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Jean-Pierre Charland

MAÎTRE CHEZ SOI


tome 1

Le déracinement

Roman historique
Les personnages

Arseneault, Adèle: Ménagère de l’abbé Anselme Ruest, curé de la


paroisse Notre-Dame-Auxiliatrice, à Verdun. Il s’agit d’une femme dans la
quarantaine.
Blais, Lise: Jeune garde-malade à l’hôpital Christ-Roi de Verdun. Elle
s’occupe de Rosita Valade.
Chevalier, Antoine: Né en 1944 à Nicolet, à compter de 1956 il a
fréquenté le séminaire de cette ville. À l’automne 1961, il entame sa
première année de philosophie au collège Sainte-Marie.
Chevalier, Marie-Paule: Née en 1945 à Nicolet, elle a étudié au
couvent des sœurs de l’Assomption. Elle devra poursuivre sa scolarité à
l’école secondaire Margarita, dirigée par les sœurs de la Congrégation de
Notre-Dame, à Verdun.
Chevalier, Romain: Agriculteur habitant le rang du Grand-Saint-Esprit
à Nicolet, il est né en 1922. Il a épousé Viviane Ruest en 1942. Ils ont deux
enfants, Antoine (dix-sept ans) et Marie-Paule (seize ans).
Chevalier, Viviane (née Ruest): Née en 1924 à Nicolet, elle a épousé
un cultivateur, Romain Chevalier. De santé fragile, elle a deux enfants,
Antoine (dix-sept ans) et Marie-Paule (seize ans).
Désilets, père: Membre de la Compagnie de Jésus, professeurs de Philo
I, au collège Sainte-Marie.
Desmarais, Sophie: Étudiante de l’école secondaire Margarita, à
Verdun.
Donnelly, Emma: Épouse d’un marchand de meuble de la rue
Wellington, à Verdun. Âgée de trente ans environ, elle recrute Marie-Paule
Chevalier pour garder ses enfants, Priscilla (six ans) et Nelson (huit ans)
pendant l’été 1961.
Frenette, Gilles: Étudiant en Philo I au collège Sainte-Marie.
Joseph-du-Sacré-Cœur, mère: Née Annette Lacroix, membre de la
congrégation des Sœurs de la charité de la Providence (communément
appelées Sœurs de la Providence), elle dirige l’hôpital Christ-Roi de
Verdun.
Lafrance, père: Membre de la Compagnie de Jésus, directeur du
collège Sainte-Marie.
Langevin, Marthe: Veuve de Tancrède Langevin, c’est la logeuse des
Chevalier à Verdun.
Morin, Marc: Sauveteur au Natatorium de Verdun, il fréquente
brièvement Marie-Paule Chevalier.
Morin, Thérèse: Secrétaire à la Sun Life, elle fréquente brièvement
Antoine Chevalier.
Prévost, Georges: Étudiant en Philo I au collège Sainte-Marie.
Rhéaume, Ernest: Pneumologue à l’hôpital Christ-Roi de Verdun.
Ruest, Anselme: Frère aîné de Viviane, né en 1920, il est devenu prêtre
du diocèse de Montréal en 1945. En 1961, âgé de quarante et un ans, il
occupe la cure de Notre-Dame-Auxiliatrice à Verdun.
Saint-Azellus, sœur: Membre de la Congrégation de Notre-Dame,
professeure de douzième année à l’école secondaire Margarita, à Verdun.
Sainte-Renelle, sœur: Membre de la Congrégation de Notre-Dame,
directrice de l’école secondaire Margarita, à Verdun.
Valade, Rosita: Chanteuse sur le déclin, elle se meurt du cancer à
l’hôpital Christ-Roi de Verdun. À sa naissance, elle a été baptisée
Armancia.
Chapitre 1

— Nous aurions dû rester avec eux aujourd’hui, regrettait Marie-Paule


Chevalier en arrivant rue Louis-Fréchette.
Après avoir marché un bon mille à travers les champs des environs de
Nicolet, elle frappa ses pieds sur l’asphalte afin de dégager la terre
accumulée sous ses souliers de toile. Comme ses pedal pushers se
terminaient juste sous les genoux, les hautes herbes avaient laissé de petites
égratignures sur ses jambes.
— Pourquoi? Ils sont tout à fait capables d’être malheureux sans nous,
dit Antoine.
La jeune fille se tourna vers son frère, les sourcils froncés au-dessus de
ses grands yeux gris. Ses cheveux châtains, qui atteignaient la ligne de sa
mâchoire, encadraient un visage aux traits réguliers.
— Papa est très malheureux de perdre sa terre, pas maman, par
exemple.
— Tu as raison. Elle, elle est malheureuse qu’il ne l’ait pas perdue il y a
dix ans. Tout ce temps à s’ennuyer à la campagne!
Même si Marie-Paule jugeait son frère sévère, elle savait qu’il avait
raison. Depuis aussi loin qu’elle pouvait remonter dans ses souvenirs, sa
mère avait exprimé son désir de déménager en ville. Pour avoir des voisins,
des gens à qui parler, des lieux à visiter. À l’entendre, ce déménagement
apporterait nécessairement une sérieuse embellie à la situation financière de
la famille.
Ils traversèrent la grande rue et s’arrêtèrent devant le chantier de la
cathédrale de Nicolet, la cinquième depuis la création de l’évêché soixante-
quinze ans plus tôt. Les habitants de la région, pour la plupart des
cultivateurs impécunieux, avaient eu trop souvent l’occasion de verser leur
obole pour ces projets somptuaires. L’église précédente avait été déclarée
dangereuse après le glissement de terrain survenu en 1955. Le chantier avait
commencé au printemps 1961; trois mois plus tard on ne voyait que des
travaux de fondation. La nouvelle construction devait être inaugurée
en 1963.
— Nous n’aurons même pas le temps de la voir terminée, soupira
Marie-Paule.
Son intérêt tenait beaucoup aux discussions enflammées sur les choix
architecturaux des autorités diocésaines. Cette église ne ressemblerait à
aucune autre avec sa forme en éventail, sans colonnes à l’intérieur pour
soutenir le toit, sans véritable clocher, bien qu’affublée d’une immense
verrière couvrant toute la façade.
— À moins que tu ne sois destinée à une mort très précoce, tu auras
certainement l’occasion de la visiter un jour. Ou tu pourrais demander à
monseigneur Albertus Martin le privilège de te marier dans la paroisse qui
t’a vu naître, même si nous vivrons à Verdun.
Le commentaire lui valut un coup de poing sur le bras.
— Pourquoi toute cette violence? Il va certainement accepter. Après
tout, c’est lui qui t’a confirmée quand tu as enfin atteint l’âge de raison…
— Soixante-quinze cennes une fois, soixante-quinze cennes deux fois,
soixante-quinze cennes trois fois. Ben c’est à toé, Ti-thur, pour soixante-
quinze cennes!
Un cultivateur aux joues mangées par une barbe de trois jours
s’approcha pour verser les pièces de monnaie dans un enjoliveur de roue –
un cap, disait-on dans la région – transformé en assiette pour l’occasion,
puis il prit la hache à fendre le bois et alla la ranger dans le coffre de sa
voiture.
— Criss, j’l’ai payée cinq piasses au mois de mars! maugréa son ancien
propriétaire.
Romain Chevalier était dans sa maison, derrière une fenêtre grande
ouverte. L’encanteur se tenait sur la galerie. Tout autour de lui, il avait placé
des outils et des seaux pour faire les sucres.
— Ça te sera d’aucune utilité en ville, dit sa femme. T’as fini de
t’esquinter la santé en fendant du bois de chauffage. Là-bas, on va avoir une
fournaise à l’huile. Enfin, on aura une température égale dans la maison.
— La maison… Les enfants auront même pas chacun leur chambre.
L’épouse, Viviane, décida de se tenir coite. La mauvaise humeur de son
mari durait depuis quelques semaines déjà. Depuis qu’il s’était rendu à
l’évidence: les sommes versés à la société de crédit ne servaient qu’à payer
les intérêts sur la dette – à un taux usuraire –, le capital demeurait inchangé.
Il n’y avait pas d’autre issue que de vendre la ferme afin de repartir à neuf.
Comme un jeune homme, avec à peu près rien dans les poches. Sauf que lui
avait presque quarante ans. À cet âge, on commençait à engranger pour la
retraite, on ne recommençait pas sa vie.
La spirale de l’endettement avait commencé presque quinze ans plus tôt,
à cause de factures à payer à l’hôpital. Viviane avait fait une fausse couche,
qui l’avait d’ailleurs laissée infertile. Ensuite était venu un second séjour à
l’hôpital Saint-Joseph pour la «grande opération». La façon habituelle de
désigner une hystérectomie. Et après cette première chirurgie, il y en avait
eu une seconde, au foie. À cette époque-là, la province de Québec ne
participait pas au programme d’assurance-hospitalisation et de services
diagnostiques adoptée par le fédéral en 1957. Heureusement, ce serait
bientôt le cas grâce au nouveau gouvernement libéral à Québec. Désormais,
plus personne ne serait ruiné à cause d’un séjour prolongé à l’hôpital. Mais
pour les Chevalier, ce serait trop tard.
L’encanteur alla dans la remise construite à peu de distance de la
maison. Quelques outils, pour la plupart rouillés, s’entassaient là. Les
enchères n’atteindraient probablement pas dix cents. Cette journée marquait
la fin d’un processus étalé sur quelques semaines. Quelqu’un avait acheté la
ferme début juin, avec prise de possession le 3 juillet – dans deux jours. Des
voisins avaient acheté tout le bétail. Le chien n’ayant pas trouvé preneur,
Viviane avait été catégorique:
— Tu sais bien qu’on ne peut pas l’emmener avec nous. Pas avec deux
chambres à coucher, et au deuxième étage.
Cette fois-là, elle n’avait pas parlé de «maison». Ces mots valaient une
condamnation à mort. Comme les juges des tribunaux, elle demandait la
peine capitale, tout en laissant à quelqu’un d’autre le soin d’appliquer la
sentence. L’exécution avait eu lieu un matin, après le départ des enfants
pour l’école. En voyant son maître sortir de la maison avec son fusil à la
main, le chien l’avait accompagné en secouant sa queue, tout heureux
d’aller à la chasse.
En rentrant à la maison, Romain avait décrété d’une voix mauvaise:
— Le chat, tu t’en occuperas. Pis t’expliqueras à Marie-Paule que
l’appartement est trop petit.
Marie-Paule et Antoine se trouvaient devant un grand immeuble de
pierre, le Séminaire de Nicolet. D’abord destinée surtout à la formation des
prêtres pour le diocèse, l’institution accueillait depuis la guerre une majorité
de jeunes gens rêvant d’une carrière laïque.
— Ça te fait quoi, de quitter cet endroit? demanda Marie-Paule.
— Moins de peine que toi au sujet de la cathédrale. Évidemment,
certains gars vont me manquer…
Le ton n’était pas vraiment convaincant. La majorité des amis connus à
l’école de rang avaient interrompu leur scolarité au moment de leur
communion solennelle, au terme du programme élémentaire. Un précipice
s’était creusé entre eux et le garçon inscrit au cours classique. Et Antoine ne
s’était pas vraiment fait d’amis dans ce nouveau milieu. Tant pis pour les
nostalgiques qui prétendaient que les relations établies dans un collège
duraient toute une vie.
Il continua:
— Je dois être comme maman. J’imagine qu’à Montréal, je serai dans
une meilleure école avec des camarades infiniment plus intéressants.
Après cet arrêt, Marie-Paule considéra comme normal de se diriger vers
la rue Saint-Jean-Baptiste pour faire ses adieux au couvent des sœurs de
l’Assomption de la Sainte Vierge. C’était une grande bâtisse recouverte de
briques de couleur pâle, coiffée d’un clocheton. Ils marchèrent jusqu’à la
statue de la Vierge placée devant l’entrée principale. D’un geste qu’elle
souhaita discret, la jeune fille passa ses doigts sous ses yeux afin d’essuyer
ses larmes.
Quand elle sentit la main de son frère sur son épaule, elle le regarda en
lui avouant:
— Moi, les filles vont me manquer pour de vrai. L’année prochaine,
j’aurais pu commencer le cours normal et me trouver un emploi dans une
école des environs en 1964.
À ce moment, elle aurait 19 ans. Jusque-là, toute sa vie lui avait semblé
écrite à l’avance: elle aurait enseigné pendant quelques années et se serait
mariée ensuite. Mais pas avec un cultivateur. Tout comme sa mère, Marie-
Paule pensait que l’agriculture était de l’esclavage. Pas une vraie journée de
congé dans l’année, et toujours la hantise qu’il pleuve trop, ou pas assez.
Elle poussa un soupir et murmura:
— Autant rentrer. J’ai vu ce que je voulais voir.
Alors qu’ils piquaient à travers les champs pour retourner à la maison,
après une hésitation, la jeune fille tendit la main pour prendre celle de son
frère. Le rose marquait ses joues, elle n’osa pas lever les yeux en sa
direction. À seize ans, on ne faisait plus des gestes de ce genre.
Non seulement Antoine ne la repoussa pas, mais il exerça une petite
pression sur ses doigts en disant:
— Je sais où il y a une talle de fraise.
— Toi et tes talles…
Pourtant, bientôt elle se retrouva assise en tailleur dans l’herbe, au
milieu des petits fruits.

Le frère et la sœur surent si bien s’attarder dans les champs qu’à leur
retour à la maison, encanteur et chasseurs d’aubaines étaient disparus. Un
jeune voisin avait reculé son camion jusqu’au pied de l’escalier donnant
accès à la galerie afin de charger les quelques biens que les Chevalier
apportaient à leur nouvelle demeure.
— Où étiez-vous? demanda leur mère avec humeur.
— Nous faisions nos adieux à notre existence dans le rang du Grand-
Saint-Esprit, répondit Antoine. Même si nous n’avons pas demandé à naître
ici, nous nous sommes attachés à l’endroit.
— Ne dis pas des choses comme ça à ton père. C’est pas de gaieté de
cœur qu’il part, tu le sais.
Le jeune homme se priva de répondre: «Tu ne peux pas en dire autant.»
Mais Viviane lut tout de même ces mots dans son regard.
— Rends-toi utile, il reste des objets lourds à mettre dans le camion, et
il ne se sent pas très bien. Toi, Marie-Paule, tu vas m’aider à placer les
choses les plus fragiles dans la voiture.
Quelques instants plus tard, Antoine aidait le déménageur à soulever la
cuisinière électrique pour la transporter dans le camion.
— Une job de même, c’est pas comme faire du latin, se moqua l’autre
devant sa grimace au moment de l’effort.
Ce voisin allait sur ses vingt-deux ans. À la petite école, il aimait bien
tourner en ridicule les «liseux», allant jusqu’à leur donner des taloches
derrière la tête. «Décidément, songea Antoine, je vais m’ennuyer du
paysage et des fraises, mais certainement pas des gars comme lui.» Il
attendit de pouvoir déposer l’appareil dans la boîte du camion avant de
répondre:
— C’est vrai. Justement, j’apprends le latin pour m’éviter de faire des
déménagements à vingt dollars les samedis après-midi.

La vaisselle, la radio et le téléviseur comptaient parmi les objets fragiles


qui voyageraient dans la Bel Air 1957, que le père avait achetée en vendant
la ferme. Cette voiture remplaçait une vieille Dodge qui avait eu dix ans au
printemps. À la fin, la vieille carcasse exigeait presque autant d’huile que
d’essence, tellement les fuites étaient nombreuses. D’ailleurs, plutôt que de
la vendre, Romain avait préféré en faire l’ornement le plus volumineux de
son dépotoir improvisé, à l’orée du bois.
Marie-Paule aida sa mère à remplir le coffre de l’auto. Toutes les deux
terminèrent alors que les hommes fermaient la boîte du camion. Romain
vint vers elles pour leur confier:
— Comme le voisin connaît le chemin encore moins que moi, nous
partons tout de suite. Autrement, nous risquons d’arriver au petit matin.
— Je suis certaine que tu vas te débrouiller, le rassura Viviane. Nous
sommes allés à Verdun plusieurs fois.
À peu près deux fois l’an, depuis leur mariage, quoique la plupart du
temps en autobus. Rien pour lui permettre de se familiariser avec le trajet.
— En tout cas, on part.
L’homme tendit une clé à sa femme.
— Tu fermeras, pis tu la mettras sous le tapis.
C’était la cachette de tous les cultivateurs du rang, quand ils quittaient la
maison. La rareté des vols tenait essentiellement à la pauvreté des choses à
voler. Ensuite, Romain se dirigea vers le camion, pour prendre place du côté
passager.
— Ça lui fait trop de peine de s’en occuper lui-même, murmura Marie-
Paule.
— Quand ça fera une semaine qu’il pourra se reposer après une journée
de huit heures, il ne pensera plus à sa maudite terre. Là on va faire le tour
pour tout fermer, on va passer aux toilettes, pis on partira. Antoine, viens
avec nous.
Dans la maison, vérifier que les fenêtres étaient bien fermées et la visite
au petit coin prirent cinq minutes tout au plus. Ensuite, ce fut quand même
avec des sentiments mitigés que Viviane dissimula la clé à l’intention du
nouveau propriétaire. Si tout allait à vau-l’eau en ville, sa famille la
tiendrait responsable.
Titulaire d’un permis de conduire depuis quelques mois, Antoine devait
les conduire à bon port. En ouvrant sa portière, il lança à sa sœur:
— Alors, tu es prête à me guider?
Depuis une semaine, la jeune fille avait passé des heures à étudier les
cartes routières. Se rendre jusqu’au pont Jacques-Cartier ne l’inquiétait pas
trop. Toutefois, la section urbaine du trajet la terrorisait. Pourtant, elle
répondit:
— Si toi, tu es prêt à conduire.
Viviane s’installa à l’arrière, une main sur le téléviseur pour le tenir bien
en place sur la banquette à ses côtés. Marie-Paule déposa le grand panier
contenant son chat entre elle et son frère. L’animal laissa entendre un
miaulement affolé en entendant le moteur démarrer.
— On dirait qu’il a peur parce que tu conduis, s’amusa-t-elle.
Antoine s’engagea tout doucement dans le rang du Grand-Saint-Esprit,
pour se diriger vers Nicolet. Rendu là, il suivit la rue Louis-Fréchette
jusqu’au pont jeté au-dessus de la rivière du même nom. Ensuite, il
continua vers le sud-ouest.
— Heureusement, il va faire clair jusqu’à dix heures, commenta Marie-
Paule. Cela dit, ralentis quand il y aura un panneau. Je ne veux rien rater.
— Espérons juste que nous serons vraiment là avant la nuit.
Pendant la première heure, les miaulements déchirants de Minou
ajoutèrent à la difficulté du chauffeur et de la copilote. Heureusement, il
finit par se taire.
Les inquiétudes de Marie-Paule s’avérèrent justifiées. Jusqu’au pont
Jacques-Cartier, le trajet fut relativement facile. Les difficultés
commencèrent quand il fallut s’y engager. Alors qu’ils s’arrêtaient près
d’une guérite, la mère se rappela l’existence du péage. Elle mit longtemps à
trouver les vingt-cinq cents pour la voiture et le conducteur, et les quinze
cents pour chacun des passagers. Les automobilistes derrière firent entendre
leur klaxon.
— Tu parles de sauvages! commenta-t-elle.
— En voilà une curieuse façon de parler de nos voisins… la taquina son
fils.
En entrant dans Montréal, les choses devinrent affreusement
compliquées. Marie-Paule avait bien fait ses devoirs, elle savait qu’en
suivant la rue Dorchester vers l’ouest, il serait possible de trouver la rue
Wellington. Il s’agissait seulement de prendre la rue University vers le sud.
Pourtant, à compter de cet instant, le trajet prit l’allure d’un tour de ville un
peu fou. À chacune des intersections, quand ils ne voyaient pas le nom du
gouverneur anglais sur le panneau, la tension montait d’un cran. La jeune
fille se sentait nulle.
Après une errance qui lui parut très longue, Antoine passa devant la
brasserie Molson. Il comprit alors qu’il s’éloignait de sa destination. Et
quand sa sœur, un sourire timide sur le visage, descendit pour demander son
chemin, ce fut pour se faire répondre en anglais. Une langue dont elle ne
connaissait à peu près rien. Pouvoir répéter les phrases de son manuel
scolaire: «Mary is a girl. John is a boy» était inutile. Comme elle termina la
question en disant «in Verdunne», la réaction de l’inconnu lui permit
d’apprendre que depuis déjà longtemps, ils roulaient dans la direction
opposée. Le quidam lui fit de grands gestes pour lui indiquer l’ouest tout en
prononçant des paroles incompréhensibles.
Finalement, cette errance leur coûta plus d’une heure. Le trajet
Dorchester-University-Wellington s’avéra très simple, une fois les
voyageurs dans la bonne direction. Rue Wellington, il existait un repère
immanquable: l’église Notre-Dame-des-Sept-Douleurs. Il s’agissait de
tourner à droite rue de l’Église, et à droite encore rue Claude.
— C’est juste à côté du garage, précisa la mère, en pointant le petit
établissement du doigt.
Aucun des deux enfants n’avait vu le nouveau domicile des Chevalier
jusque-là. L’avoir devant eux ne suscita aucune manifestation de joie. Il
s’agissait d’un cube au revêtement de brique situé à six pieds du trottoir.
Trois marches conduisaient à une petite galerie, et au-dessus d’elle, un
balcon tout aussi petit servait aux locataires de l’étage. Si la maison de
Nicolet n’avait rien d’un château, avec ce logis, la famille n’améliorait
certainement pas son sort.
Antoine aurait pu reconnaître leur nouveau domicile sans l’intervention
de sa mère, car le camion du cultivateur entravait la circulation de toute la
rue. Il arriva à se stationner après s’y être repris trois fois. Au moment où il
s’approcha de la demeure, le déménageur improvisé lança:
— On a encore les gros morceaux à monter. T’aurais dû tourner en ville
encore un peu pour te sauver de la corvée.
— Pourtant, je me suis attardé à cause de toi. Je suis allé jusqu’à la
brasserie Molson dans l’espoir de t’acheter de la bière. Mais ils sont fermés
le samedi. Alors ne te donne pas la peine de faire un détour par là en
rentrant.
Comme le souffle du voisin portait une lourde odeur de houblon tous les
jours de la semaine, la répartie ne manquait pas d’à-propos. L’autre trouva
un moyen de se venger. Avec son côté de la cuisinière électrique dans les
mains, il s’engagea le premier dans un escalier étroit. Placé trois marches
plus bas, Antoine dut en supporter tout le poids.
Arrivé dans la cuisine, Antoine vit son père assis sur une chaise droite.
— J’avais besoin de souffler un peu, s’excusa-t-il.
Il fallait prendre son affirmation au pied de la lettre: il haletait.
— Repose-toi, fit le fils d’une voix conciliante. Il reste seulement le
frigo. Après ça, j’aiderai à vider l’auto.
Comme le père ne protesta pas, Antoine comprit qu’il était réellement à
bout.

Plus tard, monsieur Chevalier paya le déménageur et lui fit ses adieux.
Antoine en profita pour déplacer la voiture à l’endroit laissé libre. Monter le
reste des possessions familiales lui demanda une vingtaine de minutes.
Ensuite, il aida à ranger la vaisselle dans les armoires, ses vêtements et ceux
de sa sœur dans les semainiers placés côte à côte dans la section «chambre»
de la pièce double. Le frère et la sœur seraient dorénavant un peu à l’étroit.
Pendant tout ce temps, Marie-Paule tenait son chat contre sa poitrine,
pour lui parler à l’oreille. La pauvre bête commençait tout juste à se calmer
un peu.
Viviane fouilla dans son sac à main et tendit quelques dollars à son fils
en lui demandant:
— Tu connais la rôtisserie rue Wellington? Va chercher un poulet et des
frites. Et de quoi boire.
Sa sœur entendit se joindre à l’expédition, aussi Minou alla-t-il se
cacher sous le lit de sa maîtresse. Quand ils furent sur le trottoir, Marie-
Paule demanda:
— On y va en auto?
— Je pense avoir assez conduit pour toute la semaine à venir.
Le trajet jusqu’à Verdun avait dépassé très largement toute la distance
parcourue depuis d’obtention de son permis, le printemps précédent.
— Je suis désolée. Comme guide, je ne vaux rien.
— Quand le guide dit: “tourne à droite”, et que le conducteur va à
gauche, je me demande qui est le plus responsable.
Cela suffit à faire sourire la jeune fille.
Ils marchèrent jusqu’à la rue de l’Église et prirent la rue Wellington
pour se diriger vers le sud-ouest. Le Ti-Coq Modern s’inspirait du St-
Hubert quant au menu, ainsi qu’au service de livraison: de petites voitures
européennes parcouraient les rues. Le commerce promettait toutefois une
économie à ceux qui venaient chercher leur repas au comptoir.
Sur le chemin du retour, Marie-Paule entra dans une minuscule épicerie
pour acheter une grosse bouteille de Pepsi. Quand elle ressortit, une voix
parvint d’une automobile:
— Eille! Tu sors-tu?
— Elle sort avec moi, répondit Antoine, un sourire en coin.
Le chauffeur appuya sur l’accélérateur.
— Quel idiot! commenta Marie-Paule. Les gars sont-ils tous comme ça,
à Montréal?
— Ici, c’est Verdun… souligna son frère.
Après avoir fait quelques pas, il ajouta:
— Au moins, il n’a pas crié: “Qu’est-ce que tu manges pour être belle
de même?”
— Je ne suis pas belle.
— Tu crois qu’il s’adressait à moi?
Cette fois il esquiva sans mal le coup dirigé vers son bras.
Une fois à la maison, ce fut dans le salon que la famille se retrouva pour
manger. À trois sur le canapé, chacun avait son assiette sur les genoux et un
verre de Pepsi par terre. Le père, dans son fauteuil habituel, profitait d’un
plus grand confort. Les meubles ne payaient pas de mine: c’étaient des
coussins rembourrés avec du crin de cheval, posés sur un cadre de bois
massif. Une antiquité pas assez vieille pour avoir pris de la valeur.
Toute la famille avait les yeux rivés sur l’appareil de télévision noir et
blanc de dix-neuf pouces, placé sur un support à roulettes. Pendant trois
minutes, Antoine avait joué avec les oreilles de lapin afin d’obtenir la
meilleure réception.
— Au moins, ici, nous voyons bien l’image et nous avons deux fois plus
de postes, avait-il commenté.
À Nicolet, à la station CHLT, le canal 7 de Sherbrooke, et au poste
CKTM, le canal 13 de Trois-Rivières, la «neige» donnait parfois aux
personnages des allures de fantôme. À Verdun, la réception de CBFT, le 2,
et de CFTM, le 10, était impeccable, tout comme celle de CBMT et de
CFCF, le 6 et le 12.
— Comme il y en a deux en anglais, ça revient au même, remarqua la
mère.
— Je suis déjà arrivé à la conclusion que nous ferions mieux de nous
habituer à cette langue, et faire l’effort de l’apprendre au moins un peu.
Chez Ti-Coq, un client sur deux parlait anglais, avança Antoine.
Romain hocha la tête pour donner son assentiment à ce constat. Le
visage de la grande ville lui paraissait résolument étranger, surtout à cause
de l’affichage, bilingue dans le meilleur des cas, mais le plus souvent juste
en anglais. Cela ajoutait à son impression de se trouver très loin de sa
patrie. Au moins, à l’écran, il retrouva une émission familière, le Club des
autographes, avec l’animateur Pierre Paquette. Les enfants écoutèrent
Ginette Sage et Pierrette Roy d’une oreille distraite. La mère s’extasia une
nouvelle fois sur la belle voix de basse de Yoland Guérard. Son mari la
soupçonnait d’avoir aussi un petit faible pour le physique du chanteur.
Quand commença la leçon de danse, il se leva en marmonnant:
— Moé, j’vas me coucher.
Pendant l’échange de souhaits de bonne nuit, Viviane Chevalier eut tout
de même une pointe d’inquiétude. «Mais pousser une vadrouille va lui
permettre de se reposer», songea-t-elle. Finalement, elle arriva sans trop de
mal à se convaincre que ce changement de vie s’imposait d’abord pour son
mari.
Puis son attention se porta de nouveau sur l’écran où se déhanchaient
des jeunes gens.
— Le twist, c’est pas vraiment une danse! s’exclama-t-elle.
— Pourtant, c’est la seule que j’arrive à peu près à danser, plaisanta
Marie-Paule en se levant pour le lui prouver.
Pendant toute la chanson de Chubby Checker, Let’s Twist Again, joué
par l’orchestre du Club des autographes dirigée par Michel Brouillette, elle
montra un savoir-faire qui se comparait bien à celui de Pierre Paquette.
Avec des amies du couvent, elle avait eu l’occasion de s’entraîner.
— Viens, dit-elle en tendant la main à son frère quand l’orchestre
enchaîna avec une autre pièce.
Il se fit tirer l’oreille, puis se laissa finalement entraîner. À se dépenser
ainsi, ils firent la preuve de l’étroitesse du salon. Après s’être accroché dans
un meuble, Antoine s’installa dans le fauteuil de son père.
— Je continue à croire que c’est pas une danse, commenta la mère.
— Ma sœur dit que c’est la seule qu’elle connaît, et c’est très
certainement le cas aussi de son nouvel admirateur.
— Qui ça?
— Dès sa première promenade dans les rues de Verdun, quelqu’un lui a
signifié son éblouissement.
Viviane réclama des explications tout en regardant sa fille se déhancher.
Oui, c’était un beau brin de fille, pour qui les aimait plutôt timides, minces
et pas très grandes. Dans ce domaine, la ville présentait sans doute bien des
dangers. Elle se promit d’accroître sa surveillance.

La nouvelle demeure des Chevalier était un «quatre et demie», c’est-à-


dire un logement doté de deux chambres à coucher, dont l’une était située
dans la pièce double faisant également office de salon. Une porte
coulissante vitrée, translucide sans être transparente, permettait à la lumière
d’y entrer. Marie-Paule y avait un lit simple. Pour sa part, Antoine dormirait
dans le salon sur un lit pliant monté sur roulettes. Cela signifiait qu’il
devrait l’ouvrir tous les soirs et le remettre à sa place tous les matins.
Le jeune homme profita du fait que sa sœur soit allée prendre son bain
pour se livrer à cette corvée. Quand elle revint vêtue de son pyjama, il
procéda à son tour à ses ablutions, pour revenir lui aussi convenablement
vêtu pour la nuit. Compte tenu de leur nouvelle promiscuité, tous les deux
se promettaient de faire preuve de pudeur, afin d’éviter les malaises.
Antoine frappa contre le cadre de la porte vitrée et la fit coulisser
légèrement quand elle l’autorisa à le faire. Il la trouva étendue avec son chat
à ses côtés.
— Après les émotions d’aujourd’hui, je pense qu’il ne voudra plus que
tu t’éloignes d’un pouce.
— Pourtant, il va passer la journée de demain tout seul.
— Si tu le lui demandes gentiment, je suis certain que notre oncle
acceptera de le recevoir à sa table. Après tout, un prêtre doit se faire
accueillant pour toutes les créatures de Dieu.
— Tout de même, ce n’est pas saint François d’Assise.
Chez les Chevalier, grâce à la poigne de Viviane, on prenait la religion
très au sérieux, au point de connaître très bien les particularités des
principaux saints. Ils savaient aussi que selon le calendrier romain
promulgué l’année précédente dans une lettre apostolique du pape Jean
XXIII, ce 1er juillet, on célébrait la fête du Très Précieux Sang de Notre-
Seigneur Jésus-Christ, et que le lendemain, dimanche, ce serait celle de la
Visitation de la Vierge Marie.
— Si je ferme la porte et que je mets le son très très bas, est-ce que je
peux écouter le film de fin de soirée? À moins que tu veuilles le voir
aussi… Dans ce cas, je vais placer l’appareil dans ton champ de vision.
C’est l’avantage des roulettes.
— Non, merci. La journée a été épuisante. Tu ne t’endors pas?
— Oui, mais en même temps, dans ce nouvel appartement et avec les
bruits de la rue… Je vais faire en sorte de ne pas te déranger. Dors bien.
— Toi aussi.
Même si le jeune homme ne l’aurait jamais admis à haute voix, la
proximité de sa sœur, pour ce premier soir, avait quelque chose de
rassurant. Évidemment, après des mois, il s’ennuierait du temps où il avait
sa propre chambre.
Antoine approcha le téléviseur de la tête de son lit, assez près pour
pouvoir atteindre les boutons avec la main. D’abord, il écouta les nouvelles.
Ensuite, dès onze heures dix commença le film du canal 10, Un ami
viendra, avec Michel Simon. Comme le sujet lui parut trop sérieux, il passa
au 2. Vive les vacances, un film de 1957 avec des acteurs inconnus, lui parut
plus en accord avec ses états d’âme: deux amis travaillant en usine
décidaient de se rendre sur la Côte d’Azur en scooter, pour finalement se
retrouver contre leur gré sur un bateau de plaisance. L’actrice principale,
Michèle Girardon, montrait une plastique susceptible de lui faire oublier
son plus grand souci: trouver le moyen de gagner un peu d’argent avant la
rentrée scolaire.
Chapitre 2

Le lendemain matin, les Chevalier réalisèrent qu’il faudrait


éventuellement établir un horaire pour accéder à la salle de bain. Au moins,
tout le monde se priverait de déjeuner, c’était un problème logistique réglé
d’emblée. La directive maternelle était claire: il fallait aller communier pour
ne pas lui faire honte. Son désir de donner la meilleure impression possible
à ses nouveaux voisins, et surtout à son nouveau curé, était immense.
Quand ils se retrouvèrent dans l’entrée avant de sortir, Marie-Paule dit à
sa mère:
— Je me sens un peu ridicule, accoutrée comme ça.
Elle écartait les bras, pour mieux montrer son uniforme de couventine
composé d’une jupe à carreaux et d’une veste bleue.
— Ben ça prouve que t’as la chance de faire des études.
«Ça prouve surtout que nous n’avons pas les moyens de me payer des
habits du dimanche», songea la jeune fille. À voix haute, elle se contenta de
plaider:
— Une veste et une jupe de laine, un 2 juillet, c’est chaud.
— Il reste assez d’argent de l’encan pour te permettre une visite chez
Dupuis, intervint le père.
Elle lui murmura un petit «merci». Ce commerce leur était connu depuis
toujours, à cause du catalogue distribué à travers la province.
— Antoine pourra même vous conduire, ajouta le père, pince-sans-rire.
Vous aurez juste à partir très tôt, pour être certaines de revenir pour souper.
Sur ces mots, il s’engagea dans l’escalier. La famille arrivait sur le
perron en bas quand la porte du rez-de-chaussée s’ouvrit. La propriétaire,
madame veuve Tancrède Langevin, devait se tenir de faction dans son salon
pour se manifester avec autant d’à-propos.
— Comme ça, vous êtes bien arrivés hier!
— Oui, commença Viviane. Mon frère, l’abbé Ruest, devait vous
avertir.
Le prêtre s’était occupé de la location du logement. Le poids de sa
soutane devait permettre de réduire un peu le prix demandé. Ce rôle
d’intermédiaire n’était que l’une des nombreuses interventions du brave
abbé pour faciliter leur transition vers la ville.
— Oh! Il me l’a dit. Sauf que parfois il arrive tant de choses…
— Nous nous sommes un peu perdus en chemin, mais nous nous
sommes retrouvés. Vous apprêtiez-vous à partir pour la messe?
La logeuse portait un chapeau fleuri, un souvenir des années 1940 à en
juger par son allure, et une robe toute propre.
— Oui. C’est l’heure.
— Voulez-vous marcher avec nous?
La vieille dame accepta. Ce fut donc tous ensemble qu’ils se dirigèrent
vers l’église Notre-Dame-Auxiliatrice, sise rue Bannentyne, au coin de
Galt. Durant le trajet, Viviane parla de ses bons enfants, qui se trouvaient
encore aux études; et madame Langevin rappela son statut de veuve en
soulignant la modestie de ses moyens, qui l’empêchait d’embaucher des
gens pour voir à l’entretien de la maison.
— Comme mon frère a dû vous en toucher un mot, mon mari pourra
faire des petits travaux. Dans la mesure où son emploi à l’hôpital le lui
permettra, bien sûr.
Une serviabilité qui lui valait un loyer à prix réduit.

L’église Notre-Dame-Auxiliatrice avait été terminée en 1941. Il


s’agissait d’un immeuble assez modeste, au revêtement de pierre flanqué
d’une petite tour faisant office de clocher. Évidemment, il ne s’agissait pas
de leur première visite à cet endroit. Depuis la nomination de l’abbé
Anselme Ruest à cette cure, la famille était venue à quelques reprises.
Romain connaissait donc les usages. Contre quelques cents, il obtint le droit
pour lui et sa famille d’occuper un siège à l’arrière du temple.
L’édifice présentait une allure plutôt inédite en contexte québécois:
aucune boiserie sombre et lourdement sculptée, aucune chaire ressemblant à
un bastion de château fort, aucune statuaire imposante. Il y avait un plafond
en ogive dépouillé et un jubé tout juste assez grand pour accueillir l’orgue
et une chorale modeste. Évidemment, le quartier était plutôt pauvre, par
contre, cela n’enlevait habituellement jamais leurs idées de grandeur au
curé et aux membres du conseil de la fabrique.
Un petit peloton d’enfants de chœur apparut et l’abbé Anselme Ruest
suivit, revêtu d’une chasuble crème très simple, ornée d’une croix. Malgré
l’absence de broderies complexes et de fils dorés, Viviane ne put
s’empêcher de murmurer:
— Mon Dieu qu’y est beau!
Son mari parut se recroqueviller un peu et les deux enfants échangèrent
un regard. L’idéal masculin de leur mère était son frère, et il était vêtu d’une
soutane.

Pendant le sermon, il fut beaucoup question de la visite de Marie,


enceinte de Jésus, à sa cousine Élisabeth, enceinte de Jean le Baptiste, qui
accueillait la visiteuse par ces mots: «Tu es bénie entre toutes les femmes,
et le fruit de tes entrailles est béni.» Tout le monde dans la province
connaissait ces paroles de l’Évangile selon saint Luc, pour les avoir
entendues à l’église, et les avoir répétées des milliers de fois dans le Je vous
salue Marie. Les noms de ces deux femmes étaient si familiers que
plusieurs devaient les considérer comme des parentes.
Pour la communion, tout le clan Chevalier s’avança vers la Sainte
Table, s’agenouilla et attendit en présentant un visage impassible. Le
moment venu, ils répondirent au Corpus Christi du prêtre par un Amen
murmuré, puis ouvrirent la bouche et tirèrent la langue. Les enfants
présentaient un visage gêné et celui du père paraissait renfrogné. Dès le Ite
missa est, Viviane ordonna:
— Dépêchons-nous, il ne faut pas le faire attendre.
Pourtant, se défaire de ses vêtements ecclésiastiques devait prendre
quelques minutes, sans compter les directives à donner à l’un et à l’autre.
Car diriger une paroisse, cela se comparait à s’occuper d’une petite
entreprise, avec un personnel composé d’employés réguliers, et d’autres,
occasionnels. Et parmi ces derniers, les enfants de chœur étaient sans doute
les plus difficiles à diriger.
Le presbytère, tout à côté de l’église, se donnait des allures de maison
bourgeoise. Une grande galerie à l’avant était surmontée d’un solarium.
Monsieur le curé pouvait ainsi bénéficier de la chaleur du soleil en toute
saison. Viviane frappa vigoureusement à la porte afin d’être entendue de la
ménagère. Connaissant l’organisation des lieux, elle savait que la cuisine se
trouvait assez loin de l’entrée principale.
— Bonjour, madame Arseneault, dit-elle à la femme qui vint ouvrir.
Nous sommes attendus pour dîner.
— Oui, je sais. Monsieur le curé n’est pas encore revenu de l’église.
L’employée, une veuve allant sur ses cinquante ans et toujours assez
accorte, s’exprimait avec un lourd accent des Îles-de-la-Madeleine. Cette
communauté était nombreuse à Verdun, au point de justifier la présence
d’une association et d’un lieu de rencontre.
— Ça, je le sais, puisqu’il vient tout juste de quitter le chœur. Vous nous
laisserez tout de même entrer, j’espère.
— Oui, oui, bien sûr, dit la femme en s’écartant. Vous pourrez l’attendre
au salon.
Même si les visiteurs connaissaient les aires de la maison, l’employée
les précéda jusque dans une pièce au décor plutôt austère, qu’une grande
croix noire accrochée au mur rendait plus sévère encore. Les meubles
dataient sans doute de la construction de cette demeure, vingt ans
auparavant.
— Puis-je vous servir à boire?
— Non, on va l’attendre. Je vais aller vous aider dans la cuisine.
— C’est pas nécessaire.
Le ton s’avéra un peu cassant, comme si cette femme craignait de voir
son royaume envahi. Une crainte probablement justifiée d’ailleurs.
— Voyons, c’est tout à fait naturel!
— Vraiment, je peux me tirer d’affaire.
Et puis la ménagère quitta la pièce. Viviane songea à imposer sa
présence, mais elle prit finalement place sur le canapé auprès de Marie-
Paule en grommelant:
— Franchement, un vrai chien de garde! Elle pense-tu que je vais lui
voler ses chaudrons?
— Non, seulement son emploi, lança Antoine à voix basse.
La remarque tira un demi-sourire à Romain. Certains des rêves secrets
de son épouse ne lui échappaient pas. Si certaines femmes de cet âge
rêvaient de quitter leur mari pour «s’accoter» avec les chanteurs de charme
Yoland Guérard ou Fernand Gignac, Viviane fantasmait plutôt sur le rôle de
ménagère de son frère aîné.
Peut-être à cause de la grande croix, les visiteurs se sentaient intimidés,
au point de ne pas oser adopter le ton normal de la conversation. Le silence
s’imposa bientôt. Heureusement, du bruit se fit entendre dans l’entrée et
l’abbé Ruest apparut dans la pièce.
— Je me disais aussi que vous deviez être rendus ici. Après la Sainte
Table pour la nourriture spirituelle, la mienne pour les nourritures terrestres!
Viviane fut la première à se lever pour s’approcher et tendre la joue:
— Je suis tellement heureuse de te voir. T’es une vraie bénédiction pour
nous. Cet appartement, et surtout le travail pour Romain…
— Voyons, ce n’est rien! L’appartement vous convient? C’est un peu
petit…
— Tout est parfait. En plus, on a eu la chance de faire le chemin avec
madame Langevin, à matin. C’est une femme charmante.
— Oui, sans doute, sans doute.
Le prêtre ne paraissait toutefois pas tout à fait convaincu. Il s’avança
vers son beau-frère la main tendue, et déclara:
— Même si c’est un grand changement pour toi, je pense qu’à la fin, tu
apprécieras.
Au moins, il comprenait que Romain soit bouleversé par la succession
des événements. Ensuite, l’hôte se dirigea vers son neveu.
— Seigneur, te voilà rendu plus grand que moi de deux ou trois pouces!
Tu as vraiment profité depuis la dernière fois.
— Comme une mauvaise herbe.
— Une herbe qui n’a rien de mauvais, j’en suis certain. Et toi, Marie-
Paule, je peux te faire la bise?
La proximité d’une soutane intimidait la jeune fille. Incertaine du ton de
sa voix, elle se contenta de hocher la tête. L’oncle effleura sa joue de ses
lèvres et constata:
— Tu deviens une bien jolie jeune femme.
Ces mots suffirent pour lui rougir les joues.
— Maintenant, nous allons passer à table. En attendant le repas,
j’ouvrirai une bouteille de vin. À moins que vous préfériez prendre une
bière, Romain et Antoine?
— Le vin, ça me va très bien, répondit Romain.
Quant à Antoine, il était heureux d’élargir ses expériences dans ce
domaine. De façon à présenter un air un peu dégourdi, quand il ferait
connaissance avec les étudiants de son nouveau collège. Leur hôte les
précéda dans la salle à manger. Naturellement, il occuperait la place du chef
de famille, tout en invitant Romain à s’asseoir à l’autre extrémité de la
table. Cela permit à Viviane de se placer immédiatement à sa droite, et les
enfants, à sa gauche.
— Je propose d’ouvrir une bouteille de rouge, ajouta le prêtre, compte
tenu du menu de ce midi. Et je vous assure, ce ne sera pas du vin de messe.
Anselme commença par servir sa sœur, puis il s’approcha de Marie-
Paule qui regarda en direction de sa mère pour quêter une permission tout
en bafouillant:
— Je ne sais pas… J’ai pas l’habitude.
— Ça, je m’en doute bien. Alors autant profiter de l’occasion pour ce
premier essai. Ici, tu ne risques vraiment rien.
— Toi, t’es un curé à la mode, commenta Viviane.
Ce qui, dans sa bouche, n’était pas du tout un compliment. Après avoir
servi ses autres invités, le prêtre regagna sa place en demandant:
— Hier, le déménagement s’est bien passé?
Viviane en était à évoquer le moment où ses enfants s’étaient égarés
dans la ville quand madame Arseneault apparut en poussant un petit chariot
devant elle. Le repas commencerait par un potage. Une nouvelle fois, la
mère de famille proposa en faisant mine de se lever:
— Je vais vous aider.
— Non, merci.
— Voyons, j’peux pas rester assise à vous regarder faire!
La scène se répéterait lors des deux services suivants. Finalement,
Viviane adopta l’attitude de la maîtresse de maison, se permettant de donner
des ordres à la domestique. Le visage de celle-ci trahissait sa frustration.
Monsieur le curé n’était pas dupe: sa sœur souhaitait lui signifier qu’elle
saurait bien mieux tenir sa maison qu’une étrangère.

Si la paroisse Notre-Dame-Auxiliatrice ne se classait pas parmi les plus


payantes du diocèse de Montréal, ni même de la seule ville de Verdun, son
curé ne se privait de rien. Le repas s’avéra copieux, et au moment de migrer
vers le petit salon – pas vraiment plus petit que le premier, juste beaucoup
moins formel –, il dressa une longue liste des alcools contenus dans son
armoire. Au point où sa sœur crut bon de noter, comme pour le disculper:
— C’est vrai, dans ta situation, tu dois recevoir bien des gens.
Parce que si la gourmandise – y compris celle des boissons – n’était pas
la pire faute de l’interminable liste qui venait à l’esprit des confesseurs, il
s’agissait d’un péché capital. Pourtant, plutôt que de la rassurer, il déclara:
— C’est vrai, je reçois des visiteurs tous les jours, quoique rarement des
personnes avec qui j’ai envie de prendre un verre.
Le petit salon ne s’encombrait d’aucune croix, d’aucune image pieuse.
Contre un mur, il y avait un appareil de télévision de marque Philco dans un
meuble de bois sombre. Une causeuse et quatre fauteuils permirent à
chacun de prendre ses aises. Les hommes prirent une bière et les femmes,
un porto.
— Marie-Paule, demanda bientôt l’hôte, aimerais-tu gagner quelques
dollars d’ici la rentrée scolaire?
— Oui, bien sûr.
— Une paroissienne m’a demandé si je connaissais une jeune fille
capable de garder ses deux enfants, un garçon et une fille de huit et six ans.
Ça serait six jours par semaine, de huit heures trente jusqu’à l’heure du
souper. Elle pourrait te donner six dollars.
La jeune fille interrogea sa mère du regard. Il lui était arrivé parfois de
garder, jamais plus d’une heure ou deux cependant, et toujours pour l’amour
du bon Dieu. Là, il s’agissait d’un véritable emploi à temps plein. Son oncle
évoquait un dollar par jour. C’était un vrai pactole.
— Pourquoi cette femme a besoin d’aide? Elle est malade? demanda
Viviane.
— Son mari possède un commerce de meubles rue Wellington, elle a
décidé de travailler à ses côtés. La fillette commencera l’école en
septembre, alors elle pourra se débrouiller sans gardienne à ce moment-là.
Marie-Paule gardait les yeux fixés sur sa mère. Pourtant, ce fut Romain
qui intervint:
— Si ça te tente, accepte. Ça te permettra de couvrir tes dépenses
personnelles sans avoir à me demander de l’argent. Parce qu’icitte, à part
rester devant la TV, chaque fois que tu voudras faire quelque chose, tu
devras payer.
Il avait bien compris la différence entre la ville et la campagne: les
fraises, on les achetait à l’épicerie, on n’allait pas les cueillir dans un
champ.
— Ça me tente beaucoup, même si je me demande si je saurai comment
m’y prendre.
— Tu sais, il s’agit juste de les garder, précisa Anselme. Ça veut dire
t’arranger pour qu’ils ne mettent pas le feu à la maison, qu’ils évitent de se
casser une jambe et qu’ils mangent quelque chose à midi. Je te donnerai
l’adresse de cette femme tout à l’heure.
Il y eut un silence, puis Antoine glissa:
— Je ne pense pas que garder des enfants soit pour moi, mais je serais
heureux de travailler aussi. Si vous entendez parler de quelque chose…
— Personne ne m’a signalé avoir besoin d’un jeune homme. Il faudra
faire le tour des entreprises pour offrir tes services.
Une démarche qu’il trouverait certainement difficile. Ensuite, la
conversation porta sur le rendez-vous de Romain avec la directrice de
l’hôpital Christ-Roi.

Comme il y avait les vêpres le dimanche après-midi, les visiteurs


quittèrent le presbytère un peu avant quatre heures. Une fois dans
l’appartement de la rue Claude, les deux enfants passèrent chacun leur tour
dans la section faisant office de chambre afin de se débarrasser de leur
uniforme scolaire. Ensuite, Antoine annonça son intention de faire une
longue marche afin de se familiariser avec les environs.
— Je peux aller avec toi? demanda tout de suite sa sœur.
— J’vais vous donner un peu d’argent, intervint la mère. Je suis certaine
qu’y a des commerces ouverts le dimanche où acheter de quoi pour le
souper et le déjeuner de demain matin.
Elle n’avait emporté aucun aliment de Nicolet de peur de tout perdre
pendant le long trajet. Les enfants venaient à peine de sortir quand Romain
dit à sa femme:
— Moi, je vais m’asseoir derrière pour prendre un peu le frais.
Une grande galerie parcourait toute la largeur du petit immeuble. Au
milieu, un escalier un peu branlant et plutôt raide permettait de descendre
dans une cour en friche qui devait devenir boueuse les jours de pluie. Au
bout de la galerie, une passerelle longue de six pieds menait à un hangar
tout aussi haut que la maison. Curieux, il se rendit jusqu’à la porte pour
l’ouvrir. Romain pensa qu’il ferait bien d’acheter un cadenas afin d’en
interdire l’accès. Il y avait là un réservoir de mazout passablement rouillé
alimentant le seul appareil de chauffage de l’appartement, une «annexe» à
l’huile placée dans un coin de la cuisine.
Il entendit la voix de sa femme:
— La passerelle a l’air branlante. J’espère qu’elle tombera pas sous
notre poids.
— Pis moi, j’espère qu’un tarla viendra pas mettre le feu dans la cabane.
Ça se voit, des fois.
Les journaux avaient évoqué quelques incendies de ce genre dans les
quartiers populaires de Montréal. Il existait même un programme pour
inciter les propriétaires à démolir ces constructions sommaires.
— Demain, dit-il encore, en faisant les commissions, tu prendras un
cadenas. Les crampes sont déjà dans le cadre de la porte.
L’homme fit un tour complet sur lui-même pour dresser l’inventaire des
lieux. Il y avait quelques outils rouillés accrochés au mur, trois boîtes
visiblement remplies de vieux journaux couverts de moisissures, des
torchons, des planches et des châssis doubles. Des objets abandonnés par le
précédent locataire. Il y avait également une chaise berçante en piètre état,
qu’il saurait certainement rendre de nouveau utilisable. Il pourrait la laisser
sur la galerie.
— Il faudra aussi demander à la propriétaire le nom du fournisseur
d’huile à chauffage.
Comme l’endroit sentait la poussière et le bois vermoulu, Romain
décida de retourner sur la galerie. Elle était à l’ombre à cette heure de la
journée, alors que le soleil plombait sur le petit balcon à l’avant. Il prit une
chaise dans la cuisine et s’y installa, les deux pieds sur le rebord de la
balustrade. Viviane rentra, pour bientôt réapparaître:
— J’me demande combien je devrais lui demander…
— Demander quoi, à qui?
— Une pension à Marie-Paule.
— T’as pas l’intention de faire ça?
— Ben, elle va toucher un salaire…
— Une piasse par jour pour huit heures d’ouvrage! Tu vas les lui laisser
et elle les dépensera comme elle voudra. Nous, on va continuer à loger pis à
nourrir nos enfants, comme on le faisait à Nicolet, pis à les envoyer aux
études. Autrement, plus tard, ils seront des crève-la-faim comme nous
autres…
Le ton avait monté sur les derniers mots. Tout le monde parlait de
l’éducation comme d’une façon d’accéder à une vie meilleure.
— Sauf que là, elle va faire de l’argent, et pas Antoine.
S’il y avait une fille à papa dans cette maison, la présence d’un fils à
maman était indéniable.
— Y a juste à faire le tour des magasins et des entreprises des environs
pour offrir ses services. Avec un peu de chance, il trouvera bien.

Dehors, Marie-Paule demanda:


— Tu penses qu’il y a des magasins ouverts un dimanche après-midi?
— Ça nous donnera une occasion de vérifier si les professeurs du
Séminaire de Nicolet ont raison de prétendre que la religion s’en va chez
l’diable, en ville.
Machinalement, ils s’étaient dirigés vers le sud afin de rejoindre la rue
de l’Église, pour tourner ensuite à droite. Dans leurs souvenirs, la rue
Wellington demeurait celle des commerces. Rendue là, la jeune fille
demanda encore:
— Ça te tente d’aller jusqu’à la rue Beatty?
— T’as envie d’aller te présenter à cette dame Donnelly?
— Je me contenterais de voir où se trouve la maison pour être certaine
de ne pas me perdre demain matin.
Non seulement l’abbé Ruest lui avait donné le nom et l’adresse de sa
nouvelle patronne, mais il lui avait également indiqué la manière de s’y
rendre: il fallait marcher vers le sud pendant moins d’un mille, pour ensuite
continuer rue Beatty en direction du fleuve.
— Allons-y, en ouvrant l’œil pendant le trajet.
Antoine désirait repérer tous les commerces susceptibles d’embaucher
un jeune homme plein de bonne volonté, bien que sans aucune compétence
particulière. Mentalement, il en dressa une liste, des cinémas jusqu’aux
stations-service.
Dans toutes les rues transversales qu’ils croisèrent, des immeubles à
logements multiples s’alignaient des deux côtés de la rue. Celui qu’ils
occupaient rue Claude ne comptait pas parmi les plus délabrés, quoique
certainement pas parmi les plus cossus. Leur père avait quitté sa ferme pour
venir grossir les rangs des besogneux de la ville, ceux qui devaient
surveiller de près toutes leurs dépenses et redouter les imprévus. Car si sur
une ferme on pouvait compter sur la forêt pour obtenir du bois de poêle et
sur le potager pour certains aliments de base, aucune stratégie de survie ne
permettrait de pallier l’absence de salaire en ville.
Quand ils dépassèrent le boulevard Desmarchais, la qualité des
logements s’accrut beaucoup. Et rue Beatty, ils virent surtout des maisons
unifamiliales, certaines majestueuses. Celle des Donnelly ne se distinguait
pas par sa taille – des cultivateurs de Nicolet possédaient beaucoup plus
grand –, mais par son revêtement de brique, le pourtour des fenêtres et les
angles des murs soulignés de pierre, et surtout, par une pelouse soignée à
l’avant comme à l’arrière, de grands arbres et des arbustes.
— Je pense que je ne suis jamais entrée dans une aussi belle maison,
commenta la jeune fille, plantée sur le trottoir.
— Pour ça, les cultivateurs du rang du Grand-Saint-Esprit ne sont pas
aussi soigneux. Par contre, on en voit quelques-unes aussi bien entretenues
à Nicolet.
Pendant un instant, ils demeurèrent là, à envier un mode de vie dont ils
se faisaient une idée grâce à la télévision. Antoine pointa la ligne des arbres
sur sa droite:
— Ça doit être la rive du fleuve. On y va?
— Nos parents nous attendent pour souper…
— Comme nous avons dîné plutôt richement, je suppose qu’ils
survivront.
Puisqu’elle était tout aussi curieuse que son frère, ils marchèrent donc
jusqu’au boulevard LaSalle, le traversèrent pour s’approcher du cours
d’eau. Le garçon remarqua, un peu étonné:
— Je croyais le fleuve beaucoup plus large.
Plus loin, ils pouvaient voir un grand champ avec, çà et là, des bouquets
d’arbres.
— C’est l’île des Sœurs.
Marie-Paule avait passé suffisamment de temps à étudier le plan de la
région de Montréal pour avoir une bonne idée de l’organisation de l’espace
à Verdun.
— L’île des Sœurs?
— Je n’en sais pas plus que toi à son sujet, mais le nom m’est resté en
mémoire. Ce n’est pas commun.
Pendant quelques minutes, ils longèrent la plage herbeuse. Certains
commerces, des restaurants pour la plupart, ainsi que des établissements de
location d’embarcations, étaient construits près de l’eau. Compte tenu du
temps très chaud, des baigneurs s’y trouvaient, étendus sur des serviettes.
Certains se lançaient des balles ou des ballons. Le tout avait un air de
vacances.

