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Le déracinement
Roman historique
Les personnages
Le frère et la sœur surent si bien s’attarder dans les champs qu’à leur
retour à la maison, encanteur et chasseurs d’aubaines étaient disparus. Un
jeune voisin avait reculé son camion jusqu’au pied de l’escalier donnant
accès à la galerie afin de charger les quelques biens que les Chevalier
apportaient à leur nouvelle demeure.
— Où étiez-vous? demanda leur mère avec humeur.
— Nous faisions nos adieux à notre existence dans le rang du Grand-
Saint-Esprit, répondit Antoine. Même si nous n’avons pas demandé à naître
ici, nous nous sommes attachés à l’endroit.
— Ne dis pas des choses comme ça à ton père. C’est pas de gaieté de
cœur qu’il part, tu le sais.
Le jeune homme se priva de répondre: «Tu ne peux pas en dire autant.»
Mais Viviane lut tout de même ces mots dans son regard.
— Rends-toi utile, il reste des objets lourds à mettre dans le camion, et
il ne se sent pas très bien. Toi, Marie-Paule, tu vas m’aider à placer les
choses les plus fragiles dans la voiture.
Quelques instants plus tard, Antoine aidait le déménageur à soulever la
cuisinière électrique pour la transporter dans le camion.
— Une job de même, c’est pas comme faire du latin, se moqua l’autre
devant sa grimace au moment de l’effort.
Ce voisin allait sur ses vingt-deux ans. À la petite école, il aimait bien
tourner en ridicule les «liseux», allant jusqu’à leur donner des taloches
derrière la tête. «Décidément, songea Antoine, je vais m’ennuyer du
paysage et des fraises, mais certainement pas des gars comme lui.» Il
attendit de pouvoir déposer l’appareil dans la boîte du camion avant de
répondre:
— C’est vrai. Justement, j’apprends le latin pour m’éviter de faire des
déménagements à vingt dollars les samedis après-midi.
Plus tard, monsieur Chevalier paya le déménageur et lui fit ses adieux.
Antoine en profita pour déplacer la voiture à l’endroit laissé libre. Monter le
reste des possessions familiales lui demanda une vingtaine de minutes.
Ensuite, il aida à ranger la vaisselle dans les armoires, ses vêtements et ceux
de sa sœur dans les semainiers placés côte à côte dans la section «chambre»
de la pièce double. Le frère et la sœur seraient dorénavant un peu à l’étroit.
Pendant tout ce temps, Marie-Paule tenait son chat contre sa poitrine,
pour lui parler à l’oreille. La pauvre bête commençait tout juste à se calmer
un peu.
Viviane fouilla dans son sac à main et tendit quelques dollars à son fils
en lui demandant:
— Tu connais la rôtisserie rue Wellington? Va chercher un poulet et des
frites. Et de quoi boire.
Sa sœur entendit se joindre à l’expédition, aussi Minou alla-t-il se
cacher sous le lit de sa maîtresse. Quand ils furent sur le trottoir, Marie-
Paule demanda:
— On y va en auto?
— Je pense avoir assez conduit pour toute la semaine à venir.
Le trajet jusqu’à Verdun avait dépassé très largement toute la distance
parcourue depuis d’obtention de son permis, le printemps précédent.
— Je suis désolée. Comme guide, je ne vaux rien.
— Quand le guide dit: “tourne à droite”, et que le conducteur va à
gauche, je me demande qui est le plus responsable.
Cela suffit à faire sourire la jeune fille.
Ils marchèrent jusqu’à la rue de l’Église et prirent la rue Wellington
pour se diriger vers le sud-ouest. Le Ti-Coq Modern s’inspirait du St-
Hubert quant au menu, ainsi qu’au service de livraison: de petites voitures
européennes parcouraient les rues. Le commerce promettait toutefois une
économie à ceux qui venaient chercher leur repas au comptoir.
Sur le chemin du retour, Marie-Paule entra dans une minuscule épicerie
pour acheter une grosse bouteille de Pepsi. Quand elle ressortit, une voix
parvint d’une automobile:
— Eille! Tu sors-tu?
— Elle sort avec moi, répondit Antoine, un sourire en coin.
Le chauffeur appuya sur l’accélérateur.
— Quel idiot! commenta Marie-Paule. Les gars sont-ils tous comme ça,
à Montréal?
— Ici, c’est Verdun… souligna son frère.
Après avoir fait quelques pas, il ajouta:
— Au moins, il n’a pas crié: “Qu’est-ce que tu manges pour être belle
de même?”
— Je ne suis pas belle.
— Tu crois qu’il s’adressait à moi?
Cette fois il esquiva sans mal le coup dirigé vers son bras.
Une fois à la maison, ce fut dans le salon que la famille se retrouva pour
manger. À trois sur le canapé, chacun avait son assiette sur les genoux et un
verre de Pepsi par terre. Le père, dans son fauteuil habituel, profitait d’un
plus grand confort. Les meubles ne payaient pas de mine: c’étaient des
coussins rembourrés avec du crin de cheval, posés sur un cadre de bois
massif. Une antiquité pas assez vieille pour avoir pris de la valeur.
Toute la famille avait les yeux rivés sur l’appareil de télévision noir et
blanc de dix-neuf pouces, placé sur un support à roulettes. Pendant trois
minutes, Antoine avait joué avec les oreilles de lapin afin d’obtenir la
meilleure réception.
— Au moins, ici, nous voyons bien l’image et nous avons deux fois plus
de postes, avait-il commenté.
À Nicolet, à la station CHLT, le canal 7 de Sherbrooke, et au poste
CKTM, le canal 13 de Trois-Rivières, la «neige» donnait parfois aux
personnages des allures de fantôme. À Verdun, la réception de CBFT, le 2,
et de CFTM, le 10, était impeccable, tout comme celle de CBMT et de
CFCF, le 6 et le 12.
— Comme il y en a deux en anglais, ça revient au même, remarqua la
mère.
— Je suis déjà arrivé à la conclusion que nous ferions mieux de nous
habituer à cette langue, et faire l’effort de l’apprendre au moins un peu.
Chez Ti-Coq, un client sur deux parlait anglais, avança Antoine.
Romain hocha la tête pour donner son assentiment à ce constat. Le
visage de la grande ville lui paraissait résolument étranger, surtout à cause
de l’affichage, bilingue dans le meilleur des cas, mais le plus souvent juste
en anglais. Cela ajoutait à son impression de se trouver très loin de sa
patrie. Au moins, à l’écran, il retrouva une émission familière, le Club des
autographes, avec l’animateur Pierre Paquette. Les enfants écoutèrent
Ginette Sage et Pierrette Roy d’une oreille distraite. La mère s’extasia une
nouvelle fois sur la belle voix de basse de Yoland Guérard. Son mari la
soupçonnait d’avoir aussi un petit faible pour le physique du chanteur.
Quand commença la leçon de danse, il se leva en marmonnant:
— Moé, j’vas me coucher.
Pendant l’échange de souhaits de bonne nuit, Viviane Chevalier eut tout
de même une pointe d’inquiétude. «Mais pousser une vadrouille va lui
permettre de se reposer», songea-t-elle. Finalement, elle arriva sans trop de
mal à se convaincre que ce changement de vie s’imposait d’abord pour son
mari.
Puis son attention se porta de nouveau sur l’écran où se déhanchaient
des jeunes gens.
— Le twist, c’est pas vraiment une danse! s’exclama-t-elle.
— Pourtant, c’est la seule que j’arrive à peu près à danser, plaisanta
Marie-Paule en se levant pour le lui prouver.
Pendant toute la chanson de Chubby Checker, Let’s Twist Again, joué
par l’orchestre du Club des autographes dirigée par Michel Brouillette, elle
montra un savoir-faire qui se comparait bien à celui de Pierre Paquette.
Avec des amies du couvent, elle avait eu l’occasion de s’entraîner.
— Viens, dit-elle en tendant la main à son frère quand l’orchestre
enchaîna avec une autre pièce.
Il se fit tirer l’oreille, puis se laissa finalement entraîner. À se dépenser
ainsi, ils firent la preuve de l’étroitesse du salon. Après s’être accroché dans
un meuble, Antoine s’installa dans le fauteuil de son père.
— Je continue à croire que c’est pas une danse, commenta la mère.
— Ma sœur dit que c’est la seule qu’elle connaît, et c’est très
certainement le cas aussi de son nouvel admirateur.
— Qui ça?
— Dès sa première promenade dans les rues de Verdun, quelqu’un lui a
signifié son éblouissement.
Viviane réclama des explications tout en regardant sa fille se déhancher.
Oui, c’était un beau brin de fille, pour qui les aimait plutôt timides, minces
et pas très grandes. Dans ce domaine, la ville présentait sans doute bien des
dangers. Elle se promit d’accroître sa surveillance.
Jusque-là, les Chevalier avaient fait leurs emplettes dans les commerces
de Nicolet. Pour les achats plus importants, ils empruntaient le traversier à
Saint-Grégoire afin de débarquer à Trois-Rivières, juste à l’extrémité de la
rue des Forges, la principale artère commerciale de la ville. Et très
exceptionnellement, quand il n’y avait aucun risque à faire un achat à
l’aveuglette, ils utilisaient le catalogue de Dupuis Frères.
Visiter ce commerce représentait une nouvelle expérience. Après avoir
passé la porte, Viviane murmura:
— Doux Jésus, on va se perdre, là-dedans.
— On indique l’étage des départements sur ce panneau. J’aimerais aller
du côté des vêtements féminins, et aussi à la pharmacie.
— Si tu sais où aller, je vais te suivre!
Il s’agissait simplement de trouver les escaliers mécaniques et d’aller à
l’étage voulu. Marie-Paule avait une liste interminable de besoins, que sa
mère voyait comme des caprices. Quand l’adolescente regarda les bas de
nylon, Viviane décréta:
— Ben voyons, à ton âge, t’as pas besoin de porter ça!
Marie-Paule comprit qu’elle n’aurait pas de sitôt l’occasion d’imiter
madame Donnelly en remontant sa jupe pour attacher des bas à ses
jarretelles. Elle eut un peu plus de succès avec les soutiens-gorge, à
condition qu’ils demeurent simples et blancs. Même chose pour les culottes.
Discrètement, elle regarda les bourrures – de petits pads de caoutchouc
mousse –, tout en se disant que mieux vaudrait payer ce genre d’accessoire
avec son propre argent, plutôt que celui de son père. «Non, jamais tu ne
t’affubleras de petits coussins de ce genre», se résolut-elle ensuite. Au
couvent des sœurs de l’Assomption, elle avait entendu parler de garçons
qui, dans des moments intimes, se retrouvaient avec une poignée de
papiers-mouchoirs dans la main. Cela aussi serait très gênant. Plus que de
montrer une poitrine menue.
