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Léon Galo d’Arsac

Nouvelles oniriques

ORAGE
Trois jours en juin

Jeudi, 8 juin 1944

J ean attendait patiemment, mais que peut faire d'autre


un patient, que Mme R. en eût terminé avec sa mo-
laire. Tête en arrière et bouche grande ouverte, les
yeux rivés au plafond, il tâchait sans vraiment y parvenir
de penser à n’importe quoi d’autre. Cela dit, Jean devait
admettre qu’il aimait bien cette dentiste douce et délicate,
attentive au bien-être de ses patients, au point d'avoir pré-
féré attendre une occasion de passer au village plutôt que
de se soumettre à la roulette du boucher qui officiait dans
son quartier à Limoges. Certes, avec la guerre les temps
étaient durs, mais tout de même.
Par chance, ce jeudi Jean fut chargé par le patron du
garage où il travaillait à l’occasion d’apporter une pièce
mécanique à son collègue de Saint-Junien, et la ligne de
tramway faisait justement étape au village.
Depuis une bonne semaine que cette satanée que-
notte le lançait à mainte reprise, il résolut d'en profiter ;
aussi en cette fin d’après midi s’était-il rendu, à peine des-
cendu du wagon, à l’hôtel le plus proche de la gare avec
l'intention d'y déposer sa valise au plus vite et puis foncer
sans plus attendre chez la praticienne. Évidemment la pe-
tite auberge était complète — avec tous ces réfugiés, quoi
d'étonnant — il allait donc devoir se résoudre à des-
cendre à pied jusqu'à l'autre, en face de l'église, plus
grande mais à l'autre bout du village. Sur le carrefour de-
vant l’hôtel il hésita un moment, se sachant tout proche
du cabinet dentaire salvateur. Il finit par prendre à droite
et y entra valise en main pour tenter d’obtenir un rendez-
vous au plus vite. Par chance il put en avoir un pour le
lendemain matin à dix heures — « heure française », précisa
la secrétaire de manière appuyée1 — et, presque soulagé,
1 L'occupant imposait l'heure allemande, c'est à dire GMT+2, soit une
heure en avance sur l'heure française. Cette mesure avait toutefois

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il reprit tranquillement son chemin vers le bas du village.
Le soleil de juin tapait déjà en ce milieu de matinée, fort
heureusement la rue était en pente et il put la parcourir
sans trop se liquéfier sous son chapeau de toile.
Il trouva une chambre à l'hôtel, posa sa valise et
s'étendit un moment sur le lit. La campagne était apai-
sante, on y ressentait moins les effets de l'occupation, et
même si l'on ne parvenait pas à l'oublier totalement,
d'une certaine façon on se mettait un peu l'esprit en va-
cances.
Comme à chaque fois, Jean retrouvait l'atmosphère
de son enfance dans ces rues vives et colorées, dans le
parfum des pains chauds et des vins servis aux terrasses,
dans le patois des passants s’interpellant sur les trottoirs,
et il finit par s'assoupir sous l'effet de la chaleur et malgré
le martellement métronomique du forgeron voisin, mal-
gré les grondements de tôles du garage de la grande ave-
nue, malgré les piaillements des écoliers qui s’égaillaient,
joyeux envol de merles rieurs jaillissant de leurs salles de
classe au son libérateur de la cloche...
La cloche, justement, mais celle de l’église, en son-
nant dix-neuf heures le tira de sa rêverie. Il descendit dî-
ner dans la grande salle du bas. Pas de viande au menu ce

peu de prise dans les campagnes.

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soir, mais samedi prochain il y en aura, lui assura la tau-
lière :
« Il y aura une distribution sur le champ de foire, et
puis du tabac aussi. Mes beaux-parents vont même venir
exprès de Limoges. »
Cela allait certainement attirer beaucoup de monde,
depuis les villages alentour. L’ambiance populaire que
Jean avait toujours aimée. Mais il songea que samedi il se-
rait déjà reparti, dommage. Il termina son repas et sortit
se bourrer une pipe sur la terrasse. C’était un de ces soirs
de juin sereins et tranquilles, où l’air apaisé dispense
comme une caresse la chaleur radoucie de la journée tan-
dis que s’estompent peu à peu les bruits des activités hu-
maines à l’approche du sommeil. Le dernier tram pour
Limoges venait de passer devant lui, ses claquements mé-
talliques finissaient de mourir lentement dans la verdeur
des champs en aval, laissant peu à peu remonter le crisse-
ment stridulant des grillons dans la pelouse voisine. L’air
était encore tiède sous la brise légère, et là-haut le soleil
allait bientôt entamer son déclin à droite du clocher. Jean
ferma les yeux en tirant une longue bouffée. La nuit serait
douce.

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Le reflet du soleil levant, sur la façade claire de
l’église, emplit la chambre au petit matin. Jean avait laissé
ouverts fenêtre et volets, pour profiter à plein de la tié-
deur de la nuit. Il avait dormi comme un loir, bien mieux
que dans son appartement à Limoges, dans ce quartier
populaire et bruyant de la gare des Charentes. Il resta un
bon moment à rêvasser, couché les mains derrière la
nuque, les yeux rivés au plafond. Et s’il venait s’installer
ici ? Après tout, qu’est-ce qui le retenait à Limoges ? Il
s’était séparé de son amie, ne travaillait plus au garage que
par intermittences, gagnait quatre sous à l’occasion en
passant quelques marchandises pour le marché noir... Il
s’en sortirait tout aussi bien ici, il y aurait toujours un
coup de main à donner chez Pierre ou Paul, vu que
presque tous les jeunes avaient été réquisitionnés pour le
STO2, et à la saison des moissons l’ouvrage ne manque-
rait sûrement pas !
La question méritait certes d’être creusée, mais pour
l’heure il devait se préparer pour son rendez-vous. Le ba-
quet d’eau fraîche était dans la salle de bain depuis la
veille, il fit tranquillement sa toilette et descendit pour le
petit déjeuner. Les pensionnaires étaient pour la plupart

2 Service de Travail Obligatoire, institué par l’Allemagne en 1943


pour réquisitionner à son profit les personnes aptes à travailler à son
effort de guerre. Environ 650 000 Français furent enrôlés de force
dans ce cadre.

