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“Tu obtiendras ainsi le degré des Compagnons”


Voir le Prophète à l’état de veille

Denis Gril

La vision en rêve (ruʾyā) tient une place importante dans la vie et l’enseigne-
ment du Prophète, comme en témoignent le Coran et la Sunna. Selon son
épouse ʿĀʾisha, la vision « sainte » (ṣāliḥa) fut pour lui la première manifesta-
tion de la prophétie1. Cette vision perpétue d’une certaine manière la prophé-
tie2 et même y participe : « La vision du croyant est l’une des quarante-six parts
de la prophétie »3. Ceci concerne la vision en général, laquelle participe de la
prophétie dans la mesure où elle donne accès à un monde qui dépasse celui
des sens ordinaires. Mais quand son objet est le Prophète lui-même, la vision
actualise de plus, pour celui qui en est gratifié, la présence du Prophète. De
très nombreux récits, depuis le tout début de l’islam jusqu’à nos jours illustrent
les multiples manières dont se manifeste cette présence et dont elle inter-
vient dans la vie des croyants, dans tous les domaines de l’activité humaine. Le
Prophète apparaît ainsi en rêve à tous, les plus grands et les plus humbles. Cette
vision est perçue généralement comme un gage de félicité, à moins qu’elle ne
comporte un avertissement. Le Prophète a lui-même préparé sa communauté
à recevoir une telle vision, en garantissant son authenticité et en la déclarant
préservée de la ruse de Satan. Elle bénéficie donc, à son niveau, d’un statut
d’infaillibilité analogue à celui du Prophète. Même si elle a déjà fait l’objet d’un
certain nombre d’études, la vision du Prophète en rêve à travers les siècles et
dans l’ensemble du monde musulman reste un vaste domaine de recherche4.
A travers elle, la présence du Prophète se diffuse dans l’intime des consciences

1 Bukhārī, Ṣaḥīḥ, badʾ al-wahy, 3.


2 ʿĀʾisha transmet également ce ḥadīth : « Rien ne saurait subsister de la prophétie après moi,
sauf les annonces de bon augure (al-mubashshirāt). Ils demandèrent : “Ô Envoyé de Dieu,
que sont les annonces de bon augure ?” Il répondit : “La vision sainte vue par un homme ou
que l’on voit pour lui” » (Aḥmad Ibn Ḥanbal, Musnad, 6:129). Voir aussi la version de Bukhārī,
Ṣaḥīḥ, taʿbīr, 5.
3 Bukhārī, Ṣaḥīḥ, taʿbīr, 2, 4 ; Muslim, Ṣaḥīḥ, ruʾyā, 6.
4 Voir Katz, Dreams, Sufism and Sainthood, chap. 7 “Seeing and Salvation” ; Lory, Le rêve et ses
interprétations, 206-19. Sur la vision du Prophète dans l’hagiographie, voir : Amri, “Figures du
Prophète et modalités de sa présence”.

© Denis Gril, 2023 | doi:10.1163/9789004522626_006 Denis Gril - 9789004522626


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ou plus largement, quand les récits de vision connaissent une certaine publi-
cité. Ces récits contribuent à encourager les pratiques dévotionnelles liées à
la personne du Prophète, en particulier la prière sur lui, car celle-ci pratiquée
avec assiduité et amour peut conduire à sa vision en rêve5.
Même si la vision du Prophète en rêve est un phénomène qui touche l’en-
semble de la communauté musulmane, c’est avant tout dans les milieux où la
piété est la plus intense qu’elle se manifeste, plus particulièrement dans les
cercles du soufisme. Comme l’ont montré une série d’études sur le soufisme
médiéval et moderne, la sainteté à laquelle aspirent les cheminants vers Dieu
se traduit par une double proximité, celle de Dieu et celle du Prophète dont
l’héritage caractérise les saints et la mission qu’ils ont à mener auprès des
hommes. C’est dans un tel contexte, où la réalité supra-temporelle du Prophète
inspire et guide les saints et les maîtres spirituels, que la vision du Prophète
franchit pour certains le monde imaginal du rêve pour revenir vers le monde
sensible et gagner ainsi en intensité. Le Prophète l’avait annoncé : « Celui qui
m’a vu en rêve, me verra à l’état de veille ». On reviendra sur ce ḥadīth et les
commentaires qu’il a suscités. En dépit de cette annonce, et à notre connais-
sance, la vision du Prophète à l’état de veille ne semble pas ou peu attestée
avant les VIe-VIIe/XIIe-XIIIe siècles dans la littérature doctrinale du soufisme
ou dans les récits hagiographiques. C’est plus tard, aux IXe-Xe/XVe-XVIe siècles,
qu’un certain nombre de maîtres et de saints seront plus couramment recon-
nus comme gratifiés d’une telle vision6. Une relecture à cette époque de la
littérature hagiographique antérieure y retrouve plusieurs témoignages de la
vision du Prophète à l’état de veille, même si ces textes ne qualifient pas ainsi
la relation de ces maîtres avec le Prophète. À partir de ce temps charnière,
entre l’époque médiévale et moderne, la vision du Prophète à l’état de veille
semble constituer pour certains l’indice d’un haut degré de sainteté. Pour
certains maîtres, comme pour d’autres auparavant, le lien direct et privilégié
qu’elle induit les rend indépendants à l’égard des voies initiatiques auxquelles
ils étaient rattachés. On a souvent mis ce fait en relation avec la ṭarīqa muḥam-
madiyya aux XVIIIe et XIXe siècles, jusqu’au début du XIXe siècle. Les cas de
Tījānī (m. 1815) et d’Aḥmad Ibn Idrīs (m. 1837) sont bien connus, mais il s’agit
en réalité d’un phénomène plus diffus qui n’est pas nécessairement lié à la fon-
dation de nouvelles voies. Il semblerait que par la suite la vision du Prophète
à l’état de veille soit moins attestée. Toutefois l’intérêt pour cette marque

5 On se référera dans ce volume aux articles de N. Amri sur les assemblées de prières sur le
Prophète et d’A. Hamidoune sur la prière sur le Prophète.
6 E. Geoffroy a signalé l’intensité des débats autour de cette question à cette époque, cf. Le
soufisme en Égypte et en Syrie, 435-36.

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d’élection et de proximité du Prophète ne diminue pas. Au tournant des XIXe et


XXe siècles, le Libanais d’origine palestinienne, Yūsuf al-Nabhānī (1849-1932),
dans son recueil de prières sur le Prophète, Saʿādat al-dārayn fī l-ṣalāt ʿalā
sayyid al-kawnayn (Le bonheur des deux demeures dans la prière sur le maître
des deux mondes) reprend le flambeau des auteurs des XVe et XVIe siècles et
rassemble sous l’emblème de la vision à l’état de veille toutes sortes de témoi-
gnages de sainteté. À Fès, Muhammad b. ʿAbd al-Kabīr al-Kattānī (1873-1909)
procède de même dans sa Khabīʾat al-kawn (La réalité cachée du monde).
Qu’en est-il ensuite dans le courant du XXe siècle et aujourd’hui, en un temps
où le soufisme se montre de plus en plus sur la défensive ?
Après avoir rappelé les ḥadīths qui fondent l’authenticité de la vision du
Prophète en rêve et à l’état de veille, nous ferons un saut dans le temps pour
montrer comment, chez les auteurs de la fin de l’époque médiévale et de
l’époque prémoderne, la vision du Prophète à l’état de veille tend à devenir
le critère de la sainteté accomplie. En suivant leur lecture des sources anté-
rieures, doctrinales et hagiographiques à partir du VIe/XIIe siècle, nous revien-
drons sur nos pas pour nous interroger sur ce que ces sources des XIIe-XVe
siècles nous disent de la vision et de la relation directe avec le Prophète révéla-
trice des plus hauts degrés de la sainteté. On constatera ce faisant, qu’en Orient
comme en Occident musulman, jusqu’à la fin du VIIIe/XIVe siècle, quelques
auteurs avaient traité, assez discrètement de la vision du Prophète à l’état de
veille. Nous repasserons de là aux temps modernes, en nous interrogeant sur
les significations de telles visions dans le développement du soufisme jusqu’au
XXe siècle. Nous bouleverserons donc quelque peu la chronologie, pour mon-
trer que les évolutions sont souvent faites d’allers et retours entre le passé et le
présent. L’évocation de noms prestigieux du passé a aussi valeur d’arguments
face aux réticences de certains ʿulamāʾ.
Comme on le constatera, et comme le précisent certains auteurs, la vision
du Prophète à l’état de veille ne concerne pas les croyants ni même les disciples
ordinaires, mais des maîtres confirmés et de saints personnages. Nous aurons
donc à nous interroger sur la relation entre ce phénomène d’élection et la large
diffusion, sous des formes variées, de la dévotion à la personne du Prophète.
Relativement exceptionnelle, cette vision reflète l’intensité d’une présence que
les pratiques dévotionnelles cherchent à actualiser7.

7 Sans le préciser à chaque fois, nous devons reconnaître notre dette envers deux auteurs : Nab-
hānī dans son chapitre de Saʿādat al-dārayn sur la vision du Prophète à l’état de veille et en
rêve et Fritz Meier dans ses Nachgelassene Schriften, Band 1 Bemerkungen zur Mohammedve-
rehrung, Teil 2 Die taṣliya in sufischen Zusammenhängen. Sans eux, de nombreuses références
nous auraient échappé.

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1 La vision à l’état de veille dans le ḥadīth

Le principal ḥadīth fondant la possibilité de voir le Prophète à l’état de veille


est rapporté par Bukhārī d’après Abū Hurayra : « Celui qui m’a vu en rêve, il
me verra à l’état de veille et Satan ne se présente pas sous ma forme (lā yata-
maththalu l-shayṭān bī) »8. Muslim y introduit une nuance : « Celui qui m’a vu
en rêve, il me verra à l’état de veille ou c’est comme s’il m’avait vu à l’état de
veille. Satan ne se présente pas sous ma forme (lā yatamaththalu l-shayṭān
bī) »9. D’autres traditions ne font pas mention de l’état de veille : « Celui qui
m’a vu en rêve, il m’a vu, car Satan ne se présente pas sous ma forme »10. Cette
version comporte plusieurs variantes : d’après Abū Qatāda, « Celui qui m’a vu, a
vu le Vrai/la Vérité (ra‌ʾā l-ḥaqq) »11 ; d’après Abū Saʿīd al-Khudrī, « Celui qui m’a
vu, a vu le Vrai car Satan ne peut emprunter mon être (lā yatakawwanu-ni) » :
« Celui qui m’a vu, il m’a vu vraiment (ḥaqqan) car Satan ne se présente pas
sous ma forme ni sous celle de la Kaʿba »12. Ibn ʿAbbās rapporte aussi cette
tradition d’après le tābiʿī Yazīd al-Fārisī :

Je vis le Prophète en rêve à l’époque d’Ibn ʿAbbās – Yazīd recopiait les


exemplaires du Coran. Il raconte : Je dis à Ibn ʿAbbās : J’ai vu l’Envoyé de
Dieu en rêve. Ibn ʿAbbās lui dit : L’Envoyé de Dieu disait : « Satan ne peut
pas me ressembler ; celui qui m’a vu en rêve, il m’a vu », peux-tu nous
décrire cet homme que tu as vu ? – Oui, j’ai vu un homme entre deux
hommes13. Son corps et sa peau sont légèrement bruns. Il a un beau sou-
rire, les yeux noirs, Son visage est beau et arrondi. Sa barbe recouvre sa
gorge. ʿAwf (b. Abī Jamīla qui rapporte la parole de Yazīd) dit : Je ne sais
ce qu’on peut dire de plus. Ibn ʿAbbās dit (à Yazīd) : Si tu l’avais vu à l’état
de veille, tu n’aurais pu le décrire mieux14.

Nūr al-Dīn al-Haythamī rapporte aussi, d’après Khuzayma b. Thābit, un ḥadīth


où le Prophète fait coïncider le rêve et l’éveil. Khuzayma raconte : « Je vis en

8 Bukhārī, Ṣaḥīḥ, taʿbīr, 10 ; Ibn Ḥanbal, Musnad, 1:400 : fa-inna l-shayṭān lā yatamaththalu
ʿalā ṣūratī ; Haythamī, Majmaʿ al-zawāʾid, 7:182 (d’après Abū Bakra).
9 Muslim, Ṣaḥīḥ, ruʾyā, 11 ; Abū Dāwūd, Sunan, adab, 88 ; Ibn Ḥanbal, Musnad, 5:306.
10 Muslim, Ṣaḥīḥ, ruʾyā, 11 ; Tirmidhī, Jāmiʿ, ruʾyā, 4 ; Tirmidhī, Shamāʾil, 194, n° 389 et n° 390 :
lā yataṣawwaru aw lā yatashbbahu bī, n° 394 : lā yatakhayyalu bī ; Dārimī, Sunan, ruʾyā, 14 :
lā yatamthathalu mithlī.
11 Bukhārī, Ṣaḥīḥ, taʿbīr, 10.
12 Haythamī, Majmaʿ al-zawāʾid, 7:181.
13 Bayn al-rajulayn : de taille moyenne ou entre Abū Bakr et ʿUmar.
14 Ibn Ḥanbal, Musnad, 1:361-62.

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rêve comme si je me prosternais sur le front du Prophète – sur lui la prière


et le salut –. Je l’en informai et il dit : L’esprit rencontre l’esprit. Le Prophète
inclina la tête et Khuzayma posa le front sur celui du Prophète »15. Dans une
autre version, le Prophète s’allonge à terre pour que le Compagnon pose le
front sur le sien. Ces ḥadīths ont donné lieu à plusieurs commentaires soit sur
le sens de « il me verra à l’état de veille », soit sur la nature de l’apparition du
Prophète. Les verbes employés pour dire que Satan ne peut se manifester sous
ses traits expriment différentes modalités possibles de l’apparition, en rêve ou
à l’état de veille. Le verbe tamaththala, le plus souvent employé, rappelle le
récit coranique de l’Annonciation à Marie (Q 19:17) : est-ce l’image (mithāl), la
forme (ṣūra) ou l’être même du Prophète qui sont perçus, à l’état de veille en
particulier ? Dans ce dernier cas, le futur pose question : quand cette vision
se réalisera-t-elle ? Nawāwī (631-76/1233-77), prudent, envisage trois possi-
bilités : (1) à l’époque du Prophète pour ceux qui n’ont pas encore accompli
l’hégire et n’ont pas encore vu le Prophète (2) dans l’au-delà où toute sa com-
munauté le verra (3) dans l’au-delà mais d’une vision particulière en jouissant
de la proximité et de l’intercession du Prophète16. Pour Ibn Baṭṭāl al-Qurṭubī
(m. 449/1057), l’un des plus anciens commentateurs de Bukhārī, ce ḥadīth ne
peut concerner l’au-delà puisqu’il est bien connu que tous le verront alors17.
Ibn Ḥajar al-ʿAsqalānī (773-852/1372-1449) le commente en faisant état d’ob-
jections quelque peu positivistes : la vision directe du Prophète après sa mort
impliquerait que son corps sorte de sa tombe ou encore que celui qui le voit
soit assimilé à un Compagnon. Conscient de la difficulté que soulèvent ces
positions, Ibn Ḥajar se réfère finalement au commentaire du cheikh andalou
Ibn Abī Jamra (m. 699/1299-1300) sur lequel nous reviendrons, pour invoquer
la dimension miraculeuse (karāma) d’une telle vision. Cet infléchissement
caractérise bien son époque et celle de ses disciples, tels Suyūṭī (m. 911/1505) et
d’autres18. Comme on le verra par la suite, et même si certains approfondissent
la question de la vision en rêve et s’interrogent sur la réalité du Prophète vu à
l’état de veille, cette dernière vision deviendra de plus en plus une évidence
pour les maîtres de la Voie, comme tout ce qui relève de la grâce divine, et un
critère incontestable de sainteté.

15 Haythamī, Majmaʿ al-zawāʾid, 7:182, d’après Ibn Ḥanbal.


16 Nawāwī, Sharḥ Muslim, 15:26.
17 Ibn Baṭṭāl, Sharḥ Ṣaḥīḥ al-Bukhārī, 9:527.
18 Ibn Ḥajar, Fatḥ al-Bārī, 12:322-25. Sur le ḥadīth de Bukhāri, voir Lory, Le rêve et ses interpré-
tations en islam, 61-62 et 208-9.

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2 Le tournant des XVe et XVIe siècles

C’est en Égypte, entre la fin du XVe et le XVIe siècle, entre la fin de l’époque
mamelouke et le début de l’époque ottomane, que la mise en valeur de la vision
du Prophète à l’état de veille s’impose avec évidence. Elle donne lieu à des
ouvrages ou à des développements spécifiques qui s’appuient sur des témoi-
gnages antérieurs et, de plus en plus, contemporains. Nous suivrons donc, pro-
gressivement, l’évolution de cette littérature qui emprunte aux prédécesseurs
mais non sans apporter, avec chaque auteur, sa propre touche.

2.1 Ibn Mughayzil


Que la vision à l’état de veille devienne de plus en plus le signe de l’accès à la
sainteté se vérifie tout particulièrement dans l’ouvrage qui a constitué le point
de départ de cette recherche : les Kawākib al-zāhira fī ijtimāʿ al-awliyāʾ yaqaẓa-
tan bi-sayyid al-dunyā wa-l-ākhira « Les astres brillants sur la rencontre des
saints à l’état de veille avec le seigneur de ce monde et de l’autre ». Son auteur,
ʿAbd al-Qādir b. al-Ḥusayn Ibn Mughayzil al-Shāfiʿī est né au Caire en 865/1461.
Il achève son ouvrage en 894/1489, mais la date de sa mort est inconnue. Il a
fréquenté et suivi les enseignements de Suyūṭī et Sakhāwī (830-902/1427-97)
qui lui consacre une notice19. Il a eu pour maître en soufisme, le shādhilī
Muḥammad b. ʿUmar al-Maghribī20 et la marque de la Shādhiliyya est visible
dans son livre. Celui-ci se présente comme la réponse à la question : « La vision
du Prophète à l’état de veille est-elle un don miraculeux (karāma) dont sont
gratifiés les saints ? ». La réponse ne fait pas de doute pour l’auteur, mais évo-
quant les divergences sur la nature de la vision, il récuse l’idée qu’elle puisse
concerner le corps physique du Prophète : « Son noble esprit prend une
forme qui apparaît comparable à sa forme corporelle (tatashakkalu shaklan
mithāliyyan ka-ṣūratihi) comme le prouve le ḥadīth du Miʿrāj. En effet, selon la
doctrine des sunnites, ce qui est un miracle (muʿjiza) pour un prophète peut
être un don miraculeux (karāma) pour un saint, à condition qu’il n’y ait pas en
cela de défi (comme preuve de la prophétie : taḥaddī) »21.
Les références aux commentaires du ḥadīth de Bukhārī (Ibn Baṭṭāl, Ibn Abī
Jamra, Ibn Ḥajar), en matière de théologie à Ghazālī, Abū Bakr Ibn al-ʿArabī et,
pour la littérature hagiographique, à Yāfiʿī et Bārizī recoupent largement celles
qu’on trouve chez Suyūṭī : qui a emprunté à qui ? Cependant, conformément

19 Sakhāwī, Ḍawʾ al-lāmīʾ, 2:266-7 ; GAL 2:122, Suppl. 1:152 ; Kaḥḥāla, Muʿjam al-muʾallifīn,
5:286.
20 Sur celui-ci mort peu après 910/1505, voir Shaʿrānī, Ṭabaqāt, 2:104-7.
21 Ibn Mughayzil, al-Kawākib al-zāhira, 26.

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“ Tu obtiendras ainsi le degré des Compagnons ” 137

au second titre que l’auteur donne à son ouvrage : al-Fatḥ al-mubīn fī maqāmāt
al-ṣiddīqīn (L’illumination manifeste dans les stations des très-véridiques)22,
c’est avant tout d’un traité sur la sainteté qu’il s’agit. L’auteur prend pour point
de départ l’antériorité de la réalité prophétique et du monde des esprits. Il
puise largement dans la littérature hagiographique, égyptienne en particulier
(la Risāla de Ṣafī al-Dīn Ibn Abī l-Manṣūr, le Waḥīd de ʿAbd al-Ghaffār al-Qūṣī
et le Minan d’Ibn ʿAṭāʾ Allāh). Il s’intéresse à la relation entre le monde des
corps et celui des esprits et aux miracles des saints sur lesquels il s’étend abon-
damment. Il s’arrête un moment sur la Shādhiliyya, manifeste une certaine
connaissance de l’œuvre d’Ibn al-ʿArabī et de son école et commente la poésie
d’Ibn al-Fāriḍ. La dernière partie des Kawākib al-zāhira revient à la vision du
Prophète à l’état de veille ; plusieurs exemples sont tirés de la littérature déjà
citée, même si la vision à l’état de veille n’y est pas mentionnée comme telle.
D’autres exemples ne se trouvent que chez Ibn Mughayzil :

On vient ainsi dire au faqīh Ibrāhīm al-Bajalī qu’un certain Ibn al-Muʾ-
min raconte de nombreuses visions du Prophète et d’autres à l’état de
veille. – Ne le démentez pas, répond le faqīh, car je me tenais auprès de la
tombe du Prophète dans l’espoir qu’une affaire soit réglée. Je vis alors Ibn
al-Muʾmin arriver par les airs. La Coupole s’ouvrit pour lui, il entra auprès
du Prophète – sur lui la grâce et le salut –. Il resta un certain temps avec
lui puis ressortit. Il me dit : – Ô faqīh, l’Envoyé de Dieu te fait dire que ton
affaire est réglée23.

Le déplacement miraculeux de ce personnage et sa relation avec le Prophète


garantissent amplement la véracité de ses dires. Un certain Nāṣir al-Dīn
al-Minūfī raconte à l’auteur cette vision du cheikh Shādhilī Abū l-Mawāhib
al-Tūnisī (m. 882/1477), proche des Wafāʾiyya24 :

J’ai vu Le Prophète – sur lui la prière et le salut – à l’état de veille. Il me


dit : « Ô Abū l-Mawāhib, je suis celui qui resplendit dans (ana l-mushriq
fī) ʿAbd al-Qādir al-Jīlānī ; je suis celui qui resplendit dans Abū l-ʿAbbās
al-Mursī ; je suis celui qui resplendit dans Muḥammad Wafā et dans son
fils ʿAlī et en toi ; ma sollicitude pour toi est ancienne. On ne pose pas le

22 Ibn Mughayzil, al-Kawākib al-zāhira, 28.


23 Ibn Mughayzil, al-Kawākib al-zāhira, 389.
24 Ses Qawānīn ḥikam al-ishrāq ont été traduits par E. J. Jurji sous le titre Illumination in
Islamic Mysticism, Princeton 1938. Sur ses relations parfois difficiles avec les descen-
dants de Muḥammad et ʿAlī Wafā, voir Shaʿrānī, Ṭabaqāt, 2:62 et McGregor, Sanctity and
Mysticism, 57.

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pied, mais le front sur le seuil des Banū l-Wafā car la plupart d’entre eux
sont sur mes pas25.

Ce propos illustre non seulement le caractère électif de cette vision, mais aussi
ce qu’elle révèle, chez ceux qui en sont gratifiés, de la présence lumineuse du
Prophète. Qu’Ibn Mughayzil s’inspire de certains de ses contemporains ou qu’il
les ait inspirés, il révèle en cette fin du IXe/XVe siècle l’importance prise, dans
l’économie de la sainteté, par la vision du Prophète à l’état de veille, au point
qu’elle constitue dans l’ouvrage d’Ibn Mughayzil le point de départ et d’arrivée
de l’hagiologie. Chez Suyūṭī également, cette perspective inspire une relecture
des sources hagiographiques précédentes.

