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Pour l’amour

d’un Highlander

Eulalie LOMBARD
Eulalie LOMBARD
Tous droits réservés — 2018
ISBN : 9781720073703
A mes parents,
qui ont toujours cru en moi.
Je vous aime.
« Tu es le sang de mon sang, la chair de ma chair.
Je te donne mon corps, pour que nous ne fassions qu’un.
Je te donne mon âme, jusqu’à la fin des jours. »
Outlander, Diana Gabaldon
Chapitre 1
Le bruit des vagues frappant la coque du navire agaçait Adrastée. C’était un perpétuel bruissement le
long du bois, qui au fil des heures lui donnait la sensation de frotter contre son crâne. Ajouté à cela le
tangage incessant, qui faisait glisser les bougies le long des meubles, et la jeune femme était de plus en
plus irritée et nerveuse.
Il faut dire qu’elle n’avait pas mis les pieds sur ce navire de bonne grâce, et à juste titre. Elle quittait sa
France natale, son pays adoré, la cour dorée où elle avait évolué avec tout l’ostentatoire et la facilité de
son rang, pour rejoindre son futur époux. Mais elle ne le rejoignait pas n’importe où.
« Ceci ne porte pas à discussion. Tu l’épouseras. J’ai dit ! »
Voilà les seuls mots qu’avait daigné lui accorder son père, Comte de Nemours, l’un des plus riches et
influents nobles de l’aristocratie française, avant de la jeter sur ce navire infâme. Depuis des jours, elle
s’énervait contre tout ce qui l’entourait, passant sa frustration et sa colère sur les objets et les matelots
sans distinction aucune.
Le souci n’était pas qu’elle allait épouser un parfait inconnu, même si cela la peinait grandement, mais
le lieu de résidence de cet homme.
Qu’il faille la marier à l’étranger était un fait avéré, que son père avait intégré quelques mois plus tôt. Il
fallait l’éloigner de la cour de France. Investi de cette mission de la plus haute importance, il s’était
déchaîné pour lui trouver un parti digne d’elle, sa merveilleuse et unique fille.
S’imaginer loin de ses frères et de son père lui avait d’abord été douloureux, mais Adrastée s’était fait
une raison. C’était pour son bien. Et de toute façon, elle n’avait nullement le choix. La France était sa
patrie de naissance, mais ne sera jamais sa patrie de décès.
Quand son père était venu lui annoncer qu’il l’avait fiancée, elle avait déjà presque terminé ses
valises. Le temps pressait, elle ne pouvait se permettre aucune lamentation. Elle s’était tenue bien droite
devant lui tandis qu’il lui annonçait l’un des plus grands évènements de sa vie. Cependant, la révélation
n’avait pas été à la hauteur de ses attentes.
À ses yeux, l’Italie ou l’Espagne auraient été des choix de premier ordre. Ensoleillées et joyeuses, ces
deux patries lui donnaient une sensation de bonheur mièvre, la certitude d’être heureuse parmi ce faste
chantant.
À défaut de ces nations, le Duché de Savoie aurait pu être des plus acceptables, surtout qu’il ne
l’éloignait pas beaucoup de chez elle, même s’il avait le défaut certain de ne pas être à la hauteur de ses
exigences.
Elle aurait également pu concéder à vivre au Saint-Empire, en Autriche bohème ou au Royaume de
Hongrie, mais seulement en cas de dernier recours, quand tous les prétendants des nations
précédemment citées auraient décliné l’offre.
Dans un moment de désespoir, elle aurait même pu tolérer l’Angleterre, ce qui aurait été un terrible
affront à ses croyances, puisque la nouvelle Reine, Élisabeth Ier, était une fervente protestante.
Mais l’Écosse ? L’Écosse.
Par quel coup du sort affreux et détestable se retrouvait-elle en route pour ce pays du nord, arriéré et
pauvre ? Pour ces terres plates, où il pleuvait sans cesse, où le bétail était partout et où les femmes étaient
aussi robustes que les hommes. Pour ce pays de sanguinaire, qui tuait pour un oui ou pour un non, et qui
ne faisait jamais la fête. Par tous les saints, où allait-elle danser ? Où allait-elle porter ses plus belles
tenues ? Où allait-elle tenir des conversations médisantes sur les autres femmes nobles ? Tous ces
fastes, toutes ces frivolités malicieuses s’envolaient au fur et à mesure que le navire fendait les vagues.
Tout cela parce que, du haut de ses dix-sept ans et de ses onze mois de règne français, la Reine Marie
Stuart avait convaincu son père que c’était le mieux pour elle. Les Écossais, particulièrement les
Highlanders, étaient des hommes d’honneur, courageux et travailleurs, qui tenaient beaucoup à leur
épouse. Néanmoins, Adrastée n’était pas dupe. Marie Stuart, devenue souveraine d’Écosse seulement
six jours après sa naissance, avait épousé François II uniquement pour ce que la France pouvait apporter
à sa patrie. En l’occurrence, marier une héritière terriblement riche à l’un de ses nobles était une manière
avisée de faire rentrer de l’argent dans sa nation. Au même titre qu’elle, son père avait deviné les
intentions de Sa Majesté, mais ne pouvait l’en blâmer. Elle avait besoin que son royaume s’enrichisse, il
avait besoin d’un époux pour sa fille. Leur accord avait été rapidement conclu, scellant le destin
d’Adrastée.
Essayant de se concentrer sur ses exercices d’écriture pour la énième fois, elle poussa un cri de rage
en lançant son encrier à travers la pièce. Il alla se fracasser sur le mur opposé, dans une grande gerbe
noire qui éclaboussa le bois clair. Alerté par le vacarme épouvantable, un jeune homme entra
précipitamment dans la chambre.
— Adé, tu n’es pas possible ! C’est le deuxième en deux jours.
— Je n’en ai cure !
— Pas moi ! Père tient à ses navires, tu le sais, alors cesse de tout salir.
Boudeuse, elle détourna la tête, le menton levé en un geste hautain qu’elle maitrisait à la perfection.
Poussant un soupir, il alla s’asseoir sur le lit pour lui faire face.
— Adé, je sais que tout ceci est dur à vivre pour toi, mais…
— Dur à vivre ? Dur. A. Vivre ? Mais c’est l’euphémisme du siècle !
— Baisse d’un ton je te prie. Je suis certes patient, mais j’ai mes limites.
— Ne commence pas à jouer les grands frères autoritaires, Léo. Tu sais que cela n’a jamais
fonctionné avec moi.
— À mon grand désarroi. Et à celui de Max et Charles.
— Mensonge. Vous avez toujours adoré vous faire mener par le bout du nez par votre petite sœur.
Qu’allez-vous faire sans moi ?
— Savourer le silence ?
Vexée, elle changea de sujet.
— Je regrette que Charles ne m’ait pas conduite. Le voyage aurait été bien plus distrayant.
C’était un coup bas, ils le savaient tous deux, mais elle souffrait et ne voulait pas qu’il l’oubli. Cela aurait
été impossible, vu qu’il l’écoutait geindre sans interruption depuis deux jours.
— Tu sais très bien pourquoi Père m’a confié cette mission. Nous étions tous trois suffisamment
compétents pour ce qui va suivre, mais Maximilien était occupé avec sa jeune épouse et Charles est trop
influençable. Tu serais surement parvenue à le faire changer de direction, pour te ramener à la maison
ou te déposer dans une contrée inconnue.
Évidemment, il avait raison. Charles était son frère le plus proche, de seulement deux ans son ainé.
Après deux frères plus âgés, plus forts et plus charismatiques, il cherchait par tous les moyens l’aventure
et la reconnaissance. Mais surtout, il adulait Adrastée, sa petite sœur chérie. Il avait été le plus affecté par
l’annonce de ses fiançailles, particulièrement quand elle avait fait une crise dans toute la maisonnée,
brisant des vases contre les murs en hurlant à pleins poumons. Elle n’était pas fière de ce passage,
indigne d’elle, indigne de l’humilité qu’elle s’était juré de garder, et qu’elle avait perdue.
Cherchant du réconfort dans un geste anodin, elle se saisit de sa brosse pour démêler sa chevelure,
pour la septième fois en une heure.
— Adé, je ne parviens pas à imaginer tout ce que tu peux ressentir… Mais j’espère sincèrement que tu
n’en veux pas à Père pour son choix ni à moi pour accomplir son dessein. Tout ce que nous faisons, nous
le faisons pour toi, j’espère que tu le sais.
Elle baissa le regard, honteuse. Sa gorge était nouée par l’émotion. L’amour qu’ils lui portaient était
inconditionnel, pur et profond. Savoir qu’elle allait en être privée était aussi douloureux que le fait que
c’était cet amour lui-même qui était la cause de son éloignement. Parce qu’ils étaient prêts à tout pour
elle, même à la forcer à vivre dans un pays à des milliers de kilomètres de chez eux pour son bien.
Elle reposa sa brosse et se tourna vers lui, les yeux illuminés de larmes.
— Je le sais, Léo.
— Lochmaddy est en vue, hurla alors la voix d’un matelot dans le lointain.
Elle sursauta vivement, pinçant fort les lèvres pour ne pas crier. Son frère enferma ses mains
tremblantes dans les siennes.
— Tout va bien se passer, lui assura-t-il pour l’apaiser. Je ne laisserais personne te faire du mal.
Jusqu’à ce que tu t’en ailles, songea-t-elle amèrement.
— Comment tu me trouves ? demanda-t-elle pour maitriser sa peur, se retranchant derrière les
apparences, si réconfortantes.
Il la détailla avec application. Sa toilette était étudiée et opulente, reflet de son sang noble. Elle avait
passé toute la matinée à se préparer, il était conscient d’à quel point cela comptait pour elle. Elle avait été
éduquée ainsi.
— Tu es magnifique, comme toujours. Viens, allons voir comment est ta nouvelle demeure.
Il l’aida à se lever et elle enroula son bras au sien, prenant pleinement appui sur lui. Elle n’avait pas la
force d’avancer seule.
Quand ils arrivèrent sur le ponton, l’air marin leur fouetta le visage, faisant s’envoler leurs cheveux si
semblables. À tribord, des dizaines d’îles silencieuses flottaient, indifférentes au ressac, fortes de leur
nature sauvage et millénaire. À bâbord, les terres s’étendaient à perte de vue, vertes et planes, balayées
par les vents. En face, droit devant elle, un port avait été taillé à même la roche de la falaise, en haut de
laquelle trônait un château austère.
C’est donc ici que je vais vivre.
Chapitre 2
À la dernière fenêtre de la plus haute tour, Darren MacLennan observait le bateau fendre les flots. En
ce mois de mai, le ciel était dégagé, comme un signe de bon augure pour cette journée qu’il redoutait. Le
navire marchand était porté par le vent écossais et la mer calme, droit vers le port.
Darren essayait d’apercevoir les silhouettes sur le pont. Il crut distinguer une large robe, mais le
mirage s’enfuit à l’intérieur, protégé de sa curiosité.
Qu’il haïssait ce qui était en train de se produire ! Vendre son honneur et son avenir… Ce n’était pas
digne d’un Highlander, pas digne d’un MacLennan. Il avait beau abhorrer de tout son être cette union, il
ne pouvait s’en défaire.
Parce que ses gens se mouraient.
Malgré son bétail et ses plantations, le clan MacLennan ne parvenait plus à nourrir les siens. Une partie
de leur denrée était vendue pour financer leurs armes et leurs navires, sans que cela suffise à faire face à
leurs ennemis. Attaqués au nord par les MacAulay et au sud par les MacDonald, ils étaient blessés et tués
de toute part. Et même si les MacLennan faisaient tout leur possible pour remplir les coffres, ce n’était
jamais suffisant. Chaque assaut de leurs ennemis pouvait être le dernier.
La lignée de Darren gouvernait l’île de North Uist depuis tant de générations qu’on ne pouvait plus les
compter. Ses aïeuls avaient tout fait pour maintenir leur pouvoir et protéger leurs gens, il le devait lui
aussi.
Quand la missive de sa Reine, Marie Stuart, était parvenue à Lochmaddy par bateau, il était occupé à
entrainer ses hommes au combat. C’est Roddy, son frère, qui était venu le trouver en catastrophe pour lui
confier la missive. Ils s’étaient isolés dans le bureau de leur père, cette pièce sombre et richement
décorée, reflet de l’illustre famille, et qui conservait des traces de son ancien propriétaire. Là, ils avaient
pris connaissance de la nouvelle : la souveraine avait trouvé un moyen de remplir leurs coffres. Seule
condition : il devait épouser une noble française.
Sa première réaction avait été un non massif. Il ne voulait pas se marier tout de suite, et encore moins
avec une étrangère. Une Française. Une aristocrate sotte et prétentieuse qui devait dépenser comme
elle respirait. Hors de question !
Mais Roddy l’avait fait changer d’avis. Ils avaient cruellement besoin d’argent. Pour manger, se vêtir,
bâtir, s’armer, se défendre. L’offre de la Reine était prodigieuse, et inespérée. Ils ne pouvaient la laisser
passer.
— Pourquoi un Comte français veut-il marier sa fille à un Highlander ? avait contré Darren, désireux
d’empêcher cette union par tous les moyens.
Il avait mis le doigt sur la faille de la proposition.
— Tu sais très bien pourquoi…
— Elle doit être souillée.
Son frère avait opiné, les lèvres pincées.
— Ou très laide.
Darren ne savait pas quelle option lui déplaisait le plus.
— Je ne veux pas d’une femme impure… ou laide !
Il était enragé. Cette proposition était un affront à son honneur et à sa virilité !
— Darren… nous ne pouvons pas refuser. Non seulement parce que cet argent nous est
indispensable, mais également parce que nous ne sommes certainement pas les seuls à avoir reçu
cette proposition. Nous ne pouvons laisser les MacDonald ou les MacAulay entrer en possession de cet
argent.
Darren aurait voulu répliquer, exiger, hurler, mais c’était impossible. Il n’y avait pas véritablement de
décision à prendre, il avait les pieds et poings liés par le devoir.
— J’ai conscience de ce que cela va te couter… mais la vie de nos gens vaut le sacrifice de ton
mariage.
Bien sûr. Quel Laird aurait-il fait s’il avait préféré son petit bonheur à la santé et la sécurité de ses
gens ? Un Laird minable, indigne du nom de MacLennan.
Roddy était parti dans la foulée avec une réponse rédigée en toute hâte et trois de leurs hommes. Il
fallait à tout prix arriver avant les autres messagers. Les MacLennan étaient des marins émérites, qui
connaissaient les courants et savaient en user. Par malice, par talent ou par chance, peu importe, ils
délivrèrent les premiers leur réponse à la Reine de France et d’Écosse. Et repartir avec une date, celle de
la venue de la promise.
La semaine suivante.
Darren n’avait eu qu’une dizaine de jours pour se préparer. L’annonce de ses noces avec une
aristocrate française avait fait esclandre parmi les siens. La majorité ne voulait pas de cette étrangère,
certains étaient même allés jusqu’à se signer et réaliser d’anciens rituels celtes. Même s’il était irrité
qu’ils s’opposent à sa décision, il ne pouvait les blâmer. La fierté écossaise, légendaire, doublée de
préjugés bien ancrés, était impossible à combattre. Seul le temps, il l’espérait, pourrait améliorer l’opinion
publique.
Quand le navire fut amarré, Darren quitta sa chambre pour rejoindre ses invités. Il avait envoyé Roddy
pour escorter les Français jusqu’au château.
Dans la cour inhabituellement silencieuse, trente hommes entrèrent, visiblement nerveux. La
distinction entre les Écossais et les Français tenait autant des vêtements que de l’expression du visage.
D’un côté méfiante et menaçante, de l’autre hautaine et belliqueuse.
Un jeune homme se distingua, accompagné de Roddy. Il portait des habits ouvragés et couteux,
prétentieux dans ces lieux spartiates. Néanmoins, ses traits fins possédaient une sincérité empressée,
une aura de gentillesse. Il salua Darren humblement.
— Laird MacLennan, je suis le Comte Léonard de Nemours. J’accompagne ma sœur pour vous céder
sa main.
Malgré son accent français prononcé, il parlait anglais à la perfection. Darren grimaça, dégouté à
l’idée qu’il allait devoir s’adresser à sa femme non pas en écossais, sa langue natale et adorée, mais en
anglais, ce dialecte usité par les ennemis de sa patrie.
— Où est-elle ?
Il était trop nerveux pour être poli. En comprenant qu’elle n’était pas parmi eux, il s’était senti aussi
soulagé que déçu. Il n’aimait pas qu’on joue avec sa patience.
— Dans le navire. Vous comprendrez que nous devons discuter entre hommes avant de procéder au
mariage.
Elle est donc laide…
Ses épaules s’affaissèrent. Il était très superficiel de sa part d’être désolé de son physique, cependant il
ne pouvait contenir sa colère. Il avait déjà sacrifié son mariage et sa descendance, savoir qu’il devrait
supporter sa vue toute sa vie durant étant intolérable.
Il conduisit le noble à son bureau sans un mot. Nullement décontenancé, le jeune Comte s’assit sur
l’un des fauteuils et lui sourit.
— Comme vous devez être impatient de la rencontrer, je vais faire vite. La dot de ma sœur s’élève à
trente mille écus, qui vous seront remis après la cérémonie.
Darren et Roddy échangèrent un regard soulagé. L’argent était là. Les MacLennan étaient sauvés.
— Aux yeux de la loi, vous allez devenir le possesseur des biens que ma sœur héritera à la mort de
notre père. Cela comprend des terres et une demeure en France. Comme mon père tient à ce qu’elle les
ait, malgré sa nouvelle nationalité à venir, il émet le souhait que votre deuxième enfant, s’il vient à naître,
hérite de ces terres et y vive.
Comprenant qu’il attendait une réponse, Darren sursauta.
— Bien sûr. Je n’y vois pas d’inconvénient.
Au contraire. Il gagnait un bien d’une grande valeur. Même si l’idée que l’un de ses enfants s’expatrie
lui était douloureuse, il pouvait aisément y concéder.
— De par la rapidité exceptionnelle avec laquelle a été scellée cette union, je me dois de préciser une
condition, ou plutôt devrais-je dire… une obligation.
Le Laird se figea.
— Nous savons que ce mariage est purement financier. Cela ne nous ennuie pas. En revanche, si ma
sœur venait à disparaitre prématurément, et dans des circonstances douteuses, nous nous
empresserons de venir récupérer la dot. Par la force, s’il le faut.
— Insinuez-vous que je ferais assassiner ma femme ? éructa Darren.
Il bondit sur ses pieds, prêt à défier le noble au combat, mais son frère le retint.
— Calme-toi. Et mets-toi à leur place. Ils n’ont aucune certitude que nous allons prendre soin d’elle.
— Elle va être mon épouse. Je vais le jurer devant Dieu ! Ma parole d’honneur devrait suffire.
— Ce n’est pas une question d’argent, précisa Léonard, qui n’avait pas bougé. C’est une question
d’amour. Mon père ne cherchera pas vraiment à récupérer son argent, mais à se venger.
— Alors, pourquoi la marier si loin si vous l’aimez tant ?
Le visage aristocratique se ferma.
— Cela ne vous concerne pas. Tout ce que vous avez à savoir, je vous l’ai énoncé.
C’était un mensonge éhonté, mais Darren ne pouvait se permettre de se le mettre à dos. Il ne pouvait
prendre le risque qu’on la marie à un autre, emportant son immense dot avec elle.
— Dans ce cas, pouvons-nous procéder au mariage ?
— Si vous n’avez rien à ajouter ?
J’ai envie de vous frapper.
Comment est-elle ?
Dépêchez-vous d’amener l’argent.
Je ne veux pas me marier.
— Non. Rien du tout.
— Dans ce cas, je vais chercher Adrastée.
Adrastée. Quel nom étrange, aux sonorités méconnues, qui résonnait en boucle dans sa tête depuis
des jours.
Adrastée. Il allait enfin mettre un visage sur le nom de sa fiancée.
Chapitre 3
Tel un fauve en cage, Adrastée tournait en rond depuis ce qui lui paraissait des heures. Léonard était
descendu avec leurs hommes pour finaliser son union, la laissant sur le navire telle une marchandise de
valeur qu’on ne montre qu’à la dernière minute pour impressionner les acheteurs. Nerveuse, elle ne
cessait de replacer les pans de sa robe et sa chevelure le long de son visage, en des gestes répétés mille
fois, par automatisme, par besoin. Aux yeux du monde, être belle était ce qu’elle savait faire de mieux.
S’ils savaient… ricana-t-elle intérieurement.
Comme pour confirmer ses petits secrets bien gardés, elle referma l’un des coffres qui contenaient ses
affaires. Sous ses doigts tremblants, le bois était rêche, et elle s’attarda sur cette sensation, essayant de
se vider l’esprit. Cela fonctionna tant qu’elle n’entendit pas les pas sur le pont.
— Adrastée ? C’est l’heure.
Elle sursauta et se retourna vivement, les joues en feu.
— Tout va bien ? s’enquit son frère, un pli soucieux au milieu du front dénotant avec sa décontraction
coutumière.
— À ton avis ? s’écria-t-elle, sarcastique.
Pour toute réponse, Léo leva les yeux au ciel. Au lieu de l’agacer davantage, Adrastée eut un
pincement au cœur. Elle entendit résonner la voix de sa mère par-dessus le bruissement des vagues
« Ne fais pas ça ou tu vas rester coincé ! ». Elle avait toujours détesté que ses frères aient ce réflexe, outre
l’insolence et l’ironie qu’il témoignait.
— Nous pouvons y aller ? l’interrogea-t-il, interrompant ses pensées nostalgiques.
— Ai-je seulement le choix ?
Il s’avança vers elle et lui tendit la main. Ce n’était pas qu’il ne voulait plus discuter avec elle, malgré sa
mauvaise humeur insupportable, mais simplement qu’il était dépourvu de mots face à son désarroi, son
chagrin et sa peur. Même s’ils étaient nés dans l’argent et les titres, leurs parents leur avaient appris à être
une fratrie soudée, qui s’aimait sincèrement. Léonard souffrait de ce qu’il était en train de faire, même si
c’était pour la protéger.
Elle lui prit la main et le suivit dehors. Maintenant qu’ils étaient amarrés, la falaise était d’autant plus
impressionnante. Un port avait été taillé et construit à même la roche, leur permettant de passer du navire
à la terre ferme à l’aide d’une passerelle ingénieusement installée et conçue. Son frère ne la lâcha pas
un instant tandis qu’ils grimpaient le long de la falaise, sur un chemin sinueux où elle dut prendre soin de
préserver sa robe de déchirures. Elle ne put malheureusement pas la prémunir contre quelques tâches
d’herbes et de terre.
Arriver comme une malpropre… Ils auraient pu me permettre de me changer dedans !
Même alors qu’elle pestait, elle était consciente que cela aurait été compliqué. Ce mariage devait être
réglé au plus vite, et dans un pays aussi rustre que l’Écosse, la coquetterie d’une épouse n’était pas
considérée.
Arrivée devant la bâtisse haute et silencieuse, un frisson d’appréhension la parcourut. L’endroit était
d’un calme inattendu. Elle s’était renseignée sur les Highlands avant son départ, et avait cru comprendre
que le château du Laird tenait une place centrale dans la vie communautaire. Or, l’édifice était vide.
Ils traversèrent la cour, entrèrent par la porte principale et se dirigèrent vers la plus grande salle. À
l’entrée, les deux nobles français restèrent figés une minute. La pièce était haute de plafond, si haute que
la pierre grise était difficile à distinguer. Sur la gauche, la cheminée rougeoyait d’un feu impétueux,
indispensable même au mois de mai. Sur la droite, toutes les tables de repas semblaient avoir été
poussées contre le mur, pour faire de la place.
Ce qui n’était absolument pas nécessaire. La salle était vide, à l’exception de trois hommes tout au
bout.
Incertaine quant à l’attitude qu’elle devait adopter tandis que Léonard la forçait à avancer de nouveau,
elle se pencha vers son oreille.
— C’est mon mariage ?
Même son chuchotis parut de trop dans le silence assourdissant de la pièce austère.
— Oui.
Elle se redressa et pinça les lèvres.
Essaye de ne pas être vexée, essaye de ne pas être vexée…
Peine perdue. Elle s’était rarement sentie aussi humiliée. Que les Highlanders du clan MacLenann
réprouvent ce mariage, elle s’y était préparée, mais de là à ce que personne n’assiste à la cérémonie…
Soudain, elle prit conscience qu’elle n’était plus qu’à quelques pas des hommes. Aussitôt, sa gorge se
noua d’appréhension.
Légèrement en retrait, le prêtre avait un visage fripé et avenant. De même, le garçon à droite affichait
un sourire encourageant malgré sa nervosité apparente. Il avait un visage adulte où demeuraient des
traces malicieuses de l’enfance, signe évident de son esprit joyeux et honnête.
Entre eux se tenait son fiancé. Jamais Adrastée n’avait vu un homme aussi grand de sa vie. Ses
épaules étaient d’une largeur peu commune, et devaient pouvoir porter des charges incroyables. Sa
silhouette tout entière ne dégageait que puissance, virilité et fierté.
Quand Léonard déposa sa main dans celle de son fiancé, elle rougit furieusement au contact brulant
de ses doigts calleux. Heureusement pour elle, son voile la dissimulait de toute indiscrétion. Rassérénée
par cette protection, elle poursuivit son inspection, le cœur battant de plus en plus vite.
Son futur époux — Darren, il était temps qu’elle prononce ce prénom — avait certes un physique
impressionnant, mais elle fut choquée que ce soit la première chose qui l’ait interpellée. Car ses yeux,
Seigneur ! Ils brillaient comme un feu dans la nuit. D’un bleu irréel, ils étaient presque trop beaux pour être
regardés en face, comme s’ils risquaient de la brûler. Pourtant, sous leur splendeur incandescente,
Adrastée se sentait bien, trop bien même. Alors que ce visage, aux traits épais, aux lèvres belliqueuses,
aux nez aquilins et aux cheveux d’un noir de jais, aurait dû l’intimider, l’effrayer presque, elle n’en était
que plus fascinée.
— Nous sommes réunis aujourd’hui…
Déjà, les mots se mêlaient avec indifférence. Adrastée ne pouvait pas se concentrer, d’autant plus
qu’elle les avait entendus bien trop souvent. Aux souvenirs des cérémonies auxquelles elle avait assisté,
les larmes lui montèrent aux yeux. Elle s’était imaginé un mariage de rêve, sortit tout droit d’un conte de
fées. Elle serait entrée dans une salle similaire à celle-ci, remplie de personnes aimantes et de fleurs
colorées, attirant toute l’attention à elle. Dans une ambiance merveilleuse, elle aurait prononcé ses
vœux à l’homme de son choix, fière de se tenir devant tous à ses côtés. Puis un véritable festin aurait
marqué cette soirée inoubliable, ainsi que des dizaines de danses sous le soleil couchant.
Mais les rêves correspondent rarement à la réalité…
— Oui, j’y consens.
La voix de son futur époux la ramena au présent, à la cérémonie qui se déroulait pour de vrai est non
dans ses fantasmes d’enfant.
— Adrastée de Nemours, consentez-vous à prendre cet homme pour époux légitime, à vivre avec lui
selon la loi de Dieu, dans le saint état du mariage ? L’aimerez-vous, le consolerez-vous, l’honorerez-
vous, le garderez-vous, dans la maladie comme dans la santé, et, renonçant à toute autre union, lui
resterez-vous fidèle jusqu’à la mort ?
Une sueur froide lui dégoulina le long de la nuque. Que ces paroles étaient solennelles, et pleines de
sens ! De beaucoup trop de sens. Ceci n’était pas une simple conversation, la répétition de mots dit tant de
fois, c’était une promesse, un engagement.
Pour toujours.
La Comtesse redressa les épaules, les lèvres tremblantes de sanglots dissimulés à la vue de tous.
Jamais parler ne fut aussi dur.
— Oui, j’y consens.
Darren retourna sa main, la dégageant de ce contact chaud qu’elle avait adoré sans même s’en
apercevoir. Dans sa paume tournée vers le ciel, minuscule comparée à la sienne, il déposa un anneau
d’or. Le prêtre plaça sa main parcheminée au-dessus des leurs.
— Seigneur, bénis cet anneau, afin qu’il soit pour tes serviteurs, le symbole de leur vœu solennel, et un
gage d’amour infini, par Jésus-Christ, Notre Seigneur. Amen.
Avec l’eau, il dessina une croix sur leurs mains liées. Puis il prit la bague sacrée et la donna à Darren.
Avec une délicatesse déconcertante pour cet homme immense, il la passa à son annulaire gauche. Le
bijou lui allait parfaitement.
— Avec cet anneau, je t’épouse, déclara Darren de sa voix profonde, avec mon corps, je t’honore, et je
partage avec toi tous mes biens terrestres. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen.
— Je vous déclare mari et femme, en ce jour et jusqu’au dernier de votre vie. Que les hommes ne
séparent point ceux que Dieu a unis. Amen.
— Amen, répondirent-ils tous d’une même voix cérémonieuse.
— Vous pouvez embrasser la mariée, ajouta le vieux prêtre avec une pointe d’espièglerie inattendue.
Aussitôt, Darren se précipita sur son voile, qui jetait une ombre sur Adrastée. Voilà de longues minutes
qu’il rêvait de pouvoir le soulever, redoutant et espérant en même temps ce moment, celui où il la verrait.
Où il verrait sa femme.
Déglutissant difficilement, il souleva le tissu blanc, qui lui glissa des mains et retomba sur le côté du
visage tant attendu.
Par tous les saints…
Darren pouvait jurer autant qu’il le voulait, rien n’aurait pu le préparer à cela.
Adrastée était d’une beauté indescriptible. Son visage n’était que douceur et tendresse, féminité et
détermination. Deux pommettes hautes et rosées soulignaient un regard gris clair enchanteur, où
flamboyait une intelligence vive et indomptée. Sa peau de perle était tranchée par des lèvres rouges
pulpeuses, surmontées d’un nez tout fin qu’elle fronçait d’appréhension.
Ou d’impatience… ?
Darren fut embrasé d’une chaleur ardente. Il se pencha vers elle, ne pouvant s’empêcher de la
détailler avec une minutie indigne d’un homme tel que lui. Son odeur l’enivra, mélange de fleur, de sel et
d’encre.
Quand leurs lèvres se touchèrent, scellant à jamais cette union qu’ils avaient haïe de tout leur être, un
même frisson les parcourut.
Il se recula à contrecœur, rompant le charme par obligation. Il retint un sourire moqueur en
remarquant les yeux papillonnants de sa femme. Il lui reprit la main, avec un naturel surprenant, et la
tourna vers les autres.
— Tous mes vœux de bonheur, annonça son frère en lui frappant l’épaule, avant de s’incliner
légèrement vers sa femme. Lady Adrastée, c’est un honneur de vous rencontrer.
— Je vous présente Roddy, mon frère, lui expliqua-t-il d’une voix enrouée qu’il ne reconnut pas.
— Enchantée, Roddy, répondit-elle avec un anglais parfait, qui surprit quelque peu Darren.
— Toutes mes félicitations également, commenta Léonard en déposant un baiser sur la joue de sa
sœur avant de tendre sa main au Laird.
Il la serra bien obligeamment. Après tout, ils étaient de la même famille à présent. Percevant son
irritation, le Comte n’en sourit que plus.
— Mes hommes sont partis chercher la dot.
— Parfait.
Ils dirent au revoir au prêtre, qui retournait à sa chambre se reposer. Il n’était pas de North Uist, comme
en témoignait le fait qu’il n’y avait pas d’église sur une si petite île. Le temps qu’il monte, les coffres
avaient été déposés dans l’entrée, et étroitement surveillés par les hommes de main du Laird.
— Vous pouvez vérifier, le compte y est, précisa Léonard en le voyant ouvrir une caisse.
Effectivement, l’or était bien là. Son clan était sauvé.
S’ensuivit un repas intimiste et gênant. Léonard était d’un naturel rieur et taquin qui pouvait soit
beaucoup plaire soit énormément exaspérer. Roddy et lui s’entendirent à merveille, ce qui sauva
quelque peu l’ambiance générale. Darren oscillait entre irritation, émerveillement et impatience, en un
tout totalement désordonné.
Pour sa part, Adrastée était d’un calme inhabituel, rendue muette par la présence de son mari et le
départ imminent de son frère. La crainte de ce qui allait suivre lui retournait l’estomac, l’empêchant
d’avaler le moindre aliment.
— Je crois qu’il est temps pour nous de repartir.
Adrastée sursauta à l’annonce de son frère, puis lança un regard appuyé à Darren, en un réflexe qui
semblait vieux de plusieurs années, comme si elle l’avait toujours consulté ainsi. Sous la chaleur grise
de son regard, il envisagea une seconde d’offrir son hospitalité, avant de se souvenir que là n’étaient pas
ses intérêts. Le noble avait précisé vouloir régler cela au plus vite et Darren avait beaucoup trop à faire
dans les jours à venir pour s’embarrasser d’invités.
De ce fait, il indiqua la sortie au Comte de Nemours. Dans la cour du château, il le salua
respectueusement, conscient malgré tout de l’épreuve qu’il vivait. Quand ce fut fait, Adrastée se jeta
dans ses bras avec un tel empressement que le Laird se raidit. Dans son sillage, sa robe blanche et sa
cascade de cheveux blonds étaient d’une pureté sans nul pareil, accentuant le déchirement de la
séparation. Son frère la serra fort, indifférent à tous ces regards scrutateurs, et lui murmura des paroles
inconnues à l’oreille.
Il dut la repousser tendrement pour qu’elle le lâche. Elle essuya dignement ses larmes, comme si
elles étaient inexistantes. Ce geste témoigna autant de prétention que de force, ce qui troubla Darren.
Puis, son cerveau, qui jusque-là avait été plus que tourmenté, lui rappela la cruelle vérité.
Si elle est si belle et qu’on a voulu la marier à l’étranger… C’est qu’elle n’est plus vierge.
Une rage folle s’empara de lui. Évidemment qu’on ne lui avait présenté qu’à la dernière seconde.
Adrastée était de ses femmes enchanteresses qui mettent les hommes à leurs pieds d’un battement de
cils. Qu’il avait été sot de croire à sa chance dans son malheur ! Il se haïssait d’avoir été aussi confus
devant elle, en oubliant même la raison sous-jacente de sa présence.
Les Français s’en allèrent, reprenant le chemin sinueux le long de la falaise, accompagnés
d’Écossais. Adrastée se tenait de dos devant lui, tout son corps tendu vers son frère qui partait. Darren
n’aurait su dire si elle voulait le rejoindre ou le retenir.
— Lady Adrastée, l’appela Roddy, la faisant se retourner. Ce fut un plaisir. J’espère avoir la joie de faire
plus ample connaissance avec vous dans les jours à venir, ma chère sœur.
Il s’inclina légèrement, un sourire malicieux aux lèvres, et les laissa seuls dans la cour sombre, non
sans avoir donné une tape encourageante à son frère.
Mais Darren n’était pas d’humeur pour l’humour de son cadet ni pour le moindre sous-entendu
grivois. D’un signe de tête, il ordonna à Adrastée de le suivre. Il rentra à grands pas, indifférent au fait
qu’elle doive courir pour rester à sa hauteur. Il monta tous les étages de sa tour et ouvrit avec fracas la
porte de sa chambre. Il demeura figé dans l’entrée, la poitrine se soulevant au gré d’une respiration trop
lourde.
Intimidée, Adrastée entra, consciente que c’était ce qu’il attendait. La chambre était joliment décorée,
très masculine et spartiate. Le corps parcouru de frisson de peur et d’un sentiment qu’elle n’aurait su
nommer, elle fit face à son époux. Ses yeux bleus la transpercèrent. Ses jambes, affaiblies par des nuits
sans sommeil et l’absence de repas, cédèrent sous elle, la faisant s’asseoir sur le lit.
Offerte.
Darren demeura dans l’encadrement de la porte. Il ne fit pas un mouvement. Sous la lumière de la
lune qui filtrait des rideaux, il était encore plus impressionnant.
Menaçant.
— Aujourd’hui, nous avons été sacrés mari et femme devant Dieu. Cependant… Je n’ai aucune
confiance en vous. Pour avoir été contrainte à faire un mariage en dessous de votre condition, dans un
pays si éloigné de votre terre natale, il faut des circonstances bien particulières. Je ne me permettrais pas
l’irrespect d’insinuer que vous avez été consentante, mais je doute que vous soyez arrivé devant moi
vierge. Je suis Laird de clan, je dirige des gens, et par-dessus tout, j’ai besoin d’un héritier. Je ne peux
donc prendre le risque d’élever un bâtard. De ce fait, je ne partagerai pas votre couche tant que je n’aurais
pas la certitude que vous n’êtes pas enceinte.
Sur ces mots, il referma la porte derrière lui, pour aller se réfugier dans une chambre de l’étage en
dessous. Pourquoi lui avait-il laissé sa chambre, ça, il l’ignorait. Ce dont il était sûr, c’est que malgré sa
beauté irréelle, cette femme pouvait représenter un danger pour lui. Un danger qu’il devait s’empresser
de maitriser.
De son côté, Adrastée resta figée de longues minutes, la bouche sèche et les yeux humides. Ainsi,
c’était là tout ce que pensait d’elle son mari, cet homme qu’elle avait trouvé si beau et fort, à la voix de
ténor et au regard qui la faisait se sentir si bien ? Qu’elle avait été naïve d’être émerveillée par sa stature
et sa puissance guerrière ! Comme elle regrettait toutes les pensées énamourées qu’elle avait eues
durant le repas. En à peine une minute, il avait réduit ses espoirs d’idylle à néant.
Soudain, la peine se mua en colère. Pour qui se prenait-il à l’insulter ainsi ? Elle était vierge ! Et elle
n’estimait pas devoir le prouver, même si les mœurs l’exigeaient. Elle n’avait commis aucun crime, sauf
peut-être celui de vouloir aimer.
Mais à présent, seule dans cette chambre immense et vide, dans ce château tout aussi immense et
vide, mariée à cet homme immense, et visiblement, vide, l’avenir s’annonçait bien sombre.
Chapitre 4
Après une nuit dépourvue de sommeil, Adrastée s’était assise sur le bord de ce lit inconnu avant
même que le soleil se lève. Déjà, il caressait son dos, lui indiquant que la journée avait commencé. Elle
en avait parfaitement conscience au vu de la frénésie qui s’était emparée du château.
Partout, elle entendait marcher, discuter, crier, bouger. C’était une succession évidente d’actions du
quotidien — se rendre dans tel lieu, prendre des nouvelles, ramasser ceci, emporter cela. Elle pouvait
aisément se figurer tout ce remue-ménage — elle avait vécu dans un manoir toute sa vie. Ici néanmoins,
c’était dans une tout autre mesure. Le château était autant un lieu de vie qu’un endroit où travailler et se
retrouver, faisant venir beaucoup de gens du village. Adrastée s’était renseignée sur le mode de vie des
Écossais, elle n’aurait donc pas dû être étonnée, pourtant elle était statufiée par ce grondement profond
et intense qui faisait vibrer les murs de pierres.
Qu’est-ce que je fais maintenant ?
C’était une excellente question. A laquelle elle n’avait absolument pas pensé, même après avoir
passé la nuit dans ce lit glacial, encore vêtue de sa robe de mariée. En la remarquant, blanche et froissée,
les larmes lui montèrent aux yeux.
Non ! s’enjoignit-elle.
Elle ne voulait plus pleurer à cause de ce mariage désastreux. Pleurer ne l’avançait à rien et ne faisait
que la faire se sentir encore plus misérable et démunie qu’elle ne l’était déjà.
Elle se leva pour ôter sa robe, remarquant que ses valises étaient dans un coin de la pièce. Pourquoi
ne s’était-elle pas changée hier soir ? Mystère. Peut-être souhaitait-elle faire subsister dans cette pièce
un peu de cette cérémonie merveilleuse, et non les paroles abjectes qui avaient suivies.
Une fois en corset et grelotante de froid – le feu n’était pas allumé, et les buches bien trop grosses pour
ses maigres bras – elle fut indécise devant ses habits, certainement pour la première fois de sa vie.
Que vais-je mettre pour descendre ?
Sa gorge se noua, sa respiration se bloqua, sa vue se troubla. En un instant, elle eut la vision d’une
centaine de personnes la fixant en silence, le visage fermé et dur. Il ne faisait aucun doute qu’en ce
moment même, tous les MacLennan ne parlaient que d’elle, se demandant comment elle était et ce
qu’elle faisait.
Un sentiment de solitude l’étreignit, encore plus intense et cruel que toute la nuit durant. Avoir
conscience que son mariage était voué à l’échec et ne lui apporterait qu’humiliation, mépris et malheur
était une chose, mais comprendre qu’elle devrait faire face à toutes ces personnes sans Darren… S’en
était une autre.
Même si son cœur d’enfant avait ardemment espéré un amour grandiose, son esprit rationnel avait
envisagé sans l’ombre d’un doute une union de force, un soutien, une présence. Or, elle s’était trompée.
Il n’y avait pas d’homme à ses côtés, qu’il l’aime ou non. Darren n’avait que faire de leur couple et de la
position sociale qu’il était censé lui donner.
Tout ce qui l’intéresse, c’est l’argent.
Folle de rage, elle envoya son pied dans son coffre… et hurla de douleur. Sautillant sur place, elle
maudit ce château indifférent, ce mari irrespectueux et bien trop beau, ces inconnus qui médisaient
d’elle.
Et les circonstances qui l’avaient menée à ce mariage.
La colère ne s’estompa pas malgré la souffrance de son pied. Elle tomba sur sa robe, qui amortit sa
chute, et se mit à la déchirer consciencieusement, réduisant en grands lambeaux immaculés la plus
belle tenue qu’elle eut jamais portée. Cette tenue qui l’avait rendue si fière, qu’elle avait choisie et
préparée avec un soin démesuré, non seulement pour plaire à son futur époux, mais également pour se
rassurer. Si elle était belle, tout irait bien.
Mais tout n’allait pas bien. Seule dans cette chambre vide en haut de la tour, perdue entre solitude et
vent de la mer, si loin de ce monde auquel elle appartenait dorénavant, sa beauté lui était inutile, au
même titre que cette robe. Alors elle la déchira. Encore et encore. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un
amas de tissus informe entre ses doigts meurtris.
On dirait mon cœur.
Cette constatation la glaça. Que ce soit le mépris de son mari fascinant ou les commérages des
Écossais, elle fut choquée que cette situation lui fasse tant de mal. Elle s’était pourtant préparée à cela.
Elle avait vécu à la cour de France toute sa vie, la méchanceté et les faux semblants étaient son
quotidien. Mais ici, tout était différent, tout l’atteignait avec beaucoup plus de force.
Parce qu’ici c’est réel ?
Peut-être. Dans la cour du Roi François II, tout n’était qu’hypocrisie et jeux de rôles. Alors qu’ici,
chaque être présent était authentique, franc, assumant autant ses paroles que ses actes. Et c’était
d’autant plus effrayant.
Avachie sur le sol glacial, elle oscillait entre chagrin et colère. Cela faisait des années qu’elle n’avait
pas éprouvé des sentiments aussi forts, de manière aussi désordonnée et intempestive. Se connaissant
parfaitement, elle alla enfiler une robe de nuit puis amena son petit coffre vers une commode. Surmontée
d’un miroir grisâtre, vide et passablement neuf, elle avait dû être ajoutée à son intention.
Après un rapide tour de la pièce pendant lequel elle ignora avec application les vêtements et les objets
de son mari, elle trouva une chaise très vieille qu’elle tira difficilement pour se créer un bureau. Assise, le
meuble n’en demeurait pas moins trop haut, et après avoir réuni les deux couvertures de la pièce pour se
surélever et se réchauffer, elle put commencer.
Comme chaque fois qu’elle avait une plume entre les mains et un livre sous les yeux, la magie
s’opéra. Elle avait un sujet de prédilection, bien sûr, un secret bien à elle, enfouit sous des couches de
bienséance et de manières précieuses. Un secret qu’elle chérissait et qu’elle ne dévoilerait jamais.
Occuper son esprit avait toujours apaisé son corps, et malgré l’horreur de la situation, aujourd’hui ne fit
pas acception à la règle. Les heures passèrent, la faisant oublier le château dans lequel elle résidait,
mais pas l’odeur suave et terriblement masculine qui régnait.
Soudain, on frappa à la porte. Elle faillit faire tomber son encrier sur le sol, ce qui aurait été dommage
vu que c’était le seul qu’il lui restait après les deux qu’elle avait brisés en venant. Étonnée autant par la
rupture de sa bulle érudite que par l’intérêt qu’on lui portait, elle regarda par la fenêtre. Au-dessus de la
mer frissonnante, le soleil avait déjà dépassé le zénith.
— Qu’est-ce ? s’enquit-elle tout en s’en doutant.
— Le déjeuner.
Pas de madame, ni de votre excellence, ou n’importe quel titre qu’on pouvait donner ici. Une réponse
froide et passablement irrespectueuse. Surtout en sachant que le repas avait dû être servi une à deux
heures plus tôt, et qu’on lui apportait les restes, froids de surcroit.
— Partez.
La servante n’insista pas, ce qui bouleversa Adrastée d’autant plus. Autant d’indifférence était difficile
à vivre. En plus de n’avoir que faire de sa présence, ces gens ne se souciaient même pas de sa santé.
Abattue et lasse, elle s’enroula dans les couvertures et s’allongea sur ce lit qui était désormais le sien,
mais qui gardait les effluves de ce mari détestable.
***
Irrité, le Laird des MacLennan reprit lentement sa respiration avant de répondre à son messager.
— Je ne te demande pas ton avis sur ma femme, Gus. Je veux seulement savoir si les armes que je
t’ai demandé de commander auprès de ce forgeron à Milovaig sont en route.
— Elles le sont, Laird, mais vous ne croyez pas que ce sera un peu honteux de payer avec cet argent…
— Non. N’oublie pas de guetter l’arrivée du navire marchand et de venir m’en enquérir.
Sur ce, il partit sans attendre de réponse, fulminant.
C’était ainsi depuis qu’il s’était levé. Déjà, il avait passé la nuit à rêver d’Adrastée, dans des situations
plus érotiques les unes que les autres. Se réveiller en sursaut, le corps couvert de sueur et le sexe dressé
n’était pas la meilleure façon de détendre un homme.
À peine avait-il franchi le seuil de la chambre que Morag était apparue comme par enchantement. En
réalité, il se doutait que la vieille intendante voulait le surprendre sortir de sa chambre nuptiale, pour
apercevoir Adrastée. En une fraction de seconde, elle avait compris que le Laird n’avait pas partagé la
couche de sa femme, et un rictus méprisant avait déformé son visage.
— Elle est moche, la Française ?
C’était ce qu’on pouvait nommer du tact. Darren était habitué aux exubérances de la vieille dame, qui
gérait le château depuis trop d’années pour les compter.
— Ça ne te regarde pas, Morag. Le petit déjeuner est servi ?
— Bien sûr, Laird. Elle va venir ?
Le mot « elle » avait été prononcé avec un tel dégout que Darren avait sursauté. Après ses rêves de la
nuit, c’était un sentiment qui lui était étranger.
— Non, laissons-la dormir.
— Bien.
Sans cacher sa joie, elle l’avait précédé jusqu’à la grande salle, qui ne ressemblait en rien à la veille.
Toutes les tables étaient remplies de monde, particulièrement d’hommes venus au château s’entrainer à
l’épée. Quand il était apparu, tous s’étaient tournés vers lui, avides, cherchant à ses côtés la femme qui
était sur toutes les lèvres.
Darren avait fait comme si de rien n’était pour aller s’installer à la place d’honneur.
— Tu aurais dû dire quelque chose, avait soufflé Roddy tandis que les conversations explosaient de
toute part.
— Je n’ai rien à dire.
Son frère avait poussé un soupir appuyé, sans pour autant insister. L’entêtement de Darren était à toute
épreuve. Percevant l’air renfrogné du Laird, tous l’avaient laissé petit-déjeuner en paix.
Toutefois ses hommes n’avaient pas tenu plus longtemps. Tout juste arrivés dans la grande cour pour
s’entrainer à l’épée, les vieux comme les jeunes étaient venus l’assaillir de questions.
— Où est votre femme, Laird ?
— La Française ne parle pas un mot, c’est ça ?
— Vous l’avez trop épuisée pour qu’elle se lève ?
— Tout le monde dit qu’elle est laide, c’est vrai Laird ?
— Elle n’a pas besoin d’être jolie, elle est riche… Et nous aussi maintenant !
— Elle a bien crié la Française ?
Darren n’était pas d’une nature expansive, se retrouver ainsi sollicité l’avait fait bouillir. Il avait répondu
vaguement aux siens, assurant qu’elle était tout à fait normale et qu’elle sortirait quand elle le
souhaiterait. Bien sûr, cela n’avait pas suffi à détourner leur attention. Les MacLennan voulaient
connaitre leur nouvelle châtelaine. À chaque fois que Darren fut en mauvaise position, il reçut bon
nombre de sifflements et de commentaires désobligeants sur la nuit passée.
À deux doigts de perdre le contrôle, surtout avec une arme à la main, il avait laissé les guerriers aux
bons soins de Roddy, qui savait les gérer mieux que quiconque, pour s’adonner plus tôt que prévu à la
tâche titanesque qui l’attendait : s’occuper de l’or français.
La différence de monnaie n’était pas véritablement un problème : de l’or restait de l’or. Néanmoins il
avait une quantité impressionnante de biens à payer, entre les vivres dont ils avaient besoin, les armes et
les ustensiles qui leur manquaient pour bâtir maisons et bateaux. Évidemment, la faim était sa priorité.
Mais il n’ignorait pas la menace constante que faisaient planer au-dessus de leur tête les MacDonald et
les MacAulay… Il devait protéger les siens. Quoiqu’il lui en coute.
Je l’ai prouvé…
À la pensée de son épouse, sa concentration avait vacillé. Non seulement son souvenir — l’éclat de sa
peau, la courbure de ses lèvres, le maintien de sa tête — mais également ses rêves coquins avaient fait
se dresser une partie de lui absolument inutile pour compter. Il fut enragé par l’effet qu’elle lui faisait alors
qu’il refusait de l’approcher, conscient de l’humiliation qu’elle lui causait.
Quand ils sauront que je n’ai pas partagé son lit et comprendront pourquoi…
La nouvelle avait déjà dû faire le tour du village, et devait se répandre à toute allure dans North Uist. Il
était d’ailleurs étonné de ne pas avoir encore eu de remarque. À moins que Morag ait tenu sa langue, ce
dont il doutait. En tout cas, tous allaient savoir qu’il la dédaignait. Et même s’il abhorrait de la revoir, cette
femme qu’on lui avait imposée et dont il allait devoir partager toute la vie pour cet argent indispensable
aux siens, il avait conscience qu’elle ne méritait pas d’être maltraitée.
Ce n’est pas la priorité.
Revenant à lui, il avait poursuivi les comptes. Bien. Il y avait même un peu plus que ce qui était
convenu, ce qui en plus d’être étrange, était bienvenu. Après de longs calculs, il estima pouvoir donner un
peu d’argent à chaque famille. Pas une pièce d’or chacune non, mais de l’argent écossais qu’il lui restait.
L’or servirait pour les échanges extérieurs.
En plus de pouvoir donner quelques sous aux familles, Darren fut ému de remarquer qu’il pourrait
racheter du bétail et des produits du continent pour tous. En quantité, c’était peu, mais au vu de leur
pauvreté grandissante, c’était déjà tant.
Il était ensuite parti distribuer l’argent aux alentours, une liste à la main et un gros coffre sous le bras. Il
avait manqué le déjeuner, mais n’en avait que faire. Les siens étaient sa priorité.
Cependant, ils n’avaient pas été aussi conciliants qu’il l’aurait cru. Tous sans l’ombre d’une exception
avaient fait une remarque désobligeante sur Adrastée, sur son absence, son physique, sa nationalité,
son rang. Tous l’avaient surnommée « la Française » avec un dédain nullement dissimulé.
Mais surtout, beaucoup avaient refusé l’argent. Ils n’avaient pas voulu le toucher, alors qu’il était
écossais, parce qu’ils savaient ce que dissimulait la générosité du Laird. Une femme, Ona, avait même
craché sur le sol, dans un vieux geste pour faire reculer le démon, avant de jurer :
— Je ne veux pas de sa pitié. Si la Française ne daigne même pas sortir de sa tour, elle peut garder
son argent. J’n’en ai pas besoin, de toute façon !
Puis elle était retournée dans sa chaumière branlante pour crier sur ses six enfants turbulents.
Darren connaissait les siens. Il connaissait la fierté légendaire des Highlanders. Mais de là à ce qu’ils
refusent de l’argent qui leur revenait de droit — argent pour lequel il avait sacrifié son bonheur conjugal
— il y avait un fossé. Tous en avaient douloureusement besoin, sur ces terres difficiles, dans ce pays en
proie au protestantisme et à la pauvreté. En une soirée, le clan MacLennan était devenu l’un des plus
riches de tous les Highlands. Pourtant, les habitants préféraient se renfoncer dans leur misère plutôt que
d’admettre qu’ils avaient besoin d’aide.
Assis à son bureau, la tête sur les poings, le Laird était dépassé. Certes, son agacement était encore vif
et profondément ancré en lui, mais c’était l’inquiétude qui prédominait à présent. Comment aider les
siens dans ces conditions ? Comment les faire accepter l’argent français ? Lui qui pensait avoir tout
résolu, il n’était pas au bout de ses peines.
— Darren ?
Il tressaillit. Roddy était entré sans qu’il l’entende. Il portait dans ses bras un plateau surmonté de deux
assiettes.
— Le diner, déjà ?
— Eh oui. La journée passe plus vite quand on se dispute avec tout le monde.
Le Laird ne commenta pas, se contentant de tendre les mains vers l’assiette.
— Les choses s’arrangeront, lui assura son frère, avec cette confiance si coutumière dans le regard.
Ils ne veulent pas maintenant, mais ils finiront par dire oui. Ils n’auront pas le choix.
Cela aussi inquiétait Darren. Parce que s’il y avait bien quelque chose d’aussi fort que la fierté des
Highlanders, c’était leur rancune. Et se mettre son peuple à dos pour l’avoir sauvé lui semblait d’une
injustice déchirante.
— Oui. Nous verrons bien. Veux-tu bien me donner à manger ?
— Ce n’est pas pour toi.
— Je te demande pardon ?
— C’est pour Adrastée.
Au lieu de grogner à ce prénom, il demeura figé. C’était la première fois qu’il l’entendait de toute la
journée.
— Mais il y a deux assiettes ?
— La seconde est pour toi.
Le Laird bondit sur ses pieds.
— Tu veux que je joue les servantes à lui monter son repas ? Elle n’a qu’à descendre ! vociféra-t-il.
— Peut-être qu’elle serait descendue si tu l’avais accompagnée.
La répartie de son frère lui coupa le souffle. Roddy avait toujours eu l’art de dire les choses
dérangeantes. Ajouté à cela son humour décadent, et il était parfois difficile de lui faire face.
— Elle est adulte, que je sache. Et c’est une Comtesse, elle sait agir en société.
— Ce n’est plus une Comtesse. C’est une femme de Laird à présent. Et qui dit femme de Laird, dit
Laird.
Il ponctua sa phrase en lui écrasant les côtes avec le plateau.
— S’il te plait Darren. Elle n’a pas mangé de la journée. Tu ne vas quand même pas la laisser mourir
de faim ?
— Non, son père serait capable de me le reprocher, grommela-t-il en toute mauvaise foi.
En réalité, il était étonné de ne pas y avoir pensé. Et que personne n’ait apporté de repas à son épouse,
même alors qu’elle n’était pas sortie. Roddy avait raison, elle avait un certain rang ici, rang qui exigeait
autant de lui que des autres.
— S’il te plait, gronda son frère en ignorant sa remarque puérile.
Avec un soupire aussi puissant que les vents de la mer, le Laird se saisit du lourd plateau et sortit sous
le regard approbateur de son cadet. Il alla jusqu’à sa chambre, où il entra sans frapper.
Chapitre 5
Sur le seuil de sa chambre, Darren resta figé. Adrastée dormait à poings fermés, roulée en boule sur le
lit. Son petit corps gracile était enveloppé si étroitement dans les couvertures qu’on le distinguait à peine.
Remarquant l’air glacé de la pièce, Darren gronda. Elle avait dû greloter de froid toute la journée.
Il posa le plateau par terre et alla allumer un feu. Même si cette tâche revenait souvent aux servantes, il
l’avait toujours fait lui-même, autant pas habitude que par plaisir. C’était des gestes répétitifs agréables,
qui l’aidaient à se détendre, quel que soit le moment de la journée.
Alors qu’une flamme prenait vie dans l’âtre, un gémissement le fit sursauter. Adrastée remua dans
son sommeil, la bouche entrouverte de contentement. Devant son visage lisse, dépourvu de la moindre
expression, il fut saisi par sa beauté. Soudain, tout l’agacement et l’inquiétude de la journée s’envolèrent,
de même que la raison de son absence ici même hier soir. Elle effaça tout en un soupir, en un
frémissement de lèvres.
Une part de lui détestait se retrouver là, à la contempler ainsi, à son insu, geste qui témoignait du
pouvoir qu’elle avait sur lui. Il le refusait. Non seulement parce qu’il ne la connaissait pas, mais surtout
parce qu’il ne voulait pas d’elle.
Et pourtant…
Dans un autre gémissement, Adrastée ouvrit les yeux. Et les plongea aussitôt dans ceux de Darren,
d’un bleu incroyable. Elle ne cria pas. Elle était encore dans un demi-sommeil, entre rêve et réalité,
prisonnière d’un monde cotonneux très agréable. Elle mit donc un certain temps à réaliser qu’il était bel
et bien devant elle, que ce n’était pas un tour de son esprit.
Elle se redressa brutalement, ramenant la couverture sur sa poitrine pour se protéger, même en
sachant qu’elle était vêtue.
— Je suis venu vous apporter votre repas.
Ce fut tout ce qu’il trouva à lui dire. Irrité par tous les sentiments contraires et incompréhensibles
qu’elle faisait naitre en lui, il préféra user de la distance froide d’un chef. Il alla chercher le plateau et le
ramena sur le lit, entre eux.
— Merci.
Même si elle aurait préféré manger du sable plutôt que de l’admettre, Adrastée fut émue par ce geste. Il
ne changeait rien aux mots qu’il avait dits et au mal qu’il lui avait fait, mais il soignait un peu son cœur
déchiré.
Le repas débuta dans le silence. L’un comme l’autre avaient manqué le déjeuner, pour des raisons
bien différentes. Ils mangèrent donc avec appétit, savourant le ragout déjà tiède, en s’évitant
soigneusement du regard. Dire qu’ils étaient atrocement gênés eut été l’euphémisme du siècle.
De quoi pouvaient-ils discuter ? Aux yeux d’Adrastée, il avait tout dit la veille au soir, quand il l’avait
insultée avant de l’abandonner dans le froid de sa chambre.
Darren avait un élan de culpabilité devant sa pâleur. Elle était si frêle, si gracile… Passablement
différente de la majorité des Écossaises. Même s’il était toujours enragé d’avoir dû épouser une femme
qui n’était plus vierge, se retrouver ainsi devant elle, démunie et presque enfantine, le faisait se remettre
en question. Elle était restée ici toute la journée en grande partie par sa faute. Il se devait d’être un
minimum aimable.
C’était cependant plus facile à dire qu’à faire. Il n’avait aucun sujet de conversation, et il préférait éviter
de parler des siens et de leur réaction. Inutile d’être méchant sans raison.
Ses yeux parcoururent la pièce, et il remarqua rapidement les changements qu’elle avait opérés. Le
livre ouvert sur la commode l’intrigua.
— Que lisez-vous donc ? s’enquit-il en se redressant légèrement pour apercevoir les pages.
Adrastée bondit sur ses pieds, faisant tomber sa couverture au sol, et se jeta sur son bien. Darren eut le
temps d’apercevoir une écriture féminine et penchée.
— C’est vous qui l’écrivez ?
Il n’aurait pas dû être aussi surpris. Une femme de son rang, dans un pays aussi aisé que le sien, avait
dû recevoir une éducation hors pair. Cependant, il était rare que des aristocrates choisissent de
s’adonner à l’écriture, elles préféraient généralement coudre, jouer de la musique ou simplement l’art de
la conversation.
Avec des mouvements précipités et maladroits, Adrastée cacha son carnet dans son coffre et fit face à
son mari, ses grands yeux gris le défiant de s’approcher.
— Cela ne vous regarde pas.
Les sourcils noirs de Darren se froncèrent.
— Bien sûr que cela me regarde. Vous êtes ma femme.
— Vous m’avez parfaitement fait comprendre que vous ne vouliez pas partager mon intimité, contra-t-
elle en levant le menton avec insolence.
Malgré lui, Darren contempla le lit de manière non équivoque. Elle rougit furieusement. Ce n’était pas
seulement à ce genre d’intimité qu’elle avait fait allusion.
— Dites-moi ce que c’est.
— Non.
Il se leva, imposant sa haute stature à la pièce. Assis, il était un peu moins impressionnant, même s’il
gardait ces épaules larges et massives qui le rendaient colossal. Son visage entier irradiait d’une colère
mal contenue.
— Adrastée, je pense que vous avez mal compris. Je ne vous demande pas ce que c’est : je l’exige.
Vous êtes ma femme, vous me devez obéissance. Vous l’avez juré devant Dieu.
— Ne vous permettez pas de me parler de vœux ! hurla-t-elle à pleins poumons. Vous n’en avez pas
tenu un seul.
— Je partagerai votre couche quand vous aurez eu vos menstruations.
— Je ne parlais pas seulement de partager votre lit, mais également de partager votre vie. Vous
m’avez laissé pourrir ici toute la journée comme si je n’existais pas. Où étiez-vous ?
— Je n’ai pas de compte à vous rendre !
Devant la vitesse à laquelle il lui avait répondu et l’ardeur de son regard, Adrastée comprit et recula.
— Vous dépensiez ma dot, c’est cela ?
Son silence fut éloquent.
Un rire amer prit possession d’elle. Le son, aussi détestable que glacial, fit se contracter violemment
les mâchoires de Darren.
— Cessez.
— Non ! Mon cher époux, je fais partie intégrante du contrat, je vais de pair avec cet argent que vous
aimez tant. Alors il va falloir vous montrer un peu plus respectueux avec moi.
Le ton prétentieux qu’elle avait pris, les yeux brillants et l’air supérieur, n’eurent pas du tout l’effet
escompté sur Darren. Son énervement devant son attitude se mua en désir en une fraction de seconde.
Avant qu’il ait compris ce qu’il faisait, il la plaqua contre le mur, son souffle court caressant ses lèvres. Son
corps contre le sien éveilla une ardeur en lui, dont il aperçut le reflet dans ses yeux gris.
— Et là, je me montre un peu plus respectueux ?
— Lâchez-moi.
— Vous ne le voulez pas vraiment…
— Tout de suite !
Soudain, il se recula en ricanant, la laissant reprendre son souffle. Toute son attitude se modifia,
passant de l’homme fou de désir à un insolent comédien fier de lui.
— Je ne suis pas bête. Vous savez séduire les hommes, cela ne fait aucun doute, avec un visage
aussi magnifique. Je ne m’y laisserai pas prendre. Je vous possèderais quand je serais sûr que vous
n’attendez pas le bâtard d’un autre.
Le cœur d’Adrastée pulsait encore violemment de son approche, aussi brutale que sensuelle, et fit une
embardée à ces mots. Tout le chagrin, la colère et la solitude de la journée ressurgirent, la faisant perdre
pied.
— Je suis vierge, et je vous interdis de prétendre le contraire ! hurla-t-elle en se saisissant du premier
objet qui lui passa sous la main pour lui lancer dessus.
Heureusement que Darren avait d’excellents réflexes. Il évita le projectile de justesse. L’encrier alla
s’exploser sur le mur derrière lui.
— Ah !
Elle se saisit des coussins, des couvertures, d’habits, de tout ce qui était à proximité pour l’atteindre.
Cette scène, bien que rendue impressionnante par l’ardeur belliqueuse d’Adrastée, dont le regard
flamboyant en aurait fait céder plus d’un, amusa beaucoup Darren. Il la trouva ridicule à le menacer de la
sorte avec des objets qui l’effleuraient à peine. Ridicule, mais aussi incroyablement belle.
Le désir revint, tout aussi vif et brulant. Il avait été secoué tout à l’heure quand son corps avait dépassé
sa pensée, l’amenant à la toucher, l’agripper, la posséder. Il avait compris alors à quel point elle avait de
l’emprise sur lui, alors qu’ils ne s’étaient presque jamais vus. Son charme résidait dans tout, du son de sa
voix au geste de ses mains, en passant par le pli agacé de son front et la courbure de sa nuque. Pour
sauver son égo et son honneur, il avait fait semblant d’avoir menti, agissant ainsi simplement pour la
tromper. Pourtant, c’était lui qui avait été abusé par cette femme ensorcelante.
Quand elle n’eut plus rien à lui lancer, elle s’arrêta, ses interminables cheveux blonds en bataille
autour d’elle.
— Vous avez fini ?
Il ne put retenir un sourire amusé.
— Jamais. Vous avez signé pour la vie, mon cher Laird.
Il se renfrogna.
— Cela, je le sais. Mais vous, vous semblez encore l’ignorer. Vous êtes ma femme à présent, j’attends
de vous que vous vous comportiez comme tel.
Sans un mot de plus, il sortit, la laissant échevelée au milieu de la pièce en désordre.
Chapitre 6
Une fois de plus, Adrastée n’avait pas dormi. Les mots de Darren l’avaient tenue éveillée toute la nuit,
comme s’ils résonnaient encore à travers la pièce.
Elle regrettait amèrement de s’être emportée, comme toujours. Elle n’y pouvait rien, c’était plus fort
qu’elle. Dans un monde d’homme, c’était son seul moyen d’être prise au sérieux, même s’il était
quelque peu discutable. Et puis, elle avait grandi à la cour de France, où le spectacle était un art : elle
l’avait donc naturellement adopté comme mode de vie.
Toutefois, là où ses frères avaient autrefois réagi avec ahurissement ou fuite, et son père avec une
colère tout aussi impressionnante, Darren avait été amusé. Amusé. Elle n’en revenait toujours pas.
C’était un affront de plus à rajouter à la longue liste.
Faute d’entretien, le feu s’était éteint dans la nuit — comme elle-même s’éteignait… — et elle avait dû
s’enrouler étroitement dans la couverture pour déambuler telle une âme en peine.
Elle était appuyée sur le rebord de la fenêtre quand le soleil se leva. Alors que le château prenait vie,
fourmillant d’activité, un sentiment de paix l’étreignit devant la beauté du paysage. La mer était paisible,
d’un bleu foncé unique, surmonté par des nuages gris qui voguaient dans le ciel au gré des vents. Les
longues terres vertes s’étendaient à perte de vue, infinies. De toutes petites îles s’étalaient de la côte à
l’horizon, comme si elles avaient été déposées par une main polissonne sur l’eau protectrice.
C’était beau, indéniablement. Impressionnant de calme et de sagesse. Inspirant de bonté et de
douceur. Tinté de secrets et de tristesse.
Se trouvant ridicule d’être tant émue, Adrastée se retourna vers la chambre. Quel capharnaüm.
Qu’elle n’avait absolument pas l’intention de ranger. Même si elle vivait ici, c’était la chambre de Darren
avant tout.
Elle mangea un peu du pain qu’il restait, toujours aussi terrorisée et irritée à l’idée de descendre. Elle
allait reprendre ses activités studieuses de la veille, quand elle se souvint qu’elle avait brisé son dernier
encrier.
Elle poussa un soupir à fendre l’âme.
Ouvrant un autre coffre, elle repéra différents livres qu’elle avait emmenés. Cherchant celui qui lui
conviendrait le mieux, elle cria quand on frappa à la porte. Avant qu’elle n’ait le temps de demander qui
était là, la personne entra.
C’était une dame d’une petite cinquantaine d’années, le corps large et le visage aux traits ronds.
Derrière cette allure disgracieuse et dépenaillée se cachait cependant une intelligence piquante,
qu’Adrastée décela tout de suite dans ses yeux bruns. La matrone prit le temps de l’observer à son tour, la
jugeant là, agenouillée à même le sol au milieu de cette chambre en désordre.
— Je ne vous imaginais pas comme ça.
La jeune femme sursauta vivement au franc parlé dépourvu de retenue et à l’anglais grossier. Il était
évident qu’elle avait fait l’effort de s’exprimer dans cette langue sans pour autant s’appliquer.
— Qui êtes-vous ?
— Morag. C’est moi qui gère le château.
Adrastée prit une grande inspiration et se releva le plus dignement possible. C’était la première fois
qu’elle parlait à un MacLennan autre que Darren ou son frère, et elle se retrouvait devant une femme
pataude et grossière, qui visiblement la méprisait.
— Bien. Vous êtes venu vous présenter ?
Morag leva un sourcil surpris.
— C’est à vous de vous présenter, ma petite. Même si en bas tout le monde sait qui vous êtes.
Son ventre se noua, lui donnant la nausée.
— Que faites-vous là alors ?
— Je voulais vous voir. Et vous dire que vous avez manqué le petit déjeuner. Encore.
Décidément, Adrastée la haïssait de plus en plus. Cette femme ne se gênait pas pour mettre le doigt là
où ça faisait mal.
— Je ne…
Elle s’interrompit. Pourquoi cherchait-elle à se justifier ? Parce qu’elle aussi trouvait son attitude
grossière, ou simplement parce qu’elle voulait que cette matrone cesse de la regarder comme si elle
n’était qu’une enfant insolente et capricieuse ?
— Vous devrez bien sortir un jour d’ici, vous savez.
Pour toute réponse, la jeune femme lui tourna le dos et alla s’assoir sur son lit avec toute l’élégance
dont elle était capable enroulée dans une couverture. Son attitude signifiait en tout point qu’elle ne
comptait pas bouger.
— Vous allez ranger ?
Cette fois-ci, Adrastée vit rouge.
— Bien sûr que non, c’est à vous de le faire ! Et puis d’ailleurs, pourquoi n’êtes-vous pas venue
m’apporter à manger et de quoi me laver ? Et aussi m’aider à me vêtir ? Si vous êtes la servante la plus
haut placée ici, c’est votre charge !
Devant sa hargne, Morag ne s’y laissa pas prendre. Elle posa ses poings sur ses hanches.
— Je suis l’intendante, je gère tout le château, ce qui est votre rôle normalement. Je n’ai donc pas le
temps de m’occuper de vous.
Piquée au vif, Adrastée ne changea pas d’avis.
— Dans ce cas, attribuez-moi une servante personnelle.
— Les servantes n’ont…
— Si, elles ont le temps ! Une uniquement pour moi ne devrait pas être trop dur à trouver. Je suis la
maitresse des lieux, c’est mon droit.
— La maitresse des lieux ? Vous n’en avez pas l’air.
Toutes deux furieuses, elles se défièrent du regard de longues minutes. Malgré les circonstances,
Morag était intriguée. Ce tout petit bout de femme avait du caractère à revendre ! D’autant plus que
derrière cette façade supérieure et belliqueuse, l’intendante percevait de la peur.
— Soit. Je vous envoie une servante.
— Avec de la nourriture.
L’intendante acquiesça, un sourire sournois aux lèvres, et se retira.
Incertaine de ce qu’elle devait penser de cette entrevue — Morag avait cédé trop vite — Adrastée
attendit patiemment l’arrivée de sa servante.
Une jeune fille élancée d’une quinzaine d’années entra après y avoir été invitée. Elle avait un visage
très doux, qui rayonnait de gentillesse et de timidité. Elle esquissa une révérence mal assurée, faisant
tanguer le plateau dans ses mains.
— Ça ira, l’arrêta Adrastée, aussi touchée par la marque de respect que par sa maladresse.
Elle vint poser le plateau sur le lit à côté d’elle puis se décala, les joues en feu et le regard rivé au sol.
Intriguée par sa pudeur, Adrastée détailla ses cheveux roux foncé et ses lèvres pleines.
— Comment t’appelles-tu ? lui demanda-t-elle pour la mettre à l’aise.
Elle avait l’habitude que les domestiques la craignent, mais seulement après qu’ils eurent goutté à sa
colère. Là, c’était une forme de crainte bien différente, surtout due à l’inconnu.
— Liusaidh.
— Pardon ?
La jeune fille l’avait prononcé très vite, et avec son accent écossais, Adrastée n’avait pas compris.
— Liusaidh, répondit-elle plus lentement.
Cette fois-ci, elle comprit, mais n’était pas sûre de pouvoir le prononcer à son tour. Alors, elle le fit
répéter plusieurs fois de suite à la servante, pour s’en approprier toutes les sonorités.
— Liusaidh… J’adore ton prénom, il est vraiment très joli, ajouta-t-elle pour la rassurer.
La servante se tordait les mains, rendue mal à l’aise par l’exercice que sa maitresse lui imposait.
Pour détourner son attention, Adrastée se concentra sur son petit déjeuner. Dans un bol reposait une
mixture informe et brunâtre qu’elle ne pouvait identifier. Elle la renifla, puis se tourna vers la jeune fille, le
regard interrogatif.
— Porridge, dit-elle d’une petite voix.
Avec une grimace, la Lady gouta. Ce n’était pas exquis, mais au vu de son appétit, cela conviendrait.
Tout en mangeant, elle réfléchit à l’organisation de sa journée.
— Liusaidh, est-ce que tu peux me monter de quoi me laver s’il te plait ?
Le s’il te plait ne faisait pas vraiment partie de son éducation, mais quelque chose chez la petite la
troublait.
Celle-ci redressa la tête et ouvrit de grands yeux. Quand Adrastée répéta sa question, elle fit plusieurs
fois non de la tête, de plus en plus pâle.
— Comment cela je ne peux pas me… Oh ! Tu ne comprends pas bien l’anglais, c’est cela ?
Adrastée répéta son mouvement « non » de la tête, et Liusaidh acquiesça. Soit. Cela expliquait le
sourire satisfait de Morag en sortant. Lui attribuer une servante qui comprenait à peine l’anglais et ne le
parlait pas était un mauvais tour. La seule langue avec laquelle elle pouvait communiquer lui était
indispensable, la rapprochant des autres êtres humains qui vivaient sur cette île.
Fulminante, Adrastée prit le temps de la réflexion. L’intendante devait savourer sa petite victoire et
attendre de voir comment elle allait réagir. Elle était convaincue que si elle lui en demandait une autre,
elle lui rejouerait le même tour. Il lui fallait donc s’accommoder de cette situation, et même en retirer des
avantages.
La Lady entreprit de faire des grands gestes pour lui expliquer ce qu’elle voulait, les yeux pétillants.
***
Assis à son bureau, Darren essayait de mettre de l’ordre dans ses affaires. Et dans ses idées. Tout était
confus depuis l’arrivée d’Adrastée, de son statut de Laird à son rapport avec l’argent. Et peut-être aussi un
peu le fait qu’il brulait de désir pour sa jeune épouse alors qu’il s’était juré de ne pas la toucher.
La porte de son bureau s’ouvrit brusquement. Un homme entra avec nonchalance, visiblement
habitué, et s’assit sur un fauteuil en face de Darren. Son corps musclé contrastait avec un visage encore
enfantin, aux grands yeux noirs très vif. Il affichait un air enjoué qui lui était coutumier.
— Bonjour Darren !
— Bonjour Ian, répondit-il en se détendant aussitôt à la vue de son ami d’enfance.
— Alors, comment va Lady Adrastée ?
Le Laird serra si fort les poings qu’il en déchira la feuille qu’il tenait. Devant cet accès de colère, Ian
recula vivement.
— Je vois…
— Évite le moindre commentaire, s’il te plait, je ne suis pas d’humeur à entendre parler de « la
Française ».
Ce surnom lui vrillait les tympans.
— Je n’allais pas l’appeler ainsi. Elle est Écossaise à présent.
Devant cet état de fait, Darren soupira. Il avait tendance à occulter qu’Adrastée était sa femme, la seule
et l’unique, et que beaucoup plus de choses qu’il ne voulait l’admettre avaient changé.
— Tout s’est bien passé pendant ton tour de l’île ?
Ian était l’un de ses plus proches conseillers et soldats. Au même titre que Roddy, il assurait pour lui
beaucoup de tâches et représentait son autorité où qu’il aille. Sans eux, Darren doutait être resté Laird
plus de deux mois. Or, cela faisait près de deux ans déjà.
Deux ans…
Il refoula la nostalgie qui l’étreignit pour se focaliser sur le contre rendu de son ami.
— Nos hommes tentent tant bien que mal de garder les postes de garde à Ronay et Belashare. Mais
les MacDonald nous guettent et attendent la moindre occasion pour attaquer. De plus, le déplacement
des habitants de Ceallan et Baymore vers Carinish et Claddach a beaucoup joué sur le moral des nôtres.
Les hommes ont l’impression de reculer.
Ce n’était pas qu’une impression. Depuis plusieurs années déjà, les MacDonald prennaient
l’avantage sur eux. La prise de possession de Bencula, la plus grosse île qui séparait North Uist de South
Uist, la terre de leurs ennemis, avait marqué les esprits. Cette-ci était en conflit depuis plus d’un siècle
entre les deux clans, et voilà que les MacDonald la possédaient entièrement.
Pour Darren, c’était pire qu’un affront. Tout son être appelait un bain de sang pour laver la mémoire des
siens, pour rendre grâce à ses ancêtres.
Pour se venger.
— Tout cela pour te dire qu’ils ont cruellement besoin d’argent. Beaucoup d’hommes ne se rendent
plus sur nos deux îles de contrôle pour surveiller les flots et guetter les MacDonald. Ils restent chez eux
pour aider leur femme avec le bétail et les enfants. Il faut leur donner une raison de continuer à protéger
notre flanc sud, Darren.
Il avait parfaitement raison. La sécurité de tous reposait sur les actes de chacun. Et malheureusement
dans leur monde, les hommes devaient sacrifier leur vie de famille, voire leur vie tout court pour le clan.
Pour que la majorité survive.
— Je pars dès demain leur rendre visite. J’apporterais l’argent avec moi, et les armes que nous
venons de recevoir. Je resterais quelques jours pour les aider, faire le tour de mes terres et remonter le
moral des troupes.
— En laissant ta jeune épouse ici ? s’étonna Ian.
— Elle ne me sera d’aucune utilité là-bas.
— Même pas pour réchauffer ta couche ?
Darren se redressa. Même assis, quand il carrait ses massives épaules et que son regard bleu se
tintait de noir, il était impressionnant. Ian le connaissait depuis toujours, c’est pourquoi il évitait
généralement de le contrarier.
— J’ai touché un point sensible. La rumeur est donc vraie.
Le Laird soupira. Que cela soit arrivé aux oreilles de son ami même loin de Lochmaddy n’aurait pas
dû l’étonner. Il en était cependant particulièrement irrité.
Ma vie privée ne regarde que moi.
Il se leurrait, il le savait. Il était Laird. On attendait énormément de lui. Tous l’observaient à chaque
instant, et il leur avait offert sa vie en devenant leur chef. Il ne pouvait rien leur cacher.
Un nouvel arrivant fit son entrée sans s’être annoncé, et Darren se fit la réflexion que son bureau
personnel l’était de moins en moins. Roddy, jovial, vint saluer Ian. Les deux amis se frappèrent
vigoureusement les épaules, testant la robustesse de l’autre comme au temps de leur enfance où ils
jouaient à qui serait le plus fort.
Malheureusement, l’enfance est bien loin…
Darren gardait d’excellents souvenirs de sa jeunesse. Un peu trop même. Malgré les soucis du clan,
déjà présents bien que moins graves à l’époque, il avait profité de chaque instant. Il avait fait énormément
de bêtises, il avait appris, joué, ris, tombé pour mieux se relever. Néanmoins… la vie ne se déroulait pas
toujours comme prévu. Et il avait dû apprendre à faire avec.
— Tout s’est bien passé ?
— Oui. Nous discutions à l’instant du départ de Darren pour le sud.
Roddy lui coula un regard sans équivoque.
— Moi, je suis venu parler d’Adrastée.
J’aurais dû m’en douter. Son frère avait toujours eu l’art de le mettre face à ce qui n’allait pas, appuyant
bien fort sur ce qu’il s’évertuait d’occulter. En l’occurrence, son épouse.
— Elle n’est toujours pas sortie. Depuis hier, sa servante lui apporte ses repas et semble la distraire,
mais c’est tout. Tu comptes l’ignorer encore longtemps ?
— Jusqu’à ce qu’elle disparaisse, grommela-t-il en fouillant parmi ses papiers, l’esprit en ébullition
pour organiser son départ.
— Comme s’il était possible que tu t’en remettes…
Roddy avait parlé tout bas, comme pour lui-même, mais Darren l’avait entendu. Et préféra l’ignorer.
Attendant que son ainé reprenne la parole, Roddy poussa un profond soupir quand le silence
s’éternisa.
— Tu regretteras ton attitude, plus tard. Je vais aller voir comment elle se porte.
Darren lui fit signe d’y aller, feignant une indifférence qui ne trompa aucun des deux.
***
Quand on frappa à la porte, Adrastée invita bien obligeamment à entrer, croyant que c’était Liusaidh
avec son diner. Elle poussa un cri en découvrant son beau-frère dans l’encadrement de la porte et se
précipita sur un châle pour couvrir sa robe de nuit.
— Veuillez m’excuser, Lady Adrastée, je ne voulais pas vous importuner. Est-ce que je peux
m’entretenir avec vous ?
— Oui, bien sûr, bégaya-t-elle quelque peu en lui désignant une chaise.
Elle s’assit sur le rebord du lit pour lui faire face, jugeant qu’elle n’enfreignait pas les règles de la
bienséance. Roddy était le frère de son mari, et elle n’avait d’autre lieu pour le recevoir.
— Je vous écoute.
Avec ses grands yeux clairs malicieux, il avait un petit quelque chose qui mettait immanquablement à
l’aise.
— Je suis venu prendre de vos nouvelles. Je m’inquiète de ne pas vous voir descendre parmi nous. Je
me doute que cela doit être intimidant, mais je tiens à ce que vous sachiez que vous êtes la bienvenue.
Cela, elle en doutait. L’attitude de Morag hier le lui avait bien fait comprendre. De plus, elle n’était pas
le genre de femme à être intimidée. Tout du moins, pas en temps normal.
Adrastée ouvrit la bouche, prête à se justifier, et la referma. Elle ne savait que dire à ce parfait inconnu,
dont la gentillesse la touchait malgré les circonstances.
— Pourquoi vous inquiétez-vous pour moi ? L’argent est là. Vous n’avez pas besoin de faire semblant.
Il fit non de la tête, un petit sourire contrit aux lèvres.
— Je ne sais pas comment cela est en France, mais pour nous les Écossais, la famille, c’est sacré. Et
vous êtes ma famille à présent. Même si vous auriez surement préféré ne pas l’être.
Cette petite remarque la fit rire. Elle se surprit par cet éclat de joie, si dissemblable à son humeur
sombre des derniers jours.
— Je pense que je parviendrais à m’en accommoder.
— Vous m’en voyez ravi, rit-il face à son humour.
Roddy était d’une nature bonne qui faisait qu’il avait besoin que les gens autour de lui aillent bien. Plus
qu’un besoin, c’était même une nécessité.
— J’espère que vous arriverez à vous accommoder de votre nouvelle demeure… et de votre mari.
Aussitôt, le visage aristocratique se ferma. Devant cette réaction brutale, si semblable à celle de son
frère, Roddy décida de faire ce qu’il savait faire le mieux : être sincère.
— S’il vous plait, Milady, ne jugez pas mon frère trop vite. Je sais que cette situation vous pèse, à juste
titre, mais mettez-vous à sa place. Il a été blessé dans son égo. Chaque fois qu’il vous regarde, il ne voit
que l’argent. Montrez-lui que vous êtes bien plus que cela.
Je le suis.
Cette prise de conscience fut brutale. Parce qu’elle n’avait jamais envisagé la situation à la place de
Darren. Et ne le souhaitait pas vraiment. Elle avait ses propres problèmes à gérer, et lui en voulait bien
trop pour ce qu’il lui avait dit.
— Je vous laisse y réfléchir. En attendant, je tenais à vous prévenir que mon frère part demain pour le
sud de l’île. Je ne sais pas exactement quand il reviendra.
Adrastée déglutit bruyamment, la poitrine en feu. Elle ne s’attendait pas à cela. Vraiment pas. Ni à avoir
une réaction aussi violente. Tout son corps était glacé d’effroi.
Je vais être seule ici.
En réalité, elle l’était déjà. Et Darren n’était pas ce qu’on pouvait appeler un mari présent et tendre.
Néanmoins, l’idée qu’il ne soit plus ici, dans le même château qu’elle, ne faisait que renforcer son
sentiment de solitude et sa peur de sortir de cette chambre.
— Je pense que vous devriez descendre demain pour le saluer. Je sais que ce n’est pas ce que vous
vouliez entendre, mais il est temps que vous rencontriez les MacLennan. Cela vous aidera à faire votre
place.
Elle allait refuser catégoriquement, quand une idée fit son entrée telle une étoile filante dans le ciel.
— J’accepte.
— Vraiment ? s’étonna-t-il, persuadé qu’il allait devoir argumenter longtemps.
— À une condition.
Lentement, un sourire amusé étira les lèvres de Roddy. Décidément, il allait adorer sa belle-sœur.
— Je vous écoute.
Chapitre 7
Adrastée était prête. Elle s’était réveillée avant le soleil, le cœur battant lourdement dans sa poitrine,
les mains moites. Liusaidh lui avait apporté son petit-déjeuner puis l’avait aidée à se préparer. Après un
bain sommaire — leur tub en bois était si petit — elle s’était vêtue d’une robe élégante et ouvragée, dont le
corset mettait sa taille fine en valeur. Sa servante s’était appliquée à tresser ses cheveux pour les
ramener sur le côté gauche de son visage, les transformant en une cascade blonde qui venait effleurer
sa hanche.
Elle était belle, indéniablement. Elle l’avait vérifié plusieurs fois dans son miroir, pour ralentir sa
respiration. Elle avait besoin de se réconforter dans ce qu’elle savait faire de mieux, de se souvenir que
ce visage était le sien, que cette assurance brûlante dans ses yeux gris était sienne. Qu’elle pouvait le
faire, qu’elle en avait la force.
Liusaidh se tordait nerveusement les mains, la tête baissée. Même si les jeunes femmes s’étaient
rapprochées pendant les deux derniers jours, la servante demeurait réservée. Quelque chose en elle
cependant touchait Adrastée, l’adoucissant et la rassurant tout à la fois.
— Va m’attendre en bas, j’arrive, la pria-t-elle en agrémentant ses paroles de gestes simples.
Elles avaient appris peu à peu à communiquer, ce qui était un soulagement pour la Lady. Elle avait
besoin d’interactions humaines pour ne pas sombrer dans la folie, enfermée entre ces quatre murs.
Une fois seule, son regard parcourut lentement la pièce avant de se poser sur la commode. Un encrier
neuf trônait fièrement, renvoyant quelques éclats du jour. Un sourire triomphant traversa son visage.
Après des heures de recherche, Liusaidh n’était pas parvenue à mettre la main sur ce petit objet tant
convoité par sa maitresse. C’était un flacon onéreux dont peu de personnes ici avaient l’utilité. Excepté
Darren. Raison pour laquelle Adrastée avait négocié sa sortie en échange d’un encrier neuf, rien que
pour elle. Elle aurait pu exiger beaucoup de choses, mais finalement, c’était la seule qui comptait à ses
yeux. Roddy avait été surpris, mais l’avait exaucée sur-le-champ.
Malheureusement maintenant, elle allait devoir descendre.
Soudain prise de vertige, elle s’assit sur son lit. Les doigts tremblants, elle fit quelque chose qu’elle
n’avait pas fait depuis des années.
Elle pria.
Adrastée était catholique, pratiquante tel qu’on l’avait éduquée. Elle croyait en Dieu, allait à l’Église et
se confessait de manière régulière. Néanmoins, elle n’était pas aussi dévote que beaucoup de femmes
de son temps. Le moment où elle se sentait le plus proche de son Créateur, c’était quand elle avait une
plume entre les doigts. Alors, elle sentait son âme s’élever plus haut que son corps.
Et cela ne pouvait être que divin.
Elle ouvrit son poing serré, dévoilant un lourd chapelet. Fait de perles d’ivoire et d’une lourde croix en
or, il était dans la famille de Nemours depuis des générations, offert par un Évêque pour service rendu.
Après avoir récité ses Je vous salue Marie en égrenant les perles, elle adressa sa demande.
Je vous en prie, Seigneur, donnez-moi la force d’affronter cette journée, d’affronter leur regard,
d’affronter son départ. Aidez-moi à faire que tout se passe bien. Aidez-moi à accepter ma nouvelle vie.
Amen.
Elle embrassa la croix, en un geste pieux que lui avait appris sa mère, se signa puis se leva. Elle
rangea son bien et, enfin, sortit.
Le couloir était sombre, sans être effrayant. Suivant les indications maladroites de Liusaidh, elle
tourna à droite jusqu’aux escaliers qui menaient au rez-de-chaussée. Appliquée à retenir sa robe et à
inspecter les marches de pierre usées, elle cria quand une grande ombre lui bloqua le passage.
Ébahi, Darren s’était figé. Après que son frère lui eut rabâché pendant presque une heure qu’il se
devait d’aller chercher sa femme, il avait cédé, avant tout pour cesser de l’entendre. Aussi ne s’était-il pas
attendu à ce qu’elle sorte d’elle-même. Avec étonnement, il détailla sa chevelure blonde étincelante, sa
peau crémeuse et ses grands yeux gris perçants. Après deux jours sans s’être vus, il avait presque
l’impression de la redécouvrir.
C’était le presque qui importait dans cette phrase. Car il n’avait cessé de rêver d’elle. Toutes les nuits
sans exception il s’était éveillé, suant et haletant, persuadé de serrer contre lui cette femme délicieuse,
de se perdre dans sa chaleur intime. Il avait revu chaque détail de son visage, la courbe de sa nuque, la
grâce de ses gestes. Une fois la brume onirique passée, il oscillait entre colère et fascination jusqu’à ce
que le jour se lève.
À la regarder ainsi, parée et prise au dépourvu, il réalisa à quel point sa mémoire ne lui avait pas rendu
justice. Dans ses rêves, il la possédait de tout son être, galvanisé par sa beauté. Mais dans la réalité, elle
était mille fois plus magnifique.
— Bonjour, Milady.
Ce fut tout ce qu’il trouva à dire.
Adrastée frissonna violemment au son de sa voix grave, qui prit possession de l’escalier de pierre pour
venir s’enrouler autour d’elle. Soudain, la petitesse de l’endroit fit s’accélérer les battements de son
cœur. Même s’il était trois marches plus bas qu’elle, leurs visages se faisaient face. Avec ses épaules
massives, il prenait tout l’espace. D’autant plus que ses cheveux noirs de jais se fondaient à la pierre du
château, tandis que ses prunelles bleues flamboyaient, transcendant la pénombre.
— Bonjour, Laird.
Quel ton emprunté. Tant de gêne régnait entre les deux époux, qui ne savaient quelle attitude adopter,
quels mots employer. Les convenances les sauvèrent quelque peu quand il lui proposa son bras. Elle s’y
accrocha, savourant malgré elle la sensation de fermeté sous ses doigts et l’aura de sécurité qui
l’étreignit toute entière.
Ils descendirent côte à côte. Il dut ralentir en remarquant que son ample robe l’empêchait de se
presser. Détaillant le vêtement opulent, qu’il trouvait ridicule même s’il lui allait à merveille, il retint un
commentaire désobligeant et s’adapta à son allure.
Quand ils débouchèrent dans le hall principal, Adrastée eut un mouvement de recul qui fit s’arrêter
Darren. Le long des murs jusqu’aux portes ouvertes menant à la cour du château, tous les habitants
s’étaient tus. Tournés vers elle, ils n’essayaient même pas de cacher leur observation minutieuse. Cette
attention à outrance fit chuter la température de la pièce, glaçant la Lady.
Un frôlement sur sa main la fit se détourner de son propre jugement. Darren cherchait son regard,
délaissant quelque peu ses airs sombres, mystérieux et orgueilleux. Adrastée discernait… de la
gentillesse sur son visage viril.
— Allons-y, la pressa-t-il doucement.
Par la force des choses, elle obtempéra, le laissant la faire traverser cette foule scrutatrice. À peine
avait-il fait quelques pas que des murmures précipités s’élevaient.
— Elle est plutôt jolie…
— Regarde la robe qu’elle a osé mettre !
— Quels airs prétentieux.
— Elle est aussi froide qu’un hiver des Highlands.
— Pauvre Laird…
Même si elle s’était juré d’être forte, son cœur s’effondrait. Elle n’aurait pas dû donner autant de crédit
à leurs paroles médisantes. Après tout, elle avait passé toute sa vie à la cour de France. Être épiée,
enviée ou insultée était son quotidien. Toutefois ici, tout était différent. L’attention assidue de ces
Écossais simples et étroits d’esprit la faisait se sentir minuscule, leurs paroles la frappaient de toute part.
Si elle tenait encore debout, c’était uniquement grâce à Darren.
Le Laird faisait son possible pour se montrer conciliant et arborer une expression avenante, alors
qu’une rage sourde grondait en lui. Il n’en revenait pas des manières des siens. Il savait que son entrée
allait faire du bruit, mais il ne s’était pas attendu à cette inspection glaciale, ces regards meurtriers, ces
remarques méprisantes. Il aimait son clan, ses gens, plus que tout, il l’avait prouvé. Néanmoins, les voir
traiter sa femme de la sorte le mettait hors de lui.
Arrivés dans la cour, où les MacLennan entouraient les chevaux sellés, prêts à partir, l’hostilité
augmenta. Sans plus se cacher, les femmes chuchotaient et ricanaient en la détaillant, tandis que les
hommes affichaient des sourires grivois, sans équivoque.
Prêt à céder à un élan de colère, Darren se figea en se tournant vers son épouse. Le visage
d’Adrastée, lisse et somptueux, n’affichait aucune émotion. Ses lèvres ourlées ne tremblaient pas, ses
épaules étaient droites et hautes, son port altier. Rien ne traduisait la moindre gêne, le moindre mal.
Excepté son regard. Quand il croisa ses yeux gris nébuleux, le Laird fut saisi. Un mélange indicible de
douleur, de colère et de honte bouillonnait en elle. Entourée de centaines de personnes qui la jugeaient,
la critiquaient, la rabaissaient, elle était sereine, assurée, brandissant fièrement sa beauté sauvage telle
une armure.
Je n’ai jamais vu autant de courage…
C’était vrai, et déroutant. Lui qui avait participé à tant de batailles, vu tant de sang et de mort, il avait une
définition du courage bien à lui, forgée par son monde d’honneur, sans pitié. Mais c’était là un courage
bien différent dont faisait preuve son épouse, et pourtant tout aussi fort et impressionnant. Il doutait d’avoir
pu rester fier et indifférent face à une foule aussi mesquine et blessante.
— Lady Adrastée, vint la saluer Roddy en s’inclinant, afin de rompre le malaise.