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déjà sortis, la patronne s’affairait aux fourneaux pour le
repas de midi, la bonne balayait la salle. Un vendredi ma-
tin ordinaire, dans un modeste hôtel familial, au fond
d’un petit bourg de campagne perdu dans la verdeur li-
mousine, noyé dans un pays en guerre, et pourtant on s’y
sent bien, tellement bien...
Après la frugale collation il flâna dans le bourg et,
traversant le champ de foire, poussa jusqu’au cimetière.
Comme à chacun de ses passages ou presque, il tenait à
faire une rapide prière sur la pierre de ses parents, et sur
celle de son oncle qui l’avait recueilli après leur décès.
Sans être une grenouille de bénitier, il n’avait pas perdu la
foi même si la vie l’avait passablement émoussée. Il pensa
que lui-même, le moment venu, aimerait bien mieux re-
poser ici, parmi les siens, plutôt que de s’ennuyer pieuse-
ment sous la dalle froide d’un caveau citadin, perdu au
milieu de l’océan marmoréen qui coiffe Limoges en son
grand nord, anonyme parmi les anonymes3...
Vers dix heures et demie à sa montre — pour des
raisons de commodité, à Limoges il s’était réglé sur
l’heure allemande — Jean se remit en route et revint vers
l’avenue centrale, qu’il lui fallait finir de gravir jusqu’au
carrefour. Il retraversa en sens inverse le champ de foire,
qui était sillonné en tous sens par les ménagères vaquant
3 L'immense cimetière de Louyat, au nord de la ville.

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à leurs emplettes, les ouvriers gagnant l’argent des em-
plettes, les paysans charriant les provisions pour les em-
plettes jusque chez les commerçants qui les prépareraient
pour les ménagères, et ainsi la boucle était bouclée, tout
un petit monde en miniature, autonome ou presque...
Jean, qui avait toujours eu l’esprit bohème, s’imagina à
nouveau se fondre dans cet univers vivant et authentique,
comme il aurait voulu le faire il y a bien longtemps, avant
que la vie ne le conduisît loin d’ici, là-bas au diable, à la
grande ville. Et ensuite, le conflit, la débâcle et l’occupa-
tion qui s’en étaient mêlées, n’arrangeant pas les choses.
Quand c’est la guerre, on a plus besoin de bras musclés
que de poètes ma bonne dame...
Il arriva un peu en avance — et passablement en
sueur — au cabinet dentaire. Dès la salle d’attente, il
constata avec plaisir que sa douleur s’était calmée, miracle
courant dès lors que se fait entendre le doux son de la
roulette, même en sachant qu’ici ce n’est pas si doulou-
reux. On l’appela et il s’installa sur le fauteuil, ouvrit
grand la bouche avec résignation et laissa faire...

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Or donc, Jean attendait patiemment. La praticienne


était tout à son affaire ; elle rinçait la gencive, désengor-

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geait le pus, désinfectait la plaie, tripatouillait et grat-
touillait la carie de son crochet diabolique, ponçait l’émail
d’un coup de roulette, rinçait à nouveau, et finalement
plâtra la béance, ne pouvant guère aller plus loin pour
l’heure. Jean se releva en portant machinalement la main
à sa mâchoire, tout patient digne de ce nom se devant de
montrer qu’il souffre même si, en l’occurrence, il était
plutôt soulagé.
« Vous ne devriez plus trop souffrir pour le mo-
ment, dit la doctoresse, nous finirons cela la prochaine
fois. »
Elle alla consulter son agenda.
« Je peux vous proposer demain midi, midi trente
au plus tard. Je ne comptais pas travailler si tard mais je
ferai une exception pour vous. Soyez au rendez-vous,
parce qu’aussitôt fini je pars voir ma famille, en Corrèze,
pour une bonne semaine. »
Mince, le lendemain, voilà qui n’arrangeait pas les
affaires de Jean. Il comptait bien être rentré à Limoges
dès le matin, car on l’avait sollicité pour plusieurs
convoyages plus ou moins licites mais convenablement
rémunérés, tout au long de la journée. Mais huit jours de
plus à attendre, avec ces fichus lancements, ça ne lui plai-
sait pas du tout. Et encore moins l’alternative de l’arra-

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cheur de dents de son quartier limougeaud ! Tant pis
pour le manque à gagner, il fit son choix. Et puis, il lui
resterait l’après midi, ce serait mieux que rien.
« C’est entendu, lâcha-t-il, à demain midi docteur.
Heure française toujours ?
- Toujours, comme pour aujourd’hui, répliqua la
dame en blanc d’un ton faussement piqué et avec une
pointe d’amusement.
- C’est parfait ! » répartit Jean sur le même ton avec
un clin d’œil, et il prit congé.
Sitôt sorti il se délecta à s’emplir les poumons du
bel air chaud de l’été. Au loin sur sa gauche, dans une
cour de ferme cachée à sa vue, un groupe d’hommes vo-
ciférait après quelque bestiau, lequel semblait récalcitrant
à monter sur la bascule, estimant sans doute valoir plus
que son poids. Il dut bien pourtant finir par s’y résoudre,
à en juger par les interjections satisfaites qui succédèrent
aux cris. À sa droite on roulait au chai quelques belles
barriques, dont le parfum de vinasse accablait les narines
autant qu’il ouvrait l’appétit. Plus bas vers la place, une
charrette et son percheron aidaient à débarrasser une
grange de son fatras, en vue des moissons prochaines qui
promettaient quelques beaux ballots de paille et de foin.
Partout c’était la ruche campagnarde, la musique de l’ani-

