Vous êtes sur la page 1sur 253

ANNA MATVEEVA

LE MYSTÈRE DYATLOV

Traduit du russe
par Véronique Patte

Titre original :
Pereval Diatlova, ili Taina deviati

© Anna Matveeva, 2013


© Éditions Presses de la Cité, oct. 2015
pour la traduction française
Avant-propos d’Alexeï Ivanov 1

« Nous cherchons ce qui tourmente notre conscience. »

Voici sans doute l’histoire la plus étrange qui soit survenue dans l’Oural au
XXe siècle.
Au mois de février 1959, un groupe d’étudiants de l’Institut polytechnique de
l’Oural s’est engagé dans les cols de l’Oural du Nord, montagnes rudes bien que
de faible altitude, en suivant un parcours de difficulté supérieure. Igor Dyatlov
était à la tête du groupe, lequel comprenait deux jeunes filles. Au début, la
randonnée s’est déroulée sans encombre, conformément au planning ; tous en
effet étaient des professionnels. Et soudain, ce fut la catastrophe. Au cours d’un
bivouac, à la tombée de la nuit, une chose si terrible s’est produite que ces
randonneurs expérimentés et endurcis, capables de survivre n’importe où avec
seulement un couteau, ont été pris de terreur.
Ils ont découpé leur tente et se sont enfuis dans le froid, pour certains en
chaussettes, et ont dévalé la pente en portant leurs trois camarades blessés,
abandonnant tout derrière eux. Pas un n’a survécu jusqu’à l’aube, mais ceux qui
étaient encore conscients se sont battus comme des lions pour sauver leur vie et
celle de leurs camarades. Et les neiges mortelles du vallon ont conservé les
traces des « postures dynamiques » de ceux qui ont rampé pour essayer de
rejoindre la tente abandonnée.
Il a fallu longtemps pour les localiser, grâce à des recherches de grande
ampleur : hélicoptères, équipes de sauveteurs à skis. On les a finalement
retrouvés. Le col voisinant le « col des Cadavres » a pris le nom de « col
Dyatlov ».
Aujourd’hui encore, on ne sait pas exactement ce qui s’est passé cette nuit de
février sur ce lointain col enneigé. Les versions sont nombreuses : chute d’une
fusée ou attaque de zeks 2 en fuite, bagarre alcoolisée pour une fille, vengeance
des divinités anciennes, expérimentation de bombe à hydrogène ou sifflement
mortel d’ultrasons provoqué par des tourbillons de vent dans les rochers. Le
mystère sur les causes de l’accident est par ailleurs amplifié par la personnalité
des victimes : ils étaient jeunes, forts, aventureux, expérimentés, solidaires,
honnêtes. Ils représentaient l’élite des bâtisseurs du communisme.
Dans l’histoire du groupe Dyatlov, c’est bien sûr la mort de jeunes gens qui
est tragique, mais que ce soit précisément CES jeunes-là est dramatique. À cette
époque ils auraient passé avec succès les épreuves de sélection pour devenir
cosmonautes, et aujourd’hui le casting impitoyable pour quelque superprojet de
la télévision, mais le destin, tel un tyran païen, a choisi de sacrifier les meilleurs
au Minotaure.
C’est injuste.
L’ignorance des causes réelles de l’accident alimente ce sentiment d’injustice
depuis quarante ans. Pour le Minotaure, on peut comprendre : la bête dévore ses
victimes. Mais quelle est donc la bête qui a accepté ce sacrifice humain sur les
versants du Kholat Siakhyl, la montagne des Cadavres ?
Le sentiment d’injustice face à ce mystère est le moteur principal du roman
d’Anna Matveeva. Percer le mystère, soit, mais le cheminement devient le plus
souvent un but en soi. Ainsi fait-on danser les idées de complot, jongler les faits,
valser les élucubrations. Les jeux de l’esprit prennent le relais des douleurs de
l’âme. Il faut ajouter que, à l’époque postsoviétique, Anna Matveeva fut la
PREMIÈRE à écrire un livre sur le sujet, définissant ainsi les paramètres de ses
recherches : « Nous cherchons ce qui tourmente notre conscience. » Les
amateurs de miracles ont ignoré ce qui était la priorité de Matveeva parce que
seule la curiosité morbide les animait.
Anna Matveeva perce le mystère. Comment aurait-il pu en être autrement ?
Parallèlement à son travail sur les documents d’archives, elle développe un autre
sujet. Son héroïne principale, une jeune femme qu’un concours de circonstances
a poussé à s’occuper de cette histoire et à se passionner pour elle, mène
l’« enquête ». Nous sommes dans les « féroces » années quatre-vingt-dix, et le
malaise de notre héroïne ne provient pas tant du manque d’argent que du secret
étouffant dont les autorités entourent l’affaire.
L’héroïne traverse une phase douloureuse de sa vie. Son existence s’améliore
au fur et à mesure que sont levés les voiles du secret sur la mort du groupe
Dyatlov, et ces deux évolutions paraissent interdépendantes.
Pour quelle raison l’auteure a-t-elle fait ce choix ?
Un roman n’est pas un essai documentaire. Un recueil de documents s’adresse
à un public précis, un roman, à tout le monde. Le roman nécessite que le lecteur
se projette dans les faits, ou plutôt dans les documents. Matveeva pousse le
lecteur à voir l’affaire Dyatlov comme un élément du destin de son héroïne en
installant celle-ci devant les archives. S’identifiant à l’héroïne, le lecteur est
amené à compatir au destin du groupe Dyatlov : la compassion fonctionne
comme en écho. C’est la simplicité même de ce procédé littéraire qui le rend
complexe.
Et, bien entendu, le contraste entre les deux lignes du récit : l’histoire de
Dyatlov et celle de l’héroïne. La bilinéarité permet une distance créant ainsi un
effet stéréophonique indispensable à la compréhension des événements. La
tragédie du groupe Dyatlov fait aujourd’hui partie de l’histoire, elle est actuelle.
Le contraste permet de déceler la signification essentielle du drame, même si
celle-ci n’est pas évidente. Matveeva transforme une tragédie en drame parce
que c’est mieux ainsi. Dans la tragédie, les personnages maudissent, dans le
drame ils pleurent ; dans la tragédie, on serre les poings, dans le drame le cœur
souffre ; la tragédie est immédiate, le drame, intemporel.
Au bout du compte, la tragédie est la même pour les neuf personnes qui
en 1959 sont parties à la conquête des montagnes mystiques et maussades de
l’Oural du Nord sans rien savoir du destin qui les attendait. Le drame est le
même pour ceux qui aujourd’hui encore éprouvent de la compassion pour les
disparus.
Avant-propos de l’auteur

L’événement dont il est question dans ce livre est authentique. Tout ce qui y
est rapporté a vraiment eu lieu. La mort énigmatique de neuf randonneurs
bouleversa Sverdlovsk même si en 1959 personne ou presque n’en entendit
parler en dehors de la ville. L’armée et le Parti étouffèrent l’affaire. Toutefois
cette tragédie ne cessa de tourmenter les esprits.
Entourée de mystère, elle obsède même ceux qui n’aiment pas la montagne ou
n’ont jamais mis les pieds dans l’Oural. Depuis la première publication de mon
roman (vous avez entre les mains la quatrième édition), de nouvelles
investigations, de nouveaux livres, de nouveaux films ont vu le jour. Parfois je
me dis que l’intérêt porté au groupe Dyatlov est exagéré, et qu’il est grand temps
de laisser leurs âmes en paix… J’éprouve même une sorte de culpabilité en
voyant que la tragédie du col Dyatlov a été érigée en « malheur national ». Mais,
hélas, la lumière n’a pas été faite, le dossier « n’est pas clos », et nous ne
pouvons toujours pas dire : c’est bon, voici la vérité, tout est clair, reposez en
paix !
Dans mon livre, j’ai cherché à raconter l’histoire de 1959 du point de vue
d’une personne ayant eu connaissance de cette tragédie longtemps après. Mon
but n’était pas de percer l’effroyable mystère de la montagne des Cadavres –
c’est à vous, cher lecteur, qu’incombe cette tâche – mais de faciliter
l’élucidation de cette énigme.
Les documents présentés dans le livre sont des reproductions originales, avec
parfois de légères coupes, indiquées par des points de suspension entre crochets.
Les personnages contemporains du roman sont fictifs bien que certains aient
leurs prototypes dans la réalité.
J’exprime ma profonde reconnaissance à tous ceux qui ont participé aux
secours, à ceux qui ont gardé le souvenir de leurs conversations avec les victimes
comme à ceux qui ont élaboré leur propre version des faits, pour leur fidèle
amitié et leur volonté de rétablir la vérité. Je les prie de m’excuser si nos
opinions divergent.
Enfin il m’incombe d’avertir le lecteur : ce livre est réellement terrifiant. Je
n’ai rien exagéré, c’était inutile : l’histoire du groupe Dyatlov est terrible.
D’ailleurs, certaines personnes se sont tant consacrées à la quête de la vérité
qu’elles ont été victimes de manifestations étranges. Sans qu’il ne faille rien y
voir de surnaturel, il s’agit là sans doute d’une pure coïncidence.
Les informations documentaires ont été mises en retrait par rapport au texte
normal. Elle permettra aux lecteurs intéressés exclusivement par ces documents
de les repérer facilement.

Anna Matveeva
Je tiens à remercier Alekseï Koskine, auteur de diverses thèses, et Elena
Koskina, conservatrice d’archives, pour m’avoir aidée dans mon travail, ainsi
que :
Innokenti V. Cheremet,
Vlad Nekrassov,
le professeur A.K. Matveev,
Tatiana Dyatlova-Perminova,
Igor et Svetlana Doubinine,
Egor Nevoline,
Maria Boudina
et tous ceux à qui la mémoire des randonneurs du groupe Dyatlov est chère.
En hommage aux neuf
Celui qui parle ne sait pas.
Celui qui sait ne parle pas.
PREMIÈRE PARTIE

À LA LUMIÈRE DU JOUR
PAR UNE JOURNÉE ENSOLEILLÉE

1999
Il fait très froid dans mon appartement. Le thermomètre indique onze degrés.
Des peaux d’ours, des mains épaisses qui brisent des os à moitié cuits au coin
d’un feu, le reflet des flammes caressant des visages barbus. L’image hante mon
imagination. Impossible d’y échapper.
Mi-novembre, la lutte contre les températures glaciales, partie de plaisir
typique de l’Oural, vient de s’engager. Jusqu’au mois de mars il faudra que je me
donne des coups de pied aux fesses pour me lever et affronter le froid matinal.
Le chat saute avec légèreté sur le rebord de la fenêtre et scrute une proie qu’il est
seul à voir dans la pénombre malgré la blancheur de la neige qui craque comme
une feuille de chou gelée.
Je ne me bats pas contre le froid, ni ne m’en plains : cela ne sert à rien. À quoi
bon rabâcher que notre maire est un voyou, que si j’ai froid, c’est parce que ce
scélérat, lui, a chaud ? Et que les immeubles modernes sont rarement bien
chauffés – le mien a cinq ans à peine. En plus, les radiateurs ne marchent pas et
les fenêtres sont si mal fichues qu’on ne peut pas les calfeutrer.
Seules la chaleur de mon convecteur et les innombrables tasses de thé me
sauvent, dans l’attente du printemps.

Et j’arrive à vivre, j’arrive à patienter ; seulement ces derniers temps le même


rêve passe en boucle dans ma tête, comme au cinéma. Avec une netteté parfaite,
je vois de hautes congères de neige tassée, des sapins noirs, des bouleaux
malingres et tordus. J’entends le sifflement d’un vent meurtrier tandis qu’en
écho, amortie, lui répond la respiration lourde d’un homme mourant de froid.
Des flocons de neige glissent sur un visage rouge. Des mains crispées. Des yeux
clos.

Le soir, je vérifie que ma porte est bien fermée. Nous vivons une époque où
verrous et grilles sont devenus les meilleurs amis de l’homme. Je tourne la
poignée, puis, à tout hasard, je jette un œil par le judas.
Il y a des gens, immobiles. Le verre de l’œilleton déforme leurs visages, mais
ils sont souriants. Deux jeunes filles et des hommes. Ils portent tous des fuseaux
et des anoraks.
« Qui cherchez-vous ? » leur demandé-je.
Ils restent silencieux.
J’aperçois des skis appuyés au mur.
Reviennent-ils d’une excursion ? Par un temps pareil ? Ils sont dingues.

Le chat ronronne et tourne autour de mes jambes comme un papillon. Le


palier est désert.
J’ouvre la porte.
Effluves discrets de tabac, traces de neige près du paillasson.
1

Au petit matin, ma porte fut martelée de coups si violents que je crus qu’on
condamnait mon entrée. Je consultai ma montre – sept heures et demie, les
ordures ! – et je bondis de mon doux refuge de plumes.
« Ania, ouvre vite ! »
Ces mots, mêlés à des pleurs, des cris et autres signes de panique collective
balayèrent ma colère, tandis que je m’élançais vers l’entrée.
Sur le palier où hier encore se tenaient les skieurs j’aperçus ma voisine Ira
entourée de voisins.
« Ania, il faut que je téléphone d’urgence, Emil Sergueevitch est mort. »
Ira éclata en sanglots et se mit à parler à toute vitesse. Je ne compris pas
grand-chose à son récit – Ira parlait toujours trop vite.
Pendant qu’elle joignait au téléphone les urgences, la milice et les pompes
funèbres, je sortis sur le palier et, me faufilant entre les épaules compatissantes,
j’entrai dans l’appartement d’Ira.
Son beau-père gisait sur le plancher. Les pieds du défunt étaient crispés dans
des pantoufles trouées aux orteils.
« C’est le cœur », articula une voix calme dans mon dos.
Emil Sergueevitch était souffrant depuis plusieurs années, je le savais. C’était
un adorable vieillard ; en fait pas si âgé que ça, car si ma mémoire est bonne, il
avait pris sa retraite quatre années plus tôt. Il adorait la lecture et m’empruntait
régulièrement des livres. Je les lui prêtais volontiers, contrairement à mon
habitude – je n’aime pas que des mains inconnues touchent mes affaires. Emil
Sergueevitch était très soigneux et me rendait mes volumes recouverts d’une
page de la revue Literatournaïa Gazeta.
Mort, le vieillard avait l’air plus soigné, et même plus beau, que de son vivant.

Ira claqua la porte.


« Ania, fais attention, ton appartement est grand ouvert ! »
Devant le corps d’Emil Sergueevitch, elle s’écria :
« Mon Dieu ! Qu’allons-nous devenir ? »
L’inquiétude d’Ira était compréhensible. Son beau-père était l’unique soutien
de sa famille, autrement dit d’elle et de son petit garçon. Tous deux vivaient de la
retraite et de je ne sais quels autres menus revenus d’Emil Sergueevitch.
« On verra bien, dit Ira, essuyant ses larmes. Par contre, il est mort sans
souffrir. »
« Pourquoi par contre ? » pensai-je.
« Ira, je suis vraiment désolée. Puis-je t’aider ?
— Je te remercie. Mais il n’y a rien que tu puisses faire maintenant. »
En partant je me risquai tout de même à lui demander :
« Je sais bien que ce n’est absolument pas à propos, mais… tu n’aurais pas vu
un groupe de skieurs sur notre palier la nuit dernière ? »
Ira fit non de la tête et replongea dans la profonde tanière de son chagrin.

Je ne pus assister aux obsèques d’Emil Sergueevitch, car je dus me rendre


d’urgence à Moscou. C’était à propos de mon livre, je ne pouvais me permettre
de manquer un tel rendez-vous. Tout en survolant des terres enneigées,
j’imaginais le cercueil d’Emil Sergueevitch descendant dans la tombe au
cimetière Chirokoretchenskoïe. À côté se dressait la pierre tombale de son fils, le
mari d’Ira, assassiné dans la rue par des adolescents ivres. Sur la neige, à l’entrée
du cimetière, gisaient des rameaux de sapin.
Lorsque je revins chez moi quatre jours après, pestant contre ce rendez-vous
débile car la maison d’édition n’avait pas voulu prendre mon roman – ils
auraient pu me l’annoncer par téléphone, ces salauds ! –, Ira avait déménagé.
« Elle est partie chez sa mère, à Serov, avec son petit garçon, m’expliqua
Nadejda Gueorguievna sur le seuil de l’appartement 95. Elle a dit qu’elle allait
mettre son logement en location. Ania, je me demande bien qui viendra vivre ici.
Et elle n’a pas peur de laisser tous ses meubles, son tapis… ? »
Le tapis et les meubles d’Ira ne valaient pas grand-chose, mais Nadejda
Gueorguievna était encore plus démunie qu’Ira.
Il faisait aussi froid dans l’appartement d’Ira que dans le mien. Dire qu’elle y
avait vécu avec un enfant !
Je quittai Nadejda Gueorguievna et m’apprêtais à ouvrir enfin ma porte quand
la vieille femme me retint :
« Ania, tu peux passer me voir ? »
Sans me défaire de mon sac – ni de ma politesse ! –, je pénétrai dans son
logement délabré. Je fus assaillie par une exécrable odeur de vieillard – un
mélange de médicaments, de corps mal lavé, de nourriture de pauvre, de
chaussettes de laine portées plusieurs jours.
Les lèvres de Nadejda Gueorguievna étaient toutefois fardées.
Elle me tendit un épais dossier bourré de papiers et deux grandes enveloppes
en papier kraft froissées et déchirées sur le côté.
« C’est Ira qui m’a demandé de te donner ce paquet. Emil Sergueevitch n’a
jamais voulu s’en séparer et il disait toujours : “J’aimerais bien demander conseil
à Ania car elle est écrivain.” Mais il n’osait pas. Ira a dit qu’il ne lui restait plus
qu’à le jeter, quoiqu’il puisse peut-être te servir. »
2

Je regagnai mon appartement glacial. Avec une vélocité effroyable, mon


matou bondit à ma rencontre en raclant le parquet de ses griffes. Il exécuta une
volte-face puis, pris de panique, il baissa les oreilles.
« On n’a pas oublié de te donner à manger, Schumi ? »
Je jetai le dossier et les enveloppes d’Emil sur le fauteuil puis passai dans la
cuisine pour mettre la bouilloire sur le feu. C’est drôle, aujourd’hui plus
personne ne met la bouilloire sur le feu, il suffit d’appuyer sur un bouton,
l’expression est néanmoins restée.
Un bruit sec suivi d’un froissement retentit dans mon dos. C’était Schumacher
qui avait sauté sur le fauteuil.
Le contenu du dossier et des enveloppes jonchait le tapis : des documents
tapés sur une vieille machine à écrire de type « Moskva », des papiers couverts
de différentes écritures, des photocopies de cartes et de dessins bizarres mais
aussi de coupures de journaux – quelques lignes pâles se languissant
pitoyablement au cœur d’une feuille plus blanche que neige, des photographies
de qualité médiocre et une grosse liasse qui devait comporter deux cents feuillets
(c’est elle qui avait produit ce bruit sec en tombant).
Je la ramassai. Elle était marquée d’un cachet gris pâle – encore une
photocopie. Elle était visiblement incomplète, il manquait beaucoup de pages.
Après le feuillet huit venait directement le feuillet vingt-cinq.

AFFAIRE N°_
Affaire criminelle suspendue

SUR LA MORT DE SKIEURS DE RANDONNÉE


DANS LA RÉGION DU MONT OTORTEN
Engagée le… 1959
Close le… 1959

J’ouvris le dossier au hasard (et, manifestement, j’eus la main heureuse).

Circonstances de l’affaire :
Le 23 janvier 1959, un groupe indépendant de skieurs de fond composé de
10 individus est parti en randonnée en suivant l’itinéraire Ivdel – mont
Otorten. 9 ont quitté le secteur Nord 2 pour poursuivre la randonnée. Le
1er février 1959, le groupe a entamé l’ascension du mont Otorten et dans la
soirée a bivouaqué sur le sommet 1079.
Dans la nuit du 2 février tous les 9 ont péri dans des circonstances non
élucidées 3.

Il y avait en dessous la photographie des skieurs que j’avais aperçus devant


ma porte le vendredi précédent. Deux jeunes filles au visage rond – une brune et
une blonde –, un jeune homme à l’air joyeux coiffé d’un chapeau et un autre aux
yeux légèrement bridés (j’adore cette forme d’yeux et ce genre de garçon)…
Mais quarante ans s’étaient écoulés ! À supposer que je sois devenue folle et
sujette à des hallucinations, que me voulaient donc ces esprits ?! Je ne
m’intéresse ni au sport ni à la nature, je n’ai jamais eu l’occasion de dormir sous
une tente ou de faire du ski de randonnée, et surtout, je n’ai que trente ans, je ne
connaissais aucun de ces randonneurs. Je ne pouvais pas les connaître !
J’ai repris la liasse (en commençant cette fois par le début) et, sans en
déranger l’ordre, je me suis plongée dans sa lecture.

Parquet de la République
Socialiste Soviétique
De la Fédération de Russie

Au Procureur de la région de Sverdlovsk


Conseiller d’État
De justice de 3e classe
camarade Klinov N.I.
(à remettre en mains propres)
Je vous retourne le dossier de l’affaire criminelle (suspendue) relative au
décès de Dyatlov et des autres randonneurs.
Annexe : 1. Dossier (1 volume)
2. Album
3. XXXXXXXXXXXXXXX

Le procureur adjoint de la R.S.F.S.R. 4


Le conseiller d’État de justice
De 3e classe (Ourakov)

Juste après suivait une note manuscrite, d’une écriture penchée, comme celle
des écrivains présomptueux dédicaçant leurs livres :

Camarade Rogovoï Iou. I.


Sur l’ordre de N.I. Klinov demande a été faite de conserver le dossier dans
des archives secrètes, paquet strictement confidentiel.

11/VII 59.

Je me décidai à faire une pause thé. Le dossier et tous ces papiers bizarres ne
s’envoleraient pas de toute façon. Il fallait que je réfléchisse aux manifestations
étranges dont j’étais l’objet. Avant, c’était la cigarette qui m’aidait à réfléchir (en
fait, elle m’en empêchait, c’est évident, la cigarette rend bête, il faut bien le
reconnaître), maintenant il ne me restait plus que le thé.
Il m’arriva alors une chose tout à fait extraordinaire. Six chiffres se mirent à
danser dans ma tête. Comme une chanson : huit-cinq-un-quatre-neuf-deux. Ils
tournoyaient inlassablement dans mon esprit…
Six chiffres, tous différents : aucun ne se répétait dans la combinaison.
Un index ?
Un code ?
Était-il temps de me faire soigner… ?
Le téléphone sonna.
Le téléphone !
Je décrochai – c’était une erreur. On demandait Evguénia Ivanovna.
Je réfléchis : huit, c’était le préfixe interurbain – ce numéro était impossible…
Je le composai malgré tout et une voix infantile et guillerette me répondit
aussitôt :
« Je vous félicite, vous êtes le premier à avoir contacté Radio La Bémol !
— La première, rectifiai-je machinalement. Et alors ? Où voulez-vous en
venir… ?
— Vous avez gagné notre concours. Il ne vous reste plus qu’à venir récupérer
un cadeau extraordinaire ! »
Le combiné retentit de chuintements et de cris sauvages.
« Je n’avais pas du tout l’intention de participer à votre concours. »
La voix puérile se mit à rire et répondit d’un ton incrédule :
« Veuillez noter l’adresse ! »
Je pris docilement mon stylo. Une intellectuelle qui réagit de manière
automatique, ça me rend malade.
3

Si je reste longtemps sans écrire, les mots tournoient dans ma tête et


m’empoisonnent, comme le lait qui tourne dans le sein d’une mère. Je me sens
mal, je délire, la tête pleine d’images que je crois bien trouvées. Ce malaise
prend fin dès que j’ai accès à un ordinateur, un cahier ou, au pire, des oreilles
bienveillantes (mais dans ce cas, la littérature mondiale risque d’être privée de
mon génie, car ce que je raconte à haute voix ne m’intéresse plus). Cette fois-ci,
l’intoxication risquait de durer : déjà qu’à Moscou rien n’était pareil, et me voilà
maintenant avec des hallucinations, des documents bizarres, et en plus ce prix
débile.
Par chance, la radio en question se trouvait dans une rue voisine, et après tout,
un peu d’air frais – ou plutôt glacial ! – ne me ferait peut-être pas de mal. Lové
sur le canapé, Schumacher cachait son museau dans ses pattes, ne me laissant
aucune illusion sur la température extérieure.
Qu’il doit être bon d’être un chat, de pouvoir dormir tout son soûl sans être
traité de fainéant ! En fait, les gens qui n’aiment pas les chats ne sont pas
forcément mauvais, mais leur compagnie présente peu d’intérêt. Alors que les
gens bien ont toujours un chat ou une chatte. Je sais de quoi je parle.
Je caressai la fourrure de Schumacher et commençai à m’habiller. Ils en ont de
la chance, les chats, pas besoin de changer de peau !
Il faisait moins froid dehors que dans mon appartement, ce qui n’empêchait
pas l’air glacial de pénétrer dans mes manches et dans mon col ni les flocons
glacés de me cingler le visage, pareil au verre pilé que les empoisonneurs du
temps jadis versaient dans la nourriture de leurs ennemis. Mais je n’eus pas le
temps de me geler autre chose que le nez.
« Je vais à Radio La Bécarre », dis-je brièvement au gardien qui, sous ses
sourcils blancs, examinait mon nez rouge avec curiosité.
« Madame, me répondit-il, d’un ton de reproche, la radio s’appelle “La
Bémol”. Un bécarre, ce n’est pas la même chose, ça veut dire qu’on a supprimé
une baisse ou une hausse du ton. »
Il poussa un soupir profondément triste, comme si cette altération le
concernait personnellement, puis il nota quelque chose sur une feuille et
m’indiqua l’escalier d’un geste de Komsomol 5.
« N’oubliez pas de faire signer votre laissez-passer ! »
L’ascenseur approchait dans un concert de grincements stridents. L’immeuble
était ancien, il avait été construit par des prisonniers de guerre allemands tout
comme l’ascenseur, dont les précautions d’utilisation étaient dans les deux
langues. En allemand, un ascenseur se dit « la chaise qui monte et descend ».
Pourquoi chaise, puisqu’on reste debout ?
La porte blanche d’où parvenaient des voix d’enfants était fermée par un code
que je ne connaissais évidemment pas, vu que personne ne me l’avait indiqué.
Dans un soupir, je tournai la poignée. Rien !
« C’est la pause-déjeuner. »
Une jeune fille toute maigre, au minois de renarde rusée, était assise sur une
chaise d’avant-guerre.

« Je m’appelle Sveta, dit-elle. On m’a demandé de venir récupérer un prix,


alors que j’avais tout bonnement fait un mauvais numéro. Je voulais appeler ma
mère, pas la radio. J’ai bien essayé de me débarrasser d’eux, mais ils ont
tellement insisté !
— Pareil pour moi. »
Sveta haussa un sourcil et je me présentai :
« Je m’appelle Ania et j’écris. »
Sveta sourit et elle ressembla encore plus à un renard.
« Je cherchais justement un écrivain, pour… »
Mais elle s’interrompit, confuse.
« Que fais-tu dans la vie ? » lui demandai-je poliment pour changer de sujet.
Sveta faisait partie de ces personnes que l’on a envie de tutoyer tout de suite.
C’est assez rare ; en général, je rencontre des gens qui au contraire tiennent à ce
qu’on les tutoie, j’ai beaucoup de mal, surtout s’ils insistent. Je continue à les
vouvoyer et ils se vexent.
« Je suis étudiante, dit-elle. À la fac d’histoire ; mais ce n’est pas le plus
important. Je m’intéresse à la… randonnée sportive. »
Je ne pus cacher mon étonnement. J’ai toujours détesté les randonneurs.
D’abord, je n’ai jamais pu comprendre où on pouvait trouver l’énergie
nécessaire pour parcourir des distances inimaginables, les épaules écrasées par
un sac à dos ; ensuite, qu’est-ce que ça peut leur apporter ? Je préfère de loin
rester allongée sous un plaid avec un livre, une bouteille de vin rouge et un chat.
D’ailleurs, je crois dur comme fer que les randonneurs en question
demeureraient médusés devant mes habitudes paresseuses et échangeraient des
regards entendus en ricanant.
Mon père était randonneur de choc, chef d’expédition sportive, chasseur et
pêcheur avec quarante ans à son actif. Quand j’étais petite, il m’emmenait en
forêt. Je le suivais avec obéissance pendant deux cents mètres, puis je m’asseyais
dans l’herbe et me mettais à hurler de toutes mes forces :
« Je veux rentrer à la maison ! Putain ! »
Je ne sais pas vraiment à qui s’adressait le dernier mot, mais, d’après maman,
ils ne m’avaient jamais appris une chose pareille. Mon père était horriblement
vexé.
On m’installait sur une souche, on me donnait un livre d’Ouspenski 6 sur les
dépanneurs invisibles et un rameau pour chasser les moustiques. Mon sort
devenait à peu près supportable. Après deux ou trois randonnées de ce genre,
papa lâcha l’affaire et cessa toute relation forestière avec moi. C’est ainsi que je
devins urbanoïde.
Et voilà que je tombe sur une vraie randonneuse qui en plus cherche un
écrivain !
« Sveta, pourquoi as-tu besoin d’un écrivain ? »
Je revenais à la charge, sans y aller cette fois par quatre chemins.
Sveta s’arma de courage (elle était vraiment très timide) et commença :
« Il y a quarante ans, un groupe de randonneurs a péri dans l’Oural du Nord.
C’était le groupe Dyatlov, ils étaient neuf. »
À ce moment-là, la porte s’ouvrit et nous aperçûmes un sourire dans
l’entrebâillement.
« Bonjour, bonjour ! » dit le sourire.
La porte s’ouvrit plus grande et une haute silhouette de sexe indéterminé se
présenta devant nous. Sveta lui rendit son sourire et la silhouette de sexe
décidément indéfinissable se tourna en direction du bureau en s’écriant avec
enthousiasme :
« Voici nos gagnantes ! »
Le personnel de la radio s’agita et Sveta me dit :
« Il ne doit pas y avoir grand monde qui leur téléphone. Heureusement que
nous sommes venues, ils me font de la peine. Ils essayent de faire leur boulot,
quand même. »
On nous fit solennellement entrer dans la pièce et je remarquai que la
silhouette était légèrement, presque élégamment, voûtée et que ses oreilles
fripées ressemblaient à des quartiers de pomme séchée ; de toute évidence, elle
essayait de se rajeunir. Elle nous servit une dose généreuse de cognac.
Sveta refusa :
« Je conduis, excusez-moi.
— Oh ! » répondit la silhouette, ravie de n’en faire qu’une gorgée.
Je trempai le bout des lèvres dans mon verre (quel gâchis !) car j’espérais
travailler encore un peu ce soir-là.
On nous offrit ensuite deux sacs en plastique arborant le logo « La Bémol ».
Je trouvai dans le mien une casquette, un stylo et deux C.D. dont la couverture
affichait des gueules d’enfer. Je ne sais pas ce que contenait celui de Sveta, mais
elle ne cacha pas sa satisfaction.
« Merci beaucoup ! dîmes-nous sincèrement avant de nous diriger vers la
porte.
— Nous espérons que vous deviendrez des auditeurs fidèles de notre radio »,
nous cria la silhouette.

« Nous n’avons pas fait signer nos laissez-passer, se souvint Sveta alors que
nous étions déjà dans l’escalier. Il faudrait y retourner, mais c’est un peu gênant.
— On va essayer de sortir comme ça », répondis-je en me dirigeant vers
l’ascenseur d’un pas décidé.
Le gardien nous fit un grand sourire.
« Ilia Petrovitch m’a prévenu que vous alliez sortir. Félicitations !
— Ilia Petrovitch, c’est probablement la silhouette bizarre », dis-je.
Sveta s’étonna :
« J’aurais juré que c’était une femme. »
Nous éclatâmes de rire et j’eus l’impression de connaître Sveta depuis très
longtemps. Pourtant, j’ai peu d’amies depuis que j’ai été victime de la bassesse
extrême de l’une d’entre elles, qui me prit mon mari avec la grâce des
compétiteurs dans les études de jeux d’échecs qu’on doit à Rachid
Rejmetdinov 7. J’avoue qu’elle s’y prit avec aisance et brio, comme on vole les
moutons en Orient. J’eus à peine le temps de placer mes pions que j’avais déjà
perdu mon roi et criais à leur suite « bordel ! ». Après cette mésaventure, je
coupai les ponts avec les tenants des deux sexes. Schumacher reste mon seul ami
et compagnon.
Sveta se préparait à me dire quelques mots polis en guise d’adieu, je le voyais
sur sa charmante frimousse de renarde. À l’évidence, elle changea d’avis car
c’est tout autre chose que j’entendis :
« Je te raccompagne, assieds-toi ! »
Je m’installai dans sa N° 8 8 verte et elle démarra prudemment. Deux minutes
plus tard, nous étions en bas de chez moi.
« Tu montes ? demandai-je en hésitant, parce que ce n’est pas très prudent de
laisser une inconnue pénétrer chez soi. Vadik, mon ex-mari, m’aurait tuée pour
une telle légèreté ! Enfin ! Il ferait mieux de tuer mon, ou plutôt, son amie !
— D’accord, répondit Sveta. Si ça se trouve tu es vraiment la personne que je
cherche. »
4

Alors que je glissais ma clé dans la serrure et que Schumacher poussait des
miaulements quasi surnaturels, la porte voisine s’ouvrit et Nadejda
Gueorguievna, la bouche fardée, apparut sur le palier. Son sourire découvrit ses
dents tachées de rouge à lèvres, lui donnant un air funeste.
« Il y a une infection rotavirale qui traîne en ville », déclara-t-elle en guise de
bonjour.
Les mauvaises nouvelles la mettaient toujours de bonne humeur. Quant à
l’infection rotavirale, j’imaginai une sorte de fantôme du communisme.
« Une grippe intestinale, faites attention, les filles ! On compte déjà quatre
mille malades dans les cliniques de la ville ! »
De son appartement nous parvenait le son étouffé du journal télévisé de
Cheremet 9.
« Merci de nous avoir prévenues », répondis-je et Sveta lui fit aussi un signe
de tête.
Mon invitée ne dit pas un mot du froid, pourtant, la veille, il m’avait semblé
voir du givre sur les murs. Schumacher sauta aussitôt dans les bras de Sveta
pendant que je préparais un café. Il se mit à ronronner et s’endormit. Ce chat est
un psychologue d’une grande finesse (même s’il est lourdaud d’allure, bref
passons) et tous mes doutes s’évanouirent. Je pouvais faire confiance à Sveta,
elle n’allait pas me donner un coup de poêle Tefal sur la tête pour piller les
trésors de mon appartement. Les nouvelles du soir ne montreraient pas mon
corps raide et couvert de bleus, la jupe remontée jusqu’au cou.
« C’est très bien », dis-je à haute voix.

Sveta me regarda, étonnée.


« Écoute, il ne t’est jamais arrivé que tes rêves deviennent réels ou bien que
des événements réels ressemblent à un rêve ? »
Sveta se taisait, caressant le dos de Schumacher.
« Je fais le même rêve depuis une semaine et je ne peux le raconter à personne
parce que je ne parle pratiquement à personne, voire à personne du tout.
— Et qu’est-ce que tu vois ? demanda Sveta.
— Une nuit polaire, c’est le mois de janvier ou février. Il y a des bouleaux,
des sapins, de vastes montagnes. Des amas de roches, comment on dit déjà…
— Des pitons rocheux.
— Exact ! Et puis une tente montée sur le versant de la montagne. Un cèdre,
plus gros et grand que les autres arbres.
— Et des gens, tu vois des gens ?
— Plusieurs personnes qui rampent parmi les congères, fouettées par la neige.
Elles ont du mal à respirer, elles sont à l’agonie, et à ce moment-là, je me
réveille. »
Après un temps, Sveta me dit :
« Soit tu mens, soit on te l’a raconté, soit c’est un miracle ! »
Sa remarque me vexa, parce que j’ai peut-être des défauts, mais je ne suis pas
une menteuse !
« Ne te froisse pas ! me pria Sveta, ton rêve ressemble tellement à ce qui s’est
passé dans la réalité, c’est incroyable ! J’avais commencé à t’en parler quand on
était à la radio, tu te souviens, le groupe Dyatlov qui a péri ? Quelqu’un tient
peut-être beaucoup à ce que tu fasses justement ce rêve ? »
Nous restâmes silencieuses et soudain, Schumacher enfonça ses griffes dans la
paume de Sveta qui poussa un cri. Entre-temps, le chat avait bondi sur le rebord
de la fenêtre où il allait et venait, comme dans une cage. Nadejda Gueorguievna
promenait son bichon, quelle idée !
« Tu te prends pour un chasseur ! »
Je me précipitai dans la cuisine où je pensais avoir du mercurochrome ou
mieux, de la teinture d’iode.
Quand je revins dans la pièce, Sveta tenait entre les mains le dossier d’Emil
Sergueevitch. Zut, maintenant, j’allais vraiment passer pour une menteuse !
« Je n’ai pas eu le temps de te raconter ! »
Sveta me fixait d’un air méfiant.
« Après ces rêves, il s’est passé quelque chose d’absolument incroyable. Ils
sont venus chez moi, oui, les skieurs, et ils ont même laissé de la neige sur le
palier. »
Le regard de Sveta était inquiet.
« Je comprends bien que tu trouves cette histoire bizarre, mais ils voulaient
quelque chose. Et le lendemain matin, mon voisin Emil Sergueevitch était mort.
— Emil Sergueevitch Kats ? demanda Sveta.
— Tu le connaissais ?
— Il a fait ses études avec Igor Dyatlov. Il a essayé d’enquêter lui-même sur
les causes de leur mort. Il a fait plusieurs années de camp, sans doute pour cette
raison. Mais tout le monde pensait qu’il avait laissé tomber.
— Sa belle-fille m’a donné tous ses papiers. Elle m’a raconté qu’il y
consacrait tout son temps. Il y avait des photographies, c’est de cette façon que
j’ai reconnu les skieurs. Et puis, cette rencontre avec toi…
— Je peux y jeter un coup d’œil ?
— Bien sûr. »
Elle en avait déjà assez d’écouter mes justifications. Schumacher continuait à
suivre des yeux le bichon derrière la fenêtre. Sveta feuilletait les papiers. Je lui
tendis le flacon de teinture d’iode.

« Il y a des détails intéressants. Si tu me permets d’en faire une copie, je te


donnerai ce que j’ai réuni de mon côté. Depuis dix ans, je récolte tout ce qui
concerne l’affaire Dyatlov. Des documents officiels, les témoignages de l’équipe
de secours, les souvenirs des parents, des archives photo. En dix ans, le groupe
Dyatlov m’est devenu aussi proche que mes parents les plus chers et je connais
la vie de chacun d’entre eux. Il reste une seule inconnue : que s’est-il passé cette
nuit-là sur le col du mont Kholat-Siakhyl ? »
(Dans mes souvenirs, certes vagues, on parlait du mont Otorten, mais je ne dis
rien.)
« Ce col qui porte aujourd’hui le nom d’Igor Dyatlov et de son groupe… Plus
le temps passe, plus les versions sont nombreuses. Il faut que quelqu’un écrive
un livre là-dessus ; si tu dis la vérité, Ania – j’ai bien l’impression que tu ne
mens pas –, tu es cette personne.
— Pour l’instant je travaille sur un roman, une histoire d’amour entre
lycéens… », objectai-je, l’air coupable.
Comment lui expliquer que, pour le roman en question, j’avais décidé
d’enseigner la littérature dans un lycée à côté de chez moi, deux mois
auparavant ? Et que les héros de ce roman étaient restés sans vie, figés sur ma
feuille de papier…
« Peut-être plus tard, dans six mois ? C’est intéressant, mais pour l’instant je
ne peux pas. »
Sveta sourit.
« Ils ont bien attendu quarante ans et moi dix. Six mois de plus n’y changeront
rien. Écris ton roman, on se mettra au nôtre ensuite.
— Le nôtre ? demandai-je jalousement. Tu comptes l’écrire avec moi ?
— Mais non !
— Et comment s’assurer que toute cette histoire n’est pas un rêve ? »
Elle me montra sa main griffée par Schumacher.
Le lendemain, Sveta m’apporta un sac de toile rouge portant l’inscription
« Marlboro » et contenant des chemises en papier et en plastique, des cartons
pleins de photographies, des tirages dans leurs enveloppes d’origine, des petits
carnets, des cassettes audio et vidéo.
« Ne dérange surtout pas l’ordre des documents ! Ils sont classés dans chaque
enveloppe. Tu peux commencer à y mettre le nez. »
Pensant ne pas revoir Sveta de six mois, je rangeai le sac dans mon armoire
avec les papiers d’Emil Sergueevitch et me mis enfin à mon ordinateur.
Schumacher s’allongea sur le tapis de la souris, bercé par le doux murmure
des touches.
5

Fixant la surface bleue et lisse de mon écran, je pensai à ma conversation avec


Sveta qui ne me laissait pas en paix, puis j’écrivis trois pages qui parlaient
d’amour et dont les phrases venaient toutes seules. J’avais le sentiment qu’on me
les soufflait en articulant clairement comme pour une dictée à l’école.
Je m’étirai pour me détendre, jetai un coup d’œil à la fenêtre puis de nouveau
à l’écran. Alertée par une sorte de pressentiment, je revins à la première page
écrite ce jour-là.
En me relisant, j’étais découragée comme d’habitude : c’était mauvais, parfois
à peine mieux, rarement pas mal. Stop ! Et lui, d’où sortait-il ?
Un certain Igor, costaud, la bouche large et les yeux légèrement bridés, était
« entré » dans le texte. Cet Igor, était-il écrit, « la regardait attentivement, l’air
d’attendre quelque chose ».
Je jetai un œil à Schumacher qui roupillait profondément puis de nouveau à
mon écran.
J’étais sûre qu’aucun Igor n’était sorti de ma plume parce que mon histoire
étouffait déjà sous une profusion de personnages.
J’essayai de me remettre à l’ouvrage sans plus penser à cet étrange
phénomène. Je me contentai de sélectionner le passage en question et d’appuyer
sur la touche delete. Et voilà cinq pages de plus, bravo, tu as bien mérité une
tasse de thé !
Schumacher m’accompagna à la cuisine, formant des huit gracieux autour de
mes jambes, comme s’il voulait dessiner l’infinité de sa faim. Je n’eus d’autre
choix que de donner à mon fidèle ami le morceau de viande crue que j’avais
prévu pour le dîner.
Ma tasse de thé à la main, cette fois sans Schumacher (il courait à travers la
cuisine avec son trophée, il le plaquait au mur en figures naïves qu’il grattait de
la patte puis le jetait en l’air, comme Michael Jordan dans ses meilleures
années), je revins vers mon écran où nageaient de jolis petits poissons que
Schumacher prenait parfois plaisir à admirer.
Enter – et je relus le nouveau passage. Mon héroïne était sur le point de se
donner enfin à mon héros et je me préparais à être de tout cœur avec lui. Mais
oh, surprise ! J’avais sous les yeux un paragraphe détaillé sur une certaine Zina
et une certaine Lioussia. « Zina, disait ce fragment, est une brune assez forte aux
immenses yeux noisette et Lioussia une blonde toute mince qui ressemble à un
petit renard futé. »
L’image était bien de moi mais je n’avais rien à voir avec tout le reste !
Je m’écroulai sur l’ordinateur et le reniflai.
Pas de panique ! Aucun signe de surchauffe.
N’était-ce pas plutôt moi qui étais en surchauffe ? Rien de moins sûr.
Bon, eh bien puisque j’avais perdu la tête, autant lire la suite. Je parcourus le
texte, et bing ! Le passage sur Igor était revenu à la même place…
Je repris ma lecture. Zina et Lioussia sont des jeunes filles solides et sportives,
étudiantes à l’IPOu, Institut polytechnique de l’Oural aujourd’hui UTÉO-IPOu,
l’Université technique d’État de l’Oural. Zina Kolmogorova et Lioussia
Doubinina.
Un blanc et, un peu plus bas sur la gauche, les mots S’il vous plaît !
Comme si l’auteur, à bout de forces, avait à peine eu le temps de noter
l’essentiel avant d’être contraint de s’arrêter. Mon imprimante poussa un léger
soupir, fit clignoter son voyant vert et imprima les dernières pages avec un bruit
de machine à coudre. Les passages qui n’étaient pas de moi apparaissaient en
italique.
Bref, je n’avais plus le choix, je devais aller chercher le sac rouge Marlboro
dans l’armoire. Confortablement installé dessus, Schumacher somnolait,
exposant son ventre moelleux. Je le soulevai avec précaution et l’installai sur le
fauteuil. Il n’ouvrit pas un œil. Je pris le sac et commençai à lire les papiers l’un
après l’autre, assise à même le tapis du couloir.
6

J’eus bientôt des éclaircissements sur les circonstances de cette histoire


survenue quarante ans plus tôt. Un grand nombre de personnes avaient exposé
par écrit ou oralement (leurs paroles avaient été enregistrées) des faits et des
impressions ; le sac contenait des liasses de journaux et de photocopies et même
deux livres. Le premier, ancien, avait pour titre : Difficultés de niveau supérieur ;
le second, apparemment plus récent, était intitulé : Neuf vies : le prix d’un secret
d’État. En deux heures et demie, j’avais terminé les deux ouvrages.
Difficultés de niveau supérieur était une nouvelle écrite par I. Iarovoï, ancien
journaliste à Nasmenka 10. La couverture bleue représentait un feu de camp et
des montagnes. Les premières pages de cet ouvrage assez ennuyeux ne laissaient
aucun doute sur les intentions de l’auteur. Obsédé par la tragédie du groupe
Dyatlov, il la racontait de la seule façon possible à l’époque, en maquillant les
noms, les toponymes et l’accident lui-même au point de les rendre totalement
méconnaissables.
Selon Iarovoï, seul Gleb Sosnovski, le personnage principal alias Igor
Dyatlov, avait péri lors d’une terrible tempête de neige, les autres avaient
survécu en se réfugiant dans une cabane de géologues abandonnée.
Zina Kolmogorova était devenue Kolomiïtseva, Doubinina – Vassenina et
Zolotariov – Postyr. Je commençais à reconnaître les personnages réels derrière
la fiction.
Le second livre, tout neuf à première vue, gardait l’odeur de ces volumes qui
n’ont jamais été ouverts et semblait moins romancé. Son auteur, Gouchtchine,
était probablement journaliste. Le texte ressemblait à un article de journal de
bonne facture ; il décrivait en détail à la fois les événements d’il y a quarante ans
et ceux qui suivirent. Il présentait plusieurs versions de la mort des jeunes gens,
dont une paraissait tout à fait plausible. Quelques illustrations, quoique de très
mauvaise qualité, me permettaient de reconnaître certains visages.
Je commençai à rédiger des notes.
Donc.
À la fin du mois de janvier 1959, c’est-à-dire six ans après la mort de
Staline et quatorze ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, un
groupe d’étudiants de l’IPOu est parti pour une randonnée à ski classée à
l’époque de difficulté supérieure.
En réalité, le groupe ne comptait que cinq étudiants : Igor Dyatlov,
Aleksandr Kolevatov, Roustem Slobodine, Zina et Lioussia. Iouri
Dorochenko, Gueorgui Krivonichtchenko et Nikolaï Tibo-Briniol avaient
déjà terminé leurs études d’ingénieur ; quant au plus âgé du groupe,
Aleksandr Zolotariov, il travaillait comme guide au centre de vacances de
Koourovski.
(Il faut noter que dix personnes ont pris le départ mais Iouri Ioudine a
fait une crise de sciatique au village Severny n° 2 et a dû faire demi-tour.)

J’écrivis le nom de Ioudine en gros et l’entourai.

Au début, tout s’est passé comme prévu. Le groupe d’Igor Dyatlov a


voyagé en train de Sverdlovsk à Serov, s’est ensuite rendu à Ivdel et de là à
Vijaï, d’où une carriole de passage a transporté leurs affaires jusqu’au
village Severny n° 2, pendant qu’eux-mêmes continuaient à pied. Arrivés au
village, ils ont chaussé leurs skis et se sont dirigés vers le mont Otorten
dans l’Oural du Nord, objectif principal de leur parcours.
La nuit du 1er au 2 février 1959, Dyatlov a décidé d’installer la tente sur
le versant d’une montagne au nom imprononçable : Kholat-Siakhyl, ce qui
signifie la montagne des Cadavres. Le groupe a préparé son bivouac.
À partir de là, l’inconnu, uniquement des hypothèses.
À Sverdlovsk, on attendait des nouvelles du groupe au moment de son
retour à Vijaï. En vain. Les recherches ont commencé et il a fallu vingt-cinq
jours pour retrouver la tente sur la montagne des Cadavres. Elle avait été
lacérée avec un couteau et les corps gisaient à quelque distance de là. Deux
d’entre eux étaient allongés sous un immense cèdre, trois semblaient avoir
gelé entre la tente et l’arbre. À la sortie de la tente, des empreintes de pas
formaient un chemin et près du cèdre on a retrouvé des traces d’activité
humaine, les restes d’un grand feu.
Aucun indice de mort violente n’a été découvert à ce moment-là.

Sur neuf feuilles vierges, je traçai des lignes horizontales et inscrivis en haut
de chacune un nom et un prénom. Je n’avais plus qu’à compléter, mais ce serait
pour le lendemain. En attendant, je pris une douche et me mis au lit avec une des
chemises qu’avait laissées Emil Sergueevitch intitulée « Affaire…, classeur ».
En fait, rien de classé, mais des petits carnets tout minces aux couleurs
passées, verdâtres, blancs ou roses. C’étaient les journaux de bord de groupes de
randonneurs et leurs itinéraires couvrant les années 1955-1957 : une randonnée
dans le Caucase, une autre dans l’Oural du Sud, les ruines de Tchortovo 11
(orthographié selon les règles de l’époque). La composition des groupes,
reportée sur un formulaire quadrillé, était différente, mais deux noms figuraient
dans chaque liste : I. Dyatlov, le plus souvent désigné comme responsable du
groupe, et Z. Kolmogorova chargée des secours médicaux et du matériel. Le
nom de Tibo (sans Briniol) apparaissait à deux reprises.
Venu me rejoindre, Schumacher renifla l’odeur d’encre (celle des cahiers de
ma mère, couverts de bonnes notes, que ma grand-mère agitait sous mon nez de
mauvaise élève).
Je pris mon chat dans les bras et nous nous mîmes à lire ensemble.

8. Journal de bord
10/11/57

Dernier jour des examens. Les uns sont encore en train de passer les
épreuves, les autres règlent leurs skis, font provision de pellicules ou
complètent leur équipement. Cette nuit le train nous emportera dans des
contrées lointaines !

Les notes s’arrêtaient là, l’auteur avait dû être interrompu. J’avais appris de
mon père que, pendant les randonnées, les marcheurs tiennent d’habitude le
journal à tour de rôle, sans grand enthousiasme pour la plupart d’entre eux. On
repère tout de suite s’il s’agit d’une femme : l’écriture est moins appuyée, le
récit plus détaillé, ponctué de descriptions ou de citations : « il a dit », « elle a
répondu ». Les hommes n’aiment pas perdre leur temps : en général, ils
mentionnent laconiquement la situation du groupe et les conditions
météorologiques. Au mieux, ils décrivent les charmes du paysage environnant, si
tant est qu’ils le trouvent charmant !
Le journal que je lisais n’avait rien à voir avec l’accident, comment pouvais-je
savoir qui l’avait tenu ?

En attendant le train, nous avons dansé, sauté, chanté et mangé des


bonbons. Nous nous sommes réchauffés chez un ouvrier où nous avons été
témoins du chagrin d’un alcoolique et de la joie d’un homme. Pour nous
rendre à Sverdlovsk nous avons dû changer de train ; notre randonnée a été
marquée par une succession d’aventures, de pannes rigolotes, comme
quand les fixations de Volodia ont lâché et que, pendant la réparation, les
filles se sont amusées à inventer une chanson sur le motif du vagabond :
« Awaara-i-i-ia… ».

C’est vrai, je me souvenais de cette chanson, « Awaara-i-i-ia », dans le film


indien Le Vagabond avec Raj Kapoor. Ma mère m’avait un jour chanté un petit
couplet parodique de l’époque :

Raj Kapoor, Raj Kapoor,


Ta chanson encore et encore
Même ma grand-mère, je n’y crois pas
Chante Awaara-i-i-ia.

En tout cas, il était sûr que cette note du journal provenait d’une femme.
Dans un autre cahier, je trouvai un itinéraire précisé jour par jour, avec
l’indication des buts et objectifs (c’était probablement une exigence du club de
sport), les listes détaillées de l’équipement ainsi que le tracé du chemin, les plans
de ce qui me semblait être un poêle, des colonnes de comptes et des croquis de
visages à l’encre. Qui les avait dessinés ? Peut-être Dyatlov ?
C’était deux ans avant l’horrible accident de son groupe.
J’ouvris un autre cahier recouvert de plastique. Sur la première page, l’auteur
avait noté au crayon :

Journal de randonnée dans le Caucase


(été-automne 1957)

Au début, les filles décrivent avec enthousiasme et force détails leur itinéraire
et ce qu’elles en attendent. Puis apparaît une écriture plus large.

26 août 1957
Le temps est bizarre, c’est peut-être habituel dans ces régions ; dans la
journée, la chaleur est intenable mais les nuits sont froides. C’est la steppe,
la steppe à l’infini. Ces plaines ont été le théâtre des batailles historiques
de la Seconde Guerre mondiale. Dans une petite gare de campagne, un
monument en forme de canon honore la mémoire des artilleurs tombés au
combat.
Nous arrivons bientôt à Stalingrad. Tout ici évoque la dernière guerre. Les
trous d’obus, les sépultures communes signalées par une stèle. La gare est
grandiose, dans le style héroïque. Des sculptures des défenseurs de la ville,
soldats ou marins, en gardent l’entrée. Voici la Volga. Le train ne suit pas le
cours de la rivière, on aperçoit juste par instants le miroir de sa surface
bleue. Voici le canal Lénine, navigable entre le Don et la Volga. À l’entrée
du canal, une majestueuse statue de Staline. Le train longe le canal.
Quelques hameaux blancs, récents, sans doute habités par les ouvriers du
canal. Et partout la steppe desséchée. Le long de la voie ferrée la terre
semble plus fertile, riche en engrais, on aperçoit des citrouilles, des
pastèques énormes et bien mûres. Et c’est sans fin. Pas très impressionnant.
Des éclairs de chaleur éclatent à des centaines de kilomètres.

Dyatlov I.
Le journal de bord du Caucase était plus précis que les autres mais je ne
retrouvai nulle part l’écriture large de Dyatlov. En tant que responsable, il devait
être dispensé de cette obligation. En revanche, les autres participants parlaient
souvent et volontiers de lui :

Il fallait prendre une décision : quelqu’un devait-il rester pour surveiller les
affaires ? Kolia, Slavka et Pacha insistaient, assurant que sinon tout serait
volé. Igor y était tout d’abord fermement opposé, mais voyant que les
garçons revenaient à la charge, il se leva et, comme Napoléon, prit le temps
de réfléchir avant de déclarer calmement : « Alors, ce sera Kolia et toi,
Jénia. » C’était une surprise pour moi parce que je n’en avais pas exprimé
le désir et que je préférais rentrer.

Suivait un long paragraphe détaillé de sept pages rédigées d’une écriture nette
et lisible. Cette écriture retint aussitôt mon attention et je remarquai par la suite
qu’elle revenait souvent dans le journal. L’auteur était indéniablement une
femme qui racontait ses impressions avec plaisir, on voyait qu’elle aimait écrire.

1er septembre 1957


Bonjour !
C’est effectivement une bonne journée. Aujourd’hui dans toute l’Union
Soviétique, les enfants qui pour la première fois accompagnaient leurs
parents, qui pour la énième fois vont à l’école. Que de retrouvailles, de
rires, de poignées de main, de baisers, de cris de joie et tant d’autres
choses ! Aujourd’hui, peut-être que même dans notre IPOu, à plusieurs
milliers de km d’ici, nos compagnons de randonnée se sont retrouvés au
club sportif et échangent leurs impressions de vacances ; certains sont allés
dans les monts Saïan, d’autres dans l’Oural, mais tous sont joyeux et
heureux de retrouver le club. Ils ne sont sans doute pas très nombreux,
beaucoup sont en stage pratique ou bien en randonnée.
Bonjour ! Ce jour, les vieux comme les jeunes s’en souviennent. Et comment
faire autrement ? Nous aussi, nous marchons tous les douze dans les gorges
du Tcheguem et ne pouvons oublier qu’aujourd’hui, c’est le 1er septembre !
C’était maladroit mais sincère, « écrit avec le cœur », comme dit ma mère. Je
feuilletai quelques pages jusqu’au dernier paragraphe.

… Autour de nous, ce ne sont que montagnes et pics enneigés ; nous


continuons à monter et traversons des forêts parsemées de jolies fleurs,
parfois nous trouvons des framboises et des airelles rouges ; nous passons
un autre ruisseau, faisons une halte. C’est un site splendide, un îlot entouré
d’eau et de montagnes ; le temps se gâte, il pleut. Notre feu est déjà fait, le
dîner cuit ; et chaque jour nous fait découvrir de nouveaux paysages, les
montagnes sont si grandioses et majestueuses que l’homme paraît aussi
petit qu’un insecte et en même temps, il est tout-puissant. Je continuerai
peut-être à écrire plus tard, mais pour l’instant, basta !
Salut à vous. Zkolm…

Zina Kolmogorova serait-elle l’auteur de ces lignes ? Que de beaux


sentiments ! Et dire que Zinotchka 12, cette brune que même les absurdes critères
de beauté actuels définiraient comme belle, périra tragiquement deux ans plus
tard avec les autres membres du groupe de Dyatlov ! Mais pour l’instant, ils
découvrent le Caucase et sa nature superbe en notant soigneusement tout ce
qu’ils voient dans leur journal collectif.
Vient ensuite une écriture masculine laborieuse.

La rive droite de la Tcheguem est couverte de forêt. Première halte. Nous


nous trouvons dans une vraie forêt de l’Oural : des pins, des bouleaux,
parfois des saules. Des baies : airelles, myrtilles et fraises des bois. Zina a
ramassé une grosse poignée de champignons et essaye de les fourrer dans
les sacs à dos des garçons tout en marchant.

Ici, c’est une fille qui écrit.


Si l’un de nous élève la voix, s’énerve ou bien admire le paysage ambiant
avec un peu trop de flamme, on suspecte aussitôt le mal des montagnes.
Igor a dû en être victime aujourd’hui. Lors de la dernière halte, il a râlé
tellement longtemps contre Lioussia à cause de la teinture d’iode qu’elle a
regretté de n’avoir rien à lui administrer contre ce mal (gouttes, pommade
ou cachets).

Emportée par ma lecture, je m’étais mise à lire le journal intégralement. Le


groupe du Caucase était très professionnel et respectait son itinéraire à la lettre
tout en trouvant le temps de rire et de plaisanter.

Zina nous a bien amusés : grimpée sur le dos de Kolia, elle est passée sur
l’autre rive en faisant des grimaces et a provoqué les rires bienveillants des
autres. Pauvre Kolia ! Il lui a fallu porter ses propres 64 kg + Zina qui en
pesait autant, au total 128 kg. Pas facile !
Nous faisons une pause-déjeuner. Tout va bien, sinon que les chargés de la
popote ont fait brûler le cacao qu’Igor avait trouvé dans le creux d’un
grand pin là où nous avons fait notre halte. Nous avons atteint le col mais
ne l’avons pas encore traversé. La marche s’est déroulée sans incident,
« par monts et par vaux ». L’endroit pour bivouaquer est bien choisi. Il y a
beaucoup de bois, les alpinistes vont nous en apporter. Le responsable,
Volodia, souffle de tous ses poumons pour faire démarrer le feu. Mais l’eau
met bien du temps à chauffer, on se demande si elle finira par bouillir.

Vers la fin du cahier, Schumi et moi trouvâmes une autre note de Zina dont le
contenu me stupéfia. Aurait-elle eu des pressentiments ?