2.2 Suyūṭī et le Tanwīr al-ḥalak


Suyūṭī (849-911/1445-1505) a consacré à cette question un opuscule, le Tanwīr
al-ḥalak fī ruʾyat al-nabī wa l-malak « L’illumination des ténèbres au sujet de
la vision du Prophète et de l’ange »26, qui constituera une référence majeure
pour les auteurs ultérieurs. Comme Ibn Mughayzil, il fait état des discussions
sur cette question à son époque, entre partisans de la possibilité de voir le
Prophète à l’état de veille et opposants et évoque les interprétations diver-
gentes du ḥadīth de Bukhārī. Il cite en détail Ibn Abī Jamra et le suit pleine-
ment dans l’idée que la vision du Prophète est à la mesure de la conformité à sa
Sunna. Tout en citant divers théologiens, dont le Qāḍī Abū Bakr Ibn al-ʿArabī
dans son Qānūn al-ta‌ʾwīl27 sur la possibilité ou non de cette vision et sa moda-
lité, Suyūṭī s’appuie surtout sur la tradition hagiographique qu’il revisite, tel le
Rawḍ al-rayāḥīn d’al-Yāfiʿī (m. 768/1367) à propos de ʿAbd al-Qādir al-Jīlānī et
d’autres. Nous reviendrons sur les exemples tirés de la littérature égyptienne.
Si l’on peut déduire d’un certain nombre d’exemples une vision directe du
Prophète, d’autres attestent plutôt de manifestations miraculeuses de la pré-
sence du Prophète, sans qu’il soit à proprement parler question de vision.
Suyūṭī rapporte ainsi d’après Samʿānī (m. 562/1166) l’histoire bien connue du
bédouin venu visiter la tombe du Prophète. Dans cette version, c’est ʿAlī b. Abī
Ṭālib qui est témoin de la scène :

25 Ibn Mughayzil, al-Kawākib al-zāhira, 393.


26 Nous utilisons l’édition de Maṭbaʿa al-saʿāda, le Caire 1328 H. Le texte est aussi inclus dans
Suyūṭī, al-Ḥāwī li-l-fatāwī, 2:255-69.
27 Nous n’avons pas retrouvé dans ce texte ce qui concerne la vision du Prophète (éd.
Muḥammad al-Sulaymānī, Jadda-Damas 1986).

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“ Tu obtiendras ainsi le degré des Compagnons ” 139

Un bédouin vint nous trouver trois jours après que nous eûmes inhumé
l’Envoyé de Dieu. Il se jeta sur la tombe et se mit de la terre sur la tête en
disant : – Ô envoyé de Dieu, tu as dit et nous avons entendu ta parole et
l’avons retenue comme venant de Dieu et nous l’avons retenue de toi. Il t’a
été révélé : « Si, alors qu’ils se sont fait injustice à eux-mêmes, ils venaient
à toi, te demandaient pardon et que l’Envoyé demandait pardon pour
eux, ils trouveraient Dieu acceptant le repentir, très miséricordieux »
(Q 4:64). J’ai été injuste envers moi-même et je suis venu à toi pour que
tu demandes pardon pour moi. On entendit alors de la tombe : – Il t’a été
pardonné.

Ce récit exemplaire est le plus souvent cité, par divers auteurs, jusqu’à nos jours
comme un argument prouvant l’intercession du Prophète dans ce monde. Pour
Suyūṭī, il atteste, dans le contexte de ce traité, la vie du Prophète dans sa tombe
et donc la possibilité de le voir après sa mort. Pour lui, comme pour tous ceux
qui écrivent sur ce thème, la mort n’est qu’une limite relative car elle n’affecte
pas le monde intermédiaire de l’âme et celui impérissable de l’esprit. Suyūṭī
tire des différents récits qu’il rapporte la conclusion suivante :

La vision du Prophète à l’état de veille est le plus souvent par le cœur


puis son intensité s’accroît jusqu’à ce qu’elle soit par la vue sensible …
Cependant la vision des yeux n’est pas comme la vision ordinaire des
hommes qui se voient les uns les autres mais elle est un état d’union,
un état intermédiaire et quelque chose qu’on ressent ( jamʿiyya ḥāliya
wa-ḥāla barzakhiyya wa-amr wijdānī). Ne saisit la réalité de cet état que
celui qui l’a éprouvé28.

Il rappelle à l’appui le récit raconté à la Mecque par le cheikh égyptien ʿAbd


Allāh al-Dallāṣī, à l’auteur du Waḥīd :

Je n’ai jamais vraiment accompli qu’une prière dans ma vie. Je me trouvai


dans la Mosquée Sacrée. L’imam prononça la formule sacralisant l’entrée
en prière et je fis de même. Un état s’empara de moi et je vis l’Envoyé
de Dieu prier avec derrière lui les Dix29. Je priai avec eux. Cela se pas-
sait en l’an 673. L’Envoyé de Dieu récita dans la première rakʿa la sourate
al-Muddathhir (Q 74) et dans la seconde ʿamma yatasāʾalūn (Q 78). Après

28 Suyūṭī, Tanwīr al-ḥalak, 57.


29 Les dix Compagnons à qui le Prophète a annoncé qu’ils seraient des gens du Paradis.

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140 Gril

avoir salué, il prononça cette invocation : « Ô mon Dieu, fais de nous des
guides bien guidés, ni égarés, ni égarant, sans convoitise pour ton bienfait
ni désir de ce qui est auprès de toi, car tu nous as fait la grâce de nous faire
venir à l’existence avant que nous existions. À toi la louange pour cela ;
pas de dieu si ce n’est Toi »30.

On voit bien que dans l’esprit de Suyūṭī, il ne s’agit pas de la vue ordinaire mais
plutôt d’un état dont sont gratifiés dans ce monde ceux qui vivent dans l’inti-
mité de la présence prophétique. Comme on le verra d’après Shaʿrānī, Suyūṭī
estimait faire partie de ceux-là. Il s’inscrit dans une double tradition de science
et de sainteté lesquelles témoignent à part égale de la présence visible du
Prophète pour ceux dont les cœurs sont ouverts. Dans un court traité visant
à montrer que Jésus redescendu sur terre à la fin des temps jugera selon la loi
de l’islam et qu’il pourra en avoir connaissance directement de la bouche du
Prophète, il fait le lien avec la question de la vision :

Tout un ensemble d’imams de la Loi ont établi que c’est un don miracu-
leux du saint que de voir et de rencontrer le Prophète à l’état de veille et
de recevoir de lui ce qui leur est donné de connaissances et d’inspira-
tions. Parmi les imams des shāfiʿites, en ont apporté la preuve Ghazālī,
Bārizī31, al-Tāj al-Subkī, al-ʿAfīf al-Yāfiʿī et parmi les mālikites, Qurṭubī,
Ibn Abī Jamra et Ibn al-Ḥājj dans le Madkhal. On rapporte qu’un saint
assistait à la séance d’un juriste qui citait un ḥadīth. Le saint lui dit : – Ce
ḥadīth est faux (bāṭil). – D’où tiens-tu cela ? demanda le juriste. Le saint
répondit : – Le Prophète se tient près de ta tête et dit : Je n’ai pas dit ce
ḥadīth. Le juriste eut un dévoilement et vit le Prophète32.

30 Suyūṭī, Tanwīr al-ḥalak, 33-41.


31 Le Qāḍī Sharaf al-Dīn Hibat Allāh b. ʿAbd al-Raḥmān Ibn al-Bārizī al-Shāfiʿī al-Ḥamawī
(645-738/1246/47-1338) est souvent cité à partir de Suyūṭī parmi ceux qui ont attesté de
la vision à l’état de veille. Son nom est mentionné mais non le titre de l’ouvrage qu’il a
composé à la gloire du Prophète, le Tawthīq ʿurā al-īmān fī tafḍīl Ḥabīb al-Raḥmān (La
Consolidation des anses de la foi dans l’excellence du Bien-Aimé du Tout-Miséricordieux).
Le livre est divisé en trois parties. La première concerne les miracles du Prophète, la
seconde ses vertus ( faḍāʾil) et la troisième donne de nombreux exemples de la demande
de secours au Prophète (istighātha) et de sa vision en rêve (ruʾyā). Cette dernière par-
tie comporte une partie conséquente sur « les dons miraculeux de sa communauté »
(karāmāt ummatihi) et s’achève sur les mérites de la prière sur la Prophète. Mais, sauf
erreur, il n’y est pas question de la vision à l’état de veille. Le Tawthîq n’a pas encore été
édité.
32 Suyūṭī, Kitāb aI-iʿlām bi-ḥukm ʿĪsā ʿalayhi al-salām, Ḥāwī li-l-fatāwī, 2:163.

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“ Tu obtiendras ainsi le degré des Compagnons ” 141

2.3 Shihāb al-Dīn al-Qasṭallānī


Dans son encyclopédie prophétique, les Mawāhib al-laduniyya bi-l-minaḥ
al-muḥammadiyya (Les dons inspirés par les présents muhammadiens),
Shihāb al-Dīn Aḥmad b. Muḥammad al-Qasṭallānī (851-923/1448-1517)
consacre un développement à la vision en rêve et à l’état de veille dans un
chapitre sur les grâces spécifiques reçues par le Prophète, ici le fait que Satan
ne puisse prendre sa forme33. Contemporain de Suyūṭī, il est, comme lui, spé-
cialisé dans le ḥadīth. Il passe donc en revue l’ensemble des traditions sur la
vision du Prophète en rêve et en particulier celle annonçant la vision à l’état
de veille34. Il insiste tout particulièrement, dans la lignée de ses prédécesseurs
sur la distinction entre la vision de l’image (mithāl) du Prophète et celle de
sa forme réelle (ṣūra), telle que l’a décrite la tradition. Il répond aux ques-
tions des rationalistes qui se demandent comment le Prophète, par exemple,
peut être vu par plusieurs, simultanément, en Orient et en Occident. À cela, il
répond en comparant le Prophète au soleil ou à la lune qui peuvent être vus
par tous. Une telle question, même si elle peut paraître naïve ou confondant
les plans de l’être et de la perception, montre néanmoins comment la question
de l’omniprésence du Prophète interpelle à cette époque les esprits. Comme
le reconnaît Qasṭallāni, et d’autres avant lui, cette question revient en fin de
compte à la foi dans les miracles des saints auxquels la vision à l’état de veille
est réservée. Il exploite lui aussi la littérature hagiographique et cite, d’après
les Minaḥ al-ilāhiyya fī manāqib al-sādāt al-wafāʾiyya35 ces propos de ʿAlī Wafā
(m. 807/1405) :

À l’âge de cinq ans, je récitai le Coran devant un homme nommé le


cheikh Yaʿqūb. Je vins le trouver un jour et vis un homme lui réciter la
sourate wa-l-ḍuḥā (Q 93). Il faisait des efforts pour prononcer l’imāla36 et

33 Dans la quatrième partie (maqṣad) sur les miracles (muʿjizāt) du Prophète, quatrième
section sur ses mérites et ses dons miraculeux (al-faḍāʾil wa-l-karāmāt) ; cf. 15:433-41.
34 Il revient sur le ḥadīth en question (taʿbīr, 10) dans son volumineux commentaire de
Bukhārī : Irshād al-sārī li-sharḥ Ṣaḥīḥ al-Bukhārī, composé après les Mawāhib. Il en
reprend ce passage : « On rapporte qu’un certain nombre de soufis ont vu le Prophète en
rêve puis à l’état de veille et l’ont interrogé sur des faits qu’ils appréhendaient. Le Prophète
leur a montré comment en être soulagés et il en a été comme le Prophète le leur avait dit »
(15:411).
35 Hagiographie de ʿAlī Wafā par son disciple Abū l-Laṭāʾif Aḥmad b. Fāris, composée aux
alentours de 830/1426 ; cf. McGregor, Sanctity and Mysticism, 181n21.
36 Lit. l’inclinaison de l’alif maqṣūra, rime des versets de cette sourate, vers la voyelle i, ce qui
donne l’équivalent d’un è accent grave, prononciation propre à la lecture de Warsh, pra-
tiquée surtout en Occident musulman. Le père de ʿAlī, Muḥammad Wafā, était originaire
d’Ifrīqiyya.

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142 Gril

l’homme qui l’accompagnait souriait, admiratif. Je vis à ce moment-là le


Prophète à l’état de veille et non en rêve ; il portait une tunique blanche
en coton puis je vis la tunique sur moi et il me dit : Récite ! Je lui récitai
les sourates wa-l-ḍuḥā et a-lam nashraḥ (Q 93 et 94) puis il disparut. À
l’âge de vingt-et-un an, je commençai la prière de l’aube à Qarāfa. Je vis le
Prophète en face de moi ; il me serra dans ses bras et me dit : « Le bien-
fait de ton Seigneur, raconte-le »37. À partir de ce moment, je reçus « sa
langue » (ūtītu lisāna-hu)38.

Les textes de ces trois auteurs ont chacun leur particularité mais ils partagent
en grande partie les mêmes références et la même orientation. Ils reviennent
sur le passé pour conforter leur conviction et conforter leur argumentation
face aux critiques et aux sceptiques39. Shaʿrānī prend en cela leur suite mais
tout en fondant dans le présent et celui de ses maîtres, dont Suyūṭī, une doc-
trine pratique de la sainteté que ses nombreux ouvrages diffusent largement.

2.4 Shaʿrānī
La fin de l’époque mamelouke en Égypte a connu une intense activité dans les
sciences religieuses et la vie spirituelle. ʿAbd al-Wahhāb al-Shaʿrānī (898-973/
1492/93-1565) en a reçu le double héritage par l’intermédiaire de ses nombreux
maîtres issus de différents milieux et l’a fait fructifier en invoquant leur auto-
rité. Dans ces deux domaines, l’arrivée des Ottomans ne constitue pas une
rupture mais elle renforce l’autorité des maîtres soufis et les affranchit d’une
certaine censure des ʿulamāʾ exotériques. Certes les auteurs précédemment
cités étaient profondément convaincus du parfait accord de la Loi, de la Voie
et de la Réalité ultime dont les saints ont le dévoilement. Shaʿrānī l’exprime
encore plus fortement et fait même de la sainteté le critère de la science véri-
table. Sous l’autorité de son maître illettré, ʿAlī al-Khawwāṣ, il affirme dans l’in-
troduction du Mīzān al-kubrā :

Les imams des écoles juridiques les ont fondées en suivant conjointe-
ment les règles de la Réalité essentielle et celles de la Loi, en étant les
savants des deux voies. … Comment auraient-ils pu s’écarter de la Loi,
alors que leurs avis sont fondés sur le Livre et la Sunna, les paroles des

37 Le dernier verset de la sourate al-ḍuḥā.


38 Qasṭallānī, Mawāhib laduniyya, 1:411. Ces deux sourates qui s’adressent directement et
intimement au Prophète sont particulièrement appropriées à la transmission de son héri-
tage spirituel.
39 Ceux-ci devraient faire l’objet d’une étude spécifique. Il faudrait d’abord les identifier car
nos auteurs ne les nomment pas.

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“ Tu obtiendras ainsi le degré des Compagnons ” 143

Compagnons, le dévoilement authentique et la réunion de l’esprit de l’un


d’entre eux avec l’esprit de l’Envoyé de Dieu, en lui demandant, quand
ils n’étaient pas sûrs d’un indice scripturaire : – Est-ce ta parole ou non,
ô Envoyé de Dieu ?, à l’état de veille et en s’adressant à lui directement
(yaqaẓatan wa-mushāfahatan)40.

Shaʿrānī répond par avance à un éventuel contradicteur : « Ceci relève des


miracles des saints avec certitude. Si les imams pratiquant l’ijtihād ne sont pas
des saints, il n’y aura jamais de saints sur la surface de la terre ». Il rappelle les
maîtres soufis des VIe-VIIe/XIIe-XIIIe siècles qui, bien que d’un degré moindre
que les imams, se réunissaient avec le Prophète et, parmi la génération pré-
cédente, Ibrāhīm al-Matbūlī, Jalāl al-Dīn al-Suyūṭī et d’autres. Il délivre ici ce
témoignage sur la face cachée de ce savant polygraphe :

J’ai vu une feuille écrite de la main du cheikh Jalāl al-Dīn al-Suyūṭī chez
l’un de ses disciples, le cheikh ʿAbd al-Qādir al-Shādhilī. C’était une lettre
adressée à une personne lui demandant son intercession auprès du
Sultan Qāytbāy. Il lui répondait : « Sache, mon frère, que jusqu’à présent,
j’ai rencontré l’Envoyé de Dieu soixante-quinze fois à l’état de veille et en
lui parlant directement. Si je ne craignais qu’un voile soit mis entre moi et
l’Envoyé de Dieu à cause de la fréquentation des hommes du pouvoir, je
serais monté à la Citadelle et j’aurais intercédé pour toi auprès du Sultan.
Je suis un homme au service du ḥadīth du Prophète – sur lui la prière et
le salut –. J’ai besoin de lui pour authentifier les ḥadīths que les tradi-
tionnistes ont déclarés faibles du point de vue de leur transmission. Or
l’utilité de ce service l’emporte sur le tien, mon frère »41.

Il y a donc chez Shaʿrānī, dans l’affirmation répétée de la vision du Prophète à


l’état de veille dont sont gratifiés les saints et les grands savants, une dimension
apologétique autant qu’une foi profonde dans la présence vivante du Prophète
pour ceux qui en sont dignes par fidélité à sa Sunna. En tant que cheikh soufi,
il se situe dans le sillage immédiat de ses propres maîtres pour qui la rencontre
avec le Prophète, même si elle est réservée à une élite de saints, est un but vers
lequel doit tendre le disciple pour parvenir à Dieu. Il contribue ainsi à ampli-
fier une tendance déjà bien marquée. La notice que Shaʿrānī consacre dans les
Ṭabaqāt al-kubrā à Ibrāhīm al-Matbūlī (m. 889/1475), l’un de ses principaux

40 Shaʿrānī, al-Mīzān al-kubrā, 35. Sur cet ouvrage, voir l’article de S. Pagani, “The Meaning of
the Ikhtilāf al-Madhāhib”.
41 Shaʿrānī, al-Mīzān al-kubrā, 35.

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144 Gril

modèles, illustre le passage de la vision en rêve à la vision à l’état de veille dans


la vocation précoce et exceptionnelle de ce cheikh :

Il appartenait aux plus hautes sphères de la sainteté (min aṣḥāb al-dawāʾir


al-kubrā fī l-walāya). Il n’avait d’autre maître que l’Envoyé de Dieu. Il ven-
dait des pois chiches bouillis près de la mosquée de l’Émir Sharaf al-Dīn
dans le quartier d’al-Ḥusayniyya42 au Caire. Il voyait souvent le Prophète
en rêve et en informait sa mère. Celle-ci lui dit : – Mon enfant, l’homme
véritable est celui qui se réunit avec lui à l’état de veille. Quand il com-
mença à rencontrer le Prophète ainsi et à lui soumettre certaines ques-
tions, elle lui dit : – Maintenant tu commences à atteindre la station de la
virilité spirituelle (al-ān sharaʿta fī maqām al-rujūliyya)43.

Un autre maître de Shaʿrānī, Muḥammad al-Maghribī al-Shādhilī (m. après 910


H.) lui apporte quelques précisions sur la réalité de la vision à l’état de veille :

Celle-ci signifie l’éveil du cœur et non l’éveil des sens corporels. Celui qui
se trouve dans un état de parfaite prédisposition spirituelle et de proxi-
mité devient bien-aimé de Dieu. Quand Dieu l’aime, son sommeil, du fait
de l’intense éveil du cœur, devient comme l’état d’éveil pour autrui. Dès
lors, il voit l’Envoyé de Dieu lui apparaître avec son esprit qui a pris la
forme des corps, sans que son noble être ne se déplace et ne vienne du
monde intermédiaire (barzakh) jusque-là où se trouve celui qui en a la
vision, ceci en raison des grâces miraculeuses (karāmāt) dont il est l’objet
et qui le dispensent de prendre la peine de venir et de repartir. Ceci est
la pure vérité44.

Ce témoignage montre combien à l’époque cette question préoccupait encore


les esprits. Shaʿrānī va dans le même sens quand il précise que c’est l’esprit des
saints qui se réunit avec le Prophète et non leur corps, ce qui lève la confusion
possible avec les Compagnons45. L’importance que revêt pour Shaʿrānī la vision
à l’état de veille se situe sur un plan général, celui de l’autorité qu’elle confère
aux saints et, corrélativement, sur un plan plus spécifique, celui de la transmis-
sion et de la progression initiatiques. Il déclare dans l’introduction des Lawāqiḥ

42 Au nord-ouest du Caire fatimide.


43 Shaʿrānī, al-Ṭabaqāt al-kubrā, 2:77.
44 Shaʿrānī, al-Ṭabaqāt al-kubrā, 2:106-7.
45 Cf. Shaʿrānī, Laṭāʾif al-minan, 26.

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“ Tu obtiendras ainsi le degré des Compagnons ” 145

al-anwār al-qudsiyya fī bayān al-ʿuhūd al-muḥammadiyya (Les lumières


fécondantes et saintes dans l’exposé des engagements muhammadiens) :

Sache, mon frère, que l’Envoyé de Dieu est le maître véritable de toute la
communauté qui a répondu à son appel (ummat al-ijāba)46, il convient
donc que nous disions dans l’énoncé de tous les engagements mention-
nés dans ce livre : « Nous avons pris avec l’Envoyé de Dieu l’engagement
général … », c’est-à-dire pour toute la communauté muhammadienne,
car quand il adresse à ses Compagnons un ordre, une interdiction, une
incitation, une mise en garde, leur statut concerne toute sa communauté
jusqu’au Jour de la Résurrection. Il est donc le maître véritable, par l’inter-
médiaire des maîtres de la Voie ou sans intermédiaire, tels les saints qui se
réunissent avec lui à l’état de veille selon les conditions connues des ini-
tiés47. J’ai en ai connus, Dieu soit loué, plusieurs qui avaient atteint cette
station, Sayyidī ʿAlī al-Khawwāṣ (m. 939/1532), le cheikh Muḥammad
al-ʿAdl48, le cheikh Muḥammad b. ʿInān (m. 922/1516), le cheikh Jalāl
al-Dīn al-Suyūṭī et leurs pairs49.

Pour y parvenir, il conseille de suivre la voie de ses maîtres qui avaient fait
de la prière sur le Prophète, pratiquée intensément et avec amour, le meilleur
moyen d’accéder à Dieu :

Telle était la voie de notre maître et guide vers Dieu, le cheikh Nūr al-Dīn
al-Shūnī … et du cheikh, le connaissant par Dieu, Aḥmad al-Zawāwī50 …
Le cheikh Nur al-Dīn récitait chaque jour dix-mille prières et le cheikh
Aḥmad quarante-mille51. Il me dit une fois : – Notre voie consiste à pra-
tiquer abondamment la prière sur le Prophète jusqu’à ce qu’il s’assoie
avec nous à l’état de veille. Nous nous tenons en sa compagnie comme les

46 La communauté des croyants qui a répondu à l’appel du Prophète, comme dans le verset :
« Ô vous qui croyez, répondez à Dieu et à l’Envoyé quand il vous appelle à ce qui vous fait
revivre » (Q 8:24).
47 Bi-l-shurūṭ al-maʿrūfa ʿinda al-qawm. Cette expression se répète sous sa plume sans qu’il
n’en dise beaucoup plus.
48 Al-Ṭanāḥī, sur lui, voir Shaʿrānī, Ṭabaqāt, 2:114. La date de son décès n’est pas précisée.
49 Shaʿrānī, Lawāqiḥ al-anwār al-qudsiyya, 5.
50 Nūr al-Dīn al-Shūni (m. 944/1537) était originaire de Shūnā, localité proche de Tanta
et Aḥmad al-Zawāwī (m. 923/1517) de Damanhūr. Sur l’institution par Shūnī du maḥyā,
séance de prière sur le Prophète et sa diffusion à l’époque ottomane, voir l’article
de J. Allen : „Up All Night Out of Love for the Prophet“. Sur les majālis de prière sur le
Prophète au Maghreb et notamment en Ifrīqiya, voir l’article de N. Amri dans ce volume.
51 Respectivement 30000 et 50000 dans Shaʿrānī, Lawāqiḥ al-anwār al-qudsiyya, 16.