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mation paysanne, le chant de la vie populaire toujours
grouillante, qu’il plût ou ventât... Oui, décidément, c’est
bien ici, au pays, qu’il fait bon vivre, se dit Jean, et tout en
entamant sa descente vers l’hôtel, il se reprit à y songer
sérieusement.
Il prit son temps, descendant à pas lents, humant
au passage les effluves laborieux fleurant bon la vache et
le bourrin, mêlées de relents d’huiles et d’hydrocarbures
au fur et à mesure que se rapprochaient forge et garages,
et s’imprégnant de tous les bruissements de cette vie quo-
tidienne et champêtre qu’il voulait à nouveau faire sienne.
Un peu plus bas, en avant de l’église, plusieurs femmes de
tous âges s’affairaient autour du curé et de son vicaire, un
réfugié lorrain que Jean ne connaissait pas, et il se souvint
soudain que ce dimanche aurait lieu la Fête-Dieu, cette
belle solennité qu’il aimait tant dans son enfance... Il pen-
sa non sans amertume qu’il ne pourrait pas y assister,
dommage ; oh, bien sûr, il y en aurait une aussi dans sa
paroisse limougeaude, mais ce ne serait pas pareil, toute
considération sacramentelle mise à part. Mais l’année
prochaine, c’est promis, il la fêtera ici.
Midi allait bientôt sonner, un fumet appétissant
s’envolait de tous les foyers de part et d’autre de la rue.
Des quatre écoles commençaient à s’échapper des
grappes de marmots rentrant à grandes gambades s’em-

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plir la panse au bercail, tout en s’interpellant joyeusement
qui en français, qui en patois, qui dans ce guttural et traî-
nant dialecte des transfuges vosgiens qui charmait les
oreilles de notre promeneur sensible et rêveur.
Il était sur le point d’arriver à l’hôtel quand il enten-
dit quelqu’un le héler sur sa gauche. Déportant son re-
gard il vit qu’on lui faisait signe depuis « Chez Thomas », le
bistrot attenant, avec un large sourire. Trois hommes en
tenue de travail étaient attablés là et sirotaient l’apéro
avant de regagner leurs pénates. Il reconnut celui qui
l’avait appelé, c’était un ami bien en chair et court sur
pattes de feu son oncle, qui avait dû recevoir un prénom
au jour de son baptême mais que tout le monde appelait
« lo Boulachou », le rondouillard, depuis toujours. Il vivait
dans un hameau à quelques kilomètres du bourg et Jean
ne l’avait pas vu depuis des lustres.
« Adi Jeantou, c'est-y qu'tu rentres au pays ?
- J’y pense, dit Jean, mais pas tout de suite. Je suis
juste de passage, je repars cet après-midi à Saint-Junien, et
demain je dois rentrer à Limoges. Mais je repasserai ici
vers midi, pour le dentiste. Elle n’a pas pu finir aujour-
d’hui.
- Tu trinques avec nous alors ! Les dentistes, faut
toujours désinfecter derrière ! (rires agricoles).

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- Ah pourquoi pas, ça me rafraîchira ! »
Toute la tablée était au gros rouge, production lo-
cale. On était très loin d’un Château-Meursault, mais les
gosiers ruraux sont solides et la convivialité faisait le
reste. On le servit, et tout le monde leva son verre.
« Aux Ricains, dit un des buveurs. Ça sent le roussi
pour les frisés.
- C’est pas encore gagné, tempéra Jean. Faut encore
qu’ils ne se fassent pas rejeter à la mer.
- Bah, y sont là depuis trois jours, qu’esse-tu veux
qu’y repartent ? C’est la fin que j'te dis !
- Le Ciel t’entende, concéda Jean. Mais on dit que
les boches rappliquent là-haut, en Normandie, au triple
galop.
- Je pense bien ! Mais ça change rien, on sera bien-
tôt à nouveau chez nous, renchérit le petit gros, et le pro-
chain canon on le boira dans des casques à boulons !
Bon, à part ça gamin, qu’est-ce que tu deviens, là-bas ? La
ville, ça vaut rien pour un homme.
- Je me débrouille, dit Jean, je donne encore un
coup de main au garage de temps en temps, et puis il y a
les à-côtés... »

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Pas la peine de préciser, tout le monde savait ce que
ça voulait dire. Quand il faut bouffer, il faut bouffer.
« J’apporte une pièce à l’autre garage à Saint-Junien,
justement, poursuivit Jean. Il travaille souvent avec nous,
il nous a fait savoir qu’il manquait de matériel, on m’a
chargé du transport. J’en ai profité pour faire étape ici, je
lui la donnerai ce soir.
- Et pourquoi que tu resterais pas demain, après le
dentiste ? Y va y avoir distribution de viande...
- ... et de tabac, oui je sais, et puis la Fête-Dieu di-
manche. J’aimerais bien, crois-moi, mais dans l'après-midi
j’ai une... commission à livrer à Limoges, du côté de la
gare, et elle est bien payée...
- Ah qué cagasse ! » soupira le rondelet avec une
philosophie résignée, vite consolée par un sifflage de go-
det.
Jean passa encore un moment à bavarder de tout et
de rien, puis il rentra déjeuner à l’hôtel. Il ressentit ensuite
le besoin de se reposer un peu et monta à sa chambre
pour s’accorder une petite méridienne, mais il avait l’es-
prit occupé par toutes sortes de choses, aussi eut-il un
peu de mal à s’endormir. Il pensait à sa vie terne à Li-
moges, à ce petit village si cher à son cœur, à sa défunte

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parentelle, à son amie qui l’avait quitté à grand douleur, et
tout cela tourbillonna un bon moment dans son esprit
avant que le sommeil, très léger, ne consentît à lui venir
enfin. Les bruits de la rue, un peu plus calmes à cette
heure, se confondirent petit à petit avec ceux de ses
songes. Sombrant tout doucement en somnolence, il se
mit à rêver de la grande avenue, du tramway allant et ve-
nant à grande vitesse en sifflant sa blanche vapeur
— dans les rêves, l’électricité peut en produire —, il se vit
samedi matin, au grand soleil, au milieu de l’animation du
champ de foire, recevant viande et tabac et bavardant
avec tous au sujet de la fastueuse Fête-Dieu du lende-
main, il se rêva en compagnie des femmes de la paroisse
se chargeant des préparatifs de la procession solennelle
autour des deux abbés... Puis prenant son envol il se vit
tournoyant au milieu de tout ce petit monde, voltigeant
de l’un à l’autre comme s’il eût été soudain pourvu
d’ailes ; on le regardait, on l’interpellait en riant, et alors,
imperceptiblement, il commença de voler, voler plus haut
au-dessus des têtes, voler au-dessus des toits, des chemi-
nées, du clocher même, jusqu’à regarder le soleil en face
et, pauvre Icare de pacotille, redescendre aveuglé tel un
oiseau blessé vers les champs en contrebas du village, où
il se posa tel un corbeau majestueux...
Alors quelque chose changea.