Les Chevalier soupèrent de nouveau devant le téléviseur. Cette fois, ce


fut Robin des bois qui égaya le repas, suivi par Papa a raison. L’épisode de
ce 2 juillet avait un titre: Margaret apprend à conduire.
— Maman, quand penses-tu t’y mettre? demanda Antoine, un peu
moqueur.
— C’est pas pour moi. Pis quand ton père est pas disponible, toi t’es là.
Viviane Chevalier n’entendait pas compter parmi celles qui se
mériteraient un jour des remarques du genre «femme au volant, danger
constant».
— Moi, si papa veut me montrer, j’aimerais apprendre, souhaita Marie-
Paule.
— Pourquoi pas, répondit le principal intéressé.
Cela lui valut le plus gentil des sourires. À huit heures, il y eut une
petite discussion sur la suite de la soirée. L’École des vedettes eut ses
partisans, mais Antoine plaida pour le Ed Sullivan Show:
— Maintenant qu’on a le 6, on peut écouter ce qui fait parler toute
l’Amérique.
Même si aucun d’entre eux n’avait jamais vu un épisode de l’émission,
par les journaux, ils avaient entendu parler de toutes les couventines qui
avaient été chassées de leur école pour avoir regardé les déhanchements
lascifs d’Elvis Presley, quelques années plus tôt. Et même à Nicolet, des
gens possédaient de hautes antennes permettant de capter certains postes
américains. À ce sujet, des remontrances avaient été formulées tant par les
sœurs de l’Assomption que par les prêtres du Séminaire.
Ce soir-là, comme Louis Armstrong figurait parmi les invités, Antoine
se déclara parfaitement satisfait. Quand Romain quitta son fauteuil, ce fut
en précisant:
— C’est pas que j’aime pas, les jeunes, seulement je préfère aller me
coucher. Demain, je ne voudrais pas que la sœur me trouve fatigué.
Il commencerait un nouvel emploi à titre de salarié. La dernière fois,
c’était à la Canada Iron – ou CanRon, comme on disait d’habitude – de
Trois-Rivières, au début des années 1940. À cette époque, partout au
Canada la production de guerre attirait des dizaines de milliers de fils
d’agriculteurs dans les usines.
Plus tard, à la fin de l’émission, Marie-Paule s’absenta à son tour afin
d’aller prendre un bain, le second en autant de jour. Dans d’autres
circonstances, sa mère aurait sans doute trouvé suspect ce souci de propreté,
mais elle aussi ferait face à une nouvelle patronne le lendemain. Dans sa
courte existence, il s’agissait d’une expérience inédite.
Quand le bruit des robinets se fit entendre, Viviane demanda à Antoine:
— Toi, as-tu trouvé que la servante faisait bien à manger?
— Ce n’était rien qui s’approche de la nourriture préparée par une mère
aimante.
— Dis pas des niaiseries. As-tu aimé son manger?
— Oui. Pour la qualité et la quantité.
— Me semble que je ferais mieux avec la même somme pour faire les
achats. Pour la tenue de la maison aussi.
— Comme ça, j’avais raison de lire beaucoup de jalousie sur ton visage.
Viviane se troubla un peu d’être aussi facilement devinée. Toutefois, il
ne servait à rien de nier. Plutôt, elle admit:
— T’imagines comment on serait bien, dans cette grande maison?
— J’imagine. Seulement je pense que ce genre de travail revient à une
vieille dame, d’habitude.
— Voyons, elle est à peine plus vieille que lui!
Le garçon convint que c’était sans doute le cas.
— Et vivre avec sa sœur, ça serait certainement plus convenable.
— Avec sa sœur, son mari et ses deux enfants, ça pourrait faire jaser. Ce
sont les pasteurs protestants qui vivent en famille. Les curés catholiques
sont condamnés à demeurer vieux garçons et à vivre avec leur ménagère.
Cela dit, avec le concile Vatican II, Jean XXIII rêve peut-être de permettre
aux prêtres de se marier.
— Y a jamais moyen de parler sérieusement, avec toi.
— Comment veux-tu que je sois sérieux? Tu es une mère de famille et
tu parles de devenir la ménagère du curé. Dans ton histoire, je suppose que
papa devient bedeau, et moi, servant de messe?
Viviane devint toute rouge. Elle se leva et ronchonna en sortant:
— Le temps que ta sœur sorte du bain, je vais aller replacer les choses
dans la cuisine.
Marie-Paule croisa sa mère en revenant dans le salon.
— Qu’est-ce qu’elle a? demanda la jeune fille à voix basse.
— J’ai brisé tous ses rêves d’avenir.
Marie-Paule fronça les sourcils.
— Elle rêvait à haute voix que nous emménagions tous au presbytère et
qu’elle devenait la ménagère. Je lui ai dit à mots pas tout à fait couverts que
c’était ridicule.
Chapitre 3

Romain Chevalier dormit mal et se réveilla particulièrement anxieux, au


point de se sentir incapable d’avaler autre chose qu’un peu de thé. À huit
heures, il quitta l’appartement pour aller emprunter la rue Hickson et
marcher jusqu’au boulevard LaSalle. L’hôpital Christ-Roi se dressait là.
C’était un édifice plutôt imposant, dans un style vaguement art déco, au
recouvrement de brique brunâtre. Monseigneur Joseph-Arsène Richard en
avait lancé la construction pendant la crise économique des années 1930.
Inauguré en 1932, l’endroit s’était trouvé tout de suite en grande difficulté
financière.
Dès l’entrée, il reconnut l’odeur de maladie et de peur. Les séjours de sa
femme à l’hôpital Saint-Joseph lui avaient laissé un souvenir impérissable
des établissements de soins. À la religieuse en faction près de la porte, il
demanda où se trouvait le bureau de la directrice. Près de l’ascenseur, un
grand christ en croix lui rappela le caractère confessionnel de l’institution.
À l’étage, il découvrit sans mal la pièce où travaillait une femme vêtue d’un
uniforme noir, le visage encadré d’une guimpe blanche, avec un lourd
crucifix pendant sur la poitrine.
Pendant un instant, il demeura debout devant la porte ouverte, sans oser
la déranger. Finalement, la religieuse dut se sentir observée, car elle leva les
yeux.
— Je peux vous aider, monsieur?
— Mère Joseph-du-Sacré-Cœur?
Cette façon de s’adresser à une personne juste un peu plus vieille que lui
paraissait ridicule. D’un autre côté, le «madame», et pire le
«mademoiselle», plus conforme à son statut matrimonial, serait plus
ridicule encore.
— C’est moi. Je suppose que vous êtes Romain Chevalier.
Il hocha la tête. Elle l’invita à occuper la chaise devant son bureau.
— J’ai compris que vous êtes un parent de monsieur le curé Ruest.
— C’est mon beau-frère.
Elle remua la tête, comme si son souvenir se précisait.
— Vous avez décidé de venir vous établir en ville?
— J’ai perdu ma ferme, je n’avais pas vraiment le choix…
Cela donnait une bien piètre image de lui.
— Nous avons un employé qui veut prendre sa retraite, vous pourrez le
remplacer. Il s’occupe de l’entretien ménager. Je lui ai demandé d’attendre
votre arrivée avant de partir, pour vous expliquer les tâches à accomplir.
Voulez-vous signer tout de suite les documents d’embauche, ou préférez-
vous attendre d’avoir vu en quoi consiste le travail?
Romain avait hâte de recevoir une première paye, et régler tout de suite
les questions administratives la ferait sans doute arriver plus vite. Le petit
pécule de la vente de sa ferme et de son bétail représentait une bien piètre
protection contre les aléas de l’existence, il tenait d’ailleurs à le garder à
peu près intact le plus longtemps possible.
— Je sais ce que c’est, l’entretien ménager.
— Alors si vous voulez bien signer ceci…
Elle chercha les papiers d’embauche dans un de ses tiroirs. Comme le
visiteur connaissait déjà le salaire offert, soixante dollars par semaine, il
s’exécuta. En moyenne, les ouvriers des entreprises manufacturières de la
province en gagnaient presque vingt de plus.
— Tout de même, il y aura une formalité à remplir: un examen médical.
— Comment ça? Je suis capable de faire du ménage.
— C’est un hôpital ici, alors il est important de savoir si vous risquez de
contaminer des patients. Ce que l’on craint le plus, c’est la tuberculose.
Quand un médecin aura une minute à vous consacrer, je vous ferai chercher
dans la bâtisse. Ce n’est pas négociable.
Romain hocha la tête pour donner son accord.
— Maintenant, allons voir monsieur Patenaude.
Sœur Joseph-du-Sacré-Cœur quitta sa chaise. Le père de famille la
suivit dans le couloir, puis dans l’ascenseur. Elle appuya sur le dernier
bouton, afin de se rendre au sous-sol. Et là, elle progressa dans un couloir
encombré de cartons et de meubles tout juste bons pour le dépotoir. Et tout
au fond, dans une pièce éclairée seulement de manière artificielle, ils
découvrirent un homme chenu et obèse, le souffle court même quand il se
trouvait assis sur une chaise.
— Monsieur Patenaude, je vous présente monsieur Chevalier, l’homme
qui prendra votre relève. Vous l’accompagnerez toute cette semaine pour lui
montrer ce qu’il faut faire.
— Oui, ma sœur, dit l’autre.
— Vendredi, nous comptons tous sur votre présence pour une petite fête
afin de souligner votre départ.
— Je ne manquerais pas ça pour tout l’or du monde, ma sœur.
Romain perçut très bien l’ironie du ton. La religieuse aussi, sans doute,
cependant mieux valait laisser passer.
— Alors c’est un rendez-vous. Vous viendrez aussi, monsieur Chevalier.
Maintenant, je vous laisse.
La femme leur souhaita une bonne journée avant de repartir. Le vieux
Patenaude demeura silencieux jusqu’à ce qu’il entende le bruit des portes de
l’ascenseur qui se referment.
— Ma sœur par icitte, ma sœur par là. Faudra t’y habituer.
— Moi qui lui donnais du “ma mère”, tout à l’heure. J’espère qu’elle
m’en voudra pas de l’avoir vieillie un peu.
L’autre s’amusa de la répartie. Puis il appuya la paume de sa main droite
sur son vieux bureau encombré de journaux pour s’aider à se mettre debout,
tout en disant:
— Bon, allons-y. Icitte, y a les as de la médecine, pis le roi de la moppe.
Dans une pièce voisine où se trouvait un grand évier, il ouvrit le robinet
afin de remplir d’eau chaude un seau monté sur des roulettes.
— C’est toé qui va le descendre de là, par exemple.
Romain s’exécuta quand l’autre le lui demanda. Il mit lui-même du
savon. Patenaude lui tendit une moppe et un balai neufs:
— Tes principaux outils de travail. Les miens vont prendre leur retraite
avec moi. Tu trouveras les autres outils et les produits nettoyants sur tous
les étages.
Ils quittèrent le petit cagibi. Le vieil homme marchait en posant la main
sur le mur à tous les cinq pas, pour garder son équilibre. Visiblement, son
départ à la retraite s’imposait. Le grand nettoyage commencerait par le
dernier étage.
Marie-Paule prit le temps de manger même si elle se sentait tout aussi
nerveuse que son père l’avait été à l’heure de quitter la maison un peu plus
tôt. Pour la première fois, elle travaillerait pour quelqu’un. Cadette d’une
fratrie se limitant à deux personnes, elle ne pouvait même pas compter sur
l’expérience acquise auprès de frères et sœurs plus jeunes. Elle avait
seulement gardé des enfants à Nicolet à quelques reprises.
— Ne t’en fais pas, ça va aller, l’encouragea Antoine en voyant sa
nervosité. Après tout, t’es à peine plus vieille que tes protégés. Vous jouerez
à la poupée toute la journée.
— Je dois m’occuper d’un garçon et d’une fille.
— Bon, tu devras jouer aussi avec des petits camions ou des soldats de
plastique. Tu y arriveras.
Témoin de ce bout de conversation, Viviane intervint:
— Tu penses pas que tu devrais porter une robe? C’est pas tout le
monde qui apprécie les filles en pantalon.
Elle avait enfilé un pantalon capri bleu, et une chemisette assortie. Ses
pieds étaient nus dans ses souliers de toile.
— Hum… J’ai pensé mettre mon uniforme de couventine, mais si je
veux le porter toute l’année prochaine, mieux vaut le mettre dans des boules
à mites.
Le commentaire eut l’heur de réduire sa mère au silence. Il faudrait
bientôt aller refaire la garde-robe de l’adolescente. Elle grandissait toujours,
et son corps mettait un peu à l’épreuve les coutures de ses vêtements.
Bientôt, Marie-Paule refit le même trajet que la veille. Une fois arrivée
rue Beatty, elle apprécia toujours autant les belles demeures. Ce fut le cœur
battant qu’elle frappa contre le bois de la porte. Comme personne ne vint
d’abord, il lui fallut recommencer une seconde fois.
Finalement, une femme aux cheveux bruns ouvrit.
— Je n’étais pas certaine d’avoir entendu des coups. La sonnette ne
fonctionne pas?
L’adolescente remarqua alors le bouton sur le cadre, à gauche de la
porte.
— Je n’avais pas vu…
En réalité, ce genre d’équipement lui était totalement inconnu.
— J’achève de me préparer. Suis-moi.
Madame Donnelly était vraiment jolie. Elle portait un beau chemisier
blanc et une jupe bleue assez ample. En s’engageant dans l’escalier, elle
demanda:
— Tu as quel âge?
— Seize ans.
— Ne regarde pas le désordre. Je me suis levée un peu tard.
L’adolescente apprécia les meubles élégants de la chambre, en
particulier la coiffeuse dont la surface s’encombrait de parfums, de tubes de
rouge, de poudriers. La femme prit une paire de bas dans un tiroir pour
s’asseoir ensuite et enfiler le premier.
— Tu viens de la campagne, je pense.
— Du rang du Grand-Saint-Esprit.
— Quoi?
— Le rang du Grand-Saint-Esprit. C’est à Nicolet.
Et pour éviter un interrogatoire, elle s’empressa d’ajouter:
— Je ne sais pas trop où on a pêché ce nom.
Voir cette inconnue troussée jusqu’à la taille, au point de montrer sa
culotte au moment d’attacher les bas à la ceinture, lui mit un peu de rose
aux joues. Sa mère ne l’avait pas habituée à une familiarité pareille.
— Tu as gardé des enfants, déjà?
Marie-Paule hésita juste assez longtemps pour que son interlocutrice
enchaîne:
— Bien sûr, à la campagne, tout le monde a de grosses familles.
Maintenant, Emma Donnelly faisait face à son miroir et appliquait du
rouge à ses lèvres. Échappant à son regard, Marie-Paule osa dire la vérité:
— Je n’ai qu’un frère plus âgé. Après ma naissance, ma mère a perdu
un bébé, et ensuite, elle ne pouvait plus. Mais les voisins en avaient près
d’une douzaine.
Ce qui était la stricte vérité, sans prétendre qu’elle avait été leur
gardienne. Tout de même, madame Donnelly voulut prendre cela comme
une preuve de compétence. Elle se leva pour sortir de la pièce. La jeune
fille considéra devoir la suivre. Sur le palier, la femme appela très fort:
— Les enfants, dans trois minutes je veux vous voir en bas. Et ne me
mettez pas en retard.
Au rez-de-chaussée, elle entraîna sa nouvelle employée dans une
cuisine équipée de tous les appareils électriques modernes, dont souvent
Marie-Paule ne connaissait l’usage que par les publicités à la télévision, ou
alors des émissions comme La famille Stone ou Papa a raison. Madame
Donnelly ouvrit une armoire pour prendre une tasse sur la tablette la plus
haute, et en montrer le contenu à l’adolescente: quelques billets d’un ou
deux dollars, et des pièces de monnaie.
— Ça, c’est pour tes petites dépenses, et celles des enfants. Il y a aussi
des billets d’autobus…
— Pour quoi faire?
— Les amener à la piscine, au casse-croûte, acheter des crèmes
glacées… Des choses comme ça. Ils ne cesseront pas de te casser les
oreilles en te demandant ceci ou cela. Arrange-toi juste pour qu’ils ne se
rendent pas malades à force de manger des cochonneries. Tu leur prépareras
à manger tous les midis. Tu te serviras dans le frigidaire. Je reviendrai à peu
près à cinq heures trente.
C’est là que la fillette et le garçon arrivèrent, tous les deux vêtus d’un
short et d’une chemisette. La première lui adressa un «Hello» timide, alors
que le second la regarda avec un air de défi dans les yeux.
— Voici Priscilla et Nelson.
— Bonjour, je suis contente de vous rencontrer, les salua Marie-Paule
avec son meilleur sourire.
La fillette vint se placer près d’elle pour lui prendre la main; le garçon
dit quelque chose en anglais. L’adolescente regarda sa patronne, une
interrogation dans les yeux.
— Mon mari est Irlandais. Depuis un certain temps, Nelson fait
semblant de ne comprendre que l’anglais. Mais ne t’en fais pas, si tu lui
parles français, il comprendra. Et s’il ne t’obéit pas, tu lui donnes une bonne
fessée. C’est bon dans toutes les langues. Et s’il s’entête à te désobéir, tu
m’en parles. Son père a la main assez lourde.
Tout cela avait été dit avec un petit sourire entendu. Les fessées
devaient être rares. Puis la femme s’assit sur les talons, ouvrit les bras pour
les embrasser, laissant des traces de rouge sur leurs joues. En se relevant,
elle ajouta:
— J’y vais. Nous nous retrouverons cet après-midi.
Emma s’empressa de quitter les lieux. Ce bout de conversation l’avait
mise en retard. Priscilla reprit la main de sa nouvelle gardienne en disant:
— Viens jouer avec moi.
— Si ton frère joue avec nous.
La proposition déçut la fillette, qui espérait un tête-à-tête avec la
nouvelle venue, et le garçon, lui, craignait de se retrouver avec une poupée
dans les bras. Comme Marie-Paule voulut bien se passionner pour ses
camions et ses voitures jouets, elle arriva rapidement à se gagner son
affection.

La moitié des commerces de Verdun étaient situés rue Wellington.


Antoine commença son pèlerinage à l’intersection de la rue Régina, pour
descendre ensuite vers le sud. Spontanément, il décida d’ignorer tous les
restaurants. Aller d’une table à l’autre pour prendre les commandes et
ensuite apporter les assiettes ne lui disait rien.
Son premier arrêt fut à un magasin de fer – une quincaillerie. À la dame
entre deux âges qui se tenait derrière la caisse, il demanda:
— Je peux rencontrer le propriétaire?
— Et qu’est-ce que tu lui veux, au propriétaire?
— Lui parler.
Son interlocutrice se tourna à demi pour lancer à tue-tête:
— Armand, y a un gars qui veut te parler.
Les trois clients présents sur les lieux tournèrent la tête pour examiner le
nouveau venu. Un homme vint se planter dans l’entrée de l’entrepôt, à
l’arrière:
— Pis y me veut quoi? cria-t-il à son tour.
Plutôt que de donner aussi de la voix, Antoine s’approcha à grandes
enjambées:
— Je me cherche un emploi.
À cause de son inconfort, sa voix manquait d’assurance.
— Ben, prends-le pas mal, seulement j’ai besoin de personne.
Le garçon accusa le coup et dit «merci» sans trop savoir pourquoi avant
de sortir.
Le vieux Patenaude faisait bien de prendre sa retraite, car son état de
santé était inquiétant. Sa vadrouille lui servait plus à s’appuyer qu’à
nettoyer les planchers. Romain réalisa que la tâche n’était pas très
complexe: il devrait laver les planchers de tous les étages et récurer les
salles de bains à grand renfort de Lysol.
Comme ils entraient dans une chambre abritant quatre femmes, ils
constatèrent que les rideaux avaient été tirés autour d’un lit, et une voix
masculine leur parvint.
— On repassera, grommela le vieil homme en sortant.
Ce fut dans le couloir qu’il expliqua:
— Quand un docteur est dans une chambre, on va dans la suivante. Pour
pas déranger Sa Sainteté, pis pour rien voir qu’on doit pas voir.
— Qu’est-ce que tu veux dire?
— Ben d’habitude, les malades aiment pas avoir quelqu’un qui regarde
quand elles sont déshabillées. Pis si les sœurs imaginent que tu te rinces
l’œil, tu resteras pas longtemps icitte.
Effectivement, ils croisaient sans cesse des religieuses. Et Patenaude les
saluait bien bas par un «Bonjour, ma sœur». Machinalement, le nouvel
employé adoptait le même ton, les mêmes gestes. Or, puisqu’une école de
garde-malade avait été associée à l’hôpital Christ-Roi depuis 1940, des
jeunes femmes plutôt aimables, un uniforme blanc sur le dos et une coiffe
sur la tête, parcouraient aussi les couloirs. Le vieil homme les connaissait
toutes et se montrait très familier avec elles.
Au point de lancer à une brunette:
— Pis, Madeleine, ton chum s’est-y décidé à te demander en mariage?
— Pas encore, monsieur Patenaude.
— Tu parles d’un niaiseux. Si y fait pas attention, un autre va le faire.
Comme moé, par exemple.
— Je ne dirais peut-être pas non, sauf que vous oubliez un détail: vous
êtes déjà marié.
— Qu’esses-tu veux, personne est parfait.
Quand ils se furent éloignés un peu, il dit à voix basse:
— C’est des bonnes filles. Dommage que dans mon temps, toutes les
garde-malades étaient des religieuses.

Rapidement, Priscilla présenta sa poupée Clara à sa gardienne. Elle


avait les joues rondes, les cheveux roux et était fabriquée d’un plastique
souple et très doux.
— Écoute.
La fillette tira sur une ficelle pour faire entendre des pleurs.
— Elle fait pas juste brailler, elle pisse aussi, commenta Nelson.
Ainsi, le garçon avait recours à un vocabulaire français assez élaboré,
quand il s’agissait d’évoquer de grandes vérités. D’ailleurs, sa sœur fit oui
de la tête pour confirmer ses dires, un petit sourire entendu sur les lèvres.
— C’est parce qu’elle boit. Regarde.
Elle chercha un petit biberon pour le poser sur les lèvres entrouvertes,
qui aussitôt s’agitèrent dans un mouvement de succion. Ensuite, Priscilla
tint à présenter à Marie-Paule une seconde poupée, Louise, vêtue d’un tutu
bleu et de chaussons, qui marchait à ses côtés quand on la tenait par la
main.
Comme Nelson se sentait ignoré, il disparut un instant pour revenir avec
un chapeau de cow-boy sur la tête, une ceinture avec un étui de part et
d’autre, et un revolver de fer-blanc dans chaque main. Il tirait à répétition
tout autour de lui, comme s’il entendait faire un carnage. Chaque impact du
chien venait avec une petite explosion et une mauvaise odeur à cause des
pétards qui se déroulaient à chaque coup.
Il interrompit sa fusillade pour expliquer:
— Je suis Roy Rogers.
Marie-Paule avait vu suffisamment de films américains à la télévision
pour savoir qu’il parlait d’un cow-boy au costume plutôt ridicule. Elle
comprit devoir abandonner pendant un instant les poupées pour accorder
son attention à ce garçon qui, autrement, deviendrait turbulent.

Au gré de ses démarches, Antoine se retrouva devant un magasin


portant en façade les mots Donnelly’s Furniture. Il s’agissait sans doute des
employeurs de sa sœur. Il entra pour admirer des meubles de salle à manger,
de chambre et de salon de belle qualité.
Au fond de la grande salle d’exposition, une femme était assise derrière
un bureau, penchée sur de la paperasse. Bientôt, elle leva les yeux et posa
son stylo pour venir vers lui. Il remarqua la démarche ondulante, la taille
mince et le sourire engageant. La mère des protégés de Marie-Paule ne
manquait vraiment pas de charme.
— Que puis-je faire pour vous? demanda-t-elle.
— Je cherche du travail.
— Je me disais aussi que vous ne ressembliez pas à un jeune marié
désireux de meubler son nouvel appartement.
C’était très condescendant. Elle continua toutefois avec un sourire
aimable:
— Malheureusement, notre personnel est complet. Toutefois, je vous
souhaite bonne chance.
Il la remercia, puis quitta les lieux. La réponse ne le surprenait pas du
tout. Les vendeurs de meubles ne portaient pas, comme lui, une chemise à
carreaux et des souliers de toile. Et lui n’avait pas du tout envie de se
dénicher un complet et une cravate pour effectuer ce genre de travail.
Dehors, il chercha un banc où s’asseoir pour repenser sa stratégie. En
arrêtant à toutes les portes, à force d’essuyer des refus, il finirait par
déprimer.
Avant de reprendre ses démarches, il acheta une copie de La Presse.
Que les deux plus importants articles en première page concernent des
conflits de travail lui parut ironique. Il avait hâte de pouvoir se payer le luxe
de se mettre lui aussi en grève. Puis il apprit la mort d’Ernest Hemingway.
Il remit à plus tard l’occasion d’en apprendre plus à ce sujet, pour consulter
les annonces classées.
Il semblait y avoir des centaines de logis à vendre ou à louer, des
musiciens offraient leur instrument, des navigateurs du dimanche, leur
embarcation. Pour d’autres, c’étaient des radios, des téléviseurs, des
cuisinières ou des réfrigérateurs, des pupitres ou des machines à écrire. Ce
ne fut qu’à la page vingt-six qu’il vit le titre «Hommes demandés».
Certaines annonces étaient visiblement trop belles pour être vraies, comme
celle qui demandait «3 jeunes hommes agressifs, 18 ans et plus, travail
publicitaire durant l’été. Mise très soignée, 75 $ et plus par semaine.»
Parfois, cela ressemblait au synopsis d’un mauvais film: «DÉTECTIVE
PRIVÉ 18 ans et plus, aucune expérience nécessaire. Nous vous
entraînerons suivant vos capacités.»
La plupart du temps, on cherchait un travailleur déjà compétent, dans
des domaines dont, parfois, il ne connaissait même pas le nom. Ou alors des
personnes bilingues. Rares étaient les emplois destinés à des jeunes
hommes ne sachant rien faire.
Antoine décida de rentrer à la maison pour dîner.

Parce qu’elle s’inquiétait un peu du sort de ses enfants, Emma Donnelly


revint à la maison dès cinq heures, pour les découvrir assis devant la
télévision en train d’écouter Aigle Noir. Toujours avec son chapeau sur la
tête et ses revolvers dans les mains, Nelson paraissait sur le point de
rééditer le massacre de Wounded Knee. Priscilla s’appuyait contre sa
gardienne, sa poupée Clara dans les bras.
— Moi qui craignais de trouver la maison sens dessus dessous,
commenta la maîtresse de la maison en venant les embrasser.
Marie-Paule quitta le canapé, un peu gêné de gagner de l’argent aussi
facilement.
— Oh! Ils sont tellement sages.
La mère eut un sourire amusé, pas du tout convaincu. Le naturel
reviendrait très bientôt à sa progéniture.
— Alors je peux compter sur toi pour demain?
— Bien sûr.
— Pourrais-tu arriver une dizaine de minutes plus tôt?
L’adolescente l’assura que son heure serait la sienne. Puis après une
hésitation, elle continua:
— Cet après-midi, ils m’ont demandé d’aller à la piscine. Vous le leur
permettez?
— Oui, bien sûr. Tout ce qui ne menace pas leur santé.
— Où se trouve la piscine?
— Tu peux faire confiance à Nelson, il connaît le chemin.
Comme la jeune fille ne faisait pas mine de partir, Emma demanda:
— Il y a autre chose?
— Depuis une demi-heure j’écoute la télévision avec eux. Je pourrais
mettre le souper en route, si vous le désirez. Je ne suis pas très bonne, mais
quand même, au couvent nous avions des cours de cuisine…
En réalité, elle se souciait surtout que l’ordinaire de la maison Chevalier
ne convienne pas chez ces gens. Les mille et une façon d’apprêter le steak
haché – et le baloney dans les moins bons jours – lasseraient assez
rapidement une famille aussi bien nantie.
— Toi, tu es comme une bonne fée. Je vais y penser, et nous
reprendrons cette conversation demain.
Marie-Paule prit le temps de souhaiter une bonne soirée aux enfants
avant de quitter la maison. Au souper, les Donnelly entendirent leurs
enfants louanger leur nouvelle gardienne. Alors qu’il mettait les couverts
dans le lave-vaisselle, le père de famille déclara à mi-voix:
— Ça devait arriver un jour ou l’autre: Nelson a découvert qu’à part sa
mère et sa sœur, il pouvait s’attacher à une autre femme.
— Si ça se termine à l’église, j’espère juste qu’elle est prête à vivre sur
un ranch.
— Toi, qu’en as-tu pensé?
— C’est une gentille fille, soucieuse de bien faire. Imagine, elle est
prête à commencer le repas avant que j’arrive. Je devrai faire attention pour
ne pas abuser de sa bonne volonté.
Chez les Chevalier, l’ambiance au souper se révéla meilleure qu’au
cours des derniers jours, et même des semaines précédentes. Ils étaient deux
à pouvoir gagner quelque chose. À tout seigneur, tout honneur: il revint au
chef de famille de faire part de ses impressions:
— C’est payé une misère, mais c’est un travail relativement facile, pas
trop chaud l’été, pas trop froid l’hiver. Ça commencera quand je puncherai
le matin, pis ça se terminera quand je puncherai le soir.
Alors que sur une ferme, on pouvait toujours compter sur une vache
éprise d’aventure pour sauter la clôture et manger le foin du voisin à dix
heures du soir.
— Et avoir une femme comme patronne, c’est comment? demanda
Antoine.
— Quand une patronne s’appelle Joseph, c’est difficile de la voir
comme une femme. Pis si le nom suffit pas, y a le costume.
— En tout cas, moi, si je travaillais pour une femme comme madame
Donnelly, je serais passablement impressionné, mais j’aimerais
l’expérience.
— Tu connais ma patronne? s’étonna Marie-Paule.
— Le temps d’une courte conversation qui s’est terminée par la phrase:
“Malheureusement, notre personnel est complet.” Je pense même lui avoir
dit merci en sortant.
— Si comme moi tu l’avais suivie jusque dans sa chambre, tu te serais
sans doute mis à genoux pour lui dire toute ton admiration.
La jeune fille regretta tout de suite d’avoir prononcé ces mots. Elle dut
expliquer à sa mère dans quelles circonstances cette femme s’était exposée
et termina en se justifiant:
— Je suis arrivée un peu tard, elle se préparait à se rendre au travail,
c’est tout. Et je suis certaine qu’aucune couventine ne figure à son tableau
de chasse.
— Ça, j’en suis pas mal certain, ricana son frère. Ni un séminariste. Si
notre avis sur le sujet ne te convainc pas, pense que jamais monsieur le curé
Ruest ne jetterait une petite souris dans la gueule d’une chatte méchante.
Devant le rouge aux joues de sa mère, il entendit donner une autre
direction à la conversation:
— Et les enfants?
— Ils sont très gentils, même si une journée ne fait pas un été… De ton
côté, ça n’a pas bien été?
— Quand les journaux évoquent une crise de l’emploi, je pense qu’ils
ont raison. En tout cas, ça semble être vraiment le cas rue Wellington.
Marie-Paule l’assura que le lendemain, ce serait certainement son jour.
— Quand j’ai terminé mes achats chez Dionne, j’ai réalisé que
j’pouvais pas revenir avec trois sacs dans mes bras. Un jeune gars a tout
apporté avec son bicycle. Tu pourrais faire ça, non? suggéra Viviane à
Antoine.
— Je ne connais pas les rues de Verdun.
— Marie-Paule a pas jeté sa carte, intervint Romain.
Au moment de se joindre à sa famille devant le téléviseur pour regarder
La bande à papa, Antoine avait une petite raison d’espérer. Prêtant une
oreille distraite au film, il parcourait Le Messager, le journal de Verdun,
sans sauter la moindre annonce. Il entendait dresser une liste des
commerçants du quartier pour les visiter à tour de rôle.
Chapitre 4

En quittant la maison pour aller rejoindre les enfants Donnelly, Marie-


Paule formula un «bonne chance» muet à son frère. Elle penserait à lui
toute la journée. L’enfer étant pavé de bonnes intentions, les paroles de
Viviane n’eurent pas l’effet escompté quand elle déclara:
— Si ça marche pas aujourd’hui, tu pourrais peut-être passer chez mon
frère, au presbytère. Il pourrait te donner un coup de pouce.
— Si ça ne marche pas, je vais chercher des compagnons pour aller
passer le reste de l’été à cueillir du tabac à Delhi, en Ontario.
C’était la solution de dernier recours, quand on ne décrochait rien
d’autre. Certains garçons de Nicolet qui avaient tenté l’aventure évoquaient
les beaux dollars amassés en six semaines, les autres parlaient des doigts
ensanglantés et des dos cassés sous l’effort.

Au marché Dionne, Antoine demanda à la jeune femme derrière l’une


des caisses:
— J’aimerais parler au propriétaire ou au gérant.
— C’est le gars en admiration devant la pyramide de cannes de soupes
Campbell, là-bas. Bonne chance, termina-t-elle avec un clin d’œil.
Comme il ne ressemblait pas à un représentant désireux de placer ses
produits, elle devinait sans mal pourquoi il souhaitait parler au patron.
L’accueil avait de quoi le rendre optimiste: d’entrée de jeu, Antoine avait
une alliée dans la place. Il se présenta au gérant et lui annonça d’emblée:
— Je cherche du travail. Livrer des commandes, par exemple.
— Ben, pour ça, j’ai déjà un gars… À la place, t’occuper de l’entrepôt,
décharger les camions, placer la marchandise, tu pourrais le faire?
— Je peux même monter ça jusqu’au plafond.
Du doigt, il montra la pyramide.
— Ce qui ne serait pas très pratique. Viens avec moi derrière.
L’entrepôt donnait sur une ruelle où étaient garés deux camions. Le
gérant cria à l’intention d’un homme portant un grand carton rempli de
salades:
— Jack, v’là la cavalerie qui arrive. Tu lui dis quoi faire.
Puis l’homme ajouta à l’intention de son nouvel employé:
— Ça, c’est si tu acceptes treize piasses par semaine, pour une
cinquantaine d’heures.
Antoine accepta. Ce n’était pas comme si les occasions d’obtenir plus se
multiplieraient au cours des prochains jours.

Romain en était seulement à sa seconde journée de travail, mais


madame Langevin, sa propriétaire, paraissait déjà connaître parfaitement
son horaire. Il mettait à peine le pied sur la galerie quand la porte contiguë à
la sienne s’ouvrit sur la vieille femme.
— Ah! Monsieur Chevalier! Comme c’est drôle, je tombe sur vous.
Pouvez-vous entrer un instant?
— Mon souper m’attend là-haut.
— Ça ne prendra pas une minute.
L’homme entra dans un appartement reprenant exactement le plan du
sien, avec quelques différences, toutefois. Du papier peint fleuri avait été
collé sur les murs du couloir. Par la porte ouverte, il vit qu’un tapis de
Turquie couvrait la plus grande partie du plancher de la section salon de la
pièce double. Il aperçut aussi un fauteuil recouvert de cretonne
judicieusement placé près de la fenêtre, de façon à donner une vue sur la
galerie. Voilà qui expliquait certainement comment elle pouvait si
opportunément tomber sur lui.
— Suivez-moi, lui demanda-t-elle.
De son pas dandinant rappelant celui d’un canard, elle le précéda jusque
dans la cuisine. Ses chevilles enflées paraissaient déborder de ses
chaussures. Dans la soixantaine, cette femme n’était pas en bonne santé.
Inutile de travailler dans un hôpital pour le constater.
— Monsieur le curé me disait que vous pourriez m’aider, parfois.
L’homme aurait aimé avoir assisté à l’échange. Le prix du loyer ne lui
semblait pas si modique. Avait-il accepté sans le savoir de devenir son
homme à tout faire?
— Oui, c’est ce que j’ai cru comprendre.
— Pour moi, traverser la cour est devenu très difficile. Avec quelque
chose dans les mains, c’est presque impossible.
Romain sut tout de suite où elle voulait en venir, malgré qu’il préférât la
laisser continuer.
— Le mercredi et le samedi matin, ce sont les poubelles. Si je les
dépose près de la porte, dehors, pourriez-vous les apporter près de la ruelle?
Et si vous avez quelques heures… Ça me gêne de vous demander ça,
seulement ça serait bien de nettoyer un peu la cour.
— J’vais m’en occuper.
— Votre beau-frère m’avait bien dit que vous étiez un homme très
gentil. Vous vous faites à votre nouvel emploi?
— Ce n’est pas bien compliqué, mais j’en suis seulement à ma
deuxième journée.
— Vos enfants semblent très bien élevés. Ils travaillent tous les deux?
— Pendant l’été, oui. En septembre y vont retourner à l’école, par
exemple.
Elle hocha la tête, comme si elle entendait une excellente nouvelle.
— Vous faites bien de les faire instruire. Aujourd’hui, c’est pas comme
dans notre temps. Maintenant, même les gars qui ramassent du crottin de
cheval dans les rues doivent savoir lire et écrire.
Il n’osa pas lui rappeler qu’avec le développement de l’automobile, ce
corps d’emploi devait occuper de moins en moins de monde, à Verdun.
— Là, je sais que c’est l’heure du souper. Ah et quand vous vous
occuperez de la cour, frappez à la porte. Nous pourrons prendre le thé.
— Je le ferai. Et quand est-ce que j’dois mettre les poubelles près de la
ruelle?
— Après dix heures le soir puisqu’ils passent le mercredi et le samedi
matin, assez tôt.

Ce soir-là, Antoine et Marie-Paule décidèrent de s’éloigner un peu de


leurs parents pour converser. Après le souper, ils empruntèrent la rue
Hickson pour se diriger vers le fleuve. Verdun possédait un boardwalk long
de plus de deux milles. C’était une allée de madriers, dotée d’une balustrade
de fer forgé, de réverbères et de bancs. Elle reposait sur une digue
construite au début du siècle afin de protéger la ville des inondations
printanières.
La jeune fille appuya ses coudes contre la rambarde:
— C’est vraiment intéressant, comme installation.
Sous leurs yeux, quelques jeunes gens profitaient de la chaleur de la
soirée, étendus près du fleuve. Les plus courageux barbotaient dans l’eau ni
très propre ni très chaude, ou sautaient d’un plongeoir.
— Pour nous rafraîchir, ça ne remplace pas tout à fait la rivière Nicolet,
commenta Antoine.
Depuis leur prime enfance, ils avaient réussi à échapper à la
surveillance des parents afin d’aller se baigner dans ce cours d’eau pas trop
éloigné du rang du Grand-Saint-Esprit.
— Tu regrettes d’être ici? demanda Marie-Paule.
— Pas vraiment… À Nicolet, toi et moi passerions la semaine à aider à
faire les foins. Samedi, papa trouverait le moyen de me donner un beau
dollar pour mes efforts. Ça me gênerait d’accepter, parce que je saurais
qu’il n’en a pas vraiment les moyens. En plus, tu n’aurais rien…
— Parce que je ne servirais pas à grand-chose, s’empressa-t-elle
d’ajouter.
— Non, juste parce que tu es une fille et que, selon nos parents, les
filles attendent que des garçons viennent les chercher à la porte, payent pour
elles, et les ramènent à la fin de la soirée. Inutile de leur donner quoi que ce
soit. C’est d’ailleurs pour ça que je vais toucher deux fois plus d’argent que
toi, samedi.
— Je joue à la poupée ou au cow-boy…
— Non, tu travailles. Tu t’occupes d’enfants qui ne sont pas les tiens
pour que madame Donnelly joigne ses efforts à ceux de son mari pour
devenir riche.
Et toujours dans le même esprit, madame Donnelly ne recevait sans
doute aucun salaire, ou quelque chose de très modeste, parce que les
femmes travaillaient à la réussite de leur mari.
— Une situation parfaite pour finir pauvre, déplora-t-il, si monsieur
s’entiche d’une employée. Par exemple, sa gardienne d’enfants, ajouta
Antoine.
La jeune fille n’allait certainement pas s’engager sur ce terrain.
— Ton travail doit être très dur, avança Marie-Paule.
Antoine était revenu en sueur et crasseux de sa journée dans l’entrepôt
du marché Dionne.
— Pas plus que faire les foins.
Antoine parla de ses nouveaux collègues, des hommes et des femmes.
Marie-Paule songea que le travail de caissière valait sans doute mieux que
le gardiennage. À six et huit ans, ses protégés lui procuraient des sujets de
conversation assez limités. L’un des grands débats de la journée avait été: le
marshal Matt Dillon tire-t-il plus vite que Roy Rogers? Comme elle n’avait
jamais vu un épisode de la série Gunsmoke, l’adolescente n’avait pu clore la
discussion en donnant raison à l’un ou à l’autre.
— Tu veux marcher un peu en direction de ce chantier? demanda
Antoine.
De la main, il lui montra les piliers de béton qui émergeaient du lit du
fleuve, entre la terre ferme et l’île des Sœurs. De l’autre côté de celle-ci, le
pont se continuait jusqu’à Brossard. Mais même de l’extrémité nord du
boardwalk, on ne voyait pas vraiment mieux le chantier du pont Champlain.
— Dommage que nous n’ayons pas pu passer par là samedi dernier,
commenta la jeune fille. Nous serions arrivés à côté de la maison.
Déjà, spontanément, elle évoquait l’appartement trop petit comme étant
sa «maison». Aucun des enfants ne partageait la nostalgie paternelle pour
Nicolet.
— Il ouvrira seulement l’an prochain.
— C’est tout de même drôle de voir un bout de campagne collé comme
ça à la ville, commenta Marie-Paule en montrant du doigt l’île des Sœurs.
— On pourrait aller faire une promenade là-bas avant que ça change
trop.
— Pourquoi ça changerait?
— Une fois le pont ouvert à la circulation, ça ne restera pas une
campagne bien longtemps.
Sur cette conclusion, ils s’entendirent pour rentrer à la maison. Avant de
quitter le boardwalk, Antoine trouva un commerce où acheter deux cornets
de crème glacée, une dure pour lui et une molle pour sa sœur.

Le mercredi matin, ce fut avec une demande impérative que Nelson


accueillit sa gardienne:
— Aujourd’hui, je veux aller au Natatorium!
Marie-Paule ne répondit pas tout de suite, tentant de deviner ce que
pouvait bien être cet endroit.
— Maman nous permet d’aller à la piscine!
— Ah! D’accord. Bien sûr, nous irons si tu connais le chemin pour t’y
rendre.
— Évidemment, je sais. On va prendre le boulevard LaSalle, par là.
Il désigna la direction de la cuisine avec son index. Comme madame
Donnelly descendait l’escalier à cet instant, elle le corrigea:
— C’est exactement dans la direction opposée à celle que tu indiques,
mais je suis certaine que tu te retrouveras.
À l’intention de sa gardienne, Emma ajouta:
— Marie-Paule, il faut prendre le boulevard LaSalle vers le sud.
Impossible de manquer l’endroit.
— Ce serait mieux d’y aller ce matin ou cet après-midi?
— Cet après-midi. Oblige-les à attendre une heure après le repas, avant
d’aller à l’eau. Et comme c’est un peu loin, vous irez à bicyclette. Tu
pourras prendre la mienne.
— Je n’ai pas de maillot avec moi, je ne pourrai pas les accompagner
dans l’eau.
— Tu les surveilleras depuis le bord. Comme de son côté le lifeguard te
surveillera, tu sauras bien le convaincre de venir à ton aide, au besoin, lui
expliqua Emma avec un sourire.
La femme embrassa ses enfants et lança un «bonne journée» à son
employée, pour partir ensuite. Marie-Paule n’osa pas demander à ses
protégés ce qu’était un lifeguard. Devant la naïveté de certaines de ses
questions, les enfants lui avaient déjà adressé des regards un peu perplexes.
Comme quand elle avait demandé: «Comment met-on le lave-vaisselle en
marche?»
Ces enfants paraissaient soumis à une diète très particulière, dont le
beurre d’arachide – de peanut, dans cette maison – formait la base. La
plupart du temps, il fallait toutefois le combiner avec autre chose. Ce jour-
là, ce serait avec une banane coupée en tranches.
À une heure, un peu anxieuse, elle monta sur une jolie bicyclette de
fille, accrocha un grand sac de toile au guidon et répéta comme un mantra:
— Vous restez près de moi.
La directive était en fait destinée à Nelson. Installé sur une monture
spectaculaire équipée de lumières doubles à l’avant et de longs rubans de
plastique à chacune des poignées, il paraissait déterminé à filer comme une
flèche. Si Marie-Paule ne doutait pas de pouvoir le suivre, elle devait rester
près de Priscilla. Et la fillette montait une bicyclette rose, équipée de petites
roues des deux côtés pour prévenir les chutes.
Rue Beatty, l’absence de voiture rendit les choses faciles. Le véritable
danger apparut au coin du boulevard LaSalle. Les véhicules allaient dans
les deux sens, beaucoup trop vite aux yeux de l’adolescente.
— Nous traversons à pied, affirma-t-elle d’un ton autoritaire.
Heureusement, Nelson ne choisit pas cette occasion pour la défier. Avec
sa mère, ce ton signifiait: «C’est important, ce que je te dis.» Dans les
situations de ce genre, il préférait se montrer raisonnable. Tous les trois
marchèrent donc jusque de l’autre côté du boulevard, en tenant leur vélo par
le guidon. Cependant, comme le reste du trajet se ferait sur le boardwalk, le
garçon prit ensuite très vite les devants, pour opérer un demi-tour et venir
les narguer:
— Qu’est-ce que vous faites, les filles? À cette vitesse-là, vous arriverez
pas avant que ça ferme.
Puis il refit demi-tour pour se précipiter vers la piscine. Marie-Paule et
Priscilla échangèrent un regard avec l’air de dire: «Ah! les garçons!»
Le Natatorium était déjà impressionnant depuis la rue, même si, de là,
on ne voyait qu’une bâtisse de béton aux lignes modernes. L’édifice avait
été construit à la fin de la décennie 1930, afin de fournir des emplois aux
chômeurs. Inauguré en 1940, il s’agissait à l’époque de la plus grande
piscine extérieure du Canada. À l’été 1961, elle demeurait la plus grande du
Québec. Marie-Paule descendit de sa bicyclette en demandant:
— Où allons-nous les mettre?
Déjà elle s’imaginait obligée de rembourser celle de madame Donnelly
en cas de vol. Son salaire de tout l’été n’y suffirait pas.
— Ben… avec les autres, lui indiqua Nelson.
Déjà, une soixantaine de vélos s’entassaient près de la clôture faisant le
tour de la piscine. La jeune fille se résolut à faire confiance à l’honnêteté de
la population verdunoise. Ils entrèrent dans le chalet où se trouvaient des
toilettes, des cabines où se changer et un petit commerce vendant des
rafraîchissements.
— Je veux un cornet! réclama le garçon.
— Pas avant d’aller nager.
Habitué aux imprécations maternelles à ce sujet, il n’insista pas.
Toutefois, il interpréta ces mots comme une promesse: ce serait après.
Quand ils se trouvèrent dans le grand enclos, Marie-Paule fut très
impressionnée par les installations. Cette piscine était à couper le souffle. Il
y avait deux bassins. Le plus petit était équipé de deux grands plongeoirs de
béton, et de plus petits. Des garçons de son âge montraient leur savoir-faire,
et sur le pourtour de béton, des jeunes filles les regardaient se pavaner,
admiratives – ou déjà habituées à feindre l’admiration.
— Je veux essayer, déclara Nelson en prenant cette direction.
— Pas question. Pour les garçons de ton âge, c’est de l’autre côté.
La seconde section était plus grande, bien que considérablement plus
fréquentée. Il y avait environ trois cents enfants et adolescents qui
s’ébattaient dans l’eau, et des dizaines de mères réparties sur les bancs
placés près de la clôture ou sur un grand espace sablonneux, une espèce de
plage artificielle. Et juste au-delà, il y avait une autre plage, celle-là en
bordure du fleuve.
— Nous allons étendre la serviette sur le sable, ensuite vous enlèverez
vos vêtements pour aller à l’eau.
Ils avaient enfilé leur maillot sous leurs vêtements. Se déshabiller fut
l’affaire d’un instant pour Nelson.
— Moi, je suis prêt!
— Tu veux m’aider? demanda Priscilla.
Elle éloignait les bras de son corps, comme s’ils ne lui servaient plus à
rien. La gardienne se doutait bien qu’à six ans, les filles de la ville savaient
aussi bien défaire des boutons que celles de la campagne. Pourtant elle se
mit à genoux pour l’aider. Priscilla portait un joli maillot turquoise avec une
jupette.
Finalement, c’est en tenant les enfants par la main qu’elle s’approcha de
l’extrémité la moins profonde. Ce n’est qu’à ce moment qu’elle remarqua
les sièges – un de chaque côté du bassin – si hauts que trois barreaux
permettaient d’y monter. Le petit écriteau portant l’inscription lifeguard lui
permit enfin de comprendre les mots de sa patronne, le matin. Et comme un
garçon juché sur l’un d’eux siffla avant de crier: «Heille, c’est défendu de
courir autour de la piscine!», leur rôle lui parut limpide. Le fait qu’il répète
l’injonction en anglais lui rappela que plus de quarante pour cent des
Verdunois parlaient cette langue.
Nelson testa la température de l’eau du bout du pied. Il devait la trouver
parfaite, car il se jeta dans la piscine pour émerger en crachotant, cherchant
des yeux une approbation de sa gardienne.
— Si tu te noies, tu auras une de ces fessées! Tu ne l’oublieras jamais…
L’absurdité de la menace tira un grand sourire au garçon. Priscilla se
montra infiniment plus circonspecte, se mouillant un demi-pouce à la fois,
laissant entendre de petits rires frileux. Quand elle eut de l’eau jusqu’à la
taille, elle se retourna pour demander:
— Tu viens avec moi?
— Tu le sais bien, je n’ai pas de maillot. Je ne rentre plus dans celui de
l’année dernière.
— Tu iras en acheter un autre pour la prochaine fois?
Évidemment, dans la maison des Donnelly, il devait suffire d’avoir
besoin de quelque chose pour voir apparaître tout de suite l’objet convoité.
— Je vais m’asseoir là et garder les yeux sur toi.
La proposition parut un bon compromis. Avec sa gardienne assise sur le
bord de la piscine, les pieds dans l’eau, la fillette se sentit suffisamment en
confiance pour se chercher des camarades de jeu. Quelques minutes
passèrent, puis Marie-Paule entendit:
— Ça peut pas être ta fille. Je parierais pour ta petite sœur.
En tournant la tête, l’adolescente reconnut le lifeguard, descendu de son
Olympe pour venir lui faire la conversation.
— Perdu. Je suis la gardienne.
Le garçon ne fut pas du tout découragé par le ton moqueur. Il s’assit sur
ses talons avant de poursuivre:
— Je ne t’ai jamais vue ici.
— Parce que je n’y suis jamais venue.
— Tout le monde à Verdun est venu au Natatorium.
Elle eut un rire amusé, puis expliqua:
— Samedi dernier, j’habitais dans une municipalité dont tu ne
soupçonnes même pas l’existence, et je suis déménagée cette journée-là.
— Qu’en sais-tu? Je suis peut-être un grand voyageur. Dis-moi d’où tu
viens.
— Nicolet.
L’autre mima une grande déception, puis admit:
— T’as raison, je n’ai aucune idée où ça se trouve.
— C’est près de Trois-Rivières, de l’autre côté du fleuve.
Juste à ce moment, il y eut un bruit de course – les pieds mouillés
faisaient «flap, flap flap» sur le béton –, puis un cri et des pleurs. Un gamin
venait de tomber. Le lifeguard se souvint alors de toutes les vies à protéger:
— Je reviens!
Marie-Paule l’observa s’accroupir près d’un garçon qui pleurnichait,
une main sur son genou droit. Tout de suite, le sauveteur éleva la voix pour
demander à sa collègue:
— Ghyslaine, tu peux apporter du mercurochrome et un plaster? On a
un estropié sur les bras. On va devoir lui couper la jambe, je crois bien.
Ainsi, il savait donner des ordres tout en faisant preuve d’humour.
— Je passe ma journée à répéter: “Courez pas, courez pas”, pis toi, tu le
fais pareil. Tu vois ce que ça donne?
Finalement, l’éraflure fut pansée et le blessé se releva pour repartir en
courant. Le sauveteur revint pour demander à la jeune fille:
— Comment tu t’appelles?
— Marie-Paule.
— Moi c’est Marc Morin. Je vais remonter sur mon trône avant que
quelqu’un se casse une jambe, mais quand tu reviendras, ça me fera plaisir
de parler encore.
Comme s’il voulait lui montrer toute sa conscience professionnelle,
dans les minutes suivantes, elle l’entendit siffler et répéter sa directive de
prédilection. Ensuite, elle ne quitta plus les enfants des yeux, songeuse.
Trente minutes plus tard, Priscilla sortit de l’eau un peu frissonnante.
— J’ai froid, se plaignit-elle en s’approchant, dégoulinante.
— Assieds-toi près de moi. Le soleil va te réchauffer.
Parce qu’il faisait chaud au point de faire craindre les insolations.
Marie-Paule eut une pensée pour son frère, qui devait se liquéfier dans son
entrepôt. Pas de doute, son travail présentait des avantages sur celui
d’Antoine. Nelson vint les rejoindre un peu plus tard, après avoir joué à
arroser des plus jeunes en frappant l’eau de la paume de sa main, et après
avoir été pris à partie de la même façon par des plus grands. Marie-Paule se
priva de formuler l’objurgation très chrétienne: «Tu ne fais pas aux autres
ce que tu ne veux pas qu’ils te fassent.»
— On est prêts à rentrer?
Les deux enfants se déclarèrent d’accord. Le trio alla chercher ses
affaires. Au moment où elle passa devant lui, Marc lui lança:
— À la prochaine, Marie-Paule.
Elle se retourna pour lui adresser un salut de la main. Dans le chalet,
elle donna un slip propre au garçon et le laissa aller seul dans une cabine, en
précisant:
— Mets le crochet.
Évidemment, Priscilla réclama son aide. Marie-Paule l’accompagna
donc dans une cabine. Toute nue, la fillette déclara:
— Moi, je n’ai rien là.
D’un geste, elle désignait sa poitrine.
«Et moi, guère plus», songea Marie-Paule. À haute voix, elle dit:
— Tu vas grandir et ressembler à ta maman.
Une perspective qui tira un sourire à Priscilla.
— Et maintenant, saute là-dedans, lui demanda la gardienne en tenant
une culotte devant elle.
Quand elle sortit de la cabine, Marie-Paule souriait également. Après
tout, un sauveteur était descendu de son perchoir pour venir lui conter
fleurette.
— Alors, nous les prenons, ces cornets?
Chapitre 5

Pendant que les enfants Donnelly faisaient trempette, Viviane Chevalier


recevait enfin la visite d’un technicien de la compagnie Bell Canada. Même
si elle ne connaissait personne – à une exception près – à Verdun, et qu’elle
n’avait guère l’intention de se rappeler au bon souvenir de quiconque à
Nicolet, elle tenait absolument à avoir le téléphone. «Y a juste les pauvres
pis les pas d’allure qui sont pas branchés!», avait-elle encore répété au
déjeuner. Si elle faisait partie des premiers, sans jamais l’admettre à haute
voix, elle avait la certitude absolue de ne pas figurer parmi les seconds.
— Pis ma p’tite madame, où est-ce qu’on l’met, vot’ appareil?
— Y en avait un au mur de la cuisine. On voit encore le carré de
l’ancienne peinture verte.
— Ben autant l’accrocher à la même place. Comme ça, vous aurez pas
besoin de repeinturer.
Dans son sac, il avait un appareil de table et un autre mural, tous les
deux de couleur noire, et un bottin qu’il déposa sur le comptoir.
L’installation ne prit que quelques minutes. L’employé s’assura qu’il
entendait bien le timbre indiquant le branchement et déclara:
— À c’t’heure vous pourrez passer vos journées à placoter.
Viviane le reconduisit à la porte sans oser demander comment ça
fonctionnait, de peur de passer pour une habitante. Parce qu’à Nicolet, on
en était encore à utiliser des combinaisons de sonneries courtes et longues
pour rejoindre quelqu’un. Chez les Chevalier, c’était «trois petits, trois
grands». Aussi commença-t-elle par s’asseoir à table pour parcourir les
premières pages du bottin.
Ensuite, en gardant l’annuaire sous les yeux au cas où sa mémoire lui
ferait défaut, elle décrocha, posa son doigt dans le trou du cadran
correspondant au 7, alla jusqu’au frein, recommença avec un 6, puis un
autre 6, et encore quatre chiffres supplémentaires. Une voix féminine se fit
entendre à l’autre bout:
— Ici le presbytère de la paroisse Notre-Dame-Auxiliatrice. À qui
voulez-vous parler?
— À Anselme… Enfin, je veux dire à monsieur le curé.
— Attendez un instant, madame Chevalier.
Ainsi, la ménagère pouvait reconnaître la sœur de son patron dès les
premiers mots prononcés. Bientôt, elle entendit son frère:
— Viviane, c’est toi?
— Oui, c’est moi. Enfin, on est branchés. Je voulais te donner notre
numéro de téléphone.
Le prêtre le prit soigneusement en note, puis il demanda:
— Je suppose que maintenant vous êtes tout installés?
— Oui. Enfin!
— Comment Romain trouve-t-il son nouveau travail?
— Aujourd’hui, c’était seulement sa troisième journée, mais y a l’air
satisfait. Franchement, ça valait pas la peine de s’entêter à rester sur sa
maudite terre pendant toutes ces années.
— Il y était cependant son propre maître.
«Non, pesta intérieurement la femme. Les maîtres, c’étaient les
animaux, la température trop sèche ou trop mouillante, les chenilles dans les
champs…» À la place elle se contenta de répondre:
— Oui, bien sûr. Pis Antoine a commencé hier au marché Dionne. C’est
dur, mais au moins il gagne un peu.
— C’est bien. Ça lui permettra d’avoir une certaine indépendance. Et
Marie-Paule a fait connaissance avec les enfants Donnelly?
— Elle a l’air contente. C’est du drôle de monde, non?
— Euh… Je ne sais pas ce que tu veux dire. Ils m’ont toujours paru très
bien.
— Ben une femme qui travaille, pis qui laisse ses enfants à une
étrangère…
— Elle les laisse à une jeune fille que je lui ai recommandée. En qui j’ai
une grande confiance, en fait. Tu sais, Viviane, ici c’est la ville, et nous
sommes en 1961. Ne juge pas les gens en fonction de la mentalité des
Annales de Notre-Dame-du-Cap.
Il s’agissait d’une publication très moralisatrice. La mère de famille
préféra changer de sujet:
— Penses-tu que nous pourrions dîner ensemble, cette semaine?
— Tu sais, j’ai un horaire très chargé. Mais tu as de la chance, parce que
quelqu’un s’est décommandé pour vendredi midi.
En d’autres mots: «D’accord pour ce vendredi, seulement ne compte pas
en faire une habitude.» Viviane s’empressa de rectifier:
— J’sais bien que t’es ben important. C’est juste que j’aimerais offrir
mes services comme… On dit bénévole, hein?
— Oui, c’est ça. Il y a quelques comités de dames bénévoles dans la
paroisse.
— Moi, j’aimerais m’occuper à faire le bien, sauf que je connais
absolument personne.
— Nous pourrons en parler vendredi.
En raccrochant, Viviane se dit que la proximité géographique ne la
rapprocherait peut-être pas autant de son frère qu’elle l’avait espéré.

En se regardant dans le miroir chez les Donnelly, Marie-Paule constata


que son front et son nez avaient pris une teinte rosée. Châtaine, ses yeux et
sa peau étaient plutôt pâles. Une longue exposition au soleil la faisait
ressembler à un homard, pas à une fille des îles. Tellement qu’à son retour
du magasin, Emma la taquina en riant:
— Ne me le dis pas, je le devine: vous êtes allés à la piscine.
— Oui… Heureusement, c’est le seul endroit où ça brûle.
— Tu devrais mettre du cold cream.
— Pardon?
— Du Noxzema.
— Oui, vous avez raison. Je le ferai en arrivant à la maison. J’ai mis la
table et les patates sont sur le poêle. Il ne reste qu’à l’allumer. Ce midi, j’ai
mis la viande dans le frigo pour qu’elle dégèle.
— Tu me gâtes. Allez, va te soigner, et trouve-toi une crème pour te
protéger un peu des coups de soleil. Parce qu’ils vont vouloir retourner à la
piscine plusieurs fois par semaine, je te préviens.
— Ah! Il est déjà installé. Je vais donner le numéro à madame
Donnelly, au cas où elle voudrait me parler, se réjouit Marie-Paule en
arrivant dans la cuisine.
— Tu passes déjà six jours chez elle…
— Quand même, on sait jamais. On a ça, du Noxzema?
Sans attendre la réponse, elle alla fouiller dans l’armoire de la salle de
bain. Si sa mère n’avait rien remarqué, dès qu’il la vit, Antoine observa:
— Tu vois ce que je te disais hier: un entrepôt, c’est chaud, mais au
moins je n’attrape pas de coups de soleil.
— Aujourd’hui, si je n’étais pas allée à la piscine, je pense que Nelson
aurait décidé de me congédier. Et maintenant il va vouloir y aller tout le
temps.
— C’est les enfants qui mènent dans cette maison-là? grommela
Viviane.
— Oh! Je ne doute pas que les parents mènent. Tout est dans la manière,
je suppose.
Le reproche était implicite C’est pourquoi elle ajouta tout doucement:
— Ce que j’ai trouvé dommage aujourd’hui, c’est de devoir les
surveiller depuis le bord de l’eau. Il y avait des centaines d’enfants, et
seulement deux surveillants. Ça m’a un peu inquiétée de ne pas être plus
près, malheureusement je n’ai plus de maillot à ma taille…
Sa façon de demander sans trop en avoir l’air ne passa pas inaperçue
aux yeux de son père.
— Le jeudi et le vendredi soir, les magasins sont ouverts. Fait
qu’Antoine pourrait te conduire chez Dupuis demain ou après-demain. On
voit ben que t’as grandi…
Le dernier commentaire vint avec un sourire de connivence qu’elle
interpréta comme un compliment.
— On pourrait y aller à six heures, suggéra le garçon, dès mon retour.
Ça donne une heure pour s’y rendre, une autre heure pour trouver notre
chemin quand nous serons perdus, et une autre heure pour magasiner. On
mangera en revenant.
— Non, non, on prendra des sandwichs avec nous, intervint Viviane.
La femme n’entendait pas laisser ses enfants partir à l’aventure sans
elle.
— Papa, tu veux venir avec nous toi aussi? demanda Marie-Paule.
Son visage exprima une petite déception quand il refusa.

La veille, Antoine avait passé une bonne partie de sa soirée à regarder le


plan de la ville étalé sur la table de la cuisine, avec sa sœur à ses côtés.
Jeudi, à son retour du marché Dionne, il se livra à une toilette d’autant plus
sommaire que sa mère et sa sœur étaient descendues tout de suite s’asseoir
dans la voiture.
Malgré sa préparation appliquée pour ce trajet, ce fut avec une
confiance très fragile en sa capacité de s’orienter qu’il monta dans la Bel
Air 1957. Marie-Paule, assise sur la banquette avant, tenait un sandwich
enveloppé dans du papier ciré.
— Tu le veux tout de suite?
— Je préfère me concentrer sur la route. De toute manière, quand vous
serez en train de magasiner, j’aurai tout mon temps pour manger.
— Tu viendras pas avec nous? demanda sa mère depuis la banquette
arrière.
— Cet été, j’aurai le temps d’user tous mes vêtements. Je me livrerai à
cet exercice en août, un peu avant la rentrée.
Décharger des camions l’exposait à déchirer ses chemises, et les
protéger en revêtant une grande chienne bleu gris comme le contremaître
s’avérait bien trop chaud. Puis il avait un autre motif de retarder ses achats.
Son salaire hebdomadaire se rapprochait beaucoup de celui de son père. Il
préférait attendre d’avoir reçu quelques payes avant de procéder lui-même à
ses emplettes, afin de ne pas trop peser sur le budget familial.
— Moi qui espérais avoir ton avis sur mes choix… soupira Marie-
Paule.
Plus exactement, elle comptait sur ses commentaires pour décourager sa
mère de prendre les vêtements les plus conservateurs.
— Tu as plus de goût que moi. Tâche juste de ne pas trop ressembler à
une couventine. À Montréal, ça pourrait être perçu comme un vœu de
célibat perpétuel.
La répartie tira un sourire reconnaissant à l’adolescente. Il avait tout de
même réussi à passer son message. Alors que sa mère et sa sœur
mastiquaient chacune un sandwich au fromage en buvant un Pepsi, lui
s’engageait dans la rue Wellington en direction de Montréal. Il prit ensuite
le boulevard Dorchester, vers l’est.
— C’est le chemin que nous étions censés suivre samedi dernier, laissa
tomber Marie-Paule, un peu moqueuse. Enfin, dans l’autre sens.
— Continue comme ça, et tu devras te familiariser avec le service de
transport en autobus pour revenir.
— Maman, Antoine me fait des menaces, pouffa-t-elle.
— Fais-le pas étriver quand il conduit, lui reprocha Viviane.
— Je m’excuse. C’est vrai qu’il a besoin de toute, toute, toute son
attention.
L’idée d’avoir quelques nouveaux vêtements la mettait de bonne
humeur. Antoine trouva une rue transversale pour rejoindre Sainte-
Catherine. Le grand magasin Dupuis Frères, avec sa façade blanche, était
immanquable. Il réussit à se ranger le long du trottoir pour leur permettre de
descendre, puis leur demanda en en se retournant:
— Si je passe ici dans exactement une heure, vous aurez terminé?
— Une heure et demie? plaida Marie-Paule.
— À une minute près.
— Toi, qu’est-ce que tu vas faire pendant ce temps-là? voulut savoir sa
mère.
— J’ai demandé mon admission au collège Sainte-Marie sans jamais
avoir vu l’école. Je vais aller me stationner devant, juste pour être certain de
le reconnaître le jour de la rentrée.
Elles descendirent en lui rappelant leur rendez-vous vers huit heures. Le
jeune homme continua jusqu’à la rue Saint-Hubert, pour aller ensuite
rejoindre Dorchester. Il n’aurait pas dû s’inquiéter, le collège Sainte-Marie
aussi était immanquable: c’était un grand édifice au revêtement de pierre,
très vieillot. L’établissement avait plus de cent ans. Il roula jusqu’à la rue
Saint-Alexandre, retourna rue Sainte-Catherine pour redescendre Bleury.
L’église du Gesù était située juste au nord du collège. Cet endroit en valait
un autre pour manger son souper. Après avoir stationné, il tenta de faire
durer le sandwich et le Pepsi pendant une heure, tout en rêvant de sa future
existence.

Jusque-là, les Chevalier avaient fait leurs emplettes dans les commerces
de Nicolet. Pour les achats plus importants, ils empruntaient le traversier à
Saint-Grégoire afin de débarquer à Trois-Rivières, juste à l’extrémité de la
rue des Forges, la principale artère commerciale de la ville. Et très
exceptionnellement, quand il n’y avait aucun risque à faire un achat à
l’aveuglette, ils utilisaient le catalogue de Dupuis Frères.
Visiter ce commerce représentait une nouvelle expérience. Après avoir
passé la porte, Viviane murmura:
— Doux Jésus, on va se perdre, là-dedans.
— On indique l’étage des départements sur ce panneau. J’aimerais aller
du côté des vêtements féminins, et aussi à la pharmacie.
— Si tu sais où aller, je vais te suivre!
Il s’agissait simplement de trouver les escaliers mécaniques et d’aller à
l’étage voulu. Marie-Paule avait une liste interminable de besoins, que sa
mère voyait comme des caprices. Quand l’adolescente regarda les bas de
nylon, Viviane décréta:
— Ben voyons, à ton âge, t’as pas besoin de porter ça!
Marie-Paule comprit qu’elle n’aurait pas de sitôt l’occasion d’imiter
madame Donnelly en remontant sa jupe pour attacher des bas à ses
jarretelles. Elle eut un peu plus de succès avec les soutiens-gorge, à
condition qu’ils demeurent simples et blancs. Même chose pour les culottes.
Discrètement, elle regarda les bourrures – de petits pads de caoutchouc
mousse –, tout en se disant que mieux vaudrait payer ce genre d’accessoire
avec son propre argent, plutôt que celui de son père. «Non, jamais tu ne
t’affubleras de petits coussins de ce genre», se résolut-elle ensuite. Au
couvent des sœurs de l’Assomption, elle avait entendu parler de garçons
qui, dans des moments intimes, se retrouvaient avec une poignée de
papiers-mouchoirs dans la main. Cela aussi serait très gênant. Plus que de
montrer une poitrine menue.
— Je comprends que tu veuilles pas porter ton costume du pensionnat à
la messe, commenta sa mère en se dirigeant vers des jupes et des robes. Tu
pourrais au moins porter ta veste.
— Elle est en laine, serrée aux épaules et trop courte.
— Dans ce cas-là, ça va te prendre une robe ou une blouse avec des
manches. Autrement, Anselme va refuser de te donner la communion.
Cela s’était vu quand Viviane était encore une jeune fille. Les prêtres
étaient à l’époque totalement effarouchés à la vue de bras féminins ou de la
naissance d’une poitrine. Ces derniers temps, ils se montraient moins
impressionnables. Marie-Paule négocia ferme l’achat de deux blouses dont
les manches atteignaient les coudes, et deux jupes, l’une avec des plis
«creux», l’autre simplement avec des plis. La mère fut satisfaite, car toutes
les deux couvraient les genoux, et la fille parce qu’elle les trouvait très
seyantes. Les pantalons Capri suscitèrent des froncements de sourcils.
— Ce qui est utile avec des pantalons comme ça, c’est que si je prends
quatre pouces cet hiver, l’an prochain, je les ferai passer pour des pedal
pushers un peu longs.
— Si tu prends quatre pouces en hauteur, comme tu dis, tu prendras
aussi deux pouces sur les hanches. À ton âge, on devrait pouvoir louer les
vêtements pour une période de six mois.
Viviane autorisa quand même l’achat. Le maillot de bain exigea une
négociation encore plus serrée.
— Qu’est-ce tu penses de celui-là? l’interrogea la mère en montrant un
mannequin affublé d’un costume de bain doté d’une jupette couvrant les
fesses.
— Même Priscilla, qui est une enfant jolie comme un cœur, paraîtrait
ridicule là-dedans.
Viviane posa alors ses conditions: les bretelles seraient larges,
l’encolure haute, les hanches couvertes, et le tissu monterait suffisamment
haut sous les aisselles pour éviter de montrer la moitié d’un sein, et serait
plus épais au niveau de la poitrine et de l’entrejambe, afin de ne rien
révéler. Elle ajouta une justification supplémentaire:
— T’sais, l’eau froide, des fois…
Juste pour rire, Marie-Paule aurait aimé lui vanter les charmes d’un
bikini, mais Dupuis Frères n’en vendait pas. Quant aux deux-pièces qui
cachaient pudiquement le nombril, ils étaient en rupture de stock.
Finalement, le choix se porta sur un costume une pièce d’un bleu profond,
avec un motif plus pâle à l’encolure, qui satisfaisait à la fois toutes les
exigences maternelles et celles de la fille. Parce que dans la cabine
d’essayage, en s’admirant dans le miroir, Marie-Paule jugea qu’il soulignait
sa silhouette, menue quoique joliment proportionnée.
Avec leurs nombreux sacs, elles descendirent au rez-de-chaussée où se
trouvait un département de produits hygiéniques. Il manquait encore à la
jeune fille des tampons – une boîte de quarante pour un dollar cinquante-
neuf –, du Noxzema et du Coppertone afin de «bronzer sans brûler»,
comme le promettait le panneau publicitaire.
— Ça, ta patronne devrait le payer, pis le costume de bain pareil. C’est
pour le travail.
— L’hôpital paie les vêtements de papa, et le marché Dionne, ceux
d’Antoine? Ça m’avait échappé.
Cependant, la jeune femme gardait à l’esprit que tous ces dollars
dépensés étaient difficilement gagnés par son père, au point de gâcher un
peu son plaisir. Un bref instant, elle fut sur le point de tout rendre au
magasin et de proposer d’aller dans une boutique de vêtements usagés. Ou
alors un de ces comptoirs paroissiaux où des vêtements passaient de l’un à
l’autre. D’une famille pauvre à une autre plus pauvre encore, d’habitude.
L’absence d’une famille élargie privait les Chevalier de cette forme de
solidarité. Puis elle pensa à son travail sur la ferme, sans aucune
rémunération. Il devait bien lui revenir un petit quelque chose du profit de
la vente de l’entreprise agricole.

