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Extraits de l’autobiographie de KIM Dae-Jung, parus dans la Revue des Deux Mondes de mars 2012,

pp. 86-90.

10 h 30. L’avion se pose à l’aéroport Sunan de Pyongyang. Il a fallu moins d’une heure de vol
pour effacer un demi-siècle de rupture. Le chargé du protocole vient chuchoter à mon oreille : « Le
dirigeant suprême Kim Jong-il est venu en personne vous accueillir. » On a ouvert la porte. Du haut
de l’escalier, j’ai regardé le ciel, puis les alentours. Voir ce paysage du Nord pour la première fois de
ma vie m’a bouleversé. Émotion indicible. Mille pensées m’ont traversé l’esprit. Je me trouvais là,
entre ce ciel et cette terre du Nord, en tant que président de la Corée du Sud. J’avais la gorge serrée.
Les bouquets de fleurs qu’agitait la foule assemblée, ses acclamations...
Sur la façade de l’aérogare, le portrait de feu KIM Il-sung. Au pied de l’escalier, le dirigeant Kim Jong-
il est là en personne, qui m’attend en uniforme du peuple. J’ai descendu les marches. Mes premiers
pas sur le sol de Corée du Nord. J’aurais aimé l’embrasser, ce sol, mais mes jambes atrophiées ne le
permettaient pas1.
Le dirigeant KIM Jong-il s’est approché de moi. Il m’a serré la main. Nous nous sommes dit
presque en même temps : « Je suis très heureux de vous voir. »
Il s’est ensuite adressé à ma femme. C’était quelqu’un de chaleureux, telle a été ma première
impression. Il avait l’air très gai. Nous avons rendu les honneurs à la garde alignée. [...]
Nous nous sommes dirigés vers les véhicules. La foule agitait des bouquets de fleurs.
C’étaient des acclamations à soulever l’aéroport ! Des voitures noires nous attendaient. Guidé par le
dirigeant Kim Jong-il, j’ai pris place à l’arrière à droite. Puis, chose inimaginable, il a contourné la
voiture pour venir s’asseoir à ma gauche. Comment ne pas lui pardonner d’avoir pris la place de mon
épouse ? Elle est montée dans la voiture de M. Pak Seon-ok, le directeur de la commission Asie-
Pacifique du Ministère des Affaires étrangères.
Beaucoup de gens sont curieux de savoir ce que nous pouvions nous dire dans la voiture. En réalité,
nous n’avons pas échangé beaucoup de paroles. Des centaines de personnes nous acclamaient en
brandissant des fleurs rouges, je dois avouer que j’étais très impressionné. Impossible de détourner
mon attention de ce spectacle. Le dirigeant Kim m’a demandé :
« Vous n’aviez pas peur de venir ici ? Vous arrivez dans un lieu qui doit vous faire peur ? Tous
ces gens sont venus pour vous souhaiter la bienvenue. Nous ferons de notre mieux pour que votre
séjour soit aussi agréable que possible. »
Je lui ai répondu :
« Je souhaite que nous parvenions à des conclusions qui donnent de l’espoir au peuple coréen, notre
rencontre intéresse les deux Corées mais aussi le monde entier. »
À plusieurs reprises, nous nous sommes pris la main dans la voiture. Tout le long du trajet
jusqu’à l’hôtel, les citoyens de Pyongyang criaient « vive la Corée ! ». Ils tapaient des pieds, agitaient
leur mouchoir. Certains étaient en larmes. Les femmes portaient presque toutes la robe
traditionnelle de couleurs vives. Les étudiantes étaient en chemise blanche et jupe noire [...]
[Le lendemain à] 15 heures, un deuxième entretien avec le dirigeant Kim Jong-il a lieu au
Baikhwawon2. Il est en chemise gris clair à col Mao avec un badge à l’effigie de Kim Il-sung sur la
poitrine, coté gauche. Le directeur du NIS (National Intelligence service) mon conseiller diplomatique
et de sécurité et mon conseiller économique prennent part à l’entretien à mes côtés ; nous avons