Cela eut surtout pour effet d’imposer à l’assemblé un silence pesant. La jeune femme déglutit
difficilement. Elle doutait pouvoir tenir encore très longtemps ainsi.
— Nous descendons dans le sud pour renforcer notre présence et nous assurer que nos frontières
sont bien gardées, annonça le Laird d’une voix claire, redevenant l’homme d’action et d’autorité. Les
MacDonald essayent par tous les moyens de pénétrer sur nos terres, et nous ne les laisserons pas faire.
Jamais !
Sa voix tonna dans la cour, faisant parcourir un courant dans la foule. Tous répétèrent son cri, envoyant
se répercuter jusqu’à la falaise une promesse.
Brusquement, la routine de ce genre de départ reprit ses droits. Les femmes et les enfants
s’empressèrent de saluer le mari et père qui partait en mission, les autres envoyaient recommandations
et encouragements joyeux.
Darren la tira jusqu’à son cheval. À peine eut-il atteint l’imposant animal qu’une silhouette lui percuta
les jambes.
— Je ne veux pas que tu partes, supplia une voix enfantine.
Agrippé à sa taille, un garçon de neuf ans contemplait le Laird de ses grands yeux embués. Il avait une
masse de cheveux bruns désordonnée et un corps où se dessinaient déjà les prémisses de
l’adolescence, à l’opposé de ses traits ronds et adorables.
— Tu sais bien que je dois y aller, Niall.
— Alors, emmène-moi avec toi !
— Quand tu seras plus grand, c’est promis.
Darren se pencha pour ébouriffer ses cheveux. Aussitôt, le garçon lui sauta au cou, et l’homme à la
silhouette si imposante et féroce referma ses bras autour de lui.
Tétanisée, Adrastée les observait sans comprendre, comme entravée par un brouillard étouffant. La
tendresse qui se dégageait de cette scène était aussi touchante qu’inattendue. Elle n’avait jamais
imaginé que son époux puisse être si patient et doux.
C’est peut-être son fils…
Cette constatation la déstabilisa outre mesure. Elle oscillait entre des dizaines d’émotions et de
questions précipitées. Devait-elle se sentir insultée de n’être qu’une deuxième épouse ? Qu’était-il
advenu de la première ? Pourquoi ne lui avait-on pas dit qu’elle avait désormais un fils ? Saurait-elle en
prendre soin ? Elle ne s’était jamais imaginée dans un rôle de mère, et ce malgré tout ce qu’on lui avait
enseigné dans ce sens depuis l’enfance.
Inconscient du tourment de son épouse, Darren relâcha l’enfant avant de monter en selle, aussitôt
imité par ses hommes.
— Ian, je te confie le château en mon absence, comme d’habitude.
— Bien sûr, confirma son ami, l’air confiant. Pars l’esprit tranquille.
— Niall, je veux que tu obéisses à Ian.
Le garçon tira la langue au soldat, qui rit, nullement vexé. Niall alla taper dans sa main tendue,
marque d’une complicité certaine.
— Et à Milady Adrastée également.
Cette fois-ci, les yeux de l’enfant s’écarquillèrent. Avec une curiosité vorace, il détailla la Lady, sa
petite tête penchée sur le côté. Alors qu’elle était scrutée depuis de longues minutes, Adrastée éprouva
une étrange chaleur dans la poitrine sous l’attention de ce garçon débordant de vitalité. Tout dans son
attitude témoignait d’une personnalité solaire et d’une intelligence vive. Quand son regard brun pétilla
d’impatience, Adrastée ne put retenir un sourire.
Darren se figea, le cœur au bord des lèvres. Il ne l’avait jamais vu sourire. Même si le geste était timide
et retenu, il illumina son visage, accentuant l’aura ensorcelante qui la définissait.
Roddy lui frappa l’épaule, le ramenant à l’instant présent.
— Nous devons y aller. Ian, Niall, Lady Adrastée, prenez soin de vous en notre absence.
Fier d’avoir été reconnu au même titre que les adultes, Niall bomba le torse.
Alors que les chevaux se dirigeaient vers la sortie, Darren s’attarda un instant près de son épouse.
— Je… Vous… Ne me décevez pas.
Ce n’était pas les mots qu’elle attendait. Ce n’était pas ceux qu’il avait voulu prononcer. Elle le darda
d’un regard ardent de fureur, auquel il répondit par un lèvement de sourcil indifférent. Se jaugeant, se
défiant, ils demeurèrent ainsi une longue seconde à se maudire, bien loin de ces quelques instants qui
venaient de les rapprocher.
Rien ne pouvait effacer ce qui avait été fait et dit. En plus de n’avoir que faire d’elle, il s’en allait. Il
l’abandonnait ici, dans ce château où on la haïssait, livrée à elle-même. Et cela, elle ne pourrait jamais le
lui pardonner.
Devant son masque arrogant, Darren éperonna sa monture. Il ne supportait plus sa simple vue.
Déchiré entre désir et dégout, fascination et ressentiments, il avait hâte de mettre le plus de distance
possible entre sa femme et lui.
Tous les MacLennan firent de grands signes aux hommes qui partaient. Immobile au milieu de la
foule, Adrastée ne pouvait détacher son regard de la haute silhouette de Darren, en tête.
Pourquoi avait-elle la poitrine en flamme de le voir s’en aller ? Pourquoi s’était-elle attendue à plus,
beaucoup plus de la part d’un homme qui depuis les premiers instants n’avait pas caché son mépris ?
Pourquoi avait-elle cru, alors qu’il serrait ses doigts pour la soutenir, qu’il n’était peut-être pas celui
qu’elle croyait ?
Pourquoi avait-elle simplement espéré ?
Adrastée baissa le regard sur ses mains jointes pour dissimuler ses larmes.
Chapitre 8
— Milady ? Milady ?
Adrastée mit plusieurs minutes à réaliser qu’on s’adressait à elle. Prestement, elle essuya une larme
traitresse et se redressa, reprenant la contenance qu’on lui avait enseigné à maintenir.
— Oui ?
C’était le fameux Ian qui se tenait à ses côtés, le visage inquiet. Sa gentillesse tangible la prit au
dépourvu, la faisant plisser ses lèvres de méfiance.
— Je voulais simplement me présenter. Ian MacLennan. Je suis un ami d’enfance de Darren, et son
plus proche conseiller, avec Roddy bien sûr. Je suis ravi de faire votre connaissance.
Croyant un instant à une remarque ironique, elle déglutit sous l’attention avenante du guerrier au
visage rond. Il n’était pas aussi impressionnant que Darren, autant de corpulence que de charisme, mais
on ne pouvait douter, au vu de sa façon de se tenir, de ses talents de combattant.
— Je suis… ravie également.
Voilà une réponse bien pauvre, elle qui savait faire la conversation des heures sans se lasser. Mais
depuis qu’elle était arrivée sur cette île, elle avait perdu tous ses repères et tous ses talents.
Sauf peut-être celui de faire des crises cataclysmiques.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à me solliciter.
— Bien. Fort bien. Je vous remercie.
Il hocha la tête une fois, avant de devoir la laisser, appelé par un groupe d’hommes.
Consciente d’être toujours aussi épiée, surtout dans cette position de solitude extrême, elle sursauta
quand une main se posa sur son bras.
— Vous êtes Adrastée, c’est ça ?
La Lady ne sut pas si elle fut émue par la prononciation de l’anglais appliquée, l’accent écossais à
couper au couteau ou le regard empli de curiosité. En tout cas, elle sentit ses épaules se détendre.
— Oui, c’est moi. Et toi c’est Niall, c’est cela ?
— Oui, acquiesça-t-il avec sérieux, un petit sourire victorieux dévoilant son contentement qu’elle s’en
soit souvenue. Est-ce que vous voulez jouer avec moi ?
Adrastée ne s’estimait pas douée avec les enfants. À vrai dire, ils la mettaient souvent mal à l’aise. À la
cour de France, tout être ayant moins de douze ans gesticulait et hurlait en tous sens, l’ayant rapidement
fait s’éloigner avec prudence. Tous les jeunes nobles faisaient ce qu’ils voulaient, jamais contredis ou
éduqués. Elle gardait d’atroces souvenirs de repas bruyants et de pieds écrasés. Toutefois, Niall semblait
différent. Il portait une maturité rare pour son âge.
— Oui, si tu veux. À quoi aimes-tu jouer ?
— Quand je ne m’entraine pas à me battre et que je ne porte pas des choses pour les filles, je joue à
cache-cache, ou au loup.
— Tu t’entraines à te battre ? Avec des armes ?
— Oui, assura-t-il en se redressant de fierté. Je suis un homme.
Troublée, Adrastée garda le silence. Certes, les jeunes hommes de son âge apprenaient l’escrime en
France. Mais elle doutait qu’il parlât de ce genre de combat courtois. On lui avait narré que les Écossais
étaient des barbares, qui faisaient couler le sang sans retenue. Elle avait préféré occulter ce genre de
détails, mais savoir qu’ils enseignaient à tuer si jeune la glaça. Et lui rappela à quel point ce monde
différait du sien.
Soudain, une femme apparut et se mit à gronder Niall en gaélique. Le jeune garçon répliqua, mais fut
vite réduit au silence. Il baissa les yeux en se tordant les mains.
— Qui a-t-il ? s’enquit la Lady, peinée de le voir ainsi.
La femme la foudroya du regard.
— Rien qui ne vous concerne, répondit-elle en un anglais agressif.
— C’est votre fils ?
Elle écarquilla de grands yeux.
— Bien sûr que non ! dit-elle d’un ton qui sous-entendait qu’elle était stupide, et confirma les doutes
d’Adrastée.
— Dans ce cas, que lui reprochez-vous ?
L’Écossaise, brune et plantureuse, se redressa et fit un pas vers elle, ostensiblement menaçante.
Nullement impressionnée, Adrastée leva le menton avec arrogance, le regard embrasé.
— De vous adresser la parole. Je lui ai dit de se tenir loin de vous.
— Vous avez dû mal entendre votre Laird. Il me l’a confié.
— Le Laird l’a fait par obligation, il ne vous accorde aucune confiance. D’ailleurs, il ne vous accorde
rien.
Le sous-entendu était clair. Elle lui faisait parfaitement comprendre que tous savaient que son mari
avait dédaigné sa couche, la jugeant impure. Au lieu de s’en sentir aussi blessée et honteuse que le soir
de ses noces, Adrastée fut galvanisée.
— Je n’ai rien besoin qu’il m’accorde, en revanche je lui ai accordé mon argent. Je pense que vous ne
devriez pas oublier à qui vous vous adressez.
Autour d’elle, les conversations s’étaient tues et les MacLennan se rapprochaient, attirés par cette
altercation de haut vol.
— Et à qui suis-je en train de m’adresser ? Personne qui mérite un titre ou de l’attention.
— Hilda, suffis ! gronda Morag, faisant déguerpir beaucoup des spectateurs. Laisse-nous.
— Mais…
— Obéis !
Le visage rouge de colère, la servante — car il ne pouvait en être autrement, vu la facilité avec laquelle
elle avait obéi à la gouvernante du château — fit volteface et partit, non sans avoir attrapé Niall de force.
Le garçon fit un grand signe de main à Adrastée, les yeux tristes.
— Elle n’avait pas à s’adresser à moi de la sorte. Je veux qu’elle soit punie.
Morag haussa les épaules.
— Hilda est aigrie et mesquine, mais elle ne mérite pas d’être punie pour avoir voulu protéger le petit.
— Je n’avais pas l’intention de lui faire du mal…
Pour la première fois, la Lady perdit de sa superbe. Elle comprenait le mépris et la colère de ces gens,
mais de là à songer qu’elle pourrait faire du mal à un enfant… Il y avait un fossé.
— Vous devez comprendre que nous ne vous connaissons pas. Vous n’avez pas daigné descendre
de votre chambre pendant des jours, et quand vous l’avez fait, cela a été pour vous montrer dans une
tenue qui pourrait nourrir une famille de cinq enfants pendant des mois. Sans parler de cet air hautain qui
vous colle au visage.
Adrastée recula d’un pas comme si elle l’avait giflée. Morag n’était pas de ces femmes qui mâchaient
leur parole, bien au contraire. Elle faisait tout pour frapper là où cela faisait mal, en y mettant toutes ses
forces.
— Je ne… Pendant des mois ? s’écria-t-elle.
La gouvernante opina simplement. L’information mit plusieurs minutes à faire son chemin dans
l’esprit d’Adrastée tandis qu’elle caressait le tissu ouvragé.
— Mais l’argent de ma dot… Vous ne pouvez me reprocher de…
— De vous vêtir comme une Comtesse pendant que nous trimons pour votre bon plaisir ? Bien sûr que
si.
La Lady reprit peu à peu un visage impassible.
— Les choses en vont ainsi. Je suis votre maitresse, je dois être traitée comme telle.
— Pour être noblement traité, il faut noblement se comporter.
Adrastée leva un sourcil inquisiteur. En quoi ne se comportait-elle pas noblement ? Elle était
parfaitement vêtue, se tenait convenablement malgré les circonstances. Elle était de haute naissance,
d’une beauté incroyable et forgée par une éducation irréprochable.
— Je vais devoir vous laisser, j’ai beaucoup à faire, puisque je tiens votre rôle.
Sans plus de formalités, la gouvernante tourna les talons et fit signe aux femmes attroupées, qui
n’avaient rien perdu de l’échange, de se dépêcher de retourner en cuisine. Alors que la cour se vidait,
Morag se retourna.
— À partir de maintenant, Liusaidh à l’interdiction formelle de vous monter vos repas. Vous êtes donc
attendue dans deux heures pour le déjeuner. Ayez la décence de changer de tenue.
Et elle la laissa là, au milieu de la cour déserte. Adrastée pivota sur elle-même, observant la mer en
contrebas de la falaise, les pierres vieillies et parfois croulantes de l’édifice, les grandes plaines
verdoyantes s’étendant au loin.
Elle se saisit des lourds pans de sa robe et courut se réfugier dans sa chambre.
***
Nauséeuse, Adrastée n’osait sortir du renfoncement de l’escalier. Les mains pressées l’une contre
l’autre, elle se pencha pour apercevoir la grande salle. Elle était bondée. Le brouhaha qui s’en élevait
paraissait menaçant depuis sa cachette.
Allez, tu peux le faire, s’enjoignit-elle. En réalité, elle n’avait pas le choix si elle ne voulait pas mourir de
faim. De plus, elle était trop têtue pour faire plaisir à Morag en demeurant à l’étage tandis que tous
mangeaient.
À peine fut-elle entrée qu’un lourd silence s’abattit sur l’assemblée. Par automatisme, elle fit
mentalement l’inventaire de son apparence. Sur conseil de sa chambrière, elle avait revêtu une robe
simple, d’un gris rappelant ses yeux, dont le seul détail onéreux était la ceinture en soie, qu’elle avait
catégoriquement refusé d’ôter. Il ne fallait pas abuser. Elle avait déjà consenti à une tenue moins
opulente et plus discrète. Elle avait laissé ses cheveux libres dans son dos, formant une cascade blonde
jusqu’au creux de ses reins. Elle pouvait difficilement faire plus simple.
Pourtant, les regards étaient toujours aussi hostiles et emplis de reproches. Plantée au milieu de
l’entrée, elle était à deux doigts de faire demi-tour quand Ian l’interpela.
— Lady Adrastée, venez me rejoindre.
Il déjeunait à la table tout au fond, placée de manière à voir toutes les autres. Et d’être vue. Respirant à
grand-peine, elle traversa la longue salle où elle s’était mariée trois jours plus tôt — cela lui semblait une
éternité — pour s’assoir en face de lui.
— Je suis heureux de vous voir ici. J’avais peur que vous ne descendiez pas.
Touchée, elle opina. À côté d’eux, trois hommes entre vingt et trente ans la détaillaient.
— Lady Adrastée, je vous présente Mathen, Owen et James. Des proches de votre époux.
— Milady, la saluèrent-ils plus par obligation que par envie.
Le percevant parfaitement, elle fut soulagée qu’on dépose son plat devant elle.
Elle le fut beaucoup moins quand la hanche de la servante percuta son auge, l’envoyant directement
sur ses genoux. Dans un cri d’effroi, Adrastée bondit sur ses pieds. Le ragout avait imprégné les tissus,
allant même lui brûler les cuisses.
— Je suis désolée.
Choquée, elle découvrit Hilda, un sourire tordu aux lèvres, qui ne semblait pas du tout désolée.
Évidemment, tous la regardaient. Il n’aurait pu en être autrement. Lentement, Ian commençait à se
lever, prêt à intervenir.
Non. Adrastée le refusait. Elle refusait d’avoir recours à un tiers pour se défendre. Surtout dans ce
genre de situation. Elle était Adrastée de Nemours, Nom de Dieu ! L’art des manigances et des faux
semblants n’avait aucun secret pour elle.
Cependant parfois, la meilleure des ruses est de courber l’échine.
— Où puis-je aller déposer ma robe pour qu’elle soit lavée ?
— Parce que vous croyez qu’on va vous la laver ?
Elle dut se mordre la langue pour retenir des insultes fleuries en français. La harpie brune n’aurait pas
compris en détail, mais le sens global ne lui aurait certainement pas échappé.
— Où lavez-vous les vêtements habituellement ?
— La laverie est à gauche en sortant.
Hilda partait déjà servir d’autres MacLennan, lui signifiant clairement qu’elle devait se retirer. Ce
qu’Adrastée fit dans l’instant, les joues rouges. Être scrutée était une chose, mais qu’on abime ses
vêtements en était une autre ! Grondant intérieurement, elle essaya de calmer sa respiration tout en
partant à la recherche de cette fameuse pièce. Elle croisa quelques femmes, dont l’une lui indiqua une
direction d’un geste indifférent.
Adrastée pénétra dans une longue salle, basse de plafonds, remplie de linge étendu sur des dizaines
de fils entrecroisés. À travers les fenêtres, elle distinguait quelques maisons éparses, des plaines vertes
incroyables et un puits isolé, au loin.
Une voix s’éleva, chantante et précipitée. Une femme émergea entre deux draps blancs, et se tut en la
découvrant. Âgée d’une trentaine d’années, ses cheveux bruns aux reflets roux étaient attachés
maladroitement dans le creux de sa nuque. Son visage avait des traits joyeux, avenants, inspirant
immédiatement la sympathie. Ses yeux noisette mirent moins d’une seconde à faire le tour de sa
personne.
— Le bac est au fond de la pièce, lui apprit-elle avec un geste vers la droite.
Adrastée trouva effectivement un grand bac en bois rempli d’eau trouble. À côté reposaient des
morceaux de savon grossiers et des ustensiles inconnus. La Lady lui coula un regard interrogatif, auquel
elle répondit par un haussement d’épaules. Comprenant qu’elle n’allait pas l’aider, elle commença à
défaire sa robe. Une fois ôtée, elle se retrouva en corset, découvrant que le bas était lui aussi taché. Ne
pouvant y remédier dans l’immédiat, elle cria quand la pierre rêche lui égratigna les genoux. Aussitôt,
elle chercha du regard un siège ou une étoffe pour augmenter son confort. Devant l’absence d’objet, et
sous l’attention réprobatrice de la femme, elle se résigna.
Elle plongea sa robe dans l’eau, retenant difficilement une grimace. La sensation du tissu mouillée lui
déplaisait. Elle se saisit d’un savon, peina à le maintenir dans sa petite main puis se mit à frotter. Ce fut un
désastre. L’eau moussa, le tissu vira au blanc et le savon lui échappa, plongeant au fond du bac. Décidant
de le récupérer plus tard, elle entreprit de frotter sa robe avec ses mains. Mais cela ne paraissait pas être
d’une grande efficacité.
Un soupir éloquent résonna dans la pièce. La femme vint la rejoindre et lui prit l’habit des mains. D’un
geste expert, elle frotta le tissu contre lui-même, le passa à travers un amoncèlement de bois pour retirer
l’eau puis alla l’étendre sur un fil.
Quand elle se retourna, elle trouva la Lady recroquevillée sur le sol, tremblant de froid. Elle soupira de
nouveau.
— Tenez, enfilez ceci.
Adrastée ouvrit de grands yeux devant la tunique blanche qu’elle lui tendait. Agacée par son manque
de réactivité, la servante lui déposa dans les mains.
— Elle ne va pas vous manger.
Avec pudeur, la Lady alla se dissimuler entre des draps pour se changer. La tunique était ample et
étonnamment agréable. Elle revint tendre son corset à la servante, qui fit non de la tête.
— Je vous ai montré, à vous.
Essayant de garder le peu de contenance qu’il lui restait, Adrastée retenta l’expérience, avec plus de
réussite cette fois. Elle n’avait pas le doigté expert de l’Écossaise, mais le résultat fut probant.
Pour le prouver, la servante acquiesça avec un sourire satisfait.
— Je m’appelle Ellen.
Adrastée faillit faire tomber son habit en l’étendant. Elle la dévisagea calmement, jugeant amusant
qu’elle se présente après cette épreuve, comme si elle estimait qu’à présent elle avait le droit de savoir à
qui elle s’adressait.
— Je suis Adrastée.
— Je sais.
Malgré elle, la Lady leva les yeux au ciel, ce qui fit rire Ellen, à leur étonnement à toutes deux.
— Voulez-vous m’aider ?
L’air horrifié que prit la Lady acheva de faire rire la servante aux éclats.
— Vous voulez que je fasse votre travail ?
— Que vous m’aidiez à le faire. Le linge s’accumule.
— Mais… Je….
Elle était scandalisée qu’on lui demande une telle tâche. Ce n’était pas digne de son rang. C’était
d’ailleurs la première fois de sa vie qu’elle s’était retrouvée à genou autrement que pour prier.
— Cela ne vous tuera pas, et en plus, vous n’avez pas le choix. Vous ne pouvez pas sortir dans cette
tenue.
Effectivement, c’était bien trop peu élégant. Même si Ellen faisait référence au fait que c’était un
dessous de robe, qui ne se dévoilait que dans l’intimité.
Après un signe de tête encourageant, Adrastée se saisit d’une robe en laine et la plongea dans l’eau.
Ellen l’imita et lui prodigua ses instructions d’une voix ferme tout en travaillant. La Lady essaya de suivre
le rythme, peina quelque peu avec certains plis et fit la moue après l’avoir essoré.
— On étend, et on recommence.
Une heure passa dans le silence, toutes deux aux prises avec leur tâche. Adrastée n’en revenait pas
de ce qu’elle était en train de faire. Si ses frères l’avaient vu, accroupie dans cet accoutrement, ils
auraient ri pendant des mois. À cette pensée, une vague de nostalgie l’étreignit. Ils lui manquaient. Son
père aussi, même si elle gardait contre lui une rancœur amère pour ce mariage désastreux.
— Milady ?
La douce voix d’Ellen lui fit tourner la tête. Elle s’était arrêtée de travailler pour l’observer, une
expression de compassion tendre sur le visage.
— Tout va bien ?
— Je… Je crois que oui.
Ellen opina, nullement dupe, et vint lui serrer la main dans l’eau froide.
— Je comprends pourquoi Liusaidh est aussi intimidée et heureuse de vous servir.
La Lady se redressa de fierté. Savoir que la jeune femme qui la servait l’appréciait lui réchauffa
étrangement le cœur. Autrefois, elle ne s’était jamais souciée de l’avis de ses domestiques, ils n’avaient
aucun attrait pour elle. Mais Liusaidh était différente. Frêle et timide, elle était tout ce qu’Adrastée n’était
pas. C’était peut-être pourquoi elle puisait autant de sérénité en elle.
— Merci. Je l’apprécie beaucoup.
— J’espère bien, rit Ellen. C’est ma nièce.
— Oh !
Cela expliquait ses reflets roux et cette gentillesse désintéressée.
— Vous vivez ici ?
— Non, j’ai ma maison au village, avec mon mari et mes enfants. Mais Liusaidh vit ici avec sa sœur
depuis le décès de leur parent. Darren leur a donné une chambre, comme je n’avais pas la place chez
moi.
Elle tressaillit. Apprendre que sa servante était orpheline ne fit que renforcer son sentiment
d’attachement, puisqu’elle-même avait perdu sa mère. Elle fut néanmoins surprise par la générosité de
Darren. Elle avait bien compris que les Highlanders étaient soudés, mais en avoir la preuve de la part de
ce mari glacial était déroutant.
— Vous semblez surprise ?
— J’essaie de comprendre comment vous vivez, détourna la Lady.
— C’est très simple. Nous sommes une communauté unie. Nous travaillons les uns pour les autres.
Les hommes sont soldats pour nous protéger ou dans les champs pour nous nourrir. Les femmes
cuisinent, lavent, rangent, gèrent tout ce qui est important. Chacun a son rôle pour que l’ensemble puisse
fonctionner.
Adrastée baissa la tête. Quel était son rôle à elle ici ? Elle ne parvenait ni à le définir ni à le posséder.
Quoi qu’elle fasse, ils la rejetaient.
— Vous réfléchissez trop, Milady. Le temps fait bien les choses, tout s’arrangera.
Elle en doutait fortement. Comment ces êtres rustres et impitoyables pourraient-ils l’accepter en leur
sein ? Ils ne la laissaient même pas manger avec eux.
Adrastée reçut des gouttes sur le visage, la faisant crier. Espiègle, Ellen souriait.
— J’ai dit : vous réfléchissez trop. Arrêtez, cela ne sert à rien. Et remettez-vous au travail !
Devant ce ton faussement autoritaire, Adrastée lui envoya de l’eau au visage à son tour.
— Vous avez une drôle de façon de motiver les troupes ! Et je déteste être mouillée.
— C’est bien dommage.
— Pourquoi ?
Les yeux noisette d’Ellen pétillèrent de malice.
— Parce que vous avez toujours votre premier savon à récupérer au fond du bac.
Chapitre 9
Adrastée était éreintée.
Elle était demeurée auprès d’Ellen pour laver du linge jusqu’à l’heure du souper. Au fur et à mesure,
les deux femmes s’étaient mises à discuter. Les autres servantes avaient pris grand soin de les éviter,
jugeant la position de leur Lady avec un œil satisfait.
Peu après l’avoir mouillée, Ellen lui avait prêté une robe en laine, qu’elle avait revêtis avec une
grimace.
— Comment faites-vous pour supporter cette matière ? Elle gratte.
Ellen avait soupiré et souri tout à la fois, aussi agacée qu’attendrie.
— Vous vous y habituerez.
Adrastée en avait douté, gesticulant en tous sens.
À cet instant, elle aurait pu partir. Aucun souci des convenances ne la retenait plus dans cette pièce
humide à faire ce travail ingrat. Pourtant, elle était demeurée sur le sol de pierre froid, à nettoyer des
vêtements qui n’étaient pas les siens. Cet élan de politesse incompréhensible et bien loin de son
éducation l’avait troublée. Comme elle avait été troublée d’apprécier la compagnie d’Ellen.
Après avoir mangé dans cette grande salle réprobatrice et surchauffée, Ian l’avait gentiment informée
qu’elle pouvait se retirer, craignant qu’elle ne s’endorme assise.
Enfin dans sa chambre, elle fut heureuse d’y trouver Liusaidh. Devant la fatigue de sa maitresse, et en
connaissant la cause, elle peigna tendrement ses cheveux avant de l’aider à retirer sa robe en laine pour
aller au lit.
À peine le vêtement était-il défait que Liusaidh poussa un cri.
— Qui a-t-il ? s’enquit Adrastée.
Pour toute réponse, la jeune fille partit en courant. Choquée, la Lady mit une longue minute à
reprendre ses esprits et se détailla.
Sa tunique blanche était maculée de sang.
Elle n’avait pas senti qu’elle avait eu ses menstrues. Avec les douleurs occasionnées par sa position et
son travail, et l’angoisse de cette présentation affreuse, elle n’avait pas pris conscience des signaux
envoyés par son corps.
En entendant la porte se rouvrir, elle bondit pour se cacher, honteuse et tremblante.
Morag s’avança vers elle, suivie de Liusaidh. La gouvernante n’eut besoin que d’un regard pour
vérifier les dires de la chambrière.
— Bien. Nous vérifierons qu’elle les a encore dans les jours à venir.
Puis, se rappelant qu’elle parlait d’un être humain qui se tenait juste devant elle, elle eut une moue
gênée inattendue.
— Le Laird sera heureux de l’apprendre à son retour. Aide-la à se nettoyer et se changer.
La gouvernante s’en alla sans plus de formalités, comme si elle ne venait pas de juger l’état de sa
maitresse avec détachement et dédain. Liusaidh lui retira la tenue sale, qui la fit grimacer.
Je suis sûre qu’on va me demander de la nettoyer…
Elle rit, ne sachant si c’était de la nervosité ou de l’ironie mal placée.
Après une toilette rapide, une nouvelle tunique et les linges d’usage, elle put enfin se coucher, rompue
de fatigue.
Pourtant, elle ne s’endormit pas tout de suite. Les flammes dans la cheminée crépitaient doucement,
comme un ronronnement lointain et vivant.
Elle n’en revenait pas de sa journée. Elle avait réalisé une tâche détestable et futile, indigne d’elle. Ses
mains la démangeaient, son dos la faisait souffrir et ses genoux étaient atrocement égratignés. Elle
n’avait jamais été dans un état pareil, même enfant. Elle avait été de ces petites filles préférant lire et
jouer à la poupée. Les courses, les amusements extérieurs… Tout ce que ses frères affectionnaient
l’indifférait. Très vite, tous avaient compris qu’il se cachait derrière ce désintérêt quelque chose de plus
grand… mais là n’était pas la question.
Elle se sentait à la fois humiliée et contentée. Une fois le travail fini, Ellen lui avait offert un sourire
immense avant de la féliciter. Un sentiment de fierté l’avait envahie, d’une intensité qu’elle n’avait pas
éprouvée depuis de longues années. Et elle ne savait qu’en penser.
Elle se retourna dans les couvertures épaisses et gémit. Elle posa une main sur son ventre, la gorge
nouée. L’image de Darren s’imposa à son esprit embrumé. Immense et austère, charismatique et
mystérieux… Son mari.
Son mari qui, en rentrant, allait prendre ses droits sur elle.
***
Le petit-déjeuner à peine fini, Adrastée se fit attraper par une Ellen joyeuse, qui décida de lui montrer
une autre partie du château. Elles se rendirent dans les cuisines, où la Lady découvrit une procession de
gens impressionnante pour laver la vaisselle du matin et préparer le prochain repas. La cohue était
indescriptible, le bruit, assourdissant.
— Je suis affectée ici aujourd’hui, et donc vous aussi par la même occasion.
Adrastée allait lui hurler qu’elle n’était pas une servante dont on décidait la journée, quand Morag se
tint devant elle. La gouvernante suintait l’irritation par tous les pores de sa peau.
— C’est soit vous travaillez, soit vous disparaissez !
— On travaille, la prit de court Ellen en la tirant par le bras.
— Je n’ai pas du tout envie de…
— Chut, Milady ! Faites-moi confiance.
Avec un soupir à fendre l’âme, Adrastée s’assit devant une pile de légumes et un couteau. Le sourire
d’Ellen, bien qu’accentué pour la convaincre, la toucha. La femme se souciait sincèrement d’elle, même
si elle avait une drôle de manière de le montrer. Faire travailler Adrastée de Nemours, quelle hérésie !
Encore trop bouleversée par les révélations de la veille au soir, et particulièrement par le rêve de cette
nuit, la jeune femme capitula.
Au bout de dix minutes, elle avait les doigts en sang. Elle s’était ouverte trois fois, et avait dû jeter
plusieurs légumes tâchés de son fluide rougeâtre, sous les regards réprobateurs des cuisinières. Tentant
à la fois de panser ses plaies et de continuer sa besogne, Adrastée sursauta quand une main épaisse lui
retira vivement le couteau.
Un homme large, d’une cinquantaine d’années, essuya l’outil sur son tablier déjà tâché. Ensuite, il lui
tendit, révélant un visage marqué, aux pattes-d’oie prononcées et au regard bon.
— Vous vous y prenez mal, Milady. Si vous le permettez.
Intimidée par ce personnage décalé dans cette cuisine brutalement silencieuse, elle se saisit du
couteau et d’un légume. Avec patience, il lui indiqua comment faire pour ne plus se couper, guidant ses
mains avec une patience bienvenue. Quand elle acquerra la méthode, elle se releva d’un bond,
brandissant bien haut la carotte.
— Aucune égratignure ! s’écria-t-elle fièrement.
Puis elle se rendit compte de l’absurdité de la situation. Et de l’attention qui pesait sur elle.
L’homme intimidant souriait, amusé par son enthousiasme. Ellen opinait de la tête avec assurance,
approuvant son engouement. Ci et là, des expressions joyeuses fleurissaient malgré le mépris et la
haine qui demeuraient tels des épines coriaces.
Elle se rassit lentement, les épaules basses.
— Merci.
C’était rare qu’elle le dise, mais quand elle le faisait, ce n’était pas à la légère. Dans cet univers
incroyablement rustre et exigeant, une impression de bien faire, même fugace, valait bien ce petit
sacrifice.
— Je vous en prie, Milady. Excusez-moi, je ne me suis pas présenté. Je suis Edwyn, le chef cuisinier.
— Enchantée, Edwyn. J’aime beaucoup ce que vous faites à manger.
Ce n’était vraiment pas original comme approche, ni élégant, mais c’était sincère. Adrastée avait eu
peur de mourir de faim dans ce pays arriéré. Même si les plats ne pouvaient concurrencer les mets de la
cour, ils étaient mangeables et consistants, ce qui était indispensable vu le climat inhospitalier.
— C’est un plaisir que vous aimiez. Je vous laisse, j’ai à faire. Cela va aller ?
— Oui oui, merci.
Il partit dans une pièce annexe, la laissant démunie face aux regards meurtriers. Alors c’était cela,
quand elle attirait un peu de compassion, la rancœur était décuplée ? Décidément, elle détestait de plus
en plus ces Highlanders grotesques.
Une fois le repas prêt — deux écorchures et trois brûlures plus tard — Adrastée put enfin souffler. Ellen
la suivit à table, annonçant publiquement leur amitié sans la moindre hésitation. Même si cela semblait
anodin, la jeune femme fut touchée par son audace un peu rebelle, par cet attachement tout maternel
qu’elle semblait lui porter un peu plus chaque heure qui passait.
Des clameurs leur firent tourner la tête. Niall, suivis de deux têtes rousses, venait de débouler dans la
salle et se dirigeait vers elles.
Ellen les gronda en gaélique, permettant de diminuer le volume sonore et la précipitation maladroite.
Ils s’installèrent avec elles, adorablement sages.
— Milady, voici mes deux filles, Aileas et Kirsty. Les filles, saluez la femme du Laird.
Leurs grands yeux vert d’eau s’écarquillèrent. Avec leurs chevelures d’un roux flamboyant et leur
peau crème, elles étaient déjà d’une beauté indéniable à seulement huit et cinq ans.
— Bonjour, Milady, dirent-elles en cœur dans un anglais appliqué.
Étonnée d’être aussi attendrie, Adrastée leur sourit.
— Mangez avant que ce soit froid.
En l’occurrence, c’était elle qui l’était, froide. Elle était maladroite avec les enfants parce qu’elle ne
savait jamais quelle attitude adopter. Le percevant, Ellen lui fit un signe de tête pour lui assurer que tout
allait bien et mangea.
— Qu’allez-vous faire cette après-midi ? s’enquit Ellen.
— J’ai promis aux filles de les emmener à la plage ramasser des coquillages, répondit Niall en
anglais, sans être intimidé par la présence d’Adrastée. Ewan et Dand viennent avec nous.
— Vous n’avez pas classe avec Moray ?
— Non !
Les deux petites grognèrent et grimacèrent de concert.
— Qui est-ce ?
— Un homme du clan. Il est trop âgé pour combattre, alors il donne classe aux enfants de temps en
temps. Surtout pour les occuper.
— Qu’est-ce qu’il leur enseigne ?
La curiosité de la Lady était soudain piquée au vif.
— Catéchisme — nous n’avons ni Église ni prêtre — latin, anglais et mathématique.
Kirsty, la plus petite des filles d’Ellen, fit retomber comiquement sa purée dans son assiette.
— Ils ne l’aiment pas ?
— Il est ennuyeux, soupira Niall, une petite moue aux lèvres.
Le repas se poursuivit dans les rires, détendant Adrastée comme jamais auparavant. Elle se sentait
enfin à l’aise dans ce château austère.
En se levant pour suivre Ellen, quelqu’un la percuta violemment. Elle se retrouva face à Hilda, qui la
maintenait contre la table, lui meurtrissant les reins.
— J’ai hâte de vous voir récurer les sols.
La Lady rougit furieusement.
— Si vous continuez à m’insulter ainsi, vous récurerez les sols de mes appartements jusqu’à la fin de
votre vie.
— C’est vous qui allez récurer mes pots de chambre…
— Assez ! gronda Ellen en repoussant Hilda.
Les yeux exorbités de colère d’être ainsi réprimandée, Hilda se mit à parler fort en gaélique, plongeant
l’assemblée dans le silence. Ellen pâlit, puis rougit, avant de hurler en gaélique à son tour. Même si
Adrastée ne comprenait pas un mot, il était évident que sa nouvelle amie la défendait ardemment face à
la méchanceté de Hilda.
Une voix d’homme s’éleva, les coupant dans leur élan. Ian venait d’entrer à grands pas, suivi par Niall
qui avait couru le chercher. Il les réprimanda avec une autorité qui leur fit baisser la tête de honte, même
Hilda. Il était évident que tous le respectaient pour ce qu’il était : le plus proche ami du Laird. Le contredire
ou l’énerver lui, c’était défier Darren en personne.
Hilda repartit après avoir assassiné Adrastée du regard. Ian s’approcha d’elle et s’inclina légèrement.
— Tout va bien, Milady ?
Elle opina, incertaine que sa voix ne trembla pas.
— Je pense que vous devriez sortir du château, aujourd’hui. Niall a proposé de vous faire visiter les
alentours.
— Soit.
Le garçon lui tendit la main, avec une douceur qui l’émut outre mesure. Elle fit un signe de tête à Ellen,
qui l’encouragea à le suivre, ses filles sur les talons. Tous la regardaient et elle soupira de soulagement
en arrivant dans la cour.
Passé l’enceinte de pierre du château, des cottages s’étendaient jusqu’au creux d’un vallon. Autour,
l’herbe verte était balayée par les vents et la mer ondulait paresseusement sous les éclats timides du
soleil. S’engageant dans l’allée principale, le regard d’Adrastée papillonna de maison en maison, sur les
étendages de linge, les présentoirs avec quelques denrées, les Highlanders qui vaquaient à leurs
occupations. Ceux-ci la jaugeaient avec étonnement et méfiance, la détaillant des pieds à la tête. Elle
avait remis la robe en laine de la veille, mais avait gardé son immense chevelure détachée, ses bottines
en cuir de haute qualité et certains de ses bijoux. Il était difficile de ne pas la remarquer.
— Venez, nous allons voir la mer !
Niall la tira brutalement. Deux garçons de son âge s’étaient joints à leur procession, courant et riant
avec les filles. Niall s’élança à leur poursuite vers la mer, laissant Adrastée marcher tranquillement
derrière eux. Ce paysage magnifique l’apaisait, d’autant plus avec les éclats de voix des enfants, qui
convenaient à merveille à l’endroit.
Comment un lieu aussi magique peut-il regorger de gens aussi détestables ?
Elle tourna sur elle-même, savourant le vent dans ses cheveux, le goût de sel sur sa langue, le soleil
sur sa peau. Sortir lui avait étrangement manqué. Même si sa chambre était un havre de paix où elle se
sentait en sécurité, profiter de l’air frais était bien mieux. Surtout ici. Elle était souvent allée à la mer dans
son enfance, en Normandie. Mais elle n’avait jamais éprouvé ce petit frisson d’aventure qui lui cambrait
l’échine.
Son regard fut attiré par de la fumée. Intriguée, elle fit quelques pas et découvrit au loin une chaumière
écartée des autres.
— Milady ?
Elle sursauta. Les cheveux en bataille, Niall l’avait rejointe et lui tendait un coquillage blanc.
— Pour vous, Milady.
Les larmes lui montèrent si vite aux yeux qu’elle faillit s’évanouir. Elle n’avait jamais été aussi
émotive ! Enfin, elle était emportée, mais elle abhorrait pleurer en public. Particulièrement des larmes de
joie. Ce n’était pas digne d’une Comtesse. Encore moins quand ces larmes étaient causées par un
garçon brun drôle et prévenant, qui la contemplait comme s’il voyait en elle.
Est-il le fils de mon époux ?
Cette question tournait en boucle dans son esprit depuis son départ. Elle n’avait pourtant aucune
réponse à fournir, et n’osait le lui demander.
— À qui appartient la maison, là-bas ?
Niall pâlit et détourna la tête.
— C’est la maison de la Vieille Alba.
— La Vieille Alba ?
Il avait eu une étrange façon de le prononcer, à la fois respectueuse et craintive.
— On dit que c’est une sorcière.
Il haussa les épaules pour marquer le fait qu’il en doutait, tout en s’appliquant à ne pas regarder la
fameuse chaumière.
Le cœur d’Adrastée s’emballa. Elle savait que les Highlanders avaient leurs propres légendes et
croyances, toutefois les découvrir ainsi était impressionnant. Sans même y réfléchir, elle se dirigea vers
la maison.
— Milady, vous ne pouvez pas…
— Est-elle méchante ?
— Je ne crois pas mais…
— Ne t’en fais pas, je suis une grande personne. Tu peux retourner jouer avec les autres.
Elle repartit, poussée par une intuition. En jetant un regard derrière elle, elle aperçut Niall, qui n’avait
pas bougé, les mains tordues d’inquiétude. Elle lui fit un signe rassurant de la main.
Elle sursauta en découvrant une vieille femme sur le pas de la porte. Elle l’avait certainement vue
s’approcher. Petite et voutée, elle avait un visage fripé dont les rides se précisaient à chaque pas. Ses
cheveux longs, d’un blanc immaculé, avaient dû être d’un noir cordeau dans sa jeunesse, preuve
irréfutable de sa singularité. Ses yeux, deux pupilles brunes voraces, portaient une sagesse millénaire,
celle de la terre et du ciel.
Adrastée frissonna tout entière. La bouche sèche, les cheveux hérissés dans la nuque, le coquillage si
serré dans sa paume qu’il lui égratignait la peau, elle fit les derniers pas qui la séparaient de la vieille
femme.
— Entre. Je t’attends depuis trop longtemps.
Elle s’écarta pour la laisser passer. L’intérieur de la chaumière était surchargé de plantes, de livres et
de poussière. Exactement l’idée qu’Adrastée se faisait d’une maison de sorcière. Aussi amusée que
curieuse, elle fit le tour de la table jonchée de tiges brunes.
— Ne les touche pas, elles sont toxiques. Un thé ?
— Euh… Oui, merci.
Impressionnée, la Lady s’assit et garda ses mains jointes sur ses genoux.
— Il est rare qu’on vienne me visiter, entama la Vieille Alba de sa voix profonde, mais je savais que tu
viendrais. Tu es jeune, mais tu as du courage. Et ce n’est pas la première fois que tu as affaire à
quelqu’un comme moi, n’est-ce pas ?
— En quelque sorte…
Alba opina, comme si elle savait pertinemment à qui elle faisait allusion. La Lady déglutit. Sous
l’intensité d’une telle attention, elle se sentit rougir.
— Je n’ai aucune réponse à tes questions, Adrastée.
— Aucune ? Mais je pensais que… Le futur…
— Je le connais. En partie. Mais les décisions viendront de toi uniquement.
— C’est que je…
Des voix graves la firent taire. Avec une rapidité inattendue au vu de son âge avancé, Alba bondit vers
la fenêtre pour voir qui venait.
— Par tous les esprits…
— Qui est-ce ?
— Cache-toi, tout de suite !
Elle la fit se lever de sa chaise avec une poigne de fer. Elle la tira vers une malle dont elle retira les
couvertures pour la faire entrer.
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Des MacAulay. Ils viennent ici.
— Mais… Niall !
Alba lui plaqua une main sur la bouche pour l’intimer au silence. Adrastée la repoussa, prête à foncer
dehors tête baissée.
— Niall est un garçon très intelligent, il est caché depuis longtemps avec les autres enfants. Calme-toi,
ils sont entrainés pour ça. Maintenant, cache-toi ! S’ils venaient à te trouver là…
Elle ne finit pas sa phrase, mais tout était dit. Tremblante de peur — Qui étaient ces hommes ? Que
voulaient-ils aux MacLennan ? Pourquoi était-elle en danger ? — elle se réfugia dans la malle. Alba la
referma à l’instant où l’on fracassa la porte.
Chapitre 10
Des pas lourds se firent entendre, glaçant le corps d’Adrastée. Pliée comme elle l’était et plongée dans
le noir, les battements de son cœur pulsaient à ses oreilles tel un avertissement funèbre.
Il fallait qu’elle ne fasse aucun bruit.
— Que faites-vous chez moi ! hurla Alba avec un aplomb incroyable. Sortez !
— Où est l’homme de la maison, vieille femme ?
La voix était gutturale, hérissant les poils de son corps.
— Je vis seule.
Les pas semblèrent se rapprocher. Le souffle d’Alba se fit plus fort, terrifié.
— Où est le Laird Darren ?
— Je n’en sais rien.
Le bruit d’une gifle arracha un petit cri à Adrastée, qui s’empressa de plaquer ses deux mains sur sa
bouche.
— Qu’est-ce que c’était ?
— Des bruits dehors.
Même s’ils devaient se douter qu’Alba mentait, la Lady les entendit se rapprocher de la fenêtre,
passant devant le coffre où elle était dissimulée.
— Je ne vois personne.
— Bien. Cette vieille folle ne nous sera d’aucune utilité. Regardez s’il y a de l’argent ou des objets de
valeur, puis allons-nous-en.
Du verre explosa sur le sol, suivi par une chaise se fracassant contre un mur. Les vauriens avaient
décidé de tout saccager sur leur passage. Ils ne voulaient pas seulement piller, ils voulaient détruire.
Soudain, un pied percuta le coffre, arrachant une larme aux yeux gris d’Adrastée. Persuadée qu’il allait
ouvrir le couvercle et la découvrir, elle se prépara au pire.
— Non, ne touchez pas ses plantes, elles valent une fortune ! Elles viennent tout droit du continent !
Le cri outré d’Alba figea la pièce, et le cœur dissimulé. L’homme s’éloigna du coffre en laissant
échapper un rire rauque.
— Prenez ces plantes et allons-nous-en !
Les hommes ne se firent pas prier. Tremblante, Adrastée les entendit remplir leur sac en se glorifiant
de cette prise, avant de… tomber sur le sol.
Elle ferma les yeux, se remémorant les paroles de la sorcière. Alba lui avait catégoriquement interdit
de toucher aux racines sur la table pour ne pas mettre sa vie en danger. Il s’avérait que la vieille femme
était plus dangereuse qu’il n’y paraissait.
— Vite, sors d’ici ! la gronda Alba en ouvrant le coffre et en la tirant dehors. Je ne sais pas s’il y en a
d’autres, il faut retourner au château, maintenant !
Sans lui laisser le temps de comprendre ce qu’il lui arrivait ni de saisir que les cinq corps massifs
inconscients étaient des cadavres, la vieille femme la tira vivement derrière elle.
À peine le village fut-il en vu que des cavaliers en émergèrent, avec Ian à leur tête. Il fonça sur
Adrastée comme si sa vie en dépendait — ce qui était en effet le cas.
— Milady ! Milady ! Êtes-vous blessée ?
— Non, non je…
Une mollesse dans les jambes lui coupa la parole. Il bondit à terre pour la retenir avec précaution.
— Que s’est-il passé ?
— Des MacAulay, chez moi, morts. Je ne sais pas s’il en a d’autres.
Ian dévisagea la vieille femme avec des yeux ronds. Si la situation n’avait pas été aussi grave,
Adrastée aurait presque pu rire de sa façon si synthétique d’exposer les faits.
— Matthew, raccompagne Milady et Alba au château ! Vous autres, avec moi !
Le visage fermé par la rage et la concentration, les soldats s’élancèrent au galop. Une force étrange
poussa Adrastée à garder le regard rivé sur eux. Grands, larges d’épaules, vêtus de leur tartan vert,
rouge et bleu qui tranchait sur la robe des chevaux, ils dégageaient une puissance sauvage et millénaire
qui la fit frissonner.
Dans ce monde de brutes dans lequel elle avait atterri, la beauté se confondait avec la guerre.
— Venez, Milady, je vous raccompagne en lieu sûr. Niall demande à vous voir.
— Mais je… Ne s’est-il pas caché ?
— Si, avec les autres enfants. Mais quand il a vu les brigands entrer à votre suite, il est venu nous
prévenir. Nous avons envoyé des hommes chercher les petits.
Seigneur…
Une nouvelle énergie s’empara d’elle, bandant ses muscles. D’un pas déterminé, elle traversa le
village sous les regards circonspects et curieux, la tête haute et vindicative. Devant tant de prestance,
deux gardes s’empressèrent de lui ouvrir les portes du château, eux-mêmes étonnés par leur attitude. À
peine entrée, une petite tête brune se jeta dans ses jupes.
— Milady !
Émue aux larmes, elle tomba à genou et le serra fort avant de l’écarter, le regard dur.
— Pourquoi es-tu allé prévenir Ian ? Si des MacAulay t’avaient vu… Tu n’aurais jamais dû te mettre en
danger ainsi !
Elle criait presque, ameutant plus que de nécessaire tous les habitants du château. Au lieu de se sentir
honteux d’être grondé ainsi, Niall bomba le torse et soutint son regard avec fierté.
— Mon devoir est de protéger la femme du Laird, Milady.
Elle allait vivement protester, quand la voix profonde d’Alba se fit entendre.
— Il a raison. Il faut protéger le trésor du clan MacLennan.
***
Furieuse, Adrastée marchait dans sa chambre tel un lion en cage. Elle qui s’était évertuée à s’ouvrir un
peu à ces rustres se retrouvait au point de départ.
Les paroles d’Alba tournaient en boucle dans son esprit. Elle avait cru que cette femme la respecterait,
à défaut de l’estimer ! Mais non, bien sûr que non. Tout ce qui la touchait avait à voir avec cet or qui était
arrivé avec elle, cette dot tant attendue qui faisait d’elle un objet de trop, indésirable et impossible à jeter.
Le pire avait été la réaction des gens autour d’elle. Ils l’avaient dévisagée avec horreur, tantôt le visage
pâle ou rouge. Tous semblaient craindre Alba, qu’ils évitaient avec application, pourtant ses paroles
avaient fait office d’évangile.
Par pure lâcheté ou courage, elle ne savait plus, Adrastée s’était redressée et avait quitté la grande
pièce. Même si elle avait mis plus d’un quart d’heure à retrouver sa chambre, elle avait été bienheureuse
de quitter cette attention excessive qu’elle ne supportait plus.
Que lui fallait-il faire pour ne plus être jaugée ainsi ? Pour ne plus être la cible des remarques
mesquines et des regards assassins ? Elle devait passer le restant de ses jours ici, pourtant chacun d’eux
était un supplice.
***
Allongé dans une chambre inconnue mais confortable, Darren ne parvenait pas à trouver le sommeil.
Il était habitué à voyager souvent sur ses terres, pourtant il ne se sentait pas à sa place ce soir, dans cette
construction en pierre froide qui servait de tour de garde à la petite île de Ronay.
Il était arrivé quatre heures après son départ, la veille. Même si North Uist était large, elle était
majoritairement composée de plaines qui permettaient de chevaucher aisément, ce qui était un
avantage. Il ne comptait plus le nombre de fois où ses hommes s’étaient levés en pleine nuit pour
rejoindre un bout de l’île dévasté par leurs ennemis.
Mais ce temps-là était révolu. Il ne laisserait plus ni les MacDonald ni les MacAulay détruire les siens,
les tuer et les piller. Ils étaient finis les temps sombres où les MacLennan avaient à peine de quoi se
nourrir, et encore moins de quoi se défendre. Maintenant que l’or français était en sa possession, il allait
redonner aux siens leur gloire d’antan.
Il se tourna dans le lit dur. En à peine deux journées, il était parvenu à voir la majorité des MacLennan
vivant aux alentours. Ils les connaissaient tous. Comme il n’était pas venu depuis deux mois, il avait pris
le temps de jouer avec les enfants, d’écouter les anecdotes des femmes et d’embrasser le front des
nouveau-nés. Il était là aussi, son rôle : rassurer et aimer. Et même s’il pouvait sembler dur, ce Laird
immense et sombre, il le faisait avec tout son cœur.
Il s’était entretenu avec chacun des hommes. Les convaincre de tenir le poste de garde avait été plus
compliqué qu’il ne l’aurait cru. Les MacLennan étaient épuisés. Épuisés de se battre et de mourir.
Cependant, avec les armes et l’argent qu’il avait apporté, Darren était parvenu à leur redonner un
semblant d’espoir. Pour leur famille, leur ami et tout le reste du clan, ils devaient tenir ce poste de garde
stratégique, régulièrement attaqué par leurs ennemis du sud, les MacDonald.
Le Laird se retourna à nouveau en grognant. Il les haïssait. Du plus profond de son être. Ils avaient
anéanti sa famille, le forçant à assumer un rôle pour lequel il n’était pas prêt. Ils continuaient d’orchestrer
des massacres sur ses terres. Et à présent, il avait dû renoncer à épouser une femme de son choix au
profit d’une petite Française prétentieuse, simplement pour pouvoir subvenir aux besoins des siens.
Parce qu’il n’y était pas parvenu par lui-même.
Il ne supportait pas cette culpabilité qui le rongeait. Une part de lui avait conscience qu’il n’aurait rien pu
faire de plus, que les évènements avaient été contre lui, toutefois… un Laird doit toujours être à la
hauteur.
Plus de six-cents vies dépendaient de lui. Cela aurait dû être suffisant pour le convaincre qu’épouser
Adrastée avait été le bon choix, néanmoins il commençait à douter. Même si ici, les Écossais avaient
accepté l’argent, ils l’avaient fait les mâchoires serrées et le regard baissé. Ils s’étaient sentis honteux
d’utiliser cet argent, de le devoir à la Lady.
Darren les comprenait. Après tout, il était le premier à souffrir de cette union ! Il avait renoncé à son
honneur en épousant une femme impure pour sauver ses gens.
Il poussa un soupir, se retourna à nouveau en cherchant une position confortable, en vain. Il souffrait de
cette union pour une tout autre raison, beaucoup moins glorieuse. Toutes les nuits, il rêvait de son
étrange épouse, revoyant la courbure de sa nuque ou le froncement agacé de son petit nez. Détails qui
pouvaient sembler communs mais qui l’obsédaient d’une manière indécente.
Que fait-elle en ce moment ?
Il l’imaginait endormie dans son lit, après avoir passé la journée enfermée à bouder. Qu’elle pouvait
être têtue ! Qu’importe, il avait l’argent et en plus, il était trop loin pour devoir gérer ses caprices. Toutefois,
quand il rentrera…
Je la possèderais.
Cette certitude le brûla vif. Il la voulait. Physiquement, sensuellement, voluptueusement. Il n’avait
jamais souhaité l’épouser et voulait souvent la voir disparaitre, pourtant il se consumait de désir pour elle
et s’impatientait de la retrouver. Quelle ironie !
Sur cette pensée piquante, Darren s’endormit, un léger sourire flottant sur ses lèvres.
Chapitre 11
Attablée devant son petit déjeuner, Adrastée n’arrivait pas à avaler la moindre bouchée. Les
évènements de la veille l’avaient empêchée de dormir, et le peu d’heures où elle s’était assoupie, elle
avait revu les cadavres pleins de pustules, entrecoupés de la voix de son mari lui ordonnant de tenir son
rôle.
Mais quel rôle, cher époux ? Dans ce monde qui en dissimulait plus qu’il n’en révélait, chaque pas en
avant équivalait à trois pas en arrière. Le choc d’avoir vécu pareille bataille, d’avoir vu la mort de près et
d’avoir compris qu’elle n’était pas en entière sécurité dans ce pays lointain la faisait regretter amèrement
la France. Certes, elle aurait été d’autant plus en danger là-bas, mais peu importe. Aujourd’hui plus que
tout autre jour, son père et ses frères lui manquaient.
— Milady ?
Elle releva les yeux sur Ellen, le visage marqué par l’inquiétude.
— Vous êtes prête pour notre journée ?
Elle avait envie de lui dire non. Plus que tout, elle désirait retourner dans sa chambre et passer la
journée à s’occuper d’elle. Qu’il était loin le temps des rendez-vous dans les boudoirs des plus hautes
aristocrates françaises, à se passer des lotions, essayer des coiffures, choisir la tenue pour le prochain
bal. Qu’elle avait été heureuse, à l’époque ! Épanouie et assurée, elle avait toujours l’attitude adaptée, les
bonnes paroles. Elle était jugée, bien sûr, mais surtout enviée.
Ici, rien ne tournait rond. Les femmes la haïssaient pour l’argent apporté, pour cette façon d’être qui
l’avait rendue si populaire au palais, pour simplement exister.
— Oui.
— Bien, nous allons rendre visite à plusieurs femmes du village, et aider avec la laine.
— Nous allons dehors ?
L’idée de sortir du château lui hérissa les poils des bras. Percevant sa terreur, Ellen s’assit en face
d’elle et lui prit naturellement la main.
— Milady, je ne vais pas prétendre que vous n’avez rien à craindre, car ce serait un mensonge. Nous
vivons dans la peur d’être attaqués depuis bien avant ma naissance, mais nous avons appris à vivre
avec. Si vous vous empêchez de vivre en restant enfermée ici, c’est eux qui auront gagné.
Peu convaincue, elle se mordit la lèvre.
— Souhaitez-vous que Ian nous accompagne ? Il devra bien sûr repartir quand nous serons avec
toutes les autres femmes, mais vous n’aurez alors rien à craindre : les maris ne sont jamais bien loin.
Estimant que c’était un bon compromis, et refusant de paraitre plus apeurée qu’elle ne l’était, elle
accepta. Enjouée, Ellen lui attrapa le bras avec familiarité pour la conduire dehors. Loin de s’en sentir
insultée, Adrastée sourit. Il fut un temps où une telle attitude de la part d’une femme d’un rang inférieur
l’aurait fait hurler de colère. À présent qu’elle prenait conscience de son quotidien et de l’importance de
toutes les petites mains qui composaient une communauté, elle regardait Ellen avec admiration.
Ian ne protesta pas devant cette tâche ingrate qu’il aurait pu déléguer. Il jugeait bon de rassurer
Adrastée, et la sécurité de la Lady lui revenait bien obligeamment.
— Où allez-vous aujourd’hui ?
— Nous allons passer voir Ona et Beitris, puis nous rejoindrons la maison de Senga pour nous occuper
de la laine.
Adrastée opina, sans avoir la moindre idée de ce que cela signifiait.
Sur leur chemin, tous les MacLennan saluèrent chaleureusement Ian et Ellen. À chaque fois qu’ils
remarquaient la Lady entre eux, deux réactions prenaient le jour : soit la personne esquissait un sourire
timide avant de partir à toutes jambes, soit elle fronçait les sourcils et se figeait de mécontentement.
Arrivés devant une maison aux murs précaires dont s’échappaient des cris d’enfants, Ellen frappa à la
porte.
— Entrez ! hurla une voix épaisse.
Quand elle pénétra dans la pièce, une odeur de poussière, de nourriture et de déchets l’assaillit si
violemment qu’elle en eut la nausée. L’explication se fit d’elle-même : la pièce principale regorgeait
d’objets divers, de vêtements sales et de casseroles incrustées de crasses. Une femme déboula, les
cheveux hirsutes, engoncée dans un tablier de cuisine qui avait connu des jours meilleurs.
— Ona, tout va bien ?
— Je vais finir par jeter l’un de mes enfants à la mer. Vivement qu’Ongus rentre de la pêche, qu’il mette
de l’ordre dans tout ça !
— Allez, calme-toi. Je vais t’aider à ranger la pièce pendant qu’Adrastée va aller gérer tes enfants.
La Lady sursauta. Ona la détailla d’un regard dur, l’air peu convaincu.
— C’est donc la femme du Laird ?
— Elle-même, assura la principale concernée en se redressant.
Ona ricana en passant son regard sur sa silhouette élancée, si chétive par rapport à la sienne, robuste
et épaisse.
— Je ne lui donne même pas deux minutes.
Ellen rit pour la forme, tout en faisant un clin d’œil assuré à Adrastée.
— Allez-y.
Rouge de colère d’être traitée comme une enfant, surtout pour aller s’occuper d’enfants, elle quitta la
pièce en trombe. Il n’y avait que trois portes, les bruits de chute et de coups furent suffisants pour la guider.
À peine entrée, sa gorge se noua. Dans la pièce exigüe, six petites couches couvertes de couvertures
miteuses couvraient le sol, sous les pieds nus d’enfants espiègles. Âgés de huit ans à quelques mois, ils
crapahutaient dans tous les sens, les cheveux hirsutes et l’air démoniaque. En l’apercevant, ils se
figèrent de surprise pour la détailler d’un regard intrigué, qui se mua vivement en prédateur devant une
proie facile.
Garde ton calme.
— T’es qui toi ?
— Je m’appelle Adrastée. Je suis la femme du Laird, répondit-elle à la petite fille brune qui devait être
l’aînée. Et toi qui es-tu ?
— Sheena. Et c’est moi qui commande !
Sur ces paroles, les enfants reprirent de plus belle, accentuant chacun de leurs cris. Mal à l’aise,
Adrastée recula d’un pas avant de se souvenir de la remarque de la mère. Elle n’avait pas envie de
ployer devant ces petits garnements sales et mal élevés !
— Vous n’avez pas peur, à faire autant de bruit ?
— Non. Pourquoi on aurait peur ? cria l’aînée, qui était visiblement la seule à comprendre l’anglais.
— À cause de la bête.
Son visage poupon devint livide. Deux de ses petites sœurs se statufièrent, leurs grands yeux bruns
écarquillés.
— Vous ne connaissez pas l’histoire ?
Cette fois-ci, elle avait l’attention des six, même du bébé âgé de sept mois qui marchait à quatre pattes
en mettant tout ce qui lui passait sous la main dans la bouche. Elle leur fit signe de s’assoir, ils
obtempérèrent si vite qu’elle fut étonnée par son autorité. Elle prit place entre eux et les fixa à tour de rôle,
faisant durer le suspense.
— Il était une fois, l’histoire d’une bête terrifiante, immense, avec de grosses pattes et des dents
pointues… une bête qui déteste les enfants pas sages.
— Pas sages… Pas sages ? s’enquit l’aînée après avoir sagement traduit en gaélique.
Adrastée retint un sourire devant son air peu convaincu.
— Oui, vraiment pas sages. Les enfants qui crient trop, qui ne rangent pas leurs affaires, ou qui n’aident
pas leur maman à la maison.
Elle était partie en totale improvisation, sans avoir la moindre idée de pourquoi elle leur racontait tout
cela. C’était à la fois un mélange de vengeance contre les deux femmes de la pièce d’à côté qui lui
avaient confié cette mission sans son avis, et une tentative d’éducation pour soulager cette pauvre mère
débordée par la vie. En détaillant les matelas écrasés, les murs trop souvent rapiécés de morceaux de
bois difformes et les petits visages apeurés et maigres, le cœur de la Lady se serra.
— Madame… tu penses qu’il va venir nous manger ? demanda la petite, les larmes aux yeux.
— Non, bien sûr que non, se rattrapa Adrastée de peur qu’elle ne se mette à hurler. La bête est loin.
Mais il faut que vous appreniez à écouter vos parents, car sinon cela énerve beaucoup la bête.
Un petit garçon s’écria en se redressant, le visage empourpré par ce qu’il disait en gaélique.
— Bien sûr, enchérit l’aînée en anglais, Maman dit tout le temps que le Laird fait son possible pour
protéger tout le monde. Il ne laisserait jamais rien nous arriver.
Ils opinèrent dans un bel ensemble, sans remarquer la surprise de leur conteuse. Qu’ils voient Darren
comme un héros prêt à tout pour eux avait de quoi la surprendre. Après trois jours d’absence, elle gardait
une vague image de son mari, sombre, grand, distant. Elle ne le voyait pas prêt à tout pour elle. Loin de là.
— Pour l’instant, le Laird n’est pas là. Si j’étais vous, je rangerais votre chambre, leur souffla-t-elle
avant de sortir.
Elle les entendit se lever pour se mettre précipitamment à la tâche, paniqués à l’idée que la bête soit
plus proche que prévu.
Ona et Ellen avaient nettoyé la pièce à vivre et discutaient de garde-manger. En la voyant revenir, la
maitresse des lieux ricana.
— Vous avez été plus résistante que prévu. Ils ont fini par vous manger ?
En pensant aux cauchemars qu’ils allaient très certainement faire, la Lady sourit avec toute la grâce
qu’elle possédait.
— Nullement. Ils rangent leur chambre.
— Ils… quoi ?
— Ils rangent leur chambre, répéta-t-elle, très fière de son petit effet.
Ona fronça les sourcils puis fonça dans la chambre. Elle en revint les yeux écarquillés, le visage défait.
— Comment avez-vous fait ?
— Oh, c’est un secret… ils devraient vous écouter davantage à l’avenir. Ellen ? Pouvons-nous y aller ?
La servante retint à grand-peine un sourire amusé devant l’air stupéfait d’Ona. Elle la salua avec
chaleur, lui promettant de venir la revoir bientôt, puis suivit Adrastée dehors.
— Alors là Milady, vous avez fait fort. Ce sont les enfants les plus turbulents du village.
— Ce n’était pas grand-chose.
Elle écoutait Ellen d’une oreille, occupée à détailler la bâtisse branlante et minuscule. Elle faisait à
peine la taille des appartements qu’elle avait occupés autrefois dans la demeure familiale des de
Nemours.
— Nous voilà chez Breitis.
Cette maison-là était plus grande, mais tout aussi bruyante. À peine entrées, des enfants sautèrent
dans les bras d’Ellen pour l’embrasser. Ils avaient de quinze à cinq ans, avec la même tignasse noire.
— Où est Breitis ?
— Ici, répondit une femme en sortant de la cuisine.
Adrastée fut frappée par sa jeunesse. Avec sa tresse brune lâche et son visage angélique, elle
dégageait une douceur qui appelait à être protégée. S’ajoutait à ce sentiment étrange l’urgence qui
émanait de son ventre très arrondi.
— Assieds-toi, la pressa Ellen en lui indiquant une chaise. Je te trouve toujours debout.
— Je n’ai pas vraiment le choix, soupira-t-elle en obéissant.
Se souvenant de sa présence, elle se tourna vers Adrastée, rougit et se releva aussitôt.
— Vous devez être l’épouse du Laird ? Veuillez m’excuser pour mon impolitesse, Milady. Puis-je vous
servir quelque chose à boire ? À manger ?
Tout en disant cela, elle se précipita vers la cuisine. Avant qu’Ellen n’ait esquissé un geste, c’est la
Lady qui la rattrapa.
— Tout va bien, rassurez-vous. Asseyez-vous, vous semblez épuisée.
Elle la guida vers la chaise. Reconnaissante, la future mère prit place avec une grimace, puis leur fit
signe de la rejoindre.
— Je suis heureuse que vous soyez venues. Cela coupe un peu ma journée.
— Tu devrais te ménager, Breitis. J’ai peur pour toi, et l’enfant.
Elle posa une main sur son ventre, un sourire rêveur sur les lèvres.
Adrastée la détaillait avec une curiosité décuplée. Elle semblait sans conteste être la maitresse des
lieux, pourtant elle devait avoir son âge. Des enfants bien trop vieux pour être les siens vivaient ici avec
elle. Pourquoi ?
— Ne t’en fais pas, nous sommes solides. Je peux le faire. Je le dois. Pour Owen.
La Lady avait déjà entendu ce prénom, c’était l’un des proches amis de Ian et son mari. Elle se
souvenait vaguement d’un jeune homme aux cheveux noirs et au regard triste.
— Je sais. Mais… fais attention, veux-tu ? Je vais essayer de passer tous les jours te voir. À ce propos,
je t’ai apporté ce que tu m’avais demandé.
D’un de ses paniers, Ellen sortit des linges pour enfants, et d’un autre un gros morceau de viande et
des baies. Ravie, Breitis se précipita pour les ranger, faisant fi des conseils préalables.
— Breitis ? l’appela une adolescente de treize ans du pas de la porte.
— Oui trésor ?
— Calum a cassé ma poupée préférée !
— J’arrive, trésor.
Boudeuse, elle repartit avec les yeux embués de larmes. En soupirant, Breitis se leva.
— Je dois aller faire la loi là-haut, en espérant que la poupée est réparable.
— Nous allons te laisser. Prends soin de toi.
Ellen lui déposa un baiser sur la joue, Adrastée lui sourit sincèrement, ses yeux détaillant la pièce avec
angoisse. Qu’avait-elle encore à faire ? La vaisselle ? Le repas ?
Une fois dehors, la Lady n’y tint plus.
— Pourquoi a-t-elle autant d’enfants chez elle qui ne sont pas les siens ?
— Ce sont ceux de son mari, Owen. Plus précisément, ses frères et sœurs. Il ne leur restait que leur
père, et il est mort il y a deux ans de cela. Breitis et Owen venaient juste de se fiancer. Personne ne lui
aurait reproché de rompre son engagement, mais elle a tenu à l’épouser, endossant le rôle de mère à
dix-sept ans.
— Sans compter son enfant à venir…
— Oui.
Un silence songeur s’installa tandis qu’elles marchaient. Indifférente aux regards hostiles, Adrastée
essayait de mettre de l’ordre dans ses pensées. Tant la pauvreté de ses gens que la rudesse de leur vie
la révulsaient et la touchaient, en un mélange déstabilisant. Toute sa vie, on lui avait répété sa chance
d’être si bien née, mais c’est seulement ici qu’elle en prenait conscience.
Cette fois-ci, elles n’entrèrent pas dans une maison, mais dans une grange à moitié ouverte, où
étaient réunies plusieurs femmes. Assises par terre autour d’un grand morceau de tissu difforme, elles
discutaient gaiement. À son entrée, bien sûr, le silence s’abattit sur l’assemblée. Une grande femme d’un
certain âge vint à la rencontre d’Ellen.
— Que fait-elle ici ?
Son choix de parler anglais avait pour but qu’Adrastée n’ignore pas que sa présence n’était pas
désirée.
— La femme du Laird travaille à mes côtés. Elle est venue voir ce que nous faisons.
Toutes la jugèrent avec une moue de dégoût.
— Elle, travailler ?
— Oui. Il faut bien l’habituer à nos coutumes, non ?
La grande femme, qui devait être Senga, la maitresse des lieux, haussa dédaigneusement les
épaules avant de retourner à sa place. Elle interpela l’une des plus jeunes, qui se leva précipitamment et
sortit.
— Venez, Milady.
Elles s’installèrent entre deux femmes, qui s’écartèrent plus que de rigueur devant Adrastée.
Essayant de ne pas en tenir compte, elle se tourna vers Ellen avec une expression interrogative surjouée
qui la fit rire.
— Nous allons feutrer la laine, Milady. Afin de resserrer les fils et empêcher les trous, pour qu’elle soit
épaisse et résistante à l’hiver.
Même si cela ne l’éclairait en rien, la Lady opina. La femme qui était partie revint avec un broc d’eau
fumante, qu’elle appliqua sur l’intégralité du tissu, faisant s’élever une buée épaisse à l’odeur âcre.
— Beurk…
— Milady, faites comme moi, la pressa Ellen.
Elle empoigna le tissu brûlant à pleines mains et se mit à le battre sur la planche de bois du dessous, en
parfait rythme avec les autres femmes. Nauséeuse, Adrastée s’en saisit à bout de doigts et fit de même.
La sensation de ce tissu poisseux et flasque était dégoutante.
Rapidement cependant, la monotonie du geste la calma. Autour d’elle, les voix s’élevèrent peu à peu,
les femmes échangeant sur leur journée ou leur famille. Tout du moins, c’est ce qu’elle supposait, car
elles parlaient toutes gaélique. Même Ellen qui discutait avec entrain avec sa voisine. La Lady se
concentra pour essayer de comprendre leurs paroles, en vain. Le gaélique différait trop de l’anglais ou du
français pour qu’elle parvienne à déchiffrer leurs conversations.
Dans ce lieu de retrouvailles où les femmes finissaient leur journée, alors que l’allégresse était de
mise, un profond mal-être envahit Adrastée. Jamais elle ne s’était senti à ce point une étrangère dans ce
pays, alors que jamais elle n’avait été aussi entourée. Se retrouver au milieu de gens parlant une autre
langue et l’ignorant superbement lui donnait envie de s’enfuir. Les larmes commençant à affluer à ses
yeux, elle lâcha précipitamment le tissu.
— Milady ?
— Je rentre. Excusez-moi.
Elle n’attendit pas de réponse ou d’assentiment. Elle avait repris ce masque hautain qui lui valait leur
haine, sans en être affectée. Elle redressa le menton et sortit royalement, malgré sa robe froissée et
mouillée.
Arpenter les rues s’avéra encore plus difficile sans la présence appréciatrice d’Ellen. Elle eut même
droit à un crochepied, et s’écorcha les mains en se rattrapant à une maison.
Voulant chercher un peu de chaleur, elle se dirigea inconsciemment vers les cuisines. Même si les
Écossaises n’y avaient pas été très agréables, la gentillesse du cuisinier lui avait mis du baume au cœur.
Mais avant qu’elle n’entre, une silhouette qui commençait à être bien connue lui barra le chemin.
— Vous avez faim ? Personne ne vous donnera à manger à cette heure, cracha Hilda en faisant un
pas menaçant.
— J’étais venue voir si je pouvais aider, répondit-elle d’une voix enfantine qui l’irrita.
— Votre aide n’est d’aucune utilité.
La colère commençant à s’élever en elle tel un tourbillon de flammes, Adrastée redressa les épaules,
imposante de prestance. Toutefois, Hilda fut plus rapide.
— Si seulement ces vauriens de MacAulay avaient pu vous enlever ! Ou mieux, vous tuer. Ils nous
auraient débarrassés d’un fardeau.
Le coup fit mal. Plus qu’Adrastée ne l’aurait imaginé.
— Je vous interdis de…
— De quoi ? Dire la vérité ? Regardez autour de vous. Ian est obligé de vous surveiller comme une
enfant. Ellen se fait un devoir de vous présenter, mais que croyez-vous ? Qu’elle vous apprécie ? Elle n’a
que faire de vous. Elle veut seulement que son mari accepte l’argent de votre dot ! Ce qu’il ne fera que si
vous êtes intégrée parmi nous. Ce qui n’arrivera jamais.
Avant qu’elle n’ait pu proférer une parole blessante de plus, Adrastée partit en courant.
Chapitre 12
Adrastée courut de toutes ses forces à travers les couloirs, évitant le regard des Écossais curieux. Elle
monta plusieurs étages, passa dans des corridors sombres et, percevant le silence, se laissa glisser le
long d’un mur, consciente qu’elle n’avait pas la moindre idée d’où elle était.
À bout de souffle, les larmes affluèrent à ses yeux. Une grimace déforma son visage délicat et hautain.
Autrefois, jamais elle n’aurait pu courir aussi vite et longtemps. Les robes de la cour avaient des corsets
extrêmement serrés et des couches à n’en plus finir. Elle se serait épuisée ou évanouie en à peine deux
virages. Cette pensée la fit rire tout en lui serrant le cœur.
La France lui manquait. La cour, insolente, dorée et fantasque lui manquait. Ses libertés de noble
riche et prétentieuse lui manquaient. Sa maison lui manquait. Sa famille lui manquait.
Alors, elle lâcha prise. Comme elle ne l’avait pas fait depuis des années. Comme elle ne l’avait
certainement jamais fait.
Ses sanglots lui déchirèrent les côtes. L’air semblait se jouer de ses poumons, la forçant à se tordre
pour parvenir à respirer. Ses larmes lui brûlèrent les joues, le cou, les mains, dédaignant cette retenue de
Comtesse qu’elle avait peaufinée toute sa vie.
Que vais-je devenir ?
L’avenir ne laissait apercevoir aucun rayon de soleil.
Comment un peuple qui avait un cœur si grand malgré une pauvreté si prononcée, pouvait-il se
montrer si injuste et cruel ? Comment pourrait-elle se faire accepter alors qu’elle n’était pas de leur
monde ? Peut-être Hilda avait-elle raison, peut-être n’y arriverait-elle jamais.
Adrastée essuya ses joues avec hargne, mais ses larmes ne voulaient tarir. Elle aurait souhaité se
réfugier dans sa chambre, mais elle ne savait de quel côté aller.
Sa chambre. Celle de son époux.
Son cœur se serra. Quel époux ? Où était cet homme austère et indifférent ? Cet homme qui la voyait
comme une putain et n’avait que faire de la manière dont les siens la traitaient. Cet homme qui laissait
dans son sillage un parfum de non-dit et de rancune.
Cet homme qui hantait chacun de ses rêves depuis qu’il était parti.
Un bruit de pas la sortit de sa torpeur. Elle voulut se recomposer un visage calme et une prestance,
mais eut à peine le temps de se redresser avant que Morag, Ellen, Liusaidh et d’autres femmes qu’elle
avait entraperçues ne la rejoignent.
— Il n’y a pas de temps pour les larmes, grommela la gouvernante du château en lui faisant signe de
se lever. Venez vous rendre utile.
Le chagrin se mua en fureur. Adrastée bondit sur ses pieds et pointa un doigt menaçant vers Morag.
— Me rendre utile ? Vous allez encore me faire trimer à une tâche dont je ne sais rien, en vous
moquant de moi ? Ce n’est pas mon rôle ici ! Je suis votre Lady, je refuse de faire tout cela !
— Vous vous croyez au-dessus de nous ? Vous ferez ce que je vous dis de faire.
— Petite Française ingrate, cracha l’une des domestiques.
— Je ne suis pas ingrate ! beugla Adrastée. Je ne suis pas une servante. Je ne fais pas la vaisselle, le
ménage, la cuisine ! Je ne sais pas faire, je ne l’ai jamais fait ! Vous me traitez comme un chien, me faites
faire toutes ces tâches, mais ça ne suffit pas ! J’essaye de vous plaire, et tout ce que je récolte, c’est votre
dédain ! Vous vous croyez au-dessus de moi, mais regardez-vous. Vous me haïssez sans rien
connaitre de moi. Quoi que je dise, quoi que je fasse, je ne vous suffis jamais. Alors j’arrête. Je préfère
retourner dans ma chambre et mourir de faim que de continuer à vivre ainsi.
Adrastée n’avait pas perdu son sens du théâtral. Aussi vite qu’elle était venue, la colère repartit, faisant
jaillir des larmes d’abandon de ses yeux gris. N’ayant que faire de ce qu’elles pensaient d’elle, elle se
laissa retomber à sa place contre le mur, souhaitant disparaitre.
Les femmes restèrent silencieuses, sans toutefois échanger un regard. D’une manière inattendue, la
honte les envahissait. Pour la première fois depuis son arrivée, elles ne considérèrent pas Adrastée
comme une petite fille capricieuse, gâtée et prétentieuse, mais comme ce qu’elle était : une femme
perdue dans une société bien différente de la sienne. Elles osèrent se mettre à sa place, à devoir
découvrir tout un monde de corvées et d’obligations. Elles avaient été élevées dans l’idée que les
femmes devaient accomplir toutes les tâches ménagères pour être accomplies, là où Adrastée ne s’était
jamais sali les mains. La différence d’éducation les frappa de plein fouet, et au lieu de haïr davantage
Adrastée pour avoir été choyée, elles compatirent.
— Milady, je suis désolée de notre attitude. Nous nous montrerons plus compréhensives à l’avenir.
Nous pouvons vous apprendre.
La Lady ne releva pas la tête vers Morag. De plus en plus mal à l’aise face à ce torrent de larmes, elle
laissa sa place à Ellen.
— Milady, sachez que…
— Ne m’adressez plus la parole ! hurla Adrastée en la transperçant de son regard gris orage. Hilda
m’a expliqué vos manigances. Je sais que vous n’êtes gentille avec moi que pour que votre mari accepte
l’argent de ma dot. Je ne suis qu’une bourse d’or à vos yeux. Aux yeux de vous toutes.
Le visage d’Ellen pâlit brutalement.
— Adrastée, ce n’est pas ce que vous croyez…
— Taisez-vous.
— Non, je ne me tairais pas, Milady, gronda la femme en soutenant son regard. J’ai conscience que
notre monde vous est inconnu, mais vous êtes une femme au même titre que nous. Vous savez ce
qu’est avoir une famille, des gens, devoir les protéger. Mon clan se meurt, Milady. Votre clan se meurt. La
pauvreté s’est aggravée ces dernières années, sans parler des attaques de nos clans ennemis. Nous
mourrons de faim. Nous mourrons au combat. Nous mourrons.
Adrastée s’était figée, la gorge nouée, tandis qu’Ellen laissait à son tour libre cours à ses larmes.
— Nous avons besoin d’argent, de votre argent. Chaque membre de ce clan a besoin de votre dot.
Mais la fierté écossaise peut parfois être un fléau. J’ai deux enfants, Milady, et un mari orgueilleux.
Comme beaucoup des nôtres, il ne veut pas de votre argent. Alors pour qu’ils l’acceptent, j’ai compris
qu’ils devaient d’abord vous accepter vous. C’est pourquoi je vous ai emmené avec moi, dans mes
tâches, au village. Au début, mon geste était calculé, mais je puis vous assurer que je l’aurais fait même
s’il n’y avait pas eu l’argent. À l’instant où j’ai vu cette détresse dans vos yeux, Milady, j’ai été prête à tout
pour que vous soyez acceptée parmi nous. Chez vous.
Adrastée renifla fort et s’essuya le visage. Elle était perdue. Pouvait-elle réellement en vouloir à Ellen
pour avoir voulu sauver sa famille et les siens ? Au souvenir de ses deux filles maigres et souriantes, de
la chaumière d’Ona trop petite pour accueillir correctement tous ses enfants, de Breitis douce, enceinte et
débordée, la Lady acquiesça lentement.
— Pourquoi ne m’avoir fait rencontrer que les femmes alors ? Je ne connais presque aucun homme,
commenta-t-elle pour détourner ses pensées de sa dernière phrase.
Chez vous.
Cela la terrifiait encore trop pour qu’elle l’admette. Elle ne repartirait jamais.
Ellen eut un sourire malicieux malgré son visage livide. Derrière elle, quelques ricanements
résonnèrent.
— Ma douce, les Highlanders sont connus pour leur talent guerrier, leur vie en communauté et leur
sens de l’honneur. Mais même si ce sont les hommes qui font la guerre, à la maison ce sont les femmes
qui dirigent. Convainquez une femme, et vous convainquez son mari.
Elles acquiescèrent toutes, arrachant un sourire à Adrastée. Elle renifla encore et se releva. Aussitôt,
elle replaça sa robe, réajusta sa ceinture, son collier, en des gestes rassurants qui firent lever des yeux
au ciel.
— Je suis désolée pour cette scène. J’étais bouleversée, surtout après les paroles de Hilda… Veuillez
m’excuser, cela ne se reproduira plus.
— Qu’a dit Hilda ?
— Qu’il aurait été préférable que les MacAulay me tuent.
Ellen allait partir dans un discours vindicatif quand un grondement sourd la fit taire. Toutes les têtes se
tournèrent vers Morag, dont la rougeur ne présageait rien de bon.
— Milady, soyez assurée qu’aucun des MacLennan ne pense cela. Vous êtes l’une des nôtres et Hilda
a jeté la honte sur nous avec de telles paroles. Elle sera punie, je vous le promets.
Si elle n’avait pas déjà tant pleuré, Adrastée aurait eu les larmes aux yeux devant la considération qui
s’affichait sur le visage déterminé de Morag. C’était en quelque sorte une reconnaissance de son rang,
encore maigre et ténue, mais bien réelle.
— Vous êtes libre ce soir. Liusaidh vous apportera votre diner. Reposez-vous. Demain, vous passerez
la journée avec moi. Je sais que vous ne voulez plus faire de tâches, mais j’ai beaucoup à vous
apprendre sur la gestion du clan et du château, et vous aurez encore à faire.
Adrastée redressa le menton avec obstination, faisant sourire la gouvernante.
— Je le ferais, si je suis mieux traitée.
Elle n’avait pas renoncé à prendre son rôle.
— Ce sera le cas. À demain, Milady.
Morag plongea en une légère révérence, aussitôt imitée par toutes. Adrastée ne comprit pas la raison
de cette étrange chaleur qui étreignit sa poitrine.
***
Après que Liusaidh l’ait menée jusqu’à sa chambre, coiffée et mise en tenue légère, Adrastée tourna
en rond dans sa chambre. Des pensées agitées brouillaient son esprit fatigué. Dans son carnet, elle ne
cessait de noter des idées vagues, des impressions, des commentaires sur cette nouvelle vie. Elle avait
beaucoup d’envies et de projets mais ne savait si elle parviendrait à les accomplir.
On frappa à sa porte. Persuadée que c’était sa servante, elle sursauta à la vue de Niall, les cheveux en
bataille, son plateau-repas à la main.
— Puis-je me joindre à vous, Milady ?
— Bien sûr, fit-elle en lui désignant le lit où il s’assit. Et tu peux m’appeler Adrastée. Adé, même.
— Adé ? prononça lentement l’enfant.
— Oui, c’est ainsi que mes frères m’appellent.
— Vous avez combien de frères ?
— Trois. Maximilien, Léonard et Charles.
— Cela doit être tellement bien ! s’extasia le garçon. Moi je n’ai personne.
Une note de tristesse résonnait dans cette dernière phrase. Émue, elle poussa son assiette vers lui et
l’intima à manger.
— Tu as tous tes amis pour t’amuser. Qu’as-tu fait aujourd’hui ?
Niall se lança dans un récit détaillé de sa journée, alternant entre discours enflammé et mimes. En
moins de deux minutes, il fit rire Adrastée aux éclats, réchauffant son cœur. Après une telle journée, elle
aurait cru cela impossible.
Il y avait quelque chose chez cet enfant… Une étincelle. Il dégageait un sentiment de sérénité
incroyable, qui enveloppait la Lady et la faisait se sentir bien pour la première fois depuis son arrivée.
Est-il le fils de mon époux ?
Cette question sans réponse semblait bien moins inquiétante maintenant qu’elle connaissait le
garçon adorable et rieur.
Ils dinèrent tous deux dans une ambiance chaleureuse. Adrastée lui détailla la cour de France, faisant
rire et grimacer l’enfant. Il avait toujours une question, une remarque, un trait d’esprit pour la
décontenancer et la pousser à se livrer. Elle parla beaucoup et l’écouta tout autant. C’est seulement en
remarquant la lune haute dans le ciel qu’elle comprit qu’il était tard.
— Il est l’heure d’aller dormir, annonça-t-elle en se levant.
Il en fit de même, les lèvres plissées. Remarquant son hésitation, elle passa sa main dans ses
cheveux bruns.
— Quelque chose ne va pas ?
— C’est que j’ai mal dormi la nuit dernière. J’ai fait… des cauchemars.
Il grimaça à ce mot, visiblement gêné d’avouer ses faiblesses.
— Quel genre de cauchemars ? Veux-tu m’en parler ?
— J’ai rêvé que les MacAulay vous tuaient. Et que je n’arrivai pas à temps pour vous sauver.
Sa gorge se noua. Bouleversée, elle s’agenouilla devant Niall et prit son visage dans ses mains.
— Ce n’est pas à toi de me protéger, Niall. Tu as été très courageux l’autre jour en allant prévenir les
gardes, et je t’en remercie. Tu m’as sauvée. Je vais bien, il ne m’arrivera rien.
Il parut vouloir protester, mais se tut. Il bondit dans ses bras, faisant se raidir la Lady de cette étreinte
chaude et inconnue. Il posa sa joue sur son épaule comme s’il l’avait fait des centaines de fois, et elle le
serra plus fort.
— Est-ce que tu veux dormir avec moi ?
Il acquiesça vivement et se décala pour lui sourire de toutes ses dents. C’était visiblement l’invitation
qu’il avait attendue.
Adrastée souleva les lourdes fourrures pour qu’il s’installe puis s’allongea dans son dos. Aussitôt, il se
lova contre elle en quête de chaleur. Attendrie et maladroite, elle caressa doucement ses cheveux
jusqu’à ce que sa respiration s’apaise, puis sombra dans l’inconscient à son tour, un tendre sourire aux
lèvres.
Chapitre 13
Après s’être habillée simplement sur conseil de Liusaidh et avoir déjeuné en compagnie de plusieurs
femmes du clan qui s’étaient montrées cordiales à défaut d’être chaleureuses, Adrastée rejoignit Morag.
Celle-ci la détailla de la tête aux pieds, puis opina, visiblement contente de la voir si prompte à travailler.
Adrastée ne vit pas la matinée passer. Morag l’emmena dans les pièces principales du château : la
cuisine, la laverie, l’armurerie. La Lady fut étonnée de découvrir autant d’hommes à ranger, polir et
surtout s’entraîner. Elle n’avait jamais remarqué que les MacLennan occupaient une partie de la cour
pour échanger des coups. C’était un spectacle impressionnant de voir tous ces hommes bondir, parer et
suer. Ils dégageaient une grâce qui dénotait avec l’idée que la Lady se faisait de grands Highlanders
poilus et puants.
Elles s’installèrent dans un petit salon et Morag lui expliqua la gestion d’un tel lieu. Adrastée l’écouta
avec attention, posant tant de questions qu’elle arracha un sourire à la gouvernante. La Lady avait appris
depuis l’enfance à tenir une maison, toutefois l’agencement ici différait quelque peu. Elle avait toujours
aimé apprendre et était une élève appliquée, ce qu’elle prouva par sa patience et son enthousiasme. Elle
se sentait enfin considérée pour ce qu’elle était, la femme du Laird.
— Vous pourrez m’accompagner dans les jours à venir, je vous interrogerais. Nous en avons fini,
Milady.
— Merci pour tout.
Adrastée rejoignit Ellen à table avec un entrain qui surprit l’Écossaise.
— Tout s’est bien passé ?
— À merveille.
La Lady croqua dans une galette à pleines dents. Malgré un visage éprouvé, elle était loin de la jeune
femme abattue de la veille. Rassurée, Ellen lui narra la dernière bêtise de sa cadette tout en mangeant.
— Cette après-midi, nous allons aider à la laverie puis faire un tour au village. Cela vous convient-il ?
La Lady grimaça d’une manière très aristocratique.
— Ai-je seulement le choix ?
— Pas vraiment. Toutes les MacLennan participent, c’est la règle.
Adrastée soupira et la suivit. Elle avait conscience qu’elle devait travailler dans un devoir d’équité. Elle
l’acceptait maintenant que les femmes se montraient plus compréhensives. Toutefois, elle ne pouvait
s’empêcher de grincer des dents. Au fond d’elle, elle était toujours une de Nemours, et elle doutait que
cela change un jour.
Elles retournèrent là où elles s’étaient rencontrées. Cette fois-ci, Adrastée négocia pour être
prédisposée à l’étendage et au pliage, échappant ainsi à l’eau sale et aux doigts fripés. Après les
évènements de la veille, Ellen lui accorda bien obligeamment.
Tandis qu’elle réalisait sa tâche en réfléchissant à un petit cadeau pour Niall, elle sursauta en
entendant fredonner. En se penchant entre les draps, elle aperçut une femme brune et plantureuse, au
visage d’une douceur bienvenue. Elle chantait un air tendre, les sons gaéliques rendus encore plus
mélodieux par sa voix. Hypnotisée, la Lady se figea et ferma les yeux. Alors, une autre voix se mêla à la
première, plus aigüe et jeune. Puis une troisième, une quatrième, une cinquième. Et soudain, le rythme
changea, accélérant et bondissant tel un oiseau de branche en branche.
Une femme passa devant elle, jetant des couvertures sur les fils en dansant, puis une autre ramassa
les tartans en les amoncelant sur son épaule, devenant un monstre de tissu.
Elles riaient et chantaient. Portée par leur allégresse, Adrastée les suivit, la poitrine envahie d’une
étrange chaleur.
Elle reçut de l’eau dans le dos et cria. Ellen l’attaquait à coup de couvertures trempées. Hilare, elle se
mit à tourner sur elle-même, les aspergeant toutes en chantant à tue-tête. Adrastée attrapa du linge sale,
le plongea dans la bassine et prit Ellen en charge, avant d’être elle-même poursuivie par une grande
blonde.
Elle finit par tomber dans un tas de linge, suivie par deux filles de son âge. Elles s’exclamaient si fort en
gaélique que la chanson en avait disparu. Se rendant compte avec qui elles jouaient, la plus fine, au
visage de poupin, se redressa.
— Moi, Inès. Elle, Sine.
Sine était vraiment grande, avec un corps gracile et un visage osseux qui témoignait d’une
alimentation insuffisante. Ses cheveux blonds allaient dans tous les sens, à l’inverse d’Inès qui avait de
courts cheveux bruns très fins, encadrant un visage enfantin qui donnait envie de lui pincer les joues.
Durant l’heure suivante, les deux filles l’aidèrent à plier, lui montrèrent où ranger chaque type de
vêtements et comment rapporter le maximum d’eau du puits. Ellen contempla de loin Adrastée
sympathiser avec deux filles de son âge, faisant les premiers pas d’une intégration précaire.
— Milady, nous devons aller au village.
Assises par terre à trier les bas et les linges, les trois filles relevèrent la tête vers Ellen. Adrastée se leva,
aussitôt imitée par Sine et Inès qui lui firent la révérence. Les yeux de la Lady s’écarquillèrent d’une
façon si comique qu’Ellen dut serrer très fort les lèvres pour ne pas éclater de rire.
— Elles ont été vraiment très gentilles.
— Vous semblez étonnée ? s’amusa Ellen.
— Oui. Ce sont les premières, après vous, Liu, Roddy et Niall.
Ellen ne releva pas le surnom qu’elle avait donné à sa nièce, toutefois elle douta que jamais la Lady
n’ait été aussi familière avec ses servantes.
— Et pas Darren ?
Le pas d’Adrastée se fit plus lourd, comme si Ellen avait déposé un poids sur ses épaules.
— Mon mari n’est pas des plus charmants.
Comprenant qu’elle se risquait dans un chemin dangereux, et désireuse que sa Lady garde sa joie du
jour, Ellen changea de sujet.
— Oh, voilà mes petits monstres.
Dans la cour du château, plusieurs enfants jouaient en hurlant et bousculant tout sur leur passage.
Aileas et Kirsty accoururent vers leur mère pour lui sauter dans les jupons. Après une étreinte turbulente,
les deux têtes rousses firent une profonde révérence à Adrastée avant de repartir telles les deux tornades
qu’elles étaient.
— Ils paraissent bien agités aujourd’hui. Mathen ?
Le garde interpelé se retourna. Il affichait une expression sombre, qui était signe soit d’une mauvaise
humeur, soit d’un mal de tête, soit des deux.
— Oui, Ellen ?
— Qui surveille les enfants ?
— Personne. Moray les a un peu occupés ce matin, mais il a dû rentrer chez lui. Depuis, ils chahutent
dans tous les sens. Niall et Dand ont renversé une charrette de fruits, Morag était très énervée.
Apercevant la tignasse brune du garçon, la Lady lui fit signe de la rejoindre. De plus en plus consciente
de la pauvreté des MacLennan, elle était prête à se montrer réprobatrice quand ses grands yeux bruns
l’en dissuadèrent.
— Milady !
Il lui sauta au cou, la serra fort puis se recula, tout cela avec un naturel désarmant. Percevant qu’on les
observait avec étonnement, Adrastée lui sourit et essaya de garder son calme. Pouvait-on lui reprocher
d’être proche de l’enfant ?
— Je m’ennuie à mourir, gémit-il théâtralement.
— Je vois cela…
Pensive, elle détailla les sept enfants qui courraient.
— Ellen, où Moray les occupe-t-il d’habitude ?
— Ils ont une salle dans le ch…
— Très bien, réunis les enfants et emmène-les là-bas, j’arrive.
Sans attendre de réponse, Adrastée fonça dans le château et monta les marches à la volée. Une fois
dans sa chambre, elle se saisit d’un livre et redescendit tout aussi vite. Les enfants entraient à peine dans
la pièce. C’était une salle froide, avec des chaises, des tables et une unique fenêtre. Adrastée comprenait
pourquoi les enfants étaient autant sur les nerfs.
— Tout le monde s’assoit, leur ordonna Ellen.
Elle était intriguée par l’attitude de la Lady. Celle-ci prit son courage à deux mains et s’assit avec les
enfants, dans un cercle intimiste. Son cœur battait la chamade et elle dut s’humecter les lèvres avant de
pouvoir parler.
— Pour ceux qui ne me connaissent pas, je suis Adrastée, la femme du Laird.
Percevant quelques regards étonnés, elle pria Niall de traduire ses paroles, l’écoutant avec attention.