Après avoir mangé, Romain alla s’asseoir sur la galerie située à l’arrière
de l’appartement. À peine installé dans la berçante, son regard se porta vers
le sol. La cour était vraiment en piètre état. Il décida de ne pas remettre à un
autre jour la corvée à laquelle il s’était engagé.
Quelques minutes plus tard, plié en deux, il ramassait des bouts de bois,
des boîtes de conserve rouillées et des emballages de plastique. Comme la
propriétaire n’avait aucun motif de souiller son propre espace, il jugea
plausible que cela vienne de voisins indélicats, et pas seulement des gamins.
Il réussit à remplir la poubelle de ces détritus. Il y avait aussi des mauvaises
herbes qui atteignaient la hauteur de ses genoux.
Il en était à les arracher quand une porte s’ouvrit:
— Monsieur Chevalier, je vous remercie infiniment. Ça commençait à
ressembler à une jungle! Je viens de faire du thé, venez donc en prendre une
tasse avec moi.
Comme Romain commençait à être fatigué de travailler, il accepta
l’invitation.
— Installez-vous là. Vous prenez du sucre et du lait?
— Un peu de lait sera parfait, la remercia-t-il en s’asseyant.
Madame Langevin déposa devant lui une assiette de biscuits au chocolat
et de Feuilles d’érable.
— Je les ai sortis pour vous, par politesse. Maintenant, je me sens
autorisée à en manger un peu. D’après mon médecin, je ne devrais pas du
tout. Alors si vous ne partagez pas avec moi, je risque le coma diabétique.
— J’vais me sacrifier pour vous rendre service, seulement vous devriez
pas mettre votre santé en danger pour moi.
— Ça c’est la grande trouvaille des docteurs: arrêtez de faire ce que
vous aimez, pour vivre plus vieux. Si la vie est plus longue, comme elle est
déjà plate, elle vous paraît encore plus longue. Moi, je vais arrêter de
m’adonner à mes petits péchés le jour où je devrai commencer à me piquer
à l’insuline.
On disait que la peur était la mère de la prudence. Manifestement, ce ne
serait pas tout de suite pour madame Langevin: elle mordit dans un biscuit
au chocolat.
— Pis, aimez-vous ça, la ville? demanda-t-elle ensuite.
— Pas trop, mais j’vais faire avec. La campagne, j’aimais ça, sauf
qu’astheure les plus gros achètent les plus petits… Comme mon gars veut
faire des études, j’avais aucun intérêt à m’entêter.
— Pour les jeunes, c’est certain que la ville paraît plus attirante. Y a tant
de choses à faire. Votre gars, c’est-tu le genre à devenir curé, comme son
oncle?
— J’pense qu’y aurait d’la misère à respecter ses vœux. Si vous voyez
ce que je veux dire…
— Ah! Pourtant, votre femme m’a confié…
Ainsi, Viviane rêvait encore d’une vocation ecclésiastique pour son
aîné. Quelques années plus tôt, elle en parlait beaucoup, presque sans cesse.
À partir de douze ans, le principal intéressé avait mis fin à cette lubie en
affirmant: «Si un jour les curés ont le droit de se marier, comme les
protestants, j’y penserai!»
— Ma femme a tendance à prendre ses rêves pour des réalités.
Et à force de les répéter à haute voix, parfois, elle arrivait à ses fins. Le
déménagement à la ville en était une preuve éloquente.
— C’est certain qu’un prêtre dans la famille, c’est une source de fierté.
— De votre côté, vous avez eu des enfants?
— Trois, mais y en a un qui est mort tout jeune. Vous savez, dans les
années trente, c’était pas vraiment le temps d’avoir des grosses familles.
Un instant, Romain songea aux moyens qu’elle avait employés pour
empêcher la famille, puis il chassa rapidement la question de son esprit. À
la place, il demanda:
— Vous êtes veuve depuis longtemps?
— Quatre ans déjà. Tancrède avait une dizaine d’années de plus que
moi. Une longue maladie…
L’expression désignait d’habitude les cancers, bien qu’elle pût aussi
convenir pour le diabète. Peut-être que l’abus des biscuits Feuille d’érable
avait constitué un vice conjugal. Comme pour tenter le sort, ou pour
allonger la vie de sa logeuse, Romain en prit un second. Pendant quelques
minutes, ils parlèrent des deux enfants Langevin établis dans l’est de la
ville, près des raffineries. Ensuite, le visiteur retourna chez lui.

Viviane et Marie-Paule auraient mérité des félicitations: elles avaient


réussi à remplir un nombre impressionnant de sacs en quatre-vingt-dix
minutes. La Bel Air était stationnée à une vingtaine de pieds. Antoine
donna un petit coup de klaxon pour leur signaler sa présence. En s’asseyant
près de lui, Marie-Paule demanda:
— T’attends depuis longtemps?
— Ça n’a pas d’importance. Tu es contente?
— Très contente!
— Ta sœur va être la plus jolie fille à la messe de dimanche, commenta
Viviane, depuis la banquette arrière.
Ce genre de compliment ne venait pas souvent, alors l’adolescente se
retourna pour la remercier.
— Comme il n’est pas encore tard, ça vous tente de faire un petit
détour? proposa le garçon.
— Où ça? demanda sa sœur.
— Je t’ai entendu parler de l’École normale des sœurs de l’Assomption
de Nicolet. Ici, dans ton domaine de formation, la section féminine de
l’École normale Jacques-Cartier est sans doute l’établissement le plus
important. Ça se trouve rue Sherbrooke.
Pour savoir ça, il avait parcouru les brochures d’orientation
professionnelle avant la fin des classes, en juin. Et ce jour même, durant la
pause du dîner chez Dionne, les pages jaunes du bottin de Montréal.
— Tu vas pas te perdre? s’effraya Viviane.
Les enfants échangèrent un regard. Leur mère ne pouvait aligner des
paroles encourageantes deux fois de suite. C’était au-delà de ses forces.
— Bof… On a jusqu’à demain matin pour nous retrouver. Il te reste des
sous pour mettre de l’essence dans le réservoir, si je passe la nuit à rouler?
Consulter le bottin n’avait pas permis à Antoine de réaliser que le
numéro 2330 de la rue Sherbrooke Ouest était si loin. Il dépassa
l’Université McGill – ce qui lui permit de voir la rue University, un repère
essentiel pour le trajet de retour. L’École normale Jacques-Cartier, section
féminine, occupait le côté sud de Sherbrooke, à l’intersection de la rue
Atwater. Cet endroit était dirigé par les sœurs de la Congrégation de Notre-
Dame. L’édifice était superbe. Il accueillait des élèves depuis près de
cinquante ans.
Le jeune homme entra dans la cour de l’établissement pour s’arrêter
devant l’entrée principale. Ensuite, il en fit le tour.
— C’est très beau, murmura sa sœur.
— En tout cas, c’est plus beau que mon collège.
Au retour, Antoine réussit à revenir rue Claude sans se tromper une
seule fois. Il commençait à comprendre l’organisation de cette ville. Dans
l’appartement, ils trouvèrent Romain assis devant la télévision. Marie-Paule
lui montra certains de ses nouveaux vêtements, qu’il trouva très jolis.
— Tu vas être la plus belle, à l’église.
Sa femme et lui avaient le même endroit en tête, quand il s’agissait de
bien se faire voir. L’adolescente espérait en découvrir quelques autres.
Chapitre 6

Romain s’était levé après une nuit d’insomnie. Comme son existence
était allée à vau-l’eau au cours des derniers mois – ou plutôt, des dernières
années –, apprendre aujourd’hui qu’il était atteint d’une maladie incurable
lui paraissait dans l’ordre des choses. D’habitude, les check-up venaient
après l’accumulation d’indices inquiétants. Lui présenter celui-là comme
une simple formalité ne le rassurait pas vraiment.
En plus, on lui avait demandé de se présenter à jeun. Lui qui d’habitude
se contentait d’un peu de thé en guise de déjeuner, ce jour-là, il se
découvrait un appétit de loup.
— Ça t’inquiète? demanda sa femme, occupée à faire des toasts pour les
enfants.
— Moi, m’faire saigner pour la science…
Dans ses périodes d’inquiétude, il avait toujours un certain sens de
l’exagération.
— Bon, j’suis aussi bien d’y aller tout de suite. Ça sera faite.
Avant de sortir, il haussa un peu la voix afin de souhaiter une bonne
journée à Marie-Paule et Antoine. Les réponses vinrent de la salle de bain et
de la chambre. Dans cet appartement, on était toujours sûrs d’être entendus.
Quelques minutes plus tard, il se présentait dans le bureau de l’infirmière
affectée aux prises de sang.
— Monsieur Chevalier, l’accueillit-elle en le voyant dans l’embrasure
de la porte, installez-vous là, j’arrive.
Maintenant, tout le personnel connaissait le nom de l’homme qui
parcourait les couloirs, armé d’une vadrouille. Si lui-même tentait de se
faire discret, son collègue Patenaude considérait de son devoir de lui
présenter le plus grand nombre d’employés possible.
Il occupa une chaise placée dans un coin de la pièce et posa son avant-
bras sur une petite table. La jeune femme lui fit un garrot avec une bande de
caoutchouc et prit une seringue en s’informant:
— Êtes-vous du genre à craindre les aiguilles?
— J’peux pas dire que j’apprécie, mais ça devrait aller.
Puis, pour porter son attention sur un autre sujet, il demanda:
— Garde-malade, c’est un travail que vous aimez? J’ai une grande fille
de seize ans. Je la verrais avec un uniforme blanc sur le dos, en train de
piquer un vieux monsieur comme moi.
Son interlocutrice eut un rire amusé.
— Oui, j’aime beaucoup. Comme tout le monde ici, je trouve à redire
sur la paye. D’un autre côté, je suis bien certaine que ce que j’ai appris me
servira toute la vie, quand j’aurai une famille.
— Pis c’est long, pour apprendre?
— Le cours dure trois ans. Vous avez certainement remarqué l’école, à
côté de l’hôpital.
La conversation avait permis au patient de diminuer un peu sa nervosité,
et à l’infirmière de terminer le prélèvement. Elle lui colla un pansement au
pli du coude:
— Maintenant vous devez faire prendre une radiographie de vos
poumons. Vous savez où aller?
— Hier après-midi, j’ai passé la moppe autour de la grosse machine.
— France va vous passer entre deux patients. Ça vous prendra cinq
minutes, pas plus.
Ce qui voulait dire quinze, au moins. L’homme comprenait maintenant
que dans un hôpital, le temps était élastique. Après tout, on parlait de
patients, plutôt que de malades.
— Merci, garde, à la prochaine piqûre.
Finalement, ce bout de la procédure ne s’était pas montré trop pénible.
La suite ne le fut pas vraiment plus, seul le déroulement s’avéra plus long,
car une patiente passa devant lui au dernier instant. Il regarda la femme au
visage émacié assise dans un fauteuil roulant, les cheveux un peu emmêlés
et pas très propres, avec sur le dos une de ces jaquettes d’hôpital ridicules et
un peignoir.
— Désolée, s’excusa l’infirmière qui poussait la malade.
Elles entrèrent dans la petite salle où se faisaient les radiographies.
Après quelques minutes, quand elles ressortirent, ce fut France, chargée de
prendre les clichés, qui vint vers lui:
— Venez tout de suite, monsieur Chevalier.
Les autres patients qui attendaient leur tour grimacèrent un peu devant
ce second resquilleur. À l’intérieur du local, Romain enleva sa chemise et sa
camisole. Sa poitrine était un peu creuse et ses côtes se distinguaient très
bien. Il suivit les indications de la jeune femme au moment de se placer
derrière la machine. Bientôt, la préposée déclara:
— Voilà, c’est pas plus compliqué que ça. Le docteur Rhéaume les aura
entre les mains quand il vous recevra.
De retour dans la salle d’attente, Romain pensait se diriger vers le sous-
sol sans tarder. Cependant, la voix de la femme malade assise dans son
fauteuil roulant l’arrêta:
— Monsieur, comme mon accompagnatrice a été appelée pour une
urgence, pourriez-vous me pousser jusqu’à ma chambre? Le numéro 223.
— Je veux bien, mais je ne sais pas si je saurai…
— Les petites manettes, là, ce sont les freins. Pour la conduite
proprement dite, il n’y a pas de volant. Vous poussez.
Quelle faute était la plus susceptible de lui valoir un renvoi?
S’approcher de trop près d’une malade ou négliger de lui venir en aide? Il
lui aurait donné à peu près son âge: trente-neuf ans. Devant l’ascenseur, elle
tendit un index vers le bouton.
Comme ils étaient seuls dans la petite cage métallique, il expliqua:
— J’ai hésité parce que je sais pas si c’est permis, vu ma fonction ici.
— Même si vous côtoyez quantité de microbes à passer le balai, vous ne
me donnerez pas une maladie pulmonaire. C’est déjà fait, et il paraît que je
me la suis donnée moi-même.
Romain se sentit affreusement mal à l’aise. Heureusement, la porte de
l’ascenseur s’ouvrit à cet instant, il n’eut pas à commenter ce constat. Dans
la chambre 223, il n’y avait qu’un seul lit, un privilège réservé aux gens
riches. Il plaça le fauteuil près du lit. La passagère ajouta à son malaise en
lui demandant:
— Monsieur Chevalier, auriez-vous la gentillesse de m’aider à
m’étendre?
D’abord, il fut surpris qu’elle sache son nom, puis il se souvint que
l’employée, à la radiologie, l’avait nommé.
— Je veux bien, mais j’sais pas comment.
— En premier, il faut mettre le frein, autrement, je risque de m’étaler.
Quand ce fut fait, elle continua:
— Prenez mon bras du côté gauche.
Sous le peignoir, le membre lui sembla tout maigre. Puis de si près, il
sentit son odeur un peu rance, celle d’un corps mal lavé. Dans le cas des
malades alités, une garde-malade lavait les patients avec un gant à intervalle
plus ou moins régulier. Elle s’aida de sa main droite pour se mettre debout,
fit deux petits pas vers le lit, y posa les fesses et s’inclina jusqu’à ce que sa
tête touche l’oreiller.
— Maintenant, soulevez mes pieds pour les mettre sur le lit. En partant,
avertissez la personne au poste de garde que vous m’avez ramenée. Je ne
voudrais pas qu’on organise une battue pour me retrouver.
L’effort pour se coucher avait mis un peu de sueur sur le front de la
malade.
— Reposez-vous bien, prit congé Romain.
La femme esquissa un sourire.
À la religieuse de faction au poste de garde, près de l’ascenseur, il
expliqua:
— Ma sœur, j’ai aidé la patiente du 223 à revenir dans sa chambre. Elle
ne me semble pas aller très bien.
— J’envoie quelqu’un.

Avant de se rendre au presbytère, Viviane prit son bain et revêtit ses


habits du dimanche. Son frère avait droit à tous les égards. Quand la
ménagère vint lui ouvrir, la jalousie l’amena à se renfrogner un peu. En
entrant dans la salle à manger, son visage exprima la plus grande surprise.
— Qu’est-ce que tu fais, habillé d’même?
L’homme portait un pantalon noir au lieu de sa soutane. Au moins, un
col romain bien amidonné encerclait son cou.
— Tu ne t’en doutais peut-être pas, mais l’Église ne demande pas à ses
prêtres de se promener en soutane tous les jours de l’année. Et comme
j’enfile toujours un pantalon dessous, en juillet, c’est un peu chaud.
— Je veux ben, sauf que comme ça, tu ressembles à un pasteur
protestant.
— Tu connais des pasteurs protestants?
— On en voit parfois, à la télévision.
Elle tendit la joue, son frère y posa les lèvres. Ces gestes d’affection
entre eux demeuraient maladroits. Les couverts se trouvaient déjà sur la
table. Il lui désigna la place en face de lui tout en ajoutant:
— Il y a deux ans, le pape annonçait la tenue d’un concile œcuménique.
Qui sait? Il en sortira peut-être des règles vestimentaires un peu moins
contraignantes.
— J’espère vraiment que ça sera pas le cas. La soutane, ça inspire le
respect. Habillé comme Romain, qui pourrait croire que tu représentes Dieu
sur terre?
— Tu es en train d’affirmer que l’habit fait le moine?
Cette fois le rose marqua ses joues.
— Non, bien sûr.
— Porter ma soutane, c’est tenir tout le monde à distance. Et encore,
pour les prêtes ce n’est pas si terrible. Mais les religieuses! Tu n’as pas idée
du nombre de couches de vêtement qu’elles ont sur le dos. Sans compter la
guimpe et le voile… Tu ne l’endurerais pas une journée complète.
Heureusement, l’arrivée de la ménagère poussant une desserte vint clore
une discussion qui mettait la visiteuse mal à l’aise. Quand elle fut repartie,
Anselme dit à sa sœur:
— Compte tenu de la chaleur, j’ai pensé qu’une salade conviendrait
parfaitement.
— T’as raison. De toute façon, je mange toujours légèrement.
— Comme trois salaires entrent maintenant dans la maison, tu dois être
rassurée sur l’avenir.
— Ces trois salaires vont être versés demain pour la première fois,
remarqua-t-elle, un pli inquiet au milieu du front.
Anxieuse, l’idée qu’aucun des employeurs ne remplisse cet engagement
lui trottait dans la tête. Viviane était encore effarée de l’ampleur de la
dépense consentie la veille. Le maillot de bain avait coûté un peu plus de
cinq dollars à lui seul, pour moins d’une verge de tissu. Le tiers du salaire
hebdomadaire de Romain.
— T’as raison, ils ont été chanceux de se placer. Moi, j’en profite pas
beaucoup par exemple. Romain veut pas que je demande aux enfants une
cenne de pension, et il tient à payer les dépenses ordinaires du ménage lui-
même.
— Je suis très content d’entendre ça. Il les aime beaucoup, ça paraît.
— Tu trouves ça bien? C’est des adultes, pis ils ne participent en rien…
— Ce ne sont pas seulement des adultes, mais aussi des étudiants
dépendant de leurs parents. En deux mois, ils pourront peut-être amasser de
quoi assumer leurs petites dépenses pendant le reste de l’année. Mais pas
plus.
— Y ont pas de dépenses, y vont à l’école…
Anselme jugea préférable de consacrer toute son attention à sa salade
pendant quelques instants. Quand il fut certain de pouvoir contrôler le ton
de sa voix, il déclara:
— C’est curieux combien tu as insisté pour venir t’installer en ville,
sans jamais te soucier de la façon dont les gens y vivent. Des jeunes de
l’âge de tes enfants sortent pour rencontrer des amis, pour se distraire au
petit restaurant du coin, au cinéma et dans les salles de danse. Ils doivent
s’habiller de façon à être à la mode, sinon ils feront rire d’eux et se
retrouveront seuls dans leur coin.
— Je n’ai rien vécu de ça, moi.
— Si tu voulais qu’Antoine aille veiller chez les voisins où on a
accroché un fanal, et si tu voulais en accrocher un près de ta porte pour
signifier aux garçons qu’ils peuvent visiter ta fille, tu aurais dû demeurer
dans le rang du Grand-Saint-Esprit. Quoique même dans ton rang, ça ferait
un peu arriéré, non?
Décidément, son frère se montrait plus affable quand plus de cent milles
les séparaient.
— Je comprends ce que tu dis, pour Antoine. Il doit continuer à étudier
pour devenir quelqu’un. Mais Marie-Paule? Elle est pas laide, elle va
trouver à se marier. D’ici là, si un garçon veut la sortir, il devra payer pour
elle.
Cette façon de penser était largement répandue. Depuis son arrivée à
Verdun, Viviane avait commencé à lire certains journaux montréalais. Assez
pour y puiser un argument:
— Dans La Presse, un lecteur écrivait que faire étudier des filles, c’est
gaspiller des millions.
Ce genre de plaidoyer revenait souvent à une époque où le
gouvernement provincial annonçait son intention d’améliorer l’accès des
enfants à l’éducation. Ces gens craignaient une hausse des impôts et des
taxes.
— Les lettres des lecteurs contiennent rarement des perles de sagesse.
— Présentement, Marie-Paule garde des enfants. Dans le même journal,
on passe aussi des annonces pour des employées de maison. Quand on
considère que ces filles sont nourries et logées, les salaires sont bons.
— La santé de Romain va bien?
Le changement de sujet la troubla. Quelqu’un de l’hôpital pouvait-il lui
avoir fait des confidences?
— Je sais pas. Ce matin, y était plutôt inquiet en quittant la maison. On
l’a forcé à subir un examen médical. En particulier pour les poumons.
— C’est tout à fait normal dans son emploi. Mais tu n’as pas répondu.
Sa santé est bonne?
— Ces derniers temps, je l’ai trouvé très fatigué. Il dort mal, il se traîne
les pieds.
«Se trouver forcé de vendre sa ferme lui vaut certainement un épisode
de dépression», songea le prêtre.
— S’il mourait, que ferais-tu?
— Voyons donc, tu me fais peur! T’as entendu parler de quelque chose?
— Je n’ai rien entendu à ce sujet. Sa santé, c’est privé. Nous parlons
pour parler. Que ferais-tu, devenue veuve?
Comme elle demeura silencieuse, il formula lui-même la réponse:
— Tu mettrais tes deux enfants au travail. Avec de mauvais emplois, ils
seraient condamnés à une existence médiocre, avec en plus une mère sur les
bras. Marie-Paule devrait s’occuper de toi, la tradition le veut ainsi. Plus de
mariage possible pour elle. Parce que tu n’imagines pas que ta charmante
présence attirerait des candidats pour la noce, tout de même?
Malgré la dureté des paroles de son frère, une réponse toute simple
venait à l’esprit de Viviane: «Je viendrais vivre ici, je serais ta ménagère. Je
serais mieux que maintenant.» Cependant, la tension entre eux depuis le
début de cette conversation l’empêchait de formuler ces mots à haute voix.
— Où veux-tu en venir? finit-elle par demander d’une voix blanche.
— N’importe quelle veuve qui n’a pas une instruction susceptible de lui
permettre de gagner sa vie se trouve à la merci des succès de son époux
défunt. Si l’héritage est généreux, elle vit bien. S’il n’y a pas d’héritage, et
ça c’est ton cas maintenant que la ferme est vendue, c’est la misère. Et toi,
tu proposes que ta fille se retrouve un jour exactement dans la même
situation.
La mère de famille était trop secouée pour répondre quoi que ce soit.
Parce que dans son esprit, la conversation ne concernait pas Marie-Paule,
mais bien elle-même et sa propre sécurité. Anselme avait la qualité d’être
limpide: compter sur lui pour une retraite dorée était ridicule. Il avait
compris ses manigances en ce sens depuis des années, et maintenant qu’elle
avait réussi à se rapprocher, il s’empressait de tracer une ligne entre le
possible et l’impossible.
— Tout ce long discours sur la santé de Romain, c’était pour me
convaincre de faire étudier Marie-Paule?
— Là-dessus, je suis de l’avis de ton mari: il faut lui donner les moyens
de se débrouiller dans la vie. Elle ne peut pas rêver d’un héritage, mais elle
peut étudier. C’est le plus beau cadeau que vous pouvez lui donner.
— As-tu parlé de ça avec Antoine?
— Non. Pourquoi?
— Hier, en revenant de chez Dupuis Frères, il a fait un détour pour lui
faire voir l’École normale de la Congrégation de Notre-Dame. Parce qu’elle
lui aurait déjà dit vouloir fréquenter l’École normale de Nicolet.
— C’est drôle, madame Donnelly me confiait hier qu’elle ferait une
excellente institutrice ou alors une garde-malade, à cause de sa bonne
nature. Je suis du même avis.
Maintenant, Viviane comprenait que le contrôle de sa propre famille lui
échappait. Son mari et elle vivraient pauvrement afin de permettre à leurs
enfants d’étudier. Dans cinq ou dix ans, leur situation connaîtrait une
embellie si la santé de Romain demeurait bonne, avec des enfants bien
établis et eux seuls à vivre du salaire de l’homme de ménage. D’ici là par
contre, toutes les possibilités d’une vie facile à la ville s’estompaient.
— Tu parles de madame Donnelly… Si j’comprends bien, tout le
monde est au courant des projets de ma fille, sauf moi.
— Ce qui devrait être un motif de réflexion pour toi.
La visiteuse ne paraissait pourtant pas pressée de se livrer à un petit
examen de conscience.
— Qu’est-ce que cette femme vient faire dans cette histoire?
— Après tes sous-entendus, l’autre jour au téléphone, je suis allé aux
nouvelles. Après tout, comme je la lui avais recommandée, m’informer de
la performance de Marie-Paule était tout à fait naturel. Ta fille serait
aimable, très serviable, et ses enfants se sont attachés à elle tout de suite.
— Ben, au moins, tu dois admettre que j’ai su bien l’élever.
«Les sœurs de l’Assomption ont aussi eu un rôle à jouer, je suppose»,
songea-t-il. Puis il se trouva mesquin de ne pas reconnaître cette
compétence à sa sœur. Viviane continua:
— Cette femme, c’est pas une de tes paroissiennes.
— Plus maintenant. Elle fréquente l’église Saint-Willibrod, puisque son
mari est Irlandais. Mais ses parents habitent à deux pas d’ici, et j’ai béni son
mariage.
Ensuite, ils terminèrent leur repas dans un silence à peu près complet.
Ce ne fut qu’au dessert que la visiteuse revint sur le sujet de son inquiétude:
— L’école normale, ça coûte-tu cher?
— Pas vraiment. Évidemment, il y aura l’autobus pour s’y rendre et de
quoi manger le midi.
— Hier, Antoine est aussi allé voir le collège Sainte-Marie. Ça, ça
coûte…
— Le gouvernement Lesage a amélioré l’aide financière pour ceux qui
fréquentent les dernières années du cours classique. Si ça ne couvre pas la
totalité des droits de scolarité, je compléterai.
Comme il l’avait fait les années précédentes, au Séminaire de Nicolet.
L’abbé Ruest mettait son filleul et sa nièce dans la liste de ses bonnes
œuvres. Et même son beau-frère, puisqu’il était intervenu dans le processus
d’embauche à l’hôpital Christ-Roi, dont il était un visiteur régulier, à titre
d’aumônier.
— Je pense qu’il a un certain nombre de documents à remplir, au sujet
de l’aide financière, ajouta Anselme. J’espère qu’Antoine a bien averti les
autorités du collège de son changement d’adresse.
— J’lui rappellerai.
— Il pourra me demander de l’aider, s’il a du mal avec la paperasse.
Pour Marie-Paule aussi, d’ailleurs. J’ai écrit à la commission scolaire de
Verdun pour son inscription, bien qu’il conviendrait de t’assurer que tout est
réglé de ce côté.
Comme sa sœur demeurait silencieuse, il comprit qu’elle n’avait pensé à
rien de tout cela. Il poussa un long soupir:
— Je vais téléphoner cet après-midi. Pour terminer son secondaire, elle
devra fréquenter l’école Margarita. La commission scolaire l’a confiée à la
Congrégation de Notre-Dame, la même qui dirige l’École normale à
Montréal.
Après une pause, il continua:
— J’y pense, toi, tu ne voulais pas participer aux activités des comités
paroissiaux?
Après tout, c’était l’argument évoqué pour quémander cette invitation à
dîner.
— Évidemment, selon mes moyens. Ça veut dire offrir mon temps. Je
suppose que des femmes s’occupent de décorer l’église pour les
cérémonies. Ou encore pour l’organisation d’événements de charité.
— Oui certainement, et elles ont toujours besoin d’aide. Comme tu as
maintenant le téléphone, je pourrai te donner le numéro de la responsable de
ces activités.
Ainsi, lui et sa sœur ne travailleraient pas de concert pour le salut des
âmes. Tout de même, la visiteuse afficha son contentement. Pendant les
minutes suivantes, elle s’efforça de ramener un ton de cordialité à leur
conversation. Comme son frère avait pu faire des mises au point
importantes, il accepta de bonne grâce. Quand vint le temps de se quitter, ils
en étaient à évoquer leurs souvenirs d’enfance.

Ce ne fut que vers quatre heures qu’une infirmière vint avertir Romain
de se présenter au bureau du docteur Rhéaume. Il s’agissait d’un gros
homme aux oreilles décollées, quelqu’un pour qui la vie dans une cour
d’école avait dû être difficile. Et ses grosses lunettes à monture de plastique
ne devaient pas lui avoir rendu les choses plus faciles. En rentrant dans le
cabinet, l’employé chercha à lire un verdict sur le visage du médecin. Son
anxiété était si perceptible que celui-ci le rassura d’entrée de jeu:
— Les radios des poumons étaient correctes. Aucune infection
susceptible de mettre en danger notre clientèle.
La grande crainte demeurait la tuberculose, même si depuis une
quinzaine d’années, la pénicilline permettait de guérir ceux qui en
souffraient. Néanmoins, la maladie demeurait sérieuse, et difficile à traiter.
— Vous allez enlever votre chemise et votre camisole, et vous asseoir
là-dessus.
Il lui désignait une couchette surélevée. Le praticien promena le bout de
son stéthoscope sur sa poitrine et son dos. Ensuite il lui demanda de tousser
une demi-douzaine de fois. Il palpa son abdomen, prit son pouls, frappa sur
ses genoux avec un petit marteau de caoutchouc et le fit monter sur un pèse-
personne.
Quand Romain occupa enfin la chaise placée devant le bureau du
médecin, ce fut pour entendre:
— Les poumons sont clairs, le pouls un peu trop rapide. Surtout, vous
semblez fatigué. Trop fatigué. Faites-vous de bonnes nuits?
— Les choses ont été difficiles, pendant les derniers mois. J’ai
beaucoup de préoccupations.
— Combien d’heures dormez-vous?
— Quatre ou cinq.
Le docteur Rhéaume écrivit trois ou quatre, devinant être devant
quelqu’un qui réduisait ses symptômes de peur d’être déclaré malade.
— L’appétit?
Romain oscilla la main, dans un geste signifiant «couci-couça».
— Bon, l’huile de foie de morue, ce n’est pas juste pour les enfants,
vous pouvez en prendre aussi. Je vais vous prescrire de quoi vous fortifier
un peu. Toutefois, la meilleure façon de prendre des forces, c’est de manger.
— Est-ce que j’ai le droit de prendre un petit verre?
— Une ponce? Un cordial? Un vin Saint-Georges?
Le médecin évoquait une ponce de gin, un remède souverain contre la
grippe, une boisson vivifiante – d’habitude, un cognac –, ou alors un vin
«fortifié», c’est-à-dire auquel on ajoutait de l’alcool pour arrêter la
fermentation. C’était un genre de porto ou de xérès. Vendu au gallon dans la
province de Québec par la Commission des liqueurs, renommée Régie des
alcools au mois d’avril précédent, le Saint-Georges était le plus populaire,
et le moins cher, de ces vins. L’homme de ménage hocha la tête.
— Si votre femme vous interdit de boire, vous pourrez lui dire que c’est
sur ordre du médecin. Moi par exemple, je ne donne pas de prescription
qu’il faut présenter à la Régie. Un verre de porto ne vous fera certainement
pas de mal, et si ça vous aide à dormir, ce sera un bienfait. Vous repasserez
me voir dans deux mois, et à ce moment, je compte voir moins de cernes
sous vos yeux, et un pouce de plus à votre taille. Ça devrait aider.
Il lui tendit un rectangle de papier totalement illisible.
— Et maintenant, vous allez sans doute prendre un verre de vin à la
santé de Patenaude?
— C’est ce que j’avais prévu.
— Allons-y ensemble.
Alors qu’ils prenaient l’ascenseur, il demanda:
— La raison de vos insomnies, c’est la ferme que vous avez perdue?
Romain fronça les sourcils, au point où son interlocuteur éclata de rire:
— On ne vous avait pas prévenu? La meilleure façon de faire circuler
une information dans l’hôpital, c’est de mettre Patenaude au courant.
Jamais il ne dit des mesquineries, son discours est toujours empreint de
sympathie. Seulement il placote! Comme je pense que vous êtes plus
discret, nous aurons moins besoin de surveiller nos paroles, à l’avenir.
La célébration se tenait dans une salle de réunion située à côté du
bureau de sœur Joseph-du-Sacré-Cœur. Une douzaine de personnes étaient
debout dans la pièce, un verre à la main. Le docteur Rhéaume donna un
petit coup de coude à son nouveau patient en lui désignant une cruche d’un
gallon déposée sur une table.
— C’est le temps de commencer votre traitement au Saint-Georges.
Une employée des cuisines avait hérité de la responsabilité de faire le
service. Elle apporta un verre du porto à Romain en précisant:
— La sorte, c’est le choix du fêté…
Le goût était un peu grossier, bien que le nouvel homme de ménage,
tout comme l’ancien, ne se distinguât pas par la finesse de son palais. Il
remarqua que des infirmières venaient placer de petits paquets sur la table
en précisant quelque chose comme:
— De la part des filles du deuxième.
Ça pouvait aussi être celles du premier, du troisième ou du quatrième,
de la maternité ou de la pouponnière. Le nouveau retraité avait droit ensuite
à une bise sur la joue, et à des mots comme: «Reposez-vous bien,
maintenant.» À chaque fois, Patenaude formulait des remerciements d’une
voix un peu bourrue, une manière de dissimuler son émotion. Bientôt, sœur
Joseph-du-Sacré-Cœur frappa ses mains l’une contre l’autre pour attirer
l’attention.
— Aujourd’hui, je me sens particulièrement émue. Imaginez-vous
qu’en 1932, monsieur Patenaude et moi sommes arrivés à l’hôpital Christ-
Roi le même mois.
La religieuse avait visiblement mieux supporté les vingt-neuf dernières
années que son employé.
— Alors je vois son départ aujourd’hui comme un petit message à mon
intention. À notre époque où surviennent tant de changements, où tout le
monde parle de tout moderniser, peut-être est-ce le temps de passer le
flambeau à une autre génération.
Toutefois, la directrice n’alla pas jusqu’à annoncer sa retraite prochaine.
Elle formula des remerciements sincères pour les années de services de
l’homme de ménage, précisa que le conseil de l’établissement avait pensé à
une petite gratification qui serait incluse dans la dernière paye, puis elle
invita tout le monde à applaudir le nouveau retraité.
Ensuite, ce fut comme une parade: tout le monde entendait lui souhaiter
une vie heureuse. Loin des moppes et des produits de nettoyage. Romain vit
le docteur Rhéaume échanger quelques mots avec la directrice, celle-ci vint
ensuite dans sa direction:
— Je suis heureuse de savoir que vous vous portez bien. Alors, avez-
vous aimé votre première semaine avec nous?
— Oui, beaucoup.
Ce n’était pas tout à fait exact. Cependant, il arrivait presque à être
heureux de son sort. Les gens se montraient très sympathiques et le travail
ne se révélait pas trop exigeant.
— Dans ce cas, nous pouvons compter sur vous pour les trente
prochaines années?
— Certainement. Est-ce que je vais pouvoir compter sur votre présence
le jour de mon départ, ma mère?
— Monsieur Chevalier, je pense que vous en avez pour beaucoup plus
longtemps que moi dans ces lieux, lui confia-t-elle avec un sourire.
Peu à peu, les personnes présentes se dispersèrent. À la fin, il ne resta
plus que les deux hommes de ménage. Patenaude mit ses cadeaux dans un
sac de papier de chez Steinberg.
— Elles vont me manquer, toutes ces jeunesses. Ces cadeaux, je gage
que c’est des chocolats pis des bonbons.
— Aimes-tu ça?
— Non, mais j’ai une demi-douzaine de petits-enfants.
Ils quittèrent la pièce pour aller vers l’ascenseur. Le vieil homme se
retourna vers son collègue pour dire encore:
— Là, tu vas me laisser descendre tout seul. J’aime mieux pas de
témoins pour dire adieu à cet endroit. Après, si on se croise, ça me fera
plaisir de faire un brin de jasette. Excepté que ça sera pas à la taverne du
coin, parce que Verdun est toujours une ville sèche.
En d’autres mots, la présence de débit d’alcool était interdite.
— J’suis pas encore un habitué de la grande ville, mais paraît que Ville-
Émard est pas si loin.
— T’as raison. Y faut juste traverser le canal. Et pas besoin de nager, y
a un pont.
— T’es pas mal au courant de tout dans cet hôpital. À matin, j’ai
raccompagné une femme à la chambre 223. C’est grave, ce qu’elle a?
— C’est Rosita. Elle, a sortira pas d’icitte sur ses pieds, répondit
Patenaude avec émotion. Cancer du poumon. Bon, là, je suis mieux de
descendre avant de me mettre à brailler pis à morver.
Chapitre 7

En rentrant à la maison, le soulagement se lisait sur le visage de


Romain. Il alla directement à la cuisine afin de prendre une Molson dans le
frigidaire. Comme son frère lui avait fait une petite frayeur lors du dîner, en
évoquant un éventuel décès de son mari, Viviane demanda:
— C’est pour noyer ta peine? Ou célébrer de bonnes nouvelles?
— Pour fêter, et peut-être pour grossir un peu.
— Fêter quoi? Et pourquoi grossir?
L’homme s’assit à table et porta le goulot à sa bouche avant d’expliquer:
— J’suis en assez bonne santé pour jouer de la moppe, sauf que le
docteur m’a trouvé trop maigre. Faut que j’le voie encore dans deux mois,
avec dix livres en plus.
Ou, dans les mots du praticien, avec un tour de taille majoré d’un pouce.
— Contente de savoir ça…
Ainsi, le prêtre ne possédait aucune information privilégiée. Il avait
évoqué son veuvage pour lui faire comprendre que si, avec son mari, elle
vivrait chichement, sans lui ce serait la plus grande misère. Et que si on
l’empêchait d’étudier, Marie-Paule se trouverait un jour dans la même
situation, si un malheur survenait.
— Pis sœur Joseph m’a demandé si je ferais aussi longtemps que
Patenaude. Ça veut dire presque trente ans.
Dans son cas, cela le conduirait à soixante-huit ans. Une perspective qui
n’avait rien de tellement enthousiasmant. D’un autre côté, la patiente de la
chambre 223 troquerait certainement son destin contre le sien.
— Pourquoi pas? À moins que tu trouves mieux, bien sûr. On sait
jamais.
À cet instant, Marie-Paule arriva dans la cuisine.
— Alors? demanda-t-elle.
— Ton père est encore bon pour trente ans, lui apprit Viviane.
Elle retourna à la préparation du repas. L’odeur de baloney dans la poêle
envahissait maintenant tout l’appartement. Pendre dix livres avec une diète
de ce genre ne serait pas simple. Marie-Paule demeura sérieuse, les yeux
fixés dans ceux de son père.
— J’ai le temps d’être grand-père et peut-être même arrière-grand-père.
Cela lui valut un sourire charmant.
— Comme aucun garçon ne m’a encore invitée à sortir, tu vas devoir
attendre longtemps.
— J’suis pas pressé, j’attendrai. Prends ton temps, t’as juste seize ans.
À cet âge, de rares jeunes filles de Nicolet étaient déjà fiancées, parfois
à cause d’un état exigeant une cérémonie très rapide. D’habitude, le
mariage venait dans la jeune vingtaine. Après avoir acquiescé d’un geste de
la tête, elle demanda:
— Maman, je peux aider?
— Tu peux vérifier les patates.
Quelques minutes plus tard, ce fut Antoine qui se présenta dans la
cuisine. Après un nouveau partage du bulletin de santé, tous se retrouvèrent
à table. Romain demanda à son fils:
— Travailles-tu demain? C’est samedi…
L’horaire habituel du marché Dionne s’étalait sur cinq jours pour le
personnel régulier.
— J’ai offert mes services au gérant, qui a accepté. Comme cet emploi
ne durera que jusqu’en septembre, j’essaye d’accumuler les heures.
— Comme ça, je suis le seul à travailler un petit quarante heures par
semaine. Je devrais me compter chanceux.
Dans la province, la norme des cinq jours de travail par semaine s’était
imposée lentement après la Seconde Guerre mondiale.
— Dommage que tu travailles demain, déplora le père. Je voulais que tu
me conduises dans une ville voisine… Mon collègue a parlé de Ville-
Émard, y paraît que c’est tout à côté.
— Et que veux-tu faire à Ville-Émard? demanda Viviane.
— Aller m’acheter un gallon de vin Saint-Georges. C’est un ordre du
docteur. C’est pour me fortifier.
L’homme avait dit ces mots avec un demi-sourire. Cela représenterait
sans doute une heureuse solution de rechange à la bière, pour lui ouvrir
l’appétit.
— Nous pourrons regarder le plan de la ville ce soir, proposa Antoine.
Comme on ne vend pas d’alcool dans notre municipalité, je suppose qu’il y
a un magasin de la Régie juste de l’autre côté du canal.
Le garçon tenait pour acquis que le gouvernement avait tout intérêt à
tirer sa part de taxes des habitants de Verdun. Si Romain se montra
sceptique, Antoine quitta tout de suite sa place, le temps de récupérer les
pages jaunes, afin de chercher l’adresse de la succursale la plus proche. Il
lui faudrait une bonne heure en soirée pour convaincre son père de se
risquer seul dans cette aventure.
Le docteur Rhéaume avait peut-être réalisé un miracle: le lendemain
matin, Romain demeura au lit quand sa femme se leva. Il profiterait ainsi
d’un peu plus de sommeil. De son côté, Marie-Paule devait se présenter tôt
chez les Donnelly, elle passa donc à la salle de bain la première. Ensuite,
elle prit le temps de manger deux toasts. Viviane était assise sur la chaise en
face de sa fille.
— L’autre soir, j’ai compris que tu voulais devenir institutrice.
L’adolescente se troubla, certaine que cette conversation ruinerait tous
ses rêves. Aussi la suite la prit tout à fait par surprise:
— L’école des sœurs est un peu loin d’ici. Tu trouveras pas ça fatigant,
faire le trajet matin et soir?
— Je pourrai étudier un peu, dans l’autobus.
Voilà qui témoignait d’un bel optimisme: comment se concentrer dans
un véhicule en mouvement avec l’affluence de l’heure de pointe?
— De toute façon, je dois d’abord terminer ma douzième année, ajouta-
t-elle.
De nouveau, Marie-Paule s’inquiéta. Il appartenait à ses parents de
l’inscrire à la Commission scolaire catholique de Verdun. Pouvaient-ils
avoir négligé de le faire? Viviane vit la panique dans son regard. Elle
résolut d’assumer le rôle de la mère soucieuse de l’avenir professionnel de
sa fille. Un rôle de composition, dans son cas.
— Hier, j’suis allée voir mon frère. Il m’a expliqué que tu devras aller à
l’école… Margarita. C’est un drôle de nom, ça doit être italien. Il va
s’assurer que tout est correct là-bas. Pis si tu as des problèmes de paperasse,
il va s’en occuper. T’sais, pour moi pis ton père, c’est compliqué.
— Penses-tu que je peux lui téléphoner ce soir pour le remercier?
— Je suppose. Au pire, sa femme de ménage lui fera le message.
Une curieuse idée trottait dans la tête de Viviane depuis la veille: son
frère s’était-il montré si dur à son endroit parce qu’entre lui et sa ménagère,
il se passait quelque chose? Pour l’éloigner de chez lui, en quelque sorte.
Évidemment, cela lui semblait tout à fait impossible. D’un autre côté, on
voyait ça, parfois, des prêtres qui défroquaient. Les gens paraissaient
devenir fous, depuis quelques années.
— Merci de t’occuper de tout ça, s’émut Marie-Paule en quittant sa
place. C’est tellement important pour moi…
Le ton contenait une sincère reconnaissance, celle d’une adolescente
que ses parents autorisaient à réaliser ses rêves.
— Maintenant, je dois filer, conclut-elle en quittant la pièce.
Au passage, elle prit un sac de toile contenant son maillot de bain. Cette
fois, elle aussi pourrait profiter de la piscine pour se rafraîchir. Comme dans
un ballet soigneusement réglé, Antoine sortit de la salle de bain alors que sa
sœur franchissait la porte. Viviane rejoua le rôle de la mère préoccupée par
l’avenir de ses enfants, en lui rappelant de s’assurer que le collège Sainte-
Marie possédait bien ses coordonnées, et que tout se passerait sans
anicroche lors de la rentrée scolaire.
— T’as-tu vu dans le journal? Y paraît que les collèges classiques
manquent de place pour tous les jeunes qui veulent s’inscrire.
— Lundi prochain, j’essaierai de prendre une minute entre deux caisses
de choux pour téléphoner.
— Anselme m’a dit que si t’avais des problèmes, il s’en occuperait.
Encore cette fois-ci, ce fut un peu après le dîner que la gardienne et ses
protégés se dirigèrent vers le Natatorium. Marie-Paule répéta ses appels à la
prudence pendant le trajet. Nelson se montra un petit peu moins
indiscipliné, et Priscilla éprouva la même difficulté à les suivre avec sa
petite bicyclette. En arrivant, Marie-Paule mesura toute la différence entre
un mercredi et un samedi. L’affluence était déjà trop grande pour jouir
pleinement de l’expérience comme la première fois. Le nombre des enfants
présents était multiplié par deux.
— Vous ne pensez pas que ce serait mieux de revenir lundi? Là, nous
allons nous marcher sur les pieds.
— Je veux me baigner! insista Nelson.
— Moi aussi, renchérit la petite fille d’une voix déjà larmoyante.
Marie-Paule jugea préférable d’endurer la foule, plutôt que de faire face
à un premier gros différend avec ses protégés. Trouver un petit espace
herbeux ne fut pas simple. Les mères paraissaient avoir traîné chacune une
demi-douzaine de marmots avec elles. Et ceux qui avaient plus de dix ans
ne profitaient d’aucune supervision, alors ils couraient en tous sens.
— Nous allons laisser nos affaires ici, comme la dernière fois.
La jeune fille enleva ses vêtements pour les mettre dans son sac de toile.
— Il est joli, ton maillot, la complimenta Priscilla.
— Merci, tu es gentille. L’autre ne me faisait vraiment plus.
Après avoir aidé la fillette à se déshabiller, Marie-Paule prit la bouteille
de Coppertone dans son sac:
— Aujourd’hui, tu risques de brûler. Je vais t’en mettre un peu.
— Et toi?
— Moi aussi. Tu as vu, j’étais toute rouge mercredi. Mais on commence
avec toi.
Ensuite, elle montra la bouteille au garçon:
— Et toi?
— C’est pas nécessaire.
— Tu as l’âge de raison, je n’insiste pas. Ne viens pas te lamenter
lorsque ton visage va peler, par exemple.
En entendant ces mots, la volonté de Nelson vacilla un instant. Il ne
pouvait toutefois pas dire non d’abord, pour accepter ensuite. Cela ferait
trop «petit garçon». Marie-Paule s’enduisit le haut du corps et demanda à la
fillette de badigeonner son dos. Ensuite, en tenant Priscilla par la main, elle
zigzagua entre les corps étendus, assis ou debout, afin de se rendre jusqu’au
bassin le plus grand. Elle vit des adolescents la suivre du regard. Son
maillot de jeune fille sage avait tout de même l’effet escompté.
Près de la piscine, elle descendit les quelques marches conduisant à
l’eau en tenant toujours la main de Priscilla tout en conseillant au garçon:
— Toi, tu ne laisses pas les autres te noyer.
Nelson jugea la recommandation tout à fait raisonnable.
— Et de notre côté, nous allons tenter de faire la même chose.

Après une quarantaine de minutes à barboter, quand Marie-Paule alla


s’asseoir sur le rebord du bassin, elle sentit une présence près d’elle.
— Cette fois, tu as décidé de te baigner?
Marc, le sauveteur, se tenait debout près d’elle.
— Tu devrais t’asseoir, là je dois me casser le cou pour te voir.
Il obéit.
— Quand j’ai mon maillot avec moi, c’est plus facile.
— Tu as mal choisi ta journée pour cette première fois. Je vais te donner
un conseil amical: viens plutôt le matin les jours de semaine. Beaucoup de
monde, ça veut dire une eau plus très propre. Je te laisse deviner pourquoi.
Pour compenser, les préposés forcent la dose, pour le chlore.
— Sauf que c’est l’après-midi qu’il fait le plus chaud.
— C’est aussi le moment où il y a le plus de monde, où l’eau laisse le
plus à désirer, où il y a trop de chlore. Rien n’est jamais parfait.
Il redevint sérieux avant de demander:
— Ça te dirait qu’on fasse quelque chose, ce soir? Il y a un bon film, au
Fifth, et un aussi bon à l’Odéon. On pourrait aussi marcher sur le
boardwalk, pour parler un peu.
— Je ne sais pas… Je croyais être libre, ce soir. Mais là, je pense que je
vais mettre un peu d’eau de Javel dans mon bain et me laisser tremper.
— Tu risques de changer de peau.
Elle eut un petit rire, puis lança à l’intention de Priscilla:
— Ma belle, fais attention de ne pas avaler d’eau.
— Pourquoi?
— Fais-moi confiance, vaut mieux pas.
Au lieu de réitérer son invitation pour le lendemain, Marc murmura
«Excuse-moi» et se leva précipitamment. Peut-être était-il vexé de n’avoir
pas entendu un «oui» enthousiaste. D’un autre côté, depuis un moment, un
groupe d’adolescents se montrait particulièrement turbulent, au point
d’exiger un petit rappel à l’ordre. Ensuite, il retourna se jucher sur son banc
surélevé. Marie-Paule sauta à l’eau pour rejoindre Priscilla. La fillette serra
son cou de ses bras et lui fit une bise, que sa gardienne lui rendit.
— Toi, est-ce que tu boudes, parfois?
— Des fois.
— Ça dure longtemps?
La petite secoua la tête de droite à gauche.
— C’est bien, ça. Autrement, tu pourrais rater des occasions. Par
exemple en omettant de répéter une invitation au cinéma. Tu es prête à
rentrer à la maison?
Elle consentit d’un mouvement de la tête. Marie-Paule éleva la voix:
— Nelson?
Une douzaine d’adolescents tournèrent la tête dans sa direction.
— Nous rentrons. Là, tes épaules sont toutes rouges.
Puis elle sortit de l’eau avec sa jeune protégée. Après quelques minutes,
Nelson vint les rejoindre. En quittant les lieux, quand le trio passa près du
lifeguard, elle entendit:
— À la prochaine.
Cette fois encore, l’adolescente lui adressa un petit mouvement de la
main. Ensuite, elle confia à Priscilla:
— Lui non plus, il ne boude pas trop longtemps.

De retour au domicile des Donnelly, Marie-Paule demanda à Nelson:


— Peux-tu m’expliquer comment fonctionne la laveuse automatique?
Mieux vaut laver tout de suite nos trois maillots.
Chez les Chevalier, le lavage se faisait dans une vieille machine
Coffield montée sur des roulettes afin de l’approcher de l’évier, avec un
tordeur à rouleaux au-dessus de la cuve.
— Tu ne sais pas?
— Oui, mais toi, tu es un garçon, tu comprends mieux les machines.
Rien de tel que la flatterie pour obtenir la contribution d’un jeune mâle.
Cependant, son utilité se limita à la traduction des mots anglais pourtant très
simples, écrits au-dessus des boutons. Une fois le lavage commencé et les
enfants installés devant le téléviseur, Marie-Paule décrocha le téléphone
afin de communiquer avec le presbytère Notre-Dame-Auxiliatrice.
— Mon oncle, d’abord je veux vous remercier de vos efforts afin
d’obtenir ma place à l’école, cet automne. Maman m’a expliqué ses
difficultés à s’en occuper elle-même, d’où son obligation de vous avoir
demandé de l’aide.
— Elle a présenté les choses ainsi?
Anselme Ruest se souvenait plutôt d’avoir entendu sa sœur évoquer un
travail de bonne à tout faire pour Marie-Paule.
— Ce n’est rien, voyons, se reprit-il. D’ailleurs, si vous m’attendez
demain sur le parvis de l’église, j’aimerais obtenir la signature de ton père
sur un document. Le temps d’enlever mes habits de travail, et je vous
rejoindrai.
— Je le leur dirai.
Après avoir échangé encore quelques mots sur son acclimatation à
Verdun, il lui demanda son appréciation du travail de gardienne.
— C’est pas très compliqué. La télévision s’occupe de la moitié de la
tâche.
Ce fut le moment choisi par Priscilla pour venir demander: «C’est qui?»
Après avoir raccroché, Marie-Paule attendit la fin du cycle du lave-linge
afin d’accrocher les maillots à la corde, dehors. Ensuite, elle s’occupa de
commencer le souper de la famille. Quand madame Donnelly revint, un peu
après cinq heures, elle demanda:
— Alors, après une semaine, es-tu prête à continuer de t’occuper de ces
petits monstres?
— Oh oui! Ils sont très gentils.
Les deux monstres en question eurent droit chacun à une bise maternelle
sonore.
— Toi, tu as un coup de soleil, remarqua Emma en voyant la grimace de
Nelson quand elle le prit dans ses bras.
— Marie-Paule lui a dit de mettre de la crème et il a pas voulu!
commenta Priscilla, en vraie porte-panier.
— Ce n’est sans doute pas la dernière fois qu’il va ignorer un bon
conseil venu d’une femme.
La mère chercha une enveloppe dans son sac à main pour la tendre à sa
gardienne:
— Tu trouveras un petit peu plus. J’apprécie beaucoup ton aide pour le
souper.
— Ce… Merci, madame. J’ai mis les maillots sur la corde après les
avoir lavés parce que l’eau de la piscine empestait. Je vais décrocher le
mien en partant.
— Parfait. Demain, j’assisterai à la messe à Notre-Dame dans le banc
de mes parents, ça me donnera l’occasion de saluer les tiens. Nous partirons
directement de là pour une petite expédition dans le Nord.
Après des salutations à ses protégés, Marie-Paule alla chercher son
maillot encore un peu humide pour le mettre dans son sac. En route vers
chez elle, la curiosité fut la plus forte. Elle prit l’enveloppe dans la poche
arrière de son capri et la décacheta pour découvrir dix billets d’un dollar. La
gratification supplémentaire se montrait on ne peut plus conséquente. Peut-
être devrait-elle ouvrir un compte à la banque.

Chez les Chevalier, l’ambiance du repas du soir se révéla joyeuse.


Tellement que Romain se versa un petit verre de Saint-Georges, et fit la
même chose pour son fils.
— Ça s’est bien passé, l’expédition à Ville-Émard?
— Pas mal, mais la prochaine fois, j’irai à pied. J’ai mis plus de temps à
chercher un stationnement qu’à me rendre là-bas.
Ce qui tenait beaucoup au fait que sa technique pour se stationner «en
ligne» laissait encore plus à désirer que celle de son fils. Au point où
quelques autres automobilistes l’avaient traité d’habitant. L’homme
demanda ensuite à sa fille:
— T’en veux?
— Je vais me contenter de tremper mes lèvres dans celui d’Antoine.
— Tu fais bien, commenta sa mère, qui s’affairait près du poêle. Pour
une femme, l’alcool, c’est pas bien.
— Alors imagine pour une petite fille, rigola son frère.
— En tout cas, enchaîna le père, quand t’essaieras pour la première fois,
fait ça icitte. Ça va être plus prudent. Au pire, tu ronfleras sous la table.
— Très drôle… En passant, demain, je vais vous présenter ma patronne,
elle sera à l’église. Et papa, mon oncle Anselme veut te faire signer quelque
chose pour l’école. Faudra attendre qu’il change ses vêtements.
— Dans ce cas-là, autant aller au presbytère, commenta Viviane.
— Il a bien dit de l’attendre sur le perron…
Une façon de souligner très clairement qu’il ne souhaitait la présence
d’aucun Chevalier à sa table.

À compter de huit heures trente, le canal 2 présentait La reine de


Broadway. À la fin du film, les parents regagnèrent leur chambre.
— À Nicolet, on n’avait rien d’autre à faire de nos samedis soir, alors le
film en famille, ça pouvait aller. Mais ici… La semaine prochaine, je
t’inviterai au cinéma. Il y en a quelques-uns dans les environs, dit Antoine.
Marie-Paule eut une pensée pour Marc. Que ferait-elle s’il revenait à la
charge la semaine prochaine? Dire «Non, mon frère m’a déjà invitée» ferait
vraiment petite fille.
— Tu ne préférerais pas trouver une meilleure compagnie?
Le jeune homme n’allait pas avouer que l’idée lui était venue d’inviter
la plus jeune caissière de chez Dionne. Toutefois, la démarche lui paraissait
terriblement intimidante, et se donner un peu de courage en pillant la
provision de vin Saint-Georges paternelle ne serait sans doute pas du
meilleur effet.
— Je ne connais personne, ici. Je suppose que ça sera plus simple quand
je me serai fait des amis au collège. Et, franchement, comment pourrais-je
trouver une meilleure compagnie que toi?
Marie-Paule lui fit un grand sourire:
— Procure-toi un maillot de bain et vient à la piscine. Peut-être que
Ghyslaine te fera une proposition.
Il s’agissait de la collègue de Marc au Natatorium.

En arrivant à l’église Notre-Dame-Auxiliatrice le lendemain matin,


Marie-Paule était heureuse de porter autre chose que son uniforme scolaire.
Sa robe, son chemisier et ses souliers plats en faisaient une jolie jeune fille
en tenue estivale. Par contre, le foulard sur la tête gâchait un peu l’effet
produit. Comme si exhiber leurs cheveux dans le temple mènerait tout droit
les paroissiennes à la damnation éternelle. Antoine, de son côté, ne voyait
aucun inconvénient à continuer de porter les pantalons gris et le blazer
achetés l’été précédent pour aller au Séminaire de Nicolet. Après tout, cela
lui permettait de se monter comme un jeune homme promis à un bel avenir.
Dans l’église, le frère et la sœur étaient coincés à l’extrémité du banc
qui n’avait pas été conçu pour quatre occupants. Mais pour leur père, en
louer un second représentait une dépense excessive. Le garçon se pencha
pour murmurer:
— Elle est encore plus jolie que lorsque je l’ai vue dans son magasin.
Madame Donnelly s’avançait dans l’allée centrale en compagnie de sa
famille et de ses parents. Elle portait un tailleur bleu à petits pois blancs,
des gants, un chapeau et des souliers de la même couleur.
— Quand moi, je m’endimanche, chuchota Marie-Paule, ça ne fait pas
cet effet-là aux paroissiens.
— Mais elle échangerait sans doute ton âge contre le tien.
— C’est elle, ta patronne? intervint Viviane.
— C’est elle.
— C’est une église, icitte, pas le Bal des petits souliers.
La femme avait lu quelque chose dans le journal sur cette activité à la
fois mondaine et charitable, aucun autre exemple ne lui était venu à l’esprit
pour évoquer le côté ostentatoire de la tenue. Pendant la communion,
Marie-Paule se demanda si elle devait aller s’agenouiller à la Sainte Table
pour faire bonne impression. Finalement, elle présuma que continuer de
peler les patates pour le souper convenait sans doute mieux pour
impressionner sa patronne.
Sur le parvis, madame Donnelly s’approcha en compagnie de son mari
et de ses enfants, alors que ses parents marchaient vers une longue voiture
noire.
— Marie-Paule! s’exclama Priscilla en tendant les bras.
À en juger par son enthousiasme, les témoins de la scène auraient sans
doute cru qu’elles s’étaient quittées depuis bien longtemps. L’adolescente la
prit sur sa hanche en remarquant:
— Tu es bien jolie, ce matin.
La fillette portait une robe rose, des bas blancs allant aux chevilles et
des souliers assortis.
— C’est dimanche.
— Ah! Voilà une bonne raison. Je vais te présenter à ma famille. Le
grand, là, c’est mon frère, Antoine. Puis maman et papa.
En se tournant vers ces derniers, elle continua:
— Voici Priscilla, Nelson, madame Donnelly et…
— Adam Donnelly, se présenta l’homme en tendant la main.
Emma profita de l’occasion pour demander à Antoine:
— Alors, cette recherche d’emploi?
— J’ai trouvé un travail au marché Dionne, dans l’entrepôt.
— Je suis certaine que vous donnez entière satisfaction. Ça doit courir
dans la famille, se montrer si responsable au travail.
Son regard se posa sur le couple Chevalier. Viviane eut un sourire à
moitié embarrassé, à moitié fière d’elle. Toute sa méfiance à l’égard de cette
femme s’était envolée.
— Bon, maintenant, je reprends ma fille, dit Emma à Marie-Paule. Je te
la prêterai de nouveau demain matin.
Alors que les Donnelly s’éloignaient, la fillette se tourna à demi pour
lancer:
— Bonne journée, Antoine!
— Une vraie séductrice, murmura celui-ci en lui adressant un geste de
la main. Telle mère, telle fille.
La petite famille marcha vers la longue automobile noire stationnée près
du trottoir.
— Une Lincoln Continental, commenta Romain. Ou ils sont endettés
jusqu’aux oreilles, ou ça marche bien, leur magasin.
À ce moment, ils virent l’abbé Ruest sortir du presbytère et marcher
vers les Donnelly, serrer leurs mains, puis venir vers eux.
— J’ai dû passer à la maison pour prendre ce papier. Romain, j’ai
besoin de ta signature. C’est pour la commission scolaire de Verdun. J’ai
pris la liberté de tout remplir.
Le père de famille prit le temps de lire le document. Son beau-frère lui
tendit un stylo et Antoine offrit son dos pour servir d’écritoire.
— Maintenant, je dois rejoindre les officiers du Cercle Lacordaire de la
paroisse. Ils m’attendent pour dîner. Marie-Paule, me permets-tu de passer
te voir demain, chez madame Donnelly?
Comme l’adolescente demeurait silencieuse, il précisa:
— Pour parler de ta scolarité. Ne t’en fais pas, ta patronne est au
courant.
— Oui, d’accord. En après-midi?
Ensuite il s’empressa de rejoindre tous ces bons chrétiens qui
l’attendaient. Les Chevalier n’avaient plus qu’à rentrer à la maison. Le
dîner dominical se révéla tout aussi frugal que les autres repas de la
semaine. En sortant de table, Romain demanda:
— Les enfants, vous avez prévu faire quelque chose?
— Marcher sur le boardwalk? suggéra Antoine.
— En tout cas, pas de piscine un dimanche, précisa Marie-Paule. Il y a
sans doute mille enfants qui barbotent, aujourd’hui.
— Ça vous tente-tu d’aller à l’oratoire Saint-Joseph? Paraît que c’est
impressionnant, proposa Romain.
La basilique au flanc du mont Royal était toujours en construction, bien
qu’elle attirât déjà des centaines de milliers de touristes tous les ans.
Comme son père ne s’était jamais distingué par son zèle religieux, le garçon
voulut bien croire que cet intérêt tenait surtout à la curiosité. Il comprenait
aussi que sans sa présence, ses parents ne bougeraient pas de l’appartement
de tout l’après-midi. Avec tout le temps que lui avait coûté son expédition à
Ville-Émard la veille, jamais Romain ne s’aventurerait sur le chemin Queen
Mary.
— C’est l’endroit parfait où demander un miracle, non? Je prierai pour
terminer le premier de ma promotion au cours classique.
— Après, tu vas placer ton diplôme parmi toutes les cannes et les
béquilles des miraculés? plaisanta Marie-Paule.
— Et je publierai un petit entrefilet dans La Presse qui dira: “Merci à
saint Joseph, pour faveur obtenue.”
Chapitre 8

Une nouvelle fois, les Chevalier passèrent une partie de la soirée à


écouter le Ed Sullivan Show. Les invités étaient de parfaits inconnus pour
eux, mais l’effet de la nouveauté jouait toujours. Les résultats du Concours
des Jeunesses musicales du Canada, au canal 2, n’avaient su retenir leur
attention.
À dix heures, les parents regagnèrent leur chambre. Quand ils se
retrouvèrent couchés côte à côte, ce fut en gardant une petite distance entre
eux. Après leur mariage, les ébats amoureux étaient rapidement devenus
rarissimes. Ça ne disait plus grand-chose à Viviane, et ça n’en disait guère
plus à Romain, avec une femme si peu intéressée.
— Tu sais-tu pourquoi Anselme lui a pas parlé devant nous?
La question lui avait tourné dans la tête toute la journée.
— Il l’a dit, y avait des gens des Cercles Lacordaire à dîner. Ceux-là,
c’est certain qu’il leur a rien offert à boire.
Les «lacordaires» étaient des chrétiens qui juraient de ne consommer
aucun alcool. Il existait un pendant féminin à l’association: les Cercles
Sainte-Jeanne-d’Arc.
— Dans ce cas, y aurait pu venir chez nous après son dîner ou un soir
cette semaine. Là, c’est comme s’il voulait lui parler en secret.
— Maintenant qu’elle habite sa paroisse, il souhaite peut-être devenir
son conseiller spirituel.
Viviane croyait surtout qu’il voulait se muer en conseiller académique
pour s’assurer que Marie-Paule poursuive ses études.

Le frère et la sœur passèrent chacun leur tour à la salle de bain, puis ce


fut en pyjama qu’ils occupèrent leur lit. La porte ouverte entre les deux
sections de la pièce double leur permettait de converser à voix basse.
— As-tu une idée pourquoi il veut me voir demain? demanda-t-elle.
— Il te l’a dit: te parler de la suite de tes études.
— Tu ne trouves pas ça étrange? En quoi ça le regarde?
— Tu ne trouvais pas étrange qu’il paye en partie les frais du Séminaire
de Nicolet? Ça ne le regardait pas plus.
Même si le sujet était toujours abordé à mots couverts, Antoine n’avait
jamais pu ignorer la situation. Ce qui le rendait un peu honteux. Mais perdre
l’occasion de s’instruire en refusant ce support lui semblait un prix trop
élevé pour préserver sa dignité. Il entendait bien continuer à en profiter
encore.
— C’est ton parrain.
— C’est aussi ton oncle.
— Ce serait juste pour ça?
— Tu pourras le lui demander demain.
Puis, pour s’assurer que sa sœur ne prolonge pas indûment la
conversation à ce sujet, il demanda:
— Ça te tente d’écouter le film du canal 10? L’étrangleur, avec Barbara
Stanwyck. Je peux déplacer un peu la télé.
— Tu crois que je suis du genre à écouter une histoire d’étrangleur?
Mets le volume très bas.
Les nouvelles du sport s’achevèrent bientôt, le film commença.
Toutefois, après vingt minutes à s’intéresser aux malheurs de Dixie Daisy,
une vedette d’un spectacle burlesque soupçonnée de meurtre, il opta pour
les Échos du cinéma, au canal 2.

