pourquoi leurs
vêtements trouvés sur les corps de « ceux du ruisseau » avaient été découpés,
précisément parce qu’ils avaient été ôtés à des personnes déjà mortes ?
Dans le dossier, les rapports d’autopsie étaient suivis du procès-verbal de
l’audition du médecin légiste Vozrojdionny. À cette époque, il n’avait que cinq
ans d’ancienneté. Je comprends tout à fait que les jeunes médecins doivent
apprendre leur métier en pratiquant, mais était-ce vraiment une bonne idée de le
choisir lui ? En fait, Vozrojdionny avait quasiment le même âge que Zolotariov,
il n’était donc pas si jeune ! Ce n’était plus un gamin.
QUESTION : Est-il possible de supposer que Tibo ait été frappé par une pierre
lancée par quelqu’un ?
RÉPONSE : Dans ce cas, les tissus mous auraient été endommagés, ce n’était
pas le cas.
Comme par un fait exprès, Vadik s’attarda chez sa sœur. Il me revint à l’esprit
qu’ils étaient proches et cela m’attrista. À onze heures et demie, au summum de
ma tristesse, Arkadi se réveilla.
« J’ai soif », dit-il d’une voix de basse.
Je fis un signe de la tête pour lui indiquer la bouilloire et il but à même le
verseur.
« Il va falloir que je lave la bouilloire, pensai-je tout haut.
— Je divorce, m’annonça-t-il, ma femme me trompait. »
J’aurais dû m’en douter ! Nous étions des compagnons d’infortune. Bon, je
nettoierais la bouilloire moi-même.
« Je suis désolé d’avoir fait irruption chez toi de cette manière.
— Disons plutôt que tu t’es écroulé chez moi !
— Exactement ! »
Arkadi se mit à sourire et je dois reconnaître qu’il avait un beau sourire.
On sonna à la porte.
« Qui est-ce, à une heure pareille ? »
Quel culot ! Il vient de s’effondrer sur moi, a vomi sur mon tapis et il se
permet de me demander qui me rend visite.
« À ton avis ? C’est mon mari, bien sûr ! »
Vadik entra dans la cuisine et faillit lui aussi tomber, d’indignation. Il se reprit
et s’approcha d’Arkadi.
« Vadim 47, se présenta-t-il d’un ton semi-interrogateur.
— Arkadi. »
Ils se serrèrent la main le plus sérieusement du monde. Vadik marqua son
territoire sans perdre de temps : il me prit par la taille. Arkadi suivit des yeux ce
geste sans équivoque et posa sa tasse sur la table.
« Il faut que j’y aille. Merci de ne pas m’avoir mis dehors. »
Je sortis pour l’accompagner. Il était entré en chaussettes et repartait dans la
même tenue.
« Si vous avez besoin de quelque chose, je serai content de vous donner un
coup de main », dit Arkadi en guise d’adieu.
Je fermai la porte derrière lui et, sans raison aucune, je me sentis de nouveau
triste.
Je me souvenais aussi vaguement que j’avais besoin de lui, mais pour quelle
raison ?
« Tania m’a donné un morceau de gâteau pour toi », me dit Vadik en me
tendant un petit sac en plastique contenant une chose blanche et collante. Je le
mis dans le réfrigérateur et partis me coucher. Cette interminable soirée tirait à sa
fin.
25
Parquet de l’U.R.S.S.
PARQUET de la République
Socialiste Fédérative
Soviétique de Russie
À
Cam. Klinov N.I.,
PROCUREUR DE LA RÉGION DE SVERDLOVSK
Conseiller judiciaire d’État
De IIIe classe
Le 20 mai 1959
(Semionov)
Directeur adjoint du bureau d’investigation
Conseiller judiciaire en chef
CONCLUSION
Ce n’était rien de dire que j’étais déçue. J’avais une certitude à deux ou trois
cents pour cent que les morts étaient directement liées à des expérimentations
spatiales. Si c’était le cas, la contamination radioactive devait obligatoirement
dépasser les normes standard… Que dire ?
Sur la page suivante, je trouvai des questions complémentaires adressées à
l’expert.
Voilà qui était intéressant. Et j’étais bien contente de voir que l’enquêteur ne
comprenait pas beaucoup plus que moi tous ces alpha et bêta.
3) Peut-on considérer que les vêtements en question ont été contaminés par
une poussière radioactive ?
Réponse : Oui, les vêtements ont été contaminés soit par une poussière
radioactive retombant de l’atmosphère, soit par exposition à des matières
radioactives dans le cadre professionnel, soit par contact.
Ania, j’en ai marre. Si tu ne veux pas, alors moi non plus. Bonjour à
Arkadi, j’espère qu’il reviendra. Adieu.
[…] paisible, aucune trace de violence n’a été observée lors de l’examen
externe. Sous les genoux et la poitrine, c’est-à-dire les parties du corps qui
supportent le poids d’une personne allongée, se trouvait une couche de
glace et neige mélangées épaisse de 70 à 80 mm, ce qui m’a permis de
conclure que Slobodine n’est pas mort immédiatement mais a survécu un
certain temps à sa chute. Le cadavre se trouvait à peu près à mi-chemin
entre Kolmogorova et Dyatlov. Nous savons que deux corps ont été trouvés
près du cèdre, ceux de Krivonichtchenko et de Dorochenko. Cependant, un
examen minutieux de l’emplacement permet de conclure qu’il y avait
d’autres personnes près du feu de camp. Plusieurs raisons me permettent de
l’affirmer : 1) Le volume du travail accompli nécessitait la participation de
plus de deux personnes. 2) Un petit foulard brûlé appartenant
manifestement à une femme a été trouvé près du feu. 3) Une manche de
pull d’une couleur ne correspondant à aucun vêtement des randonneurs déjà
retrouvés se trouvait également à cet endroit.
D’après mes impressions personnelles, comment m’imaginé-je les
circonstances de leur mort ?
Le 1er février, le groupe s’est levé tard. Pourquoi ? Parce que, d’après le
journal, la veille ils étaient très fatigués et le matin ou bien après avoir
rempli le journal tard le soir précédent, ils avaient décidé d’installer une
base pour soulager au moins pour trois jours leurs épaules mises à rude
épreuve les premières journées de marche et aussi pour accélérer leur
rythme. Ils se sont donc levés vers onze heures et ont commencé à
aménager leur base. Le temps qu’ils fassent le tri entre ce qu’ils gardaient et
ce qu’ils laissaient (ils ne l’avaient pas fait la veille parce que la décision
était restée en suspens), le petit-déjeuner était prêt. Il était déjà environ deux
heures. Je suppose qu’ils n’ont pas démarré avant deux heures et demie,
avec un de ces deux objectifs :
1) Passer d’une forêt à une autre, de la vallée de l’Aouspia à celle de la
Lozva ou bien 2) dans la mesure où le groupe marchait depuis plusieurs
jours exclusivement dans la neige profonde et sachant que ce type de
déplacement est excessivement fatigant, que le groupe s’était bien reposé
pendant cette matinée et avait mangé tard, avancer en direction du mont
Otorten le plus loin possible à la lisière de la forêt sans y pénétrer (neige
profonde) afin d’atteindre leur objectif à coup sûr le soir suivant. Les sacs à
dos délestés, le groupe suit son itinéraire mais l’heure assez tardive (cinq
heures) et une visibilité mauvaise, voire nulle, les contraignent à s’arrêter
pour la nuit hors de la forêt. Aucune des hypothèses avancées ici n’exclut
cette possibilité. La décision de planter la tente à découvert (j’évite
sciemment d’employer le terme « flanc », car j’estime que la pente en tant
que telle n’a joué aucun rôle dans leur mort) était-elle fondée ? Je pense que
oui. Pourquoi ?
L’année dernière, nous avons passé quatre nuits dans les mêmes
circonstances dans l’Oural Arctique. Les conditions étaient chaque soir
identiques : pour la sécurité du groupe, il était indispensable de s’arrêter dès
que possible pendant qu’il faisait encore assez clair pour monter la tente. Le
froid était sévère (-25 à -30 °C.) et nous n’avions aucune raison de contester
la décision. Dyatlov pouvait donc s’appuyer sur des précédents et il s’est
arrêté pour la nuit sans perdre courage ni se soumettre aveuglément aux
forces naturelles.
Voilà, et pourtant je tombais sans cesse sur des articles de journaux où l’on
décriait Dyatlov, l’accusant d’avoir planté la tente là où il ne fallait pas.
Il est possible que pendant que les autres montaient la tente, deux ou trois
d’entre eux soient partis en éclaireurs. La tente est plantée en tenant compte
des conditions atmosphériques défavorables. Les piquets sont bien fixés, à
l’intérieur les sacs à dos sont disposés du côté exposé au vent, l’entrée est
« barricadée » par le poêle et d’autres sacs à dos pour éviter les courants
d’air. La température est bien entendu inférieure à zéro et rédiger un journal
avec des doigts raidis par un froid de moins vingt-cinq ou trente degrés
aurait demandé un trop grand courage et une sacrée maîtrise de soi. Il leur
reste juste assez de force et d’humour pour préparer l’édition du « Otorten-
Soir ». Je dis bien : « Soir » et non pas « Joyeux », « Matin » ou autre. C’est
le fruit de leurs efforts communs plutôt que d’écrire des journaux
personnels. Je trouve personnellement que l’écriture est gauche et
ressemble à celle de Zolotariov bien qu’elle soit différente de son écriture
habituelle. Cela peut être l’effet du froid. Les journaux montrent d’ailleurs
que Zolotariov aimait dessiner et les photos présentent un individu qui ne
manquait pas d’humour. Après avoir bien ri et après une journée assez
tranquille (ils n’avaient pas marché plus de deux ou trois kilomètres), le
groupe se prépare à dormir. Il fait nuit dans la tente, on entend juste le vent
hurler tout autour. Pour huit d’entre eux, dormir dans ces conditions est une
première. L’un d’entre eux, comptant sur sa résistance et la chaleur relative,
n’a pas enfilé ses chaussettes fourrées de lapin ou bien les a simplement
sorties de son sac et ne peut plus les retrouver, un autre […]
À LA UNE
Nous fêterons le XXe Congrès par une augmentation du taux de natalité des
randonneurs !