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Compagnons, nous l’interrogeons sur la religion et sur les ḥadīths décla-


rés faibles par les traditionnistes et nous les mettons en pratique selon ce
qu’il en dit. Tant que nous ne parvenons pas à cela, nous ne pratiquons
pas suffisamment la prière sur lui – sur lui la prière et le salut –. Sache,
mon frère, ajoute Shaʿrānī, que la voie pour parvenir à la présence de
Dieu par la prière sur le Prophète, est la plus directe. Celui qui ne se met
pas à son service comme il lui convient et cherche à entrer en la présence
de Dieu, recherche l’impossible, le chambellan de la Présence divine ne
le laissera pas entrer en raison de son ignorance de l’adab avec Dieu. Il est
comme le paysan qui chercherait à entrer auprès du sultan, sans intermé-
diaire. Comprends !52

Dans les Anwār al-qudsiyya fī maʿrifat qawāʿid al-ṣūfiyya (Les lumières saintes
sur la connaissance des règles des soufis), Shaʿrānī mentionne tout d’abord les
voies par lesquelles il a été initié au soufisme et à la pratique du dhikr (talqīn)
et à la formation des disciples (tarbiya). La troisième passe par ʿAlī al-Khawwāṣ
qui l’a reçue d’Ibrāhīm al-Matbūlī qui l’a reçue lui-même directement du
Prophète, à l’état de veille et de vive voix. Peu avant sa mort, ʿAlī al-Khawwāṣ l’a
reçue directement du Prophète, comme son maître. Shaʿrānī considère donc
que dans cette transmission, il n’y a qu’un intermédiaire entre le Prophète et
lui. Un autre de ses maîtres, Aḥmad al-Shinnāwi (m. 932/1525) l’informe de son
côté sur une voie spécifique, entièrement fondée sur la prière sur le Prophète :

Il y a au Yémen des maîtres qui ont une chaine de transmission de la


prière et du salut sur le Prophète. Ils la transmettent au disciple et en font
sa seule occupation. Il ne cesse de pratiquer cette prière jusqu’à ce qu’il
se réunisse avec le Prophète à l’état de veille, en s’adressant à lui directe-
ment et en l’interrogeant sur les évènements intérieurs (waqāʾiʿ) qu’il a
vécus, comme le fait le disciple avec le maître chez les soufis. Le disciple
réalise son ascension en peu de jours et se passe de tous les maîtres grâce
à l’éducation (tarbiya) que lui donne le Prophète53.

Shaʿrānī constate que cette voie est aussi celle des maîtres égyptiens qu’il a
connus : Shūnī, Zawāwī, Suyūṭī et d’autres54. Par ces propos, Shaʿrānī semble
ouvrir une voie nouvelle, rompant avec les exigences rigoureuses du taṣawwuf,
dans un dévouement total à la personne du Prophète. Il rappelle toutefois,

52 Shaʿrānī, Lawāqiḥ al-anwār al-qudsiyya, 284.


53 Shaʿrānī, al-Anwār al-qudsiyya, 32.
54 Shaʿrānī, al-Anwār al-qudsiyya, 32-33. Voir aussi Shaʿrānī, Lawāqiḥ al-anwār al-qudsiyya, 16.

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“ Tu obtiendras ainsi le degré des Compagnons ” 147

pour prévenir toute prétention, que seul un petit nombre de maîtres ont réa-
lisé une telle intimité avec le Prophète. Ibrāhīm al-Matbūlī affirmait que seuls
cinq n’avaient eu d’autre maître que l’Envoyé de Dieu : lui-même, Abū Madyan,
ʿAbd al-Raḥīm al-Qināwī (= al-Qināʾī), Abū l-Suʿūd Ibn Abī l-ʿAshāʾir et Abū
l-Ḥasan al-Shādhilī55. Or, à l’exception de Matbūlī, les quatre autres sont du
VIe/XIIe et VIIe/XIIIe siècles ! En réalité, pour Shaʿrānī, il ne s’agit nullement
d’une voie nouvelle. Il cite conjointement Abū l-ʿAbbās al-Mursī qui affirmait :
« La station spirituelle d’un pauvre en Dieu ne sera accomplie que lorsqu’il se
réunira avec l’Envoyé de Dieu et le consultera comme le disciple fait avec son
maître » et le disciple de Mursī, Yāqūt al-ʿArshī qui disait :

Celui qui prétend recevoir directement de l’Envoyé de Dieu sa formation


(adab) et la science, demandez-lui comment cela lui est arrivé. S’il dit :
J’ai vu une lumière emplir l’orient et l’occident et j’ai entendu une voix me
dire à partir de cette lumière, dans mon être extérieur et intérieur, trans-
cendant toute direction : « Écoute ce que te dit mon prophète et mon
envoyé », croyez-le, sinon, c’est un vantard et un imposteur56.

D’un côté, en tant que maître spirituel, Shāʿrānī se doit de rappeler que la vision
du Prophète est « une station rare que tout un chacun ne peut atteindre »57 ;
de l’autre, il transmet et diffuse ce qu’il a reçu de ses maîtres : on n’entre pas
dans la présence de Dieu sans passer par celle de son Prophète. Il ne dit rien de
nouveau, mais ses écrits clairs et accessibles n’ont cessé de conforter maîtres et
disciples dans cette conviction et de servir de référence pour les siècles à venir.

2.5 Ibn Ḥajar al-Haytamī


Aḥmad Ibn Ḥajar al-Haytamī (909-74/1504-67), un peu plus jeune que
Shaʿrānī, a été comme lui, le disciple à al-Azhar du cheikh Zakariyyā al-Anṣārī
(m. 926/1520), savant Shāfiʿī et maître soufi. Il s’établit à la Mecque et y finit
sa vie. Dans ses Fatāwā ḥadīthiyya, il répond à deux questions : « Est-il pos-
sible maintenant de se réunir avec le Prophète à l’état de veille et de recevoir
de lui un enseignement ? » et « la vision du Prophète à l’état de veille est-elle

55 Shaʿrānī, Laṭāʾif al-minan, 27.


56 Shaʿrānī, Laṭāʾif al-minan, 26. Voir aussi Shaʿrānī, Lawāqiḥ al-anwār al-qudsiyya, 17, où
en présence de Shaʿrāni, le cheikh ʿAlī al-Marṣafī, répond à un homme qui affirme voir
le Prophète à l’état de veille quand il le veut : « “Mon enfant, il y a entre le serviteur et
cette station 247000 stations, parle-moi de dix d’entre elles”. L’homme ne sait pas quoi
répondre ».
57 Shaʿrānī, Laṭāʾif al-minan, 26.

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148 Gril

possible ? »58. Dans sa réponse, Haytamī puise aux mêmes sources que les
auteurs précédents et sans doute s’en inspire. Il cite, comme eux, diverses
anecdotes tirées de la littérature hagiographique, dont une concernant ʿAbd
al-Qādir al-Jīlānī, d’après les Ṭabaqāt al-awliyāʾ d’Ibn Mulaqqin59 :

ʿAbd al-Qādir al-Jīlī raconte : Je vis le Prophète avant midi. Il me


demanda : – Mon fils, pourquoi ne parles-tu pas ? – Mon père, répondis-je,
je suis un homme de langue persane (aʿjamī), comment parlerais-je
devant les lettrés à la langue châtiée ( fuṣaḥāʾ) de Baghdad ? – Ouvre la
bouche, me dit-il. Je l’ouvris et il y cracha sept fois, me disant : – Parle
aux hommes et « appelle à la voie de ton Seigneur avec sagesse et belle
exhortation » (Q 16:125). J’accomplis la prière de midi, m’assis en présence
d’une foule nombreuse et fus pris d’un tremblement. Je vis ʿAlī debout,
face à moi dans l’assemblée. – Mon fils, me demanda-t-il, pourquoi ne
parles-tu pas ? – Mon père, répondis-je, je suis pris d’un tremblement. –
Ouvre la bouche ! Je l’ouvris et il y cracha six fois. – Pourquoi ne le fais-tu
pas sept fois, demandai-je ? – Par égard (adaban) pour l’Envoyé de Dieu,
répondit-il puis il disparut à mes yeux et je parlai60.

C’est le contexte bien sûr qui fait de cette histoire un argument en faveur de
la vision à l’état de veille. Haytamī revient à la fin de sa seconde fatwa sur les
modalités de la vision, privilégiant la vision de l’image (mithāl) du Prophète,
sans exclure non plus celle de sa personne elle-même (dhāt). Sans apporter du
nouveau à la question, ces fatwas montrent combien elle occupait les esprits
au Xe/XVIe siècle. Tout en reprenant en partie les mêmes références, Haytamī
apporte cependant une note plus personnelle dans son commentaire du vers
153 de la Hamziyya de Būṣīrī : « Plût à Dieu qu’il m’accorde le privilège d’une
vision / De quiconque l’a vu le malheur est écarté »61. Il relève tout d’abord
le désir de voir le Prophète exprimé par la particule layta (plût à Dieu que)
où que cette vision ait lieu. Il est évident pour lui que Būṣīrī entendait par la
vision, celle à l’état de veille, lui qui était disciple d’Abū l-ʿAbbās al-Mursī dont
il cite le propos bien connu, sous cette forme : « Si j’étais séparé du Prophète
par un voile, ne serait-ce que le temps d’un clin d’œil, je ne me considérerais
pas comme musulman ». Il évoque aussi l’exemple de son propre maître :

58 Ibn Ḥajar al-Haytamī, al-Fatāwā ḥadīthiyya, 297 et 298-300. Sur cet ouvrage, voir l’article
d’Éric Geoffroy : “Le soufisme au verdict de la fatwa”.
59 Nous ne l’avons pas retrouvée dans l’édition de Nur al-Dīn Shurayba, Le Caire.
60 Ibn Ḥajar al-Haytamī, al-Fatāwā ḥadīthiyya, 299.
61 Laytahu khaṣṣanī bi-ruʾyatin / zāla ʿan kulli man ra‌ʾāhu l-shaqāʾu.

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“ Tu obtiendras ainsi le degré des Compagnons ” 149

Mon maître et celui de mon père, Shams al-Dīn Muḥammad Ibn Abī
l-Ḥamāʾil62 voyait souvent le Prophète à l’état de veille, au point que,
lorsqu’on l’interrogeait sur une question, il répondait : – Attendez que je
l’expose au Prophète. Il entrait la tête dans l’échancrure de sa tunique et
répondait : – Le Prophète dit à ce sujet telle et telle chose. Et il en était
toujours comme cela lui avait été dit. Garde-toi de nier cela, car c’est un
poison mortel63.

2.6 Munāwī
ʿAbd al-Ra‌ʾūf b. Tāj al-Dīn al-Munāwī (952-1031/1545-1622), même s’il a eu de
nombreux maîtres dans les diverses sciences et dans le soufisme, peut être
considéré comme un continuateur de Shaʿrānī, en tant qu’hagiographe en
particulier. Cependant la question de la vision à l’état de veille ne semble pas
occuper une place considérable dans son œuvre. Il l’aborde dans son traité sur
l’interprétation des rêves. Comme ses prédécesseurs, il l’admet mais en sou-
ligne la rareté. Elle est pour lui réservée aux prophètes et aux saints64. Dans sa
somme hagiographique, il consacre une notice à un personnage connu pour
voir le Prophète à l’état de veille, Ghunaym al-Muṭawwiʿī (m. vers 950/1543),
connu pour cette vision, sa relation particulière avec le Prophète et d’autres
miracles65. Dans un autre recueil, il mentionne le cheikh Khalīfa b. ʿAbd Allāh
qui voyait le Prophète à l’état de veille et en rêve. Une nuit, il le vit dix-sept fois.
Le prophète lui dit :

Khalīfa, ne te lasse pas de moi (lā taḍjar minnī) ; beaucoup de saints sont
morts, tant ils espéraient me voir (bi-ḥasratī). Quand la mort se présenta
à lui, il prononça la profession de foi, son visage s’illumina et il dit : Voici
Muḥammad et ses Compagnons qui m’annoncent l’agrément de Dieu66.

62 Connu aussi sous le nom de Muḥammad al-Sarawī, m. au Caire en 932/1526 ; sur lui voir
Shaʿrānī, Ṭabaqāt, 2:115 ; Munāwī, al-Kawākib durriyya, 3:443-46, n° 81.
63 Ibn Ḥajar al-Haytamī, al-Minaḥ al-makkiyya, 339-43.
64 Voir l’étude de son œuvre par Tayeb Chouiref, Soufisme et ḥadīth dans l’Égypte ottomane,
369-71. Son traité d’onirocritique, al-Fuyūḍ al-ilāhiyya bi-sharḥ al-Alfiyya est, comme son
nom l’indique, un commentaire de la alfiyya d’Ibn al-Wardī (m. 749/1349) sur l’interpréta-
tion des rêves.
65 Munāwī, al-Kawākib al-durriyya, 3:430-31 ; voir également Nabhānī, Jāmiʿ karāmāt
al-awliyāʾ, 2:231 et 433. Ce cheikh vivait près de Bilbeis, à l’est du Delta.
66 Munāwī, al-Kawākib al-durriyya, 4:278. Le tome IV est en réalité un autre livre de Munāwī :
Irghām awliyāʾ al-Shayṭān bi-dhikr manāqib awliyāʾ al-Raḥmān. Il semble que ce cheikh
soit le même que Khalīfa b. Mūsā al-ʿIraqī : Munāwī, al-Kawākib al-durriyya, 4:280 ; cf.
Nabhānī, Jāmiʿ karāmāt al-awliyāʾ, 2:4 et que Khalīfa b. Mūsā al-Nahrmalikī auquel est
attribué la même vision répétée du Prophète cf. Nabhānī, Jāmiʿ karāmāt al-awliyāʾ, 2:61.

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Une ou deux générations après Shaʿrānī, Munāwī semble avoir moins


d’exemples à proposer. Toutefois, le fait qu’il s’agisse de personnages peu
connus car vivant loin des métropoles, montre une relative extension de ce
mode de sainteté ou, plus précisément, du discours sur cette vision.

2.7 al-Ḥājj al-Shuṭaybī


Qu’en est-il de l’Occident musulman à cette époque ? En attendant une étude
plus approfondie, mentionnons le cas de Muḥammad b. ʿAlī al-Shuṭaybī
(m. 963/1556). Marocain d’origine andalouse, il fut le disciple en Algérie d’Aḥ-
mad b. Yūsuf al-Milyānī (m. 931/1524), l’un des successeurs d’Aḥmad Zarrūq
(846-99/1442-93). Après avoir voyagé en Orient, il résida trois ans à Miṣrāta,
auprès de la tombe et de la zāwiya de Zarrūq. Là, il voit celui-ci trois fois en
rêve lui ordonner de retourner au Maroc. Il n’obtempère pas « jusqu’à ce qu’il
le voie à l’état de veille avec le Prophète. – Muḥammad, lui dit-il, le Prophète
t’ordonne de partir pour le Maroc (al-Maghrib), sinon ton état spirituel te sera
retiré (wa-illā fa-tuslab) ». Peut-être en raison de cette vision, ce cheikh pro-
fessait : « Celui qui prétend que Muḥammad est mort est un infidèle ( fa-qad
kafara) ». Prise à la lettre, une telle affirmation contredit le texte du Coran et
lui valut quelques controverses avec les ʿulamāʾ du Maroc67. En réalité, c’est le
caractère dogmatique et tranché de son propos qui fait problème, car la vie des
prophètes dans leur tombe est attestée par la Sunna et rappelée par bien des
ʿulamāʾ avant ceux de cette époque.

3 Retour sur les antécédents

Qu’il s’agisse de doctrine ou d’hagiographie, les auteurs des IXe-Xe/XVe-XVIe


siècles, invoquent autorités et saints des siècles précédents, à commencer par
Ghazālī (m. 505/1111). Dans quelle mesure les textes qu’ils citent ou auxquels ils
font allusion parlent-ils de vision à l’état de veille ?

3.1 Ghazālī
Tous les auteurs que nous avons vus citent ce texte de Ghazālī, tiré de
l’apologie du soufisme dans le Munqidh min al-ḍalāl ou y font allusion. Il a

67 Sur lui, voir l’introduction de son ouvrage : ʿUyūn al-nāẓirīn fī sharḥ Manāzil al-ṣāʾirīn
par Muḥammad Amīn al-Ghuwaylī. Celui-ci rapporte p. 60 le récit de la vision d’après
Ibn ʿAskar, Dawḥat al-nāshir, 16-17, n° 5. Voir aussi pp. 68-70 sur la question de la vie du
Prophète.

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“ Tu obtiendras ainsi le degré des Compagnons ” 151

directement inspiré le Tanwīr de Suyūṭī qui associe la vision des prophètes et


celle des anges :

Dès le début de la Voie commencent les dévoilements et les contempla-


tions, à tel point qu’à l’état de veille, ils voient les anges et les esprits des pro-
phètes. Ils entendent leurs voix et reçoivent d’eux des enseignements68.

Il renvoie dans ce passage au chapitre XXI de l’Iḥyāʾ : « L’explication des mer-


veilles du cœur » où, selon lui, le rêve véridique (al-ruyʾā al-ṣādiqa) confirme
les miracles et tout ce dont les soufis font l’expérience :

En effet par le rêve ce qui est caché se dévoile. Si cela est possible durant le
sommeil, cela n’est pas impossible à l’état de veille car la différence entre
le sommeil et l’éveil ne réside que dans le repos des sens et le fait qu’ils ne
sont pas sollicités par les choses sensibles. Combien d’hommes réveillés
sont plongés dans la distraction, sans entendre ni voir, ne pensant qu’à
eux-mêmes69.

Comme Ghazālī, Ibn al-ʿArabī, relativise cette différence.

3.2 Ibn al-ʿArabī


Muḥyī l-Dīn Ibn al-ʿArabī (560-638/1165-1240) s’est relativement peu exprimé sur
la vision du Prophète à l’état de veille et, de fait, les auteurs des IXe-Xe/XVe-XVIe
ne se réfèrent pas à lui sur ce point. Or on sait combien il a influencé Shaʿrānī70.
En effet, Ibn al-ʿArabī relate le plus souvent ses visions en rêve du Prophète et
en a sélectionné quelques unes dans son Kitāb al-mubashshirāt71. S’il prend en
compte la différence entre d’un côté l’état de veille et la perception par les sens
et de l’autre le rêve et la perception imaginale (khayāl), ce qui compte est ce
qui est vu, car la forme (ṣūra) est la même, conformément à certains ḥadīths :
« Celui qui l’a vu en rêve, l’a vu à l’état de veille, tant que la forme ne s’est pas
altérée car Satan ne se présente en aucun cas sous sa forme. Sa forme est invio-
lable ( fa-huwa maʿṣūm al-ṣūra) vivant et mort. Celui qui l’a vu, l’a vu, quelle que

68 Ghazalī, al-Munqidh min al-ḍalāl, 39, trad. 101.


69 Ghazālī, Iḥyāʾ ʿulūm al-dīn, 3:25.
70 Munāwī, à propos de l’interprétation des rêves, cite néanmoins le chapitre 188 des Futūḥāt
al-makkiyya (2:375-82) sur la station de la vision en rêve (maqām al-ruʾyā) où Ibn al-ʿArabī
précise la différence entre l’éveil et le sommeil et leur perception respective mais sans
aborder la vision du Prophète ; cf. Chouiref, Soufisme et ḥadīth, 348.
71 Nabhānī l’a reproduit en partie dans le Saʿādat al-dārayn, comme complément au cha-
pitre 9 sur la vision du Prophète.

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soit la forme sous laquelle il l’a vu »72. La différence entre la vision oculaire et la
vision en rêve réside surtout dans le fait que cette dernière doit être interprétée
puisqu’elle procède du monde imaginal (khayāl) où les idées apparaissent sous
des formes sensibles. Il s’en explique dans les Fuṣūṣ al-ḥikam, à propos du rêve
d’Abraham qui n’aurait pas eu à sacrifier son fils s’il avait interprété son rêve. Il
rapproche ce récit prophétique de l’expérience du traditionniste andalou Baqī
b. Makhlad (201-76/817-89). Ayant vu en rêve le Prophète lui faire boire du lait,
il se fit vomir à son réveil, pour vérifier l’authenticité de sa vision, et rendit
effectivement du lait. Ibn al-ʿArabī considère que s’il avait interprété son rêve
une grande science ne lui aurait pas ainsi échappé, à la mesure de ce qu’il avait
bu. Il passe de là à la vision du Prophète :

On sait que la forme du Prophète – sur lui la prière et le salut – perçue


par les sens est enterrée à Médine. Quant à la forme de son esprit et de
son être subtil, personne ne l’a vue, y compris lui-même. Ainsi en est-il
de tout esprit. Pour celui qui le voit en rêve, c’est l’esprit du Prophète qui
prend la forme de son corps, tel qu’il était à sa mort, sans que rien n’en
soit altéré. C’est donc Muhammad, tel qu’il est vu, par l’esprit qui a pris la
forme de son corps, semblable à celle qui est enterrée. Satan ne peut pas
prendre la forme de son corps, par protection divine pour celui qui a cette
vision. Celui qui voit le Prophète dans une telle forme reçoit tout ce qu’il
lui ordonne, ce qu’il lui interdit ou ce dont il l’informe, tout comme on
recevait de lui dans la vie d’ici-bas les statuts de la Loi de manière obvie
ou globale. Mais si le Prophète donne quelque chose, celle-ci doit être
interprétée73.

En effet ce n’est plus de la forme du Prophète qu’il s’agit. Sans faire allusion
explicitement à son propre cas, Ibn al-ʿArabī, évoque à plusieurs reprises ceux
qu’il appelle « les prophètes d’entre les saints » (anbiyāʾ al-awliyāʾ). Ceux-ci
reçoivent les statuts de la Loi directement de l’esprit du Prophète qui leur appa-
raît comme Gabriel interrogeant le Prophète apparaissait aux Compagnons.
Cette vision se situe dans « la présence de l’apparition imagée » (ḥaḍrat
al-tamthīl) correspondant à la vision en rêve, alors que pour ces saints, comme
pour les prophètes, il n’y a pas de différence entre le sommeil et l’éveil74. Cette
précision permet de comprendre dans une certaine mesure les diverses expli-
cations données par tous ceux qui s’attachent à définir la ou les modalités de la

72 Ibn al-ʿArabī, al-Futūḥāt al-makkiyya, 4:28, chap. 419.


73 Ibn al-ʿArabī, Fuṣūṣ al-ḥikam, ed. ʿAfīfī, 86-87 ; ed. Kiliç, 68-70, chap. sur Isaac.
74 Cf. Ibn al-ʿArabī, al-Futūḥāt al-makkiyya, 1:150, chap. 14.