— Est-ce que chacun d’entre vous peut me dire son nom ?


En plus de Niall, ses deux amis Ewan et Dand, et les deux filles d’Ellen, il y avait deux garçons, Côme
et Finn, âgés de huit et cinq ans, et une petite blonde de six ans, Peigi.
— Bien. Si je vous ai réunis ici, c’est pour vous lire un passage de la Bible.
Plusieurs soupirs retentirent.
— Je vous assure que ce ne sera pas ennuyeux. Je vais vous lire l’un de mes passages préférés : celui
sur l’Arche de Noé. Niall, est-ce que tu peux traduire après moi ?
Le garçon opina, légèrement intimidé par la nouvelle place qu’elle prenait.
Adrastée se mit à lire, et le charme opéra. Sa voix était douce, portant les mots, les enlaçant. Elle
racontait plus qu’elle ne lisait, ajoutant des gestes, des pauses, des sourires. Quand elle eut terminé le
court passage, elle savoura le silence des enfants, accrochés à ses lèvres.
— Est-ce que vous pouvez me citer des noms d’animaux ?
— Des poules !
— Des moutons !
— Des…
— Stop ! Chacun son tour.
Obéissants, ils répondirent à tour de rôle, avec un entrain attendrissant. La liste se transforma en débat
sur quel animal était le plus joli.
— Et si vous dessiniez chacun votre préféré ?
— Dessiner ? répéta Aileas avec ahurissement. On ne dessine jamais avec Moray.
— Vous n’êtes pas avec Moray. Vous avez des feuilles et des crayons ?
— Ils ont quelques feuilles au fond de la salle, mais pas de crayon, lui apprit Ellen, qui n’avait pas quitté
le fond de la pièce, subjuguée.
— Prenez chacun une feuille, j’arrive.
Elle remonta à nouveau dans sa chambre. Elle avait une boîte de crayons de couleurs et de quelques
craies grasses, qu’elle ne touchait plus depuis des années mais avait amenée par nostalgie. Elle la
remmena aux enfants, qui se jetèrent dessus avec adoration.
— Ne faites pas deux fois le même ! Et appliquez-vous, vous les donnerez à votre maman ce soir.
Excités, ils se ruèrent sur le papier ondulé qui leur servait de feuille. Dans un coin de son esprit,
Adrastée nota qu’il lui faudrait commander des feuilles et des crayons au continent.
— Je suis impressionnée. Je n’ai jamais vu un cours de catéchisme les contenir.
— Mes frères étaient toujours comme eux, dit la Lady, les yeux perdus dans le vague. Je préférais
rester à l’intérieur avec mes livres, mais eux courraient partout, à tel point que les gens de mon père s’en
plaignaient. Toutefois, quand on s’asseyait tous les quatre pour notre cours de catéchisme… Le temps se
suspendait. Je n’appréciais pas beaucoup notre précepteur, mais écouter ces histoires parvenait toujours
à canaliser mes frères. J’ai pensé qu’il en serait de même pour eux.
— C’était très ingénieux de votre part.
Pour la première fois, Adrastée rougit d’un compliment. Parce qu’il lui était cher.
— Merci. Je n’avais pas prévu que le cours de catéchisme se transforme en dessin mais bon…
— La religion a de son importance, mais vous ne pouvez pas attendre une foi parfaite de la part
d’enfant. La foi vient avec le temps. C’est donc une très bonne méthode.
Ellen se dirigea vers la porte, laissant la Lady quelque peu déconcertée.
— Vous… Vous me laissez seule ?
— Je crois que vous n’avez plus besoin de moi, Milady.
Avant de sortir, elle lui fit la révérence.
***
Darren marchait seul dans la nuit. L’air était quelque peu frais, même pour un début de mois de juin.
Son souffle formait une légère brume où miroitaient des rayons de lune.
Il avait le dos tendu et une douleur lancinante dans le genou gauche. La veille au matin, en partant de
l’île de Ronay pour rejoindre Carinish, ils avaient essuyé une attaque des MacDonald. Heureusement
pour eux, ils n’étaient pas tombés dans leur embuscade et s’en étaient sortis sans perte, contrairement à
leurs ennemis. Darren avait ordonné de les abattre, sans sommation ni pitié.
Les MacLennan ne sont pas faibles. Les MacLennan ne laissent aucune chance à leurs ennemis.
Voilà le message qu’il faisait passer par aussi peu de clémence. Peu importe que ces hommes aient obéi
à leur Laird, ils avaient déjà pillé et blessé les siens. Il ne laisserait pas cela se reproduire.
Après avoir nettoyé ses terres, il avait rejoint la petite ville côtière qui tenait un rôle stratégique dans la
protection de leur flanc ouest dans la partie sud de l’île. Il avait passé l’après-midi de la veille et la journée
entière à rencontrer ses gens, remotiver ses troupes et distribuer de l’or.
En repensant à l’argent, l’image d’Adrastée lui vint en tête et il grogna. Il ne voulait pas penser à sa
prétentieuse femme, même alors qu’il rêvait d’elle toutes les nuits. Rien que de l’imaginer au château à
soupirer, bouder et faire des caprices, il avait envie de jeter cet or dans la mer. Malheureusement, son
instinct de survie le retenait.
Ayant décidé qu’il avait suffisamment pris l’air et vérifié les alentours, il retourna au village. Habitué, il
se dirigea vers une petite chaumière légèrement en retrait et frappa à la porte.
Une femme d’une trentaine d’années lui ouvrit. Son visage tanné faisait ressortir ses yeux bleus,
encadré d’une cascade de cheveux bruns. Quand elle le vit, un sourire immense étira ses lèvres.
— Darren !
Elle bondit dans ses bras et l’embrassa à pleine bouche.
Chapitre 14
Muireall recula son visage tout en collant sensuellement ses hanches à celles de Darren.
— Mon Laird, comme tu m’as manqué…
Darren saisit sa taille et la décala doucement pour pouvoir entrer. La chaumière était petite mais
chaleureuse, et respirait la féminité. Muireall y vivait seule depuis la mort de son époux, trois ans plus tôt.
Elle était une veuve dynamique, qui participait à la vie communautaire avec entrain sans chercher à se
remarier. Et pour cause.
— Tu aurais pu me prévenir de ce… mariage.
Le mot avait écorché ses lèvres rosées. Darren prit place sur une chaise, détaillant ce joli visage
déformé par la jalousie.
Je sens que je vais m’amuser.
— Je n’ai pas eu le temps de faire le voyage. Tu m’en vois désolé.
En vérité, il ne l’était pas vraiment. Les choses avaient toujours été claires entre eux, malgré ce qu’elle
avait pu penser : il ne pouvait pas l’épouser. On attendait de lui qu’il prenne une femme jeune et pure —
même si le dernier point avait été oublié devant la richesse d’Adrastée. De plus, son union devait apporter
aux MacLennan, soit de l’argent soit du pouvoir.
Muireall haussa les épaules avec dédain, peu contentée par cette réponse. Puis, son regard changea,
s’embrasant. Elle avança vers lui en ondulant des hanches.
— Mon tendre Laird…
Elle s’assit sur ses cuisses, écartant les pans de sa jupe légère. Par réflexe, il posa ses mains sur sa
taille. Au lieu de la guider vers lui, il la repoussa.
— Je ne suis pas venu pour cela.
Ahurie et vexée, elle fit un bond en arrière.
— Qu’est-ce qu’il te prend ? C’est à cause de la Française ? Je n’ai que faire d’elle ! Et je doute qu’elle
sache te faire plaisir comme moi.
Elle se rua sur lui, plaquant sur sa bouche un baiser violent. Cette ardeur lui rappela son emportement
avec Adrastée dans leur chambre, quand il l’avait coincée contre le mur. Un désir brulant monta en lui,
mais il n’était pas dû à la femme qui le touchait.
— Non, Muireall.
Cette fois-ci, il se leva et l’assit à sa place pour avoir son attention.
— Toi et moi, c’est fini. Je voulais te le dire en personne, et je suis désolé pour la peine que je te cause.
Sincèrement. Mais je suis marié à présent, tout cela n’est plus possible.
Il s’étonnait lui-même avec de telles paroles. Les Highlanders étaient élevés, comme la majorité des
hommes, dans l’idée que tromper sa femme n’était pas un crime en soit. Il en avait eu l’exemple avec
beaucoup d’hommes du clan, qui courraient de couche en couche sans un regard pour la précédente.
Toutefois, son père n’avait pas été de ces hommes-là. Il savait qu’il avait aimé sa mère sincèrement,
sans jamais trouver de la chaleur dans les bras d’une autre. Et même si Darren n’éprouvait aucun
sentiment pour Adrastée et que leur mariage ne respirait pas l’amour, il se serait senti honteux de la
trahir. En mémoire de ses parents, et aussi envers les vœux divins qu’il avait prononcés. Fidélité il avait
juré, fidélité il lui donnerait.
Même si cela lui coûtait beaucoup de s’imaginer passer le reste de ses jours avec cette femme
capricieuse et arrogante.
— Quoi ? hurla alors Muireall, le sortant de ses pensées.
Pourquoi se repassait-il sans cesse les rêves torrides qu’il faisait de sa femme ?
Il évita de justesse l’assiette qui lui fonça dessus et alla s’exploser sur le mur. On ne pouvait pas lui
enlever, Darren MacLennan aimait les femmes de caractères, qui avaient un penchant pour le lancer
d’objets en tous genres.
— Tu me quittes pour elle ? Mais elle n’est rien ! Ce mariage n’est rien ! Ce n’est qu’une petite
Française sans importance ! Laisse-moi venir au château avec toi, Darren. Laisse-moi devenir ta
maitresse officielle, je t’en prie.
La colère avait laissé la place à la supplication. Ce qu’elle pouvait être lunatique. Elle était de ces
femmes magnifiques qui mettaient les hommes à genou en un battement de cils. D’ailleurs, Darren se
doutait bien que lorsqu’il n’était pas à Carinish, d’autres devaient profiter de ses avances. Cela ne l’avait
jamais particulièrement dérangé.
— C’est non. Tu n’es plus ma maitresse, Muireall. Tout ce qui a été entre nous est fini. Je te prie de
m’excuser.
Il s’en alla. C’était peut-être lâche de sa part de fuir leur rupture, mais il n’avait pas de temps à perdre en
discussion futile. Tout avait été dit.
En marchant, il serra et desserra les poings. Étrangement, il était énervé. Les réactions de son amante
étaient prévisibles, et il n’en avait que faire. Non, ce qui le mettait hors de lui était cette expression. « La
Française ». Il l’entendait depuis des jours et ne la supportait plus. Comme il ne supportait plus que tout le
monde dénigre ce mariage. Il avait sacrifié son bonheur conjugal pour les siens, Nom de Dieu !
Il secoua la tête. Il devait se sortir tout cela de l’esprit. En particulier son agaçante femme.
Devant la grange où ses hommes dormaient, il trouva son frère éveillé, assis dans l’herbe à regarder
les étoiles. Il leva un sourcil surpris en le voyant.
— Tu es revenu bien vite. Je ne sais pas si c’est une bonne nouvelle pour ton honneur, ou une
mauvaise pour ta virilité.
Darren grogna et lui frappa l’arrière de la tête avant de s’assoir à son tour. Une brise fit onduler leurs
cheveux noirs si semblables dans le silence de la nuit.
— J’espère que tu as pris la bonne décision, finit par murmurer Roddy pour relancer le sujet.
— Je l’ai quitté.
Son frère opina et sourit, visiblement contenté. Darren lui appliqua une deuxième claque.
— Cela a été si difficile ?
— Je n’ai pas envie d’en parler.
Il ne voulait pas s’éterniser sur le sujet. Muireall appartenait désormais au passé. Seul l’avenir
comptait.
— En tout cas, je suis heureux que tu l’aies fait. J’aurais détesté que tu blesses Adrastée.
Darren leva un sourcil inquisiteur.
— Depuis quand t’intéresses-tu aux sentiments de ma femme ?
— Depuis qu’elle est ma belle-sœur. Et puis, je pense qu’aucune femme ne mérite d’être bafouée
ainsi, même quand il n’y a pas d’amour dans son mariage.
Darren ne commenta pas. Son frère cadet, toujours à rire de tout, était aussi un incorrigible
romantique. Même s’il n’avait pas sa vision du mariage et de l’amour — que ce mot lui semblait incongru
— il était d’accord avec lui sur un point : tromper sa femme était mal. Et même si cela allait certainement
lui coûter à l’avenir, il allait respecter sa parole.
Quoi que si elle se révèle aussi douée que dans mes rêves…
À cette pensée, une partie de lui se réveilla, et il ramena ses genoux contre son torse pour cacher son
enthousiasme.
Même loin elle m’énerve.
— Quand rentrons-nous ?
— Dans trois ou quatre jours selon l’arrivée des armes et les besoins de nos gens.
— Tant que ça ? Tu n’es pas pressé de trouver ta femme dans ton…
Troisième claque. Roddy lui asséna son poing dans le ventre. Alors qu’ils allaient s’engager dans une
rixe fraternelle comme ils en avaient le secret, le bruit d’un cheval les retint. Perché sur un étalon, James,
l’un de ses proches soldats, les rejoignit.
— Laird. Roddy.
Il baissa la tête avec déférence et descendit de sa monture.
— James. Que fais-tu ici ? Je t’ai laissé avec Ian pour défendre le château.
— C’est lui qui m’envoie. Je suis là pour vous prévenir que des MacAulay nous ont attaqués il y a deux
jours de cela. Ils ont trouvé la Française et la Vieille Alba seules dans la chaumière de cette dernière. Elle
les a empoisonnés, ils sont morts. Les deux vont bien et des soldats ont été envoyés en patrouille au
nord.
Le sang de Darren ne fit qu’un tour. Il bondit sur ses pieds et saisit son ami à la gorge.
— Ce n’est pas la Française, mais Milady. A-t-elle été blessée ? Que s’est-il passé exactement ?
Pourquoi aucun garde ne protégeait ma femme ? Et pourquoi as-tu mis autant de temps à nous apporter
ce message ?
Le Laird hurlait à pleins poumons, rouge de colère. Roddy tenta de le repousser mais ne fit pas le poids
face à la musculature de son aîné et sa fureur.
— Je… Laird… Pardon…
— Darren, lâche-le !
Il le repoussa si fort que James tomba. Fou de rage, Darren recula de plusieurs pas, le souffle lourd. À
cet instant, ses hommes sortirent de la grange l’épée au poing, prêts à combattre. En découvrant leur
Laird, ils se figèrent.
— Parle, James !
— Lady MacLennan n’a rien, Laird, je vous le jure. Elle n’a pas été blessée. La dernière fois que je l’ai
vue, elle montait dans ses appartements. C’était juste après l’attaque, et elle n’avait rien.
— Tu es parti juste après l’attaque ?
— Le lendemain matin…
— Alors pourquoi n’arrives-tu que maintenant, le lendemain soir, alors que le trajet ne prend que six à
sept heures ?
— C’est que, je me suis arrêté en route Laird, je…
— Tu n’as aucune excuse ! C’est de ma femme que l’on parle, ma femme ! Qui me dit qu’elle va bien,
en ce moment même ?
— Je suis sûr que c’est le cas. À ma connaissance, il n’y a pas eu d’autres attaques.
— À ta connaissance ? gronda Darren.
Sans plus un regard pour son ami et soldat, il se dirigea à grands pas vers sa chambre. Il jeta ses
affaires dans une sacoche.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je rentre au château ! Ma femme a été attaquée et ce freluquet a le culot de venir me prévenir deux
jours après, comme si c’était anodin.
— Je comprends ton inquiétude. S’il était arrivé quelque chose à Adrastée, nous aurions
certainement perdu sa dot. Mais tu dois te calmer Darren, il est inutile de…
Le Laird ne l’entendait plus.
Sa dot. Il n’y avait pas songé. Pas un seul instant. Sa seule pensée avait été pour elle, belle et frêle,
blessée ou pire. Il bouillonnait de colère. Contre les MacAulay pour s’en être pris à son épouse. Contre
ses hommes pour ne pas l’avoir protégée. Contre James qui ne la considérait pas assez pour se presser
de l’avertir.
Contre lui, pour ne pas avoir pensé à cet argent indispensable à la survie des siens, mais uniquement
à ce petit bout de femme blonde et irritante.
— Il faut que je rentre.
Il le lui devait. Il l’avait laissée seule. Il aurait cru que ce serait facile, qu’elle demeurerait dans ses
appartements à bouder. Mais elle était sortie et aurait pu mourir. Cette pensée le rendait malade. Il l’aurait
perdu sans jamais être devenu son mari, sans jamais l’avoir touchée, sans jamais l’avoir véritablement
connue.
Cela n’aurait pas dû le contrarier. Cela n’aurait pas dû le blesser. Et pourtant…
— Ce n’est pas nécessaire, le contra Roddy en lui arrachant ses affaires des mains. Je suis sûr qu’elle
va bien. Et pour nous en assurer, James repartira demain matin à l’aube et reviendra au plus vite.
L’intéressé opina, les yeux baissés, visiblement honteux d’avoir déçu son Laird.
— Je sais que tu veux remplir ton devoir auprès d’elle, mais tu dois d’abord remplir ton devoir auprès
de nous. Nous avons encore des choses à faire ici, tu l’as dit toi-même. C’est important.
Darren prit plusieurs grandes inspirations pour se calmer. Son frère avait raison. Évidemment. Il devait
rester, il avait trop à faire. Les siens avaient besoin de lui. Les siens étaient son unique priorité.
Il l’avait prouvé en épousant Adrastée. Son sacrifice ne devait pas se retourner contre lui. Il devait
maîtriser sa colère et son impulsivité.
— Très bien, je reste.
Il se tourna vers James, le dardant d’un regard bleu d’une intensité peu commune. Les genoux du
soldat tremblèrent.
— James, je veux que tu la voies de tes propres yeux pour venir me donner de ses nouvelles. Et je
veux que tu donnes ces instructions à Ian : elle doit être accompagnée en permanence d’un garde, et de
plusieurs si elle quitte l’enceinte du château. Me suis-je bien fait comprendre ?
— Parfaitement, Laird.
Chapitre 15
— Un quoi ?
Le hurlement d’Adrastée vrilla les tympans de Ian.
— Un garde, Milady.
— C’est une plaisanterie ?
— Non, un ordre, Milady. De Darren.
— Il est je ne sais où et parvient à dicter sa loi ?
— C’est le Laird, Milady.
Enragée, Adrastée se mit à faire les cent pas dans le couloir. Ian l’avait retenue avant qu’elle ne
rejoigne Ellen à table pour le déjeuner. À ses côtés, James gardait la tête baissée, visiblement gêné
d’assister à toute la scène. Il paraissait éreinté et ne cessait de lancer des regards envieux vers la salle à
manger.
— Très bien, finit-elle par gronder, consciente que c’était une bataille perdue d’avance. Mais Ian, vous
me devez un service. Je vous en parlerais ce soir au diner, quand j’aurais réuni tous les papiers.
— Euh… bien sûr, Milady.
Il était déconcerté par sa façon d’exiger, mais elle était la femme du Laird après tout, elle faisait ce que
bon lui semble.
Adrastée retrouva Ellen à table et s’assit avec délice. Elle était levée depuis l’aube.
Elle avait quitté le lit le plus doucement possible pour ne pas réveiller Niall, qui l’avait encore rejointe
pour se blottir contre elle. Attendrie, elle s’était vêtue rapidement, sans attendre Liusaidh pour une fois.
Elle s’était alors lancée dans une chasse au tartan et aux meubles. Le soleil s’était levé, les
domestiques aussi, et tous l’avaient observé avec des yeux ronds transporter divers objets dans le
château. Elle avait sauté le petit déjeuner pour pouvoir se rendre dans ce qui ressemblait le plus à une
bibliothèque, mais qui n’était en fait qu’un simple placard remplit de livres poussiéreux. Elle avait trouvé
son bonheur et tout rapporté dans la petite salle qui servait pour les enfants.
Quand ces derniers étaient entrés, ils étaient restés figés de stupeur. La Lady avait réaménagé toute
la pièce. Elle avait créé un coin lecture, où une ronde de tartan et de fourrure formait un espace moelleux
pour écouter, voire même dormir. De l’autre côté, elle avait réuni les tables en deux îlots différents selon
les activités. Elle avait aussi apporté un meuble pour ranger les livres, le matériel à dessin et tout ce qui
viendrait ensuite.
Après la lecture d’un passage de la Bible et leur avoir appris l’Ave Maria, elle avait demandé à Niall de
réciter l’alphabet en gaélique en montrant les lettres, autant pour l’apprendre aux enfants que pour
l’apprendre elle. Adrastée leur avait ensuite appris en anglais, puis en français à leur demande. Ils
avaient beaucoup ri de l’entendre parler sa langue natale. Ils avaient ensuite répété le même schéma
pour les chiffres, avant de se mettre en groupe de deux pour lire et s’entraider. Adrastée était passée d’un
groupe à l’autre pour les encourager et les écouter avec attention. Le gaélique était une langue complexe
à laquelle elle s’accoutumait peu à peu. Elle ferait même bientôt plus que s’accoutumer…
Tout n’avait pas été parfait. Plus d’une fois, elle avait dû recadrer les enfants avec un trop plein
d’énergie ou les encourager à être studieux. Ils n’avaient pas l’habitude de ses méthodes, et à vrai dire,
Adrastée non plus. Elle avait été éduquée par un précepteur avec ses trois frères. L’homme n’était pas
surchargé par le nombre, et ses élèves étaient calmes et appliqués, car la menace paternelle planait non
loin. La Comtesse avait donc dû improviser, essayant à la fois la douceur et l’encouragement en un
mélange maladroit.
Avant le déjeuner, elle avait pris conscience de la négligence de sa tenue. Elle était montée en hâte
dans sa chambre pour être changée et coiffée par Liusaidh. Celle-ci avait eu un mal fou à démêler sa
longue chevelure blonde, qu’elle avait eu le malheur de laisser libre. C’est en redescendant qu’elle était
tombée sur Ian et James, tous deux paniqués et à sa recherche. Elle s’était énervée de l’annonce —
quoi, on allait la suivre comme une enfant ? — mais avait finalement plié. Elle avait l’esprit trop occupé
par les enfants et toutes ses idées pour le clan pour s’arrêter sur un tel détail.
Et puis, elle se connaissait : aucun garde n’allait survivre très longtemps.
Sine et Inès s’assirent avec Adé et discutèrent avec elle comme si elles s’étaient toujours connues. Le
déjeuner passa plus vite que d’habitude grâce à ce qu’elle appelait timidement ses nouvelles amies, et
aussi parce que tous les regards ne pesaient plus sur elle comme au premier jour. Les MacLennan
commençaient à s’habituer à leur excentrique Lady.
— Milady, nous avons à faire.
Adrastée salua Morag et la suivit dans le château. S’ensuivit un interrogatoire pointu sur tout ce qu’elle
avait à connaître pour gérer le clan. Adrastée s’en sortit à merveille, prouvant sa valeur. Elle ressentit une
immense fierté devant le sourire de la gouvernante, le premier qu’elle eut jamais vu sur son visage fripé.
— Parfait, Milady. Je vais pouvoir vous passer la main peu à peu.
— Merci, Morag. Peut-on se revoir demain pour gérer cela ? Je comptais rejoindre les enfants et faire
un tour au village.
— Eh bien soit. Je dois vous avouer que c’est la seule tâche du château que je fuis.
Sur cette note d’humour inattendue, la gouvernante repartit à ses occupations. À cet instant, Adrastée
remarqua le jeune homme derrière elle.
— Je peux t’aider ?
— Je suis Owen, Milady. Nous nous sommes rencontrés il y a quelques jours.
— Owen, le mari de Breitis ?
Ses yeux s’écarquillèrent.
— Exacte. Elle semble vous avoir fait bonne impression.
— Tout à fait. Je compte aller lui rendre visite tout à l’heure. En attendant, je vais chercher les enfants.
Je pense que vous êtes mon garde ?
— Pour la journée oui. J’alternerais avec Mathen, et sûrement Ian quand Darren sera rentré.
Quand Darren sera rentré…
Cette idée la fit frissonner. Son mari était dans son esprit un fantôme lointain, méconnu. Elle n’était
même pas certaine de se souvenir de son visage. Il était grand, sombre… C’était tout. Elle n’avait pas
l’impression d’être mariée, pas avec ce Laird mystérieux et colérique qui s’était évaporé dans la nature.
Décidant de se passer de commentaire, elle trouva les enfants dans la salle, à gesticuler dans tous les
sens. À nouveau, elle leur fit la lecture d’un verset biblique, dans un silence religieux qui fit du bien aux
enfants. Elle les laissa ensuite se reposer ou dessiner, puis les emmena dehors.
Dans la cour, elle croisa Sine, dont les cheveux blonds renvoyaient les éclats du soleil.
— Milady, j’ai fini mes tâches aujourd’hui. Puis-je vous accompagner ?
— Bien sûr. Je ne sais pas vraiment où les emmener…
— Je connais un endroit. Suivez-moi.
Sine la prit par le bras avec une familiarité qui l’émut. Elles traversèrent le village, les enfants courant
autour d’elles. Owen restait à quelques pas derrière elles, ce qui plut à Adrastée qui aimait garder son
intimité.
Au lieu d’aller vers le nord comme la fois où elle avait suivi Niall, elles allèrent vers le sud. Une fois les
maisons passées, elles trouvèrent des champs de bétail, une multitude de buissons fruitiers et une petite
forêt. Les arbres étaient chétifs et espacés, et Adrastée discerna au loin la mer, qui formait comme
d’immenses flaques d’eau, en une plage mal délimitée et pleine de charme.
Sine lança un cri et tous les enfants partirent en courant, dans une profusion de joie hilarante.
— C’est pour dire que c’est moi qui compte. Vous avez déjà joué à cache-cache, Milady ?
— Oui, mais c’était il y a longtemps…
— Cela ne se perd pas. Je commence à compter.
Malicieuse, la jeune Écossaise plaqua ses mains sur ses yeux en un signe de départ. Perplexe,
Adrastée l’observa sans savoir comment réagir. Niall lui fit de grands signes pour qu’elle la rejoigne, et
son instinct de compétition reprit le dessus. Elle se mit à courir, non sans avoir lancé un regard à son
garde par-dessus son épaule. Owen soupira et s’allongea dans l’herbe, dépité.
Jouer dehors. Depuis combien d’années n’avait-elle pas connu ce plaisir ? Trop pour les compter.
Quand ils étaient petits, elle jouait rarement avec ses frères, préférant ses livres. Passer l’âge de dix ans,
sa gouvernante ne la laissait plus sortir pour qu’elle reste propre et jolie. Déjà, on lui apprenait à être une
dame de la haute société, à bien se tenir, à bien parler, à bien faire.
Aujourd’hui, la femme de la haute société perdait de ses inhibitions. Elle courut, rit, joua comme au
temps d’avant. Et elle adora cela. Retrouver cette euphorie simple, primaire. C’était comme si elle
remontait le temps, comme si, au détour d’un arbre, Maximilien allait surgir. Comme si Léonard allait
bondir pour lui faire peur. Comme si Charles allait faire exprès de la laisser gagner.
Comme si sa mère allait apparaître en haut des marches du manoir et les appeler à table.
Une profonde nostalgie lui étreignit le cœur, auréolée de chagrin et de joie. C’était étrange comme
parfois les émotions pouvaient se contredire et se chevaucher, indifférentes les unes aux autres.
— Je compte ! hurla-t-elle bien fort pour se faire entendre de tous.
Niall l’avait découverte en premier, ce qui tenait très peu du hasard. Fier de lui, il avait trouvé tous les
autres en un rien de temps, prouvant qu’il les avait repérés bien assez tôt.
Adrastée s’appliqua à compter, non pas en français, ni en anglais, mais en gaélique. Elle se souvenait
vaguement des sons appris le matin même et souhaitait les intégrer pour de bon.
— J’arrive !
Adrastée s’aventura d’abord vers les buissons de baies. Celles-ci semblaient mûres et juteuses. Leur
chair brillait et elle en ramassa quelques-unes.
Délicieux.
Un petit rire la fit se retourner. Entre les branches et les feuilles, un éclat roux interpella son attention.
Lentement, elle s’approcha de la friponne et lui bondit dessus pour l’attraper.
— Trouvée !
Kirsty hurla, plus de joie que de colère. Joueuse, elle embrassa Adrastée sur la joue avant de gober
des mûres à son tour.
— Très bonne cachette, très stratégique.
La petite opina.
Adrastée fit un pas, prête à repartir à la chasse, quand une douleur dans le haut de la nuque la retint.
Ses longs cheveux s’étaient coincés dans des branches. Énervée, elle se mit à tirer dessus avec hargne
tandis que Kirsty essayait de les démêler. Leur bataille dura plus longtemps qu’elles l’auraient cru car
Sine et Niall sortirent de leur cachette.
— Tout va bien Milady ?
— Pas vraiment.
En remarquant sa posture, Sine éclata de rire.
— Voilà pourquoi les femmes du clan ont des cheveux qui ne descendent pas plus bas que la poitrine.
Adrastée gronda tout en tirant, arrachant une poignée de cheveux blonds. Sa chevelure descendait
jusqu’à ses reins.
— Viens m’aider.
— Voulez-vous que j’aille chercher un ciseau ?
— Certainement pas !
Rendue rouge par l’effort, sa couette agrippée dans les deux mains pour tirer, Adrastée donnait lieu à
une scène absolument ridicule. Décidant de ne pas contredire sa maitresse, Sine vint l’aider. Plus
efficace que Kirsty, elle parvint à défaire ses cheveux, non sans en perdre une bonne poignée au
passage.
— Vous savez, vous vivrez bien mieux ici avec les cheveux plus courts.
Adrastée grimaça. Pour elle, il était in-con-ce-va-ble que l’on touche à ses cheveux. C’était sa fierté.
Elle avait mis des années à avoir une telle longueur, et toutes les femmes de haut rang qu’elle avait
rencontrées à la cour avaient rougi de jalousie. Sa chevelure était son arme, autant pour séduire que
pour se dissimuler. Elle s’était toujours associée à leur longueur, et la perdre représentait un
changement qu’elle n’était pas prête à effectuer.
— Rentrons, il se fait tard.
Dans le village, Sine la laissa pour aller visiter sa mère et ses frères. En passant devant une chaumière
animée, Adrastée fit volteface, et Owen dut s’arrêter précipitamment pour ne pas faire tomber la Lady.
— Puis-je rendre visite à votre épouse ?
— Bien sûr.
De plus en plus perplexe devant cette jeune femme, Owen lui ouvrit la porte et la fit entrer. Dedans, une
tornade semblait avoir sévi. Les cris des enfants provenaient des pièces arrière, pourtant il était évident
qu’ils étaient passés par ici.
Ellen aidait Breitis à ranger tout en lui ordonnant de ne pas bouger pour le bébé. En les voyant entrer, la
future mère bondit dans les bras de son époux avec un sourire étincelant. La Lady eut un mouvement de
recul face à tant d’amour.
Owen se mit à parler tendrement à son épouse, qui rougit de plaisir. Même si Adrastée ne comprenait
pas le gaélique, elle fut certaine qu’il lui disait de se reposer.
— Milady, tout s’est bien passé ?
— Oui, très bien. Kirsty et Aileas sont justes dehors.
— Je vais les ramener chez nous avant de vous suivre, j’ai encore deux ou trois petites choses à faire
au château.
Tout en disant cela, elle ramassa tout ce qui trainait et le rangea, en une danse parfaitement maîtrisée
qui fit sourire Adrastée. Elle était plutôt spécialisée dans le désordre que dans l’ordre.
— Bonjour Milady, la salua Breitis avec une légère révérence, encombrée par son ventre imposant.
Vous allez bien ? Désirez-vous à boire ?
— Non, merci Breitis. Et vous, comment va le bébé ?
— Bien, il bouge de plus en plus. Ellen dit qu’il ne va pas tarder à sortir.
— Et c’est pour cela que tu dois cesser de te pencher, de crier, de courir…
— Tu sais bien que je ne peux pas, dit Breitis en affichant un sourire adorable sur son visage poupin.
— Justement, je me disais… J’ai instauré une nouvelle gestion des enfants au château, et j’ai pensé
que je pourrais m’occuper un peu de vos enfants à charge, si vous le souhaitez…
Les yeux d’Owen s’écarquillèrent de surprise et Breitis rougit.
— C’est très aimable à vous, Milady, mais vous devez avoir mieux à faire…
— Il est vrai que je ne pourrais pas toujours les garder, mais je compte mettre en place un système.
Vous avez besoin de repos et ils ont besoin de sortir un peu, je pense. Nous pouvons faire l’essai pour une
matinée, si cela vous convient…
— Milady, c’est trop généreux, gronda Owen. Je…
— Je ne vous laisse pas le choix, contra Adrastée, bien décidée à les aider. Votre femme en a grand
besoin, et votre enfant à naître également.
Très pâle, Owen se tourna vers son épouse, qui acquiesça légèrement, intimidée.
— Bien, tout est réglé. Ellen, nous y allons ?
— Tout de suite, Milady.
Ils saluèrent Breitis et sortirent.
Ellen attrapa le bras d’Adrastée et se pencha vers son oreille. Owen était à quelques pas d’elles et,
avec le bruit fait par les enfants, il ne pouvait les entendre.
— C’est très gentil de votre part, Milady, mais vous devez apprendre à formuler des demandes. Même
si tout cela partait d’un bon sentiment, vous avez insulté Owen en sous-entendant qu’il n’arrivait pas à
gérer sa famille. Je doute que Breitis l’ait mal pris, mais c’est tout comme. Les Highlanders ont beaucoup
de fierté, il va falloir que vous appreniez à leur parler avec plus de tact.
La fierté écossaise… Adrastée la supportait de moins en moins. Tout était prétexte à dire « Je suis le
plus fort, le meilleur, et caetera... » Elle n’avait que faire de leur façon de penser. Chez elle, les enfants
bien nés avaient un précepteur, et les autres travaillaient très jeunes. Il en allait de même ici, toutefois
quand les enfants ne travaillaient pas, elle estimait qu’ils devaient être éduqués et occupés au mieux.
Elle avait conscience de ne pas avoir toutes les compétences, mais elle voulait faire de son mieux pour
améliorer la qualité de vie des petits comme des grands. Breitis avait grand besoin de se reposer.
— Je ferai plus attention la prochaine fois, marmonna-t-elle en n’en pensant pas un mot.
Ellen sourit, en sachant pertinemment qu’elle n’en ferait rien. Malgré la maladresse de sa Lady, elle
était fière qu’elle prenne les choses en main avec autant de ferveur. Elle était persuadée qu’elle allait
faire changer certaines choses ici, et que cela serait pour le mieux.
Pendant qu’Ellen ramenait ses filles chez elle, Adrastée raccompagna tous les enfants jusque chez
eux, même en sachant qu’ils avaient l’habitude de le faire seuls. Elle se présenta aux parents présents
dans la chaumière, avec une assurance nouvelle qui l’étonna elle-même. Devant l’enthousiasme de
leurs enfants, les parents réagirent avec un sourire surpris et la saluèrent plus respectueusement que
d’habitude.
Alors qu’elle se dirigeait vers la maison d’Ellen, main dans la main avec un Niall loquace, une drôle
de sensation la fit se retourner. La Vieille Alba la détaillait de ses grands yeux bruns millénaires. Ses
cheveux blancs tanguaient sous l’influence d’une légère brise. En remarquant que les MacLennan
étaient rentrés chez eux pour l’éviter, Adrastée frissonna.
— Le trésor des MacLennan…
La Lady serra fort les mâchoires. Les larmes lui montèrent aux yeux. Quand cesseraient-ils tous de
l’associer à cette maudite dot ?
— … n’a pas idée de sa valeur.
Niall vint se coller à Adrastée, se cachant derrière ses jupes. Le regard acéré de la Vieille Alba se posa
un instant sur lui, le transperçant de part en part. Puis, elle s’éloigna comme si de rien n’était.
— Elle fait vraiment peur.
Niall opina, ses lèvres blanchies serrées. Elle passa sa main dans ses cheveux, en un geste de plus en
plus naturel.
— Allez, rentrons. Ellen arrive.
En effet, celle-ci venait de les rejoindre. Percevant la tension entre eux, elle attendit que Niall passe
devant elles pour la questionner.
— C’est la Vieille Alba. Elle a dit des choses étranges avant de fixer Niall. Il était très mal à l’aise.
Elle ne précisa pas qu’elle aussi, mais Ellen le perçut parfaitement. Elle contempla l’enfant, plus
silencieux et calme qu’à l’accoutumée, et se pencha vers la Lady pour lui faire une confidence.
— Niall est certainement son arrière-petit-fils.
Adrastée retint une expression de surprise exagérée typiquement française.
— Certainement ?
— Oui, certainement, car le fils d’Alba serait le père illégitime du père de Niall.
— Tu veux dire… de Darren ?
Ellen l’observa avec de grands yeux avant d’éclater de rire.
— Non, Darren est bien le fils de son père, je puis vous l’assurer. Niall n’est pas le fils de Darren, Milady.
Son père s’appelait Archie, c’était un ami d’enfance de Darren et Roddy, comme Ian. Il est mort il y a de
cela deux ans, mais c’est une autre histoire.
Une profonde tristesse envahit ses yeux, ce genre de tristesse qui ne peut être exprimée par de
simples mots.
Darren n’est donc pas son père…
Adrastée ne savait pas si elle était soulagée ou déçue. En admirant l’enfant marcher, ses cheveux
bruns en bataille et son pantalon de travers, sa poitrine se réchauffa. Finalement, cela ne changeait rien à
ses yeux.
— Et pour la Vieille Alba ?
— Son fils aurait été l’amant de la mère d’Archie. Tout le monde le sait, mais personne n’en parle. On
ne veut pas perturber Niall.
— Oui, je comprends…
À neuf ans, apprendre que son arrière-grand-mère était la vieille sorcière terrifiante du village n’était
vraiment pas recommandé.
— La mère de Niall, où est-elle ?
— Morte également. En le mettant au monde. C’est très fréquent chez nous.
Sur ces paroles, son visage s’assombrit. Ellen devait penser à Breitis.
Chapitre 16
— Votre matinée s’est bien passée, Milady ?
Inès venait de la servir en viande en première, en un signe de respect discret. Peu à peu, Adrastée
percevait les petites nuances de la vie écossaise.
— Oui. C’était compliqué de gérer tout ce petit monde, mais je m’en suis relativement bien sortie.
Adrastée passa sous silence le début d’incendie, jugeant qu’il n’était pas nécessaire de préciser ce
petit incident.
De huit enfants, elle était passée à dix-huit. Les quatre frères et sœurs d’Owen et les enfants d’Ona, qui
les lui avait confiés avec un soulagement tangible. La grosse femme ne s’était pas encombrée de
politesse, estimant que l’offre était ouverte à tous, ce qui était exact. La Lady avait été ravie par l’initiative
d’Ona, bien moins quand tous les enfants s’étaient mis à gesticuler dans tous les sens sa lecture
terminée. Pour les canaliser sans créer de conflits, elle avait fait plusieurs ateliers selon leur souhait :
dessin, lecture, mathématiques. Les faire travailler sous forme de jeu — qui dessinera le plus beau
bonhomme ? Qui lira avec la voix la plus drôle ? Qui comptera le plus vite ? — avait permis de faire se
concentrer les petits comme les grands.
Le plus jeune enfant d’Ona ayant à peine quelques mois, Adé l’avait souvent eu dans les bras. À part
lui tirer les cheveux un nombre incalculable de fois, il avait été sage.
En revanche, son frère et l’un des cadets d’Owen s’étaient mis brusquement à chahuter dans le dos de
la Lady. Ils avaient fait tomber une chaise dans l’âtre, qui avait aussitôt pris feu. Adrastée avait hurlé à
pleins poumons, en une réaction très féminine, puis s’était précipitée vers les flammes. Elle avait presque
jeté le bébé dans les bras de sa sœur aînée — détail qu’elle n’avait évidemment pas précisé à leur mère
— afin d’éteindre le feu à l’aide d’un tartan. Au lieu de paniquer, les enfants avaient ri de son air stupéfait,
comme si ce genre d’incidents arrivaient régulièrement.
Après cette belle frayeur, elle avait passé un long moment en compagnie de Niall, Aileas et Sheena
autour de livres, dans une aura de secret bien gardé…
Quand Ellen était venue annoncer que le déjeuner était prêt, la Lady avait failli pleurer de
soulagement. Elle s’était engagée dans une tâche bien plus ardue que prévu, non pas par la difficulté
posée par les enfants, mais par la fatigue occasionnée. En une matinée, elle avait l’impression d’avoir
participé à une dizaine de diners mondains et de réceptions à la cour.
— Milady ?
Ian se tenait debout à côté d’elle.
— Oui ?
Il jeta des regards embarrassés aux dames autour d’elle, particulièrement à Inès. Avec une application
très militaire, il se pencha vers l’oreille d’Adrastée.
— Milady, au sujet de ce projet dont vous m’avez entretenue hier soir pour Ona et Ongus, je ne sais pas
si nous aurons tous les matériaux…
— Je vais me renseigner. Trouve les hommes.
— Bien sûr, Milady.
Le jeune homme semblait vraiment gêné par ce qu’elle lui avait demandé de faire, mais elle était la
femme du Laird et il pouvait difficilement la contredire. Il la salua respectueusement et se retira.
— Morag ! appela Adrastée en se levant précipitamment en voyant la gouvernante passer.
— Oui, Milady ?
— Comment puis-je savoir les matériaux à notre disposition et ce que je dois commander ? Tenez-
vous une liste ou…
— Darren tient un registre, bien sûr. C’était à Ian de s’en occuper, mais je doute qu’il ait eu le temps…
Vous avez besoin de le consulter ?
— Si possible.
— Oui. Il faut que je vérifie des commandes du continent, nous commençons à manquer de certaines
denrées. Retrouvons-nous dans son bureau dans un instant, si vous le voulez bien, Milady.
— Tout à fait. Merci de votre confiance.
La gouvernante leva les yeux au ciel tout en esquissant un sourire. À peine avait-elle fait un pas
qu’Adrastée la retint.
— Une dernière chose : Inès ou Sine peuvent-elles être exemptées de corvées aujourd’hui pour
occuper les enfants en mon absence ? Je pense que j’ai beaucoup de papiers à gérer.
En réalité, elle voulait se familiariser avec la façon de faire, et surtout le gaélique. Déchiffrer les écrits
qui ne seraient pas en anglais allait lui prendre des heures. Elle doutait de pouvoir y arriver seule et
songeait déjà à débaucher Niall dans l’après-midi.
— Les deux sont à vous, Milady.
Elles se saluèrent, puis Adrastée fit signe à ses amies de la suivre.
— Aujourd’hui, je vous confie les enfants, j’ai à faire dans le château et je veux que vous sachiez les
gérer sans moi. Vous savez raconter des histoires ?
— Inès est une excellente conteuse.
— Parfait, tu te chargeras donc de les calmer dans un premier temps. Ensuite, il vous faut leur proposer
différentes activités. Avez-vous des suggestions ? Je commence à manquer d’idées.
— Nous pourrions apprendre aux filles à coudre ? Sine coud plus vite que son ombre.
L’intéressée lui tira la langue.
— Jalouse.
— Pourquoi seulement aux filles ? Si les garçons veulent apprendre aussi, on ne va pas le leur refuser.
Les deux Écossaises ouvrirent grand la bouche telle des poissons hors de l’eau.
— Milady, aucun homme du clan ne coud !
— Les hommes cousent en France ?
— Non, mais…
Adrastée n’avait jamais cousu non plus. Ce n’était pas faute d’avoir essayé de lui apprendre. Sa
gouvernante s’en était tiré les cheveux pendant des années. Même si elle avait des servantes pour faire
cela, il était nécessaire qu’elle sache faire une tâche aussi simple pour être une femme accomplie.
Adrastée n’avait jamais aimé, elle se piquait tout le temps, et tout ce qui n’avait pas attrait aux livres ne
l’intéressait guère.
Si elle voulait que les garçons apprennent, c’était autant pour décharger les filles que pour faire taire
tous ces Highlanders prétentieux. Elle était persuadée que les hommes déchiraient bien plus leurs habits
que les femmes.
— Soit, faites comme vous le souhaitez.
— De toute façon, Ian et Owen voulaient entraîner un peu les garçons, il me semble.
— Les entraîner ?
— Aux armes, Milady.
— Oh…
Imaginer Niall une arme à la main lui arracha un frisson. Par-dessus son épaule, elle lança un regard
à Mathen, qui la surveillait aujourd’hui. Elle n’avait pas encore fait de vague. Tant qu’il restait à sa place.
— Ne sont-ils pas un peu jeunes ?
— Ils doivent apprendre à devenir des guerriers.
Leurs visages n’exprimaient ni doute, ni peur, ni regret. Ainsi allait leur monde. Les garçons devaient
au plus tôt devenir des hommes pour la survie de tous.
Même si Maximilien, Léonard et Charles avaient appris le maniement de l’épée, Adrastée était
persuadée qu’ils ne s’en étaient jamais servis dans un vrai combat. Ils avaient participé à des tournois,
mais avaient été tout juste égratignés. Ce n’était que du spectacle, comme tout à la cour de France. Ici,
Sine et Inès faisaient référence à tout sauf de l’amusement. Cet apprentissage était une réalité vive et
incontournable, une nécessité dans ce monde cruel.
Une fois arrivée dans la salle, Adrastée leur donna encore quelques consignes avant de promettre
aux enfants qu’elle revenait dans quelques heures.
Arpenter le château n’était plus aussi désagréable. Elle en tirait même une certaine sérénité. À cette
heure-là, peu de domestiques courraient dans les couloirs. Tous étaient en cuisine à nettoyer la
vaisselle ou dehors. Elle monta plusieurs étages jusqu’à sa chambre.
Où est le bureau de Darren ?
Darren.
Elle ne parvenait même pas à penser « mon mari ».
Après avoir découvert plusieurs chambres vides et celle de Niall, elle pénétra dans une grande pièce
austère. L’ambiance qui y régnait était loin de la chaleur habituelle du château, même pour la froide
Écosse. La pièce était imprégnée d’une présence puissante et charismatique. Même si elle se souvenait
de Darren comme d’un homme grand et sombre, il ne correspondait pas à cet effluve tangible, ce parfum
de grandeur et de regret.
Ses pas résonnèrent sur le sol de pierre. Sa robe frotta contre le bois du bureau. Ses doigts en
effleurèrent la surface légèrement rugueuse, marquée par des heures de travail. Elle se saisit d’une
plume élancée, à la pointe tordue témoignant d’un énervement certain.
Cela ressemble davantage à Darren.
Amusée de le reconnaître dans tout ce qu’il y avait de négatif, elle poursuivit son inspection. Dans les
tiroirs, une grande quantité de rouleaux était entreposée avec soin, de même que dans une grande
armoire. Un en particulier retint son attention. Le papier était plus fin, plus travaillé, et un ruban rouge en
soie le refermait. En reconnaissant le seau de son père, ses doigts se glacèrent.
Mon contrat de mariage.
Vendue. Voilà ce qu’elle avait été. La malédiction des femmes. Ne jamais avoir le choix. Elle faillit
s’en saisir pour le déchirer en mille morceaux, mais se retint. Ce mariage était pour la protéger. Elle ne
devait pas oublier que son père avait tout fait pour la sauver.
La gorge nouée, elle se détourna. Par la fenêtre, la vue était magnifique. La mer était quelque peu
agitée aujourd’hui, comme en harmonie avec ses pensées. Elle posa son front sur la vitre froide et ferma
les yeux.
Piégée dans un château comme dans les contes de mon enfance…
Le rêve était bien loin de la réalité. À vrai dire, elle ne se sentait plus vraiment prise au piège par le
château, mais plutôt par ce mariage.
Quand Darren allait-il revenir ? Qu’allait-il exiger d’elle ? Très certainement ce qu’elle redoutait le
plus…
De colère, elle resserra ses bras autour de son buste et se détourna. Dans l’élan, son pied heurta un
coffre qu’elle n’avait pas vu. Intriguée, elle se pencha pour l’ouvrir. Le couvercle était lourd et grinça de
vieillesse. Un nuage de poussière s’éleva, la faisant tousser.
Au fond reposait une esquisse sur un papier grisâtre effrité par le temps. Dessinée à l’encre noire, une
femme la regardait. Même alors qu’il était grossier, le dessin retranscrivait une telle beauté qu’Adrastée
en eut le souffle coupé. La finesse de son menton, la courbure de ses cheveux, la profondeur de son
regard… tout chez cette inconnue était fascinant.
— Vous avez bien fouillé ?
La Lady poussa un hurlement incroyable en retombant sur les fesses. Dans l’entrée, Morag la détaillait
d’un air contrarié, les bras croisés sur sa poitrine. Elle se dirigea d’un pas pressé vers le coffre pour le
refermer.
— Qui est-elle ?
La gouvernante poussa un grognement d’avertissement avant de se diriger vers le bureau comme si
de rien n’était.
Mais elle sous-estimait Adrastée si elle songeait un seul instant qu’elle allait abandonner.
— Qui est cette femme, Morag ?
L’Écossaise et la Française s’affrontèrent du regard. L’entêtement de l’une n’avait d’égal que celui de
l’autre. Après un bref instant, Morag poussa un soupir et ses yeux durs s’attendrirent.
— Je pense que vous avez le droit de savoir.
— Je le pense aussi.
Le cœur d’Adrastée battait la chamade.
Et si c’était la première femme de Darren ?
— La femme que vous avez vue est Milady Alayna MacLennan. La mère de Darren.
Morag garda le silence un instant, les yeux perdus dans le vague.
— C’est elle qui a déclenché la guerre entre les MacLennan, les MacDonald et les MacAulay.
Chapitre 17
Adrastée garda le silence. Une drôle de sensation s’était immiscée dans son ventre, comme si son
corps sentait arriver des révélations brulantes et terribles qui allaient changer le cours de sa vie.
— Comment ? Pourquoi ?
— Venez vous assoir, Milady. J’ai une longue histoire à vous raconter.
Elle s’assit prestement sur le plus grand fauteuil, celui que Darren occupait pour écrire. Morag prit appui
contre le rebord de la fenêtre, en une position qui lui correspondait peu et témoignait de son trouble.
— Il y a de cela vingt-cinq ans, trois fils de Laird en âge de se marier se sont rendus en bateau sur les
terres du clan MacKenzie, où avait lieu une grande fête. Là-bas, des dizaines de jeunes filles de bonne
famille cherchaient l’âme-sœur, particulièrement la fille du Laird MacKenzie, d’une grande richesse.
Pourtant, le regard de Rodderick MacLennan, Cormac MacDonald et Logan MacAulay s’est porté sur
une seule femme : Alayna Grant, la nièce orpheline du Laird de même nom.
Adrastée ferma les yeux, s’imaginant parfaitement l’instant. Sans même avoir jamais vu cette femme,
une simple esquisse de son visage lui avait suffi pour comprendre qu’elle était d’une beauté irréelle.
— Alayna Grant n’avait pas une grosse dot, et elle était encore jeune. Ses cheveux étaient noirs
comme la nuit, et ses yeux d’un bleu si puissant qu’elle vous donnait l’impression de voir en vous…
La Lady fit la grimace. Sans le moindre doute, Darren avait hérité de ce regard incroyable.
— Les trois jeunes hommes en sont tombés fous amoureux. Ils se sont lancés dans une course
effrénée à son cœur. Et en comprenant qu’ils étaient rivaux, ils se sont haïs. Ne vous méprenez pas,
Milady : les trois clans étaient déjà ennemis bien avant cela. Depuis des générations, ils n’ont eu de
cesse de se battre, de voler des terres, de vouloir imposer leur force. La tension entre eux avait toujours
été de taille, mais Alayna a embrasé leur haine sans même le savoir.
« Elle était pure, et bonne. Jamais elle n’aurait pu imaginer tout ce que son choix allait déclencher. Elle
est tombée amoureuse de tout son cœur, avec une ferveur inimaginable. Elle était jeune et belle, vive et
drôle, de ses femmes dont on ne peut détacher son regard.
« Quand elle est arrivée ici, elle a illuminé le château en un instant. Rodderick et elle se sont dit oui au
bord de la mer, les yeux dans les yeux… Je m’en souviens comme si c’était hier. Voir notre futur Laird si
heureux. Ils respiraient l’amour, la vie, l’espoir. Tout ce dont un clan a besoin. Leur mariage était
synonyme de joie, de santé, d’avenir. Tout du moins, c’est ce que nous croyons… »
Adrastée posa sa main sur son cœur pour lui intimer de battre moins vite.
— Quelques jours plus tard, Cormac MacDonald est devenu Laird à la suite du décès de son père. Sa
première action a été de prendre les armes contre nous. Il a lancé un assaut d’une force inouïe,
directement sur le château, afin de prendre Alayna. Il a échoué, heureusement. Toutefois, le père de
Rodderick a succombé à ses blessures, et il est à son tour devenu Laird.
« Tout aurait pu s’arrêter là, mais c’était sans compter sur la haine de Cormac. Il n’avait pas supporté
d’être évincé au profit de Rodderick. Pour augmenter sa richesse et sa puissance, il a épousé la fille
MacKenzie. »
— Ce n’est pas très logique…
— Les Highlanders ne sont pas logiques quand ils veulent quelque chose. Ils font simplement tout
pour l’obtenir. Et puis, je ne sais même pas ce qu’il voulait vraiment : Alayna, ou se venger de Rodderick ?
Toujours est-il que ce mariage lui a apporté tout ce dont il avait besoin, même des hommes. À nouveau, il
a attaqué. À nouveau, nous avons fait face. Nous avons perdu beaucoup d’entre nous dans ce combat.
Rodderick a failli mourir, mais il est resté en vie pour Alayna, et leur enfant à naître.
« Les pertes ont été immenses. Cela a porté un coup à nos vies, notre argent. Nous étions faibles,
vulnérables. Heureusement, il en était de même pour les MacDonald. Quant aux MacAulay, ils n’ont
jamais eu l’audace de nous attaquer de front, et Logan est resté dans son coin à ruminer sa rengaine.
« Un statuquo s’est établi. Même si des escarmouches ont continué des deux côtés sur notre territoire,
nous n’avons plus craint une attaque massive sur le château.
« Le temps est passé, sans jamais effacer la haine. Après avoir perdu son père, Rodderick a eu un fils.
Derrick. Puis un second, Darren. Le bonheur était au rendez-vous, malgré la misère, la faim, la peur…
« Et puis, Milady Alayna est à nouveau tombée enceinte. Tous deux étaient comblés d’être autant
gâtés par Dieu. Derrick avait trois ans, et Darren deux, je les revois embrasser le ventre rond de leur
mère… »
Les larmes étaient montées aux yeux de Morag. Cette femme épaisse, intransigeante, bourrue,
pleurait au souvenir d’une femme qui avait bouleversé sa vie.
— Alayna est morte en mettant Roddy au monde.
Adrastée se détourna, la gorge nouée. Alors il était là, le destin de cette femme magnifique qui avait
poussé les hommes à prendre les armes pour l’obtenir ? Mourir en donnant la vie ? Quelle cruauté du
sort, quelle souffrance…
— Cela a été un tel déchirement, pour chacun d’entre nous. Perdre une Lady, une mère, une femme…
Le Laird a été dévasté. Rodderick et Alayna s’aimaient d’un tel amour… Depuis ce jour, il n’a plus été que
l’ombre de lui-même.
Elle pouvait parfaitement se figurer cette douleur. Elle l’avait vu sur le visage de son père chaque jour
durant les cinq dernières années.
— Les garçons étaient jeunes, ils gardent très peu de souvenirs d’elle. J’étais sa dame d’honneur, sa
confidente, j’ai donc pris le château en main, ainsi que ses fils. Je les ai élevés et aimés comme les
miens, pour Alayna. Pour Rodderick aussi, qui est resté notre Laird sans jamais parvenir à redevenir un
père. Particulièrement pour Darren. C’est celui qui lui ressemble le plus.
« Les garçons ont grandi, devenant peu à peu des hommes. Derrick était le meneur en tout temps,
charismatique et lumineux. Darren, l’ombre, les secrets, la force. Roddy, le charme, l’amusement,
l’insouciance. Ils passaient leur temps avec Ian et Archie. Ils étaient infernaux, à tel point qu’on les avait
surnommés DRIAD. Quand ils passaient, ils faisaient des dégâts. Malgré le souvenir incessant d’Alayna,
se furent de belles années, pleines de labeurs, d’apprentissage et de rires. Ils étaient beaux tous les cinq,
à grandir ensemble, devenant des forces de la nature, des hommes à part entière. »
Adrastée avait du mal à imaginer Darren souriant, mais c’était plus aisé pour Roddy, qui respirait la
joie de vivre.
— Malheureusement, la haine ne s’efface jamais. Cormac MacDonald n’a cessé de songer à sa
vengeance, pour lui avoir pris la femme de ses rêves et l’avoir empêché de s’emparer de North Uist. Il a
patienté vingt-deux ans. Jusqu’à cette fameuse nuit…
« Il a lancé une attaque dans le sud de North Uist. Il savait que Rodderick s’y rendait. Il a donné l’assaut
au milieu de la nuit. La bataille a été brève et sanglante. Les MacLennan, en nombre inférieur et pris par
surprise, n’avaient aucune chance. »
Morag la transperça d’un regard chargé de tant de sentiments qu’ils étaient impossibles à distinguer.

— Rodderick est mort. De même qu’Archie, le père de Niall. Ainsi que Derrick. En une nuit, le clan
MacLennan s’est retrouvé sans Laird, et sans futur Laird. En une nuit, Darren a perdu son père, son frère
et son ami, et a pris la tête du clan.
Cette fois-ci, ce fut trop. Les larmes submergèrent les yeux clairs d’Adrastée et sa gorge lui fit
terriblement mal. Elle retint un sanglot déchirant, laissant couler une larme sur sa joue.
Darren n’aurait jamais dû être Laird… Il n’avait que vingt-et-un ans… Il a perdu tous ceux qu’il
aimait…
L’empathie n’avait jamais été sa qualité première, elle qu’on avait élevée pour dissimuler ses
sentiments, pourtant elle n’avait jamais eu aussi mal de sa vie pour quelqu’un d’autre. Elle ne pouvait
retenir ses larmes.
Elle n’avait jamais entendu pareille histoire. Les trahisons et assassinats étaient courants dans la
noblesse française, mais pas toute cette haine, cette guerre, cette attente… Pas tant de morts, pas pour
une seule et même personne…
— Vous savez à présent pourquoi votre dot était nécessaire. Avant cette attaque, nous étions déjà
pauvres, après, cela a été pire. Nous avons perdu des terres, des hommes, notre Laird… Le coup aurait
pu être fatal si Darren n’avait pas été là. Il nous a gardés en vie. Il a tout fait pour nous, tout sacrifié. Même
son mariage.
Adrastée essuya prestement ses joues, tentant de rester digne.
Morag se redressa et reprit contenance.
— Le registre se trouve dans le second tiroir. Je suis déjà en retard, je vous laisse Milady.
Après un signe de tête respectueux prouvant la confiance qu’elle venait de lui accorder en lui révélant
l’histoire du clan, Morag sortit. Adrastée fixa un instant ses doigts tremblants, soudain terriblement
consciente de la dureté de leur monde.
Elle ne verrait jamais plus son époux comme avant.
Chapitre 18
Darren chevauchait en tête, la lanière dans une main, l’autre sur la cuisse. Le vent s’immisçait dans
ses cheveux noirs, ainsi que dans la barbe de plusieurs jours qui lui mangeait le visage. Il avançait sans
se presser, savourant les terrains escarpés de sa terre, les prémices de vallon menant à son château.
Le clan MacLennan renaissait de ses cendres. Il le sentait dans l’air, dans les sons, dans les voix. Les
femmes marchaient plus droites, les hommes prenaient du poids, les enfants riaient plus fort. Il y avait
une aura qui virevoltait au-dessus d’eux, sur cette île mystique, sur ce peuple qui reprenait vie.
Le haut du château émergea d’entre les collines, suivis de près par l’imposante stature en pierre
grisâtre, puis le village en contrebas. Darren prit le temps de contempler son foyer, de s’imprégner de
chaque courbure de toiture, de chaque brin d’herbe.
Tout va aller pour le mieux à présent.
Il bomba le torse de fierté en descendant vers le village. Déjà, des enfants criaient en l’apercevant pour
prévenir tout à chacun. Sur la droite, dans le champ de buissons fruitiers, plusieurs personnes
redressèrent la tête de leur labeur, un sourire aux lèvres. Darren les salua avec ferveur.
Son regard se posa sur une tête blonde, surmontée par une drôle de boule de cheveux difforme.
Perplexe, il détailla la jeune femme sans la reconnaître. Elle portait une robe en laine lacée dans le dos et
un panier plein de baies reposait à ses pieds, qu’elle avait de toute évidence remplis.
Sine peut-être ? Ou Tara ? Non, elles n’ont pas les cheveux si longs…
Son esprit fit le lien à l’instant où l’inconnue se retourna. Une inconnue de tout premier ordre, puisque
ce n’était autre que sa femme.
Adrastée se figea en reconnaissant Darren. Elle avait perçu les cris des Highlanders et vaguement
compris certains mots, toutefois elle était occupée à goûter les baies. Ressentant un regard perçant sur
son dos, elle avait fini par se redresser et faisait maintenant face à un mari immense, sombre et
mystérieux. De surprise, sa bouche s’ouvrit en grand, laissant échapper des restes de baies.
Le rire de Niall la fit sursauter.
— Milady ne sait pas manger ! s’exclama-t-il en la bousculant. Darren, regarde, Milady ne…
Le grondement du Laird fit taire aussitôt l’enfant. Avant que quiconque n’ait eu le temps de réagir,
Darren bondit à terre et fonça sur son épouse. Sans un mot, il la lança sur son épaule et partit à toutes
jambes vers le château.
— Mais… Que faites-vous… Lâchez-moi !
Il ne s’encombra pas de mots pour lui répondre. Autour de lui, les siens les regardaient avec
étonnement, ne sachant quelle attitude adopter face à la sombre humeur du Laird. Dans son dos, il
entendit vaguement Roddy donner des ordres pour le suivre.
Adrastée se redressa en s’appuyant sur le dos de son mari. Pour qui ce prenait-il à la traiter ainsi ?
Quel gougeât ! Quel rustre ! Surtout que jetée de la sorte, la coiffure élaborée avec soin par Liusaidh
s’était défaite, faisant cascader ses cheveux dans tous les sens. Elle ne parvenait même pas à voir autour
d’elle, seulement l’arrière de son époux. Pour la peine, elle lui asséna un coup dans les reins.
On ne touche pas à mes cheveux !
Il répondit par un grognement sourd et resserra sa prise sur sa cuisse, créant un frisson dans tout son
corps balloté.
Ils pénétrèrent dans le château au pas de course, suscitant des cris surpris et des bonds pressés pour
s’écarter du passage. Darren monta l’escalier en colimaçon comme si elle ne pesait pas plus lourd
qu’une plume, l’exaspérant et la bouleversant tout à la fois.
Il donna un grand coup dans la porte de la chambre, qui alla claquer contre le mur. Il assit son épouse
sur le lit sans une once de douceur. Furieuse, celle-ci repoussa ses cheveux de son visage pour lui
lancer un regard assassin.
— Puis-je savoir ce que signifie tout ceci ?
Elle essayait de demeurer polie, mais la tâche était ardue. Elle était folle de rage qu’il ait osé la traiter
ainsi, et tremblante de le revoir. C’était comme si son esprit n’avait gardé qu’un souvenir vague de cet
homme immense. Pourtant à cet instant, chaque détail de son visage ciselé et viril la transperçait
comme si elle l’avait toujours connue.
Darren la détaillait en silence, le souffle lourd de menaces. Qu’elle était belle ! Ses rêves n’avaient pas
rendu justice à sa beauté. Néanmoins, cela n’avait pas empêché une profonde irritation de la gagner à sa
vue dans les champs.
— Puis-je savoir pourquoi ma femme ramasse des baies comme une vulgaire roturière ?
Ses fins sourcils blonds se froncèrent.
— Toutes les femmes du clan travaillent.
— Mais toutes n’ont pas les mêmes tâches, et ce n’est certainement pas la vôtre. Vous devez gérer le
château, pas jouer les petites mains.
Elle serra fort les dents, visiblement décidée à se contenir.
— Morag me passe la main depuis plusieurs jours. Je prends ma place petit à petit. Les enfants étaient
appelés pour ramasser les baies et je les ai aidés, simplement. Je ne comprends pas ce que vous pouvez
me reprocher.
Il s’écarta d’elle, en frappant son poing contre sa cuisse pour évacuer la tension.
— Je vous reproche de ne pas vous tenir à votre place. Ne vous ai-je pas dit avant de partir de vous
comporter comme une femme de Laird ?
Cette fois-ci, c’en fut trop. Elle bondit sur ses pieds et pointa un doigt menaçant vers lui.
— Me comporter comme une femme de Laird ? Comment puis-je savoir ce que cela signifie sans
vous ? Vous m’avez laissée seule ici, j’ai dû tout apprendre par moi-même pour m’adapter et je m’en
sors plutôt bien ! Sans votre aide ! Alors ne vous permettez aucune remarque.
— Je me permets les remarques que je veux, gronda-t-il en s’approchant suffisamment pour que son
doigt s’enfonce dans son torse. J’ai épousé une Comtesse, je pensais que vous alliez en garder la
prestance.
— Que croyiez-vous, cher époux ? Que j’allais vous attendre sagement ici jusqu’à votre retour, à me
faire belle pour votre bon plaisir ? Il faudrait pour cela que j’ai envie de vous séduire, et c’est bien le dernier
de mes désirs.
Yeux bleus contre yeux gris, seuls quelques centimètres les séparaient. Ils se jaugeaient tels des
ennemis mortels, le cœur battant la chamade. L’air entre eux était lourd de mots tus et trop dits, de mots
qui n’osaient avouer l’existence de ce feu dévorant.
Une toux appuyée les fit se retourner. Dans le couloir, Morag attendait. Elle n’avait rien manqué de la
scène de retrouvailles.
— Laird, c’est un plaisir de te revoir.
Elle ponctua sa phrase d’une révérence.
— Puis-je m’entretenir avec toi ? Si cela convient à Milady, qui est d’ailleurs attendue dans la salle des
enfants.
Darren observa la vieille femme d’un drôle d’air.
— La salle des enfants ?
— J’aurais pu vous expliquer ce que c’était si vous ne m’aviez pas agressée et insultée dès votre
arrivée. Au revoir, Laird.
Adrastée quitta la pièce en trombe, sa chevelure blonde tanguant dans son sillage pour marquer sa
colère et son insolence.
Après un léger silence, Darren rejoignit Morag dans le couloir.
— Pourquoi ne lui as-tu pas dit ?
— Pas dit quoi ?
— Que tu as eu peur.
Le Laird sursauta. Il se détourna de sa gouvernante, de cette femme qui l’avait élevée comme son fils.
Elle avait toujours lu en lui plus qu’en Derrick ou Roddy, alors qu’ils étaient tous deux des livres ouverts
pour le reste du monde. Le mystérieux et sombre Darren, décrypté par ce petit bout de femme
intransigeant…
Oui, il avait eu peur. Et il ne l’avait même pas compris. La voir ainsi dehors, à découvert, écartée du
château, avait fait refluer son sang dans ses veines. Elle était si frêle, si délicate, si belle… Certes, elle
avait un caractère loin d’être frêle et délicat, mais c’était tout comme. Savoir qu’elle avait été en danger
l’avait marqué, et il était hors de question que cela se reproduise.
— Elle n’a plus le droit de sortir du château sans moi.
— Et je suppose que je devrais lui annoncer ?
Il lui coula un regard noir.
— Dis-moi ce qu’il s’est passé en mon absence.
— De manière générale, ou au sujet de la Lady ?
— Au sujet de la Lady. Que tu appelles par son titre, d’ailleurs.
— Les choses changent, Darren, surtout quand on s’en va.
Le reproche dans sa voix était évident, mais il ne s’y attarda pas. Elle savait pertinemment qu’il n’avait
pas eu le choix pour défendre les siens.
— Cela a été difficile. Une place de châtelaine ne s’acquiert pas en un jour, encore moins ici. Mais elle
a su faire ses preuves, à sa manière. Elle sera très bientôt à même de tout gérer seule.
Il ne savait pas s’il était étonné qu’elle ait accompli tout cela ou étonné d’en être étonné. Avec un
caractère pareil…
Il retint un grognement excédé.
— Qu’en est-il au sujet de…
— Elle a eu ses menstrues, pendant cinq jours. J’ai vérifié. Elle ne porte pas d’enfant, Laird.
Il poussa un soupir de soulagement. Il ne savait pas comment il aurait fait si cela n’avait pas été le cas.
Une petite lueur d’espoir perça sa brume d’énervement.
Et si… et si elle était vierge ?
Son visage s’assombrit. Inutile d’y compter. Une femme d’aussi haut rang, aussi belle, mariée de force
aussi loin… Il n’y avait qu’une raison possible.
— Bien.
Ce fut son seul commentaire, pourtant son esprit entrait en ébullition. Des images de tous ses rêves
torrides l’assaillirent, le forçant à marcher dans le couloir pour évacuer la tension.
— Pourquoi as-tu parlé de salle pour enfants ? Et pourquoi était-elle dans les champs avec eux ?
— C’est elle qui s’en occupe, avec beaucoup d’efficacité je dois dire.
La bouche de Darren s’ouvrit en un grand O comique. Jamais il n’avait entendu une telle phrase de la
part de Morag. Elle trouvait toujours quelque chose à redire sur le travail de quelqu’un.
— Ne fais pas cette tête, elle est maligne. Plus que toi de toute évidence, à l’avoir sous-estimée.
Ce coup-là, il l’avait mérité, mais il fit mal quand même. La femme qu’il avait quittée plus d’une
semaine auparavant n’avait rien à voir avec celle d’aujourd’hui. Du moins, en était-il sûr ? C’était
toujours la même élégance naturelle, la même prétention, la même beauté, la même personnalité de