— Je comprends que tu veuilles pas porter ton costume du pensionnat à
la messe, commenta sa mère en se dirigeant vers des jupes et des robes. Tu
pourrais au moins porter ta veste.
— Elle est en laine, serrée aux épaules et trop courte.
— Dans ce cas-là, ça va te prendre une robe ou une blouse avec des
manches. Autrement, Anselme va refuser de te donner la communion.
Cela s’était vu quand Viviane était encore une jeune fille. Les prêtres
étaient à l’époque totalement effarouchés à la vue de bras féminins ou de la
naissance d’une poitrine. Ces derniers temps, ils se montraient moins
impressionnables. Marie-Paule négocia ferme l’achat de deux blouses dont
les manches atteignaient les coudes, et deux jupes, l’une avec des plis
«creux», l’autre simplement avec des plis. La mère fut satisfaite, car toutes
les deux couvraient les genoux, et la fille parce qu’elle les trouvait très
seyantes. Les pantalons Capri suscitèrent des froncements de sourcils.
— Ce qui est utile avec des pantalons comme ça, c’est que si je prends
quatre pouces cet hiver, l’an prochain, je les ferai passer pour des pedal
pushers un peu longs.
— Si tu prends quatre pouces en hauteur, comme tu dis, tu prendras
aussi deux pouces sur les hanches. À ton âge, on devrait pouvoir louer les
vêtements pour une période de six mois.
Viviane autorisa quand même l’achat. Le maillot de bain exigea une
négociation encore plus serrée.
— Qu’est-ce tu penses de celui-là? l’interrogea la mère en montrant un
mannequin affublé d’un costume de bain doté d’une jupette couvrant les
fesses.
— Même Priscilla, qui est une enfant jolie comme un cœur, paraîtrait
ridicule là-dedans.
Viviane posa alors ses conditions: les bretelles seraient larges,
l’encolure haute, les hanches couvertes, et le tissu monterait suffisamment
haut sous les aisselles pour éviter de montrer la moitié d’un sein, et serait
plus épais au niveau de la poitrine et de l’entrejambe, afin de ne rien
révéler. Elle ajouta une justification supplémentaire:
— T’sais, l’eau froide, des fois…
Juste pour rire, Marie-Paule aurait aimé lui vanter les charmes d’un
bikini, mais Dupuis Frères n’en vendait pas. Quant aux deux-pièces qui
cachaient pudiquement le nombril, ils étaient en rupture de stock.
Finalement, le choix se porta sur un costume une pièce d’un bleu profond,
avec un motif plus pâle à l’encolure, qui satisfaisait à la fois toutes les
exigences maternelles et celles de la fille. Parce que dans la cabine
d’essayage, en s’admirant dans le miroir, Marie-Paule jugea qu’il soulignait
sa silhouette, menue quoique joliment proportionnée.
Avec leurs nombreux sacs, elles descendirent au rez-de-chaussée où se
trouvait un département de produits hygiéniques. Il manquait encore à la
jeune fille des tampons – une boîte de quarante pour un dollar cinquante-
neuf –, du Noxzema et du Coppertone afin de «bronzer sans brûler»,
comme le promettait le panneau publicitaire.
— Ça, ta patronne devrait le payer, pis le costume de bain pareil. C’est
pour le travail.
— L’hôpital paie les vêtements de papa, et le marché Dionne, ceux
d’Antoine? Ça m’avait échappé.
Cependant, la jeune femme gardait à l’esprit que tous ces dollars
dépensés étaient difficilement gagnés par son père, au point de gâcher un
peu son plaisir. Un bref instant, elle fut sur le point de tout rendre au
magasin et de proposer d’aller dans une boutique de vêtements usagés. Ou
alors un de ces comptoirs paroissiaux où des vêtements passaient de l’un à
l’autre. D’une famille pauvre à une autre plus pauvre encore, d’habitude.
L’absence d’une famille élargie privait les Chevalier de cette forme de
solidarité. Puis elle pensa à son travail sur la ferme, sans aucune
rémunération. Il devait bien lui revenir un petit quelque chose du profit de
la vente de l’entreprise agricole.
Après avoir mangé, Romain alla s’asseoir sur la galerie située à l’arrière
de l’appartement. À peine installé dans la berçante, son regard se porta vers
le sol. La cour était vraiment en piètre état. Il décida de ne pas remettre à un
autre jour la corvée à laquelle il s’était engagé.
Quelques minutes plus tard, plié en deux, il ramassait des bouts de bois,
des boîtes de conserve rouillées et des emballages de plastique. Comme la
propriétaire n’avait aucun motif de souiller son propre espace, il jugea
plausible que cela vienne de voisins indélicats, et pas seulement des gamins.
Il réussit à remplir la poubelle de ces détritus. Il y avait aussi des mauvaises
herbes qui atteignaient la hauteur de ses genoux.
Il en était à les arracher quand une porte s’ouvrit:
— Monsieur Chevalier, je vous remercie infiniment. Ça commençait à
ressembler à une jungle! Je viens de faire du thé, venez donc en prendre une
tasse avec moi.
Comme Romain commençait à être fatigué de travailler, il accepta
l’invitation.
— Installez-vous là. Vous prenez du sucre et du lait?
— Un peu de lait sera parfait, la remercia-t-il en s’asseyant.
Madame Langevin déposa devant lui une assiette de biscuits au chocolat
et de Feuilles d’érable.
— Je les ai sortis pour vous, par politesse. Maintenant, je me sens
autorisée à en manger un peu. D’après mon médecin, je ne devrais pas du
tout. Alors si vous ne partagez pas avec moi, je risque le coma diabétique.
— J’vais me sacrifier pour vous rendre service, seulement vous devriez
pas mettre votre santé en danger pour moi.
— Ça c’est la grande trouvaille des docteurs: arrêtez de faire ce que
vous aimez, pour vivre plus vieux. Si la vie est plus longue, comme elle est
déjà plate, elle vous paraît encore plus longue. Moi, je vais arrêter de
m’adonner à mes petits péchés le jour où je devrai commencer à me piquer
à l’insuline.
On disait que la peur était la mère de la prudence. Manifestement, ce ne
serait pas tout de suite pour madame Langevin: elle mordit dans un biscuit
au chocolat.
— Pis, aimez-vous ça, la ville? demanda-t-elle ensuite.
— Pas trop, mais j’vais faire avec. La campagne, j’aimais ça, sauf
qu’astheure les plus gros achètent les plus petits… Comme mon gars veut
faire des études, j’avais aucun intérêt à m’entêter.
— Pour les jeunes, c’est certain que la ville paraît plus attirante. Y a tant
de choses à faire. Votre gars, c’est-tu le genre à devenir curé, comme son
oncle?
— J’pense qu’y aurait d’la misère à respecter ses vœux. Si vous voyez
ce que je veux dire…
— Ah! Pourtant, votre femme m’a confié…
Ainsi, Viviane rêvait encore d’une vocation ecclésiastique pour son
aîné. Quelques années plus tôt, elle en parlait beaucoup, presque sans cesse.
À partir de douze ans, le principal intéressé avait mis fin à cette lubie en
affirmant: «Si un jour les curés ont le droit de se marier, comme les
protestants, j’y penserai!»
— Ma femme a tendance à prendre ses rêves pour des réalités.
Et à force de les répéter à haute voix, parfois, elle arrivait à ses fins. Le
déménagement à la ville en était une preuve éloquente.
— C’est certain qu’un prêtre dans la famille, c’est une source de fierté.
— De votre côté, vous avez eu des enfants?
— Trois, mais y en a un qui est mort tout jeune. Vous savez, dans les
années trente, c’était pas vraiment le temps d’avoir des grosses familles.
Un instant, Romain songea aux moyens qu’elle avait employés pour
empêcher la famille, puis il chassa rapidement la question de son esprit. À
la place, il demanda:
— Vous êtes veuve depuis longtemps?
— Quatre ans déjà. Tancrède avait une dizaine d’années de plus que
moi. Une longue maladie…
L’expression désignait d’habitude les cancers, bien qu’elle pût aussi
convenir pour le diabète. Peut-être que l’abus des biscuits Feuille d’érable
avait constitué un vice conjugal. Comme pour tenter le sort, ou pour
allonger la vie de sa logeuse, Romain en prit un second. Pendant quelques
minutes, ils parlèrent des deux enfants Langevin établis dans l’est de la
ville, près des raffineries. Ensuite, le visiteur retourna chez lui.
Romain s’était levé après une nuit d’insomnie. Comme son existence
était allée à vau-l’eau au cours des derniers mois – ou plutôt, des dernières
années –, apprendre aujourd’hui qu’il était atteint d’une maladie incurable
lui paraissait dans l’ordre des choses. D’habitude, les check-up venaient
après l’accumulation d’indices inquiétants. Lui présenter celui-là comme
une simple formalité ne le rassurait pas vraiment.
En plus, on lui avait demandé de se présenter à jeun. Lui qui d’habitude
se contentait d’un peu de thé en guise de déjeuner, ce jour-là, il se
découvrait un appétit de loup.
— Ça t’inquiète? demanda sa femme, occupée à faire des toasts pour les
enfants.
— Moi, m’faire saigner pour la science…
Dans ses périodes d’inquiétude, il avait toujours un certain sens de
l’exagération.
— Bon, j’suis aussi bien d’y aller tout de suite. Ça sera faite.
Avant de sortir, il haussa un peu la voix afin de souhaiter une bonne
journée à Marie-Paule et Antoine. Les réponses vinrent de la salle de bain et
de la chambre. Dans cet appartement, on était toujours sûrs d’être entendus.
Quelques minutes plus tard, il se présentait dans le bureau de l’infirmière
affectée aux prises de sang.
— Monsieur Chevalier, l’accueillit-elle en le voyant dans l’embrasure
de la porte, installez-vous là, j’arrive.
Maintenant, tout le personnel connaissait le nom de l’homme qui
parcourait les couloirs, armé d’une vadrouille. Si lui-même tentait de se
faire discret, son collègue Patenaude considérait de son devoir de lui
présenter le plus grand nombre d’employés possible.
Il occupa une chaise placée dans un coin de la pièce et posa son avant-
bras sur une petite table. La jeune femme lui fit un garrot avec une bande de
caoutchouc et prit une seringue en s’informant:
— Êtes-vous du genre à craindre les aiguilles?
— J’peux pas dire que j’apprécie, mais ça devrait aller.
Puis, pour porter son attention sur un autre sujet, il demanda:
— Garde-malade, c’est un travail que vous aimez? J’ai une grande fille
de seize ans. Je la verrais avec un uniforme blanc sur le dos, en train de
piquer un vieux monsieur comme moi.
Son interlocutrice eut un rire amusé.