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vision à l’état de veille. C’est dans une telle présence que le Prophète apparaît
aux saints et les instruit de l’authenticité ou non des ḥadīths :

Il est des saints qui ont un échange de parole (ḥadīth) avec le Prophète
au cours d’un dévoilement, se tiennent en sa compagnie dans le monde
du dévoilement et de la contemplation et reçoivent de lui ses paroles. Ils
seront rassemblés avec lui comme les Compagnons dans le plus noble des
lieux et le plus sublime des états. Une telle vision doit avoir lieu en état
d’éveil. Ce saint reçoit alors directement du Prophète qui lui confirme
l’authenticité de certains ḥadīths dont la transmission a été critiquée75.

En ce qui le concerne personnellement, Ibn al-ʿArabī parle autrement et de


manière très directe de sa relation avec le Prophète, sans s’inquiéter d’une
confusion possible avec le statut de Compagnon. En énumérant « les douze
pôles autour desquels tourne le monde de leur temps » et le lien de chacun
avec un prophète en particulier, il évoque son propre cas :

J’ai vu tous les envoyés et les prophètes de mes propres yeux (mushāha-
dat ʿayn). Parmi eux, j’ai parlé à Hūd, le frère de ʿĀd. J’ai vu tous les
croyants de même, ceux qui ont été et ceux qui seront jusqu’au Jour de la
Résurrection. Dieu me les a montrés sur une même terre, à deux temps
différents. Outre Muḥammad – sur lui la prière et le salut – j’ai été le com-
pagnon (ṣāḥabtu) de plusieurs envoyés. Parmi eux, Abraham devant qui
j’ai récité le Coran ; Jésus, par qui je suis revenu à Dieu ; Moïse qui m’a
donné la science du dévoilement et de l’explication claire ainsi que la
science de l’alternance de la nuit et du jour … ; Hûd, je l’ai interrogé sur
une question qu’il m’a fait connaître et qui est survenue dans l’existence
telle qu’il me l’avait fait connaître, jusqu’à mon époque. Voici les envoyés
que j’ai fréquentés (ʿāshartu) : Muḥammad, Abraham, Moïse, Jésus, Hūd
et David. Les autres, je les ai vus, mais sans compagnonnage (ruʾyā lā
ṣuḥba)76.

Ce texte est à mettre en relation avec tout ce qu’Ibn al-ʿArabī a écrit sur la conti-
nuité entre la sainteté et la prophétie, l’héritage prophétique et la fonction de
Sceau de la sainteté muhammadienne qu’il revendique pour lui-même. Son

75 Ibn al-ʿArabī, al-Futūḥāt al-makkiyya, 3:50, chap. 313. Voir à ce sujet Gril, “Le ḥadīth dans
l’œuvre d’Ibn ʿArabī”, 134-35 et Addas,“‘The Radiant Way’”, 45-47.
76 Ibn al-ʿArabī, al-Futūḥāt al-makkiyya, 4:77, ed. Manṣūb 10:370, chap. 463.

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disciple Ṣadr al-Dīn al-Qūnawī (605-73/1207-74)77, en commentant un ḥadīth


sur la vision du Prophète, relève le don exceptionnel de son maître pour entrer
en présence du monde des esprits. Il répond, lui aussi, aux questions posées
par la vision à l’état de veille :

Le Cheikh – Dieu soit satisfait de lui – avait la capacité de se réunir avec


l’esprit de qui il voulait d’entre les prophètes, les saints et les défunts,
selon trois modalités. S’il le voulait, il faisait descendre son esprit (istan-
zala rūḥāniyyatahu) dans ce monde et le percevait prenant corps dans
une forme imaginée (mutajassidan fī ṣūra mithāliyya) semblable à la
forme sensible et physique qu’il avait durant sa vie terrestre, sans rien en
retrancher ; s’il le voulait, il le rendait présent en sommeil ; et s’il voulait,
il se dépouillait de sa forme corporelle (haykal) et se réunissait avec lui là
où le déterminait le rang de cet être. Il ajoute qu’il devait cela à « l’authen-
ticité de l’héritage prophétique » (ṣiḥḥat al-wirth al-nabawī)78.

Bien qu’Ibn al-ʿArabī, dans l’envoi (khuṭba) des Fuṣūṣ al-ḥikam, dise clairement
qu’il a vu le Prophète lui donner ce livre, au cours d’un rêve (mubashshira),
Muʾayyad al-Dīn al-Jandī (m. 690/1291), disciple de Qūnawī, commente ce pas-
sage en affirmant que celui qui prend le Prophète comme modèle, sous tous les
rapports, de la manière la plus parfaite et le suit en toute chose, ce qu’il verra à
l’état de veille, en rêve ou « entre les deux » sera d’une perfection à la mesure
de la conformité au modèle et à son héritage « dans toutes les vertus, les quali-
tés, les états, les comportements et les œuvres ». Un tel être peut dire en toute
légitimité, comme l’auteur des Fuṣūṣ : « J’ai vu l’Envoyé de Dieu ». Pour Jandī,
comme pour ses maîtres, ce qui compte est moins la vision elle-même que ce
qui la légitime : l’héritage prophétique dans la science et la pratique79.

3.3 Ibn Abī l-Jamra et Ibn al-Ḥājj


ʿAbd Allāh Ibn Abī Jamra al-Azdī al-Andalusī (m. 699/1299-1300), savant
mālikite et maître soufi, établi au Caire est surtout connu pour son com-
mentaire d’un choix de ḥadīths du Ṣaḥīḥ de Bukhārī, inspiré en partie par le
taṣawwuf. Son commentaire du ḥadīth : « Celui qui m’a vu en rêve, me verra à
l’état de veille … » constitue une référence pour les auteurs des XVe-XVIe siècles.
Il considère tout d’abord que ce qu’annonce ce ḥadīth ne doit pas être limité

77 Sur lui, voir l’article de W. Chittick, “Sadr al-Dīn Kūnawī” ; Todd, The Sufi Doctrine of Man.
78 Qūnawī, Sharḥ al-arbaʿīn ḥadīthan, 141-42.
79 Cf. Jandī, Sharḥ Fuṣūṣ al-ḥikam, 106.

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“ Tu obtiendras ainsi le degré des Compagnons ” 155

par une temporalité particulière. Même si la promesse du Prophète est condi-


tionnée par le strict respect de la Sunna et surtout par l’amour du Prophète et
le désir de le voir, rien cependant ne limite la grâce de Dieu. Il mentionne une
tradition dont il ne précise pas l’origine et que reprendra Suyūṭī telle quelle.
C’est sa signification symbolique qui compte pour ces auteurs :

Un Compagnon que je pense être Ibn ʿAbbās, vit le Prophète en rêve


et se souvint du ḥadīth (sur la vision à l’état de veille). Il resta songeur
puis rendit visite à l’une des épouses du Prophète, Maymūna, je crois. Il
lui raconta son rêve. Elle se leva, sortit pour lui un vêtement de dessus
( jubba) et un miroir et lui dit : – C’est sa jubba et son miroir – sur lui la
prière et le salut –. Je regardai le miroir, dit Ibn ʿAbbās ; j’y vis la forme
(ou : le visage : ṣūra) du Prophète et non la mienne80.

Comment comprendre cette vision, sinon comme la prédisposition intérieure


que confère une relation de grande proximité avec le Prophète, ce que repré-
sentent Ibn ʿAbbās et Maymūna. Ibn Abī Jamra affirme, sans donner de noms,
que plusieurs ont vu le Prophète en rêve puis à l’état de veille et qu’il leur a
indiqué comment sortir de situations qu’ils appréhendaient. Il ajoute que seuls
ne croient pas à cela ceux qui nient les miracles des saints. Toutefois ceux qui
sont assistés par Dieu (ahl al-tawfīq) ne se fient pas au miracle comme tel, mais
à la conformité au Livre et à la Sunna. Ibn Abī Jamra constituait donc un bon
point de départ pour ses futurs continuateurs81.
Bien que souvent cité, Muḥammad Ibn al-Ḥājj al-ʿAbdarī (m. 737/1336), dis-
ciple d’Ibn Abī Jamra, traite surtout de la vision en rêve à la fin de son Madkhal
et ne dit rien de significatif sur l’état de veille. Juriste mālikite rigoureux et soufi,
il insiste surtout sur le fait que la vision, pour être prise en compte, ne doit pas
contredire le Coran et la Sunna et qu’elle ne saurait être source de législation.
Son ouvrage, destiné à un large public, atteste surtout de la place que com-
mence à prendre la vision du Prophète dans les sociétés musulmanes82.

80 Ibn Abī Jamra, Bahjat al-nufūs, 2:238.


81 Voir Ibn Abī Jamra, Bahjat al-nufūs, 4:237-39. On sait peu sur Ibn Abī Jamra, voir Aḥmad
Bābā, Nayl al-ibtihāj, 1:230, n° 235 ; Kaḥḥāla, Muʿjam, 6:40. À la suite de Bahjat al-nufūs
sont publiées les Marāʾī al-ḥisān, récit de ses visions en rêve du Prophète à propos de
sa Bahja.
82 Cf. Ibn al-Ḥājj, Madkhal, 4:286-91, ʿarḍ al-ruʾyā ʿalā l-sharīʿa al-muṭahhara. Sur I’auteur,
voir GAL 2:83, Suppl. 2:95 ; Kaḥḥāla, Muʿjam, 11:284.

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156 Gril

4 Le témoignage de l’hagiographie

4.1 Ṣafī al-Din Ibn Abī l-Manṣūr


Ṣafī al-Din Ibn Abī l-Manṣūr (m. 682/1283) qui rassemble dans sa Risāla ses
souvenirs sur les cheikhs qu’ils a connus, relate plusieurs rencontres avec le
Prophète, même s’il ne parle pas explicitement de vision à l’état de veille. Son
maître andalou, Abū l-ʿAbbās al-Ḥarrār (m. 616/1219) raconte : « J’entrai une
fois chez le Prophète et le trouvai en train de rédiger les décrets d’investiture
(manāshīr) des saints. Il inscrivit le nom de mon frère Muḥammad … »83. Plus
loin, il parle du visage lumineux de son frère, « car le Prophète avait soufflé sur
son visage »84. D’Abū ʿAbd Allāh al-Qurṭubī (m. 631/1234), qui s’était établi à
Médine, il raconte : « Entre lui et le Prophète existait un lien étroit. Ils échan-
geaient questions, réponses et salutations. L’Envoyé de Dieu le chargea même
d’un message pour al-Malik al-Kāmil (615-35/1218-38) … »85.
Tous les auteurs des IXe-Xe/XVe-XVIe siècle, ou presque, rapportent d’après
Ṣafī al-Dīn, l’histoire du cheikh andalou, Abū ʿAbd Allāh al-Qurashī (m. 599/
1203-4) à qui Dieu interdit d’intercéder en l’Égypte pour le pays en proie à la
disette. Pour détourner cette interdiction, il se rend en Syrie. Là, « Passant
par al-Khalīl (Hébron), raconte-t-il, je fus reçu par l’Envoyé, l’Intime de Dieu
(Abraham) dont j’allai visiter la tombe. Je lui dis : – Ô envoyé de Dieu, le repas
d’hospitalité que tu m’accordes, fais-en profiter l’Égypte »86. Ce récit, pour ceux
qui le citent, confirme la vie des prophètes dans leur tombe et donc la possibi-
lité de voir le Prophète comme on voit un être vivant. Pour Ṣafī al-Dīn qui ne se
pose pas la question de la nature de la rencontre entre Qurashī et Abraham, il
illustre surtout l’immense sollicitude du saint pour les, créatures, à la mesure
de sa place dans la hiérarchie de la sainteté, ainsi que son héritage prophé-
tique, ici abrahamique.
Ṣafī al-Dīn connut intimement le cheikh d’origine irakienne, Abū l-Suʿūd
Ibn Abī l-ʿAshāʾir (577-644/1181/82-1246/47) qui lui confie : « Après avoir reçu
l’ouverture spirituelle, je n’eus plus d’autre maître que l’Envoyé de Dieu ».
Après avoir énuméré toutes les connaissances et les marques d’élection dont
ce cheikh était gratifié, Ṣafī al-Dīn ajoute : « Après chaque prière, il serrait la
main du Prophète – sur lui la prière et le salut »87. Il est clair que pour l’auteur
de la Risāla, ces témoignages d’intimité avec le Prophète sont le signe d’un haut

83 Ibn Abī l-Manṣūr, Risāla, 87, texte arabe 6.


84 Ibn Abī l-Manṣūr, Risāla, 91, texte arabe 9.
85 Ibn Abī l-Manṣūr, Risāla, 127, texte arabe 37.
86 Ibn Abī l-Manṣūr, Risāla, 110 texte arabe.
87 Ibn Abī l-Manṣūr, Risāla, 198, texte arabe 94.

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“ Tu obtiendras ainsi le degré des Compagnons ” 157

degré de sainteté mais la question du plan de réalité sur lequel il apparaît ne


se pose pas. Il faut surtout remarquer l’affirmation précoce du rattachement
direct au Prophète, conséquente à cette relation intime.

4.2 ʿAbd al-Ghaffār al-Qūṣī


Le Waḥīd fī sulūk ahl al-tawḥīd de ʿAbd al-Ghaffār b. Nūḥ al-Qūṣī (m. 708/1308)88
est cité par nos auteurs pour une anecdote qui n’implique pas à proprement
parler une rencontre directe avec le Prophète mais qui n’en constitue pas
moins l’expression vécue de la Réalité muhammadienne. L’omniprésence jus-
tifie largement et plus encore le simple fait de la vision à l’état de veille. Ṣafī
al-Dīn raconte la visite que le cheikh marocain Aḥmad al-Ṭanjī, réputé pour
sa connaissance de l’unité divine selon les maîtres de la Voie, fit, sur la route
du pèlerinage, au cheikh ʿAbd al-Raḥīm à Qéna en Haute-Égypte. Ce dernier,
pour parfaire sa connaissance, l’envoie à Jérusalem où il a le dévoilement de la
réalité du Prophète89. ʿAbd al-Ghaffār met dans la bouche de Ṭanjī une version
légèrement différente et c’est pourquoi, c’est elle qui est citée :

Je me rendis à Jérusalem. Dès que j’y eus posé le pied, je vis le ciel et la
terre, le Trône et le Marchepied, emplis de la présence de l’Envoyé de Dieu.
Je reviens à mon cheikh, me dis-je, car je n’ai plus besoin de Jérusalem.
Je revins donc et il me demanda : – Tu as connu l’Envoyé de Dieu ? – Oui,
répondis-je. – Maintenant ta voie est accomplie, me dit-il. Il ajouta : –
Marie-toi, mon fils, les pôles ne sont devenus pôles, les « piliers » (awtād)
ne sont devenus piliers et les saints ne sont devenus saints, que par sa
connaissance – sur lui la prière et le salut90.

Si pour les saints, la présence du Prophète emplit l’univers, a fortiori peut-il


être vu par ceux qui en sont dignes. On remarquera le conseil donné à Ṭanjī de
se marier. La perfection réside dans la conformité à la Sunna. De son côté, ʿAbd
al-Ghaffār a connu un saint homme originaire d’Assouan, résidant à Akhmim,
Abū ʿAbd Allāh al-Aswānī (m. 686/1287) dont il dit deux choses intimement
liées : « Il était constamment pris par un état spirituel, immergé dans la miséri-
corde et ne voyant pas le châtiment » et « Il aimait l’Envoyé de Dieu et annon-
çait qu’il le voyait à chaque instant. Il ne se passait pas un moment sans qu’il

88 Sur ce cheikh et son ouvrage, voir Gril, “Le soufisme en Égypte au début de l’époque
mamelouke”.
89 Cf. Ibn Abī l-Manṣūr, Risāla, 157-58, texte arabe 63.
90 Qūṣī, al-Waḥīd, f. 74a.

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158 Gril

ne donne une information de sa part »91. Udfuwī affirme de son côté qu’« il
prétendait voir le Prophète et le rencontrer » et fait état de ses déboires avec les
fuqahāʾ qui ne pouvaient admettre sa négation du châtiment. ʿAbd al-Ghaffār
la justifie par son état spirituel. La vision et la rencontre avec le Prophète sont
ici clairement explicitées.

4.3 Ibn ʿAṭāʾ Allāh al-Iskandarī


Plusieurs propos d’Abū l-Ḥasan al-Shādhilī (m. 656/1258) et de son succes-
seur, Abū l-ʿAbbās al-Mursī (616-86/1219-87), rapportés par Ibn ʿAṭāʾ Allāh
al-Iskandarī dans ses Laṭāʾif al-minan ont fourni des arguments aux défen-
seurs de la vision à l’état de veille. Ceux-ci mentionnent souvent la vision du
Prophète par Shādhilī dans la mosquée de Kairouan la nuit du 27 Ramadan. En
sortant de la mosquée, le cheikh confie à Abū l-ʿAbbās :

Ce fut une grande nuit, la Nuit du destin. J’ai vu l’Envoyé – sur lui la prière
et le salut – qui me disait : – Ô ʿAlī, purifie tes vêtements92 de toute souil-
lure, tu obtiendras le soutien de Dieu à chaque souffle93.

Abū l-Ḥasan demande alors au Prophète quels sont ses habits. Ce dernier lui
explique qu’ils représentent l’amour, la connaissance, la réalisation de l’Unité,
la foi et l’islam et lui transmet d’autres enseignements. La vision peut être légi-
timement considérée comme à l’état de veille. Elle est présentée par Ibn ʿAṭāʾ
Allāh comme le signe de l’élection de Shādhilī car il rapporte aussitôt après une
vision de Mursī qui confirme la supériorité de son maître sur les autres saints,
même Abū Madyan, puis cette réponse de Shādhilī :

On demanda au cheikh Abū l-Ḥasan : – Qui est ton cheikh, Sayyidī ? Il


répondit : – J’étais rattaché au cheikh ʿAbd al-Salām Ibn Mashīsh, mais
maintenant je ne suis plus rattaché à personne. Je nage dans dix mers :
cinq sont des fils d’Adam : le Prophète, Abū Bakr, ʿUmar, ʿUthmān et ʿAlī
et cinq sont du monde de l’Esprit : Jibrīl, Mīkāʾīl, Isrāfīl, ʿAzrāʾīl et l’Esprit
suprême94.

91 Qūṣī, al-Waḥīd, f. 96a. Il était disciple d’Abū Yaḥyā b. Shāfiʿ, successeur d’Ibn al-Ṣabbāgh,
lui-même successeur de ʿAbd al-Raḥīm à Qéna. Sur ce M. b. Yaḥyā b. Abī Bakr al-Aswānī,
voir Udfuwī, al-Ṭāliʿ al-saʿīd, 640-42, n° 496 ; Garcin, Qūṣ, 163n4 et index ; Gril, “Une source
inédite”, 491.
92 Allusion à Q 74.4.
93 Ibn ʿAṭāʾ Allāh al-Iskandarī, Lāṭāʾif al-minan, 48.
94 Ibn ʿAṭāʾ Allāh al-Iskandarī, Lāṭāʾif al-minan, 48. Voir la version de ʿAbd al-Nūr al-ʿAmrānī
dans le Taqyīd, dans Amri, Les saints en islam, 150-51.

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“ Tu obtiendras ainsi le degré des Compagnons ” 159

On constate donc dans ce passage un lien clairement établi entre la vision


sensible du Prophète et le dépassement du lien initiatique par le rattache-
ment direct.
Un peu plus loin, Ibn ʿAṭāʾ Allāh revient encore sur cette question du ratta-
chement au Prophète comme parachèvement de la Voie. Il cite tout d’abord
Makīn al-Dīn al-Asmar (610-92/1213-93) qui vécut à Alexandrie aux côtés de
Shādhilī et Mursī : « Il arrive que Dieu ravisse à lui un serviteur qui ne doit
rien alors à un maître et il se peut qu’il le réunisse avec l’Envoyé dont il reçoit
tout et il n’est pas de don plus grand ». Le cheikh Makīn al-Dīn al-Asmar m’a
dit : « Moi, je n’ai été formé que par l’Envoyé de Dieu » (anā mā rabbanī illā
rasūl Allāh). Pour montrer qu’une telle affirmation n’est pas nouvelle, il ajoute
cette déclaration de ʿAbd al-Raḥīm al-Qināʾī (m. 592/1196) : « Je ne dois rien à
personne, si ce n’est à l’Envoyé de Dieu (lā minnata li-aḥadin ʿalayya illā li-rasūl
Allāh). Lorsque Dieu veut accorder sa grâce à un serviteur, il le dispense du
maître (yughnīhi ʿan al-ustādh), de sorte qu’il n’a été précédé en lui-même par
personne »95.
La parole suivante d’Abū l-ʿAbbās al-Mursī est rapportée par tous ceux qui
ont traité plus tard de la vision du Prophète à l’état de veille : « Par Dieu, si
l’Envoyé de Dieu m’était voilé le temps d’un clin d’œil, je ne me compterais
pas parmi les musulmans ». Cette citation suit immédiatement une autre où
un homme de Bahnasā informe ainsi Ibn ʿAṭāʾ Allāh : « Le cheikh Abū l-ʿAb-
bās nous rendit visite et il me dit : Cela fait vingt-cinq ans que je n’ai pas été
voilé de Dieu un seul clin d’œil. Quinze années plus tard, il revint nous voir et
me dit : Maintenant, cela fait quarante ans que je n’ai pas été voilé de Dieu un
seul clin d’œil »96. Mais comment comprendre « je n’ai pas été voilé de Dieu »
(mā ḥujibtu ʿan Allāh). C’est assurément l’expression d’une présence et d’une
conscience continuelles, mais ne sommes-nous pas ici au-delà de l’opposition
rêve/veille ? Il y a tout lieu de penser que les défenseurs de la vision à l’état de
veille en étaient bien conscients.
Néanmoins une autre affirmation de Mursī insiste clairement sur la dimen-
sion corporelle de la relation, voire du contact avec le Prophète et constitue un
témoignage en faveur de la vision à l’état de veille, comme le rapporte l’un de
ses disciples à Ibn ʿAṭāʾ Allāh :

Un homme vint le trouver à Damanhūr. En repartant il lui demanda :


Sayyidī, serre-moi la main car tu as rencontré pays et serviteurs. Quand
l’homme fut sorti, le cheikh demanda : Que veut-il dire par pays et

95 Ibn ʿAṭāʾ Allāh al-Iskandarī, Lāṭāʾif al-minan, 59.


96 Ibn ʿAṭāʾ Allāh al-Iskandarī, Lāṭāʾif al-minan, 61-62.

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serviteurs ? Un des présents répondit : Il veut dire que tu as serré la main


de serviteurs de Dieu, parcouru des pays et que tu en as reçu la bénédic-
tion. En te serrant la main, il en recevra de ta part une bénédiction. Le
Cheikh rit et déclara : Par Dieu, de cette main je n’ai serré que celle de
l’Envoyé de Dieu97.

Une autre source de la vie de Shādhilī nous apprend, d’après son serviteur Māḍī
b. Sulṭān, qu’il pratiquait un mode d’authentification du ḥadīth concordant
avec l’enseignement d’Ibn al-ʿArabī et annonçant ce que rapportent Shaʿrānī
et d’autres :

On l’interrogeait sur le sens d’un ḥadīth du Prophète ou bien on le lui


lisait. Il se tournait légèrement à droite puis déclarait : le Prophète en
disant cela a voulu dire telle chose. Quand on l’interrogea à ce sujet, il
répondit : Il ne m’est pas permis de donner mon propre avis sur le ḥadīth
de l’Envoyé de Dieu tant que je ne l’ai pas vu et qu’il ne m’ait dit : J’ai voulu
dire telle chose98.