feu… Non, elle n’avait pas changé. Alors cela signifiait-il… qu’il l’avait mal jugée ?
Un grognement monta de sa poitrine.
— Pourquoi fait-elle toutes ses tâches ? Je croyais que tu allais la préparer à prendre ta place.
— C’est ce que j’ai fait. En lui donnant des tâches.
Il s’arrêta et la foudroya de ses yeux bleus irréels. Elle ne bougea pas d’un millimètre, peu
impressionnée.
— Explique-toi.
— Elle avait largement les capacités pour diriger. On l’a élevée pour gérer une grande maison et des
terres. Même sans connaitre notre culture, j’aurais pu la laisser faire dès les premiers jours. Mais il lui
manquait un élément indispensable.
— Quoi ?
— Le respect.
Darren se figea, la main posée sur la poignée de la porte menant à son bureau.
— Elle l’a à présent ?
— Pas avec tout le monde, c’est certain, mais elle est en bonne voie. Enfin, elle l’était. Le plus dur est à
faire.
— C’est-à-dire ?
— Pour que tout s’arrange, qu’elle prenne sa place et devienne ta digne femme, elle doit gagner ton
respect, Darren. Mais surtout, tu dois gagner le sien.
Chapitre 19
Assis à table pour diner, Darren ne cessait de lever sa chope de bière pour saluer ses gens, dans une
ambiance festive peu vue ces deux dernières années. Autour de lui, Ian, Roddy, Owen, Mathen et
James, ainsi que des anciens et des hommes du village, ne cessaient de chanter et de parler fort,
détendus et assurés. Après tant d’années de deuil, de pauvreté et de sacrifice, une odeur de renouveau
et d’espoir flottait dans l’air, embaumant la pièce et le cœur des MacLennan. Darren s’en sentait fier, et
honoré.
À peine avait-il quitté Morag après son compte-rendu qu’il n’avait pas eu une minute pour lui. Il n’avait
pas eu le temps de réfléchir aux propos de l’intendante. Il avait passé la journée à gérer les comptes et les
commandes, et à voir les siens. Tous avaient des demandes ou des remarques qu’il devait étudier cas
par cas pour les aider. L’après-midi était passée à toute vitesse, et il s’était assis dans la grande salle
avec soulagement, totalement affamé.
Soudain, le volume baissa légèrement et les regards se tournèrent vers l’entrée. Adrastée s’avança
dans la pièce comme si elle la possédait, avec cette élégance quelque peu hautaine qui rehaussait sa
beauté. Vêtue simplement mais avec des bijoux et une coiffure appliquée, elle dénotait encore malgré
ses efforts. Fasciné, Darren la contempla tandis qu’elle venait vers lui. À sa vue, son visage se fit glace.
Elle leva fièrement le menton et changea ostensiblement de direction. Quelques sifflements s’élevèrent
quand la Lady s’assit à l’autre bout de la table, en compagnie des dames.
Darren posa sa chope, prêt à se lever, quand Roddy le retint par le bras.
— S’il te plait, ne lui refais pas une scène.
Furibond, il se rassit avec fracas. Un léger sourire flottait sur le visage de sa femme.
— Elle m’a manqué de respect. Elle doit s’assoir à mes côtés.
— C’est vrai que tu as dû lui donner tellement envie tout à l’heure...
Il foudroya son frère du regard, qui leva simplement les épaules.
— De toute façon, toutes les places sont prises, et elle a des femmes à qui parler.
Darren n’eut aucun argument pour le contrer. Il se contenta de vider son verre en la détaillant.
De son côté, Adrastée essayait de calmer les pulsations de son cœur. Qu’il l’énervait ! Immense et
orgueilleux. Voilà ce qu’il était. Incapable de faire le moindre pas vers elle, d’avoir ne serait-ce qu’une
once de tact.
Elle planta son couteau dans sa viande avec tant de force qu’elle vola dans l’assiette d’Ellen.
— C’est gentil à vous Milady, mais je suis déjà servie.
Sine et Inès rirent de bon cœur, de même que trois autres femmes du clan de plus en plus avenantes
avec Adrastée.
— Excuse-moi.
Elle reprit son morceau, le visage baissé. Elle se sentait honteuse. D’être aussi emportée à cause de
cet homme. Elle devait cacher son trouble, ce n’était pas digne d’une dame de son rang.
— Le Laird était vraiment énervé tout à l’heure...
Inès essayait de demander sans y paraître ce qu’il lui avait pris. Pour toute réponse, Adrastée se mit à
découper sa viande avec des mouvements saccadés.
— Ce n’est qu’un sale rustre sans manière qui ne sait pas ce qu’il veut. « Devenez une femme de
Laird, ne me décevez pas » et « Ne travaillez pas dans les champs, je pensais avoir épousé une
Comtesse ». Il n’a jamais pris une gifle à la française celui-là...
Se rendant compte de ce qu’elle faisait, elle se figea. Elle était en train de critiquer ouvertement Darren
devant les siens. Contre toute attente, elles explosèrent toutes de rire.
— Ah, les bonheurs de la vie conjugale ! s’exclama une femme d’une trentaine d’années, nommée
Jeanne.
— Comme tu dis.
— Cela ne donne pas envie de se marier, marmonna Inès.
— Tu y passeras bien pourtant !
— Mais ce sera plus simple, puisqu’il ne sera pas Laird. Les responsabilités changent les hommes,
commenta Ellen.
Elle avait raison. Au souvenir des révélations de Morag, deux jours plus tôt, Adrastée se sentit rougir.
Elle s’était montrée odieuse avec lui alors qu’il avait eu une vie si douloureuse... Cela n’excusait pas son
attitude, mais elle aurait pu se montrer plus conciliante...
Après, c’est facile à dire Adé...
Elle sourit à son tour, accompagnant les femmes amusées.
— Je ne l’avais jamais vu se comporter ainsi, annonça Bearlach du haut de ses cinquante ans. Lui qui
a toujours été si retenu depuis son enfance, c’était fort amusant de le voir tempêter pour un rien.
Toutes les autres opinèrent.
— Je pense que notre Lady a déjà envouté le Laird...
— Ne reste plus qu’à l’avoir dans son lit.
Adrastée serra fort les mâchoires. Toutes se retournèrent. Un plat à la main, Hilda les dévisageait avec
hargne et dédain.
— Le retour...
Hilda bomba le torse, faisant jaillir sa poitrine imposante.
— J’ai été de corvée à cause de vous !
— Vous pensez que je vais être désolée ?
— Je...
— Assez, Hilda ! gronda Bearlach comme si elle parlait à une enfant. Tu t’adresses à la femme du
Laird.
— Pour être la femme d’un homme, il faut consommer le mariage.
La Lady vit rouge et bondit sur ses pieds. Sine la suivit aussitôt pour la retenir tandis qu’un mouvement
pressé se créait autour d’elle.
— Que se passe-t-il ici ?
La voix profonde de Darren fit frissonner Adrastée de tout son être. Debout au bout de la table, il
imposait une telle autorité qu’un lourd silence s’abattit sur l’assemblée.
— Adrastée ?
Le fait qu’il la nomme par son prénom l’agaça plus qu’il ne lui fit plaisir. Au lieu de lui montrer un certain
désir de confiance et d’intimité, il lui donna le sentiment d’être une petite fille devant donner des
explications sur sa bêtise.
— Rien, cher époux, un différend avec Hilda. Celle-ci allait partir.
Au centre de l’attention, l’imposante et agaçante femme se retira, créant des expressions enjouées ou
déçues. L’affrontement s’annonçant divertissant.
Darren et Adrastée se défièrent du regard. Il avait parfaitement ressenti toute l’ironie contenue dans
ses paroles. Toutefois, il était heureux qu’elle ait dit les choses, surtout devant tous. Alors, il lui fit un léger
signe de tête avant de s’assoir.
La Lady reprit sa place, irritée par l’attitude du Laird. Elle tenta de finir son assiette, en vain. Son ventre
lui faisait atrocement mal.
Une main serra la sienne, la forçant à relâcher ce couteau qu’elle utilisait avec un peu trop d’entrain.
— Ne vous inquiétez pas, Milady, tout ira bien.
Elle croisa les yeux bruns d’Ellen, emplis de douceur et de compassion. Toutes les femmes mariées
de la table lui témoignaient la même empathie.
— C’est douloureux, mais cela passera.
— Dites-lui quand il est trop brusque, les hommes ne se rendent pas compte de leur force.
— Quand ce sera fini, demandez à ce qu’on vous monte de quoi vous laver, cela vous fera du bien.
Les lèvres d’Adrastée tremblaient.
— Mais je... Comment savez-vous ?
— Quoi dont ?
— Que je suis vierge.
Elles acquiescèrent d’un air assuré.
— Cela se sent. Nous sommes passées par là avant vous, Milady.
Elle opina doucement, quelque peu rassurée. La compréhension de ces femmes réchauffa son cœur.
Elle avait été tant blessée par les propos de Darren... Même si son époux devait toujours la croire impure,
savoir que ces femmes avaient compris était un soulagement.
Les conversations se poursuivirent sur des sujets plus légers. Adrastée ignora Darren avec soin,
même si elle ne put empêcher son regard de dériver plusieurs fois. Qu’il était beau et sombre, et si grand
comparé aux autres ! À chaque fois, elle s’émerveillait puis s’énervait contre elle-même. Heureusement,
les femmes lui changèrent les idées jusqu’à la fin du repas.
Elle se leva dignement pour quitter la grande pièce et rejoindre ses appartements. Le doux frottement
de sa robe sur la pierre l’accompagna tandis qu’elle sortait, ponctuant cette angoisse qui ne l’avait pas
quittée depuis le retour de Darren.
Elle avait bien trop conscience de ce qui allait suivre.
***
Ian frappa l’épaule de Darren pour le sortir de ses pensées. Depuis que Milady était sortie, il ne cessait
de fixer la porte comme dans l’espoir de la faire apparaître. Ou de la suivre.
— Encore un verre avant d’aller vous coucher, Laird ?
Des rires gras s’élevèrent, faisant sourire Darren malgré lui. Il tendit son verre pour qu’il soit rempli de
bière, pour la énième fois. Sous les encouragements et les remarques grivoises de ses amis, il but d’une
traite avant de se lever. La tête lui tourna légèrement. Alors qu’il se dirigeait fièrement vers la sortie,
quittant la salle bien plus tôt qu’à l’accoutumée, il fut retenu par Roddy.
— Es-tu sûr de toi ? Je pense que tu devrais la laisser tranquille pour ce soir.
— Je monte rejoindre ma femme au lit. C’est mon droit.
Les deux frères se jugèrent du regard. Roddy recula et leva les mains en signe de capitulation.
— Très bien. Mais tu ne viendras pas dire que je ne t’aurais pas prévenu.
Darren repartit aussitôt, contrarié. Il n’aimait pas que son petit frère le contredise, particulièrement au
sujet d’Adrastée.
Il monta les marches en colimaçon tout en décrochant son sporan de sa taille. Impatient, il poussa la
porte de sa chambre de l’épaule. Il trébucha en entrant et son sporan tomba bruyamment sur le sol.
Assis au bord du lit, Adrastée et Niall discutaient pendant que cette dernière peignait sa longue
chevelure. Ils s’étaient figés à l’entrée fracassante du Laird, dont les yeux s’étaient écarquillés de
surprise à la vue du petit.
— Qu’est-ce qu’il fait là ?
Adrastée se leva, dévoilant la fine robe qu’elle portait pour la nuit.
— Il dort avec moi.
Percevant la tension, Niall attrapa la Lady par la taille pour se blottir contre elle. La journée, il lui
témoignait du respect et de l’affection. Le soir, tout était démultiplié. Le garçon qui n’avait jamais eu de
mère trouvait de l’amour dans les bras de cette jeune femme magnifique et perdue.
Darren les détailla tout en reprenant contenance. Les effets de l’alcool et du désir s’estompèrent,
laissant la place à une drôle de sensation dans sa poitrine. Adrastée prenait soin de Niall avec une
tendresse évidente.
— Bien... Je... Niall, tu dois dormir dans ta chambre à présent que je suis rentré. Ma place est auprès
d’Adrastée.
Obéissant et joyeux, Niall embrassa la Lady sur la joue avant de bondir au cou de Darren pour un
dernier câlin.
— C’est Adé, Darren.
Sur cette leçon qui laissa le Laird pantois, le garçon quitta la chambre en s’appliquant à refermer
derrière lui. Les deux époux furent engloutis par le silence pesant de la pièce, uniquement rompu par le
craquement du bois dans la cheminée.
Après une grande inspiration pour se donner du courage, Darren s’avança vers elle.
— C’est très gentil de votre part de vous occuper de Niall... Il n’a plus ses parents.
— Je sais.
Se sentant soudain maladroit, sensation qu’il n’avait jamais éprouvée de sa vie, il chercha un sujet de
conversation pour la détendre.
— Est-ce que tout va bien avec Hilda ? Elle m’a semblée irrespectueuse tout à l’heure. Si vous avez un
souci, vous devez m’en parler.
— Je dois ? Vous exigez, Laird ?
Elle fit un pas vers lui, le menton redressé avec insolence. Aussitôt, il sentit une chaleur l’envahir,
mélange de désir et de colère.
— Sachez que je me suis parfaitement défendue sans vous. Je n’ai pas besoin de votre aide.
Il pencha sa tête au-dessus de son petit bout de femme pour la menacer. Il ne permettrait pas qu’elle lui
manque de respect à nouveau.
— C’est mon rôle de vous défendre et de faire régner l’ordre ici. N’oubliez pas à qui vous vous
adressez.
— À personne d’important à mes yeux.
Il l’attrapa par le bas de son dos et la plaqua contre son torse. Elle se mit à trembler, ce qu’il remarqua.
Pourtant, elle garda un visage fermé et furibond. Ses yeux gris grondaient tel l’orage.
— Je suis votre mari.
— Ce n’est pas l’impression que j’ai.
Il fondit sur sa bouche tel un aigle sur sa proie. Le baiser fut brutal et possessif, arrachant à Adrastée un
gémissement sensuel qui l’embrasa. Le goût de ses lèvres s’infiltra dans son corps, le rendant fou. Il
agrippa ses hanches avec hargne et tira sur le fin tissu pour la dévêtir.
Une gifle magistrale le ramena à la réalité. En croisant son regard baigné de larmes, tout son être se
glaça.
— Sortez d’ici.
— Je...
— Sortez d’ici ! hurla-t-elle en le repoussant de toutes ses forces.
Il recula, sonné. Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Il n’avait pas voulu la blesser ni l’effrayer. Il
voulait simplement consommer ce maudit mariage et assouvir son besoin brûlant d’elle. Il avait été
persuadé qu’elle aimait cela... Après tout, il faisait ce qui devait être fait... Pourtant, ce n’était pas l’avis
d’Adrastée.
Pour appuyer ses hurlements vindicatifs, elle lui envoya des objets à la figure. Il fit plusieurs pas en
arrière pour échapper à sa colère, incapable de comprendre ce qui lui arrivait.
— Adrastée, pardonnez-moi, je...
— Sortez d’ici !
Voyant qu’elle prenait son élan pour lui envoyer la chaise en bois dessus, il sortit précipitamment. Il
s’appuya contre le montant de la porte, le souffle court.
La soirée ne s’était pas du tout déroulée comme prévu.
Chapitre 20
Dans un grognement animal, Darren ratura une ligne pour la énième fois. Sa plume grinçait de plus
en plus, pliée sous la force du Highlander grincheux.
Le Laird des MacLennan avait peu dormi, et pour cause. Il n’avait cessé de passer de la culpabilité à un
état fiévreux, en une danse d’insomniaque. Il revoyait le doux visage de sa femme se contracter de
colère et de peur quand il avait voulu la faire sienne, lui nouant le ventre. Jamais il n’aurait pensé qu’elle
le craindrait autant, cette Lady fière et maline qui semblait s’être forgé une place dans ce monde si rude.
Pourtant, alors que le dégoût de soi était à son paroxysme, son esprit se remémorait le baiser. Ce baiser
brûlant, qui avait éveillé ses sens. C’était comme s’il n’avait jamais embrassé de femme auparavant.
Je suis perdu.
Furieux, il déchira la feuille de compte. Il fallait tout recommencer. Autrefois, il n’aurait jamais gâché
du papier ainsi, mais le temps où il comptait chaque pièce était révolu. L’arrivée d’Adrastée avait permis
de n’avoir plus peur de l’avenir.
Il tenta de se replonger dans les chiffres, en vain. Elle l’obsédait. Il était énervé contre lui pour son
attitude, mais également contre elle. Ne pouvait-elle pas simplement tenir son rôle d’épouse ? Si elle
n’appréciait pas cela, il ne la forcerait pas, mais elle devait lui donner un héritier. C’était vital. Autant pour
la survie du clan que pour sa place ici. Donner naissance à un futur Laird renforcerait son titre de Lady.
L’image d’Adrastée, le ventre rond, s’imposa à lui. Il n’y avait jamais véritablement songé. Pour lui, elle
était cette femme qu’il avait dû épouser pour sauver les siens. Maintenant, l’idée qu’elle porterait ses
enfants s’immisçait en lui, dans chaque partie de son être. Imaginer un petit garçon aux cheveux blonds
ou aux yeux gris… Il n’en était pas furieux comme il l’aurait cru, comme il aurait pu l’être une semaine
auparavant. Il se sentait de moins en moins lésé par cette union.
Union… Si elle m’accepte dans son lit. Enfin, mon lit.
À nouveau énervé contre elle pour l’avoir traité ainsi, même s’il l’avait amplement mérité, il abattit son
poing sur la table.
— C’est une nouvelle manière d’aplatir le papier ?
Dans l’encadrement de la porte, Morag le jugeait d’un air réprobateur. Elle lui avait souvent reproché
ses sautes d’humeur dans son enfance. Son impulsivité lui avait joué plus d’un tour.
Il souffla fort par les narines, peu désireux de se faire réprimander.
— Que veux-tu ?
— Quelle charmante humeur alors que le soleil se lève à peine.
Il jeta un regard vers la fenêtre. Les rayons du soleil caressaient tout juste la surface miroitante de la
mer, dont le sommeil semblait avoir été paisible, ponctué de douces vagues.
— J’ai peu dormi, grommela-t-il pour se justifier. Que veux-tu ?
— Peu dormi, et pas dans ton lit. Nous l’avons tous entendu te mettre à la porte. Peut-on savoir ce que
tu as pu faire pour la mettre dans une telle colère ?
— Ce n’est qu’une petite aristocrate capricieuse.
— Non, c’est une femme. Peu importe notre rang, nous sommes toutes capricieuses quand cela est
mérité. Qu’as-tu fait ?
— Ne peux-tu pas simplement me dire ce que tu veux…
Elle fronça les sourcils, arborant soudain l’expression qu’elle prenait autrefois pour le gronder. Cela
l’irrita, tout en le faisant retomber en enfance. Elle avait toujours eu beaucoup d’influence sur lui, peut-
être parce qu’à sa manière, elle le comprenait.
— J’ai été maladroit, certes, mais je voulais simplement consommer mon mariage ! Quel mal y a-t-il
à cela ?
— Aucun, sauf si tu as été brusque.
— Brusque ou pas, c’est mon dû, et je…
Elle leva la main pour le faire taire.
— Darren, pour avoir une femme, il faut la séduire.
— Mais je l’ai déjà !
Morag leva les yeux au ciel. Exaspéré, il bondit sur ses pieds pour aller contempler le paysage par la
fenêtre.
— Tu ne comprends vraiment rien. Être marié, c’est plus qu’un engagement devant Dieu et récupérer
une dot. Si tu veux un véritable mariage, Darren, tu vas devoir faire des efforts. Regarde comme elle est
belle ! Pense aux centaines d’hommes qui ont dû la courtiser dans sa vie. Tu crois vraiment qu’elle a
envie de se donner à un rustre qui ne prend même pas le temps de la connaître ? Ah, ces hommes, je
vous jure, je me demande comment l’humanité a survécu si longtemps !
Sur cette note pleine de sagesse, Morag commença à sortir, découragée. Darren la retint par le bras.
— Attends, je… Que dois-je faire ?
Étonnée qu’il lui demande de l’aide, elle se détendit, redevenant cette mère de substitution aimante et
rébarbative.
— Apprends à la connaitre, passe du temps avec elle, fais-lui plaisir.
— Comment ?
— Je ne vais pas tout faire à ta place, tu es un grand garçon maintenant ! Mais bon, puisqu’elle fait des
efforts et qu’il faut absolument que votre mariage soit consommé pour être valide… J’ai une petite idée.
***
D’humeur ombrageuse, Adrastée déambulait dans le château, recensant ce qui était fait et à faire. Elle
distribuait les tâches avec assurance et formalisme, poussant les MacLennan à lui obéir. De toute façon,
ils avaient intérêt à le faire, et le percevaient parfaitement dans ses yeux. Elle aurait pu mordre le premier
qui lui aurait dit non.
Levée plus d’une heure après les Écossais, elle avait manqué le petit-déjeuner, ce qui avait été sans
aucun doute le signe d’une journée mal débutée. Après un sommeil agité, peuplé de cauchemars
incompréhensibles, elle s’était éveillée plusieurs fois en sueurs, à chercher Darren dans le noir. Voulait-
elle qu’il soit là ou craignait-elle qu’il le soit ? Elle n’aurait su le dire.
Une fois apprêtée par Liusaidh, elle avait rejoint les enfants pour leur faire la lecture du matin et
préparer leur journée. Sine était libre toute la matinée et leur ferait les petites leçons habituelles, tandis
qu’Inès s’en occuperait l’après-midi. Ses deux nouvelles amies étaient ravies par leur tâche, se montrant
d’une gentillesse peu commune avec les enfants. Adrastée était vraiment soulagée d’être parvenue à
mettre en place un tel système. La salle colorée commençait à être surchargée maintenant qu’une
trentaine d’enfants l’égayaient de leur joie.
Après avoir passé un petit moment avec Niall pour rattraper le fait qu’il n’ait pas pu dormir avec elle,
Adrastée avait rejoint Morag, comme d’habitude. Elle s’était attendue à ce qu’elle l’accompagne pour
vérifier ce qu’elle faisait, au lieu de quoi elle lui avait donné une liste de tâches. Fière de la confiance
manifeste qu’elle lui accordait, la Lady avait endossé son rôle de son mieux, malgré sa mauvaise
humeur.
— C’est parfait, Gregor, je te remercie.
Elle congédia le jeune homme d’un signe de tête. Il faisait partie des deux personnes débauchées par
Ian pour aider Ona et sa famille. Elle était contente d’apprendre que tout se déroulait comme elle l’avait
ordonné.
Les épaules légèrement plus détendues, elle se dirigea vers la salle à manger. En découvrant Darren
sur le seuil, un gros panier à la main, elle se statufia, le cœur battant.
— Bonjour, Milady.
Ne sachant quelle attitude adopter avec ce panier si féminin qu’il n’avait jamais eu à porter de sa vie, il
passa d’un pied sur l’autre.
Voir cette grande masse de muscles tanguer fit frémir les lèvres d’Adrastée.
— Bonjour, Laird.
Elle ne comptait certainement pas lui faciliter les choses. Il se racla la gorge.
— Est-ce que… vous accepteriez de déjeuner avec moi ?
— Nous mangeons déjà dans la même salle.
Darren serra fort les mâchoires. Il contint son agacement croissant devant son petit air supérieur afin
de mener son projet à bien.
— Je voulais dire en tête à tête. Seulement nous deux.
— Où ?
— J’aimerais vous faire découvrir une partie du château… Je pense qu’elle vous plaira.
Se souvenant qu’il faisait grand beau dehors, elle leva un sourcil inquisiteur. Il se contenta d’un petit
sourire satisfait en lui tendant son bras. Même si elle n’avait pas explicitement accepté, elle posa sa main
dans le creux de son coude. Le geste, protocolaire, et ancien, leur parut tous deux d’un naturel
désarmant.
Ils déambulèrent dans le château en silence. Les MacLennan qui les croisaient baissaient la tête avec
déférence, jugeant avec surprise le couple. Ils ne pouvaient s’empêcher ensuite de les suivre des yeux,
étonnés par cette aura timide qui les enveloppait.
Il lui fit monter plusieurs étages. Croyant un instant qu’il l’emmenait dans sa chambre, ce qui aurait été
d’un humour douteux, Adrastée fut étonnée quand il lui désigna une échelle en bois branlante. Il la tint le
temps qu’elle monte. Arrivée en haut, elle essaya de soulever la trappe. Elle lui retomba dessus, en plein
sur le front, provoquant un bruit sourd.
— Adrastée ? Tout va bien ?
Inquiet, il commença à monter à sa suite, faisant trembler l’échelle.
— Oui, oui.
Elle était cramoisie. Elle était capable d’évoluer à la cour de France au milieu des pires aristocrates du
monde sans jamais trébucher ou bégayer, mais soulever une trappe sans se blesser, c’était trop lui
demander !
— Attendez, je vais vous aider.
Il continua à monter. Affolée, elle se retint aux barreaux, jugeant que le sol était vraiment trop loin. Il se
hissa avec adresse, même si l’échelle grinça de mécontentement face à l’ajout de ce poids conséquent.
Une fois les mains sur la trappe, il se figea. Appuyé contre le dos d’Adrastée, il sentait chacune de ses
formes, de même que son souffle erratique. Leurs deux corps en équilibre s’étaient embrasés, bien trop
conscients l’un de l’autre.
Le souffle de Darren effleura le lobe de son oreille, la faisant lentement frissonner. Adrastée essaya
d’ignorer la myriade de sensations qui s’emparait d’elle, en vain. Malgré elle, elle se mit à trembler,
autant d’appréhension que de plaisir.
Que m’arrive-t-il ?
Dans un sursaut, Darren souleva la trappe. Une bourrasque salée s’engouffra dans la pièce,
rafraichissant leurs visages rouges.
Elle finit la montée en hâte, le cœur tambourinant dans sa poitrine. Arrivée au sommet du château, elle
ne parvint pas plus à respirer.
La vue était splendide. De tout côté, elle pouvait admirer la terre des MacLennan. La mer glissait sur
les plages, douce et onctueuse, tandis que sur la falaise du château, elle se fracassait avec force. Les
plaines verdoyantes dissimulaient des secrets millénaires, qu’elles semblaient faire éclore dans chaque
plante. Dans le petit vallon, les maisons formaient des taches amies vives et adorables.
Tournant sur elle-même, Adrastée ne parvenait pas à se rassasier de la vue. Les éléments ne se
contentaient pas d’être. Ils conféraient à North Uist une puissance inimaginable. L’eau de la mer, la terre
nourricière, le vent arrogant… Ne manquait que le feu dans l’âtre d’une cheminée un soir d’hiver.
Adrastée savait qu’elle le verrait. L’hiver serait rude ici, pourtant la chaleur d’un foyer parviendrait à
dissiper la fatigue d’une dure journée.
— Cela vous plaît-il ?
— C’est incroyable. Pourquoi y a-t-il un tel endroit ?
— C’était une tour, autrefois, où étaient stockées des denrées. Un gros orage, bien avant ma
naissance, en a endommagé le toit, et le Laird de l’époque a préféré l’enlever que de le reconstruire.
— Il a bien fait.
Elle ferma les yeux et inspira à pleins poumons.
Darren éprouvait une drôle d’émotion à la voir ainsi, émerveillée et comblée par ses terres.
Leurs terres.
Il déglutit difficilement.
— Milady, vous avez faim ?
— Oui.
Se souvenant qu’elle se trouvait seule avec lui, elle tenta de reprendre son jeu de froideur pour lui faire
payer ses agissements de la veille, même si cela lui était ardu. Ce le fut d’autant plus quand il sortit du
panier différents mets bien enveloppés, dont ses préférés.
— Comment avez-vous su ?
— C’est Morag qui m’a aidé. Sauf pour ceci.
Il souleva un tissu, révélant un petit gâteau aux baies. Elle rougit tout en le dardant d’un regard
farouche.
— Vous comptez les manger même si je les ai ramassées ?
Il eut un immense sourire victorieux qui la fit reculer, éblouie.
— Je vais les manger parce que vous les avez ramassées.
Sur ce, il engloutit le gâteau d’une bouchée. Adrastée poussa un hurlement.
— Je croyais que vous l’aviez pris pour moi !
— Il y en a d’autres, rassurez-vous.
Elle se précipita sur le panier, en trouva un et l’avala à son tour.
— Je vois que j’ai intérêt à ne jamais vous retirer la nourriture de la bouche.
— Ce serait mieux pour vous. Sauf si vous aimez recevoir des chaises au visage.
Il éclata de rire. Sa voix profonde prenait des teintes plus douces qui firent sourire Adrastée.
Darren ne s’était pas attendu à rire aussi aisément, surtout sur un sujet aussi sensible. Cependant,
leurs disputes prenaient des airs de comédie, narrées ainsi. Surtout alors qu’elle avait la bouche pleine,
son petit nez froncé de concentration tout en déballant chaque met du panier.
Ils se mirent à manger dans un silence qui se passait de mot. Gênés de ne savoir quoi se dire, ils
étaient pourtant détendus, apaisés par ce paysage de toute beauté.
Darren finit par se lancer.
— Je tenais à m’excuser pour mon comportement d’hier soir. J’aurais dû être plus explicite, je veux
dire, vous expliquer que je comptais consommer notre union, et non vous sauter dessus…
— Vous croyez vraiment que cela aurait changé quelque chose ?
— Eh bien…
Voyant son visage magnifique s’assombrir, il réfléchit avant de parler.
— Adrastée, nous sommes mariés, que cela ne vous en déplaise. Je comprends vos réticences à
mon égard, mais sachez que je voulais simplement… Comprenez-moi bien. Vous êtes mon épouse, et
personne ne doit pouvoir contredire cela. Or, sans rapport charnel, cela se peut. Votre père ou qui sais-je
pourrait déclarer notre mariage invalide.
— Vous craigniez que mon père vous reprenne ma dot ?
— Non, j’ai peur pour vous. Vous ne serez jamais entièrement Lady MacLennan tant que vous n’aurez
pas partagé mon lit.
Il était sincère. Même si l’argent était vital, il passait au second plan. Adrastée devait devenir sa
femme, dans tous les sens du terme. Pas seulement pour un enfant. Il ne voulait pas l’effrayer, mais il
craignait pour sa sécurité. N’importe quel homme malintentionné pouvait la faire sienne et faire annuler
leur union. Il ne permettrait certainement pas que cela arrive, mais il ne voulait courir aucun risque.
Elle m’appartient.
— Je comprends.
C’était vrai, elle comprenait. Malgré tout ce qui c’était passé entre eux, il avait raison. Ils devaient
consommer leur union, quoi qu’il advienne. C’était son devoir d’épouse. Même si les lois de son monde
lui nouaient le ventre, elle allait devoir s’y plier, pour son propre bien.
Les yeux baissés sur ses longs doigts, elle nouait et dénouait l’un des petits nœuds de sa robe.
Soudain, elle parut plus jeune que d’habitude, débarrassée de sa prétention. Ému, il lui tendit le dernier
gâteau aux baies. Elle s’en saisit, intimidée par ce geste d’une grande tendresse, et le mangea en hâte.
Le silence reprit ses droits, oppressant. Plus aucun mot n’était nécessaire. Ils avaient bien trop
conscience de ce qu’ils devaient faire. Aborder un tel sujet n’aidait absolument pas à les mettre à l’aise.
Ayant l’impression de reculer après avoir si bien avancé, Darren chercha en hâte un sujet de
conversation.
— Juste avant de partir, je vous ai demandé de ne pas me décevoir…
Adrastée se redressa, prête à recevoir une remarque désagréable.
— Sachez que vous ne m’avez pas déçu. Bien au contraire.
Même si la tentative de compliment était discutable, Adrastée fut profondément touchée.
— Merci.
Chapitre 21
En bas de l’échelle, Darren tendit à Adrastée une main serviable qu’elle accepta pour finir sa descente.
Même si les robes écossaises en laine — que cela la démangeait ! — étaient moins encombrantes que
les robes françaises, elles étaient tout de même lourdes. Reconnaissante, elle lui offrit un mince sourire.
— Merci pour ce déjeuner, Laird. C’était fort appréciable.
Elle le pensait. Même si le silence avait été gênant et les sujets abordés désagréables, c’était la
première fois qu’ils se retrouvaient seuls tous les deux sans se hurler dessus.
— Pour moi aussi, Milady.
Ils descendirent de plusieurs étages avant de se quitter pour vaquer chacun à leurs occupations. Alors
qu’elle s’éloignait, Darren contempla sa fine silhouette qui semblait glisser sur le sol de pierre.
Il était impressionné. Elle avait accompli tant de choses en si peu de jours. Même si cela pouvait
paraître anodin, le système qu’elle avait mis en place pour les enfants, ses participations aux tâches ou
encore ses visites aux femmes en difficulté du village témoignait d’une gentillesse et d’une empathie
qu’il n’avait jamais soupçonnées chez elle. La petite aristocrate française se révélait avoir un cœur.
Adrastée retrouva les enfants dans la salle. L’après-midi était déjà bien avancé, ils venaient de rentrer
d’une promenade. Percevant leur fatigue, elle les installa dans le coin lecture et leur lut un passage de la
Bible d’une voix douce, plus pour les bercer que pour les éduquer. Plus de la moitié s’endormit au son
tendre de sa voix.
Tandis que ses lèvres remuaient, son esprit était en ébullition. Elle ne cessait de penser à ces
quelques heures avec son mari. Il s’était montré prévenant, attentif et même, drôle. Oui, drôle. Cet
homme grand, sombre et mystérieux pouvait se révéler amusant. Il avait de l’esprit, c’était un fait, et
savait s’en servir autrement que pour lui faire des reproches. Certes, il avait été maladroit à plusieurs
reprises, mais il avait sans conteste fait beaucoup d’efforts pour lui plaire. Elle en était touchée. Une
étrange sensation baignait son ventre, la rendant à la fois nauséeuse et joyeuse.
Dans son bureau, Darren réfléchissait à une façon de faire plaisir à son épouse, incapable de se
concentrer sur les demandes de commande de ses gens. Quand on frappa à la porte, il sursauta et fit
semblant de travailler.
— Oui ?
Gus, l’un de ses messages, entra et lui fit un respectueux signe de tête.
— Laird, une missive pour vous. Un Français vient de l’apporter.
Inquiet, Darren bondit sur ses pieds, ouvrit la missive d’un coup et lui fit signe de sortir. En
reconnaissant le seau du Comte de Nemours, son cœur bondit dans sa poitrine.
Son beau-père l’informait de sa venue prochaine. Sans véritablement lui demander son accord, le
noble comptait arriver dans six jours pour s’assurer que sa fille allait bien et lui fêter son anniversaire.
À cette annonce, Darren sentit une sueur froide lui couler le long du dos. Non seulement il allait
rencontrer le père d’Adrastée, qui ne serait certainement pas tendre avec lui, mais en plus c’était
l’anniversaire de sa femme. Il sentit une nervosité phénoménale l’envahir à l’idée de devoir lui trouver un
présent qui lui ferait plaisir.
Il sortit une feuille vierge et se mit à faire une liste d’idées, qui s’avéra horriblement courte. Il allait
devoir mener l’enquête, et vite.
L’heure du dîner arriva rapidement, ce qui les prit au dépourvu. Comment se comporter maintenant ?
Tous deux nerveux, ils se retrouvèrent nez à nez à l’entrée de la grande salle. Il s’inclina légèrement en
déglutissant avec difficulté. Avec ses longs cheveux ébouriffés et son visage délicat, elle était d’une
beauté peu commune.
— Milady, puis-je vous conduire à table ?
— Avec plaisir.
À nouveau, elle posa sa main dans le creux de son coude. Ils s’avancèrent dans la grande salle, et
tous les regards se tournèrent vers eux. La rumeur s’était déjà répandue que le Laird et sa femme
avaient partagé un moment d’intimité sur le toit, toutefois les voir côte à côte était étonnant. Ils formaient
un joli couple. Même si Adrastée gardait de sa superbe aristocratique et de son petit air supérieur, elle
s’accordait avec l’aura sombre de Darren.
Il lui indiqua le banc, à côté de sa place à lui, au bout de la grande table. Elle prit place puis il fit de
même. Aussitôt, son frère les rejoignit et s’installa après les avoir salués avec un grand sourire.
— Jolie entrée.
La Lady opina, comme si cela était évident. Faire son entrée était un art qu’elle maniait à la perfection.
Remarquant que son frère soufflait bruyamment, Roddy retint un rire.
Sine, Inès, Ellen et Ian les rejoignirent. On leur apporta les plats, et Darren proposa à Adrastée les mets
avant de les tendre aux autres. Aucun MacLennan ne commenta ce geste éloquent.
— Comment s’est déroulée votre journée, Milady ?
— Très bien. J’ai eu le temps de voir les enfants. Vous avez fait du bon travail en mon absence, félicita-
t-elle ses deux amies.
— C’est normal, vous nous avez tout appris.
— Comment était votre déjeuner ? ne put s’empêcher de demander Ellen avec un sourire taquin.
Adrastée coula un regard interrogatif à Darren. C’était un bon stratagème pour avoir les impressions
de son mari. À la fois irrité d’être piégé ainsi et amusé par son ingéniosité, il céda, même s’il abhorrait
parler de son intimité.
— À merveille. Nous sommes allés sur le toit. J’ai cru un instant qu’Adrastée n’oserait pas monter,
mais elle l’a fait.
Décelant une note de défi dans ses yeux bleus, la Lady pinça fort les lèvres pour contenir un sourire.
Les hostilités étaient lancées.
— Il faut dire que le trajet était parsemé d’embuches. J’ai failli me fendre le crâne.
— C’était uniquement dû à votre maladresse.
— Pas du tout. Vous cherchiez à m’assommer.
— Si c’était le cas, je m’y serais pris autrement. Avec une chaise, par exemple.
Rouges de se retenir, ils finirent par éclater de rire. Comme eux seuls pouvaient comprendre la
blague, leurs amis échangèrent des regards surpris et attendris. Visiblement, les choses entre eux
s’amélioraient plus qu’ils n’auraient osé l’espérer.
Le repas se passa dans une bonne humeur peu commune. Le Laird sourit plusieurs fois, ce qui surprit
tout le monde. D’ordinaire taciturne, il faisait de son mieux pour être agréable à son épouse, la
resservant, lui demandant si tout était à sa convenance, si elle n’était pas trop fatiguée. Touchée, elle lui
répondait tout en gardant une certaine distance. Elle ne comptait pas lui faciliter la tâche. La cour qu’il lui
faisait était bien trop appréciable pour ne pas la faire durer.
Quand les filles se furent retirées, et que Ian et Roddy sortirent pour finir leur bière, Darren tendit sa
main à Adrastée pour quitter la table. Soudain fébrile, elle le suivit. L’escalier en colimaçon étant étroit,
leurs corps se rapprochèrent, faisant s’accélérer leur souffle. Surprise, elle fit un bond en avant et passa
devant lui.
Ils entrèrent dans la chambre en silence. Pour s’occuper, Darren plaça les tentures devant la fenêtre et
alluma un petit feu dans la cheminée. Même si le mois de mai touchait à sa fin, il faisait un peu frais dans
la pièce en hauteur. Ces petits gestes lui permirent de se réapproprier sa chambre et de ne pas penser à
elle pendant quelques minutes.
Assise sur le bord du lit, Adrastée démêlait sa chevelure. Le visage uniquement illuminé par la bougie
posée sur la commode, elle paraissait sereine, mais ce n’était qu’une façade. Les mouvements
brusques et répétitifs de sa main et le tremblement de sa paupière montraient son trouble.
Mesurant chacun de ses gestes, Darren s’assit juste à côté d’elle, faisant ployer le lit. Intimidée, elle le
regarda à travers ses cheveux blonds. Les deux petites étincelles grises firent frémir son cœur. Elle était
soudain si frêle et timide, bien loin de l’aristocrate sûre d’elle.
Lentement, il lui retira la brosse des mains, puis repoussa ses cheveux derrière son oreille. Il
s’humecta les lèvres avant de parler. Dieu que cette femme le troublait !
— Adrastée, n’ayez crainte. Je n’ai aucunement l’intention de vous blesser.
— Cela va être douloureux. Toutes les femmes le disent.
Darren tressaillit. Devant son visage pâle et son attitude craintive, la lumière se fit en lui.
— Adrastée… êtes-vous vierge ?
Ses fins sourcils se froncèrent. Elle retrouva la fougue qui la définissait. Au lieu d’en être irrité, il fut
soulagé. Il la reconnaissait mieux ainsi qu’apeurée ou timide.
— Je vous ai déjà dit que oui !
Il leva les mains en signe de paix.
— Toutes mes excuses. Je n’ai jamais voulu vous insulter.
— Vraiment ?
— J’avoue que c’était maladroit.
— Maladroit ?
— Oui, je… enfin…
Contre toute attente, Adrastée rit. Vexé, il s’assombrit.
— Je n’apprécie pas que vous vous moquiez de moi.
— Oh, vous préférez que nous nous disputions ?
— Quitte à choisir…
Ils se sourirent, complices.
Après une hésitation, il se pencha vers ses lèvres pour l’embrasser. Cette fois-ci, pas de force ni de
maladresse. Ce fut doux, presque un effleurement. Il se recula, soucieux de ne pas la brusquer.
Les yeux papillonnants, elle se mordit la lèvre, comme pour être sûre qu’elle était toujours là. La
sensation avait été superbe, bien mieux que la fois précédente.
— Si vous ne vous sentez pas prête…
Elle se retourna. Elle était déterminée. Il fallait consommer son mariage. Elle avait été préparée à être
une épouse toute sa vie, il était temps de prendre sa place.
Elle dénoua les lacets de son corset dans son dos. Le souffle de Darren se bloqua dans sa gorge en
découvrant le fin tissu blanc de sa sous-robe et le haut de ses épaules. Elle retira la partie haute rigide,
dévoilant ses bras nus. Elle se leva et fit tomber la lourde armature sur le sol, alors seulement vêtue de la
légère robe qui lui arrivait sous les genoux.
Elle regarda Darren par-dessus son épaule. Percevant son émotion, son ventre se noua.
Le Laird ne savait où poser son regard. La lumière de la bougie passait à travers le fin tissu, révélant la
beauté de ses courbes.
Brusquement moins sûr de lui, il se leva et retira son tartan et sa chemise, se retrouvant totalement nu.
Les yeux d’Adrastée s’écarquillèrent avant de se fixer sur son visage. C’était la première fois qu’il la
voyait rougir, et c’était de toute beauté.
Il enfouit une main dans ses cheveux et l’embrassa. Elle lui rendit son baiser, son corps de plus en plus
chaud et tremblant. Il fit glisser sa robe de ses épaules puis la souleva pour la déposer sur le lit. Alors
qu’elle croyait qu’il allait poursuivre ce délicieux baiser, il se recula pour l’admirer. Elle commença à se
cacher, mais il l’en empêcha. Il voulait voir chaque parcelle de sa peau pâle, chaque courbe de ce corps
qui était le sien.
Il fondit sur ses lèvres. Il devait tellement se retenir pour ne pas la prendre à l’instant que ses muscles
avaient des spasmes douloureux.
Contre lui, elle se sentait étonnamment protégée et complétée. Il était si grand, si fort, elle n’aurait
jamais cru se sentir aussi bien contre un autre être humain.
Il s’allongea à côté d’elle pour la caresser. Du bout des doigts, il dessina un chemin sur sa peau. Elle
frissonna violemment quand il effleura ses seins, les faisant se dresser. Il descendit encore, lui arrachant
un cri quand son ventre se contracta. Enfin, il atteignit son intimité.
Elle gémit quand il appuya doucement sur son mont de Vénus. La sensation était incroyable. C’était
comme si tous les nerfs de son corps se rejoignaient à cet endroit, tirant son être à chaque mouvement
de Darren. Elle se mit à haleter sans pouvoir se retenir. Il fit pleuvoir des baisers dans son cou, accentuant
ses sensations.
Ses doigts abandonnèrent son bouton de chair si sensible pour descendre légèrement. Percevant
l’humidité de son intimité, elle se sentit honteuse, sentiment qui disparut aussitôt en entendant le
grognement appréciateur de Darren. Très lentement, il introduisit un doigt en elle, la faisant se cambrer
de surprise.
Elle n’aurait jamais cru… Comment cela pouvait-il être… Elle n’arrivait même plus à penser. La
découverte de cette partie de son corps était aussi sensuelle qu’étonnante.
Darren, immense et brûlant, passa au-dessus d’elle, s’installant entre ses jambes tout en poursuivant
ses mouvements. Adrastée fixa son membre, d’une taille impressionnante. Elle se contracta vivement,
terrifiée à l’idée qu’une telle grosseur entre en elle.
— Tout va bien, chuchota Darren à son oreille. N’ayez crainte. Dès l’instant où je vous fais mal, je
m’arrête.
Il plongea dans ses yeux gris, lui demandant son assentiment pour poursuivre. Elle déglutit
bruyamment, le cœur battant la chamade. Elle acquiesça.
Il la pénétra avec une douceur infinie. Elle se crispa et poussa un cri de douleur. Elle allait lui
demander d’arrêter, mais il continua, provoquant une souffrance si intense qu’elle lui coupa le souffle.
Se détestant pour ce qu’il faisait, Darren s’engagea jusqu’à la garde. Il voyait bien qu’elle souffrait,
mais il fallait à tout prix qu’ils consomment leur union.
Une fois en elle, il ne bougea plus. Il embrassa son front, son nez, ses joues, ses lèvres. Il lui laissa le
temps de reprendre ses esprits et sa respiration.
— Adrastée ?
— Assez.
Il se retira, les mâchoires serrées par la concentration. Il devait faire appel à toute sa volonté pour ne
pas lui faire l’amour.
Il prit possession de ses lèvres pour la détendre, mais elle fondit en larmes. Devant ses sanglots
déchirants, il fut totalement dépourvu de mots.
Seigneur, elle était vraiment vierge.
Furieux contre lui-même, il la serra fort pour la consoler. Même s’il s’y était pris avec la plus grande
douceur, il ne pouvait effacer les mots qu’il avait dit et la souffrance qu’elle ressentait.
Décidé à ne pas lui laisser un mauvais souvenir de cet instant, il reprit ses baisers puis se mit à
descendre. Il lécha son cou et ses tétons, les faisant se dresser de plaisir. Peu à peu, les sanglots
d’Adrastée se tarirent, laissant la place à de brefs gémissements conquis.
Il poursuivit sa route du bonheur. Darren dessina des petits cercles autour de son nombril. Adrastée rit,
et un soulagement indescriptible envahit son mari. C’était le son le plus magnifique qui soit.
Une fois son visage arrivé devant sa féminité, Adrastée poussa un cri ahuri quand il caressa de sa
langue son bouton de chair. La sensation était tout simplement divine. Viril, Darren saisit ses hanches et
se mit à lui procurer un plaisir brûlant, profond et superbement intime.
Cette façon de faire paraissait absolument scandaleuse à Adrastée, pourtant pour rien au monde elle
n’aurait voulu qu’il arrête. C’était comme si son corps prenait vie. Elle se mit à se débattre, à se cambrer, à
gémir. C’était plus fort qu’elle, plus fort que tout. Une chaleur naissait sous la langue appliquée de Darren
et grandissait vite, si vite que brusquement, elle explosa. Adrastée poussa un cri strident avant de
retomber dans les draps, le souffle coupé et des étoiles derrière ses paupières closes.
Elle sentit Darren remonter et s’allonger contre elle, l’enveloppant de son odeur masculine. Perdue
dans un brouillard chaud et merveilleux, elle se laissa happer par le sommeil.
En la serrant dans ses bras, le Laird du clan MacLennan ne savait s’il devait rire ou pleurer. Après toute
la peine qu’il lui avait faite et cette première fois douloureuse, elle s’était finalement abandonnée sans la
moindre retenue, cette femme magnifique et têtue, prétentieuse et généreuse. Ému comme il ne l’avait
jamais été auparavant, il la recouvrit avec les fourrures et la serra plus fort contre son torse.
Il déposa un baiser sur son front, bien décidé à réparer tous les torts qu’il lui avait fait.
— Ma femme.
Chapitre 22
Le corps lourd de sommeil, Adrastée s’étira lentement dans les draps chauds. Engourdie, elle gémit
en sentant la légère douleur dans son bas ventre, témoin de la nuit où sa vie avait changé.
Elle était femme à présent. Épouse. Et un jour, peut-être mère.
Au souvenir de la langue de Darren entre ses cuisses, elle se sentit rougir furieusement. Dieu, que
cela avait été bon ! Elle se cacha sous les draps, honteuse de son invocation divine pour un acte aussi
peu pieux. Du peu qu’on lui avait raconté sur l’intimité entre époux, elle n’avait jamais entendu parler
d’une chose aussi… sensuelle et étrange. Elle s’étira à nouveau, se remémorant les sensations qui
avaient envahi chaque partie de son corps.
Darren…
Elle se redressa brusquement. La chambre était vide. Dans l’âtre, un petit feu brûlait doucement, alors
que la lumière du jour apparaissait entre les tentures. L’heure du petit déjeuner devait être passée depuis
longtemps.
Adrastée sortit du lit, sans avoir le moindre frisson. Même en fin de printemps, les matins pouvaient
être frais, et le feu était bienvenu. À l’idée que Darren l’eut fait pour elle avant de se lever, elle sourit. Entre
eux, tout était encore à faire, pourtant, les prémices de ce mariage étaient plus heureuses qu’elle n’aurait
osé l’imaginer.
L’arrivée de Liusaidh la sortit de ses pensées. Sa servante la trouva assise au bord de son lit, nue, ses
immenses cheveux blonds en bataille dans tous les sens. Le visage de la Lady était illuminé par une joie
étonnée qui retint l’Écossaise de tout commentaire.
Elle avait parfaitement compris ce qui était arrivé cette nuit.
Après avoir fait monter de l’eau chaude, Liu l’aida à se laver, la vêtit d’une robe simple en pouffant face
à sa grimace contrite, puis la coiffa. Ce petit moment d’intimité, elles l’affectionnaient tout
particulièrement. Loin de l’effervescence du château, elles échangeaient comme elles pouvaient, riant
d’un rien et appréciant la compagnie de l’autre.
Adrastée la salua d’un baiser sur la joue qui fit sursauter Liu avant de partir. Désireuse de rendre sa
journée productive, la Lady alla auprès des enfants pour leur faire la lecture et organiser leur journée. Il fut
rapidement l’heure du déjeuner.
En arrivant à table, elle eut un pincement au cœur en découvrant la place du Laird vide. Ellen l’informa
qu’il était en pleine réunion avec ses hommes pour augmenter les défenses dans le sud, et qu’il
mangerait plus tard, ou pas du tout. Morose, Adrastée mangea du bout des lèvres, sous l’attention
maternelle d’Ellen, et celle inquiète de Sine et Inès. Aucune d’elles ne posa de question sur cette nuit,
bien trop conscientes que leur Lady en parlerait quand elle le souhaiterait.
— Milady, qu’avez-vous prévu cet après-midi ?
— Je vais rendre visite à Breitis et Ona, au village. Sine et Inès, vous vous occupez des enfants ?
— Bien sûr, Milady.
— Ellen, peux-tu prévenir Morag que je ne serais pas là quelques heures ? J’ai déjà géré la réserve de
la cuisine et envoyé quelques hommes à la chasse.
— Bien, Milady, je lui dirais.
Les trois s’inclinèrent tandis qu’elle sortait. Quelle belle journée en perspective ! Certes, Darren n’était
pas en vue, mais c’était peut-être mieux ainsi. Elle craignait le regard qu’il allait poser sur elle après cette
nuit. Et puis, qu’il peaufine un peu sa cour ne serait pas pour lui déplaire. Elle avait cruellement envie
d’être désirée par son mari, même s’il avait le don incroyable de l’énerver au possible.
D’un pas décidé, elle se rendit en cuisine, où elle discuta avec le chef cuisiner tandis qu’on lui préparait
un panier à apporter au village. L’homme était toujours agréable avec elle, et ne se gênait pas pour lui
raconter les histoires circulant dans le château. Cela pouvait sembler anodin, mais c’était une marque de
confiance et d’acceptation qu’Adrastée appréciait à sa juste valeur.
En traversant le château, elle salua chacun d’un hochement de tête, et même par son prénom quand
elle le connaissait. Depuis le retour de Darren, et à l’instar de celui-ci, de plus en plus de MacLennan
l’envisageaient comme la maîtresse des lieux. Ils faisaient peu à peu un pas vers elle. Très peu lui
parlaient, mais un sourire ou un salut suffisait à lui réchauffer le cœur.
Peut-être parviendrais-je à vivre ici…
Dans la cour du château, elle réajustait la position de sa robe quand un cri la fit sursauter. Près de
l’enceinte, Mathen, l’un des proches amis de Darren, venait de pâlir à sa vue. Il se précipita à sa
rencontre.
— Milady, où allez-vous ?
— Eh bien, au village, pourquoi ?
Son masque d’aristocrate était revenu. Elle n’appréciait pas du tout devoir justifier ses actes.
— Mais… Mais, Milady, vous n’avez pas le droit de sortir.
— Je vous demande pardon ?
Les sourcils froncés accentuaient ses yeux gris, soudain obscurcis par la colère. Si une chose
paraissait évidente à Mathen, c’est qu’il n’avait pas intérêt à énerver la Lady. Elle était certes frêle et
prétentieuse, mais elle avait un caractère qui n’avait rien à envier à celui des Écossaises. Et Dieu seul
savait à quel point ces dernières pouvaient être tenaces.
— Le Laird a expressément demandé que vous n’alliez pas au village sans escorte.
— Dans ce cas, escortez-moi.
— Je pense que le Laird préfèrerait que vous restiez…
— Le Laird n’a point son mot à dire.
Il allait répliquer, mais la dureté de son regard l’en dissuada. En déglutissant avec difficulté, il s’écarta
de son chemin et lui fit signe de passer devant. En passant près des autres soldats de garde, il leur fit de
grands signes paniqués pour qu’ils aillent prévenir le Laird, même en sachant que ce dernier allait le
punir pour ne pas avoir retenu son épouse.
Sans plus se soucier le moins du monde de son escorte et de son mari, Adrastée se rendit à la maison
de Breitis. Depuis qu’elle envoyait régulièrement les frères et sœurs de Owen au château, elle avait plus
de temps pour se reposer et préparer l’arrivée de son enfant. La Lady la trouva en plein rangement de sa
maison.
— Breitis ! gronda Adrastée comme si elles se connaissaient depuis toujours. Vous devez vous
reposer, Ellen ne cesse de vous le dire.
La jeune femme rougit joliment. Elle avait un visage si délicat qu’elle suscitait une furieuse envie
d’être protégée par ceux qui l’entouraient. Adrastée ne faisait pas exception. Elle la força à s’assoir et
remplit une casserole d’eau pour la mettre sur le feu.
— Une boisson chaude vous fera du bien. Ma mère conseillait aux femmes enceintes de nos terres de
boire une infusion de menthe et d’angélique. Je vous en ai apporté du château.
— C’est très aimable à vous, Milady. Votre mère est guérisseuse ?
— Pas exactement. Elle avait seulement quelques astuces de ce genre que j’ai précieusement
gardées.
— Oh… elle n’est plus ?
— Non. Elle nous a quittés il y a cinq ans. Une maladie des poumons.
Breitis posa sa main sur la sienne, les yeux humides.
— Je suis sincèrement désolée, Milady.
Touchée, la Lady acquiesça doucement avant de se mettre à la tâche. Penser à sa mère était toujours
aussi douloureux, même après toutes ces années. Il en allait de même pour son père, évidemment, ainsi
que pour ses frères, mais aussi pour tous les gens de leur terre. Hélène de Nemours avait marqué son
temps de bien des manières.
— L’eau commence à bouillir, je vais vous…
La porte de la chaumière s’ouvrit dans un tel fracas qu’Adrastée faillit en lâcher le bol qu’elle allait
déposer sur la table. L’immense stature de Darren projetait une ombre menaçante dans la petite pièce
joyeuse. Le Laird s’avança à pas mesurés, les poings serrés et le regard furieux, visiblement incertain
d’être capable de se retenir.
— Adrastée, que faites-vous ici ?
— Je suis venue…
— Je vous ai interdit de sortir du château ! Nous rentrons, tout de suite !
Sa voix grave fit l’effet d’un coup de tonnerre dans la pièce. Voyant Breitis pâlir et se recroqueviller,
Adrastée carra les épaules et défia son époux du regard.
— Allons dehors finir cette conversation, Laird.
Pour toute réponse, il la saisit par la taille et la souleva du sol. Il l’emporta ainsi sur plusieurs mètres,
sous les regards ahuris des MacLennan, avant qu’elle parvienne à lui asséner un coup dans les côtes
assez fort pour qu’il la repose.
— Je ne suis pas votre prisonnière ! Je fais ce que bon me semble ici ! Cessez de me traiter comme
une enfant !
— Même une enfant se comporterait mieux que vous ! Je vous ai interdit de sortir sans moi !
— Premièrement, je n’étais pas au courant d’une quelconque interdiction. Deuxièmement, j’avais une
escorte. Et je suis déjà bien gentille de l’avoir acceptée !
— Vous n’avez pas votre mot à dire ! Vous êtes ma femme, sur mes terres, sous ma protection. Si j’ai
décrété que vous ne sortez du château qu’avec moi, vous devez m’obéir.
— Sous quel prétexte incongru avez-vous décidé que je ne devais pas sortir sans vous ?
— J’ai trop peur qu’on vous fasse du mal !
Son hurlement était si sincère qu’il glaça Adrastée. Soudain, elle se souvint de l’attaque des
MacAulay lors de sa visite à la Vieille Alba, et de la réaction apeurée de Ian. Elle recula d’un pas, sa colère
emportée peu à peu par le vent.
— Suis-je en danger ?
— Non, gronda-t-il pour menacer l’univers, vous ne l’êtes pas. Mais vous n’êtes pas en parfaite
sécurité non plus. Mon clan se remet peu à peu d’années douloureuses et pauvres. Nos défenses ne sont
pas encore suffisantes. Vous avez déjà été attaquée une fois, et je ne veux pas que cela se reproduise.
Troublée, elle se mit à faire les cent pas. Elle connaissait parfaitement la raison de ces années
douloureuses et pauvres. Elle avait la gorge nouée par l’émotion et une certaine appréhension.
Darren l’avait déposée dans une petite ruelle adjacente, à l’écart des regards indiscrets. Toutefois, les
Écossais n’avaient dû manquer aucun de leurs cris.
— Vous craignez que mon père vous reprenne ma dot, soupira-t-elle.
De dos, il ne pouvait pas voir son expression, néanmoins le chagrin dans sa voix en dit long sur la
valeur qu’elle s’accordait. Il vint contre elle et caressa sa nuque du bout des doigts. Dans leur altercation,
quelques mèches blondes s’étaient échappées de son chignon serré, et il joua avec. Un frisson la
traversa toute entière.
— Je n’ai que faire de votre père ou de votre dot. Vous êtes ma femme, Adrastée. Mon épouse. Ma
moitié. Mon avenir. Je ne laisserai jamais rien vous arriver.
Tremblante, elle se retourna. Les yeux bleus de Darren brillaient de ferveur.
Comment cet homme sombre et colérique pouvait se révéler si doux ? Elle n’en savait rien. Toutefois,
ce dont elle était sûre, c’est qu’il était le seul capable de la faire passer de la fureur à la peur, puis à la
tristesse et enfin à la joie, tout cela en quelques minutes.
Yeux dans les yeux, ils s’apaisèrent mutuellement. Darren passa une main possessive dans son dos,
qui la fit à demi sourire. Devant son air malicieux, il se pencha pour l’embrasser. Elle lui rendit timidement
son baiser, ne faisant qu’accentuer son désir. Il se recula bien vite. Il doutait de pouvoir se contenir, seul
avec elle dans cette petite ruelle.
— Hum… puisque tout est dit, puis-je vous accompagner dans le reste de vos tâches ici ?
— Bien sûr, mais vous n’étiez pas en réunion avec vos hommes ?
— Roddy peut me remplacer quelques heures.
— Bien.
Consciente qu’elle n’avait pas gagné mais heureuse de pouvoir rester au village, elle retrouva Breitis
chez elle. Elle s’était elle-même servie à boire et avait prévu une tasse pour Adrastée. Darren lui fit signe
qu’il l’attendait dehors.
— Comment avez-vous su que je reviendrais ?
La jolie brune sourit de toutes ses dents.
— Je connais Darren depuis toujours. Pour le mettre dans un tel état, il doit être très épris de vous. Et vu
votre caractère, il était évident que vous alliez obtenir ce que vous vouliez.
Adrastée sourit de toutes ses dents. Elle ne savait pas si c’était à cause du « épris » ou du fait que
Breitis la considérait comme une femme suffisamment forte pour obtenir tout ce qu’elle voulait.
Certainement un mélange des deux.
Elles discutèrent une petite heure tandis que la Lady l’aidait à ranger un peu la chaumière et à préparer
le dîner. Elles se quittèrent chaleureusement, Breitis ne cessant de la remercier.
Une fois dehors, elle trouva Darren assis, une chope de bière à la main. Il la finit d’une traite et la
déposa sur le rebord de la fenêtre de la maison d’à côté.
— Vous êtes bien une femme. Des heures à parler pour ne rien dire.
Ce genre de commentaire machiste ressemblait bien plus à son époux que la gentillesse de tout à
l’heure.
— Détrompez-vous, je l’ai aidé avec sa maison et donné une infusion pour mieux dormir.
Devant son expression étonnée, elle retint un ricanement de victoire. Qu’elle aimait lui donner tort.
Il se pencha vers son oreille.
— Alors comme ça vous rangez chez les autres mais pas notre chambre ?
Elle se sentit rougir. Il avait certainement dû entendre parler de son altercation avec Morag les
premiers jours où elle était ici. De plus, il avait raison. C’était Liusaidh qui nettoyait la pièce, toutefois
c’était majoritairement elle qui rangeait ses affaires. La plupart du temps.
Elle pinça fort les lèvres et marcha plus vite. Dans son dos, Darren éclata de rire, faisant se retourner
plusieurs villageois.
Une fois arrivé à la maison d’Ona, le Laird perdit son sourire. Plusieurs MacLennan transportaient des
pierres ou construisaient deux murs pour compléter la bâtisse. Il allait leur demander ce qu’il en était
quand Ona déboula, le visage rougeaud, et fondit sur Adrastée.
— Que signifie tout ceci ? Je ne vous ai rien demandé !
— J’ai fait les plans et engagé ces hommes pour agrandir votre chaumière. Vous avez largement
besoin d’une pièce de plus.
— Je ne veux pas de votre pitié, cracha-t-elle en la poussant.
Darren s’interposa aussitôt. Sa présence suffit à faire reculer Ona.
— Calme-toi, s’il te plaît. Je pense qu’Adrastée ne pensait pas à mal.
— Je ne veux pas de son argent et de ses idées ! Ma maison est très bien ainsi !
Avant qu’il n’ait pu la retenir, sa femme passa devant lui. Contre toute attente, elle affichait patiente et
gentillesse.
— Non, et vous le savez, Ona. Une pièce de plus sera bienvenue avec vos petits, et certaines parties
avaient besoin d’être refaites.
— Vous n’aviez pas…
— Je fais ce que je veux, la coupa Adrastée d’un signe hautain. Et là, vous savez ce que je fais ? Je
prends soin de vous, de votre mari, et de vos enfants. Vous êtes mes gens. Je fais ce qui est le mieux pour
vous, même si cela vous déplait. Donc, quoi que vous disiez, les travaux vont se poursuivre.
Sur ce, Adrastée fit volte-face, dans un jeu de robe insolent, et partit la tête haute. Ona et Darren
échangèrent un regard irrité avant qu’il ne la suive.
Il posa une main sur sa hanche pour la faire ralentir.
— Vous auriez dû lui demander son avis. Ona n’aime pas qu’on prenne pitié d’elle. C’est une femme
fière.
— Comme moi. Je ne pouvais pas les laisser ainsi, quoi qu’elle en pense.
— Je ne vous reproche pas le fond, mais la forme. Il va vous falloir apprendre à faire preuve d’un peu de
diplomatie.
— C’est vous qui osez me dire cela ?
Ses yeux gris lancèrent des éclairs. Malgré sa façade assurée, elle avait été blessée par l’animosité
d’Ona. Elle avait simplement fait au mieux pour sa famille, même si c’était encore peu. Si une poignée de
pièces et des pierres pouvaient améliorer son confort de vie, c’était un maigre prix à payer. Cependant, la
colère et la rancune d’Ona étaient un prix qu’elle aurait préféré éviter.
Percevant sa tristesse, il caressa sa joue. Il éprouvait une drôle d’émotion à la voir si fragile dans son
monde, elle qui essayait de faire de son mieux.
— C’est incroyable ce que vous avez fait pour eux. Certes, vous auriez dû lui en parler au préalable, ne
pas lui imposer ainsi et m’en référer, mais vous avez bien fait. Vous êtes très généreuse.
Elle se détendit légèrement au contact de sa peau. Puis son visage s’illumina.
— Il va falloir vous habituer au fait que je fais absolument tout ce que je veux, Laird.
— Dans ce cas, il va falloir vous habituer à ceci.
Vif, il se pencha et la prit sur son épaule d’une poussée. Le Laird ramena sa femme au château ainsi,
dans les cris vindicatifs et les éclats de rire.
Chapitre 23
Arrivés au château, Adrastée avait faussé compagnie à Darren pour aller voir les enfants, non sans lui
envoyer un magistral coup de pied dans les tibias. Ils avaient grimacé tous deux, ce qui avait donné lieu à
une scène des plus comiques.
Darren avait rejoint son frère et ses hommes dans la salle de réunion. Ils lui avaient fait un rapide
récapitulatif de leurs décisions, qu’il avait toutes acceptées. Après quoi, il leur avait donné quartier libre.
Désireux de se rafraîchir un peu avant le dîner, le Laird monta dans sa chambre. Il n’avait pas eu
l’occasion de s’y retrouver seul depuis l’arrivée d’Adrastée. En entrant, il réalisa toute la place que sa
femme prenait : une grosse malle et deux plus petites, sans parler des vêtements et des bijoux qui
trainaient. Elle n’était visiblement pas l’ordre incarné, pourtant il régnait une certaine harmonie dans
cette pièce autrefois uniquement masculine.
Incapable de s’en empêcher, Darren promena ses doigts sur la surface des malles avant de les ouvrir.
Dans la plus grande, sans la moindre surprise, reposaient de lourdes robes, aux détails d’une richesse
incroyable. Il était même certain que l’une d’elles était cousue d’or. Dans l’une des petites étaient
entreposés trop de bijoux pour les compter. Sans parler de ceux sur la commode. Diable, combien sa
femme avait-elle de colliers ? C’était à faire pâlir d’envie un joailler.
Tout cela ne m’aide pas pour lui trouver un présent.
La date d’anniversaire approchait à grands pas. Le père d’Adrastée devait arriver dans cinq jours,
dans l’après-midi. Il voulait offrir à sa femme un cadeau digne d’elle. Néanmoins, il prenait conscience
qu’elle avait déjà été couverte d’or toute sa vie. Comment pourrait-il rivaliser ?
La dernière malle contenait des livres. Ils étaient abimés d’avoir été trop lu. Visiblement, ce devait être
ses préférés, et il ne doutait pas un instant qu’elle en avait laissé des centaines d’autres derrière elle. Il
essaya de déchiffrer les titres, en vain. Le français lui était totalement étranger.
Il les replaça comme elles étaient, peu désireux d’être découvert. Il n’osait imaginer la crise qu’elle lui
ferait. Quoique… ce pourrait être amusant.
Réprimant un rire solitaire, il laissa son attention dériver sur la pièce. Un éclat attira son regard. Sur la
table de chevet d’Adrastée reposait un chapelet magnifique, aux pierres d’ivoires et à la croix d’or. C’était
sans conteste un bijou de famille d’une grande valeur. Il repensa à tout ce qu’on lui avait narré sur son
épouse, particulièrement les cours de catéchisme qu’elle prodiguait aux enfants. Elle était, malgré ses
airs aristocratique et prétentieux, une femme très pieuse. La honte et la culpabilité de l’avoir accusé de ne
plus être vierge lui sautèrent au visage. Il s’en voulait tant d’avoir douté d’elle. Sa réaction avait été
légitime, mais il allait devoir se faire pardonner sa maladresse. Elle le méritait.
Soudain, son regard fut attiré sur un carnet enfoui sous une pile de livre et de bijoux. Il se souvenait
l’avoir déjà vu : c’était celui qu’elle avait refusé qu’il ouvre.
Ce fut plus fort que lui, il le saisit et l’ouvrit à la première page. Ce n’était pas vraiment indiscret, après
tout, Adrastée était sa femme, et tout ce qui était à elle était à lui.
Sur le papier ouvragé, il découvrit une écriture magnifique, toute en courbe. La calligraphie d’Adrastée
était si belle qu’elle était presque arrogante. Il sourit, amusé et attendri. Il tourna une page, puis l’autre,
admirant son application, quand un détail lui fit froncer les sourcils. Sur la troisième page figuraient des
lettres étranges. Il fit à nouveau défiler et en trouva d’autres, inconnues. Il recommença du début et fit plus
attention aux mots en eux même.
Aucun ne se ressemblait.
Chaque page semblait être écrite dans une langue différente. Il sentit une sueur froide lui couler le
long du dos. Était-ce vraiment le journal d’Adrastée ? Comment cela était-il possible ?
Il arriva à une page écrite en latin, l’une des rares langues qu’il était capable de déchiffrer.
« Aujourd’hui encore, père était absent. Je sais qu’il a beaucoup à faire, mais tout ceci me déplait. Il est
loin pour me chercher un mari, prêt à tout pour cela. Je sais que tous les sacrifices sont de rigueur pour
m’éloigner de la cour de France, mais je ne peux même pas profiter des derniers instants avec mon père.