Il faut dire qu’il ne fait pas chaud quand nous avançons vers le col. Si
Dongouz-Orounbachi a été surnommé le col des Squelettes de chevaux,
ânes et autre bétail, Bass mérite le nom de col des Squelettes humains,
personne ne peut dire s’ils sont allemands ou russes, bourgeois ou
soviétiques. Un sentier assez monotone serpente vers le col, la marche est
en fait assez facile. Au sommet, on aperçoit un autre col, celui de Tchiper-
Azaou, certains ont regretté de ne pas l’avoir choisi. Mais pour la majorité
d’entre nous, tout va bien, les chansons parlent de mer et de vallées. Nous
avons trouvé une surface plane pour la nuit ; une tombe coiffe un petit
monticule où tous ceux qui passent ces deux cols se recueillent
probablement. Les autres sont partis ramasser du bois, je dois y aller aussi.

Je me sentis mal. Je refermai soigneusement le dernier journal et le posai par


terre. J’enlaçai Schumacher (Ouille ! quelle phrase bizarre, quand même !) et
m’endormis.
7

Quand je me réveillai le lendemain matin je découvris deux paires de


chaussons à côté de mon lit. Non, non, j’avais bien dormi seule avec mon chat,
et je n’ai pas quatre pieds, mais deux… Je réfléchis un court instant et me
souvins d’avoir entendu la sonnette dans mon sommeil, d’avoir couru pieds nus
dans le couloir et d’être revenue avec d’autres chaussons.
Ma schizophrénie progresse, pensai-je avec tristesse. À cet instant, la sonnerie
du téléphone retentit pour de vrai.
« Oui, c’est moi.
— Tu sais, je n’ai aucun mal à imaginer le rêve que tu as fait. »
Une seule personne de ma connaissance est capable de commencer une
conversation de façon aussi idiote : Vadik, mon ex-mari.
« Vadik, de quel rêve tu parles exactement ? Comment tu peux connaître mes
rêves ?
— Et tu te dis écrivain, répondit Vadik, vexé. C’est de toi que je parle, de ta
manière de dormir en chien de fusil.
— Tu peux la fermer, s’il te plaît », lui dis-je en toute sincérité.
L’énergie de ma voix le réjouit. C’est l’énergie qui mène le monde.
« Ouvrez-moi la porte, mademoiselle, je suis sous vos fenêtres, il faut que je
vous parle.
— Eh bien, parle-moi au téléphone.
— Mais ça coûte des sous ! »
Schumacher me suivit et fut très déçu de voir que je ne me dirigeais pas vers
le réfrigérateur.
Vadik était déjà sur le palier. Un grand échalas, gauche, un sourire de travers
sur les lèvres, une fleur à la main. Mon Dieu ! Où l’avait-il déniché, ce mimosa
souffreteux ?
Je caressai les branches jaunes et duveteuses. Elles étaient froides.
Schumacher pointait un museau désapprobateur dans l’encadrement de la
porte, seule une moitié de sa tête était visible, comme les photos des romancières
sur les couvertures de la nouvelle collection des éditions Vagrious.
« Salut, Häkkinen ! » s’écria joyeusement Vadik, et Schumi fit une grimace
devant sa bêtise. Vadik tenta de le caresser mais le chat s’esquiva et fila vers la
cuisine, nous indiquant la direction souhaitée.
J’agitais le mimosa comme un plumeau pendant que Vadik se déchaussait
bruyamment en parlant trop fort.
« Figure-toi que Machka et moi nous sommes séparés. »
Machka, celle qui fut un temps ma meilleure amie jusqu’au jour où elle décida
que Vadik lui convenait mieux qu’à moi. Pendant un an et demi, je l’avais
imaginée se reposant sur ses lauriers ou plutôt dans un lit double entre les bras
de Vadik encore chaud de mes caresses. C’est la vie ! Heureusement qu’ils
m’avaient laissé l’appartement.
« Séparés ? Et qu’en est-il de cette folle passion devenue une paisible
tendresse ? »
Vadik devint écarlate en entendant les paroles avec lesquelles il avait essayé
de me consoler un an auparavant.
« Machka est maintenant amoureuse de Gricha, le mari de Natacha. »
Sans piper mot, je m’étouffai de rire.
Elle aime s’approprier le bien d’autrui.
« Eh bien, ce n’est pas trop tôt.
— Qu’est-ce qui n’est pas trop tôt ?
— Tu en as mis du temps à comprendre !
— Ania, ne te moque pas ! Je me sens assez mal ! »
Il se sentait mal ! C’était la meilleure. Et moi, j’étais censée faire quoi ?
Schumacher avait docilement pris position devant le réfrigérateur et adressait
ses prières au Grand Frère Blanc pendant que je mettais des boulettes de viande
hachée dans son écuelle. Vadik fixait la viande avidement. Il avait sans doute
faim. Que je te prenne en pitié et te laisse revenir ? Tu peux toujours courir,
Vadik. Je peux te proposer un déjeuner, mais c’est tout. Et encore, parce que j’ai
faim moi aussi.
« Je suis d’accord, ne serait-ce que pour un repas », mais son visage disait
qu’il espérait mieux.
Qu’il espère ! Les gens comme lui ne perdent l’espoir qu’avec la vie.
« Bon, tu restes là et tu attends. »
Je mis un gros morceau de viande rouge congelée dans le micro-ondes et
appuyai sur le bouton « décongélation ». Le disque de verre se mit à tourner et
Vadik à dépérir, contrairement à Schumacher qui avait avalé ses boulettes et
léchait sa fourrure d’un air victorieux au milieu de la cuisine. Il pointait la patte
arrière au-dessus de son oreille. Signe de mauvais temps.
« Il faut que j’aille faire ma toilette, tu retourneras la viande après la quatrième
sonnerie.
— Je n’ai pas oublié. »
Vadik était prêt à tout accepter. Pendant que j’enlevais mes bagues il fit une
coupe de ses mains pour les recueillir ; elles tintèrent. Ces bagues, nous les
avions presque toutes achetées ensemble.
« Elles sont chaudes, dit-il, mais son ton me déplaisait.
— Vadik, ton romantisme me rend malade », lui dis-je brutalement et je me
dirigeai vers la salle de bains.
J’ouvris le robinet et l’eau coula aussitôt, comme si elle était actionnée par
une pompe. Incroyable ! Elle était même chaude. Malgré le bruit de l’eau,
j’entendis le miaulement plaintif de Schumacher et le fis entrer.
« Et moi ? demanda Vadik avec ardeur.
— Toi, tu mets ton mimosa dans un vase. »
Schumacher se dressa sur les pattes arrière et se mit à renifler les dentelles de
savon, dessinant un bouquet de fleurs de ses moustaches. J’ôtai mon pyjama et
me glissai dans la mousse du bain.
8

On cognait à ma porte, moi j’étais transie et Schumacher hurlait à la mort.


« Ania, ouvre ! »
Vadik ? Je me retournai sur le côté et entendis le clapotis de l’eau. Ça alors !
J’étais encore dans mon bain, j’avais dû m’endormir, bercée par la chaleur de
l’eau qui avait eu le temps de refroidir, Vadik et Schumacher avaient failli péter
un câble !
« Je n’ai pas l’intention de t’ouvrir, calme-toi, tout va bien. »

Schumacher écartait ses minuscules narines avec délice : une odeur de viande
braisée flottait dans l’appartement.
Vadik ôta son tablier à la hâte. Des champignons marinés, un ragoût maison,
du fromage de brebis accompagné d’olives et de pignons et enfin deux tasses en
grès décoraient la table. Une nuée de vapeur montait des tasses comme au-
dessus des plaques d’égout dans les rues de Manhattan en hiver, au cinéma. Un
grog ! Cette fameuse boisson qui dix ans plus tôt nous avait rapprochés, pour
ainsi dire. Il avait sans doute caché la bouteille sous sa veste parce que chez moi
les réserves d’alcool ne font pas long feu ! Et l’idée avait dû lui venir d’une
revue au papier glacé, Machka adorait la presse magazine.
« Et alors ? demandai-je. Tu t’imagines que je vais fondre, m’attendrir et
t’honorer à nouveau de ma confiance ? Et toi tu vas rester là, confus, et une
larme discrète tracera un sillon humide sur ta joue virile et burinée.
— Pas ma joue, ma peau, dit Vadik, vexé. Pour une rédactrice, tu pourrais
vérifier tes citations.
— Vadik, tu ne devrais pas lire ces journaux, tu n’y trouveras pas de bons
conseils. Merci d’avoir préparé le déjeuner, tu m’as fait gagner du temps. Alors
maintenant, tu manges en vitesse et goodbye, j’ai beaucoup de travail.
— Tu es dure ! Et tu vois, malgré tes grands discours, ces journaux ne sont
pas écrits par des imbéciles. Ils s’adressent à des femmes normales, pas à des
écrivains blessés par la vie comme toi.
— Blessés par toi, mon petit Vadik, pas par la vie… »

Je décidai de me changer et d’enfiler quelque chose d’adapté à ce repas festif


avec grog. Je n’aurais pas dû être aussi brutale avec Vadik. Même si c’était mon
ex, il ne m’en restait pas moins très proche. Mon Dieu ! Pendant dix ans nous
avions partagé le même lit, nous nous étions disputé le meilleur oreiller, nous
avions caché nos cadeaux pour qu’ils ne soient pas trouvés avant l’heure, bref,
nous nous étions aimés et puis un beau jour : « Ania, je m’en vais, parce que
Macha. » Elle avait de la chance, Macha, avec son visage de rapace, puis le vide,
le téléphone silencieux, les cigarettes fumées par paquets entiers.
Et maintenant, il a préparé le repas et tout serait oublié ?
Comme au cinéma, j’ouvris l’armoire d’un geste brusque. Trois gilets
tombèrent de leur cintre. Schumi vint à mon secours. D’un bond léger, il entra
dans l’armoire et commença à faire ses griffes sur les pulls. Il me fallut pas mal
de temps pour gagner la bataille. Je finis par ramasser un gilet, nettoyai les poils
de chat, l’enfilai et le boutonnai en chemin. Un jean, et ça suffira comme ça.

Vadik était à table, penché.


« Ça ne te dérange pas ? Je regarde tes papiers. »
Je restai figée. Il avait fouillé dans le sac rouge et était en train de feuilleter le
contenu d’une des chemises de Sveta.
« Mais si, Vadik, ça me dérange toujours beaucoup que l’on fouille dans mes
affaires.
— Quelle éloquence ! dit Vadik tout joyeux, et il remit la chemise à sa place.
À table ! »
Nous restâmes silencieux pendant le repas. Nous avions d’ailleurs eu cette
habitude. Nous avions tous deux bon appétit. Mais j’eus soudain l’impression
qu’il prenait tout son temps pour manger. Ferait-il durer le plaisir ?
« C’est quoi, ces papiers ? Ton nouveau livre ?
— Oui.
— Raconte-moi », me demanda-t-il en tendant la main vers la casserole.
Je compris soudain que j’avais envie de partager mes pensées avec lui, de lui
raconter toute cette étrange histoire qui m’était tombée dessus.
« As-tu entendu parler de ce groupe de marcheurs de l’IPOu disparu en 1959 ?
Des étudiants partis faire une randonnée de difficulté supérieure parce que
beaucoup d’entre eux devaient se qualifier pour ce niveau. En l’honneur de je ne
sais plus quel congrès du Parti. Sérieux ! Tu t’imagines bien comment c’était à
l’époque. »
Vadik hocha la tête et, tel Homère, je commençai mon long récit.
« Igor Dyatlov, un randonneur expérimenté qui avait fait des centaines de
parcours difficiles, était à la tête du groupe. Tous étaient de son niveau, aucun
débutant, aucun amateur.
— Oh là là ! Si tu avais été du lot, ils s’en seraient mordu les doigts ! dit Vadik
avec philosophie en s’adressant à sa tasse de grog.
— Si tu persistes à m’interrompre… »
D’un signe de tête, Vadik me fit comprendre qu’il ne le ferait plus.
« Sept garçons et deux filles, continuai-je patiemment. À l’origine, onze
personnes étaient prévues, mais l’une d’entre elles a dû rester à Sverdlovsk pour
terminer ses examens et un autre, Iouri Ioudine a abandonné la partie au village
Severny n° 2.
» L’itinéraire prévu était le suivant : Sverdlovsk – ville d’Ivdel – village de
Vijaï – village Severny n° 2 – mont Otorten – rivière Ounya – rivière Vichéra –
mont Oïka – Tchakour – rivière Tochemka – Severnaïa – village de Vijaï – ville
d’Ivdel – Sverdlovsk. Distance : trois cents kilomètres.
» Donc, Ioudine a eu une crise de sciatique et il a été décidé de le renvoyer à
Sverdlovsk. Pas question de prendre son état à la légère. J’ai lu les journaux de
bord des précédentes randonnées : au moindre problème de santé, le malade
devait abandonner. Certains ont déclaré que Ioudine avait lui-même pris la
décision de partir, il craignait de ne pas tenir le coup.
» Le 28 janvier, le groupe a commencé l’ascension en suivant le cours de la
Lozva et le 31 le long de l’Aouspia. Ils voulaient atteindre la vallée du quatrième
affluent de la Lozva en passant par le col, mais le froid et le vent les ont obligés
à s’arrêter pour la nuit.
» Le premier jour de février, ils ont installé un camp de base pour les réserves
de nourriture et les affaires superflues en amont de l’Aouspia.
— Une base ? s’étonna Vadik, aussi ignorant que moi de ces pratiques de
randonneurs, et j’acquiesçai d’un air supérieur.
— En trois jours, ils devaient arriver au sommet de l’Otorten et revenir au
camp pour poursuivre leur chemin, ils n’avaient pas de temps à perdre. »
Je vérifiai les chiffres et les faits dans un document signé du conseiller
judiciaire adjoint Ivanov. Pour l’instant, je ne m’étais pas trompée.
« À trois heures de l’après-midi, ils ont commencé la traversée du
sommet 1079 que les Mansis 13 appellent Kholat-Siakhyl, ce qui signifie dans
leur langue la montagne des Cadavres. On raconte qu’autrefois neuf Mansis y
ont péri.
— Et tu m’as dit qu’ils étaient combien, dans le groupe de Dyatlov ?
— Neuf. J’apprécie ton sens de l’observation, Vadik. Tu n’es pas encore bon
pour la casse ! Bien, mais pourquoi sont-ils allés sur le Kholat-Siakhyl ? Tu te
souviens que leur objectif était le mont Otorten et que leur itinéraire ne
mentionnait en rien le 1079. En traversant sur son flanc la montagne des
Cadavres, ils auraient pu éviter de descendre dans la vallée du quatrième affluent
de la Lozva où les attendaient cinq à six mètres de neige. Il aurait été plus
logique de rester sur la crête, là où il y a moins de neige, pour économiser du
temps et des forces.
» Mais ils ont pris plus à gauche, de plusieurs centaines de mètres, et se sont
retrouvés sur le flanc de la montagne des Cadavres au lieu du col entre les
sommets 1079 et 880.
» D’après les photographies, Vadik, ces montagnes sont larges et pas très
hautes, elles sont pelées et il n’y a pratiquement aucune végétation. Pourtant,
Aleksandr Matveev, un chercheur qui a écrit un tas de livres sur les toponymes
de l’Oural, raconte qu’il est allé plusieurs fois sur ce fameux Kholat-Siakhyl et
qu’il a vu au sommet des myosotis d’un bleu extraordinairement vif. Tu sais
qu’on les appelle aussi des “ne m’oubliez pas”.
— Quel symbole ! dit Vadik. Et ensuite ?
— Ensuite, la suite ! D’après les photos, ils ont bivouaqué en pleine montée
(plus précisément à trois cents mètres du sommet). Ils ont creusé un trou dans la
neige et y ont déposé leurs skis, c’est-à-dire que la tente était posée sur leurs
skis, c’est ce qui se fait d’habitude. Leurs journaux de bord s’arrêtent à peu près
à ce moment-là. Un journal était commun au groupe, ils le tenaient à tour de
rôle, et presque chaque randonneur avait le sien, c’était la mode à l’époque.
» Pour être tout à fait précise, le journal s’arrête le 31 janvier, la veille. Le
er
1 février, c’est-à-dire le jour qui nous intéresse particulièrement, les jeunes
gens ont préparé l’édition d’Otorten-Soir, sorte de journal mural mais il n’y avait
pas de mur pour l’afficher.
» Le 12 février était la date limite à laquelle le groupe devait être de retour à
Vijaï et en informer Sverdlovsk. Il n’y eut jamais de nouvelles. À vrai dire,
personne ne s’en est vraiment inquiété. Ce n’était pas la première fois que des
randonneurs ne respectaient pas les délais, c’est pourquoi les recherches n’ont
pas été lancées aussitôt, mais bien plus tard, le 20 février. Tu te rends compte ?
Quatre équipes de secours constituées d’étudiants sont parties à leur recherche.
Par la suite, des militaires se sont joints à eux, même si personne ne pensait
encore au pire. Au début, les recherches sont restées vaines mais, le 26 février,
une des équipes de secours a découvert la tente du groupe de Dyatlov.
» Ils ont été étonnés de trouver presque toutes les affaires à l’intérieur. Deux
couvertures, des sacs à dos, des anoraks, des pantalons et un tas d’autres choses.
Et les vivres.
« Le côté exposé au vent, là où se trouvaient leurs têtes, était lacéré en deux
endroits, de sorte qu’ils avaient pu sortir par ces ouvertures. En aval de la tente,
sur cinq cents mètres, on a retrouvé des traces menant à la forêt et à la vallée du
quatrième affluent de la Lozva. C’était les traces de huit ou neuf personnes,
certaines avaient marché pieds nus, ce qui me paraît fort étrange… en février !
» À un kilomètre et demi de la tente, sous un immense cèdre, les secours ont
découvert les restes d’un feu autour duquel gisaient les premiers cadavres.
Krivonichtchenko et Dorochenko, en sous-vêtements, étaient près du feu,
Roustem Slobodine à trois cents mètres, et Zina Kolmogorova un peu à l’écart.
Igor Dyatlov était à moitié couché à moitié assis, il enlaçait le tronc d’un petit
bouleau. Leurs trois corps formaient une ligne droite entre la tente et le cèdre.
Zina était d’ailleurs la plus proche de la tente.
» À première vue, ils étaient tous les cinq morts de froid. Cependant, Roustem
Slobodine avait sur la voûte crânienne une blessure visible longue de six
centimètres et large de deux millimètres.
» Après avoir inspecté les alentours et sondé la neige, les secours ont quitté les
lieux, emportant avec eux les corps et la tente.
— Attends, ils étaient neuf ! Et ils n’en ont retrouvé que cinq, deux près du
cèdre et trois ensuite.
— Exactement. Les autres ont été retrouvés plus tard, le 4 mai seulement !
Au-delà du feu – je jetai un autre coup d’œil aux notes d’Ivanov –, en direction
de la vallée, sous une épaisseur de quatre à quatre mètres et demi de neige, on a
découvert les corps de Doubinina, Zolotariov, Tibo-Briniol et Kolevatov. Les
secours ont fourni un travail d’enfer. Ils ont sondé chaque centimètre de neige,
eu recours à des détecteurs de mines qui finalement n’ont pas été de grande
utilité. »
Je me tus.
« C’est tout ?
— Comment te dire, c’est tout ce que nous savons de source sûre. Il y a des
tonnes de papiers, témoignages, enquêtes, inventions et élucubrations. J’essaye
de tout lire et de réfléchir…
— Mais ce n’est pas le sujet de ton livre. »
J’ouvris la bouche et faillis raconter à Vadik la succession d’événements
surnaturels des jours derniers, mais je me repris à temps. Mon ex n’était pas du
genre à croire aux miracles, il m’aurait aussi sec attaché les mains derrière le dos
et embarquée chez les fous. Avec certes les meilleures intentions du monde.
Vadik attendait visiblement des explications, quand, fort à propos, le
téléphone sonna.
« Alors, tu jubiles ? me demanda une voix.
— Bonjour, Macha !
— Passe-moi Vadik !
— Je croyais que c’était déjà fait ! Vadik, ta concubine ! »
D’un air suppliant, Vadik plissa le front où se dessinèrent trois rides mais je
lui refilai le combiné et il partit s’isoler dans la chambre.
Qu’est-ce qui m’avait pris de raconter à ce salaud, parti avec une autre en
plus, cette histoire me tenant tellement à cœur ? J’avais le sentiment pénible
d’avoir trahi le groupe de Dyatlov.
Quant à Vadik, la bobine radieuse, il sortait déjà de la chambre.
« Je lui ai dit de me ficher la paix avec ses exigences sexuelles effrénées. Et de
me ficher la paix, un point c’est tout !
— Tu peux toujours attendre que je te félicite et que je m’extasie ! »
Vadik essaya de se faufiler derrière la table de la cuisine.
« On s’était mis d’accord pour que tu partes après le déjeuner. »
Je montrai d’un geste les assiettes vides et ajoutai :
« Il n’y a plus rien à manger.
— Je peux préparer autre chose ! s’empressa de répondre mon ex-mari.
— Vadik, calme-toi et rentre chez toi !
— Ania, ce n’est pas possible d’être aussi irréprochable. Le bon Dieu va te
regarder et penser que tu n’as aucune raison de vivre longtemps puisque tu es
déjà parfaite et que tout ce que tu fais est impeccable. »
Je ne pus m’empêcher de rire. Il savait y faire.
« Est-ce que je peux revenir demain ? Je te ferai collationner.
— Il n’existe pas, ce mot.
— Je t’apporterai un petit dictionnaire et on regardera ensemble, répondit-il
d’un ton conciliant.
— J’en ai un de petit dictionnaire comme tu dis. Tu peux venir samedi, on
regardera la course de Formule 1. »
Son visage s’illumina comme rivière au soleil et il se dirigea vers l’entrée.
« Tu sais, dit-il en guise d’au revoir, j’étais en train de me demander si ce
n’était pas mieux pour eux d’avoir péri de cette façon, entourés de mystères et de
secrets. Ne sois pas choquée, tu m’as mal compris. Dis-moi, quel âge auraient-ils
aujourd’hui ?
— Entre soixante-trois et soixante-cinq ans. Zolotariov un peu plus, c’était le
plus âgé.
— Tu vois, ils seraient devenus des vieux imbéciles qui manifestent avec des
drapeaux rouges à côté de la statue de Lénine, ils écriraient aux journaux,
insulteraient les gens dans les transports, alors que là, ils sont entrés dans
l’immortalité, excuse le mélo ! Et aujourd’hui encore on les appelle par leur
prénom : Zina, Liouda 14, Roustik 15… même toi, une gamine qui aurait pu être
leur petite-fille.
— Je ne suis pas du tout d’accord avec toi ! Rien ne vaut le droit de vivre sa
vie. Même si au bout du compte ce n’est pas ce dont tu avais rêvé. Et alors ? Et
s’il y avait eu un génie parmi eux ? Ou simplement quelqu’un de bien, ce qui à
mon avis est mieux que n’importe quel génie ? Et puis, ils se seraient occupés de
leurs petits-enfants, se seraient réunis à l’occasion des fêtes de famille, auraient
chanté et joué de la guitare. Pourquoi pas ? »
Vadik parti, je me servis une tasse pleine de grog malheureusement refroidi et
devenu un infâme breuvage.
9

Procès-verbal d’audition de témoin


14 avril 1959. Ville de Sverdlovsk. Interrogatoire du témoin Kolevatova
Rimma Sergueevna, née en 1929, mené par le conseiller judiciaire adjoint
Romanov, procureur de la commission d’enquête du parquet régional.

D’après son âge, c’est sans doute la sœur de Sacha 16 Kolevatov. (Vadik n’a
pas tout à fait tort, je les appelle effectivement par leur prénom, que ce soit dans
ma tête ou à voix haute.)

Le 2 février de cette année, un groupe de randonneurs de l’Institut


polytechnique de l’Oural a trouvé la mort pendant l’ascension du mont
Otorten (mon frère, Aleksandr Sergueevitch Kolevatov faisait ses études
avec eux, en quatrième année de faculté de physique appliquée). Je
connaissais bien les étudiants du groupe de randonneurs, j’ai
personnellement rencontré certains d’entre eux et je sais comment ils ont
préparé leur équipement (mon frère avait la responsabilité de se procurer
tout le nécessaire pour l’ensemble du groupe). Nous en avons souvent
discuté avec lui. Enfin, j’ai dû être un témoin direct des premières
recherches auxquelles j’ai même participé.
Il me paraît indispensable de souligner […] les dysfonctionnements
suivants dans l’organisation de la randonnée.
1. Les moyens alloués à ce type d’expédition sont très pauvres. Il s’agissait
de traverser à ski pendant vingt-deux jours, dans des conditions hivernales,
des zones non peuplées. Il est évident qu’il faut avoir des réserves de
produits alimentaires riches en calories et, notamment, chaque étudiant
aurait dû disposer d’une réserve de survie de chocolat (de la même façon
que chacun avait une boîte d’allumettes dans la poche de poitrine
intérieure de sa combinaison). L’Institut n’a versé que 100 (cent) roubles à
chaque étudiant à titre de soutien financier, somme notoirement
insuffisante. Les autres frais ont été supportés par les étudiants eux-mêmes,
à hauteur de 350 roubles. Je ne crois pas me tromper en affirmant qu’ils
ont dû se battre pour obtenir l’équipement nécessaire auprès du club de
sport de l’Institut. Mon frère a réussi à « dégoter », pour reprendre ses
propres termes, des combinaisons de ski pour tout le monde. Un peu plus
tard, on lui a dit qu’elles étaient réservées aux alpinistes et on lui a
demandé de les rendre (ils sont venus jusque chez nous les récupérer). Le
dernier jour, le jour du départ, il s’est procuré des pulls en laine qu’il a
apportés en douce à la maison, en en mettant trois sur lui à chaque voyage.
Le groupe n’avait pas de sacs de couchage.
2. Les opérations de recherche n’ont pas commencé en temps voulu mais
avec beaucoup de retard. Le groupe aurait dû rentrer à Sverdlovsk le 14 ou
le 15 février et, dès le 12 février, ils étaient censés envoyer un télégramme
depuis Vijaï, le point d’arrivée de leur randonnée, pour informer de leur
retour. Les parents se sont inquiétés pour leurs enfants et ont bien sûr
téléphoné au club de sport de l’Institut et au club municipal (comme l’ont
déclaré les Doubinine et les Slobodine). Je n’ai moi-même appelé l’Institut
que le 17 février, trois jours après la date de retour prévue. Le camarade
Gordo, directeur du club, était absent et toutes mes tentatives pour le
joindre sont restées vaines : impossible de le trouver à son poste de travail.
J’ai aussitôt téléphoné au camarade Oufimtsev, directeur de la section
municipale des sports. Il m’a assuré qu’il n’y avait aucune raison de
s’inquiéter, que les groupes pouvaient avoir jusqu’à une semaine de retard,
etc. Le fait suivant est révoltant et criminel : le 18 février, le camarade
Gordo a déclaré à la section du Parti de l’Institut avoir reçu un télégramme
de Vijaï l’informant que le groupe avait pris du retard. Le camarade
Zaostrovski F.P., secrétaire du Parti de l’Institut, n’a pas jugé bon de
vérifier les faits et d’en rendre compte au camarade Sïounov N.S., directeur
de l’Institut. Ce dernier n’a été prévenu que lorsque le camarade
Fedtchenko E.P. l’a appelé depuis le comité municipal du Parti (j’ai dû
m’adresser moi-même au comité du Parti pour leur demander de prendre
des mesures afin de lancer des recherches).
Ainsi, le télégramme avait été confondu avec celui d’un autre groupe, le
groupe de Blinov, et la direction de l’Institut n’avait pas été mise au
courant des événements. Il a fallu l’insistance des parents pour que les
recherches soient entreprises.
Quand l’Institut a commencé à organiser les recherches, il est apparu que
le club de sport ne disposait pas de l’itinéraire suivi par le groupe et qu’ils
avaient reporté sur leur carte. Le camarade Milman, directeur adjoint du
club sportif de l’IPOu, ayant appris d’une tierce personne que cette carte
était en ma possession avant le départ du groupe, a téléphoné à ma sœur
Nina Sergueevna Anissimova pour lui demander la carte afin
d’entreprendre les recherches. Mais mon frère Aleksandr l’avait emportée,
elle lui avait été donnée par notre ami Ignati Fokitch Riaguine, directeur
adjoint du trust Hydromedroub (si je ne me trompe pas dans le nom). Ignati
connaissait les lieux et avait discuté avec mon frère de leur future
randonnée. Contacté par téléphone par le club sportif de l’IPOu, I.F.
Riaguine avait à notre demande reconstitué l’itinéraire et l’avait tracé sur
une carte que j’ai remise personnellement au colonel Ortioukov (parti le
premier en avion à la recherche du groupe).
3. L’organisation des obsèques suscite l’indignation. Les parents de chaque
étudiant ont été convoqués séparément, soit au comité régional du Parti
(camarade Serkova Z.T.), soit à l’Institut polytechnique où il leur a été
proposé d’enterrer les victimes à Ivdel. Mais ces jeunes gens n’étaient en
rien liés à Ivdel ! Ces gens habitaient Sverdlovsk et on leur demandait de
laisser leurs enfants défunts à Ivdel ! La camarade Serkova a tenté de faire
croire à chaque famille (selon leurs propres dires) que les autres parents
avaient accepté cette proposition (nous, les Kolevatov, de même que les
Slobodine et les Doubinine nous nous y sommes catégoriquement opposés),
une sépulture commune sur laquelle serait érigé un obélisque. On peut se
demander pourquoi l’administration n’était pas en mesure de faire de même
à Sverdlovsk. Quand on a proposé aux parents de Zina Kolmogorova
d’enterrer leur fille à Ivdel ils ont refusé et exigé que tous les parents se
réunissent à l’IPOu pour prendre une décision collective. Le secrétaire du
Parti de l’Institut (dont j’ai oublié le nom) leur a répondu que les familles
vivaient dans des endroits différents et qu’il n’était pas possible de les
réunir. Pourquoi une telle conspiration ? Pourquoi a-t-il fallu supporter
tous ces tourments, pourquoi a-t-il fallu remonter jusqu’au secrétaire du
Parti de la région, le camarade Kouroïedov, pour obtenir que les étudiants
soient ensevelis dans leur ville natale de Sverdlovsk ? C’était traiter de
façon inhumaine des gens inconsolables ayant déjà subi un terrible
chagrin. Que de souffrance pour des pères, des mères, des amis ayant perdu
des proches, des jeunes gens honnêtes et dignes de respect.
4. J’étais présente aux obsèques de tous ceux dont on a retrouvé le corps.
Pourquoi leurs visages et leurs mains étaient-ils marron avec des marques
sombres ? Comment expliquer que les quatre personnes assises près du feu
et étant selon toute probabilité encore en vie n’aient pas tenté de revenir
vers la tente ? S’ils étaient manifestement plus chaudement vêtus que les
autres (ce que l’on peut déduire des affaires manquant dans la tente), si
c’était une catastrophe naturelle, ils auraient rampé vers la tente après
s’être réchauffés auprès du feu. Tout le groupe n’a pas pu périr à cause
d’une tempête de neige. Pourquoi étaient-ils paniqués au point de s’enfuir
de la tente ?
Un groupe de randonneurs de l’Institut pédagogique de la faculté de
géographie a raconté s’être trouvé sur le mont Tchistop (un peu plus au
sud-ouest) à la même époque, début février, et avoir vu dans la zone du
mont Otorten une sorte de boule de feu. Des phénomènes identiques ont été
enregistrés un peu plus tard. Quelle peut être leur origine ? N’auraient-ils
pas pu causer la mort du groupe de Dyatlov ? Tous étaient des marcheurs
résistants et expérimentés. Dyatlov randonnait dans cette région pour la
troisième fois. Liouda Doubinina avait elle-même accompagné un groupe
vers le mont Tchistop au cours de l’hiver 1958. Kolevatov, Doubinina et
Dorochenko avaient marché dans les monts Saïan. Ils n’ont pas pu périr
uniquement à cause d’une violente tempête.
Pourquoi ne leur a-t-on pas fourni de radio avant le départ ? Se voyant
dans une situation désespérée, ils n’auraient pas manqué d’envoyer un
appel de détresse. Ces mêmes étudiants avaient fêté le nouvel an 1959 en
forêt, ils étaient partis pour deux jours à la station Boïtsy (sur la ligne de
train de Perm). Ils avaient une radio, ils avaient écouté Radio-Moscou.
Mon frère m’a raconté qu’Igor Dyatlov avait emporté sa propre radio. Tout
cela est bien triste et montre encore une fois à quel point nos organisations
sportives sont mal contrôlées.
Je vous demande d’élucider avec objectivité les causes de la mort de ces
jeunes gens et de permettre à leurs parents d’accéder à ces informations.

« Comme j’aimerais les connaître, ces causes, confiai-je à Schumacher qui


avait l’air de trouver le temps long. Si Rimma Sergueevna Kolevatova avait su
que jamais les raisons de cet accident ne seraient élucidées… »
Pendant au moins trente ans, cette affaire sera totalement oubliée.
Une petite feuille se trouvait sous le procès-verbal. C’était la copie d’un
télégramme :
Destinataire : A.A. Dyatlov, 13, rue Sadovaïa, Pervoouralsk, Sotsgorod,
région de Sverdlovsk.

Expéditeur : Dyatlov, station de Vijaï.

Bonjour à tous.
Aujourd’hui 26 février partons randonnée. Bien arrivés point départ. Serai
Sverdlovsk entre 12 et 15 février. Passerai sans doute pas maison,
demandez Roufa apporter chambre linge pour voyage Penza. Retour Penza
entre 5 et 7 mars.

Salut, Igor

Donc, Igor n’était pas attendu chez lui avant le mois de mars.
À cet instant, la sonnerie du téléphone vint brutalement interrompre mes
pensées.
« Ania, excuse-moi de te déranger… »
J’ai oublié de dire que Sveta avait une agréable manière de ne pas rouler les r.
Je faisais pareil dans mon enfance, mais les orthophonistes avaient corrigé mon
défaut de prononciation.
« Tu ne me déranges absolument pas ! J’allais justement t’appeler. »
Sveta me dit d’un ton coupable :
« Tu as dû me trouver pleine de mystère et de prétention, mais en réalité,
j’étais horriblement gênée, j’avais peur que tu te moques de moi.
— Et pourquoi donc ?
— Tu sais, les filles de mon âge s’intéressent d’habitude à d’autres choses…
et moi je vis avec quarante ans de retard. Un ami m’a même dit : “Les vivants ne
t’intéressent pas”. Mais ce n’est pas vrai ! Je ne sais pas moi-même comment
l’expliquer.
— Explique-moi plutôt autre chose. »
Je bloquai le combiné entre mon oreille et mon épaule, malgré les conseils des
esthéticiennes qui affirment que cela abîme le cou.
« Comment t’es-tu retrouvée avec la copie du dossier judiciaire, et pourquoi
est-il incomplet et dans un tel désordre ?
— Pas de problème, je peux t’expliquer », répondit-elle d’un ton un peu triste.
Elle regrettait sans doute ses confidences.
« Attends, je vais éteindre la bouilloire, ajouta-t-elle, je reviens tout de suite. »
La bouilloire sifflait bruyamment au fond de son appartement. J’imaginais un
linoléum bien entretenu, un buffet à vaisselle impeccablement rangé et une
fenêtre au rez-de-chaussée pourvue d’une grille et d’une moustiquaire.
« Sveta, tu habites un rez-de-chaussée et tu as des grilles aux fenêtres ?
— Oui, tu le vois au téléphone ? »
J’étais au bord du malaise. Voilà que je devenais extralucide ! Par chance,
Sveta n’y fit pas vraiment attention. Nous aimons tous parler de nous plutôt
qu’écouter les autres !
« Je m’intéresse à la randonnée en montagne depuis le lycée. Quand j’étais en
première on m’a raconté qu’un groupe d’étudiants avait péri dans l’Oural du
Nord. C’était déjà à l’époque une sorte de légende, comme celle de l’or de
Demidov 17. Cette rumeur a été un choc pour moi ! Tu sais, parfois dans la vie il
y a des histoires que l’on ne peut pas oublier avant de les avoir vraiment
creusées et de pouvoir en imaginer toutes les circonstances…
» Alors j’ai commencé à fouiller, à interroger des randonneurs confirmés sur
le moindre détail. En ce temps-là, presque tout le monde avait peur de dire la
vérité, ce n’était pas vraiment l’époque idéale pour ce genre d’enquête. Pourtant,
en 1989, je suis tombée sur un employé des Archives régionales qui m’a
beaucoup aidée. J’ai pu faire des photocopies du rapport d’enquête, je savais
qu’il pouvait être bientôt détruit pour prescription. J’ai lu ce dossier de la
première à la dernière ligne et j’ai vite compris qu’il y manquait un grand
nombre de documents… Tu as raison, on dirait qu’il a été censuré. Sur les pages
manquantes figurent vraisemblablement les réponses. Alors j’ai commencé à
fouiller ailleurs. J’ai retrouvé l’un après l’autre les membres des équipes de
recherche, j’ai rencontré les familles du groupe et tous ceux qui avaient un
rapport même indirect avec cette affaire.
— Les familles ? demandai-je, méfiante. Que je sache, aucun d’eux n’avait
d’enfants, quant à leurs parents ils sont sans doute déjà…
— Zolotariov pouvait très bien être marié, c’est probablement le cas,
d’ailleurs. Mais on ne sait rien de lui. C’était le plus âgé, il avait trente-sept ans à
l’époque. Ce qui en a étonné plus d’un par la suite : quelle mouche l’avait piqué
de partir en randonnée avec ces jeunes ? Il paraîtrait même que Kolevatov s’était
opposé à sa présence. Rien n’exclut, bien sûr, que ce soit une invention. Tu ne
manqueras pas de tomber sur des mensonges extravagants. Essaye de ne croire
qu’aux faits.
» Quant aux familles, n’oublie pas qu’ils avaient presque tous des frères et des
sœurs, qui sont encore là, eux. Tu sais bien qu’à l’époque les couples avaient
beaucoup d’enfants. Igor Dyatlov avait deux sœurs, Roufina et Tatiana, et un
frère, Slava ; Liouda Doubinina avait un frère, Igor. Si nécessaire, nous pourrons
aller les voir et discuter avec eux.
— Bien sûr, ça sera nécessaire ! Sveta, et après ? Tu as rassemblé tous ces
documents et puis, qu’est-ce que tu as fait ? »
Sveta soupira.
« Nous sommes allés sur cette montagne le 2 février 1989, trente ans après les
faits. J’ai vu le col et la plaque commémorative fixée là-bas. Ensuite, les
journalistes ont commencé à s’intéresser à cette histoire, des articles en veux-tu
en voilà ont paru avec des photographies et les versions les plus
abracadabrantes ; l’une d’entre elles disait même que le groupe de Dyatlov serait
tombé par hasard sur un trésor des anciens Aryens… J’en passe et des
meilleures.
» Les spécialistes de l’affaire Dyatlov se multiplient comme des petits pains,
et de faire l’important et de discutailler sur ce qui s’est passé. Moi, en revanche,
j’ai de moins en moins envie d’en parler parce qu’on n’a rien trouvé de nouveau
et qu’on ne sait toujours rien.
» C’est pourquoi j’ai été tellement contente de te rencontrer. Tu sais, tous ces
machins surnaturels ne me font absolument pas peur et si tu les as inventés pour
te rendre intéressante, eh bien, écris-le quand même, ce livre, ça servira peut-être
à quelque chose.
— Je n’ai rien inventé, quant à écrire… »
Je voulais lui raconter les nouveaux « machins surnaturels » de mon
ordinateur mais je m’arrêtai à temps.
« Avant d’écrire, je dois lire, et c’est ce que je fais », conclus-je.
Sveta ne put cacher sa joie, j’entendis même un sourire dans sa voix :
« Je ne vais pas te déranger plus longtemps ! »
10

« Schumacher, si en plus tu faisais la vaisselle, tu serais irremplaçable ! »


déclarai-je dans un accès de colère à mon matou qui faisait des ronds désespérés
autour du réfrigérateur.
Je lavai moi-même la vaisselle, donnai à manger à Schumi et me préparai un
café.

PROCÈS-VERBAL
de l’examen des objets trouvés sur le lieu des événements.

Ville d’Ivdel, du 5 au 7 mars 1959.

Conformément à l’article 78 du code de procédure pénale de la R.S.F.S.R.,


le conseiller judiciaire adjoint Ivanov, procureur des affaires criminelles du
parquet de Sverdlovsk, a établi le présent procès-verbal, constatant qu’en
présence de Vichnevski, responsable de la chaire d’éducation physique de
l’IPOu et de I. Iarovoï, correspondant du journal Na smenu !

(Stop ! J’ai déjà rencontré ce nom. Iarovoï, c’est l’auteur du livre Difficultés
de niveau supérieur. Aurait-il pris part aux recherches ? Je serais curieuse de
savoir comment il s’y est pris ! J’imagine que tout était classé secret, peut-être
pas les recherches elles-mêmes, mais à coup sûr les examens et expertises qui
ont suivi…)

il a présenté à I.E. Ioudine, étudiant de quatrième année à l’IPOu (foyer


étudiant bâtiment 8, chambre 531), les objets trouvés aux alentours de la
tente du groupe de Dyatlov, aux alentours du feu de camp à côté des corps
de Krivonichtchenko et Dorochenko, ainsi que les vêtements portés par les
cadavres.
Il a été demandé à I.E. Ioudine d’indiquer à qui appartenait chacun des
objets, sur la base de ses impressions personnelles, des notes trouvées dans
les journaux ainsi que de l’examen des dits objets.
Suite à cet examen, I.E. Ioudine a déclaré que les objets appartenaient selon
lui aux randonneurs suivants (précédemment, ces objets avaient été répartis
de façon désordonnée dans les sacs à dos par les équipes de recherche)

On peut supposer qu’à I.E. Ioudine Kolmogorova appartenaient les objets


suivants :

a) sac à dos noir, usagé, poche latérale recousue. À l’intérieur, brosse à


dents pliable, bandage, lettre en provenance de la ville de Bereznika
adressée à Z. Kolmogorova, morceau de savon enveloppé dans tissu, boîte
d’allumettes neuve, torche électrique noire, bobine de fil noir, boîte à savon
de couleur claire avec morceau savon de toilette, 2 boîtes à lait en poudre
remplies de médicaments, pharmacie de secours dans petit sac (bandes,
coton, teinture d’iode), pellicule photo, boîte métallique à dentifrice en
poudre contenant d’autres médicaments. Ioudine a déclaré avoir remis ces
médicaments à Z. Kolmogorova en se séparant du groupe au village
Severny n° 2.
Lui appartiennent également : chaussettes de vigogne presque noires…

Ce mot « vigogne » si vieillot et doux à l’oreille me toucha profondément. Il


désigne, si je ne me trompe pas, un « mélange 50/50 de coton et laine grossière »
ou encore « laine mélangée 18 ».

… cape, moufles de laine bleues avec dessin marron… moufles bleues type
« crispin », chaussons de toile neufs avec sapin dessiné sur semelles
extérieures.

La liste était longue, détaillée, il s’en dégageait une impression de


vulnérabilité, devant tous ces objets personnels dévoilés au regard public. Je me
représentais sans peine l’inspecteur Ivanov montrant une chose après l’autre à
Ioudine, mais j’avais plus de mal à imaginer les sentiments de ce dernier.

Veste matelassée de femme avec col marron foncé en fourrure


synthétique… anorak couleur treillis. Dans les poches de celui-ci : carte
d’étudiante avec photographie au nom de Kolmogorova, 5 roubles.

J’étudiai très attentivement la liste des vêtements que portait Zina au moment
de sa mort. Elle était habillée assez chaudement.

Le corps de Z. Kolmogorova était vêtu de la façon suivante : pull-over bleu


marine, en dessous gilet tricoté avec rayures transversales bleues, chemise,
tricot de corps bleu foncé à manches longues… pantalon de ski, pantalon de
survêtement bleu foncé… Chaussettes de laine marron avec semelles
fourrure, chaussettes en coton. Bonnet de laine rouge sur la tête, en dessous
second bonnet de laine bleu.

Voilà un tas de vêtements qui en auraient des choses à raconter ! Sans oublier
les tentes, les bouleaux, les congères…

On peut supposer qu’à I. Dyatlov appartenaient les objets suivants :


a) gilet de fourrure (brute), veste de fourrure avec fermetures Éclair. Sac à
dos usagé couleur treillis, moufles de toile grossière, masque…
Sans doute un masque de protection contre la neige et le froid. Sur les
photographies du dossier, il fait peur. Avec une chose pareille sur le visage, on
doit ressembler à un extraterrestre agressif.

… chaussettes rouges, fixations de secours, fourreaux pour bottines, bonnet


de ski en laine bleu avec fleurs blanches, moufles de cuir noir, couverture
rouge foncé, pantalon ski couleur treillis et anorak clair.
Dans les poches de l’anorak et du pantalon ont été trouvés : paire de
lunettes monture en corne dans étui couleur grise, carnet au nom I. Dyatlov
avec photo de Z. Kolmogorova, canif avec breloque en forme de carabine
attachée par ficelle, gousses d’ail, boussole, masque, morceaux de ficelle,
fil de fer, caoutchouc pour skis.

Minute ! Une photo de Zina ? Ils sortaient peut-être ensemble ? Ou serait-ce


mon excès d’imagination ? Mais une photo dans son carnet… Bien sûr, Igor
aurait pu demander une photo à Zina pour des papiers. Il faut garder ce détail à
l’esprit.

… I. Dyatlov portait les vêtements énumérés dans le procès-verbal de


l’autopsie : gilet de fourrure avec doublure en satin bleu. I. Ioudine a
déclaré que ce gilet lui appartenait et qu’il l’avait donné à S. Kolevatov le
28 janvier 1959.

Alors pourquoi s’est-il retrouvé sur Dyatlov ?


Des bottillons chauds ont été retrouvés à la base.
Dyatlov portait également : pull-over bleu en laine mélangée, tricot de
corps bleu, pantalon de ski marron, pantalon de survêtement vert foncé,
1 chaussette de laine blanche déchirée, 2 chaussettes en coton, paquet de
streptomycine.
Dyatlov n’avait donc pas de chaussures. Par ce froid ! Pour le reste, il était
assez chaudement vêtu.
L’inspecteur continuait son travail.

On peut supposer qu’à L. Doubinina appartenaient les objets suivants :


a) sac à dos noir, usagé, lunettes cassées dans étui, brosse à dents dans étui,
boîte à savon avec savon, dentifrice. Couverture bleu foncé, anorak clair,
tricot de corps bleu, pantalon de ski noir, cagoule blanche, chaussures de
ski, pull de laine, chaussettes de laine blanches, bottes de feutre noir.
Chemise à petits carreaux, masque, chaussettes marron et chaussettes laine
grises. I. Ioudine a déclaré qu’il avait donné ces chaussettes à L. Doubinina.
Dans les poches de l’anorak ont été trouvés : ficelle de papier, morceau de
cape, épingle de nourrice, pincée de poudre et oignon. Sur la poche, insigne
randonneur. Manche gauche retournée à l’intérieur de l’anorak.
Dans les poches du pantalon : bande élastique, début de lettre à Valia, […],
grand peigne, 2 crayons, pince à cheveux, 35 roubles.

Une pince à cheveux… cette expression est bizarre, aujourd’hui, personne ne


le dirait. Comme « vigogne ». Des mots oubliés.

Bonnet de ski bleu, petit sac en coton. Mouchoirs de femme, 2 blancs avec
liseré marron, 1 à carreaux.

Ce procès-verbal avait été établi scrupuleusement et en détail. Plus j’avançais


dans ma lecture, plus ma peur grandissait. Je voyais très clairement ce tas
d’objets ni très neufs ni très propres amoncelés dans le bureau du parquet
d’Ivdel.
Les objets que l’on avait demandé à Ioudine d’identifier se ressemblaient
énormément ; c’était l’équipement de randonneur classique de l’époque.
Comment pouvait-on, par exemple, faire la différence entre deux paires de
chaussettes de laine ? Si l’on en croit les comptes rendus, Ioudine ne s’en était
pas trop mal sorti.

On peut supposer qu’à N. Tibo-Briniol appartenaient les objets suivants :


a) sac à dos, boîte à thé contenant 1 pellicule photo, couverture bleu foncé
de laine grossière, vieux chapeau… allumettes dans morceau de toile cirée,
chemise à carreaux (retrouvée près du feu, une manche retournée), anorak,
bottines.
Dans les poches de l’anorak et du pantalon : mouchoir, bande, grosse boîte
d’allumettes, lampe de poche, canif et couteau finlandais, boussole, épingle
de nourrice, fixation de secours pour skis, 1 rouble, veste matelassée noire
se boutonnant à gauche, bottes en feutre noir raccommodées.

On peut supposer qu’à Slobodine R. appartenaient : sac à dos neuf couleur


treillis avec breloque représentant ours en plastique, serviette de toilette,
jumelles, couverture rouge, anorak clair, pantalon de ski, veste matelassée
noire, brûlée, cagoule, 1 botte en feutre, pince plate, fil de fer. Peluche
hérisson, crayon, boîte avec vis à bois, 2 bobines de fil, fil à pêche, bloc-
notes. Appareil photo de la marque Zorki, numéro inconnu, chaussures de
ski, masque.

Les affaires de Roustem, ou Roustik, comme l’appelaient ses proches, étaient


un peu plus gaies que celles des autres. J’avais vu quelque part qu’il jouait de la
mandoline, instrument à la mode à cette époque-là.

R. Slobodine portait les vêtements suivants : pull-over noir en coton au-


dessus de chemise. 2 semelles de feutre entre pull et chemise ; dans poche
chemise : stylo, passeport au nom de Slobodine, 310 roubles (1 × 100,
4 × 50, 1 × 10), sous la chemise, chemise en lainage à longs poils grise et
encore en dessous, tricot de corps.
Pantalons de ski… canif, peigne et crayon dans les poches.
Sur pied droit botte de feutre et 4 épaisseurs de chaussettes, sur pied gauche
chaussettes mais pas de botte de feutre. Dans la poche de l’anorak,
3 exemplaires d’une lettre adressée à Bienko, dans la poche du pantalon de
ski, lettre du comité syndical.

En résumé, Roustem, Igor et Zina ont été trouvés dans la neige entre la tente
et le cèdre où gisaient Krivonichtchenko et Dorochenko. Si ma mémoire est
bonne, ceux que l’on avait découverts près du cèdre étaient habillés moins
chaudement que les autres, ils portaient un équipement très léger. « Ceux du
ruisseau » étaient assez chaudement vêtus, mais Dyatlov, Slobodine et Zina
étaient mieux protégés du froid.
L’écriture sans émotion d’Ivanov m’entraînait plus loin :

On peut supposer qu’à Dorochenko appartenaient les objets suivants : sac à


dos noir, couverture bordeaux, veste matelassée bleue, pantalon de sport en
jersey, bottines, écharpe à carreaux en vigogne, chapka, anorak clair, dans
les poches 2 carnets et 20 roubles (2 × 10).
Il portait : chemise à gros carreaux, caleçons chauds, tricot couleur vert
salade… aux pieds 3 chaussettes coton intactes et 3 trouées, 1 paire de
chaussettes laine avec traces de brûlure.

Affaires attribuées à Zolotariov :


a) couverture rayée verte, anorak clair, écharpe de laine blanche, bottines
réparées avec fil de fer, béret noir, bonnet de ski, flacon avec vitamines,
pellicule photo. Dans le sac à dos : cahiers, journal Krokodil, feuille de
laurier, poivre. Veste matelassée noire, appareil photo avec viseur et objectif
supplémentaire.

Au moment où ce procès-verbal a été dressé, les corps de Zolotariov, Tibo,


Liouda Doubinina et Sacha Kolevatov n’avaient pas encore été retrouvés. On ne
disposait que de leurs affaires, vêtements et sacs à dos. Leurs proches gardaient
encore espoir.

On peut supposer qu’à Kolevatov appartenaient les objets suivants : sac à


dos noir, couverture de toile militaire, anorak et pantalon, gilet de fourrure,
chaussures de ski, cagoule…, peigne cassé, paquet de cigarettes
Aromatnye, gourde aluminium.

J’imaginais très bien cette gourde, mon père avait la même. Je me demandais
ce que portaient les « quatre derniers » quand ils ont été retrouvés. Le procès-
verbal renvoyait aux rapports d’autopsie rangés dans un autre dossier.

On peut supposer qu’à Krivonichtchenko appartenaient les objets suivants :


sac à dos, couverture vert foncé, veste matelassée bleue, avec traces de
brûlure, anorak et pantalon de ski, mandoline dans son étui…

Ça alors ! C’était pourtant Roustik qui jouait de la mandoline !

… chaussons de fourrure, cagoule et moufles en tissu imprimé, chaussures


de ski, bottes de feutre, gourde aluminium.
Dans la poche de l’anorak : peigne, boussole, petits ciseaux. Sur la veste,
2 insignes : sportif de niveau 2 et randonneur, 1 corde de ré pour mandoline,
peluche nounours.
Il portait : chemise, gilet de corps, caleçons en morceaux, slip de bain,
1 chaussette.

Un peu léger, comme vêtements, pour un hiver dans l’Oural du Nord !


Il restait une dernière page.

En outre, une partie des objets n’a pu être attribuée à personne :


Fourreaux pour bottines (tous déchirés. 9 paires)
Chaussettes coton, intactes ou trouées : 25
Chaussettes laine ou vigogne, intactes ou trouées : 21
Moufles laine, fourrure, coton, fourrées ou non : 20
Guêtres : 17 (noires ou bleues)
Cagoules : 3
Divers sacs à nourriture : 12
Chaussons d’intérieur : 1 paire.

On trouvait encore dans cette liste 1 tricot de corps, 3 pull-overs, 1 serviette de


toilette, écharpes, masques, slips, 1 bonnet, 1 col en fourrure, 1 morceau de cuir
provenant de bottines, mouchoirs, garrots, 1 paire de lunettes correction 4-4,5
dans étui vert, 1 torche, 1 brosse à dents, haches, 1 scie à double poignée, 1 paire
de skis, 1 piolet et de la vaisselle (7 cuillères, 5 tasses, 3 gobelets en aluminium,
2 seaux et 1 poêle avec tuyaux). Si je me souviens bien des livres de Iarovoï et
de Gouchtchine, Igor Dyatlov avait lui-même fabriqué ce poêle, c’était un bon
bricoleur.
La large signature d’Ivanov, pleine d’assurance, certifiait le procès-verbal.
Il faisait maintenant nuit. Les flocons de neige volaient tristement devant ma
fenêtre, pareils à des petits bonshommes gelés.
Eh bien ! Je n’avais plus qu’à regarder la télévision et à me coucher.
Appuyant paresseusement sur les touches de la télécommande, j’essayai
sérieusement de regarder plusieurs films à la fois. La première chaîne passait un
énième James Bond. Schumacher accourut et me rejoignit sur le canapé à la
première note du générique. Nous passâmes une heure et demie à regarder avec
plaisir les exploits totalement surnaturels d’un homme tout aussi surnaturel.
Le sommeil me tomba dessus avant la fin du film et des miaulements stridents
me réveillèrent alors que l’écran était brouillé. Bon, il serait temps que les
téléspectateurs de mon genre apprennent à éteindre leur poste ! Et en 1959, y
avait-il déjà des téléviseurs ? Sans doute, quoique dans une minorité de foyers…
Les gens allaient au cinéma et regardaient les affiches.
Je me mis au lit mais, bien entendu, quelle plaie, je n’avais plus sommeil.
Pendant plus d’une heure, je me tournai d’un côté de l’autre sans aucun effet.
J’aurais dû lire les rapports d’autopsie qui étaient dans le sac rouge, sauf que je
fus soudain prise de panique. Il faisait nuit et lire toutes ces horreurs allait me
rendre complètement folle. Je pris le premier document qui me tombait sous la
main dans la chemise déjà ouverte. C’était l’audition d’un témoin de l’affaire.
PROCÈS-VERBAL
d’audition de témoin

Le 14 avril 1959, le camarade Romanov, procureur du bureau


d’investigations du parquet régional a interrogé dans les locaux du parquet
Aleksandr Nikolaevitch Doubinine, né en 1903.

Le père de Lioussia !

Domicile : 16/18 rue des Décembristes, escalier 44, appartement 379.


Téléphone professionnel : D-1-39-40.
Dans la mesure où je n’étais pas présent lors de l’accident qui a causé la
mort du groupe de Dyatlov et où, en tant que parent, je n’ai pas été informé
de la cause réelle du décès de ma fille, je me permettrai d’exprimer mon
opinion sur ce que j’estime être les causes et les responsables de cet
accident.
Aujourd’hui encore, je ne réussis pas à accepter l’idée que dans un pays
comme l’Union soviétique, dans une ville industrielle, un centre culturel de
cette taille, la sécurité de tout un groupe de personnes ait été traitée avec
une négligence aussi criminelle !
Laisser partir des jeunes gens en randonnée dans une contrée de montagne
et de taïga peu peuplée, sachant qu’entre janvier et mars les tempêtes de
neige sont si violentes que même les rennes et a fortiori les êtres humains
ont du mal à rester debout, que les avalanches sont monnaie courante, c’est
mettre leur vie en danger si l’on ne prend pas les mesures les plus
élémentaires pour assurer leur sécurité.
La mauvaise organisation frôlait l’aventurisme, constituait une prise de
risque inconsidérée, surtout si l’on se souvient de cet autre accident tragique
survenu près du point 1079, et excluait toute possibilité de sauvetage…

Lire les paroles écrites par ce père qui venait de perdre sa fille sans avoir
accepté cette perte, sans l’avoir même tout à fait réalisée parce que le corps de
son enfant n’avait pas encore été retrouvé à ce moment-là me faisait mal,
littéralement.
J’ai entendu des étudiants de l’Institut raconter que seules une explosion et
une forte exposition à des radiations auraient pu les forcer à quitter la tente
à moitié nus… La déclaration faite par le camarade Ermach, directeur du
centre administratif du comité régional du P.C.U.S. 19 à la sœur de feu
Kolevatov et selon laquelle les quatre personnes non retrouvées à ce jour
n’auraient pu survivre que d’une heure et demie ou deux aux personnes déjà
retrouvées me pousse à croire que l’explosion d’un missile et les radiations
à proximité du point 1079 ont entraîné la fuite précipitée des jeunes gens
hors de la tente, que la propagation du contenu de ce missile les a obligés à
s’enfuir encore plus loin et a très vraisemblablement endommagé leurs
fonctions vitales, en particulier leur vue.

Ça alors ! Le père de Lioussia n’a pas hésité à formuler ses conclusions. Quel
courage pour l’époque ! Cette idée que les membres du groupe avaient été
aveuglés m’avait à vrai dire déjà traversé l’esprit. En fait, le feu au pied du cèdre
avait dû brûler une heure et demie ou deux heures ; pour l’entretenir il fallait que
quelqu’un (très probablement les randonneurs eux-mêmes puisque rien ne
signale la présence d’autres personnes sur les lieux) grimpe à cet immense arbre
très fourni pour réussir à briser les branches en sautant dessus. La même
personne avait coupé les branches des petits bouleaux qui poussaient tout près
avec son couteau, pourtant il était tout à fait possible de les arracher à la main.
De plus, selon les témoignages des équipes de secours, un tas de bois mort se
trouvait à deux pas de là. Ainsi, tout porte à croire qu’ils ne voyaient rien…
Même si l’on suppose qu’il faisait nuit noire, quelque chose cloche malgré tout
parce qu’il y avait la lumière de la lune et son reflet sur la neige.

Aux alentours de sept heures du matin, la lueur d’un missile 2/II a été
aperçue dans la ville de Serov. D’après les déclarations de plusieurs
étudiants de l’IPOu, c’est un groupe de randonneurs se trouvant à cet
instant-là au pied de la montagne Tchistop qui l’a remarquée. Je pense que
ce missile a été lancé depuis l’extérieur du territoire soviétique, c’est
pourquoi je m’étonne que les circuits de randonnée au départ d’Ivdel
n’aient pas été fermés…
De plus, à mon avis, si le missile a dévié et n’est pas tombé dans le
polygone visé, les services responsables doivent expédier une mission de
reconnaissance aérienne sur les lieux de la chute et de l’explosion afin
d’évaluer les dégâts et d’apporter si besoin est les secours nécessaires.
Si cette reconnaissance a bien eu lieu on peut supposer qu’elle a emporté
les quatre corps restants.
Je n’ai communiqué cette opinion personnelle à personne, estimant qu’elle
n’a pas vocation à être divulguée.

