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Un chat de gouttière

Nouvelle
Brigitte Deleruelle

Un chat de gouttière - 1
Un inconnu à la personnalité festive
débarque dans un bar.
Il enchante et séduit la clientèle
avec d’incroyables récits d’aventure. Qui est-il ?

1555 mots
8865 caractères (espacements inclus)

Brigitte Deleruelle
Brigitte.guillemot@gmail.com

Un chat de gouttière - 2
Il est arrivé de nulle part. Personne ne le connaissait
dans ce village. Une barbe noire mangeait son visage et
ses pieds nus étaient couverts de sable. Nous avons
tout de suite pensé qu’il avait amarré son bateau sur la
plage, parce-qu’il portait le classique imperméable
jaune de marin, usé par le vent et les embruns. Sans
doutes était-il venu prendre un petit déjeuner au café
du Phénix, comme nous tous. Il s’est assis sur une
chaise haute du bar et a demandé à Josy la serveuse, du
fil, une aiguille et de la vodka. J’ai vu que du sang
coulait sur son pied. Il a pris son briquet pour stériliser
l’aiguille, trempé le fil dans la vodka et tranquillement
recousu sa plaie qui m’a semblé assez profonde. J’étais
pétrifiée, ne pouvant détourner mon regard de cette
scène étrange. Il m’a fixée, de son regard moqueur et
ses yeux étaient perçants, d’un bleu très rare, lapis
lazuli moucheté de vert.
- Emotive ? M’a-t-il dit en riant. Vous n’êtes pas
infirmière, vous, ça se voit ! Alors que faites-vous dans
la vie ?
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J’ai bredouillé quelque-chose d’inaudible et il n’a pas
insisté. Il faut dire que depuis mon retour au village, je
ne faisais pas grand chose. Mes déambulations
journalières sur la côte, me poussaient de plus en plus à
la contemplation et à la paresse. Je cherchais
l’inspiration qui ne venait pas et ça me convenait très
bien. Ici, c’était mon port d’attache et mon refuge, en
cas de vents contraires. J’y puisais force et tranquillité,
au cœur de ces paysages et de ces familles que je
connaissais bien.
- Satané verre cria t-il, une coupe de champagne brisée
sur la plage ! Il n’y a pas plus idiot.
Il posa son pied blessé sur une autre chaise de bar et
cria :
Mademoiselle ! Mon porte-feuille est sur le bateau, je
suis blessé ! Me servirez-vous quand-même un petit
déjeuner ?
Il planta dans les yeux de Josy son regard le plus
charmeur et elle rougit. Il engloutit deux croissants,
une tartine beurrée et un bol de café au lait en un temps
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record, puis réclama le journal régional.
- Victoire de Carantec contre Plouenan 3 à 2, dit-t-il !
Voilà une nouvelle qui revigore !
Les dés étaient lancés, tout le monde se rapprocha de
lui, sourire aux lèvres. On ne pouvait lancer meilleur
sujet, car chaque Carantécois avait une tendresse
particulière pour son club de foot.
Il se mit à commenter chaque article, assez fort pour
que tout le monde entende. Ce petit spectacle amusait
les habitués, riant à tous ses propos. Petit à petit, le bar
se remplit plus qu’à l’accoutumée. Cet inconnu qui
lançait des débats sur tous les faits de société, animait
joyeusement la matinée. Oubliant un instant pourquoi
ils étaient passés par là, les curieux s’arrêtaient pour
prendre un verre, canne de pêche ou baguette de pain
frais sous le bras. Des hommes criaient et s’amusaient,
laissant couler des minutes puis des heures heureuses.
Quand le soleil pointa au zénith, chacun connaissait
son prénom, Félix. Tous trinquaient avec lui comme
avec un vieil ami. Je savourais de ce spectacle inédit,
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restant plus longtemps que d’accoutumée, pour
observer ce drôle de personnage. Il n’avait d’yeux que
pour Josy, heureuse et rougissante. On lui offrait des
verres et il racontait ses aventures à bord de son voilier,
un Janneau de 15 mètres nommé le Frondeur. Il
provoquait des ho ! et de ha ! Tant les histoires étaient
extraordinaires, mais surtout pour le plaisir de l’écouter
encore. Il nous parlait des Seychelles, d’îles sauvages
où seuls les oiseaux animent le paysage, de tortues
géantes et de pirates, le laissant presque mort sur une
île, sauvé de la soif par une pluie tropicale. Il parlait de
musique et de danse à chaque coin de rue sur les îles
grenadines, de filles faciles à la peau de caramel et de
cigarettes faisant sévèrement planer, jusqu’à rentrer
presque nu à bord. Il parlait aussi de requins blancs qui
le suivaient, d’Orques en chasse qui mettaient en
danger la coque de son bateau, des vents menaçants et
d’une vague scélérate qui avait cassé son mat. A
chaque fois la chance était au bout de l’aventure et un
bateau plus gros venait lui prêter main forte.
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La solidarité maritime est la valeur la plus importante
en mer et personne ne déroge à cette loi tacite ! Nous
disait-il. On lui offrait encore et encore des verres, en
criant des Félix, ton gosier est sec ! Qu’est-ce que tu
bois ? A l’heure du repas, il se fit servir le menu du
jour, œufs mayonnaise, sole au beurre blanc, tarte
mirabelles, café et cognac. Ce marin avait un appétit
féroce et se tenait bien droit malgré le nombre de
verres vides alignés sur le bar. Alors que le soleil
commençait à fondre dans l’océan, que les nuages se
couvraient de rose, de pourpre et d’orange, la fête
battait son plein. Il commanda une assiette de
charcuterie, du fromage et quelques bières pour ses
nouveaux amis. Chacun voulait lui confier un secret,
un petit morceau de sa vie. Il rebondissait sur chaque
sujet, même les plus futiles. Il était à l’écoute. Chacun
se sentait grandi un instant sous son regard
bienveillant. Un petit silence traversa la salle, comme
si chacun, à force de crier, avait besoin de reprendre sa
respiration. Il entonna des chansons de marins, que
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tous connaissaient, en levant son verre. Pierrot sortit
son accordéon et des touristes enchantés se mirent à
danser sur les quelques mètres carrés encore vides.
Sylvette, mon amie depuis la maternelle avait un secret
à me dire. Il y avait eu un sacré remous dans sa vie
depuis mon départ et je ne voulais rien rater de ses
confidences. Cette blondinette aux boucles indociles
avait cumulé les aventures. Elle allait me dire le nom
du dernier élu de son cœur, une personne de ma
connaissance. Nous sommes sorties et nous nous
sommes installées sur un banc face au bar. Nous
entendions encore le bruit de la fête improvisée. Elle
m’avoua que son dernier amant était le fils du
charcutier, ce qui me fit frémir. Je ne voulais pas que
ma Sylvette finisse sa vie derrière le comptoir, dans les
odeurs de rillettes et de boudins noirs.
Comme il faisait encore très chaud dans le bar, les
clients avaient ouvert la porte du bar. Pour notre plus
grand plaisir, nous sommes restées en face pour
écouter Pierrot qui entonnait une chanson grivoise.
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Sylvette les connaissait par cœur !
A minuit passé, le patron offrit des chips très pimentés
et tout le monde eut encore soif. On réclama une
tournée, gratuite, et le patron, bon prince, remplit les
verres avec la cuvée maison, issue directement d’un
cubi de rouge « La Villageoise ».
- Vous allez me ruiner, grogna-t-il.
Certains burent cul sec et réclamèrent un verre
supplémentaire, pour éteindre le feu du piment dans la
gorge.
A une heure du matin, le patron voulut fermer. Cris de
désapprobation, mais chacun savait bien que ce
chouette patron serait là le lendemain pour servir le
café et les croissants alors qu’eux mêmes dormiraient
exceptionnellement très tard. Félix, comprenant qu’il
était temps de partir, cria à l’assemblée :
- Ok, les marmottes, je vais chercher mon porte-feuilles
sur le bateau !
Ils l’attendirent longtemps et se mirent à sa recherche,
encore euphoriques, en criant : Félix ! Félix ! Tu ne
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retrouves plus ton bateau ? Mais la plage était noire,
aucun voilier amarré aux corps morts n’était éclairé.
Seul un petit filet de lumière ondulait sur l’eau, le ciel
était clair, la lune était à son premier quart. A part les
chaînes des bateaux qui grinçaient doucement et en
cadence, aucun son ne sortait de la plage endormie.
Quand Félix est sorti, nous parlions, Sylvette et moi
des instants les plus drôles de notre jeunesse. Nous
avons vu Félix marcher à toute allure sur la route, saisir
un sac à dos dans un fourré et faire du stop. Un camion
s’est arrêté et il a disparu, dans la fumée noire du pot
d’échappement. Nous nous sommes regardées, d’abord
surprises puis écroulées de rire. D’un commun accord,
nous n’avons pas donné l’alerte. Ce Félix nous avait
conquises, nous aussi.
La femme de patron râla un peu, mais le chiffre de la
journée était bien supérieur à celui du 14 juillet. Le
patron enlaça sa femme et lui dit :
Tu sais, ce Félix, c’est un chat de gouttière, charmeur,
chapardeur et sans attaches, mais comment lui en
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vouloir ? Il a animé cette journée et rempli notre tiroir
caisse, alors ? Ça valait bien un plat chaud et quelques
bières... Tout le monde a ri mais on a vite éteint les
lumières, la fête était finie. Nous marchions un peu à
contrecœur sur la route du retour, quand j’entendis au
loin le patron crier :
- Allez ouste, tout le monde dehors, ou j’en prends un
en otage pour faire les petits déjeuners demain matin !

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Rêve d’Italie
nouvelle
Brigitte Deleruelle

Rêve d’Italie - 1
Dora a quinze ans
quand elle décide de réaliser son rêve :
partir seule en Italie.
Sur la route des vacances
une mauvaise rencontre va déjouer ses plans.

4874 mots
27586 caractères (espacements inclus)

Brigitte Deleruelle
Brigitte.guillemot@gmail.com

Rêve d’Italie - 2
Dora partira seule en Italie, après le bac, c’était une
vielle promesse de ses parents. Mais ils avaient changé
d’avis, et pour cause, Dora n’avait que quinze ans à
l’obtention du fameux diplôme. Ils avaient ajouté une
nouvelle condition, la majorité. Trahison ! Durant
quelques jours, l’ambiance fut glaciale à la maison.
Dora ne quitta plus sa chambre et refusa de se présenter
à l’heure des repas. Petit à petit, les parents fatigués par
cette guerre froide, lâchèrent un peu de lest. Ils
acceptèrent qu’elle rejoigne sa meilleure amie dans un
camping au dessus de Saint Raphaël. Agée de dix huit
ans, Sophiane était en échec scolaire et s’en moquait
complètement. Elle avait déjà économisé de quoi
acheter une camionnette pour accomplir son projet,
ouvrir une crêperie ambulante dans le sud. Elle n’avait
pas ménagé sa peine. Debout dès cinq heures du matin
et portant de lourds cageots de légumes sur les
marchés, froid l’hiver, chaud l’été, tout ça pour passer
son permis et acheter tout l’aménagement intérieur de
cette camionnette vert pomme à l’enseigne clinquante :
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« La bonne crêpe ». Dora aurait tant aimé avoir la
même indépendance !
La passion de Dora pour l’Italie était née d’une jolie
rencontre avec une sculpture de sable, attaquée par
l’assaut des vagues. C’était la représentation d’un jeune
homme, serrant dans ses bras une sirène endormie. La
queue de la sirène fondait doucement dans l’eau salée.
Dora se fit mal aux doigts en construisant à mains nues
un muret de sable pour ralentir la destruction de cette
œuvre qu’elle voulait prendre en photo. Un jeune
garçon aux cheveux longs et bouclés s’approcha d’elle
en riant. Ses yeux verts et moqueurs la troublèrent. Il
lui dit de ne pas se donner cette peine, que le jour où il
serait prêt, il ferait sa sculpture en haut de la plage. Son
accent italien lui plut beaucoup. Ce fut le début d’une
belle amitié. Elle grelottait, enroulée dans une serviette
éponge rose vif, et bravait le froid pour suivre avec
passion l’histoire de sa famille italienne. Les parents de
Mattia étaient souffleurs de verre à Murano, un petit
archipel composé de plusieurs îles reliées par des
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ponts. Les touristes venaient du monde entier pour
acheter vases et lampes multicolores, bijoux de verre et
animaux fantastiques. Murano, île typiquement
vénitienne et charmante, était trop chaude et trop
fréquentée en été. Ses parents étaient venus profiter de
l’air frais dans le nord de la France. Ils avaient choisi la
plage du Touquet pour la qualité de son sable, idéal
pour la réalisation de sculptures monumentales. Mattia
préparait la fameuse compétition de sculpture de sable
de Cervia pour l’année suivante.
Il aimait bien lui parler de sa passion pour la sculpture.
L’accent italien charmait Dora comme une mélodie.
Elle tentait de lui parler de sa propre vie, mais la
comparaison était difficile. Pas d’artiste dans sa
famille, des parents professeurs de sport et un petit
frère agaçant.
L’été s’était achevé trop vite cette année là. Quand les
parasols et les chaises longues se plièrent, les enfants
rangèrent leurs seaux multicolores, le soleil du soir se
mit à raser le sol de plus en plus tôt. Ce fut le signal du
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départ pour Mattia. Il lui glissa son adresse, tout en
l’embrassant doucement dans le cou. Elle en ressentit
un frisson inconnu. Le souvenir de cette émotion
nouvelle s’était estompée peu à peu, mais elle avait
conservé le rêve de visiter Venise et ses îles. Les deux
amis s’écrivaient régulièrement et promettaient de se
revoir.
Attachée à son projet, elle avait acheté plusieurs guides
de voyage et avait noté des adresses de campings. Son
itinéraire était prêt. Elle se voyait déjà dans les ruelles
de Florence, dégustant une glace, ou dans les rues
secrètes de Venise. Elle appela Sophiane, qui lui
proposa un plan pour qu’elle puisse partir quand
même, malgré l’interdiction. Dora la rejoindrait au
camping de Saint Raphaël, mais ensuite, elle partirait
seule en Italie en faisant tranquillement son périple. Il
suffirait de faire un stock de photos d’elles deux à
Saint Raphaël et de les envoyer au fur et à mesure de
son voyage, ni vu ni connu ! Elle lui avait aussi préparé
une fausse autorisation de sortie de territoire, qu’elle
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gardait précieusement dans son passeport, le tout caché
dans un tas de vêtements. Les parents de Dora furent
ravis de la voir enfin détendue et souriante. Après tout,
ses résultats scolaires étaient excellents, elle méritait
bien un peu de liberté. Ils l’accompagnèrent au vieux
campeur, pour lui offrir du matériel de randonnée. La
tente et le duvet ultra compactables, les chaussures de
marche légères, respirantes et imperméables, le coupe-
vent idéal, car elle leur avait dit vouloir décoivrir les
hauts sommets montagne avec Sophiane. La pochette
de Dora était bien remplie de billets de banque, surtout
depuis qu’elle avait annoncé sa mention très bien aux
grands parents. Tout le monde était fier de ses résultats.
Elle irait loin, cette petite ! Elle avait récolté de quoi
s’offrir des billets de trains, des places de campings, de
quoi manger de bons plats de pâtes, des pizzas et de
vraies glaces ! Depuis longtemps, Dora étudiait la
langue italienne. Au début, elle apprenait des chansons,
lisait des bandes dessinées en italien, puis elle avait
choisi d’étudier cette langue au lycée. Son engouement
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pour ce pays s’était amplifié depuis qu’une famille
Italienne avait aménagé à côté de chez eux. Milo, le
petit voisin de son âge qui ne maitrisait pas encore bien
le Français, lui expliquait des jeux en Italien ou lui
chantait des chansons qu’elle adorait. Sa sœur jumelle
qui les suivait comme une ombre, avait toujours une
sucrerie à leur offrir. Ils faisaient des parties de cartes
endiablées sur les marches de leur maison. Une amitié
solide était née entre Dora et Milo. Même si depuis il
maitrisait le français, leurs échanges continuaient de se
faire en italien. Elle lui parlait du petit sculpteur de la
plage, qui lui écrivait et lui envoyait des photos de sa
famille et de ses amis. Lui parlait de Milan, la ville de
ses grands parents, ou il passait tous ses étés. Il voulait
devenir guide francophone dans cette ville qu'il aimait
et connaissait par cœur.
Quand le sac à dos fut prêt, Dora chercha un
covoiturage pour son voyage sur Blablacar, au lieu de
prendre le train comme prévu. Elle ferait ainsi de
grosses économies. Encore une fois, son amie
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Sophiane, majeure et détentrice d’une carte bleue lui
fut d’un grand secours. Elles cherchèrent ensemble la
personne qui pourrait la conduire en Italie. Elles
tombèrent sur des profils différents. Un jeune homme
partait deux jours plus tard pour San Remo. Il pensait
faire un ou deux stops sur la route, dans son fourgon
Volkswagen aménagé. Il était connu de Blablacar
depuis plus de deux ans. Une famille partait une
semaine plus tard à Ligurie avec trois enfants, puis un
couple de retraités partait tranquillement à Venise avec
une vieille 4L restaurée, en prévoyant 5 stops en
France, dans des logements de vacances. Les villages
prévus pour les stops étaient vraiment jolis et chaque
location était pourvue d’un couchage supplémentaire
dans le salon, car leur fils s’était désisté au dernier
moment. Elles choisirent le jeune homme car son
parcours était plus direct. Rémi Dabart, trente ans,
professeur de Maths à Boulogne sur mer.
- Rémi Dabart ! Je note son numéro de téléphone dans
mes contacts, dit Sophiane ! Je te connais, tu es capable
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d’oublier de recharger ton Smartphone, comme
d’habitude ! Alors si je veux te contacter, j’ai plus de
chances de passer par lui, tu ne crois pas ?
La photo de Rémi était un peu floue, Dora se demanda
si elle pourrait le reconnaître, mais comme il voyageait
dans un fourgon Volkswagen orange, elle reconnaitrait
rapidement le véhicule.
Au point de rendez-vous, Rémi et Dora se plurent tout
de suite. Dora avait détaché ses longs cheveux, qui
tombaient en boucles indociles. Son air mutin et sa
silhouette sportive le charma instantanément. Ayant
passé des heures au grand air, Rémi avait les bras dorés
et musclés. Il releva les manches de son T-shirt. Sur
son bras, un tatouage très réaliste représentait une
plage au soleil couchant, petit souvenir de Pattaya.
- Joli tatouage ! Dit-Doriane en grimpant dans la
camionnette, on pourrait presque s’y baigner ! »
- ll va falloir prendre l’avion lui dit-il en riant, c’est en
Thaïlande, mais tu sais, une plage est une plage, on
pourrait bien trouver la même aux environs de Cassis,
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en cherchant bien ! Allez, en route !
Doriane était heureuse, volubile et charmante.
Je lui plais, se dit-il. Il chercha la plage qui
ressemblerait le plus au dessin de son tatouage sur son
smartphone. Elle se pencha, il en profita pour humer
son parfum, pointe de cannelle et vanille et pour
contempler son décolleté plutôt sage. 90C, se dit-il.
Elle parlait beaucoup, de tout et de rien. Il lui raconta
son enfance, son adolescence, son arrivée sur Paris.
Cette jeune fille avait le don d’écouter et de le mettre
en confiance. Si jeune et déjà si mûre… Se disait-il. Il
était sous le charme.
Elle lui avait parlé de son rêve de Venise, de ces
maisons posées sur l’eau, à cette ville envoûtante
chargée de soleil et de plaisi rs à cueil lir
instantanément.
Il chercha dans ses souvenirs d’enfant un moment drôle
ou heureux à raconter. Pas d’amourette pour lui mais
disputes, coups de ceinturons, peurs et enfermements
dans les placards. Elle en fut désolée et lui dit que la
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seule contrariété pour elle avait été quand son père
l’avait obligée à s’inscrire au judo. Elle aimait la danse
et se voyait petit rat de l’opéra alors que son père
aimait la compétition. Il l’avait élevée comme un
garçon, proposant aussi souvent que possible des
combats récréatifs dans le jardin. Médailles et coupes
étaient alignées dans l’entrée, sous la photo de famille,
pour la plus grande fierté de ses parents.
Elle lui dit :
« Pardonnez-moi, avez-vous un mouchoir ? »
« Cesse de me vouvoyer, je ne suis pas si vieux que ça,
lui dit-il agacé. »
Ce ton soudain sévère la contraria un peu. Il chercha
dans ses poches et n’en trouvant pas, il ouvrit
rapidement la boîte à gants. Pas assez rapidement pour
qu’elle ne voie pas l’éclat d’un revolver posé sur une
corde. Elle se moucha pendant qu’un frisson la
parcourait.
L’autoroute A6 était fluide, il roulèrent rapidement, à
la limite des vitesses autorisées. Il lui proposa plusieurs
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fois de s’arrêter sur des aires de repos, mais elle refusa
à chaque fois, « ne t’arrête jamais sur une aire de repos,
lui avait dit son amie, c’est dangereux, toujours dans
une station essence. » Elle avait retenu la leçon et
restait à l’avant du fourgon, pendant qu’il faisait le
plein d’essence avec un Jerrican stocké à l’arrière.
Combien de litres avait-il prévu ? La totalité de ses
besoins pour le voyage ? La vessie de Dora
commençait à faire parler d’elle, mais elle se retint au
maximum. A Mâcon, il lui proposa encore une fois de
s’arrêter dans une aire complètement vide. Il lui
proposa une cannette de thé glacé qu’il venait d’ouvrir
pour elle. Elle refusa, « n’accepte jamais une cannette
ouverte d’un étranger, lui avait dit son amie tu pourrais
te faire droguer à ton insu. » Elle sortit sa bouteille
d’eau et il devint de plus en plus ombrageux, peut être
à cause de la fatigue, mais peut être à cause d’elle.
« Décidément, se dit-elle, les conseils des adultes me
rendent parano, je crois que je l’ai contrarié à cause de
ça. Il ne faut pas le prendre pour un imbécile, il sent
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bien que je me méfie de lui !» Elle se tortillait et se
tenait le ventre le plus discrètement possible..., n’en
pouvant plus, elle lui dit : « cette clim m’a séché la
gorge, on peut s’arrêter à la station essence pour
acheter des glaces ? »
« Tu es sûre ? Lui répondit-il ?
Rendue à la station essence, elle prit son portable et
envoya un sms à Sophiane. « Je flippe, il a un revolver
dans sa boite à gants, je ne sais pas s’il est chargé. On
vient de passer Mâcon.» Puis elle éteignit son portable,
sachant que Sophiane allait la bombarder de SMS.
Elle se précipita aux toilettes, ignora totalement le
rayon de glaces et ressortit en disant : « Trop nul ! Pas
de cornet vanille ! »
Il ne la crut pas et comprenant son manège, il ne lui
parla plus. Ils roulèrent un moment, dans un silence
inquiétant puis il se détendit d’un seul coup.
- Allez, dit-il, on se met un peu de musique ? Il alluma
son auto-radio sur Fip et se mit à chanter.
Lyon, Valence, Aix en Provence, Rémi roulait très vite
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et ne tentait plus de s’arrêter. Il la regardait de temps en
temps et se disait : « Cette petite bourge est
intelligente, ça change, je crois qu’on va bien
s’amuser. »
Sur les ondes il y eut un stop info. Ils parlèrent de la
sécheresse annoncée, des départs de feu et de la police
toujours en alerte suite aux enlèvements et meurtres de
jeunes auto-stoppeuse sur la route du sud. Lorsque la
journaliste commenta les rituels du meurtrier,
surnommé l’étrangleur, Il éteint rapidement la radio,
agacé.
- On n’est pas là pour se contrarier, lui dit-il, on est en
vacances, non? Encore une petite heure et on est à la
plage !
Dora prit peur et chercha dans ses ressources
personnelles une technique pour donner le change. Que
disait mon prof de théatre ? Ha oui ! La base, c’est
d’apprendre à inverser ses émotions. Pensez à quelque-
chose de triste, puis éclatez de rire ! » Elle avait fait cet
exercice dix fois, cent fois ! Elle remplit très fort ses
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poumons et lui dit en riant :
- Ha ! Pour le vouvoiement tu as raison ! On me le dit
souvent ! Je suis vraiment désolée, mes parents m’ont
donné une éducation trop bourgeoise ! Je ne veux pas
te vexer, c’est vrai que tu es jeune, à peine quelques
années de plus que moi ! Je vais te donner le numéro
de téléphone de ma mère pour pouvoir la sermonner !
Trop de politesse, donne une impression de distance,
mais promis, ce n’est pas mon cas. Ce sont des tics de
langage, voilà tout ! »
- C’est oublié, dit-il, nous allons longer la mer depuis
Marseille, tu vas adorer le calme des plages sur les
Calanques. Pas un chat la nuit, juste nous, la mer le ciel
et les étoiles.
Malgré son trouble, elle se répéta encore les conseils
du professeur de théatre et lui dit :
- Oui, vivement la plage pour qu’on se baigne et qu’on
respire le grand air! On meurt de chaud.
Il s’arrêta, charmé par un paysage qui ressemblait un
peu à son tatouage.
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- Cet endroit vous plait-il, mademoiselle ?
Elle se leva et lui dit et sans l’ombre d’une émotion :
« Ah enfin ! Nous y voilà ! Je meurs d’envie de
prendre un bain, pas toi ? » Elle saisit son sac à dos en
souriant. J’enfile mon maillot de bain et j’arrive !
Il était aux anges. Vraiment charmante, se dit-il,
Elle le vit ouvrir sa boite à gants et lui crier : « Dora !
On s’installe derrière les rochers ? » Elle continua
tranquillement son chemin sans entendre ce qu’il lui
disait à cause du vent qui s’était levé. Comprenant
simplement qu’il lui avait parlé, elle lui fit encore un
sourire et un geste amical.
Il se fit un clin d’œil dans le rétroviseur, puis
contempla encore une fois son tatouage. Il y découvrit
une tache de soleil qu’il n’avait pas encore remarquée.
Zut, se dit-il il va falloir mettre de l’indice 50 ! Ce petit
détail le contraria, mais en l’observant de plus près, il
vit que la tache ressemblait à la silhouette d’une femme
qui courait au loin et trouva ça sexy. En attendant
Dora, il écrivit des SMS aux amis qu’il allait rejoindre.
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Quand le dernier SMS fut envoyé, il s’aperçut que le
soleil avait complètement disparu. Etait-elle tombée
dans les rochers ? Il sortit inquiet, marcha pour essayer
de la retrouver, mais fit vite demi-tour, car on n’y
voyait plus rien. Après-tout, elle avait un portable. Si
elle est blessée, elle peut m’appeler, elle a mon
numéro ! Il l’appela, lui envoya des sms et plus tard,
enfin inquiet il appela les secours. Elle avait marché
tranquillement, jusqu’au rocher, prenant même le
temps de lui faire un signe amical, mais dès qu’elle fut
à l’abris de son regard, elle se mit à courir éperdument
jusqu’à l’essoufflement. Elle fit un stop rapide et vit
que les batteries de son téléphone étaient déchargées.
Je suis vraiment seule, se dit-elle. Elle marcha vite
malgré son essoufflement, la nuit était noire. Sa lampe
de poche était faible, il aurait fallu en acheter une plus
puissante. Ce qui devait arriver arriva, elle se tordit
méchamment le pied. Elle crut un instant à une foulure,
alors que la mer montait. Malgré la douleur, sa cheville
semblait répondre à ses mouvements, plus de peur que
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de mal.
- Je vais être obligée d’escalader ce rocher et de dormir
dans ma tente, se dit elle. J’espère que le Baume Saint
Bernard pourra me soulager ! La panique était montée
au fur et à mesure du voyage. Elle se détestait.
Pourquoi n’avait-elle pas senti le danger avant, elle si
instinctive habituellement. Elle s’était fiée au joli
visage de son chauffeur, à ses yeux charmants. Il
faudra être plus méfiante, la prochaine fois.
Heureusement pour elle, elle était sportive et put
escalader, malgré quelques points d’appui fragiles qui
la firent trembler une fois ou deux. Les pierres qui
tombaient dans la mer faisaient un bruit effrayant. Elle
eut peur de se faire repérer. Enfin arrivée au sommet,
elle sentit un espace assez plat pour s’installer pour la
nuit. Elle remercia mentalement sa mère, qui l’avait
obligée à monter et démonter sa tente plusieurs fois
dans le jardin, malgré ses protestations. Le plus dur
était de la replier et de la ranger dans son sac d’origine,
le fabricant avait encore des progrès à faire de ce côté
Rêve d’Italie - 19
là. Quand la lumière commença à fondre ses éclats sur
les vagues, c’était le petit jour. En ouvrant sa tente, elle
se rendit compte que des commerces étaient tout
proches, mais aussi la route, ce qui aurait pu la mettre
en danger. Le tatoué, partant à sa recherche, aurait pu
facilement la retrouver ici ! Elle se maudissait de tant
de naïveté. Furieuse contre elle, elle replia son
matériel, marcha jusqu’à une plage plus abritée. Elle
attendit que le jour se lève complètement. La journée
serait belle, le soleil caressait une mer qui bougeait à
peine. La chaleur montante lui fit du bien, réchauffa
autant son esprit que son corps glacé. Un cabanon de
plage ouvrait ses portes, elle put y boire un chocolat
chaud.
Elle s’assit au bord de la route déjà plus animée.
Puisqu’il y avait plus de monde, elle pourrait toujours
crier, se débattre s’il revenait ! Il fallait bien penser à
repartir. Elle posa son sac à dos sur le côté et fit du
stop. Un jeune couple s’arrêta un petit moment, moteur
allumé, dans une Clio bleue rouillée par endroits. Elle,
Rêve d’Italie - 20
jolie brune aux cheveux longs, très maquillée, lui,
lunettes, cheveux blonds et plats fit un sourire un peu
gêné lui dit : on peut vous déposer ? Elle essuya ses
yeux encore embués par la rage et se dit que ce couple
était providentiel.
Mon téléphone est déchargé, lui dit-elle, avez-vous un
chargeur ?
« Ha, lui dit il vous êtes en vacances ? Je vous
accompagne au centre ville, on rechargera votre
téléphone. Je vous ferai visiter les plus beaux villages
de notre région, montez, je serai votre guide
aujourd’hui. » Je dépose mon amie au travail et je suis
à vous ! Qu’en pense-tu Julie ? Julie lui adressa un
sourire complice.
Doria monta à l’arrière dans la Clio rouillée, prit un
magazine dans son sac, pour cacher son visage, pour le
cas où le tatoué la verrait. Elle leur dit :
- J’ai oublié mes lunettes, le soleil me fait mal aux
yeux.
- Comme je vous comprends lui dit-il, j’ai le même
Rêve d’Italie - 21
problème. Les yeux clairs sont fragiles !
Il la regarda mieux et s’aperçut que les yeux de la
jeune fille étaient d’un noir profond, il en fut un peu
gêné.
- Je vous préviens, lui dit-il, vous allez adorer la région
et vous risquez de ne plus en repartir ! Cette phrase fit
rire Julie.
- Bastien, pour pour servir... votre guide attitré pour la
journée et plus si affinités !
Il déposa Julie, serveuse au restaurant des mouettes,
trouvèrent un centre de téléphonie pour acheter un
chargeur, puis Ils prirent des chemins de traverse sur la
montagne. Elle découvrit de jolis villages, des
paysages que les routes principales ne dévoilent pas
aux voyageurs pressés. Juin est une saison idéale pour
admirer cette partie de la France, les fleurs généreuses
explosent en bouquets multicolores. Les villages
accrochés offrent un spectacle charmant sous le soleil
doux qui chauffe les toits de briques rouges. Les vignes
adossées aux collines donnent aux promeneurs
Rêve d’Italie - 22
contemplatifs une vue rafraichissante. Bastien l’invita
dans une auberge qui servait des petits déjeuners aux
villageois. Ils s’installèrent sur une terrasse verdoyante
avec vue sur l’océan.
- Je vous offre le petit déjeuner ! Lui dit-il, on n’a pas
tous les jours la chance d’accompagner une touriste
aussi charmante ! Quels sont vos projets d’été ?
Elle lui parla de l’Italie et de son itinéraire, sans
raconter sa déconvenue de la nuit.
- C’est incroyable ! Lui dit-il, moi aussi, je voyage en
Italie cet été ! Pourquoi ne m’attendriez-vous pas ? Je
pars dans quelques jours, pour l’instant, je dois finir de
préparer le voilier d’un ami, qui fait le tour du monde.
Il m’a demandé de tester le gouvernail qui l’inquiète.
Ça vous tente de naviguer avec moi cet après-midi?
Les Calanques sont si belles, vues de la mer... Aimez-
vous les dauphins ? Hier, il étaient au moins six à faire
des sauts autour du voilier ! »
Bien sûr, qu’elle aimait les dauphins ! Son visage
s’illumina, ses vacances commençaient enfin ! Venise
Rêve d’Italie - 23
saurait attendre !
C’était entendu, ils prendraient la mer cet après-midi,
mais en cabotage, il ne fallait pas prendre de risque de
partir loin en mer tant que le voilier n’était pas
totalement fiable ! Il allait lui faire découvrir des
paysages à couper le souffle !
Pas de dauphins aujourd’hui mais une eau claire et de
beaux paysage, si proche de Marseille ! C’était
vraiment surprenant de découvrir un environnement
aussi sauvage. Des balbuzards, aigles pêcheurs à tête
blanche poussaient des cris autour de leurs nids et
planaient dans le ciel. Les rochers battus par la mer et
le vent imitaient des sculptures de toutes sortes,
animaux, visage, silhouettes... C’était un vrai plaisir de
les observer. Elle se retournait parfois vers le
gouvernail pour sourire à son guide si charmant. Il
tendit son doigt pour qu’elle regarde un nid d’un
balbuzard tout proche. Elle se concentrait pour le
trouver dans ces rochers chaotiques, « regarde bien le
tas de branches, là haut, sur la pointe ! » elle étira son
Rêve d’Italie - 24
cou, pour mieux le percevoir, quand elle reçut un grand
coup sur la tête. Presque assommée, elle s’assit un
moment en se frottant le crâne. « Mon dieu, cria
Bastien, il y a eu un problème de navigation, avec le
vent arrière, tu t’es pris le bôme sur la tête, rien de
cassé ? Il s’assit derrière elle et la frotta énergiquement
en l’embrassant. Elle sentit un ceinturon lui sangler la
gorge. Elle essaya de toutes ses forces de le dégager,
mais il restait collé à elle. Le souffle commençait à lui
manquer. Elle fit un pas en avant avec cette charge
humaine sur le dos, lui donna un coup de coude dans le
ventre et lui fit une prise de judo qu’elle maitrisait
parfaitement, le Nage-Waza, en le faisant basculer au
sol, la tête la première. Le bruit que fit son crâne sur le
plancher en bois la surprit, habituée qu’elle était de
s’entrainer sur des tatamis. Sonné, la rage au visage, il
tenta de se relever, alors elle saisit une fusée de
détresse, qu’elle tira à bout portant sur son visage. Le
sang se mit à jaillir. Elle se rendit compte qu’elle avait
visé la tête. Elle entendit ses gémissements de plus en
Rêve d’Italie - 25
plus faibles. « Au secours !!! Cria-t-elle » pendant que
seules les clapotis des vagues lui répondaient. Il y eut
un écho. Elle se recroquevilla au fond du bateau avant
de réagir. A ce moment seulement elle se souvint
qu’elle avait rechargé son téléphone. Quel numéro
composer ? Le 15 ? Le 18 ? Le 19 ? dans la panique
elle ne savait plus quel numéro faire. Elle fit le 19 au
hasard.
- A l’aide, cria t-elle, j’ai été agressée par un homme, il
a tenté de m’étrangler sur son voilier, je crois que je
l’ai tué ! Le bateau est près d’un nid d’aigle, Il y a une
croix sur un rocher !
Mais l’agresseur s’était réveillé et gémissait en
rampant vers elle. Il s’accrocha à son t-shirt et planta
ses ongles profondément dans son bras en tentant
d’arracher son téléphone, puis tomba violemment en
arrière. Un hélicoptère arriva rapidement et tourna
autour du bateau. Etes-vous Dora ? Cria un homme
avec un porte voix? On a signalé votre disparition hier
soir ! On arrive ! Un homme descendit à l’aide d’une
Rêve d’Italie - 26
corde en rappel vers elle.
« Etes-vous blessée ?
Votre cou... que s’est-il passé ?
Cet homme vous a-t-il enlevée ?
On survole la zone depuis ce matin !»
Dora ne put répondre à toutes ces questions, car elle
avait usé toutes ses forces dans le combat et s’était
évanouie.
« Dora ! Dora ! Criait le secouriste en la tapotant.
Répondez-moi ! » Dans un brouillard elle entendit :
c’est l’étrangleur, la petite a eu sa peau ! Elle se
réveilla complètement dans une chambre d’hôpital.
L’urgentiste lui tendit son téléphone. Elle perçut la
voix de son père :
- Papa, lui dit elle, je suis désolée, je ne suis pas au
camping avec Sophiane, je suis à l’hôpital et j’ai lancé
une fusée de détresse sur un homme, je crois que je l’ai
tué !
- Dora ! Ma championne ! Lui dit son père. Je suis si
fier de toi ! Tu as eu la peau de ce salaud ! Tu l’as
Rêve d’Italie - 27
échappé belle ! Quand je te disais que le judo, ça peut
toujours servir dans la vie ! Hein ? Est-ce que la danse
t’aurait sauvé la vie? Comment te sens-tu ? Ta tête ?
On t’appelle depuis hier soir, c’est le chauffeur de
Blablacar qui nous a prévenus ! Je te laisse, ma
championne repose-toi, on arrive.
Dora but un chocolat, puis consulta son téléphone. Elle
écouta ses multiples appels. Il y avait Sophiane, bien
sûr qui avait tout de suite lancé une enquête auprès de
Blablacar et s’était sentie contrainte de prévenir ses
parents. Son père qui l’avait appelée au moins dix fois
dans la nuit. Et puis Rémi, le chauffeur de Blablacar,
dont le ton exprimait la panique d’heure en heure. Il
avait fini par comprendre que son révolver lui avait fait
peur, une arme chargée à blanc pour intimider les
rôdeurs ou les animaux nocturnes.
- Dora, lui disait-il dans son dernier appel, c’est
incroyable ! Tu as eu l’étrangleur ! Tu aurais pu être sa
cinquième victime ! Comment te sens tu ? j’ai prévenu
le club qui m’attend pour un job à San Rémo. Je peux
Rêve d’Italie - 28
t’attendre encore une journée, ou même deux, si tu
veux. Alors, si tu m’écoutes, dis-toi bien que je ne te
ferai jamais de mal. J’ai accroché un deuxième hamac
pour toi, avec une moustiquaire, tu verras, le ciel sur la
plage est magnifique, en l’absence de pollution
lumineuse ! Il y a des petites chauves souris qui volent
en tous sens c’est très joli ! Dépêche-toi ! Mon Van et
l’Italie t’attendent !
Il faudra attendre pour l’Italie, lui écrivit-elle. Encore
bien de la chance si je peux aller seule à Saint Raphaël,
à seize ans, avec des parents comme les miens, on ne
fait pas ce que l’on veut. Ils ont eu si peur pour moi
qu’ils ont pris 3 billets aller retour pour Venise et
m’ont promis d’aller dans le quartier des souffleurs de
verre pour retrouver mon ami !
Ils sont quand même sympas ! Salut, Rémi, bonne
saison à San Rémo !

Rêve d’Italie - 29
La voisine
La voisine - 1
nouvelle

Brigitte Deleruelle

Denis ne veut pas


fêter son anniversaire cette année.
Il se trouve trop gros
et a décidé de s'acheter une conduite
en faisant du sport et en buvant une infusion détox
au lieu de faire la fête avec ses amis.
Une voisine agaçante et impolie
va déjouer ses plans.

1262 mots
7055 caractères (espacements inclus)

Brigitte Deleruelle

La voisine - 2
Lorsque Denis rentra du marché, Morphée bondit
sur la table, renversant le vase plein de marguerites.
L'odeur du poisson frais emballé dans un vieux
journal le rendait fou à chaque fois. Il miaulait alors
comme un chat affamé, en négligeant sa gamelle
pleine de croquettes. Cette mauvaise habitude
faisait rire Denis. Tout ce que pouvait faire cette
petite boule de poil le faisait craquer. Il épongea
sommairement la table et déballa le trésor pour son
ami à quatre pattes.
- C'est pour fêter mon anniversaire ! Dit Denis en
riant. Une part pour toi, une part pour moi. Duo
saumon cabillaud, ça te plait ? Pour ses trente ans,
Denis n'avait rien organisé et avait fait profil bas
pour se faire oublier de son entourage. Il ne
répondait plus au téléphone depuis quelques jours
pour avoir la paix ce soir là. Il en avait assez des
soirées arrosées.