— Oui, j’aime beaucoup. Comme tout le monde ici, je trouve à redire
sur la paye. D’un autre côté, je suis bien certaine que ce que j’ai appris me
servira toute la vie, quand j’aurai une famille.
— Pis c’est long, pour apprendre?
— Le cours dure trois ans. Vous avez certainement remarqué l’école, à
côté de l’hôpital.
La conversation avait permis au patient de diminuer un peu sa nervosité,
et à l’infirmière de terminer le prélèvement. Elle lui colla un pansement au
pli du coude:
— Maintenant vous devez faire prendre une radiographie de vos
poumons. Vous savez où aller?
— Hier après-midi, j’ai passé la moppe autour de la grosse machine.
— France va vous passer entre deux patients. Ça vous prendra cinq
minutes, pas plus.
Ce qui voulait dire quinze, au moins. L’homme comprenait maintenant
que dans un hôpital, le temps était élastique. Après tout, on parlait de
patients, plutôt que de malades.
— Merci, garde, à la prochaine piqûre.
Finalement, ce bout de la procédure ne s’était pas montré trop pénible.
La suite ne le fut pas vraiment plus, seul le déroulement s’avéra plus long,
car une patiente passa devant lui au dernier instant. Il regarda la femme au
visage émacié assise dans un fauteuil roulant, les cheveux un peu emmêlés
et pas très propres, avec sur le dos une de ces jaquettes d’hôpital ridicules et
un peignoir.
— Désolée, s’excusa l’infirmière qui poussait la malade.
Elles entrèrent dans la petite salle où se faisaient les radiographies.
Après quelques minutes, quand elles ressortirent, ce fut France, chargée de
prendre les clichés, qui vint vers lui:
— Venez tout de suite, monsieur Chevalier.
Les autres patients qui attendaient leur tour grimacèrent un peu devant
ce second resquilleur. À l’intérieur du local, Romain enleva sa chemise et sa
camisole. Sa poitrine était un peu creuse et ses côtes se distinguaient très
bien. Il suivit les indications de la jeune femme au moment de se placer
derrière la machine. Bientôt, la préposée déclara:
— Voilà, c’est pas plus compliqué que ça. Le docteur Rhéaume les aura
entre les mains quand il vous recevra.
De retour dans la salle d’attente, Romain pensait se diriger vers le sous-
sol sans tarder. Cependant, la voix de la femme malade assise dans son
fauteuil roulant l’arrêta:
— Monsieur, comme mon accompagnatrice a été appelée pour une
urgence, pourriez-vous me pousser jusqu’à ma chambre? Le numéro 223.
— Je veux bien, mais je ne sais pas si je saurai…
— Les petites manettes, là, ce sont les freins. Pour la conduite
proprement dite, il n’y a pas de volant. Vous poussez.
Quelle faute était la plus susceptible de lui valoir un renvoi?
S’approcher de trop près d’une malade ou négliger de lui venir en aide? Il
lui aurait donné à peu près son âge: trente-neuf ans. Devant l’ascenseur, elle
tendit un index vers le bouton.
Comme ils étaient seuls dans la petite cage métallique, il expliqua:
— J’ai hésité parce que je sais pas si c’est permis, vu ma fonction ici.
— Même si vous côtoyez quantité de microbes à passer le balai, vous ne
me donnerez pas une maladie pulmonaire. C’est déjà fait, et il paraît que je
me la suis donnée moi-même.
Romain se sentit affreusement mal à l’aise. Heureusement, la porte de
l’ascenseur s’ouvrit à cet instant, il n’eut pas à commenter ce constat. Dans
la chambre 223, il n’y avait qu’un seul lit, un privilège réservé aux gens
riches. Il plaça le fauteuil près du lit. La passagère ajouta à son malaise en
lui demandant:
— Monsieur Chevalier, auriez-vous la gentillesse de m’aider à
m’étendre?
D’abord, il fut surpris qu’elle sache son nom, puis il se souvint que
l’employée, à la radiologie, l’avait nommé.
— Je veux bien, mais j’sais pas comment.
— En premier, il faut mettre le frein, autrement, je risque de m’étaler.
Quand ce fut fait, elle continua:
— Prenez mon bras du côté gauche.
Sous le peignoir, le membre lui sembla tout maigre. Puis de si près, il
sentit son odeur un peu rance, celle d’un corps mal lavé. Dans le cas des
malades alités, une garde-malade lavait les patients avec un gant à intervalle
plus ou moins régulier. Elle s’aida de sa main droite pour se mettre debout,
fit deux petits pas vers le lit, y posa les fesses et s’inclina jusqu’à ce que sa
tête touche l’oreiller.
— Maintenant, soulevez mes pieds pour les mettre sur le lit. En partant,
avertissez la personne au poste de garde que vous m’avez ramenée. Je ne
voudrais pas qu’on organise une battue pour me retrouver.
L’effort pour se coucher avait mis un peu de sueur sur le front de la
malade.
— Reposez-vous bien, prit congé Romain.
La femme esquissa un sourire.
À la religieuse de faction au poste de garde, près de l’ascenseur, il
expliqua:
— Ma sœur, j’ai aidé la patiente du 223 à revenir dans sa chambre. Elle
ne me semble pas aller très bien.
— J’envoie quelqu’un.
Ce ne fut que vers quatre heures qu’une infirmière vint avertir Romain
de se présenter au bureau du docteur Rhéaume. Il s’agissait d’un gros
homme aux oreilles décollées, quelqu’un pour qui la vie dans une cour
d’école avait dû être difficile. Et ses grosses lunettes à monture de plastique
ne devaient pas lui avoir rendu les choses plus faciles. En rentrant dans le
cabinet, l’employé chercha à lire un verdict sur le visage du médecin. Son
anxiété était si perceptible que celui-ci le rassura d’entrée de jeu:
— Les radios des poumons étaient correctes. Aucune infection
susceptible de mettre en danger notre clientèle.
La grande crainte demeurait la tuberculose, même si depuis une
quinzaine d’années, la pénicilline permettait de guérir ceux qui en
souffraient. Néanmoins, la maladie demeurait sérieuse, et difficile à traiter.
— Vous allez enlever votre chemise et votre camisole, et vous asseoir
là-dessus.
Il lui désignait une couchette surélevée. Le praticien promena le bout de
son stéthoscope sur sa poitrine et son dos. Ensuite il lui demanda de tousser
une demi-douzaine de fois. Il palpa son abdomen, prit son pouls, frappa sur
ses genoux avec un petit marteau de caoutchouc et le fit monter sur un pèse-
personne.
Quand Romain occupa enfin la chaise placée devant le bureau du
médecin, ce fut pour entendre:
— Les poumons sont clairs, le pouls un peu trop rapide. Surtout, vous
semblez fatigué. Trop fatigué. Faites-vous de bonnes nuits?
— Les choses ont été difficiles, pendant les derniers mois. J’ai
beaucoup de préoccupations.
— Combien d’heures dormez-vous?
— Quatre ou cinq.
Le docteur Rhéaume écrivit trois ou quatre, devinant être devant
quelqu’un qui réduisait ses symptômes de peur d’être déclaré malade.
— L’appétit?
Romain oscilla la main, dans un geste signifiant «couci-couça».
— Bon, l’huile de foie de morue, ce n’est pas juste pour les enfants,
vous pouvez en prendre aussi. Je vais vous prescrire de quoi vous fortifier
un peu. Toutefois, la meilleure façon de prendre des forces, c’est de manger.
— Est-ce que j’ai le droit de prendre un petit verre?
— Une ponce? Un cordial? Un vin Saint-Georges?
Le médecin évoquait une ponce de gin, un remède souverain contre la
grippe, une boisson vivifiante – d’habitude, un cognac –, ou alors un vin
«fortifié», c’est-à-dire auquel on ajoutait de l’alcool pour arrêter la
fermentation. C’était un genre de porto ou de xérès. Vendu au gallon dans la
province de Québec par la Commission des liqueurs, renommée Régie des
alcools au mois d’avril précédent, le Saint-Georges était le plus populaire,
et le moins cher, de ces vins. L’homme de ménage hocha la tête.
— Si votre femme vous interdit de boire, vous pourrez lui dire que c’est
sur ordre du médecin. Moi par exemple, je ne donne pas de prescription
qu’il faut présenter à la Régie. Un verre de porto ne vous fera certainement
pas de mal, et si ça vous aide à dormir, ce sera un bienfait. Vous repasserez
me voir dans deux mois, et à ce moment, je compte voir moins de cernes
sous vos yeux, et un pouce de plus à votre taille. Ça devrait aider.
Il lui tendit un rectangle de papier totalement illisible.
— Et maintenant, vous allez sans doute prendre un verre de vin à la
santé de Patenaude?
— C’est ce que j’avais prévu.
— Allons-y ensemble.
Alors qu’ils prenaient l’ascenseur, il demanda:
— La raison de vos insomnies, c’est la ferme que vous avez perdue?
Romain fronça les sourcils, au point où son interlocuteur éclata de rire:
— On ne vous avait pas prévenu? La meilleure façon de faire circuler
une information dans l’hôpital, c’est de mettre Patenaude au courant.
Jamais il ne dit des mesquineries, son discours est toujours empreint de
sympathie. Seulement il placote! Comme je pense que vous êtes plus
discret, nous aurons moins besoin de surveiller nos paroles, à l’avenir.
La célébration se tenait dans une salle de réunion située à côté du
bureau de sœur Joseph-du-Sacré-Cœur. Une douzaine de personnes étaient
debout dans la pièce, un verre à la main. Le docteur Rhéaume donna un
petit coup de coude à son nouveau patient en lui désignant une cruche d’un
gallon déposée sur une table.
— C’est le temps de commencer votre traitement au Saint-Georges.
Une employée des cuisines avait hérité de la responsabilité de faire le
service. Elle apporta un verre du porto à Romain en précisant:
— La sorte, c’est le choix du fêté…
Le goût était un peu grossier, bien que le nouvel homme de ménage,
tout comme l’ancien, ne se distinguât pas par la finesse de son palais. Il
remarqua que des infirmières venaient placer de petits paquets sur la table
en précisant quelque chose comme:
— De la part des filles du deuxième.
Ça pouvait aussi être celles du premier, du troisième ou du quatrième,
de la maternité ou de la pouponnière. Le nouveau retraité avait droit ensuite
à une bise sur la joue, et à des mots comme: «Reposez-vous bien,
maintenant.» À chaque fois, Patenaude formulait des remerciements d’une
voix un peu bourrue, une manière de dissimuler son émotion. Bientôt, sœur
Joseph-du-Sacré-Cœur frappa ses mains l’une contre l’autre pour attirer
l’attention.
— Aujourd’hui, je me sens particulièrement émue. Imaginez-vous
qu’en 1932, monsieur Patenaude et moi sommes arrivés à l’hôpital Christ-
Roi le même mois.