SCIENCE
Depuis peu, les cercles scientifiques s’interrogent souvent sur l’existence de
l’homme des neiges. Selon des données récentes, celui-ci habite dans
l’Oural du Nord, dans la région du mont Otorten.
NOUVEAUTÉS TECHNIQUES
Les traîneaux de randonnée conviennent pour les voyages en train, en
voiture ou à cheval. Leur utilisation pour transporter des charges sur la
neige n’est pas recommandée. Pour obtenir des conseils, veuillez vous
adresser au camarade Kolevatov, ingénieur designer en chef.
DEVINETTE ARMÉNIENNE
Peut-on réchauffer neuf randonneurs avec un poêle et une couverture ?
SPORT
L’équipe de techniciens radio composée des cam. Dorochenko et
Kolmogorova a établi un nouveau record mondial dans les compétitions de
montage de poêle : 1 h 02 mn 27,4 sec.
Quel dommage que je n’écrive pas un roman policier ! Le genre dicte ses
règles comme un seigneur tyrannique. Toutes ces informations comme le temps
de montage du poêle, l’étrange évocation de l’homme des neiges et d’une unique
couverture se seraient à coup sûr inscrites dans l’esprit du lecteur et auraient joué
un rôle clé à la fin du livre. Il aurait été tellement simple d’inventer une fin de
l’histoire en modelant un dénouement éclatant et convaincant à partir de
nombreux indices. Mais je n’écris pas un policier. Peut-être aurait-il fallu réunir
tous ces documents dans un ouvrage et proposer au lecteur de réfléchir tout seul,
sans lui farcir l’esprit de mes conclusions stupides, ou bien ne pas approcher du
tout de cette histoire ? En effet, combien de personnes d’une intelligence
remarquable se sont-elles déjà cassé les dents sur le mystère du col Dyatlov ?
Nous ne savons toujours rien aujourd’hui, malgré les livres et les articles parus,
malgré les nombreuses lettres adressées à toutes sortes d’instances supérieures…
Mais il est déjà trop tard pour faire marche arrière, cela n’aurait pas beaucoup
de sens. Je vais au moins lire les documents jusqu’au dernier.
[Suite du journal de bord manuscrit.]
23 janvier 1959. Nous voilà partis pour une nouvelle randonnée. Nous
sommes actuellement assis dans la chambre 531, en fait non, pas assis,
mais en train de fourrer fiévreusement dans nos sacs des flocons d’avoine,
des conserves, du corned-beef. L’intendant de l’Institut est là pour vérifier
que tout y rentre.
— Où sont mes bottes de feutre ?
— I.K. On jouera de la mandoline dans le tramway ?
— Bien sûr !
— On a oublié le sel !
— 3 kg.
— Igor, où es-tu ?
— Où est Dorochenko, pourquoi ne prend-il pas ses vingt sacs en
plastique ? Passez-moi 15 kopecks pour téléphoner ! Où elle est, la
balance ? Oh ! Ça ne rentre pas, merde ! Qui a un couteau ?
— Ioura, tu peux apporter ce paquet à la gare ?
Slavka Khalizov nous rejoint.
— Salut, salut ! Passez-moi 15 kopecks !
Liouda compte l’argent, des gros billets. Un désordre artistique règne dans
la pièce.
Nous voici dans le train. Nous avons chanté à cœur joie toutes les chansons
connues et nouvelles et, le temps de nous installer chacun dans notre
compartiment, il est deux heures du matin passées. Comment va se dérouler
cette randonnée ? Quelles nouvelles expériences nous attendent ?
J’oubliais : les garçons ont aujourd’hui juré solennellement de ne pas
fumer pendant toute la randonnée. Je me demande s’ils en auront la force,
s’ils tiendront le coup sans cigarettes. Tout le monde se couche, la taïga
ouralienne s’étire derrière les vitres.
Z. Kolmogorova
24 janvier. 7 h 00. Nous sommes arrivés à Serov. Nous avons voyagé avec le
groupe de Blinov. Ils ont [illisible] pour la chasse et d’autres équipements.
À la gare, super-accueil, quelle hospitalité ! On ne nous a pas laissés entrer
dans le bâtiment et un policier nous surveillait discrètement ; en ville,
R.A.S., ni crimes ni délits, comme si le communisme était déjà arrivé ; et
c’est là que I. Krivo a poussé sa chansonnette et que la police l’a arrêté et
embarqué aussi sec.
En notant pour mémoire le nom du citoyen Krivonichtchenko, le sergent
nous a expliqué que les règles locales du respect de l’ordre public
interdisaient de troubler la tranquillité des passagers. Je crois que c’est la
première fois que je suis dans une gare où les chansons sont interdites et où
nous devons faire sans.
Nous avons trouvé à nous installer jusqu’au départ du train. Nous quittons
Serov pour Ivdel à 6 h 30 du soir. L’école voisine de la gare nous a
accueillis chaleureusement. L’intendante (qui fait en même temps office de
femme de ménage) nous a fait chauffer de l’eau et nous a procuré tout ce
dont nous avions besoin pour notre randonnée.
Nous avons toute la journée devant nous. Nous irions bien en ville visiter le
musée régional et l’usine métallurgique avec un guide, par exemple, mais
la répartition et la préparation de l’équipement vont nous donner beaucoup
de travail.
12 heures-14 heures. Pendant la coupure entre les cours du matin et ceux
de l’après-midi, nous avons organisé une rencontre avec les élèves. Ils sont
venus nombreux et sont très curieux.
Zolotariov : « Les enfants, maintenant, nous allons vous raconter… La
randonnée peut être… permet de… » Ils sont sages comme des images, ne
pipent pas mot tellement ils sont intimidés.
Z. Kolmogorova : « Bla bla bla, et toi, comment tu t’appelles, tu as déjà
marché dans la nature, oh ! Bravo, vous avez déjà fait du camping ! » Et
c’était parti…
Les questions fusaient. Il nous a fallu montrer et expliquer le moindre
détail, de la torche à la tente. Nous y avons passé deux heures, les élèves ne
voulaient plus nous lâcher. Nous avons chanté nos chansons et eux les
leurs. Toute l’école nous a accompagnés à la gare et pour finir, au moment
du départ, les gamins pleuraient et criaient, ils voulaient que Zina reste
avec eux comme chef des pionniers, ils promettaient qu’ils lui obéiraient et
feraient bien leurs devoirs.
Dans le wagon un alcoolique encore jeune nous a accusés de lui avoir pris
un demi-litre de vodka dans la poche et réclamait qu’on le lui rende. Pour
la seconde fois aujourd’hui, cette histoire s’est terminée par l’intervention
d’un policier.
Débat sur l’amour lancé par Z. Kolmogorova. Chansons, inspection,
Doubinina est sous le siège, pain et ail sans eau, vers 24 h 00 nous arrivons
à Ivdel.
Salle d’attente spacieuse, totale liberté d’action. Tours de garde toute la
nuit. Le car pour Vijaï part ce matin de bonne heure.
Ioudine
26 janvier. Avons dormi dans un hôtel, enfin, façon de parler. À deux par lit
et même par terre entre les lits pour Sacha K. et Krivo. Nous nous sommes
levés vers 9 h, nous avons tous bien dormi, même si nous avions oublié de
fermer le verrou hier soir et qu’au petit matin l’air froid avait envahi la
chambre.
Dehors il fait -17 °C.
N’avons rien cuisiné ce matin. Le bois est humide et il nous a fallu six
heures la veille au soir pour faire cuire le dîner. Avons déjeuné au buffet de
l’hôtel, repris des forces avec un goulash « maison » et du thé.
Quand on nous a apporté du thé froid, Igor Dyatlov a déclaré en ricanant :
« Si ton thé est froid, va le boire dehors, il te paraîtra plus chaud. » Pensée
originale. Nous avons pris la décision de chercher un transport pour aller
jusqu’au secteur 41.
Ne sommes pas partis avant 13 h 10, sommes arrivés au secteur 41 vers
16 h 30. Avons fait le trajet dans la benne d’un camion GAZ-63 et sommes
totalement frigorifiés.
Pendant le voyage, avons chanté, discuté de choses et d’autres, de l’amour
et de l’amitié aussi bien que du cancer et de ses traitements.
Sommes assez bien accueillis au secteur 41, on nous donne une chambre
séparée au foyer. Bavardons de tout et de rien avec les ouvriers pendant un
bon bout de temps, l’un d’entre eux avec une barbe rousse nous a
particulièrement marqués. « Le Barbu », comme l’appellent ses camarades.
Ognev, je le reconnais. C’est lui que Lioussia Doubinina décrivait dans son
journal personnel.
Krivonichtchenko
Kolia Tibo
Dorochenko
28 janvier. Le bourdonnement des voix de Iourka Kri et Sachka Kolevatov a
réveillé tout le monde ce matin. La chance nous sourit : il ne fait que -8 °C.
Après le petit-déjeuner, une partie du groupe conduite par notre fameux
géologue Ioura Ioudine est partie vers la réserve de carottes de forage en
espérant ramasser des minéraux pour sa collection. Ils n’ont rien trouvé à
part de la pyrite et des veines de quartz. Il leur a fallu beaucoup de temps
pour se mettre en route, farter leurs skis et ajuster leurs fixations. Ioura
Ioudine rentre chez lui aujourd’hui. C’est triste de se séparer de lui, surtout
pour Zina et moi, mais nous n’y pouvons rien.
Cette partie du journal n’est pas signée mais le « pour Zina et moi » est sans
équivoque, Lioussia Doubinina en est l’auteur. Pourquoi ont-elles de la peine ?