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Il se trouva seul dans les hautes herbes, la lumière
était soudain devenue pesante et menaçante, cette lumière
jaune des minutes précédant l’orage, et levant les yeux il
vit que les villageois étaient restés massés au bas de l’ave-
nue, à la limite du bourg. Ils le regardaient et l’appelaient
d’un air alarmé, lui criaient de loin quelque chose qu’il ne
comprit pas, et à grands gestes lui faisaient signe de reve-
nir au plus vite. Deux ombres étirées se détachèrent du
groupe, planèrent jusqu’à lui, et l’entourèrent de part et
d’autre tandis que résonnaient dans sa tête, comme en
écho à leurs pensées, des bribes de phrases qui se recou-
vraient, se mélangeaient et s’entrechoquaient dans son es-
prit. « Ne sors pas dans la campagne », soufflait l’une. « Ne te
risque pas sur les routes », poursuivait l’autre. « Terreur, terreur
de tous côtés ! » lui répétait un mystérieux son de cloches,
« l'ennemi a brandi le glaive, terreur, terreur ! »4 Puis les
ombres s’évanouirent dans les airs, comme happées par le
néant. Les villageois, épouvantés, disparurent avec elles.
Alors le silence se fit, et il n’y eut plus que lui, Jean, tout
seul dans le soir finissant. Dans ce calme inquiétant, sous
la pesante chaleur de l'air de plus en plus étouffant, il sen-
tait les battements de son cœur ralentir comme freinés
par Dieu sait quelle force mystérieuse quand soudain,

4 Versets du Livre de Jérémie, ch. VI.

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comme jailli de nulle part, un feulement sinistre le fit se
retourner.
Là dans les hautes herbes, tapie au sol, une bête
sombre le regardait.
Une sorte de tigre ou de panthère, un mélange des
deux sans doute, avec d’aveuglants yeux jaunes et mon-
trant les dents sous ses babines frémissantes, balançant sa
queue de manière terrifiante. De sa large gueule meur-
trière s’élevait dans l’air une vapeur épaisse, oppressante.
Tétanisé, fasciné, le sang résonnant à ses tempes, le cœur
serré d’effroi, Jean ne pouvait pas même esquisser le
moindre battement de paupière. Il suivit des yeux le
monstre qui, tête basse et oreilles rabattues, se mit à le
contourner lentement sans le quitter du regard. Sa mus-
culature était puissante, il ondulait comme l’eau ravageuse
des orages d’automne, prêt à bondir. Il passa derrière Jean
qui ferma les yeux, s’attendant à être broyé par la mâ-
choire infernale mais le fauve, ayant fait le tour et lâché
un dernier grognement, détourna son abominable gueule
et s’enfonça à pas chaloupés dans l'obscurité des brous-
sailles. La nuit alors acheva de tomber, une lune lugubre
et cadavérique sortit des nuages noirs, et Jean s’éveilla
d’un coup.

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On était en plein milieu de l’après-midi, et il était en
sueur.

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Le reste de la journée fut pénible pour Jean. Il avait


dormi plus que prévu, quoique fort mal, et il devait en-
core se rendre à Saint-Junien pour livrer sa pièce. Il était
trop tard pour le tram de seize heures trente, qu’il enten-
dit passer devant sa fenêtre alors qu’il venait à peine
d’émerger. Il ne lui en restait plus qu’un seul, bien plus
tard en soirée. Il se leva, la touffeur du jour et les bruits
du village le ramenant doucement à la réalité en chassant
peu à peu les brumes oniriques. Mais si le cauchemar
s’était évaporé avec son réveil brutal, il lui avait néan-
moins laissé dans l’âme une désagréable agitation que
même une giclée d’eau fraîche sur son visage ne parvint
pas tout de suite à expulser. Il n’était guère reposé, avait la
tête lourde et se sentait d’humeur chafouine, aussi
n’adressa-t-il que laconiquement la parole à ses congé-
nères en reprenant sa place dans le monde.
Il libéra la chambre sans tarder, régla la note d’un
air maussade puis, bagage en main, et bien qu’il eût large-
ment le temps devant lui maintenant, commença l’ascen-
sion de l’avenue jusqu’à la station du tramway. Les pas-

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sants qu’il croisait lui semblèrent étranges, les regards
étaient différents de ceux de la matinée. Quelques-uns lui
glissaient « Au revoir Jean », avec un air détaché qui lui
sembla empreint d’une indicible tristesse, et il n’eut même
pas le cœur de leur répondre. Même le clocher, en son-
nant l’heure derrière lui, lui fit l’effet d’un glas ou d’un
tocsin. D’où lui venait donc cette sale humeur ? Était-ce
une complication de sa carie, la fatigue, la torpeur d’une
sieste trop longue dans une chambre trop chaude ? Sans
doute un peu de tout cela. Il se dit qu’il devait tenter de se
reposer encore, peut-être y parviendrait-il dans le tram
durant la petite heure de trajet.
Il somnola légèrement durant le voyage mais pas
suffisamment pour apaiser son début de migraine ni lui
rendre sa gaîté habituelle. Pire même, son sentiment de
lourdeur dans le crâne s’était accentué. Il arriva vers vingt
heures trente à Saint-Junien, et se mit aussitôt en route
vers le garage destinataire de son colis, situé à faible dis-
tance à pied. Il savait que le patron y serait encore malgré
l’heure tardive, mais il pressa néanmoins le pas. Il consta-
ta de suite une grande agitation à l’hôtel de la gare, lequel
était bourré d’Allemands casqués et en armes, avec force
véhicules de guerre stationnés sur la cour. Il apprit qu’ils
étaient arrivés en trombe, en fin d‘après-midi, et avaient
aussitôt réquisitionné les lieux. Sans s’attarder il continua