La voisine - 3
Il faut toujours boire le plus possible jusqu'à rouler
par terre... dit-il à son chat. J'ai passé l'âge. Il est
temps de se bouger et de perdre les kilos
accumulés.
Il contempla un instant son ventre rond dans la
glace, alluma son ordinateur pour faire sa séance
quotidienne de Gym spéciale ventre plat.
Morphée partit bouder dans son panier comme à
chaque fois que Denis ne jouait plus avec lui.
- Hop et hop ! Disait la coach sportive qui donnait le
cours en ligne, courage ! Encore deux fois, dix, on
souffle !
Maudissant cette jolie femme qui riait et parlait en
faisant les mêmes mouvements, Denis suait à
grosses gouttes, quand quelqu'un sonna à la porte.
Zut ! Pensa Denis, pourquoi faut-il toujours être
dérangé quand on fait du sport ? Encore le papy du
troisième qui vient se plaindre à cause du bruit que

La voisine - 4
je fais sur le parquet ?
Pas de papy cette fois-ci, mais une voisine qu'il
n'avait pas encore croisée.
- Bonjour, dit-elle, je suis nouvelle dans l'immeuble.
On pourrait peut être boire le verre de l'amitié pour
faire connaissance?
Ce disant, elle agitait une bouteille de Vodka Russe
et deux verres. Le premier réflexe de Denis fut de
dire non, mais la voisine avait déjà coincé son pied
dans l'ouverture et se glissait dans le salon, souple
comme un serpent et rapide comme un singe.
Soupir de Denis, qui aimait bien la vodka, mais avait
décidé de faire un régime. Il n'espérait qu'une chose
pour sa soirée d'anniversaire, une soirée avec une
infusion détox, un bon film et Morphée ronronnant
sur ses genoux.
Cette drôle de voisine était vêtue d'un long manteau
léger et d'une jupe extrêmement courte. Elle

La voisine - 5
sautillait plutôt qu'elle ne marchait, mal à l'aise,
perchée sur des chaussures rouges à talons
aiguilles. Etrange, se dit-il pourquoi ne pas porter
des chaussons pour monter ou descendre les étages ?
Déjà installée, elle ne faisait que plier et déplier ses
jambes. C'était très gênant. Morphée s'était réveillé
et semblait adorer la scène. Il faisait son charmeur
et se frottait sur ses mollets, le traitre... Elle en
profita pour s'enfoncer un peu plus dans le canapé,
roucoulant des mots doux. Ce faisant, elle servit les
deux premiers shots de vodka. A ce moment, Denis
se dit qu'il n'avait pas de cacahuètes pour éponger
de l'alcool fort.
« Je me sens si seule, dans cette ville, dit-elle, je
viens tout juste de m'installer. J'ai dû laisser tous
mes amis à Bordeaux. Ça me fait du bien d'être avec
vous, ce soir.»
Denis soupira, enfila un jean et une chemise puis

La voisine - 6
alluma sa télé pour partager le film avec cette
enquiquineuse, mais l'écran restait résolument noir.
Y avait-il un problème de branchement?
C'est nul, la télé, cria cette impolie ! Un petit jeu tous
les deux, ce serait bien plus sympa ! Tiens, celui-ci, il
est simple et je l'adore ! Elle désigna un jeu
d'Abalone sur le guéridon.
- Je n'y connais rien, dit Denis, une amie me l'a
installé hier, pour décorer mon salon, c'est vrai qu'il
est joli, mais je n'aime pas les jeux de société.
Allez, dit la voisine, très motivée, moi j'adore ! On va
s'amuser ! À chaque fois que l'on perd, on enlève un
vêtement ! Quand on y joue avec mes amis de
Bordeaux, ont rit comme des fous !
Denis accepta en boudant, fusillant du regard le chat
trop affectueux, assis et ronronnant sur les genoux
de la dame.
Pour le mettre en confiance, la voisine expliqua les

La voisine - 7
règles du jeu et fit exprès de perdre. Dès que six de
ses boules blanches tombèrent dans la gouttière,
bonne joueuse, elle enleva son foulard qui masquait
un décolleté plongeant.
Denis perdit toutes les parties suivantes. Déjà torse
nu, il se demanda pourquoi il ne savait pas dire non.
Il trouva ce jeu stupide et sa voisine superficielle.
Elle poussait des cris aigus et riait fort. Il se dit que
son voisin grincheux n'allait pas tarder à frapper à
la porte. Après le troisième shot de vodka bu tout
sec comme en Russie, il fut déstabilisé et
déconcentré. Il avait hâte de lasser sa partenaire et
de la voir claquer la porte, lui dire au revoir et à
jamais. Elle se moqua de lui :
- Ma petite sœur qui a sept ans me bat à plates
coutures sur ce jeu! Concentrez-vous !
Pour se faire pardonner, elle perdit deux fois, enleva
son manteau, puis sa jupe extra courte, se

La voisine - 8
retrouvant en sous vêtements sexys faits de cuir et
de dentelle. Il la regarda avec plus d'intérêt,
trouvant le spectacle amusant. Il se relança dans le
jeu avec plus d'application. Elle perdit une fois
encore et enleva son bracelet. Ensuite, Denis gagna
une partie, (deuxième bracelet,) puis ne fit que
perdre. Après que ses chaussettes furent roulées en
boule, il dut enlever sa ceinture et son jean. Alors
qu'il ne lui restait plus qu'un boxer, elle lui fit son
sourire le plus doux pour l'encourager. « Allez, cher
voisin, soyez bon joueur ! C'est le deal ! » Alors qu'il
se trouvait nu, elle sortit de la crème à raser et lui
massa le torse et le dos. Il se trouva nu, décoré
comme un gâteau à la chantilly, c'était inédit et
agréable. Les mains de la voisine étaient
parfaitement douces. Il fermait les yeux quand
soudain, toutes les lumières du salon s'allumèrent
en même temps, il y eut des applaudissements et

La voisine - 9
des rires. Tous les amis de Denis, sortis de la
chambre étaient là pour crier : bon anniversaire ! La
jolie voisine enfila son manteau, embrassa Denis de
sa bouche parfumée à la vodka et lui glissa sa carte
de visite dans la main. « Sans rancunes ? Tu es bon
élève, un instant, j'ai cru que j'allais y passer la nuit.
A bientôt ? » Elle fit un petit signe d'adieu charmant
à l'assemblée et repartit, comme elle était venue sur
ses talons aiguilles. Denis ne se démonta pas, se
rhabilla tranquillement. Il rangea la précieuse carte
sous un pied de lampe, regarda l'assemblée, qui
comportait une majorité de filles et leur dit :
- Allez, les amis, pour fêter mon anniversaire, on se
refait une petite partie ?

La voisine - 10
Je, du cloaque à la lumière
nouvelle
Brigitte Deleruelle

Je, du cloaque à la lumière - 1


Florent, hyperactif et en échec scolaire
se retrouve SDF à l’âge adulte.
Sa passion pour la littérature et les retrouvailles
avec une ancienne professeure de lettres
va lui ouvrir des portes inespérées

2637 mots
15303 caractères (espacements inclus)

Je, du cloaque à la lumière - 2


Margot se mit à frissonner dans son gros manteau
fourré. Si des sans abris tentaient régulièrement de
s’installer dans la cave depuis cet hiver, celui-ci lui
faisait peur. Quelqu'un avait laissé la porte ouverte.
Peut-être monsieur Syrah qui laisse son chat aller et
venir, ou madame Rapplin qui perd la tête. Qui
pourrait la protéger en cas d’agression ? La plupart
des résidents étaient aux sports d’hiver ou au soleil,
sauf le grincheux du premier et son vieux chien
lunatique. Les étudiants du sixième, pas la peine
non plus de compter sur eux, avec leur musique de
sauvage, ils n’entendraient rien. L’homme était tapi
dans un coin, seuls deux yeux perçants restaient
visibles sous sa capuche. Elle se glissa contre le mur
pour passer, mais une main sale la retint
fermement. Il la fixa intensément, et il lui dit :
Je renais au coin du feu. Mes doigts glacés retrouvent
leur souplesse devant les bûches qui crépitent.

Je, du cloaque à la lumière - 3


Soudain le parfum d’un potage me transporte dans
une enfance oubliée. C’est un soir de délices et de
tristesse. J’entends le bruissement d’une robe, la robe
d’une femme qui me sourit. Qui est-elle? Ce parfum de
soupe me cajole, rien ne peut m’arriver tant que cette
odeur flottera autour de moi.
Margot eut un sursaut : comment connaissait-il ce
texte qu’elle enseignait aux enfants de sa classe, à
l’approche de l’hiver ? Connaissait-elle cet homme
au regard noir, cheveux sales, barbe rousse
désordonnée ?
- Madame Margot ! J’étais dans votre classe !
Elle eut un doute.
- Florent ? C’est toi ?
- Oui, c’est moi. J’ai tant changé ?
Margot eut un frisson. Ce petit Florent, toujours
couvert de bleus, était bagarreur et violent. Il se
terrait sous les tables, troublait son cours,

Je, du cloaque à la lumière - 4


bousculait ses camarades. L’ambiance n’était jamais
à la concentration. Tous profitaient de la situation
pour jouer, lancer des boulettes de papier, ou vider
les cartables. Quand elle s’absentait pour reprendre
son souffle, elle retrouvait sa classe dans un chaos
indescriptible. Le jour où elle fit appel à un
surveillant, le pauvre étudiant qui n’avait aucune
autorité avait craqué. Il avait jeté son bureau au sol
et celui-ci s’était brisé en deux, ce qui avait calmé
les enfants pour une petite heure. Hors de question
pourtant de se montrer fragile. Comme le stress se
vivait de l’intérieur, elle avait pris l’habitude de
respirer longuement et de prendre des bains chauds
tous les soirs. Ses amis ne la reconnaissaient plus.
Elle sursautait au moindre bruit et ne riait plus.
Ce petit semeur de troubles avait deux mamans qui
vivaient en concubinage. Le proviseur du collège les
contactait souvent, mais au lieu de parler du cas de

Je, du cloaque à la lumière - 5


Florent, elles l'ignoraient, se disputaient, s’accusant
mutuellement d'indifférence et d'infidélités. Des
claques retentissaient puis elles se demandaient
pardon en pleurant puis s’embrassaient sans
retenue. Devant ce spectacle, le petit Florent, sale et
renfrogné s’arrachait les cheveux par poignées. Les
enseignants démunis devant ce cas particulier
réclamaient une expulsion sans délai. Au troisième
trimestre, tout s’arrangea. L’enfant, qui habitait
dorénavant chez son père, était plongé dans un
calme inquiétant. Un traitement médicamenteux
avait résolu ses problèmes de violence. Tous se
dirent satisfaits, tranquilles et débarrassés de ce
danger qu’il faisait planer sur lui même et sur ses
camarades. Margot aussi, avait été soulagée de
terminer normalement l’année scolaire. Elle avait
tenté de rattraper le programme, mais à cause de
ces deux trimestres perdus, beaucoup avaient dû

Je, du cloaque à la lumière - 6


redoubler leur année de cinquième. Aurait-il fallu
dialoguer avec cet enfant ? Lui montrer de l’intérêt,
de la compréhension ? Mais quand ? Seuls les cours
de poésie le sortaient de sa léthargie. Son regard de
chat sauvage s’animait tout à coup, il semblait
suivre le cours. En écoutant Margot lire l'albatros de
Baudelaire, il lançait d'étranges soupirs.
- J’aimais bien vos cours de français, dit-il. Ça me
faisait du bien. Depuis, j’écris, vous savez. Il lui
montra un caddy troué plein de cahiers remplis
d’une écriture serrée.
- Vous avez rempli tous ces cahiers ? dit elle
surprise.
- Oui, j’ai eu le temps. Depuis toutes ces années, je
dormais dans le garage de mon père. Il y avait des
cartons pleins de livres dans ce garage. J’en ai fait
ma table de nuit et ma table de travail avec ceux qui
ne me tentaient pas. J’en ai lu quelques-uns aussi.

Je, du cloaque à la lumière - 7


J'avais chaud l’hiver, mon père avait entreposé un
vieux canapé, c’était royal ! Mais la nouvelle copine
de mon père ne m’aimait pas. Elle a eu besoin de
tout l’espace pour entreposer du matériel de
nettoyage. Les produits Impec, vous connaissez ?
Elle en a acheté un stock énorme pour faire des
démonstrations chez ses voisines. Comme elle ne
vendait presque rien, ça l’a rendue folle. Du jour au
lendemain, elle a décrété qu’il n’y avait plus de place
pour moi.
- Je n’aime pas les inutiles, disait-elle. Gribouiller
toute la journée sur des cahiers, c’est de la merde !
Quand va-t-il chercher un vrai boulot ? Elle disait ça
tous les jours, et mon père la laissait faire. Il m’a jeté
dehors malgré le froid. Il m’a donné quelques billets
en me disant : allez, il va falloir te débrouiller,
maintenant. Reviens avec un vrai job qui rapporte
de l’argent ! Sa copine l’avait pourtant ruiné avec

Je, du cloaque à la lumière - 8


son projet, mais c’est une maline, elle sait y faire
avec mon père.
L’odeur du jeune homme devenait insupportable.
Un mélange de transpiration et de linge sale, plus
une vague odeur de sardine. Margot remonta
discrètement son foulard sur le nez.
- Je ne peux pas te laisser dehors, il va faire
terriblement froid cette nuit. Si le vieux grincheux
du premier t'a repéré, la police ne va pas tarder à
arriver ! Lui dit-elle. Monte un instant ! Je vais
essayer de t’aider.
Le vieux grincheux ouvrit la porte à cet instant,
surpris et contrarié.
- Encore un ! Pires que des cafards ! Je me charge
d’appeler la police, ou c’est déjà fait ?
- Je connais ce jeune homme. Monte, Florent,
j’habite au cinquième étage !
Florent monta péniblement son précieux

Je, du cloaque à la lumière - 9


chargement, en soufflant comme un vieillard. Ses
doigts blanchissaient sous le poids des livres et ses
articulations craquaient.
Le voisin continuait à proférer des insultes à l’égard
des vieilles bigotes, grenouilles de bénitiers attirant
chez eux la vermine. Son teckel hurlait aussi,
comme pour lui donner raison.
Le salon de Margot était doux et chaleureux. Des
bûches craquaient dans la cheminée, les lueurs des
flammes caressaient la pièce, les invitant tous les
deux au silence et au réconfort.
Je te prête une robe de chambre rose, dit elle en
riant. Profites-en pour prendre un bain, ça te fera du
bien. De mon côté je vais laver tout ça. Mon sèche
linge est efficace.
Florent avait trouvé un rasoir dans la salle de bains.
Une fois rasé, il eut du mal à se reconnaitre. Etait-ce
bien lui, cet homme au visage maigre et blafard ? Le

Je, du cloaque à la lumière - 10


shampoing de Margot laissait flotter sur lui un
parfum subtil et cette odeur de propre lui fit du
bien.
Durant ce temps, Margot prépara un bouillon de
poulet et y jeta des vermicelles. Ils s’installèrent
dans un canapé moelleux et pour passer le temps, il
lui lut quelques-uns de ses écrits, les plus récents.
- Dors ici pour cette nuit, dit Margot, il y a des
oreillers mais je n’ai pas de matelas. Je pense que tu
t’en contenteras ? Il accepta, heureux de ne pas
affronter le froid une nuit de plus.
Tant d’enfants hyper-actifs comme lui étaient punis,
frappés et relégués au fond des classe, dans
l’indifférence la plus totale. Quelle était la
responsabilité de l’éducation nationale ? Q u e
faudrait-il changer pour donner à chacun la chance
de s’en sortir ?
Elle se plongea dans les écrits entassés

Je, du cloaque à la lumière - 11


soigneusement dans le caddie. Les textes de Florent
n’étaient pas mauvais, de bonnes idées à
retravailler, mais les bases étaient bonnes.
Comment avait-il pu évoluer aussi bien avec si peu
d’études ? La lecture, peut être...
Le lendemain matin, Margot partit à la boulangerie
chercher des croissants chauds et une baguette tout
juste sortie du four. Un vent glacial soufflait. Un
courant d’air soulevait les manteaux, et les
chapeaux des hommes. Elle n’eut pas le cœur de
jeter à nouveau son protégé dans la rue.
Je vais lui faire confiance, se dit elle, il n’a pas l’air
bien méchant. Ma petite chambre de bonne, au
septième étage ne me sert plus à rien depuis que
Myrtille est partie. Et puis, toutes ces marches, ça lui
musclera les jambes. Cette idée la fit rire.
Quand elle fit sa proposition au cours du petit
déjeuner, Florent refusa.

Je, du cloaque à la lumière - 12


- J’ai peur de vous décevoir, et je n’ai rien à vous
donner en échange, lui dit-il.
- Tu n’as rien à me donner, lui dit elle, je veux
simplement prouver que tout est possible à force de
travail, et qu’aucun de mes élèves n’aura à subir
d’échec. Ce n’était qu’un accident de la vie, un
mauvais passage que tu vas surmonter, j’en suis
sûre. Alors tu te reposes quelques jours et puis on te
mettra au travail. Il faudra améliorer tous ces textes,
et il y a de quoi faire !
Florent fut contraint d’accepter, vivre dans la rue en
hiver était trop difficile pour lui et sa santé
déclinait. Dans les premiers temps, il dormait
beaucoup dans sa nouvelle tanière, et n’osait pas se
montrer, tant il avait honte de sa situation. Margot
lui montait quelque vivres un jour sur trois, elle ne
voulait pas lui donner des habitudes de
dépendance. Dès qu’elle le trouva plus vigoureux,

Je, du cloaque à la lumière - 13


elle le secoua gentiment et lui monta un vieil
ordinateur délaissé par sa fille.
Au travail jeune homme ! Vous n’êtes pas ici par
hasard, et il va falloir le prouver !
Florent se mit à la tâche, découvrant le
fonctionnement d’un ordinateur. Il progressait
doucement, ravi de se servir des correcteurs
automatiques. En attendant tranquillement que les
récits se décantent, que le style s’allège, elle le força
à tailler dans le gras des phrases jusqu’à
épuisement, jusqu’à la perfection. Il ronchonnait
souvent car Margot était une perfectionniste. Elle
l’obligeait aussi à lire un livre par semaine. Elle
supprima le petit téléviseur dans sa chambre, pour
qu’il se concentre exclusivement sur son travail
d’écriture. Elle l’invitait parfois à venir dans son
salon pour voir un film d’auteur.
Un mois plus tard, et grâce aux relations de Margot,

Je, du cloaque à la lumière - 14


Florent trouva un job à la pépinière de la mairie. Un
petit emploi qui lui permit de se nourrir.
La vie de la rue attirait parfois Florent les jours de
soleil et Margot connaissait les travers de cette vie
errante. Quand il rentrait tard et un peu hagard, elle
lui disait :
- Ton planning est trop serré pour l’instant, entre
tes études, ton travail et tes lectures, si tu te
disperses tu n’y arrivera jamais ! Sors un peu moins !
Quand il boudait, elle l’invitait au cinéma, et ils se
retrouvaient ensuite dans un bar, pour un jeu qu’ils
aimaient bien, inventer une fin différente à l’histoire
du film. Florent avait toujours des idées amusantes
et surprenantes. A force de travail d’écriture,
certains de ses écrits devinrent mieux aboutis. Un
beau jour, elle envoya sans le lui dire, un roman
court à plusieurs maisons d’éditions. Ce livre qu’il
avait nommé : « Je, du cloaque à la lumière » parlait

Je, du cloaque à la lumière - 15


de la vie dans la rue, de la violence, de la drogue
et de l’alcool, mais aussi de renc ontres
exceptionnelles. Malgré un sujet très lourd, il
ressortait de ce roman quelque chose de positif, de
solaire, que seul un jeune ayant vécu dans la rue est
capable de ressentir et d’exprimer. Un vrai coup de
cœur pour Margot.
Un jour, elle lui avoua qu’elle avait tenté sa chance
auprès de six maisons d’éditions dont une connue.
C’est comme une bouteille jetée à la mer, lui dit-elle,
il nous reste plus qu’à espérer. Florent n’y croyant
pas, oublia rapidement cet envoi, la chance était
déjà bien là, puisqu’il travaillait, mangeait et
dormait au chaud. L’écriture était pour lui une
passion, un hobby et aussi un exutoire qui lui
faisaient du bien. La copine de son père avait
finalement raison, « écrire, ce n’est pas un métier. »
A présent, Margot et lui se retrouvent tous les

Je, du cloaque à la lumière - 16


mercredis, chez elle ou à la bibliothèque. Il lui lit ses
nouveaux écrits, elle commente, corrige parfois,
encourage toujours.
Les mois passent tranquillement, le jeune homme se
métamorphose. La nourriture et le grand air des
jardins qu’il entretient lui ont donné bonne mine.
Céline, une jeune fille brune et rieuse l’a hébergé.
Elle est fleuriste et veut créer une entreprise de
livraisons de fleurs. Elle achètera un premier vélo
avec une petite remorque toute décorée avec son
enseigne et son numéro de téléphone. Il fera les
livraisons, pendant qu’elle préparera les bouquets
dans le garage de ses parents. Lui, s’est inscrit à la
salle de judo et ses épaules se sont élargies. C’est un
tout autre jeune homme.
Entre Florent et Margot, les échanges sont toujours
aussi agréables. Ils découvrent petit à petit que
leurs goûts de lecture, théâtre et cinéma sont

Je, du cloaque à la lumière - 17


similaires, ce qui les surprend, vu leur différence
d’âge. Les mois passent et ils ne manquent jamais le
petit rituel du mercredi. Ils se retrouvent à présent
dans un café de la rive gauche et prennent plaisir à
échanger, de façon très animée sur des sujets
relatifs à la création, à la culture et aux nouvelles
tendances littéraires. Un jour de printemps, comme
il fait encore doux au soleil couchant, ils s’installent
au bord de la Seine. Des mouettes volent en tous
sens dans un ciel frais, presque maritime. Ils se
taisent un instant pour admirer leurs jeux dans le
ciel et aussi les dessins toujours différents de l’eau.
- C’est à mon tour de vous lire un écrit, lui dit
Margot, ça vous tente ?
Elle sort une enveloppe de sa poche.
“Edition rue bleue”
Une connaissance de cette maison d’édition me l’a
donnée hier, dit elle, et comme cela vous concerne,

Je, du cloaque à la lumière - 18


j’ai voulu l’ouvrir en votre présence. Je sais déjà de
quoi elle parle, écoutez-bien, je crois que vous allez
aimer.

Monsieur,
Merci d’avoir choisi Edition rue Bleue pour la
proposition de votre premier roman.
Celui-ci a retenu notre attention.
Nous proposons de vous mettre en relation avec l’un
de nos correcteurs à une date de votre choix, et
convenir d’un rendez vous,
afin de signer le contrat relatif à cet écrit.
Nous serons ravis de vous compter parmi nos
nouveaux auteurs.
Nous tenant à votre disposition,
veuillez agréer, monsieur, nos salutations distingués.

Florent qui ne comprend pas l’importance de cet

Je, du cloaque à la lumière - 19


envoi, est consterné.
- Vous voyez bien, c’est médiocre, tout est à refaire,
et ce sera sans moi... Mais ils ne me décourageront
pas, écrire me fait du bien et tant pis si mes
histoires ne voient jamais le jour. Je suis déjà
heureux comme ça, vous êtes une fée, Margot.
Elle rit devant ce jeune homme naïf qui vit un
tournant décisif dans sa vie d’écrivain sans même le
savoir. Ils partent, heureux d’être ensemble et
partent boire un verre dans leur café préféré.
- Ce soir, c’est coupe de champagne, ça change du
sirop grenadine, après tant de mois de travail, c’est
bien mérité.
- A quoi trinquons-nous ? dit Florent.
- A la magie des mots !

Je, du cloaque à la lumière - 20


Je, du cloaque à la lumière - 21
La recette
petite nouvelle

La recette - 1
Brigitte Deleruelle

Intégrez la recette complète d'un fondant au


chocolat
dans une enquête criminelle...

744 mots
3958 caractères (espacements inclus)

Brigitte Deleruelle
Brigitte.guillemot@gmail.com

La recette - 2
C’est comme je vous le dis, monsieur le
commissaire, je n'ai rien pu voir. Entre neuf heures
et dix heures, j'étais occupée dans ma cuisine, pour
mon fameux moelleux au chocolat. Je préchauffais
mon four à 190 degrés, il faut être précis vous
savez ? Un seul détail peut vous faire rater cette
recette, regardez comme il est parfait !
Oui, monsieur le commissaire, j'ai bien entendu un
cri à fendre l’âme, mais je ne me suis pas inquiétée,
monsieur crie toujours sur ses chiens. De sales
bêtes mal éduquées, si vous voulez mon avis.
Je me suis dit : il s’est fait mordre et c’est bien fait !
On ne joue pas du bâton pour dresser un chien.
Je suis allée chercher mes 100 grammes de beurre
et mes 200 grammes de chocolat noir au frigo pour
les faire fondre. Certains utilisent le four mais je
trouve ça dommage, je préfère le bain-Marie, c’est
plus doux. On risque de tout brûler en faisant

La recette - 3
fondre les ingrédients dans le four et vous savez,
madame ne lésine pas sur le prix, alors un chocolat
de cette qualité, il faut en prendre soin, le traiter
avec douceur !
Enfin ou en étais-je ? Ha oui, vous me parlez d'un
couteau... au moment de couper le chocolat, je n'ai
pas trouvé mon grand couteau dans le tiroir. Je suis
très maniaque avec les outils de cuisine, je suis la
seule à les utiliser. A ce moment là je ne me suis pas
inquiétée, je me suis dit que Madame l’avait encore
emprunté, et ça m’a agacée. J’ai pris un couteau plus
fin et continué ma recette.
Pourquoi un couteau aussi tranchant ? Mais pour
couper le beurre ! Sorti du frigo, il faut de la force
pour le découper ! J’ai donc coupé ce beurre en
petits morceaux, l'ai fondu au bain marie avec le
chocolat, en mélangeant le tout avec un fouet, puis
j'ai ajouté les 100 grammes de sucre glace. Après, je

La recette - 4
suis allée à la basse cour pour prendre cinq œufs.
Quand ils sont très frais, et qu'on les incorpore un
par un, ils se lient mieux à la sauce, il faudra donner
cette astuce à votre femme. A propos comment va-t-
elle ?
Les griffures sur mon bras ? Ho ce n'est rien, j'ai dû
me blesser en cueillant des mûres hier. Aimez-vous
la tarte aux mûres ?
Est-ce que j’ai vu du sang devant la basse cour ?
Mais oui, bien sûr, aujourd’hui c’est le jour des
canards pour Gustave. Beaucoup de sang ? Mais
vous savez, le canard, ça saigne !
Bon, m a r ecet te.. .. J ’a i b eurré le m oule,
généreusement il ne faut pas avoir peur de bien
beurrer, rapport au démoulage, et j’ai versé le
mélange dedans.
Si j’ai entendu des râles ? Pas du tout ! Vous savez,
je suis un peu sourde et durant la cuisson, trente

La recette - 5
minutes pour un consistance ferme, Gustave faisait
un bruit infernal avec le vieux tracteur ! Il faut que
Madame le remplace, c’est pénible ! J’y pense pour
votre femme, si elle préfère une consistance plus
moelleuse, il faut le cuire seulement durant vingt
cinq minutes, vous y penserez ? Mais que font vos
collègues au fond du jardin ? Les poubelles ? Hé
bien ça ! Ce n'est pas banal ! Ils n'ont pas peur de se
salir ? Si j'ai fait des achats à la pâtisserie du village?
Un emballage de moelleux au chocolat ? Mais oui,
bien sûr , ça peut vous sembler curieux, mais j'ai
voulu en acheter un pour le comparer au mien. Il est
plutôt correct, vous savez, mais le mien est meilleur,
rapport aux produits frais et naturels.
Si j’ai tout mangé ? Hé bien oui, mais Gustave m’a
aidée, quand même. On a un bon appétit à la
campagne. Comment ça, je n'ai pas fait ce gâteau ?
Mais si ! Je viens de vous donner la recette ! C'est

La recette - 6
bien la preuve ! Comment ça en garde à vue ? Des
empreintes sur un couteau plein de sang ? Un corps
jeté dans le puit ? Quel corps ? Je n’ai rien fait !
Lâchez-moi ! Lâchez-moi !
Je n'ai tué personne ! Gustave ! Tu vois où ça nous
mène tes histoires ?

La recette - 7
Mars 44 sur la côte sauvage
Nouvelle
Brigitte Deleruelle

Mars 44 sur la côte sauvage - 1


C’est la guerre et Christiane survit comme bien
d’autres dans sa maison « La Ramée »
à Saint Hilaire de Riez, sur la côte sauvage.
Artiste peintre et cultivatrice, elle rejoint à la plage
ses quelques amis soutiens de famille
qui ne sont pas encore partis au combat.

3526 mots
20048 caractères (espacements inclus)

Mars 44 sur la côte sauvage - 2


On regrette parfois de ne pas avoir posé plus de
questions sur le passé de nos parents... je me suis
inspirée de l’histoire que ma mère m’a racontée un
jour, et je vous laisse la découvrir. Comme les détails
me manquent, j’ai brodé, rempli les vides, et j’espère
que personne ne m’en voudra.
Si la villa « La Ramée » existe encore, la côte sauvage
de Saint-Hilaire de Riez, qui faisait encore partie de
Saint-Gilles-Croix-de-Vie, à l’époque, est un paradis
perdu. Il y a bien longtemps, la nature s’étendait loin
de la mer, vers les terres, jusqu’aux vignes. Les fermes
étaient cachées derrière des arbres pour s’abriter du

Mars 44 sur la côte sauvage - 3


vent l’hiver. Cette nature offrait aux habitants une
diversité de plantes sauvages où chacun cueillait de
quoi se nourrir ou se soigner. Les goémoniers
venaient à marée basse ramasser des algues
exemptes de toute pollution. C’était un spectacle
magnifique, que de voir leurs chevaux de trait sur la
plage. La mer était généreuse et emplissait
rapidement les filets des habitants de crevettes,
petites fritures et tourteaux qui se cachaient sous les
algues. Au large, les poissons étaient nombreux,
grâce à une faune sous-marine riche et préservée.
Pas étonnant alors que ma mère ait aimé et choisi
son petit bout de terre, proche de l’océan. J’ai eu la
chance toute petite de goûter encore un peu à ce
paradis. Les promoteurs ont eu la main lourde, en
toute impunité, comme partout ailleurs dès les
années 68. La mer se venge parfois en écroulant les
maisons un peu trop audacieuses, elle croque

Mars 44 sur la côte sauvage - 4


progressivement la terre qui lui revient de droit,
malgré les efforts désespérés des hommes pour l’en
empêcher. La fée plastique a pointé son nez pour le
bonheur de tous, pailles multicolores, assiettes, verres
jetables, sacs plastiques, vêtements pratiques et
flamboyants nous ont adouci la vie, puis elle a
distribué des confettis et micro particules dans les
océans. Cette fée, finalement ne voulait peut être pas
que notre bien... Un jour peut être, la nature en aura
assez, et continuera son petit bonhomme de chemin à
sa manière, mais sans nous.

Mars 44 sur la côte sauvage - 5


Le soleil se faufilait déjà dans les trous du rideaux.
Je m’étais couchée tard à cause de ce satané tableau
qui me donnait du fil à retordre. Je voulais que la
campagne soit verte, resplendissante, que la mer
soit transparente et lumineuse, mais plus j’ajoutais
des couleurs, plus mon tableau s’assombrissait,
jusqu’à ressembler à un soir menaçant de grande
marée. J’ai capitulé devant tant d’adversité, mis de
la lumière aux fenêtres de la chaumière que j’avais
peinte à droite, après tout, puisqu’il faisait nuit, il
fallait bien éclairer la masure, puis j’ai pointé avec
un pinceau fin un petit morceau de soleil à l’horizon
de la mer, en glissant quelques reflets sur l’eau. Il
devait être 2 h du matin quand enfin je me suis
résolue à quitter ma toile. Rien ne vaut une bonne
nuit de sommeil pour porter un regard plus
indulgent sur son ouvrage. Si la peinture
m’empêchait de ruminer, elle me prenait beaucoup

Mars 44 sur la côte sauvage - 6


de temps et me fatiguait aussi. Il était grand temps
de penser à labourer mon terrain, avant que le soleil
ne sèche la terre. Il fallait aussi l’enrichir avant de
semer et de planter les peaux germées de pommes
de terre. J’ai avalé un bol de chicorée sauvage, avec
un nuage de lait de chèvre. Le miel se faisait rare,
ceux qui en possédaient le gardaient précieusement
pour les maux de gorge, ou pour cicatriser les
blessures. Il y avait bien longtemps que j’avais
oublié le goût du sucre ! La chicorée infusée dans
l’eau chaude a un vague goût de caramel brulé, mais
je m’y étais habituée, comme à toutes sortes de
restrictions. J’ai croqué dans une pomme de terre
froide et cuite à l’eau l’avant veille, puis lavé
rapidement mon visage à l’eau glacée du puit. J’ai
enfilé ma petite robe de printemps puisqu’il
semblait faire chaud dehors et suis partie d’un pas
alerte chercher du fumier à la ferme du Père Jauney.

Mars 44 sur la côte sauvage - 7


Ma chèvre me suivait de très près, ravie de cette
promenade improvisée pendant que mon chien Pic
faisait des sauts joyeux tournant tout autour de
nous en aboyant. Je respirais à pleins poumons et
toute l’énergie de mon corps, toute son élasticité me
rendait confiante malgré ces jours sombres. Les
Allemands n’avaient pas fini de nous pourrir la vie
en nous arrêtant aussi souvent que possible pour
vérifier nos allées et venues et le contenu de nos
sacs. Ils avaient faim eux aussi et cherchaient à se
nourrir comme ils le pouvaient. Ma jolie petite
chèvre ne devait son salut qu’au partage de
quelques tasses de lait crémeux et de fromages faits
maison. J’avais repéré l’an passé des champs
d’avoines sauvages qui, une fois écrasées à la meule
faisaient un succédané de farine complète. Ma
cabane en était remplie. Quelques chats sauvages
faisaient avec ardeur leur métier de chat pour

Mars 44 sur la côte sauvage - 8


protéger mon trésor, en faisant fuir rats et souris. Je
leur donnais une pitance à l’occasion pour les
récompenser, les restes de poissons cuits, dont ils
étaient friands, ils croquaient même les arêtes.
Après de nombreux essais infructueux, j’avais réussi
à fabriquer un pain comestible grâce à l’eau de mer
pour saler et à de la bière artisanale, pour que la
pâte monte un peu. Ce pain avait sa petite
réputation sur la côte sauvage et me servait de
monnaie d’échange, pour acheter du beurre, des
œufs et de l’huile, le tout sous le manteau, bien sûr.
Il fallait être prudent et éviter d’alerter la police.
Je faisais mes livraisons la nuit, sans lumière sur
mon vélo. En ces temps difficiles, toutes les
combines étaient bienvenues. Nous avions tous
besoin de manger, c’était une obsession. Nous
rêvions de confiture et de chocolat, et moi d’un vrai
café fort et sucré. J’en rêvais même la nuit. Et c’était

Mars 44 sur la côte sauvage - 9


toujours le même rêve. J’étais sur la terrasse
préférée de Saint Germain des Prés par temps tiède.
Une amie de toujours m’offrait un café. Le parfum
du café était présent, tenace et envoûtant. Soudain,
la tasse se renversait, me brûlant le ventre. Malgré
la douleur, je léchais jusqu’à la dernière goutte ce
nectar récupéré sur la soucoupe. Mon amie riait si
fort que ça me réveillait à chaque fois en sursaut,
pendant que de vraies brûlures d’estomac me
pliaient en deux. Furieuse et déçue, je me faisais une
infusion de Mélisse et de racines de réglisses, puis
m’endormais enfin. Mon chien Pic était couché sur
mon ventre, petite bouillotte attentive, mais lourde.
Pas de maux d’estomac, aujourd’hui, la pomme de
terre, assez grosse m’avait bien calée. Le temps était
agréable, toutes sortes d’oiseaux volaient dans le
ciel, et la mer brillait doucement. Dans deux heures
ce serait marée basse, on apercevait l’ile d’Yeu,

Mars 44 sur la côte sauvage - 10


signe d’humidité pour demain. Un temps humide, ce
serait parfait pour la germination des graines.
J’accélérais le pas pour faire mon aller retour
quotidien à la ferme, puis direction la plage, toute
proche, afin de récupérer du goémon. Je
ramasserais aussi des algues rouges pour faire ma
crème au lait. Il fallait la cueillir loin pour qu’elle
soit pure. J’en profiterais pour cueillir une poignée
de bigorneaux et piéger quelques petits poissons
pour la gamelle de Pic, il adorait ça. Autant profiter
de cette belle énergie. Je sautillais et jouais avec
mon chien, quand la sorcière, c’est comme ça qu’on
l’appelait, a ouvert ses volets. Elle m’a regardée, et
en guise de bonjour m’a dit :
- Si ce n’est pas permis une tenue pareille ! Les
jeunes n’ont plus de respect.
Ma robe me couvrait les mollets et je l’avais réalisée
sans décolleté profond, je me suis dit que les

Mars 44 sur la côte sauvage - 11


fleurettes roses vif et le feuillage vert pétant
heurtaient son humeur grincheuse. J’ai haussé les
épaules et passé mon chemin, laissant la sorcière
continuer sa vie. Sa maison grise, étranglée par des
tamaris menaçants, tordus et pliés par les vents
d’hiver, faisait naître dans l’esprit des habitants
toutes sortes de légendes étranges. Les nuits de
pleine lune, les voisins se confinaient, tout en épiant
les allées et venues de la sorcière. Les charges de
bois, les passages aux toilettes qui se situaient dans
une cabane branlante au fond de son jardin, les
visites de sa fille accompagnée d’un militaire
allemand, jamais le même, la fumée dans la
cheminée, les ramassages d’herbes dans l’allée
étaient notés, commentés, divulgués jusqu’à Sion
sur l’océan. L’histoire se transformait de bouche à
oreille, et prenait un contexte surnaturel. Certains
prenaient plaisir à y ajouter des éclairs sortant du

Mars 44 sur la côte sauvage - 12


sol, des spectres blancs, des renards hurlants... ces
histoires revenaient sur la côte sauvage comme un
boomerang, déformées, amplifiées et nous faisaient
frissonner. La maison de la sorcière était proche de
la mienne, et elle aussi, épiait à loisir mes allées et
venues. Ses relations nocturnes avec « Les Boches »
me rendaient méfiante, (l’histoire me dira plus tard
que j’avais eu raison de me méfier, cette femme
était menteuse et malfaisante comme la peste.) mais
il fallait bien se nourrir, d’une façon ou d’une autre.
J’étais contrainte de continuer mes échanges de
nourriture pour manger à ma faim et envoyer des
colis à mes parents, restés sur Paris. J’approchais
enfin de la ferme du père Jauney. Le berger
allemand Médor qui nous connaissait bien a ouvert
un œil, indifférent. C’était l’heure de la sieste du
matin pour lui. Son maître s’était levé à cinq heures
comme tous les jours et il prenait son deuxième

Mars 44 sur la côte sauvage - 13


repas. Une forte odeur de vin rouge et d’oignons
crus et de fruits de mer flottait dans la cuisine, il se
préparait une fricassée de moules et croquait à
pleine dents un oignon rouge tartiné de beurre.
- Ha Christiane ! Me dit-il quand il m’aperçut, tu
m’as apporté du pain ? Le mien est dur comme du
bois, je vais devoir le tremper dans la soupe du soir !
J’ai préparé ton litre de lait, il est encore tiède !
- Monsieur Jauney, lui dis-je, j’ai besoin de fumier
pour le jardin, je peux emprunter la brouette et me
servir ? Je vais aussi passer chercher du goémon à
marée basse, je vous rendrai la brouette demain !
- Il va falloir faire vite me répondit-il, tu as choisi
une robe bien criarde aujourd’hui, penses-tu en
mettre une autre ?
Je me suis demandée pourquoi le père Jauney se
préoccupait de ma tenue. Ils sont étranges,
aujourd’hui me suis-je dit et je dirais même mal-

Mars 44 sur la côte sauvage - 14


polis ! Je me suis regardée dans le miroir de sa
cuisine ternie par les feux de bois et me suis trouvée
jolie, ma taille s’était affinée.
Pic avait secoué Médor qui commençait à jouer. Ils
piquaient des sprints dans la cour. Les poules
s’enfuyaient en tous sens et les oies poussaient des
cris d’épouvante. Ma chèvre, prudente, se collait à
moi, il était grand temps de partir.
La brouette était lourde et Pic avait trouvé amusant
de monter dessus. Je rentrais chez moi lentement,
de peur de perdre mon chargement. Les champs
étaient couverts de fleurs. Chicorées bleues,
coquelicots rouges, bleuets, pissenlits jaunes,
graminées encore vertes, attiraient une nuée
d’insectes et de papillons multicolores. La nature
était resplendissante et faisait fi des événements
tragiques de la guerre. Je déchargeais rapidement
ma cargaison de fumier devant ma maison, que

Mars 44 sur la côte sauvage - 15


j’avais nommée « la Ramée ». J’allais remplir la
brouette de goémon, une vraie nourriture pour tous
mes légumes racine de l’hiver. Le goémon rendait
mes carottes, panais et navets magnifiques. La mer
avait de jolis éclats, je le notai mentalement pour
une prochaine toile. Un bateau de pêche rentrait au
port, plein à craquer, vu le nombre de mouettes qui
voletaient tout autour. Les sardines par milliers
avec de l’huile rempliraient les boites de métal dans
l’usine près du port. Les femmes avaient pris le
relais dans cette usine, car les hommes se faisaient
de plus en plus rares, prisonniers, morts au front,
blessés de guerre... J’attendais Rosella accompagnée
de nos deux amis fidèles Robert et Ferdinand, tous
deux prémunis, pour l’instant d’un appel au front,
car ils étaient soutiens de famille. Leurs pères
étaient peut être prisonniers de guerre, du moins
l’espéraient-ils, car ils n’avaient pas de nouvelles

Mars 44 sur la côte sauvage - 16


depuis plusieurs mois. Ils sortiraient tous les trois
de l’usine de mise en boîtes de sardines à midi pile
pour déjeuner avec moi sur la plage. On se ferait
une tartinade de congre et une salade de plantes
sauvages et de champignons. Il me restait un fond
d’huile et du vinaigre, un délice...
Je remplissais ma brouette de goémon en me
demandant pourquoi le vieux père Jacquot et son
magnifique percheron n’étaient encore pas là,
comme à leur habitude, pour faire le plein de
goémon dans leur remorque, son fils Arturo, notre
ami, n’était pas là non plus. C’était leur occupation
principale et il n’auraient pour rien au monde
manqué ce rendez-vous, à une époque de l’année où
les femmes leur faisaient appel pour enrichir les
terres, après avoir labouré. Arturo nous rejoignait
aussi souvent que possible, mais dès que les travaux
à la ferme le lui permettaient. Il nous faisait rire

Mars 44 sur la côte sauvage - 17


avec des blagues inédites, des cabrioles et des
chansons à boire. Arturo aurait dû être acteur, il
aimait se percher sur le plus haut rocher de la plage
de Romambert et nous racontait des blagues
farfelues, ou chantait les chansons de Maurice
Chevalier. Il avait confectionné un chapeau avec
deux boîtes de camembert et imitait son chanteur
favori avec brio. Si nous ne l’écoutions pas, il nous
portait de force jusqu’à la mer, et nous rentrions,
riants et grelottants. La mère d’Arturo était toujours
inquiète pour la santé de son fils et lui faisait des
gâteaux secs farcis à la confiture de mures. Elle en
remplissait les poches de son fils et nous profitions
tous de ces petits encas bienvenus, en se moquant
de ses poches toujours poisseuses. Le père de
Robert, lui, n’était pas goémonier, mais vigneron de
son état et possédait quelques hectares de vignes
qui produisaient un vin blanc sec et fruité, vrai

Mars 44 sur la côte sauvage - 18


délice pour nos jeunes papilles. Robert nous
apportait régulièrement quelques bouteilles bien
fraîches, que nous dégustions, à l’ombre des
rochers. Robert aimait Rosella et Rosella aimait le
vin blanc, comme nous tous. Il cachait ses bouteilles
sous un tas de bouses de vaches sèches, à l’arrière
de son vélo, ce qui nous faisait rire à chaque fois.
Ils sont arrivés tous les trois de la fabrique de boites
de sardines, Ferdinand devant, Rosella et Robert
derrière, main dans la main. Je leur ai fait de grands
signes joyeux, mais aucun ne m’a répondu. Ils
avaient l’air tristes et fatigués, peut être à cause du
rendement de plus en plus intensif à l’usine et ce
depuis six heures ce matin.
Ferdinand m’a embrassée, puis m’a dit : ta robe, elle
pète un peu ! Tu vas en changer ?
Je me suis énervée et leur ai dit :

Mars 44 sur la côte sauvage - 19


- Mais qu’est-ce que vous avez tous avec cette robe ?
Vous voulez que je me mette à poil ? C’est ça ?
Joignant la parole au geste, je l’ai retirée et me suis
retrouvée en slip rose sur la plage, sans soutien
gorge et rouge de colère.
Je me suis jetée dans l’eau qui était claire et froide et
ça m’a fait du bien. J’ai nagé un moment et suis
revenue, cachant mes seins derrière un ruban
d’algues et je n’ai plus décroché un mot.
Ferdinand m’a regardée bizarrement et m’a dit :
- Mais, Chris, pour un enterrement, quand même !
Cette parole a volatilisé toute ma colère.
- Mais de quel enterrement parlez-vous ?
Ferdinand eut l’air très pensif.
- Tu ne l’as pas appris ? C’est vrai que l’on ne t’as
pas vue ces derniers jours.
- Mais quoi ! Lui hurlais-je dans les oreilles !