Je ne pense pas qu’il y ait eu une histoire d’amour là-dessous, les filles s’étaient
probablement liées d’amitié avec lui. Je crois même l’avoir lu quelque part, dans
le livre de Gouchtchine ou dans un autre document.
29.1. 59. C’est notre deuxième jour, nous avançons à ski. Nous allons de
notre bivouac sur la Lozva à celui sur la rivière Aouspia. Nous empruntons
les sentiers des Mansis. Il fait beau, -13 °C. Le vent est faible. La Lozva est
par endroits couverte de couches de glace. C’est tout.
Kolia Tibo
Dyatlov
Le ciel était éclatant, comme pour me faire fête après ces journées passées
sans mettre le nez dehors. Un paysage couvert de neige, aussi familier que mon
reflet dans le miroir. Schumacher était sur le rebord de la fenêtre, exhibant
impudemment son duvet et plissant les yeux pour se protéger du soleil. Que
peut-il y avoir de mieux qu’un hiver ensoleillé ? Un bel été… J’avais, semble-t-
il, complètement perdu contact avec la réalité.
Puis ma mère arriva.
Nous étions lundi. Maman me garda longtemps dans ses bras en bêtifiant
comme si j’étais encore un bébé portant des couches et non une femme adulte
avec un passé. J’étais malgré tout heureuse d’une façon que je ne pourrais
expliquer.
Pendant qu’elle rangeait ses affaires sur les étagères, je préparais le déjeuner.
J’aime beaucoup faire la cuisine pour les autres, pas pour moi.
Maman chantonnait dans la salle de bains. Je fus étonnée d’entendre une
chanson contemporaine. D’ailleurs, ma mère portait des vêtements à la mode, je
ne peux pas en dire autant de moi.
« Je t’ai apporté un cadeau, un chemisier, j’espère qu’il te plaira. »
Eh non ! Mais je fis semblant d’être ravie.
À table, maman me demanda :
« Et Vadik ?
— Nous avons tenté un rapprochement mais c’est fini.
— Vous auriez dû faire un enfant, soupira-t-elle. Une famille sans enfants, ce
n’est pas une famille. Et ton père, il ne t’a pas appelée ? »
(Feinte indifférence.)
« Non, je n’ai pas eu de nouvelles depuis un bout de temps.
— Je ne sais même pas comment ça se passe là-bas. »
(Profond soupir.)
« Et ton mari ?
— Edik ? Super ! Il vient de m’acheter une voiture, tu te rends compte ? Il ne
me reste plus qu’à m’inscrire dans une auto-école. Et toi, que fais-tu ? Si je
comprends bien le sens de ton regard, tu écris un nouveau livre.
— Quelque chose dans ce genre.
— Il parle de quoi ?
— De randonneurs qui ont disparu.
— Que t’arrive-t-il ? D’habitude, tes bouquins, c’est surtout “l’amour-
toujours 50”, sans vouloir te vexer…
— Tu ne me vexes pas. »
Maman fumait des cigarettes très fines en buvant thé après thé. Elle revint au
sujet précédent :
« Où ont-ils disparu, tes randonneurs ?
— Dans l’Oural du Nord.
— Écoute, me dit-elle, tout excitée, tu te souviens que ton père et moi sommes
d’anciens randonneurs. Tu sais qu’il m’emmenait à la chasse, à la pêche…
— Je m’en souviens parfaitement, il a même essayé de m’embarquer moi
aussi. »
Maman éclata de rire. Longue bouffée, fumée s’élevant vers le plafond.
Schumacher est assis à côté de sa gamelle vide avec une tête d’enterrement.
« En 1962, je crois, nous sommes partis à quatre avec deux amis, tu te
souviens peut-être d’eux, Tolia et Petia. Nous étions partis en randonnée dans le
nord de la région, vers Novaïa Lialia. C’est très beau là-bas. C’était en été, cela
va de soi, parce que la randonnée en hiver, très peu pour moi ! Bon, le feu est
fait, la tente installée… Nous dînons, bavardons et rions beaucoup. Et nous
allons nous coucher parce que nous sommes crevés comme des galériens. Les
hommes s’effondrent aussitôt mais moi je ne réussis pas à dormir. Allongée sous
la tente, je pense à tout et à rien. La nuit est calme et paisible quand soudain
j’entends un bruit, tchou-tchou, tchou-tchou, tu sais, comme si c’était un train. Je
sors avec précaution, je tends l’oreille, dehors – rien ! Je rentre dans la tente et
j’entends le même grondement. C’est alors que j’ai réalisé qu’il venait d’en
dessous, des profondeurs de la terre.
» Je réveille ton père et lui dis : “Micha, écoute, s’il te plaît, ou c’est moi qui
deviens folle ?”
» Il écoute et me répond : “Tu as raison, c’est un train. Sans doute des trucs
secrets qui se passent dans le sous-sol. Il faut dégager d’ici le plus tôt possible
demain matin. Et motus et bouche cousue.”
» C’est ce que nous avons fait, nous ne l’avons même pas raconté à Tolia et
Petia.
» Ensuite, ton père y est retourné tout seul et quelqu’un du coin lui a raconté
qu’il y avait des aérodromes souterrains et autres prodiges dans ces forêts. Il
arrivait qu’une personne aille dans les bois pour ramasser des baies et se trouve
soudain nez à nez avec un militaire qui disparaissait tout aussi soudainement.
Les gens racontaient qu’il y avait des ascenseurs secrets plongeant directement
sous terre.
— Novaïa Lialia, c’est très loin du col… », l’interrompis-je.
Maman me supplia alors de lui raconter.
Le temps que je lui décrive toute l’histoire il faisait déjà nuit noire. Que peut-
on y faire ? En janvier il fait nuit de bonne heure, « nouit », comment on dit dans
le Nord.
« Donc, tu passes toutes tes journées à lire ces papiers et tu écris dans la
foulée ?
— Demain, je dois aussi sortir. C’est le jour anniversaire de l’accident et je
veux aller sur la tombe des jeunes gens.
— Tu peux peut-être me lire quelque chose avant que nous allions nous
coucher ? Ça m’intéresse. »
Ce n’était pas là vraiment une lecture recommandée avant de dormir, mais
bon, puisqu’elle y tenait.
Je lui cédai le canapé et m’installai dans un lit d’appoint à côté d’elle. Schumi
hésita longtemps entre les deux et décida finalement de se mettre en boule
auprès de moi.
Je lus à voix haute le journal d’une randonneuse, Z. Kolmogorova.
24 janvier 1959. Hier soir vers neuf heures, nous avons pris le train n° 43.
Enfin ! Nous sommes dix. Slavik Bienko n’est pas venu, l’Institut ne l’a pas
laissé partir. Nous voyageons avec le groupe de Blinov. Nous nous amusons
bien, nous chantons. Nous arrivons à Serov vers huit heures du matin. Le
personnel ne nous laisse pas entrer dans la gare alors que le train pour
Ivdel ne part pas avant 6 h 30 du soir. Nous cherchons un endroit où nous
poser. Nos tentatives pour aller au foyer (à droite de la gare derrière le
café) ou dans une école échouent. Nous finissons par trouver l’école de la
gare n° 41 (à deux cents mètres) qui nous accueille à bras ouverts.
30 janvier
« Pourquoi déjà le 30 ?
— J’ai l’impression que cette randonnée a été épuisante. Ils étaient trop
fatigués pour tenir leurs journaux. »
« Et deux jours plus tard, tout était fini ? dit ma mère d’une voix rauque que je
ne lui connaissais pas.
— Oui.
— Je ne vais jamais réussir à m’endormir, tu sais. Essaye de te reposer parce
que toi tu travailles demain ; quant à moi, je lirais bien quelque chose.
— Choisis ce que tu veux, lui répondis-je avec un geste en direction des
étagères.
— Je peux lire ce que tu as déjà écrit sur le col Dyatlov ? »
Je ne tenais pas vraiment à montrer mon travail à l’état brut, mais je ne peux
rien refuser à maman.
« Si tu lis sur l’écran… »
Elle était déjà assise à mon bureau.
29
Je ne sais pas à quelle heure elle s’endormit, sans doute au petit matin parce
qu’elle n’était toujours pas réveillée pendant que je me préparais. La cuisine était
imprégnée de l’odeur des cigarettes qu’elle avait fumées hier et de son parfum.
Au moment où je refermais la porte derrière moi, je me souvins de mon
ordinateur et fis aussitôt demi-tour, même si ça porte malheur et si je suis
superstitieuse, à ma grande honte. J’éteignis l’ordinateur, tirai la langue à mon
reflet dans le miroir pour conjurer le sort et refermai la porte. Maman ne bougea
pas d’un cheveu.
Il faut compter une demi-heure de marche entre chez moi et la rue Gagarine. Il
faisait moins froid et j’étais bien contente de me dégourdir un peu les jambes.
Quand je pense que je n’avais pas mis le nez dehors depuis pratiquement une
semaine ! L’air frais emplit les poumons et chasse les pensées pénibles au loin.
Rue Vostotchnaïa, deux nouveaux magasins venaient d’ouvrir mais la belle
pharmacie n’était plus là. Je regardais autour de moi avec étonnement comme si
je voyais mon quartier pour la première fois. Le pont de la rue Malycheva était
bloqué par un embouteillage et je ne regrettais pas d’être à pied.
« Ania », m’appela-t-on doucement de la voiture la plus proche.
J’aperçus Vadik.
Après dix minutes à vitesse d’escargot, nous dépassâmes finalement ce satané
pont et tournâmes à gauche, rue Gueneralskaïa. Pendant tout ce temps, nous
avions gardé le silence. Vadik faisait semblant de surveiller l’arrière de la grosse
Volga roulant devant nous et moi je ne faisais semblant de rien, je ne disais rien,
c’est tout.
« Tu veux venir avec moi ? lui proposai-je du bout des lèvres.
— J’ai beaucoup de choses à faire aujourd’hui mais je peux passer ce soir. »
Il rayonnait, il avait soudain meilleure mine.