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sa route et parvint à destination. Il trouva le patron sur
place, comme prévu, qui le reçut d’un œil furax :
« Les boches sont passés, y z'ont raflé tout le gasoil
pour leurs foutus engins, et puis l’outillage pour l’entre-
tien, et je me retrouve capot ! glapit-il en serrant les
poings. Je peux même pas finir mon boulot et j’ai plus un
rond en caisse, alors ta pièce tu peux te la foutre au...
- Du calme l’ami, tenta Jean, c'est pas la peine de
s’énerver comme ça. Je remporterai la pièce, ils compren-
dront. Et puis tu trouveras bien à te dépanner non ? Les
autres garages...
- Les autres garages, ils fouettent de trouille ! Ils
m’enverront chier ! Non mais t’as vu leurs tronches, à ces
enculés de fritz ? Tu crois que quelqu’un va bouger tant
qu’ils seront là ? T’as vu la gueule de leur chef ? J' l’ai
aperçu moi, ç'fumier, que j'en ai encore des sueurs
froides !
- Tu as sans doute raison, mais bon c’est pas grave,
de toute façon je rentre à Limoges demain, je leur expli-
querai. Et puis, ce sont probablement des troupes qui
filent en Normandie, ils ne resteront pas, et tout va s’ar-
ranger. Je vais aller dormir, tu devrais en faire autant. »

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Jean laissa là le garagiste en boule de nerfs, et se mit
en route, descendant en pente douce vers la Vienne. Pas
question d’hôtel évidemment, mais de toute façon il
n’avait pas prévu d’y descendre. Il voulait profiter de l’oc-
casion du déplacement pour aller visiter son cousin
Pierre, qui habitait un peu plus loin, au bord de la Glane
un peu au-dessus du confluent. Ce n’était pas qu’il y tînt
plus que ça, ce Pierre était un vieux garçon aigri, ivrogne
négligé et pas toujours très accueillant, mais Jean avait le
sens de la famille, et puis l’endroit était plaisant. Il en
avait pour une petite heure de marche, il arriverait juste
avant la tombée de la nuit, mais le cousin, s’il n’était pas
bourré, serait probablement encore debout. Et dans le
cas contraire, il pourrait toujours dormir dans la grange,
ouverte en permanence aux quatre vents.
Durant le trajet à pied, son mal de crâne lancinant,
qui s’était quelque peu mis en retrait lors du dialogue au
garage, reprit ses droits et, un bonheur n’arrivant jamais
seul, sa molaire aussi se rappela à son bon souvenir. C’est
donc avec ces deux joyeux compagnons de route que
Jean arriva chez son cousin.
C’était une maison campagnarde ordinaire, un peu
en retrait de la ville, au bord de la rivière. Relativement
isolée, elle respirait le calme et la sérénité en contraste
avec l’agitation qu’il avait vue dans le centre. La cour était

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encombrée d’objets et d’outils hétéroclites, de pièces de
mécanique agricole, de socs de charrues, de roues de
charrettes, de brocs d’eau ou de charbon, tout l’attirail
dont on a besoin quand on est loin des commerces, le
tout parfumé de fiente de poules et du délicat fumet du
bouc qui paissait alentour dans la journée. Jean vit la lu-
mière vaciller à l’intérieur, et constata que le cousin Pierre
n’était pas couché, du moins pas dans son lit : il était affa-
lé sur la table et ronquait comme un goret, une bouteille
de mauvais vin à moitié vide devant lui, dans la faible
lueur de la lampe à pétrole qui commençait à faiblir.
Jean le secoua délicatement. Il ouvrit un œil bovin
et ne parut surpris que pour une seconde, invitant aussi-
tôt son cousin à s’asseoir tout naturellement et avec un
large sourire sous ses yeux vitreux. Ça va, il est dans un
bon jour pensa Jean. Pierre tituba jusqu’à la cuisinière à
bois, au fond de la pièce, dont il rapporta miraculeuse-
ment une manière de faitout avec une sorte de ragoût
douteux à l’intérieur, dont il servit une part à son visiteur.
Une rasade de piquette arrosa le dîner, et les deux cousins
s’échangèrent quelques brèves nouvelles, entre les bâille-
ments exténués de l’un et les hoquets avinés de l’autre, le
campagnard observant avec un regard de gamin ahuri la
belle mise du citadin, lequel fixait avec des yeux désolés

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les plaques de gras dans la tignasse broussailleuse du poi-
vrot.
Un méchant jus de gratteron5 fit office de café, suivi
d’une goulée de gnôle maison dont Jean se dit qu’il en
emporterait bien une bouteille à Limoges, pour débou-
cher son évier à l’occasion. Ce fut un repas sommaire et
assez primitif, mais Jean appréciait le style rustique de
l’endroit, sans eau courante ni électricité, qui contrastait
tant avec son appartement moderne en ville. Pierre
s’éclairait avec du mazout puant dans sa lampe, il puisait
l’eau au puits pour les grandes quantités ou à la pompe,
là-dehors près de la porte, pour les petites. Jean pensa
avec un brin de méchanceté assumée que pour sa toilette,
son cousin devait se contenter de l’eau de pluie... Jean
était épuisé et toujours souffrant, aussi ne s’attarda-t-il
pas trop à table et Pierre lui indiqua ce qu’il appela la
chambre d’amis, en fait un débarras équipé d’un sommier
au matelas grossier, poussiéreux à souhait et maculé de
gras çà et là, mais qui ferait l’affaire. De toute façon,
Pierre ne doit pas être mieux loti, pensa Jean. Il se fit un
oreiller avec un sac de vieux linge fleurant la moisissure
qui traînait là et se coucha sans même se dévêtir, n’ôtant
que sa veste, en espérant cette fois une nuitée réparatrice.
5 Le gaillet gratteron est une herbe envahissante dont le fruit séché et
torréfié évoque celui du café. Son abondance dans les jardins en fit
un ersatz courant dans les campagnes.