Mars 44 sur la côte sauvage - 20


- Renversé par son percheron, le percheron a
paniqué sous le bruit des avions de guerre qui
volaient trop bas ! Le crane écrasé, il est mort sur le
coup !
- Mais qui ? Je criais sans vouloir entendre ni
comprendre.
- Arturo !
Une chape de plomb est tombée sur mes épaules, je
me suis mise à crier et à courir comme une folle
vers la mer, me suis jetée dans l’eau une seconde
fois sous les aboiement de Pic et l’appel de mes
amis. Je préférais mourir que d’apprendre cette
nouvelle ! Lui si jeune si beau, si gentil, ça ne
pouvait pas être vrai ! J’a i p lo n gé pl us
profondément dans l’eau glacée, mais quatre mains
solides m’ont repêchée, et trainée sur le sable.
Ferdinand m’a entourée de ses bras humides, et m’a
parlé comme on parle à un enfant. Peu importaient

Mars 44 sur la côte sauvage - 21


les mots, sa voix était douce et consolatrice. Nous
nous sommes tous allongés au soleil dans l’air iodé,
et la chaleur m’a un peu calmée.
Robert qui n’avait pas dit un mot depuis son arrivée
a lançé :
- On va boire un verre ensemble à son souvenir,
c’est la moindre chose que l’on puisse faire ! Robert
avait préparé une caisse de vin blanc pour la
cérémonie d’adieu, à la sortie de l’église.
Il apporta une bouteille de blanc que l’on but cul
sec. La deuxième bouteille fut ouverte sans
contestations, et c’est Rosella qui s’est mise à rire la
première, à la troisième bouteille.
- Le jour où il s’est sauvé par la fenêtre de chez lui,
au premier étage, et qu’il est resté accroché par le
pantalon ! On a été obligés de prévenir sa mère !
Elle l’a décroché à l’aide d’une échelle et l’a
poursuivi avec un martinet ! Il avait bien vingt ans !

Mars 44 sur la côte sauvage - 22


- Et quand on a chanté des chansons paillardes la
sortie du bar et qu’une femme nous a lancé un seau
d’urine sur la tête ! Il a fait ses besoins chaque jour
sur son paillasson, jusqu’au jour ou le mari a fait le
gué !
- Et quand on a voulu piquer des pommes chez le
vieux pochard de la pelle à Porto et qu’il nous a tiré
des plombs dans les fesses !
- Et quand on a fait un bain de minuit et qu’il a
marché sur une méduse ! On a cherché une bassine
d’eau chaude à la conserverie, et il est resté toute la
nuit avec son infirmière ! Elle s’appelait comment,
déjà ?
Nous avons bu quelques bouteilles de plus et ri
encore, trouvant toutes sortes d’anecdotes et
d’aventures que nous avions partagées avec lui.
Le soleil et le vin nous chauffant la tête, nous nous
sommes endormis sur la plage, pour un moment.

Mars 44 sur la côte sauvage - 23


C’est le froid et la vague montante qui me léchait les
pieds qui m’ont réveillée. Le soleil couchant enlaçait
les nuages de ses couleurs rouges et oranges. Tous
dormaient profondément. Pic s’était couché le long
de Fernand, Rosella était serrée dans les bras de
Robert et la chèvre attendait tranquillement en
dévorant notre pique-nique. Cette rosse ne pouvait
pourtant pas avoir faim, elle s’était gavée toute le
journée de fleurs maritimes qui poussaient sur les
rochers ! Je les ai tous réveillés en sursaut quand j’ai
sermonné ma chèvre, mais elle me regardait
malicieusement et continuait à se régaler. Mon seau
rouge avec les algues et les poissons de Pic avaient
été emportés par la mer, on apercevait un petit
point rouge balloté par les flots. Impossible, même
pour un bon nageur de le récupérer, les courants à
cet endroit, face au trou du diable sont pervers et
redoutables.

Mars 44 sur la côte sauvage - 24


- L’enterrement ! A crié Robert ! On l’a raté ! Et la
cérémonie d’adieu ! Ils sont tous en train d’attendre
mon vin blanc !
A cet instant, le corbillard est passé, vide, les deux
percherons décorés d’or et de noir faisaient clip et
clop, clip et clop sur la route, pendant que le cocher
dormait à l’avant. Les animaux connaissaient bien le
chemin du retour, leur maître avait tout comme
nous célébré à sa manière le départ de notre ami.
Visiblement, Robert n’avait pas été le seul
fournisseur de vin pour cette occasion. Rouge et
étendu sur la banquette, il ronflait bruyamment.
Certains boutons de sa chemise avait été expulsés
laissant voir son ventre rond. Il avait perdu ses
chaussures, et Il ne lui restait plus qu’une seule
chaussette rayée rouge et blanche au pied droit.
Malgré la perte de notre cher ami, Arturo, ce clown
au cœur tendre, nous avons ri, bu les deux

Mars 44 sur la côte sauvage - 25


dernières bouteilles, et sommes rentrés en chantant
une chanson paillarde, bras dessus dessous.

Mars 44 sur la côte sauvage - 26


Divinations
nouvelle
Brigitte Deleruelle
Divinations - 1
Pour gagner sa vie, Santine a trouvé le bon filon,
elle prédit l'avenir.
Au delà de ses prédictions fantaisistes,
on vient chercher auprès d'elle
un peu de chaleur et d'attention.

3559 mots
20302 caractères (espacements inclus)

Divinations - 2
C'est ton karma, dit Santine. Elle s'y connait en
karma. L'art de la divination, c'est sa passion. Elle a
toujours un pendule dans sa poche, aime parler de
l'orientation des planètes, de l'horoscope chinois et
même de l'horoscope du journal gratuit, raflé
chaque jour au café du coin. Quand aucun journal
avec horoscope ne lui tombe sous la main, c'est le jeu
de tarot qui valide ses prédictions à coup sûr. Elle se
trompe souvent, Santine, mais elle reste droit dans
ses bottes. Elle a un tel pouvoir de persuasion qu'on
se laisse bercer par ses mots consolateurs et ça fait
du bien. J'avais bien besoin du doux ronron de ses
mots, car ma vie était un désastre.
Jean et moi avions une vie douce et tranquille, petite
association amoureuse et confortable. Elle nous
avait permis de prendre un grand appartement avec
terrasse et vue sur la Seine. La fête battait son plein
tous les samedis soirs et plus souvent en été, avec

Divinations - 3
ses amis, surtout ses amis. Je n'en vois plus aucun
depuis notre séparation. Pas un coup de fil de leur
part. Jean est parti vivre avec sa coach sportive,
belle, jeune et blonde, alors que lui devenait chauve,
riche et bedonnant, quoi de plus banal ? Nous avons
réparti la valeur de l'appartement en deux, puis
partagé équitablement le reste, enfin presque. Il a
gardé les meubles, l'électroménager, le home
cinéma et moi, j'ai pris Fripette, notre bichon frisé
toujours mal coiffé. C'est un bon deal, je n'aurais
jamais pu supporter de la quitter. Pour soigner ma
colère et ma jalousie, j'ai déchiré ses cravates de
soie et rayé la nouvelle voiture coupée décapotable.
Cet attrape minettes de métal ne fera plus son office
pendant quelques temps, car j'ai gravé sur le capot,
avec mon alliance de diamants, ATTENTION
PERVERS ! Nous sommes parties, Fripette et moi
chez Santine, en laissant place nette à la nouvelle

Divinations - 4
élue blonde et sexy. Mon désespoir devait durer
quelques jours, mais depuis six mois, je ne sors
toujours pas de ma torpeur. Santine tente de
recoller le puzzle de mon cerveau en miettes. J'ai été
prise de court, finalement je l'aimais peut être un
peu, ce gros salaud.
Ambiance feutrée, chez Santine, tissus indiens
tendus sur les murs, matelas posés au sol, coussins
multicolores. Une boule de cristal trône sur la table
basse. Autour de cette boule, plane une ambiance
ésotérique. Un aigle de bois noir y prend son envol.
Le soir, un projecteur agrandit démesurément
l'ombre de cet oiseau maléfique. Ça donne un effet
saisissant sur le mur.
- C'est pour que mes visiteurs soient déstabilisés et
plus à l'écoute, m'explique-t-elle.
Santine me prédit un avenir prodigieux, pendant
que l'on sirote des infusions délicieuses. Fripette

Divinations - 5
s'endort sur ses pieds. On est bien toutes les trois,
en attendant ce grand changement qui ne tardera
pas à venir. Chaque jour, nous avons la visite des
femmes du quartier, venues prendre un peu
d'espoir et de confiance en leur avenir. Elles se font
tirer les cartes en soufflant sur un thé vert
traditionnel du Maroc. J'observe avec étonnement
leur visages se détendre, puis exprimer un sourire
épanoui. Santine ne prédit pas pour un tarif précis,
mais elles sont généreuses, c'est moins cher qu'une
séance chez le psy et ça fait tant de bien de parler de
soi et du monde compliqué qui nous entoure...
Suzette Belfroy est la plus assidue. Suzette est petite
et ronde, ses vêtements serrés trahissent des
bourrelets mal contenus. Brune aux cheveux courts,
il est difficile de lui donner un âge. Ses yeux pétillent
de gourmandise et ses talons claquent sur le sol du
couloir comme une affirmation de sa féminité. Ce

Divinations - 6
n'est pas l'argent ou son plan de carrière qui
l'intéressent, Suzette. Son mari gère une fabrique
réputée de draps fins, les draps “Reines de France”.
Malgré leurs coûts et leurs couleurs monochrome,
ils ont un succès grandissant. Je les ai testés et je
confirme, ils sont vraiment très doux. Le made in
France a le vent en poupe actuellement, ce qui
arrange bien les affaires de monsieur Belfroy.
Depuis qu'il propose ses produits sur le site
Amazon, son chiffre a presque doublé et le japon se
les arrache. C'est pour ça qu'elle est triste, Suzette.
Les soirées à deux se font de plus en plus rares et se
soldent par des échanges sur l'agrandissement de
l'entreprise, quand le nez de son homme n'est pas
plongé sur son portable, surtout depuis que “Reines
de France” est entré en bourse. Elle aimait tant leur
vie tranquille, leurs longues promenades en forêt et
leurs projets de vacances qui la faisait frémir de

Divinations - 7
plaisir... Il attendait avec elle l'arrivée des oies en
hiver et les fabuleux couchers de soleil sur la Seine.
Des plaisirs simples, pour deux amoureux. Elle
aimait aussi manger une crêpe en terrasse dès que
l'été pointait son nez, en observant le ballet des
hirondelles sur la surface de l'eau... Regarde ! Lui
disait-elle, Ha oui ! répondait-il en souriant. Elle
était tout simplement heureuse tant qu'ils étaient
ensemble. Aujourd'hui c'est vendredi, jour le plus
sinistre de la semaine puisqu'il augure un week-end
de solitude. Fatine redouble d'énergie pour la
consoler. Ses cartes tombent énergiquement sur la
table, avec des promesses toujours plus grandes et
plus belles. Démunie par tant de tristesse, Santine
se laisse aller... elle allume la lampe qui laisse flotter
l'ombre de l'oiseau maléfique, puis recouvre sa tête
d'un paréo indien. Elle se penche alors sur sa boule
de verre et se met à parler de façon très étrange...

Divinations - 8
comme possédée.
- Je vois je vois... l'amour, un grand amour. Mais il
me semble, que ce n'est pas votre mari. C'est un
homme jeune, grand, plutôt maigre, avec des
tatouages sur les bras. Je vois des chaînes attachées
à son jean. Vous semblez si petite à côté de lui !
Vous rayonnez de bonheur !
Suzette est soufflée par la nouvelle et prend tout
pour argent comptant. Hébétée et rêveuse, elle ne
prend pas le temps de dire au revoir en partant.
Je suis furieuse après Santine. Je connais ses
prédictions mensongères et je me suis attachée à ce
pauvre petit bout de bonne femme qui souffre
vraiment.
- Pourquoi lui as-tu dit ça ? Elle sera encore plus
perturbée !
Santine hausse les épaules et me dit :
- Après tout, ça la détournera de son obsession et lui

Divinations - 9
laissera un répit et un espoir... c'est mieux qu'un
antidépresseur !
- Mais pourquoi un jeune homme aussi
incompatible ? Tu aurais pu inventer un personnage
plus crédible, un vieil artiste romantique, un
jardinier à la retraite qui largue les amarres de son
rafiot avec elle, je ne sais pas, moi !
- Je sais... je suis allée un peu trop loin, mais tu sais,
mon côté romanesque a pris le dessus. C'est étrange
à quel point j'aime inventer de belles histoires...
Nous avons quand même ri toute les deux en
pensant à l'expression de Suzette au moment de
partir, puis nous avons vite oublié l'événement. Le
nombre de visiteuses s'est amplifié d'un seul coup,
avec une clientèle plus bourgeoise et très
généreuse. Santine m'a proposé de m'associer à sa
petite entreprise et j'ai dit oui tout de suite, car
Fripette ne voulait plus la quitter. Installée dans un

Divinations - 10
bureau improvisé dans son entrée, je prends ses
rendez vous et gère les urgences. L'hiver rend nos
habituées moroses. J'ai concocté des infusions anti-
stress avec du miel. Cette infusion légèrement
euphorisante a un succès mérité. La cuisine
transformée en salle d'attente a des éclairages aux
tons pastels. Une musique indienne relaxante.
Santine console toute la journée les âmes
déprimées. Cette réussite m'inquiète un peu, car
elle ment comme elle respire. Dans cette nouvelle
entreprise, nous écoutons attentivement nos
patientes et ça fait des miracles. Elle s'est lancée
dans le massage des mains, après avoir consulté
quelques vidéos sur le sujet. Les massages aux
huiles essentielles soignent tous les maux du cœur.
Elle décrit les bienfaits et les spécificités de chaque
huile, avec tant de conviction, que même moi, je
finis par y croire. Depuis, les hommes viennent

Divinations - 11
aussi prendre une petite part d'espoir ou de
consolation. Santine craint autant les hommes que
le grand amour, sources de désespérances et
dangereux pour le porte monnaie, alors durant ces
consultations, ma présence est requise. Fripette
tient aussi un rôle important. Elle saute de joie dès
qu'un nouveau visiteur arrive. C'est une grosse
boule à câlins jamais rassasiée. Nos visiteurs et
visiteuses se croient uniques et Fripette ne les
déçoit jamais.
Aujourd'hui vendredi, nous avons décidé de faire un
break. Le rythme des visites s'est accéléré. Nous
nous reposons de moins en moins. Les pauses thé
en tête à tête deviennent un lointain souvenir.
Santine masse et console à tour de bras. Je déteste
le bruit des sonnettes qui me font sursauter à
chaque fois, alors on a mis un chant d'oiseau à la
place, mais même ces pépiement m'hérissent le poil.

Divinations - 12
Il est grand temps de prendre l'air ! C'est le grand
défilé jusque tard le soir. Même fatiguées nous
devons afficher des sourires épanouis, ma mâchoire
va bientôt se décrocher, je n'en peux plus. Je
regrette les premiers jours, quand les visites étaient
une fête. Même si nos patients ont généreusement
rempli nos comptes en banques, rien ne vaut la
liberté. Nous avons prévu un week-end au bord de
la mer. J'adore la mer en hiver, des plages immenses
et vides, tout cet espace rien que pour nous... L'air
est si froid et si pur qu'il vous décape les bronches.
Voir Fripette piquer des sprints sur le sable et jouer
avec des copains chiens est un pur bonheur. Les
valises sont prêtes, Santine a sorti sa tenue de
sports d'hiver. Elle ressemble au Bibendom
Michelin, saucissonnée dans plusieurs couches de
vêtements. C'est toi qui conduis, me dit elle, moi je
ne peux pas, j'ai les doigts qui gèlent. Je suis en train

Divinations - 13
de protester vigoureusement quand un livreur
sonne à la porte... ce doit être une erreur, nous
n'avons rien commandé. Il porte un énorme carton
et force le passage. J'essaie de bloquer le carton
mais il insiste en me lançant des clins d'œil
charmeurs. Qui est ce malotru ? Plus je bloque le
passage, plus il rit. Sur son jean, des chaines font un
étrange cliquetis. Est-ce un pervers ?
- C'est moi !!!! crie une petite voix que je
reconnaitrais parmi mille autres.
- Suzette Belfroy!!!
Elle fait des petits bonds pour se rendre visible
derrière ce livreur géant.
- C'est Alfonso, laissez-le passer !
- Alfonso ?
- Oui, je vais vous expliquer.
Elle porte plusieurs bouteilles de champagne et des
coupes.

Divinations - 14
- Laissez passer ! Ce carton est pour vous, il est
rempli de draps de la nouvelle collection « Reines
de France », inspiration Hotel Palais Royal. Vous
verrez, ils sont tout blancs mais avec un léger détail
différent dans la trame, ils font fureur ! Pas encore
assez de stocks pour la France. Il faut aller au Japon
pour les acheter. Suzette rayonne de bonheur, elle
est méconnaissable. Elle a minci, une robe moulante
avantage sa toute nouvelle silhouette. Elle enlace
sans pudeur Alfonso en faisant cliqueter les chaines
de son jean en riant.
- Ma vie a changé grâce à vous, nous dit elle. Dire
qu'il travaillait dans notre entreprise depuis 4 ans
et que je ne l'avais pas remarqué... Je suis retournée
à l'atelier, après notre dernière consultation du
vendredi. Et j'ai enfin ouvert les yeux. Il était là, si
beau, si grand, exactement comme vous me l'aviez
décrit : tatoué, avec des chaînes... Il terminait la

Divinations - 15
dernière livraison avant de partir en week-end,
alors pas de temps à perdre. Je lui ai dit :
- Je vous attendais depuis si longtemps, que faites
vous ce soir ? Et depuis nous ne nous quittons plus !
N'est ce pas mon bébé ?
- Mais, Suzette, comment a réagi monsieur Belfroy?
- Il est ravi ! Alfonso est aussi un peintre talentueux.
Je suis devenue sa première fan et sa galeriste.
Regardez !!!!
Elle me tend son téléphone pour nous montrer le
talent de son protégé. Chaque tableau représente
une tête d'homme bariolée qui vomit des textes et
des objets divers sur un fond très vif qui fait mal aux
yeux.
- Je ne suis pas spécialiste, lui dis-je poliment, mais
je crois que c'est dans l'air du temps...
Suzette exulte :
- J'ai investi l'ancien atelier de tissage, nous avons

Divinations - 16
peint tous les murs en noir ! Les œuvres sont mises
en valeur c'est magnifique. N'est-ce pas, bébé ? Les
journalistes accourent, ils n'ont jamais vu un aussi
bel espace, avec bar, terrasse et vue sur la tour
Eiffel ! Mon mari m'encourage ! Je ne l'ennuie plus
avec des projets de vacances impossibles, je n'ai pas
le temps d'y penser. Comment se douterait-il de
notre liaison ? Il est si jeune, il pourrait être mon
fils ! - rires - Viendrez-vous au vernissage ? Il y aura
petits fours et orchestre, mais si ! Venez ! j'ai invité
quelques personnalités du showbiz.
Santine a retiré ses multiples couches de vêtements
et aspire le champagne avec délice. Nous rions de
bon cœur. Fripette est trop ravie de rencontrer un
nouvel ami. Elle saute sur Alfonso et se fait
papouiller avec bonheur. Santine ne peut pas
s'empêcher d'en rajouter :
- Ha si Alfonso lui plait, c'est bon signe ! Ce bichon

Divinations - 17
frisé est un chien craintif, qui n'offre pas sa
confiance à n'importe qui.
- Je le savais ! Dit Suzette, Santine, vous êtes
merveilleuse ! A propos j'ai parlé de vous à
quelques unes de mes connaissances, en leur
conseillant la plus grande discrétion. Avez-vous eu
de nouvelles visites récemment ?
Nous nous sommes regardées en riant, comprenant
le gros succès de notre entreprise et la générosité
toujours grandissante de nos patients.
Nous avons repoussé notre départ au lendemain,
pour fêter nos retrouvailles autour d'une pizza
apportée par un livreur. Nous avons dansé un Rock
endiablé avec Alphonso et avons ignoré ses avances
et ses mains baladeuses. Il nous a discrètement
glissé son numéro de téléphone, mais Suzette n'a
rien à craindre avec nous. D'après les prédictions de
Santine, j'attends mon prince charmant, capitaine

Divinations - 18
d'un grand bateau. Nous nous rencontrerons lors
d'une croisière, dans un pays follement musical et
dansant. Cuba peut être ? Quand à Santine, elle vivra
le grand amour, lors d'une randonnée vers Saint
Jacques de Compostelle. Il lui offrira un chocolat
chaud sur une terrasse de Saint-Guilhem et la
demandera en mariage le jour même. Il aura caché
dans une madeleine une bague en cuivre de sa
création.
Aujourd'hui, nous prenons la route. Santine a tenu à
le faire dans sa deux-chevaux cahotante.
- Ça me rappelle mon adolescence ! Me dit-elle, c'est
la voiture de mon grand père ! Cette voiture a une
vraie valeur émotionnelle. D'ailleurs, tout le monde
nous regarde ! Je me dis que c'est plutôt la fumée
noire qui attire le regard. Je comprends mieux
pourquoi Santine est couverte de deux blousons
superposés, le chauffage est inexistant. Mes doigts

Divinations - 19
sont si blancs que je dois souffler dessus. Santine a
pris fripette comme chaufferette sur ses genoux et
babille sans cesse, comme une petite fille heureuse
de partir. La Normandie est toute proche.
« Stop ! Stop ! Me crie-t-elle soudain, tu t'es trompée
de direction ! Elle a crié si fort que je pile, croyant à
un danger imminent. Crak ! Une voiture vient de
nous emboutir.
Santine sort en furie, en criant :
- Ma deux-chevaux ! Vous ne pouvez pas faire
attention ? C'est une voiture très rare !
Un homme sort de sa voiture, bouche bée. Son
Alpha Roméo de collection, est pliée à l'avant.
- Ce n'est pas ma semaine ! Se lamente-t-il. Il faut
vraiment que je quitte au plus vite cette ville de
fous.
Fripette ne comprenant pas le problème, se
précipite pour faire la fête à ce nouvel ami.

Divinations - 20
- Votre chien, dit-il, c'est quoi comme race ? Ma
femme a acheté le même avant de partir et me l'a
laissé en souvenir. Ça vous dit, d'en prendre un
deuxième ?
- Heu... dit Santine et pour ma voiture, on fait quoi ?
- J'habite à deux pas, dit le conducteur déboussolé,
si on en parlait calmement chez moi ?
Nous sommes en train de créer un embouteillage et
les klaxons s'en donnent à cœur joie.
- Ok, dit Santine sans me demander mon avis.
Nous entrons dans « Les Crevettes » une coquette
maison de bord de mer, où des cartons s'entassent.
Difficile de se frayer un chemin jusqu'au salon.
- Je suis en plein déménagement, dit-il, mais on va
pousser les cartons de la table basse, pour faire le
constat. Est-ce que je vous sers un café ?
Fripette se précipite vers un chien identique. Ils se
mettent à japper, sauter, renversant des tas de

Divinations - 21
journaux, puis deux bouteilles de vin vide. On dirait
un jeu de miroirs quand ils sont face à face.
- Désolé pour l'accueil, dit l'homme à la voix triste,
ici c'est le chaos, depuis le départ de ma femme, je
n'arrive pas à m'organiser. Elle est partie avec mon
associé, le coup classique. Alors basta, je vends tout
et je change de vie. Elle m'a toujours empêché de
poursuivre mes rêves, nous nous sommes
rencontrés aux Seychelles, sur un superbe
Catamaran. Elle touriste, moi capitaine. Je voulais
poursuivre ma carrière de marin, organiser des
croisières sur les iles Grenadines. Elle m'a obligé à
reprendre la société de son père, pour rester proche
de sa famille. Me voilà plombier et cocu. Ça fait
rêver, non ?
Nous l'écoutons, surprises de le voir déballer toute
sa vie à des inconnues. Il continue, sans nous
regarder :

Divinations - 22
- Je cède mon affaire et je pars au soleil. Mon
catamaran m'attend en Martinique. L'équipage est
presque formé. Je cherche à recruter deux hôtesses
bilingues, mais ce n'est pas si simple, peu de
femmes acceptent de longues périodes de célibat,
tout en sachant à la fois faire l'accueil, le service, la
cuisine, les lits pour vingt personnes... deux centres
de recrutements sont sur le coup, mais c'est un
profil rare. Je veux absolument qu'elles maîtrisent le
français et l'anglais. Ce seront les voyages haut de
gamme. On vient de me contacter à ce sujet ce
matin, mais ils m'ont proposé des hommes avec un
profil de navigateur, ou des femmes sénior qui ne
savent pas nager... Il ne faut pas désespérer, ça ne
fait qu'un mois que j'ai lancé la recherche.
- Bon, assez parlé de moi, alors, ce café, avec ou sans
sucre ?
- Vous avez trouvé la perle rare! Dit Santine en me

Divinations - 23
désignant ! Mon amie est bilingue et fait des
merveilles ! Elle a cuisiné pour quinze personnes
dans une caravane l'été dernier ! C'est un cordon
bleu. Et je peux vous dire que faire de tels plats dans
une caravane, c'est du prodige. Quand à Fripette, je
vous assure qu'elle a le pied marin, nous avons fait
du paddle ensemble tout l'été !
Il me regarde enfin, comme s'il venait de découvrir
que j'existe.
- Une si charmante jeune femme ne peut pas être
disponible ? Si ? Dit-il.
- Tu veux te débarrasser de moi ? Dis-je à Santine !
- Mais pas du tout ! Me répond-elle ! Si je ne sais pas
cuisiner, j'ai le sens du contact et de l'accueil ! J'ai
été maître nageur dans une autre vie, et faire le
ménage ne m'a jamais dérangée ! Quand à l'anglais,
Assimil est mon ami. Je viens aussi ! Je serai une
hôtesse parfaite !

Divinations - 24
- Je suis sidérée par tant de mensonges. Sacrée
Santine !

Il nous regarde toutes les deux, amusé.


- Mesdames, je veux bien vous croire sur parole
mais il vaut peut être mieux, pour vous et pour moi,
faire un test ! Au mois de mai, je pars en tant que co-
capitaine d'un catamaran Lagoon 42. On fera une
croisière d'une semaine en Corse. Il faut participer
aux manœuvres les plus simples. Il y aura dix sept
personnes à gérer. Ça vous tente ?
Il y a comme un déclic, entre nous, puis un vent
d'euphorie.
Et comment, ça nous tente !
La mer est au bout de la rue. Nous avons dégagé
quelques cartons et nous nous sommes installées
sans façons dans l'ancienne chambre des enfants, en
attendant de faire réparer les deux voitures. La

Divinations - 25
journée, nous courons sur le sable avec Fripette et
Calisson, le deuxième bichon mal coiffé. La plage,
désertée par le froid est grande et belle.
Notre futur capitaine s'occupe de ses affaires et
nous nous retrouvons le soir. Quand il me regarde,
j'avoue que son regard clair et sa façon de plisser
les yeux comme un myope me plait bien. Si la
prédiction d'un amant capitaine était vraie ?
Santine a peut être quelques qualités de médium,
finalement... et puis, si elle se trompe, un petit break
en Corse nous fera du bien.

Divinations - 26
Le miroir qui aimait les femmes
nouvelle
Brigitte Deleruelle

Le miroir qui aimait les femmes - 1


Si les miroirs pouvaient parler,
ils nous conteraient d'incroyables histoires
et nous profiterions un instant
de leurs regards indiscrets.

3831 mots
21426 caractères (espacements inclus)

Brigitte Deleruelle

Brigitte.guillemot@gmail.com

Le miroir qui aimait les femmes - 2


Le dancing des flots bleus a fermé ses portes. Adieu,
jolies femmes, qui viennent vérifier l'éclat de leurs
dents, échanger leurs rouges à lèvres en murmurant
des confidences. Le silence a remplacé les rires et la
musique. Les banquettes, les boules à facettes, les
portes manteaux, tout a disparu. Je suis resté seul,
dans les odeurs de moquettes sales et de liqueurs
périmées. Ma vie s'est éteinte, en même temps que
le feu des projecteurs, jusqu'au jour où j'ai croisé le
regard de la baronne Usprung. Ravissante Dolorès,
fine et parfumée, danseuse experte, juchée sur ses
hauts talons, comment ne pas l'aimer ? Elle m'a
installé dans l'aile gauche de son château et m'a
confié la garde de ses meubles et de ses tapis qui
rivalisent de splendeur. Au mur, deux tableaux
hollandais datent du dix septième siècle. Dans
l'obscurité, une étrange lumière sort du fond de ces
toiles. Je reste songeur devant la représentation

Le miroir qui aimait les femmes - 3


chaleureuse d'une vie simple. Les familles serrées
autour du feu sont heureuses dans ces masures d’un
autre temps. Malgré la soupe alourdie de pain noir,
tous sourient, charmés par le regard du peintre. Une
jeune fille à peau blanche et nacrée porte à sa
bouche une tasse ébréchée, l'autre main se tend
vers le visiteur. On dirait qu'elle veut nous frôler du
bout des doigts. Cette petite paysanne pleine de vie,
attire les regards.
Quand Dolorès traverse le salon, elle se dirige vers
la lumière. Les tapis persans amortissent le bruit de
ses pas, laissant flotter un parfum de fleurs
sauvages. Un photographe pourrait saisir toute la
paresse, toute la douceur du soleil sur sa peau
lumineuse. Au loin, des chevaux alezans broutent
une herbe verte et grasse. Elle ouvre la fenêtre qui
offre une large ouverture sur le ciel, respire
profondément et se dirige vers son petit miroir. Elle

Le miroir qui aimait les femmes - 4


détache son chignon, ses cheveux tombent en
cascades de soie dorée. Le spectacle est admirable.
Elle redresse soudain tous ses cheveux en un
chignon sévère, passe devant moi, froide,
indifférente. On dirait qu'elle regrette à présent de
m'avoir invité. Les jours se ressemblent et l’ennui
s’est emparé de l’hiver, couvrant l'horizon d'un
brouillard qui brunit la colline. Un matin, un homme
entre et marche avec assurance. Son visage maigre
et fermé, son nez long et pointu, lui donnent un air
d’aigle à l’affut. Il porte un cahier couvert de noms
et de tarifs. Tapotant nerveusement son stylo sur un
bracelet en or, ça fait tchac ! Tchac ! ce qui répand
un son inquiétant dans la salle. Dolorès
habituellement si pâle a pris des couleurs et semble
avoir très chaud.
- Belle imitation ! Dit-elle en me caressant, plâtre
moulé, mais la peinture dorée fait son effet !

Le miroir qui aimait les femmes - 5


Lui, s’approche de moi, sourire carnassier aux
lèvres.
Il a sorti son stylo de métal et me tapote de façon
irrévérencieuse.
- Vous vous trompez, madame. Miroir et bois de
palissandre doré à l’or fin, style Napoléon III, le
détail des deux dauphins en fait une pièce unique!
Je connais ce miroir ! Vendu il y a douze ans dans
une salle des ventes parisiennes ! Bravo pour cette
acquisition !
Fouineur, il dégote ma photo sur une vieille revue
de « La Gazette Drouot ».
- Célèbre ! Je suis célèbre ! Dolorès me jette un
regard noir, claque ses talons sur le sol et me tourne
le dos.
Depuis cet étrange événement, les journées sont
devenus encore plus moroses. La jolie baronne, seul
spectacle distrayant de la journée ne vient plus se

Le miroir qui aimait les femmes - 6


coiffer devant la fenêtre. Son petit miroir a disparu,
ainsi que les chevaux alezans. Des draps blancs
recouvrent les plus beaux fauteuils et le piano.
Chaque jour un meuble disparaît. De fines araignées
ont profité du calme ambiant pour investir l’espace.
Elles m'ont entortillé comme un insecte pris au
piège.
Un jour, crevant le silence, deux hommes nous
saisissent sans ménagements et nous jettent dans
une camionnette d’un autre âge. Attention ! Je suis
fragile ! La petite fermière du tableau, serrée contre
moi sourit encore. On dirait que rien ne peut
l’atteindre. Sa main libre et nacrée tente de me
caresser pour me consoler. Pauvre petite ! Nous
sommes enlevés ! Ligotés ! N’as-tu pas encore
réalisé qu’elle nous a abandonnés ?
Dolorès court vers nous et se tord les chevilles sur
le gravier. Elle me regarde enfin et crie son

Le miroir qui aimait les femmes - 7


désespoir.
- Dolorès, ma, Dolorès, pourquoi avouer si tard
votre amour ?
La camionnette démarre à vive allure dans un nuage
de poussière. Bientôt, le château n’est plus qu’un
petit point gris dans la colline triste et blanche de
froid.
Autoroute. Direction Paris, Grand Boulevards et
salle des ventes Drouot... Je connais trop bien cet
itinéraire. Ma vie a été ponctuée par tant de
déménagements, j'ai connu tant de propriétaires,
impossible de tous les compter. Durant la dernière
guerre, je fus caché dans une cave insalubre, entre
jambons fumés et bouteilles de vins. Le fracas des
bombes faisait trembler les murs. J’ai continué ma
carrière dans un restaurant routier, accroché dans
une cuisine aux vapeurs très grasses. Mes dauphins
servaient alors de crochets pour les tabliers

Le miroir qui aimait les femmes - 8


couverts de taches. Je fus ensuite échangé lors d'une
partie de cartes, puis installé dans un cabaret où des
artistes chantaient nues, mais couvertes de plumes
et d'animaux vivants.

La salle des ventes est remplie d'hommes et de


femmes concentrés. Ils lèvent la main discrètement
à chaque chiffre proposé par le commissaire
priseur. Les chiffres s'envolent et la tension monte.
L'ambiance devient fébrile, je tremble de peur. Quel
sera mon destin ? Des hommes téléphonent et font
monter les enchères, le commissaire priseur exulte
et prononce chaque chiffre comme un cri de
victoire, encourage encore et encore. Je ne suis plus
qu'un simple objet de convoitise jusqu'au coup de
marteau final. Les dés sont jetés ! J'appartiens au
Café de la paix. Cette superbe brasserie, inscrite aux
monuments historiques, est construite dans le plus

Le miroir qui aimait les femmes - 9


pur style Napoléon III. Toute proche de l'Opéra
Garnier, elle sera ma nouvelle demeure. On
m'installe dans le corridor qui mène aux toilettes.
Ils m'ont choisi pour ma superbe et mon style,
napoléon III évidemment ! Mon transfert a été des
plus délicats, entouré d’un tissus doux et de regards
admiratifs, rien de comparable au transport vécu
dans la camionnette cahotante qui m’a conduit sur
Paris. Je ne sais pas ce qu'est devenue ma petite
paysanne au visage nacré, mais je sais qu'elle se
contentera de peu, je l'ai toujours vue sourire,
même dans les situations les plus désespérées. Son
éternel sourire va me manquer.

Une fois installé, un éclairage doux me donne un air


mélancolique. Je ne cesse de m’admirer. Face à moi,
un simple miroir Louis Philippe envoie mon reflet.
Je me gausse à chaque fois qu’une femme passe, car

Le miroir qui aimait les femmes - 10


c’est toujours vers moi qu’elle se dirige. Pas vers ce
miroir Louis Philippe sans charme. Elles me
contemplent, caressent les dauphins qui font toute
ma différence. C’est fou comme les femmes sont
belles, rien qu’à me regarder. Elles se maquillent, se
coiffent, attendent mon assentiment et repartent
comblées. La console baroque sur laquelle je suis
posé leur tend les bras. C’est tout naturellement
qu’elles y déposent le contenu de leur sacs, mettant
à nu tous leurs secrets... c’est parfois gênant, mais
cette confiance me remplit d’orgueil. Telle une se
tartine de fond de teint et se poudre pour cacher
d’horribles taches sur son décolleté.
- Hé psittt !! ça restera entre nous, promis.
Telle autre règle les bretelles de son soutien gorge
et vérifie la beauté de son profil.
- Ouiii pas mal !
Celle-ci vient seulement retirer une feuille de persil

Le miroir qui aimait les femmes - 11


entre les dents.
- Ravi de vous avoir rendu service !
Alors qu’une jolie brune appelle son amant, elle me
fait des mimiques et dépose un baiser rouge qui me
fait honte. Elle essaie de l'effacer et fait une grosse
tache grasse, quelle horreur ! Je suis un miroir
Napoléon III ! Pas un miroir Ikéa !
Priska vient chaque lundi. Elle règle virtuellement
ses comptes avec son chef de service qui l’attend en
bas, dans la salle du restaurant.
- J’en ai assez !!! Bac plus cinq ! Me croyez-vous
assez qualifiée pour faire vos photocopies et
poireauter chez Starbuck pour vos café Latté ? Vos
sourires en coin ne me plaisent pas du tout.
Dorénavant, je vous interdis de me caresser les
cheveux comme on caresse un chien lors des
réunions. Et ne m'appelez plus mon petit !
Compris ?

Le miroir qui aimait les femmes - 12


Elle me met une petite claque, réajuste son
chemisier, vérifie sa taille de guèpe et repart gonflée
pour la semaine.
Celle-ci s'appelle Maud. Elle fait de la méthode Coué.
Elle me regarde intensément puis dit trente fois la
même phrase : Chaque jour et à tous points de vue,
je vais de mieux en mieux. Puis elle éclate en
sanglots pour crier : ça ne marche pas ! Ça ne
marche pas ! Si quelqu’un passe elle se tait, on voit
bien qu’elle a honte.
Une autre vient tous les soirs, élargit démesurément
sa bouche et prononce :
X O X O X O ! elle se pince les joues jusqu’à ce
qu’elles deviennent très rouges, puis dit : ha oui,
c'est plus ferme, comme ça. Ce rituel masochiste est
étrange.
La jolie brune qui appelle son amant est venue
aujourd’hui. Pendant qu’elle susurrait des mots

Le miroir qui aimait les femmes - 13


d’amour, son mari est arrivé en douceur. C’était un
grand blond plutôt maigre, costume branché,
lunettes de métal. Il s’est caché derrière le rideau
pour l’écouter, impossible de la prévenir ! Il a surgi
tel une panthère et lui a saisi son téléphone.
- Avec mon frère ? Dis donc, ma pauvre chérie, tu
n’es pas allée chercher très loin !
Puis il a tendu la main et lui a dit :
- Rend-moi les clés !
Elle lui a tendu les clés d’une Mercedes.
- Toute, les clés !
La jolie brunette a pâli, sa voix est devenue blanche.
- Les clés de l’appartement ?
- Et de la propriété de Deauville aussi !
- Mais ce n’est pas ce que tu crois, S’il te plait je
t’aime !
Le grand blond s’est mis à ricaner, mais son regard
était glacial.