« D’accord, ma mère est là. »
Vadik adore ma mère.
« Raison de plus, je viendrai vers huit heures avec une bouteille de vin
rouge. »
Je ne pouvais tout de même pas priver ma mère de ce plaisir !
Nous montâmes la rue Gagarine. Le long mur du cimetière Mikhaïlovskoïe
s’étirait du côté gauche. Je n’y étais jamais venue avant, pas plus que dans
l’ancienne église autour de laquelle il s’était lové. Quelqu’un m’avait raconté il y
a longtemps qu’une chanteuse du chœur avait été violée et tuée dans ce
cimetière.
Sveta ne m’avait pas menti : près de l’entrée, un grand obélisque tout tordu
arborait neuf photographies ovales… Les visages familiers des médaillons me
regardaient fixement. Une fois encore, je me dis que Roustik avait un regard
vraiment franc et ouvert ! Bien que seuls sept d’entre eux fussent enterrés ici, le
monument avait été érigé pour tous les neuf. Les clichés semblaient neufs ou
bien restaurés.
« Ils viennent de changer les photos, me dit Sveta qui venait de quitter un petit
groupe et de s’approcher de moi tout doucement.
— Maintenant, il faudrait redresser l’obélisque. »
Les gens se dirigeaient vers la colonne entourée d’une petite palissade derrière
laquelle j’aperçus les pierres tombales recouvertes de neige, pareilles à des lits
d’enfant.
Sveta me nommait à voix basse les personnes qui arrivaient et j’en regardais
certaines avec beaucoup de curiosité, Ioudine en particulier, cela va sans dire.
La cérémonie du cimetière ne dura pas très longtemps : les gens piétinèrent un
peu et commémorèrent les défunts, écoutèrent le vent qui dansait dans les
branches… Ensuite, un petit blond au nez pointu qui s’activait beaucoup proposa
à tous de se retrouver de l’autre côté de la rue dans le local d’un club. En
chemin, Sveta me présenta un autre personnage qui avait joué un rôle dans
l’histoire Dyatlov. Il s’agissait d’Egor Nevoline, le technicien radio présent en
permanence pendant les recherches, de la première à la dernière minute.
Le blond invita les personnes présentes à s’asseoir dans une pièce bien
chauffée, Sveta et moi posâmes nos sacs à côté d’une table. On nous promit du
thé.
Le public était d’horizons divers. Nous étions nombreux et ce nombre me
gênait un peu. Les sauveteurs, les camarades d’université, les familles, les
journalistes et quelques hommes et femmes qui comme moi n’avaient rien à faire
ici. Les interventions se passaient ainsi : chaque orateur se présentait, donnait
ensuite son point de vue, communiquait des faits nouveaux concernant l’affaire,
etc. Je voyais bien que ce fonctionnement n’était pas nouveau. Au bout d’une
heure, il devint évident que ceux qui avaient vraiment le droit ou une raison de
prendre la parole restaient silencieux. Quelques individus distillaient l’ennui en
s’épanchant sur leur proximité avec les membres du groupe Dyatlov et tout était
bon pour mettre leur prétendue amitié en avant. À la fin de cette réunion, le
nombre de personnes censées participer à cette randonnée fatale mais qui
finalement ne l’avaient pas fait dépassait les limites de la décence. Tout cela
ressemblait fort à une séance de société secrète. De plus, on nous servit des
pommes de terre au four, ce qui me parut d’une terrible trivialité.
J’étais très mal à l’aise et je pouvais lire le même sentiment sur le visage de
Sveta.
Bon ! Cela n’était pas notre affaire. Pour toutes ces personnes plus très jeunes
et confinées dans les contraintes de leurs propres vies, leur implication, fût-elle
imaginaire, dans la tragédie du groupe Dyatlov était la seule échappatoire à la
grisaille et à l’ennui du quotidien.
L’un après l’autre, ils citaient des documents en altérant les faits tout en
faisant montre d’un grand intérêt pour le sujet, ils tentaient de prendre la parole
en s’interrompant mutuellement… Peu d’auditeurs écoutaient avec attention,
l’essentiel étant d’exprimer sa propre opinion, comme c’est souvent le cas dans
la vie. Un homme âgé à la physionomie mélancolique était particulièrement doué
à ce petit jeu, tout le monde était exaspéré par sa rhétorique sophistiquée.
Heureusement j’eus l’occasion de voir Ioudine.
N’était-il pas en vérité une légende vivante ?
Le destin l’avait laissé sain et sauf mais l’avait condamné à vie à ne jamais
quitter les marais du souvenir. À sa place, j’aurais probablement perdu la raison.
Combien de nuits passées à se remémorer ces journées ? Probablement toutes
sans exception depuis quarante ans… Lui voulait vraiment connaître les faits
nouveaux et les informations récentes, il ne cherchait pas une occasion de
s’exprimer en public.
Il prit toutefois la parole lui aussi, évidemment, en premier, comme l’y
autorisait son statut de légende vivante. Ioudine, un homme aux joues rouges et
aux cheveux gris, ne faisait pas son âge. On voyait qu’il s’était depuis longtemps
habitué à ce rôle particulier.
Il déclara que certains documents avaient été extraits du Dossier d’enquête et
que, sans vouloir faire de jeu de mots, tout était là, dans ce qui n’était pas là.
Avant d’accepter la révision de l’affaire, le procureur voulait des témoignages.
En prononçant ces mots, Ioudine regardait Sveta. Il estimait en outre que d’ici à
dix ans les archives du Parti ne seraient plus secrètes, le délai d’inviolabilité
étant de cinquante ans, et qu’on y trouverait peut-être quelque chose sur l’affaire
Dyatlov.
Après un autre flot de paroles, je m’excusai auprès de Sveta et m’apprêtai à
partir.
Elle me glissa une cassette vidéo dans les mains en insistant pour que je la
regarde sans faute.
Je traversai la rue en évitant un tramway et retournai au cimetière. Pendant les
quelques instants que je passai près de la stèle, je caressai l’ovale des
photographies brillantes en regardant chaque visage dans les yeux… Puis je
rentrai chez moi en emportant le souvenir des petites tombes enneigées et des
branches noires couronnant l’obélisque tordu.
30
RÉSOLUTION
(demande d’expertise)
Sur la base de tous ces faits, Tchourkina, expert en chef et policier scientifique
en chef, tirait les conclusions suivantes :
LES VERSIONS 51
2. AVALANCHE
Taux de probabilité : 3 %.
Auteur, source : M. Akselrod, randonneur ayant connu personnellement les
membres du groupe de Dyatlov et ayant pris part aux recherches (voir le
« Lexique 1959 »).
Théorie : « Sur la base de ce qui se trouve dans le dossier de l’affaire et non
dans les journaux, je noterai ce qui suit : dans la tente, du côté opposé à l’entrée,
on a retrouvé un sac contenant des papiers appartenant à Dyatlov et le journal de
Kolmogorova à côté. Ils dormaient sans doute dans ce coin-là. Avant d’avoir lu
les documents de l’affaire j’estimais comme tout le monde que quatre d’entre
eux s’étaient blessés une fois sortis de la tente, en courant et tombant dans la
descente. Mais le caractère des blessures exclut ce schéma.
» Nous savons que lors d’une chute les fractures concernent habituellement
les bras et les jambes, ce n’est pas le cas ici. On peut d’ailleurs se demander
pourquoi des jeunes gens si bien entraînés seraient tombés ainsi, en courant en
chaussettes et sans chaussures. Et comment expliquer la fracture parallèle et
symétrique des côtes chez Doubinina et Zolotariov ? Seuls leurs skis sur lesquels
était posée la tente auraient pu causer des fractures de cette nature. […]
» Un bivouac en plein froid. La tente est posée sur les skis tournés du côté des
patins, avec un espace de 25 à 30 cm entre eux. C’est pratiquement une nuit sur
la neige, en plein air, parce que la toile protège uniquement du vent violent
soufflant sans répit. La tente est plantée assez bas, son extrémité est presque
totalement recouverte du ressaut qui s’est formé quand ils ont égalisé la pente
pour y installer leur campement […].
» Soudain, du côté le plus proche de l’entrée, sans à-coups et peut-être même
sans bruit ni grondement préalable, un poids vient les écraser sur la neige (les
skis) avec une telle force que les côtes de Doubinina et de Zolotariov ne le
supportent pas. Tibo et Slobodine ont-ils eu le temps de dresser la tête et
d’essayer de se lever ? Eux aussi sont projetés vers le fond, plus précisément sur
quelque chose de dur (les skis ou les pièces du poêle). Ils ont tous deux subi des
chocs sur le crâne. […]
» S’il s’était agi d’une onde de choc, la tente aurait été emportée. La version
de l’explosion n’explique pas pourquoi elle n’a pas bougé de place. […] À mon
avis, ce qui s’est abattu sur eux au milieu de la nuit ressemble fort à une
avalanche.
» Et tous ont roulé dans la descente… Parce que dans l’obscurité et la tempête
de neige, ils croyaient se diriger vers leur base qui se trouvait plus bas à quinze
ou vingt minutes de marche et où ils auraient trouvé la forêt, le calme, leurs
affaires et les vivres. […] Mais ce n’était pas la bonne forêt, elle était trop loin.
Non parce que le groupe avait beaucoup grimpé la veille mais parce que les
vents incessants venant du sommet “1079” avaient tellement creusé la pente
qu’il fallait descendre plus d’un kilomètre entre la tente et le sous-bois.
» La suite est claire. Arrivés à l’orée de la forêt, ils ont installé les blessés dans
un endroit abrité du vent, sur un lit de branches de sapin, puis trois d’entre eux
sont remontés pour essayer de trouver la tente. Ils sont partis mais ne sont jamais
revenus… »
Commentaire : Moïssieï Abramovitch a noté lui-même qu’« il n’y avait
aucune trace d’avalanche et encore moins de masse de neige consécutive à une
avalanche ». Les spécialistes affirment qu’une avalanche était impossible à cet
endroit parce qu’il faut un amoncellement de neige constant pour cela. Deux
éléments contredisent la version convaincante et bien ficelée d’Akselrod :
— dans le dossier, aucune mention de skis cassés (il paraît improbable qu’ils
aient résisté au choc) ;
— il est impossible d’expliquer la forte contamination radioactive des
vêtements. Même si l’avalanche avait été provoquée par une explosion, de quelle
explosion s’agit-il ?