22
Était-ce l’effet de la vinasse et du tord-boyau ? Mys-
tère, mais Jean, non content de ses deux douleurs lanci-
nantes qui le taraudaient toujours se retrouva avec en
prime une vive aigreur d’estomac. Il se tourna et retourna
sur son lit de fortune en fermant vainement les yeux, et
l’énervement commença de monter, n’arrangeant rien. La
nuit était pourtant calme et obscure, seules quelques bes-
tioles nocturnes hululaient ou stridulaient au-dehors,
ponctuées par les lointains ronflements alcoolisés de
Pierre qui n’avait eu, lui, aucun mal à replonger dans les
bras de Morphée, ou plutôt de Bacchus en l’occurrence.
Mais Jean aurait béni son insomnie, s’il avait pu pré-
voir ce qui l’attendait une fois que son corps vaincu céde-
rait à son tour à l’endormissement. Il ne sut pas exacte-
ment quand il finit par s’assoupir, probablement bien
après minuit, mais aussitôt les tourments de l’après-midi
s’emparèrent à nouveau de ses songes. Il se vit là, dans
cette chambre sordide, éveillé en sursaut par un rauque
rugissement, au dehors, juste sous sa fenêtre. Il sut immé-
diatement que la bête était là, qu’elle l’appelait. Mû par
une force irrésistible, il se leva. La bête n’avait rugi qu’une
fois, elle savait qu’il viendrait à elle, qu’il lui obéirait en
tout. Il sortit de la maison et se trouva face à elle, là dans
la cour. Elle l’avait poursuivi jusqu’ici, elle était là pour
lui, inéluctablement, inexorablement. Secouée de longs et

23
gutturaux grognements elle le fixait de ses yeux assassins,
et il lui sembla plonger, chuter plutôt en tourbillonnant
dans son regard hypnotique, et voici qu’autour de lui ce
ne fut plus le capharnaüm de la cour dans la nuit mais
bien les champs du village, comme la veille, dans la même
lumière jaune, sous un soleil étonnamment brillant, in-
croyablement brûlant. Comme la veille la bête lui faisait
face, et comme la veille elle se mit à le contourner. Mais il
sentit qu’il devait cette fois se tourner avec elle, la suivre
du regard. Il la vit tourner la tête vers le nord, vers le
bourg étrangement désert et silencieux dont la massive
silhouette de l’église dominait le val. Elle émit un grogne-
ment sourd et, d’un pas lent, puissant, fluide, elle se coula
entre les herbes folles jusqu’aux premières habitations,
s’arrêta un moment, huma l’air avec une tranquillité malé-
fique, et s’enfonça de son pas feutré sur l’avenue. Elle se
déroba à la vue de Jean, qui ne bougeait pas, ne pouvait
même pas crier au danger pour les habitants du bourg,
mais où étaient-ils de toute façon ? Il n’y eut encore une
fois plus que lui, seul dans le champ, et le feu du soleil le
brûlait, le suffoquait, il tentait de respirer mais impossible
de faire entrer le moindre soupçon d’air dans ses pou-
mons...
Quand il y parvint enfin, d’un seul coup, ce fut en
se réveillant, encore une fois brutalement, encore une fois

24
en sueur. Dehors la nuit était sereine, silencieuse. Les ron-
flements du cousin Pierre avaient fait place à une respira-
tion encore bruyante mais régulière, tout allait bien. Jean
se dit qu’il devait avoir la fièvre, que ce cauchemar récur-
rent ne pouvait s’expliquer que comme cela. Probable-
ment une infection de sa molaire, il en aurait le cœur net
demain lors de la consultation. Il tenta en vain de se ren-
dormir, ne parvint qu’à somnoler de manière aléatoire et
toujours en proie à ces satanées bouffées de chaleur. Il ne
ferma l’œil que très peu de temps avant l’aube, mais son
sommeil resta agité et la chaleur croissante de l’air ne l’ai-
da en rien. Par bonheur, la bête ne revint pas le hanter, et
bien que ce ne fût qu'un songe il s'en sentit soulagé.

---

Samedi matin, enfin, nous y voilà. Un rayon de so-


leil perce à travers le volet de bois et vient lui caresser le
visage. Jean se réveille bien après neuf heures, à peine
moins fatigué que la veille. Heureusement son estomac
s’est radouci, son mal de tête s’est légèrement estompé
mais sa dent, même si elle s’est un peu calmée, le lance
encore régulièrement. Il constate que Pierre est déjà sorti,
il l’entend s’affairer à quelque tâche domestique derrière
la maison. Il sort se passer la tête sous l'eau à la pompe,

25
revient à table se servir un jus, allume sa pipe et prend un
moment de pause. Il sait qu'il n'a plus le temps de remon-
ter à la gare pour le tram de neuf heures cinquante et
qu’il n'y en aura pas d'autre avant onze heures, alors au-
tant prendre un peu de bon temps. Il arrivera tout juste à
temps au rendez-vous, en espérant que la rame ne sera
pas retardée, mais il n’a plus le choix. La matinée est
douce, en contrebas de la bâtisse la Glane clapote agréa-
blement à son oreille. Ce ne sont pas là ses méandres les
plus pittoresques et ils ne valent certes pas la promenade
de Corot6 en amont, mais il se dit qu'il aimerait bien res-
ter là toute la journée, à rêvasser sur ces berges ver-
doyantes et délicieusement ombragées, à se laisser dériver
comme une feuille sur le flot lent et lascif de la rivière,
laisser enfin, pour une journée au moins, respirer le poète
qui étouffe depuis si longtemps sous la lourde carapace
du travailleur de force. N'était sa dent qui le rappelait à la
réalité par de vifs élancements de temps à autre, il s’oc-
troierait bien volontiers ici une bonne journée de congé
non payé. Mais l’heure n’est pas aux douces chimères. Il
revient à sa chambre récupérer sa valise, laisse quelques
pièces sur la table pour dédommager son cousin et re-
prend lentement le chemin du centre ville.

6 Le site Corot est une portion particulièrement bucolique de la


Glane, où le peintre aimait à se recueillir et laisser libre cours à son
génie créateur, dans les années 1850.