4.4 Yāfiʿī
ʿAbd Allāh b. Asʿad al-Yāfiʿī (v. 698-768/1298-1367) « affirmait avoir vu souvent
en rêve ou à l’état de veille » le Prophète99. Son anthologie hagiographique,
le Rawḍ al-rayāḥīn fī ḥikāyāt al-ṣāliḥīn (le parterre des plantes odoriférantes
dans les histoires des saints) a été abondamment exploitée par les auteurs ulté-
rieurs. Dans l’hagiographie qu’il consacre en partie à ʿAbd al-Qādir al-Jīlānī,
il rapporte la vision d’un de ses contemporains, le cheikh Baqā. Celui-ci voit
ʿAbd al-Qādir en chaire descendre de la première marche, s’arrêter de parler
puis redescendre et remonter s’asseoir sur la seconde marche. Il voit alors la
première marche s’étendre à perte de vue ainsi que le Prophète et les quatre
Califes. Dieu se manifeste dans sa théophanie à ʿAbd al-Qādir qui manque de
tomber s’il n’était retenu par le Prophète. Après cela, il voit ʿAbd al-Qādir dimi-
nuer jusqu’à la taille d’un moineau puis croître de manière formidable. Ici s’ar-
rête la vision du cheikh Baqā qu’on interroge sur la vision du Prophète et de ses
Compagnons. Il répond : leurs esprits ont pris forme. Dieu les a assistés par une
force qui leur a permis d’apparaître, si bien que les voit celui à qui Dieu a donné
la force de les voir dans les formes de la foi et les attributs des êtres particuliers
( fī ṣuwar al-iʿtiqād wa-ṣifāt al-aʿyān), comme le prouve le récit de l’Ascension

97 Ibn ʿAṭāʾ Allāh al-Iskandarī, Lāṭāʾif al-minan, 62.


98 ʿAmrānī, Taqyīd, 41-42.
99 Geoffroy, “Yāfiʿī”.

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“ Tu obtiendras ainsi le degré des Compagnons ” 161

céleste. Il explique ensuite le passage du cheikh ʿAbd al-Qādir par différents


états en fonction des diverses théophanies qui l’ont fait changer de taille100.
Dans ce récit visionnaire, l’explication du cheikh Baqā pose la question de ce
qui est perçu de l’être du Prophète. La référence au Miʿrāj et la prise en compte
simultanée de l’état intérieur de celui qui voit et la réalité concrète (aʿyān) de
ceux qui sont vus montrent que tous ces récits et ces explications reposent sur
une anthropologie complexe où les niveaux de perception interfèrent avec les
différents degrés de l’être, individuel et cosmique.

5 Témoignages de la littérature hagiographique et biographique

Citons encore deux cas de vision directe, dans d’autres contextes. Aḥmad
al-Sharjī de Zabīd (802-93/1410-88) mentionne dans ses ṭabaqāt des saints
du Yémen un certain Muḥammad b. Yaʿqūb b. al-Kumayt, surnommé Abū
Ḥarba (m. 724/1324), connu pour ses nombreux miracles. Il déclarait : « Je n’ai
jamais demandé le secours de l’Envoyé sans qu’il ne me réponde et sans que
je ne le voie de mon œil charnel » (bi-ʿaynī al-shaḥmiyya)101. Ṭās̲h̲köprüzāde
(m. 968/1561) consacre dans ses ṭabaqāt des ʿulamāʾ ayant vécu dans le
Bilād al-Rūm sous la dynastie ottomane une longue notice à Shams al-Dīn
Muḥammad al-Jazarī (751-833/1350-1429). Celui-ci est surtout connu pour ses
manuels de lecture coranique et un petit recueil de prières, très populaire, le
Ḥiṣn al-ḥaṣīn. Originaire de Damas, après des déboires avec le sultan mame-
louk Barqūq, il se retire à Bursa. Après sa victoire sur les Ottomans, Tamerlan
l’amène avec lui à Samarqand où il reste jusqu’à la mort du souverain. Il passe
la fin de sa vie à Shiraz.

Quand le cheikh al-Jazarī fut emmené par l’Émir Tīmūr en Transoxiane,


l’Émir y organisa un grand banquet. Le Sayyid al-Sharīf al-Jurjānī était
à ce moment enseignant à Samarqand. L’Émir plaça à sa gauche les
émirs et à sa droite les savants. Il accorda au cheikh al-Jazarī la première
place, avant le Sayyid al-Sharīf. On le lui fit remarquer mais il répondit :
Comment ne mettrais-je pas en avant un homme qui connaît le Livre

100 Cf. Yāfiʿī, Khulāṣat al-mafākhir, 210-11, anecdote n° 143. Dans ce recueil hagiographique,
seule la seconde partie est consacrée à Jīlānī, la première concerne en grande partie Abū
Madyan et ses contemporains. Haytamī a emprunté le récit concernant Jīlāni, cité plus
haut, à cet ouvrage, pp. 230-31, n° 174.
101 Sharjī, Ṭabaqāt al-khawāṣṣ, 120-21. Cité par Meier, Ṭaṣliya, 376.

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et la Sunna et qui, quand quelque chose en eux lui pose un problème,


demande conseil au Prophète qui le résout102.

Cette réponse inclut Jazarī parmi les savants entourés d’une auréole de sain-
teté pour leur relation privilégiée avec le Prophète, même si la vision directe du
Prophète n’est pas ici explicitée. Une telle consultation prophétique est donc
attestée chez des maîtres de diverses époques et confirme leur sainteté.
Comme le rappelle Nelly Amri, les saints de l’Ifrīqiya ont eu leur part de
cette vision. C’est le cas de ʿĀʾisha a-Mannūbiyya (m. 665/1267) qui affirme
son rang parmi les saints et l’accomplissement de sa vocation spirituelle : « Je
suis le pôle des Ashrāf ; j’ai vu le Prophète 25 fois au début, 25 fois à la fin,
25 fois dans l’état de perfection et 25 fois dans l’état de félicité ; il m’a parlé et
m’a abreuvée de sa main ; il m’a serré la main … ».
Plus tard Aḥmad al-Tibāsī (m. 928/1521) est lui gratifié d’une vision directe
du Prophète (ruʾyat al-Rasūl ʿiyānan) au cours de laquelle ce dernier l’institue
son vicaire (khalīfa) sur sa communauté103. La vision à l’état de veille est donc
liée ici soit à la transmission d’une science, soit à l’accès à une haute fonction
dans la hiérarchie de la sainteté.

6 Littérature doctrinale

6.1 Sāḥilī et la prière sur le Prophète


Il y a sans doute bien d’autres témoignages à trouver dans les vies de saints et
recueils hagiographiques de cette période précédant celle dont nous sommes
partis. La littérature doctrinale devrait faire l’objet d’une semblable investiga-
tion. Nous en donnerons deux exemples. La notoriété de la Bughyat al-sālik fī
ashraf al-masālik d’Abū ʿAbd Allāh al-Sāḥilī (649?-735/1251?-1335)104 n’a guère
dépassé les frontières du Maroc. Son auteur, un Andalou, est né dans les envi-
rons de Malaga et y est mort. Il se rattache par plusieurs transmissions aux
voies spirituelles introduites en Andalus et au Maghreb par le Qāḍī Abū Bakr
Ibn al-ʿArabī. Son traité de taṣawwuf comporte un important passage sur le rôle
de la prière sur le Prophète comme voie d’accès à l’amour et à la vision du
Prophète. Il décrit avec une grande précision, bien plus grande que celle des
auteurs ultérieurs, les phases successives qui conduisent à une vision effective
à l’état de veille :

102 Ṭāshköprüzāde, al-Shaqāʾiq al-nuʿmāniyya, 29.


103 Cf. Amri, Les saints en islam, 151. Sur ʿĀʾisha, voir Amri, La Sainte de Tunis.
104 Sur lui, voir l’introduction à l’édition de la Bughyat al-sālik par ʿAbd al-Raḥīm al-ʿAlamī.

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“ Tu obtiendras ainsi le degré des Compagnons ” 163

Sache que le but visé par la prière sur le Prophète – sur lui la prière et
le salut – est l’impression de sa noble forme dans l’âme, de manière fer-
mement établie et continue. La pratique constante de la prière sur le
Prophète avec intention sincère, respect des règles et convenances et
méditation de sa signification de sorte que son amour s’installe avec une
pureté sincère dans l’intérieur de l’être, réunisse l’âme de l’invocateur à
celle du Prophète dans un accord et un état de proximité et de sérénité,
à la mesure de l’amour qui s’installe dans l’âme, car « l’homme est avec
celui qu’il aime »105.
L’amour oblige de se conformer au bien-aimé et cette conformité
annonce l’union … Quand l’amour du Prophète investit l’âme, sa noble
forme n’échappe pas un instant à l’œil de la vue intérieure (baṣīra).
Celle-ci est la vue véritable car la vue sensible n’a pour fonction que de
transmettre la réalité de ce qui est vu à l’oeil de la vue intérieure … Il n’y
a pas de doute que lorsque l’inspiration de la prière sur le Prophète est
épurée, ses lumières illuminent l’être intérieur et l’âme devient le miroir
de sa forme – sur lui la prière et le salut – qui devient omniprésente. …
Les hommes, dans l’impression de sa noble forme dans l’âme, ne sont
pas tous au même degré de véridicité et de présence, selon leurs inspi-
rations et leurs connaissances gustatives. Il en est pour qui la forme du
Prophète dans l’âme ne s’installe qu’après méditation et effort, en raison
de résidus individuels encore attachés à l’âme. …
Il en est pour qui cette forme se stabilise au moment où elle est invo-
quée, en particulier lorsque la pensée se concentre sur la signification
de la prière, mais qui s’absente quand la pensée faiblit … Il en est qui,
en fermant les yeux, en s’endormant et en s’abstrayant légèrement des
sens, le voient le plus souvent. Il en est qui en fermant les yeux, à l’état
de veille ou en dormant, le voient avec l’œil de la vue intérieure et en
toutes circonstances. Ce sont ceux qui sont parvenus au terme, ceux dont
« les cœurs s’apaisent par le souvenir de Dieu », si bien que leurs âmes
se sont élevées jusqu’aux paradis de la proximité. … Au-delà de cela, il y
a un degré plus haut encore, c’est de voir le Prophète avec l’œil sensible,
directement (bi-ʿayn ra‌ʾsihi ʿiyānan). Ne nie pas cela, car il se peut que
Dieu honore certains de ses serviteurs en leur permettant de contempler
la forme du Prophète. Ceci relève des dons miraculeux dont Dieu gratifie
ses saints106.

105 Bukhārī, Ṣaḥīḥ, adab 96 ; Muslim, Ṣaḥīḥ, birr wa-ṣila, 165.


106 Sāḥilī, Bughyat al-sālik, 1:239-42.

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164 Gril

Sāḥilī constitue donc un jalon important dans le mouvement à la fois dévo-


tionnel et initiatique qui a fait du Maghreb et du Maroc en particulier un foyer
de diffusion de la prière sur le Prophète comme voie d’accès à Dieu. Certes,
comme on l’a vu, on constate la même ferveur chez les cheikhs égyptiens entre
le XVe et le XVIe, mais le Maghreb a constitué un centre de production consi-
dérable de recueils de prières, dont les Dalāʾil al-khayrāt ne sont que le plus
célèbre, ainsi que de traités sur la prière sur le Prophète107. La Bughyat al-sālik
montre aussi qu’on ne saurait séparer doctrine initiatique et pratique dévo-
tionnelle. L’œuvre d’al-Jīlī, moins d’un siècle plus tard est révélatrice, elle aussi,
d’un ardent amour pour le Prophète.

6.2 Al-Jīlī et l’attachement au Prophète (al-taʿalluq bi-Muḥammad)


Le Qāb qawsayn wa-multaqā l-nāmūsayn fī maʿrifat Sayyid al-kawnayn (La
distance de deux arcs et la rencontre des deux lois dans la connaissance du
Seigneur des deux mondes), avec quelques autres traités de ʿAbd al-Karīm
al-Jīlī (767-811/1365-1409) conjoint de manière inégalée les fondements méta-
physiques de la doctrine de l’Homme parfait ou universel et le mouvement
d’amour pour le Prophète, l’un n’allant pas sans l’autre108. Le dernier chapitre
du Qāb qawsayn, au titre significatif : « La manière de s’attacher à sa personne
et de se tenir à sa porte » repose sur l’idée de l’intercession universelle du
Prophète, symbolisée par le diamètre qu’il constitue entre le premier arc ou
demi-cercle supérieur de l’Être nécessaire (al-wujūd al-wājib) et le second arc
ou demi-cercle inférieur de l’être possible (al-wujūd al-mumkin). Par lui donc
sont parachevés le cercle universel de l’Être et la médiation entre le Créateur
et la création109.

107 Voir la thèse de Hamidoune, “La pratique de la prière sur le Prophète” et son article dans
ce volume.
108 Voir l’analyse du Qāb qawsayn par Claude Addas dans La Maison muhammadienne,
chapitre 7.
109 « La distance de deux arcs ou plus près » est l’expression coranique (Q 53:9) de l’extrême
proximité de Dieu atteinte par le Prophète lors de l’Ascension. Jīlī interprète ici les deux
arcs comme l’expression du Principe et de sa manifestation. L’interprétation d’Ibn al-ʿA-
rabī se situe sur un plan purement métaphysique : le Prophète dans sa réalité principielle
représente ce qui, en Dieu, rend possible son auto-détermination par le passage de l’Unité
absolue (aḥadiyya) à l’unicité relative (wāḥidiyya), laquelle implique, virtuellement, la
multiplicité. Il nomme le Prophète dans la Ṣalāt fayḍiyya : « … La ligne de l’Unité totale
entre les deux arcs de l’Unité absolue et de l’Unicité relative et la médiation de la des-
cente du ciel de la prééternité vers la terre de la postéternité … » (khaṭṭ al-waḥda bayna
qawsay al-aḥadiyya wa-l-wāḥidiyya wa-wāsiṭat al-tanazzul min samāʾ al-azaliyya ilā arḍ
al-abadiyya) ; voir Ibn al-ʿArabī, “Prière sur le Prophète”. La question de l’attribution de la
Ṣalāt fayḍiyya à Ibn al-ʿArabī se pose car elle n’est connue que par des manuscrits relative-
ment tardifs. Toutefois ʿAbd al-Ghanī al-Nābulusī, à la fin du commentaire de cette prière,

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“ Tu obtiendras ainsi le degré des Compagnons ” 165

Selon Jīlī, l’attachement au Prophète peut prendre deux formes : la pre-


mière, d’ordre formel (ṣūrī), consiste tout d’abord dans la rectitude dans l’imi-
tation (ittibāʿ) de tout ce que le Prophète a commandé dans le domaine de la
foi et de la pratique ; ensuite dans son imitation avec un intense amour (shid-
dat al-maḥabba), « jusqu’à ce que tu ressentes ton amour pour lui dans toute
ton existence ». Il ajoute, se donnant en exemple : « J’éprouve son amour dans
mon cœur, mon esprit, mon corps, mes cheveux et ma peau, tout comme je
sens l’eau fraîche se propager en moi quand je la bois après une soif terrible
dans une chaleur torride ». La seconde, d’ordre intérieur (maʿnawī), exige d’ac-
tualiser constamment dans le mental sa forme telle qu’elle est décrite dans
les traditions (ḥilya) en observant à son égard vénération et crainte révéren-
cielle, comme si l’on se tenait face à lui, en visualisant également l’image de sa
tombe. Il faut de plus avoir à l’esprit sa Réalité parée de tous les attributs de la
perfection110.

Je te conseille, écrit-il un peu plus loin, de constamment avoir présent


à l’esprit sa forme et sa réalité supérieure (maʿnā). Même si tu dois faire
un effort pour le rendre présent, en un temps bref, ton esprit deviendra
grâce à lui plus subtil. Tu le verras de tes yeux (ʿiyānan) se présenter à
toi, tu le trouveras en face de toi, tu lui parleras, tu t’adresseras à lui et il
te répondra, te parlera à son tour et s’adressera à toi. Tu obtiendras ainsi
le degré des Compagnons – Dieu soit satisfait d’eux – et les rejoindras, si
Dieu veut111.

Il recommande également, pour se rapprocher du Prophète, de prier abon-


damment sur lui, par la langue puis par le cœur, l’esprit et l’intime de l’être car
la prière ne signifie pas autre chose que la proximité et l’union. La perfection
des saints est à la mesure de la connaissance du Prophète et c’est cette connais-
sance qui les introduit dans la Présence divine112. Le Qāb qawsayn peut donc
se lire comme un manuel pour entrer en présence du Prophète et, au delà, en
présence de Dieu. Pour lui la vision directe est d’une telle évidence qu’il ne se

le Wird al-wurūd, mentionne les chaînes de transmission par lesquelles elle lui est parve-
nue. Par ailleurs, les termes par lesquels le Prophète est désigné dans cette prière corres-
pondent à l’enseignement d’Ibn al-ʿArabī sur l’Insān al-kāmil et la ḥaqīqa muḥammadiyya.
110 Jīlī, Qāb qawsayn, 91-96. On peut rapprocher la représentation mentale de la tombe du
Prophète (istiḥḍār fī dhihnika qabrahu) que conseille Jīlī de son image, quelque temps
plus tard, dans les Dalāʾil al-khayrāt de Jazūlī. La prière sur le Prophète, en tant qu’actua-
lisation de sa présence, tient lieu dans cet ouvrage de ziyāra.
111 Jīlī, Qāb qawsayn, 99.
112 Jīlī, Qāb qawsayn, 101.

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166 Gril

pose même pas la question de sa modalité, si ce n’est l’intensité de l’amour et la


ferveur de la vénération qui la rendent possible113. À cause sans doute de l’iso-
lement du Yémen, l’œuvre de Jīlī ne semble pas avoir été connue de la plupart
des ʿulamāʾ égyptiens de la fin de l’époque mamelouke et du début de l’époque
ottomane, mais elle se diffusera un peu plus tard quand le Hedjaz à l’époque
ottomane deviendra un foyer de diffusion de la doctrine akbarienne.

7 Récits de vision

7.1 Muḥammad Zawāwī et sa Tuḥfa


On ne peut conclure cet aperçu sur la manière dont les auteurs du soufisme
ont parlé, explicitement ou non de la vision du Prophète à l’état de veille
depuis Ghazālī jusque vers la fin de l’époque médiévale, sans évoquer le cas de
Muḥammad al-Zawāwī al-Bijāʾī (m. 882/1477) et de sa Tuḥfat al-nāẓir wa-nuzhat
al-manāẓir (Le précieux cadeau de celui qui voit et l’agrément des visions)
où il relate ses visions du Prophète. Jonathan Katz lui a consacré une étude
très fouillée et s’est intéressé ensuite à la question de la vision du Prophète
en rêve et à l’état de veille. Il n’analyse en détail que la première vision où le
Prophète confirme à Zawāwī que celui-ci l’a bien vu éveillé114. Qu’en est-il pour
les autres visions ? On reste un peu perplexe devant la dimension personnelle,
voire individuelle qui ressort de ces visions et Katz tend à tracer de ce per-
sonnage le portrait d’un homme qui aspire à la sainteté sans parvenir à être
consacré pleinement dans la fonction de maître spirituel. Il a été pourtant le
disciple au Caire du cheikh Abū Saʿīd al-Ṣafrawī, disciple de ʿAlī Wafā, comme
Abū l-Mawāhib Ibn Zaghdān al-Tūnisī, lié lui aussi, on l’a vu, à la lignée des
Wafā. Curieusement Shaʿrānī dans ses Ṭabaqāt cite un long extrait de la Tuḥfa
sous le nom d’Abū l-Mawāhib115. Quoi qu’il en soit et quel que soit le degré
de sainteté de l’auteur de la Tuḥfa, ce témoignage nous ramène là d’où nous
sommes partis et confirme une fois de plus la place qu’occupe la vision du

113 Jīlī précise ailleurs la différence entre la vision du Prophète en rêve et la vision à l’état de
veille. La première, relevant du monde imaginal (ʿālam al-mithāl) doit être interprétée,
tandis que la vision à l’état de rêve de veille procède d’un dévoilement permettant de per-
cevoir la ḥaqīqa muḥammadiyya ; cf. Jīlī, al-Insān al-kāmil, 2:75, chapitre 60 sur al-insān
al-kāmil.
114 Katz, Dreams, Sufism and Sainthood, 37 : « … and you have seen me truly awake ».
115 Par erreur ou intentionnellement ? Cf. Shaʿrānī, Ṭabaqāt, 2:67-70. Cf. Katz, Dreams, Sufism
and Sainthood, 123.

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“ Tu obtiendras ainsi le degré des Compagnons ” 167

Prophète en rêve et à l’état de veille dans les milieux spirituels116. Il nous faut
donc maintenant nous demander si la question de la vision à l’état de veille a
occupé autant les maîtres des siècles suivants et, si oui, pour quelles raisons et
dans quels contextes ?

8 Du XVIIe au XVIIIe siècle

Les propos des maîtres ou les témoignages à propos de cette vision continuent
de s’enchaîner après que leurs prédécesseurs aient tant argumenté pour en
défendre la possibilité et la réalité. Nous en présenterons quelques attestations,
parmi beaucoup d’autres sans doute. Mais ces quelques exemples montreront
que, si l’on continue à s’interroger sur la modalité de la vision à l’état de veille,
celle-ci n’en va pas moins de soi.

8.1 ʿAyyāshī
Le cheikh marocain, Abū Sālim ʿAbd Allāh al-ʿAyyāshī (1037-90/1628-79), ori-
ginaire du Haut-Atlas et rattaché tout d’abord à la Nāṣiriyya, a consigné dans
sa Riḥla (1661-63) une riche moisson de renseignements sur les savants et les
cheikhs rencontrés au cours de son voyage. Il a fréquenté notamment à Médine
le cercle du cheikh Ṣafī al-Dīn al-Qushāshī (991-1071/1583-1661) et notamment
son disciple, Ḥasan al-ʿUjaymī (1049-1113/1639-1702) auteur d’un traité sur les
voies spirituelles (Risālat al-ṭuruq)117. Celui-ci en énumère quarante qui ne
correspondent qu’en partie aux ṭarīqas identifiées historiquement comme
telles. Beaucoup d’entre elles sont attribuées à des figures fondatrices du sou-
fisme et représentent plus un type spirituel que des voies connues, comme la
Qādiriyya, la Rifāʿiyya etc. … ʿAyyāshī raconte dans sa Riḥla que ʿUjaymī lui a
envoyé son livre avec l’autorisation de le transmettre par une lettre datée du
9 dhū l-ḥijja 1070/9 août 1660. De ce livre sur les voies, ʿAyyāshī extrait le pas-
sage sur la voie Muḥammadiyya :

116 Nelly Amri nous signale le cas, bien avant Zawawi, du saint tripolitain du VIIe/XIIIe siècle
ʿAbd al-Wahhāb al-Qaysī. Tijānī signale dans sa Riḥla (effectuée en 706-8/1306-8) une
copie du recueil des 400 visions de ce saint, cf. Tijānī, Riḥla, 259-62, et Amri, Les saints en
islam, 201 et 203-4. Mais il s’agit uniquement de visions en rêve, ce qui est un autre et vaste
sujet.
117 Cette Risāla fī ṭuruq al-ṣūfiyya, ainsi qu’un important ouvrage de ʿUjaymī, Khābāyā
al-zawāyā, édités avec une introduction par Naser Dumairieh, devraient paraître prochai-
nement chez Brill.