3. BOMBE À VIDE
Taux de probabilité : 50 %.
Auteur, source : I. Tsarev, le livre Encyclopédie des mystères (1998) et
beaucoup d’autres.
Théorie : la mort du groupe de Dyatlov s’explique par le fait qu’ils se
trouvaient dans une région d’essais de « bombes à vide ».
Dans le texte : « Suite à un étrange faisceau de circonstances, c’est
précisément sur le versant de la montagne des Cadavres que le groupe d’Igor
Dyatlov de l’Institut polytechnique de l’Oural a péri le 2 février 1959 dans des
conditions mystérieuses. Les tentatives pour expliquer le décès de neuf
randonneurs chevronnés ont débouché sur les versions les plus diverses… Selon
l’une d’entre elles, les jeunes gens auraient pénétré dans un périmètre où l’on
procédait à des essais secrets de “bombes à vide”. En effet, la peau des victimes
présentait une étonnante couleur rougeâtre et leurs corps avaient subi des
blessures internes et des hémorragies. Ces symptômes sont ceux observés après
un choc dû à une “bombe à vide” qui provoque une forte aspiration d’air sur une
large zone. À la périphérie, la pression entraîne chez l’être humain l’éclatement
des vaisseaux sanguins et dans son épicentre le corps explose en plusieurs
morceaux. »
Commentaire : vraisemblable, mais impossible à vérifier.
4. EMPOISONNEMENT À L’ALCOOL
Taux de probabilité : 0 %.
Auteur, source : opinion publique largement partagée.
Théorie : les jeunes gens du groupe Dyatlov se sont empoisonnés en prenant
de l’alcool méthylique pour de l’alcool éthylique.
Commentaire : c’est totalement impossible. Premièrement, il n’y avait pas
d’alcooliques dans le groupe Dyatlov. Deuxièmement, la gourde contenant de
l’alcool était à sa place et contenait le « bon » alcool. Troisièmement, l’autopsie
a montré qu’aucun des corps ne contenait de traces d’alcool.
6. EXPLOSION ATOMIQUE
Taux de probabilité : 0 %.
Auteur, source : multiples.
Théorie : la nuit du 1er au 2 février 1959, un essai d’arme atomique a eu lieu
dans l’Oural du Nord, dans le département d’Ivdel, à proximité du mont Kholat-
Siakhyl, dans la vallée du quatrième affluent de la Lozva. C’est à cette époque
qu’a commencé le boom du nucléaire spatial et des essais étaient très
probablement menés dans tout le pays, dans les régions « inhabitées ». Le
groupe de Dyatlov a pu être victime d’une explosion nucléaire réelle.
Commentaire : si une explosion atomique avait vraiment eu lieu, ses effets sur
l’environnement auraient été notables. Or, en 1959, personne ne constata de
changements significatifs dans la flore et la faune de l’Oural du Nord. Si
explosion il y a eu, ce qui est indéniable, il ne s’agissait pas d’essais d’armes
atomiques mais d’autre chose.
7. FOUDRE EN BOULE
Taux de probabilité : 0,2 %.
Auteur, source : opinion publique largement partagée.
Théorie : une foudre en boule s’est engouffrée dans la tente du groupe.
Effrayés, ils se sont précipités dehors et, ne trouvant pas le chemin du retour,
sont morts de froid.
Commentaire : comme l’écrit la Grande Encyclopédie soviétique, une boule
de foudre « est un phénomène rarement observé. C’est un sphéroïde lumineux
d’un diamètre de 10 à 20 cm ou plus qui se forme suite à un éclair linéaire et est
probablement constitué d’un plasma hors d’équilibre. Durée d’existence : entre
une seconde et plusieurs minutes. À ce jour, leur nature n’a pas été étudiée ».
N’est-ce pas la même chose qu’une « boule de feu » ?…
Cette version n’en est pas moins absurde. Une foudre en boule est une charge
électrique mobile qui, en conséquence, réagit au moindre mouvement physique.
Ce qui veut dire qu’ils auraient tous été tués à l’intérieur de la tente.
8. HYPOTHERMIE
Taux de probabilité : 5 %.
Auteur, source : en 1959, la direction du Parti et de l’armée ainsi que tous ceux
qu’une autre explication dérangeait.
Théorie : nuit du 1er au 2 février, les randonneurs du groupe Dyatlov ont quitté
leur tente pour une raison inconnue et, incapables de la retrouver, ils sont morts
de froid.
Dans le texte : « le décès… est survenu suite à une température très basse
(hypothermie). »
Commentaire : trois corps se trouvaient dans une position dite « dynamique »,
la mort les avait frappés alors qu’ils essayaient d’avancer sur la neige en
rampant. Ils sont peut-être morts de froid, mais l’hypothermie n’est pas la cause
première, elle est la conséquence de celle-ci.
Preuve : le niveau élevé de contamination des vêtements par des matières
radioactives, les hémorragies et les fractures chez Doubinina et Zolotariov, la
fracture de la base du crâne de Tibo-Briniol et la fêlure du crâne de Slobodine.
9. MANSIS
Taux de probabilité : 5 %.
Auteur, source : opinion publique largement partagée.
Théorie : le groupe Dyatlov a enfreint une interdiction sacrée et a été puni par
les Mansis qui en outre ont pu être alléchés par l’alcool dont disposaient les
randonneurs.
Dans le texte : (Vladimir Korotaev, premier enquêteur sur l’affaire, dans une
interview au MK) « les Mansis ont ensuite été accusés de tous les maux : ils se
seraient approchés des jeunes gens à pas de loup sachant que ceux-ci avaient de
l’alcool et de l’argent. Pendant que j’enquêtais sur place la police a commencé à
tarabuster les familles des aborigènes. Ils les ont torturés, vous vous rendez
compte ! Ils les mettaient nus, les obligeaient à sortir dans le froid et les privaient
de nourriture. Moscou exigeait une version plausible. Au bout du compte, on
aurait sans doute tout mis sur le dos des Mansis. Mais un beau jour, une certaine
Nioura, couturière du coin, se présenta par hasard au parquet. Il fut décidé de la
faire intervenir comme témoin instrumentaire pour l’examen de la tente qui fut
aussitôt dépliée. Nioura observa la bâche lacérée et déclara sans la moindre
hésitation : “Les coupures ont été faites de l’intérieur.” Je fis venir des experts de
Leningrad qui confirmèrent les paroles de Nioura. Entre-temps, le chaman local
Stepan Kourikov n’avait pas abandonné ses compatriotes à leur sort. Il avait
chaussé ses skis, pris la direction du sud et était arrivé jusqu’au comité régional
du Parti de Sverdlovsk. Bref, les Mansis n’ont rien à voir avec toute cette
histoire ».
Commentaire : les Mansis avaient éveillé les soupçons des « organes 57 » pour
plusieurs raisons à la fois. Tout d’abord, les habitations les plus proches du lieu
de l’accident étaient mansis. Mais : en janvier et février, les Mansis sortent
rarement dans la forêt parce que ce n’est pas la saison de la chasse.
Deuxièmement, seuls des chasseurs mansis auraient pu pénétrer dans la tente de
l’extérieur après l’avoir coupée avec un couteau. Mais : les Mansis sont un
peuple très pacifique, toujours prêts à aider les randonneurs et, qui plus est, la
tente a été coupée de l’intérieur (voir plus haut). Troisièmement, le nom de la
montagne Kholat-Siakhyl signifie la montagne des Cadavres en mansi et le
groupe de Dyatlov aurait été sacrifié en offrande. Mais : d’une part, il n’existe
pas de sacrifices humains chez les Mansis et d’autre part, ni le mont Kholat-
Siakhyl ni le mont Otorten ne sont des montagnes sacrées. De sorte que la
version mansi, bien commode pour certains, n’a pas comblé leurs attentes.
Pourtant, lors des funérailles du groupe Dyatlov en mars et en mai 1959, les
accusations contre les Mansis étaient loin d’avoir cessé.
Les gens qui ont eu affaire aux Mansis au cours d’expéditions ou de
randonnées sont convaincus qu’il est impossible d’imaginer des Mansis
assassinant qui que ce soit de sang-froid. Rappelons également la présence de
contamination radioactive sur les vêtements et la participation active aux
recherches des Mansis vivant à Souevatpaoul, les Kourikov, Aniamov et autres.
12. NETTOYAGE
Taux de probabilité : 50 %.
Auteur, source : opinion publique largement partagée.
Théorie : le « nettoyage » est une des versions les plus terribles de l’affaire
Dyatlov. Toute une série de preuves indirectes montre que des personnes
étrangères au groupe Dyatlov se trouvaient sur le col à proximité du sommet
« 1079 ». La trace de talon, le fourreau en ébonite retrouvés au col et non
identifiés comme appartenant au groupe en font partie. Dans cette version, les
choses se seraient passées ainsi : le 1er février 1959, un essai de fusée a été lancé.
L’engin a probablement été envoyé de Plessetsk. L’arme a dévié de sa trajectoire
et est tombée non loin du campement du groupe. Les randonneurs ont été blessés
par l’explosion et les radiations qui l’ont immédiatement suivie mais ne sont pas
morts.
Les règlements de l’époque prévoyaient qu’un groupe aéroporté (un officier et
quelques soldats) vienne sur les lieux d’un atterrissage imprévu pour s’assurer
que l’environnement, les habitants et surtout le secret de l’opération n’en avaient
pas souffert.