Lundi matin, à son arrivée à l’hôpital Christ-Roi, Romain descendit au


sous-sol afin de déposer son sac de papier kraft contenant son lunch et une
bouteille de Pepsi dans un tiroir du vieux pupitre. Comme personne n’avait
pensé à équiper le local du concierge d’un frigidaire, il se contenterait de
cette boisson devenue tiède pour accompagner son dîner. Ensuite, il endossa
une vieille chienne grise, chercha son seau monté sur roulettes, une moppe
et un balai.
Tenir l’hôpital Christ-Roi de Verdun à peu près propre occupait un
homme à plein temps pendant toute la journée, et un autre toute la nuit.
Comme son prédécesseur, il commença au dernier étage pour finir au rez-
de-chaussée vers midi. Il referait le même trajet en après-midi. Puisqu’il
commençait très tôt le matin, il partageait avec les femmes chargées
d’apporter le déjeuner aux malades le privilège d’entrer dans les chambres.
Les premiers jours, cela l’intimidait toujours de voir des inconnus se livrer à
toutes leurs activités d’hygiène. Les plus en forme se succédaient aux
toilettes, ceux qui l’étaient moins utilisaient une bassine de lit.
Patenaude avait une faconde inépuisable. En passant la vadrouille
autour d’un lit, il commentait la météo, l’activité dans la rue, les aubaines
dans les marchés d’alimentation et parfois même les événements politiques.
Pour ces gens enfermés, coupés de leur vie habituelle pour un temps plus ou
moins long, se voir rappeler l’existence du monde extérieur faisait sans
doute du bien. Mais certains patients, sans doute ceux qui s’inquiétaient de
ne jamais le revoir un jour, préféraient se priver de ces conversations. Le
vieux retraité paraissait reconnaître d’instinct ceux qui ne voulaient rien
entendre. Dans ce cas, il marmottait:
— S’cusez le dérangement.
Puis il s’empressait d’effectuer son travail.
Avec Romain, la conversation se limitait le plus souvent à: «J’m’excuse,
ça prendra pas plus d’une minute.» C’est avec ces mots à la bouche qu’il
entra dans la chambre 223, en milieu de matinée. La patiente répondit
aussitôt:
— Pas besoin de vous presser, je ne pense pas aller où que ce soit
aujourd’hui.
Quelqu’un avait relevé le haut de son lit pour lui permettre de lire. Elle
semblait un peu moins malade que le vendredi précédent. Cela tenait sans
doute au fait que ses cheveux étaient frais lavés. Le visage était cependant
tout aussi émacié.
— Vous paraissez aller mieux, voulut l’encourager Romain.
Elle eut un petit rire chargé d’autodérision.
— Dans mon cas, il faut dire “moins mal”… Alors, vous faites le
ménage tout seul maintenant?
— La semaine dernière, j’étais l’apprenti. Là, mes études sont finies.
— Les sœurs ont finalement réussi à pousser monsieur Patenaude à la
retraite? Ça faisait un bon bout de temps qu’elles tentaient de le faire,
semble-t-il. Le pauvre vieux passait plus de temps à s’appuyer sur sa
vadrouille qu’à la passer sur les planchers.
— J’pense qu’il craignait de s’ennuyer, une fois devenu rentier. Ici, il
voyait du monde.
— Pour ça, oui. Et toujours du nouveau monde quand on parle des
patients. Parce qu’on finit toujours par sortir d’ici. Comme ça ou comme ça.
La femme avait placé successivement sa main à la verticale et à
l’horizontale pour illustrer sa pensée. L’allusion à sa mort prochaine la
rendit morose. Pour chasser ce nuage, elle demanda:
— Pour vous, voir des gens, c’est important?
— Moins que pour lui, je suppose. J’ai passé ma vie à travailler seul.
— Dans quel domaine?
— Cultivateur. J’ai vendu fin juin.
— Les cultivateurs, ça ne travaille pas avec une douzaine d’enfants?
— J’en ai eu deux. Ils aidaient pendant l’été, mais je tenais à les faire
instruire. J’y tiens toujours. Comme ça, ils seront jamais obligés de vendre
leur bien pour une bouchée de pain ou de faire ça.
Il montra le seau monté sur des roulettes.
— Ça n’a rien de méprisable. Monsieur Patenaude se présentait comme
le chevalier de la Moppe. Il devait abuser des films où tout le monde
s’entretue avec des épées. Vous voilà chevalier à votre tour.
— Ouais. Moi qui m’appelle Chevalier, en plus. Bon là, c’est pas que je
m’ennuie, seulement le moppage m’attend. S’agit que je frotte dans un coin
pour que quelqu’un vienne pilasser dessus.
Et comme pour prouver ses dires, juste à ce moment, une jeune
infirmière entra en lançant joyeusement:
— Bonjour, madame Valade. Vous avez bien dormi?
Dorénavant, Marie-Paule n’irait plus au Natatorium qu’en matinée. Ce
lundi matin, Marc avait exprimé un intérêt plutôt mitigé. Visiblement, il ne
l’avait pas trouvée assez avenante deux jours plus tôt. Ce qui lui convenait
très bien: depuis une semaine, sa vie regorgeait d’expériences nouvelles,
elle pouvait très bien faire l’économie d’un premier prétendant.
Au retour à la maison, elle plaça les maillots dans le lave-linge et
prépara le dîner. À table, Nelson demanda:
— Pourquoi le curé vient ici? Pour te confesser?
— Non, non, c’est juste pour parler. C’est mon oncle. Tu as des oncles,
toi aussi.
— C’est quoi, confesser? intervint Priscilla.
Essayer de faire comprendre ce concept à une enfant de six ans occupa
tout le repas. Et alors que la gardienne nettoyait les assiettes, la fillette
demanda encore:
— Et un péché, c’est quoi?
— Tu commenceras l’école en septembre. La religieuse va t’enseigner
tout ça. Si je t’apprends tout, tout de suite, tu vas t’ennuyer en classe.
Priscilla hocha la tête, même si son visage exprimait le plus grand
scepticisme. Ensuite, les enfants acceptèrent de jouer à l’arrière de la
maison. Bientôt, l’abbé Ruest apparut dans la cour.
— J’ai vu ton mot sur la porte.
— Je ne voulais pas les garder à l’intérieur, par ce beau temps. Vous
aimeriez boire quelque chose? Un verre de limonade ou un Coke?
— De la limonade, ça ira.
— Pouvez-vous m’attendre dans la balançoire et les garder à l’œil? Je
n’aime pas les perdre de vue plus de dix secondes.
Depuis la cuisine, elle regarda les deux enfants venir s’asseoir avec lui
dans la balançoire. Nelson avait déjà appris à regarder les porteurs de
soutane avec un respect un peu craintif. Il répondait en hésitant aux diverses
questions du prêtre qui, la veille, portait surplis et chasuble. La soutane
noire s’avérait à peine moins impressionnante. Priscilla, elle, gardait toute
sa candeur intacte. Cette aisance disparaîtrait sans doute dès l’automne
suivant, après quelques mois de scolarité.
Marie-Paule retourna dans la cour avec quatre verres dans les mains.
— J’essaie de devancer leurs demandes.
— Voilà pourquoi madame Donnelly est si satisfaite de tes services.
— Préférez-vous que je les envoie jouer ailleurs?
— Non, pas du tout.
— Tant mieux, parce que Nelson pensait que vous veniez me confesser.
Je ne voudrais pas lui donner raison.
Le prêtre s’adressa au garçon:
— Non, nous allons parler d’école. C’est beaucoup plus ennuyant.
Cela suffit à convaincre le garçon de s’éloigner. Priscilla demeura à sa
place.
— Tu t’entends bien avec eux?
— C’est facile! Nous allons à la piscine, nous faisons des promenades
près du fleuve, je joue à la poupée et aux camions, nous regardons les
westerns à la télé…
— Tu sais bien que tes responsabilités sont plus grandes que ça.
Madame Donnelly m’a dit que tu étais faite pour devenir institutrice ou
infirmière. Ça me semble évident.
— Papa m’a glissé un mot de l’école des infirmières, près de l’hôpital.
— Tu vois? Nous sommes trois à penser que tes bonnes dispositions
peuvent te permettre de gagner ta vie. Je parie que tes enseignantes à
Nicolet partageaient cette opinion. D’un autre côté, tu sais que ta mère ne
croit pas que les filles doivent étudier?
— Pourtant, samedi, elle m’a parlé de l’école normale.
Le prêtre apprécia la conversion de sa sœur, sans par ailleurs
s’illusionner sur sa permanence, ou sa sincérité. L’effet de leur dernière
conversation ne durerait sans doute pas bien longtemps.
— Ce n’est pas par méchanceté de sa part… La plupart des femmes de
son âge pensent de la même façon. Une femme se marie, elle a des enfants.
Il jugea inutile de parler du côté particulièrement égocentrique de
Viviane. La jeune fille le découvrirait bien au cours des années à venir, au
rythme où elle pourrait assimiler cette réalité.
— Malheureusement, sa façon de voir est totalement dépassée, continua
Anselme. Je doute même qu’un jour, elle ait été valable. Au presbytère,
c’est un défilé permanent de femmes malheureuses parce que leur mari boit
leur paye et les laisse dans la misère. Ou pire, elles sont battues, méprisées.
Et elles endurent parce qu’elles ne peuvent pas gagner leur vie, ni nourrir
leurs enfants. C’était pareil il y a vingt, ou quarante ans.
— Vous croyez que c’est bien de dire ça devant elle?
Des yeux, Marie-Paule désignait la petite fille blottie contre son flanc.
— Sa mère va me remercier. Un représentant de Dieu qui prêche
l’autonomie pour les femmes, c’est rare. D’habitude, mes collègues font le
contraire. Remarque, je ne dirais pas la même chose du haut de la chaire ou
quand je visite une école. Le jour même, je recevrais un coup de fil très
sévère de l’archevêché.
— Vous vouliez me voir pour me parler de ça?
— Je voulais te dire de t’accrocher à tes projets scolaires et te signifier
que tu as deux personnes de ton entourage qui vont te supporter: ton père et
moi. C’est toutefois très ironique que ce soient des hommes qui se soucient
de ton autonomie future.
— Vous êtes trois hommes… Antoine aussi m’approuve.
Le prêtre hocha la tête, visiblement heureux de la précision. Comme
pour exprimer sa solidarité, Priscilla prit la main de sa gardienne entre les
siennes.
L’abbé Ruest continua, cette fois d’un ton plus léger:
— Depuis quand souhaites-tu te faire institutrice?
— Depuis mon premier jour d’école, je suppose. C’était la première fois
que je voyais quelqu’un faire autre chose que de s’occuper d’une ferme. En
plus, l’institutrice était gentille, les enfants l’aimaient.
Et Marie-Paule tenait beaucoup à être aimée.
— Tu voyais ça comme ta façon à toi de quitter la campagne?
— Je n’ai rien contre la campagne. Je m’imaginais maîtresse d’école à
Nicolet ou dans les environs.
— Et c’est à cause de ce projet que, depuis le premier jour d’école, tu te
montres si appliquée?
Elle fit oui de la tête.
— En septembre, tu fréquenteras l’école Margarita, rue Gordon. C’est
un nouvel établissement qui a été inauguré en 1959. Il appartient à la
Commission scolaire, autrement dit, il n’y a pas de frais de scolarité.
Cependant, la direction est confiée aux sœurs de la Congrégation de Notre-
Dame. Si tu souhaites ensuite aller à l’école normale de la rue Sherbrooke,
en septembre 1962, ce sera plus facile, puisqu’elle est tenue par la même
congrégation. Tu connais la durée de la scolarité à ce niveau?
— Ça dépend du type de brevet. Pour le brevet C, on parle d’une
année…
— Très bientôt, il n’existera plus. Dans les journaux, prête attention aux
articles sur les travaux de la Commission Parent et sur les autres sujets
relatifs à l’éducation. Le sujet de l’insuffisance de la formation des
enseignants revient sans cesse. Vise le brevet A.
Marie-Paule hocha la tête. Elle avait entendu parler de filles de son âge
– bientôt dix-sept ans – qui enseignaient dans une école de rang. Mais en
regardant les nouvelles à la télé ou en lisant les journaux, elle savait bien
que les gens de sa génération iraient plus longtemps à l’école que la
précédente. L’urgence de multiplier les classes capables de recevoir tous les
candidats au cours secondaire devenait le sujet le plus souvent abordé dans
La Presse.
— Ça, c’est quatre ans, dit-elle.
— Donc, il te reste cinq ans d’étude. Quand tu termineras, tu auras
presque vingt-deux ans. Et c’est si tu ne vas pas à l’université.
Vivement, elle secoua la tête, comme si cette proposition était
indécente.
— Tu pourrais.
— Non. Déjà, pour mes parents, encore cinq ans à l’école…
— Ils y arriveront.
— C’est cher, l’école normale?
— Non, pas vraiment. Comme il y a présentement une pénurie
d’institutrices, on ne va pas en limiter l’accès en augmentant les coûts. De
ton côté, tu devras faire durer le plus longtemps possible les gages reçus ici.
Tu as sans doute compris qu’en ville, tu ne peux rien faire sans sortir un peu
d’argent.
Et chaque activité multipliait les occasions de dépenser. Une fois
l’habitude prise, chacune des visites au Natatorium s’accompagnait d’un
arrêt pour l’achat d’une glace, cela même quand on était à quelques minutes
du repas.
L’abbé Ruest jugeait avoir communiqué tous ses sages conseils. Aussi il
se tourna vers la fillette:
— Priscilla, toi aussi tu iras bientôt à l’école.
— Oui, fit-elle d’une petite voix flûtée.
— Tu vas aimer te faire des amis de ton âge.
Ce qui lui tira un beau sourire. C’était une perspective plus agréable
qu’apprendre ses lettres.

Depuis son retour de chez les Donnelly, en fin d’après-midi, Marie-


Paule fixait sur sa mère un regard soupçonneux. S’opposait-elle vraiment à
ses projets?
— Qu’est-ce qu’il te voulait, ton oncle? demanda Viviane.
— Me parler de l’école Margarita. C’est pas très loin d’ici. Elle est
dirigée par les sœurs de la Congrégation de Notre-Dame.
Toute la famille était à table depuis quelques minutes.
— Juste ça? Il me l’a dit vendredi dernier.
— Il m’a parlé aussi de l’importance d’étudier pour une jeune femme.
Pour assurer son indépendance.
— Y a raison, intervint Romain. Autrement, tu serais à la merci d’un
mauvais mari.
Sa femme le regarda, étonnée. Décidément, ces hommes semblaient
s’être concertés. Comme le sujet lui paraissait un peu miné, Antoine
détourna le cours de la conversation:
— Marie-Paule, j’aimerais t’inviter au cinéma cette semaine. On
pourrait aller voir Retour à Peyton Place qui est à l’Odéon.
— Ni toi ni moi n’avons vu Peyton Place.
— Comme le premier est sorti depuis quatre ans, il finira bien par
passer à Télé-Métropole. Sinon, je chercherai le roman de Grace Metalious,
l’auteure de cette histoire. Savais-tu qu’il s’agissait d’une Canadienne
française? Son nom de jeune fille était DeRepentigny.
— C’est pas un film à l’Index, ça? s’affola Viviane.
— Il est à l’affiche rue Wellington, donc il ne l’est certainement pas.
Après tout, l’abbé Ruest est le garant des bonnes mœurs dans la ville.
— Pas dans la ville, juste dans sa paroisse, le corrigea Romain avec un
sourire narquois. La rue Wellington, ça doit faire partie de Notre-Dame-des-
Sept-Douleurs. De toute façon, le curé de cet endroit aussi doit veiller aux
bonnes mœurs. Alors s’il ne l’a pas condamné du haut de la chaire…
La soirée se passa encore une fois à regarder la télévision. Les plus
jeunes en venaient à se poser une question: vingt ans plus tôt, les gens
passaient-ils vraiment des heures à se parler? Sans doute pas, puisqu’une
radio se trouvait dans toutes les maisons. Mais quarante ans plus tôt? Dans
ce cas, que pouvaient-ils bien se dire?
En fin de soirée, quand les parents se retirèrent dans leur chambre,
Antoine demanda:
— Sérieusement, qu’est-ce qu’il t’a dit?
— Ce que j’ai rapporté.
— Et…
— Que maman ne souhaitait pas que je poursuive mes études. Il m’a
même dit de me méfier d’elle… Pas tout à fait dans ces mots-là, bien sûr,
mais quand même…
Dans les minutes suivantes, ils se succédèrent dans la salle de bain. Ce
ne fut qu’une fois étendue dans son lit en compagnie de son chat, et son
frère dans le sien, que Marie-Paule murmura:
— Il m’a fait peur. Je n’avais pas compris que j’en avais encore pour
cinq ans à étudier.
— Si tu obtiens le brevet A. Pour le brevet B, ce serait trois ans.
— Et deux, pour le brevet C. Mais il m’a précisé que ce programme
serait bientôt aboli. Il m’encourage à faire le brevet A.
— Il a raison. Chaque année de formation additionnelle augmente le
salaire d’une institutrice.
— Mais cinq ans, c’est si long pour nos parents…
— À la place, tu pourrais occuper un emploi de secrétaire, continua
Antoine. Mais non, tu n’aurais pas les qualifications requises… Alors
caissière chez Dionne ou vendeuse chez Dupuis Frères. Tu paierais une
pension, ce qui permettrait à papa de consacrer tout son argent à mes
propres études, parce que je suis un garçon, et toi, une fille. En plus, pour
moi, on parle de six ans à l’école.
Deux ans encore pour terminer le cours classique, puis quatre ans à
l’université. Ces mots troublèrent Marie-Paule. Elle était à un doigt de dire
«C’est ce que je devrais faire, tu as raison», quand son frère éclata de rire.
— C’est comme ça que pense maman. Une recette parfaite pour te
mettre dans la misère. Ton curé et ton père ont tout à fait raison: ton brevet
A, ce serait une assurance de pouvoir gagner ta vie, sans jamais être
dépendante d’un homme.
— Il y a un autre scénario, enchaîna-t-elle sur le même ton. Je pourrais
me marier au plus vite avec le fils d’un notable aussi gentil que toi, et partir.
Tu mangerais ma part à tous les repas et tu aurais une vraie chambre.
— Et je serais seul avec eux tout le temps? Je mourrais d’ennui. Je
préfère déplier et plier mon lit, soir et matin. Et puis de toute façon,
personne n’est aussi gentil que moi.
— En plus, tu es le seul garçon qui m’a invitée au cinéma, alors je fais
mieux de rester ici.
«Menteuse, se corrigea-t-elle tout de suite mentalement. Il est le
second.» Elle jugeait extrêmement prématuré de considérer Marc-le-
sauveteur comme un candidat au mariage.
— Continue tes études le plus longtemps possible, conclut son frère. Ça
demeure la meilleure décision pour toi, comme elle l’est pour moi.

Pour une fois, monsieur et madame Chevalier partageaient vraiment


quelque chose: leur insomnie. Après une heure de silence, Viviane
demanda:
— Qu’est-ce tu voulais dire quand t’as dit que Marie-Paule devrait
étudier pour éviter un mauvais mari?
— C’est pour lui éviter de tomber sur quelqu’un comme moi. Parce que
si t’avais pu gagner ta vie, t’aurais pas eu à rester avec moi sur la terre.

Mardi matin, Romain trouva la malade de la chambre 223 plongée dans


un livre. Elle le posa sur ses cuisses en disant:
— Hier, vous êtes parti en coup de vent.
— Ben, s’il est question de la santé des gens, je me sens de trop.
— Je comprends. Mais quand la garde-malade est entrée, vous me
disiez vraiment vous appeler Chevalier… C’est tellement drôle!
— C’est bien mon nom.
— Alors vous êtes le vrai chevalier de la Moppe. Comparé à vous,
Patenaude était un imposteur.
L’homme de ménage n’était pas certain de trouver la situation si
amusante.
— Je suppose que je dois me sentir flatté de ce titre.
Tout, dans son visage, et son ton devenu abrasif, montrait qu’il en était
plutôt honteux.
— Seigneur! Vous êtes susceptible, vous. Avant, vous étiez agriculteur?
Alors pourquoi avoir abandonné votre ferme?
— La société de finance en possédait la majeure partie. Maintenant,
j’suis pas réellement plus riche, sauf que j’suis moins endetté.
— La satisfaction éclate sur votre visage.
— J’pense que je vais me remettre au travail.
Il déplaça un peu le seau à roulettes et sortit sa vadrouille de l’eau déjà
sale.
— Oh! Ça va, je m’excuse. Mes propres petits soucis me rendent
indélicate, je suppose.
— Et les miens, susceptible, comme vous l’avez remar-qué… Vous
vous appelez Rosita?
— Rosita, c’est un nom d’artiste.
— Et le vrai?
— Armancia. Mais c’est certain qu’un MC qui annonçait: “Armancia
Valade va vous chanter Tico Tico”, ça faisait un peu ridicule.
Même si les lettres MC – pour Master of Ceremony ou Mic Controller –
ne lui disaient rien, Romain comprit que cela était en lien avec les salles de
spectacle ou la radio.
— Vous étiez chanteuse?
— J’ai dû faire toutes les salles de la province. Vous venez d’où?
— Nicolet.
— Ah, non, je ne suis pas allée là. J’ai chanté au Saint-Paul, à Trois-
Rivières, par exemple. C’est en face.
Romain connaissait ce bar sans l’avoir fréquenté. Parce que c’était cher
et que Viviane n’appréciait pas ce genre d’endroit. Sans doute parce que les
gens s’y amusaient.
— C’était payant?
La question était bien un peu intrusive, mais comme il avait déjà été
question de ses propres ennuis financiers, Romain croyait pouvoir se
permettre de la poser.
— Vous me demandez ça parce que je suis dans cette chambre privée?
Non, ça ne payait pas tant que ça. Juste assez pour m’offrir une bonne
assurance.
— Bon, c’est pas que je m’ennuie, seulement je dois vraiment faire
briller ces planchers.
— Allez-y, monsieur Blancheville.
Chapitre 9

Finalement, les enfants Chevalier avaient décidé que leur première


sortie à Verdun aurait lieu un mercredi soir. Comme si tous les deux
préféraient demeurer disponibles pour le samedi suivant. Marie-Paule était
en droit de s’attendre à ce que Marc Morin lui présente une autre invitation,
et Antoine savait bien que tôt ou tard il devrait se dégêner. De plus, en
milieu de semaine, ils pouvaient compter sur un achalandage plus faible.
Après le souper, plutôt que de s’asseoir au salon, Antoine annonça à ses
parents leur intention de sortir, tout en précisant:
— Ne craignez rien, je promets de la ramener avant dix heures. Intacte,
en plus.
— Ne dis pas des affaires comme ça, même en farce, réagit Viviane. La
réputation des filles, ça se brise facilement. Pis après, personne ne veut plus
d’elles.
— Maman, c’est ma sœur. Et si je promets de la ramener avant dix
heures, c’est parce que je n’ai pas les moyens de l’inviter aussi au
restaurant.
Les deux enfants préférèrent quitter l’appartement sans rien ajouter. En
revanche, en marchant en direction de la rue Wellington, le garçon déclara:
— Je m’excuse, j’aurais pas dû dire ça. C’est une mauvaise blague de
collégien.
— Tu veux dire que tu as les moyens de m’emmener au restaurant?
— … Pas ce bout-là.
— Ah! Tu ne me ramèneras donc pas intacte?
Cette fois, Antoine se troubla vraiment. Se pouvait-il que sa sœur ignore
ce que cela signifiait? Il était vrai que certains sujets étaient totalement
exclus du registre de Viviane Chevalier. Sauf pour affirmer: «C’est sale»,
«C’est écœurant», «Une femme respectable devrait même pas penser à ces
affaires-là». Quant à Romain, sa contribution à l’éducation intime de son
fils avait été à la fois très brève et fort sage: «Regarde le coq dans la basse-
cour. C’est pareil, sauf que c’est moins souvent, pis toujours avec la
même.»
— Sais-tu exactement ce que signifie “être intacte”?
— C’est ne pas avoir de bleus?
En voyant l’expression de son frère, Marie-Paule éclata de rire:
— Je suis née sur une ferme! Tu ne crois pas que je m’en doute?
— Papa t’a parlé?
— Me parler de ça? Tu veux rire?
Son frère hésita avant de lui raconter l’allusion au coq, comme substitut
à une conversation sur «les choses de la vie».
— Je suis assez intelligente pour penser à la basse-cour sans qu’il me le
suggère. En plus, si tu entendais les conversations à voix basse entre
filles…
— Et si tu entendais celles entre gars, et pas à voix basse celles-là.
— Quand même, ta remarque était déplacée, lui reprocha-t-elle en
s’arrêtant sur le trottoir pour le regarder.
— C’est pour ça que je me suis excusé.
Comme ils se remettaient en marche, elle prit son bras.
— Quand tu dis que tu m’invites au cinéma, tu veux dire que tu vas
payer pour moi?
— C’est comme ça que ça se passe, paraît-il. Pour toi comme pour moi,
cette sortie entre frère et sœur, c’est l’occasion d’apprendre, non? Avant de
le faire “pour de vrai”.
— On est déjà allés au cinéma.
Une fois, au théâtre Gala de Nicolet, l’automne précédent, très peu de
temps après que la jeune fille eut atteint l’âge auquel la loi autorisait à aller
dans un cinéma: seize ans. Une nouvelle loi plus souple entrait justement en
vigueur ce jour-là – le 12 juillet 1961 –, pour permettre de montrer des
films aux enfants dans les écoles, dans des salles paroissiales et même dans
des cinémas. Ces représentations cinématographiques devaient avoir lieu
avant dix heures le soir, être destinées à un auditoire de dix ans et plus et ne
concerner que des films et des endroits spécifiquement approuvés par le
Bureau de censure.
— Aller au cinéma avec nos parents, ça comptait pas.
— Si tu m’invites pour le film, je t’inviterai à un arrêt au restaurant
ensuite.
— Mais non, garde tes sous…
— Si nous devons apprendre, faisons ça sérieusement. Le film, puis le
resto.
Ils arrivèrent devant le cinéma Odéon. L’affiche présentait une galerie
de personnages, dont plusieurs femmes, la rue principale d’un gros village
et une promesse: «Grace Metalious divulgue de nouveaux secrets sur cette
petite ville!»
— Connais-tu ces comédiens? demanda Marie-Paule alors qu’ils se
plaçaient derrière une file de jeunes de leur âge.
On donnait une dizaine de noms sur l’affiche.
— Aucun. Tu sais, je ne suis pas allé au cinéma plus souvent que toi, et
je ne prête pas attention au générique des films à la télé.
Bientôt, il put acheter deux billets. Ils entrèrent ensuite dans l’immense
salle lourdement décorée.
— Et moi qui avais trouvé le Gala imposant, murmura Marie-Paule.
À Nicolet, le cinéma logeait dans un demi-cylindre de tôles d’acier,
affublé d’une façade comme on en voyait dans les westerns. L’Odéon, quant
à lui, comptait plus de huit cents places, ainsi qu’un balcon. Les sièges
étaient presque tous occupés au parterre.
— On essaye en haut?
Quand ils débouchèrent sur la mezzanine, Marie-Paule remarqua les
couples qui s’enlaçaient dans les rangées les plus reculées, cela même si les
lumières demeuraient allumées. Dans la pénombre, ces garçons
deviendraient sans doute très entreprenants. Ils purent s’asseoir très près de
la balustrade, au point où Marie-Paule avança dans l’allée en posant la main
sur le dossier des sièges.
— Ça me donne le vertige, s’effraya-t-elle en s’assoyant.
— Au moins ici, nous avons une excellente vue. Il n’y a personne
devant et tout le monde est loin derrière nous.
Il se tourna à demi, pour regarder les spectateurs qui ne retiendraient
sans doute rien du film.
— C’est ici que les filles deviennent… moins intactes? dit-elle.
— Non, du moins je ne pense pas. Disons qu’elles font un bout de
chemin.

Chez les Chevalier, l’absence des deux plus jeunes rendait l’atmosphère
un peu lourde. Quand commença l’émission Le point d’interrogation, au
canal 2 et animée par Nicole Germain, Romain quitta son fauteuil habituel
en marmonnant:
— Toute la journée, j’ai été enfermé. C’est pas normal pour un
cultivateur. Je vais m’asseoir derrière sur le balcon.
Depuis dix jours qu’il habitait Verdun, l’endroit lui avait servi de refuge
à quelques reprises. Il prit une bière dans le frigidaire et s’installa dans la
vieille berçante, les deux pieds sur le rebord du garde-corps. Sa
conversation avec Rosita Valade ne lui sortait pas de la tête. Comment
faisait-elle pour montrer un pareil courage dans ces circonstances? Alors
que lui-même présentait une tête d’enterrement parce qu’il n’avait plus à se
lever à cinq heures du matin pour traire les vaches, ni à rentrer passé sept
heures le soir parce qu’il avait trait les vaches une seconde fois.

Tous les critiques d’Amérique du Nord avaient été unanimes: si Peyton


Place – le roman d’abord, puis le film – présentait au moins l’intérêt de la
nouveauté, Retour à Peyton Place se révélait un exercice inutile. Tout
tournait autour d’une question un peu triviale: fallait-il bannir la vente du
roman dans la petite ville même où des faits divers avaient inspiré
l’auteure? Ceux qui répondaient oui craignaient tout bonnement de voir
leurs turpitudes exposées au grand jour.
Pourtant, l’attention du frère et de la sœur ne fléchit pas une seconde.
Pour ces jeunes gens qui voyaient pour la deuxième fois de leur vie un film
en couleurs, et pour la première fois, dans une salle vraiment imposante,
même une projection en chinois les aurait passionnés.
À la fin du film, le retour de la lumière les fit cligner des yeux. En
sortant, Marie-Paule soumit les autres jeunes filles à un examen attentif. En
quoi différait-elle de celles-là? Les vêtements étaient les mêmes, la coiffure
aussi. Mais sur le visage, existait-il une différence? Pour reprendre les mots
de son frère, si certaines étaient moins intactes, cela se voyait-il?
Quand ils sortirent du cinéma, le soleil était couché, même s’il faisait
toujours clair. En marchant rue Wellington, ils constatèrent que les cafés se
remplissaient de jeunes. Les quatre cinémas de la ville se vidaient à peu
près en même temps.
— Si tu tiens à cet arrêt au restaurant, nous pouvons marcher jusqu’à la
rue de Verdun, lui suggéra Antoine. Il y en a un tout près de chez Dionne.
— Je tiens à ce que ma première invitation se déroule dans les règles,
alors allons-y. Et j’aurai l’air un peu moins niaiseuse quand ça sera pour de
vrai.
Le Restaurant du coin avait de grandes vitrines donnant sur la rue, et les
néons plongeaient les clients dans une lumière crue. Le garçon ouvrit la
porte et laissa passer sa sœur devant.
— Ah! Je connais quelqu’un ici… Tu viens avec moi? Je vais le saluer,
lui indiqua Marie-Paule avant de marcher vers une table occupée par un
couple.
— Hello, Marc. Tu es allé au cinéma, toi aussi?
— Ah! Bonsoir…
— Je te présente Antoine.
— Je… bonsoir, Antoine.
Une petite blonde se trouvait avec le sauveteur. Comme Marie-Paule ne
la quittait pas des yeux, il se sentit obligé de la leur présenter:
— Voici Denise.
— Hello, Denise. Bonne soirée à vous deux!
Puis elle continua son chemin vers la dernière table demeurée libre. Il y
avait des banquettes recouvertes de cuirette rouge de part et d’autre de
celle-ci.
— C’était quoi, ça? demanda Antoine.
— C’est Marc, le sauveteur à la piscine. Tu n’as pas été le premier à
m’inviter au cinéma. J’ai refusé de l’accompagner. Visiblement, il n’a pas
eu de mal à trouver quelqu’un d’autre.
— Pourquoi as-tu refusé?
— Je me sentais trop gênée.
Tout en parlant, Marie-Paule avait observé le va-et-vient des clients vers
le comptoir. Ils retournaient ensuite à leur table avec des boissons, des
frites, un hot-dog ou un hamburger. Elle fouilla dans sa poche pour lui
tendre un billet d’un dollar.
— Je pense que personne ne vient aux tables. Tu peux m’apporter un
Coke? Et une frite, si tu acceptes de partager.
— Tu n’as pas à payer, tu sais.
— Toi non plus. Et ce n’est pas comme si je passais mes journées à rien
faire, je peux me le permettre.
Antoine accepta l’argent avant d’aller se mettre en file. À cet instant,
Marie-Paule vit Marc quitter sa place avec sa compagne. Au moment de
sortir, il jeta un coup d’œil dans sa direction. Bientôt, son frère revint en
portant un plateau.
— Tu me dis de quel côté tu vas manger? s’informa-t-il en lui rendant la
monnaie. Parce que moi, je mets du vinaigre sur les frites.
— Alors mets en partout, je saurai ce que ça goûte.
Marie-Paule apprécia l’alternance entre l’aigre et le salé.
— Tout le film qu’on vient de voir portait sur le film que nous n’avons
pas vu, fit-elle remarquer.
— Au point où il fallait deviner à moitié de quoi ça parlait. En tout cas,
je compte acheter les deux livres de Grace Metalious. Comme ils ont été
publiés il y a quelque temps, je suis certain que je peux les trouver en
revente. Au pire, je les lirai en anglais.
— Tu lis l’anglais?
— Mieux que je le comprends à la télévision ou à la radio, mais je
préfère ne pas commenter ma façon de parler cette langue. Cela dit, j’espère
quand même trouver des versions françaises.
— Tu as compris la même chose que moi? Une des filles dans cette
histoire a tué son père qui tentait de la violer?
— Il avait déjà réussi puisqu’elle avait voulu avorter avant de faire une
fausse couche.
— Tu crois que c’est possible, des histoires de ce genre?
— Tu n’as jamais lu Allô Police?
— Non. Et à Nicolet… ce genre de choses arrivent aussi?
— Je suppose que oui. Tu sais, ça ne se discute pas dans la cour de
récréation ou sur le perron de l’église.
— La femme qui a écrit le livre dans le film couche avec son éditeur,
qui est marié à une autre!
Antoine hocha la tête, avant de préciser:
— Ces histoires forment la trame de la plupart des films, et même des
émissions de télévision, exception faite de celles réalisées dans notre sainte
province.
— Pas dans celles qu’on écoute à la maison…
— C’est pas dans La famille Stone ou Papa a raison qu’on aborde ces
questions.
Pendant un instant, ils s’intéressèrent à leur boisson et aux frites pour
ensuite reprendre le chemin de l’appartement de la rue Claude. Chemin
faisant, Antoine demanda:
— Si Marc te demande à nouveau de sortir, tu vas accepter d’aller au
cinéma avec lui?
— Voyons, tu as bien vu qu’il n’est pas en peine de se trouver de la
compagnie pour aller voir un film.
— Oui, mais c’est à toi qu’il a demandé d’abord. C’est après ton refus
qu’il s’est résigné à inviter une blonde. Sûrement avec la mort dans l’âme.
Cela lui valut un coup de poing sur l’épaule.
— Crois-tu que je sois aussi belle que cette fille?
— Tu es plus belle qu’elle.
Marie-Paule n’eut pas le courage de lui demander s’il se moquait.

Le lendemain matin, à son arrivée au marché Dionne, Antoine se livra à


une petite enquête afin de savoir s’il existait une librairie spécialisée dans la
vente de livres usagés à Verdun. Après avoir parlé à plusieurs employés, il
put conclure que la lecture ne comptait pas parmi les loisirs les plus prisés
dans son milieu de travail.
À dix heures, il était accroupi au bout d’une étagère afin de monter une
pyramide avec des boîtes de soupe Campbell. Le gérant semblait considérer
cette mise en place comme un moyen infaillible de mousser les ventes.
Dans cette position, il vit apparaître des orteils dans des sandales, avec des
ongles d’un rouge très vif. Il avait vu cette couleur sur les doigts de la
caissière rencontrée dès le premier jour: Angèle.
— Tu cherchais de quoi lire, tout à l’heure?
Il leva les yeux vers la jeune femme. Il avait un point de vue idéal pour
apprécier sa poitrine généreuse.
— Je cherchais plutôt un endroit où acheter des livres, répondit-il en se
redressant.
— Comme tu fais ton cours classique, tu dois aimer ça, lire.
— C’est une excellente façon de passer le temps.
— T’en connais pas de meilleure?
Le ton était juste assez moqueur pour qu’il se sente un peu blessé.
Comme si elle avait dit «Grand liseur, petit faiseur». Ce fut encore pire
quand elle ajouta:
— Apprendre le latin comme tu fais… Tu penses devenir prêtre?
— Non, ce n’est pas pour moi. Mais tous les futurs médecins et les
futurs avocats font aussi un cours classique.
— C’est ça que tu veux devenir, avocat ou médecin?
— Je n’ai pas encore décidé. Une chose est certaine: je ne vais pas
empiler des cannes de soupe toute ma vie.
— En tout cas, y a un magasin de livres rue Wellington. Juste à côté de
la pâtisserie Rosaire.
— Je te remercie. Je passerai un de ces soirs en partant d’ici.
— Le midi, tu viens jamais manger avec nous. Tu sais qu’il y a une
salle à l’arrière?
— C’est une salle sans fenêtre. Après avoir déchargé un, deux ou trois
camions, je ne voudrais pas imposer mon odeur aux autres.
— Ça doit pas être si pire…
Elle regarda vers l’avant du magasin.
— Maintenant j’y vais, avant l’émeute.
La plupart des ménagères faisaient leurs emplettes de la semaine le
jeudi ou le vendredi. Ce n’étaient vraiment pas les meilleurs jours pour
déserter sa caisse.

Ce même jeudi, quand Romain nettoya le plancher dans la chambre 223,


madame Valade se montra plus aimable. Comme il demeurait réservé, elle
finit par avancer:
— Je pourrais bien prétendre que ce sont les médicaments qui me
rendent baveuse comme ça. En réalité, c’est la colère. La colère contre ce
qui m’arrive. Maudite cigarette. Pendant vingt ans, j’ai entendu des
médecins répéter que c’était bon pour la santé. Et là, ils disent que c’est du
poison. Vous, je suppose que vous n’avez jamais fumé?
— C’est vrai, pas parce que j’en savais plus que vous par exemple.
Seulement, les toutes faites, c’est cher, pis les rouleuses… J’ai jamais été
bon pour le travail délicat.
Il agita les doigts de sa main droite. La femme eut un sourire. Avec des
joues plus rondes, il l’aurait trouvé jolie. Après un petit bout de
conversation, Romain reprit sa corvée de ménage, et la malade, son livre.
En quittant la pièce, il s’arrêta au poste de garde pour demander:
— Ma sœur, depuis que je suis ici, j’ai vu personne visiter madame
Valade. Je veux dire la patiente au 223. Elle a pas de parents?
— Pourquoi devrais-je vous répondre?
— Parce qu’elle me fait la conversation quand je viens nettoyer. Si c’est
parce que personne vient la voir, j’serais tout aussi bien de manger mon
lunch en sa compagnie, au lieu d’être tout seul en bas, et elle ici. Visiter les
malades, c’est une bonne action, non?
La religieuse le regarda avec l’esquisse d’un sourire, avant de conclure:
— Personne ne vous reprochera de manger ailleurs que dans le sous-sol.
— Merci, ma sœur.

Cela ne pouvait manquer: le marché Dionne recevait autant de


marchandises que les ménagères en sortaient du magasin le jeudi. Antoine
dut décharger quelques camions avant de pouvoir enfin se trouver un
endroit à l’ombre dans la ruelle pour sa pause-repas. Il achevait son
sandwich quand Angèle vint se planter près de lui.
— J’ai décidé de venir te tenir compagnie.
— Tire-toi une chaise.
Angèle examina la planche de bois posée sur le sol qui lui servait de
siège, puis elle s’installa. Elle avait un sac de papier à la main. Elle en sortit
un sandwich et un Cream Soda frais pris dans une des glacières du
commerce.
— Tu viens juste d’arriver à Verdun?
— Ça fera deux semaines après-demain.
— T’aimes ça?
— Oui. La ville offre beaucoup de possibilités pour les études, le travail
et les loisirs. Mon seul vrai regret, c’est la petitesse des logements. Enfin, je
veux dire pour des gens comme nous.
— Et avant, tu vivais où?
Elle devait avoir lu dans un courrier du cœur que la meilleure façon
d’intéresser un homme, c’était de lui demander de parler de lui. Et comme il
ne savait pas trop quoi raconter à une blonde un peu plantureuse, évoquer
les grands espaces de Nicolet s’avérait une bonne façon de passer le reste de
sa pause-midi.

À l’heure du dîner, Romain se présenta à la chambre 223 débarrassé de


sa chienne grise, un sac de papier kraft à la main. Horriblement mal à l’aise,
il commença:
— Je voulais comparer mon lunch avec la nourriture de l’hôpital, pour
savoir qui mange le mieux. Je peux dîner ici?
Madame Valade esquissa un sourire. Personne n’avait jamais flirté avec
elle plus maladroitement. À tout le moins, elle préférait penser qu’il
s’agissait bien de ça, et non pas d’un accès de pitié.
— Je suis certaine que vous êtes le plus chanceux de nous deux, mais
pour le plaisir de votre compagnie, je veux bien que nous comparions. J’ai
une demi-tasse de soupe, une tranche de dinde qui semble avoir été faite en
usine, des légumes un peu ramollis, et pour terminer, un petit cube de Jell-O
vert.
— Seigneur! J’pense que vous me battez. J’ai deux tranches de pain
avec un peu de beurre et du fromage jaune orange au milieu.
— Mais vous avez du Pepsi. Je n’en ai jamais. Comme si ça risquait de
nuire à ma santé. Vous pourriez m’en donner en douce?
Comme Romain hésitait, la femme dit à voix basse:
— Allez, les sœurs moustachues ne vous mettront pas dehors pour ça.
— Nous pouvons partager celui-là, mais y est tiédasse.
— C’est mieux que rien. Approchez la chaise et placez-la de façon que
je vous voie.
Avant de s’asseoir, il prit l’ouvre-bouteille dans le fond de sa poche
pour décapsuler son Pepsi. Elle s’empressa de vider l’eau restant dans son
verre pour le lui tendre.
— Évidemment, ce serait meilleur avec un peu de rhum dedans, mais je
ne vous demanderai jamais ça. Pour les sœurs, il s’agit certainement d’un
péché capital.
Après une pause, elle dit encore:
— Et le vouvoiement, c’est vraiment nécessaire?
— Pas pour moi.
— Alors moi c’est Rosita… Si tu m’appelles Armancia, je pique une
crise.
Il lui dit son prénom, puis occupa la chaise.
— Je vois que tu es marié. Tu as des enfants?
— J’en ai deux. Un gars et une fille.
— Quel âge?
— Marie-Paule aura bientôt dix-sept ans, Antoine, dix-huit.
Un voile de tristesse passa sur le visage de la malade.
— Tu as de la chance. Quand tu partiras, il restera une trace de ton
passage sur terre. En plus, à ce moment-là, tu seras sans doute grand-père.
Romain se troubla. Parler avec quelqu’un de son âge, qui n’en avait plus
pour longtemps à vivre, était une expérience inédite pour lui. Que répondre?
— Oui… Je suppose que oui, même si tous les deux s’intéressent pas
encore à ça.
— À dix-sept et dix-huit ans? Ils ne doivent s’intéresser qu’à ça. Mais
d’habitude, les parents l’apprennent les derniers. Ils s’habituent à la vie en
ville?
— Beaucoup mieux que moi. Avec tous les restaurants et les cinémas…
Comme tous les deux ont trouvé du travail, ils peuvent en profiter un peu.
Parce qu’avec ce que je gagne…
La malade avait déjà entendu ce refrain dans la bouche du vieux
Patenaude.
— Nos chères religieuses ont fait vœu de pauvreté et elles s’attendent à
ce que tous leurs employés en fassent autant, ironisa-t-elle.
Quand ils eurent terminé leur repas, ils convinrent que ce serait une
bonne idée de récidiver.

Vendredi midi, Angèle vint de nouveau rejoindre Antoine dans la ruelle.


— T’avais raison, commença-t-elle. Par beau temps, on est bien mieux
dehors.
Les conditions de travail au marché Dionne firent les frais de la
conversation. Tous les deux étaient au bas de l’échelle salariale. Et pourtant,
à cause du taux de chômage très élevé dans la province de Québec – plus ou
moins dix pour cent –, ils se considéraient comme chanceux d’occuper leurs
emplois.
Plus tard, quand Antoine quitta le commerce d’alimentation un peu
après six heures, il la trouva devant la porte.
— Finalement, as-tu eu l’occasion d’aller dans ton magasin de livres?
— Comme tu le sais, je passe mes journées ici.
— Si tu veux, je vais te montrer où ça se trouve.
— Merci. Tu es gentille. Tu m’as dit que c’était rue Wellington?
— Oui, c’est à quelques minutes d’ici.
Ils firent tout le trajet en parlant de la pluie et du beau temps. En
arrivant à destination, Antoine comprit pourquoi sa collègue parlait toujours
de «magasin de livres». Dans la vitrine, on avait écrit bookstore en grosses
lettres noires. Elle traduisait, tout simplement.
La jeune femme entra avec lui. Des centaines, peut-être des milliers de
livres accumulaient la poussière sur des étagères. D’autres étaient placés
dans des cageots de bois, comme ceux utilisés pour mettre des pommes,
l’automne.
— Vous avez les romans de Grace Metalious? demanda Antoine à
l’homme derrière le comptoir.
— Sont là. Ça manque jamais, quand y a un film tiré d’un livre à
l’affiche, j’ai droit à une parade. Alors je les ai sortis du hangar.
Le premier, Peyton Place, était sorti depuis cinq ans. Le marchand
possédait donc quelques copies de la version en format poche, à vendre
pour dix cents. Toutefois, Return to Peyton Place, publié récemment, avait
connu plus de succès au cours des deux dernières semaines. Le seul
exemplaire disponible, en grand format, coûtait près d’un dollar. Antoine
prit le livre de poche en se disant que si cette histoire le passionnait, il
viendrait chercher le second volet.
Pendant la transaction, Angèle regardait tout autour, comme surprise
qu’il existe un endroit contenant autant de livres. Sur le trottoir, elle
demanda:
— Tu peux lire l’anglais?
— Nous avons des cours d’anglais, au collège. Mais lire tout un roman,
je suppose que ça va être long et difficile. C’est aujourd’hui que je saurai si
je peux. Les premières pages me prendront sans doute une éternité. Ensuite,
ça sera plus rapide, ou alors j’arrêterai.
— Si des mots sont trop difficiles, tu me demanderas. J’ai appris à me
débrouiller en anglais.
À Verdun, les occasions de rencontrer des «Anglais» ne manquaient
pas. Parfois cela finissait même par un mariage, comme dans le cas des
patrons de Marie-Paule.
— Là je dois rentrer souper, s’excusa Antoine. Mais un jour de la
semaine prochaine, ça te dirait de faire quelque chose?
— Ça dépend quoi.
— Un film?
— Ça serait bien. On en reparlera lundi.
— D’accord. Moi, j’habite par là, rue Claude.
D’un geste de la main, il désigna vaguement l’ouest.
— Et moi de l’autre bord. Alors bonne lecture.
Ensuite, Antoine pressa le pas. Cette petite expédition l’avait mis en
retard pour le souper. En s’assoyant à table, il déposa le livre entre lui et
Marie-Paule.
— Voici le grand bout qui nous manquait pour comprendre le film.
— En anglais?
— Je pense que toi et moi, nous allons découvrir en septembre que pour
l’anglais, nous sommes très en retard sur les étudiants montréalais. Lire ce
livre, ça sera une façon de compenser un peu.
— Comment ça? Les écoles sont aussi bonnes à Nicolet qu’icitte, dit
Viviane.
Après deux semaines à Verdun, elle était prête à trouver des qualités à
sa campagne d’origine. C’était un curieux retournement de situation.
— Parce que tant chez les sœurs de l’Assomption qu’au Séminaire,
aucun de nos professeurs n’aurait pu demander une canne de soupe en
anglais à la caissière d’une épicerie, ou un steak haché au restaurant. J’ai du
mal à croire que des gens puissent enseigner ce qu’ils ne connaissent pas.
Les enseignants de Nicolet n’avaient aucune occasion d’utiliser
l’anglais. Les seuls mots susceptibles de leur venir spontanément à l’esprit
étaient ceux d’usage courant dans la province: muffler, dash, windshield,
whiper. Ils étaient bien préparés à une visite au garage, mais à rien d’autre.
Pendant la soirée, le garçon prêta une oreille très distraite à la
programmation de Télé-Métropole. À la lecture des deux premières phrases
du roman, il mesura l’ampleur de la tâche.

Indian summer is like a woman. Ripe, hotly passionate, but fickle,


she comes and goes as she pleases so that one is never sure whether
she will come at all, nor for how long she will stay.

Le concept d’été indien lui était familier. Mais que pouvaient bien
signifier les mots ripe et fickle?
— Alors? demanda Marie-Paule en voyant le pli entre ses sourcils.
— Je pense que je vais y arriver, mais demain je repasserai à la librairie
pour acheter un dictionnaire anglais-français.
— Est-ce que ça a l’air intéressant, au moins?
— Ça commence par quelque chose sur l’été indien.
— En tout cas, le film ne parlait pas de ça.
L’adolescente désirait surtout en savoir plus sur ces histoires de liaisons
illicites, de naissances hors mariage et d’avortements.
Chapitre 10

Après la rencontre fortuite au Restaurant du coin, Marc Morin s’était


fait très discret lors de la visite suivante de Marie-Paule au Natatorium.
Toutefois, en ce samedi matin, il vint se planter sur le rebord de la piscine
alors qu’elle avait de l’eau jusqu’à la taille, les yeux rivés sur Priscilla.
— Tu viens tôt, aujourd’hui.
— Quelqu’un m’a fait remarquer qu’il y avait trop de… chlore dans
l’eau les jours de grande affluence. J’ai décidé de venir avant la foule.
— C’est sage. Écoute, l’autre jour, tu aurais dû le dire que tu sortais déjà
avec quelqu’un.
— Je sors avec quelqu’un, moi?
— Le gars, au restaurant.
— Sortir, c’est une façon de parler. En tout cas, Antoine risque de
demeurer longtemps dans ma vie. C’est mon frère.
Le sauveteur eut un petit rire amusé.
— Je vois. Dans ce cas, je peux t’inviter un de ces jours?
— Je suppose que la fille, c’était ta sœur? Nous pourrons sortir à quatre
dans ce cas.
— Non, c’était pas ma sœur. Comme tu avais refusé…
Ce garçon n’était pas du genre à se laisser décourager par un refus.
— Oui, tu peux m’inviter.
Juste à ce moment, Priscilla poussa un petit cri. Quelqu’un l’avait un
peu bousculée.
— Maintenant, je vais m’assurer que personne ne la noie. Le sauveteur
surveille plus volontiers les filles de seize ans que celles qui en ont six.
L’instant suivant, la fillette serrait le cou de sa gardienne tout en lui
glissant à l’oreille:
— Il te voulait quoi?
— M’empêcher de me noyer.
— C’est un peu ton gardien?
— Exactement.

La campagne leur manquait peut-être, finalement. Dimanche midi, en


sortant de table, Antoine proposa à Marie-Paule:
— Ça te tente de faire un tour à l’île des Sœurs?
— À la nage? Ou nous essayons de passer sur le nouveau pont qui n’est
pas terminé?
— Il y a une chaloupe qui fait l’aller-retour.
Dans les minutes suivantes, le frère et la sœur se dirigeaient vers le
boardwalk. Quelques personnes prenaient le soleil sur la berge du fleuve et
d’autres louaient des embarcations pour se promener sur l’eau. À cet
endroit, un homme à l’esprit d’entreprise aiguisé offrait de conduire les
intéressés jusqu’à l’île des Sœurs, et de les ramener quand ils le voudraient,
à condition que ce soit avant la tombée du jour. Antoine paya le passage
alors que Marie-Paule allait s’asseoir à la proue de la chaloupe.
L’adolescente fut la première à mettre pied à terre, pour se retrouver
dans un champ de foin fraîchement fauché. Sous le soleil, elle voyait des
sauterelles s’élancer, parcourir jusqu’à trois ou quatre verges et disparaître
ensuite. Un peu plus loin, une partie de la récolte demeurait au sol, disposée
en andains plutôt larges afin de favoriser le séchage.
— Ça me fait tout drôle, dit-elle en se tournant vers son frère. Te rends-
tu compte, ça fait seulement deux semaines qu’on est ici, et ça paraît si
loin…
— Je sais, nous sommes devenus de vrais citadins. Bientôt, nous ne
saurons plus si le foin est trop humide pour être ramassé.
Il se pencha sur un andain pour en prendre une poignée et la serrer entre
ses doigts:
— À leur place, je sacrifierais le repos de dimanche pour l’engranger
tout de suite. Parce que nous risquons d’avoir de l’orage, ce soir.
— Tu es bien le fils de ton père et le petit-fils de ton grand-père… Ils se
trompaient au moins une fois sur deux…
— Donc ils faisaient aussi bien que les gens de la télévision. On va
écornifler autour des bâtiments?
Ils marchèrent dans les champs en direction d’une grange de forme
circulaire. Comme la jeune fille portait des pedal pushers et des souliers de
toile, elle prenait bien garde d’éviter les buissons susceptibles de lui laisser
des égratignures sur les jambes.
— Les sœurs ne t’ont pas appris que la ligne droite est le plus court
chemin entre deux points?
— Les sœurs portent des robes qui traînent dans la poussière. Ça leur
permet de passer à travers les framboisiers.
Approchant de la grange, Marie-Paule commenta:
— C’est la première fois que j’en vois une ronde.
— On entre?
À une certaine époque, le bâtiment servait sans doute à abriter des
chevaux. Maintenant, quelques machines s’y entassaient. Ils en firent
rapidement le tour. Revenus dehors, ils jetèrent un coup d’œil sur les autres
constructions, d’une architecture plus classique.
— Qui cultive ici? demanda-t-elle.
— J’ai eu envie de venir voir parce que j’ai entendu une conversation
chez Dionne. L’endroit était exploité par la Congrégation de Notre-Dame,
d’où son nom. Aujourd’hui, je ne sais pas. La Ville de Verdun a pris le
contrôle de l’île il y a quelques années, les sœurs n’y jouent plus aucun rôle,
maintenant.
Un autre endroit attira leur curiosité: les restes d’une grande bâtisse.
Quatre hautes cheminées demeuraient debout, de même que des murs de
pierre à moitié effondrés et noircis par les flammes. Ils firent le tour des
ruines, sans oser s’y aventurer afin d’éviter de se blesser.
— C’est grand comme un couvent, évalua Marie-Paule.
— Traverser les élèves en chaloupe matin et soir aurait été trop
compliqué. Selon ce que j’ai entendu, il s’agissait de la maison de repos ou
de vacances des religieuses. La plus vieille partie date de plus de deux cents
ans.
Le jeune homme tira sur une corde pendant au-dessus d’un puits. Elle
permettait d’actionner une longue bringuebale afin d’en tirer l’eau sans
effort.
— Tu vois, ça fonctionne encore après deux siècles. Les vieilles
technologies ont la vie dure. Maintenant, ça te tenterait de venir contempler
le pont, de l’autre côté de l’île, pour voir les technologies des années 1960?
Il s’agissait de marcher tout au plus sur une distance d’un demi-mille
vers l’est. La longue structure s’élevait à plus de cent cinquante pieds au-
dessus du fleuve. Des piliers de béton sortaient de l’eau, et une longue
section était suspendue, soutenue par une structure d’acier. Ensuite, le frère
et la sœur se perdirent dans la section boisée de l’île, où ils contemplèrent
un lac aux eaux boueuses et malodorantes, avant de regagner la terre ferme
un peu avant cinq heures.

Ce soir-là, Antoine progressa encore un peu dans la lecture de Peyton


Place. Heureusement, la veille, il avait acheté un petit dictionnaire à la
librairie. Gentiment, il écrivait la traduction des mots les plus difficiles dans
la marge des pages du roman: Marie-Paule n’aurait pas à chercher ceux-là.
Cela lui permit d’apprendre la traduction française du mot enema –
lavement–, mais la notion de bittersweet sort of pleasure lié au traitement
lui demeura totalement incompréhensible.
Quand il eut déplié son lit et approché l’appareil de télévision afin de
regarder le film de fin de soirée, il entendit sa sœur murmurer:
— Hier, j’ai dit à Marc que j’accepterais de sortir avec lui. J’espère
qu’on ira voir un film.
Ce genre d’activité lui permettrait de demeurer silencieuse pendant la
majeure partie de la soirée, ce qui lui éviterait de trop montrer son côté fille
de la campagne. Parce que celles de la ville devaient avoir une conversation
tellement plus intéressante.
— Il va tromper la fille qui l’accompagnait au restaurant?
— Je suppose que ça ne devait pas être la femme de sa vie.
— Je vais faire la même chose avec une caissière de chez Dionne et
l’inviter à sortir.
— C’est la femme de ta vie? ricana sa sœur.
— Ne dis pas de sottises. Elle s’est juste montrée gentille. Elle m’a
appris où se trouve la librairie.
— Une intellectuelle! En tout cas, si on sort le même soir, j’espère que
tu feras un gros effort pour que ce ne soit pas à la même place. J’aurais peur
que tu me trouves ridicule…

Le mardi suivant, quand Romain se présenta à la chambre 223 un peu


passé midi, il portait sa chienne grise.
— Tu vas me trouver niaiseux, mais c’est juste aujourd’hui que je me
suis rendu compte qu’il y avait une machine distributrice de Pepsi du côté
de la cafétéria.
— Je ne le savais pas non plus. Parce que depuis que je suis ici, ces
gens ont la bonté de me servir mes repas au lit.
L’homme de ménage déposa la bouteille et son sac de papier kraft sur la
table montée sur des roulettes et approcha la chaise du lit.
— Y a-tu quelqu’un qui risque de venir t’examiner la gorge d’ici une
heure ou deux?
— Pardon?
— Quelqu’un qui sera assez près de toi pour sentir ton haleine?
— Je ne crois pas…
Romain prit le verre de plastique placé sur la table et alla le vider dans
l’évier. Ensuite, il sortit un dix onces de rhum Captain Morgan de sa poche
et en versa une bonne lampée.
— J’sais pas si c’est du bon, j’y connais rien. Pour être franc, je l’ai
choisi à cause du prix.
Il décapsula la bouteille de Pepsi pour en ajouter au rhum.
— Est-ce qu’y a une cachette dans ta chambre, une place où personne
va fouiller? Parce que me promener avec ça sur moi, c’est certainement une
cause de renvoi. Même chose si je le laisse dans mon bureau.
— Toi, t’es comme un saint. Tu la mettras dans le fond de mon sac à
main tout à l’heure. Si quelqu’un la trouve, je raconterai que je m’échappe
la nuit pour dévaliser les magasins de la Régie.
Elle prit le verre pour avaler une première gorgée, puis commenta:
— Ça pourrait être un peu plus fort, mais je vais faire avec.
Comme pour le lui prouver, elle s’empressa de prendre une seconde
gorgée avant d’ajouter:
— Quand tu cacheras la bouteille, tu prendras de l’argent dans mon sac.
— Ce n’est pas nécessaire.
— Là, on ne va pas jouer à ça. C’est très gentil d’avoir eu cette
initiative, seulement je vais payer cet alcool. Et je vais en payer autant que
tu pourras en apporter. Ce n’est pas comme si j’avais un héritier qui allait
profiter de mon argent.
Ce genre d’argument était susceptible de faire taire l’homme de
ménage. Pour garder un semblant de naturel face à cette femme, il lui fallait
faire abstraction du pronostic médical. Aussi, il hocha la tête pour donner
son accord et s’assit.
Il ouvrit son sac pour sortir son sandwich. Avant d’en prendre une
bouchée, il regarda de nouveau l’étrange couleur du fromage. Sans doute
finirait-il par s’y habituer.
— Je comprends que tu as une voiture puisque tu n’as pas pu acheter ça
à Verdun.
— Oui. Pas neuve, mais elle roule encore. Comme elle passe ses
grandes journées et ses soirées parquée dans la rue, je me demande si je ne
serais pas mieux de la vendre avant les premières neiges.
— Tu ne trouverais pas difficile de redevenir piéton?
— Si j’ai bien compris, tous les jours où il neigera, je devrai la mettre
dans ma poche. Parce que tous les chars qui traînent dans la rue les jours de
déneigement sont remorqués.
La femme avait terminé son verre. Elle le lui tendit en disant:
— Tu prendras assez d’argent pour apporter deux Pepsi, la prochaine
fois.
— Ben j’espère que t’as une valise là-dedans – du doigt, il montra la
petite penderie –, assez grande pour cacher un quarante onces.
— Tu vas me faire la morale?
— Non. Jamais.
Il ressortit la petite bouteille pour lui en verser une rasade, qu’il baptisa
ensuite avec le reste du Pepsi. Elle sourit.
— Finalement, t’es vraiment un chevalier. Dommage que je ne sois pas
allée chanter à Nicolet il y a vingt ans. Qui sait?
Chose certaine, elle lui aurait fait une compagne très différente de
Viviane. Malheureusement, vingt ans plus tôt, belle et avec un avenir,
jamais elle n’aurait remarqué un cultivateur timide comme lui. Maintenant
que son univers se limitait à une chambre d’hôpital, il demeurait le seul
homme à passer dans son champ de vision, à une exception près: le docteur
Rhéaume, qui concluait chacune de ses visites par une nouvelle plus
mauvaise que la précédente.
— Comme tu dis… qui sait?
— Pour me faire rêver, peux-tu me parler un peu de tes enfants? Ton fils
va encore à l’école?
Pendant la demi-heure suivante, Romain tenta de satisfaire sa curiosité.
Cependant, il ressentait un étrange malaise. Cette femme tentait de rêver à
une existence autre que la sienne, non pas pour s’inventer un avenir, mais
en s’imaginant une descendance.