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168 Gril

Quant à la Muḥammadiyya, elle se rattache à notre seigneur Muḥammad –


sur lui la prière et le salut –. La particularité de ce rattachement, alors
que par ailleurs toutes les voies remontent à lui et reçoivent son influx
spirituel, consiste pour celui qui la suit, après des débuts authentiques
et un cheminement conforme au Coran et à la Sunna, à se consacrer à la
prière sur le Prophète jusqu’à ce que son amour pour lui s’empare de son
cœur. Sa vénération pénètre son être intime au point que la seule men-
tion de son nom le fait tressaillir, que la contemplation de sa personne
l’emporte sur son cœur et que son image (timthāl) s’impose à son être
intérieur. Dieu le couvre alors de ses bienfaits extérieurement et intérieu-
rement. Il ne reconnaît plus à aucune créature de bienfait à son égard, si
ce n’est au Prophète. Il le voit à l’état de veille et pendant son sommeil et
lui demande ce qu’il veut. Un certain nombre de maîtres ont suivi cette
voie dans cette station spirituelle, anciennement et récemment118.

Cette voie réunit donc ce qu’on a déjà vu chez différents auteurs : pratique assi-
due de la prière sur le Prophète, conformité au Coran et à la Sunna, amour de
sa personne, reconnaissance exclusive à son égard, vision en rêve et à l’état de
veille. La Muḥammadiyya, telle que la décrit ʿUjaymī réunit donc tout ce que
les maîtres, précédents, à partir des XIIe-XIIIe siècles, on dit de leur relation
privilégiée avec le Prophète. Ce texte synthétise donc une certaine tradition,
celle des auteurs du soufisme, mais ne clôture pas, loin de là, celle des maîtres
de la Voie. Même si la Muḥammadiyya ne constitue pas, historiquement, une
voie particulière, elle n’en inspire pas moins des maîtres pour qui la vision du
Prophète à l’état de veille va être considérée comme moment fondateur pour
l’instauration de nouvelles voies.

8.2 Wazzānī
Un contemporain d’al-ʿAyyāshī, le Sharīf ʿAbd Allāh b. Ibrāhīm al-Wazzānī
(m. 1089/1678), d’abord rattaché à un maître de la Jazūliyya, reçoit l’illumina-
tion ( fatḥ) après un long temps de retraite, consacré à la prière sur le Prophète,
comme le rapporte le seul disciple qui durant ce temps avait accès à sa retraite,
ʿAbd al-Kabīr Aʿlawāt :

118 ʿAyyāshī, Riḥla, 294-97. Ce texte a été souvent cité, à propos de la ṭarīqa muḥammadiyya
et des débats qu’elle a suscités ; voir à ce sujet les références citées par Addas, La Maison
muhammadienne, 104-5 ; Vimercati-Sanseverino, “Penser la voie muhammadienne” ;
Chih, “Discussing the Sufism”.

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“ Tu obtiendras ainsi le degré des Compagnons ” 169

Je ne suis pas entré auprès du cheikh Mawlānā ʿAbd Allāh al-Sharīf


durant les jours de sa retraite, à aucun moment, nuit et jour, sans que
je ne le trouve debout récitant cette prière : « Ô mon Dieu, prie sur
notre seigneur Muḥammad, le prophète illettré ainsi que sur sa Famille
et ses Compagnons et salue-le ». Il ne s’interrompait que pour accom-
plir la prière rituelle. Ainsi jusqu’au jour où Dieu lui accorda l’ouver-
ture spirituelle. J’entrai auprès de lui et le trouvai allongé, à la fin de la
nuit. – Sayyidī, m’étonnai-je, un homme comme vous se repose-t-il à
ce moment ? C’est le moment de se tourner vers la qibla et d’invoquer
Dieu abondamment. – ʿAbd al-Kabīr, me répondit-il – Dieu l’agrée –, peu
importe maintenant que je reste debout ou que je me repose, j’ai reçu
l’illumination. Il ajouta : Mon aïeul, l’Envoyé de Dieu, s’est tenu auprès
de moi, soit dit sans prétention (wa lā fakhr)119 et m’a dit : Ton comman-
dement sera celui de Dieu ; si tu dis « Sois ! Il sera ». Il s’est adressé à moi
environ trente-quatre fois à l’état de veille non en rêve en me disant : –
étends la main et la jambe et reçois celui qui vient à toi – Dieu te pré-
serve ainsi que celui qui te suit. Reçois celui qui obéit à Dieu et celui qui
lui désobéit, toi et tes enfants. Je serai pour eux un garant (ḍāmin)120 le
Jour de la Résurrection. Celui qui t’aime, m’aime ; celui qui te déteste,
me déteste. Il m’a enseigné de sa bouche (mushāfahatan) cette prière :
« Ô mon Dieu, prie sur notre seigneur Muḥammad et sur sa Famille,
comme les habitants des cieux et des terres prient sur lui et fais, Seigneur,
que ta grâce subtile et cachée me prenne en charge (wa-ajri yā Rabbi luṭ-
faka l-khafī fī amrī) ». Une seule vaut pour quinze mille121.

Ce récit de fondation illustre pleinement le propos de ʿUjaymī et ce qu’il faut


comprendre de la ṭarīqa muḥammadiyya.

119 Le Prophète ajoute cette précision quand il affirme qu’il sera le seigneur des hommes
le Jour de la Résurrection dans plusieurs versions du ḥadīth al-shafāʿa, cf. Ibn Ḥanbal,
Musnad, 1:5, 281 ; Tirmidhī, Jāmiʿ, tafsīr sourate 17, n°18 etc.
120 D’où le nom de la zāwiya de Wazzān : Dār al-ḍamāna, la maison de la garantie.
121 ʿAbd Allāh b. al-Ṭayyib al-Wazzanī (m. 1318/1955), al-Rawḍ al-munīf, 115-16. Ce récit est
transmis par le cheikh Qāsim Ibn Raḥmūn (m. 1146 H.), muqaddam de la Wazzāniyya à Fès,
d’après al-Ḥajj al-Khayyāṭ al-Raqʿī, d’après Muḥammad, le fils de ʿAbd Allāh al-Sharīf. On
retrouve cette prière sur le Prophète dans la collection de prières composée par Aḥmad
al-Dardīr. Le disciple de ce dernier, Aḥmad al-Ṣāwī, dans le commentaire de ces ṣalawāt,
n’en identifie pas l’auteur mais dit seulement : « L’un d’entre eux la reçut du Prophète à
l’état de veille », cf. Ṣāwī, al-Asrār al-rabbāniyya, 53. L’identification des auteurs des for-
mules de prière sur le Prophète et le suivi de leur circulation, reste un terrain à explorer.

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8.3 Muḥammad al-Mahdī al-Fāsī


Sauf erreur de notre part, les Dalāʾil al-khayrāt de Jazūlī ne font pas allusion à
la vision du Prophète à l’état de veille, même si ce recueil de prières exprime
par son intensité incantatoire un très fort désir d’actualiser sa présence, qui
devient, comme on l’a vu chez Sāḥīlī, désir de le voir. Muḥammad al-Mahdī b.
Aḥmad b. ʿAlī b. Yūsuf al-Fāsī (1033-1109/1623-1697/98), dans l’introduction de
son commentaire des Dalāʾil, fait le lien entre l’amour du Prophète et le désir
de sa vision en citant cette tradition : « On demanda à l’Envoyé de Dieu : – Quel
est celui dont la foi en toi est la plus forte ? – C’est, répondit-il, celui qui a cru en
moi sans m’avoir vu car sa foi en moi émane de son désir et de la sincérité de son
amour ( fa-innahu muʾmin bī ʿalā shawq minhu wa-ṣidq fī maḥabbatī). Le signe
de cela est qu’il voudrait me voir en échange de tout ce qu’il possède – et dans
une autre version : en échange du poids de la terre en or. Tel est celui qui croit
vraiment en moi et qui est sincère et véridique dans son amour pour moi ».
L’auteur ajoute, à titre de commentaire, un propos d’Abū l-ʿAbbās al-Mursī :
« Le désir (shawq) est de deux sortes : le désir provoqué par l’absence que seule
assouvit la rencontre de l’Aimé ; c’est le désir des âmes et le désir des esprits que
seules comblent la présence et la vision directe (al-ḥuḍūr wa-l-muʿāyana) »122.
De ce point de vue, la vision du Prophète, en rêve ou à l’état de veille, n’apparaît
plus que comme une grâce réservée à l’élite des saints – même si Mursī fait la
différence entre le plan de l’âme et celui de l’esprit –, mais comme un accom-
plissement nécessaire de la foi. Le fait qu’il s’agisse ici de la foi dans le Prophète
est significatif de la concentration de l’orientation spirituelle sur sa personne.

8.4 ʿAbd al-Ghanī al-Nābulusī


Dans son traité sur l’interprétation des rêves, ʿAbd al-Ghanī al-Nābulusī
(1050-1143/1641-1731) commente les ḥadīths sur la vision du Prophète en rêve
mais n’aborde pas la question de la vision à l’état de veille. À la suite de ses pré-
décesseurs, il fait clairement la différence entre la vision de l’être du Prophète
tel qu’il était de son vivant et la vision de son image qui révèle certaines quali-
tés du Prophète et qui reflète l’état de celui qui a eu la vision123. C’est ailleurs,
tout à la fin de son commentaire de la prière d’Ibn al-ʿArabī sur le Prophète, à
propos des Compagnons, inclus dans la conclusion de la prière, qu’il professe
sa conviction et apporte son témoignage :

Le Compagnon est toute personne ayant rencontré le Prophète – sur lui


la prière et le salut – en ayant cru en lui et étant mort dans la foi, jusqu’à la

122 Fāsī, Maṭāliʿ al-masarrāt, 86-88.


123 Nābulusī, Taʿṭīr al-anām, 2:233-38. Sur cette question, voir l’article de Pagani, “The Reality
and Image of the Prophet”.
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“ Tu obtiendras ainsi le degré des Compagnons ” 171

fin des temps. En effet la vision (directe : ruʾyā) du Prophète perdure pour
les Gens de perfection, les Gens de véridicité et de connaissance cer-
taine (ahl al-ṣidq wa-l-īqān). J’ai rencontré l’un d’eux qui était d’entre les
savants parfaits. Il me parlait de sa vision et de sa rencontre du Prophète
à l’état de veille. Je le rencontrais à Médine dans la Mosquée du Prophète
et il m’informait de tout ce qui lui arrivait avec le Prophète. J’ajoutai plei-
nement foi à tout cela, extérieurement et intérieurement124.

8.5 ʿAbd al-ʿAzīz al-Dabbāgh


L’arbre de la lumière divine et prophétique n’est ni oriental ni occidental (cf.
Q 24, 35), toutefois le Maghreb et tout particulièrement le Maroc a été pour
lui un terreau fertile. Sa lumière brille aussi bien chez les savants que chez les
illettrés et chez ces derniers, avec une fraîcheur et une virginité qui éblouit
les lettrés, comme ce fut le cas de Shaʿrānī transcrivant les propos de ʿAlī
al-Khawwāṣ, et d’Aḥmad b. al-Mubārak al-Lamaṭī (m. 1155/1742) ceux de son
maître ʿAbd al-ʿAzīz al-Dabbāgh (1090-1132/1689-1720) dans al-Ibrīz min kalām
Sayyidī al-Ghawth ʿAbd al-ʿAzīz125. Même si la transcription des disciples inscrit
le propos des maîtres dans une tradition doctrinale, l’originalité de « la science
illettrée » n’en est qu’assez peu affectée. L’illumination ( fatḥ) qui donne à
al-Dabbāgh accès au monde de la sainteté rappelle celle du Sharīf al-Wazzānī.
Elle fait suite, en effet, à une pratique intense de la prière sur le Prophète
dont la formule annonce sa rencontre dans ce monde, donc à l’état de veille :
« Ô mon Dieu, par la dignité de notre Seigneur Muḥammad fils de ʿAbd Allāh –
sur lui la prière et le salut –, réunis-moi à notre seigneur Muḥammad fils de
ʿAbd Allāh dans ce monde avant l’autre »126. Ibn al-Mubārak transcrit plusieurs
enseignements d’al-Dabbāgh sur la vision à l’état de veille. Ce passage est le
plus conséquent :

Je l’ai entendu dire – Dieu soit satisfait de lui – : Toute chose a un signe
et le signe que le serviteur a de la perception de la contemplation
(mushāhada) du Prophète à l’état de veille est que sa pensée ( fikr) soit
perpétuellement occupée par ce noble Prophète de sorte qu’il est tou-
jours présent dans sa pensée. Ni les évènements ni les occupations ne
l’en détournent. Tu le vois en train de manger mais sa pensée est avec
le Prophète, il boit de même et dort de la même manière. Je demandai :

124 Nābulusī, Wird al-wurūd, 92.


125 Les études sur l’Ibrīz, sont nombreuses. Nous renvoyons simplement à la contribution de
J.-J. Thibon parue dans le volume 1 : “L’éducation par ‘la lumière de la foi du Prophète’”.
Voir aussi l’article de Katz, “Dreams in the Manāqib of a Moroccan Sufi Shaykh”.
126 Ibn al-Mubārak al-Sijilmāsī, Ibrīz, 1:52.
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172 Gril

Existe-t-il un moyen pour que le serviteur y parvienne et en acquiert le


mérite ? Non, répondit-il, car s’il en était ainsi, il en serait distrait quand
survient un évènement ou une occupation. Mais c’est un ordre divin qui
le porte à cela et le fait œuvrer ainsi. Le serviteur n’a pas conscience qu’il
a le choix. Même si cela lui était imposé, il ne pourrait repousser cet état.
C’est pourquoi ni les occupations ni les évènements ne le repoussent.
Intérieurement, le serviteur est avec le Prophète ; extérieurement, il est
avec les hommes. Il parle avec eux sans intention précise (bi-lā qaṣd), il
mange de même ainsi que tout ce qu’il voit extérieurement, car ce qui
compte est le cœur, même s’il est avec autrui. Quand le serviteur reste
ainsi un certain temps, Dieu lui accorde de voir son Prophète généreux
et son Envoyé sublime à l’état de veille. Le temps pendant lequel cette
pensée se prolonge, varie. Pour certains, cela dure un mois ; pour d’autres,
moins et pour d’autres, plus. Il a dit aussi : la contemplation du Prophète
est une chose considérable et son effet immense. Si Dieu n’en donnait la
force au serviteur, il ne pourrait la supporter. Supposons un homme fort
et imposant, réunissant la force de quarante hommes, chacun capable
de tenir un lion par l’oreille, étant donné son courage et sa vaillance. Puis
supposons que le Prophète se présente à cet homme, son foie se fen-
drait, sa personne fondrait, son esprit sortirait, devant l’immensité de son
impact. Mais, malgré la violence de cet impact, sa contemplation procure
une jouissance indescriptible et incommensurable, à tel point qu’elle est
préférable pour ceux qui en sont gratifiés, à l’entrée au Paradis. En effet,
celui qui entre au Paradis ne reçoit pas tous les bienfaits qu’il contient et
chacun reçoit un bienfait en particulier. Au contraire la contemplation
du Prophète procure tous les plaisirs des gens du Paradis, la jouissance
de toute chose, la douceur de toute espèce, telles que les gens du Paradis
l’éprouvent. Et cela est peu de chose pour celui de la lumière duquel le
Paradis a été créé. … J’étudiais (dit Ibn al-Mubārak) les Shamāʾil de l’Imam
al-Tirmidhī et leurs commentaires. Toutes les fois que je constatais une
différence (dans les ḥadīths) sur la couleur de la peau du Prophète, sur sa
taille, sur la longueur de ses cheveux, sur sa manière de marcher ou un
autre de ses états, j’allais chez notre maître – Dieu soit satisfait de lui –
et l’interrogeait sur ce qu’il en était réellement. Il me répondait comme
celui qui voit de ses propres yeux127. … L’étonnant est que je l’interrogeais
à ce sujet alors qu’il taillait et élaguait les arbres avec l’air de celui qui ne
fait pas attention à la question et pense à autre chose. À peine avais-je

127 Ibn al-Mubārak précise ici qu’il a déjà parlé de cela à la fin du premier chapitre. Cf. Ibrīz,
1:212-16.

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“ Tu obtiendras ainsi le degré des Compagnons ” 173

posé la question, qu’il répondait rapidement sans plus réfléchir à ce que


je lui disais128.

Comme l’explique ensuite Dabbāgh, cette immersion de la pensée dans la


présence du Prophète doit conduire à la concentration sur la Présence divine,
jusqu’à une nouvelle illumination « dans la contemplation des lumières et
des secrets de Dieu » dont les effets sont sans commune mesure avec ceux
provoqués par la contemplation du Prophète. Après cela, certains restent
absents dans la contemplation de Dieu ; d’autres, les plus parfaits réalisent une
double contemplation : « Leurs esprits sont absents dans la contemplation de
Dieu – gloire à lui – et leurs personnes (dhawātuhum) dans la contemplation
du Prophète, sans que l’une ne l’emporte sur l’autre »129. Une telle distinction
rappelle celle qu’Ibn al-ʿArabī fait entre ceux qui, au terme de leur ascension,
restent absorbés en Dieu et ceux qui sont renvoyés vers les hommes pour les
guider, en tant qu’héritiers de la prophétie. L’enseignement de Dabbāgh porte
plus précisément sur la médiation indispensable du Prophète dans l’accès à la
plus haute réalisation spirituelle et sur la permanence de cette médiation dans
la relation du saint avec les hommes. Peu d’auteurs ou de maîtres expliquent
aussi clairement le rôle de la vision à l’état de veille comme antichambre de
l’entrée en présence de Dieu.

9 Les commentaires de la Hamziyya

On a vu plus haut le commentaire par Ibn Ḥajar al-Haytamī du vers 153 de la


Hamziyya d’al-Būṣīrī : « Plût à Dieu qu’il m’accorde le privilège d’une vision /
De quiconque l’a vu le malheur est écarté ».
Tout comme la Burda, la Hamziyya a donné lieu, depuis l’époque médié-
vale jusqu’à nos jours, à un nombre de commentaires qui attendent une étude
d’ensemble, de leurs tendances et de leur évolution. Les Marocains se sont
illustrés dans ce genre comme dans d’autres témoignages de la vénération
du Prophète. Parmi eux, Muḥammad b. Aḥmad al-Ḥuḍaygī (m. 1189/1775)130,
un cheikh du Sūs, reprend dans toute la littérature antérieure les arguments
doctrinaux ou hagiographiques prouvant la possibilité de voir le Prophète à

128 Ibn al-Mubārak al-Sijilmāsī, Ibrīz, 2:285-87.


129 Ibn al-Mubārak al-Sijilmāsī, Ibrīz, 2:285-87.
130 L’éditeur prend le soin d’orthographier ainsi (kāf surmonté de trois points) la nisba de ce
cheikh. Sur ce dernier, voir l’introduction au Manhal al-ẓamiyya fī sharḥ al-Hamziyya et
Mukhtar al-Sūsī, Maʿsūl, 11:219.

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174 Gril

l’état de veille. Il emprunte à Haytamī une partie de son commentaire, mais


auparavant cite un rêve d’Abū l-Mawāhib al-Shādhilī. Le Prophète lui apparaît
en rêve et lui enseigne cette invocation : la formule de protection (istiʿādha),
5 fois, la basmala 5 fois puis cette prière : « Ô mon Dieu, par le droit (bi-ḥaqq) de
Muḥammad, fais-moi voir la face de Muḥammad – sur lui la prière et le salut –
présentement et dans le temps à venir (ḥālan wa-ma‌ʾālan) ». Le Prophète
ajoute : « Si tu le dis avant de dormir, je viendrai te voir et ne tarderai pas ».
Cette promesse concerne-t-elle la vision en rêve ou à l’état de veille ? Toujours
est-il que pour Ḥudaygī, elle constitue un argument en faveur de cette der-
nière. Il retranscrit aussi un texte dont il n’indique pas l’origine, mais qui va
dans le sens de ce que nous avons vu précédemment :

Je considère que le noble corps du Prophète n’est absent d’aucun temps


et d’aucun lieu : Trône, Table gardé, Marche-Pied, Calame, terre et mer,
plaine et lieu accidenté, monde intermédiaire et tombe. Le monde supé-
rieur comme le monde inférieur, comme sa tombe, sont emplis par lui.
On le trouve debout dans son tombeau, tournant autour de la Maison
de Dieu, se tenant devant son Seigneur, heureux d’avoir été établi dans
le degré de l’intercession (darajat al-wasīla). Ne le voit-on pas, à l’état de
veille ou en rêve, dans l’extrême orient comme dans l’extrême occident ?131

Si ce cheikh du Sud du Maroc, au XIIe siècle de l’Hégire, prend la peine, pour


commenter un seul vers de la Hamziyya de réunir tout un ensemble de cita-
tions, c’est d’une part que cette question continuait à intéresser vivement un
certain public et que, d’autre part, elle n’allait pas de soi pour tous et qu’il fal-
lait donc argumenter pour prouver la réalité de la vision à l’état de veille. Un
peu plus tard, Muḥammad b. Aḥmad Bennīs (m. 1214/1779), un savant de Fès,
suit une démarche semblable dans son commentaire de la Hamziyya132. S’il
s’interroge au départ sur la nature de la vision espérée par le poète, il ne tarde

131 Ḥuḍaygī, Manhal al-ẓamiyya, 243. Ce texte est extrait d’une épître intitulée : Taʿrīf
ahl al-islām wa-l-īmān bi-anna Muḥammadan lā yakhlū minhu makān wa-lā zamān
(Information des gens de l’islam et de la foi comme quoi Muḥammad n’est absent d’au-
cun lieu et d’aucune époque). C. Addas en fait état dans La Maison muhammadienne,
99 et 144 et signale sa reproduction par Nabhānī dans Jawāhir al-biḥār, 2:143-59. Ce
dernier l’attribue à Nūr al-Dīn al-Ḥalabī (m. 1044/1635), l’auteur de la Sīra ḥalabiyya.
Comme le remarque C. Addas cette attribution est impossible car l’auteur, qui reste à
identifier, se présente lui-même (p. 154) comme un disciple de Nūr al-Dīn al-Shūnī (m.
944/1537) et cite Suyūṭī. Je remercie N. Amri de m’avoir rappelé ce passage de La Maison
muhammadienne et permis ainsi de retrouver la trace de ce passage. Le texte de Ḥudaygī
comporte quelques variantes par rapport à celui de Nabhānī.
132 Bennīs, Lawāmiʿ anwār, 250-54.

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“ Tu obtiendras ainsi le degré des Compagnons ” 175

pas à défendre la vision à l’état de veille, comme tous les auteurs du soufisme
et conseille, pour conclure, la pratique de la prière sur le Prophète pour bénéfi-
cier d’une telle vision, en rêve tout d’abord. Sans originalité, ce texte constitue
l’un des jalons d’une tradition qui se poursuivra133.

10 Le tournant des XVIIIe-XIXe siècles

Dans les exemples précédents, le discours des maîtres vise avant tout à rendre
compte d’une expérience, à démontrer la possibilité de la vision du Prophète
à l’état de veille et à la considérer comme le révélateur d’une haute réalisation
spirituelle. Certes, quand Ibn ʿAṭāʾ Allāh rapporte des propos de Shādhilī ou de
Mursī sur leur relation avec le Prophète, c’est avant tout comme indice de leur
sainteté, même si on peut y lire une manière de montrer l’excellence de leur
voie. Ceci reste cependant de l’ordre de l’implicite et n’a pas été repris spéciale-
ment dans ce sens. Par contre, le récit de l’illumination de Wazzānī présente cet
évènement comme fondateur et l’on sait l’extension qu’a connu la Wazzāniyya
au XVIIIe siècle et au-delà. L’illumination de Dabbāgh a-t-elle été considérée
ainsi ? Du cheikh al-Dabbāgh n’est issue qu’une voie assez discrète, mais l’un
de ses disciples, ʿAbd al-Wahhāb al-Tāzī (1099-1206 ou 1213/1687/88-1792 ou
1798)134, fut à Fès le maître d’Aḥmad Ibn Idrīs, avant le départ de ce dernier
pour l’Orient.