Voyant neuf personnes à l’endroit où la fusée était tombée, les militaires ont
décidé d’agir selon les ordres : pas de témoins. Ils ont probablement laissé
mourir de froid ceux qui étaient les plus grièvement blessés – sans doute
Dorochenko, Krivonichtchenko, Dyatlov, Kolmogorova et Slobodine – et achevé
les quatre autres, Doubinine, Zolotariov, Kolevatov et Tibo-Briniol. D’où les
horribles blessures sur les corps de ces quatre jeunes gens. Ils les ont ensuite
ensevelis sous la neige, sur un lit de branches de sapin permettant à l’eau de
déplacer les corps.
Commentaire : cette version est souvent mentionnée en combinaison avec
celle de la mise en scène, l’une n’excluant pas l’autre mais la complétant.
Il y a ici beaucoup de variantes : les essais ont peut-être concerné une arme
totalement nouvelle, une arme d’intimidation que l’armée a ainsi pu
expérimenter sur des personnes vivantes. Ou encore, le groupe aéroporté est
arrivé sur place très vite parce qu’il accompagnait la fusée avec deux avions
volant des deux côtés de la crête.
Cette version est tout à fait vraisemblable.
13. OURS
Taux de probabilité : 0,001 %.
Auteur, source : l’écrivain V. Miasnikov et autres.
Théorie : la nuit du 1er au 2 février 1959, un ours brun s’est hasardé sur le col.
C’est lui qui a provoqué la brusque fuite hors de la tente, effrayé le premier
groupe et attaqué le second.
Commentaire : cette version est peu probable dans la mesure où on n’a
observé aucune trace d’animal sur place, à l’exception de celles du chien
sauveteur. De plus, les cadavres ne portent aucune trace d’attaque par une bête
sauvage. Il serait étonnant que le groupe Dyatlov se laisse effrayer par un ours :
comme le raconte E. Zinoviev, qui connaissait bien les randonneurs du groupe et
avec lesquels il était parti en randonnée à plusieurs reprises, un jour, lors d’une
de ces excursions, un ours s’était invité dans la tente. Ioura Dorochenko avait
réagi le premier : un marteau à la main, il avait foncé sur la bête, les autres
l’avaient suivi et l’ours avait aussitôt pris la poudre d’escampette.
14. OVNI
Taux de probabilité : 2 %.
Auteur, source : opinion publique largement partagée, ainsi que l’enquêteur
spécialiste des affaires criminelles Ivanov.
Théorie : la nuit du 1er au 2 février 1959, sur le col qui portera par la suite le
nom de Dyatlov, un ovni a atterri, causant directement ou indirectement la mort
des randonneurs. Les extraterrestres, ayant vite compris la situation, ont fait
demi-tour.
Commentaire : que dire ? Pourtant, des personnes tout à fait cultivées ont mis
en avant que seul le caractère anormal de la tragédie pouvait expliquer
l’inexplicable.
Je ne suis pas du tout d’accord pour que le temps continue à passer aussi vite !
Jusqu’à trente ans, ça allait encore, mais après… Il a raison, notre
astucieux BG 61 : « À peine le temps de finir la bouteille et la moitié de ta vie est
déjà derrière toi… »
Hier encore, le froid était féroce, l’hiver avait été des plus rigoureux.
Aujourd’hui, redressant mes épaules voûtées, je regardais dehors et fulminais de
voir que nous étions au mois de mars. Les hommes se promenaient comme des
idiots, des bouquets de fleurs à la main, et les femmes léchaient avidement les
vitrines.
Peut-être viendra-t-il ? Il n’avait pourtant pas oublié le nouvel an.
J’entendais quelqu’un parler fort sur le palier. Schumacher et moi nous
approchâmes de la porte à pas de loup, et, beaucoup plus grande que lui, j’eus le
privilège de coller mon œil au judas.
La porte de l’appartement d’Irina était grande ouverte ! La moitié du corps
d’Arkadi en dépassait, il avait une cigarette entre les dents. La moitié discutait
avec un grand échalas sans bouquet dont la vue m’emplit malgré tout de joie.
J’ouvris la porte.
En fait, le bouquet était caché sous sa veste. Des tulipes fripées avec du rouge,
du noir et du jaune à l’intérieur et des feuilles qui avaient la vague odeur des
cosses de petits pois frais.
« Bonne fête ! » me dit Arkadi d’une voix de basse, et il claqua sa porte
derrière laquelle une femme poussait des gloussements conciliants.
« Pardonne-moi, je ne suis qu’un imbécile jaloux, me déclara Vadik. Arkadi
m’a tout expliqué. Je ne comprends pas une chose : pourquoi avais-tu besoin de
lui ? Tu étais tellement contrariée quand il est parti.
— Emil Sergueevitch a laissé des documents importants chez lui, expliquai-je
tout en essayant en vain de redresser les tulipes qui ployaient sous leur propre
poids.
— Je ne pense pas qu’il reste quoi que ce soit ; Marina, la femme d’Arkadi,
est en plein nettoyage de printemps. »
Je me précipitai sur le palier.
Marina m’ouvrit la porte. C’était une blonde toute menue vêtue de jeans. Ses
mains étaient sales et mouillées. Dans l’ancienne chambre d’Emil Sergueevitch,
la voix d’un humoriste sans le moindre humour mais avec beaucoup de
prétention criait dans le poste de télévision.
« Je suis votre voisine Ania, dis-je en montrant sans raison la porte de mon
appartement. J’aurais absolument besoin d’aller dans la chambre d’Emil
Sergueevitch pour voir s’il n’y reste pas des papiers importants. »
Marina me conduisit dans la chambre. Arkadi était en train de grignoter des
graines de tournesol, crachant les cosses avec adresse sur des papiers jaunis. Je
bondis vers lui et lui arrachai les feuilles de dessous le nez. Les cosses se
répandirent sur le tapis tout juste nettoyé.
« Excusez-moi, marmonnai-je, c’est vraiment très important.
— Mais il y en avait beaucoup, dit Arkadi en se grattant le ventre. J’en ai déjà
jeté une partie. Voilà tout ce qui reste. » Il me tendit une autre pile tirée du
secrétaire.
53
RADIOGRAMME
À l’attention de Soulmane
Nous n’avons pas réussi à entrer en contact avec Akselrod, un hélicoptère
était en train de démarrer à côté de lui. Les recherches n’ont pour l’instant
rien donné. Nous avons pu identifier 8 ou 9 empreintes de pas partant de la
tente sur environ un kilomètre dans le sens de la pente. Ensuite, les traces
s’arrêtent. Une personne était en chaussures, les autres en chaussettes ou
nu-pieds. Plus bas, la neige devient très profonde et la fouille de la tente n’a
donné aucun résultat. Les chiens n’ont rien pu faire pendant toute la journée
à cause de l’épaisseur de la neige. Nous avons monté 3 corps sur l’aire
d’atterrissage de l’hélicoptère. Nous remonterons le quatrième demain ; son
visage est totalement couvert de neige mais nous pensons qu’il s’agit de
Dorochenko et non de Zolotariov. Ces deux-là sont les plus costauds. Nous
avons examiné l’endroit où était plantée la tente et rédigé un procès-verbal
puis avons descendu les affaires sur l’aire d’atterrissage pour vous les
expédier. La tente contenait 20 sous-vêtements, 8 paires de chaussures,
9 sacs à dos, toutes les affaires personnelles des victimes, de la nourriture
pour 2 à 3 jours, les autres vivres pour environ 8 jours étant restés à la base
en amont de l’Aouspia. Le groupe était au complet. Pourquoi ont-ils tous
quitté la tente alors qu’ils étaient à demi dévêtus ? Nous n’avons pas encore
pu l’établir et ne comprenons vraiment pas. Demain, nous sonderons la
neige en profondeur pour trouver les autres corps.
Sveta m’avait raconté que le travail des sauveteurs avait été infernal,
physiquement et psychologiquement pénible, les équipes de recherche étant
essentiellement constituées de randonneurs comme ceux du groupe Dyatlov,
souvent leurs camarades ou simplement des connaissances.
RADIOGRAMME
À l’attention de Soulmane
2/03/1959, 18 h 30
Je connaissais son écriture parce qu’il m’écrivait souvent des petits mots de
remerciement en me rendant mes livres. Je comprenais pourquoi il avait souligné
les dernières phrases, mais quelle importance avaient ces chaussures ? Je tournai
la page et vis un autre commentaire :
Je feuilletai rapidement la liasse sans y trouver vraiment autre chose que des
papiers connus. Cependant, les quatre dernières feuilles avaient pour titre :
Eh bien, nous allons leur rendre une petite visite. Ce ne sera peut-être pas
inutile.
Tout en réfléchissant, je lissai la pile de papiers et regardai ma montre. Vadik
avait du retard. Schumi et moi nous dirigeâmes vers la cuisine et nous attelâmes
à la préparation d’un repas de fête.
Vadik n’arriva pas avant dix heures et je lui annonçai que j’avais assez
travaillé pour aujourd’hui et irais bien faire une petite promenade.
Nous marchâmes presque toute la nuit comme des adolescents romantiques.
Le lendemain je lui déclarai que je ne voulais plus le quitter.
« Où vas-tu, alors ? ironisa-t-il, tout joyeux.
— Aux Archives régionales du Parti. »
Schumi était assis devant la porte et me regardait lacer mes bottines avec
dévotion. Il n’essaya même pas de jouer avec mes lacets.
Debout sur le palier, Arkadi fumait une cigarette.
54
« Déjà debout ?
— Et toi, pas encore couché ? »
Arkadi hocha humblement la tête et s’étira. Comment peut-on fumer le
matin ? Il est vrai que pour lui ce n’était pas le matin mais la suite de la nuit.
« Je commence le travail demain ! me cria-t-il alors que j’étais déjà dans
l’escalier. Si je peux te rendre service, te conduire quelque part, n’hésite pas !
— Merci, je n’y manquerai pas. »
Mes compatriotes avaient fait la fête la veille, ils dormaient encore. De rares
individus attendaient le tramway à l’arrêt « Rue Lounatcharski ». Il arriva à
moitié vide lui aussi et la voix de la conductrice était bien éraillée.