Pauvre Aleksandr Nikolaevitch ! Il gardait encore un petit espoir que sa fille


ait été sauvée par une reconnaissance aérienne… Deux semaines plus tard, les
corps de Lioussia et de trois jeunes hommes seront retrouvés, ils seront inhumés
début mai.
En bas de page une petite note au crayon, sans doute de la main de Sveta : le
frère cadet de Lioussia s’appelle Igor, il habite Beriozovka ; ingénieur.
Je pressai les feuilles contre ma poitrine. Elles avaient conservé jusqu’à
aujourd’hui la douleur d’un père ayant perdu sa fille bien-aimée. La chemise
contenait un dernier rapport d’audition de témoin. Il s’agissait de Vladimir
Mikhaïlovitch Slobodine, le secrétaire du comité syndical de l’IPOu, qui, en plus
du décès de son fils, s’était vu infliger un blâme (mon Dieu, quelle époque !) ; il
donnait son point de vue détaillé sur les responsabilités. Il considérait qu’il
fallait chercher les responsables de ce malheur uniquement parmi les
organisateurs de la randonnée. S’appuyant sur divers documents et arrêtés
officiels, il démontrait les erreurs des dirigeants du club sportif et exigeait qu’ils
soient punis. Surtout le directeur, Lev Gordo, qui en prit pour son grade.
Jusqu’à leur propre mort, les malheureux parents ne surent jamais à cause de
qui et pourquoi on leur avait enlevé ce qui leur était le plus cher, ce qui donnait
un sens à leur vie : leurs enfants. Ils se sont battus comme des lions. Ils se sont
battus par tous les moyens possibles à l’époque : ils ont écrit des requêtes, donné
leurs témoignages, essayé d’obtenir une entrevue avec les dirigeants, interrogé
les étudiants et d’autres randonneurs… Ils se sont rendus eux-mêmes sur le lieu
de l’accident, où ils ont été accueillis par le silence de la neige et le froid du
vent, où ils n’ont trouvé rien ni personne.
Sveta m’avait dit qu’aucun des parents n’était plus de ce monde. J’espère que
leurs âmes ont été accueillies par celles de leurs enfants tués, tués par la nature
ou par l’homme, ou par des forces surnaturelles. J’espère qu’aujourd’hui ils
connaissent la vérité.
11

Je marchais dans une belle ville enneigée. Je fais souvent ce rêve mais la ville
n’est pas Ekaterinbourg 20. Des maisons hautes et fines tanguent et bruissent
comme des arbres, de rares pins aux cimes déplumées, et restent immobiles
tandis que les voitures roulent en un flot dense et monotone. Les fenêtres
s’allument les unes après les autres, un ivrogne au vin joyeux tombe sur un
chemin que la glace damée fait scintiller. J’avance dans ma pelisse usée, tenant
des deux mains mon col relevé. La nuit tombe, les réverbères s’allument.
Un vieil homme devant moi se déplace avec précaution comme si un
mouvement trop brusque risquait de réveiller une maladie. Ses pas sont
réguliers, presque automatiques : une deux, une deux. Le chemin est étroit et je
suis obligée de suivre sa cadence militaire. Mais je suis pressée dans mon rêve et
le dos du vieillard se retrouve bientôt sous mon nez, je peux même sentir une
odeur de médicaments.
Il se retourne.
« Emil Sergueevitch ?
— Bonjour, Anetchka 21 ! »
Nous ne bougeons plus. Repos ! Une deux ! Une vraie séance d’instruction
militaire.
« Mais vous êtes… euh… on vous a déjà… »
Je ne réussis pas à articuler, pourtant je n’ai absolument pas peur.
« Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? Ah oui ! C’est sans importance ! Écoute bien
ce qui compte, Anetchka. Tu lis tous ces papiers d’affilée et c’est très bien, mais
tu devrais avant tout essayer de trouver dans mes dossiers une petite enveloppe
en carton et regarder ce qu’il y a dedans. Et aussi, Ania, n’oublie pas que tu n’as
pas tous mes documents. Ira n’a jamais été très soigneuse, et elle n’a pas vu les
quelques feuilles que j’étais justement en train de regarder le jour où… hum,
hum… Alors retrouve-les, s’il te plaît. Je suis venu te voir pour cette raison. Tu
as compris, Ania ? »
J’acquiesçai. C’était on ne peut plus clair. Devant moi, la neige épaisse et
tassée était déserte. Mais je n’étais plus pressée. Comme ce passager qui
demande au cocher de la troïka de ralentir ses chevaux 22.

Le lendemain matin, j’avais totalement oublié ce rêve. Je me réveillai de très


bonne humeur avec l’intention d’aller me promener, le temps semblait s’être
légèrement radouci.
Au moment où je sortais, le téléphone m’arrêta. C’était mon éditeur, celui qui
avait refusé mon roman. Il avait beau être chauve et porter une vilaine barbe, il
n’avait rien contre mon roman, mais il ne voulait pas publier un livre « à
l’ambiance érotique trop légère ».
« Bonjour, ma petite, me dit-il, et j’eus l’impression de sentir l’odeur de ses
dents qu’il aurait négligé de brosser en se levant. (Il était encore tôt à Moscou et
ma supposition n’avait rien d’improbable.) Alors, tu as réfléchi ?
— Oui ! » répondis-je en jetant un regard désolé à la porte.
J’avais très envie d’aller prendre l’air pour me rafraîchir les idées.
« Tu vas le modifier ?
— Je vous rappellerai plus tard. »
Je raccrochai. Bizarrement, cette conversation ne m’avait absolument pas
contrariée, même s’il pouvait toujours courir pour son « ambiance érotique ». Ce
roman ne verrait pas le jour, aucun roman d’ailleurs.

Que le temps était agréable ! Un vrai jour d’hiver, tel que les émigrés dans
leurs lointains Paris ou New York se l’imaginent… La température était
inférieure à zéro, mais il ne faisait pas froid et la neige craquait sous mes pas
comme si je marchais à la campagne et non dans cette « ville-usine ».
Je descendis lentement ma rue, la rue des Décembristes. C’est étrange à quel
point un nom peut vite perdre son sens. En route vers la Sibérie, les
Décembristes avaient marché dans cette rue alors qu’aujourd’hui s’y écoulait un
flot de voitures.
À droite, se trouve le parc où je viens souvent me promener. À gauche, un
magasin dans un immeuble qui hébergeait autrefois le Café Oriental, un bar à
bières où l’on pouvait rencontrer les gens les plus divers et les plus étonnants.
Où sont-ils aujourd’hui ?
Avant le croisement avec la rue Belinski, j’entrai dans la librairie de l’Oural,
achetai un ou deux livres et traversai pour me retrouver sur le côté droit. Sur le
vieux pont de pierre, en contemplant la surface de l’eau qui fumait, je me
souvins du rêve oublié ce matin. Je le revis très nettement, comme si je venais de
me réveiller.
Je fus tentée de rentrer en hâte à la maison pour regarder ce qu’il y avait dans
ce dossier. Toutefois, j’avais fort envie de me promener encore un peu : les
papiers n’allaient pas s’envoler. Quant à l’appartement d’Emil Sergueevitch, il
était inaccessible pour l’instant, le nouveau locataire ne devant emménager que
la semaine suivante au dire de Nadejda Gueorguievna. Ira sera là. Nadejda
Gueorguievna avait fait de vagues allusions concernant les relations entre Ira et
ce fameux locataire, mais j’avais feint de ne pas comprendre pour éviter de
répondre.
Bon, je vais continuer à marcher un peu. Je vais aller jusqu’à la cathédrale
Alexandre Nevski où le musée ethnographique régional était installé dans mon
enfance. Un tank avait occupé la cour pendant de nombreuses années, mon frère
et moi grimpions dessus. C’était à la fois effrayant et amusant.
Ici, il y avait déjà moins de voitures.
Je passai devant les mendiants qui s’insultaient grossièrement en se disputant
la meilleure place et changèrent aussitôt de registre à mon approche, devant trois
vieilles voitures garées pratiquement sous l’icône qui ornait la porte d’entrée,
devant des passants qui perdaient l’équilibre sur les sentiers glissants. J’arrivai à
l’église et m’arrêtai face à l’entrée.
Une vieille femme de petite taille coiffée d’un foulard noir sortit de l’église
accompagnée d’un jeune homme. Ils se signèrent avec ferveur.
J’aurais bien voulu être capable d’en faire autant… J’envie ceux qui croient
sincèrement sans afficher des sentiments inexistants et des émotions feintes. Je
n’ai pas de mal à imaginer que la foi peut être un soutien extrêmement puissant.
En fait, seule la foi peut tout justifier et expliquer, jusqu’aux événements les plus
absurdes et les plus terribles de la vie.
Les croyants n’ont pas peur de mourir parce qu’ils pensent qu’une vie
meilleure les attend quelque part.
Mais moi, je ne peux pas. Je ne sais pas si l’éducation athée à laquelle a été
soumise toute ma génération en est la cause ou bien si les livres que j’ai lus dans
mon enfance n’étaient pas les bons. Pourtant, j’aimerais vraiment croire qu’il y a
quelque chose après la mort. Depuis mon enfance, j’ai peur de la mort. En fait,
ce n’est pas la mort elle-même qui me fait peur mais d’imaginer qu’il n’y a rien
après. Ce rien nourrissait mes cauchemars. Je voyais une sorte de statue nue dans
laquelle on m’enfermerait, qui aurait les traits de mon visage et où j’étoufferais.
Petite fille, je ne pouvais même pas expliquer à ma mère ce qui m’effrayait, je
me contentais de lui poser la question :
« Maman, je mourrai un jour ?
— Non », répondait ma mère, et je me calmais.
Un peu plus tard une amie m’avait dit :
« Tout le monde meurt sans exception. On peut douter d’autres choses, mais
personne n’a jamais réussi à échapper à la mort. »
La vérité de ces paroles m’avait proprement terrassée. Même avec les années,
la peur n’a jamais disparu, j’ai simplement appris à vivre avec.
La morale soviétique ne me satisfaisait pas : il suffirait soi-disant de réaliser
un exploit ou bien de faire une découverte pour que les gens se souviennent de
moi et s’identifient à moi. Mais je m’en fiche complètement ! Qu’est-ce que ça
change si entre-temps mon corps a cessé d’exister, quant à mon âme… Qui a dit
que l’âme existait ? Jusqu’à présent, seuls les journaux populaires, ceux qui
laissent de l’encre sur les doigts, l’affirment.
Il y a quelques années, une de mes amies avait invité deux femmes de sa
connaissance pour les fêtes de Sviatki 23 et toutes les quatre, adultes et
autonomes, nous avons organisé une séance de spiritisme. Nous avons écrit les
lettres de l’alphabet autour d’un cercle tracé sur du papier à dessin puis allumé
des bougies et commencé à faire tourner une soucoupe. En réalité, nous ne
l’avons pas fait tourner, elle se déplaçait toute seule et écrivait un galimatias en
se servant de nos lettres. Nous nous contentions de tenir les mains à quelques
centimètres de la soucoupe et je suis prête à jurer que mes compagnes ne
touchaient à rien.
Nous avons commencé par invoquer l’esprit de Bellingshausen 24. Pourquoi
lui ? Je ne m’en souviens pas. Mais il est apparu, a répondu longuement et en
détail à toutes nos questions idiotes : quand me marierai-je ? Combien aurai-je
d’enfants ?
Je vois encore Natacha lui demander aussi sérieusement et poliment que si elle
s’adressait à un médecin :
« Pouvez-vous me dire si mon époux sera riche ? »
Ensuite, nous l’avons « libéré » puis nous avons invoqué l’esprit du poète
Nikolaï Oleïnikov. Les choses étranges sont apparues à ce moment-là. La
soucoupe volait littéralement autour du cercle en composant des mots que nous
avons reconnus comme des vers du poète. J’ai vérifié par la suite dans un
recueil : il nous lisait son poème sur le « scarabée antisémite », dont il est peu
probable que mes amies connaissent l’existence.
L’esprit s’est tu, a repris haleine avant d’écrire un seul mot : putains.
Natacha a blêmi et demandé :
« Nous ne vous plaisons pas ? »
Il a répondu : Je vous aime.
Les prédictions ne se sont jamais réalisées. Natacha, à qui avait été promise
une « vie heureuse » dans tous les domaines, est toujours seule, quant aux autres,
y compris moi, il n’y a pas de changement dans nos vies, sinon en pire. Nous
nous sommes souvent demandé ce qui avait bien pu se passer ce jour-là : une
psychose collective ? Une crise d’hystérie ? Ou bien l’une d’entre nous faisait-
elle tourner la soucoupe ?
Après cette aventure, je suis allée aussi à l’église et ai mis un cierge pour que
reposent en paix les âmes de Faddeï Bellingshausen et Nikolaï Oleïnikov, ces
ombres que quatre jeunes filles stupides avaient été déranger.
Je crois malgré tout qu’Oleïnikov prenait plaisir à bavarder avec nous.
Comment vivent-elles, ces âmes dans l’au-delà ? D’où les avons-nous fait
venir ? Pourquoi ne renaissent-elles pas dans les corps des nouveau-nés ?
Raisonnablement, pourquoi créer de nouvelles âmes pour de nouvelles
personnes ? Ce serait mieux de prendre les anciennes. Rentabilisons les âmes !
Et celles qui sont vraiment trop mauvaises, qu’elles restent en enfer pour
l’éternité. Mais il y en a peu, dans l’ensemble tout le monde ou presque mérite
de vivre.
J’ai vu un jour à la télévision des funérailles hindouistes dans le temple de
Pashupatinath au Népal. Les hindouistes brûlent leurs cadavres sur le bord de la
rivière sacrée et se réjouissent ensuite que l’âme du défunt commence sa
nouvelle vie, celle qu’il a méritée dans la précédente.
Il ne m’est jamais venu à l’esprit de me réjouir à la mort de quelqu’un.
Je ne sais qu’une chose de la mort : elle ressemble à ce rare moment de calme
qui précède parfois l’entrée dans le sommeil profond, quand il nous est égal de
nous réveiller ou non.
Voilà ce qui me traversait l’esprit alors que je regardais la cathédrale. Les
deux personnes qui s’étaient signées avaient disparu depuis longtemps et j’étais
pratiquement seule sur le parvis de l’église.
Ma grand-mère m’a baptisée alors que j’avais passé l’âge du baptême depuis
longtemps, ce qui me permet d’entrer l’esprit tranquille dans une église, je
réussis parfois même à prier à ma façon et à allumer des cierges.
Cette fois, je voulais en mettre neuf.
Je demandai à une vieille femme à l’air sévère qui vendait des revues
religieuses, des petites icônes et des cierges à l’entrée s’il était possible de mettre
un cierge pour quelqu’un qui n’était pas baptisé.
« Oui, vous pouvez même prier pour eux, mais vous n’avez pas le droit de
demander à l’autel que leur nom soit mentionné pendant l’office. »
Je ne suis pas sûre que les randonneurs du groupe de Dyatlov aient été
baptisés tous les neuf. L’époque n’était pas tendre pour les croyants, mais les
enfants recevaient souvent le baptême en secret. Zina faisait sans doute partie de
ceux-là, elle venait de la campagne, comme probablement beaucoup d’entre eux.
Je ne savais toutefois rien de précis sur le sujet.
J’achetai non pas neuf, mais dix cierges. J’eus soudain envie d’en allumer un
pour le salut de mon ex-mari Vadik.
Le temps d’arriver devant l’icône de la crucifixion où brûlaient les cierges
consacrés au repos des âmes, la cire me collait aux mains. J’installai mes
bougies l’une après l’autre, elles étaient bien droites et leurs flammes s’étiraient
vers le ciel.
Mon Dieu, accorde le repos à l’âme de ton esclave Igor, à tous mes frères en
Christ et bienfaiteurs, pardonne-leur leurs péchés volontaires ou involontaires et
accueille-les dans le Royaume des Cieux aujourd’hui comme demain et pour
l’éternité.
Je répétai cette prière neuf fois. Je souhaitais vraiment que le Seigneur
entende ma prière, je ne suis pas une brebis tout à fait égarée.
Je m’approchai d’une autre icône avec mon dernier cierge et c’est alors que
survint quelque chose d’inattendu : le cierge se courba dans ma main, et quand je
voulus le redresser, il se brisa en deux moitiés reliées par la mèche. Je ne voulais
pas le jeter et ne savais que faire.
Je dus ôter la mèche d’une des moitiés et allumer devant l’icône un cierge
raccourci terminé par une longue ficelle. La flamme était droite et ardente mais
je restais convaincue que ma relation avec Vadik n’avait pas d’avenir.
Je mis dans mon sac la moitié que je ne pouvais plus allumer et me dirigeai
vers la sortie en faisant des signes de croix étriqués et maladroits.
12

À mon retour, je trouvai un Schumacher qui s’ennuyait ferme. À chaque fois


que je sors, il s’installe sur le rebord de la fenêtre et reste de longues heures à
regarder les oiseaux. Je vois très bien ses joues touffues de la rue. Nous
échangeâmes quelques caresses et je me préparai rapidement un thé avant
d’obéir aux injonctions de mon rêve.
Les instructions d’Emil Sergueevitch étaient claires : « trouver une enveloppe
de carton ». Rien de plus simple ! Il n’y en avait que deux dans la chemise et
toutes deux provenaient de l’appartement de mon voisin. La première enveloppe
contenait un paquet de photocopies faisant en partie double emploi avec les
papiers que Sveta m’avait donnés. En revanche, dans la seconde, je trouvai des
feuilles récentes et fraîchement imprimées provenant d’une imprimante de
qualité. C’était un texte écrit depuis peu mais il concernait sans doute possible le
groupe de Dyatlov, à l’instar des autres documents.

LEXIQUE ALPHABÉTIQUE

1959

AKSELROD MOÏSSIEÏ ABRAMOVITCH : randonneur qualifié, à la tête du groupe


d’étudiants de l’IPOu partis avec l’expédition d’Ekaterinbourg pour
chercher le groupe de Dyatlov dans la région d’Ivdel. L’équipe d’Akselrod a
été parmi les premières à être lâchées d’un hélicoptère sur le mont Otorten,
en février 1959.
Jusqu’à sa mort en 1988, Akselrod a tenté de découvrir la vérité, de
comprendre ce qui s’était véritablement passé au col Dyatlov le
1er février 1959 et avait entraîné la mort de ses neuf condisciples et amis.
Tout de suite après la tragédie, il a déclaré que « la version des missiles
[était] peu crédible » et a, par la suite, élaboré celle de l’avalanche dans tous
ses détails.

ALMA : chien de race berger allemand, a participé aux recherches de toutes


les victimes près du mont Kholat-Siakhyl. Les militaires sous les ordres du
capitaine Tchernychev ont arpenté le terrain avec ce chien spécialement
dressé qui a découvert le corps de Zina Kolmogorova le 26 février 1959.

ASKENADZE VLADIMIR MIKHAÏLOVITCH : étudiant à l’IPOu en 1959. En mai


de la même année, a pris la tête d’une équipe d’étudiants participant aux
recherches du groupe Dyatlov disparu dans la zone du mont Kholat-Siakhyl.
Vit aujourd’hui à Sébastopol.

ATMANAKI GUEORGUI : randonneur originaire de Pervoouralsk qui se


trouvait dans les environs du sommet dit La Pierre sacrée avec son groupe
depuis le 7 février 1959. Dans l’affaire Dyatlov, Atmanaki est intervenu en
tant que témoin des « boules de feu » ; a ensuite pris part aux recherches.

AOUSPIA : rivière dans le département d’Ivdel, région de Sverdlovsk,


affluent droit de la Lozva. Son nom provient du mansi Avyspi (signification
inconnue). Le 31 janvier 1959, le groupe de Dyatlov est arrivé à la source
de l’Aouspia et a tenté de rejoindre la vallée de la Lozva en traversant le
col ; mais la température très basse et un vent fort les ont contraints à
repasser le col dans l’autre sens et à s’installer pour la nuit. Ils ont organisé
une base en amont de l’Aouspia, où ils ont laissé des réserves de vivres et
une partie de leur équipement. Le nom de la rivière revient très souvent
dans un grand nombre des documents liés à l’affaire Dyatlov.

BASE (camp de) : construction légère dans la forêt, sur pilotis ou dans les
arbres, que randonneurs ou chasseurs utilisent pour entreposer vivres et
affaires. La base du groupe Dyatlov était en amont de la rivière Aouspia. Ils
y avaient laissé des vivres et une partie des affaires qui les auraient gênés
pendant l’ascension du mont Otorten. La base a été retrouvée intacte lors
des opérations de recherche.
BOIS MORT : arbres, branches ou brindilles cassés par le vent et tombés à
terre. Très abondant à proximité du feu près du cèdre où ont été retrouvés
les corps de Krivonichtchenko et Dorochenko. Sa présence prouverait selon
certains enquêteurs que les jeunes gens avaient été aveuglés puisqu’ils ont
utilisé des branches du cèdre au lieu du bois qu’ils avaient sous la main. Si
ce sont eux qui ont allumé le feu, il leur a fallu grimper à l’arbre et en briser
des branches avec beaucoup de difficultés. Il paraît évident qu’ils n’ont pas
vu le bois mort.

BOULES DE FEU ou boules lumineuses : phénomène inhabituel qui a pu être


observé dans le ciel en 1959 (et plus tard) dans diverses régions de l’Oural
du Nord, en particulier à Ivdel. Les chasseurs mansis, les météorologues, les
randonneurs, les militaires ou même les personnes les ayant aperçues par
hasard, tous décrivent de façon identique le mouvement des boules de feu
dans le ciel, leur forme et l’heure de leur apparition. Que sont ces boules de
feu ? Il existe deux explications : la première assimile les boules de feu à
des ovnis ou bien des fusées extraterrestres. Le 1er février 1959, le groupe
de Dyatlov aurait donc été victime d’une intervention de Martiens. La
seconde est plus plausible : les boules de feu témoignent
d’expérimentations sur des engins spatiaux.

BROUSNITSYNE VADIM DMITRIEVITCH : a pris part aux recherches du groupe


de l’IPOu en mars 1959. Faisait partie de l’équipe qui a découvert la tente
et, plus tard, les corps de Krivonichtchenko et Dorochenko.

BULLETIN MÉTÉOROLOGIQUE du département d’Ivdel : le soir du


1er février 1959, la température a brusquement baissé, pratiquement de
moitié par rapport à celle du matin, pour atteindre -20/-21 °C. Comparée
aux chiffres du matin, humidité peu élevée : 56 %, visibilité 8 (moyenne).
Précipitations inférieures à 0,5 mm. Vent Nord à Nord-Ouest, 1 à 3 m/s. Ni
bourrasque, ni tempête de neige, ni ouragan n’ont été observés.

CÈDRE : conifère à feuilles persistantes. Slobtsov, membre des équipes de


recherche, a découvert les corps de Krivonichtchenko et Dorochenko le
26 février 1959 au pied d’un immense cèdre qui poussait sur le flanc du
mont Kholat-Siakhyl. C’était la première découverte macabre. Par la suite,
pour abréger, Krivonichtchenko et Dorochenko ont été appelés « les deux
du cèdre ». À proximité des corps on a trouvé les traces d’un feu qui avait
brûlé environ une heure. Pour faire le feu, ils avaient dû prendre leur élan,
grimper tout en haut du tronc et arracher les branches. C’est cette
circonstance particulière qui amène à penser qu’ils avaient été aveuglés ; en
effet, il y avait près du cèdre une grande quantité de bois mort qu’ils
auraient pu utiliser sans problème. Personne n’ignore que le bois de cèdre
brûle très bien.
On suppose que l’arbre est toujours à sa place.
Selon V. Kareline, qui a participé activement aux opérations de recherche, il
a été abattu tout de suite après les événements afin d’éviter qu’il ne
devienne un point de repère pour randonneurs tentés par un pèlerinage.
C’est pourquoi les marcheurs qui se sont rendus au col entre 1970 et 1990
ont observé un autre cèdre qu’ils ont pris par erreur pour « celui de
Dyatlov ».

COL DYATLOV : col situé sur le contrefort est de la montagne Kholat-Siakhyl


au nord de la région de Sverdlovsk. Ce col qui alors ne portait pas de nom
est le lieu où le groupe de l’IPOu guidé par Igor Dyatlov a péri. Les
randonneurs se sont installés pour la nuit du 1er février 1959 sur le flanc du
Kholat-Siakhyl, puis quelque chose s’est passé et a entraîné la mort tragique
des neuf jeunes gens.
Aujourd’hui, le lieu est signalé par une plaque commémorative (érigée aux
frais des familles) et toutes les cartes du département d’Ivdel de la région de
Sverdlovsk mentionnent le col Dyatlov. Le nom officiel est « col du groupe
de Dyatlov » mais les chercheurs comme les cartographes utilisent
l’abréviation « col Dyatlov ».

CROQUIS DU PARCOURS : plan d’un endroit réalisé à vue d’œil. Les croquis
sont des morceaux de cartes dessinés à la main ou bien un dessin
« cartographique » des lieux réalisé sur place. On a retrouvé les croquis du
parcours menant au mont Otorten dans les affaires du groupe qui a péri
tragiquement le 2 février 1959 sur un versant du Kholat-Siakhyl.

DYATLOV IGOR ALEKSEEVITCH (né en 1936 à Pervoouralsk) : étudiant en


cinquième année à la faculté de radiotechnique de l’IPOu. En 1959, le poste
de directeur adjoint des études de la faculté lui a été proposé (!). Avait des
capacités exceptionnelles en électronique et une pratique professionnelle de
la randonnée. À maintes reprises, a été à la tête de groupes partant pour des
expéditions de difficulté variable. En janvier-février 1959, dirigeait la
randonnée au mont Otorten qui s’est terminée par la mort tragique des neuf
participants.
Le corps de Dyatlov a été trouvé le 26 février 1959 sur une ligne droite
entre le cèdre et la tente installée sur le versant sommet 1079. Dyatlov était
allongé sur le dos, entourant de ses bras le tronc d’un petit bouleau. Selon le
rapport d’autopsie, le décès de Dyatlov est dû à une hypothermie. Aucune
blessure interne ou externe n’a été constatée.
Au cours des années qui ont suivi l’accident, de nombreux enquêteurs lui
ont reproché d’avoir mal organisé le bivouac, entraînant la mort de tout le
groupe suite à une tempête de neige, une avalanche ou toute autre
manifestation naturelle. Néanmoins, des randonneurs chevronnés estiment
que toutes les mesures prises par Dyatlov étaient absolument correctes dans
la mesure où elles permettaient au groupe d’économiser des forces et du
temps.
Le col aux alentours duquel les neuf skieurs ont tragiquement péri a reçu le
nom de « col du groupe de Dyatlov », souvent abrégé en « col Dyatlov »
même sur les cartes. En 1963, une plaque commémorative portant le nom
des neuf victimes et l’inscription « Ils étaient neuf » a été installée sur le col
où les corps ont été retrouvés. Le col Dyatlov est devenu un lieu de
pèlerinage pour les randonneurs, les chercheurs et toutes les personnes que
ce mystère de la montagne des Cadavres ne laisse pas en paix.
Dyatlov est enterré au cimetière Mikhaïlovskoïe d’Ekaterinbourg.

DOROCHENKO IOURI NIKOLAEVITCH (né en 1938) : étudiant de l’IPOu,


victime de la tragédie qui a coûté la vie au groupe de Dyatlov parti
randonner vers le mont Otorten. Son corps a été trouvé le 26 février 1959
sous un cèdre situé à 1 500 mètres de la tente, sur le flanc de la montagne
Kholat-Siakhyl. À côté de son corps gisait celui de Gueorgui
Krivonichtchenko. Les mains de D. étaient brûlées, lui-même était en sous-
vêtements. À proximité ont été constatées des « traces d’activité humaine »,
les restes d’un feu qui avait brûlé entre une heure et demie et deux heures.
Conformément au rapport d’autopsie signé de l’expert légiste Vozrojdionny,
le décès de Dorochenko serait dû à une hypothermie.
Les personnes ayant enquêté sur cette affaire surnomment Dorochenko et
Krivonichtchenko « les deux du cèdre » ; leurs corps ont été trouvés les
premiers.
Dorochenko est enterré au cimetière Mikhaïlovskoïe d’Ekaterinbourg. Les
parents de Iouri habitent dans le Nord et, dans les années quatre-vingt, ils
ont demandé au club sportif de l’IPOu d’entretenir la tombe.

DOUBININA LIOUDMILA ALEKSANDROVNA (née en 1938) : étudiante en


troisième année à la faculté d’ingénierie économique de l’IPOu ; victime de
la tragédie qui a coûté la vie au groupe de Dyatlov parti randonner vers le
mont Otorten. Le corps de Doubinina a été retrouvé le 4 mai 1959 à
75 mètres du cèdre, en direction de la vallée du quatrième affluent de la
Lozva, sous une épaisseur de neige de 4 à 4,5 mètres. Les corps
d’Aleksandr Zolotariov, Nikolaï 25 Tibo-Briniol et Aleksandr Kolevatov ont
été retrouvés au même endroit. Elle portait des vêtements ôtés à
Krivonichtchenko et Dorochenko ; ils avaient été découpés au couteau,
comme si elle les avait pris à ses camarades déjà morts. L’autopsie a montré
que Lioudmila, âgée de 20 ans, avait des fractures symétriques des côtes 2,
3, 4 et 5 à droite, 2, 3, 4, 5, 6 et 7 à gauche (certains ont supposé que la
longueur des fractures correspondait à celle d’une crosse de mitraillette
Kalachnikov) ; de plus, elle n’avait plus de langue et une mobilité
inhabituelle du cartilage sublingual a été observée. Le décès est survenu
suite à une hémorragie interne.
Les personnes ayant enquêté sur cette affaire surnomment Doubinina,
Zolotariov, Kolevatov et Tibo-Briniol les « quatre derniers ». Leurs corps
ont été retrouvés en dernier et, à l’exception de Kolevatov, leurs blessures
étaient les plus graves.
D’après les souvenirs de sa famille et de ses amis randonneurs, Doubinina
avait participé à la vie sportive de l’Institut dès ses premiers jours d’études.
Elle aimait chanter, faisait de belles photos. Ses camarades de cours
racontent : « Elle avait eu un accident dans la taïga, dans le Saïan oriental
sous le pic Grandiozny. Suite à une erreur de manipulation, un chasseur
avait laissé partir un coup de fusil et Lioudmila avait été blessée à la jambe
par les plombs. […] Elle avait supporté avec courage tous les désagréments
d’un transport à travers la taïga où les routes étaient inexistantes.
… Lors des vacances de l’hiver 1958, Liouda Doubinina prenait déjà elle-
même la tête d’un groupe pour une randonnée à ski dans l’Oural du Nord,
niveau de difficulté 2. »
Doubinina est enterrée au cimetière Mikhaïlovskoïe d’Ekaterinbourg.

F
FEU DE CAMP : tas de bûches, branches, etc. qui se consument. Dans l’affaire
de la mort du groupe Dyatlov figure un seul feu, celui qui a brûlé environ
une heure sous le cèdre où les corps de Krivonichtchenko et Dorochenko
ont été retrouvés. Le feu avait été fait avec des branches arrachées au cèdre
à grand-peine. Cependant, des témoins ayant pris part aux recherches
(Souvorov en particulier) affirment qu’il y avait un autre feu dont on a
retrouvé les traces le 4 mai avec les corps des « quatre derniers » :
Doubinina, Kolevatov, Tibo-Briniol et Zolotariov. Dans la mesure où trois
d’entre eux avaient des blessures mortelles, la présence de ce feu peut
s’expliquer de deux façons. Soit il a été allumé par Kolevatov, Dyatlov et
Kolmogorova (ceux qui sont morts de froid d’après les rapports d’autopsie),
soit il y avait quelqu’un d’autre ce soir-là sur le col.

FOURREAU EN ÉBONITE : un des objets retrouvés près du feu le


26 février 1959 pendant les recherches. Des témoins ont affirmé qu’il
n’appartenait à aucune des victimes et pourrait prouver la présence sur le
col de personnes étrangères au groupe. À noter : absence du couteau dans le
fourreau.

GORDO LEV SEMIONOVITCH (né en 1918) : en 1959, occupait la fonction de


directeur du club sportif de l’IPOu. C’est ce même club qui a envoyé le
groupe de Dyatlov en expédition au mont Otorten en janvier 1959.
L’opinion publique considérait que Gordo de même que les autres
dirigeants étaient coupables de la mort tragique des skieurs. Carences dans
l’organisation, absence d’argent, de radio, de vivres adaptés, voici parmi
d’autres les causes avancées de l’accident. Même si la randonnée n’avait
effectivement pas été préparée dans les règles (par exemple, Dyatlov n’avait
pas déposé de copie de son itinéraire au club, mais personne ne s’en
souciait), la colère populaire a surtout été motivée (à juste titre) par
l’organisation des recherches, ou plutôt par l’absence totale de recherches
avant que les familles alertent elles-mêmes les autorités.
Après l’inhumation des jeunes gens au cimetière Mikhaïlovskoïe de
Sverdlovsk, Lev Gordo a été démis de ses fonctions et a reçu un blâme avec
mention dans son livret professionnel, condamnation sévère pour l’époque.
Cependant, quelques années plus tard, le blâme a été « effacé » et Gordo a
ainsi pu obtenir une bonne recommandation du club sportif de l’IPOu qu’il
n’avait d’ailleurs jamais quitté comme cela s’est avéré par la suite. Il n’est
pas sans intérêt de citer les fonctions successives occupées par Gordo dans
sa carrière : directeur adjoint du département des pionniers auprès du
Komsomol, commandant d’un camp de transit de la Direction
du N.K.V.D. 26, détention provisoire, puis directeur adjoint de
l’administration du club Dinamo, responsable de l’intendance d’un
régiment (pendant la guerre), inspecteur en chef de la Direction des
bataillons de construction militaire auprès du ministère de l’Intérieur,
responsable de l’approvisionnement d’une usine de boissons alcoolisées, et
de là, il arrive au club sportif de l’IPOu.

IAROVOÏ IOURI EVGUENIEVITCH : correspondant du journal Na Smenu, auteur


du livre Difficultés de niveau supérieur qui raconte dans la langue d’Ésope
la tragédie qui a eu lieu près du sommet 1079. Il utilise la trame des
événements et emprunte pour ses personnages le caractère des randonneurs
du groupe Dyatlov, mais le développement du sujet, son point culminant et
son dénouement sont œuvre de fiction. Il avait à l’origine écrit une autre
version s’appuyant sur le journal de Maslennikov et y racontait l’histoire
telle qu’elle s’était réellement passée. Cependant, des amis lui ont
déconseillé de publier ce matériau, il a donc rédigé une nouvelle version.
Celle-ci ne satisfaisant pas plus ses conseillers, il a finalement écrit une
troisième version qui a été publiée.
Iarovoï a participé personnellement aux recherches, accompagnant
l’inspecteur Korotaev sur les lieux en hélicoptère, ce dernier risquant sa
propre carrière si l’on considère le tournant qu’a pris cette affaire par la
suite.
Il a été enregistré comme témoin pour le procès-verbal d’examen des objets
retrouvés dans la tente. Son épouse Svetlana Leonidovna Postnikova
(Timofeevna) et lui sont morts dans un accident de voiture l’été 1980. On
suppose que l’essentiel de ses archives a disparu après la démolition de la
maison individuelle où il résidait au 61 B, rue Aviatsionnaïa.

IOUDINE IOURI EFIMOVITCH : en 1959, étudiant à la faculté d’ingénierie


économique de l’IPOu, responsable des soins médicaux dans le groupe de
Dyatlov. Dixième membre du groupe qui a tragiquement péri lors d’une
randonnée vers le mont Otorten en janvier 1959. Ioudine a suivi
l’expédition jusqu’au village Severny n° 2 puis l’a quittée pour rentrer à
Sverdlovsk. Raison de son retour : douleur à la jambe (sciatique).
Ioudine a participé à l’inventaire des affaires retrouvées dans la tente du
groupe au col Dyatlov. À pris une part active aux actions visant à établir la
cause du drame qui a coûté la vie à ces neuf randonneurs qu’il connaissait
personnellement du premier au dernier.

IPOu : Institut polytechnique de l’Oural. Depuis le 11 septembre 1992,


rebaptisé Université Technique d’État de l’Oural (UTÉO-IPOu) 27.
Fondé par un décret du Soviet des Commissaires du Peuple en date du
19 octobre 1920 sous le nom d’Institut polytechnique, rattaché à
l’Université d’État de l’Oural. Établissement indépendant à partir de 1925.
Ses étudiants ont toujours montré beaucoup d’intérêt pour le tourisme
sportif, l’alpinisme et l’escalade.
En 1959, cinq des participants à la tragique randonnée du groupe Dyatlov
vers le mont Otorten faisaient leurs études à l’Institut : Igor Dyatlov,
étudiant en cinquième année à la faculté de radiotechnique, Lioudmila
Doubinina, étudiante en troisième année à la faculté d’ingénierie
économique, I.E. Ioudine Kolmogorova, étudiante en quatrième année à la
faculté de radiotechnique, Aleksandr Kolevatov, étudiant en quatrième
année à la faculté de physico-technique et Iouri Dorochenko. Trois autres,
diplômés de l’Institut, avaient des postes d’ingénieurs dans des entreprises
de Sverdlovsk ou de Tcheliabinsk et seul Zolotariov, moniteur au centre de
vacances Koourovskaïa, n’avait aucun rapport professionnel avec l’Institut.
C’est le club sportif de l’IPOu, dont le directeur était Lev Gordo, qui a été
l’initiateur de cette randonnée fatale. En 1959, le recteur de l’IPOu était
Nikolaï Sergueevitch Sïounov, docteur et scientifique émérite de
la R.S.F.S.R. Il resta à son poste jusqu’en 1966.
Le drame du sommet 1079 a mis la communauté estudiantine en émoi. De
nombreux étudiants ont accusé la direction de l’Institut d’incurie criminelle,
de mauvaise organisation, de financement insuffisant. Presque tous les
membres de la direction ont reçu des blâmes sévères, y compris
V. Slobodine, président du comité syndical et père de Roustem Slobodine
qui faisait partie du groupe.

IVANOV LEV NIKITOVITCH : conseiller de justice adjoint, seul procureur des


affaires criminelles de la ville de Sverdlovsk en 1959. A dirigé l’enquête
chargée de déterminer les causes du décès des membres du groupe
Dyatlov ; l’affaire lui a été ensuite retirée. Ivanov considérait que le décès
des skieurs avait pour cause un phénomène surnaturel survenu le 1er février
1959 à côté du mont Kholat-Siakhyl. En 1992, a écrit une lettre dans
laquelle il déclarait que la mort des jeunes gens avait été causée par un ovni.
A demandé une expertise radiologique ; d’une façon générale, a été très
actif.

IVDEL : ville au nord de la région de Sverdlovsk qui porte le nom de la


rivière qui la traverse (rivière Ivdel, affluent droit de la Lozva). Le groupe
Dyatlov est arrivé à Ivdel en train en provenance de Serov dans le but de se
rendre à Vijaï et de poursuivre son itinéraire. Le département d’Ivdel était
une zone de réclusion nommée « Ivdellag ». C’est à Ivdel que les corps des
victimes ont été transportés par hélicoptère et que les autopsies ont été
pratiquées par le médecin légiste Vozrojdionny.

JOURNAL DE BORD : notes prises chaque jour. Presque tous les membres du
groupe de Dyatlov tenaient un journal personnel. C’est ainsi que dans le
rapport d’enquête sont évoqués les journaux de Dyatlov, Kolmogorova,
Doubinina, Kolevatov, le carnet de Slobodine, etc. En plus des journaux
personnels, il y avait dans le groupe un journal commun que les skieurs
remplissaient à tour de rôle. Les dernières notes qui y furent inscrites datent
du 31 janvier dans le journal commun et du 28 janvier dans le journal
personnel de Doubinina. Presque tous les journaux personnels ont été
retrouvés sur le lieu de la tragédie en février 1959. Il existe une version
selon laquelle les dernières prises de notes (personnelles ou communes)
auraient été subtilisées par des militaires arrivés sur les lieux et faisant
partie des équipes de « nettoyage » ou bien au moment où la tente a été
découverte. Le journal de Kolevatov n’a pas été retrouvé bien qu’il se soit
toujours montré très scrupuleux à ce sujet et y ait attaché beaucoup
d’importance.
Dans le dossier de l’affaire figure également le journal de Maslennikov qui
était à la tête de l’opération de sauvetage, mais celui-ci est conservé par l’un
des membres de l’équipe de sauvetage et peu de personnes y ont eu accès.

KHOLAT-SIAKHL : montagne (1 079 m, 1 096 sur les nouvelles cartes).


Figure dans le rapport d’enquête sous le nom de sommet 1079. Situé sur
une crête entre l’amont de la Lozva et celui de son affluent l’Aouspia à
15 kilomètres au sud-sud-est du mont Otorten. C’est à cet endroit précis,
sur le versant de la montagne Kholat-Siakhyl, qu’ont été retrouvés les corps
du groupe Dyatlov et la tente abandonnée.
Le professeur A.K. Matveev donne une explication intéressante du nom de
cette montagne : « Dans la langue mansi le mot kholat signifie cadavre,
Kholat-Siakhyl se traduit donc par montagne des cadavres. Une légende
raconte que neuf Mansis y auraient péri, situant parfois l’histoire lors du
Grand Déluge. Une autre version prétend que lors du déluge, l’eau
bouillante aurait tout inondé à l’exception d’un endroit au sommet de la
montagne suffisamment grand pour permettre à un homme de s’y allonger.
Mais le Mansi qui aurait ainsi trouvé refuge serait mort, d’où cette
appellation.
» V.A. Varsanofiev estime qu’un nom aussi macabre a été donné à ce
sommet parce que ses flancs ne présentent aucune végétation, uniquement
des éboulis, des pierres et du lichen.
» L’auteur a eu plusieurs fois l’occasion de grimper sur le Kholat-Siakhyl et
il doit reconnaître que c’est la montagne la plus rude et la plus lugubre de
cette partie de l’Oural. »

KHROUCHTCHEV NIKITA SERGUEEVITCH (1894-1971) : homme politique,


Héros de l’Union Soviétique, Héros du Travail Socialiste. Premier
Secrétaire du Comité Central du Parti à partir de 1953. Considéré comme
l’un des initiateurs de ce que l’on appelle « le Dégel », période de
réchauffement des relations internationales et de la politique intérieure
en U.R.S.S. Démis de toutes ses fonctions en 1964.
Dès le début des recherches, Khrouchtchev a été informé de la mort
tragique du groupe de l’IPOu dans l’Oural du Nord. Il a ordonné de le tenir
personnellement au courant des résultats des opérations de secours et, par la
suite, de l’enquête. Cela conforte tous ceux qui ont effectué des recherches
sur cette affaire dans l’idée qu’un « nettoyage » aurait eu lieu ou, du moins,
que cette circonstance attesterait indirectement la théorie « militaire » du
drame. On ne peut exclure l’hypothèse que cette histoire ait tout
simplement éveillé la curiosité de Khrouchtchev.

KOLEVATOV ALEKSANDR SERGUEEVITCH (né en 1938) : étudiant en quatrième


année de la faculté physico-technique de l’IPOu, victime de la tragédie qui
a coûté la vie au groupe de Dyatlov parti randonner vers le mont Otorten.
Le corps de Kolevatov a été retrouvé le 4 mai 1959 à 75 mètres du cèdre, en
direction de la vallée du quatrième affluent de la Lozva, sous une épaisseur
de neige de 4 à 4,5 mètres. Les corps de Doubinina, Zolotariov, et Tibo-
Briniol ont été retrouvés au même endroit (les personnes ayant enquêté sur
cette affaire les surnomment les « quatre derniers » ou « ceux du
ruisseau »). Selon les conclusions de l’expert en pathologie anatomique
Vozrojdionny, le décès de Kolevatov a été causé par une hypothermie,
aucune fracture n’a été constatée.
Dans son livre UTÉO : l’Homme, le Sport et la Nature, E. Zinoviev évoque
Kolevatov : « Sacha Kolevatov était plus âgé que nous et avait déjà une
grande expérience de la randonnée en montagne. Avant de quitter Moscou
pour venir s’installer à Sverdlovsk il avait participé à une expédition dans
l’Oural polaire avec un groupe de Moscou et fait l’ascension de la
montagne Sablia. Il était très soigneux, parfois à l’excès, mais en même
temps capable de plaisanter et il s’entendait bien avec les autres membres
du groupe. Il avait la trempe d’un leader. […] Il aimait faire l’important ; à
chaque pause, il allumait sa pipe ancienne et chacun pouvait profiter de
l’arôme de son tabac odorant. Sacha Kolevatov était quelqu’un de réfléchi
inspirant la confiance. Pendant les randonnées, il tenait son journal avec
beaucoup de régularité, sans toutefois le montrer à personne : sans doute lui
confiait-il ses réflexions et ses observations. […] Conformément à son
habitude de longue date, il avait tenu son journal personnel pendant cette
randonnée également. Étant donné qu’il était moins grièvement blessé que
ses camarades, il est impensable qu’il n’ait pas laissé dans son journal de
notes sur la tragédie qui s’était abattue sur eux. Mais son journal n’a pas été
trouvé pendant les recherches. »
Kolevatov est enterré au cimetière Mikhaïlovskoïe d’Ekaterinbourg.

KOLMOGOROVA ZINAÏDA ALEKSEEVNA (née en 1937) : étudiante en


quatrième année à la faculté de radiotechnique de l’IPOu, victime de la
tragédie qui a coûté la vie au groupe de Dyatlov parti randonner vers le
mont Otorten. Le corps de Kolmogorova a été retrouvé par le chien de
sauvetage Alma sous dix centimètres de neige, en direction de la tente
depuis le cèdre où gisaient les corps de Krivonichtchenko et Dorochenko.
Zina était habillée assez chaudement mais ne portait pas de chaussures.
La cause de son décès est l’hypothermie ; elle était dans une posture
dynamique au moment de sa mort, ce qui prouve qu’elle a lutté jusqu’à la
dernière minute et tenté de ramper jusqu’à la tente. Ni contusions ni
fractures constatées sur le corps mais des traces de sang dans la neige
(autour du visage).
Dans le rapport d’enquête, les notes de son journal personnel ont été
utilisées. Selon la rumeur, Dorochenko et Kolmogorova étaient sur le point
de se marier quoique rien ne vienne confirmer cette hypothèse.
E. Zinoviev évoque Zina : « Après ses études secondaires et une école
d’artisanat, Zina Kolmogorova est entrée à la faculté de radiotechnique de
l’IPOu. Les études lui donnaient du fil à retordre mais grâce à sa ténacité
elle a réussi à faire de l’ombre même aux étudiants chinois qu’elle avait
l’occasion de côtoyer à la bibliothèque. Zina était quelqu’un d’étonnant, de
très généreux, c’était la mascotte de la section sportive. […] Elle s’était
portée volontaire pour prendre sur elle le lourd fardeau d’organiser le travail
collectif de la section sportive. […] En troisième année, elle était partie
pour une randonnée difficile dans les montagnes de l’Altaï. Piquée par un
serpent venimeux à côté du lac Teletski, elle a été sauvée par la famille du
garde forestier qui appliqua du petit-lait sur la morsure. Zina a fait preuve
d’un grand courage dans cette situation critique et douloureuse, elle allait
jusqu’à se faire du souci parce qu’elle retardait le groupe dans son
itinéraire. […] Zina était la fierté de la section sportive de l’IPOu. Tous les
groupes étaient prêts à l’accepter parmi eux, quel que soit le parcours
envisagé. »
Kolmogorova est enterrée au cimetière Mikhaïlovskoïe d’Ekaterinbourg.

KOROTAEV VLADIMIR IVANOVITCH : inspecteur du parquet d’Ivdel, premier à


enquêter sur la disparition du groupe de Dyatlov, premier à examiner les
corps et interroger les témoins, présent lors des autopsies, premier à
remarquer les dommages corporels. Il a déployé beaucoup d’énergie à
défendre les familles mansis accusées du meurtre des étudiants. L’enquête
lui a très vite été retirée. Après une longue période de silence, il a accordé
plusieurs interviews à différents médias.

KOSKINE ALEKSEÏ ALEKSANDROVITCH (né en 1965) : diplômé de la faculté


de radiotechnique de l’IPOu en 1987. Ingénieur dans un centre de recherche
à Tcheliabinsk-70. À la tête de six randonnées au col Dyatlov. Donne la
version de missiles météorologiques avec sodium, a fait toute une série de
recherches et consulté des spécialistes. A publié un article sur le groupe
Dyatlov et les fusées-Na 28 dans le journal Komsomolskaïa Pravda.
KRIVONICHTCHENKO GUEORGUI ALEKSEEVITCH (né en 1935) : ingénieur en
poste à Tcheliabinsk-65 (populairement appelée la « quarantième »).
Victime de la tragédie qui a coûté la vie au groupe de Dyatlov parti
randonner vers le mont Otorten. Le corps de Krivonichtchenko a été
retrouvé le 26 février 1959 sous le cèdre à 1 500 mètres de la tente, dans la
vallée du quatrième affluent de la Lozva. Ioura était en sous-vêtements, les
mains grièvement brûlées. Le corps de Iouri Dorochenko a été trouvé à ses
côtés. Des « traces d’activité humaine » ont été constatées à côté des
cadavres, les restes d’un feu qui avait brûlé entre une heure et demie et
deux heures.
Les personnes ayant enquêté sur cette affaire surnomment
Krivonichtchenko et Dorochenko « les deux du cèdre » ; leurs corps ont été
trouvés les premiers.
Dans leurs journaux, les autres utilisent pour le nommer l’abréviation « Io.
Krivo » : tout le monde l’appelait Ioura, en dépit de son vrai nom Gueorgui.
E. Zinoviev note : « Ioura était d’une famille cultivée. Ses parents
encourageaient les étudiants à se réunir pour prendre le thé, favorisant ainsi
le rapprochement entre nous, les deuxièmes années, et nos camarades plus
âgés et expérimentés. […] Ioura Krivonichtchenko avait pris part à de
nombreuses randonnées classées difficiles dirigées par Igor Dyatlov, dont il
était l’ami fidèle. »
À la demande des parents, Krivonichtchenko a été inhumé au cimetière
Ivanovskoïe à Ekaterinbourg.

LANGUE : organe musculeux et mobile situé dans la cavité buccale,


manquant lors de l’autopsie de Lioudmila Doubinina. Le rapport stipule :
langue absente dans la cavité buccale. Une des énigmes les plus étranges de
cette affaire, qui a donné lieu à un nombre record d’hypothèses. Voici les
plus courantes :
a) la langue a été mangée par des animaux sauvages. Contre-argument :
pourquoi le visage de la jeune fille est-il intact de même que celui des
autres jeunes gens, ainsi que leurs corps ?
b) la langue a été coupée par des prisonniers en fuite. Contre-argument :
aucun prisonnier n’a été rattrapé, même si de nombreuses personnes
auraient sans doute bien voulu les rendre responsables des crimes.
c) la langue a été coupée par les membres d’une section aéroportée venue
sur le lieu d’atterrissage d’un missile afin de nettoyer le territoire.
Question : dans quel but ?
L’hypothèse la plus plausible reste la suivante : nous savons que les corps
de Doubinina, Kolevatov, Tibo-Briniol et Zolotariov ont été retrouvés les
derniers. Ils étaient sous une couche de quatre mètres de neige et, bien
évidemment, totalement gelés. Il est possible que la langue gelée soit
tombée d’elle-même lors du transport du corps ou des opérations menées
par l’équipe de nettoyage. De plus, certains experts estiment que, étant
donné que Doubinina et les trois autres ont été retrouvés dans le ruisseau, il
est possible que la langue ait été emportée par l’eau.

LIEUX SACRÉS DES MANSIS : montagnes, rochers, rivières ou autres éléments


de géographie physique que les Mansis assimilent à des dieux et auxquels
ils vouent un culte. Certains de ces lieux sacrés étaient interdits aux
femmes, d’autres à tous les Mansis. Iallyng-Ner est un exemple
caractéristique de lieu sacré : c’est une crête séparée du reste du massif sur
le versant est de l’Oural entre les rivières Grande Sosva et Petite Sosva, à
30 km au sud-est de la montagne Petcheria-Taliakh-Tchakhl. E.S. Fiodorov
indique que : « les interdits ne sont rien d’autre qu’une façon religieuse de
vaincre la peur devant ces éboulements à pic d’énormes rochers parmi
lesquels il est très malaisé de circuler et dont l’ascension représente un
certain risque ».
Pas plus le mont Otorten que le mont Kholat-Siakhyl ne sont des lieux
sacrés pour les Mansis, ce qui exclut toute « explication mansi » à la mort
du groupe Dyatlov. Cette version était répandue aussitôt après la découverte
des corps : les chamanes mansis auraient assassiné les étudiants parce qu’ils
auraient enfreint les interdits et pénétré sur les territoires sacrés, a fortiori
avec deux femmes.

LOZVA : rivière dans le nord de la région de Sverdlovsk, la plus importante


du département d’Ivdel, affluent gauche de la rivière Tavda. Le
31 janvier 1959, le groupe Dyatlov a tenté d’atteindre la vallée de la Lozva
mais, les conditions météorologiques n’étant pas favorables, ils ont dû
planter leur tente pour la nuit sur le flanc du Kholat-Siakhyl. Les corps ont
été retrouvés dans la vallée du quatrième affluent de la Lozva.

MANSI : population localisée dans la région autonome de Khanty-Mansiïsk


(6 600 personnes). Anciennement appelés Vogouls. On trouve des Mansis
également dans le nord de la région de Sverdlovsk où ils sont installés dans
des hameaux (paoul) sur les bords de la Lozva et de la Pelym ; ils n’y
habitent pas en hiver. Les Mansis vivent de la chasse et de l’élevage des
rennes qu’ils mènent en pâturage de montagne (kaslanïe) pendant l’été.
Beaucoup de toponymes de l’Oural du Nord sont d’origine mansi, comme
par exemple Otorten et Kholat-Siakhyl. Selon leurs croyances, certaines
montagnes sont sacrées et les humains ne doivent pas en fouler le sol.
Les Mansis entretiennent des rapports amicaux avec les Russes, ils leur
viennent souvent en aide lors d’expéditions, pour la chasse et les
randonnées.
Après la mort du groupe Dyatlov, une « version mansi » a été évoquée. Les
Mansis auraient tué les randonneurs parce que ceux-ci auraient violé des
frontières sacrées. Cette version n’a jamais été prouvée, en dépit des efforts
du K.G.B. Des familles entières ont été interrogées, on a même parlé de
tortures.
Les spécialistes de la culture mansi affirment que ces populations n’auraient
en aucun cas fait délibérément du mal aux randonneurs.
Les membres de la famille de Stepan Kourikov, Mansi résidant à
Souevatpaoul, ont pris part aux recherches. Ils ont fait tout ce qui était en
leur pouvoir pour apporter leur aide.
Les monts Otorten et Kholat-Siakhyl ne sont pas des montagnes sacrées,
même si la traduction de Kholat-Siakhyl, la montagne des Cadavres,
résonne étrangement après ce qui s’est passé sur le col. Dans la mythologie
mansi, neuf personnes ont péri dans le Grand Déluge du mont Kholat-
Siakhyl.

MASLENNIKOV EVGUENI POLIKARPOVITCH : randonneur sportif classé qui a


pris la tête des recherches organisées pour retrouver le groupe Dyatlov de
février à mai 1959. Maslennikov est décédé en 1983. Dans son journal (ou
plutôt l’ensemble de ses journaux), il semblerait qu’il donne la cause de la
tragédie. Le journal se trouve entre des mains privées et rien n’est fait pour
que son contenu soit rendu public. Cependant, ceux qui ont eu accès à ce
texte affirment que son importance est largement surévaluée.

MIKHAÏLOVSKOÏE : cimetière situé dans l’arrondissement Kirovski de la ville


de Sverdlovsk, non loin des rues Gagarine, Blücher et Pervomaïskaïa. Sept
membres du groupe Dyatlov y sont inhumés, tous sauf Zolotariov et
Krivonichtchenko. Leur tombe, située près de l’entrée côté rue Gagarine, est
surmontée d’un obélisque commémoratif avec les photographies des
membres du groupe. Les parents l’ont fait ériger à leurs frais. À l’origine,
dans l’espoir d’étouffer cette histoire faisant tant de bruit, les autorités
municipales avaient proposé aux parents d’enterrer leurs enfants à Ivdel
mais ces derniers s’y sont opposés. Ils ont fait leurs adieux à leurs enfants à
Sverdlovsk entourés d’une foule nombreuse. Les « quatre derniers » ont été
enterrés dans des cercueils fermés 29. Il a fallu pénétrer dans le cimetière
par une ouverture pratiquée dans la clôture côté rue Gagarine dans la
mesure où on ne laissait personne entrer par le portail principal.
Nikitine, un autre étudiant de l’IPOu n’ayant aucun rapport avec cette
histoire mais mort d’une pneumonie à peu près au même moment, a été
inhumé en même temps. Les familles des membres du groupe Dyatlov se
souviennent qu’on a essayé d’enterrer à côté d’eux un autre étudiant tué
dans un règlement de comptes à la gare.
Tout cela montre avec quel cynisme « les autorités » ont traité ce drame.

MONTAGNE DES CADAVRES : voir Kholat-Siakhyl.

MONTRE : instrument servant à indiquer l’heure dans une limite de vingt-


quatre heures. Dans l’affaire du décès des membres du groupe Dyatlov
figurent quatre montres. La montre de marque Zvezda au poignet de
Slobodine indiquait 8 heures 45 minutes. De la même marque, une montre à
l’avant-bras gauche d’Igor Dyatlov indiquait 5 heures 31 minutes. Nikolaï
Tibo-Briniol portait deux montres à l’avant-bras gauche : une montre de
sport indiquant 8 heures 14 minutes et 24 secondes, une autre de marque
Pobeda 8 heures 39 minutes. Ces heures proches entre elles prouvent soit
que les montres se sont arrêtées pour une même raison, soit qu’elles avaient
été remontées au même moment.

NEVOLINE IEGOR SEMIONOVITCH : technicien, spécialiste en réparation des


équipements radiotéléphoniques. En 1959, résidait dans la ville d’Ivdel. Du
26 février au 13 mai, a pris part en tant que radio à l’expédition chargée de
rechercher les membres du groupe Dyatlov. Transmettait les radiogrammes
à Ivdel et Ekaterinbourg. Présent lors de la découverte des corps.

ORTIOUKOV GUEORGUI SEMIONOVITCH : colonel de réserve, un des


responsables des recherches du groupe Dyatlov de février à mai 1959. Ses
coéquipiers l’appelaient « le colonel Otorten ». Ortioukov dirigeait la chaire
militaire de l’IPOu et enseignait la stratégie. C’était le meilleur ami du
maréchal Joukov. Au début des recherches, dirigeait les groupes d’étudiants
marcheurs. En mai, a pris la tête des recherches, a lui-même déblayé les
cadavres et assuré le rapatriement des corps des « quatre derniers ». Nom de
code : « la Taupe ».

OTORTEN : sommet (1 182 mètres, 1 234 d’après les nouvelles cartes) où la


rivière Lozva prend sa source. Situation : à la frontière entre la région de
Sverdlovsk et de la R.S.S.A. 30 des Komis, non loin de la frontière entre les
régions de Perm et de Tioumen.
Le mont Otorten était le but du groupe de Dyatlov. Ils devaient s’en
approcher et en faire l’ascension. Selon certaines sources, Dyatlov aurait
confondu le mont Otorten et le Sommet 1079, c’est pourquoi ils ont monté
la tente sur le flanc de la montagne. Le groupe ayant pris du retard sur son
planning, Dyatlov a décidé de ne pas faire demi-tour mais de passer la nuit
sur le versant pour reprendre l’ascension à la première heure.
Un détail intéressant concerne le toponyme Otorten. Le professeur
A.K. Matveev affirme que « ce nom bien connu des spécialistes de l’Oural
du Nord et des randonneurs est apparu par erreur et est resté tel quel sur la
carte. C’est le nom du mont Vot-Tartan-Siakhyl déformé jusqu’à en être
méconnaissable et qui désigne la montagne moins élevée située à quelques
kilomètres plus au nord-est de l’Otorten. Les Mansis donnent un tout autre
nom à l’Otorten : ils l’appellent Lount-Khoussap, c’est-à-dire le “Nid
d’oie” ou bien Lount-Khoussap-Siakhyl, la “Montagne du nid d’oie”. En
effet, le versant sud-est de l’Otorten descend à pic vers le lac d’altitude
Lount-Khoussap-Tour, “Lac du nid d’oie” où la Lozva prend sa source. Ce
lac s’appelle également Loussoum-Taliakh-Tour, le “Lac en amont de la
Lozva”. Une légende mansi raconte que pendant le Grand Déluge une seule
oie avait réussi à survivre sur ce lac. Selon une autre interprétation, les
Mansis auraient distingué dans la forme du sommet de la montagne un nid
d’oie.
Le nom Otorten figure déjà dans les travaux du géologue E.S. Fiodorov qui
datent de la fin du XIXe. Cependant, d’après ce que l’on peut voir sur les
cartes illustrant ces travaux, le nom s’appliquait précisément à la montagne
Vot-Tartan-Siakhyl, reprenant donc le mot mansi déformé. À ce jour, il n’a
pas été possible d’établir qui a maintenu la confusion entre les noms des
deux montagnes. »
Le mont Otorten n’est pas une montagne sacrée pour les Mansis. Le nom
figure dans le rapport d’enquête pour désigner le lieu où aurait péri le
groupe de Dyatlov, ce qui ne correspond pas à la réalité.