Je vais perdre tout ce que j’ai gagné ici. Le respect. L’admiration. La notoriété. Peut-être même la
richesse.
J’aimerais tellement en discuter avec Lorène, mais elle ne doit pas savoir. Elle ne comprendrait pas.
Pour elle, le mariage est un acte romantique. Elle est si fleur bleue, si naïve. Elle n’a pas encore compris
que seul notre corps compte, et que notre cœur… Ils n’en ont que faire.
Je suis d’humeur bien sombre, ce soir. Je vais aller voir ce que fait Charles, peut-être parviendrais-je à
le convaincre de jouer aux échecs, même s’il sait avoir perdu d’avance. »
Toutes les pensées de sa femme, désordonnées et franches, le firent soupirer. Il n’aimerait pas être
dans sa tête. Revenant au souci actuel, il fit défiler les pages, essayant de découvrir en quelles langues
elle écrivait.
Français déjà. Anglais et latin également. Toutes ces lettres inconnues… du grec ? Et là, ces lettres
connues avec quelques spirales en plus… de l’allemand ? Et ici, ces deux langues qui ressemblent au
français avec des a, des o et des i partout ? Italien, portugais, espagnol ?
Le grincement de la porte le fit sursauter.
Le visage d’Adrastée vira au rouge vif à l’instant où elle vit son carnet dans ses mains. Avant qu’elle
n’ait pu hurler, il lui posa la question qui lui brûlait les lèvres.
— Qui êtes-vous, Adrastée ?
Il avait froid. Il était désorienté. Que signifiait tout ceci ? Pourquoi sa femme parlait-elle tant de
langues ? Dans quel but ? Pourquoi écrivait-elle ses pensées ainsi ? Avait-elle quelque chose à cacher ?
Est-elle une espionne ?
Mais une espionne de qui, et dans quel but ? Il n’y avait rien ni personne à espionner ici, sur cette petite
île perdue dans les mers du nord. Il doutait fortement que la Reine Mary Stuart l’eût envoyée pour avoir
des informations sur les MacLennan, cela n’avait aucun sens. Il n’était pas un ennemi de sa Reine, bien
au contraire. Alors, pourquoi ?
Adrastée s’avança doucement vers lui, percevant la colère qui bouillonnait à la surface de sa peau.
Elle avait intérêt à peser chacun de ses mots. Il plongea ses yeux dans les siens, cherchant à y trouver
des réponses à toutes ses questions. Il y découvrit une fragilité nouvelle qui le fit tressaillir.
— Ce n’est pas ce que vous croyez. Je veux dire… J’ai un don.
La dernière phrase était sortie d’une traite, comme dans l’espoir qu’il ne comprenne pas. Mais il avait
très bien compris et à présent, sa bouche formait un grand O ébahi.
— Expliquez-vous.
La Lady s’assit sur le lit à ses côtés, à une distance raisonnable.
— J’ai un don. Depuis toute petite, je suis passionnée par les langues. Tout a commencé quand j’avais
sept ans. Une cousine éloignée de ma mère est venue nous rendre visite. Margareth était anglaise. À
l’instant où elle s’est mise à parler, j’ai été subjuguée par tous les sons qui sortaient de sa bouche :
comment ces mots inconnus pouvaient-ils dire la même chose que mes mots ? Pendant une semaine,
je l’ai suivie comme son ombre, et j’ai pleuré à chaque fois qu’elle est sortie du domaine sans moi. Ayant
remarqué ma curiosité, elle s’est mise à m’apprendre. Au début, ce n’était que quelques mots, quelques
phrases courantes. Puis cela s’est vite transformé en un apprentissage complet.
Adrastée reprit son souffle, visiblement émue à se souvenir.
— En deux mois, je parlais et écrivais couramment anglais.
— En deux mois ? À seulement sept ans ?
— Oui.
Il déglutit avec difficulté. Il n’avait jamais entendu parler d’une telle prouesse. Certes, il savait certains
enfants plus intelligents que d’autres dans des domaines, mais de là à apprendre une langue étrangère
en deux mois…
— Après, je voulais tout apprendre. Mes leçons avec le précepteur ont débuté pour faire mon éducation
religieuse et aristocratique. À dix ans, je maîtrisais le latin et le grec, autant à l’écrit qu’à l’oral, pour le
grand dam de mes frères qui s’arrachaient les cheveux pour les deux.
« Une fois la maîtrise d’une langue acquise, je voulais en apprendre une autre. D’un commun accord
avec mon père, il me paierait un précepteur de langue une fois tous les deux ans si je rapportais
d’excellents résultats, que je me tenais convenablement et surtout, que je prenais peu à peu ma place
dans la haute société. Cela peut paraître peu, mais vu à quel point je détestais me montrer en public à
cette époque…
— Vraiment ?
L’étonnement palpable dans la voix du Laird lui fit tirer la langue.
— Oui, vraiment. Je n’étais encore qu’une enfant, je ne comprenais pas le regard des autres sur moi.
Particulièrement des hommes. Ils m’envisageaient déjà comme un excellent partit à épouser.
Voilà un sujet sur lequel il aurait aimé plus de détails, toutefois il se retint.
— Vous avez donc eu des précepteurs ?
— Oui. À douze ans, j’ai appris l’italien. A quatorze ans, l’espagnol. A seize ans, l’allemand. Et tous
leurs différents dialectes, leurs différents accents, bien sûr… Pour mes dix-huit ans, j’avais demandé à
apprendre les langues slaves, mais comme je n’ai pas encore fêté mon anniversaire… Je doute que
cela arrive.
Elle fit une légère moue avant de se reprendre.
— Je me suis rapidement fait une réputation à la cour. Non seulement j’étais belle et riche, mais en
plus je parlais couramment presque toutes les langues. Il arrivait parfois au Roi de France de me garder
près de lui à table pour converser avec des invités. Quand je me retrouvais en face d’un étranger, je
m’adaptais à son dialecte et pouvais discuter avec lui sans la moindre difficulté. Plus d’une fois, on m’a
demandé si j’étais vraiment française. Je parle si bien qu’on pourrait croire que chaque langue est ma
langue natale. Cela a entrainé des demandes en mariage de beaucoup de nationalités différentes.
Elle écarquilla les yeux en percevant la tension de son mari, et enchaina.
— Voilà, vous savez tout à présent. Ceci est mon journal. Je change chaque jour de langue pour ne
pas perdre mon vocabulaire, et également par plaisir.
Darren fixa un instant le carnet, essayant d’intégrer toutes ses nouvelles informations. C’était une
faculté hors du commun.
Il lui tendit son journal avec un sourire désolé.
— L’ironie de la vie a voulu que vous épousiez un homme parlant une des rares langues que vous ne
connaissez pas.
— Ne connaissiez pas.
Il sursauta et retint son souffle.
— Mi ag èisteachd. Mi a tuigsinn. Mi ag ionnsachadh.
J’écoute. Je comprends. J’apprends.
Elle s’exprimait aisément, malgré un léger manque de confiance. Quelques sonorités étaient
maladroites, mais dans l’ensemble, c’était parfait.
Ses grands yeux gris étaient limpides. C’était comme si elle s’ouvrait vraiment à lui, pour la toute
première fois. Avec beaucoup d’appréhension, elle lui demanda.
— Bidh thu mo chuideachadh ?
Voulez-vous m’aider ?
Il sentit des émotions vives et impétueuses l’envahir. De l’admiration. De la joie. De la fierté.
Depuis combien de temps vivait-elle ici ? À peine deux semaines ? Pourtant, elle avait mis ce temps à
profit pour aider ses gens, améliorer leur confort de vie et apprendre la langue qu’elle allait devoir parler
pendant de nombreuses années.
Et lui, qu’avait-il fait ? Si peu, hélas.
Il saisit sa main et embrassa ses doigts avec respect.
— Gu dearbh mo bhean.
Bien sûr… Pour la fin elle n’était pas sure.
Il avait simplement dit les mêmes mots qu’hier soir quand elle s’était endormie. Ma femme. Ces mots
qui prenaient peu un peu un sens incroyable.
— Commençons, voulez-vous ?
— Parlez-moi uniquement gaélique. C’est ainsi que je procède avec Niall et Liusaidh. Cela me
permet d’apprendre plus vite.
Il opina, ravi. C’était un soulagement indescriptible de savoir qu’il allait pouvoir parler avec elle dans sa
langue natale et qu’elle allait mieux s’intégrer dans le clan.
Il caressa tendrement sa main.
— Làimh.
— Làimh.
Il admira ses lèvres s’ourler avec application. Sans conteste, c’était un don. Elle avait reproduit les
sons à l’identique.
Ses doigts remontèrent le long de son bras.
— Gàirdean.
— Gàirdean.
Il retira sa broche en perle et enfouie sa main dans ses cheveux.
— Falt.
— Falt.
Il effleura sa joue pour venir contourner ses deux yeux perçants.
— Sùilean.
— Sùilean.
Il passa le bout de ses doigts sur ses lèvres.
— Bilean.
— Bilean.
Sur sa peau, il sentait son souffle heurté.
— Comment dit-on un baiser ?
— Pòg.
Il se pencha et l’embrassa. Elle lui rendit son baiser avec ferveur, s’accrochant à ses larges épaules.
Elle en rêvait depuis de longues minutes déjà. L’admiration qu’elle avait perçue sur son visage,
l’empressement qu’il avait eu de l’aider et la manière dont il avait amené les choses… tout cela n’avait
fait qu’éveiller ses sens. Elle ne se serait jamais crue capable d’une telle audace.
Il l’allongea sous lui et lui retira ses vêtements, en essayant de contenir son empressement. Il l’invita à
faire de même. Ses doigts tremblaient, elle se débattit plusieurs minutes avec la ceinture de son tartan. Il
ne dit rien, transi.
Une fois nus tous deux, ils se contemplèrent dans les yeux, le souffle court.
— Vous sentez-vous prête à recommencer ? Si vous avez mal…
— J’en ai envie, Darren.
C’était l’une des premières fois qu’elle prononçait son prénom. Encouragé, il promena ses mains sur
ses courbes graciles avant de rejoindre son intimité. Elle était déjà humide d’excitation. Son petit jeu des
mots lui avait fait autant d’effet qu’à lui.
Avec beaucoup de douceur, il entra un doigt en elle. Elle se mordit les lèvres pour retenir un cri. Il
embrassa son cou puis vint sucer son oreille, faisant courir des frissons sur sa peau pâle.
Il fit des mouvements lents, appliqués, tendres. Il poursuivit son œuvre jusqu’à ce qu’elle se torde sur
le lit, haletante.
— Darren…
Il ne pouvait pas lui résister.
Il la pénétra d’un coup. Soucieux d’avoir été trop brusque, toute peur le quitta en entendant son
gémissement de plaisir. Il se mit à onduler des hanches entre ses cuisses, dans un rythme d’abord
calme, puis effréné. Plus il accélérait, plus il y allait fort, plus elle gémissait de plaisir, griffant son dos.
Il la regarda dans les yeux, ces yeux gris où brillait une lueur sensuelle et désorientée.
— Je…
Il ne la laissa pas parler. Il voulait l’entendre crier. Il accéléra encore, ruant en elle de toutes ses forces
dans un dernier accès de passion. Tous deux jouirent en même temps, dans un cri salvateur qui les
laissa épuisés.
Moites et tremblants, Darren se retira, puis embrassa tout le visage d’Adrastée.
— Ma femme, j’ai hâte que tu m’apprennes à parler français.
Chapitre 24
Accoudé à une fenêtre, Darren contemplait Adrastée. Les deux mains agrippées au pan de sa robe,
elle courrait après Niall. Le chenapan, vif et malicieux, ne cessait de s’esquiver chaque fois qu’elle
approchait. Cela n’empêchait pas la Lady, le sourire aux lèvres, de poursuivre sa course, déterminée.
Par plaisir, l’enfant se laissa attraper. Elle serra ses bras autour de lui pour déposer un baiser sur sa
tempe. Dans ce mouvement, des mèches blondes échappèrent au chignon que Liusaidh passait un
temps fou à attacher le matin.
Une chaleur baignait la poitrine du Laird à leur vue. Leur complicité était évidente, au même titre que
leur affection. Il avait remarqué le regard qu’elle posait sur Niall : il n’était pas exactement celui d’une
mère pour son enfant, mais il s’en approchait. Il existait un lien très fort entre eux, que Darren chérissait. Il
avait juré à Archie de prendre soin de son fils, et il le ferait jusqu’à sa mort. Savoir qu’il avait trouvé en plus
de son amour celui d’Adrastée était une bénédiction pour Niall.
Cela faisait déjà deux jours que sa femme lui avait révélé son don, et il n’en revenait toujours pas. Il ne
cessait de l’admirer à la dérobée, cherchant à percer son mystère.
La journée de la veille était passée à une rapidité hallucinante. Le matin, ils avaient tous deux vaqué à
leurs occupations et s’étaient rejoints à table le midi. L’avoir assise à ses côtés était une source de fierté
grandissante. Même si elle avait toujours certaines manies hautaines qui l’agaçaient, elle était vive
d’esprit et joyeuse. Niall n’était pas le seul à être tombé sous son charme. Beaucoup de femmes du clan,
sans compter Ian, Roddy et les autres, l’écoutaient avec attention et sollicitaient de plus en plus son avis.
L’après-midi, elle lui avait prouvé être une châtelaine hors pair. Ils avaient passé trois heures à faire
des inventaires, gérer les commandes et discuter du clan. Adrastée n’hésitait pas à lui poser des
questions, essayant d’en savoir toujours plus sur leurs gens et leurs coutumes. Il ne se lassait pas de lui
faire découvrir le monde dans lequel elle allait vivre. La voir appartenir aux siens le rendait fébrile sans
qu’il puisse se l’expliquer.
Au dîner, ils n’avaient pas été en mesure de réfréner leur conversation. C’est seulement quand tous
leurs amis eurent discrètement quitté la table qu’ils avaient réalisé avoir été coupés du monde. Une
brusque tension les avait envahis. Rouge d’une timidité inexplicable, Adrastée avait accepté la main
tendue par son époux. Ils avaient quitté la salle d’un pas lent, monté l’escalier en colimaçon sans cesser
de se toucher et retrouvé leur chambre accueillante.
À nouveau, ils avaient fait l’amour. C’était une découverte pour tous deux. Même si Darren avait déjà
eu des femmes dans sa vie, c’était comme s’il redécouvrait tout. Adrastée le troublait, l’émouvait et lui
faisait ressentir des sensations nouvelles. Elle l’énervait, le défiait et l’égalait. Elle était aussi agaçante
que fascinante.
Quant à la Lady, l’aventure était chaque fois plus merveilleuse. Darren était un amant généreux, qui
s’appliquait à lui prodiguer des caresses. Elle se surprenait elle-même quand, au paroxysme du plaisir,
elle poussait des cris stridents. Souvent gênée par son abandon, elle oubliait bien vite toute honte en
remarquant à quel point son époux aimait l’entendre. Il en allait de même pour elle.
Ils s’étaient endormis tard dans la nuit, comblés.
Il avait été difficile de se lever pour la Lady. Le rythme des Highlands était effréné, surtout en tant
qu’épouse. Toutefois, il avait fallu bien vite retrouver les enfants, particulièrement excités, et les canaliser
avec le son de sa voix, comme elle seule en avait le secret.
Darren avait été heureux de la voir entrer dans la salle à manger le midi. Elle était échevelée et
souriante, bien loin de la Comtesse hautaine des tout premiers instants. Alors qu’elle avançait vers lui, le
charme s’était rompu quand Hilda l’avait brusquement percutée, renversant du potage sur sa robe.
À ce souvenir, les poings du Laird se serrèrent.
Devant la détresse de sa femme sous l’attention silencieuse des MacLennan, il s’était levé d’un bond.
— Hilda, excuse-toi. Tout de suite.
Il n’avait pas été dupe. La haine de l’Écossaise était perceptible, et son geste calculé. Autrefois, il aurait
laissé Adrastée se défendre, mais il ne supportait pas l’absence de ce sourire joyeux présent sur son
visage à peine une minute auparavant.
Hilda l’avait observé sans comprendre, les yeux ronds de surprise. La servante n’avait pas été au
château depuis plusieurs jours, écartée par Morag.
— Mais, je n’ai pas…
— Excuse-toi auprès de ta Lady. Immédiatement.
Son grondement avait fait vibrer la poitrine de tous. Le Laird n’était pas en train de jouer. Il ordonnait. Et
quand il ordonnait, il était toujours obéi.
— Bien… Mes excuses, Milady.
Le ton de sa voix ne contenait aucun regret. De plus en plus furieux, Darren la retint avant qu’elle ne
s’éloigne, agacé par les regards posés sur elle, qui ne correspondaient pas du tout à ses attentes
mauvaises.
— Va chercher à ta Lady de quoi se nettoyer. Et tu es priée de ne pas oublier la révérence.
La révérence. Le mot avait résonné dans la salle, répété par une succession de murmures. C’était un
geste fort, surtout obligé ainsi. Hilda devait se soumettre à Adrastée.
Rouge d’humiliation, l’Écossaise avait fini par se plier avec raideur devant la Française, les yeux
emplis de haine. Droite, le visage fermé et magnifique, Adrastée n’avait pas esquissé le moindre
mouvement, princière.
Aussi irrité par la méchanceté d’Hilda que par la brusque froideur de son épouse, Darren avait laissé
libre cours à sa colère.
— Au cas où certains d’entre vous ne l’auraient pas compris, Adrastée est ma femme. Elle est la Lady
MacLennan à présent. Le premier qui lui manque de respect me manque de respect à moi, et au clan tout
entier. Suis-je clair ?
Ils avaient tous hoché la tête dans un bel ensemble, désireux de voir l’ombre auréolant leur Laird
disparaître.
Sans plus de cérémonie, Darren avait posé sa main dans le creux du dos d’Adrastée, geste aussi
équivoque que la révérence, et l’avait raccompagné à leurs appartements pour qu’elle se change. Il
n’avait que faire d’avoir envoyé Hilda pour rien. Il avait patienté le temps nécessaire avant de la
raccompagner à table pour manger à ses côtés.
À ses coups de coude répétitifs, il avait bien compris qu’elle n’avait pas du tout apprécié qu’il la défende
ainsi. Elle était une femme de caractère, qui savait parfaitement faire face à ce genre de mesquineries.
Toutefois, il n’avait pu s’en empêcher. Il voulait que les siens la respectent.
Il avait chargé Morag de s’occuper du château quelques heures pour qu’Adrastée puisse sortir prendre
l’air avec les enfants. Au lieu de profiter de ce temps pour entraîner ses hommes, il était là, penché en
haut de son château à contempler une femme qu’il essayait vainement de comprendre.
— Cela fait bien longtemps que je n’ai pas vu un tel sourire sur ton visage.
Darren tressaillit. Il n’avait pas pour habitude qu’on le surprenne, surtout dans une situation pareille. Il
se redressa, essayant de retrouver une expression neutre.
— Ne fais pas semblant. Je sais que tu l’admirais. Il n’y a pas de honte à cela.
— De quoi es-tu venu me parler ?
Roddy retint un soupir. Son frère parlait rarement de ses sentiments. Et vu que c’était la première fois
qu’il le voyait aussi épris d’une femme, il doutait qu’il se confie à lui.
— Un messager vient d’arriver de Port nan Long. Les MacAulay ont attaqué deux fois en une semaine,
ce qui est peu habituel.
— Des victimes ?
— Seulement des blessés. Heureusement qu’ils avaient déjà reçu de nouvelles armes.
— Ce n’est pas encore assez. Nous avons des armes, des peaux et des bêtes arrivées du continent ce
matin. Je les acheminerai demain à Port nan Long.
— Souhaites-tu que je garde un œil sur Adrastée en ton absence ?
— Non. Je l’emmène.
— Vraiment ?
— Vraiment. Même si je ne resterais qu’une nuit, je veux qu’elle découvre notre île.
— Pourquoi rentrer si vite ?
— Je ne l’ai pas dit à Adrastée pour lui faire la surprise, mais son père vient lui rendre visite dans trois
jours, pour son anniversaire. Il faut donc que nous soyons à Lochmaddy pour l’accueillir.
— Soit. Je garderais donc le château en votre absence.
Darren lui frappa l’épaule, fraternel, avant de rentrer. Roddy s’attarda, le vent jouant avec ses cheveux
noirs. Il laissa son attention vagabonder, jusqu’à ce qu’elle se focalise sur Adrastée qui riait. Un drôle de
pressentiment l’envahit, le faisant déglutir avec angoisse.
***
Allongés dans leur lit, le corps couvert d’une sueur suave due à des ébats intenses, Adrastée caressait
le torse de Darren du bout des doigts. À peine éclairé par une bougie, le visage de son mari était tout en
angles. Ses cils noirs caressaient ses joues, papillonnant légèrement tandis qu’il s’endormait.
— Darren ?
— Hum ?
— Je voulais vous dire… Je suis au courant pour votre père et votre frère.
Contre elle, son corps musculeux se contracta violemment.
— Morag m’a raconté votre histoire, poursuivit-elle, déterminée à dire ce qu’elle avait sur le cœur. Je
suis sincèrement désolée. Je n’imagine pas à quel point cela a été douloureux.
Il se tourna vers elle, ouvrant des yeux bleus embués. De sommeil ou de larmes ? Elle ne parvenait
pas à imaginer son mari pleurer.
— Ils me manquent. Chaque jour. Mais j’ai appris à faire avec. Je n’ai pas eu le choix. Au lendemain de
leur décès, j’étais Laird. J’ai dû surmonter ma peine très vite pour que les miens survivent.
— Regrettez-vous d’être Laird ?
Du bout des doigts, elle effleura son menton, dessinant l’arête ciselée de sa mâchoire.
— Je ne sais pas si l’on peut parler de regret. Je regrette mon père en tant que Laird. Je regrette que
mon frère Derrick ne l’ait jamais été, lui qu’on a élevé dans ce but toute sa vie. Je regrette qu’ils ne soient
pas là tous les deux pour me dire si je suis à la hauteur.
— Vous l’êtes. J’en suis persuadée.
Elle prit son visage en coupe dans ses mains et l’embrassa doucement. Il était rare qu’elle prenne
l’initiative de le toucher, et quand cela arrivait, il se sentait si bien.
— Dormons à présent. Nous avons une longue journée qui nous attend demain.
Son ton autoritaire le fit rire. Avant qu’elle n’ait pu s’esquiver, il la tira vers lui et la serra contre son torse,
pour qu’ils demeurent enlacés toute la nuit.
Chapitre 25
— Je dois quoi ?
Le cri strident d’Adrastée fit froncer les sourcils du Laird et frissonner toutes les bêtes autour d’eux.
— Vous devez monter dans la carriole. Il n’y a pas d’autres solutions.
— Mais je sais monter à cheval !
— Les femmes ne chevauchent pas comme les hommes.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit. Je sais monter en amazone.
— En quoi ?
— Avec les deux jambes du même côté !
— Vous ne pouvez tenir ainsi.
— Évidemment, puisqu’ici vous n’avez pas les selles adaptées ! J’ai chevauché avec Catherine de
Médicis en personne, c’est elle qui a permis aux femmes d’être mieux installées !
— Avec qui ?
Elle leva ostensiblement les yeux au ciel.
— Catherine de Médicis, Reine de France. La mère de François, l’époux de Mary Stuart, votre Reine.
— Ah.
La petite leçon d’histoire passait bien au-dessus de la tête de Darren. Le soleil était levé depuis une
heure, toutes les mules chargées, les chevaux attachés, prêts à partir. Il ne manquait que la Lady, les
mains sur les hanches, rechignant à monter dans la carriole.
— Puisque nous n’avons pas les selles…
— Laissez-moi monter comme un homme.
— Hors de question, gronda-t-il en l’attrapant par la taille pour la monter dans la carriole, directement
dans la paille. Aucun homme autre que moi ne peut voir vos jambes. Vous voyagerez ainsi, Milady.
Alors qu’elle vociférait en français, il se dirigea vers son cheval et monta. Il inspecta tous ses hommes
puis donna l’ordre de partir. Après avoir dépassé le village de Lochmaddy, il regarda par-dessus son
épaule. Dans la plus grande des carrioles, Adrastée reposait assise sur une meule de paille, les bras
croisés sur la poitrine et l’air boudeur. Voir l’aristocrate si prétentieuse et imbue de son apparence dans
une telle position le fit éclater de rire.
Adrastée devint rouge écarlate.
— Riez Laird, riez ! Vous rirez moins quand je serai descendue !
Cela ne l’empêcha nullement de continuer, l’image étant bien trop cocasse.
Les quatre heures de voyage se déroulèrent dans la bonne humeur. Même s’ils partaient aider leurs
frères à se défendre contre les MacAulay, les MacLennan riaient et chantaient, emportés par l’allégresse
grandissante qui s’emparait de leur île. L’odeur de jours meilleurs était de plus en plus forte et enivrante.
Ils arrivèrent à Port nan Long à l’heure du déjeuner. En les apercevant, les enfants se mirent à hurler et
à courir dans tous les sens.
À peine descendu de cheval, Darren fut englouti sous les accolades. Qu’elles soient masculines ou
féminines, elles étaient toutes empreintes d’une sincérité et d’un soulagement évident. Adrastée ne
pouvait dissimuler sa surprise et son envie.
La remarquant à l’écart, il finit par la rejoindre. Il l’enlaça et la descendit de la carriole.
— Comptez-vous toujours vous venger ? glissa-t-il à son oreille.
Un frisson la secoua.
— Présentez-moi.
Elle appréhendait tout en désirant cette rencontre. Ces gens savaient qui elle était, ils avaient sans
aucun doute entendu parler d’elle, mais ils ne la connaissaient pas. Elle avait appris quelques us des
Highlands et voulait faire bonne impression. Elle souhaitait devenir la Lady dont tous avaient besoin.
Tout fut très flou. Adrastée dit bonjour en gaélique un nombre incalculable de fois, serrant quelques
mains, saluant avec un sourire, acceptant des révérences agréables. Rapidement, les femmes
l’attrapèrent par le bras pour la faire visiter tandis que les hommes s’entretenaient au sujet des MacAulay.