La religieuse avait visiblement mieux supporté les vingt-neuf dernières
années que son employé.
— Alors je vois son départ aujourd’hui comme un petit message à mon
intention. À notre époque où surviennent tant de changements, où tout le
monde parle de tout moderniser, peut-être est-ce le temps de passer le
flambeau à une autre génération.
Toutefois, la directrice n’alla pas jusqu’à annoncer sa retraite prochaine.
Elle formula des remerciements sincères pour les années de services de
l’homme de ménage, précisa que le conseil de l’établissement avait pensé à
une petite gratification qui serait incluse dans la dernière paye, puis elle
invita tout le monde à applaudir le nouveau retraité.
Ensuite, ce fut comme une parade: tout le monde entendait lui souhaiter
une vie heureuse. Loin des moppes et des produits de nettoyage. Romain vit
le docteur Rhéaume échanger quelques mots avec la directrice, celle-ci vint
ensuite dans sa direction:
— Je suis heureuse de savoir que vous vous portez bien. Alors, avez-
vous aimé votre première semaine avec nous?
— Oui, beaucoup.
Ce n’était pas tout à fait exact. Cependant, il arrivait presque à être
heureux de son sort. Les gens se montraient très sympathiques et le travail
ne se révélait pas trop exigeant.
— Dans ce cas, nous pouvons compter sur vous pour les trente
prochaines années?
— Certainement. Est-ce que je vais pouvoir compter sur votre présence
le jour de mon départ, ma mère?
— Monsieur Chevalier, je pense que vous en avez pour beaucoup plus
longtemps que moi dans ces lieux, lui confia-t-elle avec un sourire.
Peu à peu, les personnes présentes se dispersèrent. À la fin, il ne resta
plus que les deux hommes de ménage. Patenaude mit ses cadeaux dans un
sac de papier de chez Steinberg.
— Elles vont me manquer, toutes ces jeunesses. Ces cadeaux, je gage
que c’est des chocolats pis des bonbons.
— Aimes-tu ça?
— Non, mais j’ai une demi-douzaine de petits-enfants.
Ils quittèrent la pièce pour aller vers l’ascenseur. Le vieil homme se
retourna vers son collègue pour dire encore:
— Là, tu vas me laisser descendre tout seul. J’aime mieux pas de
témoins pour dire adieu à cet endroit. Après, si on se croise, ça me fera
plaisir de faire un brin de jasette. Excepté que ça sera pas à la taverne du
coin, parce que Verdun est toujours une ville sèche.
En d’autres mots, la présence de débit d’alcool était interdite.
— J’suis pas encore un habitué de la grande ville, mais paraît que Ville-
Émard est pas si loin.
— T’as raison. Y faut juste traverser le canal. Et pas besoin de nager, y
a un pont.
— T’es pas mal au courant de tout dans cet hôpital. À matin, j’ai
raccompagné une femme à la chambre 223. C’est grave, ce qu’elle a?
— C’est Rosita. Elle, a sortira pas d’icitte sur ses pieds, répondit
Patenaude avec émotion. Cancer du poumon. Bon, là, je suis mieux de
descendre avant de me mettre à brailler pis à morver.
Chapitre 7
Chez les Chevalier, l’absence des deux plus jeunes rendait l’atmosphère
un peu lourde. Quand commença l’émission Le point d’interrogation, au
canal 2 et animée par Nicole Germain, Romain quitta son fauteuil habituel
en marmonnant:
— Toute la journée, j’ai été enfermé. C’est pas normal pour un
cultivateur. Je vais m’asseoir derrière sur le balcon.
Depuis dix jours qu’il habitait Verdun, l’endroit lui avait servi de refuge
à quelques reprises. Il prit une bière dans le frigidaire et s’installa dans la
vieille berçante, les deux pieds sur le rebord du garde-corps. Sa
conversation avec Rosita Valade ne lui sortait pas de la tête. Comment
faisait-elle pour montrer un pareil courage dans ces circonstances? Alors
que lui-même présentait une tête d’enterrement parce qu’il n’avait plus à se
lever à cinq heures du matin pour traire les vaches, ni à rentrer passé sept
heures le soir parce qu’il avait trait les vaches une seconde fois.
Le concept d’été indien lui était familier. Mais que pouvaient bien
signifier les mots ripe et fickle?
— Alors? demanda Marie-Paule en voyant le pli entre ses sourcils.
— Je pense que je vais y arriver, mais demain je repasserai à la librairie
pour acheter un dictionnaire anglais-français.
— Est-ce que ça a l’air intéressant, au moins?
— Ça commence par quelque chose sur l’été indien.
— En tout cas, le film ne parlait pas de ça.
L’adolescente désirait surtout en savoir plus sur ces histoires de liaisons
illicites, de naissances hors mariage et d’avortements.
Chapitre 10
Pendant les deux semaines suivant sa sortie avec Antoine, Angèle avait
gardé ses distances. Pas au point d’éviter d’être en sa présence ou de refuser
de lui parler, mais plus jamais elle n’était venue le rejoindre dans la ruelle à
l’heure du dîner. Puis, en matinée du 2 août, alors qu’il se trouvait accroupi
pour placer des boîtes de conserve dans le bas d’une étagère, le garçon
entendit une autre caissière demander à Angèle:
— T’es pas ressortie avec lui depuis deux semaines? Pourtant, y est
présentable.
— C’est un enfant d’école. Dans un mois, il va mettre son blazer bleu et
aller dans un collège tenu par des curés.
— Il ne doit pas être désagréable à regarder, déguisé en collégien. En
plus, ça veut dire qu’il ne déchargera pas des camions toute sa vie.
— Ça veut dire aussi que pendant des années, y aura pas les moyens de
sortir une fille.
Antoine se le tint pour dit: un film, une frite et un Pepsi, ce n’était pas
assez pour sortir une fille. Enfin, pas convenablement aux yeux de cette
jeune femme. Ces deux-là savaient aller à l’essentiel: être un mauvais parti
aujourd’hui le rendait-il infréquentable? Ou la promesse d’un bel avenir
compensait-elle la faiblesse actuelle de ses moyens?
Il ne connaîtrait pas la conclusion de ces demoiselles, car une ménagère
se présenta à l’une des caisses avec un panier bien rempli. Après avoir
terminé sa corvée, il retourna discrètement à l’entrepôt. Pourtant, c’est avec
surprise qu’il vit surgir Angèle à midi alors qu’il était assis dans un coin
ombragé de la ruelle.
— Tu manges seul?
— On dirait bien.
— Je peux?
— Bien sûr.
La jeune femme s’assit sur la planche posée à même le sol en
multipliant les précautions.
— Tu m’as plus invitée après notre sortie de l’autre jour. Ça m’a
surprise, t’avais eu l’air de trouver la soirée agréable.
— Oui, mais j’ai eu l’impression que ces dernières semaines, tu
multipliais les précautions pour ne pas te trouver seule avec moi, justement
pour éviter une nouvelle invitation.
— Vraiment? Je sais pas où tu vas chercher ça.
L’avait-elle vraiment évité, ou était-ce son imagination? Tout de même,
impossible de faire abstraction de la conversation entendue plus tôt.
— De toute façon, je serai bientôt de retour à l’école, et je n’ai pas les
moyens de sortir convenablement une femme.
— Tu nous as entendues? Ça veut rien dire. Elle se mêlait de mes
affaires, je l’ai fait marcher.
L’argument sonnait faux.
— Je demeure toujours un étudiant.
— Bon, si tu le prends d’même… Tu t’y prends vraiment mal pour
conquérir une femme. Si tu changes d’idée, tu sais où me trouver.
Se relever exigea d’Angèle une gymnastique encore plus exigeante que
celle pour s’asseoir. Difficile de demeurer modeste et de porter une jupe.
Plutôt que se lever pour l’aider, Antoine profita du spectacle.
Chapitre 12
Marie-Paule était allée au cinéma une seconde fois avec Marc. Cette
fois, il l’avait laissée choisir le film. Quelque temps plus tôt, alors que son
frère commentait Qu’est-ce que maman comprend à l’amour?, il avait
ajouté: «Je pense que tu aimerais ça.» Alors elle avait suggéré ce film de
Vincente Minnelli présenté à l’Odéon.
Ce mercredi 2 août, Marc vint la rejoindre près de la piscine pour
demander:
— Ça te plairait de voir un autre film? Ben-Hur? Il est sorti depuis deux
ans en anglais, mais la version française est présentée à Montréal depuis
une semaine.
— Le film qui se passe en Terre sainte?
— Oui, et à Rome. Le héros se promène dans une grosse chaloupe à
rame.
— Moi aussi je peux y aller? les interrompit une petite voix haut
perchée.
Priscilla se tenait en face d’eux dans la piscine, avec de l’eau jusqu’à la
taille.
— J’aimerais beaucoup aller au cinéma avec deux jolies filles, mais il
faut avoir seize ans pour voir ce film, lui expliqua Marc.
— Oh!
La déception se lut sur le visage de Priscilla. L’idée d’une sortie à trois
lui plaisait visiblement. Ce serait sa première vraie déception amoureuse.
— Tu es libre demain? demanda Marc en se retournant vers Marie-
Paule.
— C’est un film très long, et à Montréal en plus. Cette princesse
m’attend tôt tous les matins. Est-ce que dimanche dans la journée, ça te
conviendrait?
— Je vais vérifier.
Devait-il demander la permission à ses parents pour avoir le droit de
sortir le dimanche? Ces gens allaient-ils aux vêpres en famille? Marie-Paule
pensa qu’il avait plutôt lancé une autre invitation. Elle n’était pas la seule
avec qui il tenait des petits conciliabules autour de la piscine.
Pour Marie-Paule, aller voir un film dans la grande ville paraissait une
expédition quelque peu risquée. Malgré ses presque quatre-vingt mille
habitants, Verdun devenait une ville familière pour elle. Du moment où on
savait dans quelle direction se trouvait le fleuve, il était impossible de se
perdre. Cependant, dans la métropole du Canada, il en allait sans doute
autrement.
Au souper, elle demanda à son frère:
— Ça te dirait d’aller voir le film Ben-Hur, dimanche?
— Bien sûr. J’ai lu le roman au séminaire, ce serait amusant de
comparer avec le film.
— Il y avait des romans de ce genre au séminaire?
— Le titre complet c’est Ben-Hur: Une histoire du Christ. Comme
l’auteur est américain, je soupçonne qu’il recèle une petite odeur de
protestantisme, mais les bons curés nous le laissaient tout de même entre les
mains.
Peut-être parce qu’avec ses longues digressions religieuses, le texte
ressemblait plus à un prêche interminable qu’à un roman d’aventures. Il en
gardait un souvenir mitigé.