« Prochain arrêt : “Avenue Lénine”. »
Le centre était plus animé. Je traversai l’avenue et me dirigeai tout droit,
derrière la statue de Popov. À droite du bâtiment, une plaque ternie m’indiqua
que j’étais au bon endroit : les Archives régionales du Parti, ouvertes pour mon
grand bonheur. Certains au moins travaillaient aujourd’hui.
Au début, ils refusèrent carrément de me laisser entrer, sans parler de mettre
leurs précieuses archives à ma disposition. Je fouillai désespérément dans mon
sac et eus la main heureuse : je tombai sur une ancienne carte de journaliste dont
les lettres dorées annonçaient « Administration de la région de Sverdlovsk ». Le
visage du gardien des archives s’éclaira d’un sourire forcé et, cinq minutes plus
tard, on me présentait un imprimé spécial pour commander mes documents.
« Ils ne seront pas disponibles avant cet après-midi, me prévint sévèrement la
jeune fille responsable de la salle. En fait, s’ils ne sont pas trop loin… »
Effectivement, ils n’étaient pas loin. Ils étaient même carrément sous mon
nez. Quatre volumes bombés et reliés contenant les documents officiels de
diverses administrations dont l’unique point commun était l’année 1959 où ils
avaient vu le jour.
Voici, à titre d’exemple, l’extrait d’une liste de questions à l’ordre du jour
d’une réunion du comité régional du Parti cette même année :
6. Planning prévisionnel de la rédaction du journal « L’Ouvrier de
l’Oural » pour les mois d’avril à juin 1959.
7. Erreur du journal « L’Oural ».
8. Congés de la camarade Vassilieva.
9. Concernant le versement de graines de céréales dans le fonds de
réserve inter-kolkhozien.
10. Travail explicatif de masse suite au bilan du voyage du cam.
Khrouchtchev aux U.S.A.
N’était-ce pas à ce moment-là qu’il avait cogné sur la table avec sa chaussure
en déclarant que la Russie allait « montrer de quel bois elle se chauffait » ? Ou
bien s’agissait-il de l’assemblée de l’ONU ? 62… Bref, cela n’a rien à voir avec
notre affaire. Continuons notre randonnée sur papier.
Des listes interminables mais dès la première centaine je tombai sur des noms
familiers :
Disons sans plus attendre que les membres du comité régional ont consacré la
plupart de leur temps à discuter en détail du point n° 9, des Drapeaux rouges, de
la viande et du lait. Et voici ce qui a été dit de notre affaire :
Ah bon ?
Le bureau du comité régional du Parti décide :
1. D’attirer l’attention du comité municipal du Parti de la ville de
Sverdlovsk sur sa propre négligence à contrôler l’organisation du travail
touristique des associations sportives, en particulier dans l’Enseignement
supérieur.
2. De proposer au comité municipal du Parti de la ville de Sverdlovsk
(cam. Zamiriakine) d’examiner avec précision les causes de la mort des
randonneurs de l’Institut polytechnique de l’Oural et de mettre les
coupables face à leurs responsabilités, que ce soit dans le cadre du Parti ou
celui de l’État.
Une réunion à huis clos du bureau du comité régional du Parti s’est tenue à
peu près au même moment ; le compte rendu était aussi dans les archives.
Étaient présents les cam. Pomazkine, Slobodine, Maslennikov, Akhmin, Ermach
et Zamiriakine. Pour commencer, voici quelques extraits de la déclaration :
Rideau ! Le seul qui mérite d’être applaudi, c’est Repiev ; je serais curieuse de
savoir si on ne lui a pas tiré les oreilles pour avoir exprimé une telle opinion.
Pour les autres acteurs, c’est du Gogol 63 pur jus. Même leurs noms sont
parlants : Pomazkine, Kourotchkine 64…
Ah ! Voici un papier plus intéressant.
Ce bon vieux fourreau qui avait ensuite disparu de toutes les listes et tous les
procès-verbaux.
5. À l’attention de Prodanov
Pour transmission à Klinov
Cadavres gelés donc examen détaillé corps impossible cadavres préparés
pour expédition Ivdel entourés branches sapin cousus dans bâche si pas fait
demain risque décomposition dans cas enterrement en altitude autopsie
impossible à cause absence conditions élémentaires ai expédié
Vozrojdionny Ivdel pour réception corps pas trace de violence coupures
vêtements faites randonneurs eux-mêmes je reste au camp pour recherche
petits objets Ivanov.
6. Ivan Stepanovitch
proprement scandaleux avec quatorze camarades porté cadavres sur nos
épaules jusque hélicoptère et personnel équipage dis […] Une quinzaine
[…] état […] hélicoptère atterri malgré mon insistance refusé prendre à
bord ce que demandais comme communiste […] indigné comportement
équipage prie en informer comité municipal Parti et le général en chef deux
fois héros Union Soviétique Leliouchenko point pour vous personnellement
cadavres gelés même état que les avons vus c’est […] concernant parties
ouvertes des corps point nous ne les avons pas […] s’orientaient dans […]
examen détaillé montré qu’en état de congélation expert médical […] refusé
résection car impossible à faire comme vous en informera directement à
votre demande Ortioukov.
9. Attention Ortioukov
essaierai transmettre mais peu probable acceptent transport sans cercueils
point avez-vous autres questions Prodanov.
11. Au fond secteur creusé avons trouvé couche de pointes sapin surface
3 m² au-dessus couche pull laine pure production chinoise couleur grise en
boule et retourné envers côté gauche pantalon jersey renforcé avec longs
poils sur côté gauche couleur marron élastiques pantalon taille et cheville
déchirés pull de laine chaud couleur marron avec fil lilas jambe droite
pantalons trouvés précédemment bande de drap provenant capote soldat
avec tresse cousue couleur marron longueur environ un mètre ne comprends
pas apparition bande point.
La jeune fille emporta les papiers pour les photocopier et j’en profitai pour
appeler Sveta sur un téléphone fixe antédiluvien.
« Tu peux venir à la maison maintenant ? »
55
Elle pouvait. Elle arriva même avant moi qui dépendais du bon vouloir du
tramway. Vadik avait eu la bonne idée de lui offrir un thé.
« Voilà comment les choses se sont passées. »
Je m’installai sur le canapé et étalai les photocopies toutes fraîches.
« Je ne peux pas en être absolument certaine, mais je crois que… »
Vadik intervint :
« Tu as tort d’accorder tant d’importance à cette bande de tissu. Elle
n’explique rien et ne prouve rien. Mon daron, si tu t’en souviens, est un ancien
missilier. Tu sais ce qu’étaient ces unités militaires ? L’élite ! Tu t’imagines
qu’ils portaient des bandes en plein hiver, pour circuler en hélicoptère en plus !
S’ils sont venus, ils avaient des bottes fourrées. Et comment tes randonneurs
auraient-ils pu emporter Tibo ? Ses blessures ne lui permettaient pas de se
déplacer et il n’y avait aucun signe qu’il ait été traîné sur la neige. Tu brûles
mais tu n’as pas encore deviné le fin mot de l’histoire. »
J’étais vexée. Voilà qu’il se prenait pour un expert ! Bon, d’accord, son père
était vraiment missilier, comment avais-je pu l’oublier ?
56
« Ils sont effectivement morts la nuit du 1er au 2 février 1959, je pense que si
ce n’était pas le cas, les journaux de bord auraient été totalement anéantis. Tu te
souviens, il a été dit que la mort avait en réalité eu lieu à une autre heure, voire
un autre jour. Et que pour brouiller les pistes le K.G.B. avait arraché les pages
contenant les dernières notes des journaux. Mais c’est ridicule, qui se serait
amusé à faire un truc pareil ? Ania, rappelle-toi celui de Doubinina, ils ont
distribué les journaux aux familles.
» Mais la tragédie n’a pas eu lieu le matin (les “boules lumineuses” ont été
vues à six heures du matin). Je pense qu’il y avait des boules la nuit aussi mais,
en général, les gens dorment à cette heure-là.
» Le groupe n’avait probablement pas encore dîné, ils n’en avaient tout
simplement pas eu le temps. Je crois aussi qu’ils avaient forcément allumé le
poêle, même si c’est discutable, mais enfin moins vingt avec du vent, ce n’est
pas très agréable. N’oublions pas qu’en 1959 les duvets de plume n’existaient
pas encore, il n’y avait que des couvertures ordinaires et des anoraks
imperméables. Ils s’apprêtent peut-être à faire une flambée. Certains d’entre eux
peuvent s’être écroulés de fatigue et s’être endormis. D’ailleurs, tu te souviens
que Roustik portait des semelles de feutre sur la poitrine, entre ses pulls ? C’est
courant quand on dort dehors par une température pareille.
» Ensuite, ils aperçoivent la boule à travers la bâche de la tente ou peut-être
pas, mais trois d’entre eux (Tibo, Liouda et Zolotariov) sont dehors, en position
verticale et très chaudement vêtus. Ils sont peut-être de corvée et ramassent de la
neige dans un récipient pour avoir de l’eau. Dyatlov ne peut pas ignorer que le
dîner est indispensable. Souviens-toi qu’ils transportaient une bûche avec eux !
Ils ont donc l’intention d’allumer un feu dans le poêle, sinon, pourquoi porter un
poids inutile ?
» L’accident a lieu en hauteur, mais j’imagine que c’est assez loin d’eux, en
haut du col, au-dessus du toit incliné de la tente. Les trois qui se tiennent dehors
ressentent l’onde de choc. Ils sont violemment projetés. À côté de leur
campement et un peu plus bas dans la descente s’élève une masse de rochers qui
forment une rangée saillante. Ils ne sont pas hauts mais si on s’y cogne on doit le
sentir passer.