OVNI : objet volant non identifié, appellation courante pour certains objets
aperçus dans l’espace sans qu’il soit possible de trouver une explication
rationnelle. On nomme ainsi les soucoupes volantes, les boules de feu, etc.
Certains considèrent que les extraterrestres envoient ces ovnis ou même
qu’ils se déplacent dedans. C’est l’une des thèses : le 1er février, un ovni
aurait survolé ce qui sera par la suite nommé le col Dyatlov, causant la perte
des neuf membres du groupe. Cette version a été surnommée « la version
anormale ». Il est à noter qu’Ivanov, le conseiller de justice adjoint qui a
mené l’enquête, croyait à cette thèse.

PATINAGE DE VITESSE : sport olympique qui allait jouer un rôle inattendu


dans l’enquête visant à établir les causes de la mort tragique des neuf
membres du groupe Dyatlov. Du 28 février au 1er mars 1959, le
championnat du monde de patinage de vitesse féminin s’est tenu à
Sverdlovsk. Un très grand nombre de sportifs, entraîneurs et journalistes
étrangers se trouvaient sur le Stade central qui à l’époque était pratiquement
inaccessible aux étrangers résidant en ville (et l’est bien sûr redevenu après
les épreuves). Certains affirment que les autorités municipales et régionales
étaient tellement effrayées à l’idée de « laver leur linge sale » au vu et au su
de tous, c’est-à-dire de dévoiler la tragédie à la communauté internationale,
qu’ils ont tout fait pour cacher la mort des jeunes gens, les opérations de
recherche ainsi que le début de l’enquête. Cela expliquerait la précipitation
et le cynisme avec lequel on a proposé de les enterrer au cimetière d’Ivdel,
puis pourquoi on a fait passer le cortège des funérailles par un trou percé
dans la clôture, etc.

PLESSETSK : cosmodrome dans la Fédération de Russie, crée en 1960 dans la


région d’Arkhangelsk. C’est d’ici que sont lancés de la Terre les satellites
artificiels de type Kosmos, Molnïa, Meteor et Interkosmos. Certains
pensent que le missile ayant explosé au col Dyatlov a été envoyé de
Plessetsk comme un « ballon d’essai », étant donné que le cosmodrome
n’était pas encore officiellement en fonction. À l’époque soviétique, entre
soixante et quatre-vingts missiles étaient lancés chaque année. Au total, le
cosmodrome utilise 21 espaces de retombée pour une surface cumulée de
1 407 000 km² : 16 sont des zones terrestres, le reste étant dans les eaux de
l’océan Arctique. Le nombre total de missiles lancés de cette base dépasse
les 2 000. En quarante années d’existence, le cosmodrome a assuré le lancer
de 40 % de tous les engins spatiaux du monde entier, dont 60 % étaient
russes.
R

RAPPORT D’ENQUÊTE : ensemble des documents ayant un rapport avec un fait


ou une personne impliqués dans une violation de la loi, un délit. Le dossier
de l’enquête « Décès de skieurs dans les monts Otorten » a été ouvert et
fermé en 1959. L’enquête a été menée par Lev Nikitovitch Ivanov,
inspecteur du parquet de la région de Sverdlovsk, conseiller de justice
adjoint, unique procureur des affaires criminelles pour toute la région. Le
dossier contenait un nombre significatif de documents, rapports d’audition
de témoins ou de personnes présentes au moment des faits, de membres de
la famille et de proches des victimes. Les rapports d’autopsie, les
témoignages des équipes de secours et les photographies sont également
dans ce dossier. L’affaire du décès des skieurs dans les monts Otorten a été
close faute de coupables.
Depuis 1959, le dossier a été conservé dans les archives du parquet. En
mars 1989, des photocopies en ont été faites. Les pages 371, 372, 374, 376,
et 378 sont manquantes. Les feuilles ont été enlevées du dossier comme
« non pertinentes ».
Actuellement, pratiquement toutes les personnes enquêtant sur cette affaire
disposent d’une copie du dossier « Décès… ».

RAPPORTS D’AUTOPSIE : ensemble de documents établis par l’expert légiste


Vozrojdionny qui a pratiqué à Ivdel l’autopsie des neuf corps du groupe
Dyatlov, secondé par l’expert Gans. Copies jointes au rapport d’enquête.
D’aucuns estiment que l’expertise a été réalisée selon les indications
précises données par la direction du Parti et que certains détails ont ainsi pu
être omis (ce n’est qu’une hypothèse). Néanmoins, les rapports d’autopsie
permettent de constater sur quatre corps (Doubinina, Slobodine, Tibo-
Briniol et Zolotariov) des fractures sérieuses de la hanche, des fêlures du
crâne et des hémorragies diverses. La mort de Doubinina est survenue à la
suite d’une hémorragie interne, celle de Tibo-Briniol et de Zolotariov est
due à des chocs graves. L’autopsie de Doubinina indique l’absence de
langue. Ainsi, les rapports d’autopsie rédigés entre février et mai 1959
montrent que les randonneurs ont subi une mort violente et excluent
catégoriquement la thèse bien commode à l’époque d’une lutte contre les
« éléments naturels » tels qu’avalanche, tempête de neige, etc.
Les rapports contiennent entre autres des données permettant d’établir la
date de la dernière prise de nourriture, etc.
Aujourd’hui, il est question d’exhumer les corps dans l’espoir d’établir la
vraie cause de ces morts violentes.
Les rapports ne précisent pas que la peau des victimes avait pris une
couleur marron foncé ou bien, selon d’autres sources, orange.
Trente ans après les faits, l’expert Vozrojdionny se souvenait encore des
noms et prénoms de chacun des jeunes gens mais il est décédé sans réussir à
percer le mystère de leur mort.

SAUVETEURS : personnes ayant pris part aux opérations de recherche entre


février et mai 1959. L’objectif de cette mission dirigée par Maslennikov
était de retrouver les randonneurs du groupe d’Igor Dyatlov. À l’origine,
quatre équipes y ont pris part : celle de Slobtsov, celle de Kareline, celle
d’Akselrod et celle de Tchernychev. De plus, des chasseurs appartenant à
l’ethnie locale des Mansis (les Kourikov) et des Moscovites se sont joints
aux opérations. Le 26 février, Slobtsov et Charavine ont trouvé la tente ainsi
que les corps de Dorochenko et Krivonichtchenko. Parmi ceux qui
aujourd’hui enquêtent de façon très active sur cette tragédie de la montagne
des Cadavres ou qui donnent leur propre version des faits, on retrouve
d’anciens sauveteurs.

SLOBODINE ROUSTEM VLADIMIROVITCH (né en 1937) : ingénieur, victime de


la tragédie qui a coûté la vie au groupe de Dyatlov parti randonner vers le
mont Otorten le 4 mars 1959. Ses amis l’appelaient Roustik. Le corps de
Slobodine a été trouvé sur une ligne droite entre le feu et la tente, à
180 mètres de celui de Dyatlov et 150 mètres de celui de Kolmogorova. Il
gisait le visage tourné vers le sol dans une position dynamique prouvant
qu’il avait essayé de ramper jusqu’à la tente. À son bras droit tendu sur le
côté, sa montre indiquait 8 heures 45 minutes. D’après l’expertise médicale,
Slobodine avait une fêlure de la voûte crânienne longue de 6 cm et ouverte
sur 0,1 cm, mais le décès a été causé par l’hypothermie.
En 1959, le père de Roustem Slobodine était directeur du comité syndical
de l’IPOu. Après le décès de son fils, il a été désigné comme un des
responsables du drame et a reçu un blâme sévère de la part du comité du
Parti.
Dans le livre UTÉO : l’Homme, le Sport, la Nature, on peut lire les
souvenirs du frère aîné de Roustem : « Nos parents ont longtemps vécu en
Asie centrale. À sa naissance, Roustem a reçu le nom d’un héros populaire
de la région. »
L’auteur cite également I. Zoubkov, un camarade de Roustem : « Roustem
consacrait beaucoup d’énergie au sport. C’était l’initiateur de toutes les
activités sportives, de toutes les randonnées. Si nous partions ramasser les
pommes de terre et qu’il pleuvait, les autres restaient à jouer aux cartes,
mais Roustem enfilait ses chaussures de sport et organisait des cross. »
Slobodine est enterré au cimetière Mikhaïlovskoïe de Sverdlovsk.

SLOBTSOV BORIS EFIMOVITCH : en 1959, étudiant en troisième année à la


faculté énergétique de l’IPOu. A pris la tête de la première équipe
d’étudiants partis à la recherche des randonneurs du groupe disparu. Lui et
Mikhaïl Charavine ont trouvé les corps de Krivonichtchenko et de
Dorochenko près du cèdre.

SOMMET 1079 : voir Kholat-Siakhyl.

SONDE D’AVALANCHE : barre métallique, morceau de fil de fer épais. Les


sauveteurs ont utilisé ces sondes pour rechercher les corps des randonneurs
du groupe Dyatlov disparus près du mont Kholat-Siakhyl. Ils ont sondé les
congères, passant au peigne fin tout le périmètre de la tragédie. Pour
retrouver les « quatre derniers », le colonel Ortioukov a décidé de réunir
deux sondes de trois mètres de longueur, réussissant ainsi à repérer le
premier corps, celui de Doubinina.

TENTE : abri provisoire fait de tissu tendu sur des piquets. Les randonneurs
partant pour un parcours de plusieurs jours dans des lieux non peuplés
emportent une tente. La tente du groupe Dyatlov avait été faite à la main,
les membres du groupe l’avaient cousue eux-mêmes. De taille assez grande,
elle était constituée de deux tentes en bâche cousues entre elles en 1956.
Le 26 février 1959, les secouristes Slobtsov et Charavine ont découvert la
tente sur le flanc de la montagne Kholat-Siakhyl à 300 mètres du sommet.
D’après leur témoignage, elle était plantée sur le versant des contreforts du
sommet 1079 qui à cet endroit présente une déclivité de 18 à 20 degrés.
L’entrée faisait face au col. La neige l’avait presque totalement recouverte,
ne laissant voir que la pointe du piquet d’entrée. Elle était grande ouverte et
les draps servant de rideau dépassaient. Le côté placé en amont était déchiré
près de l’entrée et une veste de fourrure bouchait le trou. Le côté placé en
aval était en lambeaux. Sur le côté opposé, une torche qui s’alluma sans
difficulté bien qu’étant restée en plein froid pendant un mois entier. Sous la
torche, une couche de neige amassée sur le tissu de la tente. Devant
l’entrée, une paire de skis attachés. Dans le sas, un poêle et des seaux (dans
l’un d’entre eux, une gourde contenant de l’alcool à 90°), une scie, une
hache, un peu plus loin des appareils photo ; au fond dans le coin, un sac
avec les cartes et des papiers, l’appareil photo de Dyatlov, le journal de
Kolmogorova, un bocal avec de l’argent. À droite de l’entrée, les vivres et
deux paires de chaussures à côté. À peu près au milieu de la tente, trois
paires et demie de bottes de feutre. Près d’un sac contenant des biscottes,
une bûche provenant du feu fait lors d’un précédent bivouac. Les sacs à dos
sont disposés dans le bas de la tente, les chaussures et les couvertures
posées dessus. Sur les couvertures, les vêtements chauds. D’après le
témoignage de Brousnitsyne, dans la moitié de la tente la plus proche de la
sortie, des biscottes éparpillées sur les couvertures ainsi que de la couenne
de poitrine fumée.
L’inspecteur Ivanov a révélé les faits suivants : la disposition et la présence
des objets dans la tente (presque toutes les chaussures, les vêtements
chauds, les objets personnels et les journaux) sont la preuve que les jeunes
gens ont dû quitter la tente précipitamment et tous ensemble ; de plus,
comme l’a démontré l’expertise criminelle qui a suivi, la partie de la tente
exposée au vent, là où les randonneurs posaient leur tête pour dormir, avait
été découpée de l’intérieur en deux endroits, de façon à permettre de sortir
sans obstacle par ces ouvertures. La tente avait été découpée sur
environ 32,89 et 42 cm de longueur.
La manière dont la tente avait été montée fait encore débat. Certains
affirment que tout avait été fait dans les règles de l’art, d’autres soulignent
que seul un randonneur peu expérimenté pouvait installer le campement sur
une pente, étant donné que le lieu choisi était exposé à des vents très forts.
C’est bien cette observation qui fait dire à certains enquêteurs qu’il pourrait
s’agir d’une mise en scène. Ils pensent que la tente avait été plantée tout à
fait correctement mais dans un autre endroit protégé du vent. Cependant,
après la mort ou l’assassinat des neuf personnes, l’équipe chargée du
« nettoyage » aurait effacé les traces en les supprimant du lieu du crime.
Les tenants de cette théorie estiment que la tente aurait été déplacée sur le
flanc de la montagne des Cadavres précisément dans ce but.

TIBO-BRINIOL NIKOLAÏ VLADIMIROVITCH (né en 1934) : les membres du


groupe Dyatlov avaient abrégé ce nom français compliqué (son père était un
communiste français, sa mère était russe et lui-même était né dans un camp
stalinien) et l’appelaient simplement Tibo en accentuant la première syllabe.
Tibo-Briniol était ingénieur ; victime de la tragédie qui a coûté la vie au
groupe de Dyatlov parti randonner vers le mont Otorten en 1959. Son corps
a été retrouvé le 4 mai 1959, perpendiculairement à la ligne de déplacement
des autres depuis la tente, dans le ruisseau sous une couche de 4 à
4,5 mètres de neige. À proximité ont été trouvés les corps de Doubinina,
Zolotariov et Kolevatov. Il portait deux montres au poignet, l’une indiquait
8 heures 14 minutes, l’autre 8 heures 39 minutes.
L’expertise médicale a constaté une blessure importante sur le muscle
temporal droit avec fracture enfoncée du crâne de 9 × 7 cm, un morceau de
l’os de 3 × 2 cm étant manquant. Autre fracture à la base du crâne. Décès
causé par de multiples contusions. Il était le plus grièvement blessé.
Les personnes ayant enquêté sur cette affaire surnomment Doubinina,
Zolotariov, Kolevatov et Tibo-Briniol les « quatre derniers » ou bien « ceux
du ruisseau », étant donné qu’ils n’ont été retrouvés qu’au mois de mai
après la fonte des neiges et que leurs corps étaient partiellement sous l’eau.
Dans son livre UTÉO : l’Homme, le Sport, la Nature, E. Zinoviev évoque
Tibo-Briniol : « Kolia ne passait pas inaperçu : en plus de son étrange nom
français, qui n’était pas sans lui poser maints problèmes, il avait un
physique marquant. Il était de taille moyenne, noiraud avec un visage
agréable et distingué et des yeux très mobiles. […] C’était un joyeux luron
toujours à plaisanter. Il donnait l’impression d’être fiable et sûr de lui. Il
s’adressait aux enseignants et au doyen de la faculté de construction avec
une grande liberté de ton. C’était une personne originale, pleine de talents
qu’il révélait pendant les randonnées en réalisant des croquis précis et
élégants sur lesquels il reportait soigneusement les courbes de niveau et
autres signes topographiques des reliefs rencontrés. À l’époque, ces cartes
détaillées étaient précieuses pour les marcheurs, toutes les cartes d’une
échelle inférieure au millionième étant considérées comme secret d’État.
Kolia était célèbre et apprécié dans les foyers d’étudiants. On lui apportait
parfois des livres rares et interdits, de vrais trésors en ce temps-là. »
Tibo-Briniol est enterré au cimetière Mikhaïlovskoïe de Sverdlovsk.

TOURISME : du français tour 31 signifiant voyage. Le tourisme est un


déplacement réalisé pendant le temps libre, une forme de loisir. Le tourisme
est habituellement géré par des organismes spéciaux selon des parcours
préétablis. Le tourisme peut être national, international, indépendant,
organisé, proche, lointain, culturel, alpin, aquatique, automobile, piéton,
sportif et autres.
Aujourd’hui, le tourisme sportif est beaucoup moins développé qu’à
l’époque socialiste quand les frontières étaient fermées et que les gens
avaient néanmoins envie de voyager.
Le tourisme sportif est le principal hobby des neuf jeunes gens de
Sverdlovsk, c’est ce qui unit le groupe parti randonner en direction du mont
Otorten en hiver, au mois de janvier 1959. Certaines personnes ont qualifié
le groupe Dyatlov d’« amateur », ce qui n’est pas tout à fait juste : les
touristes ont scrupuleusement respecté leur parcours, ils étaient membres
d’organisations sportives, bien expérimentés et titulaires de divers grades de
tourisme sportif. La randonnée tragique de 1959 était faite en l’honneur du
énième congrès du P.C.U.S. et devait permettre de classer ce parcours en
catégorie III de difficulté (la plus élevée).

TRACES : empreintes laissées sur une surface quelconque. Le


27 février 1959, les équipes de recherche ont trouvé des empreintes de pas
très nettes sur le flanc du mont Kholat-Siakhyl. Elles formaient une chaîne
régulière, comme si huit personnes avaient marché l’une derrière l’autre sur
une distance de 15-20 mètres de la tente en direction de l’endroit où seront
par la suite découverts les cadavres de Krivonichtchenko et Dorochenko.
Les personnes ayant laissé ces traces étaient pieds nus ou bien chaussées de
bottes de feutre. Les empreintes apparaissaient sur la surface neigeuse alors
que le vent avait balayé la neige alentour.
Aucune autre empreinte d’homme ou d’animal n’a été remarquée sur le col.
Pourtant, certains sauveteurs affirment avoir vu des traces de talons à côté
de la chaîne d’empreintes. Si les randonneurs ont été effrayés par un
événement qui les a fait quitter la tente en hâte, ce que pratiquement
personne ne met en doute, on peut se demander pourquoi ils marchaient
avec autant de précaution dans les traces l’un de l’autre. Aucun signe ne
permet de conclure qu’ils auraient traîné l’un des leurs, mort, sur la neige ;
supposer qu’ils portaient un blessé ou même un mort à bout de bras paraît
peu convaincant. De plus, il semble étrange que les empreintes se soient
idéalement conservées jusqu’à l’arrivée des secours alors que des vents très
forts soufflent sur le col Dyatlov.

VIJAÏ : en 1959, village sur la rivière Lozva, à l’embouchure de la rivière


Vijaï, à 94 km d’Ivdel. Le groupe de Dyatlov a commencé à marcher au
sortir de ce village et c’est aussi de là qu’ils devaient envoyer un
télégramme à l’IPOu à une date convenue.
Vijaï compte de nos jours environ cent cinquante habitants (note de 2012 :
en août 2010, le village a été totalement détruit par un incendie naturel –
A. 32).
Dans ce village était installée la colonie pénitentiaire n° 64, secteur 349-I.
Après le démantèlement du camp d’Ivdel dans les années quatre-vingt-dix,
la colonie a été fermée et Vijaï est aujourd’hui sur le point de disparaître
dans la mesure où la majorité de ses habitants était employée par la colonie.
Le nom de la rivière Vijaï provient de la langue komi et signifie « la rivière
sacrée » ou encore « le père sacré » et les Mansis l’appellent Iallyng-Ia, ce
qui a le même sens. On peut noter que la rivière Vijaï descend de la
montagne Iallyng-Ner, ou « Pierre sacrée », la traduction par le mot
« sacré » étant donc incontestable.

VOZROJDIONNY BORIS ALEKSEEVITCH (né en 1922) : médecin légiste (en


activité depuis 1954) auprès du bureau régional de médecine légale. Avec
l’aide de Gans, expert en médecine légale, a réalisé l’autopsie et la
description des corps retrouvés sur le flanc de la montagne Kholat-Siakhyl
entre mars et mai 1959. A rédigé les conclusions des rapports d’autopsie.
Ces rapports signés de sa main se trouvent dans le rapport d’enquête sur la
mort du groupe Dyatlov. En mai 1959, Vozrojdionny s’est rendu en
hélicoptère sur les lieux où ont été découverts les « quatre derniers »
randonneurs.
Concernant les autopsies, les opinions divergent. Certains enquêteurs
estiment que Vozrojdionny a sciemment tu certains détails qui auraient
permis d’attribuer les décès à une cause radioactive ; d’autres rappellent
que seuls les rapports d’autopsie (les documents apparemment les plus
précieux) attestent la présence de blessures graves ayant entraîné la mort
sur le corps de Doubinina, Tibo-Briniol, Zolotariov et Slobodine. En outre,
ces documents mentionnent l’absence de langue chez Lioudmila Doubinina.
Des personnes présentes ont témoigné qu’après chaque autopsie les experts
et les témoins « de la direction » se plongeaient dans un tonneau rempli
d’alcool à 90° pour éviter d’être contaminés. Après l’autopsie des cinq
premiers corps, ils attribuèrent leur mort à l’hypothermie et se soûlèrent
tous ensemble pour « fêter » la fin de leur travail. Les enquêtes actuelles
tendent à remettre en cause les faits cités plus haut, estimant que les experts
étaient en état d’ivresse pendant qu’ils procédaient aux autopsies. Les
derniers temps, une partie des activistes de l’affaire Dyatlov insistent pour
que les corps soient exhumés et qu’une nouvelle enquête soit ouverte.

ZOLOTARIOV ALEKSANDR (Semion ?) (né en 1922) : moniteur du centre de


vacances Koourovskaïa, victime de la tragédie qui a coûté la vie au groupe
de Dyatlov parti randonner vers le mont Otorten. On sait peu de chose de
Zolotariov ; avant la randonnée, il n’avait aucun contact avec les autres
membres du groupe et beaucoup se sont étonnés qu’il se soit joint à eux.
Zolotariov est beaucoup plus âgé que les autres, il avait trente-sept ans
en 1959.
Son corps a été retrouvé le 4 mai 1959 en direction de la vallée du
quatrième affluent de la Lozva, sous une épaisseur de neige de 4 à
4,5 mètres. Les corps de Doubinina, Kolevatov et Tibo-Briniol ont été
retrouvés au même endroit. On a constaté la présence de fractures des côtes
2, 3, 4, 5 et 6 à droite sur une ligne entre les zones paramammaire et mi-
claviculaire, avec hématome dans les muscles intercostaux afférents. Selon
le médecin légiste Vozrojdionny qui a effectué les autopsies, il est possible
que Zolotariov ait vécu et soit resté conscient plus longtemps que
Doubinina. Le décès a été causé par de nombreux dommages corporels.
Dans le livre UTÉO : l’Homme, le Sport et la Nature, V. Bogomolov
évoque Zolotariov : « Que dire de Zolotariov ? C’était un personnage
énigmatique pour tous. Avant de se retrouver avec le groupe de Dyatlov, il
s’était adressé à Sergueï Sogrine et avait demandé à intégrer notre groupe
qui partait dans l’Oural Arctique pour l’expédition à ski de troisième niveau
de difficulté citée plus haut. À ce moment-là, il n’avait encore fait que
quelques missions comme moniteur touristique à la station d’Artybach (lac
Teletskoïe) dans l’Altaï et à la station de Koourovskaïa. Sergueï introduisit
dans la pièce un homme assez étrange au physique caucasien et le présenta
avec ces paroles : “Voici Semion Zolotariov, il veut partir avec nous !”
“Appelez-moi simplement Sacha”, répondit notre Semion du Caucase,
brillant de toutes ses couronnes métalliques, chose tout aussi étrange à nos
yeux. Semion était plus âgé que nous d’environ quinze ans mais nous n’y
avons accordé aucune importance. Semion, tout comme Zina, était très
pressé de faire cette expédition et de rentrer. Il disait qu’il devait rendre
visite à sa vieille maman dans le Caucase. »
Zolotariov a été enterré par Viktor Bogomolov dans le cimetière
Ivanovskoïe d’Ekaterinbourg, séparément des autres membres du groupe.
La tombe de Gueorgui Krivonichtchenko se trouve à proximité.
C’est ici que se termine ce lexique. Emil Sergueevitch avait accompli œuvre
de titan ! J’avais maintenant l’impression d’être un cheval ferré des quatre pieds.
Le vieil homme ne savait sans doute pas quoi en faire, le soumettre à un journal
ou bien le confier à une personne compétente en la matière. La mort ne lui avait
pas laissé le temps de choisir, mais le destin, en la personne d’Ira et de Nadejda
Gueorguievna, avait décidé que j’en serais dépositaire.
Téléphone.
« Si c’est encore mon éditeur, je ne réponds plus de mon langage », confiai-je
à Schumacher.
Mais non, c’était Sveta.
« Doubinine vient de me téléphoner, oui, le frère de Liouda Doubinina et j’ai
pris un rendez-vous avec lui. Si l’horaire ne te convient pas, je peux le déplacer.
Il nous attend demain à deux heures.
— Je suis libre toute la journée demain. Pour rencontrer le frère de
Doubinina… j’aurais annulé tous mes rendez-vous, si j’en avais eu. Et demain,
c’est samedi, c’est le week-end.
— Seulement, Ania, il habite à Beriozovski. »
Bon, d’accord, ce n’est pas Paris, mais il faut quand même trouver un moyen
de transport.
« Dicte-moi son adresse. Je me débrouillerai pour y arriver. »
J’eus à peine le temps d’appuyer sur le bouton off de mon téléphone qu’il se
remit à hurler à tue-tête comme une sirène.
Cette fois c’était Vadik, pour mon plus grand bonheur !
« Demain, c’est samedi. J’espère que tu n’as pas oublié notre soirée télé ?
— Mais les circonstances ont changé. Pour gagner le droit à ta soirée, tu dois
m’accompagner à Beriozovski demain pour deux heures.
— Jusqu’à la Pychma 33 s’il le faut, se réjouit Vadik, et il ajouta après une
pause : À sa source même si tu le souhaites ! »
13

La visite du lendemain nécessitait préparation. Le travail d’Emil m’était d’un


grand secours, mais je voulais tirer le maximum de ma rencontre avec
Doubinine. Pour parler comme les journalistes, je préparai des questions pour
Igor Aleksandrovitch, je notai tout ce qui me venait à l’esprit.
Et puis, tout en faisant mon lit à la grande joie de Schumacher, je me disais,
intraitable, que même épuisée je devais trouver encore le temps de lire un
document. Ou peut-être deux ?
Les pages retenues par un trombone étaient rayées et surmontées du mot
« PROJET » pour s’assurer l’indulgence du lecteur. Le texte lui-même était truffé
de ratures et d’ajouts comme un premier jet.

J’affirme :

Procureur de la région de Sverdlovsk

Conseiller d’État de justice de IIIe classe

(N. Klimov)

… mai 1959

Le blanc devait être complété plus tard, j’avais effectivement entendu dire que
le procureur avait demandé à sa secrétaire de ne pas préciser la date tout de suite.
RÉSOLUTION

du 28 mai 1959, ville de Sverdlovsk.

Ivanov, conseiller de justice adjoint et procureur des enquêtes criminelles


du parquet de la région de Sverdlovsk, après avoir étudié l’affaire du décès
de neuf randonneurs dans le département d’Ivdel de la région de
Sverdlovsk, a établi :
Le 23 janvier 1959, un groupe de randonneurs amateurs au nombre de dix
est parti pour une randonnée à ski suivant le parcours : ville de
Sverdlovsk – ville de Serov – ville d’Ivdel – village de Vijaï – village
Severny n° 2 – mont Otorten – mont Oïka – Tchakour – rivière Tochemka
nord – village de Vijaï – ville d’Ivdel – ville de Sverdlovsk.
Le groupe était composé de

Ici étaient énumérés les noms et prénoms que je connaissais si bien. Tous les
randonneurs étaient bien entraînés et tout à fait à la hauteur d’un parcours de
catégorie de difficulté III. Le groupe disposait de l’équipement et des vivres
indispensables, le comité syndical de l’Institut polytechnique de l’Oural avait
assuré le financement.
Comme je l’ai déjà dit plus haut, le père de Roustem Slobodine était à la tête
du comité syndical.

Arrivé sans encombre au départ de la randonnée pédestre situé dans le


village Severny n° 2 du département d’Ivdel, le groupe démarra le
28 janvier 1959. Un des randonneurs, I.E. Ioudine, se sépara du groupe au
village Severny n° 2 et rentra chez lui, empêché de poursuivre la marche
pour raisons de santé.
Au vu des notes reproduites dans les journaux, des croquis du parcours et
des pellicules photo développées par la suite, il a été possible d’établir que
le groupe a commencé à monter en suivant le cours de la Lozva le
29 janvier 1959, qu’il a poursuivi le même chemin le 30 janvier et qu’il a
débouché sur la rivière Aouspia et tenté de franchir le col pour atteindre la
vallée du quatrième affluent de la Lozva le 31 janvier 1959. Cependant, la
température très basse et le vent très fort les ont contraints à faire demi-tour
vers la vallée de l’Aouspia pour y passer la nuit.
Le 1er février 1959, les randonneurs ont installé leur base en amont de
l’Aouspia où ils ont laissé une réserve de vivres et l’équipement superflu.
Les traces de ski restées dans la neige jusqu’au moment des recherches ont
par la suite permis de conclure qu’en avançant vers la vallée du quatrième
affluent de la Lozva, les jeunes gens ont dévié de 500 à 600 mètres à
gauche et se sont retrouvés sur le versant est du sommet « 1079 » et non pas
sur le col formé par les sommets « 1079 » et « 880 ».

À cet endroit, une remarque à l’encre :

C’était la seconde erreur de Dyatlov.

Ensuite :

Ayant voulu profiter de la lumière du jour pour atteindre le sommet


« 1079 », Dyatlov s’est retrouvé dans une situation délicate pour passer la
nuit, avec un vent violent – fréquent dans ces lieux – et une température très
basse de l’ordre de 25 à 30 °C en dessous de zéro. Il a donc décidé de
monter la tente sur la pente du sommet « 1079 » pour pouvoir redémarrer le
lendemain matin sans perdre d’altitude et arriver au mont Otorten qui se
trouvait à 10 km à vol d’oiseau.
Dans un des appareils photo, on a découvert une pellicule dont la dernière
photo représente les jeunes gens en train de creuser la neige pour installer la
tente. Étant donné que cette photo a été prise avec un temps de pause de
1/25 seconde, une ouverture de 5,6 et une sensibilité de pellicule de 65 ASA
(norme d’État), étant donné en outre l’éclairage de la photo, on peut
considérer que les randonneurs ont commencé à installer leur tente vers
cinq heures du soir le 1er février 1959. Un cliché analogue a été pris d’un
autre appareil.
J’avais évidemment entendu parler de ces photos dans le livre de Gouchtchine
et dans le « Lexique 1959 » et j’aurais bien voulu les voir moi-même. Même si
la qualité des photos n’était pas des meilleures à cette époque. On n’avait pas
Kodak ! Quant à l’installation des tentes, je ne suis pas experte en la matière.
Les paragraphes suivants étaient rayés d’un trait gras de gauche à droite.

Selon le protocole établi par la commission des itinéraires, le chef de


groupe Igor Dyatlov devait envoyer un télégramme le 12 février 1959 pour
informer le club de sport de l’IPOu et le comité d’éducation physique (le
camarade Oufimtsev) de son arrivée au village de Vijaï.
Cette date butoir étant dépassée sans que le groupe ait donné de ses
nouvelles, les autres randonneurs qui connaissaient bien Dyatlov ont insisté
pour que des mesures soient prises afin de lancer les recherches. La
direction de l’Institut a expédié une première équipe sur le parcours
emprunté par Dyatlov le 20 février 1959 ; d’autres ont suivi. Dans un
second temps, les autorités ont délégué des soldats et des officiers du
ministère de l’Intérieur et envoyé des avions et des hélicoptères de
l’aviation civile et militaire.
Le 26 février 1959, sur le versant est du sommet « 1079 », la tente du
groupe a été retrouvée avec tout l’équipement et tous les vivres. La tente et
son contenu étaient bien conservés.
L’inspection de la tente a révélé qu’elle était correctement plantée et
pouvait assurer le refuge pour la nuit. Deux couvertures, les sacs à dos, les
anoraks et les pantalons étaient étendus sur le sol. Les autres couvertures
étaient en boule et gelées. Quelques morceaux de couenne de poitrine
fumée ont été retrouvés sur une couverture.

Ivanov décrivait ensuite des faits que je connaissais déjà bien : comment les
randonneurs avaient été trouvés, quels dommages ils avaient subis, mais je
trouvai la dernière page particulièrement intéressante.

L’expertise physico-technique a montré que les vêtements de Zolotariov et


surtout ceux de Doubinina étaient recouverts d’une quantité significative de
poudre radioactive.
Ainsi, le pantalon de Krivonichtchenko qui couvrait la jambe de Doubinina
(item n° 60 du tableau d’expertise) indique un taux de 9 900 désagrégations
par minute pour 15 cm², la ceinture du pull-over de Zolotariov (n° 2 dans le
tableau) 5 600, bien au-delà de la norme sanitaire de radioactivité des
vêtements fixée pour les personnes travaillant avec des matières
radioactives. Ce n’est le cas ni de Zolotariov ni de Doubinina.
Étant donné que leurs corps sont restés longtemps dans l’eau, on peut
estimer qu’ils ont été soumis à une très forte contamination.

Je n’en croyais pas mes yeux : il l’avait reconnu, écrit, confirmé, puis rayé !
Cela valait la peine de vérifier si ces informations ont été conservées dans
l’arrêté définitif et de trouver ce tableau d’expertise.

L’enquête n’a pas permis de constater la présence de personnes autres que


le groupe de Dyatlov le 1er ou le 2 février 1959 dans le périmètre du
sommet « 1079 ». De même, il a été établi que la population de nationalité
mansi, résidant à une distance de quatre-vingts à cent kilomètres du lieu en
question, est très bienveillante envers les Russes, qu’elle leur assure
hébergement ou aide, etc. L’endroit de l’accident est considéré par les
Mansis comme peu favorable à la chasse ou à l’élevage de rennes en
période hivernale.
Étant donné l’absence sur les corps de blessures externes ou de signes de
lutte, la présence de tous les objets de valeur sur les lieux et prenant en
considération les conclusions de l’expertise du médecin légiste sur les
causes du décès des victimes, il convient de considérer qu’une catastrophe
naturelle insurmontable a entraîné leur mort.
Pour les défauts constatés dans l’organisation du travail touristique et le
faible contrôle, le bureau du comité d’État du P.C.U.S. a décidé d’infliger
des sanctions internes au Parti aux responsables suivants : Sïounov,
directeur de l’Institut polytechnique de l’Oural, Zaostrovskikh, secrétaire du
bureau du Parti, Slobodine, président du comité syndical, Kourotchkine,
président de l’Union municipale des associations sportives bénévoles et
Oufimtsev, inspecteur de cette dernière. Gordo, directeur administratif du
club de sport de l’Institut, a été démis de ses fonctions.
Considérant qu’il n’y a pas de lien direct entre les actions des personnes
citées ci-dessus et la mort du groupe de randonneurs et ne pouvant établir
de corps de délit dans cette affaire, en application des points 4 et 5 du code
de procédure pénale de la R.S.F.S.R., il a été décidé de clore la procédure
en cours de l’affaire criminelle concernant le décès du groupe Dyatlov.

La page était signée d’Ivanov et de Loukine, directeur du bureau


d’investigation confirmant la décision, mais la page de garde était rayée d’un
trait gras. Le document avait donc été renvoyé pour modification.
14

C’est le matin, il est neuf heures et demie, nous sommes samedi 15 décembre.
C’est bientôt le nouvel an, le dernier de ce siècle. Il fait froid. La porte et le
téléphone se mirent à sonner en même temps et je répondis d’abord au
téléphone.
« Je suis derrière la porte, me dit Vadik.
— Tu es au téléphone et sur le palier ?
— Ouais. Je suis un peu en avance, ce n’est pas grave ? J’ai une bonne raison,
je l’ai dans les mains. Ouvre-moi et tu verras ! »
C’est ce qu’il appelle « un peu en avance » ? Il faut environ trente minutes
pour aller de chez moi à Beriozovski en voiture en respectant le code de la route
que Vadik a l’habitude de totalement ignorer. Si une Lada 2109 noire roule à
fond la caisse et à contresens sur les voies du tramway ou bien si elle fait un
demi-tour joyeux sur une route d’un mètre de large, on peut être sûr que c’est
Vadik qui la conduit. C’est à peine croyable, mais il n’a jamais eu ni retrait de
permis ni accident et pas la moindre souris ne s’est retrouvée sous ses roues.
Tout compte fait, il ne doit pas être mauvais conducteur.
« Tu as vraiment du culot, râlai-je en traînant les pieds jusqu’à la porte. Même
le samedi pas moyen de dormir, et grâce à qui ? À mon ex de chez ex-mari qui
ne m’intéresse pas le moins du monde. »
Mon ex de chez ex se tenait sur le palier et affichait un sourire radieux. Il
tenait un paquet de taille moyenne à la main.
Je lui tournai le dos et revins dans la chambre pendant qu’il enlevait
bruyamment ses chaussures dans le couloir.
Dans les films étrangers, on ne voit personne se déchausser, les rues sont
propres dans ces pays-là. Mais dans ce pays-ci, les invités se promènent toujours
en chaussettes ; sans chaussettes, ce serait sans doute pire.
Voilà une pensée d’une valeur inestimable !
Je m’écroulai sur mon lit et me glissai sous la couverture. Schumi adressait
ses miaulements exclusivement à Vadik.
« Tu ne lui as pas donné à manger ? »
À tout hasard, il évita de prononcer le nom du chat.
« Tu n’as qu’à le faire, le Whiskas est dans le frigo, et change son eau, moi je
vais dormir encore un peu. »
Dans l’entrebâillement de la porte apparut le visage un peu soucieux de Vadik,
un peu trop soucieux à mon goût.
« Tu n’es pas malade ?
— Non, mais je me suis couchée tard. »
Les chemises et papiers éparpillés sur l’autre côté du lit en étaient la preuve et
l’illustration.
« Tu veux que je te concocte un petit-déjeuner ?
— Concocte donc ! Avec du café, mais ne me l’apporte pas au lit, je me
lèverai d’ici une demi-heure.
— D’accord. Au fait, tu sais qui je viens de rencontrer ? Les Bachkirtsev !
Toute la famille au complet, avec chiens et bébé. »
Les Bachkirtsev étaient nos amis avant leur mariage. Séparément, ils sont
merveilleux, mais le couple qu’ils formaient depuis leur sortie de la mairie était
devenu proprement insupportable. Chacun avait complété et développé les
défauts de l’autre, bref nous avions cessé de nous voir. Ils n’en avaient nullement
pris ombrage. Ils se sentaient très bien dans leur petit nid douillet soigneusement
tissé et aménagé, ils avaient adopté des chiens et donné naissance à un garçon au
début de l’année. Ils possédaient maintenant tout ce dont on peut rêver.
« Alors, leur fils a commencé à parler ?
— Non, mais sa mère parle pour deux. J’ai eu droit à une flopée de nouvelles :
leurs dernières vacances, les talents culinaires de Liouda, le bon salaire de
Sacha. En plus, ils n’arrêtaient pas de se bécoter pendant que leurs chiens me
sautaient dessus avec leurs pattes sales. »
Effectivement, son pantalon avait l’air d’avoir souffert.
« Prends une brosse dans l’entrée.
— Jawohl », répondit Vadik en hochant la tête et en me lançant le paquet.
Celui-ci tomba sur Schumacher qui avait mal choisi son moment pour s’étirer,
le pauvre matou poussa un hurlement et s’élança du lit comme un avion de ligne
décollant à la verticale.
Vadik prit peur.
« Je ne l’ai pas fait exprès, tu sais bien que je l’aime ton… chat.
— Il s’appelle Schumacher, c’est si difficile de s’en souvenir ?
— Quand même, je ne lui veux que du bien.
— Ça va. » J’eus pitié de lui. « Va lui donner à manger pour faire la paix. »
Le paquet était par terre, la mine triste. Je n’avais pas envie de le ramasser
parce qu’il me rappelait ces jours heureux où nous nous offrions des cadeaux
joliment enveloppés. Je n’aimais pas déchirer le papier cadeau… Cette coutume,
nouvelle pour nous, d’emballer les cadeaux est un signe d’embourgeoisement.
Le jour où nous saurons arracher le papier sans regret marquera la victoire
définitive du capitalisme.
N’ayant plus du tout sommeil, je tirai un autre feuillet de la chemise que
j’avais consultée la veille. C’était le dernier.
En haut de la feuille, en caractères à peine lisibles :

V. Kareline

C’était l’un des sauveteurs.

Monter la tente en amont de la forêt était une erreur, le groupe n’avait pas
voulu redescendre pour avoir à regrimper le lendemain. Ils préféraient
avancer sur la neige durcie qui rend la marche beaucoup plus aisée.
Une fois la tente plantée, le groupe s’est installé pour la nuit et a préparé un
repas froid. À ce moment-là quelque chose leur a fait peur et ils se sont tous
précipités hors de la tente pieds nus. Seul un événement inhabituel,
exceptionnel, a pu effrayer des personnes de cette trempe. Le sifflement du
vent, un simple bruit ou même un coup de fusil isolé n’aurait pas suffi. Je
ne peux en revanche rien dire, rien assurer au sujet de Zolotariov que je ne
connais pas. D’ailleurs, sa présence au sein du groupe Dyatlov me paraît
tout à fait insolite. Nous avons vu clairement les traces de ceux qui se sont
enfuis de la tente sur le versant de la montagne. Au départ, nous en avons
repéré huit ou neuf, puis de moins en moins et elles ont totalement disparu.
Il est probable que les jeunes gens aient été désorientés dans l’obscurité et
ne se soient pas tous réunis près du cèdre. Après une tentative pour allumer
un feu qui n’a pas pu les sauver parce que le bois manquait, ils ont décidé
de retourner à la tente. Les positions de Dyatlov, Slobodine et Kolmogorova
montrent qu’ils se dirigeaient vers elle.
Les quatre autres randonneurs n’étaient sans doute pas près du feu ou bien
s’en sont approchés plus tard, alors que Krivonichtchenko et Dorochenko
étaient déjà morts de froid. Sans leurs skis, ces quatre personnes n’ont pas
pu aller loin.
Il sera peut-être possible de résoudre ce mystère quand les quatre derniers
corps seront retrouvés.
En conclusion, je tiens à noter qu’en tout état de cause le groupe Dyatlov
n’a pu prendre peur que devant un groupe armé constitué de dix personnes
au moins, bien qu’aucun élément n’indique de présence étrangère sur les
lieux.

Qu’ils aient eu peur, soit ! Mais quelque chose d’autre aurait pu les tuer. Je
commençais à deviner ce qui s’était vraiment passé sur ce col Dyatlov quarante
ans plus tôt. Je ne peux pas dire que personne n’a avancé cette hypothèse, au
contraire, certains penchaient pour elle, mais…
À cet instant, Vadik interrompit mes pensées en passant le nez par la porte
pour me dire d’un ton humble :
« Le petit-déjeuner t’attend, et moi aussi. »
15

Une omelette au fromage et un café bien fort. Décidément, Vadik n’avait pas
l’intention de laisser passer sa chance. C’était très bon !
« À ton avis, pourquoi deux membres du groupe ont-ils été enterrés à part au
cimetière Ivanovskoïe et pas avec leurs compagnons ? demandai-je à mon ex-
mari après ce petit-déjeuner royal.
— Je ne peux pas te répondre.
— Alors, il faut que je téléphone. Et tu sais, j’aimerais bien examiner encore
un peu ces papiers avant de partir. »
Vadik acquiesça.
« Je ne vais pas te déranger, je reviendrai à une heure et demie. »
Il sortit, redressant les épaules d’un air conquérant.
L’imbécile !

« Sveta, je ne te réveille pas ? »


Elle était légèrement essoufflée au téléphone.
« Non, ça fait vingt minutes que j’en fais baver à mon home-trainer.
— Quelle horrible façon de passer le temps !
— Pas pire qu’une autre. Tu as besoin de quelque chose ou bien tu appelles
juste pour bavarder.
— Sveta, pourquoi Zolotariov et Krivonichtchenko ont-ils été enterrés à part ?
— Les parents de Krivonichtchenko vivaient à l’époque dans le quartier de
Moskovskaïa Gora et ils ont voulu que la tombe de leur fils soit près de chez
eux. Ils habitaient à deux pas du cimetière d’Ivanovskoïe. Pour Zolotariov c’est
un peu plus compliqué. Il est originaire de l’Altaï et il n’y avait personne ici qui
puisse faire les démarches pour lui, tandis que les parents des autres se sont
démenés pour obtenir des places au cimetière de Mikhaïlovskoïe. Les dirigeants,
ceux de l’Institut comme ceux de la municipalité, voulaient étouffer l’affaire,
couper court à tout commentaire, si tu préfères. Éviter qu’il y ait une tombe
commune, un monument commémoratif et des pèlerins. Finalement, ils ont
donné une place à chacun, sauf à Zolotariov.
— J’ai compris.
— Tu avances bien ?
— Je commencerai à rédiger la semaine prochaine. Je t’appellerai quand je
reviendrai de chez les Doubinine. »

Il me restait encore un peu de temps, il était près de midi. J’attrapai une


nouvelle enveloppe. C’était un témoignage. J’avais déjà rencontré le nom
Atmanaki dans le « Lexique 1959 ». Le début du texte manquait, soit parce qu’il
n’avait rien à voir avec cette affaire, soit parce que quelqu’un en avait décidé
ainsi.

La profondeur moyenne à laquelle gisait le corps était de l’ordre de 50 cm.


La tête était clairement dirigée vers la tente. La position est caractéristique
de quelqu’un qui avance ou essaye d’avancer vers l’amont. Mes camarades
ont reconnu Kolmogorova. Elle était vêtue d’une combinaison de ski, d’une
capeline et de chaussettes en laine. Pas de blessures, à l’exception
d’écorchures sur le visage probablement dues à sa chute sur les rochers se
trouvant devant la tente.
À ce moment-là, le groupe de camarades dont Kourikov le Mansi faisait
partie a trouvé un autre corps un peu plus bas, celui de Dyatlov.
Allongé sur le dos, les bras croisés sur la poitrine, il était orienté comme
Kolmogorova. Il portait une combinaison de ski recouverte d’un gilet de
fourrure et des chaussettes de laine. Il donnait l’impression lui aussi de
vouloir monter, comme l’indiquait la position de son corps : en amont un
bosquet semblait avoir stoppé son ascension mais, s’il s’était dirigé vers le
bas, il aurait dû contourner les arbres pour se retrouver dans cette position.
Enfin, les corps de Krivonichtchenko et de Dorochenko ont été découverts
(antérieurement) à environ un kilomètre et demi de la tente, sous le cèdre,
gisant l’un à côté de l’autre sur un fin lit de branches de sapin.

Il était clair que la page manquante concernait Slobodine et contenait sans


doute des informations d’ordre général. Il s’agissait d’une photocopie, et des
bandes noires rendaient la lecture difficile.
une majorité de branches sèches jusqu’à 5 mètres de hauteur. De plus, du
côté de la pente qui menait à la tente, toutes les branches du cèdre avaient
été arrachées jusqu’à 4 ou 5 mètres. Mais ces branches humides n’avaient
pas été utilisées, certaines étaient éparpillées sur le sol, d’autres étaient
restées suspendues aux branches inférieures du cèdre. On aurait dit que
quelqu’un avait dégagé une sorte de fenêtre pour pouvoir examiner de là-
haut l’endroit d’où ils étaient venus et où était leur tente.

Ça alors !

Le volume du travail accompli près du cèdre ainsi que la présence de


nombreux objets ne pouvant pas, de façon évidente, appartenir aux deux
randonneurs dont les corps ont été retrouvés à cet endroit prouvent que la
majorité du groupe, si ce n’est le groupe tout entier, s’était retrouvée près
du feu et que, une fois le feu allumé, seuls quelques-uns étaient restés là.
Une partie des randonneurs avait décidé de faire demi-tour pour rejoindre la
tente et en rapporter des vêtements chauds, des couvertures et de
l’équipement, pendant que ceux restés en bas construisaient une sorte de
tanière dont ils avaient tapissé le sol avec des branches de sapin pour
attendre l’aube et la fin de la tempête.
Le fait que Krivonichtchenko et Dorochenko aient été déshabillés reste
inexpliqué, car les randonneurs n’ont pas pour habitude de se dévêtir autant
en hiver, surtout à l’heure du coucher. Le malheur s’est peut-être abattu sur
eux au moment où ils se changeaient. Il est peu plausible qu’ils aient perdu
leurs vêtements en courant ou en marchant.
Il faut noter, que tous les camarades trouvés dans le premier […]

(Il me fallait deviner certains mots d’après le contexte parce que le


photocopieur avait avalé un petit bout de chaque ligne.)
gisaient sur une ligne droite entre le cèdre et la tente. Ce même jour,
plusieurs Mansis ainsi que des groupes de randonneurs examinèrent de
façon non méthodique la zone à proximité du cèdre ainsi que […] derrière
le ravin, le lit du quatrième affluent de la Lozva sur 0,5 km et tous les
endroits à proximité de la rivière où ils auraient pu trouver la mort. Les
accès au col entre le sommet « 880 » et la crête furent également passés au
peigne fin sans que l’on trouve la moindre trace du groupe. Les guides
Moïsseev et Mostovoï ratissèrent la zone avec des chiens, sans plus de
succès. […] heures du soir ils arrivèrent au col où était resté le matériel et
ils apprirent que […] prévu d’installer

(Le camp ?)

[…] non pas dans la vallée de la Lozva mais en amont de l’Aouspia, fait
étayé par de nombreuses preuves, la plus convaincante […], ne pas laisser
trop de traces dans la Lozva et ne pas empêcher les chiens de faire leur
travail.

Mon ordinateur émit un petit bruit semblable au ronronnement de Schumacher


et créa un nouveau dossier.
Son nom n’était pas très original : dyatlov.doc.
D’ailleurs, je n’étais pas vraiment allée chercher très loin, mes doigts l’avaient
tapé en une seconde :

LE COL DYATLOV

Les mots jaillissaient l’un après l’autre et je ne revins à moi qu’une heure et
demie plus tard ; je n’avais plus le temps de me relire, juste de prendre une
douche et de m’habiller à toute vitesse. Moi qui pensais commencer la semaine
prochaine ! Je tirai un pull de l’armoire sans même regarder, enfilai un pantalon
et me précipitai dehors tout en fourrant mon bloc et mon magnétophone dans
mon sac.
La Lada noire m’attendait devant l’entrée.
M’étant laissé tomber sur le siège à côté de Vadik, je me souvins que je
n’avais toujours pas ouvert son cadeau.
16

« Ça t’a plu ? demanda-t-il au bout de vingt minutes, alors que nous avions
déjà quitté la ville.
— Je n’ai pas eu le temps de regarder, lui répondis-je sans mentir, j’étais
plongée dans mon travail. »
Vadik prit une cigarette et l’alluma.
« Tu ne fumes toujours pas ?
— Non.
— Bravo ! »
La route était étroite, avec beaucoup de virages et même un habitué des rallyes
comme Vadik ne pouvait la quitter des yeux. Quand nous arrivâmes au passage à
niveau, une grosse dame abaissa la barrière.
« Quelle adresse à Beriozovski ? » demanda Vadik d’un ton distant.
Il m’en voulait à cause du cadeau.
Une demi-heure plus tard, nous étions devant la maison des Doubinine.
Je dus suer sang et eau pour convaincre Vadik de venir avec moi. Il résistait
comme si son avenir en dépendait.
« Si tu ne m’accompagnes pas, ne compte pas obtenir quelque chose de moi »,
lui lançai-je comme dernier argument. Efficace !
Comment pouvait-il imaginer que je le laisserais plusieurs heures dans sa
voiture glaciale ?
Igor Aleksandrovitch Doubinine n’était pas là. Sa fille nous ouvrit, c’était une
jeune femme grande et très belle.
« Papa est parti à votre rencontre ! »
Nous étions très en retard.
« Entrez. »
Nous pénétrâmes dans une maison soignée et confortable qui me donna envie
d’imaginer que j’étais venue m’installer chez des parents pour quelques jours.
Ce foyer me rendait nostalgique de la vie de famille.
Igor Aleksandrovitch fut bientôt de retour.
« J’ai cru que vous aviez du mal à trouver », dit-il.
Je le scrutais avec peut-être trop d’insistance. Il me rappelait un peu mon père,
non par les traits de son visage mais par sa façon d’être. La même ironie pleine
de douceur et de tendresse dans le regard quand il s’adressait à sa fille, la même
assurance et en même temps un manque de confiance en soi touchant, signes
indéfectibles d’une grande distinction.
« Vous voulez commencer tout de suite ? demandai-je.
— C’est à vous de voir. »
J’allumai le magnétophone.
17

[Transcription de l’interview faite par la romancière.]

MOI : Comment avez-vous appris la mort de votre sœur ?

DOUBININE : Deux jours avant le départ de Lioussia pour cette randonnée,


nous avions déménagé dans un nouvel appartement, rue des Décembristes.
Je venais de passer mes derniers examens au lycée technique de métallurgie
minière. Avec des amis, pour fêter nos résultats, nous nous sommes payé un
voyage organisé à Koourovka et sommes partis marcher nous aussi. Je ne
me considérais pas comme un randonneur confirmé, mais ça me plaisait
bien. Lioussia, elle, était une vraie professionnelle. Elle passait sans relâche
des qualifications, le niveau des exigences sportives était vraiment très
élevé. Je me souviens qu’elle ne réussissait pas à faire le nombre requis de
« pistolets », des flexions sur une seule jambe.
Quand nous sommes revenus de notre marche, je suis parti à Leninogorsk
pour mon stage diplômant. J’ai même trouvé un petit boulot, je n’étais pas
mal payé pour l’époque. Bref, j’ai été absent jusqu’au printemps et je
pensais que Lioussia était revenue.

MOI : Personne ne vous a prévenu de ce qui s’était passé ?

DOUBININE : Dans ma famille, nous n’avions pas l’habitude de nous écrire.


Je dois dire qu’aujourd’hui encore, je préfère le téléphone. Nous nous
téléphonions régulièrement, bien sûr, mais mes parents n’en ont pas dit mot.
Vous savez que Lioussia n’a été retrouvée qu’en mai et ils espéraient
toujours. Ils ne voulaient pas m’effrayer, me faire rentrer. Pourtant je sentais
bien qu’ils me cachaient quelque chose. Je leur demandais comment ils
allaient et ils me répondaient que tout allait bien, qu’ils venaient de
s’acheter un poste de télévision Znamia 58, mais la voix de maman était
toute triste.

MOI : Vous vous entendiez bien avec votre sœur ? Quelle différence d’âge y
avait-il entre vous ?

DOUBININE : Je dis toujours que Lioussia et moi vivions des vies parallèles.
J’avais alors dix-sept ans et elle vingt. J’étais étudiant moi aussi mais
j’avais mon groupe d’amis et elle le sien. Je ne me souviens même pas de
ses camarades. Mais c’est étrange, quand j’étais à Leninogorsk, avec mon
premier salaire j’ai acheté un cadeau pour… Lioussia. Je lui avais dégoté la
première radio soviétique de petite taille de la marque Touriste.

MOI : Et il n’y avait plus personne à qui l’offrir.

DOUBININE : Quand je suis revenu à Sverdlovsk mon père et ma mère sont


venus m’accueillir à la gare. J’ai tout de suite vu qu’il s’était passé quelque
chose. Et quand ils m’ont raconté que cinq personnes avaient déjà été
inhumées, j’ai compris qu’il n’y avait aucun espoir que Lioussia soit
miraculeusement vivante.

MOI : J’ai eu l’occasion de lire le témoignage de votre père, il a été très


courageux d’exprimer son opinion ouvertement.

DOUBININE : N’oubliez pas qu’en 1959 Staline était déjà mort, c’était le
dégel de Khrouchtchev. On respirait un petit air de liberté. En fait, mon père
a été jusqu’à sa mort un virulent détracteur de Khrouchtchev parce qu’il
l’estimait indirectement responsable de la mort de sa fille. Mon père et ma
mère sont morts assez jeunes, lui en 1967 et elle en 1980. Je pense que la
perte de leur fille y était pour quelque chose.

MOI : Que disaient vos parents des causes du drame ? Quelles hypothèses
avançaient-ils ?

DOUBININE : Maman répétait sans relâche : « Un missile, c’était un


missile. » À ce propos, elle travaillait dans ce bureau qu’on appelait à
l’époque la Tour, comme secrétaire de Semikhatov, celui qui est
académicien aujourd’hui.
MOI : Vous êtes d’accord avec la thèse du missile ?

DOUBININE : Je ne dirais pas tout à fait ça. Il est sûr que le groupe de
Dyatlov dont faisait partie ma sœur a été victime d’expérimentations
militaires qui ont échoué. Mais de quelles armes s’agit-il ? Une bombe, une
arme de dissuasion ou autre chose ? Je n’en sais rien. Et je ne suis pas
certain non plus qu’on les ait achevés, même si ce n’était pas exclu à
l’époque où l’État gardait si jalousement ses secrets. Le pire pour moi serait
que la version du « nettoyage » se confirme…
MOI : Les vêtements de votre sœur étaient imprégnés d’une grosse quantité
de matières radioactives. Est-ce cet élément qui vous porte à croire que des
essais militaires ont sans aucun doute possible causé la mort de votre sœur ?

DOUBININE : Elle portait le pull-over de Krivonichtchenko, je crois. On nous


a dit que Ioura travaillait dans un institut secret en lien avec la physique et
que des particules de diverses matières nocives pouvaient très bien être
restées sur ses vêtements. Pourtant, je ne peux pas croire qu’il soit allé au
travail et en randonnée hivernale avec le même pull. Il y a une autre
hypothèse, assez cohérente, j’ai oublié qui l’avait exprimée : quand
l’explosion a eu lieu, une pièce métallique aurait dévalé la pente et écrasé
les « quatre derniers », ce qui expliquerait les terribles blessures et les
fractures…

MOI : C’est une question douloureuse, mais je suis obligée de la poser.


Comment expliquez-vous que Lioussia ait été retrouvée sans langue ?

DOUBININE : Je l’ai appris récemment. Je ne comprends pas, mais je n’y


accorde pas trop d’importance. Il y a des faits beaucoup plus énigmatiques.
Par exemple, la ligne d’empreintes sur la neige. Si, comme les enquêteurs
l’ont supposé, certains avaient porté un blessé, les traces seraient tout à fait
différentes, ce seraient des traînées. Qui aurait eu l’idée de porter un adulte
qui pesait son poids à bout de bras ?
Beaucoup de points restent obscurs.

MOI : Étiez-vous présent aux funérailles de votre sœur ?