— Marc m’a invitée à l’accompagner.
— Pis tu veux que ton frère y aille aussi pour te protéger? intervint
Viviane. Si tu peux pas lui faire confiance, arrête de sortir avec lui.
— Je n’ai pas de raison de craindre Marc. Mais c’est loin… Si Antoine
veut nous conduire en voiture…
En faisant cette admission, son regard ne quittait pas son père.
L’utilisation de l’automobile requérait l’accord de ce dernier. Romain
acquiesça d’un geste de la tête, tout en précisant:
— Présentement, je fais juste la déplacer les jours où la ville nettoie la
rue. Si elle sert jamais, elle va rouiller. J’en aurai besoin samedi, mais pas
dimanche.
— T’as encore du Saint-Georges, observa Viviane.
— C’est pas pour aller à la Régie. J’ai quelque chose à faire pour
l’hôpital…
— Si je comprends bien, c’est d’un chauffeur dont tu as besoin, la
relança Antoine. Je suppose que tu t’attends à ce que je me place tout près
de l’écran pour ne pas voir ce que tu fais derrière?
— Ta sœur fait rien derrière! protesta Viviane.
— Maman, il me taquine, soupira l’adolescente.
Puis elle continua pour son frère:
— Je pensais à une sortie à quatre. Ça fait longtemps que tu n’as invité
la caissière de ton magasin. Ce serait une bonne idée, non?
— Je pense que la caissière préfère “un tien”, plutôt que “deux tu
l’auras”.
— Ça veut dire quoi, ça? demanda Viviane.
— En septembre, je redeviendrai un étudiant sans le sou. À ses yeux, ça
ne fait pas de moi un cavalier intéressant. Et la possibilité que plus tard je
devienne un professionnel prospère ne compense pas vraiment ma situation
actuelle.
— Ben d’abord c’est qu’elle a pas de tête.
D’un autre côté, si la jeune femme avait bien accueilli son fils, elle
l’aurait traitée de profiteuse. Aucune de celles qui pourraient le lui enlever –
ou l’enlever à la vocation ecclésiastique – ne trouverait grâce à ses yeux.
Antoine expliqua à sa sœur:
— Écoute, si ton Marc a une petite sœur, mais pas trop petite, ou une
grande sœur, mais…
— … pas trop grande, compléta l’adolescente.
— Ou une cousine, ou une voisine, ou peut-être même la petite blonde
avec qui il était le soir où tu me l’as présenté, qui accepte de me servir
d’escorte, ça me fera plaisir de vous servir de chauffeur. Autrement, je me
sentirais vraiment de trop.
Rosita Valade aussi avait demandé de dîner un peu plus tôt que
d’habitude, de façon à en avoir terminé à midi. Elle voulait avoir tout son
temps pour se préparer. Déjà, se rendre aux toilettes représentait une
épreuve. Alors choisir des vêtements et les enfiler lui demandait toutes ses
forces. Heureusement, une infirmière avait accepté de l’aider. Il s’agissait
de Lise Blais, une jeune femme de vingt ans, diplômée depuis le mois de
juin. Rosita aurait préféré une femme plus vieille, peut-être même une
religieuse. Celle-là était trop jeune et trop jolie pour voir son corps délabré.
Quand Rosita leva difficilement les bras afin que l’autre lui retire sa
jaquette d’hôpital, elle commenta:
— Ça me gêne de me montrer comme ça.
— Ne vous en faites pas, j’ai l’habitude.
— Vous croyez vraiment qu’entendre ça me fait du bien?
— Je… je suis désolée. Je voulais dire…
— Vous voulez dire que vous avez l’habitude d’aider des vielles de
quatre-vingts ans à se déshabiller ou à s’habiller. Moi, j’en ai la moitié.
Ce fut en silence que l’infirmière continua de l’aider à mettre ses
vêtements. Régulièrement, Rosita dut s’asseoir sur le lit pour reprendre son
souffle. L’effort la mettait en nage et sa respiration devenait haletante.
— J’espère que vous ne prendrez pas froid, commenta l’employée.
— C’est sûr que dans mon état, attraper un rhume serait le comble,
ricana la malade.
Devant la mise désolée de la jeune femme, Rosita posa une main
décharnée sur son avant-bras:
— Je m’excuse, mademoiselle Blais. Je suis devenue une petite vieille
acariâtre avant mon temps. Pis je dois bien l’avouer, vous me rendez jalouse
avec votre visage de poupée. Profitez bien de vos vingt ans, ils passent très
vite…
Après s’être ressaisie, la malade regarda sa montre et lança d’une voix
faussement gaie:
— Maintenant, vous pouvez approcher mon petit carrosse.
Son interlocutrice mit un instant avant de comprendre.
— Je l’ai stationné dans le couloir près de la porte. Je reviens!
Romain avait garé sa voiture à l’endroit convenu une bonne dizaine de
minutes à l’avance. Une attente suffisamment longue pour voir un gros
homme au visage grisâtre arriver sur une civière.
— Crise cardiaque, grommela-t-il.
C’est à cet instant qu’il vit apparaître sa passagère assise dans un
fauteuil roulant, accompagnée d’une jeune infirmière qui la poussait.
Bientôt, elle s’arrêta à sa hauteur. Romain se précipita afin d’ouvrir la
portière à l’arrière du côté du trottoir.
— Tu n’es pas sérieux, Romain. Me faire asseoir à l’arrière! Même dans
un taxi, je me mets toujours à l’avant.
Il se le tint pour dit. Rosita se leva avec difficulté en dépit de l’aide de
l’infirmière. Romain prit le relais en passant un bras autour de sa taille, puis
l’aida à s’asseoir. L’odeur du corps de la femme, indéfinissable, lui fit
plisser le nez.
En se redressant, il demanda, une pointe d’inquiétude dans la voix:
— Y a des marches, chez toi?
— Quatre ou cinq.
— Dans ce cas-là, je vais prendre la chaise avec nous.
L’homme constata avec surprise qu’un fauteuil roulant pesait un bon
poids. L’infirmière lui expliqua comment le replier et le déplier ensuite. Il
logeait tout juste dans le coffre arrière de la Bel Air. En s’assoyant derrière
le volant, Romain demanda:
— Alors, où est-ce qu’on va? Il faudra m’expliquer, parce que j’ai pas
encore exploré la ville. Le seul chemin que je connais, c’est celui pour aller
à la Régie.
— J’habitais… Non, j’habite boulevard LaSalle, entre Moffat et
Manning. Tu trouveras certainement.
Le contraire aurait eu de quoi inquiéter, puisque la façade de l’hôpital
donnait précisément sur le boulevard LaSalle. Bientôt, il roulait sur la route
longeant le fleuve.
— Ma fille garde des enfants chez des bourgeois de la rue Beatty. Ta
maison est dans ce coin-là? Elle passe son temps à aller à la piscine.
Romain se disait que toutes les rues portant des noms anglais devaient
se trouver dans les mêmes parages.
— C’est la rue suivante. Elle aime ça?
— Une grande fille qui en amuse une petite, et un garçon pas beaucoup
plus vieux, c’est pas très compliqué… Je veux pas dire que c’est facile,
seulement c’est un ouvrage dans ses cordes. Elle veut faire maîtresse
d’école.
Sa passagère, prise d’une quinte de toux, ne put lui répondre. Il
l’entendait tousser – vraiment tousser – pour la première fois. Ensuite, elle
eut un peu de mal à retrouver son souffle. Finalement, elle lui indiqua:
— La rue Beatty, c’est là. La prochaine, c’est la rue Moffat. Tu
ralentiras après. C’est un petit bloc de deux étages avec une façade en
brique d’un jaune très pâle.
Un instant plus tard, il se stationnait devant l’immeuble. Déjà, déplier le
fauteuil posa des difficultés, il s’escrima ensuite avec les freins. L’aider à
quitter la banquette pour s’y asseoir fut plus ardu encore. La pudeur de
Romain ne rendait pas les choses plus faciles. Littéralement, il devait la
tenir contre lui.
Une fois assise dans le fauteuil, Rosita murmura:
— Je suis désolée de t’imposer ça. Prendre une malade dans tes bras…
— C’est pas la maladie. Je dois être scrupuleux.
La confidence tira un sourire à Rosita. Aussi scrupuleux qu’un curé
vertueux: une engeance doublement rare, en réalité. Il tira sur le fauteuil
afin de lui faire gravir les quelques marches à reculons. À chacune de
celles-ci, elle émettait un petit cri inquiet. Pour un homme seul, l’exercice
demandait beaucoup de force. Quatre portes s’alignaient sur le balcon,
celles des appartements du rez-de-chaussée et de l’étage.
Rosita chercha une clé dans son sac et la lui tendit. Ils se retrouvèrent
bientôt dans un salon. Il y eut un long silence. Le temps requis pour que la
malade refoule les sanglots lui montant dans la gorge. Son compagnon
pouvait sans mal deviner ses émotions: il s’agissait là d’un triste pèlerinage
dans un passé révolu. À cet endroit, elle avait vécu; à l’hôpital, elle allait
mourir. Que cela prenne des semaines rendait la situation encore plus
atroce.
— Je suppose que tu peux allumer un feu, lui demanda-t-elle en lui
montrant la cheminée.
Compte tenu de la chaleur dans l’appartement dont les fenêtres étaient
demeurées fermées depuis longtemps, la requête le surprit un peu. La
maladie la rendait sans doute frileuse.
— Je vois que tu as quelques bûches. Avec un vieux journal et du petit
bois, je devrais y arriver.
— Merci. Pousse-moi d’abord jusque dans ma chambre, tu t’en
occuperas ensuite. Et n’oublie pas de tourner la clé de la cheminée, sinon,
tu vas nous enfumer.
La chambre ressemblait à celles que l’on voyait dans le journal, dans la
section décoration. Un lit double occupait la majeure partie de la pièce. Le
couvre-lit et les taies d’oreiller de soie blanche, ornés de dentelles, faisaient
très féminin. Il y avait aussi un semainier et une commode où un vase
contenant des fleurs séchées était placé. Des lampes aux abat-jour de soie
étaient disposées sur les deux tables de chevet.
— Va allumer le feu et laisse-moi seule. Tu fermeras la porte derrière
toi.
Puis après une pause, elle murmura:
— S’il te plaît…
Maintenant que Rosita n’était plus sous le regard de Romain, elle parut
s’affaisser dans son fauteuil roulant. Donner le change ne servait plus à rien
devant le personnel de l’hôpital. L’infirmière la conduisit jusque dans sa
chambre. En passant devant le poste de garde, la malade put réclamer l’aide
de l’infirmière responsable de l’assister depuis le début de son séjour, Lise
Blais.
Quand cette dernière la rejoignit, elle demanda:
— Vous avez passé une bonne journée, madame Valade?