Le miroir qui aimait les femmes - 14


- Et ma carte bleue, tu l’aimes aussi ?
- Mais ton frère est marié, il n’y a rien de sérieux !
Il a ricané de plus belle :
- Et son poste de chef des ventes n’est pas sérieux
non plus. Dès demain, il pointe au chômage ! Adieu
tes séjours de yoga au bout du monde, ton
inscription au club de gym, tes petites sorties
shoppings et tes passages chez le coiffeur... Je ne te
l’ai jamais dit, mais il manque d’envergure, mon
petit frère. Mauvaise recrue. En famille, il faut bien
se serrer les coudes, se rendre des services, n'est-ce
pas ? Hein ? Tant qu'à faire ! Et pas un mot à Dora,
sa petite femme enceinte, on ne va pas lui briser le
cœur ! Je te laisse le soin de l’appeler pour annuler
le barbecue de dimanche. Tu sauras bien inventer
un petit mensonge, n’est ce pas ? Les mensonges, tu
fais ça très bien ? D’ailleurs quand j’y pense, c’est
peut être la seule chose que tu fais très bien. »

Le miroir qui aimait les femmes - 15


Et il est parti, la laissant hébétée et recroquevillée.
J’aurais aimé la consoler, avec ses larmes et ses
traces de mascara, elle ressemblait à un panda
triste.
Il y a aussi Katia. Elle a de drôles d'habitudes.
Chaque mois elle me regarde, embrasse son doigt et
le pose sur moi.
- Ça suffit, Katia! Des traces, encore des traces !
Elle vide le contenu de son sac sur la console qui
soupire. Mais que faire ? Il y a un nombre
impressionnant d’objet dans un si petit sac. Deux
gros trousseaux de clés, des factures froissées, des
rouges à lèvres, un poudrier, une brosse, un paquet
de cigarettes, un briquet, une revue de mode
italienne, un miroir de poche vraiment laid, deux
miroirs, un livre de poche, cinq stylos, pourquoi
cinq ? Une paire de collants. Elle fouille et fouille et
le trouve enfin ! Puis elle crie : ha ! Le voilà ! Le

Le miroir qui aimait les femmes - 16


spectacle est bien rôdé. Satisfaite, elle remet tout
dans son sac puis s’enferme dans les toilettes. Elle
fait un signe de croix en sortant, pose le test de
grossesse sur la console qui tremble déjà. Elle
attend un peu, puis comme à chaque fois elle crie :
raté ! Encore raté ! Alors elle écrase le test avec ses
talons, raye au passage la dorure de la console,
s’énerve, tape sur les murs, rouge de colère. Quand
le calme revient elle appelle Nathalie.
- Nathalie ? C'est Katia. Encore raté, toujours pas
enceinte il ne m’épousera jamais. Mais si, tu sais
bien, Bououououhhhh !!! Il va falloir que je travaille
et je ne sais rien faire. Elle pleure encore et Nathalie
arrive, comme à chaque fois. Elle la console un peu,
la remaquille puis lui propose de prendre des forces
au restaurant. Elles lui parle d'une brouillade
d’œufs aux ceps, d'un confit de canard, d'une
bouteille de champagne. Katia sourit enfin. Oublié,

Le miroir qui aimait les femmes - 17


le gros chagrin. D'ici, je les entends rire jusqu'à la
fermeture du restaurant.
Par temps de pluie, quand le manque de lumière
vous rend mélancolique, il m’arrive de penser à
Dolorès et à ses longs cheveux de soie. Mais ce jour
là, je peux toujours compter sur Talia, la jolie Talia.
Une bulle de bonne humeur. Dès le matin elle saisit
son plumeau et chante en me câlinant. Elle me dit
que je suis vraiment très joli, caresse mes dauphins,
me complimente sur l’excellente tenue de mes
dorures, puis elle danse. Talia danse toujours,
comme si les petits bobos de la vie n’avaient pas
d’importance. Son collègue se plaint du retard de la
SNCF, des bus toujours bondés, de la vie chère, des
salaires qui n’augmentent pas, de sa femme qui veut
encore faire un enfant, puis il demande à Talia de se
calmer, d’arrêter de faire la folle. Elle ne sait pas
faire ça, Talia, elle est née pour le bonheur. Tout la

Le miroir qui aimait les femmes - 18


fait rire. Elle lui propose un tango serré, il finit par
se détendre et lui dit qu’il faut quand même finir le
ménage avant l’ouverture de la brasserie, qu’ils vont
se faire virer, que ce n’est pas le moment. Il lui tend
un balai brosse et une serpillère, puis ils partent
vers les cuisines. A demain, jolie Talia !
Tiens, un homme. Que fait-il là ? Pourquoi reste-t-il
ici ? Il est pâle, frêle, ses mains tremblent. Peut-être
attend-il une jeune femme... Pourtant, il n’y a
personne dans les toilettes. Il s’avance... Mais qui
cherche-t-il ? Hé ho, ici ce sont les toilettes des
femmes !
La tête baissée, il se faufile agilement quand il n’y a
personne. Bravo, beau procédé ! Le voilà entré et
sans même me regarder ! Encore un voyeur, un de
ces hommes qui vient se rincer l’œil. Petit malin, je
vais m’empresser de te dénoncer ! Comment faire
cela ? Ha si seulement j’avais le pouvoir de

Le miroir qui aimait les femmes - 19


conserver le reflet des gens. Je garderais la trace de
cet homme afin que les femmes qui entreront après
lui puissent le voir. Mais... J’entends des pas. Il
revient ! C’est bien mon bonhomme, tu as changé
d’avis. Espionner dans les toilettes des femmes, ce
n’était pas une très bonne idée...
Le voilà qui surgit et se dresse devant moi... Mais, il
n’est plus lui ! Il a paré son visage d’une perruque
de longues boucles blondes, ses yeux sont soulignés
de noir, sa frêle silhouette dans une robe de satin
rouge, il se penche vers moi en souriant, pince ses
lèvres et s’admire. Je dois dire que déguisé ainsi en
femme, il a plus de prestance, on le regarde. Quand
il est entré, il était fade, le voilà maintenant qui se
tient fièrement devant moi, comme si en l’espace de
quelques minutes, quelque chose avait changé en
lui. Il était l’ombre et en se parant des habits d’une
femme, il devient la lumière. Je suis ému de cette

Le miroir qui aimait les femmes - 20


transformation, seul témoin de sa métamorphose. Il
réajuste sa robe, ajoute un foulard de soie, une
larme coule sur son visage, mais il me semble que
ses yeux brillent de bonheur. Se peut-il qu’une âme
se trompe de corps ? Cet homme n’est pas homme,
en lui sommeille une femme qui veut surgir dans la
nuit et la voilà révélée. Oh ! Mais que fait-il encore ?
Voilà qu’il cache un petit sac sous la console.
Sûrement son costume trois-pièces. Je le regarde
s’éloigner, la démarche incertaine sur ses talons
trop hauts. Il croise deux femmes qui le dévisagent
avec stupeur et font des messes basses. Si vous
saviez mesdames ce que j’ai vu, vous glousseriez
moins. J’ai vu un être éclore telle une fleur, j’ai vu un
homme oser être femme.
Les jours et les mois passent dans cette ambiance si
colorée. Je ne m’ennuie plus. Envolée ma passion
pour Dolorès, ou presque. Quand tous les feux

Le miroir qui aimait les femmes - 21


s’éteignent, que la musique meurt dans le ronron
lointain des frigos de la cuisine, il fait très noir, j’ai
froid et elle me manque encore un peu. Pourtant
tant de mains me cajolent, pourquoi devrais-je être
triste ? Le miroir Louis Philippe me boude et tant
pis pour lui s’il perd un ami précieux. Quand il n’y a
plus de place auprès de moi, je lui cède volontiers
une amie ou deux mais elles ne s’attardent jamais.
Ce n’est pas de ma faute, si je suis plus attirant que
lui ! Il devrait faire une thérapie pour accepter sa
banalité !
Mais que se passe t-il ? De puissants spots ont été
installés dans le corridor, tous dirigés vers moi.
Suis-je devenu si célèbre ? Un caméraman et un
photographe s'installent et j'entends des cris : Lady
Gaga ! Lady Gaga ! Tout un joli monde s'empresse
autour de cette brune décolorée, presque nue sous
un pyjama fait de filets de pêche argentés. Quelques

Le miroir qui aimait les femmes - 22


poissons factices sont accrochés à ses jambes. Elle
s'installe sans plus de cérémonie devant moi. Là
commence un étrange spectacle, on la maquille, on
la démaquille, on la remaquille et cela durant des
heures... Une femme sévère habillée en noir donne
des ordres : Plus large le rouge à lèvres ! Pas assez
fluo, non, plus fin, non plus épais ! Plus mat !
Comment le rendre plus mat ? La coiffure tombe !
Coiffeur s'il vous plait ! Mais non ! On ne voit pas
assez la marque ! Qui peut faire quelque chose pour
le tube ? La marque bon sang, la marque ! Puis tout
ce bon monde repart, gorgé de café et de stress. La
dame en noir est encore là, toujours en colère. Elle
grogne sur le personnel sot et incompétent, sur les
difficultés à recruter, puis dispose sur la console
une ligne de poudre blanche, la sniffe d'un seul trait,
avec une paille courte et dorée.
Aujourd'hui, il y a eu un événement incroyable.

Le miroir qui aimait les femmes - 23


Dolorès Usprung, ma, Dolorès est venue au café de
la Paix. Elle s'est dirigée vers moi en souriant.
Visiblement, elles savait que j'étais là. Depuis
quand ? Son look a changé. Coupe de cheveux courte
et carrée, lunettes noires, Jean déchiré, des chiens
l’ont peut être attaquée ? Baskets plates et
multicolores, sac à dos pailleté... J'ai eu du mal à la
reconnaître ! J'ai pensé à un sosie, mais quand elle a
pris son téléphone, j’ai su que c’était ELLE. De sa
voix ravissante, ponctuée de soupirs, elle a dit :
Julio ! Mon chéri ! Tu ne vas pas le croire, je l’ai
retrouvé ! Oui, c’est forcément lui ! Il est unique. Le
prix ? Je ne sais pas encore.
- Aie !!! Dolorès a quelqu’un dans sa vie et elle veut
m’enlever. Pour aller où ? Dans un appartement
parisien ou je risque de mourir d’ennui ? Je ne veux
plus d’une vie fade quand la seule réjouissance du
jour est de contempler les moulures d’un plafond

Le miroir qui aimait les femmes - 24


blanc du seizième arrondissement. Je l'ai déjà vécu,
c’est mortel. Elle part et son parfum flotte encore
dans le corridor. Je n'aime plus votre parfum,
Dolorès, je ne vous aime plus, tout simplement. Elle
revient plus tard avec le propriétaire qui lui dit :
- Quel miroir ? Des miroirs, il y en a partout. Ah !
celui ci ? Il n'en est pas question ! Il attire tous les
curieux depuis qu’on a vu sa photo dans Star du
jour. Vous connaissez ce magazine ? Lady Gaga pose
devant ce miroir et se remaquille avec un rouge à
lèvre rose fluorescent. La marque du rouge y est
bien en évidence. Ma femme a vu le magazine chez
le coiffeur. Elle est allée dans une parfumerie pour
trouver ce rouge à lèvres... devinez quoi ? Rupture
de stock ! Les femmes sont folles. Et ce miroir,
pourquoi le voulez-vous ? il est quand même
chargé ! Je dirais même vulgaire, non ?
- Vulgaire ? Mais vous n’y connaissez rien ! C’est une

Le miroir qui aimait les femmes - 25


œuvre unique et délicate, de style Napoléon III.
- Vous avez probablement raison, mais puisque les
femmes l'apprécient, que grâce à lui je loue très
bien l'espace de ce corridor pour des prises de vues,
pourquoi voudrais-je m'en séparer ?
Dolorès hausse les épaules, agacée et part sans dire
au revoir, elle habituellement si délicate, si pleine
de convenances.
Je ne sais plus qui croire. Suis je raffiné ? Vulgaire ?
Unique ? Chargé ? Ces questions me laissent
songeur. J’aurais aimé revoir Dolorès de temps en
temps. Pourquoi l'amour ne peut-il jamais se
transformer en amitié ? C’est une journée bien
morose qui s’annonce et j’évite de regarder le
miroir Louis Philippe qui ricane. C'est son heure de
gloire. Il aime par dessus tout me voir contrarié.
Aujourd'hui, la jolie Talia est revenue. Elle danse
avec son plumeau, me papouille, me comble de

Le miroir qui aimait les femmes - 26


compliments. Elle chante une chanson étrange : CDI !
CDI ! CDI ! Tu vas encore me voir longtemps, mon
amour de petit miroir ! Je ne sais pas ce que veut
dire CDI, mais je sais que j'ai de la chance et que j’ai
échappé de peu aux griffes de Dolorès. Ma vie est
bien ici, au café de la Paix, tout près de l’Opéra, une
endroit plein de nouvelles surprises et d’histoires à
vous raconter. Les femmes sont si drôles et si
imprévisibles, je suis devenu intarissable à leur
sujet, cette nouvelle expérience m'enrichit et j'ai
trouvé Talia, l'amour de ma vie alors que je ne
l'attendais plus.

Le miroir qui aimait les femmes - 27


1 - Vermeer à l'auberge du renard volant
Que s'est-il passé quand Vermeer
a peint le tableau de la laitière ?
Contrairement à ce que tout le monde pense,
elle n'était pas laitière,
mais chef cuisinière dans l'auberge
des parents du peintre.
Enfin.... peut être.

826 mots
4648 caractères (espacements inclus)

2 - Vermeer à l'auberge du renard volant


L'auberge de mes parents s'appelle « Le renard
volant ». J'ai toujours aimé ce nom. Petit, j'imaginais
un renard avec deux ailes et un tablier blanc. Il volait
de table en table pour servir une clientèle toujours plus
assoiffée. Ce renard était dans mon esprit affable et
rusé, efficace et charmant, avec un poil très doux. Je
n'ai jamais rencontré ce fameux renard mais j'ai tout de
suite aimé l'ambiance qui régnait dans la cuisine, attiré
par le désordre, le bruit et la chaleur suffocante, mais
surtout par le mélange subtil des parfums émanant des
casseroles en cuivre. Un chef bourru criait des ordres
aux commis et je me cachais derrière les tabliers
accrochés dans un angle pour jouir le plus longtemps
possible de ce spectacle. Aujourd'hui, je me réfugie
encore près des tabliers, mais pour admirer Odette, si
joyeuse et si jolie. C'est un plaisir de la voir, chef
d'orchestre de sa cuisine. Elle court d'un endroit à
l'autre, légère et rieuse, malgré le poids de sa longue
robe et de son tablier. Odette, c'est la mère qui fait
mijoter une carbonade de bœuf au pain d'épices, si
3 - Vermeer à l'auberge du renard volant
longtemps qu'elle fond dans la bouche, c'est la sœur qui
vous fait la becquée avec une cuillerée de crème
caramel, puis vous contemple avec de grands yeux
interrogateurs. Alors ? Trop sucrée ? Trop épaisse ?
C'est la fiancée qui sent bon le pain bruni à la cheminée
et c'est l'amie qui partage avec vous une bière
fraichement brassée... Dans la salle du renard Volant,
on entend le brouhaha des hommes au bar, les cliquetis
des verres et des assiettes, les rires et les cris d'une
clientèle souvent avinée. Dans le royaume d'Odette,
tout est sagesse et volupté. On soulève un couvercle et
on inspire le bonheur. Ici, poularde à la crème et au vin
blanc, là, soupe de poireaux pommes de terres, jolies
saveurs de l'enfance, puis sous l'autre couvercle, un
gras qui flotte sur un bœuf miroton et stimule votre
appétit... Odette m'a adopté depuis longtemps. Je fais
partie de son univers. Mon chevalet, mes huiles et mes
pinceaux sont tassés dans le petit coin de mon enfance,
près des tabliers. Je suis trop grand à présent pour me
cacher dessous. Elle grogne un peu quand les odeurs de
4 - Vermeer à l'auberge du renard volant
térébenthine sont trop fortes, mais m'encourage comme
on le fait avec un enfant qui s'applique. Le personnel
de cuisine défile pour voir la progression de mon
œuvre, mais pas elle, ça ne l'intéresse pas. Elle croque
avec délice dans une pomme de terres en robe des
champs et m'en tend une. Il faut que vous mangiez, me
dit-elle en la tartinant de beurre fermier. J'ai les mains
prises, alors elle me nourrit comme un oiseau, me
donne la becquée et repart vite à ses casseroles en riant,
pour vérifier la saveur et la cuisson de ses plats.
Le tableau est presque fini. Je l'ai peinte plus ronde que
dans la réalité, car je la voulais nourricière et
protectrice, mais c'est bien elle, concentrée, paisible et
magicienne. Odette est tout ça à la fois, car quoi de
plus magique, que de savoir transformer un simple
paleron de bœuf, un oignon, des carottes et un verre de
vin rouge, en un plat pour lequel on pourrait se damner ?
Pour réaliser son portrait, j'ai choisi l'heure idéale. Au
matin, la lumière du jour est discrète et met en valeur
son teint de perle. C'est à l'aurore qu'elle fait couler le
5 - Vermeer à l'auberge du renard volant
lait cru de la ferme dans un plat creux en terre cuite. Le
geste est souple et doux pour ne pas agiter la crème
fraîche qui restera en surface, puis elle la recueillera
avec une écumoire. Elle fouettera cette crème, pour
composer le célèbre dessert de caramel couvert d'une
mousse blanche, onctueuse et sucrée.
Le tableau est terminé. Avant que je l'emporte, Odette
est enfin venue poser son regard sur ma toile, elle a
ouvert de grands yeux tout ronds et m'a dit :
- Monsieur Vermeer ! C'est vous, le magicien, en
voulant peindre mon portrait, vous avez fait celui de
ma mère ! La connaissez-vous ?
Puis elle est repartie, à ses casserole en chantant
presque : « Et que dirions-nous d'une poularde aux
girolles pour ce dimanche ? »
Son avis m'a laissé songeur, pourquoi lui avais-je
donné plus de maturité sur cette toile ? Je suis parti,
avec mon tableau sous le bras, quand de la cuisine,
sortait un doux fumet d'échalotes et de girolles.
Ma mère est sortie de la salle, a regardé ma toile et m'a
6 - Vermeer à l'auberge du renard volant
dit : hé bien, il t'en aura fallu, du temps, pour le
peindre, celui là.

7 - Vermeer à l'auberge du renard volant


Alpagathérapie
nouvelle
Brigitte Deleruelle

1 - Alpagathérapie
Sophie est thérapeute pour enfant.
L'un de ses patients se prend pour un alpaga
et rumine toute la journée.
Quel est donc ce mal étrange ?

1690 mots
9681 caractères (espacements inclus)

2 - Alpagathérapie
J'ai rencontré Sophie au cours d'un atelier
d'improvisation théâtrale. Pour réparer les corps,
disait-elle, il faut réparer les âmes et ce cours est
l'endroit idéal pour comprendre la complexité de la
pensée humaine. Il m'a toujours semblé qu'elle
cherchait plutôt à se découvrir elle-même. En
déclamant certaines phrases durant ces cours, elle
semblait s'envoler dans les airs, perchée sur une
chaise branlante. Elle agitait tout haut ses bras et
criait de plus en plus fort, un comportement tout à
fait opposé à la vraie Sophie, petite femme douce et
réservée, thérapeute pour enfants. Elle s'étonnait
elle-même de cette prestation et de l'euphorie
ressentie lors de ces cours. Ce petit bout de femme
m'a tout de suite plu. Nous sommes rapidement
devenues amies. Il nous était difficile de se quitter
au bar du moulin à café, lors de discussions
ininterrompues jusque tard dans la nuit. Sophie ne

3 - Alpagathérapie
comptait jamais ses heures quand il s'agissait
d'aider ses patients. Elle me parlait des cas les plus
particuliers, ce que j'adorais, chaque cas était
comme un gros livre que l'on ouvre en attendant
patiemment la suite de l'histoire. Nous avions pris
l'habitude de discuter après les cours, dans ce
quartier cosmopolite, où créatifs, ouvriers et sans
abris se côtoyaient dans un vacarme joyeux. Elle
aimait bien entendre mon avis sur les cas les plus
complexes. Du jour au lendemain, Sophie n'est plus
venue aux cours du jeudi soir, et j'ai réalisé que
malgré toutes nos confidences, nous n'avions jamais
échangé nos coordonnées. L'un de ses voisins et
amis proches s'était inscrit en même temps qu'elle.
C'est lui qui m'a tout expliqué.
L’un de ses patients, âgé de seize ans, se prenait
pour un alpaga. D’ailleurs, à bien y regarder, me dit-
il il y avait quelques similitudes entre le jeune

4 - Alpagathérapie
homme et cet animal si pacifique.
Il avait des cheveux blancs et frisés, des yeux noirs
observateurs, de longs cils et des dents un peu
longues ressorties vers l’avant. Il mâchonnait
continuellement des feuilles de menthe. Il l'avait
croisé plusieurs fois dans les étages. Fait
surprenant, il lui crachait dessus quand il marchait
trop près de lui. Sophie tentait de le comprendre et
de l’aider, mais il restait statique et l’observait avec
douceur et indifférence. Sa mâchoire s’articulait sur
des feuilles qui lui semblaient délicieuses. Sophie
était prête à déclarer forfait et à prévenir ses
parents de son échec. Déçue, une fois la dernière
consultation terminée, elle jeta un coup d’oeil dans
la rue, pour voir son étrange patient s'éloigner. Il
s'était arrêté dans le parc municipal et broutait des
pissenlits à quatre pattes, sans s'inquiéter du regard
des passants. Certains riaient, croyant voir un

5 - Alpagathérapie
spectacle de rue improvisé. Je vais le rejoindre, se
dit-elle, ainsi je comprendrai peut être ce qui se
passe dans sa tête. Elle le regarda en souriant,
croqua une fleur, puis deux puis trois. Bien qu’elle
eut toujours ce look de femme sportive et citadine,
elle eut l’impression que son corps tout entier se
couvrait d’un poil brun et soyeux. Sa pensée fut
pleine de rêves de prairies à perte de vue en
compagnie d’alpagas. Elle en ressentit un manque
si fort qu’elle se dit que sa vie était un échec. Elle
regarda son bureau au troisième étage, perché sur
un immeuble triste et gris avec dépit. La Cordillère
des Andes devint son seul eldorado, nostalgique
d’un pays qu’elle ne connaissait pas. Il faut que je
parte tout de suite, se dit-elle. Ma vie n'est pas ici,
trop de béton trop de bruit. Je veux brouter et
courir en compagnie de mes frères et sœurs. Se
souvenant soudain qu'elle était mariée et mère de

6 - Alpagathérapie
famille, elle rentra chez elle à regret. Elle avait dans
les bras des bouquets de pissenlits et d’orties à
fleurs blanches.
- Pas de soupe pour moi, dit sa fille avant de se
replonger dans un livre. Le mari de Sophie lui
demanda ce qu'elle avait prévu pour le diner.
- Tout ça, dit elle en croquant une carotte. Elle posa
sur la table une vingtaine de branches de céleri, un
bouquet d'orties et trois bottes de pissenlits.
- Sophie ! Lui dit son mari, tu vas bien ? Tu travailles
trop en ce moment, il faudrait penser à prendre des
vacances...
Toute la nuit les pensées de Sophie partaient loin
dans des paysages verts et purs. Elle poussait des
soupirs qu'elle tentait de réprimer en grignotant
une gros chou vert. Ces bruits de mastication
inquiétèrent son mari qui se demanda s'il fallait se
préoccuper rapidement du cas de sa femme, en

7 - Alpagathérapie
cherchant dans son répertoire les coordonnées d'un
psychiatre.
A deux heures vingt deux du matin, elle bondit de
son lit et cria :
- Je vais créer un élevage d’alpagas en normandie !
J'en ai assez de toutes ces séances de thérapies
stériles pour des gamins tristes et blafards.
- Retourne te coucher ma chérie, tu es surmenée, lui
dit son mari. Nous irons demain voir le docteur
Péchon.
- Ce vieux grigou triste ? Non, merci.
- Elle alluma son ordinateur et chercha une ferme à
vendre. Soudain, la photo d'une maison en ruine
attira son regard. Des pommiers tout jolis et une
colline verdoyante entouraient cette fermette au
toit défoncé par un arbre. Le panneau, décoloré par
le vent et la pluie laissait espérer une vente
raisonnable. La prairie qui entourait la masure était

8 - Alpagathérapie
couverte de pissenlits. A cette idée, elle frissonna de
plaisir. Elle se regarda dans la glace et vit que ses
cheveux avaient moutonné dans la nuit. Ses yeux
avaient noirci et ses cils s’étaient allongés, lui
donnant un air absolument adorable. Ce nouveau
look lui plut beaucoup. Elle laissa un mot sur la
table :
Je ne serai pas très présente ces jours-ci, je file à la
banque puis en Normandie acheter une ferme. Qui
m'aime me suive ! Ensuite, je chercherai des alpagas
pour nous tenir compagnie.
Elle attendit longtemps l’ouverture de la banque,
s'étant levée aux aurores. Le banquier qui la
connaissait bien, fut surpris mais séduit par le
projet de Sophie.
- Des alpagas, c’est une très bonne idée. Ma fille
Diana ne me parle que de ça. Elle rêve de faire des
randonnées en leur compagnie. Ce petit animal

9 - Alpagathérapie
charmant a le vent en poupe auprès des enfants. Et
qui choisit les destinations de loisirs ? Les enfants,
bien sûr ! Félicitations pour votre projet. Dès que
votre ferme est opérationnelle, nous venons sabrer
le champagne dans votre ferme! Avez-vous fait
établir des devis pour les réparations de cette
ferme ? Il faudra les intégrer à la demande de prêt.
Avez-vous prévu d'utiliser votre plan épargne
logement?
Il partit chercher un dossier dans l’autre pièce. A
son retour, trois roses du bouquet posé sur le
bureau avaient été décapitées. Sophie broutait avec
délice les dernier pétales. Elle se ressaisit vite et lui
dit :
- Les roses sont excellentes pour les maux de gorge.
Voulez-vous les goûter?
Il lui sourit et la pria de terminer le bouquet si le
cœur lui en disait, celui-ci étant remplacé chaque

10 - Alpagathérapie
semaine. Finalement, il accepta de tester et trouva
ces fleurs succulentes. Il regarda avec envie celles
qui restaient mais n'osa pas y toucher par politesse.
Soudain, le mari de Sophie déboula dans le bureau.
- Sophie, que se passe t-il ? Que fais-tu? Pose ces
fleurs ! J'ai lu ton message, je suis inquiet pout toi !
- Sophie sourit et lui tendit une rose. Goûte ! C'est
délicieux ! Monsieur Reynard adore ! Il me prépare
le dossier de crédit. Ça y est on est partis !
- Sois raisonnable, Sophie, écoute-moi ! Désolé
monsieur Reynard, je pense que ma femme n'est
pas très bien en ce moment ! Ce projet est
complètement fou ! Elle travaille trop, nous allons
prendre des vacances. N'est-ce pas chérie ?
- Mais je ne suis par d'accord ! Dit le banquier, en
croquant la tige de sa rose, ce projet tient la route !
Interessant aussi le goût de chlorophylle avez-vous
testé, Sophie ?

11 - Alpagathérapie
- Oui, dit Sophie. J'adore, Puis se tournant vers son
mari, elle lui dit : tant que tu ne goûtes pas cette
fleur, je ne veux plus t'écouter. Je ne bouge pas d'ici
de toute manières.
Vaincu, son mari croqua dans une rose.
- Hé dit Sophie, je t'ai dit de goûter, pas de tout
manger !
Tout à coup, le mari de Sophie eut un sourire
angélique. Ses cheveux se mirent à boucler et de
grands cils noirs poussèrent sur ses yeux qui
s'adoucirent. Il se regarda dans la glace et se mit à
ruminer de plaisir.
- Un élevage d'alpaga en normandie ? Dit-il, je crois
que j'en ai toujours rêvé.
- Ha ! Dit le banquier satisfait, je savais que ce projet
vous plairait. Une autre rose, peut être ?
Petit à petit, le quartier fut contaminé par tout ceux
qui goutaient les fleurs. Alerté, le maire demanda

12 - Alpagathérapie
une coupe rase des parcs et des jardins publics
avant que les commerçants ne ferment tous leurs
boutiques pour partir à la campagne. On ne parla
plus jamais de cet étrange phénomène, mais Sophie
est bel et bien partie retaper sa ferme et je reçois
régulièrement des photos de ses alpagas. Elle me dit
que certains ont besoin d'une thérapie. Ça occupe
ses jours, autant que la récolte de ses légumes. Sur
la dernière photo, on aperçoit son mari sur un
rocking chair et sa fille plongée dans un nouveau
livre, le bonheur à l'état pur, me dit-elle.
Je n'ai pas été contaminée par cet étrange
phénomène, car je déteste l'idée de consommer les
fleurs. Ma vie parisienne continue donc comme
avant, boulot métro dodo et théatre le jeudi soir,
mais Sophie nous manque, et aussi sa folie créative.
La chaise branlante témoin de ses gesticulations
reste figée dans un coin en attendant qu'un élève

13 - Alpagathérapie
aussi inspiré qu'elle lui fasse reprendre vie.

14 - Alpagathérapie
L'autre petite fille aux allumettes
nouvelle
Brigitte Deleruelle

L'autre petite fille aux allumettes - 1


L'exercice de l'atelier d'écriture « L'art vous va si bien »
à Cormeilles en Parisis était animé par Sophie Di Malta
Ce soir là, l'exercice était :
Inventez un conte de Noël avec ces petits papier tirés
au sort et je suis tombée sur :
- Super Héros
- Qui a enlevé le Père Noël
- Sapin magique
- Chien
- Père Noël amnésique
Ça donne une histoire délirante, je vous l'accorde.

Est-ce que quelqu'un vous a conté l'histoire


de la petite fille aux allumettes le soir de Noël ?
Mais si ! Le fameux conte d'Andersen !
Est-ce qu'elle vous a fait pleurer ?
Séchez vos larmes. Cette histoire est fausse,
et je vais vous expliquer pourquoi.

1741 mots
9365 caractères (espacements inclus)

L'autre petite fille aux allumettes - 2


Noël n'est pas un super héro, loin de là. Ce soir, il doit
affronter la peur du noir. Frôlant les murs, il ressasse
des pensées morbides. Il a beau lutter contre elles, des
phrases terrifiantes viennent hanter ses pensées. Ça
commence toujours par : Et si ? Et si on me jette à
terre? Et si on me demande une cigarette alors que je
n'en ai pas ? Et si on me coince dans une rue sombre
pour me voler mon porte-feuilles? Il en veut à Suzette,
qui l'a oublié. Il ne comprend pas pourquoi, puisque
depuis des années, il lui commande la même chose.
Chaque année, elle reconnaît sa voix et elle lui fait la
même petite blague :
- Ha ! Monsieur Noël ! C'est pour la bûche du père
Noël ?
- Mais cette année pour la première fois elle lui a dit :
- Ho désolée monsieur Noël, nous somme débordés.
Passez à dix sept heures, promis elle sera encore plus
belle pour vous !
Il en tremble encore. À dix sept heures, un soir de
décembre, il fait noir ! Des loupiotes accrochées à un
L'autre petite fille aux allumettes - 3
fil électrique se balancent dangereusement. Noël se
demande si le fil va craquer et l'électrocuter. La peur
d'avoir peur augmente encore. Il y a peut être quelqu'un
dans cette rue qui le déteste, et fort d'être électrocuté,
on le rouera de coups en lui criant les pires injures,
pour une raison inconnue.
Soudain, une femme toute grise et toute menue
s'accroche à son manteau. Les ennuis commencent, se
dit-il. Il tente de détacher cette main qui s'accroche
comme la serre d'un aigle. Un chien, mélange de
caniche géant et de doberman la suit de très près. Le
regard de ce chien est étrange, jaune fluorescent. C'est
sûr, il va me mordre, pense-t-il. Malgré le calme
apparent du chien, Noël se sent en danger. La dame
s'accroche avec force malgré sa toute petite taille et lui
crie :
- Qui a enlevé le père Noël, c'est vous ? Il dormait sous
le sapin magique et quelqu'un l'a réveillé sans
ménagements, je suis sûre que c'est vous !
Cette femme est folle, c'est un cauchemar, se dit Noël,
L'autre petite fille aux allumettes - 4
je vais me réveiller et tout va s'arranger ! La petite
femme grise s'accroche, le pousse vers la rue, une moto
le frôle puis une autre... J'avais raison de me méfier de
la nuit se dit-il. Ma gourmandise m'a perdu, tout ça
pour une bûche vanillée, génoise fondante et caramel
beurre salé. Maudite Suzette ! Tous les voyants de la
peur sont au rouge, car la petite femme grise le secoue
de toutes ses forces et lui crie :
- Vous le saviez, pourtant ! Le Père Noël est
amnésique ! Je n'ai pas eu le moindre cadeau depuis
des années. Vous l'avez tué ! Ça se voit ! Vous
tremblez comme un coupable.
Noël blêmit, il cherche dans son passé un autre Noël
que lui même, qui aurait pu causer quelque ennui à
cette vieille dame, mais ne se souvient pas. Son instinct
de survie le pousse à marcher à grands pas le long du
mur, la vieille accrochée à son manteau. Le chien les
suit, flegmatique mais soupçonneux. Ils arrivent enfin à
la pâtisserie. Suzette lui sourit gentiment, c'est la
première fois qu'elle lui sourit ainsi.
L'autre petite fille aux allumettes - 5
- C'est gentil de penser aux anciens le jour de Noël, lui
dit elle, en regardant la vielle femme qui lui sourit de
ses deux dents. Bon réveillon, monsieur Noël !
La bûche sous le bras, Noël cherche à semer cette
étrange femme pour prendre le chemin de sa maison,
mais elle reste bien accrochée, la couture de sa poche
commence à craquer, ce qui l'oblige à ralentir. Pourtant
son émission préférée, « Que la fête commence » ne va
pas tarder. Danses à froufrous, chansons, blagues, tout
ce qu'il aime ! Et le soir de Noël, c'est sûr, il vont se
surpasser ! Le chien lui barre la route, gentiment mais
fermement. Alors il s'assoit sur un banc qu'il connait
près du canal, dans la partie la plus éclairée. Quel
étrange duo ! Ils finiront bien par se lasser ! Ils ne vont
quand même pas rester ici toute la nuit ! L'odeur de la
bûche le fait frémir. Ses papilles s'émoustillent, et
malgré cette femme accrochée à son manteau, il ne
peut s'empêcher d'ouvrir la boîte, juste pour contempler
sa bûche. N'en pouvant plus d'attendre, il prend une
grosse part avec les doigts et s'empiffre avec bonheur.
L'autre petite fille aux allumettes - 6
La femme, surprise se tait enfin. Ouf un peu de répit.
Bon, se dit il, elle est grande cette bûche, si je lui en
donne un morceau, elle se taira un moment ! Et le
chien cessera aussi de me regarder avec ses yeux
bizarres... La petite femme toute grise prend la grosse
part qu'il lui tend, et elle glousse en lui disant :
- Mais pardon ! C'est vous, le père Noël, vous avez rasé
votre barbe blanche, je ne vous avais pas reconnu !
La bûche pour douze personnes disparaît rapidement
dans les trois bouches sucrées et goulues. Ils ont tout
mangé, se dit-il dépité, un spectacle télévisé sans bûche
de Noël, ce n'est pas Noël ! Il marche d'un pas rapide
vers la pâtisserie, la femme toujours accrochée à son
manteau, mais elle le tient en douceur à présent.
C'est un drôle de spectacle, Noël est rouge de honte. La
petite femme rabougrie crie à qui veut l'entendre :
- C'est le père Noël ! Je l'ai, je le tiens ! Et le chien
miteux les suit joyeusement. Tout le monde rit à leur
passage, certains jettent des pièces...
Suzette est sur le pas de la pâtisserie, un balai à la
L'autre petite fille aux allumettes - 7
main.
- Dites donc, elle vous plait bien ma bûche vanille
caramel ! C'est la dernière, elle est un peu cabossée,
vous la prenez quand même ? Je vous fais un prix?
- Oui !!! crie la petite dame grise, Wouaf !!! fait le
chien.
Noël prend son butin, essaie enfin de se décrocher de
cette drôle de petite bonne femme, mais rien à faire. Le
chien lui barre fermement la route une deuxième fois.
Ils s'assoient sur le même banc, et se gavent tous les
trois de cette bûche merveilleuse, dans le vent glacé.
La lune brille intensément et fait de jolis dessins sur
l'eau pendant que la neige tombe en doux flocons. Pas
assez pour un bonhomme de neige, mais assez pour
embellir la ville. Rassasié, Noël n'a plus peur. Le chien
pose sa tête sur son genou, et pousse un gros soupir.
Ses yeux jaunes sont comm e deux étoiles
bienveillantes. Il se dit que c'est ça, la magie de Noël,
partager ce qu'on aime avec des inconnus.
- Nous ne nous sommes pas présentés, dit-il, je
L'autre petite fille aux allumettes - 8
m'appelle Noël, quel affreux prénom !
- J'aime bien ce prénom lui dit-elle, il vous va très bien !
Alors lui, ce gros chien, c'est Gaspard Balthazar
Melchior, je l'ai trouvé dans la paille il y a précisément
trois ans, le soir de Noël. Pauvre petite boule de poils,
je n'ai pas réussi à lui choisir un prénom, alors il
conserve les trois. Je ne pouvais tout de même pas
l'appeler Jésus !
- Ha Gaspard Balthazar Melchior c'est très bien choisi,
dit Noël, et c'est pratique, on ne se souvient jamais du
nom des trois rois-mages. Je pense que les enfants du
quartier les connaissent par cœur grâce à vous!
- Oui, c'est futé !
- Et vous ? Lui dit Noël, soudain intrigué, quel est
votre nom ?
Vous ne m'avez pas reconnue ? Lui dit-elle surprise,
mais je suis la petite fille aux allumettes ! Tout le
monde le sait, ici, Il ne faut pas croire les journaux, je
ne suis pas morte de froid un soir de Noël. Je me suis
endormie, j'ai fait des rêves fabuleux. Au petit matin je
L'autre petite fille aux allumettes - 9
me suis réveillée. Quelqu'un avait déposé un lait chaud
et des tartines beurrées sur cette pierre, juste ici, est-ce
que c'était vous ? Cette histoire a fait grand bruit, un
journaliste a aimé mon histoire. Il faut dire que je
n'étais pas bien grande et seule dans la rue. Il faisait
vraiment très froid cette nuit là. Certains ont parlé de
miracle ! Ce journaliste a voulu une fin tragique, pour
que les riches pleurent à chaudes larmes le soir du
réveillon, pour réveiller les consciences, mais surtout
pour vendre son journal. Vous y avez cru, vous ?
Regardez, je suis en pleine forme ! Et j'ai bon appétit !
Elle prit d'autorité la dernière part, sous le regard déçu
de Noël et de Gaspard Balthazar Melchior.
Noël n'est plus seul, les enfants crient son nom dans la
rue. Il accepte parfois de jouer au ballon avec eux.
Tous les enfants de la rue connaissent Gaspard
Balthazar Melchior. Noël participe joyeusement, tapant
à tort et à travers dans le ballon, ce qui fait rire tout le
monde. Pendant ce temps, une petite dame toute menue
est assise sur les gradins. Qu'il pleuve ou qu'il vente,
L'autre petite fille aux allumettes - 10
elle n'a jamais froid. Elle craque une allumette après
chaque but et dit que ça la réchauffe et lui provoque
des visions extraordinaires.
Dès que le soir tombe, Noël retourne dans son nid
douillet, loin des dangers de la nuit, mais il n'a plus
peur du noir. Une petite dame toute grise et son étrange
chien aux yeux jaunes se sont installés dans son
appartement, c'est comme une nouvelle famille et quoi
qu'il arrive ils sont là pour prendre soin de lui.

L'autre petite fille aux allumettes - 11


L'atelier de madame Elise
Nouvelle

Brigitte Deleruelle

1 - L'atelier de madame Elise


Une jeune provinciale à la recherche d'un emploi
découvre Paris et décrit les difficultés
mais aussi les rencontres
qui vont l'aider à s'intégrer dans la ville lumière.

2164 mots
12197 caractères (espacements inclus)

Brigitte Deleruelle

Brigitte.guillemot@gmail.com

2 - L'atelier de madame Elise


Paris... ville lumière, la plus belle ville du monde. En
ce jour de novembre 1980, vêtue d'un imperméable
jaune encore salé par les embruns, de bottes en
caoutchouc et flanquée d'une valise minuscule, mon
ventre grogne de faim et je grelotte de froid. Ma
valise contient une jupe et deux chemisiers noirs, un
tablier blanc, une paire de sandales vernies,
quelques élastiques pour relever mes cheveux, une
brosse à dents, une serviette éponge fine, un
peigne... C'est tout ce que je possède. Le nécéssaire
complet pour un poste de serveuse restaurant sur
Paris. Je compte l'argent qui me reste. Je n'ai pas
prévu que la saison se terminerait en Bretagne et
qu'avec le départ des touristes, les restaurants qui
me faisaient vivre fermeraient les uns après les
autres. D'ailleurs, je n'ai rien prévu du tout. Je suis
ici, près du pont de Bir-Hakeim hébétée et sans
emploi. Nous étions une dizaine de filles ce matin à

3 - L'atelier de madame Elise


attendre pour le même poste de serveuse dans une
pizzéria. Le recruteur ne m'a pas jeté un seul
regard. Pour l'instant, seuls ma jeunesse et mon
regard bleu me servent de passe-misère. Ici un
homme m'offre un plat en terrasse contre un brin
de conversation, là une amie d'infortune me
propose un logement précaire puis disparaît
quelque jours plus tard me laissant une fois encore
seule et sans abri. Les offres d'emploi sur les
journaux se font rares, la chance me sourira peut
être demain. Ce matin, devant la pizzeria j'ai
rencontré Lauriane, une fille blonde et potelée, qui
est dans la même galère que moi. Elle espérait
comme moi obtenir ce poste. Elle me confie que
quelques passes améliorent ses fins de mois, mais
qu'elle est fiancée, un fiancé avec lequel elle partage
son argent, car il est sans emploi. Comme je plisse
les yeux, elle me rassure en me disant qu'elle choisit

4 - L'atelier de madame Elise


soigneusement ses amants de passage. Je lui dis que
c'est un mode de vie dangereux mais ça la fait rire,
elle est si jeune, si fraîche et si naïve, alors que je
suis tout le contraire, méfiante et toujours sur le
qui-vive. Elle est prête à me confier tous les bons
plans et nous nous dirigeons vers un bar solidaire.
Je ne savais pas que ce genre de lieu existait. A cet
endroit, le café peut être offert par un inconnu. Une
tirelire en cochon de verre est posé près de la
caisse. Quelqu'un a écrit sur une ardoise, « Offrez un
café à un inconnu, demain l'inconnu sera peut être
vous ». Chouette, dit Lauriane, mate le cochon, il est
presque plein ! Barman ! Un double pour moi s'il te
plait, c'est le cochon qui paie !
Le bar s'appelle « Le café du coin » mais tout le
monde l'appelle l'atelier de madame Elise. Elise est
une femme entre deux âges. Elle cache ses
bourrelets dans une robe ample et très colorée. Je

5 - L'atelier de madame Elise


saurai plus tard que c'est une robe griffée Yves Saint
Laurent. Elle l'a achetée avec ses propres deniers. Je
me dis que cet Yves Saint Laurent est un farfelu et
que je n'oserai jamais porter ce vêtement criant de
couleurs. Madame Elise vit dans un immeuble cossu
avec son banquier de mari, c'est son expression
favorite quand elle parle de lui. Elle me sourit
gentiment, comme si nous nous connaissions déjà,
observe ma tenue de marin pêcheur et me demande
ce que je sais faire. Des femmes sont en train de
trier des vêtements, les placent dans une machine à
laver bancale, une autre repasse, une autre les place
avec soin sur des cintres. J'aperçois dans un coin
une machine à coudre à pédales d'un autre temps.
Je sais coudre, lui dis-je timidement. Déjà petite, la
couture me passionnait. A l'âge de 11 ans, je créais
le patron d'une robe en prenant mes mesures, pour
réaliser une Jumper grise, qui me faisait rêver dans

6 - L'atelier de madame Elise


les catalogues de la Redoute. Il y a toujours eu des
machines à coudre à la maison et cette vieille
machine Singer n'a pas de secret pour moi. Elle a un
mécanisme très simple, il faut choisir un point droit
plus ou moins serré. C'est tout naturellement que je
me place derrière cette machine et qu'après
quelques réglages, je teste le point sur un
échantillon. Le trait de couture est parfait et les
femmes qui trient le linge sont ébahies. Hourra !
crient-elles en même temps, tout en m'apportant
des ourlets à faire, des fermetures éclair à changer,
des doublures de manteau à réparer...
- Doucement, doucement ! Crie madame Elise, pas
toutes en même temps !
Elle me propose un croissant pour accompagner le
café. Un pur délice, dans ma bouche affamée. Le
croquant de la pâte, la douceur du beurre, me
laisseront un souvenir ému pour la vie.