Dès le lundi matin, peu après l’arrivée de Marie-Paule à la piscine,


Marc était descendu de son siège pour lui remettre une copie du journal Le
Messager:
— Nous pourrions aller au Savoy, jeudi. Regarde et tu me diras ce que
tu en penses.
Il avait prononcé «savoille», comme il convenait en anglais. Et Marie-
Paule avait compris qu’elle devrait s’aiguiser les oreilles, parce que le
Savoy présentait un film dans cette langue, The Ladies Man. Situé au coin
des rues Wellington et Willibrod, au cœur de la paroisse irlandaise, on ne
devait rien y diffuser en français. Comme Jerry Lewis en était la vedette,
elle en déduisit qu’il ferait assez de grimaces pour qu’elle puisse suivre
l’histoire. De plus, puisque ce comédien se spécialisait dans les productions
«pour toute la famille», elle savait que le propos serait moins osé que celui
de Return to Peyton Place. La jeune fille avait apprécié que, pour ce
premier rendez-vous, Marc n’ait pas proposé Désirs et péchés ou By Love
Possessed.
Alors, le jeudi soir, elle eut droit à l’histoire de Herbert qui, après avoir
été abandonné par sa fiancée, faisait le vœu de ne plus s’intéresser aux
femmes. Comble de malheur, le pauvre se retrouvait employé dans une
résidence de jeunes filles. Le film lui tira de vrais éclats de rire. Si son
compagnon ne commis aucun geste risquant de l’effaroucher, à plusieurs
reprises il laissa son épaule toucher la sienne. Un peu comme quelqu’un qui
cherche à évaluer la température de l’eau en y mettant un orteil. Cependant,
elle évita chaque fois que le contact se prolonge.
Quand ils sortirent de la grande salle, Marie-Paule trouva la chaleur un
peu accablante. Le Savoy écrivait en façade «It’s cool inside».
— La succession du froid et du chaud… Je serai peut-être enrhumée
demain, se plaignit Marie-Paule en croisant les bras sur sa poitrine.
— Je suppose que le système est un peu déréglé, ou que tu es frileuse.
— C’est bien possible, admit-elle en riant.
— Nous avons le temps de boire quelque chose?
Elle donna son accord. Jusque-là, cette sortie obéissait au scénario vécu
avec son frère. Le restaurant n’était pas le même, quoique le décor fût
semblable. Elle constata la présence sur la table d’un petit appareil qui
permettait de faire jouer le Juke-Box placé au fond de la salle.
— Tu veux entendre quelque chose? demanda-t-il en voyant son intérêt.
— Pas vraiment. Je suis juste un peu curieuse, je n’ai jamais vu un
appareil de ce genre en vrai.
À cet instant, une serveuse vint leur demander ce qu’ils désiraient.
— Une orangeade Crush, demanda Marie-Paule.
— Rien pour manger?
Elle fit non d’un geste de la tête.
— Avec deux pailles?
Son compagnon commanda un Coke, avec deux pailles aussi. En
attendant d’être servis, ils commentèrent la décoration des lieux et
écoutèrent en silence un petit bout d’une chanson des Everly Brothers qu’un
autre client faisait jouer. Après avoir bu la moitié de sa boisson, Marc
demanda:
— Tu as aimé le film?
— Oui, beaucoup. Je n’ai pas eu de mal à suivre l’histoire parce que
c’était facile. Tu sais, moi, l’anglais, je n’en entendais même pas à la
télévision. Les canaux 6 et 12 n’entraient pas à Nicolet.
— Oh! Tu aurais dû me le dire.
— Non, non, c’était très bien. Jerry Lewis mime autant qu’il parle. En
plus, je dois absolument faire un effort, parce qu’ici, les cours d’anglais
doivent être plus exigeants que là d’où je viens. Présentement, j’essaie de
lire Peyton Place en m’aidant du dictionnaire, seulement ça ne me forme
pas l’oreille.
Tout de suite elle craignit d’en avoir trop dit. Ce roman ne convenait
certainement pas pour une jeune fille bien.
— Tu lis en anglais?
— Avec un dictionnaire dans une main, le roman dans l’autre.
— Quand même, je ne sais pas si je pourrais.
Cela valut au garçon un très gentil sourire. Il voulut bien clarifier pour
elle certains épisodes du film qu’elle n’avait pas bien compris. Un peu
passé dix heures, il la reconduisit rue Claude. Même la modestie du logis ne
parut pas le rebuter.
— Si tu veux, on pourrait recommencer.
— Avec plaisir.
Un sourire accueillit la réponse. Il y eut un silence. «Maintenant, il se
demande s’il doit m’embrasser», se dit Marie-Paule. Qu’il se montre un peu
timide lui fit plaisir. Cela éviterait des moments embarrassants pour tous les
deux.
— Je te remercie de m’avoir invitée, Marc. Bonne nuit.
— Et je te remercie d’avoir accepté. Bonne nuit.
Marie-Paule se retourna pour rentrer chez elle.
Ce soir-là, Antoine Chevalier vivait aussi une première sortie avec une
fille de son âge. Il avait opté pour l’Odéon. Pour lui, ce serait Qu’est-ce que
maman comprend à l’amour?, une comédie que même Marie-Paule aurait
jugé innocente. Sandra Dee en était la vedette. Le film de Vincente Minnelli
datait de 1958: ces trois ans s’avéraient un délai raisonnable pour qu’un
film américain parvienne à Verdun en version française. Cependant, la
version originale anglaise, The Reluctant Debutante, avait déjà été diffusée
à Montréal en même temps qu’à New York. Toutes les grandes productions
des États-Unis connaissaient ainsi deux carrières.
Dans ce film, la jolie blonde Jane Broadbent – Sandra Dee – préférait
fréquenter le batteur d’un orchestre américain plutôt que de faire la tournée
des cercles mondains londoniens auxquels appartenaient ses parents.
Angèle n’alla pas jusqu’à poser sa main sur la cuisse d’Antoine, mais elle
lui démontra par son aisance que ce n’était pas sa première sortie, alors que
son malaise à lui était évident. En quittant le cinéma, il demanda:
— Tu as aimé?
— C’était amusant. Je me demande si les Anglais d’Angleterre sont
aussi straights que dans le film. Je dois dire que David Parkson est pas mal
plus mon genre.
Le personnage du batteur italo-américain était joué par John Saxon.
«Comment lui faire compétition? Elle fixe la barre très haut», songea
Antoine. Le personnage avait la réputation d’être un coureur – alors qu’il
n’en était rien, comme il convenait dans cette histoire fleur bleue –, mais il
affichait une grande confiance en lui. Surtout, à la fin du film, il héritait
d’un duché en Italie. La ferme de Nicolet ne se comparait certainement pas
à un domaine italien, et de toute façon, son père l’avait perdue.
— Et toi, t’as aimé? voulut-elle savoir.
— J’ai trouvé que les Anglaises n’étaient pas si mal en général et que
Jane Broadbent était mieux que pas mal du tout.
«Surtout, elle est très mince», songea sa compagne. Chacun d’entre eux
vivaient ses propres inquiétudes. Elle savait bien que la rondeur des formes
à dix-sept ans annonçait rarement une silhouette élancée quand on en avait
vingt-sept.
— Tu veux arrêter dans un café? proposa-t-il.
Ce serait le même que lors de sa sortie avec Marie-Paule. Ce fut avec
chacun une frite et un Pepsi qu’ils discutèrent un peu du film. Puis Angèle
entendit satisfaire sa curiosité:
— Tu m’as dit que tu ne savais pas en quoi tu étudierais quand tu auras
fini ton cours classique. C’est vrai, tu ne sais vraiment pas?
— J’ai bien le temps, c’est dans deux ans qu’aura lieu la prise de ruban.
Comme son interlocutrice fronçait les sourcils, il expliqua:
— À la fin du cours classique, à la cérémonie de promotion, la coutume
veut qu’on accroche un ruban à la poitrine de l’étudiant pour indiquer son
choix de carrière. Violet pour les futurs prêtres, rouge pour les futurs
médecins, bleu pour les futurs avocats, jaune pour les futurs scientifiques…
J’aurai certainement fait mon choix d’ici là.
— Quand même, tu devrais savoir. Après tout, t’as…
— Dix-huit ans à l’automne. Comment veux-tu que je sache? Je connais
un curé et j’ai côtoyé des professeurs. J’ai consulté un médecin deux ou
trois fois. Quant aux avocats, notaires et comptables, je les voyais à l’église
à Nicolet. Je ne sais pas à quoi ressemble leur travail. Comment choisir
quand on ne connaît rien d’une profession?
Et ce n’était pas dans le cercle social des Chevalier qu’il en apprendrait
plus sur les possibilités offertes aux diplômés du cours classique. Son choix
reposerait essentiellement sur des préjugés et les quelques informations
qu’il glanerait pendant les deux prochaines années.
— Et tes études, ça va prendre encore toutes les années que t’as dit?
Celle-là en était à se magasiner un mari, pas quelqu’un avec qui aller au
cinéma.
— C’est certain que je n’hériterai pas d’un duc italien. Quand on ne
peut pas compter sur un héritage, le meilleur moyen d’améliorer son sort,
c’est d’étudier de nombreuses années.
La répartie la laissa silencieuse, si longtemps qu’il prit sur lui de
relancer la conversation:
— Toi, tu ne retourneras pas à l’école en septembre?
Angèle commença par rire, comme pour souligner le ridicule de la
question.
— J’ai une dixième année. Tu crois pas que c’est assez?
— Si tu es satisfaite de ta situation chez Dionne, c’est parfait. Il ne
m’appartient certainement pas de porter un jugement sur la façon dont tu
mènes ta vie.
— Ça, c’est certain.
Ce fut avec un pli au milieu du front qu’Angèle acheva de manger ses
frites. Ensuite, il la reconduisit devant un immeuble locatif de la 4e Avenue.
Pour qu’elle ne le prenne pas pour un enfant d’école, Antoine se pencha
pour lui embrasser la joue, tout en posant sa main sur son flanc, assez haut
pour que son pouce touche le bas de son soutien-gorge.

Marie-Paule était revenue depuis à peine trois minutes quand il rentra


chez lui.
Viviane Chevalier tenta d’obtenir des informations sur le déroulement
de la soirée de ses enfants, sans grand succès.
— C’était une comédie avec Jerry Lewis, répondit Marie-Paule.
— Pour moi aussi c’était une comédie, renchérit le garçon, sans Jerry
Lewis, par exemple. Mais je me souviens d’un seul nom: Sandra Dee.
La mère n’osa pas demander plus de détails sur leurs compagnons d’un
soir. Romain quitta son fauteuil en disant:
— Bonne nuit, les jeunes. C’est pas que je m’ennuie, mais demain je
commence de bonne heure.
Viviane lui emboîta le pas. Ensuite, la fille et le garçon se succédèrent
dans la salle de bain. Ce ne fut que quand ils furent chacun dans leur lit
qu’Antoine demanda:
— Alors, ton sauveteur a été gentil?
— Irréprochable. Je lui ai dit que j’aimerais qu’il m’invite encore. Pas
tout à fait dans ces mots-là, mais le message était clair.
— Il va le faire, tu penses?
— Si ce n’est pas le cas, je me sentirai vraiment vexée, surtout qu’il me
verra à la piscine au moins un jour sur deux jusqu’à la fin du mois d’août.
Et pour toi?
— Je pense que les chances que ça se termine à l’église sont nulles.
— Oh! Comme c’est dommage… Antoine et Angèle, ce serait si
charmant sur un faire-part! Plus sérieusement, ça s’est mal passé?
— Non, pas du tout. Par contre, je ne pense pas qu’elle soit attirée par
un gars qui prévoit passer les six prochaines années sur les bancs d’école.
J’ai plutôt l’impression qu’elle a hâte d’assurer son avenir.
— Je la comprends. Pour nous, c’est différent. Un gars qui se marie ne
s’attend pas à ce que sa femme fasse bouillir la marmite. Une fille, oui.
Ils convinrent tous les deux qu’ils avaient bien le temps de voir venir,
puis ils se souhaitèrent bonne nuit. Antoine demeura longtemps éveillé:
attendre six ans avant de «sortir sérieusement» – ce qui rimait avec
certaines privautés – avait de quoi décourager les plus patients.
Chapitre 11

Dans le monde hospitalier, les médecins étaient assimilables à des


monarques assis sur un trône, inatteignables par le commun des mortels.
Toutefois, dans un hôpital catholique, un pouvoir leur faisait concurrence:
une femme ayant fait les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance
pouvait toujours leur en imposer, à cause de sa supériorité morale, réelle ou
supposée. Aussi, c’est en se sentant un peu mal à l’aise, comme un
collégien pris en faute, que le docteur Ernest Rhéaume se rendit au bureau
de sœur Joseph-du-Sacré-Cœur. Un petit mot piqué sur sa porte l’y avait
invité.
— Vous désirez me voir, ma mère? fit-il en se plaçant dans l’embrasure
de la porte.
— Ah! oui, docteur. Si vous voulez entrer et refermer derrière vous.
Elle lui désigna la chaise placée devant son bureau et sortit un vingt-six
onces de rhum Captain Morgan de son tiroir afin de le déposer sur son sous-
main. Pas un instant il n’imagina qu’elle allait lui offrir un verre.
— Une infirmière a découvert ça dans la penderie de madame Valade.
Il n’était pas nécessaire de préciser: «une infirmière vêtue d’une longue
robe noire», parce que les toutes jeunes femmes vêtues de blanc n’auraient
pas «rapporté» à la directrice.
— Ça ne peut pas retarder l’heure de son trépas, commença
prudemment le médecin, et ça ne peut pas l’avancer non plus.
— Une personne très malade boit de l’alcool dans sa chambre, et cela
ne vous trouble pas?
L’homme poussa un long soupir. La supériorité morale avait quelque
chose de souverainement désagréable, parfois.
— C’est une mourante qui veut profiter d’un petit plaisir avant de
rejoindre son Créateur. Je vous assure que même en abusant beaucoup, elle
n’aura pas le temps de développer une cirrhose.
Son interlocutrice demeura longuement silencieuse. Oserait-elle lui dire
que justement, comme elle rencontrerait bientôt son Créateur, il lui fallait se
recueillir, penser à ses fautes, les regretter amèrement et demander pardon?
Pas en commettre de nouvelles.
— Pour vous, c’est anodin.
— Si elle n’était pas seule dans la vie, au lieu de passer ses deux ou
trois derniers mois ici, elle serait demeurée chez elle avec un époux, une
amie, des enfants. Et ces personnes ne lui auraient certainement pas enlevé
ce plaisir en lui conseillant d’offrir à Dieu cette petite privation. Nous, nous
ne l’aurions vue que pendant les derniers jours, ceux où la tente à oxygène
et les injections régulières de morphine sont nécessaires. D’ailleurs, ses
dernières journées lui procureront une douleur suffisante pour expier toutes
ses fautes. Elle souffrira assez pour s’épargner un passage au purgatoire.
— Cette bouteille, elle n’est pas allée la chercher elle-même à la Régie.
Comme Chevalier va manger son lunch dans sa chambre un jour sur deux
pour lui tenir compagnie, je présume que c’est lui.
Le docteur Rhéaume savait que pour l’homme de ménage, se dénicher
une nouvelle position ne serait pas chose facile. D’autant plus que les
religieuses hospitalières se passaient peut-être une liste des mécréants à ne
jamais employer.
— Comme j’ai pu constater l’effet positif sur le moral de ma patiente de
ses visites, et qu’elle m’a demandé de profiter de ce petit plaisir, j’ai pris sur
moi de lui demander d’aller chercher cette bouteille. À la demande expresse
de la malade, je tiens à le préciser.
Sœur Joseph-du-Sacré-Cœur fixa son regard dans le sien pendant un
long moment.
— Vous assumez donc cette responsabilité?
— Médicale et morale. Je ne crois pas du tout qu’une agonie passée
dans la douleur rapproche des félicités éternelles. Je parierais que cela a
l’effet inverse. La souffrance et le désespoir me semblent plutôt
susceptibles de susciter de la colère contre Dieu.
Rhéaume savait s’engager sur un terrain glissant. Ce sujet offrirait peut-
être l’occasion de conversations très intéressantes lors de la prochaine
réunion de la promotion de 1936 du collège Jean-de-Brébeuf. La moitié de
l’effectif, cette année-là, avait choisi la carrière ecclésiastique. Par contre,
avec une femme en autorité portant une guimpe blanche et un voile noir,
l’exercice serait sans doute très frustrant.
— Bon, dans ce cas, je ne vous retiendrai pas plus longtemps. Je vous
souhaite une bonne journée.
— À vous aussi, ma mère. Me permettez-vous de rapporter la bouteille
à sa propriétaire?
— Faites comme vous voulez.
Avant de quitter la pièce, Rhéaume se retourna vers son interlocutrice
pour murmurer:
— Ça aussi, c’est de la compassion.
Puis il quitta la pièce avant d’essuyer une sainte colère. Faire la morale
à une personne se considérant comme l’une des très nombreuses «épouses
du Christ» présentait des risques.
Le médecin se dirigea vers la chambre 223. La malade était étendue sur
le dos, les yeux fermés et les bras le long du corps, comme si elle
s’entraînait à devenir un cadavre, en attendant que ce soit pour de bon.
Elle leva la tête en entendant le bruit qu’il fit en fermant la porte.
— Vous deviez passer ce matin? dit-elle avec inquiétude.
— Non, pas du tout. J’ai pensé vous rapporter ceci.
Il sortit la bouteille pour la lui montrer:
— Voulez-vous que je la remette dans la penderie?
— Je vous demanderais bien de m’en verser un peu, mais je crains que
vous refusiez.
— Il n’est pas encore midi. Vous demanderez ça à monsieur Chevalier.
Il ouvrit la porte pour déposer l’alcool au fond du petit placard. Un
carton contenant quatre bouteilles de Coca-Cola se trouvait déjà là. La
religieuse ayant découvert le pot aux roses ne lui avait pas tout enlevé.
— Il ne doit pas avoir d’ennuis. L’idée vient de moi…
— Je n’en doute pas, la rassura le médecin en s’assoyant sur la chaise.
Je devine que vous pouvez être convaincante, et lui est une bonne pâte.
— Comment avez-vous mis la main là-dessus?
— Une de vos infirmières a profité de votre sommeil ou d’une absence
pour fouiller dans vos affaires.
— La vieille pisseuse…
Rosita ne doutait pas qu’une religieuse avait commis le larcin.
— Je vous donne déjà quelque chose pour dormir. Je pourrais
augmenter un peu la dose.
— Assez pour m’endormir tout à fait?
— Vous savez que je ne peux pas faire ça.
— Dans ce cas, pourquoi me priver d’un petit instant de détente? Il
s’assoit exactement là où vous êtes pour manger son sandwich et moi, je
fais passer ma pitance d’hôpital en buvant un Rhum and Coke, en
m’imaginant que nous sommes ailleurs, et qu’à la fin de la soirée, il tentera
quelque chose.
Elle eut un ricanement chargé d’autodérision.
— Je sais que c’est un rêve…
— Il a une femme et des enfants.
— Vous croyez que ça empêche les hommes d’agir?
— Celui-là, oui, je pense.
— C’est bien ma chance de tomber sur un premier homme vertueux à la
fin de ma vie.
À nouveau, elle ricana, avec une lueur méchante dans les yeux, comme
si elle dressait un inventaire rapide de toutes ses rencontres antérieures. Puis
elle revint au présent:
— Il risque d’avoir des ennuis avec la supérieure?
— J’ai raconté à mère Joseph-du-Sacré-Cœur qu’il est allé chercher
cette bouteille à ma demande. En sous-entendant évidemment que vous en
aviez exprimé le souhait.
— Seigneur Jésus! Je rencontre deux chevaliers servants alors que mon
corps se décompose lentement… Voyons, maintenant, c’est vous qui
risquez des ennuis?
— Je ne pense pas. Il y a sans doute un cœur qui bas sous toutes ces
épaisseurs de tissu rugueux.
— Je serais mal venue de vous contredire aujourd’hui.
Pourtant, Rosita avait visiblement ses propres griefs à l’égard des
religieuses. Pendant quelques secondes elle parut songeuse. Le médecin
s’attendait à la voir réclamer encore qu’il force un peu la dose sur les
somnifères ou la morphine. La suite le prit un peu par surprise.
— Ici, ce n’est pas comme si j’étais en prison, n’est-ce pas?
— Non. D’ailleurs, je viens de vous rapporter la bouteille.
— Donc je pourrais sortir quelques heures?
— Je ne crois pas que ce soit…
— … prudent? J’aimerais aller chez moi, regarder la vue sur le fleuve
depuis ma chambre une dernière fois et me débarrasser de certains papiers.
Vous savez que ce sont des étrangers qui mettront les premiers la main sur
mes lettres.
— Vous ne pouvez pas sortir seule d’ici.
Comme elle garda les yeux dans les siens, il finit par comprendre:
— Vous comptez sur l’aide de votre chevalier servant, c’est ça?
— Je sais que la mère supérieure refuserait de m’accompagner, et vous
aussi sans doute, il ne me reste pas beaucoup de candidats. En plus, il a une
voiture et mon appartement est tout près.
— Bon, je demanderai aux infirmières de vous aider à vous habiller et
de prendre un fauteuil roulant pour vous conduire jusqu’à la porte. S’il
accepte, évidemment.
Le sourire que la malade lui adressa le convainquit que Chevalier
accepterait. Même à demi morte, elle savait y faire avec les hommes.

En demandant à quelques infirmières, le docteur Rhéaume put


apprendre que Romain était au rez-de-chaussée. Il le trouva à genoux
devant les ascenseurs, un grattoir à la main.
— Franchement, faut être vraiment mal élevé pour jeter sa gomme
baloune sur le plancher, grommela-t-il.
Puis quand Romain vit des pieds devant lui, il leva les yeux pour se
reprendre aussitôt:
— Je m’excuse, mais quand je vois ça…
— Vous avez raison, il faut être mal élevé. Je peux vous dire un mot?
Nous allons nous mettre un peu à l’écart…
Quand ils se furent éloignés des ascenseurs, Rhéaume lui fit part de sa
conversation avec la directrice.
— Elle va me crisser dehors… murmura l’homme de ménage.
— Je vous l’ai dit, sœur Joseph-du-Sacré-Cœur croit que l’initiative
vient de moi. Au pire, elle prendra un air sévère pour vous ordonner de ne
plus jamais recommencer. Vous répondrez “Oui, ma mère”, et l’histoire
s’arrêtera là. Ensuite, je voulais que vous sachiez que j’ai autorisé madame
Valade à vous demander de la sortir, si vous vous sentez à l’aise avec la
situation, évidemment.
— La sortir?
Le médecin rapporta sa seconde conversation, celle avec Rosita.
Ensuite, il s’empressa de rejoindre ses malades. Tous ses rendez-vous de la
journée seraient décalés à cause de cette histoire.
De son côté, ce midi-là, Romain mangea lâchement dans son terrier du
sous-sol. Il en venait à regretter de ne pas avoir répété avec elle ce qui était
devenu sa phrase habituelle avec les malades: «Je m’excuse de vous
déranger. Je vais faire le plancher, ça prendra une minute.» Pourquoi diable
avait-il accepté de lui faire la conversation?
Au souper, Romain était encore soucieux. Sœur Joseph-du-Sacré-Cœur
ne l’avait pas fait venir à son bureau pour le semoncer ou pire, le mettre à
pied. Alors il demeurait dans l’attente, avec l’impression d’avoir un gros
nuage noir au-dessus de la tête.
— Qu’est-ce qui s’passe? T’as du trouble à la job? demanda Viviane.
— Ma job me fait voir des gens malades toute la journée. C’est rien
pour accrocher un sourire à ma face.
En prononçant ces mots, il se remémora Rosita, toute pâle dans son lit.
Dire que ce jour-là, juste pour ne pas la voir, non seulement il avait mangé
dans son bureau, mais il avait aussi omis de nettoyer le plancher de sa
chambre.
— Ben voyons, tu les connais pas, ces gens-là, dit sa femme.
— Quand même, moi aussi ça me rendrait triste. Je ne pourrais pas…
murmura Marie-Paule.
Quelques jours plus tôt, Romain lui avait parlé du travail d’infirmière et
de l’école attenante à l’hôpital. Elle saisissait l’occasion de lui signifier que,
finalement, ce serait l’école normale et le métier d’institutrice.
— C’est certain qu’une trentaine de jeunes comme ceux que tu gardes,
ça grouille plus, mais c’est plus joyeux.
Marie-Paule lui adressa un petit sourire pour le remercier de sa
compréhension. Une fois le repas terminé, alors que la mère et la fille
s’occupaient de la vaisselle, Romain prit une bière dans le frigidaire en
laissant tomber:
— J’vais prendre l’air.
— Tu risques de prendre la pluie aussi, à soir, se moqua Viviane.
— Ben j’vais aller dans le hangar. Le monde de la ville ont des chalets.
Ça va être le mien.
L’homme décrocha une clé pendue près de la porte. Dehors, il traîna la
vieille berçante sur la passerelle en se demandant encore si elle risquait de
s’effondrer sous son poids. À l’intérieur, il plaça son siège près du réservoir
d’huile à chauffage.
Une fois assis, il fit l’inventaire de son refuge. Quelques planches
pouvaient encore être utiles, il les avait dressées contre le mur. Peu après le
déménagement, il avait aussi donné un coup de balai et mis à la poubelle les
journaux et les magazines ramassant les moisissures dans des boîtes de
carton. Ceux toujours en bon état se trouvaient placés sur une étagère qu’il
avait installée à cet effet. Bientôt, il feuilletait un numéro du Petit Journal
de l’année précédente tout en buvant sa bière.
— Papa?
Marie-Paule était debout dans l’embrasure de la porte.
— Oui? fit-il en levant les yeux.
— Je peux te parler?
De la main il lui désigna une caisse de bois posée contre le mur.
— J’ai rien de mieux pour la visite.
L’adolescente y prit place.
— Ton chalet est un peu rustique, nota-t-elle.
— J’vais regarder dans la ruelle pour me trouver une couple de chaises,
et même placer un fil électrique entre la maison et ici pour mettre de la
lumière pour lire. Ça va être comme un petit château.
Marie-Paule esquissa un sourire, puis redevint tout à fait sérieuse:
— Est-ce que tu passes tes soirées sur la galerie parce que tu m’en veux
ou que tu en veux à Antoine?
Romain ne dissimula pas son étonnement.
— Et pourquoi je devrais en vouloir à mes enfants…
Il y eut un petit «ploc» contre la tôle qui recouvrait le toit du hangar,
puis un second et un troisième. Les gouttes de pluie produisirent bientôt un
bruit de fond ininterrompu. Comme elle se taisait, il insista:
— J’espère que t’as pas peur de me parler…
— Parce que nous voulons continuer d’étudier à la place de travailler
pour aider.
— Ça serait une bonne idée, ça. Dès demain, Antoine pourrait se
trouver une place où passer la moppe. Pis toi, tu chercherais un mari qui
passe aussi la moppe.
— Sérieusement… Infirmière, c’est plus court, comme études.
— C’est plus triste, aussi. Écoute, c’est certain que notre vie dans c’te
boîte d’allumettes, c’est dur. T’as même pas une chambre.
— Moi, j’en ai une, c’est Antoine qui n’en a pas, dit-elle, cette fois en
riant.
— Sauf qu’on peut manger tous les jours, pis moi, je vais améliorer
mon chalet. Mais avant d’enlever à mes enfants la chance d’avoir un
meilleur avenir, je vais me chercher une job du soir, si j’arrive pus.
Marie-Paule passa ses doigts sous ses yeux, avant de murmurer:
— Là, je mets un peu d’argent de côté…
— Garde-le. Et quand t’en manqueras, dis-le-moi. J’pourrai pas faire de
miracles, seulement je verrai. Je sais que t’es raisonnable. Bien sûr, c’est
certain que si tu m’arrives avec un char de l’année…
Cette fois elle rit franchement.
— Tu me racontes pas tout ça parce que ta mère t’a parlé de quelque
chose? demanda-t-il après une pause.
— Non, elle ne m’a rien dit.
— Tant mieux.
Il y eut un autre silence, puis elle changea de sujet:
— L’autre soir, je suis sortie avec un garçon.
— Ça s’est bien passé?
— Oui, et il va sûrement me redemander pour sortir.
— Quand t’avais sept ans, et pas de dents sur le devant, j’ai commencé
une neuvaine pour que tu restes figée à cet âge. T’étais adorable. Ç’a pas
marché, t’as continué de grandir. Maintenant je fais des neuvaines pour que
tu demeures prudente… Tu comprends ce que je veux dire, par prudente?
Très sérieusement, elle hocha la tête. À cet instant, il y eut un
grondement de tonnerre. La pénombre régnait maintenant dans le hangar.
— Tu vas rentrer avec moi?
— Tantôt. Tu sais, même si je trouve Nicole Germain très jolie quand
elle parle, j’ai l’impression d’entendre un curé en train de prêcher.
L’émission Le point d’interrogation en était juste à la moitié, et la dame
se prenait vraiment pour l’éducatrice du bon peuple.
— Et après ils vont parler du nouveau parti au fédéral, continua-t-il. Ça
peut vous intéresser les jeunes, mais moi…
— Au 10, c’est la lutte. On peut changer de poste, suggéra-t-elle.
— Allez ouste, rentre à la maison. Pis la prochaine fois que tu viendras
veiller, j’aurai une vraie chaise pour la visite. Promis.

Pendant les deux semaines suivant sa sortie avec Antoine, Angèle avait
gardé ses distances. Pas au point d’éviter d’être en sa présence ou de refuser
de lui parler, mais plus jamais elle n’était venue le rejoindre dans la ruelle à
l’heure du dîner. Puis, en matinée du 2 août, alors qu’il se trouvait accroupi
pour placer des boîtes de conserve dans le bas d’une étagère, le garçon
entendit une autre caissière demander à Angèle:
— T’es pas ressortie avec lui depuis deux semaines? Pourtant, y est
présentable.
— C’est un enfant d’école. Dans un mois, il va mettre son blazer bleu et
aller dans un collège tenu par des curés.
— Il ne doit pas être désagréable à regarder, déguisé en collégien. En
plus, ça veut dire qu’il ne déchargera pas des camions toute sa vie.
— Ça veut dire aussi que pendant des années, y aura pas les moyens de
sortir une fille.
Antoine se le tint pour dit: un film, une frite et un Pepsi, ce n’était pas
assez pour sortir une fille. Enfin, pas convenablement aux yeux de cette
jeune femme. Ces deux-là savaient aller à l’essentiel: être un mauvais parti
aujourd’hui le rendait-il infréquentable? Ou la promesse d’un bel avenir
compensait-elle la faiblesse actuelle de ses moyens?
Il ne connaîtrait pas la conclusion de ces demoiselles, car une ménagère
se présenta à l’une des caisses avec un panier bien rempli. Après avoir
terminé sa corvée, il retourna discrètement à l’entrepôt. Pourtant, c’est avec
surprise qu’il vit surgir Angèle à midi alors qu’il était assis dans un coin
ombragé de la ruelle.
— Tu manges seul?
— On dirait bien.
— Je peux?
— Bien sûr.
La jeune femme s’assit sur la planche posée à même le sol en
multipliant les précautions.
— Tu m’as plus invitée après notre sortie de l’autre jour. Ça m’a
surprise, t’avais eu l’air de trouver la soirée agréable.
— Oui, mais j’ai eu l’impression que ces dernières semaines, tu
multipliais les précautions pour ne pas te trouver seule avec moi, justement
pour éviter une nouvelle invitation.
— Vraiment? Je sais pas où tu vas chercher ça.
L’avait-elle vraiment évité, ou était-ce son imagination? Tout de même,
impossible de faire abstraction de la conversation entendue plus tôt.
— De toute façon, je serai bientôt de retour à l’école, et je n’ai pas les
moyens de sortir convenablement une femme.
— Tu nous as entendues? Ça veut rien dire. Elle se mêlait de mes
affaires, je l’ai fait marcher.
L’argument sonnait faux.
— Je demeure toujours un étudiant.
— Bon, si tu le prends d’même… Tu t’y prends vraiment mal pour
conquérir une femme. Si tu changes d’idée, tu sais où me trouver.
Se relever exigea d’Angèle une gymnastique encore plus exigeante que
celle pour s’asseoir. Difficile de demeurer modeste et de porter une jupe.
Plutôt que se lever pour l’aider, Antoine profita du spectacle.
Chapitre 12

Quand il se présenta dans la chambre 223 avec son sandwich, Romain


se sentait horriblement mal. Au point où, devant son air penaud, Rosita
murmura:
— C’est pour me punir que tu entends me laisser dans la crasse? Voilà
deux jours que tu ne passes pas ici.
— Je… Je m’inquiétais.
La femme comprit à ce moment qu’elle l’avait mis dans une position
délicate.
— Je suis désolée, je ne pensais pas que les pisseuses fouilleraient ma
chambre. La directrice t’a parlé?
— Non, elle me laisse mijoter dans mon jus.
— Si le docteur Rhéaume assume toute la responsabilité, il ne peut rien
t’arriver. En plus, tu m’as dit que tu travaillais ici grâce à l’intervention des
hautes autorités ecclésiastique.
— Mon beau-frère est curé et aumônier des sœurs de la Providence, pas
cardinal de Montréal.
Monseigneur Paul-Émile Léger régnait sur l’archidiocèse. Personne ne
pouvait se soustraire à son autorité, pas même la directrice d’un hôpital.
— Quand même, ne t’en fais pas trop, tu n’as pas commis un sacrilège.
Avec la permission de son médecin traitant, tu as permis à une femme de
mauvaise vie sur ses derniers milles de se livrer au péché d’ivrognerie. Le
docteur me proposait d’augmenter ma dose de morphine, moi, je préfère le
Captain Morgan. Et en plus, tu ne veux même pas partager avec moi! Le
dernier des vertueux de Verdun, c’est toi.
— Je suis pas vertueux et t’es pas une femme de mauvaise vie.
— Pour les pisseuses, toutes les artistes le sont. Mais toi, tu es un
homme bien. Tu vas m’en servir un peu?
Il déposa son lunch sur la table montée sur des roulettes, prit le verre de
plastique et se rendit jusqu’à la penderie. Malgré le fait que la porte de la
chambre soit fermée, il versa l’alcool sans se retourner, comme à la
sauvette. Il revint vers elle avec le verre et une petite bouteille de Coke.
Ensuite, il plaça la chaise près du lit et sortit son sandwich. Après
quelques instants, Rosita remarqua:
— Tu ne m’as jamais demandé de détail sur ma condition médicale.
— Parce que ce n’est pas vraiment mon affaire.
— J’ai un cancer du poumon. Des deux poumons, en réalité. La maladie
qui a emporté le roi George VI il y a une dizaine d’années. Le dénouement
sera le même pour moi.
— Je suis désolé, marmonna-t-il.
— Moi aussi.
Après cela, il y eut un long silence. La femme vida son verre et le lui
tendit. Romain connaissait la routine, il se leva pour aller faire le plein.
Rosita versa le reste du Coke.
— Quand j’ai eu mon diagnostic, Rhéaume ne pouvait déjà plus
m’opérer. Je suis ici depuis un peu plus d’un mois. À en juger par la vitesse
à laquelle mon état se détériore, ça durera sans doute encore un mois, mais
certainement pas deux.
Il n’osa pas lui répéter ses regrets. Se livrer à ce genre de confidences
affectait son moral.
— Là, ne grimpe pas dans les rideaux: j’ai la permission du docteur
Rhéaume pour ce que je vais te demander. Peux-tu me sortir samedi
prochain?
— Te sortir?
— Me conduire à mon appartement, une dernière fois. J’aimerais juste
brûler quelques papiers. Il y a des choses que je préfère faire moi-même.
Parce qu’à la fin, un étranger finira par tout vider.
— T’as aucune famille?
La femme secoua la tête. Elle prit ensuite sa serviette pour se couvrir les
yeux. Romain entendit quelques sanglots. Devait-il se lever, placer son bras
autour de ses épaules? Il hésita si longtemps qu’à la fin, la consoler devint
inutile, elle surmonta toute seule son désespoir. Après quelques instants,
elle reprit:
— Il n’y avait plus personne avec qui je pouvais maintenir des relations,
les dernières années. Mes parents sont morts, je n’ai ni frère, ni sœur, ni
mari, ni amant. Personne non plus dont l’amitié est assez tenace pour
surmonter le dégoût qu’il y a à accompagner une mourante.
Pareille solitude donnait froid dans le dos. Cependant, Romain
n’écartait pas l’idée qu’elle avait fait elle-même le vide autour d’elle pour
ne pas offrir le spectacle de sa déchéance.
— Alors, tu acceptes?
— Je ne sais pas… Dans ta condition…
— Une infirmière m’aidera à m’habiller, elle me roulera jusqu’à ta
voiture dans l’une de ces chaises… Le docteur va tout arranger. Je monterai
dans ton auto, tu m’aideras à entrer chez moi et à en sortir, et après une
promenade dans les rues de Montréal, tu me ramèneras ici. Je peux même te
payer ta journée.
— C’est pas une question d’argent. S’il t’arrivait quelque chose…
— C’est certain qu’il va m’arriver quelque chose, mais ce ne sera pas
samedi prochain… Évidemment, cette sortie peut être le samedi d’après.
Pas plus tard, par exemple. Sinon, je risque de ne plus en avoir la force.
Elle ajouta d’une voix plaintive:
— Tu peux t’assurer que je dis vrai auprès du docteur.
— Je vois pas pourquoi tu me mentirais. Tu veux y aller quand, samedi?
— À une heure. Ça nous donnera le temps de nous rendre chez moi et
de faire un tour en ville après.
— C’est bon, je serai là.
Rosita esquissa un sourire attristé.
— Merci, Romain. Tu es un véritable ami. Dommage que je ne t’aie pas
connu avant de me retrouver ici.
— J’en suis aussi vraiment désolé.

Marie-Paule était allée au cinéma une seconde fois avec Marc. Cette
fois, il l’avait laissée choisir le film. Quelque temps plus tôt, alors que son
frère commentait Qu’est-ce que maman comprend à l’amour?, il avait
ajouté: «Je pense que tu aimerais ça.» Alors elle avait suggéré ce film de
Vincente Minnelli présenté à l’Odéon.
Ce mercredi 2 août, Marc vint la rejoindre près de la piscine pour
demander:
— Ça te plairait de voir un autre film? Ben-Hur? Il est sorti depuis deux
ans en anglais, mais la version française est présentée à Montréal depuis
une semaine.
— Le film qui se passe en Terre sainte?
— Oui, et à Rome. Le héros se promène dans une grosse chaloupe à
rame.
— Moi aussi je peux y aller? les interrompit une petite voix haut
perchée.
Priscilla se tenait en face d’eux dans la piscine, avec de l’eau jusqu’à la
taille.
— J’aimerais beaucoup aller au cinéma avec deux jolies filles, mais il
faut avoir seize ans pour voir ce film, lui expliqua Marc.
— Oh!
La déception se lut sur le visage de Priscilla. L’idée d’une sortie à trois
lui plaisait visiblement. Ce serait sa première vraie déception amoureuse.
— Tu es libre demain? demanda Marc en se retournant vers Marie-
Paule.
— C’est un film très long, et à Montréal en plus. Cette princesse
m’attend tôt tous les matins. Est-ce que dimanche dans la journée, ça te
conviendrait?
— Je vais vérifier.
Devait-il demander la permission à ses parents pour avoir le droit de
sortir le dimanche? Ces gens allaient-ils aux vêpres en famille? Marie-Paule
pensa qu’il avait plutôt lancé une autre invitation. Elle n’était pas la seule
avec qui il tenait des petits conciliabules autour de la piscine.
Pour Marie-Paule, aller voir un film dans la grande ville paraissait une
expédition quelque peu risquée. Malgré ses presque quatre-vingt mille
habitants, Verdun devenait une ville familière pour elle. Du moment où on
savait dans quelle direction se trouvait le fleuve, il était impossible de se
perdre. Cependant, dans la métropole du Canada, il en allait sans doute
autrement.
Au souper, elle demanda à son frère:
— Ça te dirait d’aller voir le film Ben-Hur, dimanche?
— Bien sûr. J’ai lu le roman au séminaire, ce serait amusant de
comparer avec le film.
— Il y avait des romans de ce genre au séminaire?
— Le titre complet c’est Ben-Hur: Une histoire du Christ. Comme
l’auteur est américain, je soupçonne qu’il recèle une petite odeur de
protestantisme, mais les bons curés nous le laissaient tout de même entre les
mains.
Peut-être parce qu’avec ses longues digressions religieuses, le texte
ressemblait plus à un prêche interminable qu’à un roman d’aventures. Il en
gardait un souvenir mitigé.
— Marc m’a invitée à l’accompagner.
— Pis tu veux que ton frère y aille aussi pour te protéger? intervint
Viviane. Si tu peux pas lui faire confiance, arrête de sortir avec lui.
— Je n’ai pas de raison de craindre Marc. Mais c’est loin… Si Antoine
veut nous conduire en voiture…
En faisant cette admission, son regard ne quittait pas son père.
L’utilisation de l’automobile requérait l’accord de ce dernier. Romain
acquiesça d’un geste de la tête, tout en précisant:
— Présentement, je fais juste la déplacer les jours où la ville nettoie la
rue. Si elle sert jamais, elle va rouiller. J’en aurai besoin samedi, mais pas
dimanche.
— T’as encore du Saint-Georges, observa Viviane.
— C’est pas pour aller à la Régie. J’ai quelque chose à faire pour
l’hôpital…
— Si je comprends bien, c’est d’un chauffeur dont tu as besoin, la
relança Antoine. Je suppose que tu t’attends à ce que je me place tout près
de l’écran pour ne pas voir ce que tu fais derrière?
— Ta sœur fait rien derrière! protesta Viviane.
— Maman, il me taquine, soupira l’adolescente.
Puis elle continua pour son frère:
— Je pensais à une sortie à quatre. Ça fait longtemps que tu n’as invité
la caissière de ton magasin. Ce serait une bonne idée, non?
— Je pense que la caissière préfère “un tien”, plutôt que “deux tu
l’auras”.
— Ça veut dire quoi, ça? demanda Viviane.
— En septembre, je redeviendrai un étudiant sans le sou. À ses yeux, ça
ne fait pas de moi un cavalier intéressant. Et la possibilité que plus tard je
devienne un professionnel prospère ne compense pas vraiment ma situation
actuelle.
— Ben d’abord c’est qu’elle a pas de tête.
D’un autre côté, si la jeune femme avait bien accueilli son fils, elle
l’aurait traitée de profiteuse. Aucune de celles qui pourraient le lui enlever –
ou l’enlever à la vocation ecclésiastique – ne trouverait grâce à ses yeux.
Antoine expliqua à sa sœur:
— Écoute, si ton Marc a une petite sœur, mais pas trop petite, ou une
grande sœur, mais…
— … pas trop grande, compléta l’adolescente.
— Ou une cousine, ou une voisine, ou peut-être même la petite blonde
avec qui il était le soir où tu me l’as présenté, qui accepte de me servir
d’escorte, ça me fera plaisir de vous servir de chauffeur. Autrement, je me
sentirais vraiment de trop.

— Je comprends pas pourquoi tu fais le taxi pour cette femme,


commenta Viviane, alors que le couple était à table pour un dîner hâtif en ce
premier samedi du mois d’août.
À force de se faire demander pourquoi il devait se présenter au travail la
fin de semaine, Romain avait fini par tout raconter à Viviane. Il comptait
parmi ces maris qui n’iraient jamais voir ailleurs, non pas à cause de leur
vertu, mais parce qu’ils étaient incapables de mentir.
— C’est pour lui rendre service. Pis je te signale que c’est à la demande
d’un médecin de l’hôpital.
— Ben y devraient te payer six jours sur sept, si t’es obligé de travailler
le samedi.

Rosita Valade aussi avait demandé de dîner un peu plus tôt que
d’habitude, de façon à en avoir terminé à midi. Elle voulait avoir tout son
temps pour se préparer. Déjà, se rendre aux toilettes représentait une
épreuve. Alors choisir des vêtements et les enfiler lui demandait toutes ses
forces. Heureusement, une infirmière avait accepté de l’aider. Il s’agissait
de Lise Blais, une jeune femme de vingt ans, diplômée depuis le mois de
juin. Rosita aurait préféré une femme plus vieille, peut-être même une
religieuse. Celle-là était trop jeune et trop jolie pour voir son corps délabré.
Quand Rosita leva difficilement les bras afin que l’autre lui retire sa
jaquette d’hôpital, elle commenta:
— Ça me gêne de me montrer comme ça.
— Ne vous en faites pas, j’ai l’habitude.
— Vous croyez vraiment qu’entendre ça me fait du bien?
— Je… je suis désolée. Je voulais dire…
— Vous voulez dire que vous avez l’habitude d’aider des vielles de
quatre-vingts ans à se déshabiller ou à s’habiller. Moi, j’en ai la moitié.
Ce fut en silence que l’infirmière continua de l’aider à mettre ses
vêtements. Régulièrement, Rosita dut s’asseoir sur le lit pour reprendre son
souffle. L’effort la mettait en nage et sa respiration devenait haletante.
— J’espère que vous ne prendrez pas froid, commenta l’employée.
— C’est sûr que dans mon état, attraper un rhume serait le comble,
ricana la malade.
Devant la mise désolée de la jeune femme, Rosita posa une main
décharnée sur son avant-bras:
— Je m’excuse, mademoiselle Blais. Je suis devenue une petite vieille
acariâtre avant mon temps. Pis je dois bien l’avouer, vous me rendez jalouse
avec votre visage de poupée. Profitez bien de vos vingt ans, ils passent très
vite…
Après s’être ressaisie, la malade regarda sa montre et lança d’une voix
faussement gaie:
— Maintenant, vous pouvez approcher mon petit carrosse.
Son interlocutrice mit un instant avant de comprendre.
— Je l’ai stationné dans le couloir près de la porte. Je reviens!
Romain avait garé sa voiture à l’endroit convenu une bonne dizaine de
minutes à l’avance. Une attente suffisamment longue pour voir un gros
homme au visage grisâtre arriver sur une civière.
— Crise cardiaque, grommela-t-il.
C’est à cet instant qu’il vit apparaître sa passagère assise dans un
fauteuil roulant, accompagnée d’une jeune infirmière qui la poussait.
Bientôt, elle s’arrêta à sa hauteur. Romain se précipita afin d’ouvrir la
portière à l’arrière du côté du trottoir.
— Tu n’es pas sérieux, Romain. Me faire asseoir à l’arrière! Même dans
un taxi, je me mets toujours à l’avant.
Il se le tint pour dit. Rosita se leva avec difficulté en dépit de l’aide de
l’infirmière. Romain prit le relais en passant un bras autour de sa taille, puis
l’aida à s’asseoir. L’odeur du corps de la femme, indéfinissable, lui fit
plisser le nez.
En se redressant, il demanda, une pointe d’inquiétude dans la voix:
— Y a des marches, chez toi?
— Quatre ou cinq.
— Dans ce cas-là, je vais prendre la chaise avec nous.
L’homme constata avec surprise qu’un fauteuil roulant pesait un bon
poids. L’infirmière lui expliqua comment le replier et le déplier ensuite. Il
logeait tout juste dans le coffre arrière de la Bel Air. En s’assoyant derrière
le volant, Romain demanda:
— Alors, où est-ce qu’on va? Il faudra m’expliquer, parce que j’ai pas
encore exploré la ville. Le seul chemin que je connais, c’est celui pour aller
à la Régie.
— J’habitais… Non, j’habite boulevard LaSalle, entre Moffat et
Manning. Tu trouveras certainement.
Le contraire aurait eu de quoi inquiéter, puisque la façade de l’hôpital
donnait précisément sur le boulevard LaSalle. Bientôt, il roulait sur la route
longeant le fleuve.
— Ma fille garde des enfants chez des bourgeois de la rue Beatty. Ta
maison est dans ce coin-là? Elle passe son temps à aller à la piscine.
Romain se disait que toutes les rues portant des noms anglais devaient
se trouver dans les mêmes parages.
— C’est la rue suivante. Elle aime ça?
— Une grande fille qui en amuse une petite, et un garçon pas beaucoup
plus vieux, c’est pas très compliqué… Je veux pas dire que c’est facile,
seulement c’est un ouvrage dans ses cordes. Elle veut faire maîtresse
d’école.
Sa passagère, prise d’une quinte de toux, ne put lui répondre. Il
l’entendait tousser – vraiment tousser – pour la première fois. Ensuite, elle
eut un peu de mal à retrouver son souffle. Finalement, elle lui indiqua:
— La rue Beatty, c’est là. La prochaine, c’est la rue Moffat. Tu
ralentiras après. C’est un petit bloc de deux étages avec une façade en
brique d’un jaune très pâle.
Un instant plus tard, il se stationnait devant l’immeuble. Déjà, déplier le
fauteuil posa des difficultés, il s’escrima ensuite avec les freins. L’aider à
quitter la banquette pour s’y asseoir fut plus ardu encore. La pudeur de
Romain ne rendait pas les choses plus faciles. Littéralement, il devait la
tenir contre lui.
Une fois assise dans le fauteuil, Rosita murmura:
— Je suis désolée de t’imposer ça. Prendre une malade dans tes bras…
— C’est pas la maladie. Je dois être scrupuleux.
La confidence tira un sourire à Rosita. Aussi scrupuleux qu’un curé
vertueux: une engeance doublement rare, en réalité. Il tira sur le fauteuil
afin de lui faire gravir les quelques marches à reculons. À chacune de
celles-ci, elle émettait un petit cri inquiet. Pour un homme seul, l’exercice
demandait beaucoup de force. Quatre portes s’alignaient sur le balcon,
celles des appartements du rez-de-chaussée et de l’étage.
Rosita chercha une clé dans son sac et la lui tendit. Ils se retrouvèrent
bientôt dans un salon. Il y eut un long silence. Le temps requis pour que la
malade refoule les sanglots lui montant dans la gorge. Son compagnon
pouvait sans mal deviner ses émotions: il s’agissait là d’un triste pèlerinage
dans un passé révolu. À cet endroit, elle avait vécu; à l’hôpital, elle allait
mourir. Que cela prenne des semaines rendait la situation encore plus
atroce.
— Je suppose que tu peux allumer un feu, lui demanda-t-elle en lui
montrant la cheminée.
Compte tenu de la chaleur dans l’appartement dont les fenêtres étaient
demeurées fermées depuis longtemps, la requête le surprit un peu. La
maladie la rendait sans doute frileuse.
— Je vois que tu as quelques bûches. Avec un vieux journal et du petit
bois, je devrais y arriver.
— Merci. Pousse-moi d’abord jusque dans ma chambre, tu t’en
occuperas ensuite. Et n’oublie pas de tourner la clé de la cheminée, sinon,
tu vas nous enfumer.
La chambre ressemblait à celles que l’on voyait dans le journal, dans la
section décoration. Un lit double occupait la majeure partie de la pièce. Le
couvre-lit et les taies d’oreiller de soie blanche, ornés de dentelles, faisaient
très féminin. Il y avait aussi un semainier et une commode où un vase
contenant des fleurs séchées était placé. Des lampes aux abat-jour de soie
étaient disposées sur les deux tables de chevet.
— Va allumer le feu et laisse-moi seule. Tu fermeras la porte derrière
toi.
Puis après une pause, elle murmura:
— S’il te plaît…

Romain commença par ouvrir les fenêtres pour chasser l’odeur de


renfermé.
Ensuite, allumer le feu ne lui prit pas plus de trois minutes. Quand les
éclats de bois produisirent une flamme vive, il posa deux bûches dessus.
Pendant quelques minutes, il s’assit sur le bout d’un fauteuil, comme s’il
craignait de souiller le revêtement de soie blanche. Cet endroit ressemblait à
une bonbonnière. Le temps passant, il se releva pour faire le tour de la
pièce. Des pages de journaux avaient été encadrées. Les articles évoquaient
une jeune chanteuse, Rosita Valade. Elle avait eu un certain succès pendant
et après la guerre. Elle était tombée dans l’oubli ensuite. Voilà pourquoi son
nom était tout à fait inconnu à un cultivateur de Nicolet en 1961.
Sur une petite table, il vit un cadre d’argent contenant le portrait d’une
très belle jeune femme blonde de vingt-cinq ans environ. La photographie
avait été colorée ensuite, aussi les teintes paraissaient-elles un peu
artificielles.
Après avoir remis le cadre à sa place, il se rendit dans la cuisine. Elle
était parfaitement équipée. Marie-Paule avait parlé à table de la collection
complète des appareils électriques des Donnelly. Cela devait ressembler à
ce qu’il avait sous les yeux. Romain revint dans le salon et reprit sa place.
Le long silence de sa compagne tenait peut-être à un malaise. Un instant, il
pensa frapper à la porte pour finalement s’en abstenir. Elle avait sans doute
besoin de solitude.

En s’aidant de ses pieds, Rosita se déplaça vers la commode et tira avec


peine sur le tiroir du bas afin de l’ouvrir. Celui-ci était plein de paperasse.
En se pliant en deux, elle fouilla dans ses documents et plaça certains
d’entre eux sur le lit. Elle se livra au même exercice avec un autre tiroir,
puis s’occupa du contenu des petites tables de chevet. Normalement, cinq
minutes auraient suffi à effectuer cette fouille. Puisque la femme prit le
temps de lire, de verser des larmes et de reprendre son souffle, il lui en
fallut une quarantaine.
Ensuite, elle ouvrit la porte de la penderie et se perdit dans la
contemplation de ses robes. Elle leva la voix pour demander:
— Romain, peux-tu venir ici un instant?
L’homme arriva presque aussitôt.
— Le feu, c’est pour brûler les papiers dispersés sur le lit. Voudrais-tu
t’en occuper? Pour l’essentiel, il s’agit de ma correspondance privée. J’ai
fait un testament juste avant d’entrer à l’hôpital, mon exécuteur
testamentaire s’occupera de ceux qui sont… moins personnels, comme mes
rapports d’impôt et mon bail.
Déjà, l’homme s’affairait à faire une liasse des papiers éparpillés sur le
lit.
— Attends… Avant, j’ai une autre petite corvée pour toi. Dans le
placard, au fond, il y a quelques lattes de bois qui n’ont pas été clouées.
Veux-tu me donner les autres documents cachés sous le plancher?
Pour cela, Romain commença par sortir une demi-douzaine de paires de
chaussures. Elle avait raison, deux lattes de chêne s’enlevaient sans mal. Il
découvrit deux enveloppes de six pouces sur neuf, en papier cartonné d’un
brun tirant vers le rouge.
— Y a autre chose? demanda-t-il en les lui donnant.
— Non. Peux-tu me pousser jusque devant la fenêtre du salon. Je veux
regarder un peu le fleuve pour une dernière fois.
D’ailleurs, le seul but de cette sortie était de faire un certain nombre de
choses pour la dernière fois. Ce n’était rien de bien compliqué ou
d’ambitieux: revoir cet endroit et détruire des documents si privés qu’elle
voulait les dérober au regard des autres, même après sa mort.
— Pendant ce temps, tu brûleras ce que tu vois là.
L’homme fit comme elle le lui demandait. Dans le salon, il ouvrit les
rideaux et plaça Rosita de façon à lui donner le meilleur point de vue.
Ensuite, un genou posé sur le plancher, il jeta feuillets et enveloppes dans
les flammes. La plupart d’entre elles portaient un nom masculin sur le rabat.
Elle avait eu quelques correspondants réguliers. Peut-être qu’un mari avait
compté parmi eux. Ces gens, dont elle conservait les lettres, étaient pourtant
sortis de son existence.
Quand il eut fini, il revint vers elle.
— C’est un très bel appartement avec une bien jolie vue.
— Quelque chose comme mon petit paradis. Tu sais, si tu veux te servir,
dans tout ça…
L’homme mit un moment avant de comprendre, assez longtemps pour
qu’elle précise:
— Ces meubles ne serviront plus à personne. Enfin, à personne que je
connais. Tout sera vendu à des prix ridicules, et le profit de la vente ira à
des gens qui ne sont rien pour moi. Alors, si tu veux récupérer quelque
chose…
Cela ressemblerait un peu à l’encan tenu à Nicolet au début de juillet.
Lui aussi, s’il avait été en fin de vie, aurait préféré donner tous ses biens à
des connaissances. Seule la misère l’avait conduit à accepter des prix
dérisoires.
— T’es gentille, excepté qu’aucun de tes meubles rentrerait dans ma
boîte d’allumettes de la rue Claude. Pis ton beau divan et tes beaux fauteuils
résisteraient pas trois mois. Mes meubles de salon sont en bois épais, pis les
coussins sont bourrés de crin de cheval.
Ce qu’il voulait vraiment dire, c’était que tout cela était trop beau pour
des pauvres comme les Chevalier. De plus, accepter la charité demeurait
difficile.
Rosita le comprit bien ainsi:
— C’est dommage, mais je comprends. Même pas la télé?
Elle était encastrée dans un gros meuble, qui contenait aussi un tourne-
disque haute-fidélité.
— Je devrais d’abord déménager dans un appartement plus grand, que
je ne pourrais pas me payer. La mienne a un écran de dix-neuf pouces, elle
est posée sur un meuble à roulettes. Ça permet de la pousser contre le mur
quand mon fils déplie son lit, le soir. Tu vois, j’ai deux chambres, et deux
enfants. Alors mon fils couche dans le salon.
— Si je te laissais la clé, tu pourrais revenir chercher ce que tu veux un
autre jour. Personne ne te poserait de question.
Il fit non de la tête.
— D’accord, je n’insiste plus. Penses-tu que nous pouvons partir et
laisser le feu brûler derrière nous?
— En laissant la cheminée ouverte, oui. Je pourrai téléphoner à ton
propriétaire pour lui dire de venir la refermer. Il habite loin?
— Dans l’appartement d’à côté.
— Alors on lui demandera en partant.
— Non!
La réaction un peu vive surprit Romain, mais il comprit: elle ne voulait
pas être vue de près dans son état. D’un ton plus bas, elle ajouta:
— Tu lui téléphoneras. Je te donnerai son numéro.
Son regard se perdit sur le fleuve, ensuite elle ajouta d’une voix cassée:
— Le mieux est de partir, maintenant. On va toujours à Montréal?
— Oui, bien sûr, le lui confirma-t-il en quittant son siège.
— Peux-tu regarder dans le petit secrétaire? Il y a des enveloppes, des
timbres et de quoi écrire. Et tu prendras les bouteilles dans le buffet. Autant
que ce soit moi qui les boive.
Afin d’apporter à l’hôpital ces quelques objets, en plus de ceux
récupérés sous le plancher de la chambre, il chercha un sac de toile dans la
cuisine. Dans le buffet, il prit une bouteille de cognac et une autre de rhum.
Quand il fouilla dans le secrétaire, il entendit quelques sanglots. Par pudeur,
il demeura penché sur le tiroir contenant les enveloppes pendant un temps
exagérément long. Au point où elle le rappela à l’ordre d’une toute petite
voix:
— On y va?
Chapitre 13

Rosita le guida jusqu’à la rue Woodland et lui demanda de tourner à


gauche. Romain passa le canal de l’Aqueduc, pour s’engager dans la côte
Saint-Paul. Pour lui, c’était une terra incognita. Jacques Cartier n’avait pas
dû se sentir plus à l’aise à l’heure de parcourir Hochelaga. Il roulait
lentement, au point où d’autres automobilistes s’impatientèrent. Comme il
s’arrêtait à une intersection malgré le feu vert, quelqu’un le dépassa en lui
criant:
— Maudit habitant, retourne dans ton trou.
Grâce aux vitres baissées, malgré le bruit de moteur de l’autre qui
accélérait, ils entendirent chacun des mots de l’insulte. Le conducteur serra
les mâchoires.
— Fais attention. D’habitude, ces gars dépassent pour ensuite freiner
brutalement devant… l’habitant.
Heureusement, le dernier mot fut prononcé en riant, et elle posa sa main
sur son avant-bras. Le conducteur maintenant devant eux n’était que
moyennement irascible, car il bifurqua dans une rue perpendiculaire sans
commettre d’autres indélicatesses.
— Certains jours, je me sens heureux d’avoir été obligé de quitter mon
trou, pis un gars me donne envie d’y retourner.
— Tout de même, ça ne doit pas t’arriver souvent.
— Parce que je conduis pas souvent.
«Ce qui vaut certainement mieux», songea la femme. Parce qu’au
mieux, il conduisait mal. Très mal, évalueraient les plus sévères. À haute
voix, elle commenta:
— Je présume que la circulation, à Nicolet, c’était autre chose.
— Un char toutes les quinze minutes, appelles-tu ça de la circulation?
— Non, pas vraiment. La seule chose à faire, c’est de rouler beaucoup
en ville pour t’habituer.
— Toi, tu sais conduire?
Rosita commença par rire de bon cœur, puis elle confessa:
— Juste un peu. Et quand ça m’arrivait, je me faisais moi aussi traiter
d’habitante.
Voilà qui rasséréna un peu son chauffeur. Elle le guida jusque dans
Saint-Henri, et après avoir changé de direction plusieurs fois, il roula en
direction est sur le boulevard Dorchester.
— Tu dois prendre la rue Stanley. Je vais te l’indiquer un peu à
l’avance.
Dans cette rue, Romain vit quelques boîtes de nuit, certaines un peu
délabrées. Quand sa compagne lui demanda d’arrêter, il se trouvait devant
Chez Parée. Il vit le mot «striptease» sur l’affiche.
— Qu’est-ce qu’on fait ici?
— Je viens chercher un petit quelque chose. Un bracelet que j’avais
laissé chez un bijoutier pour le faire réparer. Avec les… événements, j’avais
oublié, j’y ai repensé la semaine dernière seulement. Je vais le donner à la
garde-malade qui m’a habillée tout à l’heure.
L’explication était venue d’une traite, telle une leçon bien apprise.
— Comme je suis incertaine de mes pas, voudrais-tu descendre pour
moi? Tu n’auras pas à t’asseoir et à regarder un spectacle que ton curé
réprouve. Tu auras juste à entrer et ressortir.
Tout en parlant, la femme sortit trois billets de cinq dollars de son sac.
— Quand tu entreras, un gros type va t’accueillir. Il s’appelle Fred. Dis-
lui que tu viens pour moi et donne-lui l’argent.
Romain voulut protester, mais le visage de la malade devint implorant.
Après une hésitation, il accepta l’argent et descendit de voiture. Même en
plein après-midi, entrer dans un endroit pareil l’intimidait beaucoup. Ce fut
pire quand il poussa la porte. Si aucune danseuse ne se trémoussait sur la
scène, il vit une serveuse très légèrement vêtue se diriger vers une table.
Puis la prédiction de sa compagne se réalisa. Un colosse s’avança, tout
en lui demandant quelque chose en anglais d’une voix très peu amène.
— Je comprends pas. Vous êtes Fred? Je… je fais une commission pour
Rosita.
— Ah! T’es le gars qui travaille à l’hôpital. Est-tu ben malade?
Cet homme était-il un familier? Il paraissait vraiment se préoccuper de
son état.
— Oui, très. C’est les poumons.
— Les poumons…
Le visage exprimait une réelle compassion.
— Elle m’a donné ça pour vous.
Romain lui tendit les quinze dollars. Le bouncer les empocha et disparut
en précisant:
— Attends-moi une minute.
Finalement, sa curiosité fut la plus forte, Romain fit quelques pas pour
regarder dans la salle. La serveuse portait une courte veste sur ce qui
ressemblait à un maillot de bain. Elle avait des bas en résille noirs. L’effet
était un peu étrange, surtout avec le porte-jarretelles de même couleur sur
les hanches. Une dizaine de clients occupaient les lieux et des grosses bières
encombraient quelques tables.
Puis le videur revint pour lui tendre une petite boîte de carton.
— Tu y diras… Non, rien. J’espère que ça va l’aider.
Romain quitta les lieux sans s’attarder. En reprenant sa place derrière le
volant, il lui remit la boîte. Rosita la secoua, faisant entendre le bruit du
contenu frappant le contenant.
— Voilà qui met fin à notre promenade dans la grande ville. Nous
pouvons maintenant retourner à Verdun.

Quelques minutes plus tard, alors qu’ils revenaient dans un


environnement plus familier, Rosita consulta sa montre et demanda:
— Peux-tu te stationner à proximité du fleuve? Il est encore tôt.
— Si tu me guides.
Bientôt, ils s’arrêtaient près du Natatorium. Romain se gara de façon à
ce que le capot de la voiture soit tourné en direction de l’eau. La vue du
fleuve avait un côté apaisant. Après une minute ou deux de contemplation,
elle demanda:
— Voudrais-tu encore me parler de tes enfants? Je sais, tu m’en as déjà
beaucoup dit… mais les imaginer me fait rêver…
De nouveau, il se sentit mal à l’aise devant son désir de vivre une
maternité par personne interposée. Par ailleurs, comment priver une
mourante de l’évocation de vies qui commencent?
— Antoine va aller au collège Sainte-Marie pour terminer son cours
classique.
— Tu arrives à le maintenir aux études?
— En coupant partout ailleurs.
— C’est quel genre de gars?
— Un très bon garçon.
Elle eut d’abord un rire amusé, puis commenta:
— Tu as déjà entendu un père dire qu’il a un mauvais garçon? Même les
pires criminels ont des parents qui jurent: “Il est si bon. C’est des mauvais
camarades qui l’ont entraîné.”
— T’as raison, les parents disent ça. Dans le cas du mien, j’ai une
preuve de ce que j’avance. Ma femme a passé une longue période à
l’hôpital Saint-Joseph, à Trois-Rivières. Tu sais que sur une ferme, un
cultivateur est toujours occupé. Les enfants demeuraient seuls à la maison.
Même s’il n’avait qu’un an de plus que sa sœur, Antoine s’est occupé
d’elle. Ça continue aujourd’hui. Tu vois, elle lui a demandé de
l’accompagner au cinéma demain, et il a accepté.
— J’ai une autre preuve. Son père vient de m’accompagner chez moi,
pour ensuite affronter la circulation de la grande ville, parce qu’il est gentil.
La pomme ne tombe jamais loin de l’arbre…
Romain sourit. Même dans ses plus mauvais jours, penser à ses enfants
le réconfortait. Ils étaient la preuve tangible qu’il n’avait pas tout raté dans
sa vie.
— Que pense-t-il faire comme travail?
— Je sais pas trop, pis lui non plus. Il lui reste deux ans pour se décider.
J’espère juste qu’il deviendra pas curé.
En assumant une part des frais de scolarité, son beau-frère usurpait en
quelque sorte sa paternité. Si Antoine en venait à revêtir une soutane, ce
serait la victoire ultime d’Anselme… et de Viviane.
— Il a une petite amie?
— Il vient d’aller voir un film avec une fille pour la première fois.
Paraît que ça ira pas plus loin.
— Ça s’est mal passé?
— Elle veut pas s’encombrer d’un cassé. Pis moi, je peux pas payer les
sorties d’un gars de son âge.
Finalement, en levant le nez sur un étudiant, Angèle avait blessé autant
le père que le fils. Rosita posa la main sur son avant-bras, puis elle
murmura:
— Marie-Paule, elle, deviendra une maîtresse d’école…
Ainsi, l’information ne lui avait pas échappé.
— Elle a l’air décidée. Je la verrais très bien s’occuper des plus petits. Il
faut juste qu’elle prenne confiance en elle.
— Tu l’aimes beaucoup. Ça s’entend.
— C’est la plus gentille fille du monde… Mais je sais, tous les pères
disent ça de leur fille.
— Oh, non, pas tous les pères. Juste les meilleurs. Tu as des photos?
— Elles datent de 1959. Les visites chez le photographe pour nous,
c’est pas tous les ans.
Romain tira son portefeuille de sa poche, pour lui tendre d’abord une
petite photographie de Marie-Paule, puis celle d’Antoine. Rosita les regarda
attentivement.
— Là-dessus, ils ont quatorze et quinze ans, précisa-t-il.
— Tu as raison d’être fier. Ils sont beaux et je leur donnerais le bon
Dieu sans confession.
Elle fixa son regard dans le sien avant d’ajouter:
— Et je ne te dis pas ça pour te faire plaisir. Je le pense vraiment.
Pendant de longues minutes, ils poursuivirent leur contemplation du
fleuve en silence. Puis elle dit d’une voix résignée:
— Mes dernières heures de liberté sont terminées. Mieux vaut rentrer à
l’hôpital, maintenant. Toutefois, je te demanderai encore un autre service. Je
ne me vois pas rentrer dans ma chambre avec deux bouteilles. Même la
jolie petite garde-malade froncerait les sourcils. Peux-tu me les apporter une
à la fois au cours des prochains jours?
— D’accord.
Le retour vers l’hôpital Christ-Roi se fit dans le plus grand silence. Près
de la porte donnant accès aux ambulances, Romain sortit le fauteuil roulant
du coffre de la voiture, aida la malade à s’y asseoir et s’assura qu’elle ait
récupéré toutes ses possessions.
— Je sais que tu ne veux plus en entendre parler, mais sois indulgent
pour les caprices d’une malade. J’étais absolument sincère, à l’appartement.
Rosita fouilla dans son sac et lui tendit sa clé. Après une hésitation, il
l’accepta.
— Je te laisse aussi le sac de toile. Ça sera plus facile et plus discret
pour transporter les bouteilles. Je prends juste les enveloppes qu’il y a
dedans.
Alors que Romain la poussait vers l’hôpital, Rosita tendit le bras vers
l’arrière pour prendre sa main posée sur la poignée du fauteuil.
— Je te remercie du fond du cœur. Maintenant, demande à quelqu’un de
me reconduire à ma chambre. Je ne pense pas que tu peux laisser ta voiture
à cet endroit.
Surtout, elle ne pourrait garder sa contenance bien longtemps encore.
Romain eut du mal à maîtriser l’émotion qui montait en lui.
— Je suis heureux de t’avoir aidée.
Bientôt, une infirmière accepta de se dévouer pour conduire la malade
dans ses quartiers. Alors qu’elle s’éloignait, l’homme ajouta:
— À lundi, madame Valade.
— J’y compte bien. Nous avons encore une petite transaction à
compléter, vous et moi. Sans compter le plaisir de vous revoir.