— Je ne connais plus de bonnes journées. Mon chauffeur s’est en
revanche montré très aimable, comme je pouvais m’y attendre.
— Il devrait faire attention. Si la rumeur de ses bons services se répand,
il n’aura plus une minute à lui.
Tout en parlant, la garde-malade l’avait aidée à se mettre debout. Rosita
posa ses fesses sur le rebord du lit, tout en se tournant à demi. La jeune
femme s’occupa de détacher l’agrafe en haut de la robe, puis de descendre
la fermeture éclair. Tout le scénario précédant son départ se répéta dans
l’ordre inverse. Quand elle se trouva vêtue de sa jaquette d’hôpital, la jeune
femme offrit:
— Je peux vous aider à vous mettre au lit.
— Non, je dois passer aux toilettes.
— Avez-vous besoin de moi?
— Non, non. Je peux encore me débrouiller seule… pour ça.
Rosita attendit le départ de la garde-malade avant de marcher vers la
salle de bain. Chemin faisant, elle s’arrêta à la penderie pour cacher la petite
boîte de carton. Au retour, elle fit un nouvel arrêt pour prendre la bouteille
de rhum. Ce fut avec cette consolation qu’elle se mit au lit.
Plus tard, Romain entra dans la chambre 223 avec sa chienne grise
repliée sur son bras gauche. En guise d’explication, il murmura:
— Transporter la bouteille dans le sac de toile, c’est aussi discret que de
la montrer à tout le monde.
— Peux-tu me verser tout de suite deux doigts et la cacher à la place
habituelle?
L’homme lui versa deux onces de cognac.
— J’ai apporté celle-là parce que j’ai pensé que t’aimerais faire
changement du rhum. J’aurai la bouteille de Bacardi demain ou après-
demain.
— Toi, né quarante ans plus tôt, tu serais devenu millionnaire grâce à la
prohibition. Tu as un talent naturel pour le bootlegging.
— Non, je me serais fait prendre tout de suite. La seule fois où j’ai volé
du vin de messe, quand j’étais enfant de chœur, j’me suis dénoncé au curé
avant qu’il se soit aperçu de la disparition de sa bouteille.
Rosita crut sans mal son histoire. L’homme de ménage approcha la
chaise et sortit son sandwich au Velveeta.
Au cours des semaines précédentes, la météo avait pris beaucoup de
place dans leurs conversations. Plus récemment, les menus événements de
la vie à Verdun, relatés dans le journal Le Messager, retenaient leur
attention. Un sujet demeurait toutefois absolument tabou: le futur. Tout au
plus, Romain osait-il évoquer les prédictions météorologiques pour le
lendemain. Et bientôt, même la journée suivante devrait être évitée.
Parce que pour la première fois, à chaque respiration de Rosita, il
percevait clairement le petit chuintement.
Quand Romain entra dans la chambre de son amie à midi, elle le reçut
en lui lançant:
— Si ta femme ressemble à ton frère, la vie ne doit pas être reposante
tous les jours. Pas nécessairement désagréable, mais exigeante.
— La visite de l’abbé Ruest a été difficile?
— Je me le demande encore. Je m’étais blindée, pour faire face à toutes
ses salades sur Dieu et l’importance de se préparer pour une bonne mort.
Au bout du compte, c’est moi qui ai évoqué l’enfer et lui, le ciel. Alors, lui
ressemble-t-elle?
— Physiquement, non, pas vraiment. Pour l’intelligence, je pense pas
non plus. Mon épouse n’est pas une personne très… subtile. Elle pense
connaître la vérité et elle n’aime pas se poser des questions. À ses yeux, son
frère est l’être le plus remarquable que cette terre ait porté.
— Tu es le second?
— Non, pas du tout. Je serais d’ailleurs curieux de savoir quel rang elle
me donne. Pas trop mauvais, j’espère, parce que je suis le père de la
seconde personne la plus remarquable sur terre: son fils.
Rosita eut un sourire. Une mère folle de son fils, cela se voyait
régulièrement. Folle de son frère, c’était plus rare.
— Et sa fille?
— Elle n’est pas plus haute que moi dans l’échelle. Viviane a pour elle
des attentes relativement modestes: demeurer chaste jusqu’à ce qu’elle
rencontre un bon parti, se marier et produire des petits-fils qui trôneront à
leur tour au sommet de la hiérarchie.
— Et toi, qu’attends-tu de ta fille et de ton fils?
— Qu’ils trouvent le moyen d’être à peu près heureux et qu’ils gagnent
raisonnablement bien leur vie.
— Finalement, c’est à toi qu’il ressemble.
Cette répartie meublerait ses réflexions pendant tout l’après-midi.
Chapitre 15
Après deux jours de congé, revoir Rosita lundi matin donna un petit
choc à Romain. Son état s’était beaucoup détérioré pendant ce court laps de
temps. Il tenta de son mieux de masquer son émotion. Toutefois, chercher
des sujets de conversation innocents s’avéra difficile. Le scénario se répéta
le lendemain. Et mercredi, il constata que la malade n’avalait à peu près
plus rien.
— Tu devrais faire un effort, l’encouragea-t-il à voix basse. Autrement,
tes forces vont t’abandonner.
Elle eut un petit rire nerveux.
— Mes forces m’abandonnent, que je mange ou pas. Mais en mangeant
très peu, je ne risque pas de vomir mes tripes.
— Je… Je ne sais pas quoi dire.
— Il n’y a rien à dire. Ma maladie est incurable, nous le savons tous les
deux.
Il hocha la tête. Lui non plus ne mangerait pas beaucoup, ce midi-là.
Pour rompre le silence, elle lui confia:
— Ma dernière nuit a été particulièrement difficile. De très mauvais
souvenirs tournaient dans ma tête. Cela explique un peu mon état,
aujourd’hui. D’habitude, quand ça m’arrive, je vais chercher mon somnifère
préféré dans le fond de la penderie, seulement je ne m’en sentais pas la
force. Crois-tu que tu pourrais dénicher une bouteille sans étiquette, brune
de préférence, pour qu’on ne puisse pas voir la couleur du cognac ou du
rhum? Comme celles qui contenaient l’huile de foie de morue, quand j’étais
enfant.
— Bien sûr… En plus, des bouteilles de verre brun, c’est pas ça qui
manque dans les poubelles, ici. Mais si j’en prends une dans les déchets, je
suis aussi bien de la laver dans l’eau bouillante.
— Tu as raison. Je pourrais attraper un méchant microbe.
Ce genre d’humour mettait toujours Romain mal à l’aise. Devait-il rire?
Il n’en avait pas envie. Pas plus que son interlocutrice, d’ailleurs:
— Maintenant, j’aimerais que tu me verses un grand cognac.
Romain se rendit dans la salle de bain afin de rincer le verre qui avait
contenu du rhum. Son regard se porta sur la poubelle placée dans un coin de
la pièce. Il l’avait vidée en nettoyant la chambre en matinée. Maintenant,
elle contenait des papiers-mouchoirs tachés d’un rouge vif.
Juste à ce moment le bruit d’une quinte de toux lui parvint. Revenu dans
la chambre, il vit Rosita pliée en deux, son poing fermé devant sa bouche.
Cette fois, il força vraiment la dose sur le cognac.
— Je dois reprendre le travail maintenant. Veux-tu que je demande à
une infirmière de venir?
Elle fixa sur lui des yeux un peu terrorisés. Incapable de prononcer un
mot, elle hocha la tête. Romain sortit très vite de la chambre. Si quelqu’un
lui avait demandé pourquoi, il aurait répondu: «Pour aller chercher de
l’aide.»
En réalité, il prenait la fuite.
Depuis six semaines, Marie-Paule passait près de dix heures par jour,
six jours par semaine, avec les enfants Donnelly. Si au début elle avait
profité d’un certain état de grâce – dû à la nouveauté de l’expérience –, elle
avait maintenant droit à quelques crises de larmes, à de longues bouderies et
à des provocations, pour tester ses limites. Mais en définitive, elle
s’entendait bien avec ses protégés, de même qu’eux avec elle.
Mercredi le 16 août, Emma Donnelly arriva plus tôt que d’habitude du
travail. Elle trouva ses enfants assis devant la télévision et la gardienne en
train de mettre les pommes de terre sur un rond de la cuisinière électrique.
Les premiers eurent droit à des bises et la deuxième à une invitation à
s’asseoir à table.
— Tu recommenceras l’école bientôt, n’est-ce pas?
— Le 5 septembre.
— Ce sera avec plaisir?
— Oui, plutôt. Heureusement pour moi, car je compte en faire un
métier.
— Pour Priscilla, ce sera sa première année.
— Je sais. J’ai passé des heures à la rassurer, à lui répéter qu’elle
aimerait son nouveau statut d’écolière.
— Comme tu sais t’y prendre avec eux, je me demandais si tu
accepterais de continuer à t’en occuper.
L’adolescente souleva les sourcils, incertaine du sens à donner à la
proposition.
— Ce serait toute la journée du samedi, et en fin d’après-midi, sur
semaine. Nelson est capable de retrouver son chemin tout seul pour revenir,
mais tu pourrais prendre Priscilla à l’école pour la ramener ici, leur donner
une collation et amorcer les préparatifs du souper, comme tu le fais
présentement. Je te donnerais quatre dollars par semaine.
C’était très généreux. La plupart des élèves faisaient certainement la
même chose avec des petites sœurs et des petits frères sans toucher un sou.
— J’aimerais beaucoup. Je dois juste m’assurer que je finirai assez tôt
mes cours pour la récupérer à temps.
— C’est justement ce petit côté très sérieux qui m’inspire confiance,
chez toi, la complimenta Emma en riant. Moi, je vais voir si les religieuses
de Notre-Dame-de-Lourdes peuvent la garder jusqu’à ce que tu arrives.
C’est l’école où elle ira, et Nelson sera à Notre-Dame-de-la-Paix.
— Je vous assure que si nos horaires concordent, je serai à votre
disposition.
— J’aimerais te demander un autre service. Il y a un magasin qui vend
des uniformes scolaires rue Wellington. Pourrais-tu passer là avec Priscilla
demain pour prendre un jumper?
— Oui, sans problème. Et pour Nelson?
— Dans son école, ils n’exigent pas d’uniforme.
Comme dans le cas d’Antoine. Garçons et filles étaient traités de façon
différente. Emma continua, sarcastique:
— Ils sont tous habillés comme des comptables, à l’exception de ceux
dont les mères ajoutent une petite touche de gaieté. Une jolie boucle au cou,
par exemple.
Marie-Paule eut la conviction que Nelson porterait un nœud papillon.
En arrivant chez elle, l’adolescente arborait un petit sourire: avec cet argent,
elle pourrait assumer de menues dépenses sans rien demander à personne.