DOUBININE : Oui, mais est venu beaucoup moins de monde qu’en mars,
quand on a enterré les premiers corps. Les « quatre derniers » étaient dans
des cercueils fermés, même les parents n’ont pas pu les voir. Papa a malgré
cela réussi à voir sa fille deux jours avant les funérailles. Il nous a dit, à
maman et à moi : « Vous, ce n’est pas la peine que vous la voyiez. »

Tatiana, la femme d’Igor Aleksandrovitch, nous invita à venir déjeuner et nous


passâmes à table. Vadik essaya bien de refuser, mais personne ne prit la peine
d’écouter ses arguments peu convaincants.
18

« Si vous en avez besoin, je peux vous donner les carnets de Lioussia, dit Igor
Aleksandrovitch. Je me suis préparé à votre venue et je les ai relus. Vous
trouverez aussi son journal, celui qu’elle a tenu pendant cette dernière
randonnée. À la fin, vous y lirez quelque chose de curieux, vous verrez vous-
même. »
Doubinine apporta une pile de carnets aux couvertures usées et aux pages
abîmées, recouvertes d’inscriptions au crayon ou à l’encre.
Après nous être carrément gavés, nous regardâmes la maîtresse de maison
servir le thé et couper le gâteau. Un gâteau somptueux, appelé « Piaterik ».
« Il est constitué de cinq 34 ingrédients », nous expliqua Tatiana.
Je songeai encore une fois que j’aurais bien aimé avoir une famille comme les
Doubinine, mais je n’osai pas le leur dire.
Nous restâmes encore une heure, je feuilletai un vieil album de famille ;
c’était un album chinois, avec des incrustations sur la couverture et des feuilles
fines comme du papier à cigarettes entre les pages. Sur certaines photos,
Lioussia semblait me regarder, bébé, puis petite fille, jeune fille et jeune femme :
avec ses parents, avec Igor, avec ses amis et camarades de classe, en vacances,
en randonnée, à l’école. Je reconnaissais à chaque fois sans me tromper son
charmant visage.
« Lioussia était inscrite à l’atelier de théâtre de l’école, continua Igor
Aleksandrovitch, elle était passionnée ; un jour elle joua le rôle de la Reine des
neiges. J’ai vu beaucoup de films d’après Andersen par la suite mais jamais je
n’ai vu de meilleure Reine des neiges que Lioussia. Elle avait bien réussi à
exprimer le caractère glacé du personnage… »
Igor Aleksandrovitch se tut.
Nous rentrâmes à Sverdlovsk en prenant les routes de Beriozovski défoncées
d’horribles ornières.
« Il est cinq heures et quart, me dit Vadik. J’ai quelques trucs à faire et je serai
chez toi à neuf heures précises pour la course de Formule 1. »
Nous dûmes encore une fois nous arrêter au passage à niveau. Cette fois, la
dame en veste de travail orange nous stoppa pour une bonne raison : on entendait
au loin le grincement et le cognement des roues. Un train surgissait de
l’obscurité.
« Un train de marchandises ! se réjouit Vadik, en tirant son portefeuille de sa
poche. “Un train de marchandises passe, tiens de l’argent dans la main ! Le train
t’apportera la richesse.” »
Il se sentit gêné :
« C’est mon neveu qui me l’a appris. »
Assis dans le noir, nous tenions le billet chacun par un bout et devant nous
clignotaient les lumières de wagons dont le chargement et la destination nous
étaient inconnus.
19

« Trois heures et demie, ce n’est tout de même pas si long », me justifiai-je


devant un Schumacher rassasié. J’ouvris ensuite le premier carnet de Lioussia. Je
brûlais évidemment d’envie de regarder le dernier mais je ne voulais pas être
incorrecte ou malhonnête.
Le premier carnet contenait des chansons. C’est vrai, les randonneurs avaient
l’habitude de chanter autour du feu en grattant une guitare, ils apprenaient par
cœur de nouvelles chansons, Lioussia avait donc noté les couplets et les refrains
dans ce petit carnet marron aujourd’hui en lambeaux mais sans doute flambant
neuf dans sa couverture de carton brillant en 1959.
Le bout des lignes écrites à l’encre turquoise était à moitié décoloré mais on
pouvait encore les déchiffrer. Ce n’était en réalité pas de l’encre mais du crayon
à mine de plomb comme on en vendait à l’époque. Je me souviens très bien que,
dans notre enfance, mon frère et moi avions l’habitude d’en mouiller la mine
pour obtenir une couleur plus éclatante.

[Carnet écrit à la main par l’un des randonneurs.]

SI EN DOCTORAT TU N’ES PAS ADMIS


I. Il était une fois un étudiant à la faculté
Qui d’une belle carrière rêvait
D’une épouse moscovite
Et de s’enrichir bien vite
Mais en doctorat ne fut pas admis
II. Si en doctorat tu n’es pas admis
Prépare donc ta valise
À ta mère fais une bise
À ton père fais un baiser
Et pour Magadan prends un billet
III. Vers Magadan roule le train
Six mois peut-être en chemin
Là-bas tu construiras une masure
Et n’oublie pas de prendre ta guitare
Car avec toi chantera la nature…

Cette chanson était longue comme les autres du carnet et je croyais entendre
dans ma tête sa mélodie toute simple, quatre accords de guitare (deux barrés) et
les voix appliquées de deux jeunes filles chantant en chœur. C’étaient des
chansons humoristiques, même celles qui parlaient de sujets sacrés pour des
marcheurs.

L’HYMNE DES MARCHEURS DE L’IPOu


Par les champs et par les forêts
Sur la rocaille des sentiers
Loin de Sverdlovsk et pourtant si près
Vois, mon ami, et entends chanter
Les marcheurs prêts à tout
Ces gaillards de l’IPOu
Nous marchons depuis trois jours
Nos dents claquent de froid
Nos ventres vides sont aux abois
Ne crains rien, mon ami, surtout
Bientôt tu rentreras chez toi
Et nous irons manger à l’IPOu
De marcher tu es fatigué
Sous la pluie, le vent déchaîné
Pourtant, de repos point du tout
Souviens-toi bien, mon cher ami,
Des kilomètres à l’infini
Dans les escaliers de l’IPOu.
Certaines paroles m’étaient familières. La sœur d’une de mes camarades de
classe avait fait ses études à l’IPOu et partait souvent sur les chantiers de
Komsomols. Je connaissais ces chansons parce que nous profitions de son
absence pour mettre le nez dans ses cahiers.

LA CULTURE MÉSOZOÏQUE
La culture mésozoïque, t’en souviens-tu ?
Nous étions sous un rocher
D’une aiguille de pierre tu cousais
La peau de bête déchirée sur mon corps nu
(Refrain)
Si tu as les crocs, viens donc,
Viens dans ma caverne, viens donc,
Une trompe de mammouth nous mâcherons
Nos ventres sont vides mais nos dents aiguisées,
Et jusqu’au matin nous resterons enlacés…

Je feuilletai le carnet et m’apprêtais à le mettre de côté quand mon attention


fut attirée par ces paroles :

Escaladant les pierres glissantes


Des sentiers escarpés
Le bataillon d’alpinistes grimpait
Leurs cœurs d’une trop longue attente
Souffraient à l’unisson et voulaient attaquer
Et chacun avançait souriant aux sommets
Mais soudain nous parvient un sourd grondement,
Dans la vallée un terrible roulement
Une pelote de neige volée aux cimes blanches
Déferle sur les versants à pic
Apportant la fatale avalanche
La neige avance, balayant la troupe
Qui cherche son salut tout en haut des rochers
Mais un des leurs ne répond pas
Il a trouvé la mort là-bas
Au fond d’une crevasse, par la neige étouffé
Trois jours et trois nuits
Sans un mot, sans répit
Les dents serrées, entêtés, nous l’avons cherché.
Mais la montagne dans ce combat inégal
De ses tréfonds n’a pas voulu le libérer.
Très haut dans les nuages les sommets fièrement
Dévoilent entre leurs ailes les précipices béants.
Et cette immensité que recouvre la neige
N’est que pics acérés
Glaciers et roches austères.

Je fermai le carnet qui m’enveloppa d’une odeur de papier vieilli en guise


d’adieu.
Le deuxième carnet de Lioudmila Doubinina commençait par une liste de
livres :

Lessing, Cronin, Dumas, Flaubert, George Sand, Oldridge (le diplomate),


T. London (la vie de J. London), Thomas Hardy, Kellerman, Dreiser, Hugo,
Zochtchenko, Kassil, Remarque.

Les pages suivantes contenaient son emploi du temps, quelques numéros de


téléphone commençant par D1 ou D2, de brèves notes de cours ornées de
schémas incompréhensibles et quelques citations de personnes célèbres :

« Sur mille personnes, seules deux sont vraiment capables d’aimer, les
autres s’imaginent qu’elles aiment. »

Kouprine.
En face, une page avec des notes très touchantes :

Acheter du savon pour bébé


Téléphoner à maman pour qu’elle m’apporte des punaises
Emprunter trois roubles
Emporter trois ou quatre cours d’architecture.

Et une liste de mots allemands à apprendre :

geringe, gelangen, vorstellen, Betrag, Treppen, herzustellen…

Lire des écrits qui ne m’étaient pas destinés me mettait mal à l’aise. Je déteste
quand on lit les miens. Mais je me justifiais en me disant que j’allais peut-être
trouver quelque indice. J’arrivai bientôt à un petit carnet grisâtre qui portait sur
sa couverture :

À ma très chère L. Doubinina, responsable du budget, pour son journal.

C’était le fameux journal, le dernier, qu’elle tenait lors de cette randonnée


fatale et qui avait été retrouvé dans la tente.

23 janvier. C’est notre dernier jour de préparatifs, une journée de dingues !


À partir de onze heures, j’ai fait les magasins pour acheter des babioles.
J’ai eu l’idée saugrenue d’acheter 5 mètres de batiste, ce qui m’a coûté
200 roubles. J’ai fait mon propre sac à toute vitesse et j’ai bien sûr oublié
mon pull à la maison. Chacun s’occupait de ses affaires et nous avions
mille choses à régler. Juste avant notre départ, ceux qui voulaient nous
accompagner au train sont arrivés. Nous étions très justes, mais nous
sommes arrivés à la gare à temps. C’était le moment des adieux ; avant le
départ du train, nous avons entonné quelques chansons.
Le groupe de Blinov 35 s’est joint à nous dans le wagon et nous avons
chanté tous ensemble.
La basse de Krotov couvrait toutes les autres voix. Cette fois-ci, nous avons
chanté un tas de nouvelles chansons avec l’aide de Zolotariov, le guide qui
nous accompagnait pour cette randonnée. Au début, personne ne voulait de
lui parce que c’était quelqu’un de nouveau et puis nous avons décidé que ce
n’était pas grave, de toute façon il était impossible de refuser. Nous nous
sommes donc retrouvés à dix, comme prévu au départ, puisque le
secrétariat de la faculté n’avait pas autorisé Slavka 36 à partir avec nous.

Quel destin ! Bienko pour des examens de rattrapage et Ioudine grâce à une
crise de sciatique avaient gardé la vie sauve. Et Zolotariov, dont personne ne
voulait au début, avait dû batailler dur pour aller au-devant de sa mort.

24 janvier. Nous sommes arrivés à Sérov très à l’avance et on ne nous a pas


laissés entrer dans la gare avec nos sacs à dos. Au début, nous nous
sommes installés à côté de la gare. Les autres ont commencé à râler contre
le responsable du budget, c’est-à-dire moi, à me reprocher ma mesquinerie
et mon avarice. Hélas, nous n’avions pas cette fois les moyens d’aller au
buffet de la gare. Nous avons eu une petite aventure. Iourka K.
(Krivonichtchenko) s’est fait arrêter, accusé d’escroquerie. Il s’était mis
dans la tête de faire le tour de la gare sa chapka à la main en chantant une
chanson. Nous avons dû le sortir de là.
Un peu plus tard, accompagnés du groupe de Blinov, nous avons réussi à
nous faufiler à l’intérieur de l’école primaire. Nous y avons déjeuné et nous
sommes attelés à la préparation de notre matériel. Puis nous avons accepté
de parler du tourisme sportif aux petites classes. Le récit de nos exploits
ainsi que notre matériel les ont laissés bouche bée, ils ne voulaient plus
nous quitter. Nous n’avons pas vu le temps passer jusqu’à six heures et nos
jeunes et nouveaux amis sont nombreux à nous accompagner à la gare. Ils
se sont tellement attachés à nous, surtout à Zina, qu’ils sont en larmes.
Une fois dans le train, nous avons chanté à tue-tête pendant un bout de
temps, accompagnés ou non à la mandoline. Ensuite un jeune alcoolique
s’en est pris aux garçons, il les accusait d’avoir volé une bouteille de
vodka. Il exigeait qu’ils la lui rendent en les menaçant de leur casser les
dents. Finalement, voyant qu’il ne pouvait rien prouver ni obtenir, il a
laissé tomber. Iourka est venu nous voir, il a chanté un petit moment avec
nous et il est reparti. Nous avons continué à chanter et d’un seul coup, sans
même nous en rendre compte, nous nous sommes retrouvés à parler de
l’amour et en particulier des baisers. On disait n’importe quoi, bien sûr,
mais tout le monde participait à la discussion avec beaucoup de passion,
c’était à celui qui crierait le plus fort pour contredire ses interlocuteurs.
Sachka Kolevatov a réussi à avoir le dernier mot, mais il répétait sans
doute des arguments entendus ailleurs.
Nous sommes arrivés à Ivdel en pleine nuit et avons dormi à la gare. Nous
nous sommes installés dans un coin, notre groupe s’est couché sur la tente
dépliée par terre. Moi, j’ai fait le guet. J’en ai profité pour coudre les
cuissardes et recopier les chansons. […] J’ai tenu le coup jusqu’à trois
heures. Tous les autres étaient déjà couchés, à l’exception de Boria qui était
resté longtemps à faire de la couture mais avait fini par se coucher aussi.
Jenka me taquine de temps en temps, il me dit même parfois des choses
vexantes. Est-ce qu’il me prendrait pour une idiote ? C’est vrai que j’aime
bien mettre de l’huile sur le feu moi aussi, je ferais mieux de tenir ma
langue.

Lioussia avait un peu la même écriture que moi et les problèmes qui
l’intéressaient ne m’étaient pas étrangers : j’ai parfois l’impression que certaines
personnes me prennent pour une idiote.

25 janvier. Ils m’ont réveillée sans me donner le temps de récupérer. J’ai dit
à Roustik que je n’irais pas faire ma toilette, que les conditions n’étaient
pas idéales. Il était d’accord. À ce moment-là le car est arrivé et nous nous
sommes dépêchés de tout charger. Nous étions installés sur trois niveaux.
Kolia Tibo était complètement coincé entre nous et le plafond. […] Nous
avons encore chanté, cela va de soi. J’ai la voix complètement éraillée à
force de chanter. Jenka continue de me lancer des piques. Quelle langue de
vipère, celui-là ! Je commence à deviner son jeu, ce n’est bien sûr pas
nouveau, mais désormais j’ai l’impression d’y voir plus clair. Et pourtant,
Iourka 37 est quelqu’un de bienveillant, en tout cas si l’on en juge par son
comportement. Je resterai fidèle à moi-même.
Jenka et Zina ont chanté : « Ah ! Si tes yeux n’étaient pas si bleus… »
Arrivé à l’embranchement, le car a continué tout droit et devait repasser
nous prendre une heure plus tard. Pendant ce temps, nous avons avancé à
pied. C’était très agréable de marcher sur cette route et par ce beau temps.
Nous avons un peu fait les fous en nous roulant dans la neige.
Pendant que nous marchions, il y a eu un petit incident : une voiture
transportant du bois qui arrivait en sens inverse s’est enfoncée dans la
neige. Les garçons se sont précipités pour donner un coup de main, ils ont
réussi à la sortir de là, non sans mal. À ce moment-là, notre car est arrivé
et nous nous y sommes tassés une nouvelle fois. La discussion portait
maintenant sur le bonheur. D’une façon générale, notre groupe était le plus
actif dans le débat. Nous avons essayé de donner une définition du bonheur,
mais au bout du compte, chacun avait la sienne.
Nous sommes arrivés à Vijaï vers deux heures. Le groupe de Blinov a
l’intention de continuer avec le bus 41, mais nous, nous allons sans doute
passer la nuit sur place. Nous nous sommes séparés en pleurant, nous
sommes tous tristes. Zina et moi avons chanté pour Jenia en guise d’adieu :
« Ah ! Si tes yeux… » Bref, j’ai vraiment le cafard.

Était-elle amoureuse ? Comme on ne peut l’être qu’à vingt ans ? Avait-elle le


béguin pour un des garçons du groupe Blinov ? Peut-être pressentait-elle qu’elle
le voyait pour la dernière fois ? Que leur destin était déjà scellé ?

Nous avons beaucoup de chance. Ils passent « La Symphonie en or 38 ».


Nous nous sommes dépêchés de laisser nos bagages à l’hôtel et sommes
allés au ciné-club. L’image était floue mais cela n’a pas gâché notre plaisir.
Ioura Krivo était assis à côté de moi, il poussait des petits gémissements
d’extase et faisait des bruits bizarres avec la bouche. Voilà un de ces petits
bonheurs si difficiles à expliquer avec des mots. Quelle musique
stupéfiante !
Ce film nous avait remonté le moral. Igor Dyatlov était simplement
méconnaissable. Il essayait de danser en chantonnant « Oh ! Jacky Joe ».
Ioura et moi sommes de corvée aujourd’hui. Nous voulons faire cuire des
pâtes sur le poêle mais le feu a du mal à démarrer, le bois est trop mouillé
et tout cela nous prend beaucoup de temps. Nous pouvons enfin commencer
à manger. Pendant le repas, une nouvelle discussion s’engage sur les droits
des garçons et des filles, sur la liberté, etc. À mon avis, ce genre de
discussion ne mène nulle part. C’est juste pour dire ce qu’on a sur le cœur.
Nous nous sommes couchés tard. Nous avons dormi à deux dans chaque lit,
sauf Ioura Krivo et Sachka qui se sont allongés entre les lits.

26 janvier. Au petit matin Sachka était transi de froid et il a déclaré qu’il


savait maintenant ce qu’était une nuit passée à se geler. Zina et moi avons
très bien dormi. Nous sommes allés à la cantine de l’hôtel puis sommes
revenus nous préparer. Une voiture nous a conduits au point suivant. Nous
avons essayé de chanter, de parler de sujets abstraits, mais nous avions
tous froid. Au début, les endroits que nous traversions n’étaient pas très
intéressants, c’étaient des forêts brûlées.
En fait, nous devions arriver jusqu’au village Severny n° 2, mais la nuit
commençait à tomber et nous avons décidé de nous arrêter au point 41 à
quatre heures trente. Nous avons été très bien accueillis et hébergés dans
une cabane où vivent des jeunes gens. Ce sont tous des travailleurs
contractuels, il n’y a que deux femmes. Comme l’a remarqué Igor, ils sont
tous jeunes, certains sont même assez mignons et intéressants. J’ai surtout
remarqué un certain Ognev à la barbe rousse, d’ailleurs ils le surnomment
« le Barbu ». C’est rare de rencontrer des gens comme lui dans un trou
pareil. C’est un vrai romantique, il est géologue et a l’esprit très ouvert. Ils
jouent presque tous de la guitare. Nous avons regardé avec eux trois films
d’affilée : « En gagnant mon pain », « Il était une fois un gars » et « La
Symphonie en or » une nouvelle fois. Toujours cette musique !
Au début, nous nous sommes séparés en deux groupes : une partie regardait
les films et l’autre écrivait les journaux ; Roustik et Kolia parlaient de tout
et de rien, du travail, etc. Je les trouve vraiment bien, ces garçons.
Il y a une grande différence entre Roustik, Kolia et Ioura qui ont fini leurs
études et nous. Leurs jugements sont plus mûrs et bien plus intelligents que
les nôtres. Mon Dieu, et je ne parle pas des miens !
Après les films nous étions tous fatigués et voulions dormir. Zina et moi
nous sommes installées sur le lit avec un sommier grillagé. Le rêve ! Les
garçons ont tous dormi par terre. Je suis de très mauvaise humeur et je sais
que j’en ai encore pour deux jours. Je ne suis pas à prendre avec des
pincettes.

Encore trois ou quatre jours et…

27 janvier. Il fait moins cinq, il ne fait pas froid, les skis ne glissent pas
bien. Nous nous préparons depuis ce matin, nous commençons notre circuit
aujourd’hui. Pour l’instant nous attendons un cheval qui doit porter nos
sacs à dos et nous, nous irons à ski. La chance nous sourit.

La chance leur sourit ! Elle fait tout pour qu’ils arrivent au plus tôt à la
montagne des Cadavres.

Ioura Ioudine est malade. Un nerf dans la jambe, en fait une sciatique, et il
va rentrer chez lui. Bon, nous serons désormais neuf. Pour l’instant nous
attendons et nous chantons. Nos hôtes grattent leur guitare, Roustik sa
mandoline. À fendre l’âme. Nous sommes au point limite de la civilisation.
[…] En fait, j’aime beaucoup la guitare, j’adore les gens qui font de la
musique. Ces garçons sont tous très bien. Nous avons discuté avec Ognev.
Il sait beaucoup de choses, c’est intéressant de parler avec lui, en ce
moment il nous parle de notre itinéraire et de plein d’autres choses.

Que pouvait-il savoir de leur itinéraire ?

À mon avis, c’est lui le plus intéressant du lot. Sa barbe rousse est très
longue, il n’a pourtant que vingt-sept ans mais on lui en donnerait plus. Il y
a aussi Valia qui joue bien de la guitare (ils en jouent presque tous) et dont
j’ai dit pour plaisanter qu’il me plaisait. Maintenant ils sont presque tous là
et ils chantent en s’accompagnant à la guitare. Les nouvelles chansons que
nous avons entendues sont vraiment chouettes, nous espérons que Roustik
sera capable de les chanter pendant la randonnée. Nous leur demandons
quelques mots en mansi.

À la suite, Lioussia avait écrit une colonne de mots mansis avec leur
traduction à droite. Cette liste et les notes précédentes montraient qu’elle n’avait
pas grand-chose à dire, mais tenir son journal lui permettait de rester à côté de
ces géologues mûrs et passionnants. Comme je la comprenais !
Premier mot :

Ia 39 – ruisseau

Mon Dieu ! Ia – ruisseau. Et elle avait été retrouvée dans un ruisseau où elle
était restée plusieurs mois, jusqu’à ce que la neige épaisse fonde…

vajenka – femelle du renne


sokhta – un guide
nian – le pain
ioun – la maison
pisal – le fusil
atim – il n’y a pas
oli – il y a
son – la vérité
vorkhouch – un ours

Les géologues connaissaient beaucoup de mots mansis. Lioussia en avait noté


presque trois pages… Mais je ne réussissais pas à me sortir cette coïncidence de
l’esprit : ia – ruisseau, je suis dans le ruisseau.
Le journal semblait s’arrêter là, sur cet intérêt soudain et spontané pour la
langue mansi. À tout hasard, je tournai une feuille et découvris ce qui était, de
façon définitive cette fois, la dernière inscription du journal. Celle-ci était
effectivement étrange, je comprenais ce qu’avait voulu dire Igor
Aleksandrovitch.
J’eus d’abord l’impression que ce n’était pas l’écriture de Lioussia, celle que
j’avais sous les yeux était plus petite, plus difficile à déchiffrer, le texte lui-même
paraissait étriqué et, cela me parut plus important, le crayon était beaucoup
moins appuyé. Comme si Lioussia écrivait de mauvais gré et que d’autres
pensées lui occupaient l’esprit, ou bien… quelqu’un avait écrit à sa place ? Or, si
on regardait attentivement on ne pouvait que constater la ressemblance évidente
entre les deux écritures mais le contenu restait très différent du précédent et de
celui retrouvé dans ses autres carnets.

28 janvier. Ce matin à huit heures, nous avons été réveillés par des voix.
C’étaient Ioura Kri et Sachka Kole qui marmonnaient. Il ne fait pas plus
froid qu’hier (moins cinq).
Après le petit-déjeuner, une partie du groupe, Ioura Ioudine, Kolia et Ioura
Dorochenko sont allés à la réserve de carottes de forage ramasser des
pierres pour leur collection. Ils n’ont rien trouvé dans la roche à part de la
pyrite et quelques veines de quartz.
Ils se sont longuement préparés, ajustant leurs fixations et fartant leurs
skis.

C’est ainsi que s’achevait son journal. Elle avait écrit un dernier mot mais elle
l’avait ensuite rayé plusieurs fois. C’était le mot ensuite.
Ce qui s’était passé ensuite, personne ne le savait. Je restai à fixer les pages
blanches dans l’espoir absurde qu’elles me révéleraient soudain quelques lettres
mystérieuses. Je feuilletai même tout le carnet page par page mais ne trouvai
qu’un coin corné sur l’avant-dernière.
Ensuite…
20

Neuf heures moins trois. J’allai ouvrir la porte à Vadik : son expression disait
qu’il avait envie de me prendre dans ses bras. Je fis un bond de côté, me
retrouvai juste en face du miroir et faillis me trouver mal en voyant mon reflet.
J’avais mis mon pull devant derrière et la petite étiquette de marque censée
être sur le dos se retrouvait devant. J’avais sans doute aussi dans le dos les
renflements laissés par ma poitrine. Et je me suis souvenue d’un seul coup que je
m’étais mise au travail sans me changer, ce qui voulait dire – oh, mon Dieu ! –
que j’étais allée chez les Doubinine dans cet état, avec cette étiquette !
« Tu avais remarqué ?
— Quoi ? »
Il était écrit sur son visage qu’il avait très bien vu.
« Tu aurais pu me le dire, salaud !
— Je ne comprends pas de quoi tu parles », répondit bravement Vadik.
J’enlevai ce maudit pull avec rage et le jetai par terre. Schumacher s’approcha,
ravi, et s’allongea dessus pour dormir.
Essayant d’éviter mon regard, Vadik traversa la pièce et alluma la télévision.
On entendait déjà les grondements des bolides et la voix excitée du
commentateur. La course était commencée mais ma honte devant mon ex-mari et
cette charmante famille qui m’était presque inconnue n’allait pas m’empêcher
d’être le supporter de mon coureur préféré.
Vadik me dit :
« Si tu avais mis ton pull à l’envers, ç’aurait été encore pire. Ça porte
malheur. »
Je fus obligée de lui donner un coup de télécommande sur la tête. À cet
instant, Michael Schumacher fit une percée.
L’écran clignota juste à ce moment-là et la course disparut. La lumière dans la
pièce, Vadik aussi, bref, tout disparut.
« Les plombs ? demandai-je à un Vadik invisible.
— Je vais voir. »
Mes yeux s’habituaient peu à peu à l’obscurité.
Pendant ce temps, Vadik avait atteint l’entrée et ouvert la porte du palier.
« Ne laisse pas Schumi sortir ! »
La porte claqua. Schumacher était à côté de moi, ses yeux brillaient comme
des ampoules vertes.
« L’immeuble d’en face est dans le noir lui aussi. Ça ne devrait pas durer
longtemps.
— Oui, mais la course… »
Je me levai et essayai de marcher. J’avançais bizarrement, les bras tendus sur
les côtés je tâtonnais pour reconnaître les objets familiers. Je tombai sur la
manche rugueuse du pull de Vadik et sur la paume de sa main.
« Toi aussi, tu vois dans le noir ? Comment va Schumacher ? »
Il y avait des bougies dans le tiroir de la cuisine mais il fallait encore trouver
un bougeoir. Et tout cela à tâtons, grâce à la lune qui éclairait la fenêtre.
Une minute plus tard, la bougie était allumée, Vadik et moi étions assis à table
comme au Moyen Âge. Schumacher ne souhaita pas se joindre à nous et moi, je
repensai soudain à ma récente visite à l’église et au cierge cassé.
« Tu me manques », me dit Vadik.
C’est à ce moment pathétique que la lumière revint. Nous nous précipitâmes
vers le téléviseur, j’appuyai sur le bouton de la télécommande et vis Michael
Schumacher le visage tordu de douleur. Häkkinen était arrivé premier.
« Bon, Ania, j’y vais. »
Vadik avait à peine meilleure mine que le coureur blessé.
Je regrettai presque de le voir partir.
La porte refermée, le chat sortit dans le couloir. Il s’affala sur le tapis,
exhibant son ventre dodu orné de boules de poil duveteuses.
21

Le nouveau dossier commençait par une brève coupure de journal.

Journal « L’Ouvrier de Taguil »

17 février 1959

ÉTRANGE PHÉNOMÈNE CÉLESTE

Hier, à 6 h 55 du matin heure locale, à l’est-sud-est, à une hauteur de


20 degrés au-dessus de l’horizon, une sphère brillante d’un diamètre égal à
la partie visible de la lune est apparue. Elle se dirigeait vers le nord-est. Aux
environs de sept heures, une étincelle venant de l’intérieur a permis de voir
le cœur aveuglant de la boule. La sphère elle-même s’est mise à briller de
façon plus intense, un nuage lumineux dont la pointe était orientée vers le
sud s’est formé à côté d’elle. Le nuage s’est étendu sur toute la partie est de
la voûte céleste. Une seconde étincelle survenue peu de temps après avait la
forme de faucille de la lune. Le nuage a continué de s’étendre en gardant un
point lumineux en son centre (dont la surface était changeante). La sphère
s’est dirigée vers l’est-nord-est. La distance maximum par rapport à
l’horizon (30 degrés) a été atteinte vers 7 h 05. Cet étrange phénomène
céleste faiblissait et s’estompait au fur et à mesure de son déplacement.
Supposant qu’il était d’une façon ou d’une autre lié à un satellite, j’ai
branché mon récepteur mais aucun signal n’avait été reçu.

A. Kissel,
Chef de liaison adjoint
de la mine de Vysokogorsk
Il est étonnant que la presse ait été autorisée à publier cette information ! Et
celui qui a fermé les yeux a dû se faire taper sur les doigts.
D’autres papiers étaient agrafés à la copie de l’article.

À l’attention du Chef
du bureau de police d’Ivdel

Le 17 février 1959 à 6 h 50 heure locale un phénomène étrange s’est


produit dans le ciel : le déplacement d’une étoile avec une traîne qui
ressemblait à des nuages denses et plumeux. Ensuite, l’étoile s’est
débarrassée de sa traîne, elle est devenue plus lumineuse que les autres et a
commencé à se déplacer, donnant l’impression de gonfler peu à peu. Une
grosse sphère cerclée de brume s’est formée. À l’intérieur de cette boule
s’est allumée une étoile qui s’est transformée tout d’abord en croissant de
lune puis en une boule plus petite et moins lumineuse. La grosse sphère a
progressivement cessé de briller pour ressembler à une tache à moitié
effacée. À 7 h 05, elle avait totalement disparu. Elle se déplaçait du sud
vers le nord-est.

Tokareva, technicien météorologiste

À l’attention de Prodanov et Vichnevski


31 mars 1959
9 h 30 heure locale

31.03. 4 h 00 en direction du sud-est, le factionnaire Mechtcheriakov a


remarqué un anneau de feu de grande taille qui s’est dirigé vers nous
pendant une vingtaine de minutes puis a disparu derrière le sommet
« 880 ».

Ici, il est question du fameux sommet que le groupe Dyatlov aurait


prétendument confondu avec le mont Kholat-Siakhyl. Le 31 mars 1959… ce
sont les derniers jours de recherche.

Avant de se cacher derrière l’horizon, l’anneau a laissé voir en son centre


une étoile qui a progressivement grossi pour atteindre la taille de la lune et
s’est séparée de l’anneau avant de commencer à tomber.
Cet étrange phénomène a été constaté par l’ensemble du personnel qui
avait été réveillé par l’alerte.
Nous vous demandons de nous donner les raisons de ce phénomène et de
nous indiquer s’il représente un danger, les conditions qui sont les nôtres le
rendant particulièrement inquiétant.

Avenbour, Potapov, Sogrine

L’existence de ces boules de feu ne fait aucun doute. Les militaires ne


plaisantent pas vraiment avec ce genre de choses, pas plus que les
météorologistes.

Procès-verbal d’audition de témoin

Tempalov, procureur de la ville d’Ivdel et conseiller de justice adjoint, en


date du 7 avril 1959, a interrogé Anatoli Leontievitch Anissimov, soldat à la
base 6 602 « V » en qualité de témoin.

Le 17 février 1959 à 6 heures […] minutes du matin, j’étais à mon poste. À


cet instant, une sphère de grande taille enveloppée d’un grand cercle de
brouillard blanc est apparue vers le sud. Avec son mouvement dans le ciel,
sa luminescence augmentait ou diminuait. Quand la lumière baissait, la
sphère disparaissait derrière le brouillard blanc à travers lequel on ne voyait
plus qu’un point lumineux, qui devenait périodiquement plus brillant et plus
grand. Quand la luminosité augmentait, le point prenait la forme d’une
boule et semblait repousser le brouillard, tout en augmentant sa densité sur
ses bords avant de disparaître lui-même.
On avait l’impression que c’était la sphère qui irradiait le brouillard et que
celui-ci formait un cercle. La boule se déplaçait très lentement et à une
grande hauteur. Elle a été visible environ dix minutes et a disparu en
direction du nord comme si elle fondait dans le lointain.

Ces histoires de boules de feu restent néanmoins bien obscures. Que viennent-
elles faire dans cette affaire ? Que sont-elles exactement ? Comment ont-elles pu
causer la mort du groupe de Dyatlov ? Dans son « Lexique 1959 », Emil
Sergueevitch ne s’était pas trop étendu sur la question.
Je rangeai les feuilles dans la chemise et aperçus soudain le paquet de Vadik.
Sous l’emballage, je trouvai un livre volumineux à la reliure verte.

MYTHES, CONTES ET LÉGENDES DES KHANTY ET DES MANSIS

Les Khanty 40 ne m’intéressaient absolument pas mais je ne pouvais pas dire


la même chose des Mansis… Je pressentais que les chasseurs mansis pouvaient
savoir quelque chose ou avoir une idée de ce qui s’était passé. De plus, peut-être
avaient-ils une légende concernant, par exemple, une femme qui serait montée
sur la montagne sacrée et à qui un esprit mauvais aurait arraché la langue ? Quoi
qu’il en soit, l’attention de Vadik était bienvenue. J’ouvris le livre au hasard, à la
page 438.

Rencontre avec les âmes des défunts

Un homme part vérifier ses pièges. Quand il rentre chez lui, la nuit tombe.
Il rencontre l’âme d’un nouveau-né qui avance, traînant son berceau.
L’homme porte une pelle. De sa pelle, il repousse l’enfant et poursuit son
chemin. Il est déjà loin quand il entend le défunt :

Avec sa grosse pelle


Il m’a frappé sauvagement
Oh ! Petite mère toute belle
Dans ma chanson que de tourments
Ma douce mère aux seins de lait gonflés
Là-bas est restée
Pourquoi m’a-t-elle laissé cette nacelle
Que je ne peux porter sans elle.

L’homme continue de marcher. Trois femmes agrippées l’une à l’autre


pleurent en délirant.

Ce que nous devions accomplir


Nous n’en avons pas fait la moitié
Le chemin que nous devions parcourir
Nous n’en avons pas fait la moitié.

Arrêté au bord de la route, l’homme écoute, puis il repart. Deux femmes


âgées s’approchent de lui, elles s’approchent en chantant.

Et quoi donc !
Nous avons vécu notre temps
Dans des lieux joyeux où
Courent des canards
Nous nous sommes amusées.
Ce que nous devions accomplir
Nous avons pu le finir
Dans des lieux joyeux où
Courent des petites oies
Nous nous sommes amusées.
Le chemin que nous devions parcourir
Nous l’avons fait en entier.

Rien à dire, ce conte était très gai ! Et la morale qui couronne ce récit, c’est
qu’une personne âgée accepte sereinement la mort. Je feuilletai encore une
dizaine de pages et trouvai un autre conte singulier :

L’homme de Liapine et l’homme de Sosva


L’homme de Liapine et l’homme de Sosva un jour partirent en forêt. Dans
la forêt se perdirent. Dans la forêt se rencontrèrent.
— Écoute, dit l’un, connais-tu le chemin de ta maison ?
— Non, et toi ?
— Moi non plus.

Le conte était long mais, contrairement aux autres légendes mansis, la fin était
heureuse : ils sont vivants et heureux.
Bref, je feuilletai le livre jusqu’à la fin sans trouver d’indices mythologiques.
Je m’endormis en pensant au couplet :

Ce que nous devions accomplir


Nous n’en avons pas fait la moitié
Le chemin que nous devions parcourir
Nous n’en avons pas fait la moitié.

Vadik me téléphona le lendemain matin pour me dire qu’il avait enregistré la


course intégralement et qu’il pouvait me l’apporter n’importe quand. Je le
remerciai avec l’envie de lui dire : « Tu n’as pas besoin de prétexte pour passer
quand tu veux. » Mais je ne le fis pas.
Sans un mot, il me passa la cassette par la porte et repartit en bougonnant.
« Les contes que tu m’as offerts m’ont été bien utiles », criai-je alors qu’il
avait déjà tourné les talons, mais ma voix se perdit dans le grondement de
l’ascenseur qui emportait Vadik vers son autre vie.
22

Je me plongeai dans l’écriture de mon livre pour deux bonnes semaines. Entre
les chapitres, je ne faisais que dormir et donner à manger à mon chat. Quant à
moi, je me nourrissais de pommes de terre et de pâtes. À la quatre-vingt-
douzième page, je revins à moi, rebranchai le téléphone qui sonna aussitôt, pour
la première fois depuis tout ce temps.
« Tu avances bien ? » me demanda Sveta.
Je lui répondis qu’elle pouvait lire quatre-vingt-douze pages dès maintenant
mais qu’il valait mieux lire l’ensemble un peu plus tard.
« D’accord, je le lirai plus tard, dit-elle. Au fait, meilleurs vœux ! »
Je regardai le calendrier et eus un haut-le-cœur, comme si j’avais avalé du
Whiskas. Nous étions le 31 décembre ! Les guirlandes et les sapins scintillaient
derrière les fenêtres qui faisaient face aux miennes. Chez moi, tout était calme et
sombre comme dans le tombeau d’un pharaon.
« Merci, Sveta, je te souhaite moi aussi de bonnes fêtes.
— Tu fais quelque chose ?
— Je n’y ai pas encore réfléchi.
— Pourquoi ne viendrais-tu pas à la maison ? Je réunis quelques amis, tout
sera parfaitement décent et ennuyeux.
— Non ! Je préfère rester chez moi, je ne peux pas laisser mon chat. »
J’espérais une autre compagnie pour le nouvel an.
En essuyant la poussière qui tapissait tout mon appartement, je bavardai avec
Schumacher, ravi de voir que sa maîtresse avait enfin décollé le nez de son
ordinateur et faisait quelque chose d’utile.
Dans mon réfrigérateur, comme disait ma voisine Nadejda Gueorguievna, une
souris s’était pendue. Je regardai maussadement les clayettes vides et branlantes
et claquai la porte. Ce serait mon premier réveillon du nouvel an le ventre creux
et le cœur gros. Seule l’idée que les clochards étaient encore plus mal lotis que
moi me consolait un peu.
J’essayai de m’imaginer à la place d’un clochard, emmitouflée dans une
couverture miteuse, assise sur un carton sous un pont ancien. Ce n’était pas
difficile à se représenter. À ce moment-là, quelqu’un sonna à la porte.
Schumacher courut devant moi, agitant fièrement sa queue touffue. Le visage
de Nadejda Gueorguievna se dessina derrière le judas. Ce n’était pas Vadik.
« Tu vis encore, ma vieille mère 41 », demanda-t-elle.
Je faillis lui rappeler que la vieille, c’était plutôt elle.
« Que se passe-t-il ? Tu ne montres pas le bout de ton nez depuis des
semaines, tu es toute pâle, on dirait une chenille. Je t’ai apporté des pirojki et des
bonbons, mange un petit peu. »
J’eus honte de mes pensées. Et pourtant, dès que j’eus fini de la remercier et
mis de l’eau à chauffer, elle commença à me casser les oreilles. Je réalisai que
j’allais payer très cher ce qu’elle m’avait apporté.
« Ira a téléphoné de Serov. Elle te souhaite une bonne année, elle se demandait
où tu étais passée. Je lui ai dit que tu t’étais remise à écrire. »
J’ébauchai un sourire modeste.
« Donc, avec son locataire c’est définitif, il déménagera juste après
l’Épiphanie. »
Ensuite, Nadejda Gueorguievna me raconta longuement et avec force détails
sa vie avec « le grand-père », comme elle appelait son mari Antip Petrovitch. Je
l’écoutais d’une oreille distraite, malheureusement ma mémoire torturée gardait
les expressions imagées dont elle décorait son bavardage : je cours comme un
chat dans la fumée (elle parlait d’elle avant les fêtes), maigre comme une aiguille
à tricoter informe (ici, il s’agissait de moi), etc., etc.
Allongé sur le tabouret entre nous, Schumacher plissait le museau.

Je fus contente de voir Nadejda Gueorguievna partir. Il ne restait plus dans


l’assiette qu’une trace de gras et les papiers de bonbons avec quelques miettes
collées qui prirent le chemin de la poubelle.
L’horloge indiquait 23 h 11 et j’étais totalement seule, sans parler de
Schumacher évidemment.
Le téléphone sonna une nouvelle fois, j’attrapai l’appareil et entendis la voix
déjà bien avinée de mon éditeur moscovite.
« J’appelle tout le monde, déclara-t-il, fier de lui. Tu ne fais pas exception. »
Nous papotâmes gentiment, il me déclara que je pouvais écrire sur des tanks
ou sur le premier constructeur de locomotive à vapeur parce que tout ce qui
sortait de ma plume l’intéressait.
Sa femme s’empara du téléphone et, appuyant sur les a d’une façon peu
seyante, me présenta ses vœux dans un langage si fleuri que j’eus l’impression
de sentir son haleine alcoolisée.
L’appel suivant provenait de mes parents, puis vinrent mon frère, quelques
anciens amis et parents à demi oubliés.
Point de Vadik !
À minuit tapantes, je bus un verre d’eau du robinet en m’étouffant de froid et
d’amertume.
C’était déjà l’année suivante quand quelqu’un frappa à ma porte. Je me
précipitai pour ouvrir et me trouvai nez à nez avec un sapin décoré et un Vadik
éméché.
« D’où vient ce bois 42 » ?
En guise de réponse, Vadik étendit son cadeau par terre et me prit dans ses
bras. Les boules de verre tintaient sous les pattes de Schumacher, quant à moi, je
pris la même position que le sapin, mais dans ma chambre et en bonne
compagnie.
Voilà comment nous entrâmes dans cette dernière année du millénaire, au lit,
pour le plaisir du corps et du cœur.

« À quelle page en es-tu ? » demanda Vadik le soir du premier janvier, et je


répondis :
« Quatre-vingt-dix-huit. »
DEUXIÈME PARTIE

LE CIERGE BRISÉ

2000
23

« À la lumière du jour par une journée ensoleillée… » Mes yeux s’étaient


arrêtés net sur ces mots, j’avais envie de les lire et de les relire pour mieux
oublier les autres, ne pas les regarder, ne pas les voir, ne pas m’en souvenir.
Malgré tous mes efforts pour me concentrer sur ce début innocent, je devais
continuer.

À la lumière du jour par une journée ensoleillée, dans les locaux de la


morgue de l’hôpital central de l’administration B.P. n° N-240 a été examiné
le cadavre de I.E. Ioudine Alekseevna Kolmogorova âgée de 22 ans, dans le
but de déterminer les causes de son décès et de trouver des réponses aux
questions mentionnées dans la résolution 43.

Je n’avais jamais rien lu de si terrible : l’examen détaillé et précis d’un


cadavre. Les rapports d’autopsie étaient numérotés et agrafés au dossier dans un
ordre rigoureusement chronologique. D’abord Dorochenko, Krivonichtchenko,
Zina, Dyatlov et Roustem. Plusieurs pages plus loin, Tibo, Kolevatov, Zolotariov
et Liouda.

Voici ce qu’écrit le médecin légiste Vozrojdionny… En voilà un qui porte bien


son nom 44, aucun écrivain ne serait capable d’inventer une chose pareille. La
vie nous bat à plates coutures, nous écrivains, elle a déjà reçu tous les prix
Booker ou Nobel. L’écrivain imagine le sujet d’une histoire quand la vie en
propose des milliers sur le même thème et l’auteur n’a plus qu’à prendre des
notes car elle est inventive, la vie, terriblement inventive ou parfois simplement
terrible.
Vozrojdionny, donc, notait que tous les membres du groupe avaient ingéré de
la nourriture pour la dernière fois entre six et huit heures avant leur mort.
L’accident aurait donc eu lieu le soir du 1er février ?
J’avais lu ou entendu quelque part qu’ils avaient à peine commencé à dîner et
avaient été interrompus, comme le prouvaient les morceaux de poitrine fumée
que les secouristes avaient trouvés éparpillés dans la tente. D’après les journaux,
le 1er février ils n’étaient pas partis avant trois heures, après le déjeuner qui avait
probablement eu lieu vers deux heures, ce qui signifie qu’ils étaient déjà morts
vers dix heures du soir.
Comment l’autopsie avait-elle été réalisée ? Dans les règles de l’art ?
Aujourd’hui, personne n’est en mesure de le dire. Le rapport faisait évidemment
forte impression, avec son naturalisme, son jargon spécialisé et ses détails.
Pourtant, qui est mieux placé qu’un écrivain pour savoir comment on invente un
texte ? Le dossier ne contenait ni photographies, ni dessins, ni schémas illustrant
la procédure de l’autopsie, seulement les impressions générales du médecin
légiste qui paraissait mortellement terrorisé.

Sur la base du présent examen du cadavre de I.E. Ioudine Aleksandrovna


Kolmogorova et en tenant compte des circonstances de l’affaire, nous
considérons que la mort de Kolmogorova a été causée par une exposition à
une température très basse (hypothermie), comme en témoignent l’œdème
de la membrane cérébrale, les engelures de niveau trois et quatre […] des
phalanges des doigts de la main ; les blessures corporelles constatées sur le
corps de Kolmogorova sous forme d’éraflures, d’écorchures et autres
lésions de la peau ont été causées par un objet contondant et sont apparues à
la suite d’une chute ou au contact violent avec une pierre, de la glace ou de
la neige.
Les blessures décrites plus haut ont été reçues par la victime de son vivant,
pendant son agonie et après sa mort.
[…] c’est une mort violente, accidentelle.

Ceci est la conclusion officielle du médecin légiste. Au début du rapport


d’autopsie de Roustem, les termes employés sont les mêmes :
[…] la mort de Slobodine a été causée par une exposition à une température
très basse (hypothermie).

Mais voici ce qu’écrivait le médecin plus loin :

La fracture du côté gauche de l’os frontal constatée lors de l’examen interne


a pu être causée par la chute de Slobodine ou bien par le contact violent
d’une partie de la tête avec un objet dur, tel que pierre, glace ou autre.

(« Autre » paraît le plus probable.)

La blessure ouverte au niveau du crâne mentionnée ci-dessus a été causée


par un objet contondant. Au moment du choc, elle a sans doute possible
provoqué chez la victime un état de surdité temporaire et accéléré la mort
par hypothermie. L’absence d’hémorragie significative sous les méninges
permet de supposer que la mort de Slobodine est survenue à la suite de son
état d’hypothermie.
Étant donné la nature des blessures décrites ci-dessus, Slobodine était en
état de se déplacer et de ramper dans les premières heures qui ont suivi le
choc.
La mort de Slobodine est une mort violente, accidentelle.

La fracture du côté gauche de l’os frontal n’a pas été constatée tout de suite. Il
est aisé d’imaginer à quel point cette circonstance a dérangé « ceux d’en haut »,
qui ont suivi sans relâche l’enquête sur cette affaire. Il aurait été plus facile de
considérer que les étudiants étaient simplement morts de froid.
Dorochenko :
[…] la mort a été causée par une exposition à une température très basse
(hypothermie) […] l’examen externe a montré la présence de blessures sous
forme d’éraflures, écorchures et autres lésions de la peau causées par un
objet contondant et qui ont pu survenir à la suite d’une chute ou au contact
violent avec une pierre, de la glace ou autre. […]
Par leur nature, les blessures mentionnées ci-dessus appartiennent à la
catégorie des blessures légères sans dommages pour la santé.

Krivonichtchenko :

[…] la mort a été causée par une exposition à une température très basse
(hypothermie) […] l’examen externe a montré la présence de blessures sous
forme d’éraflures, écorchures et autres lésions de la peau causées par un
objet contondant et qui ont pu survenir à la suite d’une chute ou au contact
violent avec une pierre, de la glace ou autre.

Les conclusions concernant I. Dyatlov étaient identiques. Dans chaque


rapport, les experts avaient consciencieusement noté la chose suivante : lors de
l’examen du cadavre, aucune trace d’alcool n’a été décelée.
Les cinq premiers furent enterrés. Le mois de mars passa, puis avril, et au
mois de mai, le même Vozrojdionny est convoqué pour de nouvelles autopsies,
celles des « quatre derniers ». Mais la situation est plus grave.
Kolevatov :

[…] absence de tissus mous dans la région de la joue droite, surface de


4 × 5,5 cm, forme ovale irrégulière, bords écrasés, aplatis, très fins. Derrière
le pavillon de l’oreille droite, blessure aux contours indéfinis, taille
3 × 1,5 × 0,5.
Conclusion :
L’examen du cadavre de Kolevatov permet de conclure que son décès a été
causé par une exposition à une température très basse. Les blessures
constatées sur le cadavre de même que la peau « fripée » sont des
modifications post-mortem du corps resté plongé dans l’eau un certain
temps avant d’être retrouvé.
La mort de Kolevatov est une mort violente.

Le même jour, le 9 mai, Vozrojdionny procède à l’autopsie du corps suivant :


Zolotariov.

[…] on constate des fractures des côtes II, III, IV, V et VI du côté droit, sur
une ligne allant de la région parasternale à la région axillaire moyenne avec
hémorragie des muscles intercostaux afférents.

Que l’être humain est bien fait ! Et qu’il doit être terrible de voir cette
harmonie outragée, le corps détruit et réduit à des « organes », des « muscles »,
des « os »…
Je me demande si les médecins légistes éprouvent ce genre de sentiments, ne
serait-ce que de temps en temps. Ou bien leur travail – même s’ils l’aiment –
finit-il par devenir pour eux aussi une contrainte et un moyen de gagner de
l’argent… ?
Bon, la peur du médecin devant Dieu n’était pas mon problème. Mon
problème était de lire le rapport d’autopsie du randonneur Zolotariov.
Dans ce texte trop dense, tapé sans intervalles, plusieurs majuscules à la suite
les unes des autres attiraient aussitôt le regard. C’était dans la partie « examen
externe ».

Sur l’arrière du poignet droit à la base du pouce, le tatouage « Guenka ».


Sur l’arrière de l’avant-bras droit, sur le tiers central un tatouage
représentant une betterave et la lettre S., sur l’arrière de l’avant-bras gauche
un tatouage représentant « G + S », « DAERMMOuAZOuAIa », une étoile à
cinq branches et la lettre S, les lettres « G + S + P = A et les chiffres 1921.
Quelle surprise ! De nos jours les jeunes sans tatouage sont l’exception, mais à
l’époque c’était l’inverse. Je me souviens très bien qu’encore dans mon enfance
(les années soixante-dix, tout de même), les tatouages de petits soleils avec des
rayons en pointillé, de sirènes, de dates sur les doigts comme 195 ? étaient très
mal vus. « Il a fait de la prison », concluait l’entourage, et le tatoué rentrait la
tête dans les épaules.
Zolotariov aurait-il fait de la prison ? Ou bien étaient-ce des tatouages de
jeunesse faits par bêtise ?
S’il avait eu des chevalières tatouées sur ses doigts, le doute n’aurait pas été
permis. Seuls les zeks choisissaient ce genre de motifs pour indiquer leur
appartenance à telle ou telle caste de l’empire concentrationnaire.
Quelle était la signification des tatouages de Zolotariov ?
1921, évidemment son année de naissance. Il avait trente-sept ans au moment
de la randonnée.
La lettre S était sans doute la première lettre du prénom Sacha, diminutif
d’Aleksandr. Aleksandr Zolotariov. Ou bien Semion puisque d’après le
« Lexique 1959 », on lui donnait ce surnom.
« G + S + P = A » indique visiblement l’amitié entre Zolotariov, un certain P.
et un certain G.
Une étoile à cinq branches : symbole patriotique.
La betterave n’était probablement en rien une betterave mais un as de pique
raté. Un autre symbole de la pègre si mes souvenirs sont bons.
Quant au sens de l’énigmatique « DAERMMOuAZOuAIa », impossible de le
déchiffrer, même approximativement.
En revanche, je n’eus aucune difficulté à déchiffrer le point de vue du légiste
sur les résultats de l’autopsie ; il ne consacrait que deux lignes sur trois pages
aux incompréhensibles fractures des côtes. Sa conclusion donnait, il est vrai, un
peu plus de détails.

L’examen du corps de Zolotariov, âgé de 37 ans, me permet de conclure que


la mort a été causée par les multiples fractures des côtes du côté droit avec
hémorragie interne de la plèvre, dans un contexte de très basse température.
Les nombreuses fractures avec hémorragie interne de la plèvre mentionnées
ci-dessus sont survenues du vivant de la victime et sont le résultat d’un
choc de grande force dans la région de la cage thoracique au moment de la
chute, par écrasement ou projection du corps.
La mort de Zolotariov est une mort violente.
Aucune remarque sur le caractère accidentel du décès. Vient ensuite Tibo-
Briniol.

Dans la région temporale droite, on remarque une hémorragie étendue du


muscle temporal […] une fracture enfoncée dans la région temporo-
pariétale, surface 9 × 7 cm. […] Fracture avec de nombreux éclats de l’os
temporal droit […] fissure de l’os se prolongeant jusqu’à la fosse crânienne
antérieure […] la seconde fissure s’étend sur la surface postérieure de la
selle turcique […] et se prolonge jusqu’à la […] crânienne moyenne […]
avec écartement des bords des os de 0,1 à 0,4 cm.

Désolée, je vois mal comment une telle chute est possible : on dirait que Kolia
s’est cogné la tête de façon très violente, mais qui est à l’origine du choc, un
homme, un animal, une explosion ? Ce n’est pas très clair.

L’examen du corps de Tibo-Briniol N.V. permet de conclure que la mort a


été causée par une fracture fermée enfoncée ayant provoqué de multiples
éclats dans la zone de la voûte crânienne et de la base du crâne, avec
hémorragie abondante sous les méninges et dans la substance cérébrale elle-
même, dans le contexte d’une température très basse. La fracture
mentionnée ci-dessus […] est survenue du vivant de la victime et est le
résultat d’un choc violent entraînant la chute, la projection du corps et les
contusions […].

Et finalement, Lioussia Doubinina. Je savais déjà grâce à Emil Sergueevitch


que sa langue manquait. Dans le rapport d’autopsie, ce fait est mentionné très
succinctement.
Langue manquante dans la cavité buccale.

Et sur la page suivante :

Absence du muscle mylo-hyoïdien et de langue […].


[…] on constate des fractures multiples et bilatérales des côtes, à droite II,
III, IV, V sur ligne claviculaire moyenne et axillaire moyenne, à gauche II, III,
IV, V, VI, VII sur ligne claviculaire moyenne. À l’endroit des fractures,
présence d’hémorragies diffuses dans les muscles intercostaux.
Dans la région de la poignée du sternum, hémorragie diffuse du côté droit.
Conclusion :
[…] la mort de Doubinina est le résultat d’une hémorragie interne
abondante, de multiples fractures bilatérales des côtes, d’une importante
hémorragie interne dans la région thoracique.
Les lésions mentionnées ci-dessus peuvent résulter d’un choc de grande
force ayant entraîné un traumatisme interne de la cage thoracique et causé
la mort. De plus, ces blessures infligées du vivant de Doubinina sont le
résultat du choc violent ayant lui-même provoqué une chute, une projection
du corps ou une contusion de la cage thoracique.

En résumé, il est indéniable que les « quatre derniers » ont subi les
traumatismes les plus graves, à l’exception de Kolevatov. Ils ont été recherchés
bien plus longtemps que les autres et retrouvés à proximité d’un lit de
branchages qu’ils avaient eux-mêmes installé mais qu’ils n’ont visiblement pas
eu le temps d’utiliser. Peut-être Liouda, Tibo et Zolotariov ont-ils subi le choc en
premier ? Et peut-être les autres, tant qu’ils en avaient les forces, ont-ils essayé
de leur venir en aide ? Ils les ont portés jusqu’au ruisseau, leur ont préparé un
matelas de branchages, les ont habillés chaudement ? (On se souvient que
Liouda était vêtue des vêtements de Iouri Krivonichtchenko, ou bien elle portait
simplement son pull puisqu’elle avait oublié le sien, comme elle l’avait noté
dans son journal ?) Lui et le second Ioura – Dorochenko – ont peut-être essayé
(aveugles ?) de faire un feu sous le cèdre pour se réchauffer après avoir donné
tous leurs vêtements à leurs camarades grièvement blessés et agonisants ? Ou, au
contraire, ils sont morts les premiers, ce qui expliquerait pourquoi leurs
vêtements trouvés sur les corps de « ceux du ruisseau » avaient été découpés,
précisément parce qu’ils avaient été ôtés à des personnes déjà mortes ?
Dans le dossier, les rapports d’autopsie étaient suivis du procès-verbal de
l’audition du médecin légiste Vozrojdionny. À cette époque, il n’avait que cinq
ans d’ancienneté. Je comprends tout à fait que les jeunes médecins doivent
apprendre leur métier en pratiquant, mais était-ce vraiment une bonne idée de le
choisir lui ? En fait, Vozrojdionny avait quasiment le même âge que Zolotariov,
il n’était donc pas si jeune ! Ce n’était plus un gamin.

QUESTION : D’où a pu provenir le choc violent provoquant les lésions de


Tibo ?
RÉPONSE : Comme précisé dans mes conclusions, les blessures à la tête de
Tibo pouvaient indiquer que son corps avait été propulsé, projeté ou bien
qu’il était tombé. Il me semble impossible qu’une chute de sa propre
hauteur ait pu causer de tels dommages, à supposer qu’il ait glissé et se soit
cogné la tête. La fracture large, enfoncée, très profonde (fracture de la voûte
crânienne et de la base du crâne), présentant de nombreux éclats d’os
pourrait s’expliquer si le corps avait été percuté par une automobile roulant
à grande vitesse ou avait subi un traumatisme causé par un autre moyen de
transport. Si Tibo avait été soulevé par une rafale de vent violent et était
tombé en se cognant la tête sur des rochers, de la glace, etc., cela pourrait
expliquer la nature de ses blessures.

QUESTION : Est-il possible de supposer que Tibo ait été frappé par une pierre
lancée par quelqu’un ?
RÉPONSE : Dans ce cas, les tissus mous auraient été endommagés, ce n’était
pas le cas.

QUESTION : Combien de temps Tibo a-t-il survécu après le choc ? Était-il en


état de se déplacer sans aide, de parler, etc. ?
RÉPONSE : Après le choc, Tibo se trouvait dans un état de forte commotion
cérébrale, il était par conséquent inconscient. Tout déplacement était très
difficile, voire impossible. J’estime qu’il n’était pas en mesure de se
mouvoir, même soutenu sous les bras. Il pouvait seulement être porté ou
traîné. Il a pu montrer des signes de vie dans la limite de deux à trois
heures.
QUESTION : Comment peut-on expliquer l’origine des lésions de Doubinina
et Zolotariov ? Peut-on considérer que la cause en était identique ?
RÉPONSE : Je considère que le caractère des blessures de Doubinina et
Zolotariov – fractures multiples des côtes, bilatérales et symétriques chez
Doubinina et d’un seul côté chez Zolotariov, hémorragie du muscle
cardiaque chez l’un comme chez l’autre, hémorragie de la plèvre chez le
dernier – prouve qu’elles ont été infligées du vivant des victimes et sont le
résultat d’un choc violent semblable à celui subi par Tibo. Lesdites
blessures […] ressemblent beaucoup à celles causées par un fort
déplacement d’air à la suite d’une explosion.

QUESTION : Combien de temps Doubinina et Zolotariov ont-ils pu survivre ?


RÉPONSE : La mort de Doubinina est survenue entre dix et vingt minutes
après le choc. Elle pouvait être consciente. Il arrive qu’une personne
blessée au cœur (une plaie profonde par couteau) parle, coure, demande de
l’aide. L’état de Doubinina était aggravé par le choc traumatique causé par
les fractures bilatérales entraînant une hémorragie interne de la plèvre. Il
convient de tenir compte qu’ils étaient tous bien entraînés, résistants et en
bonne forme physique.