Elles lui montrèrent plusieurs demeures chaleureuses où on lui servit généreusement à manger.
Même si certaines femmes restaient à l’écart, visiblement écœurée de recevoir la Française, d’autres
s’empressaient auprès de leur nouvelle Lady, l’ensevelissant sous une montagne de questions
auxquelles elle peinait à répondre. Après avoir mangé plus que nécessaire, Adrastée fut emmenée sur la
côte. Des MacLennan de son âge lui montrèrent où ramasser des fruits de mer, lui parlèrent de leur
quotidien et lui apprirent le nom des iles que l’on apercevait au loin. Les terres des MacAulay, dont l’ile
qu’ils avaient volée aux MacLennan.
Leur monde est si territorial…
La Lady se laissa happer par l’ambiance, adorant rapidement ces femmes de caractère qui la
considéraient comme leur égale. Elle ne souhaitait pas être leur supérieure. Plus maintenant. Elle avait
bien retenu la leçon. Elle avait appris à respecter ces femmes aux journées si difficiles, à la vie
douloureuse. Combien d’entre elles avaient perdu un père, un mari, un frère, un fils, dans la guerre qui
les opposait aux MacAulay et aux MacDonald ? Elle n’osait même pas l’envisager.
Alors que le jour déclinait sur cette journée intensive, Adrastée retrouva Darren dans une grande
chaumière, au centre du village. Une femme âgée venait de déposer un potage devant le Laird. Ses traits
ridés et bourrus lui rappelèrent quelqu’un.
— Adrastée, je te présente Marge, la sœur aînée de Morag. Marge, voici mon épouse.
— La fameuse. Enchantée, Milady, installez-vous.
La maîtresse de maison repartit en cuisine tandis qu’Adrastée s’installait près de Darren. Il dégagea
son visage d’une mèche blonde échappée, geste si habituel qu’il ne le remarquait même plus. En
revanche, un léger sourire flotta sur les lèvres d’Adrastée.
— Avez-vous passé une bonne journée ?
— Merveilleuse. Le village est magnifique, et j’ai beaucoup appris, répondit-elle dans un gaélique
appliqué qui le fit sourire.
Il avait remarqué que plus elle s’immergeait, plus elle parlait bien. C’était comme si son esprit
imprimait les sonorités pour ensuite les ressortir. Il était époustouflé.
— Tant mieux. Je suis fier de vous, mo bhean.
Sachant à présent qu’il l’appelait « ma femme », elle rougit de plaisir. L’intimité entre eux était de plus
en plus facile, ce qu’elle n’aurait jamais cru possible avec cet homme si mystérieux.
— Milady, voici votre…
— Darren !
Ian entra en trombe dans la chaumière, faisant rebondir la porte avec fracas. Le Laird était déjà sur ses
pieds, l’épée à la main.
— Que se passe-t-il ?
— Nous sommes attaqués ! Des MacAulay, en provenance de Berneray.
Sans plus attendre, Ian repartit, hurlant à pleins poumons pour réunir les hommes. Darren se pencha
vers Adrastée et l’attrapa durement par la nuque.
— Ne bouge pas d’ici, quoi qu’il arrive.
Son visage était devenu acier et fureur. C’était comme s’il était un autre homme. Toute l’ombre qu’il
possédait dans son corps immense et musculeux jaillissait de tout côté, inondant la pièce. Il dégageait
une telle détermination, un tel calme guerrier… Il était une force de la nature que rien ne pouvait arrêter.
Effrayée et fascinée, Adrastée sentit son cœur chavirer dans sa poitrine.
— Reste avec les femmes, vous êtes en sécurité ici. Et si je ne revenais pas… Tout ce qui est à moi est
à toi, et les MacLennan seront toujours ton foyer.
Il écrasa ses lèvres d’un baiser brûlant avant de partir en courant. L’épée au poing, il courrait vers la
bataille, le corps secoué par ces mots qu’il avait été incapable de dire.
***
Tremblante, Adrastée faisait les cent pas. La chaumière était pleine de MacLennan apeurées qui se
serraient près du feu, cousaient ou s’occupaient des enfants à l’étage. La maison de Marge était au
centre du village, facile à protéger et assez grande pour accueillir tout le monde, même à l’étroit. Cela
n’empêchait pas la Lady de bouger dans tous les sens, incapable de contenir sa terreur.
Et s’il ne revenait pas ?
Pourquoi avait-elle si peur ? C’est vrai, après tout, ils se connaissaient à peine. Tout ceci était un
mariage arrangé, la seule solution pour la protéger. Elle faisait son devoir d’épouse et de femme.
Pourtant, elle n’était plus convaincue par ses propres arguments. Ce qu’elle éprouvait auprès de
Darren… depuis le tout premier jour… c’était très loin d’être de l’indifférence. Quand il la regardait, quand
il lui parlait, quand il la touchait… Non, il lui était inconcevable de vivre sans lui.
Au souvenir de son départ, elle frissonna. Il avait été différent de l’homme attentionné lors de leur
réunion de gestion du clan, ou passionné dans l’intimité de leur chambre. Comment cet homme pouvait-
il posséder tant de facettes ? Comment parvenait-il à l’effrayer, l’énerver et la troubler ? À la surprendre, la
blesser et la réconforter ? Ce grand Highlander ombrageux était une énigme qu’elle ne parvenait pas à
résoudre.
Tandis que le son des voix devenait un brouhaha indistinct, Adrastée marchait sans but, la peur au
ventre.
***
Darren abattit son épée de toutes ses forces, faisant gicler du sang chaud dans les airs. Les éclats de la
lune se reflétèrent un instant dans les yeux du MacAulay, qui s’écroula au sol. Mort.
Le Laird tourna sur lui-même, à l’affût d’un autre assaillant.
— Ian ?
— Ici.
Il le rejoignit à quelques mètres de là, près de Fursy, grièvement blessé à la jambe.
— Nous les avons tous eus ?
— Oui. Seuls deux ou trois ont fui chez eux.
— D’autres blessés ?
— Légers oui. Mais Fursy est notre priorité.
— Ramenez-le immédiatement. Marge et Patty se chargeront de lui.
Plusieurs hommes se précipitèrent pour soulever le blesser, dont Ian avait bandé la jambe. Il prit la tête
de la troupe, déterminé, tandis que Darren faisait le tour du champ de bataille.
La clairière était autrefois paisible, et l’herbe verte. Seul le bruit du ressac résonnait à présent, après
celui de la mort. Le Laird détailla les cadavres sans émotion, sans regret.
Pour mon clan.
Il se le répétait après chaque assassinat, après chaque coup d’épée sur un parfait inconnu. Il devait se
le dire, pour se souvenir qu’il n’était pas un monstre. Qu’il n’avait simplement pas le choix.
Il recruta dix de ses hommes et renvoya les autres aux villages. Ils réunirent les corps et les enterrèrent
proprement, dans un petit vallon reculé où personne n’irait plus. La nuit était déjà bien avancée quand ils
reprirent la direction du village, épuisés.
À peine passées quelques maisons, la voix d’Adrastée brisa le silence.
— Darren !
Elle courut vers lui et ne lui laissa même pas le temps de comprendre avant de bondir dans ses bras et
de l’embrasser à pleine bouche. Confus et fatigué, il s’abandonna à cette étrange étreinte. Un
soulagement indicible l’envahit en humant son odeur, en caressant ses cheveux, en goûtant sa peau.
Adrastée.
— Mais ce sang… tu es blessé ?
Il retint un sourire du tutoiement, qui lui était venu sur le coup de l’émotion.
— Non, juste quelques hématomes. Rassure-toi. Rentre chez Marge, je vais aller me nettoyer.
Elle opina lentement et recula avec réticence. Sans un mot de plus, il partit vers la mer. Une colère
sans nom l’envahissait, lui coupant le souffle.
Pourquoi avait-il fallu qu’elle fasse une telle effusion pour si peu ? Tous ses hommes l’avaient vu. Ils
allaient le trouver faible. Et puis, quels étaient tous ces sentiments qui l’avaient envahi en la retrouvant, ce
débordement intempestif ? Ce n’était pas lui tout cela. Il devait garder la tête froide pour son clan, pas être
totalement déstabilisé par le moindre geste de sa femme.
Il plongea dans l’eau froide la tête la première, cherchant des réponses à ses questions, un semblant
de paix. Pourquoi ? Pourquoi sa vie avait-elle aussi radicalement changé avec l’arrivée de ce petit bout
de femme tempétueuse, intelligente et belle ? Il n’avait jamais voulu cela.
Ce n’était pas tant perdre la vie qui l’avait inquiété. C’était ne jamais la revoir.
Il resta à se baigner un moment sous l’attention paisible de la lune, son esprit vagabondant d’une
pensée à une autre. Frigorifié et suffisamment épuisé comme cela, il décida de rentrer. Il frissonna
violemment en traversant le village endormi.
En entrant, il découvrit Marge devant le feu. Même si elle n’avait pas la poigne de fer de Morag, elles
n’en étaient pas moins sœurs pour autant. Marge gérait Port nan Long depuis des années, et tous la
respectaient. Darren la connaissait depuis toujours, et la considérait au même titre que Morag comme un
membre de sa famille.
Ils demeurèrent un instant à se jauger du regard. C’était comme s’il la défiait de lui dire ce qu’elle
pensait. Mais les Écossaises ne sont pas du genre à contenir leur langue.
— Je sais que tu vas trouver cela bien étrange, Darren, mais tous les hommes ont besoin d’une
femme à aimer. Même toi.
Elle ne lui laissa pas le temps de lui répondre, quittant la pièce pour retrouver sa chambre.
Soupirant à cette remarque énigmatique typiquement féminine, il monta l’escalier sans faire de bruit.
En poussant la porte, il découvrit toutes les bougies allumées et Adrastée qui l’attendait, assise au bord
du lit. Elle se leva, dévoilant sa légère robe de nuit et ses cheveux blonds défaits. Il retint son souffle.
— Vous êtes trempé.
Il acquiesça et se dirigea vers ses affaires, posées dans un coin de la pièce. Il enleva tous ses
vêtements, le dos tourné à elle, avant d’enfiler une ample chemise. Il s’assit au bord du lit.
Ressentant sa tension, Adrastée monta à genou sur le lit sans oser l’approcher.
— Adrastée ? finit-il par rompre le silence.
— Oui ?
— Pourquoi êtes-vous mariée avec moi ?
Elle sentit sa gorge se serrer en l’entendant la vouvoyer à nouveau.
— Je vous demande pardon ?
— Pourquoi votre père vous a-t-il mariée à l’étranger, si loin de la France ? Pourquoi avez-vous dû
concéder à un mariage en dessous de votre condition ? Pourquoi ?
Il se retourna. Ses yeux bleus irradiaient tant qu’elle crut être percutée de plein fouet. Elle recula
légèrement sur le lit, intimidée par sa corpulence. Ce corps qui la chérissait dans les draps lui inspirait
soudain de la crainte.
— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— Tout, Adrastée. Absolument tout.
Sa gorge se noua. Il était temps. Elle ne pouvait plus lui mentir, pas après tout ce qui était arrivé entre
eux, pas après ce soir où elle avait eu si peur qu’il ne revienne pas. Il était son mari, c’était un fait
immuable. Elle lui devait la vérité.
— Dans ce cas…
Chapitre 26
Adrastée passa sa main dans ses cheveux comme pour les démêler, alors qu’elle l’avait fait une
dizaine de fois en l’attendant.
Elle ne pouvait plus revenir en arrière. L’heure des révélations était venue.
— Comme vous le savez déjà, je suis Comtesse de Nemours, fille d’un des plus riches, puissants et
influants noble de France. Son unique fille. En plus de l’attention naturelle engendrée par mon rang, ma
beauté a été remarquée et admirée très jeune. Vous savez également que j’ai des facilités avec les
langues, ce qui m’a valu d’être une traductrice de choix pour le Roi François II, et même son père avant
lui.
— Où voulez-vous en venir, Adrastée ?
Il peinait à imaginer cette femme de la haute société maintenant qu’il avait vu derrière le masque.
— Ce que j’essaye de vous dire, c’est que je n’étais pas n’importe qui à la cour de France.
— Raison de plus pour rester y vivre.
— Oui, c’est ce que je croyais. C’est ce qui aurait dû être.
« Dès l’instant où j’ai eu mes formes de femme, les hommes m’ont désirée. Le regard qu’ils portaient
sur moi s’est modifié, et ma vie avec. Le jour de mon douzième anniversaire, trois hommes ont
demandé ma main à mon père. C’était surprenant mais pas incroyable au vu de notre fortune. Mon père a
décliné, assurant que j’étais trop jeune. Même si aux yeux de la cour, j’étais bonne à marier, mes parents
voulaient me garder auprès d’eux.
« Quelques mois se sont écoulés, d’autres demandes se sont ajoutées aux premières, toutes
aimablement écartées. Et puis, ma mère est tombée malade. »
Sa voix se brisa, faisant frissonner le Laird. Il ne s’était pas attendu à ce qu’un tel sujet soit abordé.
— Elle est morte en deux mois à peine. Tout est allé très vite. Tout s’est brisé en moi. L’enfant sage, la
jeune fille discrète. Pour noyer mon chagrin, je me suis mise à me rendre aux bals, à faire des apparitions
à la cour. Peu à peu, j’ai pris ma place, m’imposant partout où j’allais. Adrastée de Nemours. Ce simple
nom faisait se retourner une salle entière. Ce nom que j’avais forgé pour en oublier un autre.
Elle essuya prestement une larme sur sa joue, se refusant à cette douleur vieille de cinq ans.
— Bien sûr, les demandes en mariage n’ont été que plus nombreuses. Je me parais de robe et de
bijoux étincelants, je souriais et tous tombaient sous mon charme. Peu importe leur âge ou leur
nationalité. Certains étaient même prêts à renier leur épouse pour moi. Ils ne tarissaient pas d’éloges sur
ma beauté. Ils n’hésitaient pas à me faire des cadeaux au prix exorbitant ou à demander ma main à mon
père des dizaines de fois.
Au lieu de trouver cela cocasse, Darren s’en sentit passablement irrité. Imaginer tous ces hommes
tourner autour de sa femme crispait ses poings meurtris.
— Même s’il était puissant, mon père voulait que je choisisse mon mari, de préférence le plus tard
possible. Moi-même, je ne souhaitais pas quitter ma famille. Devenir une épouse allait me donner
beaucoup de responsabilités et de contraintes. Alors, j’ai attendu, profitant de ma notoriété de célibataire
la plus convoitée du pays.
« Les années sont passées, sans qu’aucun homme ne me plaise vraiment. Ils ne voyaient que ma
beauté, pas la femme que j’étais derrière. Ils me voulaient pour m’exposer tel un trophée, et aussi pour
avoir de beaux enfants. Avec trois frères, aucun ne doutait que je mette au monde un héritier.
« Tout a basculé il y a quelques mois de cela, à un bal à la cour organisé en l’honneur de nos
nouveaux souverains. Je dansais comme à l’accoutumée quand une tension a traversé la salle.
Surprise, j’ai cherché à comprendre quel évènement secouait l’aristocratie tout entière, quand j’ai vu cet
homme. Âgé, bedonnant et, au vu de son apparence, extraordinairement riche. Quand j’ai croisé son
regard… j’ai senti un frisson glacial me parcourir. Je n’ai jamais eu aussi peur de toute ma vie. »
C’était vrai. L’attaque des MacAulay chez la Vieille Alba l’avait effrayée, mais rien de comparable à ce
jour-là. Cet homme lui avait fait éprouver une terreur glacée, ténébreuse, qui s’était insinuée jusqu’au
fond de son âme.
— Il a traversé la salle directement vers moi et m’a demandé une danse. Devant tous, je n’ai pas pu
refuser, même alors qu’il me répugnait. Il a engagé la conversation avec élégance, me parlant de ses
récents voyages, de sa fortune, de ses valeurs. Il s’est beaucoup intéressé à moi. J’étais mal à l’aise, je
détestais ses mains sur moi, mais je ne pouvais me soustraire. Pas devant toute la cour. Même si j’étais
une noble, je n’en restais pas moins une femme. Je ne pouvais lui manquer de respect.
« Puis, est venu l’instant où il m’a demandé mon nom. J’ai été choquée. J’étais persuadée qu’il savait
qui j’étais, surtout qu’il était français. Quand je lui ai répondu, son visage s’est décomposé et il m’a
laissée au milieu de la salle. Terrifiée, j’ai cherché mon père du regard. Quand j’ai vu sa fureur, j’ai
compris que cet homme ne lui était pas étranger.
« C’était le Duc Louis d’Aquitaine, le pire ennemi de mon père. Je ne me souvenais pas de lui, car il
avait quitté la France quand je n’avais qu’une dizaine d’années. Nos deux familles se haïssaient depuis
la nuit des temps pour des histoires de rivalités financières et territoriales. Des choses que vous pouvez
aisément comprendre. »
Darren acquiesça. Sa famille était en guerre contre les MacAulay et les MacDonald depuis des
années. Les querelles françaises lui paraissaient moins sanglantes et plus prétentieuses.
— L’histoire aurait pu en rester là si je n’avais pas tant plu au Duc. À chaque bal, il venait me
quémander des danses, m’accaparer et me faire la cour. Il avait l’âge de mon père, une fortune colossale
et aucun héritier. Depuis qu’il était rentré, tous n’avaient que son nom à la bouche.
« Bien sûr, on aurait pu croire qu’avec un tel égo, il ne se serait jamais abaissé à demander ma main à
mon père. Et pourtant. Il l’a fait, et pire encore. Il a laissé entendre que notre union mettrait fin à des
décennies de rivalités. L’idée était alléchante, particulièrement pour le Roi François, qui pourrait ainsi
apaiser les tensions entre deux de ses plus grands nobles. Mon père lui-même était tenté par le principe,
mais pas par les faits. Il a catégoriquement refusé de m’offrir à cet homme qu’il abhorrait de tout son être.
Je le remercie chaque jour pour m’avoir fait passer avant le bien de notre famille et de la France. Malgré
tout ce qu’il s’est passé ensuite. »
Elle détourna légèrement la tête, comme si elle ne voulait être observée pendant cet aveu.
— Quelques semaines plus tard, alors que j’avais totalement oublié cette histoire, j’ai reçu un
message de ma meilleure amie, Lorène. Elle me priait de la rejoindre dans les jardins du château pour
une promenade. Nous en avions souvent l’habitude quand nous y séjournions. Je me suis préparée
dans l’instant pour sortir prendre le soleil. J’adorais ces jardins, je pouvais m’y promener des heures.
C’est ce que nous aurions fait ce jour-là, si c’était Lorène qui m’avait envoyé ce message.
« Le Duc m’a attrapée sans que je le voie venir et m’a plaquée contre un arbre. J’étais si terrifiée que je
n’ai même pas cherché à hurler. Il m’a dit d’accepter de l’épouser, ou qu’il me ferait sienne. J’ai refusé. Il
a commencé à tirer sur ma robe, à soulever mes jupons, il a touché mes jambes, il… »
Adrastée retint un sanglot.
— Je me suis débattue de toutes mes forces, et grâce au Ciel, j’ai réussi à lui échapper avant qu’il ne
me corrompe. Je n’ai jamais couru aussi vite de ma vie.
Darren se leva d’un bond et alla se poster près de la fenêtre. Il avait besoin d’air frais. L’odeur iodée de
la mer ne lui apporta aucun apaisement.
— Le Duc a fait parvenir un message à mon père. Si je n’acceptais pas de l’épouser d’ici un mois, il
répandrait la rumeur qu’il m’avait faite sienne, et que j’étais corrompue. Si je n’acceptais pas sans
scandale, avec, j’y serais forcée, pour mon bien et celui de ma famille. Mes frères étaient fous de rage et
voulaient le défier à l’épée. Mon père, dans toute sa sagesse, est parvenu à les retenir. Le scandale
n’aurait été fait que plus tôt.
« Dès lors, il a été question de me trouver un mari, dans les plus brefs délais et la plus grande
discrétion. Les hommes qui me convoitaient depuis des années, avec une belle fortune et beaucoup
d’honneur, étaient privilégiés. Parmi eux, certains amis de mon père étaient prêts à m’épouser même si
le Duc faisait scandale. Mon père était occupé à tout organiser quand… »
Darren serra fort le rebord de la fenêtre. Le bois craqua.
— Quand quoi, Adrastée ?
— J’étais à un bal comme un autre. Une petite fête avec des amies. Tout se déroulait à merveille ce
soir-là. Je savais que je serais mariée dans deux jours à peine. J’appréciai Victor, même si je ne l’aimais
pas. Il allait faire un bon mari, et un bon père. Voilà les pensées qui me traversaient l’esprit ce soir-là,
tandis que je profitais de mon dernier bal en tant que jeune fille. Tout semblait aller pour le mieux, la vie
avait repris son cours.
« Jusqu’à ce qu’une poigne ne m’attrape et ne me tire à l’écart. Jusqu’à ce qu’une main enserre ma
nuque et que le Duc me souffle à l’oreille : “Si je ne peux pas t’avoir, personne ne t’aura.” »
Darren n’était pas certain de comprendre. Cet homme l’avait violenté ?
— Il a serré, serré si fort… Je ne voyais plus rien, je ne parvenais plus à bouger, tout était ralenti… Je ne
pouvais plus…
— Adrastée…
Elle fit volteface. Ses yeux gris baignés de larmes rappelaient un ciel de pluie. Lentement, elle
repoussa son épaisse chevelure et dégagea sa nuque. Elle se positionna de sorte que la lumière de la
bougie caresse le creux gauche de son cou. Une légère cicatrice courrait sur sa peau de perle. Il ne l’avait
jamais remarqué auparavant.
— C’est mon frère Maximilien qui m’a retrouvée. Le Duc avait serré si fort qu’il m’avait enfoncé mon
collier dans le cou.
Darren leva la main comme pour effleurer la marque, et se retint. Quelle force fallait-il pour enfoncer
un bijou dans la peau ? Beaucoup trop pour ne serait-ce que l’imaginer.
— Le lendemain, la mort de Victor était sur toutes les lèvres. On disait qu’il avait succombé à une
attaque. Mais moi, je savais. Nous savions tous. Le Duc n’avait fait planer aucun doute. S’il ne pouvait
m’avoir, personne ne m’aurait. C’est à cet instant que mon père a pris la décision…
— De vous marier le plus loin possible de la France.
— Exactement.
Darren se leva et se mit à arpenter la pièce. Il ne parvenait plus à réfléchir.
— Avec l’aide de Mary Stuart, il vous a trouvé. À peine une semaine avant mon départ, la rumeur était
déjà répandue : on disait que le Duc d’Aquitaine m’avait faite sienne, et que seul un mariage pourrait
sauver l’honneur de ma famille.
Darren marchait, tournait, grondait, serrait les poings. Comment cela avait-il pu lui arriver ? Qu’un
homme ait osé poser la main sur elle…
— Ma vie est ironique, vous ne trouvez pas ? ricana-t-elle dans un trait d’humour forcé pour dérider
son époux. J’ai passé toute ma vie à plaire à tout le monde, et en arrivant ici, je ne plaisais à personne.
Quoique, le pire, c’est que j’ai fui le déshonneur d’un rapport hors mariage que je n’avais pas eu, et que
quand je suis arrivée ici, vous étiez persuadé que j’étais impure.
Le Laird lui tourna le dos. Il était encore plus perdu qu’un instant plus tôt. Alors comme ça, Adrastée
l’avait épousée pour échapper à un homme horrible, et peut-être même, à la mort ? C’était à la fois un
compliment pour lui et un déchirement. Il ne savait plus que penser de cette union.
Ils n’auraient jamais dû se rencontrer. Sans un concours de circonstances, ce mariage n’aurait jamais
été et maintenant… il ne pouvait pas ne pas être.
Avant qu’il n’ait le temps de prendre conscience de ses gestes, il la souleva et la plaqua contre le mur.
Il écarta ses jambes graciles et les passa autour de ses hanches. Choquée, Adrastée l’observait sans
comprendre, le visage pâle.
— Tu es mienne.
Il prit possession de ses lèvres. Le baiser n’avait rien de patient. Darren voulait l’avoir tout contre lui,
effacer ces images terribles, renforcer ce lien intense. Ce qu’il éprouvait n’était ni simple ni tendre. C’était
une passion brute, embrasée, sauvage. Une bête féroce grondait dans sa chair, appelant celle
d’Adrastée.
Elle était tout, et il avait du mal à l’accepter. Il avait trop conscience de ce que cela signifiait.
Il ne pouvait plus vivre sans elle.
Il passa ses mains sur ses courbes, adorant la rondeur de ses seins et la finesse de ses hanches.
Emportée par la même passion dévorante que son mari, Adrastée se laissa aller dans ses bras,
savourant cette étreinte.
Darren l’assit sur une commode et se mit à genou. Sans plus attendre, ses lèvres rencontrèrent le
bouton de chair d’Adrastée et le sucèrent avec force, lui arrachant un gémissement aigu. Les mains sous
ses fesses, qu’il massait doucement, il lécha son intimité avec application, faisant naître un plaisir sourd
en elle.
Sentant qu’elle était au bord de l’extase, il inséra un doigt dans sa chair et la fit jouir avec force. Vif, il la
rattrapa alors qu’elle glissait, tremblante et désorientée. Il l’assit tendrement sur le lit en embrassant son
visage.
Revenant à elle, Adrastée lui rendit ses baisers et lui retira sa chemise. Son mari se redressa, prêt à
l’allonger sur le lit, quand elle se retrouva face à sa virilité.
Elle ne l’avait jamais vu d’aussi près. Même s’ils faisaient l’amour, elle était toujours impressionnée
par cette hampe de chair qui parvenait à entrer en elle. Elle l’avait effleurée quelques fois, timide et
curieuse. À présent, tous ses sens étaient décuplés par l’envolée voluptueuse qu’elle venait de vivre.
Elle caressa les deux bourses avant de saisir le sexe de son mari. Statufié, celui-ci osait à peine
respirer. Elle entreprit un léger mouvement de haut en bas. Darren gémit, la faisant s’écarter.
— Non, je…
Elle recommença, appliquée. Le plaisir qu’elle prodiguait à son mari était évident, et lui faisait plaisir à
son tour. C’était d’une intimité telle… elle ne parvenait même pas à réaliser.
Soudain, une idée traversa son esprit. Et si… ? Mais non. Enfin, cela était-il possible ? Après tout, si lui
le lui faisait…
Elle déposa un baiser sur sa hampe. Darren trembla violemment. Elle se recula pour croiser son
regard. En la découvrant rouge d’excitation et de timidité, il déglutit difficilement.
Il ne savait que lui dire, que faire. Il ne voulait pas la brusquer, même s’il mourait d’envie qu’elle le
fasse.
Doucement, elle glissa le bout de son sexe entre ses lèvres. Elle n’aurait jamais cru la peau si soyeuse
ni la sensation si agréable. Elle l’entra un peu plus, jusqu’aux limites de sa bouche. Alors seulement, elle
le retira, jouant de ses lèvres et de sa langue, adorant posséder son mari, le dominer.
Elle continua sa découverte, tendrement, sensuellement. Darren caressait ses cheveux, la tête
rejetée en arrière tandis qu’elle lui prodiguait un plaisir sans commune mesure. Alors qu’elle accélérait
la cadence, lui arrachant un cri, il se retira.
— Je te veux.
Il lui retira sa robe, l’allongea sur le lit et la pénétra d’un mouvement ample. Elle poussa un cri de joie et
se mit à mouvoir des hanches au même rythme que lui.
Soudain, elle inversa les rôles, le chevauchant. Avec ses cheveux en bataille et sa peau claire, elle
ressemblait à une apparition divine, ainsi nue sur son sexe. Elle entama une danse sur lui, le faisait
gémir. Elle saisit ses cheveux noirs et les tira en arrière pour qu’il la regarde dans les yeux.
— Tu es mien.
Il attrapa ses fesses et rua en elle de toutes ses forces. Ils jouirent dans le même cri de délivrance et
retombèrent l’un contre l’autre, moites et haletants.
Quelques heures plus tard, alors qu’ils avaient fait l’amour deux fois de plus avec une passion féroce,
ils admiraient les rayons du soleil levant à travers les tentures de la fenêtre.
— Il va falloir nous lever, susurra-t-il à son oreille.
— Nous n’avons même pas dormi.
— Le regrettes-tu ?
— Absolument pas.
Elle l’embrassa du bout des lèvres. Brusquement, ses beaux yeux clairs s’écarquillèrent.
— Qui a-t-il ?
— Je viens de réaliser que nous ne sommes pas chez nous.
— Et alors ?
— J’espère que Marge est à moitié sourde.
Ils éclatèrent de rire, tentant d’étouffer les éclats de voix de l’autre avec des baisers.
Chapitre 27
— Adrastée, réveille-toi…
Alourdie par un sommeil agréable, elle s’étira lentement. De grandes mains vinrent caresser ses
cheveux et ses hanches, la faisant gémir.
— Non, ne te rendors pas…
En protestant, elle ouvrit les yeux. Ils mirent plusieurs minutes à s’habituer à la clarté de la chambre.
Darren avait repoussé les tentures de la fenêtre. Embrumée, elle mit un certain temps à reconnaître les
murs de pierre du château.
La journée de la veille avait été éreintante. Privés de sommeil pour des raisons délicieuses, ils avaient
passé la matinée à voir leurs gens, les rassurer et préparer leurs moyens de défense. Fascinée, Adrastée
avait écouté Darren parler d’armes et de stratégie, confiant et fier, le corps encore contusionné de
l’attaque de la veille. Maintenant qu’elle le connaissait davantage, qu’elle savait l’histoire du jeune
homme qui n’était pas censé devenir Laird, elle éprouvait pour lui un respect grandissant, et une forme
d’admiration inconditionnelle.
Après le déjeuner, ils avaient repris la route pour le château de Lochmaddy. Avec moitié moins de
charges, le trajet aurait dû être plus rapide et aisé. Il n’en avait rien été. Un cheval s’était foulé la patte la
première heure, et les provisions d’un autre étaient tombées la troisième heure. Pendant tout cela, une
jeune fille qu’on amenait voir sa tante au château avait vomi à peine montée dans la carriole. Adrastée
s’était occupée d’elle, malgré une certaine répugnance, et s’était appliquée à la rassurer.
Ils étaient arrivés à la nuit tombée, frigorifiés et épuisés. Le temps de tout organiser, Darren était entré
dans leur chambre deux minutes après sa femme. Il l’avait trouvée déjà endormie, enroulée dans une
fourrure, la bouche grande ouverte. Attendri, il s’était blotti contre son dos pour la réchauffer.
— Adrastée…
Elle se tourna vers son mari, penché au-dessus d’elle. Il affichait un air rayonnant et conspirateur qui
l’intrigua.
— Joyeux anniversaire.
Il recouvrit son visage de baisers. Elle passa ses mains dans ses cheveux noirs, abasourdie.
Comment le savait-il ? Et surtout, comme avait-elle pu l’oublier ? Les jours étaient passés si vite.
— Tiens.
Il se recula pour lui poser un plateau précaire sur les genoux. Œufs brouillés, porridge, baies et lait frais.
C’était un petit-déjeuner plus que copieux.
— Merci.
Sous son regard d’un bleu saisissant, elle se sentit soudain gênée et maladroite. Rougissante, elle
mangea avec application. Tout dans l’attitude de Darren l’impressionnait, de son attention trop intense à
son petit sourire pincé guilleret.
— Tu as fini ?
— Oui.
Il lui retira le plateau des genoux puis se dirigea vers la porte.
— Je te laisse t’habiller. Liusaidh est là. À tout de suite.
Il laissa entrer la servante et se retira. Celle-ci rejoignit sa maitresse et éclata de rire devant son air
étonné.
— Joyeux anniversaire, Milady.
En gaélique, la phrase de politesse, festive et encourageante, sonna d’autant plus juste. Soudain
débordante d’énergie, Adrastée se leva d’un bond. S’ensuivit leur petit rituel quotidien : une brève toilette,
l’enfilage de la robe et des souliers, la coiffure. Comme souvent, la servante peinait à attacher
décemment la chevelure blonde, qui tenait rarement la journée entière.
Prise d’une envie soudaine, Adrastée la pria de la laisser un instant. Elle s’agenouilla au chevet de son
lit et sortit son splendide chapelet.
Seigneur, merci pour tout ce que Vous m’avez offert. Particulièrement ces derniers temps. Je n’avais
pas compris, je pensais que Vous me jouiez un drôle de tour… Maintenant, je sais. Je tâcherais de
toujours me montrer digne de Votre présent.
Elle embrassa la croix puis la glissa à son cou, sous sa robe. Elle voulait sentir son poids aujourd’hui, le
froid de l’or entre ses seins. C’était un rappel de sa chance, et une manière d’emmener un peu sa famille
avec elle, en ce jour où ils avaient coutume de se retrouver.
Angoissée et impatiente — que son mari lui réservait-il ? — elle dévala l’escalier en colimaçon et se
heurta de plein fouet à un large torse. Joueur, Darren la fit tomber pour mieux la rattraper, la tête penchée
en arrière dans le vide.
— Ma femme, où vas-tu d’un pas si pressé ?
— Te rejoindre, cher époux.
Ce petit surnom fit parcourir un frisson sur sa peau. Il embrassa son front, la redressa et lui prit la main.
— Suis-moi.
Tels des enfants, ils sortirent du château d’un pas pressé. Les MacLennan les remarquèrent peu, eux
aussi impatients. Tout le monde se dirigeait vers le village.
— Où allons-nous ?
— C’est une surprise. Ils nous ont attendus.
— Attendus pour quoi ?
Il lui lança un regard qui signifiait clairement qu’il ne comptait pas lui répondre. Elle se retint de lui
donner un coup de pied dans la jambe.
Une foule clairsemée et joyeuse s’agglutinait autour d’une maison. En reconnaissant celle d’Ona,
Adrastée fut saisie. La pièce supplémentaire et la réfection du toit avaient grandement amélioré l’état de
la chaumière, et lui donnaient un charme fou. Elle remarqua Ian et Roddy près des ouvriers, ainsi qu’Ona
et un homme large qui devait être son époux, sans oublier leurs six enfants. Sagement alignés, ils
patientaient.
Darren les fit s’avancer en première ligne. Des chuchotements se répercutèrent dans la foule à la vue
de la Lady. Se demandant si elle avait fait quelque chose de mal, elle sentit ses jambes trembler quand
Ona lui sourit.
— Commençons.
La voix de Roddy, posée et douce, imposa le silence. Porteur d’une petite pierre, Ongus s’avança vers
un nouveau mur de la maison et l’inséra dans le léger trou qu’il restait, spécialement prévu à cet effet.
— Togaidh mise chlach,
« Mar a thog Moire da Mac,
Air bhrigh, air bhuaidh, ‘s air neart;
Gun robh a chlachsa a amdhorn,
Gus an ruig mi mo cheann uidhe. »
Fascinée, Adrastée contempla les MacLennan se signer avec déférence. Le souffle de Darren effleura
son oreille.
— Je lèverai la pierre
« Comme Marie l’a soulevée pour son fils,
Par solidarité, vertu et force ;
Que cette pierre soit dans ma maison
Jusqu’à ce que je sois au bout de mon voyage. »
Les mots n’étaient pas entièrement chrétiens, mais sonnaient incroyablement juste. Mélange de
religion et de croyance, ils correspondaient parfaitement à leur petit bout des Highlands perdu dans la
mer.
— Tout ceci, c’est grâce à toi. Tes méthodes ne plairont pas toujours, Adrastée, mais le résultat est là.
Bouleversée, elle accepta les salutations de plusieurs MacLennan, leurs remerciements et leurs
sourires. C’était surtout ce dernier élément qui était incroyable. Ils faisaient plus que la tolérer : ils
l’acceptaient.
Ona vint la remercier, bourrue. Son étreinte fut brève mais d’une sincérité qui lui réchauffa le cœur.
— Ma femme, je vais devoir te laisser, j’ai à faire ce matin. Nous nous retrouvons pour le petit-
déjeuner, j’aurais une surprise pour toi.
Darren déposa un tendre baiser sur ses lèvres, la sortant un peu de sa douce torpeur. Elle n’en revenait
pas de cette journée. Et elle venait à peine de commencer.
Les enfants l’inondèrent de questions et de câlins. Ils étaient survoltés. Accompagnés d’Inès et Sine,
ils se dirigèrent au nord du château, là où les collines verdoyantes et la plage formaient quelques criques
fort pratiques pour jouer à cache-cache. Décidés à faire passer une journée mémorable à leur Lady, les
enfants s’en donnèrent à cœur joie pour la trouver en première.
— Je t’ai trouvée ! hurla Niall pour la troisième fois.
— Tu triches ! s’exclama-t-elle en lui bondissant dessus, si fort qu’ils roulèrent dans l’herbe.
Elle lui fit des chatouilles sur le ventre, le faisant crier grâce.
— C’est la dernière fois, garnement !
— Certainement pas.
Il partit en courant trouver les autres, avec une rapidité qui laissait parfaitement supposer qu’ils
savaient où ils se trouvaient.
L’ayant rejointe dans l’herbe tandis que les enfants se réunissaient, Sine soupira de bonheur.
— Cet enfant vous aime, Milady.
Niall riait aux éclats, sa tignasse brune emportée par le vent. Il portait en lui une lumière, une pureté,
quelque chose d’impalpable et de profondément beau.
— Moi aussi, je l’aime.
— Milady, à vous de compter ! chantonna Inès, la sortant de sa rêverie.
Résignée, Adrastée se cacha les yeux. Elle entama le décompte en criant, pour que sa voix soit portée
par le vent à travers les plaines, par-dessus le bruit du ressac.
Une fois finie, elle se mit en chasse. Cette fois-ci, elle allait rendre la monnaie de sa pièce au
chenapan. Connaissant sa ruse, elle se dirigea vers les falaises les plus proches du château. Avec tous
ces recoins dans la pierre, il avait forcément dû trouver une cachette sûre.
Au détour d’une pierre pointant vers le ciel, une femme apparue en courant.
— Milady ?
— Oui ?
L’inconnue bondit pour lui attraper la main.
— Venez vite, Niall est tombé, il s’est blessé à la jambe.
Le cœur de la Lady tressauta de terreur. Avec ce terrain escarpé, il pouvait avoir fait une chute grave.
Elle se précipita à la suite de la femme brune aux yeux bleus, sans s’étonner de la trouver ici.
Elles dévalèrent un petit chemin de pierre pour arriver dans une crique. Sur la petite plage, aucune
trace de Niall.
Adrastée mit plusieurs minutes à réaliser la présence d’une petite barque, et celle de plusieurs
hommes. Ils portaient des tartans, mais avec de drôles de couleurs…
Ce n’est pas le tartan des MacLennan.
— Qu’est-ce que…
Une violente douleur à la tête la réduisit au silence. Elle sentit son corps tomber, puis il fit noir.
Chapitre 28
Darren marchait à grandes enjambées pressées. Il était en retard pour le déjeuner. Il s’était promis de
rendre cette journée inoubliable à sa femme, et il faisait déjà des faux pas.
Cependant, son retard n’était pas de sa faute. Plusieurs femmes du village étaient venues le prévenir
en panique qu’elles avaient aperçu Muireall. L’ancienne liaison du Laird était de notoriété publique.
Il fulminait de la savoir ici. Il connaissait suffisamment les femmes pour savoir que ce n’était pas de
bon augure. Il était hors de question qu’elle gâche l’anniversaire d’Adrastée. De plus, il avait bien trop
peur de la réaction de son épouse. Muireall était une femme forte et de caractère, mais comparée à
Adrastée, c’était un verre d’eau dans l’océan.
En entrant dans la grande salle, l’absence des enfants fut saisissante de silence. Il poussa un soupir de
soulagement.
Ils ne sont pas encore rentrés.
Soudain, son ventre se noua. Les enfants n’étaient pas du genre à bouder un repas, même pour un
jeu. Il interrogea Roddy et Ian du regard, qui se contentèrent de hausser les épaules.
Un cri derrière lui dressa les poils de sa nuque. Déjà, une partie inconsciente de son être savait que
quelque chose de terrible était arrivé.
— Darren !
Niall entra en trombe, le visage ruisselant de transpiration. Derrière lui, des bruits de pas indiquaient
qu’on le suivait.
— Nous ne retrouvons pas Lady Adrastée !
— Comment ça ?
— Nous jouions à cache-cache, narra-t-il dans un filet de voix, le souffle court. C’était elle qui
cherchait. Nous sommes restés cachés longtemps, à l’attendre. J’ai fini par sortir pour voir si elle ne
s’était pas perdue. Ne la voyant pas, nous nous sommes tous mis à la chercher. Sans succès.
Inès et Sine apparurent, entourées des autres enfants. Elles étaient livides.
— Que tous les hommes se rassemblent ! Nous partons à la recherche d’Adrastée sur-le-champ !
Ils étaient déjà debouts, s’attendant aux ordres de leur Laird. Roddy et Ian vinrent entourer Darren.
— Sine, je veux que les enfants restent dans le château. Inès, va voir Morag, Ellen, Breitis, Ona ou
n’importe quelle femme qui s’entend bien avec mon épouse pour savoir si elle l’a vu.
— Tout de suite, Laird.
— Niall, amène-nous au dernier endroit où tu l’as vue.
L’enfant repartit en courant, aussitôt suivi par les trois hommes.
Darren avait terriblement froid malgré l’effort. Son corps pulsait d’angoisse, portant ses pas plus loin.
Seigneur, où est ma femme ?
Ils arrivèrent près de la mer. Niall lui expliqua où elle s’était arrêtée de compter, puis où il avait cherché.
Avec ces falaises, ces pics rocheux, ces crêtes…
— Et si elle était tombée ? souffla Roddy, formulant la pensée que Darren se refusait à accepter.
Devant l’expression de son frère, Roddy prit les devants. Il envoya Ian chercher des hommes et sortir
des barques, tandis qu’il entreprenait de descendre par les divers chemins, cherchant des traces
d’Adrastée, des indices de son passage.
Par automatisme, Darren le suivit. La stratégie, les leçons qu’on lui avait apprises pour ce genre de
situation, tout cela avait pris le contrôle de son corps. Il fallait qu’il agisse sans pouvoir penser, sans
pouvoir supposer.
Car sinon, il ne tiendrait pas.
Des MacLennan se mirent à passer en bateau tandis que d’autres couraient de tous côtés. Pire que la
cohue, c’était la panique. Il fallait à tout prix retrouver Lady MacLennan, peu importe ce qui lui était arrivé.
Essoufflé, Darren s’arrêta en haut d’un rocher. Il contempla la mer infinie qui s’étendait vers le nord.
Cette mer qu’il avait toujours chérie et qui aujourd’hui peut-être lui avait volé un être cher.
Adrastée…
Il sentit un déchirement dans sa poitrine, qui lui fit poser genou à terre. Dans un combat, il demeurait
debout, qu’importe ce qui pouvait arriver. Là, il était démuni, à l’agonie de ne pas savoir, de ne pas la voir,
de ne pas la protéger.
De ne pas lui avoir dit qu’il l’aimait.
— Darren !
Le cri de Roddy lui parvint de loin à travers le brouillard du déni.
Non, elle n’est pas morte. Non, non, non…
— Mon Laird.
Cette voix-ci perça la brume de ses pensées. Non pas parce qu’elle était plus forte, mais parce qu’elle
était plus mystique, presque magique. Il se retourna, découvrant la Vieille Alba. Au milieu de l’agitation,
elle était là, les pans de son châle balloté par le vent formant comme des ailes diaphanes. Ses yeux
bruns, millénaires, voyaient au-delà de lui.
— Le Trésor des MacLennan a été dérobé.
Tremblant, Darren se redressa, essuyant une larme traîtresse.
— Alba, ce n’est pas…
— Le Trésor des MacLennan a été dérobé.
L’agressivité de son ton le désarçonna. Soudain, elle plongea dans son regard, électrisant tout son
être.
— Quand tu dis le Trésor… tu… tu parles d’Adrastée ?
Elle acquiesça.
Le Trésor du clan MacLennan… Certainement pas celui qu’on aurait cru… Et pourtant…
Elle est mon trésor.
La main de Roddy sur son épaule le ramena à la réalité.
— Quand tu dis dérobé, tu veux dire enlevé, Alba ? Adrastée a été enlevée ?
— Oui.
— Par qui ?
Elle haussa les épaules, le regard triste et lointain.
Darren poussa un cri de rage inouï, qui figea tous ses hommes à des mètres à la ronde.
— Les MacDonald !
Il se tourna vers Roddy. Son cadet eut un mouvement de recul devant ses yeux bleus étincelant de
rage. Son frère n’avait jamais été aussi inquiétant qu’à cet instant.
— Cela se peut…
— Ne m’as-tu pas dit avoir croisé l’un des leurs en France quand tu es allé réclamer la main
d’Adrastée en mon nom ?
— Si. Ils ont été plus lents que moi, c’est pour cela que nous l’avons eu.
Le visage de Roddy, d’ordinaire si joviale, se fit de glace. Les deux frères opinèrent d’un seul
mouvement, empreints d’une détermination meurtrière. Les MacDonald avaient tué leur père, leur frère
aîné et leur ami Archie, rendant Niall orphelin. Ils ne leur prendraient pas Adrastée.
— Je vais tous les tuer s’ils ont touché un seul de ses cheveux…
— Laird ? chuchota une voix craintive.
Il gronda à l’intention de Gus. Le jeune messager se tordait les mains d’angoisse.
— Qui a-t-il ?
— Le bateau des Français est arrivé.
Le Laird déglutit avec difficulté. La rencontre avec son beau-père s’annonçait chaleureuse.
Il repartit au château, Roddy sur les talons. En réalité, deux bateaux français étaient arrivés, mais seul
un était amarré contre la falaise, dans le port créé avec ingéniosité. Sur la passerelle de bois, trois
hommes s’avançaient fièrement, entourés de soldats.
En tête, l’homme de haute stature dégageait une prestance incroyable. Le visage dur, les traits épais,
ses cheveux et sa barbe poivre et sel attestaient d’une longue vie où il avait su se faire respecter. Il était
parfaitement vêtu, d’une manière élégante et discrète que confèrent l’argent et le pouvoir. Il leva la tête
vers Darren, dévoilant des yeux gris brûlant d’intelligence et de dureté.
— Il ne fait pas rire, souffla Roddy.
Ce n’était certainement pas le moment de faire de l’humour, pourtant il disait vrai.
Philippe de Nemours n’était pas n’importe quel homme.
Derrière lui, le Laird reconnu Léonard, le frère d’Adrastée qui était venu lui céder sa main. Il avait
toujours ce visage fin et joyeux, aux yeux verts alertes. À ses côtés, un jeune homme plus discret mais
aux mêmes traits les accompagnait. Au vu de ses vêtements, il devait s’agir d’un autre frère d’Adrastée.
Les Français les rejoignirent en haut de la falaise. Ils s’arrêtèrent devant eux, droits et imposants.
Darren et Philippe s’évaluèrent de longues minutes, les yeux dans les yeux. Ils faisaient exactement la
même taille.
Le Comte de Nemours ouvrit la bouche. Il ne s’embarrassa pas de politesse inutile.
— Où est ma fille ?
***
Dans le bureau du Laird, le silence était étouffant. Chacun dans un coin de la pièce, les cinq hommes
réfléchissaient aux mots qui venaient d’être dit. Lentement, tous tournèrent leur attention vers le Comte
de Nemours, dont la mâchoire serrée présageait le pire.
— Je vous ai confié ma fille, et vous me dites qu’elle a été enlevée ?
— Oui.
D’un bond, Philippe dégaina son épée et la pointa sur la gorge de Darren. Celui-ci n’essaya même pas
de s’en soustraire.
— Dois-je vous tuer tout de suite de ne pas l’avoir protégée et de ne pas être partit la chercher, ou après
l’avoir récupérée ?
— Nous venions juste d’apprendre sa disparition quand vous êtes arrivés. Sachez que mes hommes
sont sur le pied de guerre, et que je compte récupérer ma femme par tous les moyens.
— Vous n’allez rien faire. Je vais aller chercher ma fille moi-même.
Il rengaina et fit signe à ses fils de sortir. Roddy leur barra le chemin.
— Je comprends votre colère, votre excellence, elle est légitime. Nous avons failli auprès d’Adrastée
aujourd’hui, mais cela ne se reproduira plus. Les MacDonald sont un clan puissant, ils ont toujours été de
féroces guerriers. Si nous voulons récupérer Adrastée, nous devons unir nos forces.
— Unir nos forces ? vociféra le frère d’Adrastée en le menaçant, faisant disparaître toute trace de
timidité sur son visage. Vous n’avez pas été capable de protéger ma sœur, nous n’avons aucune
confiance en vous !
— Elle est ma sœur aussi à présent. Pour elle, je me battrais jusqu’à la mort.
Décontenancé, le noble recula.
— Roddy a raison, Charles. En unissant nos forces, nous serons plus forts. Les MacDonald n’auront
aucune chance. Si nous les maîtrisons vite, nous augmentons les chances qu’Adrastée ne soit pas
blessée, approuva Léonard.
— Nous perdons du temps à discuter, hurla Darren en abattant son poing sur le mur. Soit vous partez
avec nous, soit vous partez de votre côté, mais il faut vous décider, et maintenant !
Philippe leva un sourcil surpris.
— Vous semblez tenir à ma fille.
Tout le corps du Laird se relâcha. À l’étonnement de tous, les flamboyants yeux bleus se remplirent de
larmes.
— Elle est tout pour moi. Vous pouvez me mépriser, me tuer et même reprendre votre argent : mais je
vous en supplie, aidez-moi à la sauver.
Le Comte de Nemours changea brutalement d’expression, passant du dédain à de la compassion. Ce
n’était pas un sentiment qu’il exprimait souvent, preuve en est que ses fils reculèrent de surprise.
— Très bien, Laird MacLennan. Partons chercher ma fille.
***
Les préparatifs prirent moins d’une heure. Même si chaque minute comptait, ils ne pouvaient partir
dans la précipitation, sans armes et sans plan d’attaque. Darren prit tous les hommes valides du château
et des alentours avec lui. Un messager avait été envoyé au nord pour que des hommes soient dépêchés
pour protéger le château, tandis qu’un autre avait été envoyé au sud pour que les soldats se tiennent
prêts.
Philippe de Nemours ne voyageait jamais sans une escorte conséquente. Ce n’était pas de simples
gardes, c’était des guerriers parfaitement entraînés, qui trépignaient de se battre, surtout contre des
étrangers qui s’étaient injustement attaqués à la Comtesse.
En arrivant dans la cour du château pour partir, Darren se figea. Toutes les femmes étaient réunies,
tremblantes. En porte-parole, Ellen et Morag s’avancèrent.
— Mon Laird, ramenez-nous notre Lady, l’implora Ellen.
Il opina, le souffle coupé. Partout, sur tous les visages, il lisait la même haine, et la même peur. Oui,
tous craignaient pour la vie d’Adrastée. La jeune aristocrate prétentieuse s’était forgée une place dans le
cœur des Highlanders, et plus rien ne pourrait jamais l’en déloger.
Morag posa une main maternelle sur sa joue.
— N’oublie pas, Dum Spiro Spero.
La voix de la gouvernante renforçait chaque mot, conférant encore plus de pouvoir au latin.
Aujourd’hui plus que jamais, la vieille devise des MacLennan sonnait juste.
Tant que je respire, j’espère.
Il embrassa le creux de sa main. Il était temps. Il traversa la foule, suivis de Roddy et des Français.
Alors qu’ils se dirigeaient vers la falaise et les navires, Hilda s’avança. L’expression sauvage qu’elle
arborait le dissuada de la congédier.
— Faites les payer.
Il acquiesça. C’était une promesse.
Les Highlanders pouvaient avoir des différends, se disputer et s’en vouloir. Mais dans l’adversité,
quand un ennemi se dressait devant eux, ils faisaient front commun, qu’importe les conséquences.
Hilda avait toujours méprisé Adrastée pour beaucoup de raison, évidentes ou non. Pourtant, pour rien au
monde elle ne souhaitait que les MacDonald lui fassent du mal.
Darren et Roddy montèrent avec les nobles. Les navires français étaient plus rapides, et inconnus de
l’ennemi. Les hommes des deux nationalités avaient été répartis, pour s’entraider et augmenter l’effet de
surprise. Ils passèrent prendre des hommes à Carrinish. Le fait d’affaiblir leur défense n’avait pas
d’importance : ils allaient attaquer l’ennemi de front.
Même si les MacDonald leur avaient ravi l’île de Bencula, ils ne l’habitaient pas. Des hommes
l’occupaient pour la garder et la défendre. Ils longèrent l’île sans s’inquiéter : les bateaux français étaient
marchands, et pouvaient simplement rentrer sur le continent en voulant admirer le paysage.
L’effet de surprise était crucial, tout autant que la ruse. Le plan était simple. Le second navire, dont Ian
menait les hommes, devait accoster le premier, bien en vue, sur la plage qui bordait la partie sud-est du
château. Alertés, les MacDonald allaient tous attaquer, laissant le château sans défense. Il ne resterait
plus qu’à Darren et Philippe d’accoster discrètement au nord et d’entrer chercher Adrastée.
Pour augmenter leur chance, ils avaient décidé d’attendre la tombée de la nuit, c’est pourquoi Darren
faisait les cent pas sur le ponton depuis des heures, attendant de voir l’autre navire s’éloigner pour
donner l’assaut. Percevant parfaitement qu’il fallait le laisser seul, Roddy gardait un œil vigilant sur lui
tout en nettoyant son poignard.
— Je peux ?
Plus haut sur l’escalier où le Highlander était assis, Charles lui demandait la permission de le
rejoindre. Roddy acquiesça.
— Je tenais à m’excuser pour tout à l’heure, je n’aurais pas dû vous parler ainsi.
— Ce n’est rien. C’était votre droit. Nous n’avons pas su la protéger.
Charles ne commenta pas, ne voulant pas lancer un débat stérile. Ce qui était fait était fait. Adrastée
avait été enlevée, et seul la sauver comptait.
— J’ai remarqué tout à l’heure l’empressement de vos gens pour Adrastée.
Le ton du jeune noble laissait clairement sous-entendre son ahurissement. Roddy eut un demi-
sourire amusé.
— Il est vrai que votre sœur n’est pas une femme facile. Elle a eu quelques difficultés à s’adapter.
— Cela, je peux parfaitement le concevoir. Mais je ne m’attendais pas à tant de ferveur, en si peu de
temps. Ma sœur a été élevée dans le paraître, elle l’a toujours parfaitement maîtrisé. Toutefois dans un
pays tel que le vôtre…
— Sous-entendez-vous que nous ne sommes pas capables de voir le bien chez les autres ?
— Non. Je dirais plutôt qu’Adrastée n’a jamais aimé se dévoiler.
— Elle n’a pas vraiment eu le choix…
Ils rirent. Charles s’imaginait parfaitement sa sœur, éructant ou boudant.
Leur amusement retomba bien vite, la tension ambiante revenant leur rappeler la dure réalité. Tous
deux se mirent à suivre les mouvements spasmodiques de Darren avec attention.
— Ne devriez-vous pas aller lui parler ?
— Je ne préfère pas. Je tiens trop à mon visage.
— À ce point-là ?
— Je ne l’ai jamais vu dans un tel état. Votre sœur n’est pas la seule à avoir dû se dévoiler.
Un silence de connivence s’installa entre eux.
Au loin, un bruit de ressac les avertit que le second bateau avait accosté sur la plage. Peu de temps
après, des hurlements et des bruits d’épée annoncèrent le début de la bataille.
— Il est l’heure, tonna la voix de Philippe dans le noir.
Leur navire se remit à voguer, droit sur la berge nord. Ils mirent plusieurs barques à l’eau pour
rejoindre la rive. Darren était en tête de son embarcation, ramant avec un acharnement indescriptible. Il
mit pied à terre le premier dans le sable, et fit signe qu’on le suive.
Ils se dissimulèrent dans les ombres de la nuit et de la roche. Une fois arrivé derrière le château, près
des portes de service des cuisines, Philippe se plaça aux côtés de Darren. Les deux hommes hochèrent
la tête, se saluant, s’apprivoisant.
Ils entrèrent les premiers. À peine avaient-ils fait quelques pas que les cris d’une jeune cuisinière
égratignèrent leurs tympans, révélant leur présence. Darren se précipita pour la faire taire d’une gifle
magistrale, avant de se diriger à grands pas vers la salle principale.
Elle est soit à table avec leur Laird, soit en haut, soit dans les cachots…
Trop d’options étaient envisageables, trop pour qu’il les vérifie toutes en même temps. Il devait se
concentrer, faire étape par étape pour ne rien manquer, pour ne pas mettre sa vie en danger.
Il déboula dans la grande salle, l’épée à la main, Philippe sur les talons. Plusieurs MacDonald étaient
restés auprès des femmes. Ils bondirent devant elles pour les protéger, mais Darren n’en avait que faire.
Toute son attention s’était rivée sur son ennemi juré.
Cormac MacDonald.
Son visage grave, aux rides marquées, portait encore prestance et arrogance. Large d’épaule, le buste
épais, c’était un homme impressionnant. Il respirait le pouvoir et le meurtre, en un arôme âcre qui brûlait
la gorge.
Une fureur bestiale s’empara de Darren, qui fondit sur sa proie. Garvin, le fils aîné de Cormac, se
précipita devant son père. Darren lui envoya un violent coup de pied dans les côtes, le précipitant vers
Roddy, prêt à en découdre. Seamus s’interposa à son tour, rapidement écarté par deux échanges d’épée
et un coup de poing dans le nez. Le cadet fut alors aux prises avec Léonard, qui derrière sa gentillesse et
son humour cachait une folle envie de se battre pour de vraie, pour la première fois de sa vie. Même s’il
n’était pas aussi habile que son adversaire, il avait la soif de vaincre et la détermination de retrouver sa
petite sœur, ce qui décuplait ses forces.
Philippe et Charles menèrent les hommes au combat. Ils étaient largement supérieurs, en nombre et
en force. Même s’ils n’étaient pas là pour tuer, tout du moins pas dans l’immédiat, du sang éclaboussa
rapidement la pierre centenaire.
Trois mètres séparaient les deux Lairds. Ils levèrent leurs épées, le souffle calme, le bras vaillant, prêts
à s’affronter.
Cela faisait tant d’années que Darren rêvait de ce moment. Tuer Cormac, rendre justice à son père,
son frère, Archie, et même sa mère. Car même si tout avait commencé par sa faute, elle n’était en rien
responsable de l’ignoble guerre qu’elle avait déclenchée. Elle méritait la paix, et seule cette vengeance
pourrait la rendre à sa mémoire. L’homme qui avait arraché la vie à son amour et à son fils devait périr.
Les épées s’entrechoquèrent dans un bruit métallique strident. Ils tourbillonnèrent l’un autour de
l’autre, fauves assoiffés.
Même si Cormac était un épéiste de renommée, qu’il avait mené maintes guerres et était encore en
forme pour son âge, il ne pouvait rivaliser avec Darren. Il n’était pas uniquement poussé par la haine,
mais également par l’amour. Deux forces contraires, sauvages, assassines, qui unies, rendaient
invincible.
Cormac se retrouva acculé contre un mur, désarmé, la pointe de l’épée de Darren ouvrant une entaille
dans le creux de son cou. Le sang vermeil coula sur sa peau pâle.
Noirs, les yeux du Laird le défiaient.
— Fais-le, espèce de lâche. Tu auras gagné, mais sans gloire. Faire appel aux Français pour me
vaincre… Tu es pitoyable.
— Je n’ai que faire de la gloire, gronda Darren en rapprochant son visage. Peu importe mes alliés, tant
que je tue mes ennemis.
— Les MacDonald ne seront jamais à toi ! cracha Cormac.
— Je n’ai que faire de ton satané clan.
Il enfonça un peu plus l’épée, faisant serrer les mâchoires à son ennemi, de souffrance et de terreur.
— Je ne te poserais la question qu’une seule fois : où est ma femme ?
Le Laird des MacDonald cligna plusieurs fois des yeux. Il était visiblement étonné. Soudain, un rire
insolant s’échappa de ses lèvres, agrandissant la plaie de son cou.
— Ta femme n’est pas ici.
— Tu mens ! Où est-elle ?
Darren perdait le contrôle. Il allait devenir fou si on ne lui rendait pas Adrastée sur-le-champ.
Cormac MacDonald sourit, autant de mépris que de plaisir.
— Ce n’est pas moi qui ai ta femme, Darren. Je ne sais pas qui te l’a prise, mais ce n’est pas moi.
Darren recula de plusieurs pas. Son sang battait à ses tempes, un froid glacé s’insinuait dans son être.
Son épée lui glissa des doigts, retombant sur le sol dans un bruit fracassant.
Parfois, il arrive au héros de se tromper.
Chapitre 29
Un long gémissement s’échappa des lèvres d’Adrastée. Elle porta sa main à l’arrière de son crâne, où
une bosse pulsait douloureusement.
Que s’est-il passé ?
Elle ouvrit les yeux avec difficulté. Elle ne comprit pas tout de suite en découvrant une chambre
spartiate. Elle était allongée dans un lit, sous des draps. Il y avait une commode, une chaise, une fenêtre
où le soleil déclinait à l’horizon, et même un feu dans la cheminée. C’était un décor paisible.
Paisible mais inconnu.
Adrastée se redressa brusquement. Sa tête la lança, sa vision se troubla. Elle déglutit péniblement
pour contenir sa nausée.
Où suis-je ?
Un picotement traversa sa peau. Une sensation intense de vulnérabilité et de peur.
Elle chercha dans ses souvenirs. Elle se remémorait avoir joué avec les enfants, puis cette femme
inconnue la priant de venir aider Niall.
Niall !
Prise de panique, elle se leva et trébucha aussitôt, se rattrapant à la chaise.
Il n’est pas là.
Elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Qu’était-il arrivé à Niall ? Lui avait-on fait du mal ? Car il était
évident que cette femme n’était pas innocente. On l’avait frappée par-derrière, et elle se retrouvait ici,
avec ou sans l’enfant.
Nauséeuse, elle marcha maladroitement jusqu’à la fenêtre. Tout ce qu’elle pouvait apercevoir, c’était
une plage et la mer. D’après sa hauteur, elle se situait dans un château. C’était un élément non
négligeable, même si cela ne l’avançait pas beaucoup.
Elle tourna sur elle-même, les deux mains sur son cœur dans l’espoir de le ralentir.
Que faire ? Fuir ou attendre ? Elle ne savait même pas qui…
Soudain, la porte s’ouvrit en grinçant. S’attendant à voir un homme grand, féroce et édenté, elle
relâcha légèrement son souffle en découvrant une jeune femme. Elle devait avoir son âge. Ses cheveux
d’un roux flamboyant étaient attachés strictement, accentuant la dureté qui se dégageait de ses traits
fins. Ses yeux verts d’eau, limpides et sévères, percutèrent Adrastée.
— Suivez-moi.
Adrastée bondit vers elle, l’empêchant de faire demi-tour. Au moins, le gaélique revêche et les
vêtements lui avaient appris qu’elle était toujours en Écosse.
— Pour aller où ? Où suis-je ? Où est Niall ?
— L’enfant n’est pas là.
La Lady laissa échapper un soupir de soulagement, avant de se reconcentrer sur le plus urgent.
— Où suis-je ?
— Il va vous répondre.
— Qui ?
Le regard qu’elle lui lança était lourd de reproches.
— Comment vous appelez-vous ? contourna Adrastée pour l’apaiser.
— Je m’appelle Greer. C’est tout ce que vous avez besoin de savoir. Suivez-moi.
Elle s’engagea dans le couloir. Remarquant qu’Adrastée ne la suivait pas, elle revint sur ses pas.
— S’il vous plait.
Derrière ses airs durs et impitoyables, la jeune fille laissa apercevoir un élément crucial. La peur. Un
frisson secoua Adrastée, la poussant à lui obéir.
Elles traversèrent des méandres de couloir déserts. Elle ne s’était pas trompée, elle était bien dans un
château. Les murs de pierres centenaires en attestaient. Elle remarqua plusieurs pièces à l’abandon et
même quelques murs à moitié écroulés.
D’un pas vif, Greer la mena aux portes d’une grande salle. Un homme épais leur ouvrit, dévoilant une
pièce vide et austère. Tout au bout, un homme siégeait sur un fauteuil en bois.
À chaque pas qui le rapprochait de lui, Adrastée dut contenir un haut-le-cœur. Il n’était pas
particulièrement répugnant. Les cheveux grisonnants, le visage barré d’une cicatrice guerrière sur le
front, le corps large, il dégageait une aura douçâtre, un faux semblant perceptible. Cet homme n’était
qu’hypocrisie et mensonges, dans chacun de ses souffles.
Il la détailla avec attention. Ses yeux verts pétillèrent d’appréciation. Il se leva comme si elle était une
invitée de marque.
— Adrastée de Nemours, quel plaisir de vous rencontrer enfin.
La Lady tressaillit.
— Je suis le Laird MacAulay, mais vous pouvez m’appeler Logan.
Il vint lui saisir la main, qu’il porta à sa bouche. Avant qu’il n’ait pu esquisser un baisemain, elle lui retira
violemment.
— Je vous interdis de me toucher. Que signifie tout ce subterfuge ? Pourquoi m’avoir emmenée ici de
force ?
— Une femme aussi belle que caractérielle…
Il leva la main pour lui caresser la joue. Elle lui claqua sans plus de politesse.
Logan MacAulay éclata de rire.
— Je vois que je vais follement m’amuser avec vous, Comtesse. Votre réputation est à votre hauteur.
Il se redirigea vers son siège, le regard rêveur. Ne se méprenant pas sur son attitude joviale, Adrastée
redressa les épaules.
— Pourquoi m’avez-vous enlevée ?
— Pour vous épouser, très chère.
Adrastée ne sut pas si elle devait hurler ou rire.
— Je vous demande pardon ?
— Vous m’avez très bien comprise, Comtesse.
Il se rassit. Brutalement, toute bonhommie factice avait quitté ses traits. Le visage déformé par une
colère qui lui était coutumière, il abattit son poing sur l’accoudoir.
— Comme Darren et Cormac, j’ai reçu la proposition de vous épouser. Ce saligaud de MacLennan est
arrivé à peine une heure avant mes hommes. Une heure. Il vous a revendiqué à ma place, il vous a volé à
moi !
Ses hurlements furieux firent courber Adrastée malgré elle. Cet homme lui faisait froid dans le dos.
— J’ai besoin de votre dot. Plus que n’importe qui d’autre, elle me revient. Les MacDonald et les
MacLennan se font la guerre comme si nous n’existions pas, comme si nous n’étions pas des ennemis à
leur hauteur !
Il bondit sur ses pieds, les yeux exorbités.
— Mais quand je vous aurais épousée et que j’aurais récupéré votre argent… Plus rien ne pourra
m’arrêter.
— C’est tout bonnement impossible. Je suis l’épouse de Darren MacLennan.
En le disant à haute voix, une douce chaleur envahit sa poitrine. Cette certitude était ce qui lui donnait
la force de se battre.
— Pas d’après ce que nous avons entendu. Il se dit que vous n’avez jamais partagé la couche de
Darren.
— Qui dit cela ?
Il fit un signe de tête vers un coin de la pièce. De la pénombre, une femme émergea. Pas n’importe
laquelle, c’était celle qui lui avait fait croire que Niall était blessé, et l’avait ainsi piégée.
Elle afficha un sourire insolent, faisant cascader ses cheveux noirs avec satisfaction.
— Qui êtes-vous ?
— Je suis Muireall. Nous ne nous sommes jamais rencontrées, votre excellence. Je suis la maîtresse
de Darren.
Ce fut comme si elle lui avait mis un coup de poing en pleine poitrine, faisait expirer tout l’air de ses
poumons. Adrastée vit trouble un instant, perdue.
— Je ne vous crois pas, souffla-t-elle du bout des lèvres.
— Et pourtant, j’ai partagé la couche du Laird pendant des mois. C’est moi qu’il aurait dû épouser, pas
vous. Mais les choses vont être réparées.
— Exactement, l’approuva Logan MacAulay. Je vais faire de vous ma femme légitime, de telle sorte
que vos vœux précédents seront nuls. Ainsi, je récupèrerai votre dot, et Muireall, Darren, et tout rentrera
dans l’ordre.
Adrastée sentit une rage folle s’emparer d’elle. Ce n’était pas tant d’imaginer Logan la forçant à
l’épouser et à partager sa couche, même si cela la terrifiait et la révulsait. Non, le pire c’était d’imaginer
cette femme, cette Muireall, partageant la vie de Darren, lui souriant, le touchant, l’embrassant… Elle
avait envie de lui arracher les yeux.
— Je crois qu’il va y avoir un imprévu dans vos plans, Laird, gronda Adrastée en articulant chaque mot
avec application pour ne pas hurler. J’ai partagé la couche de mon époux, je suis sa femme légitime, et
en ce moment même, je porte peut-être son enfant.
C’était un peu gros d’aller jusque-là, mais qui sait ? Elle avait conscience que la descendance était
une affaire capitale pour les Lairds.
Le visage de Logan MacAulay vira au rouge vif. Il lança un regard assassin à Muireall.
— Dans ce cas… Peu importe ! Je vais vous épouser et vous faire mienne. Darren MacLennan ne
prendra jamais le risque d’élever un bâtard.
Une douleur sourde lui transperça le cœur. Parce qu’elle n’était pas certaine qu’il n’eut pas raison.
— Nous ne pouvons être mariés ! L’Église ne le permet point.
— Peu importe l’Église. J’ai un prêtre prêt à nous marier demain à l’aube.
Les poils de sa nuque se hérissèrent.
— Cela ne se peut…
— Cela sera.
— Vous ne pourrez pas me garder ici, s’écria Adrastée en perdant tout contrôle. Vous ne pourrez pas
m’épouser, je ne l’accepterai jamais ! Darren va venir me chercher, et vous ne pourrez pas lutter contre
lui.
— J’en doute fort, très chère. Au moment même où nous parlons, Darren MacLennan met les voiles
pour attaquer les MacDonald, comme je l’avais prévu. Le temps qu’il se batte, prenne conscience de son
erreur et mette à terre tout le clan, je vous aurais déjà faite mienne. Et à ce moment-là, je doute qu’il
veuille encore vous récupérer. Je n’aurais alors plus qu’à envoyer un message à votre père pour que me
soit restituée votre dot.
— Mon père n’acceptera jamais ! Lui aussi viendra me chercher !
— Pour quoi faire ? Vous ramener en France, où vous apporterez la honte et le déshonneur sur votre
famille ? J’en doute fort. Même si cela lui déplaira, il se rangera de mon côté.
Ses yeux verts s’éclairèrent de joie.
— Et si ce n’est pas le cas, j’aurais au moins eu le plaisir de ravir sa femme à Darren.
***
Recroquevillée sur le lit, Adrastée ne parvenait pas à dormir. Pourquoi l’aurait-elle fait ? Chaque
minute la rapprochait un peu plus de l’horreur, chaque minute effritait l’espoir de voir arriver Darren.
Darren. Savait-il seulement qu’elle était là à présent ? Le ciel était noir d’encre, dépourvu d’étoiles.
Elle ferma les yeux. Elle ne parvenait même pas à lui en vouloir. Savoir qu’il était parti attaquer le
mauvais clan la déchirait, mais elle pouvait le comprendre. Après tout le mal que Cormac MacDonald
avait fait à sa famille, il était normal qu’il l’accuse en premier.
Le piège de Logan MacAulay avait été parfait, elle devait le reconnaître. Toutefois, le Laird se leurrait
sur certains détails. Adrastée connaissait suffisamment son père pour savoir qu’il ne la laisserait jamais
ici, qu’importe ce qui arriverait. Il ne confierait pas sa fille à un homme qui l’avait violentée et violée. Il
préfèrerait la ramener en France.
La France. Une douce mélancolie l’envahit, de celle d’un bon souvenir. C’était de belles années,
rieuses, dorées, insouciantes. Elle s’était fait un nom, était devenue quelqu’un. Elle avait rencontré des
gens passionnants, et avait été admirée, adulée.
Mais à présent, son cœur ne pleurait plus la terre où elle était née. Il se languissait de ces plaines
verdoyantes, de ces falaises dangereuses, de ce château perdu… Son cœur réclamait North Uist. Elle
n’aurait jamais cru cela possible, et pourtant. Elle voulait ardemment rentrer chez elle, retrouver ses
gens. Reprendre sa place, apprendre à être une personne meilleure.
Être une bonne épouse. Être avec lui.
Elle referma ses bras sur sa poitrine, essayant en vain de contenir la douleur. Dieu, qu’il lui manquait.
Qu’allait-il lui arriver s’il ne venait pas à temps ? Qu’adviendrait-il d’elle, d’eux ? Et qu’en était-il de cette
Muireall ? Était-ce vrai, Darren l’avait-il trahie ? Elle avait trop peur des réponses pour y songer avec
application.
Alors, elle fit la seule chose qu’elle pouvait faire. Elle pria. Des plis de sa robe, elle sortit son chapelet,
qu’elle effleura avec ferveur. Dans toutes les langues qu’elle connaissait, elle invoqua Dieu, implorant sa
miséricorde. Elle le supplia de la protéger et de lui envoyer son mari à temps.
Les heures défilèrent. Adrastée s’assoupit à plusieurs reprises. À chaque fois, elle se réveilla en
sursaut, suante, persuadée d’avoir entendu des bruits de bataille. À chaque fois, le silence du château
était assourdissant d’horreur. Parce que Darren n’était pas là.
Il n’était pas là pour la sauver.
L’aube arriva, miroitant sur l’eau. Adrastée se leva, faisant les cent pas dans la pièce.
Que pouvait-elle faire ? Comment se défendre ? Elle ne pourrait jamais faire face à un homme
comme Logan MacAulay, elle en avait conscience. Elle aurait beau se débattre, il ferait d’elle ce qu’il
voudrait.
Cette simple idée la rendait malade. Non, il était hors de question qu’une telle chose lui arrive, il était
hors de question qu’un homme prenne possession de son corps. Après tout ce qu’elle avait traversé, elle
ne laisserait pas un viol lui arracher sa vie.
Elle préférait mourir.
Ses jambes cédèrent sous elle. Oui, Adrastée préférait s’ôter la vie plutôt que d’être mariée de force à
cet homme, plutôt que d’être déshonorée et salie, plutôt que de perdre Darren à jamais.
Des yeux, elle chercha une arme dans la pièce. Bien sûr, rien n’avait été laissé au hasard dans cette
chambre qui servait de prison. Inutile d’essayer de sortir : Greer avait fermé la porte à clé hier soir. Elle
n’avait aucun moyen de se tuer.
Son attention dériva vers la fenêtre. Elle marcha à quatre pattes vers elle, à bout de force, terrifiée par
sa décision. Elle saisit le bord de bois pour se relever. Lentement, elle ouvrit la fenêtre. Le vent de la mer
lui fouetta le visage, la faisant violemment frissonner.
Un sanglot la déchira en deux. Elle n’avait jamais éprouvé autant de désespoir, tout son corps en
débordait. Des dizaines de visages l’assaillirent, des centaines de souvenirs, des milliers de sentiments.
Tous ceux à qui elle renonçait, pour ne pas renoncer à elle-même. Pour ne pas se perdre. Pour ne pas le
perdre.
Même si je ne te reverrai jamais.
Comment cela pouvait-il faire si mal ? Comment, en si peu de temps, cet homme était-il devenu le
centre ultime de son monde ? Elle était à l’agonie, brisée, anéantie. Plus rien n’avait de sens.
Au moment où elle commença à monter sur le rebord, la porte s’ouvrit. En une fraction de seconde,
Greer comprit ce qu’elle faisait. Elle bondit sur elle, l’attrapa par les épaules et la tira violemment en
arrière. Elles tombèrent l’une sur l’autre, dans un enchevêtrement de robes. Tremblante, Greer la serra
contre elle, dans un élan incompréhensible. Adrastée se laissa aller. Ce qu’elles partagèrent dans cette
étreinte dépourvue de mot fut d’une intensité incroyable.
Le souffle court, Greer finit par se redresser. Elle ferma la fenêtre avec violence, puis replaça ses
mèches rousses volages dans son chignon, avec une application qui lui permit de retrouver un visage
lisse. Elle tendit une main à Adrastée, qui s’en aida pour se relever.
Une fois debout, elles se jugèrent du regard. Dans les yeux verts d’eau se refléta la tristesse des yeux
gris.
— Je suis désolée.
Elle lui serra brièvement la main avant de se diriger vers la porte. Elle la tint ouverte, invitant Adrastée à
la suivre.
La Lady lança un dernier regard vers la fenêtre. L’aurait-elle fait ? Aurait-elle osé un tel blasphème ?
Elle ne le saurait jamais.
Elle posa un pied en avant, puis un autre. Elle n’avait pas le choix.
Une fois de plus, Greer la conduisit dans la grande salle. Ils croisèrent plusieurs MacAulay, qui se
détournèrent rapidement. Un goût de peur imprégnait la bouche d’Adrastée. Ces gens vivaient dans la
peur.
Une fois qu’elles arrivèrent dans la salle, Adrastée fut éblouie. À travers les fenêtres, le soleil était plus
haut qu’elle l’eut cru, le Laird avait pris son temps. En s’approchant, elle découvrit Logan MacAulay à la
même place que la veille. Il gigotait littéralement de satisfaction, tout son être débordant de joie. À
quelques pas de lui, Adrastée remarqua un détail étrange. Plusieurs coffres débordant d’or trônaient à
ses pieds.
— Ma très chère Adrastée, quel plaisir de vous voir !
Son ventre se noua durement. Quelque chose n’allait pas. Pire, quelque chose avait changé. Elle ne
savait dire quoi, mais elle sentait que cela ne présageait rien de bon.
— Regardez-moi tout cet or, regardez !
Il attrapa des pièces et les fit tinter les unes contre les autres. Une sueur froide dégoulina le long du dos
d’Adrastée en reconnaissant des écus français.
Se peut-il qu’il ait déjà ma dot ? Darren lui aurait-il donné ? Non, impossible…
— Greer, ma douce enfant, vient voir cette montagne d’or !
Adrastée se retourna brusquement vers l’intéressée restée en arrière. Greer baissa la tête, honteuse,
avant de venir prendre place près de son père. Étrangement, Adrastée se sentait trahie. Un lien s’était
tissé entre elles, inexplicable et profond. Savoir qu’elle était la fille de son ennemi lui donnait la nausée.
Pourtant, quelque chose dans l’attitude de Greer témoignait d’un mal-être, d’un secret trop grand pour
une si jeune fille.
— Vois à quel point cette Comtesse nous a rapporté gros ! Ma chère Adrastée, vous avoir enlevée a été
la meilleure décision de ma vie.
— D’où… d’où vient cet or ?
— Mais de l’homme qui vient de vous acheter. Il est venu à moi une heure avant l’aube, avec pas
moins du double de votre dot ! Bien sûr, même si vous êtes une femme magnifique, le choix a été rapide.
— Quel homme ?
Derrière elle, la porte s’ouvrit. Le temps ralenti tandis qu’elle se retournait, chaque battement de son
cœur plus précipité et apeuré que le précédent. Un tintement strident résonna au loin pour prévenir de
l’arrivée d’intrus, accentuant le danger imminent qu’elle courrait.
Un homme petit et bedonnant se dessina. Les cheveux gris tirés en arrière sur son large front, les
mains dans le dos pour se donner des airs hautains, le visage gras plissé de concentration. Ses yeux
noirs, glacials, la transpercèrent.
— Bonjour, Adrastée, chantonna le Duc Louis d’Aquitaine.
Chapitre 30
Debout à la proue du bateau, Darren observait Rodel se dessiner à l’horizon. Le château des
MacAulay n’était pas le plus imposant, installé au bord de la mer sur une avancée de terre, pourtant il
régnait autour une atmosphère morbide.
Le soleil était levé depuis deux heures déjà. Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit, le corps baigné d’une
énergie incommensurable. Il était poussé par la peur, et l’amour. Il se sentait prêt à faire tomber ce
château en ruines, pierre par pierre, pour la retrouver.
Quelques heures plus tôt, alors qu’il se tenait debout face à Cormac MacDonald, le clan de ce dernier
à genou derrière lui, il avait pris la décision la plus difficile de son existence.
Venger sa famille ou sauver sa femme.
Tout était une question de temps. Puisqu’il s’était trompé d’ennemi, il ne lui restait qu’une option : partir
le plus vite possible pour les terres des MacAulay, en espérant qu’il ne soit pas trop tard. Cependant, avec
le clan MacDonald à sa merci, il ne pouvait partir dans la foulée sans risquer de terribles représailles.
Mais il ne pouvait pas non plus s’attarder pour tuer les principaux meneurs et prendre la tête du clan. Il ne
pouvait se permettre de perdre des heures, voire des jours, à s’emparer de terres dont il n’avait que faire.
Il ne pouvait pas prendre le risque de perdre sa femme.
Alors, il avait choisi Adrastée. D’un coup puissant, il avait assommé Cormac MacDonald, avant de
faire de même avec ses deux fils. Tous ses hommes avaient attaché ou blessé le reste des MacDonald,
pour leur donner le temps de repartir sans être inquiétés.
Juste avant qu’ils n’aient quitté la grande salle, Roddy avait fait brusquement demi-tour. D’un geste
appliqué, il avait profondément entaillé la jambe de Cormac.
— Je te tuerai un jour, avait-il chuchoté dans le noir, mais ce jour-là, je veux voir la mort venir dans tes
yeux.
Roddy était revenu auprès de Darren comme si de rien n’était. Celui-ci avait été troublé. Des deux
frères, c’était Darren le sombre, et Roddy le lumineux. Pourtant, derrière ses rires et son humour, le cadet
des MacLennan dissimulait une grande douleur, et une soif de justice qu’il devrait un jour étancher.
Ils étaient allés récupérer leurs hommes sur la plage. Beaucoup de MacDonald étaient grièvement
blessés, certains même morts. Il y avait des dégâts dans leur rang, mais bien moins que dans ceux de
leurs ennemis. Sans plus de formalités, ils étaient tous remontés sur leurs navires, laissant derrière eux
une rivière de sang, et une guerre à venir.
Ils avaient fait voile vers Carrinish, où ils avaient laissé tous les MacLennan qu’ils avaient pris à l’allée.
Même si leurs ennemis du sud étaient blessés et sans chef, ils ne pouvaient laisser leur flanc nu. Les
femmes et les enfants devaient être protégés de toutes représailles.
Ensuite, ils avaient mis le cap sur Lochmaddy. Là, Darren avait laissé tous ses hommes restants,
excepté Ian et Roddy. Les MacLennan du nord de North Uist étaient descendus protéger le château,
comme il l’avait ordonné. Sans perdre de temps à leur expliquer, il avait fait embarquer ces derniers, frais
et énergiques, prêts à se battre.
Après, ils avaient fait voile sur Rodel, le village de l’île des MacAulay où se situait leur château. Tous
ces arrêts, nécessaires, leur avaient fait perdre un temps précieux. Toutefois, Darren connaissait
suffisamment Logan MacAulay pour savoir qu’il aimait se donner en spectacle, et se jouer de ses
ennemis. Le Laird du nord savait que Darren allait courir dans la mauvaise direction, de ce fait, il allait
prendre son temps avec Adrastée, qu’importe ses plans.
— Laird.
Darren sursauta. Il était plongé dans de sombres pensées. Il tourna la tête vers Philippe de Nemours,
qui venait de s’installer à la proue du bateau à ses côtés, les coudes sur le bois.
— Votre excellence.
L’air entre eux était glacial.
— J’ai besoin que nous abordions un sujet déplaisant.
Avec son ton guindé et appliqué, et son anglais chantant, le Comte agaçait Darren. Cependant, il
contint toute remarque désobligeante. Cet homme était son beau-père, et un allié inestimable.
— Cela dépend du degré de déplaisir.
Philippe ne rit pas. Il laissa son regard dériver sur la mer, s’accrochant au château maudit.
— Nous ne savons pas ce qu’il est arrivé à ma fille durant toutes ces heures. Si ce MacAulay lui a fait du
mal… Je veux dire, s’il l’a… violée… j’ai besoin de savoir ce que vous comptez faire.
Chaque muscle de Darren se crispa d’horreur et de déni. Non, il refusait de penser à cela. Il refusait de
croire qu’il arriverait trop tard, qu’il ne serait pas en mesure de la sauver. C’était inconcevable d’entretenir
des pensées aussi pessimistes. S’il se laissait gagner par le désespoir, il s’effondrerait. Il avait besoin d’y
croire pour avancer.
— Il va s’en dire que si vous la répudiez, je ne récupèrerai que la moitié de sa dot, car ce serait votre
droit malgré les circonstances. Je la ramènerai en France, où je ferai croire qu’elle est veuve. Je vous
demanderai par ailleurs de commercer le moins possible avec des Français, pour garder l’honneur de
ma fille intact.
Lentement, Darren se tourna vers Philippe.
— Vous croyez vraiment que je la répudierai ? Après tout ce que j’ai fait pour la récupérer ?
— Cela ne veut rien dire. Je ne vous connais pas. Il en va de votre honneur, et de la survie de votre
clan. Récupérer votre épouse saine et sauve, et récupérer votre épouse violée sont deux choses
différentes.
Darren se détourna, les mâchoires serrées.
— Évidemment que je ne la répudierai pas. Tout ce qui compte, c’est qu’elle soit sauve. Ce qui lui sera
arrivé… n’aura aucune importance.
Ce n’était pas l’exacte vérité, mais il ne pourrait en être autrement. Il ne pourrait vivre sans elle. Il ne
pourrait la laisser partir, même si elle avait été prise par un autre homme. Elle ne serait en rien
responsable de tout le mal qu’on lui aurait fait. Elle ne méritait pas d’en souffrir davantage.
Il était terrifié à l’idée qu’on lui ait fait tant de mal. Et terrifié aussi par le fait qu’il devrait l’aider à s’en
remettre. Serait-il capable d’être là pour elle, d’essuyer ses larmes, de bannir ses cauchemars, de
rassurer ses peurs ? Parviendrait-il à être un époux à la hauteur, après avoir tant failli à la tâche ?
— Et si elle portait un enfant ?
Cette fois-ci, Darren ferma violemment les yeux, laissant échapper une larme traîtresse sur la joue
que Philippe ne pouvait voir.
— Je l’élèverai comme le mien.
Il n’y avait rien d’autre à ajouter. Sans même l’approuver ou le féliciter pour sa grandeur d’âme,
Philippe fit demi-tour. Le Comte de Nemours croyait plus les actes que les mots.
Enfin, ils furent en vue de Rodel. Inutile de faire une entrée discrète, ou de tenter un piège. Ils n’avaient
pas le temps, ni l’effet de surprise, ni le couvert de la nuit. Les deux navires français fendirent l’eau droit
sur le flanc sud du château tandis que la cloche tintait furieusement, annonçant l’arrivée de l’ennemi.
Déjà, des MacAulay sortaient en hurlant, l’épée au poing, prêts à se battre.
— Tu as au moins un semblant de plan, j’espère ? s’enquit Roddy.
— Toi, Charles, et son excellence, vous allez me suivre de près, pour me permettre d’avancer le plus
vite possible. Léonard et Ian se chargent de mener nos hommes.
Ils opinèrent tous. Ils ne pouvaient pas faire mieux.
Ils accostèrent sur de grandes barques. Que ce soient les Français ou les Écossais, l’envie de se
battre et de sauver Adrastée était forte. Les premiers, malgré les combats de quelques heures plus tôt,
étaient toujours aussi vaillants et déterminés. Cette fois-ci, ils ramèneraient la Comtesse. Il le fallait.
À peine avait-il posé le pied sur le sable que Darren poussa le cri de guerre des MacLennan, qui fut
répété par ses hommes. Leurs voix déchirèrent l’air, appelant la mort en renfort.
Une brume sauvage s’empara de l’esprit du Laird. Son épée devint une extension de lui-même. Il
para, attaqua, frappa, contra, blessa. Plusieurs lames l’effleurèrent, maculant ses bras et ses cuisses de
plaies sanglantes, dont il ne ressentit aucune douleur.
Soudain, alors qu’il allait se diriger vers le château, il aperçut sur la droite, au loin, Logan MacAulay sur
la plage. Celui-ci observait la bataille d’un air indifférent, ses yeux luisant de folie. Furieux, Darren émit un
bref sifflement. Aussitôt, Philippe, Roddy et Charles l’entourèrent. D’un signe de tête, ils se mirent à courir.
Alors qu’ils étaient tout proche, quinze MacAulay se jetèrent devant leur Laird.
Sans s’arrêter, Darren fonça parmi eux. Il se faufila entre deux pour entailler violemment l’arrière du
genou de celui de droite, avant de frapper le menton de celui de gauche du même mouvement. Ces
deux-là à terre, il entreprit ensuite un combat acharné à l’épée avec un troisième, dont les larges épaules
lui conféraient une force difficile à contrer. Rusé, il parvint d’un moulinet appliqué à lui retirer son épée,
avant de planter la sienne dans sa cuisse, puis de lui infliger un coup de pommeau sur la nuque. Le géant
s’affala au sol, inconscient.
Philippe, Roddy et Charles étaient aux prises avec plusieurs ennemis. Ils étaient en nombre inférieur.
Darren allait les aider quand il remarqua que la voie était libre vers Logan.
— Vas-y ! hurla Roddy en parant un coup de justesse.
Leurs yeux se croisèrent, s’insufflant mutuellement du courage. Darren prit une grande inspiration et
bondit vers Logan MacAulay.
— Tiens tiens tiens, ne serait-ce pas ce cher Darren…
Le visage de Logan était déformé par un sourire tordu. Darren se redressa. Il était plus grand que lui, et
particulièrement terrifiant. Ses cheveux noirs de jais ébouriffés, son épée levée fièrement, et son visage
maculé d’un sang rouge vif qui rendait ses yeux bleus irréels, il irradiait de force.
— Où est ma femme ?
Logan éclata d’un rire funeste. Darren sentit ses jambes faiblirent sous lui.
— Vois par toi-même.
Il lui fit signe de regarder derrière lui, derrière le château. De l’autre côté de celui-ci, une plage
s’étendait. Mais ce n’était pas uniquement une plage que lui avait dissimulé le grand édifice, c’était
également un navire.
Sur le sable, des hommes courraient à toutes jambes vers une petite barque. Parmi eux, il y avait une
silhouette jetée sur une épaule qui ne cessait de se débattre. Elle releva la tête, faisant cascader ses
cheveux blonds, révélant ses yeux gris terrifiés.
— Adrastée !
Darren voulut la suivre, quand un violent coup dans le dos le fit tomber. Il se releva d’un bond, faisant
face à Logan.
— Tu vas me le payer très cher.
Les deux Lairds se lancèrent dans une danse sauvage. Logan n’avait jamais été un grand
combattant, et même si cela avait été le cas, la colère dévastatrice qui embrasait Darren aurait eu raison
de lui. En un tour de main, il mit son ennemi à terre. Celui-ci, la bouche en sang et le visage tuméfié, eut
un rire insolent.
— Tu ne la reverras jamais.
Darren lui appliqua un coup de poing magistral dans le nez, l’envoyant au sol. Roddy venait juste
d’arriver à ses côtés, il lui confia Logan.
Sans plus attendre, il partit en courant.
Courir. Comme si sa vie en dépendait. Parce que sa vie en dépendait.
La barque s’était engagée sur la mer. Elle n’était plus qu’à quelques mètres du navire. Darren traversa
la plage et pénétra dans l’eau glacée à l’instant où les hommes montaient à bord. Comme s’il avait le
pouvoir de traverser des centaines de mètres à la nage et d’arrêter un navire à lui seul, il continua de
courir.
Sur la proue, Adrastée fut violemment jetée au sol. Elle se releva aussitôt, arrachant de ses mains
nouées le bandeau qui obstruait sa bouche. Elle se précipita au bord, prête à sauter, quand un homme
bedonnant, au regard meurtrier, la retint. Elle se débattit mais il était plus fort qu’elle.
Le vent siffla en s’engouffrant dans les voiles. Darren courut encore, de l’eau jusqu’au torse.
— DARREN !
Son hurlement lui brisa le cœur.
— ADRASTÉE !
Le navire fendit les vagues, l’emportant loin de lui.
***
De l’eau ruisselait le long de son corps. Le sable crissait sous ses bottes. Chaque pas était une torture.
Son être criait à l’aide, dévasté.
Les images étaient floues. Les sons, lointains. Il entendait vaguement quelqu’un l’appeler. Il ne
pouvait pas répondre.
Soudain, son attention se riva sur une silhouette à genou, les mains liées derrière le dos. Il ne réfléchit
plus. Il ne le pouvait plus. Il n’était que fureur et douleur, peine et déni.
Il n’était que vengeance.
Il prit son élan. Son souffle se régla sur le rythme de ses pas. Son cœur poursuivit sa cadence effrénée,
étonné de battre encore. Il n’entendit pas les cris qui le suppliaient de ne pas faire ça. Il ne voulait pas les
entendre. Il n’avait que faire des conséquences.
Darren attrapa son épée à deux mains et décrivit un grand arc de cercle. Ses bras tremblèrent sous
l’impact.
La tête de Logan MacAulay roula sur le sable.
Chapitre 31
Sans lui laisser le temps d’admirer une dernière fois son mari, le Duc la tira en arrière. Il la fit rentrer
dans le bateau, où il la jeta dans une pièce. Elle tomba à genou, s’égratignant les mains.
— Je reviens.
Le son de sa voix et le simple fait de l’entendre parler français la firent trembler.
La porte claqua derrière lui, suivit d’un bruit de verrou.
Elle leva ses mains tremblantes devant son visage, essayant de se raccrocher à quelque chose de
tangible.
Elle était vivante. Du moins, en apparence. Car elle était morte à l’intérieur. Morte d’avoir été ravie à
nouveau, d’être à la merci de cet homme abject. Morte d’avoir vu son mari au désespoir, prêt à braver la
mer pour la sauver.
Tu es arrivé trop tard.
Des larmes débordèrent de ses yeux. Elle ne lui en voulait pas, elle n’en était pas capable. Elle était
juste triste. Triste et terriblement seule.
Qu’allait-il lui arriver à présent ? Avec Logan MacAulay, elle savait. Ce satané Laird ne s’était pas
caché de ses intentions, même si elles avaient changé. C’était un homme mauvais et plein de secrets,
pourtant elle préférait être sa captive que celle du Duc d’Aquitaine. Ce dernier lui inspirait une peur
primitive, de celle qui monte du tréfonds des entrailles et ne vous quitte jamais vraiment.
À des kilomètres de la France, perdue sur une île d’Écosse, elle s’était crue en sécurité.
Particulièrement auprès de Darren. Et pourtant…
Il n’avait pu la protéger ni de ses ennemis à lui ni de ses ennemis à elle.
Elle avait de plus en plus de mal à respirer. Elle paniquait. Elle sortit son chapelet de sous sa robe, le
serrant dans sa main. La croix en or s’imprima dans sa chair, la douleur la forçant à rester éveillée.
Seigneur, ayez pitié de moi…
La porte s’ouvrit avec fracas, rebondissant contre le mur. Elle se retourna, toujours assise par terre
dans les méandres de sa robe déchirée, le visage baigné de larmes. Le Duc d’Aquitaine s’avança, rond
et arrogant. Il la darda d’une attention trop intense, possessive et malsaine pour qu’elle parvienne à
soutenir son regard.
— Ma douce, tu m’as tant manqué.
Il s’accroupit devant elle et vint essuyer ses joues. Un frisson de dégoût crispa sa peau.
— Je t’avais dit que tu ne réussirais pas à me fuir. Pourquoi avoir essayé ?
Il passa doucement sa main dans ses cheveux avant de les tirer d’un coup sec, la rapprochant de lui. À
terre et à bout de force, Adrastée oublia ses larmes. Elle ne s’était jamais laissé faire dans sa vie, cela
n’allait pas changer maintenant.
— Je ne serais jamais à vous.
— Et pourtant…
Il se redressa, la libérant. Elle s’essuya les joues pour ôter le souvenir de ces doigts gras. Elle avait la
nausée et mal à la tête de fatigue. Il fallait toutefois qu’elle se concentre. Il lui fallait connaître les plans de
son ennemi. Elle devait se montrer plus intelligente que lui si elle voulait survivre.
— Comment m’avez-vous retrouvée ?
Le faire parler était une solution simple. Louis était non seulement Français, mais en plus un
aristocrate de haut rang. De ce fait, il adorait s’entendre parler.
— Rien de plus simple, sourit-il en se servant un verre de vin rouge. J’ai suivi ton père. Même s’il a
essayé de le garder secret, j’ai appris qu’il allait te rendre visite en Écosse. C’était évident, puisque ton
dix-huitième anniversaire était hier. À ce propos…
Elle sentit les larmes lui monter à nouveau aux yeux. Son père avait fait le déplacement pour son
anniversaire. Il tenait à maintenir leur petite tradition, et à la voir dans sa nouvelle vie. Malheureusement,
rien ne s’était passé comme prévu. Cependant, savoir qu’il la cherchait ardemment, au même titre que
Darren, lui redonna un semblant de courage.
Le Duc sortit un paquet d’un tiroir et lui tendit avec joie, comme si c’était la chose la plus normale qui
soit. Comme s’ils étaient amis, ou plus.
Elle ne le prit pas, ce qui l’énerva. Il saisit brusquement ses cheveux et les tira en arrière, dévoilant sa
gorge vulnérable. Son souffle agressa son oreille.
— Prends-le. Ouvre-le.
Elle déglutit bruyamment et s’empara du paquet. Elle ouvrit la boîte, révélant un bracelet épais, en or
massif. Le bijou était magnifique, et devait avoir couté une fortune. Autrefois, Adrastée aurait hurlé
devant un tel présent. Aujourd’hui, elle dut contenir un haut-le-cœur.
— Mets-le.
Elle le prit de ses doigts tremblants et le passa à son poignet droit. Louis serra pour le refermer, dans un
tintement funeste.
— Il te va à ravir.
Il se redressa pour aller reprendre son verre et poursuivre son histoire, comme si de rien n’était.
— Je disais donc que j’ai suivis ton père. Je suis resté au loin. Quand j’ai vu ses navires partir vers le
sud, j’ai compris que tu avais disparu. Ensuite, j’ai patienté, et beaucoup réfléchi. Je m’étais quelque peu
renseigné sur ce Darren MacLennan, je savais qu’il avait des ennemis autant au sud qu’au nord. J’ai
donc tenté ma chance en allant à la rencontre de Logan MacAulay. J’ai bien fait.
Elle se retint de tout commentaire. Cette situation n’était qu’une succession de hasard et de
malchance. Non seulement son premier enlèvement, mais également le second.
— Négocier avec ce malotru de MacAulay a été aisé. Tout ce qui l’intéresse, c’est l’argent. Je t’ai
rapidement sauvée.
Sauvée ? Il osait le dire ? À ses yeux, elle était passée des griffes d’un ennemi à un autre, très
certainement pire.
— Où allons-nous ?
— Là, nous mettons cap vers la France pour leurrer Darren et ton père. Ensuite, nous irons accoster
dans un port d’Angleterre. J’ai quelques affaires à régler avant de rentrer en France, où nous nous
marierons.
Le sentiment de déjà vu qui s’empara d’elle aurait pu être drôle s’il n’avait pas été aussi tragique.
— Je ne vous épouserai jamais. Je suis la femme de Darren MacLennan, et cela n’est pas près de
changer.
Il s’accroupit à nouveau devant elle pour plonger dans son regard. Un long frisson de peur la fit
trembler.
— Pourtant, je vais te ramener en France et t’épouser dans une Église, devant Dieu. Ensuite, je
t’amènerai à la cour, devant le Roi. Je lui expliquerai que je t’ai sauvé du joug de ton premier mari, qu’il te
battait. Je lui dirais que pour épargner ton honneur et ta famille, je t’ai épousé, dans toute ma
mansuétude. Je lui dirai à quel point tu es heureuse de ton sort, heureuse de rentrer en France et de
devenir la Duchesse d’Aquitaine.
— Il ne vous croira jamais. Je ne jouerai pas le jeu. Je ne me laisserai pas marier de force.
— Tu n’auras pas le choix.
Soudain, il attrapa son chapelet, tourna la lourde chaine de perles et serra. Les mailles s’incrustèrent
dans la peau de son cou, lui coupant le souffle. Elle griffa ses mains pour se dégager, mais il serra plus
fort. Il posa son front contre le sien tandis qu’elle peinait à reprendre son souffle.
— Rassure-toi, mon amour, une fois que tu te seras faite à cette idée, je te traiterais bien. Tu ne
manqueras de rien et pourras continuer à être l’un des joyaux de la France. Tu me donneras de beaux fils
et répondras au moindre de mes désirs.
Il tira, lui arrachant un sifflement plaintif. Elle enfonça ses ongles dans son bras, faisant perler du sang.
— Je t’avais dit, si je ne peux pas t’avoir, personne ne t’aura. Accepte-le, Adrastée : c’est moi ou la
mort.
Il la relâcha d’un coup. Elle s’effondra sur le sol. Elle aspira l’air à grandes gorgées, dans un bruit
terrifiant. Des points noirs dansaient devant ses yeux et elle ne sentait plus son cou. Elle repoussa son
chapelet, gémissant quand sa peau fut à l’air libre.
Le Duc finit son verre d’une traite puis sortit, refermant la porte derrière lui en s’appliquant à mettre le
verrou.
***
Recroquevillée sur le sol, Adrastée se laissait balloter par le tangage du navire. Son corps était lourd
d’épuisement et de désespoir.
Elle passa ses doigts sur son cou. Les perles avaient imprimé des creux difformes. Elle avait du mal à
déglutir.
Sa main alla se poser sur son cœur. Il s’était calmé, résigné.
C’est lui ou la mort.
Voilà l’option qui s’offrait à elle. Le renoncement, quoiqu’il arrive. Le renoncement de son cœur, ou de
la vie.
Mais le choix était aisé. Parce que personne ne veut d’une vie factice, surjouée, pleine de menaces.
Ce n’était pas uniquement dû à la violence de Louis. Autrefois, elle avait concédé à épouser Victor,
l’ami de son père, un homme qu’elle estimait, mais n’aimait point. Aujourd’hui, son choix eut été
différent.
Car elle avait goûté à l’amour. Elle en avait eu le parfum sur les lèvres, l’odeur sur le corps.
Si elle n’avait jamais rencontré Darren, tout aurait été différent.
Alors, que faire ? Oh, elle pouvait mettre fin à ses jours, de bien des manières, ici et maintenant. En finir
avec la peur, la douleur, tout.
À cette simple idée, la scène avec Greer s’imposa à elle. Le regard qu’elle avait eu… c’était comme si
elle lui demandait de ne pas renoncer.
Comme si elle lui demandait de se battre.
Ce ne sera ni lui ni la mort. Je choisis Darren.
Parce qu’elle pouvait renoncer à son cœur. Parce qu’elle pouvait renoncer à la vie. Mais qu’elle ne
pouvait renoncer à lui.
Lui. Darren. Son cœur. Sa vie. Tout était lié. Parce qu’il était tout à présent.
Relève-toi. Bats-toi !
Elle obéit. D’abord, elle observa la pièce où elle se trouvait depuis deux longues heures. Il y avait un lit
au fond, avec une commode surmontée d’un miroir. Elle s’approcha. En se découvrant, elle contint une
grimace.
Son visage était d’une pâleur extrême. Des cernes violacés accentuaient le gris de ses yeux tristes.
Ses lèvres étaient gercées, et ses cheveux dans un état déplorable.
Elle s’assit et prit le peigne à son intention. Elle les démêla lentement, calmant son esprit par ce geste
maîtrisé.
Tout d’abord, elle devait réfléchir, faire la liste de ses atouts, trouver des informations, établir un plan.
Elle ne pouvait fonder tous ses espoirs sur un prétendu sauvetage, pas alors que le temps lui était compté.
Elle ne pouvait compter que sur elle-même pour s’échapper.
Avec application, elle tressa ses cheveux, faisant saillir ses pommettes. Premier atout : sa beauté.
Même si c’était en partie elle qui l’avait mise dans cette situation, c’est elle qui la sauverait. Le Duc était
un homme puissant, fourbe, violent, insensible. Pourtant, pour elle, il avait fait tout ce voyage, indifférent
aux mœurs et aux représailles. Même s’il la frappait et la menaçait, il l’adulait, la désirait. Adrastée devait
jouer de ce pouvoir sur lui, pour survivre.
Ensuite, elle devrait se montrer plus maligne. Comme aux échecs, où elle connaissait d’avance ses
coups, et ceux de son adversaire. Elle gagnait parce qu’elle anticipait. Il devrait en être de même.
Après une heure d’attente, la porte se rouvrit sur le Duc. Les bruits de voix et de pas précipités
indiquaient qu’ils accostaient. En la découvrant, assise royalement sur le bord du lit, princière malgré sa
robe déchirée, il esquissa un sourire.
— Tu es sublime, Adrastée.
— Merci.
Elle devait parler le moins possible. Car même si elle avait une belle liste d’atouts, elle avait aussi une
liste de désavantages, dont le principal était sans conteste son caractère emporté.
— Nous venons d’arriver. J’ai quelques affaires à régler avant que nous repartions pour la France. Je
reviendrai dans deux heures.
Deux heures, c’était bien trop court.
— J’ai faim, gémit-elle en couvrant son ventre de ses mains avec une moue.
— Je vais faire appeler un valet…
— Non, je ne veux pas de la nourriture infâme des navires ! J’ai l’estomac fragile.
Puisque Louis l’aimait tant en aristocrate française, il allait être servi. Visiblement agacé, il contint un
soupir. C’était un homme intelligent. Il la voyait plus calme, plus résignée, il n’allait pas la contrarier pour
si peu.
— Que veux-tu manger ?
— De la tourte. Mais je ne sais pas si tu vas en trouver…
Il apprécia tant le tutoiement qu’il sourit bêtement.
— Bien sûr que si. Ayr est une ville portuaire importante, je devrais te trouver cela. En attendant,
repose-toi. Nous avons encore plusieurs heures de bateau. Ensuite, nous nous marierons dès que nous
aurons accosté. Ainsi, cette nuit, tu seras ma femme.
L’air béat et malsain qui envahit son visage lui donna la nausée. Elle parvint difficilement à contenir
l’expression de son visage, demeurant impassible. Il sourit, lui fit un signe de tête, et sortit. Il débordait
d’autosatisfaction.
Plus pour longtemps.
Il pensait être parti deux heures. Avec sa petite idée, elle avait peut-être gagné une demi-heure. En
espérant qu’il n’ait pas envoyé un valet. Rien n’était moins sûr.
Elle attendit un quart d’heure. Quand les voix se furent calmées sur le ponton, elle alla vivement
frapper à la porte de sa chambre. Au bout de plusieurs minutes intensives, des pas s’approchèrent.
— Que voulez-vous, votre excellence ?
Au moins, il n’y avait aucune ambigüité sur son identité. Le Duc payait trop bien ses gens pour se
soucier d’une quelconque notion de trahison.
— J’ai besoin d’aller aux latrines.
— Vous n’avez pas de pot de chambre ?
Elle se retourna. Effectivement, il y en avait un près du lit. Elle reprit sa respiration et improvisa.
— Je déteste faire mes besoins à côté de là où je dors, et je compte dormir cet après-midi ! Je suis
épuisée ! Et vous me demandez de rester dans une telle odeur ? C’est hors de question !
Sa voix, emprunte d’une hystérie non feinte, fit hésiter le valet derrière la porte, elle le sentit.
— Je doute que le Duc soit content de savoir que vous me refusez une telle requête.
— Il a expressément demandé que vous ne sortiez pas.
— Et il a expressément embarqué dans ce navire, traversé deux mers pour venir me récupérer, et
ordonner les préparatifs de nos noces ce soir ! Croyez-vous qu’il veuille épouser une femme sentant
mauvais et d’une humeur exécrable ?
— Non… Non, votre excellence. Je vous ouvre.
Une clé s’introduisit dans la serrure, la faisant claquer. La porte s’ouvrit sur un jeune valet, le visage
rougeaud de gêne. L’air pincé et mécontent, Adrastée s’engagea dans le couloir comme si elle
connaissait les lieux.
— Votre excellence, les latrines sont par ici. Suivez-moi.
Sans se départir de son air hautain, elle lui emboîta le pas. Il la fit tourner plusieurs fois avant de la faire
entrer dans une pièce exigüe, où reposaient divers pots. L’odeur nauséabonde la prit à la gorge, lui
brûlant les yeux. Il afficha un petit air victorieux. Elle eut foncièrement envie de le gifler, mais se contint.
— Je suis juste devant la porte.
Le sous-entendu était clair : il la surveillait. Dommage pour lui, plus pour longtemps.
La porte à peine fermée, elle fit le tour de la pièce, en évitant soigneusement les pots. Elle repéra
rapidement une fenêtre en hauteur. Elle était petite, voire même minuscule, mais cela suffirait. Elle
déplaça légèrement une caisse, sans faire de bruit. Elle monta dessus. Elle était encore trop petite, mais
elle n’avait pas le choix.
Elle saisit le rebord branlant et se hissa à la force de ses bras. Bien sûr, c’était un bien grand mot. À
peine en haut, elle repoussa la vitre avec son front. Cela fit un drôle de bruit.
— Tout va bien, votre excellence ?
— Je suis occupée ! De quel droit m’écoutez-vous ? C’est très privé !
C’était certainement l’une des choses les plus ridicules qu’elle eut dit de sa vie — et pourtant, la liste
était longue. Toutefois, le valet se tut. Son numéro d’aristocrate effarouchée et arrogante avait porté ses
fruits.
En continuant à pousser, elle parvint à passer sa tête et ses deux bras dehors. L’odeur salée emplit ses
poumons, évacuant celle, bien moins suave, de la pièce. Adrastée se retrouva non loin d’un mur de
pierre : celui du port, là où était amarré le navire. Toutefois, elle était à l’extrémité du bateau, dans la partie
légèrement ronde, de ce fait, trois mètres la séparaient du mur.
Elle regarda en bas. Il y avait beaucoup d’eau. Mouiller sa robe serait une erreur : elle serait ralentie et
pourrait difficilement se fondre dans la masse. En plus, elle détestait la sensation d’un tissu mouillé. Elle
était assez sur les nerfs comme cela sans en rajouter.
Elle sortit tout son buste, se retourna, et s’aida du navire pour s’accroupir sur le rebord. C’était très
périlleux, surtout en robe. Heureusement pour elle, une fenêtre un peu plus haut lui permit de se tenir.
Et maintenant ?
Funambule au-dessus de l’eau, elle ne prit pas le temps de réfléchir. Chaque minute comptait. Alors,
elle sauta. La sensation de voler fut incroyable, celle d’atterrir, beaucoup moins. Elle percuta violemment
la pierre au niveau de la poitrine, et parvint à se retenir de ses bras in extrémis.
À bout de souffle, les muscles des bras en feu, elle contint un gémissement en poussant pour se
redresser. Elle lança un regard apeuré aux alentours. A par quelques marchands et des passants, il ne
semblait pas y avoir d’hommes de Louis en vue. Elle monta en faisant le moins de bruit possible. À peine
debout, elle partit sur la gauche, longeant la rive, le plus loin possible du navire.
Plusieurs mètres plus loin, elle s’engagea dans la ville, dans une large rue pleine de monde. C’était
bientôt l’heure du repas, les auberges étaient pleines, et les gens faisaient leurs dernières courses. Elle
se mêla à la foule de longues minutes, essayant de calmer son souffle et les battements frénétiques de
son cœur.
Au détour d’une rue, un châle négligemment laissé sur le rebord d’une fenêtre finit entre ses mains.
Même si elle avait des principes moraux, elle n’avait pas le temps de s’arrêter, et elle n’avait pas d’argent.
Elle noua le châle autour de sa nuque pour dissimuler ses cheveux et les marques de son cou. Ensuite,
dans une ruelle, elle déchira les pans de sa robe qui pendaient, ne laissant que deux couches, minces,
mais plus uniformes, et donc moins voyantes.
Apparence : effacée, différente. Je ne peux pas mieux faire pour l’instant. Maintenant, il faut me
repérer.
Adrastée n’avait jamais été très douée en géographie, ni particulièrement intéressée. Toutefois, son
père était un homme influent, et un grand marchand, qui avait beaucoup de navires. De ce fait, les ports
lui étaient connus. Elle avait déjà entendu parler d’Ayr. Elle savait être en Écosse — contrairement à ce
que Louis avait prétendu —, mais si ses souvenirs étaient exacts, elle se trouvait dans les Lowlands, bien
loin des Highlands.
Même si ce sont des terres inconnues, ce sont des terres amies. Je dois m’éloigner d’ici, puis trouver
un port dans les Highlands. Là-bas, je trouverai quelqu’un pour me ramener à North Uist.
Décidée, elle prit son courage à deux mains. Après avoir observé plusieurs personnes, elle se décida
pour une vieille dame qui vendait du poisson. Son accent prononcé, clairement de la région de
Lancaster, donna espoir à Adrastée.
— Bonjour, excusez-moi de vous déranger. Pourriez-vous m’indiquer la direction à suivre pour me
rendre dans le nord ?
Elle s’était appliquée à prendre son accent, ses intonations, sa diction, tout, même si son gaélique
demeurait maladroit. La femme la toisa de la tête aux pieds, suspicieuse.
— Qu’est-ce qu’une belle jeune fille comme vous veut aller faire chez ses rustres d’Highlanders ?
Y’aura rien de bon pour vous là-bas ma petite !
Et pourtant…
— S’il vous plait, je suis attendue là-bas, et je me suis perdue.
Cette fois-ci, elle ne jouait pas à l’aristocrate hystérique, mais la jeune fille innocente, qui appelait la
compassion. La vieille dame soupira.
— Faut que vous preniez par-là, indiqua-t-elle en désignant une rue qui partait sur la gauche. Y’a un
chemin qui mène à Glasgow. C’est le mieux que je puisse vous dire.
Elle opina, la remercia chaleureusement et partit sans attendre. Elle s’engagea dans le chemin
boueux, plein de branches tombées. Il y avait plusieurs personnes sur la route, des marchands, des
familles. Elle partit d’un bon pas, tête baissée.
Je leur donne encore une demi-heure.
Ce laps de temps écoulé, elle s’écarta du chemin pour s’enfoncer dans la forêt qui le bordait sur la
gauche. Elle fit en sorte que les arbres la cachent, et poursuivit sa route. Ainsi, Adrastée avançait bien
moins vite, mais c’était plus sûr.
Pourvu qu’ils ne me trouvent pas.
Elle avait froid et chaud à la fois. Elle transpirait abondamment. Elle n’avait pas mangé depuis… elle
ne savait même plus. Et pas dormi depuis la nuit précédant son anniversaire. Surtout que la nuit
d’avant…
Les images l’assaillirent. Darren, nu, brûlant, sauvage, contre elle, en elle. Ce fut d’une violence
exquise. D’une ardeur destructrice. Faible, elle posa un genou à terre.
Pour lui, elle devait continuer. Le retrouver était tout ce qui comptait.
Elle se redressa. Une clameur lui fit tendre l’oreille. Sur le chemin, des chevaux passèrent en trombe.
Elle s’accroupit par réflexe.
C’est peut-être Louis… ou pas.
Par mesure de précaution, elle s’éloigna un peu plus du sentier. Il ne devait pas la retrouver. À la simple
idée de ce qu’il lui ferait subir pour un tel affront… elle en frissonna violemment.
Soudain, alors qu’elle n’avait pas conscience de marcher encore, des points noirs envahirent sa
vision. Elle tangua sur ses pieds, tomba à genou.
— Madame ?
Un homme s’approchait à grands pas. À son accent, il n’était pas français. Le soulagement qui
l’envahit eut été risible en d’autres circonstances.
— Madame, vous allez bien ?
— Non… J’ai faim.
Elle ne pouvait pas exprimer de pensée plus cohérente, ni plus urgente. Il s’accroupit devant elle,
révélant un visage d’une quarantaine d’années, respirant la gentillesse.
— J’habite tout près. Venez.
Il passa un bras sous ses épaules et la soutint. Effectivement, après ce qui lui parut une éternité, mais
ne dut pas durer plus de deux minutes, elle se retrouva dans un habitacle chaud et accueillant. Une
femme bondit de la cuisine. Brune, ronde et jolie, il émanait d’elle une aura unique et tendre. En la
voyant, elle poussa un cri.
— Oh, ce qu’elle est pâle, assieds-la !
Elle fit demi-tour pour revenir avec un breuvage chaud.
— Tenez, cela vous fera du bien. Je vais vous chercher de la tourte.
Adrastée contint difficilement un ricanement d’hystérie. Elle avala le thé, aux arômes âcres.
Cependant, elle retrouva vite ses esprits, et des couleurs.
— Je vous remercie de votre aide. Veillez m’excuser de vous avoir importuné.
— Ce n’est rien, affirma l’homme. Moi, c’est James Warik, et voici ma femme, Marie.
— Merci pour votre hospitalité, et votre gentillesse, à tous les deux. Je vais devoir vous laisser…
À peine levée, la tête lui tourna. Marie la força à se rassoir.
— Calmez-vous. Personne ne vous trouvera ici.
Adrastée tressaillit.
— Comment savez-vous qu’on me cherche ?
L’attention intense que porta cette inconnue sur elle la bouleversa.
— Vous avez une lueur dans le regard.
Elle ne dit rien de plus. Parfois, les femmes n’ont pas besoin de mots pour se comprendre. Adrastée
déglutit, les larmes lui montant aux yeux.
— Calmez-vous. Finissez de manger. Personne ne vous trouvera ici, nous sommes loin de tout.
Adrastée opina. Elle n’avait plus de forces. Elle s’enfonça dans sa chaise et avala goûlument son
assiette.
Elle était désemparée. Son plan était bien, dans les grandes lignes. À mettre en œuvre, tout était
différent. Elle avait mal au bras, elle était épuisée, elle avait peur, elle avait froid, elle en avait assez. Elle
était courageuse, mais pas endurante. C’était beaucoup pour une femme qui avait vécu dans le confort
toute sa vie. Même le château de Lochmaddy lui semblait accueillant et luxueux à cet instant.
Pour se rassurer, elle saisit son pendentif à travers sa robe. Il fallait qu’elle se calme, qu’elle se
convainque qu’elle pouvait le faire. Elle n’était pas n’importe qui. Elle ne laisserait personne lui voler sa
vie, d’une quelconque manière.
— Est-ce que vous avez besoin d’autre chose ?
— Je…
Elle allait dire qu’elle n’avait pas d’argent, quand son regard se posa sur son poignet. Le bracelet d’or
offert par le Duc brillait de mille feux.
— Est-ce que vous avez des provisions ? Et une robe ?
— Oui, enfin…
— Je vous les achète, affirma-t-elle en lui tendant le bijou.
Les yeux de Marie s’écarquillèrent.
— Mais, c’est, enfin, c’est beaucoup trop, je ne peux accepter…
— Faites-le, s’il vous plaît. Je serais bien mieux sans, et vous bien mieux avec. S’il vous plaît, aidez-
moi.
Elle avait perçu que Marie n’était pas du genre à laisser une femme dans une telle détresse, et elle ne
s’était pas trompée. Elle saisit le bracelet du bout des doigts, aussi gênée qu’apeurée à l’idée de l’abîmer.