7 - L'atelier de madame Elise


- Ici, me dit-elle, je ne te promets pas l'Eldorado, je
viens tout juste d'ouvrir ce bar atelier, grâce aux
micro-crédits de la mairie. Nous allons rapidement
mettre ces vêtements en vente, alors si tu veux
rejoindre notre équipe... et toi, Lauriane, ça te
tente ?
Lauriane est en train d'engloutir son troisième
croissant, je pense que ce sera son unique repas de
la journée.
- Très peu pour moi, dit Lauriane en faisant la
grimace, je déteste l'odeur des vieux vêtements. Elle
sirote le fond de sa tasse, remercie et repart dans la
rue et vers son drôle de destin.
- A ce soir ? Me crie t-elle sans attendre ma réponse.
L'atelier est joyeux. Des femmes de toutes origines
chantent et rient en travaillant. J'apprends que le
local a été mis en place par la mairie du douzième
arrondissement, pour animer le quartier et offrir un

8 - L'atelier de madame Elise


lieu d'échange et de culture. Ce soir, il y aura cours
de théâtre et je suis invitée à participer à un
premier cours, pour voir si ça me plait, puis à la
dégustation d'un couscous maison. Depuis combien
de temps ai-je mangé un vrai plat chaud, salé,
équilibré ? Mes papilles s'affolent déjà. Madame
Elise me pose discrètement quelques questions sur
ma vie et je lui avoue que je ne sais pas où je vais
dormir ce soir. Elle m'indique tout naturellement la
salle de danse avec des tapis et me propose d'y
dormir en attendant.
- C'est seulement parce que tu fais partie du
personnel à présent. N'invite personne et sois
discrète. Pas un mot à Laurianne !
La journée se termine. J'ai l'estomac plein de
pâtisseries algériennes et de thé vert sucré. Les
femmes chantent et dansent, je me demande si ce
n'est pas un rêve. Je suis entrainées dans une

9 - L'atelier de madame Elise


cuisine où les femmes roulent le couscous, des
légumes mijotent dans un bouillon parfumé, des
enfant courent et jouent en criant. On prépare les
tables, pour un nombre impressionnant de
couverts. Plus tard, les hommes arrivent et sortent
des tambourins. Je demande à Elise si c'est tous les
jours comme ça. Souvent, me répond-t-elle, la
solidarité fait des merveilles. Bravo pour ton travail
de la journée, ton aide est précieuse !
Nous ne parlons pas de salaire mais je ne pose pas
la question, cette petite pose est salutaire pour moi.
Un jeune homme aux yeux de braise m'observe
depuis un moment. Il me propose de danser et je me
laisse embarquer dans une danse africaine
volcanique. Il me demande d'où je viens, mon nom,
mon âge. Chaque réponse le fait rire. Il s'appelle
Farouk et vient de Tunis. Il dort chez son oncle dans
une chambre du quartier située dans un entresol. Il

10 - L'atelier de madame Elise


me dit que c'est bruyant, mais que le passage des
filles est un spectacle ravissant. Suis-je dans une
quatrième dimension ? Dans cette ville, froide et
prétentieuse, un morceau de l'Afrique et du Magreb
survit avec chaleur. Après cette soirée joyeuse et
colorée, la douche de la salle de danse est chaude, ce
qui me fait un bien fou. Quelqu'un a laissé à
disposition un shampoing parfumé au monoï. En
fermant les yeux je me revois bercée par le chant
des vagues, sur le sable si doux d'une plage
bretonne en été. Quelqu'un a déposé un oreiller et
un plaid qui sent le savon sur les tapis de danse
superposés, je remercie la bonne fée qui a fait ça. Je
resterai un certain temps dans l'atelier de madame
Elise, mais je continuerai à chercher un poste dans
la restauration pour la saison d'hiver. Je tisserai des
liens avec cette communauté chaleureuse. Farouk
m'offrira une amitié sincère, sa fiancée l'attend à

11 - L'atelier de madame Elise


Tunis. Il est à Paris pour économiser l'argent du
mariage. De sa poche, il sort la photo de sa petite
Aïda. Elle lui ressemble un peu, mêmes yeux de
braise. J'imagine déjà leurs gros bébés joufflus, avec
ce joli regard. L'atelier de madame Elise me laissera
un souvenir heureux, un tremplin bienvenu dans
cette ville lumière, où je dois vivre et travailler. Ce
matin, Lauriane a laissé un message pour moi, c'est
madame Elise qui est venue me prévenir. A sa mine
défaite, j'ai tout de suite compris que la nouvelle
n'était pas bonne. Lauriane s'est fait agresser par un
homme cette nuit. Je ne veux pas demander dans
quelles conditions, mais je me précipite à l'hôpital.
Son visage tuméfié me fait de la peine, je voudrais
pouvoir donner une bonne leçon à celui qui lui a fait
ça. Elle me rassure et me dit qu'il n'y a pas de
fracture, qu'elle ne portera pas plainte car elle ne
veut pas avouer les circonstances à la police. Elle

12 - L'atelier de madame Elise


me complimente sur ma nouvelle tenue, Elise m'a
entièrement relookée, elle a un goût très sûr et elle
adore ça. Elle m'a dégoté un manteau de laine
cintré, un sac de cuir souple, des ballerines en cuir.
Ainsi, les recruteurs regarderont peut être mon CV
avec plus de complaisance. J'ai quand même replié
soigneusement mon imper jaune, en souvenir de la
Bretagne. J'offre à Lauriane un pull rose et chaud
réparé ce matin et lui dit qu'un poste de barmaid à
mi temps est à saisir dans l'atelier. Ce nouveau
poste à pourvoir est sorti de nulle part. Je sais qu'il
est réservé à ceux qui ne savent rien faire d'autre, à
ceux qui sont dans une misère absolue. Madame
Elise est un amour. Lauriane hésite par fierté, mais
je crois qu'elle va se laisser tenter. Si elle n'aime pas
travailler dans les odeur de linge humide, elle sait
depuis cette nuit que chercher sa pitance au dehors
comme un chat sauvage la met en danger. Paris est

13 - L'atelier de madame Elise


une Jungle pour les avides de liberté, je l'ai toujours
su. J'ai rapidement trouvé un poste dans une jolie
brasserie sur les champs Elysées, grâce à mon
nouveau look. Quand à Lauriane, contre toute
attente, elle s'est vite passionnée pour la couture et
la transformation de vêtements, mais surtout la
création de sacs en tissus qu'elle réalise sur
commande. Il y a une large clientèle à la recherche
de modèles uniques. Si l'atelier de madame Elise se
porte encore très bien aujourd'hui, Lauriane a loué
une petite boutique dans le quartier du sentier. Elle
est tombée amoureuse de Malo, un jeune
informaticien. Ils sont passés me voir et m'ont
annoncé leur projet de mariage. Adieu la petite
écervelée qui croquait la vie à tort et à travers,
aujourd'hui, Lauriane est une jolie femme épanouie
et pleine de projets. J'ai reçu une lettre de Farouk.
Elle contenait une photo de sa petite famille, lui, sa

14 - L'atelier de madame Elise


femme et trois petits garçons aux yeux de braise.
Quand je dis à madame Elise tout le bien qu'elle fait
autour d'elle, elle me répond en riant : Mais c'est
vous qui me faites du bien ! Que deviendrai-je, seule
dans mon appartement à mijoter des plats pour
mon banquier de mari, prendre des nouvelles du
chien de mon voisin, faire de la lecture à mes
vieilles amies, distribuer le courrier et lire les
prospectus, à part mourir d'ennui ? Vous êtes mes
rayons de soleil. Je ne t'ai pas dit : le maire est passé
hier pour nous féliciter, il dit que nous sommes un
modèle à reproduire, c'est magnifique ! Après les
salaires, nous venons de payer notre premier loyer
et mettons en place une aide aux devoirs pour les
enfants du quartier. Tu viendras ? L'aventure ne fait
que commencer ! Et tu sais qu'ici, tu es chez toi pour
la vie.
Cette petite phrase me fait plaisir. Dans la cuisine,

15 - L'atelier de madame Elise


montent des rires et une odeur de légumes à
couscous qui mijote. J'enfile un grand tablier, et je
rejoins mes amies de tous âges. Cette soirée sera
joyeuse, tous oublieront leurs soucis, rien de tel
qu'un bon couscous et de la musique pour
réchauffer les cœurs.

16 - L'atelier de madame Elise


La vengeance d'Agatha Christie
nouvelle

Brigitte Deleruelle
1 - La vengeance d'Agatha Christie
Lu dans un article : Jusqu’où une personne acculée
par le chagrin peut-elle se rendre pour apaiser sa
douleur? Certains videraient les verres d’alcool.
D’autres se refuseraient à l’inaction et trouveraient
un exutoire dans la fureur. Quelques-uns, enfin,
pourraient se réfugier dans une folie passagère. C’est
peut-être bien ce qu’a connu Agatha Christie entre le
3 et le 14 décembre 1926. Quoique, il ne s’agit que
d’une hypothèse. Ce qu’il s’est passé durant les onze
jours de sa disparition, elle l’a emporté dans sa
tombe. Retour sur ce fait divers qui a marqué
l’Angleterre.

Et voici d'après moi ce qu'elle a vécu durant ces


onze jours...

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7258 caractères (espacements inclus)

2 - La vengeance d'Agatha Christie


Archibald est entré éméché cette nuit. Il portait sur
lui l’odeur de sa maîtresse Thérésa Neele. Il est
encore parti s'amuser dans les bras de cette
intrigante. Je ne veux pas croire qu'il me quitte pour
elle. Une scène n’aurait servi à rien, j’ai rempli ma
valise avec le strict nécéssaire et je suis partie en
voiture, sans but précis. C'est dans le virage de la
Tournelle près du lac sombre de Silent Pool que j'ai
eu cette idée. A défaut de m'aimer encore, je
pourrais l’inquiéter... lui, et les journalistes qui
passeront demain matin. Deux photographes de
renommée internationale les accompagneront, dans
le but de faire un reportage sur notre couple dans le
jardin. Ils couvrent des sujets de guerre à l'autre
bout du monde, et Archibald attend beaucoup de cet
interview.
Quand les pneus ont crissé dans le virage, j'ai
amélioré mon projet de vengeance : DISPARITION !

3 - La vengeance d'Agatha Christie


Je vais disparaître. Tous feux allumés, je vais laisser
ma Morris Cowley portes grandes ouvertes. Je vais
étaler au sol quelques effets personnels et écraser
l’herbe tout autour. On pensera à une bagarre, à un
meurtre ? Je vais brouiller les pistes en marchant
pieds nus sur le bitume, comme ça pas de traces,
jusqu’à la maison de ma chère amie Astrid. Son mari
est parti en voyages. Je la sais partante pour toutes
sortes d'aventures. Je lui proposerai de nous cacher,
mais où ? Autant profiter de cette absence pour se
consoler dans un site agréable ! Pourquoi pas une
cure de thalassothérapie ! Même si mon cœur est
empli de chagrin, nous choisirions un hôtel avec
jazz et salle de danse, restaurant et chef étoilé
français.
Astrid m'a prise dans ses bras, ce qui m'a fait du
bien. Elle m'a suggéré un plan amélioré pour notre
escapade. Nous ferons croire à tout l'hôtel que je

4 - La vengeance d'Agatha Christie


suis Thérésa Neele pour ternir sa réputation.
Installées toutes les deux au Swan Hydropathic
Hotel, je consulte les dernières photos de Thérésa.
Elle porte un grand chapeau souple qui cache la
moitié de son visage, une robe large et vaporeuse, et
des chaussures blanches à petits talons. Nous avons
fait le tour de la ville pour trouver une tenue
identique. Astrid s’est présentée comme ma dame
de compagnie, et m’appelle toute la journée
Thérésa, pour marquer les esprits. Au petit
déjeuner, nous commandons du champagne, et
attirons les hommes amusés par notre folie. Nous
leur offrons des coupes jusqu'à plus soif, et leurs
rires fusent dans toute la salle aux heures les plus
paisibles. Les petits pigistes s'en donnent à cœur
joie pour suivre les péripéties de nos vacances,
prennent des photo, alors que je suis cachée sous
une voilette. Nous consultons régulièrement les

5 - La vengeance d'Agatha Christie


journaux. A notre grand désarroi, aucun journal ne
parle des frasques de Thérésa Neele. Seule Agatha
Christie fait la une des journaux. Mes photos sont en
pleine page sur la couverture du petit parisien!
Certains ont vu mes cheveux arrachés sur le bas
côté, d’autres ont aperçu mes vêtements accrochés
aux arbres. Il y a aussi la photo d'un sac vernis
enfoncé dans la terre. Les journalistes sont sur le
qui vive, à la recherche du moindre indice.
En attendant des nouvelles fraîches, les bains à
remous nous font le plus grand bien. Les massages
sont de qualité et les applications de boue verte
nous transforment en êtres étranges tout juste
jaillis de la forêt. Le personnel du centre de remise
en forme est dans le secret, un petit billet glissé de
temps en temps nous assure une totale discrétion.
Ils sont les seuls à voir mon visage à découvert. Le
jeu de la complicité les amuse, mais jusqu’à quand ?

6 - La vengeance d'Agatha Christie


Astrid n’est pas pressée de rentrer chez elle, son
mari revient dans deux mois et ce petit intermède
l’enchante. Les journaux parlent tous de la
disparition de la grande romancière Agatha
Christie ! 100 livres sterling sont proposés en
récompense à qui voudra donner des indices. Ma
photo est diffusée partout ! Je suis obligée de me
cacher avec des lunettes de soleil et des chapeaux
encore plus larges. Nous convoquons des
journalistes de la région, et sommes entourées
d’hommes très jeunes, de plus en plus alcoolisés. Je
me présente toujours comme la maîtresse
d’Archibald, parle fort et de façon surexcitée,
renverse quelques verres de champagne, fais
semblant d’embrasser mes nouveaux amis sur la
bouche. Le lendemain, malgré tous ces efforts, pas
une ligne ne concerne ma rivale sur le journal
régional. Visiblement, la vie dépravée de Thérésa

7 - La vengeance d'Agatha Christie


Neele n’intéresse personne. Les journaux ne parlent
que de moi, de ma disparition et d'une mort
probable. Certains recherchent déjà mes héritiers
directs et font des plans sur la comète concernant
mes droits d'auteur ! Une photo d’Archibald,
mouchoir à la main nous fait hurler de rire, il dit à
quel point il est inquiet, à quel point il m’aime.
Certains l’accusent d’un meurtre prémédité, la
police le harcèle de questions. Il ne fait plus un pas
sans que les flashs crépitent, ce qui désorganise sa
vie et l'oblige à plus de discrétion. C'est toujours ça
de gagné !
Cet après midi, nous avons fait une promenade à
cheval qui m’a donné chaud. Mon visage était
trempé et je ne voyais plus rien, j'ai dû retirer mes
lunettes et mon chapeau. Sur le chemin du retour,
un musicien m’a reconnue, et m’a demandé un
autographe. Je lui ai dit qu’il se trompait, mais il

8 - La vengeance d'Agatha Christie


était très sûr de lui. Il a déclenché l'arrivée d'une
horde de journalistes. Tous criaient mon nom. La
fête avait assez duré, nous étions démasquées.
Dommage, ce petit intermède consolateur me faisait
tant de bien. Astrid est partie discrètement pour
éviter tout ennui avec son mari, quand à moi, j’ai
décidé de plaider l’amnésie.
- Agatha Christie ! Que vous est il arrivé ? Etes vous
blessée ?
- Oui, j’ai reçu un choc sur la tête, on m’a droguée,
peut être...
- Depuis combien de temps ?
- Je ne sais pas... c'est encore très confus dans ma
tête.
Archibald est arrivé dans l’après midi. Il m’a serrée
dans ses bras sous le regard attendri des
photographes, et m’a susurré dans l’oreille :
- Alors, grande folle, tu ne sais plus quoi inventer ?

9 - La vengeance d'Agatha Christie


Je me suis tournée vers les journalistes et je leur ai
dit :
Mon époux vient de me dire à quel point il m'aime,
et veut m'offrir un chalet en Suisse, pour abriter
notre amour !
Tous l'ont applaudi et certains ont demandé à être
invités pour l'inauguration.
Les yeux d'Archibald sont comme deux flèches
empoisonnées, mais il se force à sourire sous le
crépitement des flashs. Quand à moi je ne me force
pas, je ris en pensant à ce que sa maitresse lira
demain matin sur le journal.

10 - La vengeance d'Agatha Christie


Clandestine - 1
Une nuit de peur pour cette jeune femme
qui est punie d'avoir créé un réseau social
dans un pays ou toute expression féminine
est réprimée. Enlevée, malmenée,
qui l'a enlevée et quel est son destin ?

2765 mots
15849 caractères (espacements inclus)

Clandestine - 2
Bientôt, je n'aurai plus d'identité. Ils nous ont
prévenues, “récupération des passeports et
destruction”. Je ne suis pas tranquille. Les passeurs
abandonnent parfois les clandestins sur un rafiot, le
fendent discrètement et les abandonnent sans gilet
de sauvetage... Il y a tant de rumeurs effrayantes qui
circulent dans notre quartier, mais je n'ai pas le
choix. Nous sommes seules au milieu de nulle part,
face à des hommes armés. Impossible de protester
ni de s'enfuir dans la nuit noire. Je risque de
prendre une balle dans le dos.
Mon portable fonctionne encore. J'écris à mes
parents que tout va bien et que je les aime. Je ne
peux pas leur dire la vérité, je les mettrais en
danger. Je connais pourtant la désespérance de ceux
qui ont perdu leurs proches sans explication. Ils
errent des années à la recherche de la vérité et c'est
le plus grand des supplices. Mon instinct de survie

Clandestine - 3
me dit que tout ira bien.
Hier matin, la police est venue pour m'interroger. Ils
étaient trois et m'ont priée de les suivre. Inquiète,
j'ai pris le temps de prendre mon sac a main. Que
me voulaient-ils ?
Mon frère m'a bloquée dans la cuisine et m'a
couvert la bouche pour m'empêcher de crier. En
panique, il m'a fait signe de me taire, me poussant
de toutes ses forces par la fenêtre du premier étage.
Je me suis agrippée à lui jusqu'à le griffer, mais j'ai
fini par lâcher prise, en m'étranglant avec la
bandoulière de mon sac. Saut dans le vide, puis
matelas pour me réceptionner. Quatre hommes se
sont jetés sur moi, m'ont bâillonnée avec un ruban
adhésif large, m'ont couvert la tête d'une toile rêche
et m'ont jetée sans ménagements dans le coffre
d'une voiture. Qui étaient-ils ? Tout s'est passé
tellement vite !

Clandestine - 4
La voiture roule un bon moment, probablement sur
la route principale car je ne sens pas de soubresaut.
J'essaie désespérément de comprendre où nous
sommes quand mon téléphone sonne. Impossible de
le décrocher, mes mains sont attachées. Il y a un
stop, une autre voiture arrive. Il y a un échange
entre les hommes et ils me déplacent sans
ménagements dans un autre coffre plus grand. Il y a
une autre femme qui gémit dans ce coffre, ligotée
elle aussi. Ils nous transportent longtemps sur une
route cahotante, sans plus d'attention pour nous
que pour des sacs de pierres. J'ai chaud et soif, ma
langue est dure et sèche. J'ai perdu la notion du
temps, m'étant évanouie un instant. Quand la
voiture s'arrête enfin, un homme nous fait sortir,
enlève le sac de ma tête. Nous sommes proches de
la mer. J'aspire profondément cet air pur, en me
disant que c'est peut être la dernière bouffée

Clandestine - 5
d'oxygène que j'inspire avant de mourir. Alors que
deux hommes me maintiennent les mains dans le
dos sans que je puisse les identifier, je prends le
temps de contempler le paysage, paisible, le doux
mouvement de l'eau, le reflet de la lune sur une mer
presque lisse. Une étoile filante passe et j'ai
bêtement envie de l'appeler pour qu'elle vienne à
mon secours.
- Pourquoi ? Pourquoi ?
Un homme gras et velu arrache mon bâillon sans
ménagement, blessant ma peau avec l'adhésif qui le
maintient. Il coupe les lien de mes poignets avec la
même brutalité. Il plante son regard de métal dans
mes yeux et me dit :« Pas un mot ! Silence total ou
c'est la mort. » L'autre fille titube et pleure en
silence. Il nous pousse vers une maison branlante
de pêcheur, des filets sèchent autour de la maison.
Un forte odeur de sardines me donne des hauts de

Clandestine - 6
cœur. Nous entrons dans une petite pièce sombre,
où dorment quelques femmes à même le sol.
Sommes-nous toutes condamnées ? Ou enlevées
pour une maison de prostitution ? Je frémis en
voyant une fillette de cinq ans. Elle porte une robe
de cérémonie rose, brodée de fleurs étincelantes.
Son visage est sale et ses mains noires s'accrochent
à la grille de la fenêtre. Elle hume le vent sans se
préoccuper de nous. Des bébés enveloppés dans des
draps crasseux dorment dans les bras de leur mère.
Le bruit réveillent les femmes qui me donnent de
l'eau. Je me souviendrai toute ma vie de la sensation
de cette eau tiède mais salvatrice coulant dans ma
gorge. Le bois de ma gorge et de mes papilles
reprennent vie instantanément. Une femme se
présente en chuchotant. Je connais son nom, elle est
très active sur le forum de notre site « Divine » que
nous avons créé il y a huit mois. D'autres femmes se

Clandestine - 7
réveillent et fondent dans mes bras en pleurant, ce
sont mes cinq amies de toujours. Nous n'avons rien
fait de mal, un très beau site avec un forum réservé
aux filles. Je n'aurais jamais dû mettre le doigt dans
cet engrenage mortel. L'idée nous était venue un
jour de spleen, tant nous voulions échanger notre
quotidien. Pâtisserie, mise en beauté, entretien de
maisons, jardinage... tous ces petits échanges nous
faisaient sentir moins seules, depuis que les sorties
entre filles non accompagnées par un homme était
interdite. Nous manquions de tout. La séparation de
notre groupe d'amies était cruelle. Plus de rires,
plus de chansons, plus de fêtes. Avec ce blog, nous
nous sentions vivantes, proches les unes des autres.
Nous nous connaissions depuis le plus jeune âge,
copines d'enfance ou camarades de classe. Nous
pouvions alors jouer cheveux au vent avec les
garçons de notre rue, dans une totale liberté. De si

Clandestine - 8
jolis souvenirs... Ce fameux blog avait fait naitre de
nouveaux talents. Certaines avaient le chic pour
créer des recettes de shampoings avec de l'ortie, de
la menthe sauvage ou des œufs. D'autres
expliquaient comment prendre soin de son corps
avec les argiles et les plantes cueillies dans la
nature. Certaines écrivaient des poèmes qui
parlaient toujours de liberté. Le succès fut tout de
suite au rendez-vous. Nous partagions nos astuces
pour enlever les taches sur la peau, parfumer la
lessive, faire briller les ongles... Etre belle à moindre
coût nous offrait une petite part de plaisir dans ce
monde ou tout nous était retiré. Sur Divine, parler
de tout et de rien nous faisait du bien. De fil en
aiguille, ce site a pris de l'ampleur et nous ne
maitrisions pas tout. Il aurait fallu une médiatrice,
afin de filtrer les paroles les plus dangereuses pour
nous, ce que nous n'avons pas pris le temps de faire.

Clandestine - 9
Les amies des amies se sont rapidement inscrites.
Le jour où le nombre d'abonnées a dépassé les mille
deux cent inscrites, nous avons fait une fête dans la
cave de mon immeuble, très fières de notre réussite.
Nous avons bu de la limonade et dansé en silence,
puis attendu la nuit noire pour sortir une par une
par la porte arrière, celle qui donne sur les
poubelles et le terrain vague. Nous pouffions toutes
de rire, heureuses comme des gamines qui font le
mur pour la première fois, afin d'aller à une fête
interdite par les parents. Certaines femmes se sont
infiltrées dans le forum, non pas pour partager leurs
expériences ménagères, mais pour expliquer leur
quotidien. Elles se plaignaient de leur manque de
liberté, c'était devenu insupportable et elles
l'écrivaient avec véhémence. Elles ne supportaient
plus la discrimination, pour la seule raison d'être
une femme. Elles voulaient des cafés pour elles, du

Clandestine - 10
rire, de la musique, de la danse, comme avant et je
ne pouvais que leur donner raison. Pourquoi
n'étions-nous plus aussi libres que les hommes ? Le
ton était monté rapidement, mettant la gente
masculine au pilori puis le gouvernement en place.
Je n'avais pas conscience de la gravité de ces propos
dans un pays comme le nôtre, persuadée que les
hommes ne s'intéresseraient jamais à des histoires
d'entretien de maison, ou de maquillages. J'ai la
passion des produits naturels et je me donnais à
fond sur la partie esthétique qui s'appelait : “Les
divines sont belles” je multipliais les conseils sur la
plus jolie façon de monter un chignon, de se faire
des masques à l'argile rouge ou à l'huile d'olive pour
des cheveux brillants, j'expliquais quelles fleurs
choisir au printemps pour colorer de bleu ses
paupières, en les mélangeant à de l'argile blanche,
comment faire sécher ses draps sur l'herbe pour

Clandestine - 11
leur donner une blanc éclatant... Je ne m'occupais
pas de la page actualités de notre site et ne prenais
pas le temps de tout lire. Cette mission était donnée
à la plus âgée d'entre nous. Les propos de certaines
sur le blog nous avait mises en danger. Une femme
dont le mari travaille dans les renseignements était
très active sur le forum. Par le biais de ses relations,
elle avait eu vent du mauvais sort qui planait sur
nos têtes et sur la sienne aussi. Son mari haut placé
avait été prévenu. Elle avait organisé notre départ
avant de se procurer de fausses identités pour elle
et sa famille. Elle avait organisé notre enlèvement,
sans nous prévenir, pour notre sécurité. Il fallait fuir
au plus vite, c'était ça ou la prison, quand on sait
qu'on ne sort pas vivant de cet enfer.
On nous a annoncé que nous étions au complet,
nous étions toutes les deux attendues pour le
départ. Les hommes nous tendent un verre d'eau

Clandestine - 12
tiède et nous forcent à la boire, puis nous poussent
sans ménagements vers une barque d'un autre âge.
Plusieurs couches de peinture masquent à peine
l'usure du bois, des clous rouillés ressortent par
endroits. Un homme nous dit de respecter un
silence total et que nous sommes en danger si
quelqu'un vient à nous repérer. Il est jeune et n'a
pas l'air aussi dur que les autres hommes, je me
demande pourquoi il a choisi de faire ça. Certaines
femmes tenant dans leurs bras des bébés endormis,
n'ont jamais vu la mer, ni mis un pied sur une
barque. Le passeur rame doucement, mais chaque
choc de la rame sur l'eau nous fait trembler de peur.
Un bébé crève le silence en pleurant et la mère
affolée lui donne le sein, honteuse devant cet
inconnu. La fillette en robe de cérémonie est
silencieuse, sa jolie petite frimousse ne semble pas
inquiète, elle s'accroche timidement à la jambe de

Clandestine - 13
sa mère en nous observant, curieuse. Sa mère est
enceinte, son ventre est très rond. Le silence est
revenu, angoissant. Le passeur écope, mais l'eau
monte malgré tout au fond du rafiot, si bien que
nous avons rapidement les pieds mouillés. Il nous
regarde en écopant l'eau de plus en plus vite, nous
imposant le silence par signes. A cet instant, je me
dis que nous n'irons pas loin sur cette embarcation
et que nous sommes perdues. Je regrette de ne pas
connaître au moins une prière par cœur. Alors, je
reprends dans ma tête une chanson que nous
aimions tant écouter à la radio, avant que la voix de
cette merveilleuse chanteuse soit interdite sur les
ondes. Elle parlait d'une histoire d'amour
impossible entre deux amants, un Roméo et une
Juliette des temps modernes malmenés par les lois
de notre pays. Le refrain dit : « demain nous serons
libres, oui, l'amour aura raison de tout » Cette

Clandestine - 14
chanson est devenue suspecte aux yeux du
gouvernement, depuis qu'elle a été chantée lors de
défilés contestataires réprimés dans un bain de
sang.
La silhouette d'un gros bateau apparaît soudain.
Tous croient que notre embarcation va le heurter. Il
y a des cris, le passeur ralentit son allure. Quelqu'un
lance une corde de la passerelle et descend une
échelle, on nous expliquera plus tard que c'est un
bateau de médecins sans frontières. Le personnel de
bord est inquiet, ça se voit, ils nous font signe de
nous taire et de se dépêcher. Ils sont tous vêtus de
blanc et portent un masque médical. La petite fille
en rose prend peur et ne veut pas monter, elle
pleure et se terre au fond du rafiot. Sa mère la
supplie de venir, mais elle reste cachée sous un
banc, alors que l'eau monte dangereusement. Elle
s'accroche comme elle peut, terrorisée. Je saisis la

Clandestine - 15
petite trempée jusqu'à la taille et l'accroche de force
sur ma hanche. Elle bouge en tous sens et me crie de
la lâcher. Sa robe glisse et je n'ai plus de prise. Je
suis dans le vide, un pied sur l'échelle qui bouge
avec cette charge instable. J'imagine un instant que
nous allons tomber toutes les deux dans les
profondeurs noires de la mer. Deux hommes
masqués nous attrapent sans ménagements, le
passeur prend la petite dans ses bras, visiblement
soulagé. Peut-on être passeur et avoir un cœur ? On
nous demande encore une fois de nous taire. Une
fois sur le bateau, nous découvrons avec effroi que
la barque coule. Certaines d'entre nous, celles qui
n'ont pas pris de lourde valise mais un simple sac à
dos ont eu la chance de conserver quelques
vêtements. Celles qui ont pu préparer leur fuite,
s'accrochent à leurs biens précieux. Je n'ai qu'un sac
à main contenant du rouge à lèvres, un paquet de

Clandestine - 16
mouchoirs, mon passeport et mon téléphone. Le
passeur ouvre les bagages, prélève robes,
imperméables, couvertures en réclamant tous les
sacs à mains. Il vérifie que tous contiennent bien
nos identités. Ils rend nos téléphones, jette les sacs
par dessus bord, en même temps que des vêtements
et nécessaires pour bébés. Sans comprendre le but
de ces confiscations, nous sommes tétanisées par le
spectacle des effets qui sombrent dans la mer. Des
paquets de couches et des biberons flottent,
emportés par le courant, pendant que des robes
glissent sur l'eau, tel des cadavres. Les marins sont
nerveux et disent au passeur de se dépêcher. Ils
réclament nos portables pour récupérer les cartes
SIM afin les détruire. Aucune d'entre nous n'a le
courage de protester. On tremble et pleure sans rien
dire, comme des animaux pris au piège. Un
traducteur arrive enfin. Sa voix est rassurante. Ils

Clandestine - 17
nous explique que c'est pour notre sécurité et que
les gardes côtes sont déjà à notre recherche. Ils
espèrent qu'ils concluront à un sabordage de
l'embarcation dans la nuit, comme tant d'autres cas
répertoriés ces dernières semaines. Ils partiront
aussitôt à la recherche de notre passeur, sur
d'autres embarcations. Tous les regards se tournent
vers lui, on se dit qu'il l'a échappé belle. Demain, les
médias annonceront notre fuite et notre noyade.
Comment prévenir nos familles du contraire ? Les
marins nous distribuent des bouteilles d'eau, du
poisson bouilli et du riz froid. Ils s'excusent du peu
qu'ils ont à offrir et nous offrent un thé noir très
sucré. Je ressens jusqu'au fond de mon corps cette
chaleur réconfortante. Je ferme les yeux et
m'imagine hier encore chez mes parents, enfoncée
dans les coussins moelleux du salon. La petite fille,
qui grignote un gâteau sec sourit enfin.

Clandestine - 18
Le bateau se lance à plein régime pour une
destination inconnue, pendant qu'au loin, mon pays
disparaît en un serpent lumineux, de plus en plus
petit, de plus en plus brouillé par mes larmes. Cette
nuit là, je gagne une vie, mais je perds ma terre,
celle de mes amis, de ma famille et de mes ancêtres.
Cette même chanson trotte dans ma tête depuis le
début de la nuit. Malgré moi, pour me réconforter, je
chante le refrain doucement, puis de plus en plus
fort, comme un mantra. Mes amies et camarades
d'infortune me regardent d'abord surprises puis la
fredonnent avec moi. Sur le pont flotte ce refrain
comme une clameur, « demain nous serons libres,
oui, l'amour aura raison de tout ».
Le passeur prend la femme enceinte dans ses bras.
Plus tard, nous appendrons qu'ils sont amants,
comme dans la chanson interdite. La fillette
trempée dans sa robe de fête applaudit, heureuse.

Clandestine - 19
Entourée d'un père et d'une mère, elle apprécie
finalement ce voyage en mer, pose la main sur le
ventre de sa mère en nous disant : c'est mon petit
frère ! A cet âge là, tout peut sembler si simple et si
clair. Elle observe l'horizon, cherchant au loin un
morceau de terre. Je me dis que cette terre là sera
forcément moins hostile, pour elle et peut être aussi
pour nous. Puisque tout nous a été volé, il nous
faudra bien inventer d'autres encrages et une autre
vie.

Clandestine - 20
Le vase de la tante Josette
nouvelle

Brigitte Deleruelle

Le vase de tante Josette - 1


Delphine n'est pas heureuse
et ne l'a jamais été.
Elle est romantique et férue de lecture,
lui aime les copains, la bière et le sport
devant la télévision.
Elle fait de grands efforts
pour sauver son couple, mais elle s'essouffle
le jour de la saint Valentin.

1868 mots
10741 caractères (espacements inclus)

Brigitte Deleruelle
Brigitte.guillemot@gmail.com

Le vase de tante Josette - 2


Fine et souple, Delphine se déplaçait comme une
danseuse de tango. Gustave, au contraire, carré et
musclé, ressemblait à un catcheur prêt à monter sur
un ring. Lorsqu'ils marchaient côte à côte dans la
rue, il la tenait solidement par le cou, et les passants
les trouvaient peu assortis. Il doit y avoir quelque-
chose de très fort entre eux, se disaient-ils, de la
complicité, peut être. Mais ils se trompaient. Pour
une fois Cupidon avait raté sa cible. Delphine et
Gustave n'avaient rien en commun et rien à
partager. Leurs proches s'en faisaient discrètement
la remarque. Comme souvent dans ce genre de
couple, se disaient-ils l'un des deux s'efface
poliment, le plus faible, ou le plus amoureux.
Gustave, bon vivant, aimait festoyer tard dans la
nuit lors des soirées arrosées qu'il organisait.
Chaque match important ou non était un prétexte
pour inviter vieux amis et collègues dans le salon.

Le vase de tante Josette - 3


Canal Plus était son meilleur allié. Régulièrement, la
bière coulait à flot dans un brouillard de tabac.
Rugissements et cris de bêtes, envahissaient
l'appartement. Pour s'éclipser, elle remplissait vite
les saladiers de chips et de charcuteries, vérifiait le
nombre de bière fraiches dans le frigo, commandait
les pizzas puis filait dans la cuisine pour lire ses
romans d'aventures. Plus rien n'existait alors.
Savourant chaque mot, chaque phrase, elle
s'envolait très loin, en compagnie de l'auteur, dans
des contrées inconnues. Des mers déchainées,
jungles humides, rivières peuplées de crocodiles,
montagnes infranchissables habitaient ses pensées.
Sa petite cuisine devenait son repaire, loin des
rugissements du salon. Elle y avait installé une
étagère avec toutes ses lectures préférées. Chaque
livre colorait ses murs de rêves et de nouvelles
histoires à découvrir. Elle les contemplait avec

Le vase de tante Josette - 4


gourmandise. En fin de soirée, Gustave lui disait
trois mots puis allait se coucher, épuisé par
l'émotion du match, mais aussi par les bières et le
whisky consommés. Il s'endormait vite et ronflait si
fort qu'elle cherchait des solutions pour s'endormir.
« Ne fais jamais chambre à part, lui avait dit une
amie fraîchement divorcée, c'est le début de la fin »
Alors, elle restait près de lui, bonne épouse, en
imaginant que ce bruit de ronflement était le
moteur d'un hélicoptère survolant les volcans de
l'ile de Java. Caméra au poing, elle filmait la fumée
blanche du mont Mérapi. Le pilote, fin et bronzé, lui
demandait si les prises de vue étaient satisfaisantes.
Son regard était vert comme l'eau du lac acide de
Kawa ldjen. Sur son bras, le tatouage de Ganesh,
dieu éléphant lui souriait et la réconfortait. Elle le
frôlait discrètement, sentant monter son propre
désir.

Le vase de tante Josette - 5


Gustave mettait souvent fin à sa rêverie, en se
levant brusquement pour aller aux toilettes.
Pourquoi l'avait-elle tant aimé ? Son corps de grand
sportif l'avait impressionnée. Elle avait vu en lui le
héros de ses livres, l'aventurier intrépide, capable
de franchir les courants les plus dangereux pour
sauver sa belle. Mais Gustave n'était rien de tout ça.
Il avait eu bien du mal à quitter le cocon familial.
Appelant sa mère chaque jour sur un ton
pleurnichard, l'idée de prendre un avion lui donnait
des hauts de cœur. Ce fameux Cupidon avait déjà
fait son travail de sape, car si elle se sentait attachée
à lui comme une huitre à son rocher, l'amour s'était
enfui depuis longtemps. L'idée de vivre sans lui,
l'effrayait autant que l'idée de finir sa vie avec lui.
Elle se disait qu'avec le temps, la maturité, il allait
changer. Les parents de Delphine s'étaient
rencontrés à l'âge de 35 ans, lors d'une randonnée

Le vase de tante Josette - 6


dans les Alpes. Elle était le bébé de l'amour. Ce
couple était pour elle le modèle absolu du bonheur.
Ils profitaient de leur retraite, et avaient acheté un
Van aménagé, pour faire le tour de l'Europe. Ils
projetaient ensuite de s'installer à Carrapateira, un
village perché du sud du Portugal avec une vue
splendide sur l'océan. Tous ces projets les soudaient
plus fort de jour en jour.
Elle avait gardé la maison de son enfance que ses
parents lui avaient confiée. Au printemps, alors que
les roses resplendissaient dans le jardin, Delphine
pensait à son père qui composait de magnifiques
bouquets pour sa mère. Ils partaient comme deux
petits fous boire un cocktail au café d'en face pour
s'inventer un avenir tout joli. C'était si touchant de
vivre encore cet amour à leur âge ! A leur départ,
Gustave avait rejoint Delphine, et avait installé ses
affaires dans la petite maison de Suresnes. Ses

Le vase de tante Josette - 7


parents n'étaient pas ravis, et lui avaient dit de bien
réfléchir à cette décision, mais respectaient les
choix de leur fille. Depuis le départ de ses parents, le
vase qui avait vu tant de bouquets de fleurs était
resté désespérément vide. C'était un vase des
années 1920, signé Devez. Sous un arbre délicat
penché par le vent, l'artiste avait ciselé des bateaux
de pêche qui semblaient se saluer, le tout dans une
ambiance orange de coucher de soleil. Sa mère
vénérait cet héritage venu d'une grand tante, la
tante Josette, et disait souvent qu'il valait son
pesant d'or. Elle avait confié cet héritage à Delphine
le jour de ses 20 ans, car déjà toute petite, elle le
contemplait et inventait des histoires de pirates en
le regardant. Les bateaux de pêche si pacifiques
devenaient des bateaux de sabordages dans l'esprit
de cette petite fille, pleine d'imagination. Une lampe
posée derrière ce vase diffusait une lumière qui

Le vase de tante Josette - 8


mettait en valeur toute la délicatesse de cette
œuvre. Elle susurrait à Gustave : ce vase est si joli,
écoute, il pleure un bouquet de fleurs. Il haussait les
épaules, comme quand on dit une absurdité.
Delphine vivait mal ce manque de tendresse et
sombrait dans la mélancolie.
La pluie tomba le soir de la Saint Valentin comme
des larmes de tistesse. Alors qu'elle rentrait tard de
son travail, elle vit que le vase n'était plus sur la
commode. Deux verres étaient posés sur la table de
la cuisine. Avait-il préparé un joli bouquet de rose et
mis du champagne au frais ? Attendait-il son arrivée
pour l'ouvrir ? Ce n'étaient que deux verres à vin,
mais Gustave n'avait jamais rien compris aux bons
usages de la table. Tant pis, un verre est un verre, se
disait-elle. Seul le contenu m'intéresse !
- Ha dit il, tu arrives bien, Norbert est parti et l'évier
est encore bouché. J'ai besoin de ton aide.

Le vase de tante Josette - 9


Il prit une grosse pince et fit couler dans le vase de
tante Josette une eau noire et nauséabonde.
Delphine poussa un cri d'horreur.
Il eut un sursaut et le vase se brisa sur le sol.
Furieux, il se mit à crier :
- Mais qu'est-ce qui te prend de crier comme ça ? Tu
es folle ! Il y a du verre partout maintenant. Aide-
moi !
Delphine partit se réfugier dans le salon,
tremblante. Elle entendit son compagnon crier :
- Ha les femmes ! J'offre mon pénis à qui peut les
comprendre.
Et cette blague le fit rire aux éclats.
Elle croqua une tablette de chocolat noir, choisit son
plaid le plus doux, les gâteaux les plus caloriques et
le DVD le plus déprimant. Il fallait qu'elle pleure.
Seul un film triste lui permettrait d'évacuer toute
cette rage en un flot de larmes. Elle s'enfonça

Le vase de tante Josette - 10


profondément dans son canapé comme un animal
blessé. Le film choisi se déroulait en Thaïlande.
L'acteur principal était à la recherche de sa petite
amie après le passage du tsunami.
Il s'appelait Rosario. Ce prénom la fit sursauter tant
il était rare en France... Rosario, comme son
collègue, si fin, si doux, Rosario qui lui faisait chaque
jour un compliment, et lui offrait des viennoiseries
fraiches et croustillantes. « Meilleur ouvrier de
France », lui disait-il fièrement en la dévorant des
yeux. Il la félicitait alors pour sa robe, son nouveau
pull moulant, sa coiffure... et la couvrait tous les
jours d'un sourire ébloui. Rosario, un mètre
soixante dix, mains fines, amoureux de lecture, de
cinéma de poésie.... Combien de fois l'avait-elle
repoussé, souvent avec une indifférence blessante,
jusqu'au jour où il lui avait avoué son amour, après
avoir abusé de cocktails lors d'une soirée

Le vase de tante Josette - 11


d'entreprise. Il lui avait proposé un voyage en
Nouvelle Zélande, voulant lui faire partager son
amour pour ce pays fantastique.
Elle avait eu de la peine pour lui et lui avait dit :
- Mais, Rosario, j'ai quelqu'un dans ma vie !
Il lui avait alors avoué qu'il ne pouvait pas faire
autrement que de l'aimer et quelque larmes avaient
perlé sur ses yeux.
Le lendemain, il était venu s'excuser, lui demandant
de tout oublier, mais il avait continué à la combler
de compliments et à lui offrir des viennoiseries.
Si elle lui envoyait un petit sms, comme ça, pour
voir ?
Elle tapota :
- Coucou Rosario, que fais tu ce soir ?
- Delphine ? Tu es seule ?
- Bientôt peut être :)
- Un problème ? Viens au bar des 3 fontaines, tu vas

Le vase de tante Josette - 12


m'expliquer tout ça.
- Je peux venir chez toi ? Ça ne te dérange pas ?
- Chez moi ? ça va si mal que ça ? Alors viens.
Quand Delphine traversa l'entrée avec sa grosse
valise à roulettes, Gustave ne comprit pas ce qui
venait de lui arriver. Il avait des outils de plombiers
dans les mains, et le vase était encore répandu en
mille morceaux sur le carrelage, baignant dans une
eau noirâtre. Elle le poussa pour récupérer ses
livres dans la cuisine.
- Où vas tu ?
- Devine ? Lui dit-elle.
En partant, elle jeta un coup d'œil reconnaissant à
son vase brisé, puis se mit à murmurer, « Ce jour de
Saint Valentin, je m'en souviendrai. » Elle sourit
pour la dernière fois à son homme, si grand, si fort,
mais si bête. Lui se releva, le front et les mains
noires, décontenancé, ne comprenant pas ce qu'il

Le vase de tante Josette - 13


était en train de perdre. Il lui cria, moqueur :
- Hé Delphine, ici, c'est la maison de tes parents, tu
es chez toi, alors, où comptes tu aller ?
- Je ne sais pas encore, dit-elle, mais une chose est
sûre, c'est que je démissionne.
- Tu démissionnes ? Tu quittes ton emploi ?
- Je démissionne de mon poste d'hôtesse pour TES
POTES, de mon poste de ménagère, de mon poste
cuisinière et celui de potiche !
Quand Delphine sortit, le vent était vif, ses poumons
se remplirent d'un air soudain très pur. Comme la
pluie était belle, la nuit, sous les réverbères de la
ville ! Elle consulta sur son téléphone les tarifs des
vols pour Denpasar, en Indonésie pas si chers
finalement. Un avion survola la ville, dessinant dans
le ciel un filet de brume blanche. Tant de temps
perdu et tant de rêves à accomplir !