Après avoir relu le présent procès-verbal j’atteste qu’il a été correctement


consigné.
24

Janvier. « Nous ouvrons le calendrier, et voici le mois de janvier », comme


dans le livre de Marchak 45. Le temps s’est radouci, les froids de l’Épiphanie
sont passés ainsi que mon anniversaire, fêté en amoureux avec Vadik. Schumi,
avec qui il avait fait la paix, ronronnait même sur ses genoux.
Je dois avouer que, grâce à son retour dans ma vie, je me sentais apaisée. Il se
comportait avec beaucoup de délicatesse, ne laissait pas traîner son rasoir dans la
salle de bains et ne déplaçait pas mes chaussettes et mes slips dans les placards.
Il faisait la cuisine, allumait la télé pour regarder les émissions que j’avais envie
de voir, écoutait mes marmonnements incohérents et mes nouvelles théories…
Je passais mes journées à lire les documents. La deuxième partie de mon
roman avançait bien.
Le jour de la Sainte-Tatiana 46, Vadik essaya de me convaincre d’aller chez sa
sœur Tatiana.
Je ne l’aimais pas beaucoup parce qu’elle ne m’aimait pas.
« Vas-y sans moi ! »
Il m’obéit. Comme un petit chien, Schumacher s’installa par terre derrière la
porte pour attendre son maître qui lui manquait déjà. Une minute plus tard,
quelqu’un sonna.
« Il revient parce qu’il a dû oublier quelque chose », expliquai-je à
Schumacher tout content.
J’ouvris grande la porte d’un coup brusque et m’écroulai par terre parce qu’un
homme, ou plutôt un corps humain, venait de me tomber dessus. Je m’extirpai
tant bien que mal et rampai pour respecter la distance de sécurité. Je fus vite
convaincue que le corps était vivant, fort bien fait physiquement (de beaux
biceps et des abdos en tablettes de chocolat que j’eus le loisir d’admirer quand
son tee-shirt se souleva) et fort ivre.
« Hmm ? s’enquit le corps en me regardant d’un œil aussi trouble que marron.
— Qui êtes-vous ? rétorquai-je avant d’ajouter aussitôt : Et ne croyez pas que
je vis seule, je suis mariée, mon mari est boxeur poids lourd. Evander Holyfield,
ça vous dit quelque chose ? »
Le corps se tiraillait l’oreille d’un air amusé. Comprenait-il seulement de quoi
je parlais ?
« Hmm ! » prononça-t-il cette fois d’un ton menaçant en essayant de s’asseoir.
On sonna encore une fois à la porte et je ne répétai pas mon erreur : je
regardai par le judas au cas où ce seraient ses complices. Mais je reconnus les
lunettes scintillantes de Nadejda Gueorguievna et ouvris.
« Mon Dieu ! dit-elle. Arkadi ! Tu n’as pas honte de te mettre dans un état
pareil ?
— Qui est-ce ? » demandai-je, alors que le corps commençait à vider le
contenu de son estomac sur mon paillasson.
Comme s’exprimait une vieille dame de ma connaissance, il avait
« dégurgité ».
« C’est le locataire d’Ira, m’expliqua Nadejda Gueorguievna en se dirigeant
vers les toilettes. Je vais nettoyer », promit-elle.
Effectivement, elle nettoya les dégâts causés par Arkadi, lava le seau et rinça
la serpillière. Ensuite, elle s’assit sur le tabouret et prit le téléphone d’un air
décidé.
« Je téléphone à Ira.
— Ce n’est peut-être pas la peine ? »
Je me souvenais trop bien de mes exploits quand j’avais bu un coup de trop
une dizaine d’années plus tôt.
« Il fait n’importe quoi depuis deux jours, répondit sévèrement ma voisine, et
il s’imagine que je ne le sais pas. Hier, il est venu m’emprunter cent roubles et je
les lui ai donnés comme une idiote que je suis ! »
Elle se frappa le front pour exprimer son regret et s’apprêta à composer le
numéro.
« Attendons jusqu’à demain ! » proposai-je en jetant un coup d’œil à Arkadi.
Il dormait profondément en ronflotant.
Même à nous deux, nous ne réussîmes pas à soulever une telle masse. Je dis à
ma voisine de rentrer chez elle et enveloppai Arkadi d’une couverture. Il
marmonna quelques mots, un remerciement sans doute, et se retourna sur l’autre
côté.

Comme par un fait exprès, Vadik s’attarda chez sa sœur. Il me revint à l’esprit
qu’ils étaient proches et cela m’attrista. À onze heures et demie, au summum de
ma tristesse, Arkadi se réveilla.
« J’ai soif », dit-il d’une voix de basse.
Je fis un signe de la tête pour lui indiquer la bouilloire et il but à même le
verseur.
« Il va falloir que je lave la bouilloire, pensai-je tout haut.
— Je divorce, m’annonça-t-il, ma femme me trompait. »
J’aurais dû m’en douter ! Nous étions des compagnons d’infortune. Bon, je
nettoierais la bouilloire moi-même.
« Je suis désolé d’avoir fait irruption chez toi de cette manière.
— Disons plutôt que tu t’es écroulé chez moi !
— Exactement ! »
Arkadi se mit à sourire et je dois reconnaître qu’il avait un beau sourire.
On sonna à la porte.
« Qui est-ce, à une heure pareille ? »
Quel culot ! Il vient de s’effondrer sur moi, a vomi sur mon tapis et il se
permet de me demander qui me rend visite.
« À ton avis ? C’est mon mari, bien sûr ! »
Vadik entra dans la cuisine et faillit lui aussi tomber, d’indignation. Il se reprit
et s’approcha d’Arkadi.
« Vadim 47, se présenta-t-il d’un ton semi-interrogateur.
— Arkadi. »
Ils se serrèrent la main le plus sérieusement du monde. Vadik marqua son
territoire sans perdre de temps : il me prit par la taille. Arkadi suivit des yeux ce
geste sans équivoque et posa sa tasse sur la table.
« Il faut que j’y aille. Merci de ne pas m’avoir mis dehors. »
Je sortis pour l’accompagner. Il était entré en chaussettes et repartait dans la
même tenue.
« Si vous avez besoin de quelque chose, je serai content de vous donner un
coup de main », dit Arkadi en guise d’adieu.
Je fermai la porte derrière lui et, sans raison aucune, je me sentis de nouveau
triste.
Je me souvenais aussi vaguement que j’avais besoin de lui, mais pour quelle
raison ?
« Tania m’a donné un morceau de gâteau pour toi », me dit Vadik en me
tendant un petit sac en plastique contenant une chose blanche et collante. Je le
mis dans le réfrigérateur et partis me coucher. Cette interminable soirée tirait à sa
fin.
25

Je ne sais pas pourquoi je me réveillai au milieu de la nuit. Tout doucement,


pour ne pas déranger Vadik, je sortis du lit et allumai mon ordinateur. Les
papiers que je n’avais pas encore lus étaient à gauche, les autres à droite. La pile
de droite augmentait chaque jour.

Parquet de l’U.R.S.S.
PARQUET de la République
Socialiste Fédérative
Soviétique de Russie
À
Cam. Klinov N.I.,
PROCUREUR DE LA RÉGION DE SVERDLOVSK
Conseiller judiciaire d’État
De IIIe classe
Le 20 mai 1959

Je vous demande de me communiquer les résultats des recherches


concernant le reste du groupe de randonneurs de Sverdlovsk disparus sans
laisser de traces en février de cette année dans le département d’Ivdel.

(Semionov)
Directeur adjoint du bureau d’investigation
Conseiller judiciaire en chef

Je trouvai un télégramme au contenu pratiquement identique provenant d’un


certain Kamotchkine, conseiller judiciaire d’État de IIIe classe, directeur adjoint
de la Direction des investigations du parquet de l’U.R.S.S.
Les camarades de Moscou s’intéressaient de très près à cette histoire. Plus
d’une tête avait dû tomber à la suite de l’affaire Dyatlov…
Ah oui ! Voici un papier que je voulais lire depuis longtemps. C’était une
analyse radiologique dont, bien évidemment, je ne comprendrais pas la moitié
puisque je ne connais pas la terminologie spécialisée, mais je pouvais toujours
essayer.

CONCLUSION

Les échantillons de vêtements et de substrats naturels durs reçus par le


laboratoire radiologique de la station sanitaire et épidémiologique de la ville
de Sverdlovsk et regroupés sous les numéros 1, 2, 3 et 4 ont été analysés
dans le but de déterminer la présence de matières radioactives.
Des mesures dosimétriques des vêtements ont préalablement été effectuées
[…] et ont permis de mettre au jour un dépassement du fond naturel de 200
à 300 KCi/mn 48. Les mesures radiométriques suivantes ont montré une
contamination maximale sur certaines parties des vêtements.

1) Pull-over marron du lot n° 4 – 9 900 dés./mn sur 150 cm²

2) Partie inférieure de pantalons bouffants du lot n° 1 – 5 000 dés./mn sur


150 cm²
3) Ceinture du pull-over du lot n° 1 – 5 600 dés./mn sur 150 cm².

Que pouvais-je donc tirer de tous ces centimètres carrés et désintégrations ?


Pourquoi avais-je été fourrer le nez là-dedans ? Vadik avait tout à fait raison : ce
n’était pas un sujet pour moi. Ces réflexions ne m’empêchèrent toutefois pas de
tourner la page.
Des tableaux de contamination, des chiffres et des symboles
incompréhensibles. Voici cependant une phrase qui ressemblait plus ou moins à
du russe :
Un rinçage spécifique des vêtements a montré que la contamination
disparaissait et diminuait de 30 % à 60 % (ils ont été rincés dans une eau
courante froide pendant trois heures).

Je ravalai ma salive et me représentai un récipient spécial de couleur sombre,


une sorte de cuve où de l’eau froide fouettait d’un jet puissant les vêtements des
disparus. Le laborantin entre dans le local pour vérifier que tout se passe selon la
procédure. J’entendais même la porte grincer.
Quant aux substrats naturels durs, j’avais peur d’imaginer de quoi il s’agissait,
à supposer que j’aie bien compris.

En déterminant la nature des radiations il a été possible d’établir que


l’activité radioactive provenait de particules bêta. La présence de particules
alpha et de photons gamma n’a pas été constatée.
Les mesures radiométriques des substrats naturels durs ont été faites dans
l’unité B-2 (n° 2554) dans une construction de plomb avec un compteur
BFA-25 […] Les résultats des mesures effectuées sur les échantillons des
lots n° 1, 2, 3, 4 sont reportés dans le tableau n° 1.

Le tableau en question occupait toute la page suivante. Foie n° 1, cœur n° 1…

Les échantillons de contrôle ont été fournis par le médecin légiste


Vozrojdionny. Les analyses de tissus provenant d’une personne décédée
dans un accident de voiture dans la ville de Sverdlovsk ont montré que
l’élément radioactif naturel Potassium-40 était également présent dans des
proportions à peu près identiques à celles indiquées dans le tableau n° 1.
Par conséquent, les résultats des recherches reportés dans les tableaux n° 1
et 3 ne dépassent pas les données moyennes de matières radioactives
contenues dans les organes de l’être humain et leur présence peut être due à
l’élément radioactif naturel Potassium-40.
CONCLUSION

1) Les bio-substrats durs examinés contiennent des matières radioactives


dans la limite des doses naturelles dues au Potassium-40.
2) Les échantillons de vêtements examinés contiennent une quantité
d’une seule ou de plusieurs matières radioactives provenant d’une source de
rayonnement bêta.
3) Les matières radioactives observées lors du rinçage montrent une
tendance à disparaître, prouvant qu’elles n’ont pas pour origine un flux de
neutrons et une radioactivité induite mais une contamination radioactive par
le biais de particules bêta.

Levachov, Radiologue en chef de la ville


Analyses réalisées dans le laboratoire radiologique
du 18/05/1959 au 25/05/1959.

Ce n’était rien de dire que j’étais déçue. J’avais une certitude à deux ou trois
cents pour cent que les morts étaient directement liées à des expérimentations
spatiales. Si c’était le cas, la contamination radioactive devait obligatoirement
dépasser les normes standard… Que dire ?
Sur la page suivante, je trouvai des questions complémentaires adressées à
l’expert.

1. Une contamination excessive des vêtements par des matières radioactives


doit-elle (peut-elle) exister dans des conditions normales, c’est-à-dire sans
exposition à un milieu ou à un lieu contaminé par la radioactivité ?
Réponse : C’est exclu.

Voilà qui était intéressant. Et j’étais bien contente de voir que l’enquêteur ne
comprenait pas beaucoup plus que moi tous ces alpha et bêta.

2) Les objets que vous avez examinés étaient-ils contaminés ?


Réponse : Comme il est indiqué dans ma conclusion, certaines parties des
vêtements, des échantillons reçus étaient contaminés par une ou des
matières radioactives par rayonnement de particules bêta. Ainsi, par
exemple, le n° 4, un pull-over marron, donnait au moment des analyses
9 900 désintégrations de particules bêta/mn pour 150 cm², alors qu’après un
rinçage de trois heures dans nos locaux ce chiffre était tombé à 5 600. À
titre d’exemple, on peut dire que selon les règles sanitaires en vigueur dans
notre pays, la contamination par particules bêta/mn pour 150 cm² ne doit
pas dépasser avant nettoyage (rinçage) 5 000 désintégrations et, après le
nettoyage, le fond radioactif naturel doit être retrouvé, c’est-à-dire le taux
de radioactivité dû aux radiations cosmiques observé sur toutes les
personnes et tous les objets dans une zone donnée ; c’est la norme pour les
personnes travaillant en contact avec des matières radioactives.
La ceinture du pull-over indiquait 5 600 désintégrations avant le rinçage
et 2 700 après celui-ci.
La partie inférieure des pantalons bouffants du n° 1 indiquait
5 000 désintégrations avant le rinçage et 2 600 après celui-ci.
Nos données précisent que tous ces objets se sont trouvés pendant
longtemps dans une eau courante, c’est-à-dire qu’ils avaient déjà été rincés
avant nos analyses.

3) Peut-on considérer que les vêtements en question ont été contaminés par
une poussière radioactive ?
Réponse : Oui, les vêtements ont été contaminés soit par une poussière
radioactive retombant de l’atmosphère, soit par exposition à des matières
radioactives dans le cadre professionnel, soit par contact.

C’était là ce que je voulais lire.

4) Selon vous, quel pouvait être le taux de contamination des objets


examinés étant donné qu’ils ont séjourné environ quinze jours dans de l’eau
courante avant les analyses ?
Réponse : On peut considérer que le taux de contamination des objets
examinés était de plusieurs fois supérieur mais il faut garder à l’esprit que
les vêtements ont pu être rincés de façon non homogène, c’est-à-dire avec
une intensité variable.

Était-il nécessaire d’avoir d’autres preuves ? D’où pouvaient venir ces


radiations en plein milieu d’une forêt ?
J’entrai le texte dans mon ordinateur et m’écroulai dans mon lit alors qu’un
nouveau matin d’hiver pointait déjà derrière les carreaux.
26

Dans l’après-midi quelqu’un vint me rendre visite. J’entendis la sonnette puis


la voix de Vadik dans un brouillard ensommeillé.
« Ta voisine voulait te parler. Elle avait l’air excitée et triomphante. Je crois
que cela a un rapport avec ton visiteur d’hier. »
Vadik faisait semblant de se contreficher d’Arkadi mais je voyais bien qu’il
était inquiet.
Nadejda Gueorguievna avait dû rester collée à la porte parce qu’elle réapparut
cinq minutes après que je fus sortie du lit.
« Il est parti voir sa femme pour faire la paix, me déclara-t-elle toute joyeuse.
Il m’a même rendu mes cent roubles, tu te rends compte ?
— Comment ça, il est parti ? » dis-je, l’air contrariée pendant que Vadik
poussait un gloussement sonore dans la cuisine.
J’étais contrariée non pas parce qu’il était parti avec ses muscles et ses
tablettes de chocolat dans le lointain Serov mais parce que je venais enfin de me
souvenir des papiers restés dans l’appartement désormais inaccessible… Ces
papiers qu’Emil Sergueevitch m’avait ordonné de regarder.
« Il a dit qu’il reviendrait dans quelques jours. »
Elle aimait beaucoup divulguer les informations. Elle aurait dû travailler à la
télévision.
« Peut-être avec sa femme, ils ont l’intention de s’installer ici tous les deux.
Arkadi a reçu une proposition intéressante comme chauffeur. »
Je sortis sur le palier et essayai la poignée de l’appartement d’Irina. La porte
était fermée, inviolable comme un coffre dans une banque suisse.
« J’ai la mémoire qui flanche… », marmonnai-je avant d’aller m’enfermer
dans la salle de bains pour me débarrasser de Nadejda Gueorguievna, de Vadik et
même de Schumacher.
J’avais plus que tout envie d’être seule.
Je sais que les ressources en eau de la terre ne sont pas infinies et que, pour
que nos descendants (même si je n’en ai pas) puissent en profiter, il faut fermer
les robinets et ne pas gaspiller les richesses naturelles en vain. Mais seule la
musique régulière de l’eau qui coule bruyamment et sans raison peut me calmer.
C’est ma façon de me soigner : je fixai l’eau pendant une demi-heure environ
sans me soucier de Greenpeace qui m’aurait vouée aux gémonies. Quand je
fermai le robinet et sortis de la salle de bains, je trouvai l’appartement aussi
calme qu’un cimetière. Schumacher était sur le canapé et me fixait sans la
moindre admiration. Quant à Vadik, il était sorti.
Je trouvai un mot sur la table de la cuisine.

Ania, j’en ai marre. Si tu ne veux pas, alors moi non plus. Bonjour à
Arkadi, j’espère qu’il reviendra. Adieu.

Je m’en trouvai ragaillardie. Voilà qu’il était jaloux du voisin ! Maintenant, il


saura quel effet ça fait. Je repensai à ces deux années passées à souffrir de
jalousie mais décidai aussitôt de les oublier. Un seul remède, le travail !
Je pris plaisir à boire un thé, à jouer avec le briquet qu’Arkadi avait oublié la
veille et j’allai me mettre à mon ordinateur.
À la différence des personnes en chair et en os, les papiers et les dossiers ne
risquaient pas de partir à droite ou à gauche ni de faire des extravagances. J’étais
leur maîtresse absolue et toute-puissante. En enquêtant sur cette affaire des
randonneurs disparus, j’étais aussi ma propre maîtresse.
27

« Déposition d’Akselrod Moïssieï Abramovitch. » Randonneur, diplômé de


l’IPOu, a participé aux recherches. Si mes souvenirs étaient bons, il défendait la
théorie de l’avalanche. Selon lui, les jeunes gens auraient péri de « la mort
blanche ». Sveta m’avait précisé qu’Akselrod était mort un an plus tôt. En 1959,
il avait environ vingt-cinq ans ? Ou moins ?
Le début du texte manquait mais tout y était néanmoins clair.

[…] paisible, aucune trace de violence n’a été observée lors de l’examen
externe. Sous les genoux et la poitrine, c’est-à-dire les parties du corps qui
supportent le poids d’une personne allongée, se trouvait une couche de
glace et neige mélangées épaisse de 70 à 80 mm, ce qui m’a permis de
conclure que Slobodine n’est pas mort immédiatement mais a survécu un
certain temps à sa chute. Le cadavre se trouvait à peu près à mi-chemin
entre Kolmogorova et Dyatlov. Nous savons que deux corps ont été trouvés
près du cèdre, ceux de Krivonichtchenko et de Dorochenko. Cependant, un
examen minutieux de l’emplacement permet de conclure qu’il y avait
d’autres personnes près du feu de camp. Plusieurs raisons me permettent de
l’affirmer : 1) Le volume du travail accompli nécessitait la participation de
plus de deux personnes. 2) Un petit foulard brûlé appartenant
manifestement à une femme a été trouvé près du feu. 3) Une manche de
pull d’une couleur ne correspondant à aucun vêtement des randonneurs déjà
retrouvés se trouvait également à cet endroit.
D’après mes impressions personnelles, comment m’imaginé-je les
circonstances de leur mort ?
Le 1er février, le groupe s’est levé tard. Pourquoi ? Parce que, d’après le
journal, la veille ils étaient très fatigués et le matin ou bien après avoir
rempli le journal tard le soir précédent, ils avaient décidé d’installer une
base pour soulager au moins pour trois jours leurs épaules mises à rude
épreuve les premières journées de marche et aussi pour accélérer leur
rythme. Ils se sont donc levés vers onze heures et ont commencé à
aménager leur base. Le temps qu’ils fassent le tri entre ce qu’ils gardaient et
ce qu’ils laissaient (ils ne l’avaient pas fait la veille parce que la décision
était restée en suspens), le petit-déjeuner était prêt. Il était déjà environ deux
heures. Je suppose qu’ils n’ont pas démarré avant deux heures et demie,
avec un de ces deux objectifs :
1) Passer d’une forêt à une autre, de la vallée de l’Aouspia à celle de la
Lozva ou bien 2) dans la mesure où le groupe marchait depuis plusieurs
jours exclusivement dans la neige profonde et sachant que ce type de
déplacement est excessivement fatigant, que le groupe s’était bien reposé
pendant cette matinée et avait mangé tard, avancer en direction du mont
Otorten le plus loin possible à la lisière de la forêt sans y pénétrer (neige
profonde) afin d’atteindre leur objectif à coup sûr le soir suivant. Les sacs à
dos délestés, le groupe suit son itinéraire mais l’heure assez tardive (cinq
heures) et une visibilité mauvaise, voire nulle, les contraignent à s’arrêter
pour la nuit hors de la forêt. Aucune des hypothèses avancées ici n’exclut
cette possibilité. La décision de planter la tente à découvert (j’évite
sciemment d’employer le terme « flanc », car j’estime que la pente en tant
que telle n’a joué aucun rôle dans leur mort) était-elle fondée ? Je pense que
oui. Pourquoi ?

Akselrod était lui-même un randonneur chevronné et il connaissait bien


plusieurs des membres du groupe Dyatlov. Je me laissais parfois emporter par
l’impression de lire non pas un faisceau de suppositions mais le récit
d’événements réels.

L’année dernière, nous avons passé quatre nuits dans les mêmes
circonstances dans l’Oural Arctique. Les conditions étaient chaque soir
identiques : pour la sécurité du groupe, il était indispensable de s’arrêter dès
que possible pendant qu’il faisait encore assez clair pour monter la tente. Le
froid était sévère (-25 à -30 °C.) et nous n’avions aucune raison de contester
la décision. Dyatlov pouvait donc s’appuyer sur des précédents et il s’est
arrêté pour la nuit sans perdre courage ni se soumettre aveuglément aux
forces naturelles.

Voilà, et pourtant je tombais sans cesse sur des articles de journaux où l’on
décriait Dyatlov, l’accusant d’avoir planté la tente là où il ne fallait pas.

Il est possible que pendant que les autres montaient la tente, deux ou trois
d’entre eux soient partis en éclaireurs. La tente est plantée en tenant compte
des conditions atmosphériques défavorables. Les piquets sont bien fixés, à
l’intérieur les sacs à dos sont disposés du côté exposé au vent, l’entrée est
« barricadée » par le poêle et d’autres sacs à dos pour éviter les courants
d’air. La température est bien entendu inférieure à zéro et rédiger un journal
avec des doigts raidis par un froid de moins vingt-cinq ou trente degrés
aurait demandé un trop grand courage et une sacrée maîtrise de soi. Il leur
reste juste assez de force et d’humour pour préparer l’édition du « Otorten-
Soir ». Je dis bien : « Soir » et non pas « Joyeux », « Matin » ou autre. C’est
le fruit de leurs efforts communs plutôt que d’écrire des journaux
personnels. Je trouve personnellement que l’écriture est gauche et
ressemble à celle de Zolotariov bien qu’elle soit différente de son écriture
habituelle. Cela peut être l’effet du froid. Les journaux montrent d’ailleurs
que Zolotariov aimait dessiner et les photos présentent un individu qui ne
manquait pas d’humour. Après avoir bien ri et après une journée assez
tranquille (ils n’avaient pas marché plus de deux ou trois kilomètres), le
groupe se prépare à dormir. Il fait nuit dans la tente, on entend juste le vent
hurler tout autour. Pour huit d’entre eux, dormir dans ces conditions est une
première. L’un d’entre eux, comptant sur sa résistance et la chaleur relative,
n’a pas enfilé ses chaussettes fourrées de lapin ou bien les a simplement
sorties de son sac et ne peut plus les retrouver, un autre […]

Ici, une page manquait.

[…] la neige glacée brûle la peau ou peut-être Zolotariov fait-il obstacle au


groupe de fuyards et se retrouve-t-il étendu sur la neige ? Un peu plus tôt,
Zina Kolmogorova s’est détachée du groupe et l’a perdu de vue. Après une
longue errance, elle aussi s’allonge sur la neige. Les autres courent jusqu’à
la forêt, jusqu’à la neige profonde, et commencent à lutter pour leur vie
avec une force inhumaine. Au prix d’interminables efforts, au prix de mains
et de pieds gelés, le feu est enfin allumé. Dyatlov, responsable du groupe et
ami fidèle, part à la recherche des autres et meurt gelé. Peut-être
Kolmogorova à son tour part-elle sur les traces de Dyatlov et de
Slobodine ? Elle n’a pas encore compris qu’il s’agit de vie et de mort, qu’ils
doivent rester groupés, mais elle a toujours vécu en groupe (au début dans
son lycée d’artisanat, puis à l’école, à l’institut, dans la section sportive…)
et pour elle la devise des randonneurs : « Risque ta vie mais sauve tes
amis » n’est pas un vain mot. Elle affronte la tempête, elle grimpe mais
s’effondre épuisée dans la neige et meurt de froid. Quelques personnes sont
encore près du feu. À cause du vent, elles décident de ramasser d’autres
branches de sapin pour s’en faire un abri et attendre la fin de la tourmente,
d’autant qu’elles ne trouvent plus de petit bois à proximité et n’ont plus la
force de couper des grosses branches avec leurs mains et leurs pieds gelés.
Elles ont compris qu’elles ne pourront plus regagner la tente. Deux d’entre
elles, Krivonichtchenko et Dorochenko, s’endorment et meurent ; celles qui
restent, dans un ultime effort pour sauver leur vie, essayent de se diriger
vers la base ou vers la tente, mais la mort les attend en chemin.
Les recherches ont commencé. La tente a été retrouvée. Pendant que les
équipes la fouillaient, des biscottes ou un morceau de […] que quelqu’un
avait peut-être gardé pour plus tard ont pu tomber d’un sac sur une
couverture…

La déposition était interrompue à cet endroit. La phrase « que quelqu’un avait


peut-être gardé pour plus tard » faisait de toute évidence référence au dîner, aux
morceaux de poitrine fumée trouvés par les sauveteurs sur une couverture dans
la tente… Qu’avait donc écrit Moïssieï Abramovitch sur les pages manquantes ?
Voilà qui m’intéressait au plus haut point.
Je travaillai jusqu’au soir, essayant de trouver de nouvelles versions, faisant
des schémas, changeant ce que j’avais déjà écrit. Pour moi, les choses étaient
presque claires mais il me manquait quelques détails pour assembler certains
morceaux du puzzle.
Vers sept heures, mon cou et mon âme déclarèrent forfait. J’acceptai la
proposition de mon ordinateur d’enregistrer les modifications du dossier et me
mis à tourner la tête dans tous les sens. Un crayon dans la bouche, je dessinai
mon nom dans les airs, puis tous les autres noms du groupe Dyatlov à la suite.
Le téléphone interrompit cette occupation.
« Ania, c’est Sveta. Tu avances ?
— Oui, répondis-je après avoir recraché mon crayon qui tomba sur Schumi.
— Le 2 février, c’est la date anniversaire. Il y aura beaucoup de monde au
cimetière Mikhaïlovskoïe. Pourquoi ne viendrais-tu pas ?
— Et comment ferai-je pour trouver la tombe ?
— Tu n’auras pas besoin de la chercher, elle est tout de suite à l’entrée, côté
rue Gagarine. Tu ne risques pas de la rater. »
Il restait quelques jours avant le 2 février et je décidai de replonger dans mon
travail, surtout que la température extérieure avait fortement baissé et que je
n’avais pas d’autres projets. Je dois dire que ma mère m’avait un peu perturbée,
elle m’avait appelée de Saint-Pétersbourg pour m’annoncer qu’elle arriverait
dans quelques jours. J’ai une mère très active. Après son divorce d’avec mon
père, elle s’était remariée à un homme d’affaires de Saint-Pétersbourg où elle
habite maintenant sur les quais. Mon père aussi est retombé sur ses pieds, il a
émigré aux États-Unis où il a convolé en justes noces avec une Américaine
d’origine mexicaine comme il dit. Dans leurs lettres et pendant nos
conversations téléphoniques, ils me posent beaucoup de questions sur la vie l’un
de l’autre, je sens chez eux une nostalgie féroce de notre passé commun, quand
je portais des nœuds en nylon dans les cheveux et que nous partions tous les trois
en croisière sur la Volga… Pourquoi se sont-ils séparés ? Cela reste une énigme
pour moi. Je n’avais que vingt ans à l’époque et je ne comprenais pas pourquoi
des gens aussi âgés voulaient changer de vie. Je sus par la suite que maman ne
voulait pas partir avec mon père dans le pays de ses rêves et qu’il avait décidé de
réaliser ce rêve sans elle.
« Quand j’aurai lu la dernière feuille de ce paquet, la vérité éclatera au grand
jour », déclarai-je avec assurance à Schumacher, mais les paroles récentes de
Vadik vinrent gâcher mon enthousiasme : « Tu t’imagines peut-être que tous les
autres sont des imbéciles ? Dis-toi bien que les plus grands esprits ont essayé de
résoudre ce mystère ! »
Qu’il aille au diable avec ses belles paroles !
Oh, oh ! Voici quelque chose que j’avais également envie de lire depuis
longtemps. Un document qui tombait à pic.
[Journal de bord manuscrit.]
COPIE DE LA FEUILLE DE COMBAT DU GROUPE DYATLOV
« OTORTEN-SOIR N° 1 »

1er février 1959. Organe de presse de l’organisation syndicale du groupe


« La Faille »

À LA UNE
Nous fêterons le XXe Congrès par une augmentation du taux de natalité des
randonneurs !

SCIENCE
Depuis peu, les cercles scientifiques s’interrogent souvent sur l’existence de
l’homme des neiges. Selon des données récentes, celui-ci habite dans
l’Oural du Nord, dans la région du mont Otorten.

UN SÉMINAIRE DE PHILOSOPHIE « L’AMOUR ET LA RANDONNÉE »


se tient tous les jours à l’intérieur de la tente (bâtiment principal). Les
conférences sont assurées par le docteur Tibo et la doctorante en sciences de
l’amour Doubinina.

NOUVEAUTÉS TECHNIQUES
Les traîneaux de randonnée conviennent pour les voyages en train, en
voiture ou à cheval. Leur utilisation pour transporter des charges sur la
neige n’est pas recommandée. Pour obtenir des conseils, veuillez vous
adresser au camarade Kolevatov, ingénieur designer en chef.

DEVINETTE ARMÉNIENNE
Peut-on réchauffer neuf randonneurs avec un poêle et une couverture ?
SPORT
L’équipe de techniciens radio composée des cam. Dorochenko et
Kolmogorova a établi un nouveau record mondial dans les compétitions de
montage de poêle : 1 h 02 mn 27,4 sec.

Quel dommage que je n’écrive pas un roman policier ! Le genre dicte ses
règles comme un seigneur tyrannique. Toutes ces informations comme le temps
de montage du poêle, l’étrange évocation de l’homme des neiges et d’une unique
couverture se seraient à coup sûr inscrites dans l’esprit du lecteur et auraient joué
un rôle clé à la fin du livre. Il aurait été tellement simple d’inventer une fin de
l’histoire en modelant un dénouement éclatant et convaincant à partir de
nombreux indices. Mais je n’écris pas un policier. Peut-être aurait-il fallu réunir
tous ces documents dans un ouvrage et proposer au lecteur de réfléchir tout seul,
sans lui farcir l’esprit de mes conclusions stupides, ou bien ne pas approcher du
tout de cette histoire ? En effet, combien de personnes d’une intelligence
remarquable se sont-elles déjà cassé les dents sur le mystère du col Dyatlov ?
Nous ne savons toujours rien aujourd’hui, malgré les livres et les articles parus,
malgré les nombreuses lettres adressées à toutes sortes d’instances supérieures…
Mais il est déjà trop tard pour faire marche arrière, cela n’aurait pas beaucoup
de sens. Je vais au moins lire les documents jusqu’au dernier.
[Suite du journal de bord manuscrit.]

Copie du journal du groupe Dyatlov

23 janvier 1959. Nous voilà partis pour une nouvelle randonnée. Nous
sommes actuellement assis dans la chambre 531, en fait non, pas assis,
mais en train de fourrer fiévreusement dans nos sacs des flocons d’avoine,
des conserves, du corned-beef. L’intendant de l’Institut est là pour vérifier
que tout y rentre.
— Où sont mes bottes de feutre ?
— I.K. On jouera de la mandoline dans le tramway ?
— Bien sûr !
— On a oublié le sel !
— 3 kg.
— Igor, où es-tu ?
— Où est Dorochenko, pourquoi ne prend-il pas ses vingt sacs en
plastique ? Passez-moi 15 kopecks pour téléphoner ! Où elle est, la
balance ? Oh ! Ça ne rentre pas, merde ! Qui a un couteau ?
— Ioura, tu peux apporter ce paquet à la gare ?
Slavka Khalizov nous rejoint.
— Salut, salut ! Passez-moi 15 kopecks !
Liouda compte l’argent, des gros billets. Un désordre artistique règne dans
la pièce.
Nous voici dans le train. Nous avons chanté à cœur joie toutes les chansons
connues et nouvelles et, le temps de nous installer chacun dans notre
compartiment, il est deux heures du matin passées. Comment va se dérouler
cette randonnée ? Quelles nouvelles expériences nous attendent ?
J’oubliais : les garçons ont aujourd’hui juré solennellement de ne pas
fumer pendant toute la randonnée. Je me demande s’ils en auront la force,
s’ils tiendront le coup sans cigarettes. Tout le monde se couche, la taïga
ouralienne s’étire derrière les vitres.

Z. Kolmogorova

24 janvier. 7 h 00. Nous sommes arrivés à Serov. Nous avons voyagé avec le
groupe de Blinov. Ils ont [illisible] pour la chasse et d’autres équipements.
À la gare, super-accueil, quelle hospitalité ! On ne nous a pas laissés entrer
dans le bâtiment et un policier nous surveillait discrètement ; en ville,
R.A.S., ni crimes ni délits, comme si le communisme était déjà arrivé ; et
c’est là que I. Krivo a poussé sa chansonnette et que la police l’a arrêté et
embarqué aussi sec.
En notant pour mémoire le nom du citoyen Krivonichtchenko, le sergent
nous a expliqué que les règles locales du respect de l’ordre public
interdisaient de troubler la tranquillité des passagers. Je crois que c’est la
première fois que je suis dans une gare où les chansons sont interdites et où
nous devons faire sans.
Nous avons trouvé à nous installer jusqu’au départ du train. Nous quittons
Serov pour Ivdel à 6 h 30 du soir. L’école voisine de la gare nous a
accueillis chaleureusement. L’intendante (qui fait en même temps office de
femme de ménage) nous a fait chauffer de l’eau et nous a procuré tout ce
dont nous avions besoin pour notre randonnée.
Nous avons toute la journée devant nous. Nous irions bien en ville visiter le
musée régional et l’usine métallurgique avec un guide, par exemple, mais
la répartition et la préparation de l’équipement vont nous donner beaucoup
de travail.
12 heures-14 heures. Pendant la coupure entre les cours du matin et ceux
de l’après-midi, nous avons organisé une rencontre avec les élèves. Ils sont
venus nombreux et sont très curieux.
Zolotariov : « Les enfants, maintenant, nous allons vous raconter… La
randonnée peut être… permet de… » Ils sont sages comme des images, ne
pipent pas mot tellement ils sont intimidés.
Z. Kolmogorova : « Bla bla bla, et toi, comment tu t’appelles, tu as déjà
marché dans la nature, oh ! Bravo, vous avez déjà fait du camping ! » Et
c’était parti…
Les questions fusaient. Il nous a fallu montrer et expliquer le moindre
détail, de la torche à la tente. Nous y avons passé deux heures, les élèves ne
voulaient plus nous lâcher. Nous avons chanté nos chansons et eux les
leurs. Toute l’école nous a accompagnés à la gare et pour finir, au moment
du départ, les gamins pleuraient et criaient, ils voulaient que Zina reste
avec eux comme chef des pionniers, ils promettaient qu’ils lui obéiraient et
feraient bien leurs devoirs.
Dans le wagon un alcoolique encore jeune nous a accusés de lui avoir pris
un demi-litre de vodka dans la poche et réclamait qu’on le lui rende. Pour
la seconde fois aujourd’hui, cette histoire s’est terminée par l’intervention
d’un policier.
Débat sur l’amour lancé par Z. Kolmogorova. Chansons, inspection,
Doubinina est sous le siège, pain et ail sans eau, vers 24 h 00 nous arrivons
à Ivdel.
Salle d’attente spacieuse, totale liberté d’action. Tours de garde toute la
nuit. Le car pour Vijaï part ce matin de bonne heure.

Ioudine

« Comment va se dérouler cette randonnée ? Quelles nouvelles expériences


nous attendent ? » écrit Zina.
« Salle d’attente spacieuse, totale liberté d’action » chez Ioudine.
En cherchant bien, on pourrait trouver un deuxième sens dans chacune de ces
phrases, une lame de fond puissante.

26 janvier. Avons dormi dans un hôtel, enfin, façon de parler. À deux par lit
et même par terre entre les lits pour Sacha K. et Krivo. Nous nous sommes
levés vers 9 h, nous avons tous bien dormi, même si nous avions oublié de
fermer le verrou hier soir et qu’au petit matin l’air froid avait envahi la
chambre.
Dehors il fait -17 °C.
N’avons rien cuisiné ce matin. Le bois est humide et il nous a fallu six
heures la veille au soir pour faire cuire le dîner. Avons déjeuné au buffet de
l’hôtel, repris des forces avec un goulash « maison » et du thé.
Quand on nous a apporté du thé froid, Igor Dyatlov a déclaré en ricanant :
« Si ton thé est froid, va le boire dehors, il te paraîtra plus chaud. » Pensée
originale. Nous avons pris la décision de chercher un transport pour aller
jusqu’au secteur 41.
Ne sommes pas partis avant 13 h 10, sommes arrivés au secteur 41 vers
16 h 30. Avons fait le trajet dans la benne d’un camion GAZ-63 et sommes
totalement frigorifiés.
Pendant le voyage, avons chanté, discuté de choses et d’autres, de l’amour
et de l’amitié aussi bien que du cancer et de ses traitements.
Sommes assez bien accueillis au secteur 41, on nous donne une chambre
séparée au foyer. Bavardons de tout et de rien avec les ouvriers pendant un
bon bout de temps, l’un d’entre eux avec une barbe rousse nous a
particulièrement marqués. « Le Barbu », comme l’appellent ses camarades.

Ognev, je le reconnais. C’est lui que Lioussia Doubinina décrivait dans son
journal personnel.

Ceux qui sont de corvée ont préparé le déjeuner, nous mangeons et


maintenant nous nous reposons. Nous nous séparons en deux groupes, le
premier va dans une chambre voisine regarder des films et le second reste
assis sur les sacs à dos à faire ce que bon lui semble. Roustik gratte sa
mandoline tout en papotant avec Kolia, les filles recopient le texte des
chansons, quant à moi, je vais ajuster mon attirail.

Krivonichtchenko

26.01.1959 J’ai essayé de rédiger le journal, mais je n’y arrive pas.

Kolia Tibo

27.01.1959. Il fait beau, le vent nous pousse dans le dos. Le groupe a


décidé de faire transporter les sacs à cheval jusqu’au village Severny n° 2.
Depuis le secteur 41, il y a 24 km. Nous aidons le vieux Slava à décharger
sa charrette de foin et il nous faut attendre le cheval (parti chercher du foin
et du bois) pendant quatre heures.
Tout le monde se met à copier des chansons. Il y a un gars avec une très
belle voix. Nous entendons plusieurs chansons de prisonniers interdites par
la loi 49. Ognev explique à Igor comment trouver l’isba où il est possible de
passer la nuit. Nous démarrons finalement à quatre heures.
Nous achetons d’abord quatre miches de pain, du pain chaud et frais. Nous
en engloutissons deux.
Le cheval n’avance pas vite. Qu’il est agréable de marcher sans sac à dos !
Nous avons fait 8 km en 2 heures (rivière Ouchma).
La nuit commence à tomber. Nous avons pris du retard à cause du cheval.
Ioura Ioudine vient avec nous. Il est soudain tombé malade et ne peut pas
continuer à marcher avec nous, alors il a décidé d’aller ramasser des
pierres pour l’Institut.
Le village Severny n° 2 est une base de géologues abandonnée avec 25 à
30 maisons, dont une seule est habitable. En pleine nuit, dans une obscurité
totale, nous trouvons le hameau et seul un trou dans la glace nous permet
de deviner l’emplacement de l’isba. Nous faisons un feu avec des planches,
le four se met à fumer, plusieurs personnes se blessent les mains avec des
clous. Tout va bien. Le cheval arrive enfin. Après le dîner, dans une isba
bien chauffée, installés dans nos lits, nous échangeons des plaisanteries
jusqu’à trois heures du matin.

Dorochenko
28 janvier. Le bourdonnement des voix de Iourka Kri et Sachka Kolevatov a
réveillé tout le monde ce matin. La chance nous sourit : il ne fait que -8 °C.
Après le petit-déjeuner, une partie du groupe conduite par notre fameux
géologue Ioura Ioudine est partie vers la réserve de carottes de forage en
espérant ramasser des minéraux pour sa collection. Ils n’ont rien trouvé à
part de la pyrite et des veines de quartz. Il leur a fallu beaucoup de temps
pour se mettre en route, farter leurs skis et ajuster leurs fixations. Ioura
Ioudine rentre chez lui aujourd’hui. C’est triste de se séparer de lui, surtout
pour Zina et moi, mais nous n’y pouvons rien.

Cette partie du journal n’est pas signée mais le « pour Zina et moi » est sans
équivoque, Lioussia Doubinina en est l’auteur. Pourquoi ont-elles de la peine ?
Je ne pense pas qu’il y ait eu une histoire d’amour là-dessous, les filles s’étaient
probablement liées d’amitié avec lui. Je crois même l’avoir lu quelque part, dans
le livre de Gouchtchine ou dans un autre document.

Nous sommes partis à 11 h 45. Nous grimpons en suivant le cours de la


Lozva. Chacun d’entre nous trace le chemin pendant 10 minutes. La neige
est beaucoup moins profonde cette année que l’année dernière. Nous
devons nous arrêter souvent pour racler la neige mouillée de nos skis parce
que nous tombons parfois sur des endroits où elle n’est pas encore gelée.
Ioura Kri marche à la queue et fait un croquis du parcours. Dans la région
du village Severny n° 2, les bords de la rivière sont rocheux, surtout la rive
droite, ensuite les rochers formés de couches de calcaire se font plus rares
et, finalement, les berges se transforment en pentes douces totalement
recouvertes de forêts.
Nous faisons halte à 5 h 30 au bord de la Lozva. Ce sera aujourd’hui notre
première nuit sous la tente. Les gars s’occupent du poêle et cousent un
rideau avec des draps. Nous dînons sans avoir réussi à tout faire. Après le
dîner, nous passons beaucoup de temps autour du feu de camp à chanter
des chansons sentimentales. Zina fait même une tentative pour apprendre à
jouer de la mandoline sous la direction de Roustik, notre musicien en chef.
Les discussions recommencent encore et encore et, pendant tous ces jours
passés ensemble, elles portent la plupart du temps sur l’amour. Quelqu’un
avance l’idée de sténographier toutes nos déclarations et d’y consacrer un
cahier spécifique. Fatigués de parler, nous rentrons dans la tente deux par
deux. Le poêle accroché en hauteur diffuse sa chaleur et divise la tente en
deux secteurs. Zina et moi nous installons dans celui du fond. Personne ne
veut dormir trop près du poêle, nous décidons que c’est Ioura Kri qui s’y
collera. (Dans l’autre moitié, c’est le responsable Sacha Kolevatov qui
répartit les places.) Au bout de deux minutes, Ioura n’y tient plus et va
s’installer de l’autre côté tout en nous maudissant furieusement et en nous
accusant de l’avoir trahi. Après, nous avons encore du mal à nous
endormir puis tout le monde finit par se calmer.

29.1. 59. C’est notre deuxième jour, nous avançons à ski. Nous allons de
notre bivouac sur la Lozva à celui sur la rivière Aouspia. Nous empruntons
les sentiers des Mansis. Il fait beau, -13 °C. Le vent est faible. La Lozva est
par endroits couverte de couches de glace. C’est tout.

Kolia Tibo

30 janvier 1959. J’écris ce journal tout en avançant en plein froid.


Ce sera aujourd’hui notre troisième nuit dehors sur les bords de l’Aouspia.
Nous commençons à nous y habituer. Le poêle, c’est une idée géniale.
Certains d’entre nous (Tibo et Krivonichtchenko) ont l’idée de construire
un chauffage à vapeur dans la tente. Les draps accrochés font un rideau
très efficace. Lever à 8 h 30. Après le petit-déjeuner, nous marchons le long
de l’Aouspia, mais encore une fois ces couches de glace nous empêchent
d’avancer. À mi-chemin, nous avons rencontré un campement de Mansis.
Oui ! Les Mansis toujours et encore. Leur nom apparaît de plus en plus
souvent dans nos conversations. Les Mansis sont un peuple du Nord. Ils
habitent la région de minorité nationale de Khanty-Mansiïsk dont le centre
est Salekhad et sont huit mille. C’est un peuple intéressant et particulier qui
vit dans l’Oural Arctique du Nord, à proximité de la région de Tioumen. Ils
ont leur propre écriture et leur propre langue […] les repères qu’ils font sur
les arbres et autres signes spéciaux sont vraiment passionnants.
30.01.59. Météo : température le matin -17 °C, dans la journée -13 °C, le
soir -26 °C.
Vent sud-ouest fort, il neige, les nuages sont épais, chute brutale de la
température, mais elle reste normale pour l’Oural du Nord.
Les signes mansis sont un récit original de la forêt : les marques indiquent
les animaux repérés, les lieux de campement et donnent divers indices.
C’est captivant pour les marcheurs comme pour les historiens d’essayer de
les lire et d’en comprendre le sens.
Le sentier des rennes se termine, il se prolonge par un chemin tracé par les
hommes et puis plus rien. Nous avançons péniblement dans la neige vierge,
jusqu’à 120 cm de profondeur. La forêt devient progressivement plus
clairsemée, on sent l’altitude, ce sont maintenant des bouleaux et des pins
nains et difformes. Impossible de marcher sur la rivière parce qu’elle n’est
pas totalement gelée ; sous la neige il y a parfois de l’eau et des plaques de
glace, nous suivons à nouveau une piste de ski sur la rive. Le soir approche,
il est temps de trouver un endroit pour bivouaquer. C’est bon, nous nous
arrêtons pour la nuit. Le vent d’ouest est fort, il fait tomber la neige des
cèdres et des pins et crée une illusion de chute de neige.
Comme d’habitude, nous nous hâtons de faire un feu de camp et de monter
la tente sur un lit de branches de sapin. Nous allons nous coucher après
nous être réchauffés près du feu.

Il restait deux jours avant l’heure H. Ici encore, pas de signature.

31 janvier 1959. Aujourd’hui le temps s’est un peu gâté. Il y a du vent


(ouest), de la neige (elle tombe probablement des sapins parce que le ciel
est tout à fait dégagé).
Nous avons démarré assez tôt (vers 10 heures du matin). Nous avons suivi
la piste de ski tracée par les Mansis. (Jusque-là nous avons avancé sur la
trace récente d’un chasseur mansi dans un traîneau tiré par des rennes.)
Hier, nous sommes visiblement tombés sur son campement pour la nuit, les
rennes ne sont pas allés plus loin et le chasseur lui-même n’a pas continué
sur l’ancien sentier balisé, nous suivons maintenant ses traces.
Cette nuit, notre campement était vraiment confortable, nous avons eu bien
chaud et nous étions au sec, malgré la température (entre -18 et -24 °C).
C’était particulièrement difficile de marcher aujourd’hui. On voyait parfois
difficilement les traces, nous perdions souvent la piste et devions continuer
au hasard. De cette façon, nous faisons 1,5 à 2 km à l’heure.
Nous avons essayé de mettre au point une nouvelle méthode de marche plus
efficace. Le premier ôte son sac et avance pendant cinq minutes puis il fait
demi-tour, il se repose une quinzaine de minutes et rejoint le reste du
groupe. Ce système permet de tracer la piste de ski en continu. Le plus
difficile, c’est d’être le deuxième et de skier avec son sac sur la trace faite
par le premier. Nous nous sommes légèrement écartés de l’Aouspia,
toujours en montée mais avec un dénivelé assez faible. Les sapins ont
disparu, il ne reste plus que de rares bouleaux. Nous sommes arrivés à
l’orée de la forêt. Le vent d’ouest n’est pas froid mais pénétrant, sa vitesse
est identique à celle de l’air quand un avion s’envole. Le sol est couvert de
neige durcie, il n’y a plus de végétation. Ce n’est même pas la peine
d’espérer trouver un endroit pour installer une base. Il est près de quatre
heures, il faut penser à trouver un emplacement pour la nuit. Nous
redescendons vers le sud, dans la vallée de l’Aouspia. C’est ici, dirait-on,
qu’il a le plus neigé. Vent léger, entre 1,2 et 2 m de neige. Nous sommes
fatigués, à bout de forces, mais il faut bien préparer le bivouac. Le bois est
rare, des sapins humides et maigrichons. Nous faisons un feu sur des
bûches parce que nous n’avons pas le courage de creuser un trou. Nous
dînons dans la tente même. Il fait bon. Il est difficile de s’imaginer un tel
confort sur une crête de montagne, avec le vent qui hurle, à des centaines
de kilomètres de la moindre habitation.

Dyatlov

C’est ici que prend fin le journal du groupe Dyatlov.


28

Le ciel était éclatant, comme pour me faire fête après ces journées passées
sans mettre le nez dehors. Un paysage couvert de neige, aussi familier que mon
reflet dans le miroir. Schumacher était sur le rebord de la fenêtre, exhibant
impudemment son duvet et plissant les yeux pour se protéger du soleil. Que
peut-il y avoir de mieux qu’un hiver ensoleillé ? Un bel été… J’avais, semble-t-
il, complètement perdu contact avec la réalité.
Puis ma mère arriva.
Nous étions lundi. Maman me garda longtemps dans ses bras en bêtifiant
comme si j’étais encore un bébé portant des couches et non une femme adulte
avec un passé. J’étais malgré tout heureuse d’une façon que je ne pourrais
expliquer.
Pendant qu’elle rangeait ses affaires sur les étagères, je préparais le déjeuner.
J’aime beaucoup faire la cuisine pour les autres, pas pour moi.
Maman chantonnait dans la salle de bains. Je fus étonnée d’entendre une
chanson contemporaine. D’ailleurs, ma mère portait des vêtements à la mode, je
ne peux pas en dire autant de moi.
« Je t’ai apporté un cadeau, un chemisier, j’espère qu’il te plaira. »
Eh non ! Mais je fis semblant d’être ravie.
À table, maman me demanda :
« Et Vadik ?
— Nous avons tenté un rapprochement mais c’est fini.
— Vous auriez dû faire un enfant, soupira-t-elle. Une famille sans enfants, ce
n’est pas une famille. Et ton père, il ne t’a pas appelée ? »
(Feinte indifférence.)
« Non, je n’ai pas eu de nouvelles depuis un bout de temps.
— Je ne sais même pas comment ça se passe là-bas. »
(Profond soupir.)
« Et ton mari ?
— Edik ? Super ! Il vient de m’acheter une voiture, tu te rends compte ? Il ne
me reste plus qu’à m’inscrire dans une auto-école. Et toi, que fais-tu ? Si je
comprends bien le sens de ton regard, tu écris un nouveau livre.
— Quelque chose dans ce genre.
— Il parle de quoi ?
— De randonneurs qui ont disparu.
— Que t’arrive-t-il ? D’habitude, tes bouquins, c’est surtout “l’amour-
toujours 50”, sans vouloir te vexer…
— Tu ne me vexes pas. »
Maman fumait des cigarettes très fines en buvant thé après thé. Elle revint au
sujet précédent :
« Où ont-ils disparu, tes randonneurs ?
— Dans l’Oural du Nord.
— Écoute, me dit-elle, tout excitée, tu te souviens que ton père et moi sommes
d’anciens randonneurs. Tu sais qu’il m’emmenait à la chasse, à la pêche…
— Je m’en souviens parfaitement, il a même essayé de m’embarquer moi
aussi. »
Maman éclata de rire. Longue bouffée, fumée s’élevant vers le plafond.
Schumacher est assis à côté de sa gamelle vide avec une tête d’enterrement.
« En 1962, je crois, nous sommes partis à quatre avec deux amis, tu te
souviens peut-être d’eux, Tolia et Petia. Nous étions partis en randonnée dans le
nord de la région, vers Novaïa Lialia. C’est très beau là-bas. C’était en été, cela
va de soi, parce que la randonnée en hiver, très peu pour moi ! Bon, le feu est
fait, la tente installée… Nous dînons, bavardons et rions beaucoup. Et nous
allons nous coucher parce que nous sommes crevés comme des galériens. Les
hommes s’effondrent aussitôt mais moi je ne réussis pas à dormir. Allongée sous
la tente, je pense à tout et à rien. La nuit est calme et paisible quand soudain
j’entends un bruit, tchou-tchou, tchou-tchou, tu sais, comme si c’était un train. Je
sors avec précaution, je tends l’oreille, dehors – rien ! Je rentre dans la tente et
j’entends le même grondement. C’est alors que j’ai réalisé qu’il venait d’en
dessous, des profondeurs de la terre.
» Je réveille ton père et lui dis : “Micha, écoute, s’il te plaît, ou c’est moi qui
deviens folle ?”
» Il écoute et me répond : “Tu as raison, c’est un train. Sans doute des trucs
secrets qui se passent dans le sous-sol. Il faut dégager d’ici le plus tôt possible
demain matin. Et motus et bouche cousue.”
» C’est ce que nous avons fait, nous ne l’avons même pas raconté à Tolia et
Petia.
» Ensuite, ton père y est retourné tout seul et quelqu’un du coin lui a raconté
qu’il y avait des aérodromes souterrains et autres prodiges dans ces forêts. Il
arrivait qu’une personne aille dans les bois pour ramasser des baies et se trouve
soudain nez à nez avec un militaire qui disparaissait tout aussi soudainement.
Les gens racontaient qu’il y avait des ascenseurs secrets plongeant directement
sous terre.
— Novaïa Lialia, c’est très loin du col… », l’interrompis-je.
Maman me supplia alors de lui raconter.
Le temps que je lui décrive toute l’histoire il faisait déjà nuit noire. Que peut-
on y faire ? En janvier il fait nuit de bonne heure, « nouit », comment on dit dans
le Nord.
« Donc, tu passes toutes tes journées à lire ces papiers et tu écris dans la
foulée ?
— Demain, je dois aussi sortir. C’est le jour anniversaire de l’accident et je
veux aller sur la tombe des jeunes gens.
— Tu peux peut-être me lire quelque chose avant que nous allions nous
coucher ? Ça m’intéresse. »
Ce n’était pas là vraiment une lecture recommandée avant de dormir, mais
bon, puisqu’elle y tenait.
Je lui cédai le canapé et m’installai dans un lit d’appoint à côté d’elle. Schumi
hésita longtemps entre les deux et décida finalement de se mettre en boule
auprès de moi.
Je lus à voix haute le journal d’une randonneuse, Z. Kolmogorova.

24 janvier 1959. Hier soir vers neuf heures, nous avons pris le train n° 43.
Enfin ! Nous sommes dix. Slavik Bienko n’est pas venu, l’Institut ne l’a pas
laissé partir. Nous voyageons avec le groupe de Blinov. Nous nous amusons
bien, nous chantons. Nous arrivons à Serov vers huit heures du matin. Le
personnel ne nous laisse pas entrer dans la gare alors que le train pour
Ivdel ne part pas avant 6 h 30 du soir. Nous cherchons un endroit où nous
poser. Nos tentatives pour aller au foyer (à droite de la gare derrière le
café) ou dans une école échouent. Nous finissons par trouver l’école de la
gare n° 41 (à deux cents mètres) qui nous accueille à bras ouverts.

30 janvier

« Pourquoi déjà le 30 ?
— J’ai l’impression que cette randonnée a été épuisante. Ils étaient trop
fatigués pour tenir leurs journaux. »

Ce matin il faisait -17 °C. La température a baissé.


Ceux qui sont de corvée (S. Kolevatov et K. Tibo pour la deuxième journée
consécutive parce qu’hier ils ont trop traîné pour ranger) ont mis beaucoup
de temps à faire le feu ; hier nous avons décrété que huit minutes devaient
suffire entre le réveil et le moment où nous quittions la tente. Pour cette
raison, nous nous sommes tous réveillés de bonne heure et attendons
l’ordre de nous lever. C’est inutile. À 9 h 30 nous en sommes encore à nous
mettre debout tout doucement. Kolia T. lance des bons mots depuis ce
matin. Personne n’a envie de se préparer.
Et le temps ! Contrairement aux jours précédents qui étaient assez doux,
aujourd’hui il fait froid mais le soleil brille de tous ses feux.
Comme hier, nous suivons une trace de Mansis. Par endroits nous voyons
des entailles sur les arbres, c’est l’écriture mansi. En fait, beaucoup de
signes sont bizarres et énigmatiques. Beau titre : « La randonnée dans le
pays des signes mystérieux » ! Si seulement nous comprenions leur
signification, nous pourrions suivre le sentier sans risque de nous égarer et
de nous éloigner de notre itinéraire. Ici, la piste nous conduit au bord de
l’eau mais nous en perdons la trace. Puis loin, le sentier suit la rive gauche
de l’Aouspia. Avec un attelage de rennes il est possible de traverser la
rivière mais nous, nous sommes obligés de nous frayer un chemin à travers
la forêt. Dès que nous trouvons un passage, nous rejoignons la berge. La
marche est plus aisée le long de la rivière. Vers deux heures nous nous
arrêtons pour déjeuner. Repos ! De la poitrine fumée, quelques morceaux
de biscottes, du sucre, de l’ail, du café que nous avons gardé de ce matin,
voici notre repas.
L’humeur est au beau fixe !
Encore deux traversées et il est cinq heures, l’heure de s’arrêter pour la
nuit. Nous avons du mal à trouver un emplacement, il faut revenir en
arrière sur deux cents mètres. L’endroit est parfait : des arbres morts, de
grands sapins, bref, tout ce qu’il faut pour une bonne nuitée.
Après s’être rapidement acquittée de ses obligations, Liouda s’est assise
près du feu. Kolia s’est changé et maintenant il rédige le journal. C’est la
règle : interdit de s’approcher du feu avant d’avoir fini le travail. C’est
pourquoi ils se sont longtemps disputés pour savoir qui recoudrait la tente.
En fin de compte, Tibo a cédé et a pris une aiguille pendant que Liouda
restait tranquillement près du feu. Les autres ont recousu les trous
(tellement nombreux qu’il y avait du travail pour tout le monde), à
l’exception des deux chargés de corvées et de Liouda, à l’indignation
générale.
C’est aujourd’hui l’anniversaire de Sacha Kolevatov. Nous lui souhaitons
bon anniversaire et lui offrons une mandarine qu’il partage aussitôt en huit
parts (Liouda est partie dans la tente et n’en est pas ressortie avant la fin
du dîner). En résumé, encore une journée de randonnée qui s’est bien
terminée.