— Suivez-moi.
Elle lui prit la main et la mena dans une chambre. Là, elle lui présenta sa garde-robe. Elle était si
maigre qu’Adrastée eut un coup au cœur. Elle aurait été prête à lui laisser un deuxième bracelet de
même valeur si elle en avait eu.
— Je doute qu’elles soient à votre goût, et à votre hauteur, mais…
— Elles sont parfaites. Laquelle est la plus usée ?
— Celle-ci, mais…
— Alors ce sera celle-ci.
Elle la prit et se détourna, présentant son dos à l’inconnue au grand cœur. Celle-ci comprit le message
et défit les nœuds de la vieille robe déchirée. Marie contint un cri. Avant qu’Adrastée n’ait compris la
raison de son angoisse, des doigts glacés effleurèrent son épaule, la faisant grimacer de douleur.
Lentement, Marie vint se placer devant elle. Adrastée baissa le regard sur son corps. Sous ses aisselles
et au-dessus de ses seins, de grosses marques violettes fleurissaient, vestige de son saut hors du
bateau. Sur le moment, elle n’avait pas eu si mal. À présent, son corps se rappelait à elle, dans un
déploiement de couleurs sombres et de souffrances.
— Vous êtes sûre que vous ne voulez pas rester ici ? Nous pourrons vous dissimuler quelques jours.
Nous avons de grandes terres, peu de gens s’aventurent par ici.
Adrastée plongea dans son regard plein de ferveur.
— Je vous remercie, sincèrement. Mais je dois rentrer chez moi.
Marie opina, compréhensive. Elle la laissa se changer pour aller préparer ses provisions. La Lady
s’appliqua à enfiler la nouvelle robe, serrant fermement là où elle était trop grande. Tant mieux, sa taille
gracile ne jouait pas à son avantage. Elle passa son châle volé sur ses épaules pour se tenir chaud. Elle
était envahie de tremblements incontrôlables.
Alors qu’elle se dirigeait vers la cuisine, elle croisa James. Il sentait le foin et l’animal.
— Je vais vous seller notre cheval.
— C’est hors de question ! tempêta-t-elle aussitôt. Je n’en ai pas besoin.
Elle avait bien trop conscience de leur précarité. Un cheval était indispensable pour s’occuper des
champs.
— Bien sûr que si. Rassurez-vous, nous sommes gagnants au change. Vous nous avez donné de
quoi nous offrir des dizaines de chevaux.
Face à cet argument de taille, elle se tut. Il avait raison, bien sûr. Elle irait bien plus vite à cheval qu’à
pied. Toutefois, elle redoutait d’être plus voyante : déjà parce que cela dénoterait une certaine richesse,
élément qui lui collait déjà à la peau sans le moindre accessoire, mais aussi parce qu’elle devrait s’en
occuper. Elle avait monté à la cour, pour accompagner les femmes, mais cela n’avait duré que quelques
heures fantasques. Elle n’avait pas eu à s’occuper de toutes les tâches ingrates nécessaires à l’entretien
d’un tel animal.
— Tenez, dit-il en lui glissant un objet dans la main. Vous en aurez besoin.
Il sortit. En découvrant le poignard, elle réprima un haut-le-cœur, et des larmes. Effectivement, elle en
aurait besoin. Mais pas pour les raisons qu’il croyait.
Tremblante, elle s’agenouilla devant le feu qui crépitait dans le foyer. De sa main gauche, elle
s’empara de sa tresse. De la droite, elle coupa ses cheveux.
Les pointes blondes retombèrent sur le haut de ses épaules, légères, meurtries. Elle lança sa tresse
dans les flammes, l’observant se consumer avec regret.
Apparence : bien moins de cheveux, bien moins reconnaissable.
Marie la rejoignit. Elle ne commenta pas ce changement. C’était une femme d’un naturel très doux, ce
qu’elle confirma en lui tendant un sac en toile plein de victuailles empaquetées avec soin. Elle avait de
quoi manger pendant des jours. Elle s’en saisit et la suivit dehors. Devant la porte, une monture
l’attendait. La robe sombre et l’air robuste, le cheval ne broncha pas quand elle attacha son sac sur la
selle.
Sans formalités, Marie la serra dans ses bras. En humant son parfum, Adrastée éprouva une drôle de
sensation. Elle n’avait pas ressenti un tel débordement maternel depuis de nombreuses années.
— Faites attention à vous.
— Je vous le promets.
James la salua solennellement avant de lui tendre les rennes. Il lui présenta ses mains pour l’aider à
s’élever.
C’était la première fois qu’elle montait comme un homme.
Elle passa son châle sur sa tête pour se dissimuler et leur sourit.
— Merci pour tout, infiniment. Que Dieu vous bénisse.
— Qu’Il vous protège.
Elle ne pouvait pas plus s’éterniser, au risque de rester. Elle éperonna son cheval, qui partit d’un bon
pas vers le nord, dans la direction de Glasgow.
Elle se tenait droite sur la selle, le regard fixé sur l’horizon. Oui, elle avait peur. Oui, les prochains jours
s’annonçaient difficiles, ténébreux, dangereux.
Mais cela n’avait aucune importance. À n’importe quel prix, elle devait rentrer à North Uist.
Auprès de Darren.
Chapitre 32
— Je suis persuadé qu’ils sont en France, grogna Darren pour la centième fois.
Sur le ponton du navire, il regardait l’horizon de tous les côtés. À leur droite se trouvait l’Écosse, au lieu
d’être à leur gauche. Ils avaient fait demi-tour sur ordre de Roddy.
— Fais-moi confiance, lui souffla son frère pour la énième fois. Rentrer ne serait pas à leur avantage,
et nous les aurions aperçus. Je te dis qu’ils ont contourné l’île d’Arran pour se cacher et nous semer.
Darren allait le contredire encore, mais se retint. Il vouait à son frère une confiance aveugle, toutefois il
lui était difficile de s’accorder avec ses arguments. L’image d’Adrastée à la merci de ce Duc lui donnait
des sueurs froides. Qui sait ce qu’il était en train de faire à sa femme…
Il se passa les mains sur le visage. Il ne devait surtout pas y songer, où il tuerait tout le monde sur son
passage. Il devait se concentrer sur l’instant. Roddy était un navigateur hors pair. Il l’avait prouvé en
arrivant le premier en France pour obtenir la main d’Adrastée au nom de son aîné, bien avant les autres
Lairds concernés. Roddy aimait la mer depuis sa plus tendre enfance. Il avait le pied marin et un instinct
incroyable, qui faisaient parfois se demander si ce n’était pas la mer elle-même qui murmurait à son
oreille.
Fais-lui confiance. Nous allons la retrouver.
De toute façon, il ne pourrait en être autrement. Il passerait le restant de ses jours à la chercher si cela
était nécessaire. Il traverserait toutes les mers, tous les pays pour retrouver Adrastée.
— Regardez ! À tribord !
Léonard était penché en avant, pointant l’horizon. Un port était entouré de navires, ce qui, au premier
abord, n’avait rien de surprenant. Néanmoins, en regardant de plus près, ils reconnurent le bateau du
Duc d’Aquitaine. Le drapeau avec son blason battait l’air au rythme du vent.
— À tribord ! hurla Philippe en apparaissant à leurs côtés. Cap sur Ayr !
Le bateau se pencha subitement, changeant de direction.
Tandis qu’ils s’approchaient pour accoster, Darren ne cessait de gesticuler, prêt à sauter sur la terre
ferme. Depuis combien d’heures naviguaient-ils ? Quatre, peut-être plus ?
Ils avaient quitté Rodel le plus vite possible, tout de fois pas assez pour les rattraper. Il y avait plusieurs
blessés parmi leurs rangs, dont Charles. Une plaie importante au bras lui avait fait perdre beaucoup de
sang. De plus, Darren venait de tuer le Laird des MacAulay. Ceux-ci, tenus en joug, irradiaient la haine et
l’attente, et également une pointe de soulagement. Logan MacAulay n’était pas réputé pour être aimé par
ses pairs.
Dans la précipitation, Darren avait fait appeler Greer MacAulay. La jeune fille s’était tenue bien droite
devant lui, les yeux pleins de larmes et le menton relevé avec fierté. Elle ne se soumettrait pas, il le
percevait. Pourtant, il ne lui laisserait pas le choix.
— Par votre faute à tous, ma femme a été enlevée. Je ne vous tiens pas entièrement responsable des
actes de votre père, Greer, toutefois, vous en paierez le prix. Les MacAulay sont miens à présent. Vous
êtes à ma merci. Je détiens votre argent, car je doute que le Duc d’Aquitaine ait obtenu ma femme sans
rétribution. De ce fait, je détiens votre avenir. Si vous voulez survivre, vous devrez vous plier à mon bon
vouloir.
Une larme s’était échappée des yeux verts d’eau. Elle n’avait pas émis le moindre son.
— Je doute que vous connaissiez la destination du Duc. Je n’ai pas de temps à perdre. Ian ?
Son ami s’était avancé.
— Je te confie les MacAulay en mon absence. Je te laisse nos hommes et un navire de Philippe. Ainsi
que Charles, il doit se reposer. Roddy, Léonard, allez chercher l’argent français.
Il n’avait pas pris le temps de demander à son beau-père son avis.
Il avait fait le tour des hommes à genou autour de lui, les pieds s’enfonçant dans le sol gorgé du sang
de leur Laird.
— N’essayez pas de me trahir. S’il arrive le moindre mal à mes hommes en mon absence, je vous le
ferais payer au centuple et vous ne reverrez jamais la couleur de cet argent. Si vous vous tenez bien,
l’argent vous sera restitué.
Greer avait sursauté. Il l’avait regardé droit dans les yeux.
— Je ne suis pas un monstre. Je ne vous laisserai pas mourir de faim. J’attends juste de vous de la
coopération. Quand je reviendrai, nous trouverons un arrangement. La guerre entre nous doit prendre
fin.
Il ne savait pas s’il pouvait parler de paix, mais l’idée y était. Logan était mort, et sa soif de vengeance
devait s’éteindre avec lui. Malgré la haine qui se dégageait d’elle, Greer avait opiné, une unique fois,
faisant s’échapper des mèches de cheveux roux.
— Bien.
Il avait fait signe à Ian, qui lui avait rendu. Malgré la fatigue et les efforts, il remplirait sa mission, pour lui
et pour l’avenir de leur clan.
Sans plus attendre, Darren avait ordonné aux Français de remonter dans l’un des navires, Philippe,
Roddy et Léonard sur les talons. Ils avaient pris la direction de la France, sur les traces du Duc.
À présent, ils étaient là, à Ayr, bien loin de là où Darren pensait les trouver. La reconnaissance qu’il
éprouvait pour son frère était démesurée.
À peine amarré, il sauta à terre. D’un pas décidé, il se dirigea vers le navire du Duc, à quelques mètres.
Tout en marchant, il dégaina son épée, sans se soucier des passants qui s’écartèrent en hurlant.
— On aurait peut-être dû lui expliquer le principe de la discrétion, lança Léonard à Roddy en se
précipitant derrière son beau-frère.
— Je doute que cela aurait fait une différence.
Ils se placèrent sur ses flancs pour le protéger, s’adaptant à son rythme. Darren monta la passerelle du
navire ennemi sans s’inquiéter des gestes paniqués du jeune matelot sur le ponton.
— Ceci est un navire privé, je vous prierai de…
Darren pointa son épée sur sa gorge.
— Où est Adrastée ?
Les yeux du jeune homme s’écarquillèrent d’incompréhension.
— La Comtesse de Nemours, précisa Léonard. Blonde, prétentieuse, magnifique.
Il déglutit avec difficulté. Visiblement, il avait compris à qui ils faisaient référence. Cependant, il ne
comptait rien dire. Plusieurs autres matelots arrivèrent, une arme à la main. C’est cet instant que choisit
Philippe pour faire son entrée. Sans plus de cérémonie, il trancha la gorge d’un subordonné et transperça
l’abdomen d’un autre. Les deux s’effondrèrent dans une mare de sang. Les gargouillements de leur
agonie durèrent quelques minutes, puis le silence s’abattit.
— On est plus pris au sérieux au milieu de cadavres.
Darren et Philippe se firent un signe de tête appréciateur. Le Laird n’était pas le seul dont la soif de
vengeance était immense et sauvage. Le Comte avait bien l’intention de récupérer sa fille, et se salir les
mains ne lui posait aucun souci de conscience.
— Je vais donc répéter la question : où est la Comtesse de Nemours ?
Le silence s’éternisa. Les matelots transpiraient de peur. Ils étaient aussi effrayés par eux que par le
Duc, qui n’était pas réputé pour sa clémence. Le trahir ou ne pas le trahir conduirait à des conséquences
désastreuses.
C’est finalement le jeune homme que Darren tenait en joug qui céda.
— Elle a disparu.
— Comment cela, disparu ?
— Elle est parvenue à sortir du navire. Elle s’est enfuie.
C’était bien sa chance. Il retrouvait le bateau du Duc pour découvrir qu’Adrastée s’en été échappée. En
même temps, il éprouvait une pointe de fierté à l’idée que son épouse soit parvenue à tromper la
vigilance de tous ces hommes et à fausser compagnie au Duc par ses propres moyens. Ce petit bout de
femme ne cesserait donc jamais de le surprendre.
— Vers où est-elle partie ?
— Elle a dû s’enfoncer dans l’Écosse, en toute logique, commenta Philippe.
Le jeune garçon opina.
— Le Duc a fait seller des chevaux et ils sont partis vers Glasgow. Je ne pourrais vous en dire plus.
Ils le crurent. Alors que la tension était à son comble — qu’allait-il arriver à ces hommes maintenant
qu’ils n’étaient plus d’utilité mais des ennemis potentiels — le Comte de Nemours les prit au dépourvu. Il
lança une bourse pleine de pièces au jeune garçon.
— Maintenant, si tu veux vivre, tu travailles pour moi. Je t’offre ma protection en échange de tout ce que
tu sais sur le Duc. Et pour m’avoir renseigné sur ma fille.
Ahuri, son visage se détendit subitement de reconnaissance. Il était de notoriété que le seul capable
de faire face au Duc d’Aquitaine était le Comte de Nemours.
— Merci… Merci votre excellence.
— Va sur mon navire.
Tremblant, il ne se le fit pas répéter. Il contourna soigneusement Darren et son épée.
— Je ne compte pas vous tuer, lança Philippe aux matelots restants. Ce serait trop long, trop voyant et
bien inutile. De toute façon, le Duc va apprendre ma présence ici, et celle du Laird MacLennan. Toutefois,
si l’un d’entre vous part le prévenir, je le retrouverai, lui et sa famille, et je vous le ferai payer.
Avec sa carrure et son regard gris ténébreux, Philippe n’avait pas besoin d’être plus précis quant à sa
vengeance exacte. Tout chez lui témoignait d’une impitoyabilité peu commune. Ce n’était pas un
homme foncièrement mauvais, il avait juste sa propre définition de la justice. En l’occurrence, quand elle
concernait sa famille, il n’avait aucune pitié.
— Léonard, Roddy, trouvez-nous des chevaux.
Les intéressés descendirent en courant du navire ennemi.
— C’était une belle démonstration de force, commenta Darren.
— Merci. Vous aussi, vous avez été épatant chez les MacAulay.
— J’aurais aimé que cela suffise…
Contre toute attente, Philippe posa sa main sur l’épaule de Darren, dans un geste paternel.
— Nous la retrouverons. Il le faut.
***
Ils avaient chevauché des heures durant. Ils avaient dû faire des haltes pour interroger des passants et
faire demi-tour plus d’une fois. Suivre la trace d’Adrastée était chose impossible. Certes, elle avait un
physique qui ne passait pas inaperçu, mais ils ne pouvaient savoir comment elle était habillée ou
comment elle voyageait. Ils avaient supposé qu’elle était à pied, mais comment en être sûr ? Elle était
suffisamment maligne pour avoir trouvé une monture pour avancer plus vite.
À Glasgow, ils avaient interrogé des dizaines de personnes, en vain. Personne n’avait vu une jolie
Française. Comme l’avait fait remarquer Léonard, préciser sa nationalité n’avait aucun intérêt : Adrastée
savait parler plusieurs langues si parfaitement qu’elle pouvait tromper sur ses origines.
Néanmoins, en parlant de Français, ils avaient appris plusieurs fois le passage du Duc avant eux.
Celui-ci avait posé les mêmes questions. Ainsi, il était lui aussi toujours à sa recherche. C’était à la fois
une bonne et une mauvaise chose. Cela signifiait qu’Adrastée n’était pas à sa merci, mais également
qu’elle était seule, démunie, sans argent et sans vivre, dans un pays qui lui était totalement étranger.
Darren n’arrivait pas à savoir si sa présence en Écosse était judicieuse. Certes, elle se trouvait parmi
ses pairs. Il doutait qu’elle puisse pleinement se faire passer pour une Écossaise avec son gaélique, mais
il connaissait suffisamment le tempérament des hommes de sa patrie pour savoir qu’ils ne laisseraient
pas une femme potentiellement Ecossaise se faire enlever par des Français. Enfin, il l’espérait. Ce qui
l’inquiétait en revanche, c’était l’idée qu’elle soit connue et reconnue. Et si un autre Laird avait lui aussi
revendiqué sa main ? Et si la possibilité de récupérer sa dot alléchait un autre homme au point de la
ravir ? Sa femme était décidément extraordinaire précieuse, de bien trop de manières. Toutes ces
suppositions allaient finir par le rendre fou.
Plusieurs heures après la nuit tombée, ils firent halte dans une petite clairière pour prendre du repos. Le
Laird avait été totalement opposé à cette idée : qui sait ce qui était en train d’arriver à Adrastée à cet
instant. Philippe l’avait convaincu de s’arrêter. Avec l’obscurité, ils ne voyaient plus où ils allaient. Les
hommes étaient exténués. Les Français avaient enchainé deux batailles en moins d’une journée, avant
de traverser la mer pour entreprendre une course poursuite hasardeuse. Ils avaient besoin de manger et
de dormir. Darren le savait. Il était un excellent meneur d’hommes, il savait reconnaitre quand il était
nécessaire de faire une pause. Cependant, il abhorrait de se retrouver là, assis devant le feu, à attendre.
À espérer.
Son esprit tournait en boucle autour des mêmes pensées, tantôt joyeuses et soulagées, tantôt
sombres et douloureuses. La retrouverait-il ? Quand ? Comment ? Dans quel état ? Que lui était-il arrivé
durant ces deux jours ? Qu’avait-elle dû surmonter ?
Lui pardonnerait-elle de n’avoir pas su la protéger ? Cela lui brisait le cœur, presque autant que l’idée
qu’on eut levé la main sur elle.
Était-elle seule dans le noir à cet instant ? Recroquevillée entre les racines d’un arbre, tremblante de
froid, peinant à trouver un peu de repos. Il n’arrivait même pas à imaginer à quel point elle devait avoir
peur. Cela lui tordait les entrailles. Son Adrastée…
Quelqu’un s’assit à côté de lui, le détournant de ses tourments. Le Comte laissa son regard divaguer
sur les flammes.
— Puis-je vous poser une question indiscrète ?
— Cela dépend du degré d’indiscrétion.
Le fait que Philippe reprenne l’expression qu’il avait eu le matin même avant d’arriver chez les
MacAulay l’encouragea à poursuivre.
— Vous semblez énormément tenir à votre fille, ce que je conçois parfaitement. Elle est…
Il ne parvint pas à finir sa phrase, la gorge nouée.
— Elle m’a raconté son histoire, avec le Duc. J’ai du mal à comprendre certaines choses. Comment
avez-vous pu laisser trainer l’affaire si longtemps, au point de devoir la marier si loin ? Pourquoi ne pas
l’avoir mariée du jour au lendemain ? Vous en aviez le pouvoir, tout aurait été réglé en une nuit. Pourquoi
avoir attendu que le Duc la menace autant ? Et comment avez-vous pu l’emmener si loin alors que vous
l’aimez tant ?
Surtout que cela n’a servi à rien…
Dans sa voix résonnait un reproche qu’il ne parvenait pas à contenir. Certes, si Adrastée avait été
mariée plus tôt, à un autre, peut-être Phlippe serait-il confronté à la même situation à l’heure actuelle. Le
fait que le Duc ait fait tout ce voyage pour la récupérer témoignait que le plan de Philippe n’avait pas été si
brillant.
Avant que le Comte se détourne, Darren aperçu des larmes dans ses yeux.
— Il vous manque des parties de l’histoire. Je ne suis pas le monstre sans cœur que vous voyez en
moi.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit.
— C’est tout comme.
Le silence qui s’ensuivit fut éloquent.
— Si vous voulez comprendre comment nous en sommes arrivés là, il faut que je vous raconte
l’histoire d’une autre femme.
— Qui ?
— Hélène de Nemours. La mère de mes enfants.
Il reprit difficilement sa respiration.
— L’amour de ma vie.
Entendre de tels mots sortir de la bouche d’un homme aussi imposant et fort fit tressaillir Darren. Il ne
dit rien, attentif, avide. Il voulait en apprendre plus sur cette femme qui avait donné la vie à Adrastée.
— J’ai rencontré Hélène à l’âge de quinze ans. Je marchais dans l’un des villages de mon père. À
l’époque, je fanfaronnais comme le jeune freluquet que j’étais. J’étais l’unique fils d’un des plus
puissants aristocrates de France. Ma vie était toute tracée vers la richesse, la gloire, les affaires. J’avais
tout à portée de main. Du moins, c’est ce que je croyais.
« Elle est arrivée au coin d’une rue. Je la revois comme si c’était hier. Elle portait une robe bleu
délavée, et un panier dans sa main droite. Ses cheveux blonds étaient détachés, ils volaient autour
d’elle, et le soleil y jouait. Elle arborait un sourire léger, comme si elle était perdue dans ses pensées. À
l’instant où nos regards se sont croisés, j’ai été incapable de respirer. Ses yeux verts… Je ne pourrais les
décrire avec exactitude. Ils sont devenus tout, en un instant. Je voulais les voir briller de joie, de malice,
de colère, de reproche, d’attente, de doute, de fierté, de larmes, d’amour. Je voulais une vie avec ses
yeux rivés sur moi.
« Nous sommes restés de longues minutes ainsi. Elle aurait pu passer son chemin. N’importe quelle
femme l’aurait fait. Mais pas elle. Elle s’est avancée vers moi, et m’a dit son nom comme si je lui avais
demandé. Sa voix était douce, délicate, comme elle. Il était hors de question que je n’entende plus cette
voix. Nous avons passé des heures à discuter, jusqu’à ce que nous soyons obligés de rentrer.
« Une fois chez moi, j’ai déclaré à mon père que j’allais me marier. Pensant que je m’étais décidée
parmi l’une des nobles de son choix, il a éructé de rage en apprenant que je parlais d’une fille du peuple.
Pour lui, nous devions agrandir notre pouvoir. Nous devions tisser des alliances, et surtout, je devais
épouser une femme digne de moi. Ce fut la première dispute qui m’opposa à mon père. Nous ne nous
sommes plus adressé la parole pendant plusieurs semaines. J’en ai profité pour voir Hélène en cachette
dès que je le pouvais. J’aimais tout chez elle, même ses étrangetés.
« J’ai fini par la présenter à mon père. Sans grand étonnement, il est tombé sous son charme. Elle
n’avait peut-être pas les manières d’une aristocrate, mais cela pouvait s’apprendre. J’ai rapidement
réussi à le convaincre que c’était elle et personne d’autre. Le père d’Hélène l’a menée à l’autel quelques
jours plus tard. Alors qu’elle avançait dans le jardin de notre manoir, entourés de nos familles, j’ai su que
ma vie commençait. »
Il marqua une pause pour reprendre son souffle et ses esprits. Il était perdu dans ses souvenirs, dans
cette époque bienheureuse et lointaine.
— Ce soir-là quand nous nous sommes retrouvés seuls, elle m’a dit vouloir m’avouer quelque chose.
Elle m’a dit ne pas être comme les autres femmes, être plus intuitive. Elle m’a confié avoir une sorte de
don.
Philippe lui coula un regard incertain, mélange de craintes et de mise en garde. Il craignait que Darren
ne le croie pas et se permette de remettre en cause ses propos.
Mais Darren était un Écossais. Il avait été bercé par des légendes depuis sa plus tendre enfance. De
plus, il avait toujours vécu sous l’œil acéré de la Vieille Alba, dont les phrases mystiques tenaient souvent
lieu de prophéties.
— Elle voyait l’avenir ?
— En quelque sorte. Hélène disait avoir des certitudes. Le jour où nous nous sommes rencontrés, elle
a su qui je serais pour elle, c’est pourquoi elle est venue à ma rencontre. Elle n’a jamais douté de notre
union, même alors que mon père tempêtait. Comme elle n’a jamais craint ma réaction sur le sujet. Elle a
eu raison, comme toujours. Je l’ai cru sans hésiter, parce que j’avais déjà aperçu le phénomène, sans
vraiment prendre le temps d’y réfléchir.
« Grâce à ce don, elle est devenue une Comtesse adulée. Alors qu’ils auraient pu la traiter de sorcière
et l’éviter, nos gens quémandaient ses conseils. Elle savait quand les récoltes seraient bonnes, quelles
bêtes il était préférable d’acheter, quels partenaires commerciaux il fallait éviter. Elle était si belle, si
gracieuse, si agréable en société… Même si nous restions vagues sur le sujet, les gens dans le secret ne
l’aimaient que davantage. Comme moi.
« Après quelques années de mariage, Maximilien est né. Puis Léonard, puis Charles, et enfin,
Adrastée. Quand Hélène l’a tenue dans ses bras, elle a éclaté de rire. Pris au dépourvu par cette réaction,
bien loin de ses larmes de joie habituelles, je lui ai demandé ce qu’elle avait. “Notre fille me ressemblera
physiquement, mais elle aura ton caractère. Elle mènera les hommes par le bout du nez… Je crois que
tu vas avoir de cheveux blancs prématurément.’’ »
Tous deux rires de cette certitude. Il semblait évident que de tous ses enfants, c’était très certainement
Adrastée qui avait causé le plus de souci à son père. La preuve en est de la raison de leur présence ici.
— Tout ceci est bien beau, mais je ne vois toujours pas le rapport…
— J’y viens.
Son visage s’affaissa. Alors que ses yeux pétillaient de bonheur, ils virèrent soudain au gris d’orage.
— Des années merveilleuses sont passées les unes après les autres, se faufilant entre mes doigts
sans même que je comprenne ma chance. Et puis, il y a de cela cinq ans, Hélène est tombée gravement
malade.
Philipe serra le poing sur le sol.
— J’ai remué toute la France, et même l’Europe, pour lui trouver les meilleurs médecins. Les seuls qui
ont eu le temps de venir à son chevet ont déclaré qu’elle était condamnée. J’ai refusé de le croire, même
alors qu’elle dépérissait sous mes yeux. La voir amaigrie, souffrante… Je n’ai jamais éprouvé une telle
impuissance de toute ma vie.
Darren ferma les yeux. L’impuissance, il connaissait. C’était ce qu’il éprouvait depuis deux jours à
courir après Adrastée, incapable de la sauver à temps.
— Un soir, alors que deux mois s’étaient écoulés, elle m’a demandé d’appeler ses enfants auprès
d’elle, pour leur dire au revoir. Elle savait.
Il se tut, la gorge nouée par l’émotion. Le Laird se figurait parfaitement la scène. Il ne pouvait
qu’imaginer la souffrance du Comte. Celui-ci lui était de moins en moins antipathique au fil des mots.
— Quand… Quand ils sont ressortis, ils pleuraient. J’ai décidé d’être fort. J’ai rejoint Hélène pour lui
tenir la main durant ses derniers instants, même si je me refusais encore de l’accepter.
« Elle était si belle. Son visage était amaigri, pourtant on en devinait encore les traits fins. Son souffle
était difficile. Pour l’apaiser, j’ai pris sa main et j’ai caressé ses cheveux blonds qui tiraient sur le blanc. Je
voulais qu’elle sache que j’étais là, quoi qu’il advienne.
« Alors que la fin approchait, elle a eu un sursaut. Ses yeux verts se sont écarquillés et elle a serré ma
main très fort. Elle s’est mise à parler. À dire des mots que je n’oublierai jamais.
« ‘‘La beauté d’Adrastée sera sa malédiction. Des centaines d’hommes la voudront pour cela. Ne leur
concède jamais sa main. Seul le premier, et uniquement le premier homme qui la voudra pour sa
fortune, sans l’avoir jamais vue, sera capable d’aimer la beauté de son cœur’’
« Pour moi, ses paroles n’avaient aucun sens. Pourquoi cèderais-je ma fille à un homme qui la
voudrait pour son argent et non sa beauté ? Certes, sa dot serait un argument de taille dans le choix d’un
homme, mais sa beauté serait l’élément ultime. Pour moi, il était son avantage, sa force. Mais pas pour
Hélène.
« Même si je n’étais pas d’accord, même si je ne comprenais pas, elle m’a fait promettre. Avec les
années, j’avais appris à avoir une confiance aveugle en son jugement. C’est pourquoi j’ai respecté sa
volonté. »
Darren déglutit bruyamment. Ainsi, tout n’avait été qu’une succession de hasard. D’abord, le don de
Hélène, qui lui avait conféré une étrange vision du destin de sa fille. Ensuite, la proposition de Mary Stuart
de lui trouver un prétendant en Écosse, loin de la France et du Duc. Enfin, et surtout, le fait que Roddy eut
été le plus rapide pour donner sa réponse à la Reine et au Comte. Parce que grâce à lui, Darren avait été
le premier à revendiquer sa main, et donc le seul à pouvoir l’avoir.
— Je crois que vous avez vos réponses. Si j’ai tant attendu, c’est parce qu’aucun homme ne la voulait
que pour son argent, sans l’avoir jamais vue. Le jour où j’ai pris peur pour elle à cause du Duc, et que j’ai
décidé de la marier à un ami, Victor, celui-ci a été assassiné. Je pense que ce n’était pas uniquement à
cause du Duc. Une part de moi est persuadée qu’il n’était pas l’homme qu’avait prédit ma femme.
Il le regarda droit dans les yeux, avec une intensité particulière. À présent, ce n’était plus simplement
Adrastée qui les liait, mais cette étrange prophétie faite sur un lit de mort, par une femme incroyable que
Philippe avait tendrement aimée.
Chapitre 33
Quand le coq chanta pour réveiller le village, Adrastée avait déjà les yeux grands ouverts. Allongée
sur le lit miteux de l’auberge qu’elle s’était payée avec la bourse glissée dans son sac par Marie, elle
n’était pas parvenue à trouver le sommeil. En bas de l’auberge, des hommes n’avaient cessé de boire et
de chanter. Pour se prémunir de toute entrée, elle avait placé la maigre commode et la chaise devant la
porte. Toutefois, la peur l’avait tenue éveillée une grande partie de la nuit.
Elle était exténuée. La veille, elle avait chevauché jusqu’à la nuit tombée. Elle avait pris un repas
copieux, grâce à la gentillesse de Marie. En découvrant la bourse remplie de pièces, elle en avait eu les
larmes aux yeux. La bonté de cette femme était incommensurable. Rassérénée par le fait de ne pas
dormir dehors, elle s’était retrouvée là, dans cette pièce miteuse, la boule au ventre de voir un homme
venir tambouriner à sa porte pour avoir des faveurs.
Elle ferma les yeux. Il lui fallait se lever, manger et partir. Elle n’avait pas de temps à perdre. Louis
devait être sur ses traces. Il était certainement tout près, chasseur infatigable. Il ne s’arrêterait pas avant
de l’avoir trouvée.
Jamais.
Elle essaya de contenir ses larmes, autant d’épuisement que de découragement. Comment
parviendrait-elle à rentrer chez elle ? Elle était si loin de North Uist, dans une contrée étrangère et hostile
à une femme seule.
Elle ne devait pas se laisser abattre. Non. Elle devait se souvenir de tout ce qui l’avait motivée à fuir, de
tout ce qui la poussait chaque minute en avant. Elle avait tant de choses à accomplir dans sa vie.
Tout d’abord, elle voulait faire plus ample connaissance avec toutes les femmes du clan, et gagner le
respect des hommes. Elle voulait se disputer avec Ona, être présente lors de l’accouchement de Breitis.
Elle voulait prouver sa valeur de châtelaine à Morag, voir un éclat de fierté briller dans son regard. Elle
voulait discuter des heures avec Ellen, de la vie, de l’avenir. Elle voulait apprendre les langues à
Liusaidh, lui donner foi en elle. Elle voulait devenir la confidente de Sine et Inès, forger une véritable
amitié. Elle voulait acquérir la confiance de Ian, de Mathen, d’Owen, de James. Elle voulait passer un
repas à rire aux histoires de Roddy, insouciant, détendu. Elle voulait prendre soin de Niall, lui offrir un
foyer et une famille.
Elle voulait serrer la main de Darren. Elle voulait caresser son nez à l’endroit exact où il se fronçait
quand il réfléchissait. Elle voulait passer sa main dans ses cheveux emmêlés par le vent. Elle voulait
l’aider à attacher son tartan, le regarder partir en guerre un matin d’hiver. Elle voulait poser ses lèvres sur
les siennes, goûter sa saveur. Elle voulait fermer les yeux, se blottir contre lui, et être oubliés par le temps.
Elle voulait l’aimer.
C’était son souhait le plus cher, le plus profond, le plus sauvage. Personne ne pourrait lui retirer la vie
qu’elle s’était choisie.
Elle se leva d’un bond. Elle passa une main dans ses cheveux, sursautant quand ils lui échappèrent
plus tôt que d’habitude. Elle revêtit sa robe et passa son châle sur ses épaules et son cou, pour ensuite le
rabattre sur sa tête. Elle mangea une pomme, le ventre noué d’appréhension. Elle avait perdu assez de
temps.
Elle referma son baluchon de nourriture, le porta sur son épaule et sortit. Dans le couloir, elle croisa un
homme avachi par terre, ivre. Elle l’évita soigneusement, retenant un haut-le-cœur. Ce qu’elle pouvait
regretter les grandes auberges françaises, celles qui valaient une fortune et sentaient bon.
Levant les yeux au ciel devant sa propre coquetterie, bien risible en ces heures, elle arriva en bas. Elle
salua l’aubergiste dans un espagnol parfait — le convaincre de cette nationalité, avec ses cheveux
blonds et ses yeux clairs, avait été difficile, toutefois le principal était qu’il ne la croie pas Française — et
sortit. Elle récupéra sa monture, qui avait été nourrie, brossée et sellée. Elle grimpa sur son dos avec
maladresse et l’éperonna vers la direction indiquée par le palefrenier.
L’un des rares ports qu’elle connaissait sur la côte ouest, c’était Oban. Elle ne savait ni dans quel clan
se trouvait cette ville, ni si ce port était pratique pour rattacher North Uist, ni même si elle trouverait
quelqu’un pour l’emmener, mais elle n’avait guère le choix.
Les paysages de l’Écosse étaient de toute beauté. Même alors qu’elle était exténuée et qu’elle avait
peur, elle ne cessait de s’émouvoir devant les plaines vertes, les lacs miroitants, les animaux sauvages.
Elle se sentait si bien ici, perdue au milieu de nulle part, entre le ciel et la terre. La vie prenait tout son sens.
Elle s’arrêta déjeuner quand le soleil atteignit son zénith. Adrastée se sentait de plus en plus faible,
elle s’accorda donc le temps de déguster du pain, du fromage et des fruits, et se permit de se délier les
jambes. Il fallait qu’elle tienne le coup. Elle avait estimé rejoindre Oban demain dans la matinée.
Alors que le soleil commençait à décliner, elle aperçut un village à l’horizon. Il entourait un joli
château, certainement la demeure d’un Laird. Il ne fallait pas qu’elle se fasse remarquer par les
habitants, qui pourraient facilement renseigner le Duc. Toutefois, elle avait besoin qu’on lui indique la
direction à prendre. Se perdre serait plus dangereux que de faire savoir sa position.
Elle mit pied à terre et tint son cheval par la bride pour arpenter les rues. Avec sa tenue, elle n’était pas
trop voyante, seul son étalon la faisait remarquer. Afin de ne pas s’attarder, elle fit semblant de flâner
devant une étale. L’homme qui vendait du fromage vint à sa rencontre.
— Bonjour, vous souhaitez quelque chose ? s’enquit-il en gaélique.
Adrastée prit une grande inspiration. Aujourd’hui, elle serait une Anglaise.
— Bonjour, monsieur. Excusez-moi pour le dérangement, je suis légèrement perdue. Pouvez-vous
me dire où je suis ?
Il leva un sourcil surpris devant son anglais appliqué et légèrement hautain, mais se contint de tout
commentaire.
— Vous êtes à Inverarnan, chez les MacFarlane.
Elle n’avait pas la moindre idée d’où elle était, mais peu importait.
— Pouvez-vous m’indiquer la direction de Oban ?
— Prenez cette rue, dit-il en indiquant une petite voie annexe, elle vous mènera sur un chemin de terre
qui part dans cette direction. C’est pas la porte d’à côté.
— Je sais. Merci pour votre aide.
Elle glissa une pièce sur son étal et s’éloigna. Elle remit discrètement son châle devant son visage et
prit la route indiquée.
Alors qu’elle arrivait aux abords du village, ses yeux croisèrent un regard qui l’intrigua. Elle se figea
malgré elle. Ce visage enfantin, elle le connaissait…
C’était le jeune valet qui l’avait accompagné aux latrines sur le navire du Duc.
Non !
Elle se détourna brusquement et monta en selle. Sa précipitation eut raison d’elle.
— Eh, vous ! hurla-t-il en français. Arrêtez-vous !
Elle n’allait certainement pas obéir. Elle donna un coup de talon dans le flanc de sa monture, la faisant
bondir en avant. Elle n’était jamais allée au galop, néanmoins elle n’avait pas le temps d’y réfléchir ou
d’avoir peur. Elle serra fort la bride et se pencha en avant pour épouser les mouvements de l’animal.
Derrière elle, des bruits de sabots résonnèrent. Le valet et son acolyte la prenaient en chasse.
Le chemin ondulait au milieu d’une épaisse forêt. C’était à son avantage, elle le savait. Il fallait qu’elle
leur fausse compagnie d’une manière ou d’une autre.
Adrastée caressa l’encolure de son cheval pour l’encourager. Ils ne parviendraient jamais à les semer
alors qu’il n’y avait qu’une seule route. De plus, sa monture fatiguait déjà. Ils avaient chevauché toute la
journée de la veille et aujourd’hui. L’animal ne tiendrait plus un rythme aussi effréné très longtemps.
La Lady prit son courage à deux mains. Elle saisit sa besace attachée à la selle et la passa sur l’une de
ses épaules.
Juste après que son cheval eut tourné serré sur la droite, elle sauta à terre sans l’arrêter. Elle tomba
dans un buisson qui lui écorcha les bras et le visage. La force de l’impact lui coupa le souffle, encore plus
que son saut depuis le navire. Elle eut l’impression que ses côtes explosèrent. Mais elle n’avait pas le
temps d’avoir mal. Elle roula sur elle-même plusieurs fois pour s’enfoncer entre les arbres, serrant les
dents pour contenir un cri. Derrière elle, ses poursuivants passèrent au galop sans s’arrêter.
Adrastée bondit sur ses pieds malgré sa respiration difficile et sa vision trouble. Elle n’avait que peu de
temps.
Elle se mit à courir entre les arbres, les pans de sa robe serrés dans ses mains pour aller plus vite. De
sa vie, jamais elle n’avait couru ainsi. Ses lèvres peinaient à aspirer suffisamment d’air, chaque souffle
étant aussi nécessaire que douloureux. Chacun de ses pas était poussé par une force éthérée qui la
faisait frissonner. Chacun de ses pas comptait pour garder sa liberté, et sa vie.
Elle réagit trop tard en entendant des voix devant elle. Elle déboula dans une clairière et percuta de
plein fouet une haute stature. Deux mains la rattrapèrent avant qu’elle ne s’effondre sur le sol.
— Qui va là ? gronda une voix puissante en gaélique.
Adrastée s’écarta d’un bond et leva les yeux sur l’homme. Il était impressionnant. Une barbe brune lui
mangeait la moitié du visage, dont les traits épais dégageaient une certaine noblesse. Ses yeux, d’un
bleu profond comme un ciel nocturne, la détaillaient d’une attention particulière.
Elle regarda autour d’elle. Une dizaine d’hommes, grands et massifs, accompagnaient le premier.
Leurs chevaux étaient attachés à des arbres, ils prévoyaient visiblement de passer la nuit ici.
Elle se retourna. Ses deux poursuivants n’étaient pas encore là, mais ils ne sauraient tarder. Elle
entendait leur pas bourru rompre le silence de la forêt. Ils avaient dû la suivre à l’oreille, eux aussi.
— J’ai besoin de votre aide, bégaya-t-elle en gaélique sans réfléchir.
L’homme haussa un sourcil étonné. Son accent était vraiment pauvre, et au vu de son allure, il ne
s’attendait certainement pas à ce qu’elle soit Écossaise. Elle devait jouer le jeu pour obtenir sa confiance.
Son tartan ne la trompait pas : c’était un Highlander, et il avait autant de fierté que d’honneur.
— Deux hommes arrivent. Ils me veulent du mal. Je vous en supplie, aidez-moi.
Des larmes débordèrent de ses yeux. Elle ne voulait pas surjouer la scène, cela avait été plus fort
qu’elle. Elle tremblait de terreur. Après tout ce qu’elle avait affronté, elle ne pouvait accepter qu’ils la
rattrapent. Elle ne serait jamais plus la captive du Duc d’Aquitaine, elle s’en était fait la promesse.
Adrastée ne sut si ce furent les larmes, l’intensité de son regard ou simplement son air désespéré qui
convainquirent l’homme. D’un bond, il passa devant elle à l’instant où les deux Français sortaient du
tapis des bois.
— Bonjour, messieurs, gronda le Highlander.
Adrastée resserra son châle autour d’elle. Elle était transie de froid.
— Bonjour, répondit le valet dans un anglais dédaigneux.
Les deux nouveaux évaluèrent les Écossais d’un œil méprisant. Leur attention se focalisa sur
Adrastée, qui tenta de se cacher derrière les épaules de son sauveur.
— Nous sommes là pour la fille. Je vous conseille de nous la donner sans faire d’esclandre.
Les Highlanders explosèrent d’un rire grave et sincère. En plus d’être cinq fois plus qu’eux, ils étaient
tous deux fois plus larges et musclés. Un seul d’entre eux aurait suffi à réduire en bouillie les deux
Français.
— Passez votre chemin. La fille reste avec nous.
Adrastée déglutit bruyamment. Maintenant qu’il le disait ainsi, elle n’était pas certaine que ce fut une
bonne idée. Et si, en fuyant un ennemi, elle en avait trouvé un bien pire ?
— J’en doute. Je suis ici au nom du Duc d’Aquitaine, de France. Cette femme est à lui. Je vous prierai
de nous la restituer, ou vous en paierez le prix de vos vies. Nous reviendrons avec une garnison
complète.
— Pour l’instant, vous êtes seuls, remarqua narquoisement l’un des Highlanders.
Les autres l’approuvèrent.
— Vous dites qu’elle appartient à ce… Duc ?
Adrastée se recroquevilla quand le Highlander qui la protégeait se décala pour l’observer.
— Est-ce vrai ?
— Absolument pas ! Il m’a enlevée et veut m’épouser de force.
Elle avait répondu dans un gaélique plus prononcé. Étrangement, la colère seyait parfaitement à cette
langue. Le visage du grand Highlander se glaça.
— Messieurs, je crois que tout est dit. Cette jeune femme ne partira pas avec vous. Si vous tenez à en
débattre, sachez que mes hommes seraient ravis de vous exposer leurs arguments.
Sur cette simple phrase, tous dégainèrent de longues épées ou des poignards. Les deux Français
étaient peut-être arrogants, mais pas suicidaires. Ils ne vaincraient jamais. Il était plus intelligent de battre
en retraite chercher des renforts, ce qu’ils firent immédiatement.
— Nous reviendrons, vociféra le valet en s’enfonçant entre les arbres.
Une fois qu’ils eurent disparu, Adrastée poussa un long soupir de soulagement et se laissa tomber sur
une pierre. Son cœur battait à un rythme incroyable, elle avait la sensation qu’il allait tomber de sa
poitrine. Elle s’étira lentement le dos, laissant échapper une dernière larme. Chaque souffle était une
torture, pourtant elle s’était rarement sentie aussi soulagée.
Remarquant les lourds regards posés sur elle, elle se releva d’un bond. Le grand Highlander lui faisait
face. Par réflexe, elle s’inclina.
— Messieurs, je vous remercie pour votre aide. Vous m’avez sauvé la vie. Je ne vais pas vous
importuner plus longtemps.
Elle se dirigea vers le coin de la clairière opposé à celui où les Français étaient partis. Elle eut à peine
le temps de faire deux pas qu’une grande main la retint par le bras.
— Pas si vite.
Il lui fit faire volteface. Ses yeux bleus flamboyaient d’irritation et de questions.
— Je crois avoir le droit de savoir qui vous êtes, madame.
— Cette information n’est pas d’une grande importance.
— Je crois que si, au contraire.
D’un geste vif, il repoussa son châle de sa tête, dévoilant l’intégralité de son visage ainsi que ses
cheveux blonds.
— Vous parlez gaélique très bien, mais ce n’est pas votre langue natale. Des Français sont à votre
poursuite en Écosse, au nom d’un Duc qui n’a pas l’air d’être n’importe qui. Et de surcroît, vous êtes une
beauté. Le genre de femme qui porte des vêtements bien plus coûteux. Le genre de femme qui pousse
les hommes à se faire la guerre.
Elle redressa le menton avec arrogance, rendant son visage fin encore plus magnifique. Il eut un léger
sourire appréciateur, sans toutefois amenuir la dureté de son regard. Il voulait la vérité, et d’une certaine
manière, il la méritait pour s’être mis en danger pour la protéger. Mais comment savoir si elle pouvait lui
faire confiance ?
— Je vous dirais mon nom, si vous me dites le vôtre.
Contre toute attente, il éclata de rire. Ce mouvement spontané le rendit plus jeune. Il devait avoir un
peu plus de vingt-cinq ans.
— Croyez-vous vraiment être en posture de négocier ?
— S’il vous plaît.
C’était son seul véritable argument. Elle savait avoir touché cet homme, à sa manière. Il était droit et
n’avait pas laissé une femme innocente se faire violenter. De plus, il avait vu à quel point elle avait peur. Il
était suffisamment bon pour prendre cela en compte.
— D’accord, finit-il par concéder avec un demi-sourire.
Ses hommes sursautèrent légèrement. Ils suivaient la jouxte avec attention. Ce petit bout de femme
était vraiment intrigant.
— Je suis Aedan Grant, frère cadet du Laird Erwan Grant.
Adrastée fronça les sourcils. Grant… Ce nom lui était familier.
— Grant comme… Alayna Grant ?
Brutalement, Aedan se raidit.
— Oui. Comment connaissez-vous la cousine de ma mère ?
Adrastée le regarda avec une attention démultipliée. Cette stature, ces cheveux sombres, ces yeux
bleus même s’ils étaient plus foncés… les deux cousins éloignés se ressemblaient.
— Parce que je suis l’épouse du Laird Darren MacLennan. Votre cousin.
Il tressaillit. Néanmoins, l’étonnement laissa rapidement sa place au doute.
— Que c’est pratique… À peine ais-je dit mon identité que nous voilà de la même famille. Il se dit que
mon cousin a obtenu la main d’une proche amie de la Reine, une Française prétentieuse et
extraordinairement riche.
— C’est moi-même. Je suis la Comtesse de Nemours. Enfin, j’étais.
— Et votre prénom ?
— Adrastée.
— Beaucoup de gens connaissent ce prénom, moi-même y compris. Qu’est-ce qui me prouve que
c’est bien vous ?
Elle recula d’un pas, étourdie. Comment pouvait-elle prouver son identité ? Elle passa sa main sur le
renflement que formait son chapelet. Le bijou était d’une valeur inestimable. Le nom de Nemours était
gravé dessus. Mais il pouvait dire qu’elle l’avait volé.
Elle effleura son alliance. Ce petit anneau d’or auquel elle avait si peu pensé. Il ne la gênait pas, était
devenu une extension d’elle-même. Il ne portait aucune inscription susceptible de prouver l’identité de
son mari. Encore une fois, un bijou pouvait être volé.
Alors, Adrastée sentit une colère froide monter en elle. Elle en avait assez. Elle avait mal aux côtes,
elle était fatiguée et elle avait faim. Après tout ce qu’elle avait traversé, il fallait en plus qu’elle se justifie ?
C’en était trop !
— Je suis Adrastée MacLennan ! Je n’ai aucune preuve à vous donner. Je suis Lady MacLennan de
North Uist, épouse légitime du Laird Darren. Je suis née Comtesse de Nemours, fille d’un des plus riches
nobles de France. J’ai été enlevée, maltraitée et je suis parvenue à fuir mon tortionnaire ! Vous m’avez
peut-être secourue, mais je n’ai aucun compte à vous rendre ! Je suis qui je suis, et si vous ne croyez pas,
tant pis !
Sa voix était montée dans les aigus, faisant frémir les chevaux et s’envoler des oiseaux. Ses cheveux
en bataille autour d’elle, ses yeux gris d’orage lançant des éclairs assassins, elle n’avait plus du tout une
piteuse allure malgré sa tenue. Peu importe les vêtements qu’elle portait, Adrastée était de ces femmes
au caractère impitoyable qui ne se laissait pas faire.
Lentement, un sourire étira les lèvres d’Aedan Grant.
— Je pense que c’était la meilleure preuve que vous pouviez me donner. Pardonnez-moi d’avoir
douté, Milady.
Il s’inclina légèrement, lui prit la main et y déposa un baiser.
— Pouvez-vous me raconter votre histoire plus en détail, je vous prie ? De préférence sans hurler,
vous faites peur aux bêtes.
Aussi reconnaissante qu’agacée, elle prit place là où il lui indiquait, retenant une grimace pour ne pas
montrer à quel point elle souffrait. Tous s’installèrent autour d’elle pour écouter son histoire. Elle leur
donna la version courte : son premier enlèvement par le Laird MacAulay pour se venger de son mari, et le
deuxième par le Duc d’Aquitaine, qui voulait soit l’épouser, soit la tuer. Au terme de son récit, l’un des
Grant lui tendit une gourde. Elle prit une grande rasade de whisky sans même sourciller.
— C’est une sacrée histoire.
— Vous avez joliment ridiculisé ce Duc. Il ne va pas en rester là.
— Je sais. Il me veut. C’est pourquoi je suis en route pour Oban. Je veux simplement rentrer chez moi.
Ils acquiescèrent dans un bel ensemble. Même s’ils étaient grands, barbus, rustres et sentaient fort, ils
étaient des hommes bons et compatissants.
— Nous allons vous accompagner à Oban, annonça Aedan sans même lui demander son avis.
— Non, je… Ne vous donnez pas cette peine ! Vous avez déjà tant fait pour moi…
Il fit non de la tête, déterminé.
— Déjà en temps normal, je ne laisserai pas une jeune femme dans une telle situation. En
l’occurrence, vous êtes l’épouse de mon cousin. Il est hors de question que je vous laisse seule.
Elle allait protester, interrogea les autres Grant du regard. Ils affichaient tous la même détermination.
Peu leur importait de rentrer plus tard que prévu. Ils feraient leur devoir.
— Aedan Grant, je vous remercie pour votre aide. Je l’accepte avec joie.
— Vous n’aviez de toute façon pas le choix ! Allez, on mange et après on repart : les hommes du Duc
doivent être en route pour vous trouver.
Comme un seul homme, ils bondirent pour faire un feu et préparer un repas rapide. Adrastée proposa
son aide, mais ils la refusèrent avec empressement.
— Milady, restez assise. Vous avez chevauché deux jours consécutifs, dans la terreur. C’est
beaucoup pour une femme.
Elle ne releva pas la remarque désobligeante, trop heureuse de se reposer un instant. Quand on lui
présenta la maigre soupe, elle sentit une vive émotion l’envahir. Elle la but d’une traite. C’était fade et
indéterminé, pourtant elle n’avait jamais rien mangé d’aussi bon.
— Allons-y, ordonna Aedan leur repas à peine avalé.
Il monta en selle et lui tendit une main serviable. Il n’y avait pas de cheval supplémentaire, elle devrait
monter avec lui. Elle prit sa main et se laissa à moitié porter jusqu’à la selle. Elle retint un cri de douleur.
— Tout va bien, Milady ? Êtes-vous blessée ?
— Non, tout va bien.
Assise devant lui de côté, elle ne manqua pas son expression peu convaincue.
— Je tiendrais.
L’assurance qu’il lut en elle le convainquit. Il talonna sa monture, et tous le suivirent.
Appuyée contre son torse, une souffrance brute irradiait dans ses côtes et sa poitrine. Elle était gênée
par cette proximité, surtout qu’il ne cessait de la regarder, à la fois inquiet pour sa santé et fasciné par son
visage.
Adrastée se concentra sur sa respiration, essayant de faire abstraction de la douleur. Elle devait rester
éveillée. Ils atteindraient Oban dans la nuit. Elle ne doutait pas qu’Aedan l’aide à trouver un équipage prêt
à la ramener à North Uist. Son calvaire était bientôt fini, elle devait tenir encore un peu.
Alors, elle serra les dents et ferma les yeux, imaginant les retrouvailles avec Darren.
Chapitre 34
— Milady ?
La voix d’Aedan la sortit de ses pensées. Elle était allongée à même le sol des sous-bois, sur un tartan
bien obligeamment prêté par l’un des Grant.
Ils étaient arrivés deux heures plus tôt aux abords d’Oban, alors que le soleil caressait tout juste
l’horizon. Aedan l’avait forcée à s’allonger pour prendre du repos. Il avait envoyé l’un de ses hommes au
port se renseigner sur les navires à quai et de possibles voyages vers North Uist. Il avait catégoriquement
refusé qu’Adrastée soit vue, de peur qu’un des hommes du Duc soit dans les environs.
Même s’il faisait froid et qu’elle était à même le sol, la sécurité apportée par les Grant aurait dû l’aider à
s’endormir. Il n’en avait rien été. Adrastée était bien trop angoissée par les évènements à venir. Elle ne se
reposerait qu’une fois dans les bras de son mari.
Elle se redressa, ne cherchant plus à faire semblant de dormir. À quelques pas d’elle, Aedan lui fit un
signe de tête respectueux. Il lui tendit un bol de soupe fumante.
— Mangez, cela vous fera du bien.
Elle acquiesça. Elle n’avait plus vraiment la force de parler. Les dernières heures étaient floues dans
sa mémoire. Elle s’était laissé balloter par les balancements du cheval. La souffrance qui irradiait son
buste n’avait pas faiblie, la rendant bien trop consciente de l’inconfort de sa position.
Elle avala le repas d’une traite, grimaçant de ce mouvement trop brusque. Elle prit ensuite conscience
du piteux état de sa tenue : tout le bas de sa robe était déchiré et le reste recouvert de tâches de boue et de
transpiration. Remarquant des feuilles coincées dans son châle, elle le retira pour le secouer. La brise du
matin vint caresser sa nuque.
Des exclamations contenues la firent sursauter. Tous les Grant détournèrent précipitamment le
regard, excepté Aedan.
Anxieuse à l’idée d’être indécente, elle détailla sa poitrine. Non, aucune déchirure ne dévoilait sa
peau.
Soudain, un doigt vint effleurer sa gorge, dessinant une ligne inconnue.
— Est-ce lui qui vous a fait cela ?
La souvenir du Duc l’étranglant à l’aide de son chapelet la fit déglutir. Elle posa une main sur sa gorge
pour la dissimuler, et chercher une potentielle cicatrice. Heureusement, elle n’avait pas saigné. Pas cette
fois-ci.
— Oui.
Elle tira sur la chaine en perle de son chapelet, révélant la lourde croix en or. Des sifflements
appréciateurs s’élevèrent. Devant les regards concupiscents, Adrastée la serra fort dans sa main.
— Sachez que mon père sera informé de l’aide que vous m’avez apportée. Vous serez récompensé.
Mais pas avec ce bijou.
— Cela va s’en dire. C’est un bijou de famille ?
— Oui.
Elle lui montra l’inscription : de Nemours.
— Pourquoi ne pas me l’avoir montré pour prouver votre identité ?
— Vous auriez dit que je l’avais volé.
Le jeune Highlander éclata de rire. Décidément, il était d’un tempérament bien joyeux. Il fit signe à ses
hommes que le sujet était clos. Adrastée prit place sur le tartan où elle avait dormi. Aedan vint s’assoir à
côté d’elle. Il lui présenta une pomme et un couteau.
— Merci.
Elle se saisit des deux et se mit à découper le fruit avec application.
— Je suis désolé pour ce que ce Duc vous a fait subir. Je suis heureux que vous ayez croisé notre
route.
— Moi aussi.
Elle lui fit un pauvre sourire.
— Savez-vous comment je connaissais votre prénom ? s’enquit-il dans un élan de sincérité.
— Je suis très connue.
— Pas en Écosse, Milady, sans vouloir vous offenser.
Elle haussa les épaules et croqua dans un bout de pomme. La notoriété, l’avis des autres, susciter
l’envie… tout cela ne faisait plus partie de sa vie. Adrastée avait évolué depuis son arrivée à North Uist.
Elle ne serait plus jamais la jeune femme prétentieuse et médisante. Quoiqu’elle garderait certainement
une once d’arrogance. Après tout, elle n’était pas n’importe qui.
— Alors, comment connaissiez-vous mon prénom ?
— Parce que vous auriez pu épouser mon frère.
Elle sursauta et faillit lâcher le couteau. Devant son expression paniquée, Aedan rit aux éclats.
— Rassurez-vous, je n’ai pas l’intention de vous amener auprès de lui pour vous voler à mon cousin.
Vous êtes une femme déjà mariée.
— Effectivement.
— Ce que je voulais dire, c’est que la Reine Mary Stuart a également proposé votre main à mon frère.
Bien entendu, il la voulait. Il a envoyé un messager donner sa réponse en France. Comme vous vous en
doutez, il est arrivé trop tard.
Adrastée acquiesça, les yeux dans le vague. Tant d’hommes avaient voulu l’épouser. Déjà dans toute
l’Europe, mais particulièrement en Écosse, ce pays que son père avait choisi pour la cacher. Ce n’était
qu’un heureux hasard de circonstance, un vent favorable, un messager plus rapide, qui lui avait permis
d’épouser Darren. Si un seul évènement avait été différent, toute sa vie en aurait été bouleversée. Peu
importe si cela lui aurait évité d’être enlevée, deux fois : ces épreuves valaient largement d’avoir trouvé
l’amour de sa vie.
— Je suis navrée pour l’argent que vous n’avez pas eu, dit-elle bien obligeamment, consciente de la
précarité de la vie des Highlands. Mon père vous récompensera généreusement.
— Merci. Je dois avouer que je suis content de notre sort. Je n’aurais pas aimé que vous épousiez
mon frère.
Elle leva un sourcil inquisiteur. Que pouvait-il lui reprocher ?
L’étincelle dans ses yeux fut éloquente.
— Je n’aurais pas supporté de passer mes jours auprès de vous sans que vous soyez mienne.
Elle sentit sa gorge se nouer. Il parvenait à l’émouvoir, ce jeune homme fort et fier, à l’image qu’elle se
faisait d’un Highlander. Mais savoir qu’elle lui plaisait tant… elle s’en voulait presque d’avoir croisé sa
route. Tout ceci devait lui causer de la peine. Elle n’avait jamais voulu cela. Il méritait de rencontrer une
femme libre et prête à partager avec lui ce qu’elle partageait avec Darren.
Adrastée allait s’excuser, consciente de l’absurdité d’une telle situation, elle qui avait passé sa vie à
fuir des hommes énamourés et n’avait pris conscience de l’ampleur de ses sentiments qu’une fois loin
de son mari, quand un Grant déboula d’entre les arbres. C’était celui qu’Aedan avait envoyé à Oban.
— Ongus ! Qu’est-ce que…
Ongus s’effondra sur le sol. De son dos dépassait le manche d’un poignard.
— Non !
Ils bondirent sur leurs pieds à l’instant où les Français sortaient des bois. Ils fondirent sur eux sans leur
laisser le temps de dégainer. Ils étaient tant qu’Adrastée resta figée d’horreur, debout, le dernier bout de
sa pomme et le couteau tombant à ses pieds.
En sous-nombre et pris au dépourvu, les Grant furent rapidement maîtrisés. Les Français les
agenouillèrent de force, une épée sous la gorge.
Lentement, ils s’écartèrent pour laisser s’avancer le Duc Louis d’Aquitaine.
Un froid glacial s’empara du corps d’Adrastée. Ce fut comme si le monde se réduisait aux battements
terrifiés de son cœur.
D’un pas de prédateur, le Duc s’approcha d’elle. Parfaitement habillé dans son costume taillé sur
mesure, il dénotait dans cette forêt. Ses yeux d’un noir de jais annihilaient toute la lumière de l’aube.
Du bout des doigts, il effleura sa joue.
— Ma chérie, tu m’as fait une de ces peurs.
Il caressa ses cheveux.
— Quelle idée de les avoir coupés ! Heureusement, tu es toujours aussi belle.
Si elle l’avait trouvé fou un jour, ce n’était rien comparé à cet instant. En lui bouillonnait un malstrom de
rage, d’amour et de folie qui le rendait plus terrifiant que jamais.
Incapable de bouger, ni même de respirer trop fort, Adrastée contint un cri quand il repoussa son châle
de ses épaules, l’envoyant choir sur le sol. Il caressa la ligne sur sa gorge.
— Je t’avais dit que c’était moi ou la mort. Je pensais m’être montré très clair.
Brusquement, il empoigna ses cheveux à la base de sa nuque et la tira violemment vers le bas, la
forçant à s’agenouiller dans un cri de douleur. Il se pencha pour chuchoter à son oreille.
— Tu as osé me défier. Tu as osé t’enfuir et t’allier à ces rustres. Contre moi.
Il la secoua plusieurs fois, la faisant gémir de douleur.
— Je ne sais pas si je peux encore te laisser le choix.
Elle retint un sanglot. S’il comptait la tuer qu’il en finisse. Adrastée ne supportait pas qu’il la touche.
— Et pourtant, j’ai tant envie que tu sois mienne…
Il embrassa sa gorge, répandant un frisson de dégoût sur sa peau. Elle essaya de reculer, mais il la
retint par les cheveux, la faisant hurler.
— Arrête de me résister !
Sans qu’elle le voie venir, il la gifla. Sa tête la tourna tellement qu’elle mit plusieurs minutes à entendre
à nouveau. En découvrant Aedan allongé sur le ventre, trois Français sur lui pour le contenir, elle retint
ses larmes. Elle ne laisserait pas cet inconnu au cœur tendre se faire tuer pour elle. Le Duc avait déjà fait
bien trop de mal.
Louis redressa son visage pour qu’elle le regarde dans les yeux. Il la surplombait, jubilant de cet
ascendant. Il se jouait dans son esprit un tel dilemme qu’il en tremblait. Il souhaitait lui faire du mal, la
punir pour l’humiliation qu’elle lui avait causée. Et en même temps, il voulait la posséder, ajouter ce bijou
à sa collection de biens, épouser la femme qu’il désirait depuis si longtemps. Elle suscitait chez lui une
forme d’amour incompréhensible et empoisonnée.
Il caressa son visage à l’endroit où il l’avait giflée. Elle ne réagit pas malgré la vive sensation de
brûlure.
— Tu ne pourras jamais m’échapper, Adrastée, il faut que tu en prennes conscience. Tu ne reverras
jamais Darren. Je vais être ton mari. Et je vais l’être maintenant.
Il attrapa violemment le devant de sa robe et déchira une partie de son corset, dévoilant sa chemise
blanche. Son chapelet rebondit contre ses seins.
— Non ! hurla-t-elle à pleins poumons en essayant de se défaire de la poigne qui retenait ses cheveux,
en vain.
— Je vais te prendre devant tous ces témoins. Je vais te faire mienne, personne ne pourra plus réfuter
que tu m’appartiens, pas même toi.
Il commença à défaire le bouton de son pantalon. Adrastée se débattit de plus belle, terrifiée par la
détermination qu’elle lisait dans ses yeux noirs. Elle préférait qu’il la tue plutôt qu’il la viole.
Alors qu’il allait abaisser son pantalon, une voix tonitruante s’éleva à travers la forêt.
— Je vous conseille d’ôter vos mains de ma femme.
Le Duc bondit de côté, révélant à Adrastée une image merveilleuse. Darren apparut entre les arbres,
ses cheveux noirs balayés par le vent. L’épée au poing, le buste fier, il rayonnait de fureur. À l’instant où
elle croisa son regard d’un bleu irréel, tout s’effaça. La souffrance, la peur, l’homme qui la menaçait,
absolument tout.
Darren.
Les larmes lui montèrent aux yeux et débordèrent en voyant apparaître Roddy, Léonard et son père.
Les trois hommes, le visage dur et l’arme dégainée, étaient prêts à se battre pour elle.
— Au risque de me répéter, gronda Darren MacLennan tandis que ses hommes menaçaient de leurs
armes les hommes du Duc, ôtez immédiatement vos mains de ma femme.
Chapitre 35
Le rire du Duc s’éleva, rauque et méprisant. Darren se retint de lui sauter à la gorge. Il ne le pouvait pas,
pas alors qu’Adrastée était tout près, à sa merci.
Quand il l’avait entendue hurler, il avait cru que sa vie s’était arrêtée. Il n’avait éprouvé aucun
soulagement de la savoir proche. Entendre l’étendue de sa détresse et de sa souffrance avait brisé
quelque chose en lui. Quelque chose qui ne pourrait se reconstruire qu’en la serrant dans ses bras et en
la sachant en sécurité.
— Relâchez ma femme.
Chaque mot parvenait difficilement à franchir ses lèvres. Ses mâchoires étaient si crispées qu’elles en
tremblaient.
Le Duc resserra sa poigne sur ses cheveux, la forçant à se redresser légèrement sur les genoux, la
gorge offerte et vulnérable.
Qu’elle était belle. Cette pensée frappa Darren de plein fouet. Elle était à genou, soumise, pourtant elle
dégageait une telle détermination qu’il se sentait envahi de fierté. Il aurait pu ne pas la reconnaître dans
cette robe déchirée et avec ses cheveux courts. Cependant, il n’en avait rien été. Il l’aurait reconnu au
milieu d’une foule immense.
Son visage était marqué par la fatigue. Ses yeux gris, limpides et profonds, étaient soulignés de cernes
détestables. Ses joues étaient émaciées, et sur l’une d’elles, il pouvait deviner la marque d’une gifle qui
fit bouillonner son sang. Sur ses lèvres roses était collée une mèche blonde si courte.
Son regard tomba plus bas. Il mit une longue minute à comprendre que la ligne rouge sur sa gorge
était une marque de strangulation.
— Je crains que cela soit impossible. J’ai des droits sur cette femme.
— Je vous ai dit de la relâcher ! Je vais arracher chaque lambeau de votre peau et ensuite…
Philippe le retint par le bras. Il souffla fort, essayant de se calmer. Il devait garder son sang-froid, pour
être le plus concentré possible. La vie d’Adrastée en dépendait.
— Tout est fini, Louis, dit le Comte d’un ton sans appel. Nous sommes plus que vous, vous n’avez
aucune chance d’en réchapper. Laisse ma fille partir, et je serais clément avec tes hommes.
— Oh, tu seras clément ? ricana le Duc d’Aquitaine. Que de bienveillance, mon cher Comte, tu m’en
mettrais la larme à l’œil.
— Je ne serais pas clément avec toi. J’ai laissé cette histoire trop durer. J’aurais dû te tuer il y a des
mois. J’avais peur des représailles sur ma famille. Ce n’est plus le cas à présent.
— Tu penses pouvoir me tuer sans être condamné par le Roi ? Tu surestimes ta place à la cour.
— Je n’ai que faire de passer le reste de mes jours en prison, si ma fille est sauve.
— Papa…
La voix d’Adrastée fit frissonner son père et son mari. L’entendre emplie de sanglots et de peur leur fit
faire un pas en avant. Aussitôt, le Duc lâcha ses cheveux pour s’emparer de la croix en or qui pendait
devant sa poitrine. Il tourna la chaine d’un geste expert et tira vers le haut. Adrastée se retrouva étranglée
par son collier, le visage de plus en plus rouge.
— N’approchez pas ou je la tue !
Philippe et Darren jetèrent leurs armes au sol et levèrent les mains en signe de reddition.
— Ne fais pas quelque chose que tu pourrais regretter, Louis.
— Comme tu l’as dit toi-même, Philippe, tout est fini. Et si je ne peux pas avoir Adrastée, personne ne
l’aura.
Brutalement, il tira la chaine vers le haut. Un bruit terrible s’échappa des lèvres violacées d’Adrastée
tandis que ses yeux se révulsaient. Dans un dernier mouvement, elle se jeta contre le Duc.
Un hurlement retentit. Tétanisé par l’horreur, Darren vit le Duc reculer, un couteau planté dans la
cuisse.
En voyant sa femme s’effondrer sur le sol, tout son corps reprit vie, dans un élan de fureur
incommensurable. Il sentit à peine ses pieds avancer. En revanche, il sentit l’instant précis où il percuta le
Duc pour le faire tomber au sol. Ses poings volèrent sur son visage, répandant leur sang à tous deux sur
le sol.
Le Duc n’avait ni le temps ni la force de se débattre. Darren était empli d’une puissance sauvage, plus
vieille que le monde. Il le frappa jusqu’à l’amener au bord de l’inconscience, avant de le réveiller en le
giflant.
— Regarde-moi.
Le Duc ouvrit deux yeux noirs lointains. Darren lut en eux un tel mépris malgré sa position de faiblesse
qu’il prit un immense plaisir à retirer lentement le poignard de sa cuisse, laissant s’échapper un flot épais
de sang.
— Regarde-moi. Je veux être la dernière personne que tu verras avant de mourir.
Il enfonça le poignard dans son ventre jusqu’à la garde. Puis, il le déplaça avec application. Contre lui,
il sentit s’échapper du sang et des organes. Il poursuivit son œuvre jusqu’à ce que le Duc soit mort, et que
sa soif de vengeance soit étanchée.
Il tomba à côté du cadavre, le souffle court. Il contempla un instant le ciel de plus en plus bleu.
— Darren…
La voix de Roddy le ramena à la réalité. Il se releva d’un bond. Il y avait du sang, des blessés, amis
comme ennemis. Des inconnus aussi, une histoire à découvrir. Pourtant, Darren ne vit rien de tout cela.
Quand il aperçut Léonard et Philippe autour d’Adrastée, allongée, immobile, il s’écroula à genou.
— Non, non…
— Va auprès d’elle.
Son frère ne lui laissa pas le choix, il le porta à moitié jusqu’à elle. Il l’agenouilla près de son visage.
En découvrant ses lèvres violettes et sa gorge en sang, Darren éclata en sanglots. Il se pencha au-
dessus d’elle.
— Non, Adrastée…
Il passa ses bras sous son corps si maigre et la tira contre lui. Il la blottit contre sa poitrine et la serra. Il
embrassa tendrement son visage et le haut de sa poitrine.
Indifférent au reste du monde, il finit par prendre conscience qu’on lui secouait vivement l’épaule. Il
allait frapper l’opportun, quand il comprit qu’on lui parlait. Il mit une longue minute à réussir à entendre.