Le vase de tante Josette - 14


Tiraine, la disparition
nouvelle
Brigitte Deleruelle

Tiraine – La disparition - 1
Un rêveur a déposé un livre au creux d'un arbre
dans la magnifique baie de Ploumanac'h.
Ce livre biographique pose des questions sur la
disparition d'une jeune navigatrice âgée de 15 ans.
Une jeune touriste se prend au jeu de l'enquête
et tentera de dénouer les fils de ce fait-divers.

1559 mots
8877 caractères (espacements inclus)

Tiraine – La disparition - 2
Cher inconnu, si tu contemples la baie de
Ploumanac'h et que ton cœur explose de bonheur à
son approche, ce livre est fait pour toi. Les traces de
doigts ne sont pas les miennes, ce livre appartient à
Romain, un vieux loup de mer. Nous partagions nos
silences sur son bateau de pêche. Il m'a confié ce
livre pour que j'y décèle un secret et ne m'a rien dit
de plus. Je n'ai pas revu son rafiot sur le port, j'en
déduis qu'il est parti dans le sud comme prévu et
qu'il m'a donné ce livre.
Quel est donc le secret dont il m'a parlé ? Je n'ai pas
avancé dans mes recherches. Ce brigan a peut être
inventé une fable pour que je ne l'oublie pas. Ce
livre, Tiraine La disparition écrit par un écrivain de
notre région devrait te réjouir. C'est une histoire
vraie et un bain de jouvence. Tu poursuivras la
route salée en compagnie des dauphins et des
poissons volants. Tu goûteras des fruits inconnus,

Tiraine – La disparition - 3
imagineras des musiques qui obligent à danser.
Mes vacances se terminent. Je ne savais pas qu'on
pouvait souffrir à ce point de quitter la Bretagne
avant de la connaître. Mon corps tout entier est
empli de ce chagrin. Partage avec moi l'histoire de
Tiraine, lis entre les phrases, inspecte chaque pierre
du chemin, soulève les algues, suis le jeu des bancs
de poissons minuscules, observe et respire les
algues, goûte-les, note les parfums, les couleurs.
Quelle que soit l'issue de ta recherche, écris-la-moi
en quelques mots. Je t'ai laissé de la place pour ça.
Replace ce livre au même endroit, je le récupérerai
l'an prochain. Je te sais inventif et curieux, ou
curieuse ? Il fallait de l'imagination pour trouver
cette cachette. Merci pour ton aide !
Lancelot.

Tiraine – La disparition - 4
Jour 1
Bonjour, monsieur Lancelot, ce n'était pas difficile
de trouver votre livre, vous l'avez déposé au creux
de mon arbre préféré, celui qui me permet
d'observer les bateaux et de me planquer à l'heure
de l'épluchage des légumes. C'est une bonne
cachette, mes parents ne l'ont pas encore trouvée. Je
comprends votre tristesse. Quand la rentrée
s'approche, je pleure. Mes parents me disent que
c'est la paresse qui me fait pleurer, mais ce n'est pas
vrai. Je voudrais vivre toute ma vie près de la mer.
J'accepterais même la solitude pour ça, à condition
de posséder un chien. Votre livre est riche de
détails. Je suis curieuse de nature et j'espère
découvrir ce fameux secret avant vous. Comme vous
m'avez laissé peu de place pour la réponse, j'ai
ajouté des pages blanches. Ce sera comme un mini
journal de vacances. Je pars bientôt, la rentrée des

Tiraine – La disparition - 5
classes, c'est presque demain.
Adieu flots consolateurs, bonjour béton parisien.
Votre livre est relié, ce n'est pas commun pour un
roman biographique contemporain. Votre pêcheur
était très attaché à ce livre et voulait le protéger au
maximum. C'est peut être l'œuvre du relieur du
château, proche du pont Saint-François. Je sais qu'il
fait des merveilles et travaille encore le cuir et les
dorures de façon traditionnelle.
PS : mon nom, c'est Amandine

Jour 2
Monsieur Lancelot, Me voici sur mon perchoir avec
vous. Cette histoire est très agréable à lire, je l'ai
dévorée dans la nuit. Pour votre secret, l'auteur,
Mahé Gueguen, 30 ans, né à Pléneuf-Val-André a
peut-être des pistes. Il faut creuser de ce côté. J'ai

Tiraine – La disparition - 6
adoré la description des îles Grenadines où Tiraine
a navigué. Il y avait une multitude d'oiseaux, des
fonds marins riches et colorés. Elle s'était
familiarisée avec des iguanes qu'elle nourrissait
chaque jour avec des bananes et des pommes. Un
spectacle réjouissant pour les touristes du
catamaran qu'elle accompagnait à terre. Quel
dommage, cette noyade. Sa vie était si belle !
Pourquoi n'a-t-elle pas appris à nager dans ces eaux
chaudes ! La peur des requins ? Fille d'un pirate des
temps modernes, c'était peut être une chapardeuse
à ses heures. Lors de ses multiples navigations dans
le monde, ses rondeurs étonnaient les touristes,
alors que son visage était très fin. Elle picorait et ne
faisait jamais de gros repas, préférant siroter des
infusions d'épices rares. Sa taille était-elle couverte
de lourds colliers, ce qui causa sa perte le jour où
elle tomba dans la mer ? On ne l'a jamais vue porter

Tiraine – La disparition - 7
un maillot de bain. Peut être a-t-elle simulé une
noyade, puis disparu dans la baie de Ploumanac'h
avec son trésor ? Ma mère dirait qu'on ne doit pas
juger les gens sans les connaître, je vais méditer là-
dessus.

Jour 3
Petit crachin aujourd'hui. Les troncs sont glissants
mais les feuilles de mon vieux châtaignier protègent
bien de la pluie. Je pense à Tiraine.
Agée seulement de quinze ans, elle était guide pour
les touristes et aussi cuisinière. Les fonctions sont
multiples sur un catamaran. Au moment du drame,
tout le monde dormait. Avait-elle ajouté des plantes
somnifères dans le dernier repas ? Le fameux
Regard Bleu aurait alors vogué longtemps sans
capitaine, pour s'échouer à la pointe de l'île Renote,
s'imbriquant violemment dans les rochers. Je

Tiraine – La disparition - 8
prends mon vélo aujourd'hui pour inspecter les
lieux. Il fait frais, ce matin, ça me fera du bien. J'ai
peu d'espoir de trouver un indice, trois ans plus
tard, mais sait-on jamais ? J'ai trouvé un article de
l'événement sur Ouest France. On déplore une seule
disparition le jour du drame et l'arrestation du
personnel naviguant par la police. La découverte de
ballots de cannabis, mais aussi de bijoux en or d'une
origine douteuse ont fait la une des journaux
télévisés le lendemain.
Ensuite, la marée noire sur la réserve des sept îles
et la destruction de milliers d'espèces d'oiseaux a
étouffé l'affaire. Plus un mot sur le fameux échouage
du Regard bleu, ni sur la disparition de Tiraine. Ce
drame écologique a pris toute la place dans les
médias. Mes parents sont surpris de me voir faire
des recherches sur la tablette de mon père, je leur ai
dit que pour une fois que je m'intéresse à la région

Tiraine – La disparition - 9
de nos ancêtres, ils devraient s'en féliciter !

Jour 4
Cette enquête m'amuse, même si je n'aboutis à rien.
J'ai pédalé jusqu'à la pointe de l'île Renote, en
faisant des stops chez les antiquaires, espérant
trouver des détails interessants, vaisselle, couverts
du Regard Bleu ou autres. Je suis passée chez le
relieur qui a reconnu son ouvrage. Ils se
souviennent de votre ami pêcheur. Ce lecteur
compulsif avait pris l'habitude de corner les pages
au lieu d'utiliser un marque-page. Ils ont été surpris
d'exécuter la reliure d'un livre aussi sale ! Je
reconnais que ce livre sent le poisson. Bonne
nouvelle, j'ai trouvé les coordonnées de l'auteur !
Mahé Gueguen est sur la plage de Tourony pour la
saison d'été et il a accepté de me rencontrer.

Tiraine – La disparition - 10
Jour 5
Sale journée pour le vélo et pour moi ! Il pleuvait et
j'ai glissé sur une flaque d'eau. Plus de peur que de
mal, mais il a fallu qu'on vienne me chercher. Un
camion a roulé sur le livre. Les témoins de l'accident
n'ont pas compris quand j'ai crié : « mon livre » ! Il
faut que je le récupère ! Ils m'ont rassurée et donné
ce livre en piteux état. Les pages n'ont pas souffert
mais la reliure a sacrément morflé. Il était tellement
beau ! Je vais acheter de la colle et tenter de le
réparer. Pour le vélo, ça va, un peu tordu mais il
roule. Mes genoux sont écorchés, rien de méchant. Il
faut que je prévienne l'auteur qui m'attend encore !

Tiraine – La disparition - 11
Jour 6
Monsieur Lancelot, êtes-vous assis ? En écartant le
cuir du carton pour faire glisser la colle, j'ai trouvé
huit louis d'or... et un petit mot écrit par la main de
Tiraine. Elle s'adresse à votre ami pêcheur. C'est lui,
qui a caché ce petit mot, et scotché les pièces dans
cette fameuse reliure. Lisez plutôt !

Romain, mon cher grand-père d'adoption,


Sans ton aide, ma carcasse serait aujourd'hui un bon
garde-manger pour les crabes.
Je ne te dis pas où je vais, pour ta sécurité.
J'ai passé de bons moments avec toi, dans la cabane
bretonne.
Et j'ai fait de gros progrès au poker !
Je vous embrasse fort, toi et ton chien qui pue.
La casquette, les lunettes de soleil et l'argent me
seront bien utiles.

Tiraine – La disparition - 12
Prenez ces quelques louis d'or et merci pour tout ce
que vous avez fait pour moi.
Je n'oublierai jamais mon joli papy pêcheur aux yeux
clairs et cet idiot de chien roux.
Je vous aime !
Tiraine

Tiraine est donc bien vivante ! J'imagine qu'elle se la


coule douce aux Grenadines auprès de ses amis les
iguanes ! Gardons tous les deux ce secret, et
croisons les doigts pour que nul autre ne découvre
ce livre. Il y a peu de chance pour que ça arrive, la
planque est parfaite.
Merci, Lancelot de m'avoir fait confiance, cette
aventure a donné du peps à mes vacances.
Amandine

Tiraine – La disparition - 13
Nuit blanche à Brissac
nouvelle
Brigitte Deleruelle

1 - Nuit blanche à Brissac


Un soir de confidence au coin du feu,
Monsieur Vernier va raconter
la plus jolie nuit blanche de sa vie

2087 mots
11605 caractères (espacements inclus)

2 - Nuit blanche à Brissac


- Cette photo m'intrigue, monsieur Vernier, oui,
cette photo-ci, est-ce un Polaroïd ? ... quelqu'un a
écrit MERCI ! dessus. Cette jeune femme est
superbe… quelqu'un de votre famille peut-être ?
C'est étrange, il me semble la reconnaître...
- C'est amusant, David, tu passes régulièrement à la
maison et c'est la première fois que tu me parles de
cette photo, elle n'a pourtant pas bougé de cet
endroit depuis que nous nous connaissons.
- Vraiment ? Je la découvre aujourd'hui, comment
est-ce possible ? Qui est-elle ?
- Ho ça fait bien longtemps, mais comme je suis un
vieux sentimental, cette histoire ne cesse de
m'étonner et aussi de me ravir.
- Racontez-moi, je vous en prie, j'ai tout mon temps
ce soir. Le foin est rentré, la traite des chèvres est
terminée. Je reviens avec une bonne bouteille et une
tranche de terrine aux cèpes, Josépha en a préparé

3 - Nuit blanche à Brissac


plusieurs, bien assez pour se régaler jusqu'à Noël.
- Tu sais me prendre par les bons sentiments. Si ta
femme est déjà couchée, après cette journée
harassante, je me laisse tenter. Et apporte aussi de
son fameux pain aux noix !
- Bonne idée ! Il sort tout juste du four.
- Ha cher David, les femmes nous attirent par leur
beauté, mais nous retiennent par leurs petits plats,
comme je t'envie...
Une chaleur réconfortante se répand dans la
cuisine, le feu crépite sous la marmite de soupe au
lard. Pierre Vernier se lève et glisse dans son lecteur
CD le fameux disque tant de fois écouté... une voix
douce et claire se répand dans l'espace, jusque sous
les poutres, sur les rideaux, sur la porte de l'entrée,
sur les fenêtres, dans les fleurs posées sur la table,
dans l'eau des fleurs, sur son souffle et dans ses
soupirs.

4 - Nuit blanche à Brissac


- Monsieur Vernier ! Me voici ! Avec la terrine et le
pain chaud ! Josépha améliore sa recette chaque
année, elle a du génie ! Cette année elle a ajouté le
vin moelleux de l'Aubance et des plantes sauvages
de la région, mais gardez-le pour vous, c'est un
secret de fabrication. Sur le marché les clients en
redemandent, mais je lui ai dit :
- Doucement, ma chérie, il faut en garder pour nous
et pour les amis !
- Alors, cette photo ? Racontez-moi ?
- Ok David, je vous raconte, mais soyez indulgent
avec le vieux romantique que je suis ! C'était l'hiver,
un soir de décembre. Un samedi pour être précis. Il
y avait un brouillard si épais qu'on y voyait tout
juste à deux mètres... et encore ! Il était vingt deux
heures peut-être. Comme le feu commençait à
baisser dans la cheminée, je suis sorti pour prendre
quelques bûches. A l'époque, j'avais encore Méridor,

5 - Nuit blanche à Brissac


mon bon vieux chien, qui me suivait partout. Tu ne
t'en souviens pas, bien sûr tu étais haut comme
trois pommes quand il nous a quittés. C'était un
chien très bête, incapable de surveiller le troupeau,
mais il savait se faire aimer, le bougre. Ce soir là, un
brouillard givrant nous piquait le nez. Même
couvert, le froid s'insinuait partout et nous glaçait le
ventre. Je commençais à ramasser quelques bûches
quand Méridor s'est mis à grogner, de façon
étrange, un son discret et guttural. A quelque
mètres de nous, le brouillard se concentrait sur une
forme mouvante. Une silhouette s'approchait,
humaine et vaporeuse, laissant flotter une fumée
vers le ciel. Méridor s'est mis à grogner et à sortir
les crocs. C'est ça qui m'a surpris, car il n'aboyait
jamais, il a dû sentir ma peur. Les chiens des autres
fermes se sont mis alors à hurler comme des loups.
C'est là que Méridor, a attaqué la forme blanche

6 - Nuit blanche à Brissac


pour me protéger. Un cri aigu de femme a retenti.
Un cri de peur et de douleur. J'ai crié STOP !!! Sans
trop y croire, sachant que ce pauvre chien ne
comprenait rien. Pourtant, il s'est arrêté net, comme
un bon chien sorti du dressage. La forme blanche
n'était qu'une femme, habillée tout en blanc et
perdue dans le brouillard. Au loin, on apercevait les
deux feux de sa voiture encore allumés, qui
ressemblaient à deux yeux perçants et de ses gants
blancs perlaient des gouttes de sang.
- Attachez votre chien, me supplia-t-elle, il va me
tuer.
- Pas de crainte, mademoiselle, c'est une erreur de
sa part, il a senti ma peur mais à présent il ne vous
fera rien, ce chien est très gentil, sa réaction est
inhabituelle, je suis vraiment désolé.
(Pour prouver mes dires, Méridor est venu tout
doucement se faire caresser par cette étrange

7 - Nuit blanche à Brissac


apparition.) Etes-vous êtes blessée profondément ?
Entrez, je vais appeler le docteur.
Cette grande et jeune femme m'a suivie, pas très
rassurée. J'observais sa tenue, un affublement pas
commun. Elle avait camouflé ses cheveux et une
partie de son visage dans une cagoule fine et
blanche, surmontée d'un chapeau blanc. De grosses
lunettes blanches aussi cachaient ses yeux. Son long
manteau de laine blanche, était taché par l'eau noire
du chemin. Ses ballerines, elles aussi avaient du être
blanches avant d'être recouvertes par la boue.
Elle s'est blottie le long du mur, crispée, apeurée,
tremblante. J'ai retiré son gant. La blessure n'était
pas trop méchante. Méridor n'était pas si idiot,
finalement, il avait retenu ses crocs et l'avait juste
pincée pour l'intimider. Seule une canine plantée
dans son poignet avait fait un trou qui saignait
encore un peu. J'ai sorti un savon noir pour laver la

8 - Nuit blanche à Brissac


plaie à l'eau bouillie, puis j'ai pulvérisé un spray
désinfectant et mis un bandage.
- Voulez-vous qu'on appelle le médecin pour un
vaccin anti-tétanos ? Lui dis-je.
Ce n'était pas nécessaire, elle m'expliqua qu'elle
était à jour pour ses vaccins car elle voyageait
beaucoup pour ses concerts.
- Des concerts ? Quels concerts, lui demandais-je ?
- Elle me regarda interloquée, retira sa cagoule et
ses lunettes en souriant.
- C'est là que je l'ai reconnue. Doria Silton ! Chez
moi ! J'étais hébahi ! On l'entendait régulièrement à
la radio ! J'avais deux 33 tours d'elle... sa voix d'ange
me retournait les tripes. J'avais posé sur la
cheminée un magazine people avec sa photo en
couverture. Le titre était tapageur : le chagrin de
Doria Silton. Elle était superbe sur cette photo,
même si elle semblait triste.

9 - Nuit blanche à Brissac


- Doria ! C'est bien vous ?
Comme un idiot, j'étais ému jusqu'aux larmes. Elle
m'a regardé gentiment, et m'a dit :
- Je suis vraiment désolée mais je me suis perdue. Je
suivais mes musiciens et avec ce brouillard, je me
suis trompée de route. Je suis attendue ce soir pour
un concert à Angers et vu l'heure, ce concert n'aura
pas lieu. Ils doivent me chercher partout ! Je peux
passer un coup de fil?
- Pas de téléphone chez moi, alors je l'ai
accompagnée à la pharmacie. La pharmacienne,
reconnaissant la chanteuse, fut ravie de la dépanner
malgré l'heure tardive et nous offrit du thé. Elle
tendit le même magazine, pour que la chanteuse le
signe et Doria eut une moue.
- Ah ils ne savent pas quoi inventer, comment
pourrais-je souffrir d'un chagrin d'amour alors que
je suis célibataire depuis plus de deux ans? Et c'est

10 - Nuit blanche à Brissac


très bien comme ça, la dernière histoire m'a causé
assez d'ennuis, je ne vous apprends rien !
La pharmacienne fut ravie d'apprendre cette
nouvelle qui alimenterait les conversations chez sa
coiffeuse. Elle ne cessait de dire : alors ça pour une
surprise, c'est une surprise !
Doria prit le téléphone et se détendit au fur et à
mesure de la conversation.
- Le concert est reporté car même l'équipe son s'est
perdue, dit elle, ouf, je ne suis pas seule
responsable, ça me rassure.
Sur la place, l'église sonna dix coups et tout le
monde se leva en même temps, sentant la fatigue de
la journée peser sur toutes les épaules. Cette place
que je connaissais si bien avait pris un air
fantasmagorique, avec tout ce brouillard accroché
aux arbres et la lune qui perçait faiblement le ciel.
Doria tremblait comme une feuille de froid et peut-

11 - Nuit blanche à Brissac


être de peur. Sur le chemin du retour, elle semblait
épuisée.
- Je n'ai pas déjeuné ce midi, j'ai vraiment très faim,
me dit-elle.
Je lui offris un repas tout simple autour du feu, une
soupe épaisse, une omelette aux cèpes et du
fromage de brebis. On ouvrit aussi une bonne
bouteille de Saumur Champigny pour se réchauffer
l'âme.
- Comment vous remercier, me dit-elle ?
- Si vous me chantiez une de vos dernières chansons
lui demandai-je ?
- Mais oui, pourquoi pas ? Ce sera un excellent
exercice pour mes cordes vocales.
- Elle retira son manteau, découvrant une robe
blanche étincelante, pleine de strass, qui mettait en
valeur sa silhouette absolument superbe, ça je peux
te le dire, mon petit David ! Une taille fine, une

12 - Nuit blanche à Brissac


poitrine parfaite, un décolleté ravissant... enfin je ne
t'apprends rien, il suffit de regarder la photo ! Et
elle chanta une bonne partie de la nuit. Pour moi
seul ! Le rêve absolu ! Elle avait saisi ma vieille
guitare et l'avait accordée. J'ai ouvert une deuxième
bouteille de ce délicieux Saumur-Champigny 1947.
Elle l'adorait. Je l'ai prise en photo avec mon
polaroïd. Elle m'a dit : je dois être affreuse !
Promettez-moi de la garder pour vous ! Les
journalistes sont tellement infects ! Et elle a chanté
de plus belle.
- Tard dans la nuit elle s'est allongée sur le fauteuil
et je l'ai couverte d'une chaude couverture pour
qu'elle ne prenne pas froid. Méridor s'est couché à
ses pieds, en lançant de grands soupirs heureux.
Lorsque je me suis réveillé le lendemain matin, le
brouillard s'était évaporé en même temps que la
jolie princesse... Elle avait cueilli un petit bouquet

13 - Nuit blanche à Brissac


de fleurs sauvages et sur le polaroid, elle avait écrit :
Merci !
- Il ne faut pas rêver, je ne pouvais pas la garder
plus longtemps pour moi seul. Je suis si
reconnaissant pour cet instant de grâce... Une petite
larme perla sur les yeux de monsieur Vernier, mais
il se ressaisit :
- Tiens, David, puisque nous avons partagé cette
histoire, je veux partager autre-chose avec vous : il
me reste deux bouteilles de Saumur Champigny
1947... Buvons-en une ensemble, l'autre je la garde
pour elle, on ne sait jamais ? Angers n'est pas si loin
et le nouveau théâtre est superbe alors... si nos
chemins se croisaient encore une fois ? Et comme il
faut parfois forcer un peu le destin, j'ai écrit un petit
mot sur sa page facebook.
- Que lui avez-vous écrit ? Pensez-vous qu'elle se
souviendra de cette nuit-là ? Il y a si longtemps...

14 - Nuit blanche à Brissac


- J'y crois encore et j'en rêve souvent. Je lui ai écrit :
belle apparition blanche dans le brouillard de
décembre, si votre chemin croise encore celui de ma
propriété, promis, aucun chien ne viendra blesser
votre main. Dans ma cave, un Saumur Champigny
vous attend, celui là même qui a fait des miracles et
rendu votre voix encore plus belle.
C'est un peu comme une bouteille à la mer, car je
sais bien qu'elle n'a pas le temps de lire tous ses
messages en ce moment alors qu'elle est en
tournée ! Je suis un vieux romantique, on ne se
refait pas. Avez-vous vu une photo récente d'elle ?
C'est incroyable, on dirait que le temps n'a pas eu
de prise sur elle, regardez sa page face book ! Quelle
beauté !
Monsieur Vernier se dirige une fois encore vers son
lecteur CD et la magie opère.
La voix de Doria emplit l'espace, le vin réchauffe les

15 - Nuit blanche à Brissac


corps, la terrine réjouit les papilles et le pain
croustille délicieusement. Leurs regards se posent
en même temps sur la photo jaunie de cette femme
si belle, alors monsieur Vernier murmure :
« sur sa page face book elle a écrit : Cher public,
merci pour vos messages d'encouragements soyez
patients, promis, je lirai et je répondrai à tous vos
mails, dès mon retour sur Paris. »
- A tous vos mails... murmure-t-il dans un soupir.

16 - Nuit blanche à Brissac


Achille et la vallée des contes
nouvelle
Brigitte Deleruelle

Achille et la vallée des contes - 1


Alice est piégée par son propre besoin
de reconnaissance au travail
mais un burn out
va radicalement changer sa vie

3468 mots
19615 caractères (espacements inclus)

Brigitte Deleruelle

Brigitte.guillemot@gmail.com

Achille et la vallée des contes - 2


Seuls ceux qui ont travaillé dans ce genre
d'entreprise peuvent me comprendre. C'est comme
un grand navire avec dix capitaines qui donneraient
ordres et contre-ordres sans regarder si la direction
est la bonne. Pour moi, tout a commencé en
douceur. J'étais heureuse de travailler dans une
société reconnue, jolie carte de visite pour mon
avenir. Je me suis donnée à fond, travaillant de plus
en plus tard, acceptant toutes les tâches. Mes
collègues me critiquaient gentiment, suggérant une
meilleure organisation, ils savaient partir à l'heure,
eux, bons dans leur job, bien dans leur vie. Sans y
prendre garde, j'ai refusé petit à petit, les
invitations et les soirées, oubliant que ma vie
pouvait être ailleurs. J'étais engluée par les
responsabilités, les délais et surtout galvanisée par
les retours positifs de mes clients. Je me suis
couchée de plus en plus tard et la fatigue s'est

Achille et la vallée des contes - 3


installée insidieusement. J'étais si fière d'avoir
fourni un travail de qualité. Ma raison de vivre
dépendait uniquement de cette satisfaction là,
j'étais indispensable. Mais un jour, il y a toujours LE
jour où ça craque. Mon chef me convie dans son
bureau et c'est justement ce jour là que je choisis
pour faire le grand saut et demander une
augmentation. Je frappe à sa porte et il est furieux. Il
me demande des efforts supplémentaires, en
indiquant les chiffres médiocres de l'année. Oubliée,
la promotion, il grogne encore quelques reproches,
enfile son manteau pour déjeuner, prend des
nouvelles des dossier en cours, excédé. Pas de
promotion, pas d'augmentation, passe encore, mais
ce manque absolu de reconnaissance, trop c'est
trop. Les larmes montent et avec elles la honte
d'avoir craqué. Je rattrape ce minable par la
manche, lui pince le bras et la fureur me fait dire

Achille et la vallée des contes - 4


tout ce qui était resté au fond de moi. Insultes et
claquement de porte. Je pars sans me retourner,
sous le regard amusé des collègues. Après avoir
marché tel un zombie jusqu'au parc, je m'allonge
sous un arbre, et fixe le ciel une heure, deux heures
trois heures, je ne sais plus exactement. Quand le
froid me sort de la torpeur, je rentre chez moi et
décide de partir loin, tout de suite. Je déplie une
carte de France et jette une pièce de cinq centimes
sur cette carte, pour tomber sur un village inconnu.
Le téléphone a sonné non stop ce soir là, faisant
presque exploser mon répondeur déjà bien rempli.
Ils sont tous inquiets.
Mon chef : mon petit, il va falloir vous calmer !
Pensez à prendre des vacances ! Enfin... dès que vos
dossiers seront à jour ! Allez je ne vous en veux pas,
une bonne nuit de sommeil et on n'y pensera plus !
(Je sais qu'il s'inquiète, sa voix tremblotte, il se dit

Achille et la vallée des contes - 5


qu'un suicide serait mauvais pour son image déjà
ternie par les démissions à répétition. On m'a dit
qu'il prend de la coke, c'est probable.)
Sa secrétaire : Comment allez vous ? Nous sommes
très inquiets.
(Mais je sais très bien que seul le chef est inquiet et
qu'elle adore ce genre d'événement amusant à
raconter.)
Mon assistante : est-ce que vous viendrez demain ?
(Elle est seulement inquiète en pensant au fardeau
de dossiers en cours que j'ai laissé sur mon bureau.)
Mes collaborateurs : Ils ne t'a pas épargnée, c'est
scandaleux ! Personne ne pourrait suivre un tel
rythme sans craquer. Il faut alerter l'inspection du
travail !
(Mais entre eux : la pauvre cruche, c'est à elle, de
dire non. Tu crois que je peux prendre son poste si
elle s'en va ? A propos, quel est son salaire ?)

Achille et la vallée des contes - 6


La réceptionniste : Ce n'est pas trop grave j'espère ?
Vous allez vite vous remettre ? (Dans sa tête, elle se
lamente : Zut ! C'est la meilleure fournisseuse de
cigarettes et de tickets restaurants quand c'est la
dèche en fin de mois.)
Le coursier : Vous avez eu un malaise ? Il n'y a pas
de colis à livrer ce soir ? Et demain non plus ?
(Ouf, se dit-il, je vais enfin avoir des horaires
normaux !
Elle bat le record des heures supplémentaires et elle
fait toujours la gueule.)
Mon chauffeur Uber : Je voyais bien que vous étiez
fatiguée ces derniers temps vous dormiez sur le
parcours, un peu de repos et il n'y paraitra plus !
Même heure demain soir ?
(Mais il dira à la réceptionniste : Pourvu qu'elle ne
démissionne pas ! C'est une bonne cliente, régulière
et discrète, ça change des clients bavards qui

Achille et la vallée des contes - 7


m'épuisent. En plus, son itinéraire correspond à ma
tournée du soir.)
Ma mère : Ma chérie, la secrétaire m'a prévenue, il
faut t'accrocher ! Un CDI dans ce genre d'entreprise,
à ton âge c'est inespéré ! Et tu n'es toujours pas
mariée ! Qui va prendre soin de toi ?
(Je sais très bien qu'elle s'en moque, mais qu'elle
sera vexée d'annoncer ma démission à ses amies du
club de bridge.)
A cause de mes refus répétés, les invitations aux
pubs du vendredi soir, les vernissages des amis, les
anniversaires et avant-premières ne sont plus que
de lointains souvenirs. Mon nom est rayé de tous les
carnets d'adresses. Plus de contact amical, plus
personne à qui parler. J'ai quand même pris mon
téléphone, pour prévenir la réceptionniste, mais par
erreur, j'ai composé le numéro de mon chauffeur
Uber qui s'appelle Hubert.

Achille et la vallée des contes - 8


- Alice ? Je pensais à vous justement, une de vos
collègues m'a tout raconté, dites donc, vous avez eu
la main forte avec votre chef ! Toute la société en
parle ! Ne le répétez pas mais je sais qu'il a été
convoqué aux étages... et qu'il est ressorti la mine
basse. Ça vous fait plaisir ?
- Bonsoir Hubert, je me demandais... Etes vous
disponible demain ? J'ai besoin de faire un
déplacement en province...
- Pourquoi pas ? Je vais chercher quelqu'un pour me
remplacer sur Paris, où allez vous ?
- Je ne sais pas encore, à la campagne, loin d'ici. J'ai
vraiment besoin de faire un break ! Et vite, avant de
craquer complètement.
Je me mets à sangloter, auprès d'un inconnu ou
presque, j'ai honte, je suis vraiment ridicule. Silence
gêné au bout du fil.
- Alice ? Ça n'a pas l'air d'aller... voulez-vous que je

Achille et la vallée des contes - 9


passe ? J'allais sortir boire un verre, voulez-vous
m'accompagner ?... en tout bien tout honneur, n'est
ce pas ?
J'ai dit oui. Pourquoi ai-je accepté ? Moi si farouche,
me voici dans un bar un peu glauque, je sanglote
encore pendant que des ivrognes chantent la
marseillaise en levant leur verre. La France a gagné
contre la Belgique, trois à zéro. Mes larmes coulent
encore en cascade et ça me rend plus furieuse
encore, contre moi, contre la terre entière. Hubert
me tend un mouchoir, gêné, cette situation semble
le déstabiliser. Des voisins nous regardent et lui
jettent des regard furieux. Encore un homme
sadique, un pervers, pensent-ils peut être. A la
troisième bière bue cul sec, je me sens comme prise
dans un cocon gluant, ma vie est merdique, je suis
merdique. Hubert se recroqueville plus encore. Tant
d'hommes en auraient profité pour m'embrasser,

Achille et la vallée des contes - 10


me peloter peut être, lui me regarde et ne sait pas
comment réagir. C'est quoi, cet extra-terrestre ? Le
silence devient pesant, il semble réfléchir.
- Si vous voulez faire un break, me dit-il, j'ai peut
être une idée. Ma tante tient une brasserie dans un
village en Bourgogne. Aimez vous la Bourgogne ?
C'est calme en hiver, on ne peut plus calme... Le
bruit du clocher, peut être ? La clientèle est plutôt
dans la tranche sénior. Ma tante cuisine bien, son
poulet citron et sa tarte aux noix, tout le monde
vient pour les goûter et ils en redemandent ! Elle
loue des appartements sur la place du marché.
- Oui, bonne idée. (Pourquoi ai-je dit oui?)
- Parfait, je l'appelle, elle sera ravie de voir une
nouvelle et jolie tête en hiver.
- Mais j'ai un perroquet ! Que vais-je en faire ?
- Hé bien quoi ? Votre perroquet n'aime pas les
voyages ? Ma tante adore les animaux.

Achille et la vallée des contes - 11


Nous avons pris la route dès le lendemain matin. J'ai
enfourné des vêtements dans un gros sac, mis Croco
dans sa cage. Il criait régulièrement : c'est
drôlement moche ! Où avait-il appris cette phrase ?
Il pleuvait sur la route et le paysage était aussi terne
que ma vie. Le village avait l'air plutôt lugubre en
pleine nuit, le clocher perçant la lune semblait
menaçant. Hubert a pourtant choisi l'appartement
le plus chaleureux au dessus de la place du village,
mais je me sens seule et perdue. J'ai pris deux
somnifères et les trois bières que j'avais enfournées
dans mon sac. Ce cocktail m'a fait planer et je me
suis endormie comme une masse avec des rêves
étranges. Mon chef était sur un perchoir et poussait
des cris aigus pour que je lui fasse manger de la
glace à la petite cuiller. La cloche de l'église a sonné
à six heures ce matin,. Ça m'a réveillée en sursaut, je
ne savais plus où j'étais. Mon perroquet essayait

Achille et la vallée des contes - 12


d'imiter ce son de cloche et ne voulait plus se taire.
Ce déménagement l'avait perturbé, il l'exprimait à
sa manière.

Le jour se lève enfin. C'est jour de marché et je peux


voir de ma fenêtre les étalages de fruits et de
légumes colorés, un marchand de fromages de la
région, du pain au levain, un marchand de miel...
toutes ces couleurs me donnent de l'énergie, je me
glisse sous la douche pour laver tout ce qui me reste
de chagrin. La brasserie de madame Bernique, la
Tante d'Hubert, est le seul commerce du village. Elle
fait aussi dépôt de pain et vend des conserves en
productions locales. Elle va de table en table, avec
sa démarche boitillante et dit un mot gentil pour
chacun. Aucun stress apparent malgré toute sa
charge de travail. Le café est parfait, ainsi que la
demi baguette généreusement beurrée. Elle porte

Achille et la vallée des contes - 13


un nombre incroyable d'assiettes dans un équilibre
relatif qui soulève mon admiration. Était-elle
jongleuse autrefois ? On me regarde gentiment mais
avec curiosité, ce n'est pas la saison touristique,
actuellement et le château est fermé. On n'ose pas
encore me demander pourquoi je suis là. Jour après
jour, les clients de madame Bernique m'approchent
en douceur comme pour m'apprivoiser. Ils me
racontent tour à tour les petites et grandes histoires
du village, parlent du temps qu'il fait, qu'il a fait et
qu'il fera demain. Leurs douleurs articulaires est un
sujet récurent, avec celui de l'humidité ambiante. Ils
me parlent de l'infirmière si gentille qui se déplace
facilement et me donnent les horaires du marché.
En quelques jours, je les connais déjà presque tous.
Une semaine plus tard, j'ai l'impression de faire
partie du paysage. Ils me considèrent comme la
nièce de madame Bernique et sont en totale

Achille et la vallée des contes - 14


confiance avec moi. Ils ont pris l'habitude de
m'attendre à dix heures le matin et m'interpellent
comme une vieille connaissance.
- Alice ! Quoi de neuf aujourd'hui ? Comment va
Croco? (tout le monde est venu voir Croco dans mon
appartement. Il s'est donné en spectacle à chaque
fois, heureux de cette nouvelle célébrité).
- Alice ! Des nouvelles de Paris ?
Paris et la société qui m'employait s'éloignent de
plus en plus de mes pensées. J'ai appris que mon
chef a été mis au placard, suite aux nombreuses
plaintes et arrêts maladies de mes collègues. Tant
pis pour lui. Ça me fait quand même rire de
l'imaginer installé près de la photocopieuse. Il
chantait les louanges des open space, lui même
installé bien au calme dans son grand bureau,
cafetière Nespresso et vue panoramique sur Paris. Il
goûte à présent aux bienfaits du partage et de

Achille et la vallée des contes - 15


l'information, dans un bruit permanent. Bon
courage à lui !
Pourquoi étais-je tombée dans un piège aussi
prévisible ? Quelle idiote !
Aujourd'hui, le brouillard est très épais. Alors que
les nuages restent accrochés aux toitures, le village
semble être englouti dans un silence inquiétant.
Achille s'assoit à côté de moi. Je souris en me disant
qu'il a tout pour réussir le casting du Père Noël.
Ventre rond, barbe blanche et frisée, grands yeux
clairs et malicieux. Il me demande chaque jour le
journal qui est posé sur ma table et le commente à
sa manière. Il lit les horoscopes et les interprète.
Tous aiment ce petit intermède et l'on entend crier
au fond de la salle : et Bélier ? Et Sagittaire ?
Madame Bernique est vierge, ce qui fait hurler de
rire chaque jour l'assemblée. Ponctuant chaque
phrase d'un petit « ben tiens », il papote avec moi,

Achille et la vallée des contes - 16


ravi d'avoir enfin une oreille attentive. Aujourd'hui
son ton est plus grave. Est-ce à cause du brouillard ?
- Vous savez-quoi ? Ce brouillard m'en rappelle un
autre. Un brouillard qui s'est accroché jusqu'à la
nuit. Cette fameuse nuit où je suis ressorti pour
chercher une brebis égarée. Je m'en suis aperçu très
tard, après les avoir comptées. Son petit bêlait dans
un coin en grelottant. J'ai marché jusqu'à la lisière
de la forêt, près de l'étang des soupirs. Un chien sale
et traînant la patte s'est mis à japper de façon
insistante. On aurait dit qu'il voulait me guider, il
me regardait intensément et faisait des petits
bonds. Alors je l'ai suivi. Des lueurs éclairaient la
forêt et des petites flammes sortaient de l'étang.
Rien d'extraordinaire, me suis-je dit, c'est la
dégradation organique des feuilles qui provoque
l’apparition du gaz carbonique. Un petit plaisantin
aura provoqué le feu avec son briquet.... Mais

Achille et la vallée des contes - 17


Achille continue son histoire, en tremblant
presque : c'est là que j'ai aperçu la femme qui
dansait dans une robe mouillée. Des algues
dégoulinaient sur ses cheveux et quand elle a vu ma
peur, elle s'est mise à rire à gorge déployée. Le
chien s'est mis à lancer un plainte lancinante, à vous
faire redresser tous les poils du corps, puis elle a
disparu dans la forêt noire, le chien courant
derrière elle.
- Mais qui était cette femme ? Une folle égarée d'un
asile ?
- Non, c'est Lucille. Cette femme sort les nuits de
brouillard. Tout le monde le sait mais personne
n'ose en parler.
- Un fantôme ?
- Lucille était la jardinière du château, mais pas
seulement. Experte aussi en plantes médicinales, les
bonnes et les moins bonnes. Ainsi, nombre de

Achille et la vallée des contes - 18


femmes avaient recours à ses potions pour soigner
des maux de femme mais aussi pour récupérer leurs
maris infidèles. Des potions qui, excusez moi
mademoiselle, rendaient leur époux trop volages
impuissants pour quelques lunes. Lucille concoctait
certaines concentrations de plantes, mais il fallait
respecter la posologie à la goutte près, à moins de
vouloir envoyer son compagnon dans l'au-delà. Elle
était calée, Lucille, pas besoin d'un médecin dans la
région, pas de rhume, pas de maux de tête, pas de
bêtes malades. Jolie comme un cœur, je crois bien
que c'est ça qui a fait son malheur. Sa réputation a
dépassé le village. Les hommes la consultaient
secrètement, prétextant tel ou tel mal, mais ils
venaient chercher la fameuse potion de l'amour,
celle qui ignore toutes les pannes, si vous voyez ce
que je veux dire... et ce n'était pas pour satisfaire
leur épouse ! Certaines femmes ne l'ont pas toléré,

Achille et la vallée des contes - 19


surtout les moches, dit il en ricanant. Elle a reçu des
menaces, son jardin a été piétiné, mais beaucoup de
ses plantes étaient cueillies dans la forêt. La petite
Lucille ne se laissait pas impressionner. Elle m'a
soulagé de douleurs aigües dans les mains.
Regardez, plus rien ! (Il fait des petits moulinets
ridicules qui me font rire.) Et puis, un jour elle a
disparu. Vu les menaces, on a tous pensé à un crime
crapuleux. Elle ne serait pas partie en laissant tous
ses biens au château ! Ni sa montre en or, ni ses
fioles....
Mais vous savez, Lucille n'a pas dit son dernier mot.
Elle revient la nuit. Les homme se cachent pour la
contempler. Il y en a même qui pleurent et perdent
la raison. Les femmes s'énervent encore, mais bon,
on ne peut pas craindre grand chose d'un fantôme !
Sa répartie le fait rire aux éclats, ce qui déclenche
une toux inquiétante.