Maintenant que Rosita n’était plus sous le regard de Romain, elle parut
s’affaisser dans son fauteuil roulant. Donner le change ne servait plus à rien
devant le personnel de l’hôpital. L’infirmière la conduisit jusque dans sa
chambre. En passant devant le poste de garde, la malade put réclamer l’aide
de l’infirmière responsable de l’assister depuis le début de son séjour, Lise
Blais.
Quand cette dernière la rejoignit, elle demanda:
— Vous avez passé une bonne journée, madame Valade?
— Je ne connais plus de bonnes journées. Mon chauffeur s’est en
revanche montré très aimable, comme je pouvais m’y attendre.
— Il devrait faire attention. Si la rumeur de ses bons services se répand,
il n’aura plus une minute à lui.
Tout en parlant, la garde-malade l’avait aidée à se mettre debout. Rosita
posa ses fesses sur le rebord du lit, tout en se tournant à demi. La jeune
femme s’occupa de détacher l’agrafe en haut de la robe, puis de descendre
la fermeture éclair. Tout le scénario précédant son départ se répéta dans
l’ordre inverse. Quand elle se trouva vêtue de sa jaquette d’hôpital, la jeune
femme offrit:
— Je peux vous aider à vous mettre au lit.
— Non, je dois passer aux toilettes.
— Avez-vous besoin de moi?
— Non, non. Je peux encore me débrouiller seule… pour ça.
Rosita attendit le départ de la garde-malade avant de marcher vers la
salle de bain. Chemin faisant, elle s’arrêta à la penderie pour cacher la petite
boîte de carton. Au retour, elle fit un nouvel arrêt pour prendre la bouteille
de rhum. Ce fut avec cette consolation qu’elle se mit au lit.

À l’heure du souper, Viviane exprima toute sa frustration devant ce


qu’elle percevait comme une exploitation éhontée d’un employé:
— Comme ça, elle t’a rien donné! Pis toi, tu as gaspillé tout ton samedi
pour rien!
— D’habitude, j’me fais pas payer quand je rends service.
La femme eut l’intelligence de ne pas formuler à haute voix la répartie
lui venant à l’esprit: «C’est bien pour ça que t’as perdu ta ferme.» Avec un
sourire pas très convaincant, Romain se tourna vers ses enfants:
— Au moins, j’ai appris comment me rendre à la rue Sainte-Catherine.
Pis de votre côté, l’expédition de demain a toujours lieu?
— Marc a finalement déniché une cousine qui voulait connaître un beau
jeune homme venu de la campagne, expliqua Marie-Paule. Nous irons à la
représentation de quatre heures trente. Il paraît que c’est celle où il y aura le
moins de monde.
— Autrement, intervint Antoine, les queues sont interminables, et
parfois on peut se faire refuser l’entrée, faute de place.
— Tu vas accompagner une fille que t’as jamais vue? demanda Viviane.
Ça se passait pas d’même quand j’étais jeune.
— Je veux bien te croire. À la campagne, tout le monde est parent avec
tout le monde. Des étrangers, ça n’existe pas.
— Voyons donc, j’ai aucun lien de parenté avec votre père! s’offusqua
la mère en haussant le ton.
— C’est pour ça que vous êtes à peu près normaux, ajouta Romain.
Les deux enfants pouffèrent de rire.
— Papa, peux-tu m’indiquer comment on se rend rue Saint-Catherine?
— Tout à l’heure, je me vantais. Quelqu’un m’a guidé tout le long. Je
pourrais même pas refaire le chemin parcouru.

Le lendemain, Antoine donna le signal du départ à trois heures. Marie-


Paule avait téléphoné chez Marc pour l’avertir de leur arrivée. Trois
minutes plus tard, la voiture s’arrêtait devant une maison de la rue de
l’Église. Le sauveteur et une grande brunette avec les cheveux coupés à la
mâchoire se tenaient sur la galerie. On remarquait surtout les lunettes de la
jeune fille. De chaque côté, elles se terminaient en pointes aiguës. Cela lui
donnait un air de chatte.
Quand les jeunes gens s’avancèrent vers la voiture, le frère et la sœur
descendirent sur le trottoir.
— Voici Thérèse Morin, commença Marc, une cousine. Et voici Marie-
Paule Chevalier.
— Et mon frère, Antoine, le présenta Marie-Paule.
Il y eut un petit silence embarrassé, ensuite Antoine ouvrit la portière
avant, côté passager:
— Thérèse.
Il avait vu une scène de ce genre dans un film. L’attention lui valut un
«Merci» chuchoté. Les deux autres s’installèrent à l’arrière.
— Je ne veux pas critiquer la personne qui me donne un lift, mais ne
partons-nous pas un peu tôt? questionna Marc avec un sourire. Le film
commence dans quatre-vingt-dix minutes.
— À en croire La Presse, Ben-Hur attire les foules. En plus, j’ai eu beau
passer une heure à étudier mon plan de la ville pour voir le trajet le plus
court vers le cinéma Champlain, j’ai un peu peur de me perdre.
— Je pourrai t’aider, s’offrit Thérèse.
— Ça serait vraiment apprécié.
Il fallait suivre la rue Wellington jusqu’à University, et après s’être
dirigé vers le nord pendant quelques minutes, s’engager rue Sainte-
Catherine. En tournant dans cette direction, ils aperçurent le magasin Eaton
à leur gauche, et passèrent ensuite devant le magasin Morgan, acheté
l’année précédente par la Hudson’s Bay Company.
— Vous allez dans ces magasins? demanda Marie-Paule.
— Des fois, lui apprit son compagnon. Tu sais, ça appartient aux
Anglais, et les prix sont prévus pour les Anglais.
— Quand même, ne serait-ce que pour regarder, j’irai voir un de ces
jours, affirma Marie-Paule.
Le reste du trajet lui permit de dresser l’inventaire des grands magasins
de «la Catherine». Finalement, quand ils arrivèrent, une file commençait
déjà à se former sur le trottoir.
— Voulez-vous descendre tout de suite? demanda Antoine. Trouver une
place où stationner ne sera peut-être pas si simple.
Il retrouva ses amis quinze minutes après les avoir quittés. Pendant ce
temps, la queue s’était allongée de quelques dizaines de verges. Il se plaça
près de Thérèse.
— Marie-Paule me disait que tu vas poursuivre tes études au collège,
commença celle-ci.
— À Sainte-Marie. Ce n’est pas loin d’ici.
— Tu termineras bientôt?
— Dans deux ans. Mais ça ne mettra pas fin à mes études.
— Tu comptes aller à l’université?
Le jeune homme acquiesça d’un geste de la tête.
— Marc terminera cette année le cours secondaire des Frères des Écoles
chrétiennes. Il espère aller à l’École des Hautes Études commerciales,
ensuite.
— Et toi, tu vas encore à l’école?
— Non. Je suis secrétaire dans une compagnie d’assurances. La Sun
Life. Tu connais peut-être.
— De nom, seulement.
— Je suis plus vieille que toi, je crois…
Du regard, il la défia de dire son âge.
— J’ai dix-neuf ans.
— Si tu insistes, je veux bien te vouvoyer et t’appeler madame.
Toutefois, je ne trouve pas que l’écart entre toi et moi le justifie.
Ses lunettes donnaient à son visage un air un peu étrange, sans toutefois
ajouter à son âge. Au contraire, non seulement elles rappelaient les yeux
d’une chatte, mais des petits brillants sur la monture attiraient le regard.
Grande et mince, avec des cheveux et des yeux foncés, elle avait un charme
certain. Et son pantalon blanc soulignait sa jolie silhouette.
— Et toi, tu as quel âge?
Elle tenait à le savoir.
— Dix-sept ans.
— Vraiment presque dix-huit, intervint Marie-Paule. Nous sommes tous
les deux nés en octobre.
— Presque dix-huit ans! s’exclama Thérèse avec un sourire moqueur.
Tu peux donc laisser faire le “madame”. En tout cas, pour aujourd’hui.
Après une vingtaine de minutes, ils virent des centaines de personnes
sortir du cinéma. Le temps que les employés nettoient sommairement les
lieux, ils purent commencer à entrer. Un dimanche après-midi, les places se
vendaient un dollar vingt-cinq. Jamais le frère et la sœur n’avaient payé
autant pour voir un film. La longueur et la popularité de celui-là justifiaient
sans doute cette inflation. Sans compter que cette production avait coûté
plus de quinze millions de dollars, et la campagne de publicité à travers le
monde, presque autant.
En approchant de la caisse, Thérèse murmura:
— Je vais payer ma place.
— Non. Et je ne veux pas que ça devienne un objet de discussion.
Déjà, elle le voyait comme un jeune étudiant, il ne souhaitait pas
accentuer cette impression. Dans ces conditions, Marc devait se montrer
aussi généreux, même si Marie-Paule lui proposa d’apporter sa
contribution.
Avec un peu plus de mille quatre cents places, le cinéma Champlain
était plus grand que ceux que le frère et la sœur avaient fréquentés à
Verdun. Ils exprimèrent leur admiration pour cet endroit élégant et les
fauteuils confortables. Ils purent choisir de bons sièges situés au milieu de
la salle. Les deux filles se retrouvèrent l’une près de l’autre, flanquées de
leur cavalier.
Ils conversèrent à voix basse en attendant que l’obscurité baigne
l’endroit. Ils ne purent faire l’économie des previews, mais bientôt la magie
du cinéma les transporta à Bethléem, pour la naissance de Jésus. Ce
prologue fut rapidement expédié, puis ils firent connaissance avec le prince
Judah Ben-Hur, sa mère Miriam et sa sœur Tirzah. Le pauvre Judah passa
bien vite du statut de prince à celui d’esclave condamné aux galères, et les
membres de sa famille à celui de parias.
Comme la projection durait trois heures et demie, et que les cinémas
réalisaient une bonne partie de leurs profits en vendant des friandises, les
lumières s’ouvrirent le temps d’un intermède. Les deux jeunes filles en
profitèrent pour aller aux toilettes et les garçons partagèrent leur
appréciation des nombreuses scènes d’action. Pourtant, le clou du spectacle
demeurait à venir: la course de chars d’une durée de neuf minutes, pendant
laquelle nombre de chevaux et de conducteurs mouraient.
À la fin du film, les spectateurs paraissaient hébétés. À cause des heures
passées assis, de l’excitation de la course et des miracles mis en scène.
Miryam et Tirzah avaient été magiquement guéries de la lèpre par Jésus. Et
même si jamais la caméra ne montrait les visages pleins de chancres et de
pustules, l’horreur de la maladie et la grandeur du miracle subjuguaient les
esprits. Après tout, l’immense majorité des spectateurs avaient assisté à la
grand-messe le matin même.
Quand ils sortirent sur le trottoir, Antoine proposa:
— Nous devrions aller manger quelque part. Il est presque huit heures.
— Seulement si je paye ton repas et le mien. Et je ne veux pas que ça
devienne un objet de discussion, insista Thérèse, un sourire moqueur aux
lèvres.
— Alors je ne discuterai pas. On mange dans le coin ou à Verdun?
Ce serait à Verdun, au grand soulagement d’Antoine. Il préférait
effectuer le trajet avant la tombée de la nuit. Il emprunta le boulevard
Dorchester. Au coin de la rue Bleury, il ralentit en leur indiquant:
— Voilà mon futur collège.
— Il est plus grand, mais mon école normale est plus belle, rétorqua
Marie-Paule.
Comme pour ne pas être en reste, Marc déclara:
— Je ne savais pas que nous comparerions nos futures écoles. Nous
sommes passés devant l’École des Hautes Études commerciales tout à
l’heure. Le bâtiment est pas mal du tout, j’aurais dû vous le montrer.
Thérèse n’osa pas leur désigner l’édifice majestueux de la Sun Life.
Pourtant, il était plus impressionnant que toutes les institutions
d’enseignement de Montréal.
Chapitre 14

Le quatuor s’arrêta dans un café de la rue Wellington, celui où Marc et


Marie-Paule étaient allés après leur soirée au Savoy. Ils optèrent cette fois
pour un véritable repas: un hamburger, une frite et un Pepsi. Pendant
quelques années encore, le mot «calorie» serait totalement absent de leur
vocabulaire.
Le film Ben-Hur meubla toute la conversation. Trois heures et demie de
scènes d’action et de discours moralisateurs fournissaient assez de matière
pour cela. Thérèse sonna la fin de la récréation:
— Maintenant, je vais vous quitter. Les Anglais de la Sun Life sont très
exigeants sur la ponctualité, même si eux-mêmes ne se gênent pas pour
arriver à midi.
— Je vais te reconduire, lui proposa Antoine.
— Ce n’est pas nécessaire.
Il fit semblant de ne pas avoir entendu. Les deux autres quittèrent aussi
leur place. Dans la Bel Air, ils occupèrent les mêmes sièges que
précédemment. Antoine commença par faire un crochet par la rue Galt,
pour déposer Thérèse chez elle. Gentilhomme, il l’accompagna jusqu’au
pied des marches donnant accès à l’appartement de ses parents.
— Je te remercie de m’avoir accompagné, commença-t-il en lui faisant
face.
— Ce fut un plaisir, répondit-elle simplement.
— Veux-tu me donner ton numéro de téléphone? Je pourrais te contacter
pour que nous recommencions. À deux, cette fois.
De retour dans la voiture, il laissa la porte entrouverte afin de profiter de
la lumière pour écrire les chiffres dans sa paume. Deux minutes plus tard, il
s’arrêtait rue de l’Église. Cette fois, ce fut Marie-Paule qui descendit pour
raccompagner son cavalier. Il y eut un échange de bises, puis elle revint.
— Il a commencé à m’embrasser dès notre seconde sortie…
— Les choses se font de cette façon, paraît-il. Avec Angèle, ça été à
notre première sortie. Ce soir, je me sentais moins inspiré.
— Pourtant, tu lui as demandé son numéro de téléphone.
— Nous nous sommes quittés en nous disant que ce serait bien de
recommencer. Je crois que c’était la chose à faire.
Dans son ton, tout indiquait qu’il se laverait les mains en arrivant à la
maison sans se donner la peine de noter le numéro sur un bout de papier. En
descendant de voiture dans la rue Claude, Marie-Paule demanda:
— Elle ne t’a pas plu?
— Si quelqu’un lui rendait le service de lui voler ses lunettes, elle serait
charmante. Mais je crois qu’une secrétaire de dix-neuf ans n’a pas envie
d’aller au cinéma une fois par semaine avec un gars qui recevra sa première
vraie paye dans six ans.
— Ça, tu n’en sais rien si tu ne lui demandes pas de sortir une autre fois.
— Si jamais elle se languit de moi, elle trouvera bien un moyen de me
croiser. Quitte à venir à la messe à Notre-Dame-Auxiliatrice.
Quand Romain arriva à l’hôpital Christ-Roy lundi matin, son premier
souci fut de se rendre au poste de garde du second étage. Il avait pris
l’habitude de demander des nouvelles de Rosita à l’une ou l’autre des
infirmières laïques plutôt qu’à la religieuse. Après tout, la nonne avait
fouillé la penderie et découvert la bouteille de Captain Morgan.
— Comment elle était après son excursion de samedi dernier? demanda-
t-il.
— Elle était fatiguée, répondit Lise Blais. Mais après quelques heures,
son état était redevenu normal. Enfin, vous comprenez ce que je veux dire.
Après cela, Romain se dirigea dans son sous-sol, un peu soulagé.
Depuis plus de trente heures, il se demandait si en acceptant cette sortie, il
avait hâté son décès. Ça ne semblait pas être le cas. Comme d’habitude, il
commença son travail de nettoyage au dernier étage, pour descendre
lentement. En entrant dans la chambre 223, deux heures plus tard, il
s’approcha du lit et constata:
— T’as l’air bien.
— À un point que tu ne peux imaginer. Si ça te tente, ce soir, on
pourrait aller danser. Je t’imagine en train de twister.
— Non, merci. C’est pas pour moi. Ma fille a voulu me montrer, sans
beaucoup de succès d’ailleurs. Tant qu’à attraper un tour de reins, j’aimerais
mieux que ce soit avec ma moppe, pour profiter des assurances collectives.
— Tu as pensé à mes provisions?
— Elles sont dans mon bureau… Je m’imagine toujours la mère
supérieure arriver derrière moi avec une bouteille à la main en hurlant: “Ha!
Ha! Je vous ai pogné!”
— Je te fais vivre des émotions intenses.
— Heureusement qu’on n’a pas décidé de faire des vols de banque. Je
serais pas de taille.
Une véritable épidémie de crimes de ce genre sévissait dans la province,
avec des fusillades fréquentes et des cadavres au sol. Romain lui adressa un
sourire entendu:
— Maintenant, je vais déplacer un peu la poussière dans cette pièce. Je
ferai ma livraison à l’heure du dîner.
Il n’avait pas quitté la chambre depuis plus de dix minutes quand le
docteur Rhéaume vint à son tour s’informer de sa journée de samedi.
— Ça en valait la peine?
— Quand j’ai quitté la maison pour venir ici, j’étais dans un état…
second. Alors oui, ça en valait la peine. J’ai pu brûler certaines lettres. Vous
savez, le genre de correspondance que vous ne voulez montrer à personne.
Pas même à votre exécuteur testamentaire.
— Je pense avoir connu une existence plus ennuyeuse que la vôtre. Mes
lettres d’amour avaient le charme d’une liste d’épicerie.
— Dieu me punit sans doute pour ma vie dissipée.
— Ne dites pas des choses semblables. Autrement, vous finirez par vous
croire.
Pour le médecin, une maladie survenait à cause de facteurs liés à la
génétique, que les plus grands scientifiques ne comprenaient pas encore.
Établir des liens entre un destin individuel et l’action d’une puissance
céleste ne faisait qu’ajouter au désespoir. Rosita revint à son récit:
— J’ai fait mes adieux au fleuve et à mes meubles…
— Ne deviez-vous pas aussi aller en ville?
— Oui. Je voulais récupérer un bracelet qu’un ami s’est chargé de faire
réparer. Je vais le donner à la jeune fille qui me donne un coup de main, ici.
— Vous savez, c’est son travail.
— Me laver à la débarbouillette, c’est son travail. Le faire sans que je
me sente honteuse de ce que je suis devenue, c’est autre chose.
L’homme hocha la tête et posa sa main sur celle de la malade en lui
souhaitant une bonne journée.

Plus tard, Romain entra dans la chambre 223 avec sa chienne grise
repliée sur son bras gauche. En guise d’explication, il murmura:
— Transporter la bouteille dans le sac de toile, c’est aussi discret que de
la montrer à tout le monde.
— Peux-tu me verser tout de suite deux doigts et la cacher à la place
habituelle?
L’homme lui versa deux onces de cognac.
— J’ai apporté celle-là parce que j’ai pensé que t’aimerais faire
changement du rhum. J’aurai la bouteille de Bacardi demain ou après-
demain.
— Toi, né quarante ans plus tôt, tu serais devenu millionnaire grâce à la
prohibition. Tu as un talent naturel pour le bootlegging.
— Non, je me serais fait prendre tout de suite. La seule fois où j’ai volé
du vin de messe, quand j’étais enfant de chœur, j’me suis dénoncé au curé
avant qu’il se soit aperçu de la disparition de sa bouteille.
Rosita crut sans mal son histoire. L’homme de ménage approcha la
chaise et sortit son sandwich au Velveeta.
Au cours des semaines précédentes, la météo avait pris beaucoup de
place dans leurs conversations. Plus récemment, les menus événements de
la vie à Verdun, relatés dans le journal Le Messager, retenaient leur
attention. Un sujet demeurait toutefois absolument tabou: le futur. Tout au
plus, Romain osait-il évoquer les prédictions météorologiques pour le
lendemain. Et bientôt, même la journée suivante devrait être évitée.
Parce que pour la première fois, à chaque respiration de Rosita, il
percevait clairement le petit chuintement.

Mercredi matin, alors qu’il sortait de la chambre 223, Romain se


retrouva face à son beau-frère, l’abbé Ruest, qui l’entraîna un peu à l’écart:
— Comment se porte-t-elle?
— Elle s’en va tranquillement. J’en viens à prier pour mourir d’une
crise de cœur. Ou de n’importe quoi qui tue en un instant.
— On m’a appris que tu t’occupais d’elle.
— M’en occuper? Non, pas vraiment. Je parle un peu avec elle quand je
passe la vadrouille, et je viens manger mon lunch dans sa chambre.
Personne la visite, alors j’essaie d’être… présent.
— En d’autres mots, tu t’en occupes.
Romain se demanda si sa femme avait parlé à son frère de son activité
du samedi précédent. À quelques reprises, au cours des derniers jours, il
avait perçu une pointe de jalousie chez Viviane.
— Jamais elle n’a demandé à me voir depuis son admission ici, lui
confia l’aumônier. Je ne veux pas m’imposer, mais d’un autre côté, je suis
là pour offrir mon assistance.
Ainsi, il souhaitait savoir quel genre d’accueil l’attendait.
— Au premier contact, elle est un peu raide… J’ai aucune idée de son
attitude à l’égard des représentants de Dieu, par exemple. Moi, j’suis juste
le chevalier de la Moppe.
— Je ne tarderai pas à le savoir… Je profite de l’occasion pour vous
inviter à dîner dimanche prochain. Si vous êtes disponibles, bien sûr.
— Viviane et moi, oui. Pour les enfants, j’sais pas. La ville leur offre
plus de loisirs que la campagne.
— Ils se font bien à la vie ici?
— Je pense que leur annoncer un retour à Nicolet les décevrait
beaucoup. Quand ils vont être à l’école, ça sera peut-être plus difficile.
Toutes les activités disponibles coûtent de l’argent, et ils ne travailleront
plus. Tiens, ils ont vu un film pour une piasse et quart dimanche dernier, pis
ils se sont payé le restaurant après. Moi, ça me prend presque trois heures et
demie pour gagner ça. Des fois, mieux vaut vivre là où y a pas de
tentations, quand on a pas les moyens d’y céder.
Son interlocuteur eut un rire franc. Un porteur de soutane avait une
position absolument contraire: mieux valait être induit en tentation, car elles
fournissaient un moyen de se sanctifier en y résistant.
— En tout cas, s’ils ne sont pas disponibles pour dimanche, je fixerai
une autre date pour le dîner. Maintenant, je vais aller voir notre malade.
Bonne journée.

— Vous êtes madame Valade, n’est-ce pas? la salua le prêtre en se


plaçant dans l’embrasure de la porte. Je peux vous parler un instant?
D’abord, Rosita l’examina des pieds à la tête, puis elle acquiesça:
— Votre parent par alliance vient juste de me quitter.
— Je sais, je l’ai croisé.
Il ferma la porte et s’assit sur la chaise.
— Comment vous portez-vous?
— Vous voulez vraiment un bulletin de santé? ricana-t-elle. Vous aimez
les mauvaises nouvelles?
— Je sais que vous êtes très malade. Cela vous regarde, de même que
votre médecin. Si un jour, vous voulez en faire un sujet de conversation
entre nous, ça me concernera aussi. Mais d’ici là, comment vous portez-
vous?
De la main, le prêtre désigna son cœur et sa tête.
— Ça, c’est plus compliqué. Et d’une minute à l’autre, ça change du
tout au tout. Je ressens surtout de la colère. Comme si quelqu’un me volait
quarante ans de ma vie.
— Vous croyez que c’est quelqu’un qui vous joue ce mauvais tour?
Dans ce cas, le mauvais plaisant ne pouvait être que Dieu ou le diable.
Son interlocutrice fit la grimace.
— Disons alors que c’est le hasard.
— Je comprends. Et à part la colère, que ressentez-vous?
— De la tristesse, pour toutes les fois où j’aurais pu me montrer
meilleure, plus généreuse. Tant de paroles ou de gestes qui ont blessé les
autres… Je suis aussi triste pour toutes les fois où j’ai laissé passer des
chances d’être heureuse. Il y a eu tant d’éventualités gaspillées.
Elle faisait un bilan de son existence, un véritable examen de
conscience, susceptible d’agréer à n’importe quel confesseur.
— Ressentez-vous aussi une certaine satisfaction? Pour vos bons mots,
vos bons gestes, les occasions de bonheur saisies à bras-le-corps? Parce
qu’il y en a eu, j’en suis certain.
— C’est comme dans les journaux: les mauvaises nouvelles prennent le
dessus.
L’ecclésiastique hocha la tête, pour signifier qu’il comprenait.
— J’ai peur, aussi. Quand même moins que ce à quoi je m’attendais. Je
ne pense pas qu’il y ait un autre monde où je serai punie pour toutes mes
turpitudes.
— Ce qui, certainement, réduit l’appréhension. De toute façon, à en
juger par ce que vous venez de me dire, je crois que vous n’avez jamais
souhaité de mal à qui que ce soit. Pendant un accès de colère, peut-être.
Mais juste pour faire le mal, je ne le crois pas. Alors si cet autre monde
existe, vous n’avez pas de raison de le craindre.
Rosita le regarda, avant de baisser les yeux, ce qui eut pour effet de
libérer deux larmes. Quand elle leva de nouveau les yeux sur lui, elle
souriait faiblement.
— Quand vous êtes arrivé, si vous n’aviez pas été parent avec Romain,
je vous aurais envoyé au diable. Déjà que je l’ai mis dans une situation
difficile, avec une histoire d’alcool…
— Alors vous n’avez pas envie de lui créer des ennuis supplémentaires
en criant des bêtises à son beau-frère curé.
À son sourire, la femme sut que son interlocuteur avait été mis au
courant de cette histoire. Peut-être avait-il dû trancher, convaincre la
directrice que l’intention était bonne, et l’accroc aux règles, léger.
— Un beau-frère qui l’a recommandé pour son emploi ici, renchérit-
elle.
— Vous pouvez distinguer totalement ces deux questions, insista-t-il. Si
vous décidez de m’envoyer au diable, pour reprendre vos propres mots, cela
n’affectera en rien votre nouvel ami, ni ne changera ses rapports avec vous.
Alors, me chassez-vous?
De la tête, elle fit non. En utilisant le terme «ami» dans ce contexte, il
invitait cette femme sur le terrain des confidences.
— Vous savez que personne ne me rend visite, parmi toutes les
personnes que j’ai connues? Il est le seul à venir me faire la conversation, à
se soucier de mes besoins. Je ne voudrais vraiment pas lui causer de tort.
— Avez-vous raconté ce qui vous arrive à vos proches?
Elle secoua la tête. Sa solitude était antérieure à son hospitalisation.
Peut-être simplement celle qui affligeait une artiste sur le déclin. Ou l’effet
de son côté abrasif. Après un silence, l’abbé Ruest reprit la parole:
— Ne pas croire qu’il existe un autre monde où Dieu nous punit de nos
fautes permet sans doute d’atténuer la peur. D’un autre côté, c’est aussi se
priver de croire à un monde où Dieu nous récompense pour une vie… je ne
dirai pas vertueuse, mais pendant laquelle on a fait son possible pour ne pas
vraiment faire de tort à nos semblables.
— C’est certain que si j’avais la certitude de me retrouver à jouer de la
harpe assise sur un nuage, avec des ailes dans le dos, j’en viendrais peut-
être à avoir hâte de mourir… Vous y croyez, vous, à ce Dieu qui fait le
partage entre les bons et les méchants?
— Je m’y efforce, bien que je n’y arrive pas toujours. Je vis avec ma
part de doutes. Quand je regarde tout ce qui se produit de mauvais dans le
monde, et ici, dans cet hôpital, c’est parfois difficile de croire en un Dieu
tout-puissant, et infiniment bon. Le cancer, ça tue des femmes encore
jeunes, et parfois des enfants.
— Ça ne vous donne pas envie d’enlever cette robe et d’y mettre le feu?
— Certains jours… D’un autre côté, je constate qu’il y a chez la plupart
des êtres humains un élan pour rendre notre monde meilleur. Peut-être que
Dieu, c’est juste ça: un élan partagé pour adoucir notre expérience sur terre.
«Si sœur Joseph-du-Sacré-Cœur a mis un micro dans cette chambre, je
serai excommunié avant l’heure du dîner», songea-t-il. Après cet aveu, son
interlocutrice demeura coite. Au bout de deux ou trois minutes, il se leva:
— À moins que vous ayez autre chose à me dire, je vais vous quitter. Je
pense que tous les deux, nous avons donné à l’autre matière à réflexion.
Mais au cours des jours prochains, m’autorisez-vous à revenir juste pour
voir si vous souhaitez mener notre conversation un peu plus loin?
Trop incertaine du timbre de sa voix, Rosita se contenta de bouger la
tête pour accepter.

Quand Romain entra dans la chambre de son amie à midi, elle le reçut
en lui lançant:
— Si ta femme ressemble à ton frère, la vie ne doit pas être reposante
tous les jours. Pas nécessairement désagréable, mais exigeante.
— La visite de l’abbé Ruest a été difficile?
— Je me le demande encore. Je m’étais blindée, pour faire face à toutes
ses salades sur Dieu et l’importance de se préparer pour une bonne mort.
Au bout du compte, c’est moi qui ai évoqué l’enfer et lui, le ciel. Alors, lui
ressemble-t-elle?
— Physiquement, non, pas vraiment. Pour l’intelligence, je pense pas
non plus. Mon épouse n’est pas une personne très… subtile. Elle pense
connaître la vérité et elle n’aime pas se poser des questions. À ses yeux, son
frère est l’être le plus remarquable que cette terre ait porté.
— Tu es le second?
— Non, pas du tout. Je serais d’ailleurs curieux de savoir quel rang elle
me donne. Pas trop mauvais, j’espère, parce que je suis le père de la
seconde personne la plus remarquable sur terre: son fils.
Rosita eut un sourire. Une mère folle de son fils, cela se voyait
régulièrement. Folle de son frère, c’était plus rare.
— Et sa fille?
— Elle n’est pas plus haute que moi dans l’échelle. Viviane a pour elle
des attentes relativement modestes: demeurer chaste jusqu’à ce qu’elle
rencontre un bon parti, se marier et produire des petits-fils qui trôneront à
leur tour au sommet de la hiérarchie.
— Et toi, qu’attends-tu de ta fille et de ton fils?
— Qu’ils trouvent le moyen d’être à peu près heureux et qu’ils gagnent
raisonnablement bien leur vie.
— Finalement, c’est à toi qu’il ressemble.
Cette répartie meublerait ses réflexions pendant tout l’après-midi.
Chapitre 15

Le dimanche suivant, après la messe, les Chevalier passèrent de l’église


au presbytère. Ce jour-là, les enfants n’avaient pas mieux à faire que de
visiter leur oncle curé. Et dans le cas contraire, Viviane aurait tout fait pour
les voir se rendre disponibles.
Madame Arseneault, la ménagère, les accueillit et les invita à attendre
dans le salon un peu trop austère, sous le regard du grand christ en croix. Le
prêtre arriva quelques minutes plus tard, jovial et accueillant. Il y eut des
échanges de poignées de main, appuyés de bises dans le cas de la mère et de
la fille. Il dit à cette dernière:
— Quand je t’ai vue ici la dernière fois, j’ai remarqué que ta veste
portait le blason du couvent des sœurs de l’Assomption. Et elle était un peu
étroite, non?
— Oui, un peu. C’est pour ça que j’ai cessé de la mettre.
— Marie-Paule a grossi, crut bon de préciser la mère.
— Non, elle n’a pas grossi. On appelle ça devenir une femme. Ça arrive
à toutes les jeunes filles qui vont sur leurs dix-sept ans.
Que ce soit un prêtre qui formule cette précision mit un peu de chaleur
sur les joues de l’adolescente.
— Et dans le cas des garçons qui en auront dix-huit, qu’arrive-t-il?
poursuivit le prêtre en pointant Antoine du doigt, comme un professeur
interrogeant un élève.
— Ils deviennent des hommes.
— C’est le truc que Dieu a trouvé pour que l’humanité ne s’éteigne pas.
Attendez-moi une seconde.
L’abbé Ruest se dirigea vers l’entrée et revint avec trois vestes bleues
posées sur des cintres. Elles portaient les couleurs de la Congrégation de
Notre-Dame. Il en prit une en ajoutant:
— Selon Adèle, ce serait ta taille.
Viviane fit une petite grimace en entendant le prénom de la ménagère.
D’habitude, il utilisait «madame Arseneault». Pour un prêtre, appeler une
femme par son prénom ne se faisait pas. Il devait y avoir anguille sous
roche.
— Moi, je n’y connais rien, continua-t-il. Alors j’en ai pris une plus
grande et une plus petite. Essaie-la.
La domestique avait eu raison, la veste lui allait bien. Discrètement, elle
regarda les manches. Le bout ne présentait pas vraiment de traces d’usure.
— Je vais la laisser dans l’entrée, n’oublie pas de la reprendre en
partant. Je rapporterai les autres à la sacristie tout à l’heure. Tu donneras
aussi ton tour de taille à Adèle, elle s’occupera de te trouver une jupe
assortie. Maintenant, je nous sers du vin?
Comme la dernière fois tout le monde avait apprécié son choix – en tout
cas, personne n’avait trouvé à redire –, il récidiva. Alors qu’il faisait le
service, Viviane demanda:
— Tu te convertis dans le commerce des vêtements féminins?
— Dans ma paroisse, beaucoup de familles n’ont pas les moyens
d’acheter des uniformes neufs à leur fille, alors je tiens une petite session
d’échange dans le sous-sol de l’église tous les mois d’août. Ça permet de
réduire les frais.
— Je pourrai le payer, murmura Marie-Paule.
— Je m’en suis déjà occupé.
Voilà qui n’allait pas diminuer son malaise. Non seulement elle porterait
des vêtements usagés, mais le curé de la paroisse les lui fournissait.
— Moi, je vais aller aider la ménagère, décida Viviane.
Son frère se contenta de pousser un long soupir. Chacun devait porter sa
croix, dans la vie. Pour Adèle, cela signifiait endurer la sœur de son patron
à chacune de ses visites. Quand elle fut partie, il précisa pour Antoine:
— Au collège Sainte-Marie, les étudiants des dernières années du
programme ne portent pas d’uniforme, mais des vêtements “de ville’’.
Genre veston et cravate.
— Je suppose que je ferais mieux d’éviter les vestes avec de gros
carreaux et les cravates avec un animal ou une pin-up imprimés dessus.
— Les jésuites ont l’esprit très ouvert, tu peux essayer. Mais comme
notre petit comptoir paroissial s’occupe aussi de vêtir de jeunes messieurs
désireux de faire bonne impression, je te conseille de chercher quelque
chose d’adéquat pour aller à l’école ou au mariage d’une cousine.
Le jeune homme exprima des remerciements sincères. Ce serait un
souci de moins pour lui.
— Tiens, si nous avons le temps tout à l’heure, nous pourrions aller voir
ces vêtements. C’est à côté.
Ensuite, la conversation porta sur la correspondance reçue, soit de la
Commission scolaire catholique de Verdun pour Marie-Paule, soit du
collège Sainte-Marie pour Antoine. Alors que les articles sur le manque de
places pour tous les candidats dans les écoles secondaires se multipliaient,
les enfants Chevalier poursuivraient leur scolarité.
Bientôt, Viviane vint les inviter à passer à table.

Cette fois aussi, le repas dans la salle à manger du presbytère s’avéra


particulièrement copieux. Adèle Arseneault fit le service avec efficacité. À
force de vouloir aider, Viviane devenait une nuisance. Alors pour l’occuper
à autre chose, Anselme Ruest demanda:
— Viviane, cet été tu es venue me voir afin d’offrir tes services pour
travailler comme bénévole au sein de l’équipe qui prépare l’église pour les
diverses cérémonies. Mais la présidente du comité n’a jamais eu de tes
nouvelles.
En réalité, ce mauvais prétexte lui avait permis de suggérer que sa fille
renonce à ses projets scolaires, pour devenir domestique. Jamais Anselme
n’avait été dupe. Le prêtre s’amusa de son malaise, ce qui était certainement
très peu chrétien.
— Je… Tu comprends, s’installer dans une nouvelle maison, c’est
toujours ben du travail. Comme les enfants vont bientôt retourner à l’école,
je le ferai.
Plutôt que de rester sur ce terrain glissant, elle se résolut à changer de
sujet:
— Dis-moi… pourquoi t’as fait cette remarque tout à l’heure? Je l’sais
ben que Marie-Paule devient une femme. Je suis sa mère, après tout.
— Alors pourquoi as-tu dit qu’elle avait grossi?
— Je peux tout de même pas aborder le sujet de… Pas devant un prêtre!
— Je passe des heures toutes les semaines assis dans un confessionnal à
écouter des femmes et des hommes me raconter tout ce qui peut se passer
de malheureux entre des femmes et des hommes. À l’origine de plusieurs
situations pitoyables, parfois carrément dramatiques, il y a l’ignorance.
L’ignorance des jeunes qui ne comprennent pas ce qui se passe dans leur
corps et dans leur tête, qui souhaiteraient demeurer dans l’enfance pour
échapper à tout ce qu’on leur présente comme sale et péché. Ils en
deviennent malades. Alors que tous ces changements sont l’œuvre de la
nature, ou de Dieu, pour les plus croyants d’entre nous.
— J’sais tout ça…
— Si tu le sais, pourquoi utiliser le terme “grossir”? C’est un mensonge
délibéré.
Décidément, l’abbé Ruest entendait ramener sa nouvelle paroissienne
dans le droit chemin. Après cela, Viviane se contenta de jouer avec sa
nourriture: il lui avait coupé l’appétit. La conversation ne reprit que
lentement, et les émotions des plus jeunes, face à toutes leurs découvertes
de l’été, en firent les frais. D’ailleurs, le film Ben-Hur alimenta longuement
les discussions. Anselme voulut bien exprimer l’opinion d’un ecclésiastique
devant le Jésus hollywoodien sans visage.
Après le repas, ils se déplacèrent vers le salon informel, là où trônait le
téléviseur Philco. Quand les Chevalier furent sur le point de partir, le prêtre
proposa:
— Antoine, aujourd’hui le sous-sol de l’église est fermé au public, mais
tu peux aller jeter un coup d’œil sur les vêtements offerts à la vente. Et
Marie-Paule, tu en profiteras pour choisir toi-même une jupe. Nous avons le
temps avant les vêpres.
Les enfants considérèrent que c’était une excellente idée. Quelques
minutes plus tard, Ruest déverrouillait la porte d’une grande salle située au
sous-sol de l’église, puis il appuya sur les interrupteurs placés près de la
porte. La lumière des tubes fluorescents inonda le grand espace au plafond
bas, encombré de tout un bric-à-brac: des bancs, des chaises, des tables, des
jeux de société. Tout le nécessaire pour que les associations de jeunesse
puissent profiter de certains loisirs. Dans le fond de la pièce, sur de longues
tiges métalliques et sur des présentoirs s’alignaient de très nombreux
vêtements.
— Faites le tour, prenez ce qui vous intéresse. Il y a des toilettes là-bas.
Vous pourrez les essayer.
Les jeunes gens ne se firent pas prier. Viviane les suivit de près afin
d’user de son droit de veto sur leurs choix. Romain resta près de l’entrée
avec le prêtre. Après une hésitation, le père de famille commença:
— C’est très généreux, ce que tu fais pour les enfants. Tu sais que tout
seul, j’aurais d’la misère à les garder aux études.
— Tu me trouves peut-être envahissant, parfois, parce que ce sont tes
enfants. Seulement pour moi, ils représentent la seule famille que je n’aurai
jamais. J’habite seul une grande demeure où une demi-douzaine d’enfants
seraient à l’aise. Ce sont des jeunes gens très bien, grâce à toi… et à
Viviane. J’apporte une petite contribution matérielle.
— Tout de même, j’apprécie cette générosité.
— C’est peut-être un juste retour des choses car moi, je découvre la
tienne. Tu es très généreux à l’égard de madame Valade.
— C’est mon travail…
— Nous sommes quelques-uns à savoir que ce n’est pas vrai. Ton
travail, c’est l’entretien ménager. Le reste, c’est ta générosité. Cette femme
sait le reconnaître. C’est aussi le cas de la directrice, du docteur Rhéaume et
d’une bonne partie du personnel, en particulier celui du deuxième étage.
Romain baissa les yeux, comme un homme pris en faute.
— Elle est si seule, chuchota-t-il.
L’abbé Ruest se priva de citer l’Évangile selon saint Matthieu: «J’étais
malade, et vous m’avez visité.»
— Moi, c’est à l’égard des beaux enfants que tu as bien élevés que
j’essaie de me montrer généreux, et toi à l’égard d’une femme malade, qui
affronte la mort avec beaucoup de courage. J’espère que ça ne créera jamais
de malaise entre nous.
À l’autre bout de la pièce, Antoine demanda au prêtre en montrant un
blazer marine:
— Ça, pour le collège, ça irait?
— Certainement. Avec un pantalon gris, tu ressembleras à un étudiant
du collège Brébeuf.
— C’est ça qu’il faut, ressembler à un gars de Brébeuf?
— Ceux qui étudient là-bas sont essentiellement des fils à papa
convaincus d’être supérieurs au reste de l’humanité. Tu leur ressembleras,
tout en fréquentant un meilleur collège. Alors ne va pas tout gâcher avec
une cravate de fantaisie.
— C’est vrai que Sainte-Marie est un bon collège? demanda Romain.
— Sans aucun doute. Là-bas, les étudiants apprennent à penser par eux-
mêmes, au lieu de jouer au perroquet. Puis ils viennent d’horizons divers,
pas seulement des beaux quartiers.
Quelques minutes plus tard, les Chevalier quittaient les lieux, les plus
jeunes avec une garde-robe plus riche. Des «vêtements d’expérience»,
s’amusèrent-ils à les qualifier.

Après deux jours de congé, revoir Rosita lundi matin donna un petit
choc à Romain. Son état s’était beaucoup détérioré pendant ce court laps de
temps. Il tenta de son mieux de masquer son émotion. Toutefois, chercher
des sujets de conversation innocents s’avéra difficile. Le scénario se répéta
le lendemain. Et mercredi, il constata que la malade n’avalait à peu près
plus rien.
— Tu devrais faire un effort, l’encouragea-t-il à voix basse. Autrement,
tes forces vont t’abandonner.
Elle eut un petit rire nerveux.
— Mes forces m’abandonnent, que je mange ou pas. Mais en mangeant
très peu, je ne risque pas de vomir mes tripes.
— Je… Je ne sais pas quoi dire.
— Il n’y a rien à dire. Ma maladie est incurable, nous le savons tous les
deux.
Il hocha la tête. Lui non plus ne mangerait pas beaucoup, ce midi-là.
Pour rompre le silence, elle lui confia:
— Ma dernière nuit a été particulièrement difficile. De très mauvais
souvenirs tournaient dans ma tête. Cela explique un peu mon état,
aujourd’hui. D’habitude, quand ça m’arrive, je vais chercher mon somnifère
préféré dans le fond de la penderie, seulement je ne m’en sentais pas la
force. Crois-tu que tu pourrais dénicher une bouteille sans étiquette, brune
de préférence, pour qu’on ne puisse pas voir la couleur du cognac ou du
rhum? Comme celles qui contenaient l’huile de foie de morue, quand j’étais
enfant.
— Bien sûr… En plus, des bouteilles de verre brun, c’est pas ça qui
manque dans les poubelles, ici. Mais si j’en prends une dans les déchets, je
suis aussi bien de la laver dans l’eau bouillante.
— Tu as raison. Je pourrais attraper un méchant microbe.
Ce genre d’humour mettait toujours Romain mal à l’aise. Devait-il rire?
Il n’en avait pas envie. Pas plus que son interlocutrice, d’ailleurs:
— Maintenant, j’aimerais que tu me verses un grand cognac.
Romain se rendit dans la salle de bain afin de rincer le verre qui avait
contenu du rhum. Son regard se porta sur la poubelle placée dans un coin de
la pièce. Il l’avait vidée en nettoyant la chambre en matinée. Maintenant,
elle contenait des papiers-mouchoirs tachés d’un rouge vif.
Juste à ce moment le bruit d’une quinte de toux lui parvint. Revenu dans
la chambre, il vit Rosita pliée en deux, son poing fermé devant sa bouche.
Cette fois, il força vraiment la dose sur le cognac.
— Je dois reprendre le travail maintenant. Veux-tu que je demande à
une infirmière de venir?
Elle fixa sur lui des yeux un peu terrorisés. Incapable de prononcer un
mot, elle hocha la tête. Romain sortit très vite de la chambre. Si quelqu’un
lui avait demandé pourquoi, il aurait répondu: «Pour aller chercher de
l’aide.»
En réalité, il prenait la fuite.

Depuis six semaines, Marie-Paule passait près de dix heures par jour,
six jours par semaine, avec les enfants Donnelly. Si au début elle avait
profité d’un certain état de grâce – dû à la nouveauté de l’expérience –, elle
avait maintenant droit à quelques crises de larmes, à de longues bouderies et
à des provocations, pour tester ses limites. Mais en définitive, elle
s’entendait bien avec ses protégés, de même qu’eux avec elle.
Mercredi le 16 août, Emma Donnelly arriva plus tôt que d’habitude du
travail. Elle trouva ses enfants assis devant la télévision et la gardienne en
train de mettre les pommes de terre sur un rond de la cuisinière électrique.
Les premiers eurent droit à des bises et la deuxième à une invitation à
s’asseoir à table.
— Tu recommenceras l’école bientôt, n’est-ce pas?
— Le 5 septembre.
— Ce sera avec plaisir?
— Oui, plutôt. Heureusement pour moi, car je compte en faire un
métier.
— Pour Priscilla, ce sera sa première année.
— Je sais. J’ai passé des heures à la rassurer, à lui répéter qu’elle
aimerait son nouveau statut d’écolière.
— Comme tu sais t’y prendre avec eux, je me demandais si tu
accepterais de continuer à t’en occuper.
L’adolescente souleva les sourcils, incertaine du sens à donner à la
proposition.
— Ce serait toute la journée du samedi, et en fin d’après-midi, sur
semaine. Nelson est capable de retrouver son chemin tout seul pour revenir,
mais tu pourrais prendre Priscilla à l’école pour la ramener ici, leur donner
une collation et amorcer les préparatifs du souper, comme tu le fais
présentement. Je te donnerais quatre dollars par semaine.
C’était très généreux. La plupart des élèves faisaient certainement la
même chose avec des petites sœurs et des petits frères sans toucher un sou.
— J’aimerais beaucoup. Je dois juste m’assurer que je finirai assez tôt
mes cours pour la récupérer à temps.
— C’est justement ce petit côté très sérieux qui m’inspire confiance,
chez toi, la complimenta Emma en riant. Moi, je vais voir si les religieuses
de Notre-Dame-de-Lourdes peuvent la garder jusqu’à ce que tu arrives.
C’est l’école où elle ira, et Nelson sera à Notre-Dame-de-la-Paix.
— Je vous assure que si nos horaires concordent, je serai à votre
disposition.
— J’aimerais te demander un autre service. Il y a un magasin qui vend
des uniformes scolaires rue Wellington. Pourrais-tu passer là avec Priscilla
demain pour prendre un jumper?
— Oui, sans problème. Et pour Nelson?
— Dans son école, ils n’exigent pas d’uniforme.
Comme dans le cas d’Antoine. Garçons et filles étaient traités de façon
différente. Emma continua, sarcastique:
— Ils sont tous habillés comme des comptables, à l’exception de ceux
dont les mères ajoutent une petite touche de gaieté. Une jolie boucle au cou,
par exemple.
Marie-Paule eut la conviction que Nelson porterait un nœud papillon.
En arrivant chez elle, l’adolescente arborait un petit sourire: avec cet argent,
elle pourrait assumer de menues dépenses sans rien demander à personne.
Comme aller voir un film, acheter le Photo-Journal ou manger au
Restaurant du coin.

— Moi, je ne veux pas y aller, répéta Nelson pour la dixième fois. Je


vais rester ici!
Il se tenait près de la porte, les bras croisés sur la poitrine, une moue
boudeuse sur le visage.
— Pas question. Tu sais que ta mère me paye pour vous garder tous les
deux. Pas pour te laisser seul à la maison pendant que je vais au magasin
avec Cilla.
Marie-Paule avait appris quelque chose de nouveau sur les Anglais: ils
recevaient un prénom à la naissance, mais tout le monde les désignait d’un
diminutif. Dans la vie de tous les jours, Priscilla devenait Cilla.
— Tiens, si tu te montres patient pendant tout le temps que nous serons
au magasin, après, nous irons dans un petit restaurant où les grands garçons
emmènent les grandes filles.
— Toi, tu y vas avec Marc? demanda Cilla.
— Oui. Chaque fois après avoir vu un film. Alors, qu’en dis-tu, Nelson?
Magasin, et après, hot dog au restaurant?
Il donna finalement son accord. Aussi, un peu plus tard, le trio
empruntait la rue Wellington. Aller-retour, le trajet jusqu’au magasin
Marshall représentait plus d’un mille. Pour la plus jeune, c’était un effort
considérable. Pourtant, l’idée d’acheter un uniforme scolaire la mettait de
bonne humeur. Cependant, la gardienne craignait d’abuser de tant de bonne
volonté: le retour se ferait en autobus. Ce serait une nouvelle expérience à
la fois pour elle et pour Priscilla.
Comme la rentrée scolaire aurait lieu bientôt, on avait aligné les vestes,
les jupes à carreaux et les jumpers sur des présentoirs près de la porte du
commerce. La petite fille essaya deux jumpers. Elle choisit celui d’un bleu
presque noir.
— Toi, tu as un costume pour l’école? la questionna Priscilla.
— Bien sûr. Exactement comme celui-là.
Elle décrocha une veste marine pour la lui montrer.
— Avec cette jupe.
Voir le prix sur l’étiquette lui permit de mesurer l’économie réalisée
grâce à son oncle, le dimanche précédent. Soudain, il y eut le bruit d’une
chaussure tombant sur le plancher de terrazzo. La patience de Nelson avait
atteint sa limite, faire l’inventaire du contenu d’un autre présentoir lui
paraissait donc une bonne façon de tuer le temps. Marie-Paule remit tout en
place et s’empressa de payer. Ensuite, ils se rendirent au restaurant situé
près du cinéma Odéon. Quand tous les trois furent assis sur des banquettes
placées de part et d’autre d’une table, Cilla demanda:
— C’est ici que vous venez?
— Je suis venue deux fois. Et la seconde fois, c’était avec Marc, mon
frère et son amie.
— Oh! Antoine a une amie?
Le ton exprimait une certaine déception.
— Une connaissance, plutôt. Je ne crois pas qu’il la revoie.
Cela parut rasséréner un peu la fillette. Pendant ce temps, Nelson faisait
connaissance avec le petit appareil permettant de faire jouer une chanson
dans le juke-box placé au fond de la salle.
— C’est quoi, ça?
— Un truc pour faire jouer de la musique.
Devant son air incrédule, elle résolut de le lui prouver. Pour cinq cents,
la voix d’Elvis Presley envahit le restaurant. Même si elle n’en comprit pas
un mot, It’s Now or Never parut sirupeux à souhait à l’adolescente. Un bref
instant, elle s’imagina danser là-dessus. Avec Marc? L’idée ne lui parut pas
si intéressante. Au moins, la chanson dura jusqu’à l’arrivée des assiettes sur
la table.
Les enfants se déclarèrent tout à fait satisfaits du repas.

Ce vendredi matin, dans la petite salle de bain de la chambre 223,


Romain était penché au-dessus de l’évier afin de verser le reste du cognac
dans une bouteille brune. Sans entonnoir, il en perdait une certaine quantité.
Quand il revint dans la chambre, Rosita demanda:
— Alors, as-tu pris toutes les précautions pour éviter de me contaminer?
— J’ai demandé à ma femme de la laver avec le reste de la vaisselle,
hier. Avec de l’eau et du savon, ça devrait aller.
— Apporter ainsi sa contribution a dû lui faire plaisir…
Cette situation amusait visiblement la malade, comme une dernière
petite victoire contre une rivale.
— Je ne peux pas dire ça. Quand même, elle l’a fait.
«Tu vas maintenant me faire laver sa vaisselle? s’était scandalisée
Viviane. Après, ça va être quoi? Son linge de corps?»
— Tu peux la déposer là, fit Rosita en désignant la table de chevet.
Comme ça, je l’aurai à portée de main. Assure-toi juste de ne pas serrer le
bouchon trop fort.
— Tu crois pas que t’en prends beaucoup? Je sais, ça me regarde pas…
La bouteille récupérée dans l’appartement de la malade, quelques jours
plus tôt, avait déjà été bue. Il avait dû passer à la Régie afin d’en acheter
une autre.
— Je ne vais pas mourir de delirium tremens, tu sais, mais d’un cancer.
Et mon temps achève.
— Je m’excuse… J’devrais pas jouer au curé et te faire la leçon.
— Surtout si tu es plus sévère que le vrai! Je sais que je ne suis pas
d’une compagnie agréable… Mais continueras-tu à venir me voir?
— Évidemment. Et j’vais essayer de me montrer moins moralisateur.
Pendant la quarantaine de minutes suivantes, ils mangèrent dans un
silence presque complet. Enfin… Romain mangea. La malade ne se donnait
même plus la peine de faire semblant. Quand il eut quitté la chambre, elle
se leva avec difficulté. Ouvrir la porte de la table de chevet lui demanda un
grand effort. Elle prit une enveloppe et se dirigea vers le placard d’un pas
hésitant. Depuis quelques jours, elle ne se déplaçait plus sans aide. Pourtant
cette fois, il le fallait.
Elle attrapa la petite boîte de carton de Chez Parée et alla s’enfermer
dans la salle de bain. Assise sur la cuvette, elle l’ouvrit et y récupéra une
dizaine de capsules d’un jaune très vif qu’elle transféra dans l’enveloppe.
Ensuite, avec difficulté, elle se leva, déchira la boîte en tout petits
morceaux, les jeta dans l’eau et actionna la chasse.
Le retour dans son lit fut plus épuisant encore. Après avoir remis
l’enveloppe à sa place dans le tiroir, elle s’allongea, haletante.
Chapitre 16

Ce dimanche 20 août, sans surprise, Marc invita Marie-Paule au cinéma


Odéon. Cette fois, c’était pour voir un film paru en 1958: En cas de
malheur. Cette production attirait les spectateurs pour deux raisons:
l’histoire était tirée d’un roman de Georges Simenon, et Brigitte Bardot en
était la vedette féminine. Edwige Feuillère figurait aussi à la distribution.
Ce genre de film avait de quoi inquiéter toutes les personnes soucieuses
de préserver la moralité de la très catholique province de Québec: on y
parlait de prostitution, de sexualité hors mariage, de naissance illégitime, de
vols et de meurtres. Peut-être inspiré par la succession des gestes
répréhensibles des protagonistes sur l’écran, Marc posa sa main sur la
cuisse de sa compagne. Que ce geste survienne après quelques sorties
témoignait de son souci de ne pas bousculer sa camarade.
Pourtant, Marie-Paule se raidit, sans trop savoir comment réagir. Elle
n’y prenait aucun plaisir et se sentait très mal à l’aise. Quand Marc
commença à esquisser une caresse, elle posa sa main sur son poignet en
prononçant un «non» tout à fait audible dans la grande salle.
Après le film, il proposa quand même un arrêt dans le petit café des
environs. Cette fois, elle se contenterait d’une orangeade. En buvant son
Coke, le garçon murmura:
— C’est normal, quand des personnes se fréquentent.
— Qu’est-ce qui est normal?
— Tu le sais bien… Les caresses.
— Et d’après toi, ça devrait aller jusqu’où? Comme dans le film?
Dans En cas de malheur, Brigitte Bardot se retrouvait enceinte.
— Non, bien sûr que non! Ça ne veut pas dire qu’on ne peut rien faire,
par exemple.
— Moi, je ne suis pas rendue là. J’en ai encore pour des années à
fréquenter l’école.
Moins scrupuleuse que Viviane, Marie-Paule aimait s’imaginer
beaucoup plus tolérante que celle-ci dans le domaine des privautés, mais
seulement quand le temps serait venu. Dans son cas, ce serait à l’approche
du moment de se présenter devant monsieur le curé. À entendre sa mère,
même après le mariage les caresses n’étaient pas tout à fait licites.
Une quarantaine de minutes plus tard, Marc reconduisit Marie-Paule à
sa porte. Cette fois, il se contenta de simplement lui souhaiter bonne nuit.

— Pis, Brigitte Bardot est-tu aussi belle qu’on le prétend? l’interrogea


Viviane.
— En réalité, je n’ai pas vraiment fait attention.
— Ça vaut bien la peine de passer ta soirée au cinéma, si tu remarques
pas ce qui se passe sur l’écran. Ce garçon a bien du mérite…
Quand les parents eurent regagné leur chambre, et que les enfants
occupèrent chacun leur lit, Antoine demanda:
— Alors, maintenant peux-tu me dire si BB est jolie?
— Je suppose, oui. Mais comme Marc s’est montré un peu
entreprenant…
— Que veux-tu dire?
Le garçon s’était redressé à demi dans son lit. Sa mère n’était pas la
seule à se préoccuper de sa vertu.
— Il souhaitait sans doute imiter les jeunes qui s’installent deux par
deux dans les dernières rangées au cinéma. Je suppose que l’idée t’est aussi
passée par la tête avec Angèle ou Thérèse.
Il n’osa pas la contredire. Avec la première, surtout. Peut-être que les
blondes un peu potelées exerçaient une plus grande attraction sur lui.
— Je lui ai expliqué que je demeurerais une jeune couventine très
sérieuse pendant les prochaines années.
— Vas-tu le revoir?
— En tout cas, quand il m’a souhaité bonne nuit tout à l’heure, je l’ai
trouvé un peu distant. Tout le contraire de mon chat.
L’animal était lové contre son flanc. Juste à ce moment, il laissa
entendre un petit ronronnement.
— Les chats castrés sont les plus fidèles, je suppose.
— Ne me donne pas des idées, dit-elle, amusée. Ça marcherait sans
doute avec les gars.
— Excepté que ça ferait pas des enfants forts.
La jeune fille en convint facilement. Après un silence, elle reprit, en
changeant totalement de sujet:
— C’est quand même triste que ton patron n’ait pas pu t’embaucher
juste les samedis, pendant l’année scolaire.
— Tu sais, s’il n’avait pas besoin d’un gars pour décharger les camions
tous les samedis pendant l’été, il ne pouvait en avoir besoin pour les
samedis durant l’année scolaire.
En conséquence, Antoine travaillerait encore chez Dionne pendant
seulement deux semaines.
— Et aujourd’hui, tes démarches n’ont rien donné?
— Je me suis fait répondre: “ Non, on n’a besoin de personne ” une
bonne dizaine de fois. Après ça, je me sentais un peu déprimé. Mais je
continuerai de chercher. Quelqu’un désirera certainement utiliser mes
muscles. Maintenant, ça te tente d’écouter le film? Ça s’appelle Les trois
valses.
— Pourquoi pas. Qui sait, un de ces jours, je serai peut-être invitée au
bal.

Le jeudi 24 août, l’état de madame Valade s’était beaucoup détérioré. Le


docteur Rhéaume trouva une note dans son bureau, lui enjoignant de se
rendre à son chevet dès son arrivée à l’hôpital. Il découvrit sa patiente à
bout de souffle, le visage d’un vilain gris. Il posa le bout de ses doigts sur
son poignet, pour constater que le pouls était très faible.
— Je crois le temps venu de vraiment forcer la dose avec la morphine,
souffla-t-elle d’une voix éteinte.
— Je vais faire mettre une bouteille d’oxygène et une tente.
Il évoquait une toile transparente montée sur un cadre d’aluminium au-
dessus de la poitrine et de la tête d’un malade, afin de lui faire respirer un
air plus riche en oxygène.
— Non, non, ce serait prolonger ma souffrance. Juste une injection…
— Je ne peux pas, vous le savez bien.
Elle serra les dents et des larmes quittèrent la commissure de ses yeux.
Une heure plus tard, quand Romain arriva au second étage, l’infirmière
Lise Blais le prit à part:
— Cette nuit, son état s’est aggravé. Le médecin a demandé de lui
donner de l’oxygène.
L’homme de ménage continua son chemin vers la chambre 223. En
entrant, il accusa le coup en la voyant. Au point où Rosita lui lança:
— Eh oui… Avant de mourir, j’aurai le temps de faire un peu de
camping pour la première fois. C’est à la mode, paraît-il.
Très clairement, cette thérapie lui faisait un peu de bien. La voix était
meilleure et le teint, moins gris.
— Ça va mieux? compatit-il en s’approchant.
— C’est certain que là-dessous, je respire mieux. Malheureusement, je
me vois mal faire mes emplettes rue Wellington avec cet accoutrement. Puis
si j’allumais une cigarette, je me demande si je m’enflammerais comme le
Hindenburg.
— Les médecins savent ce qu’ils font. C’t’affaire-là peut certainement
pas prendre en feu.

Le samedi, Antoine arpentait pour une seconde fois les rues de Verdun
afin de se dénicher un emploi pour les mois à venir. La station-service
Frontenac était située sur le chemin qui le menait tous les jours au marché
Dionne. Même s’il passait devant deux fois par jour, jamais il ne s’y était
arrêté. Après tout, il ne connaissait rien à la mécanique automobile, toute
démarche de ce côté lui semblait donc une perte de temps. L’inquiétude de
ne rien trouver alors que les grandes vacances tiraient à leur fin l’amena
tout de même à tenter sa chance.
Il se dirigea vers l’atelier de mécanique, dont la grande porte était
relevée. Un homme portant une salopette crasseuse était penché sous le
capot d’une automobile. En s’approchant, il entendit une liste de jurons
susceptibles de faire rougir le plus mécréant des cultivateurs de Nicolet. Il
était vrai que dans ce domaine, les Verdunois profitaient d’un avantage
considérable: le bilinguisme. Le «Fucking Jésus-Christ» fit presque rougir
le collégien.
Il risqua d’une voix timide:
— Monsieur, je peux vous parler?
L’autre ne devait pas avoir l’habitude que l’on s’adresse si poliment à
lui, car il répondit d’un «Hein?» un peu impatient.
— Je peux vous parler une minute? Je me cherche du travail pour le
samedi et le dimanche.
Le mécanicien se redressa pour le regarder des pieds à la tête.
— T’as pas l’air habillé comme un gars qui travaille dans un garage.
— Là je cherche, je ne travaille pas.
Juste à cet instant, le ding-dong d’une cloche se fit entendre. Une
voiture venait de passer sur le tuyau tendu devant la pompe à essence. Le
garagiste émit un «Baptême!» en regardant ses mains couvertes de
cambouis.
— T’as-tu déjà fait ça, mettre du gaz dans un char?
— Ça m’est arrivé.
— Tu vas me montrer ça tu suite. Pis t’oublies pas de checker l’huile pis
de torcher le windshield.
Antoine se dirigea vers la pompe pour se pencher à la fenêtre de la
voiture.
— Pour combien?
— Ben, tu le remplis, c’t’affaire.
Son père préférait toujours annoncer un prix en harmonie avec le
contenu de son portefeuille. Fréquemment, il se contentait d’en prendre
«pour une piasse».
— Pis t’en mets pas une pinte su la carrosserie, précisa le client.
Le jeune homme fut heureux de constater que l’ouverture du réservoir
était bien du côté de la pompe. Il l’ouvrit, enfonça le pistolet dans
l’ouverture en priant pour que celui-ci soit doté d’un mécanisme pour
arrêter automatiquement quand ce serait plein.
— Je vérifie l’huile? demanda-t-il encore.
— Ouais, mais ça devrait être beau.
Du bout des doigts, il chercha le mécanisme d’ouverture sous le rebord
du capot, et après l’avoir soulevé, il introduisit la jauge. Il se réjouissait que
son père ait possédé une vieille Dodge. Cela lui avait permis d’apprendre à
faire ce genre de vérification et comment ajouter une pinte d’huile quand
c’était nécessaire. Ensuite, il prit l’outil de nettoyage pour faire disparaître
les traces d’une colonie entière de mouches écrasée sur le pare-brise.
Quand il annonça le prix pour l’essence, le client paya en disant:
— Garde le change.
À son retour auprès du mécanicien, il annonça:
— Il m’a donné un pourboire.
— Ce s’ra ta première paye icitte. Va de l’autre bord mettre ça dans la
caisse, ramasse ton change, pis r’viens pour discuter salaire.
Antoine fit comme on le lui indiquait, tout en ajoutant un arrêt dans des
toilettes crasseuses pour faire disparaître à peu près les marques de graisse
sur ses doigts. Son pourboire s’élevait à quarante cents. Deux ou trois
comme ça, et il paierait son entrée au cinéma. À son retour, le commerçant
annonça un salaire quotidien semblable à celui reçu chez Dionne.
— Le gros d’la job, c’est le gaz, l’huile… T’as déjà changé un tire?
— Oui. Jusqu’au printemps, mon père conduisait une Dodge 51, avec
des pneus 41, je pense.
— Un connaisseur… Y s’en fait pus, des chars de même.
Heureusement! ricana le mécanicien.
— Comme c’était un cultivateur, je me suis occupé aussi du tracteur et
des machines.
Tout cela était rigoureusement vrai. Toutefois, son apprentissage ne lui
conférait pas une grande expertise.
— Il faudrait me montrer où sont les outils et comment fonctionne le
lift.
— Ben si tu r’viens demain après la messe, j’te donnerai un cours de
pompiste en accéléré. T’auras ton diplôme à six heures.
— Je serai là.

La dernière sortie de Marie-Paule au cinéma datait d’une semaine, déjà.