Comme aller voir un film, acheter le Photo-Journal ou manger au
Restaurant du coin.
Le samedi, Antoine arpentait pour une seconde fois les rues de Verdun
afin de se dénicher un emploi pour les mois à venir. La station-service
Frontenac était située sur le chemin qui le menait tous les jours au marché
Dionne. Même s’il passait devant deux fois par jour, jamais il ne s’y était
arrêté. Après tout, il ne connaissait rien à la mécanique automobile, toute
démarche de ce côté lui semblait donc une perte de temps. L’inquiétude de
ne rien trouver alors que les grandes vacances tiraient à leur fin l’amena
tout de même à tenter sa chance.
Il se dirigea vers l’atelier de mécanique, dont la grande porte était
relevée. Un homme portant une salopette crasseuse était penché sous le
capot d’une automobile. En s’approchant, il entendit une liste de jurons
susceptibles de faire rougir le plus mécréant des cultivateurs de Nicolet. Il
était vrai que dans ce domaine, les Verdunois profitaient d’un avantage
considérable: le bilinguisme. Le «Fucking Jésus-Christ» fit presque rougir
le collégien.
Il risqua d’une voix timide:
— Monsieur, je peux vous parler?
L’autre ne devait pas avoir l’habitude que l’on s’adresse si poliment à
lui, car il répondit d’un «Hein?» un peu impatient.
— Je peux vous parler une minute? Je me cherche du travail pour le
samedi et le dimanche.
Le mécanicien se redressa pour le regarder des pieds à la tête.
— T’as pas l’air habillé comme un gars qui travaille dans un garage.
— Là je cherche, je ne travaille pas.
Juste à cet instant, le ding-dong d’une cloche se fit entendre. Une
voiture venait de passer sur le tuyau tendu devant la pompe à essence. Le
garagiste émit un «Baptême!» en regardant ses mains couvertes de
cambouis.
— T’as-tu déjà fait ça, mettre du gaz dans un char?
— Ça m’est arrivé.
— Tu vas me montrer ça tu suite. Pis t’oublies pas de checker l’huile pis
de torcher le windshield.
Antoine se dirigea vers la pompe pour se pencher à la fenêtre de la
voiture.
— Pour combien?
— Ben, tu le remplis, c’t’affaire.
Son père préférait toujours annoncer un prix en harmonie avec le
contenu de son portefeuille. Fréquemment, il se contentait d’en prendre
«pour une piasse».
— Pis t’en mets pas une pinte su la carrosserie, précisa le client.
Le jeune homme fut heureux de constater que l’ouverture du réservoir
était bien du côté de la pompe. Il l’ouvrit, enfonça le pistolet dans
l’ouverture en priant pour que celui-ci soit doté d’un mécanisme pour
arrêter automatiquement quand ce serait plein.
— Je vérifie l’huile? demanda-t-il encore.
— Ouais, mais ça devrait être beau.
Du bout des doigts, il chercha le mécanisme d’ouverture sous le rebord
du capot, et après l’avoir soulevé, il introduisit la jauge. Il se réjouissait que
son père ait possédé une vieille Dodge. Cela lui avait permis d’apprendre à
faire ce genre de vérification et comment ajouter une pinte d’huile quand
c’était nécessaire. Ensuite, il prit l’outil de nettoyage pour faire disparaître
les traces d’une colonie entière de mouches écrasée sur le pare-brise.
Quand il annonça le prix pour l’essence, le client paya en disant:
— Garde le change.
À son retour auprès du mécanicien, il annonça:
— Il m’a donné un pourboire.
— Ce s’ra ta première paye icitte. Va de l’autre bord mettre ça dans la
caisse, ramasse ton change, pis r’viens pour discuter salaire.
Antoine fit comme on le lui indiquait, tout en ajoutant un arrêt dans des
toilettes crasseuses pour faire disparaître à peu près les marques de graisse
sur ses doigts. Son pourboire s’élevait à quarante cents. Deux ou trois
comme ça, et il paierait son entrée au cinéma. À son retour, le commerçant
annonça un salaire quotidien semblable à celui reçu chez Dionne.
— Le gros d’la job, c’est le gaz, l’huile… T’as déjà changé un tire?
— Oui. Jusqu’au printemps, mon père conduisait une Dodge 51, avec
des pneus 41, je pense.
— Un connaisseur… Y s’en fait pus, des chars de même.
Heureusement! ricana le mécanicien.
— Comme c’était un cultivateur, je me suis occupé aussi du tracteur et
des machines.
Tout cela était rigoureusement vrai. Toutefois, son apprentissage ne lui
conférait pas une grande expertise.
— Il faudrait me montrer où sont les outils et comment fonctionne le
lift.
— Ben si tu r’viens demain après la messe, j’te donnerai un cours de
pompiste en accéléré. T’auras ton diplôme à six heures.
— Je serai là.
Un peu après cinq heures, alors que madame Donnelly venait d’entrer
dans la maison, Cilla laissait entendre de gros sanglots.
— Voyons, en voilà une scène dramatique!
Marie-Paule se tenait devant elle, assise sur ses talons.
— Nous nous verrons dès mardi prochain, et tous les jours ensuite.
— Ça sera pas pareil.
— Pas tout à fait, tu as raison. Mais c’est parce que toutes les deux,
nous sommes de grandes filles qui allons à l’école.
Marie-Paule ouvrit les bras et la fillette vint s’y blottir. Quand Priscilla
s’éloigna, l’adolescente ajouta:
— Mardi, je te retrouverai après la classe. Nous pourrons regarder
ensemble tes nouveaux livres.
La gardienne se releva pour se tourner vers le garçon.
— Toi, tu reviendras seul à la maison. Tu ne traîneras pas en chemin?
Il fit non de la tête. Même s’il ne l’exprimait pas aussi clairement que sa
sœur, ses journées avec l’adolescente lui manqueraient aussi.
— Autrement, je vais m’inquiéter un peu.
Une fois ces au revoir faits, c’est à madame Donnelly qu’elle s’adressa:
— Je vous remercie de m’avoir embauchée, cet été. Nous nous sommes
bien amusés, tous les trois.
— C’est moi qui te remercie pour tes bons services, apprécia Emma en
lui tendant son enveloppe de paye. Les religieuses m’ont dit qu’elles ne
mettraient pas Cilla à la rue après la classe. Il y a une petite cour à l’arrière,
elle sera là.
— Vous pouvez compter sur moi.
Elles échangèrent une poignée de main. Cet emploi d’été se terminait.
La semaine suivante, c’en serait un autre qui commencerait.
À peu près à la même heure que son frère, Marie-Paule quittait son
école. En pressant le pas, elle se rendit rue de Verdun, pour prendre ensuite
la direction sud. L’école Notre-Dame-de-Lourdes était à l’intersection de la
5e Avenue. La façade du bâtiment ancien, un peu décrépite, donnait presque
directement sur le trottoir. Pour qui venait de sortir de l’école Margarita,
moderne et aérée, l’endroit paraissait absolument déprimant.
À l’arrière, il y avait une cour de récréation qui longeait la 5e Avenue.
Avant même d’apercevoir Priscilla, Marie-Paule entendit la voix haut
perchée de celle-ci:
— Je suis là!
En posant un genou sur le sol, la gardienne demanda:
— Alors, ta première journée d’école s’est bien déroulée?
La fillette acquiesça d’un mouvement de la tête.
— Tourne-toi, je n’ai pas vu ton sac, encore.
L’autre obtempéra sur-le-champ avec plaisir. Il s’agissait d’un sac à dos
de cuir, très large – plus large que les épaules de l’enfant –, doté aussi d’une
poignée.
— Il est beau, et très grand. Tu pourras transporter les livres et les
cahiers de tes amies.
— Maman m’a dit que c’est parce qu’il devra durer longtemps, à cause
de son prix. Jusqu’à ce que je sois en douzième année, comme toi.
Ainsi, quand on pouvait acheter des produits de qualité, il était possible
de les faire durer. Une expérience que les Chevalier n’avaient jamais eu les
moyens de tenter. Finalement, à force d’économiser en achetant des sacs de
carton tous les deux ans, les pauvres finissaient par payer beaucoup plus
cher que les riches. L’adolescente espérait mettre à profit tous ces constats
dans sa vie future.
— Tu sais, ma maîtresse… commença la fillette.
— Si tu veux, je vais d’abord saluer la surveillante, et après, tu me
raconteras tout ça.
Après s’être relevée, ce fut en tenant la main de Priscilla que Marie-
Paule se dirigea vers la religieuse chargée de surveiller les enfants.
— Bonjour, ma sœur, commença-t-elle, comme je dois prendre cette
jeune fille tous les soirs avec moi pour la raccompagner chez elle, je crois
préférable de me présenter.
Elle donna son nom, celui de son école, et même celui de son
institutrice. Ainsi, personne ne la soupçonnerait d’être une voleuse d’enfant.
Cette formalité accomplie, toujours en tenant la main de sa protégée, elle
s’engagea dans la rue. Nelson les rejoignit juste à cet instant. Son école était
située tout près. Même si madame Donnelly avait affirmé qu’il pourrait
effectuer le trajet tout seul, le garçon avait préféré rejoindre sa sœur et sa
gardienne. Il avait vraiment un petit air de comptable, dans son complet.
Mais son nœud papillon rouge brisait toute illusion: il était bien un enfant,
et volontiers espiègle, en plus.
Le trio commença à descendre la rue de Verdun. Le trajet vers la rue
Beatty représentait une distance de cinq ou six cents verges.
— Alors, Cilla, tu as aimé la religieuse qui s’occupe de vous? demanda
Marie-Paule.
— C’est pas une sœur, c’est une fille. Elle a dit venir directement de
l’école normale.
Cela suffit pour que, immédiatement, l’adolescente s’imagine dans cinq
ans, devant sa première classe de première année. Elle trouverait vingt-cinq
petites Priscilla. Cela lui parut si loin, et, en même temps, si proche.
— C’est quoi, l’école normale? continua la fillette.
— C’est là où les grandes filles apprennent comment faire la classe aux
petites. J’espère y aller, l’année prochaine.
— Ou aux garçons, intervint Nelson, soucieux que l’on se rappelle son
existence.
— Ah! Ce sont aussi des laïques dans ton école?
— Oui… Sauf que l’année prochaine, ça va être une sœur.
— Aujourd’hui, on a fait des “A”, lui raconta la fillette.
— On commence toujours avec les “A”, intervint encore Nelson. Tu vas
voir, c’est plus dur quand on arrive aux “Z”.
Priscilla leva les yeux vers sa gardienne, comme pour vérifier
l’information.
— C’est vrai, mais en même temps, tu seras devenue plus savante.
Alors ça reviendra au même.