Achille et la vallée des contes - 20


- Et la brebis, vous l'avez retrouvée ?
- Ha la brebis ! Elle allaitait tranquillement son petit
à mon retour. Je ne sais pas où elle se cachait.
Mon café est devenu froid, je ne sais pas depuis
combien de temps je l'ai écouté, tant son histoire
m'a impressionnée.
J'appelle madame Bernique pour lui commander un
café chaud et je lui demande :
- Vous l'avez connue, Lucille ?
- Ho mademoiselle, ne croyez pas ce vieux
garnement, il ne sait plus quoi faire pour retenir
l'attention de son auditoire, alors pour une jolie
femme, vous pensez bien !
- Pas rancunier, Achille sourit dans sa barbe, alors je
lui murmure :
- Je vous crois, moi, monsieur Achille.
Il me fait un clin d'œil, je comprend qu'il n'est pas
découragé et qu'il me contera d'autres histoires

Achille et la vallée des contes - 21


aussi passionnantes.
Adieu Paris et son stress. J'ai décidé de rester dans
ce village et j'ai acheté une vieille bergerie pour la
retaper, avec l'aide financière de ma mère qui a tout
de suite validé mon projet. Je sens que son groupe
de copines va rapidement squatter ma petite
auberge cet été. J'ai nommé cette auberge « la vallée
des contes ». J'y loue des chambres, décorée
chacune dans un thème de légendes. Un vrai coup
de cœur pour les premiers voyageurs. Achille vient
tous les samedis soirs raconter de nouvelles
histoires aux touristes, près de la cheminée en
hiver, autour d'un feu de bois dans le jardin en été,
ou le long de l'étang, surtout les jours de brume et
de pleine lune. Afin de donner des lumières
inquiétantes à son visage, il l'éclaire avec une lampe
torche, c'est du plus bel effet. Il aime faire peur. Les
touristes en redemandent. Ils sont conquis,

Achille et la vallée des contes - 22


garnissent son chapeau de billets de cinq ou dix
euros. Achille est heureux et dépense tout son
argent en tournées générales. Il entre dans la
brasserie en criant très fort :
- Vous savez quoi ? Tout le monde s'approche,
moqueurs ou passionnés. Il déborde d'imagination
et raconte des histoires de plus en plus
surprenantes. Du dresseur de chauves souris
attaquant les voleurs aux extra terrestres venus
brûler les foins d'été, tout est drôle et passionnant.
- L'office du tourisme fait notre promotion cette
année. Il va falloir recruter d'autres conteurs pour
ne pas épuiser l'imagination d'Achille. J'aide
madame Bernique au service de midi et les clients
sont ravis, c'est comme si j'étais née dans leur
village. Si un jour elle vend sa brasserie, je la
reprendrai, car un village sans café est un village
sans âme. Hubert passe souvent voir sa tante,

Achille et la vallée des contes - 23


surtout l'été, pour prendre un peu l'air et se faire
chouchouter. Nous sommes toujours contents de
nous revoir. Je lui dis qu'il a été ma bonne étoile. Un
jour il m'a avoué :
- Hubert, vous savez, ce n'est pas mon vrai prénom,
c'est une stratégie commerciale pour que l'on ne
m'oublie pas.
- Hé bien moi, Hubert, je ne vous oublierai pas. Et si
vous le permettez, je vous appellerai comme ça, ce
prénom vous va comme un gant.
- Je préfère que vous m'appeliez par mon vrai nom,
Aubin. Aubin Bernique. Oui je sais, ma famille aime
les jeux de mots idiots, ce qui m'a valu des tas de
moqueries à l'école. Alice, je me disais.... enfin je
pensais.... votre entreprise prend de l'ampleur,
auriez-vous besoin d'un peu d'aide cet été ?
- Merci Hubert, enfin Aubin je vais y réfléchir...
aimez-vous inventer et raconter des histoires ?

Achille et la vallée des contes - 24


- Des histoires ? Pas vraiment, mais je connais dans
ce village un homme qui pourrait m'en céder
quelques-unes. Achille a tant de légendes en poche !
Il est incroyable ! Mais si je n'ai pas les talents d'un
conteur, je me débrouille un peu en peinture sur
bois, j'ai une surprise pour vous. Il m'entraine
jusqu'à l'entrée du village. Un panneau y a été
fraîchement planté. On y aperçoit le château, le lac
et la silhouette d'une femme qui sort de l'eau. Il y
est inscrit en lettres médiévales :

Achille et la vallée des contes
première à droite à la sortie du village

Achille et la vallée des contes - 25


Dernier message
Nouvelle
Brigitte Deleruelle

Dernier message - 1
Trompé et ruiné par sa femme, un homme
va se jeter dans la seine.
La recherche d'une feuille pour écrire
un dernier message à son fils va retarder ses plans
et l'entrainer dans la folle ambiance des nuits
parisiennes.

3629 mots
20292 caractères (espacements inclus)

Dernier message - 2
Attention ! Vous pourriez tomber, dit une passante
inquiète. Lloyd Cambell marchait sur un muret au
dessus de la Seine. Les tranquillisants et le rhum avalés
annihilaient un peu ses émotions. Impeccable pour
faire le grand saut. Ruiné, trahi par sa femme et son
associé, le schéma était classique et même pas digne
d’une pièce de boulevard. Il avait choisi l’un des plus
jolis ponts de Paris, le Pont Neuf. Un peu de décorum
pour cette fin idiote, idiote comme sa vie. A cette heure
du soir, les bateaux glissaient sur l’eau, froissant l’or et
la lumière en filaments brillants. Lloyd n’y voyait plus
que les remous puants et infestés de rats, autrefois
responsables de la peste et du choléra. La Mairie de
Paris avait fait de gros investissements sur l’éclairage
de la préfecture, dévoilant tous les détails de ce bel
édifice. Il se dit cyniquement que ses impôts n’y
participeraient plus. Un bateau mouche passait, rempli
de touristes. Déjà alcoolisés, ils faisaient de grands
gestes cordiaux à qui voulait bien les voir et riaient

Dernier message - 3
comme lui-même l'aurait fait il y a quatre jours. Où
était-il, quatre jours plus tôt à la même heure ? Ha oui,
cette salope l'avait invité dans un grand restaurant avec
vue panoramique sur Paris. Attention délicate ! Puis
elle lui avait tout avoué. Stop ! Il était grand temps d'en
finir avec ces réflexions qui lui rappelaient les bras
menteurs de Coralie, les paroles mielleuses de Gilbert,
les relents de son bonheur bafoué. Ha ! Gilbert, son
ami de toujours, voleur de femme et voleur tout court...
Il attendit que le calme vint entre deux bateaux et se
pencha sur l’un des murets qui formaient des niches
rondes sur le pont. Prêt à basculer dans le vide, il
s’arrêta net : et son fils ? Il avait oublié son fils. Vingt
deux ans, bientôt vingt trois. Octave était un jeune
étudiant peu chaleureux qui visitait son appartement la
nuit, dans le seul but de vider le frigo et le bar. Leurs
relations s’en tenaient à peu près à ça. Il l’appelait le
vieux, avec une petite moue hautaine. Le vieux s’était
donné tant de mal pour faire accepter le dossier de son

Dernier message - 4
fils dans une école privée d'art plastique très prisée. On
était certain de trouver un bon job à la sortie. Les
agences publicitaires ouvraient grands leurs bras à ces
étudiants. Il avait supplié un collaborateur, relation de
longue date pour qu’il interfère auprès de la direction
de cette école. C’est une vraie humiliation de
reconnaitre publiquement la nullité d’un fils unique.
L’étude de la paresse semblait être son unique talent. Il
vivait toutes ses soirées dans un brouillard halluciné
avec ses « potes » comme il disait, cannabis aux lèvres
et dégustation de champignons hallucinogènes. Les
potes et lui composaient des musiques faites de sons
aigus et de cris effrayants qu’ils se repassaient en
boucle dans la journée. Ils affirmaient qu’un nouveau
mouvement musical allait naître de leurs créations. Un
être divin et supérieur les accompagnait dans leur
démarche. Le champignon avait parlé. Octave était
devenu détestable quand ils se croisaient, mais il ne
pouvait pas partir sans explication. S’il n’était pas le

Dernier message - 5
fils rêvé, c’était quand même son fils. Comment le
prévenir? Pas de SMS, il ne les consultait jamais. « Pas
de temps à perdre ! disait il, les portables c’est la pire
invention du siècle, intrusive et chronophage. »
Lloyd n’avait pas le courage de l’appeler. Il fouilla
dans sa poche afin de lui écrire mais rien, juste un
vieux ticket de loto froissé. Il déambula le long de la
Seine en chaloupant, ce qui n’étonnait personne dans
ce quartier de fête perpétuelle. Un homme éméché de
plus trainant les rues, ça fait partie du paysage à partir
d'une certaine heure dans la capitale.

Il se dirigea vers un bar pour demander un stylo et du


papier. Le Highlander Scottish Pub était très animé. Il
y avait un concert au sous-sol et les clients entraient et
sortaient un verre à la main pour fumer. Une ambiance
chaude et joyeuse contrastait avec son âme morbide.
Tout ce flot de cris hystériques lui portaient au cœur. Il
s’installa au bar, cria qu’il voulait du papier et une

Dernier message - 6
enveloppe et commanda un double whisky. Le serveur
aimable sortit de son tiroir tout le nécessaire et même
un stylo. Lloyd Cambell chaloupant de plus en plus
avait du mal à aligner deux mots. Je vais remettre ça à
plus tard, se dit il. Il commanda un autre whisky pour
avaler un tranquillisant et des cacahuètes pour éponger
le tout. Au fond de la salle, un groupe de filles riaient
en le regardant. La plus jeune, 25 ans à tout casser,
pouffait et tirait sur son tee-shirt pour valoriser ses
seins tout juste passés sous le bistouri expert d'un
chirurgien esthétique. Taille 105 D, évalua-t-il par
habitude, trop gros pour moi. Il faut absolument que je
sorte de cette ambiance débile et gluante. Les cris aigus
de ces filles sont insupportables. L’une d’elle s’assit à
côté de lui. Il nota qu’elle était très mal habillée, jupe
longe plissée et veste verte trop larges, baskets vertes
aussi mais fluo. Elle le fixa droit dans les yeux et lui
dit :
- Vous plaisez à ma copine.

Dernier message - 7
- Dites-lui qu’elle perd son temps. Je vais lui montrer
quelque chose de très captivant. Il sorti son portable,
tapota pour accéder à sa banque, lui montra un chiffre
négatif de 7000 euros.
- Alors, je lui plais toujours autant ?
La fille au chignon de travers se mit à rire comme à
une très bonne blague et caressa le verre de whisky de
façon voluptueuse. Je peux ? Dit-elle. Sans attendre la
réponse de Lloyd Cambell. Elle aspira goulument la
moitié du verre et sortit son téléphone. Moi aussi, je
peux le faire dit-elle, lui indiquant le chiffre négatif de
trois cent euros.
- Je suis une petite joueuse, mais je m'accroche.
Il s’aperçu que le groupe de copines était parti et
qu’elle se trouvait seule avec lui.
- Pas mal la technique de la copine lui dit-il. Quel âge
avez-vous ? C’est un truc de gamine. Confidence pour
confidence, vous devriez faire un procès à votre
coiffeur, votre chignon est épouvantable, et pour votre

Dernier message - 8
tenue, oubliez Emmaüs.
- Merci dit-elle en riant, je m’appelle Daphné. Tout en
parlant, elle décrocha la baguette chinoise qui
maintenait son chignon, ce qui déclencha une cascade
de boucles rousses et brillantes.
- Et puis, dit-il agacé de ne pas l'avoir découragée,
vous devriez contacter votre mutuelle pour qu’elle
vous offre des lunettes potables, celles-ci ressemblent à
des montures Sécurité Sociale des années 70, c'est
moche.
- Gucci dit-elle, pour corriger ma myopie. Elle retira
ses lunettes et le fixa de ses yeux vert d’eau. C’est
mieux ?
- Mais vous ne lâchez donc jamais ? Laissez-moi à
présent, j’ai un courrier à écrire.
- Ici ? Dans ce bruit ? Une lettre à qui ? Elle se pencha
sur le bar pour tenter de lire la lettre. On dirait que
l’inspiration ne vient pas. Êtes-vous un poète maudit
venu piocher des idées dans ce quartier ? Je peux vous

Dernier message - 9
aider ?
La nervosité et l’envie de l’insulter montait. Il décida
de d’écrire à son fils un courrier très rageur et très
court pour se débarrasser au plus vite de cette perruche
verte »..
Ta mère est une salope, Gilbert un fourbe, un voleur
qui couche avec elle. Il a vidé tous les comptes de la
société. Demain mon corps flottera dans la Seine. Ta
petite vie d'artiste va être chamboulé, dommage, il va
falloir que tu bosses. Ou mieux, essaie de pleurer
auprès de ta mère si elle n'a pas encore tout flambé au
casino d'Enghien !
Il plia la lettre et écrivit l’adresse. Un timbre se dit-il, il
me faut un timbre. Il se leva en titubant.

En bas, le concert repartait de plus belle. Le nouveau


groupe était très attendu et il devenait impossible de se
faufiler pour partir. Un mur de jeunes hilares bloquait
le passage en criant :

Dernier message - 10
- Angie ! Angie ! Pretty ! Madness !
Lloyd se sentait de plus en plus mou. « Attendez-moi ! »
cria la Rousse aux yeux verts. Elle se faufila devant lui
avec force et lui ouvrit le passage. Où allez-vous ?
Il se dit que finalement, vu son état, il aurait besoin
d’aide, et que cette perruche était parfaite pour le sortir
de là.
- Il me faut un timbre et une boîte aux lettres dit-il.
- Je vous accompagne ! Cria la rouquine. Elle saisit
d’autorité son bras, ouvrant facilement une brèche dans
ce flot de fans, puis se mirent à déambuler dans les
ruelles. Il avait plu et les pavés brillaient sous les
lampadaires.
- Vous avez oublié ça dit-elle, lui indiquant le billet de
loto froissé. On le jette ?
- Aucune importance dit-il.
Elle le glissa dans sa poche et lui dit :
- Nous formons un joli couple, qu’en pensez-vous ?
Alors, comme ça, votre femme est une salope ?

Dernier message - 11
- Conduisez-moi à un tabac ouvert et cessez vos
questions. Vous m’épuisez à jacasser et à gigoter dans
tous les sens.
- Allez, dit-elle, c’est vendredi, on s’amuse. Au loin,
l’enseigne d’un bar tabac brillait encore. J’adore cet
endroit dit Daphné, j'y termine souvent mes soirées. Il
y a une super ambiance et de la bonne musique, vous
allez adorer.
Lloyd Cambell se sentait faiblir.
Il faut que je me repose dit-il, blanc comme un linge. Il
se pencha contre un arbre, vomit et s’évanouit quelques
secondes.
- Donnez-moi cette lettre lui dit-elle, je vais
l’affranchir. Reposez-vous ici, je reviens vite.

Daphné rentra dans le bar-tabac sous les holas de


toutes ses connaissances. C’était karaoké comme tous
les vendredis soir, et ce petit groupe d’amis se
retrouvait par amour des chansons des années 80. A cet

Dernier message - 12
instant, quelqu’un avait choisi « Voyages Voyages de
Desireless ». Elle adorait cette chanson et la
connaissait par cœur ! Elle prit le micro et monta sur la
table, encouragée par des cris joyeux, enchaina avec
« Joe le taxi », en tendant le micro à l’assemblée, hilare
à chaque refrain, puis entonna « Il est libre Max ». Ils
adoraient tous cette chanson, et avaient coutume de
battre des ailes. Elle se rappela soudain qu’elle avait
oublié un pauvre mec alcoolisé dans la rue. Elle saisit
le micro et cria à l’assemblée : les amis désolés, le
devoir m’appelle ! Elle s’éclipsa malgré les cris de
désapprobation, non sans avoir embrassé tout le
monde. Elle acheta un timbre et vérifia par acquis de
conscience le billet de loto avant de le jeter. Cinquante
euros ! De quoi se faire un petit after, se dit-elle en
riant. La chance est avec nous. Curieuse, elle ouvrit la
lettre et lut tout son contenu et ce qu’elle vit la fit
frémir.
- Merde ! Il veut se jeter dans la Seine, dans son état !

Dernier message - 13
Pourvu qu’il ne soit pas trop tard ! Elle courut dans la
ruelle sombre, près de l’arbre, mais il n’était plus là.
Désolée cria t-elle pour elle même je ne savais pas !
Elle se mit à trembler ne sachant pas vers où courir.
Comment pourrait elle se pardonner ? S’il vous plait !
S’il vous plait ? Avez vous vu un homme aux tempes
grisonnantes, avec un costume beige ? Il a trop bu, il
doit tituber. Les gens la regardaient, indifférents. Des
individus alcoolisés, lui répondait-on il y en a plein les
rues à cette heure-ci ! La police ! Se dit elle ! Les
pompiers il faut appeler les secours ! Le répondeur de
la police la mit en rage. Une femme finit par lui
répondre, elle tenta en bégayant d’expliquer son
problème, au bout du fil. La personne semblait si calme
et si indifférente, qu’elle se mit à hurler : - et si c’était
votre frère, votre mari, seriez-vous aussi zen ?
- Où êtes-vous, disait la voix au bout du fil, quelle est
votre identité ?
Daphné se mit à crier :

Dernier message - 14
- Vous voulez mon identité et pendant ce temps,
quelqu'un est en train de se noyer ! Elle parlait en
courant, essoufflée, la voix lui disait de se calmer, et
elle hurlait : me calmer ? Me calmer ? Je ne sais plus
où il est, il a pris de l’avance sur moi, il se dirige vers
la Seine, nous sommes au niveau du pont des arts, je
crois qu’il est déjà dans l'eau. On ne peut pas compter
sur vous ! Que faites vous dans votre bureau, à part
vérifier les identités ? En parlant, elle trébucha sur un
obstacle mou qui barrait le trottoir. C’était un corps
allongé. Elle pensa d’abord à un clochard, mais
reconnut soudain Lloyd Cambell qui était en train de
vomir. Elle l’enlaça comme on enlace un vieil ami, et
lui dit : vous êtes ici ! Vous êtes ici ! Puis elle s’assit à
côté de lui en sanglotant. Le téléphone était toujours
allumé. Madame ? Madame ? Vous l’avez retrouvé ?
La prochaine fois, quand vous appellerez la police,
soignez vos propos. Nous ne sommes pas à la
disposition de tous les hystériques imbibés d'alcool. A

Dernier message - 15
votre service, madame.
- Pardon ! Pardon, madame, dit Daphné j’ai eu si peur,
je ne me le serais jamais pardonné ! Elle sortit une
bouteille d’eau de son sac et força Lloyd à boire tout le
contenu. Il semblait ne plus rien comprendre. Ni ce
qu’il faisait, ni où il était. Il faut marcher lui dit-elle.
Venez chez moi. Mais attention! La concierge n'aime
pas le bruit, et elle me déteste. Ils entrèrent dans un
immeuble bourgeois.
Une amie de Daphné était partie en Australie et lui
avait confié son appartement situé au cinquième étage.
La montée fut très pénible. Elle le poussait et il montait
marche après marche comme un vieillard usé. Il faillit
s'endormir sur le palier du troisième étage, ce qui fit
hurler des chiens. Elle se dit qu'elle avait fait une
grosse erreur, mais il retrouva de l'énergie pour franchit
les derniers étages, les yeux fermés.
- Vous allez dormir ici lui dit-elle, le temps de vous
requinquer. Vous n’êtes pas en état de repartir. Elle vit

Dernier message - 16
soudain la boîte de tranquillisants qui sortait de sa
poche.
- Avez-vous pris toutes ces pilules ? Lui demanda-t-
el l e, m ai s i l l ui r épon di t en gr ogne m ent s
incompréhensibles.
Elle appela tremblante SOS médecin qui la rassura et
lui conseilla de le laisser assis pour la nuit. Elle
s’allongea près de lui, flageolante. La fatigue eut vite
raison de ses dernières forces, elle s’endormit sans
pouvoir surveiller le pouls de son protégé.

7 heures du matin. Paris se réveillait en douceur. Les


camions poubelles avaient commencé leur grand balai.
La boulangerie avait ouvert ses portes, dégageant une
bonne odeur de pain croustillant. La rue avait déjà
oublié le grand chaos de la nuit, on ramassait les
cannettes et les papiers gras. Dans une heure cette
même rue serait prête à offrir ses charmes romantiques
aux touristes. Ils viendront boire un café avant de partir

Dernier message - 17
à la découverte de la plus belle ville du monde.
Un mal de tête réveilla Lloyd Cambell. Il ouvrit ses
yeux et fut surpris de ne pas se retrouver dans un
hôpital, mais dans un petit salon cosy avec vue sur les
toits de Paris. Un chat tentait d’attraper les pigeons et
des fleurs étaient accrochées aux fenêtres. Le soleil
pointait ses premiers rayons roses et la pluie avait été
balayée par le vent, promettant une journée claire. Où
suis-je dit-il ? Il y a quelqu’un ? Daphné ouvrit la
porte, les bras chargés de viennoiseries et de fruits.
Petit déjeuner cria-t-elle. Thé ou café ? Lloyd Cambell
avait l’estomac retourné et l’idée même d’avaler un
café lui soulevait le cœur. Il faut se forcer lui dit-elle.
Rien de tel pour se remettre les idées en place. Vous
souvenez-vous de ce qui s’est passé hier soir ? Lloyd
Cambell réfléchit et se dit qu’il avait tout raté à cause
de cette satanée lettre. La lettre dit-il, elle est partie ?
- J’ai un aveu à vous faire lui dit-elle. J’ai ouvert cette
lettre et je l’ai déchirée.

Dernier message - 18
- Tout est à refaire gémit-il. Où vais-je trouver le
courage de recommencer ?
- Je suis désolée d’avoir participé à cet échec lui dit-
elle. Mais si vous le permettez, vous allez prendre une
douche et m'accompagner à mon travail. Je ne vous
laisse pas comme ça. Je veux être sûre que vous avez
retrouvé vos esprits.
- Je suis épuisé, me permettez-vous de dormir encore
un peu chez vous ? Je vous rejoindrai à la sortie de
votre bureau pour le déjeuner, ça vous va ?
Daphné se mit à rire et planta de très près son regard
vert d'eau dans ses yeux, ce qui le fit rougir.
- Comment avez-vous deviné, pour le bureau ? Lui dit-
elle.
Elle avait refait son chignon de travers, portait toujours
ses lunettes Gucci style sécurité sociale, sa jupe longue
et plissée frôlait encore des baskets vert-fluo, mais
aujourd’hui, il la trouva jolie, vraiment jolie.
Elle lui laissa un double de clés, confisqua la boite de

Dernier message - 19
tranquillisants, et lui donna rendez-vous au bar
Sansévéria, face au jardin des tuileries pour treize
heures.

Après quelques heures de sommeil et une douche


réparatrice, Lloyd arriva plus tôt au jardin des tuileries.
Il s'installa dans le Pavillon central à l'ombre des arbres
et commanda un café crème et un croissant. Des
moineaux s'approchèrent, attirés par les miettes, et
firent leur show habituel. Les petits piaillant auprès des
parents pour avoir la becquée, les adultes de plus en
plus téméraires, réclamaient sur la table des morceaux
supplémentaires. Le soleil était très doux, et Lloyd
aima cette pose typiquement parisienne, ignorant les
vibrations constantes de son téléphone.
Il fit le tour du bassin, amusé par une famille de
canards et prit une chaise pour capter les rayons du
soleil. Après une longue inspiration, il se demanda
pourquoi il était prêt hier à quitter tous ces plaisirs de

Dernier message - 20
la vie. Une femme asiatique lui sourit, le prit en photo
en lui criant : Nice boy ! D'autres femmes du même
groupe passèrent en riant, laissant flotter dans le vent
leurs jupes à fleurs et leurs parfums Christian Dior.
S'approchant de Place de la Concorde, il vit une femme
qui gesticulait en riant. Elle était vêtue en tenue de
sport moulante rose bonbon de la tête aux pieds et avait
chaussé des lunettes disproportionnées, roses aussi. Un
chapeau en forme de tour Eiffel était posé de biais sur
sa tête. Intrigué, il s'approcha.
C'était une italienne, du moins le pensait-il, car elle
bloquait un groupe d'italien, en faisant des petits sauts.
Ils se dirigèrent tous en riant, vers les deux-chevaux
avec chauffeur qui organisent des circuits touristiques.
Elle les accompagna, ferma les portes des cinq voitures
et leur fit de chaleureux signes, restant seule sur le
trottoir. Ensuite, elle bloqua un groupe asiatique, et
leur chanta une chanson. Ils applaudirent tous et elle
leur parla en cantonnais. Apercevant Lloyd, elle lui fit

Dernier message - 21
un sourire et un grand signe. Il se demanda ce que les
femmes avaient ce matin là. Elle conduisit le groupe
hilare vers les deux chevaux, leur ouvrit la porte et les
salua de façon clownesque jusqu'au sol en leur
souhaitant « Bon voyage ! » en français.
Se dirigeant vers Lloyd, elle lui dit en enlevant ses
lunettes :
- Tu es un peu en avance, je sors du bureau dans cinq
minutes.
- Daphné ? Mais que fais-tu là ?
- Guide touristique ! Ça ne se voit pas ?
- Je suis justement à la recherche d'une guide
touristique lui dit-il.
En disant cela, son téléphone se mit à vibrer non stop.
Il le sortit rapidement de sa poche, et vit que c'était un
appel de sa femme. Pour son smartphone, il avait
choisi la photo de leur anniversaire de mariage.
Coralie, souriante et vêtue d'un tailleur blanc avait dans
ses mains un bouquet de roses violettes identiques à

Dernier message - 22
celui de leur première cérémonie à l'église de la
Madeleine. Elle montrait fièrement au photographe la
nouvelle bague offerte par Lloyd pour l'occasion. Il
ferma rageusement son téléphone.
- Elle est magnifique ! Dit Daphné, c'est votre femme ?
- C'était. Et si on va au détail, ses lèvres sont fines et
pincées, alors qu'elle devrait sourire à pleines dents. Il
faudrait toujours se méfier de ce genre de sourire.
Je préfère votre sourire, franc et généreux. On sent
aussi chez vous une fragilité malgré les apparences, qui
donne envie de vous protéger.
Sans qu'il ait eu le temps de comprendre ce qui lui
arrivait, elle lui fit une prise d'aïkido et le bloqua au
sol. Leur visages se rapprochèrent, nez contre nez
quand elle lui dit :
- Fragile, moi ? Dans vos rêves, Monsieur Lloyd
Cambell !
Le faisant rouler au dessus d'elle, elle frôla presque ses
lèvres. Les passants, croyant assister à un spectacle de

Dernier message - 23
rue applaudirent. Ils se levèrent tous deux comme un
seul homme, saluèrent la foule et se mirent à courir en
riant, sans but, comme des enfants.

Dernier message - 24
Une robe pour le festival
nouvelle
Brigitte Deleruelle

Une robe pour le festival - 1


Quand Eva est surprise dans la chambre d'une star
en train d'essayer la robe prévue pour la soirée
du festival de Cannes,
elle panique et cache cette robe sous ses vêtements.
Elle ne sait pas encore que cette réaction stupide
va lui couter très cher.

Une robe pour le festival - 2


L'école LISAA est une école de design graphique. Nous
nous étions rencontrés lors de la réalisation d'une œuvre
commune. Il s'agissait de faire un tableau géant avec tout
ce qui nous tombait sous la main. L'œuvre composée d'un
charriot de ménage, de papier toilette, de mousse à raser
et de ketchup était épouvantable, mais nous avons
beaucoup ri et sommes devenus amis. Trois garçon une
fille, une seule idée en tête, faire la fête et profiter de la
vie. Nous échangions nos idées comme nos restes de
pâtes en vidant nos fonds de bouteilles avec la même
énergie. Quand nos verres étaient vides, naissaient des
idées qui partaient en tous sens comme des papillons un
soir d'orage. Nous aurions aimé mettre de l'ordre dans
cette frénésie créatrice, parfois seulement. Jean Ro, le
meneur du groupe qui aime parler et débattre sur tous les
sujets nous avait proposé de prendre des cours de théâtre.
Cette idée nous plut, mais comment faire sans argent ?
Nos budgets s'étiolaient en même temps que nos résultats
scolaires, peu reluisants. La mairie du dix huitième ayant
mis en place des cours de théâtre gratuits, nous avons

Une robe pour le festival - 3


tenté de nous y inscrire. Le directeur nous a accueillis
septique, mais quand Romain a sorti des tirades de
l'Iliade et l'Odyssée en montant sur une chaise, il a
applaudi. Nous étions inscrits d'office grâce à lui. Cette
aventure a duré un mois. Par accès de paresse et de vie
nocturne, nous n'apprenions pas nos textes. Entre
improvisations douteuses, et fous rires, le professeur
nous a rapidement indiqué la porte de sortie.

Livrés à nous même, et sans but précis, nous nous


sommes lancés dans le théâtre d'improvisation, pas
contraignant, et beaucoup plus drôle. Nous avons testé le
métro. Les voyageurs nous ignoraient, ou se plaignaient
du bruit que nous faisions. Le bide total. Plus tard, nous
avons tenté notre chance dans un café du Marais. Le bar
du Petit Ramoneur prêtait sa cave aux jeunes artistes
débutants, à condition d'inviter des connaissances pour
assurer un débit suffisant de boissons. La bière n'étant
pas chère, notre succès fut rapide. C'est dans ce bar que
nous avons rencontré Romuald. Passionné de tournage,

Une robe pour le festival - 4


lui et sa caméra faisaient partie du décor. Un vrai capital
sympathie pour ce metteur en scène en herbe. La bière
coulait gratuitement dans son verre. Il connaissait tout le
monde, même les deux GG. George et Gaston, clients
fidèles à barbe blanche qui jouaient aux dominos au fond
de la salle. Les deux GG avaient avaient une âmes de
starlette, posant le plus souvent possible sous l'œil
attendri de la caméra. Durant les soirées très joyeuses,
chacun s'exprimait, buvant et riant jusque tard dans la
nuit. Puis un beau jour, nous nous sommes mis à
travailler sérieusement et à écrire des scripts. Romuald,
notre unique caméraman, était disquaire à plein temps la
journée. Tous les tournages se faisaient la nuit. Nous
inventions des petites histoires qui se déroulaient dans le
quartier, et les deux GG se sont vite pris au jeu,
participant à tous nos courts métrages. Ils poussaient
volontiers des caddies remplis de cartons, se disputaient
et se battaient avec plaisir, se laissaient coiffer avec des
chignons, déguisés en tenue de rock star ou en pyjama.
Ils jouaient tous les rôles demandés à la perfection et

Une robe pour le festival - 5


s'amusaient comme des petits fous. Leur caniche vieux et
trainant la patte avait aussi son rôle. Nous réussissions à
convaincre les passants, qui restaient volontiers une
heure ou deux avec nous pour les besoins des tournages.
Tous nos courts métrages étaient mis en ligne aussitôt sur
une chaine Youtube nommée « Les affreux GG ». Petit à
petit, le nombre d'abonnés augmentait, et Romuald
suivait cette évolution de très près. Des jeunes nous
reconnaissaient dans la rue, et réclamaient des Selfies.
Un début de célébrité !
Très tard dans la nuit, un de nos films avait été diffusé
sur la chaine Arte et ça nous a fait un sacré choc !
Romuald avait donné son accord et avait signé un contrat
en oubliant de nous prévenir. Ce film était sur le thème
des sans abris. Nous avions imaginé l'histoire d'un
homme qui voulait partager sa déshérence avec des chats
dans sa vieille canadienne. Il dansait dans la rue pour
acheter de quoi les nourrir. Nous avions eu un mal fou à
récupérer autant de chats, et ces acteurs poilus
changeaient de couleur, sans que personne n'y trouve rien

Une robe pour le festival - 6


à redire. Malo, le plus maigre de nous tous avait
beaucoup râlé avant d'enfiler un pardessus sale et
déchiré. Il avait pris des cours de danse quand il était
petit, et avait conservé un rythme et une souplesse très
intéressants pour notre projet. Par manque de comédiens,
nous avons tous joué des rôles différents. Un jour, j'étais
une dame aux cheveux gris sortant des cargaisons des
pâtées de son sac, le lendemain une jeune fille rousse
adorant les chatons puis une jeune délurée insultant les
sans abris, leur reprochant de capturer des animaux pour
leur propre compte. Les chats des rues prenaient la
tangente, dès qu'ils avaient mangé. Les GG passaient et
applaudissaient le danseur en même temps que des
passants coopératifs. Certains, croyant voir un vrai SDF
jetaient de la monnaie. Nous étions à fond dans ce projet,
voulant prouver que les hommes ont plus de compassion
pour les chats que pour les humains.

Un an plus tard, nous n'y pensions plus. C'était une petite


production parmi tant d'autres. Nous étions en train de

Une robe pour le festival - 7


débattre sur le choix d'un décor pour une histoire
d'éboueur chanceux, lorsque Malo est arrivé comme une
bombe dans le bar des petits ramoneurs. Devinez quoi !
Nous sommes nominés ! Invités au festival de Cannes !
Croyant à l'une de ses nombreuses blagues, nous lui
avons demandé de se taire. Romuald venait d'avoir une
idée : l'éboueur aurait une jambe de bois. Il fallait le
noter tout de suite avant d'oublier. Malo criait encore et
ne voulait rien lâcher. Pour calmer sa prestation de
danseur excentrique, je me suis penchée sur son
téléphone en lui disant : « mais oui mais oui, on se
calme, tout va bien ». J'ai lu le mail, et suis montée, moi
aussi sur la table en criant OUI ! C'est vrai ! Nous
sommes nominés et partons au festival de Cannes ! Nous
nous sommes tous mis a crier des hourras, les GG ont
payé une tournée générale.

Trois mois plus tard, nous avons pris le train pour


Cannes.
Chacun imaginait la montée des marches et le discours

Une robe pour le festival - 8


prononcé en remerciement du prix que nous allions
gagner. Acclamations, présentation du trophée, au public,
à la famille, remerciements à tous les acteurs chats, aux
deux GG, à notre caméraman fétiche et à Arte, bien sûr.
Nous nous sommes installés dans un hôtel en front de
mer, petite folie pour notre maigre budget. Nous étions
pris dans un tourbillon de bonheur et avions ouvert une
cagnotte en ligne alimentée en priorité par nos familles.
Le fait d'être reconnus pour notre talent nous avait donné
des ailes.
Je m'étais offert un tailleur blanc, pantalon moulant et
veste au décolleté plongeant. Un soutien gorge push-up
et un spray d'auto-bronzant donnaient à mon décolleté un
effet renversant. Mes amis n'en revenaient pas. Les deux
GG avaient loué un costume pour l'occasion, mais
avaient refusé de tailler leurs barbes broussailleuse. Le
contraste était surprenant. Nous dinions joyeusement
quand la célèbre mannequin Cérillia Danlsen a traversé
la salle... Une célébrité dans le même hôtel que nous !
Ses hanches étaient rondes, son mètre soixante dix et sa

Une robe pour le festival - 9


démarche chaloupée laissèrent mes amis pensifs.
Cérillia !!!! Les clients n'avaient plus en ligne de mire
que le froissement de sa jupe sur ses fesses hautes et
musclées. Quand je l'ai vue passer, je me suis dit : quelles
sont tes émotions, sous la lumière des projecteurs ? Est-
ce un instant de plaisir ou de peur ? J'étais encore dans
ces pensées quand je suis passée devant sa chambre
ouverte. La fraicheur commençait à monter, et j'étais
partie chercher une écharpe. Nous allions boire un verre
et finir la soirée autour de la piscine. La chambre de
l'actrice était juste à côté de la mienne ! Elle avait entassé
un tas de robes sur son fauteuil. Je me suis infiltrée
discrètement et j'ai saisi la plus chatoyante. Elle était bleu
nuit, fine et légère, pleine d'éclats brillants. J'ai pensé à
une création de Swarovski et ses fameux cristals. Le
tissus était si fin que cette pièce disparaissait presque
dans mes deux mains. J'ai pris une démarche lente et
naturelle jusqu'à ma chambre et je l'ai enfilée. Les pierres
jetaient un éclat exceptionnel. A la fois simple et fluide,
le tissus tombait en douceur et bougeait au moindre

Une robe pour le festival - 10


souffle. La boucle de la ceinture était ornée d'un oiseau
de paradis en pierres colorées. Je faisais des tourbillons
devant la glace, amusée, et disant au miroir : mais oui
Cerillia, ça te fait quoi, tous ces cris, tous ces flashs ?
J'allais retirer cette merveille et la rendre à sa propriétaire
quand j'ai entendu des cris dans le couloir. Cérillia était
en panique. Elle hurlait :
- La robe aux diamants !!! la robe aux diamants !!! Elle a
disparu. On a volé la robe aux diamants ! Qui a laissé la
porte ouverte ?
La femme de ménage pleurait, frappait à toutes les
portes, criait qu'elle allait perdre son emploi. J'ai enfilé
un jean large et mon vieux pull fétiche au dessus de la
robe, mais pourquoi ? Je n'avais jamais eu l'intention de
conserver cette robe ! Seule la panique m'avait fait réagir
de la sorte. La police était déjà dans les murs, se dirigeant
directement vers ma chambre. J'ai ouvert la porte en
baillant, comme si on me réveillait.
- La robe ? Quelle robe ?
Quatre policiers m'ont encerclée,

Une robe pour le festival - 11


- Désolés d'insister, mademoiselle, il semblerait que cette
robe soit dans cette chambre.
- Mais non ! Fouillez, il n'y a rien !
Une femme policier m'a priée de me déshabiller et je me
suis effondrée.
- Une puce électronique, est cousue à l'intérieur dit-elle
en riant, on ne pouvait pas vous louper !
- Je voulais l'emprunter ! J'allais la rendre ! Je n'en
connaissais pas la valeur !
- Ha oui ! Et c'est bien pour ça que vous l'avez dissimulée
sous vos vêtements ? Pour la rendre ?
Les larmes se sont mises à couler. Pourquoi avais-je fait
ça ?

Un fourgon est arrivé et je suis montée entre deux


policiers, menottes aux poignets. Quelques photographes
venus prendre un verre en terrasse ont mitraillé la scène,
ravis d'être aux premières loges.
Cérillia a croisé mon regard, désolée pour moi. J'ai pensé
à mes amis qui étaient encore dans la piscine de l'hôtel, je

Une robe pour le festival - 12


n'avais pas eu le temps de les prévenir.
- C'est forcément une erreur, criait Cérillia, cette jeune
fille n'a pas l'air d'une voleuse ! Relâchez-la !
- Vous expliquerez ça à votre assureur, répondit
cyniquement la femme policière, et laissez-nous faire
notre travail, à présent !
J'ai passé la nuit au commissariat, expliquant à qui
voulait l'entendre que j'étais innocente. Je ne pensais pas
dormir un jour sur un banc, enfermée dans une cage,
comme une criminelle. Une femme au maquillage
dégoulinant et à la barbe naissante se moquait de moi.
- Alors, chérie, tu t'es fait serrer ? Me disait-elle.
Je grelottais, inquiète, et dépassée par les événements.
Vers une heure du matin, un policier est venu chercher
cette femme à barbe. Elle sentait l'urine, et ses propos
devenaient incohérents. Elle avait avalé une petite
pastille rose sortie de son soutien gorge.
- Prends-en une, m'avait-elle dit. Ensuite, tu dormira
comme un bébé.
Mais elle ne dormait pas, et cette toute petite pastille

Une robe pour le festival - 13


avait eu un effet dévastateur sur elle.
- Ne vous laissez-pas entrainer par le diable ! Me disait-
elle, il rampe sur le plafond ! Il ne faudra rien lui dire !
Ne le touchez-pas il vous contaminera.
Dès que l'un des deux policiers a voulu la faire sortir
mais elle s'est ruée sur lui, le traitant de suppôt de Satan,
et l'a mordu. Il y a eu des bruits de pas dans le couloir, et
cinq policiers en civil se sont rués sur elle, enfin sur lui,
et lui ont attaché les poignets dans le dos avec un bracelet
en plastique.
- On se reverra en enfer ! Leur a t-elle crié.
J'ai cru pouvoir me reposer un peu après ce départ en
fanfare, en m'enroulant dans une couverture. J'évitais de
l'approcher de mon visage, car elle sentait le moisi et la
transpiration. Je commençais tout de même à
m'endormir, quand il y a eu des hurlements dans le
couloir. Deux femmes lourdement enivrées et vêtues de
façon très provocantes, ont été poussées sans
ménagements dans ma cellule. Leurs t-shirts étaient trop
courts pour leurs grosses poitrines, et leurs jupes qui

Une robe pour le festival - 14


s'arrêtaient au niveau du slip, laissant apercevoir des
porte-jarretelles et le haut de leurs bas résille.
- Ma chérie, me dit l'une d'elle, d'une voix grave, ils t'ont
serrée, toi aussi ?
Je compris alors avoir affaire à deux travailleuses du
sexe.
- Les salauds ! Qu'on appelle mon avocat hurla l'une
d'entre elles, on ne passera pas une minute de plus ici !
On n'a rien piqué, c'était un cadeau ! Elles firent leur
show toute la soirée, et finirent par obtenir un verre d'eau
et une part de pizza froide et grasse. Leurs maquillages
fondaient lentement, dessinant de grands cercles noirs
autour de leurs yeux. Malgré cette étrange compagnie, je
me sentais moins seule et me suis mise à crier avec ces
compagnes d'infortune. On ne voulait pas nous libérer,
alors on allait leur faire vivre une nuit d'enfer.
Elles sont parties tôt le matin, accompagnées d'un seul
avocat qui s'est fait insulter à cause de son retard. Se
tournant vers moi, elles m'ont crié :
- A bientôt ma chérie ! Rendez-vous au bar des trois

Une robe pour le festival - 15


Corbeilles ! Et merci pour la franche rigolade !
Une policière courroucée m'a accompagnée aux toilettes
et servi un verre d'eau tiède.
- Alors, on est moins fière sans ses petites camarades ?
Me dit-elle.
A cet instant, j'ai compris que mon aventure sous les
barreaux ne faisait que commencer.

Vers neuf heures du matin, un homme s'est présenté à


moi, accompagné de la même policière. Il devait avoir
trente cinq ans, parlait doucement et bégayait un peu.
Poignée de main molle, regard fuyant, je me suis dit que
si c'était lui, mon avocat commis d'office, j'étais dans la
panade jusqu'au cou, bonne pour une incarcération à
perpétuité.
- Bonjour, Madame Eva Deloiseau, maître Renoir, avocat
de « Teint d'or » le sponsor principal de Cérillia Danlsen.
Aucune plainte n'a été portée contre vous. Vous êtes libre
dès à présent mais....
- Libre ?

Une robe pour le festival - 16


- Oui, mademoiselle, il faudra remercier votre
bienfaitrice qui refuse de monter les marches du festival.
Je sui levée d'un bond, soulagée.
- Attendez ! Me dit-il. Les sponsors sont formels, vous
devez la remercier en public, c'est la seule condition pour
retirer cette plainte, et vous règlerez les frais de
nettoyage.
Si non, retour à la case prison.
- Oui pour le nettoyage, non pour l'exposition publique !
- Je vous en prie, mademoiselle Deloiseau, ne refusez-
pas cette proposition, vous êtes nominée pour un film
court ce soir ? Faites profil bas, tout ira bien, suivez-moi
discrètement.

- Vêtue de mon jean sale et de mon pull fétiche bouloché,


j'ai suivi cet avocat à l'air endormi. Nous sommes montés
dans sa voiture pour aller à la rencontre de cette belle
femme, forcément parfumée, pomponnée et sous le
regard des journalistes avides d'histoires à sensations.
Impossible de refuser ! Mon moral était au plus bas.