» Je pense que les trois blessés n’ont même pas le temps de crier. Les autres,
pris de panique, découpent la tente parce qu’il n’y a qu’une sortie alors que la
tente fait cinq mètres de long ! Ils ne peuvent pas tous s’échapper en catastrophe
par l’ouverture à moitié bloquée (pour protéger du froid). Que la tente ait été
découpée du côté de la descente prouve que l’explosion a eu lieu au-dessus
d’eux, plus haut dans la montée. L’oxygène brûle immédiatement et un certain
élément (carburant, acide ou bien oxydant) consume l’air. Il leur devient
impossible de respirer, leurs yeux et leurs muqueuses s’enflamment et
finalement leur peau change de couleur.
» Les six autres se précipitent dehors par l’ouverture pratiquée et avant toute
chose rejoignent leurs trois camarades étendus dans la neige. Il fait nuit, on n’y
voit rien et les blessés ont pu être projetés à plusieurs mètres de là. Ils auraient
été bien contents de pouvoir rester dans la tente, mais l’oxygène leur manque (ou
bien un objet enflammé glisse dans leur direction, les restes du carburant qui se
consument). Ils trouvent les blessés (trois à cinq personnes ont laissé des traces
sur deux lignes), les prennent sous les bras et descendent vers le ruisseau parce
que dans l’obscurité, c’est l’unique chemin sans obstacles. En vérité, leurs pieds
les conduisent automatiquement vers le vallon… »
« Excuse-moi de t’interrompre, mais comment les trois blessés ont-ils pu se
déplacer alors que leurs blessures sont mortelles ?
— Ils ont peut-être survécu quelques instants et deux de leurs camarades les
aident, les soutenant et les portant à moitié.
» Ensuite… Où installer les blessés ? Sur la neige ? Ils doivent sortir du vallon
pour évaluer la situation (ils sont dans un creux et ne peuvent pas voir la tente).
Quelqu’un essaye sans doute d’allumer un feu sur le bord du ravin (le fameux
“deuxième” feu). Ils y réussissent sans doute et les blessés sont allongés près du
feu. Kolevatov est responsable d’eux. Les autres suivent le bord du ravin et
remontent à découvert, ils arrivent au cèdre et font un grand feu. Pendant ce
temps, Kolevatov coupe des branchages, traîne seize ou dix-sept branches de
sapin sur la neige vers les blessés, il les installe dessus. Il est possible qu’avant
cela tout le reste du groupe a creusé une petite caverne pour les blessés sur
l’escarpement du ruisseau et ils tiennent encore quelques instants sans geler.
Pourquoi faire un feu à côté du cèdre ? Tu as raison, c’est un repère. Puisqu’ils
l’ont fait, cela signifie qu’il fait encore nuit et ce feu n’est pas là pour leur tenir
chaud, il est en plein vent (d’habitude, on creuse un trou profond dans la neige et
on fait le feu dans la forêt). Donc, il fait nuit et le feu est un signal pour ceux qui
sont retournés à la tente, parce que le cèdre est visible de partout. Ils prévoient
logiquement de faire demi-tour dans l’obscurité, ce qui prouve encore une fois
que ce n’est pas le matin, mais la nuit ou le soir. Il faut rejoindre les blessés,
c’est la seule raison de faire demi-tour, sinon cela n’aurait aucun sens de laisser
des signaux. Ils seraient revenus à la tente, auraient “descendu” quelques gouttes
d’alcool et allumé le poêle… tu comprends ? Personne n’a achevé ces pauvres
blessés ! Tous les efforts convergent vers eux, sinon ils auraient pu tout
bonnement faire un feu d’hiver dans la neige pour passer la nuit.
» Krivonichtchenko et Dorochenko sont responsables du feu de signalisation,
ils se démènent et y laissent leur peau. De plus, l’effet des matières nocives peut
leur être fatal puisqu’ils sont en plein air. Ils plongent les mains et les pieds dans
les flammes (brûlures au 4e degré jusqu’à carbonisation) parce qu’ils ne
réussissent pas à se réchauffer près du feu. Cela n’a rien d’étonnant, l’endroit est
ouvert à tous les vents. Pour toutes ces raisons, ils sont morts de froid en un
temps record ; en effet, Kolevatov arrive jusqu’à eux (lui n’est pas mort de froid
parce qu’il est en mouvement, il traîne les branches de sapin), il les déshabille ou
plutôt il découpe les vêtements sur leurs cadavres et les apporte dans le creux où
Liouda et Zolotariov sont encore en vie (c’est pourquoi ils portent les affaires
des deux Ioura).
» Pendant ce temps, Zina, Dyatlov et Roustik grimpent en rampant vers la
tente où les attend une forte concentration de vapeurs nocives dont leurs
poumons connaissent déjà les effets : ils meurent tout doucement d’un œdème
pulmonaire. Tu te souviens que la description des corps indiquait des taches de
sang sur la neige, sous leurs têtes. Les saignements proviennent de leurs nez ou
de leurs gorges.
» Kolevatov est le dernier à mourir. C’est lui qui a les plus grandes chances de
survivre : il a à sa disposition tous les vêtements des mourants. Il est en état de
choc psychologique à voir ses trois camarades morts à côté de lui (la probabilité
qu’ils meurent de froid était très forte parce qu’ils restaient sans bouger, sans
faire le moindre mouvement).
» Pourquoi Lioussia n’a-t-elle plus de langue… L’onde de choc due à
l’explosion lui a sans doute brisé le cartilage sublingual et l’eau du ruisseau a fait
le reste.
» Tu crois qu’ils auraient été achevés et que leur hypothermie serait une mise
en scène… Qui aurait pu les trouver au milieu de la nuit ? Personne. Et même si
cela avait été le cas, on les aurait chargés dans un hélicoptère et largués bien plus
loin, là où la neige est profonde.
» D’ailleurs, rappelle-toi que le seul carnet qui n’a pas été retrouvé est
justement celui de Kolevatov. Supposons qu’il y ait noté la cause de la tragédie,
personne ne l’aurait ramassé parce qu’il était dans l’eau et que tout était effacé,
c’était de l’encre… »
57
« Bon, ça pourrait tenir la route, même s’il reste encore des questions, dit
Vadik en jetant un œil approbateur en direction de Sveta.
— Je suis moi aussi presque convaincue. »
Je me sentais toujours vexée par l’histoire de la bande de tissu. Je m’étais
ridiculisée à les réunir, l’air triomphant comme dans un roman policier :
« Mesdames et messieurs, soyez tout ouïe, je vais maintenant dévoiler le nom du
meurtrier ! »
Sveta se rendit visiblement compte de mes sentiments et s’empressa
d’ajouter :
« Ces conclusions viennent juste de me venir à l’esprit. Après tes paroles.
Alors, ne le prends pas mal ! Et cette histoire de bande de tissu est vraiment
curieuse. Je ne connaissais pas ces radiogrammes.
— Je dois tout rédiger avant d’oublier, marmonnai-je. Je t’appelle demain,
d’accord ? »
Sveta hocha la tête et se dirigea vers l’entrée. Je l’entendis demander à Vadik
l’autorisation de téléphoner pendant que j’ouvrais le dossier sur mon ordinateur.
Mon texte était déjà assez volumineux et se terminait à la page 160. Je relus
attentivement les dernières lignes et ne pus retenir un cri. Vadik, Schumacher et
Sveta, le téléphone à la main, accoururent et je leur indiquai les mots sur l’écran.
Des mots que je n’avais pas écrits.
Environ six mois plus tard, une expédition s’est rendue sur le col Dyatlov
et a trouvé un anneau métallique présentant une ressemblance frappante
avec un fragment de gicleur de fusée, et encore un an après une terrible
explosion a peut-être eu lieu (ou peut-être pas) dans un village d’Extrême-
Orient soviétique. Voilà ce que l’on peut lire à ce sujet dans le journal
Komsomolskaïa Pravda :
« Hier… alors qu’on la déplaçait de son compartiment, une fusée est
tombée dans la soute du vaisseau. Les écoutilles hermétiques se sont
ouvertes, un des composants du comburant a commencé à s’échapper et un
nuage a balayé l’atmosphère. Les habitants du village ont été informés du
danger terrible deux heures plus tard. Selon la version officielle, l’accident
a causé un rejet de gaz technique à base d’acide nitrique. Un nuage orange
vif a été poussé par le vent en direction de la colonie de vacances.
» La population a été prévenue de ne pas sortir, de colmater les fenêtres
et les portes avec des chiffons mouillés, de préparer des bandes de gaze
imprégnées d’une solution de bicarbonate de soude.
» Les rues du village se sont vidées en quarante minutes. Les enfants et
les citadins ont été évacués en autobus dans des lieux ne présentant aucun
danger. Un nouveau rejet de gaz a eu lieu peu de temps après.
» Les conséquences de cet accident ont été maîtrisées, la santé publique
n’est plus menacée. Cependant, selon d’autres sources, cinq militaires ont
été hospitalisés ainsi que six membres de l’équipage se trouvant à bord du
vaisseau et seul un miracle a permis d’éviter une véritable explosion. En
effet, non loin du lieu de l’accident, environ 500 litres de produits auraient
pu provoquer une horrible catastrophe au contact de l’oxydant. »
Voici le mois de mai, les orages, les fleurs de pommier sur le toit des voitures.
Mon roman terminé, je demandai à Sveta et à mon mari de le relire. Vadik ne fut
pas conquis mais Sveta trouva que tout était à sa place. La publication étant
temporairement retardée, je me remis à ma nouvelle inachevée et compris
soudain que le sujet m’ennuyait profondément.
« Essaye d’imaginer un roman policier, me conseilla Vadik en buvant une fois
de plus quelques bières avec Arkadi.
— Bonne idée, acquiesça celui-ci joyeusement, j’aime bien les polars. »
Mon éditeur s’intéressa à mon livre à l’automne et, au mois de janvier, après
le nouvel an, je reçus une lettre de ma mère. L’enveloppe contenait un article de
la Komsomolskaïa Pravda concernant la vallée de la Mort en Iakoutie.