Depuis, elle et les enfants étaient allés au Natatorium à trois reprises. Pas
une fois Marc ne s’était approché pour échanger quelques mots. Il se
contentait d’un salut de la tête quand leurs regards se croisaient. En quittant
les lieux ce dernier samedi du mois d’août, Priscilla lui demanda:
— C’est lui ou c’est toi?
Comme l’adolescente demeurait silencieuse, Nelson crut utile
d’expliquer:
— Tu ne parles plus au sauveteur. Hier soir, elle a demandé à maman
comment ça se pouvait. Elle a dit: “Je suppose qu’un des deux n’est plus
intéressé.”
— Je pense que c’est nous deux… répondit Marie-Paule.
Ce ne fut que le 2 septembre que le jeune homme profita du fait que les
enfants s’amusaient dans l’eau pour s’approcher et lui dire:
— C’est aujourd’hui que tu termines ce travail, je suppose.
— Oui. Je commence au couvent dès mardi.
— C’est la même chose pour moi à l’académie. Aujourd’hui, c’est ma
dernière journée ici.
Il y eut un silence. Pour lui faciliter les choses, l’adolescente fixa son
regard sur ses protégés, au lieu de le regarder. Depuis le début juillet, les
enfants avaient pris un joli hâle, tout comme leur gardienne.
— Je ne compte pas sortir encore avec toi. Avec l’école qui
recommence…
— C’est le propre de tous les élèves studieux.
— Oui, je veux consacrer tout mon temps à l’étude.
— Alors je te souhaite bonne chance…
— Moi aussi, je te souhaite bonne chance.

Un peu après cinq heures, alors que madame Donnelly venait d’entrer
dans la maison, Cilla laissait entendre de gros sanglots.
— Voyons, en voilà une scène dramatique!
Marie-Paule se tenait devant elle, assise sur ses talons.
— Nous nous verrons dès mardi prochain, et tous les jours ensuite.
— Ça sera pas pareil.
— Pas tout à fait, tu as raison. Mais c’est parce que toutes les deux,
nous sommes de grandes filles qui allons à l’école.
Marie-Paule ouvrit les bras et la fillette vint s’y blottir. Quand Priscilla
s’éloigna, l’adolescente ajouta:
— Mardi, je te retrouverai après la classe. Nous pourrons regarder
ensemble tes nouveaux livres.
La gardienne se releva pour se tourner vers le garçon.
— Toi, tu reviendras seul à la maison. Tu ne traîneras pas en chemin?
Il fit non de la tête. Même s’il ne l’exprimait pas aussi clairement que sa
sœur, ses journées avec l’adolescente lui manqueraient aussi.
— Autrement, je vais m’inquiéter un peu.
Une fois ces au revoir faits, c’est à madame Donnelly qu’elle s’adressa:
— Je vous remercie de m’avoir embauchée, cet été. Nous nous sommes
bien amusés, tous les trois.
— C’est moi qui te remercie pour tes bons services, apprécia Emma en
lui tendant son enveloppe de paye. Les religieuses m’ont dit qu’elles ne
mettraient pas Cilla à la rue après la classe. Il y a une petite cour à l’arrière,
elle sera là.
— Vous pouvez compter sur moi.
Elles échangèrent une poignée de main. Cet emploi d’été se terminait.
La semaine suivante, c’en serait un autre qui commencerait.

À compter du mardi 5 septembre, les débuts de journée obéiraient à un


nouveau scénario chez les Chevalier. Parce qu’ils seraient les deux premiers
à quitter l’appartement, le père et le fils devaient se succéder rapidement
dans la salle de bain et se mettre à table pour un petit-déjeuner vite expédié.
En s’assoyant, Romain déclara à son fils:
— T’aurais pu prendre le char, au moins pour à matin.
— Autour du collège, se stationner ne sera sans doute pas facile, surtout
un jour de rentrée. De toute façon, je suis aussi bien de prendre l’habitude
de faire ce trajet.
Le jeune homme portait son nouveau pantalon gris et une chemise
blanche. Pour le ménager, il mettrait son veston juste avant de partir. Quant
à sa cravate soigneusement pliée et placée dans son porte-documents, ce
serait seulement à son arrivée au collège.
— Ouais. C’est certain qu’à part les assurances, ça coûte rien de le
laisser toute la journée dans la rue. Quand même, c’est cinq cents piasses
qui dorment…
— Si tu veux, je peux en parler à mon nouveau boss. Un garagiste, ça
doit connaître des gens qui veulent acheter une voiture.
Marie-Paule sortit de la salle de bain pour venir dans la cuisine.
— Ah! La jolie couventine, la taquina son frère.
— Ah! Le joli collégien, lui retourna-t-elle la blague en se dirigeant vers
le grille-pain pour y placer deux tranches.
— Le collégien va se mettre en route tout de suite. Bonne journée!
Quand Antoine fut parti, Romain murmura:
— C’est vrai que t’es une belle couventine.

Antoine pressa le pas afin de prendre l’autobus en direction de


Montréal. Comme tous les matins, de nombreux Verdunois effectuaient ce
trajet. Il se retrouva debout dans le véhicule en mouvement, cramponné à
une sangle pendant du plafond. À peu de distance, Thérèse Morin occupait
une banquette. Elle allait sans doute à la Sun Life. Il la salua d’un
mouvement de la tête, qu’elle lui rendit après une hésitation.
Le jeune homme descendit au boulevard Dorchester, pour prendre un
second autobus vers l’est. Rendu au coin de la rue Bleury, il traversa la
chaussée et pénétra à l’intérieur de l’enceinte. Quelques centaines de
garçons y étaient déjà. Les plus jeunes étaient âgés de douze ans et les plus
vieux, de vingt ans. Les premiers commençaient leur cours classique,
l’année d’Éléments latins. Venus de l’école primaire, ils paraissaient
inquiets. De leur côté, les plus âgés cherchaient leurs condisciples de
l’année académique précédente. Ils les interpellaient parfois en criant et les
retrouvaient avec effusion.
Antoine, dans la position particulièrement inconfortable de l’étranger au
milieu de gens familiers les uns avec les autres, sortit sa cravate dans son
porte-documents. Debout au milieu de la cour, il releva le col de sa chemise
pour la mettre. L’exercice s’avéra beaucoup plus difficile qu’il ne l’avait
escompté.
— Ça te prendrait un miroir, fit une voix un peu moqueuse.
Sur sa gauche, un garçon de son âge posait sur lui un regard amusé.
— Je pensais que je pourrais entrer et trouver des toilettes.
— Les jésuites ne veulent pas d’une armée de jeunes couraillant dans
les couloirs. Nous attendons dehors qu’ils fassent entrer les groupes un à
un. L’an dernier, ils nous ont fait le coup aussi, malgré la pluie. Laisse-moi
t’aider.
L’autre s’avança les mains tendues. Malgré le côté envahissant du geste,
Antoine n’avait d’autre choix que d’accepter. L’inconnu portait une veste un
peu étonnante, noire avec des rayures grises verticales. Ses cheveux
tenaient en place grâce à une généreuse addition de Brylcreem, même si le
petit refrain publicitaire affirmait qu’«Un petit peu suffira».
— Je commence ma septième année ici et je ne t’ai jamais vu. Tu es en
quelle année?
— Philo I.
— Tiens, moi aussi. Et d’où as-tu été mis dehors?
La question était tout à fait légitime. Certains étudiants très turbulents
fréquentaient une demi-douzaine de collèges pour arriver à compléter les
huit années du cours classique.
— De nulle part. Mes parents viennent de déménager ici.
— Bon, je pense que c’est pas trop mal, jugea l’étudiant en s’éloignant
d’un pas.
Antoine serra le nœud de sa cravate.
— C’est un peu croche, mais c’est pas comme si tu risquais de
rencontrer la femme de ta vie ici.
À cet instant, le bon Samaritain interpella un garçon qui passait près
d’eux.
— Frenette, qu’est-ce que t’as à me snober?
— Je ne te snobe pas, lui envoya le Frenette en question. Je ne voulais
pas interrompre cette scène touchante.
— Niaise pas et approche. Je vais te présenter un gars qui arrive ici en
Philo I sans avoir été renvoyé d’ailleurs.
Puis, se tournant vers Antoine:
— Je veux bien te présenter, excepté que je ne te connais pas. Moi, c’est
Georges Prévost, et lui, Gilles Frenette.
Ce second étudiant n’était pas très grand, il avait l’air un peu chafouin,
le sourire facile et des oreilles trop grandes pour sa tête.
— Je m’appelle Antoine Chevalier.
— De quelle école tu viens? demanda Georges.
— J’ai fait les six premières années au Séminaire de Nicolet. Ma famille
a déménagé ici cet été.
— D’habitude, ce sont les gens de la ville qui vont se cacher dans un
collège de la campagne. L’exil le plus lointain quand on se fait crisser
dehors d’ici, c’est Mont-Laurier, avec les maringouins et les mouches
noires, lui apprit Frenette.
— C’est vrai, ça, en convint Prévost. Ah! Attention, ça va commencer.
Une demi-douzaine de professeurs affublés d’une robe noire venaient
d’arriver dans la cour, accompagnés d’un nombre égal de laïcs, dont aucun
n’avait plus de trente ans. Les vocations ecclésiastiques ne suffisaient plus à
fournir toute la main-d’œuvre enseignante des collèges.
— Le petit vieux avec des lunettes, c’est le père Lafrance, murmura
encore Prévost. Le directeur.
Celui-ci claqua des mains pour attirer l’attention et cria à tue-tête:
— Les philosophes I et II, de ce côté!
Il montra la droite de la cour.
— Les rhétoriciens, à côté d’eux autres, puis les écri-vains, là.
Dans ce dernier cas, il s’agissait des étudiants qui commençaient
l’année de Belles-Lettres. Le directeur venait de désigner les quatre
dernières classes des humanités gréco-latines.
— Vous connaissez vos professeurs. Alors vous serez les premiers à
entrer.
— Je ne connais pas le nom de mon professeur, chuchota Antoine.
— Tu es dans le groupe A ou B? demanda Frenette.
— B.
— Dans ce cas, tu es le gars le plus chanceux du monde, tu seras dans
notre classe. Celle qui a été confiée au bonhomme Désilets.
Le trio se dirigea vers la section de la cour qu’on leur avait désignée et
se plaça devant un jésuite aux épaules voutées, aux cheveux grisonnants
qu’il repoussait vers l’arrière et aux lunettes à montures de fer. À tout
seigneur, tout honneur: les deux groupes de Philo II entrèrent les premiers
derrière leur professeur respectif.
Le groupe B s’engouffra dans l’édifice à la suite de Désilets. Même si
Antoine venait à cet endroit pour la première fois, tout lui paraissait
tellement familier: les murs pas très propres d’un beige déprimant, les
crucifix, les mosaïques des étudiants diplômés lors des années antérieures,
le grand portrait du pape Jean XXIII, et un autre de son prédécesseur, Pie
XII. Les couloirs formaient un véritable labyrinthe, il lui faudrait quelques
jours avant de s’y retrouver sans mal.
La classe aussi lui parut familière: il y avait de vieux pupitres de bois
montés sur des pieds de fonte, un mauvais éclairage au plafond, un crucifix
au mur, et même une vierge en plâtre sur une petite tablette. Les places ne
paraissaient pas attribuées à l’avance, aussi il s’assit machinalement à peu
près au milieu de la salle, près de ses deux nouveaux camarades.
Le père Désilets monta sur la petite estrade, tira la chaise derrière son
pupitre afin de s’asseoir et commença:
— Messieurs, nous allons procéder à l’appel. Je ne connais pas encore
les moins dissipés d’entre vous…
«Celui-là a été surveillant de salle d’étude, ces dernières années», en
déduisit Antoine.
Certains enseignants se voyaient confier la surveillance de quelques
classes réunies dans de grandes salles, où les élèves étudiaient et
effectuaient des travaux académiques. Cette affectation permettait de
distribuer les retenues et les copies de page de dictionnaire aux plus agités,
et d’expédier les véritables délinquants chez le directeur, pour des
réprimandes bien senties.
Chapitre 17

Même si Marie-Paule se sentait particulièrement intimidée, son pas


avait quelque chose de dansant quand elle descendit l’escalier. Retourner à
l’école, c’était renouer avec la normalité et reprendre une routine
rassurante. L’école Margarita se situait à cinq cents verges de l’appartement
de ses parents, rue Gordon. Il s’agissait d’un établissement inauguré deux
ans plus tôt, élégant avec son revêtement de brique très pâle et ses grandes
fenêtres qui procuraient le maximum de lumière naturelle dans les classes.
Elle se retrouva parmi des centaines d’élèves vêtues du même uniforme.
Si les cheveux présentaient toutes les nuances possibles, du blond le plus
pâle au noir le plus intense, les tenues identiques créaient un effet étrange.
Les plus jeunes, en huitième année, avaient douze ou treize ans, et les plus
âgées, en douzième, dix-huit ans. Le scénario reprit parfaitement celui du
collège Sainte-Marie. La directrice, une religieuse de la Congrégation de
Notre-Dame, vint dans la cour flanquée d’une dizaine de ses consœurs, et
d’un nombre égal de laïques, toutes beaucoup plus jeunes. L’école comptait
dix-neuf classes, il fallait donc un nombre égal d’enseignantes.
En apercevant les premières, Marie-Paule esquissa un sourire. Le
costume des sœurs de l’Assomption à Nicolet était ridicule, avec une
guimpe quasi circulaire qui donnait l’impression d’une auréole, tandis que
les sœurs de la Congrégation étaient affublées d’une cornette blanche, dont
les angles au sommet et sur les côtés formaient une sorte de petite
maisonnette. Le voile noir était porté en arrière, plutôt long. La robe, noire
aussi, présentait des plis rigides, donnant une impression de lourdeur. Une
croix d’argent pendait sur la poitrine. Quant aux enseignantes laïques, elles
lui fournissaient la preuve vivante que son choix professionnel était réaliste.
La directrice, sœur Sainte-Renelle, se présenta. Elle désigna ensuite ses
assistantes, sœur Saint-Azellus et sœur Saint-Élie-du-Carmel. Le personnel
enseignant s’aligna sur une rangée, les élèves se distribuèrent devant les
institutrices en fonction de leur affectation. Inscrite en douzième année du
cours général, Marie-Paule entra dans l’édifice avec vingt-cinq camarades,
à la suite de sœur Saint-Azellus. Les couloirs étaient larges et aérés, les
planchers couverts de terrazzo si propres qu’on aurait pu y manger. Dans la
classe, les pupitres s’alignaient sur six rangées et cinq colonnes. Les
fenêtres couvraient le mur de l’avant à l’arrière de la classe.
— Mesdemoiselles, prenez une place en vous disant que ce sera la vôtre
jusqu’à la fin de l’année scolaire.
Comme son frère, Marie-Paule se plaça au centre de la classe, une façon
de se cacher au milieu des autres. La jeune fille derrière elle lui toucha le
dos pour attirer son attention.
— Je ne t’ai jamais vue. Enfin, tu n’étais pas en onzième, l’année
dernière.
— Oui, mais pas ici. Je viens d’arriver à Verdun.
— Je m’appelle Sophie Desmarais.
— Moi, Marie-Paule Chevalier.
— Mesdemoiselles, ce n’est pas le temps de babiller, les apostropha
l’enseignante en frappant avec sa règle sur la surface de son pupitre. Nous
avons beaucoup à faire cette année.
Prenant la liste des élèves, elle commença:
— Albert, Ginette.
Immédiatement, Marie-Paule mobilisa toute son attention afin de ne pas
perdre un mot, pas même une syllabe, de ce que professerait l’enseignante.
Pendant la prochaine année, son objectif serait de donner exactement les
réponses que cette religieuse attendait.

À la fin de la matinée, Antoine avait l’impression que les jésuites étaient


des professeurs plus compétents et moins dogmatiques que les prêtres
diocésains du Séminaire de Nicolet. Cela tenait certainement beaucoup au
fait que mieux valait aimer spontanément son nouvel établissement
d’enseignement plutôt que de se languir de l’ancien.
Il se dirigea avec les autres vers la cafétéria pour dîner. Ce jour-là,
désireux de se familiariser avec les habitudes du collège, il ferait la queue
afin de se faire servir un repas chaud. Toutefois, comme il voyait une bonne
moitié des étudiants récupérer un lunch dans les casiers, dès le lendemain, il
romprait avec ces repas somptuaires pour renouer avec un sandwich apporté
de la maison.
Tout naturellement, il se retrouva en compagnie des deux seuls étudiants
dont il connaissait les noms. Ceux-ci se dévouèrent pour lui présenter tous
les autres qui occupaient la même longue table qu’eux.
Un établissement catholique devait afficher son engagement religieux
dans chacune des sections de l’édifice. Sous une statue de la vierge
accrochée au mur de la cafétéria, une affiche portait les lettres A.M.D.G.
— J’ai beau chercher, je n’arrive pas à deviner ce que ça veut dire,
déclara Antoine.
— Vous ne faisiez pas de latin, à la campagne? demanda quelqu’un.
— Évidemment, autant qu’ici, répondit Antoine.
— De toute façon, ces lettres ne sont pas du latin, intervint Frenette.
C’est la devise de cet endroit, en bon français.
— Voyons, c’est latin, insista l’autre. Même si là, tout de suite, je ne me
rappelle pas de ce qu’elles signifient.
— Vraiment, tu viens de te réveiller d’un long coma? C’est une devise
tout à fait adaptée à l’endroit où nous sommes.
Le prétentieux commençait à regretter un peu son intervention. En plus
de se montrer particulièrement baveux, il ne s’illustrait pas du tout comme
un latiniste compétent.
— Nous sommes au collège Sainte-Marie, je ne vois pas…
— Nous sommes dans la cafétéria du collège Sainte-Marie.
Frenette marqua une pause pour faire se languir un peu ses auditeurs,
puis annonça:
— A.M.D.G. Allons manger du gâteau.
Les autres accueillirent la boutade en riant. Ensuite Frenette quitta sa
place en soulignant:
— Et moi, j’y vais de ce pas.
Il retourna vers le comptoir de service, pour revenir bientôt avec un Joe
Louis. La conversation reprit sur les activités des grandes vacances ou de
l’année académique à venir. Au moment de retourner en classe, Antoine
marcha à côté de Frenette pour le questionner:
— Je suis certain que tu connais le sens de ces lettres.
— Ad maiorem Dei gloriam. «Pour la plus grande gloire de Dieu». Une
devise des jésuites. Paraît qu’Ignace de Loyola mettait ces lettres dans sa
correspondance.
La preuve était faite que l’on pouvait toujours compter sur les
éducateurs – et les écoliers – de la Compagnie de Jésus pour apprendre
quelque chose de nouveau et de totalement inutile.

Antoine fut content de quitter sa classe du collège Sainte-Marie en fin


d’après-midi. Il avait assez entendu parler de philosophie pour la journée.
Dans la cour de l’établissement, il enleva sa cravate pour la ranger
soigneusement dans son porte-documents.
L’arrêt d’autobus était juste en face du collège. Il remarqua qu’une
bonne quinzaine de ses condisciples le prenaient aussi. Dans le second
autobus, celui en direction de Verdun, il en restait une demi-douzaine. Il se
dit que la voiture familiale ne passerait peut-être pas toutes ses journées
dans la rue Claude; certains voudraient peut-être verser une obole pour être
véhiculés soir et matin.

À peu près à la même heure que son frère, Marie-Paule quittait son
école. En pressant le pas, elle se rendit rue de Verdun, pour prendre ensuite
la direction sud. L’école Notre-Dame-de-Lourdes était à l’intersection de la
5e Avenue. La façade du bâtiment ancien, un peu décrépite, donnait presque
directement sur le trottoir. Pour qui venait de sortir de l’école Margarita,
moderne et aérée, l’endroit paraissait absolument déprimant.
À l’arrière, il y avait une cour de récréation qui longeait la 5e Avenue.
Avant même d’apercevoir Priscilla, Marie-Paule entendit la voix haut
perchée de celle-ci:
— Je suis là!
En posant un genou sur le sol, la gardienne demanda:
— Alors, ta première journée d’école s’est bien déroulée?
La fillette acquiesça d’un mouvement de la tête.
— Tourne-toi, je n’ai pas vu ton sac, encore.
L’autre obtempéra sur-le-champ avec plaisir. Il s’agissait d’un sac à dos
de cuir, très large – plus large que les épaules de l’enfant –, doté aussi d’une
poignée.
— Il est beau, et très grand. Tu pourras transporter les livres et les
cahiers de tes amies.
— Maman m’a dit que c’est parce qu’il devra durer longtemps, à cause
de son prix. Jusqu’à ce que je sois en douzième année, comme toi.
Ainsi, quand on pouvait acheter des produits de qualité, il était possible
de les faire durer. Une expérience que les Chevalier n’avaient jamais eu les
moyens de tenter. Finalement, à force d’économiser en achetant des sacs de
carton tous les deux ans, les pauvres finissaient par payer beaucoup plus
cher que les riches. L’adolescente espérait mettre à profit tous ces constats
dans sa vie future.
— Tu sais, ma maîtresse… commença la fillette.
— Si tu veux, je vais d’abord saluer la surveillante, et après, tu me
raconteras tout ça.
Après s’être relevée, ce fut en tenant la main de Priscilla que Marie-
Paule se dirigea vers la religieuse chargée de surveiller les enfants.
— Bonjour, ma sœur, commença-t-elle, comme je dois prendre cette
jeune fille tous les soirs avec moi pour la raccompagner chez elle, je crois
préférable de me présenter.
Elle donna son nom, celui de son école, et même celui de son
institutrice. Ainsi, personne ne la soupçonnerait d’être une voleuse d’enfant.
Cette formalité accomplie, toujours en tenant la main de sa protégée, elle
s’engagea dans la rue. Nelson les rejoignit juste à cet instant. Son école était
située tout près. Même si madame Donnelly avait affirmé qu’il pourrait
effectuer le trajet tout seul, le garçon avait préféré rejoindre sa sœur et sa
gardienne. Il avait vraiment un petit air de comptable, dans son complet.
Mais son nœud papillon rouge brisait toute illusion: il était bien un enfant,
et volontiers espiègle, en plus.
Le trio commença à descendre la rue de Verdun. Le trajet vers la rue
Beatty représentait une distance de cinq ou six cents verges.
— Alors, Cilla, tu as aimé la religieuse qui s’occupe de vous? demanda
Marie-Paule.
— C’est pas une sœur, c’est une fille. Elle a dit venir directement de
l’école normale.
Cela suffit pour que, immédiatement, l’adolescente s’imagine dans cinq
ans, devant sa première classe de première année. Elle trouverait vingt-cinq
petites Priscilla. Cela lui parut si loin, et, en même temps, si proche.
— C’est quoi, l’école normale? continua la fillette.
— C’est là où les grandes filles apprennent comment faire la classe aux
petites. J’espère y aller, l’année prochaine.
— Ou aux garçons, intervint Nelson, soucieux que l’on se rappelle son
existence.
— Ah! Ce sont aussi des laïques dans ton école?
— Oui… Sauf que l’année prochaine, ça va être une sœur.
— Aujourd’hui, on a fait des “A”, lui raconta la fillette.
— On commence toujours avec les “A”, intervint encore Nelson. Tu vas
voir, c’est plus dur quand on arrive aux “Z”.
Priscilla leva les yeux vers sa gardienne, comme pour vérifier
l’information.
— C’est vrai, mais en même temps, tu seras devenue plus savante.
Alors ça reviendra au même.
Une fois à la maison, Nelson alla s’installer devant le téléviseur pour
regarder l’émission Cartoon Corner. Priscilla préféra s’asseoir dans la
cuisine. Alors que Marie-Paule s’occupait de peler les pommes de terre, elle
sortit ses livres pour les lui montrer. La gardienne prit le temps
d’interrompre ses tâches ménagères afin de s’extasier devant ceux-ci.
Quand madame Donnelly revint du travail, elle les trouva épaule contre
épaule. La gardienne y allait de ses conseils, et la nouvelle élève traçait les
lettres avec enthousiasme.
— Viens voir, maman, je fais mes devoirs.
— Tu savais que Marie-Paule veut devenir institutrice?
— Oui, et j’aimerais ça l’avoir comme maîtresse.
— Ça arrivera peut-être, intervint l’adolescente. Quand tu commenceras
ta sixième année, je commencerai à faire la classe.
Nelson les rejoignit à cet instant.
— Et moi?
— Oh! Mais toi, à ce moment-là, tu seras déjà au secondaire, alors que
moi, je vais enseigner aux petits.

La rentrée scolaire forçait les Chevalier à adopter un nouvel horaire


également pour les repas du soir. Les enfants arriveraient parfois aussi tard
que six heures trente. De plus, tôt ou tard, certaines activités parascolaires
retiendraient Antoine au collège après la fin des cours. Le souper se prenait
donc maintenant à sept heures.
Dans les circonstances, il avait été convenu que parfois, le téléviseur
serait déplacé jusque dans la cuisine afin de ne pas rater les séries les plus
populaires. Accessoirement, cela présentait aussi un autre avantage: les
membres de la famille n’étaient plus obligés de faire la conversation. Ainsi,
ce 5 septembre, les Nouvelles de Télé-Métropole et le Ciné feuilleton de
CBFT retinrent leur attention.
Tout de même, Viviane tenait à recevoir un compte rendu de la rentrée
de ses enfants. Elle s’informa tout en dictant la réponse attendue:
— Pis, les écoles dans la grande ville, c’est mieux qu’à Nicolet, hein?
Parce que dans les arguments évoqués en faveur d’un déménagement
dans la région métropolitaine, il y avait l’avenir des enfants: «Là-bas, va y
avoir tellement plus de possibilités pour eux autres», avait-elle plaidé
auprès de son mari à maintes reprises. Le frère et la sœur se consultèrent du
regard. Ce fut le garçon qui s’engagea le premier:
— En tout cas, au collège, tout le monde a l’air convaincu que c’est le
cas.
La petite remarque sur les lacunes de son apprentissage du latin lui
demeurait en travers de la gorge.
— Cela dit, ce n’est pas après une seule journée que je peux vraiment
juger.
Marie-Paule se sentit obligée de renchérir:
— C’est la même chose pour moi. À part le fait que c’est grand, neuf,
propre et bien équipé, je ne me suis pas encore forgé une opinion.
— Vous vous êtes fait des amis, au moins?
— C’est un peu la même chose que pour l’enseignement, reprit Antoine.
Je pourrais citer une douzaine de noms, je pense, mais c’est parce que nous
nous sommes présentés au dîner. Comme demain je ne suis pas certain de
me souvenir de qui est qui, je ne peux même pas parler de connaissances.
Tout de même, il y en a un que je connais un peu mieux. Un gars qui a fait
mon nœud de cravate, ce matin.
— Voyons donc, c’est pas à un élève de faire ça pour toi! Si tu sais pus,
demande à ton père de te montrer encore.
— Papa, tu connais le truc pour faire un nœud sans miroir dans une cour
d’école?
— À l’école de rang, la maîtresse nous laissait entrer sans cravate, alors
j’ai pas appris. Peut-être que ton oncle pourrait aussi t’aider pour ça…
Après ce commentaire, tous portèrent leur intérêt sur Ciné feuilleton.

Pendant quelques jours, la tente à oxygène avait eu un effet positif sur


l’état de santé de Rosita Valade. Puis rapidement, elle sombra dans la même
détresse respiratoire. La toux et le sang dans les papiers-mouchoirs
revenaient même plus fréquemment. Aussi, en début de soirée, elle chercha
le bouton de la sonnette afin d’alerter le poste de garde de l’étage. Peu
après, la jeune Lise Blais se présenta dans la chambre:
— Je peux vous aider, madame Valade?
— Oui… Je suis contente que ce soit vous. Je ne dois pas être la
première mourante dont vous vous occupez.
— Malheureusement non, admit l’infirmière d’un ton embarrassé.
— Alors vous ne serez pas surprise de ce que je vais vous demander.
J’aimerais parler à l’aumônier, l’abbé Ruest.
Lise adopta immédiatement la mine grave qu’exigeait la situation.
— Je comprends. Je m’en occupe…
— Ne vous sauvez pas tout de suite. Même si Dieu a la manie de venir
comme un voleur, je pense qu’il me laissera encore deux ou trois jours. Je
ne veux pas voir le curé ce soir. Demain en matinée, ça me conviendra très
bien. C’est à ce moment qu’il fait sa tournée, je pense.
— D’accord. Je vais quand même lui téléphoner ce soir pour m’assurer
qu’il passe demain matin.
— Maintenant, regardez dans le tiroir, là.
Elle lui désignait le chevet.
— Prenez le bracelet.
— Il est joli. Vous voulez que je vous le mette?
— Non, je veux que vous le mettiez à votre poignet.
La suggestion parut surprendre la jeune infirmière. Devant son
hésitation, Rosita se fit insistante:
— Allez-y, mettez-le.
Finalement, Lise s’exécuta. Un moment, elle admira son poignet. Il
s’agissait d’un bijou de grande valeur.
— Il est très beau.
— Je le crois aussi. Il est à vous.
— Non, madame, je ne peux pas.
Parce qu’accepter un cadeau de ce prix d’une étrangère avait quelque
chose de gênant. De plus, tout le monde penserait qu’elle avait profité de la
faiblesse d’une grande malade. Rosita le comprit bien ainsi, alors elle
précisa:
— Vous savez que je ne suis pas gâteuse, ne craignez pas d’abuser de
moi. Vous savez aussi que je ne reçois aucun visiteur. Ce bracelet est
beaucoup plus beau à votre poignet qu’au mien. Surtout quand je serai dans
ma tombe.
— C’est contre le règlement.
— Vous n’avez qu’à ne pas le montrer à vos collègues. Surtout pas aux
pisseuses.
Au sourire en coin de l’infirmière, elle comprit que parmi les jeunes
employées aussi, les religieuses étaient désignées de cette façon.
— Vous me tenez par la main pour aller à la salle de bain et vous faites
ma toilette. N’est-ce pas un motif suffisant pour que j’éprouve de la
reconnaissance? De toute façon, à me contredire comme ça, vous
m’épuisez. C’est sûrement un accroc à votre serment.
Ces mots s’accompagnaient d’un petit sourire moqueur.
— Vous devez sûrement jurer de ne pas contredire les grabataires, lors
de votre formation. Alors faite-moi plaisir: mettez ce bracelet dans votre
poche et n’en parlez à personne ici. Dans votre famille, vous direz que c’est
une très charmante femme qui vous l’a donné. Allez, ouste.
De la main, Rosita fit le geste de chasser un moustique agaçant. La
garde-malade mit le bracelet dans la poche de son uniforme et se dirigea
vers la porte. Avant de sortir, elle se tourna à demi pour ajouter:
— C’est vraiment une femme charmante qui me l’a donné.

Si le frère et la sœur donnaient des réponses convenues à leurs parents,


dans le silence de la nuit, ils devenaient plus bavards. Avec le film Les
amants maudits, diffusé au canal 10 comme fond sonore, Marie-Paule
demanda:
— Alors, cette journée dans ton grand collège?
— J’ai dû répéter quinze ou vingt fois que je n’avais pas été chassé du
Séminaire de Nicolet.
Devant la surprise de l’adolescente, il parla des migrations des étudiants
les plus turbulents d’un collège à l’autre.
— En plus, à midi, il y en a un qui a laissé entendre que je ne
connaissais pas le latin.
— Ce n’est pas une grosse perte.
— Nous, nous pouvons penser ça parce que le latin ne permet à
personne de gagner sa vie, sauf aux professeurs de latin, évidemment.
Excepté que les vieux variqueux qui établissent les conditions d’admission
à l’université considèrent comme indignes tous ceux qui ne savent pas ce
que veut dire A.M.D.G.
Il se donna la peine de l’expliquer à sa sœur, et ajouta la version de
Frenette: «Allons manger du gâteau».
— C’est ça, l’humour de potache? demanda-t-elle, moqueuse. C’est
vous autres, les élites de demain?
— En tout cas, les professeurs nous le répètent souvent. Mais toi, ton
couvent, c’est si propre, si grand et si neuf que ça?
— C’est ouvert depuis deux ans.
Marie-Paule lui fit une description détaillée des lieux, tout en précisant:
— Il y a dix-neuf classes, toutes de niveau secondaire. Tu te rends
compte du nombre de filles en onzième ou douzième année? Je pense que tu
aimerais y faire un petit séjour…
— Elles sont jolies?
— Plusieurs le sont plus que la caissière de chez Dionne…
Par curiosité, Marie-Paule était allée s’acheter une orangeade afin de la
voir. À part une silhouette qui rappelait Marilyn Monroe, Angèle ne lui
avait pas paru très intéressante.
— Je suppose que tu aimerais aussi le collège. Il y a six classes avec des
gars de ton âge, ou juste un peu plus vieux. Tiens, un gars qui porte un
veston noir avec des rayures grises à la verticale, ça t’intéresserait?
— C’est un petit gros?
— Non, pas du tout. En réalité, il est grand et mince. Il a aussi un peu
trop de Brylcreem dans les cheveux. Je suis certain que même dans un
ouragan, pas un poil ne bougerait.
— Ouache! Je n’y mettrais pas la main.
Marie-Paule évoquait la publicité anglaise de ce produit: Brylcreem – a
little dab will do ya! Use more only if you dare; but watch out! The gals will
all pursue ya! They’ll love to run their fingers through your hair! En
traduction libre, cela signifiait: «Un petit peu suffit! Mets-en plus si tu oses,
mais attention! Les filles vont te poursuivre! Elles vont aimer passer leurs
doigts dans tes cheveux!»
— Si un jour je pense à te le présenter, je l’avertirai de changer de
veston et de laisser ses cheveux s’agiter au vent.
Maintenant, l’un et l’autre comprenaient avoir accès à une source quasi
infinie de cavaliers et de cavalières qui ne se formaliseraient pas de
fréquenter quelqu’un qui avait encore des années de scolarité à l’horizon.
Toutefois, depuis la fin de l’après-midi, Marie-Paule était habitée par un
autre souhait que la recherche du bon parti: elle était impatiente de se
retrouver devant une classe de vingt-cinq petites Priscilla. Quand elle lui
confia cela, Antoine déclara:
— J’ai vraiment hâte de pouvoir m’imaginer dans un travail qui me
plaît, comme toi. Là, à part théologie, rien ne me vient. Mais je te jure que
je préfère m’inscrire à l’École des métiers de l’automobile plutôt que de
porter une soutane.
Chapitre 18

Le lendemain matin, l’abbé Ruest se présenta dans la chambre 223, la


mine grave, solennelle.
— Vous souhaitez me voir? dit-il en s’approchant.
— Si je dois confesser mes fautes, je suis aussi bien de me presser,
parce que bientôt je n’aurai plus de voix.
Le prêtre déplaça la chaise pour l’approcher du lit, très près, de façon à
percevoir des mots chuchotés. Ensuite, il sortit une étole de la poche de sa
soutane et la passa autour de son cou. Le long bout de tissu était bien un peu
fripé, mais aucun mourant ne s’en était plaint jusque-là.
— Je vous écoute, ma fille.
Le mot tira une petite grimace à Rosita. Après une hésitation, elle
admit:
— Je ne suis pas certaine de la formulation, il y a tellement longtemps.
Et la quantité des fautes… Quinze ans de rendez-vous dominicaux ratés, ça
donne combien?
— Cinquante-deux fois quinze. Vous savez, je ne pense pas que Dieu
soit un comptable. Je comprends donc que depuis plusieurs années, vous
n’avez pas pratiqué votre religion. À cela, il faut ajouter quelques accrocs:
des hommes, parce que vous deviez être bien jolie, dont certains mariés, des
mouvements de colère, l’envie, la jalousie, la gourmandise. Ces
bouteilles… C’est l’histoire de tout le monde. Vous en demandez pardon?
La femme remua lentement la tête et murmura:
— Et j’ai la ferme intention de ne plus recommencer.
Le prêtre esquissa un sourire.
— Laissons de côté ces fautes qui, au fond, ne vous inquiètent pas trop.
Expliquez-moi pourquoi, aujourd’hui, je me trouve ici. Que vouliez-vous
impérativement me confesser?
— J’ai subi deux avortements.
Il hocha la tête.
— Vous le regrettez?
— Oui. À l’époque, ça me semblait la seule chose à faire. Autrement,
jamais je n’aurais pu gagner ma vie. Sauf que quand j’y repense… Ce n’est
pas pour rien que je suis si seule…
Peut-être qu’à la longue, à cause de son sentiment de culpabilité, elle
avait créé le vide autour d’elle.
— C’est comme si je les avais tués.
— Non. Vous avez interrompu deux grossesses. Ce n’est pas la même
chose. Et de toute façon, Dieu pardonne toutes les fautes, même les plus
horribles. Et vous devez vous pardonner aussi, afin de partir en paix.
Des années de culpabilité, c’était comme une très vieille tache sur un
vêtement: c’était très difficile à faire disparaître. Le silence s’installa entre
eux. Après quelques instants, le prêtre constata qu’elle avait beaucoup pâli.
Au point où il demanda:
— Êtes-vous prête à recevoir l’absolution?
Elle fit signe que oui. Aussi, les mains tendues devant lui, il récita les
paroles habituelles:
— Et moi, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, je vous
pardonne tous vos péchés.
Puis il esquissa les gestes de la bénédiction. Si la femme se sentait plus
légère, ainsi soulagée du fardeau de ses fautes, la transformation ne sautait
pas aux yeux. Tout de même, le prêtre crut distinguer une plus grande
sérénité. Il sortit un petit contenant d’argent de sa poche:
— Acceptez-vous de communier?
— Dans ma situation, ce ne sera pas simple.
— Ce n’est pas ma première tente à oxygène.
Il replia la toile transparente, le temps de déposer l’hostie sur sa langue
et la remit en place.
— Si je comprends bien, ce ne sera pas sous les deux espèces,
remarqua-t-elle.
— Je vous assure que vous ne perdez rien. Le vin de messe ne convient
pas du tout à un palais éduqué. Souhaitez-vous que je reste encore un peu?
Pour un entretien moins officiel peut-être?
— Oui, mais je compte guider cette conversation. Voulez-vous ouvrir ce
tiroir? Prenez les deux lettres que vous voyez là, sur le dessus.
L’abbé Ruest s’assit de nouveau sur la chaise des visiteurs.
— La première est destinée à mon notaire. Je lui expose mes dernières
volontés, relativement à mon testament, et aussi les dispositions à prendre
immédiatement après ma mort. Alors je crois que vous feriez bien de la lui
faire parvenir très rapidement.
— Je ne tarderai pas, je vous le promets. Et je vois que la seconde lettre
est adressée à mon beau-frère.
— Dans ce cas, je tiens à ce que vous la lui remettiez en main propre,
tout de suite après ma mort.
Le prêtre crut percevoir un certain malaise sur le visage de son
interlocutrice.
— Je tiens à ce qu’il sache combien je lui suis reconnaissante d’avoir
été là pour moi, au point de vouloir lui laisser quelque chose. Un peu
d’argent. Mais surtout, j’aimerais qu’il prenne ce qui lui convient dans mon
appartement. J’en ai parlé à mon propriétaire. Tant qu’à offrir des cadeaux,
je préfère que ce soit à Romain.
— Je m’en occuperai, ne vous inquiétez pas.
— Essayez de le convaincre. Je lui en ai déjà parlé, seulement il était
très réticent.
— Même si une personne donne avec les meilleures intentions, recevoir
la charité reste difficile.
— Je veux bien, mais je désire laisser mes biens à quelqu’un que
j’estime, plutôt qu’à un étranger.
Cela indiquait toute la place prise par Romain dans son existence.
— Vous avez d’autres demandes à formuler à votre curé?
— Plutôt à mon aumônier puisque j’habite à Saint-Willibrod. Oui, une
dernière. Romain a récupéré un bracelet pour moi, en ville. Là aussi, j’ai
préféré le donner à une personne que j’apprécie. Il y a une jeune garde-
malade qui me tient la main depuis le tout début, Lise Blais. J’ai dû la
forcer à l’accepter.
— Ce n’est pas très régulier. Les employés ne sont pas censés accepter
des présents.
— Moi, je veux lui donner quelque chose pour la remercier. Je ne suis
pas très forte avec les grands principes. Alors si quelqu’un lui fait des
reproches, vous lui viendrez en aide, d’accord? Il conviendrait d’en
informer aussi Rhéaume.
Il remua la tête en signe d’assentiment. Rosita paraissait exténuée.
Avant de sortir, le curé se pencha pour prendre sa main:
— Madame Valade, je vous souhaite d’être en paix, désormais. Rien
d’autre que la paix. Le passé est passé.
Elle ferma les yeux, hocha doucement la tête. Quand elle entendit le
bruit de la porte qui se refermait, des larmes coulèrent sur ses joues.

Lorsque Romain se présenta dans sa chambre un peu après midi,


d’entrée de jeu, Rosita lui avoua:
— Honnêtement, je n’ai pas très faim, et je ne me sens pas la force de
faire la conversation. J’ai eu une visite épuisante ce matin.
— Mon beau-frère?
— Après une confession qui ne ressemblait à aucune de celles de mon
enfance, il m’a donné l’absolution. J’ai aussi communié.
Elle paraissait heureuse de le lui apprendre, de se présenter comme une
personne «en règle». En bonne santé, plusieurs aimaient afficher leur
scepticisme. Avant de mourir par contre, la plupart souhaitaient mettre
toutes les chances de leur côté.
— Il est redoutable, ce curé, ajouta-t-elle.
Le ton exprimait sa surprise de s’être laissé entraîner si loin sur le
terrain des confidences.
— Je peux te laisser seule.
— Ce serait aussi bien, je pense. Mais j’aimerais te demander une
faveur. Pourrais-tu revenir ce soir à l’heure des visites, comme un vrai
visiteur?
— Je serai là à huit heures. Et pour maintenant, tu veux vraiment rester
toute seule?
Incertaine du timbre de sa voix, elle acquiesça d’un mouvement de la
tête.

À son arrivée à la maison en fin d’après-midi, Romain annonça son


intention d’expédier rapidement son repas:
— Je dois retourner à l’hôpital pour une couple d’heures, ce soir.
— Tu vas pas me dire que tu fais de l’overtime de nettoyage, à
c’t’heure! s’emporta Viviane.
— Je vais tenir compagnie à une femme qui est en train de mourir.
L’épouse s’immobilisa, bouche bée, comme si quelqu’un lui avait jeté
un verre d’eau froide en pleine figure. Puis elle enleva son tablier et
l’accrocha au mur en s’emportant:
— Ben si c’est d’même, tu y demanderas de faire ton souper.
Viviane alla s’enfermer dans la chambre conjugale, claquant la porte
derrière elle. Dans la cuisine, les enfants échangèrent un regard. Les
disputes conjugales ne leur étaient pas tout à fait étrangères. À Nicolet, elles
avaient essentiellement porté sur les difficultés financières du ménage, et
surtout sur l’entêtement de Romain à ne pas tout laisser tomber pour aller
vivre en ville.
Cette situation était toutefois totalement inédite: il avait été question
d’une autre femme. Marie-Paule quitta sa place pour aller récupérer le
tablier, tout en proposant à son père:
— Assieds-toi, je vais m’en occuper.
Ce soir-là, ce seraient des spaghettis, avec de la sauce en conserve. Rien
de particulièrement appétissant, mais la préparation de ce plat figurait dans
ses compétences.
— Merci, t’es ben fine.
Ils avaient pris l’habitude de se verser un verre de Kik Cola. Cette
boisson coûtait un peu moins cher que le Coke ou le Pepsi, et elle goûtait à
peu près la même chose. Le père mangea en silence, ensuite il se réfugia
dans le salon. Demeurés seuls, le frère et la sœur évoquèrent leur journée à
l’école, même si le cœur n’y était pas. Un peu après la demie, Romain vint
se planter dans la porte de la cuisine et les informa:
— Je reviendrai pas tard.
Quelques minutes après son départ, Marie-Paule alla frapper à la porte
de la chambre conjugale.
— Maman, si tu veux venir souper. Les pâtes risquent de coller.
L’adolescente fit encore le service, puis elle reprit sa place. Aucun des
deux enfants ne voulait abandonner sa mère dans un moment pareil, tout en
ne sachant pas du tout comment réagir.
— Je m’demande qu’est-ce qu’y peut lui trouver, finit par marmonner
Viviane, sans même lever les yeux de son assiette.
— Peut-être tout simplement qu’il croit que c’est charitable de lui tenir
compagnie, commença Antoine. C’est une personne seule, d’à peu près son
âge, qui est en train de mourir.
— C’est simplement de la compassion, ajouta Marie-Paule.
— Pis moé, faut-tu que je meure pour qu’il remarque que j’existe?
— C’est vrai aussi dans l’autre sens, osa Antoine.
Ce qu’elle ne tolérerait jamais de sa fille, Viviane l’acceptait de son fils.
— Qu’est-ce tu veux dire?
— Est-ce qu’il va falloir qu’il crève pour que tu te rendes compte qu’il
existe? Il vient de perdre sa ferme…
— Il la devait, sa terre.
— Et pourquoi il la devait?
Viviane n’avait pas besoin de répondre à sa question: c’était la garantie
pour le prêt contracté afin de couvrir ses frais d’hôpital. Antoine continua:
— Il était à son compte, sans rien devoir à personne. Là, il a un des
emplois les plus méprisés que quelqu’un puisse occuper. Faire le ménage
dans un hôpital! Et pourtant, il demeure capable d’être touché par la misère
des autres.
Viviane se leva avec la tentation de faire voler la vaisselle dans la pièce.
Elle se maîtrisa, tout en donnant quand même un petit coup de griffe:
— On sait ben, les hommes se tiennent entre eux.
Puis elle disparut de nouveau. Cette fois la porte claqua si violemment
que les enfants eurent l’impression que les vitres s’étaient déplacées dans
les châssis.
— La propriétaire va finir par appeler la police, commenta le garçon en
se levant. Allez, viens, on va laver la vaisselle ensemble.
— Elle n’a presque pas mangé…
— Si elle fait son examen de conscience, peut-être qu’elle finira par
comprendre qu’elle a mérité d’aller se coucher sans souper.
Il se trompait. Viviane ne donnait pas dans ce genre d’introspection.
Elle vivait avec l’assurance de toujours bien faire.

À huit heures pile commençait la période des visites aux malades. À


huit heures cinq, Romain entrait dans la chambre 223. Rosita était étendue
de tout son long, les draps bien à plat sur le lit. Le visage très pâle
témoignait de son épuisement. Une pellicule d’eau se formait à l’intérieur
de la tente à oxygène, comme si un microclimat y régnait.
Il se pencha sur elle, posa sa main sur la sienne. À ce moment
seulement, elle ouvrit les yeux.
— Tu es venu, souffla-t-elle avec l’esquisse d’un sourire.
— J’avais dit que je viendrais.
— Oh, mais certains promettent beaucoup, sans réaliser grand-chose…
Peux-tu me verser quelque chose à boire? Un cognac, par exemple.
Il tendit le bras pour prendre la bouteille brunâtre, sur le chevet.
— Non, pas celle-là. Si je me réveille, cette nuit…
Romain se rendit à la penderie pour verser deux doigts de cognac dans
le verre de plastique.
— Tu peux soulever ça et m’aider à boire?
— Je peux?
Toucher à la tente à oxygène lui semblait sacrilège.
— Je pense que je survivrai à une petite minute à l’air libre.
Il souleva la pellicule transparente et porta le verre à ses lèvres. Comme
elle n’arrivait pas à se redresser assez pour prendre une gorgée, il l’aida en
mettant sa main sur sa nuque. Comme pour un jeune enfant. Elle fit une
petite grimace quand le liquide passa dans sa gorge.
— Merci. Même une petite goutte me soulage un peu… Je ne me sens
pas très bavarde, ce soir. Ça te dérangerait pas trop de faire la conversation
tout seul?
— Non, pas du tout.
— Dans ce cas, approche la chaise et tiens ma main.
Il s’exécuta. Le contact des doigts décharnés et très moites le fit
sursauter. Si près, l’odeur du corps mourant offensait les narines. Romain
eut un peu de mal à réprimer son mouvement de recul.
— Tes enfants doivent avoir repris l’école, maintenant.
— Hier, c’était la rentrée. Antoine s’est levé très tôt. L’idée d’être en
retard le premier jour l’inquiétait beaucoup. Le trajet en autobus ne lui était
pas familier. En tout cas, quand y est arrivé, les portes étaient encore
fermées.
— Il portait un uniforme? Je l’imagine avec un blazer bleu…
Elle esquissa un petit sourire.
— Il portait bien un blazer bleu et un pantalon gris, même si le collège
Sainte-Marie n’exige pas de porter un costume. C’est ça le plus drôle: y a
passé des années à critiquer ce déguisement, et le premier jour où on lui
permet de s’habiller comme tout le monde, y en met un.
— C’est convenable dans n’importe quelle circonstance. Infiniment
mieux que ces complets à carreaux…
— C’est exactement ce que lui a dit son parrain… l’abbé Ruest.
— Le bon abbé se mêle aussi de prodiguer des conseils vestimentaires?
Rien n’est à l’épreuve de cette soutane… Et ta fille? J’aurais beaucoup aimé
la voir. Elle portait des vêtements laïques?
— Non. Un vrai costume de couventine. Les sœurs de la Congrégation
sont sans doute moins à la mode que les jésuites.
— Décris-la-moi.
— Elle est toute mince.
Puis le souvenir du dernier dîner au presbytère lui tira un sourire.
— Ma femme prétend qu’elle a grossi. Selon l’abbé Ruest, elle serait
devenue une femme.
— Et d’après toi, c’est la personne la plus remarquable sur terre?
— Non, elle a pas besoin de l’être. C’est juste ma fille, pis ça me suffit
amplement.
Il sentit les doigts décharnés serrer sa main.
— Elle a de la chance. Maintenant, veux-tu simplement me tenir la
main, jusqu’à ce que je m’endorme? Avant de partir, tu mettras un peu de
cognac dans le verre. Juste au cas…
— Oui. Bien sûr.
Pendant toute l’heure suivante, Romain resta là, les avant-bras posés sur
le lit, et la main comme une patte d’oiseau dans les siennes. Les yeux
fermés, Rosita était couchée sur le dos. Sa respiration se fit régulière,
comme si elle s’endormait. Il entendit le système des haut-parleurs dans le
couloir annoncer la fin de la période de visite.
Après s’être levé, il baisa sa main et lui chuchota en se penchant vers la
tente à oxygène:
— Je passerai demain.
Sans faire de bruit, il se rendit à la penderie pour mettre deux doigts
d’alcool dans le verre. Ensuite seulement, il quitta la chambre.

Quand Romain rentra à l’appartement, il salua ses deux enfants toujours


dans le salon, puis se dirigea vers la cuisine afin de se verser une bonne
rasade de Saint-Georges. Il regretta de ne pas avoir quelque chose de plus
fort, comme du cognac. Après une hésitation, il choisit de se rendre dans
son «chalet».
Il avait bricolé une installation sommaire: un fil qui se branchait sur une
prise dans la cuisine. À l’autre bout, dans le hangar, une ampoule nue
pendait au plafond. Il avait trouvé un coussin et une vieille couverture, afin
de rendre les heures passées affalé dans la chaise berçante plus confortables.
Les yeux fermés, la nuque appuyée contre le dossier de la chaise, il se
repassait le film des événements de la soirée.
Des petits coups contre la porte attirèrent son attention.
— Papa?
— Entre.
Marie-Paule présentait sa mine des mauvais jours.
— Je te dérange?
— Non. Tu m’as jamais dérangé, pis ça arrivera jamais. Assis-toi.
Romain avait bien mis la main sur une chaise dans la ruelle, une fois la
nuit tombée. Se meubler avec les objets destinés au dépotoir le gênait trop
pour faire cela en pleine lumière. Toutefois, il avait eu de la chance, il
s’agissait d’une seconde berçante. Chacun se plaça un peu de travers afin de
ne pas heurter les genoux de l’autre.
— Tu n’as pas voulu nous rejoindre?
— À Nicolet, quand je voulais être seul, je me trouvais une raison pour
aller à l’autre bout de la terre. Ou ben dans l’étable. Dans la grande ville,
mon espace est beaucoup plus petit.
Comme l’adolescente esquissa le mouvement de se lever, il tendit la
main pour la poser sur son avant-bras.
— Non, reste. Ce soir, je lui disais comment t’es charmante. À Rosita.
— Tu lui parles de moi?
— Elle m’a demandé. Face à la mort, je suppose que ça lui fait du bien
d’entendre parler de quelqu’un qui commence sa vie.
— Elle va vraiment mourir?
L’homme le confirma de la tête et avala une gorgée de son mauvais vin.
— Tantôt, j’ai eu l’impression qu’elle me faisait ses adieux.
— Tu as de la peine?
— Normalement, elle devrait se trouver au milieu de sa vie, pas à la fin.
Pour toi, elle est vieille. Aussi vieille que moi. Moi, je trouve qu’elle est
aussi jeune que moi. Et elle doit renoncer à tout ça.
Romain fit un geste las de la main.
— Ça me paraît tellement injuste. C’est drôle, dans mon esprit c’est
mathématique. Mourir à quatre-vingts ans, c’est dans l’ordre des choses. À
quarante, c’est une injustice. Pis à ton âge, ça serait une horreur.
«Que je pourrais pas supporter», songea-t-il. Il secoua la tête pour
chasser cette pensée.
— Ta mère a pas regardé la TV avec vous autres, à soir?
— Elle est restée dans sa chambre.
Marie-Paule mordit sa lèvre inférieure, hésitante, puis elle ajouta tout
bas:
— Elle n’est pas juste avec toi. Et Antoine pense exactement la même
chose.
— Vous devriez éviter de porter des jugements sur vos parents. Ils sont
très imparfaits, je sais, sauf que vous en aurez jamais d’autres.
— Qu’est-ce qui va se passer maintenant?
— Entre nous? Rien. Quand on a aussi peu d’espace qu’ici, on peut pas
bouder ben longtemps. Ça va juste être un peu frette pendant quelques
jours.
Ce qui ne le changerait pas beaucoup du climat habituel.
— Maintenant, si tu veux, on va aller rejoindre ton frère. Les nouvelles
vont commencer bientôt. Si on est pour se réveiller demain dans une guerre
atomique, autant le savoir tout de suite. Ça nous fera un sujet d’inquiétude
de plus à invoquer dans nos prières.
L’évocation des grandes catastrophes permettait de moins penser au
petit enfer du quotidien. Parce que dans La Presse de ce jour-là, il y avait un
article sur le nombre de nantis qui se creusaient un abri antinucléaire dans la
cour de leur bungalow.

Après le départ de Romain, Rosita pleura longtemps Quand la jeune


garde-malade passa dans la chambre pour l’aider à se préparer pour la nuit,
elle demanda:
— Vous allez bien?
Cette question adressée à une mourante pouvait sembler ridicule, mais
l’employée ne voyait aucune autre formulation pour exprimer sa sollicitude.
— J’ai un peu le vague à l’âme.
— Je peux faire quelque chose?
— Pouvez-vous approcher cette table pour mettre le verre à la portée de
ma main?
Évidemment, elle n’aurait pas dû. D’un autre côté, même la directrice
abandonnait un peu son rôle de moralisatrice avec les malades dans cet état.
Le cérémonial de la bassine ne requérait aucun commentaire. L’une et
l’autre se désolaient que la vie se termine dans des conditions aussi
pitoyables. Après des souhaits de bonne nuit, la jeune femme disparut.
Rosita resta immobile pendant des heures, essayant de respirer
lentement, profondément. Le prêtre avait évoqué la paix de l’esprit. Quand
ce serait son tour, il verrait bien que ce n’était pas si simple. Finalement,
une quinte de toux la força à se recroqueviller. Ça ne servait à rien, ses
poumons n’en faisaient plus qu’à leur tête. Minuit passa, puis une heure,
deux heures, trois heures.
Chaque minute, chaque seconde ne lui apportait plus aucun plaisir, juste
un peu plus de souffrance. Repoussant la tente à oxygène, elle se pencha sur
le rebord du lit, allongea la main vers le chevet pour entrouvrir le tiroir et en
tirer une enveloppe. Après l’avoir ouverte, elle versa la dizaine de capsule
d’un jaune brillant dans le creux de sa main. L’une lui échappa. Pendant de
longues minutes, elle demeura haletante, essayant de retrouver un peu ses
forces.
Ensuite, elle remit l’enveloppe à sa place et approcha la table de façon à
pouvoir prendre le verre. Elle porta ensuite son autre main à sa bouche,
pour y laisser tomber les capsules. Une quinte de toux risquait de tout lui
faire cracher, aussi elle avala le contenu du verre et le médicament le plus
rapidement possible. Elle déposa le verre, repoussa un peu la table, replaça
la tente à oxygène et tira la couverture par-dessus sa tête.
Chapitre 19

Lise Blais semblait passer toute son existence à l’hôpital. Car si le


mercredi soir elle fut la dernière à passer dans la chambre 223, le jeudi
matin, elle fut la première. Cela tenait beaucoup au fait que pendant ses
études, elle avait accumulé quelques dettes. Maintenant, elle refusait
rarement de remplacer une collègue.
Tout de suite, elle sut que Rosita Valade était morte. Elle marcha vers le
lit, souleva la tente à oxygène et contempla le visage défait. La joue était
froide et la bouche ouverte en un rictus, les yeux grands ouverts. Les deux
mains étaient crispées sur la couverture. Du bout des doigts sur le poignet,
elle s’assura de l’absence de pouls.
Ensuite, après avoir remonté le drap pour voiler le visage, la jeune
femme se dirigea vers le poste de garde pour apprendre la mauvaise
nouvelle à la religieuse de faction:
— Ma sœur, madame Valade est décédée cette nuit.
— Allez annoncer son décès à la directrice et demandez-lui d’aviser le
docteur Rhéaume. Avant de revenir, trouvez-vous un endroit discret où
prendre une tasse de thé, le temps de retrouver votre calme. Les autres
patients auront besoin de se faire rassurer, car avec l’agitation dans la
chambre 223, ils sauront.
La jeune femme acquiesça d’un geste de la tête.
Sur ces entrefaites, Romain arrivait à l’hôpital. Incapable de dormir
pendant la majeure partie de la nuit, il avait ressassé son étrange soirée de la
veille. Il pensa monter tout de suite à la chambre, puis la peur d’apprendre
sa mort l’en empêcha. À la place, il alla dans le sous-sol et, après plusieurs
minutes à procrastiner, il revêtit sa chienne, remplit son seau à roulettes,
avant de s’armer de son balai et de sa moppe et de se diriger vers
l’ascenseur.
À l’intérieur, il appuya sur le bouton correspondant au dernier étage.
Quelqu’un entra derrière lui et choisit le second. Cela lui parut être un signe
du destin. Il descendit avec cette personne juste à temps pour voir sœur
Joseph-du-Sacré-Cœur et le docteur Rhéaume entrer dans la chambre 223.

Viviane n’en revenait pas encore. Non seulement ses enfants avaient fini
la soirée devant le téléviseur en compagnie de leur père, au lieu de faire
front avec elle contre l’homme infidèle, mais celui-ci était venu se coucher
près d’elle comme si de rien n’était. Heureusement, il était parti très tôt le
matin, ce qui lui avait évité de devoir lui parler.
Quand elle arriva dans la cuisine, ce fut pour voir Antoine prendre à son
tour le chemin du collège.
— Tu vas arriver avant tout le monde, lui dit-elle d’un ton faussement
badin.
— Comme il paraît que les hommes se tiennent entre eux, je m’en vais
rejoindre un univers en entier composé d’hommes… Bonne journée, Marie-
Paule.
Sa sœur bredouilla une réponse. La chose qu’elle détestait le plus était
de se voir devenir partie prenante d’une querelle. Pourtant, cette fois, elle
osa exprimer sa pensée quand elle fut seule avec sa mère:
— Tu as tort de faire des reproches à papa.
— On sait ben, t’as toujours été son chouchou.
— Et Antoine le tien. Ça ne nous rend pas moins capables de juger ce
que l’on voit. Être jalouse comme ça d’une mourante, c’est quand même
ridicule. Penses-tu vraiment qu’elle menace ta place dans la maison? Qu’il
va te renvoyer pour mettre un squelette dans son lit?
Même si Marie-Paule avait terminé de manger, elle se leva et mis deux
tranches de pain supplémentaires dans le grille-pain.
— Qu’est-ce que tu fais? demanda sa mère.
— Je me prépare un lunch, comme je le faisais quand je fréquentais le
couvent des sœurs de l’Assomption.
— Ton école est à deux pas d’ici…
— Je préfère manger là-bas. Autrement, jamais je ne me ferai d’amies
dans cette ville.
Elle demeura debout devant le comptoir de la cuisine, à attendre que les
deux tranches de pain aient refroidi un peu. Rôties, elles auraient moins
tendance à absorber l’humidité et le gras du pain de viande Kam.
Quand elle eut quitté la maison, Viviane approcha une chaise du
téléphone et composa le numéro du presbytère de Notre-Dame-Auxiliatrice.
— Je veux parler à Anselme, demanda-t-elle d’une voix autoritaire dès
que la ménagère répondit.
— Madame Chevalier, votre frère doit déjà se trouver à l’hôpital Christ-
Roi.
— Quand va-t-il être de retour?
— Ça, je ne peux pas vous le dire avec certitude, d’habitude, il reste là
toute la matinée. Vous savez, les malades sont nombreux…
Viviane raccrocha d’un geste rageur.

Le docteur Rhéaume découvrit le visage de Rosita Valade et posa le


bout de ses doigts sur le cou et le front.
— Elle est morte pendant la nuit, observa-t-il. Impossible d’être précis,
quoique d’après moi, le décès doit être survenu il y a au moins trois heures.
— Je pensais qu’elle en avait encore pour une ou deux semaines,
s’attrista sœur Joseph-du-Sacré-Cœur.
— Moi aussi. D’un autre côté, elle s’affaiblissait de plus en plus.
Il descendit encore un peu le drap, plaça le corps sur le dos et tenta de
fermer la bouche, sans succès. Rigor mortis, déjà. Une odeur d’alcool se
mêlait à toutes les autres. Puis, il aperçut une capsule jaune. Il la prit
discrètement et la laissa tomber au fond de sa poche.
— Quand j’ai eu votre coup de fil ce matin, j’ai pris un certificat de
décès. Je vais me contenter d’indiquer son nom et la cause de la mort. Vous
mettrez l’adresse vous-même.
— Rosita n’était pas son véritable prénom, l’informa la religieuse.
C’était Armancia.
— Je vais donc indiquer les deux prénoms.
— Et pour la cause du décès, vous mettrez… arrêt cardiaque?
— Tous les cœurs arrêtent à l’heure de la mort. Je vais évoquer le
cancer du poumon.
Le médecin écrivit quelques mots, puis remit le document à la
religieuse.
— J’ai téléphoné à l’abbé Ruest, expliqua la nonne. Elle lui avait donné
une lettre à l’intention de son notaire, lequel a demandé au curé de régler les
détails avec l’entreprise de pompes funèbres. Il sera sans doute ici très
bientôt.
— Pourriez-vous lui demander de passer à mon bureau?
— Bien sûr.
Après un dernier regard vers madame Valade, la religieuse et le médecin
quittèrent la pièce. Ils aperçurent Romain Chevalier dans le couloir.
Rhéaume marcha dans sa direction pour lui confier, tout bas:
— C’est fini pour elle.
Il s’éloigna ensuite sans un mot de plus. Quant à la religieuse, son
regard lui parut chargé de soupçons. Comme si elle redoutait toujours une
relation inconvenante entre eux. Quand ils furent disparus, Romain entra
dans la chambre.
D’abord, l’odeur lui souleva le cœur. En s’approchant presque sur la
pointe des pieds, il fixait la forme minuscule sous le drap. Rosita ne lui était
jamais apparue particulièrement petite, mais à cet instant, il eut l’impression
que son corps avait rétréci depuis la veille. Comme si la vie avait occupé un
certain volume et qu’ensuite, la mort ne laissait que du vide.
Avec des doigts un peu tremblants, il tira sur le drap pour découvrir les
yeux vides et la bouche ouverte. Tout de suite, il recouvrit le visage, dans
l’espoir d’oublier cette vision fugitive. Rosita n’était plus là. Il ne restait
rien d’elle.