« Et deux jours plus tard, tout était fini ? dit ma mère d’une voix rauque que je
ne lui connaissais pas.
— Oui.
— Je ne vais jamais réussir à m’endormir, tu sais. Essaye de te reposer parce
que toi tu travailles demain ; quant à moi, je lirais bien quelque chose.
— Choisis ce que tu veux, lui répondis-je avec un geste en direction des
étagères.
— Je peux lire ce que tu as déjà écrit sur le col Dyatlov ? »
Je ne tenais pas vraiment à montrer mon travail à l’état brut, mais je ne peux
rien refuser à maman.
« Si tu lis sur l’écran… »
Elle était déjà assise à mon bureau.
29

Je ne sais pas à quelle heure elle s’endormit, sans doute au petit matin parce
qu’elle n’était toujours pas réveillée pendant que je me préparais. La cuisine était
imprégnée de l’odeur des cigarettes qu’elle avait fumées hier et de son parfum.
Au moment où je refermais la porte derrière moi, je me souvins de mon
ordinateur et fis aussitôt demi-tour, même si ça porte malheur et si je suis
superstitieuse, à ma grande honte. J’éteignis l’ordinateur, tirai la langue à mon
reflet dans le miroir pour conjurer le sort et refermai la porte. Maman ne bougea
pas d’un cheveu.
Il faut compter une demi-heure de marche entre chez moi et la rue Gagarine. Il
faisait moins froid et j’étais bien contente de me dégourdir un peu les jambes.
Quand je pense que je n’avais pas mis le nez dehors depuis pratiquement une
semaine ! L’air frais emplit les poumons et chasse les pensées pénibles au loin.
Rue Vostotchnaïa, deux nouveaux magasins venaient d’ouvrir mais la belle
pharmacie n’était plus là. Je regardais autour de moi avec étonnement comme si
je voyais mon quartier pour la première fois. Le pont de la rue Malycheva était
bloqué par un embouteillage et je ne regrettais pas d’être à pied.
« Ania », m’appela-t-on doucement de la voiture la plus proche.
J’aperçus Vadik.
Après dix minutes à vitesse d’escargot, nous dépassâmes finalement ce satané
pont et tournâmes à gauche, rue Gueneralskaïa. Pendant tout ce temps, nous
avions gardé le silence. Vadik faisait semblant de surveiller l’arrière de la grosse
Volga roulant devant nous et moi je ne faisais semblant de rien, je ne disais rien,
c’est tout.
« Tu veux venir avec moi ? lui proposai-je du bout des lèvres.
— J’ai beaucoup de choses à faire aujourd’hui mais je peux passer ce soir. »
Il rayonnait, il avait soudain meilleure mine.
« D’accord, ma mère est là. »
Vadik adore ma mère.
« Raison de plus, je viendrai vers huit heures avec une bouteille de vin
rouge. »
Je ne pouvais tout de même pas priver ma mère de ce plaisir !
Nous montâmes la rue Gagarine. Le long mur du cimetière Mikhaïlovskoïe
s’étirait du côté gauche. Je n’y étais jamais venue avant, pas plus que dans
l’ancienne église autour de laquelle il s’était lové. Quelqu’un m’avait raconté il y
a longtemps qu’une chanteuse du chœur avait été violée et tuée dans ce
cimetière.
Sveta ne m’avait pas menti : près de l’entrée, un grand obélisque tout tordu
arborait neuf photographies ovales… Les visages familiers des médaillons me
regardaient fixement. Une fois encore, je me dis que Roustik avait un regard
vraiment franc et ouvert ! Bien que seuls sept d’entre eux fussent enterrés ici, le
monument avait été érigé pour tous les neuf. Les clichés semblaient neufs ou
bien restaurés.
« Ils viennent de changer les photos, me dit Sveta qui venait de quitter un petit
groupe et de s’approcher de moi tout doucement.
— Maintenant, il faudrait redresser l’obélisque. »
Les gens se dirigeaient vers la colonne entourée d’une petite palissade derrière
laquelle j’aperçus les pierres tombales recouvertes de neige, pareilles à des lits
d’enfant.
Sveta me nommait à voix basse les personnes qui arrivaient et j’en regardais
certaines avec beaucoup de curiosité, Ioudine en particulier, cela va sans dire.
La cérémonie du cimetière ne dura pas très longtemps : les gens piétinèrent un
peu et commémorèrent les défunts, écoutèrent le vent qui dansait dans les
branches… Ensuite, un petit blond au nez pointu qui s’activait beaucoup proposa
à tous de se retrouver de l’autre côté de la rue dans le local d’un club. En
chemin, Sveta me présenta un autre personnage qui avait joué un rôle dans
l’histoire Dyatlov. Il s’agissait d’Egor Nevoline, le technicien radio présent en
permanence pendant les recherches, de la première à la dernière minute.
Le blond invita les personnes présentes à s’asseoir dans une pièce bien
chauffée, Sveta et moi posâmes nos sacs à côté d’une table. On nous promit du
thé.
Le public était d’horizons divers. Nous étions nombreux et ce nombre me
gênait un peu. Les sauveteurs, les camarades d’université, les familles, les
journalistes et quelques hommes et femmes qui comme moi n’avaient rien à faire
ici. Les interventions se passaient ainsi : chaque orateur se présentait, donnait
ensuite son point de vue, communiquait des faits nouveaux concernant l’affaire,
etc. Je voyais bien que ce fonctionnement n’était pas nouveau. Au bout d’une
heure, il devint évident que ceux qui avaient vraiment le droit ou une raison de
prendre la parole restaient silencieux. Quelques individus distillaient l’ennui en
s’épanchant sur leur proximité avec les membres du groupe Dyatlov et tout était
bon pour mettre leur prétendue amitié en avant. À la fin de cette réunion, le
nombre de personnes censées participer à cette randonnée fatale mais qui
finalement ne l’avaient pas fait dépassait les limites de la décence. Tout cela
ressemblait fort à une séance de société secrète. De plus, on nous servit des
pommes de terre au four, ce qui me parut d’une terrible trivialité.
J’étais très mal à l’aise et je pouvais lire le même sentiment sur le visage de
Sveta.
Bon ! Cela n’était pas notre affaire. Pour toutes ces personnes plus très jeunes
et confinées dans les contraintes de leurs propres vies, leur implication, fût-elle
imaginaire, dans la tragédie du groupe Dyatlov était la seule échappatoire à la
grisaille et à l’ennui du quotidien.
L’un après l’autre, ils citaient des documents en altérant les faits tout en
faisant montre d’un grand intérêt pour le sujet, ils tentaient de prendre la parole
en s’interrompant mutuellement… Peu d’auditeurs écoutaient avec attention,
l’essentiel étant d’exprimer sa propre opinion, comme c’est souvent le cas dans
la vie. Un homme âgé à la physionomie mélancolique était particulièrement doué
à ce petit jeu, tout le monde était exaspéré par sa rhétorique sophistiquée.
Heureusement j’eus l’occasion de voir Ioudine.
N’était-il pas en vérité une légende vivante ?
Le destin l’avait laissé sain et sauf mais l’avait condamné à vie à ne jamais
quitter les marais du souvenir. À sa place, j’aurais probablement perdu la raison.
Combien de nuits passées à se remémorer ces journées ? Probablement toutes
sans exception depuis quarante ans… Lui voulait vraiment connaître les faits
nouveaux et les informations récentes, il ne cherchait pas une occasion de
s’exprimer en public.
Il prit toutefois la parole lui aussi, évidemment, en premier, comme l’y
autorisait son statut de légende vivante. Ioudine, un homme aux joues rouges et
aux cheveux gris, ne faisait pas son âge. On voyait qu’il s’était depuis longtemps
habitué à ce rôle particulier.
Il déclara que certains documents avaient été extraits du Dossier d’enquête et
que, sans vouloir faire de jeu de mots, tout était là, dans ce qui n’était pas là.
Avant d’accepter la révision de l’affaire, le procureur voulait des témoignages.
En prononçant ces mots, Ioudine regardait Sveta. Il estimait en outre que d’ici à
dix ans les archives du Parti ne seraient plus secrètes, le délai d’inviolabilité
étant de cinquante ans, et qu’on y trouverait peut-être quelque chose sur l’affaire
Dyatlov.
Après un autre flot de paroles, je m’excusai auprès de Sveta et m’apprêtai à
partir.
Elle me glissa une cassette vidéo dans les mains en insistant pour que je la
regarde sans faute.
Je traversai la rue en évitant un tramway et retournai au cimetière. Pendant les
quelques instants que je passai près de la stèle, je caressai l’ovale des
photographies brillantes en regardant chaque visage dans les yeux… Puis je
rentrai chez moi en emportant le souvenir des petites tombes enneigées et des
branches noires couronnant l’obélisque tordu.
30

« Tu n’as qu’à lui faire un cadeau ! » murmurait maman à Vadik, et je me


faisais un plaisir de tendre l’oreille vers leurs messes basses.
Ils avaient déjà fait un sort à une bouteille de Merlot, l’heure des révélations
avait sonné. Maman faisait la leçon à Vadik en lui expliquant comment se faire
pardonner. Il est fou de ma mère et elle de son côté a très mal pris notre
séparation, elle en a été bouleversée. Elle avait même débarqué pour essayer
longuement de nous rabibocher. Mais en vain parce que Vadik nageait dans
l’euphorie de son nouvel amour avec Macha, mon ancienne amie. Que le diable
l’emporte et se la garde !
Je me faisais discrète, j’avais plus envie de travailler que de boire. Je notai
tout d’abord mes impressions de l’assemblée puis ouvris un nouveau document.
Dans l’autre pièce, la discussion sur l’amour battait son plein, un brin trop fort à
mon goût de sorte qu’il me fallut me racler la gorge de façon expressive.
« Tu ferais mieux de te joindre à nous », me cria maman mais Vadik la
rabroua :
« Laissez-la travailler ! »
Il m’en voulait encore pour l’histoire d’Arkadi, lequel n’avait d’ailleurs
toujours pas reparu. Un comportement qui mérite d’habitude d’être gommé du
récit, mais n’ayant pas pléthore de personnages, je le garde, en plus il me plaît
bien.
Bon, finies les digressions ! Qu’il est compliqué de se concentrer…

RÉSOLUTION
(demande d’expertise)

Le 16 mars 1959, le procureur des affaires criminelles de la région de


Sverdlovsk Ivanov, après avoir examiné l’affaire concernant le décès des
étudiants randonneurs du groupe Dyatlov, a établi :

Le soir du 1er février 1959, un groupe de randonneurs constitué de neuf


personnes a péri sur le flanc du sommet appelé « 1079 ». Il a été établi que
le groupe a soudainement quitté la tente et nous avons toutes les raisons de
croire que celle-ci a été lacérée.
Étant donné qu’il est d’une importance capitale pour résoudre cette
affaire de savoir si la tente a été lacérée ou déchirée […]

Le texte était interrompu à cet endroit, mais j’avais compris l’essentiel :


Ivanov demandait une expertise. Toutefois, pour autant que je puisse en juger, la
question n’était pas que la tente ait été lacérée ou déchirée mais que ces
dommages aient été commis de l’intérieur ou de l’extérieur. En fait, cet Ivanov
me paraissait de plus en plus sympathique : en un mois seulement, il avait réussi
à mener plusieurs enquêtes, à ordonner un nombre important d’expertises,
comme disent les bureaucrates. L’expertise radiologique à elle seule valait son
pesant d’or !

Les dégâts résultant d’une déchirure suivent en général la ligne de


résistance minimum, les fils qui se rompent sont soit ceux de la trame, soit
ceux de la chaîne. La déchirure est souvent très régulière et à angle droit.
Si le tissu a été coupé, dans tous les cas le résultat est désordonné, les fils
de la trame comme ceux de la chaîne sont lacérés et les angles sont dans
tous les sens. Il est presque impossible de couper uniquement la trame ou
uniquement la chaîne.
[…] Dans le but de déterminer l’origine des coupures (de l’intérieur ou
de l’extérieur de la tente) il a été procédé à une analyse minutieuse et
microscopique des bords et du tissu avoisinant. Ces examens ont permis
d’établir qu’à l’intérieur de la tente, dans les secteurs proches des bords des
coupures, le tissu avait subi des dégâts superficiels tels que […]
perforations conséquentes et incisions du tissu, ainsi que des griffures très
fines.
Toutes les perforations et griffures sont rectilignes. Les griffures ont
causé un dommage superficiel des fils : ceux-ci sont soit à moitié incisés,
soit la teinture en a été grattée et les parties non teintes apparaissent. La
nature et la forme de tous ces dommages prouvent qu’ils sont le résultat
d’un contact de la toile à l’intérieur de la tente avec la lame d’une arme
quelconque (couteau) […]

Sur la base de tous ces faits, Tchourkina, expert en chef et policier scientifique
en chef, tirait les conclusions suivantes :

Dans la tente de randonnée du groupe Dyatlov, sur le flanc droit de la


toile constituant le toit, trois entailles d’une longueur approximative
de 32,89, et 42 cm sont dues à l’action d’une arme pointue (couteau) et sont
donc des coupures.
Celles-ci ont été faites de l’intérieur de la tente.

« Ania, Vadik s’en va », me dit maman d’un ton désapprobateur.


Nous nous dîmes au revoir sur un ton bougon et la porte se referma derrière
Vadik.
Maman garda quelques instants un silence plein de reproche puis me demanda
d’un seul coup :
« Écoute, ils n’auraient pas pu être déchiquetés par un ours brun ?
— D’après les documents, aucune trace n’a été trouvée sur le col, à
l’exception de cette étrange chaîne de pas et des marques laissées par le chien
sauveteur. L’ours est donc exclu.
— Rien n’est exclu dans ton truc, me répondit maman, vexée que sa théorie
ait été retoquée. Tu ferais mieux d’écrire cette histoire comme un roman policier,
sinon c’est très difficile.
— Je ne vais pas vous mâcher le travail, vous n’avez qu’à réfléchir par vous-
mêmes. Et puis, je ne suis pas inspecteur de police.
— Justement ! Mais puisque tu t’es embarquée là-dedans, fais les choses
correctement. Le lexique, je trouve qu’il n’est pas mal. Tu n’as qu’à traiter les
différentes versions de la même manière et tout rassembler, le lecteur aura moins
de mal. »
Tout ce discours pour prendre la défense des lecteurs.
« Et puis j’aimerais bien qu’on parle un peu de Vadik toutes les deux. »
Là, je m’en repens, j’ai manqué de courage.
« Tu les auras, tes différentes versions, avec des commentaires. Mais ne viens
pas m’embêter avec Vadik, on se débrouillera sans toi. »
Maman secoua la tête et partit dans la cuisine avec son verre de vin.
Quant à moi, je m’attaquai aux multiples théories. Au secours du lecteur et « à
la demande des travailleurs ».
31

Et que croyez-vous ? Dix minutes après ces paroles pleines d’assurance, je me


retrouvai devant la télévision à visionner la cassette de Sveta. Maman était
allongée sur le canapé et la regardait avec moi. La mise au point des différentes
versions était remise à plus tard, il me manquait encore des informations. C’était
quand même fort : j’avais consulté une montagne de documents mais au moment
de tirer des conclusions, il s’avérait que j’avais accouché d’une souris. Au
travail, dans la joie et la bonne humeur ! Un peu de patience, mon cher lecteur, je
vais me plonger dans mes recherches sans te fatiguer avec mes interminables
citations. Mais je te promets de te parler de toutes les versions en détail dès la
prochaine page, et par ordre alphabétique !
32, 33, 34, 35, 36-50

(Chapitres où je lis du début à la fin tous les papiers d’Emil Sergueevitch et de


Sveta. Rien de nouveau avec Vadik, maman est repartie à Saint-Pétersbourg où
elle s’est inscrite dans une auto-école.)
51

À ma grande surprise, je ne fus pas particulièrement impressionnée par le


début de la cassette. Un amateur maladroit filmait une réunion du « club »
Dyatlov datant de deux ans. La qualité m’importait peu, mais j’entendais les
mêmes discours faits par les mêmes personnes. Sveta devait pourtant avoir une
idée derrière la tête en me donnant cette cassette. Cette idée prit bientôt forme
sous les traits du premier enquêteur qui avait travaillé sur l’affaire Dyatlov,
Vladimir Korotaev. Il était à l’époque en poste au parquet d’Ivdel et n’avait pu
enquêter que quelques jours. L’affaire avait ensuite été confiée à Lev Ivanov,
procureur à la Criminelle (elle n’était restée que vingt jours entre ses mains). Les
images de la réunion montraient Korotaev à son avantage. Tout d’abord par son
physique haut en couleur et sa voix de stentor (que même le son de mauvaise
qualité ne réussissait pas à atténuer), mais surtout par les faits tout à fait
intéressants qu’il exposa. Il avait d’ailleurs déjà rendu ces informations
publiques au cours d’une interview donnée au correspondant d’un journal local
et, en gros, ce n’était pas une révélation pour moi. D’après lui, la nuit du 1er au
2 février 1959, le col sans nom avait en réalité été le théâtre d’un assassinat.
Korotaev raconta ses souvenirs des autopsies, auxquelles il avait participé à titre
d’assistant. « Les crânes étaient aplatis », telles étaient ses paroles.
Toutefois, la déclaration de Korotaev ne m’étonna pas autant que celle d’un
homme d’âge moyen dont je n’ai pas pu saisir le nom (même après avoir
rembobiné la cassette plusieurs fois) et qui parla tout doucement, avec moins
d’énergie que l’orateur précédent. Voici ce qu’il expliqua : en 1961, un numéro
de la revue La Technique pour les jeunes, très populaire autrefois, avait publié la
lettre d’un lecteur demandant à peu près ceci : « Existe-t-il en Russie des lieux
d’où l’on peut voir nettement des boules de feu… Chers rédacteurs, pourriez-
vous m’informer à ce sujet ? » Pour le numéro suivant, la chère rédaction avait
été intégralement remplacée et le lecteur curieux avait reçu ces mots, à mi-
chemin entre une réponse et un coup sur les doigts : « Comment un citoyen
soviétique éduqué peut-il croire à de telles sornettes ? » L’histoire avait ainsi été
étouffée.
Je réussis à dénicher un autre élément dans la cassette : un des sauveteurs au
nom incompréhensible déclara que, pendant les recherches, des sauveteurs à
bord d’un hélicoptère avaient aperçu des gens agitant la main et leur faisant des
signes. Ravis, ils s’étaient posés mais c’étaient des zeks évadés qui, fatigués de
fuir et de supporter le froid, s’étaient résolus à retourner dans leur camp. Je
n’avais aucun moyen de vérifier cet incident.
Il est temps pour moi de tenir ma promesse et d’exposer les différentes
versions récoltées dans ce tas de papiers noircis de mots, de photographies, de
schémas ou bien élaborées à partir de mes propres réflexions et celles d’autres
personnes.

LES VERSIONS 51

1. ARYENNE OU LES TRÉSORS DES ANCIENS ARYENS


Taux de probabilité : 0,001 %.
Auteur, source : journal MK-Oural, auteurs : Ia. Tichtchenko et S. Kazakov.
Théorie : pendant la randonnée, le groupe de Dyatlov est tombé par hasard sur
l’entrée d’une ancienne crypte aryenne et a été tué par ses gardiens.
Dans le texte : « Dans les cercles scientifiques et les cercles proches, on
trouve des partisans de la version aryenne. Les descendants des anciens Aryens,
qui peuplaient l’Oural il y a plusieurs milliers d’années, ont gardé une très
grande mémoire génétique et existent encore. Leur mission est de préserver leur
lignée et de défendre l’Oural comme berceau territorial de leur patrie. Ils le
protègent des incursions de braconniers et des attaques paranormales. Le groupe
Dyatlov a été victime d’un clan de descendants des Aryens.
» Il est évident qu’un objectif aussi vaste, la défense physique et spirituelle
d’un peuple et d’un territoire, exige de la part des Aryens des dépenses tout aussi
importantes. Le clan des Aryens finance son activité grâce à un trésor mentionné
dans plusieurs monographies historiques. Des débats farouches et réguliers sur
l’emplacement et la valeur de cette richesse n’ont apporté aucun éclaircissement.
Cependant, une supposition collerait bien avec l’hypothèse aryenne : l’or de
l’ancien clan est gardé au cœur de son territoire et de ses lieux de culte, les
entrailles de l’Oural. L’Oural – celui qui est près du soleil. La légende parvenue
jusqu’à nous de la Gardienne de la Montagne de Cuivre qui fait fondre quantité
de richesses est une confirmation indirecte de cette version. La taille du trésor est
inconnue. Il est officiellement perdu pour l’humanité. “L’Eldorado de l’Oural”
peut être constitué avec le même taux de probabilité de l’or provenant du
tombeau de Gengis Khan, de la bibliothèque d’Ivan le Terrible, de la Chambre
d’Ambre, de l’or du P.C.U.S. ou de celui du IIIe Reich.
» Bien entendu, l’immensité de ces réserves d’or explique que le trésor soit
classé secret et reçoive une protection maximale.
» Les Aryens disposent d’un arsenal multiforme pour protéger leur trésor. En
cas d’incursion, ils utilisent des procédés paranormaux tels que des “soleils-
leurres” aveuglants et mortels, l’Homme des neiges et l’imitation de cataclysmes
naturels exceptionnels.
» Si l’on suppose que le groupe des randonneurs de Dyatlov (de même que les
Mansis ayant péri précédemment) s’est dangereusement approché de l’entrée
d’une grotte secrète gardée par les Aryens, alors leur mort a été causée par l’un
des moyens de défense cités ci-dessus. La terreur et la panique qui se sont
emparées de l’expédition ont pu être l’effet d’un mirage créé par les “gardiens”,
d’une hallucination collective, de l’apparition soudaine d’“hommes des neiges”,
d’un tsunami de neige ou de l’arrivée d’extraterrestres. »
Commentaire : cette version paraît totalement loufoque, en revanche elle
pourrait faire bon usage à Hollywood, sous réserve d’une adaptation artistique.
C’est au demeurant grâce à son nom ou plutôt à la première lettre de celui-ci
qu’elle se trouve en tête de liste de toutes les versions concernant l’affaire.

2. AVALANCHE
Taux de probabilité : 3 %.
Auteur, source : M. Akselrod, randonneur ayant connu personnellement les
membres du groupe de Dyatlov et ayant pris part aux recherches (voir le
« Lexique 1959 »).
Théorie : « Sur la base de ce qui se trouve dans le dossier de l’affaire et non
dans les journaux, je noterai ce qui suit : dans la tente, du côté opposé à l’entrée,
on a retrouvé un sac contenant des papiers appartenant à Dyatlov et le journal de
Kolmogorova à côté. Ils dormaient sans doute dans ce coin-là. Avant d’avoir lu
les documents de l’affaire j’estimais comme tout le monde que quatre d’entre
eux s’étaient blessés une fois sortis de la tente, en courant et tombant dans la
descente. Mais le caractère des blessures exclut ce schéma.
» Nous savons que lors d’une chute les fractures concernent habituellement
les bras et les jambes, ce n’est pas le cas ici. On peut d’ailleurs se demander
pourquoi des jeunes gens si bien entraînés seraient tombés ainsi, en courant en
chaussettes et sans chaussures. Et comment expliquer la fracture parallèle et
symétrique des côtes chez Doubinina et Zolotariov ? Seuls leurs skis sur lesquels
était posée la tente auraient pu causer des fractures de cette nature. […]
» Un bivouac en plein froid. La tente est posée sur les skis tournés du côté des
patins, avec un espace de 25 à 30 cm entre eux. C’est pratiquement une nuit sur
la neige, en plein air, parce que la toile protège uniquement du vent violent
soufflant sans répit. La tente est plantée assez bas, son extrémité est presque
totalement recouverte du ressaut qui s’est formé quand ils ont égalisé la pente
pour y installer leur campement […].
» Soudain, du côté le plus proche de l’entrée, sans à-coups et peut-être même
sans bruit ni grondement préalable, un poids vient les écraser sur la neige (les
skis) avec une telle force que les côtes de Doubinina et de Zolotariov ne le
supportent pas. Tibo et Slobodine ont-ils eu le temps de dresser la tête et
d’essayer de se lever ? Eux aussi sont projetés vers le fond, plus précisément sur
quelque chose de dur (les skis ou les pièces du poêle). Ils ont tous deux subi des
chocs sur le crâne. […]
» S’il s’était agi d’une onde de choc, la tente aurait été emportée. La version
de l’explosion n’explique pas pourquoi elle n’a pas bougé de place. […] À mon
avis, ce qui s’est abattu sur eux au milieu de la nuit ressemble fort à une
avalanche.
» Et tous ont roulé dans la descente… Parce que dans l’obscurité et la tempête
de neige, ils croyaient se diriger vers leur base qui se trouvait plus bas à quinze
ou vingt minutes de marche et où ils auraient trouvé la forêt, le calme, leurs
affaires et les vivres. […] Mais ce n’était pas la bonne forêt, elle était trop loin.
Non parce que le groupe avait beaucoup grimpé la veille mais parce que les
vents incessants venant du sommet “1079” avaient tellement creusé la pente
qu’il fallait descendre plus d’un kilomètre entre la tente et le sous-bois.
» La suite est claire. Arrivés à l’orée de la forêt, ils ont installé les blessés dans
un endroit abrité du vent, sur un lit de branches de sapin, puis trois d’entre eux
sont remontés pour essayer de trouver la tente. Ils sont partis mais ne sont jamais
revenus… »
Commentaire : Moïssieï Abramovitch a noté lui-même qu’« il n’y avait
aucune trace d’avalanche et encore moins de masse de neige consécutive à une
avalanche ». Les spécialistes affirment qu’une avalanche était impossible à cet
endroit parce qu’il faut un amoncellement de neige constant pour cela. Deux
éléments contredisent la version convaincante et bien ficelée d’Akselrod :
— dans le dossier, aucune mention de skis cassés (il paraît improbable qu’ils
aient résisté au choc) ;
— il est impossible d’expliquer la forte contamination radioactive des
vêtements. Même si l’avalanche avait été provoquée par une explosion, de quelle
explosion s’agit-il ?
3. BOMBE À VIDE
Taux de probabilité : 50 %.
Auteur, source : I. Tsarev, le livre Encyclopédie des mystères (1998) et
beaucoup d’autres.
Théorie : la mort du groupe de Dyatlov s’explique par le fait qu’ils se
trouvaient dans une région d’essais de « bombes à vide ».
Dans le texte : « Suite à un étrange faisceau de circonstances, c’est
précisément sur le versant de la montagne des Cadavres que le groupe d’Igor
Dyatlov de l’Institut polytechnique de l’Oural a péri le 2 février 1959 dans des
conditions mystérieuses. Les tentatives pour expliquer le décès de neuf
randonneurs chevronnés ont débouché sur les versions les plus diverses… Selon
l’une d’entre elles, les jeunes gens auraient pénétré dans un périmètre où l’on
procédait à des essais secrets de “bombes à vide”. En effet, la peau des victimes
présentait une étonnante couleur rougeâtre et leurs corps avaient subi des
blessures internes et des hémorragies. Ces symptômes sont ceux observés après
un choc dû à une “bombe à vide” qui provoque une forte aspiration d’air sur une
large zone. À la périphérie, la pression entraîne chez l’être humain l’éclatement
des vaisseaux sanguins et dans son épicentre le corps explose en plusieurs
morceaux. »
Commentaire : vraisemblable, mais impossible à vérifier.

4. EMPOISONNEMENT À L’ALCOOL
Taux de probabilité : 0 %.
Auteur, source : opinion publique largement partagée.
Théorie : les jeunes gens du groupe Dyatlov se sont empoisonnés en prenant
de l’alcool méthylique pour de l’alcool éthylique.
Commentaire : c’est totalement impossible. Premièrement, il n’y avait pas
d’alcooliques dans le groupe Dyatlov. Deuxièmement, la gourde contenant de
l’alcool était à sa place et contenait le « bon » alcool. Troisièmement, l’autopsie
a montré qu’aucun des corps ne contenait de traces d’alcool.

5. ESCADRON DE LA MORT OU LES PRISONNIERS EN FUITE


Taux de probabilité : 25 %.
Auteur, source : opinion publique largement partagée.
Théorie : l’endroit où, en janvier 1959, a eu lieu la tragédie entraînant la mort
du groupe Dyatlov faisait partie (et fait encore partie) du département d’Ivdel.
Ce nom était à l’époque tout à fait comparable à celui de Kolyma 52, mais il était
moins connu, moins « en vogue ». Ivdel était la même chose qu’Ivdellag 53, des
prisonniers de tous les coins de l’U.R.S.S. venaient y « tirer leur temps ».
N’oublions pas de quelle époque il s’agit. Tout le monde n’avait pas encore
repris ses esprits après la mort du « Guide 54 ». Khrouchtchev venait à peine de
dénoncer le fameux culte de la personnalité au cours du congrès du parti 55 qui
serait décisif. Lentement, en craquant et en grinçant, le train de l’histoire russe
faillit partir sur de nouveaux rails avant de s’arrêter aussitôt, effrayé de sa propre
audace. La population s’était néanmoins légèrement détendue. C’était le dégel.
Et, au même moment, le début de l’essor spatial, l’ère des premiers Spoutniks.
Deux ans plus tard, Gagarine recevait les félicitations de Nikita Sergueevitch 56
et de tout le pays radieux. Les festivals de danses et de chansons populaires ne
sont pas encore devenus des « points chauds » dans les conflits interethniques.
Les pays baltes sont encore accessibles et attractifs. La Russie aime les Noirs et
plaint les Américains comme des petits enfants tombés entre les mains de
pédophiles. Comme la méchante sorcière du conte, Staline a laissé un bel
héritage : un pays paralysé par la terreur, se cachant la vérité derrière ses œillères
et un pouvoir continuant de gérer choses et gens par la violence. Les escadrons
de la mort sont une minuscule partie de cet héritage.
Ce n’étaient pas de valeureux soldats prêts à offrir leur poitrine nue à l’ennemi
mais tout le contraire. Les escadrons étaient constitués de chasseurs de têtes
professionnels dont les criminels en fuite, les prisonniers, les zeks étaient le
gibier. Combien de criminels pour combien de victimes y avait-il dans les camps
en ce temps-là ? Les publications et les débats sur le sujet n’ont pas manqué.
Une dernière chose, connue de tous mais qu’il n’est pas inutile de rappeler :
quelle que soit la prison, qu’elle soit même sur une île, gardée par des assassins
et des miradors faisant crépiter leurs mitraillettes, les prisonniers s’évadaient hier
et continueront de le faire aujourd’hui comme demain.
C’est donc pour les fugitifs que fut signé un décret créant les escadrons de la
mort. Peu importe qu’en 1959 ils aient été officiellement démantelés ; sur le
papier, peut-être, mais dans les forêts d’Ivdellag et sur cette terre enneigée, noir
et blanc, dont les contours sont flous comme sur une photo de l’époque
soviétique, qui irait, je vous le demande, supprimer une pratique si commode ?
Les escadrons de la mort disposaient de très larges pouvoirs, y compris celui que
reflète leur appellation et qui devrait rester la prérogative de Notre-Seigneur.
En février 1959, un prisonnier d’Ivdellag en fuite, « truand qui respecte la loi
du milieu » surnommé Ivan, était prétendument recherché. Quelques complices
non moins dangereux s’étaient enfuis avec lui. Un escadron de la mort avait ainsi
été formé pour les pourchasser.
Souvenons-nous maintenant du journal de Lioussia Doubinina : elle décrivait
son émotion lorsqu’ils avaient rencontré les géologues, des hommes mûrs et
intelligents qui leur avaient donné refuge à Severny n° 2.
Les géologues n’avaient pas seulement partagé avec les randonneurs leur pain,
leur expérience et leur connaissance des mots mansis, ils leur avaient aussi
appris des chansons de prisonniers « interdites ». Et les jeunes gens avaient
recopié ces chansons à même leurs genoux au lieu de dormir.
1er février 1959. Le mont Kholat-Siakhyl. La tente. Enragés par la haine, la
faim et leur nature propre, les escadrons tombent sur le bivouac du groupe
Dyatlov. C’est le soir, ils sont en train de dîner et peut-être l’un d’eux chante-t-il
une de ces nouvelles chansons (on sait qu’ils chantaient partout et tout le
temps) ?
Il n’est pas exclu que pour commencer certains randonneurs (les « quatre
derniers ») aient reçu des coups violents, après quoi les gardes-chiourme se sont
rendu compte qu’ils n’étaient pas face à des zeks ; ils étaient plus nombreux que
les fugitifs, il y avait des filles parmi eux, etc.
Commentaire : il est tout de même étrange que les escadrons n’aient pas
compris du premier coup que des zeks en fuite ne pouvaient pas être équipés
d’une tente. De plus, puisqu’ils avaient le droit de tirer sans sommation,
pourquoi tuer à coups de crosse ? Ce n’est un plaisir pour personne de traîner un
cadavre dans la neige.
Et pourquoi ne les ont-ils pas tous tués ? Ou alors cinq d’entre eux ont réussi à
se cacher et sont ensuite morts de froid ?… Cela, d’ailleurs, expliquerait
pourquoi les survivants surveillaient la tente à travers cet « écran » près du
cèdre, vous vous en souvenez ? Ils attendaient que tout soit fini ? Cela ne leur
ressemble guère.
Peut-être les soldats avaient-ils déjà trouvé leur « truand » et ses complices et
voulaient-ils se débarrasser de témoins gênants ?…
Mais dans ce cas, pourquoi n’a-t-on trouvé aucune trace, à part cette chaîne
étrange formée par des empreintes de pieds nus ? Les procès-verbaux sont
formels à ce sujet : il n’y avait personne d’autre que le groupe Dyatlov sur le col.
Même si l’on met ces déclarations sur le compte de la peur devant la patrie et le
Parti, ça ne colle toujours pas parce que aujourd’hui de nombreux sauveteurs
n’hésitent plus à raconter ce qui s’est vraiment passé, voire plus. Il n’est fait
mention nulle part de personnes étrangères au groupe Dyatlov sur les lieux ! En
outre, si terrifiant qu’il soit d’écrire ces mots, nous connaissons tous quelque peu
les mœurs carcérales grâce à la littérature et au cinéma ou même seulement par
ouï-dire. Ils auraient sans doute dévalisé le groupe, emporté l’alcool (dont une
bouteille pleine a été retrouvée dans la tente), violé les jeunes filles (les autopsies
indiquent qu’elles étaient toutes deux vierges). Ensuite, même face à des zeks,
comment imaginer que ces jeunes gens athlétiques et robustes aient pris peur et
se soient laissé faire ? Ils se seraient battus jusqu’au dernier pour sauver leur vie
et celle de leurs camarades.

6. EXPLOSION ATOMIQUE
Taux de probabilité : 0 %.
Auteur, source : multiples.
Théorie : la nuit du 1er au 2 février 1959, un essai d’arme atomique a eu lieu
dans l’Oural du Nord, dans le département d’Ivdel, à proximité du mont Kholat-
Siakhyl, dans la vallée du quatrième affluent de la Lozva. C’est à cette époque
qu’a commencé le boom du nucléaire spatial et des essais étaient très
probablement menés dans tout le pays, dans les régions « inhabitées ». Le
groupe de Dyatlov a pu être victime d’une explosion nucléaire réelle.
Commentaire : si une explosion atomique avait vraiment eu lieu, ses effets sur
l’environnement auraient été notables. Or, en 1959, personne ne constata de
changements significatifs dans la flore et la faune de l’Oural du Nord. Si
explosion il y a eu, ce qui est indéniable, il ne s’agissait pas d’essais d’armes
atomiques mais d’autre chose.

7. FOUDRE EN BOULE
Taux de probabilité : 0,2 %.
Auteur, source : opinion publique largement partagée.
Théorie : une foudre en boule s’est engouffrée dans la tente du groupe.
Effrayés, ils se sont précipités dehors et, ne trouvant pas le chemin du retour,
sont morts de froid.
Commentaire : comme l’écrit la Grande Encyclopédie soviétique, une boule
de foudre « est un phénomène rarement observé. C’est un sphéroïde lumineux
d’un diamètre de 10 à 20 cm ou plus qui se forme suite à un éclair linéaire et est
probablement constitué d’un plasma hors d’équilibre. Durée d’existence : entre
une seconde et plusieurs minutes. À ce jour, leur nature n’a pas été étudiée ».
N’est-ce pas la même chose qu’une « boule de feu » ?…
Cette version n’en est pas moins absurde. Une foudre en boule est une charge
électrique mobile qui, en conséquence, réagit au moindre mouvement physique.
Ce qui veut dire qu’ils auraient tous été tués à l’intérieur de la tente.

8. HYPOTHERMIE
Taux de probabilité : 5 %.
Auteur, source : en 1959, la direction du Parti et de l’armée ainsi que tous ceux
qu’une autre explication dérangeait.
Théorie : nuit du 1er au 2 février, les randonneurs du groupe Dyatlov ont quitté
leur tente pour une raison inconnue et, incapables de la retrouver, ils sont morts
de froid.
Dans le texte : « le décès… est survenu suite à une température très basse
(hypothermie). »
Commentaire : trois corps se trouvaient dans une position dite « dynamique »,
la mort les avait frappés alors qu’ils essayaient d’avancer sur la neige en
rampant. Ils sont peut-être morts de froid, mais l’hypothermie n’est pas la cause
première, elle est la conséquence de celle-ci.
Preuve : le niveau élevé de contamination des vêtements par des matières
radioactives, les hémorragies et les fractures chez Doubinina et Zolotariov, la
fracture de la base du crâne de Tibo-Briniol et la fêlure du crâne de Slobodine.

9. MANSIS
Taux de probabilité : 5 %.
Auteur, source : opinion publique largement partagée.
Théorie : le groupe Dyatlov a enfreint une interdiction sacrée et a été puni par
les Mansis qui en outre ont pu être alléchés par l’alcool dont disposaient les
randonneurs.
Dans le texte : (Vladimir Korotaev, premier enquêteur sur l’affaire, dans une
interview au MK) « les Mansis ont ensuite été accusés de tous les maux : ils se
seraient approchés des jeunes gens à pas de loup sachant que ceux-ci avaient de
l’alcool et de l’argent. Pendant que j’enquêtais sur place la police a commencé à
tarabuster les familles des aborigènes. Ils les ont torturés, vous vous rendez
compte ! Ils les mettaient nus, les obligeaient à sortir dans le froid et les privaient
de nourriture. Moscou exigeait une version plausible. Au bout du compte, on
aurait sans doute tout mis sur le dos des Mansis. Mais un beau jour, une certaine
Nioura, couturière du coin, se présenta par hasard au parquet. Il fut décidé de la
faire intervenir comme témoin instrumentaire pour l’examen de la tente qui fut
aussitôt dépliée. Nioura observa la bâche lacérée et déclara sans la moindre
hésitation : “Les coupures ont été faites de l’intérieur.” Je fis venir des experts de
Leningrad qui confirmèrent les paroles de Nioura. Entre-temps, le chaman local
Stepan Kourikov n’avait pas abandonné ses compatriotes à leur sort. Il avait
chaussé ses skis, pris la direction du sud et était arrivé jusqu’au comité régional
du Parti de Sverdlovsk. Bref, les Mansis n’ont rien à voir avec toute cette
histoire ».
Commentaire : les Mansis avaient éveillé les soupçons des « organes 57 » pour
plusieurs raisons à la fois. Tout d’abord, les habitations les plus proches du lieu
de l’accident étaient mansis. Mais : en janvier et février, les Mansis sortent
rarement dans la forêt parce que ce n’est pas la saison de la chasse.
Deuxièmement, seuls des chasseurs mansis auraient pu pénétrer dans la tente de
l’extérieur après l’avoir coupée avec un couteau. Mais : les Mansis sont un
peuple très pacifique, toujours prêts à aider les randonneurs et, qui plus est, la
tente a été coupée de l’intérieur (voir plus haut). Troisièmement, le nom de la
montagne Kholat-Siakhyl signifie la montagne des Cadavres en mansi et le
groupe de Dyatlov aurait été sacrifié en offrande. Mais : d’une part, il n’existe
pas de sacrifices humains chez les Mansis et d’autre part, ni le mont Kholat-
Siakhyl ni le mont Otorten ne sont des montagnes sacrées. De sorte que la
version mansi, bien commode pour certains, n’a pas comblé leurs attentes.
Pourtant, lors des funérailles du groupe Dyatlov en mars et en mai 1959, les
accusations contre les Mansis étaient loin d’avoir cessé.
Les gens qui ont eu affaire aux Mansis au cours d’expéditions ou de
randonnées sont convaincus qu’il est impossible d’imaginer des Mansis
assassinant qui que ce soit de sang-froid. Rappelons également la présence de
contamination radioactive sur les vêtements et la participation active aux
recherches des Mansis vivant à Souevatpaoul, les Kourikov, Aniamov et autres.

10. MISE EN SCÈNE


Taux de probabilité : 35 %.
Auteur, source : le randonneur Iouri Kountsevitch et d’autres.
Théorie : après une explosion d’origine indéterminée entraînant de graves
blessures chez certains randonneurs et la mort des autres, un groupe aéroporté
accompagnant une fusée (dont la nature importe peu dans le cas qui nous
occupe) est arrivé sur le col. Évaluant la situation, l’officier a ordonné à ses
soldats d’achever les survivants. La tente et toutes les affaires ont été déplacées
là où les sauveteurs l’ont par la suite retrouvée et les corps largués depuis un
hélicoptère à basse altitude. De cette chute proviendraient les fractures sans
blessures ouvertes puisque les victimes étaient déjà mortes. Le but de ce
spectacle ne fait aucun doute, il s’agissait de brouiller les pistes et d’écarter les
soupçons d’un essai spatial.
Commentaire : cette version est assez convaincante et il semblerait tout
d’abord assez tentant d’y croire. Mais les « mais » sont nombreux. En particulier,
comment interpréter l’absence de traces étrangères au groupe sur les lieux ? De
plus, l’argument essentiel des tenants de cette théorie est que la tente n’avait pas
été plantée correctement, argument contesté par de nombreux autres randonneurs
expérimentés ; ils estiment que les mesures prises par le groupe pour s’installer
pour la nuit sur le flanc du sommet « 1079 » étaient œuvre de professionnels,
parfaitement adaptée aux circonstances. Quant à la possibilité de déplacer la
tente sans laisser la moindre trace, cela relèverait de l’extraordinaire pour ne pas
dire de l’extraterrestre.

11. NAINS DE L’ARCTIQUE


Taux de probabilité : 0 %.
Auteur, source : M. Bourlechine, « L’horreur des latitudes septentrionales »,
« Le globe » (publiés dans La Science énergétique dans les zones polaires).
Théorie : le groupe Dyatlov a été tué par de méchants nains venant du
continent Arctique (océan Glacial du Nord) et doués de qualités
extrasensorielles. Ils auraient pu protéger l’entrée de leurs refuges par une
barrière psychologique, ce qui explique l’expression de terreur inscrite sur le
visage des victimes.
Dans le texte : « Quatre randonneurs ont récemment péri sur l’un des cols de
la presqu’île de Kola proche de Svidozero. Ces personnes expérimentées et
sportives ont été retrouvées gisant sur une ligne s’étirant entre le col et les
refuges de montagne les plus proches. […] Les corps ne portaient aucune trace
de violence mais tous les visages étaient figés dans une expression de terreur.
Des empreintes ne pouvant appartenir à des animaux mais trop grandes pour être
celles d’un homme ont été observées aux alentours.
» Cette tragédie a eu lieu en 1998 et ressemble comme deux gouttes d’eau à
une autre datant d’il y a environ trente ans survenue sous les mêmes latitudes
dans l’Oural du Nord. En amont de la rivière Petchora un groupe de randonneurs
de Sverdlovsk a disparu. Les sauveteurs dépêchés d’urgence sur leur parcours les
ont retrouvés quelques jours plus tard. Leurs deux tentes aux toiles découpées à
l’arrière étaient plantées sur le col du mont Otorten. Les randonneurs à demi-nus,
une expression de terreur sur le visage, gisaient en bas de la pente. Un dernier
détail relie les trois accidents. À côté du mont Otorten se trouve une frontière
naturelle considérée comme sacrée par les peuples mansis. […] Svidozero sur la
presqu’île de Kola est également connu comme lieu de rencontre des chamanes.
[…] Une légende des Lapons et des Samis qui habitent ces régions parle de nains
forgeant le fer et vivant sous terre depuis des temps immémoriaux. Les Lapons
les appellent les Saïvoks. […] Revenons dans l’Oural du Nord. Le peuple komi,
qui vit dans la plaine de la Petchora, connaît l’existence de petits hommes faisant
des miracles et prédisant l’avenir. […] Dans les contreforts de l’Oural, d’où les
nains ont disparu, se trouve la grotte de Soumgan qui provoque chez les
spéléologues un “sentiment de terreur”. […]
» Donc, la “terreur”, des passages souterrains, des nains travaillant le fer et
doués de capacités surnaturelles, quel rapport entre tous ces éléments ? Dès le
XVIe siècle, les géographes européens étaient convaincus de l’existence d’un
archipel dans l’océan Glacial Arctique, voire d’un continent Arctique peuplé de
nains ayant créé leur propre civilisation. […] Les habitants de l’Arctique ont
quitté les îles restantes et se sont dispersés dans le nord de l’Europe et de l’Asie.
Ils n’ont pas su assurer la renaissance de leur civilisation, n’ont pas souhaité
combattre les populations autochtones et se sont installés sous terre. »
Commentaire : même si l’on accepte l’idée que les nains de l’Arctique
existent, leur rencontre avec les randonneurs de l’Oural paraît fort improbable.
Le mont Otorten de même que le mont Kholat-Siakhyl ne sont pas des frontières
sacrées. Celles-ci sont également inexistantes dans les zones géographiques
alentour. L’expression de terreur des visages, sur laquelle l’auteur de l’article est
ravi de s’étendre, est tout aussi contestable : quasiment aucun des témoins des
recherches ne la signale et il n’en est fait aucune mention dans les procès-
verbaux établis lors de la découverte des corps ou dans les rapports d’autopsie.
Ajoutons que le groupe de Dyatlov n’avait qu’une tente.

12. NETTOYAGE
Taux de probabilité : 50 %.
Auteur, source : opinion publique largement partagée.
Théorie : le « nettoyage » est une des versions les plus terribles de l’affaire
Dyatlov. Toute une série de preuves indirectes montre que des personnes
étrangères au groupe Dyatlov se trouvaient sur le col à proximité du sommet
« 1079 ». La trace de talon, le fourreau en ébonite retrouvés au col et non
identifiés comme appartenant au groupe en font partie. Dans cette version, les
choses se seraient passées ainsi : le 1er février 1959, un essai de fusée a été lancé.
L’engin a probablement été envoyé de Plessetsk. L’arme a dévié de sa trajectoire
et est tombée non loin du campement du groupe. Les randonneurs ont été blessés
par l’explosion et les radiations qui l’ont immédiatement suivie mais ne sont pas
morts.
Les règlements de l’époque prévoyaient qu’un groupe aéroporté (un officier et
quelques soldats) vienne sur les lieux d’un atterrissage imprévu pour s’assurer
que l’environnement, les habitants et surtout le secret de l’opération n’en avaient
pas souffert.
Voyant neuf personnes à l’endroit où la fusée était tombée, les militaires ont
décidé d’agir selon les ordres : pas de témoins. Ils ont probablement laissé
mourir de froid ceux qui étaient les plus grièvement blessés – sans doute
Dorochenko, Krivonichtchenko, Dyatlov, Kolmogorova et Slobodine – et achevé
les quatre autres, Doubinine, Zolotariov, Kolevatov et Tibo-Briniol. D’où les
horribles blessures sur les corps de ces quatre jeunes gens. Ils les ont ensuite
ensevelis sous la neige, sur un lit de branches de sapin permettant à l’eau de
déplacer les corps.
Commentaire : cette version est souvent mentionnée en combinaison avec
celle de la mise en scène, l’une n’excluant pas l’autre mais la complétant.
Il y a ici beaucoup de variantes : les essais ont peut-être concerné une arme
totalement nouvelle, une arme d’intimidation que l’armée a ainsi pu
expérimenter sur des personnes vivantes. Ou encore, le groupe aéroporté est
arrivé sur place très vite parce qu’il accompagnait la fusée avec deux avions
volant des deux côtés de la crête.
Cette version est tout à fait vraisemblable.

13. OURS
Taux de probabilité : 0,001 %.
Auteur, source : l’écrivain V. Miasnikov et autres.
Théorie : la nuit du 1er au 2 février 1959, un ours brun s’est hasardé sur le col.
C’est lui qui a provoqué la brusque fuite hors de la tente, effrayé le premier
groupe et attaqué le second.
Commentaire : cette version est peu probable dans la mesure où on n’a
observé aucune trace d’animal sur place, à l’exception de celles du chien
sauveteur. De plus, les cadavres ne portent aucune trace d’attaque par une bête
sauvage. Il serait étonnant que le groupe Dyatlov se laisse effrayer par un ours :
comme le raconte E. Zinoviev, qui connaissait bien les randonneurs du groupe et
avec lesquels il était parti en randonnée à plusieurs reprises, un jour, lors d’une
de ces excursions, un ours s’était invité dans la tente. Ioura Dorochenko avait
réagi le premier : un marteau à la main, il avait foncé sur la bête, les autres
l’avaient suivi et l’ours avait aussitôt pris la poudre d’escampette.

14. OVNI
Taux de probabilité : 2 %.
Auteur, source : opinion publique largement partagée, ainsi que l’enquêteur
spécialiste des affaires criminelles Ivanov.
Théorie : la nuit du 1er au 2 février 1959, sur le col qui portera par la suite le
nom de Dyatlov, un ovni a atterri, causant directement ou indirectement la mort
des randonneurs. Les extraterrestres, ayant vite compris la situation, ont fait
demi-tour.
Commentaire : que dire ? Pourtant, des personnes tout à fait cultivées ont mis
en avant que seul le caractère anormal de la tragédie pouvait expliquer
l’inexplicable.

15. QUERELLE PRIVÉE


Taux de probabilité : 5 %.
Auteur, source : opinion publique largement partagée.
Théorie : les garçons se sont disputés à cause des filles, avec des
conséquences tragiques.
Commentaire : version la plus cynique, elle est toutefois plausible en théorie,
c’est pourquoi elle entre dans cette liste avec un taux de probabilité élevé.
Pourtant, tous ceux qui connaissaient Igor Dyatlov et les autres membres du
groupe s’insurgent contre cette possibilité. N’importe quel groupe aurait pu en
arriver là, mais pas eux. De plus, cette version n’explique pas la contamination
par poussière radioactive, etc.

16. SATELLITES OU LE NUAGE DE SODIUM


Taux de probabilité : 70 %.
Auteur, source : le randonneur Alekseï Koskine, le technicien radio d’une
expédition Egor Nevoline.
Théorie : des essais de fusées au sodium ont été menés dans l’Oural du Nord
au cours de l’hiver 1959. Les fusées ont été prises pour des boules « de feu » ou
« luminescentes » par les autochtones, les randonneurs et les chasseurs.
L’une de ces « boules » aurait très bien pu tomber dans la zone du col où le
groupe Dyatlov passait la nuit.
Citation extraite d’une lettre du docteur en sciences techniques A.V. Bobolev
(Sourgout) : « Je connaissais personnellement Iouri Gagarine et sa femme
Valentina. Il faisait alors ses études à l’I.A.M.T. 58 et leur aérodrome
d’entraînement d’été se trouvait dans notre ville. Grâce à cette rencontre, j’ai
souvent eu par la suite l’occasion de rencontrer des spécialistes de l’espace.
Voici ce qu’ils m’ont expliqué au sujet des boules volantes d’Ivdel :
» Les premiers lanceurs de missiles ont été envoyés depuis la partie
européenne de l’Union Soviétique, dans la presqu’île de Kola sur le
68e parallèle. S.P. Koroliov avait programmé leur chute dans l’Oural Arctique,
au nord de la région de Tioumen sur le 68e parallèle où se trouve également
l’Alaska. Le polygone était bien choisi, entre autres parce qu’il permettait de
garder les essais secrets et de récolter les débris pour les analyser. Les satellites
étaient toujours lancés en hiver quand la densité atmosphérique est moindre.
Mais en février 1958, notre second satellite est tombé sur l’Alaska. Les U.S.A.
ont pu déduire la nature de notre carburant et de nos matériaux à partir des
débris. On connaît les conséquences : le premier homme sur la Lune était un
Américain. L’exigence de secret a donc été renforcée, des brigades spéciales
venaient ramasser les débris du lanceur de missile et les chargeaient dans des
hélicoptères. Les matériaux de la fusée et du satellite étaient programmés pour
s’embraser et ne pouvaient pas poser de gros problèmes. Les brigades
distribuaient largement argent et alcool pour encourager les autochtones à
trouver les débris. En tombant, ceux-ci laissaient des traces de feu. Les satellites
ont ensuite été lancés plus au sud, sur le 64e parallèle, dans le département
d’Arkhangelsk. Le nord de la région de Sverdlovsk se trouve sur le même
parallèle, de même que le polygone expérimental de Nadym. C’est à ce moment-
là qu’il fut décidé de construire le cosmodrome de Baïkonour au Kazakhstan,
dans la zone du 51e parallèle, pour garder les essais secrets et permettre aux
cosmonautes d’atterrir. […] Sur les 68e et 64e parallèles, se trouvent la taïga
ainsi que le point le plus proche de l’Alaska, une des principales raisons pour
construire Zvezdograd. Les brigades spéciales n’ont pas pu éliminer les
étudiants, c’est une absurdité. S.P. Koroliov était lui-même un ancien zek et
n’aurait jamais laissé passer un tel crime. En janvier 1959, une autre fusée fut
lancée ; en flammes, elle est tombée dans la taïga d’Ivdel avant d’atteindre le
polygone de Nadym. Les boules volantes à Ivdel et les “fusées à queue”, ce sont
les ovnis terrestres de Koroliov. »
Commentaire : il faut dire d’emblée que cette version est la seule parmi toutes
celles énumérées qui paraisse plausible. Sans entrer dans les détails techniques et
en utilisant un langage relativement compréhensible, on peut dire que les choses
se sont passées de la façon suivante : à l’époque on procédait massivement à des
essais sur les lanceurs de fusées avec satellites entourés d’un nuage de ce que
l’on appelle « sodium ». Le sodium était utilisé pour suivre le parcours des vols
(le couple de sodium est brillant et reflète la lumière) ; de plus, on sait que la
valence des métaux alcalins est de +1. Cela signifie que le sodium est le plus
actif de tous les métaux parce qu’il entre en réaction pratiquement avec toutes
les matières se trouvant sur son chemin. Il ne laisse aucune trace ni dans
l’atmosphère ni sur terre. En se déplaçant, le nuage de sodium s’illuminait par
portions, il brûlait en brillant dans la nuit. Un essai de fusée manqué a pu causer
la mort du groupe Dyatlov.
Alekseï Koskine, ingénieur et randonneur connaissant le col Dyatlov, a le
premier exprimé cette théorie. Voici quelques extraits de la lettre qu’il a adressée
à la rédaction d’un journal moscovite : « Il est très probable que les descriptions
faites par les témoins 59 dans leurs déclarations correspondaient précisément au
vol d’un nuage de sodium.
» De plus, on peut lire dans certaines publications que, dans les années
cinquante, diverses administrations procédaient à ces expérimentations peut-être
sans même connaître le travail les unes des autres (dans le climat de secret
absolu sur tout et n’importe quoi caractéristique de l’époque).
» Quand on sait comment était conçue la “comète de sodium” dans le bureau
d’études de Koroliov, on comprend que l’élaboration des projets était traitée
avec beaucoup de légèreté (on dirait aujourd’hui d’irresponsabilité). […] Même
si les “fusées au sodium” étaient expérimentées dans des lieux théoriquement
déserts, personne ne pensait à la présence possible d’êtres humains.
» La version de la fusée au sodium explique tout. »
Tout, ou presque : la contamination radioactive des vêtements, la décision de
quitter brusquement la tente, l’absence d’un trou laissé par une explosion, toutes
ces questions disparaissent… Une seule question sans réponse : pourquoi Liouda
n’avait pas de langue ?
Une autre citation de Koskine : « Les randonneurs ont quitté la tente en
urgence.
» L’un était vêtu chaudement, deux un peu moins et les autres étaient à moitié
dévêtus. Visiblement, le premier est sorti tranquillement, deux rapidement mais
sans paniquer, les derniers en quelques secondes (par les côtés découpés de la
tente).
» Donc, la première personne 60 est sortie pour ses propres besoins (comme en
témoignent indirectement les traces d’urine constatées à côté de la tente). Elle a
aperçu “quelque chose d’intéressant” et a appelé les autres. Deux l’ont rejointe.
À cet instant, le “quelque chose d’intéressant” s’est brusquement transformé en
“quelque chose de menaçant”.
» Ceux qui étaient habillés chaudement ont reçu le choc le plus brutal. […]
Une fois dehors, ils ont crié mais n’ont pas pu éviter le danger. Il apparaît que le
premier élément dangereux était une onde de choc qui a projeté les personnes
debout contre les rochers, le second était l’effet des couples de sodium sur leurs
yeux et leurs muqueuses. »
52

Je ne suis pas du tout d’accord pour que le temps continue à passer aussi vite !
Jusqu’à trente ans, ça allait encore, mais après… Il a raison, notre
astucieux BG 61 : « À peine le temps de finir la bouteille et la moitié de ta vie est
déjà derrière toi… »
Hier encore, le froid était féroce, l’hiver avait été des plus rigoureux.
Aujourd’hui, redressant mes épaules voûtées, je regardais dehors et fulminais de
voir que nous étions au mois de mars. Les hommes se promenaient comme des
idiots, des bouquets de fleurs à la main, et les femmes léchaient avidement les
vitrines.
Peut-être viendra-t-il ? Il n’avait pourtant pas oublié le nouvel an.
J’entendais quelqu’un parler fort sur le palier. Schumacher et moi nous
approchâmes de la porte à pas de loup, et, beaucoup plus grande que lui, j’eus le
privilège de coller mon œil au judas.
La porte de l’appartement d’Irina était grande ouverte ! La moitié du corps
d’Arkadi en dépassait, il avait une cigarette entre les dents. La moitié discutait
avec un grand échalas sans bouquet dont la vue m’emplit malgré tout de joie.
J’ouvris la porte.
En fait, le bouquet était caché sous sa veste. Des tulipes fripées avec du rouge,
du noir et du jaune à l’intérieur et des feuilles qui avaient la vague odeur des
cosses de petits pois frais.
« Bonne fête ! » me dit Arkadi d’une voix de basse, et il claqua sa porte
derrière laquelle une femme poussait des gloussements conciliants.
« Pardonne-moi, je ne suis qu’un imbécile jaloux, me déclara Vadik. Arkadi
m’a tout expliqué. Je ne comprends pas une chose : pourquoi avais-tu besoin de
lui ? Tu étais tellement contrariée quand il est parti.
— Emil Sergueevitch a laissé des documents importants chez lui, expliquai-je
tout en essayant en vain de redresser les tulipes qui ployaient sous leur propre
poids.
— Je ne pense pas qu’il reste quoi que ce soit ; Marina, la femme d’Arkadi,
est en plein nettoyage de printemps. »
Je me précipitai sur le palier.
Marina m’ouvrit la porte. C’était une blonde toute menue vêtue de jeans. Ses
mains étaient sales et mouillées. Dans l’ancienne chambre d’Emil Sergueevitch,
la voix d’un humoriste sans le moindre humour mais avec beaucoup de
prétention criait dans le poste de télévision.
« Je suis votre voisine Ania, dis-je en montrant sans raison la porte de mon
appartement. J’aurais absolument besoin d’aller dans la chambre d’Emil
Sergueevitch pour voir s’il n’y reste pas des papiers importants. »
Marina me conduisit dans la chambre. Arkadi était en train de grignoter des
graines de tournesol, crachant les cosses avec adresse sur des papiers jaunis. Je
bondis vers lui et lui arrachai les feuilles de dessous le nez. Les cosses se
répandirent sur le tapis tout juste nettoyé.
« Excusez-moi, marmonnai-je, c’est vraiment très important.
— Mais il y en avait beaucoup, dit Arkadi en se grattant le ventre. J’en ai déjà
jeté une partie. Voilà tout ce qui reste. » Il me tendit une autre pile tirée du
secrétaire.
53

C’étaient des copies de radiogrammes envoyés aux responsables depuis les


lieux de recherche. Je commençai à les lire sur place sans me soucier de
politesse quand une toux bien nette de Marina me fit reprendre mes esprits.
Vadik avait remis sa veste.
« Je repasserai ce soir.
— J’y compte bien », dis-je, et nous échangeâmes un sourire.