Une fois à la maison, Nelson alla s’installer devant le téléviseur pour
regarder l’émission Cartoon Corner. Priscilla préféra s’asseoir dans la
cuisine. Alors que Marie-Paule s’occupait de peler les pommes de terre, elle
sortit ses livres pour les lui montrer. La gardienne prit le temps
d’interrompre ses tâches ménagères afin de s’extasier devant ceux-ci.
Quand madame Donnelly revint du travail, elle les trouva épaule contre
épaule. La gardienne y allait de ses conseils, et la nouvelle élève traçait les
lettres avec enthousiasme.
— Viens voir, maman, je fais mes devoirs.
— Tu savais que Marie-Paule veut devenir institutrice?
— Oui, et j’aimerais ça l’avoir comme maîtresse.
— Ça arrivera peut-être, intervint l’adolescente. Quand tu commenceras
ta sixième année, je commencerai à faire la classe.
Nelson les rejoignit à cet instant.
— Et moi?
— Oh! Mais toi, à ce moment-là, tu seras déjà au secondaire, alors que
moi, je vais enseigner aux petits.
Viviane n’en revenait pas encore. Non seulement ses enfants avaient fini
la soirée devant le téléviseur en compagnie de leur père, au lieu de faire
front avec elle contre l’homme infidèle, mais celui-ci était venu se coucher
près d’elle comme si de rien n’était. Heureusement, il était parti très tôt le
matin, ce qui lui avait évité de devoir lui parler.
Quand elle arriva dans la cuisine, ce fut pour voir Antoine prendre à son
tour le chemin du collège.
— Tu vas arriver avant tout le monde, lui dit-elle d’un ton faussement
badin.
— Comme il paraît que les hommes se tiennent entre eux, je m’en vais
rejoindre un univers en entier composé d’hommes… Bonne journée, Marie-
Paule.
Sa sœur bredouilla une réponse. La chose qu’elle détestait le plus était
de se voir devenir partie prenante d’une querelle. Pourtant, cette fois, elle
osa exprimer sa pensée quand elle fut seule avec sa mère:
— Tu as tort de faire des reproches à papa.
— On sait ben, t’as toujours été son chouchou.
— Et Antoine le tien. Ça ne nous rend pas moins capables de juger ce
que l’on voit. Être jalouse comme ça d’une mourante, c’est quand même
ridicule. Penses-tu vraiment qu’elle menace ta place dans la maison? Qu’il
va te renvoyer pour mettre un squelette dans son lit?
Même si Marie-Paule avait terminé de manger, elle se leva et mis deux
tranches de pain supplémentaires dans le grille-pain.
— Qu’est-ce que tu fais? demanda sa mère.
— Je me prépare un lunch, comme je le faisais quand je fréquentais le
couvent des sœurs de l’Assomption.
— Ton école est à deux pas d’ici…
— Je préfère manger là-bas. Autrement, jamais je ne me ferai d’amies
dans cette ville.
Elle demeura debout devant le comptoir de la cuisine, à attendre que les
deux tranches de pain aient refroidi un peu. Rôties, elles auraient moins
tendance à absorber l’humidité et le gras du pain de viande Kam.
Quand elle eut quitté la maison, Viviane approcha une chaise du
téléphone et composa le numéro du presbytère de Notre-Dame-Auxiliatrice.
— Je veux parler à Anselme, demanda-t-elle d’une voix autoritaire dès
que la ménagère répondit.
— Madame Chevalier, votre frère doit déjà se trouver à l’hôpital Christ-
Roi.
— Quand va-t-il être de retour?
— Ça, je ne peux pas vous le dire avec certitude, d’habitude, il reste là
toute la matinée. Vous savez, les malades sont nombreux…
Viviane raccrocha d’un geste rageur.
Selon les journaux, Jen Roger avait vendu cent cinquante mille copies
de ce 45-tours.
— Mesdemoiselles, montrer une telle bonne humeur au début d’une
nouvelle année scolaire, c’est admirable! les interrompit une surveillante en
passant près de leur table.
Puis elle s’éloigna avec un sourire ineffable, sa longue robe balayant le
terrazzo.
— Je parie que le sujet suivant sera “L’étudiante de 1961 et le cinéma”,
avança l’une des filles.
— Ensuite, “L’étudiante de 1961 et le twist”, continua une autre.
— L’étudiante de 1961 et le rock and roll…
— En janvier, on reprendra tous ces sujets avec “L’étudiante de 1962”,
risqua Marie-Paule.
— Tu as tout compris!
De retour en classe, la jeune fille se sentait réconciliée avec la vie. Il
existait autre chose que les adultes avec leurs problèmes absurdes.
Deux heures plus tard, les deux hommes montèrent dans la voiture du
prêtre. Ce ne fut qu’une fois stationnés rue Claude que l’abbé Ruest apprit à
son passager:
— Aujourd’hui, Viviane a appelé à répétition au presbytère, au point où
Adèle a probablement songé à me rendre son tablier. Et quand je lui ai
finalement parlé, elle s’est montrée très insistante pour me voir au plus vite.
Ce sera demain.
— J’ai eu droit à une vraie scène de ménage quand elle a su que je me
rendais au chevet de Rosita.
«Une réaction fondée, à en croire la lettre», songea Anselme. En
définitive, sa sœur ne lisait peut-être pas si mal dans le cœur de son mari.
— Elle est même allée s’enfermer dans sa chambre sans souper. Elle
s’est sûrement sentie trahie par la réaction des enfants, qui ont mangé avec
moi. Alors je suppose qu’elle désire tes lumières de conseiller conjugal.
— Bon… Pour reprendre les paroles de Rosita, un homme averti en
vaut deux.
— Quant à la réaction de ta ménagère, je la comprends très bien. Elle
doit avoir un sixième sens. Je te remercie de m’avoir invité, j’avais bien
besoin de me changer les idées.
Romain ouvrit la portière.
— Attends une minute! C’est quoi, ce sixième sens?
— T’as pas deviné? Dès qu’on rentre chez vous, la première chose que
fait Viviane, c’est de vouloir aider dans la cuisine et servir le repas. Elle
rêve de prendre sa place…
«Seigneur, aidez-moi», s’alarma le prêtre. À haute voix, il laissa plutôt
tomber:
— Ah, bon… je n’avais pas remarqué. Écoute, moi aussi ça m’a fait du
bien, cette soirée. Si ça te tente, nous recommencerons un de ces jours.
— Ça serait pas une mauvaise idée. T’es pas si pire en laïc. Allez,
bonne nuit!
Romain n’avait pas vraiment exagéré avec l’alcool, mais il sentait tout
de même son pas un peu chancelant en gravissant l’escalier jusqu’à l’étage.
Trois grosses Labatt, cela faisait une assez bonne quantité de bière, pour qui
dépassait très rarement son petit verre de Saint-Georges quotidien. Dans
l’appartement, il entendit la télévision dans le salon. Depuis l’embrasure de
la porte, il annonça aux membres de sa famille:
— Me revoilà! Je pense que je vais aller prendre l’air derrière.
— Pis, l’Acadienne vous a-tu préparé un bon souper?
— Tu parles d’Adèle? Elle était pas là. On est allés dans une taverne
pleine d’Anglais. Tout mon linge pue la cigarette.
Dans le salon, Viviane fixa son fils avec une interrogation dans le
regard.
— Je sais pas ce que font les curés de Montréal, fit-il.
Samedi matin, alors que les enfants Chevalier étaient partis travailler
depuis déjà une heure, Romain sortit de la chambre, tout endimanché.
Quand il arriva dans la cuisine, Viviane referma rapidement La Presse,
comme une adolescente surprise à parcourir un ouvrage à l’Index.
— Je peux t’accompagner, si ça te tente, lui suggéra-t-elle.
Le ton était plus conciliant qu’au cours des derniers jours. Sachant
désormais ne pouvoir compter sur Anselme pour la sortir de son existence
d’épouse d’un travailleur sous-payé, elle tentait de réduire la tension entre
elle et l’unique pourvoyeur disponible. Cependant, il s’agissait d’une pente
plutôt abrupte à remonter.
— Cette personne n’était rien pour toi, t’as pas à t’imposer ça.
— Bon, si c’est ce que tu veux. Tu reviendras à temps pour dîner?
— Évidemment.
— Elle t’a couché sur son testament! s’exclama Viviane quand ils furent
attablés pour dîner.
Romain avait attendu jusque-là avant de le lui apprendre, tellement il
hésitait à accepter. Pourtant, elle aurait son mot à dire sur ce changement de
mobilier.
— Des fois, se rendre utile apporte des bénéfices, même si je l’ai pas
fait pour ça.
Comme la femme croyait bien peu au désintéressement, il lut le
scepticisme dans son regard. Romain ne chercha pas à la convaincre. Elle
préférait certainement penser que son mari avait agi par intérêt, plutôt qu’à
cause d’un attachement sentimental à l’égard de cette inconnue.
— T’hérites de tous ses meubles…
— Je verrai ce qui pourra être utile.
Jean-Pierre Charland
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Titre: Maître chez soi / Jean-Pierre Charland.
Noms: Charland, Jean-Pierre, 1954- auteur. | Charland, Jean-Pierre, 1954- Déracinement.
Description: Mention de collection: Roman historique.
Sommaire incomplet: tome 1. Le déracinement.
Identifiants: Canadiana 20220029229 | ISBN 9782897819392 (vol. 1)
Classification: LCC PS8555.H 415 F36 2023 | CDD C843/.54—dc23
Les Éditions Hurtubise bénéficient du soutien financier du gouvernement du Québec par l’entremise du programme de crédit
d’impôt pour l’édition de livres et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC). L’éditeur
remercie également le Conseil des arts du Canada de l’aide accordée à son programme de publication.
Diffusion-distribution au Canada:
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À propos de l’auteur
En 2021, Jean-Pierre Charland sort des sentiers battus et fait une incursion
dans le roman post-apocalyptique avec Après, et explore le voyage temporel
avec la série Passe-temps en 2022. Sa nouvelle saga, Maître chez soi, suit le
destin de la famille Chevalier dans les années 60.
Du même auteur
S aga F élicité
Tome 1, Le pasteur et la brebis, roman, Montréal, Hurtubise, 2011,
compact, 2014.
Tome 2, La grande ville, roman, Montréal, Hurtubise, 2012, compact, 2014.
Tome 3, Le salaire du péché, roman, Montréal, Hurtubise, 2012, compact,
2014.
Tome 4, Une vie nouvelle, roman, Montréal, Hurtubise, 2013, compact,
2014.
S aga 1967
Tome 1, L’âme sœur, roman, Montréal, Hurtubise, 2015.
Tome 2, Une ingénue à l’Expo, roman, Montréal, Hurtubise, 2015.
Tome 3, L’impatience, roman, Montréal, Hurtubise, 2015.