Une robe pour le festival - 17


La rencontre avait été organisée devant la fontaine
Rivoire, l'une des plus jolies fontaines de Cannes. Son
large bassin et la fameuse sculpture d'un homme nu
chevauchant un cheval qui court dans l'eau étaient du
plus bel effet sous la douce lumière matinale. Cérillia
portait la fameuse robe bleu nuit aux précieux diamants,
entourée de gardes du corps musclés, gominés, portant
des lunettes de soleil. Une mise en scène bien rodée. Des
photographes se bousculaient pour être au plus près de la
scène, des télévisions tendaient leurs micros, j'étais
dévastée.
Mes amis, ma famille, allaient apprendre dans les
minutes à venir que j'étais une voleuse, et je n'avais
aucun argument pour prouver le contraire. Cérillia m'a
entourée tendrement, de ses bras fermes, bronzés et
parfumés à la vanille. Je me suis demandé si son
bronzage était dû au fameux auto-bronzant « Teint d'or »
exposé par elle sur les affiches de la ville, ou au soleil
des caraïbes. Elle avait l'air si désolée que je n'ai pas
réussi à la détester complètement.

Une robe pour le festival - 18


Un homme aux cheveux poivre et sel et à l'allure sportive
est venu à ma rencontre. Il m'a souri comme s'il me
connaissait depuis toujours.
- Bravo ! Me dit-il, très joli coup d'éclat ! Astucieux!
Sans budget, une publicité sur toutes les chaînes et sur les
journaux people, on ne parlera que de vous chez les
coiffeurs et dans les salons de beauté ! Je vous avais
repérée, Eva Deloiseau, comment imaginer une
promotion mieux rodée ? Il fallait oser, et vous l'avez
fait, vous me plaisez. Aimeriez-vous rejoindre notre
équipe pour l'écriture de mon prochain film ? C'est
l'adaptation d'un best seller, je ne peux pas vous en dire
plus pour l'instant. Je suis encore en attente de quelques
signatures, pour boucler le projet, mais c'est en bonne
voie. Les caméras n'en ont pas perdu une miette, et je me
suis dit que lui aussi, faisait à bas coût la promotion de
son prochain film. Habitué à ce genre d'exercice, il ne me
parlait pas vraiment, mais s'adressait aux caméras en
faisant des sourires charmeurs et répétant à l'envie :
« Mon prochain film, pour l'instant top secret. »

Une robe pour le festival - 19


Le metteur en scène Alfred Donneau me proposait un
job, comme ça, tranquillement, dans la rue ! En plus de
me faire une proposition pour ma carrière, il me
soumettait des arguments béton pour rassurer ma
famille ! Le soleil brillait sur la croisette, des gens me
saluaient comme s'ils me connaissaient depuis toujours.
Bonne chance pour ce soir ! Disaient certains, et cette
robe bleue, c'est vous qui la porterez ? Les photographes
m'arrêtaient, des adolescents me demandaient des
autographes. Madame madame ! Je vous ai vue tout à
l'heure à la télé, madame, je peux être votre garde du
corps ? Je transpirais sous le soleil montant et dans mon
vieux pull bouloché, mais je me suis mise à courir pour
éloigner tous ces curieux.
Mes amis m'ont appelée de l'hôtel, enfin ! Ils ne s'étaient
pas du tout inquiétés.
- Eva ! On a reçu une caisse de champagne et des fleurs !
On ne sait pas d'où ça vient mais le champagne est frais !
Viens vite, on a acheté des chips ! Etaient-ils à ce point
déconnectés du monde ordinaire et des médias ? Ils

Une robe pour le festival - 20


avaient passé leur temps à faire les fous dans la piscine,
et avaient dû penser que j'avais fait une jolie rencontre
dans la nuit. Ils m'attendaient tranquillement pour le
déjeuner. Il était presque midi, et mon estomac
commençait à grogner.
- Les copains, pour le champagne, je ne suis pas sûre,
mais si vous croisez la route d'un croissant beurre et d'un
café, ça me va, j'arrive !

La cérémonie pour le prix du meilleur court métrage


nous a déçus. C'était très long, nous avons failli nous
endormir et nous n'avons pas gagné la palme tant
convoitée. Une histoire d'extra terrestres androgynes et
anthropophages a raflé la mise. Nous sommes partis
tristement dans un bar pour célébrer notre défaite.
Cerillia nous a rejoints, préférant notre déprime aux
interviews coincés. Elle m'a avoué qu'elle détestait cette
robe bleue, trop moulante et trop flashy.
Elle a sorti les photos de son ranch dans le Montana. Son
cheval et elle même étaient couverts de boue. Elle nous a

Une robe pour le festival - 21


dit dans un français approximatif :
- La vraie vie, c'est ça ! Et aussi ça, en levant très haut
son verre de vin.
- Vive la France et le vin rouge !
Nous avons adoré ce cri de ralliement que nous l'avons
conservé jusqu'à notre départ. C'est Cerillia qui criait le
plus fort, ou peut être moi, je ne sais pas...
Notre film sur le SDF et ses chats a eu son petit succès
dans certains festivals. Nous avons reçu le prix du
premier court métrage à Grenoble. Une fois la folie du
succès retombée, nous sommes retournés dans notre
quartier général du petit ramoneur, les GG ont repris
leurs jeux de dominos et nous nous nous sommes fait
violence pour continuer à inventer et écrire nos histoires
à quatre mains.

Alfred Donneau ne m'a jamais contactée, sa secrétaire


faisant barrière aussi longtemps que possible, avant de
me faire comprendre qu'il ne voulait pas me parler, son
projet d'écriture étant reporté.

Une robe pour le festival - 22


Je suis amie avec Cérillia. Nous sommes invités dans son
ranch au mois d'avril. Elle est d'accord pour jouer le rôle
principal dans notre prochain film, si on lui apporte une
caisse de Bordeaux « Chateau Ducru Beaucaillou 2017 »,
le fameux vin que nous avons partagé à Cannes, la veille
de notre départ. Cette pensée nous donne des ailes et du
courage pour plancher sur le script d'un nouveau projet.
Les idées fusent, dans un joyeux désordre. Avec Cerillia
en tête d'affiche, nous prenons de la distance par rapport
aux autres concurrents ! Les habitués du bar râlent un
peu, notre absence leur a fait du bien, mais dès qu'on fait
un Skype avec notre artiste fétiche, il se précipitent sur
notre portable pour la voir, et la saluent vigoureusement.

Une robe pour le festival - 23


Audition sur la Seine

Audition sur la Seine- 1


nouvelle

Brigitte Deleruelle

Convoquée tôt le matin


pour un poste de traductrice
sur les quais de Seine
Mademoiselle Sphinx
va vivre une étrange aventure

3263 mots
18415 caractères (espacements inclus)

Audition sur la Seine- 2


J'aime les matins glacés quand on longe la Seine.
Surtout le dimanche. Les voitures se font rares et les
mouettes donnent au paysage un air maritime.
Quand il y a du vent, il suffit de contempler les
vagues et de se laisser porter par l'air frais pour se
croire en Bretagne. J'ai rarement l'occasion de
profiter de ce tableau vivant, préférant trainer sous
ma couette avec un bon livre. Ce n'est pas le courage
qui m'a poussée jusqu'ici ce matin, mais une
annonce de Pôle emploi qui propose un poste
d'interprète Italien-Français pour six mois. Ce serait
un miracle de le décrocher. Depuis que Keran m'a
jetée dehors en me traitant de radin et de
bordélique, je navigue à vue, dormant chez l'une ou
l'autre de mes quelques amies et je survis en vidant
leurs fonds de frigos. Heureusement qu'elles sont
encore là pour moi. J'ai retenu cette leçon, tant que
vos poches sont pleines de monnaie sonnante et

Audition sur la Seine- 3


trébuchante, l'amour est au rendez-vous.

La fameuse annonce explique que le célèbre


écrivain, Cédric Rubens, rien que ça, recrute une
personne disponible et réactive. C'est tout moi ! Pas
un détail de plus. J'ai appelé le numéro, et une
femme m'a répondu sèchement, me donnant
rendez-vous ce dimanche à dix heures. Péniche
verte quai des tuileries. « Et soyez à l'heure ! »
Je n'ai pas eu le temps de demander plus de détails,
elle m'a crié :
« on vous trouvera, n'ayez crainte ! » et elle a
raccroché.

Je marche donc quai des tuileries, hésite devant une


belle péniche rose et verte, bien que la femme du
téléphone ne m'ait pas indiqué de couleur rose.
Cette péniche est couverte de végétation. Le salon

Audition sur la Seine- 4


d'été sur la terrasse est accueillant et confortable.
Je m'avance un peu, mais le couple qui prend
tranquillement son petit déjeuner ne semble pas
m'attendre.
Je continue donc ma recherche, quand j'entends
quelqu'un qui m'appelle.
- Mademoiselle Sphinx ! Avancez, vous y êtes
presque.
Qui me parle? Il n'y a personne, autour de moi. A
part ce berger allemand au regard intense qui me
suit de près. Je fait un tour complet sans
comprendre. Que se passe-t-il ? La voix vient bien
de lui !
- Bonjour, mademoiselle, un chien qui parle, c'est
inattendu, mais rassurez-vous, ce chien est équipé
d'un petit haut-parleur. Il s'appelle Vent d'est,
retenez ce nom. Il connait déjà votre odeur. Vent
d'est vous suit depuis votre arrivée sur le quai. Il

Audition sur la Seine- 5


vous a repérée hier, quand vous buviez une bière,
place des halles. L'aviez-vous remarqué? Non ?
Nous sommes vraiment fiers de cet équipier. Discret
et efficace.
Malgré mon trouble, j'ose demander :
- Êtes-vous monsieur Rubens ? Est-ce votre
assistante qui m'a contactée vendredi pour un poste
d'interprète ?
- Ho tout doux, mademoiselle, on ne rencontre pas
monsieur Rubens si facilement. Je vous ai
convoquée pour une première audition. Nous
verrons plus tard si on peut le déranger. Il est sur
des charbons ardents en ce moment et nous tentons
d'alléger son planning autant que possible.
- Audition ? Mais vous faites erreur, monsieur, je
suis interprète et traductrice !
- Nous savons tout cela, mademoiselle Sphinx.
Veuillez suivre Vent d'est, il vous guidera et nous

Audition sur la Seine- 6


allons tout vous expliquer.
Prise de panique je fais demi-tour, mais ce chien
tourne autour de moi comme il le ferait pour un
mouton, m'empêchant toute fuite ! Il bloque mon
passage dès que je tente de marcher en me fixant de
ses grands yeux expressifs. Le micro grésille :
- Ne soyez pas effrayée, mademoiselle Sphinx, il ne
vous arrivera rien. Ce chien ne mord pas. Nous
sommes obligés d'être discrets pour éviter la ruée
des journalistes. Vous êtes bientôt arrivée !
Je suis ce chien qui se retourne sans cesse. Il stoppe
net devant une péniche verte délabrée. Nous
franchissons une passerelle en mauvais état et j'ai
bien du mal à rester en équilibre sur les talons
hauts empruntés à Céline pour une meilleure
présentation. Je porte toujours des baskets et j'ai
l'impression d'être aussi à l'aise qu'un funambule
sur un fil.

Audition sur la Seine- 7


Sur la plage extérieure, trois filles vêtues de
tailleurs chics et fraîchement maquillées attendent.
Une rousse, une brune, une blonde. j'en déduis que
la châtain, c'est moi, avec vingt centimètres de
moins. Même assises, on voit qu'elles sont grandes.
Chacune est accompagnée d'un chien. L'un d'entre
eux, un roux à poil ras grogne en me voyant. Vent
d'est lui met une claque en silence et le rouquin se
calme aussitôt. La blonde à chignon, près de son
compagnon noir à poils longs ne dit rien. Elle est
visiblement en train de réviser un texte. Ses lèvres
bougent et elle fait de petits ronds dans le ciel avec
sa main droite.
- Attendez ici, mademoiselle Sphinx, nous viendrons
vous chercher, dit le petit haut-parleur.
Trois paires d'yeux me fixent et me toisent
nerveusement. Je me sens ridiculement moche,
affublée de mon vieil imper bleu marine. Je cache

Audition sur la Seine- 8


mes doigts dans mes poches. Le vernis à ongles a
été mâchouillé dans la nuit, victime de mon rituel
préféré pour m'endormir.
J'attends deux heures et me demande pourquoi on
m'a convoquée aussi tôt. La tension monte, les filles
sortent une à une, sans leur compagnon à quatre
pattes et en pleurnichant. La brune me lance un sale
regard.
Ais-je reçu une fausse annonce de Pôle Emploi ? Est-
ce un piège ? Je caresse mon compagnon poilu pour
me rassurer, je me dis qu'il a l'air de m'apprécier un
peu. Peut-être viendra-t-il à mon secours en cas de
problème.
Enfin, une femme m'appelle. Elle est sans âge, ses
cheveux teints noirs ébène attachés en une queue
de rat et ses lunettes épaisses lui donnent un air
sévère. Elle m'introduit dans une pièce blanche
immaculée, les spots sont éblouissants. Les trois

Audition sur la Seine- 9


chiens sont alignés contre un mur, assis comme des
statues. Vent d'est s'assoit à côté d'eux et ne bouge
plus. La dame allume une caméra et me prie de
poser devant le seul mur vide. Elle me pose des
questions idiotes.
- Pourquoi êtes-vous là ? Quel est votre parcours ?
Je décide de lui dire la simple vérité afin d'en finir
avec cette mascarade.
- Je suis ici car je suis dans la dèche et que j'ai
besoin de travailler. Il y a eu une erreur sur mon
profil, je ne suis ni actrice ni chanteuse, j'ai faim, j'ai
soif et j'aimerais bien rentrer chez moi si vos
satanés chiens m'autorisent à le faire !
- Comment vous appelez-vous ? Êtes-vous qualifiée
pour ce poste ? Me demande queue de rat. Avez-
vous un passeport en cours de validation ?
- Pourquoi me poser toutes ces questions, alors que
vous en savez plus que moi-même sur mon profil ?

Audition sur la Seine- 10


- Lequel de ces quatre chiens préférez-vous ?
Le mot chien réveille les quatre statues qui se
levèrent et se mettent à glousser comme si c'était
l'heure de la promenade.
- Je n'ai pas de préférence, j'aime tous les chiens,
quelle question idiote ! Est-ce que cela influencera
votre choix pour mon poste d'interprète ?
- Avez-vous le mal de mer ? Etes-vous malade en
avion ? Aimez-vous voyager ? me demande-t-elle
sur un ton morne et grincheux, le stylo prêt à
remplir des cases.
- Si j'aime voyager ? Quand j'aurai les moyens de
m'offrir un Mac Do par semaine, j'aurai peut-être
envie de réfléchir à la question.
Je commence à m'énerver et me demande comment
et pourquoi je suis tombée dans ce piège sadique. Je
n'ai plus du tout envie d'être polie. Je suis prête à
insulter cette femme distante et autoritaire. Pour la

Audition sur la Seine- 11


première fois de ma vie, j'ai même envie de lui
arracher les cheveux. Cette pulsion violente
m'inquiète. Pour éviter de craquer, je me lève pour
partir quand les quatre chiens arrivent en jappant
avec des laisses dans la gueule. C'est quoi ce délire ?
Je n'ai plus aucune raison de faire bonne figure. Je
me jette par terre avec eux en riant. Ils me lèchent
le visage et je les gronde car je déteste ça. Nous
faisons des roulades et cette défoule me fait
vraiment du bien. Je pousse des petits aboiements
avec eux, tant pis pour ce poste et pour ces gens
bizarres, l'argent rend fou, il ne faut pas que j'oublie
ça. La prochaine fois, je poserai des questions
précises à Pôle Emploi avant de me présenter
n'importe où.
Queue de rat se précipite dans la pièce d'à coté en
criant : c'est elle ! Elle est parfaite !
- J'en étais sûr, dit la voix de l'homme que je

Audition sur la Seine- 12


reconnais comme celle du haut-parleur. Il se dirige
vers moi et me dit :
- Mademoiselle Sphinx, ma collègue est un peu
raide, mais elle a du flair. Je vous veux dans notre
équipe. Nous prenons l'avion dans trois jours,
direction Polynésie pour rejoindre le bateau de
monsieur Rubens. Il a besoin de naviguer pour
écrire tranquillement son dernier roman. Serez-
vous des nôtres ?
Ce disant, il me tend une main couverte de poils,
molle et grasse.
Je refuse d'emblée. Hors de question pour moi de
naviguer avec ce couple étrange et autoritaire. Je
sors tout juste d'une mauvaise expérience
professionnelle qui m'a mise psychologiquement
sur le tapis. J'ai décidé de choisir scrupuleusement
mes prochains employeurs, pour le bien de ma
santé mentale et de ma santé tout court, quitte à

Audition sur la Seine- 13


galérer financièrement en attendant le poste idéal.
Sans tenir compte de mon refus, queue de rat fait un
gros chèque qu'elle me tend avec un sac de plage
coloré et un maillot de bain jaune citron. Elle fait
tout cela en souriant. Je ne savais pas que ce genre
de femme pouvait sourire. Vent d'est me regarde
avec des yeux suppliants, il veut encore jouer, alors
je lui dis :
- Tu as gagné, Vent d'est. Ok, je pars avec vous.

Mes valises sont bouclées. Un taxi privé est venu me


chercher pour l'aéroport du Bourget. Queue de rat
m'a donné peu de détails. Heure de départ, et liste
de vêtements. Je me demande si j'ai fait une erreur,
depuis que mes deux amies m'ont donné le doute
hier soir au café des Capucines. Elles m'ont
reproché mon insouciance tout en m'indiquant
qu'elles partaient aux sports d'hiver ensemble.

Audition sur la Seine- 14


Aucune d'entre elles ne m'a confié ses clés pour
dormir chez elles en leur absence, et je n'ai pas osé
le leur demander. J'avais trop honte. Entre partir à
l'inconnu ou dormir dans une gare avec les sans
abris, j'ai choisi le moins pire.

Je suis en avance. Depuis la salle d'attente, je


contemple les jets privés. Ils sont minuscules et je
ne suis pas très rassurée. Un homme costumé et
cravaté me prie de le suivre. Il prend ma valise, part
à grands pas et je le suis rapidement. J'ai glissé dans
cette fameuse valise le peu qui me reste depuis ma
séparation. Nous attendons sur le tarmac pendant
que le vent froid transperce nos vêtements. Il
grelotte mais reste digne, alors que je sautille pour
ne pas mourir de froid. Il sourit discrètement,
cachant ce sourire en recoiffant ses cheveux ultra
courts. J'ai quand même pris le temps de repérer

Audition sur la Seine- 15


ses yeux clairs. Je me demande si lui aussi aime les
chiens de toutes races, et si il a été recruté pour ce
seul critère.
Deux vans luxueux arrivent enfin. Monsieur
costume aux yeux bleus se précipite pour ouvrir les
portes. Queue de rat et mon recruteur sortent en
premier, sans un regard pour moi. Ils ont l'air
stressés. Cédric Rubens sort enfin, je le reconnais à
peine tant il a grossi depuis les photos de son
dernier roman. Il a laissé pousser une barbe grise
qui le vieillit, il a chaussé des lunettes rondes et vert
pomme et son manteau trois quarts se ferme
difficilement. Lui non plus, ne me jette pas un seul
regard. Il semble attendre les occupants du second
Van, certainement des personnes importantes, les
vitres fumées ne permettent pas de les apercevoir.
Le chauffeur ouvre en grand les portes arrière, et ce
sont les quatre chiens qui se précipitent sur leur

Audition sur la Seine- 16


maitre. Ils sont tout joyeux, jappent et salissent le
trois quart fraichement sorti du pressing, pour le
plus grand plaisir de leur maître.
- Mistral ! Sirocco ! Tramontane ! Vent d'est ! Je suis
là, mes amours, on ne se quitte plus, promis ! Crie le
romancier grassouillet.
Soudain, Vent d'Est me reconnaît et aboie
joyeusement. Il se précipite sur moi, suivi des trois
copains, heureux de me voir. Je suis très gênée mais
ne peux m'empêcher de les frotter vigoureusement
en leur disant qu'ils sont fous, et qu'il faut qu'ils se
calment. Mr Rubens me lance un regard surpris,
claque des doigts et tout ce petit monde se couche à
ses pieds.
- Bienvenue dans notre équipe, me dit-il en me
serrant la main. Notre voyage se fera en trois
étapes. Ce soir nous dormons à Los Angeles. Je
compte sur vous pour driver tout ce petit monde

Audition sur la Seine- 17


poilu en mon absence. Romuald vous donnera les
premières consignes, il sera là pour vous aider.
Le costume aux cheveux courts et aux yeux bleus
s'appelle donc Romuald. Ses yeux perçant
m'observent, il se moque discrètement de mes
réactions.
- Au début, c'est étrange, me dit-il mais on s'habitue
vite. Françoise m'a chargé de vous acheter quelques
vêtements pour ce soir. Un mètre soixante, taille
trente huit, c'est bien ça ? Aimez-vous le bleu
pétrole ?
- Françoise ?
- Oui, Françoise ! Elle ne s'est pas présentée ? Vous
verrez rarement monsieur Rubens sans son
assistante, ils sont comme deux doigts de la main.
Je les observe de loin et je perçois le plaisir des
retrouvailles.

Audition sur la Seine- 18


Le vol s'est bien passé, les quatre chiens se sont
endormis autour de moi. Un trou d'air ne les a
même pas perturbés, pendant que je m'accrochait
aux accoudoirs. Françoise et monsieur Rubens,
penchés sur un ordinateur, échangeaient des idées
avec passion, pendant que Romuald me lançait des
sourires complices. Mon recruteur aux mains
poilues ronflait, enfoncé dans un siège. Il avait posé
sur ses yeux un masque ridicule décoré avec des
yeux d'alligator. L'avion s'est posé en douceur. Trois
longues voitures noires nous attendaient. Quelques
paparazzis nous ont encerclés, photographiés et
Vent d'Est a sorti les crocs. Un claquement de doigts
du célèbre écrivain, et tout est rentré dans l'ordre.
Les quatre chiens se sont allongés en silence.
Je n'ai pas eu le loisir de diner sur la belle terrasse
du Beverly Hills. Un duplex a été réservé pour les
chiens et moi même. Un serveur nous a apporté un

Audition sur la Seine- 19


plateau chargé de mets succulents. J'ai enfilé la robe
longue choisie par Romuald, mais comme j'ai
conservé mes sandales, j'ai dû me concentrer pour
ne pas marcher dessus. Ignorant le collier et le
bracelet voyants et trop lourds, ainsi que le sac
minuscule choisis par Romuald, je suis partie
promener les chiens sans laisse, comme il m'avait
conseillé. Les quatre poilus m'ont suivie en fil
indienne, sans un bruit, CHUT étant le mot magique.
Dès que nous avons franchi la porte du parc
autorisé aux chiens, j'ai crié ALLEZ HOP ! Et ils ont
joué avec des chiens minuscules, sous le regard
inquiet de leurs maitres. Une demi-heure plus tard,
le mot STOP a interrompu le jeu de mes quatre
protégés. Ils m'ont suivie calmement en file
indienne, admirés par les passants.
Romuald m'a applaudie quand il nous a vus arriver
arriver à l'hôtel.

Audition sur la Seine- 20


- Quelle autorité, m'a-t-il dit.
- Moquez-vous ! Ces chiens ont des années de
dressage derrière eux, ça se voit ! Ce sont vos mots
magiques qui m'ont permis de les promener.
- Oui, mais vous avez un bon feeling avec les chiens,
c'est inné, ça ne s'apprend pas. Je connais ces quatre
petits monstres depuis leur naissance et j'ai suivi
une formation d'éducateur canin. C'est ce qui a fait
la différence lors de mon recrutement, mais je ne
suis pas là pour ça. Ma passion, c'est la voile. Je suis
le capitaine du catamaran de monsieur Rubens...
Nous allons voir des paysages exceptionnels ! Vous
avez de la chance, mademoiselle Sphinx !

Tahiti. Le bateau glisse sur des eaux bleues, les


montagnes se découpent dans le ciel, accrochant de
parfaits petits nuages. Les quatre chiens sont à mes
pieds et dorment avec des soupirs heureux. Mon

Audition sur la Seine- 21


recruteur Georgio a troqué son costume Valencia
contre une chemise hawaienne. Il sillonne le bateau
de long en large dès qu'il n'a plus de réseau, et
soupire. Quand on se croise, il me dit : « bon travail,
mademoiselle Sphinx» avant de fulminer encore
une fois contre son portable. Françoise est une
alliée précieuse, j'ai un peu honte de l'avoir appelée
queue de rat. Elle est parfaitement détendue à bord
du catamaran. C'est elle qui gère les humeurs de
monsieur Rubens que je vois très peu. Il sont
presque toujours enfermés à l'avant dans son
bureau. Ils sont très intimes et les yeux de queue de
rat brillent quand elle le regarde. La presse est aux
abois car il se dit que son prochain livre sera
radicalement différent des précédents. Je traduis
parfois quelques échanges téléphoniques, mais
j'accompagne surtout ses quatre protégés sur les
plages. C'est une occupation à part entière, entre les

Audition sur la Seine- 22


gamelles, les douches régulières, les promenades et
les jeux. Certains paparazzis s'en sont donné à cœur
joie. Ce matin, j'ai vu ma photo dans la presse
régionale. Prise par un drône, la photo est superbe.
On y voit la montagne, le sable blanc et moi qui
cours sur les vagues avec les quatre chiens. Mon
maillot de bain jaune fluo contraste avec l'eau
turquoise. Le titre est tapageur :
Une nouvelle muse pour Rubens.
La photo est prise de très haut, on ne me reconnaît
pas. Il faut vite que j'appelle ma famille, ils ne savent
même pas que je suis partie au bout du monde, c'est
arrivé tellement vite !
Romuald ricane :
- Déjà célèbre, mademoiselle Sphinx !
Je le pousse dans l'eau, ce qui provoque la panique
dans un banc de poissons bleus.
Croyant participer à un nouveau jeu, les quatre

Audition sur la Seine- 23


chiens sautent aussi, quand j'entends Françoise
crier au loin :
Vous êtes de vrais gamins ! Le salon sera trempé
pour le déjeuner ! Monsieur Rubens déteste ça.
Débrouillez-vous pour que tout soit sec à son
arrivée ! Je la regarde en riant et saute à mon tour
dans l'eau claire et tiède.
Je sais bien que ce job de luxe n'aura qu'un temps,
mais il m'a ouvert d'autres portes auxquelles je ne
pensais pas. Dès mon retour sur Paris, je dis adieu à
ma vie de traductrice, aux bureaux climatisés et à
leurs open spaces insalubres. Je m'offre une
formation d'éducation canine, pour un diplôme
officiel, et je pars dans une banlieue chic et verte où
des tas de propriétaires m'appelleront pour que
leurs compagnons à quatre pattes deviennent
parfaitement sages et obéissants. Il n'y a pas de
secret, m'a dit Romuald. Les chiens adorent jouer Ils

Audition sur la Seine- 24


sont prêts à tout pour ça. Moi aussi j'aime jouer. J'ai
du être un chien dans une autre vie.

Audition sur la Seine- 25


Physogyra-Lichensteini
Nouvelle
Brigitte Deleruelle
l'île de Bird Island aux Seychelles m'a inspiré cette
histoire.
Cette île sauvage est le paradis des oiseaux.
Je faisais partie de ces rares touristes rougis
par le soleil que déversaient les chaloupes certains
jours.
Ce fut pour moi un grand plaisir de me replonger
dans ce paradis au travers de cette nouvelle.

2610 mots
14840 caractères (espacements inclus)
A son réveil, Sophia contempla sa tahitienne à éner-
gie solaire qui se dandinait en souriant. Le gilet de
sauvetage se balançait doucement au gré des mou-
vements du bateau. Une lumière rose traversant le
hublot suggérait une aube ensoleillée.
Le cauchemar avait été sévère et très réaliste. Des
cris, des vagues de cinq mètres de haut, le mat
brisé… Deux de ses coéquipiers lui criaient de
mettre son gilet de sauvetage, Sophia courait vers sa
chambre pour récupérer le précieux gilet, puis plus
rien. Le rêve s'était étrangement arrêtée en pleine
action.
Elle poussa un grand soupir pour évacuer le stress
et se dit qu'il était tôt et qu'il fallait dormir encore
un peu. La journée serait chargée. Il fallait réunir les
échantillons de cinq coraux en voie d'extinction, les
analyser et envoyer les résultats au centre d'études
scientifiques sur les récifs coralliens de Perpignan.
Si quatre de ces spécimens avaient été trouvés sous
les hourras de l'équipe, ils avaient perdu une
semaine à cause du Physogyra Lichtensteini, ou
corail à bulles, qui demeurait introuvable dans la
zone étudiée. Le laboratoire commençait à
s'impatienter. La journée risquait d'être longue, très
longue. Elle changea de côté pour se rouler en
boule, quand elle sentit une douleur intense à la tête
et vit la couleur rouge de son oreiller. Que lui était-
il arrivé ? Sophia se leva en sursaut et se regarda
dans la glace. Du sang avait coulé sur ses yeux, sur
ses joues et le long de son décolleté. Une vision
d'horreur ! Elle était méconnaissable. Se tâtant le
haut de la tête, elle sentit une plaie ouverte et cria
de toutes ses forces.
Elle ouvrit rapidement la porte de sa chambre,
emprunta l'escalier jusqu'au pont supérieur pour
demander de l'aide mais ses cris restèrent sans
réponse.
Ce qu'elle vit la terrorisa. L'arrière du bateau avait
été arraché par la fureur de l'océan. Les sièges
flottaient sur l'eau, entourés de morceaux de coque.
L'avant s'était en partie enfoncé dans le sable, à
présent doucement chahuté par les vagues
redevenues sages. Sa chambre avait été protégée
par le glissement du bateau sur le sable mais le choc
avait été violent.
- Au secours ! Cria-t-elle.
Ses amis plongeurs étaient certainement quelque
part, sauvés par leurs gilets de sauvetage à gonflage
automatique. C'était obligatoire sur le bateau. Ils
étaient proches, elle en était sûre. Peut être étaient-
ils partis chercher du secours ? Mais pourquoi
n'étaient-t-ils pas venus prendre de ses nouvelles ?
Se laver, vite ! Se débarrasser de ce sang collant. Elle
prit le risque de se déshabiller complètement et se
trempa dans l'eau tiède et salée de la mer. Elle en
profita pour laver ses vêtements. L'eau brunie lui
rappela vaguement le sacrifice des dauphins aux
îles Féroé. Elle enfila son T-shirt mouillé et se posa
sur la plage pour se sécher et réfléchir à la situation.
De l'eau ! En priorité, elle devait trouver de l'eau
douce. Dans ses souvenirs, il y avait une caisse
d'Orangina et de la bière sous son lit mais l'eau
plate avait été stockée à l'arrière !
Elle choisit la bière pour dessaler sa plaie et vida
d'un seul trait une bouteille d'Orangina.
Le sucre de la boisson la sortit de sa torpeur. Un
instinct de survie la fit réagir à toute allure. Elle
déchira son paréo pour se faire un bandage sur la
tête, réalisant que la trousse d'urgence était à
l'arrière, ainsi que l'unité de dessalement de l'eau
de mer et l'émetteur radio. Tout ce qui aurait pu lui
être utile était réduit en miettes ou à 6 mètres de
fond dans l'océan. Elle se tartina le visage de crème
solaire et se souvint avec soulagement qu'une partie
de son matériel de plongée était restée dans sa
chambre. Les palmes, le masque, le tuba, son gilet
en néoprène... Elle enfila ses chaussures de
randonnée et partit à la recherche d'une source. Des
chemins avaient été empruntés récemment, elle vit
des traces de pas humains sculptées dans l'argile. La
chaleur montante séchait progressivement toute la
pluie de la nuit. Elle aurait bien aimé lécher les
gouttes en suspens sur les grandes feuilles
duveteuses mais se méfiait de la toxicité de celles-ci.
Elle escalada une roche volcanique qui tordait les
pieds et coupait les doigts. Tout en haut, elle aurait
peut-être une meilleure idée de la cartographie de
l'endroit. L'île était de petite taille et ovale. Une
végétation très dense masquait la vue du bateau.
Des oiseaux de toutes sortes volaient autour d'elle
sans la moindre crainte. Des petits blancs comme
des mouettes à longue queue, des noirs à gorge
rouge avec une grande envergure, des petits à taille
de moineaux mais tout rouges, des jaunes, des
bleus... Elle n'en n'avait jamais vu autant. Aaron,
l'ornithologue du groupe de recherche aurait pu les
identifier. Où étaient-ils tous à présent ? Peut-être
de l'autre côté de l'île ? Elle se mit à crier :
- Les gars ! Je suis en haut ! Est-ce que quelqu'un me
voit ? Hello ! Hello ! Répondez-moi !
- Livio ! Aaron ! Bertrand ! Répondez-moi !
Les oiseaux poussèrent quelques cris aigus, à peine
effrayés et reprirent leurs vols autour d'elle.
De l'autre coté du rocher, le chemin était moins
escarpé, presque aménagé. Sophia se dit que cette
île était habitée et eut un grand soulagement à cette
idée. Elle pourrait demander du secours, soigner sa
tête, téléphoner, et peut être manger quelque chose.
La terre humide avait attiré des scolopendres
colorés qu'elle évitait ne sachant pas s'ils étaient
dangereux. Par endroits, la végétation mouillée la
frôlait ce qui la rendait nerveuse. Livio, spécialiste
de la faune et de la flore, lui disait toujours de ne
jamais toucher une plante inconnue, certaines étant
venimeuses. Quelques arbres tortueux étaient
couverts de petites pommes. Elles semblaient
douces et croquantes. Elle fut tentée d'y gouter.
Quelqu'un avait peint le tronc en rouge et dessiné
un picto danger. Était-ce pour préserver ses
pommes ? Dans le doute, elle n'y toucha pas et
continua son chemin. Elle aperçut enfin le toit rouge
d'une bâtisse. Elle s'approcha, soulagée, mais ce
n'était qu'un préau avec des banquettes en bois
délabrées. Un emballage de gâteau sec avait été jeté
au sol ainsi qu'une bouteille vide, le tout couvert de
poussière et de boue. Elle s'assit sur un muret,
s'interdisant toute larme ou tout désespoir. Elle
trouverait forcément quelqu'un pour l'aider. Des
lézards verts et dodus s'approchèrent. Comme elle
ne bougeait pas ils montèrent sur ses chaussures en
l'observant.
- Il y a quelqu'un ? Cria t-elle. Hello ! Il y a
quelqu'un ?
Enfin, elle perçut une voix humaine.
Elle s'approcha et entendit distinctement la voix
d'un homme qui lui répondit :
- Oui ! Coco, t'as soif ? Hé Coco ! T'as soif ?
Sophia se dirigea vers la voix mais elle ne vit aucun
être humain. Un perroquet gris la regardait et
sautait sur un tas de noix de cocos vertes posées au
sol. Il lui cria :
- T'as faim, Coco ? Je t'en casse une ?
La surprise passée, Sophia comprit que même seule
sur cette ile, les noix de coco allaient lui sauver la
vie.
D'où venait ce perroquet ? Il avait fréquenté un
homme qui lui avait appris à parler. Une roche
affutée vers le haut avait été posée sur un tronc
d'arbre. Des noix de coco ouvertes et sèches avait
été jetées au sol. Elle tapa un fruit sur la roche, de
toutes ses forces et plusieurs fois. Un jus coula,
qu'elle but avec bonheur. Ce jus était frais malgré la
chaleur ambiante. Le perroquet monta sur son
épaule et lui dit :
- Hé Coco, tu partages ?
- Sophia voulut caresser l'oiseau mais il s'envola,
tourna autour d'elle en lui disant plus fort :
- Hé Coco, tu partages ?
Elle rompit la noix et savoura le délicieux dessert,
crémeux et sucré, puis lui tendit l'autre moitié.
Content, il lui dit :
- C'est bon Coco ? T'aimes ça ?
Puis il sauta de nouveau sur le tas de noix de cocos
vertes et cria :
- T'as faim, Coco, je t'en casse une ?
Ils se posèrent tous les deux à l'ombre et
dégustèrent plusieurs noix, ce qui donna à Sophia
l'énergie qui lui manquait.
Les lézards se précipitèrent sur les déchets jetés au
sol et finirent les restes. Elle dit au revoir à son
nouvel ami qui lui répondit :
- Salut Coco, à bientôt !
Elle reprit sa marche pour tenter de faire le tour
complet de l'île, espérant trouver un être humain.
Le soleil avait complètement séché la terre et la
chaleur montait, étouffante. Elle longea deux plages
très sauvages habitées par une quantité
impressionnante d'oiseaux de mer. Empruntant des
chemins escarpés, elle vit de gros poussins blancs
couverts de duvet et posés au sol. Les parents qui
n'avaient pas construit de nid pour eux voletaient
au-dessus d'elle en poussant des cris stridents. Elle
marcha encore une heure ou deux pour atteindre
son bateau. Il fallait se rendre à l'évidence, cette île
n'était pas habitée. Elle espéra un instant voir ses
coéquipiers l'attendre mais la plage était vide et
silencieuse. Le bateau grinçait doucement, balancé
par les vagues plus puissantes à cet endroit. Des
oiseaux voletaient sur le rocher d'en face et certains
prenaient d'infimes parties de la peinture bleu vif
arrachée à l'épave pour décorer leurs nids.
Combien de bouteilles d'Orangina lui restait-il ? Un
vingtaine tout au plus et deux caisses de bière, il
faudrait bien qu'elle s'habitue à cette boisson trop
amère pour elle. Elle eut des hauts de cœur à l'idée
de manger du poisson cru, et se dit que les œufs des
oiseaux seraient une bonne source de protéine,
mais seulement en cas de nécessité absolue. Elle
avait vu des nids accessibles dans la journée.
Épuisée, elle se coucha toute habillée et pour la
première fois laissa couler quelques larmes.
Furieuse contre elle, elle se dit que le désespoir
n'avait pas sa place ici. Demain, elle irait encore une
fois manger des noix de coco par le chemin de la
plage. Grimper en haut du rocher n'avait servi à rien
d'autre qu'à la fatiguer et la désespérer.
La nuit fut courte. Pas de cauchemar cette fois-ci et
sa tête lui faisait moins mal. Le soleil pointait à
peine son nez au bout de l'horizon, colorant le ciel
et la mer de couleurs pastels. Le temps serait calme,
les vagues étaient plus douces et plus discrètes.
Sophia prit un bain de mer avec des pélicans
voraces qui plongeaient tout près d'elle, affolant les
bancs de poissons argentés. Elle se sécha
rapidement pour enlever le sel, se fit un nouveau
bandage sur la tête et se tartina le corps de crème
solaire. Quelle chance d'en avoir stocké trois
bouteilles sous son lit ! Profitant de la fraîcheur du
matin, elle se mit en route pour retrouver le préau
et les noix de coco salvatrices.
Ce matin-là, un couple de colombes picorait autour
du préau. Sophia commençait a ouvrir la première
noix quand elle entendit la voix du perroquet.
- Coco, t'as soif ?
Ce n'était pas le perroquet qui parlait mais un jeune
homme à l'allure sportive, qui marchait en riant. Le
perroquet était installé sur son épaule. Une
chaloupe amarrée sur la plage déversait une dizaine
de touristes rougis par le soleil, appareil photo
pendu autour du cou. Tous étaient charmés par le
spectacle de l'homme et son oiseau.
- On reste sur le chemin, dit le perroquet.
- Bravo, Coco, dit l'homme. T'as faim, coco ?
Les touristes étaient ravis.
- Suivez-moi, dit le guide, qui veut boire un jus de
coco fraîchement cueilli ?
Tous levèrent le doigt, lorsqu'une deuxième
chaloupe arriva, déstabilisée par une vague plus
forte que les autres. Une dame tomba dans la mer
avec son sac a dos. Elle sortit la tête de l'eau en
criant de terreur et tout le monde vint à son aide. Le
guide leur prêta main forte, lui prêta une serviette
sèche et partit à grands pas vers les noix de coco.
Sophia et le guide se retrouvèrent face à face, tous
deux surpris.
Coco reconnut sa bienfaitrice et lui dit :
- Salut Coco ! T'as faim, Coco ?
Le guide lui dit : je vois que vous avez fait
connaissance, que faites-vous ici ? Cette île est
interdite sans un pass à la journée. Comment êtes-
vous arrivée ? Je ne vois aucune embarcation. C'est
incroyable, on a beau mettre des informations
partout, entrée interdite par ci, passages dangereux
par là, il faut toujours que des touristes forcent les
passages. Vous êtes seule ? Il y a des serpents
dangereux en haut, sans parler des scolopendres.
Vous le saviez ? Les sérums anti-venin, ça vous
parle ? Ha ça, pour demander des secours, vous êtes
toujours là. Je suis sûr que vous avez planté une
tente de l'autre côté. Super idée ! Encore une chance
que les rats ne vous aient pas attaquée. La chair
fraîche des touristes, ils adorent. La regardant de
plus près, il vit des plaies sur son visage et lui
demanda :
Mais que vous est-il arrivé ?
Sophia se mit à trembler, les larmes montèrent pour
de bon, et elle ne sut que répondre :
- De l'eau, avez-vous de l'eau ? Puis elle tomba à
genoux, épuisée.
Plus tard, Sophia lui expliqua le naufrage en
frissonnant et il fut désolé. Il lui offrit des bonbons
au chocolat et lui tendit un mouchoir.
- Nous allons retrouver vos coéquipiers, lui dit-il
pour la rassurer, j'en suis certain.
La police maritime arriva rapidement. Un bateau de
pêche avait récupéré trois hommes qui flottaient en
pleine mer. Ils avaient dérivé longtemps, accrochés
à une planche et portés par un courant chaud. Les
lumières clignotantes de leurs gilets leur avaient
sauvé la vie. Ils avaient rapidement signalé la
disparition de Sophia mais s'étaient trompés
d'emplacement. Les recherches avaient été faites
plus au nord. Un policier lui tendit le téléphone et
Sophie reconnut la voix de Livio :
- Sophia ! Lui dit-il ! Devine ce que j'ai dans ma
poche !
- C'est tout ce que tu me demandes lui dit Sophia
surprise. Tu ne veux pas savoir si je vais bien ?
- Je sais que tu vas bien, répondit Livio en riant, tu
es pleine de ressources. C'est pour ça qu'on t'a
intégrée à notre équipe, alors dis-moi, il y a quoi
dans ma poche ?
- Je ne sais pas, répondit Sophia, tes mains palmées ?
Trois méduses ?
- Mais non, réfléchis un peu ! J'ai un échantillon de....
Physogyra Lichtensteini ! Ce sacré corail à bulles ! Il
fallait que la mer soit vraiment déchainée au point
d'en arracher un morceau et de le jeter sur la plage !
Tu te rends compte du cadeau ? Alors, heureuse ?
On peut respirer et prendre des vacances ?
Sophia se dit que ce naufrage avait fait perdre tout
sens commun à ses collègues. Elle pensa à sa petite
tahitienne solaire abandonnée sur le bateau, et ça la
rendit un peu triste. Elle se dit aussi que ce guide
touristique sur l'ïle aux oiseaux était charmant et
qu'il faudrait rapidement qu'elle y retourne pour
prendre des nouvelle de Coco.

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