RADIOGRAMME
À l’attention de Soulmane
Nous n’avons pas réussi à entrer en contact avec Akselrod, un hélicoptère
était en train de démarrer à côté de lui. Les recherches n’ont pour l’instant
rien donné. Nous avons pu identifier 8 ou 9 empreintes de pas partant de la
tente sur environ un kilomètre dans le sens de la pente. Ensuite, les traces
s’arrêtent. Une personne était en chaussures, les autres en chaussettes ou
nu-pieds. Plus bas, la neige devient très profonde et la fouille de la tente n’a
donné aucun résultat. Les chiens n’ont rien pu faire pendant toute la journée
à cause de l’épaisseur de la neige. Nous avons monté 3 corps sur l’aire
d’atterrissage de l’hélicoptère. Nous remonterons le quatrième demain ; son
visage est totalement couvert de neige mais nous pensons qu’il s’agit de
Dorochenko et non de Zolotariov. Ces deux-là sont les plus costauds. Nous
avons examiné l’endroit où était plantée la tente et rédigé un procès-verbal
puis avons descendu les affaires sur l’aire d’atterrissage pour vous les
expédier. La tente contenait 20 sous-vêtements, 8 paires de chaussures,
9 sacs à dos, toutes les affaires personnelles des victimes, de la nourriture
pour 2 à 3 jours, les autres vivres pour environ 8 jours étant restés à la base
en amont de l’Aouspia. Le groupe était au complet. Pourquoi ont-ils tous
quitté la tente alors qu’ils étaient à demi dévêtus ? Nous n’avons pas encore
pu l’établir et ne comprenons vraiment pas. Demain, nous sonderons la
neige en profondeur pour trouver les autres corps.

Sveta m’avait raconté que le travail des sauveteurs avait été infernal,
physiquement et psychologiquement pénible, les équipes de recherche étant
essentiellement constituées de randonneurs comme ceux du groupe Dyatlov,
souvent leurs camarades ou simplement des connaissances.

RADIOGRAMME
À l’attention de Soulmane

2/03/1959, 18 h 30

recherches impossibles aujourd’hui dans vallée de Lozva vingt-deux


personnes montées sur col obligées faire demi-tour à cause tempête neige et
visibilité nulle point à la place avons préparé bois renforcé et installé camp
pour arrivée relève point équipe recherche Slobtsov et Kourikov à
400 mètres notre tente plus haut le long Aouspia trouvé base groupe
Dyatlov avec vivres dix-neuf types poids 55 kg et réserve pharmacie de
secours chaussures chaudes Dyatlov une paire chaussures de ski mandoline
assortiment piles avec ampoules et assortiment de rechange point liste et
poids vivres indiqués dans procès-verbal Ivanov point vivres laissés camp
sur décision ce dernier partant bivouac à côté base en direction col groupe
Dyatlov très bien pu confondre cause mauvais temps crête contrefort
sommet 1079 avec col vers Lozva point mais première énigme tragédie
sortie groupe entier de tente point seule chose trouvée extérieur tente à part
piolet torche chinoise sur toit confirme probabilité une personne habillée
dehors a donné à tous les autres raisons sortir d’urgence point.
Cause peut être phénomène naturel exceptionnel ou passage fusée
météorologique aperçue 01/02 Ivdel et vue par groupe Kareline point
demain poursuivons recherches.

À l’évidence, le texte avait été souligné par Emil Sergueevitch. Au bas de la


feuille, une question écrite de la même encre : [manuscrite]

D’où viennent ces chaussures de ski supplémentaires ?

Je connaissais son écriture parce qu’il m’écrivait souvent des petits mots de
remerciement en me rendant mes livres. Je comprenais pourquoi il avait souligné
les dernières phrases, mais quelle importance avaient ces chaussures ? Je tournai
la page et vis un autre commentaire :

Vérifier chez Maslennikov à propos de la découverte de la tente.

Je feuilletai rapidement la liasse sans y trouver vraiment autre chose que des
papiers connus. Cependant, les quatre dernières feuilles avaient pour titre :

Maslennikov Evgueni Polikarpovitch

Ce même Maslennikov, randonneur expérimenté à la tête des opérations de


recherche, donnait son témoignage.

La tente se trouvait à 150 m de la crête du contrefort (à une altitude de


900 m) du sommet 1079. Elle était disposée sur les skis, les bâtons enfoncés
dans la neige, l’entrée était orientée sud et de ce côté les élastiques étaient
intacts alors que du côté nord ils étaient déchirés, la neige recouvrant ainsi
l’autre moitié de la tente.
La neige n’était pas très abondante, uniquement ce qui était tombé
pendant les tempêtes de février. Un piolet ainsi qu’une paire de skis de
secours se trouvaient à proximité de la tente. Par terre, à une distance de dix
à quinze mètres, des savates, des chaussettes et la veste de fourrure de
Dyatlov. Au même endroit, un anorak. Une torche chinoise en position
allumée (mais ne fonctionnant pas) était posée sur la tente […]
Dans la tente, nous avons trouvé 9 sacs à dos, 10 paires de skis dont
9 sous la tente, 8 paires de chaussures […]
À la base, outre les vivres, ils avaient laissé le chargement inutile pour
l’ascension, 1 paire de skis de secours, 2 paires de chaussures de rechange
[…]

Je me demandai pourquoi l’idée ne m’avait pas effleurée plus tôt. J’avais


passé des heures à lire et à relire les listes détaillées de tout ce qui avait été
retrouvé sur place ! Mais il ne m’était pas venu à l’esprit tout simplement de
compter : il y avait 11 paires de skis et 11 paires de chaussures…
C’était un non-sens de prendre des skis ou des chaussures de rechange. Pour
une randonnée d’un tel niveau, ce n’était pas l’usage. Au maximum, un ski de
secours ou une paire de chaussures (possible, mais peu probable). D’ailleurs,
contrairement à mon ex-voisin, les auteurs des documents suivants donnaient
l’impression de n’accorder aucune importance à la présence de matériel
supplémentaire. Seuls les premiers comptes rendus et procès-verbaux, voire
même les radiogrammes, pouvaient contenir des informations fiables, non
retouchées par des fonctionnaires terrorisés…
Bizarrement, les radiogrammes n’étaient pas très nombreux, il aurait dû y en
avoir plus. Ah, Arkadi !
À tout hasard, je retournai ces feuilles aussi et m’en félicitai. L’encre bleue
d’Emil Sergueevitch avait encore des détails importants à me communiquer.
[donc manuscrit]

Archives régionales du Parti. Année 1959.

Eh bien, nous allons leur rendre une petite visite. Ce ne sera peut-être pas
inutile.
Tout en réfléchissant, je lissai la pile de papiers et regardai ma montre. Vadik
avait du retard. Schumi et moi nous dirigeâmes vers la cuisine et nous attelâmes
à la préparation d’un repas de fête.
Vadik n’arriva pas avant dix heures et je lui annonçai que j’avais assez
travaillé pour aujourd’hui et irais bien faire une petite promenade.
Nous marchâmes presque toute la nuit comme des adolescents romantiques.
Le lendemain je lui déclarai que je ne voulais plus le quitter.
« Où vas-tu, alors ? ironisa-t-il, tout joyeux.
— Aux Archives régionales du Parti. »
Schumi était assis devant la porte et me regardait lacer mes bottines avec
dévotion. Il n’essaya même pas de jouer avec mes lacets.
Debout sur le palier, Arkadi fumait une cigarette.
54

« Déjà debout ?
— Et toi, pas encore couché ? »
Arkadi hocha humblement la tête et s’étira. Comment peut-on fumer le
matin ? Il est vrai que pour lui ce n’était pas le matin mais la suite de la nuit.
« Je commence le travail demain ! me cria-t-il alors que j’étais déjà dans
l’escalier. Si je peux te rendre service, te conduire quelque part, n’hésite pas !
— Merci, je n’y manquerai pas. »
Mes compatriotes avaient fait la fête la veille, ils dormaient encore. De rares
individus attendaient le tramway à l’arrêt « Rue Lounatcharski ». Il arriva à
moitié vide lui aussi et la voix de la conductrice était bien éraillée.
« Prochain arrêt : “Avenue Lénine”. »
Le centre était plus animé. Je traversai l’avenue et me dirigeai tout droit,
derrière la statue de Popov. À droite du bâtiment, une plaque ternie m’indiqua
que j’étais au bon endroit : les Archives régionales du Parti, ouvertes pour mon
grand bonheur. Certains au moins travaillaient aujourd’hui.
Au début, ils refusèrent carrément de me laisser entrer, sans parler de mettre
leurs précieuses archives à ma disposition. Je fouillai désespérément dans mon
sac et eus la main heureuse : je tombai sur une ancienne carte de journaliste dont
les lettres dorées annonçaient « Administration de la région de Sverdlovsk ». Le
visage du gardien des archives s’éclaira d’un sourire forcé et, cinq minutes plus
tard, on me présentait un imprimé spécial pour commander mes documents.
« Ils ne seront pas disponibles avant cet après-midi, me prévint sévèrement la
jeune fille responsable de la salle. En fait, s’ils ne sont pas trop loin… »
Effectivement, ils n’étaient pas loin. Ils étaient même carrément sous mon
nez. Quatre volumes bombés et reliés contenant les documents officiels de
diverses administrations dont l’unique point commun était l’année 1959 où ils
avaient vu le jour.
Voici, à titre d’exemple, l’extrait d’une liste de questions à l’ordre du jour
d’une réunion du comité régional du Parti cette même année :
6. Planning prévisionnel de la rédaction du journal « L’Ouvrier de
l’Oural » pour les mois d’avril à juin 1959.
7. Erreur du journal « L’Oural ».
8. Congés de la camarade Vassilieva.
9. Concernant le versement de graines de céréales dans le fonds de
réserve inter-kolkhozien.
10. Travail explicatif de masse suite au bilan du voyage du cam.
Khrouchtchev aux U.S.A.

N’était-ce pas à ce moment-là qu’il avait cogné sur la table avec sa chaussure
en déclarant que la Russie allait « montrer de quel bois elle se chauffait » ? Ou
bien s’agissait-il de l’assemblée de l’ONU ? 62… Bref, cela n’a rien à voir avec
notre affaire. Continuons notre randonnée sur papier.

Cahiers d’enregistrement des membres du Komsomol rayés des listes.

Des listes interminables mais dès la première centaine je tombai sur des noms
familiers :

99. Kolmogorova I.E. Ioudine 11/03. Décédée (morte de froid pendant


une randonnée touristique dans l’Oural du Nord).
100. Dorochenko Iouri 11/03. Décédé (mort de froid pendant une
randonnée touristique dans l’Oural du Nord).
101. Dyatlov Igor 11/03. Décédé (mort de froid pendant une randonnée
touristique dans l’Oural du Nord).
265. Kolevatov Aleksandr 8/06 randonneur, décédé.
266. Doubinina Lioudmila 8/06 randonneuse, décédée.
Comment dit-on, déjà, « froideur de l’écriture » ?… Ils n’avaient pas mis
longtemps à les rayer des listes.
Voici une autre « liste de questions » nécessitant d’être traitées avec le plus
grand sérieux par le comité régional :

7. Organisation de la conférence régionale des travailleurs de la culture.


8. Décès des randonneurs de l’Institut polytechnique de l’Oural.
9. Attribution par le comité exécutif du Soviet régional et par le comité
régional du Parti de Drapeaux rouges transitoires pour les meilleurs
indicateurs de production et de remise à l’État de viande, lait et œufs pour
les mois de janvier et février 1959.

Disons sans plus attendre que les membres du comité régional ont consacré la
plupart de leur temps à discuter en détail du point n° 9, des Drapeaux rouges, de
la viande et du lait. Et voici ce qui a été dit de notre affaire :

8. Décès des randonneurs de l’Institut polytechnique de l’Oural.


Le comité régional du P.C.U.S. souligne l’absence au sein de certaines
associations sportives de la ville de Sverdlovsk de la discipline la plus
élémentaire dans l’organisation et la réalisation des randonnées touristiques,
avec pour conséquence des accidents. C’est ainsi qu’à la fin du mois de
janvier de cette année un groupe de touristes composé d’étudiants de
l’Institut polytechnique de l’Oural fut autorisé à partir en randonnée dans la
région de l’Oural du Nord sans que la direction et les organismes sociaux de
l’Institut en soient informés et sans que l’avancée de la randonnée soit
contrôlée. Les dirigeants de l’Institut, les organes du Parti et les organes
nationaux ont appris la mort des randonneurs avec beaucoup de retard.

Ah bon ?
Le bureau du comité régional du Parti décide :
1. D’attirer l’attention du comité municipal du Parti de la ville de
Sverdlovsk sur sa propre négligence à contrôler l’organisation du travail
touristique des associations sportives, en particulier dans l’Enseignement
supérieur.
2. De proposer au comité municipal du Parti de la ville de Sverdlovsk
(cam. Zamiriakine) d’examiner avec précision les causes de la mort des
randonneurs de l’Institut polytechnique de l’Oural et de mettre les
coupables face à leurs responsabilités, que ce soit dans le cadre du Parti ou
celui de l’État.

Une réunion à huis clos du bureau du comité régional du Parti s’est tenue à
peu près au même moment ; le compte rendu était aussi dans les archives.
Étaient présents les cam. Pomazkine, Slobodine, Maslennikov, Akhmin, Ermach
et Zamiriakine. Pour commencer, voici quelques extraits de la déclaration :

Suite à l’enquête menée par une commission du comité régional du Parti


(dirigée par le cam. V.A. Pavlov, directeur du comité exécutif régional), il a
été établi que la mort du groupe avait été directement causée par un ouragan
violent qui les a frappés au cours de leur randonnée vers le mont Otorten.
Tous les jeunes gens, sortis pour des raisons inconnues de la tente plantée
sur le flanc du sommet 1079, ont été déportés par le vent, ont perdu leurs
repères, n’ont pas pu regagner la tente et sont morts de froid.
La commission et des randonneurs expérimentés (sportifs de haut niveau)
ont pu conclure que l’installation de la tente sur un versant de montagne
non protégé par la forêt et sujet à de fréquents vents d’ouragan était
totalement irresponsable ; quant à quitter la tente par un temps pareil, c’était
absolument insensé.

Suivait une critique variée et émue de la direction de l’IPOu. Et la décision


suivante :
La mort de ces randonneurs est une leçon terrible et importante pour tout
le milieu sportif de la ville de Sverdlovsk, pour les responsables chargés du
développement du tourisme, pour les organes du Parti, des syndicats et du
Komsomol.
Le bureau du comité municipal du Parti décide :

Ici se trouvait tout un tas de reproches, de punitions, de blâmes adressés à


Sïounov (directeur de l’IPOu), au secrétaire du comité du Parti Zaostrovski, au
responsable du comité syndical Slobodine, au président du club de sport Gordo,
ainsi qu’à Kourotchkine et Oufimtsev, membres du Conseil de l’Union des
associations et organismes sportifs de la ville.
Venaient ensuite des échanges d’opinions. Tout cela ressemblait à une pièce
de théâtre de très mauvais goût.

Cam. Oufimtsev : On me donne un blâme mais j’estime que cela n’est


pas tout à fait juste. Le 22 novembre se sont tenues les élections du bureau
de la section et elles ont été transférées aux employés du comité régional.
La section tourisme, dont j’étais le chef, a été transférée à Orlova, et
maintenant c’est moi qui reçois un blâme.
Cam. Kourotchkine : À l’heure actuelle, toutes les sections dépendent de
la région, il n’y a pas de sections municipales… Pour ce qui est des
itinéraires de notre région, c’est à Repiev d’en répondre.
Cam. Zamiriakine : C’est à la structure qui organise et donne son aval de
répondre. Je demande un blâme avec mention dans le livret du cam.
Slobodine. Des objections ?
Cam. Tchevtaev : Il me semble que, dans tous les cas, certaines
personnes portent l’essentiel des responsabilités. J’estime qu’il serait
souhaitable de suspendre les cas de Slobodine, Zaostrovski et Sïounov en
attendant d’autres éclaircissements. En ce qui concerne Gordo, qui est
directement coupable, je considère que c’est la bonne décision. Slobodine et
Sïounov ont fait preuve de beaucoup d’initiative pour les recherches. Il faut
laisser cette question de côté pour l’instant.
Cam. Zamiriakine : Quels sont les points de vue concernant Slobodine ?
(accepter)
Cam. Pomazkine : L’organisation des recherches a été confiée à
Slobodine pratiquement à 100 %. Peut-on éviter la mention pour lui ?
Certains éléments doivent peut-être encore être précisés ?
Cam. Repiev : Que les choses soient claires : la section touristique est
une union des comités d’Éducation physique de la ville et de la Région,
ainsi que du Soviet syndical de la Région. C’est Oufimtsev qui a toujours
été chargé de ce travail.
Cam. Zamiriakine : Proposer au cam. Kourotchkine d’examiner la
question du travail de Koroliov et Oufimtsev (accepté).
Cam. Repiev : Les recherches ont été organisées de façon systématique,
toute la zone de la randonnée de Dyatlov a été fouillée.
Cam. Zamiriakine : En tenir compte dans les remarques ; noté au stade
initial.
Cam. Repiev : Mon groupe de randonneurs de Moscou et moi-même
sommes convaincus que le groupe Dyatlov n’a pas péri à cause d’une
mauvaise organisation. Il serait souhaitable d’attendre que nous ayons
obtenu des explications définitives.
Cam. Gordo : Je tiens à déclarer que je ne cherche pas à me justifier mais
que je n’ai jamais mené personne en bateau ni induit qui que ce soit en
erreur.

Rideau ! Le seul qui mérite d’être applaudi, c’est Repiev ; je serais curieuse de
savoir si on ne lui a pas tiré les oreilles pour avoir exprimé une telle opinion.
Pour les autres acteurs, c’est du Gogol 63 pur jus. Même leurs noms sont
parlants : Pomazkine, Kourotchkine 64…
Ah ! Voici un papier plus intéressant.

Plan des recherches du groupe de randonneurs Dyatlov pour le


13 mars 1959 […]
[…] mettre à disposition un groupe de vingt sauveteurs (deux sous-
groupes de dix)
[…] apporter de l’aide à l’IPOu pour mettre les recherches en œuvre :
1. District militaire de l’Oural :
a) avant la fin des travaux, mettre à disposition dix sapeurs, avec
fourniture de l’équipement et des vivres ;
b) affecter deux hélicoptères pour assurer en permanence la livraison du
matériel, le transport et la relève des équipes de recherche sur les lieux.
2. Direction régionale du ministère de l’Intérieur :
a) avant la fin des travaux, mettre à disposition dix personnes recrutées
parmi les unités militaires d’escorte d’Ivdellag ;
b) assurer l’équipement matériel nécessaire, le transport des équipes de
recherche et subvenir à tout autre besoin éventuel.
3. Expédition dans le Nord de la Direction géologique de l’Oural (cam.
Soulmane) : assurer les relations radio dans les deux sens […]
Pour prendre le commandement direct, former dans la ville d’Ivdel un
groupe opérationnel composé de :
Cam. Prodanov I.S., premier secrétaire du comité du P.C.U.S. de la ville
d’Ivdel (président).
Cam. Ivanov V.A., directeur d’Ivdellag (président-adjoint) ;
Cam. Ortioukov G.S., professeur à l’IPOu Kirov ;
Cam. Vichnevski A.I., directeur de la chaire d’éducation physique de
l’IPOu ;
Cam. Tchernychev A.A., directeur du groupe de recherche.

J’entendis un léger soupir dans mon dos. Je me retournai et vis la jeune


conservatrice au visage sévère.
« Je me suis dit que ceci pourrait vous servir. »
Elle me tendit une liasse de feuilles. En voyant celle qui était sur le dessus, je
faillis m’étouffer en essayant de prononcer : « D’où viennent-elles ? », mais les
mots étaient inutiles parce que la jeune fille me regardait avec bienveillance et
me précisa, comme si elle s’excusait :
« Ces papiers étaient conservés avec les autres, ce sont de vieux
radiogrammes. Je peux vous en faire une copie.
— Oui, absolument, merci, mais je vais juste y jeter un petit coup d’œil
avant. »
La fée s’éloigna en faisant claquer les talons de ses bottes grossières.
Les radiogrammes n’étaient pas numérotés, la date pas précisée. Je
commençai à lire la première feuille qui me tomba sous les yeux. Il s’avéra par
la suite que la dernière était la plus importante, mais je tenais à ne pas en
déranger l’ordre.
1. Au cours fouilles affaires retrouvées profondeur 2 m, 30 cm croûte de
neige extérieure et 30 cm terre point près tente plantée par groupe Dyatlov
découvert fourreau poignard longueur 18 cm tissu bakélisé et petite cuillère
supposons que fourreau appartenait Kolevatov.

Ce bon vieux fourreau qui avait ensuite disparu de toutes les listes et tous les
procès-verbaux.

2. À l’attention de Prodanov Soulmane


5/5 à 9 heures 30 minutes Kourikov a trouvé pantalon de sport coton noir
sans jambe droite arrière brûlé jambe droite coupée au couteau à 50 m sud-
ouest cèdre sur branches sapin coupées profondeur 10 cm point a aussi
repéré moitié gauche pull femme marron clair laine peignée deuxième
moitié avec manche droite découpée couteau pas encore retrouvée point
pull appartient Doubinina point à 11 heures ai pris décision creuser ravin de
10 m au sud-ouest branches sapin coupées avons fouillé secteur surface
20 km² profondeur jusqu’à 2,5 m point.

3. 18 40 pendant creusement ravin au fond rivière non gelée trouvé


cadavre portant pull gris suite excavations obligatoirement dans l’eau je
pars travailler et vous prie préparer départ demain en hélicoptère pour
arrivée ici organes parquet et enquête souhaite contact demain 9 heures par
kaïmka 65 si questions Ortioukov.

4. Ai décidé poursuivre creusement ravin même si très difficile car neige


très dure point prie donner ordre pour larguer 6 pelles sapeur attaches très
solides et deux pics point suppose que cadavres sont proximité creusement
nécessite combattants forts et résistants physiquement prie prévenir
commandants de cela point 17 heures partons poursuivre fouilles prie
communiquer propositions et ordres à Nevoline pour exécution de ma part
Ortioukov.

5. À l’attention de Prodanov
Pour transmission à Klinov
Cadavres gelés donc examen détaillé corps impossible cadavres préparés
pour expédition Ivdel entourés branches sapin cousus dans bâche si pas fait
demain risque décomposition dans cas enterrement en altitude autopsie
impossible à cause absence conditions élémentaires ai expédié
Vozrojdionny Ivdel pour réception corps pas trace de violence coupures
vêtements faites randonneurs eux-mêmes je reste au camp pour recherche
petits objets Ivanov.

6. Ivan Stepanovitch
proprement scandaleux avec quatorze camarades porté cadavres sur nos
épaules jusque hélicoptère et personnel équipage dis […] Une quinzaine
[…] état […] hélicoptère atterri malgré mon insistance refusé prendre à
bord ce que demandais comme communiste […] indigné comportement
équipage prie en informer comité municipal Parti et le général en chef deux
fois héros Union Soviétique Leliouchenko point pour vous personnellement
cadavres gelés même état que les avons vus c’est […] concernant parties
ouvertes des corps point nous ne les avons pas […] s’orientaient dans […]
examen détaillé montré qu’en état de congélation expert médical […] refusé
résection car impossible à faire comme vous en informera directement à
votre demande Ortioukov.

Beaucoup de mots manquaient dans ce radiogramme. J’ai signalé les lignes


effacées par ce signe : []. La censure était déjà passée par là.

7. Résultats examen externe communiqués dans radiogramme Ivanov


coupures taille cercueils 180 cm point indigné comportement équipage qui
refusé chargement spécialement préparé pour transport malgré mes ordres
catégoriques Ortioukov.

8. Sverdlovsk comité régional P.C.U.S. Ermach au comité exécutif


régional attention Pavlov
attention comité municipal Ivdel Prodanov
commandant hélicoptère capitaine Gatejenko [] a refusé évacuer victimes
refus motivé par ordre cam. Goriatchenko interdisant évacuation sans
caisses zinc point conclusions expert judiciaire régional [] cadavres gelés
expertise sur lieu catastrophe exclu point concluent aussi évacuation
cadavres sur plan hygiène [] absolument sans danger point cadavres
enveloppés et cousus dans housses bâches imperméables excluant
contamination point prie exiger ordres de direction forces armées pour
évacuation immédiate corps acheminés jusque zone aire d’atterrissage
hélicoptère point prie communiquer décision Ortioukov 7/5.

9. Attention Ortioukov
essaierai transmettre mais peu probable acceptent transport sans cercueils
point avez-vous autres questions Prodanov.

10. Attention Ortioukov Ivanov


aujourd’hui cercueils zinc commandés promettent envoyer demain point
heure déjeuner départ en hélicoptère pour les unités où enterrer pas encore
décidé parlé avec Pavlov a communiqué que confié comité municipal
Sverdlovsk contacter parents point quels résultats examen externe
communiquez mesures cercueils Prodanov.

Et voici le radiogramme le plus important, le onzième.

11. Au fond secteur creusé avons trouvé couche de pointes sapin surface
3 m² au-dessus couche pull laine pure production chinoise couleur grise en
boule et retourné envers côté gauche pantalon jersey renforcé avec longs
poils sur côté gauche couleur marron élastiques pantalon taille et cheville
déchirés pull de laine chaud couleur marron avec fil lilas jambe droite
pantalons trouvés précédemment bande de drap provenant capote soldat
avec tresse cousue couleur marron longueur environ un mètre ne comprends
pas apparition bande point.

La jeune fille emporta les papiers pour les photocopier et j’en profitai pour
appeler Sveta sur un téléphone fixe antédiluvien.
« Tu peux venir à la maison maintenant ? »
55

Elle pouvait. Elle arriva même avant moi qui dépendais du bon vouloir du
tramway. Vadik avait eu la bonne idée de lui offrir un thé.
« Voilà comment les choses se sont passées. »
Je m’installai sur le canapé et étalai les photocopies toutes fraîches.
« Je ne peux pas en être absolument certaine, mais je crois que… »

« Le groupe Dyatlov a monté sa tente lui-même. Il n’y avait aucune erreur de


jugement de la part de Dyatlov, il avait seulement essayé de gagner du temps et
d’accomplir le parcours avec le moins de souffrance possible en laissant les
affaires superflues à la base pour le temps de l’ascension. Le groupe dîne et se
couche ou peut-être se prépare-t-il seulement à le faire. Certains d’entre eux
dorment peut-être déjà alors que l’un d’eux, Tibo-Briniol à mon avis, sort de la
tente pour satisfaire un besoin. Une tache lumineuse au-dessus de la montagne
attire son attention. Peut-être est-ce déjà plus qu’une tache et finalement, peu
importe que ce soit une fusée météorologique au sodium, une nouvelle arme à
vide ou un autre type de technologie militaire dont on faisait les essais dans une
zone non peuplée de l’Oural du Nord. Plusieurs personnes (Zina, Dyatlov,
Roustem) sortent peut-être à la suite, appelées par Tibo. Dyatlov, comprenant
aussitôt la situation, ordonne aux autres de quitter la tente sur-le-champ, d’en
couper la toile sans attendre. Pourquoi ?
» La réponse est simple. Ils prennent la boule lumineuse et l’explosion qui suit
pour une explosion atomique. Tibo, sorti le premier, est peut-être déjà blessé par
l’explosion. En 1959, les règles de sécurité (même si dans le cas qui nous occupe
ces termes ne sont pas vraiment appropriés) en cas d’explosion atomique étaient
connues de tous (d’autant plus d’étudiants cultivés et ingénieurs) : quitter la zone
dangereuse et s’éloigner de l’épicentre supposé en courant vers le bas.
» C’est pourquoi, après avoir quitté la tente ils se dirigent vers la vallée,
emportant Tibo mortellement blessé.
» Essayons de voir maintenant la répartition des forces. Les garçons les plus
costauds, Krivonichtchenko et Dorochenko, restent près du feu qu’ils sont les
seuls en état d’allumer (même s’ils sont peut-être aveugles). Il ne fait aucun
doute que le feu à côté du cèdre doit servir de signal. C’est un repère pour
retrouver la tente dans l’obscurité et le chemin de la base où des vêtements
chauds et des vivres les attendent.
» Plus bas, près de ce qui sera après un ruisseau, s’installent Tibo (blessé),
Liouda (la moins résistante du groupe), Zolotariov (le moins jeune et le moins
chevronné) et Kolevatov qui doit les aider. Les forces sont idéalement réparties.
» Roustik, qui a d’abord sous-estimé la gravité de ses blessures, ainsi qu’Igor
et Zina (les plus expérimentés et les plus solides ; d’ailleurs, c’est Zina qui gît le
plus près de la tente, tous ceux qui connaissaient le groupe soulignaient sa
résistance et sa force) essayent peut-être de regagner la tente, leur seul espoir de
salut.
» Cependant, une matière oxydante s’est déjà répandue sur le col, que ce soit
de l’acide nitrique ou autre chose importe peu pour l’instant. En revanche, il
importe de comprendre que cette matière paralyse la respiration de ceux qui sont
près du cèdre et de ceux qui rampent vers la tente. Krivonichtchenko et
Dorochenko sont peut-être morts les premiers, voilà pourquoi leurs vêtements
ont été découpés et retrouvés ensuite sur Doubinina et Zolotariov. Qui l’a fait,
Kolevatov, Dyatlov, Zina ? L’un d’entre eux.
» Défendre, sauver et réchauffer les blessés ou les faibles n’est pas une règle
réservée aux randonneurs, elle est valable pour tous. Mais ils sont déjà à bout de
forces.
» Je suis convaincue qu’il y a quelqu’un d’autre sur le col cette nuit du 1er au
2 février. Qui ? Peut-être un groupe aéroporté arrivé en urgence. Sinon, d’où
viendrait ce fourreau que personne n’a reconnu ? Et cette bande de drap 66
qu’Ortioukov décrit avec force détails ? Je souligne que selon le colonel il
s’agissait d’un tissu provenant de la capote d’un soldat. Il ne figure pas dans la
liste des objets trouvés sur les lieux. Ensuite, il n’est mentionné nulle part. Peut-
être a-t-on simplement laissé les jeunes gens mourir de froid. J’ai pourtant
l’impression que les “quatre derniers” ont été achevés. Cela expliquerait la
similitude des fractures et des hémorragies.
» Et, je crois que c’est le plus important, j’ai lu quelque chose de très précis
dans les témoignages des sauveteurs : outre la chaîne d’empreintes laissées par
des personnes sans chaussures, la neige avait gardé la trace d’un talon… Quand
je suis tombée sur cette information dans le “Lexique 1959” j’ai cru que c’était
une erreur. Mais non, plusieurs personnes l’ont confirmé.
» Après l’accident, le secteur des monts Kholat-Siakhyl et Otorten a été fermé
plusieurs années aux randonneurs, c’est pourquoi il a fallu attendre 1962 pour
que la plaque commémorative puisse être installée sur un des pitons rocheux.
» Une seule question reste sans réponse : où est passée la langue de
Doubinina ? Si l’on suppose qu’elle s’est détachée du corps pendant le transport
(puisque tous les corps étaient gelés), tout colle parfaitement.
» Nous parlons d’un assassinat de sang-froid. Et d’une lutte pour la vie
jusqu’au dernier que même Jack London n’aurait pu imaginer.
» Quelqu’un a dit très justement que si le groupe Dyatlov n’a pas survécu,
personne d’autre ne l’aurait pu. Ils se sont comportés comme des surhommes
mais cela n’a pas suffi. »

« Voilà comment les choses se sont passées. Peut-être. »

Vadik intervint :
« Tu as tort d’accorder tant d’importance à cette bande de tissu. Elle
n’explique rien et ne prouve rien. Mon daron, si tu t’en souviens, est un ancien
missilier. Tu sais ce qu’étaient ces unités militaires ? L’élite ! Tu t’imagines
qu’ils portaient des bandes en plein hiver, pour circuler en hélicoptère en plus !
S’ils sont venus, ils avaient des bottes fourrées. Et comment tes randonneurs
auraient-ils pu emporter Tibo ? Ses blessures ne lui permettaient pas de se
déplacer et il n’y avait aucun signe qu’il ait été traîné sur la neige. Tu brûles
mais tu n’as pas encore deviné le fin mot de l’histoire. »
J’étais vexée. Voilà qu’il se prenait pour un expert ! Bon, d’accord, son père
était vraiment missilier, comment avais-je pu l’oublier ?
56

C’était maintenant à Sveta de prendre la parole.


« Avant, j’étais certaine qu’ils avaient été achevés. Mais en t’écoutant j’ai
compris que non. Que les choses étaient bien plus simples. Écoutez ce qui m’est
venu à l’esprit ! »

« Ils sont effectivement morts la nuit du 1er au 2 février 1959, je pense que si
ce n’était pas le cas, les journaux de bord auraient été totalement anéantis. Tu te
souviens, il a été dit que la mort avait en réalité eu lieu à une autre heure, voire
un autre jour. Et que pour brouiller les pistes le K.G.B. avait arraché les pages
contenant les dernières notes des journaux. Mais c’est ridicule, qui se serait
amusé à faire un truc pareil ? Ania, rappelle-toi celui de Doubinina, ils ont
distribué les journaux aux familles.
» Mais la tragédie n’a pas eu lieu le matin (les “boules lumineuses” ont été
vues à six heures du matin). Je pense qu’il y avait des boules la nuit aussi mais,
en général, les gens dorment à cette heure-là.
» Le groupe n’avait probablement pas encore dîné, ils n’en avaient tout
simplement pas eu le temps. Je crois aussi qu’ils avaient forcément allumé le
poêle, même si c’est discutable, mais enfin moins vingt avec du vent, ce n’est
pas très agréable. N’oublions pas qu’en 1959 les duvets de plume n’existaient
pas encore, il n’y avait que des couvertures ordinaires et des anoraks
imperméables. Ils s’apprêtent peut-être à faire une flambée. Certains d’entre eux
peuvent s’être écroulés de fatigue et s’être endormis. D’ailleurs, tu te souviens
que Roustik portait des semelles de feutre sur la poitrine, entre ses pulls ? C’est
courant quand on dort dehors par une température pareille.
» Ensuite, ils aperçoivent la boule à travers la bâche de la tente ou peut-être
pas, mais trois d’entre eux (Tibo, Liouda et Zolotariov) sont dehors, en position
verticale et très chaudement vêtus. Ils sont peut-être de corvée et ramassent de la
neige dans un récipient pour avoir de l’eau. Dyatlov ne peut pas ignorer que le
dîner est indispensable. Souviens-toi qu’ils transportaient une bûche avec eux !
Ils ont donc l’intention d’allumer un feu dans le poêle, sinon, pourquoi porter un
poids inutile ?
» L’accident a lieu en hauteur, mais j’imagine que c’est assez loin d’eux, en
haut du col, au-dessus du toit incliné de la tente. Les trois qui se tiennent dehors
ressentent l’onde de choc. Ils sont violemment projetés. À côté de leur
campement et un peu plus bas dans la descente s’élève une masse de rochers qui
forment une rangée saillante. Ils ne sont pas hauts mais si on s’y cogne on doit le
sentir passer.
» Je pense que les trois blessés n’ont même pas le temps de crier. Les autres,
pris de panique, découpent la tente parce qu’il n’y a qu’une sortie alors que la
tente fait cinq mètres de long ! Ils ne peuvent pas tous s’échapper en catastrophe
par l’ouverture à moitié bloquée (pour protéger du froid). Que la tente ait été
découpée du côté de la descente prouve que l’explosion a eu lieu au-dessus
d’eux, plus haut dans la montée. L’oxygène brûle immédiatement et un certain
élément (carburant, acide ou bien oxydant) consume l’air. Il leur devient
impossible de respirer, leurs yeux et leurs muqueuses s’enflamment et
finalement leur peau change de couleur.
» Les six autres se précipitent dehors par l’ouverture pratiquée et avant toute
chose rejoignent leurs trois camarades étendus dans la neige. Il fait nuit, on n’y
voit rien et les blessés ont pu être projetés à plusieurs mètres de là. Ils auraient
été bien contents de pouvoir rester dans la tente, mais l’oxygène leur manque (ou
bien un objet enflammé glisse dans leur direction, les restes du carburant qui se
consument). Ils trouvent les blessés (trois à cinq personnes ont laissé des traces
sur deux lignes), les prennent sous les bras et descendent vers le ruisseau parce
que dans l’obscurité, c’est l’unique chemin sans obstacles. En vérité, leurs pieds
les conduisent automatiquement vers le vallon… »
« Excuse-moi de t’interrompre, mais comment les trois blessés ont-ils pu se
déplacer alors que leurs blessures sont mortelles ?
— Ils ont peut-être survécu quelques instants et deux de leurs camarades les
aident, les soutenant et les portant à moitié.
» Ensuite… Où installer les blessés ? Sur la neige ? Ils doivent sortir du vallon
pour évaluer la situation (ils sont dans un creux et ne peuvent pas voir la tente).
Quelqu’un essaye sans doute d’allumer un feu sur le bord du ravin (le fameux
“deuxième” feu). Ils y réussissent sans doute et les blessés sont allongés près du
feu. Kolevatov est responsable d’eux. Les autres suivent le bord du ravin et
remontent à découvert, ils arrivent au cèdre et font un grand feu. Pendant ce
temps, Kolevatov coupe des branchages, traîne seize ou dix-sept branches de
sapin sur la neige vers les blessés, il les installe dessus. Il est possible qu’avant
cela tout le reste du groupe a creusé une petite caverne pour les blessés sur
l’escarpement du ruisseau et ils tiennent encore quelques instants sans geler.
Pourquoi faire un feu à côté du cèdre ? Tu as raison, c’est un repère. Puisqu’ils
l’ont fait, cela signifie qu’il fait encore nuit et ce feu n’est pas là pour leur tenir
chaud, il est en plein vent (d’habitude, on creuse un trou profond dans la neige et
on fait le feu dans la forêt). Donc, il fait nuit et le feu est un signal pour ceux qui
sont retournés à la tente, parce que le cèdre est visible de partout. Ils prévoient
logiquement de faire demi-tour dans l’obscurité, ce qui prouve encore une fois
que ce n’est pas le matin, mais la nuit ou le soir. Il faut rejoindre les blessés,
c’est la seule raison de faire demi-tour, sinon cela n’aurait aucun sens de laisser
des signaux. Ils seraient revenus à la tente, auraient “descendu” quelques gouttes
d’alcool et allumé le poêle… tu comprends ? Personne n’a achevé ces pauvres
blessés ! Tous les efforts convergent vers eux, sinon ils auraient pu tout
bonnement faire un feu d’hiver dans la neige pour passer la nuit.
» Krivonichtchenko et Dorochenko sont responsables du feu de signalisation,
ils se démènent et y laissent leur peau. De plus, l’effet des matières nocives peut
leur être fatal puisqu’ils sont en plein air. Ils plongent les mains et les pieds dans
les flammes (brûlures au 4e degré jusqu’à carbonisation) parce qu’ils ne
réussissent pas à se réchauffer près du feu. Cela n’a rien d’étonnant, l’endroit est
ouvert à tous les vents. Pour toutes ces raisons, ils sont morts de froid en un
temps record ; en effet, Kolevatov arrive jusqu’à eux (lui n’est pas mort de froid
parce qu’il est en mouvement, il traîne les branches de sapin), il les déshabille ou
plutôt il découpe les vêtements sur leurs cadavres et les apporte dans le creux où
Liouda et Zolotariov sont encore en vie (c’est pourquoi ils portent les affaires
des deux Ioura).
» Pendant ce temps, Zina, Dyatlov et Roustik grimpent en rampant vers la
tente où les attend une forte concentration de vapeurs nocives dont leurs
poumons connaissent déjà les effets : ils meurent tout doucement d’un œdème
pulmonaire. Tu te souviens que la description des corps indiquait des taches de
sang sur la neige, sous leurs têtes. Les saignements proviennent de leurs nez ou
de leurs gorges.
» Kolevatov est le dernier à mourir. C’est lui qui a les plus grandes chances de
survivre : il a à sa disposition tous les vêtements des mourants. Il est en état de
choc psychologique à voir ses trois camarades morts à côté de lui (la probabilité
qu’ils meurent de froid était très forte parce qu’ils restaient sans bouger, sans
faire le moindre mouvement).
» Pourquoi Lioussia n’a-t-elle plus de langue… L’onde de choc due à
l’explosion lui a sans doute brisé le cartilage sublingual et l’eau du ruisseau a fait
le reste.
» Tu crois qu’ils auraient été achevés et que leur hypothermie serait une mise
en scène… Qui aurait pu les trouver au milieu de la nuit ? Personne. Et même si
cela avait été le cas, on les aurait chargés dans un hélicoptère et largués bien plus
loin, là où la neige est profonde.
» D’ailleurs, rappelle-toi que le seul carnet qui n’a pas été retrouvé est
justement celui de Kolevatov. Supposons qu’il y ait noté la cause de la tragédie,
personne ne l’aurait ramassé parce qu’il était dans l’eau et que tout était effacé,
c’était de l’encre… »
57

« Bon, ça pourrait tenir la route, même s’il reste encore des questions, dit
Vadik en jetant un œil approbateur en direction de Sveta.
— Je suis moi aussi presque convaincue. »
Je me sentais toujours vexée par l’histoire de la bande de tissu. Je m’étais
ridiculisée à les réunir, l’air triomphant comme dans un roman policier :
« Mesdames et messieurs, soyez tout ouïe, je vais maintenant dévoiler le nom du
meurtrier ! »
Sveta se rendit visiblement compte de mes sentiments et s’empressa
d’ajouter :
« Ces conclusions viennent juste de me venir à l’esprit. Après tes paroles.
Alors, ne le prends pas mal ! Et cette histoire de bande de tissu est vraiment
curieuse. Je ne connaissais pas ces radiogrammes.
— Je dois tout rédiger avant d’oublier, marmonnai-je. Je t’appelle demain,
d’accord ? »
Sveta hocha la tête et se dirigea vers l’entrée. Je l’entendis demander à Vadik
l’autorisation de téléphoner pendant que j’ouvrais le dossier sur mon ordinateur.
Mon texte était déjà assez volumineux et se terminait à la page 160. Je relus
attentivement les dernières lignes et ne pus retenir un cri. Vadik, Schumacher et
Sveta, le téléphone à la main, accoururent et je leur indiquai les mots sur l’écran.
Des mots que je n’avais pas écrits.

Le vide ne peut pas exister à long terme. LORS D’UN ACCIDENT, LE


CARBURANT D’UNE FUSÉE EN CONTACT AVEC L’AIR FORME UN NUAGE DE COULEUR
ORANGE COMPOSÉ DE VAPEURS D’ACIDE NITRIQUE.
L’explosion ayant provoqué les blessures est un phénomène de courte
durée. Quel que soit le niveau de panique, des randonneurs expérimentés ne
quittent pas leur tente, c’est leur VIE. Ils le font uniquement s’il est
impossible d’y rester. Pourquoi ? Si l’oxygène vient à manquer ou si l’air
est irrespirable ! Un nuage de sodium, soit, mais c’est trop extravagant
(bien que non exclu). Un nuage d’acide nitrique, voilà qui est beaucoup
plus probable : c’est un comburant qui s’évapore. Il est couramment utilisé
dans le combustible de tous les types de fusées, qu’elles soient
expérimentales ou en service. Si un nuage d’acide nitrique fond sur
quelqu’un, il n’y a qu’une chose à faire : descendre.
Le groupe était sous l’effet de deux facteurs : l’onde de choc (celle de
l’explosion bien sûr) qui a causé de graves blessures physiques pour une
partie du groupe (probablement ceux qui étaient debout à ce moment-là,
ceux qui étaient allongés ont été seulement assourdis) et une intoxication
chimique (vraisemblablement de l’acide nitrique). C’est ainsi que les décès
n’ont pas été causés uniquement et essentiellement par le froid ambiant
mais en premier lieu par l’exposition à des matières chimiques. L’étrange
couleur de leur peau, les problèmes de vue et les accidents pulmonaires en
sont des signes indirects.
L’explosion peut s’expliquer de deux façons : soit une ogive, soit le
comburant. L’ogive peut être ordinaire ou nucléaire, sa gaine T.N.T.
explose, entraînant la contamination radioactive des lieux SANS QU’IL Y AIT
EXPLOSION NUCLÉAIRE.

« Comment ça ? » demandai-je à mes amis.


Vadik m’expliqua d’un ton impatient :
« Habituellement, les fusées sont bien sécurisées pour éviter les explosions
accidentelles, si on en jette une dans le feu, par exemple, il n’y aura pas
d’explosion atomique telle qu’on se l’imagine. Ce qui n’empêchera évidemment
pas une certaine quantité de radiations de se propager. Continue de lire ! »

La question centrale est de savoir ce que sont devenus les restes de la


fusée.
A. Ils sont toujours au fond d’un quelconque marais ou d’un ravin au
milieu de la forêt dans la zone de la crête (probablement).
B. Les groupes de secours les ont emportés (très probable).
Tous ces essais peuvent être aujourd’hui encore sous le sceau du « secret-
défense » (importance extrême). Si c’était effectivement une véritable ogive
spéciale et qu’il y a eu une explosion ordinaire avec contamination
radioactive du secteur, c’est un scandale et une honte même pour le pouvoir
actuel. LA FIABILITÉ DE TOUT L’ARSENAL DES MISSILES NUCLÉAIRES DU PAYS EST
EN JEU. C’est pourquoi ces données n’entreront jamais dans le domaine
public et l’on continuera jusqu’au bout à insister sur les versions officielles
et semi-officielles. En fait, lorsqu’on expérimente des fusées, on n’utilise
habituellement pas de vraies ogives, mais des maquettes identiques par le
poids, la taille et autres paramètres, et qui sont sans danger. Si ce n’était pas
une maquette, C’EST TRÈS GRAVE.
Autre question : pourquoi suppose-t-on invariablement que la brigade qui
a cherché et trouvé la fusée accidentée serait tombée sur la tente et les
randonneurs (morts ou vifs) ? Leur objectif principal était de trouver leur
« engin ». Ils ont repéré et éliminé les débris, ils les ont peut-être emportés
en hélicoptère. La tente pouvait se trouver éloignée du lieu de la chute de
plusieurs centaines de mètres, voire de quelques kilomètres, ce n’est pas
trop loin pour ressentir les effets d’une onde de choc et des gaz. La brigade
de recherche (normale, composée de militaires et d’ingénieurs et non de
maniaques ou de sadiques) a rempli sa tâche avant de repartir en
hélicoptère. À moins de la chercher en particulier, il n’est pas très facile de
remarquer une tente au milieu des rochers, sans parler de cadavres dans une
forêt. Les services secrets ont compris seulement plus tard qu’il y avait des
gens sur les lieux de la chute.
Concernant les tueurs sadiques du N.K.V.D. S’ils étaient vraiment là,
alors les divers tableaux et mises en scène avec fractures des côtes et des
crânes ne sont vraiment pas leur style. Ce n’est pas assez sûr. Si quelqu’un
avait voulu dissimuler l’histoire des randonneurs, il aurait été beaucoup
plus simple de déplacer les cadavres d’un ou deux kilomètres (sans
hélicoptère) ou de cent ou deux cents kilomètres (avec hélicoptère) dans la
taïga, et de les laisser dans la neige (ou une rivière). Ces endroits sont loin
de tout, les bêtes sauvages ne manquent pas. Les gens se déplacent
uniquement sur les pistes ou sur les rivières. L’automne suivant, même les
squelettes auraient disparu et on aurait conclu que les jeunes gens s’étaient
perdus dans la forêt, qu’ils avaient disparu : pas de cadavres, pas de
problèmes.
Tout peut s’expliquer. Les traces, les dommages corporels, les causes, le
silence de l’État… Tout, sauf une chose : les personnes qui ne supposaient
pas mais SAVAIENT ce qui était réellement arrivé au groupe Dyatlov ont-elles
une once de conscience et de probité ? Et qui sont-ils, ceux qui interprètent
de travers les notions de conscience, d’honnêteté et de devoir civique ? Le
devoir non pas envers l’État, mais envers Dieu, envers soi-même et les
autres, les générations actuelles comme celles à venir.
Qui est le plus terrifiant, le sadique de base qui participe à un escadron de
la mort ou l’ingénieur ou le militaire qui profite paisiblement de sa retraite
en faisant pousser ses carottes, en s’occupant de ses petits-enfants mais
GARDE LE SILENCE ?…

Après ces lignes, la police de caractères était différente.

Environ six mois plus tard, une expédition s’est rendue sur le col Dyatlov
et a trouvé un anneau métallique présentant une ressemblance frappante
avec un fragment de gicleur de fusée, et encore un an après une terrible
explosion a peut-être eu lieu (ou peut-être pas) dans un village d’Extrême-
Orient soviétique. Voilà ce que l’on peut lire à ce sujet dans le journal
Komsomolskaïa Pravda :
« Hier… alors qu’on la déplaçait de son compartiment, une fusée est
tombée dans la soute du vaisseau. Les écoutilles hermétiques se sont
ouvertes, un des composants du comburant a commencé à s’échapper et un
nuage a balayé l’atmosphère. Les habitants du village ont été informés du
danger terrible deux heures plus tard. Selon la version officielle, l’accident
a causé un rejet de gaz technique à base d’acide nitrique. Un nuage orange
vif a été poussé par le vent en direction de la colonie de vacances.
» La population a été prévenue de ne pas sortir, de colmater les fenêtres
et les portes avec des chiffons mouillés, de préparer des bandes de gaze
imprégnées d’une solution de bicarbonate de soude.
» Les rues du village se sont vidées en quarante minutes. Les enfants et
les citadins ont été évacués en autobus dans des lieux ne présentant aucun
danger. Un nouveau rejet de gaz a eu lieu peu de temps après.
» Les conséquences de cet accident ont été maîtrisées, la santé publique
n’est plus menacée. Cependant, selon d’autres sources, cinq militaires ont
été hospitalisés ainsi que six membres de l’équipage se trouvant à bord du
vaisseau et seul un miracle a permis d’éviter une véritable explosion. En
effet, non loin du lieu de l’accident, environ 500 litres de produits auraient
pu provoquer une horrible catastrophe au contact de l’oxydant. »

« Données concernant la fusée :


Type : missile stratégique mer-sol type SS-N-18 Stingray
Année : 1980
Portée : 8 450 km
Poids : 38 500 kg
Longueur : 17,7 m
Diamètre : 2,37 m
Ogive : nucléaire 10 × 1 000 kilotonnes »

Ce texte surnaturel s’achevait sur ces derniers mots. Sveta et Vadik me


regardaient.
« Comment peux-tu supposer qu’il y aura une explosion ? demanda mon mari.
— Ce n’est pas moi qui ai écrit cela, parole d’honneur. »
J’appuyai sur le bouton de la souris.
« Voilà, à partir de cette ligne, ce n’est plus de moi, je ne sais pas d’où ça
vient.
— Ce n’est pas grave, dit Sveta d’un ton apaisant, mais il faut absolument
utiliser cette information. »
Quand elle fut partie, Vadik me prit par les épaules et me secoua légèrement :
« Bravo ! »
J’écartai les bras en signe de désarroi et soudain, totalement hors propos, je
me souvins du cierge brisé resté dans mon sac depuis plusieurs mois. Je vidai
mon sac sur la table et passai un moment à trier vieux carnets, crayons, billets de
tram, monnaie, bouts de papier ne m’appartenant pas, clés, bonbons, factures de
téléphone et quittances de loyer. Tout ce que je trimballe toute l’année dans mon
sac. Mais point de cierge brisé, pas un seul morceau, pas une miette de cire
jaune, rien du tout.
58

Voici le mois de mai, les orages, les fleurs de pommier sur le toit des voitures.
Mon roman terminé, je demandai à Sveta et à mon mari de le relire. Vadik ne fut
pas conquis mais Sveta trouva que tout était à sa place. La publication étant
temporairement retardée, je me remis à ma nouvelle inachevée et compris
soudain que le sujet m’ennuyait profondément.
« Essaye d’imaginer un roman policier, me conseilla Vadik en buvant une fois
de plus quelques bières avec Arkadi.
— Bonne idée, acquiesça celui-ci joyeusement, j’aime bien les polars. »
Mon éditeur s’intéressa à mon livre à l’automne et, au mois de janvier, après
le nouvel an, je reçus une lettre de ma mère. L’enveloppe contenait un article de
la Komsomolskaïa Pravda concernant la vallée de la Mort en Iakoutie.

UNE EXPÉDITION DE LA « KOMSOMOLKA 67 » ATTENDUE DANS LA VALLÉE DE LA


MORT

Voici l’histoire que nous a racontée un géophysicien moscovite, Viatcheslav


Lobatchev. Dans les années 1970, il était employé dans les mines de
diamants. « Cela s’est passé pendant l’été 1972 (ou bien 1973) au sommet
du mont Alakit, c’est-à-dire dans cette fameuse vallée de la Mort. Une
équipe de quatre géologues travaillait sur place. Un beau jour, à l’heure
convenue, ils n’établirent pas le contact. Des hélicoptères furent envoyés à
leur recherche et les sauveteurs retrouvèrent leur tente vide deux jours plus
tard. La toile de la paroi postérieure avait été découpée au couteau pour une
raison inconnue.
» Par la suite, à deux ou trois kilomètres de la tente, on découvrit les
cadavres des géologues qui ne portaient aucune trace de mort violente.
Leurs corps gisaient disposés en éventail, tous légèrement vêtus, certains
même sans chaussures. Ils étaient donc sortis de leurs sacs de couchage et
avaient pris la fuite sans trouver le temps de s’habiller… Ce qui les avait
effrayés resta un mystère. Les enquêteurs venus de Iakoutsk avancèrent une
supposition : un météore pouvait avoir volé au-dessus de leur tente en
émettant un son à rendre fou. C’est ainsi que se termina l’affaire. »
Aleksandr Goutenev et Iouri Mikhaïlovski, enquêteurs professionnels de la
vallée de la Mort, relatent un cas similaire. « Au début des années 1950,
dans les lieux d’hivernage en amont de la Viliouï, les corps de cinq
géologues furent également retrouvés ; avant de mourir, l’un d’eux avait eu
le temps de graver une inscription au couteau sur le tronc d’un sapin : “Il y
a quelque chose d’anormal ici. Sergueï Iljitchenko”. »

Qu’est-ce donc ? Une légende transformée en fable à l’intention des


touristes ? Ou la vérité ? Si c’est le cas, alors la tragédie du groupe Dyatlov
n’était qu’une parmi tant d’autres mais que l’on n’avait pas réussi à étouffer…
Combien de personnes sont-elles mortes dans les forêts profondes au nom de la
science et de la puissance militaire d’un pays qui n’existe plus ?

Voilà tout ce que je sais du col Dyatlov.


Notes

1. Né en 1969 à Gorki, Alexeï Ivanov est un écrivain russe, auteur de quatre


recueils de nouvelles, de pièces de théâtre et de plusieurs romans, dont Le
géographe a bu son globe publié en France (Fayard, 2008). (Note de l’éditeur
français.)
2. Prisonnier des camps. (Toutes les notes suivantes sont de la traductrice, sauf
si précisé.)
3. L’orthographe et la ponctuation de l’original ont été préservées dans les
documents, radiogrammes et carnets de bord des randonneurs du col Dyatlov.
(Note de l’auteur.)
4. République socialiste fédérative de Russie.
5. Organisation des jeunesses communistes à l’époque soviétique.
6. Edouard Ouspenski est un auteur de littérature de jeunesse, notamment du
récit Les Dépanneurs invisibles publié en 1975.
7. Éminent joueur d’échecs et auteur de livres sur ce jeu.
8. Il s’agit de la Volga 2108, voiture très populaire dans les années quatre-
vingt.
9. Présentateur de TV1, chaîne russe qui accorde une grande place aux faits
divers.
10. Diminutif de Na smenu, journal pour la jeunesse publié entre 1921 et 2009
à Ekaterinbourg (anciennement Sverdlovsk).
11. Le mot russe tchort (« le diable ») peut également s’orthographier tchiort.
12. Zinotchka, de même que Zina, sont les diminutifs du prénom Zinaïda.
13. Population peu nombreuse habitant la région autonome de Khanty-
Mansiïsk.
14. Liouda, comme Lioussia, sont les diminutifs de Lioudmila.
15. Diminutif de Roustem.
16. Diminutif d’Aleksandr.
17. Dynastie industrielle qui s’est développée sous Pierre le Grand. Akinfi
Demidov (1678-1745) créa des mines d’or et d’argent dans l’Altaï, où il fit
construire la fameuse Tour penchée dont l’usage reste en partie mystérieux.
18. En réalité, la vigogne est un animal du genre lama dont on utilise la laine.
Il s’agit sans doute ici d’une imitation.
19. Parti communiste de l’Union soviétique.
20. La ville de Sverdlovsk a été rebaptisée Ekaterinbourg en 1991.
21. Diminutif d’Ania.
22. Référence à une chanson populaire russe « Cocher, ne hâte pas tes
chevaux… ».
23. Dans la tradition religieuse orthodoxe, période de fête entre Noël et
l’Épiphanie.
24. Amiral de la flotte russe (1778-1852) qui a découvert des îles dans
l’Antarctique.
25. Nikolaï a pour diminutif Kolia, employé plus haut dans le texte.
26. Organisme de police politique soviétique qui joua un rôle prépondérant
dans les purges staliniennes.
27. Fait partie de l’Université fédérale de l’Oural depuis 2011. (Note de
l’auteur.)
28. Na : symbole chimique du sodium (natrium).
29. Dans la tradition russe et orthodoxe, les cercueils restent ouverts jusqu’à la
mise en terre.
30. République socialiste soviétique autonome des Komis (aujourd’hui
république des Komis). L’auteur du lexique utilise par habitude l’appellation de
l’époque soviétique.
31. En français dans le texte.
32. Auteur.
33. Rivière du nord de l’Oural d’une longueur de 603 km.
34. En russe, « cinq » se dit piat.
35. Groupe de randonneurs de l’IPOu qui avait une partie d’itinéraire en
commun avec le groupe de Dyatlov. (Note de l’auteur.)
36. Bienko.
37. Erreur de transcription ? (Note de l’auteur.)
38. Comédie musicale sur glace très populaire en Russie (Autriche, 1956).
39. ia signifie « je » en russe.
40. Population finno-ougrienne, très proche géographiquement et
culturellement des Mansis.
41. Vers du poète Sergueï Essenine (1895-1925).
42. Vers d’un poème de N. Nekrassov.
43. Il s’agit sans doute de la résolution citée dans le chapitre 13.
44. Vozrojdionny signifie « le ressuscité ».
45. Auteur de poèmes pour enfants (1887-1964).
46. 25 janvier, fête des étudiants qui correspond au début du second semestre
après les vacances d’hiver.
47. Vadik est le diminutif de Vadim.
48. Il s’agit probablement ici d’une erreur de transcription pour « Mci » ou
micro-curie.
49. Article 58 : délits contre-révolutionnaires. (Note de l’auteur.)
50. En français dans le texte.
51. Les versions complémentaires pourront comprendre simultanément deux
des versions énumérées, par exemple l’explosion atomique et l’avalanche ou
bien la mise en scène et l’hypothermie, l’éclair d’une boule de feu et
l’hypothermie. Une hypothèse en entraîne une autre et, réunies, elles peuvent
constituer quelque chose de nouveau et fondé. (Note de l’auteur.)
52. Région de Sibérie orientale où furent aménagés de nombreux camps et où
périrent des centaines de milliers de prisonniers pendant la période stalinienne.
53. Ensemble des camps du département d’Ivdel.
54. Staline.
55. XXe congrès du P.C.U.S. en février 1956 qui marque l’officialisation de la
déstalinisation.
56. Khrouchtchev.
57. Terme désignant les organes de sécurité, la police, etc.
58. Institut d’aviation militaire de Tcheliabinsk.
59. Il s’agit ici des témoins des « boules de feu ». (Note de l’auteur.)
60. Sans doute Tibo. (Note de l’auteur.)
61. Boris Grebenchtchikov, chanteur du groupe Akvarium.
62. L’auteure confond ici deux événements : en 1959, Khrouchtchev se rend
aux États-Unis et utilise cette expression pour menacer le reste du monde.
En 1960, lors de l’assemblée générale de l’ONU, il tape sur la table pour
marquer son mécontentement lors de la discussion sur la « question hongroise ».
63. Sans doute une référence à la pièce Le Révizor qui fustige la bureaucratie
provinciale.
64. Pomazkine peut être traduit par « le Corrompu » et Kourotchkine par « la
Poulette ».
65. Probablement un nom de code.
66. Il s’agit ici d’une « portianka », bande de tissu utilisée pour protéger pieds
et jambes que l’on met à l’intérieur des bottes. Les « portianki » font partie de
l’équipement militaire.
67. Abréviation de Komsomolskaïa Pravda.

Vous aimerez peut-être aussi