Si personne ne pouvait passer devant des patients agglutinés dans une


salle d’attente sans se mériter des regards – sinon, des paroles – hostiles, il
existait une exception: un prêtre. Aussi l’abbé Ruest profita-t-il de la sortie
d’un homme du cabinet du docteur Rhéaume pour y entrer. Il se donna
quand même la peine de lancer à la ronde, d’un ton navré:
— Je suis désolé, il s’agit d’une urgence.
Dans le bureau, il s’adressa au praticien:
— Vous voulez me parler?
— Oui, répondit le médecin en lui désignant la chaise devant lui. Vous
êtes devenu l’exécuteur testamentaire de madame Valade?
— Exécuteur associé, tout au plus. Son notaire m’a demandé de faire en
sorte qu’un entrepreneur de pompes funèbres vienne chercher son corps à la
morgue de l’hôpital. Il n’y aura ni embaumement ni exposition du corps.
Puisque nous sommes jeudi, je présume que mon collègue de Saint-
Willibrod pourra tenir le service religieux samedi matin.
Cette cérémonie se déroulait trois ou quatre jours après le décès, bien
que l’économie du passage dans un salon funéraire puisse accélérer un peu
les choses.
— Pourtant, le corps est toujours ici, dit le médecin.
— Oui, mais certainement pas pour longtemps.
— J’ai un petit cas de conscience pour vous. Madame Valade s’est
suicidée.
Tout en parlant, il avait mis sa main dans la poche de sa chienne blanche
pour en sortir la capsule d’un jaune vif. Le prêtre se pencha pour la regarder
attentivement.
— Qu’est-ce que c’est?
— Dans les endroits sombres où on s’adonne au commerce illicite de
médicaments, cela s’appelle un yellow jacket. Je l’ai trouvé dans le lit de
madame Valade. Sur la prescription d’un médecin, on parle de
pentobarbital, vendu sous la marque de commerce Nembutal. C’est un
puissant barbiturique, utilisé comme somnifère ou comme hypnotique, pour
combattre les convulsions. Je suis certain qu’en procédant à une autopsie,
on en découvrirait une bonne quantité dans son estomac.
— Elle ne prenait pas de somnifères?
— Déjà, je lui prescrivais de la morphine. Ça, c’était pour en finir.
Qu’en pensez-vous?
Le prêtre souleva les sourcils pour exprimer son incompréhension.
— Dans le cas d’un suicide, rappela le médecin, l’enterrement ne se fait
pas dans une terre consacrée.
— Qu’avez-vous mis sur le certificat comme cause de la mort?
— Cancer du poumon.
— Même si elle a avalé quelques capsules de ce produit, le cancer
demeure la véritable cause du décès, non?
Le docteur Rhéaume inclinait aussi vers la discrétion, bien qu’il préférât
recevoir la bénédiction d’un représentant de l’Église quant à la façon de
conclure cette affaire.
— C’est aussi mon avis. Ça, c’était mon petit problème moral.
Maintenant, je dois vous faire part du grand: ou bien madame Valade est
arrivée à l’hôpital avec ce produit dans ses bagages, ou bien elle l’a obtenu
après. Dans ce cas, on le lui a apporté de l’extérieur. Elle ne recevait pas de
visiteurs, mais nous savons qu’un employé faisait des courses pour elle.
Le prêtre se troubla avant d’ajouter en baissant la voix d’un ton:
— Mon beau-frère a du mal à trouver la Régie, dans la ville voisine,
alors il ne connaît certainement pas l’existence d’un produit de ce genre.
— Je sais que le jour où il l’a conduite à son appartement, il a fait un
détour dans un cabaret de Montréal pour récupérer quelque chose.
— C’était un bracelet que madame Valade a donné à garde Blais. Elle
me l’a dit expressément, car elle craignait que ce petit cadeau cause des
ennuis à son héritière. Elle m’a fait cette confidence hier matin, après s’être
confessée et avoir communié. Sa décision d’en finir devait être prise, car
elle s’est mise en règle avec Dieu.
Après cette dernière confession, elle avait commis un péché mortel. Un
autre ecclésiastique se serait sans doute plu à imaginer qu’entre l’ingestion
du médicament et le décès, elle avait ressenti un regret sincère et, qui sait,
avait demandé pardon à Dieu pour cette faute ultime. Pour l’abbé Ruest,
s’épargner dix jours de souffrance était la chose raisonnable à faire.
— Hier, elle m’a aussi remis une lettre à l’intention de Romain. Elle
tenait à exprimer sa reconnaissance aux deux personnes qui se sont
montrées attentionnées à son égard.
— Donc, rien ne justifie de chercher à aller plus loin?
— Que voudriez-vous? Faire mettre cette jeune fille et mon beau-frère
dehors parce qu’ils se sont montrés charitables?
— Alors tenons pour acquis que ce produit se trouvait déjà dans ses
bagages à son arrivée ici ou dans son appartement. Après tout, elle savait
qu’elle ne sortirait pas de l’hôpital sur ses pieds. Je vous remercie d’être
venu me voir. Maintenant, je vais accorder toute mon attention à mes
patients qui attendent.

Anselme Ruest se rendit au sous-sol afin d’aller parler à son beau-frère.


Romain était assis derrière son bureau, les yeux fermés, la tête rejetée vers
l’arrière. Le prêtre toussa pour attirer son attention, puis commença:
— Tu te sens bien?
— Si toutes les morts me mettent dans cet état, j’ferai pas long feu ici.
— Tu sais bien que ça ne sera pas le cas.
Il n’ajouta pas «Tu vas t’habituer», parce que même si c’était vrai,
Romain ne voudrait pas en convenir. Pour un être humain, mieux valait ne
pas être capable de s’habituer à tout. Certaines émotions, certaines révoltes
devaient demeurer intactes.
— Après s’être confessée, Rosita m’a confié deux missions. Faire
connaître ses dernières volontés à son notaire et te remettre ceci.
Il extirpa une enveloppe de la poche de sa soutane pour la lui tendre.
Romain s’étonna de l’épaisseur de celle-ci, comme si la mourante lui
adressait un véritable roman. Il la déposa sur son bureau, peu désireux de
l’ouvrir devant un témoin.
— Ça va aller? s’inquiéta le prêtre.
— Bien sûr, ça va aller. Je me suis donné le temps de retrouver mon
souffle. Bientôt, je vais reprendre mon seau et tout laver à grande eau. Mais
je serai peut-être tenté de passer tout droit devant la chambre 223.
— Le corps a sans doute été transféré à la morgue, maintenant.
Cette précision l’inciterait certainement à s’y arrêter de nouveau.
Comme si, après un décès, le passage de l’homme de ménage faisait office
de cérémonie de purification.
— Romain, qu’est-ce que tu dirais de venir souper avec moi ce soir?
Pas au presbytère, mais quelque part en ville. Et juste nous deux.
— D’accord.
— Je serai devant l’entrée des ambulances à six heures.
Puis le prêtre quitta les lieux. Demeuré seul, Romain reprit l’enveloppe.
Il la tint longuement entre ses mains, hésitant, avant de déchirer le rabat
avec son pouce. Tout de suite, il vit une liasse de billets de banque.
Il commença à lire:

Mon chevalier sans sa belle armure,


Il paraît que je suis dans un monde meilleur. Si ce n’est pas le cas, je
vais tenter de hanter ton sommeil pour te le faire savoir. Un homme averti
en vaut deux. Je dis un monde meilleur, car monsieur le curé me visitera
demain. Je vais tenter de régler mes comptes. Tu sais que tu as joué un rôle
dans ma conversion tardive? Je ne te dirai pas pourquoi, tu ne me croirais
pas. Je te transmets mon petit fonds d’urgence. Tu ne peux pas le refuser,
car je le donne à tes enfants. Tu ne les en priveras pas? Ça les aidera à
demeurer à l’école. Ne m’enlève surtout pas ce plaisir, s’il te plaît. Et puis
il reste mes meubles. Honnêtement, tu vas laisser ça à mon proprio?
Retourne à l’appartement et choisis tout ce qui peut t’être utile. Tu as la clé.
Le notaire va te contacter et organiser le transport. Maintenant, je dois te
quitter.
Merci, juste merci.
Je ne peux pas m’empêcher de penser que t’avoir rencontré dans un
autre contexte…
Armancia

Cette lettre avait donc été écrite l’avant-veille. Comme si elle


connaissait l’instant précis de sa mort. Et pour le «fonds d’urgence», il
s’agissait de trente billets de cent dollars, l’équivalent de son salaire d’une
année. Jamais il n’avait eu en main des coupures de cette valeur, d’un beau
rose saumon avec la tête d’Elizabeth d’un côté et un lac de l’autre.
Après cette lecture, Romain demeura longtemps abasourdi. Avec
beaucoup de retard, il commença sa journée de travail.
Quand il passa devant la chambre 223, la porte était grande ouverte. Il
se tint dans l’entrée, pour voir le matelas nu. La pièce paraissait tellement
vide.
— Monsieur Chevalier?
Il se retourna pour voir Lise Blais derrière lui. Elle tenait un sac de
papier kraft.
— Des hommes sont venus chercher le corps. J’ai mis ce qui restait là-
dedans. D’habitude, ce sont des membres de la famille qui récupèrent tout.
— Il y avait quelque chose qui a de la valeur?
La jeune femme secoua la tête.
— Des chaussures, une robe et des bas. J’ai aussi vidé ce qui restait
dans les bouteilles et je les ai fait disparaître, chuchota-t-elle.
— Bonne idée.
— Dans le chevet, il y avait sa montre et quelques papiers. Qu’est-ce
que j’en fais?
— Donnez tout ça à l’abbé Ruest. Il distribue des vêtements dans le
sous-sol de l’église. Gardez la montre, c’est ce qu’elle voudrait.
— Elle m’a déjà donné un bracelet.
— Je sais, c’est moi qui suis allé le chercher à Montréal, quand on est
sortis. Gardez-la aussi.
Finalement, cette rencontre le rasséréna assez pour lui permettre de
laver le plancher de la chambre. Il terminait quand sœur Joseph-du-Sacré-
Cœur vint à son tour se placer dans l’embrasure de la porte.
— Je viens de finir ici. Je sais pas si c’était correct, mais j’ai dit à
mademoiselle Blais de remettre ce qui restait dans la chambre à monsieur
l’abbé.
— Je sais, elle m’en a touché un mot. Vous avez eu raison… Vous
savez, monsieur Chevalier, c’est normal de s’attacher à certains patients,
surtout quand ils sont sans famille.
À midi tapant, sœur Saint-Azellus libéra sa classe de douzième année.
Marie-Paule suivit ses camarades en tenant à la main le petit sac contenant
son sandwich. Comme elle avait un peu honte de sa pitance, d’instinct, elle
emboîta le pas à celles dont la tenue paraissait un peu usée. Celles dont
l’ordinaire ne différait sans doute pas du sien. Un «Qu’est-ce que tu manges
là?» un peu moqueur l’aurait fait mourir de honte.
Heureusement, l’adolescente rencontrée le premier jour, Sophie
Desmarais, la suivait. Elles avaient eu quelques conversations pendant les
pauses, une certaine sympathie réciproque prenait forme. Dans la grande
salle, les deux jeunes filles s’assirent à une longue table. Le scénario
qu’Antoine lui avait décrit se répéta pour elle: le jeu des présentations.
Après avoir évoqué les sœurs de l’Assomption, Marie-Paule put s’intéresser
à son sandwich.
Puis après quelques minutes, quelqu’un l’interpella. C’était une brunette
à la chevelure très dense.
— Toi, Marie-Paule, que penses-tu de “L’étudiante de 1961 et la
télévision”?
Sœur Saint-Azellus invitait ses élèves à débattre entre elles de sujets
«d’intérêt public» et avait proposé celui-là.
— Je regarde la télévision.
Il y eut un éclat de rire, la jeune fille sentit ses joues devenir toutes
chaudes.
— Nous regardons toutes la télévision, intervint l’une.
— Mais ce n’est pas là le but de l’exercice, précisa une autre. Il faut
prendre position: tu es pour ou contre?
— Nous devons répondre en montrant à quel point nous sommes de
bonnes filles, reprit la brunette.
Pour être certaine que Marie-Paule comprenne bien, Sophie Desmarais
expliqua:
— Si la radio était le sujet de la question, tu devrais jurer que tu écoutes
surtout le chapelet en famille.
— En précisant que tu ressens une ferveur particulière quand tu entends
la voix de Son Éminence le cardinal Léger.
— Surtout quand sa voix grasseye un peu, comme celle de Jen Roger.
Il y eut un autre éclat de rire et une étudiante commença à chanter en
mettant d’étranges trémolos dans la voix:

Je ne croyais pas au miracle


Je n’osais plus espérer
Avant ce jour inoubliable
Dans la chapelle de Sainte-Anne-de-Beaupré

Selon les journaux, Jen Roger avait vendu cent cinquante mille copies
de ce 45-tours.
— Mesdemoiselles, montrer une telle bonne humeur au début d’une
nouvelle année scolaire, c’est admirable! les interrompit une surveillante en
passant près de leur table.
Puis elle s’éloigna avec un sourire ineffable, sa longue robe balayant le
terrazzo.
— Je parie que le sujet suivant sera “L’étudiante de 1961 et le cinéma”,
avança l’une des filles.
— Ensuite, “L’étudiante de 1961 et le twist”, continua une autre.
— L’étudiante de 1961 et le rock and roll…
— En janvier, on reprendra tous ces sujets avec “L’étudiante de 1962”,
risqua Marie-Paule.
— Tu as tout compris!
De retour en classe, la jeune fille se sentait réconciliée avec la vie. Il
existait autre chose que les adultes avec leurs problèmes absurdes.

Depuis trois ans qu’Adèle Arseneault travaillait comme ménagère du


curé de Notre-Dame-Auxiliatrice, elle avait montré une humeur égale.
Parfois, quand des paroissiens se moquaient de son accent des Îles, elle
essayait de demeurer calme devant les plus indélicats. Après tout, dans sa
fonction, elle avait un peu charge d’âme.
Ce jour-là, son patron put constater que sa placidité avait ses limites.
Quand il entra dans le presbytère un peu après midi, le prêtre la vit surgir
devant lui, le rouge aux joues.
— Monsieur le curé, elle a dû téléphoner vingt fois depuis ce matin!
— Qui ça?
— Votre sœur!
Le prêtre prit soin de diviser le nombre des appels par deux, malgré
qu’il comprît combien son insistance pouvait venir à bout de la patience des
personnes les mieux disposées.
— Je ne savais plus sur quel ton lui dire que vos tournées à l’hôpital
exigeaient une demi-journée, et souvent la journée complète.
— Je vais lui téléphoner, soupira-t-il.
Comme il avait quitté Romain quelques minutes plus tôt, il se doutait
bien qu’aucune catastrophe ne s’était abattue sur les Chevalier de Verdun.
Or, une pensée lui vint: quelque chose pouvait être arrivé à son neveu ou à
sa nièce. Ce fut finalement un peu affolé qu’il se dirigea vers le téléphone.
— Un malheur est arrivé? demanda-t-il dès que sa sœur décrocha.
— Un malheur? Oui, tu peux dire ça. Mon mari a une autre femme dans
sa vie.
Cette fois, il ne put dominer tout à fait sa colère.
— Tu parles de Rosita Valade? Vraiment, tu déraisonnes!
Après un long silence, Viviane reprit la parole d’un ton beaucoup moins
assuré:
— Là, les enfants sont montés contre moi. Tu vas pas aussi prétendre
que c’est normal que l’homme de ménage visite des malades, le soir?
Ainsi, c’était après cette ultime visite que Rosita avait mis fin à ses
jours. Un instant, Anselme ressentit une certaine curiosité à l’égard de la
lettre qu’il venait de transmettre à Romain. Était-ce une déclaration
d’amour? Puis il s’en voulut pour cette pensée.
— Dernièrement, je me suis rendu compte que je ne connaissais pas
vraiment Romain, et maintenant, je réalise que je ne connais pas vraiment
ma sœur. Depuis juillet, je découvre un homme généreux et une femme
foncièrement égoïste.
— T’es cruel de me reprocher une chose pareille.
— Je ne crois pas. En tout cas, tu seras sans doute heureuse d’apprendre
qu’elle sera enterrée samedi.
— Je suis désolée d’entendre ça. Sauf que tes accusations… Il faut
qu’on se parle. Je peux me rendre tout de suite au presbytère et t’expliquer.
— Et moi, je ne peux pas te recevoir. Je ne suis pas comme le curé de
Sainte-Adèle dans Les belles histoires des pays d’en haut, je ne passe pas
mon temps à lire mon bréviaire.
— Ce soir, alors?
— J’ai déjà promis ma soirée à Romain.
— Oh… Demain matin?
Le ton ressemblait maintenant à celui d’une mendiante.
— À dix heures, dans mon bureau. Nous serons à deux pas d’un
confessionnal, ça sera peut-être utile.
Chapitre 20

Romain Chevalier se tenait près de l’entrée où les ambulances venaient


conduire les blessés. Il vit une Ford noire approcher et se stationner devant
lui, sans toutefois reconnaître la personne assise derrière le volant.
Finalement, il ouvrit la portière pour dire en montant:
— Désolé, je ne te replaçais pas.
— Je sais… Mais porter une soutane dans certains endroits ferait
scandale.
Aussi le prêtre l’avait-il laissée au presbytère. Non seulement il était en
habits laïques, mais en plus, il faisait un peu négligé.
— J’espère que mon allure ne te dérange pas, ajouta Anselme.
— Pas du tout. Ce qui est un peu dommage, car dans le cas contraire, je
me demande si tu serais allé te changer.
— Nous serions allés manger chez moi. J’aurais même préparé le repas
moi-même, car Adèle sortait avec son cavalier, ce soir.
— Son cavalier?
Voilà une information qui aurait laissé Viviane pantoise.
— Pensais-tu qu’elle avait fait vœu de célibat pour avoir l’honneur de
servir à ma table?
— Non. À vrai dire, je n’y avais pas pensé…
— Comme j’aime parfois prendre une bière avec mon repas, on va aller
dans Griffintown.
— Tu aimes la bière? s’étonna Romain.
— Je reste un gars de la campagne, blagua le prêtre en riant.
Bientôt, il se gara rue Notre-Dame, près de l’intersection de la rue de la
Montagne. Ils entrèrent dans une construction de brique faisant l’angle de la
grande artère. À l’intérieur, le bruit des conversations où l’anglais dominait
nettement, tout comme le nuage de fumée des cigarettes, donnaient envie de
ressortir tout de suite.
Pourtant, ils cherchèrent une table et s’installèrent l’un en face de
l’autre.
— Tu viens ici souvent?
Le prêtre, agacé, crispa un peu les lèvres. D’un autre côté, il comprenait
ne pas pouvoir révéler un pan inédit de son existence sans devoir répondre à
quelques questions.
— Pas souvent… Je viens chaque fois que je suis un peu fatigué de me
faire regarder comme quelqu’un qui n’appartient pas au monde ordinaire.
Tu comprends ce que je veux dire? Personne ne se comporte naturellement
devant une soutane.
— C’est pas justement l’effet recherché?
— Oui, seulement je préférerais quand même un accoutrement qui crée
moins de distance. Mes conversations ne sortent jamais du registre
confesseur et pénitent… Quand j’ai une soutane, les gens disent ce qu’ils
pensent que je veux entendre, et moi ce que mes supérieurs, la tradition, la
religion exigent de moi.
— En d’autres mots, je ne peux pas avouer que j’aime prendre une
grosse bière parce que tu pourrais me faire un sermon, et toi non plus, parce
que ce serait me scandaliser.
— Exactement, conclut le prêtre en levant la main pour attirer
l’attention d’un serveur.
Quand le garçon s’approcha, il commanda:
— Une grosse Labatt pour moi.
— La même chose, ajouta Romain.
Restait à voir jusqu’où ils pourraient aller dans une conversation comme
celles qu’avait le commun des mortels.

Ce jour-là, après l’arrivée de madame Donnelly pour prendre le relais


auprès de ses enfants, Marie-Paule avait pressé le pas pour regagner son
domicile. À l’intersection de la rue Hickson, elle vit Antoine.
— Alors, j’ai déclenché une tempête, ce matin? demanda-t-il en
approchant.
— Et moi, j’en ai rajouté en m’apportant un lunch à l’école. Ça m’a
semblé plus prometteur qu’un tête-à-tête avec elle au dîner. D’ailleurs, je
vais continuer: ça m’a donné l’occasion de parler avec les autres filles. Je
ne me suis pas encore fait des amies, même si je pense que ça viendra.
— J’essaie de faire la même chose au collège, excepté que j’ai moins
d’aptitude que toi. Tu es si gentille… sauf avec moi.
Elle fit mine de le frapper sur l’épaule, puis arrêta son geste.
— Passe devant.
En arrivant dans la cuisine, Viviane leur annonça:
— On va souper tout de suite. À soir, c’est juste nous autres
— Où est papa? demanda l’adolescente.
— Y mange avec son curé. Pis moé, j’suis pas invitée.
La veille, son époux passait la soirée avec une mourante, à midi, sa fille
dînait avec des étrangères, et ce soir, son frère faisait front commun avec
Romain. Elle avait l’impression de subir des trahisons successives.
— Vous autres, j’suppose que vous irez au théâtre après?
— On n’a rien de prévu… répondit Antoine.

Quand on arrivait à faire abstraction du niveau sonore et de la fumée,


une taverne était un excellent endroit où manger copieusement et à bon
marché. Évidemment, pour certains, la bière faisait grimper la facture. Mais
cela ne risquait pas d’arriver à un prêtre, même en civil, en plus que son
beau-frère vivait un deuil. En fait, Romain n’aurait pas su décrire
exactement ce qu’il ressentait, mais on pouvait toujours faire confiance à un
confesseur pour clarifier la situation, ce qui lui permit de constater qu’en
réalité, malgré les belles intentions affichées, l’abbé Ruest ne savait
comment sortir de ce rôle.
— Quand je t’ai vu à midi, tu paraissais abasourdi. Ça s’est tassé un
peu, depuis?
— Non, pis j’ai pas le goût que ça se tasse, comme tu dis. Crever dans
ces conditions, et à quarante ans en plus…
— Au cours des deux derniers mois, tu t’étais beaucoup attaché à elle.
— Oui, sans comprendre vraiment pourquoi.
Voir quelqu’un frappé par un grand malheur l’amenait à relativiser les
siens. Cependant, il y avait beaucoup plus.
— C’était pas une femme comme les autres que j’ai rencontrées. Sa
façon de se sacrer des règles, et en même temps, de se montrer très
humaine… Tout le contraire de Viviane qui s’est jamais intéressée à ce que
je ressentais pour la ferme.
— Ça aussi, c’est un deuil.
— Je savais que ça pouvait pas finir autrement, on était trop endettés.
Tout perdre par exemple, après avoir mis tout ce travail… Et elle, ça faisait
son affaire.
— Tu parlais de ça avec Rosita?
— Pas vraiment. Elle me demandait de parler des enfants.
Romain préféra s’arrêter, trop ému. Il fouilla dans sa poche pour lui
tendre la lettre.
— Lis ça.
— Tu es certain?
— Oui.
Évidemment, le «Tu sais que tu as joué un rôle dans ma conversion
tardive?» toucha le prêtre d’une façon particulière.
La suite piqua toutefois sa curiosité.
— Un petit fonds d’urgence?
— Une cinquantaine de piasses en bills de un pis de deux. Sans doute ce
qui lui restait, mentit Romain. Ça va payer deux manteaux d’hiver aux
enfants. Comme tu sais, ils grossissent…
Les derniers mots avaient été prononcés d’un ton moqueur.
— Et les meubles?
— Quand je suis allé avec elle dans son appartement, elle m’a dit de
prendre ce que je voulais, que sinon tout ça irait à son proprio. J’ai refusé…
— Je ne parlerai pas de Dieu, parce que Rosita aurait préféré dire la
chance. Quand la malchance te tombe dessus, tu n’as pas le choix de faire
avec. C’est là, tu endures. Pourquoi est-ce si difficile d’accepter les coups
de chance? Fin juin, tu as perdu ta terre, et début septembre, tu trouves des
meubles.
Comme Romain demeura silencieux, le prêtre continua:
— De toute façon, quand une femme termine une lettre par: “Je ne peux
pas m’empêcher de penser que t’avoir rencontré dans un autre contexte…”
Tu penses vraiment qu’il est question de charité?
Romain posa les yeux sur son beau-frère en croyant lire une
condamnation dans son regard. Puisque, finalement, il évoquait une relation
extraconjugale même s’il ne s’était rien passé. Pourtant, il ne perçut aucun
reproche.
— Je vais y penser. J’veux dire, aux meubles.
— Et toi, si tu l’avais connue dans un autre contexte?
— Tu te rappelles comment j’étais quand je rendais visite à ta sœur?
Le prêtre hocha la tête. Oui, il se souvenait de ce grand jeune homme
timide au point de s’effacer et de se confondre avec la tapisserie sur les
murs. Il était à peine plus assuré maintenant.
— Rosita ne m’aurait pas remarqué. Et cet été, c’est pas comme si elle
avait eu un grand échantillon de visiteurs parmi lesquels choisir.
— Dommage que tu le vois de cette manière.
Anselme n’insista pas. Après tout, il s’agissait d’un homme marié.

Deux heures plus tard, les deux hommes montèrent dans la voiture du
prêtre. Ce ne fut qu’une fois stationnés rue Claude que l’abbé Ruest apprit à
son passager:
— Aujourd’hui, Viviane a appelé à répétition au presbytère, au point où
Adèle a probablement songé à me rendre son tablier. Et quand je lui ai
finalement parlé, elle s’est montrée très insistante pour me voir au plus vite.
Ce sera demain.
— J’ai eu droit à une vraie scène de ménage quand elle a su que je me
rendais au chevet de Rosita.
«Une réaction fondée, à en croire la lettre», songea Anselme. En
définitive, sa sœur ne lisait peut-être pas si mal dans le cœur de son mari.
— Elle est même allée s’enfermer dans sa chambre sans souper. Elle
s’est sûrement sentie trahie par la réaction des enfants, qui ont mangé avec
moi. Alors je suppose qu’elle désire tes lumières de conseiller conjugal.
— Bon… Pour reprendre les paroles de Rosita, un homme averti en
vaut deux.
— Quant à la réaction de ta ménagère, je la comprends très bien. Elle
doit avoir un sixième sens. Je te remercie de m’avoir invité, j’avais bien
besoin de me changer les idées.
Romain ouvrit la portière.
— Attends une minute! C’est quoi, ce sixième sens?
— T’as pas deviné? Dès qu’on rentre chez vous, la première chose que
fait Viviane, c’est de vouloir aider dans la cuisine et servir le repas. Elle
rêve de prendre sa place…
«Seigneur, aidez-moi», s’alarma le prêtre. À haute voix, il laissa plutôt
tomber:
— Ah, bon… je n’avais pas remarqué. Écoute, moi aussi ça m’a fait du
bien, cette soirée. Si ça te tente, nous recommencerons un de ces jours.
— Ça serait pas une mauvaise idée. T’es pas si pire en laïc. Allez,
bonne nuit!
Romain n’avait pas vraiment exagéré avec l’alcool, mais il sentait tout
de même son pas un peu chancelant en gravissant l’escalier jusqu’à l’étage.
Trois grosses Labatt, cela faisait une assez bonne quantité de bière, pour qui
dépassait très rarement son petit verre de Saint-Georges quotidien. Dans
l’appartement, il entendit la télévision dans le salon. Depuis l’embrasure de
la porte, il annonça aux membres de sa famille:
— Me revoilà! Je pense que je vais aller prendre l’air derrière.
— Pis, l’Acadienne vous a-tu préparé un bon souper?
— Tu parles d’Adèle? Elle était pas là. On est allés dans une taverne
pleine d’Anglais. Tout mon linge pue la cigarette.
Dans le salon, Viviane fixa son fils avec une interrogation dans le
regard.
— Je sais pas ce que font les curés de Montréal, fit-il.

Jusque-là, Viviane s’était toujours sentie impressionnée quand venait le


temps de rendre visite à son frère. Depuis son arrivée à Verdun, un autre
motif ajoutait à sa nervosité: sa présence semblait l’irriter. Sans être la plus
subtile des femmes, elle savait bien quand quelqu’un tentait de la tenir à
distance. Aussi, ce vendredi, c’est avec une vague inquiétude qu’elle frappa
à la porte. Quand elle dit: «Je viens voir mon frère» à Adèle Arseneault,
celle-ci s’écarta pour la laisser entrer en l’accueillant avec un ton qui lui
sembla sarcastique:
— Bien sûr, madame Chevalier. Il est dans son bureau.
La pièce était au rez-de-chaussée, tout près de l’entrée principale. Le
mobilier était lourd, vieillot et sombre. Il datait très probablement de
l’année de la construction de la bâtisse. Anselme se leva pour venir lui faire
la bise. Il lui désigna la chaise devant son bureau et regagna sa place.
— Tu semblais bien pressée de me voir, hier. As-tu des problèmes avec
le comité des dames patronnesses responsable de décorer l’église?
Viviane ne dissimula pas son agacement. Comment pouvait-il lui parler
de ça, en pareilles circonstances? Elle secoua la tête, puis commença:
— Ça va plus pantoute avec Romain! Tiens, hier, il est revenu en rotant
sa bière pis y a raconté une histoire ridicule… Il serait allé manger dans une
taverne avec toi.
— Quand je l’ai quitté, il ne rotait pas plus que moi, et je ne sais pas ce
qu’il y a de ridicule dans le fait d’aller dans une taverne. On y mange
relativement bien et la morale est sauve: les femmes ne sont pas admises.
— Qu’est-ce qui te prend? Tu peux pas aller dans des places de même.
— Son Éminence le cardinal a fait de toi la responsable de la discipline
ecclésiastique dans le diocèse?
— T’es un prêtre! s’indigna-t-elle.
— Je suis un homme.
Ce rappel troubla Viviane. Rien ne serait facile, au cours de cette visite.
— Bon, si tu veux trouver ça normal… En tout cas y a une autre femme.
Avant-hier soir, y est allé passer la soirée avec elle. J’y ai dit non, mais y est
allé pareil. Pis les enfants ont pris son parti.
— Viviane, il est allé au chevet d’une femme mourante. D’ailleurs, son
service funèbre sera chanté demain à Saint-Willibrod.
— Quand même. Y est allé la voir, alors que je voulais pas.
— Si tu répètes ça devant un juge dans une cause de séparation de
corps, les gens dans la salle risquent d’éclater de rire.
— Je parle pas de me séparer.
— De quoi parles-tu, alors?
Ces hommes se tenaient entre eux. Voilà pourquoi c’était si difficile
pour les femmes. À titre de frère et de prêtre, il devait compatir, et non la
tourner en ridicule.
— Tu veux pas comprendre…
— Tu n’as aucun motif de te séparer. Ou de divorcer, si jamais ça
devient possible dans la province. Si tu pensais que je convoquerais Romain
ici pour lui faire des remontrances, tu te trompes. Parce que je considère
qu’il n’en mérite aucune. Et il y a une chose que je veux préciser: si tu t’es
imaginé profiter de cette situation pour venir vivre dans ce presbytère…
— Voyons donc, y a jamais été question de ça!
Viviane avait élevé la voix tout en crispant ses mains gantées sur son
petit sac. Sa sacoche, disait-elle d’habitude. Elle savait très bien jouer la
femme outragée.
— Tant mieux, parce que ça n’arrivera pas.
Juste au ton, elle devina qu’à ce sujet, jamais son frère ne changerait
d’avis. Toutes ses rêveries un peu puériles volaient en éclats. Le prêtre
insista:
— La seule personne susceptible de subvenir à tes besoins, pendant les
années à venir, c’est ton mari. À moins que tu ne déniches un emploi. En
passant, tu as de la chance, parce que c’est un homme de devoir. Tu devrais
essayer d’être aimante, reconnaissante de tous ses efforts pour te faire vivre
et faire instruire ses enfants, et disposée à le soutenir de ton mieux. Parce
que s’il décidait de refaire sa vie, toutes les infirmières qui ont une mère
veuve seraient prêtes à la lui présenter. Il possède des qualités auxquelles la
plupart des femmes sont sensibles.
Finalement, Viviane était la seule à qui Anselme refusait son aide.
— Je pense que nous avons maintenant fait le tour de tes difficultés
conjugales. Je te soupçonne d’être un peu timide. Si tu veux, je peux me
rendre avec toi chez madame Tourigny. Elle dirige maintenant le comité
féminin chargé des décorations de l’église. Je peux l’appeler tout de suite…
— Non, ça sera pour une autre fois. Sais-tu, je me sens pas très bien. Je
préfère rentrer tout de suite.
Il la raccompagna à la porte comme après une conversation anodine
avec une paroissienne:
— Tu salueras les membres de ta famille pour moi.
Après avoir refermé, il poussa un gros soupir.

Vendredi, Antoine Chevalier terminait sa première semaine complète au


collège Sainte-Marie. Il s’habituait sans trop de mal à cet endroit.
Évidemment, il essuyait certaines remarques mesquines sur la faiblesse de
sa scolarité antérieure dans un séminaire de la campagne, ce qui passerait
sans doute quand quelqu’un d’autre attirerait leur attention.
Parce que le climat à la maison n’avait rien de bien attirant et qu’il
désirait se rapprocher de certains condisciples, Antoine s’attarda dans la
cour. Aussi, il grimpa dans l’autobus un peu plus tard que les jours
précédents pour constater une plus faible affluence. Il put donc faire le trajet
assis. En attendant l’autobus qui se dirigeait vers la rue Wellington, il se
retrouva à côté de Thérèse Morin. Après des échanges de salutations un peu
empruntées, il la laissa passer devant lui. Quand elle fut assise, il se tint
debout près de son siège.
— C’est tout de même un curieux hasard de se croiser, déclara-t-il, afin
d’entamer la conversation.
— Comme on prend cet autobus soir et matin, à des heures fixes, les
chances que ça arrive sont quand même assez élevées.
La tête un peu rejetée en arrière, elle lui adressait un sourire moqueur.
On pouvait sans doute se faire à ses curieuses montures, et même à leur
trouver du charme, à la fin.
— Attribuons cette pauvre entrée en matière à mon malaise.
— Un malaise? Parce que tu ne m’as pas rappelée après avoir laissé
entendre le contraire?
— Je me suis senti un peu trop… écolier avec toi.
— Pourtant, tu as un certain charme habillé comme ça.
— Tu crois? J’ai choisi ce blazer sur les conseils de mon curé.
— T’es peut-être pas le premier gars que je croise qui achète des
vêtements pour plaire à son conseiller spirituel, mais certainement le seul à
l’admettre.
— Voilà une remarque plutôt lourde de sous-entendus.
De nouveau, elle lui sourit.
Antoine aurait dû descendre à l’intersection de la rue Hickson, pourtant,
il descendit à la rue Galt, l’arrêt de la jeune femme. Sur le trottoir, elle
remarqua:
— Je pense que tu fais un long détour.
— Les parages ne sont pas très sûrs à Verdun, à en croire Le Messager.
Les blousons noirs sont en train de nous envahir.
— Toi, tu as vraiment le chic pour rassurer les filles.
Parce que ces mauvais garçons s’en prenaient de préférence aux jolies
femmes.
— Je ne le ferai plus.
Le jeune homme la raccompagna jusqu’à un immeuble relativement
élégant. Thérèse se retourna vers lui avant d’ajouter:
— Je parie que tu n’as plus mon numéro de téléphone.
— Pari gagné. Mais Morin, rue Galt, je devrais y arriver.
— Dans ce cas, bonne soirée.
Il lui retourna son souhait, puis pressa le pas afin de regagner la rue
Claude.

Quand Antoine rentra chez lui, il ne perçut aucune odeur annonçant le


repas du soir. Marie-Paule quitta le canapé du salon pour venir vers lui et
murmurer:
— Quand je suis revenue de chez les Donnelly, maman était couchée.
En arrivant, papa est allé lui parler dans la chambre. Penses-tu que ça peut
recommencer?
Elle voulait parler des longs séjours à l’hôpital, et eux laissés seuls avec
leur père à s’inquiéter.
— En tout cas, pas pour la même raison. À ce que j’ai compris, la
manufacture est fermée…
C’était une façon de faire allusion à la «grande opération». Romain vint
bientôt les rejoindre, présentant un visage plutôt satisfait.
— Elle soupera pas avec nous, mais tantôt, si tu veux lui apporter un bol
de soupe, ça serait gentil.
Il s’adressait à sa fille, qui héritait nécessairement de ces tâches.
Toutefois, la suite présenta une petite variante:
— Moi, j’vais mettre des tranches de baloney dans la poêle et j’vais
faire rôtir le reste des patates d’hier. Parce qu’y est un peu tard pour
préparer des binnes, et je partirai pas à la pêche.
Selon l’Église catholique, le vendredi était un jour «maigre», c’est-à-
dire sans viande. Si dans plusieurs pays cela signifiait mettre du poisson sur
la table, les Québécois étaient familiers avec un autre menu, les fèves au
lard. Cependant, peut-être à cause des grosses bières bues avec son beau-
frère, Romain se sentait autorisé à ne pas faire «maigre», et même à
entraîner ses enfants dans sa turpitude.
— Je peux m’en occuper, proposa l’adolescente.
— Ça, j’en suis certain. Je profite de l’occasion pour vérifier si moi, j’ai
pas perdu la main.
— Si tu as besoin d’aide, je suis là, insista Marie-Paule.
Comme pour l’assurer que c’était bien vrai, elle s’installa à la table de la
cuisine pour lui faire la conversation. De son côté, Antoine roula le
téléviseur jusque-là pour qu’ils puissent écouter les informations télévisées.
Alors qu’il déposait les assiettes sur la table, Romain commenta:
— Ce serait bien d’avoir une autre TV dans le salon. Celle-là pourrait
rester ici en permanence.
— Ce serait certainement une bénédiction les soirs de hockey,
commenta Marie-Paule.
Chapitre 21

Samedi matin, alors que les enfants Chevalier étaient partis travailler
depuis déjà une heure, Romain sortit de la chambre, tout endimanché.
Quand il arriva dans la cuisine, Viviane referma rapidement La Presse,
comme une adolescente surprise à parcourir un ouvrage à l’Index.
— Je peux t’accompagner, si ça te tente, lui suggéra-t-elle.
Le ton était plus conciliant qu’au cours des derniers jours. Sachant
désormais ne pouvoir compter sur Anselme pour la sortir de son existence
d’épouse d’un travailleur sous-payé, elle tentait de réduire la tension entre
elle et l’unique pourvoyeur disponible. Cependant, il s’agissait d’une pente
plutôt abrupte à remonter.
— Cette personne n’était rien pour toi, t’as pas à t’imposer ça.
— Bon, si c’est ce que tu veux. Tu reviendras à temps pour dîner?
— Évidemment.

Même si l’église Saint-Willibrod n’était pas loin, c’est en voiture qu’il


choisit de s’y rendre. Quelques minutes plus tard, il se garait devant un
temple qui présentait l’allure d’une place forte avec sa façade de pierre
dotée de fenêtres minuscules et très étroites. De plus, l’édifice était flanqué
de deux tours. L’absence de clocher le surprit.
À l’intérieur, Romain crut d’abord s’être trompé d’endroit. Seulement
cinq personnes occupaient des places de part et d’autre d’un cercueil placé
au centre de l’allée. À la campagne, les gens se faisaient un devoir
d’assister aux funérailles d’un voisin. Manifestement, cet usage n’avait pas
survécu à la ville. Plutôt que de se joindre à ces inconnus, il se plaça à
l’écart. Ses yeux se portaient sur la boîte de bois. Rosita avait vécu, pendant
les deux mois qui avaient suivi leur première rencontre, une lente et cruelle
déchéance.
Le service fut célébré en anglais par l’abbé William Byrd. Il était tout de
même curieux qu’une Canadienne française ait préféré appartenir à une
paroisse irlandaise, plutôt qu’à Notre-Dame-des-Sept-Douleurs qui couvrait
en partie le même territoire. C’était sans doute une façon d’échapper à la
censure de ses semblables, tout en demeurant à peu près en règle avec son
Église. Incompréhensible pour lui, l’éloge funèbre se révéla très bref.
Quand la cérémonie fut terminée, les employés de la maison de pompes
funèbres vinrent chercher le cercueil pour le mettre dans un corbillard.
Romain les observait depuis le parvis l’église quand il entendit une voix:
— Monsieur Chevalier?
En se tournant, il découvrit un gros homme chauve portant une veste à
carreaux dans des tons de gris.
— Oui, c’est moi.
— Maître Trottier. Je suis l’exécuteur testamentaire de madame Valade.
Romain serra sa main.
— Vous allez vous rendre au cimetière? demanda le tabellion.
— Non, dit-il, mal à l’aise de faire ainsi faux bond à son amie. À quel
endroit sera-t-elle enterrée?
Au moins, il donnait l’impression de vouloir aller se recueillir sur sa
tombe, éventuellement.
— Au cimetière Saint-François-d’Assise. C’est rue Sherbrooke, dans
Ville d’Anjou. Vous allez passer à l’appartement pour voir ce qui vous
intéresse?
Le sujet l’avait tracassé pendant une partie de la nuit. Devant son
hésitation, Trottier insista:
— Ce n’est pas urgent, urgent, puisque le loyer est payé jusqu’à la fin
du mois. Mais je dois organiser le transport de ce que vous prendrez, et
disposer de ce qui restera sur place.
— Je m’en occuperai aujourd’hui ou demain.
— Bon, je vous donne ma carte. Vous me ferez savoir.

— Elle t’a couché sur son testament! s’exclama Viviane quand ils furent
attablés pour dîner.
Romain avait attendu jusque-là avant de le lui apprendre, tellement il
hésitait à accepter. Pourtant, elle aurait son mot à dire sur ce changement de
mobilier.
— Des fois, se rendre utile apporte des bénéfices, même si je l’ai pas
fait pour ça.
Comme la femme croyait bien peu au désintéressement, il lut le
scepticisme dans son regard. Romain ne chercha pas à la convaincre. Elle
préférait certainement penser que son mari avait agi par intérêt, plutôt qu’à
cause d’un attachement sentimental à l’égard de cette inconnue.
— T’hérites de tous ses meubles…
— Je verrai ce qui pourra être utile.

En fin de soirée, les enfants Chevalier se retrouvèrent seuls dans le


salon. Marie-Paule venait de prendre son bain. Les cheveux mouillés, son
peignoir sur le dos, elle dit en s’installant sur le canapé:
— Comme ça, tu as relancé Thérèse? Moi qui croyais que ses lunettes
ne te plaisaient pas.
— Après l’avoir revue dans l’autobus, ses lunettes ont fini par me
plaire. Prends-en bonne note: quand un garçon n’aime pas un accessoire,
attends un peu, il risque de changer d’avis.
— Ça ne risque pas de m’arriver, parce que je n’ai pas assez d’argent
pour être à la mode.
Après une pause, elle continua, un peu moqueuse:
— Donc ce n’étaient pas les lunettes. Si je me souviens bien, tu avais
aussi affirmé que les filles qui occupent un emploi, et qui rêvent d’un
mariage prochain, ne s’intéresseraient pas à un étudiant.
— Je ne crois pas que je me trompais sur son attitude pendant notre
sortie à quatre. Elle a changé d’idée depuis. C’est sans doute l’effet de mon
beau blazer et de mes pantalons gris, quand nous nous sommes croisés dans
l’autobus.
— Tu vas la revoir?
— Oui, on va aller au cinéma demain soir, voir le film de guerre avec un
côté humain.
C’était le titre de la critique des Canons de Navarone, dans le Photo-
journal.
— Après, on ira prendre une bouchée dans le coin.
— Ça va te coûter toute ta paye de la semaine.
— La moitié… Nous nous sommes entendus pour partager les dépenses.
— Vous formez un couple moderne.
Le sujet revenait souvent dans les courriers du cœur: qui devait payer
lors des sorties entre jeunes gens? Dans celui de La Presse, un étudiant
avait plaidé pour le partage des dépenses, puisqu’une secrétaire s’avérait
plus riche que la plupart des étudiants. Après une pause, la jeune fille lui
confia tout bas:
— Je suis contente que ça se soit calmé entre eux. Moi, les tensions me
coupent l’appétit.
— Déjà que tu n’en as pas beaucoup. En parlant de tensions, as-tu lu La
Presse, aujourd’hui?
— Tu sais, les enfants Donnelly ne me laissent vraiment pas le temps de
lire.
— Attends-moi une minute.
Il se rendit dans la cuisine et revint avec le quotidien dans les mains. Il
chercha les pages artistiques, puis lui tendit le journal.
— Aujourd’hui, quelqu’un a écrit sur une vedette qui était enterrée ce
matin.
Marie-Paule commença par lire le titre, «Une vedette de la chanson
nous a quittés», ensuite, elle lut les trois premières lignes: «Rosita Valade
est décédée cette semaine à l’hôpital Christ-Roi de Verdun. Les plus vieux
se souviendront de ses spectacles et de ses disques.» Sous l’article, on
voyait deux photographies. La première montrait une femme se produisant
devant une assistance de jeunes militaires, dans ce qui ressemblait à un
baraquement. La seconde avait été prise dans un studio de photographie. On
y voyait une femme blonde d’une vingtaine d’années.
— C’est elle qu’il a visitée l’autre soir?
— Et ce matin, il est allé à ses funérailles.
— C’était une très belle femme.
— Oui.
Constater que son époux s’était attiré la sympathie d’une aussi jolie
femme au point de devenir son héritier avait dû faire réfléchir Viviane.
D’autant plus que l’abbé Ruest lui avait laissé entendre que Romain n’aurait
pas de mal à refaire sa vie, s’il se retrouvait libre.

À cause de son nouvel emploi, Antoine se levait avant tout le monde le


dimanche afin de se rendre à la basse-messe. Il n’avait pas encore l’audace
de rater ce rendez-vous dominical. Que le curé soit son oncle l’incitait à la
vertu. Ensuite, il s’empressait de rentrer déjeuner, puis revêtait ses
nouveaux habits de travail: une salopette sur une chemise de grosse toile, et
de grosses chaussures capables de protéger ses orteils.
Le reste de la famille continuait d’assister à la grand-messe. Cela
présentait un avantage: les bancs étaient conçus pour accueillir
confortablement trois adultes. Viviane fut la seule à aller communier, sans
doute parce qu’elle était la seule à souhaiter rentrer dans les bonnes grâces
de son pasteur. Pendant son absence, Romain murmura à l’intention de sa
fille:
— Après le dîner, j’aimerais que tu viennes avec moi.
L’adolescente posa sur lui des yeux interrogateurs, puis le retour de sa
mère la força à demeurer silencieuse. Elle se contenta d’acquiescer de la
tête. Une fois à la maison, tout de suite en sortant de table, l’homme
proposa:
— Voulez-vous m’accompagner? Je vais aller voir ces meubles.
Marie-Paule donna immédiatement son assentiment. Cependant, la
réponse de sa femme le surprit:
— La maison de cette femme n’est pas ma place.
— Comme tu veux. Ça devrait pas nous prendre beaucoup plus d’une
heure.
Puis le père et la fille montèrent dans la voiture afin de se rendre
boulevard LaSalle. En voyant le petit immeuble élégant, avec vue sur le
fleuve, l’adolescente déclara:
— C’est un très bel endroit.
— Pas mal mieux que chez nous. J’aurais dû me faire artiste.
Il monta les quelques marches en cherchant la clé au fond de sa poche,
ouvrit la porte et laissa sa fille entrer la première. Marie-Paule reformula
encore son appréciation avant de lui demander:
— Es-tu déjà venu ici?
— Le samedi où je lui ai servi de chauffeur. Elle voulait récupérer des
affaires, brûler certains papiers, et surtout, faire ses adieux à cet endroit.
L’adolescente s’arrêta devant les pages de journaux encadrées et
accrochées aux murs du salon.
— Tu as vu l’article dans le journal, hier?
— Oui. C’était très court pour résumer une vie…
— Elle était très belle.
— Même à la fin de sa vie, il en restait quelque chose.
Pendant une minute, il resta silencieux, comme perdu dans ses
souvenirs. Puis il s’efforça de revenir dans l’instant présent.
— Pour nous, le divan et les fauteuils serviraient à rien, pis notre salon
est trop petit pour y mettre une table de centre. Par contre, je pense que la
télévision améliorerait nos soirées. C’est un combiné avec un tourne-disque
et une radio.
Romain ouvrit le dessus du meuble.
— C’est un peu encombrant, mais oui, ça serait bien.
— Tout ce qui se trouve dans sa chambre… Ça me paraîtrait déplacé,
trop intime.
Depuis deux jours, Viviane faisait de gros efforts pour réprimer ses
mouvements d’humeur. Cependant, avoir l’impression de coucher dans le lit
d’une rivale la révulserait certainement.
— D’un autre côté, ce qu’il y a dans la cuisine améliorerait notre sort.
Marie-Paule en convint sans mal. Le frigidaire, la cuisinière électrique,
la table et les chaises aux pattes chromées ainsi que le grille-pain étaient
récents. L’ouvre-boîte électrique représentait un luxe ultime. Et dans la salle
de bain, ils découvrirent un lave-linge automatique. Quelques minutes plus
tard, planté devant une fenêtre pour contempler le fleuve, Romain
murmura:
— Je me sens honteux de prendre tout ça. D’un autre côté, t’imagines
combien de temps je mettrais à payer des appareils comme ceux-là?
— Je te comprends, encore que refuser ses présents… Parce que c’est
un cadeau qu’elle te fait.
— Tu pourrais aussi regarder dans sa chambre. Il y a peut-être des
bijoux, du parfum, du maquillage pour toi.
— Non! Certainement pas! protesta la jeune fille.
Ces objets étaient trop intimes, elle aurait l’impression d’être une
pilleuse de tombe. Quelques minutes plus tard, ils mirent les petits appareils
électriques dans l’auto. Une fois assis derrière le volant, Romain resta sans
bouger. Marie-Paule le vit s’essuyer les yeux avec le dos de sa main.
— Tu l’aimais, dit-elle dans un souffle.
— Oui. Mais tu sais que j’ai pas trompé ta mère.
— Tu n’as pas à te justifier. Si cette femme a occupé une place dans ton
cœur, c’est que maman l’avait déjà laissée vide.
Cette absolution, l’homme ne l’aurait pas cherchée dans un
confessionnal. Toutefois, ces mots de sa fille le réconcilièrent avec les
événements des dernières semaines.

Romain s’affairait sur le toit du petit immeuble de la rue Claude. La


semaine précédente, il s’était entendu avec madame Langevin pour partager
le prix d’une antenne de télévision, en précisant: «J’vais l’installer pis je
ferai passer un fil sur le mur, pour relier les deux appartements. D’après le
gars au magasin, ça devrait améliorer beaucoup la réception.» Cette
dépense imprévue venait du plaisir d’avoir un appareil de meilleure qualité
avec un écran plus grand.
— Vous savez, madame, expliquait Viviane à la propriétaire, notre
grosse TV pis nos nouveaux meubles viennent d’un héritage. Un parent
éloigné. Comme ils étaient meilleurs que les nôtres, on les a pris.
Mieux valait cette explication plutôt que la vérité. Surtout, il ne fallait
pas la laisser croire à une embellie soudaine de leur situation financière, de
peur de la voir augmenter le loyer. Évidemment, rien n’était parfait: ces
meubles un peu plus massifs donnaient l’impression que l’appartement
avait rétréci.
— Oui, c’est ce que votre mari m’avait dit.
Les deux femmes se tenaient dans l’entrée du logement du rez-de-
chaussée. Romain les interpella du toit. Viviane entrouvrit la porte pour
demander.:
— C’est-tu prêt?
— Oui. Regardez si ça marche.
La propriétaire alla dans son salon et alluma sa télé. La réception était
définitivement meilleure qu’avec les oreilles de lapin. De plus, quelques
postes s’étaient ajoutés.
— Ça marche! s’exclama-t-elle.

Quand les enfants arrivèrent de leur travail respectif, ils se livrèrent à


l’examen de leur nouvel univers télévisuel et se déclarèrent très satisfaits.
Après tout, le petit écran occupait la majeure partie de leurs loisirs. Puis ils
passèrent à table pour un repas vite expédié.
— Ça n’a pas été trop dur à installer? s’informa Antoine à son père.
— C’était plus facile qu’écorner les vaches. C’est pas pour l’antenne
que je me suis le plus ennuyé de toi, mais pour les châssis doubles. Les
monter dans l’échelle, les tenir, pis les clouer… Il me manquait des mains.
Finalement, ces corvées avaient occupé tout son après-midi.
— Tu aurais dû m’attendre. On aurait pu faire ça un soir cette semaine.
— On est rendus au 23 septembre… J’aime mieux poser ça tout seul
quand il fait encore clair, plutôt qu’à deux en pleine noirceur.
— En tout cas, la propriétaire est chanceuse de t’avoir.
— Ben nous autres avec, on est chanceux. Le loyer est pas trop cher, pis
pour le même prix, le char couche pus dans la rue.
Cette permission avait quand même une contrepartie: madame Langevin
s’était assuré les services de son locataire comme chauffeur. «Juste de
temps en temps pour faire des commissions», avait-elle affirmé. Pince-sans-
rire, Viviane avait alors commenté à l’intention de ses enfants:
— Serviable de même… Votre père va finir par hériter du bloc.
Malgré le ton rieur, ni son fils ni sa fille ne s’y trompaient: elle s’était
vraiment mise à espérer que ce soit le cas un jour.
Dès six heures trente, les enfants quittèrent la table afin de faire un brin
de toilette. Marie-Paule revint avec une jupe lui allant un peu en bas du
genou, un chandail noir qui la moulait joliment et un bandeau pour tenir ses
cheveux en place.
— C’est qui, déjà, le gars qui va sortir avec une aussi jolie fille?
l’interrogea Romain.
Il le savait, sauf que voir sa fille rougir un peu l’amusait.
— Gilles Frenette. Un ami de collège d’Antoine.
— Ouais… Un gars qui fait son cours classique, on rit pas.
Décidément, le père avait l’humeur un peu taquine. Viviane, de son
côté, se préoccupait de la moralité de Marie-Paule.
— Tu les as mis? lui reprocha-t-elle en regardant les jambes de
l’adolescente.
— Oui. Si j’ai acheté des bas de nylon, c’est pour les porter.
— Une chance. J’ai pas envie d’avoir honte, intervint Antoine en
revenant dans la cuisine. Tu imagines ce que les gars diraient, lundi, si ma
sœur avait des bas de laine?
Le garçon aussi s’était mis en frais avec sa veste de laine et sa cravate.
D’ailleurs, il consulta sa sœur pour s’assurer que son nœud soit tout à fait
droit.
— Les bas de ta sœur regardent personne, ronchonna Viviane.
— C’est vrai. Ce sont les autres qui regardent les bas de ma sœur.
Romain choisit de changer le cours de la conversation, pour ne pas les
laisser s’engager sur ce terrain.
— Le chanteur que vous allez voir, c’est un Français?
— Oui. Georges Brassens. C’est son premier voyage au Canada. Il ne
sera pas seul sur scène, par exemple. Il y aura d’abord des acrobates, un
couple de danseurs comiques, un talentueux fantaisiste – il traça des
guillemets avec ses doigts – du nom de Joël Denis, puis une diseuse, Margo
Lefebvre.
— Une diseuse?
— C’est une façon fancy de dire chanteuse.
— Un soir prochain, on devrait y aller ensemble, tous les quatre…
suggéra Marie-Paule.
Antoine regarda sa montre:
— Nous sommes aussi bien d’y aller.
— Soyez prudents, leur recommanda Viviane en les accompagnant
jusqu’à la porte.

Thérèse se comporta comme une vieille copine de Marie-Paule, qui


trouva que Gilles Frenette avait bien un air chafouin, même si elle
appréciait son humour et sa gentillesse. La Comédie-Canadienne était une
salle de spectacle située rue Sainte-Catherine, achetée en 1957 par l’homme
de théâtre Gratien Gélinas. L’endroit avait connu une première carrière sous
le nom de Théâtre Gayety – jouissant d’une grande popularité grâce à la
stripteaseuse Lili St-Cyr –, et une seconde, plus brève, sous celui de Radio
City.
Alors que leur petit groupe se retrouvait dans un café en fin de soirée,
tout le monde se déclara un peu déçu de la première partie du spectacle, et
enchanté par Georges Brassens. Au point de parler d’acheter ses disques.
D’ailleurs, quand Antoine le reconduisit chez lui, Frenette chantonnait
Le gorille, un réquisitoire au vitriol contre la peine capitale. Marie-Paule
descendit de voiture pour le remercier à l’abri des oreilles indiscrètes. Rue
Galt, le scénario se répéta avec Thérèse et Antoine. En reprenant le volant,
ce dernier demanda:
— Alors?
— J’ai adoré. Le premier disque que j’achèterai sera celui de Brassens.
Si je peux le trouver usagé…
— Moi aussi, j’ai aimé. Mais je te parlais de Gilles.
— Il est très gentil, vraiment.
— Tu recommencerais?
— Oui. Avec lui et avec d’autres. Tu comprends, je sors en amie. Je ne
veux pas avoir un vrai chum. Pas tout de suite.
— Tu as de la chance: les quatre classes de Philo, au collège, regroupent
cent garçons.
Cela lui valut un petit coup de poing sur l’épaule.
— Et toi, Thérèse?
— Je ne sais pas.
Voilà qui laissait présager que bientôt, Marie-Paule chercherait parmi
ses nouvelles amies des escortes pour son frère. D’ailleurs, tous les deux
trouvaient que leur existence d’étudiants à Verdun offrait de jolies
perspectives. Le déracinement était chose du passé, eux s’enracinaient. Au
point où Antoine effectua la courte distance entre les rues Galt et Claude en
chantonnant:

Quand Margot dégrafait son corsage


Pour donner la gougoutte à son chat
Tous les gars, tous les gars du village
Étaient là, lalala la la la
Encore un mot

Si vous désirez garder le contact entre deux romans, vous pouvez le


faire sur Facebook à l’adresse suivante:

Jean-Pierre Charland auteur

Au plaisir de vous y voir.

Jean-Pierre Charland
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Titre: Maître chez soi / Jean-Pierre Charland.
Noms: Charland, Jean-Pierre, 1954- auteur. | Charland, Jean-Pierre, 1954- Déracinement.
Description: Mention de collection: Roman historique.
Sommaire incomplet: tome 1. Le déracinement.
Identifiants: Canadiana 20220029229 | ISBN 9782897819392 (vol. 1)
Classification: LCC PS8555.H 415 F36 2023 | CDD C843/.54—dc23

Les Éditions Hurtubise bénéficient du soutien financier du gouvernement du Québec par l’entremise du programme de crédit
d’impôt pour l’édition de livres et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC). L’éditeur
remercie également le Conseil des arts du Canada de l’aide accordée à son programme de publication.

Conception graphique de la couverture: Sabrina Soto


Photographies de la couverture: JennaWagner et George Marks, iStock
Adaptation numérique: Studio C1C4
Maquette intérieure et mise en pages: Folio infographie

Copyright © 2023 Éditions Hurtubise inc.

ISBN 978-2-89781-939-2 (version imprimée)


ISBN 978-2-89781-940-8 (version numérique PDF)
ISBN 978-2-89781-941-5 (version numérique ePub)

Dépôt légal: 1er trimestre 2023


Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Bibliothèque et Archives Canada

Diffusion-distribution au Canada:
Distribution HMH
1815, avenue De Lorimier
Montréal (Québec) H2K 3W6
www.distributionhmh.com

Diffusion-distribution en Europe:
Librairie du Québec/DNM
30, rue Gay-Lussac
75005 Paris FRANCE
www.librairieduquebec.fr

www.editionshurtubise.com
À propos de l’auteur

Né en 1954, Jean-Pierre Charland a connu une prestigieuse carrière


universitaire jusqu’à sa retraite, en 2014. Une dizaine d’années plus tôt, il
s’était mis à publier, au rythme de deux ouvrages par an, des romans
historiques ayant pour cadre le Canada français des 19e et 20e siècles. Son
cycle des Portes de Québec (15 tomes de 2007 à 2019) demeure la fresque
historique la plus imposante jamais publiée au Québec et a fait de l’auteur
une référence dans le domaine. Écrivain prolifique et bien-aimé du public, il
n’hésite pas à se renouveler en proposant une série policière d’époque avec
le personnage d’Eugène Dolan ou en évoquant la vie d’une figure aussi
controversée que celle d’Eva Braun. Auteur incontournable du genre, il
continue à multiplier chez Hurtubise les séries à succès, parmi lesquelles
Félicité, Sur les berges du Richelieu ou encore Odile et Xavier. Sa dernière
nouvelle grande série a pour titre La Pension Caron et propose une
passionnante incursion dans le Québec des années 1930. À ce jour, ses
romans se sont écoulés à près de 900 000 exemplaires au Québec et en
France.

En 2021, Jean-Pierre Charland sort des sentiers battus et fait une incursion
dans le roman post-apocalyptique avec Après, et explore le voyage temporel
avec la série Passe-temps en 2022. Sa nouvelle saga, Maître chez soi, suit le
destin de la famille Chevalier dans les années 60.
Du même auteur

La Souris et le Rat, roman, Gatineau, Vents d’Ouest, 2004.


L’été de 1939, avant l’orage, roman, Montréal, Hurtubise, 2006, compact,
2008.
La Rose et l’Irlande, roman, Montréal, Hurtubise, 2007.
Haute-Ville, Basse-Ville, roman, Montréal, Hurtubise, 2009, compact, 2012
(réédition de Un viol sans importance).
Un homme sans allégeance, roman, Montréal, Hurtubise, 2012 (réédition de
Un pays pour un autre).
Eva Braun, tome 1, Un jour mon prince viendra, roman, Montréal,
Hurtubise, 2017.
Eva Braun, tome 2, Une cage dorée, roman, Montréal, Hurtubise, 2018.
Après, roman, Montréal, Hurtubise, 2021.

L es enquêtes d ’E ugène D olan


Père et mère tu honoreras, roman, Montréal, Hurtubise, 2016.
Un seul Dieu tu adoreras, roman, Montréal, Hurtubise, 2018.
Impudique point ne seras, roman, Montréal, Hurtubise, 2019.
Homicide point ne seras, roman, Montréal, Hurtubise, 2022.
C ycle L es P icard
Les Portes de Québec, tome 1, Faubourg Saint-Roch, roman, Montréal,
Hurtubise, 2007, compact, 2011.
Les Portes de Québec, tome 2, La Belle Époque, roman, Montréal,
Hurtubise, 2008, compact, 2011.
Les Portes de Québec, tome 3, Le prix du sang, roman, Montréal,
Hurtubise, 2008, compact, 2011.
Les Portes de Québec, tome 4, La mort bleue, roman, Montréal, Hurtubise,
2009, compact, 2011.
Les Folles Années, tome 1, Les héritiers, roman, Montréal, Hurtubise, 2010,
compact, 2011.
Les Folles Années, tome 2, Mathieu et l’affaire Aurore, roman, Montréal,
Hurtubise, 2010, compact, 2011.
Les Folles Années, tome 3, Thalie et les âmes d’élite, roman, Montréal,
Hurtubise, 2011, compact, 2011.
Les Folles Années, tome 4, Eugénie et l’enfant retrouvé, roman, Montréal,
Hurtubise, 2011, compact, 2011.
Les Années de plomb, tome 1, La déchéance d’Édouard, roman, Montréal,
Hurtubise, 2013.
Les Années de plomb, tome 2, Jour de colère, roman, Montréal, Hurtubise,
2014.
Les Années de plomb, tome 3, Le choix de Thalie, roman, Montréal,
Hurtubise, 2014.
Les Années de plomb, tome 4, Amours de guerre, roman, Montréal,
Hurtubise, 2014.
Le Clan Picard, tome 1, Vies rapiécées, roman, Montréal, Hurtubise, 2018.
Le Clan Picard, tome 2, L’enfant trop sage, roman, Montréal, Hurtubise,
2018.
Le Clan Picard, tome 3, Les ambitions d’Aglaé, roman, Montréal,
Hurtubise, 2019.

S aga F élicité
Tome 1, Le pasteur et la brebis, roman, Montréal, Hurtubise, 2011,
compact, 2014.
Tome 2, La grande ville, roman, Montréal, Hurtubise, 2012, compact, 2014.
Tome 3, Le salaire du péché, roman, Montréal, Hurtubise, 2012, compact,
2014.
Tome 4, Une vie nouvelle, roman, Montréal, Hurtubise, 2013, compact,
2014.

S aga 1967
Tome 1, L’âme sœur, roman, Montréal, Hurtubise, 2015.
Tome 2, Une ingénue à l’Expo, roman, Montréal, Hurtubise, 2015.
Tome 3, L’impatience, roman, Montréal, Hurtubise, 2015.

S aga S ur les berges du R ichelieu


Tome 1, La tentation d’Aldée, roman, Montréal, Hurtubise, 2016.
Tome 2, La faute de monsieur le curé, roman, Montréal, Hurtubise, 2016.
Tome 3, Amours contrariées, roman, Montréal, Hurtubise, 2017.

S aga O dile et X avier


Tome 1, Le vieil amour, roman, Montréal, Hurtubise, 2019.
Tome 2, Le parc La Fontaine, roman, Montréal, Hurtubise, 2020.
Tome 3, Quittance finale, roman, Montréal, Hurtubise, 2020.

S aga L a P ension C aron


Tome 1, Mademoiselle Précile, roman, Montréal, Hurtubise, 2020.
Tome 2, Des femmes déchues, roman, Montréal, Hurtubise, 2021.
Tome 3, Grands drames, petits bonheurs, roman, Montréal, Hurtubise,
2021.

S aga G énération 1970


Tome 1, Une arrivée en ville, roman, Montréal, Hurtubise, 2021.
Tome 2, Swinging Seventies, roman, Montréal, Hurtubise, 2021.
Tome 3, Seul ou avec les autres, roman, Montréal, Hurtubise, 2022.

S aga passe temps

Tome 1, Le temps et l’oubli, roman, Montréal, Hurtubise, 2022.


Tome 2, L’avenir au passé, roman, Montréal, Hurtubise, 2022.
À propos des Éditions Hurtubise

Fondées en 1960 par Claude Hurtubise, les Éditions Hurtubise, alors


Hurtubise HMH, ont développé parallèlement les secteurs littéraire et
scolaire. Aujourd’hui la ligne éditoriale de la maison indépendante, membre
du groupe HMH, est davantage littéraire, autant pour la jeunesse (12 ans et
plus) que pour les lecteurs adultes, auxquels ouvrages se greffent les livres
de référence de la collection Bescherelle. Le catalogue littéraire des
Éditions Hurtubise est l’un des plus prestigieux parmi les éditeurs
francophones du pays, tant en essais qu’en fiction, avec environ 800 titres
au catalogue.
Avec Leméac Éditeur, les Éditions Hurtubise sont également
propriétaires de la Bibliothèque québécoise, qui se consacre à l’édition et la
réédition au format poche de textes littéraires (fictions et essais); une
maison d’édition qui comprend aujourd’hui un catalogue de plus de 200
titres.
Par ailleurs, les Éditions Hurtubise sont également très actives sur le
plan international comme en fait foi les nombreuses cessions de droits
d’une douzaine de titres différents par an, qui permettent à nos auteurs
québécois de connaître un rayonnement accru et de rejoindre de nouveaux
lecteurs.
Il est également important de noter que notre groupe, via la société
Distribution HMH, se charge lui-même de sa diffusion et de sa distribution
en librairie. Le travail pour la vente dans les grandes surfaces est quant à lui
assumé par la Socadis, partenaire important des Éditions Hurtubise depuis
plus de dix ans et avec lequel nous sommes en contact sur une base
quotidienne.

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