10.1 Aḥmad Ibn Idrīs


Aḥmad Ibn Idrīs (1163 ou 1173/1749/50-1837) n’a pas fondé à proprement parler
de voie ; ce sont ses trois principaux disciples qui s’en sont chargés. On peut
toutefois considérer comme une fondation le récit qu’il fait de sa rencontre
avec le Prophète. Celui-ci lui enseigne un ensemble de prières à transmettre
à ses disciples. Ces prières restent une référence commune pour les voies se
rattachant à lui et connaissent jusqu’à présent une large diffusion, en parti-
culier la prière sur le Prophète appelée al-ʿAẓīmiyya, parce que le qualificatif
ʿaẓīm (magnifique) y est répété. Elle se termine par cette prière à Dieu : « … et
réunis-moi à lui (le Prophète) comme tu as réuni l’esprit et l’âme, extérieure-
ment et intérieurement, à l’état de veille et en rêve et fais de lui, Seigneur, un
esprit pour ma personne, sous tous les aspects, dans ce monde avant l’au-delà,

133 Voir aussi le commentaire d’Aḥmad Ibn ʿAjība (1160/61-1224/1747/48-1809), al-Anwār


al-qudsiyya. L’auteur cite Sāḥilī et les sources de la Shādhiliyya.
134 Sur ce cheikh, voir O’Fahey, Enigmatic Saint, 38-44.

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176 Gril

ô Magnifique ». Ismāʿīl al-Nawwāb, disciple d’Ibrāhīm al-Rashīd (1291/1874),


l’un des successeurs d’Ibn Idrīs, rapporte les propos de ce dernier :

J’ai rencontré le Prophète – sur lui la prière et le salut – dans sa forme


véritable135, avec lui se trouvait al-Khaḍir – sur lui le salut –. Le Prophète
ordonna à al-Khaḍir de me transmettre136 les invocations de la voie
Shādhiliyya. Il me les transmit en sa présence. Puis le Prophète lui dit : –
Ô Khaḍir, enseigne-lui ce qui réunit toutes les invocations, les prières
et la demande de pardon, ce qui procure la plus grande récompense et
constitue le plus grand nombre. Qu’est-ce, ô Envoyé de Dieu, demanda
al-Khaḍir ? Le Prophète répondit : – Dis : « Pas de dieu si ce n’est Dieu,
Muḥammad est l’Envoyé de Dieu, à chaque regard, chaque souffle, autant
que le contient la science de Dieu ». Il le dit et je le répétai après l’un et
l’autre. Le Prophète le répéta trois fois. Puis il dit : dis : « Ô mon Dieu, Je te
demande par la lumière de ta face magnifique … jusqu’à la fin de la Ṣalāt
ʿAẓīmiyya ». Il ajouta : dis : « je demande pardon à Dieu, le Magnifique,
pas de dieu si ce n’est lui le Vivant l’Immuable, Celui qui pardonne les
péchés, Maître de la Majesté et de la Générosité … jusqu’à la fin de « la
Grande Demande de pardon » (al-istighfār al-kabīr). Je répétai après
eux deux. Je fus revêtu de lumières et d’une force muhammadienne et
je reçus des yeux divins (ruziqtu ʿuyūnan ilāhiyya). Le Prophète me dit
alors : – Aḥmad, je t’ai donné les clés des cieux et de la terre ; ceci est
l’invocation d’élection (al-dhikr al-makhṣūṣ) ; la prière (ʿAẓīmiyya) et la
Grande Demande de pardon récitées une seule fois valent ce monde et
l’autre. Puis l’Envoyé de Dieu me les transmit sans intermédiaire et je com-
mençai à les enseigner aux disciples comme l’Envoyé de Dieu me l’avait
transmis. Une autre fois, l’Envoyé de Dieu lui dit : « Pas de dieu si ce n’est
Dieu, Muḥammad est l’Envoyé de Dieu, à chaque regard, chaque souffle,
autant que le contient la science de Dieu », je te l’ai réservé, ô Aḥmad,
personne ne t’a précédé en cela, enseigne-le à tes compagnons ; par cela,
ils arriveront les premiers. Il disait aussi : « L’Envoyé de Dieu m’a dicté les
oraisons (aḥzāb) textuellement (min lafẓihi) ». Un mot dans la cinquième
oraison posa problème à l’un de ses disciples d’entre les ʿulamā’, le cheikh
lui répondit : – Mon frère, l’Envoyé de Dieu m’a dit ainsi137.

135 Ijtamaʿtu bi-l-nabī ijtimāʿan ṣūriyyan, c’est-à-dire sous la forme qu’il avait de son vivant.
136 An yulaqqina-nī. Le talqīn est une transmission orale. Le maître prononce une formule
que le disciple doit répéter.
137 Cité par Hajrasī, disciple d’Ibrāhīm al-Rashīd dans Qaṣr al-mashīd fī l-tawḥīd, 78-80, et
reproduit également dans Jaʿfarī, Muntaqā l-nafīs, 63-65. La présence d’al-Khaḍir aux

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“ Tu obtiendras ainsi le degré des Compagnons ” 177

Ainsi mis en présence directe du Prophète, Ibn Idrīs reçoit et doit transmettre ;
il est donc investi d’une mission et reçoit pour cela l’influx divin et prophétique.
Vision et rencontre à l’état de veille sont donc ici bien liées à une fondation,
non pas d’une voie nouvelle, mais d’une nouvelle branche de la Shādhiliyya.
L’insistance sur l’élection et les privilèges spirituels et eschatologiques liés à
cette transmission, le confirme.

10.2 ʿAlī Jamal et al-ʿArabī al-Darqāwī


S’il est possible d’établir un certain lien à cette époque entre la vision du
Prophète à l’état de veille et la fondation de nouvelles voies, comme on le verra
avec Tijānī, ou de nouvelles branches, comme on l’a vu avec Ibn Idrīs, il s’agit
avant tout pour les maîtres spirituels d’une grâce suprême réservée à l’élite des
saints, indépendamment de la fondation d’une voie. C’est ce qu’on constate
chez ʿAlī, surnommé al-Jamal, al-ʿAmrāni de Fès (m. 1193/1779), connu surtout
grâce à son disciple, Mawlāy al-ʿArabī al-Darqāwī (m. 1239/1823). Le cheikh ʿAlī
al-Jamal, héritier d’une des branches de la Shādhiliyya à Fès138 était, comme le
dit à son sujet l’auteur de la Salwa « constamment immergé dans la vision du
Prophète à l’état de veille et en rêve »139. ʿAlī al-Jamal dit en effet de lui-même :

Sache que par un effet de sa grâce, de sa générosité et de son bienfait,


mon Seigneur m’a accordé le privilège, à chaque fois que je me souviens
du Prophète – sur lui la prière et le salut – en méditant sur lui ou en le
mentionnant, de le trouver avec moi. Je me tiens devant lui ouvertement
( jahratan), de manière sensible et non pas uniquement intelligible (ḥis-
san lā maʿnan). Il m’entretient des sciences des choses cachées. Je reçois
de lui les sciences exotériques et ésotériques. Ses nobles Compagnons
sont assis avec moi devant lui. C’est ce que le Généreux dans sa grâce
m’a accordé – que son éloge soit magnifié et sanctifiés ses Attributs et ses
Noms –. Louange à Dieu pour cela. C’est ainsi que j’ai commencé à rece-
voir la science et sa mise en pratique de la source-même de la science et
de la pratique ; la libéralité et la générosité de la source de la libéralité et
de la générosité, la véridicité et l’adhésion à la vérité de sa source-même
et de même la vérité et sa vérification. En lui, je danse, par lui je chante,
en lui je m’éteins de mon extinction à moi-même. Il est mon invocation,

côtés du Prophète peut être mise en rapport avec son rôle dans la carrière spirituelle de
Dabbāgh et la transmission de sa voie.
138 Sur cette voie, voir Vimercati-Sanseverino, Fès et sainteté, 298-320 et 405-13. Sur ʿAlī
al-Jamal, voir Ḥawwāt, al-Rawḍa al-maqṣūda, 2:469-70, repris par Kattānī, Salwat al-anfās,
1:409-11, n° 371.
139 Kattānī, Salwat al-anfās, 1:410.

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178 Gril

ma contemplation, ma méditation. Il est ma boisson, ma liqueur et


mon vin140.

Pour son disciple, le cheikh Darqāwī, la vision du Prophète à l’état de veille


relève de l’évidence. Il raconte comment il controversa un jour, à la Qarawiyīn,
avec ceux qui la niaient, arguant du fait que le Prophète est mort. Il répond
que seuls peuvent voir le Prophète à l’état de veille ceux qui se sont détachés
du monde des corps et ont rejoint le monde des esprits, qui se sont fermement
attachés à la Sunna, ont purifié leurs âmes et, de monde en monde, sont par-
venus à la présence divine et prophétique. Il en veut pour preuve quelques
exemples de cheikhs cités par Suyūṭī dans le Tanwīr al-ḥalak. Il se donne
lui-même ensuite en exemple en évoquant ses débuts dans la Voie à Fès :

Mon Seigneur s’est montré généreux envers moi, à mes débuts quand
j’étais encore jeune homme. Je me trouvai alors à Fès – que Dieu la pré-
serve de tout mal –, en l’an 1182. Je ne voyais en moi-même, en quiconque,
en aucune chose, rien d’autre que Dieu. Mais en même temps que je
voyais Dieu, je voyais le Prophète – sur lui la prière et le salut – et, en
même temps que je le voyais, je voyais Dieu. J’étais par cette vision en
état d’ivresse permanente et en état de sobriété permanente. Je ressentais
une telle force à certains moments dans l’ivresse et la sobriété que ma
peau allait se déchirer et ma personne s’effacer. Mon Seigneur me donna
une force que je ne connaissais pas, dont je n’avais pas entendu parler et
dont personne ne m’avait entretenu. Il mit ma force dans ma faiblesse,
ma chaleur dans mon froid, ma fierté dans mon humilité, ma richesse
dans ma pauvreté, ma puissance dans mon impuissance, ma largeur dans
mon étroitesse, ma dilatation dans ma contraction, mon secours dans ma
défaite, ma trouvaille dans ma perte, mon supérieur dans mon inférieur,
mon union dans ma rupture, ma proximité dans mon éloignement, mon
bon état dans ma corruption, mon gain dans ma faillite, mon élévation
dans mon humiliation et ainsi de suite. C’est ainsi que je posai ferme-
ment mon pas dans la voie, si bien que je vécus dans ce temps difficile
sans compagnon de route – c’est-à-dire sans maître –, car il n’y a pas de
doute qu’en notre temps les vertus sont rares et nombreux les vices141.

140 ʿAmrānī, Naṣīḥat al-murīd, 306.


141 Darqāwī, Rasāʾil, 128-29, risāla n° 50 (123-29). Les arguments en faveur de la vision à l’état
de veille sont repris plus brièvement dans la risāla n° 248 (384-86).

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“ Tu obtiendras ainsi le degré des Compagnons ” 179

Bien que Darqāwī ne parle pas explicitement de vision à l’état de veille, le


fait qu’il relate cette expérience spirituelle précoce et puissante, comme une
confirmation personnelle des exemples cités par Suyūṭī, montre bien qu’il ne
s’agit pas pour lui d’une vision abstraite. Cette vision simultanée de Dieu et du
Prophète n’est pas sans rappeler ce que dit Dabbāgh de l’élite des saints, si ce
n’est que Darqāwī réalise une résolution des contraires qui va dans le sens de la
parfaite servitude : la richesse dans la pauvreté etc. … Il y a en cela une confor-
mité au modèle muhammadien que confère la réalisation de l’unité de l’Être.
Toutefois ce récit d’une expérience antérieure à la rencontre avec son maître
ʿAlī al-Jamal, n’a jamais été mis en avant pour signifier la fondation d’une voie
spécifique, ni par Darqāwī, ni par ses nombreux disciples. Ceci montre bien
que la vision directe du Prophète reste avant tout l’indice d’une haute réalisa-
tion spirituelle et peut, à l’occasion, prendre une dimension fondatrice.

10.3 Tijānī
Chronologiquement, Aḥmad al-Tjānī (1150-1230/1737-1815) précède Ibn Idrīs
et Darqāwī. De ces trois cheikhs, la voie a connu une extension considérable
au cours du XIXe siècle, mais celle de Tijānī n’a cessé de s’étendre jusqu’à nos
jours en Afrique subsaharienne tout particulièrement. De plus, dans le cas
d’Aḥmad al-Tijānī, le récit de la vision du Prophète et de la mission qui lui est
alors confiée prend plus qu’une dimension fondatrice. Il confère au fondateur
et à sa voie une place singulière, comme le relate et le souligne son proche
disciple, ʿAlī Ḥarāzim Barrāda, mort avant son maître (1214/1799). Après ses
allers et retours entre Fès, Tlemcen et l’Ouest de l’Algérie, Tijānī s’établit pour
la seconde fois dans la localité d’Abū Samghūn :

Là, il reçut l’illumination. Le Prophète – sur lui la prière et le salut – lui


donna l’autorisation de transmettre l’initiation aux hommes (adhina lahu
fī talqīn al-khalq), alors qu’il fuyait auparavant la rencontre des hommes,
s’occupant de sa propre âme, sans prétendre à la maîtrise spirituelle,
jusqu’à ce qu’il reçoive l’autorisation (idhn)142 de la part du Prophète,
à l’état de veille et non en rêve, d’éduquer spirituellement (tarbiya) les
hommes de manière générale et totale. Le Prophète lui enseigna le wird
en l’an 1196, tout d’abord la demande de pardon et la prière sur le Prophète,
et ainsi jusqu’au siècle suivant. Le Prophète compléta alors le wird par la
parole de l’adoration pure (kalimat al-ikhlāṣ : pas de dieu si ce n’est Dieu).
À ce moment, le cheikh se consacra aux hommes, à l’enseignement et à

142 Autorisation et ordre tout à la fois.

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180 Gril

la diffusion de la voie, après que le Prophète l’eût informé de la hauteur


de sa station spirituelle et de l’élévation de son degré et de son rang. Le
Prophète l’instruisit de l’excellence et de la valeur de ce wird et de ce que
Dieu a réservé à tous ceux qui l’aiment d’entre ses disciples et ses parti-
sans … Le Prophète lui annonça que c’est lui qui serait son éducateur et
son garant et que rien ne lui parviendrait de Dieu si ce n’est par son inter-
médiaire, lui disant : – Tu ne dois rien à personne (lā minnata li-makhlūq
ʿalayka) parmi les maîtres de la Voie. Je suis ton intermédiaire et ton sou-
tien (mumidduka) véritablement. Laisse donc tout ce que tu as reçu de
toutes les voies. Il lui dit aussi : – Tiens-toi à cette voie, sans pratiquer la
retraite et l’isolement des hommes jusqu’à ce que tu parviennes à la sta-
tion qui t’a été promise, reste ainsi sans gêne ni embarras ni effort excessif
et délaisse tous les saints. Quand le Prophète lui dit cela, il délaissa toutes
les voies et la demande d’intercession de tous les saints143.

Tous les transmetteurs de Tijāni, comme Muḥammad b. al-Mushrī abondent


en ce sens et étendent à l’au-delà la promesse faite à leur maître :

C’est l’un de ses plus grands charismes (min karāmātihi al-kubrā) que
quiconque reçoit de lui un dhikr et le pratique régulièrement jusqu’à sa
mort, tout en gardant l’amour du cheikh, la foi en lui et l’adhésion à ses
paroles, sera à l’abri du châtiment de Dieu, de la mort à l’entrée au Paradis
sans qu’il ne lui soit demandé de compte ni infligé de punition … Cela a
été annoncé au Cheikh – Dieu soit satisfait de lui – à l’état de veille, non
en rêve144.

Pour confirmer l’élection que la vision du Prophète à l’état de veille a conférée au


cheikh Aḥmad al-Tijānī, Muḥammad al-ʿArabī Ibn al-Sāʾiḥ (1229-1309/1813-91)
se réfère à la ṭarīqa muḥammadiyya telle que la définit ʿUjaymī, si ce n’est que

143 Barrāda, Jawāhir al-maʿānī, 1:51. Voir aussi (Ḥājj) ʿUmar al-Fūtī, Ḥizb al-raḥīm, 1:210. Ce
dernier reprend les arguments des principaux défenseurs de la vision à l’état de veille :
Ibn Abī Jamra, Suyūṭī, Shaʿrānī, Ibn al-Mubārak dans l’Ibrīz etc. cf. Ḥizb al-raḥīm, chapitre
31 « sur le fait que les saints voient le Prophète à l’état de veille », 1:198-203.Voir aussi Ibn
al-Sāʾiḥ, Bughyat al-mustafīd, 130-32 ; voir aussi 155-61, reprise des arguments et discus-
sions sur la vision à l’état de veille. Dans son commentaire de la Hamziyya et du vers 153,
ʿAlī Ḥārāzim cite la réponse d’Aḥmad al-Tijānī qui explique que les savants exotériques
ne peuvent croire à la vision du Prophète à l’état de veille car celle-ci relève des états de
l’au-delà comme toutes les karāmāt qui sont, de ce fait, une rupture d’habitude (kharq
ʿāda) ; cf. Barrāda, al-Irshādāt al-rabbāniyya, 70.
144 Ibn al-Mushrī (m. 1224/1809), Rawḍ al-muḥibb al-fānī, 30. Sur l’indépendance à l’égard des
autres voies, voir pp. 55-56.

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“ Tu obtiendras ainsi le degré des Compagnons ” 181

Tijānī a reçu de surcroît par rapport à tous les saints la fonction de Sceau, si
bien que cette vision parachève la voie Muḥammadiyya en Aḥmadiyya. Un dis-
ciple d’Ibn al-Sāʾiḥ, Muḥammad Fatḥā b. Muḥammad Gannūn (m. 1326/1908)
cite lui, d’après un de ses disciples, cette parole de Tijānī qui révèle une autre
de ses fonctions, annoncée par le Prophète : « Le seigneur de l’existence m’a
informé que je suis le Pôle caché, de lui vers moi, de sa bouche, à l’état de veille
non en rêve »145.
Ce ne sont que quelques exemples tirés de la riche littérature tijānie. Tous
concordent pour considérer la ou les visions du Prophète à l’état de veille
comme la source de toutes les marques d’élection dont Aḥmad al-Tijānī a été
l’objet. Celles-ci le désignent comme le parfait héritier du Prophète non seu-
lement dans l’ordre de la sainteté et de la maîtrise spirituelle, mais aussi dans
l’intercession eschatologique. De ce point de vue, la Tijāniyya fait coïncider la
vision de son fondateur avec l’élection de toute sa voie, dans une forme d’ex-
clusivité inédite.

11 Du XIXe au XXe siècle

À côté des figures fondatrices ou rénovatrices de ṭarīqa, le XIXe siècle et au-delà


ne manque pas de témoignages de visions du Prophète à l’état de veille. Le
Maghreb tient une place prépondérante, mais cela tient sans doute aux limites
de notre investigation. Face aux réserves de certains ʿulamāʾ, d’autres, liés au
soufisme ou eux-mêmes maîtres de la Voie, continuent d’argumenter, en pui-
sant dans la littérature antérieure.

11.1 Qandūsī
Originaire de Kenadsa dans l’Ouest algérien, affilié à l’origine à une branche
de la Nāṣiriyya, Muḥammad b. Abī l-Qāsim al-Qandūsī (m. 1278/1861), s’établit
à Fès comme herboriste et calligraphe. Il entretient avec le Prophète une rela-
tion quasi-fusionnelle qui se traduit par de nombreuses visions en rêve mais
aussi par quelques rencontres à l’état de veille. Qandūsī raconte :

Après avoir prié la prière de l’après-midi, j’étais assis dans mon échoppe
dans le souk des herboristes. Je fus saisi par un état sans que personne

145 Akhbaranī sayyid al-wujūd bi-annī al-quṭb al-maktūm minhu ilayya yaqaẓatan lā manā-
man : Muḥammad Gannūn (m. 1326/1908), Ḥall al-aqfāl, 312. Les mérites de la Zāwiya
ṭijāniyya à Fès font aussi partie de ces marques d’élection que le Cheikh a reçues du
Prophète « en état de veille et non en rêve », Ḥall al-aqfāl, 64.

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182 Gril

ne puisse s’en apercevoir. Saisi donc par un tel état, je me levai et je


quittai ma boutique pour me rendre dans la grande mosquée, je veux
dire la Qarawiyīn, sans avoir la perception d’être saisi. Je le trouvai [le
Prophète] – Paix et bénédiction sur lui, assis avec les quatre Califes, que
Dieu soit satisfait d’eux, āmīn ! Je m’assis donc en face de lui, et il dit :
« De moi et à moi ! (minnī ilayya) » … Je reçus de lui la prière de l’Es-
sence Divine (al-ṣalāt al-dhātiyya). Il me dit, paix et bénédiction sur lui :
« Répète : Ô Dieu, accorde ta grâce unitive à la lumière irradiante, essen-
tielle, parfaite dont le secret circule dans l’existence ». Il répéta cette for-
mule trois fois, et je la récitai à mon tour trois fois, alors qu’il m’écoutait.
Il me dit : « … Je t’ai établi dans la Station du choix (maqām al-takhyīr) :
si tu veux parler, parle, si tu veux te taire, tais-toi. … ». Je restai assis
avec lui jusqu’à l’appel de la prière du coucher du soleil, puis je me levai
pour prier avec les hommes. … Il sortit avec ses compagnons. Sa Noble
Image (ṣūratuhu al-sharīfa) ne me quitta pas jusqu’à ce que je prie la
prière du soir.

Qandūsī dit avoir vu une autre fois le Prophète près du miḥrāb de la Qarawiyīn
et raconte comment le Prophète le visita, alors qu’il était souffrant :

Je concentrai mon énergie sur la fraicheur de mes yeux, lui qui est le
médecin suprême (al-ṭabīb al-aʿẓam). L’amertume de la douleur se fit
douce, au point que j’en perdis la perception. Là vint à moi le Maître de
l’Existence, après que je priai la prière de la nuit, allongé sur mon lit, à
moitié endormi, mais plus réveillé qu’endormi, … Je le vis devant le lit sur
lequel j’étais allongé, il était assis en face de moi. Il m’adressa la parole,
paix et bénédiction sur lui : « Dieu te guérira à l’instant de ton mal, par
Sa force et Sa puissance ». [Le Prophète] sortit de son manteau un instru-
ment … de lumière et me demanda d’ouvrir la bouche146.

Les nombreuses données autobiographiques consignées par Qandūsī dans ses


manuscrits renvoient l’image d’une personnalité singulière, immergée dans
l’amour et la présence du Prophète, subjuguée par la contemplation de sa réa-
lité métaphysique, ce qui confère à sa calligraphie une originalité et une force
particulières. N’était son activité de calligraphe et quelques manuscrits récem-
ment retrouvés, que saurions-nous de lui ? Combien de carrières semblables
ignorons-nous ?