— Darren, elle est vivante, elle respire. Il faut soigner la plaie à sa gorge. Laisse-la respirer.
— Darren calme-toi. Rallonge-là. Elle est vivante, calme-toi.
Il remonta vers son visage, posa une main sur son cœur. Elle respirait. Elle était toujours là, faible mais
vivante. Avec précaution, il la rallongea sur le sol. Roddy le tira en arrière pour que Léonard puisse
soigner sa gorge.
Darren commença à se débattre, mais son cadet le serra fort, bloquant ses bras contre son buste.
— Calme-toi, calme-toi. Elle est vivante. Elle est là.
L’aîné attrapa ses bras pour le serrer à son tour, laissant s’échapper des sanglots de soulagement. Il
n’avait jamais été dans un tel état, n’avait jamais laissé libre cours ainsi à tant d’émotions. Il se sentait
envahi, dévasté, par l’amour qu’il éprouvait pour elle.
Il était mort à l’instant où il avait cru qu’elle l’était, et il reprenait peu à peu vie.
— Elle respire peu, elle est très faible, mais je suis optimiste. Elle ne se réveillera pas tout de suite, il lui
faut du repos.
— Et la plaie ? s’enquit Philippe auprès de son fils.
— C’est superficiel. Toutefois, la fièvre est à craindre. Il faut la ramener à North Uist.
Philippe et Léonard hochèrent la tête, les yeux dans les yeux, partageant un soulagement
indescriptible. Elle était là, blessée, évanouie, mais vivante. Vivante et en sécurité.
Le père prit la main de sa fille pour y déposer un baiser.
— Repose-toi, trésor. Tu n’as plus rien à craindre. Nous prenons soin de toi.
Chapitre 36
— Tu veux que je la porte ? s’enquit Roddy avec empressement.
— Non, laisse, gronda Darren plus de fatigue que d’agacement.
Ils avaient chevauché presque deux jours à brides battus pour rejoindre Ayr et leur navire. Pendant ce
temps, Adrastée était restée inconsciente, blottie contre Darren, Léonard, Philippe ou Roddy sur la selle
branlante d’un cheval épuisé. Son mari avait difficilement concédé de la leur confier. Ils ne lui avaient pas
laissé le choix. Il fallait de la force pour la tenir sur la selle, et Darren était éreinté.
Léonard était parvenu à la réveiller pour la faire boire. Elle tremblait de plus en plus, brûlante de fièvre.
Malgré leurs maigres efforts, ils ne pouvaient la soigner décemment dans ces conditions. Elle avait peu
mangé et peu dormi pendant près de trois jours. Sans compter la strangulation, la plaie à sa gorge et les
divers hématomes sur la poitrine et le dos. Cela faisait beaucoup d’éléments pouvant la faire tomber
gravement malade.
Darren prit le temps de la placer dans ses bras. Il repoussa une mèche tombée devant ses yeux d’une
caresse du nez. Elle était si pâle. Il déglutit bruyamment et commença à monter sur le navire. Chaque
pas faisait crier ses jambes de protestation, mais il n’en avait que faire. Il la porterait ainsi des heures
durant s’il le fallait.
L’un des valets du Comte lui indiqua une chambre. Il l’allongea tendrement sur le lit, puis fit attention à
bien la recouvrir. Le domestique déposa de l’eau et du pain sur la table basse.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, Milord, je suis à votre disposition.
Darren le remercia et lui fit signe de sortir d’un même mouvement de tête un peu rustre. Léonard entra
à cet instant, avec des bandages et de l’alcool.
— Je vais nettoyer sa plaie à nouveau. Je pense qu’il serait mieux que tu rejoignes mon père.
Depuis les évènements qu’ils avaient partagés, les deux beaux-frères se tutoyaient sans la moindre
gêne.
— Il n’en est pas question. Je reste auprès d’elle. Je peux voir.
— Ce n’est pas pour que tu ne voies pas la plaie, Darren, tu l’as déjà vue et tu verras la cicatrice toute sa
vie. Il faut surtout que tu ailles parler à ton cousin.
— Hum.
Le grommèlement typiquement Highlander fit lever les yeux au ciel à Léonard. À contrecœur, Darren
quitta la pièce, non sans déposer un doux baiser sur le front moite de sueur de sa femme.
Je t’en prie mon amour, bats-toi.
Voilà la pensée qui tournait en boucle dans son esprit, encore et encore. Il avait besoin qu’elle se batte
contre la fièvre et la douleur. Après tout ce qu’elle avait enduré, elle ne pouvait pas renoncer maintenant.
Il ferait tout pour qu’on lui apporte les meilleurs soins possibles.
Le reste reposait entre les mains de Dieu.
Arrivé sur le quai, Darren découvrit Philippe, Roddy et Aedan en grande conversation. La vision de son
cousin lui arracha une grimace.
Il avait fait sa connaissance sur le champ de bataille où ils avaient retrouvé Adrastée. Roddy avait mis
une bonne demi-heure à le convaincre de laisser sa femme aux soins de son frère pour aller rencontrer
leur cousin éloigné.
— Je suis Aedan Grant, petit frère du Laird Erwan Grant, votre cousin, avait lancé le freluquet en lui
tendant sa main.
Darren l’avait serrée, remarquant les multiples écorchures sur ses avant-bras. Visiblement, il s’était
particulièrement débattu.
Aedan avait coulé un regard par-dessus son épaule. Darren avait vu un éclat sur son visage qui lui
avait fait crisper les poings.
— Comment va Adrastée ?
— C’est Milady MacLennan.
— Pardon ?
Roddy s’était empressé de poser une main sur son bras pour l’apaiser. Devant le regard mi-
réprobateur mi-amusé de Philippe, Darren s’était repris.
— Excusez-moi. J’ai cru comprendre que vous avez aidé ma femme ?
— Oui. Elle a croisé notre route, poursuivie par deux Français. Nous les avons fait fuir, puis nous
l’avons accompagnée au plus vite jusqu’ici, pour qu’elle trouve un bateau en partance pour North Uist, lui
avait-il expliqué gentiment. Nous avons malheureusement été attaqués par le Duc, et n’avons pas pu
lutter, faute d’hommes.
— Je comprends. Je n’ai pas de mots pour vous remercier, cousin. Vous avez fait de votre mieux pour
aider et protéger ma femme. Je vous en suis à jamais reconnaissant.
Aedan avait hoché la tête, une unique fois, dans un signe de respect profond.
— Malheureusement, j’ai perdu l’un de mes hommes.
Il lui avait désigné un coin de la forêt, où trois Grant creusaient une tombe pour le corps recouvert d’un
tartan. Malgré l’agacement que suscitait en lui son cousin, Darren avait été bouleversé d’apprendre la
mort de cet inconnu. Les Highlanders peuvent être durs et sans pitié, mais ils savent reconnaitre le
courage désintéressé, et la vie injustement ôtée.
— Je vous présente mes sincères condoléances.
Il n’avait rien pu dire de plus. Les mots étaient dépourvus de sens. Cet homme avait été tué pour avoir
aidé sa femme. Sa reconnaissance pour lui était incommensurable, et éternelle.
Durant le voyage reliant Oban à Ayr, Darren avait bien remarqué la façon dont Aedan contemplait
Adrastée. Il ne cessait de faire avancer sa monture au niveau de celle qui portait sa femme, pour
demander de ses nouvelles ou simplement s’assurer de son confort. Quand c’était Darren qui la portait, il
lui répondait à peine et donnait un coup de pied à son cheval pour le distancer. Quand c’était Roddy,
Philippe ou Léonard, ils se montraient bien plus respectueux, conscients qu’ils devaient beaucoup à
Aedan.
Darren l’oubliait facilement devant son intérêt trop marqué pour son épouse.
Le deuxième jour, Aedan avait même proposé de la porter pour qu’ils se reposent. Heureusement
pour la bonne entente du groupe, Roddy avait littéralement sauté sur Darren pour le contenir. C’était
Philippe qui avait gentiment refusé sa demande, assurant qu’il pouvait la porter plusieurs heures.
Darren rejoignit le groupe d’hommes.
— J’étais en train de dire à Milord Aedan, reprit Philippe d’un ton entendu, que je lui offrais le navire du
Duc et tout ce qu’il contient, comme convenu en récompense pour l’aide apportée à ma fille.
Le Laird MacLennan acquiesça, indifférent.
— Merci, votre excellence, sourit Aedan en serrant la main du Comte.
— Merci à vous.
Lentement, Aedan tendit sa main à Darren.
— Merci d’être arrivé à temps. Je suis heureux d’avoir fait votre connaissance, cousin. Prenez bien
soin de Milady MacLennan.
— Je n’y manquerai pas.
Avec réticence, Darren serra sa main, tandis que mille mots tus étaient échangés entre eux. Après
toute cette peur et cette violence, Darren avait atteint toutes ses limites de patience et de tolérance. Il fit
donc prestement volteface avant de frapper son cousin en plein visage.
***
Assis au chevet d’Adrastée, Darren sursauta vivement quand il vit ses paupières papillonner. Cela
faisait plus d’une heure qu’ils avaient levé l’ancre et qu’il était là à la contempler, incapable de s’allonger
se reposer. Il ne parviendrait entièrement à se calmer qu’une fois qu’ils seraient à Lochmaddy et qu’elle
serait guérie.
Elle ouvrit difficilement les yeux, révélant deux iris d’un gris très pâle. La voyant se pincer les lèvres,
Darren approcha un verre d’eau et souleva doucement sa nuque pour l’aider.
— Bois lentement, fais attention à ta gorge.
Elle grimaça dès la première gorgée, en prit deux de plus puis retomba sur l’oreiller, épuisée. Il replaça
ses cheveux, toujours perturbé par leur nouvelle longueur.
— Darren ?
Sa voix n’était qu’un mince filet rocailleux, pourtant elle était bien réelle. Il ferma les yeux de gratitude.
— Je suis là, mo bhean. Repose-toi.
— Où… ?
— Sur le bateau de ton père. Nous rentrons à la maison.
— Comment… retrouvée…
Il posa une main sur son front pour l’apaiser. Il se mit à lui masser la tête lentement, la faisant fermer les
yeux de contentement.
— Nous te suivions, au même titre que le Duc. C’est pourquoi ton père avait envoyé l’un de ses
hommes l’espionner. Celui-ci est venu nous prévenir que deux hommes du Duc t’avaient vue, et que tu
étais partie en direction du nord. Ils t’ont suivie, et nous les avons suivis eux.
Elle déglutit bruyamment et pinça les lèvres de douleur. Quand elle rouvrit des yeux emplis de
reconnaissance, il retint un gémissement. Du bout du doigt, il frôla le bandage sur sa gorge.
— Tu dois tellement m’en vouloir… Je n’ai pas su te protéger. Je suis tellement désolé, mo bhean, si tu
savais…
Elle agrippa sa main et la serra fort.
— Tu es là. Tu es arrivé à temps. C’est tout ce qui compte.
Il posa sa tête contre son bras, dissimulant son visage et s’imprégnant de son odeur. Elle avait beau ne
pas lui en vouloir, il se détesterait toute sa vie pour ce qui lui était arrivé. Personne ne lui ferait plus jamais
le moindre mal, il s’en faisait la promesse.
Après un doux moment, Adrastée remua, essayant de se redresser.
— Reste tranquille.
— J’ai faim.
— C’est bon signe. Je vais demander qu’on t’apporte du potage.
Il interpela le valet installé dans le couloir, qui partit presque en courant. Darren revint s’assoir sur le
bord de son lit. Il passa un linge mouillé sur son front pour faire baisser la fièvre.
— Comment te sens-tu ?
— Fatiguée. Mal aux côtes et à la gorge.
Il lava doucement chacune de ses joues creuses.
— Est-ce que… est-ce que le Duc…
Ce n’était absolument pas le moment de poser des questions, pourtant il avait besoin de savoir. Elle
avait disparu plus de trois jours, qui sait ce qui lui était arrivé ? Il devait savoir dans quelle mesure on
l’avait blessée. Il devait le savoir maintenant.
— Non. Il m’a frappée, mais je me suis enfuie avant qu’il ne fasse pire.
— Et Aedan ?
Malgré la pâleur de son visage et l’épuisement, Adrastée réussit à un soulever un sourcil inquisiteur.
— Aedan m’a sauvée. Il a été très courtois avec moi, rassure-toi.
— Ce n’était pas vraiment ma question. Je n’aime pas comment il te regarde. Est-ce que…
Non, c’était inenvisageable. Il connaissait suffisamment Adrastée pour savoir qu’elle n’aurait pas…
Pourtant, dans un accès de détresse, auprès de l’homme qui l’avait sauvée… Cet homme qui avait été là
quand lui ne l’avait pas été… Qu’il le haïssait… Mais, non, il refusait…
Contre toute attente, un ricanement rauque franchit les lèvres d’Adrastée.
— Je crois qu’il y a quelque chose que tu n’as pas compris, Darren MacLennan.
— Et qu’est-ce que c’est ?
— Je t’aime.
Il fit un bond en arrière. Avait-il mal entendu ? Il se pencha au-dessus de sa femme, détaillant chaque
parcelle de ce visage magnifique. Ses yeux pâles et fiévreux rayonnaient tant qu’il fut ébloui.
— Tu… tu…
— Je t’aime.
Il allait l’embrasser quand ses lèvres gercées s’affaissèrent de douleur.
— J’ai… J’ai rencontré Muireall.
C’était ce qu’on pouvait appeler un changement brutal de sujet de conversation. Darren sentit le sang
refluer de son visage. Il se recula, les épaules voûtées. Qu’avait-elle dû penser ? Qu’il l’avait trahie ?
C’était tout bonnement inconcevable.
— Elle était ma maîtresse, bien avant notre mariage, avoua-t-il. J’ai mis fin à notre relation après ton
arrivée, et je n’en éprouve aucun regret. Je ne t’aurais jamais trompée, Adrastée, et je suis désolé qu’elle
se soit vengée sur toi.
Elle baissa ses yeux gris, le visage empreint de doute.
La poitrine en feu, il se pencha un peu plus pour que leurs nez se frôlent et libéra des mots trop
longtemps contenus.
— Je t’aime, Adrastée. Comme je n’ai jamais aimé quiconque. J’ai cru devenir fou quand tu as
disparu. J’aurais pu tous les tuer, je…
Elle l’embrassa avec une tendresse infinie, mettant fin à la peur. Darren prit son visage en coupe dans
ses mains, vénérant le trésor qu’elle était.
Le trésor du clan MacLennan.
Epilogue
Assise sur la chaise de sa chambre, Adrastée se laissait coiffer par Liusaidh de mauvaise grâce. Sine
et Inès leur tenaient compagnie, virevoltant dans la pièce pour ranger ceci ou détailler cela. Depuis
qu’elle était levée, les trois jeunes femmes papillonnaient autour d’elle, prétextant une envie folle de
discuter et de prendre soin de leur Lady.
Adrastée sentait qu’on ne lui disait pas tout.
Elle était rentrée à Lochmaddy depuis deux semaines déjà. Leur arrivée avait fait l’effet d’un coup de
tonnerre dans le château. Tous les MacLennan s’étaient précipités pour voir rentrer leur Laird,
triomphant, sa femme blottie dans ses bras.
Toutes les Écossaises s’étaient empressées autour de leur Lady pour la voir et la soigner. Niall avait
même failli l’arracher des bras de Darren du haut de ses neuf ans. Morag avait dû faire sortir des femmes
de la chambre matrimoniale pour qu’Adrastée puisse respirer librement.
La fièvre était tombée au bout de trois jours, mais il en avait fallu quatre de plus avant que la Lady
puisse se lever. Les hématomes sur son buste s’estompaient peu à peu, toutefois ils la gênaient dans
certains de ses mouvements. C’est pourquoi ils l’avaient forcé à garder le lit une semaine de plus. Bien
entendu, il avait fallu occuper Adrastée. Pour cela, le cadeau apporté par son père pour son anniversaire,
en la personne d’un vieux monsieur rachitique et édenté, avait convenu à merveille. L’homme avait été
engagé pour lui apprendre les langues slaves.
— Un an, qu’il m’a engagé, vot’père. Ce ne sera pas suffisant.
— Je relève le défi, s’était exclamé Adrastée depuis son lit, les yeux brillants de l’excitation
d’apprendre.
Le professeur avait donc commencé son enseignement. Quand il n’était pas là, les femmes du clan
s’étaient relayées auprès d’elle pour lui faire la conversation, ses frères pour l’embêter et la couver, et
Niall simplement pour entendre le son de sa voix. Il y avait tant de monde auprès d’elle que chaque soir,
Darren avait peiné à vider sa chambre pour se retrouver seule avec elle.
Chaque soir, il s’était allongé à ses côtés, remerciant le ciel qu’elle soit sauve.
Même s’il avait souffert de ne pouvoir passer chaque instant auprès d’elle, Darren avait eu beaucoup à
faire. En partant de l’île des MacAulay, il avait laissé leur clan sans Laird, assouvi. Il leur avait volé leur or
et leur avenir. Il ne regrettait pas d’avoir décapité Logan MacAulay, toutefois tous les actes ont leur
conséquence.
En l’occurrence, il devait affirmer son ascendant sur leur terre, et pour cela, il n’y avait qu’une seule
solution.
Roddy devait épouser Greer MacAulay.
Darren connaissait suffisamment son frère pour savoir qu’il accepterait de faire son devoir, même si
ce n’était pas la vie qu’il s’était imaginée. Enfants, ils avaient toujours cru qu’ils possèderaient une petite
bâtisse non loin du château où leur frère Derrick serait Laird, et qu’ils s’occuperaient de leurs bêtes et de
leur famille. La vie avait voulu que Derrick meure, et que ses deux cadets deviennent Lairds.
Darren et Roddy s’étaient rendus à Rodel pour récupérer une partie de leurs hommes, dont Charles,
qui désespérait de revoir sa petite sœur.
L’échange avec Greer avait été bref et glacial. Résignée, la jolie rousse avait accepté d’épouser
Roddy. Ce dernier avait embrassé sa main avec un léger sourire tandis qu’elle avait gardé le regard
ostensiblement baissé.
Ce ne sera pas facile, avait songé Darren, le cœur lourd à l’idée de causer le malheur de son frère,
même s’il lui offrait un clan.
Les noces étaient prévues pour bientôt, afin de finaliser l’alliance entre les MacLennan et les
MacAulay. Même s’ils n’avaient aucune nouvelle des MacDonald, aucun d’eux ne doutait qu’ils
reviendraient se venger.
Darren avait essayé de parler le moins possible de ces soucis à Adrastée. Il lui avait narré les
évènements dont elle n’avait pas été témoin, mais c’était tout. Il ne voulait pas qu’elle s’inquiète pour
Roddy, ni pour les représailles des MacDonald. Elle méritait qu’on prenne grand soin d’elle.
La porte de la chambre s’ouvrit pour laisser passer uniquement la tête d’Ellen. Le petit sourire de
connivence qui flottait sur ses lèvres fit grogner Adrastée.
— C’est bon.
Ellen referma simplement la porte, non sans couler un clin d’œil à la Lady.
— Allez-vous finir par me dire ce qu’il se passe ?
— Non, répondit Sine en haussant les épaules.
— Fermez les yeux, Milady, la pria Liusaidh.
— Hors de question ! Je veux savoir…
— Milady, s’il vous plait. Faites-nous confiance.
Irritée, Adrastée ferma les yeux et croisa les bras. Ses amies rirent. Son tempérament emporté leur
avait cruellement manqué.
La Lady fut levée pour changer de robe. En sentant les lacets du corset dans son dos puis la lourdeur
des jupons, elle frémit. Les doigts graciles de Liusaidh déposèrent quelque chose sur sa tête.
— Venez, souffla Inès en lui attrapant le bras pour la guider, consciente de la paix qu’elle éprouvait à
cet instant.
Elles la firent sortir de la chambre et descendre l’escalier de pierre.
— Vous pouvez ouvrir les yeux, Milady.
Adrastée découvrit son père au milieu du hall. Il se tenait bien droit, sa barbe poivre et sel parfaitement
taillée. Dans son habit d’apparat rouge et or, il était impressionnant.
— Milady. Votre excellence.
Les trois s’inclinèrent avant d’entrer dans la grande salle, en s’appliquant à ce qu’Adrastée ne voit pas
à l’intérieur.
Son père vint lui prendre la main.
— Tu es splendide.
Il la fit tourner pour la placer devant l’une des vitres donnant sur l’extérieur. Elle y aperçut son reflet.
La robe qu’elle portait était somptueuse. Le buste était composé de pierreries blanches et roses, qui
mettaient en valeur son teint et ses yeux. Le drapé de la robe était lourd et imposant, formant une cloche
aristocratique autour d’elle. Ses cheveux courts étaient laissés libres, seule une couronne de fleurs roses
ornait sa tête.
Sur sa gorge, la plaie laissée par l’attaque du Duc formait une ligne rose vif. Elle la cacha de sa main,
consciente d’à quel point elle était visible.
Son père saisit sa main pour la retirer.
— Ne la cache pas, sois-en fière. C’est la preuve de ta force.
Il appuya légèrement sur ses épaules pour qu’elle se redresse, puis souleva son menton. C’était un
petit rituel qu’ils avaient, à l’époque où elle était trop timide pour se montrer à la cour. C’était sa manière
de père de lui donner confiance en elle.
Philippe déposa un baiser sur son front.
— Allons-y, ma princesse.
Sa gorge se noua. Il lui donnait ce surnom depuis tant d’années qu’elle ne parvenait plus à les
compter. Elle s’appuya sur son bras, le ventre soudain noué d’appréhension.
Les portes s’ouvrirent en grand devant eux, révélant une foule joyeuse. Tous les MacLennan les plus
proches avaient fait le déplacement pour assister à l’évènement. Ils étaient réunis le long du mur, assis
ou debout sur les tables pour la voir. Ils applaudirent à son entrée, répandant un sillon d’allégresse le long
de ses pas.
Cérémonieusement, son père la mena vers Darren. Il se tenait fièrement, entouré de Roddy, Niall,
Charles, Léonard et même Maximilien. La présence de son frère aîné lui fit monter les larmes aux yeux.
Mais ce fut surtout les sentiments qu’elle lut sur le visage de son mari qui l’émut. C’était comme s’il
n’avait jamais été aussi heureux de toute sa vie.
Une fois arrivé devant Darren, Philippe lui serra la main. Les deux hommes se saluèrent avec respect,
scellant entre eux un lien forgé dans la peur et l’amour d’un même être adoré.
Le Comte lui offrit ensuite la main de sa fille, en un geste symbolique d’une grande justesse. Philippe
alla rejoindre ses fils tandis que Darren plaçait Adrastée devant lui, de profil à leur clan.
Il embrassa sa main juste au-dessus de son alliance avant de poser un genou à terre. Adrastée
plongea dans ses yeux bleus si beaux, oubliant soudainement où elle se trouvait. Le monde se réduisit à
ces deux êtres qui avaient tant à se dire.
— La première fois que nous nous sommes retrouvés ici, j’ai été maladroit et grossier, parce que je ne
voulais pas de ce mariage. Aujourd’hui, tout est différent. Je veux renouveler mes vœux, devant Dieu et
devant tous les gens qui comptent pour nous.
Adrastée opina, les lèvres pincées pour contenir un sanglot.
— Je souhaitais t’offrir le mariage que tu mérites, et j’espère pouvoir t’offrir une vie à ta hauteur. Je sais
qu’elle ne sera pas comme tu l’aurais imaginée. Je sais que ce sera douloureux et compliqué. Je sais
qu’on se disputera parfois, souvent même. Je sais qu’on s’en voudra, et qu’on ne s’en aimera que plus
fort. Je sais que je serais toujours à tes côtés, et cela me suffit pour affronter toutes les épreuves à venir.
Le cœur battant la chamade, Adrastée tomba à genou à son tour. Avant qu’il ne proteste, elle effleura
ses lèvres, faisant courir un frisson sur sa peau.
— Ce n’était pas la vie que je m’étais imaginée, mais parfois la réalité surpasse les rêves. Mon seul
souhait, c’est de vivre ici, d’être une bonne châtelaine, et de te combler chaque jour qui passe. Moi non
plus, je ne voulais pas de ce mariage. Mais à présent, pour rien au monde je ne voudrais d’une autre vie.
Bouleversé, Darren fondit sur ses lèvres. Adrastée passa ses mains autour de son cou et lui rendit son
baiser avec ardeur.
Les applaudissements et les cris mirent une longue minute à leur parvenir. Rouges de honte et de
plaisir, ils se relevèrent pour saluer leur famille et leur clan.
Dans un torrent de joie, Adrastée passa auprès de tous les convives pour discuter. Les MacLennan la
félicitèrent et la complimentèrent. Elle avait été acceptée par les femmes, et l’empressement des
hommes à lui réserver une danse lui apprit qu’elle les avait également conquis.
Le repas fut particulièrement mouvementé. La fratrie de Nemours réunie était belle à voir. Plus d’une
fois, Philippe dû légèrement lever le ton pour calmer ses fils, comme s’ils étaient encore des enfants.
Ajouté à cela l’humour décontracté de Roddy et la joie contagieuse de Darren, et Adrastée eut droit à des
rires si libérateurs qu’ils firent couler quelques larmes.
Une fois le dîner finit, il fut l’heure de danser. Darren la mena dans l’espace dégagé au milieu de la
salle.
— C’est peut-être maintenant que je dois te dire que je suis un piètre danseur.
— Tu es capable de manier des armes, mais tu ne sais pas danser ? le taquina Adrastée en plaçant
ses larges mains sur sa taille.
— Cela n’a rien à voir. Le maniement d’une épée est bien plus aisé.
— Ce qu’il ne faut pas entendre ! Si tu es si mauvais, il te suffit de me suivre.
Il se pencha à son oreille tandis qu’ils faisaient leurs premiers pas.
— Jusqu’au bout du monde, mo bhean.
Ils glissèrent lentement sur les pierres polies par les ans, sous les regards admiratifs et songeurs. Un
air nouveau soufflait dans la pièce, annonçant la grandeur à venir du clan MacLennan.
Darren dut bien obligeamment céder sa place à Philippe. Le père et la fille entamèrent une danse
légèrement plus complexe, tourbillonnant en tous sens. Cela ne les empêcha nullement de discuter.
— Tu as le sourire de ta mère, ce soir.
C’était le plus beau compliment qu’il pouvait lui faire. Pas qu’elle ne lui ressembla pas d’habitude. Au
contraire, Adrastée était réputée pour avoir hérité de la beauté de sa mère. Toutefois, Hélène de
Nemours avait eu un sourire éclatant et mystique, de ceux qui présagent le bonheur.
— Merci, Papa.
— Je suis heureux que tu aies trouvé Darren. C’est un homme bien.
Cette affirmation la bouleversa plus que de raison. Que son père considère autant son époux comptait
beaucoup pour elle.
— Je le suis aussi. C’est grâce à toi.
— Non, c’est grâce à ta mère. Elle a toujours su.
Adrastée ne demanda pas d’explications. Elle ferma les yeux et posa sa tête sur l’épaule de son père,
réduisant l’amplitude de leurs mouvements. Elle se remémora sa mère, pas la femme alitée et affaiblie,
mais celle, rayonnante, magnétique, aimante. Même si elle n’était plus, elle était parvenue à offrir à sa
fille la vie qui lui convenait.
— Monsieur ?
Niall tapotait le dos de Philippe. Celui-ci se retourna, un sourcil levé d’amusement.
— Oui, jeune homme ?
— Puis-je faire danser Milady ?
— Bien sûr.
Philippe s’inclina devant Niall comme s’il était noble, faisant sursauter Adrastée. Elle prit la main du
garçon, attendrie par son empressement et son sourire qui débordait presque de son visage poupon.
— J’aime bien ton papa.
— Je crois qu’il t’aime bien aussi.
L’enfant rit puis s’appliqua à la faire virevolter. Avec sa petite taille et la large robe de la Lady, ce n’était
pas chose aisée. Elle s’amusa à le faire tourner sur lui-même, puis en fit autant. Une fois la musique
achevée, Niall bondit dans ses bras, écrasant sa robe.
— Tu sais, tu es la maman que je n’ai jamais eue.
Adrastée s’agenouilla pour le serrer plus fort. Elle enfouit son nez dans ses cheveux bruns pour
inspirer son odeur. Cet enfant ne provenait peut-être pas de sa propre chaire, mais il avait conquis son
cœur comme s’il était le sien.
Des bras musclés vinrent les enlacer tous deux. Darren déposa un baiser sur leur front.
— Niall, tu as fait pleurer Adrastée.
L’enfant se recula en reniflant. Il se redressa et leva les yeux au ciel, adoptant un peu trop l’expression
favorite des frères de Nemours.
— C’est Adé, je t’ai déjà dit.
Il partit en courant rejoindre Léonard et Roddy. Darren s’appliqua à essuyer ses joues.
— Merci.
Elle ne précisa pas pour quoi elle le remerciait. Simplement pour tout.
Adrastée dansa avec chacun de ses frères, savourant leur présence. Maximilien lui narra les exploits
de son nouveau-né, Léonard la taquina sur ses cheveux, Charles la serra si fort et longtemps qu’elle crut
qu’il ne la lâcherait jamais. Elle dansa bien sûr avec Roddy, qui ne se priva pas pour la faire rire et
tournoyer jusqu’à ce qu’elle demande grâce. Elle passa ensuite de bras en bras, faisant plus ample
connaissance avec les MacLennan.
Son clan. Sa famille.
Soudain, des bras entourèrent sa taille. Mathen se retira avec une révérence. Darren l’enlaça par-
derrière et elle posa sa tête contre son épaule.
— Cette fête t’a plus ?
— Oui, énormément. Mais il est encore tôt, tu sais…
Sans prévenir, il la souleva dans ses bras. Elle poussa un petit cri.
— Que fais-tu ?
Il l’embrassa à pleine bouche pour ne pas répondre. D’un pas décidé et très viril, il se dirigea vers la
porte. Des exclamations s’élevèrent sur leur passage. Darren se retourna avant de sortir pour tous les
saluer.
— Veuillez nous excuser, nous allons nous retirer de vos charmantes compagnies. Il est l’heure pour
moi d’aller honorer ma femme.
Des acclamations grivoises retentirent, faisant rougir Adrastée. Darren sortit et se mit à monter
l’escalier en colimaçon, comme si elle ne pesait rien.
Au lieu de se diriger vers leur chambre comme elle s’y attendait, il prit la direction de son bureau. Mais
il n’y entra pas. Il poussa la porte en bois de la pièce voisine.
L’endroit était en désordre, néanmoins la lumière de la lune s’y déversait, amenant une douceur
bienvenue. Un bureau trônait au milieu, et une armoire avait été placée récemment contre l’un des murs.
Tout était vide, attendant quelqu’un.
— C’est ton bureau. Ou ta bibliothèque. Enfin, ta pièce.
Sans la déposer, il lui fit faire un bref tour. Il avait placé plusieurs encriers et plumes sur la table. Elle les
effleura.
— C’est ton cadeau d’anniversaire. J’ai vu que tes livres étaient encore dans tes malles, et j’en ai
assez de te voir écrire sur la commode de la chambre. En plus, il te faut une pièce pour avoir tes cours de
langue, et pour faire tout ce qu’il te plaira. Elle n’est pas encore terminée, je n’ai pas eu le temps… J’ai
pensé que tu voudrais choisir…
Elle attrapa son cou pour se blottir plus près de lui.
— Elle est parfaite. Merci.
Darren n’avait pas idée de la valeur de son geste. Il reconnaissait non seulement l’intelligence de sa
femme, mais également la valeur de ce qu’elle faisait. Il l’admirait et l’encourageait tout à la fois.
Il embrassa doucement son front, la fit virevolter dans ses bras puis sortit.
Il entra dans leur chambre et la remit sur ses pieds.
L’un en face de l’autre, ils s’admirèrent de longues minutes, savourant l’instant. Leurs mains se
parcoururent, se redécouvrant, s’apprivoisant. Ils ôtèrent les vêtements de l’autre, laissant le tissu choir
sur le sol dans un doux bruissement qui accompagna leurs souffles erratiques.
Du bout des doigts, il souligna sa cicatrice sur la gorge. Angoissée à l’idée que cela le dégoûte, elle
frissonna violemment quand il l’embrassa juste en dessous.
— Tu es si belle.
C’était tout ce qu’elle avait besoin d’entendre.
Adrastée le fit reculer pour l’assoir sur la chaise. Elle s’assit au-dessus de lui, et Darren la pénétra
doucement.
Elle entama de lents mouvements de hanche, adorant voir cette étincelle de plaisir dans ses yeux
bleus. Il caressa son dos, ses cheveux, ses fesses, ses jambes. Ce corps qui lui appartenait, et qu’il
adulait.
Il lui mordit l’oreille.
— Je préfère largement être assis ainsi sur cette chaise plutôt que de la recevoir en pleine figure.
Elle rit et frissonna de la myriade de sensations qui l’envahissaient. Elle vint lui mordre la lèvre
inférieure.
— Tu as signé pour les deux, mo dhuine.
Mon homme.
Il grogna comme une bête et agrippa ses hanches pour se mouvoir plus fort en elle.
Elle. Adrastée.
Celle qui avait bravé tous les dangers pour l’amour d’un Highlander.
Remerciements
Je dois d’abord remercier Diana Gabaldon, l’auteure de Outlander citée au début du livre. Cette
œuvre est de très loin ma préférée. En plus de m’avoir fait rêver et rencontrer Jamie et Claire, elle m’a fait
découvrir et aimer l’Écosse. Sans elle, je ne me serais jamais lancée dans la romance historique, alors
merci.

Un immense merci à Marie, qui comme toujours a réalisé une couverture magnifique. Merci de
donner vie à mes écrits grâce à ton œil avisé et artistique.

Un grand merci à mes parents, qui m’encouragent sans cesse dans cette aventure. Merci aussi à mes
frères, qui ne sont pas très portés sur la lecture, mais qui sont habitués aux excentricités de leur sœur.

Merci à Nella, Célia, Gaëlle, Manon et toutes mes amies sur qui je peux compter.

Merci aussi à mon chéri. Tu es mon guerrier Highlander.

Un merci tout particulier à Florine et Aurélie, mes supers formatrices de stage (oui je l’ai mis !), qui
m’ont lue et encouragée. Merci à Florine d’avoir pris le temps de me corriger.

Enfin, merci infiniment à toutes mes lectrices Wattpad : Emma, Mathilde, TariSurion, Sybelline,
EluardPaul, CamilleEndel, MercyVQ, RedBlackHorse, Ophelisia, Adaelya, Elora1308, CSR6528,
sarouna28, pomme51, alissandre3, bloomberg333, Chouchou20 et tellement d’autres lectrices
extraordinaires. Sans vous, je n’en serais pas arrivée là aujourd’hui.

Et pour finir, je te remercie toi, cher lecteur, pour tenir ce livre entre tes mains.
Pour patienter avant le Tome 2
Juste un sourire

Je vous invite à me suivre sur ma page Facebook


Eulalie Lombard auteure

Et sur Instagram : eulalie.auteure.

A très vite pour de nouvelles aventures.


Table

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