26
Il flâne discrètement aux environs de l'hôtel de la
gare, où l'agitation ne s'est pas calmée. Il s'installe à la ter-
rasse d'un bistrot, à distance respectueuse, et observe les
va-et-vient des soldats. Ils portent la tenue de combat,
sont toujours casqués, il se dit que c’est explicable au vu
du contexte mais reste néanmoins sur le qui-vive. À une
table voisine, il se murmure quelque chose à propos de
Tulle, la veille, mais on n'insiste guère7. Jean n'y prête pas
attention, il lui tarde juste que le tram arrive. Il déjeune
rapidement d'un sandwich et d'un ballon de rouge, et en-
fin la silhouette de la machine, grinçant de tous ses freins
robustes, se met à grossir sur les rails et entre en gare. Il
passe d'un air méfiant devant l'hôtel, et parvient sans en-
combres sur le quai.
Juste avant l’arrêt du tram, il entend un ordre sec et
un branle-bas derrière lui. Il pense immédiatement, sans
savoir pourquoi, au feulement du fauve de son cauche-
mar. Les gardes ont claqué un impeccable garde-à-vous
devant la porte de l'hôtel, dont sortent plusieurs gradés
entourant un tout jeune officier aux lèvres pincées et au
regard acéré. Il s'arrête un moment, jette un regard circu-
laire et Jean a l'impression glaçante qu'il pose sur lui ses
yeux de prédateur. Il voit, l’espace d’un instant, les yeux

7 La pendaison par les SS de 99 personnes à Tulle, en représailles


d’actes de Résistance, le 9 juin 1944.

27
de la bête. Il sont petits et sombres, à cette distance, et
pourtant ce sont bien les mêmes yeux perçants, féroces.
Est-ce la menace d’une rafle ? D’une exécution som-
maire ? Non, l'officier continue lentement son mouve-
ment, puis grille une cigarette d'un air indifférent. Un
moment après il se tourne vers un véhicule qui vient d'ar-
river à la hauteur de la cour et dont sortent deux mili-
ciens. Après un sec échange de bras tendus, l'officier leur
ordonne d'un geste du menton d'entrer à sa suite dans
l'hôtel. Les gardes se remettent au repos, tout redevient
calme, mais Jean réalise soudain qu'il a le dos en sueur,
une fois de plus. Il monte en voiture, règle son ticket et va
s'asseoir vers le fond, là où il y a moins de monde. Il n'a
pas envie de bavarder, sa mauvaise nuit et la fatigue accu-
mulée lui ont ôté son énergie. Sa dent semble s'être mo-
mentanément calmée, comme l’autre jour à l'approche de
la séance chez le dentiste. Il se laisse bercer par le balan-
cement de la voiture, le ronronnement de la motrice, le
tintement métallique des roues sur les rails. Ses yeux se
ferment à demi, puis aux trois quarts, puis complètement,
et il sombre tout doucement dans un profond sommeil.
Pour la troisième fois, un rêve étrange se présente à
lui. Il voit, là dans le tram, tout un tas de gens qui défilent
lentement devant lui dans l'allée. En passant à sa hauteur
ils le regardent avec un sourire désolé et bienveillant et lui

28
glissent tout doucement « Au revoir Jean », comme hier
dans la grande avenue. Et d’ailleurs, ils sont à la fois ici
dans le tram, et là-bas dans la grande avenue, tout comme
lui-même. Certains agitent vaguement la main, et puis ils
passent à l'arrière et s'évanouissent nulle part comme ils
continuent de sortir de nulle part. Jean reconnaît
quelques visages familiers, des gens du village qu'il
connaît depuis l'enfance, d'autres qu'il n'a jamais vus et
qu'il a pourtant l'impression de connaître depuis toujours,
étrange paradoxe des voyages oniriques... Le trajet se
poursuit, et soudain il n'y a plus personne dans la voiture,
personne sauf lui. Le ciel passe du bleu au gris, se couvre
d’épais nuages noirs, et il fait sombre et froid tout à coup.
Le véhicule sans chauffeur, freiné par quelque mysté-
rieuse force, ralentit à l'approche de la station, monstre
fantomatique vaincu par l'acier grinçant des rails soudain
rouillés. Le long de la grande avenue déserte un vent gla-
cial monte en sifflant, en hurlant même, et la pluie tombe,
tombe, on n'y voit plus guère qu'à vingt ou trente pas et
le ciel commence à gronder.
Et puis il y a cet éclair. Cet unique éclair. Il n'aura
duré qu'une fraction de seconde, mais Jean les a vus. Il a
vu les yeux. Les yeux de la bête, les yeux du fauve sangui-
naire, ceux du cauchemar, ceux de l'officier, il les a vus
luire dans la splendeur brûlante de la foudre. Il a vu la lu-

29
mière fugace éclairer la façade livide de la gare sur la-
quelle pleure le ciel noir, il les a vues, oui, il les a vues, les
grandes lettres le regarder d'un air tragique de supplicié,
dans un crépitement lugubre. Les grandes lettres bleues
fixant sur lui leur courbure fracassée, baignée de larmes.
ORAGE. ORA...G...E. Un épouvantable orage, concen-
tré en un seul éclair, en un seul tonnerre, assourdissant,
formidable. Un tonnerre où le cri du ciel se mêle au ru-
gissement terrible de la bête qui enfin bondit, enfin jette
sur lui sa masse colossale, griffes et crocs dehors, ses yeux
jaunes injectés de sang. Un tonnerre fracassant qui
l'éveille dans un bond, juste comme il va succomber à la
mâchoire effroyable du monstre.
Il ouvre grand les yeux, d’un coup. Il est en sueur,
encore. Il est nerveux, son corps entier tremble en tous
sens, son cœur bat à tout rompre. Il respire profondé-
ment, écarquille plus grand encore ses paupières, comme
pour absorber un maximum de lumière après tant de
noirceur. Il finit par se calmer un peu et regarde dehors.
Tout va bien. Le ciel est toujours bleu, à peine tacheté de
blanc diaphane çà et là, et un grand soleil d’été chauffe
agréablement la voiture qui ronronne sur son chemin fer-
ré. Tout ça n'était rien qu'un cauchemar, oui, vraiment
tout va bien. Et pourtant... pourtant quelque chose

