Vous êtes sur la page 1sur 2

ESTULA1

Anonyme, première moitié du XIIIème siècle, traduit par P. Gaillard et F. Rachmuhl, Hatier.

Il y avait jadis deux frères qui n’avaient plus ni père ni mère pour les conseiller, ni aucun
parent. L’amie qui était le plus souvent avec eux, c’était la pauvreté, hélas, et il n’est pire compagnie
que celle-là, pire tourment2 que sa présence obsédante3. On ne cesse pas d’avoir faim quand on a faim.

Les deux frères vivaient ensemble. Un soir, ils furent vraiment comme poussés hors d’eux-
mêmes par cette faim en leur ventre, par la soif dans leur gorge, par le froid dans leur corps et dans
leur cœur. Ces trois maux4-là, on les ressent souvent quand la pauvreté vous enchaîne !... Ils résolurent
de se défendre contre elle, et ils cherchèrent comment y parvenir.

Tout près de chez eux habite un homme qu’on sait très riche. Eux sont pauvres, le riche est sot.
Il a des choux dans son jardin et des brebis dans son étable. C’est de ce côté-là qu’il leur faut aller.
Pauvreté fait perdre la tête à plus d’un.

L’un prend un sac, l’autre un couteau. En route ! Le premier, aussitôt dans le jardin, arrache les
choux. Le second tracasse si bien la porte de la bergerie qu’il finit par l’ouvrir ; déjà il tâte les moutons
pour choisir le plus gras.

Mais dans la maison les gens ne sont pas encore tout à fait couchés. Ils entendent la porte qui
grince, et le fermier dit à son fils :
« Dis, fils, va donc voir s’il n’y a rien d’anormal, et appelle le chien. »

Ils avaient nommé leur chien « Estula » : c’est une idée comme une autre ! Heureusement pour
les deux apprentis larrons, le chien, ce soir-là, était allé à ses affaires… Le fils ouvre la porte qui donne
sur la cour, il regarde, il écoute, puis il crie :
« Estula ! Estula ! »
Une voix lui répond aussitôt, du côté des moutons :
« Oui, oui, je suis là ! »

La nuit est noire comme la suie5 et le fils a peur. La voix est drôle, il s’imagine que c’est le chien
qui vient de répondre. Ah ! Il n’attend guère, il tourne le dos, il court, il tremble, il rentre dans la
grand-salle, bouleversé :
« Qu’est-ce que tu as, fils ?
- Estula m’a parlé, Estula…
- Qui ? Notre chien ?
- Oui, notre chien.
- Tu es fou !
- Si. C’est vrai. Je vous le jure par la foi que je dois à ma mère 6. Allez voir si vous ne me croyez pas.
Appelez-le, vous l’entendrez !... »

Le fermier y va, il entre dans la cour, il appelle son chien :

1
Prononce : « è-tu-la ».
2
Supplice, souffrance.
3
De façon continue.
4
Pluriel du nom « mal ».
5
Matière noire déposée par la fumée.
6
Par la foi que je dois à ma mère = j’en fais le serment sur ma mère.
« Estula ! Estula ! »
Et naturellement le voleur, qui ne se doute toujours de rien, répond encore une fois :
« Oui, oui, bien sûr ! »
Le fermier n’en croit pas ses oreilles :
« Par tous les saints et par toutes les saintes, j’ai déjà entendu parler de bien des choses étranges, mais
comme celle-là, alors, jamais ! Va trouver tout de suite le curé et dis-lui ce qu’il y a. Ramène-le, hein !
Fais-lui prendre son étole7… L’eau bénite8 aussi, n’oublie pas. »

Le fils court aussitôt à la maison du curé. Il court, il court ; il a peur… il arrive vite, et là non
plus il n’attend guère ; il ne reste pas à la porte, il entre tout de suite :
« On a besoin de vous, Messire. Il faut que vous veniez… Si, il faut… Vous entendrez… Vous
entendrez… je ne peux pas vous dire… Jamais je n’ai entendu parler comme ça. Prenez votre étole. »
Le curé répond :
« Non et non ! Il n’y a pas de lune… Je n’irai pas dehors à cette heure-ci !... Je suis nu-pieds ! Je n’y
vais pas !
- Si, si, il faut venir. C’est votre affaire. Je vais vous porter. »

Le curé a pris l’étole, il monte sur le dos du fils, et les voilà partis. Arrivés près de la ferme,
pour aller plus vite, ils coupent tout droit par le petit chemin qu’ont pris les deux affamés. Celui qui
s’occupait des choux était encore dans le jardin. Il voit la forme blanche du prêtre, et il croit que son
frère lui apporte un mouton ou une brebis. Il demande tout joyeux :
« Alors, tu l’as avec toi ?
- Oui, oui, répond le jeune homme, croyant que c’est son père qui a parlé.
- Vite alors, fait l’autre, flanque-le par terre. Mon couteau est bien aiguisé, je l’ai passé hier à la meule.
On l’aura bientôt égorgé. »

Le curé l’entend, il croit qu’il est trahi ; il saute sur ses pieds nus, mais il court vite quand
même, il file ! Son surplis9 s’accroche à un pieu, mais il le laisse ; il ne perd pas son temps à le
décrocher…Et le coupeur de choux dans le jardin est aussi ébahi10 que le curé qui détale11 dans le
sentier. Tout de même il va prendre la chose blanche qu’il voit autour du pieu, il s’aperçoit que c’est
un surplis. Il n’y comprend plus rien du tout.

A ce moment, son frère sort de la bergerie avec un mouton sur le dos. Il va tout de suite le
rejoindre, son sac rempli de choux. Ils ont tous les deux les épaules lourdes !... Ils ne restent pas sur
place, comme vous pensez, ils s’en retournent chez eux. Lorsqu’ils y sont, celui qui a le surplis montre
ce qu’il a trouvé. Tous deux rient et plaisantent de bon cœur. Car la gaieté maintenant leur est rendue,
qu’ils ne connaissaient plus depuis des mois.

En peu de temps Dieu travaille ! Tel rit le matin qui pleure le soir, tel est furieux le soir qui sera
joyeux le lendemain matin.

7
Echarpe portée par les prêtres.
8
L’eau bénite est destinée à exorciser le chien soupçonné d’être possédé par le démon.
9
Fine chemise blanche portée parles prêtres au-dessus de la soutane.
10
Etonné.
11
S’enfuir.

Vous aimerez peut-être aussi