146 Nous empruntons ces deux récits à la version française de l’article de Francesco Chiabotti
et Hiba Abid, paru dans le volume 1 : “The World of al-Qandūsī”, 634-35. On y trouvera
toutes les indications sur sa vie et son œuvre.
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“ Tu obtiendras ainsi le degré des Compagnons ” 183

11.2 Timggidishtī et ʿAlī al-Ilghī


Le cheikh Aḥmad b. Muḥammad al-Maymūnī al-Timggidishtī (m. 1274/1858)147
aurait échappé à notre attention si Fritz Meier n’avait lu attentivement
al-Maʿsūl, l’encyclopédie de Muḥammad Mukhtār al-Sūsī sur le Sous et le Sud
marocain, et, dans le cadre de sa recherche sur la prière sur le Prophète, n’avait
remarqué la place qu’elle tenait dans le pratique de ce cheikh. Ce cheikh et
son fils Ḥasan (m. 1297/1880), tous deux affiliés à la Nāṣiriyya, étaient qualifiés
de muḥammadī et réputés appartenir à la ṭarīqa muḥammadiyya, ce qui, de
toute évidence, correspond à la définition de ʿAyyāshī et non une ṭarīqa parti-
culière. Ils étaient, nous dit l’auteur, « immergés dans la prière sur le Prophète »
et se considéraient comme faisant partie des « gens du service de la prière sur
le Prophète » (ahl khidmat al-ṣalāt ʿalā l-nabī). Le cheikh et son fils transmet-
taient cet amour pour le Prophète et la prière sur lui. « Il leur était donné de
le voir en rêve ou dans un sommeil qui ressemblait à de l’éveil. Quand les dis-
ciples posaient une question au cheikh, il leur annonçait qu’il leur répondrait
quand il le verrait, c’est-à-dire, à l’état de veille ». La pratique de la prière sur le
Prophète comme voie d’accès privilégiée à Dieu n’est pas nouvelle mais sa spé-
cificité est néanmoins soulignée. Elle caractérise donc certaines vocations148.
Muḥammad Mukhtār al-Sūsī (1318-83/1900-1963), littérateur et homme poli-
tique originaire du Sous, fut lui-même disciple du cheikh darqāwī, al-Ḥājj
ʿAlī al-Ilghī (1267-1328/1850-1910). Il cite une de ses lettres à l’un des fuqarāʾ.
L’allusion qu’il fait à la fin à la vision du Prophète, situe celle-ci sur le plan qui
est le sien et explique la profondeur de la relation entre le maître et le disciple.
La vision du Prophète constitue ici le critère d’une réalisation spirituelle effec-
tive et, par conséquent, celui d’une maîtrise authentique. Le cheikh répond
sans doute à un disciple qui avait exprimé le désir de le rencontrer :

Nous avons un plus grand désir de la rencontre que celui d’une mère pour
son enfant nourrisson. Mais, Dieu soit loué, nous avons atteint un degré
dans la rencontre des esprits qui permet de se passer de la rencontre des
corps. C’est ainsi que l’influx spirituel (madad) passe des maîtres vers les
disciples. Sans cela, personne ne pourrait former spirituellement per-
sonne … Comment cela se passe-t-il pour celui qui se trouve se présenter
lui-même à la personne de son disciple (man yajidu nafsahu tatamath-
thalu bi-dhāt murīdihi) ou à la personne de son cheikh ? Cela est dû à la
domination de l’esprit sur le corps. Ainsi en est-il de la contemplation de

147 Timggidisht est situé à 125 km à l’est de Tiznit.


148 Cf. Sūsī, Maʿsūl, 6:174-75, et Meier, Taṣliya, 343-44.
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184 Gril

la personne du Prophète (al-mushāhada al-nabawiyya) quand la pensée


des hommes de cette station vaque à l’état d’éveil149.

Le cheikh veut faire comprendre à son disciple que leur relation se situe avant
tout dans le monde de l’esprit, qu’elle se modèle sur la relation du maître avec
l’esprit du Prophète et, que pour cette raison, elle permet à l’esprit de prendre
corps et donc de contempler ainsi le Prophète. De ce point de vue et, parce
que dans ce contexte, il s’agit d’une relation de maître à disciple, la vision du
Prophète apparaît comme un but à atteindre pour élever l’esprit du disciple, ce
que l’on peut rapprocher de la prière sur le Prophète, pratiquée dans une telle
intention.

11.3 L’Émir ʿAbd al-Qādir


La vision du Prophète que relate l’Émir ʿAbd al-Qādir al-Jazāʾirī (1808-83) dans
les Mawāqif peut-elle être considérée comme une vision à l’état de veille ? Elle
fait en tout cas partie des évènements spirituels que l’Émir a vécus lors de son
séjour à Médine. Il entend le Prophète s’adresser à lui et lui dire : « Tu es mon
fils et agréé auprès de moi ». Il adresse alors cette prière à Dieu :

Ô mon Dieu, confirme cette écoute par la vision de sa noble personne


car il a garanti être préservé dans sa vision et a dit : « Celui qui m’a vu,
il a vu le vrai, car Satan ne se présente pas sous ma forme », alors qu’il
ne l’a pas garanti pour l’écoute de la parole. Ensuite je m’assis face à
ses nobles pieds, appuyé contre le mur est de la mosquée, invoquant
Dieu. Je fus alors terrassé (ṣuʿiqtu) et absent au monde et aux voix qui
s’élevaient dans la mosquée, entre récitations, prières et invocations, et
absent à moi-même. J’entendis une voix disant : – Voici notre seigneur,
le Tihāmī ! Je relevai la tête dans cet état d’absence et mon regard le
rencontra alors qu’il sortait de la lunette (shubbāk)150 du côté des deux
pieds. Puis il s’avança vers l’autre lunette et la traversa dans ma direction.
Je le vis, imposant, d’une certaine corpulence, charpenté, si ce n’est que
son aspect de noblesse et la rougeur de son visage sont plus forts que ce
qu’ont rapporté les auteurs des Shamāʾil151. Quand il s’approcha de moi,
je repris conscience et louait Dieu.152

149 Sūsī, Maʿsūl, 1:276-77. Sur le cheikh ʿAlī al-Ilghī, voir son hagiographie par M. Mukhtār
al-Sūsī, al-Tiryāq al-mudāwī et l’étude de M. Zekri : Un saint marocain du XIXe siècle.
150 Ouverture ronde dans la grille en fer forgé qui entoure la tombe du Prophète.
151 Traités réunissant les traditions sur l’aspect physique du Prophète et ses vertus.
152 ʿAbd al-Qādir al-Jazāʾirī, al-Mawāqif, 1:146, mawqif n° 83.

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“ Tu obtiendras ainsi le degré des Compagnons ” 185

12 Retour à la doctrine

12.1 Ālūsī
Les affinités du mufti de Baghdad, Shihāb al-Dīn Maḥmūd al-Ālūsī (1217-70/
1802-54) avec le taṣawwuf affleurent sans cesse dans son vaste commentaire
coranique, le Rūḥ al-maʿānī. Il y traite de la question de la vision à l’état de
veille là où on ne l’attendrait pas. À propos de Coran 33, 40 : « Muḥammad
n’est le père d’aucun homme parmi vous mais l’Envoyé de Dieu et le Sceau
des prophètes », il aborde la question du statut de Jésus lors de sa redescente
à la fin des temps. En effet, s’il revenait en tant que prophète, cela semblerait
contredire la conclusion de la prophétie par Le Prophète Muḥammad. Ālūsī
répond à cela, après Ibn al-ʿArabī et Suyūṭī, que lorsque Jésus reviendra, il
jugera selon la loi du Prophète et même recevra directement ses instructions
pour cela. Il cite à l’appui une tradition transmise par Abū Yaʿlā : « Par celui qui
tient mon âme dans sa main, Jésus fils de Marie redescendra puis s’il se rend
à ma tombe et appelle : ô Muḥammad ! Je lui répondrai ». Ceci ne pose aucun
problème à Ālūsī pour qui le Prophète a été vu à l’état de veille par les parfaits
de cette communauté qui ont reçu de lui ses enseignements. Il reprend tous les
exemples cités par les auteurs des XVe-XVIe, siècles en particulier Suyūṭī dans
son Tanwīr al-ḥalak. Il remarque toutefois que les Compagnons, après la mort
du Prophète, et les premières générations n’ont pas bénéficié d’une telle vision
mais qu’on ne peut pas accuser pour autant les maîtres du soufisme de men-
songe. Il faut donc admettre la possibilité de cette vision comme un miracle.
Elle est suscitée par le désir de voir le Prophète et révèle la pureté de l’âme
de ceux qui en sont gratifiés, comme l’affirme le Qāḍī Abū Bakr Ibn al-ʿArabī
après Ghazālī153.
En somme, Ālūsī reproduit la littérature sur le sujet. Alors que dans le
domaine de la jurisprudence, on lui attribue un certain retour à l’ijtihād, il se
pose dans ce passage de son tafsīr en strict défenseur du soufisme. Sans doute
une telle attitude est-elle caractéristique de bien des ʿulamāʾ du XIXe siècle,
surtout dans sa première moitié. Il en sera autrement de son petit-fils Maḥmūd
Shukrī al-Ālūsī.

12.2 Kattānī
Si à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, en Orient, la pensée réformiste
influence fortement le milieu des ʿulamāʾ, celle-ci mettra un certain temps à
gagner le Maroc. À Fès, la grande famille idrisside des Kattānī allie depuis la
fin du XVIIIe siècle science et sainteté. Muḥammad b. ʿAbd al-Kabīr al-Kattānī

153 Cf. Ālūsī, Rūḥ al-maʿānī, 22:35-37.

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186 Gril

(1290-1327/1873-1909), mort tragiquement dans les geôles du Makhzen peu


avant l’avènement du protectorat, est l’un des auteurs les plus productifs de
cette famille. Une partie importante de son œuvre traite de la réalité trans-
cendante du Prophète, la Ḥaqīqa non plus seulement Muḥammadiyya mais
aussi Aḥmadiyya154. Elle est la réalité cachée de l’univers (khabīʾat al-kawn),
titre qu’il donne au commentaire d’une prière sur le Prophète. Dans ce traité,
pour défendre la vie et la présence du Prophète dans le monde, il introduit tout
un développement sur les preuves de la rencontre avec le Prophète à l’état de
veille155. Par rapport à ceux qui l’ont précédé, même s’il emprunte aux auteurs
des XVe-XVIe siècles, Kattāni brasse un nombre considérable de sources aux-
quelles il semble souvent se référer directement, contrairement à d’autres. Il
renvoie aussi à Sāḥilī, au commentaire des Dalāʾil al-khayrāt par Muḥammad
al-Mahdī al-Fāsī et au commentaire de la Hamziyya par Ibn Zikrī156. Il s’arrête
assez longuement sur la modalité de la vision. Il retient d’al-Fāsī : « Son noble
esprit prend la forme de son corps pur » (tatashakkalu bi-jasadihi al-ṭāhir) et
d’Ibn Zikrī : « L’avis de la plupart des Gens du dévoilement et des connaisseurs
sûrs de la jurisprudence (al-muḥaqqiqūn min ahl al-furūʿ) est que c’est une
vision de l’œil, par les sens, dans le monde sensible » (ruʾyā ʿayniyya ḥissiyya
fī ʿālam al-shahāda). Il répond ainsi à Ghazālī pour qui la vision ne serait que
celle de la vision intérieure (baṣīra)157. Il cite encore bien d’autres auteurs, fort
de sa connaissance étendue de la littérature du taṣawwuf. Mais on reste sur-
tout frappé par sa volonté de convaincre, au tournant des XIXe et XXe siècles,
comme s’il fallait affirmer fortement la réalité de la présence du Prophète, alors
que le monde musulman allait être de moins en moins réceptif à cet enseigne-
ment. Une grande partie de son œuvre et celle de son cousin Muḥammad b.
Jaʿfar semble aller dans ce sens. Leur héritage intellectuel et spirituel semble
toutefois se perpétuer, si l’on en croit Muḥammad Ḥamza al-Kattānī, l’éditeur
de la Khabīʾat al-kawn et de beaucoup d’autres œuvres de la Kattāniyya158.

12.3 Aḥmad al-ʿAlawī


L’année de la mort de Muḥammad b. ʿAbd al-Kabīr, décéda également le cheikh
Muḥammad al-Būzīdī de Mostaganem, le maître du cheikh Aḥmad Benʿalīwa,
du nom de sa famille, ou al-ʿAlawī (1869-1934). Son successeur à Mostaganem

154 C’est déjà le cas chez Aḥmad al-Tijānī.


155 Kattānī, Khabīʾat al-kawn, 118-39.
156 Disciple de ʿAbd al-Qādir al-Fāsī et de Mawlāy al-Ṭayyib al-Wazzānī, m. à Fès en 1144/1731,
d’après Kattānī, Salwat al-anfās, 1:171.
157 Kattānī, Khabīʾat al-kawn, 121-22.
158 Il énumère dans une longue note plusieurs membres de la famille qui ont été, jusqu’à
nos jours, gratifiés de la vision du Prophète à l’état de veille ; cf. Kattānī, Khabīʾat al-kawn,
127n2.
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et hagiographe, le cheikh ʿAdda Bentounes (1998-1952) rapporte dans sa Rawḍa


saniyya les différents rêves ou visions annonçant que le successeur du cheikh
al-Būzīdī serait Aḥmad al-ʿAlawī. Il relate une vision de ce dernier racontée
par lui-même. Est-elle à l’état de veille ? Elle n’est pas non plus décrite comme
un rêve :

Quelques jours avant la mort de notre maître, Sayyidī Muḥammad


al-Būzīdī – Dieu soit satisfait de lui –, je me vis assis. Quelqu’un entra
et je me levai par respect pour lui, saisi par une crainte révérencielle.
Après que je l’eus invité à s’asseoir, je m’assis face à lui. Il m’apparut alors
que c’était l’Envoyé de Dieu – sur lui la prière et le salut –. Je me blâ-
mai moi-même pour ne pas l’avoir reçu avec toute la vénération qui lui
est due car je ne pensais pas tout d’abord que c’était l’Envoyé de Dieu. Je
restai, replié sur moi-même, la tête baissée, jusqu’à ce qu’il s’adresse à
moi : – Sais-tu pour quelle raison je suis venu te voir ? – Je ne sais pas, ô
Envoyé de Dieu, répondis-je. – Le sultan de l’orient, me dit-il, est décédé
et tu seras, toi, si Dieu veut, sultan à sa place, qu’en dis-tu ? – Si je suis
investi de cette fonction (manṣib), demandai-je, qui me secourra, qui me
suivra ? – Je serai avec toi, m’assura-t-il, et c’est moi qui te secourrai. Puis
il se tut. Après un court instant, il s’en alla. Je m’éveillai à la suite de sa
sortie de chez moi et c’est comme si je le suivais des yeux à la suite de son
départ, en état d’éveil159.

Si cette vision semble se situer dans un état qualifié par certains d’« entre le
sommeil et l’éveil », c’est surtout sa portée qui importe. La vision intervient
pour annoncer une fonction, désignée ici par le terme quelque peu adminis-
tratif de manṣib, comme pour souligner la correspondance entre la direction
extérieure et intérieure des affaires du monde, laquelle nécessite un secours
divin. Le cheikh demande aussi qui va le suivre car le maître reçoit du Prophète
lui-même l’autorité pour diriger les disciples. On voit bien, dans ce cas, com-
ment la vision est un vecteur de transmission et de désignation.

13 En guise de conclusion

Avec le Cheikh al-ʿAlawī, nous nous sommes approchés de l’époque contem-


poraine, mais il aurait fallu poursuivre l’enquête jusqu’à nos jours, au début du
XXIe siècle, le XVe de l’Hégire. Parle-t-on encore aujourd’hui de tel cheikh, de tel

159 Bentounes, al-Rawḍa al-saniyya, 165-66. Cité par M. Lings dans A Sufi Saint, 66, et Un saint
musulman, 79-80.
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saint personnage réputé voir le Prophète à l’état de veille ? On ne peut répondre


sans une enquête préalable. Dans les écrits produits par des maîtres ou des
disciples, cette question est-elle encore abordée ? Relevons, à titre d’exemple
que dans sa Tabriʾat al-dhimma, compilation de textes incitant à la vénération
du Prophète et défendant, face au courant salafi, la réalité supra-temporelle
du Prophète, le cheikh soudanais, Muḥammad ʿUthmān al-Burhānī (1902-83),
fondateur d’une nouvelle branche de la Disūqiyya, reproduit intégralement le
Tanwīr al-ḥalak de Suyūṭī. Pour ce cheikh, le contenu était donc d’actualité.
Concernant le point de départ de notre recherche, il semble bien qu’entre
le ḥadīth annonçant le passage de la vision du Prophète en rêve à sa vision à
l’état d’éveil, ni les théologiens ni les soufis ne se soient intéressés à la question
avant Ghazālī. Ceci reste à vérifier, mais on peut penser que si cela avait été
le cas, cela n’aurait pas échappé à un savant comme Suyūtī. Quand celui-ci
cite Bayhaqī (384-458/994-1066), traditionniste et théologien, c’est à propos de
la vie des prophètes après leur mort et non de la vision. Ghazāli est mort au
début du VIe/XIIe siècle. Comme cela a été constaté maintes fois, c’est durant
ce siècle et le suivant que l’on assiste dans les milieux du soufisme ou sous son
influence à tout un ensemble d’expressions de la vénération du Prophète et de
la magnification de sa personne au-delà de sa réalité historique. La centralité
du Prophète dans la vie spirituelle ne cesse ensuite de s’affirmer. Sans surprise,
notre étude suit cette temporalité, même si nous avons choisi de commen-
cer par le passage de l’époque médiévale à l’époque prémoderne où la vision à
l’état de veille prend une importance singulière. La raison en est-elle suffisam-
ment élucidée ? Par la suite, l’importance de cette question prend-elle de l’am-
pleur ou bien tend-elle à diminuer ? Certes, elle joue un rôle important dans
l’émergence de nouvelles voies entre le XVIIIe et le début du XIXe, mais après ?
Nous avons présenté chronologiquement les quelques sources que nous avons
repérées ; relevant de divers genres, permettent-elles de tracer une courbe évo-
lutive ? De plus, nous n’avons exploré qu’une petite partie du monde musul-
man, centrale certes, le Proche Orient et le Maghreb, à partir de sources en
langue arabe. Mais la vénération et l’amour du Prophète qui portent à une telle
vision n’ont pas été moins vifs dans le reste de ce monde et se sont exprimés
dans bien d’autres langues vernaculaires. Un phénomène aussi significatif de
la présence du Prophète dans l’intime des consciences et dans la vie spirituelle
que la vision du Prophète en rêve et à l’état de veille ne peut être étudié qu’à
l’échelle de l’ensemble du monde musulman.
Néanmoins, ceci ne nous interdit pas de tirer, provisoirement, quelques
conclusions et remarques sur ce parcours chronologique à travers la littéra-
ture du soufisme, doctrinale et hagiographique. Il ne semble pas en effet que
la vision du Prophète à l’état de veille ait été traitée par d’autres que les maîtres
du soufisme. Le ḥadīth qui l’évoque a été commenté mais seuls des ʿulamāʾ
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influencés par le soufisme ont cherché à approfondir les questions qu’il pose.
En outre, tous les auteurs soulignent le caractère exceptionnel d’une telle
vision, révélatrice, comme on l’a vu, d’un haut degré de sainteté. Notre sujet
se situe donc au centre ou au sommet de la vie spirituelle dans la relation
entre sainteté et prophétie. Tous les débats ou les précisions sur la nature de la
vision, sur la réalité de ce qui est perçu de la personne du Prophète, concernent
l’épistémologie de la connaissance inspirée et du dévoilement (kashf) ou illu-
mination ( fatḥ) qui en sont la porte.
Marque d’élection et de faveur divines, d’entrée dans le monde de la sain-
teté, la vision à l’état de veille est présentée aussi comme l’aboutissement d’une
progression initiatique fondée sur la pratique de la prière sur le Prophète. On
ne peut donc la dissocier des pratiques dévotionnelles qui diffusent dans la
communauté la présence prophétique. Toutefois pour aboutir au résultat
escompté, la prière doit devenir une immersion totale dans cette présence. La
dimension d’amour évoquée par ou à propos de certains maîtres révèle, elle
aussi, une élection divine. Mais on peut aussi voir dans les modèles de sainteté
liés à la vision à l’état de veille et diffusés par la littérature hagiographique un
message en direction de la communauté, une incitation à se rapprocher de
Dieu par l’intermédiaire du Prophète, par son amour et par la prière sur lui.
En ce sens, la vision du Prophète se situe au centre de la communauté des
croyants pour ceux qui ont la conviction que le Prophète est toujours présent
d’une manière subtile et mystérieuse.
En effet, la croyance dans la possibilité de voir le Prophète comme s’il
était vivant ne va pas de soi pour beaucoup de ʿulamāʾ, comme le montre la
dimension apologétique de certains traités. Darqāwī évoque sa controverse
avec les savants de la Qarawiyīn persistant dans leur dénégation, alors que
pour lui cette vision du Prophète était de l’ordre de l’évidence expérimentale.
En vain cherche-t-il à les convaincre. Ceci doit nous rappeler que l’influence
du taṣawwuf et des ṭuruq pour exponentielle qu’elle nous apparaisse depuis
le VIIe/XIIIe siècle jusqu’à une date qui reste à déterminer, a ses limites. La
fracture entre fuqahāʾ et fuqarāʾ, pour relative qu’elle soit parfois, n’en est pas
moins réelle, bien avant la diffusion du salafisme contemporain. La critique
de la vision du Prophète a, elle aussi, son histoire mais il faudrait pour l’écrire
consulter d’autres sources que les nôtres, émanant des milieux du soufisme.
Les femmes sont quasi-absentes de ce tour d’horizon limité, alors qu’elles
sont appelées comme les hommes à parvenir au terme de la sainteté. La littéra-
ture hagiographique nous délivrera-t-elle des témoignages comparables à celui
de ʿĀʾisha al-Mannūbiyya ?
Ce parcours à travers les textes de différentes époques et la relation directe
au Prophète qu’implique sa vision à l’état de veille donne aussi à réfléchir sur
une double tendance qui traverse l’histoire du soufisme depuis l’instauration
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progressive des voies à partir du VIe-VIIe/XIIe-XIIIe : d’un côté, un rattachement


direct au Prophète qui affranchit de la transmission horizontale de maître en
maître, constitutive des voies particulières et de l’autre, la nécessité de rece-
voir, d’être formé, de transmettre, d’éduquer à son tour les disciples, d’organiser
la vie du groupe. Shādhili au VIIe/XIIIe comme Tijānī au XVIIIe siècle déclarent
qu’ils ne doivent plus rien à personne, tout en s’inscrivant dans une continuité.
Mais n’est-ce pas aussi le cas du modèle prophétique ? Le Prophète est en lien
direct avec son Seigneur et fonde une religion avec tous ses intermédiaires, à la
suite de sa propre médiation. Le maître, par héritage prophétique est en rela-
tion avec son Seigneur par la médiation du Prophète qui en fait son médiateur
et par la médiation de son maître.
Cette question de la vision du Prophète à l’état de veille peut sembler
quelque peu marginale dans l’histoire du soufisme, mais elle est aussi cen-
trale en ce sens qu’elle révèle, chez tout aspirant, dans son environnement, les
nécessaires médiations et le souffle direct de l’Esprit.
Revenons pour finir aux discussions sur ce qui est vu du Prophète – et cela
est aussi valable pour le rêve – : sa forme réelle ou une image ? Quand Ibn
al-Mubārak vient trouver al-Dabbāgh pour l’interroger sur les descriptions du
physique du Prophète dans les ouvrages de Shamāʾil, de quoi est-il question,
sinon d’une forme ou d’une image sacrée, d’une ḥilya, qui doit s’imprimer dans
le cœur, pour reprendre l’expression de Sāḥilī. On n’adore pas une image, on s’y
identifie parce qu’elle relie l’individuel à l’universel. C’est toute la signification
de cette vision et pas uniquement pour l’élite des saints.

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