1
En 1971, au retour d’une campagne électorale, Kim Dae-jung a été la cible d’un attentat qui l’a laissé handicapé à vie.
2
Résidence où sont reçus, à Pyongyang, les hôtes de marque étrangers.
pour seuls interlocuteurs KIM Jong-il et KIM Yong-sun, chargé des affaires Sud-coréennes. Les
échanges commencent :
« Votre emploi du temps est chargé dès le matin.
- Oui, je suis déjà allé dans beaucoup d’endroits.
- Vous avez bien dormi au moins ?
- J’ai bien dormi. Je suis allé au Okryukwan, ce fameux restaurant de nouilles froides où les
Sud-Coréens rêvent d’aller.
- Vous avez dû vous presser à cause de notre entretien ; quand on est pressé, on n’a pas le
temps d’apprécier. J’espère que vous aurez l’occasion d’y retourner en disposant de plus de temps.
Hier soir, j’ai regardé jusque tard les chaînes de télé sud-coréennes. J’ai regardé la MBC... Les gens du
Sud ont l’air de se réjouir beaucoup de cet événement. J’y ai vu des déracinés [des gens du Nord
passés au Sud entre 1945 et 1953] et des transfuges [passés au Sud plus récemment]. Il y avait des
gens qui espéraient qu’on donnerait des nouvelles du village de leur enfance. J’ai vu que beaucoup
pleuraient.
- Quand nous nous sommes serré la main à l’aéroport où vous êtes venu m’attendre, mille
journalistes se sont levés pour applaudir.
- Suis-je quelqu’un qui compte tant ? J’ai juste voulu vous saluer. Les Occidentaux disent que
je mène une vie d’ermite et que c’est la première fois que l’ermite apparaît en public. Pourtant, par
le passé, je suis allé en Chine, en Indonésie, et puis, de manière discrète, dans beaucoup d’autres
pays. Eux, ils disent que c’est grâce à votre visite que ma personne est montrée à l’extérieur. Mais
bon, ce n’est pas si grave, puisque je suis allé à l’étranger sans qu’on le sache. Est-ce que la cuisine
vous convient ?
- La cuisine est excellente. J’ai vraiment apprécié. Les plats ici sont naturels, pas trop
assaisonnés c’est très bon. »
Il m’amusait par ses propos directs et enjoués. Ensuite, nous avons eu un entretien à huis
clos. [...]
Je l’ai d’abord écouté. Puis il m’a invité à prendre la parole.
« Je sais que vous avez respecté trois années de deuil, conformément à la règle confucéenne,
ce respect de l’étiquette m’a beaucoup touché et cela me donne à penser que nous pourrons, dans
un climat de confiance, nous parler librement et parvenir à un accord. »
J’ai rappelé les quatre thèmes de discussion que j’avais déjà proposés par l’intermédiaire de
mon émissaire : la réconciliation et la réunification, la détente et la construction de la paix, la
dynamisation des échanges et de la coopération, le dossier des familles séparées. Je les ai repris un
par un.
(...)
« Dernièrement, j’aimerais inviter officiellement le dirigeant Kim à Séoul. Selon un sondage,
l’opinion publique au Sud plébiscite à 81 % l’idée de votre visite. Je souhaite que vous veniez à Séoul
très prochainement. J’ai aujourd’hui 76 ans. Mon mandat présidentiel prendra fin dans deux ans et
huit mois. Dans le courant de ma vie, je suis allé plusieurs fois en prison, les dictateurs ont tenté à
plusieurs reprises de m’assassiner. Cela ne m’a jamais détourné de mon engagement en faveur de la
réconciliation et de la réunification du peuple coréen, mission à laquelle je me suis consacré dans
toute la mesure de mes compétences. J’aimerais concrétiser ce vieux rêve avec vous. J’aimerais que
cet engagement devienne irréversible, quel que soit le gouvernement qui viendra après le mien.
C’est là mon dernier souhait. »
(...)

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