30
cloche... ce paysage... oh bon sang ! Il tire sa montre de
son gousset... « Bordel ! » Il se précipite à l'avant :
« Chauffeur, on a passé Oradour ?
- Ha oui m'sieur, depuis un bon quart d'heure !
- Et merde ! soupire Jean entre ses dents serrées.
- Bah, si vous descendez à Veyrac, et si vous trouvez
une voiture, vous pouvez encore y être à 14 heures.
- Non c'est foutu, mon rendez-vous est passé. Tant
pis je n’ai plus qu’à poursuivre jusqu'à Limoges. »
Il jette les pièces pour le complément de trajet et re-
tourne s’asseoir sur le premier siège, pensif. Bon, c'est fi-
chu pour sa molaire, Madame R. ne rentrera pas avant
une bonne semaine, il va devoir se résigner à l’arracheur
de dents de son quartier. Il va lui faire mal, comme d'ha-
bitude. Et bien sûr, maintenant que le danger est passé, sa
carie se réveille. Dès son arrivée à Limoges, il ira prendre
rendez-vous, faisant contre mauvaise fortune bon cœur.
Ensuite, rentré chez lui, il se jettera sur son lit après une
douche fraîche, pour une longue, très longue sieste, et
tant pis pour la journée de marché noir perdue. Il n’en
peut plus, il faut absolument qu'il dorme.
Il ne sait pas pourquoi, pas encore. Il l'apprendra
demain, avec horreur et stupéfaction, comme tout le

31
monde. Mais pour l’heure il sait au fond de lui, confusé-
ment, que désormais son cauchemar ne se présentera
plus : la bête a bondi, il l’a vue bondir. Elle s’est rassasiée
de sang et de mort, s'est repue de chair humaine, a répan-
du l'abomination et la désolation ; maintenant, il en est
certain, elle le laissera en paix. Il va pouvoir se reposer,
enfin.

32
Note de l’auteur

Le samedi 10 juin 1944, un peu avant 14 heures, un ba-


taillon de la division Das Reich, remontant en Normandie,
encercle et investit la bourgade d’Oradour-sur-Glane, entre
Limoges et Saint-Junien. L’opération a été décidée et plani-
fiée la veille, dans l’hôtel de la gare de cette ville. Le village
qui, le matin encore, bruissait des mille éclats sonores de la
vie sous un magnifique ciel d’été, n’était plus en fin
d’après-midi qu’un amas de ruines fumantes parsemé de ca-
davres calcinés.
Perpétré en quelques heures à peine, le massacre fera 643
victimes. Seule une poignée de miraculés en réchappera.
Nous avons, dans cette nouvelle, volontairement choisi de
ne pas citer nommément les protagonistes de cette tragédie,
par respect pour leur mémoire. Tous ceux dont le nom est
donné sont fictifs. Jean incarne, d’une certaine façon, de
nombreux habitants qui, par chance, étaient absents au mo-
ment de l’horreur. D’autres, au contraire, y étaient venus ex-

33
près, à l’instar des beaux-parents de l’aubergiste, pour profi-
ter de la distribution de viande et de tabac.
Nous nous sommes efforcé, autant que possible, de restituer
les choses telles qu’elles furent dans la réalité, tant concer-
nant les événements que ce qui les a précédés.
Il vivait à Oradour de nombreux réfugiés, essentiellement
des Espagnols et des Lorrains. Un des deux prêtres mention-
nés dans le récit venait d’ailleurs d’une paroisse vosgienne.
Madame R. exerçait bel et bien en tant que dentiste au vil-
lage, comme l’atteste sa plaque encore visible aujourd’hui.
Son nom ne figurant ni parmi les victimes ni parmi les res-
capés, il faut qu’elle ait été absente au moment de l’arrivée
des SS. Nous avons brodé l’histoire à partir de cette hypo-
thèse.
Les lieux cités sont également authentiques : le champ de
foire où les habitants furent rassemblés, l’église qui a vu pé-
rir femmes et enfants, les granges où les hommes furent mi-
traillés, les commerces qui sont devenus fantômes. La cour
de ferme où Jean a entendu que l’on pesait un bestiau abrite
le puits où furent précipités plusieurs habitants. Les hôtels,
le bistrot « Chez Thomas », sont également réels.
L’officier que Jean a vu à Saint-Junien est le Sturmbann-
führer Adolf Diekmann, commandant du bataillon auteur du
massacre. Âgé de 29 ans, il sera tué au combat en Norman-
die le 29 juin, échappant ainsi à la justice des hommes.

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Les champs en contrebas du village, où Jean a vu la bête en
songe, longent la route par laquelle est arrivée la colonne in-
fernale.
Une explication enfin sur le titre de ce récit.
ORA...G...E est le mot que, par une étrange ironie du destin,
l’incendie a laissé au fronton de la station de tramway,
toutes les autres lettres du nom du bourg ayant disparu. Le
fait est peu connu, car la gare étant située en retrait du
centre, peu de visiteurs poussent leurs pas jusque là. Il nous
a semblé symboliquement juste d’en faire l’allégorie du
massacre, une couverture pudique de son abomination.
Et pour terminer, donnons le pourquoi de cette note.
Pour les Limousins, ainsi que pour les gens d’une certaine
génération, elle n’est probablement pas nécessaire. Mais
lors de la rédaction de la première mouture de ce récit, nous
avons eu la surprise de constater que ses premiers relec-
teurs, trop jeunes ou étrangers à la Haute-Vienne, n’en sai-
sissaient pas le sens, faute d’en connaître l’histoire. La
marche du temps en est sans doute responsable et le jour
viendra, on le sait bien, où elle sera noyée dans la compila-
tion des siècles.
Nous avons voulu, simplement, donner ce fond tragique à
notre histoire tout en évitant, par pudeur et respect, d’en re-
later explicitement le déroulement. Nous espérons seule-
ment, avec ce court récit, s’il touche le cœur de quelque lec-

35
teur, avoir participé, à notre modeste échelle, à la sauve-
garde de la mémoire du drame.
L. G.-A.

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